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OEUVRES COMPLÈTES 
DE 
SAINT BERNARD

TRADUCTION PAR M. L'ABBÉ CHARPENTIER

VIVÈS, PARIS 1866





Source : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
 
 








SERMONS DE SAINT BERNARD ABBÉ DE CLAIRVAUX SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES















OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT BERNARD *

 

SERMON LXIII. L'homme pieux et sage doit cultiver sa vigne, c'est-à-dire sa vie, son âme, sa conscience. Il y a deux sortes de renards, les flatteurs et les *

détracteurs ; tentations des jeunes religieux. *

SERMON LXIV. Tentations des religieux plus avancés. Leurs renards, c'est-à-dire, tentations le plus redoutables pour eux. Les hérétiques sont aussi des renards pour l'Église; il faut les prendre. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXIV SERMON sur le Cantique n. 8. *

LETTRE (a) D'EVERVIN PRÉVOT DE STEINFELD, A SAINT BERNARD, ABBÉ, AU SUJET DES HÉRÉTIQUES DE SON TEMPS. *

SERMON LXV. Hérétiques clandestins : saint Bernard signale leurs principes religieux, leur soin de cacher leurs mystères et leur scandaleux commerce avec les femmes. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.. POUR LE LXVe SERMON SUR LE Cantique n. 3. *

SERMON LXVI. Erreurs des hérétiques touchant le mariage, le baptême des enfants, le purgatoire, les prières pour les défunts, l'invocation des saints. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXVIe SERMON SUR LE Cantique, n. 8. *

POUR LE MÊME SERMON, N. 12. *

SERMON LXVII. Mouvements et admirable effusion d'amour de l'Épouse en retour de l’amour que lui témoigne le Christ son époux. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXVIIe SERMON SUR LE Cantique, n. 10. *

SERMON LXVIII. Comment l'Époux qui est Jésus-Christ fait attention à l'Épouse qui est l'Église, et comment elle le paie de retour en cela. Soin particulier que Dieu prend de ses élus. Mérite et confiance de l'Église. *

SERMON LXIX. Tout ce qui s'élève contre le service de Dieu est abaissé. Venue et demeure du Père et du Verbe dans *

l’âme diligente, d'où découle une certaine familiarité entre l’âme et Dieu. *

SERMON LXX. Pourquoi l'Epoux est appelé bien-aimé. Les lis au milieu desquels il se promène sont la vérité, la mansuétude, la justice et les autres vertus. *

SERMON LXXI. Les lis sont les bonnes oeuvres, leur odeur est la bonne *

conscience et leur couleur la bonne réputation. Comment l'Époux nous paît et se repaît en nous. De l'union de Dieu le Père avec le Fils, et de l’âme sainte avec Dieu. *

SERMON LXXII. Ce qu'il faut entendre par ces mots : le jour paraît et les ombres s'abaissent. Il y a différents jours selon les hommes. Les justes vivant dans la lumière jouissent d'un jour d'une parfaite clarté ; quant aux impies, comme ils sont plongés tout entiers dans des œuvres de ténèbres, ils n'ont qu'une nuit affreuse. *

SERMON LXXIII. Comment le Christ doit venir au jugement dans la forme humaine, afin de sembler doux aux élus. Comment il est moindre que les anges et plus élevé qu'eux. *

SERMON LXXIV. Visites du Verbe époux à l'âme sainte; combien elles sont secrètes. C'est ce que saint Bernard fait connaître à *

ses auditeurs, pour leur édification, avec humilité et une sorte de pudeur. *

SERMON LXXV. Il faut chercher l'Époux dans le temps, de la manière et dans le lieu qu'il convient; c'est maintenant le temps favorable pendant lequel chacun de nous peut trouver le Seigneur pour soi et opérer son salut. *

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXXV, SERMON SUR LE Cantique n. 6. *

SERMON LXXVI. Clarté de l'Époux; c'est dans celle clarté qu'il est assis égal à son père; et à la droite de sa gloire. Les bons pasteurs doivent être attentifs, vigilants et discrets, en faisant paître les brebis qui leur sont confiées. *

SERMON LXXVII. Mauvais pasteurs de l'Église. Comment les bienheureux dans le ciel et les anges viennent en aide aux élus sur la terre. *

SERMON LXXVIII. L'Epouse, c'est-à-dire l'Église des élus, a été prédestinée de *

Dieu avant tous les siècles, et prévenue de sa grâce pour le chercher et se convertir. *

SERMON LXXIX. De quel amour fort et indissoluble l'âme tient l'Époux embrasé. Retour de l'Époux, à la fin des siècles, vers la Synagogue des Juifs, pour la sauver. *

SERMON LXXX. Dispute subtile sur l'image ou le Verbe de Dieu, et sur l'âme qui est faite à l'image de Dieu. Erreur de Gilbert, évêque de Poitiers. *

SERMON LXXXI. Convenance et similitude du Verbe, sous le rapport de l'identité de son essence, de l'immortalité de sa vie et de la liberté de son arbitre. *

SERMON LXXXII. Comment l’âme, tout en demeurant semblable à Dieu, perd néanmoins, par le péché, une parsie de sa ressemblance avec lui dans sa simplicité, son immortalité et sa liberté. *

SERMON LXXXIII. Comment l'âme, quelque chargée de vices qu'elle soit, peut encore, par un amour chaste et saint, recouvrer sa ressemblance avec l'Époux, c'est-à-dire, avec le Christ. *

SERMON LXXXIV. L’âme qui cherche Dieu est prévenue de lui, en quoi consiste cette recherche où elle a été prévenue de Dieu. *

SERMON LXXXV. Il y a sept nécessités qui engagent l'âme à chercher le Verbe. Une fois qu'elle est reformée, elle s'approche pour le contempler et pour goûter la douceur de sa présence. *

SERMON LXXXVI. Modestie et retenue de l'Épouse quand elle cherche le Verbe. Éloge de la modestie. *


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXIII. L'homme pieux et sage doit cultiver sa vigne, c'est-à-dire sa vie, son âme, sa conscience. Il y a deux sortes de renards, les flatteurs et les détracteurs ; tentations des jeunes religieux.

1. " Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne a fleuri (Cant. II, 15). " On voit que ce n'est pas inutilement qu'ils sont allés aux vignes, puisqu'ils y trouvent des renards, qui les ravagent. C'est là la suite de la lettre. Mais quel en est l'esprit? Avant toutes choses rejetons le sens littéral de ces paroles comme ridicule, absurde, et tout-à-fait indigne d'une Ecriture si sainte, et si authentique. Pour l'admettre il faudrait être assez dépourvu de sens et être assez sot pour s'imaginer y avoir trouvé le conseil de nous occuper des biens de la terre, à l'exemple des enfants du siècle, de garder et de défendre nos vignes contre les bêtes qui y causent des dégâts, de peur de perdre avec la récolte du vin cause de l'impureté, nos peines et nos dépenses. Certes ce serait bien perdre son temps, que de lire ce livre saint avec tant de soin et de respect, pour n'y apprendre qu'à garantir les vignes des renards, de peur de faire une dépense inutile en les cultivant, si nous étions ensuite négligents à les conserver. Vous n'êtes pas assez grossiers ni assez dénués de grâces spirituelles, pour entendre ces choses d'une manière aussi charnelle. Cherchons-en donc l'intelligence dans l'esprit. Nous y trouverons aussi, mais dans un sens très-raisonnable et plus digne de l'Écriture, des vignes qui fleurissent, et des renards qui les gâtent ; et la peine que nous nous donnerons à les prendre ou à les chasser sera tout ensemble, plus honnête et plus utile. Doutez-vous qu'il faille veiller avec bien plus de soin, pour conserver des âmes, que pour garder des récoltes, pour les garantir des piéges du démon, que pour prendre des renards qui endommagent une vigne?

2. Mais il est temps que je vous apprenne quelles sont ces vignes et ces renards spirituels. C'est à vous, mes enfants, à appliquer, chacun à votre vigne, les choses que je dirai en général devoir être évitées. Pour le sage, sa vigne c'est sa vie, c'est son âme, c'est sa conscience. Car le sage ne laissera rien en lui, d'inculte et de désert. Il n'en va pas de même de l'insensé, vous trouverez que chez lui tout est négligé, tout est en désordre, tout est en friche, tout est sale. L'insensé n'a point de vigne, comment y aurait-il une vigne, là où l'on ne voit rien de planté, rien de cultivé ? La vie de l'insensé est toute pleine d'épines et de chardons; et il aurait une vigne? Quand il en aurait eu une, il n'en a plus maintenant, ce n'est plus qu'une solitude. Où est le cep de la vertu? Où sont les grappes des bonnes couvres ? Où est le vin de la joie spirituelle ? " J'ai passé, dit le Sage, par le champ d'un paresseux, et parla vigne d'un insensé, et je les ai vus tout rempli de ronces, les bruyères en couvraient toute la surface, et la clôture en était tonte démolie (Prov. XIV, 30). " Voyez-vous comme le Sage se moque de l'insensé, il a laissé périr les biens de la nature, et les dons de la grâce qu'il avait peut-être reçus dans le bain salutaire de la régénération, et qui étaient comme une vigne plantée de la main de Dieu, non de celle de l'homme ; après tout il ne peut y avoir de vigne, où il n'y a point de vie. Car j'estime que la vie du pécheur est plutôt une mort, qu'une véritable vie. En effet, comment la vie peut-elle s'accorder avec la stérilité ? Lorsqu'on voit un arbre sec et stérile, ne juge-t-on pas aussitôt qu'il est mort ? Les sarments sont morts aussi : " Il a fait mourir leurs vignes, par la grêle (Psal. LXXVII, 47), " dit un prophète, montrant que les vignes condamnées à une perpétuelle stérilité, sont privées de vie. Ainsi, le fou par cela même que sa vie est inutile, est mort, quoiqu'il semble vivant.

3. Il n'y a donc que le sage qui ait, ou plutôt qui soit une vigne, parce qu'il a la vie. C'est un arbre qui porte du fruit dans la maison du Seigneur, et partant c'est un arbre vivant. Car la Sagesse même qui fait l'homme sage est un arbre de vie pour ceux qui la possèdent. Comment celui qui la possède ne vivrait-il pas ? Il vit, et il vit de la foi. Car le sage est juste, et le juste, selon l'Apôtre, vit de la foi (Heb. X, 38). Et si l'âme du juste est le siège de la sagesse; comme elle l'est, en effet, il s'ensuit que celui qui est juste est sage. Soit donc que vous le nommiez juste ou sage, il ne vivra jamais sans vigne parce qu'il ne cessera jamais de vivre. Car la vigne et la vie sont en lui une même chose. Et la vigne du juste est bonne, ou plutôt le juste est uns bonne vigne puisque la vertu lui tient lieu de cep, ses bonnes oeuvres, de pampres, le témoignage de sa conscience, de vin, et sa langue de pressoir qui tire ce vin de la grappe. Car, comme dit l'Apôtre "Toute notre gloire consiste dans le témoignage de notre conscience (II Cor. I, 12). " Voyez-vous comme rien n'est inutile chez le sage ? Ses discours, ses pensées, ses actions, et le reste de sa conduite sont l'agriculture de Dieu, sont l'édifice de Dieu, sont la vigne du Seigneur des armées. Et que pourrait-il se perdre de cette vigne, puisque ses feuilles mêmes ne tomberont point.

4. Mais elle ne manquera jamais de persécutions ni d'embûches. Car, comme dit l'Écriture, où il y a beaucoup de bien, il y a beaucoup de gens qui le, mangent (Eccl. V, 10). Le sage n'aura donc pas moins de soins pour conserver sa vigne, que pour la cultiver, et il ne la laissera point ravager par les renards. Celui qui médit en secret, est un renard bien dangereux , mais celui qui flatte n'est pas moins méchant. Le sage se donnera de garde de l'un et de l'autre. Il tâchera autant qu'il lui sera possible de les prendre, mais de les prendre par ses bienfaits, par ses services, par ses avertissements salutaires, et par les oraisons qu'il fera pour. eux à Dieu. Il ne cessera point d'amasser des charbons ardents sur la tête du médisant et du flatteur, qu'il n'ait ôté de leurs cœurs, si c'est possible, à l'un l'envie, et à l'autre la dissimulation, selon l'ordre de l'Époux qui dit : "Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes. " Croyez-vous qu'il n'est point pris celui qui, le visage couvert de confusion, parce qu'il rougit de son propre jugement, est lui-même témoin de la honte et du regret qu'il ressent d'avoir haï un homme aimable, ou de n'avoir aimé que de parole et de bouche, celui qui l'aimait véritablement et sincèrement, comme il l'a reconnu enfin, quoique tard ? Il est pris sans doute et pris pour le Seigneur, selon qu'il l'a commandé expressément en disant: " Prenez-nous les petits renards. " Plùt à Dieu que je puisse prendre ainsi tous ceux qui me haïssent sans sujet afin de les rendre ou de les gagner à Jésus-Christ. Que ceux qui cherchent ma mort soient ainsi couverts de honte et de confusion, que ceux qui me veulent du mal se voient ainsi frustrés de leurs mauvais desseins, et qu'ils en rougissent, afin que j'obéisse aussi à l'Époux, non-seulement en prenant ces renards, mais en les prenant pour lui, non pour moi. Mais revenons à notre texte pour l'expliquer avec ordre et suite.

5. " Prenez-nous les petits renards qui ravagent nos vignes (Cant. II, 15). " Ce passage regarde la morale, et c'est dans le sens moral que nous avons déjà fait voir que ces vignes spirituelles ne sont autre chose que les hommes spirituels, dont l'intérieur étant cultivé, germe, fructifie, et produit l'esprit de salut, ce qui me permet de dire de ces vignes du Seigneur des armées, ce qu'il dit lui même du royaume de Dieu, qu'elles sont au dedans de nous (Luc. XVII, 21). Car nous lisons dans l'Évangile, que le royaume est donné aux nations qui le font porter des fruits (Matt. xKi, 43). Or ces fruits sont ceux dont saint Paul fait le dénombrement lorsqu'il dit : " Les fruits du Saint-Esprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, la modération, la bienveillance, la douceur, la foi, la modestie, la chasteté (Galat. V, 22). " Ces fruits sont nos progrès dans la vertu. Ils sont agréables à l'Époux, parce qu'il prend soin de nous. Pensez-vous que Dieu ait soin des plantes? L'Homme Dieu n'aime pas les arbres, mais les hommes, et il regarde comme ses fruits notre avancement spirituel. Il en observe exactement la saison; il jette un regard favorable sur eux quand ils commencent à paraître, et il prend garde, lorsqu'ils paraissent tout-à-fait que nous ne les perdions pas, ou plutôt de les perdre lui-même, car il nous considère comme une même chose avec lui. Aussi ordonne t-il qu'on lui prenne les petits renards qui dressent des embûches, de peur qu'ils ne mangent ses fruits tendres encore. "Ramenez-nous, dit-il, les petits renards qui ravagent la vigne. " Et comme si quelqu'un lui disait: vous craignez trop tôt, la saison des fruits n'est pas encore venue; cela n'est pas exact, dit-il: " Car notre vigne a fleuri. " Or après les fleurs, les fruits ne tardent point à venir ; elles ne sont pas plutôt tombées qu'ils sortent aussitôt, et commencent à paraître.

6. Cette parabole regarde les temps qui approchent. Voyez-vous ces novices? Ils ne font que d'arriver, ils viennent de se convertir. Nous ne pouvons pas dire d'eux que notre vigne a fleuri. Car elle est encore en fleur. Ce que vous voyez paraître en eux c'est la fleur ; le temps des fruits n'est pas encore venu. La fleur c'est la forme nouvelle d'une vie plus réglée. Ils ont pris un visage mortifié, ils ont composé leur extérieur d'une manière louable. Ce qui paraît en eus plaît , je l'avoue, car leur forme et leur mise sont plus négligées, leurs discours plus rares, leur visage plus gai, leurs regards plus modestes, leur démarche plus grave. Mais comme il n'y a que fort peu de temps qu'ils sont dans la pratique de ces choses, cette nouveauté doit faire croire que ce ne sont encore que des fleurs et plutôt des espérances de fruits, que des fruits. Nous ne craignons pas les renards pour vous, mes petits enfants, parce que nous n'ignorons pas qu'ils portent plutôt envie aux fruits qu'aux fleurs. C'est autre chose que nous appréhendons. Je crains que vos fleurs ne soient brûlées, non pas qu'on vous les ravisse, je crains le froid qui les brûle. Le vent du nord m'est suspect, ainsi que les gelées du matin qui font périr les fleurs hâtives, et les fruits dans leur germe. C'est donc du côté de l'Aquilon que vous êtes menacés. Et qui pourra supporter la rigueur du froid qu'il cause (Psal. CXLVII, 17) ? Une fois que ce froid s'empare de l'âme, comme cela n'arrive que trop souvent quand elle s'endort et se relâche, car si alors personne ne l'empêche de pénétrer plus avant, il entre jusqu'au dedans de l'âme, il perce jusqu'au fond du coeur, il ébranle les bonnes résolutions, se saisit des avenues par où l'on pourrait recevoir quelque secours, trouble la lumière du jugement, ôte la liberté des fonctions de l'esprit, alors comme il arrive à ceux qui sont travaillés de la fièvre, l'âme contracte une certaine roideur, sa vigueur s'affaiblit, on se persuade qu'on manque de forces, l'horreur des austérités augmente , la crainte de la pauvreté inquiète, l'esprit se resserre, la grâce se retire, la vie devient ennuyeuse, la raison s'assoupit, le courage se relâche, la ferveur s'éteint, on tombe dans la tiédeur et le dégoût, la charité fraternelle se refroidit, la volupté flatte par ses charmes, on tombe dans une confiance téméraire et l'habitude du vice réveille les anciennes inclinations. Que dirai-je encore ? On dissimule la loi, on rejette la justice, on bannit la honte, on abandonne la crainte du Seigneur. Enfin on passe jusqu'à la dernière imprudence, et on fait ce saut téméraire, cette chute honteuse, infâme, pleine d'ignorance et de confusion, d'un lieu extrêmement élevé dans l'abîme, d'un palais sur le fumier, du trône dans un cloaque, du ciel dans la fange, du cloître dans le siècle, du paradis dans l'enfer (a). Ce n'est pas le moment de faire voir quel est le principe et l'origine de cette perte, ni comment on peut l'éviter ou le surmonter. Nous le ferons une autre fois. Continuons maintenant ce que nous avons commencé.

7. Mais revenons à ceux qui sont plus avancés et plus affermis dans la vertu, à la vigne qui a déjà fleuri, si elle n'a plus à craindre le froid pour les fleurs, ses fruits ne sont pas en sûreté contre ses renards. Il faut que j'explique plus clairement quels sont ces renards spirituels, pourquoi ils sont appelés petits, pourquoi on commande de les prendre, non pas de les chasser, ou de les tuer. Il faut encore que nous distinguions diverses espèces parmi ces animaux, pour l'intelligence de ceux qui m'écoutent et pour leur mieux apprendre à se tenir sur leurs gardes. Mais nous ne commencerons pas cette matière aujourd'hui pour ne pas vous fatiguer et afin que l'allégresse de notre zèle continue toujours par la grâce et pour là gloire du grand époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur qui étant Dieu, est béni par dessus tout, dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

a Cette effrayante peinture de la chute des novices me semble faite pour notre temps. On retrouve une pareille dans les lettres CVII, CVIII, et CCCXCV. On pourrait se convaincre que les autres pères de l'Église ont pensé comme saint Bernard, s'il nous était permit de rapporter ici tant ce qu'ils on écrit sur ce sujet.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXIV. Tentations des religieux plus avancés. Leurs renards, c'est-à-dire, tentations le plus redoutables pour eux. Les hérétiques sont aussi des renards pour l'Église; il faut les prendre.

1. Je viens m'acquitter de la promesse que je vous ai faite. " Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes, car notre vigne a fleuri (Cant. II, 15). " Les renards sont les tentations. Il est nécessaire qu'il y ait des tentations (II Tim. II, 5). Car qui sera couronné, sinon celui qui aura légitimement combattu? Or, comment combattre si personne n'attaque? Lors donc que vous entrez au service de Dieu, tenez-vous ferme dans sa crainte (Eccl. II, 1), et préparez votre âme à la tentation, assuré que tous ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ, souffriront persécution (II Tim. III, 12). Or, les tentations varient selon la différence des temps. Pour les commencements, qui sont comme les tendres fleurs des plantes nouvelles, il est certain qu'ils sont attaqués par la violence du froid dont nous avons parlé dans le discours précédent, et contre lequel nous avons averti les commençants de se tenir en garde. Quant à ceux qui sont plus avancés, les puissances ennemies n'osent pas s'opposer ouvertement à leurs saints exercices; mais elles ont coutume, comme des renards artificieux,de tendre secrètement des piéges, qui sont en apparence des vertus, mais, en effet, de véritables vices. Combien par exemple, en ai-je connus qui, entrés dans les voies de la vie, arrivés à un état même assez parfait, marchaient et s'avançaient avec courage et avec confiance dans les sentiers de la justice et qui se sont vus honteusement et malheureusement supplantés par les finesses de ces renards, ils ont gémi, mais bien tard, de voir les fruits des vertus suffoqués en eux.

2. J'ai vu un religieux qui courait bien dans les voies de Dieu, il fut attaqué soudain de cette pensée, qui était sans doute un de ces petits renards. A combien de mes frères, de mes parents, de mes amis, si j'étais en mon pays, pourrais-je faire part du bien dont je jouis seul maintenant? Ils m'aiment et ils se rendraient aisément à mes conseils. Pourquoi faire cette perte ? Il faut que je les aille trouver, et que, en sauvant plusieurs d'entre eux, je me sauve aussi avec eux. Pourquoi appréhenderais-je de changer de lieu ! pourvu que je fasse du bien, qu'importe en quel lieu je sois ? et d'ailleurs je ne saurais être en un meilleur lieu , qu'en celui où je recueillerai plus de fruit. Bref, ce pauvre malheureux s'en va et périt, plutôt comme un chien qui retourne à son vomissement, que comme un banni qui revient en son pays. Il se perdit sans sauver aucun de ceux qu'il pensait sauver. Voilà un petit renard, savoir, cette espérance trompeuse qu'il conçoit de gagner ses parents à Dieu, vous pouvez aussi par vous-mêmes, en remarquer en vous d'autres ou de pareils à celui-là.

3. Voulez-vous néanmoins que je vous en montre encore un ? Je vous en montrerai même jusqu'à trois et jusqu'à quatre, si je vois que cela vous rende vigilants pour prendre ceux que vous découvrirez peut-être dans votre vigne. Il arrive quelquefois qu'un religieux qui avance dans la vertu et sent que Dieu verse sur lui des grâces abondantes, conçoit un désir de prêcher, non pas ses parents et ses proches, selon cette parole "Je n'ai point eu d'égard, à la chair et au sang (Gal. I,16)," mais dans un mouvement plus pur et dans un dessein plus utile et plus généreux, il veut instruire indifféremment toutes sortes de 'personnes, il croit en cela faire preuve d'une grande prudence, car il craint de tomber dans la malédiction du Prophète, s'il retient caché le froment, et ne le distribue point aux peuples (Prov. n, 26), et d'aller contre l'Évangile, s'il ne prêche en public et sur les toits, ce qu'on lui a dit en secret et à l'oreille (Matt. X, 27). Mais c'est là un renard, et un renard d'autant plus dangereux en comparaison du premier, qu'il sait mieux se cacher et qu'il est plus fin. Voici néanmoins comment il le faut prendre. Moise dit : "Vous ne labourerez point avec le premier né du boeuf (Deut. XV, 20). " Ce que saint Paul interprétait ainsi : " N'élevez point au sacerdoce un nouveau converti, de peur que, s'enorgueillissant, il ne tombe dans la condamnation du Diable (I Tit. III, 6). " Le même apôtre dit encore : "Que personne ne doit s'ingérer, de lui-même, dans l'honneur de la cléricature, mais qu'il y faut être appelé de Dieu comme Aaron (Heb. V, 4). " Et ailleurs: " Comment prêcheront-ils, s'ils ne sont pas envoyés de Dieu (Rom. X, 15). " Et nous savons de plus que l'office d'un religieux, n'est pas d'enseigner, mais de pleurer (S. Hieron. contr. Vigil). De toutes ces raisons et autres semblables, je forme un filet, et je prends le renard, de peur qu'il ne détruise ma vigne. Car il est clair et indubitable par toutes ces autorités, qu'il ne convient point à un religieux de prêcher en public, que cela n'est point avantageux à un novice, et que ce n'est point permis à celui qui n'a point reçu mission pour cet effet. Quelle destruction de l'âme, n'est-ce donc point de violer en même temps ces trois règles ? Donc, toutes les pensées de cette nature, soit qu'elles vous viennent de vous-mêmes, soit de la suggestion du mauvais ange, regardez-les toujours comme un renard fin et rusé, c'est-à-dire comme un mal véritable coloré de l'apparence d'un bien.

4. Mais en voici encore un autre, combien la solitude a-t-elle vu de religieux, qui étaient bien fervents dans leurs monastères, et qu'elle a ensuite vomis tièdes, ou gardés contre la loi érémitique, non-seulement relâchés dans les conduits mais dissolus. Il a été évident à la vue d'un tel dégât causé dans leurs vignes, c'est-à-dire à la vue d'un si grand dérèglement de vie et de conduite, qu'un renard était passé par là. Ils croyaient que dans la solitude ils recueilleraient des fruits spirituels avec bien plus d'abondance que dans une communauté, où ils ne recevaient que des grâces ordinaires; ils s'imaginaient que cette pensée était bonne, mais l'événement montra que ce n'était qu'un renard qui ravageait leur vigne.

5. Que dirai-je de cette superstition et de ces abstinences blâmables de quelques-uns d'entre nous, qui nous tourmentent si souvent, et qui les rendent si incommodes? Toutes les divisions que ces singularités produisent, ne ruinent-elles pas la conscience de ceux qui pratiquent ces abstinences et ne détruisent-elles pas autant qu'elles peuvent, cette grande vigne plantée de la main de Dieu même, en détruisant l'union qui doit être entre vous tous? " Malheur à celui qui est cause du scandale (Marc. XXVI, 24) ! " Celui, dit le Sauveur, qui scandalisera l'un de ces petits (Marc. IX, 41). " Ce qui suit ces paroles est bien dur ; mais combien celui-là mérite-t-il d'être traité plus sévèrement, qui scandalise une si sainte compagnie ? Certes, celui qui est tel, quel qu'il soit, sera jugé d'une manière bien rigoureuse. Mais remettons cela à une autre fois.

6. Considérons maintenant, ce que dit l'Époux de ces petits et fins renards qui ravagent les vignes. Ils sont petits, non parce qu'ils ont peu de malice, mais parce qu'ils se glissent subtilement. Car cet animal est très-fin de sa nature, et très porté à nuire en secret. C'est pourquoi il me semble qu'il désigne fort bien certains vices très-subtils, qui se couvrent de la ressemblance des vertus, tels que sont ceux dont j'ai déjà donné quelques exemples, quoique en fort petit nombre. Car ils ne peuvent nuire que parce qu'ils veulent passer pour des vertus, à cause de quelque rapport qu'ils ont avec elles. Mais ce sont des pensées vaines des hommes, ou des suggestions des mauvais anges, des anges de Satan qui se transforment en anges de lumière (II Cor. XI, 13), et pré parant leurs flèches dans leur carquois, c'est-à-dire en secret, afin d'en percer d'un lieu obscur ceux qui ont le coeur droit (Psal. X, 2). Aussi je crois qu'ils sont appelés petits, parce que les autres vices étant visibles, attendu qu'ils sont grossiers, ceux-ci étant plus délicats, ne sont pas si aisés à découvrir, ce qui fait qu'ils sont presque inévitables, si ce n'est pour les parfaits, et pour les personnes expérimentées et clairvoyantes qui savent discerner le bien du mal et surtout les esprits, et qui peuvent dire avec l'Apôtre : " Nous n'ignorons pas les ruses de Satan, ni ses pensées (II Cor. II, 11), " peut-être même, est-ce pour cela que l'Époux ne recommande pas de les exterminer, de les chasser ou de les tuer, mais de les prendre; c'est parce que ces petites bêtes spirituelles et fines doivent être observées avec toute sorte de soin et de vigilance, si on veut les prendre et les attraper dans leurs propres finesses. Lors donc qu'on en a découvert la malice, mis la fraude aujour, ou convaincu la fausseté, on peut fort bien dire que l'on a pris le petit renard qui détruisait la vigne. C'est ainsi, en effet, que nous disons qu'un homme est pris dans ses discours, comme on lit dans l'Évangile, que " Les Pharisiens s'assemblèrent pour prendre Jésus-Christ dans ses paroles (Matt. XXII, 15). "

7. Voilà donc, comment l'Époux ordonne de prendre les petits renards qui ravagent les vignes, c'est-à-dire de les surprendre, de les découvrir, de les convaincre. Il n'y a que cette espèce d'animal qui ait cela de particulier, qu'étant reconnu il ne nuit plus en sorte que le connaître c'est le vaincre. Car à moins d'être fou, qui se laisse tomber sciemment et volontairement dans un piège qu'il a découvert? Il suffit donc pour éviter ces sortes de vices, de les prendre, de les mettre au jour, puisque dès qu'ils paraissent, ils disparaissent. Il n'en est pas ainsi des autres. Car ils viennent à découvert, ils nuisent à découvert, ils s'assujettissent ceux mêmes qui les connaissent, ils surmontent ceux qui leur résistent parce qu'ils combattent à force ouverte, non par ruse et stratagème. Aussi contre ces bêtes furieuses qui attaquent ainsi ouvertement, ce qu'il faut, ce n'est pas les chercher, mais les dompter. Il n'y a que ces petits renards, qui sont extraordinairement dissimulés, qu'il suffit de tirer au jour, car ils sont couchés dans des tanières, et de surprendre dans leurs finesses, parce qu'aussitôt qu'on les connaît, ils ne font plus de mal. C'est donc pour cette raison, qu'il est ordonné de prendre ces renards et qu'on les appelle petits. Ou bien ils sont nommés ainsi, pour que, observant soigneusement les vices dans leur naissance et dans leur commencement, vous les preniez pendant qu'ils sont encore petits, de peur que s'ils grandissent ils ne nuisent davantage et ne deviennent plus difficiles à prendre.

8. Si nous entendons ces paroles dans un sens allégorique en sorte que les Églises soient les vignes, et les renards les hérésies, ou plutôt. les hérétiques mêmes, le sens simple et naturel est donc qu'on doit prendre les hérétiques plutôt que les chasser. Mais qu'on les prenne non par les armes, mais par des raisonnements qui réfutent leurs erreurs, et que, pour eux, s'il se peut, on les réconcilie avec l'Église catholique, et qu'on les ramène à la vraie foi. Car telle est la volonté de celui qui veut que tous les hommes soient sauvés, et viennent à la connaissance de la vérité (I Tim. XXI, 3). Il témoigne bien que c'est, en effet, là sa volonté, puisqu'il ne dit pas simplement, prenez les renards, mais " prenez-nous les petits renards. " Il veut donc qu'on les prenne pour lui et pour son Épouse, c'est-à-dire pour l'Église catholique, lorsqu'il dit, prenez-les-nous. C'est pourquoi lorsqu'un catholique instruit et versé dans ces matières, entreprend de disputer contre un hérétique, il doit se proposer en le réfutant de le convertir, et se rappeler cette parole de l'apôtre saint Jacques; que " celui qui retirera le pécheur de l'erreur où il est engagé, délivrera son âme de la mort et couvrira la multitude de ses péchés (Jacob. V, 20). " S'il ne veut pas revenir, et si après le premier et le second avertissement, on ne le peut réduire, parce qu'il est entièrement perverti, il faudra fuir sa compagnie selon le commandement de l'Apôtre (Tit. III, 10). Et il vaudra mieux, comme je crois, le chasser, ou le lier que le laisser ravager les vignes.

9. Toutefois que celui qui a vaincu et convaincu un hérétique, réfuté ses hérésies, distingué clairement et nettement la vérité d'avec la vraisemblance, montré par des raisons évidentes et irréfragables que ses dogmes sont corrompus. et enfin réduit au silence un esprit opiniâtre, qui s'élève contre la science de Dieu ne croie point n'avoir pas bien fait. Il n'a pas laissé de prendre le renard, quoique ce ne soit pas pour son salut, il fa pris pour YEpoux et pour l'Épouse mais d'une autre manière. Car si cet hérétique n'est pas sorti de sa fange, l'Église pourtant se trouve par, là confirmée dans la foi; or l'Époux se réjouit du progrès de l'Épouse, parce que la voix du Seigneur est notre force (II Esd. II, 18), et il prend part à nos avantages, puisqu'il daigne s'associer à nous avec tant de bonté en commandant qu'on prenne les renards, non pour lui seul, mais pour nous avec lui. " Prenez-nous, dit-il, les renards, " qu'y a-t-il de plus familier que cette parole? Ne vous semble-t-il pas qu'il parle là comme un père de famille, qui ne veut rien avoir en propre, mais qui possède tout en commun avec sa femme, ses enfants et ses domestiques ? Or celui qui parle ainsi est un Dieu, quoiqu'il ne parle pas comme Dieu, mais comme Époux.

10. " Prenez-nous les renards. " Voyez-vous combien est sociable en ses paroles celui qui n'a point d'associé en sa gloire? Il pouvait dire : Prenez-moi, mais il a mieux aimé dire, prenez-nous, afin de nous avoir pour compagnons dans cette capture. O douceur, ô grâce, ô force, de l'amour ! Est-il possible que le souverain de tout soit devenu l'un d'entre tous ? Qui a fait cela ? L'amour, qui ignore ce que c'est que rang et dignité, qui est riche en bonté, puissant en affection, efficace en persuasion: Qu'y a-t-il de plus violent que l'amour ? Il triomphe de Dieu même. Mais qu'y a-t-il aussi de plus doux? Etrange merveille, je vous prie, il est violent pour la victoire, et il est doux pour la violence qu’on lui fait. " Car il s'est anéanti soi-même (Philip. II, 7), " afin que vous sussiez que c'est un effet de son amour, si sa plénitude s'est répandue, si sa grandeur s'est abaissée, si sa singularité s'est associée. Avec qui, ô admirable Époux, avez-vous un commerce si étroit et si familier : " Prenez-nous ces renards, " dites-vous. Pour qui avec vous? Est-ce pour l'Église des Gentils? Elle est composée d'hommes mortels et pécheurs. Nous savons qui elle est, mais vous, qui êtes-vous, pour être si amoureux et si passionné de cette Ethyopienne (Num. XII, 1) ? Voue n'êtes pas un autre Moise, vous êtes plus que Moise. N'êtes-vous pas celui qui surpasse en beauté tous les enfants des hommes (Psal. XLIV, 3) ? J'ai trop peu dit. Vous êtes la lumière de la vie éternelle (Heb. I, 3), la splendeur et la figure de la substance de Dieu (Rom. IX, 5). Enfin vous êtes un Dieu élevé au dessus de toutes choses, et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXIV SERMON sur le Cantique n. 8.

291. Je dis donc qu'on doit les prendre, mais non point par les armes. C'est aussi l'avis de saint Augustin dans sa lettre CXXVII. Ad Donat " Nous voulons. dit-il, corriger, non pas tirer les donatistes ; sans vouloir négliger d'user à leur égard de la discipline, comme ils le méritent, pourtant notre pensée n'est point de leur faire souffrir les supplices même qu'ils ont mérités. Réprimez donc leurs péchés, mais faites-le sans anéantir ceux qui doivent se repentir d'avoir péché, etc. " Le même père, dans ses lettres CLVIII, CLIV et CLX, aux préfets Marcellin et Apringins, les exhorte à punir les hérétiques, sans aller toutefois jusqu'à les frapper de mort, car ils ne doivent point oublier la vertu chrétienne de la douceur. Cependant dans la lettre XLVIII à Vincent, il montre, par de nombreux exemples, que les hérétiques ont été ramenés à la foi catholique par la crainte et par la vigueur des lois. Toutefois, il déclare que, quant à lui, il n'a pas toujours été de l'opinion qu'on dùt traiter les hérétiques avec rigueur, mais plutôt qu'on devait les persuader par la prédication. Cependant l'exemple et le sentiment des autres lui ont fait changer de manière de voir, et penser qu'on pouvait légitimement recourir aux lois, aux armes du pouvoir civil contre les hérétiques, à condition pourtant, qu'on ne le fasse que dans l'intention de les amener à résipiscence. Il s'appuie, pour soutenir cette opinion, sur la comparaison parfaitement juste d'un fou qui court se jeter dans un précipice, à qui on rend un véritable service en lui liant les pieds et les mains, et il confirme son dire par le fait d'un grand nombre de Circumcellions ramenés ainsi à l'Église. " Or, dit-il, jamais ils ne seraient revenus à de meilleurs sentiments sans ces lois qui vous déplaisent tant (il s'adressait à Vincent Rogatien), et par lesquelles ils ont été liés comme de vrais frénétiques qu'on garrotte. " Et plus loin il Continue: " Voilà donc les exemples qui m'ont fait revenir à l'avis de mes collègues. Car, pour moi, dans le principe, ma pensée était qu'on ne devait ramener personne de force à l'unité du Christ, qu'on ne devait procéder contre eux que parla parole, les combattre que par la discussion, les vaincre que par la raison, si on ne voulait point avoir dès chrétiens feignant d'être chrétiens, quand nous savons qu'au fond de l'âme ils sont, hérétiques. Telle était mon opinion, mais elle dut céder, sinon aux raisons, du moins aux nombreux exemples qui m'étaient apportés pour la combattre. En effet, an premier rang, on m'opposait ma propre ville épiscopale, qui, après 'avoir été tout entière dévouée aux erreurs de Dona;, revint à la vraie foi sous l'impression de la crainte que lui inspiraient les lois des empereurs. Or elle déteste maintenant votre erreur au point de faire douter qu'elle l'ait jamais partagée, etc. " Il nous apprend. par deux mots, dans la même lettre, pour quelle raison il voulait qu'on ajoutât la crainte et la violence à la force de la doctrine. " C'est que si on les instruit sans les forcer à entrer, il arrivera que, endurcis dans leur vieilles habitudes, ils n'en rentreront que plus difficilement encore dans les voies du salut. " Telle fut la doctrine de saint Augustin dont notre saint ne s'éloigne ordinairement pas. Aussi, dans son sermon LXVI, sur le Cantique n. 42, s'exprime-t-il ainsi : " Il faut non pas imposer mais persuader la foi Quoique, après tout, on me saurait douter qu'il vaut mieux encore contraindre les hérétiques par le glaive de celui qui ne l'a point reçu en vain, que de les laisse. dans leur erreur. " Par-là on voit qu'il n'est pas difficile de concilier les opinions différentes qu'ont eues les saints sur ce sujet. Ainsi on doit procéder par la douceur à l'égard de ceux dont la conversion semble facile; ceux-là, mieux vaut les éclairer que les contraindre. Mais pour ceux qui s'efforcent de répandre le venin de la perfidie dans le cour des autres, il faut les arrêter par la sévérité des lois. (Note de Horstius. )
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

LETTRE (a) D'EVERVIN PRÉVOT DE STEINFELD, A SAINT BERNARD, ABBÉ, AU SUJET DES HÉRÉTIQUES DE SON TEMPS.

A son révérend Seigneur et père Bernard, abbé de Clairvaux, Évervin humble ministre de Steinfeld, être fort dans le Seigneur et fortifier l’Église du Christ.

1. Je me réjouirai en entendant votre voix comme se réjouit celui qui a trouvé d'abondantes dépouilles, car vous avez l'habitude d'exhaler le souvenir des grâces abondantes de Dieu, dans tous vos discours et vos écrits; mais surtout dans le Cantique de l'amour de l'Époux et de l'Épouse qui ne sont autres que le Christ et son Église, en sorte que nous pouvons dire à l'Époux en toute vérité : " Vous avez conservé le bon vin jusqu'à présent. " C'est lui qui vous a établi sur nous l'échange d'un vin si précieux : ne cessez point de nous en verser, ne l'épargnez point, vous ne sauriez épuiser les urnes. Ne vous excusez point sur votive mauvaise santé, mon saint père, car vous savez que dans ce devoir la piété fait beaucoup plus que l'exercice d'un travail corporel. Ne me dites pas non plus que vous êtes occupé, car je ne sais rien qu'on puisse faire

a AVERTISSEMENT. - Il nous semble, en ne peut plus à propos, de placer ici une lettre d'Épervin, prévôt de Steinfeld près Cologne, à saint-Bernard, au sujet des hérésies de temps; car elle a donné à notre saint l'occasion de composer les deux sermons suivants, selon qu'il l'a fait. J'avais pensé avec Horstius et plusieurs autres qu'il était question dans ces sermons des Heuriciens contre qui saint Bernard a écrit sa lettre CCXLe . Mais la lettre d’Évervin que noue donnons ici nous montre que les hérétiques dont Tes erreurs sont réfutées dans les deux sermons suivants ne sont point les Heuriciens, puisque ces derniers infestaient l'Aquitaine, tandis que les premiers étaient plus particulièrement répandus à Cologne et dans les environs. Pourtant il faut reconnaître que les uns et les autres enseignaient les mêmes erreurs et étaient issus probablement de la même souche. Il a été longuement parlé de ses hérétiques dans la préface générale, à l'article VI. Quant à Évervin; je ne doute pas qu'il ne soit le même que Évervin ou Hervin abbé de Stdafeld, cité au livre VI des Miracles de Saint-Bernard n. 22 et 26, Il était certainement de l’ordre de Prémontré. Il testait encore, à l'époque où Mabillon arrivait ces lignes, une abbaye à Steinfeld.

passer avant la nécessité d'une oeuvre qui nous intéresse tant, comme celle dont il s'agit. Quel abondant breuvage, très-saint père, vous avez à nous verser de l'urne, vous en avez assez tiré de la première, et il a rendu ceux qui l'ont bu sages et forts contre la sagesse et la force des scribes et des pharisiens ; la seconde a produit le même effet contre les arguments et les supplices des gentils. La troisième a versé à boire contre les subtilités et les erreurs des hérétiques. La quatrième a coulé contre les faux chrétiens ; la cinquième verse un breuvage contre les hérétiques qui viendront à la fin du monde et dont l'Apôtre inspiré par le Saint-Esprit parle manifestement en ces termes : " Dans les derniers temps il y en aura qui s'écarteront de la foi, pour se donner à des esprits d'erreur, et à des doctrines de démons qui débitent le mensonge d'une bouche hypocrite, qui prohibent le mariage, et l'usage des aliments que Dieu a créés pour être pris avec des actions de grâces. " La sixième versera l'ivresse aux fidèles contre celui qui se révélera dans cet abandon de la foi, je veux parler de ce fils du péché, de cet homme de perdition qui se déclare l'ennemi et s'élève au dessus de tout ce qui est nommé et honoré comme Dieu, dont l'avènement, par l'opération de Satan, est signalé par toute espèce de vertus, de signes, de prodiges menteurs et de séductions d'iniquité. Après celle-là à quoi bon en attendre une septième, puisque les enfants des hommes s'enivreront de l'abondance de la maison de Dieu et d'un torrent de délices. O mon bon père, vous nous avez, en attendant, assez versé, à tous, du vin de la quatrième urne, pour corriger ceux d'entre nous qui ne faisaient que commencer pour édifier ceux qui déjà faisaient quelques progrès, et pour consommer les parfaits : et vous nous serez utile jusqu'à la fin des siècles contre la tiédeur et contre la perversité des faux frères. Il est temps que vous puisiez à la cinquième et que vous nous en serviez du vin contre les nouveaux hérétiques qui s'agitent presque partout en ce moment dans les Églises de notre voisinage et s'élancent du puits de l'abîme, comme si déjà leur chef était menacé et que le jour du Seigneur fût imminent. D'ailleurs le passage de l'épithalame de l'amour du Christ et de l'Église que vous allez traiter comme vous me l'avez dit, mon père, c'est-à-dire ce verset du Cantique : " Prenez-nous les petits renards qui ravagent nos vignes, " convient parfaitement à ce sujet et vous conduit naturellement à la cinquième urne. Je vous prie donc, mon père, de distinguer entre toutes les parties de ces hérésies qui sont venues à votre connaissance et de les détruire en leur opposant les raisons et les autorités de notre foi qui militent contre elles.

2. On vient de découvrir près de Cologne quelques hérétiques dont plusieurs ont eu le bonheur de rentrer dans le sein de l'Église. Deux d'entre eux, celui qui se disait leur évêque et son compagnon nous ont résisté en face dans une assemblée de clercs et de laïcs présidée par monseigneur l'archevêque, et en présence de plusieurs grands et nobles personnages : ils ont défendu leur hérésie, en s'appuyant sur les paroles de Jésus-Christ et de l'Apôtre. Comme ils virent qu'ils ne pouvaient rien gagner, ils demandèrent qu'on leur assignât un jour où ils pourraient se présenter avec quelques hommes de leur opinion plus versés qu'eux dans leur doctrine, et promirent de se soumettre à l'Église s'ils voyaient leurs docteurs embarrassés pour répondre, sinon ils se montraient décidés à mourir plutôt que de renoncer à leurs opinions. A ces propositions on répondit pendant trois jours de suite par des exhortations; mais comme ils ne voulurent point s'y rendre, ils se sont vus enlevés de force à notre insu par la populace transportée d'un zèle exagéré, précipités dans les flammes et brûlés. Mais chose bien faite pour exciter la surprise, ils allèrent au supplice du feu et le souffrirent, non-seulement avec résignation, mais même avec joie. A ce sujet je voudrais, mon père, vous demander, si j'étais près de vous, comment il se fait que ces membres du diable ont fait preuve, dans leur hérésie, d'une constance telle qu'on en trouve à peine une aussi grande dans les hommes les plus attachés à la foi de Jésus-Christ.

3. Or voici quelle est leur hérésie. Ils disent que l'Église ~ne se trouve que chez eux, attendu qu'il n'y a qu'eux qui marchent sur les traces de Jésus-Christ et qui observent la vraie doctrine des apôtres; car ils ne recherchent aucun bien de ce monde, et ne possèdent ni maisons, ni champs, ni argent, de même que Jésus-Christ n'en possède jamais et ne permit pas à ses disciples d'en posséder. Pour vous, nous disent-ils, vous ajoutez maison à maison, domaine à domaine, et vous recherchez les choses de ce monde. C'est au point que ceux qui, parmi vous, passent pour les plus parfaits, tel que les moines et les chanoines réguliers, s'ils ne possèdent point ces choses en propre, les possèdent du moins en commun. Quant à nous, disent-ils, nous sommes les pauvres de Jésus-Christ, nous ne demeurons nulle part, nous fuyons d'une ville à l'autre, comme des brebis au milieu des loups ; nous souffrons persécution avec les apôtres et les martyrs ; et en attendant, la vie sainte et austère que nous menons se passe dans le jeûne et les abstinences, dans les prières et le travail, le jour et la nuit, et nous ne recherchons à tirer de nos occupations que les choses absolument nécessaires à la vie. Nous souffrons cela parce que nous ne sommes point de ce monde; pour vous qui aimez le monde, vous avez la paix avec lui parce que vous êtes du monde. Les faux prophètes, en altérant la parole du Verbe parce qu'ils cherchaient leurs propres intérêts, vous ont égarés vous et vos pères. Pour nous, au contraire, et pour nos pères qui ont été engendrés apôtres, nous avons persévéré dans la grâce du Christ, et nous y persévérerons jusqu'à la fin des siècles. C'est pour nous distinguer de vous, que le Christ a dit : " Vous les connaîtrez à leurs fruits. " Nos fruits à nous, c'est de marcher sur les pas du Christ.

Dans leurs aliments, ils proscrivent toute espèce de laitage, et tout ce qui vient du lait, de même que tout ce qui se produit par voie de génération. C'est la pratique qui les distingue de nous, dans la vie commune.

Dans la réception des sacrements, ils se couvrent la tête d'un voile; toutefois ils nous ont avoué sans détour que, dans leurs repas quotidiens, se conformant à l'usage des apôtres, ils consacrent le pain et le vin au corps et au sang de Jésus-Christ par la formule du Seigneur, afin do se nourrir de Jésus-Christ, et d'en devenir ainsi le corps et les membres. Quant à nous, ils disent que nous n'avons point la réalité dans les sacrements, mais seulement une ombre et une tradition humaine. Ils prétendent encore qu'ils donnent et reçoivent le baptême dans le feu et le Saint-Esprit, et s'appuient sur les paroles de Jean-Baptiste, qui baptisait dans l'eau seulement et qui disait, en parlant du Christ : " Pour lui, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et dans le feu. " Et ailleurs : " Pour moi je vous baptise dans l'eau, mais il y en a un au milieu de vous, qui est plus grand que vous, et que vous ne reconnaissez point, " comme s'il avait voulu dire par-là, il vous baptisera d'un autre baptême que celui de l'eau. Ils s'efforcent de plus de prouver, par les paroles de saint Luc, que ce baptême doit se donner par l'imposition des mains. En effet, saint Luc; en décrivant, dans les Actes des apôtres, le baptême que saint Paul reçut des mains d'Ananie, suivant l'ordre de Jésus-Christ, ne fait point mention d'eau, mais seulement d'une imposition des mains, et ils prétendent que tout ce qu'on lit dans les actes des apôtres, et dans les épîtres de saint Paul, sur l'imposition des mains, doit s'entendre de ce baptême. Quiconque parmi eux a reçu ce baptême est appelé élu; il a le pouvoir de baptiser les autres, lorsqu'ils sont digues de recevoir le baptême, et de consacrer le corps et le sang du Seigneur à table. L'imposition des mains fait passer, chez eux, du rang d'auditeurs, comme il les appellent, à celui des croyants, et donne le droit d'assister à leurs prières, jusqu'à ce que, après une épreuve suffisante, on soit fait élu. Ils ne tiennent aucun compte de notre baptême; ils condamnent le mariage, je n'ai pu savoir d'eux, la raison de cette condamnation, soit parce qu'ils n'osaient pas l'avancer, soit parce qu'ils n'en avaient pas à donner.

4. Nous avons encore d'autres hérétiques dans nos contrées; ils différent du tout au tout des premiers, c'est même par leurs discordes et leur antagonisme que nous les avons découverts. Ces derniers nient que le corps de Jésus-Christ se trouve sur l'autel, attendu que tous les prêtres de l'Église ne sont point consacrés. Selon eux, la dignité apostolique s'est corrompue, en se mêlant des choses du siècle. Assis dans la chaire de Pierre, le pape n'est plus enrôlé au service de Dieu, comme le fut saint Pierre, et s'est ainsi privé du pouvoir de consacrer qui fut: accordé à Pierre. Or, l'autorité apostolique ne peut donner aux archevêques, et aux évêques qui vivent selon le siècle dans l'Église, le pouvoir qu'elle n'a plus elle-même, de transmettre à quelques hommes la vertu de consacrer ; ils s'appuient sur ces paroles de Jésus-Christ : " Les scribes et les pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse, faites ce qu'ils disent: " et raisonnent comme si, par ces paroles, il était dit que, à ceux qui ressemblent aux scribes et aux pharisiens, il n'est accordé que le pouvoir de prêcher et d'ordonner, et rien de plus. Voilà comment ils réduisent à néant le sacerdoce de l'Église, et condamnent tous les sacrements, à l'exception du baptême. Encore ne l'admettent-ils que pour les adultes qu'ils disent être baptisés par Jésus-Christ même, de quelque ministre, qu'ils reçoivent les sacrements. Ils n'ont point foi au baptême des enfants, ils s'en tiennent seulement à ces paroles de l'Evangile : " Quiconque croira et sera baptisé, sera sauvé. " Pour eux, tout mariage est une fornication, excepté celui que contractent entre eux deux vierges, homme et femme, et appuient leur sentiment sur cette réponse du Seigneur aux Pharisiens : " L'homme ne séparera pas ce que Dieu a uni, " comme si Dieu même avait uni ceux qui ont eu des rapports ensemble, de même qu'il unit nos premiers parents. Ils citent encore la réponse que fit le Seigneur aux mêmes pharisiens au sujet du billet de divorce ; " Dans le principe il n'en. fut pas ainsi, " et les paroles qui viennent après celles que nous venons de citer: "Tout homme qui épouse une femme renvoyée par son mari, est un fornicateur. " Ils rappellent aussi ces paroles de l'Apôtre : " Que votre mariage soit honorable aux yeux de tous, et que votre lit soit sans tache. "

5. Ils n'ont aucune confiance dans les suffrages des saints, et prétendent que les jeûnes et les autres mortifications de la chair ne sont point nécessaires aux justes, non plus qu'aux pécheurs, attendu qu'il est écrit: " Le jour où le pécheur gémira, tous ses péchés lui seront remis. " Aussi appellent-ils superstitions toutes les autres observances que ni le Christ ni les apôtres après lui n'ont point établies dans l'Église. Ils n'admettent point de purgatoire après la mort, et prétendent que les âmes entrent dans le repos ou dans le châtiment éternel, en sortant de leur corps, et ils citent à l'appui de leur opinion, ces paroles de Salomon : " L'arbre demeurera là où il sera tombé, soit du côté de l'Auster, soit du côté de l'Aquilon. " En conséquence, ils regardent les prières des fidèles et les offrandes pour les morts comme inutiles.

6. C'est donc contre tous ces maux, aussi nombreux que variés, que nous vous prions, Père saint, de tenir éveillés les yeux de votre sollicitude, et de diriger la pointe de votre roseau contre ces bêtes sauvages. Ne nous dites point que la tourde David, où nous nous réfugions est assez fortement construite avec ses boulevards, ses mille boucliers qui pendent à ses murailles, et toutes les armures des forts, dont elle est remplie. Nous voulons, mon Père, que vous réunissiez avec votre zèle, en faisceau, pour nous qui sommes trop faibles et trop lents, toutes les armes, afin qu'elles soient plus propres à découvrir tous ces monstres, et plus en état de repousser leurs attaques. Il faut que vous sachiez aussi, mon seigneur, qu'en revenant à l'Église, ils nous ont dit qu'ils comptaient une multitude de partisans, répandus par toute la terre, parmi lesquels ils comptaient bon nombre de nos moines et de nos clercs. Ceux qui ont été livrés aux flammes nous ont dit dans leur défense, que cette hérésie venait du temps des martyrs, et s’était, tenue secrète jusqu'à nos jours, mais qu'elle s'était conservée en Grèce et dans plusieurs autres endroits. Tels sont ces hérétiques, qui se disent apôtres, et qui ont leur pape. Il y en a parmi eux, qui regardent notre pape comme n'étant point pape, sans toutefois en avoir un autre pour eux. Ces satans apostoliques ont, parmi eux, des femmes qu'ils disent chastes, des veuves et des vierges; ce sont leurs épouses, et elles comptent, soit parmi les élus, soit parmi les croyants. C'est pour se conformer en tout aux moeurs des apôtres, qui avaient la permission de mener des femmes avec eux. Adieu dans le Seigneur.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXV. Hérétiques clandestins : saint Bernard signale leurs principes religieux, leur soin de cacher leurs mystères et leur scandaleux commerce avec les femmes.

1. Je vous ai déjà fait deux sermons sur le même verset. J'ai dessein de vous en faire encore un troisième, si vous ne vous ennuyez point de l'entendre. Et je pense même qu'il est nécessaire que je le fasse, car, pour ce qui regarde notre vigne domestique, qui n'est autre que vous, mes frères, je crois que dans les deux discours précédents, je l'ai assez prémunie contre les embûches de trois sortes de renards, je veux dire des flatteurs, des médisants, et de quelques esprits séducteurs, qui sont savants et accoutumés à présenter le mal couvert des apparences du bien. Mais il n'en va pas ainsi de la vigne du Seigneur ; je veux dire de cette vigne qui a empli toute la terre, et dont nous faisons partie ; cette vigne si grande, plantée de la main du Seigneur rachetée de son sang, arrosée de sa parole, provignée par sa grâce, rendue féconde par son esprit. Si j'ai songé à ce qui nous appartenait en propre, je n'ai encore rien dit qui pût servir à futilité commune et générale. Or, ce qui m'émeut davantage pour elle, c'est que j'en vois beaucoup qui la ravagent, et peu qui la défendent, et que sa défense même est difficile. Et ce qui cause cette difficulté, c'est que ses ennemis se cachent. Car l'Église ayant toujours eu des renards, même dès son commencement, elle les a bientôt trouvés et pris. Un hérétique combattait ouvertement ; car un hérétique est principalement appelé ainsi, parce qu'il désire vaincre publiquement, " et il succombait. Ces renards étaient donc aisés à prendre ; ce n'est pas qu'il n'y en eût qui demeurassent rebelles à la lumière dé la vérité, mais on les attachait seuls dehors et ils séchaient. On croyait avoir pris le renard, lorsqu'on avait condamné l'impiété, et mis l'impie dehors, où il vivait seulement pour la montre, sans pouvoir porter de fruits. De sorte que, selon la parole d'un prophète, elle avait les mamelles sèches, et le ventre stérile (Osee. IX,14); parce qu'une erreur réfutée publiquement ne repousse plus, et qu'une fausseté découverte ne germe plus.

2. Que ferons-nous pour prendre ces renards malicieux, qui aiment mieux nuire que vaincre, et qui ne veulent pas même paraître publiquement, mais qui rampent et se glissent par surprise? Tous les hérétiques se sont toujours proposé pour but d'acquérir de la gloire, par la singularité de leur doctrine. Mais il y a une hérésie ici, plus maligne et plus artificieuse que toutes les autres, car elle se repaît des pertes d'autrui, et néglige sa propre gloire. Je crois qu'elle s'est instruite par les exemples des anciennes hérésies, qui une fois découvertes, ne pouvaient plus échapper, mais étaient prises aussitôt. Par un sacrifice tout nouveau, elle opère habilement ses mystères d'iniquité, et elle le fait avec d'autant plus de licence, qu'elle agit d'une manière plus cachée. Ils se sont donné, comme l'on dit, rendez-vous dans les endroits écartés, et ils ont concerté ensemble de méchants discours. Jurez, parjurez-vous, se disent-ils l'un à l'autre, plutôt que de divulguer le secret. Autrement, ils ne veulent pas qu'on jure le moins du monde, à cause de ces mots du Sauveur dans l'Évangile ; " Ne jurez point par le ciel, ni par la terre (Matth. V, 34). " O gens stupides et insensés, âmes pharisiennes, vous rejetez un moucheron, et avalez un chameau. Il ne faut pas jurer, et il serait permis de se parjurer, comme si la permission de ce dernier n'emportait pas celle de l'autre. En quel endroit de l'Évangile trouvez-vous cette exception, vous qui n'en perdez pas un seul iota, comme vous vous en glorifiez faussement. N'est-il pas visible que ce n'est que par superstition que vous défendez les jurements, puisqu'en même temps, vous avez la hardiesse d'autoriser les parjures? 0 étrange perversité ! Ce qui n'est conseillé que pour une plus grande perfection, je veux dire ne point jurer, ils l'observent avec autant de rigueur que si c'était un précepte, et ce qui est établi par une loi immuable, de ne se point parjurer, ils en dispensent à leur fantaisie, comme d'une chose indifférente, de peur qu'on ne publie leur secret. Comme s'il n'y allait pas de la gloire de Dieu de révéler les choses utiles. Est-ce qu'ils portent envie à sa gloire ? Mais je crois plutôt que c'est qu'ils ont honte de découvrir des choses qu'ils savent bien être honteuses. Car on dit qu'ils font un secret des choses infâmes et abominables. Le dos des renards ne sent pas bon.

