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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 








SERMONS DE SAINT BERNARD ABBÉ DE CLAIRVAUX SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES













OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

 

SERMON XLI. Grande consolation de l'Épouse dans la contemplation des splendeurs de Dieu, en attendant qu'elle arrive à sa claire vision. *

SERMON XLII. Il y a deux sortes d'humilités : l'une naît de la vérité, l'autre est enflammée par la charité. *

SERMON XLIII. Comment la méditation de la passion et des souffrances de Jésus Christ fait passer l'Épouse, je veux dire, l'âme fidèle, par la prospérité et l’adversité, sans en être affectée. *

SERMON XLIV. La correction doit se régler sur le caractère de ceux qu'on reprend : elle doit être douce quand elle s'adresse à des personnes humbles et faciles, et sévère quand on a affaire à des rimes dures et obstinées. *

SERMON XLV. Les deux beautés de l'âme; comment l'âme parle au Verbe, et le Verbe à l'âme, leur langue. *

SERMON XLVI. État et composition de toute l’Église. Comment on parvient à la contemplation par la vie active qui se passe sous l'obéissance. *

SERMON XLVII. Les trois fleurs de la virginité, du martyre et des bonnes oeuvres : de la dévotion pour l'office divin. *

SERMON XLVIII. Louanges que l’Époux et l'Épouse s'adressent réciproquement. L'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair et la foi en lui. *

SERMON XLIX. Comment le discernement règle la charité et fait que tous les membres de l'Église, c'est-à-dire les élus, se tiennent par des liens réciproques. *

SERMON L. Deux sortes de charités, l'affective et l'actuelle. De l'ordre de ces deux charités. *

SERMON LI. L'Épouse demande que les fruits des bonnes oeuvres soient aussi nombreux que les fleurs et aussi abondants que les parfums de l'espérance. De l'espérance et de la crainte. *

SERMON LII. Du ravissement qu'on appelle contemplation, dans lequel l'Époux fait reposer l'âme sainte et se met en peine de lui assurer le calme et la paix. *

SERMON LIII. Les monts et les collines signifient les esprits célestes par dessus *

lesquels passe l’Époux en venant sur la terre, c'est-à-dire en se faisant homme. *

SERMON LIV. Comment on peut trouver encore que les montagnes représentent les anges et les hommes, tandis que les collines représentent les démons. Il y a *

trois sortes de craintes que tout homme doit ressentir, s'il ne veut point perdre la grâce de bien faire qu'il a reçue de Dieu. *

SERMON LV. Comment on peut, par la vraie pénitence, éviter le jugement de Dieu. *

SERMON LVI. Nos péchés et nos vices sont comme une muraille élevée entre Dieu et nous. *

SERMON LVII. Il faut observer les visites du Seigneur : à quels signes et à quelles marques on peut les reconnaître. *

SERMON LVIII. Comment l'Époux invite l'Épouse, c'est-à-dire les hommes parfaits, à se charger de la conduite des imparfaits. On doit couper chez eux le vice jusque dans sa racine, pour que les vertus poussent à la place. *

SERMON LIX. Gémissements de l’âme qui soupire. après la céleste patrie, éloge de la chasteté et de la viduité. *

SERMON LX. Incrédulité des Juifs qui mirent le comble à la mesure de leurs pères en tuant le Christ. *

SERMON LXI. Comment l'Église trouve les richesses de la miséricorde divine dans les trous des plaies de Jésus-Christ. Force que les martyrs ont puisée dans Jésus-Christ. *

SERMON LXII. Qu'est-ce pour une âme fidèle que demeurer dans les trous de la pierre et de se trouver dans les fentes des murailles. Il vaut mieux chercher la volonté de Dieu, que sonder sa gloire et sa majesté. Pureté du coeur qu'il faut avoir pour prêcher la vérité. *


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XLI. Grande consolation de l'Épouse dans la contemplation des splendeurs de Dieu, en attendant qu'elle arrive à sa claire vision.

l. " Votre cou est comme des perles (Cant. I, 9). " L'on a coutume d'orner le cou de perles, mais non pas dé le comparer aux perles. Mais que celles-là se chargent de perles, qui cherchent dans les ornements étrangers la beauté qu'elles ne trouvent pas en elles-mêmes. Le cou de l'Épouse est si beau en soi, et naturellement si bien fait, qu'il n'a pas besoin de tous ces ornements extérieurs. A quoi bon se parer d'un éclat emprunté quand la beauté naturelle suffit, et peut même égaler l'éclat des perles dont les autres se servent pour rehausser leur éclat? C'est ce que l'Époux a voulu donner à entendre, quand il a dit; non pas que des perles pendent au cou de l'Épouse, comme cela se voit d'ordinaire, mais que son cou ressemble à des perles. Il nous faut maintenant invoquer le Saint-Esprit, afin que comme il nous a fait la grâce de trouver les joues spirituelles de l'Épouse, il daigne encore nous apprendre quel est son cou spirituel. Quant à moi, pour vous dire ce que j'en pense, il ne me vient rien maintenant à l'esprit qui me paraisse plus vraisemblable et plus probable que de dire, que c'est l'entendement qui est désigné. par le cou de l'Épouse. Je crois que vous serez aussi de ce sentiment, si vous considérez la raison de cette ressemblance. En effet, l'entendement est comme le cou dont l'âme se sert, pour faire passer en elle la nourriture de l'esprit, et la répandre ensuite dans toutes ses affections et ses mouvements. Comme le cou de l'Épouse, c'est-à-dire, l'entendement qui est pur et simple, brille assez de lui-même par la vérité toute nue, il n'a point besoin d'autres ornements, mais lui-même, comme une perle précieuse, est la beauté de l'âme ; et c'est pour cela qu'on le compare aux perles mêmes. La vérité est une perle excellente, aussi bien que la pureté et la simplicité,la sagesse, niais la sagesse sobre et modérée en est une belle aussi. L'entendement des philosophes, ou des hérétiques n'a pas cet éclat propre à la pureté et à la vérité : et c'est pour cela qu'ils prennent beaucoup de peine à le couvrir et à le farder de paroles magnifiques, et d'arguments subtils et captieux, de crainte que s'il se montrait à nu, on n'en découvrît la laideur et la difformité.

2. Il y a ensuite : " Nous vous ferons des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent. " S'il eût dit, je ferai, au lieu de nous ferons, je dirais sans hésiter que c'est l'Époux qui parle. Mais maintenant voyez si je ne ferais point mieux d'attribuer ces paroles à ses compagnons qui consolent l'Épouse, en lui promettant, qu'en attendant qu'elle arrive à la vision de l'Époux dont le désir consume son âme, ils lui feront de beaux et précieux pendants d'oreilles. Et cela, je pense, parce que la foi vient de l'ouïe, et purifie la vue. Car c'est en vain qu'on s'applique à contempler, si 1'œi1 n'est purifié par la foi, puisqu'on ne promet cette vision qu'à ceux qui ont le coeur pur. Aussi est-il écrit que Dieu purifie le coeur par la foi (Matth. V, 7 ; Act. XV). Comme la foi vient par l'ouïe, et purifie la vue, c'est avec raison qu'ils avaient soin de lui orner les oreilles, puisque l'ouïe prépare à la vision de Dieu. O Épouse, lui disent-ils, vous soupirez après les clartés de votre bien-aimé; la faveur de les contempler vous est réservée pour un autre temps. Mais en attendant nous vous donnons des ornements pour mettre à vos oreilles, ils vous serviront à vous consoler, et à vous préparer à ce que vous souhaitez si ardemment. C'est comme s'ils lui disaient cette parole du Prophète : " Écoutez ma fille et voyez (Psal. XLIV, 11). " Vous désirez de voir, commencez par écouter. L'ouïe est un degré pour arriver à la vue. C'est pourquoi écoutez, et prêtez l'oreille aux ornements que nous vous faisons, afin que, par l'obéissance de l'ouïe, vous arriviez à la gloire de la vision. Nous tâchons maintenant de réjouir vos oreilles, car, pour la vue, il ne dépend pas de nous de lui donner ce qui doit faire un jour, la plénitude de notre joie, et l'accomplissement de vos désirs ; cela dépend de celui que votre âme aime si ardemment. C'est lui qui se montrera lui-même à vous, afin que votre joie soit parfaite. C'est lui qui vous remplira d'une joie ineffable, en vous découvrant son visage. Pour vous consoler, recevez de notre main ces perles en attendant les délices dont sa droite est à jamais remplie.

3 . Il faut considérer encore quels sont ces pendants qu'ils lui offrent. " Ils sont d'or, disent-ils, et marquetés d'argent. " L'or marque la splendeur de la Divinité et la sagesse d'en haut. C'est de cet or que ces célestes ouvriers, à qui ce ministère est commis, promettent de former des images brillantes de la vérité, pour les faire entrer dans les oreilles intérieures de l'âme. Ce qui n'est autre chose, je crois, que faire des espèces de figures spirituelles, et d'y attacher les plus pures lumières de la sagesse divine, pour les mettre devant les yeux de l'âme en contemplation, afin qu'au moins elle voie comme dans un miroir et en énigme, ce qu'elle ne peut pas encore voir face à face. Ces choses-là sont toutes divines, et ne sont connues que de ceux qui en ont fait l'expérience, il n'y a qu'eux qui savent comment il se peut faire que, dans ce corps mortel, dans l'état de la, foi, où la substance de la souveraine lumière n'est pas encore découverte, il arrive néanmoins quelquefois, que la contemplation de la pure vérité commence déjà à ébaucher son ouvrage en nous, en sorte que celui d'entre nous qui est assez heureux pour avoir reçu ce don d'en haut peut dire avec l'Apôtre : " Je connais maintenant en partie. " Puis encore : " En partie nous connaissons, et en partie nous devinons. " Mais lorsque l'esprit, sortant comme hors de lui-même, et étant ravi en extase, vient à entrevoir quelque chose de plus divin, qui lui paraît passer comme un éclair devant ses yeux, alors, soit pour tempérer l'éclat d'une si vive clarté, soit pour nous rendre capables de la communiquer aux autres, je ne sais comment il se fait, qu'il se présente aussitôt à nous des images et des figures de choses corporelles, proportionnées aux connaissances que Dieu répand en nous, qui couvrent en quelque sorte le rayon pur et resplendissant de la vérité, et rendent l'âme plus capable d'en supporter l'éclat, et d'en faire part à ceux à qui il lui plait. Je crois pourtant qu'elles se forment en nous par le ministère des bons anges, comme au contraire il n'y a point de doute que les autres qui sont mauvaises ne soient produites par l'entremise des mauvais anges.

4. Et peut-être que c'est là ce miroir et cette énigme par lesquels voyait saint Paul et qui étaient faits, si je puis parler ainsi,par les mains des anges, de ces pures et belles images qui nous donnent la connaissance de l'être de Dieu, qui est pur et qui se voit dans toutes ces figures corporelles, et nous font attribuer au ministère des anges ces images excellentes dont il nous parait si dignement revêtu. Ce qu'une autre version semble avoir marqué plus expressément en disant : " Nous vous ferons des figures rehaussées de marqueterie d'argent. " Ce qui, selon moi, signifie que non-seulement ces images sont imprimées par les anges au dedans de nous, mais qu'ils nous donnent encore la grâce et la beauté de la parole extérieure, afin que cela serve à les orner et à les faire recevoir des auditeurs plus aisément, et avec plus de plaisir. Si vous demandez quel rapport il y a entre la parole et l'argent, écoutez la réponse du Prophète : " Les paroles du Seigneur sont toutes pures, c'est de l'argent éprouvé par le feu (Psal. XI, 7). " Voilà donc comment ces esprits célestes, qui sont les ministres des volontés de Dieu, font à l'Épouse, qui est étrangère sur la terre, des pendants d'oreilles d'or, marquetés d'argent.

5. Mais voyez comment elle reçoit autre chose que ce qu'elle désire. Elle soupire après le repos de la contemplation, on lui impose le travail de la prédication, et quand elle a soif de la présence de l'Époux, on la charge de donner des enfants à l'Époux, et de les nourrir. Et ce n'est pas la première fois que cela lui arrive. Je me souviens que lorsqu'elle souhaitait passionnément de jouir des embrassements et des baisers de l'Époux, on lui répondit : " Vos mamelles sont plus excellentes que le vin, " afin que, par là, elle connût qu'elle était mère, et qu'elle songeât à donner du lait à ses petits enfants. Peut-être qu'en d'autres lieux de ce Cantique, vous pourrez encore remarquer la même chose, si vous voulez toutefois vous en donner la peine, par exemple en la personne du patriarche Jacob, lorsque, se trouvant frustré des embrassements de Rachel qu'il avait si longtemps désirés et attendus, au lieu d'une femme stérile et belle, il en reçut malgré lui, sans le savoir, une féconde à la vérité, mais qui était chassieuse. Ainsi donc maintenant, l'Épouse désirant savoir, et s'enquérant où son bien-aimé paît son troupeau, et se repose à l'heure de midi, elle remporte au lieu de cette connaissance des pendants d'oreilles d'or marquetés d'argent, c'est-à-dire la sagesse avec l'éloquence, sans doute pour l'œuvre de la prédication.

6. Cela nous apprend qu'il faut souvent laisser les baisers malgré leur douceur, pour les mamelles qui allaitent, et que personne ne doit vivre pour soi-même, mais pour tous. Malheur à ceux qui ont reçu la grâce d'avoir des pensées et des paroles dignes de la grandeur de Dieu, s'ils font servir la piété à leur avarice, s'ils tournent en vaine gloire ce qu'ils avaient reçu pour gagner des âmes à Dieu, si, ayant des conceptions sublimes, ils n'ont pas des sentiments humbles : qu'ils écoutent avec frayeur ce que le Seigneur dit par la bouche d'un prophète: " Je leur ai donné mon or et mon argent, et ils s'en sont servis pour rendre un culte sacrilège à Baal. (Osee. II, 8). " Mais vous, écoutez ce que l'Épouse répond après avoir reçu une réprimande d'une part et une promesse de l'autre. Car elle ne s'élève point pour des promesses, ni ne se met point en colère pour un refus; mais elle pratique ce qui est écrit : "Reprenez le sage, et il vous aimera (Prov. IX, 8). " Et pareillement elle suit cette maxime qui regarde l'usage des dons et des promesses : " Plus vous êtes grand, plus vous devez vous humilier en toutes choses (Eccli. III, 20). " Ce qu'on entendra bien mieux par sa réponse. Mais renvoyons, si vous l'avez agréable, cette discussion à un autre sermon. Et pour ce que nous avons dit, rendons-en gloire à l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XLII. Il y a deux sortes d'humilités : l'une naît de la vérité, l'autre est enflammée par la charité.

1. " Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Cant. I, 41). " Ce sont les paroles de l'Épouse que nous avons remises à aujourd'hui. C'est la réponse qu'elle fit quand elle se vit reprise par l'Époux :toutefois, ce n'est pas à l'Époux qu'elle la fit, mais à ses compagnons ; ce qu'il est aisé de comprendre par ses paroles. En effet, ce n'est pas à lui mais de lui qu'elle parle, puisqu'elle ne dit pas: ô roi, lorsque vous étiez assis sur votre lit, mais " lorsque le roi était assis sur son lit. " Ainsi figurez-vous que l'Époux, après l'avoir reprise, voyant, par la rougeur de son visage, qu'elle était couverte de confusion, se retire à l'écart, afin que, pendant son éloignement, elle pût laisser un libre cours à l'expression de ses sentiments, et que si, comme cela arrive d'ordinaire, elle se laissait aller plus qu'il ne faut à la crainte ou à l'abattement, ses compagnons la consolassent et la relevassent. Ce que néanmoins il ne néglige pas de faire lui-même à l'occasion, selon qu'il le juge à propos. Car pour montrer clairement combien elle lui plut pendant qu'il lui adressait ses reproches, parce qu'elle les recevait avec humilité et avec la soumission qu'elle devait, il voulut, avant de s'éloigner d'elle, se répandre en louanges qui partaient, on ne peut en douter, de l'abondance du coeur, et relever la beauté de ses joues et de son cou. Aussi, ceux qui restent auprès d'elle lui parlent-ils avec douceur, et lui offrent-ils des présents, sachant bien qu'ils entraient par là dans la pensée du Seigneur. C'est donc à eux qu'elle adresse sa réponse. Voilà pour la suite et la liaison du texte de l'Écriture.

2. Mais avant de commencer à tirer le sens de cette écorce, je ferai une courte réflexion. Heureux celui dont les réprimandes sont aussi bien reçues que celles dont nous avons ici un modèle. Plût à Dieu qu'il ne fût jamais nécessaire de reprendre personne: car ce serait le meilleur. Mais parce que nous commettons tous beaucoup de fautes, il ne m'est pas permis de me taire, mon devoir m'oblige, et la charité me presse encore davantage, d'avertir ceux qui pèchent. Si je reprends quelqu'un de ses désordres, si je fais ce que je dois, et que mes remontrances ne produisent pas l'effet que je désire, qu'au lieu de toucher ceux à qui elles s'adressent, elles reviennent vers moi comme une flèche qui retourne à celui qui l'a lancée, de quels sentiments pensez-vous, mes frères, que je sois touché, que ne souffrirai-je point alors? Quels tourments n'en ressentirai-je point e(a)? Et, pour me servir des paroles de l'Apôtre, je ne suis pas assez fort pour imiter sa sagesse, je suis pressé également de deux côtés (Philip. I 23). Sans savoir ce que je dois choisir, ou de demeurer satisfait de ce que j'ai dit, parce que je me suis acquitté de mon devoir, ou de me repentir de ce que j'ai fait, parce que je n'en ai pas reçu le fruit, que j'en espérais, Je voulais tuer l'ennemi et délivrer mon frère, et j'ai fait tout le contraire de ce que je m'étais proposé. J'ai blessé son âme et augmenté sa faute, puisqu'il y a ajouté le mépris. " Ils ne veulent pas vous écouter " dit Dieu à un prophète, "parce qu'ils ne veulent pas m'écouter (Ezech. III, 7). " Ne voyez-vous pas quelle majesté est dédaignée, dans ce cas? C'est moi que vous avez méprisé. C'est le Seigneur qui vous a parlé par moi. Or ce qu'il a dit au Prophète, il l'a dit aussi aux apôtres : "Qui vous méprise me méprise. " Je ne suis ni prophète ni apôtre, et néanmoins j'ose le dire, je tiens la place d'un prophète et d'un apôtre; et quoique je sois bien éloigné de leur mérite, je suis pourtant chargé des mêmes soins. Bien que ce soit à ma grande confusion, et avec un péril extrême je n'en suis pas moins assis sur la chaire de Moïse, dont néanmoins je n'ai garde de m'attribuer la vertu, ni la grâce. Mais quoi ? Ne rendra-t-on pas honneur et respect à cette chaire, parce qu'elle est occupée par une personne indigne ? Quand même ce seraient les scribes et les pharisiens qui s'y trouveraient assis : " faites ce qu'ils disent, " dit Jésus-Christ.

3. Souvent même on joint l'impatience au mépris, et il s'en trouve qui, non-seulement ne se soucient pas de se corriger quand on les reprend, mais qui s'irritent même contre celui qui les reprend, comme un frénétique qui repousse la main du médecin. Étrange perversité. Ils se mettent en colère contre celui qui veut les guérir de leurs blessures,

a Car, dit St Augustin à ce sujet, bien que nous ne disions alors que ce que nous devons dire, pourtant nous n'en sommes pas moins peinés de voir que vous vous perdez. quand même notre récompense demeure assurée, nous voudrions que vous fussiez aussi sauvés. (sermon CCXXIX, n. 9).

et ils ne se mettent pas en colère contre celui qui les perce de ses flèches. Car il .y a un ennemi qui, d'un lieu obscur, tire des flèches contre ceux qui ont le coeur droit et qui vous a vous-même blessé à mort; et vous n'êtes point ému de colère contre lui. Votre indignation se tourne contre moi, qui ne désire que de vous voir guéri. "Mettez-vous en colère, " dit le Prophète, " et ne péchez point (Psal, IV, 5), " si vous vous mettez en colère contre vos péchés, non-seulement vous ne péchez point, mais vous effacez même vos fautes passées : mais maintenant vous demeurez dans votre péché en rejetant le remède, et vous en ajoutez un nouveau aux premiers, en vous mettant en colère sans raison ; et voilà comment volis comblez la mesure de vos iniquités.

4. Quelquefois on y ajoute encore l'impudence, et non-seulement on souffre impatiemment les réprimandes, mais on, se défend même avec impudence contre les reproches qu'on s'est attirés : alors il n'y a plus rien à espérer. " Vous avez, " dit Dieu, " un front de femme perdue, vous ne savez plus rougir (Jer. III, 3). " C'est pourquoi, dit-il encore, " j'ai retiré de vous le zèle que j'avais pour votre salut, et je ne me mettrai plus en colère contre vous (Ezech. XVI, 4?). " Je ne saurais entendre ces paroles sans frémir. Voyez-vous combien c'est une chose pleine de périls, une chose horrible et redoutable, de défendre ses péchés? Il dit encore : " Je reprends et châtie ceux que j'aime (Apoc. III,19)." Si donc ce zèle de Dieu vous délaisse, sachez que vous êtes abandonné de son amour. Car vous ne sauriez être digne de son amour, puisqu'il vous juge indigne de ses châtiments. Lorsque Dieu n'est point en colère, c'est alors qu'il l'est davantage? " ayons pitié de l'impie, " dit-il " et il n'apprendra point à faire des actions justes (Isa. XXVI, 10). " Je n'aime pas cette miséricorde. Cette compassion-là me paraît plus terrible que la plus violente colère, parce qu'elle me ferme le chemin de la justice; mieux vaut, selon le conseil (Psal. II, 12) du Prophète, que j'embrasse la sévérité d'une discipline austère, plutôt que le Seigneur ne se mette en colère contre moi. Mettez-vous en colère, ô Père des miséricordes, mais de cette colère par laquelle vous redressez celui qui s'égare, ou de celle par laquelle vous le bannissez de la voie du salut. La première est l'effet d'une compassion pleine de bonté, l'autre est le fruit d'une dissimulation pernicieuse pour nous. Car lorsque je vous sens en colère contre moi, c'est alors que j'ai plus de confiance que vous me serez favorable, parce que, après vous être mis en colère, vous vous souviendrez de votre miséricorde. " O Dieu " dit le Prophète, "vous leur avez été favorable, même en vous vengeant de toutes leurs infidélités (Psal. XCVIII. 8). " Il parle d'Aaron, de Moïse et de Samuel, et il regarde comme une faveur et une bonté de Dieu de ne les avoir pas épargnés dans leurs péchés. Après cela, défendez encore vos fautes, et irritez-vous contre les réprimandes, pour vous fermer à jamais la porte de la miséricorde de Dieu. N'est-ce pas là proprement appeler mal ce qui est bien, et bien ce qui est mal ? Cette impudence odieuse ne produira-t-elle pas bientôt l'impénitence, qui est la mère du désespoir? Car qui se répent de ce qu'il croit être bien? " Malheur à eux, " est-il dit. Ce malheur est éternel. Il y a de la différence à être tenté par sa propre concupiscence qui nous porte au mal par une douce violence, et rechercher volontairement le mal comme si c'était un bien, en se hâtant par une fausse confiance d'aller à la vie, à cause de ces personnes. Je le dis en vérité, j'aimerais mieux quelquefois avoir tû, et avoir dissimulé le mal que j'avais aperçu, que d'avoir été cause d'un si grand mal en les reprenant.

5. Vous me direz peut-être que, en ce cas, le bien de mon action retourne vers moi; que j'ai délivré mon âme; et que je suis innocent de la perte de celui à qui j'ai annoncé la vérité pour le tirer du mauvais chemin où il s'était engagé. Vous pouvez ajouter une infinité de raisons semblables; elles ne m'apporteront aucune consolation, tant que je verrai la mort d'un fils ; car je n'ai pas tant cherché là à m'acquitter de ce que je devais en lui parlant, que désiré lui être utile par mea paroles. Quelle est, en effet, la mère qui, après avoir apporté tous les soins imaginables pour assister soir fils malade, peut arrêter le cours de ses larmes, quand elle voit que tous ses travaux et toutes ses peines ont été inutiles, et n'ont pu lui sauver la vie? Si elle s'afflige de la sorte pour la mort temporelle de son fils, quels doivent être mes pleurs et mes gémissements pour la mort éternelle du mien, lors même que ma conscience me rend témoignage de n'avoir rien oublié de tout ce qui pouvait lui être utile? Au contraire, voyez-vous de combien dé maux s'exempte, et nous exempte en même temps nous-même celui qui, étant repris, répond avec douceur, acquiesce avec modestie, obéit avec soumission, avoue sa faute avec humilité? Je me reconnais l'obligé de cette âme, je confesse que je suis son ministre et son serviteur, parce qu'elle est la très-digne Épouse de mon maître, et peut dire avec vérité : " lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur (Cant. I, 11). "

6. L'odeur de l'humilité est excellente, puisque, montant de cette vallée de larmes, après avoir embaumé tous les lieux d'alentour, elle répand encore jusque sur le lit du roi un parfum extrêmement agréable. Le nard est une petite herbe, que ceux qui étudient avec soin la vertu des simples disent être d'une nature chaude. Aussi me semble-t-il qu'on peut la prendre ici pour la vertu d'humilité que l'ardeur de l'amour divin embrase. Si je parle ainsi, c'est parce qu'il y a une humilité que la vérité produit, et qui n'a point de chaleur, et il y en a une autre que la charité forme et enflamme. Celle-là consiste dans la connaissance, et celle-ci dans les mouvements du cour. En effet, si vous jetiez un regard sur vous-même à la lumière de la vérité et sans dissimulation, et que vous vous examiniez sans vous flatter, je ne doute point que vous ne vous humiliiez devant vos propres yeux, et que cette connaissance véritable de vous-même ne vous rende plus vil et plus abject à votre jugement, quoique, peut-être, vous n'ayez pas encore assez de vertu pour souffrir d'être estimé par les autres. Vous serez donc humble, mais par le moyen de la vérité, non pas par l'infusion de l'amour. Car si voua étiez échauffé par le feu de la charité commune, si vous étiez éclairé par la vérité qui vous a donné de vous-même une connaissance salutaire et véritable, vous voudriez certainement, autant qu'il est en vous, que tout le monde eût de vous les sentiments que vous savez être conformes à la vérité. Je dis autant qu'il est en vous, parce que souvent il n'est pas bon que tout le monde connaisse ce que nous savons de nous, attendu que l'amour même de la vérité, et la vérité de l'amour nous défendent de découvrir ce qui pourrait nuire à notre prochain. Mais si c'est par amour-propre que vous retenez caché en vous-même le jugement que la vérité fait de vous, qui peut douter que vous n'aimez pas encore parfaitement la vérité, puisque vous lui préférez votre intérêt ou votre honneur?

7. Vous voyez donc bien que ce n'est pas la même chose, de n'avoir point des sentiments de présomption de soi-même, convaincu qu'on est de ses imperfections par la lumière de la vérité, et de consentir de bon coeur à être humilié, parce qu'on est assisté par le don de l'amour. L'un est forcé, au lieu que l'autre est volontaire. " Jésus-Christ s'est anéanti lui-même, " dit l'Apôtre " en prenant la forme d'un esclave (Philip. II, 7), " et en nous donnant la forme et le modèle de l'humilité. C'est lui-même qui s'est anéanti; c'est lui-même qui s'est humilié, non par nécessité, mais par amour pour nous. Il pouvait paraître vil et méprisable aux yeux des hommes sans s'estimer tel, puisqu'il se connaissait bien lui-même. C'est donc volontairement qu'il s'est humilié, non qu'il s'en jugeât digne, puisqu'il s'est offert, comme s'il eût été ce qu'il savait n'être pas en effet; mais il a voulu être estimé très-petit, bien qu'il n'ignorât pas qu'il était souverainement grand; il dit, eu effet : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. " De coeur, dit-it, par un sentiment du coeur, c'est-à-dire, par la volonté; il exclut ainsi la nécessité. Pour nous, si nous nous trouvons en vérité dignes de honte et de mépris, dignes des derniers traitements et du rang le plus bas, dignes même de toutes sortes de supplices et d'outrages; il n'en est pas de même de lui, et cependant il a souffert toutes ces choses, parce qu'il l'a voulu, et qu'il est humble de coeur; mais humble de cette humilité que persuade le mouvement du coeur, non celle qu'arrache la force de la vérité.

8. J'ai dit que cette espèce d'humilité volontaire n'est pas produite en nous par la force de la vérité, mais,par l'infusion de la charité, parce qu elle naît du coeur, parce qu'elle naît de l'affection, parce qu'elle naît de la volonté. Jugez si j'ai raison en cela. Et jugez aussi si j'ai bien fait de l'attribuer au Seigneur, puisqu'il est certain que c'est par amour qu'il s'est anéanti, qu'il s'est rendu un peu inférieur aux anges, qu'il s'est soumis à ses parents, qu'il a baissé la tête sous les mains de saint Jean-Baptiste, qu'il a souffert les faiblesses de la chair, qu'il s'est livré à la mort, et qu'il a enduré le supplice ignominieux de la croix. Mais jugez encore si j'ai eu raison de croire que cette humilité ainsi embrasée par. le feu de sa charité est désignée par le nard, qui est une herbe fort basse et fort chaude. Et après que vous aurez approuvé toutes ces choses, comme je crois que vous le ferez sans doute, puisqu'elles sont appuyées sur une raison si manifeste, alors, si vous êtes humilié en vous-même par cette humilité forcée, que la vérité qui sonde les coeurs et les reins produit dans les sens d'une âme vigilante, ajoutez-y la volonté, et faites, comme on dit, de nécessité vertu; parce qu’il n'y a point de véritable vertu sans le consentement de la volonté. Or, il en sera ainsi quand vous ne voudrez point paraître au dehors autre que vous vous connaissez au dedans. Autrement, craignez que ce ne soit pour vous qu'il ait été dit : " Il a agi avec fourberie en sa présence, et son iniquité lui est en abomination (Psal. XXXV, 3). " Et " Dieu a en horreur un double poids (Prov. II 10). " Et quoi? Vous vous estimerez peu de chose au fond de votre coeur, lorsque vous vous pesez dans la balance de la vérité, et au dehors vous voulez nous tromper, et vous vendre plus cher que la vérité ne vous a estimé ? Appréhendez le jugement de Dieux et gardez-vous de commettre une si méchante action, de vous élever vous-même par une volonté pleine d'orgueil, tandis que la vérité vous abaisse; car c'est là résister à la vérité, c'est combattre contre Dieu. Acquiescez plutôt à Dieu, que votre volonté soit soumise à la vérité, non-seulement soumise, mais dévouée. Est-ce que " mon âme, " dit le Prophète, " ne sera pas soumise à Dieu (Psal. LXI, 2) ? "

9. Mais c'est peu d'être soumis à Dieu, si vous ne l'êtes encore à toute créature pour l'amour de Dieu, soit à l'abbé, comme au premier de tous, soit aux prieurs comme établis par lui. Mais je dis plus, je dis même à vos égaux, je dis à vos inférieurs, " Car c'est ainsi " selon le mot de Jésus-Christ " que nous devons accomplir toute justice (Math. ni, 15). " Si vous voulez être parfait, faites le premier pas vers celui qui est moindre que vous, déférez à votre inférieur, respectez celui qui est plus jeune que vous. En agissant ainsi, vous pourrez vous appliquer ces paroles de l'Épouse : " mon nard a répandu son odeur; " cette odeur, c'est la charité ; cette odeur, c'est la bonne opinion que vous donnez de vous à tout le monde, en sorte que. vous soyez la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, admiré de tous, aimé de tous. Celui que la vérité seule oblige à être humble, ne peut arriver à ce degré de perfection; car son humilité n'est que pour lui, et ne lui permet pas de sortir et de répandre son odeur au dehors. Ou plutôt, il n'a point d'odeur, parce qu'il n'a point d'amour, puisqu'il ne s'humilie pas de bon coeur et volontairement. Mais l'humilité de l'Épouse rend une odeur pareille à celle du nard, parce qu'elle est embrasée d'amour, pleine de la sève de la dévotion, et exhale un parfum délicieux par l'opinion avantageuse qu'on a d'elle-même. L'humilité de l'Épouse est volontaire, perpétuelle et féconde, son odeur ne se perd ni par les réprimandes, ni par les louanges. On lui avait dit : " vos joues sont belles comme celles d'une tourterelle, et votre cou est comme des perles (Cant. I, 9). " On lui avait promis des ornements d'or: et elle ne laisse pas de répondre avec humilité; plus on l'élève, plus elle s'humilie en toutes choses. Elle ne se glorifie point de ses mérites, et, au milieu des louanges qu'on lui prodigue, elle n'oublie point sa bassesse, mais elle la confesse humblement sous le nom de nard. Il semble qu'elle s'approprie le langage de Marie et dise : Je ne connais en moi rien qui soit digne d'un si grand honneur, si ce n'est que " Dieu a regardé la bassesse de sa servante (Luc. I, 48). " Car que signifient ces mots : "mon nard a répandu son odeur ", sinon ma bassesse a été agréable à Dieu? Ce n'est, dit-elle, ni ma sagesse, ni ma noblesse, ni ma beauté qui sont nulles; mais c'est ma seule bassesse, la seule chose qui soit en moi, qui ait répandu son odeur, c'est-à-dire son odeur accoutumée. L'humilité a coutume de plaire à Dieu, et le Seigneur, qui est très-élevé, a pour habitude de regarder les choses humbles et basses. Aussi quand le roi était assis sur son lit, c'est-à-dire, dans le lieu élevé où il fait sa demeure, l'odeur de l'humilité ne laisse pas d'y monter, " Il habite, " dit le Prophète, " au plus haut des cieux, et il a les yeux sur les choses basses et humbles dans le ciel et sur la terre. (Psal. CXII, 5). "

10. Lors donc " que le roi était assis sur son lit, le nard de l'Épouse a répandu son odeur (Cant. 1). " Le lit du roi, c'est le sein du Père, car le Fils est toujours dans le Père. Et ne doutez point que ce roi là ne soit clément, puisqu'il se repose sans cesse dans un lieu qui est la source de la bonté du Père. C'est avec raison que les cris des humbles montent jusqu'à lui, puisqu'il a sa demeure dans le trésor de sa miséricorde, que la douceur lui est si familière, la bonté substantielle, ou plutôt consubstantielle, et qu'il tire tellement de son Père tout ce qu'il est, que les humbles, qui regardent en tremblant sa royale majesté, ne remarquent rien en lui qu'il ne tienne de son Père. " Aussi, dit le Seigneur, je me lèverai tout-à-l'heure, à cause de la misère des pauvres, et des gémissements des malheureux (Psal. XI, 6). " Aussi l'Épouse qui sait cela, parce qu'elle est de la maison de l'Époux, et sa bien-aimée, croit que le manque de mérite ne l'exclura pas des grâces de cet Époux, et met sa confiance en sa seule humilité. Elle le nomme roi, parce qu'étant épouvantée de lai réprimande qu'il lui a faite, elle n'ose plus le nommer son époux. Elle proclame qu'il habite en un lieu très-élevé, néanmoins son humilité ne perd point confiance.

11. On peut fort bien appliquer ce discours à l'Église primitive, si vous vous souvenez du temps où le Seigneur, étant remonté où il était auparavant, et assis à la droite de son ï'ère, sur ce lit si ancien, si noble, si glorieux, ses disciples s'étaient assemblés en un même lieu, et persévéraient unanimement dans leur oraison avec les femmes, Marie mère de Jésus, et ses frères. Ne vous semble-t-il pas que c'était vraiment alors que le nard de l'Épouse, qui était si petite et si faible, répandait son parfum? Et " lorsqu'il se fit tout d'un coup un grand bruit du ciel, comme d'un vent impétueux, qui remplit toute la maison où ils demeuraient (Act. II, 2), " ne pouvait-elle pas dire alors avec raison dans un état si pauvre et si précaire : " Lorsque le roi était assis sur son lit, mon nard a répandu son odeur? " Tous ceux qui demeuraient en ce lieu connurent clairement combien l'odeur de l'humilité, qui était montée au ciel, avait été agréable et bien reçue, puisqu'elle fut aussitôt récompensée de dons si abondants et si magnifiques. Au reste, elle n'a pas été ingrate pour ce bienfait. Car écoutez comment, dans sa ferveur, elle se prépare à souffrir toutes sortes de maux pour l'amour de son nom. " Mon bien-aimé" dit-elle ensuite, " m'est un petit bouquet de mirrhe ; il demeurera entre mes mamelles (Cant. I, 12). " Ma faiblesse que vous connaissez ne me permet pas de poursuivre. J'ajouterai seulement que par la mirrhe, elle fait entendre, qu'elle est prête à souffrir des amertumes et des tribulations pour l'amour de son bien-aimé. Nous achèverons une autre fois le reste de ce verset, si toutefois vous attirez sur nous par vos prières l'assistance du Saint-Esprit, afin qu'il nous donne l'intelligence des paroles de l'Épouse, paroles qu'il a lui-même formées, en les lui inspirant telles qu'elles servirent aux louanges de celui dont il est l'Esprit, je veux dire de l'Époux de d'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui, étant Dieu pardessus toutes choses est béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 

SERMON XLIII. Comment la méditation de la passion et des souffrances de Jésus Christ fait passer l'Épouse, je veux dire, l'âme fidèle, par la prospérité et l’adversité, sans en être affectée.

1. " Mon bien aimé est pour moi un petit bouquet de mirrhe; il demeurera entre mes mamelles." Auparavant, elle l'appelait roi, maintenant elle le nomme son bien-aimé. Auparavant, il était sur son lit royal, à présent il est entre les mamelles de l'Épouse. Il faut que l'humilité ait une vertu bien grande, puisque la majesté même de Dieu a tant de condescendance pour elle. Un nom de respect s'est bientôt changé en nom d'amitié, et celui qui s'était éloigné s'est bientôt rapproché. "Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de mirrhe. " La mirrhe, qui est amère, signifie ce qu'il y a de dur et de rigoureux dans les tribulations. L'Epouse, se voyant près de les souffrir pour l'amour de son Époux, dit ces paroles avec un sentiment d'allégresse, elle espère souffrir généreusement tous les maux qui la menacent. Les disciples, dit l'Écriture " sortaient du tribunal avec joie, parce qu'ils avaient été trouvés dignes d'endurer des outrages pour le nom de Jésus. (Act. V, 41). " Aussi, n'appelle-t-elle pas son bien aimé un bouquet, mais un petit bouquet, parce que son amour lui fait trouver légères toutes les peines et toutes les douleurs qu'elle doit endurer. C'est véritablement un petit bouquet, car c'est un petit enfant qui nous est né (Psal. IX, 6). Oui, un très-petit bouquet, puisque les souffrances de cette vie ne sont pas dignes d'être mises en parallèle avec la gloire qui nous est préparée : " Car ce que nous endurons maintenant, " dit l'Apôtre, " est léger, et ne dure qu'un moment; mais la gloire qui nous attend dans le ciel sera immense dans sa grandeur, et éternelle dans sa durée. (Rom. VIII, 18). " Ce qui, à cette heure, n'est qu'un petit bouquet de mirrhe se changera donc un jour en un comble de gloire et de bonheur, N'est-ce pas un petit bouquet, si son joug est doux et son fardeau léger? Ce n'est pas qu'il soit léger en soi, car la rigueur des tourments, et l'amertume de la mort n'est point légère; mais c'est qu'il est léger pour celui qui aime. Aussi ne dit-elle pas seulement; " Mon bien-aimé est un petit bouquet de mirrhe ; " Mais il l'est " pour moi" qui aime. Voilà pourquoi elle le nomme son bien aimé, elle veut témoigner que la violence de l'amour surmonte toutes sortes d'amertumes, et que l'amour est fort comme la mort. Et pour que voue sachiez qu'elle ne se glorifie: pas en elle-même, mais dans le Seigneur, et qu'elle ne présume pas de sa propre vertu, mais qu'elle n'attend cette force que du secours de son Époux, elle dit qu'il demeurera entre ses mamelles, en sorte qu'elle pourra lui dire avec toute confiance: "Quand je marcherais dans les ombres de la mort, je n'appréhenderais aucun mal, puisque vous êtes avec moi. (Psal. XXII, 4). "

2. Je me souviens que dans l'un des discours précédents (Serm. X, 1), j'ai dit que les deux mamelles de l'Épouse marquaient la congratulation et la compassion, suivant la doctrine de saint Paul, qui veut qu'on se réjouisse avec ceux qui sont dans la joie, et qu'on pleure avec ceux qui pleurent (Rom. XII,15). Mais. parce que, vivant au milieu de l'adversité et de la prospérité, elle sait qû il y a danger des deux côtés, elle veut que son bien-aimé soit au milieu de ses mamelles, pour la fortifier sans cesse contre l'un et l'autre de ces deux périls et empêcher qu'elle ne s'élève dans les joies et ne s'abatte dans les maux de cette aie. Si vous êtes sage, vous imiterez la prudence de l'Épouse, et vous ne souffrirez point qu'on ôte de votre coeur, même un seul moment, cet aimable bouquet de mirrhe, vous repasserez toujours dans votre mémoire les douleurs amères qu'il a souffertes pour vous, et, les méditant continuellement, vous pourrez vous écrier aussi : " Mon bien-aimé m'est un petit bouquet de mirrhe, il demeurera entre mes mamelles. "

3. Moi aussi, mes frères, dès le commencement de ma conversion, pour me tenir lieu de tous les mérites que je savais me manquer, j'ai eu soin de me faire ce petit bouquet, et de le placer entre mes mamelles, après l'avoir composé de toutes les douleurs et amertumes de mon Seigneur, d'abord des nécessités qu'il a souffertes, lorsqu'il était tout petit; ensuite des travaux de la prédication, des fatigues de ses divers voyages, des veilles de ses prières, de ses tentations, de ses jeûnes, de ses larmes de compassion, des embûches qu'on lui a dressées, des dangers que ses faux frères lui ont fait courir, des outrages, des crachats, des soufflets, des risées, des moqueries, des clous, et autres choses semblables qu'il a souffertes pour le salut du genre humain, selon ce que l'Évangile nous apprend en quantité d'endroits. Et parmi tant d'autres petits rameaux de cette mirrhe odoriférante, j'ai cru que je ne devais pas oublier celle qu'on lui donna à boire sur la croix, ni celle dont on l'embauma dans le sépulcre, parce que dans la première il a bu l'amertume de mes péchés, et dans l'autre il a consacré l'incorruptibilité future de mon corps. Tant que je vivrai, je publierai hautement ces grâces abondantes. Jamais je n'oublierai des faveurs aussi signalées; puisque c'est à elles que je suis redevable de la vie.

4. C'étaient ces miséricordes que David demandait avec larmes lorsqu'il disait: " Répandez vos miséricordes sur moi, et je vivrai (Psal. CXVIII, 77). " C'étaient elles aussi qu'un autre saint se rappelait en gémissant, quand il disait : " Les miséricordes du Seigneur sont grandes. " Que de rois et de prophètes ont. désiré voir ce que je vois, et ne l'ont pas vu? Ils ont travaillé, et moi je jouis des fruits de leurs travaux. J'ai cueilli la mirrhe qu'ils ont plantée. C'est pour moi que ce bouquet salutaire a été conservé, personne ne me le ravira; il demeurera entre mes mamelles. J'ai cru que la sagesse consistait à méditer ces choses. J'ai mis en cela la perfection de la justice, la plénitude de la science, les richesses du salut, l'abondance des mérites. Elles ont été quelquefois pour moi un breuvage d'une salutaire amertume, et quelquefois une onction de joie douce et agréable. C'est ce qui me relève dans l'adversité, et me retient dans la prospérité ; ce qui me fait marcher en sûreté dans une voie royale entre les biens et les maux de cette vie, et écarte les périls qui me menacent à droite et à gauche. C'est ce qui me concilie les bonnes grâces du juge du monde, en me montrant doux et humble celui qui est redoutable aux puissances; non-seulement en me faisant voir favorable, mais encore en me donnant un modèle à imiter dans celui qui est inaccessible aux principautés, et terrible aux rois de la terre. C'est pourquoi ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous le savez, toujours dans le coeur, comme Dieu le sait, partout dans mes écrits, comme on le voit assez, et ma philosophie la plus sublime en ce monde, c'est Jésus, et Jésus crucifié. Je ne m'enquiers point, comme l'Épouse, où repose à midi celui que j'embrasse avec joie, parce qu'il demeure entre mes mamelles. Je ne demande point où celui que je contemple comme sauveur sur la croix fait paître son troupeau. Ce que cherche l’Épouse est plus relevé, mais ce que je veux est plus doux et plus facile. L'un est du pain, l'autre du lait. Or, le lait nourrit les petits enfants, et remplit les mamelles des mères, voilà pourquoi il demeurera entre mes mamelles.

5., Mes très-chers enfants, cueillez-vous aussi un bouquet si aimable, mettez-le au plus profond de votre coeur, servez-vous-en pour en munir l'entrée, et qu'il demeure entre vos mamelles. Ayez-le toujours, non derrière vous, mais devant les yeux; car si vous le portez sans le sentir, son poids vous accablera et son odeur ne vous relèvera point. Souvenez-vous que Siméon l'a reçu entre ses bras (Luc. II, 28), que Marie l'a porté dans ses entrailles, l'a réchauffé dans son sein, et que l'Épouse le place entre ses mamelles, et, pour ne rien oublier, qu'il est devenu parole entre les mains du Prophète Zacharie, et de quelques autres. Je me figure que Joseph, l'époux de Marie, l'a souvent pris sur ses genoux pour le caresser. Toutes ces personnes l'ont eu devant elles, non derrière. Qu'elles vous servent donc d'exemple, faites de même. Car si vous avez devant les yeux celui que vous portez, il est certain, qu'en voyant les maux qu'a soufferts le Seigneur, vous porterez les vôtres avec plus de facilité, avec le secours de l'époux de l'Église, qui est Dieu par dessus toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XLIV. La correction doit se régler sur le caractère de ceux qu'on reprend : elle doit être douce quand elle s'adresse à des personnes humbles et faciles, et sévère quand on a affaire à des rimes dures et obstinées.

