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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 








SERMONS DE SAINT BERNARD ABBÉ DE CLAIRVAUX SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES





















OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

 

SERMON I. *

SERMON II. Avec quelle impatience les patriarches et les prophètes attendaient l’incarnation du Fils de Dieu, qu'ils ont annoncée. *

SERMON III. Le baiser des pieds, de la main, de la bouche du Sauveur, etc. *

SERMON IV. Des trois progrès de l'âme, signifiés par les trois baisers des pieds, de la main et de la bouche du Seigneur. *

SERMON V. Il y a quatre sortes d'esprits; celui de Dieu, celui de l’ange, celui de l'homme et celui de la bête. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE Ve SERMON SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES, n. 9 *

SUR LE SERMON n. 10. *

SERMON VI. L'esprit suprême et incirconscrit est Dieu : en quel sens on dit que les pieds de Dieu, sont la miséricorde et le jugement. *

SERMON VII. De l'ardent amour de l’âme pour Dieu et de l'attention qu'il faut *

apporter dans l'oraison et dans la psalmodie. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE VII SERMON SUR LE Cantique, n. 6. *

SERMON VIII. Le Saint-Esprit est le baiser de Dieu : c'est ce baiser que l'Épouse demande, afin qu'il lui donne la connaissance de la Sainte Trinité. *

SERMON IX. Des deux mamelles de l'Époux, c'est-à-dire, de Jésus-Christ, dont l'une est la patience à attendre la conversion des pécheurs, lorsqu'ils se convertissent, et l'autre la bienveillance ou la facilité avec laquelle il les accueille. *

SERMON X. Les rois parfums spirituels des mamelles de l'Épouse, la contrition, la dévotion et la piété. *

SERMON XI. Il faut remarquer deux choses principales dans la rédemption des hommes, le fruit que nous en tirons, et la manière dont elle s'est accomplie. *

SERMON XII. Le parfum de la piété est le plus excellent de tous. Respect que les inférieurs doivent avoir. pour leurs supérieurs. *

SERMON XIII. Nous devons faire remonter à Dieu comme à la source de tout bien, toutes les grâces que nous recevons de lui. *

SERMON XIV. De l'Église des Chrétiens fidèles, et de la Synagogue des Juifs perfides. *

SERMON XV. Vertu merveilleuse du nom de Jésus-Christ pour les chrétiens fidèles dans toutes les adversités. *

SERMON XVI. La Contrition du coeur. Il y a trois espèces de confessions véritables. *

SERMON XVII. Il faut observer avec grand soin le moment où le Saint-Esprit vient dans l’âme, et celui où il s'en éloigne. Jalousie que le diable a conçue contre les hommes. *

SERMON XVIII. Des deux opérations du Saint-Esprit, dont l'une s'appelle effusion et l’autre infusion. *

SERMON XIX. Nature, mode et propriété de l'amour de Dieu qui est dans les anges, selon les divers degrés de gloire qu'ils possèdent. *

SERMON XX. Trois sortes d'amours dont nous aimons Dieu. *

SERMON XXI. Comment l'Épouse, c'est-à-dire l'Église, demande à Jésus qui est son époux, d'être attirée après lui. *


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON I.

1. Il faut vous dire, mes frères, d'autres choses qu'aux gens du monde, ou au moins il faut vous les dire d'une autre manière. Pour eux, si on veut suivre la forme d'enseignement que l'Apôtre a prescrite (II Cor. III, 2), on ne doit leur donner que du lait, non de la viande. Il nous apprend lui-même, par son propre exemple, à présenter une nourriture plus solide aux personnes spirituelles lorsqu'il dit : " Nous ne parlons pas un langage plein de la science et de la sagesse humaine; mais conforme à la doctrine de l'Esprit-Saint, réservant les choses spirituelles pour ceux qui sont spirituels (I Cor. II, 13). Et ailleurs Nous ne tenons des discours sublimes et élevés qu'avec les parfaits (Ibid.)," tels que vous êtes, mes frères, du moins j'aime à le croire, si ce n'est pas en vain que depuis si longtemps vous vous occupez à une étude toute céleste, vous vous exercez à connaître la vérité, et méditez jour et nuit, sur la loi de Dieu. Préparez-vous donc à être nourris, non de lait, mais de pain. Il y a dans Salomon un pain, mais un pain très-blanc et délicieux, je veux parler du livre qui a pour titre : le Cantique des cantiques. Qu'on le serve si vous le voulez bien, et qu'on le rompe.

2. Car pour l'Ecclésiaste, je crois que, par la grâce de Dieu, vous êtes assez instruits dans la connaissance et dans le mépris de la vanité du monde, qui est le sujet dont traite l'Ecclésiaste. Quant aux pro verbes, votre vie et votre conduite n'est-elle pas réglée et formée sur les enseignements qu'ils contiennent ? C'est pourquoi, après avoir commencé par goûter de ces deux pains, qui ne laissent pas d'être tirés du coffre de l'Ami (a), approchez-vous pour manger de ce troisième, afin de voir s'il n'est point meilleur encore. Car s'il y a deux vices qui font seuls, ou du moins qui font plus que les autres la guerre à l'âme, je veux parler du vain amour du monde, et de l'amour

a Saint Bernard fait allusion ici à ce passage de saint Luc XI, 5, " mon ami prête-moi trois pains. " Veut-il nous faire entendre par sa manière de l'exprimer qu'il a fait des commentaires sur ces deux livres, c'est ce que nous avons examiné dans la préface qui précède.

excessif de soi-même ; ces deux premiers livres donnent des remèdes contre cette double peste ; l'un, en retranchant, avec le sarcloir de la discipline, tout ce qu'il y a de corrompu dans les mœurs, et de superflu dans les désirs de la chair ; et l'autre, en pénétrant par une vive lumière de la raison, l'éclat trompeur des choses du monde, et le distinguant fort bien d'avec ce qui est réel et solide. Enfin Salomon préfère la crainte de Dieu, et l'observation de ses commandements, à tous les autres biens que les hommes peuvent désirer. Et certes avec raison. Car la première de ces deux choses, est le commencement de la vraie sagesse et la seconde en est la perfection, si toutefois, pour vous, la véritable sagesse consiste à s'éloigner du mal et à faire le bien; et s'il est vrai que personne ne peut s'éloigner parfaitement du mal sans la crainte de Dieu, comme on ne saurait faire une bonne oeuvre, si on ne garde ses commandements.

3. Ainsi, après avoir détruit ces deux vices, par la lecture de ces deux livres, on peut s'approcher pour entendre ce discours sacré et sublime, qui, étant comme le fruit de tous les deux, ne doit être entendu que par des esprits et des oreilles très-sages. Mais si on n'a point dompté sa chair, par les austérités, si on ne l'a point assujettie à l'esprit; si on ne méprise point les vanités du monde, si enfin on ne s'est point déchargé de tout l'attirail du siècle, comme d'un fardeau insupportable, on est impur et indigne d'une lecture si sainte. Car, comme c'est en vain que la lumière frappe des yeux aveuglés ou fermés, " de même l'homme animal ne comprend point ce qui est de l'esprit de Dieu (I.Cor. II, 14), parce que le Saint-Esprit, qui est l'auteur de la sagesse, fuira l'hypocrite (Sap.I, 15)," c'est-à-dire celui qui mène une vie déréglée. Jamais il n'aura plus de commerce avec la vanité du monde, parce qu'il est l'esprit de Vérité (Joan.XIV, 17). Car quelle alliance peut-il y avoir entre la Sagesse d'en haut (I Cor. II, 19), et celle du monde qui est folie devant Dieu, et la sagesse de la chair, qui est aussi ennemie de Dieu (Rom. VIII, 7) ? Or, je ne pense pas que l'ami qui nous viendra de dehors, ait sujet de murmurer contre nous, lorsqu'il aura mangé ce pain si excellent.

4. Mais qui le rompra. Voici le père de famille, reconnaissez le Seigneur, à la fraction du pain ; en effet, quel autre que lui est capable de le rompre? Pour moi, je ne suis pas assez téméraire pour l'entreprendre, et si vous jetez les yeux sur moi, n'attendez rien de moi; car je suis un de ceux qui attendent, et je mendie avec vous la nourriture de mon âme, l'aliment de mon esprit. Vraiment pauvre et indigent, je frappe à la porte de celui qui ouvre, et personne ne ferme (Apoc. III, vers. 7), pour obtenir l'intelligence des profonds mystères qu'enferme ce discours. Les yeux de tout le monde sont tournés vers vous, Seigneur, unique objet de notre espérance. Les petits enfants ont demandé du pain, et il n'y a personne qui le leur rompe. Nous espérons cette faveur de votre bonté, ô Père si plein de miséricorde, rompez votre pain à ceux qui ont faim. Ce sera par mes mains, si vous daignez vous servir de moi, mais ce sera par le secours de votre grâce.

5. Dites-nous, je vous prie, qui est celui qui dit ces paroles : " Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Cant. I, 1) ; " de qui elles sont dites, à qui elles s'adressent, et quel est cet exorde si prompt, dont le mouvement soudain semble plutôt le milieu que le commencement d'un discours. Car, à l'entendre parler de la sorte, on croirait que quelqu'un a parlé avant lui, et qu'il introduit une personne qui lui répond, et lui demande un baiser. De plus, si cette personne demande ou ordonne à quelqu'un, quel qu'il soit, de le baiser, pourquoi dire expressément que ce soit de la bouche, et même de sa propre bouche, comme si ceux qui se baisent avaient coutume de le faire autrement qu'avec la bouche, ou de se baiser avec la bouche d'un autre? Encore, ne dit-il pas qu'il me baise avec sa bouche, mais, par une façon de parler moins usitée, qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. Certainement, un discours qui commence par un baiser est bien agréable. Ainsi en est-il de l'Écriture-sainte, elle a une face charmante, qui touche d'abord, et porte à la lire , en sorte que, bien qu'il y ait de la peine à découvrir les sens cachés qu'elle enferme, cette peine se change en délices ; et la douceur du langage et de l'expression fait qu'on ne sent pas le travail qu'il y a à en pénétrer l'intelligence. Mais qui est celui, que ce commencement sans commencement, et cette façon de parler si nouvelle dans un livre si ancien, ne rendrait pas attentif? Ce début montre bien que cet ouvrage n'est pas une production de l'esprit humain, et qu'il a été composé par le Saint-Esprit même, puisqu'il est fait avec tant d'art, que, bien qu'il soit difficile à entendre, il y a néanmoins beaucoup de plaisir à en rechercher l'intelligence.

6. Mais quoi ? Passerons-nous le titre sous silence ? Non. Il ne faut pas laisser le moindre iota, puisque Jésus-Christ nous commande de recueillir les moindres fragments des paroles sacrées, pour empêcher qu'ils ne se perdent (Matth. VI, 18 et Joan. VI, 12). Le titre est conçu en ces termes : Ici commence le Cantique des cantiques de Salomon.. Observez d'abord que le nom de Pacifique, qui est ce que signifie Salomon , convient fort bien en tête d'un livre qui commence par un signe de paix, c'est-à-dire par un baiser ; et remarquez encore que ce début n'invite à l'intelligence (des parties de l'Écriture où il se trouve), que les âmes tranquilles et pacifiques, qui sont exemptes du trouble des passions, et du tumulte des soins de la terre.

7. Ne vous imaginez pas non plus, que ce soit sans raison, que l'inscription de ce livre ne porte pas simplement, le Cantique, mais le Cantique des cantiques. J'ai lu plusieurs cantiques dans l'Écriture, et je ne me souviens point, que ce nom soit donné à un autre. Israël chanta un cantique au Seigneur en action de grâces, de ce qu'il avait échappé à l'épée et à la servitude de Pharaon, et pour s'être vu délivré et vengé en même temps par le double miracle de la mer Rouge. Néanmoins ce cantique n'est point appelé le Cantique des cantiques, ôtais si j'ai bonne mémoire, l'Écriture dit: " Israël chanta ce cantique à la gloire du Seigneur (Exod. XV, 1)." Débbora ( Judic. V, 1) Judith (Judith. XVI, 1) et la mère de Samuel (I Reg. II, 1) ont chanté des cantiques ; quelques prophètes en ont pareillement chanté, mais on ne lit nulle part qu'aucun d'eux ait appelé son cantique, le Cantique des cantiques. D'ailleurs on voit, si je ne me trompe, que toutes ces person. nes ont chanté à cause de quelque avantage reçu par eux ou par les leurs, par exemple, pour avoir gagné une bataille, échappé à un péril, obtenu ce qu'ils souhaitaient, et pour d'autres sujets semblables , et chacun pour des causes particulières, et de peur de paraître ingrats pour les bienfaits de Dieu, suivant cette parole du prophète : " Le juste vous donnera des louanges, lorsque vous lui aurez fait quelque grâce (Psal. XI, VIII, 19). " Mais Salomon, ce roi, doué d'une sagesse admirable, élevé au comble de la gloire, comblé de biens, et jouissant d'une paix parfaite, n'avait besoin d'aucune des faveurs dont nous avons parlé, qui pût lui donner le sujet de chanter son divin Cantique. On ne trouve même en nul endroit de l'Écriture, rien qui semble marquer cela.

8. C'est donc par une inspiration divine, qu'il a chanté les louanges de Jésus-Christ. et de l'Église, la grâce d'un- amour sacré, et les mystères d'un mariage éternel, qu'il a exprimé les désirs d'une âme sainte, et que, dans les transports d'une allégresse toute spirituelle, il a composé un Épithalame dans un style agréable et figuré. Car, à l'exemple de Moïse, il voilait sa face, qui sans doute n'était pas moins resplendissante que la sienne à cet égard, parce que, en ce temps-là, il n'y avait personne, ou du moins, il y en avait très-peu qui fussent capables de soutenir cette gloire dans tout son éclat. Je crois donc que ce chant nuptial est nommé le Cantique des cantiques, à cause de son excellence, comme celui en l'honneur de qui il a été fait est appelé, par excellence, le Roi des rois, et le Dominateur des dominateurs (I Tim. VI, 15).

9. Si vous consultez votre propre expérience (a), après la victoire que votre foi a remportée sur le monde, et quand vous vous êtes vus hors de l'abîme de misère, et du fond du bourbier, n'avez-vous pas aussi chanté au Seigneur un cantique nouveau en reconnaissance des merveilles qu'il a opérées? et lorsqu'il a commencé à affermir vos pieds sur la pierre, et. à conduire vos pas, je ne doute point que, pour le remercier de ce renouvellement de vie, vous n'ayez encore chanté un autre cantique à la gloire de notre Dieu. Mais lorsque, après votre repentir, non-seulement il vous remit vos péchés, mais vous promit même des récompenses, la joie dont vous a comblés l'espérance des biens futurs ne vous a-t-elle pas animés encore davantage à chanter dans les voies du Seigneur, combien sa gloire est grande? Et quand l'un de

a Le manuscrit de Cîteaux ajoute ces mots: " Les cantiques que nous devons chanter à chaque progrès, " mais c'est une faute.

vous, trouvant quelque obscurité dans l'Écriture, vient à en avoir l'éclaircissement, il n'y a point de doute qu'en actions de grâce de ce qu'il a reçu la nourriture de ce pain céleste, il ne fasse retentir un chant d'allégresse et de louanges, comme ceux qu'on entend dans un festin délicieux. Enfin, dans vos exercices et vos combats de chaque jour, car il n'y a pas de trêve pour ceux qui vivent avec piété en Jésus-Christ, de la part, soit de la chair, soit du monde et du diable (Job, VII, 1). La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle comme vous l'éprouvez sans cesse en vous-mêmes, en sorte que chaque jour vous devez chanter de nouveaux cantiques pour les victoires que vous remportez. Toutes les fois qu'on surmonte une tentation, qu'on dompte un vice, qu'on évite un péril imminent, ou qu'on découvre le filet de celui qui tendait des piéges, qu'on est parfaitement guéri d'une passion ancienne et invétérée de l'âme, que par une faveur particulière de Dieu on acquiert quelque vertu longtemps désirée et souvent demandée, n'entendons pas, selon le Prophète, retentir des actions de grâce et des paroles de louanges (Isa. LII. 3), à chacun de ses bienfaits, Dieu n'est-il pas béni dans ses dons ? S'il en était autrement, celui-là serait estimé ingrat au jour du jugement qui ne pourrait dire à Dieu : " Vos bienfaits étaient le sujet de mes cantiques dans le lieu de mon exil (Psal. CXVIII, 54)."

10. Je crois que vous reconnaissez déjà dans vous mêmes, ce que, dans le psautier, on appelle non pas Cantiques des cantiques, mais cantiques graduels; parce que à mesure que vous faites quelques progrès, selon les degrés que chacun a disposés dans son coeur, vous devez chanter un cantique à la louange et à la gloire de celui qui est la cause de cet avancement. Sans cela, je ne vois pas comment ce verset du psaume peut être accompli ; " on entend dans la tente des- justes une action de grâce d'un succès si favorable (Psal. CXVII. 15), " ou du moins cette belle et salutaire exhortation de l'Apôtre : " Chantez dans votre coeur des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels à la gloire de Dieu (Coloss. III. Ephes. V.). "

14. Mais il y a un cantique qui, par son excellence et sa douceur incomparable, surpasse tous ceux dont nous avons parlé; et quelque autre que ce puisse être. On l'appelle, avec raison, le Cantique des cantiques, attendu que c'est le fruit de tous les autres. Il n'y a que la seule onction de la grâce qui l'enseigne, et la seule expérience qui l'apprenne, que ceux qui l'ont éprouvé le reconnaissent; que ceux qui n'ont pas encore cette expérience brûlent du désir, non de le connaître, mais de l'éprouver. Car ce n'est pas un bruit de la bouche, mais une allégresse du coeur ; ce n'est pas un son des lèvres mais un mouvement de joie; c'est un concert non de voix, mais de volontés. On ne l'entend point au dehors, et il ne retentit pas en public. Il n'y a que celle qui le chante et celui en l'honneur de qui elle le chante, c'est-à- dire l'Époux et l'Epouse qui l'entendent. Car c'est un chant nuptial qui exprime de chastes et doux embrassements d'esprit, une union parfaite de volontés, et une liaison d'affection et d'inclinations réciproques.

12. Au reste, il n'appartient pas de le chanter ou de l'entendre à une âme qui est encore dans l'enfance de la vertu et nouvellement sortie du siècle; mais à une âme avancée et instruite qui, par les progrès que la grâce de Dieu lui a fait faire, a tellement grandi, sinon en âge, du moins en mérite,, qu'elle est arrivée à l'âge parfait et nubile, si je puis parler ainsi, et qu'elle est devenue capable de contracter mariage avec l'Époux céleste, telle enfin que nous la dépeindrons plus amplement en son lieu. Mais l'heure à laquelle la pauvreté de notre institut nous commande de nous occuper au travail des mains se passe. Demain nous continuerons au nom de Dieu, ce que nous avons commencé sur le baiser ; puisque aujourd'hui nous avons achevé l'explication du titre.
 
 

SERMON II. Avec quelle impatience les patriarches et les prophètes attendaient l’incarnation du Fils de Dieu, qu'ils ont annoncée.

1. Je pense souvent aux brûlants désirs avec lesquels les anciens patriarches soupiraient après l'incarnation de Jésus-Christ, et je suis touché d'un vif sentiment de douleur, j'en ressens une grande confusion en moi-même, et maintenant encore à peine puis-je retenir mes larmes, tant je suis confus de la tiédeur et de l'insensibilité des malheureux temps où nous vivons. Car, qui d'entre nous ressent autant de joie, d'avoir reçu cette grâce, que les saints de l'ancienne loi avaient de désir de voir s'accomplir la promesse qui leur en avait été faite? Plusieurs, à la vérité, se réjouiront au jour de cette naissance que nous allons bientôt célébrer, mais Dieu veuille que ces réjouissances aient vraiment pour objet la nativité de Jésus, non la vanité. Ces paroles donc: " Qu'il me baise du baiser de sa bouche (Cant. I, 1)," respirant l'ardeur des désirs et la pieuse impatience de ces grands hommes. Le petit nombre de ceux qui, pour lors, étaient animés de l'Esprit-Saint, sentaient par avance combien grande devait être la grâce qui serait répandue sur ses lèvres divines. C'est ce qui leur faisait dire, dans l'ardeur du désir dont leur âme était enflammée: " Qu'il me baise du baiser de sa bouche, " souhaitant passionnément de n'être pas privés d'une si grande douceur.

2. Ainsi, chacun d'eux disait : De quoi me servent tant de discours sortis de la bouche des prophètes? Que celui-là plutôt qui est le plus beau des enfants des hommes, que celui-là, dis-je, me baise du baiser de sa bouche. Je ne veux plus entendre parler Moïse, il ne fait que bégayer pour moi (Exod. IV.). Les lèvres d'Isaïe sont impures (Isa. VI.) Jérémie ne sait pas parler, car ce n'est qu'un enfant. (Hier. I.). Enfin tous les prophètes sont muets, mais que celui dont ils parlent tant, oui, que celui-là me parle lui-même ; que lui-même me baise du baiser de sa bouche. Qu'il ne me parle plus en eux, ou par eux; car leur langage est comme un nuage ténébreux dans l'air; mais qu'il me baise lui-même du baiser de sa bouche, que son agréable présence, les torrents de son admirable doctrine deviennent en moi une fontaine d'eau vive qui jaillisse pour la vie éternelle. Celui que le père a sacré avec une huile de joie d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire, ne versera-t-il pas en moi une grâce plus abondante, si toutefois il daigne me baiser du baiser de sa bouche, lui dont le discours vif et efficace est un baiser pour moi et un baiser qui ne consiste pas dans l'union des lèvres, marque trop souvent trompeuse de celle des esprits, mais dans une infusion de joie, une révélation de mystères, et un rapprochement parfait et admirable de la lumière céleste qui éclaire l'âme, et de l'âme qui en est éclairée? Car celui qui adhère à Dieu ne fait qu'un esprit avec lui. (I. Cor. VI, 17). Aussi est-ce avec raison que je ne reçois ni visions, ni songes, que je ne veux point de figures ni d'énigmes, et que je méprise même les beautés angéliques. Car mon Jésus les surpasse infiniment par les charmes de ses grâces infinies. Ce n'est donc point à un autre que lui, quel qu'il soit, à un ange ou à un homme; mais c'est à lui-même que je demande qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. Je n'ai pas assez de présomption, pour qu'il me baise de sa bouche. Ce bonheur unique, ce privilège singulier n'appartient qu'à l'homme que le Verbe a pris dans l'Incarnation. Mais je me contente de lui demander très-humblement qu'il me baise seulement d'un baiser de sa bouche, ce qui est commun à tous ceux qui peuvent dire : " Nous avons tous reçu quelque chose de sa plénitude et de son abondance (Joan. I, 16). "

3. Mais écoutez, le Verbe qui s'incarne est la bouche qui baise. La chair qu'il prend est la bouche qui reçoit ce baiser. Le baiser qui se forme sur les lèvres de celui qui le donne et de celui qui le reçoit, est la personne composée de l'un et de l'autre, Jésus-Christ, l'homme médiateur entre Dieu et les hommes. C'est donc pour cette raison que nul saint n'osait dire qu'il me baise de sa bouche; mais seulement, d'un baiser de sa bouche, laissant cette prérogative à celle sur qui la bouche adorable du Verbe s'est une fois imprimée d'une manière unique, lorsque la plénitude de la Divinité s'est jointe corporellement à elle. Heureux baiser, honneur étonnant et merveilleux, dans lequel la bouche ne s'est pas appliquée sur la bouche, mais où l'union des deux natures assemble les choses divines avec les humaines, lie par un lien de paix la terre avec le ciel. " Car il est notre paix, lui qui de deux n'a fait qu'un (Eph. II. 14). " C'était donc après ce baiser, que les saints de l'Ancien Testament soupiraient; parce qu'ils pressentaient qu'il renfermerait une joie immortelle, et tous les trésors de la sagesse et de la science, et qu'ils désiraient avoir part à l'abondance des biens qu'il devait apporter.

4. Je vois bien que ce que je vous dis vous plait. Mais voici encore un autre sens. Les saints n'ignoraient pas que même avant l'avènement du Sauveur, Dieu formait des desseins de paix sur les hommes (Hier. XXIX, 11). Car il ne pouvait rien au sujet du monde, qu'il ne le révélât aux prophètes ses serviteurs (Amos. III. 7). Et néanmoins peu de personnes en avaient la connaissance (Luc. XVIII, 74); car, en ce temps-là, la foi était rare sur la terre, et l'espérance, petite chez la plupart de ceux-mêmes qui attendaient la rédemption d'Israël. )dais ceux qui le savaient d'avance, prédisaient que Jésus-Christ devait venir dans la chair et apporter la paix avec lui. Ce qui a fait dire à l'un d'eux. " La paix sera sur la terre lorsqu'il viendra (Mich. V, v)." Ils publiaient même avec toute sorte de confiance, comme ils l'avaient appris d'en haut, que les hommes, par son moyen, recouvreraient la grâce de Dieu. Ce que le précurseur de Jésus-Christ, Jean-Baptiste, vit s'accomplir de son temps, et annonça en disant: " la grâce et la vérité ont été apportées au monde par Jésus-Christ (Joan. I, 7) : " et tout le peuple Chrétien éprouve maintenant que cela est ainsi.

5. Au reste, comme ils annonçaient la paix, et que l'Auteur de la paix tardait à venir, la foi du peuple était chancelante, parce qu'il n'y avait personne pour les racheter et les sauver. Cela portait les hommes à se plaindre de ce que le prince de la paix, tant de fois annoncé, ne venait point encore, selon qu'il l'avait promis depuis tant de siècles, par la bouche de ses saints prophètes; et, tenant ces promesses pour suspectes, ils demandaient avec instance un sine de réconciliation, c'est-à-dire un baiser, comme si le reste du peuple avait répondu à ces divins messages de paix : Jusques à quand tiendrez-vous nos âmes en suspens? Il y a déjà longtemps que vous annoncez la paix, et la paix ne vient point, que vous promettez toute sorte de biens, et il n'y a que confusion et que misère. Les anges ont souvent, et en diverses manières, annoncé ces mêmes nouvelles à nos pères, et nos pères nous les ont aussi annoncées en disant, "Paix, paix, et il n'y a point de paix (Hier. VI, 14). " Si Dieu veut que je demeure persuadé de ce qu'il a promis par des messages si fréquents, mais qu'il ne tient point, au sujet de la bonne volonté qu'il témoigne pour nous, qu'il me baise du baiser de sa bouche, et ce signe de paix sera pour moi un gage assuré de la paix. Car, comment puis-je désormais me contenter de paroles ? Il vaut bien mieux confirmer les paroles par les effets. Que Dieu montre que ces messagers sont véridiques, si toutefois ce sont ses envoyés, et que lui-même les suive, ainsi qu'ils l'ont promis si souvent; car sans lui, ils ne peuvent rien faire (Joan. I, 3). Il a envoyé un serviteur, il lui a donné son bâton, et ni la voix ni la vie ne reviennent. Je ne me lèverai, je ne ressusciterai, je ne sortirai de la poussière, je ne respirerai l'air favorable d'une sainte espérance, que si le Prophète descend lui-même et me baise du baiser de sa bouche.

6. D'ailleurs, celui qui se déclare notre médiateur auprès de Dieu, est le Fils de Dieu, et Dieu lui-même (I Tim. II, 5 ). Et qu'est-ce que l'homme, pour qu'il se manifeste à lui? Qu'est-ce que le fils de l'homme, pour en faire état? D'où me viendrait la confiance d'oser me mettre entre les mains d'une si haute majesté? Comment, n'étant que terre et que cendre, serais-je assez présomptueux pour croire que Dieu prend soin de moi? Il est vrai qu'il aime son père; mais il n'a besoin ni de moi, ni de mes biens. Qui m'assurera donc qu'il est un médiateur. impartial? Mais s'il est vrai, comme vous le dites, que Dieu ait résolu de me faire miséricorde, et qu'il pense à se rendre encore plus favorable; qu'il établisse une alliance de paix, et qu'il fasse avec moi un pacte éternel par un baiser de sa bouche. Pour que les paroles qui partent de ses lèvres ne soient pas vaines, il faut qu'il s'anéantisse, qu'il s'humilie, qu'il s'abaisse, et qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. S'il veut être un médiateur acceptable aux deux parties, et suspect ni à l'une ni à l'autre, que le Fils de Dieu, qui est Dieu aussi, se fasse homme et fils de l'homme, et me rassuré par un baiser de sa bouche. Après cela, je recevrai avec toute sorte de confiance le Fils dé Dieu pour médiateur, parce qu'il sera vraiment tel. Je ne le tiendrai plus pour suspect, attendu qu'il sera mon frère et ma chair; et j'espère bien qu'il ne pourra me mépriser quand il sera devenu l'os de mes os, et la chair de ma chair.

7. C'est donc par ces plaintes qu'ils demandaient avec instance ce saint baiser, c'est-à-dire le mystère de l'Incarnation du Verbe, alors que la foi était languissante. et abattue par un retard si long et si fâcheux; et que le peuple infidèle, se laissant aller à l'ennui et au découragement, murmurait contre les promesses de Dieu. Je n'invente point ce que je vous dis ; vous le trouverez vous-mêmes dans l'Écriture. De là naissaient ces paroles mêlées de plaintes et de murmure : " Dites et redites toujours la même chose ; Attendez, attendez encore ; un peu ici : un peu là (Isa. XXVIII, 10). " De là aussi, ces prières d'un coeur inquiet et zélé " Récompensez, Seigneur, ceux qui vous attendent avec patience, afin que vos prophètes soient trouvés fidèles et véritables (Ezech. XXXVI, 18). " Et ces autres : " Accomplissez (a), peigneur, les prédictions des anciens prophètes (Ibidem). " De là encore ces promesses si douces et si pleines de consolation : "Le Seigneur va paraître, et il ne mentira point. S'il diffère un peu, attendez-le, car il va venir tout-à-l'heure, et il ne tardera point (Abac. II. 3). Son temps est tout prêt d'arriver, et son jour ne sera point reculé (Isai. XIV. 1). " Et en la personne de celui qui était promis : "Voici, dit-il, que je vais venir vers vous comme un fleuve de paix, et comme un torrent qui inondera la gloire des nations (Isai. LXVI, 12). " Paroles qui font assez connaître et l'impatience des prophètes et la défiance des peuples. C'est ainsi que le peuple murmurait, que la foi était chancelante, et que, selon le prophète Isaïe, " les anges de paix eux-mêmes pleuraient amèrement (Isai. XXXIII, 7)." Aussi, de peur que Jésus-Christ, différant si longtemps à venir, le genre humain tout entier ne se perdit par le désespoir, en se croyant méprisé, à cause de sa condition fragile et mortelle, et en se défiant de la grâce de sa réconciliation avec Dieu tant de fois promise, les saints dont la foi était rendue certaine par l'esprit qui les animait, souhaitaient que leur certitude fût entièrement confirmée par la présence du Verbe incarné, et

a Telle était autrefois la version des bibles antérieures à la correction du pape Sixte.

demandaient avec instance, à cause des personnes faibles et incrédules, le signe de la paix qu'elle devait rétablir.

8. O racine de Jessé, qui êtes exposée pour servir de signe aux peuples (Isai. II, 10), que de rois et de prophètes ont désiré de vous voir, et ne vous ont point vue ? Siméon fut le plus heureux de tous, lui qui dut sa longue vieillesse à une miséricorde abondante (Luc. II, 25). Il avait, en effet, souhaité passionnément de voir ce signe si désiré ; il le vit et fut comblé de joie; et, après avoir reçu le baiser de paix, il mourut en paix, non point toutefois sans annoncer clairement avant de mourir, que Jésus était né pour être en butte à la contradiction. Il en fut, en effet, ainsi. On s'opposa à ce signe de paix, dès qu'il parut, mais cette opposition ne vint que des ennemis de la paix. Car c'est une paix pour les hommes de bonne volonté (Luc. II, 14 ) ; mais c'est une pierre de scandale pour les méchants (Matth. II, 3). Hérode fut troublé, et toute la ville de Jérusalem le fut avec lui, lorsqu'il vint dans son propre héritage, et que les siens ne l'ont point voulu recevoir (Joan. I, 11). Heureux ces bergers qui, dans leur veille, ont été dignes de voir ce signe. Déjà il se cachait aux sages et aux prudents, et ne se faisait connaître qu'aux petits. Il est vrai que Hérode voulut le voir aussi; mais parce qu'il n'avait pas de bonnes intentions, il ne mérita pas cette faveur. Car il était le signe de la paix, qui n'est donné aux hommes de bonne volonté. Mais à Hérode et à ses semblables, il ne sera point donné d'autre signe que celui de Jonas (Luc. II, 12). Aussi, l'Ange dit-il aux Bergers: " Ce signe est pour vous;" pour vous, qui êtes humbles et obéissants; pour vous, qui ne vous portez point aux choses élevées et qui veillez et méditez jour et nuit sur la Loi de Dieu. "C'est pour vous, ce signe, " dit-il. Quel signe? Ce signe que les anges promettaient, que les peuples demandaient, que les prophètes avaient prédit ; le Seigneur l'a fait et vous l'a montré, mais c'est afin que les incrédules reçoivent la foi, les faibles l'espérance, et les parfaits une entière sécurité. Ce signe est donc pour vous. De quoi est-il le signe ? Du pardon, de la grâce, de la paix, mais d'une paix qui n'aura point de fin. Voici donc quel est le signe : " Vous trouverez un enfant, enveloppé de langes et couché dans une crèche (Luc. II, 12). Mais il y a un Dieu en lui qui réconcilie le monde avec lui (II Cor. V, 19)." Il mourra pour vos péchés, et ressuscitera pour votre justification, afin qu'étant justifiés par la foi, vous ayez la paix avec Dieu (Rom. V, 1). C'est ce signe de paix qu'un Prophète engageait autrefois le roi Achaz à demander au Seigneur son Dieu, en haut dans le ciel, en bas dans l'enfer (Isa. VII, 11). Mais ce roi impie le refusa, ne croyant pas, le misérable qu'il était, que par ce signe il devait y avoir une alliance étroite entre la terre et le ciel, que les enfers mêmes recevraient ce signe de paix, lorsque le Seigneur, en y descendant, les saluerait par un saint baiser; et que les esprits célestes ne laisseraient pas d'y participer aussi avec un plaisir éternel, lorsqu'il retournerait aux cieux.

9. Il faut finir ce discours. Mais pour résumer en peu de mots ce que nous avons dit : Il est visible que ce saint baiser a été accordé au monde pour deus raisons; pour affermir la foi des faibles, et pour satisfaire au désir des parfaits ; et que ce baiser n'est autre chose que le médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, l'homme qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON III. Le baiser des pieds, de la main, de la bouche du Sauveur, etc.

1. Nous lisons aujourd'hui au livre de l'expérience : Faites un retour sur vous-mêmes, et que chacun examine sa propre conscience sur ce que nous avons à dire. Je voudrais bien savoir si jamais quelqu'un de vous a reçu la grâce de dire ces paroles du fond du coeur : " Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche." Car il n'appartient pas à tout le monde de le dire ainsi, mais celui-là seul peut le faire, qui a reçu une fois un baiser spirituel de la bouche de Jésus-Christ, sa propre expérience l'excite sans cesse, et le porte avec plus de passion encore à recommencer ce qu'il a déjà trouvé si doux. Pour moi, je crois qu'on ne peut savoir ce que c'est, quand on ne l'a pas éprouvé : car c'est une manne cachée, et il n'y a que celui qui en mange qui aura encore faim : c'est une fontaine scellée, à laquelle nul étranger ne participe, mais dont celui-là seul qui en boit aura encore soif. Écoutez celui qui l'avait éprouvé comme il l'a redemandé : " Rendez-moi, dit-il, la joie de votre Sauveur (Psal. L,14). " Qu'une âme donc qui me ressemble, une âme chargée de péchés, sujette aux passions de la chair, qui n'a point encore goûté les douceurs de l'Esprit-Saint, et n'a jamais éprouvé ce que c'est que des joies intérieures, n'aspire point à une grâce pareille.

2. Néanmoins, à celui-là je veux montrer dans le Sauveur un lieu qui lui convienne. Qu'il n'ait pas la témérité de s'élever jusqu'à la bouche de ce divin Époux : mais que, saisi d'une sainte frayeur, il se tienne prosterné avec moi aux pieds de ce Seigneur si sévère, et qu'il regarde la terre en tremblant avec le Publicain (Luc. XVIII, 13), sans oser non plus que lui regarder le Ciel, de peur que ses yeux accoutumés aux ténèbres, ne soient éblouis par une si vive lumière, qu'il ne soit accablé sous le poids de la gloire, et que, frappé des splendeurs extraordinaires de cette Majesté souveraine, il ne soit enveloppé de nouveau de ténèbres encore plus épaisses. Qui que vous soyez, si vous êtes pécheur, que cette partie du corps où la sainte pécheresse se dépouilla de ses péchés, et se revêtit de la sainteté, ne vous semble ni vil ni méprisable. C'est là que cette Éthiopienne changera de peau, et que, rétablie dans une nouvelle blancheur, elle répondait avec autant de confiance que de vérité à ceux qui lui faisaient des reproches . " Filles de Jérusalem, je suis noire, mais je suis belle (Cant. I, 4). " Si vous vous étonnez que cela ait pu se faire, et si vous me demandez comment elle a mérité une si grande faveur; apprenez-le en un mot. Elle pleura amèrement, et, tirant de longs soupirs du plus profond de son âme, elle poussa des sanglots salutaires, et vomit le fiel qui infestait son coeur. Le céleste Médecin la secourut promptement, parce que sa parole court avec vitesse (Psal. CXLVII, 15). La parole de Dieu n'est-elle point un breuvage : Elle en est un, en effet, mais un breuvage fort, actif, et qui pénètre les coeurs et les reins (Psal. VII, 10). " Enfin, elle est vive et efficace; elle est plus perçante qu'une épée à deux tranchants; elle va jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, jusqu'à la moëlle des os, et elle sonde les plus secrètes pensées (Heb. IV, 12). " A l'exemple donc de cette, bienheureuse pénitente, prosternez-vous aussi, vous qui êtes misérable, afin de ne plus l'être ; prosternez-vous en terre, embrassez ses pieds, apaisez-le en les baisant, arrosez-les de vos larmes, non pour les laver, mais pour vous laver vous-même, et pour devenir l'une de ces brebis tondues qui sortent du lavoir; et n'ayez pas l'assurance de lever vos yeux abattus de honte et de douleur, avant que vous entendiez aussi ces paroles : " Vos péchés vous sont remis (Luc. VII, 48) ; Levez-vous, levez-vous fille de Sion, qui êtes captive, levez-vous, et sortez de la poussière (Isa. LII, 2). "

3. Ayant ainsi commencé par baiser, les pieds, ne présumez pas aussitôt de vous élever au baiser de la bouche ; mais que le baiser de la main, vous serve comme d'un degré pour y arriver. En voici la raison. Quand Jésus lui-même me dirait : vos péchés vous sont remis, à quoi cela me servirait-il, si je ne cessais point de pécher ? Que me servirait-il d'avoir lavé mes pieds, si je les souille encore ? Je suis demeuré longtemps couché dans le bourbier des vices; mais si je viens à retomber, je serai sans doute en un état beaucoup plus déplorable qu'auparavant. Car je me souviens que celui qui m'a guéri, m'a dit : " Voilà que vous avez reçu la santé, allez et ne péchez plus, de peur qu'il ne vous arrive encore pire (Joan. V, 14). " Il faut que celui qui m'a donné la volonté de faire pénitence, me donne encore la force de m'abstenir de pécher, de peur que je ne vienne à retomber dans le crime, et que mon dernier état ne soit pire que le premier. Malheur à moi, lors même que je ferais pénitence, s'il vient aussitôt à retirer la main dont il me soutenait, lui sans qui je ne puis rien faire : non, dis-je, absolument rien, puisque sans lui je ne saurais ni me repentir ni m'abstenir du péché. J'entends le conseil que me donne le Sage, " de ne point demander deux fois la même grâce (Eccle. VII, 15). " L'Arrêt que le Juge prononce contre l'arbre qui ne porte point de bon fruit, m'épouvante (Matt. III, 8). J'avoue donc que je ne saurais être entièrement satisfait de la première grâce, par laquelle je me repens de mes fautes, si je n'en reçois une seconde, qui me fasse faire de dignes fruits de pénitence, et m'empêche de retourner à mon premier vomissement.

4. C'est donc ce qui me reste à demander et à obtenir, avant d'entreprendre de m'élever plus haut et de baiser un endroit plus sacré. Je ne veux pas m'élever si haut en si peu de temps, je veux ne m'avancer que peu à peu. Car autant l'impudence d'un pécheur déplaît à Dieu, autant la modestie d'un pénitent lui est agréable. Il y a loin, et il n'est même pas facile d'aller du, pied à la bouche, et il y aurait même de l'irrévérence à passer sitôt de l'un à l'autre. Quel excès de hardiesse, en effet! Encore tout souillé des ordures du péché, oser toucher à sa bouche sacrée ? Ce n'est que d'hier que vous êtes tirés de la boue, et vous aspireriez dès aujourd'hui à la majesté de son visage? Il faut auparavant que vous baisiez sa main, qu'elle essuie vos impuretés, et qu'elle vous relève Mais comment vous relèvera-t-elle? C'est en vous donnant sujet d'aspirer plus haut: qu'est-ce à dire ? c'est-à-dire en vous accordant la beauté de la continence, et les dignes fruits d'une pénitence sincère, qui sont les oeuvres de piété. Ces grâces vous relèveront du fumier où vous êtes couché, et vous feront espérer de monter un peu plus haut : et après que vous aurez reçu ces dons, baisez-lui la main, c'est-à-dire, ne vous en attribuez point la gloire; mais donnez-la lui tout entière. Offrez-lui un double sacrifice de louanges, et parce qu'il vous a pardonné vos crimes, et parce qu'il vous a donné des vertus. Autrement, voyez comment vous pourrez vous défendre de ces paroles de l'Apôtre : " Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu ? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous ne l'aviez point reçu (I Cor. IV, 7). "

5. Après que ces deux baisers vous auront donné une double preuve de la bonté divine, peut-être serez-vous plus hardi à entreprendre quelque chose de plus saint. Car, à mesure que vous croîtrez en grâce, votre confiance augmentera, vous aimerez d'un amour plus fervent, et vous frapperez à la porte avec plus d'assurance, pour obtenir ce dont vous sentirez le besoin ; or on ouvre à celui qui frappe. Et dans cette disposition, je crois qu'on ne vous refusera pas ce baiser, le plus excellent et le plus saint de tous, et qui enferme en soi des consolations et des douceurs ineffables. Voici donc la voie et l'ordre qu'on doit suivre. D'abord nous nous jetons aux pieds du Seigneur, et nous pleurons devant celui qui nous a faits, les fautes que nous avons commises. Ensuite nous cherchons cette main favorable qui nous relève et fortifie nos genoux défaillants. Enfin, après avoir obtenu ces deux premières grâces avec beaucoup de prières et de larmes, nous nous hasardons à nous élever jusqu'à cette bouche pleine de gloire et de majesté, je ne le dis qu'avec frayeur et tremblement, non-seulement pour la regarder, mais même pour la baiser, parce que le Christ notre Seigneur est l'esprit qui précède notre face. Et par ce saint baiser nous nous unissons étroitement à lui, et nous devenons, par un effet de sa bonté infinie, un même esprit avec lui.

6. C'est avec, raison Seigneur Jésus, oui, c'est avec raison que tous les mouvements de mon coeur tendent vers vous. Ma face vous a cherché; je chercherai, Seigneur, votre visage adorable. Car vous m'avez fait sentir votre miséricorde dès le matin, lorsqu'étant couché dans la poussière, et baisant les traces sacrées de vos pas, vous m'avez pardonné les désordres de ma vie passée. Puis, quand le jour à grandi, vous avez réjoui l'âme de votre serviteur, lorsque, par le baiser de votre main, vous lui avez aussi accordé la grâce de bien vivre. Et maintenant, que reste-t-il, Seigneur, sinon que, daignant m'admettre aussi au baiser de votre bouche divine, dans la plénitude de la lumière, et dans la ferveur de l'esprit, vous me combliez de joie par la jouissance de votre visage? Apprenez-moi, ô Seigneur très-doux et très-aimable, apprenez-moi où vous paissez, où vous vous reposez en plein midi. Mes frères, il fait bon ici pour nous, mais voici que la malice du jour nous en retire. Car ceux dont on vient de m'annoncer l'arrivée m'obligent d'interrompre plutôt que de finir un discours si agréable. Je vais donc aller moi-même au-devant de nos hôtes, afin de ne manquer à aucun devoir de la charité dont nous parlons, de peur qu'il ne nous arrive d'entendre de nous ces paroles; " Ils disent, et ne font, point (Matth. XXIII, 3). " Cependant, mes frères, priez Dieu qu'il ait agréable le sacrifice volontaire que ma bouche lui offre, afin qu'il serve pour votre édification, et que son saint nom en soit loué et glorifié.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON IV. Des trois progrès de l'âme, signifiés par les trois baisers des pieds, de la main et de la bouche du Seigneur.