3. Mais je ne veux point parler des choses qu'ils nieraient. Qu'ils répondent seulement à celles qui sont manifestes. Est-ce que, suivant l'Évangile, ils ne veulent pas donner le Saint aux chiens, et les perles aux pourceaux? Mais n'est-ce pas confesser ouvertement qu'ils ne sont pas de l'Église, que de regarder comme des chiens et des pourceaux tous ceux qui sont de l'Église? Car ils croient que tous ceux, sans exception, qui ne sont point de leur secte, ne doivent point avoir part à ce dont ils font un mystère. Quelle que soit leur doctrine, ils né me répondent point, car ils craignent trop de se découvrir; néanmoins ils n'échapperont pas. Répondez-moi donc, vous qui êtes plus sages qu'il ne faut, et plus fous qu'on ne saurait dire. Le secret que vous cachez est-il de Dieu, ou non? S'il est de Dieu, pourquoi ne le publiez vous pas pour sa gloire? Car il y va de la gloire de Dieu de révéler ce qui vient de lui. Et s'il ne l'est pas, pourquoi ajoutez-vous foi à ce qui n'est pas de Dieu, sinon parce que vous êtes un hérétique? Qu'ils découvrent donc un mystère qui vient de Dieu, pour la gloire de Dieu, ou qu'ils nient que ce soit un mystère de Dieu et qu'ils confessent qu'ils sont des hérétiques; ou du moins qu'ils se déclarent ouvertement ennemis de la gloire de Dieu, puisqu'ils ne veulent pas déclarer une chose qui serait si avantageuse à sa gloire. Car on ne peut aller contre ce que dit l'Écriture: "la gloire des Rois, c'est de cacher leur secret (a) et celle de Dieu de le révéler (Prov. XXV, 2). " Si vous ne voulez pas le révéler, c'est que vous ne voulez pas glorifier Dieu. Mais peut-être ne recevrez-vous pas ce texte de l'Écriture. Je le crois, car les hérétiques font profession de ne suivre que l'Évangile, et d'être les seuls qui le suivent. Qu'ils répondent donc à l'Évangile : " Ce que je vous dis dans les ténèbres, dit Jésus-Christ, dites-le en plein jour, et ce que je vous dis à l'oreille, prêchez-le sur les toits (Matth. X, 27)." Il ne vous est plus permis maintenant de vous taire. Jusques à quand tiendrez-vous caché ce que Dieu commande de publier? Jusques à quand votre Evangile sera-t-il caché? Sans doute votre Evangile n'est pas celui de saint Paul, car il déclare que le sien n'est point caché : " Mon Evangile, dit-il, n'est point secret, et il ne l'est que pour ceux qui se perdent (2 Cor. IV, 3). " Prenez garde qu'il n'ait entendu parler de vous qui tenez votre Evangile secret, n'est-il pas évident que vous vous perdez? Mais peut-être ne recevrez-vous pas non plus les Epîtres de saint Paul? Je l'ai ouï dire de quelques-uns d'entre vous. Car vous ne vous accordez pas en toutes choses, bien que vous nous soyez tous contraires.

4. Mais enfin vous recevez tous, si je ne me trompe, avec la même déférence que l'Évangile, les paroles, les écrits, et les traditions de ceux qui ont conversé corporellement avec le Sauveur. Cependant, ont-ils tenu leur Evangile secret ? Ont-ils caché les faiblesses de la chair de Dieu même, l'horreur de sa mort, l'ignominie de sa croix ? Tant s'en faut, ils ont publié ces choses par toute la terre. Où est cette vie et cette conduite apostoliques dont vous vous vantez tant? Ils crient, et vous, vous murmurez tout bas. Ils parlent en public, et vous, en cachette. Ils volent comme des nuées (Isa. LX, 8), et vous, vous vous cachez dans les ténèbres, et sous terre. En quoi leur ressemblez vous Est-ce en ce que vous ne menez pas des femmes avec vous ? mais vous vous enfermez avec elles. Or, il n'y a pas tant lieu à concevoir des soupçons contre ceux qui se font accompagner par des femmes, que contre ceux qui demeurent avec elles. Mais qui peut rien soupçonner de fâcheux de ceux qui ressuscitaient les morts? Faites de semblables miracles, et quand je verrai une femme coucher avec vous, je croirai que c'est un homme. Autrement n'êtes-vous pas téméraires de vouloir usurper les privilèges de ceux dont vous n'imitez pas la sainteté ? Être toujours avec une femme, et n'en point user, n'est-ce pas un

a Dans la Vulgate telle que nous l'avons maintenant, c'est le contraire ; on lit, en effet, au chapitre XXV, verset 2, des Proverbes : " La gloire de Dieu est de cacher sa parole, et celle des rois, de l'étendre. " La version des Septante favorise le sens donné par la vulgate. Voir les notes de Horstius.

plus grand miracle que. de ressusciter les morts? Vous ne pouvez faire ce qui est moins, et vous voulez que je croie de vous ce qui est plus. Vous êtes tous les jours assis à table à côté d'une jeune fille; votre lit est dans la même chambre que le sien; vos yeux sont attachés sur ses yeux durant la conversation, vos mains touchent ses mains durant le travail, et vous voulez qu'on vous estime continent? Quand vous le seriez, en effet, vous me donneriez lieu de croire que vous ne l'êtes pas. Vous m'êtes un sujet de scandale. Otez la cause du scandale, si vous voulez passer pour un véritable sectateur de l'Evangile, comme vous vous en vantez si fort. L'Evangile ne condamne-t-il pas celui qui scandalise une seule personne de l'Eglise? Et volts, vous scandalisez toute l'Eglise. Vous êtes un renard qui ravagez la vigne du Seigneur. Aidez-moi, mes frères, à le prendre. Ou plutôt, ô saints anges, prenez-le pour nous. Il est extrêmement adroit, il est couvert de sa malice et de son impiété. Il est si petit, et si subtil, qu'il échappe aisément aux yeux des hommes. Mais se dérobera-t-il aussi aux vôtres? C'est à vous que cette parole s'adresse comme aux compagnons de l'Epoux : " Prenez-nous les petits renards. " Faites donc ce qu'on vous commande; prenez-nous ce renard si artificieux, que nous poursuivons en vain depuis si longtemps déjà. Enseignez-nous, et suggérez-nous le moyen de découvrir ses fourberies. Car c'est là prendre le renard, parce qu'un faux catholique nuit bien plus qu'un hérétique découvert et reconnu tel. (a) Or, il n'appartient point à l'homme de savoir ce qui se passe dans l'homme, à moins qu'il ne soit éclairé par l'esprit de Dieu, ou instruit par l'entremise des anges. Quelle marque donnerez-vous pour faire connaître à tout le monde cette hérésie pernicieuse qui sait si bien déguiser non-seulement ses paroles , mais aussi sa conduite.

5. Et certes le dégât fait dans la vigne, et qui est encore tout frais, fait voir que le renard y a pénétré. Mais je ne sais par quelle adresse cet animal rusé confond tellement les traces de ses pas qu'il n'y a presque pas moyen de voir par où il entre, ni par où il sort. On voit bien son oeuvre, mais on n'en voit point l'auteur, tant il a soin de déguiser les apparences. Si vous l'interrogez sur sa foi, il n'y a rien de plus chrétien. Sa conduite parait irrépréhensible, et il semble justifier ses discours par ses actions. On le voit, pour témoigner sa foi, fréquenter l'Eglise, honorer les prêtres, offrir des présents à l'autel, se confesser, participer à tous les sacrements. Qu'y a-t-il de plus catholique? Quant à ce qui concerne les moeurs, il ne trompe personne, il ne s'élève au dessus de personne, il ne frappe personne. De plus, son visage est pâle de jeûnes, il ne mange point son pain dans l'oisiveté, il travaille de ses mains pour gagner sa vie. Où est maintenant le renard? Nous le tenions, comment s'est-il échappé de nos mains?

a Plusieurs manuscrits donnent une leçon plus simple de ce passage, et font dire à saint Bernard : " qu'un vrai hérétique. " Les premières éditions des oeuvres de notre Saint, et plusieurs autres manuscrits, ont préféré la version que nous donnons.

Comment a-t-il disparu si vite? Poursuivons-le, cherchons-le, nous le reconnaîtrons à ses fruits. Car le ravage causé dans les vignes est une preuve certaine que le renard a passé par-là. Les femmes quittent leurs maris, et les maris leurs femmes, pour les suivre. Les clercs et les prêtres, tant jeunes que vieux, abandonnent leurs peuples et leurs églises, et on les trouve parmi ceux qui s'appliquent à faire quelque métier. Ne sont-ce pas là de grands ravages? N'est-ce pas l'oeuvre des renards ?

6. Mais peut-être tous ne font-ils pas des choses si manifestes; ou s'ils en font, peut-être est-il bon de le prouver. Comment prendrons. nous ceux-là? Retournons au commerce et aux rapports qu'ils ont avec les femmes. Car il n'y cri a pas parmi eux qui soit exempts de ce désordre. Je demande à l'un d'eux, quel qu'il soit : Dites-moi, vous qui faites l'homme de bien, quelle est cette femme qui est chez vous, et où l'avez-vous prise? Est-ce votre femme? Non, dira-t-il, car cela ne conviendrait pas au voeu que j'ai fait. C'est donc votre fille. Non. Quoi donc, est-ce votre soeur, votre nièce, quelques parente, ou quelque alliée ! Nullement. Comment dont votre continence peut-elle être en sûreté avec elle? Cela ne vous est point permis. Si vous ne le savez, l'Église défend cette sorte de cohabitation à ceux qui ont fait voeu de chasteté (Concile de Nicée, Canon III). Si vous ne voulez scandaliser l'Église, renvoyez cette femme. Autrement cela seul fera croire de vous toutes les autres choses qui ne sont pas aussi visibles que celles-là.

7. Mais, dit-il, en quel lieu de l'Évangile me montrerez-vous que cela soit défendu? Vous en avez appelé à l'Évangile ? Vous irez à'Évangile. Si vous voulez obéir à l'Évangile, vous ne ferez point de scandale, car il défend absolument de donner du scandale. Or vous en donnez en ne chassant pas cette femme, selon les ordonnances de l'Église. Auparavant vous étiez suspect, mais maintenant on jugera avec certitude que vous méprisez l'Évangile, et que vous êtes ennemi de l'Église. Qu'en pensez-vous, mes frères? S'il demeure dans son opiniâtreté, et qu'il n'obéisse ni à l'Évangile, ni à l'Église, y aura-t-il encore lieu d'hésiter ? Ne vous semble-t-il pas que la fraude est découverte, et que le renard est pris? S'il n'éloigne point cette femme, il n'ôte point le scandale. S'il n'ôte point le scandale, le pouvant faire, il viole l'Évangile. Que doit faire l'Église, sinon de le chasser lui-même, puisqu'il ne veut point chasser la cause du scandale, de peur que, désobéissant à l'Évangile, elle ne devienne semblable à lui? Car l'Évangile lui commande de ne pas épargner même son oeil lorsqu'il le scandalise, ni sa main, ni son pied, mais de les arracher, de les retrancher, et de les jeter loin d'elle (Matth. V, 29). " S'il n'obéit point à l'Église, dit le Sauveur, regardez-le comme un païen et comme un publicain (Matth. XVIII, 17). "

8. Avons-nous réussi à quelque chose ? Je pense que oui, nous avons pris le renard, puisque nous avons découvert sa fraude. Les faux catholiques qui se cachaient pour détruire la vigne de l'Église, paraissent maintenant. Pendant que vous mangiez avec moi des mets délicieux, le corps et le sang de Jésus-Christ, lorsque nous vivions en bonne intelligence dans la maison du Seigneur, vous pouviez me persuader ou plutôt me séduire, selon cette parole du sage: " L'homme fourbe trompe son ami par de beaux discours (Prov. XI, 9). " Mais maintenant, suivant le sage conseil de saint Paul, je fuirai l'hérétique après l'avoir averti une et deux fois (Tit. III, 10), sachant que celui qui est tel est entièrement perdu, et qu'ainsi je dois bien prendre garde qu'il ne me perde moi-même. C'est donc quelque chose, selon le sage, que les méchants soient pris dans leurs propres embûches (Prov. 11, 6), surtout ces méchants qui ont l'adresse de se servir de piéges au lieu d'armés. Car le combat et la lutte en champ clos, c'est ce qu'ils n'oseraient accepter, attendu que ce sont des gens méprisables, des rustres, des hommes sans lettres, et faibles au dernier point. Enfin ce sont des renards et de petits renards. Leurs erreurs mêmes ne sont ni soutenables, ni bien subtiles. Aussi neles persuadent-ils qu'à des femmes de la campagne, et à des ignorants, tels que tous ceux de cette secte que j'ai vus jusqu'ici. Car je ne me rappelle point, dans la quantité de dogmes qu'ils tiennent, leur avoir jamais rien entendu dire de nouveau et d'extraordinaire, or ce sont des choses communes, soutenues il y a longtemps par les anciens hérétiques, et ruinées mille fois par nos docteurs. Néanmoins il faut voir quelles sont ces inepties (a), tant celles dont ils sont tombés imprudemment d'accord dans les différentes disputes qu'ils ont eues contre les catholiques, que celles qu'ils ont laissé échapper eux-mêmes, sans y prendre garde, dans les différends qu'ils ont eus entre eux où celles mêmes qu'ont découvertes quelques-uns d'entre eux qui sont retournés à l'Église ; ce n'est pas que j'aie l'intention de répondre à toutes, ce n'est pas nécessaire, mais seulement afin qu'on les connaisse. Mais ce sera le sujet d'un autre discours pour la louange et pour la gloire de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur qui, étant Dieu par des sus toutes choses, est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.. POUR LE LXVe SERMON SUR LE Cantique n. 3.

292. La gloire des rois est de cacher leur parole, etc. Saint Grégoire le, Grand a entendu ces mots dans le même sens, dans son livre I sur Ézéchiel, homélie VI, au commencement. Or, aujourd'hui nous lisons tout le contraire dans notre Vulgate; il y a cri effet : " La gloire de Dieu est de cacher sa parole, et celle des rois d'étudier leur conduite (Prov. V, 2). " Aussi Cornelius à Lapide dit-il, que saint Grégoire a fait là une lourde faute, et en conséquence, non-seulement il corrige ce passage de l'Écriture, mais même, si je ne me trompe, il change les paroles, la pensée et le but de saint Grégoire. En effet, dans cet endroit, saint Grégoire se proposait de nous convaincre que si dans ces paroles du Prophète, se cadraient des mystères d'une grande obscurité, cependant, comme il y va de la gloire de Dieu que nous les recherchions, que nous découvrions le sens mystérieux de ses paroles, c'est à quoi nous devons employer tons nos efforts, etc. Il est évident que c'est dans le même sens que saint Bernard cite ces paroles. Notre remarque n'a pas pour but de critiquer la leçon originale du texte, mais de montrer comment les Pères l'ont lue, selon que leurs citations diffèrent du texte de notre Vulgate. Qui s'imaginera qu'on doive les corriger tous sur la Vulgate? Disons en passant que cette parole de l'ange Raphaël aux deux Tobie " car il est bon de tenir caché le secret d'un roi, mais il y a de l'honneur à découvrir et à publier les oeuvres de Dieu (Tob. XII, 7), " convient parfaitement à la pensée de Salomon, selon la leçon des Pères. D'ailleurs ce n'est point notre affaire mais celle des interprètes, de concilier la pensée des Pères avec le proverbe de Salomon; pour nous, nous avons autre chose à faire pour le moment. (Note de Horstius).
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXVI. Erreurs des hérétiques touchant le mariage, le baptême des enfants, le purgatoire, les prières pour les défunts, l'invocation des saints.

1. " Prenez-nous les petits renards qui ravagent les vignes (Cant. II, 15). " Me voici pour prendre ces renards. Ce sont ceux qui quittent le chemin et ravagent la vigne, non contents de quitter le chemin, ils font de la vigne un désert par une honteuse prévarication. Il ne leur suffit pas d'être hérétiques, il faut encore qu'ils soient aussi hypocrites, pour combler la mesure de leurs péchés. Ils viennent revêtus

a Saint Bernard traite de même " d'inepties, " les erreurs d'Abélard, dans la lettre CLXX, n. 1. Il emploie le même mot " ineptie " dans le même sens dans le sermon suivant n. 4. L'Église de Lyon a fait usage du même terme dans son livre contre les inepties et contre les erreurs de Jean Scott.

de la peau de brebis, pour dépouiller les brebis de leur toison et les béliers de leur laine. Ne vous semble-t-il pas que c'est ce qu'ils ont fait, en ôtant, d'un côté, la foi aux peuples, et de l'autre en leur ravissant les prêtres? Qui sont ces larrons? Ce sont des brebis en apparence, des renards en finesse, des loups eu cruauté. Ce sont des hommes qui veulent paraître bons, et ne l’être pas; ne point paraître méchants, et l'être. Ils sont méchants et veulent qu'on les croie bons, de peur qu'ils ne soient seuls méchants. Et ils craignent de paraître méchants, de peur dé ne point l'être assez. Car la malice ouverte a toujours été moins dangereuse, et un homme de bien n'a jamais été trompé que par l'apparence du bien. Ils s'étudient donc à paraître bons, pour perdre les bons, et ne veulent point paraître méchants, afin de l'être encore davantage. Car ils ne se soucient pas de cultiver les vertus, ils ont soin seulement de colorer les vices de l'apparence des vertus. Ils voilent du nom de religion une superstition impie, ils mettent l'innocence de ne point faire de tort ouvertement, et ainsi ils ne prennent pour eux que l'extérieur de l'innocence pour couvrir leurs infamies, ils font voeu de chasteté. Ils croient qu'il n'y a d'impureté que dans le mariage ; au lieu qu'il n'y a que le mariage qui exempte d'impureté les actions de la chair. Ce sont des rustres, des ignorants et des gens méprisables, mais néanmoins on ne doit pas les négliger ; car ils font beaucoup de mal à l'Eglise, et leurs discours gagnent et se glissent comme un chancre.

2. Aussi le Saint-Esprit ne les a-t-il pas négligés, puisqu'il a parlé d'eux il y a longtemps en ces termes (2 Tim. IV, 1). " Le Saint-Esprit dit clairement, que dans les derniers temps, quelques-uns s'écarteront de la foi, pour suivre l'esprit d'erreur, et la science des démons; qu'ils seront menteurs et hypocrites; que leur conduite sera toute corrompue; qu'ils défendront de se marier, et de manger des viandes que Dieu a créées pour s'en nourrir avec actions de grâces. " C'est sans doute de nos hérétiques qu'il parlait ainsi, car ils ne veulent pas qu'on se marie, et ils s'abstiennent des viandes que Dieu a créées, comme je le dirai plus tard. Et voyez si ce n'est pas là plutôt une illusion de démons que d'hommes, selon que l'a prédit le Saint-Esprit? Demandez-leur l'auteur de leur secte, ils ne vous le nommeront point ; et quelle est l'hérésie qui n'ait eu son hérésiarque parmi les hommes. Les Manichéens ont eu Manès pour chef et pour maître ; les Sabelliens, Sabellius ; les Ariens, Arius ; les Eunomiens, Eunomius; les Nestoriens, Nestorius, et ainsi des autres pestes qui ont eu chacune pour maîtres des hommes dont ils ont tiré leur origine et leur nom. Mais quel nom ou quel titre donnerez-vous à ceux-ci? L'on ne saurait leur en donner aucun (a), parce que leur hérésie ne vint

a Je ne pense pas que saint Bernard se fût exprimé ainsi, si ces hérétiques de Cologne avaient eu Henri pour chef, et eussent été des Henriciens. Il est vrai que les doctrines des Henriciens et celles des hérétiques de Cologne étaient pareilles, comme on peut s'en convaincre en relisant la lettre CCXL. Evervin signale deux sortes de Coloniens, distinction que saint Bernard indique à peine à la fin de son sermon précédent.

pas d'un homme, et qu'ils ne l'ont pas reçue d'un homme. A Dieu ne plaise que nous disions qu'ils l'aient reçue par la révélation de Jésus-Christ (Tim. IV) ; ils l'ont plutôt et certainement reçue, comme l'Esprit-Saint l'a prédit, par les suggestions et l'artifice des démons menteurs et hypocrites qui défendent le mariage.

3. Ils parlent avec hypocrisie, et c'est la finesse du renard qui les porte à feindre de dire, par amour de la chasteté, des choses qu'ils n'ont trouvées, en effet, que pour fomenter et multiplier davantage l'impudicité. Il est si visible que telle est leur intention, que je m'étonne qu'ils aient jamais pu faire croire ce qu'ils disent d, un chrétien, à moins qu'il ne soit si stupide qu'il ne voie pas que celui qui condamne le mariage, lâche la bride à toute sorte d'impuretés, ou qu'il soit si plein de malice et si possédé de la malignité du démon, que le voyant il fasse comme s'il ne le voyait pas, et se réjouisse de la perte des hommes. Otez de l'Eglise le mariage, qui est honorable et sans souillure, ne la remplissez-vous pas de concubinaires. d'incestueux, d'onanistes, d'impudiques, de sodomites, et de toutes sortes de personnes infâmes. Choisissez donc de deux choses l'une, ou tous ces monstres sont sauvés, ou tous ceux qui le doivent être sont réduits an petit nombre de ceux qui gardent la continence ; d'un côté vous accordez trop peu, et de l'autre vous accordez trop. Ni l'un ni l'autre ne conviennent au Sauveur; dites-vous que l'impudicité sera couronnée, rien ne sied moins à l'auteur de la chasteté. Si vous damnez tout le monde, hormis le petit nombre des continents, c'est détruire le Sauveur. La continence est rare sur la terre, et ce n'est pas pour si peu d'hommes que cette plénitude souveraine de grâces s'est anéantie. Et comment avons-nous tous participé à cette plénitude, si elle n'a fait part d'elle-même qu'aux seuls continents? Ils n'ont rien à répondre à cela, non plus qu'à ceci, je crois. S'il n'y a place dans le ciel que pour l'honnêteté, et qu'il n'y ait point de commerce entre l’honnêteté et l'impureté, comme il n’y a point de rapport entre la lumière et les ténèbres, il est indubitable que nul impur n'y entrera. Si quelqu'un est dans un autre sentiment (Gal. V, 21), l'Apôtre le convaincra d'erreur en disant nettement : " Que ceux qui commettent de telles actions ne posséderont point le royaume de Dieu. " Par où ce renard artificieux s'échappera-t-il maintenant de son trou ? Je crois qu’il est pris dans la tannière, où il s'est fait comme deux trous, l'un pour entrer et l'autre pour sortir. Car il a coutume d'user de ce stratagème. Voyez donc comment nous lui fermerons l'un et l'autre passage. S'il ne met dans le ciel que les continents, le salut périt pour la plus grande partie. S'il y met tous les impurs avec les continents, l'honnêteté périt. Mais il est plus juste de dire qu'il périt lui-même, puisqu'il ne peut sortir par aucun endroit et se trouve enfermé pour toujours, et pris dans la fosse qu'il a creusée, pour y faire tomber les autres.

4. Quelques-uns d'entre eux, qui ne sont pas d'accord en ce point avec les autres, disent, que le mariage est permis, mais seulement entre personnes vierges. Mais je ne vois pas quelle raison ils peuvent apporter pour appuyer cette distinction, si ce n'est que chacun d'eux, comme une vipère, entreprenne, selon sa fantaisie, de déchirer à l'envi les sacrements de l'Eglise qui sont les entrailles de leur mère. En effet, quant à se qu'ils allèguent, que nos premiers parents étaient vierges lorsqu'ils furent mariés ensemble, en quoi, je vous prie, cela peut-il préjudicier à la liberté du mariage, et empêcher qu'il ne se puisse contracter entre d'autres qu'entre des vierges ? Mais je ne sais quelle parole ils murmurent et qu'ils ont trouvée dans l'Évangile qu'ils s'imaginent favoriser leur extravagance. Je crois que c'est le mot que Notre-Seigneur dit, après avoir rapporté ces paroles de la Genèse : "Dieu créa l'homme à son image et à sa ressemblance (Gen. I, 27). il les créa mâle et femelle (Matth. X, 40). " Car il en conclut. " Que l'homme ne doit pas séparer ce que Dieu a joint. " Dieu, disent-ils, les a joints ensemble, parce qu'ils étaient tous deux vierges, et n'est plus permis de les séparer, or toute union d'une autre sorte n'est point selon Dieu. Qui vous a dit que Dieu les a joints ensemble parce qu'ils étaient vierges ? L'Écriture n'en parle point. Mais n'étaient-ils pas vierges, disent-ils? Il est vrai, mais ce n'est pas la même chose qu'ils aient été unis vierges, et qu'ils l'aient été parce qu'ils étaient vierges. Encore ne trouverez-vous pas qu'il soit marqué empressément qu'ils étaient vierges, bien qu'ils le fussent. Ce qui est exprimé, c'est la différence des sexes, non pas la virginité, lorsqu'il est dit, " Il les créa mâle et femelle. " Et c'est avec raison. Car l'union du mariage ne demande pas nécessairement l'intégrité des corps, mais la différence du sexe. C'est donc avec raison que le Saint-Esprit, en instituant le mariage, a exprimé le sexe, sans parler de la virginité, de peur de donner occasion à ces petits renards malicieux d'en abuser, ce qu'ils auraient été bien aises de faire, quoique en vain. Car quand il aurait dit que Dieu les créa vierges, pourriez-vous en inférer qu'il n'est permis qu'aux seuls vierges de se marier; et pourtant combien cela seul vous aurait-il fait triompher? Comme vous auriez rejeté les secondes et les troisième noces? Comme vous auriez insulté à l'Église catholique qui marie ensemble, d'autant plus volontiers les personnes débauchées, qu'elle ne doute point que ce soit le moyen de les faire passer d'un état honteux à un état honnête? Peut-être même blâmeriez-vous Dieu d'avoir commandé à un prophète d'épouser une femme publique (Ozee. I, 2). Mais pour le moment vous n'en avez pas sujet, et vous prenez plaisir à être hérétique gratuitement. Car le témoignage sur lequel vous vous appuyez pour établir votre erreur sert plutôt à la détruire; non seulement il ne fait rien pour vous, mais même il fait beaucoup contre vous.

5. Mais maintenant écoutez ce qui doit vous confondre, ou vous corriger entièrement, et qui renverse et détruit tout-à-fait, votre hérésie " Une femme, tant que son mari est en vie, est liée à son mari ; mais lorsqu'il vient à mourir, elle est dégagée de ce lien, et peut se marier à qui il lui plaira, pourvu qu'elle le fasse dans la vue du Seigneur ( I Cor. VII, 36). " C'est saint Paul qui permet à une veuve de se marier à qui elle veut: et vous, au contraire, vous voulez absolument qu'il n'y ait que les vierges qui se marient, et que ce ne soit qu'à une vierge, en sorte que vous leur ôtez même la liberté de se marier à qui il leur plaît. Pourquoi restreignez-vous la main de Dieu? Pourquoi restreignez-vous la bénédiction si abondante du mariage ? Pourquoi n'accordez-vous qu'à la vierge ce qui est accordé au sexe ? Saint Paul ne le permettrait pas si ce n'était licite. C'est trop peu quand je dis qu'il le permet, il le veut, " Je veux, dit-il, que celles qui sont jeunes se marient (I Tim, V, 14). " Et il n'y a point de doute qu'il parlait des veuves. Qu'y a-t-il de plus clair? Ce qu'il accorde donc, parce que c'est permis, il le veut parce que c'est utile. Un hérétique défendra ce qui est permis et utile ? Il ne persuadera rien par cette défense, sinon qu'il est hérétique.

6. Il faut encore que nous les battions un peu sur le reste de la prophétie rapportée par l'Apôtre (I Tim VI, 3). Car ils s'abstiennent, suivant le même apôtre, des viandes que Dieu a créées pour que nous nous en nourrissions avec actions de grâces. Et ils font voir encore par-là qu'ils sont hérétiques, non parce qu'ils ne mangent pas de ces viandes, mais parce qu'ils s'en abstiennent dans un esprit hérétique. Je m'abstiens aussi quelquefois de manger, mais je m'abstiens afin de satisfaire pour mes péchés, non pas dans une pensée de superstition impie. Blâmerons-nous saint Paul de châtier son corps et de le réduire en servitude (I Cor, IX, 17) ? Je m'abstiens du vin, parce qu'il porte à l'impureté (Ephes. V, 18) , ou si je suis faible, j'en use un peu, selon le conseil de l'Apôtre (Tim. V, 23). Je m'abstiens aussi de manger de la viande, de peur qu'en nourrissant trop ma chair, je ne nourrisse en même temps en moi les vices de la chair. Je prends même du pain avec mesure, de crainte qu'ayant le ventre plein, je ne devienne lâche à prier Dieu, et que le Prophète ne me reproche de m'être rassasié de pain (Ezech. XVI, 49). Je me garde même ordinairement de boire de l'eau pure à discrétion, de peur que cela n'excite en moi des mouvements déshonnêtes. Il n'en est pas ainsi d'un hérétique. Il abhorre le lait et tout ce qui est lait, de même que tout ce qui vient de l'union de deux êtres. C'est fort bien fait, c'est chrétiennement fait, si l'on s'abstient de cette nourriture, non parce qu'elle vient de l'union des sexes, mais de peur qu'elle nous provoque à l'impureté.

7. Mais d'où vient qu'ils évitent ainsi tout ce qui vient de la génération? Cette observation si particulière des viandes m'est suspecte. Si c'est par régime et par l'ordonnance des médecins que vous le faites, nous ne blâmons point le soin qu'on a du corps, pourvu qu'il ne soit pas excessif, car personne n'a jamais haï sa propre chair, comme dit le Sauveur. Si c'est par l'ordonnance des personnes sobres, c'est-à-dire de médecins spirituels, nous approuvons encore la vertu par laquelle vous domptez la chair et réfrénez ses mouvements. Mais si c'est par une folie (a) de Manichéens, que vous donnez des bornes à la libéralité de Dieu, en sorte que ce qu'il a créé et donné pour nourriture aux hommes, à condition qu'ils le prendront avec actions de grâces, non-seulement vous vous en montrez peu reconnaissant, mais que, comme un censeur téméraire, vous le jugiez immonde, et vous en absteniez comme d'une chose mauvaise, bien loin de louer votre abstinence, j'aurai en exécration votre malice et votre blasphème, et je vous estimerai vous-même immonde de croire qu'il y ait quelque chose d'immonde. " Toutes choses sont pures pour ceux qui sont purs (Tit. I, 15), a dit un excellent appréciateur des choses; et il n'y arien d'impur que pour celui qui le juge tel. " Il n'y a rien de par, ajoute-t-il, pour les impurs et les infidèles, parce que leur âme et leur conscience est toute pleine d'impureté. " Malheur à vous qui rejetez les viandes que. Dieu a créées, en les jugeant immondes et indignes de les faire passer dans votre corps, puisque cela est cause que le corps de Jésus-Christ, qui est l'Église, vous rejette vous-mêmes comme des immondes et des impurs.

8. Je n'ignore pas qu'ils croient être le corps de Jésus-Christ, et qu'il n'y a qu'eux qui le soient. Mais il ne s'en faut pas étonner, puisqu'ils se persuadent aussi qu'ils ont la puissance de consacrer tous les jours, à leur table, le corps et le sang (b) de Jésus-Christ, pour s'en nourrir et devenir son corps et ses membres. Car ils se vantent d'être les successeurs des apôtres, et ils s'appellent hommes apostoliques, quoique pourtant ils ne puissent montrer aucune marque de leur apostolat. Jusques à quand la lumière demeurera-t-elle sous le boisseau ? " Vous êtes la lumière du monde (Matt. V, 14), " a-t-il été dit nuis apôtres. Aussi les apôtres sont-ils sur le chandelier, afin d'éclairer tout le monde. Que ces successeurs des apôtres rougissent donc de n'ètre, au lieu de la lumière du monde, que la lumière et les ténèbres du monde. Disons leur : Vous êtes les ténèbres du monde, et passons au reste. Ils disent qu'ils sont l’Eglise, mais ils contredisent celui qui dit : " Une ville bâtie sur une montagne ne peut pas être cachée (Ibid). ") Croyez-vous que cette pierre qui s'est détachée de la montagne eue le secours de la main des hommes, et qui est devenue elle-même une montagne remplissant toute la terre, soit enfermée dans vos cavernes ? Mais il ne faut point encore nous arrêter ici. Leur erreur fuit le jour et se contente d'un sourd murmure. Jésus-Christ a et aura

a A cette époque tous ou presque tous les hérétiques étaient infectés des erreurs manichéennes, comme nous l'avons dit dans notre préface générale. Il ne faut donc point s’étonner s'ils repoussèrent avec tant d'énergie le dogme de la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie, puisqu'ils niaient que Jésus-Christ eût eu un véritable corps.

b Il ne peut exister aucune difficulté à propos de ces paroles, d'après la lettre d'Evervin que nous avons donnée plus haut et dans laquelle il dit que ces hérétiques croient que tout élu, c'est ainsi qu'ils appellent ceux qui ont reçu le baptême parmi eux, a le pouvoir de consacrer le corps et le sang de Jésus-Christ. Saint Bernard réfute cette erreur. On peut voir la note dont nous avons accompagné ce passage dans notre précédente édition (Note de Mabillon).

toujours son héritage entier, et sa possession n'aura pour bornes que celles de la terre. Ceux qui s'efforcent de ravir à Jésus-Christ cette grande succession, s'en privent plutôt qu'ils ne la lui ôtent.

9. Voyez ces détracteurs, voyez ces chiens. Ils se moquent de nous parce que nous baptisons les enfants, que nous prions pour les morts, et que nous implorons les suffrages des saints. Ils tâchent de proscrire Jésus-Christ dans toute personne, et tout sexe, dans les adultes et dans les petits enfants, dans les vivants et dans les morts. Dans les enfants, à cause de la faiblesse de leur âge, dans ceux qui sont plus âgés, à cause de la difficulté de la continence. Ils privent les morts du secours des vivants, et les vivants des suffrages des saints qui sont morts. Mais à Dieu ne plaise. Le Seigneur ne délaissera pas son peuple, qui s'est multiplié comme le sable de la mer, et celui qui a racheté tous les hommes ne se contentera pas d'un petit nombre d'hérétiques, car sa rédemption est abondante. Or, qu'est-ce que leur seul petit nombre pour la grandeur de la rançon. Ceux qui tâchent de la diminuer s'en privent eux-mêmes. Car qu'importe qu'un enfant ne puisse parer pour soi, puisque la voix du sang de son frère, et d'un tel frère, crie pour lui de la terre à Dieu? L'Eglise, qui est sa mère, se lève et crie aussi polir lui. Et ne vous semble-t-il pas qu'un enfant même ouvre la bouche, si je puis parler ainsi, vers les eaux du Sauveur, et dit à Dieu dans ses vagissements : Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi (a). Il demande instamment le secours de la grâce, parce que la nature lui fait souffrir violence. II crie parce qu'il est innocent et malheureux. Il crie, parce qu'il est ignorant et petit. Il crie, parce qu'il est faible et condamné à souffrir. Ainsi tout crie en même temps chez lui, le sang d'un frère, la foi d'une mère, l'abandon d'un misérable. Et la misère d'un abandonné. Et ces cris sont poussés vers un père. Or, un père ne peut pars se désavouer lui-même,

10. Et qu'on ne me dise point que celui-là n'a point la foi, à qui sa mère communiqué la sienne, en l’enveloppant, pour ainsi dire, de tette foi dans le sacrement de baptême qu'elle lui donne, jusqu'à sas qu'il vienne capable de la développer et de la recevoir toute liure, non-seulement par sa propre connaissance, mais encore par sou consentement. Est-ce que son manteau est trop petit pour en couvrir tous leu deux en même temps. La foi de l'Église est grande. Est-elle moindre que la foi de la Chananéenne, qui fut insuffisante et pour elle et pour sa finie, et qui lui mérita d'entendre cette parole : " O femme, votre foi est grande, qu'il vous soit fait ainsi que vous l'avez demandé (Matt. XV, 28). " Est-elle moindre que la foi de ceux qui, descendant le paralytique par le toit, lui obtinrent en même temps la santé de l'âme et celle du corps? Car nous lisons: "Lorsque le Sauveur vit leur foi, il

a Dans plusieurs manuscrits, de même que dans les premières éditions des œuvres de saint Bernard, il n’y a point ici le mot inhiare " ouvrir la bouche ". On lit à la place de la leçon que nous donnons " ne vous semble-t-il pas qu’ils crient, " si je puis parler ainsi, du fond même des sources du Sauveur, " ete.

dit au paralytique, confiez-vous en moi, mon fils, vos péchés vous sont remis: " et un peu après : " Emportez votre lit et marchez (Matt. IX, 2). " Celui qui voit ces choses se persuadera aisément que l'Eglise peut présumer avec justice non-seulement du salut des petits enfants baptisés dans la foi ; mais aussi de la couronne des martyrs, pour ceux qui perdent la vie pour Jésus-Christ. Cela étant ainsi; ceux qui sont régénérés par le baptême, ne souffriront aucun préjudice de ce qui est dit, " que sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Heb. XI, 6), " puisque ceux qui ont recula grâce du, baptême en témoignage de la foi ne sont point sans foi : ils ne souffriront pas non plus de cette autre parole : "Celui qui n'aura point cru, sera condamné (Matt. XVI, 16). " Car, qu'est-ce que croire, sinon avoir la foi ? C'est pourquoi une femme sera sauvée en mettant des enfants au monde, si elle demeure dans la foi a avec douceur (1 Tim. II, 15) ; les enfants seront secourus par la génération du baptême, les personnes âgées qui ne pourront garder la continence se rachèteront par les nombreux fruits du mariage; les morts qui auront besoin et seront dignes des prières et des sacrifices des vivants, les recevront par l'entremise des anges, et l'assistance de ceux qui sont déjà dans le ciel ne manquera point aux vivants, parce que l'affection et la charité qu'ils ont par Dieu et en Dieu, qui est partout, les rend comme toujours, présents avec eux. Car Jésus-Christ n'est mort et ressuscité qu'afin de dominer star les vivants et sur les morts (Rom. XIV. 9). Et qu'il a voulu naître enfant, et passer par tous les degrés de l'âge jusqu'à l'homme parfait. C'est afin de ne manquer à aucun âge.

11. Ils ne croient point non plus au purgatoire après la mort, mais ils disent qu'aussitôt que l'âme est sortie elle passe ou au repos, ou à la damnation. Qu'ils demandent donc à celui qui a dit, qu'il y a un péché qui ne se remettra ni en ce monde ni en l'autre (Matt. XII, 32), pourquoi il a dit cela, s'il n'y a en l'autre vie ni rémission de péchés, ni purgatoire. Mais il ne faut pas s'étonner si ceux qui ne reconnaissent point l'Eglise médisent des ordres de l'Eglise, s'ils ne reçoivent point ses institutions, s'ils méprisent ses sacrements, s'ils n'obéissent point à ce qu'elle commande. Les successeurs des apôtres, les archevêques, les évêques, les prêtres, sont des pécheurs, disent-ils, et partant ne sont point capables de donner ni de recevoir les sacrements. Ce sont donc deux choses à jamais inconciliables d'être évêque et pécheur? Nullement. Caïphe était évêque, et cependant n'était-ce point lui qui a prononcé la sentence de mort du Sauveur ? Si vous niez qu'il ait été évêque, le témoignage de saint Jean vous convaincra d'erreur, car, en preuve de son pontificat, il rapporte qu'il avait prophétisé (Joan. XII, 15). Judas était apôtre, et quoiqu'il fût un avare et un scélérat, il avait été choisi

a On trouve plusieurs variantes de ce passage. Le manuscrit de Jumièges donne avec la Vulgate cette version: . Si elle demeure dans la foi, dans la charité, dans la sainteté et dans une vie réglée. Un manuscrit de la Colbertine porte: " Si elle demeure dans la foi avec une vie réglée. " Notre leçon est préférée par le manuscrit de Saint-Germain et par las premières éditions.

par le Seigneur. Douterez-vous de l'apostolat de celui que le Seigneur lui-même avait choisi? " Ne vous ais-je pas choisi pour douze, dit-il, et l'un de vous est un diable (I Joan. VI, 71). " Vous voyez qu'on peut être apôtre et diable tout ensemble, et vous niez que celui qui est pécheur puisse être évêque? Les Scribes et les Pharisiens ont été assis sur la chaire de Moïse, et ceux qui ne leur ont pas obéi comme à des évêques, ont été coupables de désobéissance, même contre le Seigneur, qui commande de les écouter et dit: " faites ce qu'ils disent (Matt. II, 3). " Il est évident que bien que ce fussent des Scribes, des Pharisiens, et de très-grands pécheurs, néanmoins, à cause de la chaire de Moïse qu'ils occupaient, cette parole les regardait encore : " Qui vous écoute m'écoute, qui vous méprise me méprise (Luc. X, 16).

12. Les esprits d'erreur qui parlent avec hypocrisie et profèrent des mensonges, ont encore persuadé beaucoup d'autres opinions mauvaises à ce peuple fou et insensé. Mais je ne prétends pas leur répondre sur tous les points. Car qui pourrait connaître toutes leurs erreurs ? D'ailleurs ce serait un travail infini, et nullement nécessaire. Car on ne les convainc point par des raisons, car ils ne les entendent pas; on ne les corrige point par des autorités, attendu qu'ils ne les reçoivent pas ; et on ne les persuade point, parce qu'ils sont entièrement pervertis. On en a fait l'expérience. Ils aiment mieux mourir que de se convertir. Aussi leur fin sera une mort, et un embrasement éternel. Car ils ont été figurés il y a longtemps par le feu que Samson mit à la queue des renards (I Judic. 1, 5). Souvent les fidèles en ont pris quelques-uns qu'ils ont traînés en public. Ils leur ont demandé leur foi sur les points où ils étaient suspects, mais ils ont tout nié, selon leur coutume, et ensuite, étant mis à l'épreuve de l'eau (a), ils ont été trouvés menteurs. De sorte que ne pouvant plus nier qu'ils fussent dans les erreurs dont on les accusait, puisqu'ils avaient été découverts, et que l'eau ne les recevait point, ils prenaient le mors aux dents, comme on dit, et étaient assez malheureux pour professer ouvertement leur impiété, soutenir que c'était la véritable foi, et disaient qu'ils étaient prêts d'endurer la mort pour elle. Ceux qui étaient présents n'étaient pas moins prêts à la leur faire souffrir, si bien que le peuple, se jetant sur eux, fit de nouveaux martyrs de leur détestable secte. Nous approuvons son zèle, mais nous ne conseillons pas d'imiter cette action, parce qu'il faut persuader la foi, au lieu de l'imposer par la violence. Quoiqu'il serait mieux sans doute qu'ils fussent punis par l'épée (b) de celui qui ne la porte pas

a Les anciens ne rejetaient pas l'épreuve de l'eau, ainsi que l'a prouvé Hinchmar de Reims dans sa lettre à Hildegare de Meaux. On trouve la manière dont se faisait le jugement de Dieu par l'eau dans le tome Ier de nos Anatectes, où il est dit que c'est le pape Eugène II qui en est l'auteur. On peut voir cependant les notes de Horstius sur point.

b Saint Bernard n est pas ici en contradiction avec la doctrine qu'il a enseignée dans le sermon précédent n. 8, où il dit " qu'on doit prendre les hérétiques non par les armes, mais par les arguments, " ce qu’il n'entendait que des hérétiques qui s'observent et ne font point de propagande. " Autrement mieux vaut, sans aucun doute,dit-il, les réduire par l'épée que de les laisser libres d'entraîner une foule d'autres hommes dans leur erreur.

en vain, que de souffrir qu'ils en entraînassent d'antres dans leurs erreurs. Car il est ministre de Dieu, et il doit juger sévèrement celui qui fait mal (Rom. XIII, 14).

13. Quelques-uns s'étonnaient de les voir marcher à la mort, non-seulement avec patience, mais encore avec un esprit d'allégresse; mais c'est parce qu'ils ne savent pas combien grande est la puissance du diable, tant sur les corps que sur les âmes de ceux dont il s'est une fois emparé par la permission de Dieu. N'est-il pas plus étonnant qu'un homme se fasse mourir lui-même, que d'attendre qu'un autre lui donne la mort? Cependant nous savons par expérience que le diable a souvent eu ce pouvoir sur plusieurs qui se sont noyés on pendus. Car Judas se pendit (Matth. XXVII, 5) lui-même, évidemment par la suggestion du diable. Néanmoins je trouve encore plus étrange qu'il ait pu lui inspirer la pensée de livrer le Seigneur, que celle de se pendre de ses propres mains. L'obstination de ces hommes n'a rien de semblable à la constance des martyrs : dans ceux-ci c'est la piété (a) et dans ceux-là c'est l'endurcissement du coeur qui cause le mépris de la mort. Aussi un Prophète a-t-il dit, peut-être même au nom d'un martyr : " Leur coeur s'est serré et épaissi comme du lait, mais moi j'ai médité sur votre loi (Psal. CXVIII, 70), " pour montrer que bien qu'il semble que les tourments soient les mêmes, l'intention est bien différente, puisque les uns endurcissent leur coeur contre le Seigneur, et les autres méditent sur sa loi sainte.

14. Cela étant ainsi, il n'est pas besoin, comme j'ai déjà dit, d'en dire, davantage inutilement contre des hommes insensée et opiniâtres. Il suffit de les avoir fait connaître pour qu'on les évite. Aussi, afin de les découvrir, il faut les contraindre à chasser les femmes qu'ils entretiennent chez eux, ou à sortir de l'Église parce qu'ils la scandalisent. C'est une chose extrêmement déplorable, que non-seulement des princes séculiers, mais que des membres mêmes du clergé et des évêques (b), qui devraient les persécuter davantage, les supportent, à cause des avantages qu'ils en tirent, et en reçoivent des présents. Et comment, disent-ils, condamnerons-nous les hommes qui ne sont point convaincus des erreurs dont on les accuse et quine les avouent pas? Cette raison, ou plutôt ce prétexte, est frivole. Il suffit, comme j'ai déjà dit, pour les connaître, de séparer les uns des autres ces hommes et ces femmes qui se disent continents, et d'obliger ces femmes à vivre avec celles de leur sexe qui ont fait le même voeu qu'elles, et en faire de même des hommes. Car, de cette façon, on pourvoira et à leur vertu

a Saint Augustin émet la même opinion dans le livre I de son ouvrage contre Julien, ainsi que dans son livre sur la Patience, chapitre XVI. C'est d'après ce Père que la second concile d'Orange a dit dans son canon XVI, " la constance des Gentils prend sa source dans une cupidité mondaine, taudis que celle des chrétiens la trouve dans la charité de Dieu.

b Je ne sais si parmi ces évêques on ne doit pas compter l'évêque de Toul, à qui Hugue Metellus a écrit une lettre demeurée inédite, dans laquelle il dit que dans son diocèse ne cachent des hommes de pestilence qui condamnent le mariage, exècrent le baptême, et tournent en dérision les sacrements de l’Église.

et à leur réputation, en leur donnant des témoins et des gardiens de leur continence. S'ils ne le veulent pas, on aura droit de les chasser de l'Église, puisqu'ils la scandalisent par une cohabitation, qui est non-seulement suspecte, mais illicite. Que cela suffise donc pour découvrir les ruses de ces renards, et pour faire que l'Église les connaisse et s'en donne de garde, elle qui est l'Épouse bien-aimée et glorieuse de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu par dessus tout est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXVIe SERMON SUR LE Cantique, n. 8.

293. De consacrer le corps et le sang du Christ. Peut-être quelques-uns verront-ils dans ce passage, que saint Bernard nie aux hérétiques le pouvoir de consacrer, ce qui serait abonder dans le sens hétérodoxe des Donatistes, qui prétendaient que les sacrements étaient souillés par les pécheurs, et leur effet empêché, en sorte que tout ce qui se fait par eux ou par les hérétiques doit être considéré comme non avenu et recommencé. Saint Augustin combat cette erreur en plusieurs endroits, en citant à l'appui de sa doctrine la coutume immémoriale de l'Église, de ne point réitérer le baptême des hérétiques, ainsi que plusieurs témoignages tirés de l'Écriture et des raisons très-concluantes. C'est donc avec raison qu'a été fait contre cette erreur le canon XII, de la session VII du concile de Trente : " Si quelqu'un dit que le ministre en état de péché mortel, même s'il observe tout ce qui est nécessaire à faire ou à conférer un sacrement, ne fait oit ne confère point ce sacrement, qu'il soit anathème. La doctrine de ce canon, dit Estius (Lib. IV, sent. dist. I, par. 25), étant générale, doit être entendue d'une manière générale, de tout ministre se trouvant en état de péché mortel, qu'il s'y trouve secrètement ou ostensiblement,qu'il soit encore catholique ou déjà hérétique, en un mot dans toute hypothèse possible. Aussi, dans le paragraphe suivant, à l'objection tirée de ce passage de saint Bernard, répond-il en ces termes : " Saint Bernard,en cet endroit, parle de ceux qui se nomment eux-mêmes apostoliques et se disent envoyés par les apôtres, sans être toutefois ni envoyés ni ordonnés par les successeurs des apôtres, et qui, par conséquent, ne sont pas véritablement prêtres. " On voit, en effet, combien saint Bernard était éloigné de cette erreur, par le langage qu'il tient plus loin, quand il reproche aux hérétiques de prétendre que les pécheurs sont incapables d'administrer et de recevoir les sacrements. (Note de Mabillon.)

POUR LE MÊME SERMON, N. 12.

294. Mis à l'épreuve du jugement par l'eau, etc. Autrefois il y avait plusieurs manières pour se justifier, en usage, tant pour démontrer qu'on était innocent, que pour repousser l'accusation de certains crimes : telles étaient les épreuves par la sainte Eucharistie, par le feu et par le fer rouge, par l'eau froide ou chaude, par le combat. singulier, et autres. Mais toutes ces épreuves ont été défendues et condamnées par les canons, les conciles et les décrets des souverains pontifes. Cependant il n'a pas manqué de gens qui prétendaient que l'épreuve par l'eau, dont parle ici saint Bernard, était louable, et qui même s'appuyaient du langage que notre saint docteur tient en cet endroit pour confirmer leur opinion. Mais Delrio montre que ces gens-là ont fort mal entendu notre saint (Lib. IV, disq. mag. cap. IV, 9, 5, secs. 2). En effet, il n'approuve point en cet endroit ce qui s'est fait, mais il dit ce qui s'est fait, à une époque où, en matière d'hérésie, ce genre d'examen et de preuve était encore pratiqué, sans que les magistrats, qui fermaient les yeux, et n'avaient pas assez de zèle pour faire observer les canons sur cette matière, s'y opposassent. (Note de Horstius.)
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXVII. Mouvements et admirable effusion d'amour de l'Épouse en retour de l’amour que lui témoigne le Christ son époux.

1. " Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui (Can. II,16). " Nous n'avons entendu que les paroles de l'Époux, prions-le qu'il daigne nous aider à expliquer dignement les paroles de son Épouse, pour sa gloire et pour notre salut. Car nous ne saurions les examiner et les discuter d'une manière digne de lui, si lui-même ne conduit nos paroles. Car si elles sont douces pour la grâce qu'elles renferment, elles ne sort pas moins fécondes pour le sens, et profondes en mystère. A quoi les comparerai-je? A l'une de ces viandes qui, par une triple vertu, sont délicieuses au goût, solides comme aliments, efficaces comme remède. C'est ainsi qu'est chaque parole de l'Épouse. Par la douceur du son, elle charme la volonté; par l'abondance de ses sens, elle engraisse et nourrit le coeur, et par la profondeur de ses mystères, elle exerce et étonne l'esprit, et en même temps elle guérit d'une façon merveilleuse la tumeur et l'enflure de la science. Car si quelqu'un de ceux qui se croient savants, voulant approfondir trop curieusement ces choses, voit son esprit accablé par cette recherche, et réduit comme en servitude, ne sera-t-il pas obligé de s'humilier et de dire : " Votre science est tout-à-fait merveilleuse, elle est infiniment élevée au dessus de moi, et je n'y saurais atteindre en aucune sorte (Psal. CXXXVIII, 5). " Et, sans aller plus loin, quelle douceur ne renferme pas le commencement de ces paroles? Car voyez comme elle commence : " Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui (Can. II, 16). " Cette parole parait simple, parce qu'elle est douce. Mais nous traiterons cela plus loin.

2. Elle commence par l'amour,et continue à parler de son bien-aimé, témoignant par-là qu'elle ne sait autre chose que son Époux. On voit bien de qui elle parle, mais on ne voit pas avec qui. Car nous ne pouvons pas croire que ce soit avec lui, puisqu'il n'est pas présent, comme on rien peut douter, car elle semble un peu plus loin le rappeler, et lui crier comme derrière lui : " Revenez, mon bien-aimé. " De sorte que nous sommes porté à croire, qu'après avoir achevé ce qu'il avait à lui dire, il s'est absenté à son ordinaire et qu'elle a continué à parler de lui, parce qu'il n'est jamais absent pour elle. Il en est ainsi, en effet; elle a sur les lèvres celui qui ne s'éloigne jamais de son coeur, lors même qu'il est absent. Ce qui sort de la bouche vient du coeur (Luc. VI, 45). Elle parle donc de son bien-aimé, en épouse vraiment aimée et aimable, parce qu'elle aime beaucoup. Mais avec qui n parle-t-elle? Car nous savons bien de qui, et je ne vois point avec qui ce pourrait être, si ce n'est avec les jeunes filles qui ne peuvent quitter leur mère, lorsque l'Époux s'est retiré. Mais je crois qu'il est mieux de dire qu'elle se parle à elle-même, non point à un autre, d'autant plus que ce qu'elle dit semble tronqué et peu lié avec ce qui précède, en sorte -que celui à qui elle parlerait ne pourrait pas l'entendre, ce qui est pourtant le but qu'on se propose quand on parle à quelqu'un : " Mon bien-aimé, dit-elle, est à moi, et moi à lui. " Elle n'en dit pas davantage. Le sens de ce discours est suspendu, ou plutôt il n'est pas suspendu, il tombe. Celui qui l'écoute est en suspens, loin d'être instruit, il diffère de l'être.

3. Que signifie ce langage : "Lui à moi, et moi à lui ! " Nous ne savons ce qu'elle veut dire, parce que nous ne sentons pas ce qu'elle sent. O sainte âme, que vous est votre bien-aimé, et que lui êtes-vous ? Dites-moi, je vous prie, quel est ce don réciproque que vous vous faites de vous-même l'un à l'autre, avec tant de familiarité et de bienveillance. il est à vous, et vous êtes à lui. Mais que lui êtes-vous? Lui êtes-vous ce qu'il vous est, ou autre chose ? Si vous parlez pour vous, si vous voulez que nous vous entendions, expliquez clairement votre pensée. Jusques à quand tiendrez-vous notre esprit en balance ? Est-ce que, selon le Prophète (Isa. XXIV, 16) vous gardez votre secret pour vous? Il est vrai, c'est l'affection qui parle, non l'entendement. C'est pourquoi l'on a peine à vous entendre. Pourquoi donc a-t-elle parle? Pour rien, si ce n'est qu'étant ravie et fortement émue da l'entretien qu'elle avait tant désire avoir avec son époux, elle ne peut ni se taire, ni exprimer ce qu'elle sent, lorsqu'il cesse de lui parler. Car elle ne parle pas pour exprimer ce qu'elle éprouve, mais pour ne point se taire. La bouche a parlé de l'abondance du cœur. Les passions ont leur langage, par lequel elles se découvrent même malgré elles. La crainte a des paroles timides, la douleur en de gémissantes, et l'amour d'agréables. Est-ce l'habitude, la raison ou la réflexion qui forme ou qui règle les plaintes de ceux qui sentent de la douleur, les sanglots ou les gémissements des affligés, les cris soudains et extraordinaires de ceux qui sont frappés ou effrayés, ou même les renvois d'un estomac trop rempli? Il est certain que ces expressions ne sont point réfléchies, mais viennent d'un mouvement soudain et imprévu. Ainsi l'amour brûlant et véhément, surtout celui de Dieu, ne pouvant plus se contenir en soi, se met peu en peine de l'ordre et de la suite de ces paroles, pourvu qu'il ne perde rien de sa vigueur. Quelquefois même, il ne recourt ni aux paroles, ni au langage, et se contente de soupirer. C'est ce qui fait que l'Épouse, étant enflammée d'un saint amour, et l'étant d'une manière incroyable pour trouver quelque soulagement dans l'ardeur qui la consume, ne considère point ce qu'elle dit ni de quelle manière elle le dit. L'amour qui la presse fait qu'elle parle beaucoup moins qu'elle n'exhale ce qui lui vient à la bouche. Et comment n'exhalerait-elle pas ce dont elle est si pleine et si rassasiée.

4. Repassez en votre mémoire le texte de cet épithalame sacré, depuis le commencement jusqu'ici, et voyez si dans les entrevues et les entretiens de l'Époux avec l'Épouse, il s'est communiqué à elle avec le même abandon que cette fois-ci, et si jamais il lui a tenu des discours aussi longs et aussi agréables. Faut-il s'étonner après cela que celle dont les désirs sont comblés, ait plutôt répandu son cœur que ses paroles ? Ou, si ce sont des paroles, elles sont sorties avec violence, sans ordre et sans suite. Car l'Épouse ne croit pas faire un larcin en s'appliquant ce verset du Prophète : " Mon cœur a exhalé une bonne parole (Psal. XCIV, 2) " puisqu'elle est remplie du même esprit que lui. " Mon bien-aimé est à moi, et moi à lui. " Il n'y a point de liaison dans ce discours, et il ne faut pas s'en étonner ; c'est une effusion des coeurs. Pourquoi chercher dans cette effusion la liaison du discours et la propriété des mots? Quelles lois et quelles règles voudriez-vous imposer aux renvois qui s'exhalent d'un estomac trop rempli ? Ils ne reçoivent point vos ordres, ils n'attendent point vos commandements, ils ne cherchent point votre commodité. Ils sortent d'eux-mêmes, avec force, du fond de votre poitrine, non-seulement malgré vous, mais même à votre insu, et sont plutôt arrachés qu'envoyés. Cependant ils rendent quelquefois une bonne, et quelquefois une mauvaise odeur, selon les différentes qualités des vases d'oie ils montent. Car un homme de bien tire le bien de son trésor qui est bon (Matth. XII, 35), et le méchant le tire mal du sien qui est mauvais. L'Épouse de mon Seigneur est un bon vase, et il en sort pour moi une odeur excellente.

5. Je vous rends grâces, Seigneur Jésus, de ce que vous daignez au moins m'admettre à la sentir. Oui, Seigneur, vous daignez m'y admettre. Car les petits chiens mangent, les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (Matt. XV, 27). Cet épanchement du cœur de votre bien-aimée répand pour moi, je l'avoue, une odeur très-agréable, et le peu que je reçois de sa plénitude, je le reçois avec reconnaissance. Elle rappelle l'abondance de vos douceurs, et je ne sais quelle odeur ineffable de votre bonté et de votre amour je sens dans cette parole : " Mon bien-aimé à moi, et moi à lui. " Qu'elle soit je le veux, comme elle le mérite bien, dans un banquet délicieux, et qu'elle se sente transportée d'allégresse en votre présence ; mais si elle est hors d'elle-même pour vous, que du moins elle se possède pour nous. Qu'elle soit remplie des biens de votre maison, et abreuvée d'un torrent de délices; mais, je vous prie, que je sente au moins, si pauvre que je sois, une légère odeur de l'effusion de son âme, lorsqu'elle sera rassasiée. La pensée de Moïse s'est exhalée favorablement pour moi, et dans cet épanchement de son coeur, je sens l'odeur de la puissance qui a créé toutes choses : " Au commencement, dit-il, Dieu créa le ciel et la terre (Gen. I, 1). " Et Isaïe a exhalé aussi l'agréable odeur de la rédemption, lorsqu'il a dit : " Il s'est livré à la mort et a été mis au nombre des scélérats; il a porté les péchés de plusieurs, et il a prié pour ceux qui le faisaient mourir (Psal. III, 13), " afin qu'ils ne périssent point. Quelle odeur plus grande de miséricorde peut-il y avoir? Il est sorti aussi une odeur excellente de la bouche de Jérémie, et de celle de David, qui disait : " Mon coeur a exhalé une bonne parole (Psal. LXIV, 2). " Ils ont été tous remplis du Saint-Esprit, et épanchant leur coeur, ils ont versé de toutes parts d'excellents parfums. Voulez-vous connaître ce qui s'est épanché de Jérémie ? Je ne l'ai pas oublié, je me préparais à vous le dire : " Il est bon d'attendre en silence le, salut du Seigneur (Thren. III, 26). " Cette parole est de lui, approchez-vous pour en sentir l'odeur excellente. La douceur de la justice qu'elle renferme, et qui nous doit, donner la récompense de nos travaux, surpasse infiniment le baume le plus exquis. Il veut que, souffrant pour la justice, j'attende une récompense à venir, non pas que j'en reçoive une à présent, parce que la récompense de la justice n'est pas le salut du siècle, mais du Seigneur . " S'il tarde, dit un Prophète, attendez-le et ne murmurez point, parce qu'il est bon de l'attendre en silence (Abac II, 3), " Je ferai ce qu'il m'exhorte faire. J'attendrai mon Dieu et mon Sauveur.