1. "Mon bien-aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi (Cant. 1, 13). " Si l'Époux est aimable dans la mirrhe, il l'est bien davantage dans la douceur du raisin. Mon Seigneur Jésus est donc pour moi de la mirrhe dans sa mort, et une grappe de raisin dans sa résurrection ; et c'est de cette sorte qu'il s'est donné lui-même à moi comme un breuvage salutaire mêlé de larmes et de joie. Il est mort pour nos péchés, et il est ressuscité pour notre justification, afin qu'étant morts au péché nous vivions pour la justice (Rom. IV, 25). " Donc, si vous avez pleuré vos péchés, vous avez bu le breuvage amer, mais si, entrés dans une vie plus sainte, vous commencez à respirer dans l'espérance d'une vie immortelle, l'amertume de la mirrhe s'est changée, pour vous, en la douceur du vin qui réjouit le coeur de l'homme. Peut-être, quand le Sauveur ne voulu point boire le vin mêlé de mirrhe qu'on lui présenta sur la croix, était-ce pour faire comprendre qu'il n'avait soif que du premier ? Lors donc qu'après les amertumes de la mirrhe, vous venez à goûter ce vin délicieux, vous pouvez dire aussi avec raison : " Mon bien aimé est pour moi une grappe de raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi. " Engaddi signifie deux choses, mais toutes deux ont le même sens. Il veut dire en effet, lafontaine du bouc, et le baptême des nations; or l'une et l'autre marquent clairement les larmes du pécheur. On l'interprète encore l'œi1 de la tentation qui verse aussi des larmes, et voit d'avance les tentations qui ne manquent jamais à l'homme, tant qu'il est sur la terre; mais les gentils, qui marchaient dans les ténèbres, n'ont pas pu découvrir par eux-mêmes, ni par conséquent éviter les pièges des tentations, jusqu'à ce que, par la grâce de celui qui illumine les aveuglés, ils eussent recouvré les yeux de la foi, fussent entrés dans l'Église, qui a un oeil pour apercevoir les tentations, se fussent fait instruire par des hommes spirituels, qui, étant éclairés par l'esprit de sagesse, et savants par leur propre expérience, peuvent dire en vérité : " Nous n'ignorons pas les artifices et les desseins du diable (Cor. II, 11). "

2. On dit que Engaddi produit aussi une petite espèce de baumier, que les habitants du pays cultivent comme des vignes; c'est peut-être pour cela qu'il les appelle des vignes. Autrement que signifierait du raisin de Chypre dans les vignes d'Engaddi ? Qui s'est jamais avisé de transporter des grappes de raisin d'une vigne dans une autre ? On ne porte pas ordinairement du vin où il y en a, mais où il n'y en a point. Il appelle donc, vignes d'Engaddi, les peuples de l'Église, elle a un baume liquide, je veux dire un esprit de douceur qui lui fait choyer la délicatesse de ceux qui sont encore petits en Jésus-Christ, et consoler les douleurs des pénitents. Si un frère tombe en quelque faute, un des ministres de l'Église qui a déjà reçu cet esprit, le reprendra aussitôt avec ce même esprit de douceur, parce qu'en faisant retour sur lui-même, il craint d'être tenté (Gal. VI, 1.). C'est ce qui figure l'huile matérielle dont l'Église a coutume d'oindre le corps de tous ceux qui sont baptisés.

3. Mais comme les plaies de celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et que le charitable samaritain a porté sur son cheval dans l'hôtellerie de l'Église, ne sç guérissent pas avec de l'huile seulement, mais avec du vin et de l'huile tout ensemble; il faut que le médecin spirituel mêle le vin d'un zèle ardent, avec l'huile de la douceur, attendu qu'il ne doit pas seulement consoler las faibles, mais aussi reprendre les esprits inquiets. Car s'il voit que le blessé, c'est-à-dire, le pécheur, ne s'amende point par les douces et charitables réprimandes, par lesquelles il commence sa guérison, et qu'au contraire il abuse de sa bonté, devient plus négligent à cause de sa patience, et persiste avec plus de confiance encore dans son péché ; l'huile de remontrances salutaires étant inutile, il doit se servir des remèdes plus piquants, employer le vin de la componction, c'est-à-dire recourir à son égard aux réprimandes sévères et aux reproches amers, et s'il en est besoin, et que son endurcissement soit si grand, il pourra venger ce mépris, en le frappant même des censures ecclésiastiques. Mais où prendra-t-il ce vin? Car on ne trouve point de vin dans les vignes d' Engaddi on y trouve seulement de l'huile. Qu'il le cherche dans l'île de Chypre, qu'on dit être fertile en vin, mais en vin excellent, qu'il cueille cette grosse grappe, qu'autrefois les espions d'Israël rapportaient sur un levier, en quoi ils figuraient les prophètes qui ont marché devant, les apôtres qui ont suivi, et Jésus-Christ qui est venu entre les prophètes et les apôtres ; et qu'en prenant cette grappe, il dise . " Mon bien-aimé m'est une grappe de raisin de Chypre. "

4. Nous avons parlé de la grappe de raisin; voyons maintenant comment. on en tire le vin du zèle; car, si l’homme pécheur ne se met point en colère contre celui qui pèche, mais, au contraire, use de compassion comme d'une liqueur douce balsamique qu'il verse sur lui, nous savons d'où cela procède, et vous l'avez déjà ouï, mais peut-être n'y avez-vous pas pris garde. Car nous avons dit que cette douceur vient de ce qu'on se considère soi-même, et que, suivant le conseil très-sage de saint Paul, pour apprendre à avoir de la condescendance pour ceux qui se laissent aller eau péché, on se considère soi-même dais la crainte d'être aussi tenté un jour (Galal. VI, 1), et n'est-ce pas de là que l'amour du prochain dont il est dit dans la loi : " Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Luc. X, 27), " tire son origine. L'amour du prochain a sans doute ses premiers fondements dans les plus secrètes affections humaines ; et de l'amour que la nature a inspiré à l'homme pour lui-même, comme d'une humeur féconde, l'amour du prochain tire une espèce de vie et de vigueur, par laquelle, avec la grâce que Dieu répand sur lui d'en haut, il produit des fruits de charité; en sorte que ce que l'âme désire naturellement pour soi, elle ne croit pas devoir le refuser à un autre, qui semble avoir quelque droit d'y prétendre, parce qu'il participe à sa nature; elle lui en fait part avec joie et volontiers, lorsqu'elle le peut et qu'il en a besoin. Ainsi, cette onction de douceur et de bonté, naturelle à l'homme, à moins que le péché ne la détruise, le porte plus à compatir aux fautes des pécheurs qu'à les traiter avec rigueur et sévérité.

5. Mais, selon le mot du Sage, " comme les mouches qui doivent mourir gâtent l'huile des parfums (Eccles. X, 1), " et qu'une fois gâtée, la nature n'a plus de quoi réparer la perte qu'elle a faite, il arrive que, par un changement déplorable, elle éprouve ce que l'Écriture adit avec tant de vérité, que " les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal dès sa jeunesse (Gen. VIII. 21. " Ce n'est pas une bonne jeunesse que celle dans laquelle le plus jeune des enfants demande qu'on lui donne sa part du bien de son père, et veut partager un bien qu'il est plus doux de posséder en commun, et avoir seul un bien qui n'est pas diminué pour être possédé eu commun, et ne perd rien pour être partagé. Enfin, dit l'Écriture : " Il dissipa tous ses biens en vivant dans la débauche avec des femmes perdues (Luc. XV, 12). " Qui sont ces femmes perdues? Ne sont-ce point celles qui font perdre toute sa douceur à celte huile de parfums, c'est-à-dire les convoitises de la chair, au sujet desquelles l'Écriture nous donne des avis très-salutaires, quand elle nous dit : " Ne vous laissez point aller après vos convoitises; " car le Sage remarque fort bien qu'elles " doivent mourir, attendu que le monde passe avec ses convoitises (Joan. II, 17). " lorsque nous voulons les satisfaire, nous nous privons de la douceur d'un bien commun et général, par celle que nous voulons prendre en particulier. Ce sont là sans doute ces mouches sales et piquantes, (lui souillent en nous la beauté de la nature, déchirent l'esprit par les soucis et les inquiétudes, et détruisent le plaisir et les charmes de la vie commune. C'est pour cela que l'homme est appelé le plus jeune des enfants du père de famille, parce que, tandis que sa nature corrompue par les passions déréglées d'une folle jeunesse, a perdu toute la grâce de la maturité et de la sagesse virile, son esprit s'endurcit et se dessèche, méprise tout le monde au prix de soi, et perd toute affection.

6. C'est donc dès le commencement de cette méchante et misérable jeunesse que les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal, et que naturellement il est plus prompt à s'irriter contre le prochain qu'à compatir à ses faiblesses. De là vient que l'homme, ayant dépouillé presque tout sentiment d'humanité, veut que les autres l'assistent dans ses besoins, mais ne veut pas rendre lui-même aux autres l'assistance qu'ils réclament. Un homme est un pécheur juge des,hommes et des pécheurs comme lui, il les méprise, il s'en raille, sans considérer qu'il peut être tenté aussi à son tour, or, comme j'ai dit, la nature ne se relèvera pas de ce mal par elle-même, et ne recouvrera jamais l'huile de cette douceur originelle, depuis qu'elle l'a une fois perdue. Mais ce que la nature ne saurait faire, la grâce le peut. Et celui sur qui l'Esprit Saint daignera répandre de nouveau les effets de sa bonté, comme une onction salutaire, reprendra aussitôt ses premiers sentiments d'humanité, et recevra même de la grâce, quelque chose de plus excellent que de ce qu'il tenait de la nature. Elle le rendra saint par la foi et parla douceur, et lui donnera non de l'huile, mais du baume recueilli dans les vignes d'Engaddi.

7. Car il n'y a point de doute qu'il ne coule des dons plus précieux de la fontaine du bouc dont l'onction change les boucs en agneaux, fait passer les pécheurs de la gauche à la droite, après les avoir abondamment rempli de l'huile de la miséricorde, afin que la grâce surabonde où les péchés abondaient auparavant. (Rom. XV, 20.) Ne vous semble-t-il pas que celui-là soit, en quelque sorte redevenu homme qui, dépouillant la dureté de l'esprit du monde, et recouvrant, avec le secours de la grâce, l'onction et la douceur naturelle à l'homme, que les convoitises charnelles, comme des mouches infectes, avaient entièrement détruite tiré de son fond l'homme, c'est-à-dire de soi-même, la matière et la règle de sa compassion pour les hommes, et regarde comme quelque chose de brutal et de monstrueux, non-seulement de faire à autrui ce que lui-même ne voudrait pas souffrir, mais même de ne pas faire aux autres ce qu'il désirerait qu'on lui fit à lui-même ?

8. Voilà d'où vient l'huile. Mais d'où vient le vin ? Évidemment de la grappe de raisin de Chypre. Car si vous aimez le Seigneur Jésus de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces, pourrez-vous voir sans émotion les injures et les outrages qu'on lui fait ? non sans doute, mais, emporté aussi par un esprit de jugement, et de zèle, comme un homme puissant et robuste à qui le vin donne de nouvelles forces, plein du zèle de Phinées, vous direz avec David : " Je sèche de regret et de zèle de ce que mes ennemis ont oublié vos paroles (Psal. LXXVII, 15)," et avec le Seigneur: "Le zèle de votre maison me consume et me dévore (Psal. LXXVIII, 10). " Ce zèle ardent, c'est le vin exprimé de la grappe de raisin de Chypre, et l'amour de Jésus-Christ est un breuvage qui enivre. Car notre Dieu est un feu consumant (Dent. IV, 24), et un Prophète disait, que le feu était descendu d'en haut dans la moëlle de ses os (Tren. I, 13), parce qu'il était tout enflammé de l'amour divin. Lorsque l'amour du prochain vous a donné l'huile , de douceur, quand l'amour de Dieu vous a procuré le vin du zèle et de l'émulation, approchez-vous avec confiance pour guérir les plaies de celui qui est tombé entre les mains des voleurs, et soyez un parfait imitateur du charitable Samaritain. Dites aussi avec la même confiance que l'Épouse : " Mon bien-aimé est pour moi une grappe de raisins de Chypre dans les vignes d'Engaddi. " C'est-à-dire, l'amour de mon bien-aimé m'embrase de zèle de justice, dans les sentiments d'affection que j'ai pour mon prochain. Mais en voilà assez. Car ma mauvaise santé me force à m'arrêter, comme cela m'arrive assez souvent, en sorte que pour la plupart du temps, comme vous savez, je suis obligé de laisser mes discours inachevés, et de renvoyer à un autre jour ce qui me reste à dire sur les versets que j'avais le dessein d'expliquer. Mais quoi? Je m'attends à être châtié, car je sais que je suis encore traité plus favorablement que je ne le mérite, frappez-moi, mon Dieu, frappez-moi comme un serviteur qui travaille mal. Peut-être les coups que je recevrai de votre main, me tiendront-ils lieu de mérites, peut-être Jésus-Christ, l'époux de l'Église, ne trouvant point en moi des biens qu'il récompense, verra dans mes plaies et dans mes douleurs un sujet d'exercer sa miséricorde et d'avoir pitié de moi, Lui qui est Dieu par dessus toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON XLV. Les deux beautés de l'âme; comment l'âme parle au Verbe, et le Verbe à l'âme, leur langue.

1. " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle! Vos yeux sont des yeux de colombe (Cant. I, 14). C'est bien, c'est très-bien, l'amour de l'Époux a donné de la présomption à l'Épouse, et ce même amour a produit l'indignation de l'Époux. L'événement le prouve. Car la présomption a été suivie de réprimande, la réprimandé d'amendement, et l'amendement de récompense. A peine le bien-aimé est-il présent, le maître disparaît, le roi s'évanouit, la dignité s'efface, le respect est mis de côté. Car devant l'amour parfait toute déférence disparaît. Et de même que Moïse parlait autrefois à Dieu comme un ami à son ami, et Dieu lui répondait, ainsi maintenant s'établit-il entre le Verbe et l'âme un entretien aussi familier que celui de deux voisins ensemble. Et il n'y a pas lieu de s'en étonner; car leur amour n'ayant qu'une même source, il est réciproque, leurs caresses sont mutuelles. Des paroles plus douces que le miel volent donc également des deux côtés, et ils se jettent mutuellement des regards pleins d'une douceur infinie en signe de l'amour saint qui les embrase. Il l'appelle son amie, il dit qu'elle est belle, et le répète encore une fois, et il reçoit d'elle les mêmes témoignages d'amour. Et cette répétition n'est pas inutile, puisque c'est une confirmation de son amour; peut-être même veut-il nous marquer par là qu'il y a là dessous quelque mystère à pénétrer.

2. Cherchons donc quelle est la double beauté de l'âme. Car il me semble que c'est- cela qu'il veut donner à entendre. La beauté de l'âme c'est l'humilité. Je ne le plis pas de moi-même, le Prophète l'a dit avant moi. " Vous m'arroserez d'hysope et je deviendrai pur (Psal. L, 9). " Marquant l'humilité par cette herbe, qui est petite, et qui purifie le coeur. Le Prophète, après être tombé dans un crime énorme, espère qu'il sera lavé avec l'hysope, et qu'il recouvrera ainsi la première blancheur de l'innocence. Cependant si l'humilité de celui qui a commis url grand péché est aimable, elle ne mérite pas néanmoins d'être, admirée,. Mais si celui qui a conservé l'innocence y joint encore l'humilité, ne vous semble-t-il pas posséder une double beauté de l'âme? La sainte Vierge n'a jamais perdu la sainteté, et n'a jamais manqué d'humilité. Et si le Roi fut épris d'amour pour sa beauté, c'est parce qu'elle alliait l'humilité à l'innocence. Car, comme elle dit elle-même: "c'est l'humilité de sa servante qu'il a regardée (Luc. I, 48). " Heureux sont ceux qui conservent leurs vêtements purs, c'est-à-dire leur simplicité et leur innocence, si toutefois ils ont soin de se revêtir encore de la beauté de l'humilité ! Certes l'âme qui est telle s'entendra dire ces paroles : " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle ! " Plût à Dieu, Sauveur Jésus, que vous disiez seulement une fois à mon âme : vous êtes belle. Plût à Dieu que vous me conservassiez au moins l'humilité. Car j'ai mal gardé ma première robe. Je suis votre serviteur, je n'ose me dire votre ami, moi qui ne suis pas digne de vous entendre rendre un double témoignage à ma beauté. Il me suffit d'en entendre un. Mais que faire si cela même est encore douteux ? Je sais ce que je ferai si je ne suis qu'un vil serviteur, je rendrai mes devoirs à l'ami de l'Époux ; si je ne suis qu'un homme misérable et difforme, j'admirerai sa beauté accomplie, et me réjouirai à la voix de l'Époux qui admire lui-même une si rare perfection. Qui sait si au moins par là je ne trouverai point grâce devant les yeux de cette bien-aimée, et si, à la faveur de son crédit, je ne serai point mis au nombre des amis ? Car l'ami de l'Époux demeure en silence, et est ravi de joie eu entendant sa voix. Voilà sa voix qui frappe les oreilles de l'Épouse. Écoutons la et réjouissons-nous. Les voilà ensemble, ils se parlent l'un à l'autre, écoutons-les. Que nul soin du siècle, nul attrait charnel ne nous distraient d'un entretien si agréable.

3. " Que vous êtes belle, " dit-il, " mon amie, que vous êtes belle! " Ces paroles expriment l'admiration, le reste la louange. C'est avec raison qu'on l'admire, puisqu'elle n'est pas devenue humble après avoir perdu la sainteté, mais l'est demeurée en la conservent. C'est avec justice que deux fois elle est appelée belle, puisqu'elle a 1'une et l'autre beauté. Il est extrêmement rare sur la terre de ne point perdre son innocence, ou que l'innocence, si on la conserve, n'exclue, point l'humilité. Aussi est-elle bien heureuse d'avoir conservé l'une et l'autre. Ce qui le prouve, c'est que tout en ne se sentant coupable de rien, elle ne rejette pas la réprimande de l'Époux. Pour nous, lors que nous avons commis les plus grandes fautes, c'est à peine si nous souffrons qu'on nous reprenne; mais au contraire, bien que n'ayant rien fait de mal, elle entend avec un esprit soumis les paroles amères qui lui sont adressées. Car quel mal fait-elle en désirant voir l'éclat de son Époux ? N'est-ce lias an contraire un désir louable ? Et cependant quand elle en est blâmée, elle se repent et dit : " Mon bien-aimé, m'est un petit bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mamelles (Cant. I, 12). " C'est-à-dire, cela me suffit; je ne veux plus savoir autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Cette humilité est bien grande. Toute innocente qu'elle est, elle entre dans des sentiments de pénitence, et, bien qu'elle n'ait aucun sujet de se repentir, elle s'en forme un, pour donner lieu à sa repentance. Pourquoi donc, direz-vous, a-t-elle été reprise, si elle n'a point fait de mal ? Écoutez en cela la sage conduite de l'Époux, l'humilité de l'Épouse est mise à l'épreuve aujourd'hui comme l'avait été l'obéissance d'Abraham. Et de même que ce patriarche, après avoir donné une preuve de son obéissance en accomplissant le commandement de Dieu, mérita d'entendre ces paroles : " Je connais à cette heure que vous craignez Dieu; " de même, il est dit à l'Épouse en d'autres paroles : Je connais maintenant que vous êtes humble. Car c'est ce que signifient ces mots : " Combien vous êtes belle ! " Et il recommence cet éloge afin de marquer qu'elle a ajouté la beauté de l'humilité à celle de l'innocence : " Que vous êtes belle, mon amie, que vous êtes belle! " Je connais maintenant que vous êtes belle, non-seulement par l'amour que vous avez pour moi, mais encore par votre humilité. Je ne dis plus maintenant que vous êtes belle parmi les femmes, ni que vous êtes belle par les joues ou par le cou, comme je disais auparavant, mais je dis simplement que vous êtes belle sans comparaison, sans restriction, non en partie.

4. Puis il ajoute : " vos yeux sont des yeux de colombe, " pour relever encore davantage son humilité. Car il voit que, reprise de vouloir porter trop haut ses recherches, elle ne fait point difficulté de descendre aussitôt aux choses les plus simples en disant : " Mon bien-aimé est pour moi un petit bouquet de myrrhe. " Il y a sans doute bien de la différence entre un visage plein de gloire et un bouquet de myrrhe ; aussi est-ce une grande marque d'humilité de s'arrêter à l'un en se voyant rappeler de l'autre. " Vos yeux donc sont des yeux de colombe. " Vous ne vous tenez plus, dit-il, dans les pensées sublimes et élevées au dessus de vous, mais, à l'exemple d'un oiseau très-simple, vous êtes contente des choses les plus simples, vous faites votre nid dans les trous de la pierre, vous demeurez dans mes plaies, et contemplez avec joie, d'un oeil de colombe, les choses qui concernent seulement mon incarnai ion et ma passion.

5. On du moins le St-Esprit s'étant montré sous la forme de cet oiseau, il loue plutôt en elle un regard spirituel qu'un regard simple. Et si cette explication vous plait, il faut rapporter ce verset à ce que disent, un peu auparavant, les compagnons de l'Époux, quand ils lui promettent de lui faire des pendants d'oreille d'or; leur dessein notait pas, comme je l'ai montré alors, d'orner les oreilles de son corps; mais de former celles de son coeur, et il se peut qu'ayant son coeur plus purifié par la foi qui vient de l'ouïe, elle soit devenue capable de voir ce qu'elle ne pouvait pas voir auparavant. Et, comme après avoir reçu ces pendants d'oreilles, elle paraît avoir la vue plus pénétrante pour l'intelligence des choses spirituelles, elle en est plus agréable à l'Époux qui, -autant qu'il est en lui, aime toujours mieux être contemplé d'une manière spirituelle, et il la félicite de cette nouvelle perfection, en disant: " Vos yeux sont des yeux de colombe. " Regardez-moi maintenant, dit-il, en esprit (Thren. IV, 20), parce que le Seigneur Jésus-Christ qui est devant vous est un esprit. Et vous pouvez le faire, car vos yeux sont des yeux de colombe. Auparavant vous ne le pouviez pas, c'est ce qui vous attirait des réprimandes. Mais maintenant faites-le, si vous voulez, puisque vous avez des yeux de colombe, c'est-à-dire des yeux spirituels, vous ne le pouvez pas faire encore, autant que vous l'avez demandé; mais néanmoins vous serez satisfaite, vous devez passer de„clarté en clarté. Voyez donc maintenant comme vous le pourrez, et lorsque vous pourrez davantage, vous verrez davantage.

6. Je ne pense pas, mes frères, non,je ne pense pas, je le répète, que cette vision soit médiocre, et commune à tous, quoiqu'elle soit inférieure à celle dont nous devons jouir un jour. Après tout, reconnaissez-le par ce qui suit : " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau (Cant. I, 15). " Vous voyez combien elle est élevée, et à quelle hauteur est arrivée une âme qui s'attribue le droit d'appeler le Seigneur de l'univers son bien-aimé. Remarquez, en effet, qu'elle ne dit pas " Bien-aimé " simplement, mais " Mon bien-aimé, " pour marquer qu'il lui appartient comme en propre. Certes, cette vision est bien grande, puisqu'elle donne tant de confiance et d'autorité à cette âme, qu'elle ne regarde point le Seigneur de toutes choses comme son Seigneur, mais comme son bien-aimé. Je ne crois pas que, pour cette fois, il se soit présenté à elle aucune image de la chair, ou de la croix, ou des infirmités corporelles de son Époux. Car, selon le Prophète, dans toutes ces choses " Il n'avait ni grâce ni beauté (Psal. LIII, 2). " Au lieu qu'en le voyant elle proclame qu'il est beau;et agréable, et fait voir par là, qu'il lui est apparu d'une manière plus excellente. Car l'Époux parle à l'Épouse bouche à bouche, comme il faisait autrefois avec Moïse (Exod. XXXIII); et elle voit Dieu clairement, non par énigmes et en figures. Aussi, elle le proclame tel qu'elle le voit véritablement en esprit par une vision infiniment sublime et agréable. Ses yeux ont vu le roi dans sa beauté, toutefois ils ne l'ont pas vu comme roi, mais comme bien-aimé. Qu'un prophète l'ait vu sur un trône extrêmement élevé (Isa.. VI, 1), qu'un autre témoigne qu'il lui est apparu face à face (Gene.XXXII, 30), néanmoins il me semble que l'Épouse les surpasse, en ce que nous lisons qu'ils ont vu le Seigneur, et que celle-ci voit son bien-aimé. Car voici les paroles du Prophète . " J'ai vu le Seigneur assis sur un trône extrêmement haut et élevé (Isa. VI, 1), " et "j'ai vu le Seigneur face à face, et je n'en suis pas mort (Gene. XXXII, 30). " Mais, " si je suis le Seigneur, " dit-il, " où est la crainte qu'on me doit (Malach. I, 6)? " Si donc leur révélation a été accompagnée de crainte; parce que la crainte se rencontre toujours, où est le Seigneur; certainement, si on m'en laissait le choix, je préférerais la vision de l'Épouse, avec d'autant plus d'ardeur et de joie, que je vois qu'elle produit un sentiment bien plus noble, qui est celui de l'amour. Car la crainte est pénible, mais la charité met de côté toute crainte (Joan. IV, 18). Il y a de la différence entre paraître terrible en ses jugements sur les enfants des hommes (Psal. XLV, 5), et paraître plus beau que tous. les enfants des hommes (Psal. XLV, 3). " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! " Ces paroles expriment de l'amour, non de la crainte.

7. Mais peut-être vous vient-il un doute dans l'esprit, et vous demandez-vous avec incertitude pourquoi on rapporte les paroles du " Verbe " à l'âme et ensuite celles de l'âme au Verbe, en sorte qu'elle a à peine entendu la voix de celui qui lui parle et qui publie sa beauté, qu'elle prodigue aussitôt à son tour, les mêmes louanges à celui dont elle s'est entendu louer ? Comment cela se peut-il faire ? Car ce n'est pas la parole qui parle, mais c'est par la parole qu'on parle. De même Pâme ne peut parler si la bouche de son corps ne lui forme des .paroles. Vous avez raison de faire cette demande : mais considérez que c'est l'esprit qui parle et qu'il faut entendre ces choses spirituellement. Aussi, toutes les fois qu'on vous dit, ou que vous lisez, que le Verbe et l'âme parlent ensemble, et se regardent l'un l'autre, ne vous imaginez pas qu'ils échangent entre eux des mots corporels, ni qu'ils se voient l'un l'autre par le moyen d'images corporelles. Écoutez plutôt ce que volts devez penser en cette circonstance. Le Verbe est un esprit, l'âme en est un pareillement; ils ont leur langue pour se parler l'un à l'autre, et se faire connaître qu'ils sont présents. La langue du Verbe c'est la faveur de sa bienveillance, et celle de l'âme, c'est la ferveur dé sa dévotion, l'âme qui n'a point de dévotion, n'a point de langue, elle ne saurait parler, et ne peut s'entretenir avec le Verbe. Lorsque le Verbe, voulant parler à l'âme, agite sa langue, l'âme ne peut pas ne point le sentir. Car la parole de Dieu est vive et efficace, et plus perçante qu'une épée à deus tranchants, qui va jusqu'à la division de Pâme et de l'esprit (Heb. IV, 42). De même lorsque Pâme remue la sienne, il est impossible que le Verbe ne le sache pas, non-seulement parce qu'il est présent partout, mais encore et surtout parce que la langue de la dévotion ne se remue jamais pour parler, si, par sa grâce, il ne l'excite lui-même à le faire.

8. Par conséquent, pour le Verbe, dire à l'âme qu'elle est belle, et l'appeler son amie, c'est répandre en elle la grâce qui le fasse aimer d'elle, et lui fait penser qu'elle est elle-même aimée de lui. De même, lorsque Pâme à son tour appelle le Verbe " son bien-aimé " et confesse qu'il est beau, c'est qu'elle lui attribue sans fiction et sans déguisement, la grâce qu'elle a de l'aimer et d'être aimée de lui, c'est qu'elle admire sa bonté et s'étonne des faveurs qu'elle en reçoit. Car sa beauté c'est son amour, et il est d'autant plus grand qu'il est prévenant. C'est pourquoi elle s'écrie du plus profond de son coeur, du plus intime et du plus vif de ses affections, qu'elle doit l'aimer avec d'autant plus d'ardeur, qu'il l'a aimée le premier. Aussi la parole du Verbe est l'infusion de la grâce, et la réponse de l'âme, c'est son étonnement accompagné d'actions de grâces. Elle aime d'autant plus, qu'elle reconnaît que son Époux l'emporte davantage sur elle, et son admiration est d'autant plus grande qu'elle sent qu'il la prévient par son amour. Ce qui fait qu'elle ne se contente pas de dire, qu'il est beau; elle le répète pour marquer, par cette répétition, l'éminence de sa beauté.

9. Ou du moins elle exprime l'admirable beauté des deux substances en Jésus-Christ; dans l'une la beauté de la nature, dans l'autre celle de la grâce. Que vous êtes beau à vos anges, Seigneur Jésus, dans la forme de Dieu, le jour de votre éternité, engendré avant l'étoile du matin dans les splendeurs de vos saints, étant vous-même la splendeur et la figure de la substance du père, et la lumière de la vie éternelle toujours brillante, et toujours durable! Que vous me semblez beau, mon Seigneur, lorsque je vous contemple dans cet état glorieux ! Car lorsque vous vous êtes anéanti, lorsque vous avez dépouillé de ses rayons naturels cette lumière qui ne souffre point de défaillance, votre bonté a éclaté plus vivement, votre charité a brillé d'un plus vif éclat, et votre grâce en a semblé plus radieuse. Etoile de Jacob, que vous me paraissez brillante (Nom. XXIV,17), " rejeton de la racine de Jessé, que vous me semblez verdoyant (Isa. XI, 1) ; " lumière du soleil levant qui m'éclairez dans les ténèbres, que vous m'êtes douce et agréable! quel sujet d'admiration et d'étonnement n'est-il point même aux vertus célestes, dans sa conception du Saint-Esprit, dans sa naissance d'une vierge, dans l'innocence de sa vie, dans la profondeur de sa doctrine, dans la gloire de ses miracles, dans les révélations de ses mystères ? Enfin, ô Soleil de justice, comme vous êtes étincelant, lorsqu'après vous être couché vous vous levez du centre de la terre! Roi de gloire, que vous êtes beau, lorsque, revêtu d'une robe superbe et magnifique, vous vous retirez dans le plus haut des cieux ! Comment, à la vue de tant de merveilles, toutes les puissances de mon âme ne s'écrieraient-elles pas: " Seigneur, qui est semblable à vous ? "

10. Croyez donc que l'Épouse voyait toutes ces choses et d'autres semblables dans son bien-aimé, lorsqu'elle disait: " Que vous êtes beau, mon bien-aimé, que vous êtes beau! " Ce n'est pas seulement ces merveilles, mais sans doute encore quelqu'autre miracle de la beauté de sa nature supérieure, qui est au dessus de notre portée et de notre expérience, qu'elle avait remarqué. Cette répétition désigne donc la perfection des deux substances. Ecoutez ensuite comment elle saute de joie à la vue et aux discours de son bien-aimé; comment, éprise d'un saint ravissement, elle chante devant lui un chant nuptial tout rempli de choses tendres et amoureuses : " Notre petit lit, dit-elle, est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Cant. , 16). " Mais réservons ce chant de l'Épouse pour une antre fois, afin que le repos nous donnant une nouvelle allégresse, nous soyons plus disposés à nous réjouir avec elle, à louer et à glorifier son époux Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XLVI. État et composition de toute l’Église. Comment on parvient à la contemplation par la vie active qui se passe sous l'obéissance.

1. " Notre petit lit est tout fleuri, les solives de nos maisons sont de bois de cèdre, nos lambris sont de cyprès (Cant. I, 16.) " Elle chante l'épithalame, et décrit dans un beau discours, le lit et la chambre nuptiale. Elle invite l'Époux à se reposer; car ce qui lui est préférable c'est de, se reposer avec Jésus-Christ. Il n'y a que les âmes à gagner qui puissent la faire sortir. Croyant donc avoir trouvé l'occasion favorable, elle annonce à (Époux que la chambre est ornée, elle montre le lit comme du doigt, elle convie son bien-aimé, comme j'ai dit, à prendre quelque repos, et, semblable aux disciples d'Emmaüs, ne pouvant plus souffrir le feu de l'amour qui l'embrase, elle tâche d'attirer son Époux dans l'hôtellerie de son coeur, le presse de passer la nuit avec elle, et lui dit avec Pierre: " Seigneur, il fait bon ici (Math. XVII, 4). "

2. Cherchons maintenant quel est le sens spirituel de ces choses. Or, je crois que dans l'Église le " lit " où l'on se repose ce sont les cloîtres et les monastères, dans lesquels on mène une vie exempte des soins et des inquiétudes du siècle. Ce lit est fleuri, parce que la conversation et la vie des frères brille des exemples et des instituts des pères, comme un champ émaillé de fleurs odoriférantes. Les " maisons " signifient les simples chrétiens, que ceux d'entre eux qui sont élevés en dignité, tels que les princes de l'Église et ceux du siècle, retiennent fortement par les lois qu'ils leur imposent, comme les solives retiennent et affermissent les murailles d'une maison, et empêchent que, vivant chacun à sa mode et à son gré, ils ne se désunissent comme des murs qui se séparent, et qu'ainsi tout l'édifice ne s'écroule. Pour les " lambris " qui sont appuyés fortement sur les solives, et qui ornent les maisons, je crois qu'ils signifient les moeurs douces et réglées du clergé, et les offices de l'Église remplis selon les rites. Car comment l'ordre des clercs pourra-t-il subsister, et les charges de l'Église seront-elles remplies comme il faut, si les princes, qui sont comme les solives de ces lambris, ne les soutiennent par leurs bienfaits, et ne les protègent par leur puissance ?

3. Or, s'il est dit que les solives sont de cèdre et les lambris de cyprès, c'est parce que la nature de ces bois a quelque rapport aux deux ordres dont nous avons parlé plus haut. Le cèdre étant un bus qui ne se pourrit jamais, un arbre odoriférant et très-élevé, marque assez quelles personnes on doit choisir pour tenir lieu de poutres et de solives. 1 faut doge que ceux qui sont établis sur les autres soient forts et,généreux, qu'ils soient doux et patients, qu'ils aient l'esprit sublime et élevé, et que, répandant partout la bonne odeur de leur foi et de leur vertu, ils puissent dire avec l'Apôtre : " Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ, pour Dieu en toute sorte de lieux (II Cor. II, 15). " De même, le cyprès, étant aussi un bois qui sent bon et qui ne se pourrit point, montre que tout ecclésiastique, quel qu'il soit, doit être incorruptible dans sa foi et dans ses moeurs, pour servir d'ornement à la maison de Dieu, et en être comme le lambris. Car il est écrit : " La sainteté est l'ornement éternel de votre maison (Psal. XCII, 5). " Paroles qui expriment bien la beauté de la vertu et la persévérance d'une grâce qui ne s'altère jamais. Il faut donc que celui qui est choisi pour orner et embellir cette maison, soit orné lui-même de vertus; et, non content du témoignage de sa conscience, il doit être tel que les autres aient de lui une opinion avantageuse. Il y a d'autres qualités encore dans ces bois qui ont beaucoup de rapport avec les choses que nous traitons spirituellement; mais je les passe sous silence pour abréger.

fi. Remarquez comme l'état de l'Église est admirablement compris en très-peu de mots; car un seul verset nous rappelle l'autorité des supérieurs, la beauté du clergé, la discipline du peuple et le repos des religieux. L'Église, leur sainte mère, se réjouit de les voir bien réglés, et les présente alors à son bien-aimé pour qu'il les voie aussi; elle rapporte tout -à sa bonté, parce qu'il est l'auteur de tous biens, et ne s'attribue rien à elle-même. Car sh elle dit : " Notre lit et nos maisons," ce n'est pas pour s'attribuer ces choses, mais pour marquer son amour; l'excès de son affection lui donne cette confiance, et l'empêche de regarder comme étranger à son égard ce qui appartient à celui qu'elle aime avec passion. Elle croit qu'elle ne saurait être exclue de la maison de son époux ni empêchée de partager son repos, parce qu'en toutes choses elle a coutume de chercher plutôt ses intérêts à lui que les siens propres. Et c'est pour cela qu'elle se permet d'appeler leurs, le lit et les maisons que son époux possède. Elle dit, en effet : " Notre lit, les solives de nos maisons et nos lambris, " et ne fait point difficulté de s'associer dans la possession de ces biens à celui à qui elle est sûre d'être unie par l'amour. Il n'en est pas de même de celle qui n'a pas encore renoncé à sa propre volonté, mais qui reste couchée chez elle et qui a son chez soi, ou plutôt qui, au lieu de demeurer chez elle, vit dans le désordre et l'impudicité, avec des femmes débauchées, je veux parler des convoitises de la chair, avec lesquelles elle dissipe ses biens et sa portion de l'héritage paternel qu'elle a réclamée (Luc. XV, 12).

5. Mais vous qui entendez ou lisez ces paroles du Saint-Esprit, croyez-vous pouvoir vous en appliquer quelque chose, et ne reconnaissez-vous en vous-même rien de cette félicité de l'Epouse que chante cet esprit divin dans ce cantique d'amour, et peut-on dire aussi de vous que vous entendez sa voix, mais que vous ne savez ni d'où elle vient ni où elle va? Peut-être désirez-vous aussi le repos de la contemplation; ce désir est louable, pourvu que vous n'oubliiez point les fleurs dont le lit à de l'Épouse est couvert. Ayez donc soin de répandre aussi sur le vôtre p les fleurs des bonnes oeuvres, et de faire précéder ce saint repos de l'exercice des vertus qui sont comme la fleur qui précède le fruit. Autrement ce serait être délicat à l'excès de vouloir vous reposer avant de vous être exercé, et de négliger la fécondité de Lia, pour ne jouir que des embrassements de Rachel. C'est un renversement de l'ordre que d'exiger la récompense avant de l'avoir mérites, et de manger avant de travailler, puisque l'Apôtre dit que " celui qui ne travaille point ne doit point manger (Thes. III,10). " L'observation de vos commandements m'a donné l'intelligence (Psal. CXVIII, 104), dit le Prophète, pour vous apprendre que le goût de la contemplation n'est dû qu'à la pratique des commandements de Dieu. Ne vous imaginez donc pas que l'amour de votre propre repos 1doive préjudicier aux oeuvres de la sainte obéissance, et aux ordres de vos supérieurs. Autrement l'Époux ne dormira pas avec vous dans un même lit, surtout dans un lit que vous aurez couvert des ciguës et des horties de la désobéissance, au lieu de l'embellir des fleurs de l'obéissance. C'est pourquoi il n'exaucera pas vos prières, et, lorsque vous l'appellerez, il ne viendra point. Car, comment voudrait-il se donner à un désobéissant, lui qui a tant aimé l'obéissance, qu'il a préféré mourir que de ne pas obéir? Et comment approuverait-il le repos inutile de votre contemplation, lui qui a dit par le Prophète : " J'ai travaillé avec patience (Jer. VI, 11), " en parlant du temps où, exilé du ciel et de la souveraine paix, il a opéré le salut au milieu de la terre. J'ai bien peur que vous n'entendiez plutôt cette voix terrible, cette voix de tonnerre qu'il a fait retentir contre la perfidie des Juifs: " Je ne puis plus souffrir vos fêtes, vos jours de repos et vos autres solennités (Isa. I,13), " et encore : " mon âme hait vos fêtes et vos assemblées, et elles me sont devenues insupportables, " et le Prophète se lamentera sur vous et dira : " Ses ennemis l'ont regardé avec mépris, et se sont moqués de ses jours de fêtes et de repos (Thren. I, 7). " Pourquoi, en effet, son ennemi ne se moquerait-il pas de ce que le bien-aimé rejette avec horreur?

6. Je suis extrêmement surpris de l'impudence de quelques-uns d'entre nous qui, après nous avoir troublés tous par leur singularité, irrités par leur impatience, méprisés (a) par leur opiniâtreté et leur

a Dans plusieurs éditions on a ajouté ici ces mots. : " Souillés par leur désobéissance; " mais c'est une redondance qui fait double emploi avec ce qui précède, et qu'ont évitée avec raison la plupart des manuscrits. Les premières éditions, omettant la phrase précédente, font dire seulement à saint Bernard: " Méprisés pour leur opiniâtreté et leur rébellion. " Qu'il nous soit permis de témoigner ici notre étonnement que, dans une assemblée aussi sainte il se soit trouvé, sinon beaucoup, du moins un certain nombre de religieux indisciplinés, ce qui ressort plus clairement encore des sermons LXXXIV, n. 4, et du livre VII de la Vie de saint Bernard. On peut revoir à ce sujet le III sermon pour le jour de la Dédicace, numéro 3, le XXXIV des sermons divers numéro 6. Il est évident que partout des méchants se trouvent mêlés aux bons.

rébellion, infectés par leur désobéissance, ne laissent pas d'avoir la hardiesse de convier par d'instantes prières le Seigneur de toute pureté à venir dans le lit de leur concupiscence lotit souillé par des impuretés, Mais " lorsque vous lèverez vos mains en haut, " dit-il, " je détournerai mes yeux, et lorsque vous multiplierez davantage le nombre de vos oraisons, je ne vous écouterai point ( Isa. I, 15). " Eh quoi ! votre lit, loin d'être semé de fleurs, est lotit couvert d'ordures, et vous êtes assez effronté four y vouloir attirer le roi de gloire? Est-ce pour qu'il s'y repose, ou pour qu'il vous adresse des reproches ? Le centenier de l'Évangile le prie de ne point entrer chez lui à cause de son indignité (Matth. VIII, 3), lui néanmoins dont fa foi répand une odeur merveilleuse dans Israël ; et vous, vous l'excitez à entrer dans votre âme, tout souillé que vous êtes par la boue de vos vices! Le prince des apôtres crie : " Retirez-vous de moi, Seigneur, parce que je suis un pécheur (Luc. V, 8); " et vous dites : Entrez dans moi, Seigneur, parce que je suis saint. " Priez tous unanimement, " dit l'apôtre saint Pierre, " et aimez la charité fraternelle (Pet. II, 17), " et le vase d'élection : " Levez au ciel des mains pures, sans colère et sans contention ( I Tim. II, 2). " Voyez-vous comptent le prince des apôtres, et le Docteur des nations s'accordent et parlent avec un même esprit touchant la paie et la tranquillité que doit avoir celui qui prie? Continuez donc à lever, des jours entiers, les mains vers le Seigneur, vous qui, tout le jour, tourmentez vos frères, détruisez l'union des coeurs, et vous séparez de l'unité.

7. Que voulez-vous que je fasse, me direz-vous? Je veux, avant tout, que vous purifiiez votre conscience de toute colère, de toute contention, de tout murmure, de toute jalousie, et que vous vous hâtiez de bannir de votre coeur tout ce qui est contraire à la paix qui doit régner entre les frères ou à l'obéissance due aux supérieurs. Ensuite, que vous l'orniez des fleurs de toute sorte de bonnes œuvres, et d'exercices louables, puisque vous l'embaumiez du parfum des vertus, c'est-à-dire, de la vérité, de la chasteté, de la justice, de la sainteté, et généralement de tout ce qui sert à rendre aimable, de tout ce qui est de bonne édification, de tout ce qui est vertueux, de tout ce qui est louable dans le règlement des moeurs ; voilà à quoi vous devez penser, à quoi vous devez vous occuper. Après cela vous pourrez appeler l'Époux avec confiance, parce que lorsque vous le conduirez dans votre âme, vous pourrez dire avec vérité aussi bien que l'Épouse : " Notre lit est tout fleuri ; " car votre conscience répandra de toutes parts les parfums de la piété, de la paix, de la douceur, de la justice, de l'obéissance, de la gaieté, et de l'humilité. Mais demeurons-en là pour ce qui regarde le lit.

8. Quant à la maison, chacun peut se considérer comme la maison spirituelle de Dieu, pourvu qu'il ne marche plus selon la chair, mais selon l'esprit. " Le temple de Dieu est saint, " dit l'Apôtre " et c'est vous qui êtes ce temple (I Cor. III, 17). " Ayez donc bien soin, mes frères, de cet édifice spirituel, qui n'est autre chose que vous-mêmes, de peur que lorsqu'il commencera à s'élever, il ne joue et ne s'écroule, ce qui arrivera s'il n'est appuyé sur de bon bois, et s'il n'est bien cimenté. Ayez donc soin de ne bâtir qu'avec un bois qui soit incorruptible et qui ne joue pas, c’est-à-dire sur la crainte de Dieu, cette crainte chaste qui dure éternellement; sur la patience, dont il est écrit . " La patience des pauvres ne périra jamais (Psal. IX, 19); " sur la longanimité qui, demeurant ferme sous le poids de quelque lourde construction que ce puisse être, dure jusqu'aux siècles infinis de la vie bienheureuse, selon ce mot du Sauveur dans l'Évangile, " celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Matth. X, 22) ; " mais principalement sur la, charité qui ne faiblit jamais, attendu que " l'amour est fort comme la mort, et que le zèle de la jalousie est aussi inflexible que l'enfer (Cant. VIII, 6). " Ayez soin ensuite de les recouvrir, et de les relier par d'autres bois également beaux et précieux, si toutefois vous pouvez vous la procurer aisément; car ils ne servent que pour faire le lambris, et pour orner la maison ; ce sont les discours de la sagesse ou de la science, la prophétie, le don de faire des miracles, et d'interpréter les Écritures, et autres semblables qui servent plus à l'ornement qu'au salut de l'âme. Je n'ai point de précepte à vous donner sur cela, ce n'est qu'un conseil ; car il est certain qu'on ne se procure ces bois-là qu'à grand'peine, qu'on ne les trouve que difficilement, et qu'on ne les met en oeuvre qu'avec beaucoup de danger; notre terre, surtout en ce temps-ci, n'en produit que fort peu. C'est pourquoi, je vous conseille et vous recommande de ne pas vous appliquer trop à les rechercher. Servez-vous plutôt des autres bois pour faire vos lambris; et quoiqu'ils paraissent moins beaux, on sait qu'ils ne sont pas moins solides, sans compter que l'acquisition en est plus facile.