1. Nous avons parlé hier des trois progrès de l'âme, figurés par les trois baisers. Je crois que vous ne l'avez pas oublié. J'ai dessein aujourd'hui de continuer ce sujet, selon que Dieu daignera par sa bonté, inspirer mon néant. Nous avons dit, si vous vous en souvenez bien, que ces baisers se donnent aux pieds, à la main et à la bouche de Jésus-Christ; en rapportant chaque baiser à chacune de ces parties. Le premier est pour ceux qui commencent à se convertir. Le second pour ceux qui sont plus avancés. Et le troisième n'est accordé qu'à ceux qui sont parfaits et qui sont rares. C'est par ce dernier que commence cette partie de l'Écriture, que nous avons entrepris de traiter; voilà pourquoi nous avons ajouté les deux autres. Je vous laisse à juger s'il y avait. nécessité de le faire. La force même des choses semble le demander, et y porte naturellement. Et je ne doute point que vous ne reconnaissiez aussi qu'il faut qu'il y ait eu, en effet, d'autres baisers dont l'Épouse a voulu distinguer celui de la bouche, quand elle dit : " Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche (Cant. I, 1). " Pourquoi, en effet, lorsqu'elle pouvait se contenter de dire qu il me baise, a-t-elle ajouté expressément et précisément d'un baiser de sa bouche, contre la coutume et l'usage ordinaire de parler, sinon pour montrer que le baiser qu'elle demandait est le plus excellent. mais n'est pas le seul? De fait, dans le langage ordinaire, nous disons simplement, baisez-moi, ou donnez-moi un baiser, sans que jamais on ajoute de votre bouche. En effet, quand deux personnes se disposent à se baiser, est-ce qu'elles n'approchent pas l'une de l'autre leurs lèvres sans se demander expressément de le faire. Ainsi, par exemple, lorsque l'Évangéliste raconte comment Judas trahit notre Seigneur par un baiser, il dit, " et Judas le baisa (Marc. XIV, 45), " sans ajouter que ce fut avec sa bouche, ou d'un baiser de sa bouche. C'est ainsi que s'exprime quiconque parle ou écrit. Il y a donc trois états ou trois progrès de l'âme, qui ne sont bien connus que de ceux qui les ont éprouvés, lorsque, autant qu'il se peut dans ce corps fragile et mortel, ils considèrent, soit le pardon qu'ils ont reçu de leurs mauvaises actions, soit la grâce qui leur a été donnée d'en faire de bonnes, ou enfin, la préférence de celui qui leur a communiqué tant de biens et de faveurs.

2. Mais, je veux encore vous expliquer plus nettement pourquoi j'appelle baisers le premier et lé second de ces avancements spirituels. Nous savons tous que le baiser est un signe de paix. Or si, comme dit l'Écriture, nos péchés nous séparent d'avec Dieu (Sap. I, 4), quand on ôte ce qui est entre lui et nous, on a la paix. Lors donc que, satisfaisant à sa justice, nous nous réconcilions avec lui par la destruction de ce péché qui nous en séparait, le pardon que nous recevons se peut-il appeler autrement que baiser de paix ? Or, ce baiser ne doit point être pris autre part qu'aux pieds. Car, la satisfaction qui est le remède d'une orgueilleuse transgression de la loi de Dieu, doit être humble et pleine de confusion.

3. Mais, lorsque la grâce se communique à nous d'une façon, pour ainsi dire, plus familière et plus abondante, pour nous faire mener une vie mieux réglée et une conduite plus digne de Dieu, nous commençons à lever la tète avec plus de confiance, à sortir de la poussière et à baiser la main de notre bienfaiteur; si toutefois, loin de nous glorifier d'un si grand bien, nous en donnons toute la gloire à celui qui en est l'auteur; et si, au lieu de nous attribuer ses dons, nous ne les rapportons qu'à lui seul. Autrement, si nous nous glorifions en nous-mêmes plutôt que dans le Seigneur, nous baisons notre main, non pas la sienne; ce qui, au jugement du saint homme Job (Job XXXI, 28), est le plus grand de tous les crimes et une espèce d'idolâtrie. Si donc, suivant le témoignage de l'Écriture, chercher sa propre gloire, c'est baiser sa main, il s'en suit qu'on peut dire avec assez de raison que celui qui rend gloire à Dieu, baise la main de Dieu. Nous voyons que cela se pratique de même parmi les hommes, et que les esclaves ont coutume de baiser le pied de leurs maîtres, lorsque, après les avoir offensés, ils leur demandent pardon, et les pauvres, les mains des riches lorsqu'ils en reçoivent quelque assistance.

4. Mais Dieu étant un esprit, une substance simple,' dépourvue de membres, il se trouvera, peut-être, quelqu'un qui ne voudra point admettre ce que nous avons dit, et me demandera que je lui montre les mains et les pieds de Dieu, afin de justifier ce que j'ai avancé du baiser du pied et de la main. Mais que me répondra-t-il à mon tour, si je demande à celui qui me fait cette question qu'il me montre aussi la bouche de Dieu pour justifier ce que l'Écriture dit du baiser de la bouche? car, s'il a l'une de ces parties, il a nécessairement les autres, et, si les autres lui manquent, celle-là lui manque aussi. Disons donc que Dieu a une bouche de laquelle il instruit les hommes; qu'il a une main avec laquelle il donne la nourriture à tout ce qui a vie; et qu'il a des pieds dont la terre est l'escabeau, et vers lesquels les pécheurs de la terre se tournent et s'abaissent pour satisfaire à sa justice. Dieu donc a toutes ces choses, mais il les a par les effets, non par sa nature. Une confession pleine de regret et de honte, trouve en Dieu où s'humilier et s'abaisser profondément; une ardente dévotion, où se renouveler et se fortifier ; et une douce contemplation, où se reposer dans ses extases. Celui qui gouverne toutes choses est tout à tous, mais à proprement parler, il n'est rien de toutes ces choses. Car, si on le considère en lui-même, il habite une lumière inaccessible (I Tim. VI, 16). Sa paix surpasse tout ce qu'on s'en peut imaginer (Philip. IV, 1); sa sagesse n'a point de bornes, ni sa grandeur de limites; et nul homme ne le saurait voir en cette vie (Exod. XXXIII, 29). Ce n'est pas qu'il soit bien loin de chacun de nous, il est l'Être de toutes choses, et sans lui tout retomberait dans le néant. Mais ce qui est encore plus admirable, rien n'est plus présent que lui, et rien néanmoins n'est plus incompréhensible. Car, qu'y a-t-il de plus présent à chaque chose que son être propre; et. néanmoins, qu'y a-t-il de plus incompréhensible pour chacun que l'Être de toutes choses? Mais, si je dis que Dieu est l'Être de toutes choses, ce n'est pas qu'elles aient le même être que lui ; mais c'est que toutes choses procèdent de lui, subsistent par lui, et sont en lui (Rom. XI, 36). Celui qui a créé toutes choses est donc l'Être de toutes les choses créées; mais c'est comme cause et comme principe, non comme matière. C'est de cette sorte que cette haute Majesté daigne être à l'égard de ses créatures. Il est en général l'être de tout, la vie des animaux, la lumière de ceux qui se servent de la raison, la vertu de ceux qui s'en servent bien, et la gloire de ceux qui triomphent.

5. Or, pour créer toutes ces choses, pour les gouverner, les régler, les mouvoir, les faire croître, les renouveler, et les affermir, il n'a pas besoin d'instruments corporels, c'est par sa seule parole qu'il a créé toutes choses, les corps et les esprits. Les âmes ont besoin de corps et de sens corporels, pour se faire connaître les unes aux autres, et pour agir les unes sur les autres. Mais, il n'en est pas ainsi du Dieu tout-puissant, parce que l'effet suit sa volonté avec une vitesse admirable, soit pour créer les choses, soit pour les ordonner selon qu'il lui plaît. Il exerce sa puissance sur qui il veut, et autant qu'il veut, sans avoir besoin du secours de membres corporels. Mais quoi, pensez-vous que pour regarder les choses que lui-même a créées, il ait besoin du secours des sens corporels ? Rien ne se cache et ne se dérobe à sa lumière qui est partout présente, et, pour connaître quelque chose, il n'a que faire du ministère des sens. Non-seulement, il connaît toutes choses sans qu'il ait un corps; mais, il se fait connaître lui-même à ceux qui ont le coeur pur, sans l'entremise d'aucun corps. Je dis souvent la même chose en différentes manières, afin qu'on l'entende mieux. Mais comme ce qui me reste de temps est court pour achever cette matière, je suis d'avis que nous la remettions à demain.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON V. Il y a quatre sortes d'esprits; celui de Dieu, celui de l’ange, celui de l'homme et celui de la bête.

1. Il y a quatre sortes d'esprits que vous connaissez, celui de la bête, celui de l'homme, celui de l'ange et l'esprit de celui qui les a créés tous. De tous ces esprits, il n'y en a pas un qui n'ait besoin d'un corps, ou de la ressemblance d'un corps, soit pour son usage particulier, ou pour celui des autres, soit encore pour tous les deux à la fois; si ce n'est seulement celui à qui tonte créature, tant spirituelle que corporelle, dit avec justice : " Vous êtes mon Dieu, parce que vous n'avez nul besoin de mes biens (Psal. XV, 2). " Quant au premier de ces quatre esprits, il est certain que le corps lui est si nécessaire, qu'il ne peut en aucune façon subsister sans lui. Car il cesse de vivre aussi bien que de donner la vie au corps qu'il anime, aussitôt que la bête meurt. Pour ce qui est de nous, il est vrai que nous vivons après que notre corps est mort; mais nous ne possédons que: par le corps ce qui fait la vie bienheureuse. C'est ce qu'avait éprouvé celui qui disait : " Les grandeurs invisibles de Dieu se connaissent et se voient par les choses créées (Rom. I, 20). " Car les choses créées, c'est-à-dire, les choses corporelles et visibles, ne viennent à notre connaissance que par l'entremise des sens. Les créatures spirituelles, telles que nous, ont donc besoin de corps, puisque, sans lui, elles ne peuvent acquérir la science des choses qui font la félicité. Si on me dit que les enfants régénérés par le baptême ne laissent pas de passer à la vie bienheureuse, ainsi que la foi nous l'enseigne, quoiqu'ils sortent du corps sans cette science des choses corporelles, je réponds, en un mot, que ce privilège est, en eux, un effet de la grâce, non de la nature, or, je ne parle pas ici des miracles de Dieu, mais des choses naturelles.

2. Pour ce qui est des esprits célestes, ils ont aussi besoin de corps, on n'en peut douter en entendant ces paroles vraies et vraiment divines "Tous les esprits bien heureux, dit l'Apôtre, ne sont-ils par les ministres des ordres de Dieu, et envoyés pour ceux qui sont destinés à l'héritage du salut, (Heb. I, 14)? " Or, comment peuvent-ils accomplir leur ministère, sans se servir de corps, surtout auprès de ceux qui vivent dans un corps ? Enfin, il n'appartient qu'aux corps de courir ça et là et de passer d'un lieu à un autre. Or, une autorité aussi connue qu'indubitable témoigne que les anges le font souvent. De là vient qu'ils ont apparu aux anciens; qu'ils se sont lavé les pieds. Ainsi les esprits du dernier ordre, et ceux du premier ont besoin d'un corps qui leur soit propre, non pas néanmoins pour s'en aider, mais pour aider les autres.

3. Les services que rendent les bêtes pour acquitter la dette de leur création ne se rapportent qu'au temps et au corps. C'est pourquoi elles passent avec le temps, et meurent avec leur corps; car un serviteur ne demeure pas toujours dans une maison, mais ceux qui en font bon usage rapportent tout le service qu'ils en tirent à un gain spirituel qui dure toujours. Quant à l'ange, il exerce des devoirs de piété dans une liberté tout entière, et sert les hommes avec promptitude et allégresse, pour leur procurer les biens futurs, parce qu'ils doivent être à jamais ses concitoyens, et les cohéritiers de son éternelle félicité. La bête donc a besoin d'un corps pour nous servir conformément à la condition de sa nature , et l'ange pour nous rendre de pieux et charitables devoirs. Quant à eux, je ne vois pas quel avantage ils en retirent, au moins pour l'éternité. Si l'esprit irraisonnable participe en quelque sorte à la connaissance des choses corporelles par le moyen du corps , son corps ne lui sert pas au point de l'élever peu à peu par l'entremise des choses sensibles, dont il lui fait part, jusqu'aux choses spirituelles et intelligibles. Et toutefois par les services passagers et corporels qu'il rend, il aide ceux qui font servir les choses temporelles au fruit des éternelles, parce qu'ils usent de ce monde, comme n'en usant pas.

4. Et pour l'esprit angélique, sans le secours du corps, et sans voir les choses qui tombent sous les sens, par la seule vivacité de sa nature, et la proximité de Dieu, il est suffisant pour comprendre les choses les plus élevées, et pour pénétrer les plus secrètes. C'est ce que l'Apôtre avait compris, lorsque après avoir dit: " Les grandeurs invisibles de Dieu se voient par le moyen des choses créées, il ajoute aussitôt, par les créatures qui sont sur la terre, (Rom. I, 2), " attendu qu'il n'en est pas ainsi des créatures du ciel. Cet habitant du ciel par sa subtilité et sa sublimité naturelles, arrive avec une promptitude et une facilité merveilleuses, sans s'aider du secours d'aucun sens, d'aucun membre, ni d'aucun objet corporel, là où cet esprit enveloppé de chair, et étranger ici-bas, s'efforce d'arriver peu à peu, et comme par degrés, en se servant de la considération des choses sensibles. En effet, pourquoi chercherait-il des sens spirituels dans la contemplation des créatures corporelles, puisqu'il les lit sans contradiction, et les entend sans difficulté, dans le livre de vie ? Pourquoi tirerait-il à la sueur de son front, le grain de l'épi, le vin du raisin, l'huile de l'olive. puisqu'il a en main toutes choses en abondance? Qui voudrait aller mendier son pain chez les autres quand il a chez soi du pain en abondance ? Qui se mettrait en peine de creuser un puits et de chercher de l'eau avec beaucoup de travail dans les entrailles de la terre, quand il a une source vive qui lui en fournit abondamment de très-belle et de très-claire ? Ainsi donc, ni l'esprit des animaux irraisonnables, ni celui des anges, ne reçoivent aucune aide de leurs corps, pour posséder les choses qui rendent heureuse la créature spirituelle; l'un ne les comprend point à cause de sa stupidité naturelle, et l'autre n'en a pas besoin à causé de la gloire éminente dont il jouit.

5. Pour ce qui est de l'esprit de l'homme qui tient comme le milieu entre le plus élevé et le plus bas, il est évident qu'il a tellement besoin d'un corps, que, sans cela, il ne peut ni profiter lui-même, ni servir les autres. Car, sans parler des autres parties du corps et de leurs usages, comment, je vous prie, pourriez-vous, sans la langue, instruire celui qui vous écoute, ouïr sans oreilles celui qui vous instruit?

6. Puis donc que sans le secours du corps, l'esprit animal ne petit rendre les devoirs de sa condition servile, ni celui de l'ange accomplir son ministère de charité, ni l'âme raisonnable servir son prochain par soi-même, en ce qui regarde le salut, il parait, que tout esprit créé a absolument besoin de l'assistance du corps, ou pour l'utilité des autres, ou pour la sienne et pour celle des autres et la sienne en même temps. Il y a des animaux, direz-vous, qui sont incommodes, et dont on ne saurait tirer aucun avantage. Ils servent au moins pour la vue, s'ils n'ont point d'autre usage, et ils sont plus utiles à l'âme de ceux qui les regardent, qu'ils ne le pourraient être au corps de ceux qui s'en serviraient. Et, quand même ils seraient nuisibles et pernicieux à la vie temporelle des hommes, il y a toujours en eux des choses qui contribuent an bien de ceux qui, selon le décret éternel de Dieu, sont appelés à l'état de sainteté, sinon en servant d'aliment, ou en rendant quelque autre service, du moins en exerçant l'esprit par une voie facile, ouverte à tout homme raisonnable, et en le conduisant à la connaissance des grandeurs invisibles de Dieu, par la considération des choses créées et visibles. Car le diable et ses satellites dont l'intention est toujours mauvaise, désirent sans cesse nuire, mais à Dieu ne plaise que ce soit à ceux qui sont remplis de zèle et dont il est dit. " Qui vous pourra nuire, si vous êtes pleins d'un lion zèle, (I Pet. III, V. 13)? ". Au contraire, ils servent aux bons, quoique ce soit contre leur dessein, et ils contribuent à leur bien et à leur avantage.

7. Au reste, les corps des anges leur sont-ils naturels, comme ceux des hommes sont naturels aux hommes, sont-ce des animaux comme les hommes, mais immortels, ce que les hommes ne sont pas encore; changent-ils de corps et leur donnent-ils telle forme et telle figure qu'il leur plaît, lorsqu'ils veulent apparaître, les rendant épais et solides, autant qu'ils le veulent, quoique en réalité ils soient impalpables et invisibles, à cause de leur nature subtile et déliée ? Ou bien, d'une substance simple et spirituelle (a) même, prennent-ils ce corps, lorsqu'il en est besoin, et après avoir fait ce qu'ils souhaitaient, le quittent-ils et le font-ils résoudre en la même matière dont ils l'ont tiré? Ce sont autant de questions que je vous prie de ne point faire. Les pères semblent partagés là dessus, et pour moi, je ne vois pas bien quelle est l'opinion vraie, j'avoue même que je ne le sais pas. De plus, je crois que la connaissance de ces choses serait assez inutile pour votre avancement spirituel.

8. Sachez seulement, que nul esprit créé ne s'unit de lui-même au nôtre, en sorte que, sans le secours d'aucun corps, il se confonde tellement avec nous, que par cette communication ou cette infusion, il

a. Saint Bernard propose le même doute, dans le livre V de la Considération, chapitre iv0n pont voir sur ce point les notes de Horstius.

nous rende savants ou plus savants, bons ou meilleurs. Nul ange (a), nulle âme n'est capable de se joindre à moi de cette façon, ni moi de la recevoir. Les Anges même ne sauraient non plus se joindre les uns aux autres. Cette prérogative n'est réservée qu'à l'esprit souverain, à cet esprit sans bornes et sans limites, qui seul, lorsqu'il instruit les anges où les hommes, n'a que faire de nos oreilles pour se faire entendre, non plus que de bouche pour parler. Il se répand dans nos âmes par lui-même, il se fait connaître par lui-même. Être pur, il est compris par ceux qui sont purs. Seul il n'a besoin de personne, seul il suffit à lui-même et à toua par sa seule toute-puissante volonté.

9. Ce n'est pas qu'il n'opère aussi un nombre infini de choses mer, veilleuses par les créatures corporelles ou spirituelles qui lui sont soumises; mais c'est en commandant, non pas en empruntant leur concours. Par exemple, de ce qu'il se sert maintenant de ma langue pour faire son oeuvre, c'est-à-dire pour vous instruire; c'est un effet de sa bonté, non de son indigence, puisque sans doute il le pourrait faire par lui-même, et avec beaucoup plus de grâce et de facilité. Ce n'est pas non plus pour se soulager qu'il le fait; mais pour que j'acquière des mérites à votre progrès dans la vertu. Il faut que tout homme qui fait du bien soit bien convaincu de cela, de peur qu'il ne se glorifie des biens de Dieu en lui-même, et non pas dans le Seigneur. Il y en a pourtant qui font le bien sans le vouloir, comme un homme méchant, ou un mauvais ange. Et, en ce cas, il est certain que le bien qui est fait par lui, n'est pas fait pour lui, puisque nul bien ne peut servir à celui qui le fait malgré soi. Il n'en est donc que le dispensateur, et je ne sais comment un bien qui est fait par un mauvais dispensateur nous en semble plus doux et plus agréable. Et c'est pour cela que Dieu fait aussi du bien aux bons par les méchants, car il n'a pas besoin de leur ministère pour atteindre ce but.

10. Quant aux êtres qui n'ont ni raison ni sentiment, il est constant que Dieu s'en sert beaucoup moins pour agir. Mais quand ils contribuent aussi à quelque bonne oeuvre, on voit bien que toutes choses obéissent à celui qui a droit de dire . " Toute la terre est à moi. (Psal. XLIX, 12). " Ou plutôt, parce qu'il sait parfaitement quels sont les moyens les plus convenables pour faire quelque chose, il ne cherche pas tant la vertu des créatures corporelles dont il se sert, que la convenance et le rapport quelles ont avec les effets pour lesquels il s'en sert. Supposant donc comme certain, qu'il se sert ordinairement fort à

a Saint Bernard traite admirablement bien ce sujet dans le livre V de la Considération, n. 12, où il s'exprime ainsi: .Les anges sont en nous par les bonnes pensées qu'ils nous suggèrent non par le bien qu'ils y opèrent; ils nous exhortent au bien, mais ne le créent pas en nous. Au contraire, Dieu est en nous de telle sorte qu'il affecte directement notre âme, qu'il y fait couler ses dons, ou plutôt, qu'il s'y répand lui-même et nous fait participer à la divinité, à ce point qu'un auteur n'a pas craint de dire qu'il ne fait plus qu'un avec nous... Le anges donc sont avec notre âme, Dieu est an dedans d'elle. " Voir les notes de Horstius sur ce sermon et sur le sermon XXXI, n. 6.

propos des corps pour accomplir ses ouvrages, comme, par exemple, des pluies pour faire germer les semences , pour multiplier les blés, et pour mûrir les fruits : dites-moi, je vous prie, s'il avait un corps, ce qu'il en ferait, lui à qui il est certain qu'au moindre signe, tous les corps obéissent indifféremment, tant célestes que terrestres? Il lui serait sans doute superflu d'en avoir un, puisqu'il n'en trouve point qui ne lui obéisse. Mais si nous voulions renfermer dans ce discours tout ce qui se présente à dire sur ce sujet, (a) il serait trop long et dépasserait peut-être les forces de plusieurs. C'est pourquoi remettons à une autre fois ce qui nous reste à dire.

a Voir sur ce sujet ce que Saint-Bernard a déjà dit dans son IX opuscule de la Grâce et du Libre Arbitre, chapitre XIII, n. 44 et 45. Tome II.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE Ve SERMON SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES, n. 9

283. Les corps des anges, etc. Les Pères et les principaux docteurs de l'Église ne sont point d'accord sur la question du corps des anges; les uns prétendent que les anges sont corporels, et les autres,mais en moins grand nombre, soutiennent le contraire. C'est ce qui fait que le Maître des sentences, en voyant cette divergence d'opinions, n'a point osé se prononcer lui-même sur ce point (Lib. II, Dist. 8). Je vois que saint Augustin est indécis sur cette question, tout en inclinant pour l'opinion qui donne un corps aux anges. Imbu de la doctrine de Platon, il rapporte quelque part ce sentiment des Platoniciens sur la nature des anges, de manière à faire voir qu'il n'est pas loin de l'admettre pour son propre compte (Lib. VIII, de Civil. Dei, cap. XIV, XV, XVI). Bien plus, en certains endroits, il dit que les anges sont des animaux, et qu'ils ont un corps. Toutefois dans un passage de ses ouvrages (Enchiri. LIX), il dit que la question des corps des anges est très-délicate. Il s'exprime en ce sens dans plusieurs autres lieux encore que nous nous dispensons de citer; mais Estius en a noté plusieurs dans le livre II des Sentences, distinction 8.

Aujourd'hui c'est une doctrine aussi certaine que générale que les anges sont incorporels, c'est-à-dire n'ont point de corps par nature. Voir saint Thomas I. p. q. 4, art. 1, et p. LI, art. 1 et 2. Mais est-ce une vérité de foi, ou non? c'est ce dont tout le monde n'est pas d'accord. Voir Estius, loco citato. Sixte de Sienne loue saint Bernard d'avoir en la modestie de ne se point prononcer dans cette question et même d'avouer son ignorance (Lib. V, biblioth. sanctae annot. 8). (Note de Horstius).

SUR LE SERMON n. 10.

284. Que celle prérogative soit donc mise de côté. etc. Il s'agit ici de la prérogative par laquelle Dieu descend dans l'âme humaine, ce que d'autres auteurs expriment en d'autres termes de cette manière : Dieu ne peut descendre substantiellement dans l'âme humaine, ou l'esprit de l'homme, et la remplir. C'est la doctrine de Didyme, dans son livre du Saint Esprit, de Gennade, dans son livre des Dogmes de l'Église, chapitre LXXXIII, de Bède dans ses Commentaires sur les actes, cap, V; du Maître des sentences, dans la seconde partie de la huitième distinction. Estius cite plusieurs témoignages de cette doctrine dans la seconde partie de sa huitième distinction, paragraphe douzième. " Et d'abord, dit-il, il faut avouer que Dieu seul peut remplir l'âme de l'homme, selon sa substance; en d'autres termes, il n'y a que Dieu qui, par la présence de sa nature, soit intimement dans l'âme tout entière, en la contenant intérieurement, en la conservant, en la gouvernant et en opérant en elle; 2° quant à la capacité de son désir ; 3° parla connaissance, attendu qu'il sonde et commit tous les replis et les secrets du coeur ; 4° l'ai l'a manière toute particulière par laquelle Dieu entre dans l'âme de l'homme, quand il l'a sanctifiée par la présence de sa grâce, et en fait sa demeure et son temple. "

" D'un autre côté, lorsque quelqu'un cède aux suggestions du démon, on dit que le démon entre en lui, et le remplit de sa présence, noir point de la manière que nous avons dit plus haut, niais à cause de la suggestion extérieure et quant au pouvoir de le damner. Il faut entendre les choses de même pour ce qui est des bons anges qui entrent également dans le coeur de l'homme par leurs bonnes suggestions, et y font le bien, comme on dit avec raison, selon ce mot de Zacharie : Un ange parlait en moi. Saint Bernard se sert de ce passage, dans son cinquième livre de la Considération, chapitre cinquième, où il établit très-bien ce point touchant les anges, et où il explique très-clairement que cela se fait différemment par les anges et par Dieu.

" Tel est le langage d'Estius à l'endroit cité. Cassius établit sur des raisons graves et solides la même doctrine, dans sa septième collat. chap. XIII (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON VI. L'esprit suprême et incirconscrit est Dieu : en quel sens on dit que les pieds de Dieu, sont la miséricorde et le jugement.

1. Afin de relier ce discours au précédent, souvenez-vous que nous disions, que seul, l'Esprit souverain et sans bornes, n'a besoin du secours d'aucun corps, pour tout ce qu'il veut faire. Ne faisons donc point de difficulté de dire que Dieu seul :est vraiment incorporel, comme nous reconnaissons que lui seul est vraiment immortel; parce qu'il n'y a que lui entre les esprits, qui soit tellement élevé au dessus de tous les corps, qu'il n'a. nul besoin de leur ministère dans aucun de ses ouvrages, et, lorsqu'il lui plaît, se contente, pour agir, du seul mouvement de sa volonté. Il n'y a que cette suprême majesté qui n'ait pas besoin d'un corps, ni pour soi, ni pour d'autres; parce qu'à son seul commandement, toutes choses se font sans délai; tout ce qu'il y a de grand fléchit sous elle , tout ce qui lui est opposé lui cède sans résistance; tout être créé lui obéit, et cela sans l'entremise et l'assistance d'aucune créature corporelle ni spirituelle. il enseigne ou avertit sans le secours d'une langue; il donne ou tient sans avoir de mains; sans pieds il court, et secourt ceux qui périssent.

2. Il en agissait souvent ainsi avec nos pères dans les premiers siècles. Les hommes ressentaient des bienfaits continuels; mais ils ne savaient pas qui était leur bienfaiteur. Sa puissance s'étendait avec force depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes (Sap. VIII, V, 17) ; mais comme il disposait toutes choses avec douceur, les hommes ne le connaissaient point. Ils se réjouissaient des biens qu'ils recevaient du Seigneur, mais le Seigneur des armées leur était inconnu, parce que tous. ses jugements étaient doux et tranquilles. Ils venaient de lui, mais ils n'étaient pas avec lui. Ils vivaient par lui, et ne vivaient pas pour lui. C'était de lui qu'ils tenaient leur sagesse, mais ils ne l'employaient pas à l'aimer, tant ils étaient éloignés de lui, ingrats et insensés. Cela les porta enfin à ne plus attribuer leur être, leur vie et leur sagesse à celui qui en était l'auteur , mais à la nature, ou, ce qui est plus extravagant encore, à la fortune. Plusieurs attribuaient ainsi une quantité de choses à leurs propres forces et à leur industrie. Que d'hommages les esprits de séduction usurpaient-ils ainsi? Combien le soleil et la lune en recevaient-ils? Combien en rendait-on à la terre et à l'eau ? Combien même à des ouvrages faits de la main dés hommes, à des herbes, à des arbres, à de viles semences, comme si t'eût été autant de divinités ?

3. Hélas ! c'est ainsi que les hommes ont perverti et changé les sujets de leurs adorations en la figure de bêtes brutes qui mangent du foin et de l'herbe (Psal. CV, 20). Mais Dieu ayant compassion de leur égarement, a daigné sortir de la montagne obscure et ténébreuse, et placer sa tente sous le soleil (Psal. XVIII, 6). Il a offert sa chair aux hommes qui ne connaissaient que la chair, afin que, par sa chair, ils apprissent à goûter aussi l'esprit. Car pendant que dans la chair et par la chair, il faisait les oeuvres nos de la chair, mais d'un Dieu, en commandant à la nature, en surmontant la fortune, en rendant folle la sagesse des hommes, et en domptant la tyrannie des démons, il fit connaître clairement qu'il était celui-là même par qui toutes ces merveilles s'opéraient autrefois quand elles s'opéraient. Il fit donc avec force dans la chair et par la chair des actions miraculeuses, il donna des enseignements salutaires, souffrit des tourments indignes, et montra évidemment qu'il était celui qui a créé le monde par un pouvoir aussi souverain qu'invisible; qui le gouverne avec sagesse, et le maintient avec bonté. Enfin, en prêchant la vie éternelle à des ingrats, en faisant des miracles sous les yeux des infidèles, en priant pour ceux qui le crucifiaient, ne déclarait-il pas manifestement qu'il était celui qui, avec son père, fait tous les jours lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes (Matth. V, 45)? Comme il le disait lui-même : " Si je ne fais pas les oeuvres de mon Père, ne me croyez point (Joan. X, 37.) "

4. Voyez-le, il ouvre sa bouche pour instruire ses disciples sur la montagne, et il instruit les anges dans le ciel, dans un silence adorable; au seul attouchement de ses mains, la lèpre se guérit, la cécité cesse, l'ouïe revient, la langue se délie, le disciple près d'être submergé est sauvé, et il se fait clairement reconnaître pour celui à qui David avait dit longtemps auparavant : " Vous ouvrez votre main, et vous comblez tous les animaux de bénédiction (Psal. CXLIV, 40). " Et encore: " Lorsque vous ouvrirez votre main, toutes choses seront remplies des effets de votre bonté (Psal. CIII, 28). " Voyez comme la pécheresse prosternée à ses pieds, dans un vif repentir, s'entend dire : " Vos péchés vous sont remis (Matth. IX, 2), " et comme elle reconnaît celui dont elle avait lu ce qui avait été écrit tant de siècles auparavant : " Le diable sortira devant ses pieds (Habac. III, 5). " Car lorsque péchés sont pardonnés, le diable est chassé de l'âme du pécheur. C'est ce qui lui fait dire en général de tous les vrais pénitents : " C'est maintenant le jugement du monde, maintenant le prince du monde va être jeté dehors (Joan. XII, 31); " parce que Dieu remet les fautes à celui qui les confesse humblement; et ravit au diable l'empire qu'il avait usurpé dans son coeur.

5. Enfin, il marche avec ses pieds sur les eaux, lui dont le Prophète avait dit avant qu'il se fût incarné : " Votre chemin est dans la mer, et vos sentiers dans les eaux profondes (Psal. LXXVI, 20)." C'est-à-dire , vous foulez aux pieds, les coeurs altiers des superbes, et vous réprimez les désirs déréglés des hommes charnels, rendant justes les impies, et humiliant les orgueilleux. Mais comme cela se fait invisiblement, l'homme charnel ne sent point qui le fait. C'est pourquoi le Prophète ajoute: " Et l'on ne reconnaîtra point la trace de vos pas. " C'est encore pour cette raison, que le Père dit à son fils : " Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à être foulés sous vos pieds (Psal. CIX, 1) ; " c'est-à-dire, jusqu'à ce que j'aie assujetti à votre volonté tous ceux qui vous méprisent, soit malgré eux et pour leur malheur, soit de bon coeur et pour leur félicité. Or, la chair, n'étant pas capable de concevoir cet ouvrage qui est tout spirituel, parce que l'homme animal ne comprend point ce qui est de l'esprit de Dieu (I Cor. II, 14); il fallait que la pécheresse se prosternât corporellement à ses pieds corporels, les baisât de ses lèvres de chair, et qu'elle reçût ainsi le pardon de ses fautes, pour que ce changement de la droite du Très-Haut, qui justifie l'impie d'une manière admirable, mais invisible, fût connu des hommes charnels (Psal. LXXVI, 11).

6. Mais il faut que je m'arrête un peu sur ces pieds spirituels de Dieu, que le pénitent doit baiser, d'abord d'un baiser spirituel. Je connais votre curiosité qui ne veut rien laisser passer sans l'avoir bien approfondi, aussi ne faut-il point négliger comme une chose peu importante, de savoir quels sont ces pieds que l'Écriture attribue si souvent à Dieu, et avec lesquels elle le représente, tantôt debout, comme lorsqu'elle dit : " Nous l'adorerons dans le ciel où il a été debout sur ses pieds (Psal. CXXXI, 7); " tantôt marchant, comme en cet en droit : " J'habiterai en eux, et je marcherai en eux (Levit. XXVI,) ; " tantôt même courant, suivant ces paroles : " Il a couru comme un géant qui se hâte de fournir sa carrière (Psal. XVIII, 6). " Si l'Apôtre a cru qu'il pouvait rapporter la tête en Jésus-Christ à sa Divinité (i Cor. XI, 3), je crois que nous pouvons bien aussi rapporter les pieds à son humanité, et en nommer l'un la miséricorde, et l'autre le jugement. Ces deux mots vous sont assez connus, et pour peu que vous y fassiez attention, plusieurs passages de l'Écriture se présenteront à vous, où ils sont employés. Que Dieu ait pris le pied de la miséricorde, en prenant la chair à laquelle il s'est uni, l'Épître de saint Paul aux Hébreux nous l'apprend en nous montrant Jésus-Christ éprouvé par toutes les infirmités de la nature humaine, sauf le péché, à cause de la figure du péché qu'il avait prise, afin d'exercer sa miséricorde (Heb. IV, 15). Et quant à l'antre pied, que nous avons appelé le jugement, le Dieu-homme ne fait-il pas connaître clairement qu'il appartient aussi à l'homme dont il s'est revêtu dans l'Incarnation, lorsqu'il dit, " que son Père lui a donné la puissance de juger , parce qu'il est Fils de l'Homme (Joan. V, 27) ? "

7. C'est donc sur ces deux pieds qui soutenaient avec tant de proportion la tête de la Divinité, que l'invisible Emmanuel, né d'une femme, né sous la Loi, a paru en terre, et a conversé avec les hommes (Baruc. III, 38). " C'est encore avec ces pieds qu'il passe parmi eux, mais spirituellement et invisiblement, en leur faisant du bien,et en guérissant tous ceux que le diable tient dans );oppression. C'est, dis-je, avec eux qu'il marche au milieu des âmes dévotes, éclairant et pénétrant sans cesse les coeurs et les reins des fidèles. Peut-être bien sont-ce là les jambes de l'Époux, dont l'Épouse parle en termes si magnifiques dans la suite, en les comparant, si je ne me trompe, à des colonnes de marbre posées sur des bases d'or (Cant. V, 15) : Et certes elle avait bien raison, car c'est dans la sagesse de Dieu, incarnée et représentée par l'or, que " la miséricorde et la vérité se sont rencontrées (Psal. LXXXIV, 11), et d'ailleurs toutes les voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (Psal. XXIV, 10). "

8. Heureuse l'âme en iqui le Seigneur Jésus a imprimé ses deux pieds. Vous reconnaîtrez à deux marques celle qui a reçu cette faveur, et il est nécessaire qu'elle porte en soi les effets de cette divine empreinte. C'est la crainte et l'espérance. L'une représente l'image du jugement, et l'autre celle de la miséricorde. Aussi est-ce avec beaucoup de raison que Dieu honore de sa bienveillance ceux qui le craignent, et ceux qui espèrent en sa miséricorde (Psal. CXLVI, 11) ; " car la crainte est le commencement de la sagesse (Prov. 1, 7), et l'espérance en est le progrès; la charité en fait la perfection. Cela étant ainsi, il n'y a pas peu de fruit à recueillir du premier baiser qui se prend sur les pieds. Ayez soin seulement de n'être privé de l'un ni de l'autre pied. Si vous êtes vivement touché de vos péchés, et de la crainte du jugement de Dieu, vous avez imprimé vos lèvres sur les pas de la vérité et du jugement. Si vous tempérez cette crainte et cette douleur, par la vue de la divine bonté, et par l'espérance d'en obtenir le pardon, sachez que vous embrassez alors le pied de la miséricorde. Mais il n'est pas bon de baiser l'un sans l'autre : parce que le souvenir du seul jugement précipite dans l'abîme du désespoir et la pensée de la miséricorde dont on se flatte faussement, engendre une confiance très-pernicieuse.

9. J'ai reçu, moi aussi, quelquefois cette grâce, bien que je ne sois qu'un misérable pécheur, de m'asseoir aux pieds du Seigneur Jésus. Dans cet état, j'embrassais tantôt l'un et tantôt l'autre, de tout mon coeur, selon que sa bonté me le permettait. Mais s'il arrivait que, pressé des remords de ma conscience, et oubliant la miséricorde, je m'attachasse un peu trop longtemps au jugement; aussitôt, saisi d'une frayeur incroyable, abattu de honte et environné de ténèbres, je ne faisais que pousser ce cri du fond de mon coeur en tremblant : " Qui connaît la puissance redoutable de votre colère, et qui en peut mesurer la grandeur, sans être saisi de trouble et d'étonnement (Psal. LXXXIX, 1). " Mais, d'un autre côté, lorsque, laissant ce pied, je tenais embrassé plus qu'il ne fallait celui de la miséricorde, je tombais dans une si grande négligence et une telle incurie, que aussitôt j'en devenais plus tiède dans l'oraison, plus paresseux, plus prompt à me laisser aller au rire, plus inconsidéré dans mes paroles; enfin l'assiette de mon homme intérieur et extérieur en était rendue plus inconstante. Ainsi, instruit par ma propre expérience, je ne louerai plus en vous, Seigneur, le jugement ou la miséricorde seulement, mais je les louerai tous les deux ensemble. Je n'oublierai jamais ces deux sources de toute justice pour les hommes. Elles me serviront toutes deux également de cantiques dans le lieu de mon exil, jusqu'à ce que la miséricorde étant élevée au dessus du jugement, ma misère se taise, et la gloire que je posséderai me fasse chanter des hymnes de louanges, sans ressentir jamais plus la moindre douleur qui puisse traverser une si grande joie.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON VII. De l'ardent amour de l’âme pour Dieu et de l'attention qu'il faut apporter dans l'oraison et dans la psalmodie.

1. Je m'engage de mon propre mouvement dans un nouveau travail, en provoquant moi-même vos recherches. Car,ayant eu soin à l'occasion du premier de vous montrer, quoique je ne fusse point obligé à le faire, quelles sont les fonctions et les dénominations propres aux pieds spirituels de Dieu, vous me questionnez maintenant sur la main qu'il faut, avons-nous dit, baiser ensuite. J'y consens, je veux vous satisfaire sur ce point; et même je fais plus que vous me demandez, puisque je lie vous montre pas seulement une main, mais deux, et les distingue par leur nom propre. J'appelle l'une, largeur, et l'autre, force ; parce que Dieu donne avec abondance, et conserve puissamment ce qu'il a donné. Quiconque n'est point ingrat, les baisera toutes les deux en reconnaissant et en confessant que Dieu n'est pas moins le distributeur que le conservateur suprême de tous biens. Je crois que nous avons assez parlé des deux baisers; passons au troisième.

2. " Qu'il me baise, dit-elle, du baiser de sa bouche (Cant. I). " Qui dit ces paroles? C'est l'Épouse. Qui est cette épouse? L'âme altérée de Dieu. Considérons les différentes dispositions des hommes, afin que celle qui appartient proprement à une épouse paraisse plus clairement. L'esclave craint le visage de son Seigneur. Un mercenaire ne voit dans son espérance que la récompense du maître. Un disciple prête l'oreille à son précepteur. Un fils honore son père. Mais celle qui demande qu'on la baise est éprise d'amour. De tous les sentiments de la nature, celui-ci est le plus excellent, surtout lorsqu'il retourne à son principe qui est Dieu. Et il n'y a point d'expressions plus douces pour rendre l'amitié réciproque du Verbe et de l'âme, que celles d'époux et d'épouse; attendu que tout est commun entre eux, et qu'ils ne possèdent rien en propre et en particulier. Ils n'ont qu'un même héritage, une même maison, une même table, un même lit, une même chair. Enfin, à cause de sa femme, l'homme doit quitter son père et sa mère, et s'attacher à elle pour ne plus faire tous deux qu'une même chair; la femme, de son côté, doit oublier son peuple et la maison de son père, afin que son époux conçoive de l'amour pour sa beauté. Si donc l'amour convient particulièrement et principalement aux époux, c'est à bon droit qu'on donne le nom d'épouse à l'âme qui aime. Or, celle-là aime, en effet, qui demande un baiser. Elle ne demande ni la liberté, ni des récompenses, ni une succession, ni même la science, mais un baiser. Et elle le demande comme une épouse très-chaste, qui brûle d'un amour sacré, et qui ne veut plus dissimuler le feu qui la consume. Voyez, en effet, comment elle commence son discours. Voulant demander une grande faveur à un roi, elle n'a recours ni aux caresses, ni aux flatteries; elle ne prend aucun détour pour arriver au but de ses désirs; elle n'use point de préambule; elle ne tâche point de gagner sa bienveillance ; mais parlant tout d'un coup de l'abondance du coeur, elle dit tout uniment et même avec une sorte d'impudence " Qu'il me baisé du baiser de sa bouche. "

3. Ne vous semble-t-il pas qu'elle veuille dire : Qu'y a-t-il dans le ciel ou sur la terre, hormis vous, qui puisse être l'objet de mes désirs (Psal. LXVII, 25) ? Celle-là sans doute aime chastement qui ne cherche que celui qu'elle aime, sans se soucier d'aucune autre chose qui soit à lui. Elle aime saintement, parce qu'elle n'aime pas dans la concupiscence de la chair, mais dans la pureté de l'esprit. Elle aime ardemment, puisqu'elle est tellement enivrée de son amour, qu'elle ne pense point à la majesté de celui à qui elle parle. Car à qui demande-t-elle un baiser? A celui qui fait trembler la terre du moindre de ses regards. Est-elle ivre? Oui, sans doute elle l'est. Et peut-être lorsqu'elle s'oubliait ainsi, sortait-elle du cellier où, dans la suite, elle se glorifie d'avoir été menée (Cant. I, III et II, 4). Car David disait aussi à Dieu, en parlant de quelques personnes : " Ils seront enivrés de l'abondance des biens qui se trouvent dans votre maison, et vous les ferez nager dans un torrent de plaisirs et de délices (Psal. XXXV, 9). " Combien grande est la force de l'amour! Combien de confiance il y a dans l'esprit de liberté ! N'est-il pas manifeste que l'amour parfait bannit toute crainte (I Joan. IV, 18) ?

4. C'est néanmoins par un sentiment de pudeur, qu'elle ne s'adresse pas à l'Époux, mais qu'elle dit à d'autres, comme s'il était absent, "qu'il me baise du baiser de sa bouche. " Car, comme elle demande une grande chose, il faut qu'elle donne bonne opinion de soi, en accompagnant sa prière de quelque retenue. C'est pourquoi elle emploie ses amis et ses familiers pour trouver un accès particulier auprès de son bien-aimé. Mais qui sont ces amis? Nous croyons que ce sont les saints anges qui assistent ceux qui prient et qui offrent à Dieu les prières et les ,ceux des nommes, quand ils les voient lever des mains pures au ciel sans colère et sans animosité. C'est ce que témoigne l'ange de Tobie, quand il disait à son père : " Lorsque vous priiez avec larmes, ensevelissiez les morts, et quittiez votre repas pour les cacher le jour dans votre maison et les enterrer la nuit, j'offrais vos prières au Seigneur (Tob. XII, 12). " Je crois que les autres témoignages que l'on trouve dans l'Écriture vous persuadent assez cette vérité. Car que les anges daignent aussi se mêler souvent à ceux qui chantent des paumes, c'est ce que le Psalmiste exprime très-clairement quand il dit : " Les princes marchaient devant, se joignaient au choeur des musiciens, au milieu des jeunes filles qui jouaient du tambour (Psal. LVII, 26). " D'où vient qu'il dit encore ailleurs: " Je chanterai des psaumes à votre gloire en la présence des anges (Psal. CXXXVII, 1). " Aussi je ressens de la douleur lorsque j'en vois quelques uns parmi vous qui cèdent an sommeil durant les veilles sacrées, et qui, au lieu de révérer les citoyens du ciel, sont semblables à des morts en présence de ces princes de la milice céleste, qui, touchés de votre vigilance, seraient heureux de se mêler à vos solennités. Certes, j'ai bien peur qu'ayant enfin horreur de votre lâcheté, ils ne se retirent avec indignation (a); et qu'alors chacun de vous ne commente, mais bien tard, à dire à Dieu avec gémissement: " Vous avez éloigné de moi mes amis, ils m'ont regardé comme l'objet de leur exécration (Psal. LXXXVll, 9); " ou bien: " Vous avez éloigné de moi mes amis, mes proches et ceux de ma connaissance, à cause de mon extrême misère (Ibid. 19); " Et encore . " Ceux qui étaient près de moi se sont retirés bien loin; et ceux qui cherchaient ma mort me faisaient violence (Psal. XXXVII, 12). " En effet, si les bons esprits s'éloignent de nous, comment pourrons-nous soutenir les efforts des méchants? Je dis donc à ceux qui sont ainsi endormis: " Maudit celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec négligence (Hier. XLVIII, 10); " et le Seigneur leur dit : " Plût à Dieu que je vous eusse trouvé chaud ou froid; mais parce que je vous ai trouvé tiède, je commencerai à vous vomir de ma bouche. (Apoc. III, 15). " Lors donc que vous priez ou psalmodiez, faites attention à vos princes, tenez-vous dans le respect ! et dans la règle, et soyez fiers, car les anges voient tous les jours la face de votre Père (Matth. XVIII, 10). Ils sont, en effet, envoyés pour nous qui sommes destinés à l'héritage du salut (Hebr. I, 14); ils portent au ciel notre dévotion, et en rapportent des grâces. Prenons part aux foncé Lions de ceux dont nous devons partager la gloire, afin que la louange de Dieu soit parfaite dans la bouche des enfants (Psal. VIII, 3), et de ceux qui sont encore à la mamelle. Disons-leur : " Chantez des hymnes en l'honneur de notre Dieu, chantez des hymnes en son honneur (Psal. XLVI, 7), "

a. Non pas à la lettre et matériellement parlant, mais par leurs dispositions, selon ce que dit Sixte de Sienne dans ses notes.

afin qu'ils nous répondent aussi à leur tour; " Chantez des cantiques en l'honneur de notre Roi, chantez des cantiques en son honneur."