6. Mais je suis pécheur, et il me reste encore une longue route à faire, parce que le salut est loin des pécheurs. Je ne murmurerai pourtant pas, et en attendant je me consolerai par l'odeur. Le juste se réjouira dans le Seigneur en goûtant ce que je ne fais encore que flairer. Celui que regarde le juste, le pécheur l'attend, et c'est dans son attente que se trouve l'odeur qu'il sent : " Les créatures corporelles et insensibles, dit saint Paul, attendent avec impatience la gloire des enfants de Dieu (Rom. VIII, 19). " Regarder, c'est goûter et voir combien le Seigneur est doux, ou plutôt n'est-ce point le juste qui attend et le bienheureux qui possède ? L'attente des justes est leur joie (Prov. X, 28). Le pécheur n'attend rien. Et il est pécheur, non-seulement parce qu'il est attaché aux biens présents, mais encore parce que, s'en contentant, il n'attend rien dans l'avenir, il est sourd à cette voix du Seigneur : " Attendez-moi, dit le Seigneur, au jour de ma résurrection qui doit arriver (Soph. III, 8). " Siméon était juste, parce qu'il attendait et sentait déjà Jésus-Christ en esprit, quoiqu'il ne l'adorât pas encore dans la chair. Et il fut bienheureux dans son attente, parce que, par l'odeur de l'attente, il arriva au goût de la vision. En effet, il a dit : "Mes yeux ont vu votre salut (Luc. II, 25). " Abraham aussi était juste, puisqu'il " attendit et souhaita de voir le jour du Seigneur, " et il n'a pas été confondu dans son attente, car " il a vu ce jour et s'en est réjoui (Joan. VIII, 56). " Les apôtres étaient justes, lorsqu'on leur disait : " Vous êtes comme des serviteurs qui attendent leur maître (Luc. XII, 36). "

7. David n'était-il pas juste aussi, lorsqu'il disait : "J'ai attendu le Seigneur avec impatience (Psal. XXXIX, 2) ? " C'est le quatrième de ceux dont j'ai dit qu'ils ont épanché leur coeur (Psal. CXVIII, 131), et j'allais presque l'oublier. Cependant il ne le faut pas. Car il a ouvert la bouche, et il a attiré l'esprit, puis, lorsqu'il fut rassasié, non-seulement il a épanché son coeur, mais encore il a chanté. O bon Jésus, quelle odeur et quelle, douceur m'a-t-il fait sentir et entendre dans ses effusions et ses cantiques remplis de cette huile de joie dont votre Dieu vous a sacré d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à votre gloire, de cette myrrhe, de cet aloës, et de cet ambre, qui parfument les vêtements, qu'on tire pour vous, de vos palais d'ivoire, et dont les filles du roi vous ont fait présent au jour de votre triomphe (Psal. XLIV, 8). Plût à Dieu, que vous me fissiez la grâce de me favoriser de la rencontre de ce grand prophète, votre ami intime, en ce jour de fête et de réjouissance, lorsqu'il sortira de votre chambre nuptiale, en chantant son épithalame sacré, sur sa harpe et sur sa, guitare, comblé de délices, rempli et remplissant tout de ces admirables parfums. En ce jour, ou plutôt en cette heure, peut-être même en cette demi-heure, selon cette parole de l'Apôtre : " Il se fit un grand silence dans le ciel, environ une demi-heure (Apoc. VIII, 1), " en cette heure donc, ma bouche sera remplie de joie, et ma langue d'allégresse, lorsque je sentirai l'odeur non-seulement de chaque psaume, mais de chaque verset, une odeur beaucoup plus excellente que celle des parfums les plus précieux. Qu'y a-t-il de plus parfumé que les effusions de saint Jean, elles exhalaient l'odeur de l'éternité, de la génération, et de la divinité du Verbe? Que dirai-je de celles de saint Paul? Quelle odeur n'auront-elles point répandue par toute la terre ? Car il était la bonne odeur de Jésus-Christ (II Cor. XII, 15) eu tout lieu ; bien qu'il ne me découvre pas les paroles ineffables qu'il a entendues, il me les offre néanmoins, pour me faire désirer ardent ment de sentir ce qu'il ne m'est pas permis d'entendre. Car je ne sais comment il se fait, que plus elles sont cachées et plus elles plaisent, et que nous désirons plus ardemment ce qu'on nous refuse. Mais remarquez quelque chose de semblable dans l'Epouse, et comment, de même que saint Paul, elle ne révèle point son secret, et ne le laisse lias néanmoins passer sans y toucher, comme si elle voulait au moins nous faire sentir ce qu'elle trouve qu'il n'est pas encore à propos de nous faire goûter, soit à cause de notre indignité, soit à cause de notre incapacité.

8. " Mon bien-aimé à moi, et moi à lui. " On voit à n'en point douter, en cet endroit, brûler un amour ardent et réciproque de deux personnes l'une pour l'autre. Mais dans cet amour éclatent la félicité de l'une, et la bonté merveilleuse de l'autre. Car cette union d'amour si étroite n'est point entre deux personnes égales. Au reste, qui oserait se flatter de connaître clairement ce que l'Église se glorifie d'avoir reçu de cette prérogative d'amour, et d'avoir donné en échange d'un amour si extrême, sinon celui qui, par une éminente pureté de corps et d'esprit, a mérité d'éprouver en soi quelque chose de pareil ? Car tout cela se passe dans les mouvements du coeur, et ne se connaît point par la raison, et par la conformité. Combien peu y en a-t-il qui puissent dire : " Pour nous, contemplant la gloire du Seigneur à découvert, nous sommes transformés en son image, et passons de lumière en lumière, comme conduits par son esprit ( II Cor. III, 18). "

9. Mais, pour rendre intelligible ce que nous lisons dans le Cantique, je laisserai à l'Épouse son secret, auquel il ne nous est pas permis de toucher, à nous surtout qui sommes si imparfaits, et je vous proposerai quelque chose d'autant plus intelligible que ce sera plus ordinaire, et de nature à mieux faire comprendre aux moins éclairés le sens et la suite des paroles de l'Épouse. Je crois qu'il suffira pour notre intelligence commune et grossière, de sous-entendre ces mots : " Fait attention, " entre ces paroles : " Mon bien-aimé," et celles-ci, " à moi, " en sorte que le sens soit : Mon bien-aimé fait attention à moi, et moi à lui. Après tout, je ne suis pas le premier ni le seul qui l'ait expliqué ainsi, puisque le Prophète a dit avant moi . " J'ai attendu le Seigneur avec impatience et il a fait attention à moi (Psal. XXXIX, 7). " Vous voyez clairement que Dieu fait attention au Prophète. Vous voyez aussi que le Prophète fait attention au Seigneur en ce qu'il dit : " J'ai attendu avec impatience, " or celui qui attend fait attention à ce qu'il attend, car attendre s'est appliquer. C'est le même sens et presque les mêmes paroles que l'Épouse, mais elles sont transposées dans le Prophète. Car il a mis en premier lieu ce que l'Épouse met en dernier.

10. Et véritablement l'Épouse a mieux parlé, en ne représentant point ses mérites, mais en commençant par le bienfait qu'elle a reçu, et en confessant qu'elle a été prévenue par la grâce de son bien-aimé. Oui, elle a très-bien parlé en s'exprimant ainsi. Car, comme dit l'Apôtre, qui lui a donné le premier et on lui rendra (Rom. XI, 35) ? Ecoutez aussi ce que saint Jean dit à ce sujet. " L'amour extrême de Dieu envers nous parait en ce qu'il nous a aimés avant que nous l'aimions. " Si le Prophète n'a pas parlé de la grâce prévenante, il n'a pas nié la grâce subséquente. C'est pourquoi il dit ailleurs, en s'adressant au Seigneur : " Votre miséricorde me suivra tous les jours de ma vie (Psal. XXII, 6). " Ecoutez encore son opinion sur la grâce prévenante, elle n'est pas moins certaine ni moins claire : " C'est mon Dieu, dit-il, sa miséricorde me préviendra (Psal. LVIII, 11). " Et parlant au Seigneur : " Que sa miséricorde nous prévienne promptement, car nous sommes dans un excès d'accablement et de misère (Psal. LXXVIII, 8). " C'est encore avec beaucoup de sagesse qu'ensuite l'Épouse ne met pas les mêmes paroles dans le même ordre, mais suit celui du Prophète, en disant : " Moi à mon bien-aimé, et mon bien-aimé à moi. " Pourquoi s'exprime-t-elle ainsi? Pour montrer qu'elle est plus pleine de grâces, quand elle a tout donné à la grâce, en lui attribuant le commencement et la fin. Autrement, comment serait-elle pleine de grâce, si elle avait quelque chose qui ne vînt point de la grâce, lorsque le mérite a (a) tout occupé. Cette concession d'une

a Saint Bernard parle ici du mérite qui ne vient pas de la grâce, qui se place au dessus d'elle, et l'exclut. On peut voir sur ce point les notes de Horstius et le sermon suivant.

grâce pleine et entière marque la plénitude de la grâce dans l'âme de celle qui la fait. Car s'il y a quelque chose qui vient de l'âme, comme de l'âme, en tant que telle, il faut que la grâce lui cède le pas. Tout ce que vous imputez au mérite, vous l'ôtez à la grâce. Je ne veux point de mérite qui exclue la grâce. J'abhorre tout ce qui est de moi, parce que je veux être à moi, à moins peut-être que ce qui fait que je suis davantage à moi soit beaucoup plus à moi. La grâce me rend à moi justifié gratuitement, et délivré ainsi de la servitude du péché. Car où est l'esprit du Seigneur, la est aussi la liberté (2 Cor. III).

11. O Synagogue, épouse insensée, qui méprise la justice de Dieu, c'est-à-dire la grâce de son époux, veut établir sa propre justice, et ne se soumet point à celle de Dieu. C'est pour cela que cette misérable a été répudiée, et qu'elle n'est plus épouse, titre qui revient à l'Église, à qui le Sauveur dit : " Je vous ai épousée par la foi, je vous ai épousée par l'équité et la justice ; je vous ai épousée par la clémence et la miséricorde (Osee. II, 19). " Vous ne m'avez pas choisi, mais c'est moi qui vous ai choisie, et ce ne sont pas les mérites que j'ai trouvés en vous qui m'ont porté à vous choisir, ruais j'ai prévenu vos mérites. C'est donc par la foi que je vous ai épousée, non par les oeuvres de la loi ; c'est par la justice, mais par la justice qui vient de la foi, non de la lui. Ce qui manque maintenant, c'est que vous rendiez un jugement équitable entre vous et moi, et que vous reconnaissiez que je ne vous ai pas épousée pour vos mérites, mais par un effet de ma pure bonté; que vous n'éleviez point vos propres mérites, que vous ne préfériez point les oeuvres de la loi, que vous ne vous vantiez point d'avoir porté le poids du jour et de la chaleur, puisque vous avez été épousée par la foi et par la justice qui vient de la foi, aussi bien que par la clémence et la miséricorde.

12. Celle qui est vraiment épouse reconnaît ces choses, et confesse avoir reçu l'une et l'autre grâce, celle qui prévient, et celle qui suit. C'est pourquoi l'Epouse dit maintenant : " Mon bien-aimé à moi, et moi à mon bien-aimé, " en attribuant le principal à son bien-aimé, et ensuite elle dit : " Moi à mon bien-aimé et mon bien-aimé à moi, " pour lui donner aussi la fin et la consommation. Maintenant voyons ce que signifient ces paroles : " Mon bien-aimé à moi " car elle sous-entend ces mots : " fait attention, " comme nous l'avons déjà dit, et comme le dit le Prophète : " J'ai attendu le Seigneur avec impatience, et il a fait attention à moi (Psal. XXXIX, 1). " Je trouve que ces paroles contiennent quelque chose de grand et une prérogative toute particulière. Mais il ne faut pas proposer à des esprits et à des oreilles déjà fatigués une chose qui mérite d'être écoutée avec un esprit tout dispos. Si vous le voulez bien, nous la remettrons à une autre fois, et je commencerai par là le discours de demain. Priez seulement, en attendant, que la grâce et la miséricorde de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, nous délivre des occupations qui nous accablent de toutes pots; lui qui étant Dieu, est par dessus tout béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXVIIe SERMON SUR LE Cantique, n. 10.

295. Il ne saurait plus y avoir place pour la grâce là où le mérite subsiste tout entier. Pour comprendre comment il ne répugne point de réunir le mérite et la grâce, il faut savoir que toute la source de nos mérites est dans la grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car si nous avons perdu tous nos biens en Adam, il faut confesser que nous les avons recouvrés tous en Jésus-Christ, dans les bonnes oeuvres que Dieu a préparées, afin que nous y marchassions (Eph. II, 10). " Par où il est facile de faire disparaître la répugnance qui semble se trouver entre la grâce et le mérite. En effet, les mérites sur lesquels et pour lesquels nous espérons la vie éternelle, ne sont point, à vrai dire, présentés comme nous étant propres, c'est-à-dire comme étant produits par nos propres forces, mais comme nous étant acquis par la garce de Dieu, en vertu des mérites de Jésus-Christ. Aussi, quand nous rapportons tous nos mérites à la grâce de Dieu, nous proclamons hautement que c'est de cette même grâce, source de tous nos mérites, que nous vient la récompense que nous attendons. A ce compte, la vie éternelle est en même temps une grâce et une récompense; c'est une grâce pour Adam, depuis sa chute, et pour nous tous qui naissons de lui selon le siècle; c'est une récompense pour ceux qui travaillent bien à leur salut; c'est-à-dire pour tous les hommes qui ont été régénérés en Jésus-Christ par la grâce. Voici, à ce sujet, le langage que tient saint Augustin dans sa lettre cv : " La vie éternelle même, dit-il, qui sera possédée à la fin et sans fin, est la récompense des mérites précédents. Cependant, comme ces mérites, dont elle est la récompense, ne sont point en nous le fruit de. notre suffisance, mais sont le fait de la grâce en nous, elle prend aussi le nom de grâce; et ce n'est point pour une autre raison que parce que elle nous est donnée gratuitement. Ce n'est point à dire qu'elle n'est pas accordée aux mérites, mais, c'est-à-dire que les mérites même auxquels elle est accordée, nous sont donnés gratuitement. " Et plus bas, il continue en ces termes encore : " Quand l'Apôtre dit : Le salaire du péché c'est la mort, n'est-on pas en droit d'ajouter comme juste conséquence, la récompense de la justice c'est la vie éternelle? Il n'y a rien de plus certain. En effet, de même que la mort est la rétribution que mérite le péché, de même la vie éternelle est celle que réclame la justice. Mais le saint Apôtre voulant combattre la présomption en nous, dit avec infiniment de sagesse: Le salaire du péché c'est la mort. Puis, pour empêcher la justice de se glorifier du mérite de l'homme comme étant bon en soi, tandis qu'on ne peut doute , que le mérite de l'homme ne soit mauvais, ne soit le péché même, il ne dit pas le salaire de la justice est la vie éternelle, mais : La grâce de Dieu c'est la vie éternelle. " Un peu plus loin, il continue ainsi : " O homme, si tu dois recevoir la vie éternelle, il est vrai qu'elle est la rétribution de la justice, ruais pour toi elle n'en est pas moins une grâce, puisque la justice elle-même est pour toi une grâce. Et ce serait à toi qu'elle serait donnée comme une dette, si la justice, à qui elle est dite, venait de toi. " Dans son livre de la Grâce et du libre Arbitre, chapitre VII, il dit encore : " Si la vie éternelle est donnée aux bonnes couvres, comme le dit fort bien la Sainte-Écriture, lorsque Dieu rendra à chacun selon ses rouvres, comment se fait-il que la vie éternelle soit une grâce ? La grâce, en effet, ne se donne pas aux bonnes couvres, mais gratuitement. " Puis, un peu plus loin, il ajoute : " Cette question me semble tout à fait insoluble, à moins qu'il ne soit bien compris que les bonnes rouvres elles-mêmes auxquelles la vie éternelle est donnée, se rapportent aussi à la grâce de Dieu. " Ailleurs, dans son livre de la Réprimande et de la grâce, chapitre XIII, il dit : " Comme la vie éternelle elle-même, que nous savons certainement être donnée aux bonnes oeuvres, est appelée grâce de Dieu par un si grand apôtre, puisque la grâce n'est pas donnée aux bonnes couvres, mais est donnée gratuitement, il n'y a pas de doute qu'on ne doive confesser que la vie éternelle est appelée grâce, parce qu'elle est donnée aux mérites que la grâce prouve à l'homme. " Tel est le langage de saint Augustin, chez qui on trouve encore bien d'autres passages semblables, où il montre, comme dans son traité de la Grâce et du Libre Arbitre, chapitre VI et VII, que tous nos mérites sont des dons de Dieu. Il en est de même dans le livre IX de ses Confessions, chapitre XIII ; dans son Enchiridion, chapitre CVIII; dans les psaumes LXVM et CXVIII, et dans le psaume CIV. Enfin, pour confirmer cette doctrine par une plus grande autorité encore, voici comment le concile d'Orange, dont le pontife romain fut moins le confirmateur que fauteur, décide la chose dans son dix-huitième canon : " Il est dû une récompense aux bonnes oeuvres, quand il y en a de faites, mais ces bonnes rouvres ne sont faites que par la grâce qui les précède et qui ne leur est point due.." Avant Léon, le pape Célestin avait dit dans sa lettre aux évêques de la Gaule, chapitre XII : " La bonté de Dieu envers tous les hommes est si grande, qu'il veut que ses dons même soient nos mérites et qu'il nous donne la vie éternelle, pour ses propres largesses. " Les premiers mots de cette pensée de saint Augustin se trouvent reproduits par le concile de Trente, dans sa session VI, chapitre VI. Le langage de saint Augustin explique exactement ce qu'est le mérite et comment la vie éternelle est en même temps une grâce et une récompense.

Saint Bernard nous a donné une définition aussi claire qu'élégante du mérite chrétien, dans son sermon LXVIII, sur le cantique, n. 6, qu'on ne pourra lire qu'avec beaucoup de fruit. Aussi m'étonné je que la doctrine chrétienne, après avoir été exposée d'une manière si claire par saint Augustin et saint Bernard, les hétérodoxes aient encore trouvé le moyen de ne point voir et de se tromper. Ainsi nos mérites ne dérogent en rien à ceux du Christ, parce qu'ils ne sont pas autre chose eux-mêmes, que les mérites de Jésus-Christ, d'où tous nos mérites tirent leur valeur, comme le bourgeon tire du cep son suc et sa sève : ils ne sont en effet fou des que sur une pure promesse, non point sur la justice d'une chose donnée et reçue. En effet, nos oeuvres, qui sont à plus d'un titre dues à Dieu, sont des dons de sa grâce et ne lui sont d'aucune utilité. Pourquoi cela? Parce que les mérites de Jésus-Christ sont plutôt rehaussés d'un nouvel éclat par nos propres mérites, quand nous leur reconnaissons une telle puissance qu'ils donnent à nos oeuvres même la puissance de mériter. (Note de Horstins.)
 
 
 
 

SERMON LXVIII. Comment l'Époux qui est Jésus-Christ fait attention à l'Épouse qui est l'Église, et comment elle le paie de retour en cela. Soin particulier que Dieu prend de ses élus. Mérite et confiance de l'Église.

1. Ecoutez ce que nous avons remis à vous dire aujourd'hui. Ecoutez la joie que j'ai ressentie. Et cette joie est à vous. Ecoutez donc avec joie. Je l'ai ressentie dans une parole de l'Épouse, et après l'avoir comme flairée spirituellement, je l'ai cachée pour vous en faire part aujourd'hui avec d'autant plus d'allégresse, qu'il me semble que le temps est plus favorable pour le faire. L'Épouse a dit que l'Époux fait attention à elle. Quelle est l'Epouse, et quel est l'Époux? L'Époux, c'est notre Dieu, et si je l'ose dire, c'est nous qui sommes l'Épouse, avec le reste des captifs qu'il connaît. Réjouissons-nous. " C'est là notre gloire (a). " Nous sommes ceux à qui Dieu daigne faire attention. Néanmoins quelle distance il y a entre lui et nous? Que sont devant lui les habitants de la terre, et les enfants des hommes? Selon un Prophète, ils sont comme s'ils n'étaient point (lsa. XL, 17) ; ils sont à son égard comme un rien, comme un néant. Que veut donc dire cette comparaison entre des personnes si inégales? On celle-là se glorifie excessivement, ou celui-ci aime excessivement. N'est-ce pas une chose merveilleuse qu'elle s'attribue l'attention de son Époux comme une chose qui lui est propre, en disant : " Mon bien-aimé fait attention à moi? " Et néanmoins, peu contente de cela, elle continue à se glorifier, elle le traite d'égal à égal et lui donne la réplique : car elle ajoute : " et moi à lui. " Cette parole " et moi à lui " est bien osée; celle-ci ne l'est pas moins " Mon bien-aimé fait attention à moi. " Mais toutes les deux ensemble le sont encore bien plus que chacune d'elles séparément.

2. Que n'ose point un coeur pur, une bonne conscience, une foi sincère : " Il fait attention à moi; " dit-elle. Est-il possible qu'une si haute Majesté, qui a soin du gouvernement et de la conduite de l'univers, daigne s'appliquer à elle, et que le Dieu des siècles ne s'occupe qu'aux affaires, ou plutôt au repos de l'amour et des désirs de l'Épouse. Il en est en effet ainsi. Car elle est l'assemblée des élus dont l’Apôtre dit : " Toutes choses sont pour les élus (Tim. II, 10). " Et qui doute que la grâce et la miséricorde de Dieu ne soient toujours tournées vers ses élus (Sep. IV, 15)? Nous ne distrayons donc pas la providence de Dieu des autres créatures, mais l'Épouse s'approprie ses soins et ses pensées. Dieu se met-il en peine des boeufs (I Cor. IX)? Et nous pouvons en dire autant des chevaux, des chameaux, des éléphants et de tous les autres animaux de la terre, de même que des oiseaux du ciel, et des poissons qui sont dans la mer, et généralement de tout ce qui est sur la

a Telle est la leçon de tous les manuscrits; mais Horstius a ajouté : " C'est le témoignage de notre conscience, " paroles qui n'ont aucun rapport avec le sens de ce passage.

terre, excepté ceux dont il est dit: " Reposez-vous-en sur lui de tous vos soins, parce qu'il prend soin de vous (Pet. V, 1). " Ne vous semble-t-il pas que c'est comme si cet Apôtre disait : " Appliquez-vous à lui, car il s'applique à vous? " Et remarquez qu’il observe aussi dans ses paroles. le même ordre que l'Épouse. Car il ne dit pas : " Reposez-vous-en sur lui de tous vos soins, " afin qu'il ait soin de vous, mais parce " qu'il a soin de vous. " Voulant montrer évidemment par-là que l’Église des saints n'est pas seulement aimée de Dieu, mais qu'elle a été aimée de lui avant qu'elle l'aimât.

3. Il est certain que ce que l'Apôtre a dit de boeufs (I Cor. IX, 9) ne la regarde point, puisque celui qui l'a aimée, et qui s'est livré à la mort pour elle, a soin d'elle, n'est-ce pas cette brebis égarée (Matth. VIII, 12), dont il a eu plus de soin que des brebis célestes même? Car ce divin pasteur n'a point fait difficulté d'exposer les autres, pour descendre vers elle. Il l'a cherchée avec soin, et après l'avoir trouvée, il ne l'a pas ramenée, mais rapportée sur ses épaules. Il a célébré dans le ciel de nouvelles réjouissances avec elle et pour elle ? C'est ce qui lui fait dire hardiment : " Le Seigneur prend soin de moi (Psal. XXXIX, 18). " Elle ne croit pas se tromper quand elle dit : " Le Seigneur répondra pour moi (Psal CXXXVII, 8), " et tout ce qui marque le soin que le Seigneur prend d'elle. C'est pour cela qu'elle appelle son bien-aimé, le Seigneur des armées, et se flatte que celui qui juge toutes choses avec une souveraine tranquillité fait attention à elle. Et pourquoi ne s'en flatterait-elle pas puisqu'elle a entendu de lui ces paroles : " Une mère peut-elle oublier son fils jusque là qu'elle n'en ait point compassion ? Mais quand elle l'oublierait, je ne vous oublierai pourtant pas (Isa. XLIX, 15). " Car les yeux du Seigneur sont tournés sur les justes (Psal. XXXIII, 16). Or, qu'est-ce que l'Épouse, sinon l'assemblée des justes ? Sinon la race bénie de ceux qui cherchent Dieu, qui cherchent la face de l’Époux. Car il ne fait pas attention à elle, sans que, de son côté, elle fasse attention à lui; c'est ce qu'elle exprime en disant : " Il fait attention à moi et moi à lui. " Il fait attention à moi, parce qu'il est bon et miséricordieux, et moi je fais attention à lui, parce que je ne suis pas ingrate. Il me donne grâce sur grâce, et moi je lui rends grâce des grâces qu'il me donne. Il a soin de ma délivrance et moi, de son honneur. Il a soin de mon salut et moi de sa volonté. Il a soin de moi, non d'un autre, parce que je suis son . unique colombe, et moi pareillement j'ai soin de lui, non d'un autre, parce que je ne prête point l'oreille à la voix des étrangers, et n'écoute point ceux qui me disent " Le Christ est ici, le Christ est là." Celle qui parle ainsi, c'est l’Église.

4. Mais que dirons-nous de chacun de nous en particulier ? Pensons-nous qu'il y ait quelqu'un parmi nous, à qui ces paroles do l'Épouse puissent convenir ? Mais que dis-je, parmi nous? Je crois qu'il n'y a point de fidèles dans l'Église, dont on ne puisse demander cela très-justement. Car il n'y a pas la même raison pour un seul que pour plusieurs. Aussi n'a-ce pas été pour une seule âme que Dieu a fait et souffert tant de choses, lorsqu'il a opéré le salut sur la terre, mais pour en unir plusieurs en une même Église, et n'en former qu'une seule Épouse. Cette Épouse unique est très chère à cet unique Epoux, parce qu'elle ne s'attache qu'à lui, comme lui ne se donne qu'à elle. Que n'oserait-elle point attendre d'un amant si jaloux ? Que ne doit-elle point espérer de celui qui est descendu du ciel pour la chercher, et qui l'a appelée des extrémités de la terre? Et il ne l'a pas seulement cherchée, il l'a acquise, et l'a acquise par son propre sang. D'ailleurs, elle présume d'autant plus de soi, que, regardant l'avenir, elle n'ignore pas que le Seigneur a besoin d'elle. Si vous me demandez pourquoi il en a besoin ? C'est, dit le Prophète " Pour voir la bonté de ses élus, pour se réjouir de la joie de son peuple, pour être loué de ceux qui composent son héritage (Psalm. CV, 5). " Et ne croyez pas que cela soit peu considérable. Car je vous assure que tous ses ouvrages seront imparfaits, si celui-là demeure inachevé. La fin de toutes choses ne dépend-elle pas de l'état et de la consommation de l'Eglise. Otez cette consommation, et c'est en vain que la créature inférieure attend la révélation de la gloire des enfants de Dieu. Otez-la, et ni les patriarches, ni les prophètes n'arriveront à l'état de leur perfection; saint Paul nous assure que Dieu ne veut pas qu'ils soient parfaits sans nous (Heb. XI, 40). Otez-la, et la gloire même des anges sera imparfaite et défectueuse, et la cité de Dieu ne jouira point de l'intégrité de ses parties.

5. Comment sans cela pourraient s'accomplir le dessein de Dieu, et le grand mystère de la miséricorde? Comment me donnerez-vous des enfants encore à la mamelle, dont la bouche célèbre dans toute sa perfection les louanges de Dieu (Psal. VIII, 3) ? Le ciel n'a point d'enfants, l'Église en a, et c'est à eux que saint Paul dit : " Je vous ai donné du lait, non une nourriture solide (I Cor. III, 2). " Et le Prophète les invite comme à achever les louanges de Dieu, lorsqu'il dit : " Enfants, louez le Seigneur (Psal. CXII, 3). " Croyez-vous que notre Dieu reçoive toute la louange qui est due à sa gloire, avant l'arrivée de ceux qui chantent en la présence des anges : " Nous nous sommes réjouis pour tout le temps que vous nous avez affligés, et pour tous les maux que nous avons soufferts durant tant d'années (Psal. LXXXIX, 15). " Les cieux n’ont connu cette sorte de réjouissance que par les enfants de l’Eglise. Ceux qui se sont toujours réjouis ne se réjouissent jamais de cette façon. C'est un grand plaisir lorsque la joie succède à la tristesse, le repos au travail, le port à la tempête. La. sécurité est agréable à tout le monde, mais elle l’est plus encore à celui qui a craint davantage. La lumière est douce à tout le monde, mais elle l'est encore plus à celui qui s'est échappé de la puissance des ténèbres. Passer de la mort à la vie, c'est doubler la vie. C'est là ce qui me sera propre dans le banquet céleste, et à quoi les esprits bienheureux n'auront point de part. J'ose dire que la vie même bienheureuse sera privée de ce bonheur, si elle ne confesse qu'elle en jouit par la charité, en moi et pour moi. Il semble que j’ajoute quelque chose à la perfection et quelque chose de très-considérable. Après tout, les anges se réjouissent de la pénitence d'un pécheur (Luc. XV, 10). Si mes larmes font les délices des anges ; que sera-ce de mes délices? Toute leur occupation est de louer Dieu, mais il manque quelque chose à leurs louanges, s'il n'y a personne pour dire : " Nous avons passé par le feu et par l'eau, et vous nous avez fait entrer dans un lieu de rafraîchissement (Psal. LXV, 12). "

6. L'Eglise est donc heureuse dans son universalité, et sa reconnaissance est infiniment au dessous de ce qu'elle doit à Dieu ; non-seulement pour ce qu'elle a déjà reçu de sa bonté, mais pour ce qu'elle en doit recevoir un jour, car, pourquoi serait-elle en peine de ses mérites; puisqu'elle a une raison de se glorifier bien plus solide et plus assurée, qui est le dessein de Dieu sur elle? Dieu ne se peut pas nier lui-même, et ne fait point ce qu'il a déjà fait, comme il est écrit, lui qui a fait toutes les choses qui doivent arriver (Isa. XXXIX). Il le fera sans doute, il le fera, et il ne manquera point à l'exécution de ses desseins. Ainsi vous ne devez plus demander sur quels mérites nous fondons l'espérance de tant de biens, surtout en lisant ces mots dans le Prophète: " Ce n'est pas pour vous, mais pour moi, que je ferai ces choses, dit le Seigneur (Ezech. XXXVI, 22). " Il suffit pour les mérites, de savoir que nos mérites ne suffisent pas pour cela. Mais comme c'est assez pour mériter de ne point présumer de ses mérites, c'est assez pour être condamné de n'avoir point de mérites. Les enfants même régénérés dans les eaux du baptême ne manquent point de mérites, ils ont ceux de Jésus-Christ, dont néanmoins ils se rendent indignes s'ils négligent ensuite d'y joindre les leurs, lorsqu'ils ont atteint l'âge de raison. Ayons donc soin d'avoir des mérites; sachez que ceux que vous avez vous sont donnés, espérez que vous en recueillerez les fruits par la miséricorde de Dieu. et vous éviterez tout danger de pauvreté, d'ingratitude et de présomption. L'indigence de mérite est une pauvreté pernicieuse, mais d'autre part la présomption et l'orgueil ne sont que de fausses richesses. Voilà pourquoi, " Seigneur, ne me donnez, dit le sage, ni les richesses, ni la pauvreté (Prov. XXX, 8). Que l'Église est heureuse de pouvoir mériter et présumer tout ensemble. Elle a sujet de présumer, mais ce n'est pas de ses mérites. Elle a des mérites, mais pour mériter encore, non pour présumer d'elle-même, n'est-ce pas mériter que de présumer de la foi ? Elle présume donc des mérites de Jésus-Christ avec d'autant plus de confiance, qu'elle ne présume point des siens propres. Elle n'a point sujet de craindre de recevoir de la confusion de ce qu'elle se glorifie, puisqu'elle a tant de sujet de le faire. Car les miséricordes du Seigneur sont infinies, et sa vérité demeure éternellement.

7. Pourquoi ne se glorifierait-elle pas avec une entière sécurité, puisque la vérité et la justice se sont embrassées (Psal. LXXXIV, 11) en témoignage de sa gloire? Aussi, soit qu'elle dise: "Mon bien aimé fait attention à moi, ou bien : J'ai attendu le Seigneur avec impatience, et il s'est appliqué à moi (Psal. XXXIX, 2); on encore : Le Seigneur a soin de moi (Ibid. 18), " ou d'autres paroles de même, qui semblent exprimer un amour et une faveur singulière de Dieu envers quelqu'un, elle pourra les dire hardiment, puisque c'est le Seigneur lui-même qui lui donne cette hardiesse, surtout en ne voyant point d'autre Épouse ni d'autre Église à qui puisse arriver ce qui doit arriver nécessairement. Il est donc clair que l'Église ne doit point craindre de s'approprier toutes ces paroles. Mais on demande s'il est permis à une âme, quelque spirituelle et sainte qu'elle soit, de se les attribuer en quelque façon. Car une seule âme, quelque éminente en sainteté qu'elle puisse être, ne saurait s'attribuer toutes les prérogatives de toute cette multitude fidèle et catholique pour laquelle toutes choses ont été faites. C'est pourquoi je crois qu'il est difficile d'en trouver quelqu'une à qui cela soit permis. Nous tâcherons pourtant de le faire, mais dans un autre discours, parce que nous ne voulons pas nous engager dans une matière si délicate, dons nous ignorons encore l'issue, avant que, pour obtenir l'intelligence de cette parole cachée, nous ayons prié celui qui ouvre, et personne ne ferme, l'Époux de l’Eglise Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu par dessus tout, est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXIX. Tout ce qui s'élève contre le service de Dieu est abaissé. Venue et demeure du Père et du Verbe dans l’âme diligente, d'où découle une certaine familiarité entre l’âme et Dieu.

1. "Mon bien-aimé s'applique à moi et moi à lui, (Cant. II, 16). " Dans le discours précédent, nous avons attribué ces paroles à l'Église universelle, à cause des promesses que Dieu lui a faites pour cette vie et pour l'autre. Nous avions demandé si une âme peut s'approprier d'une certaine manière ce que toutes ensemble osent s'attribuer. Si on dit que non, il faut donc que nous rapportions ces paroles à l'Église, de telle sorte que nous ne les donnions qu'à elle, et non-seulement ces paroles, mais aussi toutes les autres semblables à celles-là qui expriment de grandes choses, comme : " J'ai attendu le Seigneur avec impatience, et il s'est appliqué à moi (Psal. XXXVIII, 1). " Si on dit au contraire qu'elle le peut, je ne m'y opposerai pas. Mais il faut savoir à qui cela est permis, car ce ne peut l'être à toute sorte de personnes. L'Église sans doute a aussi des spirituels qui servent Dieu non-seulement avec fidélité, mais encore avec confiance, et lui parlent comme ils feraient à un ami ; leur conscience leur rendant témoignage qu'il veut bien qu'ils en usent ainsi. Mais qui sont-ils ? Il n'y a que Dieu qui le sache. Ecoutez seulement ce que vous devez faire si vous voulez être de ce nombre. Toutefois, je ne saurais en parler comme l’ayant éprouvé, mais comme désirant de l'éprouver. Donnez-moi une âme qui n'aime que Dieu et ce que l'on doit aimer pour Dieu, qui ne vive pas seulement en Jésus-Christ, mais qui depuis longtemps n'ait vécu qu'en lui, qui n'ait d'autre étude et d'autre plaisir que d'avoir toujours Dieu présent devant les yeux, qui ne veuille et ne puisse s'entretenir qu'avec le Seigneur son Dieu; donnez-moi, dis-je, une telle âme, et je ne nierai pas qu'elle soit digne des soins de l'Époux, des regards de sa Majesté, de la faveur de ce souverain, de l'attention de ce Maître de toute la terre ; et si elle veut se glorifier, elle pourra le faire sans folie, pourvu qu'elle se souvienne de ne se glorifier que dans le Seigneur. Voilà comment une seule personne ose entreprendre ce qui n'appartient qu'à plusieurs, mais elle s'appuie sur une autre raison.

2. Car les causes que nous avons rapportées plus haut donnent cette confiance à cette sainte multitude, mais il y en a deux principales qui la donnent à cette âme. D'abord l'Époux étant d'une nature très-simple, peut regarder plusieurs personnes comme une seule, et une seule comme plusieurs, sans qu'il soit multiplié par la multitude, ni diminué par le petit nombre, ni divisé par la diversité des objets, ni resserré par leur unité, ni agité de soins, ni troublé d'inquiétudes; en sorte que s'il est tout entier à un seul, cela ne l'absorbe point et ne l'empêche pas d'être à plusieurs; mais il est de telle sorte qu'il n'en est pas moins attaché à un seul. D'ailleurs ce qui est aussi doux que bon à éprouver, la bonté du Verbe et la bienveillance du Père du Verbe sont si grandes envers une âme bien réglée et bien composée, que celle qu'ils ont ainsi prévenue et préparée (ce qui est un don du Père et l'œuvre du Fils), ils daignent aussi l'honorer de leur présence, si bien qu'ils ne viennent pas seulement dans elle, mais y établissent encore leur demeure (Joan. XIV, 23). Car il ne suffit pas qu'ils se montrent, il fait qu'ils se donnent à elle. Qu'est-ce pour le Verbe de venir dans une âme? C'est l'instruire de la sagesse. Qu'est-ce pour le Père ? C'est la toucher de l'amour de la sagesse, en sorte qu'elle puisse dire : " Je suis devenue amoureuse de sa beauté (Sep. VIII, 2). " L'amour. appartient au Père, c'est pourquoi on reconnaît la venue du Père par l'infusion de (amour? A quoi servirait la science sans l'amour? Elle enflerait. Que servirait l'amour sans la science? Il s'égarerait. En effet, ceux dont saint Paul disait: " Je puis rendre témoignage qu'ils sont animés du zèle de Dieu, mais ce zèle n'était pas réglé par la science, s'égaraient (Rom. X, 2) ". Il ne faut pas que l'Épouse du Verbe soit ignorante, et le Père, d'autre part, ne saurait souffrir qu'elle fût une orgueilleuse. Car le Père aime son fils, aussi abat-il détruit-il tout ce qui s'élève contre la science du Verbe, soit en envoyant un bon zèle dans l'âme, ou en s'animant lui-même de zèle; l'un est un effet de la miséricorde, et l'autre de la justice. Dieu veuille qu'il abaisse ou plutôt qu'il détruise toute élévation en moi, et qu'il l'anéantisse non par le feu de la fureur, mais par l'infusion de son amour. Dieu veuille que j'apprenne à. lie point m'enfler d'orgueil, mais que je l'apprenne par l'onction de la grâce, non par les leçons de la vengeance. Seigneur, ne me reprenez point dans votre fureur, comme l'ange qui s'enorgueillit dans le ciel; et ne me reprenez point dans votre colère, comme l'homme qui s'élève dans le paradis. Tous deux ont médité l'iniquité en voulant s'élever, celui-là par la puissance, celui-ci parla science. Car la femme insensée ajouta foi à la promesse du serpent qui la séduisait en lui disant : " Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal (Gen. III, 5). " Et l'ange s'était auparavant séduit lui-même, en se persuadant qu'il serait semblable au Très-Haut. Car celui qui, n'étant rien, s'imagine être quelque chose, se séduit lui-même (Gal. VI, 3).

3. L'une et l'autre élévation ont été abattues, mais plus doucement dans l'homme; celui qui a fait toutes ces choses, avec poids et mesure, jugeant qu'il était à propos d'en agir ainsi. Car c'est dans sa fureur qui il a puni ou plutôt condamné les anges, au lieu que l’homme n'a ressenti que sa colère, non point sa fureur, parce que lorsqu'il s'est mis en colère contre lui, il s'est souvenu de sa miséricorde. Aussi ses enfants sont-ils encore appelés aujourd'hui enfants de colère, non point enfants de fureur. Si je ne naissais point enfant de colère, je n'aurais pas besoin de renaître par le baptême; et si je naissais enfant de fureur, ou je ne renaîtrais point, ou il ne me servirait de rien de renaître. Voulez-vous voir un enfant de fureur? Regardez Satan tomber du ciel comme un éclair, c'est-à-dire précipité par ]'impétuosité de la fureur de Dieu, et vous connaîtrez ce que c'est que la fureur. De plus, il ne s'est pas souvenu de sa miséricorde, car il ne s'en souvient que lorsqu'il n'est qu'en colère, non pas quand il va jusqu'à la fureur. Malheur aux enfants d'infidélité; je le dis aussi pour ceux qui viennent d'Adam, qui étant nés enfants de colère ont changé pour eux par une obstination diabolique, la colère en fureur, la verge en bâton, ou plutôt en marteau. " Car ils s'amassent un trésor de colère pour le jour de la colère (Rom. II, 5). " Or la colère accumulée, qu'est-ce autre chose que la fureur? Ils ont commis le péché du diable, c'est pourquoi ils sont frappés de l'anathème du diable. Malheur aussi, quoique d'une façon moins terrible, à quelques enfants de colère, qui étant nés dans la colère n'ont pas été régénérés dans la grâce. Car étant morts en même temps qu'ils sont nés, ils demeureront enfants de colère. Je dis de Colère, non point de fureur, parce que, selon que la piété et l'humanité nous portent à le croire, leurs peines seront plus douces (a), parce qu'ils tirent d'ailleurs tonte la corruption qui est en eux.

4. Le diable a donc été jugé dans la fureur de Dieu, parce que le Seigneur a eu son iniquité en horreur, et il a jugé l'homme dans sa colère, c'est pourquoi il l'a repris en colère. C'est ainsi que toute élévation a été brisée, tant celle qui enfle que celle qui précipite, parce que le père a été animé de zèle pour le fils. Car dans l'un et l'autre cas l'élévation

a C'est aussi l'opinion de saint Augustin, dans son livre des Mérites des pécheurs, n. 16. où il dit expressément que " les enfants morts sans baptême subiront une condamnation plus douce. " Il exprime le même sentiment dans son livre V contre Julien, chapitre XIV. Fulgence suit la même opinion dans son livre I de la Vérité de la prédestination chapitre XII, et dans mon traité de l’Incarnation, chapitre XXI. On peut encore sur ce point, lire la lettre de Faricius, abbé de Havedon, tome III du Spicilège, page 137.

fait injure au fils, ou bien c'est l'usurpation de la puissance contre la force de Dieu, qui n'est autre que Dieu lui-même, ou c'est la présomption de la science d'ailleurs que de la sagesse de Dieu, qui, elle aussi, n'est autre que Dieu. Seigneur, qui est semblable à vous, sinon la splendeur et la figure de votre substance, sinon votre image? Lui seul possède votre essence, seul fils du Très-Haut, et Très-Haut lui-même, il n'a pas cru faire un larcin en se rendant égal à vous (Philip. II, 6). Et comment ne vous serait-il pas égal, puisque vous et lui n'êtes qu'une même chose? Il est assis à votre droite, et non sous vos pieds. Comment se trouve-t-il quelqu'un assez hardi pour vouloir s'emparer de la place de votre fils unique? Qu'il soit précipité. Il a mis son siège en haut: que cette chaire de pestilence soit renversée. De même qui est-ce qui apprend la science à l'homme? n'est-ce pas vous, ô clef de David, vous qui ouvrez et fermez à qui il vous plaît ? Comment donc tenterait-on sans clef d'entrer, ou plutôt de faire irruption dans les trésors de la science? Celui qui n'entre point par la porte est un voleur et un larron. Pierre entrera donc puisqu'il a reçu les clefs. Néanmoins, il n'entrera pas seul, car, s'il veut, il me fera entrer, et en exclura peut-être un autre, selon la science et la puissance qui lui ont été données d'en haut.

5. Mais quelles sont ces clefs? C'est la puissance d'ouvrir et de fermer, et le discernement de ceux qu'il faut exclure et de ceux qu'il faut recevoir. Or ces trésors ne sont point dans le serpent, mais dans Jésus-Christ. C'est pourquoi le serpent n'a pas pu donner la science qu'il n'avait pas ; mais celui qui la possède l'a donnée. Il ne pouvait pas avoir une puissance qu'il n'avait pas reçue, mais celui qui l'a reçue la possède, Jésus-Christ l'a donnée, saint Pierre l'a reçue (Matt. XVI, 19), et comme il n'est point enflé de la science, il ne sera point précipité de sa puissance. Pourquoi ? parce que ni dans l'une ni dans l'autre il ne s'élèvera contre la science de Dieu ; bien différent de celui qui a agi artificieusement en sa présence, et dont l'iniquité a été en exécration au Seigneur. Et comment aurait-il désirs autre chose que la science de Dieu, lui qui a cru qu'il est l'apôtre de Jésus-Christ, selon la prescience de Dieu le Père (Pet. X, 2) ? Et que cela soit dit au sujet du zèle de Dieu allumé contre l'ange et contre l'homme prévaricateur. Car en tous deux il a trouvé le péché, et il a détruit dans sa colère et dans sa fureur tout ce qui s'élève contre la science de Dieu.

6. Il faut maintenant recourir au zèle de miséricorde, c'est-à-dire au zèle qui ne s'enflamme pas, mais qui est envoyé vers nous, car celui qui s'embrase est un zèle de justice, comme nous l'avons dit, et il nous a assez fait trembler par les exemples que nous avons rapportés de ceux qui en ont été si terriblement punis. C'est pourquoi je me retirerai en un lieu de refuge contre la fureur du Seigneur, vers ce zèle de bonté qui brûle doucement, et expie efficacement. La charité n'expie-t-elle pas les péchés? Oui, elle les expie et même d'une manière très-puissante ? Car c'est par là qu'elle couvre une multitude de péchés (1 Pet. V, 8). Mais n'est-elle pas capable aussi d'abattre et d'humilier toute l'enflure des yeux du coeur? Oui certes, car elle ne s'élève point, elle ne s'enfle point. Si donc le Seigneur Jésus-Christ daigne venir à moi, ou plutôt en moi, non dans le zèle de sa fureur, ni même dans sa colère, mais dans un esprit d'amour et de douceur, rempli pour moi d'une charité, d'une jalousie toute divine. Qu'y a-t-il qui soit plus de Dieu que la charité, puisque la charité c'est Dieu? Je reconnaîtrai par-là qu'il n'est pas seul, mais que son Père est aussi venu avec lui. Car qu'y a-t-il qui ressente davantage la tendresse d'un Père? Aussi est-ce pour cela qu'il n'est pas seulement appelé Père du Verbe, mais Père des miséricordes. C'est une chose qui lui est propre et naturelle de pardonner toujours et de faire grâce (2 Cor. I, 3). Lorsque je sens que mon esprit s'ouvre pour l'intelligence de l'Écriture sainte, que des paroles de sagesse sortent avec abondance de mon coeur, que les mystères me sont révélés par l'infusion d'une lumière d'en haut, ou que le ciel étend sur moi, et répand dans mon âme les pluies fécondes de la méditation, je ne doute point que l'Époux ne soit présent. Car ces richesses viennent du Verbe, et nous les recevons de sa plénitude. Si en outre, je me sens encore pénétré de la rosée et de l'onction d'un zèle humble et dévot, en sorte que l'amour de la vérité connue engendre en moi la haine et le mépris de la vanité, et empêche que la science ne m'enfle, ou que la fréquence des visites de Dieu ne m'élève ; alors je reconnais avec certitude que c'est l'effet d'une tendresse paternelle, et je ne doute point que le Père ne soit aussi présent. Mais si je persévère à correspondre autant que je puis à une si grande bonté par des mouvements et des actions qui lui soient en quelque sorte proportionnés, et que la grâce de Dieu ne soit pas vaine en moi, alors je suis assuré que le Père et le Verbe font leur demeure en moi, l'un en me nourrissant, et l'autre en m'instruisant.

7. Quelle familiarité pensez-vous que cette demeure produise entre l'âme et le Verbe, et quelle confiance ne naît-il point de cette familiarité? Je crois qu'une telle âme petit dire sans crainte : " Mon bien-aimé à moi; " puisque sentant qu'elle aime Dieu et qu'elle l'aime d'un amour violent, elle ne doute point qu'elle n'en soit aussi passionnément aimée ; et par l'intention particulière, l'application, le soin, l'attention, la vigilance, et le zèle dont elle se sent animée dans la recherche incessante et ardente des moyens de plaire à Dieu, elle connaît sans aucun doute que tous ces mouvements sont en lui, et elle se ressouvient de cette promesse du Sauveur : " On vous mesurera avec la même mesure que vous aurez mesuré les autres (Matth. VII, 2). " Il est vrai que cette Épouse prudente aime mieux mettre de son côté la reconnaissance de la grâce, parce qu'elle sait que son bien-aimé l'a prévenue. C'est pour cela qu'elle parle auparavant du soin que l'Epoux a d'elle, en disant : " Mon bien-aimé à moi et moi à lui. " Par les propriétés naturelles qui sont en Dieu, elle reconnaît donc et ne doute point que puisqu'elle l'aime elle n'en soit aimée. Il en est en effet ainsi. L'amour de Dieu pour l'âme engendre l'amour de l'âme pour Dieu, et l'application qu'il a pour elle fait qu'elle s'applique aussi à lui. Car je ne sais par quel rapport naturel il se fait, que lorsque l'âme peut une fois contempler la gloire de Dieu à découvert, elle lui devient aussitôt conforme, et est transformée en une même image avec lui. Dieu donc sera envers vous tel que vous serez envers lui. Il sera saint, dit le Prophète, avec l'homme saint, et innocent avec l'homme innocent (Psal. XVII, 26) Et pourquoi ne sera-t-il pas aussi aimant avec celui qui aime, en repos avec celui qui se repose, appliqué avec celui qui s'applique, soigneux avec celui qui a du coin?

8. Car il dit : " J'aime ceux qui m'aiment, et ceux qui s'éveilleront matin pour me chercher, me trouveront (Prov. VIII, 17)? Voyez comme il vous assure non-seulement de son amour, si vous l'aimez, mais encore de son soin et de son application, si vous avez soin de ce qui le regarde ? Si vous veillez, il veille. Levez-vous la nuit, hâtez-vous tant que vous voudrez de prévenir les sentinelles mêmes, vous le trouverez, mais vous ne le préviendrez pas. Vous serez téméraire, si, en ce point, vous vous attribuez quelque chose devant lui ou plus que lui. Il vous aime plus que vous ne l'aimez, et avant que vous l'aimiez. Vous étonnerez-vous qu'une âme qui connaît ces vérités se glorifie que cette Majesté souveraine s'applique à elle, comme si elle n'avait pas soin de tout le reste des créatures, lorsque, mettant elle-même tout autre affaire de côté, elle se conserve uniquement et inviolablement pour lui ? Il est temps que je finisse. Je dirai seulement pour les spirituels qui sont parmi nous, une chose qui semble étonnante, mais qui néanmoins est très-véritable, c'est que l'âme qui voit Dieu ne le voit point autrement que si elle était vue toute seule de lui. C'est donc dans cette confiance qu'elle dit qu'il s'applique à elle, et elle à lui, car elle ne voit rien qu'elle et lui. Que vous êtes bon, Seigneur, à l'âme qui vous cherche! vous allez au devant d'elle, vous l'embrassez, vous la traitez en époux, vous qui êtes son Seigneur, et qui étant Dieu au-dessus de toutes choses êtes béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LXX. Pourquoi l'Epoux est appelé bien-aimé. Les lis au milieu desquels il se promène sont la vérité, la mansuétude, la justice et les autres vertus.

1. " Mon bien-aimé à moi, et moi à lui, à lui qui se repaît parmi les lis (Cant. II, 16). " Qui peut accuser l'Epouse de présomption ou d'insolence parce qu'elle dit qu'elle a fait société avec celui qui se repaît parmi les lis ? Quand il se repaîtrait parmi les astres, par cela seul qu'il se repaîtrait, je ne vois pas ce qu'il y aurait de grand à contracter amitié ou familiarité avec lui. Car ce mot, se repaître, enferme un sens bas, et sonne d'une manière peu noble à l'oreille. Et lorsqu'elle dit qu'il se repaît parmi les lis, elle se met encore plus à l'abri de tout reproche de témérité. Car qu'ex-ce les lis ? Selon la parole du Seigneur, c'est de l'herbe qui est aujourd'hui sur pied, et que demain on mettra au feu (Matth. LXII, 30). Que peut donc être celui qui se repaît d'herbe comme un agneau ou comme un veau? Oui, c'est en effet un agneau et un veau gros. Mais peut-être direz-vous qu'ici les lis ne sont pas désignés comme sa nourriture, mais comme le lieu où il se. repaît, car il n'est pas dit, qu'il se repaît de lis, mais parmi les lis. Je le veux, il ne mange pas de l'herbe, comme un boeuf; mais quelle grandeur peut-il y avoir à se trouver au milieu de l'herbe, et couché sur l'herbe, comme le dernier des hommes ; et quelle gloire en peut tirer celle dont le bien-aimé agit ainsi? Selon le sens littéral, la retenue de l'Epouse et la discrétion avec laquelle elle parle, est donc assez évidente, on voit clairement qu'elle règle ses discours selon le jugement, et qu'elle tempère la gloire des choses dont elle parle par la modestie des paroles dont elle se sert pour les exprimer.

2. Car elle n'ignore pas que celui qui se repaît et qui repaît les autres, n'est qu'une même personne, qu'il demeure en même temps parmi les lis, et règne au dessus des astres. Mais elle fait plus volontiers mention des actions humbles de son bien-aimé, à cause de son humilité, comme j'ai déjà dit, mais surtout parce qu'il a commencé à être son bien-aimé lorsqu'il a commencé à se repaître, ou pour mieux dire il n'a pas commencé à l'être, il l'a été de tout temps. Car celui qui est le Seigneur dans son ciel est son bien-aimé sur la terre, il règne au dessus des étoiles, et il aime parmi les lis. Il l'aimait lors même qu'il marchait sur les étoiles, parce qu'il ne, peut pas s'empêcher de l'aimer en tout temps et en tous lieux, car il est amour. Mais jusqu'à ce qu'il fût des tendu sur les lis, et qu'on l'eût vu se repaître parmi les lis, il n'a point été aimé, il n'est point devenu le bien-aimé. Et quoi, direz-vous, n'a-t-il point été aimé par les patriarches, et par les prophètes ? Certainement il l'a été, mais ils ne l'ont point aimé, avant de l'avoir vu ainsi se repaître parmi les lis. Car comment n'auraient-ils point vu celui qu'ils ont prévu. Il faudrait avoir bien peu d'esprit pour s'imaginer que celui qui voit une chose en esprit ne voit rien. D'où vient donc qu'ils ont été nommés les Voyants, s'ils n'ont rien vu (Reg. I, 90) ? C'est la raison qui fait qu'ils ont désiré voir ce qu'ils ne voyaient pas, car ils n'auraient pas pu désirer le voir des yeux du corps, s'ils ne l'eussent vu des yeux de l'esprit. Mais tous ont-ils été prophètes? Comme si tous avaient souhaité de le voir, ou que la foi eût été donnée à tous. Mais ceux qui l'ont vu ont été prophètes, ou ont crû aux prophètes. Or, avoir crû c'est l'avoir vu. Car il me semble que ce n'est pas se tromper de dire, qu'on peut voir une chose en esprit, par la foi, non-seulement par l'esprit de prophétie.

3. En daignant donc descendre et paître parmi les lis, lui qui paît toutes les créatures, il s'est rendu aimable, parce qu'il n'a pu être aimé avant d'être connu. Aussi, quand l'Epouse fait mention de ce bien-aimé, elle marque fort bien cette circonstance comme la cause qui fait qu'on l'aime, et qu'on le connaît. Il faut entendre spirituellement cette réfection qui se fait parmi les lis, car il serait ridicule de l'entendre d'une réfection corporelle. Nous montrerons même, si nous pouvons, que ces lis sont spirituels. Je pense qu'il nous faudra encore examiner de quoi ce bien-aimé se repaît parmi les lis, si c'est des lis mêmes, ou de quelque autre herbe ou fleurs cachées entre les lis. Et ce qui me paraît plus difficile, c'est qu'il n'est lias dit qu'il fait paître, mais qu'il se repaît. Car qu'il fasse paître, c'est ce dont on ne doute point, et c'est une chose qui n'est point indigne de lui. Mais qu'il paisse lui-même, cela marque l'indigence, et il semble qu'on ne lui peut attribuer cette action, même spirituellement, sans faire quelque injure à sa souveraine Majesté. Je ne me souviens pas d'avoir jusqu'ici remarqué nulle part, en ce Cantique, qu'il soit dit qu'il paît, au lieu que vous vous souvenez comme moi, je pense, qu'il est dit en un endroit, qu'il fait paître. Car l'Épouse a prié qu'on lui montrât le lieu où il faisait paître où il reposait durant le midi. Et maintenant elle dit, qu'il paît lui-même, et ne demande pas qu'on lui montre le lieu où il paît, mais elle l'indique; c'est parmi les lis. Elle connaît cet endroit-ci, et elle ne connaissait pas l'autre parce qu'elle ne peut pas connaître également ce qui est sublime, et ce qui est humble sur la terre. Comme l'oeuvre est grande le lieu est élevé, et l'Épouse même n'y a pu encore arriver jusqu'à cette heure.

4.C'est pourquoi il s'est anéanti au point de paître, lui qui est le pasteur de tous les hommes. Il a été trouvé parmi les lis, et l'Église l'ayant vu, elle qui était pauvre, l'a aimé dans cet état de pauvreté, et il est devenu son bien-aimé à cause de sa ressemblance avec elle. Et elle ne l'a pas aimé seulement pour ce sujet, mais aussi à cause de la vérité, de la douceur et de la justice qui éclataient en lui, parce qu'il a accompli ses promesses (Psal. XLIV, 5) ; que les démons superbes ont été jugés avec les princes et que les iniquités ont été remises. Il est donc apparu tel qu'il a mérité d'être aimé. Véritable par sa nature, doux aux hommes, juge pour les hommes. O époux vraiment aimable, et vraiment digne d'être aimé du fond de l'âme! Pourquoi l'Église tarderait-elle maintenant à se conformer tout entière, et de tout son coeur, à celui qui accomplit si fidèlement ses promesses, qui lui remet si libéralement ses péchés, qui la protège et la défend avec tant de justice? Le Prophète a dit de lui, il y a longtemps: " Tout brillant de beauté et de gloire, vous n'aurez que des succès avantageux (Ibid.). " D'où lui vient cette beauté et cet éclat ? Je crois que c'est du lis. Qu'y a-t-il de plus beau que le lis ? De même qu'y a-t-il de plus beau que l'Époux. Quels sont donc ces lis, dont il tire une si rare beauté ? " Avancez, continue le Prophète, et régnez par la vérité, par la douceur, et par la justice (Ibid.). " Ce sont là des lis. Ce sont des lis, dis-je, sortis de la terre, brillants sur la terre, élevés par dessus toutes les autres fleurs de la terre, passant en odeur les plus excellents parfums. C'est donc parmi ces lis qu'est l'Époux, et c'est d'eux qu'il tire son éclat et sa beauté, car d'ailleurs, selon l'infirmité de la chair, il n'avait ni grâce ni beauté (Isaïe. LIII, 2).