9. Plût à Dieu seulement que j'eusse beaucoup de ces bois qui abondent dans le jardin de l'Epoux, je veux dire dans l'Église, et qui sont la paix, la bonté, la douceur et la joie dans le Saint-Esprit, qui font donner avec gaieté et simplicité, se réjouir avec ceux qui se réjouissent, et pleurer avec ceux qui pleurent. N'estimerez-vous pas qu'une maison ainsi lambrissée a d'assez beaux lambris? Seigneur, j'aime la beauté de votre maison. Donnez-moi toujours, s'il vous plaît, de ce buis dont je puisse orner la chambre de ma conscience et de celle des autres. Je m'en contenterai, parce que je crois que vous vous en contenterez aussi, et il y en aura sans doute qui, suivant mon conseil, s'en contenteront pareillement. Je laisse les autres aux saints apôtres, et aux hommes apostoliques. Mais vous, mes chers enfants, quoique vous n'ayez pas ces buis précieux, si néanmoins vous possédez les autres, ne laissez pas de vous approcher avec confiance de la pierre suprême, de la pierre angulaire, de la pierre choisie et précieuse, et, étant vous-mêmes des pierres vivantes et animées, entrez dans cet édifice bâti sur le fondement des apôtres et des prophètes. Soyez comme des maisons spirituelles, et comme un sacerdoce sacré, pour offrir des hosties spirituelles et agréables à Dieu par Notre Seigneur Jésus-Christ, l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses, et béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON XLVII. Les trois fleurs de la virginité, du martyre et des bonnes oeuvres : de la dévotion pour l'office divin.

" 1. Je suis la fleur du champ, et le lis des vallées. (Cant. II, 1). " Je crois qui cela se rapporte à ce que l'Épouse a dit, que le lit est tout couvert de fleurs. Car, de peur qu'elle ne s'attribue les fleurs dont le lit et la chambre sont parés, l'Époux répond qu'il est lui-même la fleur du champ, que les fleurs ne viennent pas de la chambre, mais du champ qui leur donne l'éclat et l'odeur qui les distinguent, pour que personne ne puisse adresser des reproches à son Épouse, et lui dire ". Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu, et si vous l'avez reçu pourquoi vous en glorifiez-vous comme si vous le teniez de vous-même (I Cor. IV, 7)4 ", Il daigne lui-même par sa bonté, comme un amant jaloux et un maître plein de bonté, apprendre à sa bien-aimée, à qui elle doit attribuer la beauté et l'odeur agréable des fleurs répandues sur son lit. " Je suis la fleur du champ, " lui dit-il, c'est à moi que vous êtes redevable de ce dont vous vous glorifiez. Ce qui rappelle bien à propos que nous ne devons point nous glorifier, et que si quelqu'un se glorifie, il doit le faire dans le Seigneur. Voilà pour ce qui concerne la lettre. Tâchons maintenant, avec l’assistance de ce même Époux, de pénétrer la sens, spirituel quelle renferme

2. Or remarquez d'abord trois sortes d'états où se trouvent les fleurs : elles sont dans le " champ, " dans le " jardin ou dans la chambre, " et vous comprendrez plus aisément ensuite pourquoi il s'est appelé de préférence plutôt " la fleur du champ. " Les fleurs naissent dans les champs et dans les jardins, mais non dans la chambre. Elles y brillent et y sentent bon, néanmoins elles n'y sont pas droites sur leur tige, comme dans le jardin ou dans le champ, mais elles y sont couchées par terre, parce qu'elles n'y sont pas venues; mais y ont été apportées. Aussi est-il nécessaire de les renouveler souvent, et d'en apporter toujours de fraîches, parce qu'elles ne conservent pas longtemps leur odeur, ni. leur beauté. Si, comme nous l'avons dit dans un autre discours, le lit semé de fleurs est l'âme remplie de bonnes oeuvres, vous voyez sans doute, pour garder la même comparaison, qu'il ne suffit pas de faire le bien une ou deux fois, mais qu'il faut ajouter sans cesse de nouvelles actions de vertu aux premières, afin qu'après avoir semé avec abondance, vous recueilliez avec abondance aussi. Autrement les fleurs des bonnes oeuvres languissent se flétrissent, et elles perdent bientôt toute leur beauté et leur vigueur, si les premières ne sont continuellement remplacées, par d'antres nouvelles. Voilà pour ce qui est de la ", chambre. "

3. Mais il n'en va pas de même dans les jardins ni dans les champs, ils fournissent, en effet, sans cesse aux fleurs qu'ils produisent, de quoi se maintenir longtemps dans la beauté qui leur est naturelle. Il y a pourtant cette différence entre eux, que le jardin, pour porter des fleurs, a besoin de la main et de l'art de l'homme qui le cultive; au lieu que le champ en produit de lui-même et sans le secours. et la culture des hommes. Vous voyez déjà, je pense, quel est ce champ, qui n'est ni labouré avec la charrue ou avec le hoyau, ni fumé, ni ensemencé et qui, néanmoins, est orné de cette belle fleur sur laquelle il est certain que l'esprit du Seigneur s'est reposé. " L'odeur qui sonde mon fils, " dit le patriarche Isaac, " est comme l'odeur d'un champ plein de fleurs, sur lequel Dieu a répandu sa bénédiction (Gene. XXVII, 27). " Cette fleur du champ n'avait pas encore revêtu sa beauté, et déjà elle répandait une odeur excellente, puisque ce saint patriarche accablé de vieillesse, presque privé de la vue ; mais dont l'odorat était très-subtil, la pressentit en esprit, en sorte qu'il ne put retenir ce cri de joie. Il ne fallait donc pas que l'Époux se dit une fleur de la chambre, puisqu'il est une fleur toujours vigoureuse, ni du jardin, de peur qu'il ne semblât engendré par l'opération de l'homme. Mais il dit avec beaucoup de grâce et de justesse "Je suis la fleur du champ, " puisqu'il est venu sans le concours de l'homme, et que, depuis qu'il est une fois venu, il n'a point souffert de corruption, suivant cette parole du Prophète : " Vous ne permettrez pas que votre saint voie la corruption (Psal. XV, 10). "

4. Mais écoutez encore, s'il vous plaît, une autre raison de ceci, que je ne crois pas méprisable. En effet, pourquoi le Sage dit-il que le Saint-Esprit se montre sous diverses formes, sinon parce qu'il a coutume de cacher plusieurs sens spirituels sous l'écorce de la même lettre? Aussi, selon la division que nous venons de faire de l'état différent ries fleurs, la " virginité est " une fleur, le martyre en est une autre, " l'action vertueuse " en est une aussi. La virginité est dans le jardin, le martyre dans le " champ, " et l'action de vertu dans la " chambre. " Or c'est avec raison que la virginité est dans le jardin, car elle est amie de la pudeur, elle fuit le public, se plaît à être cachée, et aime la règle et la discipline ; d'ailleurs les fleurs dans un jardin sont enfermées, au lieu qu'elles sont exposées dans le champ, et répandues dans la chambre. On lit, en effet, que le " jardin est fermé et la fontaine scellée (Cant. IV, 12). " Ce qui marque le rempart de la pudeur, et la garde d'une sainteté inviolable en une vierge, si toutefois elle est sainte de corps et d'esprit. Le martyre est encore bien placé dans le champ, puisque les martyrs sont souvent exposés à la risée de tout le monde, et servent de spectacle aux anges et aux hommes? N'est-ce pas eux que le Prophète fait parler en ces termes lamentables: " Nous sommes devenus l'opprobre de. nos voisins, la risée et la moquerie de ceux qui sont à l'entour de nous (Psal LXXVIII, 4). " L'action vertueuse est encore bien placée dans la chambre, puisqu'elle procure la paix et la sûreté à la conscience. Car, après avoir fait une bonne oeuvre, on entre avec plus d'assurance dans le doux sommeil de la contemplation ; et on entreprend de considérer et de sonder les choses sublimes avec d'autant plus de confiance, qu'on se rend témoignage à soi-même, qu'on n'a point manqué aux oeuvres de charité par amour de son propre repos.

5. Le Seigneur Jésus est toutes ces choses en un certain sens. Il est la fleur du jardin, il a été enfanté vierge, d'un rejeton vierge. Il est la fleur du champ, il a été martyr, il est la couronne des martyrs et la forme du martyre. Il a été conduit hors de la ville, il a souffert hors du camp, il a été élevé sur la croix pour être vu des hommes, raillé et méprisé de tout le monde. Il est aussi la fleur de la chambre, parce qu'il est le miroir et le modèle de toute bonne oeuvre, ainsi qu’il l'a lui-même assuré aux Juifs en disant : " Je vous ai fait voir plusieurs bonnes oeuvres au nom de mon père (Joan. X, 32). " Et ailleurs, l'Écriture parlant de lui, s'exprime ainsi " Celui qui a passé en faisant du bien à tous et en les guérissant (Act. X, 38) ; " mais si le Seigneur est ces trois choses, quelle raison avait-il d'aimer mieux être appelé " la fleur du champ ? " C'est sans doute afin d'animer l'Épouse à souffrir avec patience les maux dont il voyait qu'elle était menacée, car elle voulait vivre saintement en Jésus-Christ. Il aime donc mieux déclarer qu'il est ce en quoi principalement il désire avoir des imitateurs. C'est ce qui m'a fait dire ailleurs que l'Épouse cherche et désire toujours le repos, et lui, au contraire, l'excite au travail, en lui annonçant qui elle ne peut entrer dans le royaume des cieux qu'en passant par un grand nombre de tribulations. Aussi, lorsqu'il venait d'épouser la nouvelle église qu'il avait établie sur la terre, et qu'il se disposait à retourner à son père, il lui disait : " Le temps est venu que quiconque vous fera mourir, pensera rendre service à Dieu (Joan, XVI, 2) ; et, " s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront bien aussi (Joan. XV. 10), " et plusieurs autres choses semblables, que vous pouvez remarquer vous-même dans l’Évangile.

6. " Je suis la fleur du champ, et le lys des vallées. " Quand l'Épouse montre le lit, l'Époux l'appelle au champ et l'excite au travail. Et il ne croit pas qu'il y ait de meilleur moyen pour l'engager au combat que de se proposer lui-même à elle, en exemple ou en récompense. " Je suis la fleur du champ. " Ces paroles lui donnent à entendre l'une ou l'autre de ces deux choses, ou qu'il est sou modèle dans le combat, ou qu'il est sa gloire dans sou triomphe. Vous êtes tout à la fois pour moi, Seigneur Jésus, un miroir de patience et la récompense de ma patience. L'une et l'autre animent et allument le courage. C'est vous qui dressez et formez mes mains pour. le combat par l'exemple de votre valeur, et c'est vous encore qui me couronnez après la victoire par la présence de votre majesté, soit parce que je vous regarde quand vous combattez, soit parce que j'attends non-seulement que vous me couronniez, mais que vous soyez vous-même ma couronne dans l'un et en l'autre cas, vous m'encouragez merveilleusement. Ce sont deux liens très forts pour me tirer à vous. Tirez-moi après vous, je vous suivrai volontiers. Si vous êtes si bon, Seigneur, à ceux qui vous suivent, que devez vous être à ceux qui vous possèdent? " Je suis la fleur du champ, " que celui qui m'aime vienne dans le champ, et qu'il ne refuse point d'engager le combat avec moi et pour moi, afin de pouvoir dire : " J'ai combattu vaillamment (II, Tim. IV, 7). "

7. Mais, comme ce ne sont ni les superbes ni les glorieux, mais plutôt les humbles, ceux qui ne présument point d'eux-mêmes, qui sont propres au martyre, il ajoute qu'il est aussi " le lys des vallées, " c'est-à-dire la couronne des humbles, voulant marquer par cette fleur qui s'élève au-dessus des autres, la gloire spéciale de leur future élévation. Car il viendra un temps où toute vallée sera comblée, toute montagne et toute colline sera abaissée, alors on verra paraître la splendeur de la vie éternelle, ce lys immortel, non des collines, mais des vallées. " Le juste, " dit un prophète, " fleurira comme le lys (Ose. IV, 6). " Qui peut être juste sans être humble? Aussi, lorsque le Seigneur se baissait sous les mains de Jean-Baptiste, son serviteur, et que celui-ci, dans sa vénération pour sa majesté, faisait difficulté de le baptiser: " Laissez, dit-il, car il est à propos que nous accomplissions ainsi toute justice (Matth. III, 15), " il faisait consister la consommation de la justice dans la perfection de l'humilité. Le juste est donc humble. Le juste est une vallée. Et si nous sommes trouvés humbles, nous germerons aussi comme le lys et nous fleurirons éternellement devant le Seigneur. Ne montrera-t-il pas qu'il est vraiment le lys des vallées. lorsqu'il " réformera le corps de notre humilité pour le rendre semblable à son corps glorieux (Philip. III, 21)? " il ne dit pas notre corps, mais le corps de notre humilité, pour marquer qu'il n'y aura que,lés humbles qui seront éclairés des splendeurs immortelles de ce divin lys. Mais en voilà assez pour ce qui regarde l'intelligence des paroles de l'Époux, qui déclare qu'il est " la fleur du champ et le lys des vallées. "

8. Il faudrait expliquer aussi tout de suite ce qu'il dit de sa chère Épouse, mais l'heure ne le permet pas. Car, par notre règle (Reg. S. Bened. CXLIII), nous ne devons rien préférer à l'œuvre de Dieu, qui est le nom que notre père saint Benoit a voulu qu'on donnât aux louanges solennelles qui s'offrent tous les jours à Dieu dans notre oratoire, afin de nous faire voir plus clairement par là, combien il désirait que nous fussions appliqués à cette oeuvre. C'est pourquoi je vous engage, mes très-chers enfants, à assister toujours à l'office divin avec " pureté " et avec " ferveur. " Avec " ferveur, " c'est-à-dire en vous présentant devant le Seigneur, avec un sentiment de respect, d'allégresse et non de mollesse, d'insouciance ni de somnolence, je vous engage, dis-je, à y assister sans paresse et sans y bailler, à n'épargner point votre voix, à ne point manger la moitié des mots, et à ne les point passer tout entiers; à ne point chanter d'une façon lâche et efféminée, du nez ou entre les dents, mais à prononcer les paroles du Saint-Esprit avec une voix mâle et une ardeur qui corresponde à la dignité des choses que vous dites. Avec " pureté, " c'est-à-dire à ne point penser à autre chose qu'à ce que vous chantez. Et il ne faut pas seulement éviter les pensées vaines et oiseuses, il faut encore éviter celles que les frères a qui ont quelque emploi, sont obligés d'ailleurs d'avoir souvent pour l'utilité générale de la maison. Je ne vous conseillerais pas même d'admettre celles qui vous pourraient venir tes lectures que vous avez faites auparavant en particulier, ou de ce que je vous dis ici de vive voix dans cet auditoire du Saint-Esprit, et qui sera encore tout frais dans votre mémoire, lorsque vous irez au choeur. Car, quoique ces pensées soient salutaires, elles ne le sont pas durant la psalmodie, parce qu'à cette heure-là le Saint-Esprit n'a point pour agréable tout ce que vous lui offrez autre chose que ce que vous devez. Je le prie qu'il nous inspire toujours de faire ce qui lui sera le plus agréable, par la grâce et la miséricorde de l'Époux, et de l'Église Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu, est au-dessus de toute chose et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XLVIII. Louanges que l’Époux et l'Épouse s'adressent réciproquement. L'ombre de Jésus-Christ, c'est sa chair et la foi en lui.

1. " Mon bien-aimé est entre les filles, ce qu'est le lys entre les épines (Cant. Il, 1). " Ce ne sont pas de bonnes filles que celles qui piquent. Considérez les mauvaises plantes que produit notre terre depuis qu'elle a été maudite. " Lorsque vous la cultiverez, dit Dieu, elle ne produira que des épines et des ronces (Gen. III, 18). " Tant que l'âme est dans le corps, elle est parmi les épines, et elle ne peut éviter les inquiétudes de la tentation, ni les épines de la tribulation. Si elle est un lys, selon la parole de l'Époux, qu'elle voie le soin et l'exactitude avec lesquels elle doit veiller sur elle-même, environnée comme elle l'est d'épines qui avancent leurs piquants de toutes parts. Car une fleur tendre ne saurait souffrir la moindre piqûre d'une épine qu'elle ne soit aussitôt percée. Reconnaissez-vous maintenant avec combien de raison et de nécessité le prophète nous oblige à servir le Seigneur avec crainte (Psal. II, 15) ? Et l'Apôtre nous exhorte à faire notre salut avec crainte et tremblement (Philip. II, 12). Ils avaient appris cette vérité par leur propre expérience, comme amis de l'époux, et croyaient certainement que cette parole de l'Époux concernait leurs âmes. " Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. " Car l'un d'eux a dit: " Je me suis converti dans rua misère, tandis que j'étais comme tout percé d'épines (Psal. XXXI, 4). " Il lui était avantageux d'être ainsi percé, puisque cela le porte à se convertir. Les épines sont bonnes si elles produisent la componction. Il y en a plusieurs qui se corrigent de leurs fautes, lorsqu'ils tombent dans quelques disgrâces, et ceux-là peuvent

a Les frères qui ont quelque emploi, c'est-à-dire quelque charge extérieure à remplir. Saint. Saint Bernard les distingue des frères de choeur, ou claustraux, dans la IXe des Semons divers n° 4, et dans le LVIIe sermon sur le Cantique des cantiques, n. 11, comme on le verra plus loin.

dire aussi: " Je me suis converti dans ma misère, tandis que j'étais tout percé d'épines. " Les épines c'est le péché, ce sont les peines, les faux frères, c'est un mauvais voisin.

2. "Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. " O beau lys, ô fleur tendre et délicate ! des infidèles et des méchants sont avec vous, voyez avec quelle circonspection vous devez marcher parmi ces épines. Le monde est plein d'épines. Il y en a sur la terre et dans l'air, il y en a dans votre corps. Vivre parmi ces épines, et n'en être point blessé, c'est l'effet de la toute puissance de Dieu non de vos propres forces. Mais " prenez courage, " dit-il, " car j'ai vaincu le monde (Joan. XVI, 33), " aussi, quoiqu'on vous présente de toutes parts des tribulations, comme des aiguillons et des épines, que votre coeur ne se trouble point, qu'il ne craigne point, et qu'il sache que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance, et que l'espérance ne confond point (Rom. V, 3). Considérez les lys d'un champ, comme ils sont beaux et vigoureux au milieu des épines. S'il prend tant de soin de l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et qu'on jettera demain au four, que sera-ce de sa très-chère et très-aimable épouse ? Car le Seigneur garde et protége tous ceux qui l'aiment. " Ma bien-aimée est parmi les filles comme un lys parmi les épines. " Ce n'est pas une petite marque de vertu d'être bon parmi les méchants, et de conserver sa pureté et sa douceur au milieu de personnes déréglées, et encore plus de vivre dans la paix et dans une bonne intelligence, avec ceux qui sont ennemis de la paix; et celui-là peut à bon droit s'attribuer la perfection du lys, qui ne laisse point de communiquer son éclat et sa beauté aux épines mêmes qui le piquent. Ne vous semble-t-il pas qu'on soit un lys, quand on accomplit en quelque sorte la perfection de l'Évangile (Luc. VI, 18)? Quand on prie pour ceux qui nous calomnient et nous persécutent, et qu'on fait du bien à ceux qui nous haïssent ? Tâchez donc d'agir ainsi, et votre âme deviendra la bien-aimée du Seigneur, il vous louera aussi en disant: " Ma bien-aimée est parmi les filles, comme un lys parmi les épines. "

3. Nous lisons ensuite : "Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Cant. II, 3). " L' Épouse rend à l'Époux. les louanges qu'il lui a données, lui dont les louanges rendent ceux à qui il les donne dignes d'être loués, au lieu que celles qu'on lui donne témoignent seulement qu'on le connaît, et qu'on l'admire comme digne de toutes louanges. Et comme l'Époux l'a louée sous la figure d'une fleur remarquable, elle aussi relève l'éminence de la gloire de l'Époux sous la figure d'un arbre excellent. Néanmoins il me semble que cet arbre là n'est pas si beau que quelques autres, et ainsi qu il ne mérite pas d'être employé pour en faire une comparaison avec l'Époux, parce qu'il ne suffit pas pour le louer assez dignement : " Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts. " Il me semble que l'Épouse n'en fait pas beaucoup de cas, puisqu'elle le compare seulement aux arbres des forêts, qui sont stériles et ne portent point de fruits qui soient propres à la nourriture de l'homme. Pourquoi donc, laissant des arbres plus excellents, s'est-elle servie de la comparaison de celui-ci pour faire l'éloge de son Époux? Devait-il y avoir quelque mesure dans les louanges de celui qui a reçu le Saint-Esprit sans aucune mesure ? Il me semble, par la comparaison de cet arbre, qu'il est quelqu'un au dessus de lui; lui qui n'a point d'égal. Que dirons-nous à cela ? j'avoue que cette louange est petite, parce que celui qui la reçoit n'est pas considéré comme grand. On ne le regarde pas ici comme le souverain Seigneur digne d'être infiniment loué, mais comme un petit enfant qui mérite d'être infiniment aimé. Car celui qui nous est né est un petit enfant. (Isai. IX, 6).

4. On ne relève donc pas ici sa majesté, mais son humilité; c'est avec raison qu'on préfère ce qui paraît faible et folie en Dieu, à toute la force et à toute la sagesse des hommes. Car ce sont eux qui sont ces arbres champêtres et stériles, parce que, selon le Prophète, " ils se sont tous égarés et sont devenus inutiles, et il n'y en a pas un seul parmi eux qui vive bien (Psal. XIII, 3). Mon bien-aimé est parmi les enfants, comme un pommier parmi les arbres des forêts (Cant. II, 3). " Il n'y a qu'un seul arbre parmi tous ceux des forêts qui porte du fruit, c'est le Seigneur Jésus, en tant qu'homme. Mais s'il est au dessus des hommes, il est néanmoins un peu au dessous des anges (Psal. VIII, 66). Car par une merveille étonnante, en se faisant chair, il s'est soumis aux anges, bien que, demeurant toujours Dieu, il ait toujours retenu les anges dans sa dépendance. " Vous verrez, " dit-il, " les anges monter et descendre sur le fils de l'homme (Joan. I, 51); " parce que dans un seul et même homme, qui est Jésus-Christ, ils soutiennent la faiblesse, et adorent la majesté. Mais comme l'Épouse trouve plus de douceur à le considérer dans son abaissement, elle relève plus volontiers cette grâce, elle publie sa miséricorde, elle est ravie de sa bonté. Elle admire un homme parmi les hommes, et non un pieu parmi les auges ; comme un pommier excelle parmi les arbres d'une forêt, et non parmi les arbres d'un verger, et elle ne croit pas diminuer ses louanges en relevant sa bonté et son amour par la considération de sa faiblesse. Car si elle en retranche quelque chose d'un côté, elle le reprend de l’autre, et si elle fait moins paraître la gloire de sa majesté, c'est afin que la grâce de sa bonté brille avec plus d'éclat. De même que l'Apôtre dit que " ce qui semble folie et faiblesse en Dieu est plus sage et plus fort que tous les hommes (Cor. I, 15), " mais non pas que les anges; et que le Prophète le publie le plus beau des enfants des hommes (Psa. XLVIII, 3), et non des anges, ainsi l'Épouse, inspirée par le même esprit, a voulu sous la figure d'un arbre fruitier comparé avec des arbres stériles, élever l'Homme Dieu au dessus de toute la beauté des hommes, mais non pas au dessus de l'excellence des anges.

5. " Mon bien-aimé est parmi les enfants comme un pommier parmi. les arbres d'une forêt. " Elle a raison de dire " parmi les enfants " parce qu'étant le fils unique de son père, il lui a acquis sans jalousie beaucoup d'enfants qu'il ne rougit point d'appeler ses frères, afin qu'il soit l'aîné de tous. Or, c'est à bon droit que celui qui est fils par nature est préféré à tous ceux qui ont été adoptés par la grâce. " Mon bien-aimé est parmi les enfants comme un pommier parmi les arbres d'une forêt. "Comme un pommier," dit-elle, parce que tel qu'un arbre fruitier, il donne de l'ombre pour rafraîchir, et porte d'excellents fruits. N'est-ce pas, en vérité, un arbre fruitier, puisqu'il a des fleurs qui sont des fruits d'honneur et de gloire (Eccli. XXIV, 23) ? Enfin c'est un arbre de vie à ceux qui le possèdent (Prov. III, 18). Tous les arbres de la forêt ne sauraient lui être comparés, attendu que si beaux et si grands qu'ils soient, et bien qu'ils semblent servir et aider beaucoup par leurs oraisons, par leur ministère, par leurs enseignements, et par leurs exemples, néanmoins il n'y a que Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, qui soit un arbre de vie. Lui seul est un pain vivant qui est descendu du ciel, et qui donne la vie au monde (Joan. VI).

6. Voilà pourquoi elle dit : " Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est infiniment doux à mon goût (Cant. II, 3). " C'est avec raison qu'elle avait désiré l'ombre de celui dont elle devait recevoir son rafraîchissement et sa nourriture. Car les autres arbres des forêts ont une ombre qui met à l'abri de la chaleur, ils ne donnent point la nourriture de la vie, ni les fruits éternels du salut. Il n'y a qu'un seul auteur de la vie, qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, que celui qui dit à l'Épouse : " Je suis votre salut (I Tim. II, 5). Moïse, est-il dit, ne vous a point donné ce pain du ciel, mais mon père vous donne le vrai pain du ciel (Joan. VI, 32). " Elle désirait donc surtout l'ombre de Jésus-Christ, parce qu'il est le seul qui, non-seulement rafraîchisse de la chaleur des vices et des passions, mais qui remplisse et comble l'âme de la joie des vertus.

" Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais; " son ombre c'est sa chair; son ombre c'est la foi, l'ombre qui a environné Marie a été la chair de son propre fils, et l'ombre qui me couvre c'est la foi que j'ai en mon Seigneur; quoique je puisse dire aussi que sa chair me couvre de son ombre, puisque je la mange dans le très-saint sacrement. La sainte Vierge n'a pas laissé non plus d'éprouver l'ombre de la foi, ce qui le prouve i:'est ce qu'on lui a dit : " Vous êtes bien heureuse d'avoir cru. Je me suis assise sous l'ombre de celui que je désirais, " et ce que disait le Prophète : " Notre Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous, nous vivons sous son ombre parmi les nations (Tren. III, 20). " Nous vivons sous son ombre parmi les nations, et nous vivrons dans sa lumière avec les anges. Nous sommes sous l'ombre tant que nous ne marchons que par la foi, non par la claire vision. Voilà comment le juste qui vit de la foi est sous l'ombre. Mais celui qui vit de l'intelligence est bienheureux, parce qu'il n'est plus sous l'ombre, mais dans la lumière. David était juste, et il vivait de la foi lorsqu'il disait à Dieu : " donnez-moi l'intelligence qui m'est nécessaire pour apprendre vos commandements, et je vivrai (Psal. CXVIII, 73). " Il savait que l'intelligence doit succéder à la foi, et que la lumière de la vie et la vie de la lumière doivent être révélées à l'intelligence. Il faut commencer par vivre sous l'ombre, et aussi passer au corps de cette ombre, " parce que si vous ne croyez, dit le Prophète, vous n'entendrez point (Isa. VII, 9). "

7. Voyez-vous que la foi est la vie, et l'ombre de la vie? tandis que la vie qui se passe dans les délices, ne venant point de la foi, est une mort, et l'ombre de la mort. " La veuve, dit saint Paul, qui vit dans les délices est morte, quoiqu'elle semble vivante (I Tim. V, 6). Et la sagesse de la chair est une mort (Rom. VIII, 6). " C'est aussi l'ombre de la mort, de cette mort qui tourmente éternellement. Nous avons été aussi autrefois assis dans des lieux remplis de ténèbres, et à l'ombre de la mort, lorsque vivant charnellement, non selon la foi, nous étions déjà morts à la justice, et devions bientôt être engloutis par une seconde mort. Car notre vie était aussi proche de l'enfer que l'ombre est voisine du corps, la chose est certaine. Et chacun de nous pouvait dire avec le Prophète . " Si le Seigneur ne m'eût assisté, mon âme fût bientôt tombée dans l'enfer (Psal. XCIII, 17). " Mais maintenant nous sommes passés de l'ombre de la mort à l'ombre de la vie, ou plutôt nous avons été transférés de la mort à la vie, en vivant à l'ombre de Jésus-Christ, si néanmoins nous sommes vivants et non pas morts. Car je ne crois pas qu'on vive aussitôt pour être sous son ombre, parce que tous ceux qui out de la foi lie vivent pas dans la foi. La foi sans les pauvres est morte ( I Joan. III, 14), et elle ne peut pas donner la vie qu'elle n'a pas. C'est pourquoi après que le Prophète a dit, "Notre Seigneur Jésus-Christ est nu esprit présent devant nous (Thren. IV, 20), " il ne se contente pas d'ajouter, que nous sommes sous son ombre, mais il dit " nous vivons sous son ombre parmi les nations. " Prenez donc garde, à l'exemple du Prophète, de vivre aussi sous sou ombre, afin de régner un jour dans sa lumière. Car il n'a pas seulement de l'ombre, il a de la lumière. Par la chair, il est l'ombre de la foi; par l'esprit il est la lumière de l'intelligence. Car il est chair et esprit tout ensemble. Il est chair pour ceux qui demeurent dans la chair; et il est " esprit devant nous, " c'est-à-dire pour l'avenir, si toutefois, oubliant ce qui est derrière, nous tendons vers pe qui est en avant, en y arrivant, nous éprouverons la vérité de cette parole qu'il a dite . "La chair ne sert de rien, c'est l'esprit qui donne la vie (Joan. VI, 4). " Je n'ignore pas que l'Apôtre demeurant encore dans la chair a dit . " Quand noub connaîtrions Jésus-Christ selon la chair, nous ne le connaîtrions pas encore (2 Cor. V, 16). " Cela était bon pour lui. Mais nous qui n'avons pas encore mérité d’être ravis dans le paradis et au troisième ciel, nourrissons-nous cependant de la chair de Jésus-Christ, révérons ses mystères, suivons son exemple, conservons la foi, et nous vivrons indubitablement sous son ombre.

8. " Je me suis assise à l'ombre de celui que je désirais. " Peut-être se glorifie-t-elle d'avoir été plus heureuse que le Prophète quand elle dit, non pas comme lui, qu'elle vit, mais qu'elle est assise à l'ombre. Car être assis c'est se reposer. Or c'est plus que se reposer à l'ombre, que d'y vivre comme y vivre est plus que d'y être simplement. Le Prophète s'attribuait donc ce qui est commun à plusieurs (Thren. IV, 20) : " Nous vivons sous son ombre. " Mais l'Épouse qui a une prérogative particulière, se glorifie d'y être même assise. Aussi ne dit-elle pas au pluriel, nous sommes assises, comme le Prophète dit, nous vivons, mais je "suis assise, " afin que vous reconnaissiez que c'est un privilège qui lui est singulier. Or nous vivons avec travail, nous qui servons avec crainte, comme nous sentant coupables de nos péchés, cette dévote et chaste amante se repose avec plaisir. Car la crainte est accompagnée de peine, et l'amour de douceur. D'où vient qu'elle dit : " Et son fruit est doux à mon goût. " Indiquant par là le goût de la contemplation qu'elle avait obtenu quand elle s'était trouvée doucement élevée par l'amour. Mais cela se passe sous l'ombre, parce que cela arrive par un miroir et en énigme. Il viendra un temps où la lumière croîtra, les ombres baisseront, ou plutôt disparaîtront entièrement, et une vision claire et éternelle prendra leur place; et non-seulement elle sera agréable au goût, elle rassasiera même sans dégoût; néanmoins, " je me suis assise sous l'ombre de celui que je désirais, et son fruit est doux à mon goût. " Reposons-nous où l'Épouse se repose en glorifiant le père de famille ou Notre-Seigneur Jésus-Christ l'époux de l'Église, de ce qu'il a réjoui le goût spirituel de nos âmes en nous invitant à un festin si magnifique, lui qui étant Dieu est au dessus de toutes choses béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON XLIX. Comment le discernement règle la charité et fait que tous les membres de l'Église, c'est-à-dire les élus, se tiennent par des liens réciproques.

1. " Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin, il a réglé en moi la charité (Cant. n, 4). " Selon le sens littéral de ce verset, après que l'Épouse, au comble de ses voeux, a eu un entretien aussi doux que familier avec son bien-aimé, le voyant s'éloigner, elle retourne vers les jeunes filles, mais à la voir toute pleine et tout enflammée de ses regards et de ses paroles, on la croirait ivre. Les jeunes filles sont toutes surprises de cette nouveauté et lui en demandent la cause: elle répond qu'elles ne doivent pas s'étonner si, étant entrée dans le cellier, elle s'est enivrée. Voilà pour ce qui est du sens littéral. Elle ne nie pas qu'elle ne soit ivre, mais c'est d'amour, non de vin, si ce n'est que l'amour même est un vin. " Le roi m'a fait entrer dans le cellier au vin. " Lorsque l'Époux est présent, et que l'Épouse lui adresse la parole, elle l'appelle son Époux, son bien-aimé, celui que son Ame aime. Mais lorsqu'elle parle de lui aux jeunes filles, elle le nomme roi. Pourquoi cela? Je crois que c'est parce qu'il convient mieux à l'Épouse qui aime et qui est aimée, d'user avec familiarité de termes d'amour, et qu'il est à propos de retenir les jeunes filles par une parole de respect et de majesté, parce qu'elles ont besoin d'une discipline plus sévère.

2. " Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin. " Je passe sous silence quel est ce cellier,parce que je me souviens de l'avoir dit ailleurs. Néanmoins, on peut encore entendre cela de l'Église, lorsque les disciples, étant remplis du Saint-Esprit, le peuple croyait qu'ils étaient ivres. Ce qui fit que saint Pierre, en sa qualité d'ami de l’Époux, prenant la parole pour l'Épouse, s'écria : " Ceux-là ne sont pas ivres comme vous le pensez (Act. II, 15). " Considérez qu'il ne nie pas qu'ils soient ivres, mais qu'ils le soient de la manière que ce peuple le croyait. Ils étaient ivres, en effet, mais du Saint-Esprit, non pas de vin. Et, comme s'ils eussent voulu prouver au peuple qu'ils avaient été vraiment introduits dans le cellier au vin, saint Pierre dit, en parlant pour eux tous : " Mais c'est là l'accomplissement de ce qui a été dit par le prophète Joël . Et il arrivera dans les derniers jours, dit le Seigneur, que je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront. Nos jeunes gens auront des visions, nos vieillards auront des songes. " Ne vous semble-t-il pas que la maison où les disciples étaient assemblés soit un grand cellier, " lorsque tout-à-coup on entendit un grand bruit du ciel, comme le souffle d'un vent impétueux, qui remplit la maison où ils demeuraient (Act. II, 2), " et accomplit la prophétie de Joël ? Chacun d'eux, sortant enivré de l’affluence des biens de cette maison, et abreuvés d'un torrent de délices immortelles, ne pouvait-il pas dire avec raison : " Le Roi m'a fait entrer dans le cellier au vin ? "

3. Vous aussi, si vous voulez entrer dans la maison d'oraison avec un esprit recueilli et désoccupé des soucis du monde, et que, vous tenant en la présence de Dieu auprès de quelque autel, vous touchiez la porte du ciel comme avec la main de vos saints désirs, et que, présenté au choeur des saintes par la ferveur de vos prières, car l'oraison du juste pénètre dans les cieux , vous déploriez devant eux, avec une humilité profonde, vos misères et vos afflictions spirituelles, vous découvriez vos nécessités par des soupirs fréquents et des gémissements ineffables, et leur demandiez avec instance le secours de leur intercession: Si, dis je, vous faites ces choses, j'espère en celui qui a dit : " Demandez et vous recevrez (Matth. VII, 7); " si vous persévérez à frapper à cette porte, vous ne vous en irez point les mains vides. Et, lorsque revenant vers nous plein de grâce et d'amour, tout ardent et tout embrasé, vous ne pourrez plus dissimuler le don que vous aurez reçu, vous nous le communiquerez sans envie, et vous serez non-seulement agréable à tous, mais peut-être même admirable à cause des grâces qu'on vous aura données; vous pourrez aussi protester avec vérité que le Roi vous a fait entrer dans son cellier. Prenez garde seulement de ne pas vous glorifier en vous-même, mais dans le Seigneur. Je ne prétends pas pourtant que tous les dons, quoique spirituels, sortent du cellier au vin, car il y a encore d'autres celliers ou offices chez l'Époux, où sont enfermés di vers dons et diverses grâces selon les richesses de sa gloire. Je me souviens vous en avoir parlé plus amplement dans un autre endroit (Jer. XXIII). " Ces biens-là, dit-il, ne sont pas cachés chez moi, et scellés dans mes trésors (Deut. XXXII, 34)." Ainsi, la division des grâces se fait selon la différence des celliers, et le Saint-Espri4 se communique à chacun selon ses besoins. Et si l'un reçoit le don de sagesse, l'autre le don de science, celui-ci le don de prophétie, celui-là le don des miracles, des langues ou de l'interprétation des Écritures et autres semblables dons, ils ne peuvent pas dire néanmoins qu'ils ont été introduits dans le cellier au vin; parce que ces grâces-là viennent d'autres celliers ou d'autres trésors.

4. Mais si quelqu'un dans l'oraison obtient la grâce d'être comme ravi hors de lui-même dans le secret de la divinité, d'où il revient bientôt après embrasé d'un ardent amour de Dieu, enflammé du zèle de la justice et rempli d'une extrême ferveur pour tous les exercices spirituels, en sorte qu'il puisse dire : " Mon coeur s'est échauffé en moi-même, et le feu qui me dévore s'allume encore davantage dans mes méditations (Psal. XXXVIII, 4), " évidemment il aura raison de dire qu'il est entré dans le cellier au vin, lorsque, dans l'excès de son amour, il se mettra à exhaler les effets de cette salutaire et bienheureuse ivresse. Car, y ayant deux extases dans la contemplation, l'une de l'esprit et l'autre du coeur, l'une qui se fait par la lumière de l'entendement, et l'autre par la ferveur de la volonté; l'une par la connaissance, et l'autre par l'amour; les pieux désirs, les mouvements enflammés du coeur, l'infusion d'une dévotion sainte, le zèle ardent de l'esprit, ne peuvent sortir d'ailleurs que du cellier au vin, et celui qui se lève de l'oraison, rempli de l'abondance de ses grâces, peut dire avec vérité que le Roi l'a fait entrer dans ce cellier.

5. L'Épouse dit ensuite : " Il a réglé en moi la charité. " Il était sans doute bien nécessaire qu'il le fit, puisque le zèle est insupportable sans la science; là surtout, où le zèle est grand, la discrétion est nécessaire, parce que c'est elle qui règle et ordonne l'amour. Le zèle sans la science est toujours moins efficace et moins utile, mais souvent il est très-dangereux. Plus donc, le zèle est fervent, l'esprit véhément, la charité abondante, plus il est besoin d'une science qui veille sans cesse, pour modérer le zèle, tempérer la chaleur de l'esprit, régler l'amour. C'est pourquoi, de peur que les jeunes filles ne redoutent l'Épouse, comme excessive et insupportable, à cause de l'impétuosité d'esprit, qu'elle semble avoir rapportée du cellier au vin, elle ajoute qu'elle a aussi reçu le discernement, c'est-à-dire l'ordre de l'amour. Car c'est le discernement qui donne l'ordre à toutes les vertus, et l'ordre produit la grâce et la beauté, et même la durée des choses. C'est ce qui fait dire au Prophète : " Le jour persévère par votre ordre ( Psal. CXVIII, 91). " appelant jour la vertu. Le discernement n'est donc pas tant une vertu particulière, que le conducteur et le modérateur de toutes les vertus, qui ordonne les affections, et règle toute la conduite de la vie. Sans elle la vertu dégénère en vice, et l'amour même naturel, se change en des passions qui détruisent la nature. " Il a ordonné en moi la charité. " Cela est arrivé dans l'Église ; Jésus-Christ a donné, aux uns, le ministère d'apôtres, aux attires, celui de prophètes, d'évangélistes, de pasteurs et de docteurs, pour la consommation des saints. Or, il faut qu'une même charité les lie tous ensemble dans l'unité du corps de Jésus-Christ. Ce qui ne se pourra jamais faire, si cette charité n'est ordonnée. Car si chacun, se laissant emporter à la chaleur et à l'impétuosité de son esprit, voulait faire indifféremment tout ce qui lui vient à l'esprit, suivant plutôt son propre mouvement, que le dictamen de la raison , il est clair que ce ne serait plus une unité, mais une confusion et un désordre, puisque personne, ne se contentant du ministère qui lui est confié, empiéterait sur celui des autres, par une témérité indiscrète.

6. " Il a ordonné en moi la charité. " Plût à Dieu que le Seigneur Jésus, voulût aussi, par la. grâce, ordonner en moi le peu de charité qu'il y a mise, afin que j'eusse tellement soin de tout ce qui le regarde, que je veillasse néanmoins principalement, et avant toutes choses, à m'acquitter de ce que je dois, mais eu sorte pourtant que je fusse encore plus touché de beaucoup de choses qui ne me concernent pas au même degré. Car il ne faut pas toujours aimer davantage les choses dont nous devons avoir plus de soin, puisque souvent elles sont moins utiles que d'autres. Ainsi il est arrivé bien des fois, que la chose que nous préférons à une autre (a) qu'on nous commande, doit passer après elle, au jugement de la raison, que l'ordre de la charité veuille qu'on embrasse avant tout, ce que la charité juge devoir être préféré à tout. Par exemple n'ai-je pas reçu le soin de veiller sur vous tous. Tout ce que je préférerais à ce soin, et qui m'empêchera de m'acquitter de ce devoir avec toute l'exactitude que je puis, selon mes forces, quand même je le ferais par un motif de charité, ne serait-ce point conforme néanmoins à la raison de l'ordre? Si je m'applique à cet emploi de préférence à tout autre, comme je le dois, et que je ne me réjouisse pas plus des avantages de Dieu, que je verrai peut-être un autre procurer, il est clair que je garde en partie l'ordre de la charité, mais que je ne le garde pas en tout. Mais si je m'occupe principalement à ce dont je suis principalement chargé, et que d'ailleurs je ne laisse pas d'être plus touché des choses qui sont plus grandes que celles que je fais, il est hors de doute que je conserve entièrement l'ordre de la charité, et qu'il n'y a rien qui m'empêche da dire . " il a ordonné la charité en moi. "

7. Si vous dites qu'il est difficile qu'on se réjouisse plus d'un grand bien que fait un autre, que d'un petit bien que l'on fait soi-même, cela nous fera connaître encore plus l'excellence de la grâce, qu'a reçue

a Telle est la leçon de toutes les éditions que nous avons entre les mains, et des premières éditions en général. Les éditions postérieures, ajoutent à ces mots: " Au jugement de Dieu, " et Horstius a lu d'une autre manière que voici : " Par conséquent ce que la vérité préfère, passe avant, un jugement de, etc. .

l'Épouse, et que toute âme ne peut pas dire comme elle: " il a ordonné en moi la charité. " Pourquoi ce discours semble-t-il en abattre quelques-uns d'entrevous ? Car ces profonds soupirs sont une marque de la tristesse de l'âme et. de l'abattement de la conscience. C'est que, en faisant réflexion sur nous-mêmes, nous sentons par notre propre expérience, combien c'est une vertu rare de ne point porter envie à la vertu d'autrui, bien loin de s'en réjouir, bien loin de sentir augmenter notre joie à proportion que nous voyons qu'un autre augmente ses bonnes couvres, et nous surpasse en mérites. Il y a encore un peu de lumière en nous, mes frères, si du moins nous avons ces sentiments. Marchons, tandis que nous avons encore de la lumière, de peur que les ténèbres ne nous surprennent (Joan.XII, 31.). Marcher, c'est faire des progrès. L'Apôtre marchait lorsqu'il disait : " Je ne crois pas être arrivé à la perfection, et qu'il ajoutait : mais j'ai une chose, c'est que, oubliant ce qui est derrière, je m'avance vers ce qui est devant moi. " Que veut-il dire par ces mots : " J'ai une chose ? " C'est-à-dire il me reste une chose qui est un remède, une espérance et une consolation. Et qu'elle est cette chose ? "Je m'avance vers ce qui est devant moi. " Certes c'est un grand sujet de confiance, pour nous, que ce vase d'élection dise qu'il n'est pas parfait, mais qu'il profite. Le danger c'est donc d'être surpris par les ténèbres de la mort, non pas en marche, mais assis. Or, quel est celui qui est assis, sinon celui qui ne se soucie pas d'avancer? Donnez-vous garde de cet état, et quand vous serez prévenu de la mort, vous irez dans un lieu de rafraîchissement. Vous direz à Dieu : " Vos yeux ont vu mes faiblesses et mes imperfections, et cependant, dit le Prophète, tous sont écrits dans votre livre (Psal. CXXXVIII, 16). " Qui, tous? Sans doute ceux qui sont trouvés dans un désir véritable, de s'avancer dans la vertu. Car il y a ensuite : " Les jours seront formés, et nul d'entre eux, " il faut sous entendre, ne périra. Entendez par les jours, ceux qui profitent, et qui, s'ils sont prévenus de la mort, recevront la perfection de ce qui leur manque. Ils sont formés et nul d'entre eux ne demeurera sans être entièrement perfectionné.