5. Joignez-vous donc aux chantres du ciel, pour chanter en commun les louanges de Dieu, car vous êtes vous-mêmes les concitoyens des saints et les domestiques de ce grand maître, et psalmodiez avec goût. De même que c'est la bouche qui savoure les viandes, ainsi c'est le coeur qui savoure les Psaumes. Mais il faut que l'âme fidèle et prudente ait soin de les broyer sous la dent de l'intelligence, si je puis parler ainsi ; de peur que si elle les mange par morceaux entiers, elle ne se prive du plaisir qu'il y a à les goûter, plaisir si agréable, qu'il surpasse en douceur, le miel et le rayon de miel le plus doua. Offrons un rayon de miel avec les apôtres, au banquet céleste et à la table du Seigneur (Luc. XXIV, 41). Le miel dans les ruches, est une dévotion qui s'attache à la lettre. La lettre tue (II Cor.XIV, 14), si on la prend sans l'assaisonnement de l'esprit. Mais si, avec l'Apôtre, vous psalmodiez en esprit et avec intelligence, vous éprouverez avec lui la vertu de ce qu'a dit Jésus-Christ : " Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie (Joan. VI, 64); " et de ce que la Sagesse dit d'elle-même: " Mon esprit est plus doux que le miel (Eccle. XXIV, 27). "

6. C'est ainsi que votre âme sera dans l'abondance et les délices, et que votre holocauste sera gras et parfait. C'est ainsi que vous apaiserez le souverain roi ; que vous serez agréable à ses princes, et que vous gagnerez le cour de toute la cour; à l'odeur agréable de vos sacrifices, qui montera au ciel, ils diront : " Qui est celle-ci qui monte du désert, comme la fumée de la myrrhe, de l'encens et d'une infinité d'autres parfums (Cant. III, 6) ? " " Les princes de Juda, dit le Prophète, de Zabulon et de Nephtali, sont leurs chefs (Psal. LXVII), " c'est-à-dire, les chefs de ceux qui louent Dieu, qui sont continents, et qui aiment la contemplation. Car nos princes savent bien que la louange de ceux qui chantent la générosité des continents, et la pureté des contemplatifs sont agréables à leur roi; et ils ont à coeur d'exiger de nous ces prémices de l'esprit, qui ne sont autre chose, que les premiers et les plus excellents fruits de la sagesse. Car vous le savez, en hébreu, Juda signifie, louant et confessant, Zabulon, demeure assurée, Nephtali, cerf lâché, parce que la légèreté avec laquelle il court et il saute, exprime fort bien, les transports et les extases des spéculatifs; et de même que le cerf perce les endroits les plus épais des forêts ; ainsi pénètrent-ils les sens les plus cachés et les plus difficiles. Nous savons pareillement qui est celui qui a dit : " Le sacrifice de louanges m'honorera (Psal. XLIX, 23). "

7. Mais, " si les louanges ne sont pas malséantes dans la bouche du pécheur (Eccles. XV, 9), " n'avez-vous pas extrêmement besoin de la vertu de continence, pour que le péché ne règne point dans votre corps mortel ? Mais la continence n'est point agréable à Dieu, quand elle recherche la gloire humaine, aussi, avez-vous encore besoin de la pureté d'intention, qui vous fasse désirer de ne plaire qu'à Dieu, et vous donne la force de vous attacher uniquement à lui. Car il n'y a point de différence entre, être à Dieu, et voir Dieu, ce qui n'est accordé, par un rare bonheur, qu'à ceux qui ont le coeur pur. David avait cette netteté de coeur, lorsqu'il disait à Dieu : " Mon âme s'attache fortement à vous, par un violent amour (Psal. LXII, 9) " et ailleurs : " Pour moi, mon plus grand bien est de m'attacher inviolablement à Dieu. (Psal. LXXII, 23). " En le voyant, il était attaché à lui, et en s'attachant à lui, il le voyait. Lors donc qu'une âme est dans l'exercice continuel de ces vertus sublimes, ces ambassadeurs célestes conversent familièrement et souvent avec elle, surtout s'ils la voient souvent en oraison. Qui m'accordera, ô princes charitables, de pouvoir faire connaître auprès de Dieu, par votre entremise, ce que je lui demande? Je ne dis pas à Dieu, parce que toutes les pensées de l'homme lui sont connues, mais auprès de Dieu, c'est-à-dire aux Vertus, aux autres ordres des anges, et aux âmes bienheureuses dépouillées de leur corps. Qui relèvera de la poussière, et retirera du fumier un homme aussi vil, et aussi misérable que moi, et le fera asseoir avec les princes sur un trône de gloire ? Je ne doute point qu'ils ne reçoivent dans le palais céleste, avec des témoignages extraordinaires de joie et d'affection, celui qu'ils daignent visiter sur son fumier. Après tout, comment, après s'être réjouis de la conversion d'un pécheur, ne le reconnaîtraient-il pas quand il s'élèvera dans les cieux!

8. C'est pourquoi je pense que c'est à eux, les familiers et les compagnons de l'Époux, que parle l'Épouse dans sa prière, et découvre le secret de son coeur, lorsqu'elle dit : " qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. " Et voyez avec quelle familiarité et quelle tendresse, l'âme qui soupire dans cette misérable chair, s'entretient avec les puissances célestes. Elle désire avec passion les baisers de son Époux, elle demande ce qu'elle désire, et néanmoins elle ne nomme point celui qu'elle aime, parce qu'elle ne doute point qu'ils ne le connaissent, parce qu'elle a coutume de s'entretenir souvent avec eux. C'est pour cela qu'elle ne dit point : " Qu'un tel ou un tel me baise; mais seulement qu'il me baise, comme Marie Madeleine ne reconnaît point celui qu'elle cherchait, mais disait seulement à celui qu'elle pensait être un jardinier : " Seigneur, si vous l'avez emporté (Joan. XX, 51). " De qui parle-t-elle ? Elle ne le nomme point ; parce qu'elle croit que tout le monde connaît quel est celui qui ne peut sortir un seul instant de son coeur. Parlant donc aux compagnons de son Époux, comme à ses confidents, et à ceux qu'elle sait connaître les sentiments de son âme, elle tait le nom de son Bien-aimé, et commence tout d'un coup ainsi : " Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. " Je né veux pas vous entretenir plus longtemps de ce baiser. Demain, je vous dirai ce que, par vos prières, l'onction divine; qui donne des enseignements sur toutes choses, daignera me suggérer ; car la chair et le sang ne révèlent point ce secret, mais celui qui pénètre les mystères de Dieu les plus profonds, c'est-à-dire le Saint-Esprit qui, procédant du Père et du Fils, vit et règne également avec eux, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. SUR LE VII SERMON SUR LE Cantique, n. 6.

285. Qu'ils se retirent avec indignation. Voici la remarque que fait, sur ce passage, Sixte de Sienne (Lib. V, Biblioth. S. Annot. 216). " Les scolastiques, dit-il, ont coutume d'alléguer les paroles de saint Bernard dans sa septième homélie sur le Cantique des cantiques, pour prouver que les anges gardiens abandonnent quelquefois le garde qui leur est confiée. Albert le Grand (I Tom. sum. qu. 8), expliquant ce passage, dit : les hommes sont abandonnés par leurs anges gardiens, non point quant au lieu, c'est-à-dire quant à la garde locale, niais quant à la vertu et. à l'efficacité de cette garde. Cela ne vient pas de paresse chez l'ange, mais de faute dans l'homme; de la même manière que les saints disent ordinairement que le pécheur s'éloigne de Dieu, cela ne s'entend point d'un déplacement local, mais d'un éloignement au point de vue du mérite (Note de Horstius). "
 
 
 
 
 
 

SERMON VIII. Le Saint-Esprit est le baiser de Dieu : c'est ce baiser que l'Épouse demande, afin qu'il lui donne la connaissance de la Sainte Trinité.

1. Pour m'acquitter aujourd'hui de la promesse que je vous ai faite, j'ai dessein de vous parler du principal baiser , qui est celui de la bouche. Donnez une attention plus grande à quelque chose de bien doua, qu'on goûte bien rarement, et qu'on comprend bien difficilement. Il me semble, pour reprendre d'un peu plus haut que celui qui dit . " Personne ne connaît le Fils que le Père, et personne ne connaît le Père que le Fils, ou celui à qui le Fils le voudra révéler, (Matth. XI, 27) " parlait d'un baiser ineffable que nulle créature n'avait encore reçu. Car le Père aime le Fils, et l'embrasse avec un amour singulier ; le Très-Haut embrasse son égal, l'éternel son coéternel, et le Dieu unique, son unique. Mais l'amour qui unit le Fils au Père, n'est pas l'amour de lui, ainsi que lui-même l'atteste lorsqu'il dit : " Afin que tout le monde sache que j'aime mon Père, levez-vous et allons. (Matth. XXVI, 2). " Sans doute vers la Passion. Or la connaissance de l'amour mutuel de celui qui engendre, et de celui qui est engendré, qu'est-ce autre chose qu'un baiser trés-doux, mais très-secret?

2. Je tiens pour certain que même la créature angélique n'est point admise à un secret si grand et si saint du divin amour ; c'est d'ailleurs le sentiment de saint Paul, qui nous assure que cette paix surpasse toute la connaissance même des anges, (Phil. IV, 7). Aussi l'Épouse, bien qu'elle s'avance beaucoup, n'ose-t-elle pas dire : qu'il me baise de sa bouche : cela n'est réservé qu'au Père; elle demande quelque chose de moindre : " Qu'il me baise, dit-elle , d'un baiser de sa bouche. " Voici une autre épouse qui reçut un autre baiser, mais ce n'est pas de la bouche, c'est un baiser du baiser de la bouche : " Il souffla sur eux (Joan. XX, 22), " dit saint Jean. (Il parle de Jésus qui souffla sur les apôtres, c'est-à-dire sur la primitive Église) et leur dit : o Recevez le Saint-Esprit. " Ce fut sans doute un baiser qu'il leur donna. En effet, était-ce un souffle matériel? Point du tout; c'était l'esprit invisible qui était donné dans ce souffle du Seigneur, afin qu'on reconnût par-là qu'il procède également de lui et du Père, comme un véritable baiser, qui est commun à celui qui le donne et à celui qui le reçoit. Il suffit donc à l'Épouse d'être baisée du baiser de l'Époux, bien qu'elle ne le soit pas de sa bouche. Car elle estime que ce n'est pas une faveur médiocre et qu'on puisse dédaigner, d'être baisée du baiser, puisque ce n'est autre chose que recevoir l'infusion du Saint-Esprit. Car, si on entend bien le baiser du Père et celui du Fils, on jugera que ce n'est pas ; sans raison qu'on entend par là le Saint-Esprit, puisqu'il est la paix inaltérable, le noeud indissoluble, l'amour et l'unité indivisible du Père et du Fils.

3. L'Épouse donc, animée par le Saint-Esprit, a la hardiesse de demander avec confiance sous le nom de baiser, d'en recevoir l'infusion. Mais aussi c'est qu'elle a comme un gage qui lui donne lieu de l'oser. C'est cette parole du Fils qui, après avoir dit : " Nul ne connaît le Fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le Fils (Matth. II, 27), " ajoute aussitôt, " ou celui à qui il plaira au Fils de le révéler. " L'Épouse croit fermement que s'il le veut révéler à quelqu'un, ce sera certainement à elle. C'est ce qui lui fait demander hardiment un baiser, c'est-à-dire, cet esprit en qui le Fils et le Père lui soient révélés. Car l'un n'est point connu sans l'autre, suivant cette parole de Jésus-Christ : " Celui qui me voit, voit aussi mon Père (Joan.XIV, 9) ; " et cette autre de l'apôtre saint Jean ; " Quiconque nie le Fils, n'a point le Père, mais celui qui confesse le Fils a aussi le Père. (Joan. II, 24). " Ce qui montre clairement que le Père n'est point connu sans le Fils, ni le Fils sans le Père. C'est donc à bon droit que celui qui dit : " La vie éternelle consiste à vous connaître pour le Dieu véritable, et à connaître celui que vous avez envoyé, qui est Jésus-Christ (Joan. XVII, 3), " n'établit pas la souveraine félicité dans la connaissance de l'un des deux, mais dans celle de tous les deux. Aussi lisons-nous dans l'Apocalypse, " que ceux qui suivent l'Agneau ont le nom de l'un et de l'autre écrit sur le front (Apoc.XIV, 1), " c'est-à-dire qu'ils se glorifient de ce qu'ils les connaissent tous les deux.

4. Quelqu'un dira peut-être : La connaissance du Saint-Esprit n'est donc pas nécessaire, puisque saint Jean, en disant que la vie éternelle consiste à connaître le Père et le Fils, ne parle point du Saint Esprit. Cela est vrai; mais aussi n'en était-il pas besoin, puisque lorsqu'on connaît parfaitement le Père et le Fils, on ne saurait ignorer la bonté de l'un et de l'autre qui est le Saint-Esprit ? Car un homme ne connaît pas pleinement un autre homme, tant qu'il ignore si sa volonté est bonne ou mauvaise. Sans compter que lorsque saint Jean dit : Telle est la vie éternelle, c'est de vous connaître, vous qui êtes le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé ; cette mission témoignant la bonté du Père qui a daigné l'envoyer, et celle du Fils qui a obéi volontairement, il n'a pas oublié tout-à-fait le Saint- Esprit, puisqu'il a fait mention d'une si grande faveur de l'un et de l'autre. Car l'amour et la bonté de l'un et de l'autre est le Saint-Esprit même.

5. Lors donc que l'Épouse demande un baiser, elle demande de recevoir la grâce de cette triple connaissance, au moins autant qu'on en peut être capable dans ce corps mortel. Or elle le demande au Fils, parce qu'il appartient au Fils de le révéler à qui il lui plaît. Le Fils se révèle donc à qui il veut, et il révèle aussi le Père; ce qu'il fait par un baiser, c'est-à-dire par le Saint-Esprit, selon le témoignage de l'Apôtre, qui dit : " Dieu nous a révélé ces choses par l'Esprit-Saint. (I. Cor. II, 10). " Mais en donnant l'Esprit par lequel il communique ces connaissances, il fait connaître aussi l'Esprit qu'il donne. Il révèle en le donnant, et le donne en le révélant. Et cette révélation qui se fait par le Saint-Esprit, n'éclaire pas seulement l'entendement pour connaître, mais échauffe aussi la volonté, pour aimer, suivant ce que dit saint Paul " L'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par l'Esprit-Saint, qui nous a été donné (Rom. V, 5). " Aussi est-ce peut-être à cause de cela que, en parlant de ceux qui connaissant Dieu ne lui ont pas rendu les hommages qui lui étaient dus, il ne leur dit point que leur connaissance fut un effet de la révélation du Saint-Esprit, parce que, bien qu'ils le connussent, ils ne l'aimaient point. On lit bien: " Car Dieu le leur avait révélé, " mais il n’est point dit. que ce fut par le Saint-Esprit, de peur que des esprits impies qui se contentaient de la science qui enfle et ne connaissaient point celle qui édifie, ne s'attribuassent le baiser de l'Épouse. L'Apôtre nous marque par quel moyen ils ont eu ces lumières: " Les beautés invisibles de Dieu se comprennent clairement par les beautés visibles des choses créées (Rom. I, 20). " D'où il est évident qu'ils n'ont point connu parfaitement celui qu'ils n'ont point aimé. Car s'ils l'eussent connu pleinement, ils n'auraient pas ignoré cette bonté ineffable qui l'a obligé à s'incarner, à naître, et à mourir pour leur rédemption. Enfin, écoutez ce qui leur a été révélé de Dieu: " Sa puissance souveraine, est-il dit, et sa Divinité (Ibid.). " Vous voyez que, s'élevant par la présomption de leur propre esprit, non. de l'Esprit de Dieu, ils ont voulu pénétrer ce qu'il y avait de grand et de sublime en lui; mais ils n'ont point compris qu'il fût doux et humble de coeur. Et il ne faut pas s'en étonner, puisque Béhémoth, qui est leur chef, " regarde tout ce qui est haut et élevé (Job. XL, 25), " ainsi qu'il est écrit de lui, sans jamais jeter la vue sur les choses humbles et basses. David était bien dans un autre sentiment (Psal. CXXX, 42), lui qui ne se portait jamais de lui-même aux choses grandes et admirables qui le dépassaient, de peur que, voulant sonder la majesté de Dieu, il ne demeurât accablé sous le poids de sa gloire (Prov. XXV, 27).

6. Et vous pareillement, mes frères, pour vous conduire avec prudence dans la recherche des divins mystères, souvenez-vous de l'avis du Sage qui vous dit : " Ne cherchez point des choses qui vous passent, et ne tâchez point de pénétrer ce qui est au-delà de votre portée (Eccle. XXXI, 22). " Marchez dans ces connaissances sublimes selon l'Esprit, non pas selon votre propre sens. La doctrine de l'Esprit-Saint n'allume pas la curiosité, mais enflamme la charité. Aussi est-ce avec raison que l'Épouse, cherchant celui qu'elle aime, ne se fie pas aux sens de la chair, et ne suit pas les faibles raisonnements de la curiosité humaine, mais demande un baiser, c'est-à-dire invoque le Saint-Esprit, afin que, par son moyen, elle reçoive en même temps et le goût de la science, et l'assaisonnement de la grâce. Or c'est avec raison que la science qui se donne dans ce baiser est accompagnée , d'amour, car le baiser est le symbole de l'amour. Ainsi la science qui enfle, étant sans l’amour, ne procède point du baiser, non plus que le zèle pour Dieu qui n'est pas selon la science, parce que le baiser donne l'une et l'autre de ces grâces, et la lumière de la connaissance et l'onction de la piété. Car il est un esprit de sagesse et d'intelligence, et, comme l'abeille qui forme la cire et le miel, il a en lui-même de quoi allumer le flambeau de la science et de quoi répandre le goût et les douceurs de la grâce. Que celui donc qui entend la vérité mais ne l'aime point, non plus que celui qui l'aime et ne l'entend point, ne s'imaginent ni l'un ni l'autre avoir reçu ce baiser. Car il n'y a place ni pour l'erreur ni pour la tiédeur dans ce baiser. C'est pourquoi, pour recevoir la double grâce qu'il communique, l'Épouse présente ses deux lèvres, je veux dire la lumière de l'intelligence et l'amour de la sagesse, afin que, dans la joie qu'elle ressentira d'avoir reçu un baiser si entier et si parfait, elle mérite d'entendre ces paroles : " La grâce est répandue sur vos lèvres; c'est pourquoi Dieu vous a bénie pour toute l'éternité (Psal. XLIV, 3). " Ainsi le Père en baisant le Fils lui communique pleinement et abondamment les secrets de sa divinité, et lui inspire les douceurs de l'amour. L'Écriture sainte nous le marque, lorsqu'elle dit : " Le jour découvre ses secrets au jour (Psal. XVIII, 3). " Or, comme nous l'avons déjà dit, il n'est accordé à aucune créature, quelle qu'elle soit, d'assister à ces embrassements éternels et bienheureux. Il n'y a que le saint Esprit qui procède de l'un et de l'autre, qui soit témoin de cette connaissance et de cet amour mutuels et qui y participe. " Car, qui a connu les desseins de Dieu, ou qui a été son conseil (Rom. II, 34)? "

7. Mais quelqu'un me dira peut-être : comment donc avez-vous pu connaître ce que vous avouez vous-même n'avoir été confié à aucune créature? C'est sans doute, " le Fils unique qui est dans le sein du Père, qui vous l'a appris (Joan. I, 18). " Oui, c'est lui qui l'a appris, non pas à moi qui suis un homme misérable, absolument indigne d'une si grande faveur, mais à Jean, l'ami de l'Époux, de qui sont les paroles que vous avez alléguées, et non-seulement à lui, mais encore à Jean l'Évangéliste, comme au disciple bien-aimé de Jésus. Car son âme aussi fut agréable à Dieu, bien digne certainement du nom et de la dot d'Épouse, digne des embrassements de l'Époux, digne enfin de reposer sur la poitrine du Seigneur. Jean puisa dans le sein du Fils unique de Dieu ce que lui-même avait puisé dans le sein de son Père. Mais il n'est pas le seul qui ait reçu cette grâce singulière; tous ceux à qui l'Ange du grand conseil disait : " Je vous ai appelés mes amis, parce que je vous ai découvert tout ce que j'ai appris de mon Père (Joan. XV, 15), " l'ont également reçue. Paul puisa aussi dans ce sein adorable, lui dont l'Évangile ne vient ni des hommes ni par les hommes, mais par une révélation de Jésus-Christ lui-même (Galat. I, 12). " Assurément, tous ces grands saints peuvent dire avec autant de bonheur que de vérité : " C'est le Fils unique qui était dans le sein du Père qui nous l'a appris (Joan. I, 18). " Mais, en leur faisant cette révélation, qu'a-t-il fait autre chose que de leur donner un baiser? Mais c'était un baiser du baiser, non un baiser de la bouche. Écoutez un baiser de la bouche " Mon père et moi ne sommes qu'une même chose (Joan. X, 30) ; et encore : Je suis en mon Père, et mon Père est en moi. " C'est là un baiser de la bouche sur la bouche; mais personne n'y a part. C'est certainement un baiser d'amour et de paix, mais cet amour surpasse infini ment toute science, et cette paix est au dessus de tout ce qu'on peut imaginer. Cependant Dieu a bien révélé à saint Paul ce que l'œi1 n'a point vu, ce que l'oreille n'a point ouï, et ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme; mais il le lui a révélé par son esprit, c'est-à-dire par un baiser de sa bouche. Ainsi le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils, voilà qui est un baiser de la bouche. Pour ce qui est de ces paroles: "Nous n'avons pas reçu l'esprit du monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu, afin que nous sachions les grands dons qu'ils nous a faits par sa bonté (I Cor. II, 12), " c'est un baiser de sa bouche.

8. Et pour distinguer encore plus clairement ces deux baisers: celui qui reçoit la plénitude reçoit un baiser de la bouche, mais celui qui ne reçoit que de la plénitude ne reçoit qu'un baiser du baiser. Le grand Paul, quelque haut qu'il porte sa bouche, et bien qu'il aille jusqu'au troisième ciel, demeure néanmoins au dessous de la bouche du Très-Haut, et doit se renfermer dans les bornes de sa condition. Comme il ne peut atteindre jusqu'au visage adorable de la gloire, il est obligé de demander humblement que Dieu se proportionne à sa faiblesse, et lui envoie un baiser d'en haut. Mais celui qui ne croit point faire un larcin en se rendant égal à Dieu (Philip. II, 6), en sorte qu'il ose bien dire " Mon Père et moi ne sommes qu'une même chose (Joann. X, 30)," parce qu'il est uni à lui comme à son égal, et l'embrasse d'égal à égal, celui-là ne mendie point un baiser d'en-bas; mais étant à la même hauteur, il applique sa bouche sacrée sur la sienne, et, par une singulière prérogative, il prend un baiser sur sa bouche même. Ce baiser est donc pour Jésus-Christ la plénitude, et pour Paul la participation, attendu que Jésus-Christ est baisé de la bouche, et Paul seulement du baiser de la bouche.

9. Heureux néanmoins ce baiser par lequel, non-seulement on connaît, mais on aime Dieu le Père, qui ne peut être pleinement connu que lorsqu'on l'aime parfaitement. Qui de vous a entendu quelquefois l'Esprit du Fils, criant dans le secret de sa conscience, " Père, Père? " L'âme qui se sent animée du même esprit que le Fils, cette âme, dis-je, peut se croire l'objet d'une tendresse singulière du Père. Qui que vous soyez, ô âme bienheureuse, qui êtes dans cet état, ayez une parfaite confiance ; je le répète encore, ayez une confiance entière et n'hésitez point. Reconnaissez-vous, fille du Père, dans l'esprit du Fils, en même temps que l'épouse ou la soeur de ce même Fils. On trouve, en effet, que celle qui est telle est appelée de l'un et de l'autre nom. La preuve n'en est pas difficile, et je n'aurai pas beaucoup de peine à vous le montrer. C'est l'Époux qui s'adresse à elle: " Venez dans mon jardin, dit-il, ma soeur, mon épouse (Cant. V, 1). " Elle est sa soeur, parce qu'elle a le même Père que lui. Elle est son épouse, parce qu'elle n'a qu'un même esprit. Car si le mariage charnel établit deux personnes en une même chair, pourquoi le mariage spirituel n'en unira-t-il pas plutôt deux en un même esprit ? Après tout, l'Apôtre ne dit-il pas que celui qui s'attache à Dieu est un même esprit avec lui. Mais voyez aussi avec quelle affection et quelle bonté le Père la nomme sa fille, en même temps que la traitant comme sa bru, il l'invite aux doux embrassements de son Fils: " Écoutez, ma fille, ouvrez les yeux, et prêtez l'oreille, oubliez votre nation et la maison de votre père, et le Roi concevra de l'amour pour votre beauté (Psal. XLIV, 11). " Voilà celui à qui elle demande un baiser. O âme sainte, soyez dans un profond respect, car il est le Seigneur votre Dieu, et peut-être est-il plus à propos de l'adorer avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles, que de le baiser. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON IX. Des deux mamelles de l'Époux, c'est-à-dire, de Jésus-Christ, dont l'une est la patience à attendre la conversion des pécheurs, lorsqu'ils se convertissent, et l'autre la bienveillance ou la facilité avec laquelle il les accueille.

1. Venons-en maintenant à l'explication du livre, rendons raison des paroles de l'Époux et montrons-en la suite. Car, n'ayant point de commencement, elles sont comme en suspens et semblent coupées ex abrupto. Aussi est-il bon, avant tout, de faire voir à quoi elles se rapportent. Supposons donc que ceux que nous avons appelés les compagnons de l'Époux, se sont approchés de l'Épouse , comme la veille et l'avant-veille, pour la voir et la saluer; ils la trouvent plongée dans la tristesse et lui entendent pousser des soupirs; surpris de cela, ils lui tiennent à peu prés ce langage: Qu'est-il arrivé de nouveau? Pourquoi êtes-vous plus triste qu'à l'ordinaire ? Quelle est la cause de ces plaintes si peu attendues ? Lorsque, après vous être détournée du bon chemin pour suivre vos amans, vous vous êtes vue, enfin, obligée par leurs mauvais traitements, de retourner à votre mari, ne l'avez-vous pas pressé avec beaucoup de prières et de larmes de vous permettre seulement de toucher ses pieds? Je m'en souviens bien, dit-elle. Eh quoi, après avoir obtenu cette grâce, continuent-ils, et reçu le pardon de vos offenses, quand vous lui avez baisé les pieds, ne vous êtes-vous pas impatientée de nouveau ; peu satisfaite d'une faveur si insigne , n'en avez-vous point désiré une plus grande, n'avez-vous pas demandé avec la même instance qu'auparavant, et obtenu une seconde grâce, et dans le baiser de la main qui vous a été accordé, n'avez-vous point acquis des vertus aussi considérables que nombreuses ? J'en conviens, dit-elle. Mais eux poursuivant: Ne faisiez-vous même pas le serment, disent-ils, et ne protestiez-vous point que si jamais il vous accordait de baiser sa main, cela vous suffirait, et que vous ne demanderiez jamais autre chose ? Il est vrai. Quoi donc ? Vous a-t-on rien ôté de ce que vous avez reçu ? Non, rien. Est-ce que vous craignez que l'on revienne sur le pardon des dérèglements de votre première vie ? Nullement.

2. Dites-nous donc par quel moyen nous vous pourrons satisfaire. Je ne serai contente dit-elle, que s'il me baise d'un baiser de sa bouche. Je le remercie du baiser des pieds, je lui rends grâces de celui de sa main; mais s'il m'aime; " qu'il me baise du baiser de sa bouche. " Je ne suis pas ingrate, j'aime. J'ai reçu, je l'avoue, des faveurs qui sont beaucoup au dessus de mes mérites, mais elles sont au dessous de mes souhaits. Je suis emportée par mes désirs, ce n'est pas la raison qui me guide. N'accusez pas, je vous prie, de témérité, ce qui n'est que l'effet d'un ardent amour. La pudeur, à la vérité, se récrie, mais l'amour fait taire toute pudeur. Je n'ignore pas que l'honneur qu'on rend au roi doit être accompagné de jugement, selon la parole du Prophète (Psal. XCVIII, 4) ; mais un violent amour ne sait point ce que c'est que le jugement, il n'écoute point les conseils, il n'est point retenu parla honte et n'obéit point à la raison. Je l'en prie, je l'en supplie, je l'en conjure, " qu'il me baise du baiser de sa bouche. " Voilà déjà plusieurs années que, par sa grâce, j'ai soin de vivre dans la charité et la sobriété. Je m'applique à la lecture, je résiste je m'adonne souvent; à l'oraison, je veille contre les tentations, et je repasse dans l'amertume de mon âme les années de ma vie qui se sont écoulées. Je pense que ma conduite est sans reproche parmi mes frères, au moins autant qu'il est en moi. Je suis soumis à mes supérieurs, sortant de la maison et y retournant par l'ordre du plus ancien. Je ne désire point le bien d'autrui, au contraire, j'ai donné le mien, et me suis aussi donné moi-même. Je mange mon pain à la sueur de mon visage. Mais je fais tous ces exercices par habitude, sans y sentir aucune douceur. Que suis-je autre chose, pour emprunter le langage du Prophète, que " la Génisse d'Éphraïm, qui est instruite et dressée à aimer le travail de la mouture (Osée. X, 11) ? " D'ailleurs, l'Évangile ne dit-il pas que celui qui ne fait que ce qu'il doit faire, "est un serviteur inutile (Luc. XVII, 10) ? " Peut-être accomplis-je les commandements le moins mal que je puis, mais mon âme dans tous ces exercices, ne laisse pas d'être comme une terre sans eau. Pour que mon holocauste soit parfait, " qu'il me baise d'un baiser de sa bouche. "

3. Je me souviens que la plupart de vous ont coutume aussi dans leurs confessions privées (a), de se plaindre à moi de ces langueurs et de ces sécheresses de l'Aine, et d'une sorte de stupidité et d'appesantissement, qui les rend incapables de pénétrer les choses subtiles et élevées, et qui fait qu'ils ne goûtent point ou qu'ils goûtent peu la douceur de l'Esprit-Saint. Après quoi soupirent ces à mes, sinon après un baiser?

a Les religieux de saint Bernard, avaient, en effet, coutume de lui révéler leurs négligences, comme notre Saint les appelle, dans son premier sermon pour le jour de la Circoncision, n. 5. Ils le faisaient dans leurs confessions privées. Guy, cinquième prieur des Chartreux, donne ce nom aux confessions qui se faisaient dans des cellules particulières; il appelait confessions communes celles qui se faisaient le samedi, mais en particulier. Voir le livre I. de la Vie de saint Bernard, n. 28,

Oui, elles soupirent après l'esprit de sagesse et d'intelligence, d'intelligence pour comprendre ce qu'elles n'entendent pas, et de sagesse pour goûter ce qu'elles ont compris. C'est, je crois, dans cette disposition qu'était le Prophète, quand il adressait cette prière à Dieu : " Qui mon âme soit comblée de plaisir, comme si elle était rassasiée de; viandes les plus délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par de; hymnes de louanges (Psal. LXII, 6). " Il demandait certainement ni baiser, et un baiser qui, après avoir répandu sur ses lèvres l'onction d'une grâce singulière, fût suivi de l'effet qu'il demandait dans une autre prière, en disant : " Que ma bouche soit remplie de louanges, afin que je chante votre gloire et votre grandeur durant tout le joui (Psal. LXX, 8) ; " et enfin, lorsqu'il eut goûté cette douceur céleste, il la répandit au dehors par ces paroles : " Seigneur, que vos douceurs sont grandes et ineffables, et avec quelle bonté les gardez-vous pour ceux qui vous craignent (Psal. XXX, 20). " Nous nous sommes assez arrêtés sur ce baiser, mais, pour dire la vérité, il me semble queje n'en ai pas encore parlé assez dignement. Mais passons au reste. Car ces choses se connaissent mieux par l'impression qu'elles font, que par l'expression qui les rend.

4. Il y a ensuite : " Parce que vos mamelles sont plus excellentes que le vin, et répandent l'odeur des plus doux parfums (Cant. I, 1). " L'auteur ne dit point de qui sont ces paroles, nous laissant à penser à qui elles conviennent le mieux. Pour moi, j'ai des raisons pour les attribuer, si on veut, à l'Épouse, ou à l'Époux, ou même aux compagnons de l'Époux. Je vais d'abord vous montrer comment elles peuvent convenir à l'Épouse. Lorsqu'elle s'entretenait avec les amis de l'Époux, celui dont ils parlaient arrive, car il s'approche volontiers de ceux qui parlent de lui, c'est son habitude. C'est ainsi qu'il se joignit à ces deux disciples qui allaient à Emmaüs (Luc. XXIV, 15), et qui discouraient de lui, le long du chemin, et il fut pour eux un compagnon aussi agréable qu'utile. Ce qui se rapporte à la promesse qu'il fait dans l'Évangile, lorsqu'il dit: " Quand deux ou trois personnes sont assemblées en mon nom, je suis au milieu d'elles (Matth. XVII, 20) ; " et par le Prophète, " avant .qu'ils crient vers moi, je les examinerai, ils parleront encore, que je dirai me voici (Isa. LXV, 24). " De même, en cette circonstance, bien qu'il ne soit point appelé, il se présente, et, charmé de ce qu'il entend il prévient les prières qui lui sont adressées. Je pense même que quelquefois, sans attendre les paroles, il vient aux seules pensées. C'est ce que disait celui qui a été trouvé selon le coeur de Dieu : " Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres ; vos oreilles, ô mon Dieu, ont entendu la préparation de leur coeur (Psal. IX, 17). " Vous donc, mes frères, faites aussi attention à vous, en quelque lieu que ce soit, sachant que Dieu connaît tout ce qui vous concerne, lui qui sonde les coeurs et les reins, et qui, vous ayant formés chacun en particulier, connaît toutes vos actions. L'Épouse donc, sentant que l'Époux est présent, s'arrête. Elle a honte de la présomption en laquelle elle se voit surprise. Car elle avait cru témoigner plus de retenue, en le lui faisant savoir par d'autres. Ainsi, se tournant vers lui sur-le-champ, elle tâche d'excuser la témérité, autant qu'elle peut : a Parce que, dit-elle, vos mamelles sont meilleures que le vin, et exhalent l'odeur des plus excellents parfums. " Comme si elle disait : Si je parais m'élever trop haut, c'est vous-même, mon époux, qui en êtes la cause, car pour la bonté que vous avez eue de me nourrir du lait si doux de vos mamelles, vous me faites oublier toute crainte, non pas que je sois téméraire, mais parce que je vous aime à l'excès : voilà pourquoi je fais peut-être plus qu'il ne me serait avantageux ; et cette confiance vient de ce que je me souviens de votre bonté, sans me souvenir en même temps de votre majesté. Ce que je dis là, c'est pour faire voir la suite des paroles du Cantique.

5. Voyons maintenant pourquoi elle loue les mamelles de l’Époux. Les deux mamelles de l'Époux sont les deux marques de la bonté naturelle, qui lui fait souffrir avec patience les pécheurs, et recevoir avec clémence les pénitents. Une double douceur, dis-je, s'élève comme deux mamelles sur la poitrine du Seigneur Jésus. La " patience à attendre, et la facilité à pardonner. " Ce n'est pas moi qui le dis ; on lit, en effet, ces paroles dans l'Écriture : " Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longanimité (Rom. II. 4)?" Et encore : " Ne savez-vous pas que la bonté de Dieu vous invite à faire pénitence ? " En effet, il ne suspend si longtemps les effets de sa vengeance contre ceux qui le méprisent, qu'afin de leur accorder la grâce du pardon, lorsqu'ils se convertiront à lui. Car il ne veut pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Donnons aussi des exemples de l'autre mamelle, qui est la " facilité à pardonner. " C'est d'elle que nous lisons : "Du moment que le pécheur gémira, son péché lui sera remis (Psal. LV, 7). " Et ailleurs: " Que l'impie quitte la voie où il marche, et l'homme injuste, ses pensées criminelles, qu'il retourne au Seigneur, et il aura pitié de lui, qu'il revienne à notre Dieu, car son indulgence est extrême. " David comprend fort bien ces deux choses quand il dit : " Il est très-patient et très-miséricordieux (Psal. CII, 8). " C'est donc parce que l'Épouse avait éprouvé cette double bonté, qu'elle confesse qu'elle s'est enhardie jusques à oser demander un baiser. Quel sujet, dit-elle, y a-t-il de s'étonner, mon cher Époux, si je présume tant de votre bonté, après que j'ai goûté tant de douceurs dans vos mamelles ? C'est donc la douceur de vos mamelles, non la confiance que j'ai en mes propres mérites, qui me donne de la hardiesse.

6. Et quant à ce qu'elle dit : "Vos mamelles sont meilleures que le vin " ; c'est-à-dire l'onction de la grâce qui coule de vos mamelles est plus efficace sur moi pour mon avancement spirituel, que les plus sévères réprimandes de mes supérieurs. Et non-seulement elles sont meilleures que le vin, mais "elles ont l'odeur des plus excellents parfums ; " parce que, non content de nourrir ceux qui sont présents, du lait d'une douceur intérieure, vous répandez encore sur ceux qui sont absents l'odeur agréable d'une bonne réputation, et vous recevez ainsi un bon témoignage tant de ceux qui. sont au dedans, que de ceux qui sont au dehors. Vous avez, dis-je, du lait au dedans, et des parfums au dehors, car il n'y aurait personne que vous pussiez nourrir de lait si vous ne l'attiriez d'abord par l'odeur que vous répandez. Nous examinerons dans la suite si ces parfums ont quelque chose qui soit digne d'être considéré, lorsque nous serons arrivé au lieu où l'Épouse dit "Nous courons dans l'odeur de vos, parfums (Cant. I, 3). " Maintenant voyons, ainsi que je vous l'ai promis, si ces paroles que nous avons attribuées à l'Épouse, conviennent aussi à l'Époux.

7. L'Épouse parlait de l'Époux; il se présente tout-à-coup, comme j'ai dit, il exauce ses veaux, lui donne un baiser, et accomplit en elle ces paroles du Prophète : "Vous lui avez accordé les désirs de son coeur, et ne l'avez pas privé de ce que ses lèvres demandaient (Psal. X, 3). " Ce qu'il fait voir par ses mamelles qui sont remplies de lait. Car ce saint baiser a une si grande vertu, qu'aussitôt que l'Épouse l'a reçu elle conçoit, et ses mamelles s'enflent et grossissent, comme en témoignage de l'effet qu'il a produit. Ceux qui ont le goût de la prière fréquente ont éprouvé ce que je dis. Souvent nous approchons de l'autel, et commentons à faire oraison avec un coeur tiède et aride. Nais lorsque nous persistons, la grâce se répand soudainement en nous; notre âme s'engraisse, pour ainsi dire, il se fait dans notre cœur comme une inondation de piété, et si on vient à le presser, il ne manque pas de verser avec abondance le lait de la douceur ineffable qu'il a conçue spirituellement. L'Époux parle donc ainsi : Vous avez, mon Épouse, ce que vous demandiez, et une marque que vous l'avez, c'est que vos mamelles sont devenues plus excellentes que le vin. Une preuve certaine que vous avez reçu un baiser, c'est que vous sentez que vous avez conçu. C'est ce qui fait que vos mamelles se gonflent d'un lait abondant, et meilleur que le vin de la science séculière, qui enivre véritablement, mais de curiosité non pas de charité, qui emplit et ne nourrit point, qui enfle et n'édifie point, qui grise et ne fortifie point.

8. Mais attribuons encore, si vous voulez, ces paroles à ses compagnons. C'est injustement, disent-ils, que vous murmurez contre l'Époux, puisque ce qu'il vous a déjà donné vaut mieux que ce que vous demandez. Car ce que vous demandez c'est pour vous que vous le demandez; mais les mamelles dont vous nourrissez les petits enfants que vous engendrez sont meilleures, c'est-à-dire, plus nécessaires que le vin de la contemplation. Autre chose est ce qui réjouit le cœur d'un seul homme, autre chose ce qui en édifie plusieurs. Et, bien que Rachel soit plus belle que Lia, Lia est plus féconde. Ne vous arrêtez donc point trop aux baisers de la contemplation, car les mamelles de la prédication sont meilleures.

9. Il me vient encore dans l'esprit un autre sens, auquel je n'avais pas pensé, mais que je ne veux point passer sous silence. Pourquoi ne dirons-nous pas plutôt que ces paroles conviennent à ceux qui sont comme de petits enfants, sous la conduite du leur mère et de leur nourrice ? Car les âmes encore tendres et faibles supportent impatiemment de voir se livrer tout entiers au repos de la contemplation ceux qui doivent les instruire à fond par leurs leçons ou les façonner par leurs exemples. Et c'est de ces personnes que l'inquiétude est reprise ensuite, lorsqu'on leur défend avec toute sorte de conjurations, de ne point réveiller l'Épouse (Cant. II, 7), jusqu'à ce qu'elle le veuille bien. Voyant donc que l'Épouse soupire après les baisers, qu'elle cherche la retraite, qu'elle fait le monde, qu'elle évite les assemblées, et préfère son propre repos au soin qu'elle pourrait avoir d'elles, lui crient : N'agissez pas ainsi, n'agissez pas ainsi : car il y a plus de fruit dans les mamelles que dans les embrassements, puisque c'est par elles que vous nous délivrez des désirs de la chair, qui combattent contre l'esprit, nous arrachez au monde, et nous acquérez à Dieu. Voilà ce qu'elles disent par ces paroles : " Vos mamelles sont meilleures que le vin. " Les délices spirituelles qu'elles répandent en nous, surpassent toutes celles de la chair dont nous étions enivrés auparavant comme d'un vin délicieux.

10. Et c'est avec raison qu'elfes comparent au vin les désirs charnels. Car, de même que, une fois, qu'on a pressuré la grappe de raisin on n'en peut plus rien faire sortir, elle est condamnée à une perpétuelle sécheresse; de même quand la chair vient à être comme pressurée aussi par la mort, tous ses plaisirs se sèchent, et elle ne refleurit plus pour les jouissances des passions. C'est ce qui fait dire au Prophète : " Toute chair est de l'herbe, et toute sa gloire ressemble à la fleur de l'herbe; l'herbe se sèche, et la fleur tombe par terre (Isa. XL, 6) : " Et à l'Apôtre : " Celui qui sème dans la chair, n'en recueillera que de la corruption ( Cal. VI, 8). " Et ailleurs : "La nourriture est pour le ventre, et le ventre est pour la nourriture, mais Dieu détruira l'un et l'autre (I Cor. VI, 13) ". Mais peut-être cette comparaison convient-elle aussi au monde. En effet, il passe, et ses convoitises passent avec lui. Et toutes les choses qui sont au monde ayant une fin, elles ne finiront jamais de finir. Mais il n'en est pas ainsi des mamelles. Car lorsqu'elles sont épuisées, elles retrouvent dans le sein maternel de quoi nourrir ceux qui les sucent. C'est donc avec justice que l'on dit que les mamelles de l'Épouse sont meilleures que l'amour de la chair ou du siècle, puisqu'elles ne tarissent jamais par le nombre de ceux qui les sucent, mais tirent toujours abondamment, des entrailles de la charité, de quoi couler sans cesse. Car des fleuves sortent de ses entrailles, et il se fait en elle une fontaine d'eau vive qui rejaillit à la vie éternelle. L'excellence des mamelles est encore relevée par l'odeur des parfums; en effet, elles ne nourrissent pas seulement par le goût et la saveur des paroles, mais elles répandent encore une odeur agréable par l'opinion avantageuse des actions. Quant à ce qui nous reste à dire touchant ces mamelles, ce qu'elles sont, quel lait les gonfle, quelles sont les senteurs qui les parfument, nous le ferons dans un autre discours, avec l'assistance de Jésus-Christ, qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et le saint Esprit, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON X. Les rois parfums spirituels des mamelles de l'Épouse, la contrition, la dévotion et la piété.

1. Je n'ai pas assez d'intelligence, de pénétration, ni de vivacité d'esprit, pour trouver de moi-même quelque chose de nouveau. Mais la bouche de Paul est une grande et inépuisable fontaine qui nous est ouverte à tous. C'est là que je vais puiser, selon ma coutume, ce que j'ai à dire sur le sujet des mamelles de l'Épouse. " Réjouissez-vous, dit-il, avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent (Rom. XII, 15). " Il exprime en peu de mots les mouvements de l'amour maternel, car les petits enfants ne peuvent être malades, ni se bien porter, que leur mère ne s'en ressente; elle ne peut éviter de se conformer au fruit de ses entrailles. Aussi, suivant la parole de saint Paul, j'assignerai ces deux sentiments, la compassion et la congratulation à chacune des mamelles de l'Épouse. Il faudrait, en effet, qu'elle fût bien petite et loin d'être nubile, si elle n'avait point encore de mamelles, c'est-à-dire, si elle ne se sentait point prompte à se réjouir du bien d'autrui, ni portée à s'affliger de ses maux. Si on en prend une de cette sorte pour conduire les âmes, ou pour prêcher, elle rie sert de rien aux autres, et se nuit beaucoup à elle-même. Mais si c'est elle-même, qui s'ingère dans ces ministères, n'est-ce pas le comble de l'impudence ?