5. La vérité est un lis excellent, d'une vive blancheur, et d'une odeur merveilleuse. Aussi est-ce l'éclat de la lumière éternelle (Sapien. VII, 26), la splendeur et la figure de la substance de Dieu. C'est véritablement un lis que notre terre a produit par une nouvelle bénédiction, qu'elle a préparé pour être exposé à la vue de tous les peuples, comme une lumière qui devait éclairer la nature (Luc. XI, 31).1ant que la terre a été maudite, elle n'a porté que des épines et des chardons. Mais maintenant la vérité, cette fleur du champ, ce lis des vallées (Psal. LXXXIV, 12) a germé de la terre, par la bénédiction du Seigneur. Reconnaissez ce lis par son éclat, puisqu'il ne commence pas plus tôt à fleurir, qu'il frappe de sa lumière les yeux des pasteurs durant la nuit, selon ce que dit l'Évangile, que " l'ange du Seigneur se présente devant eux et que la clarté de Dieu les environne (Luc. II, 2). " La clarté de Dieu, dit-il fort bien, attendu que ce n'était pas l'éclat de l'ange, mais du lis qui les environna jusqu'à Bethléem. Reconnaissez ce lis par son odeur par laquelle il se fit connaître aux mages qui étaient si éloignés. Une étoile leur apparut aussi, mais ces hommes sages rue l'eussent point suivie, s'ils n'avaient été attirés intérieurement par l'odeur agréable du lis qui venait de naître. Certainement la vérité est un lis dont l'odeur anime la foi, et l'éclat excite l'entendement. Jetez maintenant les yeux sur le Seigneur, qui dit dans l'Évangile : " Je suis la vérité (Joan. XIV, 6). " Et voyez avec combien de raison la vérité est comparée au lis. N'avez-vous jamais pris garde que du milieu de cette fleur sortent de petits rejetons d'or ceints de feuilles très-blanches, en forme de couronne? Reconnaissez par là, en Jésus-Christ, la divinité qui est brillante comme l'or, couronnée de l'inviolable pureté de la nature humaine ? C'est-à-dire Jésus-Christ portant le diadème dont sa mère l'a couronné. Car, lorsqu'il porte celui que son père lui a donné, il habite une lumière inaccessible, et vous ne le pouvez pas voir en cet état. Mais nous parlerons de cela une autre fois.

6. Si la vérité est un lis, la douceur en est un aussi; elle a, en effet, la blancheur de l'innocence, et l'odeur de l'espérance. Car, comme dit le Prophète, " il reste encore à l'homme pacifique quelque chose à espérer après cette vie (Psal. XXXVI, 37). " Un homme doux est plein d'espérance pour l'autre vie, et en celle-ci, c'est un brillant modèle de clémence et de bonté. N'est-il pas un lis qui brille des devoirs de la charité et qui répand partout l'odeur agréable de l'espérance ? Ajoutez que la douceur a germé de la terre aussi bien que la vérité. A moins que vous ne doutiez que l'agneau sacré, qui est le souverain dominateur de la terre, (Isal. XVI, 8) soit sorti de la terre, cet agneau, dis-je, qui a été mené à la mort, sans qu'il ait ouvert la bouche pour se plaindre (Ibid. LIII, 7). Et non-seulement la douceur et la vérité sont sorties de la terre, mais encore la justice, puisque le Prophète dit : " Cieux, versez la rosée d'en haut, et que les nuées fassent pleuvoir le juste; que la terre s'ouvre, et produise le sauveur, et que la justice germe aussi avec lui (Ibid. XLV, 8). " Or, que la justice soit un lis, l'Écriture nous l'apprend en nous disant: " Le juste germera comme un lis, et fleurira éternellement devant le Seigneur (Osee. XIV. 6). " Ce n'est pas un lis qui est aujourd'hui sur, pied, et que demain on met au feu, car il fleurira éternellement, et il fleurira devant le Seigneur, dans le souvenir de qui le juste vivra éternellement et ne craindra point d'entendre rien de fâcheux (Psal. CXII, 7); c'est-à-dire d'entendre cette voix terrible qui condamnera les pécheurs aux flammes éternelles. Qui ne voit point briller la blancheur de ce lis, si ce n'est celui à qui elle ne plaît point? C'est un soleil, mais non pas celui qui se lève sur les bons et sur les méchants. Car ceux qui diront : " Le soleil de justice ne s'est point levé pour nous (Sap. V, 6), " n'ont pas vu sa lumière ; ceux-là l'ont vue à qui l'on a dit : "Le soleil de justice se lèvera pour vous qui craignez Dieu (Malac. IV, 2)." La blancheur de ce lis est donc pour les justes, mais son odeur se répand aussi jusqu'aux méchants, quoique ce ne soit pas pour leur bien. Car nous avons entendu les justes qui disent : " Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ en tout lieu, mais nous sommes aux uns une odeur de vie pour la vie, et aux autres une odeur de mort pour la mort (II Cor. I, 15). " Les plus scélérats des hommes approuvent les sentiments de l'homme juste, bien qu'ils n'aiment pas ses actions. Heureux s'ils ne se condamnaient point eux-mêmes en les approuvant, mais ils se condamnent en approuvant le bien et ne l'aimant pas. C'est pourquoi, bien loin d'être heureux, ils sont misérables et se condamnent par leur propre jugement. Qui est plus misérable que celui à qui l'odeur de la vie n'est pas un messager de vie, mais de mort ? Que dis-je, un messager de mort, c'est le coup de la mort que je devrais dire.

7. Il y a encore chez l'Épouse beaucoup d'autres lis que ceux que nous indique le Prophète, je veux dire d'autres lis que la vérité, la douceur et la justice. Et chacun de nous maintenant peut aisément de lui-même en trouver de semblables dans le jardin délicieux de l'Époux. Car il en a en abondance, et qui les pourrait compter ? puisqu'il y a autant de lis que de vertus, et que les vertus sont sans nombre dans le Seigneur des vertus. Dans le Christ se trouve la plénitude des vertus, par conséquent il s'y trouve aussi la plénitude des lis. Et peut-être est-ce à cause de cela qu'il s'est appelé lui-même un lis, il est tout environné de lis, et tout ce qui est en lui sont des lis, sa conception, sa naissance, son genre de vie, ses paroles, ses miracles, ses sacrements, sa passion, sa mort, sa résurrection et son ascension. Qu'y a-t-il en tout cela qui ne soit d'une blancheur éclatante, et qui ne répande une odeur admirable Y Ainsi, sa conception brilla d'une lumière si resplendissante, par l'abondance de l'opération du Saint-Esprit, que la sainte Vierge n'en aurait pas pu supporter l'éclat, s'il n'eût été tempéré par la vertu du Très-Haut qui l'environna de son ombre. Sa naissance fut toute lumineuse par la virginité incorruptible de sa mère; sa vie par l'innocence de ses moeurs ; ses paroles par la vérité ; ses miracles, par la pauvreté de son coeur ; ses sacrements, par le secret de sa pitié, sa passion, par ses souffrances volontaires ; sa mort, par la liberté qu'il avait de ne point mourir; sa résurrection, par la force qu'elle inspira aux martyrs; et son ascension, par l'accomplissement de ses promesses. Quelle excellente odeur de foi chacun de ces mystères ne renferme-t-il pas , puisque aujourd'hui encore elle se répand dans nos coeurs, à nous qui n'en avons vu ni la blancheur ni l'éclat. Et heureux ceux qui n'ont point vu et qui croient (Joan. XX, 29). La part que j'ai dans ces lis, c'est l'odeur de vie qui en procède. C'est la foi qui remplit de cette odeur l'odorat de mon âme, et le remplit avec d'autant plus d'abondance, que ces lis sont en plus grand nombre. C'est cette odeur divine qui adoucit les travaux de mon exil, et qui renouvelle sans cesse au fond de mon coeur un désir ardent pour ma véritable patrie.

8. Quelques-uns des compagnons de l'Époux ont aussi des lis, mais non pas en aussi grande abondance. Car si tous ont reçu le Saint-Esprit c'est avec mesure (Joan. III, 34), aussi bien que les grâces et les vertus. Celui-là seul les possède sans mesure, qui les possède toutes. Autre chose est avoir des lis, autre chose de n'avoir que des lis. Qui m'en donnera un parmi les enfants de la captivité assez innocent et saint pour pouvoir couvrir toute la terre de ces sortes de fleurs? Un enfant, même d'un jour, n'est pas exempt de corruption (Job XV, 16), celui-là est bien grand qui a pu faire pousser seulement trois ou quatre lis dans sa terre, au milieu des épines et des ronces épaisses, qui sont les germes malheureux de l'ancienne malédiction. Pour moi qui suis si pauvre, je m'estimerai bienheureux si je puis affranchir tant soit peu de terre, de cette méchante moisson d'iniquité et de vices, en les extirpant, et en la cultivant, et y faire croître seulement un lis, afin que celui qui paît parmi les lis daigne aussi quelquefois paître en mon âme.

9. Mais c'est trop peu qu'un seul lis. Ma bouche cette fois n'a pas parlé de l'abondance, mais de la pauvreté de mon coeur. Un seul ne suffit pas; nous en avons besoin de deux au moins: et ce sont la continence et l'innocence, dont l'une ne sauvera point sans l'autre. C'est en vain que j'inviterai l'Époux à venir à l'une d'elles, quelle qu'elle soit, puisqu'il rie pait pas auprès d'un lis, mais parmi les lis. J'aurai donc soin d'avoir des lis, de peur que celui qui veut paître parmi les lis, ne m'accuse de n'en avoir qu'un, et ne se détourne de son serviteur dans sa colère. Je mets donc l'innocence comme la première de toutes les vertus; et si je puis y joindre la continence, je m'estimerai riche de posséder deux lis. Mais je me croirai roi, si je puis encore y ajouter la patience. Les deux premières vertus peuvent suffire, il est vrai, mais comme elles peuvent aussi manquer dans les tentations, car la vie de l'homme sur la terre est une tentation continuelle, il est nécessaire d'avoir aussi la patience, qui soit comme la protectrice et la gardienne de l'une et de l'autre. Après cela, je pense que si celui qui est si amoureux des lis vient, et nous trouve en cet état, il ne dédaignera plus de paître chez nous, et d'y faire la Pâque, puisqu'il trouvera une grande douceur dans les deux premières vertus, et. une grande sécurité dans la troisième. Nous verrons plus tard comment celui qui pait et nourrit tout, est représenté ici se repaissant lui-même. Maintenant il est clair que non-seulement l'Époux parait parmi les lis, mais qu'on ne le peut même trouver que parmi les lis, puisque non-seulement tout ce qui le regarde mais lui-même est un lis, et l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu pardessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXI. Les lis sont les bonnes oeuvres, leur odeur est la bonne conscience et leur couleur la bonne réputation. Comment l'Époux nous paît et se repaît en nous. De l'union de Dieu le Père avec le Fils, et de l’âme sainte avec Dieu.

1. La fin du dernier discours sera le commencement de celui-ci. L'Époux donc est un lis, mais un lis qui n'est pas parmi les épines, parce que celui qui n'a point commis de péchés n'a point d'épines. Il a assuré que l'Épouse est un lis parmi les épines, attendu que si elle dit qu'elle n'a point d'épines, elle se séduit elle-même, et la vérité n'est pas en elle; pour lui, il a dit qu'il était une fleur et un lis, mais non pas un lis parmi les épines. " Je suis, dit-il, la fleur du champ et le lis des vallées (Ibid.). " Il ne fait point mention d'épines parce que, seul parmi les hommes, il n'a point besoin de dire : " Je me suis converti dans mon affliction et lorsque je me suis senti percé d'épines (Psal. XXXI, 4). " Il n'est donc jamais sans lis, parce qu'il est toujours sans vice, parce qu'il est tout et toujours blanc, et que sa beauté surpasse celle de tous les enfants des hommes (Psal. XLIV, 3). Vous donc qui écoutez ou lisez ces choses, ayez soin d'avoir des lis en vous, si vous voulez avoir pour hôte cet hôte divin des lieux plantés de lis. Que la blancheur et l'odeur de vos moeurs témoigne que toutes vos oeuvres, tous vos mouvements et tous vos désirs, sont des lis. Les moeurs ont leur couleur, elles ont aussi leur odeur. Car, dans les esprits, non plus que dans le corps, la couleur n'est pas la même chose que l'odeur. La couleur c'est la conscience, et l'odeur la réputation. " Vous avez fait sentir mauvais notre odeur devant Pharaon et devant ses serviteurs (Exod. V, 21), " disaient les Juifs à Moïse, en parlant de leur réputation. L'intention de votre coeur, et le jugement de votre conscience, donnent la couleur à vos actions. Les vices sont noirs et les vertus blanches. C'est la conscience qu'il faut consulter pour faire le discernement entre les uns et les autres. Ce que le Seigneur a dit de l'œil mauvais et de l'œil limpide subsiste toujours (Matth. VI, 22), parce qu'il a mis des bornes certaines entre la blancheur de la vertu, et la noirceur du vice, et qu'il a séparé la lumière des ténèbres. Ce qui sort d'un coeur pur, et d'une bonne conscience est donc blanc, c'est la vertu, si la bonne réputation suit, c'est un lis, parce qu'il n'y manque ni la couleur, ni l'odeur.

2. Et quoique la bonne réputation ne rende pas la vertu plus grande, elle la rend néanmoins plus belle et plus illustre. S'il y a quelque tache dans la conscience, elle ne manquera pas de paraître dans ce qui en sortira. Car le vice de la racine se répand dans les branches. Et partant tout ce qu'une racine corrompue produira, paroles, actions, oraisons, quand même cela jouirait de l'estime publique, ce ne doit point être appelé lis, parce que si ça en a l'odeur, ça n'en a pas la couleur. Car comment serait-ce un lis, puisque ça a une tache? La réputation ne peut pas rendre vertu ce que la conscience convainc d'être un vice. La vertu petit se contenter de la conscience, lorsque l'odeur de la réputation ne peut pas suivre, mais l'odeur de la réputation n'est pas suffisante pour excuser le vice d'une conscience décolorée. Néanmoins on doit toujours tâcher, autant qu'on le peut, d'avoir les biens de la vertu, non-seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes, afin-d'être vraiment un lis.

3. Mais il y a une blancheur de l'âme qui n'est autre que l'indulgence de Dieu, comme il le dit lui-même par le Prophète : " Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige, et s'ils étaient rouges comme le ver de terre, ils deviendront comme la laine la plus blanche (Isa. I). " Il y a encore une blancheur dont se revêt celui qui donne avec gaîté. Car si vous regardez l'homme charitable que dépeint le Prophète (Psal. CXI, 5), qui a compassion des misères du prochain, et qui l'assiste avec joie, ne vous semble-t-il pas que cette joie est comme une blancheur de piété dont il s'est revêtu, et qui paraît sur son visage et dans son action ? Au contraire, lorsque quelqu'un donne avec tristesse, et comme par force, son front, ses mains, semblent noirs, c'est pourquoi " Dieu aime celui qui donne gaiement (2 Cor. IX, 7). " Et lui que regarda favorablement Abel, à cause de son allégresse, qui était comme une blancheur spirituelle, détourna sa face de Caïn, parce que son visage était abattu de tristesse et de jalousie (Gen. IV, 4). Considérez quelle doit être la couleur de la tristesse et de l'envie, pour détourner les regards de Dieu. Un poète profane a exprimé agréablement cette blancheur d'allégresse qui colore un bienfait en disant : " Mais surtout il leur fit fort bon visage (Ovid. Met. VIII,). " Et Dieu n'aime pas seulement celui qui donne gaiement, mais encore celui qui donne avec simplicité, parce que la simplicité est une blancheur de l'âme. En preuve, le vice contraire; en effet, la duplicité est un défaut. C'est trop peu dire, c'est une tache. Qu'est-ce que la duplicité, sinon une ruse ? Mais celui qui agit avec ruse devant Dieu, attire sur lui son aversion et sa colère (Psal. XXXV, 3). C'est pourquoi le Prophète appelle bienheureux celui à qui Dieu n'impute point ses péchés (Psal. XXXI, 2), et dont l'esprit ignore la ruse. Le Seigneur a fort bien exprimé en peu de mots ces deux taches, le déguisement et la tristesse: " Ne paraissez pas tristes, dit-il, comme font les hypocrites (Matth. LXI, 16):" L'Époux étant vertu, se plait dans les vertus, étant lis, demeure volontiers parmi les lis; et étant blancheur, aime ceux qui sont blancs.

4. Et peut-être est-ce ce que signifie, " paître parmi les lis. " C'est-à-dire se réjouir de la blancheur et de l'odeur des vertus. Il paissait autrefois corporellement avec Marie, et chez Marthe, et se reposait même selon le corps parmi les lis, je veux dire parmi ces saintes femmes; il prenait plaisir à leur zèle et à leurs vertus. Si alors un Prophète, un ange ou un homme spirituel connaissant cette , haute majesté fût survenu, n'eût-il pas été surpris de la familiarité avec laquelle Jésus daignait agir avec ces âmes pures et chastes, néanmoins engagées dans un corps terrestre, et d'un sexe faible, et n'aurait-il pas pu témoigner avec raison qu'il l'avait vu non-seulement demeurer, mais encore paître parmi les lis? C'est ainsi que l'Époux paissait parmi les lis, de deux manières, corporellement et spirituellement. Je pense aussi qu'il les repaissait à son tour, mais c'était en esprit. Mais comment les nourrissait-il spirituellement en même temps qu'elles les nourrissaient corporellement. Comment fortifiait-il la timidité de ces femmes pieuses? De quelles douceurs ne récompensait-il point leur humilité ? Quelle onction ne répandait-il point sur leur dévotion? Vous voyez donc pour lui, paître, c'est repaître. Voyez maintenant si repaître les autres n'est point pour lui se repaître lui-même. " Seigneur, qui me repaissez dès ma jeunesse (Gen. LXVIII, 15, " dit le saint patriarche Jacob. C'est un bon père de famille qui a aussi soin de ses domestiques, surtout dans les mauvais jours, et qui les nourrit durant la famine d'un pain de vie et d'intelligence, c'est-à-dire, qui les nourrit pour la vie éternelle. Je crois que, en nous repaissant ainsi, il se repaît aussi lui-même, et d'une viande qui lui est très-agréable, je veux dire de notre progrès dans la vertu. Car la joie du Seigneur, c'est de nous voir forts et courageux.

5. C'est donc ainsi qu'il paît lui-même, lorsqu'il nous repaît, et qu'il nous repaît quand il paît, il nous rassasie de sa joie spirituelle, et se réjouit de notre avancement spirituel, sa nourriture, c'est mon repentir; sa nourriture, c'est mon salut: sa nourriture, c'est moi-même. Ne mange-t-il pas la cendre comme du pain, selon la parole du Prophète ? Je suis cette cendre, car je suis pécheur, et il me mange spirituellement, il me mange, lorsqu'il me reprend; il m'avale, lorsqu'il m'instruit; il me cuit, lorsqu'il me change; il me digère, lorsqu'il me transforme en lui; il m'unit à lui, lorsqu'il me rend conforme à lui. Ne vous étonnez pas de cela, il nous mange, et nous le mangeons, pour que nous soyons plus étroitement attachés à lui. Autrement notre union ne serait pas parfaite. Car si je le mange, sans qu'il me mange aussi, il sera en moi, mais je ne serai pas encore en lui. Au contraire, s'il me mange et que je ne le mange pas, je serai en lui, mais il ne sera pas en moi, et dans les deux cas nous ne serons qu'imparfaitement unis. Mais pour que notre union soit entière et parfaite, il faut qu'il me mange, afin que je sois en lui, et que je le mange aussi pour qu'il soit en moi; alors, en effet, je serai en lui, et lui en moi.

6. Voulez-vous que je vous fasse voir ce que je vous dis par une comparaison qui est véritablement sublime, mais qui a beaucoup de rapport avec cette matière ? Si l'Époux était dans le Père, sans que le Père fût en lui, ou si le Père était en lui, sans que lui fût dans le Père, j'ose dire que leur unité ne serait pas parfaite, ou plutôt qu'il n'y en aurait point du tout. Mais comme il est dans le Père, et que le Père est en lui, il n'y a rien de défectueux dans leur unité, le Père et lui sont véritablement et parfaitement une même chose. De même, que l'âme qui trouve son plus grand bien à s'attacher à Dieu, ne croit qu'elle lui est parfaitement unie que lorsqu'elle sentira qu'il demeure en elle, et elle en lui. Ce n'est pas qu'alors même, elle soit une même chose avec Dieu, de la même manière que le Père et le Fils, bien que, selon l'Apôtre, celui qui adhère à Dieu ne fasse qu'un même esprit avec lui ( I. Cor. VI, 17). Si j'ai lu ceci quelque part, je n'ai vu cela dans aucun endroit, et non-seulement moi qui ne suis qu'un néant, je n'oserais parler ainsi de moi, mais il n'y a personne, sur la terre, ni dans le ciel, à moins que d'être insensé, qui ose usurper cette parole du Fils unique de Dieu. " Mon Père et moi ne sommes qu'une même chose (Joan. X, 30). " Et néanmoins, quoique je ne sois que poudre et que cendre, m'appuyant sur l'autorité de l'Écriture, je ne craindrai point de dire, que je suis un même esprit avec Dieu; si toutefois je suis persuadé par une expérience certaine que j'adhère à Dieu, comme l'un de ceux qui demeurent dans la charité, et qui par conséquent demeurent en Dieu, et Dieu en eux, mangent Dieu, et en sont mangés. Car c'est de cette union que je crois qu'il est dit : " Que celui qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui (I Cor. VI, 17). " Et que le Fils dit . " Je suis en mon Père, et mon Fils est en moi, et nous ne sommes qu'une même chose (Joan. X, 30). " Quant à l'homme, il dit : " Je suis en Dieu, et Dieu est en moi, et nous ne sommes qu'un même esprit.

7. Est-ce que le Père et le Fils, pour être l'un dans l'autre, et ne faire qu'un, se mangent aussi réciproquement, comme Dieu et l'homme se pénètrent par une sorte de manducation réciproque, pour être, sinon une même chose, au moins un même esprit ? A Dieu ne plaise que nous ayons cette pensée. Car ceux-ci et ceux-là ne sont pas les uns dans les autres d'une même manière, et leur unité est bien différente. (Aussi (a) cette différence d'unité est marquée partes mots, "un,

a La parenthèse que nous avons ici, manque dans les manuscrits de Cîteaux, de Saint-Germain et de Jumièges; mais je trouve dans tous les autres et dans les plus anciens manuscrits connus. Quant à la seconde parenthèse qu'on rencontrera un peu plus loin, au n. 8, et qui ne se trouva fermée que dans le n° 10, bien plus longue que la première, elle manque au contraire dans les premiers manuscrits et ne se voit que dans les manuscrits plus récents. L'une et l'autre sont superflues. Cette diversité vient de ce que saint Bernard a retouché ce passage,ce quia fait confondre la parenthèse de la première édition avec celle de la seconde. On ne trouve que la première dans les premières éditions, non la seconde. Le lecteur verra et jugera.

et une même chose. " Car le premier ne peut pas convenir au Père et au Fils, ni le second à Dieu et à l'homme. Si vous étiez déjà intelligents dans ce mystère, vous prendriez cette occasion pour le devenir encore davantage, remarquant prudemment que ce terme, " une même chose, " emporte une unité de substance et de nature, et que ce terme " un " signifie aussi l'unité, mais une unité qui est, bien différente; parce qu'il y a bien de la différence entre l'essence de Dieu et celle de l'homme, au lieu que l'essence du Père et du Fils n'est qu'une. Voyez-vous que cette unité, de l'homme avec Dieu n'est pas proprement une, lorsqu'on la compare à cette autre unité singulière et souveraine? Car comment l'unité se trouverait-elle là où il y a pluralité de nature et différence de substance ? Et cependant une âme qui adhère à Dieu est appelée, et est, en effet, un même esprit avec lui, et la pluralité des essences ne préjudicie point à cette unité, parce qu'elle ne se forme pas par la confusion des natures, mais par le consentement des volontés. C'est aussi de cette façon qu'on dit que plusieurs coeurs n'en font qu'un, et qu'on dit de même de plusieurs âmes qu'elles n'en font qu'une, comme s'exprime l'Écriture en parlant des premiers chrétiens : " La multitude des fidèles, dit-elle, n'étaient qu'un coeur et qu'une âme (Act. IV, 32). " Voilà pour ce qui regarde cette unité.

8. Mais qu'est-ce au pris de celle qui ne se fait pas par l'union, mais qui est de toute éternité ? Elle ne se fait pas, comme celle-là, par une manducation réciproque, puisqu'elle ne se fait pas, mais existe. Elle ne comporte ni conjonction, ni composition, ni quoi que ce soit de contraire à une unité parfaite. La nature, l'essence et la volonté du Père et du Fils ne sont pas seulement une, mais sont une même chose. Car leur nature et leur être et leur volonté, c'est leur être et leur nature. On ne peut donc pas dire que l'unité, par laquelle le Père et le Fils ne sont qu'une même chose, se fait de leurs natures, on de leurs essences, ou de leurs volontés, attendu qu'elle n'est pas factice, mais native. Le Père et le Fils sont l'un dans l'autre, non seulement d'une manière, ineffable, mais encore incompréhensible, ils sont capables de se contenir et se contiennent également l'un l'autre ; mais s'ils sont capables de se contenir, ils ne sont point divisibles, et s'ils contiennent ils ne sont point participant l'un de l'autre, car, comme l'Eglise chante dans une de ses hymnes (Hym. pro feria. II matu.) : Tout le Fils est dans. le Père, et tout le Père est dans le Verbe. Le Père est dans le Fils, en qui il s'est toujours complu ; et le Fils est dans le Père, dont il est toujours engendré, et jamais séparé. Or, c'est par l'amour que l'homme est en Dieu, et Dieu en lui, selon cette parole de saint Jean : " Celui qui demeure en l'amour, demeure en Dieu, et Dieu en lui " (1 Joan. IV. 10). C'est (a) par le consentement de la volonté qu'ils sont,deux en un même esprit, ou plutôt qu'ils ne sont qu'un même esprit. Voyez-vous la différence ? Ce n'est pas la même chose évidemment d'avoir une même substance; et

a Ici commence la seconde parenthèse qu'on peut regarder, si on veut, comme postérieure et préférable à la première.

d'avoir un même consentement. Quoique, si vous y prenez garde, la différence de ces unités est assez marquée dans ces mots, " un, et une même chose, " car l'expression un ne peut convenir au Père et au Fils, ni cette autre, " une même chose " à l'homme et à Dieu. On ne peut pas dire que le Père et le Fils ne sont qu'un, car l'un est Père, et l'autre est Fils. On dit néanmoins qu'ils sont une même chose, et ils le sont aussi, parce que chacun d'eux n'a pas sa substance particulière, mais ils n'ont tous deux qu'une même substance. Au contraire, comme l'homme et Dieu n'ont pas la même substance ou la même nature, on ne peut pas dire qu'ils soient une même chose. Et néanmoins on peut dire en vérité qu'ils sont un même esprit, s'ils sont attachés l'un à l'autre par le lien de l'amour. Mais cette unité est plutôt formée par la convenance des volontés que par l'union des essences.

9. Je crois que l'en reconnaît assez clairement, non seulement la diversité, mais encore la disparité de ces unités, l'une existant dans une même essence, et l'autre dans des essences diverses. Qu'y a-t-il de plus différent que l'unité de plusieurs choses, et celle d'une même chose? Les mots, " un, et une même chose, " rendent la différence entre ces deux sortes d'unités, car par ce mot " une même chose, " c'est l'unité du Père et du Fils qui est marquée, et par ce terme un, c'est un consentement mutuel d'affections et de volontés entre Dieu et l'homme, qui est désigné. Néanmoins, on peut fort bien dire que le Père et le Fils sont un, en y ajoutant quelque chose, par exemple un Dieu, un Seigneur, et généralement tout ce qui a rapport à chacun également, non à l'un en particulier. Car leur divinité, ou leur majesté, n'est pas plus différente que leur substance, leur essence ou leur nature; et toutes ces choses, à le bien prendre, ne sont en eux qu'une même chose. Je n'ai pas assez dit. Elles ne sont qu'une même chose avec eux. Que dirons-nous de cette unité dans laquelle nous lisons que plusieurs cœurs n'éœur (Act. IV. 32) et que plusieurs âmes n'étaient qu'une âme? Je crois qu'elle ne mérite pas le nom d'unité, lorsqu'on la compare à celle-ci, qui n'unit pas plusieurs choses, mais qui marque singulièrement une même chose. C'est donc une unité excellente et souveraine que celle qui ne se forme pas par l'union, mais qui est de toute éternité. Et cette manducation spirituelle dont nous avons parlé ne la fait pas, parce que même elle ne se fait pas, mais elle est toujours. Encore moins faut-il penser qu'elle se fasse par la conjonction des essences, quelle qu'elle puisse être, ou parle consentement des volontés, parce qu'il n'y a ni plusieurs essences, ni plusieurs volontés. Car, nous l'avons déjà dit, ils n'ont qu'une seule essence et une seule volonté. Or, là où il y a unité, il n'y a ni consentement, ni composition, ni conjonction, ni rien de semblable. Il faut au moins deux volontés pour qu'il puisse y avoir consentement, et deux essences pour que ce consentement en produise l'union. Il n'y a rien de pareil dans le Père et le Fils, puisqu'il n'y a en eux ni deux essences ni deux volontés. Ces deux choses ne sont qu'une même chose pour eux, ou plutôt, comme je vous l'ai dit si je m'en souviens bien, ces deus choses ne font qu'un en eux, un avec eux ; de sorte que, demeurant réciproquement l'un dans l'autre d'une manière aussi immuable qu'incompréhensible, ils sont vraiment et singulièrement une même chose. Si néanmoins on veut dire qu'il y a consentement entre le Père et le Fils, je ne m'y oppose pas, pourvu que par-là on n'entende pas une union de volontés, mais l'unité d'une seule volonté.

10. Mais nous croyons que Dieu et l'homme demeurent l'un dans l'autre, d'une manière bien différente de celle-là, parce qu'ils ont des substances et des volontés propres, et subsistant séparément l'une de l'autre; en d'autres termes, nous croyons qu'il n'y a point en eux confusion de substances, mais consentement de volontés; leur union est une ressemblance de vouloir et une conformité d'amour. Heureuse union lorsqu'on l'éprouve, ce n'est rien lorsqu'on la compare à celle dont nous avons parlé. Voici ce qu'en dit celui qui l'avait éprouvé " Mais pour moi tout mon bien c'est de m'attacher à Dieu (Psal. LXXII, 28). " C'est un grand bien, à la vérité, si vous vous y attachez entièrement. Qui est ce qui s'attache parfaitement à Dieu, sinon celui qui, demeurant en Dieu, comme aimé de Dieu, attire Dieu en lui, par un amour réciproque? Lors donc que Dieu et l'homme sont attachés ensemble de part et d'autre, ce qui arrive lorsqu'ils sont incorporés par un intime et mutuel amour, alors je ne fais point de doute de dire que Dieu est dans l'homme, et que l'homme est en Dieu. Mais l'homme est en Dieu de toute éternité, parce que Dieu l'a aimé de toute éternité: si néanmoins, il est de ceux qui disent: " Il nous a aimés gratuitement dans son fils bien aimé avant la création du monde (Eph. I, 6). " Mais Dieu n'a été dans l'homme, que depuis que l'homme l'a aimé, et, si cela est, l'homme peut être en Dieu sans que Dieu soit dans l'homme; mais Dieu n'est point dans l'homme, que l'homme ne soit en Dieu. Car, quoique peut-être il aime pour un temps, il ne peut pas demeurer dans l’amour, s'il n'est aimé de Dieu, mais il peut ne l'aimer pas encore, bien qu'il soit aimé de lui. Autrement comment cette parole serait-elle véritable : " Il nous a aimés le premier (I Joan. IV, 10)? " Mais lorsque celui qui était déjà aimé commence aussi à aimer, alors l'homme est en Dieu, et Dieu en l'homme. Mais celui qui n'aime jamais, n'a certainement jamais été aimé, et pourtant il n'est point en Dieu, et Dieu n'est point en lui. Que cela soit dit pour montrer quelle différence il y a entre l'union par laquelle le Père et le Fils ne sont qu'une même chose et celle par laquelle l’âme, s'attachant à Dieu, n'est qu'un même esprit avec lui; si on lit de l'homme qui demeure dans l'amour, qu'il demeure en Dieu et que Dieu demeure en lui, et du Fils qu'il est aussi dans le Père et que le Père est en lui, il ne faut pas croire que le fils adoptif jouit de la même prérogative que le fils unique.

11. Cela dit, retournons maintenant à celui qui paît parmi les lis, car c'est l'endroit dont nous sommes partis pour faire cette digression; et c'est à vous à juger s'il était à propos pour nous de la faire. J'avais déjà, ce me semble, donné deux explications de ce passage, et dit que l'Époux se nourrit spirituellement des vertus des justes, lui qui est la vertu et la splendeur de son Père, ou qu'il reçoit les pécheurs à la pénitence dans son corps, qui est l'Église, et que, pour se les incorporer, il s'est fait péché, comme dit l'Apôtre, lui qui n'a point fait de péché (Rom. VI), afin de détruire le corps du péché dans lequel les pécheurs ont été incorporés et qu'ils devinssent justice en lui après avoir été justifiés gratuitement.

12. Voici encore un troisième sens qui me vient à l'esprit; et je crois qu'il suffira non-seulement pour expliquer ce passage, mais encore pour achever ce discours. La parole de Dieu est vérité, aussi bien que l'Époux. Vous savez cela; écoutez le reste. Lorsqu'on entend cette parole, et qu'on ne lui obéit pas, elle demeure, si je puis parler ainsi, vide et stérile, elle est triste, et se plaint de ce qu'elle a été proférée inutilement. Mais lorsqu'on lui obéit, ne vous semble-t-il pas qu'elle s'accroît, et prend du corps, parce que l'action est jointe à la parole, et ainsi elle est connue refaite et remise en meilleur état par les fruits , de l'obéissance et de la justice? C'est pourquoi elle dit dans l'Apocalypse: " Voici que je me tiens debout à la porte, et je frappe : Si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte j'entrerai chez lui et je souperai avec lui, et lui avec moi (Apoc. III, 10). " Il semble que le Seigneur approuve ce sens d'ans un Prophète, lorsqu'il dit, que " sa parole ne retournera point vide à lui, mais qu'elle réussira, et fera l'effet pour lequel il l'a envoyée (Isa. LV, II). " Elle ne retournera point à moi, dit-il, vide ou stérile, mais comme réussissant en tout, elle sera rassasiée des bonnes actions de ceux qui lui obéissent par amour. Aussi, dit-on communément qu'une parole est accomplie lorsqu'elle a eu son effet, parce qu'il semble qu'elle est vide et maigre et, si je puis ainsi parler, famélique tant qu'elle n'est pas remplie par l'action.

13. Mais écoutez de quelle nourriture elle dit elle-même qu'elle se nourrit. " Ma nourriture, dit cette parole, c'est de faire la volonté de mon Père ( Joan. IV, 94) " C'est la parole du Verbe qui marque clairement que sa nourriture est toute bonne oeuvre, si néanmoins il la trouve parmi les lis, c'est-à-dire parmi les vertus. Autrement, s'il la rencontré hors du champ de lis, bien qu'il semble qu'en soi ce soit une bonne nourriture, celui qui paît parmi les lis ne la touchera point. Par exemple, il ne reçoit point l'aumône de la main d'un voleur, ou d'un usurier, non plus que d'un hypocrite qui, bien loin de donner l'aumône, fait sonner la trompette devant lui, afin d'être loué des hommes (Matth. VI, 2). II n'exaucera point non plus la prière de celui qui aime à prier dans les carrefours, afin qu'on le voie (Ibid. 9). Car la prière du pécheur lui est en exécration; et c'est également en vain que celui-là offre son présent devant l'autel, qui sait que son frère a quelque animosité contre lui (Matt. V, 23). Enfin s'il ne regarde pas les présents de Caïn, c’est parce qu’il n'était pas bien disposé pour son frère (Gen. IV, 5). Suivant le témoignage du Prophète, il avait aussi en abomination les fêtes, les solennités, et les sacrifices des Juifs, en sorte qu'il protestait clairement qu'ils lui étaient à charge, et disait : "Quand vous êtes devant moi, qui exige ces offrandes de vos mains (Isa. II, 13) ?" Je crois que ces mains ne sentaient pas les lis, voilà pourquoi il refusait les présents qu'elles lui offraient, à lui qui est habitué à paître parmi les lis, non parmi les épines. Et ceux à qui il disait : "Vos mains sont pleines de sang (Ibid. 15), " n'avaient-ils pas les mains pleines d'épines. Les mains velues d'Esaü ressemblaient aussi à des mains couvertes d'épines ? C'est pourquoi elles ne furent point admises à servir le saint homme Isaac.

14. Je crains qu'il n'y en ait aussi parmi nous quelques uns dont l'Époux ne reçoive pas les présents, parce qu'ils ne sentent point le lis. Car s'il trouve qu'il v ait de la propre volonté dans mon jeûne, l'Époux ne goûte point un jeûne de cette sorte, parce qu'il ne sent pas le lis de l'obéissance, mais le vice de la propre volonté. Il faut en dire autant du silence, des veilles, de l'oraison, de la lecture, des oeuvres manuelles, et enfin de toutes les actions d'un religieux, s'il les fait de son propre mouvement, non pour obéir à son supérieur. Je ne crois pas qu'il faille mettre ces observances, quoique bonnes en soi, au nombre des lis, c'est-à-dire des vertus; mais celui qui en produit de semblables, entendra du Prophète ces paroles : " Est ce là le service que je désire qu’on me rende, dit le Seigneur (Isa. LVIII, 3). " Et il ajoute : On trouve toujours de la volonté propre dans vos meilleures actions. La propre volonté est un grand mal, puisqu'elle est cause que le bien que vous faites vous est inutile. Il faut que toutes ces pratiques deviennent des lis, car celui qui paît parmi les lis ne goûte rien de ce qui est infecté de la propre volonté. Il est la souveraine sagesse qui atteint partout à cause de sa pureté, et qui ne souffre aucune corruption. L’Époux aime donc à paître parmi les lis, c'est-à-dire dans les coeurs purs et nets. Mais jusques à quand se repaîtra-t-i1 ? " Jusqu'à ce que le jour paraisse et que les ombres s'abaissent (Cant. II, 17). " Cet endroit est plein d'ombrages épais, n'entrons qu'en plein jour dans la forêt profonde de ce mystère caché. D'ailleurs, comme j'ai été un peu plus long qu'à l'ordinaire, le jour a baissé, tandis que c'est avec regret que nous quittons ces lis. Et je n'ai pas craint d'être long, parce que l'odeur de ces fleurs empêchait qu'on ne s'ennuyât. Il ne reste que fort peu de chose de ce verset; mais le peu qui reste est bien caché, comme toutes les autres choses de ce cantique. Mais celui qui révèle les mystères viendra, comme je crois, lorsque nous aurons commencé à frapper, et l'Époux de l'église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, ne fermera pas la bouche de ceux qui parlent de lui, car il a coutume, au contraire, d'ouvrir celles qui sont fermées, lui qui étant Dieu par dessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXII. Ce qu'il faut entendre par ces mots : le jour paraît et les ombres s'abaissent. Il y a différents jours selon les hommes. Les justes vivant dans la lumière jouissent d'un jour d'une parfaite clarté ; quant aux impies, comme ils sont plongés tout entiers dans des œuvres de ténèbres, ils n'ont qu'une nuit affreuse.

" 1. Mon bien aimé est à moi, et moi, à lui, et il paît parmi les lis, jusqu'à ce que le jour paraisse, (a) et que les ombres soient abaissées (Cant. II, 16). " Il me reste à vous expliquer la dernière partie de ce verset. Et je ne sais à laquelle des deux précédentes je dois la rapporter. Car je puis le faire indifféremment à l'une et à l'autre; puisque, soit que vous disiez : " Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui, jusqu'à ce que le jour paraisse et les ombres s'abaissent, " ou bien, en suivant l'ordre de la lettre : " Il paît parmi les lis jusqu'à ce que le jour paraisse, et les ombres s'abaissent, " l'un et l'autre sens sont fort bons. Il y a seulement cette différence que, si on rapporte ces mots, " jusqu'à ce que, " au premier membre, ils expriment que le jour est inclus ; et si on les joint avec le second, il faut entendre que c'est jusqu'au jour exclusivement. Car supposez que l'Époux cesse de paître parmi les lis lorsque le jour se lève, cessera-t-il aussi d'être à l'Épouse ou l'Épouse d'être à lui? A Dieu ne plaise. Ils continueront éternellement à être mutuellement l'un à l'autre, avec ce seul changement que leur union sera d'autant plus heureuse qu'elle sera plus forte, et d'autant plus forte qu'elle sera plus libre. Il faut donc entendre ces mots, " jusqu'à ce que, " comme saint Mathieu, lorsqu'il dit que Joseph ne connut point Marie, " jusqu'à ce qu'elle eût enfanté son premier né. " Car il ne la connut pas non plus après. Ou comme dans ce verset d'un psaume : " Nos yeux sont tournés vers le Seigneur notre Dieu, jusqu'à ce qu'il ait compassion de nous (Psal. CXII, 2). " Car nous ne les détournerons pas de lui, lorsqu'il commencera à avoir compassion de nous. Ou bien encore comme dans cette parole du Seigneur aux apôtres : " Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Matt. XXVIII, 20). " Car il ne cessera pas d'être avec eux après la fin du monde. Voilà donc comment il faut entendre ces mots, " jusqu'à ce que, " si vous les rapportez à ces paroles : " Mon bien-aimé est à moi, et moi, à lui. " Mais si vous aimez mieux les rapporter à ces autres : " Il paît parmi les lis, " il faudra les prendre dans un autre sens. Et alors il sera bien plus difficile de montrer comment l'Époux cesse de paître, lorsque le jour commence à souffler. Car si ce jour est celui de la résurrection, pourquoi ne se plaît-il pas davantage à paître parmi les lis en un temps où il y en a une grande abondance Y Voilà pour ce qui regarde les rapports des textes.

2. Considérez maintenant avec moi que si, après la fin du monde,

a Guerry loue saint Bernard à l'occasion de ce passage, comme la remarque en a été faits dans la préface de ce tome n. II.

l'Époux est dans un royaume qui brille de toutes parts, d'une infinité de beaux lis, et qu'il y jouisse de délices incomparables, on ne pourra pas dire néanmoins qu'il s'y repaisse comme il avait coutume de le faire auparavant. Car où y aura-t-il des pécheurs que Jésus-Christ puisse s'incorporer après les avoir mangés, pour ainsi dire, comme avec les dents d'une discipline austère, je veux dire avec les dents des afflictions de la chair, et de la contrition du coeur ? Le Verbe Époux n'exigera plus cette nourriture des actions de l'obéissance lorsque l'unique action sera d'être dans le repos, et lorsqu'on ne s'occupera qu'à contempler et à aimer. Il est vrai que la nourriture de ce Fils unique, est de faire la volonté de son Père, mais c'est ici, non dans le ciel, car comment la ferait-il, puisqu'elle est faite, et qu'il est constant qu'elle sera parfaite alors ? C'est en ce moment que les saints connaîtront clairement quelle est la volonté de Dieu, cette volonté sainte, juste et parfaite. Que reste-t-il à faire lorsque tout est parfait? Il ne reste plus qu'à jouir, non à faire quoique ce soit, à éprouver, non pas à travailler, à vivre de cette divine volonté, non pas à s'exercer à l'accomplir. N'est-ce pas elle que nous avons appris du Seigneur à demander avec instance qu'elle s'accomplisse dans le ciel et sur la terre (Matt. VI, 14), afin que lorsque nous serons dans le ciel nous n'ayons plus qu'à en recueillir le fruit? Le Verbe Époux n'aura pas besoin de la nourriture des bonnes oeuvres, parce qu'il faut que toute oeuvre cesse lorsque nous serons tous abondamment remplis de la sagesse. Car ceux qui agissent moins l'acquièrent, selon la parole du sage même (Eccli. XXXVIII, 25).

3. Mais voyons maintenant si ce que nous disons peut subsister avec le sens que nous avons donné, ainsi que quelques-uns l'ont fait, à ces paroles : " Se repaître parmi les lis;" c'est-à-dire se réjouir de la blancheur des vertus. Car nous n'avons point omis cette interprétation. Dirons-nous qu'alors il n'y aura point de vertus ou que l'Époux n'y prendra point plaisir. Ces deux pensées sont également extravagantes? Mais considérez s'il ne s'en réjouira point d'une autre manière, et si, au lieu qu'elles lui servent ici de nourriture, elles ne lui serviront point de breuvage. Durant cette vie, et dans ce corps mortel, il n'y a point de vertu si purifiée, et pour ainsi dire si clarifiée, qu'elle puisse servir de breuvage à l'Époux. Mais celui qui veut que tous les hommes soient sauvés, ferme les yeux sur beaucoup de choses, et ceux qu'il ne peut faire prendre comme breuvage, il a soin d'en tirer quelque chose d'agréable au goût, et de les préparer avec art et avec peine, pour s'en servir comme d'une nourriture. Il arrivera un jour que la vertu sera pure et claire, en sorte que, au lieu d'être pressée sous la dent et fatiguée par celui qui la mange, ou plutôt au lieu de le fatiguer, elle lui servira de boisson agréable, parce qu'elle ne sera plus une nourriture, mais un breuvage. C'est ce que le Seigneur nous promet dans l'Évangile, lors qu'il dit: " Je ne boirai point de ce fruit de la vigne, jusqu'à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père (Matt. XXVI, 29). " Il ne fait aucune mention de nourriture. Nous lisons aussi dans le Prophète qu'il " est comme un homme robuste, à qui le vin donne de nouvelles forces (Psal. LXXVII, 65). Il n'est point non plus parlé en cet endroit de nourriture. L'Épouse instruite de ce mystère, ayant trouvé et publié que son bien-aimé paît parmi les lis, établit donc un terme jusqu'où il daigne avoir cette bonté, ou plutôt elle reconnaît et déclare le terme déjà fixé en disant, " jusqu'à ce que le jour paraisse, et que les ombres s'abaissent. " Car elle sait bien qu'après cela il doit plutôt s'abreuver que se nourrir de vertus. C'est d'ailleurs parfaitement en rapport avec ce qui a lieu d'ordinaire, car on boit après qu'on a mangé; celui donc qui mange ici-bas, boira dans le ciel, et avec d'autant plus de plaisir qu'il le fera avec plus d'assurance, parce qu'alors il avalera aisément les choses que maintenant il coupe avec peine comme par morceaux, pour les avaler plus facilement.

4. voyons maintenant quel est ce jour, et quelles sont ces ombres dont parle l'Épouse, comment l'un souffle ou paraît, et les autres s'abaissent. Cette expression, "jusqu'à ce que le jour souffle " est remarquable, et même tout-à-fait particulière à ce lieu, parce que c'est le vent qui souffle, non le temps. L'homme respire l'air, les autres animaux le respirent aussi, et c'est cette- respiration continuelle qui les fait vivre. Et qu'est-ce que l'air, sinon du vent ? Le Saint-Esprit souffle aussi, et c'est de là qu'il tire son nom. Comment donc le jour souffle-t-il, puisqu'il n'est ni vent ni esprit animal ? Et encore l'Écriture ne dit pas, qu'il souffle, mais, ce qui emporte quelque chose de plus, " qu'il aspire. " Il n'est pas moins extraordinaire qu'elle dise, " que les ombres s'abaissent, " puisque lorsque cette lumière visible et corporelle ose lève, les ombres ne s'abaissent pas, mais se dissipent tout-à-fait. Il Saut donc chercher l'explication de ces choses hors du corps. Et si nous pouvons trouver un jour et des ombres spirituelles, peut-être alors entendrons-nous plus aisément ce que c'est que " l'aspiration " de l'un et " l'abaissement " des autres. Si on croit que c'est d'un jour corporel que le Prophète a dit: " un jour dans votre maison vaut mieux que mille ailleurs (Psa1. LXXXIII, 2), " je ne sais ce qu'on ne devra point entendre d'une manière corporelle. Il y a aussi un jour qui se prend -en mauvaise part et que les prophètes ont maudit (Job. III, 3 et Jer. XX, 14). Mais Dieu nous garde de croire que ce soit un de ceux que nous voyons des yeux du corps. C'est donc un jour spirituel.

5. Qui doute aussi que l'ombre qui environna Marie, lorsqu'elle conçut, ne soit spirituelle; ainsi que celle dont parle le Prophète quand il dit " Le Seigneur Christ est un esprit présent devant nous ; nous vivrons sous son ombre, parmi les nations (Thren. IV, 20)?" Je crois néanmoins qu'ici, les ombres désignent les puissances ennemies quine sont pas seulement des ombres et des ténèbres, mais que l'Apôtre appelle même " les princes des ténèbres d'ici-bas (Eph. VI, 12). " Elles désignent aussi, ceux d'entre nous qui leur sont attachés, et qui sont enfants de la nuit, non pas du jour ou de la lumière. Car lorsque le jour paraîtra, ces ombres ne seront pas entièrement anéanties; au lieu qu'à la présence du soleil sensible, les ombres corporelles ne disparaissent pas seulement, mais sont absolument détruites. Elles ne seront donc pas anéanties, mais elles seront plus misérables que si elles l'étaient. Elles subsisteront, mais abaissées et soumises : " il s'abaissera, " dit le Prophète en parlant sans doute du Prince des ténèbres, " et il tombera lorsque le règne des pauvres sera arrivé (Psal. IX, 40). " Sa nature ne sera donc pas anéantie, mais sa puissance lui sera ôtée; sa substance ne périra pas, mais le temps de la puissance des ténèbres passera. Ils sont précipités, afin qu'ils ne voient point la gloire de Dieu, et ils ne sont pas anéantis, afin qu'ils soient toujours brûlés. Les ombres ne seront elles pas abaissées, lorsqu'on fera descendre. les puissants de leurs trônes, et qu'ils deviendront le marchepied de Dieu? Ce qui doit arriver bientôt ; car la dernière heure est venue. La nuit a précédé et le jour approche (Rom. XIII, 12). Le jour aspirera et la nuit expirera. La nuit c'est le diable, la nuit c'est l'ange de Satan, quoiqu'il se transfigure en ange de lumière. La nuit c'est aussi l'Antéchrist, que le Seigneur tuera du souffle de sa bouche, et détruira par la lumière de son avènement. Le Seigneur ne sera-t-il pas un jour ? Oui, c'est un jour qui éclaire, et qui souffle en même temps, qui chasse les ombres par le souffle de sa bouche, et détruit les fantômes par la lumière de son avènement. Ou si vous aimez mieux entendre plus simplement cet " abaissement " des ombres, en ce sens que abaissé signifie anéanti, je ne m'y oppose pas; nous disons que les figures et les énigmes de l'Écriture sont des ombres, ainsi que les discours des sophistes, et leurs arguments subtils et captieux, qui couvrent la lumière de la vérité. Car nous ne connaissons qu'en partie (I Cor. XIII, 9), et ne devinons aussi qu'en partie. Mais lorsque le jour paraîtra, les ombres seront anéanties, parce que la plénitude de la lumière occupant tout, il ne pourra plus rester de ténèbres. " Car lorsque ce qui est parfait sera venu, ce qui est imparfait sera détruit (Ibid. 40).

6. Cela pourrait suffire si l'Écriture disait que le jour " souffle " non pas qu'il aspire. Mais je crois qu'il est nécessaire d'ajouter encore ici quelque chose, pour expliquer la raison de cette petite addition, et de la différence qu'elle produit. Car, pour vous parler en toute vérité, je suis persuadé qu'il n'y a rien d'inutile dans le texte précieux et sacré de l'Écriture, et que la moindre particule a sou sens particulier. Or, nous avons coutume de nous servir de ce mot, lorsque nous désirons passionnément quelque chose. Comme, par exemple, lorsque nous disons, un tel " aspire " à cet honneur, ou à cette dignité. Cette parole donc marque une merveilleuse abondance de l'Esprit-Saint, qui doit se manifester, lorsque non-seulement nos âmes mais nos corps même deviendront spirituels à leur manière, et que ceux qui en seront trouvés dignes seront enivrés de l'affluence des biens de la maison de Dieu, et abreuvés d'un torrent de délices.

7. Ou autrement encore. Le jour sanctifié a déjà éclairé les anges, on leur soufflant, comme un vent impétueux, les secrets ineffables de l'éternelle divinité. Car le Prophète dit que l'impétuosité du fleuve réjouit la cité de Dieu (Psal. XLXV, 5) ; mais la cité à laquelle il dit " Tous ceux qui demeureront en vous seront comblés de joie (Psal. LXXXVI, 7). " Mais lorsque ce jour aura soufflé pour nous qui habitons la terre, il ne sera pas seulement un jour " soufflant " mais un jour " aspirant, " parce qu'il nous recevra comme en ouvrant son sein. Ou bien. afin de reprendre les choses d'un peu plus haut, et de les traiter avec plus d'étendue, après que le Créateur eut formé l'homme du limon de la terre, l'histoire véridique rapporte qu'il " souffla sur sa face un souffle de vie (Gen. II, 7). " C'est pourquoi ce jour-là fut pour lui un jour " inspirant. " Mais une nuit maligne et envieuse se mêla artificieusement dans ce jour, en se revêtant d'une fausse lumière ; car en promettant à l'homme une lumière de science bien plus brillante que la sienne, par ce conseil pernicieux, elle remplit nos premiers parents de soudaines ténèbres, et d'une obscurité profonde et affreuse. Malheur ! malheur! ils ne connurent pas le piège qu'on leur tendait, ils marchèrent dans les ténèbres sans le savoir, et prirent les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres. Car la femme mangea du fruit que lui avait donné le serpent, et que Dieu lui avait défendu de manger, elle en donna à son mari, et un nouveau jour commença à luie pour eux. Car aussitôt leurs yeux furent ouverts (Gen. III, 7), et ce jour fut pour eux un jour conspirant qui détruisit le jour inspirant, et le remplaça par le jour expirant. En effet, la malice du serpent, les caresses de la femme, et la faiblesse de l'homme, conspirèrent ensemble contre le Seigneur et contre son Christ. Aussi le Seigneur et son Christ se disaient-ils l'un à l'autre : " Voilà Adam qui est devenu comme l'un de nous (Gen. III, 22), " parce qu'il avait acquiescé aux cajoleries des pécheurs, par une lâcheté qui leur faisait injure à tous deux.

8. Nous naissons tous dans ce jour. Nous portons en effet imprimé sur nous, le caractère de cette ancienne " conspiration, " car Eve vit encore dans notre chair, et le serpent s'efforce sans cesse par le moyen de la concupiscence que nous avons héritée d'elle, de nous faire consentir à la rébellion. C'est pourquoi, comme je l'ai dit, des saints de la loi ancienne ont maudit ce jour, et souhaité que la durée en fût abrégée, et qu'il fût bientôt changé en ténèbres, parce que c'est un jour de contention et de contradiction, où la chair ne cesse de s'élever contre l'esprit, et où la loi des membres est dans une continuelle révolte contre la loi de l'esprit. C'est pourquoi il est devenu un " jour expirant. " Car quel est l’homme qui vivra et ne verra point la mort. Qu'on dise, si l'on veut, que c'est un effet de la colère de Dieu, pour moi, je croirai toujours que c'est un effet de sa miséricorde, afin que les élus, pour qui il fait toutes choses, ne soient point si longtemps tourmentés par cite contradiction malheureuse. Car ils abhorrent et souffrent avec grand peine cette captivité honteuse et cette misérable contradiction.

9. Hâtons-nous donc de "respirer " de cette " conspiration " ancienne et criminelle, parce que les jours de l'homme sont courts. Que le jour "respirant " nous reçoive et nous éclaire, avant qu'une nuit pleine d'horreur nous enveloppe dans les ténèbres extérieures d'une obscurité éternelle. Demandez-nous en quoi consiste cette " réparation " ? C'est en ce que l'esprit commence à son tour à concevoir des désirs contraires à la chair. Mortifier les oeuvres de la chair, par l'esprit, c'est " respirer." La crucifier avec ses accès et ses concupiscences, c'est " respirer ". " Je châtie mon corps, dit l'Apôtre, et le réduis en servitude, de peur que lorsque j'aurai prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé (I Cor. IX, 17). " C'est là le cri d'un homme qui respirait, ou plutôt qui avait déjà respiré. " Allez-vous-en, et faites de même (Luc. X, 97), " afin de faire connaître que vous avez aussi respiré, afin que le jour " inspirant " nous éclaire de nouveau. La nuit de la mort ne prévaudra point sur ce jour renaissant, il luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point enveloppé. Cette lumière de vie ne se perdra pas même avec la vie, et celui qui mourra de la sorte pourra dire avec raison : " La nuit même est devenue, pour moi, un jour très-agréable." Et comment ne verrait-il point plus clair, lorsqu'il sera dégagé des nuages, ou plutôt de la corruption du corps ? Il sera délivré, n'en doutez pas, des liens du corps, libre parmi les morts, et clairvoyant parmi les aveugles. Car, comme autrefois, pendant que personne ne voyait clair dans l'Égypte, seul, le peuple d'Israël voyait au milieu des ténèbres, suivant ce que dit l'Écriture, " qu'il faisait jour partout où était le peuple d'Israël (Exod. X. 23), " de même les justes brilleront d'une vive lueur parmi les enfants des ténèbres, et, dans une terre couverte de l'ombre de la mort, ils verront d'autant plus clair qu'ils seront dégagés des ombres du corps. Car, pour ceux qui n'auront point respiré parce qu'ils n'ont point cherché la lumière du jour inspirant, et que le Soleil de justice ne s'est point levé sur eux, ils passeront de ces ténèbres en d'autres ténèbres encore plus épaisses, en sorte que ceux qui sont couverts de ténèbres le seront davantage, et que ceux qui voient verront encore mieux.