8. Et dites-nous comment puis-je profiter quand je porte envie au progrès de mon frère ? Si vous êtes fâché de lui porter envie vous sentez votre mal, mais vous n'y consentez pas. C'est une passion qu'il faut guérir non point une action à condamner. Seulement n'eu demeurez pas là, en formant de mauvais desseins dans votre coeur, et en pensant aux moyens à fomenter votre maladie, de satisfaire à cette perte de l'âme, de persécuter un innocent en calomniant ses actions, en les rabaissant, en les corrompant, et ne l'empêchez pas de faire de bonnes œuvres. Car cette jalousie, lorsqu'on y résiste, ne nuit point à celui qui marche et qui s'avance vers un état plus parfait, parce que ce n'est pas lui qui agit par ce mouvement, mais le péché qui habite en lui (Rom. VI, 20). La damnation n'est donc point préparée pour celui qui ne fait pas servir ses membres à l'iniquité, ni sa langue à la médisance, ni quelqu’autre partie de son corps à nuire et à faire du tort à son prochain en quelque manière que ce soit, et qui au contraire rougit d'être dans cette disposition, et tâche par sa confession, par ses larmes, par ses prières, de détruire un vice auquel il est sujet depuis si longtemps, s'il n'en peut venir à bout il en est plus doux envers tous, et plus humble en lui-même. Qui est l'homme sage qui voudrait condamner une personne qui a appris du Seigneur à être doux et humble de coeur (Matth. XI, 29) ? A Dieu ne plaise que celui-là soit exclu du salut quand il imite le Sauveur et l'époux de l'Église, qui étant Dieu est au dessus de toutes choses et béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON L. Deux sortes de charités, l'affective et l'actuelle. De l'ordre de ces deux charités.

1. Vous vous attendez peut-être, mes frères, à ce que je vais traiter ce qui suit dans le cantique en pensant que le verset qui fut le sujet de mon dernier discours est entièrement expliqué. Mais j'ai un autre dessein, c'est de vous servir les restes du festin d'hier que j'avais accueilli pour moi, de peur qu'ils ne se perdissent, mais ils seront perdus si je ne les sers à personne ; car si je veux les garder pour moi seul, je périrai moi-même. Je ne veux donc vous frustrer de ces mets spirituels dont je sais que vous êtes extrêmement affamés, comme ce sont les restes du banquet de la charité, ils sont d'autant plus doux qu'ils sont plus délicats, et d'autant plus faciles à savourer qu'ils sont mis en plusieurs menus morceaux, autrement ce serait trop aller contre la charité que de vous priver même de ce qui touche à la charité. Voici donc où j'en suis demeuré. " Il a ordonné en moi la charité. "

2. Il y a une charité qui consiste dans l'action et une autre qui est dans l'affection. Et je crois que c'est au sujet de la première qu'une loi a été donnée aux hommes, et qu'il a été fait un commandement. Car qui peut avoir l'autre dans la perfection que désire ce précepte ? On ordonne donc celle-là comme un sujet de mérite, et l'on donne celle-ci comme une récompense. Nous ne nions pas pourtant qu'avec la grâce de Dieu on ne puisse avoir en cette vie le commencement et le progrès de la dernière, mais nous soutenons que la perfection en est réservée à la félicité à venir. Comment donc aurait-on commandé celle qui n'aurait pu s'accomplir ? ou bien, si vous aimez mieux croire que le précepte a été aussi donné touchant la charité affective, je ne vous le contesterai point, pourvu que vous m'accordiez aussi qu'il ne peut être accompli en cette vie par qui que ce soit. Car qui osera s'attribuer une chose, à laquelle saint Paul lui-même avoue n'être point arrivé? (Philip. III, 13)? Ce n'est pas que le souverain Maître ignorât que l'accomplissement de ce prétexte excédait le pouvoir des hommes, mais il a jugé utile de les avertir par-là de leur faiblesse, afin qu'ils comptassent jusqu'à quel degré de justice ils doivent tendre selon leurs forces. En commandant donc des choses impossibles, il n'a pas rendu les hommes prévaricateurs, mais humbles, c'était afin d'abattre tout orgueil, et que tout le monde fût assujetti à Dieu, parce que nul ne sera justifié par les œuvres de la loi (Rom. III, 20). Car en recevant le commandement que nous nous sentions incapables d'accomplir, nous crierons vers le ciel et Dieu aura compassion de nous: et nous saurons, ce jour-là, qu'il nous a sauvés, non par les œuvres de justice que nous faisons de nous-mêmes, mais par l'étendue de sa seule miséricorde (2 Tim. III, 5).

3. Voilà ce qu'il faudrait dire si nous demeurions d'accord que la charité affective eût été commandée, mais il semble que cela convienne plutôt à l'actuelle a surtout le Seigneur, après avoir dit : " Aimez" vos ennemis, " ajoutant aussitôt une chose qui regarde les œuvres : "Faites du bien à ceux qui vous haïssent (Luc. VI, 27); " l'Écriture dit encore " Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger, s'il a soif, donnez-lui à boire, " ce qui marque l'action, non l'affection. Mais écoutez le Sauveur au sujet de l'amour qu'on lui doit : " Si vous m'aimez, dit-il, gardez mes (a) paroles (Joan. XIV,15). " Vous voyez que, même en cet endroit, il nous renvoie aux oeuvres, en nous enjoignant l'observation de ses commandements. Or, il aurait été inutile qu'il nous avertît de l'action, si la charité se fût déjà trouvée dans l'affection. C'est donc ainsi qu'on doit entendre le commandement qui nous est fait d'aimer notre prochain comme nous-mêmes (Matt. XXII, 29), quoique cela ne soit pas exprimé aussi clairement que je le dis. Car, ne trouvez-vous pas qu'il suffit, pour accomplir le précepte de l'amour du prochain, d'observer parfaitement ce que la loi naturelle elle-même a prescrit à tout homme en ces ter mes : " Ce que vous ne voulez point, qu'on vous fasse, ne le faites point à autrui (Matth. VII, 12), " et : " Tout ce que vous désirez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes aux autres? "

4. Je ne dis pas cela en ce sens que nous devions être sans affection, et qu'ayant le coeur sec et aride, nous remuions seulement les mains pour l'action. Car, entre tous les grands maux que, selon l'Apôtre, les hommes font, j'ai lu que c'en est un que d'être sans affection (Rom. I, 31). Mais il y a une affection que la chair produit, il y en a une que la raison règle, et il y en a une troisième que la sagesse assaisonne. La

a La pensée de saint Bernard est que le précepte de la charité tombe plutôt sur l'acte que sur le sentiment; mais, par l'amour affectif, il entend cet amour parfait qui ne convient qu'aux saints et aux parfaits. Quant à la charité actuelle, qui ne se renferme pas dans le simple sentiment, mais qui se montre par des actes, il ne l'entend pas en ce sens qu'elle exclue la charité intérieure. " Je ne dis pas que nous devions être sans la charité affective, " dit-il plus loin, n. 4, au contraire. Il faut que la charité actuelle renferme la charité affective, " elle peut bien ne pas encore réchauffer l'âme des douceurs de l'amour affectif, cependant elle contribue beaucoup à l'enflammer par l'amour de l'amont même. " Or, c'est là précisément l'amour interne " dont la charité actuelle se contente, n. 6. " On peut relire à ce sujet l'avis placé en tête du traité de l'Amour de Dieu, tome II.

a " Cependant on ne peut douter, " dit saint Bernard dans son cinquième sermon pour l'Avent, n. 2, " qu'on ne doive les garder dans le coeur; " et même du fond du coeur comme notre saint le dit fort bien à l'endroit indiqué, en sorte que ces paroles soient pour l'âme " ce que les aliments sont pour le corps, et passent dans les sentiments et dans les moeurs. "

première est que l'Apôtre dit n'être et ne pouvoir point être soumise à la loi de Dieu. La seconde, au contraire, est celle qu'il nous montre consentant à la loi de Dieu, parce qu'elle est bonne. Et il n'y a point de doute que ces deux-là ne soient bien contraires, puisque l'une est rebelle et l'autre soumise. Mais la troisième est extrêmement différente des deux premières, elle goûte avec plaisir combien le Seigneur est doux, elle bannit la première et récompense la seconde. La première est douce à la vérité, mais honteuse; la seconde est sèche, mais forte; ruais la troisième est onctueuse et agréable. C'est donc la seconde qui produit les oeuvres, et elle a avec soi la charité, mais non cette charité affective qui, assaisonnée du sel de la sagesse, est pleine d'une onction céleste, et fait goûter à l'âme l'abondance des douceurs qui se trouvent en Dieu; mais plutôt la charité actuelle, qui bien qu'elle ne nous rassasie pas encore de cet amour si doux et si agréable, ne laisse pas allumer en nous un violent amour pour cet amour même. " N'aimons pas, dit saint Jean, en paroles ni de la langue, mais en oeuvres et en vérité (I Joan. III, 18). "

5. Voyez-vous avec quelle circonspection il marche entre l'amour vicieux et l'amour affectif, distinguant également de l’un et de l'autre cette charité actuelle et salutaire? Il ne reçoit point en cet amour le déguisement d'une langue menteuse, et n'exige pas non plus le goût d'une sagesse affective : " Aimons, dit-il, en oeuvres et en vérité; " parce que nous sommes portés à agir, plutôt par l'impulsion d'une sorte de vérité, que par le mouvement de cette charité pleine de douceur. " Il a ordonné en moi la charité. " Laquelle des deux pensez-vous qu'il ait ordonnée? Toutes les deux, mais par un ordre contraire. Car l'actuelle préfère les choses inférieures, et l'affective, les supérieures. Il n'y a point de doute, par exemple, qu'un esprit bien sage ne préfère toujours l'amour de Dieu à celui de l'homme, et dans les hommes même, les plus parfaits aux moins parfaits, le ciel à la terre, l'éternité au temps, l'âme à la chair. Au contraire. dans une action bien réglée on garde souvent, ou presque toujours, un ordre opposé à celui-là. Car nous sommes plus pressés d'assister le prochain, et nous le faisons aussi plus souvent; et, parmi nos frères, nous assistons avec plus d'assiduité ceux qui sont plus infirmes; le droit de l'humanité et la nécessité même font que nous nous appliquons davantage à la paix de la terre qu'à la gloire du ciel; le soin des choses temporelles ne nous permet pas de songer aux éternelles; les langueurs et les maladies de notre corps nous occupent en sorte que nous ne pensons presque point à notre âme; et enfin, comme dit saint Paul, nous faisons plus d'honneur à la plus faible partie de nous-mêmes (I Cor. XII, 23), selon cette parole du Sauveur : " Les derniers seront les premiers, et les premiers les derniers (Matth. XX, 16)." Qui doute que l'homme en oraison s'entretienne avec Dieu? Cependant, combien de fois la charité nous oblige-t-elle à quitter, malgré nous, ce saint exercice, pour ceux qui ont besoin ou de notre assistance, ou de nos conseils? Combien de fois un saint repos cède-t-il saintement au tumulte des affaires? Combien de fois, sans faire mal, laisse-t-on la lecture pour vaquer au travail des mains? Combien de fois, pour administrer des choses terrestres, nous abstenons-nous très justement de célébrer (a) la messe même? C'est un renversement, je l'avoue; mais la nécessité n'a pas de loi. La charité actuelle suit son ordre et commence par les derniers, selon le commandement du père de famille (Matt. XX, 8). Au moins agit-elle avec bonté et avec justice, puisqu'elle ne fait point acception des personnes, et ne considère point le prix des choses, niais les besoins des hommes.

6. Il n'en est pas de même de l'affection, elle commence toujours par les premières choses. Car la sagesse donne à toutes choses la valeur qu'elles ont : ainsi, par exemple, c'est à elle qu'on doit que ce qui de sa nature est plus précieux, l'affection en fasse plus de cas, et estime plus ou moins une chose selon qu'elle a plus ou moins de perfection. L'ordre de la charité actuelle, c'est la vérité qui le fait, quant à l'ordre de la vérité, c'est la charité affective qui se l'approprie, car la véritable charité consiste à donner davantage à ceux qui ont plus de besoin, et la vérité charitable, au contraire, parait en gardant dans nos affections l'ordre qu'elle garde dans la raison : si donc vous aimez le Seigneur votre Dieu de tout votre coeur, de toute votre âme, de toutes vos forces (Matt. XXII, 37), et que, par l'ardeur de votre affection, vous élevant au dessus de cet amour, (b) de l'amour même dont la charité actuelle se contente, et recevant dans toute sa plénitude l'amour divin, auquel cet autre amour ne sert que de degré, votre esprit est tout enflammé, certainement vous goûtez Dieu, et si vous ne le goûtez pas encore d'une manière tout-à-fait digne de lui, et tel qu'il est, parce que cela est impossible à toute créature, vous le faites au moins autant que vous le pouvez faire ici-bas. Ensuite vous vous goûterez aussi tel que vous êtes, lorsque vous connaîtrez que vous n'avez point sujet devons aimer vous-même, si ce n'est en tant que vous appartenez à Dieu et parce que vous avez mis en lui tout l'objet de votre amour. Vous vous goûterez, dis-je, tel que vous êtes, lorsque, par l'expérience de votre propre amour, et de l'affection que vous vous porterez, vous ne trouverez rien en vous qui mérite d'être aimé de vous, si ce n'est pour celui sans qui vous n'êtes vous-même qu'un néant.

a Chez les Cisterciens, on suspendait jadis la célébration des maints mystères pendant le temps de la moisson. Aussi, Philippe-Auguste, ayant appris que chez les moines de Barbeaux, " à l'époque de la moisson, les religieux se rendaient dans les granges et interrompaient la célébration des saints mystères, à l'occasion d'intérêts temporels, " ordonna qu'on célébrerait désormais tous les jours une messe pour le repos de l'âme de son père, dans cette abbaye. On trouve les lettres patentes concernant cette fondation dans le livre VI, des diplômes, pages 603. Quant à saint Bernard, on voit par l'histoire de sa vie par Geoffroy livre V. chapitre I, qu'il n'omit que bien rarement la célébration, des saints, mystères jusqu'aux derniers moments de sa vie. "

b Ces mots a de l'amour n manquent en cet endroit dans plusieurs manuscrits. Mais ce mot-là est évidemment placé ici en parfait accord avec, la pensée de notre Saint, qui a dit, en parlant plus haut de la charité actuelle, " elle ne parle pas d’allumer en nous un violent amour pour cet amour même. "

7. Quant à votre prochain, qu'il faut que vous aimiez véritablement comme vous-même; vous le goûterez aussi tel qu'il est, s'il ne vous paraît point autre que vous ne vous paraissiez à vous-même, car il est ce que vous êtes; il est homme comme vous. Puisque vous ne vous aimez vous-même, que parce que vous aimez Dieu, il s'en suit que vous aimerez comme vous-même tous ceux qui aiment Dieu comme vous l'aimez. Quant à votre ennemi qui n'est qu'un néant, s'il n'aime point Dieu, vous ne pouvez pas l'aimer comme vous-même, qui aimez Dieu, mais vous l'aimerez pour qu'il l'aime. Or, ce n'est pas la même chose, de l'aimer afin qu'il aime Dieu, et de l'aimer parce qu'il l'aime déjà, afin donc que vous le goûtiez tel qu'il est, vous ne considèrerez pas ce qu'il est, car il n'est rien, mais ce qu'il sera peut-être un jour, et qui n'est presque rien, attendu que cela est encore douteux. Car celui pour qui, infailliblement, il n'y a plus de retour à Dieu, il faut le regarder, non comme presque rien, mais comme rien du tout, attendu qu'il ne sera rien dans toute l'éternité. Exceptez donc celui-là, que non seulement on ne doit point aimer, mais que l'on doit même haïr, selon cette parole . " Est-ce que je ne hais pas, Seigneur, ceux qui vous haïssent, et ne suis-je pas animé de zèle contre vos ennemis (Psal. CXXXVIII, 31) ? " Pour tout le reste, quelque inimitié qu'un homme ait contre vous, la charité, qui est jalouse à cet égard, ne saurait souffrir que vous n'ayez pas toujours pour lui quelque peu d'affection. Celui qui est sage comprendra ce que je dis.

8. Donnez-moi un homme qui, avant tout, aime Dieu de toute son âme, qui aime ensuite soi et son prochain autant . que tous deux ils aiment Dieu, et qui aime son ennemi, parce que peut-être un jour cet ennemi l'aimera aussi lui-même ; qui aime ses parents, selon la chair, plus tendrement à cause de la nature ; ses parents selon l'esprit, c'est-à-dire, ceux qui l'ont instruit, plus abondamment à cause de la grâce; et que son amour pour toutes les autres choses soit ainsi réglé par l'amour de Dieu; qu'il méprise la terre, soupire après le ciel, use des biens du monde comme n'en usant pas, et sache faire le discernement par le goût spirituel et intérieur, des choses dont il faut user, et de celles dont il faut jouir, afin que, de celles qui passent,:il n'en prenne soin qu'en passant, et seulement autant qu'il est besoin pour arriver à la fin qu'il se propose, et qu'il embrasse d'un désir éternel celles qui sont éternelles. Donnez-moi, dis-je, un homme de cette sorte, et je dirai hardiment qu'il est sage, puisqu'il goûte les choses vraiment telles qu'elles sont, et il peut avec vérité et avec confiance se glorifier et dire : " Dieu a ordonné en moi la charité. " Mais où en est-il, et quand en sera-t-il ainsi? Je le dis en pleurant, jusques à quand ne ferons-nous que flairer, au lieu de goûter, regarderons-nous notre patrie sans y arriver, soupirerons-nous après elle, et la saluerons-nous de loin? O vérité, patrie des exilés, et fin de leur exil! Je vous vois, mais je ne puis entrer où vous êtes, j'en, suis empêché par ma chair mortelle; et d'ailleurs je n'en sais pas digne, étant tout souillé de péchés comme je le suis. O sagesse, qui atteignez depuis une extrémité jusqu'à l'autre, avec une force invincible, en créant et en contenant toutes choses, et qui disposez tout avec une douceur admirable en réglant les affections, et en les rendant bienheureuses ! Conduisez nos actions, selon que les nécessités temporelles le demandent, et ordonnez les mouvements de notre amour, selon que votre vérité éternelle le désire, afin que chacun de nous puisse se glorifier en vous avec assurance, et dire : " Il a ordonné en moi la charité. " Car vous êtes la vertu de Dieu, et la sagesse de Dieu, Jésus-Christ notre Seigneur, l'époux de l'Église, Dieu au dessus de tout et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LI. L'Épouse demande que les fruits des bonnes oeuvres soient aussi nombreux que les fleurs et aussi abondants que les parfums de l'espérance. De l'espérance et de la crainte.

1. " Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour (Cant. II, 5). " L'amour de l'Épouse a grandi, parce qu'elle a reçu plus de choses capables de l'enflammer qu'elle n'en avait reçu jusqu'alors. Car vous voyez, combien cette fois-ci, elle a eu de temps, non-seulement pour le voir, mais encore pour lui parler. Il semble même que son Épouse lui ait fait paraître un visage plus serein, que son discours ait été accompagné de plus de charmes, et leur entretien plus long qu'à l'ordinaire, ou seulement elle se réjouit d'avoir eu un entretien avec son Epoux, mais elle se glorilie même des louanges qu'il lui a données. De plus, elle s'est rafraîchie sous l'ombre de celui qu'elle désirait, elle s'est nourrie de son fruit, elle a bu de son breuvage. Car il n'est pas croyable qu'elle soit sortie de son cellier ayant soif encore, puisqu'elle vient de se glorifier tout à l'heure d'y être entrée. Ou plutôt elle a encore soif, parce que " celui qui me boit, dit la sagesse, sera encore altéré (Eccli. LXIV, 20). " Après tout cela. l'Époux s'étant retiré selon sa coutume, elle dit qu'elle languit d'amour, c'est-à-dire à cause de l'amour qu'elle a pour lui. Car plus sa présence lui avait été agréable, plus son absence lui est sensible. La perte de la chose qu'on aime en augmente le désir, et plus on désire un objet avec ardeur, plus on en souffre la privation avec peine. C'est pour cela que l'Épouse prie qu'on la récrée par l'odeur des fleurs et des fruits, en attendant le retour de celui dont elle supporte le retard avec tant d'impatience. Voilà pour ce qui regarde l'ordre et la suite du texte.

2. Tâchons maintenant, avec la conduite de l'esprit, d'en tirer quelque fruit spirituel. Quoique toute l'Église des saints s'attribue ordinairement les paroles de l'Épouse, nous ne laissons pas nous autres d'être désignés par ces fleurs et par ces fruits, et non-seulement nous, mais généralement tous ceux qui ont quitté le monde, en quelque siècle qu'ils l'aient fait. Les fleurs marquent la vie nouvelle et encore tendre de ceux qui commencent ; et les fruits, la force de ceux qui sont plus avancés et la maturité des parfaits. L'Église, qui est notre mère, étant environnée de ces fruits dans le lieu de son exil, elle qui ne vit qu'en Jésus-Christ, et qui trouve que c'est un grand bien que de mourir pour lui, souffre avec moins d'impatience la peine d'un si long retard, parce que, selon l'Écriture on lui donne " des fruits de ses mains (Prov. XXXI, 31), " comme des prémices de l'Esprit-Saint, et que ses oeuvres lui font recevoir des louanges publiques et solennelles. Mais si vous voulez que, suivant le sens moral, je vous montre dans une âme, les fleurs et les fruits, entendez la foi par les fleurs, et les couvres par les fruits. Et cette explication, comme je crois, ne vous paraîtra pas mauvaise, si vous remarquez que, comme la fleur précède nécessairement le fruit, il faut aussi que la foi prévienne toute bonne couvre, car sans la foi il est impossible de plaire à Dieu (Heb. XI, 6), comme dit l'Apôtre, mais bien plus, selon le même Apôtre, " tout ce qui ne vient point de la foi est péché (Rom. XIV, 23). " Ainsi, il n'ya point de fruit sans fleurs, ni de bonne couvre sans foi. Mais d'autre part la foi sans les oeuvres est une foi morte (Jacob. II, 20). C'est en effet bien inutilement que la fleur parait si elle n'est point suivie du fruit. " Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour. " Une âme qui est accoutumée au repos se console donc par les bonnes oeuvres enracinées dans une foi non feinte, toutes les fois que la lumière de la contemplation lui est soustraite, comme cela arrive assez souvent. Car qui est celui qui en peut jouir, je ne dis pas toujours, mais quelque temps seulement, tandis qu'il est dans un corps mort? Mais comme je l'ai dit, toutes les fois qu'il tombe de la contemplation, il se retire dans l'action, comme dans un lieu, d'où il pourra plus aisément rentrer dans ce premier état, parce que ces deux choses ont beaucoup de rapport entre elles et demeurent même ensemble. Car Marthe est soeur de Marie, et quoiqu'il sorte de la lumière de la contemplation, il ne tombe pas pourtant dans les ténèbres du péché, ou dans la paresse de l'oisiveté, mais il se tient dans la lumière des bonnes couvres. Et afin que vous sachiez que les couvres sont aussi une lumière; " que votre lumière, dit le Sauveur, luise devant les hommes (Matth. V, 16). " Or, il est hors de doute qu'on doit entendre ces paroles des couvres que les hommes peuvent voir.

3. " Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour. " Lorsque ce qu'on aime, est présent, l'amour est dans sa vigueur, et lorsqu'il est absent, il languit. Et cette langueur n'est autre chose qu'un ennui et un chagrin, causé par l'impatience du désir, qui est nécessairement très-violente dans celui qui aime beaucoup, lorsque l'objet aimé est absent ; parce qu'étant dans une continuelle attente, il trouve que quoiqu'il se hâte, il est toujours bien longtemps à venir. Et c'est pour cela que vous voyez l'Épouse demander, qu'on la couvre des fruits des bonnes oeuvres, et des ardeurs agréables de la foi, dans lesquelles elle puisse se réparer durant le retard de l'Époux. Ce que je vous dis pour l'avoir éprouvé moi-même. Car lorsque je reconnais que quelques-uns de vous ont profité de mes remontrances, j'avoue qu'alors je ne me repens point d'avoir préféré le soin de vous parler, à mon propre loisir, et à mon repos. Comme par exemple, lorsqu'après un discours que je vous ai fait, il se trouve que celui qui était colère, devient doux, que celui qui était orgueilleux, devient humble, que celui qui était timide, devient généreux, ou que celui qui était doux, ou humble ou généreux, l'est encore davantage, est devenu meilleur qu'il n'était, que ceux qui étaient dans la langueur et l'attiédissement, et tout endormis pour les exercices spirituels, se sont échauffés et éveillés à la parole enflammée du Seigneur, ou que ceux qui, ayant quitté la source de la sagesse, s'étaient creusé comme des citernes de leur propre volonté, qui ne peuvent contenir les eaux de la grâce, et murmuraient à tout ce qu'on leur commandait, parce qu'ils avaient le coeur sec, et ne sentaient aucun mouvement de dévotion, lors, dis-je, que ces personnes, par la rosée de la parole, et par cette pluie volontaire que Dieu a réservée à son héritage, ont comme refleuri dans les oeuvres de l'obéissance et sont devenus dévots et soumis en toutes choses, je n'ai point de sujet d'être triste d'avoir interrompu l'exercice agréable de la contemplation, parce que je suis environné de fleurs et de fruits de piété. Je souffre, avec patience, d'être arraché des embrassements d'une Rachel stérile, pour recueillir de Lia avec abondance les fruits de vos progrès dans la vertu. Je ne me repentirai point, je le répète, d'avoir quitté le repos, pour vous parler, lorsque je verrai que la semence que j'ai jetée dans vos âmes, y a germé, et que les fruits de votre justice se sont accrus et augmentés. Car il y a longtemps que la charité, " qui ne cherche point ses propres intérêts (I Cor. xtu, 5) , " m'a persuadé de préférer votre avancement à tout ce que je puis avoir de plus cher. Prier, lire, écrire, méditer, et tous les avantages des exercices spirituels, je les ai réputés comme des pertes pour l'amour de vous.

4. " Soutenez-moi avec des fleurs, couvrez-moi de fruits, car je languis d'amour " L'Épouse adresse donc ces paroles aux jeunes filles, en l'absence de l'Époux, les avertissant ainsi d'avancer dans la foi et dans les bonnes œuvres, jusqu'à ce qu'il vienne, parce qu'elle sait que c'est le moyen de plaire à son Epoux, de procurer le salut de ces jeunes filles, et de se consoler elle-même. Je me souviens d'avoir expliqué cet endroit, avec plus d'étendue dans le livre que j'ai composé sur l'amour de Dieu, et d'y avoir donné un autre sens. Celui qui voudra prendre la peine de le lire, jugera lequel des deux est le meilleur. Une personne sage ne me condamnera certainement pas d'avoir donné deux différentes explications à un même passage, pourvu qu'elles soient toutes deux fondées sur la vérité, et que la charité, qui est la règle de l'interprétation de l'Écriture, édifie d'autant plus de personnes, qu'il y en aura plus qui pourront. faire servir ces sens à leur usage, à cause de leur diversité. Car pourquoi trouverait-on mauvais que dans l'intelligence de l'Écriture sainte, on fit ce que nous voyons qu'on pratique tous les jours dans les autres choses ? A combien de différents usages, par exemple, ne faisons-nous pas servir l'eau pour ne parler que d'elle. Ainsi on ne peut pas blâmer celui qui donne divers sens à une même parole de Dieu, pour qu'ils puissent servir aux diverses nécessités des âmes.

5. Il y a ensuite : " Sa main gauche est sous ma tête, et sa main droite m'embrassera. " Il me souvient d'avoir aussi expliqué cela avec beaucoup d'étendue dans l'ouvrage que je viens de citer. Mais marquons la suite des paroles du Cantique. Il paraît que l'Époux est revenu, sais doute afin de récréer par sa présence son Épouse, qui languissait d'amour. Car comment sa présence ne la soulagerait-elle pas, puisqu'elle a été si fort abattue de son absence? Ne pouvant donc plus souffrir la peine de son Épouse, il se présente devant elle. Car il ne peut plus tarder davantage en se voyant rappelé par de si ardents désirs. Et comme il trouve que durant son absence elle a été fidèle à travailler et soigneuse d'amasser; elle avait, en effet, commandé qu'on la couvrit de fleurs et de fruits, il retourne encore à elle avec des grâces plus abondantes que les autres fois. Car d'un bras il soutient sa tête languissante, et de l'autre, il se prépare à l'embrasser pour la réchauffer sur son sein. O heureuse l'âme qui est couchée sur le sein du Seigneur, et qui repose entre les bras du Verbe. " Il met sa main gauche sous ma tète, et il m'embrassera de sa main droite. " Elle ne dit pas, il m'embrasse mais il m'embrassera, pour faire connaître qu'elle est si reconnaissante de cette première grâce qu'elle a reçue, qu'elle prévient même la seconde par des actions de grâce.

6. Apprenez de là à n'être point lent et paresseux à rendre grâce à Dieu; apprenez à le remercier de chacun de ses dons. " Considérez avec soin, dit le Sage, ce qui vous est présenté (Prov. CCXXXVI, 1), " afin que vous ne laissiez passer aucun don de Dieu, ni grand, ni médiocre, ni petit, sans lui en rendre grâce. Car Jésus-Christ nous recommande de recueillir les moindres restes, de peur qu'ils ne soient perdus, c'est-à-dire de ne pas oublier même les moindres bienfaits que nous recevons de lui. Ce qui est donné à un ingrat n'est-il pas perdu ! L'ingratitude est l'ennemie de l'âme, l'anéantissement des mérites, la dissipation des vertus, et la perte des faveurs que Dieu nous fait. L'ingratitude est un vent brûlant qui dessèche pour soi la source de la bonté, la rosée de la miséricorde, les fleuves de la grâce. C'est pourquoi quand l'Épouse sent la grâce que son Époux lui fait en mettant sa main gauche sous sa tête, elle l'en remercie à l'heure même, et n'attend pas pour le faire, la plénitude de la grâce qui se trouve dans sa main droite. Car après avoir dit que la main gauche de son Époux, est sous sa tête, elle n'ajoute pas qu'il l'a embrassée de sa main droite, mais qu'il doit t'embrasser.

7. Mais à notre sens que peuvent être la main gauche, la main droite dans le Verbe Époux. Est-ce qu'il en est de ce Verbe, comme de celui des hommes, a-t-il des parties corporelles distinctes l'une de l'autre, des linéaments séparés, et qui font une différence entre la main gauche et la main droite ? Ne devons-nous pas croire plutôt que le Verbe de Dieu, qui est Dieu lui-même, n'admet en soi aucune diversité, mais " qu'il est celui qui est, si simple en sa nature, qu'il n'a point de parties, si unique, que la pluralité n'a point de lien en lui. Car il est la sagesse de Dieu, de laquelle il est écrit: " Et sa sagesse n'a point de nombre (Psal. CLXVI, 5). " Mais si ce qui est immuable est incompréhensible, et pourtant ineffable, -où trouver je vous prie des paroles qui soient capables d'exprimer dignement une si haute Majesté, d'en parler en termes qui lui conviennent et de la définir convenablement ? néanmoins afin d'expliquer, selon notre pouvoir, le peu que nous en connaissons par la révélation du Saint-Esprit, l'autorité des Pères et la coutume de l'Écriture nous apprend, qu'il nous est permis de nous servir de comparaisons de choses connues qui y ont quelque rapport, et que nous pouvons non pas inventer de nouvelles paroles, mais emprunter celles qui sont communes, ou en user dans un autre sens pour en revêtir ces comparaisons avec quelque sorte de dignité jet de décence; d'ailleurs il serait ridicule de vouloir enseigner des choses qui ne sont pas connues, par d'autres qui ne le sont pas davantage.

8. Ainsi comme par le côté droit et par le côté gauche on a coutume de désigner les adversités et les prospérités, il me semble qu'ici on peut entendre par la main gauche du Verbe, la menace du supplice éternel, et, par la droite, la promesse du royaume du ciel. Or il arrive quelquefois que notre âme est sous l'impression de la crainte servile de la peine, et alors il ne faut pas dire que la main gauche de l'Époux est sous notre tête, mais quelle est dessus; et une âme qui est dans cette disposition ne peut pas dire avec l'Épouse : Il met sa main gauche sous ma tête. Mais si elle fait quelque progrès et passe de cet esprit de servitude dans le sentiment plus noble d'un service volontaire, en sorte qu'elle soit plutôt attirée par les récompenses, que forcée par les supplices, et surtout si elle se porte au bien, par l'amour du bien même, alors elle pourra dire sans hésiter : "Sa main gauche est sous ma tête; " parce qu'elle a surmonté, par une meilleure et plus généreuse disposition d'esprit, cette crainte servile, qui est à la main gauche, et que même par la noblesse de ses désirs, elle s'est approchée de la main droite, où sont toutes les promesses, suivant cette parole de Prophète à Dieu : " Des délices éternelles sont dans votre droite (Psal XVI, 40). " Voilà pourquoi dans la certitude de son espérance, elle dit avec confiance : " et sa droite m'embrassera. "

9. Considérez avec moi si une âme qui est dans cet état et qui en est même à jouir d'une si grande douceur, ne peut point s'approprier aussi cette parole du Psalmiste: " Je dormirai et reposerai en paix (Psal, IV, 9). " surtout ajoutez avec moi, " parce que c'est vous seul, Seigneur, qui m'avez particulièrement établi dans l'espérance. " C'est-à-dire: Tant qu'une personne est touchée de l'esprit de servitude, et qu'elle a peu d'espérance et beaucoup de crainte, elle n'a ni paix, ni repos, parce qu'elle flotte entre la crainte et l'espérance et elle est d'autant plus tourmentée, que la crainte surpasse l'espérance. Car la crainte est pénible, aussi, ne peut-elle pas dire : " Je dormirai et reposerai en paix, " parce qu'elle ne peut pas dire encore, qu'elle est particulièrementétabliedansl'espérance.Maissi,parl'accroissementdela grâce, la crainte se dissipe peu à peu, et l'espérance augmente, et si enfin les choses en arrivent au point, que la charité venant avec toutes ses forces au secours de l'espérance, chasse dehors la crainte, cette âme ne sera-t-elle pas singulièrement établie dans l'espérance, et pourtant ne pourra-t-elle point dormir et reposer en paix?

10. " Si vous dormez, dit le Prophète, entre deux sorts contraires, vous brillerez comme les plumes argentées de la colombe. " Ce qu'il dit, je crois, parce qu'il y a un milieu entre la crainte et la sécurité, comme entre la main gauche et la main droite, c'est l'espérance, sur laquelle l'esprit et la conscience se reposent doucement, comme sur le lit agréable et moelleux de la charité. Peut-être même est-ce ce qui est marqué dans la suite de ce Cantique, lorsque dans la description du banquet de Salomon, on lit entre autres choses : " Il a servi la charité au milieu de son festin, à cause des filles de Jérusalem (Cant. III, 10). " Car celui qui se sent tout particulièrement établi dans l'espérance, ne sert plus par un mouvement de crainte, mais se repose dans la charité. C'est, en effet, ce qui arrive à l'Épouse, qui se repose et dort aussi. Car l'Époux dit en parlant d'elle : " Je vous conjure, filles de Jérusalem, par les chevreuils et les cerfs de la campagne, de ne point éveiller ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille bien (Cant. II, 7). " C'est une grande et merveilleuse bonté de faire reposer dans son sein l'âme contemplative, et de plus, de la garantir de tous les soins qui pourraient lui causer du trouble, de l'exempter des inquiétudes de l'action et des embarras des affaires, et de ne pas souffrir qu'on l'éveille à moins quelle ne le veuille. Mais il ne faut pas entamer ce sujet à la fin d'un discours. Il vaut mieux le remettre à une autre fois, afin que nous donnions tout le temps nécessaire à un sujet si agréable. Ce n'est pas qu'alors même nous soyons suffisants pour avoir quelque pensée de nous-mêmes, surtout dans une matière si noble., si excellente et si sublime, mais notre suffisance vient de Dieu, l'époux de l'Église Notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu au dessus de toutes choses, est béni à jamais. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LII. Du ravissement qu'on appelle contemplation, dans lequel l'Époux fait reposer l'âme sainte et se met en peine de lui assurer le calme et la paix.

" Je vous conjurer filles de Jérusalem, parles chevreuils et les cerfs de la campagne de ne point éveiller ma bien-aimée jusqu'à ce qu'elle le veuille bien (Cant. XXVII,1)." C'est aux jeunes filles que cette défense s'adresse. Et il les appelle filles de Jérusalem, parce que bien qu'elles soient délicates et faibles, comme n'ayant encore que les affections et les oeuvres des femmes, elles sont néanmoins attachées à l'Époux dans l'espérance de profiter et d'arriver avec elle à Jérusalem. On leur défend donc de troubler le sommeil de l'Épouse, et de l'éveiller malgré elle. Car son très-doux Époux a mis sa main gauche sous sa tête, comme nous l'avons vu, afin de la faire reposer et dormir dans son sein. Et maintenant par un excès de bonté et d'amour, il veut bien être son gardien et veiller sur elle, de peur qu'étant inquiétée par les nombreuses et petites exigences des jeunes filles, elle ne vienne à s'éveiller. Voilà pour ce qui est de la lettre. Mais quant à ce que l'Époux les conjure par les chevreuils et par les cerfs de la campagne, il semble que cela n'ait aucune liaison raisonnable dans le sens littéral. C'est pourquoi il faut l'expliquer absolument selon l'intelligence spirituelle; quoi qu'il en soit, nous pourrons dire aussi, qu'il fait bon ici à contempler un peu la bonté, la douceur, et la miséricorde de Dieu. Car qu'est-ce qu'un homme a jamais expérimenté de plus doux dans l'affection humaine, que ce qui est dit ici de l'amour du Très-Haut. Et celui qui parle ainsi pénètre les plus sublimes secrets de la divinité, il ne peut pas les ignorer, il est son esprit; ai dire autre chose que ce qu'il a vu en lui, il est l'esprit de vérité.

2. Nous en avons parmi nous, qui ont été assez heureux pour mériter de goûter cette joie, et de sentir par leur propre expérience les effets d'un mystère si plein de douceur : à moins que nous ne voulions point ajouter foi à ce que dit l'Écriture en cet endroit où l'Époux céleste nous est montré évidemment touché d'un zèle ardent pour le repos d'une bien-aimée qu'il a soin de tenir entre ses bras pendant qu'elle dort, de peur qu'un sommeil agréable ne soit troublé par quelque importun ou quelque fâcheux. Je ne me sens pas de joie de voir que cette souveraine Majesté ne dédaigne pas de s'abaisser jusqu'à la faiblesse de notre nature par un commerce si doux et si familier, et que cette divinité suprême veuille bien prendre pour son Épouse une âme qui est dans un lieu d'exil, et lui témoigner la passion d'un Époux épris d'un amour très-ardent. Je ne doute point qu'il en soit dans le ciel comme je vois qu'il en est sur la terre et que l'âme ne sente ce qui est exprimé dans ce Cantique, à moins qu'on veuille dire qu'il est impossible de décrire, par des paroles, ce qu'elle pourra éprouver à cette heure. Que pensez-vous que reçoive là-haut celle à qui on témoigne ici-bas tant d'amour, qu'elle se sent déjà entre les bras de Dieu, repose dans le sein de Dieu, est gardée, veillée par Dieu, de peur que quelqu'un né la réveille avant qu'elle s'éveille d'elle-même.

3. Disons donc, si nous le pouvons, quel est ce sommeil dont l'Époux désire que dorme sa bien-aimée, et ne veut pas qu'on l'éveille, si elle ne s'éveille d'elle-même, de peur que quelqu'un venant à lui, ne dise ce qu'on lit dans l'Apôtre : " Il est temps de quitter le sommeil (Rom. XIII, 11)), " ou dans le Prophète, " qu'il prie Dieu d'éclairer ses yeux (Psal. XII, 4), " afin qu'il ne s'endorme jamais du sommeil de la mort, il ne soit troublé par quelque équivoque, et ne se fasse pas une juste idée du sommeil de l'Épouse, dont il est parlé en cet endroit. Or, il n'était pas semblable non plus à celui dont le Sauveur parle dans l'Évangile, au sujet de Lazare, quand il dit : " Lazare notre ami dort : allons, réveillons-le de ce sommeil (Joan. XI, II). " Par ces mots, en effet, il entendait la mort du corps, au lieu que les disciples s'imaginaient qu'il parlait d'un véritable sommeil. Le sommeil de l'Épouse n'est point ce sommeil tranquille du corps, qui plonge les sens dans un doux assoupissement, ni ce sommeil horrible qui a ôté entièrement la vie. Il est encore bien plus éloigné de cet autre sommeil, giri fait qu'on s'endort dans la mort, en persévérant dans le péché mortel. Au contraire celui-ci qu'on peut appeler un sommeil de vie et un sommeil vigilant, illumine les sens intérieurs, bannit la mort, et communique une vie immortelle. C'est vraiment un sommeil qui, néanmoins, n'assoupit pas les sens, mais les transporte, et les ravit. Je puis dire même, sans crainte de me tromper, comme disait l'Apôtre pour louer quelques personnes vivant encore de la vie du corps, dit "Vous êtes mortes, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. "

4. Je puis donc, sans aucune absurdité, appeler mort l'extase de l'Épouse, mais n'est une mort qui, bien loin de lui ôter la vie,la délivre au contraire de ses filets, en sorte qu'elle peut dire : " Notre âme s'est sauvée comme un oiseau qui s'échappe du filet des oiseleurs (Psal LXXIII, 7). " Car on marche en cette vie comme au milieu des filets, et l'âme ne les appréhende point, toutes les fois qu'elle est ravie hors d'elle-même, par une juste et sainte pensée, si néanmoins elle s'en retire et s'en sépare de sorte qu'elle aille au-delà de la façon ordinaire de penser. Car, comme dit le Sage : "C'est en vain qu'on jette le filet devant les oiseaux qui ont des ailes pour s'envoler (Prov. I, 17) . " Au fait, comment craindrait-on l'impureté, lorsqu'on ne sent pas seulement la vie. Car lorsque l'âme sort sinon de la vie, du moins des sens de la vie, il est hors de doute qu'elle ne sent point non plus les tentations de la vie. " Qui me donnera des ailes de colombe pour m'envoler et rue reposer (Psal. LIV, 7) ? Plût à Dieu que je mourusse souvent de la sorte, afin que je pusse éviter les filets de la mort, être insensible aux attraits mortels de la volupté, ne point céder aux charmes des plaisirs sensuels, n'être ni brûlé du désir des richesses, ni animé des mouvements de la colère et de l'impatience, ni troublé, ni inquiété, ni rongé par les soucis. Que mon âme meure de la mort des justes, afin qu'elle ne tombe plus dans les filets trompeurs de l'ennemi, et qu'elle ne prenne plus de satisfaction à mal faire. Quelle bonne mort, que celle qui n'ôte pas la vie, mais la change en mieux, qui ne fait pas tomber le corps, mais élève l'âme.