2. Mais revenons aux mamelles de l'Épouse, et, selon leur différence, proposons différentes espèces de lait. La congratulation verse le lait de l'exhortation, et la compassion celui de la consolation. Une mère spirituelle sent que son sein charitable est abondamment arrosé d'en haut par l'une et par l'autre, toutes les fois qu'elle reçoit un baiser. Aussitôt vous la voyez, les mamelles toutes pleines, s'asseoir pour allaiter ses petits enfants, et, selon les besoins de chacun d'eux, à fun faire sucer la consolation et à l'autre l'exhortation. Par exemple, si elle voit que quelqu'un de ceux qu'elle a engendrés dans l'Évangile soit ébranlé par de violentes tentations qui le jettent dans le trouble, et le rendent triste et timide, en sorte qu'il est tout prêt de succomber, comme elle s'afflige avec lui? Comme elle le flatte? Comme elle pleure? Comme elle le console ? et comme elle trouve des raisons pieuses pour le relever de son abattement ? Au contraire, si elle voit qu'il est prompt, gai, et qu'il profite dans la vertu, elle est ravie de joie, elle l'aborde avec des avis salutaires, elle l'anime encore davantage, elle l'instruit de ce qu'il faut qu'il fasse pour persévérer; et elle l'exhorte à s'avancer toujours de plus en plus. Elle se conforme à tous, elle transporte en soi les sentiments et les dispositions de tous, enfin elle montre qu'elle n'est pas moins la mère de ceux qui se relâchent que de ceux qui profitent.

3. Combien y en a-t-il aujourd'hui qui sont éloignés de ces sentiments ? Je parle de ceux qui ont entrepris de conduire les âmes. On ne doit le dire qu'avec gémissement et avec larmes : ils fabriquent, pour me servir de cette expression, dans la fournaise de l'avarice, les opprobres, les crachats, les fouets, les clous, la lance, la croix et la mort de Jésus-Christ. Ils prostituent toutes ces choses à l'acquisition de gains honteux, et se montrent avides de mettre dans leurs bourses le prix de la rédemption du monde; la seule différence qui les distingue de Judas, c'est que celui-ci se contenta de quelques deniers pour le prix de ces choses, et que ceux-là, par une convoitise beaucoup plus insatiable, exigent des sommes infinies d'argent. Ils ont pour les richesses une soif qui ne peut s'éteindre. Ils craignent de les perdre, et ils s'affligent lorsqu'ils les ont perdues. Ils se reposent sur l'amour de ces biens, si toutefois, le soin qu'ils ont pour les conserver ou pour les augmenter leur permet de prendre un moment de repos. Quant à la perte ou au salut des âmes, ils s'en mettent peu en peine. Certes, ce ne sont pas des mères, puisque une fois gros, gras et bien nourris du,patrimoine de Jésus-Christ, ils ne compatissent point aux douleurs de Joseph (Amos. VI, vers 6). Une vraie mère ne se dissimule point; elle a des mamelles et ces mamelles ne sont pas vides. Elle sait se réjouir avec ceux qui se réjouissent, pleurer avec ceux qui pleurent, et elle ne cesse de faire sortir de l'une le lait de l'exhortation, et de l'autre celui de la consolation. Mais c'est assez comme cela pour ce qui est des mamelles de l'Épouse et du lait qu'elles renferment.

4. Il faut que je vous découvre maintenant quels sont les parfums qu'elles exhalent, pourvu, néanmoins, que vous m'aidiez de vos prières, afin que je puisse exprimer dignement, et au profit de ceux qui m'écoutent, les sentiments que Dieu m'a donnés sur ce sujet. Les parfums de l'Époux et ceux de l'Épouse diffèrent de même que leurs mamelles. Pour ceux de l'Époux, nous avons déjà dit en quel lieu nous devons en parler. Considérons seulement en ce moment les parfums de l'Épouse, et faisons-le avec d'autant plus de soin que l'Écriture les a particulièrement recommandés à notre attention, car, elle ne les a pas seulement appelés bons, mais très-bons. Or, je proposerai plusieurs espèces de parfums, afin de choisir ceux qui conviennent le mieux aux mamelles de l'Époux. Il y a le parfum de la contrition; le parfum de la dévotion; et le parfum de la piété. Le premier pique et cause une douleur. Le second la tempère et l'adoucit. Et lé troisième guérit et chasse la maladie. Examinons-les chacun en particulier, avec quelque détail.

5. Il y a donc un parfum que l'âme, enveloppée de plusieurs crimes, se compose, lorsque, commençant à faire réflexion sur sa conduite, elle recueille, rassemble et broie dans le mortier de sa conscience, une infinité de péchés de différentes sortes, et, les mettant dans la chaudière d'un coeur tout enflammé, elle les fait cuire en quelque sorte, sur le feu du repentir et de la douleur, et peut dire avec le Prophète : " Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage lorsque je pense à mes crimes passés (Psal. XXXVIII, 4). " Voilà le parfum dont l'âme pécheresse se doit servir dans les commencements de sa conversion, et qu'il lui faut appliquer sur ses plaies encore récentes. Car, le premier sacrifice qu'elle doit faire à Dieu, est celui d'un esprit pénétré de la douleur et du regret de ses fautes (Psal. L, 17). Aussi, tant qu'elle n'a point de quoi composer un parfum meilleur ni plus précieux, parce qu'elle est pauvre et misérable, elle ne doit pas négliger, en attendant, d'apprêter toujours celui-là, quoiqu'elle le compose de matières bien viles, parce que Dieu ne méprisera jamais un coeur contrit et humilié. Et elle paraîtra d'autant moins vile aux yeux de Dieu, qu'elle le sera elle-même davantage à ses propres yeux, dans le souvenir de ses péchés.

6. Néanmoins, si ce parfum invisible et spirituel a été figuré par cet autre parfum dont l'Évangile rapporte que la pécheresse oignit les pieds de Jésus-Christ, nous ne saurions le regarder comme tout-à-fait vil. Car, que lit-on du premier ? " Toute la maison, dit l'Évangéliste, fut embaumée de ce parfum (Matt. XXVI, et Joan. VII). " Il était répandu par les mains d'une pécheresse (a), et versé sur les extrémités du corps, c'est-à-dire, sur les pieds, et néanmoins, il ne fut point si vil et si méprisable, que la force et la douceur de son ardeur ne remplit toute la maison. Que si nous considérons de quelles senteurs l'Église est parfumée dans la conversion d'un seul pécheur, et quelle odeur de vie pour la vie devient chaque pénitent qui se repent publiquement et parfaitement de ses péchés, nous pourrions bien dire aussi de ce parfum, sans hésiter, que toute la maison en est embaumée. Car l'odeur de la pénitence pénètre jusqu'aux demeures célestes des bienheureux, si bien que, selon le témoignage de la vérité même, " il y a une grande joie parmi les anges de Dieu, au sujet d'un pécheur qui fait pénitence (Luc. XXXV, 10). " Réjouissez-vous, ô pénitents, prenez courage, vous qui êtes faibles et timides, vous, dis-je, qui, à peine sortis du siècle, et de vos voies corrompues, vous êtes sentis aussitôt remplis de l'amertume et de la confusion d'un esprit touché de repentir, tourmentés troublés par la douleur excessive de vos plaies encore récentes. Que vos mains mêlent avec confiance l'amertume de la myrrhe pour cette onction salutaire: car Dieu ne rejettera point un coeur contrit et humilié. Il ne faut point mépriser ni estimer vile cette sorte d'onction, dont l'odeur n'attire pas seulement les hommes à se convertir, mais invite même les anges à se réjouir.

a Dans cet endroit comme en plusieurs antres et particulièrement dans son troisième sermon pour le jour de l'Assomption, saint Bernard confond la pécheresse dont saint Luc parla au chapitre VII, avec Marie soeur de Lazare et de Marthe, qui répandit sur les pieds de Jésus, dans la bourgade de Béthanie (Joan. XII) : " un parfum dont la bonne odeur remplit toute la maison ; " mais la plupart des écrivains antérieurs à saint Grégoire, et même beaucoup de nouveaux, les distinguent l'une de l'autre, et même de Marie-Madeleine, dont Jésus avait chassé sept démons (Marc. XVI) et qui, selon saint Luc, suivit Jésus avec les autres saintes femmes, quelque temps même ayant la conversion de la femme pécheresse, à ce qu'ils croient; et comme ils le prouvent par de sérieux argumenta, il faut en convenir. Ou peut voir plus loin le sermon XII, n. 5.

7. Mais il y a un autre parfum, d'autant plus précieux celui-là, que la matière qui le compose est beaucoup plus excellente. Pour ce qui est de la matière du premier, il ne faut pas aller la chercher bien loin, nous la trouvons sans peine chez nous, et la cueillons en abondance dans notre jardin, toutes les fois que nous en avons besoin. Car qui est celui qui n'a pas, quand il veux, assez d'injustices et de péchés de son propre fonds, sous la main, du moins s'il ne veut point se faire illusion? Tels sont, comme vous vous le rappelez, les ingrédients du premier parfum dont je vous ai parlé plus haut. Mais pour les aromates qui entrent dans le second, ce n'est point notre terre qui les produit; nous les allons chercher bien loin dans les pays les plus reculés. Car tout don excellent et parfait vient d'en haut, et nous est communiqué par le père des lumières. Or ce parfum est composé des bienfaits que la bonté divine a départis au genre humain. Heureux celui qui a soin de les recueillir, et de se les remettre devant les yeux de l'esprit, avec des actions de grâces proportionnées à leurs grandeur. Certainement si, après les avoir mis en morceau et broyés dans le,mortier du coeur avec le pilon de la fréquente méditation, on les fait bouillir ensemble sur le feu d'un saint désir, et qu'on y verse ensuite de l'huile de joie, ce parfum sera infiniment plus précieux et plus excellent que le premier. Il suffit, pour le prouver, d'alléguer le témoignage de celui qui a dit: " Le sacrifice de louanges m'honorera (Psal. XLIX,23). " En effet, il ne faut point douter que le souvenir des bienfaits n'excite à louer le bienfaiteur.

8. Puisque l'Écriture, en parlant du premier,témoigne seulement que Dieu ne le méprise pas (Psal, L. 19), il est clair qu'elle relève beaucoup plus celui qui l'honore. De plus, le premier se verse sur les pieds, et le second sur la tête. Car si dans Jésus-Christ la tête se doit rapporter à la divinité, suivant cette parole de saint Paul, " Dieu est la tête de Jésus-Christ (Cor. XI. 3)," c'est évidemment parfumer la tête, que de lui rendre des actions de grâces, parce que c'est toucher Dieu, non pas l'homme. Ce n'est pas que celui qui est Dieu ne soit homme aussi, puisque Dieu et l'homme ne font qu'un même Christ, mais parce que tout bien vient de Dieu non de l'homme, même celui qui s'exerce par l'homme. En effet, c'est incontestablement l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien. C'est pourquoi l'Écriture maudit celui qui met son espérance en l'homme (Jere. XVII. 5) ; parce que si toute notre espérance dépend, avec raison, de l'homme Dieu, néanmoins ce n'est pas seulement parce qu'il est homme, mais parce qu'il est Dieu. Voilà pourquoi le premier parfum se répand sur les pieds, et le second sur la tête, c'est que l'humiliation d'un cœur contrit convient à notre humble chair, et que la gloire sied bien à la majesté et à la grandeur. Vous voyez quel est ce parfum . que je vous propose, puisque cette tète redoutable aux Principautés mêmes, non-seulement ne dédaigne pas d'en être parfumée, mais le tient même à grand honneur, en disant; " le sacrifice de louanges m'honorera (Psal. XLIX. 23). "

9. C'est pourquoi il n'appartient pas à celui qui est pauvre et indigent, qui a le coeur pusillanime, de composer ce parfum, parce que c'est la seule confiance qui en possède la matière, mais une confiance, qui naît de la liberté de l'esprit et de la pureté du coeur. Car l'âme qui est pusillanime et de peu de foi, en est empêchée par le peu de bien qu'elle a; et sa pauvreté ne lui permet pas de s'occuper aux louanges de Dieu, ou à la contemplation des bienfaits qui produisent ces louanges. Et si quelque fois elle veut s'élever jusque là, elle est aussitôt rappelée par le soin et l'inquiétude que lui donnent ses affaires domestiques, et se trouve serrée en elle même, par la nécessité qui la presse. Si vous me demandez la cause de cette misère, vous reconnaîtrez, si je ne me trompe, que vous éprouvez maintenant, ou que vous avez éprouvé, en vous, celle que je vous dirai. Il me semble que cette langueur, cette défiance de l'âme vient ordinairement de deux causes, ou de la nouveauté de la conversion, ou de la tiédeur des pratiques, bien que la conversion date déjà de longtemps. L'une et l'autre de ces deux choses humilie sans doute, abat la conscience, et la jette dans le trouble et l'inquiétude, lorsqu'elle considère que ses anciennes passions ne sont point encore mortes en elle, soit parce qu'elle est nouvellement convertie, soit à cause de la tiédeur où elle est; et ainsi se trouvant obligée de s'employer entièrement A arracher de son coeur les épines des iniquités et les ronces des convoitises, elle ne peut pas prendre l'essor bien loin. En effet, comment celui qui se fatigue à gémir et à soupirer, pourra-t-il en même temps se réjouir dans les louanges de Dieu ? Comment " les actions de grâces et les paroles de louange (Isa. LI. 3), " pour me servir de l'expression du prophète Isaïe, pourront elles résonner dans la bouche de celui qui pleure et s'afflige sans cesse? Car, comme nous apprend le Sage, " La musique avec les larmes est une chose bien importune (Ecclés. XXII. 6). " D’ailleurs l'action de grâce ne précède pas le bienfait, elle le suit. Or, l'âme qui est encore dans la tristesse, ne se réjouit pas d'avoir reçu un bienfait, mais a besoin de le recevoir. Elle a donc sujet de faire des prières, mais elle n'en a point de rendre des actions de grâces. Car comment pourra-t-elle reconnaître une faveur qu'on ne lui a pas faite? Ce n'est donc pas sans raison que j'ai dit, qu'il n'appartient pas à une âme pauvre de faire ce parfum, qui se compose du souvenir des bienfaits de Dieu, attendu qu'elle ne peut pas voir la lumière, tant qu'elle regarde les ténèbres. Elle est dans l'amertume ; et le triste souvenir de ses péchés occupe si fort sa mémoire, qu'elle n'y peut admettre aucun sujet de joie. C'est à ces personnes que s'adresse l'Esprit prophétique de David, lorsqu'il dit : "C'est eh vain que vous vous levez avant le jour (Psal. CXVI. 2). " En d'autres termes, c'est en vain que vous vous levez pour regarder les bienfaits qui réjouissent l'âme, si vous ne recevez d'abord la lumière qui la console dés péchés qui la troublent. Ce parfum n'est donc pas celui des pauvres.

10. Mais voyez qui sont ceux qui ont raison de se glorifier d'en avoir en abondance : " Les apôtres sortaient avec joie de la présence des juges, parce qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir des affronts pour le nom de Jésus (Act. V, 45). " Certes, ces hommes dont la douceur était à l'épreuve, non-seulement des paroles, mais des coups de fouets; étaient bien remplis de cette onction de l'esprit. Car ils étaient riches en charité, cette vertu qui ne s'épuise jamais, quelque dépense qu'on en fasse, et elle leur fournissait aisément de quoi offrir de grasses et belles victimes. Leurs coeurs répandaient partout une sainte liqueur, dont ils étaient pleinement imbus, lorsqu'ils publiaient les grandeurs de Dieu en diverses langues, selon que le Saint-Esprit les inspirait (Act. II, 2). On ne saurait douter que ceux dont l'Apôtre parlait en ces termes : " Je remercie sans cesse mon Dieu, pour voua, de la grâce qui vous a été donnée en Jésus-Christ, parce que vous avez acquis toutes sortes de richesses en lui, les richesses de la parole et les richesses de la science, en sorte qu'aucune grâce ne vous manquant, le témoignage de Jésus-Christ soit accompli et confirmé en vous (I Cor. I, 4), " ne fussent abondamment fournis de cette sorte de parfum. Dieu veuille que je puisse aussi rendre ces mêmes actions de grâces pour vous, et vous voir riches en vertus, gais dans les louanges de Dieu, et remplis jusqu'à déborder, de cette onction spirituelle en Jésus-Christ notre Seigneur.
 
 
 
 
 
 

SERMON XI. Il faut remarquer deux choses principales dans la rédemption des hommes, le fruit que nous en tirons, et la manière dont elle s'est accomplie.

1. J'ai dit à la fin du discours précédent, et je le répète encore bien volontiers, que je désire vous voir participer tous à cette onction sacrée par laquelle la piété se souvient des bienfaits de Dieu avec joie et action de grâces. Car cela est extrêmement avantageux , parce qu'il sert à alléger les travaux de la vie présente, qui deviennent plus supportables lorsque nous nous réjouissons dans les louanges de Dieu, et parce que rien ne représente aussi parfaitement sur la terre l'état des bienheureux dans le ciel, que l'allégresse de ceux qui louent Dieu. C'est pour cela que l'Écriture dit : " Heureux ceux qui demeurent dans votre maison, Seigneur, ils vous loueront dans les siècles des siècles (Psal. LXXXIII, 5). " Je pense que c'est particulièrement ce parfum que le Prophète avait en vue quand il s'écriait : " Comme il est lion et agréable, pour des frères, d'habiter ensemble! C'est comme un parfum précieux répandu sur la tête (Psal. CXXXII, 5). " Car il semble que cela ne peut convenir au premier ; en effet, s'il est bon, il n'est pourtant point agréable, attendu que le souvenir des péchés ne cause pas du plaisir, niais de l'amertume. D'ailleurs, ceux qui le composent ne demeurent pas ensemble, car chacun pleure à part ses propres péchés. Quant à ceux qui se répandent en actions de grâces, ils ne regardent que Dieu, et ne pensent qu'à lui; c'est pourquoi ils demeurent vraiment ensemble. Or, ce qu'ils font non-seulement est bon, car ils réservent la gloire a celui à qui elle appartient légitimement, mais agréable, puisqu'il leur procure beaucoup de satisfaction.

2. Voilà pourquoi je vous conseille à vous, qui êtes nies amis, de vous arracher quelquefois au souvenir fâcheux et pénible de vos péchés, et de marcher dans un chemin plus uni, en vous entretenant de pensées agréables, et en repassant, dans votre mémoire, les bienfaits de Dieu, afin que les regards que vous jetterez sur lui vous fassent un peu respirer de l'abattement et de la confusion que vous cause la considération de votre faiblesse. Je veux que vous suiviez le conseil que donne le Prophète, lorsqu'il dit : " Réjouissez-vous dans le Seigneur, et il vous accordera ce que votre coeur lui demande (Psal. XXXVI, 4). " Il est nécessaire dé concevoir de la douleur de ses péchés, mais il ne faut pas qu'elle soit continuelle, et on doit la mélanger du souvenir agréable de la clémence de Dieu, de peur que la trop grande tristesse n'endurcisse le cœur et que le désespoir n'achève sa perte. Mêlons le miel avec l'absinthe, afin que ce breuvage, d'une salutaire amertume, tempéré par quelque douceur, puisse se boire et donner la vie. Écoutez comme Dieu même tempère l'amertume d'un coeur contrit, comme il retire de l'abîme du désespoir, celui qui est dans la langueur et le découragement, comme par le miel d'une douce et fidèle promesse, il console celui qui est dans. la tristesse et relève celui qui est dans la défiance. Il dit par son Prophète : " Je mettrai mes louanges dans votre bouche pour vous en servir comme d'un frein, de peur que vous ne vous perdiez (Isa. XLVIII, 9) ; " c'est-à-dire, de peur que la vue de vos péchés ne vous jette dans une tristesse excessive, et, qu'emporté par le désespoir, comme un cheval qui n'a plus de frein, vous ne tombiez dans le précipice et ne périssiez. Je vous retiendrai, dit-il, comme par le frein de ma miséricorde, je vous relèverai par mes louanges, et vous respirerez à la vue de mes bienfaits, au lieu de vous abattre par celle de vos maux, quand vous me trouverez plus indulgent que vous ne vous jugerez coupable. Si Caïn avait été arrêté par ce frein, il n'aurait pas dit en se désespérant :. " Mon crime est trop grand pour mériter qu'on me le pardonne (Gen. IV, 13). " Dieu nous garde de ce sentiment, oui, qu'il nous en garde. Car sa bonté est plus grande que quelque crime que ce soit. C'est pourquoi le Sage ne dit pas, que le juste s'accuse toujours, il dit seulement qu'il s'accuse au commencement de son discours (Prov. XVIII, 17), qu'il a coutume de finir par les louanges de Dieu. Voyez un juste qui observe cet ordre. " J'ai examiné, dit-il, mes actions et ma conduite, et j'ai dressé mes pas dans la voie de vos louanges (Psal. CXVIII, 59), " afin que, après avoir souffert beaucoup de fatigues et de peines dans ses propres voies, il se réjouisse dans la voie des louanges de Dieu, comme dans la possession de toutes les richesses du monde. Et vous aussi, à l'exemple de ce juste, si vous avez des sentiments d'humilité de vous-mêmes, ayez du Seigneur des sentiments de confiance en sa bonté souveraine. Car vous lisez dans le Sage : " Croyez que le Seigneur est plein de bonté, et cherchez-le en simplicité de coeur (Sap. I, 1). " Or, c'est ce que le souvenir fréquent, que dis-je ? continuel de la libéralité de Dieu persuade aisément à l’esprit. Autrement, comment s'accompliraient ces paroles de l'Apôtre : "Rendant des actions de grâces en toutes choses (I Thess. V, 17), n si on bannit du cœur les sujets de gratitude et de reconnaissance? Je ne veux pas qu'on vous fasse le reproche honteux que l'Écriture adresse aux Juifs, en disant : " Ils ne se sont pas souvenus de ses bienfaits, ni des merveilles dont ils ont été les témoins oculaires (Psal. LXXVII, 11).

3. Mais comme il est impossible à qui que ce soit de repasser en son esprit, et de se rappeler tous les biens que le Seigneur, si plein de miséricorde et de bonté, ne cesse de répandre sur les hommes, car, comme dit le Prophète, qui sera capable de raconter les miracles de la puissance du Seigneur, et de le louer à proportion de ce qu'il mérite (Psal. CV, 2) ? Que du moins le principal et la plus grande de ses oeuvres, je veux dire l'œuvre de notre rédemption, ne s'éloigne jamais de la mémoire de ceux qui ont été rachetés. Or, dans cette oeuvre, il y a deux choses qui me viennent à la pensée, que je tâcherai de vous faire remarquer, et cela le plus brièvement qu'il me sera possible; afin d'abréger, car je n'ai pas oublié cette parole : " Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Prov. IX, 9). N Ces deux choses sont, la manière dont elle s'est faite, et le fruit qu'elle produit. La manière consiste dans l'anéantissement de Dieu, et le fruit, en ce que nous sommes remplis de lui. Méditer sur le fruit, c'est semer en nous une sainte espérance; et méditer sur la manière, c'est allumer en nous un amour très-ardent. L'un et l'autre sont nécessaires à notre avancement, pour empêcher ou que notre espérance ne soit mercenaire, si elle n'est accompagnée d'amour, ou que notre amour ne se refroidisse, si nous le croyons infructueux.

4. Or le fruit que nous attendons de notre amour est celui que l'objet de notre amour nous a promis par ces paroles. " Ils vous donneront, dit-il, une mesure pleine, pressée, entassée, et qui débordera (Luc. XVI, 38). " Cette mesure, à ce que je vois, sera sans mesure. Mais je voudrais bien savoir de quoi sera remplie cette mesure, ou plutôt cette immensité qui nous est promise. " Nul oeil, hormis le vôtre, ô mon Dieu, n'a vu les biens que vous avez préparés à ceux qui vous aiment (Isa. LXIV, 4). " Dites-nous, s'il vous plaît, quels sont les biens que vous préparez, vous qui les préparez. Nous croyons et nous espérons avec confiance, puisque vous nous le promettez, que " nous serons comblés des biens de votre maison (Psal. LXIV, 5). " Mais de quels biens? Est-ce du froment, du vin, de l'huile, de l'or, de l'argent ou des pierres précieuses ? Mais nous avons connu et vu ces choses, nous les voyons encore et les méprisons. Nous cherchons ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est tombé dans la pensée d'aucun homme. Voilà ce qui nous plaît, et ce que nous souhaitons, voilà, quoi que ce soit, ce que nous sommes bien aises de chercher, " Dieu les éclairera tous intérieurement, dit-il, et il sera toutes choses en tous (Joan. VI, 45). " A ce que j'entends, la plénitude que nous attendons de Dieu, ne sera que de Dieu même.

5. Qui peut comprendre la douceur ineffable renfermée dans ce peu de paroles, "Dieu sera toutes choses en tous?" Pour ne rien dire du corps, il y a trois facultés dans l'âme: La raison, la volonté et la mémoire : et ces trois facultés sont l'âme même. Toute personne spirituelle reconnaît assez combien il lui manque en ce monde, pour être entière et parfaite. Pourquoi cela, sinon parce que Dieu n'est pas encore toutes choses en tous? C'est ce qui fait que la raison se trompe souvent dans ses jugements, que la volonté est agitée de troubles et de passions, et que la mémoire est confuse par l'oubli de quantité de choses qu'elle perd. Une créature si noble est soumise malgré elle à cette triple vanité, bien qu'elle; espère un jour en être délivrée. Car celui qui comble les désirs de l'âme par une affluence de biens, sera lui-même à la raison une plénitude de lumière, à la volonté une abondance de paix, et à la mémoire un objet toujours présent et éternel. O vérité, ô charité, ô éternité! O Trinité bien heureuse, et source de bonheur! Ma misérable trinité à moi soupire tristement vers vous, parce qu'elle a le malheur d'être éloignée de vous. En combien d'erreurs, de peines et de craintes, cet éloignement ne l'a-t-il point plongée ? Hélas! malheureux que je suis, quelle trinité ai-je échangée contre la vôtre? "Mon coeur a été troublé, " c'est le sujet de ma douleur : " Mes forces m'ont quitté, " c'est la raison de ma crainte : " La lumière de mes yeux m'a abandonnée (Psal. XXXVII, 11), " c'est la cause de mon égarement. O trinité de mon âme, que vous avez trouvé dans ce lieu d'exil une trinité différente de celle de mon Dieu !

6. Néanmoins, " ô mon âme, pourquoi êtes-vous triste, et pourquoi me troublez-vous? Mettez votre espérance en Dieu. Car j'espère que je lui rendrai encore mes actions de grâces (Psal. XII, 6); " lorsque l'erreur sera bannie de ma raison, la douleur de ma volonté; et la crainte de ma mémoire, et que cette merveilleuse sérénité, cette parfaite douceur, et cette sécurité éternelle que nous espérons, auront succédé à tous ces maux. La vérité qui est Dieu, fera la première de ces choses, la charité, qui est Dieu, fera la seconde, et la souveraine puissance, qui est Dieu, fera la troisième, et Dieu sera tout en tous; la raison recevra une lumière qui ne s'éteindra jamais, la volonté jouira d'une pais qui ne sera traversée par aucun trouble, et la mémoire s'attachera éternellement à une source inépuisable de bonheur. Voyez si on ne pourrait point attribuer la première au Fils, la seconde au Saint-Esprit, et la troisième au Père, en sorte pourtant qu'on n'en soustraie aucune ni au Père, ni au Fils, ni à l'Esprit, de peur que quelqu'un ne croie que la distinction des personnes, en diminue la perfection, ou qua leur perfection ôte ce que chacune d'elles a de propre et de particulier. Considérez encore si les enfants du siècle éprouvent rien de semblable dans les plaisirs de la chair, dans les spectacles du monde, et dans les pompes de Satan; et néanmoins c'est par ces choses que la vie présente séduit ses misérables amateurs, suivant cette parole de saint Jean: " Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, et ambition du siècle (I Joan. II, 47). " Voilà pour ce qui est du fruit de la rédemption.

7. Quant à la manière de la rédemption, que nous avons dit, si vous vous en souvenez, être l'anéantissement de Dieu, je vous prie d'y considérer aussi principalement trois choses. Car ce n'a pas été un simple, un médiocre anéantissement; mais un anéantissement qui est allé jusqu'à la chair, jusqu'à la mort, jusqu'à la croix. Qui peut se faire une juste idée de cet excès d'humilité, de douceur, de bonté ineffable, qui a porté une Majesté si haute et si souveraine à se couvrir d'une chair, à souffrir la mort, à être déshonorée sur une croix? Mais on dira peut-être: Le Créateur ne pouvait-il réparer son ouvrage sans tant de peines? Il le pouvait, mais il a mieux aimé le faire par les souffrances, afin que désormais les hommes n'eussent plus aucun sujet de tomber dans le vice si détestable et si odieux de l'ingratitude. Sans doute il a enduré beaucoup de travaux, mais ce fut afin de se rendre les hommes redevables de beaucoup d'amour, et pour que la difficulté de la rédemption portât à la reconnaissance ceux à qui la facilité de leur création en avait si peu inspiré. Car, que disait l'homme ingrat, lorsqu'il n'était encore que créé ? J'ai été créé gratuitement, je le confesse, mais mon Créateur n'a eu ni peine ni mal à me former. Il m'a créé comme tous les autres êtres, d'un seul mot. La grande affaire de donner même les plus grandes choses, quand il n'en coûte qu'une parole! Voilà comment l'impiété des hommes diminuait le bienfait de la création, et tirait un sujet d'ingratitude de ce qui devait être la cause de leur amour, et cela pour avoir une excuse dans leurs péchés. Mais la bouche de ceux qui tenaient de méchants discours a été fermée. On voit plus clair que le jour, ô homme misérable, tout ce qu'il en a coûté à Dieu pour te sauver, car il n'a pas dédaigné de se faire esclave de Seigneur, pauvre de riche, chair de Verbe, fils de l'homme de fils de Dieu qu'il était. Souvenez-vous que si vous avez été créés de rien, vous n'avez pas été rachetés pour rien. C'est en six jours qu'il a créé toutes choses, et vous avec elles. Mais il a mis trente ans à opérer votre salut sur la terre. O que de travaux il a soufferts! N'a-t-il pas accru par l'ignominie de la croix, les infirmités de la chair, et les tentations de l'ennemi, et ne les a-t-il pas comblées par l'horreur de sa mort? Aussi était-il nécessaire, Seigneur, que voulant ainsi sauver les hommes et les bêtes, pour user de l'expression de votre Prophète, vous augmentassiez le nombre et la grandeur de vos miséricordes (Psal. XXXV, 8).

8. Méditez sur ces choses, et occupez-vous y sans cesse. Versez dans votre coeur ces sortes de parfums, pour dissiper l'odeur infecte de vos péchés qui l'a tourmenté si longtemps et pour avoir en abondance ces parfums qui ne sont pas moins doux que salutaires. Et toutefois ne pensez pas encore avoir de ces parfums excellents, qui sont sur les mamelles de l’Epouse, dont je ne veux pas commencer à parler maintenant, attendu que le temps me presse de finir ce discours. Retenez seulement ce que nous avons dit des autres, témoignez par votre conduite que vous les possédez déjà, et qu'ils vous servent à m'aider de vos prières, afin que je puisse parler dignement de si grandes délices de l'Épouse, et exciter vos coeurs à l'amour de l'Époux qui est Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XII. Le parfum de la piété est le plus excellent de tous. Respect que les inférieurs doivent avoir. pour leurs supérieurs.

1. Il me souvient que je vous ai parlé de deux parfums ; de celui de la contrition, qui comprend plusieurs péchés, et de celui de la dévotion qui contient plusieurs bienfaits : tous deux, salutaires, mais non pas tous deux agréables. Car le premier a une vertu piquante qui se fait sentir, parce que le souvenir amer des péchés, porte à la componction, et cause de la douleur; au lieu que le seconda une vertu lénitive, qui donne de la consolation et apaise la douleur par la considération de la bonté de Dieu. Mais il y a un parfum qui est bien plus excellent que les deux premiers, je l'appelle le parfum de la piété, parce qu'il est composé des nécessités des pauvres, de l'abattement des opprimés, du trouble de ceux qui sont tristes, des fautes de ceux qui pèchent, et enfin de tous les malheurs des misérables, fussent-ils nos ennemis. Ces ingrédients semblent méprisables, mais le parfum qui en est formé, surpasse infiniment tous les autres. Il a une vertu qui guérit. " Car bienheureux sont ceux qui font miséricorde, parce qu'ils recevront miséricorde (Matth. V, 7). " Donc, plusieurs misères ramassées ensemble, et regardées par l'oeil de la piété, sont la matière qui compose ces parfums précieux, dignes des mamelles de l'Épouse, et agréables aux sens de l'Époux. Heureuse est l'âme qui a soin de s'enrichir et de s'inonder de ces parfums, de les étendre de l'huile de la miséricorde, et de les faire cuire au feu de la charité. Qui croyez-vous que soit cet homme bienheureux, dont parle le Prophète, qui a pitié et qui prête (Psal. CXI, 5); sinon celui qui compatit volontiers aux maux des autres, qui est prompt à les secourir, qui met plutôt son bonheur à donner qu'à recevoir, qui est facile à pardonner et difficile à se mettre en colère, qui ne se venge jamais, et qui en toutes choses regarde les nécessités de son prochain, comme les siennes propres ? O âme bienheureuse, qui que vous soyez, qui êtes dans une si sainte disposition, qui êtes pleine de la rosée de la miséricorde, qui avez des entrailles de charité, qui vous rendez toute à tous, qui vous considérez comme un vase perdu, afin d'assister et de secourir les autres en tout temps et en tout lieu, et enfin qui êtes morte à vous-même, pour vivre à tout le monde, vous possédez certainement ce troisième et précieux parfum, et il coule de vos mains une liqueur infiniment douce et agréable. Elle ne se sèchera point dans les temps mauvais, et l'ardeur de la persécution ne la fera point tarir; Dieu ne mettra en oubli aucun de vos sacrifices, et il rendra parfait votre holocauste.

2. Il y a des hommes riches dans la cité du Seigneur des vertus. Il faut- voir si quelques-uns d'entre eux, ont ces parfums. Le premier qui se présente à moi, et qu'on rencontre ordinairement partout, c'est Paul, ce vase d'élection, ce vase vraiment aromatique et odoriférant, ce vase rempli de toutes sortes de poudres de senteurs. Car il était la bonne odeur du Christ en tout lieu. Certes, ce coeur généreux qui prenait tant de soin de toutes les Églises de la terre, répandait bien loin des parfums d'une douceur incomparable. Voyez un peu de quelle nature étaient ceux dont il s'était fourni. " Tous les jours, dit-il, je meurs pour votre gloire (I Cor. XV, 31). " Et encore : " Qui s'affaiblit sans que je m'affaiblisse aussi avec lui, qui est scandalisé sans que je brûle (I Cor. XI, 29) ? " Et beaucoup d'autres choses semblables que vous connaissez, et que cet homme si riche avait en abondance, et dont il se servait pour composer les plus excellents parfums. Il était bien juste d'ailleurs, que les mamelles qui allaitaient les membres de Jésus-Christ, dont Paul était comme la mère, car il les engendra plusieurs fois, jusqu'à ce que le Sauveur fût formé en eux, et qu'ils eussent quelque rapport et quelque proportion avec leur chef, fussent embaumées par les parfums les plus rares et les plus précieux.

3. Écoutez encore comment un autre juste avait en main des matières choisies, dont il composait d'excellents parfums. "Nul pèlerin, dit-il, n'a jamais couché dehors. Ma porte a toujours été ouverte à ceux qui voyageaient (Job. XXXI, 32). " Et ailleurs : " J'ai servi d'oeil à l'aveugle, et de pied au boiteux. J'étais le père des pauvres; je brisais les mâchoires du méchant, et lui arrachais sa proie d'entre les dents. Qu'on dise si j'ai refusé aux pauvres ce qu'ils désiraient, et si j'ai fait languir les peux de la veuve, après ce que je lui voulais donner; si j'ai mangé seul mon pain, et, si le pupille ne l'a pas mangé avec moi; si j'ai méprisé un passant, (a) parce qu'il était mal vêtu, et un pauvre qui n'avait point d'habit ; s'il ne m'a pas béni de ce que je le couvrais, et s'il n'a pas été réchauffé de la laine de mes brebis (Job. XXIX, 15). " De quelle odeur pensons-nous que ce juste avait embaumé la terre par ses œuvres de charité ? Chacune de ses actions était autant de parfums. Il en avait rempli sa propre conscience, afin de modérer l'infection de sa chair corruptible, par l'odeur agréable qui s'exhalait du fond de son âme.

4. Joseph, après avoir fait courir après soi toute l'Égypte à l'odeur de ses parfums, voulut bien encore les départir à ceux même qui l'avaient vendu. Il est vrai qu'il leur faisait des reproches avec un visage irrité, mais les larmes s'échappaient de l'onction de son coeur, et ces larmes n'étaient pas des marques de sa colère, mais des témoignages de la vivacité de son amour. Samuel pleurait Saül qui le cherchait pour le tuer, (Reg. XV, 35), et l'onction de piété venant comme à se fondre

a Saint Bernard cite d'après l'ancienne version; la vulgate porte maintenant " le mourant " d'après le texte hébreu et les Septante.

au-dedans de lui, parce que sou coeur s'embrasait par le feu de la charité, coulait au dehors par les yeux. Enfin, c'est la bonne odeur que la réputation avait répandue de tous côtés, qui fait dire de lui à l'Écriture sainte: " Tout le monde depuis Dan jusqu'à Bersabée, connut que Samuel était le fidèle Prophète du Seigneur (I Reg. III, 20)." Que dirai-je de Moïse? De quel gras parfum n'avait-il point rempli son cœur ? Ce peuple rebelle, au milieu duquel il était pour un temps, ne put jamais avec tous ses murmures, et toute sa fureur, lui faire perdre cette onction de l’esprit, quand il l'eut une fois reçue, ni l'empêcher de conserver sa douceur ordinaire, au milieu des différends et des querelles qui naissaient tous les jours. Aussi est-ce avec justice que le Saint-Esprit a rendu ce témoignage de lui, qu'il était le plus doux de tous les hommes de son temps (Num. XII, 3): Car il était pacifique avec ceux qui haïssaient la paix, (Psal. CXIX, 7), si bien que non-seulement il ne se mettait point en colère contre un peuple ingrat et rebelle, mais intercédait même pour lui, lorsque Dieu était irrité contre lui. C'est ce que nous lisons dans l'Écriture : " Dieu protesta de les perdre entièrement, si Moïse qui était son favori, n'eût arrêté les effets de sa vengeance, en le conjurant de détourner sa colère, et dune les pas détruire tout à fait (Psal. CV, 23). Enfin, dit-il, geignent, ou pardonnez-leur, ou effacez-moi du Livre de Vie (Exod. XXXII, 32)." O homme vraiment plein de l'onction de la miséricorde ! Certes il parle bien avec la tendresse d'un Père, puisqu'il ne peut goûter aucun plaisir, qu'avec ceux qu'il a engendrés. C'est comme si un homme riche disait à quelque pauvre femme: Entrez, pour dîner avec moi, mais laissez dehors ce petit enfant que vous portez entre vos bras, parce qu'il ne fait que pleurer, et nous incommoderait. Cette mère le ferait-elle, à votre avis? N'aimerait-elle pas mieux jeûner, que de manger seule avec ce riche, en abandonnant ce cher gage de son amour? Ainsi Moïse ne veut point entrer dans la joie de son Seigneur, si on laisse dehors ce peuple, qui bien que inquiet et ingrat ne laisse pas d'être chéri de lui aussi tendrement que s'il était véritablement sa mère. Ses entrailles le font beaucoup souffrir, il est vrai, mais il aime mieux souffrir le mal qu'elles lui font, que d'endurer qu'on les lui arrache.

5. Qu'y a-t-il de plus doux que David qui pleurait la mort de celui qui avait toujours désiré la sienne, (II Reg. I. 11), et souffrait si impatiemment la perte de celui à qui il succédait sur le trône ? Combien eut-il de peine à se consoler de la mort de son fils parricide (II Reg. XIX. 4) ? Certainement cette affection si grande était une marque infaillible d'une grande et excellente onction. Aussi disait-il à Dieu avec confiance : " Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur (Psal. CXXXI. 1). " Tous ces saints personnages ont donc eu d'excellents parfums, qui, encore aujourd'hui, répandent une odeur très-douce dans toutes les Églises. Mais cela ne leur est point particulier. Car tous ceux qui, durant cette vie, ont été bienfaisants et charitables, se sont étudiés à vivre avec tant de douceur parmi les heureux, ne se sont pas approprié, mais ont comme mis en commun toutes les grâces qu'ils ont eues, estimant qu'ils étaient également redevables aux amis et aux ennemis, aux sages et aux insensés; ont été utiles à tous, humbles par dessus tous, et aimés de Dieu et des hommes plus que tous, tons ceux-là, dis-je, ont répandu une odeur de vertus qui est encore maintenant en bénédiction, et les parfums précieux qui se sont exhalés de leur temps, nous embaument encore de nos jours. Ainsi, mon frère, qui que vous soyez, si vous nous faites part volontiers à nous qui sommes vos compagnons, des dons que vous avez reçus d'en haut; si vous vous montrez officieux, affectionné, agréable, facile, humble, nous vous rendrons tous ce témoignage, que vous exhalez aussi d'excellents parfums. Quiconque d'entre vous ne supporte pas seulement les infirmités de ses frères, tant celles du corps, que de l'esprit, mais s'il lui est permis et s'il le peut faire, les aide par ses services, les fortifie par ses exhortations, les forme par ses conseils, ou s'il ne le peut à cause de la règle, au moins ne cesse point de les assister dans leur faiblesse par la ferveur de ses oraisons, quiconque, dis-je, d'entre vous, exerce 'ces oeuvres de charité, répand certainement une bonne odeur parmi ses frères, et une odeur d'excellents parfums. Un frère comme celui-là dans une communauté , c'est du baume dans la bouche : on le montre comme une merveille, et tous disent de lui " Voilà celui qui aime ses frères et le peuple d'Israël; voilà celui qui prie beaucoup pour le peuple, et pour toute la ville sainte (II Macha. XV. 14). "

6. Mais voyons si nous ne trouverons rien dans l'Évangile qui concerne aussi ces parfums. " Marie-Madeleine et Marie mère de Jacques et Salomé, achetèrent des senteurs, afin d'embaumer le corps de Jésus, (Marc. XV). " Quelles sont ces senteurs si pieuses qu'elles méritent d'être achetées et apprêtées pour le corps de Jésus-Christ, et si abondantes qu'elles suffisent pour le parfumer tout entier? Car les deux premiers parfums n'ont été ni faits ni achetés particulièrement pour servir au Seigneur, outre que nous ne lisons point, qu'on les versa sur tout son corps; mais la première fois, on voit venir tout d'un coup une femme qui baise ses pieds, et qui les parfume (Matth. XXVI), et la seconde on voit cette même femme ou une autre, quia un vase de parfum, et qui les épanche sur sa tête, (Marc. XIV. 3) ; au lieu qu'ici elles achètent des aromates, afin d'embaumer Jésus. Elles achètent, non de l'huile de parfum, mais des aromates, l'huile de parfum n'était pas faite, elles la font tout exprès pour embaumer, non une seule partie du corps, comme les pieds, ou la tête, mais Jésus, comme dit l'Évangile, c'est-à-dire son corps tout entier.

7. Vous pareillement, qui que vous soyez, si vous prenez des entrailles de miséricorde, ne soyez pas seulement libéral et obligeant envers vos parents, ou envers ceux dont vous avez reçu du bien, ou dont vous espérez en recevoir, car les païens font cela aussi bien que vous; mais si, selon le conseil de saint Paul, vous tâchez de rendre ces devoirs de charité à tout le monde, en sorte que vous ne les déniiez pas, même à vos ennemis, il est hors de doute que vous êtes aussi riche en excellents parfums, et que vous n'oignez pas seulement la tête et les pieds du Seigneur, mais que vous avez entrepris encore, autant qu'il est en vous, de parfumer tout son corps, qui est l'Église. Et peut-être le Seigneur Jésus ne voulut-il pas qu'on répandit sur son corps mort les parfums qu'on avait préparés, afin de les conserver pour son corps vivant. Car l'Église est vivante, elle qui mange le pain vivant descendu du ciel. C'est le corps de Jésus-Christ qui lui est le plus cher, puisque nul chrétien n'ignore qu'il a livré son autre corps à la mort, afin que celui-ci fût immortel. Il désire qu'elle soit embaumée et que ses membres infirmes soient l'objet d'onctions salutaires. Il a donc réservé pour elle ces parfums, lorsque, prévenant l'heure, et hâtant sa gloire, il n'a pas trompé mais instruit la dévotion des saintes femmes qui venaient pour l'embaumer. Il a refusé d'être parfumé, mais pour épargner le parfum, non point parce qu'il le méprisait, il ne dédaignait pas ce pieux devoir, mais il en remettait l'utilité à un autre temps. Je dis l'utilité non de ce parfum matériel et corporel, mais d'un spirituel dont celui-là était la figure. En ce parfum donc ce maître si plein de bonté épargnait ces autres parfums spirituels si excellents, qu'il désirait vair employés aux besoins spirituels et corporels de ses membres, D'ailleurs un peu auparavant lorsqu'on en répandait d'assez précieux sur sa tête ou sur ses pieds, empêcha-t-il de le faire? Au contraire il reprit même ceux qui l’empêchaient. Car comme Simon s'indignait de ce qu'il permettait à une pécheresse de le toucher, il fit une parabole pour l'en reprendre; et répondit à d'autres qui se plaignaient de la perte qu'on faisait de ce parfum : "Pourquoi tourmentez-vous cette femme (Matt. XXVII.10) ? "

8. Pour faire ici une petite digression, il m'est aussi arrivé quelquefois, qu'étant assis pour mon utilité particulière, aux pieds de Jésus, pour pleurer dans le souvenir de mes péchés, ou qu étant debout auprès de sa tète, ce qui m'arrivait plus rarement, je me réjouissais dans le souvenir de ses bienfaits, j'ai entendu ces paroles : " Pourquoi cette perte ? " on m'accusait de ne vivre que pour moi seul, parce qu'on pensait que je pouvais être utile à plusieurs. Et on ajoutait: " car on pourrait le vendre bien cher, et en donner le prix aux pauvres ". Mais quel avantage me reviendrait-il de gagner tout le monde, si je me perdais moi-même? C'est pourquoi, regardant ces paroles comme les mouches dont l'Écriture parle (Eccl. X, 1), qui corrompent toute la douceur du parfum où elles vont périr, je me suis souvenu de ce mot divin . " Mon peuple, ceux qui vous disent heureux vous trompent (Isa. III, 12 ). " Mais que ceux qui me reprochent mon repos écoutent le Seigneur m'excuser et répondre pour moi : " Pourquoi, dit-il, tourmentez-vous cette femme (Matth. XXVI, 10) ? " C'est-à-dire, vous ne voyez que le dehors, et vous jugez sur ce que vous voyez. Ce n'est pas un homme, comme vous croyez, qui puisse mettre la main à des choses fartes, mais c'est une femme. Pourquoi tentez-vous de lui imposer un joug que je sais bien qu’il n'est pas capable de porter ? Il exerce de bonnes oeuvres envers moi. Qu'il demeure dans le bien, tant qu'il ne peut pas faire mieux. Lorsque par un progrès spirituel, de femme il sera devenu homme, et homme parfait, il pourra s'employer à faire une oeuvre parfaite.