10. Ou peut fort bien appliquer, ce me semble, à ce propos, cette parole du Sauveur : " Que, à celui qui a quelque chose, on donnera des biens en abondance; et que à celui qui n'a rien, on ôtera même ce qu'il semble avoir (Luc. XIX. 26). " Oui, car à la mort, il sera donné une nouvelle lumière, à ceux qui voyaient déjà, et à ceux qui ne voient point, on ôtera même le peu qu'ils semblent avoir. Car, à proportion que ceux-ci voient. moins, ceux-là voient davantage, jusqu'à ce que les uns entrent dans une nuit " soupirante " et les autres dans le jour " aspirant ", qui sont les deux extrêmes ; un extrême aveuglement, et une suprême clarté. Alors il n'y aura plus rien à ôter à ceux qui seront absolument dénués de tout, ni à ajouter à ceux qui seront pleins de tout, si ce n'est que ces derniers espèrent recevoir encore quelque chose au delà de la plénitude, selon la promesse que le Sauveur leur a faite en disant : " On mettra dans votre sein une mesure bonne, pleine, entassée, et qui regorgera par dessus (Luc. VI. 78). " Ce qui regorge ne vous semble-t-il pas plus que ce qui est plein? Cette plénitude surabondante ne vous surprendra pas quand vous verrez qu'il est dit : " Dans l'éternité, et au delà (Exod. XX. 18). " Ce sera donc là le comble du jour " aspirant ". Il ajoute, dis-je encore, quelque chose à la plénitude " inspirée, à l'abondance du jour inspirant ", il augmente infiniment l'éclat de la gloire, et la fait rejaillir sur le corps même. Car c'est pour cela qu'il est appelé le jour aspirant , parce qu'il ajoute à " l'inspirant ". Ce que le Saint-Esprit a marqué par cette préposition à "aspirant ", parce que ceux que ce premier jour éclaire au dedans, celui-ci les orne au dehors, et les revêt d'une robe de gloire.

11. Je crois que cela suffit pour rendre raison de ce mot " aspirant ". Et si, voulez-vous que je vous le dise, le jour " aspirant " c'est le Sauveur que nous attendons, qui réformera notre corps vil et bas, en le rendant conforme à son corps glorieux (Phil. III. 21). Il est aussi le jour " inspirant ", parce qu'il nous fait respirer premièrement, dans la lumière qu'il " inspire ", afin que nous soyons aussi en lui un jour " inspirant ", en tant que notre âme intérieure se renouvelle de jour en jour, et dans l'esprit, en se rendant semblable à l'image de celui qui l'a créée, et devient ainsi jour de jour, et lumière de lumière. Il y a donc deux jours en nous, le jour " inspirant ", qui est la vie du corps, et le jour " respirant", qui est la sanctification de la grâce, et il en reste un troisième, le jour "aspirant ", qui nous éclairera par la gloire de la résurrection; il est manifeste que le grand mystère de bouté qui s'est accompli dans le chef, s'accomplira aussi dans les membres, selon ce témoignage du Prophète : " Il nous vivifiera après deux jours, il nous ressuscitera le troisième jour; nous vivrons en sa présence; nous serons intelligents, et nous le suivrons, afin de connaître le Seigneur (Osee. VI, 3). " C'est lui que les anges désirent contempler, l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé et béni par dessus tout dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXIII. Comment le Christ doit venir au jugement dans la forme humaine, afin de sembler doux aux élus. Comment il est moindre que les anges et plus élevé qu'eux.

1. " Revenez et soyez semblable, mon bien-aimé, à la chèvre et au faon de biche (Cant. II, 17). " Comment, il ne fait que de s'en aller, et vous le rappelez? Qu'est-il arrivé de nouveau en si peu de temps? Avez-vous oublié quelque chose? oui, sans doute l'Épouse a oublié tout ce qu'il n'est point, et s'est oubliée elle-même. Car, quoiqu'elle ne soit pas privée de raison, il semble néanmoins que pour le moment elle ne se possède pas. Et il ne parait point qu'elle conserve dans ses paroles cette pudeur qui brille si fort dans ses actions. C'est la violence de l'amour qui en est cause. C'est lui, dans son triomphe, qui impose silence à tout sentiment de pudeur, de bienséance et de retenue, et qui lui fait négliger le temps et les mesures convenables. Car, voyez, l'Époux est à peine parti d'auprès d'elle, qu'elle le conjure aussitôt de revenir. Elle le prie même de se hâter et de courir comme les bêtes des bois les plus agiles, comme la chèvre et le faon de la biche. Voilà pour ce qui concerne la suite de la lettre. Et c'est la part des Juifs (a).

2. Mais pour moi, comme je l'ai appris du Seigneur, je chercherai l'esprit et la vie dans le sens profond et mystérieux de cette parole sacrée, et c'est là ma portion, parce que je crois en Jésus-Christ. Pourquoi ne tirerais-je pas une nourriture agréable et salutaire de cette lettre stérile et insipide, comme je tire le grain de la paille, la noix de son enveloppe, la moëlle de l'os ? Je ne veux point m'en tenir à cette lettre qui ne sent que la chair, et qui donne la mort, mais ce qu'elle cache est du Saint-Esprit. L'Esprit parle un langage mystérieux, selon le témoignage de l'Apôtre (1. Cor. XIV, 2), mais Israël, au lieu du mystère qui est voilé, prend le voile qui couvre le mystère. Pourquoi cela ? sinon parce qu'il y 'a encore un voile sur son coeur. Ainsi le son de la lettre est pour lui, et le sens en est pour moi. Il trouve la mort dans la lettre, et je trouve la vie dans l'esprit. Car c'est l'esprit qui donne la vie, parce qu'il donne l'intelligence. L 'intelligence n'est-elle pas la vie? " Donnez-moi l'intelligence et je vivrai (Psal. CXVIII, 44), " dit le Prophète au Seigneur. L'intelligence ne demeure pas au dehors, n'est pas attachée à la surface, ne marche pas à tâtons comme un aveugle, mais pénètre au fond des choses, d'où elle tire souvent les trésors de la vérité, et dit avec le Prophète : " J'ai autant de joie d'avoir découvert vos paroles, qu'un homme qui a trouvé de riches dépouilles (Ibid. 162). " C'est ainsi crue le royaume de la vérité souffre violence, et il n'y a que ceux qui lui font violence qui le ravissent (Matth. II, 12). Mais ce frère aîné de l'Évangile (Luc XV, 25), qui revient du champ, est la figure du peuple ancien et grossier, qui ne travaille que pour un héritage terrestre, gémit sous le pesant fardeau de la loi, et porte le poids du jour et de la chaleur; ce frère aîné, dis-je, parce qu'il n'a point d'intelligence, demeure encore à présent dehors et ne veut pas entrer dans la maison du banquet bien que son père l'y convie, se privant ainsi lui-même encore aujourd'hui du concert de musique, et du veau gras. Malheureux, il refuse d'éprouver combien il est doux et agréable à des frères de demeurer ensemble. Que cela soit dit pour montrer la différence de la part de l'Église, et de celle de la Synagogue, et pour qu'on reconnaisse plus clairement l'aveuglement de l'une et la prudence de l'autre, et que la félicité de celle-ci paraisse davantage par la malheureuse folie de celle-là.

3. Examinons maintenant les paroles de l'Épouse, et tâchons d'exprimer tellement les chastes affections d'un saint amour, qu'il ne paraisse rien contre la raison, ni rien d'indécent dans ce discours sacré. Si nous

a Le Juif ne tient qu'au sens littéral et charnel, à l'écorce même du sens. C'est ce qui fait dire à saint Benard dans le nombre suivant: " le son de la lettre est pour le Juif et le sens de la lettre est pour moi. "

nous souvenons de l'heure où le Seigneur Jésus, qui est l'Epoux, passa de ce monde à son Père, et en même temps de l'état oit était l'Eglise, sa nouvelle Epouse, lorsque, comme une veuve désolée, elle se vit abandonnée de son unique espérance, je veux parler des apôtres, qui après avoir tout quitté l'avaient suivi, et étaient demeurés avec lui dans ses tentations; si, dis-je, nous pensons à ces choses, je crois que nous trouverons que ce n'est pas sans raison ni hors de propos qu'elle est si fort en peine de son retour, qu'elle s'attriste de son départ, surtout en se voyant ainsi seule et délaissée. L’amour qu'elle porte à son bien-aimé, et l'indigence où elle se trouve sont une double raison pour elle de l'avertir que, puisqu'elle ne peut lui persuader de ne point remonter au lieu où il était auparavant, il se hâte au moins d'accomplir la promesse de son retour. Car si elle désire et demande qu'il soit semblable aux bêtes les plus vites à la course, c'est une marque de la violence et de l'empressement de son désir, qui ne trouve rien d'assez prompt. N'est-ce pas ce qu'elle demande tous les jours lorsqu'elle dit dans sa prière : " Que notre règne arrive (Matth. VI, 10)? "

4. Je pense néanmoins qu'elle n'a pas seulement voulu marquer l'agilité, mais encore la faiblesse, celle dit sexe dans la chèvre, et celle de l'âge dans le faon. Elle veut donc, à ce queje crois, que, tout en revenant avec puissance, il ne paraisse pas néanmoins au jugement dernier dans la forme de Dieu, mais en celle où il est né, où il est né petit enfant pour nous, né seulement du sexe faible. Pourquoi cela? Afin que l'un et l'autre l'avertissent d'ètre doux envers les pécheurs au jour de sa colère, et de se souvenir au jugement de faire prévaloir la miséricorde sur la justice. Car s'il examine les péchés à la rigueur, je dis même ceux des élus, qui pourra subsister en sa présence (Psal. CXXIV, 3) ? Les astres ne sont pas purs devant lui, et il trouve des taches dans ses anges mêmes (Job. XXV). Ecoutez, en effet, ce qu'un saint, un élu dit à Dieu. " Vous m'avez remis la malice de mon péché, et tout juste priera pour ses péchés au temps favorable pour en obtenir le pardon (Mal. XXXI, 5). " Les saints même ont donc besoin de prier pour leurs péchés pour être sauvés par la miséricorde de Dieu, sans se confier en leur propre justice. Car tous ont péché, et ont besoin de la miséricorde. Afin donc que, lorsqu'il sera en colère, il se souvienne de sa miséricorde, l'Epouse le prie de paraître dans une forme qui le porte à faire miséricorde, c'est-à-dire dans celle dont parle l'Apôtre lorsqu'il dit : " Il a été trouvé semblable à un homme selon la forme extérieure (Philip. II, 7)."

5. Et certes il est bien nécessaire pour nous qu'il en soit de la sorte, car si, nonobstant ce tempérament, il doit y avoir tant d'équité dans ses arrêts, de sévérité dans ce juge, d'éclat dans sa majesté, et de changement dans la face de la nature, que, selon un Prophète, " On ne saurait seulement penser au jour de son avènement (Malac. III, 2); " que croyez-vous que ce serait, si ce feu consumant, qui est Dieu même, venait dans toute cette grandeur, cette force, et cet éclat de la divinité, pour faire voir sa puissance contre une feuille qui est le jouet du vent, et pour poursuivre une paille sèche? C'est un homme, dit le Prophète, et cependant qui pourra lever seulement les yeux sur lui? Qui pourra soutenir ses regards? Combien moins les hommes le pourraient-ils supporter, s'il se faisait voir à eux dans sa divinité toute pure, sans être revêtu de son humanité, et dans cet état où il est inaccessible par sa lumière, et par sa hauteur, et incompréhensible par sa majesté souveraine ? Mais maintenant, lorsque sa colère s'enflammera (Psal. II, 13). comme dit le Prophète, que l'humanité dont il sera couvert paraîtra agréable aux enfants de la grâce ! Ce sera pour eux l'affermissement de leur foi, la force de leur espérance, et l'accroissement de leur confiance, il exercera sa miséricorde envers les saints, et il regardera favorablement ses élus. Car Dieu le Père lui-même a donné au Fils la puissance de juger, non parce qu'il est son fils, mais parce qu'il est fils de l'homme. O vrai Père des miséricordes! Il veut que les hommes soient jugés par un homme, afin que, dans une si grande frayeur, et au milieu de tant de maux, la ressemblance d'une même nature donne de la confiance aux élus. Le Prophète David avait prédit cela autrefois, dans une prophétie faite en forme de prière. " O Dieu, dit-il, donnez au roi votre puissance de juger, et votre justice au fils du roi (Psal. LXXI, 2). " La promesse que les anges firent aux apôtres, après avoir emporté le Sauveur dans le ciel, ne s'éloigne pas de ce que dit David : " Ce Jésus qui vous a quittés pour monter au ciel, viendra de même que vous l'avez vu, lorsqu'il y est monté (Actus. I, 11), " c'est-à-dire dans cette même forme et substance corporelles.

6. On voit clairement par toutes ces choses, que l'Épouse a en elle un conseil divin, et qu'elle n'ignore pas le mystère de la volonté suprême; elle marque, par manière d'oraison et de prophétie, que la nature la plus infirme, ou plutôt la nature la moins excellente (car alors elle ne sera plus infirme) doit se montrer au jugement, en sorte que celui qui ébranle le ciel et la terre par sa vertu, s'armera de puissance contre les pécheurs, et néanmoins paraîtra doux et affable et comme désarmé aux élus. A quoi on peut ajouter encore, que, pour discerner les uns d'avec les autres, il aura besoin, non-seulement de l'agilité du faon de biche, mais encore des yeux clairvoyants de la chèvre, afin que, dans une si grande multitude, et dans un si grand bouleversement, il puisse reconnaître ceux sur lesquels il doit sauter spirituellement, et ceux qu'il doit passer, pour ne pas fouler aux pieds le juste au lieu de l'impie, lorsqu'il brisera les peuples dans sa colère. Car, pour les impies, il faut que la prophétie de David, ou plutôt la parole du Seigneur, qui parlait par Babouche, s'accomplisse : "Je les mettrai en poudre pour servir de jouet au vent, je les foulerai aux pieds, comme l'on foule la boue des places publiques (Psal. XVII, 43). " Et que cette autre parole d'un autre Prophète soit aussi accomplie, lorsque, retournant vers les anges, il dira : " Je les ai foulés aux pieds dans ma colère et dans ma fureur (lsa. LXIII, 3). "

7. Si quelqu'un croit qu'il vaut mieux entendre les paroles de l'Épouse en ce sens, que notre faon de biche passera les méchants, et sautera sur les bons, je le vaux bien, pourvu qu'il tombe d'accord qu'il règlera ses sauts, en sorte, qu'il fera une différence entre les bons et les méchants. Car je pense, si je m'en souviens bien, que c'est aussi le sens que j'ai donné dans un autre discours, où j'ai expliqué ce même verset (Serm. V, 4). Mais alors ce faon sautait, ou passait outre, selon la dispensation de la grâce qui est donnée aux uns, dans cette vie, et .refusée aux autres, par un juste mais secret jugement de Dieu. Mais ici c'est pour récompenser les mérites d'une dernière et différente manière. Et peut-être les dernières paroles de ce verset que j'avais presque oublié, favorisent-elles ce sens. Car, après avoir dit : "Soyez semblable, mon bien-aimé, à la chèvre et au faon de biche, elle ajoute : sur les montagnes de Béthel (Cant. II, 17). " Car il n'y a point de mauvaises montagnes dans la maison de Dieu, qui est ce que signifie Bethel. C'est pourquoi l'Époux, en sautant sur elles, ne les foule pas, mais les réjouit, et cette parole de l'Écriture se trouve accomplie : " Les montagnes et les collines chanteront des louanges en la présence de Dieu (Isa. LV, 12). " Il y a, en effet, des montagnes que, selon l'Évangile, la foi compare à un grain de moutarde, transporté d'un lieu à un autre; mais ce ne sont pas les montagnes de Béthel. Car la foi n'enlève pas ces dernières, elle les cultive.

8. Si les Principautés, les Puissances, et les autres troupes des esprits bienheureux, enfin, si toutes les vertus célestes sont les montagnes de Béthel, en sorte que nous entendions d'eux ce qui est dit : " Ses fondements sont dans les montagnes saintes, " ce faon de biche ne paraîtra point vil et méprisable, puisqu'il est élevé au dessus de si excellentes montagnes, il paraîtra " d'autant meilleur que les anges, qu'il a reçu en partage un nom beaucoup plus noble qu'eux, comme dit l'Apôtre (Heb. II, 4). Qu'il a été rendu un peu inférieur aux anges (Psal. VIII, 6); " cela n'empêche pas qu'il ne soit meilleur qu'eux, l'Apôtre et le Prophète ne se sont pas contredits, puisqu'ils étaient animés du même esprit. Car c'est par sa volonté, non par nécessité, qu'il a été inférieur aux anges. Eu sorte que, bien loin que cela diminue rien de sa bonté, au contraire cela l'augmente. Aussi, le Prophète ne dit pas, qu'il est moindre que les anges, mais qu'il a été rendu inférieur aux anges, relevant ainsi la grâce de sa miséricorde, sans faire tort à sa grandeur. Sa nature ne lui permettait pas d'être moindre que les anges, mais la cause de son abaissement au dessous d'eux, en est l'explication. Car il ne leur a été inférieur que parce qu'il l'a bien voulu. Il l'a été par sa volonté, et pour notre avantage, et ainsi cet abaissement n'est l'effet que de la compassion qu'il a eue pour nous. Il n'a donc rien perdu en s'humant, puisque sa clémence a gagné tout ce qu'il semblait que sa majesté eût perdu. L'Apôtre n'a pas passé sous silence ce grand mystère d'une bonté si extrême, lorsqu'il a dit : " Ce Jésus qui a été un peu abaissé au dessous des anges, nous le voyons, à cause de sa passion, couronné d'honneur et de gloire (Heb. II, 9). "

9. Que cela soit dit pour l'explication de la comparaison que l'Épouse fait de l'Époux avec un faon de biche, et pour faire voir qu'elle ne fait point injure à sa majesté. Que dis-je ! elle n'en fait pas même à son infirmité. Il est un faon de biche, il est un petit enfant. Il est semblable à une chèvre, comme étant né d'une femme, et néanmoins il est sur les montagnes de Béthel, il a été fait plus élevé que les Cieux (a) (Heb. VII, 26). " L'Apôtre ne dit pas qui est, ou qui subsiste plus élevé que les cieux, de peur qu'on ne s'imaginât qu'il voulût parler de la nature de celui qui est l'Être par excellence. Lors même qu'il le préfère aux anges, il ne dit pas qu'il est ont qu'il subsiste, mais "qu'il a été fait meilleur qu'eux (Heb. I, 4). " D'où il paraît que, non-seulement selon ce qu'il est de toute éternité, mais encore selon ce qu'il a été fait dans le temps, il est éminemment élevé au dessus de toutes Principautés et de toutes Puissances, et enfin au dessus de toutes créatures, comme le premier-né de toutes les créatures. Aussi, ce qui paraît folie en Dieu est plus sage que toute la sagesse des hommes, et ce qu'il y a de faible en lui est plus fort gîte toute leur force (I Cor. I, 25). C'est ce que dit l'Apôtre; mais, pour moi, je crois qu'on peut encore, sans se tromper, dire ja même chose à l'égard des anges. On peut donc appliquer ce passage à l'Église universelle.

10. Pour ce qui est d'une âme en particulier, car une âme petit être épouse, si elle aime Dieu avec douceur, avec sagesse et avec passion, tout homme spirituel peut remarquer en soi ce que sa propre expérience lui enseigne sur ce sujet. Pour moi, je ne craindrai point de vous déclarer ce que Dieu m'a fait la grâce d'en ressentir ; car, quoique cela puisse sembler vil et méprisable, je ne m'en soucie guère, attendu que celui qui est spirituel ne me méprisera point. Mais réservons ce sujet pour un autre discours. Peut-être y en aura-t-il qui seront édifiés de ce que l'époux de l'Église Jésus-Christ Notre-Seigneur m'inspirera sur les prières qui lui seront faites, lui qui étant Dieu et élevé au dessus tout, est béni dans les siècles des siècles Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXIV. Visites du Verbe époux à l'âme sainte; combien elles sont secrètes. C'est ce que saint Bernard fait connaître à ses auditeurs, pour leur édification, avec humilité et une sorte de pudeur.

1. " Revenez (Cant. II, 17), " dit-elle. Il reste manifeste que l'Époux n'est pas présent puisqu'elle le rappelle, et néanmoins il l'a été fort de peu temps auparavant, puisqu'il semble qu'elle le rappelle au moment où il s'en allait. Ce rappel qui parait si hors de propos est la

a Dans tous les manuscrits et dans les premières éditions des Oeuvres de saint Bernard, on lit la leçon que nous donnons ici: Horatius a lu " demeure. " On retrouve dans la sermon soixante-quinzième, le mot que nous traduisons ici par " qui est ", et que les éditeurs ont remplacé par le mot " qui s'asseoit. " Toutefois il est à remarquer que dans ce sermon soixante-treizième, on lit aussi un peu plus loin, " il demeura où il exista. "

marque de l'amour extrême de l'un et de la beauté aimable de l'autre. Oit sont ceux qui cultivent si fort l'amour, et qui sont si passionnés pour lui, qu'ils n'ont ni trêve ni paix dans sa poursuite? Je me souviens que je vous ai promis d'appliquer ce passage au Verbe et à l'âme; mais je confesse que pour le faire tant soit peu dignement, j'ai grand besoin du secours du Verbe lui-même. Et véritablement ce discours siérait mieux à nue personne qui aurait éprouvé plus que moi les secrets de l'amour divin et les posséderait plus à fond. :Mais je ne puis me dispenser de ce que je vous dois, et de satisfaire vos désirs. Je sais bien le danger où je m'engage, et je ne l'évite pas, parce que vous me contraignez à m'y engager. Vous m'obligerez, pour user des termes du Prophète, à entreprendre des choses qui sont grandes et placées infiniment au dessus de moi. Hélas ! je crains qu'on ne me dise : Pourquoi racontez-vous mes délitas, et pourquoi une bouche aussi impure que la vôtre parle-t-elle de mes mystères? Écoutez cependant un homme qui appréhende de parler, et qui ne saurait se taire. Peut-être cette appréhension même excusera-t-elle ma hardiesse , surtout si cela sert à votre édification ; et peut-être Dieu aura-t-il aussi égard aux larmes que. je verse. Revenez, dit l'Épouse. Elle avait raison. Il s'en allait, et elle le rappelle. Qui me découvrira la raison mystérieuse de ces changements? Qui me xpliquera dignement ce que c'est que ces allées et ces retours du Verbe ? Est-ce que l'Époux est inconstant ? D'où peut sortir et où peut aller ou retourner celui qui remplit tout ? Quel mouvement local peut avoir celui qui est Esprit ? ou quel mouvement peut-on attribuer à Dieu, à celui qui est absolument immuable?

2. Que celui qui peut comprendre ces choses les comprenne. Pour nous, marchant simplement et avec prudence néanmoins, dans l'exposition de ce discours mystique et sacré, suivons l'exemple de l'Écriture qui se sert de nos paroles pour exprimer la sagesse cachée dans ce mystère, et qui, pour figurer Dieu à nos esprits, nous l'insinue par les images des choses sensibles, nousprésentant ainsi un avantage précieux : je veux parler de ce qu'il y a d'inconnu et d'invisible en Dieu, dans des vases d'une matière de peu de valeur. Imitons-la, et disons que le Verbe de Dieu, qui est Dieu, et l'époux de l'âme, vient dans l'âme de la manière qu'il lui plait et la laisse ensuite, pourvu seulement que nous croyions que cela se fait par un sentiment intérieur de l'âme, non par un mouvement du Verbe. Par exemple, lorsqu'elle sent la grâce, elle reconnaît que le Verbe est présent; et lorsqu'elle ne la sent pas, elle se plaint de ce qu'il est absent, et demande qu'il revienne à elle, en disant avec le Prophète : " Toutes les affections de mon âme et vous cherchent, je chercherai, Seigneur, votre présence (Psal. XXVI. 8). " Et comment ne le chercherait-elle pas, puisque lorsque cet aimable Époux s'est retiré, elle ne saurait désirer autre chose que lui, ni penser à autre chose qu'à lui. Il ne lui reste donc que de le chercher avec soin quand il est absent, et de le rappeler quand il s'en va. C'est donc ainsi que le Verbe est rappelé, et il est rappelé par le désir de l'âme, mais de l'âme à qui il a eu la bonté de se faire goûter une fois. Le désir, n'est-ce pas une voix? Oui, c'en est une, et forte même. Car " le Seigneur ", dit le Prophète, " a exaucé le désir des pauvres (Psal. IX. 17). " Lors donc que l'Époux s'en va, le seul cri de l'âme, son seul et continu désir, sa seule et unique demande, c'est qu'il revienne.

3. Donnez-moi maintenant une âme que le Verbe. Époux ait coutume de visiter souvent, à qui la familiarité donne de la hardiesse, le goût de la faim, le mépris de toute choses du repos, et je ne ferai point difficulté de lui attribuer la voix et le nom d'Époux et de lui appliquer les paroles que nous expliquons maintenant. Telle est en effet celle dont il est question ici. Car elle témoigne assez, en rappelant l'Époux, qu'elle a mérité sa présence si-elle n'est pas digne encore de toute l'abondance de ses grâces. Autrement elle ne le rappellerait pas, mais elle l'appellerait; rappeler marque le retour, et peut-être ne s'est-il retiré que pour qu'elle le rappelât avec plus d'ardeur, et qu'elle l'embrassât plus étroitement. Car lorsqu'il feignait un jour de vouloir aller plus loin, il n'en avait point envie, en effet, mais il désirait s'entendre dire ces paroles : " Demeurez avec nous, Seigneur, car il est tard (Luc. XXIV. 39). " Et, une autre fois, lorsqu'il marchait sur la mer et que les Apôtres naviguaient et avaient beaucoup de peine à avancer, il fit semblant de vouloir passer outre, et cependant ce n'était pas son dessein, mais il voulait seulement éprouver leur foi et se faire prier. Car comme dit l'Évangeliste : " Ils furent troublés et crièrent, croyant que ce fût un fantôme (Marc. VI. 49). " Cette pieuse dissimulation, ou plutôt celte salutaire dispensation, dont le Verbe usa d'une manière corporelle, le même Verbe, qui est Esprit, continue à y avoir encore recours d'une façon spirituelle avec l'âme qui l'aime; quand il passe outre, il veut être retenu, et quand il s'en va, il veut être rappelé, car le Verbe, qui est la parole de Dieu, n'est pas irrévocable. Il va et revient selon son bon plaisir ; il visite l'âme dès le matin, comme dit le Prophète, et il l'éprouve aussitôt, en se retirant : s'il va dans l'âme, c'est un effet de sa grâce spontanée, et s'il y retourne, cela dépend absolument de sa volonté; mais il ne fait l'un et l'autre qu'avec un jugement dont il connaît seul la raison.

4. Toujours est-il, que ces vicissitudes du Verbe, qui s'en va et qui vient, se passent dans l'âme, ainsi qu'il le dit lui-même. " Je vais et je viens en vous (Joan. XIV. 20). " Et ailleurs : " Vous ne me verrez plus durant un peu de temps, et un peu après vous me verrez (Joan. XVI. 7). " O peu de temps et peu de temps ! O que ce peu de temps dure longtemps ! Mon doux Sauveur, comment pouvez-vous appeler court le temps que nous ne vous voyons pas? Je n'ai garde d'accuser la parole de mon Seigneur, mais le temps me semble long, excessivement long! L'un et l'autre est véritable. Il est court, si on considère nos mérites, agis il est bien long, si on regarde nos désirs. C'est dans ce sens que le Prophète dit : " S'il diffère à venir, attendez-le, car il viendra bientôt (Abac. II. 3). " Comment ne tardera-t-il point, s'il de l’heure quelque temps à venir, sinon parce qu'il viendra assez tôt, selon nos mérites, mais non pas selon nos voeux ? Or, l'âme qui aime est emportée par la ferveur de ses veaux, elle est entraînée par ses désirs, elle oublie son peu de mérite, elle n'a point d'yeux pour voir la majesté de son époux, et n'en a que pour les plaisirs dont elle souhaite jouir; ne regarde que sa grâce salutaire, et elle agit familièrement avec lui. Enfin, sans crainte et sans pudeur, elle rappelle le Verbe, et redemande avec confiance ses premières délices; elle ne le nomme pas son Seigneur, mais son bien-aimé, avec sa liberté habituelle. " Revenez, mon bien-aimé, dit-elle, et elle ajoute : Soyez semblable à la chèvre et au faon de biche sur les montagnes de Béthel " Mais nous expliquerons ces paroles plus tard.

5. Maintenant, souffrez mon indiscrétion. Je veux vous dire, parce que je vous l'ai promis, comment ces choses se passent en moi. Cela n'est pas à propos, je l'avoue, mais je me livre volontiers, pourvu que cela vous serve. Si vous en profitez, je me consolerai de mon peu de retenue, sinon j'avouerai ma folie. Je confesse, quoique ce soit pécher contre la modestie de vous le dire, que le verne m'a aussi visité et qu'il l'a fait même plusieurs fois. Mais quoiqu'il soit entré souvent en moi, je ne m'en suis pas néanmoins aperçu. J'ai senti qu'il y était, je me souviens qu'il y a été, j'ai pu même quelquefois pressentir son entrée, mais je ne l'ai jamais sentie, non plus que sa sortie. Car d'où venait-il quand il vint dans mon âme, et d'où s'en est-il allé lorsqu'il l'a quittée, par où est-il entré, ou sorti? c'est ce que je confesse ignorer maintenant, selon cette parole : " Vous ne savez d'où il vient, ni où il va (Joan. III, 8). " Et il ne faut pas s'en étonner, puisque c'est à lui qu'un prophète a dit autrefois: " Et l'on ne connaîtra point la trace de vos pas. " Il est hors de doute qu'il n'est entré ni par mes yeux; car il n'est pas coloré, ni par mes oreilles, car il n'est pas un son, ni par mon nez, car il ne se mêle pas avec l'air, mais avec l'âme, et ne l'affecte pas, mais la fait; ni par mon gosier, car il ne se mange ni ne se boit. Je ne l'ai point non plus reconnu au toucher, car il n'est pas palpable. Par où donc est-il entré ? Car il n'est pas venu du dehors, puisqu'il n'est aucune des choses qui paraissent au dehors. Cependant il n'est pas venu du dedans de moi, car c'est un bien et le bien n'habite point en moi, je le sais. Je suis aussi monté au dessus de moi, et j'ai trouvé que le Verbe est encore plus haut. Ma curiosité me l'a fait chercher au dessous de moi, et j'ai trouvé pareillement qu'il est encore plus bas. J'ai regardé hors de moi, et j'ai reconnu qu'il est encore au delà de ce qui est hors de moi; et enfin je l'ai cherché au dedans de moi, et j'ai vu qu'il m'est plus intérieur que moi-même. Et alors j'ai reconnu la vérité de cette parole : " Nous vivons, nous nous mouvons, et nous subsistons en lui (Act. XVII, 28). " Mais heureux celui en qui il est, qui vit pour lui, qui est mu par lui.

6. Vous demandez sans doute comment donc j'ai pu reconnaître qu'il était présent, puisque ses voies sont si incompréhensibles; mais il est vif et efficace, et aussitôt qu'il est venu en moi, il a réveillé mon âme qui dormait, il a remué, amolli, et blessé mon coeur, qui était dur comme la pierre et malade. Il s'est mis aussi à arracher, à détruire, à édifier, et à planter, à arroser ce qui,était sec, à éclairer ce qui était ténébreux, à ouvrir ce qui était serré, à enflammer ce qui était froid, à redresser ce qui était tortu, et à aplanir ce qui était rude et raboteux. en sorte que mon âme bénissait le Seigneur, et tout ce qui est en moi glorifiait son saint nom. C'est donc ainsi que le Verbe époux, en entrant quelquefois en moi, ne m'a fait connaître son entrée par aucune marque, ni par la voix, ni par la figure, ni par la démarche. Enfin je ne l'ai connu par aucun mouvement de sa part, je n'ai aperçu par aucun de mes sens, qu'il se fût glissé dans le fond de mon âme. J'ai seulement reconnu sa présence par le mouvement de mon coeur, comme je l'ai déjà dit, j'ai remarqué la puissance de sa vertu par la fuite des vices, et par l'amortissement des passions qu'elle opérait en moi. J'ai admiré la profondeur de sa sagesse dans la discussion et la réprobation de mes fautes secrètes, j'ai éprouvé sa bonté et sa miséricorde par un amendement de ma vie, j'ai découvert, en quelque sorte sa beauté infinie par le renouvellement et la réformation de mon esprit, c'est-à-dire de mon homme intérieur: en regardant toutes ces choses ensemble, j'ai été surpris d'étonnement de sa grandeur incompréhensible.

7. Mais comme toutes ces choses, lorsque le Verbe se retire, commencent aussitôt à languir et à se refroidir, de même que si on ôte le feu de dessous un vase qui bout, et que c'est là la marque de sa retraite, mon âme est abattue de tristesse, jusqu'à ce qu'il revienne ; mais quand mon cœur se réchauffe en moi, ce m'est un témoignage de son retour. Après avoir ressenti par expérience le bonheur de posséder le Verbe, faut-il s'étonner si je me sers aussi de la voix de l'Epouse pour le rappeler lorsqu'il s'est absenté, puisque je suis touché d'un désir non pas tout-à-fait pareil, mais du moins en partie semblable au sien ? Tant que je vivrai j'userai familièrement de cette voix, et pour rappeler le Verbe je me servirai du verbe du rappel qui est le mot revenez ; et toutes les fois qu'il s'éloignera de moi, je le rappellerai et ne cesserai de crier par les désirs ardents de mon coeur, qu'il revienne, qu'il me rende la joie de sa grâce salutaire, qu'il se rende à moi. Je vous l'avoue, mes chers enfants, je ne prends plaisir à rien jusqu'à ce que celui qui fait seul tout mon plaisir soit de retour. Et je le prie de ne plus revenir vide, mais "plein de grâce et de vérité, " selon son ordinaire, et comme il l'a fait hier et avant-hier. En quoi il me semble qu'il a beaucoup de rapports avec la chèvre et avec; le faon de biche, la vérité ayant des yeux aussi perçants que ceux de la chèvre, et la grâce ayant la gaieté du faon de biche.

8. L'une et l'autre choses une sont nécessaires, la vérité afin que je ne puisse me cacher devant elle, et la grâce afin que je ne le veuille pas. Si l'une n'est accompagnée de l'autre, la visite de l'Époux sera imparfaite. Car la sévérité de la première est pénible sans la gaieté de la seconde, et la gaieté de la seconde semble un peu trop libre sans la gravité de la première. La vérité est amère, si elle n'est assaisonnée de la grâce; et la ferveur de la dévotion est quelquefois un peu légère, immodérée et trop libre, si elle n'est retenue comme par le frein de la vérité. Combien y en a-t-il à qui il n'a servi de rien d'avoir reçu la grâce, parce qu'ils n'ont pas reçu en même temps le tempérament que la vérité apporte? Ils ont eu trop de complaisance en la grâce; ils n'ont point appréhendé les regards de la vérité, ils n'ont point imité la gravité. de la chèvre, mais seulement la légèreté et la gaieté du faon de biche. Aussi ont-ils perdu cette grâce dont ils voulaient se réjouir en particulier ; on aurait pu leur dire, mais un peu tard, d'apprendre à servir " Dieu avec crainte , et à se réjouir en lui avec tremblement, (Psal. II, 11). " Car l'âme sainte qui avait dit dans son abondance : " Je ne serai jamais ébranlée (Psal. XXIX, 7), " a senti soudain que le Verbe a détourné sa face d'elle, et a appris par cette affliction, qu'avec la piété et le zèle qu'elle avait reçus, elle avait encore besoin du poids de la vérité. La plénitude de la grâce ne consiste donc ni en la grâce seule, ni en la seule vérité. Que vous sert-il de savoir ce que vous devez faire, si Dieu ne vous donne pas la grâce de le vouloir? Et que vous sert-il de le vouloir, si vous ne le pouvez pas? Combien n'en ai-je pas vus qui étaient devenus plus tristes après avoir connu la vérité? et cela parce qu'ils ne pouvaient plus désormais s'excuser sur leur ignorance, puisqu'ils savaient ce que la vérité demandait d'eux, et ne le faisaient pas.

9. Puisqu'il en est ainsi, l'une ne suffit pas sans l'autre ; c'est trop peu dire, il n'est pas même avantageux de recevoir l'une sans l'autre. Qui nous l'apprend? C'est l'Apôtre en disant : " Celui qui sait le bien et ne le fait pas commet un double péché. Et encore: Le serviteur qui sait la volonté de son maître, et n'agit pas.,conformément à cette connaissance, sera beaucoup plus battu (Luc. XII, 47). " Voilà pour la vérité, et voici pour ce qui regarde la grâce. Il est écrit : " Et après qu'il eut avalé le morceau que lui donna le Sauveur, Satan entra en lui (Joan. XIII, 27). " L'Évangéliste parle de Judas qui reçut le don de la grâce, mais parce qu'il ne marchait pas dans la vérité et la sincérité avec le maître de la vérité, ou plutôt avec la vérité qui devait lui servir de maître, il donna entrée en lui au démon. Écoutez encore : "Il les a nourris du plus pur froment, et les a rassasiés du miel sorti de la pierre (Mal. LXXX, 17). " Qui sont ceux-là? "Les ennemis du Seigneur, ajoute le Prophète, ont menti contre lui. " Ceux qu'il a nourris de miel et de froment ont menti contre lui et sont devenus ses ennemis, parce qu'ils n'ont pas joint la vérité à la grâce. Il est dit encore ailleurs à leur sujet : " Des enfants étrangers ont vieilli dans leurs crimes, ont boité dans leurs voies (Psal. VII, 46). " Et comment n'auraient-ils pas boité puisqu'ils ne marchaient que sur un pied, car ils ne se soutenaient que sur le pied de la grâce, auquel ils ne joignaient point la vérité. Leur supplice sera donc éternel comme celui de leur prince, qui n'est pas lui-même demeuré ferme dans la vérité, mais qui a été menteur dès le commencement. Et c'est pourquoi on lui a dit : "Tu as perdu ta sagesse par ta beauté (Ezech. XXVIII, 7). " Je ne veux point d'une beauté qui me fasse perdre la sagesse.

10. Demandez-vous quelle est cette beauté si nuisible et si dangereuse? C'est la vôtres Peut-être ne m'entendez-vous pas encore. Écoutez donc,je vais parler en termes plus intelligibles. C'est la beauté qui vous est propre. Ne blâmons point le don de Dieu, mais le mauvais usage qu'on en fait. Car, si vous y prenez garde, il n'est pas dit que Lucifer ait perdu la sagesse par la beauté, mais " par sa beauté. " Or la beauté de l'âme, si je ne me trompe, aussi bien que celle de l'ange, c'est la sagesse. Car que sont-ils l'un et l'autre sans la sagesse, sinon une matière informe ? La sagesse n'est donc pas seulement sa forme, elle est aussi sa beauté; Mais il l'a perdue, lorsqu'il se l'est appropriée, en sorte que lorsqu'on dit, qu'il a perdu la sagesse par sa beauté, cela veut dire qu'il a perdu la sagesse par sa propre sagesse, C'est parce qu'il se l'est appropriée qu'il l'a perdue. Il n'a perdu la sagesse que parce qu'il s'est estimé sage, n'a pas donné la gloire à Dieu, n'a pas rendu grâce pour grâce, ne l'a pas possédée selon la vérité, ruais en a abusé selon sa propre volonté voilà pourquoi il l'a perdue ou plutôt voilà ce qui l'a perdu. Car, posséder la sagesse de cette sorte, c'est la perdre. "Si Abraham, dit l'Apôtre, a été justifié par les oeuvres, il a eu de la gloire, mais non pas en Dieu (Rom. VI, 2). " Ainsi en est-il de moi, je ne suis,point en sûreté, car je perds tout ce que je ne possède point en lui. En effet,qu'y a-t-il qui soit plus perdu que ce qui est hors de Dieu? Qu'est-ce que la mort, sinon la privation de la vie ? Qu'est-ce que la perte du vrai bien, sinon la séparation d'avec Dieu ? Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux, et qui vous estimez prudents à votre jugement. C'est de vous qu'il est dit : " Je perdrai la sagesse des sages, et la prudence des prudents (Cor. I, 19). " Ils ont perdu la sagesse, parce que leur sagesse les a perdus. Que n'ont point perdu ceux qui se sont perdus eux-mêmes ? Or ceux que le Seigneur ne connaît point, ne sont-ils point perdus?

11. En effet, les vierges folles qui ne sont folles, je pense, que parce que se croyant sages, elles sont devenues folles; ces vierges, dis-je, entendront cette parole terrible : " Je ne vous connais point (Matth. XXV, 12). " De même ceux qui tirent un sujet de gloire de la grâce des miracles entendront aussi la même parole : je ne vous connais pas. En sorte que l'on voit clairement, par tout ce que nous avons dit, que la grâce nuit plutôt qu'elle ne sert, lorsqu'elle n'est point accompagnée de la vérité. L'Époux possède évidemment l'une et l'autre, puisque saint Jean-Baptiste dit : " Que la grâce et la vérité ont été bornées par Jésus-Christ." Si donc mon Seigneur Jésus, qui est le Verbe de Dieu et l'époux de l'âme, frappe à ma porte n'ayant que l'une des deux, il n'entrera pas comme époux, mais comme juge; mais à Dieu ne plaise que cela arrive, à Dieu ne plaise qu'il entre en jugement avec son serviteur. Qu'il entre pacifique, qu'il entre gai et joyeux, et néanmoins qu'il soit sérieux et grave, afin que, par le visage sévère de la vérité, il réprime ce qu'il y a de trop emporté en moi, et tempère l'excès de ma joie. Qu'il entre en sautant comme un faon de biche, mais qu'il ait la circonspection de la chèvre, qu'il passe par dessus mes péchés, en faisant comme s'il ne les voyait pas, et qu'il regarde avec compassion la peine que je mérite. Qu'il entre comme s'il descendait des montagnes de Béthel, plein d'allégresse et de magnificence, et comme s'il sortait du sein de son Père, plein de douceur et de bonté, afin qu'il ne dédaigne pas d'être appelé et de devenir l'époux de l'âme qui le cherche, lui qui étant Dieu, est élevé par dessus tout, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 

SERMON LXXV. Il faut chercher l'Époux dans le temps, de la manière et dans le lieu qu'il convient; c'est maintenant le temps favorable pendant lequel chacun de nous peut trouver le Seigneur pour soi et opérer son salut.

1. " J'ai cherché toutes les nuits, dans mon petit lit, celui qu'aime mon âme. (Cant. III. 1). " L'Époux n'est point revenu à la voix et selon les désirs de celle qui l'a appelé. Pourquoi ? Afin que son désir augmente, pour éprouver son affection, et enflammer davantage son amour. Ce n'est donc qu'un effet de la dissimulation de l'Époux, non de son indignation. Mais puisqu'il n'a pas voulu venir quand on l'a appelé, il ne reste plus qu'à le chercher, pour voir si on pourra le trouver, puisque le Seigneur dit que " quiconque cherche, trouve (Matt. VII. 8). " Or, voici les paroles dont elle s'est servie, pour le rappeler : " Revenez, soyez semblable, mon bien-aimé, à la chèvre et au faon de biche ". L'Époux n'étant point revenu à cette voix, pour les raisons que nous avons dites, l'Épouse, qui l'aime passionnément, se sent embrassée d'un plus violent désir encore, et s'applique à le chercher avec une ardeur extraordinaire. D'abord, elle cherche dans son petit lit, mais ne l'y trouvant point, elle se lève, fait le tour de la ville, va et vient, dans les places publiques, dans les carrefours, et son époux ne se présente point à elle et ne parait point. Elle interroge tous ceux qu'elle rencontre, et elle n'en apprend rien de certain. Elle ne le cherche pas dans une seule rue, ou pendant une seule nuit, puisqu'elle dit : Je l’ai cherché durant toutes les nuits. Quel désir, quelle ardeur font qu'elle se lève la nuit, qu'elle n'a point de honte de paraître en ce temps, qu'elle court toute la ville, interroge hardiment tous ceux qu'elle rencontre, et ne peut être détournée de le chercher par aucune raison, ni empêchée par aucune difficulté, ni retenue par l'amour du repos et du sommeil, par la pudeur d'une épouse, par les craintes et les frayeurs de la nuit? Et cependant, nonobstant cela, ses désirs ne sont point encore accomplis à cette heure. Pourquoi? Que veut dire un refus si long et si opiniâtre, qui nourrit les ennuis, fomente les soupçons, allume l'impatience, irrite l'amour, et cause le désespoir ? Certes, si c'est encore une dissimulation de l'Époux, cette dissimulation est bien pénible.

2. Je veux qu'elle ait été utile et salutaire, lorsque l'Épouse ne faisait encore que l'appeler ou le rappeler. Mais, maintenant qu'elle le cherche de cette manière; à quoi bon dissimuler plus longtemps ? S'il s'agit ici d'époux charnel, et d'amours déshonnêtes, comme il semble que la lettre y porte à première vue, et si de semblables choses arrivent parmi eux, je ne m'en mets pas en peine, c'est leur affaire.. Mais s'il faut que je réponde et que je satisfasse, selon mon peu de capacité, aux âmes qui cherchent Dieu; je dois tirer de l'Écriture sainte, qui est leur nourriture, quelque chose de nourrissant et de spirituel, afin que les pauvres mangent, et soient rassasiés, et que leurs coeurs trouvent la vie. Or, quelle est la vie des coeurs, sinon mon Seigneur Jésus-Christ, dont an grand Apôtre, qui vivait de lui, disait : " Lorsque Jésus-Christ, votre vie, paraîtra, alors vous paraîtrez aussi dans sa gloire (Coloss. III. 4). " Qu'il vienne donc lui-même, au milieu de nous, afin qu'on puisse dire aussi de nous avec vérité : " Celui que vous ne connaissez pas est assis au milieu de vous (Juan. r. 26). " Quoique je ne voie pas comment l'Époux, qui est esprit, peut n'être pas connu (les personnes spirituelles, je dis de celles qui ont fait tant de progrès dans la vie des esprits, qu'elles peuvent dira avec un Prophète : "Le Seigneur Jésus-Christ est un esprit présent devant nous (Thren. VII. 20), " et avec l'Apôtre : " Connaître Jésus-Christ selon la chair, ce n'est pas le connaître (II Cor. V. 16). " N'est-ce pas lui que l'Épouse cherchait ? Il est maintenant un époux aimant et aimable. Oui, dis-je, il est vraiment époux comme sa chair est vraiment viande, et sou sang vraiment breuvage; tout ce qui est de lui étant vrai comme lui, qui est la vérité même.

3. Mais d'où vient que cet époux ne se trouve point quand on le cherche, surtout quand on le cherche avec tant d'ardeur et de vigilance, tantôt dans le lit, tantôt, dans la ville, ou même dans les places publiques et dans les rues ? N'a-t-il pas dit lui-même : " Cherchez et vous trouverez. Et, celui qui cherche trouve (Matth. VII)? " Le prophète Jérémie a dit de même en s'adressant à lui . " Que vous êtes bon, Seigneur, l'âme qui vous cherche (Tren. III. 25). " Et le prophète Isaïe : " Cherchez le Seigneur, pendant qu'on le peut trouver (Isa. LV. 6). " Comment donc les Ecritures seront-elles accomplies ? Car celle qui cherche l'Époux ici n'est pas de celles à qui lui-même a dit : " Vous me chercherez et ne me trouverez point (Joran. VII, 34). " Ecoutez trois raisons qui se présentent à moi, pour lesquelles ceux qui le cherchent ordinairement ne le trouvent pas : cela arrive, ou parce qu'ils ne le cherchent pas dans le temps qu'il faut, ou parce qu'ils ne, le cherchent pas comme il faut, ou parce qu'ils ne le cherchent pas où il faut. En effet, si tout temps est propre pour le chercher, pourquoi le Prophète dit-il " Cherchez le Seigneur, pendant qu'on peut le trouver (Isa. LV. 7) ? " Il faut donc qu'il y ait un temps où on ne puisse pas le trouver. Et c'est pourquoi il a dit encore : " Invoquez-le pendant qu'il est proche; " c'est parce qu'il arrivera un temps où il ne le sera pas. Et cependant qui ne le cherchera point alors? " Tout le monde, dit-il, pliera le genou devant moi (Isa. XXXXV. 24)." Et néanmoins les impies ne le trouveront point, parce que les anges vengeurs les empêcheront de le trouver, et les chasseront de peur qu'ils ne voient, la gloire de Dieu. Les vierges folles crieront aussi, mais en vain (Math. XXV. 10), et il ne sortira point vers elles, parce que la porte sera fermée. Qu'elles prennent donc pour elles ce que dit le Sauveur : " Vous me chercherez et ne me trouverez point (Juan. VII. 34). "

4. Mais maintenant c'est le temps favorable, c'est le temps du salut (2 Cor. VI, 2); c'est le temps de chercher et d’invoquer l'Époux, puisque souvent, même avant qu'on l'appelle, on sent qu'il est présent. Car écoutez ce qu'il promet : " Avant, dit-il, que vous m'invoquiez, je dirai : nie voici présent (Isa. LXV, 24). " Le psalmiste n'a pas ignoré non plus que c'est maintenant le temps propre et favorable, puisqu'il a dit : " Le Seigneur a exaucé. les désirs des pauvres; votre oreille, mon Dieu, a entendu les cris de leur coeur (Psal. IX, 17). " Si nous cherchons Dieu par les bonnes œuvres, il faut que nous fassions du bien à tout le monde, pendant que nous eu avons le temps (Gal. VI, 10), d'autant plus que le Seigneur a dit que la nuit vient où personne ne pourra plus rien faire (Joan. IX, 4). Pensez-vous trouver dans les siècles à venir un autre temps pour chercher Dieu, et pour faire de bonnes oeuvres, que celui que Dieu même vous a donné pour cela, et dans lequel il se souviendra de vous ? Ce temps est le jour du salut, parce que c'est le temps où celui qui est notre Dieu et notre roi avant tous les siècles, a opéré le salut au milieu de la terre (Psal. LXXIV, 12).

5. Après cela, attendez au milieu des enfers, (a) le salut qui s'est déjà opéré au milieu de la terre. Quel est ce pardon chimérique que vous espérez au milieu des feux éternels, lorsque le temps de faire grâce sera passé ? Vous ne pourrez plus offrir de victime pour vos péchés, lorsque vous serez mort dans vos péchés. Le lits de Dieu ne sera point crucifié de nouveau. Il est mort une fois, et il ne mourra plus (Rom. VI, 9). Le sang qui a été répand;i sur la terre ne descendrai point dans les enfers. Tous les pécheurs de la terre en ont bu. Les démons n'en pourront réclamer leur part pour éteindre les flammes qui les dévorent, et les hommes qui seront les compagnons de leur misère ne le pourront pas non plus. L'âme, non le sang de Jésus-Christ, est descendue une fois en ce lieu; et c'est là le partage de ceux qui étaient dans cette prison, c'est la seule visite qu'ils reçurent de lui, de sou âme; pendant que son corps inanimé était sur la terre, son sang a arrosé la terre, l'a trempée et enivrée ; son sang a rétabli la paix entre la terre et le ciel; ruais l'enfer n'a point eu de part à cette réconciliation. L'âme du Sauveur, comme je l'ai dit, y est descendue seulement une fois, et y a opéré la rédemption en partie, afin qu'il ne fût pas un moment sans faire des oeuvres de charité (b), mais il n'y retournera plus. C'est donc

a Saint Bernard semble avoir ici Origène en vue, ou du moins une erreur qui lui est attribuée, de même que nous l'avons vu s'élever contre d'autres erreurs de cet écrivain ecclésiastique dans le trente-quatrième de ses sermons divers, et dans le cinquante-quatrième sermon sur le Cantique, n. 3. On peut consulter encore sur ce sujet Ambroise Autpert, livre X. sur l'Apocalypse, à ce verset " rien de souillé n'y entrera, où il réfute la même erreur que saint Bernard.

a Telle osa la version donnée par la plupart des manuscrits et des premières éditions des oeuvres de saint Bernard. C'est à peine si quelques-uns ont lu " piété " au lieu de " charité. " Morstius a lu au pluriel, " afin que les oeuvres de charité ne manquassent jamais. " Mais dans cet endroit la pensée de saint Bernard n'était pas, comme Horatius l'a cru, ainsi qu'on le voit par ses notes, que plusieurs damnés avaient été délivrés de l'enfer par les mérites de Jésus-Christ, mass seulement que les saints de l'ancien testament avaient été tirés des limbes que notre saint docteur place " dans l'enfer même, " comme, on le voit par son premier sermon pour le jour de Pâques, n. 5, ou il l'appelle " la prison d'enfer ; " et dans son quatrième sermon pour le jour de la Toussaint, n. 1, où, en voulant expliquer ce qu'on entend par le sein d'Abraham, il dit qu'avant la venue du Christ, l'entrée du ciel n'était ouverte à aucun "juste, " et que Dieu leur avait assigné " dans l’enfer même un lieu de repos et de rafraîchissement, " tel pourtant qu'il y avait un grand chaos entre eux et les âmes des damnés. Car. dit-il, bien que ces deux sortes d'âmes fussent dans les ténèbres, elles n'étaient pas également dans la peine. En descendant dans ce lieu, le Sauveur en brisa la porte d'airain, en rompit les gonds de fer, et après en avoir fait sortir tous ceux qui étaient dans ce séjour comme dans une prison, etc. Ce passage explique à merveille la pensée de notre Saint, dans le passage qui nous occupe en se moment.

maintenant le temps favorable et propre pour le chercher, le temps où. celui qui le cherche le trouve, si néanmoins il cherche où, et comme il faut le chercher. Car une des choses qui peuvent empêcher que ceux qui cherchent l'Époux ne le trouvent, c'est lorsqu'ils ne le cherchent pas dans le temps convenable. Mais elle n'empêche pas l'Épouse, parce qu'elle ne l'invoque et ne le cherche jamais que dans le temps qu'il faut. Elle ne le cherche pas non plus avec tiédeur et avec négligence, ou par manière d'acquit, mais elle le cherche avec un coeur ardent et un zèle infatigable, comme il convient qu'elle le fasse.

6. Il ne reste que la troisième, qui est lorsqu'on le cherche où il ne faut pas le chercher. " J'ai cherché dans mon petit lit, dit-elle, celui qu'aime mon âme (Cant. III, 1). " Peut-être ne devrait-elle pas le chercher dans son petit lit, lui pour qui la terre entière est trop petite, mais dans son lit. Néanmoins ce petit lit ne me déplaît pas, parce que je sais que l'Époux s'est fait petit enfant. Car un petit enfant nous est né (Isa. IX, 6), dit le Prophète, c'est à Sien à se réjouir de ce que le saint d Israël parait dans son enceinte avec toute sa gloire et sa grandeur (Isa. XII, 6). Mais le même Seigneur, qui est grand dans Sion, est petit parmi nous, il est infirme, il est faible, et a besoin de se coucher, et de se coucher dans un petit lit. Ce petit lit n'est-ce pas son tombeau? Ce petit lit n'est-ce pas sa crèche ? N'est-ce pas le sein de la Vierge ? Car le sein adorable de son Père n'est pas un petit lit, mais un lit très grand, dont il parle quand il dit à son Fils : " Je vous ai engendré dans mon sein avant l'étoile du jour (Psal. CIX, 3) " Quoique, après tout, ce serait peut-être une pensée plus digne de sa majesté de dire, que le sein du Père n'est pas un lit, puisqu'il y est, non comme infirme dans son lit, mais comme sur son trône. Car dans le Père, il gouverne toutes choses avec le Père. Enfin la foi ne nous enseigne pas qu'il est couché, mais qu'il est assis à la droite de son Père, et lui-même dit que le ciel est son trône (Isa. LXVI, 1), non son lit, afin de nous apprendre que parmi les siens, c'est-à-dire parmi les bienheureux, il n'a pas les soulagements de l'infirmité humaine, mais des marques de la puissance.

7. C'est donc avec beaucoup de raison que l'Épouse, en parlant du petit lit, dit qu'il est à elle, parce qu'il est clair que tout ce qu'il y a d'infirme en Dieu ne lui est pas propre et naturel, mais rient de nous. Il a pris de nous ce qu'il a souffert pour nous, sa naissance, son allaitement, sa mort et sa sépulture. La mortalité de sa naissance vient de moi, l'infirmité de son enfance vient de moi, les douleurs de son crucifiement viennent, de moi, le sommeil de sa mort vient de moi. Toutes ces choses sont passées, et maintenant tout est nouveau. " J'ai cherché dans mon petit lit, durant toutes les nuits, celui qu'aime mon âme. " Quoi! vous cherchez dans ce qui est à vous celui qui s'est retiré dans ce qui lui appartient? N'avez-vous point vu le fils de l'homme monter là où il était auparavant ? Il a échangé le tombeau et l'étable contre le ciel, et vous le cherchez encore dans votre petit lit? Il est ressuscité, il n'est pas ici. Pourquoi cherchez-vous dans ce petit lit celui qui est plein de force, dans ce petit lit celui qui est infiniment grand et élevé, dans l'étable celui qui est environné de gloire? Il est entré dans les puissances du Seigneur; il s'est revêtu de force et de beauté, et celui qui a été couché sous une pierre est assis maintenant sur les Chérubins. Il n'est plus couché mais assis, et vous lui préparez des soulagements comme s'il était couché. Or, il est assis pour juger, ou bien il est debout pour nous aider, pour dire toute la vérité.

8. Pour qui donc veillez-vous, ô saintes femmes, pour qui achetez-vous des parfums, pour qui préparez-vous des huiles de senteurs? Si vous saviez combien grand et combien libre entre les morts est ce mort que vous allez pour embaumer, vous lui demanderiez plutôt qu'il répandît ses parfums sur vous. N'est-ce pas lui que son Dieu a sacré d'une huile de joie, d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire (Psal. XLIV, 8) ? Vous seriez bien heureuses, si, en retournant, vous pouviez vous glorifier et dire : " Nous avons aussi reçu quelque chose de la plénitude (Joan. I, 16). " C'est, en effet, ce qui est arrivé. Car ces femmes qui étaient venues pour l'embaumer, s'en retournèrent embaumées elles-mêmes. Et comment n'auraient-elles point été embaumées par l'agréable nouvelle d'une résurrection si odoriférante ? Que les pieds de ceux qui annoncent la paix, de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles, sont beaux! Envoyées par l'ange, elles font les fonctions de prédicateurs, et devenues apôtres des apôtres mêmes, en se hâtant d'annoncer dès le matin la miséricorde du Seigneur, elles disent : "Nous courons dans l'odeur de vos parfums." Depuis ce temps-là, c'est donc en vain qu'on cherche l'Époux dans son petit lit, parce que l'Église ne le couvait, plus maintenant selon la chair, c'est-à-dire selon la faiblesse de la chair. Il est vrai que saint Pierre et saint Jean l'ont cherché depuis dans le sépulcre, mais aussi ne l'y ont-ils pas trouvé ; et chacun d'eux pouvait dire alors avec raison : " J'ai cherché dans mon petit lit celui qu'aime mon âme, je l'ai cherché et je ne l'ai pas trouvé. " Car la chair du fils de Dieu, cette chair qu'il n'avait pas tirée du Père, avant d'aller au Père, s'est dépouillée de toute faiblesse par la gloire de la résurrection; elle s'est ceinte de puissance et de majesté; elle s'est revêtue de lumière, comme d'un riche vêtement, et s'est ornée de la gloire et de la magnificence dont il était convenable qu'elle se parât pour se présenter devant le Père.

9. Or, c'est à bon droit que l'Épouse ne dit pas : " celui que j'aime, mais, celui qu'aime mon âme, " parce que l'amour spirituel appartient véritablement et proprement à l'âme, comme, par exemple, l'amour de Dieu, d'un ange, ou une âme semblable à elle. Tel est encore l'amour de la justice, de la vérité, de la piété, de la sagesse, et des autres vertus. Car lorsque l'âme aime, ou plutôt désire quelque chose selon la chair, comme la nourriture, les habits, la puissance, et les autres choses corporelles et terrestres, cet amour appartient plutôt à la chair qu'à l'âme. Je fais cette réflexion pour expliquer ce que l'Épouse dit d'une façon moins ordinaire, mais non moins propre, que son âme aime l'Époux, en faisant voir par là que l'Époux est esprit et qu'elle l'aime d'un amour non pas charnel, mais spirituel. Et c'est encore fort à propos qu'elle dit qu'elle l'a cherché durant toutes les nuits. Car, si, selon l'Apôtre, " ceux qui dorment, dorment la nuit, et ceux qui sont ivres, le sont la nuit (Thess. V, 7)," on peut dire aussi, comme je crois, que ceux qui ignorent la vérité, l'ignorent la nuit, et pourtant que ceux qui la cherchent, la cherchent la nuit. Car qui cherche ce qui parait à découvert? Or, le jour découvre ce que la nuit couvrait, et l'on trouve le jour ce qu'on cherchait la nuit. Il est donc nuit pour l'âme tant qu'elle cherche l'Époux, parce que s'il était jour, elle le verrait aisément et ne le chercherait pas. En voilà assez sur ce sujet, à moins qu'on ne dise que ce nombre de nuits signifie encore quelque chose. Car l'Épouse ne dit pas qu'elle l'a cherché durant la nuit, mais durant les nuits.