5. Mais ce n'est encore là qu'une mort qui est propre aux hommes. Que. mon âme meure de la mort des anges même, si je puis parler ainsi, afin que, perdant le souvenir des choses présentes, elle se dépouille non seulement de l'amour, mais des biens inférieurs et corporels, et qu'elle ait un commerce pur avec ceux dont elle imite la pureté. C'est dans ce ravissement que consiste seulement ou principalement la contemplation ; car, de n'être point touché, durant cette vie, de l'amour des choses de la vie, c'est l'effet d'une vertu humaine, mais de n'être pas même détourné de la contemplation par les images du corps, c'est le propre d'une pureté angélique, l'un et l'autre pourtant, sont un don de Dieu, l'un et l'autre sont lune extase, l'un et l'autre vous font sortir hors de vous-même ; mais dans l'un vous allez loin de vous, et dans l'autre vous demeura bien près de vous. Heureux celui qui peut dire : " Je me suis éloigné en fuyant, et suis demeuré dans la solitude (Psal. LIX, 8). " C'était peu pour lui de sortir, s'il ne s'en allait bien loin afin de pouvoir se reposer. Vous avez passé les plaisirs de la chair, en sorte que vous n'obéissez point à ses convoitises, et n'êtes plus arrêté par ces attraits ? Vous vous êtes avancé, vous vous êtes séparé, mais vous ne vous êtes pas encore éloigné, si vous n'avez pas assez de force pour vous élever par la pureté de votre esprit, au dessus des fantômes des choses corporelles, qui viennent en foule de toutes parts, se présenter à votre imagination. Jusques là ne vous promettez point de repos. Vous vous trompez, si vous croyez retrouver au dessous de vous le lieu de repos, le secret de la solitude, la sérénité de la lumière, la demeure de la paix. Mais donnez-moi quelqu'un, qui en soit arrivé là, je confesserai aussitôt qu'il est en repos, et qu'il peut dire avec raison: " Mettez-vous en repos, mon âme, puisque le Seigneur vous a fait tant de grâce (Psal. CXIX, 7). " Et ce lieu est vraiment une solitude, vraiment une demeure lumineuse (Lsa. IV, 6) et, pour user des termes du Prophète, une tente qui met à l'abri de la chaleur du jour, et à couvert des tourbillons et des orages. C'est de lui que le Prophète Roi parlait en ces termes : "Il m'a caché, dit-il, dans sa tente, durant les mauvais jours; il m'a protégé en me retirant dans le lieu le plus secret deson pavillon (Psal . XXXI, 5). "

6. C'est donc dans cette solitude, je crois, que l'Épouse s'est retirée, c'est dans ce lieu si beau qu'elle dort doucement entre les bras de son Époux, c'est-à-dire qu'elle est ravie en esprit, puisqu'on défend aux jeunes filles de la réveiller, jusqu'à ce qu'elle s'éveille d'elle-même. Mais en quels termes le leur défend-on? Ce n'est pas par un simple et léger avertissement, comme on fait d'ordinaire, mais par une conjuration toute nouvelle et inusitée, par les chevreuils et par les cerfs de la campagne. Et il me semble que, par ces sortes d'animaux sont désignés les âmes saintes, dépouillées de leur corps, et les anges qui sont avec Dieu, attendu qu'ils sont fort clairvoyants et fort agiles. Car on sait que l'une et l'autre qualité conviennent aux unes et aux autres de ces esprits, parce qu'ils s'élèvent aisément aux choses les plus hautes, et pénètrent sans peine les plus cachées. Et les champs mêmes où l'on dit qu'ils demeurent, marquent clairement la liberté et le dégagement où ils sont dans la contemplation. Que veut donc dire cette conjuration que l'Époux fait par ces sortes d'esprits? C'est sans doute afin que ces jeunes filles inquiètes n'osent pas tirer sa bien-aimée d'une compagnie si vénérable, à laquelle certainement elle se mêle, tontes les fois qu'elle sort d'elle-même par la contemplation. C'est donc avec raison qu'elles sont adjurées au nom du respect qu'elles doivent à ceux de la société de qui elles arrachent l'Épouse, par leur importunité. Que les jeunes filles considèrent qui sont ceux qu'elles offensent, lorsqu'elles importunent leur mère, et qu'elles n'aient pas dans sa charité maternelle, une telle confiance qu'elles ne craignent pas, toutes les fois qu'une nécessité pressante les y contraint, de se jeter sans retenue au milieu de cette céleste assemblée. Or, elles doivent songer qu'elles commettent cette irrévérence, toutes les fois qu'elles la détournent sans nécessité du repos de la contemplation. Évidemment c'est pour indiquer qu'il est laissé à son bon plaisir de vaquer à elle-même, ou de prendre le soin de ce qui les regarde, selon qu'elle le juge plus à propos, qu'on leur défend de l'éveiller avant qu'elle le veuille. L'Époux sait combien l'Épouse brûle d'amour, même pour son prochain, il n'ignore pas que cette bonne mère est assez portée, par sa propre charité, à songer à l'avancement de ses filles, et qu'elle ne se soustraira et ne se refusera point à elles, en cas de besoin. Aussi pense-t-il qu'il peut s'en remettre sans crainte à sa discrétion pour ce qu'elle leur doit. Car elle n'est pas comme tous ceux que reprend le prophète Ezéchiel, qui prennent pour eux ce qui est gros et fort, et laissent ce qui est faible et débile. Le médecin ne cherche-t-il pas plutôt ceux qui sont malades que ceux qui se portent bien ? S'il va voir ceux-ci, c'est comme ami, non comme médecin. Qui instruisez-vous, ô maître plein de bonté, si vous rejetez les ignorants? A qui, je vous le demande, prendrez-vous la peine de donner des règles de conduite, si vous chassez ou si vous fuyez ceux qui vivent dans le dérèglement? Pour qui montrerez-vous de la patience, si vous admettez seulement ceux qui sont pacifiques, et rebutez ceux qui sont inquiets.

7. Il y en a ici que je voudrais voir faire une attention particulière à ce que nous disons. Ils sauraient au moins combien on doit de respect aux supérieurs, et que, en les importunant sans motif, ils attirent aussi sur eux l'aversion des citoyens du ciel. Et peut-être commenceraient-ils à nous épargner plus qu'ils ne le font d'ordinaire, et ne troubleraient-ils pas notre repos avec tant d'irrévérence et de légèreté. Quand ils ne me détourneraient point du tout, ils savent bien que les visiteurs me laissent rarement une heure de loisir. Mais je me reproche de faire cette plainte, j'ai peur que quelque personne timide ne dissimule ses besoins au delà de sa patience, en appréhendant de m'importuner. Je n'en dirai donc pas davantage sur ce sujet, de crainte que je ne semble moi-même donner aux faibles un exemple d'impatience. Le Seigneur a de petits enfants qui croient en lui, et Dieu me garde que je leur sois un sujet de scandale (Matth. XVIII, 6). Je ne me servirai pas de cette manière, du pouvoir que j'ai sur eux; qu'ils se servent plutôt de moi comme il leur plaira, pourvu seulement qu'ils se sauvent. Ils m'épargneront en ne m'épargnant pas, et je serai plus en repos, s'ils ne craignent point de m'importuner dans leurs besoins. Je me prêterai à leurs voeux autant que je pourrai, et, tant que j'aurai un souffle de vie, je servirai mon Dieu en les servant, avec une charité exempte de feinte. Je ne chercherai point mes intérêts, ni ce qui m'est utile, mais je regarderai comme m'étant utile à moi-même tout ce qui le sera aux autres. Je ne demande qu'une chose, c'est que mon ministère leur soit agréable et avantageux, afin que cela au moins puisse me servir dans les mauvais jours, à trouver miséricorde devant les yeux de leur père et de l'époux Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant un même Dieu avec lui, est élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LIII. Les monts et les collines signifient les esprits célestes par dessus lesquels passe l’Époux en venant sur la terre, c'est-à-dire en se faisant homme.

1. " C'est la voix de mon bien-aimé. " L'Épouse voyant la nouvelle retenue des jeunes filles, et leur crainte respectueuse, lorsqu'elles n'osaient plus troubler son saint loisir, et ne l'importunaient plus comme auparavant en la retirant du repos de la contemplation, reconnaît que c'est un effet du soin et de l'entremise de l'Époux, et, se réjouissant en esprit, soit de leur avancement, car elles ne sont plus si inquiètes, soit de ce que désormais elle doit vivre plus en paix, soit enfin à cause de la bonté et de la grâce de son Époux qui témoigne tant de zèle pour son repos, et a tant de soin pour lui conserver son doux loisir, ou plutôt ses exercices si fervents, elle dit qu'elle est redevable de ce bien à ce que son bien-aimé leur a dit sur ce sujet. Car celui qui conduit les autres avec soin, ne vaque quasi jamais à soi-même avec assurance, parce qu'il craint toujours de ne pas se communiquer assez à ceux qui lui sont soumis, et de n'être pas agréable à Dieu, comme préférant à l'utilité générale son propre repos et la douceur de la contemplation; aussi il ne goûte pas peu de joie et de sécurité, lorsque, par la crainte et le respect que Dieu inspire quelquefois pour lui à ceux qu'il gouverne, il reconnaît que son repos est agréable à Dieu, qui leur fait mieux aimer, supporter leurs besoins avec patience, que troubler la douce quiétude de leur père spirituel. Car la douce appréhension de ces petits enfants fait connaître clairement qu'ils ont entendu au dedans d'eux-mêmes la voix menaçante et les réprimandes de celui qui dit par la bouche du Prophète : " C'est moi qui ne parle que des paroles de justice (Isa. LXIII, 1). " Sa voix, c'est son inspiration, c'est l'impression d'une juste crainte.

2. L'Épouse ravie de joie d'avoir entendu cette voix s'écrie : " C'est la voix de mon bien-aimé. " Elle est la bien-aimée; il n'est donc pas étrange qu'elle se réjouisse de reconnaître sa voix. Puis elle ajoute: " Le voici qui vient sautant dans les montagnes et passant par dessus les collines (Cant. II, 8). " Ayant reconnu la présence de son Époux à sa voix, elle jette aussitôt les yeux de tous côtés pour voir celui qu'elle a entendu. L'ouïe mène à la vue, parce que la foi vient de l'ouïe (Rom. X, 17), et c'est la foi qui purifie le coeur, et le rend capable de voir Dieu. Car nous lisons qu'il purifie les coeurs par la foi (Act. XX, 9). Elle voit donc venir celui qu'elle avait entendu parler: le Saint-Esprit observe ici l'ordre qui est décrit par le Prophète en ces termes: " Ecoutez ma fille et voyez (Psal. XLIV, 11). " Et afin que vous reconnaissiez avec plus de certitude que ce n'est point par hasard, mais à dessein, et pour la raison que nous venons d'alléguer, que l'ouïe, en cet endroit, est mise avant la vue, voyez si cet ordre n'a pas aussi été observé par le saint homme Job, lorsqu'il parle à Dieu en ces termes : " Je vous ai entendu de mes oreilles, et maintenant mon oeil vous voit (Job. XLII, 5). " De même, lorsque l'Ecriture rapporte que le Saint-Esprit descendit sur les apôtres, ne marque-t-elle pas que l'ouïe prévint la vue, quand elle dit " L'on entendit soudain un grand bruit du ciel, comme fait un vent impétueux qui se lève (Act. II, 2). " Et plus bas : " Et des langues de feu qui étaient dispersées leur apparurent. " Ce qui fait voir que l'avènement du Saint-Esprit fut connu d'abord par l'ouïe, et ensuite par la vue. Mais c'en est assez sur ce sujet. Car si vous voulez vous appliquer aussi à la recherche de ces choses, vous pourrez peut-être de vous-mêmes trouver dans l'Ecriture d'autres passages semblables à ceux que nous venons de citer.

3. Considérons maintenant ce qu'on ne peut trouver sans une plus exacte recherche, et dont les approches sont plus difficiles. En quoi j'avoue que j'ai tout à fait besoin du secours du Saint-Esprit, afin de pouvoir expliquer nettement quelles sont ces montagnes et ces collines, que l'Église voit avec bonheur son époux franchir et traverser, lorsque, comme je pense, il se hâtait de racheter celle dont la beauté l'avait rempli d'amour. Qui me le fait croire ? C'est le souvenir de quelque chose semblable qui arriva au roi prophète, lorsque, voyant en esprit, et décrivant l'avènement du Sauveur il s'écriait: c Il amis son pavillon dans le soleil, et sortant tel qu'un époux de la chambre nuptiale, il a marché à grands pas comme un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière : Il est sorti du plus haut des cieux, et il retournera au même lieu d'où il est parti (Psal. XVIII, 6). " On sait assez ce qu'il faut entendre par cette sortie et ce retour, et pourquoi ils ont lieu : mais quoi ? Lorsque nous lisons ces choses dans le psaume, ou dans le cantique, devons-nous nous imaginer un géant d'une prodigieuse grandeur, qui, épris de l'amour de quelque femme qui demeure loin de lui, vole au devant de ses embrassements, passe par dessus les montagnes et les collines que nous voyons s'élever si haut dans les plaines, que quelques-unes même semblent porter leur sommet jusques dans les nues? Il ne convient pas de recourir à des images corporelles, surtout pour expliquer un cantique tout spirituel. Il ne nous est pas même permis de le faire, si nous nous souvenons d'avoir lu dans l'Évangile que Dieu est esprit, et qu'il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit(Joan. XI, 23).

4. Quelles sont ces montagnes et ces collines spirituelles, afin que ce nous connaissions aussi quels sont ces bonds que faisait l'Époux, qui est Dieu, et partant esprit. Si nous disons que ce sont ces montagnes ee sur lesquelles l'Évangile rapporte que les quatre-vingt-dix-neuf brebis furent laissées, lorsque leur bon pasteur vint sur la terre en chercher une qui était perdue (Matth. VIII, 12), la chose n'en est pas moins obscure, et l'esprit demeure toujours arrêté, parce qu'il est difficile de trouver quelles sont ces autres montagnes où habitent et paissent les béatitudes célestes et spirituelles, qui sont sans doute les brebis dont il est parlé. Cependant s'il était vrai qu'il n'y en eût point, la Vérité n'aurait pas dit ce que nous venons de rapporter, et le Prophète lui-même n'aurait pas dit longtemps auparavant, en parlant de la cité d'en haut, de la Jérusalem céleste, qu'elle a ses fondements dans les montagnes saintes (Psal. LXXXVI, 1), s'il n'y avait point là, en effet, de montagnes; mais pour vous convaincre encore que cette demeure sainte et éternelle a non-seulement des montagnes spirituelles, mais aussi des montagnes vivantes et raisonnables, écoutez Isaïe : " Les montagnes et les collines chantent des hymnes de louanges en la présence de Dieu (Isa. LV, 12). "

5. Quelles sont-elles donc, sinon ces esprits bienheureux qui habitent g le ciel, que nous avons dit que le Sauveur a appelés brebis, en sorte t qu'ils sont ensemble des brebis et des montagnes ? A moins peut-être que vous ne trouviez absurde que des montagnes paissent dans les k montagnes, et des brebis dans les brebis. Il est vrai que, à le prendre à la lettre, cela est dur, mais si on l'entend d'une manière spirituelle, cela nous paraîtra doux et agréable, si nous considérons, comment le pasteur des unes et des autres, Jésus-Christ, la sagesse de Dieu, distribue d'une manière différente sur la terre et dans le ciel, la même nourriture de la vérité à chacune d'elles. Car, pour nous, misérables mortels, tandis que nous sommes dans le lieu de notre exil, nous sommes obligés de manger notre pain à 'la sueur de notre corps, et de le mendier avec peine et travail au dehors, c'est-à-dire, de le demander, ou à des hommes instruits ou aux livres sacrés, ou du moins à la contemplation, avec l'œil de l'intelligence, des grandeurs invisibles de Dieu, par l'ordre et la beauté des créatures visibles. Mais les anges reçoivent en eux-mêmes sinon d'eux-mêmes, de quoi être abondamment heureux, et le reçoivent avec autant de facilité que de félicité. Car ils sont tous instruits de Dieu même, qui est un bonheur infailliblement promis aux élus, mais dont ils ne peuvent jouir parfaitement, tant qu'ils sont encore en ce monde

6. Ainsi des montagnes paissent dans les montagnes, ou des brebis dans les brebis, puisque ces substances célestes et spirituelles, trouvent abondamment en elles-mêmes, par la parole de vie qu'elles reçoivent, le moyen de rendre leur béatitude perpétuelle, étant en même temps montagnes et brebis; montagnes, à cause de leur plénitude ou de leur élévation, et brebis à cause de leur douceur. Car s'ils sont pleins de Dieu, élevés en mérites, comblés de vertus, ils ne laissent pas, par une humble obéissance, de courber leurs têtes sous l'empire de la majesté souveraine de Dieu, comme des brebis innocentes qui se conduisent en toutes choses par la volonté de leur pasteur, et qui le suivent partout où il va. Or, selon le prophète David, dans ces montagnes vraiment saintes, de même que la sagesse de Dieu a été engendrée avant toutes choses, ainsi les fondements de la cité du Seigneur ont été fermement établis dès le commencement du monde (Psal. LXXXVI, 1) parce que cette cité est la même dans le ciel, et sur la terre, bien qu'elle soit étrangère an partie, et qu'elle règne déjà en partie. Et de ces montagnes, selon la parole d'Isaïe, comme de cymbales vivantes et harmonieuses, résonnent sans cesse des actions de grâces, et des voix de louanges (Isa. LI, 3), qui accomplissent ainsi par ces doux et perpétuels concerts, ce que nous avons rapporté un peu auparavant, d'après ce prophète, lorsqu'il disait que les montagnes et les collines chanteront des louanges devant Dieu (Isa. LV, 12) ; et ce qu'un autre prophète disait en parlant au Seigneur : " Heureux ceux qui habitent dans votre maison, ils vous loueront éternellement (Psal. LXXXIII, 5). "

7. Pour reprendre le fil de notre discours que nous avons un peu interrompu, mais il le fallait je crois, ce sont là ces montagnes et ces collines où l'Église a vu sauter son céleste époux, avec une merveilleuse allégresse, lorsqu'il volait au devant de ses chastes embrassements, et elle ne l'a pas vu seulement sauter dans ces montagnes, mais même passer par dessus. Voulez-vous que je vous montre, par les prophètes et les apôtres, ce qu'on entend par ses bonds ? Ce n'est pas que j'aie l'intention de vous rapporter ici tous les témoignages que ceux qui en ont le loisir, pourraient trouver sur ce sujet dans les écrits des prophètes, ce serait trop long et même inutile, je rapporterai seulement les choses qui confirment clairement, et en peu de mots ce qui est dit ici des bonds que fait l'Époux. David dit de lui, "qu'il a mis son pavillon dans le soleil, et que, paré comme un époux qui sort de sa chambre nuptiale, il a marché à grands pas comme un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière et qu'il est parti du plus haut des cieux (Psal. XVIII, 6)." Quel bond il a fait, du plus haut des cieux, jusque sur la terre ! Car je ne trouve point d'autre lieu, que la terre, qui puisse être indiquée par le soleil où il a mis son pavillon, lui qui habite une lumière inaccessible, c'est là qu'il a daigné faire paraître sa divine présence à la lumière et devant tout le monde. Car " c'est sur la terre, qu'il a été vu et qu'il a conversé parmi les hommes (Bar. III, 38)." Il a dressé à tous les yeux, dis-je, sur la terre désignée par ce mot, le soleil, son pavillon, c'est-à-dire le corps qu'il a daigné prendre de celui d'une vierge, afin que, invisible par sa nature, il devint visible, et que toute chair vit le salut de Dieu, qui était venu dans la chair.

8. Il a donc sauté dans les montagnes, c'est-à-dire dans les esprits inférieurs, lorsqu'il est descendu jusqu'à eux en daignant leur révéler un secret caché depuis tant de siècles, et le grand mystère de sa bonté. Mais passant par dessus ces montagnes sublimes et élevées, c'est-à-dire, par dessus les Chérubins et les Séraphins, les Dominations, les Principautés, les Puissances et les Vertus, il a daigné descendre jusqu'à l'ordre inférieur des Anges comme sur des collines. Mais y est-il demeuré ? Il a encore passé les collines. Car il n'a point pris la nature des anges (Heb. II, 16), mais celle d'Abraham, qui est inférieure à celle des anges, afin que cette parole que le roi prophète adresse au Père sur le sujet du Fils fût accomplie : " Vous l'avez. rendu un peu inférieur aux anges (Psal. VIII, 6). " Quoique l'on puisse expliquer ce passage à l'avantage de la nature humaine, en ce que l'homme qui a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu, et doué de la raison comme les anges, est formé de la terre. Mais écoutez l'apôtre saint Paul qui en parle clairement en ces termes : " Ayant la même essence que le Père, il n'a pas cru faire un larcin de se rendre égal à Dieu, parce qu'il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme d'un esclave, en se rendant semblable à l'homme, et en se revêtant de nos infirmités (Philip. II, 6)." Et lorsque la plénitude du temps est arrivée, Dieu a envoyé son fils né d'une femme, né sous la loi (Gal. IV, 4)." Il est donc indubitable que celui qui est né d'une femme et sous la loi, a passé en descendant en terre, non-seulement les montagnes, c'est-à-dire les premiers ordres des esprits bienheureux, mais encore les anges qui ne sont que d'un ordre inférieur, et qui, en comparaison des premiers, peuvent être raisonnablement appelés des collines. Mais le moindre du royaume des cieux, est plus grand que qui que ce soit ayant un corps sur la terre, quand ce serait le grand saint Jean-Baptiste (Luc. VII, 28). Car bien que nous confessions que Dieu homme, est incomparablement élevé au dessus de toutes les Principautés, et de toutes les Puissances, il faut néanmoins tomber d'accord que s'il les surpasse, en majesté, il est au dessous d'eux à cause de sa faiblesse. Voilà comment il a sauté dans lés montagnes, et a passé les collines en voulant bien se mettre au dessous non-seulement des esprits supérieurs mais même des inférieurs. Et il ne s'est pas seulement soumis à ces esprits célestes ; mais encore à ceux qui habitent des maisons de boue et de terre, passant et surmontant par son humble bassesse, la bassesse des hommes même. Car lorsqu'il était à Nazareth âgé de douze ans, il était assujetti à Marie et à Joseph. (Luc. II, 81) et sur les bords du Jourdain, étant encore plus âgé, il se courba sous les mains de saint Jean (Matth. III, 13). Mais le jour est déjà bas, et nous serions bien aise pourtant de demeurer encore sur ces montagnes.

9. Cependant si nous voulions en une seule fois satisfaire notre curiosité, et examiner tout ce qu'il y a de beau et de caché dans ce mystère, il y aurait à craindre que ce discours ne devînt d'une longueur ennuyeuse, ou qu'en nous pressant trop, nous ne traitassions pas avec assez de soin une matière si noble et si abondante. Nous nous arrêterons donc aujourd'hui, si vous le voulez bien, sur ces montagnes. Car il fait bon ici, et Jésus-Christ, ce bon pasteur, nous ayant placés avec les anges dans ces riches pâturages, nous pouvons y paître avec plus de plaisir et d'abondance. Car nous sommes aussi les brebis de sa bergerie. Ruminons donc comme des animaux purs 'du boa pasteur tout ce que nous avons fait passer dans notre estomac spirituel, du discours d'aujourd'hui, si je puis parler ainsi. Nous achèverons dans le suivant, tout ce qui reste sur ce sujet, et nous tâcherons de l'écouter plus attentivement avec la grâce de l'époux de l'Église Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LIV. Comment on peut trouver encore que les montagnes représentent les anges et les hommes, tandis que les collines représentent les démons. Il y a trois sortes de craintes que tout homme doit ressentir, s'il ne veut point perdre la grâce de bien faire qu'il a reçue de Dieu.

1. Il faut que je vous dise un autre sens sur le verset du Cantique que je vous ai expliqué dans mon sermon d'hier, vous choisirez celui des deux que vous jugerez le meilleur. Je crois qu'il n'est pas besoin de répéter ce que nous avons dit dans le discours précédent. Car je ne pense pas que vous l'ayez oublié en si peu de temps. Mais quand cela serait, comme on a recueilli par écrit ces sermons à mesure que je les ai prononcés, si quelque chose vous en est échappé, vous pourrez le reprendre aisément: cela dit, passons au reste. " Le voici, dit l'Épouse, qui vient sautant dans les montagnes, et passant les collines (Cant. II, 8). " Elle parle de l'Epoux; qui a sans doute sauté dans les montagnes, lorsque, envoyé du Père pour annoncer d'heureuses nouvelles à ceux qui étaient dans l'oppression, il n'a pas dédaigné de faire les fonctions des anges, en devenant l'ange du grand conseil, lui qui était le maître des anges. Il est descendu sur la terre, lui qui avait coutume d'y envoyer les autres: Il a fait connaître lui-même le salut qu'il apportait au monde. Il a lui-même révélé sa grâce et sa justice aux nations (Psal. XCVIII, 2). Tous les esprits bienheureux, selon l'Apôtre, sont les ministres de Dieu, et il les envoie pour servir ceux qui sont destinés à l'héritage du salut (Heb. I, 74). Et cependant celui-là même dont ils sont les ministres, et qui est infiniment élevé au dessus d'eux, et devenu comme l'un d'entre eux, et feignant de ne point voir le tort que lui causait cet abaissement, il s'est acquis une couronne immortelle de grâce et de gloire. Mais écoutez-le lui-même : " Je ne suis pas venu, dit-il, pour être servi, mais afin de servir, et de donner ma vie pour plusieurs (Matth. XX, 28). " Ce que nous ne voyons point qu'aucun des anges ait fait, en sorte que, par l'ardeur et la fidélité de ses services, il a surpassé tous ceux qui sont venus avant lui pour servir les hommes. Certes, c'est un excellent ministre, que celui qui donne sa chair en nourriture, son sang en breuvage, et sa vie pour prix et pour rançon de ceux à qui il est envoyé. Celui-là, en effet, est un excellent ministre qui, par la ferveur de son esprit, par l'ardeur de son amour, et par le zèle de bonté, non-seulement saute dans les montagnes, mais traverse même les collines, c'est-à-dire les surmonte par le désir brûlant qu'il a de sauver les hommes, attendu qu'il est celui que le Seigneur son Dieu a sauté d'une huile de joie, d'une manière plus excellente que tous ceux qui ont eu part à sa gloire (Psal. XLIV, 8). test particulièrement en cela qu'il a marché à grands pas comme un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière. Il a passé Gabriel, et est arrivé avant lui à la Vierge, selon le témoignage de cet archange même, qui dit à Marie : " Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous (Luc. I, 28). " Quoi? Celui que vous venez de laisser dans le ciel, vous le trouvez maintenant dans le sein d'une femme! Comment cela se fait-il? Il a volé en avant sur les ailes des vents. O bienheureux archange vous êtes vaincu ! Celui qui vous a envoyé devant lui, est arrivé plutôt que vous.

2. Ou bien il sautait dans les montagnes, lorsqu'il apparaissait autrefois aux patriarches en la personne des anges; ce qui semble mieux convenir à la terre. Car elle ne dit pas qu'il saute sur les montagnes, mais dans les montagnes, parce qu'il est cause qu'elles sautent elles-mêmes, comme il parle dans les prophètes et agit dans les justes lorsqu'il fait parler les uns et agir les autres. Ajoutez à cela que quelques-uns de ces anges le représentaient, en sorte que chacun d'eux ne parlait pas comme ange, mais comme Seigneur. Par exemple, l'ange qui parlait avec Moïse, ne disait pas : Je suis l'ange du Seigneur; mais, " je suis le Seigneur, " ce qu'il répéta (plusieurs fois. Il sautait donc dans les montagnes, c'est-à-dire dans les anges, en qui il parlait et se montrait aux hommes. Il sautait donc vers les hommes, mais en la personne des anges, non en la sienne propre, non en sa nature, mais en celle d'une créature qui lui est soumise. Car celui qui saute passe d'un lieu à l'autre, ce qui ne se fait point en Dieu. Il sautait donc dans les montagnes, c'est-à-dire, dans les anges, parce qu'il né le pouvait lias faire en sa propre personne, et il sautait jusqu'aux collines, c'est-à-dire, jusqu'aux patriarches, aux prophètes, et aux autres hommes spirituels qui étaient sur la terre.

Mais il passait aussi les collines, parce qu'il n'a pas seulement voulu parler et apparaître aux grands hommes, et aux hommes spirituels, mais il a daigné faire même la grâce à quelques-uns d'entre le peuple, et même à quelques femmes, en se servant pareillement du ministère des anges. Ou par les collines, l'Écriture entend les puissances de l'air, qu'on ne met plus au nombre des montagnes, parce qu'elles s'ont tombées du comble des vertus, par l'orgueil, et néanmoins ne sont pas désenflées par la pénitence, et arrivées jusqu'à l'humilité des vallées, ou jusqu'aux vallées des humbles. Je crois que c'est d'elles qu'il est dit dans les psaumes : " Les montagnes se sont fondues comme la cire à la vue du Seigneur (Psal. XCIV, 5). " Celui qui sauté dans les montagnes passé donc pardessus ces collines superbes et stériles qui tiennent comme le milieu entre les montagnes des parfaits et les vallées des pénitents; et les ayant passées et méprisées, il descend dans les vallées, afin qu'elles portent du blé en abondance. Les autres, au contraire, sont condamnées à une sécheresse et une stérilité perpétuelles, suivant cette imprécation du Prophète contre eux: "Que la rosée, dit-il, ni la pluie ne descendent point sur vous (Reg. I, 21). " Et afin que vous sachiez que c'est aux anges prévaricateurs qu'il adresse ces paroles sous la figure des montagnes de Gelboë, " où, dit-il, plusieurs blessés sont tombés. " Combien y en a-t-il de l'armée d'Israël qui sont tombés dès le commencement, et qui tombent encore tous les jours dans ces montagnes maudites ? C'est d'elles que parle le Prophète lorsqu'il dit au Seigneur : " Ils sont comme des hommes blessés à mort qui reposent dans les tombeaux, dont vous ne vous souvenez plus, et vous les avez chassés par la force de votre bras (Psal. LXXXVII). "

3. Il ne faut donc pas s'étonner si ces esprits, qui ne sont pas des montagnes du ciel, mais des collines de l'air où la rosée ni la pluie ne descendent jamais, demeurent toujours stériles et infructueux, puisque l'auteur de la grâce et le dispensateur des bénédictions passe pardessus, et descend dans les vallées, afin de répandre une pluie céleste sur les humbles qui sont sur la terre, et leur faire produire du fruit dans la patience, et porter trente, soixante, cent pour un. Car il a visité la terre, dit le Prophète, et l'a enivrée ; il a augmenté ses biens et ses richesses (Psal. LXIV, 10). Il a visité la terre, dit-il, non pas l'air, " car la terre est remplie de la miséricorde de Dieu (Psal. XXXI, 5). Il a opéré le salut au milieu de la terre, dit encore le même Prophète (Psal. LXXIII, 12). " Dit-il aussi au milieu de l'air? Cela est contre Origène, qui, par un mensonge impudent, crucifie encore une fois le Seigneur de gloire au milieu des airs, pour sauver les démons, lorsque saint Paul qui était témoin de ce mystère nous assure, " qu'étant ressuscité il ne meurt plus, et que la mort n'aura plus d'empire sur lui (Rom. VI, 9). "

4. Mais celui qui a passé l'air n'a pas seulement visité la terre, mais encore le ciel, selon l'Écriture qui dit : " Seigneur, votre miséricorde s'étend jusque dans le ciel, et votre vérité va jusqu'aux nues (Psal. XXXV, 6); " c'est-à-dire jusqu'au ciel qu'habitent les saints anges; l'Époux ne passe pas outre, mais il y saute, en sorte qu'il y imprime comme les deux vestiges de ses pieds, la miséricorde et la vérité, dont je me souviens vous avoir entretenus longuement dans les discours précédents. Mais c'est sous les nues et plus bas, dans cet air inférieur et ténébreux, que se trouve la demeure des démons; or, l'Époux ne saute point en eux, mais il y passe sans les regarder, en sorte qu'ils n'ont en eux aucun vestige du passage de Dieu. Car, comment la vérité se trouverait-elle dans le diable, puisque la vérité même a dit dans l'Évangile, que Satan n'est point demeuré dans la vérité, mais qu'il a été menteur dès le commencement (Joan. VIII, 44) ? On ne peut pas dire non plus qu'il soit miséricordieux, puisque la même vérité le convainc encore dans l'Évangile d'avoir été homicide en tout temps (Ibid). Or, tel père dé famille, tels serviteurs; aussi, c'est avec raison que l'Église, en chantant au sujet de l'Époux, " il habite en un lieu fort élevé, et regarde les choses humbles et basses dans le ciel et sur la terre (Psal. CXII, 5), " ne fait point mention de ces esprits superbes qui sont dans l'air, parce que Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles.

5. L'Épouse le voit donc sauter dans les montagnes et passer les collines, selon cette imprécation de David : que le Seigneur visite toutes les montagnes qui sont à l'entour, c'est-à-dire autour de Gelboë, mais qu'il passe celle de Gelboë. Car il y a des montagnes que le Seigneur visite, qui sont autour du diable désigné par le mont Gelboé, les anges au dessus de lui, et les hommes au dessous. Car, tombant du ciel, il s'est vu assigner pour sa peine le séjour de l'air, qui est placé entre le ciel et la terre, afin qu'il soit au dessus des hommes et au dessous des anges, et qu'il en soit jaloux, et que cette jalousie lui serve de tourment, suivant cette parole de l'Écriture : " Le pécheur verra ces choses et en concevra une violente colère, il grincera les dents de rage et sèchera de dépit (Psal. CXI, 10). " Comme il se sent malheureux lorsqu'il regarde les cieux, où il voit des montagnes innombrables, brillant des splendeurs divines , retentissant des louanges de Dieu, comblées de gloire et de grâces! Mais combien plus malheureux encore lorsqu'il regarde la terre, où il voit aussi plusieurs montagnes du peuple élu, solides dans la foi, élevées par l'espérance, étendues par la charité, cultivées par les vertus, pleines de fruits des bonnes oeuvres, et recevant tous les jours des bénédictions par la rosée du ciel, comme par le saut mystique de l'Époux! Avec combien de douceur et de jalousie croyons-nous que cet esprit si ambitieux de gloire, regarde autour de lui toutes ces montagnes glorieuses, quand il voit au contraire que lui et les siens sont incultes, couverts de ténèbres, et stériles en tous biens, et qu'il reconnaît que lui, qui calomnie tout le monde, est l'opprobre des hommes et des anges, suivant ce mot du Psalmiste : " Ce dragon que vous avez formé pour servir de jouet et de risée (Psal. CIII, 26). "

6. Et la cause de cela, c'est que l'Époux les passe à cause de leur orgueil, et saute dans les montagnes qui sont à l'entour de lui, comme une fontaine qui s'élève au milieu du paradis, arrose toute la terre, et verse ses bénédictions sur toute sorte d'animaux. Heureux ceux qui méritent d'être abreuvés quelquefois, quoique rarement, de ce torrent de délices, et en qui l'eau de la sagesse et la fontaine de la vie rejaillissent de temps en temps, si elle ne coule pas toujours, et forment en eux une source d'eau rejaillissante pour la vie éternelle. Or, ce fleuve impétueux réjouit la cité de Dieu, et y coule toujours avec abondance. Mais Dieu veuille qu'il ne dédaigne pas de se répandre quelquefois, comme par une espèce d'inondation, dans nos montagnes qui sont pur la terre, afin qu'étant suffisamment abreuvées, elles puissent aussi distiller sur nous, qui sommes des vallées, quelques gouttes d'eau, de crainte que nous ne demeurions entièrement secs et stériles. Il n'y a que misère, pauvreté et que famine dans la contrée qui n'est jamais humectée par ces inondations, ni par ces faibles écoulements, parce que la fontaine de sagesse coule et s'en va au delà. "Or, dit un prophète, comme ils n'ont pas eu la sagesse, ils se sont perdus par leur folie (Baruch.. ni, 28). "

7. " Le voici qui vient sautant, dans les montagnes et passant les collines. " Il saute afin de passer outre, parce qu'il ne veut pas s'arrêter à tous. Car tous ne sont pas agréables à Dieu. Mes frères, si selon la pensée de saint Paul (I Cor. X, 11), ces choses sont écrites pour notre instruction, observons la discrétion et la circonspection des sauts mystiques de l'Époux, remarquons comment, parmi les anges et parmi nous, il saute spirituellement dans les humbles, et passe les superbes. Car le Seigneur étant infiniment élevé, regarde ceux qui sont bas et humbles, et voit de loin ceux qui s'élèvent par l'orgueil (Psal. CXXXVII, 6). Considérons, dis-je, ces choses avec attention, afin que nous veillions à nous préparer à ces sauts salutaires de l'Époux, de peur qu'il ne nous passe comme les montagnes de Gelboë, s'il nous juge indignes de sa visite. Pourquoi vous enorgueillissez-vous, vous qui n'êtes que terre et que cendre? Le Seigneur passe les anges même, ayant leur orgueil en exécration. Que ce rebut donc qu'il fait des anges serve à corriger les hommes, puisque cela â été écrit pour leur instruction. Que le mal du diable contribue à mon bien, et puisse-je laver mes mains dans le sang du pécheur. Comment cela, direz-vous? Écoutez, le voici. Une horrible et épouvantable malédiction a été fulminée contre le diable superbe par le Prophète, quand il s'écrie, en parlant de lui en esprit, sous la figure de Gelboë, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut : " Que le Seigneur visite les montagnes qui sont à l'entour, mais qu'il passe Gelboë sans le visiter (II Reg. I, 21). "

8. Lorsque je lis ces paroles, et qu'ensuite je jette les yeux sur moi et que je m'examine avec soin, je me trouve infesté de cette peste que le Seigneur a eue tant en horreur dans l'ange, qu'il s'est détourné de lui, en même temps qu'il honorait de sa visite tous ceux qui étaient autour de lui, soit anges soit hommes. Et je me dis à moi-même avec frayeur et tremblement : Si un ange a été traité de la sorte, comment serai-je traité, moi qui ne suis que terre et que cendre? Il s'est enorgueilli dans le ciel, et moi, sur un fumier. Qui ne supporterait l'orgueil plutôt dans un riche que dans un pauvre? Malheur à moi ! si on a châtié avec tant de sévérité un esprit si puissant, parce que son coeur s'est enflé, et s'il ne lui a servi de rien que l'orgueil soit un air naturel aux grands, quelle peine ne mériterai-je point, moi qui suis tout ensemble et superbe et misérable? Mais j'en reçois déjà le châtiment, je me sens déjà frappé d'une blessure cruelle. Ce n'est pas sans raison que depuis quelques jours je me trouve dans cette langueur, dans cet obscurcissement et dans cette lâcheté inaccoutumée. Je courais avec ardeur„ lorsque j'ai rencontré en mon chemin une pierre d'achoppement, contre laquelle j'ai heurté le pied, et qui m'a renversé par terre. L'orgueil s'est trouvé en moi, et le Seigneur s'est détourné de son serviteur dans sa colère. C'est de là que vient tente stérilité de mon âme, ce refroidissement de dévotion. Comment mon coeur s'est-il ainsi desséché? il s'est durci comme le lait qui se caille, il est devenu comme une terre aride et sans eau. Sa dureté est si grande, que je ne saurais verser des larmes. Je ne trouve plus de goût au chant de l'Église, je ne saurais lire, je n'ai plus le goût de prier, je ne retrouve plus mes méditations habituelles. Où est cette fécondité première, cette sérénité, cette paix, cette joie dans le Saint-Esprit ? De là vient que je suis paresseux pour le travail des mains, endormi quand je dois veiller, prompt à me mettre en colère, opiniâtre dans ma haine, plus porté pour ma langue et pour ma bouche que je n'étais, plus lâche et plus stérile pour la méditation. Hélas! le Seigneur visite toutes l-;s montagnes qui sont autour de moi, et il n'y a que moi dont il ne s'approche point! Ne suis-je point de ces collines que ce divin époux laisse derrière lui? Car j'en vois quelques-uns d'une abstinence singulière, d'autres d'une patience admirable, celui-ci a une douceur et une humilité merveilleuses, celui-là est plein de miséricorde et de bonté, un autre est souvent ravi en contemplation, frappe et pénètre les cieux par l'assiduité et l'instance de ses oraisons, et ainsi chacun excelle en quelque vertu particulière. Je remarque, dis-je, qu'ils sont tous dévots, tous fervents, tous unis en Jésus-Christ, tous comblés des dons célestes de la grâce, comme de vraies montagnes spirituelles, visitées du Seigneur, et qui reçoivent souvent en elles les sauts mystiques de l'Époux. Mais moi, qui ne trouve en moi rien de pareil, que puis-je me croire autre chose qu'une de ces montagnes de Gelboë, que ce Sauveur qui visite toutes les autres avec tant de bonté, passe dans sa colère et dans son indignation?

9. Ales chers enfants, cette pensée ôte la vaine estime de soi-même, attire la grâce, prépare à ces sauts divins de l'Époux. Je vous ai représenté ces choses en moi pour l'amour de vous, afin que vous fissiez de même. Soyez donc mes imitateurs; je ne dis pas dans l'exercice des vertus ou dans le règlement des moeurs, ou dans l'éclat de la sainteté, car il n'y a rien en moi de toutes ces choses qui mérite d'être imité; mais je désire que vous ne vous épargniez point vous-mêmes, que vous soyez les premiers à vous accuser toutes les fois que vous reconnaissez en vous que la grâce est refroidie, et la vertu languissante, comme vous voyez que je m'en accuse moi-même. C'est là agir en homme qui veille exactement sur soi, qui examine avec soin ses voies et sa conduite, et qui, en tout, tient toujours l'orgueil pour suspect, et craint qu'il ne se glisse dans son âme. En vérité, j'ai appris, par ma propre expérience, qu'il n'y a rien de si efficace pour mériter la grâce, pour la conserver, ou pour la recouvrer, que de ne s'élever jamais devant Dieu, mais d'être toujours dans un état de crainte et de tremblement. "Bienheureux, dit le Sage, est celui qui est toujours dans la crainte (Prov. XXVIII, 14). " Craignez donc, lorsque la grâce est présente, craignez lorsqu'elle s'en va, craignez lorsqu'elle revient, voilà ce qu’on entend par être toujours dans la ceinte. Que ces trois craintes se succèdent dans votre âme, selon que. vous sentez que la grâce est en vous, ou s'en retire lorsqu'elle est offensée, ou y revient de nouveau quand elle est apaisée. Lorsqu'elle est présente, appréhendez de n'y pas correspondre assez dignement, car c'est l'avis que donne l'Apôtre, lorsqu'il dit : " Prenez garde de recevoir en vain la grâce de Dieu (II Cor. VI, 1). " Et, dans sa lettre à Timothée . " Ne négligez pas la grâce qui est en vous (I Tim. IV, 14). " Soit, enfin, ne parlant de lui-même . " La grâce de Dieu n'a pas été vaine en moi (I Cor. XV, 10). " Cet homme admirable, qui pénétrait les secrets de Dieu, savait que, négliger les dons de Dieu, et ne s'en pas servir pour l'usage qu'on les -a reçus, c'est faire injure à celui dont ou les tient, et il croyait que c'est là un orgueil épouvantable. C'est pourquoi il évitait lui-même avec grand soin, et enseignait aux autres à éviter un ami si dangereux.

Mais il y a encore ici un autre précipice que je vous veux découvrir, dont l'esprit d'orgueil se sert, comme dit le Prophète, pour dresser des embûches comme un lion dans sa caverne, avec d'autant plus de danger pour nous, que ce piège est plus caché. Car, lorsqu'il ne peut empêcher l'action, il tâche de corrompre l'intention, en nous suggérant de nous attribuer ce qui n'est qu'un effet de la grâce. Or, vous ne sauriez douter due ce genre d'orgueil ne soit bien pire que le premier. Car, qu'y a-t-il de plus horrible que le langage de ceux qui disaient : " C'est notre main toute-puissante, et non le Seigneur, qui a fait toutes ces choses (Deut. XXXII, 27). "

10. Si donc on doit craindre lorsque la grâce demeure en nous, que doit-on faire lorsqu'elle se retire ? Ne doit-on pas alors craindre bien davantage? puisqu'il faut périr lorsque la grâce vient à manquer. Écoutez le souverain dispensateur de la grâce : " Vous ne pouvez, dit-il, rien faire sans moi (Joan XV, 5). ". Craignez donc extrêmement lorsque la grâce vous est soustraite; car vous tomberez bientôt. Craignez et tremblez, parce que Dieu est irrité contre vous. Craignez parce que celle qui vous gardait vous a abandonné. Et ne doutez point que votre orgueil en soit cause, quoique cela ne vous paraisse pas, quoique vous ne vous sentiez coupable de rien. Car ce que vous ne savez pas, Dieu le sait, et c'est lui qui vous juge. Ce n'est pas cruel qui se rend témoignage, qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu rend témoignage (Jacob, IV, 18) et qu'il approuve. Or Dieu vous rend-il témoignage et approuve-t-il votre conduite quand il vous prive de la grâce ? Et celui qui donne sa grâce aux humbles, l'ôtera-t-il à celui qui est humble, après la lui avoir donnée ? la privation de la grâce est donc une marque d'orgueil. Quoique néanmoins il arrive quelquefois que la grâce est soustraite et éloignée, non à cause d'un orgueil présent, mais à cause de celui où l'on tomberait, si on ne nous tirait par la grâce. Nous en avons un exemple évident dans la personne de l'Apôtre, qui souffrait malgré lui, les aiguillons de sa chair, non parce qu'il s'élevait, mais de peur qu'il ne s'élevât (II Cor. XII, 7). Mais enfin, que l'orgueil soit présent, ou qu'il doive naître plus tard, il est vrai de dire que l'orgueil est toujours la cause de la soustraction de la grâce.

11. Mais si la grâce vous redevient propice et retourne vers vous, c'est alors que vous devez craindre bien plus encore, qu'il ne vous arrive de tomber de nouveau, selon cette parole de Jésus-Christ dans l'Évangile. " Vous voilà guéri, allez et ne péchez plus, de crainte qu'il ne vous arrive quelque chose de pire (Joan. V, 14,) Voyez-vous qu'il est bien plus funeste de retomber que de tomber ? Que votre crainte soit donc plus grande, quand le péril est plus grand. Vous êtes heureux si vous remplissez votre coeur de cette triple crainte, en sorte que vous craigniez pour la grâce que vous avez reçue, que vous craigniez encore davantage pour celle que vous avez perdue, et beaucoup plus enfin pour celle que vous avez recouvrée. Faites cela et vous serez comme l'urne des noces où assista Jésus-Christ, plein jusqu'au haut, contenant non-seulement deux mesures comme elle, mais trois, et vous mériterez de recevoir la bénédiction de Jésus-Christ qui change votre eau en un vin de joie, et l'amour parfait chassera dehors la crainte.

12. Je dis donc que la crainte est figurée par l'eau, puisqu'elle tempère la chaleur des désirs charnels. " Le commencement de la sagesse, dit le Prophète, c'est la crainte du Seigneur (Psal. CX).) Et ailleurs : " Il lui a donné à boire de l'eau salutaire de la sagesse. " Si la crainte est la sagesse et que la sagesse soit de l'eau, la crainte est de l'eau. Aussi le sage dit-il : " La crainte du Seigneur est une fontaine de vie (Prov. XIV, 7). " Votre âme est comme une urne, or chaque urne du festin de l'Évangile contenait deux ou trois mesures. Ces trois mesures sont les trois sortes de crainte " et ils les emplirent jusqu'au haut (Joan. I, 6), " dit l'Évangéliste. Ce n'est pas une crainte, ce ne sont pas deux craintes qui suffisent pour les emplir jusqu'au haut, il en faut trois. Craignez Dieu en tout temps, et de tout votre coeur, vous avez rempli votre urne jusqu'au haut. Dieu aime que les présents qu'on lui fait soient entiers, que l'amour qu'on a pour lui, soit sans réserve, que les sacrifices qu'on lui offre soient parfaits. Ayez donc soin d'apporter votre urne pleine aux noces célestes afin qu'on puisse dire aussi de vous : " L'esprit de la crainte du Seigneur l'a rempli (Isa. XI, 3). " Celui qui craint ainsi, ne néglige rien, car comment la négligence pourrait-elle entrer en celui qui est tout plein? Ce qui peut encore recevoir quelque chose, n'est pas absolument plein. Par la même raison, il ne peut pas en même temps craindre et s'élever. Car il n'y a point de place pour l'orgueil où tout est plein de la crainte de Dieu. Il en faut dire autant des autres vices, car il est de toute nécessité que tout soit exclu par la plénitude de la crainte. Et ce sera quand vous craindrez ainsi pleinement et parfaitement, que l'amour donnera de la saveur à votre eau par la bénédiction du Seigneur. Car la crainte sans l'amour est une peine. Or l'amour est le vin qui réjouit le coeur de l'homme (Psal. CIII. 15), car l'amour parfait bannit la crainte (Joan IV, 8),en sorte que ce qui était de l'eau, commence à devenir du vin, à la louange et à la gloire de l'Époux de l'Église, Jésus-Christ-Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LV. Comment on peut, par la vraie pénitence, éviter le jugement de Dieu.