9. Mes frères, respectons les évêques, mais redoutons les travaux où le devoir de leur charge les engage. Si nous en considérons bien la peine, nous n'en désirerons point l'honneur. Reconnaissons que cette dignité est au-dessus de nos forces; et que des épaules délicates et efféminées ne se hasardent pas à porter les fardeaux des hommes. Ne les censurons pas, mais honorons-les. Car il y a de l'inhumanité à reprendre les actions de ceux dont on fuit les travaux. Quelle témérité n'est-ce point à une femme qui file dans sa maison, de faire des reproches à un homme qui retourne du combat ? Si donc celui qui vit dans un cloître remarque qu'un prélat, engagé dans le monde, se conduit avec moins de régularité et de discrétion qu'il ne devrait, dans ses discours, dans sa manière de vivre, dans son sommeil, ses ris, ses colères, ou ses jugements; qu'il ne se hâte pas de le condamner aussitôt; qu'il se souvienne au contraire qu'il est écrit : " Un homme qui fait mal vaut mieux qu'une femme qui fait bien (Eccle. XLII, 14) ". Car si vous faites bien en veillant sur vous-même, celui qui en assiste plusieurs fait encore mieux, et mène une vie plus virile. S'il ne peut exercer les fonctions de son ministère, sans commettre quelques fautes, c'est-à-dire sans être inégal dans sa conduite, souvenez-vous que " la charité couvre beaucoup de péchés (Jacob. V, 8). " Je dis cela contre deux tentations auxquelles lés religieux sont sujets : la première, de rechercher par ambition la dignité de l'épiscopat; et la seconde, d'être poussés, par une inspiration diabolique, à juger témérairement des actions des évêques.

10. Mais retournons aux parfums de l'Épouse. Voyez-vous combien on doit préférer aux autres le parfum de la piété, le seul dont la perte n'est point permise ? Et on le perd si peu, qu'un verre d'eau froide ne demeure point sans récompense (Matth. X, 42). Néanmoins celui de la contrition qui se compose du souvenir des péchés, et qui se verse sur les pieds du Seigneur, est bon aussi, puisque "Dieu ne méprisera point un coeur contrit et humilié (Psal. L, 19). " Je pense que celui de la dévotion qui se fait du souvenir des bienfaits de Dieu est encore meilleur, parce qu'il est estimé digne de parfumer la tête, en sorte que Dieu dit de ce parfum-là : " Le sacrifice de louanges m'honorera (Psal. XLIX, 23). " Mais l'onction de la piété qui se fait de la compassion des misérables, et se répand partout le corps de Jésus-Christ les surpasse infiniment tous deux ; et quand je dis le corps de Jésus, ce n'est pas de celui qui a été crucifié, mais de celui qui a été acquis par les souffrances du premier que je parle. Certes, il faut que ce parfum soit bien excellent puisque, en comparaison de ce parfum, Dieu témoigne qu'il ne regarde pas même les autres, lorsqu'il dit : " Je demande la miséricorde, non des sacrifices (Matth. IX, 13). " Je pense donc qu'entre toutes les vertus, les mamelles de l'Épouse exhalent principalement l'odeur de celle-là, puisqu'elle a tant de soin de se conformer en tout à la volonté de l'Époux. N'était-ce pas cette odeur de miséricorde que l’habite répandait même après sa mort? et si elle ressuscita bientôt, ce fut parce que cette odeur de la vie prévalut en elle sur celle de la mort.

11. Mais écoutez une parole abrégée sur ce sujet : Quiconque enivre, par ses paroles, et répand une bonne senteur par ses bienfaits, peut-être convaincu que c'est de lui qu'il est dit : "Vos mamelles sont meilleures que le vin, et elles exhalent un parfum très-délicieux (Cant. I, 1) ". Mais qui est celui qui en est arrivé là? Qui est celui d'entre nous qui possède pleinement et parfaitement, au moins une de ces deux qualités, en sorte qu'il ne lui arrive point quelquefois d'être stérile dans ses discours et tiède dans ses actions? Mais il y en a une qui peut sans aucun doute et à bon droit être louée de les posséder toutes les deux. C'est l'Église qui, dans le grand nombre de ses enfants, ne manque jamais d'en avoir qui lui procure de quoi enivrer, et de quoi embaumer. Car ce qui lui manque en l'un, elle le trouve en l'autre, selon la mesure que Dieu lui a départie, et le bon plaisir, de l'Esprit-Saint qui distribue ses dons à chacun, ainsi que bon lui semble. L'Eglise répand une odeur agréable dans la personne de ceux qui, se font des amis des richesses d'iniquités, et elle enivre par les ministres de la parole, oui épanchent sur la terre le vin d'une joie spirituelle, l'enivrent, pour ainsi dire, et recueillent du fruit dans leur patience. Elle se nomme elle-même Épouse avec hardiesse et confiance, parce qu'elle a vraiment les mamelles meilleures que le vin et exhalant l'odeur des parfums les plus précieux. Or bien que nul de vous n'ait assez de présomption pour appeler son âme l'Épouse du Seigneur, néanmoins comme nous sommes du corps de l'Église, qui se glorifie, à bon droit de ce nom, et de la chose qu'il signifie, ce n'est pas sans quelque raison que nous participons à cette gloire. Car on ne saurait nier que dans ce que nous possédons pleinement et entièrement tous ensemble, chacun de nous en particulier ait sa part. Grâces vous soient rendues, Seigneur Jésus, de ce que vous avez daigné nous associer à votre Église qui vous est si chère, non-seulement pour être Chrétiens, mais encore pour être unis à vous en qualité d'Épouse par de chastes et éternels embrassements, lorsque, à face, découverte, nous contemplerons aussi votre gloire, cette gloire que vous possédez également avec le Père et le saint Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XIII. Nous devons faire remonter à Dieu comme à la source de tout bien, toutes les grâces que nous recevons de lui.

1. La source des fontaines et des fleuves, c'est la mer ; et la source des vertus et des sciences, est notre Seigneur Jésus-Christ. Car, qui est le Seigneur des vertus, sinon le roi de gloire? Il est encore le Seigneur des sciences, selon le cantique d'Anne la prophétesse (Reg. II, 3). La continence de la chair, la pureté de coeur, la rectitude de la volonté, procèdent de celte source divine. C'est peu, mais la vivacité de l'esprit, la grâce de la parole, la sainteté des moeurs ont la même source. C'est de là que les discours de la science et de la sagesse tirent leur origine. Car tous les trésors de la sagesse et de la science y sont renfermés (Col. 11, 3). Que dirai-je des conseils purs, des jugements équitables, et des saints désirs, ne sont-ce pas encore des ruisseaux de cette source ? Si toutes les eaux retournent sans cesse à la mer par des conduits cachés et souterrains, afin d'en sortir ensuite par un cours perpétuel et infatigable pour servir à l'usage des hommes, pourquoi ces ruisseaux spirituels ne retourneront-ils pas aussi à leur propre source, sans intermittence et sans diminution, pour ne cesser point d'arroser le champ de nos âmes? Que les fleuves des grâces retournent au lieu d'où ils partent, pour couler de nouveau. Que cet écoulement céleste remonte à son principe, peur se répandre ensuite sur la terre avec plus d'abondance. Comment l'entendez-vous, me dira-t-on ? Je l'entends selon ces paroles de l'Apôtre : " Rendant des actions de grâces à Dieu en toutes choses (I. Thess. V, 18). " Tout ce que vous croyez avoir de sagesse et de vertu, attribuez-le à la vertu et à la sagesse de Dieu, qui est Jésus-Christ.

2. Et qui serait assez fou, dites-vous, pour présumer les tenir d'ailleurs? Personne assurément, et le Pharisien même rend grâces à Dieu (Luc. XVIII, 1). Néanmoins Dieu ne le loue pas de sa justice; et cette action de grâces, si vous vous souvenez bien de l'Évangile, ne le lui rend pas agréable. Pourquoi? C'est que quelque dévotion qui paraisse au dehors cela ne suffit pas pour excuser l'enflure du cœur devant celui qui voit de loin ceux qui s'élèvent par l'orgueil (Psal. CXXXVII, 6). On ne se moque pas de Dieu, ô Pharisien. Croyez-vous avoir quelque chose que vous n'ayez point reçu? Rien, dites-vous, et c'est pour cela que je rends grâces à celui qui m'a donné ce que j'ai. Si vous n'avez rien du tout, vous n'avez eu aucun mérite précédent, pour recevoir les choses dont vous vous glorifiez. Si vous en demeurez aussi d'accord, c'est donc en vain d'abord, que vous vous élevez avec présomption au dessus du Publicain; car s'il n'a pas ce, que vous avez, c'est parce qu'il ne l'a pas reçu comme vous. De plus, prenez garde que vous ne rapportiez pas pleinement à Dieu tous ses dons, et que, détournant pour vous, quelque chose de sa gloire et de son honneur, vous ne soyez justement accusé de fraude, et de fraude envers Dieu. Car si vous vous attribuiez quelque chose des vertus dont vous vous vantez, comme venant de vous, je croirais que c'est parce que vous vous trompez vous-même, non pas que vous vouliez tromper; et je corrigerais cette erreur. Mais comme en rendant des actions de grâces, vous montrez que vous ne vous attribuez rien à vous-même, et que vous reconnaissez prudemment que vos mérites sont des dons de Dieu; et de plus, comme en méprisant les autres, vous vous trahissez vous-même, et faites voir que vous parlez avec un coeur double; d'un côté vous faites servir votre langue au mensonge, et de l'autre vous usurpez la gloire de dire la vérité. En effet, vous ne jugeriez pas le Publicain méprisable. au prix de vous, si vous n'estimiez pas que vous êtes plus que lui. Mais que répondez-vous à l'Apôtre qui nous prescrit cette règle, et vous dit : " A Dieu seul soit honneur et gloire (I. Tim. I, 9) ? " Que répondez-vous de même à l'ange qui distingue et apprend ce qu'il plaît à Dieu de se réserver, et ce qu'il daigne départir aux hommes quand il s'écrie : " Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Luc. II, 14) ? " Voyez-vous maintenant que le Pharisien, en rendant grâces, honore Dieu des lèvres, et que dans son coeur ce n'est que lui-même qu'il honore. Ainsi nous en voyons plusieurs, dans la bouche desquels retentissent des actions de grâces; mais plutôt par habitude que par un sentiment véritable; c'est au point même que des scélérats à chacun de leurs crimes rendent souvent grâces à Dieu de ce qu'ils ont réussi, du moins ils le pensent ainsi, dans l'accomplissement de leurs désirs déréglés. Vous entendrez par exemple un voleur, après avoir exécuté son mauvais dessein, et dévalisé quelqu'un, se réjouir secrètement en lui-même, et dire : Dieu soit loué, je n'ai pas veillé en vain, et je n'ai pas perdu ma peine. De même celui qui a tué un homme, ne s'en glorifie-t-il pas, et ne rend-il pas grâces à Dieu de ce qu'il a été plus fort que son adversaire, ou s'est vengé de son ennemi ? Un adultère de même saute de joie, et loue Dieu de ce qu'il a joui enfin d'un plaisir qu'il avait longtemps désiré.

3. Toute sorte d'actions de grâces n'est donc pas agréable à Dieu, il n'y a que celle qui part d'un coeur pur et simple. Je dis pur, à cause de ceux qui se glorifient même de leurs mauvaises actions et rendent souvent grâces à Dieu, comme si Dieu se réjouissait ainsi qu'ils le font lorsqu'ils ont mal fait, et prenait plaisir à des crimes détestables. Quiconque est ainsi fait, entendra ces paroles terribles : " Vous vous êtes persuadé faussement et injustement que je serais semblable à vous; mais je vous châtierai, et vous ferai paraître devant vous-même, avec toute la laideur et la difformité de vos crimes (Psal. XLII, 21). " J'ai ajouté, et simple, à cause des hypocrites qui glorifient bien Dieu de leurs bonnes oeuvres, mais ne le glorifient que du bout des lèvres et retiennent pour eux, de coeur, ce qu'ils lui donnent de bouche. Aussi comme ils agissent en sa présence avec fourberie, il hait leur iniquité. Les premiers dans leur impiété, attribuent à Dieu leurs mauvaises actions; et ceux-ci, dans leur luxe, s'approprient les biens qu'ils ont reçus de Dieu. Or, quant au premier de ces deux vices, il est si plein de folie, d'irréligion, et je puis dire même de brutalité, que je crois qu'il n'est pas nécessaire que je vous avertisse de l'éviter. Mais le second a coutume de dresser des embûches principalement aux personnes religieuses et spirituelles. C'est sans doute une grande et rare vertu de ne savoir pas qu'on est grand quand on fait de grandes choses, et d'être le seul à qui sa propre sainteté soit inconnue, tandis qu'elle est manifeste à tout le monde. Paraître admirable aux autres, et s'estimer soi-même méprisable, c'est ce que je tiens pour plus merveilleux que les vertus mêmes qui causent cette admiration. Vous êtes vraiment un serviteur fidèle, s'il ne vous demeure rien de toute la gloire de votre maître, lorsque cette gloire, si elle ne vient pas de vous, ne laisse pas néanmoins de passer par vous. C'est alors que, selon la parole du Prophète (Isa. XXXIII, 15), vous rejetez les richesses acquises par la fausseté, et vous avez les mains nettes de tous présents. C'est alors que selon le commandement du Seigneur, votre lumière luit devant les hommes, non pas afin qu'ils vous glorifient, mais afin qu'ils glorifient le Père qui est dans les cieux (Matth. V, 16). Et enfin, imitant saint Paul et les fidèles prédicateurs qui ne prêchent pas leurs vertus, vous ne cherchez pas non plus vos propres intérêts, mais les intérêts de Jésus-Christ (Philip. II, 21). C'est pourquoi on vous dira aussi bien qu'à eux : " Or çà, bon et fidèle serviteur, puisque vous avez été fidèle dans le peu que je vous avais confié, je vous établirai maître de grands biens (Maith. XXV, 21).

4. Si Joseph, en Égypte, savait bien que la maison et tous les biens de son Maître lui avaient été confiés, il n'ignorait pas en même temps, que sa maîtresse faisait exception, aussi voulut-il point la toucher, bien qu'elle le pressât de le faire : "De tous les biens démon Maître, dit-il, il n'y en a point qui ne soit en ma puissance, et qu'il ne m'ait donné, hormis vous qui êtes sa femme (Gen. XXXIX, 9). " Il savait que la femme est la gloire de son mari, et il regardait comme une grande injustice, et une ingratitude honteuse, de déshonorer celui qui l'avait comblé de tant d'honneurs. Cet homme de Dieu si plein de sagesse savait qu'un mari est aussi jaloux de sa femme que de sa gloire, et que son maître s'était réservé la garde de la sienne, et ne l'avait point confiée à d'autres; aussi ne se permit-il point de la toucher. Quoi donc? L'homme sera jaloux de sa gloire, et il osera ravir à Dieu la sienne, comme s'il n'en était pas aussi jaloux ? Écoutez ce qu'il dit : Je ne donnerai point ma gloire à un autre (Isa. XLVIII, 11). " Que donnerez-vous donc, Seigneur; répondez, que donnerez-vous? " Je vous donne la paix, dit-il, je vous laisse la paix (Joan. XIV, 27). " Cela me suffit. Je vous remercie de ce que vous me laissez, et vous laisse ce que vous vous réservez. Ce partage nie plaît, et je ne, doute point qu'il ne me soit avantageux. Je renonce entièrement à la gloire, de peur que si j'usurpe ce qui né m'est pas accordé je perde justement même ce que l'on m'accorde. Je veux la paix, je désire la paix et rien davantage. Celui à qui la paix ne suffit pas, vous ne lui suffisez pas vous-même. Car vous êtes notre paix, vous qui nous avez réconciliés avec vous (Ephes. II. 14). Il fauta mais il me suffit que je sois réconcilié avec moi. Car du moment que je suis devenu votre ennemi, je me suis devenu à charge à moi-même (Job. VII, 20). Je me tiens sur mes gardes, et ne veux pas me montrer ingrat pour le bienfait de la paix que vous m'avez donné, ni usurper votre gloire. Que votre gloire, Seigneur, que votre gloire vous demeure tout entière : Je serai encore trop heureux si je puis avoir la paix.

5. Lorsque Goliath fut terrassé, le peuple se réjouit d'avoir recouvré la paix, mais David reçut une gloire infinie. Josué, Jephté, Gédéon, Samson et Judith même, quoique femme, triomphèrent glorieusement de leurs ennemis, mais si le peuple jouissait avec bonheur de la paix, nul ne partagea avec eux la gloire qu'ils avaient acquise. Judas Machabée, célèbre aussi par tant de victoires, car il avait souvent donné la paix à son peuple en combattant vaillamment, partagea-t-il jamais avec qui que ce fût la gloire de ses illustres actions? Aussi l'Écriture dit elle : " Il y eut parmi le peuple, non une grande gloire, mais une grande joie (I. Mac. IV. 58). " Les merveilles que le Créateur de toutes choses a opérées sont-elles moindres que celles de ces grands hommes pour avoir moins de sujet de se glorifier? Lui seul a créé tout ce qui est, lui seul a triomphé de son ennemi, lui seul a délivré les Captifs et quelqu'un partagerait sa gloire? " Mon bras, dit-il, a été mon secours (Isa. LXIII, 5). " Et ailleurs : " J'ai pressé seul le raisin, et personne ne m'a aidé. " Quelle part puis-je donc prétendre à la victoire n'en ayant point eu au combat? Ne serait-ce pas le comble de l'impudence, que de m'attribuer ou la gloire sans victoire, ou la victoire sans combat ? Mais pour parler comme l'Écriture, montagnes, recevez la paix pour le peuple, recevez la paix pour nous, mais réservez la gloire à celui-là seul, qui seul a combattu, qui seul a remporté la victoire. Qu'il en soit ainsi, je vous en prie. qu'il en soit ainsi. " Gloire à Dieu dalla le ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. " Celui-là n'est pas homme de bonne volonté, au contraire, il est un homme de très-mauvaise volonté, qui, non content de la paix, aspire encore à la gloire de Dieu avec un oeil superbe et un coeur insatiable, et de cette sorte il ne conserve point la paix et n'acquiert point la gloire. Qui croirait une muraille si elle disait qu'elle produit le rayon qui lui arrive par la fenêtre? Ou qui ne se moquerait des nuées, si elles se glorifiaient d'engendrer la pluie? Pour moi je suis assuré, que ni les ruisseaux ne viennent du canal par où ils coulent, ni les paroles prudentes des lèvres ou de la langue qui les profère, encore que mes sens corporels semblent me dire le contraire.

6. Si je vois quelque chose dans les saints qui soit digne de louange ou d'admiration, lorsque je viens à l'examiner à la lumière éclatante de la vérité, je trouve qu'ils paraissent grands et admirables, mais qu'il y en a un autre qu'eux qui Test en effet, et je loue Dieu dans ses saints. Prenez si vous voulez, Élisée ou l'illustre Élie; ces grands personnages qui ont ressuscité tant de morts? Ce n'est pas parleur propre puissance qu'ils ont opéré ces prodiges nouveaux et extraordinaires, mais par la puissance de Dieu dont ils n'étaient que les ministres, et qui, demeurant en eux, faisait toutes ces merveilles par eux. Il est invisible et inaccessible par sa nature, mais il se rend dans les siens visible et admirable, et seul admirable, parce que seul il fait des choses qui méritent d'être admirées (Psal. LXXI, 13). La peinture et l'écriture sont des arts dignes de louange, et cependant on ne loue ni la plume ni le pinceau; pourquoi donc attribuer la gloire d'un discours utile à la langue ou aux lèvres qui le prononcent ? Il est temps que le Prophète parle. " La cognée, dit-il, se glorifiera-t-elle contre celui qui s'en sert, ou la scie s'élèvera-t-elle contre celui qui la met en oeuvre? C'est la même chose qu'un bâton, qui n'est que du bois, s'élève contre celui qui en veut tirer quelque usage, ou qu'un homme se glorifie s'il ne se glorifie dans le Seigneur (Isa. X, 15). " S'il faut se glorifier, saint Paul m'apprend de quoi et en qui je le dois faire. " Notre gloire, dit-il, est le témoignage que nous rend notre conscience (I. Cor. I, 10). " Je me glorifie sans crainte, si ma conscience me rend témoignage que je n'usurpe rien de la gloire de mon Créateur, parce que alors je ne me glorifie pas contre le Seigneur, mais dans le Seigneur. Or, non-seulement on ne nous défend pas de nous glorifier de la sorte, mais encore on nous exhorte à le faire. " Vous cherchez, dit saint Jean, à recevoir de la gloire les uns des autres, et vous ne désirez point celle qui vient de Dieu seul. (I. Joan. V, 44). " En effet, c'est à Dieu seul, qu'on doit de ne se glorifier qu'en lui. Et cette gloire-là n'est pas petite puisqu'elle est aussi vraie que son objet, et qu'elle est si rare que du petit nombre des parfaits, il y en a très peu qui la possèdent parfaitement. Laissons donc les enfants des hommes qui ne sont que vanité, laissons les enfants des hommes qui ne sont que mensonge, laissons-les se séduire les uns les autres (Psal. LXI, 10). Car celui qui se glorifie avec sagesse éprouvera son ouvrage, et l'examinera soigneusement à la lumière de la vérité, et trouvera ainsi ses louanges en lui-même, sans les attendre de la bouche d'autrui. Ne serait-ce pas une grande folie à moi de confier ma gloire à vos lèvres, et de l'aller mendier auprès de vous, quand j'en voudrai avoir? Comme s'il n'était pas en votre pouvoir d'approuver ou d'improuver mes actions à votre fantaisie. Il vaut bien mieux que je la retienne par devers moi; je la garderai pour moi bien plus fidèlement que vous; ou pour mieux dire, je ne la garderai pas, mais je la donnerai en garde à celui qui peut me conserver ce dépôt jusqu'au dernier jour; nie le garder avec soin, et me le rendre avec fidélité. Alors chacun recevra de Dieu en toute sécurité les louanges qu'il a méritées, mais il n'y aura que ceux qui auront méprisé celles des hommes. Car pour ceux qui ne goûtent que les choses de la terre, leur gloire leur deviendra un sujet de confusion, selon ces paroles de David : " Ceux qui plaisent aux hommes seront couverts de confusion, parce que Dieu les rejettera de devant sa face (Psal. LII, 6). "

7. Mes frères, puisque cela est ainsi, que nul de vous ne désire être loué en cette vie, car tout l'honneur que vous tâchez d'acquérir en ce monde, si vous ne le rapportez à Dieu, c'est un larcin que vous lui faites. En effet, quel sujet avez-vous de vous glorifier; quel sujet, je le répète, en avez-vous, vous qui n'êtes qu'une infecte poussière? Est-ce de la sainteté de votre vie? Mais n'est-ce pas l'Esprit qui sanctifie? Et quand je dis l'Esprit, ce n'est pas le vôtre, mais celui de Dieu. Quelques prodiges et quelques miracles que vous fassiez, si c'est par vous qu'ils s'opèrent, c'est la puissance de Dieu qui se sert de vous pour les opérer. Le peuple vous donne-t-il des louanges de ce que vous avez dit quelque chose de bon, et l'avez-vous bien dit peut-être? Considérez que c'est de Jésus-Christ que vous tenez votre science et votre sagesse. Car qu'est-ce que votre langue, n'est-ce pas la plume entre les mains de l'écrivain? Et mêmeon ne fait que vous la prêter ; c'est un talent qu'on vous a confié, et on vous le redemandera avec usure. Si vous êtes vigilant et laborieux, si vous êtes fidèle à correspondre aux grâces de Dieu, vous recevrez la récompense de votre travail. Si non, on vous ôtera le talent qu'on vous a confié, sans laisser pourtant d'en exiger l'intérêt, et vous serez traité comme nu serviteur mauvais et paresseux. C'est pourquoi, que toute la gloire des biens, que les différentes grâces de Dieu font paraître en vous, lui soit rapportée comme à l'auteur et au distributeur souverain de tout ce qu'il y a de bon et de louable au monde. Et qu'elle le soit, non en apparence seulement, comme font les hypocrites, ni par coutume, comme font les gens du siècle, ni par une espèce de nécessité, comme on oblige les bêtes de somme à porter des charges et des fardeaux, mais comme il est à propos que des saints le fassent, c'est-à-dire avec une fidélité sincère, une piété ardente et une gaieté douce et éloignée de toute licence. Ainsi, en offrant un sacrifice de louanges, et en rendant nos voeux de jour en jour, efforçons-nous avec tout le soin possible de joindre le sentiment à l'habitude, la ferveur au sentiment, la joie à la ferveur, la modestie à la joie, l'humilité à la modestie, la liberté à l'humilité, afin de marcher en attendant avec le dégagement d'un esprit épuré de tous vices, de sortir en quelque sorte hors de nous-mêmes par l'ardeur de nos désirs et de nos affections, de ressentir une joie et une allégresse toute spirituelle dans la lumière de Dieu, et dans les douceurs de l'Esprit-Saint, et de montrer que nous sommes du nombre de ceux que le Prophète avait en vue, lorsqu'il disait :" Seigneur, ils marcheront à la lumière de votre visage, ils se réjouiront toujours en votre nom, et votre justice sera le sujet de leur exaltation et de leur gloire (Psal. LXXXVIII, 16). "

8. Mais on me dira peut-être : Ce que vous dites est bon, mais il serait mieux encore que vous demeurassiez dans votre sujet. Attendez un peu. Je ne l'ai pas oublié. N'avons-nous pas à expliquer ces paroles votre nom est une huile répandue (Cant. I, 2) ? " C'est là ce dont il s'agit. C'est ce que nous avons entrepris de traiter. Je vous laisse à juger, si ce que nous avons dit jusqu'ici est inutile. Je vais vous montrer en peu de mots que ce que j'ai dit n'est pas hors de propos. Ne vous souvenez-vous point que la dernière chose que je vous faisais remarquer dans les mamelles de l'Épouse, c'est la douce odeur des parfums qu'elles exhalent? Qu'y a-t-il donc de plus convenable pour l'Épouse de reconnaître qu'elle les tient de son Époux, si elle ne veut pas qu'on croie qu'elle se les attribue? Or vous voyez bien que tout ce que nous avons dit tend à ce but. Si mes mamelles sentent si bon, dit l'Épouse, et sont si agréables, je ne l'attribue ni à mes soins, ni à mes mérites; mais je reconnais le tenir de vos largesses, ô mon époux, de ce nom adorable qui est comme de l'huile répandue. Demeurons-en là pour ce qui est de la suite du texte.

9. Quant à l'explication du verset qui nous a donné l'occasion de vous parler si longuement sur le vice détestable de l'ingratitude, nous le remettrons à un autre temps, et le réserverons pour un autre discours. Il suffit à cette heure de vous suggérer cette réflexion. Si l'Épouse n'ose se rien attribuer de toutes ses vertus et de toutes ses grâces, combien moins le devons-nous faire, nous qui ne sommes peut-être que de jeunes filles ? Disons donc aussi en marchant sur les pas de l'Épouse : " Ne nous donnez point de gloire, Seigneur, ne nous en donnez point, donnez-la toute à votre nom. (Psal. CXIII, 1). " Disons, non des lèvres et de la langue, mais en effet et en vérité, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'on ne dise de nous : " Ils ne l'ont aimé que des lèvres et de la langue, mais leur coeur n'était point droit devant lui, et ils n'ont point été fidèles à garder son alliance (Psal. LXXVII). " Oui, disons, mais avec des cris qui partent plutôt du fond du coeur que du bout des lèvres : "Seigneur Dieu, sauvez-nous, et rassemblez-nous du milieu des nations, afin que nous célébrions votre nom, non pas le nôtre, et que nous nous glorifions, non dans nos louanges, mais dans les vôtres pendant tous les siècles des siècles. (Psal. CV, 47). " Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON XIV. De l'Église des Chrétiens fidèles, et de la Synagogue des Juifs perfides.

1. " Dieu est connu dans la Judée, son nom est grand dans Israël (Psal. LXXV 2). Le peuple des Gentils qui marchait dans les ténèbres, a vu une grande lumière dans Juda et dans Israël ( Isa. IX, 2). " Il a voulu s'en approcher et en être éclairé, afin que lui, qui autrefois n'avait point été le peuple de Dieu, le devînt alors, que la pierre angulaire unit ensemble les deux murailles qui venaient de divers côtés, et que, dans la suite, le lieu de sa demeure fût un lieu de repos. Or ce qui lui inspirait de la confiance c'était la voix qu'il avait entendue, et qui l'invitait en disant : " Nations réjouissez-vous avec son peuple (Rom. XV, 10). " Il voulait donc s'approcher, mais la Synagogue s'y opposait et disait que l'Église des Gentils était impure, et indigne d'une si grande faveur. Puis, lui reprochant sa honteuse idolâtrie, et son aveugle ignorance, elle lui disait : Qu'avez-vous fait pour mériter une grâce si extraordinaire? Ne me touchez point. A quoi, l'autre répondait : " Pourquoi ne vous toucherais-je point? Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs? Ne l'est-il pas aussi des Gentils (Rom. III, 29) ? " Je sais bien que je n'ai aucun mérite, mais je sais bien aussi qu'il a beaucoup de miséricordes. N'est-il que juste ? N'est-il pas également miséricordieux ? " Seigneur, répandez sur moi vos miséricordes, et je vivrai (Psal. CXVIII, 77). " Et ailleurs: " Vos miséricordes, Seigneur, sont infinies. Rendez-moi la vie selon votre Justice (Psal. CXVIII, 156) " qui, étant modérée, est toute miséricordieuse. Que fera donc le Seigneur si juste et si miséricordieux; si l'une se glorifie dans la Loi, s'applaudit de sa propre justice, n'a point besoin de miséricorde, et méprise celle qui en a besoin; et l'autre, ail contraire, reconnaît ses crimes, confesse son indignité, prie Dieu de ne la point juger dans la justice, et implore sa miséricorde. Que fera ce juge, ce juge, dis-je, qui sait également faire justice et miséricorde ? Que peut-il faire de plus convenable, que d'exaucer leurs voeux, de faire justice à l'une, et d'user de miséricorde envers l'autre ? Le juif demande d'être jugé, on le jugera. Mais les Gentils honoreront Dieu à cause de sa miséricorde. Or le jugement est, que ceux qui méprisent la justice miséricordieuse de Dieu, et veulent établir la leur qui accuse et condamne plutôt qu'elle ne justifie, sont laissés à leur propre justice pour en être plutôt opprimés que justifiés.

2. Car la loi, qui n'a jamais rendu personne parfait, a un joug que ni eus, ni leurs pères, n'ont jamais pu porter. Mais la Synagogue est forte, elle ne veut point de fardeau léger, ni d'un joug agréable. Elle se porte bien, elle n'a besoin ni du médecin, ni de l'onction du Saint-Esprit. Elle se confie en la loi, que la loi la délivre si elle le peut. La loi n'a pas été donnée pour rendre la vie, loin de là, elle donne même la mort. Car la lettre tue (II. Cor. III, 6), selon l'Apôtre. "C'est pourquoi, dit Jésus-Christ, je vous en avertis, vous mourrez dans vos péchés (Joan. VIII, 24). " C'est donc là, ô Synagogue, le jugement que vous demandez! Aveugle et opiniâtre, vous voilà abandonnée à votre erreur, jusqu'à ce que la plénitude des nations que vous méprisez par orgueil, et rejetez par envie, entre et connaisse aussi le Dieu qui est dans la Judée et son nom qui est grand et illustre dans Israël. Tel est le jugement, que Jésus-Christ est venu rendre dans le monde, afin que ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient, deviennent aveugles (Joan. IX, 39). Néanmoins ce jugement n'a lieu qu'en partie. Car le Seigneur ne rejettera pas entièrement son peuple (Psal. XCIII, 14), il se réserve les Apôtres, comme une semence et cette multitude de fidèles qui n'étaient qu'un cœur et qu'une âme. Il ne le rejettera pas même jusqu'à la fin, mais il en sauvera les restes. Car il recueillera de nouveau Israël son serviteur, et se souviendra de sa miséricorde; en sorte que sa miséricorde n'abandonnera point le jugement, en ceux même en qui elle ne trouve maintenant aucun lieu. Autrement si Dieu les traitait selon leurs mérites, il jugerait sans miséricorde ceux qui ne font point miséricorde. Car la Judée a en abondance l'huile de la connaissance de Dieu, mais, comme une avare, elle la retient en elle,comme dans un vase. Je lui en demande, et elle n'a point piété de moi, elle ne veut point m’en prêter. Elle veut posséder toute seule le culte de Dieu, sa connaissance et son nom illustre; et cela, non parce qu'elle est jalouse de son bonheur, mais parce qu'elle est envieuse du mien.

3. Rendez-moi donc justice, Seigneur, que votre nom déjà si glorieux, soit encore glorifié davantage et que votre huile divine se multiplie de plus en plus. Qu'elle croisse, qu'elle déborde, qu'elle se répande et coule parmi les nations, et que toute chair ait part au salut qui vient de Dieu. Pourquoi donc, ainsi que le juif ingrat le prétend, toute l'onction salutaire demeurerait-elle sur la barbe d'Aaron? elle n'est pas pour la barbe, mais pour la tête. Or la tête n'appartient pas seulement à la barbe, elle appartient à tout le corps. Que ce soit la première qui la reçoive, à la bonne heure, mais que ce ne soit pas la seule. Qu'elle laisse couler ensuite sur les membres inférieurs ce qu'elle a reçu d'en haut. Que cette liqueur céleste descende et coule sur les mamelles sacrées de l'Église. Elle en est trop altérée pour dédaigner de recevoir ce qui tombe de cette barbe mystique. Et, toute trempée de la rosée de la, grâce, loin de se montrer ingrate, qu'elle dise : " Votre nom est une huile répandue (Cant. I, 2). " Que cette huile déborde encore, je vous prie, et qu'elle descende jusqu'au bas du vêtement, c'est-à-dire, qu'elle vienne jusqu'à moi, qui suis le dernier et le plus indigne de tous, quoique je ne laisse pas d'appartenir à ce vêtement. Je demande avec instance qu'elle s'épanche sur moi, des mamelles de ma sainte mère, parce que j'ai droit de le faire, car je suis un de ses petits enfants en Jésus-Christ. Si quelqu'un conçoit de la jalousie de cette libéralité et en murmure, Seigneur, répondez pour moi, s'il vous plaît. Rendez un arrêt, en ma faveur, qui parte de votre bouche adorable, non du sourcil d'Israël. Ou plutôt répondez pour vous-même, et dites à ce calomniateur, car c'est de vous qu'il médit quand il vous reproche de faire vos largesses gratuitement, dites-lui donc, s'il vous plaît : "Je veux que celui-ci, quoique le dernier, ait autant que vous (Matth. XX, 14). " Cela déplaît au Pharisien. Pourquoi murmurez-vous, ô Pharisien ? Mon droit c'est la volonté du juge. N'est-il pas aussi juste pour discerner les mérites qu'il est riche pour les récompenser ? Ne lui est-il pas permis de faire ce qu'il veut? Il me fait miséricorde, j'en conviens, mais il ne vous fait point d'injustice. Prenez ce qui vous appartient et allez-vous-en. S'il a résolu de me sauver aussi, qu'y perdez-vous(Psal. LXIII,4)?

4. Exagérez vos mérites tant qu'il vous plaira, relevez vos travaux, la miséricorde du Seigneur vaut mieux que toute vie. Je l'avoue, je n'ai par porté le poids du jour et de la chaleur, mais je porte un joug aisé, et lin fardeau léger, selon le bon plaisir du père de famille. A peine ai-je travaillé une heure, mais quand j'aurais travaillé davantage l'amour m'aurait empêché de m'en apercevoir. Que le juif se confie en ses propres forces tant qu'il lui plaira, pour moi tout mon soin est de savoir qu'elle est la volonté du Seigneur, sa volonté, dis-je, pure, aimable, et juste. C'est par elle que je répare les pertes d'oeuvres et de temps que j'ai faites. Le juif croit, parce qu'il a fait une convention avec Dieu; et moi je crois, parce que je me remets entièrement à son bon plaisir; oui, je crois, et je ne suis pas trompé dans ma foi. Car la, vie se trouve dans sa volonté, comme dit le prophète. C'est elle qui me réconcilie avec le père, qui me rend la succession que j'avais dissipée, et pour comble de grâce, qui joint à cette extrême faveur le plaisir de la mélodie agréable de concerts délicieux, et d'un festin magnifique avec la joie et l'allégresse de toute sa famille. Si mon frère aîné en conçoit de l'indignation, et s'il aime mieux manger dehors un chevreau avec ses amis, qu'un veau gras avec moi dans la maison de notre père, on lui répondra: " Il faut faire bonne chère, et nous réjouir, parce que mon fils que vous voyez était mort, et il est ressuscité; il était perdu, et il est retrouvé (Luc. XV, 32)." La Synagogue mange encore dehors avec ses amis les démons, qui sont heureux de voir qu'elle est assez aveugle pour dévorer le chevreau du péché, pour l'avaler, le faire passer et le cacher comme dans l'estomac spirituel de sa paresse et de sa folie tandis que, dans son mépris pour la justice de Dieu, et dans la pensée d'établir la sienne, elle dit qu'elle n'a point de péché, et qu'elle n'a pas besoin de la mort du veau gras attendu qu'elle se croit nette et juste par les oeuvres de la loi. Mais l'Église, après avoir déchiré le voile de la lettre qui tue, par la mort du Verbe crucifié, pénètre hardiment par l'esprit de liberté qui lui fait jour, jusque dans ses entrailles, s'y fait reconnaître, y gagne son affection ; prend la place de sa rivale ; devient l'Épouse ; elle jouit des embrassements qu'elle lui ravit; l'huile de sa joie se fond et dégoutte de toute part, et, s'attachant à Jésus-Christ Notre-Seigneur, à la chaleur de l'Esprit-Saint, elle reçoit, plus que toutes celles qui participent à son bonheur, l'effet de cette parole : " Votre nom est une huile répandue. " Faut-il s'étonner que celle qui embrasse celui qui est plein d'onction s'en trouve remplie elle-même ?

5. L'Église, mais l'Église des parfaits, se repose donc au dedans. Néanmoins nous avons aussi quelque espérance. Couchons dehors nous qui sommes moins parfaits, et soyons heureux de l'espoir qui nous reste. Que l'Époux et l'Épouse cependant soient seuls au dedans ; qu'ils jouissent de leurs embrassements secrets et réciproques, sans être troublés par aucun bruit des désirs charnels, ni par aucun tumulte des idées du corps. Mais que la troupe des jeunes filles qui ne peuvent pas encore être exemptées de ces inquiétudes, attende dehors. Qu'elles attendent avec confiance, sachant que c'est pour elles qu'il est dit: " Les vierges qui sont à sa suite seront amenées au roi, celles qui sont près d'elle et ses compagnes vous seront amenées (Psal. XLIV, 15)." Et pour que chacune d'elles sache du nombre desquelles elle est, j'appelle vierges celles qui, s'étant consacrées à Jésus-Christ, avant que d'être souillées par les engagements du monde, persévèrent constamment dans l'amour de celui à qui elles se sont dévouées d'autant plus heureuses, qu'elles l'ont fait de meilleure heure. Et j'appelle proches celles qui, après s'être honteusement prostituées aux princes du monde, c'est-à-dire aux esprits impurs, par toutes sortes de voluptés criminelles , rougissent enfin de ces désordres. se hâtent d'effacer la laideur et la difformité qui leur venaient de leur conformité et de leur ressemblance avec le monde, pour se revêtir de la beauté du nouvel homme; c'est ce qu'elles font d'autant plus sincèrement qu'elles commencent plus tard à le faire. Que les unes et les autres s'avancent toujours et ne se découragent ni ne s'abattent point quand même elles ne se sentiraient pas encore tout à fait en état de pouvoir dire: " Votre nom est une huile répandue. Car les jeunes filles n'osent pas parler elles-mêmes à l'Époux, cependant si elles suivent de près leur maîtresse, et marchent soigneusement sur ses traces, elles auront le plaisir de sentir l'odeur de cette huile parfumée et cela les animera encore davantage à désirer, et à chercher quelque chose de plus excellent.

6. Il m'est arrivé souvent à moi-même, je l'avoue sans peine, surtout au commencement de ma conversion, quand j'avais le coeur dur et glacé, de chercher quelqu'un que mon âme aimât, parce qu'elle ne pouvait pas aimer celui qu'elle n'avait pas encore trouvé, ou au moins elle l'aimait moins qu'elle ne désirait, c'est pour cela même qu'elle le cherchait, pour aimer davantage celui qu'elle n'aurait pourtant jamais cherché, si elle ne l'eût d'abord aimé quelque peu auparavant. Je cherchais donc quelqu'un en qui mon esprit engourdi et languissant se pût réchauffer et reposer, mais comme il ne se présentait personne de quelque part que ce fût pour me secourir, et pour fondre la glace qui arrêtait et paralysait toutes les puissances de mon âme, et y faire revenir la douceur et la beauté d'un printemps spirituel, elle était encore plus languissante, plus ennuyée et plus endormie que jamais; elle tombait dans un chagrin, et dans une tristesse profonde, qui la jetait presque dans le désespoir, elle disait en gémissant : " Qui pourra subsister devant la rigueur d'un froid si rude et si pénétrant (Psal. CXLVII, 17)? " Lorsque tout d'un coup, peut-être à la voix, où même à la vue d'un homme parfait et spirituel, quelquefois au seul souvenir d'un mort ou d'un absent, l'Esprit soufflait, tous mes glaçons se fondaient, et mes larmes étaient ma nourriture le jour et la nuit. Qu'était-ce, sinon l'odeur qui s'exhalait de l'onction dont ce saint était tout couvert? Car ce n'était pas l'onction même, puisqu'elle n'arrivait jusqu'à moi que parle ministère d'un homme. Aussi, quoique ce don me causât de la joie, je ne laissais pas d'être confus et humilié de voir que je ne jouissais que d'une senteur fort légère, et que j'étais privé de l'huile et de l'onction qui la produisait. En ayant seulement le plaisir de la sentir, mais point celui de la toucher, je connaissais par-là que j'étais indigne que Dieu me communiquât ses douceurs immédiatement par lui-même. Et maintenant encore lorsque cela m'arrive, je reçois avec ardeur ce présent qui m'est fait, et je tâche d'en témoigner ma reconnaissance, mais je me sens touché d'un vif déplaisir de ne l'avoir pas mérité par moi-même, ni reçu comme on dit de la main à la main, ainsi que je l'avais instamment demandé. J'ai honte d'être plus touché à la pensée d'un homme qu'à celle de Dieu, et alors je crie en gémissant : " Quand viendrai je me présenter devant la fats de Dieu (Psal. XLI, 3)?" Je crois que quelques-uns d'entre vous ont éprouvé la même chose et l'éprouvent encore quelquefois. Que faut-il penser de cela, sinon que Dieu le permet ainsi, ou pour convaincre notre orgueil, ou pour conserver notre humilité, ou pour entretenir la charité fraternelle, ou pour allumer davantage nos désirs ? Une même et unique nourriture sert de médecine à ceux qui sont malades, et de régime à ceux qui sont languissants. Elle fortifie les faibles et réjouit les forts. Une même et unique viande guérit les langueurs et conserve la santé, nourrit le corps et est agréable au goût.