10. Il me semble, si vous n'avez rien de mieux à proposer, qu'on en peut donner cette raison. Ce monde-ci a ses nuits, et elles sont nombreuses. Que dis-je ? non-seulement il a des nuits, mais il n'est presque qu'une nuit, et il est toujours plongé dans les ténèbres. La nuit, c'est la perfidie des Juifs ;la nuit, c'est l'ignorance des païens, c'est l'erreur opiniâtre des hérétiques; la nuit, enfin, c'est la conduite charnelle et animale des catholiques. N'est-ce pas une nuit lorsqu'on ne goûte point les choses de l'esprit de Dieu? De même, autant il y a de sectes hérétiques ou schismatiques, autant il y a de nuits. C'est en vain que dans ces nuits vous cherchez le Soleil de justice, et la lumière de la vérité qui est l'Époux, il n'y a aucune alliance entre la lumière et les ténèbres. Mais dira-t-on peut-être, l'Épouse n'est pas assez insensée, ni assez aveugle, pour chercher la lumière dans les ténèbres et son bien-aimé parmi ceux qui ne le connaissent et ne l'aiment point. Comme si l'Épouse disait qu'elle le cherche, non pas qu'elle l'a cherché. Elle ne dit pas, je cherche : mais, " j'ai cherché durant toutes les nuits celui qu'aime mon âme. " Et le sens de ces paroles est que, lorsqu'elle était petite, elle n'avait que des sentiments et des pensées proportionnées à la faiblesse de son âge, et elle cherchait la vérité où elle n'est pas, errant de toutes parts pour la trouver, et. ne la trouvant point, selon ce qui est dit dans un psaume: " J'ai erré comme une brebis perdue (Psal. CXVIII. 176)." Aussi dit-elle qu'elle était alors dans son petit lit, c'est-à-dire fort peu avancée en âge et faible d'intelligence.

11. Mais si on accepte ce sens, il faut expliquer ces paroles: " Dans mon petit lit, en sous entendant le mot couchée ou étant; et traduire ainsi: " j'ai cherché dans mon petit lit, celui qu'aime mon âme. " Je ne l'ai pas cherché dans mon petit lit, mais c'est étant dans mon petit lit que je l'ai cherché. C'est-à-dire . lorsque j'étais encore faible et infirme, incapable de suivre l'Époux partout où il allait, de le suivre dans les chemins rudes et escarpés où il montait, j'ai rencontré plusieurs personnes qui, connaissant mon désir, me disaient : " le Christ est ici, le Christ est là (Marc. XIII, 21), " et il n'était ni là, ni ici. Néanmoins je ne suis pas fâchée de les avoir rencontrées. Car plus je rue suis approchée d'elles, et plus , je les ai examinées de près, plus j'ai reconnu avec certitude que la vérité n'était point. parmi elles. Car je l'ai cherchée et ne l'ait point trouvée, et j'ai expérimenté que ce qu'elles appelaient jour, était une véritable nuit.

12. Alors j'ai dit en moi-même : " Il faut que je me lève et que je fasse le tour de la ville; il faut que je cherche par les rues et par les places publiques celui qu'aime mon âme (Cant, III, 2). " Voyez-vous maintenant qu'elle était couchée, puisqu'elle dit qu'elle se relèvera ? et, certes elle avait, bien raison de le dire,car comment ne se lèverait-elle point après avoir appris la résurrection de son bien-aimé ? Mais, ô bienheureuse Épouse, si vous êtes ressuscitée avec Jésus-Christ, il faut que vous goûtiez les choses du ciel, et que vous ne cherchiez pas Jésus-Christ ici-bas, mais là-haut, où il est assis à la droite du Père (Coloss. III, 1)." Je ferai le tour de la ville. " Dites-nous pourquoi cela? Ce sont les impies qui marchent en tournant. Laissez cela aux Juifs. dont un de leurs prophètes a prédit " qu'ils enrageront de faim comme des chiens, et,qu'ils tourneront dans toute la ville (Psal. LVIII, 7). " Si vous entrez dans la ville, dit un autre prophète, vous les trouverez exténués de faim ( Jer. XIV, 18) ; ce qui, sans doute, n'arriverait pas si elle avait été bien pourvue du pain de vie. Il s'est levé des entrailles de la terre, mais il n'est point demeuré sur la terre. Il est monté ou il était avant de venir au monde. Car celui qui est descendu est celui-là même qui est monté, le pain vivant qui est descendu du ciel, l'Époux de l'Eglise, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON. POUR LE LXXV, SERMON SUR LE Cantique n. 6.

296. Une fois son âme y alla etc. Ces paroles semblent indiquer qur saint Bernard a cru que le Christ, dans la descente aux enfers, en tira un damné. Saint Cyprien insinue la même pensée dans son sermon sur l'Ascension du Seigneur, où il s'exprime ainsi : " Dieu ne cédera pas davantage à Ici pitié (pour ceux qui sont une fois damnés dans l'enfer), et il ne prêtera plus l'oreille, à leur repentir. Leur confession arrivera trop tard, et une fois la porte des cieux fermée, c'est, en vain que ceux qui en auront été exclus, parce qu'ils n'avaient point d'huile dans leur lampe, crieront pour qu'on la leur ouvre, le Christ ne descendra plus vers eux. Non, ceux qui seront scellés dans les ténèbres, ne reverront plus Dieu; la sentence qui les aura frappés sera sans retour, et leur jugement immuable, etc. " Saint Grégoire de Nazianze, semble incliner vers la même opinion dans son discours XLII, et saint Clément d'Alexandrie l’embrasse ouvertement dans ses Stromates, livre VI.

Il faut savoir pourtant, que, s'il est certain et de foi, que les peines des damnés sont éternelles, selon que les théologiens l'établissent tout au long, dans la quatrième sentence, distinction quarante-quatrième, il n'est pas également de foi que Dieu ne dispense jamais de cette loi. Les Pères cités plus haut ne parlent donc point de la loi générale, mais de l'exception ; et même ils ne parlent de cette dernière que par hypothèse, non point d'une manière absolue et dans ce sens que, si un jour il s'est trouvé un damné tiré de l'enfer, c'est qu'il a dù en être ainsi, au moment où Jésus-Christ est descendu aux enfers. Or, cette opinion semble être assez conforme à la raison, et n'empêche point qu'il ne soit certain que personne n'a jamais été tiré de l'enfer, attendu qu'il n'a jamais fallu que personne en sortit. Toutefois, nous n'entreprenons point ici de justifier saint Clément de l'accusation de Marcionisme. Quant à l'âme de l'empereur Trajan, délivrée de l'enfer à la prière de saint Grégoire le Grand, les auteurs ne sont point d'accord sur ce qu'il faut penser de ce fait. Les uns regardent cette histoire. comme un conte ; les autres cherchent à l'expliquer à leur manière. Voir sur ce point, Baronius, tome VIII, année 604; Bellarmin, (de Purgal. lib. II, cap. 8; Suarez, tome II, in III, part. disp. 43, sect. 3) et Mendon. (In lib. I, reg. I, cap. II, 21, 6.) (Note de Horstius).

FIN DES NOTES ET DU QUATRIÈME VOLUME.






SERMON LXXVI. Clarté de l'Époux; c'est dans celle clarté qu'il est assis égal à son père; et à la droite de sa gloire. Les bons pasteurs doivent être attentifs, vigilants et discrets, en faisant paître les brebis qui leur sont confiées.

1. " Je chercherai par les rues et par les places publiques celui qu'aime mon âme (Cant. III, 2). " Elle n'a encore que les sentiments d'une petite enfant. Je pense qu'elle a cru qu'aussitôt qu'il est sorti du tombeau, il s'est produit en public pour instruire les peuples selon la coutume, pour guérir les malades, pour manifester sa gloire dans Israël, afin de voir s'il le recevraient ressuscité, après avoir promis de le recevoir s'il descendait de lacroix. Mais il avait achevé l'œuvre que son Père lui avait ordonné de faire, ce qu'elle aurait dû comprendre au moins à cette parole qu'il dit avec tant de force lorsqu'il fut près d'expirer : " Tout est consommé (Joan. XIX, 10). " Il n'avait plus besoin de se montrer de nouveau parmi le peuple, puisque peut-être il n'eût pas cru davantage en lui. Et il se hâtait d'aller à son Père qui lui disait: "Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que j'aie réduit vos ennemis à être l'escabeau de vos pieds (Psal. CV,1)." Car lorsqu'il sera élevé de la terre, il tirera toutes choses à lui avec plus de force et de puissance. Mais l'Epouse croit qu'il faut le chercher par les rues et les places publiques, parce qu'elle désire ardemment jouir de sa présence, et ne sait pas ce mystère; c'est pourquoi se voyant encore frustrée de son espérance, elle dit encore, "je l'ai cherché, et ne l'ai point trouvé (Cant. III, 2), " afin que ce qu'il a dit soit accompli : "Je vais à mon Père et vous ne me verrez plus (Joan. XIII, 16). "

2. Mais peut-être dit-elle : Comment donc croiront-ils en celui qu'ils n'ont point vu? Comme si la foi venait de la vue, non pas de l'ouïe. Quelle merveille y a-t-il à croire ce qu'on voit, et quelle louange mérite-t-on d'ajouter foi à ses yeux ? Mais lorsque nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience, et cette patience est un mérite. Bienheureux sont ceux qui n'ont point vu, et n'ont point laissé de croire (Joan. XX. 29). C'est donc afin qu'elle ne perde point le mérite de la foi, et pour donner lien à la vertu, qu'il se soustrait à ses yeux; d'ailleurs il est temps qu'il se retire chez lui. Si vous me demandez où il se retire, je vous dirai c'est à la droite du Père. Car il ne croit pas faire un larcin en se rendant égal à Dieu (Philip. il, 6). Que la place du Fils unique soit donc un lieu inaccessible à toutes sortes d'outrages. Qu'il s'asseye, non au dessous, mais à côté du Père, afin que tous glorifient le Fils comme le Père. C'est en cela que paraîtra l'égalité de sa puissance et de sa majesté s'il n'est ni inférieur ni postérieur au Père. Mais l'Epouse ne considère aucune de ces choses. Enivrée d'amour, elle court ça et là, et cherche des yeux celui qui n'est plus visible aux yeux, mais à la foi. Car elle ne croit pas que Jésus-Christ doive entrer dans sa gloire, si auparavant la gloire de la résurrection n'est rendue publique, l'impiété confondue, si les fidèles ne se réjouissent, les disciples ne se glorifient, les peuples ne se convertissent, et enfin si tout le monde ne le glorifie, après que sa présence et sa résurrection auront convaincu tous les hommes de la vérité de ses prédictions. Vous vous trompez, ô, Epouse, ces choses doivent arriver, en effet, mais en leur temps.

3. Mais maintenant, voyez s'il n'est pas plus digne de la majesté de Dieu , et plus conforme à sa justice, de ne pas donner le saint aux chiens, et les perles aux pourceaux; d'ôter l'impie, comme dit l'Écriture, de peur qu'il ne voie la gloire de Dieu (Isa. XXVI. 10), de ne pas priver la foi de son mérite, parce qu'elle est plus éprouvée lorsqu'on croit ce qu'on ne voit point, de réserver en elle, pour ceux qui en sont dignes, ce qui est caché à ceux qui sont indignes, afin que ceux qui sont souillés de crimes le soient encore plus, et que ceux qui sont justes deviennent encore plus justes, s'ils ne s'endorment d'ennui. Que les cieux, et les cieux des cieux, sèchent de déplaisir, et soient confondus dans leur attente, plutôt que le Père tout-puissant soit frustré plus longtemps du désir de son coeur, plutôt que le Fils unique diffère davantage d'entrer dans sa gloire, ce qui serait souverainement indigne. Qu'est-ce que toute la gloire des mortels, quelque grande qu'elle puisse être, pour être capable de le retenir tant soit peu et l'empêcher d'aller jouir de celle que son Père leur prépare de toute éternité? Ajoutez à cela, qu'il n'est pas raisonnable que la demande du Fils tarde plus longtemps à être exaucée : " Mon Père, glorifiez votre Fils (Joan. XVII. 1). " Ce qu'il ne demande pas, à ce que je crois, comme suppliant, mais comme sachant ce qui doit arriver. Il demande librement ce qu'il est en son pouvoir de recevoir. Cette demande du Fils, n'est donc pas un effet de nécessité, mais de dispensation, parce qu'il donne avec le Père tout ce qu'il a reçu du Père.

4. Il faut aujourd'hui remarquer que, non-seulement le Père glorifie le Fils, mais que le Fils aussi glorifie de Père, afin due personne ne dise que le Fils est moindre que le Père, parce qu'il reçoit la gloire de son Père puisque lui-même glorifie son Père. Car il dit lui-même : " Mon Père glorifiez voire Fils, afin que votre Fils vous glorifie (Ibid). " Mais peut-être croirez-vous que le Fils est moindre que le Père, parce qu'il semble que, n'ayant point de gloire de lui-même, il en reçoive du Père, pour la lui rendre ensuite. Écoutez, il n'en est pas ainsi : " Glorifiez-moi, dit-il, de la gloire que j'ai eue en vous, avant que le monde fùt créé. " Si donc la gloire du Fils n'est pas postérieure à celle du Père, puisqu'il la possède de toute éternité, il est visible que le Père et le Fils le glorifient également. Cela étant, où est la primauté du Père ? Évidemment, il y a égalité là où il y a co-éternité; mais une égalité si grande que la gloire de tous deux n'est qu'une même gloire, comme ils ne sont tous deux qu'une même chose; c'est pourquoi lorsqu'il dit encore : " Mon Père, glorifiez notre nom (Joan. XII. 28) ", il me semble qu'il ne demande autre chose, sinon qu'il le glorifie lui-même, parce que c'est en lui, et par lui, que le nom du Père est glorifié. Aussi le Père lui répondit-il "Je l'ai glorifié et le glorifierai encore de nouveau (Ibid. XVII). " Réponse qui ne fut pas une petite glorification du Fils. Mais il fut glorifié d'une manière bien plus grande et plus auguste au fleuve du Jourdain, par lé témoignage de saint Jean, par la colombe qui apparut sur lui, et par cette voix qu'on entendit : " Voici mon Fils (Matt. III. 14). " De même sur le mont Thabord, devant les trois disciples, il fut glorifié d'une façon très magnifique, tant par la même voix qu'on entendit encore du ciel, que par cette merveilleuse et excellente transfiguration de son corps, et même pour l'attestation de deux prophètes, que les apôtres virent s'entretenir avec lui.

5. Ce qui reste donc, c'est que, selon la promesse du Père, il soit encore glorifié une fois, et ce sera le comble et la plénitude de sa gloire, à laquelle on ne pourra plus rien ajouter. Mais, où cette gloire lui sera-t-elle donnée. Ce ne sera pas, comme pensait l'Épouse, dans les places publiques, ou dans les rues d'une ville " Vos places, Jérusalem, sont paries d'or pi:r, et l'on chantera des chants de, joie par toutes vos rues (Tob. XIII. 22). " Car, c'est dans ces places que le Fils a reçu du Père un gloire si grande, qu'on n'en pourra point trouver de pareille, même parmi les esprits célestes. Car à qui, parmi les anges, a-t-on dit : " Asseyez-vous à ma droite (Heb. I. 13). " Non-seulement, il ne s'est point trouvé d'anges, mais il ne s'est pas même trouvé d'archanges, ni d'autres ordres encore plus élevés, qui aient été dignes de recevoir une gloire si excellente. Cette parole glorieuse n'a été adressée à aucun d'eux, et pas un n'en a éprouvé l'effet. Les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances, désirent bien sans doute : le contempler, mais n'oseraient se comparer à lui. C'est donc. à mon Seigneur seulement que le Seigneur a dit et accordé de s'asseoir à la droite de sa gloire, comme lui étant égal en gloire, consubstantiel en essence, semblable par sa génération, pareil en majesté, en éternité. C'est là, oui, c'est là que celui qui le cherchera le trouvera, et ce sera sa gloire ; non nue gloire comme celle des autres, mais une gloire digne du Fils unique du Père, (Joan. I. 14). "

6. Que ferez-vous ô l'Épouse ? Croyez-vous le pouvoir suivre jusque-là. Osez-vous, où pouvez-vous entrer dans un secret si saint, et dans un. sanctuaire si secret, pour contempler le Fils dans le Père, et la Père dans le Fils? Non certes. Vous ne pouvez pas aller maintenant où il est, niais, vous y viendrez un jour. Ne perdez pas courage, néanmoins, suivez-le, et que ses clartés et ses grandeurs inaccessibles ne vous détournent point de cette recherche, et ne vous fassent point. désespérer de le trouver. Si vous pouvez croire, tout est possible à celui qui croit (Matt. IX. 12). "Le Verbe, est proche de vous, il est dans votre bouche, il est dans votre coeur (Rom. X. 8). " Croyez, et vous l'avez trouvé. Les fidèles savent que Jésus-Christ habite dans leurs coeurs par la foi. Qu'y a-t-il de plus proche? Cherchez donc avec confiance, cherchez avec zèle : " Le Seigneur est bon à l'âme qui le cherche (Thren. III. 25). " Cherchez-le par. vos désirs, suivez-le par vos actions, trouvez,le par la foi. Qu'est-ce que la foi ne trouve point? Elle atteint tout ce qui est inaccessible, elle découvre ce qui est caché, elle comprend l'immensité, elle s'étend jusqu'aux choses les plus reculées, et enfin, elle enferme comme dans son sein l'éternité même. Je dirai hardiment: je ne comprends pas la trinité bienheureuse et éternelle, mais la croyant, je la comprends, en quelque sorte, par la foi.

7. Mais on dira : Comment croira-t-elle, si on ne l'instruit? Car la foi entre en nous par l'ouïe (Rom. X. 17). Dieu y pourvoira. Et voici déjà des personnes qui se présentent, pour informer ce te nouvelle Épouse qui doit être unie à l’Époux céleste des choses qu'elle doit savoir, pour lui enseigner ce qui regarde la foi, ce qui concerne la piété et la religion. Car, écoutez ce qu'elle ajoute : " Les sentinelles qui gardent la ville m'ont trouvée (Cant. III. 3). " Qui sont ces sentinelles? Ce sont ceux que le Sauveur, dans l'Évangile, appelle bien heureux, s'il les trouve vigilants lorsqu'il viendra (Luc. XII. 37). " Combien sont bonnes les sentinelles qui veillent, lorsque nous dormons, comme devant rendre compte de nos âmes. Quelle n'est pas la bonté de ces gardiens, dont l'esprit veille toujours, et qui, passant la nuit en oraison, reconnaissent adroitement les embûches des ennemis, préviennent leurs mauvais desseins, découvrent leurs filets, éludent leurs artifices, éventent leurs stratagèmes. Ce sont les amateurs de leurs frères et du peuple fidèle, ceux qui prient beaucoup pour le peuple et pour toute la sainte cité. Ce sont ceux qui, prenant, grand soin des troupeaux que le Seigneur leur a confiés, offrent dès le matin, des sacrifices au Seigneur, qui les a créés, et le prient en la présence du Très-Haut. Ils veillent et ils prient , sachant combien ils sont peu capables d'eux-mêmes de garder la cité, et, comme dit le Prophète, " que c'est en vain qu'on garde une ville, si Dieu ne la garde lui-même (Psa1. C. VI. 1). "

8. En effet, puisque le Seigneur commande de veiller et de prier, de peur qu'on n'entre en tentation, il est visible que sans ce double exercice, et cette double application de gardiens fidèles, la ville ne peut pas être en sûreté, non plus que l'Épouse et les brebis. Demandez-vous quelle différence il y a entre les brebis, l'Épouse, et la cité? Ce n'est qu'une même chose. C'est une. cité parce que c'est l'assemblée des fidèles, une Épouse à cause de l'amour, des brebis il cause de la douceur. Voulez-vous que je vous fasse voir que l'Épouse est la même chose que la cité : "J'ai vu, est-il dit, la cité sainte, la nouvelle Jérusalem descendant du ciel, que Dieu avait parée comme une épouse ornée pour son époux (Apoc. XI, 2). " Vous reconnaîtrez qu'il en est de même des brebis, si vous vous souvenez combien le Sauveur recommanda l'amour au premier pasteur, je veux dire à saint Pierre, lorsqu'il lui confia ses brebis pour la première fois. Ce que ce maître si sage n'aurait pas fait avec tant de soin, s'il n'est senti qu'il était époux, comme sa conscience lui en rendait témoignage au fond de son cour. Écoutez ceci, amis de l'époux, si toutefois vous êtes ses amis. Mais j'ai trop peu dit en vous appelant simplement amis. Il faut que ceux qu'il daigne honorer du privilège d'une si grande familiarité soient ses amis au superlatif. Ce n'est pas en vain que, confiant le soin de ses brebis à saint Pierre, il lui dit trois fois : " M'aimez-vous (Joan. XXI, 15) ? " Et je crois qu'il lui a voulu dire en substance : si votre conscience ne vous rend témoignage que vous m'aimez, et que vous m'aimez beaucoup, parfaitement, c'est-à-dire plus que vos propres intérêts, plus que vos parents, et plus que vous-même, afin d'accomplir le nombre de cette triple répétition, ne vous chargez point de ce soin, et n'entreprenez point de gouverner mes brebis pour lesquelles j'ai répandu lotit mon sang. Parole terrible et capable d'émouvoir les cours les plus endurcis de ceux qui exercent, une domination tyrannique.

9. C'est pourquoi qui que vous soyez, qui avez été appelé à ce ministère, veillez exactement sur vous-même et sur le précieux dépôt qui vous a été confié. C'est une ville, veillez pour la garder et la maintenir en paix. C'est une épouse, ayez soin de l'orner; ce sont des brebis, prenez garde à les bien nourrir. Et peut-être n'est-ce pas s'écarter du sens que de rapporter ces trois choses à cette triple interrogation que Jésus Christ lit à saint Pierre. Pour bien garder la ville, il faut la défendre de trois maux, de la violence des tyrans, des ruses des hérétiques, et des tentations des démons. L'ornement de l'Epouse doit consister dans les bonnes œuvres, dans les bonnes mœurs, et dans une conduite prudente et légitime. La nourriture des brebis doit se puiser ordinairement dans les pâturages excellents de l'Ecriture sainte, comme dans l'héritage dru Seigneur, mais il y faut apporter quelque discernement. Car il y des commandements qui sont imposés aux. esprits durs et charnels, par une loi de vie qui est inviolable. Il y a des dispenses qui sont données par miséricorde aux personnes infirmes et faibles. Et il y a des conseils forts et solides, qui sont proposés par une, sagesse profonde à ceux qui sont sains et exercés à discerner le bien d'avec le mal. Car à ceux qui sont dans l'enfance on ne donne comme à des enfants que le, lait des exhortations, non des viandes solides. Il faut ajouter à cela que les, bons et fidèles pasteurs ne cessent point d'engraisser leur troupeau par des exemples salutaires et agréables, et plutôt par les leurs que par ceux des autres. Car s'ils le font plutôt, par, ceux d'autrui , que par les leurs propres, cela tourne à leur confusion, et il s'en faut tien que le troupeau profite autant. Par exemple, si moi, qui à votre égard semble tenir la place de pasteur, je vous parle de la douceur de Moïse, de la patience de Job, de la miséricorde de Samuel, de la sainteté de David, et d'autres exemples semblables de vertus, et que je sois sévère et impatient, sans miséricorde et sans piété, vous goûterez moins sans doute ce que je vous dirai, et m'écouterez avec moins d'ardeur. Or, j'appréhende bien que cela ne soit ainsi à mon égard. Alois je laisse à la divine bonté à suppléer ce qui vous manque de notre part et à corriger ce qui est défectueux en nous. Le bon pasteur aura soin, aussi d'avoir en lui ce sel dont il est parlé dans l’Evangile (Marc, IX, 49), sachant qu'un discours assaisonné de ce sel est, ainsi agréable que salutaire. Voilà ce que j'avais à dire touchant le garde de la cité, l'ornement de l'Epouse et la nourriture des brebis.

10. Je veux néanmoins encore expliquer cela plus en détail pour ceux qui briguant les honneurs avec une avidité excessive, s'engagent témérairement à porter des fardeaux qui sont au-delà de leurs propres forces, et s'exposent à de très-grands périls, afin qu'ils sachent pourquoi ils y sont entrés, selon cette parole de l'Écriture : " Mon âme, pourquoi êtes-vous venue ici. " Car pour garder seulement la cité comme il faut, il faut un homme fort, spirituel, et fidèle. Fort, pour repousser les insultes de l'ennemi, spirituel, pour découvrir ses embûches, et fidèle, pour ne pas chercher ses propres intérêts. D'ailleurs, pour régler et corriger les moeurs, ce qui regarde l'ornement de l'Épouse, il n'y a personne qui ne voie qu'une ceinture exacte de la discipline y est absolument nécessaire? C'est pourquoi quiconque est engagé dans ce ministère doit être enflammé de ce zèle dont était embrasé cet homme si jaloux de la gloire de l'Épouse du Seigneur, lorsqu'il disait : " J'ai pour vous une sainte jalousie. Car je vous ai fiancés à Jésus-Christ, afin que vous vous conserviez purs pour lui seul (I Cor. XI, 2). " De plus, comment. un pasteur ignorant pourrait-il conduire les troupeaux. du Seigneur dans les pâturages des Ecritures divines? Mais quand il serait savant, s'il n'est homme de bien, n'y a-t-il pas sujet de craindre qu'il ne nourrisse pas tant son troupeau par l'abondance de sa doctrine, qu'il ne lui nuise par la stérilité de ses vertus? Sans la science donc et la bonne vie, c'est témérairement qu'on s'ingère dans cet emploi. Mais je suis obligé de finir, quoique néanmoins je n'aie pas achevé tout ce que j'ai à dire sur ce sujet. Nous sommes appelés à une autre matière (a) à laquelle il est indigne que celle-ci cède le pas. Je me trouve pressé de tous côtés, et je ne sais lequel des deux je dois souffrir plus impatiemment, ou d'être, arraché de celle-ci, ou d'être contraint d'entrer en celle-là, à moins de dire que ces deux maux ensemble sont bien plus fâcheux que l'un d'eux en particulier. O servitude, ô nécessité ! Je ne fais pas ce que je veux, mais ce que je hais. Remarquez néanmoins, s'il vous plaît, où nous en sommes restés, afin que dès qu'il nous sera libre de reprendre ce discours,nous commencions par là au nom de l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre Seigneur, qui étant Dieu, est élevé au dessus de tout, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

a Ces paroles indiquent que ce sermon a été interrompu par une nécessité quelconque et que saint Bernard a dû le terminer là à un signal donné, soit parce que l'heure de la table commune était sonnée, soit pour toute autre occupation à laquelle il trouvait indigne de subordonner le développement de son sujet. L'affaire importante était plutôt ce qui fait le sujet du sermon suivent, si en en juge par les paroles par lesquelles il commence.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXVII. Mauvais pasteurs de l'Église. Comment les bienheureux dans le ciel et les anges viennent en aide aux élus sur la terre.

1. Or ça, nous sommes à notre poste ; nous avons vu hier quels sont les conducteurs que nous souhaiterions avoir dans les chemins où nous marchons, mais non pas quels sont ceux que nous avons. Ils sont bien différents des premiers. Tous ceux que vous voyez aujourd'hui autour de l'Épouse et comme à ses côtés, ne sont pas amis de l'Époux. Il y en a très-peu parmi eux qui ne cherchent point leurs propres intérêts. Ils aiment les présents, et ils ne peuvent pas aimer également Jésus-Christ, parce qu'ils ont donné les mains aux richesses. Voyez comment ils sont. brillants et parés, vêtus comme une épouse qui sort de la chambre nuptiale. Si vous en voyez un de cette sorte venir de loin, ne le prendriez-vous pas plutôt pour l'Épouse que pour un gardien de l'Epoux. Mais d'où croyez-vous que leur vie eût cette abondance de toutes choses, cette magnificence dans les habits, ce luxe de table, ces monceaux de vaisselle d'or et d'argent, sinon des biens de l'Épouse. Voilà pourquoi elle est pauvre, indigente, et pourquoi elle a un extérieur si misérable, si négligé, si pâle et si défait. Certes, ce n'est pas là aimer l'Épouse, mais la d'épouiller ; ce n'est pas la garder, mais la détruire ; ce n'est pas la défendre, mais l'exposer; ce n'est pas l'instituer, mais la prostituer; ce n'est pas paître le troupeau, mais c'est le maltraiter, le dévorer. Selon cette parole du Seigneur : " Ils dévorent mon peuple comme ils feraient d'un morceau de pain (Psal. XIII, 4). Et : Ils ont dévoré Jacob et désolé sa demeure (Psa. LXXVIII, 7). " Et dans une autre prophétie : " Ils mangeront les péchés de mon peuple (Isa. V, 8), " c'est-à-dire, ils exigent le prix des péchés, et ils n'ont pas soin des pécheurs. Qui trouverez-vous, parmi ceux qui sont préposés au gouvernement de l'Église, qui ne songe pas plutôt à vider la bourse, qu'à extirper les vices de ceux qui lui sont soumis. Où sont ceux qui fléchissent la colère de Dieu par leurs prières, qui apprennent aux âmes à ménager les miséricordes du Seigneur. Encore, ne parlons-nous que des moindres maux, ils ne font de beaucoup plus grands, dont ils seront bien sévèrement punis.

2. Mais c'est en vain, que nous nous arrêtons à leur parler, puisqu'ils ne nous entendent pas. Et quand même ce que nous disons serait mis par écrit, ils dédaigneront de le lire ; ou s'ils le lisent, ils se fâcheront contre moi, quoiqu'ils devraient bien plutôt se fâcher contre eux-mêmes. Laissons donc ces hommes, qui ne trouvent pas l'Épouse, mais qui la vendent, et considérons plutôt ceux par qui l'Épouse dit qu'elle a été trouvée. Ceux d'à présent ont bien hérité de leur ministère, mais non pas de leur zèle. Tous désirent leur succéder, mais peules imiter. O qu'il serait à souhaiter qu'ils fussent aussi vigilants à s'acquitter des foutions de leurs charges, qu'ils sont ardents à briguer leurs chaires. Si cela était, ils veilleraient avec bien plus de soin qu'ils ne le font à garder celle qu'ils ont trouvée, et qui leur a été commise. Ou plutôt ils veilleraient sur eux-mêmes, et ne donneraient pas sujet tic dire d'eux. : " Mes amis et mes proches se sont approchés de moi pour me combattre (Psal. XXXVII, 12). " Cette plainte est sans doute très-juste, et elle ne peut plus justement convenir qu'à notre siècle. Nos sentinelles ne se contentent pas de ne nous point garder, elles nous perdent. Car ensevelies dans un profond sommeil, elles ne s'éveillent point au tonnerre des menaces du Seigneur, pour redouter au moins leur propre péril. De là vient qu'étant impitoyables pour elles-mêmes, elles n'ont garde d'avoir de la pitié pour ceux qui leur appartiennent, elles les font périr, et périssent avec eux.

3. Mais qui sont les sentinelles par qui l'Épouse dit qu'elle a été trouvée ? Ce sont les apôtres et les hommes apostoliques. Ce sont vraiment eux qui gardent la ville, c'est-à-dire l'Église qu'ils ont trouvée, et qui la gardent avec d'autant plus de soin et de vigilance, qu'ils la voient, en ce temps, exposée à de plus grands périls, aux maux domestiques et intimes, ainsi qu'il est écrit : " Et les ennemis de l'homme sont ses domestiques (Mich. VII, 6). " Car ils ne délaissent pas celle pour qui ils ont combattit jusqu'à l'effusion de leur sang, mais ils la protègent et la gardent jour et nuit, c'est-à-dire dans leur vie et dans leur mort même. Car si la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux, je ne fais point de doute qu'ils ne la protègent maintenant d'autant plus puissamment que leur autorité et leur puissance se sont accrues davantage.

4. Vous assurez ces choses, dira-t-on, comme si vous les voyiez de vos yeux. Cependant nul homme ne les a jamais vues. A quoi je réponds : Si vous croyez que le témoignage de vos yeux est fidèle, le témoignage de Dieu l'est bien davantage. Car il dit : " Jérusalem, j'ai établi des sentinelles sur vos murs pour vous garder jour et nuit, et elles ne se tairont jamais (Isa. LXII, 6). " Mais cela concerne les anges, direz-vous. Je ne le nie pas. Ces esprits bienheureux sont tons les ministres de Dieu pour exécuter ses ordres. Mais qui m'empêchera de croire la même chose de ceux qui ne sont pas inégaux aux anges en puissance, et qui, par leur affection et leur bonté, nous sont peut-être d'autant plus favorables, qu'ils nous sont plus unis par la participation d'une même nature ? Ajoutez à cela qu'ils ont souffert les mêmes afflictions, et les mentes misères auxquelles nous sommes encore exposés en cette vie. Ces aunes bienheureuses rie sont-elles point touchées d'une plus grande compassion pour nous, lorsqu'elles se souviennent qu'elles ont passé par le feu et par l'eau, et vous nous avez fuit entrer dans un lieu de rafraîchissement (Psal. LXV, 12)? " Quoi! ils nous laisseront au milieu des feux et des flots, qu'ils ont traversés eux-mêmes, et ils ne daigneront pas seulement tendre la main à leurs enfants en danger? Non sans doute ils ne le feront pas. Vous êtes bien heureuse, sainte Église notre mère, vous êtes bien heureuse dans le lieu de votre exil, puisque volis recevez des secours du ciel et de la terre. Ceux qui vois gardent ne dorment ni rie sommeillent point. Vos gardes sont les saints anges, vos sentinelles sont les âmes des justes. Ceux-là ne se trompent point qui croient que vous avez été également trouvée des uns et des autres, et que les uns et les autres vous gardent également. Ils ont tous une raison particulière pour prendre soin de vous. Ceux-ci parce qu'ils ne recevront point leur perfection sans vous, et ceux-là, parce que leur nombre rie sera rempli que par vous. Car qui rie sait que Satan, en tombant du ciel avec ses complices, a beaucoup diminué le nombre des anges? Ils attendent donc tous leur consommation de vous, les une celle de leur nombre, et les autres celle de leurs désirs. Reconnaissez par conséquent que cette parole du psaume vous concerne : "Les justes attendent que vous me récompensiez (Psal. CXLI, 8). "

5. Et remarquez qu'il n'est pas dit qu'elle les a trouvés, mais que ce sont eux qui l'ont trouvée. parce que, comme je le pense, ils étaient destinés à cet emploi. Car comment prêcheront-ils s'ils ne sont envoyés ? Aussi lisons-nous dans l'Évangile que le Seigneur dit aux apôtres : " Allez, c'est moi qui vous envoie (Luc. X, 3). " Et : Allez, " prêchez l'Évangile à toute créature (Marc. XVI, 15). " Il en est ainsi, elle cherchait l'Époux, et l'Époux le savait bien, parce qu'il l'avait excitée lui-même à le chercher, et lui avait donné le désir d'accomplir ses préceptes et la loi de vie, pourvu que quelqu'un l'instruisît, et lui enseignât la voie de la sagesse. C'est pourquoi il envoie au devant d'elle des personnes pour planter et pour arroser, c’est-à-dire pour l'entretenir et la continuer dans la certitude de la vérité, en lui apprenant des nouvelles certaines de son Bien-aimé, car ce que son âme cherche, et ce qu'elle aime passionnément, c'est la vérité. Et, en effet, qu'est-ce que l'amour fidèle et véritable de l’âme, sinon celui qui lui fait aimer la vérité ? Je suis doué de la raison, je suis capable de la vérité, vrais à quoi cela me sert-il, si je n'ai de l'autour pour ce qui est vrai? C'est là le fruit de ces branches, et moi j'en suis la racine. Je ne suis pas eu sûreté contre la cognée si on me trouve sans cet amour. C'est proprement en cela que je suis formé à l’image de Dieu, et que je suis plus excellent que tous les autres animaux ; c'est ce qui donne la hardiesse à mon âme d'aspirer aux doux et chastes embrassements de la vérité, et de me reposer en son amour avec toute sorte de plaisir et de confiance, si néanmoins elle trouve grâce devant les yeux d'un si grand Époux, et s'il la juge digne d’arriver à un si haut comble de gloire, ou plutôt s'il la rend exemple de taches et de rides, et de toute sorte d'impureté. A quel danger et à quel supplice croyez-vous que s'expose celui qui laisse oisif un si précieux don de Dieu? Mais nous vous parlerons de cela une autrefois.

6. L'Epouse ne trouve donc point celui qu'elle cherchait, et elle est trouvée de. ceux qu'elle ne cherchait point. Que ceux qui sont assez hardis pour marcher dans les voies de la vie, sans guide et sans conducteur, écoutent ceci. Ils sont eux-mêmes leurs maîtres et leurs disciples dans cet art spirituel. Ils ne se contentent pas de cela, ils assemblent des disciples, et ces aveugles conduisent d'autres aveugles. Com bien en a-t-on vus qui, par là, se sont. dangereusement égarés du droit chemin, car, ignorant les artifices de Satan et ses ruses, il est arrivé que ceux qui avaient commencé par l'esprit ont achevé par la chair, sont tombés dans des désordres houleux et abominables. Qu'ils prennent donc garde de marcher avec précaution, et qu'ils prennent exemple sur l'Epouse, qui n'a pu attendre en aucune sorte celui qu'elle désirait, qu'elle n'ait été d'abord rencontrée de ceux du ministère de qui elle s'est servie pour avoir quelque connaissance de son bien-aimé, c'est-à-dire pour apprendre la crainte du Seigneur. Celui qui ne veut pas donner la main à un maître la donne à un séducteur. Et celui qui laisse aller le brebis aux pâturages sans gardien, fait paître, non les brebis, mais les loups.

7. Maintenant, voyons en quel sens l'Épouse dit qu'elle a été trouvée, car il me semble qu'elle se sert de cette expression d'une façon assez extraordinaire, et comme si l'Église n'était venue que d'un lieu, quoiqu'elle soit venue de l'Orient et de l'Occident et des extrémités de la terre, selon la parole du Seigneur (Matth. VIII, 11). Elle n'a pas même été d'abord assemblée en un même lieu pour pouvoir être trouvée par les apôtres ou par les anges, et conduite à celui qu'aime son âme. Est-ce qu'elle a été trouvée avant qu'elle ait été assemblée? Non certainement, puisqu'elle n'était pas encore ? C'est pourquoi, si elle avait dit qu'elle a été assemblée ou ramassée, ou, pour parler en termes plus convenables pour l'Église, convoquée par les prédicateurs, j'aurais passé cela simplement sans y faire aucune réflexion, car ce sont les coadjuteurs du Dieu qui dit lui-même, " que celui qui ne recueille point avec lui, dissipe (Matth. XII, 30)." On peut dire même avec raison qu'elle a été fondée et édifiée par eux, avec celui qui dit dans l'Évangile : " J'édifierai mon Église sur cette pierre (Matth. XVI, 18) Et : elle est fondée sur cette pierre ferme ( Matth. VII, 15). " Au lieu que maintenant elle ne dit rien de tout cela, mais, usant d'une manière de parler peu commune, elle dit qu'elle a été trouvée. Ce qui nous donne lieu de nous arrêter un peu, et de croire qu'il y a en cet endroit quelque chose de caché que nous devons examiner avec plus de soin.

8. J'avais dessein, je vous l'avouerai, de passer outre, pour ne point m'engager à une recherche dont je suis absolument incapable. Mais quand je me souviens en combien d'endroits obscurs et difficiles j'ai été aidé, contre mon espérance., par le secours de vos prières, j'ai honte de mon peu de foi, et, blâmant ma crainte, j'entreprends, non pas avec témérité, mais sans crainte, ce que je voulais éviter. .l'espère que l'assistance accoutumée du Seigneur ne me manquera pas; mais si je n'en fuis pas digne au moins ce que vous dirai ne sera pas tout-à-fait inutile, puisque vous l'écoutez avec bienveillance et attention. Mais ce sera pour le discours suivant, car il est temps de finir. Je prie l'époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, de vous faire la grâce, non-seulement de retenir les choses que vous entendez, mais encore de les aimer et de les accomplir efficacement, lui qui étant. Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXVIII. L'Epouse, c'est-à-dire l'Église des élus, a été prédestinée de Dieu avant tous les siècles, et prévenue de sa grâce pour le chercher et se convertir.

1. Nous nous sommes arrêté, si je m'en souviens bien, à l'endroit où l'Épouse dit qu'elle a été trouvée par ses prédicateurs, et nous avons hésité à passer outre par une sorte de scrupule. Nous avons dit quelle était la cause de notre hésitation et de notre répugnance à passer outre, c'est qu'il nous semblait qu'il y a quelque chose de caché dans ces paroles, mais nous ne l'avons pas pu expliquer, parce que nous étions pressé de finir. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à tenir notre promesse? Dans le grand mystère que le Docteur des nations a interprété du mariage chaste et saint de Jésus-Christ avec l'Eglise (Ephes. V, 32), et qui est l'ouvrage de notre salut, trois choses concourent ensemble, Dieu, l'ange et l'homme. Et, en vérité, comment Dieu ne prendrait-il pas soin des noces sacrées de son Fils bien-aimé : il le fait et de tout son coeur ? Pour lui, il serait suffisant de l'accomplir par sa seule volonté, et par lui-même, sans le secours de ceux-ci; mais eux ne peuvent rien faire sans lui. Si donc il s'est servi d'eux dans cet ouvrage, ce n'a pas été pour en tirer du secours, mais pour leur propre bien. Car il a placé pour les hommes le mérite dans les oeuvres, selon cette parole : " L'ouvrier est digne de sa récompense (Luc. X, 7) : Et chacun recevra selon son travail ( I Cor. III, 8), " tant celui qui plante dans la foi, que celui qui arrose ce qui est planté. De même lorsqu'il se sert du ministère des anges pour le salut du genre humain, n'est-ce pas afin que les hommes les aiment ? Car, que les anges aiment les hommes, c'est ce dont on ne peut douter, puisqu'ils n'ignorent pas que ce sont les hommes qui doivent réparer les anciennes ruines de leur cité. Et certes il était, bien digne que le royaume de l'Amour ne fut point gouverné par d'autres lois que par l'amour mutuel de ceux qui y doivent régner ensemble, et par les pures affections des uns et des autres envers Dieu.

2. Mais il y a bien de la différence dans la manière dont ces trois causes opèrent, selon la noblesse et la dignité de chacune d'elles. Dieu fait ce qu'il veut par sa seule volonté, sans empressement, sans mouvement, sans changement de lieu ou de temps, de causes ou de personnes. Car il est le Seigneur les armées qui juge toutes choses avec tranquillité (Sap. XIl, 3). Il est la souveraine sagesse qui dispose tout avec douceur. L'ange n'agit point sans changer de lieu et de temps, et toutefois il agit sans aucun empressement. Mais l'homme ne peut agir ni sans empressement et chaleur d'esprit, ni sans un mouvement local et corporel. Aussi lui ordonne-t-on d'opérer son salut avec crainte et tremblement (Phil. II, 12), et de manger son pain à la sueur de son visage (Gers. III, 19).

3. Cela supposé, considérez maintenant avec moi que dans l'ouvrage magnifique de notre salut, il y a trois choses que Dieu, qui en est l'auteur, s'approprie, et en quoi il prévient tous ceux qui l'aident et qui coopèrent avec lui. Ce sont la prédestination, la création, l'inspiration. La prédestination n'a point commencé avec l'Eglise ni même avec le monde,mais elle est de toute éternité et avant tous les temps. La création a commencé avec le temps. Et l'inspiration se fait dans le temps où Dieu veut, et quand il veut. Selon la prédestination, l'assemblée des élus a toujours été en Dieu. Si l'infidèle s'en étonne, qu'il apprenne une chose qui est bien plus étonnante encore, c'est qu'elle lui a toujours été agréable, et qu'il l'a toujours aimée. Pourquoi ne publierais-je pas hardiment un secret que m'a découvert, dans le sein de Dieu, celui qui nous a fait part de tant d'autres secrets? Je veux parler de saint Paul, qui n'a pas craint de divulguer ce secret qu'il a tiré des trésors de la bonté de Dieu. " Il nous a bénis, dit-il, en Jésus-Christ, de toutes les bénédictions célestes, ainsi qu'il nous a choisis en lui avant la création du monde, afin que l'aimant, nous soyons saints et sans taches en sa présence (Ephes. I, 3). Et il ajoute : il nous a prédestinés pour être ses enfants adoptifs par Jésus-Christ en lui, selon les desseins de sa volonté, à la louange et à la gloire de la, grâce dont il nous a gratifiés en son fils bien-aimé (Ibid. V). " Et il n'y a point de doute que cela ne soit dit au nom de tous les élus, qui sont l'Église. Qui donc, même entre les esprits bienheureux, a jamais pu trouver cette Église dans l'abîme si profond de l'éternité, avant que l'ouvrage de la création fût produit an jour, sinon celui à qui l'éternité même, qui est Dieu, l'a voulu révéler.

4. Et lorsque, au commandement du créateur, elle a parti sous les espèces et les formes visibles des corps, néanmoins elle n'a pas été aussitôt trouvée par les hommes ou par les anges, car elle n'était pas connue, et se trouvait environnée des ombres de l'homme terrestre et couverte de la nuit épaisse de la mort. Or nul enfant des hommes n'est venu au monde sans le voile de cette confusion générale, excepté un seul, celui qui y est entré exempt de toute tache. C'est Emmanuel, qui néanmoins s'est revêtu de nous et pour nous de la ressemblance, non de la réalité de la malédiction et, du péché. Car nous lisons dans l'Apôtre, " qu'il est apparu dans la ressemblance de la chair de péché, afin de détruire par le péché même, le péché qui était dans la chair (Rom. VIII, 3). " Tout. le reste, élu ou réprouvé est entré dans cette vie de la même manière, car il n'y a point de distinction, tous ont péché, et tous portent les marques de leur honte. C'est donc pour cela que, quoique l'Église fût déjà créée, elle ne pouvait pourtant pas être trouvée ou reconnue par aucune créature, attendu qu'elle était cachée d'une merveilleuse manière, dans le sein de la prédestination et dans la masse d'une malheureuse damnation.

5. Mais celle que la sagesse prédestinante avait cachée de toute éternité, et que la puissance créatrice n'avait point produite au commencement du monde, la grâce visitante l'a relevée dans son temps, par l'opération que j'ai nommée inspiration, parce qu'il s'est fait une infusion de l'esprit de l'Époux dans les hommes, pour les préparer à l'Évangile de la paix, c'est-à-dire pour préparer une voie au Seigneur, et à la connaissance de sa gloire, dans les coeurs de tous ceux qui étaient prédestinés à la vie. C'est en vain que les sentinelles auraient travaillé à la prédication de l'Évangile, si cette grâce n'eût précédé. Mais en voyant maintenant que la parole de Dieu court avec vitesse, comme dit le Prophète, que les peuples se convertissent aisément au Seigneur, que les tribus et les langues, comme parle l'Ecriture, concourent dans l'unité de la foi, et que, des extrémités de la terre ils se rassemblent dans le sein d'une même mère catholique, ils reconnaissent les richesses de la grâce, qui depuis tant de siècles étaient demeurées cachées dans le secret de la prédestination éternelle, et ils se réjouissent d'avoir trouvé celle que le Seigneur s'est choisie pour Epouse avant tous les temps.

6. On voit par là, je crois, que ce n'est pas sans raison que l'Épouse témoigne qu'elle a été trouvée; mais en ce sens qu'ils l'ont assemblée non pas choisie, qu'ils l'ont rencontrée non pas convertie. Car, la conversion de chacun des fidèles doit être attribuée à celui à qui tout le monde doit dire avec le Psalmiste : "Convertissez-nous, ô Dieu, qui êtes notre salut (Psal. LXXXIV. 5). " Mais on ne peut pas dire qu'il l'ait trouvée, comme on dit qu'il l'a convertie. Car , voilà comment les choses se passent : Le Seigneur ne trouve pas ; il prévient, or, le prévenir exclut de trouver. En effet, que trouverait celui qui n'a jamais rien ignoré " Or, le Seigneur, dit l'Apôtre, connaît ceux qui sont à lui ( II Tim. II. 19). " Et que dit-il lui-même " Je connais ceux que j'ai choisis dès le commencement." Évidemment, on ne peut pas dire, que celle que Dieu a connue, choisie, aimée et formée de toute éternité, ait été trouvée par lui; néanmoins, je dirai hardiment qu'il l'a préparée, afin qu'on la trouvât. " Car, celui qui l'a vu, en a rendu témoignage, et nous savons que son témoignage est véritable (Joan. XIX. 35). " " J’ai vu, dit Saint-Jean, la sainte cité, la nouvelle Jérusalem, descendre du ciel, Dieu l'avait préparée comme une Épouse ornée pour un époux (Apoc, XXI. 2). " Et cet apôtre était une des sentinelles qui gardent la cité. Mais écoutez celui-là même, qui l'a préparée ainsi, il la montre du doigt, aux sentinelles, si je puis parler ainsi, quoique sous une autre figure : " Levez les yeux, dit-il, et voyez les régions qui sont déjà toutes jaunes, c'est-à-dire, toutes préparées pour la moisson (Joan IV. 35). " Voilà comment le père de famille invite les ouvriers à travailler quand il voit que toutes choses sont ainsi préparées, afin que sans beaucoup de travail de leur part, ils puissent se glorifier d'être les coadjuteurs de Dieu. Car, qu'ont-ils à faire ? Ils ont à chercher l'Épouse, et, quand ils l'ont trouvée, à lui apprendre des nouvelles de son bien-aimé. Car, ils ne cherchent pas leur propre gloire, mais celle de l'Épouse, parce qu'ils sont ses amis. Et ils n'auront pas beaucoup à travailler pour cela, puisque l'Épouse est déjà présente, et qu'elle le cherche avec toute l'ardeur imaginable, tant sa volonté est bien préparée par le Seigneur.

7. Car, bien que ces sentinelles ne lui disent encore rien, elle les interroge au sujet de son bien-aimé, et elle prévient ses prédicateurs, prévenue elle-même par lui : " N'avez-vous point vu, leur dit-elle, celui qu'aime mon âme (Cant. III. 3) ? " C'est donc avec raison qu'elle dit qu'elle a été trouvée par ceux qui gardent la ville, car elle sait qu'elle est déjà connue et prévenue par le maître même de la ville, aussi les sentinelles la trouvent-elles et ne la font-elles pas ce qu'elle est. Voilà comment Corneille fut trouvé par saint Pierre, et saint Paul, par Ananie. Car, tous deux étaient prévenus et préparés par le Seigneur. Qu'y avait-il de plus préparé que Saul, qui avait déjà crié d'une voix et d'un esprit soumis : " Seigneur, que voulez-vous que je fasse (Act. IX. 6). " Et Corneille ne l'était pas moins, puisque par les aumônes et les oraisons que le Seigneur lui inspirait de faire, il mérita de parvenir à la foi (Act. X. 5). Saint Philippe trouva aussi Nathanaël. Mais le Seigneur l'avait déjà vu auparavant, lorsqu'il était sous le figuier (Joan. I. 44). Ce regard du Seigneur n'était-il pas une préparation? De même, il est rapporté que saint André trouva Simon son frère (Ibid. 41), mais il avait aussi été connu et prévenu par le Seigneur, en sorte qu'il fut appelé Céphas (Ibid. 42), c'est-à-dire ferme dans la foi.

8. Nous lisons de la Vierge, qu'elle fut trouvée grosse par l'opération du Saint-Esprit. Je crois que l'Épouse du Seigneur a quelque chose de semblable à sa mère en ce point. Car, si elle ne s'était trouvée aussi remplie du Saint-Esprit, elle n'eût pas interrogé si familièrement ceux qui la cherchaient, au sujet de celui dont il est l'Esprit. Elle n'attend pas qu'ils lui disent pourquoi ils étaient venus à elle, elle leur parle elle-même, et de l'abondance du cour. " N'avez-vous point vu celui qu'aime mon âme ? " Elle ne savait pas que les yeux qui l'avaient vu étaient bienheureux, et, dans son admiration pour ceux qui avaient eu ce bonheur, elle disait : N'êtes-vous point de ceux qui ont reçu la grâce de voir celui que tant de rois et de prophètes ont souhaité voir, et n'ont point vu? N'est-ce pas vous qui avez mérité de voir la sagesse dans la chair, la vérité dans un corps, Dieu en l'homme ? Plusieurs disent, il est ici, il est là. Mais je pense qu'il est plus sûr pour moi, de vous croire, vous qui avez bu et mangé avec lui, depuis qu'il est ressuscité. Je crois que cela suffit sur la demande que l'Épouse fait aux sentinelles, sinon nous suppléerons le reste, dans un autre discours. Mais, toujours est-il évident qu'elle a été prévenue par le Saint-Esprit, et trouvée par ceux qui gardent la ville , puisque c'est maintenant elle que Dieu a connue, prédestinée de toute éternité, et préparée pour être dans tous les siècles les délices immortelles de son fils bien-aimé, germant comme un lis, et fleurissant éternellement devant le Seigneur et le père de mon Seigneur Jésus-Christ, l'Époux de l'église qui, étant Dieu, est élevé par dessus tout, et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXIX. De quel amour fort et indissoluble l'âme tient l'Époux embrasé. Retour de l'Époux, à la fin des siècles, vers la Synagogue des Juifs, pour la sauver.

1. " N'avez-vous point vu celui qu'aime mon âme (Cant. III. 3) ? " O amour violent, amour brûlant, amour impétueux, qui ne laisse point penser à autre chose qu'à toi, qui méprises tout le reste, et es content de toi-même! Tu confonds l'ordre, tu ne tiens pas compte de l'usage, tu ignores toute mesure, tu triomphes en toi-même, de toutes les règles de l'opportunité, de la raison, de la pudeur, de la prudence et du jugement, tu foules aux pieds tout cela. Toutes les pensées et les paroles de l'Épouse, sont pleines de toi, à l'exception de tout le reste, tant tu t'es emparé de son cœur et de sa langue. " N'avez-vous point vu celui qu'aime mon âme? " Comme s'ils connaissaient ses pensées; vous demandez des nouvelles de celui qu'aime votre âme mais quel est son nom. Qui êtes-vous, et qui est-il? Si je fais cette remarque, c'est à cause de cette façon singulière de parler, et de cette négligence si remarquable de paroles, en quoi cette partie de l'Écriture parait bien différente des autres. Aussi, dans cet épithalame, il ne faut point considérer les paroles, mais les affections et les mouvements, parce que l'amour saint, qui en fait tout le sujet, ne doit pas être pesé par les paroles ou par la langue, mais par les rouvres et par la vérité. L'amour y parle partout. Et, si quelqu'un veut en acquérir quelque intelligence, il faut qu'il aime. En vain, celui qui n'aime pas écoutera ou lira ce cantique d'amour, les discours enflammés ne peuvent être compris par une âme froide. Car, comme la langue grecque ou latine ne peut être entendue de ceux qui ne savent ni le grec ni le latin, ainsi en est-il de ce langage d'amour; il est étrange et barbare à ceux qui n'aiment pas, et ne frappe leurs oreilles que de sons vains et stériles, comme celui de l'airain et des cymbales. Mais parce que ces sentinelles ont appris du Saint-Esprit à aimer, elles entendent le langage du Saint,-Esprit, et peuvent répondre sur le champ aux paroles d'amour qui leur sont dites, et y répondre en la même langue, c'est-à-dire par des sentiments d'amour et par des devoirs de piété.

2. Car ils l'instruisent si bien en peu de temps de ce qu'elle cherche, qu'elle dit : " A peine les eus-je un peu dépassés, que j'ai trouvé celui qu'aime mon âme (Cant. III. 4). " Un peu, dit-elle, parce qu'ils lui ont donné une parole abrégée, en lui donnant le symbole de la foi et ce qui suit dans les mêmes termes. Il fallait que l'Épouse passât par eux, afin de connaître la vérité, mais il fallait aussi qu'elle les dépassât. Car si elle ne les avait point dépassés, elle n'aurait point trouvé celui qu'elle cherchait. Et ne doutez point qu'eux-mêmes ne le lui aient conseillé. Car ils ne s'annonçaient pas eux-mêmes, mais annonçaient le Seigneur Jésus, qui, sans doute, est au dessus d'eux et au delà. C'est pourquoi il dit : " Passez à moi, vous tous qui désirez me posséder (Eccles. XXIV. 26). " Et il ne lui suffisait pas de passer, mai s on lui enseigne à passer outre, parce que celui qu'elle cherchait était aussi allé plus loin. Car, non-seulement, il était passé de la mort à la vie, mais il était passé jusqu'à la gloire. Il fallait donc qu'elle passât outre. Autrement, elle n'aurait pu atteindre celui dont elle n'eût pas suivi les traces, partout où il était allé.

3. Et pour expliques ceci plus clairement : si mon Seigneur Jésus était ressuscité, mais ne fût point monté au ciel, on ne pourrait pas dire de lui qu'il a passé outre, mais seulement qu'il a passé, et pourtant il lie serait pas nécessaire que l'Épouse qui le cherche dépassât ceux qui l'ont trouvé, il lui eût suffi de passer devant eux. Mais comme, en montant an ciel, il a passé au-delà de la résurrection, c'est avec raison que l'Épouse dit qu'elle a passé outre, attendu que, par la foi et par son zèle, elle l'a suivi jusque dans les cieux. Ainsi donc, croire la résurrection, c'est passer, croire l'ascension, c'est passer outre. Et peut-être connaissait-elle la première et ne connaissait-elle pas la seconde, comme je me souviens d'avoir dit dans un discours que j'ai fait à l'une de ces fêtes. C'est pourquoi étant instruite par eux de ce qui lui manquait, et ayant appris que celui qui était ressuscité était aussi monté aux cieux, elle y est montée également, c'est-à-dire, elle a passé plus loin, et l'a trouvé. Et comment ne l'aurait-elle point trouvé, en s'élevant en esprit jusqu'au lieu où il est en corps? "Les ayant un peu passés. " C'est avec raison qu'elle parle de plusieurs, car notre Chef a passé et précédé en deux choses tant ses apôtres que tous ses autres membres qui sont sur la terre, à savoir par la résurrection et par l'ascension. Car Jésus-Christ est les prémices de l'un et de l'autre: s'il a précédé, notre foi a précédé aussi. Car où ne le suivrait-elle point? S'il monte au ciel; elle y est ; s'il descend dans les enfers, elle y est encore. Quand il prendrait des ailes dès le matin, et s'envolerait à l'extrémité de la mec, votre main, dit-elle à Dieu, m'y conduirait, et vous m'y tiendriez de votre droite. N'est-ce pas enfin selon cette foi que le Père de l'Époux souverainement puissant et souverainement bon nous ressuscitera et nous fera asseoir à sa droite dans les cieux ? Voilà pour expliquer ce que l'Église dit: " Je les ai dépassés, " parce qu'elle s'est passée elle-même en demeurant par la foi où elle n'est pas encore arrivée. En effet, je crois qu'il est clair maintenant, pourquoi elle a mieux aimé dire qu'elle a passé outre, que de dire qui elle a passé simplement. Passons donc aussi à ce qui suit.