1. " Mon bien-aimé est semblable à un chevreuil, et à un faon de biche (Cant. II,19). " Cela dépend du verset précédent, car l'Épouse compare maintenant à un chevreuil, et à un faon de biche, celui qu'elle nous avait montré sautant et se hâtant. La comparaison est évidemment bien choisie, car ce genre d'animaux est rapide à la course et agile à sauter. Or elle parle de l'Époux, et l'Époux est lui-même la parole éternelle. Aussi le Prophète en parlant de Dieu, dit-il que " sa parole court avec vitesse (Psal. CXLVII, 15). " Ce qui se rapporte fort bien à notre texte, où l'Époux, qui est la parole de Dieu est décrit sautant et traversant les montagnes, et par conséquent semblable aux chevreuils, et aux faons de biche. C'est même là la comparaison de l'Epouse. Ajoutez encore, afin qu'elle vous paraisse plus juste, que le chevreuil n'excelle pas seulement parla vitesse de sa course, mais aussi par la pénétration de sa vue. Ce qui regarde proprement cette partie du discours de l'Épouse, où l'Époux est dépeint sautant, et passant pardessus les collines, car s'il n'avait la vue très-subtile, il ne pourrait pas, sautant et courant, discerner ceux en qui il doit sauter, et ceux qu'il doit passer. Autrement elle aurait pu se contenter pour marquer la réserve de l’Époux se hâtait, de le comparer seulement au faon de biche. Car on sait que cet animal court extrêmement vite. Mais parce que l'Époux, quoique l'ardeur de son amour semble l'emporter avec une vitesse incroyable, pour jouir des chastes embrassements de sa bien-aimée, ne laisse pas pourtant de diriger ses pas, ou plutôt ses bonds, avec beaucoup de prudence et de circonspection, et de prendre bien garde où il doit mettre le pied, il a fallu sans doute joindre, aussi la comparaison du chevreuil, à celle du faon de biche, afin que l'une exprimât le désir ardent qui le fait ainsi sauter, et l'autre le discernement avec lequel il choisit l'endroit où il doit sauter. Car Jésus-Christ est juste et miséricordieux, il est Sauveur et juge, (Tim. II, 4) : parce qu'il aime, il veut que tous les hommes soient sauvés, et acquièrent la connaissance, de la vérité; et parce qu'il juge, il connaît ceux qui sont à lui, et sait ceux qu'il a choisis dès le commencement (Joan. XIII, 18).

2. Reconnaissons donc que ces deux biens de l'Époux, la miséricorde et la justice, nous sont représentés par le Saint-Esprit, sous la figure de ces deux animaux, afin qu'en témoignage de l'intégrité et de la perfection de notre foi, nous imitions le Prophète (Psal. C, 1), et célébrions avec lui la miséricorde et la justice du Seigneur. Quant à moi, je ne doute point. que ceux qui sont curieux et instruits de ces choses, ne puissent encore indiquer d’autres propriétés de la nature de ces animaux, qu'on pourrait utilement et raisonnablement, rapporter à l'Époux. Mais je pense que celles-ci peuvent servir pour rendre raison de la comparaison de l'Époux. C'est encore avec beaucoup de sagesse que le Saint-Esprit ne compare pas l'Époux au cerf, mais au faon de biche, en quoi il fait mention des patriarches, dont Jésus-Christ descend selon la chair, et de l'enfance du Sauveur. Car ce petit enfant qui nous est né (Isa. IX, 6), a paru comme un faon de biche. Mais vous, qui désirez l’avènement du Sauveur, appréhendez l'examen rigoureux de ce juge, appréhendez sas yeux de chèvre, craignez celui qui dit par un Prophète : " Et en ce jour-là j'examinerai Jérusalem à la clarté des flambeaux (Sopho. I, 12). " Il a la vue perçante, ses yeux ne laisseront rien échapper à leurs regards. Il sondera les reins et les coeurs, et toutes les pensées des hommes seront à nu devant lui. (Psal. VII, 10). Qu'y aura-t-il de sûr dans Babylone, si Jérusalem même doit subir l'épreuve d'un si rude examen? Car je pense qu'en cet endroit le Prophète a voulu désigner par cette ville, ceux qui mènent nue vie religieuse ici-bas, qui imitent autant qu'ils peuvent, par leur conduite honnête et réglée, les moeurs de cette Jérusalem céleste, et ne ressemblent pas à ceux qui sont de Babylone, et dont la vie est toute pleine de désordres et de crimes. Car leurs péchés manifestes sont déjà, jugés, et ils n'ont point besoin d'examen, mais de supplice. Mais pour moi, qui parais religieux et habitant de, Jérusalem, mes péchés sont cachés et comme couverts sous le nom et sous l'habit religieux. Voilà pourquoi il sera nécessaire d'en faire une recherche et une discussion exacte, et de les tirer des ténèbres, peur les produire au jour, en y approchant la lumière et le flambeau.

3. Nous pouvons encore citer quelques paroles du Psalmiste pour confirmer ce qui est dit de cet examen de Jérusalem. Il dit en effet, parlant au nom du Seigneur : " Lorsque le temps sera veau, je jugerai les justices même (Psal. LXXIV, 3)." Par, où, si je ne me trompe, il veut dire qu'il discutera et examinera la conduite et les actions des justes. Nous avons grand sujet de craindre que, devant un examen si rigoureux, plusieurs de nos actions que nous croyons vertueuses, ne paraissent vicieuses. Il y a pourtant un remède à cela, c'est que si nous nous jugeons, nous-mêmes, nous ne serons point jugés (II Cor. XI, 31). Certes ce jugement-là m'est bien avantageux, puisqu'il me dérobe et rue cache à cet autre jugement de Dieu, qui doit être si sévère. Je tremble de frayeur de tomber entre les mains du Dieu vivant. Je veux être présenté devant sa face irritée, déjà jugé, non point pour être jugé. L'homme spirituel juge toutes choses, et n'est jugé de personne (I Cor. II, 15). Je jugerai donc le mal qui est en moi, je jugerai même le bien. Je tâcherai de corriger le mal par de meilleures actions, de l'effacer par des larmes, de le punir par des jeûnes, et par les autres travaux d'une sainte discipline. Dans le bien, j'aurai un humble, sentiment de moi-même, et selon le précepte du Seigneur, je m’estimerai un serviteur inutile qui n'a fait que ce qu'il devait faire. Je prendrai garde de ne lui pas offrir de l'ivraie pour du froment, ou des pailles pour des grains. Je sonderai mes voies et ma conduite, afin que celui qui doit examiner Jérusalem à la lumière des flambeaux (Sopho, I, 12) ne trouve rien en moi qui ne soit examiné et discuté. Car il ne jugera pas deux fois une même chose.

4. Qui me fera la grâce de si bien examiner et corriger mes péchés, que rien ne me fasse appréhender les yeux si clairvoyants de la chèvre, ni rougir à la lumière des lampes? Maintenant, je suis vu, mais je ne vois pas. Cet oeil auquel toutes choses paraissent à découvert, est présent, bien que lui-même ne paraisse pas. Il viendra un temps où je connaîtrai comme je suis connu. Mais, à cette heure, je ne connais encore qu'en partie, bien que je ne sois pas connu seulement en partie, mais en entier. Je redoute la vue de ce divin examinateur qui se tient derrière la muraille. Car c'est ce que l'Écriture ajoute touchant celui qu'elle a comparé à un chevreuil, à cause de la pénétration de sa vue. Le voilà, dit-elle, " qui est debout derrière la muraille, et qui regarde par les fenêtres et par les treillis (Cant. II, 9). " Mais nous expliquerons cela en son lieu. Je redoute donc ce juge caché, qui examine les choses cachées. L'Épouse ne craint rien. En effet, que pourrait craindre cette bien-aimée, cette colombe, cette belle? Aussi lisez-vous ensuite : " Voici mon bien-aimé qui me parle. " Il parle, et c'est pourquoi je redoute sa vue, parce qu'il ne me rend pas témoignage comme à l'Épouse. Mais Vous, ô Épouse, qu'entendez-vous? Que vous dit votre bien-aimée? Levez-vous, dit-il, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma belle. Mais il faut aussi remettre cela à une autre fois, afin de ne pas trop restreindre ce qu'il faut traiter avec plus d'étendue, de peur que je ne sois encore trouvé coupable en ce point, si je manquais à vous donner des instructions nécessaires pour la connaissance et l'amour de l'époux de l'Eglise, Jésus-Christ, Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LVI. Nos péchés et nos vices sont comme une muraille élevée entre Dieu et nous.

1. " Le voici debout derrière la muraille et regardant par les fenêtres et par les treillis (Cant. II, 9). " Selon la lettre, il semble que l'Épouse veuille dire que celui qu'on voyait venir sautant, s'est approché jusqu'à son logis, et, se tenant derrière la muraille, regarde par les fenêtres et par les fentes, n'osant pas entrer dedans. Mais selon l'esprit on peut entendre qu'il s'est vraiment approché, mais d'une autre façon digne de cet époux céleste, et dignement exprimé par le Saint-Esprit, car l'intelligence véritable et spirituelle n'admettra jamais rien qui ne soit bienséant à celui qui agit, et à celui qui rapporte l'action qu'il a faite. Il s'est donc approché de la muraille, lorsqu'il s'est uni à la chair. La muraille c'est la chair; et l'approche de l'Époux est l'incarnation du Verbe. Les treillis et les fenêtres par où l'Épouse dit qu'il regarde, ce sont, comme je le crois, les sens de la chair, et les passions humaines, par où il a éprouvé les infirmités des hommes. Car il a porté lui-même nos langueurs, et il a pris nos douleurs sur lui (Isa. LIII, 4). Il s'est donc servi des passions et des sens du corps, comme de fentes et de fenêtres, afin qu'étant homme, il connût par sa propre expérience les misères des hommes, et qu'il en eût compassion. Il les connaissait sans doute auparavant, mais d'une autre façon. Il connaissait la vertu d'obéissance, parce qu'il est le Seigneur des vertus; et néanmoins, selon le témoignage de l'Apôtre : " Il a appris l'obéissance par les choses qu'il a souffertes (Heb. X, 8). " Voilà aussi comment il a appris la miséricorde, bien que la miséricorde du Seigneur soit de toute éternité. C'est ce que nous enseigne ce même Docteur des nations, lorsqu'il assure, qu'il a souffert toutes sortes de maux à cause de la ressemblance du péché qu'il portait, afin qu'il devint miséricordieux (Heb. IV, 45). Voyez-vous comment il est devenu ce qu'il était déjà, et il a appris ce qu'il serait auparavant, et comme quoi il a cherché parmi nous des fentes et des fenêtres, par où il pût connaître nos faiblesses, avec encore plus de soin ? Or il a trouvé autant d'ouvertures dans notre muraille ruinée et pleine de fentes, qu'il a fait dans son corps d'expériences, de notre infirmité et de notre corruption.

2. Voilà donc comment l'Époux se tenait debout derrière la muraille et regardait par les fenêtres et par les treillis. Et c'est avec raison qu'elle le représente debout, parce que seul il s'est tenu véritablement debout et ferme dans la chair, puisqu'il n'a point senti le péché. On peut entendre encore, qu'étant tombé par la faiblesse de la chair, il est demeuré debout par la puissance de la divinité, selon cette parole qui est de lui : "L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Matth. XXVI, 41). " Je pense aussi que ce que David dit touchant ce mystère, favorise cette interprétation. Car, bien que ce prophète du Seigneur parle de Moïse, il avait sans doute le Seigneur en vue, puisqu'il est le véritable Moïse vraiment venu par l'eau, non-seulement par l'eau, mais par l'eau et par le sang tout ensemble. Voici ce que dit ce prophète en parlant de Dieu le Père : "Dieu avait résolu de les perdre, si Moïse son bien-aimé ne se fût tenu debout en sa présence, quoiqu'il fût tout abattu, et n'eût arrêté sa colère, et obtenu de lui qu'il rue les exterminerait pas (Psal. CV, 23). " Comment se peut-il faire qu'il se tint debout, s'il était abattu; où s'il était debout comment était-il abattu? Je vais vous montrer, si vous voulez, qui est celui qui s'est vraiment tenu debout quoiqu'il fût abattu. Je n'en connais point qui l'ait pu faire que mon Seigneur Jésus, qui certainement vivait dans sa mort même, qui était en même temps abattu sur la croix, et debout avec le Père par sa Divinité. D'un côté il priait le Père avec nous, de l'autre, il nous faisait cordé avec le Père. Il était debout derrière la muraille, tandis que ce qui était abattu en lui paraissait manifestement dans la chair, et ce qui était debout se cachait comme derrière la chair; c'était tout à la fois un somme à tous les regards, et un Dieu caché aux yeux des hommes.

3. Je crois qu'il est encore debout derrière la muraille pour chacun de nous qui désirons son avènement, tant que notre corps, qui est sujet au péché, nous cache sa face ici bas, et nous empêche de jouir de sa présence. " Car, tandis que nous vivons dans ce corps, dit l'Apôtre, nous sommes éloignés du Seigneur (2 Cor. V, 6). " Ce n'est pas simplement parce que nous sommes dans un corps, mais parce que nous sommes dans ce corps-ci qui vient du péché, et qui n'est point sans péché. Et afin que vous sachiez que ce n'est pas notre corps mais nos péchés qui nous séparent de Dieu, écoutez l'Écriture sainte: "Nos péchés, dit-elle, mettent une séparation entre Dieu et nous (Isa. LIX. 2). " Et plût à Dieu qu'il n'y eût d'autre obstacle pour moi que la muraille du corps, et que le péché qui est dans le chair, et que je ne- fusse point empêché par une infinité de vices, comme par autant de murs. Car j'appréhende fort que, sans compter ce qu'il y a de corrompu dans ma nature, je n'aie entame ajouté beaucoup de péchés de ma propre malice, qui aient infiniment éloigné l'Époux de moi, et que, si je voulais avouer la vérité, je ne fusse obligé de confesser, qu'à mon égard, il est plutôt debout derrière plusieurs murailles, que derrière une seule.

4. Mais je veux m'expliquer davantage, l'Époux est également et indifféremment partout par la présence de sa majesté, et par la grandeur de sa puissance, néanmoins on peut dire que par la communication de sa grâce, il est proche de quelques-uns et éloigné des autres, ce qui ne s'entend qu'à l'égard des hommes et des anges, c'est-à-dire des créatures raisonnables. C'est pourquoi le roi Prophète dit que le salut est éloigné des pécheurs (Psal. CXVIII, 55) ; et, en parlant de lui-même tout saint qu'il était : " Pourquoi, Seigneur, vous êtes-vous éloigné de moi (Psal. IX, 1) ? " Et quant aux saints, il s'éloigne quelquefois d'eux par une juste dispensation, mais ce n'est que pour un temps, et encore n'est-ce pas tout-à-fait, mais seulement en partie. Mais pour ce qui est des pécheurs dont il est dit dans le psaume : " Leur orgueil moule toujours (Psal. VII, 23) ; et leur conduite est corrompue en tout temps (Psal. IX, 5) ; " il en est toujours extrêmement éloigné, et cet éloignement est un effet de sa colère, non de sa miséricorde. C'est pourquoi David, s'adressant à Dieu, lui dit : " Ne vous détournez pas de votre serviteur dans votre colère; " il savait qu'il pouvait s'en détourner par miséricorde. Le Seigneur est donc proche des saints et de ses élus, lors même qu'il semble en être éloigné, et il ne s'approche pas également de tous, mais des uns plus, des autres moins, selon la diversité de leurs mérites. Car, bien qu'il soit proche de tous ceux qui l'invoquent avec foi, et de ceux qui ont le coeur brisé par l'affliction, peut-être néanmoins n'est-il pas si proche d'eux, qu'ils puissent dire, qu'il est debout derrière la muraille. Mais comme il est près de l'Épouse, puisqu'elle n'est séparée de lui que par une muraille ! C'est pourquoi elle voudrait être dégagée des liens du corps, afin que ce mur étant renversé; elle pût être avec celui qu'elle espère trouver derrière.

5. Mais, pour moi qui suis pécheur, bien loin de désirer d'être hors de ces liens, je crains au contraire beaucoup que cela n'arrive, parce que je sais que la mort des pécheurs est très-funeste (Psal. XXXIII, 22). Et comment ne le serait-elle pas, puisqu'elle n'est point assistée de la vie? Je redoute de sortir, et je tremble d'entrer dans le port même, parce que je ne vois pas lieu de m'assurer que l’Epoux s'approche de moi pour me recevoir. En effet, comment puis-je sortir avec confiance, si le Seigneur lui-même ne me regarde pas lorsque je sortirai ? Hélas ! ne serai-je pas le jouet des démons qui m'emporteront avant que je trouve personne pour me racheter et me sauver? Saint Paul n'avait rien à craindre de pareil, lui qui n'était empêché de voir et d'embrasser son bien-aimé, que par une seule muraille, la loi du péché qu'il trouvait dans ses membres, c'est-à-dire, la concupiscence de la chair, dont il ne pouvait être entièrement exempt, tant qu'il vivait dans la chair. H n'était pas sans doute bien éloigné de Dieu, puisqu'il n'y avait que cette muraille entre deux. C'est ce qui le portait à s'écrier dans l'ardeur de ses désirs : " Qui me délivrera de ce corps de mort (Rom. VII, 24) ? " Sachant qu'aussitôt qu'il serait mort, il arriverait à la vie. Il n'y avait donc qu'à cette loi, c'est-à-dire à la concupiscence, que saint Paul fût sujet, et il n'y avait qu'elle qui était obligée de souffrir, parce qu'elle était attachée inséparablement à sa chair. " Du reste, disait-il, je ne me sens coupable de rien (I Cor. IV, 4). "

6. Mais qui est semblable à saint Paul? Qui ne consent pas quelquefois à cette concupiscence, et n'obéit pas au péché? Que celui donc qui consent au péché, sache qu'il met devant soi une autre muraille, qui est ce consentement illicite et criminel. Et celui qui est en cet état ne peut pas se glorifier que l'Époux est pour lui derrière la muraille, puisqu'il y a déjà deux murailles entre eux, mais il le peut beaucoup moins encore si le consentement va jusqu'à l'acte. En effet, une troisième muraille empêche l'Époux d'approcher de lui, cette muraille, c'est l'acte du péché. Mais si à cela on ajoute la fréquence de l'acte, qui change le péché en habitude, et que l'habitude ensuite porte au mépris, suivant ce qui est écrit, que "lorsque l'impie est arrivé jusque dans l'abîme du mal, il méprise tout (Prov. XVIII, 3) ; " n'est-il pas vrai que si vous sortez de la vie dans cet état, vous pourrez être dévoré mille fois par les lions rugissants qui attendent leur proie, avant que vous arriviez à l'Époux que vous avez séparé de vous par une infinité de murailles, dont la première est la concupiscence; la seconde, le consentement; la troisième, l'acte; la quatrième, l'habitude; la cinquième, le mépris? Ayez donc soin de résister de toutes vos forces avant tout à la concupiscence, afin qu'elle n'attire point le consentement, et vous verrez que toute la machine du péché tombera par terre; et n'y ayant plus que la muraille du corps qui empêche l'Époux d'approcher de vous, vous pourrez vous glorifier aussi avec l'Épouse, en disant comme elle : " Le voici qui est debout derrière notre muraille. "

7. Mais il faut encore que vous ayez soin qu'il trouve ouvertes vos fenêtres, et vos treillis, ce qui signifie vos confessions, afin que par là il puisse regarder favorablement au dedans de vous; car ses regards sont votre avancement. On dit que les treillis, sont de petites fenêtres, tels que ceux qui composent les livres s'en font pour recevoir la lumière sur le papier. D'où vient qu'on appelle chanceliers, ceux dont la charge est de dresser les actes publics. Il y a donc deux sortes de componctions, l'une de tristesse, à cause des fautes que nous commettons, l'autre de joie, à cause des grâces que nous recevons ; toutes les fois que je ressens celle qui ne va jamais sans une vive douleur, c'est-à-dire toutes les fois que je fais la confession de mes péchés, il me semble que j'ouvre des treillis, c'est-à-dire des petites fenêtres. Et il n'y a point de doute que celui qui se tient debout derrière la muraille, ne regarde volontiers par là. Car Dieu ne rejettera point un coeur contrit et humilié. Et il nous exhorte lui-même à cela en disant par le Prophète : " Confessez vos iniquités, afin que vous soyez justifié. " plais si l'amour, me dilatant le coeur, je suis bien aise, à la vue de la bonté et de la miséricorde de Dieu, d'exhaler de mon cœur des louanges et des actions de grâces, alors je crois ouvrir 'une grande fenêtre à l'Époux qui est derrière la muraille, par laquelle, si je ne me trompe, il regarde avec d'autant plus de joie que ce sacrifice de louanges l'honore extrêmement. Je pourrais aisément prouver l'une et l'autre confession, par l'autorité de l'Ecriture sainte, mais je parle à des personnes qui savent cela aussi bien que moi, et il ne faut point vous charger de choses superflues, puisqu'à peine suffisez-vous pour la recherche des nécessaires, tant sont grands les mystères de cet épithalame, et les louanges qui y sont célébrées en l'honneur de l'Église, et de son époux, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu par dessus toute chose est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LVII. Il faut observer les visites du Seigneur : à quels signes et à quelles marques on peut les reconnaître.

1. " Voici que mon bien-aimé me parle. " Voyez le progrès de la grâce, et reconnaissez les degrés de la bonté divine. Considérez le zèle et l'industrie de l'Epouse, avec quelle vigilance elle observe l'arrivée de L’Époux, et remarque jusqu'aux moindres choses qu'il fait. Il vient, il se hâte, il s'approche, il arrive, il regarde, il parle, et rien de tout cela n'échappe à l'exactitude de l'Epouse. Il vient dans les anges, il se hâte dans les patriarches, il s'approche dans les prophètes, il est présent dans la chair, il regarde dans les miracles, il parle dans les apôtres. Ou autrement encore, il vient par le désir qu'il a de faire grâce, il se hâte par le zèle qui l'anime pour le salut des hommes, il s'approche en s'abaissant, il est présent à ceux qui sont présents, il regarde ceux qui doivent venir, il parle en enseignant et en inspirant les choses qui concernent le royaume de Dieu. Telle est donc la vertu de l'Époux. Les bénédictions et les richesses du salut l'accompagnent. Tout ce qui le concerne est plein de délices et abonde en mystères agréables et salutaires. Celle qui l'aime, veille et observe. Or, bienheureuse est celle que l'Époux trouvera veillant. Il ne la passera pas, il ne la laissera pas, mais il s'arrêtera pour lui parler, et lui dire des choses amoureuses, parce qu'il est son bien-aimé. Car il y a : " Voici que mon bien-aimé me parle. " C'est avec raison qu'elle l'appelle son bien-aimé, puisqu'il vient pour lui déclarer son amour, non pour lui adresser des reproches.

2. Car e:le n'est pas de ceux que le Seigneur reprend avec raison, de ce que connaissant fort bien les divers changements des temps, ils n'avaient point connu le temps de sa venue (Matth. XVI, 4). Celle-ci est si prudente et si pleine de prévoyance, qu'elle l'a découvert de loin lorsqu'il venait, l'a vu sautant en hâte et passant les superbes pour s'approcher d'elle qui est humble, en s'humiliant lui-même; et enfin, lorsqu'il était déjà debout, et se cachait derrière la muraille, elle n'a pas laissé de connaître qu'il était présent, et de s'apercevoir qu'il regardait par les fenêtres et par les treillis. Et maintenant en récompense d'un si grand zèle, et d'un soin si religieux, elle a le bonheur de l'entendre parler. Car s'il ne faisait que la regarder sans lui parler, ce regard aurait pu lui être suspect dans la crainte qu'il ne fût plutôt un regard d'indignation que d'amour. C'est ainsi qu'il regarda saint pierre, et ne lui parla point (Luc. XXII, 61). Et ce fut peut-être là la cause de ses larmes. Mais l'Épouse qui mérite qu'il lui parle après qu'il l'a regardée, non-seulement ne pleure point, mais se glorifie et s'écrie de joie : " Voici que mon bien-aimé me parle. " Voyez-vous comme le regard du Seigneur, tout en demeurant toujours le même en soi, n'a pas néanmoins toujours le même effet, il se conforme aux mérites de ceux qu'il regarde, s'il frappe les uns de crainte, il apporte aux autres de la consolation et de la confiance? en effet, s'il regarde la terre il la fait trembler; au contraire s'il regarde Marie c'est pour verser sa grâce en elle : " Il a regardé, dit-elle, la bassesse de sa servante, et cette insigne faveur me fera nommer bienheureuse dans la suite de tous les siècles (Luc. I, 48)." Ce ne sont pas là les paroles d'une personne qui pleure, ou qui tremble, mais qui se réjouit. il regarde pareillement ici l'Épouse et elle ne tremble, ni ne pleure pas comme saint pierre, parce qu'elle n'est point attachée à la terre comme il l'était alors. Mais il remplit son coeur de joie, et lui témoigne par ses paroles dans quels sentiments d'amour il la regarde.

3. Écoutez, en effet, si ce qu'il lui dit n'est pas plutôt dicté par l'amour que par la colère : " Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma belle, et venez (Cant. II, 10). " Heureuse l’âme qui mérite d'entendre de semblables paroles. Croyez-vous qu'il y ait quelqu'un parmi nous qui veille et observe assez le temps où il doit être visité et examine avec assez d'exactitude les démarches et les mouvements de l'Époux, pour lui ouvrir dès qu'il vient et qu'il frappe? Car ces choses ne sont pas tellement propres à l'Église, que chacun de nous, qui tous ensemble composons cette mètre Église, ne doive participer aussi à ces bénédictions. 'Tous tant que nous sommes, soit en général, soit en particulier, nous ne sommes appelés que pour recevoir les bénédictions de Dieu, comme l'héritage qui nous est propre. D'où vient que le Prophète a osé dire au Seigneur : " J'ai acquis vos témoignages comme la portion héréditaire que je veux posséder jusqu'à la fin de ma vie, parce qu'ils sont la joie de mon coeur (Psal. CXVIII, 111). " 11 parlait sans doute de cette portion d'héritage par laquelle il s'estimait fils de son Père qui est dans les cieux. Or s'il était fils, il s'ensuit qu'il était héritier, héritier de Dieu et cohéritier de Jésus-Christ. Mais il se glorifie d'avoir acquis une chose bien précieuse par cet héritage, les témoignages de Dieu. Plût à Dieu que j'en pusse avoir seulement un seul, tandis qu'il se réjouit d'en avoir plusieurs. Car il dit encore : " J'ai trouvé autant de d'élites dans vos témoignages, que les autres, dans la possession de toutes lès richesses du monde (Psa1. CXVIII, 14). " Et, en effet, qu'est-ce que les richesses du salut, les délices du coeur, la vraie sécurité de l'âme, sinon le témoignage que lui rend le Seigneur? Car, comme dit l'Apôtre : " Ce n'est pas celui qui se rend témoignage à soi-même qui est vraiment estimable, mais c'est celui à qui Dieu rend témoignage (II Cor. X, 17). "

4. Pourquoi nous privons-nous de ces témoignages divins, et de cet héritage paternel? Car nous ne nous souvenons pas plus qu'il nous ait rendu témoignage en quoi que ce soit, que s'il ne nous avait pas également engendrés par la parole de la vérité. Où est, en effet, ce que dit saint Paul : " Que l'esprit de Dieu lui-même rend témoignage à notre esprit que nous sommes les enfants de Dieu (Rom. VIII, 16) ? " Comment sommes-nous ses enfants, si nous n'avons point de part à son héritage? Notre pauvreté nous convainc de négligence et d'incurie. Car si quelqu'un de vous a le coeur pur, s'applique à chercher le Seigneur qui l'a créé, se tient en la présence du Très-Haut pour lui offrir ses prières, et tend de tous ses voeux à préparer les voies du Seigneur, selon le prophète Isaïe, et à rendre droits les sentiers de son Dieu (Isa. 3 XI.), en sorte qu'il puisse dire avec un autre prophète : " Mes yeux sont toujours tournés vers le Seigneur (Psal. XXIV,15), et, je considérais le Seigneur comme étant toujours présent devant moi (Psal. XV, 8) ; " celui-là ne recevra-t-il pas la bénédiction du Seigneur, et la miséricorde du Sauveur son Dieu? Il en sera sans doute visité souvent, il n'ignorera jamais le temps où il doit l'être, si secrètement, si furtivement qu'il puisse venir, comme un amant plein de pudeur et de. retenue. L'âme donc qui est vigilante le verra venir de loin avec un esprit dégagé de tout autre soin, et ensuite elle remarquera toutes les choses que nous avons fait voir que l'Épouse a remarquées avec tant d'industrie et d'exactitude à l'arrivée de sa bien-aimé; car il dit lui-même, que ceux qui se lèveront de grand matin pour le chercher le trouveront (Prov. VIII, 17). Elle reconnaîtra le désir ardent de l'Époux, qui a hâte d'arriver lorsqu'il sera proche ou présent, elle l'apercevra aussitôt, quand il la regardera, elle verra d'un oeil heureux cet oeil divin, comme un rayon de soleil qui entre par les fenêtres et par les fentes de la muraille; et enfin elle entendra des paroles de joie et d'amour, lorsqu'il l'appellera sa bien-aimée, sa colombe et sa belle.

5. Où est le sage qui aura l'intelligence de ces choses, qui les distinguera, les désignera chacune en particulier, les expliquera, et les fera entendre aux autres? Je vois bien que vous attendez cela de moi. J'aimerais bien mieux l'apprendre moi-même d'hommes qui en auraient a l'expérience et qui seraient accoutumés et exercés en ces choses. Mais, parce que ceux-là aiment mieux ordinairement cacher, par un silence modeste, ce qu'ils ont appris dans le silence, et estiment plus sûr de garder leur secret pour eux; moi, que le devoir de ma charge oblige à parler, et à qui il n'est pas permis de me taire, je vous dirai tout ce que je sais sur ce sujet, ou par ma propre expérience, ou par celle des autres, et des choses seulement que plusieurs pourront facilement éprouver eux-mêmes, laissant celles qui sont plus sublimes à ceux qui les peuvent comprendre. Si donc je suis averti, soit au dehors par un homme, soit au dedans par le Saint-Esprit, de défendre la justice et de garder l'équité, je considèrerai ce conseil salutaire comme un messager de la venue de l'Époux et comme une espèce de préparation pour, recevoir dignement un si grand hôte. C'est le Prophète qui m'apprend cela, quand il dit : " La justice marchera devant lui (Psal. LXXXIV, 14)," et, en parlant à Dieu : " La justice et l'équité préparent votre trône (Psal. LXXXVIII,15). " Je concevrai encore la même espérance, si j'entends parler de l’humilité, de la patience, de la charité fraternelle, de l'obéissance due aux supérieurs, et surtout de la nécessité de. cultiver la sainteté, de rechercher la paix et la pureté du coeur. Car l'Écriture dit : " La sainteté sied bien dans la maison du Seigneur (Psal. XCII, 5); " et ailleurs : "Il a établi sa demeure dans un lieu de paix (Psal. LXXV, 3) et enfin : " Les coeurs purs aiment Dieu (Matth. V, 8). " Ainsi, tout ce qui me sera suggéré de ces vertus ou d'autres, me sera une marque que le Seigneur des vertus s'approche pour visiter mon âme.

6. Si le juste me reprend avec bonté, et me corrige pour le bien, j'aurai encore le même sentiment, sachant que le zèle du juste et sa bienveillance préparent le chemin à celui qui monte sur l'Occident, comme parle le Prophète. C'est un favorable occident, que celui où l'homme demeure debout par la correction que le juste lui fait, et le vice tombe par terre, tandis que le Seigneur, le foule aux pieds et le brise pour qu'il ne se relève plus. Il ne faut donc pas rejeter les réprimandes du juste, puisque c'est la ruine du péché, la santé du coeur, et même la voie de Dieu vers l'âme. En général, il ne faut négliger aucun discours édifiant sur la piété, sur les vertus et sur les bonnes mœurs; car ce sont autant de chemins par où la grâce salutaire de Dieu vient en nous. Si les discours que nous entendons nous sont doux et agréables, et que nous les écoutions sans dégoût et même avec ardeur, nous devons croire que, non-seulement l'Époux vient, mais qu'il se hâte, c'est-à-dire qu'il vient avec désir d'arriver bientôt. Car c'est son désir qui produit le vôtre, et quand vous avez hâte de recevoir ses paroles, cela vient de ce qu'il se hâte d'entrer en vous. "Ce n'est pas nous, dit saint Jean, qui l'avons aimé les premiers, mais c'est lui qui nous a prévenus ( I Joan. IV, 10)." Si vous sentez que sa parole soit enflammée, et qu'elle vous brûle au dedans par le souvenir de vos péchés, pensez alors à celui dont l'Écriture dit : " Le feu marchera devant lui (Psal, XCVI, 3), " et ne doutez point qu'il ne soit proche. " Car le Seigneur est proche de ceux qui out le cœur contrit (Psal. XXXIII, 19). "

7. Mais, si sa parole ne vous touche pas seulement de componction, mais vous convertit entièrement au Seigneur, et vous fait prendre une forte résolution de garder les arrêts de sa justice, sachez qu'il est lui-même présent, surtout si vous vous sentez embrasé de son amour. Car opus lisez en même temps dans l'Écriture, et que le feu marche devant lui, et que lui-même est un feu, puisque Moïse dit de lui qu'il est un feu dévorant (Deut. IV, 24). Or, il y a cette différence entre ces deux feux, que celui qu'il envoie devant lui a de l'ardeur, mais n'a point d'amour; il brûle, mais il n'embrase pas; il meut, mais il n'emporte pas. Dieu ne l'envoie que pour vous exciter et vous préparer, et aussi pour vous faire connaître ce que vous êtes de vous-même, afin que vous goûtiez avec plus de plaisir ce que vous serez bientôt par la grâce de Dieu. Mais le feu qui est Dieu même consume, il est vrai, mais ne cause point de douleur; il brûle doucement, il détruit heureusement. Car il est vraiment le charbon destructeur dont parle le roi Prophète; mais un charbon qui en même temps qu'il agit sur les vices, tient lieu d'onction à l'âme. Reconnaissez donc la présence du Seigneur dans la vertu qui vous change le coeur, et dans l'amour qui vous enflamme. Car c'est la droite du Seigneur qui opère les vertus (Psal. CXVII, 16). D'ailleurs, ce changement qui est un coup de la droite du Très-Haut, ne se faitque par la ferveur de l'Esprit et par une charité exempte de fiction, en sorte que celui qui en ressent la vertu peut dire : " Mon cœur s'est échauffé au dedans de moi, et le feu qui me dévore s'augmente dans mes méditations (Psal. XXXVIII, 4). "

8. Or, quand ce feu a consumé toute l'impureté du péché et toutes les souillures du vice, purifié et calmé votre conscience, vous sentez une soudaine et extraordinaire dilatation du coeur, et l'infusion d'une lumière qui éclaire votre esprit, soit pour l'intelligence de l'Écriture, soit pour la pénétration des mystères, ce qui nous est donné, je pense, tout à la fois pour notre propre satisfaction et pour l'édification du prochain; or, c'est là un effet de l'oeil de l'Époux qui vous regarde, et qui fait briller votre justice comme une lumière éclatante, et votre équité comme le soleil du midi, selon cette parole du prophète Isaïe "Votre lumière sera aussi étincelante que celle du soleil (Isa. LVIII, 30). " Mais le rayon d'une si grande clarté, au lieu d'entrer par la porte, pénètre par de petites ouvertures, du moins tant que la muraille ruineuse de votre corps sera encore debout. Vous vous abusez si vous espérez que cela se fasse autrement, à quelque pureté de coeur que vous puissiez arriver, puisque le grand contemplatif a dit: " Nous ne le voyons maintenant que comme dans un miroir et sous des voiles, mais alors nous le verrons face à face (I Cor. XIII, 12). ".

9. Après ce regard de l'Époux, si plein. de bonté et de miséricorde, vient la voix qui insinue d'une manière douce ou agréable la volonté de Dieu, laquelle se confond avec l'amour même, qui ne peut être oisif, mais sollicite sans cesse le coeur à faire ce que Dieu désire. Aussi dit-il à l'Épouse de se lever et de se hâter (Cant II, 10), sans doute pour gagner des âmes à son service. Car la véritable et pure contemplation a cela de propre que celui qu'elle embrase du feu divin est rempli quelquefois d'un zèle et d'un désir si grands d'acquérir à Dieu des personnes qui l'aiment autant qu'il abandonne volontiers la contemplation pour la prédication. Et après qu'il a ainsi en partie contenté ses désirs, il retourne à la contemplation avec d'autant plus d'ardeur qu'il se souvient de l'avoir quittée avec plus de fruit, et de même après avoir goûté les délices de la contemplation, il se remet avec son allégresse habituelle, à faire de nouveaux gains spirituels. Cependant l'âme flotte souvent au milieu de ces vicissitudes, continuelles, et appréhende, tandis qu'elle est entraînée ça et là par la diversité de ces mouvements, de s'attacher à un ou à l'autre plus qu'il ne faudrait, et de se détourner tant soit peu de ce que Dieu demande d'elle. C'est peut-être ce qui faisait dire au saint homme Job : " Lorsque je dors, je dis en moi-même, quand me lèverai-je ? et lorsque je suis levé, j'attends le soir avec impatience (Job VII, 4). " C'est-à-dire, lorsque je suis en repos, je m'accuse d'avoir négligé le travail, et lorsque je suis occupé, je m'accuse d'avoir troublé mon repos. Voyez-vous quelle peine ce saint homme souffre dans l'incertitude où il est de savoir combien de temps il doit employer soit à l'action, soit à la contemplation? Et quoique il soit toujours dans l'exercice des bonnes oeuvres, il ne laisse pas de se repentir toujours de ce qu'il a fait comme s'il avait mal fait, et de chercher à chaque moment la volonté de Dieu avec gémissements et avec larmes. Or, dans ces rencontres, l'unique remède est l'oraison et les fréquents soupirs qu'on adresse à Dieu, afin qu'il daigne nous faire connaître ce qu'il désire que nous fassions, quand et combien de temps il veut que nous le fassions. Il y a trois choses à savoir : la prédication, l'oraison, et la contemplation, marquées, comme je crois, dans les trois paroles de l'Époux. Car c'est à bon droit qu'il appelle l'Épouse sa bien-aimée, elle travaille en effet bien fidèlement pour ses intérêts, en prêchant, en donnant des conseils au prochain, ou en le servant. C'est encore très-justement qu'il l'appelle sa colombe, car elle gémit dans l'oraison, prie pour ses fautes et ne cesse d'attirer sur elle sa miséricorde divine. Enfin, c'est avec raison encore qu'il la nomme belle, puisque, brûlant des durs célestes, elle se revêt de la beauté d'une contemplation sublime.

10. Peut-être même pourrait-on trouver un rapport fort raisonnable avec ce triple bien que possède une même âme, et ces trois personnes de l'Évangile qui demeuraient dans une même maison, et qui étaient les amies intimes du Sauveur. Je veux parler de Marthe, de Marie et de Lazare. Car Marthe servait, Marie vaquait à la contemplation, et le Lazare gémissait sous la pierre de sa tombe, et demandait avec instance la grâce de la résurrection. Cela soit dit pour faire entendre pourquoi l'Écriture représente l'Épouse si glorieuse et si vigilante à observer tous les pas de l'Époux, qu'elle remarque ponctuellement quand il vient à elle, et avec quel empressement il marche, s'il est loin, s'il est proche, s'il est présent, en sorte que, quelque diligence qu'il fasse, il ne la saurait jamais surprendre, et pourquoi enfin, elle mérite non-seulement qu'il la regarde favorablement, mais même qu'il la réjouisse par`des paroles douces et amoureuses, et que la voix de son Epoux remplisse son âme d'allégresse. ,

11. Nous avons ajouté, peut-être avec une certaine hardiesse, que toute âme qui veillera comme l'Épouse, sera aussi saluée de l'Époux du nom de bien-aimée, sera consolée comme colombe, sera embrassée comme sa belle. Tout homme sera réputé parfait, quand son âme réunira ces trois choses, gémir sur soi, se réjouir en Dieu, servir son prochain, et se montrer ainsi lui-même agréable à Dieu, circonspect envers lui-même, utile aux autres. Mais qui est capable de ces trois choses ensemble ? Plût à Dieu que, après bien des années, elles pussent se rencontrer, je ne dis pas toutes ensemble dans chacun de nous, mais chacune dans quelques-uns de nous. Nous avons parmi nous une Marthe, l'amie du Sauveur, dans ceux qui administrent fidèlement les choses extérieures. Nous avons aussi un Lazare, une colombe gémissante, en la personne des novices qui, morts à leurs péchés depuis peu de temps, travaillent avec gémissement et dans la crainte du jugement de Dieu à guérir leurs plaies encore récentes, et, comme des blessés qui reposent dans les tombeaux et dont on ne se souvient plus du tout, croient qu'on les a mis en oubli, jusqu'à ce que, par le commandement de Jésus-Christ, le poids de leur crainte étant levé, comme une pierre massive qui les accablait, ils puissent respirer dans l'espérance du pardon. Nous avons aussi une Marie contemplative, en ceux qui, avec le temps, par la coopération de la grâce, sont arrivés à un état plus parfait et plus agréable, présument déjà de leur pardon, et ne sont plus si en peine de repasser en leur esprit la triste image de leurs péchés, que de méditer nuit et jour la loi de Dieu, sans pouvoir jamais se rassasier d'un plaisir si doux. Quelquefois même, contemplant avec une joie ineffable la gloire que l'Epoux a découverte, ils sont transformés en son image, et passent de clarté en clarté, comme conduits par le Saint-Esprit. Pour ce qui est maintenant de savoir pourquoi l'Époux exhorte l'Épouse à se lever et à se hâter, lui, qui peu de temps auparavant avait défendu qu'on la réveillât, nous expliquerons cela une autrefois. Que l'Époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur daigne seulement nous honorer aussi de sa présence, et nous découvrir la raison de ce mystère, Lui qui étant Dieu par dessus toutes choses est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LVIII. Comment l'Époux invite l'Épouse, c'est-à-dire les hommes parfaits, à se charger de la conduite des imparfaits. On doit couper chez eux le vice jusque dans sa racine, pour que les vertus poussent à la place.

1. " Levez-vous, hâtez-vous, ma bien-aimée, ma colombe, ma belle, et venez (Cant. II, 10). " Qui dit cela ? C'est évidemment l'Époux. Mais n'est-ce pas lui aussi qui, peu de temps auparavant, avait tant de soin d'empêcher qu'on ne réveillât sa bien-aimée ? Comment donc maintenant lui commande-t-il, non-seulement de se lever, mais même de se hâter ? Il me vient dans l'esprit quelque chose de semblable dans l’Evangile. Car la nuit que le Seigneur fut livré aux Juifs, après avoir commandé aux disciples qui étaient avec lui, et qui se trouvaient fatigués de longues veilles, de dormir et de se reposer, il leur dit à l'heure même (a) : " Levez-vous, allons-nous en, voici celui qui doit me livrer qui approche (Matth. XXVI, 45). " Ici aussi, presque au même moment, il défend de réveiller l'Épouse, et il la réveille : " levez-vous, dit-il, et venez. " Que veut donc dire un changement si subit de volonté ou de dessein? Faut-il croire que l'Époux ait agi avec légèreté, et qu'il ait commencé par vouloir quelque chose qu'il ne veut plus aussitôt après ? A Dieu ne plaise. Mais reconnaissez en cela ce que je vous ai dit plus d'une fois des alternatives de repos et d'action, et que, en cette vie, la contemplation ne saurait être bien longue, parce que Faction nous presse davantage et est plus utile. L'Époux à son ordinaire, sentant que sa bien-aimée s'est un peu reposée sur son sein, se hâte de la rappeler à des choses qui semblent plus nécessaires. Et il ne la tire pas malgré elle, car il ne voudrait pas faire lui-même, ce qu'il a défendu aux jeunes filles. Mais pour l’Épouse, se sentir tirée par l’Epoux, c'est recevoir le désir d'être tirée par lui, le désir des bonnes oeuvres, le désir de faire du fruit pour l'Époux, parce qu'elle ne vit que pour lui, et regarde comme un gain de mourir pour lui.

2. Et ce désir est véhément : il ne la presse pas seulement de se lever, mais de se lever en toute hâte. Car il y a : " Levez-vous, hâtez-vous, et venez. " Mais elle n'est pas peu encouragée quand elle entend son Époux lui dire de venir, non pas de s'en aller; parce que cela lui fait voir qu'elle n'est pas envoyée, mais conduite, et que son Époux doit aller aussi avec elle. Or, que pourrait-elle trouver de difficile dans la compagnie d'un tel Époux : " Mettez-moi auprès de vous, dit Job à Dieu, et combatte qui voudra contre moi (Job XVII, 3). Et quand je marcherais à travers l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun

a Quelques éditions modernes ajoutent à ces mots " de se lever. " Ils manquent dans la plupart des manuscrits et des premières éditions des rouvres de saint Bernard. La leçon que nous préférons est plus agréable et plus coulante.

mal, parce que vous êtes avec moi (Psal. XXII, 4). " Elle n'est donc pas éveillée contre sa volonté, puisque l'Époux lui donne cette volonté, qui n'est autre chose qu'un désir ardent de faire des gains pieux et salutaires Elle est aussi animée et rendue plus prompte à faire ce qui lui est enjoint, par la conjoncture du temps. Il est temps, dit-il, d'agir, mon Épouse, " car l'hiver est passé (Cant. II, 11), " pendant lequel personne ne pouvait travailler, la pluie aussi qui couvrait et inondait la terre, qui empêchait la culture, faisait mourir les blés, ou ne permettait pas qu'on fit let; semailles, la pluie, dis-je, a cessé, elle est passée, elle s'est enlevée. " Les fleurs commencent à paraître sur notre terre, " et marquent sans doute que le printemps est venu, qu'on peut travailler commodément, et que les fruits vont bientôt mûrir. Ensuite il ajoute à quoi il faut travailler d'abord, en disant : " Il est temps de tailler la vigne. L'Épouse est donc menée façonner les vignes. Mais pour qu'elles puissent répondre à l'espérance des vignerons par une plus grande abondance de fruits, il est nécessaire, avant tout, d'en ôter les sarments stériles, d'en couper les mauvais, d'en retrancher les superflus. Voilà pour ce qui regarde la lettre.