7. Mais revenons aux paroles de l'Épouse, prêtons une oreille attentive à ce qu'elle dit, et goûtons ce qu'elle goûte. L'Épouse, comme je l'ai dit, c'est l'Église. C'est à elle qu'il a été plus pardonné et qui aime davantage. Ce que sa rivale lui dit à titre de reproche, elle le tourne à son profit. C'est ce qui la rend plus douce pour les réprimandes, plus patiente au travail, plus ardente à aimer, plus prudente à veiller sur soi, plus humble par la connaissance de sa bassesse, plus aimable à cause de sa modestie, plus prompte à obéir, plus dévote et plus soigneuse à rendre grâces. Enfin, comme nous l'avons déjà dit, tandis que la Synagogue murmure et rappelle ses mérites, ses travaux et le poids du jour et de la chaleur qu'elle a enduré, l'Église, au contraire, raconte les bienfaits qu'elle a reçus et s'écrie : " Votre nom est une huile répandue. "

8. C'est là le témoignage que rend Israël pour célébrer le nom du Seigneur, non pas cet Israël qui est selon la chair, mais celui qui est selon l'Esprit. Car, comment le premier pourrait-il tenir ce langage. Ce n'est pas qu'il n'ait point d'huile, mais c'est qu'il n'a point de l'huile qui soit répandue: Il en a, mais elle est cachée ; il en a dans les livres, mais non dans le coeur. Il s'attache à la lettre. Il touche de ses mains un vase plein, mais fermé, il ne l'ouvre jamais pour se parfumer de la liqueur qu'il contient. C'est au dedans, oui c'est au dedans qu'est l'onction de l'Esprit : ouvrez-le, parfumez-vous-en, et alors vous ne serez plus rebelle et opiniâtre. A quoi bon l'huile qui est dans des vases, si on n'en use pour se frotter les membres ? C'est de l'huile. Répandez-la, et vous sentirez sa triple vertu. Mais si le Juif dédaigne ces choses, écoutez-les vous autres. Je veux vous dire pourquoi le nom de l'Époux est comparé à l'huile, ce que je n'ai pas encore fait. J'en trouve trois raisons. Mais comme il a plusieurs noms, parce qu'on n'en sait point qui lui soit propre puisqu'il est ineffable, il nous faut d'abord invoquer le Saint Esprit, afin qu'il daigne nous découvrir par lui-même, puisqu'il ne lui a pas plu de le déclarer par écrit, celui de tous ceux qu'on lui donne qu'il veut qu'on entende ici. Mais remettons cela à une autrefois. Car bien que j'aie ces choses toutes prêtes, et que vous ne soyez point las de m'entendre, ni moi de vous parler, néanmoins l'heure m'oblige à finir. Retenez bien ce sur quoi j'ai attiré votre attention, afin qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir demain, Voilà ce que je me propose, voici ce que j'ai à vous expliquer, à savoir pourquoi le nom de l'Époux est comparé à l'huile, et quel est ce nom parmi ceux qu'on lui donne. Et parce que je ne puis riels dire de moi-même, prions afin que l'Époux lui-même nous le révèle par son esprit, l'Époux, dis-je, qui est Jésus-Christ notre Seigneur, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XV. Vertu merveilleuse du nom de Jésus-Christ pour les chrétiens fidèles dans toutes les adversités.

1. L'esprit de sagesse est plein de bonté (Sap. I, 6), et n'a pas coutume de se rendre difficile à ceux qui l'invoquent, puisque souvent, avant même qu'on l'appelle, il dit : Me voici. Ecoutez maintenant ce qu'à votre prière, il daigne vous faire connaître par mon organe sur le sujet que nous avons 'remis hier, à dessein, et recevez le fruit de vos oraisons. Je vais vous apprendre quel nom est justement comparé à l'huile, et pourquoi il lui est comparé. Vous pouvez remarquer plusieurs noms donnés à l'Époux dans l'Ecriture, je les réduirai tous à deux seulement. Vous n'en trouverez aucun, je le pense, qui n'exprime, ou la grâce de la bonté, ou la puissance de la majesté. C'est ce que le Saint-Esprit déclare par la bouche de celui qui est son plus ordinaire organe : " J'ai ouï ces deux choses . Dieu a une souveraine puissance, et une souveraine miséricorde (Psal. LXI, 12). " C'est donc de sa majesté que nous lisons : " Son nom est saint et terrible (Psal. CX, 9) ;" et de la Bonté : " Il n'y a point d'autre nom sous le Ciel qui ait été donné aux hommes pour les sauver (Act. IV, 12). " Mais les exemples rendront encore cela plus chair. " Voici, dit le Prophète, le nom qu'ils lui donneront; le Seigneur, notre justice (Hier. XXIII, 6)." C'est là un nom de puissance. Et ailleurs : " Et il sera nommé Emmanuel (Isa. VII, 14). " Il insinue aussi lui-même, en parlant de soi, le nom qui marque sa bonté. " Vous m'appelez, dit-il, Maître et Seigneur (Joan. XI, 13). " Le premier est un nom de grâce, et le second de majesté. Car ce n'est pas une moindre faveur de communiquer la science à l'âme, que de donner l'a nourriture au corps. Le Prophète dit encore : " On le nommera Admirable, Conseiller, Dieu, Fort, Père du siècle à venir, Prince de la paix (Isa. IX, 6). " Le premier, le troisième et le quatrième de ces noms marquent la majesté, et les autres la bonté. Quel est donc celui d'entre eux, qui est comme de l'huile répandue? Il est certain qu'il se fait une espèce d'écoulement du nom de sa majesté et de la puissance, dans celui de la bonté et de la grâce, et que ce dernier se répand abondamment par Jésus-Christ notre sauveur. Le nom de Dieu, par exemple, ne passe et ne se confond-il pas en cet autre, pieu avec nous, c'est-à-dire en celui d'Emmanuel ? Ainsi en est-il de celui d'Admirable, qui se fond en celui de Conseiller; de ceux de Dieu, et de Fort, en ceux de Père du siècle à venir et de Prince de la pais. Celui de, le Seigneur qui était notre justice, en celui de Seigneur de miséricorde et de bonté. Je ne dis rien de nouveau, puisqu'autrefois Abram a aussi été changé en Abraham, Saraï en Sara, pour figurer et célébrer dès lors le mystère de cette salutaire effusion.

2. Où est maintenant cette vois de tonnerre, qui se faisait si souvent entendre aux anciens, et qui les remplissait d'épouvante; "Je suis le Seigneur, je suis le Seigneur (Exod. XX, 2) ? " Au lieu de cela on m'apprend une prière qui, commençant par le nom si doux de père, me donne la confiance que les demandes qui suivent seront exaucées. Ceux qui étaient esclaves sont appelés amis (Joan. XV, 14), et la résurrection n'est pas seulement annoncée aux disciples, mais aussi aux frères (Matth. XXVIII, 10). Mais cette effusion de noms ne s'est faite que lorsque la plénitude des temps est arrivée, alors que Dieu accomplit ce qu'il avait promis par le prophète Joël, et fit une effusion de son esprit sur toute chair (Joël. II, 28). Nous lisons que quelque chose de pareil s'est passé autrefois parmi les Hébreux. Je crois que vous me prévenez, et savez déjà ce que je veux dire. Car quelle fut la première réponse qui fut faite à Moïse lorsqu'il demanda qui lui parlait? " Je suis celui qui est, et celui qui est m'a envoyé vers vous (Exod. III, 14). " Je ne sais si Moïse lui-même l'aurait entendu s'il n'y eût point eu de transfusion de ce nom; mais il s'en est fait une, et on l'a entendu, il ne s'en est pas seulement fait une transfusion, mais une effusion. Car l'infusion en était déjà faite. Les cieux le possédaient déjà. Il était déjà connu des anges, niais il s'est répandu au dehors, et ce nom qui était tellement infus dans les anges, qu'il leur était même devenu propre, s'est répandu dans les hommes, en sorte que dés lors on aurait entendu non sans raison ce cri de joie monter de la terre : "Votre nom est une huile répandue, " si l'opiniâtreté détestable d'un peuple ingrat ne s'y fût opposée. Car il dit : " Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob (Exod. III, 6). "

3. Accourez, nations, le salut est en vos mains. Un nom est répandu; et quiconque l'invoquera sera sauvé. Le Dieu des anges s'appelle aussi le Dieu des hommes. Il a répandu de l'huile sur Jacob, et elle est tombée sur Israël. Dites à vos frères, " Donnez-nous de votre huile. " S'ils ne veulent pas, priez le Seigneur de cette huile de vous en envoyer aussi. Dites-lui : Délivrez-nous de l'opprobre où nous sommes tombés. Ne permettez point, je vous prie, qu'une langue mauvaise insulte votre bien-aimée, qu'il vous a plu d'appeler des extrémités de la terre, avec d'autant plus de bonté qu'elle en était moins digne. Est-il raisonnable qu'un méchant serviteur chasse ceux qu'un si bon père de famille a conviés ? " Je suis, dit-il, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, et le Dieu de Jacob (Exod. III, 6). " Quoi, est-ce là tout? Répandez, répandez, ouvrez encore votre main, et comblez toutes sortes d'animaux de votre bénédiction, qu'ils viennent d'Orient et d'Occident, et s'asseyent dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac, et Jacob (Matt. VIII, 11). Que les tribus, oui, que les tribus du Seigneur viennent, qu'elles viennent, je le répète, et qu'elles donnent occasion à Israël de célébrer le nom du Seigneur (Psal. CXXI, 4). Qu'elles viennent et se reposent; qu'elles fassent des banquets magnifiques, et soient ravies de joie; et qu'on n'entende de toutes parts qu'une voix d'allégresse et de louange, comme de personnes qui sont au milieu d'un grand festin, et qu'elles disent :"Votre nom est une huile répandue. " Je suis sûr d'une chose; c'est que si nous avons pour célestes portiers Philippe et André, nous ne souffrirons pas de refus. Qui que ce soit de vous qui; demande de l'huile; qui que ce soit qui veuille voir Jésus, Philippe dira aussitôt à André, et André et Philippe ensemble le diront à Jésus. Mais que dira Jésus ? Sans doute ce qu'il a déjà dit: " Si le grain de froment, tombant en terre, ne meurt, il demeure seul. Mais s'il meurt il apporte beaucoup de fruits (Joan. XCI, 24). " Que ce grain meure donc, et qu'il en naisse une moisson de gentils. Il faut que Jésus souffre et qu'il ressuscite, et qu'on prêche en son nom la pénitence et la rémission. des péchés, non-seulement dans la Judée, mais dans toutes les nations, afin que, à ce seul nom qui est Christ, des millions de fidèles soient appelés chrétiens, et disent: " Votre nom est une huile répandue. "

4. Car je reconnais le nom que j'ai lu dans Isaïe : " Il appellera, dit-il, ses serviteurs d'un autre nom, et celui qui est béni sur la terre dans ce nom, sera béni dans le Seigneur. Ainsi soit-il (Isa. LXV, 15). " O nom béni! ô huile répandue partout! Mais jusqu'où se répand-elle? Elle se répand du ciel dans la Judée, de la Judée par toute la terre, et de toute la terre l'Église crie: " Votre nom est une huile répandue. " Oui, c'est bien répandue qu'il faut dire, puisqu'elle couvre non seulement le ciel et la terre, mais pénètre même jusqu'aux enfers; " En sorte qu'au nom adorable de Jésus, tout fléchit le genou, les puissances du ciel, de la terre, et des enfers, et toute langue le célèbre, et dit (Philipp. II, 10): " votre nom est une huile répandue. Voilà Christ, voilà Jésus. Il s'est fait une effusion sur les hommes, sur les hommes, dis-je, qui comme des bêtes s'étaient souillés et corrompus dans leur fumier. C'est ainsi que Dieu sauve les hommes et les bêtes, comme dit le Prophète, et multiplie les effets de sa miséricorde. Que ce nom est cher et qu'il est vil en même temps ! Il est vil, mais il est salutaire. S'il n'était point vil, on ne le répandrait pas sur moi. S'il n'était point salutaire, il ne me gagnerait pas. Je participe à ce nom, et je participe à l'hérédité céleste. Je suis chrétien, et frère de Jésus-Christ. Si je suis ce que je dis là, je suis par conséquent héritier de Dieu, et cohéritier de Jésus-Christ. Mais pourquoi s'étonner que le nom de l'Époux soit répandu, puisque l'Époux même l'est aussi? Car il s'est anéanti lui-même en prenant la figure d'un esclave (Rom. VIII, 17), et de plus il dit : "Je suis répandu comme de l'eau (Psal. XXI, 12). " La plénitude de la divinité s'est répandue en habitant corporellement sur la terre, afin que nous tous qui portons un corps de mort, nous participassions à cette plénitude, et qu'étant remplis d'une odeur de vie, nous pussions dire: Votre nom est une huile répandue. Je viens de dire quel est ce nom répandu, de quelle façon et pourquoi il a été répandu.

5. Mais pourquoi est-ce une huile ? C'est ce que je n'ai pas encore expliqué. J'avais commencé à le faire dans le discours précédent, mais il s'est présenté tout à coup une autre chose, qu'il m'a semblé à propos de dire auparavant, encore ai-je différé à en parler plus longtemps que je ne pensais. Je n'en vois point d'autre cause que celle-ci c'est que la Sagesse qui est la femme forte, a mis la main à la quenouille, et ses doigts ont tourné le fuseau (Prov. XXXI, 19). Car de peu de lainé ou de lin elle sait faire beaucoup de fil et de toile, et ainsi donner deux vêtements à ses domestiques. Il y a sans doute de la ressemblance entre l'huile et le nom de l'Époux, et ce n'est pas sans raison que le Saint-Esprit a comparé l'une à l'autre. Je ne sais si vous en savez de meilleure raison que moi, mais pour moi je crois que c'est parce que l'huile a trois qualités, elle éclaire, elle nourrit, et elle oint. Elle entretient le feu ; elle nourrit la chair ; elle apaise la douleur. C'est une lumière, une nourriture et un remède. Voyons si on ne peut pas en dire autant du nom de l'Époux. Il éclaire lorsqu'on le publie ; il nourrit quand on le rumine, il oint et adoucit les maux, lorsqu'on l'invoque. Examinons chacune de ces qualités en particulier.

6. D'où pensez-vous qu'une si grande et si soudaine lumière de la foi ait éclaté dans le monde, sinon de la prédication du nom de Jésus? N'est-ce pas parla lumière de ce nom sacré que Dieu nous a appelés à la jouissance de ses lumières admirables, et quand nous en avons été éclairés, quand nous avons vu la lumière par cette autre lumière, saint Paul a pu nous dire : " Vous avez été ténèbres autrefois, mais à présent vous êtes lumière dans le Seigneur (Ephes. V, 8) ". Enfin c'est ce nom que le même apôtre reçut ordre de porter devant les rois, les nations et les enfants d'Israël (Act. IX, 15), et il le portait comme un flambeau dont il éclairait son pays, en criant partout : " La nuit a précédé, mais le jour est enfin venu; dépouillons-nous donc des oeuvres de ténèbres, et revêtons-nous des armes de lumière, et vivons dans l'honnêteté et la bienséance, comme marchant en plein jour (Rom. XIII, 12). " Il montrait à tout le monde la lampe dans le chandelier, annonçant Jésus en tous lieux, et Jésus crucifié. Combien cette lumière a-t-elle été resplendissante, et combien a-t-elle ébloui les yeux de ceux qui la regardaient, lorsque, sortant comme un éclair de la bouche de Pierre, elle affermit les jambes et les pieds d'un boiteux, et rendit la vue à plusieurs aveugles spirituels ? Ne fit-il pas la lumière, lorsqu'il dit : " Au nom de Jésus-Christ de Nazareth, levez-vous et marchez (Act. III, 6) ? " Mais le nom de Jésus n'est pas seulement une lumière, c'est encore une nourriture. Ne vous sentez-vous pas fortifiés, toutes les fois que vous vous le rappelez? Qu'y a-t-il qui nourrisse autant l'esprit de celui qui y pense? Qu'est-ce qui davantage répare les forces épuisées ; rend les vertus plus mâles ; fomente les bonnes et louables habitudes; et entretient les inclinations chastes et honnêtes ? Toute nourriture de l'âme est sèche, si elle n'est arrosée de cette huile; elle est insipide si elle n'est assaisonnée de ce sel. Un livre n'a point de goût pour moi, si je n'y trouve (a) le nom de Jésus. Une conférence, un entretien ne me plait pas si l'on n'y parle point de Jésus. Jésus est du miel à la bouche, une mélodie aux oreilles, un chant d'allégresse au coeur. Mais il est encore un remède. Êtes-vous triste ? Que Jésus vienne dans votre coeur, passe de là à votre bouche; ce nom admirable n'est pas sitôt prononcé, qu'il se produit une lumière resplendissante qui chasse les ennuis et ramène le calme et la sérénité. Quelqu'un tombe-t-il dans un crime ? court-il à la mort dans son désespoir ? Qu'il invoque ce nom de Vie, il commence aussitôt à respirer et à revivre. Devant ce nom salutaire, qui a jamais persisté dans son endurcissement, dans sa paresse, dans son animosité, ou dans sa langueur ? Qui n'a pas vu la source de ses larmes desséchée, couler de nouveau avec plus d'abondance et de douceur, dès qu'il a invoqué Jésus ? Saisi de frayeur et palpitant de crainte au milieu des périls, qui n'a point senti ses appréhensions s'évanouir, et la confiance lui revenir dès l'instant qu'il a invoqué ce nom plein de force et de générosité ? Quel est l'homme, dont l'esprit flottant et irrésolu n'a pas été fixé aussitôt par l'invocation de ce nom, qui porte la clarté et la lumière dans l'âme ? Enfin, quel est celui, qui, se sentant découragé par l'adversité, et prêt à succomber, n'a pas repris une nouvelle vigueur au seul son de ce nom secourable ? ce sont là les langueurs et les maladies de l'âme, et il en est le remède. On peut justifier ce que je dis par ces paroles : "Invoquez-moi, dit-il, au jour de votre affliction , et je vous délivrerai , et vous m'honorerez (Psal. XLVI, 15). " Il n'y a rien qui soit plus propre à arrêter l'impétuosité de la colère, à abaisser l'enflure de l'orgueil, à guérir les plaies de l'envie, à retenir les débordements de l'impureté, à éteindre le feu de la convoitise, à apaiser la soif de l'avarice et à bannir tous les désirs honteux et déréglés, car lorsque je nomme Jésus, non-seulement je me représente un homme doux et humble de coeur, bon, sobre, chaste, miséricordieux, orné enfin de toutes sortes de vertus, et je me le représente encore comme Dieu tout-puissant, qui me guérit par son exemple, et me fortifie par son secours. Voilà ce que me dit le nom de Jésus. Ainsi, en tant qu'homme, il me donne un exemple à imiter, et, en tant que tout-puissant, il est pour moi un secours qui m'assiste : je me sers de ses exemples comme d'herbes médicinales, et du secours comme d'un instrument pour les préparer; et je fais une sorte de composé, tel qu'aucun médecin n'en peut faire de semblable.

7. O mon âme, vous avez un antidote excellent caché dans le vase

a Saint Augustin rapporte la même chose de lui-même dans ses confessions, livre III, chapitre IV, au sujet de la lecture d'un livre de Hortensius. Il n'y avait qu'une chose dans tout ce beau langage qui me faisait peine c'est que le nom de Jésus-Christ ne s’y trouvait point ; or tout écrit où ce nom fait défaut; quelque bien écrit, soigné et véridique qu'il sait, ne saurait me ravir tout entier.

du nom de Jésus, un antidote salutaire, un remède efficace et souverain contre toutes vos maladies. Ayez-le toujours dans votre sein, ayez le toujours sous la main, afin que toutes vos affections et toutes vos actions soient dirigées vers Jésus. Vous y êtes même invitée par ces paroles : " Mettez-moi, dit-il, comme un cachet sur votre coeur; comme un cachet sur votre bras (Cant. VIII, 6). " Mais nous expliquerons ce passage ailleurs. Maintenant vous avez un remède pour votre bras et pour votre cœur. Vous avez, dis-je, dans le nom de Jésus, de quoi vous corriger de vos mauvaises actions, ou perfectionner celles qui sont défectueuses; de même que vous avez de quoi préserver vos affections de la corruption, ou de quoi les guérir si elles se corrompent.

8. La Judée a eu aussi quelques Jésus, mais c'est en vain qu'elle se vante de leurs noms, puisqu'ils n'ont aucune vertu. Car ils n'éclairent point, ils ne nourrissent point, ils ne guérissent point. Voilà pourquoi jusqu'à cette heure, la Synagogue a toujours été dans les ténèbres, languissant de faim et tombant de faiblesse. Et elle ne sera point guérie ni rassasiée jusqu'à ce qu'elle sache que mon Jésus est le dominateur souverain de Jacob et de toute la terre, qu'elle se convertisse enfin, qu'elle souffre une faim pareille à celle des chiens affamés, et qu'elle tourne à l'entour de la ville. Ces Jésus ont été envoyés comme Elisée envoya son bâton devant lui pour ressusciter un mort (IV, Reg. IV, 29). Ils n'ont pu expliquer leurs noms, qui étaient vides et privés de vertu. Le bâton fut mis sur le mort, et le mort n'avait ni voix ni sentiment, parce que ce n'était qu'un bâton. Celui qui l'avait envoyé, est descendu lui-même, et aussitôt il a sauvé son peuple et l'a purifié de ses péchés, témoignant qu'il était véritablement ce qu'on disait de lui : " Qui est celui-ci qui même remet les péchés (Luc. VII, 29). " C'est sans doute celui qui dit : Je suis le salut du peuple. Voilà la voix, voilà le sentiment qui est revenu, et il est visible qu'il ne porte pas comme les autres un nom vain et stérile. On sent la vie répandue dans l'âme, et l'on ne tait point un si grand bienfait. Le sentiment est au dedans, et la voix au dehors. Je suis touché de componction, et j'en rends des actions de grâces, et ces actions de grâces sont une marque de la vie que j'ai recouvrée. " Car un mort ne rend pas plus grâces que celui qui n'est point (Eccle. XVII, 26). " Voilà la vie, voilà le sentiment. Je suis parfaitement ressuscité; ma résurrection est entière. Quand le corps est-il mort, n'est-ce pas lorsqu'il est privé de sentiment et de vie 2 Le péché qui est la mort de l'âme ne m'avait laissé ni le sentiment de la componction, ni la voix de l'action de grâces, et j'étais mort. Celui qui remet les péchés vient, me rend l'un et l'autre; et dit à mon âme : " Je suis votre salut (Psal. XXXIV, 3). " Quelle merveille que la mort cède la place à la vie qui descend du ciel ? La foi intérieure justifie, et la confession extérieure salive (Rom. X, 10). L'enfant bâille, il bâille même sept fois (IV. Reg. IV, 35), et dit: Sept fois le jour j'ai chanté vos louanges, Seigneur (Psal. CXVIII, 164). Considérez ce nombre de sept. C'est un nombre sacré, il n'est pas sans mystère. Mais il vaut mieux que nous réservions ceci pour un autre discours, afin que nous nous approchions avec grand faim, non avec dégoût, de ces mets si excellents auxquels nous invite l'Époux de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON XVI. La Contrition du coeur. Il y a trois espèces de confessions véritables.

1. Que veut donc dire ce nombre sept? Car je ne crois pas qu'il y en. ait d'assez simples parmi nous pour s'imaginer que ces sept fois que l'enfant a bâillé ne signifient rien, et que ce nombre est fortuit. Je ne crois pas même que ce fut sans mystère que le prophète Élisée se coucha sur l'enfant mort, se rapetissa à la mesure de son corps, mit la bouche sur sa bouche, les yeux sur ses yeux, et les mains sur ses mains (VI. Reg. IV, 34). Le Saint-Esprit a voulu que toutes choses arrivassent de cette sorte, et qu'on les écrivît aussi de même, pour l'instruction sans doute de ces esprits que la société malheureuse de leurs corps tout pleins de corruption a séduits, et que la folle sagesse du monde a rendus insensés. Car le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure de terre et de boue abat l'esprit qui veut s'élever par la sublimité de ses pensées (Sap. VI, 15). Que personne ne s'étonne donc et ne se fâche si je recherche avec curiosité à découvrir ces choses, qui sont comme les trésors du Saint Esprit. C'est en cela que consiste la véritable vie, et mon esprit n'en a point d'autre que de semblables mystères. Quant à ceux qui me préviennent déjà par leur vivacité, et qui dans toute sorte de discours demandent la fin, avant presque d'avoir ouï le commencement, qu'ils sachent que je me dois aussi aux plus lents, . et même que je me dois encore plus à eux qu'aux autres. D'ailleurs j'ai beaucoup moins à coeur d'expliquer les paroles que je propose que de toucher les murs. Il faut que je puise l'eau, et que je la donne à boire, ce qui ne se fait pas en parcourant les choses à la hâte, mais en les traitant avec exactitude et en y revenant souvent. Il est vrai que je ne pensais pas moi-même que l’examen de ces mystères nous dût retenir si longtemps. Je croyais, je le confessé, qu'un seul sermon suffirait pour cela, que nous passerions aisément cette forêt sombre et ombreuse d'allégories, et qu'en un jour nous pourrions arriver aux plaines agréables des sens moraux. Mais il en a été autrement. Nous avons déjà marché deux jours, et il reste encore du chemin à faire. L'oeil, de loin, parcourait en un moment le faite des rameaux, et les sommets des montagnes, mais il ne voyait pas la vaste profondeur des vallées, et l'épaisseur des buissons et des taillis. Pouvais-je prévoir, par exemple, que, en parlant de la vocation des Gentils, et de l'exclusion des Juifs, le miracle d'Élisée viendrait se présenter tout-à-coup à ma pensée ? Mais puisqu'il en est arrivé ainsi, arrêtons-nous-y un peu. Nous reprendrons ensuite le sujet que nous avons quitté. Aussi bien celui-ci n'est pas moins que l'autre la nourriture des âmes. Ne voyons-nous pas qu'il arrive souvent aux chiens et aux chasseurs de laisser la bête qu'ils poursuivaient, pour courir après une autre qui s'offre inopinément.

2. C'est une chose quine me donne pas peu de confiance, de voir que ce grand prophète, puissant en oeuvres et en paroles, descendu des cieux comme d'une haute montagne, ait daigné me visiter, moi qui ne suis que cendre et poussière ; a eu compassion de moi lorsque j'étais mort, s'est couché sur moi, s'est rapetissé, s'est proportionné à ma petitesse, a éclairé mes yeux par la lumière des siens, a délié ma bouche muette par un baiser de sa propre bouche, et fortifié, par son attouchement, mes mains faibles et débiles. Je pense à ces mamelles, et je suis comblé d'une douceur ineffable, mon coeur est rempli de joie, mon âme en reçoit une nouvelle vigueur, et tout ce qu'il y a de plus intérieur en moi, en rend à Dieu des actions de grâces infinies. Il a fait une fois ces choses par tout l'univers, et chacun sent qu'il les fait encore tous les jours au dedans de soi. Chacun sent qu'il donne à son coeur la lumière de l'intelligence, à sa bouche des paroles d'édification, et à ses mains des oeuvres de justice. C'est lui qui nous donne la grâce d'avoir de bonnes pensées, de les expliquer utilement, et de les exécuter avec fidélité. C'est là ce lien à trois cordons difficile à rompre et dont il se sert pour tirer les âmes de la prison du diable et pour les attirer après soi dans le royaume des Cieux ; il consiste en trois choses. à avoir des sentiments purs, des discours utiles, et des sentiments et une vie conformes à nos discours. Il a touché mes yeux avec les siens, en ornant le front de l'homme intérieur des deux clairs flambeaux de la foi et de l'intelligence. Il a uni sa bouche à la mienne, et imprimé ce signe de paix sur un mort. Nous étions, en effet, pécheurs et morts à la justice, et il nous a réconciliés avec Dieu. Il a appliqué sa bouche sur ma bouche, en soufflant de nouveau sur mon visage, l'esprit de vie, mais d'une vie plus sainte qu'il n'avait fait d'abord. Car la première fois il créa en moi une âme vivante, mais la seconde, il y a formé un esprit vivifiant. Il a mis ses mains sur les miennes, en me donnant l'exemple des bonnes oeuvres, et le modèle de l'obéissance ; ou du moins il a employé ses mains à des choses fortes, afin de dresser mes mains au combat, et mes doigts à la guerre.

3. Et l'enfant, dit-il, bâilla sept fois. Il suffisait pour l'éclat du miracle qu'il eût bâillé une seule fois. Mais cette multiplicité, et ce nombre remarquable nous avertissent d'un mystère. Si vous considérez ce grand corps de tout le genre humain qui était mort, vous trouverez que l'Église, dès qu'elle a reçu la vie du Prophète qui s'est couché sur elle, a bâillé sept fois , car elle a coutume de chanter les louanges de Dieu sept fois le jour. Et si vous vous considérez vous même, vous reconnaîtrez que vous vivez de la vie spirituelle, et que vous accomplissez ce nombre mystérieux, si vous soumettez les cinq organes de la sensualité, aux deux propriétés de la charité, et si, selon l'Apôtre, vous faites servir vos membres à la justice, en ne les employant qu'à des usages saints, tandis que, auparavant, vous les avez fait servir à l'iniquité ; ou bien si, usant de vos cinq sens pour le salut du prochain, vous ajoutez, pour achever le nombre de sept, ces deux choses, louer Dieu de sa miséricorde et de sa justice.

4. J'ai encore sept autres bâillements, qui sont sept expériences, sans lesquelles l'on ne petit pas être assuré qu'on ait recouvré la vie. Quatre regardent le mouvement de la componction, et les trois autres concernent le son extérieur de la confession. Si vous vivez, si vous avez de la voix, si vous avez du sentiment, vous reconnaîtrez en vous ce que je . viens de vous dire. Or sachez que vous avez recouvré le sentiment, si vous sentez votre conscience vivement touchée de quatre sortes de componctions, je veux dire d'une double pudeur, et d'une double crainte. Car là triple confession dont nous parlerons ensuite, et qui achève le nombre sept, est un 'témoignage assuré d'une véritable résurrection. Le saint prophète Jérémie n'observe-t-il pas aussi ce nombre dans ses lamentations. Et vous aussi, dans celles que vous ferez pour vous-même, gardez cette forme qu'il vous a prescrite, pensez que Dieu est votre créateur, votre bienfaiteur, votre Père, votre Seigneur. Vous êtes criminel à l'égard de toutes ces qualités, pleurez donc en pensant à chacune d'elles. Que votre crainte réponde à la première et à la dernière, et la pudeur aux deux du milieu. On ne craint point un père, parce qu'il suffit d'être père pour n'être point craint ; car il est de la bonté d'un père d'avoir toujours pitié de ses. enfants, et de leur pardonner; et lorsqu'il frappe il se sert de la verge, non du bâton, et il guérit lui-même les plaies qu'il a faites. Voici la voix d'un père, " je frapperai et je guérirai après avoir frappé (Deut. XXXII, 39). " Vous n'avez donc rien à craindre de ce père, puisque s'il frappe quelquefois c'est pour corriger, jamais pour se venger. Mais lorsque je pense que j'ai offensé ce Père céleste, bien que je n'aie rien à craindre, j'ai néanmoins sujet d'être touché de honte. Il m'a engendré volontairement par la parole de la vérité, non par le plaisir d'une volupté, comme celui qui m'a engendré selon la chair. De plus, il n'a pas épargné son Fils unique pour moi qui suis de cette sorte. C'est ainsi qu'il m'a traité véritable ment avec toute la tendresse d'un père, mais je n'ai pas agi envers lui avec l'affection et la reconnaissance d'un fils. De quel front donc un si mauvais fils peut-il lever les yeux sur un si bon Père ? J'ai honte d'avoir fait des choses si peu dignes de mon origine ; j'ai honte d'être dégénéré d'un tel Père. Mes yeux, versez des ruisseaux de larmes. Que mon visage soit couvert de honte et de confusion, qu'il soit rempli d'obscurité et de ténèbres; que ma vie s'éteigne, et que je passe le reste de mes jours dans les gémissements et dans les larmes. O honte, hélas! quel fruit ai-je tiré des choses dont maintenant je rougis ? Si j'ai semé dans la chair (Gal. vt, 2), je ne recueillerai de la chair que la corruption, et si c'est dans le monde, le monde passe avec ses convoitises. (I Joan. II,13). Comment est-il possible que j'aie été si malheureux et si insensé que de n'avoir point rougi de préférer à l'amour et à l'honneur que je devais à ce Père éternel, des biens caducs et vains, qui ne sont rien, et qui se terminent à la mort? Je suis honteux et confus en entendant ces paroles : " Si je suis Père, où est l'honneur qu'on me doit. (Malach. I, 6). "

5. Mais quand il ne serait point Père ? ne m'a-t-il pas comblé de bienfaits ? Sans parler d'un nombre infini d'autres faveurs, il produit tous les jours contre moi, pour témoins de mon ingratitude, la nourriture de ce misérable corps, l'usage du temps, et par dessus tout, le sang de son cher fils, dont la voix s'élève de la terre pour me confondre. J'ai honte de cette extrême ingratitude, et pour comble de confusion, je suis encore convaincu d'avoir rendu le mal pour le bien, et la haine pour l'amour. Je n'ai rien à craindre, il est vrai, d'un bienfaiteur, non plus que d'un père. Car il est véritablement libéral, il donne avec abondance, et ne reproche jamais ce qu'il a donné. Il ne reproche point ses dons, parce que ce sont vraiment des dons, et qu'il ne vend pas ses faveurs, mais les donne. Et d'ailleurs ils sont sans repentir. Mais plus j'ai des sentiments favorables de ses largesses, plus je suis obligé d'en avoir de vils et méprisables de mon indignité. O mon âme, rougis de honte, et sois accablée de douleur. Car s'il ne convient pas à sa bonté et à sa magnificence de redemander, ou de reprocher ce qu'il a donné, il convient encore moins à la bienséance et à l'honneur d'être ingrat et oublieux de tant de bienfaits. Hélas! que rendrai-je au moins maintenant du Seigneur pour tant de grâces que j'ai reçues de lui?

6. Mais si je ne suis point touché de honte, que je sois au moins saisi de crainte; et qu'elle vienne au secours de la honte. Mettons un peu de côté les noms tendres de bienfaiteur et de père; et tournons-nous vers d'autres plus austères. Car si nous lisons qu'il est le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation (II. Cor. I, 3) ; nous lisons aussi, qu'il est le Seigneur et le Dieu des vengeances (Psal. XCIII, 1) ; qu'il est un juge juste et puissant (Psal. VII, 12) ; terrible dans la conduite qu'il tient sur les enfants des hommes (Psal. LXV, 5) ; un Dieu jaloux. C'est pour vous qu'il est père et bienfaiteur, c'est pour lui qu'il est Seigneur et Créateur. (Exod. XX, 5). Car c'est pour lui qu'il a fait toutes choses, selon que l'Écriture sainte nous le témoigna. Croyez-vous donc que celui qui défend et conserve avec tant de soin ce qui est à vous, ne sera point jaloux de ce qui est à lui? Croyez-vous qu'il ne recherchera pas l'honneur du commandement et de la souveraineté? L'impie a irrité Dieu contre lui, parce qu'il a dit en son cœur : " Il ne recherchera pas (Psal. IX, 1). " Car, qu'est-ce que dire en son cœur, ail ne recherchera pas, " sinon ne pas appréhender qu'il recherche? Mais il recherchera jusqu au dernier denier; il fera une recherche très-exacte, et punira rigoureusement les hommes vains et superbes. Il demandera le service à celui qu'il a racheté; l'honneur et la gloire à celui qu'il a créé.

7. II dissimulera et pardonnera comme Père et comme bienfaiteur, je le veux bien, mais non pas comme créateur et comme seigneur. Et celui qui épargnera un fils, n'épargnera pas un mauvais serviteur, l'Oeuvre de ses mains. Considérez combien c'est une chose terrible et pleine d'horreur d'avoir méprisé votre créateur, et le créateur de tout le monde; d'avoir offensé le Seigneur de majesté. La Majesté doit être redoutée ; un Seigneur doit être craint, mais principalement une telle majesté, un tel seigneur. Car si les lois des hommes, condamnent au dernier supplice celui qui se trouve coupable de lèse-majesté envers un homme, quelle sera la fin de ceux qui méprisent la toute puissance d'un Dieu? S'il touche les montagnes, elles sont embrasées (Psal. CXLIII, 5) ; et une vile poussière, qu'un léger souffle peut disperser en un moment, sans espérances d'être jamais recueillie, ose irriter une majesté si redoutable. Celui qu'il faut craindre, oui, je le répète, celui qu'il faut craindre, c'est celui qui, après avoir tué le corps, a le pouvoir de l'envoyer dans les flammes éternelles (Luc. XII, 5). Je redoute l'enfer, je redoute le visage de mon juge que redoutent les anges même. Je tremble à la seule pensée de la colère du Tout-Puissant, de la fureur qui éclatera sur son visage, du bruit épouvantable que fera le monde en s'écroulant, de l'embrasement de l'univers, d'une tempête si terrible, de la voix de l'archange, et de sa parole pleine d'horreur et d'effroi. Je tremble en songeant aux dents du dragon infernal, aux cachots affreux de l'enfer, aux lions rugissants tout prêts à dévorer leur proie. Je redoute ce ver qui ronge, ce feu qui brûle sans cesse, cette fumée, cette vapeur, ce souffre, ces tourbillons de flammes, ces ténèbres extérieures. Qui mettra une fontaine dans ma tète, et une source de larmes dans mes yeux, afin que, par mes pleurs, je prévienne ces pleurs éternels, ces grincements de dents, ces liens, ces entraves d'airain, ces chaînes pesantes, qui serrent, qui brûlent, et qui ne consument point? O ma mère, pourquoi. m'avez-vous engendré pour être un fils de douleur, un fils d'amertume, d'indignation et de gémissements éternels? Pourquoi m'avez-vous recueilli sur vos genoux? Pourquoi m'avez-vous allaité de vos mamelles ? puisque je ne suis né que pour brûler et pour servir d'aliment à un feu qui ne s'éteindra jamais ?

8. Celui qui est pénétré de ces mouvements a sans doute recouvré le sentiment, et cette double crainte, accompagnée de cette double pudeur, lui a déjà causé quatre bâillements. Il ajoutera les trois autres qui restent par la voix de la confession; et alors on ne dira plus de lui qu'il n'a ni voix ni sentiment; pourvu néanmoins que cette confession procède d'un cœur humble, simple et fidèle. Confessez humble3, ment, purement et fidèlement, tout ce qui vous donne des remords de conscience, et vous avez accompli ce nombre mystérieux. Il y en a qui se glorifient lorsqu'ils ont mal fait, et qui mettent leur joie en des choses détestables, c'est d'eux que le Prophète parle, quand il dit "Ils ont publié leurs crimes comme Sodome (Isa. III, 9). " Mais ne parlons point de ces personnes ici, ce sont des profanes; or qu'avons-nous affaire de ceux du dehors?

9. Il nous est arrivé quelquefois d'entendre des hommes même qui ont pris l'habit de la religion, et qui professent la vie monastique, se vanter avec une extrême impudence de leurs fautes passées, comme de s'être battus en duel, ou d'avoir surmonté leur adversaire dans quelque dispute fameuse, et autres choses semblables que la vanité du monde estime et prise beaucoup, mais qui sont très-nuisibles, très-pernicieuses , et très-dangereuses pour le salut de l'âme. Ces discours témoignent qu'on a encore l'esprit du monde; et l'humble habit que portent ces personnes n'est pas une preuve du renouvellement de leur vie, mais un manteau dont ils couvrent leurs anciens dérèglements. Quelques-uns racontent ces choses comme par un sentiment de douleur et de regret, mais comme ils y recherchent intérieurement de la gloire, ils n'effacent pas leurs crimes, ils se trompent seulement eux-mêmes. Car on ne se moque point de Dieu (Galat. VI, 7). Ils n'ont pas dépouillé le vieil homme, mais ils le couvrent de nouveau. Cette confession ne découvre, ne chasse pas le vieux levain, mais l'enracine davantage, selon ces paroles : " La corruption s'est invétérée dans mes os, pendant que je crie tout le long du jour (Psal. XXXI, 3). n J'ai honte de rapporter l'effronterie de quelques uns, qui est telle, qu'ils ne rougissent point de se vanter, et de se réjouir des choses dont ils devraient pleurer : par exemple, que même depuis qu'ils ont reçu le saint habit de la religion, ils ont surpris quelqu'un de leurs frères par adresse, et l'ont trompé dans une telle rencontre, ou qu'ils ont bien relancé une personne qui leur disait. des injures, c'est-à-dire, qu'ils ont rendu fièrement le mal pour le mal, et injure pour injure.

10. Mais il y a une confession qui est d'autant plus dangereuse, qu'elle cache sa vanité d'une manière plus subtile, lorsque nous n'appréhendons point de découvrir des fautes honteuses, non parce que nous sommes humbles, mais afin qu'on croie que nous te sommes. On cherche la louange dans l'humilité, ce n'est pas la vertu, mais le renversement de l'humilité. Celui qui est vraiment humble; veut être estimé vil et abject, non pas humble. Il se réjouit de ce qu'il est méprisé et n'est superbe qu'en ce seul point qu'il méprise les louanges. Quelle chose plus étrange et plus indigne que de faire servir à l'orgueil la confession qui est la gardienne de l'humanité, et de vouloir paraître meilleur par cela même qui nous fait paraître pires? 0 prodige d'orgueil, de ne pouvoir être estimé saint, qu'en paraissant criminel! Mais cette confession qui n'a que l'apparence non la vertu de l'humilité, bien loin de mériter le pardon de nos fautes, attire la colère de Dieu sur nous (I. Reg. XV, 30). Que servit à Saül de confesser son péché quand il en fut repris par Samuel ? Sans doute cette confession était criminelle, puisqu'elle n'effaça point son crime, car comment le Maître de l'humilité, et celui qui a une inclination naturelle à donner sa grâce aux humbles, pourrait-il rejeter une humble confession? Certainement, il était impossible qu'il ne se fût laissé fléchir, si ce roi eût eu dans le cœur l'humilité qu'il témoignait par ses paroles. Voilà pourquoi j'ai dit que la confession doit être humble.

11. Il faut aussi qu'elle soit simple. Elle ne doit point excuser l'intention, si elle est coupable, sous prétexte qu'elle n'est pas connue des hommes, ni amoindrir une faute qui est considérable, ni la rejeter sur les conseils d'autrui; puisqu'on ne contraint personne malgré soi. La première de ces confessions n'est pas une confession, mais une défense, elle n'apaise pas la colère de Dieu, elle l'allume davantage. La seconde est une marque d'ingratitude; car plus on croit qu'une faute est légère plus on diminue la gloire de celui qui la remet. Ajoutez à cela qu'on accorde un bienfait d'autant moins volontiers qu'on sait que celui qui le reçoit, en sera moins reconnaissant, parce qu'il croit en avoir moins besoin. Celui-là donc se rend indigne du pardon, qui diminue le pris de la grâce qu'on lui veut faire; c'est ce que font tous ceux qui tâchent d'amoindrir leurs fautes par leurs paroles. Pour la troisième, que l'exemple du premier homme serve à nous en détourner. (Gen. III, 2). Car de ce qu'il n'obtint point le pardon de son crime, bien qu'il le confessât, ce fut sans doute parce qu'il y mêla celui de sa femme. C'est une espèce d'excuse d'en accuser un autre, quand on nous reprend. Or David nous apprend qu'il est non-seulement inutile, mais funeste de s'excuser, lorsqu'on est repris (Psal. CXL, 4). Car il appelle ces excuses, des paroles de malice, et prie et conjure Dieu de ne pas permettre qu'il y ait jamais recours. Et certes il avait bien raison; puisque celui qui s'excuse pèche contre son âme, en rejetant le remède de l'indulgence, et se ferme de sa propre bouche l'entrée à la vie. Et quelle plus grande malice que de s'armer contre son propre salut, et de se percer soi-même comme par le glaive de sa langue? Car pour qui peut être bon celui qui est méchant pour soi-même (Eccli. XIV, 5).

12. Enfin la confession doit être fidèle, c'est-à-dire pleine d'espérance, exempte de toute crainte de ne pas obtenir le pardon de nos péchés, de peur que notre bouche ne nous condamne plutôt qu'elle ne noirs justifie. Judas qui trahit notre Seigneur, et Caïn qui tua son frère, confessèrent leur crime, mais ils se défièrent de la miséricorde de Dieu; l'un en disant, u J'ai péché en livrant le sang du juste (Matth. XXVII, 4), " et l'autre : a Mon iniquité est trop grande pour mé, riter qu'on me la remette (Gen. IV, 13). " Cette confession était véritable, mais parce qu'elle était infidèle, elle ne leur servit de rien. Voilà donc comment ces trois qualités de la confession jointes aux quatre premières de la componction accomplissent le nombre de sept.

13. Ainsi touché du repentir de vos fautes, les ayant humblement confessées, et vous trouvant ainsi comme assuré d'avoir recouvré la vie, vous devez aussi, je le pense, être certain que ce nom de Jésus n'est pas inutile et infructueux, puisqu'il a pu et voulu opérer en vous tant de merveilles, et que ce n'est pas en vain qu'il a suivi le bâton qu'il avait envoyé devant lui. Il n'est pas venu inutilement parce qu'il n'est pas venu vide. Et comment aurait-il été vide, lui en qui habitait la plénitude de la divinité (Gal. IV, 4) ? Car le Saint Esprit ne lui a pas été donné avec mesure. Il est d'ailleurs venu dans la plénitude des temps, afin de faire voir qu'il est plein en toutes façons. Oui, et bien plein certes, puisque le père l'a sacré d'une huile de joie d'une manière beaucoup plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire (Psal. XLIV, 8). Il l'a sacré et envoyé au monde plein de grâce et de vérité. Il l'a sacré pour qu'il en sacrât d'autres. Tous ceux qui ont mérité de recevoir de sa plénitude ont été sacrés par lui. Aussi a-t-il dit a L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a oint: il m'a envoyé pour annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui sont pacifiques, pour guérir ceux qui ont le coeur contrit, pour prêcher la liberté aux captifs, la délivrance aux prisonniers, et pour prédire le temps où le Seigneur se rendra favorable (Isa. LXI, 1). Il venait, comme vous voyez, verser une huile salutaire sur mes plaies, et adoucir nos douleurs. C'est pourquoi il est venu rempli de fonction divine, il est venu, dis-je, avec une douceur et une bonté admirables, avec une miséricorde infinie envers tous ceux qui implorent gon assistance. Il savait bien qu'il descendait du ciel vers des malades, et c'est pour cela qu'il causé envers eux de toute (indulgence possible. Et parce qu'il avait beaucoup de maladies à guérir, ce charitable et prévoyant médecin a aussi eu soin d'apporter plusieurs remèdes. Il a apporté l'esprit de sagesse et d'intelligence, l'esprit de conseil et de force, l'esprit de science et de piété, et enfin l'esprit de la crainte du Seigneur.