4. " Je le tiens, et je ne le laisserai point aller, jusqu'à ce que je l'aie fait entrer dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m'a enfantée (Cant. III, 4). " Depuis ce temps là le peuple fidèle n'a point manqué, la foi n'a point failli sur la terre, ni la charité dans l'Église. Les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et l'ont battue avec violence, et elle n'est point tombée, parce qu'elle était fondée sur la pierre ; et cette pierre c'est Jésus-Christ. Voilà pourquoi ni le verbiage des philosophes, ni les subtilités captieuses des hérétiques, ni l’épée des persécuteurs n'ont pu et ne pourront jamais la séparer de l'amour qu'elle a pour Dieu en Jésus-Christ, tant elle tient fortement celui qu'aime son âme, tant elle trouve qu'il lui est avantageux d'être attachée à Dieu. " C'est un grand biens dit Isaïe, d'y être attaché avec de la glu (Isa XL, 7 ". Qu'y a-t-il de plus ferme que cette glu que les eaux ne peuvent dissoudre, que les vents ne peuvent arracher, que le fer ne peut couper ? Car les eaux les plus abondantes ne sauraient éteindre la charité. " Je le tiens, et ne le laisserai point aller (Cant. III, 4). " Un saint patriarche dit aussi. " Je ne vous laisserai point aller, si vous ne me donnez votre bénédiction (Gen. XXXII, 26)." Elle ne veut pas non plus le laisser aller, même quand il lui donnerait sa bénédiction. Le patriarche le laisse aller après avoir reçu sa bénédiction, mais n'en est pas de même de celle-ci. Je ne veux point, dit-elle, de votre bénédiction, je vous veux vous-même. Car sans vous que peut-il y avoir d'aimable pour moi sur la terre ou dans le ciel (Psal. LXXIX, 25) ? Je ne vous laisserai point aller, quand même vous me donneriez votre bénédiction.

5. " Je le tiens et ne le laisserai point aller. " Peut-être ne désire-t-il pas moins qu'elle d'être tenu par elle, car il dit: " Mes délices, c'est d'être avec les enfants des hommes (Prov. VIII, 31. " Aussi est-ce la promesse qu'il leur fait dans l'Evangile : " Je serai toujours avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Matt. XXVIII, 20). " Qu'y a-t-il de plus fort que cette liaison, qui est scellée parla volonté, et par le désir réciproque de tous les deux : "Je le tiens " dit-elle. Mais il la tient aussi, puisqu'elle lui dit ailleurs: " Vous m'avez tenue par la main droite (Psal. LXXII, 24). " Celle que l'on tient et qui tient peut-elle tomber ? Elle le tient par la fermeté de sa foi, elle le tient par la ferveur de son zèle. Mais elle ne le tiendrait pas longtemps, s'il ne la tenait aussi. Et il la tient par sa puissance et par sa miséricorde. " Je le tiens, et ne le laisserai point aller, jusqu'à ce que je l'aie fait entrer dans la maison de ma mère, et dans la chambre de celle qui m'a enfantée." Certes, la charité de l’Eglise est bien grande, puisqu'elle n'envie pas ses délices à sa rivale même, qui est la Synagogue. Quel plus grand excès de bonté que d'être prête à faire part à son ennemie de celui qu'aime son âme. Néanmoins on ne doit pas s'en étonner, puisque le salut vient des Juifs (Joan. IV, 12). Que le Sauveur retourne d'où il est parti, afin dé sauver les restes d'Israël. Que les branches ne soient pas ingrates envers leur tronc, ni les enfants envers leur mère. Que les branches n'envient pas à la racine la sève qu'elles ont tirée d'elle, ni les enfants à leur mère le lait qu'ils ont sucé de ses mamelles. Que l'Église donc tienne fermement le salut que la Judée a perdu, jusqu'à ce que la plénitude des nations entre dans le ciel, et qu'ainsi tout Israël soit sauvé. Elle veut bien qu'elle participe au salut commun, parce que tous y peuvent avoir part, sans que cela fasse tort à chacun en particulier. Elle fait plus, elle lui souhaite le nom et la beauté d'Épouse.

6. Cette charité serait sans doute incroyable, si ce qu'elle dit n'en faisait foi. Car, si vous y avez pris garde, elle dit qu'elle veut faire entrer celui qu'elle tient, non-seulement dans la maison de sa mère, mais encore dans sa chambre, ce qui est la marque d'une prérogative singulière. Il suffisait pour son salut qu'il entrât dans la maison, mais qu'il entre dans le secret de la chambre, est un signe de la grâce. " Aujourd'hui, dit le Sauveur, le salut est arrivé à cette maison (Luc. XIX, 9). " Comment le Sauveur, entrant dans une maison, ceux qui l'habitent ne seraient-ils pas sauvés? Mais celle qui mérite de le recevoir dans sa chambre a pour elle son secret à part. Le salut est pour la maison, mais les délices sont réservées pour la chambre. " Je le ferai, dit-elle, entrer dans la maison de ma mère. " De quelle maison parle-t-elle, sinon de celle dont le Seigneur avait dit aux Juifs: " Votre maison sera déserte et abandonnée (Luc. XIII, 35)? " Il a fait ce qu'il avait dit, selon qu'il le témoigne dans la prophétie : " J'ai laissé ma maison, j'ai abandonné mon héritage (Jerem. XII, 7). " Et maintenant l'Epoux promet de l'y ramener, et de rendre à la maison de sa mère le salut qu'elle a perdu. Si cela vous semble peu de chose, écoutez ce qu'elle ajoute: " Et dans la chambre de celle gtti m'a enfantée. " Celui qui entre dans la chambre nuptiale, est l'époux : que la puissance de l'amour est grande ! Le Sauveur était sorti de sa maison et de son héritage avec indignation et colère ; et maintenant, adouci par les caresses de son épouse, il se laisse tellement fléchir, qu'il retourne, non-seulement comme Sauveur, mais comme époux. Soyez bénie du Sauveur, ô sainte fille, qui apaisez son indignation, et rétablissez son héritage. Que votre mère vous bénisse, puisque c'est par vous que la colère de son Seigneur est calmée, que le salut retourne vers elle, qu'il revient à elle, et lui dit : " Je suis votre salut (Psal. XXXIV, 3). " Cela ne suffit pas encore : Il ajoute : "Je vous épouserai par la foi, je vous épouserai par un effet de justice et de miséricorde tout ensemble (Osee. II, 19). " Mais souvenez-vous que celle qui concilie cette amitié à sa mère, c'est l'Epouse. Comment donc cède-t-elle son époux, et un tel époux, à sa rivale, pour ne pas dire qu'elle est la première à le lui souhaiter? Il n'en va pas ainsi. Cette bonne fille le souhaite bien à sa mère, mais ce n'est pas pour le lui céder, c'est pour le partager avec elle. Un seul est suffisant pour deux, si ce n'est qu'elles ne seront plus deux, mais une en lui. Car il est notre paix qui de deux n'en fait qu'une, afin qu'il n'y ait qu'une épouse, et qu'un époux Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXX. Dispute subtile sur l'image ou le Verbe de Dieu, et sur l'âme qui est faite à l'image de Dieu. Erreur de Gilbert, évêque de Poitiers.

1. J'apprends que quelques-uns de vous trouvent à redire de ce qu'ayant pris plaisir durant quelques jours à nous arrêter à la profondeur étonnante des mystères qu'enferment les paroles de l'Epouse, nos discours sont peu ou moins assaisonnés du sel des réflexions morales. Il est vrai que c'est contre notre ordinaire. Néanmoins permettez-moi de faire un retour sur les choses que nous avons expliquées, car je ne puis passer outre avant de les y avoir toutes reprises. Dites-moi, je vous en prie, l'endroit où j'ai commencé à vous priver dol de cette satisfaction, pour que je le recommence de nouveau. Car c'est à moi à réparer ces fautes, ou plutôt au Seigneur dont nous présumons tout. Je pense que c'est à ces paroles : " J'ai cherché dans mon petit lit durant toutes les nuits celui qu'aime mon âme (Cant. III, 1). " Depuis cet endroit, tout mon soin a été de développer les allégories, et de produire au jour les secrètes et saintes délices de Jésus-Christ et de l'Église. Retournons donc au sens moral. Car je ne puis trouver pénible ce qui peut vous être avantageux. Il sera d'ailleurs facile de vous satisfaire, eu appliquant au Verbe et à l'âme ce que nous avons dit de Jésus-Christ et de l'Église.

2. Mais on dira peut-être : Pourquoi joignez-vous ces deux choses ? quel rapport y a-t-il entre l'âme et le Verbe ? il y en a un grand à tous les points de vue. Premièrement, il y a une si grande affinité entre leur nature, que l'un est l'image de Dieu, et l'autre est faite à son image. D'ailleurs, la ressemblance qui est entre eux est encore une preuve de cette affinité. Car l'âme n'est pas seulement faite à son image, mais à sa ressemblance? Me demandez-vous en quoi elle lui est semblable? Écoutez premièrement comme quoi elle est faite à son image. Le Verbe est vérité, sagesse, et justice. Voilà l'image. De qui est-il l'image ? De la justice, de la sagesse, et de la vérité. Car cette image est justice de justice, sagesse de sagesse, vérité de vérité, de même que lumière de lumière, et Dieu de Dieu. L'âme n'est rien de tout cela, parce qu'elle n'est point image, elle en est néanmoins capable, et elle les désire, et c'est peut-être pour cela qu'elle est faite à l'image du Verbe. C'est une créature élevée, puisqu'elle est capable de cette majesté, et le désir qu'elle a de la recevoir est une marque de sa rectitude. Nous lisons que Dieu a fait l'homme droit. Et quant à sa grandeur, sa capacité, comme nous avons dit, en est une preuve suffisante. Car il faut que ce qui est à l'image d'une chose soit conforme à cette image, et n'ait pas part en vain au nom de l'image, de même que l'image elle-même n'est pas appelée ainsi seulement de nom, et sans aucune convenance avec la chose dont elle est l'image, car il est dit de celui qui est l'image : " qu'ayant une même essence avec Dieu, il n'a pas cru faire un larcin de se rendre égal à lui (Philipp. II, 6). " Vous voyez par là que sa rectitude est marquée dans l'essence qu'il partage avec Dieu, et sa majesté dans l'égalité qu'il a avec lui ; afin que la rectitude étant comparée à la rectitude, et la grandeur à la grandeur, on connaisse que l'image, et ce qui est fait à l'image, ont quelque rapport en l'une de ces deux choses, comme aussi l'image se rapporte en ces deux manières à celui dont elle est l'image. Car c'est de lui image que le saint roi David a dit : "Notre Seigneur est infiniment grand, et sa puissance n'a point de bornes (Psal. CXL VI, 5). Et : le Seigneur notre Dieu est droit, et il n'y a point d'injustice en lui (Psal. CXLI, 16). " C'est de ce Dieu si grand et si droit que son image tire sa rectitude et sa grandeur, et c'est de cette image que l'âme qui est faite sur elle, tire aussi toute la sienne.

3. Mais quoi, l'image n'a-t-elle donc rien de plus que l’âme qui est faite sur elle? Car nous donnons à l'une et à l'autre la grandeur et la rectitude. Certes il y a bien de la différence. Celle-ci a reçu ses qualités avec mesure, et celle-là les reçoit avec égalité. N'y a-t-il que cela? Écoutez encore une autre différence. Celle-ci n'a reçu l'une et l'autre que par création on par miséricorde, et celle-là les a reçues par génération. Il n'y a point de doute que cette dernière façon de recevoir ne soit beaucoup plus magnifique. Mais ce qu'il y a de plus excellent que cela encore, c'est que l'un ne reçoit ces deux qualités que par la libéralité de Dieu, au lieu que l'autre les tire de la substance de Dieu même. Car l'image de Dieu lui est consubstantielle, et tout ce qu'il semble communiquer à son image est substantiel à tous deux, non accidentel. Voici encore une autre chose en quoi l'image surpasse infiniment celle qui a été formée sur elle. Qui ne sait que la grandeur et la rectitude sont deux choses distinctes de leur nature ? Cependant elles ne sont qu'une même chose dans l'image. Bien plus, elles ne sont qu'une même chose avec l'image. Car non-seulement c'est une même chose pour l'image d'être droite et d'être grande, mais sa rectitude et sa grandeur ne sont point différentes de son être. Il n'en est pas ainsi de l'âme. Car la grandeur et la rectitude sont différentes de l'âme même, et sont même différentes entre elles. Car, si, comme je l'ai dit, l'âme est grande parce qu'elle est capable des choses éternelles, et droite, parce qu'elle les désire, celle qui ne cherche et ne goûte point les choses d'en haut, mais les choses de la terre, n'est pas entièrement droite, elle est courbés, ce qui ne fait pas qu'elle ne demeure toujours grande, puisqu'elle demeure toujours capable de l'éternité. Car bien qu'elle ne la reçoive jamais, elle ne laissera pas pour cela d'être toujours capable de la recevoir, afin que cette parole de l'Écriturc soit vérifiée : " L'homme passe dans- l'image (Psal. XXXVIII, 7). " Néanmoins, ce n'est qu'en partie, afin que l'éminence qu'a le Verbe sur elle ressorte davantage, parce qu'il possède toujours ces deus qualités tout entières. En effet, comment le Verbe perdrait-il sa grandeur ou sa rectitude, puisqu'il est lui-même sa rectitude et sa grandeur? Ou bien l'homme la possède en partie, de peur que s'il en était entièrement privé, il ne lui restât plus d'espérance de son salut. Car si son âme cessait d'être grande, elle cesserait aussi d'être capable du salut, puisque, comme je l'ai dit, c'est par la capacité de l'âme qu'on juge de sa grandeur. Or, comment pourrait-elle espérer ce dont elle ne serait point capable ?

4. C'est donc par la grandeur qu'elle retient encore, après avoir perdu sa rectitude, que l'h( mine passe dans l'image de Dieu, ne se soutenant que sur un pied, comme on pourrait dire, et étant devenue un enfant étranger. Car je crois que c'est de ceux qui sont ainsi qu'il est dit : " Des enfants étrangers ont menti contre moi, ils se sont endurcis dans leurs crimes, et ont cloché dans leurs joies (Psal. XVII, 46). " C'est avec raison qu'il les appelle des enfants étrangers. Car ils sont enfants à cause de la grandeur qu'ils ont retenue, et étrangers à cause de la rectitude qu'ils ont perdue. Et il n'est pas dit qu'ils ont cloché, mais qu'ils sont tombés, ou quelque autre chose semblable, s'ils se fussent dépouillés entièrement de l'image à laquelle l'homme a été fait. Mais maintenant l'homme passe dans l'image, selon la grandeur; mais selon la rectitude il cloche, il est troublé, et il déchoit de cette image, selon ce que dit l'Écriture : " L'homme passe dans l'image, mais c'est en vain qu'il se trouble. C'est en vain qu'il amasse des trésors, puisqu'il ne sait pas pour qui il les amasse (Psal. XXXVIII, 7). " Et pourquoi ne le sait-il pas, sinon parce que, se penchant sur les choses basses et terrestres, il n'amasse que de la terre. Certes il ignore absolument pour qui il amasse les choses qu'il confie à la terre, si ce n'est point pour les vers qui les rongent ou pour les voleurs qui les enlèvent en perçant la muraille, ou pour les ennemis qui les pillent, ou pour le feu qui les dévore. Aussi est-ce au nom de cet homme malheureux qui se courbe et rampe contre la terre qu'il est dit dans le psaume: " Je suis tout courbé et tout abattu, et je marche toujours avec un visage triste et défiguré (Psal. XXXVII, 7). " Car il éprouve en lui la vérité de cette parole du sage : " Dieu a tait l'homme droit et juste, mais il s'est engagé lui-même dans une infinité de maux (Eccles. VII, 30) : " Et il a entendu aussitôt cette, parole de moquerie : " Courbez-vous, afin que nous passions par dessus vous (Isa. LI, 23). "

5. Mais comment en sommes-nous venus là? c'est en voulant montrer que la grandeur et la rectitude, qui sont les deux biens que nous avons assignés à l'image de Dieu,ne sont point une même chose dans l'âme ni avec l'âme, comme nous avons fait voir qu'il est de foi que ce sont une même chose dans le Verbe et avec le Verbe. Quant à la rectitude, il est visible, par ce que nous avons dit, qu'elle est différente de l'âme et de la grandeur de l'âme, puisque, lorsqu'elle ne subsiste plus, l'âme demeure toujours, et conserve même sa grandeur. Mais comment montrerons-nous que la grandeur de l'âme est autre chose que l'âme même. Nous ne le pouvons pas faire de la même façon que nous avons montré la différence de la rectitude de l'âme d'avec l'âme, puisqu'elle ne peut être privée de sa grandeur, comme elle peut l'être de sa rectitude. Cependant il est certain que l'âme n'est pas sa grandeur, car bien que l'âme ne se trouve point séparée de sa grandeur, néanmoins la grandeur se trouve hors de l'âme. Demandez-vous où ? Dans les anges. Car les anges sont grands de même que l'âme, c'est-à-dire par la capacité qu'ils ont pour l'éternité. Il est constant que l'âme est différente de sa rectitude, puisqu'elle en peut être privée ; pourquoi ne serait-il pas certain de même qu'elle est différente de sa grandeur, puisqu'elle ne peut pas se l'approprier à elle seule? Si donc l'une n'est pas dans toute âme, et l'autre ne se rencontre pas dans l'âme seule, il est manifeste que l'une et l'autre différent d’elle. De plus, ce dont elle est la forme n'est pas une forme nulle. Or, la grandeur de l'âme est la forme de l'âme. Et il ne faut point dire que ce n'est pas la forme, parce qu'elle cet inséparable d'elle. Car toutes les différences substantielles sont de la sorte, non-seulement celles qui sont tellement propres à une chose qu'elles ne peuvent convenir à une autre, mais encore quelques-unes qui sont communes à plusieurs natures. L'âme n'est donc point sa grandeur, non plus que le corbeau n'est sa noirceur, ni la neige sa blancheur, ni l'homme sa faculté de rire ou de raisonner; quoiqu'on ne trouve jamais ni corbeau sans noirceur, ni neige sans blancheur, ni homme qui ne puisse rire ou raisonner. C'est ainsi que l'âme et la grandeur de l'âme, bien qu'inséparables, sont néanmoins différentes l'une de l'autre. Et comment ne le seraient-elles point, puisque l'une est dans le sujet, et que l'autre est le sujet et la substance même ? La seule nature souveraine et incréée, qui est la Trinité adorable, s'approprie cette pure et singulière simplicité d'essence, en sorte qu'il n'y a pas en lui une chose et une autre, ici et là, ni tantôt et tantôt. Car demeurant en elle-même, elle est tout ce qu'elle a, et tout ce qu'elle est, elle l'est toujours, et d'une même manière. Tout ce qui est séparé ou différent dans les autres êtres, est réuni et rendu semblable en elle, de sorte qu'en elle le nombre ne cause point la pluralité, ni la diversité, l'altération. Elle contient tous les lieux, et n'étant contenue dans aucun, elle place chaque chose en son lieu. Les temps passent au dessous d'elle, mais non pas pour elle. Elle n'attend point l'avenir, elle ne se souvient point du passé, elle ne sent point le présent.

6. Eloignons-nous, mes chers frères, éloignons-nous de ces novateurs que je n'appellerai pas dialecticiens, mais hérétiques, qui, dans leur impiété extrême, soutiennent que la grandeur par laquelle Dieu est grand, que la bonté, la sagesse, la justice, et la divinité par laquelle il est bon, sage, juste et Dieu, n'est pas Dieu même. Il est Dieu, disent-ils, par la divinité, mais la divinité n'est pas Dieu. Peut-être ne daigne-t elle, pas être Dieu, parce qu'elle est si grande qu'elle fait Dieu, où elle n'est rien du fout. Vous dites qu'elle n'est pas Dieu, vous ne prétendrez pas non plus, je crois, qu'elle ne soit rien, puisque vous avouez qu'elle est si nécessaire à Dieu, que non-seulement Dieu ne peut pas être sans elle, mais qu'il est par elle. Si c'est quelque autre chose que Dieu, ce quelque chose sera moindre que lui, ou plus grand, ou égal à lui. Mais comment serait-ce moindre, puisque c'est par cela qu'il est Dieu? Il reste donc que ce soit plus grand que lui, ou égal à lui. Si c'est plus grand que lui, c'est ce quelque chose là qui est le souverain bien, non pas Dieu. Si ce lui est égal, il y aura deux souverains biens. Or, l'un et l'autre sont également contraires à la foi catholique. Nous sommes dans le même sentiment touchant la grandeur, la bonté, 1a justice et la sagesse de Dieu, que touchant sa divinité, et nous tenons que ces attributs ne sont qu'une même chose en Dieu et avec Dieu. Car il ne tire point sa bonté d'autre part que sa grandeur, ni sa justice ou sa sagesse d'ailleurs que sa grandeur ou sa bonté, ni toutes ces choses ensemble que d'où il tire sa divinité, c'est-à-dire de lui-même.

7. Mais un hérétique me dira : Quoi? Nieriez-vous qu'il soit Dieu par la divinité ? Non. Mais je soutiens que la divinité par laquelle il est Dieu, est Dieu même, de peur que je ne sois obligé de consentir qu'il y a quel que chose de plus excellent que Dieu. Je dis qu'il est grand par la grandeur, mais qu'il est lui-même cette grandeur, car je ne veux rien reconnaître de plus grand que Dieu. Je confesse qu'il est bon par la bonté, et que cette bonté n'est autre chose que lui-même, de peur qu'il ne semble que j'établisse quelque chose de meilleur que lui, et ainsi du reste. C'est avec plaisir, avec confiance, et avec une assurance entière de marcher dans le chemin de la vérité, que j'embrasse le sentiment de celui qui a dit : " Ce Dieu n'est grand que par la grandeur qui est ce qu'il est lui-même, parce que autrement cette grandeur serait plus grande que Dieu (S. Augus. LV, de Tren. Cap. X.). " Et celui qui a prononcé cette sentence, c'est saint Augustin, le très-fort marteau qui a brisé les hérétiques. Si donc on peut attribuer en propre à Dieu quelques-unes des qualités que nous voyons dans les hommes, il est plus à propos et plus régulier de dire, que Dieu est sa grandeur, sa bonté, sa justice, et sa sagesse, que de dire : Dieu est grand, bon, juste ou sage.

8. Aussi est-ce avec raison que, dans le concile que le pape Eugène vient de célébrer à Reims, lui et les autres évêques trouvèrent mauvaise et suspecte cette explication que Gilbert, évêque de Poitiers, donnait dans son livre à ces paroles de Boëce, qui sont très-vraies et très-catholiques : " Le Père est vérité ;" c'est-à-dire, ajoutait cet évêque ; il est vrai. Et ainsi du Fils et du Saint-Esprit. " Et ces trois ensemble ne sont pas trois vérités, mais une seule vérité; " c'est-à-dire, ajoutait-il encore, un seul vrai. O explication obscure et perverse ! Combien plus saintement et plus véritablement aurait-il dit au contraire, le Père est vrai, c'est-à-dire de la vérité, et de même du Fils et du Saint-Esprit ; et ces trois sont un seul vrai, c'est-à-dire une seule vérité. Ce qu'il aurait fait, s'il daignait imiter saint Fulgence qui dit: " Une seule vérité d'un seul Dieu, ou plutôt une seule vérité, qui est un seul Dieu, ne souffre pas de rendre à la créature le service et le culte qui n'est dû qu'au créateur (s. Fulg de fide orth. ad Donat. cap. V)." C'était à ce grand homme de défendre la vérité, puisqu'il en parlait si véritablement, puisqu'il avait des sentiments si pieux et si orthodoxes de la vraie et pure simplicité de la substance divine, dans laquelle il ne peut rien y avoir qui ne soit elle-même, et elle-même est Dieu. Le livre de Gilbert contenait d'autres passages qui s'éloignaient de la pureté de la foi, j'en rapporterai encore un exemple. Boëce avait dit: Lorsqu'on dit, Dieu, Dieu, Dieu, cela regarde la substance ; notre commentateur avait ajouté, non la substance qu'il est, mais par laquelle il est. Mais à Dieu ne plaise que l'Église catholique tombe jamais d'accord de cette proposition, qu'il y ait une substance ou quelque autre chose que ce soit par laquelle Dieu soit et qui ne soit pas Dieu.

9. Mais ce n'est pas contre lui que nous disons ces choses, puisque dans ce même concile, acquiesçant humblement à l'opinion des autres évêques, il a condamné de sa propre bouche, tant ce que nous avons rapporté, que toutes les choses qui furent trouvées dignes de blâme. Nous les disons pour ceux qui, dit-on , lisent et transcrivent ce livre, contre la défense du pape, qui fut publiée au même lieu, et s'opiniâtrent obstinément à suivre un évêque dans ses sentiments dont il s'est départi lui-même, aimant mieux l'avoir pour maître de leur erreur, que de leur correction. Et nous ne l'avons pas fait seulement pour eux, mais encore pour vous, à l'occasion de la différence de l'image de Dieu et de l’âme qui a été faite à cet image, et j'ai cru qu'il était nécessaire de faire cette digression, afin que si peut-être quelques uns avaient bu ces eaux dérobées, qui semblent plus douces que les autres, ils les vomissent en prenant cet antidote, et ayant ainsi purifié l'estomac de leur âme, si je puis ainsi parler, ils écoutent ce qui nous reste à dire, suivant notre promesse, de la ressemblance de l'âme avec le Verbe, et puisent des eaux plus pures, non pas à nos fontaines, nais à celles du Sauveur, l'Époux de l'Église, Jésus-Christ qui, étant Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LXXXI. Convenance et similitude du Verbe, sous le rapport de l'identité de son essence, de l'immortalité de sa vie et de la liberté de son arbitre.

1. C'est avec raison que l'on a demandé dans le discours précédent quelle affinité il y a entre l'âme et le Verbe. En effet, y en a-t-il entre une si grand majesté et une si grande misère, pour pouvoir dire qu'une grandeur si sublime et une bassesse si profonde, s'embrassent comme deux époux, qui s'aiment uniquement, et entre qui il y aurait quelque égalité? Si ce que nous disons est vrai, nous avons sujet. de nous réjouir avec confiance, mais s'il est faux, c'est à nous, une audace bien punissable de parler ainsi. C'est pourquoi il a fallu chercher la convenance qu'il y a entre eux, et nous l'avons déjà remarquée en bonne partie, mais non pas en tout point. Car, qui est assez stupide pour ne pas voir combien il y a de rapport entre l'image et ce qui est fait sur cette image? Si vous vous en souvenez, nous avons £ait voir dans le sermon d'hier, que le Verbe est l’image de Dieu, et que l'âme est faite à cette image, et. nous avons prouvé l'affinité qu'elle a avec lui, non-seulement parce qu'elle est faite à son image, mai; parce qu'elle est faite à sa ressemblance. Mais nous n'avons pas encore expliqué en détail en quoi cette ressemblance consiste principalement. Tâchons donc maintenant de le faire, afin que l'âme, ayant une connaissance plus parfaite de son origine, ait plus de honte aussi, d'en dégénérer par le dérèglement de sa conduite; ou plutôt, afin qu'elle s'étudie à réformer par ses soins ce qu'elle reconnaîtra dans sa nature de corrompu par le péché ; et que, avec l'assistance de Dieu, se comportant d'une façon digne de lui, elle puisse s'approcher avec confiance, des embrassements du Verbe.

2. Quelle reconnaisse donc que de cette ressemblance divine, elle tire une simplicité naturelle de substance, en sorte que ce lui est une même chose d'être et de vivre, quoique d'une vie, qui n'est pas toujours bonne et bienheureuse, afin qu'il y ait de la ressemblance entre elle et son image, non pas de l'égalité. C'est un degré qui est proche, mais pourtant c'est un degré. Car, il y a une différence d'excellence et de grandeur entre être et vivre simplement, et être et vivre heureux. Si donc le Verbe possède l'un, à cause de sa. sublimité, et l'âme l'autre, à cause de sa ressemblance, sans préjudice pour l'éminence du Verbe, l'affinité des deux natures et la prérogative de l'âme sont visibles. Et, afin d'expliquer ceci plus clairement : il n'y a que Dieu seul en qui ce soit la même chose d'être et d'être bienheureux, et c'est la première et la plus pure simplicité. La seconde qui lui est semblable, c'est d'être et de vivre, et c'est ce qui est propre à l'âme. De ce degré, quoique inférieur, on peut monter non-seulement à la bonne vie, mais à la vie bienheureuse, non qu alors ce soit la même chose en celui qui y est parvenu, d'être et d'être bienheureux ; car, bien qu'il se glorifie de sa ressemblance, la disparité qu'il y a entre lui et son image lui donne toujours sujet de dire, et de le dire au plus profond de son coeur : " Seigneur, qui est semblable à vous? " Ce degré de l'âme néanmoins est excellent, puisque c'est par lui seul qu'on peut atteindre à la vie bienheureuse.

3. Car il y a deux sortes de choses qui ont vie. Les unes ont du sentiment, et les antres n'en ont point. Les choses sensibles sont préférables à celles qui sont insensibles : mais il faut préférer aux unes et aux autres les êtres qui vivent et sentent en même temps. La vie et ce qui vit ne sont pas dans un même degré d'excellence, beaucoup moins donc la vie, et ce qui n'a point de vie. La vie est véritablement l'âme qui vit, mais elle ne vit que par elle-même; c'est pourquoi, à proprement parler, elle n'est pas tant vivante, qu'elle n'est la vie même. De là vient qu'étant dans le corps, elle lui donne la vie, mais le corps, par la présence de la vie, ne devient pas vie, mais vivant. D'où il parait clairement que ce n'est pas une même chose pour le corps qui vit, d'être et de vivre, puis qu'il peut être et ne vivre pas. Les choses qui sont privées de vie, s'élèvent encore bien moins à ce degré. Il ne s'ensuit pas même que tout ce qu'on appelle vie, ou qui l'est en effet, y puisse aussitôt atteindre. Il y a la vie des bêtes et la vie des arbres: l'une est pourvue de sentiment, et l'autre en est privée. Cependant, dans les uns ni dans les autres, ce n'est point une même chose d'être et de vivre, puisque, ainsi que plusieurs le croient, leur vie a été dans les éléments, longtemps avant qu'elle ait été dans leurs branches, ou dans leurs membres. Et, selon ce sentiment, lorsque leur vie cesse de les animer, ils cessent de vivre mais non pas d'être. Elle se dissout, comme n'étant pas liée seulement, mais entrelacée avec eux. Car elle n'est pas une matière simple, mais composée. C'est pourquoi elle n'est pas réduite au néant, mais elle se sépare en plusieurs parties, et chacune retourne à son principe, ainsi l'air retourne à l'air, le feu au feu, et le reste de même. Ce n'est donc pas la même chose à cette vie d'être et de vivre, puisqu'elle subsiste, quoique la forme ne subsiste pas.

4. Or, ce en quoi l'être n'est point inséparable de la vie, n'arrivera jamais à la vie heureuse, attendu qu'il n'a pas même pu arriver au degré inférieur à celui-là. La seule âme de l'homme y peut atteindre, parce qu'elle a été créée vie par la vie, simple par celui qui est infiniment simple, immortelle par l'immortel, en sorte qu'elle n'est pas éloignée du suprême degré, où l'être est la même chose que la vie heureuse, dans lequel se trouve seul celui qui est parfaitement heureux, et infiniment puissant, le roi des rois, et le Dominateur des dominateurs du monde. Encore donc qu'il ne soit pas de l'essence de l'âme d'être bienheureuse, elle le peut être néanmoins, et s'approche ainsi, autant qu'il se peut, du souverain degré, mais néanmoins n'y arrive pas. Car, comme nous avons déjà dit, quand même elle sera bienheureuse, sa félicité ne sera pas une même chose avec son être. Nous demeurons d'accord de la ressemblance, mais nous nions l'égalité. Par exemple, Dieu est vie, et l'âme est vie aussi, elle lui est semblable et diffère cependant de lui. Elle lui est semblable, parce qu'elle est vie, parce qu'elle vit d'elle-même, parce qu'elle ne vit pas seulement, mais qu'elle donne la vie, comme il est tout cela lui-même. Mais elle est différente de lui, autant qu'une créature est différente de son créateur. Elle est différente en ce que, comme elle ne serait point s'il ne l'avait créée, elle ne vivrait point s'il ne lui avait donné la vie. Elle ne vivrait pas, dis-je, mais de la vie spirituelle, non de la vie naturelle. Car, celle qui ne vit point de la vie spirituelle, vit toujours de la naturelle. Mais quelle vie est-ce que celle là, puisqu'il aurait été plus avantageux de ne l'avoir jamais reçue, que de ne la pouvoir perdre? C'est plutôt une mort, mais une mort d'autant plus cruelle, qu'elle vient du péché, non de la nature. Car la mort des pécheurs est très-funeste. (Psal. XXXIII. 22.) L'âme donc qui vit ainsi, selon la chair, est morte, quoiqu'elle soit vivante, parce qu'il vaudrait mieux pour elle de ne ressusciter jamais de cette mort vivante, si je puis parler ainsi, si ce n'est par la parole de vie, ou plutôt par le Verbe qui est vie et qui donne la vie.

5. Mais d'ailleurs l'âme est immortelle, et en cela elle est encore semblable au Verbe, mais non pas égale. Car l'immortalité de Dieu est tellement au-dessus de celle de l'âme, que l'Apôtre dit, que " Dieu seul possède l'immortalité (Tim. XI, 26). " Ce qu'il a dit, je crois, parce que lui seul est immuable par sa nature, comme il le dit dans le Prophète : " Je suis le Seigneur, et ne change point (Mala. III, 6). " Car la vraie et parfaite immortalité n'est pas plus susceptible de changement que de fin, attendu que tout changement est une imitation de la mort. Car tout ce qui change, en passant d'un être à un autre, meurt à ce qu'il est pour commencer à être ce qu'il n'est pas. S'il y a autant de morts que de changements, où est l'immortalité. Or la créature est sujette à ces altérations et à cette misère, non de son bon gré, mais pour suivre l'ordre de Dieu qui l'y a soumise, et avec l'espérance d'en être délivrée un jour (Mala. VIII, 20). L'âme néanmoins est immortelle, parce que, étant à elle-même sa vie, comme elle ne peut passe perdre elle-même, elle ne peut pas non plus perdre sa vie. Mais comme il est constant qu'elle change par ses affections et ses mouvements, elle doit reconnaître, en se trouvant semblable à Dieu par l'immortalité, qu'il ne lui en manque pas une faible partie, et céder l'immortalité parfaite et consommée à celui-là seul, qui ne souffre pas l'ombre d'une altération ni d'un changement. Ce que nous avons dit néanmoins fait voir que la mollesse de lame n'est pas petite, puisqu'elle approche de la nature du Verbe sous tin double rapport, par fil simplicité de son essence, et par la perpétuité de sa vie.

6. Mais i1 me vient encore à l'esprit une autre ressemblance que je lie veux point passer sous silence, parce qu'elle lie contribue pas moins à la dignité de l'âme que les autres, et ne la rend pas moins, et peut-être la rend-elle plus semblable au Verbe. C'est le libre arbitre, don tout divin qui brille dans 1'âme comme une pierre précieuse enchâssée dans de l'or. Car c'est par lui qu'elle fait le discernement entre le bien et le mal, entre la vie et la mort, entre la lumière et les ténèbres et toutes les choses pareilles qui peuvent se rapporter à l'âme, et peut choisir ce qui lui plait davantage. Cet oeil de l'âme est comme un censeur ou un arbitre qui discerne et choisit entre les choses opposées. Aussi l'appelle-t-on bien arbitre parce qu'il lui est permis d'agir selon qu'il semble bon à la volonté. De là vient que l'homme est capable de mérites. Car tout le bien ou le mal que vous faites, et qu'il vous est libre de ne pas faire, vous est imputé, avec raison, à mérite, Et comme on loue avec justice, non-seulement celui qui, ayant pu faire le mal lie l'a point fait, mais encore celui qui, ayant pu lie pas faire le bien, l'a fait; ainsi on blâme justement aussi celui qui a fait le mal, ayant pu ne le point faire, et celui qui n'a pas fait le bien lorsqu'il le pouvait faire. Mais où il n'y a point de liberté il n'y a point de mérite. C'est pourquoi les animaux qui sont privés de raison ne méritent point, parce que, manquant de jugement, ils manquent aussi de liberté. Ils sont, poussés par leurs sens, emportés par leur impétuosité naturelle, entraînés par leurs appétits. Ils n'ont point de jugement pour faire réflexion sur leurs actions ni pour se conduire, ils n'ont pas même le principe du jugement qui est la raison, et ils ne sont point jugés parce qu'ils ne jugent point. Car y aurait-il justice à leur demander raison, quand ils n'ont point reçu la raison.

7. Il n'y a que l'homme qui ne souffre point cette violence de la nature. C'est pourquoi il n'y a que lui de libre entre tous les êtres vivants. Néanmoins le péché lui fait aussi souffrir quelque violence, mais cette violence vient de sa volonté, non de la nature, en sorte qu'elle ne le prive pas de la liberté qui lui est naturelle. Car ce qui est volontaire est libre aussi. Le péché est cause que le corps qui est sujet à la corruption appesantit l'âme, mais il agit par l'amour non par sa masse. Car, de ce que l'âme qui a pu tomber par elle-même, ne peut se relever par elle-même, c'est la volonté qui en est cause, parce qu'étant toute languissante et abattue par l'amour vicieux et corrompu du corps, elle n'est plus capable de l'amour de la justice. Et ainsi, je ne sais comment, il arrive que la volonté tombée par le péché dans un état si funeste, s'impose à elle-même une espèce de nécessité, de telle sorte que cette nécessité, étant volontaire, ne peut pas excuser sa volonté, et que la volonté étant charmée par le faux bien qui l'attire, ne peut pas exclure cette nécessité, c'est une nécessité volontaire, si on peut parler ainsi. C'est une douce violence qui opprime en flattant et flatte en opprimant; donc la volonté criminelle qui a une fois consenti au péché ne peut plus se dégager par elle-même, et ne saurait néanmoins s'excuser raisonnablement sur son impuissance. De la cette plainte de celui qui gémissait sons le poids de cette nécessité malheureuse : " Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi, s'il vous plaît ( Isa. XXXVIII, 14). " Mais sachant d'autre part qu'il ne pouvait pas se plaindre de Dieu avec justice, parce que c'était sa propre volonté qui était cause de fa violence qu'il souffrait, écoutez ce qu'il ajoute " Que dirai-je ou due répondra-t-il pour moi, puisque c'est moi-même qui me suis engagé dans celte misère (Ibid.) ? "Il était accablé par un joug pesant, niais par le joug d'une servitude volontaire : sa servitude était digne de compassion, mais sa volonté le rendait inexcusable. Car c'est la volonté qui, étant libre, s'est rendue esclave du péché en consentant au péché. Et c'est encore. la volonté qui se soumet elle-même au péché, cri s'y assujettissant volontairement.

8. Mais on me dira peut-être : " prenez garde. Appelez-vous volontaire ce qui est devenu nécessaire de l'aveu de tout le monde ? " Il est vrai que la volonté s'est assujettie elle-même, mais elle ne demeure pas volontairement dans cet état, elle y est retenue par force et malgré elle. Vous accordez donc air moins qu'elle est retenue. Mais considérez que c'est la volonté que vous confessez être ainsi retenue. Vous dites donc que la volonté ne veut pas ? Cependant la volonté n'est jamais retenue sans qu'elle le veuille. Car elle n'est volonté que parce qu'elle veut. Si elle est retenue parce qu'elle le veut, elle se retient donc elle-même. Que dira-t-elle donc, ou comment s'excusera-t-elle devant Dieu, puisque c'est elle-même, qui l'a fait ? Qu'a-t-elle fait? elle s'est rendue esclave du péché. D'où vient qu'il est dit : " Celui qui commet le péché est esclave du péché (Rom. VIII, 34). " C'est pourquoi, lors qu'elle a péché, et elle a péché lorsqu'elle a résolu d'obéir au péché, elle s'est rendue esclave. Mais elle devient libre lorsqu'elle ne pèche plus. Or elle pêche volontairement dans la servitude on elle s'est engagée parce que la volonté n'est point retenue sans qu'elle le veuille, car elle est volonté. Si donc elle s'est faite esclave volontairement, c'est volontairement aussi qu'elle demeure dans son esclavage. Que pourra-t-elle donc répondre pour s'excuser ? c'est ce qu'il faut nous demander souvent puisque sa servitude a été et est encore son fait.

9. Mais vous ne rue ferez pas croire, direz-vous, que je ne souffre point de contrainte, puisque je l'éprouve en moi et que je la combats sans cesse. Où, je vous prie, sentez-vous cette contrainte? N'est-ce pas dans la volonté? Vous ne voulez donc pas avec peu de force ce que vous voulez ; vous voulez beaucoup ce que vous ne pouvez pas ne point vouloir, quelque effort que vous fassiez. Or où il y a volonté, il y a liberté. Ce que j'entends de la liberté naturelle, non de la spirituelle, qui est celle que Jésus-Christ nous a acquise, comme dit l'Apôtre. Car le même Apôtre, parlant de cette liberté dit : " Où est l'esprit du Seigneur, là est aussi la liberté. " C'est ainsi que la volonté est esclave et libre tout ensemble sous cette nécessité volontaire, et malheureusement libre. Elle est esclave, à cause de la nécessité ; elle est libre parla volonté. Et ce qui est plus merveilleux et plus déplorable, elle est coupable, parce qu'elle est libre, et elle est esclave parce qu'elle est coupable, et ainsi elle est esclave parce qu'elle est libre. Malheureux homme que je suis, qui me délivrera d'une servitude si honteuse ? Je suis misérable, mais je suis libre. Je suis libre, parce que je suis homme, je suis misérable, parce que je suis esclave; je suis libre, parce que je suis semblable à Dieu , je suis misérable parce que je suis contraire à Dieu. " O souverain maître des hommes, pourquoi m'avez-vous fait contraire à vous (Job. VII, 20)? " Car vous l'avez fait lorsque vous ne l'avez pas empêché. Autrement c'est moi-même qui l'ai fait et qui me suis devenu à charge à moi-même. Et certes, il est bien juste que votre ennemi soit aussi le mien, et que celui qui vous combat me combatte également. De sorte qu'en vous étant contraire et en l’étant aussi à moi-même, je sens dans mes membres une révolte contre mon esprit et contre votre loi. Qui me délivrera de mes propres mains? Car je ne fais pas ce que je veux, et ce n'est pas un autre, c'est moi qui m'en empêche. Et je fais ce que je hais, et ce n'est pas un autre, c'est moi qui me pousse à le faire. Plût à Dieu que cet empêchement ou cette impulsion fût tellement violente, qu'elle ne fût pas volontaire, car peut-être de cette façon pourrais-je m'excuser; ou plût à Dieu au moins qu'elle fût tellement volontaire, qu'elle ne fût pas violente, car peut-être pourrais-je me corriger, Mais maintenant, malheureux que je suis, je ne vois aucune issue, la volonté d'une part me rend inexcusable, et la nécessité de l'autre nie rend incorrigible. Qui me délivrera des mains du pécheur, des mains de celui qui combat votre loi et du méchant?

10. Quelqu'un me demandera peut-être de qui je me plains? De moi-même. C'est moi qui suis ce pécheur, cet homme sans loi et méchant. Je suis pécheur, parce que j'ai péché ; sans loi, parce que je persiste volontairement à violer la loi. Car ma volonté est une loi qui résiste dans mes membres, et qui combat contre la loi de Dieu. Et parce que la loi du Seigneur est la loi de mon esprit, ainsi qu'il est écrit : " La loi de son Dieu est dans son coeur (Psal. XXXVI, 31). " Cela fait que ma propre volonté m'est contraire à moi-même, ce qui est le comble de l'iniquité. Car à qui ne serais-je point injuste, quand je le suis pour moi-même ? " Celui, dit le Sage, qui est méchant envers soi-même, envers qui peut-il être bon (Eccle. XIV, 5)?" Je ne suis pas bon, je l'avoue, parce que le bien n'habite pas en moi. Je me consolerai toutefois parce que un saint a dit aussi : " Je sais que le bien n'habite pas en moi (Rom. VIII, 18). " Néanmoins il met quelque différence en ce qu'il dit en soi, il entend par-là sa chair, à cause de la loi qui y réside et qui est contraire à celle de Dieu. Car il a aussi une loi dans l'esprit, niais qui est bien meilleure que l'autre. En effet, la loi de Dieu n'est-elle pas bonne? S'il est méchant à cause de la mauvaise loi, comment ne serait-il pas bon à cause de la bonne? Dira-t-on que la mauvaise loi est la sienne, parce qu'elle est dans sa. chair et que c'est pour cela qu'elle est mauvaise, sa loi étant mauvaise, sans dire qu'il est boit, lorsque: sa loi est bonne; cela ne se peul pas. La loi de Dieu est dans son esprit, et elle y est tellement que c'est. la loi même de son esprit, témoin celui qui dit : " Je trouve dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit (Rom. VII, 25). " Est-ce que ce qui est à sa chair est à lui, et ce qui est à son esprit ne l'est pas? Je dis plus. Et pourquoi ne dirais-je pas ce que ce même maître a dit ? Car, " lorsque je suis soumis à la loi de Dieu, c'est par l'esprit que je le suis, taudis que c'est par la chair que je suis esclave de la loi du péché. " Je montre assez clairs meut par là ce qui est à lui, puisqu'il regarde le mal qui est dans sa chair, comme lui étant étranger, quand il dit : " ce n'est pas moi qui fais le mal que fait ma chair, mais le péché qui habite en moi (Ibid. 20). " Et c'est peut-être pour cette raison qu'il marque expressément, qu'il a trouvé une autre loi dan, ses membres, parce qu'il l'estimait étrangère et comme venue du dehors. C'est pourquoi j'oserai bien encore ajouter sans témérité, que saint Paul n'était point pécheur à cause du péché qui résidait dans sa chair, niais plutôt vertueux à cause du bien qui habitait dans son esprit. En effet, celui-là n'est-il pas bon qui obéit à la loi de Dieu parce qu'elle est bonne ? Car bien qu'il confesse qu'il est esclave de la loi du péché, c'est selon la chair,et selon l'esprit. Mais, obéissant selon l'esprit à la loi de Dieu, et selon la chair à celle du péché, c'est à vous à voir laquelle de ces deux obéissantes doit être plutôt imputée à cet apôtre. Pour moi, je suis persuadé que ce qui est selon l'esprit est plus épie ce qui est selon la chair, et ce n'est pas moi seulement qui suis de ce sentiment, mais c'est saint Paul même qui dit, comme nous l'avons déjà rapporté : " Si je fais ce que. je ne veux pas, ce n'est pas moi qui le fais, mais le péché qui habite en moi (Ibid. 20). "

11. Mais en voilà assez sur la liberté. Dans le traité que j'ai composé touchant la Grâce et le libre arbitre, vous trouverez peut-être d'autres choses, mais non pas contraires à celles-ci, sur l'image et la ressemblance de l'homme avec Dieu. Vous avez lu ce traité, et vous avez entendu ce que nous venons de dire. Je vous laisse à juger lequel de ces deux discours est le meilleur, ou si vous savez quelque chose de mieux, je m'en réjouis et m'en réjouirai. Quoi qu'il en soit, je crois que vous vous souvenez bien que nous avons remarqué trois avantages singuliers de la, nature de l'âme, la simplicité, l'immortalité, et la liberté. Et je pense que vous voyez clairement maintenant que l'âme, par ces trois sortes de ressemblances qui lui sont, naturelles, et qui la relèvent si fort, n'a pas une médiocre affinité avec le Verbe époux de l'Église. Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé par dessus tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXXII. Comment l’âme, tout en demeurant semblable à Dieu, perd néanmoins, par le péché, une parsie de sa ressemblance avec lui dans sa simplicité, son immortalité et sa liberté.

1. Ne vous semble-t-il pas, mes frères, que nous pouvons maintenant reprendre l'ordre de notre discours, puisque vous voyez à cette heure très-clairement l'affinité de l'âme avec le Verbe, dont la démonstration a été le but de cette digression. Je crois que nous le pourrions, si je ne sentais qu'il reste, encore quelque obscurité dans ce que nous avons dit. Je ne veux rien vous dérober. Je ne passe pas volontiers ce que je crois pouvoir vous être utile. Et comment l'oserais-je faire, surtout en des choses que je ne reçois que pour vous les communiquer? Je connais une personne (a) qui durant qu'elle parlait, voulant retenir ce que le Saint-Esprit lui suggérait, et le réserver pour une autre fois où elle serait obligée de traiter la même matière, il lui sembla entendre une voix qui lui disait : Tant que vous retiendrez cela vous ne recevrez point autre chose. Or elle ne le faisait pas par un sentiment d'infidélité, elle témoignait seulement son devoir. Qu'eût-ce donc été si elle eût retenu, non pour pourvoir à sa propre indigence, mais par un sentiment de jalousie qu'elle aurait eu de l'avancement de ses frères? N'aurait-il pas été juste de lui ôter ce qu'elle semblait même avoir? Je prie Dieu de bannir une semblable pensée bien loin de l'esprit de son serviteur, comme il l'a toujours fait jusqu'à présent. Que cette fontaine inépuisable d'une sagesse si salutaire veuille se répandre aussi abondamment sur moi, comme il est vrai que je vous ai toujours communiqué sans envie tout ce dont elle a daigné me faire part jusqu'ici. Si je vous en frustrais, ne devrais-je point craindre d'être frustré à mon tour par Dieu même.

2. Il y a donc quelque chose dans ce que nous avons dit, qui peut être un sujet de chute, du moins je le crains, si nous ne l'éclaircissons davantage. Et si je ne me trompe, il y en a parmi ceux qui m'écoutent à qui ce que je veux dire a déjà donné quelque scrupule. Ne vous

a Saint Bernard parle ici de lui-même en empruntant à saint Paul une de ses tournures. C'est ce que nous apprend César d'Heirsterbac, dans son sermon pour l'Octave de Noël, où il dit: " Un jour, il disait je ne sais plus quoi : il lui vint une pensée qui trouvait sa place là où il en était, comme il voulait la réserver pour la tin où il craignait d'être à court, il entendit une voix du ciel qui lui dit : Si tu réserves cette pensée pour plus tard, tu n'en auras plus d'autre. On voit par là, dit Manrique, que ce n'est pas lui qui parlait, mais que c'était Dieu même qui parlait en lui.

souvenez-vous pas qu'en remarquant la triple ressemblance de l'âme avec le Verbe, nous avons dit qu'elle était inséparablement attachée à sa nature? Cependant il y a des passages de l'Écriture qui d'abord semblent combattre ce sentiment, comme celui-ci du Psaume : " Lorsque l'homme était élevé en honneur, il n'a point eu d'intelligence, et il est devenu semblable aux animaux qui n'ont point de raison (Psal. XLVIII, 21), et, ils ont changé leur gloire en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe (Psal. CV, 20). " Et ce qui est dit au nom de Dieu : " Vous avez cru, méchant, que je serais semblable à vous (Psal. XLIX, 21)," et beaucoup d'autres passages qui semblent insinuer due, après le péché, la ressemblance de Dieu a été effacée en l'homme. Que répondrons-nous donc à cela? Que ces trois choses ne sont point en Dieu, et qu'ainsi il en faut chercher d'autres en quoi nous mettions la ressemblance que l'homme a avec lui ; ou qu'elles sont en Dieu, mais non dans l'âme, et qu'ainsi elle ne lui est point semblable; on qu'elles sont aussi dans l'âme, mais qu'elles peuvent n'y être pas, et pourtant qu'elles n'en sont pas inséparables? A Dieu ne plaise que nous soyons dans aucun de ces sentiments. Elles sont en Dieu, elles sont en l'âme, et elles y sont toujours et nous n'avons point sujet de nous repentir d'aucune de ces propositions que nous avons avancées, tant elles sont toutes appuyées sur une vérité certaine et indubitable. Mais quand l'Écriture parle de la dissemblance qui est arrivée entre Dieu et l'homme, elle n'entend pas que cette ressemblance ait été effacée, mais qu'une autre y a été ajoutée. L'âme ne s'est pas dépouillée de sa forme naturelle, ruais elle s'est revêtue comme d'une forme étrangère par dessus celle-là. L'une a été ajoutée, mais l'autre n'a pas été détruite, et celle qui est survenue a pu obscurcir la naturelle, mais non pas l'exterminer. " Leur coeur insensé, dit l'Apôtre, s'est obscurci (Rom. I, 21). " Et un prophète, : " Comment leur or s'est-il terni, et comment la couleur excellente qu'il avait a-t-elle été changée (Thren. IV, 1) ? " Il se plaint de ce que cet or se soit terni, mais il demeure pourtant toujours or? Il se plaint que sa couleur excellente a changé, mais il ne dit pas que le fondement de cette couleur ait disparu. La simplicité de l'âme demeure inébranlable dans son fondement; mais elle ne parait point, parce qu'elle est couverte de fourbe, de dissimulation et d'hypocrisie.

3. Que le mélange de la duplicité avec la simplicité naturelle de l'âme est laid et difforme ? Quelle indignité d'élever un édifice si pauvre sur un fondement si précieux ? C'est de cette duplicité que le serpent s'était revêtu, lorsque, pour séduire la femme, il faisait semblant de la conseiller en ami. C'est encore d'elle que se revêtaient aussi les citoyens du paradis terrestre, après qu'ils eurent été subornés par le serpent, lorsqu'ils tâchèrent de couvrir leur honteuse nudité par l'ombre d'un arbre touffu, par les feuilles dont ils se ceignaient, et par les paroles dont ils s'excusaient. A quelle distance, depuis lors, le venin héréditaire de l’hypocrisie n'a-t-il pas infesté leur postérité ! Donnez-moi un des enfants d'Adam qui veuille paraître ce qu'il est. Mais néanmoins la simplicité naturelle de l'âme ne laisse pas de subsister avec cette duplicité qu'elle tire de son origine, afin que ce rapprochement augmente sa confusion. L'immortalité y subsiste aussi toujours, mais une immortalité sombre et noire, comme couverte des ténèbres épaisses de la mort du corps. Car, bien qu'elle ne soit pas privée de la vie, néanmoins elle ne la petit plus rendre propre à son corps. Que dirai-je de ce qu'elle ne conserve pas même sa vie spirituelle ? Car l'âme qui pèche, mourra, dit Dieu dans un prophète. Cette double mort dans laquelle elle tombe ne rend-elle pas bien ténébreuse et bien misérable l'immortalité qui est attachée à sa nature? Ajoutez à cela, que la pente qu'elle a vers les choses terrestres, qui toutes lui causent la mort, épaissit encore ses ténèbres, de sorte qu'une âme en cet état a le visage tout pâle et défait, et est une image de la mort. Et ait lieu qu'étant d'une nature immortelle, elle devrait désirer des choses immortelles comme lui étant conformes, afin de paraître ce qu'elle est, et de vivre de la vie qui lui est propre; elle a des sentiments et des inclinations toutes contraires, et se rendant semblable aux choses mortelles et périssables, par une vie dégénérée de la noblesse de sa nature, elle obscurcit la blancheur de son immortalité par une malheureuse habitude, qui comme une poix sale et noire décolore sa beauté naturelle. Et comment le désir des choses mortelles ne rendrait-il pas mortelle l'âme qui est immortelle, puisque, comme dit le sage, on ne saurait manier de la poix sans se souiller (Eccli. XIII, 1) ? En jouissant des biens mortels, elle s'est revêtue de la mortalité, et elle a défiguré sa robe d'immortalité par la ressemblance de la mort, mais elle ne s'en est pas dépouillée.

4. Considérez Eve, comment son âme immortelle a terni l'éclat de son immortalité en s'attachant aux choses mortelles. Pourquoi, étant immortelle, n'a-t-elle pas méprisé les choses mortelles et passagères pour se contenter des choses immuables et éternelles? " Elle vit, dit l'Écriture, que cet arbre était agréable à voir, et que le fruit en était: fort bon à manger. " (Gen. III, 6).) " Cette beauté, ô femme, que vous voyez dans cet arbre, et qui parait si agréable à vos yeux, n'est pas la beauté qui vous est propre. Elle ne vous regarde que selon la partie de vous-même qui est (le fange et de boue ; elle ne vous est pas particulière, mais elle est commune à tous les animaux de la terre ; la beauté qui vous appartient véritablement est autre, et vient d'ailleurs, elle est éternelle et c'est un rayon de l'éternité. Pourquoi imprimez-vous à votre âme une autre forme, ou plutôt une difformité étrangère? Car, ce qu'elle souhaite d'avoir, elle craint de le perdre, et cette crainte, est une espèce de couleur qui, teignant 1a liberté, la couvre et se la rend semblable. Combien serait-il plus digne qu'elle ne désirât rien, afin qu'elle ne craignit rien, et que, ainsi elle défendît sa liberté de cette crainte servile, et demeurât dans sa vigueur et sa beauté originelles! Hélas! il n'en est pas ainsi. Sa couleur excellente a changé. Vous fuyez et vous vous cachez, vous entendez la voir du Seigneur, et vous vous retirez. Pourquoi cela, sinon parce. due vous craignez celui que vous aimiez auparavant, et qu'une forme servile a remplacé la beauté de votre liberté.

5. Cette nécessité même volontaire, dont j'ai parlé ci-dessus, et cette loi des membres contraire à la loi de l'esprit opprime la liberté, et, attirant une créature libre par sa propre volonté, elle l'assujettit à une honteuse servitude, et la couvre de confusion et d'ignominie, en sorte que, au moins, selon la chair, elle obéit même malgré elle, à la loi du péché. Aussi, pour avoir négligé de défendre la noblesse de sa nature par l'innocence de ses moeurs, il est arrivé, par un juste jugement de son créateur, qu'elle s'est, non dépouillée de la liberté qui lui est propre, mais revêtue de sa propre honte, comme d'un voile épais. Je dis qu'elle s'est revêtue d'une seconde robe, parce que sa liberté demeurant à cause de la volonté, sa conduite toute servile fait voir qu'elle est accompagnée de nécessité et de contrainte. On peut dire la même chose de la simplicité de l'immortalité de l'âme, et, si vous y prenez garde, vous ne trouverez rien en elle qui ne soit couvert de cette double robe de ressemblance et de dissemblance. N'est-ce pas une double robe lorsque la fraude est comme attachée et cousue, pour ainsi dire, à la simplicité, la mort, à l'immortalité, la nécessité, à la liberté? Car la duplicité de coeur ne détruit point la simplicité de son essence, la mort volontaire du péché, ou naturelle du corps, ne ruine point, l'immortalité de sa nature, ni la nécessité d'une servitude volontaire n'éteint point la liberté de son libre arbitre. Ainsi ces maux étrangers ne succédant pas, mais étant ajoutés aux biens qui lui sont naturels, ils les défigurent sans les exterminer. De là vient que l'âme est différente d'elle-même. C'est pour ce sujet qu'elle est comparée aux bêtes brutes (Psal. XLVIII, 3), et qu'elle: leur est devenue semblable. C'est ce qui fait dire qu'elle a changé sa gloire en la ressemblance d'un veau qui mange de l'herbe (Psal. CV, 20) ; que les hommes comme des renards, ont des tanières de duplicité et de fraude, et comme ils se sont rendus semblables aux renards, ils en seront la proie. C'est encore pour cela que, selon Salomon, l'homme et la bête ont une même fin (Eccl. III, 19). Et pourquoi, ceux qui ont vécu de même ne mourraient-ils pas aussi de même? Il s'est attaché aux choses terrestres, comme les bêtes, il les quittera aussi comme les bêtes. Écoutez encore une autre pensée là dessus. Pourquoi s'étonner que nous sortions de cette vie de la même manière que les bêtes, puisque nous y sommes entrés de même qu'elles? Car, d'où vient, sinon de leur ressemblance avec les bêtes, que les hommes ressentent une ardeur si violente, pour les rapprochements sexuels et une douleur si excessive dans l'accouchement? Voilà donc comment, dans la conception et dans la naissance, dans la vie et dans la mort, l'homme a été comparé aux bêtes brutes, et leur est devenu semblable.