3. Voyons maintenant le sens spirituel caché sous le voile de ces paroles. Je vous ai déjà dit que les vignes sont les âmes, ou les Eglises, et je vous en ai donné la raison. Je crois qu'il n'est pas besoin d'y revenir. L'âme parfaite est donc invitée à les examiner, à les corriger, à les instruire, et à les sauver, pourvu néanmoins qu'elle ne soit pas entrée dans ce ministère par ambition, mets qu'elle y ait été appelée de Dieu comme Aaron, Or, qu'est-ce que cette invitation, sinon un mouvement intérieur de charité qui sollicite notre zèle pour le salut de nos frères, poux la beauté de la maison du Seigneur, pour l'accroissement de ses gains et des fruits de justice, et pour la gloire et l'honneur de son nom ? Toutes les fois donc que celui qui a la conduite des âmes, ou qui est obligé d'enseigner, reconnaît que son homme intérieur est touché de ces religieux sentiments envers Dieu, il peut être sûr que l'Époux est présent, et qu'il le convie à venir aux vignes. Mais pour quoi faire ? Pour arracher, détruire, édifier et planter.

4. Mais comme toute espèce de temps n'est pas propre à cet ouvrage, non plus qu'à tout ce qui est sous le ciel, celui qui invite l'Épouse ajoute, " le temps de tailler la vigne est venu. " Celui qui disait : " Voici maintenant un temps favorable, voici le temps du salut. N’offensez personne, de peur qu'on ne blâme notre ministère (2 Cor. VI, 2), "savait bien aussi que le temps était venu. II avertissait sans doute de couper et de retrancher les choses vicieuses et superflues, et généralement tout ce qui pouvait nuire au fruit du salut et l'empêcher de venir, parce qu savait que le temps de tailler la vigne était venu. C'est pourquoi il disait à un fidèle vigneron : " Reprenez, corrigez, conjurez (II Tim. IV. 2), " marquant par la première et la seconde de ces trois choses qu'il devait couper ou arracher, et par la dernière qu'il devait planter. Et voilà ce que l'Epoux a dit par la bouche de saint Paul sur le temps propre à travailler. Mais écoutez ce qu'il a dit de sa propre bouche à la nouvelle Épouse sur l'observation du temps, quoique ce soit sous une autre figure. " Ne dites-vous pas : Il y a encore quatre mois jusqu'à la moisson? Et moi je vous dis : Levez les yeux, et regardez ces régions si elles ne sont pas toutes prêtes à être moissonnées (Joan. IV, 35). Et, la moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers, priez le Seigneur de la moisson qu'il y envoie des ouvriers (Matth. IX, 3 5). " De même qu'à lui il montrait qu'il était temps de faire la moisson des âmes, de même ici il déclare que le temps est venu de tailler les vignes spirituelles, c'est-à-dire les âmes ou les Églises, voulant peut-être parla différence des noms dont il se sert mettre cette différence entre ces deux choses, que par les moissons il entend le peuple, et par les vignes, les sociétés de saints qui demeurent ensemble.

5. Or le temps d'hiver, qu'il dit être passé, marque, comme je crois, le temps où le Seigneur Jésus ne se montrait pas publiquement aux Juifs, parce qu'ils; avaient conspiré de le faire mourir. C'est pourquoi il disait à quelques-uns : " Mon temps n'est pas encore arrivé, mais le vôtre est toujours prêt (Joan. VII, 6). Et, montez vous autres à Jérusalem en ce jour de fête, car pour moi je n'y monte pas (Ibid. 8)." Il y monta pourtant aussi après eux, mais ce fut comme en cachette. L'hiver dura donc depuis ce moment là, jusqu 'à l'avènement du Saint-Esprit, qui réchauffa les coeurs tièdes des fidèles, comme par le feu que le Seigneur avait apporté sur la terre pour ce sujet (Luc. XII, 49). Nierez-vous qu'on fût en hiver, lorsque saint Pierre était assis auprès du feu, n'ayant pas le coeur moins froid que le corps ? Aussi l'Évangéliste dit-il " il faisait froid (Joan. XVIII, 18). " Un grand froid avait, en effet, saisi le coeur de cet Apôtre, puisqu'il renia son maître. Toutefois il ne faut pas s'en étonner, puisque le feu lui avait été ravi. Car un peu auparavant, il ne brûlait pas d'un zèle peu ardent, quand il était encore près du feu, puisque, tirant son épée pour ne point le perdre, il coupa l'oreille d'un serviteur. Mais ce n'était pas alors le temps de couper. C'est pourquoi il lui fut dit : " Remettez votre épée en sa place (Matth. XXVI, 52). " C'était, en effet, le temps et le règne des ténèbres, et quiconque des disciples se servirait du glaive, du fer, ou de la parole, devait périr par le fer, et ainsi ne gagner personne, et ne faire aucun fruit, ou au moins être contraint par le glaive de la crainte à renier son maître, et à périr ainsi plutôt lui-même, suivant ce que le Seigneur ajoute aussitôt après : " Quiconque se servira de l'épée périra par l'épée. " Car quel autre apôtre eût pu demeurer intrépide devant l'image affreuse de la mort, quand le prince même des apôtres tremble et lâche le pied, lui que son capitaine avait encouragé d'une voix puissante, et avait chargé de fortifier les autres ?

6. Mais ni lui ni eux n'étaient pas encore revêtus de la vertu d'en haut. C'est pourquoi il n'était pas sûr pour eux d'aller aux vignes, de se servir de leur langue comme d'une serpe spirituelle, de couper les ceps et de retrancher les pampres avec le glaive du Saint-Esprit pour qu'ils rapportent plus de fruit. Le Seigneur même se taisait durant la passion, et ne répondait point aux questions nombreuses qu'on. lui faisait. " Il était, selon le Prophète, comme un homme qui n'a point d'oreilles pour entendre, ni de langue pour répliquer (Psal. XXXVII, 15)." Mais il disait : "Si je vous le dis, vous ne me croirez pas, et si je vous interroge, vous, ne me répondrez pas (Luc. XXII, 68). " Car il savait que le temps de couper n'était pas encore arrivé, et que sa vigne ne répondrait point aux travaux qu'il y faisait, c'est-à-dire, qu'elle ne produirait le fruit, ni de la foi, ni des bonnes oeuvres. Pourquoi parce qu'il. était l'hiver pour les coeurs des perfides, et que la terre était inondée de pluies froides et mauvaises, plus propres à noyer qu'à conserver les semences de la parole, et qui auraient rendu inutile la peine qu'on eût prise pour cultiver les vignes.

7. De quelles pluies pensez-vous que je parle? Croyez-vous que ce soit de celles que les nuées emportées par le vent versent sur la terre ? Nullement. Mais de celles que les hommes d'un esprit turbulent et impétueux font monter de la terre dans l'air, quand ils ouvrent leur bouche insolente contre le ciel, et lorsque leur langue répand sur la terre le venin de leurs médisances, comme une pluie amère, qui rend la terre stérile et marécageuse, inutile aux plantes et aux blés, non pas à ces plantes visibles et corporelles, qui nous sont données pour l'usage de la nourriture de notre corps, et dont Dieu ne prend pas plus de soin que des boeufs, mais à celles que la main de Dieu, non celle de l'homme, a semées et plantées, et qui auraient pu germer, ou s'enraciner dans la foi et dans la charité, et produire les fruits du salut, si elles avaient été arrosées de bonnes pluies dans le temps convenable. Enfin ce sont les âmes pour lesquelles Jésus-Christ est mort. Malheur aux nuées qui répandent sur elles des pluies qui les rendent boueuses plutôt que. fertiles. Car, comme il y a de bons et de mauvaises arbres qui rapportent chacun des fruits différents, selon la différence de leur espèce, les bons de bons fruits, et les mauvais de mauvais fruits, je crois de même qu'il y a de bonnes nuées qui donnent de bonnes pluies, et qu'il y en a aussi de mauvaises qui en donnent de mauvaises. Peut-être voulait-il marquer cette différence de nuées et de pluies celui qui disait : " Je commanderai à mes nuées de ne point pleuvoir sur elle (Isa. V, 6)," c'est-à-dire sur la vigne. Pourquoi pensez-vous qu'il ait dit expressément mes nuées, sinon parce qu'il y a aussi de mauvaises nuées qui ne sont pas à lui? " Faites-le mourir, faites-le mourir, disent les Juifs, crucifiez-le. " O nuées violentes et orageuses! O pluie pleine de tempêtes ! O torrent d'iniquité, plus propre à ravager la terre qu'à l'engraisser! mais la pluie qui vint ensuite, n'était ni moins mauvaise, ni moins amère, bien qu'elle ne tombât pas avec autant de violence : " Il a sauvé les autres, et il ne se peut sauver lui-même. Que le Christ, le Roi d'Israël descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui (Luc. XXIII, 42). " Le vain babil des philosophes n'est pas une bonne pluie, puisqu'il cause plutôt la stérilité de la terre que la fécondité. Les dogmes corrompus des hérétiques sont des pluies pires encore, puisqu'au lieu de fruits, ils ne produisent que des épines et des chardons. Les traditions des Pharisiens, que le Seigneur a condamnées, sont aussi de mauvaises pluies, de même qu'ils étaient eux-mêmes de mauvaises nuées, et ne croyez pas que je fasse injure à Moïse, si, tout en reconnaissant que, pour lui, il était une bonne nuée, je dis néanmoins que tout ce qui sort d'elle n'était pas bon, d'accord en cela avec celui qui a dit : "Je leur ai donné, (il parle des Juifs,) des préceptes qui n'étaient pas bons, " il n'y a point de doute que ce ne soit par le ministère de Moïse, " et des commandements qui ne les feront pas vivre (Ezech. XX, 25). " Telle était par exemple cette observation littérale du sabbat, qui signifie repos, mais qui ne le donnait pas ; ces cérémonies légales des sacrifices; cette défense de manger de la chair de porc, et de quelques autres semblables que Moïse répute immondes, tout cela est une pluie qui tombe de cette nuée, mais je ne désire pas qu'elle tombe jamais dans mon champ ni dans mon jardin. Je veux qu'elle ait été bonne en son temps, nais lorsqu'elle vient à contretemps, je ne la tiens pas pour bonne. Car toute pluie, si douce qu'elle soit, et si doucement qu'elle tombe, est nuisible, lorsqu'elle vient hors de saison.

8. Ainsi, tant que ces pluies pestilentielles ont occupé et inondé la terre, le temps favorable à la vigne n'était pas encore venu, et il n'y avait pas eu lieu d'inviter l'Épouse à les tailler. Mais lorsqu'elles eurent cessé, la terre s'est ressayée et les fleurs ont commencé à paraître, ce qui marquait que le temps de couper la vigne était venu. Voulez-vous savoir quand ce fut le temps de tailler la vigne ? Eh bien, je vous le demande, n'est-ce pas lorsque la chair de Jésus-Christ a comme refleuri par la résurrection ? Car c'est la première et la plus grande fleur qui ait paru dans notre terre. Jésus-Christ, en effet, est le premier des ressuscités (I Cor. XV, 20). C'est Jésus qu'on croyait fils de Joseph, qui est la fleur du champ et le lis des vallées (Cant. II, 1), Jésus, dis-je, de Nazareth, mot qui signifie une fleur en hébreux. Cette fleur a donc paru la première, mais elle n'a pas paru seule; car les corps de plusieurs saints, qui étaient morts, ressuscitèrent avec lui, et parurent aussi sur notre terre, comme de belles et brillantes fleurs. " Ils vinrent dans la ville sainte, dit l'Évangéliste, et apparurent, à plusieurs (Matth. XXVII, 52). " Ceux qui d'entre le peuple eurent les premiers les prémices des saints ont été aussi des fleurs. Leurs miracles ont été comme des fleurs qui ont produit les fruits de la foi. Car après que cette pluie d'infidélité fut un peu passée et qu'elle eut cessé, elle fut suivie aussitôt de cette autre pluie volontaire dont parle le Prophète, que Dieu a réservée pour son héritage, et les fleurs commencèrent à paraître. Le Seigneur a répandu sa bénédiction, et notre terre a poussé ses fleurs, en sorte qu'en un jour trois mille personnes crurent en Jésus-Christ, et en un autre, cinq mille, tant le nombre des fleurs, c'est-à-dire la multitude des files, s'accrut en peu de temps (Act. II, 41 et V, 4). Le froid de la malice ne put pas prévaloir contre ces fleurs qui paraissaient perdre, comme cela arrive d'ordinaire, le fruit de vie qu'elles promettaient.

9. Car tous ceux qui avaient cru étaient remplis de la vertu d'en haut; il s'en trouva parmi eux qui, forts dans la foi, méprisèrent les menaces des hommes. Ils souffrirent à la vérité plusieurs contradictions, mais ils ne cédèrent jamais, et ne furent point détournés d'accomplir ni d'annoncer les oeuvres de Dieu. C'est ce qui est exprimé dans le psaume, si on l'entend spirituellement: " Ils ont semé les champs, ils ont planté des vignes, et ils ont recueilli des fruits en abondance (Psal. CXXV, 37). " Dans la suite des temps la tempête s'est apaisée, et la paix étant rendue à la terre, les vignes ont crû, elles ont provigné, elles se sont étendues et multipliées à l'infini. En sorte fille maintenant l'Épouse est invitée, non pas à planter de nouvelles vignes, mais à tailler celles qui sont plantées. Et c'est bien à propos, puisque cet ouvrage demandait un temps de paix. Car comment l'aurait-on pu faire dans u n temps de persécution ! Comment aurait-on pu prendre en main des épées tranchantes, tirer vengeance des nations, châtier les peuples, charger de chaînes leurs rois, mettre dans les fers les plus nobles d'entre eux, et exécuter sur eux le jugement de Dieu (Psal. CXLIX, 7) ? Car c'est là ce qu'il faut entendre par tailler les vignes. A peine toutes ces choses se purent-elles faire en paix dans le temps même de la paix. Mais en voilà assez sur ce sujet.

10. Je pourrais finir ici ce discours, si, selon mon habitude, j'avais donné quelques avis à chacun de vous, touchant la vigne. Car qui a retranché assez exactement tout ce qu'il y avait de superflu en lui, pour penser qu'il n'a plus rien à couper? Croyez-moi, ce qui est coupé repousse, ce qui est chassé revient, ce qui est éteint se rallume, ce qui est assoupi se réveille. C'est donc peu d'avoir coupé une fois, il faut couper souvent, et même toujours, s'il est possible, parce que si vous ne vous trompez point vous-mêmes, vous trouverez toujours quelque chose à couper en vous, quelque progrès que vous fassiez. Tant que vous êtes dans ce corps mortel, vous vous abusez, si vous croyez que vos vices soient entièrement éteints plutôt que supprimés; que vous le vouliez ou non, le Jébuséen habite toujours dans votre terre, ( Judic. I, 21 ) ; vous pouvez bien le subjuguer, mais vous ne sauriez l'exterminer. " Je sais dit, l'Apôtre, que le bien n'habite point en moi (Rom. VII, 18). " C'est peu de chose s'il ne confesse que le mal même y habite. " Aussi, ajoute-t-il, je ne fais pas (a) ce que je veux et je fais le mal que je hais, et que je ne voudrais pas faire; mais si je fais le mal fille j'abhorre, ce n'est plus moi qui le fais, c'est le péché qui habite en moi (Rom. VII, 13). " Préférez-vous donc dis-je à l'Apôtre, si vous l'osez, car c'est lui qui parle ainsi, ou avouez avec lui que vous n'êtes point exempt de vices. Or la vertu tient le milieu entre les vices opposés,

a Telle est la leçon donnée par les premières éditions des oeuvres de saint Bernard et par les meilleurs manuscrits. Quelques-uns ajoutent ces mots : " le bien " comme dans la Vugate.

et pourtant vous avez besoin non-seulement de couper, mais de couper tout autour. Autrement il y a à craindre que notre vigne pressée, ou plutôt rongée parles vices qui l'environnent, ne languisse peu à peu, sans que vous vous en aperceviez, ou même ne soit étouffée, s'ils viennent à croître davantage. Le seul conseil que je vous donne dans un si grand péril, c'est de les observer avec grand soin, et, aussitôt qu'ils recommenceront à paraître, de les couper sans miséricorde. La vertu ne peut pas croître avec les vices. Afin donc qu'elle pousse vigoureusement, ne les laissez pas croître. Otez les branches superflues, les bonnes pousseront bientôt; tout ce que vous ôtez à la cupidité, vous le donnez à l'utilité. Retranchons donc, coupons la cupidité, afin que la vertu profite.

11. Il est temps pour nous, mes frères. de. tailler notre vigne, comme nous avons toujours besoin de le faire. Car je trouve que l'hiver est passé pour nous. Savez-vous de quel hiver j'entends parler ? C'est de cette crainte qui n'est point accompagnée d'amour, qui donne lieu à tout le commencement de la sagesse, mais n'en communique point la perfection, car l'amour, en survenant, la chasse, comme l'été chasse l’hiver, car l'amour de Dieu est fêté de l'âme. Et s'il est venu, ou, pour mieux dire, et comme je veux le croire de vous, puisqu'il est venu, il a du sécher toutes les pluies de l'hiver, c'est-à-dire, toutes les larmes que faisaient couler auparavant le souvenir amer des fautes passées, et la crainte du jugement de Dieu. Ainsi, et je le dis sans hésiter de plusieurs d'entre vous, sinon de tous, cette pluie est passée, elle a cessé. Car les fleurs qui sont la marque d'une pluie plus douce commencent à paraître. L'été a aussi des pluies, mais des pluies douces et fécondes. Qu'y a-t-il de plus doux que les larmes de la charité? Car la charité pleure mais d'amour, non de la douleur. Elle pleure de désir. Elle pleure avec ceux qui pleurent. Je ne doute point que vos actions d'obéissance ne soient abondamment arrosées de cette pluie, et j'ai la satisfaction de voir que, bien loin d'être défigurées ou obscurcies par des murmures et par la tristesse, elles sont accompagnées d'une joie spirituelle qui les rend agréables et fleurissantes. Ce sont comme des fleurs que vous portez toujours dans vos mains.

12. Si donc l'hiver est passé, si la pluie est finie, si elle a cessé de tomber, si les fleurs ont enfin paru dans votre terre, et que la douceur de la grâce, comme un printemps favorable, marque que le temps de tailler la vigne est venu, que reste-t-il autre chose à faire, que de nous occuper à cet ouvrage si saint et si nécessaire ? Examinons, selon le conseil du Prophète, nos voies et notre conduite, que chacun croie qu'il fait des progrès, non lorsqu'il ne trouve rien à reprendre en soi, mais lors qu'il reprend et corrige ce qu'il y trouve de mauvais. Vous ne vous serez pas examiné inutilement, si vous reconnaissez que vous avez encore besoin de vous examiner de nouveau; et vous ne vous serez point trompé dans votre examen, toutes les fois que vous croirez avoir besoin de le recommencer. Mais si vous le faites autant de fois que vous en aurez besoin, vous le ferez toujours. Souvenez-vous donc que vous avez toujours besoin du secours d'en haut, et de la miséricorde de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LIX. Gémissements de l’âme qui soupire. après la céleste patrie, éloge de la chasteté et de la viduité.

1. " La voix de la tourterelle a été entendue dans notre terre (Cant. II, 12). " Voici la seconde fois que celui qui est du ciel parle de la terre, je suis forcé d'en convenir Et il en parle avec autant de bouté et d'affection que s'il était vraiment citoyen de la terre. Celui-là c'est l'Époux; après avoir dit, que les fleurs avaient paru, non pas sur la terre simplement, mais sur notre terre, il dit encore maintenant : " La voix de la tourterelle a été entendue dans notre terre. " Quelle est donc la raison d'une façon de parler si extraordinaire, pour ne pas dire si indigne de Dieu? Je ne crois pas qu'on trouve ailleurs qu'il ait ainsi parlé du ciel, encore moins de la terre. Considérez donc combien il est doux d'entendre le Dieu du ciel dire : " Dans notre terre." Et vous, habitants de la terre, enfants des hommes, écoutez: " Le Seigneur a fait de grandes choses pour nous (Psal. CXXV, 4). " Il a un grand commerce avec la terre, de grands rapports avec l'Epouse, qu'il lui a plu de tirer de la terre pour se l'unir intimement. Il dit, en effet : " Dans notre terre. " Cette parole n'est pas une parole de souveraineté, mais de familiarité, mais d'alliance. Aussi n'est-ce point comme Seigneur, mais comme Époux qu'il parle ainsi. Quoi ? Il est notre créateur, et il se rend notre compagnon ! Il ne faut pas s'en étonner. C'est l'amour qui parle et l'amour ne tonnait point de maître. Car ce cantique est un cantique d'amour, et il ne saurait, être rempli que de choses amoureuses. Dieu aime aussi et son amour ne vient point d'ailleurs que de lui, attendu qu'il est lui-même amour. Et il aime avec d'autant plus de violence que lui et son amour ne sont qu'un. Mais ceux qu'il aime, il les traite comme des amis, non comme des serviteurs. De Maître il devient ami. Car il n'appellerait pas ses disciples ses amis, s'ils ne l'étaient en effet.

2. Voyez-vous comme la majesté même cède à l'amour. Il en est ainsi, mes frères ; l'amour n'admire personne, mais il ne méprise personne, il regarde d'un même oeil tous ceux qui s'entr'aiment parfaitement, et il égale en lui les grands et les petits. Non-seulement il les rend égaux, mais il n'en fait qu'un d'eux tous. Vous pensez peut-être que Dieu est excepté de cette règle, mais ne savez-vous pas que celui qui est étroitement attaché à Dieu n'est qu'un esprit avec lui (I Cor. VI, 17) ? Il s'est rendu lui-même comme l'un d'entre nous. C'est trop peu , il s'est rendu, non pas comme l'un d'entre nous, mais l'un d'entre nous. C'est peu qu'il soit semblable aux hommes, il est homme. C'est ce qui fait qu'il s'attribue notre terre, mais comme patrie, non comme possession . Et pourquoi ne se l'attribuerait-il pas? C'est d'elle que vient son épouse; d'elle aussi que vient la substance de son corps. C'est d'elle que vient l'Époux même, puisque lui et son épouse ne sorte qu'une même chair. S'ils n'ont qu'une même chair, pourquoi n'auront-ils pas une seule et même patrie ? " Le Seigneur, dit le Prophète, s'est réservé le plus haut des cieux, et a donné la terre aux enfants des hommes (Psal. CXIII, 16). " C'est donc comme fils de l'homme qu'il hérite de la terre, comme Seigneur qu'il se l'assujettit, comme créateur qu'il la gouverne, et comme époux qu'il la partage. Car, en disant " dans notre terre, " il témoigne qu'il refuse de la posséder en propre, et qu'il désire la partager avec un autre. Mais en voilà assez pour expliquer pourquoi l'Époux a daigné se servir d'une parole si pleine de bonté, et dire, " notre terre. "

3. Maintenant passons au reste. " La voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre. " C'est une marque que l'hiver est passé, et qu'il est temps de tailler la vigne. Voilà pour le sens littéral. Au reste la voix de la tourterelle n'est pas fort agréable, mais elle annonce des choses qui le sont. Ce petit oiseau ne coûte pas bien cher; mais si vous y prenez garde il vaut cher. Sa voix, plus semblable à un gémissement qu'à un chant, nous rappelle notre exil. J'entends volontiers la voix d'un prédicateur qui ne s'attire pas des applaudissements, mais qui me touche le coeur. Vous imitez la tourterelle, si vous enseignez à gémir. Mais si vous voulez me persuader de gémir, ce sera plutôt en gémissant qu'en déclamant. L'exemple ici, aussi bien qu'en beaucoup de choses, est plus efficace que la parole. Votre voix sera puissante et pleine de vertu, si on tonnait que vous êtes persuadé vous-même de ce que vous voulez persuader aux autres. La voix des oeuvres est plus forte que celle de la bouche, faites ce que vous dites, et non-seulement vous me corrigerez avec plus de facilité, mais vous échapperez vous-même à une grande responsabilité; on ne pourra plus vous dire : "Ils mettent sur les épaules des hommes des fardeaux pesants et insupportables, et ils ne voudraient pas seulement y toucher du bout des doigts (Matth. XXIII, 4) ; " Et vous ne craindrez point d'entendre ces mots : " Vous qui enseignez aux autres, pourquoi ne vous enseignez-vous pas à vous-même (Rom. II, 21) ? "

4. " La voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre. " Tant que les hommes n'ont reçu pour récompense du culte qu'ils rendaient à Dieu, que la possession de la terre, de cette terre où coulaient le lait et le miel, ils ne se sont point trouvés étrangers sur la terre, et n'ont point gémi comme la tourterelle, au souvenir de leur patrie : au contraire, abusant du lieu de leur exil, comme si c'eût été leur patrie, ils se sont adonnés à toute sorte de voluptés et de débauches. C'est ainsi qu’il s'est passé tant de temps sans que la voix de la tourterelle se fit entendre dans notre. terre. Mais lorsque la promesse du royaume des cieux a été faite, alors les hommes ont reconnu qu'ils n'ont. pas ici une patrie permanente, et ils ont commencé à rechercher la patrie future avec ardeur. Et c'est alors, pour la première fois, que la voix de la tourterelle s'est fait entendre clairement dans notre terre. Car, quand une sainte âme soupirait après la présence de Jésus-Christ, soupirait avec peine de voir la possession du royaume de Dieu retardée, saluait de loin par ses gémissements et ses soupirs, cette patrie tant désirée, ne vous semble-t-il pas qu'elle était comme une tourterelle chaste et gémissante? C'est donc à partir de ce moment, et depuis lors, que la voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre. Comment l'absence de Jésus-Christ ne me ferait-elle pas tous les jours répandre des larmes, et pousser des soupirs? Seigneur, vous voyez où tendent tous mes désirs, et le gémissement de mon âme ne vous est point caché (Psal. XXXVII, 10). Je n'ai fait que gémir, vous le savez Seigneur, mais bienheureux celui qui peut dire: " J'arroserai toutes les nuits mon lit de mes larmes, je le percerai de mes pleurs (Psal. VI, 7). " Ce n'est pas seulement moi qui connais ces gémissements, ce sont tous ceux qui aiment l'avènement du Sauveur. C'est d'ailleurs même ce qu'il disait . " Les enfants de l'Époux peuvent-ils pleurer pendant que l'Époux est avec eux? Il arrivera un temps que l'Époux leur sera ôté, et alors ils pleureront (Matth. IX, 15). " Comme s'il eût dit : alors on entendra la voix de la tourterelle.

5. Ce que vous disiez, mon doux Jésus, est bien vrai ; ce temps-là est venu. Car la créature gémit, et est comme dans le travail de l'enfantement, en attendant la révélation de la gloire qui doit se faire aux enfants de Dieu. Mais ce n'est pas elle seulement qui gémit; nous gémissons aussi nous-mêmes, en attendant l'adoption des enfants de Dieu, et la rédemption de notre corps, car nous savons que tant que nous sommes dans ce cotés, nous sommes exilés de la présence du Seigneur. Et ces gémissements ne sont pas inutiles, puisqu'on y répond du ciel avec tant de bonté, car le Seigneur dit : "A cause de la misère des pauvres et des gémissements de ceux qui sont dans l'oppression, je vais me lever. " Cette voix gémissante se fit entendre ainsi du temps des patriarches, mais rarement, et chacun d'eux retenait son gémissement au dedans de soi. C'est ce qui faisait dire à l'un d'eux : " Mon secret est pour moi; mon secret est pour moi (Isa. XXIV, 16) ; " et à un autre " Mon gémissement ne vous est point caché (Psal. XXXVII, 10). " ce qui faisait bien voir qu'il était caché, puisqu'il n'était connu que de Dieu. C'est pourquoi on ne pouvait pas dire alors . " La voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre, " ni que ce secret n'appartenait qu'à peu de personnes, et n'était pas encore divulgué parmi les hommes. Mais depuis qu'on a crié publiquement : " Cherchez les choses du ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu (Coloss. III, 1), " le gémissement de la tourterelle a commencé à être commun à tout le monde, tout le monde ayant un même sujet de gémir, parce que tout le monde connaissait le Seigneur, suivant cette parole de Jérémie: Et tous me connaîtront depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit le Seigneur ( Jer. XXXI, 34). "

6. Mais si plusieurs gémissent, pourquoi n'est-il parlé que d'un seul " La voix de la tourterelle, " dit-il. Pourquoi ne dit-il pas, "des tourterelles? " Peut-être l'Apôtre résout-il cette difficulté, lorsqu'il dit, " que le Saint-Esprit lui-même prie pour les saints par des gémissements ineffables (Rom. VIII, 26)." Il en est, en effet, ainsi; il nous le montre gémissant, parce que c'est lui qui fait gémir. Et quel que soit le nombre de ceux que vous entendez ainsi gémir, c'est la voix d'un seul qui sort de la bouche d'eux tous. Pourquoi ne serait-ce pas sa voix, puisque c'est lui qui la forme dans chaque fidèle, pour demander à Dieu les choses dont il a besoin? Car l'esprit est révélé à chacun, selon ses besoins (I Cor. XII, 7), or chacun se fait connaître à sa voix, et témoigne par-là qu'il est présent. Écoutez comment, selon l'Évangile, le saint-Esprit a une voix. " L'Esprit souffle où il veut, et vous entendez sa voix, sans savoir d'où elle vient, ni où elle va (Joran. III, 8). " Mais le maître mort qui enseignait à des morts une lettre morte, ne le savait pas. Quant à nous, nous le savons bien, nous qui, transférés de la mort à la vie, par l'Esprit vivifiant, éprouvons par une expérience certaine et journalière, qui est l'effet de son illumination, que nos veaux et nos gémissements viennent de lui, vont à lui, et là trouvent miséricorde devant les yeux de Dieu. Car, quand est-ce que Dieu rendrait inutile la voix de son Esprit. Il sait ce que désire cet Esprit, parce qu'il ne demande à Dieu pour les saints que des choses qui sont conformes à sa volonté.

7. Il n'y a pas que les gémissements qui rendent la tourterelle recommandable, sa chasteté nous la recommande également. C'est à cause de cette vertu qu'elle fut jugée une victime digne d'être offerte pour le fils d'une vierge. Car l'Évangile porte: " Une paire de tourterelles, ou deux petits d'une colombe (Luc. II, 24). " Et quoique le Saint-Esprit soit ordinairement désigné parla colombe, néanmoins comme c'est un oiseau porté à l'impureté, il n'était pas à propos qu'il fût offert pour le sacrifice du Seigneur, si ce n'est dans un âge exempt de cette passion : Mais l'âge de la tourterelle n'est pas marqué, parce qu'elle est chaste à quelque âge que ce soit. Car elle se contente d'un seul mâle, et quand elle l'a perdu, elle n'en tonnait point d'autre; blâmant, par là, la pluralité des noces chez les hommes. Car quoique ce ne soit qu'une faute vénielle, attendu qu'elles sont un remède à l'incontinence, néanmoins une si grande incontinence est honteuse. N'est-ce pas une honte que la raison ne puisse faire dans l'homme, en ce qui regarde l'honnêteté, ce que la nature fait dans un oiseau ? On voit, en effet, la tourterelle, dans le temps de son veuvage, pratiquer tous les exercices de cet état saint avec une vigilance et une ardeur infatigables. Vous la voyez toujours solitaire; vous l'entendez toujours gémir; et on ne la voit jamais se percher sur un rameau vert, pour vous apprendre à fuir les plaisirs de la volupté comme une peste. Ajoutez à cela qu'elle demeure le plus souvent sur le sommet des montagnes, et sur le faite der arbres, pour nous apprendre à mépriser les choses de la terre et a aimer les choses du ciel, ce qui convient particulièrement à l'état de la chasteté.

8. D'où l'on peut conclure que la voix de la tourterelle est aussi une exhortation à la pureté. Car cette voix ne s'est point fait entendre d'abord sur la terre. On y entendit plutôt celle-ci : " Croissez et multipliez et remplissez la terre (Gen. I, 28). " C'eût été sans doute en vain que cette voix de la chasteté eût raisonné, lorsque la patrie des ressuscités n'était pas encore découverte, cette patrie où les hommes ne se marieront point, mais seront comme les anges de Dieu dans le ciel. Était-ce le temps de faire entendre cette voix, lorsque toute femme stérile dans le peuple juif était maudite, lorsque les patriarches même avaient plusieurs femmes en même temps, lorsque la loi commandait à un frère de faire revivre la semence de son frère mort sans enfant, en épousant sa veuve ? Mais, depuis que la louange des eunuques, qui se sont mutilés pour le royaume Dieu, est sortie de la bouche de la céleste tourterelle (Matth. XIX, 12), et que le conseil qu'une autre chaste tourterelle a donné touchant les filles a été suivi partout , alors on a commencé à pouvoir dire véritablement : " la voix de la tourterelle s'est fait entendre dans notre terre. "

9. Puisque les fleurs ont paru dans notre terre, et que la voix de la tourterelle y a été entendue, la vérité sans doute a été découverte, et par la vue, et par l'ouïe. Car la voix s'entend, et les fleurs se voient. Les fleurs, ce sont les miracles, comme nous l'avons expliqué plus haut, et, en se joignant à la voix, elles produisent les fruits de la foi. Car, bien que la foi vienne de l'ouïe, la confirmation de la foi vient de la vue. La voix a retenti, les fleurs ont brillé, et la vérité a germé de la terre, 1a parole et les miracles concourant ensemble par la confession des fidèles, pour servir de témoignage à la foi. C'est titi témoignage facile à accepter, quand la fleur atteste la vérité de la voix et de la parole, et que la vue seconde l'ouïe. Les choses qu'on voit confirment celles qu'on entend, et le témoignage de deux, c'est-à-dire de l'oreille et de l'œil, persuade la vérité de ce qu'il rapporte. Voilà pourquoi le Seigneur disait, en parlant aux disciples de saint Jean : " Allez, rapportez à Jean ce que vous avez entendu et vu. " Il ne pouvait leur marquer la certitude de la foi d'une manière plus courte ni plus claire; la même certitude de la foi a été persuadée à toute la terre en aussi peu de mots, et par le même raisonnement.. Prêchez " les choses que vous avez entendues et vites. " O parole courte, mais néanmoins vive et efficace ! Je ne fais point difficulté d'assurer ce que j'ai appris par mes oreilles et par mes yeux. Une trompette salutaire sonne, les miracles brillent, et le monde croit. On persuade aisément ce qu'on dit, lorsqu'on le prouve par des prodiges surprenants. Or, nous lisons que les " apôtres, étant sortis de Jérusalem, prêchèrent partout, le Seigneur coopérant à leurs paroles, et les confirmant par des miracles (Matth. XVI, 20). " Nous lisons qu'il fut transfiguré sur le Thabor, au sein d'une merveilleuse clarté, et que, néanmoins, une voix céleste ne laissa pas de lui rendre témoignage. Nous voyons encore sur le bord du Jourdain une colombe qui le désigne, et une voix qui atteste sa divinité. Ainsi, la miséricorde de Dieu fait toujours concourir également ces deux choses, la voix et le signe, pour introduire la foi, afin que, par ces deux sens, comme par deux fenêtres ouvertes, il se fasse dans l'âme une large voie à la clarté.

10. Il y a ensuite : " Le figuier a poussé ses boutons à figues. " N'en mangeons pas, car ce ne sont pas des figues mûres. Elles ont l'apparence de bonnes figues, mais elles n'en ont pas le goût. En quoi elles figurent peut-être les hypocrites. Néanmoins, ne les rejetons pas, car nous en aurons peut-être besoin une autre fois. Elles tomberont assez tôt d'elles-mêmes avant le temps, comme le chaume dont on couvre les maisons, qui est sec avant qu'on le coupe, ce qui, je crois, a été dit des hypocrites. Ce n'est pourtant pas sans sujet qu'il en est fait mention dans ce chant nuptial. Elles ne serviront pas, sans doute, à manger; mais du moins elles auront un autre usage. Dans les noces, on a besoin de bien d'autres choses que de vivres. Quoi qu'il en soit, je crois que je ne les dois point passer légèrement, et qu'il est à propos de remettre ce que nous avons à en dire à une autre fois, et pour une heure plus commode, de peur de trop presser cette matière. Je vous laisse à juger si c'est avec raison que je le fais; tâchez seulement, par vos prières, d'obtenir de Dieu pour moi que j'explique avec facilité ce que j'en pense, pour votre édification et pour la louange et la gloire de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu par dessus tout, est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LX. Incrédulité des Juifs qui mirent le comble à la mesure de leurs pères en tuant le Christ.

1. " Le figuier a porté ses boutons à figues (Cant. II, 13). " Ces mots se rapportent à ce qui précède. L'Epoux avait dit que le temps de tailler la vigne était venu, et le montrait par les fleurs qui commençaient déjà à paraître, et par la voix de la tourterelle qu'on avait entendue. Il le prouve encore par la. production des boutons à figues; parce que l'arrivée du, printemps ne, ose reconnaît pas seulement aux fleurs, ou à la voix de la tourterelle, mais encore parles fruits du figuier. Car la saison n'est jamais plus belle, que lorsque le figuier produit ses boutons à figues. Le figuier n'a point de fleurs, au lieu de fleurs il pousse des boutons à figues, lorsque les autres arbres fleurissent. Et comme les fleurs paraissent et passent aussitôt, n'étant propres à rien, sinon à marquer les fruits qui doivent les suivre, ainsi les boutons à figues se montrent pendant quelque temps, tombent avant d'être mûrs, et font place aux bonnes figues, mais ne sont pas bons à manger eux-mêmes. C'est donc par là, comme j'ai dit, que l'époux connaît quelle est la saison, et qu'il le fait connaître à l'Epouse, afin qu'elle ne soit point paresseuse à aller aux vignes parce que ce qui se fait en son temps n'est jamais perdu. Voilà pour ce qui concerne le sens littéral.

2. Mais quel est le sens spirituel. Il ne faut pas voir ici le figuier, mais le peuple qu'il représente. Car Dieu prend soin des hommes, non pas des arbres. Le peuple est un vrai figuier, fragile à cause de la chair, petit de sens et d'intelligence, bas d'esprit, et ses premiers fruits sont grossiers et terrestres. Car ce n'est pas l'étude du peuple, de chercher premièrement, le royaume de Dieu et sa justice (Matth. VI, 33), mais plutôt, comme dit l'Apôtre, de penser aux choses du monde, de chercher pour les hommes, comment plaire à leurs femmes, ou pour les femmes, comment se rendre agréables à leurs maris (I Cor. VII, 33). Les personnes de cette sorte souffriront des afflictions en la chair, mais nous ne nions pas, qu'à la fin, elles acquièrent les fruits de la foi, si elles se confessent et se repentent sincèrement de leurs fautes, et surtout si elles rachètent les oeuvres de la chair, par les aumônes? Les premiers fruits que produisent ces personnes ne sont donc pas proprement des fruits, non plus que les boutons à figues que portent les figuiers. Mais si ensuite elles font de dignes fruits de pénitence , car ce qui est animal doit précéder ce qui est spirituel (Cor. XV, 46), on leur dira : " Quel est ce fruit que vous avez porté autrefois et dont vous rougissez maintenant (Rom. VI, 21) ? "

3. Néanmoins, je ne crois pas qu'on doive entendre ce passage, de toutes sortes de peuples, mais de celui qui y est exprimé. Car l'Écriture ne dit pas les figuiers au pluriel, mais au singulier. " Le figuier a produit ses boutons à figues; " et selon ma pensée, ce peuple est le peuple juif. En effet, combien le Sauveur, dans l'Évangile, propose-t-il de paraboles semblables à celle-ci, à son sujet? Par exemple : " Un homme avait un figuier planté dans sa vigne (Luc. XIII, 6). " Et: "Voyez le figuier, et tous les autres arbres (Luc. XXI, 19), " en parlant à Nathanaël, il dit encore : "je vous ai vu lorsque vous étiez sous le figuier (Joan. 1, 48). " Il maudit encore le figuier, parce qu'il n'avait point trouvé de fruits dessus (Marc. XI, 12). Ainsi ce peuple est vraiment un figuier, puisque bien qu'il soit sorti de la racine des patriarches, qui était bonne, il ne s'est pourtant jamais élevé en haut, a toujours voulu ramper à terre, et n'a point répondu à l'excellence de sa racine, ni par la grandeur de ses rameaux, ni par la beauté de ses fleurs, ni par la fécondité de ses fruits. Arbre manqué, arbre tortueux, et noueux, tu n'as guère de rapport avec ta racine, car tu viens d'une racine sainte. Que parait-il dans tes branches qui soit digne d'elle ? "Le figuier, dit l'Époux, a poussé ses boutons à figues. " Ce n'est pas de ta noble racine que tu les tires maudite engeance. Ce qui se trouve en elle, vient du Saint-Esprit, et, partant est délicat et agréable. Où as-tu pris ces figues grossières? Et en effet, qu'y a-t-il qui ne soit pas grossier dans ce peuple, soit que l'on considère ses actions ou ses inclinations, son intelligence, ou les cérémonies du culte qu'il rendait à Dieu ? Car ses actions étaient toutes pour la guerre, son inclination ne se portait qu'à amasser du bien, son intelligence était dans l'écorce de la lettre, et son culte dans le sang des bêtes et des animaux.

4. Mais on me dira peut-être, si ce peuple n'a jamais cessé de produire des boutons à figues, le temps de tailler la vigne, est donc venu quelquefois pour lui, puisque nous avons dit qu'on la talle lorsque les figuiers poussent leurs -boutons à figues: nullement; car nous disons que les femmes sont mères, non lorsqu'elles sont en travail d'enfant, mais lorsqu'elles sont accouchées. Nous disons de même que les arbres ont produit leurs fleurs, non lorsqu'ils commencent à fleurir, mais au contraire lorsqu'ils se défleurissent. Il en est de même ici, on dit que le figuier a produit ses fausses figues, non lorsqu'il en a produit quelques-unes, mais lorsqu'il les a toutes produites, c'est-à-dire lorsqu'il n'en produit plus. Si vous me demandez quand cela est arrivé à ce peuple? C'est, vous dirai-je, lorsqu'il a tué Jésus-Christ. Car c'est alors que sa malice a été consommée, selon que lui-même le lui avait prédit, en disant : " Comblez la mesure de vos pères (Matth. XXIII, 31). " D'où vient qu'étant prés de rendre l'esprit sur la croix, il s'écria : " Tout est consommé (Joan. XIX, 30). " O quelle consommation a donné à ses boutons à figues, ce figuier maudit et condamné à une stérilité perpétuelle ! O que ses derniers fruits sont bien plus mauvais que les premiers! D'abord, ils étaient seulement inutiles, mais maintenant ils sont pernicieux et empoisonnés. O naturel barbare et grossier, naturel de vipère, de haïr un homme qui guérit les corps des hommes, et leurs âmes ! O intelligence grossière, intelligence de boeuf, que de n'avoir pas reconnu Dieu dans les ouvrages mêmes de Dieu!

5. Peut-être le Juif se plaindra-t-il comme d'une injure atroce, de ce que je compare son intelligence à celle d'un boeuf. Mais qu'il lise Isaïe, et il trouvera qu'il en a encore moins qu'un boeuf. " Un boeuf, dit ce prophète, connaît celui à qui il appartient, et un âne connaît l'étable de son maître, mais Israël ne m'a point connu, mon peuple n'a point eu d'intelligence (Isa. I, 3)." Vois-tu, ô juif, que je suis plus doux pour toi que ton Prophète même? je t'ai comparé aux bêtes brutes, et lui te met au dessous d'elles, ou plutôt ce n'est pas en son nom, mais au nom de Dieu, que le Prophète dit cela, car Dieu même crie par ses oeuvres, qu'il est Dieu. " Si vous ne me croyez, dit-il, croyez à mes oeuvres, et si je ne fais les oeuvres de mon Père, ne me croyez point (Joan. X, 33). " Cependant cela ne le réveille point encore, et ne lui ouvre pas les yeux; ni la fuite des démons, ni l'obéissance des éléments, ni la vie rendue aux morts, n'a pu le délivrer de cette stupidité plus que bestiale, qui a été cause que, par un aveuglement également merveilleux et déplorable, il est tombé dans un crime si horrible, et si énorme, que de porter des mains sacrilèges sur le Seigneur de majesté. On a donc pu dire que " le figuier a produit ses boutons à figues, " depuis que les cérémonies légales de ce peuple ont commencé à prendre fin, et que les vieilles choses selon une ancienne prophétie, ont été remplacées par de nouvelles (Levit. XXIV, 1), " de la même manière que les fausses figues tombent et font place aux bonnes qui viennent après. Tant que le figuier, dit l'Époux, n'a point cessé de produire ses figues, je ne vous ai point appelée, ô mon Epouse, parce que je savais qu'il n'en pouvait pas produire de bonnes eu même temps. Mais maintenant que celles qui devaient venir auparavant sont venues, je ne vous invite point hors de saison, puisque les fruits qui sont bons et salutaires s'approchent, et vont succéder à ceux qui sont inutiles.