14. Voyez-vous combien ce médecin a préparé de fioles remplies de baumes célestes, pour guérir les plaies de ce misérable qui est tombé entre les mains des voleurs ? Il y en a sept qui sont propres sans doute à exciter les sept bâillements dont nous avons parlé. Car l'esprit de vie était dans ces fioles. C'est d'elles qu'il a versé de l'huile sur mes blessures. Il y a aussi versé du vin, mais en moins grande quantité. Car mon extrême langueur avait besoin que sa miséricorde s'élevât au-dessus de sa justice, comme nous voyons l'huile monter au dessus du vin, quand on la verse dessus. C'est pourquoi il a apporté cinq fioles d'huile, et deux seulement de vin. Car il n'y a que la crainte et la force qui répondent au vin, au lieu que les cinq autres qualités désignent assez l'huile par la douceur qui leur est propre, c'est dans l'esprit de vigueur que, semblable à un homme puissant dont le vin a augmenté les forces, il est descendu aux enfers, a brisé les portes d'airain, et rompu les gonds de fer, a enchaîné le fort., et lui a ravi ses captifs. Il n'en est pas moins descendu dans l'esprit de crainte, mais pour se faire aussi craindre, non pas pour craindre lui-même.

15. O Sagesse ! avec quel art et qu'elle adresse rendez-vous la santé à mon âme par le moyen de l'huile et du vin, mêlant ainsi la force à la douceur et la douceur à la force ! Vous êtes fort pour moi, et vous êtes doux envers moi. Vous atteignez d'une extrémité du monde à l'autre, avec une force toute puissante, et vous disposez et ordonnez toutes choses avec une douceur merveilleuse. Vous chassez mon ennemi, et vous soutenez ma langueur. Guérissez-moi, Seigneur, et ma guérison sera parfaite;. je chanterai des cantiques de louange en votre honneur, et je dirai : " Votre nom est une huile répandue. " Je ne dis pas un vin répandu, car je ne veux pas que vous entriez en jugement avec votre serviteur ; mais une huile, parce que vous me comblez de vos miséricordes et de vos grâces. Oui c'est une huile, car l'huile nage au-dessus des autres liqueurs, et désigne clairement ce nom qui est au-dessus de tout autre nom. O noria infiniment doux et agréable! Nom illustre, choisi par dessus tous, rehaussé par dessus tous, relevé par dessus tous, dans les siècles des siècles. C'est là véritablement cette huile qui rend le visage de l'homme plus gai et plus serein, et qui oint la tête de celui qui jeûne, afin qu'il ne sente point l'huile du pécheur. C'est là le nom nouveau que la bouche du Seigneur a prononcé (Isa. LXII. 2), et qui lui a été donné par l'Ange avant qu'il fût conçu dans les entrailles de la Vierge (Luc. II. 21). Non-seulement le Juif, mais quiconque l'invoque, sera sauvé, tant il est répandu de toutes parts. Le Père l'a donné au Fils, à l'Époux de l'Église, à notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON XVII. Il faut observer avec grand soin le moment où le Saint-Esprit vient dans l’âme, et celui où il s'en éloigne. Jalousie que le diable a conçue contre les hommes.

1. Croyez-vous que nous nous soyons assez avancés dans le sanctuaire de Dieu, en essayant de pénétrer un mystère admirable; ou bien tenterons nous de suivre l'Esprit Saint plus intimement, pour chercher ce qui reste à découvrir encore ? Car cet esprit ne sonde pas seulement le coeur et les reins des hommes, mais il pénètre même ce qu'il y a de plus caché en Dieu. Je le suivrai avec assurance partout où il ira, soit qu'il descende en nous, ou qu'il s'élève à des choses plus élevées. Qu'il garde seulement notre coeur et notre intelligence, de peur que nous ne le croyions présent lorsqu'il sera absent, et qu'ainsi nous nous égarions en suivant notre propre sens au lieu de lui. Car il vient et s'en va selon qu'il lui plaît, et il n'est facile à personne de savoir d'où il vient ni où il va (Joan. III, 8). Et pour ce qui est de cette connaissance, on peut ne la point avoir sans courir aucun risque pour son salut; mais quand vient-il, ou quand s'en va-t-il ? c'est ce qu'il est très-dangereux d'ignorer. Car lorsqu'on n'observe pas avec grand soin la venue ou la retraite du Saint Esprit, il arrive qu'on ne le désire point lorsqu'il est absent, et qu'on ne le glorifie point lorsqu'il est présent. En effet, comme il ne se retire qu'afin qu'on le cherche avec plus d'ardeur, comment peut-on le chercher si on ne sait pas qu'il est absent? Et au contraire, quand il daigne revenir pour nous consoler, comment le recevra-t-on d'une minière qui soit digne de sa majesté, si on ne sent pas même qu'il est présent. L'âme donc qui ignore son éloignement est exposée à la séduction, et celle qui n'observe pas son retour, ne témoignera point sa reconnaissance pour l'honneur qu'il lui fait en la visitant.

2. Autrefois, lorsque Élisée connut que le départ de son maître était proche, il lui fit une prière, et n'obtint ce qu'il demandait, comme vous savez, que sous la condition qu'il le vît au moment où il serait enlevé d'auprès de lui. Cela leur arriva en figure, et fut écrit pour nous. L'exemple de ce prophète nous enseigne et nous avertit d'être soigneux et vigilants à foeuvre de notre salut, que le Saint Esprit opère sans cesse au fond de notre âme par l'adresse et la douceur admirables de son art divin. Que cette onction sacrée, qui instruit de toutes choses, ne se retire jamais de nous sans que nous le sachions, si nous voulons n'être point privés d'un double présent. Qu'il ne nous surprenne jamais lorsqu'il viendra en nous, mais qu'il nous trouve toujours les yeux levés en haut, et les bras ouverts pour recevoir une abondante bénédiction du Seigneur. C'est ainsi qu'il désire que nous soyons, c'est-à-dire, semblables à des serviteurs qui attendent que leur maître retourne de la noce (Luc. XII, 36); lui qui ne revient jamais les mains vides des délices ineffables de la table céleste. Il faut donc veiller, et veiller à toute heure, parce que nous ne savons pas quand l'Esprit-Saint doit venir ou s'en aller. Il va et vient, et celui qui, le possédant, est debout. ne peut manquer de tomber lorsqu'il le quitte, mais il ne se fera point de mal parce que le Seigneur le soutient encore de sa main. Il ne cesse point d'aller et de venir ainsi dans ceux qui sont spirituels, ou plutôt, en les visitant dès le matin, et se retirant tout-à-coup pour les éprouver. Car le juste tombe sept fois et se relève autant de fois (Prov. XXIV, 16), si néanmoins il tombe durant le jour, c'est-à-dire s'il se voit tomber et sait qu'il est tombé, et s'il désire se relever, et cherche la main de celui qui le peut secourir, en s'écriant : " Seigneur, lorsque vous l'avez voulu, vous m'avez donné une beauté et une force extraordinaires ; mais vous n'avez pas plus tôt détourné votre visage de dessus moi, que je suis tombé dans la confusion et dans le trouble (Psal. XXIX, 8). "

3. Autre chose est de douter de la vérité, ce qui arrive nécessairement lorsque l'Esprit ne souffle point ; autre chose de goûter l'erreur, ce qu'on évite facilement, en reconnaissant son ignorance, en sorte qu'on puisse dire aussi : " Si j'ai ignoré quelque chose, mon ignorance ne m'est pas inconnue (Job. XIX, 4). " Ce mot est de Job, vous le reconnaissez? L'ignorance est une mauvaise mère, qui a deux filles aussi mauvaises qu'elle, la fausseté et le doute. Celle-là est plus misérable, et celle-ci plus digne de compassion. L'une est plus pernicieuse, et l'autre plus incommode. Lorsque l'esprit parle, l'une et l'autre se dissipent, laissent leur place à la vérité, mais à une vérité très-certaine; car c'est l'esprit de vérité à qui la fausseté est absolument contraire. C'est aussi l'esprit de sagesse, comme elle est la lumière de la vie éternelle, et atteint partout, à cause de sa pureté, elle ne souffre ni l'obscurité ni l'incertitude du doute. Lorsque cet esprit ne parle point, il faut bien se donner de garde, sinon de ce doute fâcheux, du moins de cette fausseté exécrable. Car il y a bien de la différence entre n'être pas tout à fait certain de ce qu'on doit croire, et assurer témérairement ce qu'on ne sait pas. Q1; e cet esprit parle donc toujours, ce qui néanmoins ne dépend nullement de notre volonté, ou lorsqu'il lui plaît de se taire, qu'il nous le fasse connaître, et nous avertisse au moins de son silence, de peur que, croyant faussement qu'il marche devant nous, nous ne suivions, au lieu de lui, notre propre erreur par une mauvaise et dangereuse confiance. Et s'il tient notre esprit en suspens, qu'il ne le laisse pas du moins tomber dans le mensonge. Il y en a qui avancent une chose fausse en doutant, ceux-là ne mentent point; mais il y en a d'autres qui assurent une vérité qu'ils ne connaissent pas, et ceux-là mentent. Car les premiers ne disent pas que ce qui n'est point, est, mais qu'ils croient que c'est, et ils, disent vrai, quand même ce qu'ils croient ne serait pas; mais les derniers, quand ils assurent une chose dont ils ne sont pas sûrs, mentent quand même ce qu'ils assurent serait véritable.

4. Cela posé, pour servir de précaution à ceux qui n'ont pas l'expérience de ces choses, je vais suivre cet esprit, qui, comme je pense, marche devant moi. Néanmoins, je tâcherai d'y apporter la circonspection dont j'ai parlé, et de pratiquer moi-même ce que j'ai enseigné, de peur qu'on ne me dise : " Vous qui instruisez les autres, vous ne vous instruisez pas vous-même (Rom. II, 24). " Il faut bien distinguer entre les choses claires, et celles qui sont douteuses; car c'est un aussi grand mal de révoquer les unes en doute, que d'assurer témérairement les autres. Il faut espérer ce discernement de la conduite de l'Esprit Saint. Car nous sommes trop faibles pour cela. Qui peut connaître, par exemple, si le jugement que nous avons dit dans le troisième sermon avant celui-ci, que le Seigneur a rendu entre les hommes, c'est-à-dire entre la Synagogue et les Gentils, a été aussi auparavant rendu dans le ciel? (a)

5. Voici quelle est ma pensée. Croyez-vous que ce Lucifer qui se levait le matin, mais qui se levait par un orgueil présomptueux, ait aussi envié aux hommes l'effusion de l'huile avant qu'il fût changé en ténèbres, et que, dans son indignation et sa jalousie, il ait murmuré en quelque sorte en lui-même, en disant : Pourquoi cette perte ? Je ne voudrais pas assurer que cet esprit ait dit cela, mais je ne voudrais pas le nier non plus. Car je n'en sais rien. Il se peut faire, et cela ne paraît pas incroyable, qu'étant plein de sagesse, et élevé au plus haut comble de la perfection, il ait su qu'il devait y avoir des hommes qui arriveraient au même degré de gloire que lui. Mais s'il l'a su, il ne l'a vu sans doute que dans le Verbe de Dieu, et rongé d'envie, il résolut

(a) Dans plusieurs éditions, il y a ici une variante de peu d'importance.

de s'assujettir les hommes et dédaigna de les avoir pour compagnons. Ils sont, disait-il, plus faibles que moi, et mes inférieurs par nature; il n'est pas convenable qu'ils soient mes concitoyens et mes égaux dans la gloire. Peut-être cette élévation présomptueuse, et l'endroit où il allait s'asseoir, qui signifient une espèce d'empire et de supériorité, découvrent-ils cette pensée intime et téméraire, "Je monterai, dit-il, sur la montagne élevée, et je m'asseoirai du côté de l'Aquilon, (Isa. XIV, 13), " afin d'avoir quelque ressemblance avec le Très Haut, et que, de même qu'il est assis sur les Chérubins d'où il gouverne toutes les créatures angéliques, il le fût dans un lieu éminent d'où il régnât sur tout le genre humain. Mais Dieu nous en garde. Il a médité l'injustice dans son lit, que l'iniquité se mente à elle-même. Nous ne connaissons point d'autre juge que celui qui nous a créés. Ce n'est point le diable, mais le Seigneur qui jugera l'univers. C'est lui qui sera notre Dieu, dans tous les siècles, et lui qui régnera sur nous éternellement.

6. Il a donc conçu la douleur dans le ciel, et dans le paradis il a engendré l'iniquité, fille de la malice, mère de la mort et de toutes sortes de misères ; et l'orgueil fut la source de tous ces maux. Car si la mort est entrée dans le monde par l'envie du diable (Sap. II, 24), néanmoins l'origine de tout péché est l'orgueil (Eccl. X, 15). Mais de quoi cela lui sert-il ? Vous n'en êtes pas moins en nous, Seigneur, et nous ne laissons pas d'invoquer votre nom sur nous. Et le peuple que vous vous êtes acquis, l'assemblée de ceux que vous avez rachetés, dit : " Votre nom est une huile répandue (Cant. 1, 2). " Lorsque je suis rejeté de devant vous, vous la répandez derrière moi, et en moi, car lorsque vous serez en colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. Néanmoins Satan a reçu l'empire sur tous les enfants d'orgueil, il est devenu le prince des ténèbres de ce monde, pour que l'orgueil même combatte en faveur du royaume de l'humilité, alors que, durant sa principauté temporelle et tyrannique, il établit plusieurs personnes humbles dans une royauté souveraine et éternelle. C'est un jugement heureux et agréable, de voir ce persécuteur des humbles leur préparer sans le savoir, des couronnes immortelles, en les attaquant tous, et en succombant sous les efforts de tous. Car le Seigneur jugera les peuples en tout lieu et en tout temps ; il sauvera les enfants des pauvres, et abaissera celui qui les tient dans l'oppression. Partout et toujours il protégera les siens, exterminera les coupables, et détruira la domination et la tyrannie, que les méchants exercent sur les justes, de peur que cela ne porte les gens à commettre l'iniquité (Psal. CXXIX, 3). Il arrivera même un temps où il brisera absolument son arc, rompra ses armes, brûlera ses boucliers. Et toi, misérable, tu t'établis une demeure vers l'Aquilon, cette contrée pleine de frimas et de glace, et voici que les malheureux sont relevés de la poussière, et les pauvres tirés de leur fumier, pour siéger avec les princes, et pour occuper un trône de gloire, pendant que tu ressentiras une vive douleur de voir s'accomplir ces paroles : " La pauvre et l'indigent loueront votre nom (Psalm. LXXIII, 21). "

7. Grâces vous soient rendues, Seigneur, père des orphelins, et juge des pupilles. Une montagne féconde, une montagne grasse et fertile nous a communiqué sa chaleur. Les cieux ont distillé une rosée à la présence du Dieu de Sina ; une huile a été versée; un nom que le méchant nous enviait, s'est répandu de toutes parts. Il s'est, dis-je, répandu jusques dans le coeur et dans la bouche des petits enfants, et, comme dit le Prophète, la louange est consommée par la bouche des enfants, et de ceux qui sont encore à la mamelle. Le pécheur verra ces choses, et il entrera en colère, sa fureur sera implacable, et pareille à cette flamme qui ne peut s'éteindre, et qui est déjà préparée pour lui et pour ses anges. Le zèle du Seigneur des armées opérera toutes ces merveilles; que vous m'aimez, ô mon Dieu et mon amour, que vous m'aimez! car en tous lieux vous vous souvenez de moi, en tous lieux vous êtes animé de zèle pour le salut d'un pauvre, d'un misérable, et me protégez non-seulement contre les hommes superbes, mais encore contre les anges re belles et présomptueux. Dans le ciel et sur la terre, Seigneur, . vous jugez ceux qui me font du mal; vous domptez ceux qui s'arment contre moi pour me combattre. Partout vous me secourez, partout vous êtes à mes côtés pour empêcher que je ne sois ébranlé. Ce sont ces grandes merveilles qui me porteront à chanter toute ma vie des cantiques au Seigneur, et à célébrer ses louanges tant que je serai de ce monde. Voilà les miracles qu'il a opérés ; voilà les prodiges qu'il a faits . Voilà le premier et le plus grand de ses jugements que la vierge Marie, qui participe à ses secrets, et à ses mystères, m'a découvert quand elle s'est écriée: " Il a fait descendre les puissants de leurs trônes, et a élevé les petits ; il a rempli de biens ceux qui étaient dans la nécessité et dans l'indigence, et a renvoyé vides et pauvres ceux qui étaient riches (Luc. IX, 39). " Le second jugement est semblable à celui-ci, et vous l'avez déjà entendu; que ceux quine voient point voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Joan. IX, 39). Que le pauvre se console dans ces deux jugements, et dise : " Je me suis souvenu, Seigneur, des jugements que vous avez exercés depuis le commencement du monde, et j'y ai trouvé ma consolation (Psalm. CXVIII, 52). "

8. Mais tournons nos regards sur nous-mêmes, et examinons notre conduite. Et afin de le pouvoir faire avec vérité, invoquons l'esprit de vérité, et rappelons-le du lieu sublime d'où il nous avait tirés, afin qu'il nous guide encore pour aller à nous-mêmes; parce que nous ne pouvons rien sans lui. Et il ne faut point appréhender qu'il dédaigne de descendre avec nous, puisqu'au contraire, il s'indigne contre nous, lorsque nous tâchons de faire la moindre chose sans son assistance. Car ce n'est pas un esprit qui va et ne revient point, il nous mène et nous ramène de lumière en lumière, comme étant l'esprit du Seigneur, tantôt nous entraînant à soi dans ses divines clartés, tantôt condescendant à nos faiblesses et éclairant nos ténèbres, afin que, soit que nous marchions au dessus de nous, ou dans nous, nous marchions toujours dans la lumière, et comme des enfants de lumière. Nous avons passé les ombres des allégories, et nous sommes arrivés au sens moral. La foi est élevée et affermie, instruisons et réglons les moeurs. L'entendement est éclairé, tâchons de faire suivre l'action. Car nos connaissances ne nous servent que lorsque nous passons à l'action, si néanmoins nos actions et nos connaissances se rapportent à l'honneur et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ, qui est le Dieu et le maître souverain de toutes choses, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON XVIII. Des deux opérations du Saint-Esprit, dont l'une s'appelle effusion et l’autre infusion.

1. " Votre nom est une huile répandue (Cant. I, 2). " Qu'est-ce que le Saint-Esprit nous fait connaître de certain en nous à l'occasion de ces paroles ? C'est, on n'en peut douter, le fait de deux de ses opérations. L'une par laquelle il commence par nous établir solidement dans la vertu au dedans de nous pour nous sauver; et l'autre par laquelle il nous orne aussi au dehors de ses dons pour gagner les autres à Dieu. Nous recevons la première grâce pour nous, et la seconde, pour le prochain. Par exemple, la foi, l'espérance, et la charité nous sont données pour notre utilité particulière; car sans elles nous ne saurions être sauvés. Mais les paroles de science et de sagesse, le don de guérir les malades, celui de prophétie, et autres semblables dont nous pouvons manquer, sans que cela intéresse en rien notre salut, ne nous sont donnés assurément que pour les employer au service de nos frères. Et pour que ces opérations du Saint-Esprit qui se font en nous, ou dans les autres, aient un nom conforme aux effets qu'elles produisent, appelons-les, si vous voulez, infusion et effusion. A laquelle des deux conviennent donc ces paroles : " Votre nom est une huile répandue ? N'est-ce pas à l'effusion? Car s'il avait voulu parler de l'infusion, il aurait dit infuse, non pas répandue (a). D'ailleurs, c'est à cause de cette bonne odeur dont les mamelles sont parfumées au-dehors, que l'Époux dit: " Votre nom est une huile répandue; " attribuant l'odeur même au nom de l'Épouse, comme à de l'huile répandue sur ses mamelles. Et quiconque se sent rempli du don d'une grâce extérieure dont il puisse faire une réfusion sur les autres, peut dire aussi : " Votre nom est une huile répandue. "

2. Mais ici il faut bien nous garder, ou de donner aux autres ce que nous avons reçu pour nous, ou de retenir pour nous ce que nous avons reçu pour les autres. Vous retenez certainement pour vous ce

a Horstius, et d'autres avec lui, intercalent ici une phrase tout entière que voici . D'ailleurs c'est de la bonne odeur que les mamelles de l'Épouse exhalent au dehors,non point de ses vertus intérieures qu'il est dit: Votre nom est une huile répandue. Le reste comme nous le donnons. Mais elle se trouve omise dans plusieurs manuscrits, ainsi que dans la première édition. Il est vrai qu'elle se lit dans le manuscrit de saint-Évroul, mais elle y remplace la phrase suivante: " Ainsi c'est de l'odeur douce etc. " Il y en a donc une des deux de superflue.

qui appartient & votre prochain, si, par exemple, étant non-seulement plein de vertus, mais encore orné au dehors des dons de la science et de l'éloquence, la crainte peut-être, la paresse, ou une humilité hors de propos," fait que, par un silence inutile, ou plutôt damnable, vous resserrez une bonne parole qui pourrait servir à plusieurs, et tombez ainsi dans la malédiction des peuples, en cachant votre blé, au lieu de le distribuer libéralement. Au contraire, vous dissipez et perdez ce qui est à vous, si, avant que d'avoir reçu une complète infusion de Dieu, et n'étant encore plein qu'à demi, vous vous hâtez de vous répandre, violant la loi qui défend de faire labourer le premier veau d'une vache, et de tondre le premier agneau d'une brebis (Dent. XV, 17). Vous vous privez vous-même de la vie et du salut que vous donnez aux autres, lorsque, vide de droiture d'intention, vous êtes enflé du vent d'une vaine gloire, ou infesté du poison d'une cupidité terrestre, et qu'une apostume mortelle que vous nourrissez au dedans de vous est près de vous donner la mort.

3. C'est pourquoi si vous êtes sage, vous serez semblable au bassin, non au canal d'une fontaine. Le canal répand l'eau au dehors presque en même temps qu'il la reçoit, mais le bassin ne se répand que quand il est plein, et communique alors ce qu'il a de reste sans se faire préjudice, sachant bien qu'il y a malédiction contre celui qui détériore la part qu'il a reçue. Et afin que vous ne méprisiez pas le conseil que je vous donne, écoutez une personne plus sage que moi : " Le fou, dit Salomon, découvre son esprit tout à la fois, mais celui qui est sagesse réserve pour une autre occasion (Prov. XXIX, 11). " Nous en avons aujourd'hui beaucoup dans l'Église qui ressemblent au canal, et peu qui ressemblent au bassin. Ceux par qui les eaux du ciel découlent sur nous ont tant de charité qu'ils veulent répandre la grâce avant d'en être remplis. Plus disposés à parler qu'à écouter, ils sont pressés d'enseigner ce qu'ils n'ont pas appris, et désirent avec ardeur de commander aux autres lorsqu'ils ne savent pas encore se gouverner eux-mêmes. Pour moi, je crois qu'il n'y a pas de degré de piété, pour parvenir au salut, qui doive être préféré à celui dont le Sage a dit : " Ayez pitié de votre âme en vous rendant agréable à Dieu (Eccle. XXX, 24). " Si je n'ai qu'un peu d'huile pour mon propre usage, pensez-vous que je doive vous la donner et en demeurer privé ? Je la garde pour moi, et suis résolu à ne la répandre que sur l'ordre du Prophète. Si quelques-uns de ceux qui ont peut-être une estime de moi plus avantageuse que ne doit leur en donner ce qu'ils voient en moi, ou ce qu'ils en entendent dire, me pressent trop de leurs prières, ils recevront cette réponse : " De peur qu'il n'y en ait pas assez pour vous et pour moi, allez plutôt à ceux qui en vendent, et achetez-en. " Mais, direz-vous, la charité ne cherche point les choses qui sont à elles. Savez-vous pourquoi elle ne les cherche point? C'est qu'elles ne lui manquent point. Qui est-ce qui cherche ce qu'il a? La charité a toujours ce qui est à elle, c’est-à-dire ce qui est nécessaire à son propre salut. Non-seulement elle 1'a toujours, mais elle l'a en abondance. Elle veut l'abondance pour soi, afin de pouvoir donner abondamment aux autres. Elle garde pour soi ce qui lui est nécessaire, afin de ne manquer de rien pour personne, autrement si elle n'est pas pleine, elle n'est pas parfaite.

4. Mais vous, mon frère, qui n'êtes pas encore suffisamment assuré de votre propre salut, qui n'avez point de charité, ou qui en avez une si faible et si légère que, comme un roseau, elle se laisse aller à tout vent, croit à tout esprit, est emportée par toute sorte de doctrine ; ou plutôt qui avez tant de charité que, passant au delà du commandement, vous aimez votre prochain plus que vous-même; et qui d'autre part en avez si peu que, contre le commandement, vous fléchissez sous la faveur, et succombez sous la crainte, que la tristesse vous trouble, l'avarice vous resserre, l'ambition vous excite, les soupçons vous agitent, les injures vous mettent hors de vous, les soucis vous rongent, les honneurs vous enflent, l'envie vous dessèche; vous, dis-je, qui vous sentez tel dans ce qui vous regarde, par quelle folie désirez-vous ou consentez-vous de prendre soin de ce qui concerne les autres? Écoutez le conseil que donne une charité vigilante et circonspecte : " Je n'entends pas, dit l'Apôtre que, tout le bien soit pour les autres, et tout le mal pour vous, mais qu'il s'en fasse un partage égal (II. Cor. VIII, 13)." Ne veuillez point être trop juste (Eccli. VII, 17). Il suffit que vous aimiez votre prochain comme vous-même, c'est là l'égalité que l'Apôtre demande. Car David dit : "Que mon âme soit comblée de plaisirs, et comme rassasiée des viandes les plus délicieuses, et ma bouche témoignera sa joie par des hymnes de louange (Psal. LXI, 6) ; " il veut être rempli avant que de se répandre; non-seulement cela, mais encore il veut être plein afin de donner de sa plénitude, non de son indigence; et certes c'est sagesse à lui. Il a peur en faisant du bien aux autres de se faire tort à lui-même. Ce qui n'empêcherait pas néanmoins qu'il n'imitât parfaitement celui de la plénitude de qui nous avons tout reçu. Apprenez donc aussi à ne répandre que de votre plénitude, et ne soyez pas plus libéral que Dieu. Que le bassin imite sa source, elle ne s'écoule en ruisseaux, et ne forme des lacs, qu'après s'être remplie de ses propres eaux. Le bassin ne doit point avoir honte de ne pas faire de plus grandes profusions que sa source. La source même de la vie, pleine en elle-même, pleine de soi-même, ne commence-t-elle point par sourdre dans les endroits les plus secrets des Cieux, qu'elle remplit de sa bonté? et ce n'est que, après avoir rempli les lieux les plus cachés et les plus hauts, qu'elle se répand avec violence sur la terre, et, selon l'expression du Prophète, sauve les hommes et les bêtes par le débordement de ses eaux, Dieu multipliant ainsi les effets de sa miséricorde? Il remplit d'abord l'intérieur, puis se répandant et débordant ensuite, il a visité la terre par sa bonté infinie; il l'a enivrée, pour ainsi dire, de ses grâces, et l'a enrichie et rendue féconde en toutes sortes de biens. Vous donc faites aussi de même. Soyez plein avant de vous répandre. La charité qui est libérale; mais prudente, afflue ordinairement au lieu de s'écouler. Mon fils, dit Salomon, ne vous écoulez pas. Et l'Apôtre : " C'est pourquoi nous devons faire attention à ce qu'on nous dit, de peur que nous ne nous écoulions (Heb. II, 1). " Quoi? Etes-vous plus saint que Paul et plus sage que Salomon? D'ailleurs je n'aime pas à m'enrichir en vous appauvrissant. Car si vous êtes méchant à vous-même, à qui serez-vous bon? Assistez-moi, si vous pouvez, de votre abondance; sinon, épargnez-vous vous-même.

5. Mais écoutez que de choses et quelles choses sont nécessaires à notre propre salut, quelle et combien grande est l’infusion que nous devons recevoir, avant de penser à nous répandre. Je vais tâcher de vous l'expliquer le plus succinctement possible. Car l'heure est déjà bien avancée, et me presse de finir. Le Médecin s'approche du blessé, l'Esprit-Saint s'approche de l'âme. Car quelle est l'âme qui ne se trouve point blessée par l'épée du diable, même après que la plaie de l'ancien péché a été guérie par le remède salutaire du baptême ? Lors donc que l'Esprit s'approche de l'âme qui dit : " L'inflammation et la pourriture se sont formées dans mes plaies à cause de mon égarement et de ma folie (Psal. XXXVII, 6); " que doit-il d'abord faire? Sans doute il faut avant tout qu'il perce l'enflure et l'ulcère qui s'est engendrée dans la plaie, et qui peut faire obstacle à sa guérison. Que l'ulcère d'une coutume invétérée soit donc retranché par le fer d'une vive componction. Mais comme ce retranchement ne se peut faire sans une vive douleur, que l'onguent de la dévotion l'adoucisse. Cet onguent n'est autre chose que la joie causée par l'espérance du pardon. Or cette espérance naît de l'empire qu'on acquiert sur ses passions, et de la victoire qu'on remporte sur le péché. Ainsi elle rend déjà grâces, et dit : " Vous avez rompu mes liens, je vous sacrifierai une hostie d'actions de grâces (Psal. CXV, 1). " Ensuite on applique le remède de la pénitence, et l'appareil des jeûnes, des veilles, des oraisons, et des autres exercices des pénitents. Il faut qu'elle se nourrisse avec travail, de la nourriture des bonnes couvres, de peur qu'elle ne tombe en défaillance. Jésus-Christ lui-même nous apprend qu'elle doit se nourrir des bonnes couvres, quand il dit : " Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père (Joan. IV, 34). " Ainsi, que les couvres de piété accompagnent les travaux de la pénitence qui fortifient l'âme, " L'Aumône, dit Tobie, donne une grande confiance auprès du Très-Haut (Tob. IV, 13)." La nourriture excite la soif, il lui faut donner à boire. Ajoutons donc à la nourriture des bonnes couvres, le breuvage de l'oraison, qui arrose les bonnes actions dans l'estomac de la conscience, et les rend agréables à Dieu. L'oraison est un vin qui réjouit le coeur de l'homme, c'est le vin du Saint-Esprit qui enivre, et fait perdre le souvenir des voluptés éternelles. Il humecte le fond de la conscience qui est aride, fait digérer la nourriture des bonnes couvres, et les distribue dans toutes les parties de l'âme, affermit la foi, fortifie l'espérance, rend la charité agissante et réglée, et répand une onction admirable sur toutes les actions.

6. Quand le malade a bu et mangé, que lui reste-t-il à faire, sinon à se reposer et à se délasser dans la contemplation après le travail de l'action? Étant ainsi dans ce sommeil sacré, il voit Dieu en songe, dans un miroir et en énigme, ne pouvant pas encore le contempler face à face. Et néanmoins, quoiqu'il le connaisse plutôt par conjecture que par une vue distincte, et ne le voie qu'en passant, et comme une petite étincelle qui disparaît en un moment, cette vue passagère et presque insensible, ne laisse pas de l'enflammer d'amour, et il dit : " Mon âme vous a désiré passionnément durant la nuit, et l'esprit qui est au dedans de moi brûle aussi du même désir (Isa., XXVI, 9). " Cet amour est un amour de zèle. Il est digne d'un ami de l'Époux. C'est de cet amour qu'un serviteur fidèle et prudent, que le Seigneur a établi sur sa famille, doit se sentir touché et animé. Il remplit, il réchauffe, il bouillonne, il se répand hardiment, il se déborde et sort avec impétuosité; et il dit : " Qui de vient faible, sans que je le devienne aussi? qui est scandalisé sans que j'en ressente une vive douleur (I Cor. XI, 29) ? " Que celui qui est possédé de cet amour prêche, porte du fruit, fasse des merveilles, opère des miracles; la vanité ne trouvera point de place là où la charité occupe tout. Car la charité est la plénitude de la loi et du coeur, si toutefois elle est pleine (Rom. XIII, 10). Dieu est charité, et il n'y a rien qui puisse remplir la créature faite à l'image de Dieu, que Dieu, qui est la charité même, et qui est seul plus grand qu'elle. Il est très-périlleux d'élever aux fonctions ecclésiastiques celui qui n'a pas encore acquis cette pleine charité, quelque vertu au reste qu'il paraisse avoir. Quand il aurait toute la science du monde, quand il donnerait tout son bien aux pauvres, quand il livrerait son corps aux flammes, il est vide, s'il n'a la charité. Vous voyez dé combien de choses nous devons être remplis, si nous voulons répandre de notre abondance, non point de notre pauvreté. Premièrement, nous devons avoir la componction. En second lieu, la dévotion. En troisième lieu, le travail de la pénitence. En quatrième lien, les oeuvres de piété. En cinquième lieu, l'assiduité de l'oraison. En sixième lieu, le repos de la contemplation. Et enfin, la plénitude de l'amour. C'est un même esprit qui opère toutes ces choses en nous, par cette opération que l'on appelle infusion; et alors, celle que nous avons appelée effusion peut être exercée avec pureté d'intention et pleine sécurité, à la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 

SERMON XIX. Nature, mode et propriété de l'amour de Dieu qui est dans les anges, selon les divers degrés de gloire qu'ils possèdent.

1. L'Épouse continue encore ses discours amoureux. Elle continue de célébrer les louanges de l'Époux; et elle l'excite à lui faire de nouvelles grâces, en faisant voir que celles qu'elle s déjà reçues ne sont pas demeurées stériles. Car, écoutez ce qu'elle ajoute ensuite : " C'est pourquoi, dit-elle, les jeunes filles vous aiment avec excès (Cant. I, 2). " Comme si elle disait : Ce n'est pas en vain et inutilement, ô mon Époux, que votre nom est comme anéanti et répandu sur mes mamelles, car c'est pour cela que les jeunes filles vous aiment avec excès. Pourquoi l'aiment-elles? A cause de l'effusion de son nom, parce qu'il l'a répandu sur ses mamelles. C'est ce qui les excite à l'amour de l'Époux, et cause leur affection pour lui. Lorsque l'Épouse reçoit le présent de cette infusion, elles en sentent aussitôt fadeur, elles qui ne peuvent être bien éloignées de leur mère; et, toutes remplies de la douceur de ce parfum, elles disent : " L'amour de Dieu est répandu dans nos coeurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné (Rom. V, 5). " L'Épouse relevant donc leur zèle : Voilà, dit-elle, ô mon Époux, le fruit de l'effusion de votre nom, les jeunes filles vous aiment avec excès. Elles le sentent répandu, elles n'étaient pas capables de le sentir lorsqu'il était entier, et c'est pour cela qu'elles vous aiment. En effet, l'effusion de ce nom le rend capable d'être reçu, et on ne peut le recevoir qu'on ne le trouve aimable; mais il n'en est ainsi que pour les jeunes filles; ceux qui sont plus capables n'ont pas besoin qu'il soit répandu, ils en jouissent tout entier.

2. La créature angélique contemple fixement l'abîme profond des jugements de Dieu. Elle prend un souverain plaisir, et met tout son bonheur à en admirer l'équité suprême, et elle se glorifie de ce qu'ils sont exécutés et connus par son ministère ; et c'est pour cela qu'elle a grand sujet d'aimer Jésus-Christ notre Seigneur. " Tous les esprits célestes, dit saint Paul, ne sont-ils pas ministres des volontés de Dieu, et envoyés pour servir ceux qui travaillent à acquérir l'héritage du salut (Heb. I, 14) ? " Je crois que les archanges, qui sans doute ont quelque chose de plus que les anges, sont ravis de joie de ce qu'ils sont admis plus familièrement aux conseils de la Sagesse éternelle; et ils exécutent aussi les mêmes ordres avec beaucoup de prudence et de sagesse selon qu'ils jugent que les temps et les lieux y sont propres. Et c'est pour ce sujet qu'ils aiment aussi le Seigneur Jésus-Christ. De même, ce n'est pas sans raison que ces esprits bienheureux, qui sont appelés Vertus, peut-être parce qu'étant établis de Dieu pour sonder par une heureuse curiosité, et admirer en même temps les causes secrètes et éternelles des miracles et des prodiges, ils font paraître sur la terre telles merveilles qu'il leur plaît, et, lorsqu'il leur plait, en changeant par leur puissance la nature de tous les éléments; ce n'est pas, dis-je, sans raison, qu'ils brûlent d'amour pour le Seigneur des vertus et pour Jésus-Christ, qui est la vertu de Dieu. Car il est infiniment doux et agréable pour eux de contempler dans la sagesse même les raisons obscures et incertaines. de la sagesse; et il ne leur est pas moins honorable et glorieux que Dieu daigne se servir de leur ministère, pour faire connaître et admirer aux hommes les effets des causes qui sont cachées dans son Verbe adorable.

3. Ces autres esprits bienheureux qu'on nomme Puissances, et qui mettent tout leur bonheur à contempler et à glorifier la toute-puissance divine de Jésus-Christ crucifié, qui s'étend partout avec une force invincible, reçoivent le pouvoir ale chasser et de dompter les puissances ennemies des hommes et des démons, pour le bien de ceux qui doivent recueillir l'héritage du salut. N'ont-ils donc pas encore un sujet très-légitime d'aimer le Seigneur Jésus ? Au dessus d'eux sont les Principautés, qui l'envisagent d'un lieu plus élevé, et voient clairement qu'il est le principe de l'univers, et engendré avant toutes les créatures

ils reçoivent un empire si grand et si souverain, que leur puissance s'étend sur toute la terre, et que du lieu sublime et éminent où ils sont, ils peuvent changer à leur gré les royaumes et les principautés, disposer des hommes et des charges, mettre au dernier rang ceux qui étaient au premier, et au premier ceux qui étaient au dernier; selon les mérites de chacun, faire descendre les grands de leurs trônes, et y faire monter les petits. Et c'est là aussi le sujet qu'ils ont d'aimer Jésus-Christ. Mais lés Dominations l'aiment aussi. Et quel est le sujet de leur amour? C'est que, par une louable présomption, ils s'efforcent de découvrir encore quelque chose de plus grand et de plus sublime de la domination de Jésus-Christ, qui n'est bornée par aucune limite, ni arrêtée par aucun obstacle. Ils considèrent qu'il remplit tout le monde, non-seulement par sa puissance, mais encore par sa présence, que toutes choses, depuis le haut des cieux jusqu'au fond des abîmes, obéissent à l'équité de ses commandements, qu'il règle avec un ordre parfait le cours des temps, le mouvement des corps, et l'activité des esprits; et cela avec un soin et une vigilance si exacts, qu'aucune de ces choses ne peut cesser, même en un point, en un iota, de faire sa fonction; et d'ailleurs avec tant de facilité, que celui qui les gouverne n'en souffre aucun trouble ni aucune inquiétude. Voyant dore que le Seigneur des armées juge toutes choses avec tant de tranquillité, ils sont comme transportés hors d'eux-mêmes par l'étonnement extraordinaire où les met une contemplation si sublime et si agréable, ils s'abîment, pour ainsi dire, dans ce vaste océan des splendeurs divines, et se retirent tout à fait à l'écart dans un calme merveilleux, où ils jouissent d'une paix et d'une sùreté si parfaite, que, par une excellente prérogative, tandis qu'ils se reposent, il semble que tous les autres esprits soient employés à les servir et à les défendre, comme étant véritablement des rois et des souverains.

4. Dieu s'assied sur les Trônes. Et je crois que ces esprits ont une plus juste cause, et une plus ample matière de l'aimer que tous les autres dont nous avons déjà parlé. Car, de même que lorsqu'on entre dans le palais d'un roi, qui n'est qu'un homme, on voit son trône placé en un lieu éminent, au milieu des bancs, des chaises, et des sièges de toutes sortes dont la maison est remplie , sans qu'il soit besoin de demander où il a coutume de s'asseoir, puisque son siège royal se présente d'abord à la vue, parce qu'il est plus élevé et plus riche que les autres; ainsi il est aisé de juger que ces esprits, que la divine majesté, par une faveur singulière et étonnante, a daigné choisir pour le trône où elle s'assied, surpassent tous les autres en beauté et en magnificence. D'être assis est le symbole de l'autorité, je pense que celui qui est notre unique maître dans le ciel et sur la terre, Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui atteint partout à cause de sa souveraine pureté, éclaire particulièrement et principalement, par sa présence, ces esprits bienheureux, comme son propre trône, et que, de là, comme d'un solennel auditoire, il enseigne la science aux anges et aux hommes. C'est de ce lieu qu'il donne aux Anges la connaissance de ses jugements, et aux Archanges celle de ses conseils. C'est là que les Vertus apprennent quand, en quel lieu, et quels miracles ils doivent opérer. C'est là que les Puissances, les Principautés, et les Dominations, apprennent ce qu'elles doivent faire, ce qu'elles peuvent présumer d'elles-mêmes, selon la dignité de leur nature, et ce qui leur est principalement recommandé à toutes, comment elles doivent se servir de leur puissance et n'en point abuser, soit en la faisant dépendre de leur propre volonté, soit en la rapportant à leur propre gloire.

5. Toutefois, je pense que ces célestes troupes qu'on appelle Chérubins, suivant même la signification de leur nom, n'ont rien qu'ils reçoivent des Trônes ou par les Trônes, mais ils peuvent puiser autant qu'il leur plaît dans la source même, le Seigneur Jésus qui daigne lui-même et par lui-même les introduire dans toute la plénitude de la vérité, et leur révéler abondamment les trésors de sagesse et de science cachés en lui. Ceux qu'on nomme Séraphins jouissent du même avantage. Car la charité, qui est Dieu, les attire et les absorbe tellement en lui, et les échauffe de telle sorte de son ardeur, qu'ils semblent ne faire qu'un même esprit avec lui, de même que le feu qui enflamme l'air, en lui imprimant toute sa chaleur et sa couleur, ne semble pas tant lui communiquer ces qualités que le transformer en sa propre nature. Ils. aiment donc surtout à contempler en Dieu, les premiers, la science, qui est en lui sans mesure et sans bornes; et les derniers, la charité, qui ne fait jamais défaut. C'est pourquoi ils ont des noms qui sont propres pour exprimer les choses en quoi chacun d'eux excelle par dessus les autres. Car chérubin signifie la plénitude, la science, et séraphin, enflammant ou enflammé.

6. Dieu est donc aimé des Anges à cause de l'équité souveraine de ses jugements; des Archanges, à cause de la sagesse adorable de ses conseils; des Vertus, à cause des miracles qu'il daigne faire pour attirer à la foi ceux qui sont incrédules; des Puissances, à cause de cette puissance également juste et suprême, par laquelle il a coutume de protéger les gens de bien contre les violences des méchants; des Principautés, à cause, de cette vertu éternelle et primordiale, par laquelle il donne l'être et le principe de l'être à toute créature supérieure et inférieure, spirituelle et corporelle, depuis le plus haut des cieux jusqu'aux plus profonds abîmes de la terre, avec force et puissance; des Dominations, à cause de l'extrême bonté par laquelle il tempère sa puissance souveraine, et qui fait que, bien qu'il domine sur toutes choses par la force de son bras, néanmoins, par une vertu plus puissante, suivant les mouvements de cette bonté naturelle, et de cette tranquillité merveilleuse qui n'est agitée d'aucun trouble, il ordonne toutes choses avec une douceur incomparable. Il est aimé des Trônes, parce qu'il est la suprême sagesse qui, comme un bon maître, se communique sans envie et répand cette onction divine qui enseigne gratuitement toutes choses. Il est aimé des Chérubins, parce qu'il est le Dieu et le Seigneur des sciences, et que, connaissant ce qui est nécessaire à chacun pour son salut, il distribue ses dons avec discernement et prudence à ceux qui les lui demandent comme il faut, selon qu'ils en ont besoin. Enfin il est aimé des Séraphins, parce qu'il est charité, qu'il ne hait aucun de ses ouvrages, et qu'il veut que tous les hommes soient sauvés, et viennent à la connaissance de la vérité.

7. Tous ces esprits aiment donc Dieu selon le degré de connaissance qu'ils en ont. Mais les jeunes filles, parce qu'elles le goûtent moins, le connaissent moins aussi, et ne sont pas capables de choses si sublimes. Car elles sont encore petites en Jésus-Christ, et doivent être nourries de lait et d'huile. Il, faut donc qu'elles reçoivent des mamelles de l'Épouse de quoi l'aimer. Elle a une huile répandue, et l'odeur qu'elle exhale les excite à goûter et à sentir combien le Seigneur est doux. Aussi quand elle les voit embrasées d'amour, se tournant vers l'Époux, elle s'écrie : " Votre nom, est une huile répandue, c'est pourquoi les jeunes filles vous aiment avec excès. " Qu'est-ce à dire avec excès? C'est-à-dire, beaucoup, fortement, ardemment. Ou plutôt ce discours s'adresse indirectement à vous, qui êtes ici depuis peu de temps, et reprend cette ferveur indiscrète et ce zèle immodéré que vous suivez avec tant d'obstination, et que nous avons tâché si souvent de réprimer. Vous ne voulez pas vous contenter de la vie commune. Les jeûnes réguliers, les veilles solennelles, la règle ordinaire, et la mesure fixée pour les vêtements et pour le vivre ne vous suffisent pas. Vous préférez les choses particulières à celles qui sont communes. Puisque vous nous avez une fois abandonné le soin de votre âme, pourquoi. voulez-vous en reprendre la conduite ? Car ce n'est plus moi que vous suivez, c'est votre propre volonté, qui, vous le savez, vous a fait offenser Dieu si souvent. C'est elle, dis-je, qui vous enseigne à ne point épargner la nature, à ne vous rendre point à la raison, a ne suivre le conseil ni l'exemple des plus anciens, et à ne nous point obéir. Ne savez-vous pas que " l'obéissance vaut mieux que le sacrifice ( I, Reg. XV, 22) ? " Et n'avez-vous pas lu dans votre règle, que tout ce qui se fait sans la volonté ou sans le consentement du père spirituel, sera imputé à vaine gloire et ne mérite point de récompense (V. Reg. sanc. Benedicti, C.)? N'avez-vous pas lu dans l'Evangile quelle manière d'obéir, l'enfant Jésus a laissée aux saints enfants? Car, lorsqu'étant demeuré à Jérusalem, il dit à ses parents qu'il fallait qu'il s'employât aux choses qui concernaient son Père, comme il vit qu'ils n'acquiesçaient point à ses paroles, il ne dédaigna pas de les suivre à Nazareth; le maître suivit ses disciples, un Dieu suivit un artisan et une femme. Mais qu'ajoute encore l'Histoire sacrée? " Et il leur était soumis (Luc. XII, 54), " dit-elle. Jusques à quand serez-vous sages devant vos propres yeux? Un Dieu s'abandonne et se soumet à des hommes mortels, et vous marcherez encore dans vos voies et sous votre conduite? Vous avez reçu un bon esprit, mais vous n'en usez pas bien. J'appréhende qu'au lieu de lui, vous n'en receviez un autre qui, sous de spécieuses apparences, vous fasse trébucher, et, qu'ayant commencé par l'esprit, vous n'acheviez par la chair. Ne savez-vous pas que le mauvais ange se transforme souvent en ange de lumière? Dieu est sagesse; il ne veut pas qu'on l'aime seulement avec bonheur, mais avec sagesse. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : " Que votre culte soit raisonnable (Rom. XII, 4). " Autrement si vous négligez la science, l'esprit d'erreur se jouera bientôt de votre zèle. Cet ennemi artificieux n'a point de plus forte machine pour ôter l'amour d'un coeur, que lorsqu'il peut faire en sorte qu'il manque de prudence et de raison dans sa conduite. C'est pourquoi je pense à vous donner quelques règles, qu'il est nécessaire d'observer quand on aime Dieu. Mais comme il est temps de finir, je tâcherai de vous les expliquer demain, si Dieu me donne vie et me laisse le loisir que j'ai à présent. Car lorsque nous aurons repris une nouvelle vigueur par le repos de la nuit, et, ce qui est le principal, par les prières que nous adresserons à Dieu, nous nous assemblerons avec plus d'ardeur et d'allégresse, comme il est juste, pour entendre le discours de l'amour, moyennant la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON XX. Trois sortes d'amours dont nous aimons Dieu.

1. Afin de commencer ce discours par les paroles d'un maître : " Que celui qui n'aime point le Seigneur Jésus, soit anathème (I. Cor. XV, 22). " Véritablement je suis bien obligé d'aimer celui qui est l'auteur de mon être, de ma vie, et de ma raison; et je ne puis être ingrat sans indignité. Certes, il faut reconnaître Seigneur Jésus, que celui qui refuse de vivre pour vous est digne de la mort, et qu'il est mort; que celui dont les sentiments ne sont pas conformes à vos maximes est insensé ; et que celui qui n'a pas soin de n'être au monde que pour vous, n'y est que pour un néant, et n'est lui-même qu'un néant. Après tout, en quoi l'homme est-il quelque chose., sinon en ce que vous lui faites la grâce de vous connaître? C'est pour vous seul, ô mon Dieu, que vous avez créé toutes choses, et celui qui ne veut être an monde que pour soi, non pour vous, commence à n'être plus rien, parmi tous les Êtres. " Craignez Dieu et observez ses commandements : c'est là tout l'homme, dit le Sage. " Si donc tout l'homme est là, hors de là tout l'homme n'est rien. Faites-moi la grâce, Seigneur, que le peu qu'il vous a plu que je sois par votre bonté, ne soit pas à moi, mais tout à vous. Recevez, je vous en conjure, les restes de ma misérable vie; et pour toutes les années que j'ai perdues, parce que je les ai employées à me perdre, ne rejetez pas un coeur contrit et humilié. Mes soins se sont évanouis comme l'ombre, et se sont écoulés sans aucun fruit. Il est impossible que je les rappelle, faites donc au moins, s'il vous plaît, que je les repasse devant vous, dans l'amertume de mon âme. Vous voyez quel est l'objet de tous mes désirs, vous pénétrez tous les desseins que je ferme dans mon coeur. Si j'avais quelque sagesse, vous ne doutez point que je ne l'employasse pour vous. Mais, mon Dieu, vous connaissez mes égarements et ma folie; c'est déjà un commencement de sagesse de reconnaître qu'on n'en a point; cela même est un don de votre grâce. Augmentez-la moi, je vous en supplie. Je ne serai pas ingrat de ce peu que vous me donnerez, je tâcherai d'acquérir encore ce qui me manque. C'est donc pour tous ces bienfaits que je vous aime de toutes mes forces.

2. Mais il y a quelque chose qui m'excite davantage, qui me presse davantage, qui m'enflamme davantage. Le calice que vous avez bu, l'oeuvre de notre rédemption, fait que je vous trouve encore tout autrement aimable, ô bon Jésus. Voilà ce qui achève de me gagner; ce qui attire. mon amour avec pais de douceur, l'exige avec plus de justice, le serre avec des noeuds plus étroits, et l'embrase avec plus de force et de véhémence. Car ce fut l'objet des travaux infinis de ce Sauveur, et toute la machine du monde ne lui a pas tant coûté de peine. En effet, il n'a dit qu'un mot, et tout a été créé, et il a tout formé par son seul commandement (Psal. XXXII, 9). Mais ici il a eu à souffrir des personnes qui contrariaient ses paroles, observaient ses actions, insultaient à ses tourments et à sa mort même. Voilà quel a été son amour. Ajoutez encore pour comble de faveurs que ce n'est pas pour payer notre amour, mais pour nous donner le sien qu'il nous a aimés ainsi. Car qui est-ce qui lui a donné le premier et qui l'a prévenu? "Nous n'avons pas aimé Dieu les premiers, dit l'apôtre saint Jean, mais c'est lui au contraire qui nous a aimés le premier (Joan, IV, 10). " Il nous a même aimés lorsque nous n'étions pas encore; il a fait plus; il nous a aimés, lorsque nous nous opposions à lui, et lui résistions, selon cette parole de saint Paul: " Lorsque nous étions encore les ennemis de Dieu, nous avons été immolés avec lui par la mort de son fils (Rom. V, 10)." D'ailleurs, sil ne nous avait point aimés quand nous étions ses ennemis, il ne nous aurait pas maintenant pour amis: de même que s'il n'avait point aimé ceux qui n'étaient pas encore, "il n'y en aurait point à présent qu'il pût aimer comme il l'a fait.

3. Or, son amour a été tendre, sage et fort. Tendre, dis-je, car il s'est revêtu de notre chair; sage, il n'en a pas pris le péché; et fort, il a souffert la mort. Ceux qu'il a visités dans la chair, il ne les a pas aimés charnellement ; mais dans la prudence de l'Esprit. Car notre Seigneur Jésus-Christ est un Esprit qui s'est rendu présent à nous (Thren. IV, 40), étant animé envers nous d'un zèle de Dieu, non d'un zèle humain, et d'un amour mieux réglé que celui dont le premier Adam fut touché envers Ève son épouse. Ainsi il nous a cherchés dans la chair, aimés en esprit, et rachetés par sa force et son courage. C'est une chose pleine d'une douceur ineffable, de voir homme le Créateur des hommes? Mais en séparant, par sa sagesse, la nature d'avec le péché, il a aussi, par sa puissance, banni la mort de la nature. En prenant ma chair, il a usé de condescendance envers moi; en évitant le péché, il a pris conseil de sa gloire; en souffrant la mort, il a satisfait à son Père; et ainsi il a été tout ensemble un bon ami, un conseiller prudent, et un puissant protecteur. Je m'abandonne en toute confiance à lui, il veut me sauver, il en sait les moyens, il en a le pouvoir. Après avoir appelé par sa grâce celui qu'il a cherché, le rejettera-t-il quand il viendra à lui? Mais je ne crains point que ni la violence, ni l'artifice, puissent jamais m'arracher d'entre les bras du vainqueur de la mort qui vainc tout, et a trompé le serpent par un plus saint artifice que celui dont il s'était servi lui-même. Il s'est montré plus prudent que celui-ci, et plus puissant que celle-là. Il a pris la vérité de la chair, mais seulement la ressemblance du péché; dans l'une, donnant une douce consolation à l'homme malade et infirme, et dans l'autre, cachant prudemment le piège qu'il voulait tendre au démon. Et pour nous réconcilier à son Père, il a souffert généreusement et dompté la mort, et répandu son sang pour le prix de notre Rédemption. Si donc cette souveraine majesté ne m'avait aimé tendrement, il ne m'aurait plus cherché dans ma prison. Bien plus, il a joint à cet amour la sagesse, pour décevoir notre tyran, et la patience pour apaiser la colère de Dieu son Père. Voilà les règles que je vous ai promis de vous donner; mais j'ai voulu vous les faire voir auparavant en Jésus-Christ, afin que vous les eussiez en plus grande estime.

4. Chrétiens, apprenez de Jésus-Christ comment vous le devez aimer. Apprenez à l'aimer tendrement, à l'aimer prudemment, à l'aimer fortement. Tendrement, de peur que vous ne soyez attirés par les charmes des plaisirs sensuels. Prudemment, de peur que vous ne soyez séduits. Fortement, de peur que vous ne soyez vaincus et détournés de l'amour du Seigneur. Pour que la gloire du monde, ou les voluptés de la chair ne vous entraînent point, que la sagesse, qui est Jésus-Christ, ait pour vous des attraits et des douceurs infiniment plus grandes. Si vous voulez n'être point séduits par l'esprit de mensonge et d'erreur, que la vérité qui est Jésus-Christ répande en vous une lumière éclatante. Pour n'être point abattus par les adversités, que la vertu de Dieu, qui est Jésus-Christ, vous fortifie. Que la charité embrase votre zèle, que la science le règle, que la constance l'affermisse. Qu'il soit exempt de tiédeur, plein de discrétion, éloigné de toute timidité. Ces trois choses ne vous ont-elles point été prescrites par la Loi, quand Dieu dit : " Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, et de toutes vos forces (Deut. VI, 5) ? " Il me semble, si vous n'avez quelque autre sens meilleur à donner à cette triple distinction, que l'amour du cœur se rapporte au zèle d'affection, l'amour de l'âme à l'adresse ou su jugement de la raison, et l'amour des forces, à la constance ou à la rigueur de l'esprit. Aimez donc le Seigneur votre Dieu d'une affection de cœur pleine et entière; aimez-le de toute la sagesse et de toute la vigilance de la raison; aimez-le de toutes les forces de l'esprit, en sorte que vous ne craigniez pas même de mourir pour l'amour de lui, ainsi qu'il est écrit : " L'amour est fort comme la mort., et le zèle fervent, inflexible comme l'enfer (Cant. VIII, 6). " Que le Seigneur Jésus soit à votre coeur un objet de douceur infinie, pour détruire la douceur. criminelle des charmes de la vie de la chair; qu'une douceur en surmonte une autre, comme un clou chasse un autre clou. Qu'il soit à votre entendement une lumière qui le guide, et qu'il serve de conducteur à votre raison, non-seulement pour éviter les embûches que les hérétiques vous dressent malicieusement, et pour garder votre foi pure de leurs finesses et de leurs artifices, mais aussi afin que vous ayez soin d'éviter ce qu'il peut y avoir d'excessif et d'indiscret dans votre conduite. Que votre amour soit encore constant et généreux, qu'il ne cède point à la crainte, et ne succombe point au travail. Aimons donc avec tendresse, avec circonspection et avec ardeur; car il faut savoir que si l'amour affectif du cœur est doua, il est trompeur, à moins qu'il ne soit accompagné de celui de l'âme; et que celui-ci pareillement, sans l'amour de force et de courage est sage, mais faible et fragile.

5. Reconnaissez par des exemples clairs, que ce que je dis est véritable. Les disciples avaient entendu avec peine leur maître, qui devait monter au ciel, parler de son départ. Ils méritèrent qu'il leur adressât ces paroles : " Si vous m'aimiez, vous seriez bien aises de ce que je vais à mon père (Joan. XIV, 28). " Quoi donc ? ils se plaignaient de ce qu'il les allait quitter, ils ne l'aimaient pas? Ils l'aimaient sans doute dans un sens, et pourtant on peut dire qu'ils ne l'aimaient pas. Ils l'aimaient avec tendresse ; mais cet amour n'était pas accompagné de prudence. Ils l'aimaient charnellement, non raisonnablement. Enfin ils l'aimaient de tout leur coeur, mais non pas de toute leur âme. Leur amour était contraire à leur salut; c'est pourquoi il leur disait: " Il vous est avantageux que je m'en aille (Ibid. XVI, 7) ; " en blâmant leur défaut de sagesse, non pas leur manque d'affection. De même, lorsque parlant de sa mort, il reprit et réprima saint Pierre qui l'aimait tendrement, et voulait l’empêcher de mourir, reprit-il autre chose en lui, que l'imprudence et l'indiscrétion ! Car, que veut dire cette parole : " Vous ne goûtez pas les choses de Dieu (Marc VIII, 33) ; " sinon vous n'aimez pas avec sagesse, parce que vous suivez une affection humaine qui va elle-même contre un dessein de Dieu. Et il l'appela Satan, parce qu'il. s'opposait à son salut, quoique sans le savoir, en voulant empêcher le Sauveur de mourir. C'est pourquoi, s'étant corrigé, il ne s'opposa plus à sa mort, lorsqu'il vint à parler de nouveau de ce triste sujet, mais il promit qu'il mourrait avec lui. S'il n'accomplit pas alors sa promesse, c'est qu'il n'avait pas encore atteint le troisième degré d'amour, qui consiste à aimer Dieu de toutes nos forces. Il était instruit à aimer Dieu de toute son âme, mais il était encore faible. Il savait bien ce qu'il devait faire, mais il manquait de secours pour le faire ; il n'ignorait pas le mystère, mais il redoutait le martyre. Cet amour sans doute n'était pas encore fort comme la mort, puisque la mort le fit succomber. Mais il le devint ensuite lorsque, selon la promesse de Jésus-Christ, étant revêtu de la force d'en haut, il commença enfin à aimer avec tant de courage, que quand le conseil des Juifs lui défendit de prêcher le nom adorable de Jésus, il répondit courageuse ment à ceux qui lui faisaient cette défense : " Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (Act. V, 29). " C'est alors qu'il aima de toutes ses forces, puisqu'il n'épargna pas même sa propre vie pour l'amour. " Car l'amour ne peut pas aller plus loin, que de donner sa vie pour ses amis (Joan. XX, 43). " Et bien, qu'il ne la donnât pas encore, néanmoins il l'exposa. Ne se laisser donc point attirer par les caresses, ni séduire par les artifices, ni abattre par les injures et les outrages , c'est aimer de tout son coeur, de toute son âme et de toutes ses forces.

6. Remarquez que l’amour du coeur est en quelque façon charnel, il inspire en effet plus d'affection au coeur de l'homme pour la chair de Jésus-Christ, et pour les choses qu'il a faites durant qu'il en était revêtu. Celui qui est plein de cet amour est aisément touché et attendri à tous les discours qui concernent ce sujet. Il n'entend rien plus volontiers, il ne lit rien avec plus d'ardeur, il ne repasse rien plus souvent dans sa mémoire, il n'a point de méditation plus douce et plus agréable. Les sacrifices de ses prières en reçoivent une nouvelle perfection, et ressemblent à des victimes aussi grasses que belles. Toutes les fois qu'il fait oraison, l'image sacrée de l'homme-Dieu se présente à ses yeux, naissant, suspendu aux mamelles de sa mère, enseignant, mourant, ressuscitant, et montant au ciel ; or toutes ces images ou autres semblables qui se présentent à l'esprit, animent nécessairement l'âme à l'amour des vertus, chassent les vices de la chair, en bannissent les attraits, et calment les désirs. Pour moi, je pense que la principale cause, pour laquelle Dieu, qui est invisible, a voulu se rendre visible par la chair qu'il a prise, et converser comme homme parmi les hommes, était d'attirer d'abord à l'amour salutaire de sa chair adorable les affections des hommes charnels qui ne savent aimer que charnellement, et de les conduire ainsi par degrés à un amour épuré et spirituel. Ceux qui disaient : " Vous voyez que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Matth XIX, 27), " n'en étaient-ils pas encore à ce premier degré de l'amour? Ils ne les avaient sans doute quittées que par le seul amour de la présence corporelle de Jésus-Christ, quoiqu'il leur parlât seulement de sa passion salutaire et de sa mort, et qu'ensuite la gloire de son ascension les touchât d'une tristesse très-vive. C'est aussi ce qu'il leur reprochait. " Parce que je vous ai dit ces choses, la tristesse s'est saisie de votre coeur (Joan. XVI, 6). " Ainsi d'abord il les retira de tout autre amour charnel, par la seule grâce de la présence de son corps.

7. Mais il leur montra ensuite un degré d'amour plus élevé, lorsqu'il leur dit : " C'est l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien du tout (Joan. VI, 6). " Je crois que celui qui disait : " Quoique nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaissons pas polir cela (II, Cor. V,16), " était déjà parvenu à ce degré d'amour. Peut-être le Prophète y était-il aussi monté lorsqu'il disait : "Jésus-Christ notre Seigneur est un esprit présent à nos yeux (Thren. IV, 20). " Car quant à ce qu'il ajoute : "Nous vivrons parmi les nations sous son ombre (1bid.); " je crois qu'il parle au nom de ceux qui commencent, pour les exhorter à se reposer au moins à l'ombre, puisqu'ils ne se sentent pas assez forts pour porter l'ardeur du soleil ; et à se nourrir de la douceur de la chair, puisqu'ils ne sont pas encore capables de goûter les choses de l'esprit de Dieu; car je crois que l'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair ; et c'est de cette ombre que Marie a été environnée, afin qu'elle lui servit comme d'un voile pour tempérer la chaleur et l'éclat de l'esprit. Que celui-là donc se console, cependant dans la dévotion envers la chair de Jésus-Christ, qui n'a pas encore son esprit vivifiant, qui du moins ne l'a pas encore de la façon que le possèdent ceux qui disent : " Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous (Thren. IX, 20). " Et, " encore que nous ayons connu Jésus-Christ selon la chair, nous ne l'avons pas connu véritablement (II Cor. V, 16). " Ce n'est pas qu'on puisse aimer Jésus-Christ dans la chair, sans le Saint-Esprit, mais on ne l'aime pas avec plénitude. Et toutefois, la me sure de cet amour, c'est que la douceur qui en naît occupe tout le coeur, le retire tout entier à soi de l'amour des créatures sensibles, et l'affranchit des charmes et des attraits de la volupté charnelle, car c'est là aimer de tout son cœur. Autrement, si je préfère à la chair de Jésus-Christ mon Seigneur, quelqu'autre que ce soit, quelque proche qu'elle me puisse être, on quelque plaisir que j'en puisse recevoir, en sorte que j'en accomplisse moins les choses qu'il m'a enseignées par ses paroles et son exemple, quand il demeurait en ce monde, n'est-il pas clair que je ne l'aime pas de tout mon coeur, puisque je l'ai divisé, et que j'en donne une partie à l'amour de sa chair sainte, et réserve l'autre pour la mienne propre ! car il dit lui-même : " celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n'est pas non plus digne de moi (Matth. X, 37). " Donc, pour le dire en deux mots, aimer Jésus-Christ de tout son coeur, c'est préférer l'amour de sa chair sacrée à tout ce qui nous peut flatter dans la nôtre propre, ou dans celle d'autrui. En quoi je comprends aussi la gloire du monde, parce que la gloire du monde est la gloire de la chair, et il est indubitable que ceux qui y mettent leur plaisir sont encore charnels.

8. Mais bien que cette dévotion envers la chair de Jésus-Christ soit un don et un grand don du Saint-Esprit, néanmoins on peut appeler cet amour charnel, au moins à l'égard de cet autre amour, qui n'a pas tant pour objet le Verbe chair, que le Verbe sagesse, le Verbe justice, le Verbe vérité, le Verbe sainteté, piété, vertu, et toutes les autres perfections quelles qu'elles soient. Car Jésus-Christ est tout cela; il nous a été donné de Dieu, pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification, et notre rédemption. Vous semble-t-il que celui qui compatit avec piété aux souffrances de Jésus-Christ, en ressent une vive douleur, et s'attendrit aisément au souvenir des choses qu'il a endurées, qu'il se repaît de la douceur de cette dévotion, et en est fortifié pour toutes les oeuvres salutaires, saintes et pieuses, est touché des mêmes sentiments d'amour que celui qui est toujours embrasé du zèle de la justice, qui brûle partout d'amour pour la vérité, qui a une passion ardente pour la sagesse, qui aime par dessus tout une vie sainte, des moeurs réglées, qui a honte de toute ostentation, abhorre la médisance, ne sait ce que c'est que l'envie, déteste l'orgueil, non-seulement fuit toute gloire humaine, mais n'a même que du dégoût et du mépris pour elle, a en abomination et s'efforce de détruire en soi toute impureté de la chair et du coeur, et enfin rejette, comme naturellement, tout ce qui est mal, et embrasse tout ce qui est bon ? N'est-il pas vrai que si on compare ensemble l'amour de l'un et de l'autre, on reconnaîtra que le premier au prix du second, n'aime en quelque façon que charnellement.

9. Néanmoins cet amour charnel ne laisse pas d'être bon, puisque, par lui, la vie de la chair est bannie, le monde est méprisé et vaincu. Dans cet amour, on avance lorsqu'il devient raisonnable, et on est parfait lorsqu'il devient spirituel. Or il est raisonnable, lorsque dans tous les sentiments qu'on doit avoir au sujet de Jésus-Christ, on se tient tellement attaché à la raison de la foi, qu'on ne s'éloigne de la pure créance de l'Église, par aucune vraisemblance contraire, ni par aucune séduction du diable, ou des hérétiques. Comme aussi, lorsque dans sa propre conduite, on se sert d'une circonspection si grande, qu'on ne passe jamais les bornes de la discrétion, soit par superstition ou par légèreté, soit par la ferveur d'un zèle immodéré et excessif. Or c'est là aimer Dieu de toute son âme, comme nous l'avons dit auparavant. Si à cela se joint une si grande force, et un secours si puissant de l'Esprit-Saint, que ni les peines, ni les tourments, quelque violents qu'ils soient, ni la crainte même de la mort ne soient pas capables de nous faire départir de la justice ; alors on aime Dieu de toutes ses forcés, et c'est là l'amour spirituel. Et je crois que ce nom convient spécialement à cet amour, à cause de la plénitude de l'Esprit qui le distingue tout particulièrement; mais en voilà assez sur ces paroles de l'Épouse : " C'est pourquoi les jeunes filles vous aiment avec excès. " Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous ouvrir les trésors de sa miséricorde, car il en est le gardien, afin que nous puissions expliquer les paroles suivantes, lui qui étant Dieu vit et règne avec le Père dans l'unité du saint Esprit par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON XXI. Comment l'Épouse, c'est-à-dire l'Église, demande à Jésus qui est son époux, d'être attirée après lui.

1. " Tirez-moi après vous; nous courrons dans l'odeur de vos parfums (a). " Mais quoi? Est-ce que l'Épouse a besoin d'être tirée, et de l'être après l'Époux? Comme si elle le suivait malgré elle, non pas de son propre mouvement. Mais tous ceux qui sont tirés ne le sont pas malgré eux. Car, par exemple, celui qui est infirme ou boiteux, et qu’il ne saurait marcher tout seul, n'est pas fâché qu'on le traîne au bain ou à table, encore qu'un criminel soit fâché d'être traîné en jugement ou au supplice. Enfin, celle qui fait cette demande veut être entraînée. Et elle ne ferait pas cette demande, si elle pouvait, par elle-même, suivre son bien-aimé comme elle le voudrait. Mais pourquoi ne le peut-elle pas? Dirons-nous que l'Épouse même est invalide? Si c'était une des jeunes filles qui se dit infirme, et qui demandât d'être entraînée, il n'y aurait pas sujet de s'en étonner. Mais l'Épouse, qui semblait pouvoir même entraîner les autres, tant elle est forte et parfaite ; qui est-ce qui ne trouverait étrange, qu'elle eût besoin d'être traînée elle-même, comme si elle était faible et languissante ? Quelle âme sera pour nous forte et saine, si nous consentons qu'on tienne pour infirme celle qui, à causé de sa singulière perfection, et de son éminente vertu, est nommée l'Épouse du Seigneur? N'est-ce point l'Église qui s'est exprimée ainsi quand elle vit son bien-aimé monter au ciel, et qu'elle souhaitait avec passion de le suivre, et d'être élevée dans la gloire avec lui ? Quelque parfaite que soit une âme, tant qu'elle gémit sous le poids de ce corps de mort, et qu'elle est retenue captive dans la prison de ce siècle mauvais, liée par de fâcheuses nécessités, et tourmentée par les crimes qui s'y commettent, elle est contrainte de s'élever plus lentement, et avec moins de vigueur à la contemplation des choses sublimes, et elle n'est pas libre de suivre l'Époux partout où il va. C'est ce qui arrachait ce cri lamentable à celui qui disait en gémissant; a Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24) ? C'est ce qui inspirait cette humble prière : "Tirez mon âme de prison (Psal. CXII, 8). " Que l'Épouse dise donc, et qu'elle dise avec douleur : " Tirez-moi après vous, " parce que ce corps corruptible appesantit Pâme, et cette demeure de terre et de boue accable l'esprit, qui voudrait s'élever dans ses pensées (Sap. IX, 15). Ou bien, peut-être dit-elle cela dans

a Telle est la version des premières éditions au lieu de à l'odeur de vos parfums comme nous l'avons déjà fait observer ailleurs. Ainsi ce n'est pas à l'odeur mais au milieu même de l'odeur qu'exhalent vos parfums que nous courons. " n. 4, " excités par cette odeur, " n. 9 et n. 11. " Nous courrons dans l'odeur de vos parfums non pas dans la confiance de nos propres mérites. " Et un peu plus loin : " Pour vous, ô mon époux, vous courez dans l'onction même, mais nous, nous ne courrons que dans l'odeur qu'elle répand. Vous couru dans la plénitude et nous à l'odeur des parfums.

son désir de sortir de cette vie, et d'être avec J.-C., surtout en voyant que celles pour qui il semblait nécessaire qu'elle y demeurât étant plus avancées, aiment déjà l'Époux, et peuvent se tenir à l'abri des tempêtes dans le port de la charité. Car elle avait dit auparavant : " C'est pour cela que les jeunes filles vous aiment avec passion. " Il semble donc qu'elle veuille dire : Voilà les jeunes filles qui vous aiment, et, par cet amour sont attachées si fermement à vous, qu'elles n'ont plus besoin de moi, et qu'il n'y a point de raison qui m'arrête davantage en ce monde : "Tirez-moi donc s'il vous plait après vous. "

2. Je croirais que c'est là sa pensée, si elle avait dit : Tirez-moi à vous ; mais comme elle dit, après vous, il me semble qu'elle demande plutôt la grâce de pouvoir suivre les traces de sa vie, de pouvoir imiter sa vertu, garder les règles de sa conduite, embrasser la perfection de ses moeurs. Car elle a principalement besoin de secours, pour renoncer à soi-même, porter sa croix, et suivre Jésus-Christ. L'Épouse a certainement besoin, pour atteindre là, d'être tirée, et elle ne peut l'être que par celui qui dit: "Vous ne pouvez rien faire sans moi (Joan. XV, 5). " Je sais bien, dit-elle, que je ne puis arriver jusqu'à vous, qu'en marchant après vous, et que je ne puis même marcher après vous, si vous ne m'aidez: c'est pourquoi je vous prie de me tirer après vous. Car " celui-là est heureux que vous assistez; il dispose en son coeur des degrés dans cette vallée de larmes (Psal. LXXXIII, 6), " pour arriver un jour à vous sur les montagnes éternelles, où on goûte une joie ineffable. Qu'il y en a peu, Seigneur Jésus, qui veuillent aller après vous; et néanmoins il n'y a personne qui ne désire arriver jusqu'à vous, car tout le monde sait qu'on goûte auprès de vous des délices sans fin. Aussi tous veulent jouir de vous, mais tous ne veulent pas vous imiter. Ils veulent bien régner avec vous, mais ils ne veulent pas souffrir avec vous. Tel était celui qui disait : " Que je meure de la mort des justes, et que la fin de ma vie soit semblable à la leur (Num. XXIII, 10). " Il souhaitait la fin des justes, mais il n'en souhaitait pas les commencements. Les hommes charnels désirent la même mort que les hommes spirituels, dont néanmoins ils abhorrent la vie, c'est qu'ils savent que la mort des saints est précieuse devant Dieu; parce que " lorsqu'il aura fait dormir en paix ceux qu'il a aimés, de ce somme il les fera passer à l'héritage du Seigneur (Psal. CXXVI, 2); " et parce que " ceux qui meurent dans le Seigneur sont bien heureux (Apoc. XIV, 13) ; " au lieu que, selon la parole du prophète Roi : " La mort des pécheurs est la pire des morts (Psal XXXIII, 22.) " Ils ne se mettent pas en peine de chercher celui que toutefois ils désirent trouver, ils souhaitent de l'atteindre, mais ne veulent pas le suivre. Ils n'étaient pas de ce nombre ceux à qui il disait : " Vous autres, vous êtes toujours demeurés avec moi durant mes tentations (Luc. XXII, 28). " Heureux ceux qui se sont trouvés dignes, ô bon Jésus, de recevoir de vous un témoignage si avantageux. Ils allaient sans doute après vous, des pieds du corps, et de toutes les affections de leur coeur. Vous leur avez montré le chemin de la vie en les appelant après vous, qui êtes la voie, la vie et la vérité, et qui dites: "Venez après moi, je vous ferai pécheurs d'hommes (Matth. IV, 19) ; " Et encore : " Que celui qui me sert me suive, et partout où j„ serai je me servirai de lui (Joan. xu, 26). " C'est donc en se félicitant qu'ils disaient : " Voilà que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Matth. XIX, 27). "

3. C'est donc ainsi que votre bien-aimée, laissant tout pour vous, désire avec ardeur aller toujours après vous, marcher toujours sur les traces de vos pas, et vous suivre partout où vous irez; elle sait que vos voies sont belles, que tous vos sentiers mènent à la paix, et que celui qui vous suit ne marche point dans les ténèbres. Si elle prie qu'on la tire, c'est parce que votre justice est aussi élevée que les plus hautes montagnes, et qu'elle ne peut pas y parvenir par ses propres forces. Elle prie qu'on la tire, " parce que personne ne vient à vous, si votre Père ne le tire (Joan. IX, 44). " Or, ceux que votre Père tire, vous les tirez aussi, car les oeuvres que le Père fait, le Fils les fait pareillement. Mais elle est plus familière avec le Fils, et lui fait cette demande parce qu'il est son propre époux, et que le Père l'a envoyé au-devânt d'elle, pour lui servir de guide et de maître, pour marcher devant elle dans la voie des bonnes moeurs, lui préparer le chemin des vertus, lui communiquer ses connaissances, lui enseigner les sentiers de la sagesse, lui donner la loi d'une vie et d'une conduite réglée, et la rendre si parfaite, qu'il eût. raison d'être épris de sa beauté et de ses charmes.

4. " Tirez-moi après vous; nous courrons dans l'odeur de vos parfums. " J'ai besoin d'être tirée, parce que le feu de votre amour est un peu refroidi en nous, et cette froideur nous empêche de courir à cette heure comme nous faisions hier et les jours passés. Mais nous courrons, lorsque vous nous aurez rendu la joie de posséder votre Sauveur, lorsque le soleil de justice versera de nouveau sa chaleur sur nous, que la nuée de la tentation qui le couvre maintenant sera passée, et qu'au souffle agréable d'un doux zéphir, ses parfums recommenceront à se fondre, à couler et à répandre leur odeur ordinaire. C'est alors que nous courrons, mais nous courrons dans cette bonne odeur. Nous courrons, dis-je, lorsque les parfums commenceront à s'exhaler parce que l'engourdissement où nous sommes maintenant se dissipera, et la dévotion reviendra en nous, tellement que nous n'aurons plus besoin d'être tirés, nous serons excites par cette odeur, à courir de nous-mêmes. Mais en attendant tirez-moi après vous. Voyez-vous comme quoi celui qui marche dans l'esprit, ne demeure pas toujours en un même état, et n'avance pas toujours avec la même facilité; que la voie de l'homme n'est pas en sa puissance, comme dit l'Écriture; mais qu'il oublie les choses qui sont derrière lui et s'avance vers celles qui sont en avant, tantôt avec plus, tantôt avec moins de vigueur, selon que le Saint-Esprit, qui est l'arbitre souverain des grâces, les lui dispense avec plus ou moins d'abondance? Je crois que si vous voulez vous examiner vous-mêmes, vous reconnaîtrez que votre propre expérience confirme ce que je vous dis.

5. Lors donc que vous vous sentez tombé dans l'engourdissement, la tiédeur ou l'ennui, n'entrez pas pour cela en défiance, et ne quittez pas vos exercices spirituels; mais cherchez la main de celui qui peut vous assister, conjurez-le, à l'exemple de l'Épouse, de vous tirer après lui, jusqu'à ce qu'étant ranimé et réveillé par la grâce, vous deveniez plus prompt et plus allègre, et que vous couriez et disiez : " J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez dilaté mon coeur (Psal. CXVIII, 32). " Et si vous-vous réjouissez dans la grâce de Dieu, quand elle est présente, ne croyez pas néanmoins posséder ce don comme un droit qui vous est acquis, ni compter trop sur lui, comme si vous ne le pouviez jamais perdre; de peur que si Dieu vient tout à coup à retirer sa main, et à soustraire sa grâce, vous ne tombiez dans un découragement, une tristesse excessive. Enfin, ne dites point dans votre abondance : " Je ne serai jamais ébranlé (Psal. XXIX, 7). " De peur que vous ne soyez aussi obligé de dire avec gémissement les paroles qui viennent après celles-là : " Vous avez détourné votre visage de moi, et je suis tombé dans la confusion et dans le trouble (Ibid.") Vous aurez soin plutôt, si vous êtes sage, de suivre le conseil du sage, et de ne pas " oublier les biens su temps des maux, ni les maux au temps des biens (Eccl. XI, 27). "

6. N'entrez donc point dans une trop grande confiance au jour de votre force ; mais criez vers Dieu, avec le Prophète, et dites : " Ne m'abandonnez pas, s'il vous plaît, lorsque mes forces m'auront quitté (Psal. LXX, 9). " Mais consolez-vous au temps de la tentation, et dites avec l'Épouse : " Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos parfums. " Ainsi l'espérance ne vous quittera point dans les mauvais jours, et la prévoyance ne vous manquera point dans les bons; et soit que vous soyez dans l'adversité ou dans la prospérité; dans le changement et la révolution des temps, vous conserverez comme une image de l'éternité, je veux dire une égalité d'esprit, et une constance invincible, supérieure à toutes sortes d'infortunes; vous bénirez Dieu en tout temps, et demeurerez ainsi en quelque sorte immuables au milieu des événements changeants et des défaillances certaines de ce siècle inconstant, vous commencerez à vous renouveler et à reprendre cette ancienne ressemblance de Dieu qui est éternel, et qui n'est susceptible d'aucune vicissitude ni du moindre changement. Car vous serez en ce monde tel qu'il est lui-même, ni abattu dans l'adversité, ni insolent dans la prospérité. C'est en cela, dis-je, que l'homme, cette créature si noble, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu qui l'a créée, fait voir qu'il est prêt à recouvrer la dignité de son antique gloire, lorsqu'il trouve qu'il est indigne de lui, de se rendre conforme au siècle qui passe et qu'il aime mieux, selon la doctrine de saint Paul, rentrer "par le renouvellement de son esprit (Rom. XIV, 2), " dans l'état où il a été créé d'abord. Puis, obligeant ce siècle qui a été fait pour lui, à se conformer à lui d'une manière admirable, il fait que toutes choses contribuent et conspirent à son bien et reprennent en quelque façon la forme qui leur est propre et naturelle, en rejetant celle qui leur est étrangère et en reconnaissant :leur Maître à qui elles étaient tenues d'obéir dans l'ordre de leur première création.

7. C'est pourquoi je pense que ces paroles que le Fils unique de Dieu a dites de lui-même, "que s'il était élevé de la terre, il tirerait tout à soi (Joan. XII, 32), " peuvent aussi s'appliquer à tousses frères; c'est-à-dire à ceux que le Père a commis et prédestinés de toute éternité pour être conformes a son fils qui est son image, afin qu'il soit le premier né d'un grand nombre de frères. Je puis donc, moi aussi, dire hardiment, que si je suis élevé de la terre, je tirerai tout à moi. Car il n'y a pas de témérité, mes frères, à me servir des paroles de celui dont j'ai l'honneur de porter la ressemblance. S'il en est ainsi, les riches du siècle ne doivent point penser que les frères de Jésus-Christ ne possèdent que les biens célestes, parce qu'ils lui entendent dire: " Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux leur appartient (Matth. V, 3); " non, dis-je, ils ne doivent point penser qu'ils ne possèdent que les seuls biens du ciel, parce que Jésus-Christ semble ne leur avoir promis que ceux-là, ils possèdent aussi les biens do la terre; car s'ils sont comme ne possédant rien, cependant ils possèdent out, ils ne mendient pas comme misérables; mais ils possèdent comme des maîtres et des propriétaires, et ils ont d'autant plus les propriétaires et les maîtres, qu'ils en sont plus détachés, selon cette parole : le monde entier est un trésor pour l'homme fidèle. Je dis le monde entier, parce que les adversités aussi bien que les prospérités lui servent et contribuent à son bien.

8. L'avare donc est passionné pour les •biens de la terre, comme un mendiant, et le fidèle les méprise comme leur maître. L'avare mendie en les possédant, et le fidèle les pos,ède en les méprisant. Demandez au premier venu de ceux qui soupirent d'un coeur insatiable après les biens temporels, ce qu'il pensé de ceux qui, vendant leurs biens, les donnent aux pauvres, et achètent ainsi lé royaume des Cieux pour un bien vil et méprisable, et s'il croit leur conduite sage ou non. fi vous répondra certainement qu'il la trouve sage. Demandez-lui encore pourquoi il ne pratique pas lui-même ce qu'il approuve dans les autres. Je ne le puis, dira-t-il. Et pourquoi? C'est, n'en doutez pas, parce que l'avarice qui est la maîtresse de son coeur, ne le lui permet pas; il n'est plus libre; les biens qu'il semble posséder ne sont pas à lui, et lui-même ne s'appartient pas. S'ils sont vraiment à vous, tâchez d'en profiter; échangez les biens de la terre contre ceux du Ciel. Si vous ne le pouvez faire, confessez que vous n'êtes pas le maître, mais l'esclave de votre argent; que vous n'en êtes que le gardien non le possesseur. Enfin vous obéissez à votre bourse, comme l'esclave à sa maîtresse; et de même qu'il est obligé de se réjouir ou de s'attrister avec elle, vous aussi à mesure que vos richesses grandissent, vous vous élevez, et vous tombez à mesure qu'elles diminuent. Car lorsque votre bourse est épuisée, vous êtes abattu de tristesse, et lorsqu'elle se remplit, votre coeur est comme rempli de joie ou plutôt gonflé d'orgueil. Tel est l'avare. Mais, pour nous, imitons la liberté et la constance de l'Épouse, qui bien instruite de toutes choses, et conservant en son coeur les enseignements de la sagesse, sait également vivre dans l'abondance et souffrir la pauvreté. Lorsqu'elle prie qu'on la tire, elle fait voir ce qui lui manque, non d'argent, mais de force; et d'un autre côté, lorsqu'elle se console dans l'espérance du retour de la grâce, elle montre que si elle sent ses privations elle ne perd pas pour cela toute espérance.

9. Elle dit donc. "Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos parfums." Faut-il s'étonner, qu'elle ait besoin d'être tirée, quand elle court après un géant, et tâche d'atteindre celui qui saute dans les montagnes, et passe par dessus les collines? " Sa parole, dit le Prophète Roi, court avec vitesse (Psal. CXLVII, 15). " Elle ne peut pas égaler dans sa course celui qui " marche à grands pas comme un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière (Psal. XVIII, 6). " Elle ne le peut pas par ses seules forces, et c'est pour cela qu'elle désire être tirée. Je suis lasse, dit-elle, je tombe en défaillance, ne m'abandonnez point, tirez-moi après vous, de peur que je ne commence à aller après d'autres amants comme une vagabonde, et que je ne coure comme une personne égarée qui ne sait qu'elle route tenir. Tirez-moi après vous, parce qu'il vaut mieux pour moi que vous me tiriez et que vous me fassiez une sorte de violence en m'effrayant par des menaces, ou en m'exerçant par des châtiments, que de m'épargner et de me laisser dans mon corps jouir d'une malheureuse confiance. Tirez-moi en quelque sorte malgré moi, afin qu'ensuite je vous suive volontairement. Je suis engourdie, tirez-moi, faites-moi courir. Il arrivera un temps où je n'aurai plus besoin que personne me tire, parce que nous courrons vite et de nous-mêmes. Je ne courrai pas seule, quoique je demande seule à être tirée. Les jeunes filles courront aussi avec moi. Nous courrons également, nous courrons ensemble; moi excitée par l'odeur de vos parfums, et elles par mon exemple et mes exhortations; ainsi nous courrons toutes dans l'odeur de vos parfums. L'Épouse a des imitateurs, comme elle est elle-même imitatrice de Jésus-Christ; et c'est pour cela qu'elle ne dit pas au singulier, " je courrai, mais nous courrons. "

10. Mais il se présente une question, à savoir pourquoi l'Épouse, en demandant d'être tirée, ne demande pas aussi que les jeunes filles le soient avec elle et ne dit pas : " tirez-nous, mais tirez-moi. " Mais quoi, peut-être a-t-elle besoin d'être tirée, et les jeunes filles n'en ont-elles pas besoin? O vous, qui êtes si belle et si heureuse, si pleine de bonheur, découvrez-nous la raison de cette différence. Tirez moi, dites-vous. Pourquoi ne dites-vous pas : tirez-nous? Est-ce que vous nous enviez ce bonheur? A Dieu ne plaise que cela soit ainsi. Car si vous eussiez voulu aller seule avec l'Époux, vous n'auriez pas ajouté tout de suite après, que les jeunes filles courront avec vous. Pourquoi donc avez-vous demandé pour vous seule qu'on vous tirât, puisque incontinent après vous deviez dire au pluriel : " Nous courrons? " La Charité dit-elle, le voulait ainsi. Apprenez de moi par cette parole à attendre d'en haut un double secours dans les exercices spirituels, la réprimande et la consolation. L'une exerce au dehors, et l'autre visite au dedans. L'une arrête l'emportement, l'autre élève le coeur et lui donne de la confiance. L'une opère l'humilité, et l'autre console dans le découragement. L'une donne de la prudence, et l'autre, de la dévotion. La première enseigne la crainte du Seigneur, et la seconde tempère cette crainte par une joie salutaire, ainsi qu'il est écrit . " Que mon coeur se réjouisse, en sorte qu'il craigne votre nom (Psal. LXXXV, 41). " Et encore : " Servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement (Psal. II, 11). "

11. Nous sommes tirés, lorsque nous sommes exercés par les tentations et les tribulations. Nous courons lorsqu'étant visités par des consolations et des inspirations secrètes et intérieures, nous respirons une odeur aussi douce que celles des plus excellents parfums. Ce qui paraît austère et dur je le réserve donc pour moi, qui suis forte, saine et parfaite; et je dis en ne parlant que de moi :" Tirez-moi " Mais ce qui est doux et agréable, je vous en fais part, à vous qui êtes faible, et je dis : " Nous courrons. " Je sais ce que sont de jeunes filles, tendres et délicates, et trop faibles pour soutenir les tentations;voilà pourquoi je veux qu'elles courent avec moi, mais non pas qu'elles soient tirées avec moi; je veux qu'elles partagent mes consolations, non pas mes travaux. Pourquoi? Parce qu'elles sont infirmes, et que j'appréhende que les forces ne leur manquent, et qu'elles ne succombent. Mais pour moi, ô mon Époux, châtiez-moi, tentez-moi, tirez-moi après vous, parce que je suis prête à souffrir toutes les afflictions qu'il vous plaira de m'envoyer, et que je suis assez forte pour les supporter. Pour le reste, nous courons ensemble à l'envie des unes des autres, je serai seule tirée, mais nous courrons toutes ensemble. Nous courrons, nous courrons, dis-je, mais ce sera dans l'odeur de vos parfums, non pas dans la confiance de nos propres mérites. Nous n'avons pas la présomption de croire que nous courrons dans la grandeur de nos forces, mais dans le nombre infini de vos miséricordes. Car si nous avons couru quelquefois et si nous l'avons fait volontairement, la gloire n'en doit revenir ni à notre volonté, ni à notre course, mais à Dieu. Que cette miséricorde se retourne vers nous, et nous courrons. Pour vous, Seigneur, vous courez par votre propre force comme un géant, et comme un homme puissant et vigoureux; mais nous, nous ne courrons jamais, si nous ne sentons l'odeur de vos parfums : " Pour vous que le Père a sacré d'une huile de joie, d'une manière plus noble que ceux qui ont part à votre gloire (Psal. XLIV, 8), " vous courez dans cette divine onction; mais nous, nous ne courrons qu'à l'odeur qu'elle répand. Vous courez dans la plénitude et dans l'odeur du parfum. Ce serait ici le lieu de m'acquitter de la promesse que je me souviens de vous avoir faite, il y a longtemps, de vous parler des parfums de l'Époux, si je ne craignais d'être trop long. Je remets donc à une autre fois pour le faire; car l'importance du sujet ne souffre pas qu'on la resserra dans des limites si étroites. Priez le Seigneur de la divine onction, qu'il daigne rendre agréable le sacrifice de mes lèvres, et que je puisse rappeler à vos esprits le souvenir de l'abondance de sa grâce, oui, dis-je, de la grâce qui est dans l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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