6. " Car les vignes, en fleurs, continue-t-il, répandent une odeur agréable, " ce qui est aussi une marque que le fruit va venir bientôt. Cette odeur classe les serpents. On dit que lorsque les vignes sont en fleurs, toutes les bêtes venimeuses s'éloignent, elles ne peuvent souffrir l'odeur de ces fleurs nouvelles. Je désire que nos novices écoutent particulièrement ceci, et qu'ils en tirent un sujet de confiance, en se demandant quel esprit ils ont reçu, puisque les démons n’en sauraient même, souffrir les premières approches. Si la ferveur des novices a cette force dans son commencement, que sera-t-elle dans sa perfection ? Que l'on juge du fruit parla fleur, et de la vertu de sa saveur par colle de son odeur. " Les vignes en fleurs ont répandu une odeur agréable." Il en a été ainsi dans le commencement. A la prédication de la grâce nouvelle de Jésus-Christ, il se faisait un renouvellement de vie en ceux qui croyaient, et qui, en vivant bien parmi les Gentils, étaient en tout lieu la bonne odeur de Jésus-Christ (II Cor. II, 15). Cette bonne odeur, c'était le témoignage qui leur était rendu, et qui naît des bonnes oeuvres, comme l'odeur naît des fleurs, comme les âmes fidèles dans le commencement de la foi naissante, telles que des vignes spirituelles remplies de fleurs et exhalant une odeur agréable, recevant bien le témoignage de ceux mêmes qui n'étaient pas de leur religion; je crois qu'il est assez vraisemblable que c'est d'elles que l'Époux parlait, quand il disait que les vignes en fleurs répandaient une douce odeur. Pourquoi? parce que ceux qui ne croyaient. pas encore, se sentant attirés par là à la foi, glorifiaient Dieu en voyant leurs bonnes oeuvres, et que cette odeur commençait à leur être une odeur de vie pour la vie. Ce n'est donc pas sans raison qu'il est dit de ceux qui n'ont point cherché leur propre gloire, mais le salut de leur prochain par la bonne opinion qu'ils lui donnaient de leur vertu, ont répandu une douce odeur. Car ils pouvaient, à l'exemple de plusieurs, se servir de la piété d'une manière profane, pour satisfaire leur vanité ou leur avarice. Mais ce n'eût pas été répandre l'odeur, mais la vendre, ce qu'ils n'avaient garde de faire, puisque toutes leurs actions n'avaient pour but que la charité.

7. Mais si les vignes sont les âmes, la fleur, les bonnes oeuvres, et l'odeur, l'opinion avantageuse qu'on donne de soi, qu'est-ce que le fruit de la vigne? C'est le martyre, oui, le sang du martyre est vraiment le fruit de la vigne : " Lorsque Dieu, dit le Prophète (Psal. CXXVI, 4), aura fait reposer en paix ceux qu'il aime, l'héritage du Seigneur s'augmentera par le nombre de ceux qui se convertiront, et qui seront comme leurs enfants, et le fruit de leurs entrailles: " J'allais dire le fruit de la vigne. Pourquoi n'appellerons-nous pas sang de la vigne, le sang de l'innocent et de l'homme juste, ce divin jus rouge et précieux de la vigne de Sorech, sorti comme du pressoir des souffrances? Car la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux; mais en voilà assez pour l'explication de ces paroles: "Les vignes en fleurs ont répandu une bonne odeur. "

8. C'est là le sens de ce passage, si on veut le rapporter au temps de la grâce. Mais, si on aime mieux l'entendre de celui des patriarches, car la vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël, voici comment on peut l'expliquer. Les prophètes et les patriarches ont senti, comme une excellente odeur, que Jésus-Christ devait naître et mourir, mais ils n'ont point répandu alors cette odeur, parce qu'ils n'ont pas montré dans la chair celui qu'ils pressentaient en esprit devoir en être revêtu un jour. Ils n'ont pas répandu leur odeur, ni divulgué leur secret, ils ont attendu qu'il se révélât dans son temps. En effet, qui aurait pu comprendre la sagesse cachée alors dans ce mystère, avant qu'elle eût pris un corps? Voilà comment il se fait que les vignes n'ont point alors répandu leur odeur. Elles en ont répandu plus tard, lorsque, dans la suite des générations, elles ont donné au monde Jésus-Christ, né d'elles selon la chair, par le moyen d'une Vierge mère. Ce fut alors, dis-je. que ces vignes spirituelles répandaient leur odeur, ce fut alors que la bonté et la clémence de notre Sauveur se montrèrent aux hommes (Tit. III, 4), et que le monde commença à jouir de la présence de celui que peu de personnes avaient pressenti lorsqu'il était, absent. Ce saint homme, par exemple, qui, en touchant Jacob, sentait Jésus-Christ et s'écriait : " Voici l'odeur de mon fils, semblable à celle d'un champ plein de fleurs que le Seigneur a béni (Gen. XXVII, 27) ; " en s'exprimant ainsi, gardait ses délices pour lui, et ne les communiquait à personne. " Mais lorsque la plénitude du temps est arrivée, auquel Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi (Gal. IV, 4) ; " c'est alors que cette odeur qui était en lui, se répandit de toutes parts, en sorte que l'Église, la sentant des extrémités de la terre, s'écriait : " Votre nom est une huile répandue (Cant. I, 2), " et les jeunes filles courront dans l'odeur de cette huile parfumée. Voilà comment cette huile a répandu une odeur agréable, ainsi que toutes les autres vignes de ce temps-là, qui étaient pleines de la même odeur de vie : et pourquoi ne l'auraient-elles pas répandue, puisque Jésus-Christ est sorti d'elles, selon la chair 2 Les vignes ont donc répandu une bonne odeur, soit que les âmes fidèles répandent d'elles partout une opinion avantageuse, ou que les oracles et les révélations des patriarches aient été rendus publics au monde, et que leur odeur se soit répandue par toute la terre, suivant cette parole de l'Apôtre: " Sans doute ce mystère de la bonté de Dieu est grand puisqu'il a été manifesté par la chair, justifié par l'esprit, découvert aux anges, prêché aux nations, cru dans le monde et reçu avec applaudissement (Tim. III, 16). "

9. Mais ce figuier et ces vignes n'ont-ils rien qui puisse servir à notre édification ? Je crois que ce passage se peut aussi expliquer moralement, puisque, par la grâce de Jésus-Christ qui est en nous, nous avons aussi des figuiers et des vignes. Les figuiers sont ceux dont les moeurs sont douces et paisibles, et les vignes, ceux qui ont l'esprit plus fervent. Quiconque parmi nous, conserve l'union et la paix de la société, qui nous lie ensemble, et non-seulement vit parmi les frères,, sans donner aucun sujet de plainte à personne, mais de plus se prodigue avec douceur à tout le monde, dans les devoirs de la charité, pourquoi ne serait-il point représenté par le figuier ? Il faut néanmoins qu'il ait poussé auparavant ses boutons à figues, je veux dire la crainte du jugement de Dieu que l'amour parfait chasse dehors, et l'amertume de ses péchés, qui aide nécessairement à la véritable confession, à l'infusion de la grâce, et à la fréquente effusion des larmes ; et qu'il soit délivré de toutes les autres choses pareilles qui, comme des figues en boutons, précèdent, la douceur des vrais fruits, et que vous pouvez fort bien connaître par vous-mêmes.

10. Mais, pour ajouter encore une autre pensée qui me vient sur ce sujet, considérez si on ne pourrait point aussi mettre au nombre de ces fausses figues, la science, la prophétie, le don des langues, et autres dons pareils. Car ces choses doivent passer, et céder la place à d'autres meilleures, selon ce mot de l'Apôtre : " La science sera détruite, les prophéties n'auront plus de lieu, et le don des langues cessera (I Cor. XIII, 8). " L'intelligence exclura mémé la foi, et la claire vision ne peut manquer de succéder à l'espérance. Car on n'espère pas voir ce qu'on voit déjà: il n'y a que la charité qui demeure toujours, mais celle seulement par laquelle nous aimons Dieu de tout notre coeur, de toute notre âme et de toutes nos forces. C'est pourquoi je ne la mettrai point au nombre des fausses figues, et je ne veux pas même la comparer au figuier, mais aux vignes. Ceux qui sont des vignes sont plus sévères qu'indulgents ; parce qu'ils agissent avec un esprit plein d'ardeur, ils sont zélés pour la discipline, ils reprennent fortement les vices, et peuvent dire avec le Prophète : " N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animé de zèle contre vos ennemis (Psal. CXXXVIII, 31) ? " Et : " Le zèle de votre maison me dévore (Psal. LXVIII, 10). " Les premiers me semblent se distinguer par l'amour du prochain, et les seconds par l'amour de Dieu. Mais arrêtons-nous sous cette vigne, et sous ce figuier où l'amour de Dieu et celui du prochain répandent une ombre favorable, je possède ces deux amours lorsque je vous aime, mon doua Jésus, vous qui êtes mon prochain par excellence parce que vous êtes homme, et que vous avez usé de miséricorde envers moi, mais vous ne laissez pas d'être un souverain, élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LXI. Comment l'Église trouve les richesses de la miséricorde divine dans les trous des plaies de Jésus-Christ. Force que les martyrs ont puisée dans Jésus-Christ.

1. " Levez-vous (a) ma bien-aimée, mon Épouse, et venez ( Cant. II, 14). " L'Époux témoigne l'excès de son amour, par cette répétition de paroles, invitant de nouveau sa bien-aimée à travailler aux vignes: Car je vous ai déjà dit que les vignes sont les âmes, et il est inutile de m'arrêter davantage sur cette pensée. Passons donc à ce qui suit. S'il m'en souvient bien, il ne l'a point encore nommée clairement Épouse dans cet ouvrage, si ce n'est à cette heure qu'il la mène aux vignes, et qu'elle approche du vin de la charité. Et lorsqu'elle y sera arrivée, et devenue parfaite, il fera un mariage spirituel avec elle, et ils seront deux, non en une même chair, mais en un même esprit, suivant cette parole de l'Apôtre : " Celui qui est étroitement uni à Dieu, ne fait qu'un même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). "

2, Voyons ce qui suit : " Ma colombe est dans les trous de la pierre, elle est dans les creux de la muraille ; montrez-moi votre visage, que votre voix résonne à mes oreilles (Cant. II, 14). " Il aime et il continue à dire des choses amoureuses. Il l'appelle de nouveau sa colombe, il dit qu'elle est à lui, et qu'elle lui appartient en propre. Ce n’est plus elle qui lui demande instamment de se montrer à elle, et de lui parler, c'est lui qui au contraire, à présent, la prie de lui accorder cette grâce. Il agit comme un Époux, mais comme un Époux plein de pudeur, il rougit d'être vu de tout le monde, il veut jouir de ses délices dans un lieu écarté, dans des trous de la pierre, dans les creux de la muraille. Imaginez-vous donc, que l'Epoux parle ainsi à l'Epouse : Ne craignez point, ma bien-aimée, que le travail des vignes, auquel je vous exhorte, empêche ou interrompe nos amours. Ce travail pourra servir à ce que nous souhaitons également tous deux. Les vignes ne vont pas sans quelques vieilles murailles qui offrent une retraite agréable aux âmes pudiques. Voilà le sens, ou plutôt le jeu de la lettre. Et pourquoi ne l'appellerais-je pas un jeu, puisqu'il n'y a rien de sérieux dans cette explication littérale? Ce qui en parait au dehors ne mérite pas seulement d'être entendu, si le Saint-Esprit aide au dedans la faiblesse de notre intelligence. Ne nous arrêtons donc pas au dehors, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il ne semble que nous voulions parler d'amours impurs et déshonnêtes. Apportez des oreilles chastes à ce discours d'amour ; et lorsque vous pensez à ces deux amants, ne vous représentez pas un homme et une femme, mais le Verbe et l'âme, ou bien Jésus-Christ et l'Église, qui est la même chose, si ce n'est que ce

a Dans la Vulgate il y a ici : " Hâtez vous; " Mais ces mots manquent dans les manuscrits et dans les premières éditions des oeuvres de saint Bernard.

nom d'Église ne marque pas une âme seule, mais l'unité ou plutôt l'union de plusieurs âmes. Et ne croyez pas non plus que les trous de la pierre ou les creux de la muraille soient des cachettes pour les gens qui font du mal ensemble, rejetez de votre esprit tout soupçon de choses si ténébreuses.

3. Quelqu'un a entendu par les trous de la pierre, les plaies de Jésus-Christ, et avec grande raison. Car Jésus-Christ est la pierre mystique. Ces trous sont excellents puisqu'ils, établissent la foi de la résurrection et la divinité de Jésus-Christ. " Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu (Joan. X, 28), " disait un apôtre. D'où cet oracle est-il sorti, sinon des trous de la pierre? C'est là que le passereau a trouvé une retraite, et la tourterelle un nid pour mettre ses petits (Psal. LXXXIII, 3). C'est là que la colombe se met en sûreté, et regarde sans crainte l'oiseau de proie qui vole à l'entour. Et voilà pourquoi il dit, " ma colombe est dans les trous de la pierre (Psal. XXVI, 6), et la colombe reprend, il m'a fait monter dans la pierre (Psal. XXXIX, 3). Et encore, il a établi mes pieds sur la pierre (Matth. VII, 24). " Un homme sage bâtit sa maison sur la pierre, parce que là il ne craint ni la violence des vents, ni les inondations. Quels avantages ne se trouvent point dans la pierre ? C'est sur la pierre que je suis élevé, dans la pierre que je suis en sûreté, et dans la pierre que je demeure ferme. J'y suis à couvert contre l'ennemi, j'y suis en sûreté contre toute sorte d'accidents, et cela, parce que je, suis élevé au dessus de la terre. Car tout ce qui est terrestre est incertain et sujet à périr, que notre vie soit dans les cieux, et nous ne craindrons ni de tomber ni d'être ébranlés. C'est dans les cieux qu'est la pierre, et c'est en elle que se trouvent la fermeté et la sécurité. La pierre est le refuge des hérissons (Psal. CIII, 48). Et, en effet, où notre faiblesse peut-elle trouver un repos ferme et assuré, sinon dans les plaies du Sauveur? Je demeure là avec d'autant plus de confiance, qu'il est plus puissant pour me sauver. Le monde frémit, le corps m'accable, le diable me tend des piéges, et cependant je ne tombe point, parce que je suis établi sur la pierre ferme. J'ai commis une grande faute, ma conscience en est troublée, mais je ne rue désespère point, parce que je me souviens des plaies de mon Seigneur. Car il a été percé de blessures pour nos péchés (Isa. XXXIII, 5). Qu'y a-t-il de si mortel, qui ne soit guéri par la mort de Jésus? Lors donc que je pense à un remède si efficace, nulle maladie quelque maligne qu'elle soit, ne me saurait épouvanter.

4. Par où l'on voit clairement que celui qui disait : " Mon péché est trop grand pour mériter que Dieu me le pardonne se trompait étrangement (Gen. IV, 13), " à moins qu'on ne dise qu'il n'était pas des membres de Jésus-Christ, que les mérites de Jésus-Christ ne lui appartenaient pas (a) qu'il ne pouvait les regarder comme son bien, ni s'attribuer

a Telle est la leçon constante des plus anciennes éditions. Horstius a donc eu tort de lire: " parce qu'il était un membre coupable de ce chef; " Picard avait lu : " parce qu'il était un membre de ce vrai chef. " La leçon que nous préférons est naturelle et facile, si on comprend bien le mot a membre, . et si on supplée ces mots: " Il regarde, comme sien ce qui appartient à sep chef. "

les mérites de son chef ainsi qu'un membre peut. réclamer comme sien ce qui est à son chef. Mais pour moi, ce que je ne trouve pas en moi, je le prends avec confiance dans les entrailles du Sauveur, parce qu'elles sont toutes pleines d'amour et qu'il y a assez d'ouvertures dans son corps sacré, par où elles peuvent se répandre. Ils ont percé de clous ses mains et ses pieds, et son côté d'une lance; et par ces ouvertures, je puis sucer le miel de la pierre, et goûter l'huile de ce dur caillou, c'est-à-dire goûter et voir combien le Seigneur est doux. Il formait en cet état des pensées de paix, et je n'en savais rien. Car qui connaît les desseins du Seigneur, ou qui a jamais eu part à ces conseils? Mais ces clous dont il a été percé, sont devenus pour moi comme des clefs, qui m'ont ouvert le trésor de ses secrets et fait voir la volonté du Seigneur. Et pourquoi ne la verrais-je pas au travers de ses plaies? Ses clous et ses blessures crient hautement que Dieu est vraiment en Jésus-Christ et qu'il y réconcilie le monde avec lui-même. Ce fer a traversé son âme et touché son coeur, afin qu'il sût compatir à mes infirmités. Le secret de son coeur se voit par les ouvertures de son corps, on voit le grand mystère de sa bonté infinie, les entrailles de la miséricorde de notre Dieu par laquelle ce soleil levant nous est venu visiter du ciel. Pourquoi ses entrailles ne se verraient-elles pas par ses plaies? Car, comment, Seigneur, pouviez-vous faire éclater davantage l'excès de votre bonté et de votre miséricorde, que par ces blessures cruelles que vous avez souffertes pour nous? Personne ne peut donner de plus grandes preuves de sa charité, que d'exposer sa vie pour ceux qui sont destinés et condamnés à la mort.

5. La miséricorde du Seigneur est donc la matière de mes mérites. J'en aurai toujours tant qu'il daignera avoir de la compassion pour moi. Et ils seront abondants si les miséricordes sont abondantes. Je me sens coupable de plusieurs péchés, il est vrai, mais la grâce a surabondé où le péché abondait auparavant (Rom. V, 20). Si les miséricordes du Seigneur sont éternelles pour moi, je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur. (Psal. CII, 27 et Psal. CXXXVIII, 1). Sera-ce ma propre justice que je célébrerai ? Non, Seigneur, je ms; souviendrai de votre seule justice. Car la vôtre est aussi la mienne, parce que vous êtes devenu vous-même ma propre justice. Dois-je craindre qu'une seule ne suffise pas pour deux ? Ce n'est pas ce manteau dont parle le Prophète, qui est si court que deux ne s'en peuvent couvrir (Psal. 16). Votre justice est la justice éternelle (Psa. XXVIII, 20). Qu'y a-t-il de plus long que l'Éternité ? Votre justice donc qui est éternelle et si étendue nous couvrira tous deux amplement. En moi elle couvrira la multitude de mes péchés, mais couvrira-t-elle en vous, Seigneur, des trésors de clémence, des richesses de bonté? Ce sont ces richesses qui sont cachées pour moi dans le trou de la pierre. Que la douceur qu'elles enferment est grande et excessive ! Elles sont cachées à la vérité, mais c'est pour ceux qui périssent ; car pourquoi donner le saint aux chiens, ou les perles aux pourceaux ? Mais Dieu nous les a révélées par son Saint-Esprit. Il nous a fait entrer dans son sanctuaire parles portes de ses plaies. Quelle source de douceur n'y trouve-t-on point, qu'elle plénitude de grâces, quelle abondance de vertus.

6. J’entrerai dans ces celliers si riche et si abondants, et, selon le conseil du Prophète, je laisserai les villes et habiterai dans la pierre (Jer. XXVIII, 25), je ferai comme la colombe qui fait son nid à l'entrée des trous de la pierre afin qu'étant mis avec Moïse dans les trous de la pierre (Exod. XLVIII, 2), je mérite au moins de voir lé Seigneur par derrière, lorsqu'il viendra à passer. Car qui pourra voir sa face, lorsqu'il se tiendra debout, c'est-à-dire lorsqu'il paraîtra dans la splendeur de sa beauté immuable, sinon celui qui a déjà mérité d'être introduit dans le saint des saints? Néanmoins ce n'est point une chose vile et méprisable que de le voir par derrière. Qu'Hérode le méprise s'il veut, pour moi, je le méprise d'autant moins qu'il lui a paru plus méprisable. Il y a même quelque plaisir à le voir de cette sorte ; qui sait s'il ne se retournera point vers nous, s'il ne nous pardonnera point nos péchés, et s'il ne laissera point sa bénédiction après lui ? Un temps viendra où il nous montrera sa face, et nous serons sauvés. Mais en attendant, qu'il nous prévienne par la douceur de ses bénédictions, je dis de celle qu'il a coutume de laisser après lui, qu'il nous montre seulement maintenant sa bonté, comme par derrière, et qu'il réserve pour une autre fois de nous faire voir sa face dans tout l'éclat de sa gloire. Il est extrêmement élevé dans son royaume, mais il est doux sur la croix. Qu'il commence par cette dernière vision, il achèvera un jour par l'autre. " Vous me comblerez de joie, dit le Prophète, par la vue de votre visage (Psal. XV, 10). " L'une et l'autre de ces deux visions sont salutaires, l'une et l'autre sont très-douces, mais la première est sublime, et la seconde est humble; celle-là est accompagnée de splendeur, et celle-ci de pâleur.

7. Car, comme dit le Prophète, " son dos a la pâleur de l'or (Psal. LXVII, 14). " Comment ne pâlirait-il pas à la mort? Mais l'or, tout pâle qu'il est, vaut mieux que le clinquant qui brille, et ce qui semble folie en Dieu, est plus sage que toute la sagesse des hommes. L'or c'est le Verbe, l'or c'est la sagesse. Cet or s'est décoloré lui-même, en cachant la forme de Dieu, pour ne faire paraître que la forme d'esclave. Il a aussi décoloré l'Église, puisqu'elle dit : " Ne prenez pas garde si je suis noire, car c'est le soleil qui m'a décolorée (Cant. I, 5). " Son dos a donc aussi la pâleur de l'or, parce qu'elle n'a point rougi de la noirceur de la croix, qu'elle n'a point eu d'horreur des brûlures de la passion, qu'elle n'a point fui les marques livides des blessures. Elle y prend même maintenant de la complaisance, et elle souhaite que la fin soit semblable à ses commencements. Enfin, c'est ce qui fait que l'Époux lui dit : " Ma colombe est dans les trous de la pierre, " parce qu'elle met toute sa dévotion à s'occuper sans cesse dans le souvenir des plaies de Jésus-Christ, à s'y arrêter et à y demeurer par une méditation continuelle. C'est ce qui lui fait souffrir le martyre avec tant de courage; c'est ce qui lui donne tant de confiance dans le Très-Haut. Le martyr n'a point à craindre de lever un visage défait et livide, avec celui dont les meurtrissures et les plaies l'ont guéri, et de représenter par la pâleur de l'or, la mort de son maître: Pourquoi le craindrait-il, puisque le Seigneur l'y invite même en lui disant . " Montrez-moi votre face (Cant II, 14) ? " Pourquoi? Je pense que ce n'est pas tant parce qu'il veut la voir, que parce qu'il désire lui-même être vu d'elle. Car qu'est-ce qu'il ne voit pas? Il n'a point besoin qu'une personne se montre à lui pour la voir, puisqu'il voit toutes choses, même celles qui sont cachées. Il veut donc être vu. Ce chef plein de bonté veut que son brave soldat jette les yeux sur ses plaies, afin que cela serve à l'encourager, et que, par son exemple, il devienne plus fort pour supporter les tourments.

8. Car tandis qu'il regarde ses blessures, il ne sentira pas les siennes. Tout martyr demeure intrépide, ravi de joie et triomphant en lui-même, pendant que son corps est tout déchiré de coups; et quand le fer lui ouvre les flancs, il regarde couler son sang sacré, non-seulement avec confiance, mais même avec allégresse. Où est donc alors son âme ? Elle est en lieu de sûreté, elle est dans la pierre, elle est dans les entrailles de Jésus, où elle entre par la porte de. ses plaies. Si elle était dans ses propres entrailles, certainement elle sentirait le fer qui les déchire, elle ne pourrait supporter la douleur, elle succomberait et renierait son Sauveur. Mais habitant dans la pierre, quelle merveille qu'elle en prenne la dureté ?Quelle merveille qu'étant bannie du corps, elle n'éprouve aucune sensation corporelle ? Ce n'est pas en effet de l'insensibilité, mais de l'amour. Elle ne perd pas le sentiment, elle se l’assujettit, elle n'est pas exempte de douleur, mais elle la surmonte, elle la méprise; c'est donc de la pierre que vient le courage des martyrs, c'est ce qui les rend puissants, pour boire le calice du Seigneur. Et que ce calice dont le vin enivre est beau (Psal. XXII, 5) ! Il est, dis-je, excellent et agréable, et ne l'est pas moins au général qui regarde, qu'au soldat qui triomphe; car notre courage fait la joie du Seigneur. Et comment ne se réjouirait-il point à la suite d'une confession généreuse, puisqu'il la désire avec tant d'empressement ? " Que votre voix, dit-il, retentisse à mes oreilles (Cant. II, 4). " Aussi ne tardera-t-il point à rendre la récompense qu'il a promise; car il s'empressera de reconnaître devant son Père, celui qui l'aura confessé devant les hommes (Matt. X, 32). Coupons court à ce discours, car nous ne saurions le finir aujourd'hui, et il serait excessivement long, si nous voulions achever tout ce qui nous reste à dire sur le verset que nous avons commencé à vous expliquer. Réservons donc le reste pour une autre fois, afin que l'époux de l'Église Notre-Seigneur Jésus-Christ, ait sujet de se réjouir et de ce que nous disons, et de la manière dont nous le disons, lui qui étant Dieu et élevé par dessus tout, est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LXII. Qu'est-ce pour une âme fidèle que demeurer dans les trous de la pierre et de se trouver dans les fentes des murailles. Il vaut mieux chercher la volonté de Dieu, que sonder sa gloire et sa majesté. Pureté du coeur qu'il faut avoir pour prêcher la vérité.

1. " Ma Colombe est dans les trous de la pierre, et dans les creux de la muraille (Cant. II , 13). " Ce n'est pas seulement dans les trous de la pierre que la colombe trouve un refuge assuré, c'est aussi dans les ouvertures de la muraille : Si nous prenons cette muraille, non pour des monceaux de pierre, mais pour l'assemblée des saints, voyons s'il n'entend point par ses ouvertures, les places qu'ont laissées vides les anges qui sont tombés du ciel par leur orgueil, et qui seront remplies par les hommes comme des ruines qui doivent être rebâties de pierres vivantes. Ce qui faisait dire à l'apôtre saint Pierre : " Vous approchant de la pierre vivante, soyez vous-mêmes des pierres vivantes, employées à des édifices spirituels (I Pet. II). " Je crois aussi qu'on peut dire avec quelque raison, que les anges qui vous gardent sont comme des murailles dans la vigne du Seigneur, je veux dire dans l'assemblée des prédestinés, puisque saint Paul dit: " Tous ces esprits bienheureux ne sont-ils pas les ministres de Dieu, envoyés pour servir ceux qui sont destinés à l'héritage des élus (Heb. I, 14) ?" Et le Prophète: "L'ange du Seigneur veillera à l'entour de ceux qui le craignent (Psal. XXXIII, 8). " Si cette explication vous agrée, le sens sera, que deux choses consolent l'Église dans le temps et, dans le lieu de son pèlerinage. Pour le passé, la mémoire de la passion de Jésus-Christ, et pour l'avenir, la pensée et l'espérance qu'elle sera reçue dans la société des saints. Elle regarde ces deux choses avec un plaisir qui ne la rassasie jamais, l'un et l'autre objet lui semblent infiniment doux, l'un et l'autre lui serviront de refuge et de consolation contre les afflictions et les douleurs, parce qu'elle ne tonnait pas seulement ce qu'elle doit espérer, mais encore de qui elle le doit espérer. Son attente est pleine de joie et de certitude, parce qu'elle est fondée sur la mort de Jésus-Christ. Pourquoi s'étonnerait-elle de la grandeur de la récompense, quand elle sait quel est le prix de sa rançon ? Qu'elle a de bonheur à considérer en esprit ces ouvertures saintes par lesquelles a coulé le sang sacré de son Sauveur ! Qu'elle a de satisfaction à repasser sans cesse en elle-même ces creux de la muraille, ces retraites et ces demeures, qui sont si différentes, et si nombreuses dans la maison du Père, et dans lesquelles il doit placer ses enfants selon la diversité de leurs mérites ! Et parce que maintenant elle ne peut pas encore y entrer en effet, elle y entre de la manière qu'il est possible, en esprit et par un continuel souvenir. Le temps arrivera un jour où elle relèvera ces ruines, habitera de corps et d'esprit dans ces ouvertures, et remplira par la multitude de ses enfants les places que les anciens habitants du ciel ont laissées vides, et alors on ne verra plus de trous dans ce mur céleste, il sera entier et parfait.

2. Ou, si vous l'aimez mieux, nous dirons que les âmes pieuses et zélées ne trouvent pas ces trous, mais les font. Comment cela, me direz-vous ? Par la force de leur pensée et de leurs désirs. Car cette muraille céleste cède aux désirs ardents de l'âme, comme des pierres molles cèdent au ciseau qui les taille ; elle cède à une contemplation pure, elle cède à une oraison fréquente. Car la prière du juste pénètre les cieux (Eccl. XXXV, 21). Ce n'est pas quelle fende les plaines de cet air matériel comme fait un oiseau avec ses ailes, ou qu'elle traverse, comme avec une épée, le haut du firmament. Il y a des cieux qui sont saints vivants et raisonnables, qui racontent la gloire de Dieu, qui daignent favorablement s'abaisser jusqu'à nous, lorsque nous les en prions, et qui, se laissant toucher par nos voeux, veulent, bien nous réunir comme dans leur sein, toutes les fois que nous y frappons à leur porte avec une intention droite et pure. Car on ouvre à celui qui frappe. Il est donc permis à chacun de nous, même durant le temps de cette vie mortelle, de se creuser des trous en telle partie qu'il lui plaira de cette muraille céleste, de visiter les patriarches et de saluer les prophètes, de se mêler aux collège des apôtres, de s'introduire dans le choeur des martyrs .On peut même, si on en. a dévotion, parcourir avec allégresse les demeures des bienheureuses vertus, depuis le moindre des anges jusqu'au plus grand des Chérubins et des Séraphins. Et si quelqu'un frappe avec persévérance jusqu'à la porte de ceux dans la compagnie desquels il se plaira davantage, comme l'esprit de Dieu souffle où il veut, ils lui ouvriront aussitôt, et, se faisant comme une ouverture dans ces montagnes, ou plutôt dans ces esprits célestes, qui se laisseront fléchir à ses prières, il reposera un peu parmi eux. La voix et le visage de quiconque agit de la sorte, sont toujours agréables à Dieu; le visage à cause de sa pureté, la voix à cause des louanges qu'il lui donne. Car il voit d'au oeil favorable ceux qui confessent son nom et qui ont l'âme belle (Psal. XCV, 6). C'est pourquoi il dit à celui qui se montre tel : " Montrez-moi votre. visage, que votre voix retentisse à mes oreilles (Cant. II, 14). " La voix est l'admiration de l'âme en contemplation; c'est l'action de grâces. Dieu se plaît extrêmement dans les creux de cette muraille, d'où sort une voix d'action de grâces, une voix d'admiration et de louanges.

3. Heureuse l'âme qui a soin de se creuser souvent des retraites dans cette muraille; mais plus encore celle qui s'en creuse dans la pierre. On peut aussi s'en creuser dans la pierre, mais il faut pour cela une pureté bien plus grande, une application bien plus forte, et une sainteté bien plus éminente. (a) Mais qui possède tant de sublimes qualités !

a Dans plusieurs manuscrits, le mot " sainteté " manque : Toutefois il se trouve dans toutes les éditions même dans les plus anciennes.

C'est celui qui a dit: " Le Verbe était dès le commencement, et le Verbe était en Dieu. Ainsi des le commencement le Verbe était en Dieu (Joan. I, 1). " Ne vous semble-t-il pas qu'il s'est comme abîmé dans le sein du Verbe, et qu'il a puisé dans le plus profond de son coeur comme la moëlle sacrée de la sagesse ? Que dirai-je de celui qui tenait parmi les saints des discours si élevés et si pleins de sagesse, mais d'une sagesse si mystérieuse que nul des princes du monde n'a connue (I Cor. II, 6)? Aussi l'était-il allé chercher jusque dans le troisième ciel, après avoir percé les deux premiers par une pieuse et sainte curiosité. Et il ne nous l'a pas cachée, au contraire il a tâché de nous la découvrir le plus fidèlement et le plus clairement qu'il a pû. Il a ouï des paroles ineffables qu'il ne lui a pas été permis de divulguer aux hommes (II Cor. XII, 4), et dont il s'entretenait. seulement avec Dieu. Représentez-vous donc Dieu consolant ainsi la charité de saint Paul de la peine qu'elle ressent de ne pouvoir leur en faire part, et lui dire: Pourquoi vous tourmentez-vous de ce que les hommes ne sont pas capables d'entendre les choses que vous. avez comprises? " Que votre voix résonne à mes oreilles. " C'est-à-dire, s'il ne vous est pas permis de révéler aux mortels ce que vous pensez, consolez-vous au moins que votre voix soit admise à charmer les oreilles d'un Dieu. Voyez-vous comme cette âme sainte s'abaisse quelquefois à cause de la charité qu'elle a pour nous, et s'élève d'autres fois extraordinairement lorsqu'elle parle avec Dieu ? Voyez aussi si David n'est point lui-même cet homme sûr au sujet duquel il dit à Dieu comme s'il parlait d'un autre : " La pensée de l'homme vous louera, et les restes de sa pensée s'occuperont à célébrer des fêtes en votre honneur (Psal. LXXIII, 11). " Tout ce que le Prophète pouvait faire paraître de ses pensées par ses paroles ou par son exemple, il l'employait donc à rendre à Dieu des louanges publiques parmi les hommes, et ce qui en restait il le gardait pour lui et pour Dieu, et ils en faisaient ensemble des fêtes et des réjouissances particulières. C'est donc ce qu'il veut nous faire entendre par ce verset que je viens de citer, que de tout ce qu'il pouvait tirer du secret de la sagesse divine, par une recherche très-exacte et très-ardente, il en faisait part aux hommes du mieux qu'il lui était possible, par les instructions et les enseignements qu'il leur donnait; et que pour le reste, qui était au dessus de leur portée, il l'employait en particulier à chanter des hymnes de louanges à Dieu. Vous voyez par là qu'il ne se perd rien de la sainte contemplation, puisque ce qui ne peut servir à l'édification des peuples, sert à composer en l'honneur de Dieu des cantiques de louanges qui lui sont très agréables.

4. D'où il paraît clairement qu'il y a deux sortes de contemplations, l'une de l'état, du bonheur, de la gloire de la cité céleste, à laquelle est occupé ce grand nombre de citoyens du ciel, soit qu'ils agissent ou qu'ils se reposent. L'autre, de la majesté, de l'éternité et de la divinité du Roi de cette ville sainte. La première se fait dans la muraille, et la seconde dans la pierre. Mais plus il est difficile de creuser la pierre, plus ce qu'on en tire est agréable et savoureux. N'appréhendez point en ce cas la menace que l'Écriture fait à ceux qui veulent sonder la majesté du Très-Haut (Prov. XXV, 27) ; apportez seulement un oeil pur et simple, et vous ne serez point accablé sous le poids de la gloire, au contraire vous serez admis à la pénétrer, à moins que vous ne cherchiez la vôtre plutôt que celle de Dieu. Car alors ce serait plutôt votre gloire qui vous accablerait , que celle de Dieu, car, penché vers la vôtre, vous ne pouvez pas lever vers la sienne votre tête appesantie par la cupidité. Mais si nous nous en dépouillons; nous pourrons avec assurance sonder la pierre, dans laquelle sont cachés des trésors de sagesse et de science. Si vous en doutez encore, écoutez la pierre même vous dire : a Ceux qui travaillent sur moi, ne pécheront point (Eccl. XXIV, 30). Qui me donnera des ailes de colombe pour m'envoler et me reposer (Psal. LIV, 7) ?" L'homme simple et pacifique trouve du repos, où le fourbe, le vain, et l'ambitieux, ne trouvent que de l'accablement. L'Église est une colombe, c'est pourquoi elle se repose. Elle est une colombe, parce qu'elle est innocente, et qu'elle gémit. Elle est, dis-je, une colombe parce qu'elle reçoit avec douceur le Verbe qui vient en elle. Et elle se repose dans le Verbe, c'est-à-dire, dans la pierre, car la pierre c'est le Verbe. L'Église donc demeure dans les trous de la pierre, d’où elle voit la gloire de son Époux, et néanmoins elle n'en est pas accablée, parce qu'elle ne l'usurpe pas. Elle n'est pas accablée, parce qu'elle ne sonde pas la majesté de Dieu, mais sa volonté. Il est vrai qu'elle ose bien quelquefois contempler sa majesté, mais c'est pour l'admirer, non pour la sonder, si quelquefois il lui arrive d'être ravie cri elle par extase, c'est que le doigt de Dieu est là qui daigne élever l'homme par sa bonté, ce n'est pas l'effet de la témérité de l'homme qui s'élève avec insolence jusque dans le sein de Dieu. Et quand l'Apôtre dit qu'il a été ravi, comme pour excuser sa hardiesse; quel est le téméraire qui oserait entreprendre par ses seules forces de monter jusqu'au sanctuaire terrible de cette haute majesté, et pénétrer dans ses mystères si redoutables,? Je crois donc que ceux qui sondent la majesté de Dieu, sont proprement ceux qui se précipitent sans aucune retenue dans le secret de sa grandeur, non pas ceux qu'il daigne lui-même y faire entrer par un ravissement d'extase. Aussi n'y a-t-il que les premiers qui soient accablés de sa gloire.

5. II est donc très-dangereux de sonder la majesté de Dieu, mais sonder sa volonté, c'est une chose aussi sùre que louable. En effet, pourquoi n'emploierais-je pas tout mon soin, à découvrir la volonté de celui à qui je dois obéir en tout? C'est une gloire bien agréable, que celle qui ne procède que de la contemplation de sa douceur, de la vue des richesses de sa bonté et de sa miséricorde. C'est cette gloire que nous avons vue, cette gloire du Fils unique du Père (Joan. I, 14), car toute la gloire qui a paru de cette façon, est l'effet d'une bienveillance toute paternelle. Cette gloire ne m'accablera point, quand je m'appliquerais de toutes mes forces à la contempler, au contraire, elle s'imprimera plutôt en moi. Car, lorsque nous voyons Dieu à découvert, nous sommes transformés, comme dit l'Apôtre, en une même image avec lui, et passons de clarté en clarté, comme conduits par l'esprit du Seigneur (II Cor. III, 18). Nous sommes transformés en lui, lorsque nous lui devenons conformes. Or, à Dieu ne plaise que l'homme présume lui être conforme par la gloire de la majesté, plutôt que par un assujettissement parfait à sa volonté. Ma gloire, c'est de pouvoir entendre de moi cette parole : J'ai trouvé un homme selon mon coeur. Le cœur de l'Époux est le cœur de son Père. Or, quel est le cœur de ce dernier : " Soyez, dit-il, miséricordieux comme l'est votre Père (Luc. VI, 36). " C'est cette forme-là, qu'il désire voir, lorqu'il dit à l'Église : " Montrez-moi votre visage (Cant. XXI, 14). " C'est une forme de piété et de mansuétude. Elle la lève avec toute confiance, vers la pierre à qui elle est semblable. " Approchez-vous de lui, dit le Prophète, et vous serez éclairés, et votre visage ne recevra point de confusion. (Psal. XXXIII, 5). " Comment une âme humble serait-elle confondue par. celui qui est si humble, une âme sainte par le Dieu de sainteté; une âme modeste par la douceur même? La face si pure de l'Épouse, sera-t-elle contraire à la pureté de la prière? Elle le sera si la vertu est contraire à la vertu, et la lumière, à la lumière.

6. Mais comme l'Église ne se peut pas approcher encore tout entière pour percer la pierre, car il n'appartient pas à tous ses enfants de pénétrer les secrets de la volonté de Dieu, ou de comprendre par eux-mêmes, la profondeur de ses conseils, l'Époux ne dit pas seulement qu'elle habite " dans les trous de la pierre, mais encore dans les ouvertures de la muraille. " Considérée dans ceux qui sont parfaits, et qui, par la pureté de leur conscience, et par la subtilité de leur intelligence, osent et peuvent sonder les secrets de la sagesse, elle habite dans les trous de la pierre. Considérée dans les autres, elle demeure dans les ouvertures de la muraille, c'est-à-dire ceux qui ne peuvent ou qui n'osent pas creuser par eux-mêmes dans la pierre, creusent dans la muraille, et se contentent de contempler en esprit la gloire des saints. S'il y en a qui ne puissent pas même arriver jusque là, elle leur propose Jésus-Christ, mais Jésus crucifié, afin que sans aucun travail de leur part, ils demeurent aussi dans les trous de la pierre qu'ils n'ont point creusée. Le Juif les a creusés, mais eux jouiront des travaux des infidèles, pour devenir fidèles. Ils n'ont point à craindre d'être rebutés puisqu'ils sont appelés à y entrer. " Entrez dans la pierre, dit Dieu à un de ses prophètes, cachez-vous dans une fosse creusée dans la terre, pour éviter la présence terrible du Seigneur et la gloire de sa majesté (Isa. II, 10). " L'âme qui est faible et paresseuse, et qui; selon le mot de l'Évangile, ne peut fouiller la terre, et a honte de mendier son pain (Luc. XVI, 3), voit devant elle une fosse dans la terre pour se cacher, jusqu'à ce qu'elle devienne plus forte et plus avancée, et qu'elle puisse elle-même se creuser des trous dans la pierre, pour entrer dans ce qu'il y a de plus intérieur dans le Verbe, grâce à la vigueur et à la pureté de son esprit.

7. Si par cette fosse nous entendons celui qui dit : " Ils ont creusé mes mains et mes pieds (Psal. XXI, 18); " il ne faut point douter, que l'âme blessée qui y demeure, ne recouvre promptement la santé. Car qu'y a-t-il de plus efficace pour guérir les plaies de la conscience, et pour purifier l'entendement, que la méditation assidue des plaies de Jésus-Christ? Mais jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement purifiée et guérie, je ne vois pas comment on lui peut attribuer ces paroles : " Montrez-moi votre visage, que votre voix résonne à mes oreilles (Cant. II, 14). " Car, comment celle à qui on ordonne de se cacher, oserait-elle montrer son visage, ou élever la voix? " Cachez-vous, dit-il, dans une fosse (Isa. II, 10). " Pourquoi? parce qu'elle n'est plus belle, ni digne d'être vue. Et elle ne sera point digne d'être vue, tant qu'elle ne sera point capable de voir. Mais lorsque, par le séjour qu'elle fera dans cette fosse, elle aura tellement travaillé à la guérison de son oeil intérieur, qu'elle puisse aussi contempler la gloire de Dieu à découvert, pour lors elle dira avec confiance ce qu'elle a vu, elle sera agréable à son Époux, par sa voix et par son visage. Le visage qui peut supporter les clartés du visage de Dieu, ne peut manquer de lui plaire. Car elle ne le pourrait pas, si elle n'était aussi toute claire et toute pure, et transformée dans l'image de la splendeur qu'elle contemple. Autrement, elle demeurerait tout éblouie, comme frappée par une lumière trop vive et trop éclatante. Aussi, lorsque pure, elle pourra regarder fixement la vérité dans toute sa pureté, l'Époux désirera voir son visage, et par conséquent entendre sa voix.

8. En effet, il montre assez combien la prédication de la vérité lui est agréable, quand elle est jointe à la pureté du coeur, lorsqu'il ajoute " Car votre voix est douce (Cant. II, 14), " et que la voix ne lui plait point lorsque le visage lui déplait, il le témoigne assez par ce qu'il dit aussitôt : " Et votre visage est beau : " Qu'est-ce que la beauté du visage intérieur, si non sa pureté? Elle lui a plu toute seule en plusieurs, sans la voix de la prédication: mais la voix de la prédication ne lui a jamais plu dans personne sans la pureté. La vérité ne se montre point aux impurs, la sagesse ne se confie point à eux. Comment donc pouvaient-ils parler de celle qu'ils n'ont point vue ? " Nous parlons, dit saint Jean, de ce que nous savons, et nous rendons témoignage de ce que nous avons vu (Joan. III). " Allez donc rendre témoignage de ce que vous n'avez point vu, et parler de ce que vous ne savez pas. Me demandez-vous qui est celui que j'appelle impur ? C'est celui qui recherche les louanges des hommes, qui trafique. de l'Évangile, qui prêche pour acquérir des richesses, qui regarde la piété comme un moyen de faire des profits, qui se met peu en peine de produire du fruit pourvu qu'on lui donne quelque chose. Ces personnes sont impures et ne peuvent voir la vérité, à cause de leur impureté, elles osent néanmoins en parler comme si elles l'avaient vue. Pourquoi tant vous hâter? Pourquoi ne point attendre la lumière ? Pourquoi entreprenez-vous des oeuvres de lumière avant que la lumière paraisse ? C'est en vain que vous vous levez avant le jour. Le jour, c'est la pureté, le jour, c'est la charité qui ne cherche point ses propres intérêts. Il faut qu'il commence par luire, si vous voulez marcher sans le toucher. La vérité ne peut être vue par un oeil superbe, il faut un oeil pur pour la contempler. La vérité ne refuse pas de se montrer à un coeur pur, elle veut donc bien qu'il parte d'elle. " Mais Dieu dit au pécheur, pourquoi prêchez-vous mes ordonnances, pourquoi votre bouche ose-t-elle annoncer ma loi (Psal. XLIX, 16) ? " Plusieurs négligeant la pureté, ont parlé avant d'avoir vu, mais ils sont tombés dans des erreurs grossières, parce qu'ils ne connaissaient pas les choses dont-ils parlaient, et qu'ils avançaient témérairement, ou ils se sont ménagé la honte et le mépris parce qu'ils se sont ingérés à instruire les autres, sans s'être instruits eux-mêmes. Prions l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, de nous préserver toujours de ce double mal, lui qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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