6. Que dirai-je de ce qu'une créature libre ne gouverne pas en reine la concupiscence, et ne se la soumette pas; mais la suive et lui obéisse comme une servante ? Ne se met-elle pas encore, en ce point, au rang des animaux sans raison, à qui la nature n'a point donné de liberté, mais qu'elle a réduits comme en servitude pour servir à leur appétit ? N'est-ce pas avec raison, que Dieu a honte d'être estimé semblable à un homme qui est tel, et qu'il dit : " Vous avez cru, méchant, que je serais semblable à vous (Psal. XLIX, 21). " Et il ajoute : " Je vous châtierai, et vous ferai voir à vous-même, dans toute votre laideur." Ce n'est pas à une âme qui se voit et qui se tonnait, de croire que Dieu lui est semblable, surtout à une âme comme la mienne, méchante et pécheresse. Car c'est celle qui est de la sorte que Dieu reprend ainsi : " Vous avez cru, méchant "; non pas, vous avez cru, homme, ou bien, vous avez cru, ô âme, que je serais semblable à vous. Mais, si le méchant est mis devant ses propres yeux, et se trouve comme devant la face pâle et défigurée de son homme intérieur, en sorte qu'il ne puisse pas ne point voir l'impureté de sa conscience, les ordures de ses péchés, la difformité de ses vices, il ne pourra pas croire que Dieu soit semblable à lui, mais, je crois que cette différence si grande le portera à s'écrier : " Seigneur, qui est semblable à vous (Psal. XXXIV, 10) ? " Ce qui s'entend de cette ressemblance nouvelle et volontaire. Car, ta première ressemblance demeure toujours ; et c'est ce qui rend cette différence encore plus insupportable. O que l'une est un grand bien, et que l'autre est un grand mal ! Chaque chose néanmoins, en son genre, parait davantage par la comparaison de l'une et de l'autre.

7. Lorsque l'âme voit en elle-même des choses si différentes et si opposées, comment donc ne s'écriera-t-elle point entre l'espérance et le désespoir : " Seigneur, qui est semblable à vous (Psal. XXXIV, 10) ? " Un si grand mal la porte an désespoir, mais un si grand bien la rappelle et lui donne quelque espérance. De là vient que plus elle se déplait dans le mal qu'elle voit en soi, plus elle aspire avec ardeur au bien qu'elle y voit aussi, et désire de devenir semblable à celui à l'image de qui elle a été formée, c'est-à-dire simple, droite, craignant Dieu, et s'éloignant du mal. Et comment ne pourrait-elle point s'éloigner d'où elle a pu s'approcher? ou s'approcher d'où elle a pu s'éloigner. Ce que néanmoins elle doit présumer de la grâce, non de la nature, ni même de son travail. Car c'est la sagesse qui surmonte la malice (Sap. VII, 30), non le travail ou la nature. Et elle a sujet de l'espérer; car naturellement elle est tournée vers le Verbe. La noble alliance de l'âme avec le Verbe et sa ressemblance éternelle dont je vous entretiens depuis trois jours, n'est point oisive dans le Verbe. Il daigne s'associer selon l'esprit celle qui lui est semblable selon la nature. Et certes naturellement chacun cherche son semblable. Écoutez la voix de celui qui la cherche : " Revenez, Sulamite, revenez afin que nous vous voyions (Cant. VI, 12). " Celui qui ne la pouvait voir lorsqu'elle lui était dissemblable, la verra volontiers lorsqu'elle lui sera semblable et se fera, voir d'elle. "Car nous savons que lorsqu'il apparaîtra nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (Joan. III, 2). " Croyez donc que ce qu'elle dit " Seigneur, qui est semblable à vous (Psal. XXXIV, 10)? " c'est plutôt parce que cela est difficile que parce qu'elle le juge absolument impossible.

8. Ou, si vous l'aimez mieux, c'est le cri de l'admiration. Certes, c'est une ressemblance. surprenante et admirable que celle que la vision de Dieu accompagne, ou plutôt qui est cette vision même. J'entends parler de la vision qui se fait dans l'amour, car l'amour est cette vision et cette ressemblance. Qui ne s'étonnerait de la bonté de Dieu qui rappelle l'âme qui l'a. méprisée? C'est certainement avec raison que le méchant, que nous avons représenté ci-dessus comme usurpant la ressemblance de Dieu, est repris par lui, puisque, en aimant l'iniquité, il ne peut ni s'aimer soi-même, ni aimer Dieu ; car il est écrit, " que celui qui aime l'iniquité, hait son âme (Psal. X, 1). " L'iniquité donc, qui est cause de la différence qui se trouve en partie entre Dieu et l'âme, étant ôtée, il y aura entre eux une union parfaite d'esprit, une vision mutuelle, et un amour réciproque. Car lorsque ce qui est parfait arrivera, ce qui est imparfait sera détruit, (I Cor. XIII). et il y aura entre Dieu et l'âme un amour chaste et consommé, une pleine connaissance, une vision manifeste, une union ferme, une société indivisible, une ressemblance parfaite. Alors l'âme connaîtra Dieu comme elle est connue de lui; elle l'aimera comme elle en est aimée, et l'Époux se réjouira de son Épouse, parce que la connaissance et l’amour seront réciproques entre elle et lui qui étant Dieu et élevé. par dessus tout est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LXXXIII. Comment l'âme, quelque chargée de vices qu'elle soit, peut encore, par un amour chaste et saint, recouvrer sa ressemblance avec l'Époux, c'est-à-dire, avec le Christ.

1. Nous avons employé pendant trois jours, tout le temps que nous nous sommes donné pour vous parler, à expliquer l'affinité de l'âme avec le Verbe. Mais quel est le profit qu'on peut tirer de ce travail ? Le voici. Nous avons fait voir que toute âme, bien que chargée de vices, enveloppée de péchés, comme de filets, charmée par les attraits de la volupté, captive dans son exil, enfermée dans son corps comme dans une prison, enfoncée dans la boue, plongée dans la fange, attachée à ses membres, accablée de soins, absorbée par les affaires, saisie de crainte, pressée de douleurs, dévoyée par l'erreur, rongée d'ennuis, inquiétée de soupçon, et enfin étrangère sur la terre de ses ennemis (Bar. III, 11), comme parle le prophète, souillée avec les morts, réputée du nombre de ceux qui sont dans l'enfer, qu'une âme, dis-je, ainsi damnée et désespérée, peut trouver dans elle-même, non-seulement de quoi respirer dans l'espérance du pardon, et de la miséricorde, mais encore de quoi oser aspirer aux noces célestes du Verbe, à contracter à1liance avec Dieu, et à porter le joug agréable de l'amour avec le roi des anges. Car, que ne peut-elle point entreprendre avec confiance auprès de celui dont elle sait qu'elle porte encore l'image et la ressemblance ? Quel sujet a-t-elle d'appréhender une si haute majesté, lorsqu'elle considère la noblesse de son origine ? Tout ce qu'elle a à faire, c'est d'avoir soin de conserver la pureté de sa nature par l'honnêteté de sa vie, ou plutôt d'orner et d'embellir par quantité de vertus et de bonnes œuvres, comme par de riches couleurs, cette image illustre qui est imprimée par la création clans le fond de son être.

2. Car pourquoi demeure-t-elle oisive et inutile? Certes le travail et l'industrie sont un grand don de la nature; et si nous ne les employons, toutes ses bonnes inclinations ne se perdront-elles pas, ne demeureront-elles pas endormies ou assoupies ? Et quelle plus grande injure peut-on faire à, son auteur ? C'est pourquoi Dieu même a voulu qu'il se conservât toujours en l'âme comme une étincelle de vertu et de générosité, afin que cette ressemblance qu'elle a avec le Verbe, l'avertisse sans cesse ou de demeurer avec lui, ou d'y retourner lorsqu'elle l'a quitté. Or, elle ne les quitte pas en sortant d'un lieu, ou en marchant aveu les pieds, mais elle les quitte à la manière des substances spirituelles, c'est-à-dire par ses affections, lorsqu'elle se rend dissemblable à soi-même, et qu'elle dégénère de sa noblesse, par le dérèglement de sa vie et de sa conduite ; cette dissemblance néanmoins, n'est pas une extinction, mais un vice de sa nature, qui en relève autant le bien par la comparaison, qu'elle le souille par son union. Mais le retour de l'âme, c'est la conversion au Verbe, pour être réformée par lui, et pour lui être rendue conforme. Car il est écrit : " Soyez les imitateurs de Dieu, comme des enfants très-chers, et aimez-le constamment, puisque Jésus-Christ vous a tant aimés (Ephes. III, 1). "

3. C'est cette conformité qui fait un mariage entre l'âme et le Verbe, lorsque lui étant semblable pur sa nature, elle tâche encore de lui ressembler par sa volonté, en l'aimant comme elle est aimée de lui. Si donc elle l'aime parfaitement, elle devient son épouse. Qu'y a-t-il de plus agréable que cette conformité, qu'y a-t-il de plus désirable que cet amour, qui fait que l'âme, ne se contentant pas des instructions qu'elle reçoit des hommes, s'approche hardiment elle-même du Verbe, s'attache fermement à lui, l'interroge et le consulte familièrement sur toutes choses, la capacité de son intelligence devenant la mesure de la hardiesse de ses désirs. Voilà le contrat d'un mariage vraiment sacré et spirituel; c'est trop peu dire, ce n'est pas un contrat, c'est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés ne fait qu'un esprit de deux. Et il ne faut point appréhender que l'inégalité des personnes, rende défectueuse en quelque chose la conformité de leurs volontés. Car l'amour ne sait ce que c'est que la crainte respectueuse. L'amour lire son nom d'aimer, non pas d'honorer; que celui qui est frappé d'horreur, d'étonnement, de, crainte, on d'admiration, honore si bon lui semble : toutes ces choses n'ont point lieu dans un amant. L'amour est tout plein de soi. Lorsque l'amour naît dans une âme, il absorbe en lui toutes les autres passions. C'est pourquoi celle qui aime, aime, et ne sait rien autre chose. Celui qui, avec raison, mérite d'être honoré et admiré, aime mieux néanmoins être aimé. Ce sont l'époux et l'épouse. Quelle autre liaison voulez-vous qu'il y ait entre des époux, en dehors de celle qui consiste à aimer, et à être aimé ? Ce noeud est même plus étroit que celui qui unit les pères aux enfants. C'est pourquoi, le Sauveur dit dans l'Évangile, que "l'homme laissera son père et sa mère, et s'attachera à sou épouse (Matth. XIX, 5). " Voyez-vous comme cette passion ne surmonte pas seulement dans des époux toutes les autres passions, mais se surmonte encore elle-même.

4. Ajoutez à cela que cet époux n'est pas seulement amant, mais amour. N'est-il point aussi honneur? Le soutienne qui voudra, je ne l'ai point lu; mais j'ai lu que Dieu est amour (I Joan. IV, 16). Ce n'est pas que Dieu ne veuille être honoré, puisqu'il dit . " Si je suis Père, où est l'honneur qu'on me doit (Malac. III, 6) ? " Il dit cela comme père. Mais s'il parle comme époux, ne dira-t-il pas: si je suis époux, où est l'amour qui m'est dû? Car il a dit aussi auparavant : " Si je suis Seigneur, où est la crainte qu'on doit avoir pour moi (Ibid.) " ? Dieu donc demande qu'on le craigne comme Seigneur, qu'on l'honore comme père, et qu'on l'aime comme époux. Laquelle de ces trois choses est la plus excellente ? C'est l'amour. Sans lui la crainte est pénible, et l'honneur sans récompense. La crainte est servile tant qu'elle n'est point affranchie par l'amour, et l'honneur qui ne part pas de l'amour n'est pas un honneur, mais une flatterie. Et certes l'honneur et la gloire ne surit dus qu'à Dieu, mais il n'acceptera ni l'une ni l'autre de ces deux choses, si elles ne sont comme assaisonnées du miel de l'amour. L'amour est seul suffisant par lui-même. L'amour est seul agréable par lui-même et pour lui-même. L'amour est à soi-même son mérite et sa récompense. Il ne cherche hors de soi, ni raison, ni avantage. J'aime parce que j'aime, j'aime pour aimer. L'amour est une grande chose, si néanmoins il retourne à son principe, s'il remonte à son origine et à sa source, s'il en tire toujours comme de nouvelles eaux pour couler sans cesse. De tous les mouvements de l'âme, l'amour est le seul par lequel la créature raisonnable peut en quelque sorte reconnaître les grâces qu'elle a reçues de son créateur. Par exemple, si Dieu est en colère contre moi, me mettrais-je aussi en colère contre lui? Nullement. Mais je m'humilierai, je tremblerai devant lui, je lui demanderai pardon. De même s'il me reprend, je ne le reprendrai pas de mon côté, mais je reconnaîtrai qu'il me reprend avec justice. S'il me juge, je ne le jugerai pas, mais je l'adorerai. Lorsqu'il me sauve, il n'exige pas de moi que je le sauve, nique je le délivre, parce que c'est lui qui délivre et sauve tout le monde. S'il use de l'empire qu'il a sur moi, il faut que je le serve; s'il me commande quelque chose, il faut que j'obéisse, et non pas que j'exige du Seigneur le même service ou la même obéissance que je lui rends. Quelle différence quand il s'agit de l'amour ! Lorsque Dieu aime, il ne demande autre chose que d'être aimé, parce qu'il n'aime qu'afin d'être aimé, sachant que ceux qui l'aiment deviendront bienheureux par cet amour même.

5. L'amour, comme je l'ai déjà dit, est une grande chose, mais il a des degrés. L'épouse est. au plus élevé. Les enfants aiment, mais ils pensent à l'héritage; et dans la crainte qu'ils ont de le perdre, ils ont plus de respect que d'amour. Cet amour là m'est suspect, il semble n'être produit que par l'espérance d'acquérir quelque autre chose. Il est faible, puisque cette espérance venant à être ravie, il s'éteint ou diminue beaucoup. Il n'est pas pur, puisqu'il désire autre chose que ce qu'il aime. L'amour pur n'est point mercenaire. Il ne tire point sa force de l'espérance, et néanmoins il n'entre point en défiance. C'est l'amour de l'épouse, parce que tout ce qu'elle est n'est qu'amour. Le bien et l'espérance unique de l'épouse, c'est l'amour. L'épouse le possède en abondance, l'époux en est content. Il ne lui demande point autre chose, elle n'a rien autre chose à lui donner. C'est ce qui fait que l'un est époux, et l'antre épouse. Cet amour est propre aux époux, et personne n'y a part, pas même le Fils. Car il crie aux enfants: " Où est l'honneur qui m'est dû (Mala. I) ? " Il ne dit pas : où est l'amour qui m'est dû, parce qu'il réserve cette prérogative à l'Épouse. Ainsi nous voyons que Dieu commande aux enfants d'honorer leur père et leur mère (Deut. V, 16), et il ne parle point de les aimer, non qu'ils ne le doivent faire, parce qu'il y en a plus qui sont portés à les honorer qu'à les aimer. Il es vrai qu'un roi désire que l'honneur qu'il fait, soit reçu avec respect; mais l'amour de l'Époux, ou plutôt l'Époux qui est l'amour mène, ne demande en échange que l'amour et la fidélité. Qu'il soit donc permis à l'Épouse de l'aimer. Et comment ne l'aimerait-elle pas, puisqu'elle est épouse, et l'épouse de l'amour ; comment n'aimerait-elle pas l'amour même?

6. C'est avec raison que, renonçant à toute autre pensée, elle est toute entière à l’amour, puisqu'elle peut reconnaître celui qui est amour par nu amour réciproque. Car quand elle fondrait tout entière en amour, que serait-ce en comparaison de cette source inépuisable d'amour ? Les eaux de l'amour et de l'amante, de l'âme et du Verbe, de l'Épouse et de l'Époux, du Créateur et de la créature, de celui qui a soif et de la fontaine qui désaltère, ne coulent pas avec une même abondance. Quoi donc, les voeux de l'Épouse, ses désirs, son ardeur, sa confiance, seront-ils perdus, parce qu'elle ne peut courir aussi fort qu'un géant, parce qu'elle ne peut pas disputer en douceur avec le miel, en bonté avec l'agneau, en blancheur avec le lis, en clarté avec le soleil, en amour avec celui qui est amour? Non sans doute. Car quoique la créature aime moins celui dont elle est aimée, parce qu'elle est beaucoup inférieure à lui ; néanmoins si elle l'aime de tout son pouvoir, il ne manquera rien à son amour, parce qu'il est aussi parfait qu'il puisse être. Voilà pourquoi j'ai dit, aimer ainsi, c'est contracter mariage avec Dieu, parce qu'elle ne peut pas aimer de la sorte, et être peu aimée, or un mariage n'est parfait que par le consentement des deux parties; à moins qu'on révoque en doute que l'âme soit aimée du Verbe, avant qu'elle l'aime, et plus qu'elle ne l'aune. Certes, elle est prévenue et dépassée en amour. Heureuse celle qui a mérité d'être prévenue dans la bénédiction d'une si grande douceur. Heureuse celle qui jouit de ces chastes et sacrés embrassements, quine sont autre chose qu'un amour saint et pur, un amour charmant et agréable, un amour aussi calme que sincère, un amour mutuel, intime, violent, qui joint deux personnes, non en une même chair, mais en un même esprit, qui de deux personnes n'en fait plus qu'une, selon ce témoignage de saint Paul : " Celui qui est attaché à Dieu n'est plus qu'un même esprit avec lui (II Cor. 1, 17). " Mais écoutez plutôt sur ce sujet celle que l'onction de la grâce et une expérience fréquente ont rendue plus savante que tous les autres dans ce mystère de l'amour; à moins que vous trouviez plus à propos que nous remettions cela à une autre fois, de peur que nous ne resserrions une matière si excellente dans les bornes étroites du peu de temps qui nous reste pour parler. Si donc vous me le permettez, je finirai ce discours avant d'en avoir achevé le sujet, afin que demain nous nous assemblions de bonne heure pour goûter avec avidité les délices sacrées dont l'âme sainte mérite de jouir avec le Verbe, et dans le Verbe son époux, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu,est élevé par dessers tout et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 

SERMON LXXXIV. L’âme qui cherche Dieu est prévenue de lui, en quoi consiste cette recherche où elle a été prévenue de Dieu.

1. " J'ai cherché dans mon petit lit durant toutes les nuits celui qu'aime mon âme (Cant. III, 1). " C'est un grand bien que de chercher Dieu. Je crois que c'est le premier des dons de Dieu, et le dernier progrès de l'âme. Il ne s'ajoute à aucune vertu, et ne cède à aucune. A quelle vertu serait-il ajouté, puisque aucune ne le précède? A quelle vertu cèderait-il, puisque c'est la consommation de toutes les vertus? Car quelle vertu peut avoir celui qui ne cherche point Dieu, ou quel terme peut-on prescrire à celui qui le cherche ? " Cherchez toujours son visage (Psal. CIV, 4), " dit le Prophète, je crois que lors même qu'on l'aura trouvé, on ne cessera point de le chercher. Dieu ne se cherche pas par le mouvement des pieds, mais par les désirs. Et quand on a été assez heureux pour le trouver, bien loin que cela diminue le désir qu'on a de lui, cela ne fait au contraire que le redoubler. La consommation de la joie est-elle l'extinction du désir? c'est plutôt comme de l'huile qu'on jette sur le feu, car le désir même est un feu. Il en est ainsi. La joie sera comblée, mais on ne cessera point de désirer, non plus que de chercher. Or pensez, si vous le pouvez, une recherche sans indigence, et un désir sans peine d'esprit. La présence sans doute bannit l'un, et l'entière possession exclut l'autre.

2. Écoutez maintenant à quel sujet je vous ai dit ceci, c'est afin que quiconque de vous cherchera Dieu, sache qu'il cri a été prévenu et cherché avant qu'il le cherche. Car sans cette connaissance nous pourrions convertir un grand bien eu un grand mal, si, remplis des biens du Seigneur, nous ne nous servions des dons que nous en avons reçus comme si nous ne lus 'avions point reçus, et n'en rendions point gloire à bien. C'est sans doute comme cela qu'il arrive que ceux qui parais sent très-grands à cause des grâces qu'ils ont reçues, sont très-petits devant Dieu, parce qu'ils ne les connaissent point. J'ai trop peu dit en disant qu'ils deviennent très-petits de grands qu'ils étaient. J'ai voulu vous épargner en ne vous exposant pas ma pensée dans toute sa force. J'aurais dû dire que de très-bons qu'ils étaient, ils deviennent très-méchants. Car c'est une chose certaine et indubitable, que celui-là est d'autant plus méchant qu'il parait meilleur, s'il s'attribue ce qui le fait paraître si bon. Et c'est un des plus grands crimes qu'on puisse commettre. Quelqu'un dira peut-être. A Dieu ne plaise que je sois dans ce sentiment; je reconnais que c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis; mais si, en attendant, il tâche d'acquérir de la gloire par le moyen de cette grâce qu'il a reçue, n'est-ce pas un voleur et un larron? Que celui qui agit de la sorte écoute cette parole : " Je vous juge par votre propre bouche, méchant serviteur (Luc. XIX, 22). " Qu'y a-t-il de plus criminel qu'un serviteur qui usurpe la gloire de son maître.

3. " J'ai cherché dans mon petit lit durant les nuits, celui qu'aime mon âme. " Mon âme cherche le Verbe, mais il l'a cherchée auparavant. Autrement, une fois sortie ou chassée de la présence du Verbe, elle ne retournera plus pour jouir des biens qu'elle a perdus, si le Verbe ne la cherche. Notre âme, laissée à elle-même, est un esprit qui s'en va et qui rie revient point. Écoutez les plaintes et la prière d'une âme errante et vagabonde : " J'ai erré, dit-elle, comme une brebis égarée, cherchez, s'il vous plait, votre serviteur (Psal. CXVIII, 176). " O homme, vous voulez revenir, mais si cela dépend de votre volonté, pourquoi demandez-vous de l'aide et du secours ? Pourquoi mendiez-vous ailleurs ce que vous trouvez en vous avec abondance? Il est manifeste qu'il veut, et qu'il ne peut; mais c'est un esprit qui s'en va et ne revient point, quoique celui qui ne veut pas même revenir soit encore bien plus éloigné du salut. Je ne voudrais pas dire que cette âme qui désire de retourner à Dieu, et d'être cherchée de lui, soit entièrement exposée et abandonnée. Car d'où lui vient cette volonté ? C'est sans doute de ce que le Verbe l'a déjà visitée et cherchée, et cette recherche n'a pas été inutile, puisqu'elle a opéré la volonté, sans laquelle le retour était impossible. Mais il ne suffit pas d'être cherché une fois, tant la langueur de l'âme est grande, et tant elle a de peine à revenir. Elle le veut, il est vrai. Mais que sert la volonté sans la puissance ? " Je veux faire le bien, dit l'Apôtre, mais je ne vois point comment je le puis faire(Rom. VII, 18). " Qu'est-ce donc que demande le Prophète que nous avons cité tout à l'heure? Il ne demande autre chose. que d'être cherché ; ce qu'il ne demanderait pas, s'il ne l'avait déjà été, ou s'il l'avait assez été. "Cherchez, dit-il, votre serviteur (Psal. CXVIII, 176), " et que celui qui m'a donné la volonté de bien faire, m'en donne encore la force, selon son bon plaisir.

4. Je ne crois pas néanmoins que les paroles de l'Épouse puissent convenir à une âme qui n'a pas encore reçu la seconde grâce, et qui veut, mais qui ne peut approcher de celui qu'elle aime. Car comment ce qui suit pourrait-il s'appliquer à elle? se lever, faire le tour de la ville, chercher son bien-aimé, par les rues et par les places publiques (Cant. III, 2). " puisqu'elle même a besoin d'être cherchée, que celle qui peut faire cela le fasse. Qu'elle se souvienne seulement qu'elle a été cherchée et aimée la première, et que c'est ce qui fait qu'elle cherche et qu'elle aime. Prions, mes frères, que ces miséricordes nous préviennent bientôt, parce que nous sommes extrêmement pauvres. Ce que je ne dis pourtant pas de nous tous ; car je sais qu'il y en a beaucoup parmi vous qui tâchent de reconnaître l'amour dont Jésus-Christ nous a aimés, et qui le cherchent en simplicité de coeur; mais il y en a quelques-uns, et. je le dis à regret, qui ne nous ont encore donné aucune marque de cette prévention salutaire, et par conséquent aucun signe de salut ; qui s'aiment eux-mêmes, non le Seigneur, et qui cherchent leurs propres intérêts, non les intérêts de Dieu.

5. " J'ai cherché, dit l'Épouse, celui qu'aime mon âme. " C'est à quoi vous provoque la bonté de celui qui vous a prévenue, en vous cherchant et en vous aimant le premier. Vous ne le chercheriez et vous ne l'aimeriez point, ô âme, si vous n'en aviez été cherchée et aimée auparavant. Vous n'avez pas été prévenue d'une seule bénédiction, mais de deux, de l'amour et de la recherche. L'amour est la cause de sa recherche, et sa recherche est le fruit et le gage assuré de son amour. Vous avez été aimée afin que vous ne craigniez point qu'on vous cherchât pour vous punir. Vous avez été cherchée, afin que vous ne vous plaignissiez point d'avoir été aimée inutilement. L'une et l'autre de ces deux grandes faveurs vous ont donné de la hardiesse et ont banni la honte, vous ont persuadé de revenir et ont ému votre affection. C'est de là que procèdent ce zèle et cette ardeur de chercher celui qu'aime votre âme, parce qu'infailliblement vous ne le pourriez pas chercher, s'il ne vous eût cherchée, et vous ne pourriez pas maintenant ne le point chercher après qu'il vous a cherchée.

6. Mais n'oubliez pas d'où vous êtes arrivée là, et pour me faire à moi-même l'application de ce que je dis là, car ce procédé est plus sûr, n'est-ce pas vous, ô mon âme qui, ayant quitté votre premier époux, avec qui il vous était si avantageux de demeurer avec lui, avez violé la foi que vous lui deviez pour aller après vos amants? Et maintenant que vous avez commis avec eux autant d'adultères qu'il vous a plu, et que peut-être vous en avez été méprisée, vous avez l'impudence et l'effronterie de vouloir retourner à celui que vous avez méprisé avec tant d'insolence. Quoi ? Lorsque vous ne deviez songer qu'à vous cacher, vous cherchez la lumière, et vous courez à votre époux lorsque vous méritez plutôt de lui des coups que des baisers? N'avez-vous point peur qu'au lieu d'un époux qui vous caresse, vous ne trouviez un juge qui vous condamne ? Heureux celui qui entendra son âme répondre ainsi à ces reproches : Je ne crains point, parce que j'aime. Et je n'aime pas seulement, mais je suis aimée. Car si je n'étais aimée, je n'aimerais point. Que peut appréhender celle qui est aimée. Que celles qui n'aiment point appréhendent, parce qu'elles n'ont pas sujet de croire qu'on les aime. Mais pour moi qui aime, je ne doute pas plus que je sois aimée, que je ne doute que j'aime. Je ne puis redouter la présence de celui dont j'ai ressenti l'amour. Me demandez-vous en quoi je l'ai ressenti ? En ce qui étant aussi misérable que je suis, non-seulement il m'a cherchée, mais encore il m'a donné le désir de le chercher, et par conséquent la certitude de le trouver dans ma recherche. Pourquoi ne correspondrais-je pas à sa recherche, puisque je corresponds à son amour? Se mettra-t-il en colère lorsque je le chercherai, lui qui ne s'y est point mis lorsque je l'ai méprisé ? Il m'a cherché quand je le méprisais, pourquoi me repousserait-il maintenant que je le cherche ? L'esprit du Verbe est doux et bienveillant, il me fait entendre sa bonté extrême, le zèle et l'affection qu'il a pour moi. Et il ne peut pas ignorer ces choses, puisqu'il sonde les plus hauts secrets de Dieu, et sait que ces pensées ne sont que des pensées de paix et non pas d'indignation. Comment ne serais-je point animée à 1e chercher, moi qui ai éprouvé sa clémence et qui suis persuadé de ma réconciliation avec lui ?

7. Mes frères, penser à ces choses, c'est être cherché du Verbe ; en être persuadé, c'est être trouvé de lui. Mais tous ne comprennent pas cette parole. Que ferons-nous à nos petits enfants, je veux dire à ceux qui ne font encore que commencer et qui néanmoins ne sont pas absolument dans l'enfance de la vertu, puisqu'ils ont déjà le commencement de la sagesse, car ils sont soumis les uns aux autres, dans la crainte de Jésus-Christ ? Comment, dis-je, leur persuaderons-nous que cela se passe ainsi dans l'Épouse, puisqu'ils ne l'ont pas encore expérimenté eux-mêmes ? Il faut que nous les renvoyions à une personne dont la foi ne leur peut être suspecte. Qu'ils lisent dans un livre ce qu'ils ne croient pas dans le coeur d'autrui parce qu'ils ne le voient pas? Il est écrit dans les prophéties : " Si un mari quitte sa femme et qu'elle, se retirant, en épouse un autre, pourra-t-elle retourner à son premier mari? Cette femme là ne sera-t-elle pas impure et souillée? Mais vous, vous vous êtes prostituée à plusieurs, et cependant le Seigneur ne laisse pas de vous dire : Retournez à moi, et moi je vous recevrai (Jer. III, 1). " Ce sont les paroles du Seigneur. Il n'est pas permis d'en révoquer en doute la vérité. Qu'ils croient ce qu'ils n'ont pas encore éprouvé, afin que, par le mérite de leur foi, ils soient dignes un jour d'en avoir l'expérience. Je crois que nous avons assez expliqué as que c'est que d'être cherché par le Verbe, et quel besoin l'âme a d'en être cherchée, quoique celle qui l'a éprouvé le connaisse encore plus parfaitement et plus heureusement. Il reste à montrer dans le discours suivant que les âmes altérées de la grâce cherchent celui dont elles ont été cherchées, ou plutôt apprenons-le de celle dont il est question ici, et qui cherche celui qu'aime son âme, l'époux de l'âme, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu, et élevé au dessus de tout, est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 

SERMON LXXXV. Il y a sept nécessités qui engagent l'âme à chercher le Verbe. Une fois qu'elle est reformée, elle s'approche pour le contempler et pour goûter la douceur de sa présence.

1. J'ai cherché dans mon petit lit celui qu'aime mon âme (Cant. III, 1). " Pourquoi l'a-t-elle cherché ? Nous l'avons déjà dit, et il est superflu de le répéter. Néanmoins, en faveur de quelques-uns qui n'y étaient pas, j'en rapporterai en peu de mots quelques raisons que ceux même qui y ont été ne seront peut-être pas fâchés d'entendre. Car nous n'avons pas pu tout dire alors. L'âme cherche le Verbe afin de recevoir avec joie ses reproches, d'en tirer des lumières et des connaissances, de s'appuyer sur lui pour être vertueuse, d'être reformée par lui pour être sage, de lui devenir conforme pour être belle, de lui être fiancée pour être féconde, d'en jouir et de le posséder pour être heureuse. C'est pour toutes ces raisons que l'âme cherche l'Époux. Je ne doute point qu'il n'y en ait encore plusieurs autres, mais voilà celles qui se présentent maintenant à moi. Chacun pourra aisément après cela en trouver d'autres en soi, s'il veut s'y appliquer. Car notre misère n'est pas petite, les besoins clé l'âme sont infinis, et ses faiblesses sont sans nombre. Mais le Verbe est encore plus riche et plus abondant que nous ne sommes pauvres et misérables; sa sagesse surmonte notre malice, et ses biens surpassent nos maux. Mais écoutez la raison de celles que j'ai établies. Et premièrement, voyez comment l'âme consent aux corrections de Dieu. Nous lisons dans l'Évangile : " Consentez à ce que voudra votre ennemi pendant que vous êtes avec lui en chemin, de peur qu il ne vous livre au juge, et le juge au bourreau (Matth. V, 15). " Qu'y a-t-il de plus salutaire que ce conseil ? C'est le Verbe lui-même qui le donne, si je ne me trompe , en protestant qu'il est notre ennemi, parce qu'il s'oppose à nos désirs charnels, lorsqu'il dit : " Leur coeur est toujours dans l'égarement (Psal, XCIV, 10). " Mais vous qui écoutez ceci, si dans une sainte frayeur vous commencez à vouloir échapper à la colère qui est près de tomber sur vous, vous avez soin d'être d'accord avec cet ennemi qui semble vous en menacer d'une manière si terrible. Or cela est impossible si vous n'êtes contraire à vous-même, si vous ne vous opposez à vous-même, si vous ne vous combattez vous-même avec un travail continuel et infatigable, enfin si vous ne renoncez à vos anciennes habitudes et à vos mauvaises inclinations. Cela est rude, je l'avoue ; et si vous croyez en venir à bout par vos propres forces, c'est comme si vous tâchiez d'arrêter un torrent du doigt, ou de faire encore une fois remonter le Jourdain vers sa source. Que ferez-vous donc ? Cherchez le Verbe à la volonté du qui vous consentiez par sa grâce. Allez trouver celui qui vous est contraire, afin que, par son secours, vous deveniez tel, qu'il ne vous soit plus contraire, et que celui qui vous menaçait vous caresse, et que l'infusion de sa grâce soit plus efficace pour vous changer, que sa colère la plus violente.

2. C'est là, comme je pense, le premier besoin qui porte l'âme à chercher le Verbe. Mais si vous ignorez ce que demande celui à la volonté de qui vous consentez déjà, ne dira-t-on pas aussi de vous, que vous avez le zèle de Dieu, mais que ce zèle n'est pas réglé par la science (Rom. X, 1) ? Et afin que vous ne croyiez pas que cette ignorance soit peu de chose, souvenez-vous de ce qui est écrit, que celui qui ne connaîtra pas la volonté de Dieu sera méconnu de lui (1 Cor. XIV, 38). Voulez-vous savoir ce que je vous conseille de faire dans ce besoin? C'est ce que je vous ai conseillé dans le premier. Si vous voulez m'en croire, vous irez au Verbe, et il vous enseignera ses voies, de peur que, voulant faire le bien, mais ne le connaissant pas, il ne vous arrive, en courant, de sortir du chemin et de tomber dans l'erreur. Car le Verbe est une lumière. Et comme dit le Prophète : " Ses paroles sont claires, éclairent l'âme, et donnent l'intelligence aux simples et aux petits (Psal. CXVIII, 130). " Vous serez heureux ai vous pouvez dire aussi : " Votre parole est une lampe qui éclaire mes pas, et une lumière qui luit dans le sentier où je marche (Ibid. 105). " Et votre âme n'aura pas peu profité, si cotre volonté est changée, si votre raison est éclairée, en sorte qu'elle veuille le bien et qu'elle le connaisse. En l'un elle aura recouvré la vie, et en l'autre la vue. Car elle était morte quand elle voulait le mal, et aveugle quand elle ignorait le bien.

3. Votre âme donc vit, elle voit, elle est établie dans le bien, mais c'est parle secours et l'assistance du Verbe. Si elle est debout, c'est le Verbe qui l'a levée avec la main, comme sur les deux pieds de l'amour et de la connaissance. Elle est debout, dis-je, mais qu'elle prenne pour elle ce qui est écrit : " Que celui qui croit être debout prenne garde de ne pas tomber (1 Cor. X. 12). " Croyez-vous qu'elle puisse se tenir debout par elle-même, elle qui n'a pas pu se lever même ? Pour moi, je ne le pense pas. Quoi? les cieux ont été affermis par la parole du Seigneur (Psal. XXIII. 6), et celui qui n'est que terre pourra l'être sans le Verbe, qui est cette parole? Si elle pouvait demeurer ferme par elle-même, pourquoi donc un homme tiré de la même terre, aurait-il dit : " Affermissez-moi par vos paroles (Psal. CXVIII, 28)? " Aussi, avait-il éprouvé que cela est impossible, puisqu'il dit ailleurs : " J'ai été poussé avec effort, et j'étais près de tomber, mais le Seigneur m'a soutenu (Psal. CXVII. 13). " Me demandez-vous qui est celui qui le poussait? Il n'y en a pas qu'un, c'est le diable, c'est le monde, c'est l'homme. Voulez-vous savoir encore qui est cet homme ? C'est chacun de nous, pour soi-même. Ne vous en étonnez pas. Chacun est tellement à soi-même une occasion de chute et de ruine, que vous n'avez point sujet de craindre qu'un autre vous fasse tomber, si vous pouvez vous sauver de vos propres mains. " Car, qui est celui, dit l'apôtre saint Pierre, qui vous pourra nuire, si vous avez une sainte émulation pour le bien (I Pet. III. 13)? Vos mains, c'est votre consentement. Si le diable, ou le siècle vous suggèrent quelque chose de mal, et que vous refusiez d'y donner votre consentement, que vous ne fassiez point servir vos membres d'armes à l'iniquité, et que vous ne souffriez point que le péché règne en votre corps mortel, vous avez cette sainte émulation, et, bien loin que la malice de vos ennemis vous ait nui, elle vous a été extrêmement utile. Car, il est écrit : " Faites le bien, et vous en recevrez des louanges (Rom. XIII, 3). " Ceux qui cherchaient votre âme seront confondus, et vous chanterez : " Si mes habitudes vicieuses ne règnent point en moi, je serai pur et sans tache (Psal. XVIII, 14). " Vous témoignez que vous êtes animé d'une sainte émulation si, suivant le conseil du Sage, vous avez pitié de votre âme (Eccl. XXX, 247), si vous gardez votre coeur avec tout le soin possible, si, selon l'Apôtre, vous vous conservez chaste. Autrement, quand vous gagneriez tout le monde, si vous perdez votre âme, nous ne croirons pas que vous ayez en cette émulation salutaire, puisque le Sauveur mène nous apprend à ne pas le croire.

4. Il y a donc trois adversaires qui menacent de renverser l'homme lorsqu'il est debout. Le diable le pousse par sa malice et sa jalousie, le monde, par le vent de la vanité, l'homme lui-même, par le poids, de sa corruption. Le diable le pousse, mais il ne le renversera pas, s'il ne consent point à ses suggestions. Car nous lisons dans un apôtre : " Résistez au diable, et il s'enfuira de vous (Jac. IV, 7). " C'est lui qui, dans sa jalousie, a poussé et fait tomber ceux qui étaient debout dans le paradis terrestre, parce que, loin de lui résister, ils consentirent à sa malice. C'est lui qui, par son orgueil, s'est précipité lui-même du haut du ciel, sans que personne le poussât, pour nous apprendre que l'homme se doit donc encore bien plus appréhender lui-même, à cause du poids de la concupiscence qui l'accable. Le monde nous pousse aussi, parce qu'il est plein de malignité. Il nous pousse tous, mais il ne renverse que ses amis, c'est-à-dire, que ceux qui consentent à ce qu'il demande d'eux. Je ne veux point être ami du monde, de peur de tomber. Car, celui qui veut être ami du monde devient ennemi de Dieu, ce qui est la plus grande chute qu'on puisse faire. On voit par là, que l'homme est à soi-même la principale occasion de sa chute, puisqu'il peut tomber de son propre mouvement, sans qu'un autre le pousse, et qu'il ne peut tomber par l'impulsion d'autrui, s'il ne se pousse lui-même. Auquel de ces trois ennemis doit-on résister davantage? C'est évidemment à celui qui est d'autant plus importun qu'il est plus intérieur, et qui suffit seul pour nous faire tomber, au lieu que les autres ne peuvent rien faire sans lui. Ce n'est pas sans raison que le Sage a préféré un homme qui sait se dominer à celui qui force des villes (Prov. XVI, 31). Cela vous regarde tout particulièrement. Vous avez besoin d'une grande force, et d'une force qui ne peut venir que d'en haut. Et, si elle est parfaite, elle rendra aisément l'esprit victorieux de soi-même, et, par conséquent, invincible contre tout autre. Car, c'est une vigueur d'esprit qui ne sait reculer lorsqu'il faut défendre la raison. Or, si vous l'aimez mieux, c'est. une vigueur d'esprit qui demeure ferme et immuable avec la raison, ou encore une vigueur d'esprit qui, autant qu'il est possible, rassemble et rapporte tout à la raison.

5. Qui montera sur la montagne du Seigneur? Quiconque entreprendra de monter au sommet de cette montagne, c'est-à-dire, à la perfection de la vertu, saura combien cette montée est rude, et combien la chute en est aisée, sans le secours du Verbe. Heureuse l'âme qui a excité l'étonnement et la joie des anges qui la regardaient, et qui les a entendus se dire les uns aux autres, à son sujet : " Qui est celle-ci qui monte du désert dans une affluence de toute sorte de délices, appuyée sur son bien-aimé (Cant. VIII, 5)?" Car tous ses efforts son inutiles, si elle ne s'appuie sur Dieu. En se combattant elle-même, elle prendra de nouvelles forces, et, devenant ainsi plus forte qu'elle-même, si je puis parler ainsi, elle soumettra toutes se passions à la raison. Elle réglera ses colères, ses craintes, ses convoitises et ses joies, comme un bon cocher qui conduit son char avec adresse : elle réduira en servitude tous ses désirs charnels, et elle assujettira tous ses sens à la raison et à la vertu. Comment tout ne serait-il pas possible à un homme, qui s'appuie sur celui qui peut tout ? Combien cette parole doit nous donner de confiance : " Je puis tout en celui qui me fortifie (Philip. IV, 13). " Rien ne montre plus clairement la puissance du Verbe, que de ce qu'il rend tout-puissants tous ceux qui espèrent en lui. Car tout est possible à celui qui croit. Or, celui-là n'est-il pas tout-puissant à qui tout est possible ? C'est ainsi que l'esprit, s'il ne présume rien de soi, mais est fortifié par le Verbe, pourra se dominer, de sorte que aucune iniquité ne le dominera. C'est ainsi qu'étant appuyé sur le Verbe, et revêtu de la vertu d'en haut, nulle violence, nul artifice, nul attrait des voluptés, ne le pourra renverser, ni dominer.

6. Voulez-vous ne pas craindre que l'on vous pousse ? Ne vous laissez point aller à l'orgueil. C'est par là que sont tombés ceux qui vivent dans le crime. C'est par là que sont tombés le diable et ses auges. Et bien qu'ils n'aient point été poussés du dehors, néanmoins, ils ont été chassés et n'ont pu demeurer debout. Car, celui-là n'est point demeuré debout et ferme dans la vérité, qui ne s'est point appuyé sur le Verbe, et qui s'est condé à ses propres forces. Et même s'il a voulu s'asseoir, c'est peut-être parce qu'il ne pouvait demeurer debout. Car il dit : " Je m'assoirai sur la montagne de l'alliance (Isa. XIV, 13). " Mais Dieu en jugea autrement : il ne demeura pas debout, et ne s'assit point, mais il est tombé, selon cette parole du Seigneur : " Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair (Luc. X, XVIII). " Que celui donc qui est debout, s'il ne veut pas tomber, ne se confie pas en soi-même, mais s'appuie sur le Verbe. Le Verbe dit : " Sans moi, vous ne pouvez rien faire (Joan. XV, 5). " Cela est vrai, sans le Verbe, nous ne pouvons ni nous lever pour faire le bien, ni demeurer fermes dans le bien. Vous donc, qui êtes debout, donnez gloire au Verbe, et dites : " Il a établi mes pieds sur la pierre et a dirigé mes pas (Psal. XXXIX, 3)." Il est nécessaire que la même main qui vous a relevé vous tienne toujours et vous empêche de tomber. Voilà, pour expliquer ce que nous avons dit, que nous avons besoin du Verbe pour nous appuyer sur lui, afin de demeurer fermes dans la vertu.

7. Il faut maintenant examiner ce que nous avons dit aussi, que, par le Verbe, nous sommes reformés dans la sagesse. Le Verbe, c'est la force, le Verbe c'est la sagesse. Que l'âme donc prenne des forces de la force, de la sagesse de la sagesse, et qu'elle attribue l'un et l'autre don au seul Verbe. Autrement, si elle s'appuie sur l'un ou sur l'autre, qu'elle dise donc aussi que le ruisseau ne vient pas de la source, le vin de la vigne, la lumière de la lumière. Cette parole est véritable : " Si quelqu'un a besoin de sagesse, qu'il la demande à Dieu, qui donne, à tous des biens en abondance et ne reproche point ses dons ; et elle lui sera donnée (Iac. I, 5). " Voilà ce que dit saint Jacques. Mais, pour moi, je crois qu'il en est de même de la force. La force a beaucoup d'affinité avec la sagesse. La force est un don de Dieu. Il la faut mettre au nombre des dons excellents, et elle descend aussi d'en haut du Père du Verbe. Si quelqu'un croit qu'il est en tout semblable à la sagesse, je ne le nie pas, mais cette ressemblance parfaite est dans le Verbe, non pas dans l'âme. Car les qualités, qui ne sont qu'une même chose dans le Verbe, à cause de la singulière simplicité de la nature divine, n'ont pas néanmoins un même effet dans l'âme, mais s'accordent à ses divers besoins. D'après cela, c'est donc autre chose pour l'âme, d'être ranimée par la force, et d'être conduite par la sagesse. Car, bien que la sagesse soit puissante et la puissance douce, pour conserver toutefois aux paroles la signification qui leur est propre et naturelle, la force emporte dans son sens quelque vigueur de l'âme, et la sagesse, une modération d'esprit, accompagnée d'une douceur spirituelle. Je crois que l'Apôtre l'a désignée, lorsque, après avoir fait beaucoup d'exhortations au sujet de la forcé, il ajouté, pour ce qui concerne la sagesse: " Dans la douceur, dans l'Esprit-Saint (II Cor. VI, 6). " Il y a donc de l'honneur à rester ferme, à résister, à repousser la violence parla violence, qui sont les propriétés de la force et du courage, mais il y a aussi beaucoup de travail. Ce n'est pas la même chose de défendre votre honneur avec peine et avec dangers et de le posséder en repos. Ce n'est pas la même chose de travailler, et de jouir du fruit de son travail. Or, la sagesse jouit die tous les travaux de la vertu, et ce que la sagesse ordonne, délibère, ressent, la vertu l'exécute.

8. " Écrivez sur la sagesse dans le repos (Eccli. XXXVIII, 25), " dit le Sage. Le repos de la sagesse est donc un travail, et plus la sagesse se repose, plus elle travaille à sa manière. Au contraire, plus la vertu est éprouvée, plus elle a d'éclat; et elle ne se montre dans son lustre qu'au milieu des difficultés. Si on veut définir la sagesse, l'amour de la vertu, peut-être qu'on ne se trompera pas, car où est l'amour il n'y a plus de travail, il n'y a que des délices, peut-être même le mot sagesse tire-t-il son nom de saveur, parce que c'est comme l'assaisonnement de la vertu qui lui donne du goût et de la saveur, au lieu que d'elle-même elle est rude et insipide. Je crois donc que l'on peut dire aussi que la sagesse est le goût du bien. Nous avons perdu ce goût presque dès le commencement de notre origine. Dès que le venin de l'ancien serpent a corrompu et infesté notre âme, elle a commencé à ne plus goûter le bien et un goût dépravé a pris la place de celui qui lui était naturel. " Car les inclinations et les pensées de l'homme sont portées au mal dès sa jeunesse (Gen. VIII, 21), c'est-à-dire depuis la folie de la première femme; c'est donc la folie de la femme qui nous a fait perdre le goût du bien, parce que la malice du serpent a trompé sa folle simplicité. Mais cela même qui a fait vaincre la malice pour un temps la vaincra pour l'éternité. Car la sagesse a rempli de nouveau le corps et le coeur d'une femme, afin que comme nous étions tombés dans la folie par une femme, nous fussions rétablis dans la sagesse par une femme. Et maintenant la sagesse surmonte constamment la malice dans l’âme de ceux où elle entre, en détruisant par une bonne saveur celle du mal que celle-là y avait apportée. La sagesse, en entrant dans une âme, lui rend insipides tous les plaisirs de la chair, purifie l'entendement, guérit et répare le sentiment spirituel du coeur, et ce sentiment étant réparé, il commence à goûter le bien, il goûte même la sagesse, qui est le bien le plus excellent de tous.

9. Combien de bonnes actions fait-on sans que ceux qui les font en prennent aucun goût, parce qu'ils ne se portent pas à les faire par l'amour de la vertu, mais y sont obligés ou par raison, ou par occasion, ou par nécessité ? Et, au contraire, combien de mal fait-on sans y prendre aucun plaisir, mais parce qu'on y est contraint par la crainte, ou attiré par quelque désir, plutôt que par la satisfaction qu'on trouve à mal faire? Mais ceux qui agissent de leur propre mouvement, et avec une volonté délibérée, ou sont sages, et ils se plaisent dans le goût et la douceur de la vertu, ou ils sont méchants, et ils se plaisent dans le mal, sans y être attirés par l'espérance d'aucun avantage particulier. Car qu'est-ce que la malice, sinon le goût qu'on trouve au mal? Heureuse l'âme qui n'a que du goût pour tout ce qui est bien, et que du dégoût pour tout ce qui est mal? C'est ce que j'appelle être reformé à la sagesse, et avoir le bonheur d'éprouver la victoire de la sagesse. Car, en quoi la sagesse surmonte-t-elle plus visiblement la malice, que lorsque, après avoir banni le goût du mal, qui n'est autre chose que la malice même, l'âme se sent pénétrée intimement d'une saveur douce et agréable du bien. C'est donc à la force à soutenir courageusement les afflictions et à la sagesse à se réjouir dans les afflictions: fortifier votre coeur et attendre le Seigneur en patience, c'est l'ouvrage de la force; goûter et voir combien le Seigneur est doux, c'est l'effet de la sagesse. Et pour que chaque vertu éclate d'avantage par le bien qui lui est naturel, la modération d'esprit fait connaître le sage, et la constance fait connaître l'homme de coeur. Et c'est avec raison que nous avons mis la sagesse après la force; puisque la force d'esprit est en effet comme un fondement inébranlable, sur lequel la sagesse se bâtit une maison. Or il a fallu faire précéder l'une et l'autre de la connaissance du bien, parce qu'il n'y a point d'alliance entre la lumière de la sagesse et les ténèbres de l'ignorance. Il a fallu de même placer avant elle la bonne volonté, parce que la sagesse, selon la Sagesse même, n'entrera point dans une âme méchante (Sap. I, 4).

10. Après avoir vu comment l'âme recouvre la vie par le changement de volonté, la santé, par l'instruction que Dieu lui donne, la stabilité, par le courage, et la maturité, par la sagesse, il reste à lui trouver la beauté, sans quoi elle ne peut plaire à celui qui est le plus beau des enfants des hommes. Car elle sait qu'il est dit : " Le roi concevra de l'amour pour votre beauté (Psal. XLIV, 12). " Nous avons énuméré beaucoup de biens de l'âme qui sont des dons du Verbe, la bonne volonté, la science, la force d'esprit, la sagesse, et cependant nous ne voyons point que le Verbe désire rien de tout cela. Il est dit seulement : " Le roi concevra de l'amour pour votre beauté. Et ailleurs; Le Seigneur règne, il s'est revêtu de beauté (Psal. XCII, 1). " Comment ne désirerait-il pas un semblable vêtement à celle qui est tout ensemble et son image et son épouse ? Elle lui est d'autant plus chère, qu'elle lui ressemble davantage. En quoi consiste donc la beauté de l'âme ? N'est-ce point dans l'honnêteté? Disons que oui, puisqu'il ne nous vient à cette heure rien de mieux. Or l'honnêteté parait dans la conduite extérieure ; non qu'elle en soit la cause, mais parce que c'est par elle qu'on la connaît. Sa demeure et son origine sont. dans la conscience qui ne tire son éclat que du témoignage qu'elle se rend. Il n'y a rien de plus resplendissant que cette lumière, rien de plus glorieux que ce témoignage, lorsque la vérité brille dans l'âme, et que l'âme se voit dans la vérité . Mais comment s'y voit-elle ? Chaste, modeste, retenue, circonspecte, dégagée de tout ce qui peut obscurcir la gloire d'un témoignage si avantageux, ne se sentant coupable de quoi que ce soit qui puisse lui faire craindre la présence de la vérité, et qui l'oblige à détourner son visage en rougissant comme si elle ne pouvait soutenir l'éclat trop vif de la lumière de Dieu. C'est là sans doute, c'est là cette beauté que Dieu prend, le plus de plaisir à regarder que tous les autres biens de l'âme, et que nous nommons honnêteté.

11. Mais lorsque la splendeur de cette beauté s'est répandue avec plus d'abondance jusque dans le plus profond du coeur, il est nécessaire qu'elle se produise au dehors comme un lampe cachée sous le boisseau, ou plutôt comme une lumière qui luit dans les ténèbres et qui ne saurait être cachée; de sorte qu'il s'en fait une effusion sur le corps image de l'âme; le corps la distribue ensuite par tous ses membres et par tous ses sens, si bien qu'elle parait dans ses actions, dans ses paroles, dans ses regards, dans son rire même, si tant est qu'elle sourie, ce qu'elle ne fait qu'avec gravité et retenue. Lors donc que tous les mouvements du corps, tous ses gestes, toutes ses démarches sont graves, pures, modestes, éloignées de toute licence, de toute légèreté, de toute mollesse, de toute indécence, alors la beauté de l'âme est visible, pourvu qu'il ne se cache point d'hypocrisie en elle. Car il peut se faire que toutes ces choses soient feintes, et ne partent pas de l'abondance du coeur. Et pour mettre cette beauté dans tout son bistre, définissons, s'il vous plait, l'honnêteté, et disons en quoi nous la mettons. C'est une candeur de l'âme, qui a soin de joindre une réputation avantageuse avec une bonne conscience; ou, selon l'Apôtre: " De faire le bien non seulement devant Dieu, mais encore devant les hommes (2 Cor. IX, 21). " Heureuse l'âme qui s'est revêtue de cette beauté, de cette blancheur céleste de l'innocence, par laquelle elle acquiert une conformité glorieuse, non avec le monde, mais avec le Verbe dont il est dit, qu'il est la lumière et la vie éternelle, et l'image de la substance de Dieu (Heb. I, 3).

12. De ce degré, l'âme commence déjà à penser à son mariage avec le Verbe. Comment n'y penserait-elle pas, quand elle se voit d'autant plus nubile, pour ainsi parler, qu'elle lui est plus semblable? La majesté de cet époux ne l'épouvante point, parce que sa ressemblance l'associe avec lui, son amour l'unit à lui, sa profession la fiance avec lui. Or voici la forme de sa profession: " J'ai juré et résolu de garder les ordonnances de votre justice (Psal. CXVII, 106). " Les apôtres avaient suivi cette forme lorsqu'ils disaient: " Vous voyez que nous avons tout quitté pour vous suivre (Matth. XIX, 27). " Ce qui, sous la figure du mariage charnel, doit s'entendre du mariage spirituel de Jésus-Christ et de l'Église est encore semblable : " C'est pourquoi l'homme laissera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront deux en une même chair (Ephes. V, 31). " Et dans le Prophète l'Épouse se glorifie en ces termes "Pour moi, mon plus grand bien, c'est de m'attacher à Dieu, et de mettre mon espérance dans le Seigneur (Psal. LXXII, 28). " tors donc que vous verrez une âme qui, après avoir tout quitté, s'attache au Verbe par tous les désirs de son coeur, ne vit que pour le Verbe, se conduit par le Verbe, conçoit du Verbe pour enfanter pour le Verbe, en sorte qu'elle puisse dire : " Jésus-Christ est ma vie, et ce m'est un grand avantage de mourir pour lui (Philip. I, 21), " croyez qu'elle est l'Épouse du Verbe. Son Époux peut se reposer en elle avec confiance, en sachant que l'âme qui a méprisé tout pour l'amour de lui, et qui regarde tout comme du fumier pour le gagner et le posséder uniquement, lui est fidèle. Il savait que telle était l'âme de celui dont il disait: "Celui-là m'est un vase d'élection (Act. IX, 15). " Certes l'âme de saint Paul était une bonne mère et une épouse fidèle, lorsqu'il disait : " Mes petits enfants

que je conçois de nouveau dans mou sein jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous (Galat. IV, 19). "

13. Mais remarquez que dans le mariage spirituel il y a deux sortes d'enfantements, et par conséquent deux sortes d'enfants qui sans être contraires sont différents, car les saintes mères engendrent des âmes à Dieu par la prédication, ou produisent des intelligences spirituelles par la méditation. Dans cette dernière sorte d'enfantements il arrive quelquefois que l'âme est tellement transportée hors de soi et détachée des sens, qu'elle ne se sent pas elle-même, bien qu'elle sente le Verbe. Cela arrive lorsque étant pleine de la douceur ineffable du Verbe, elle se dérobe à elle-même en quelque façon, ou plutôt est ravie et s'échappe de soi pour jouir da Verbe. L'âme n'est pas dans la même disposition lorsqu'elle fait du fruit par le Verbe, et lorsqu'elle jouit du Verbe. En l'un, elle est pressée par les soins du prochain, en l'autre elle est attirée par les douceurs du Verbe. C'est une mère qui a véritablement beaucoup de joie d'engendrer des enfants spirituels, mais qui en reçoit bien davantage des chastes embrassements de son époux. Ses enfants lui sont chers et précieux, mais les baisers de son époux lui sont infiniment plus agréables. C'est une bonne chose de sauver plusieurs âmes, mais il est bien plus doux de sortir comme hors de soi, et d'être avec le Verbe. Mais quand cela arrive-t-il, et combien cela dure-t-il ! C'est un doux commerce, mais il est bien court lorsqu'on l'éprouve, et il est bien rare de l'éprouver. Et c'est là, ce me semble, la septième raison pour laquelle j'ai dit plus haut, que l'âme cherche le Verbe, c'est afin de jouir de ces douceurs.

14. Peut-être me demandera-t-on encore ce que c'est que jouir du Verbe. Je réponds qu'on doit le demander plutôt à celui qui l'a éprouvé croyez-vous que je puisse vous découvrir ce mystère ineffable? Écoutez quelqu'un qui l'avait éprouvé : " Lorsque nous nous élevons extraordinairement, c'est pour Dieu, et lorsque nous parlons d'une manière moins élevée, c'est pour nous proportionner à votre faiblesse (II Cor. V, 13). " C'est-à-dire, lorsque je m'entretiens avec Dieu, seul à seul, je parle autrement que lorsque je parle pour vous instruire. J'ai éprouvé la douceur de cet entretien, mais je ne puis vous dire ce qui s'y passe. Et quant à celui que j'ai avec vous, je tâche de condescendre à votre infirmité, afin que vous puissiez comprendre ce que je vous dis. O vous qui désirez savoir ce que c'est que de jouir du Verbe, préparez votre esprit, non vos oreilles. Ce n'est pas la langue, mais la grâce qui enseigne un si haut secret. Il se cache aux sages et aux prudents, et ne se révèle qu'aux petits. L'humilité, mes frères, est une grande vertu. C'est une grande vertu, je le répète, puisqu'elle mérite d'éprouver ce qui ne s'apprend point par les discours, et qu'elle est digne d'acquérir ce qui ne se peut enseigner, de concevoir du Verbe qui est la parole de Dieu, ce qu'elle-même n'a point de paroles pour expliquer. Pourquoi cela? Ce n'est pas qu'elle mérite d'obtenir une si grande faveur, mais s'est le bon plaisir du Père du Verbe époux de l'âme, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé par dessus tout et béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
 
 
 
 
 
 

SERMON LXXXVI. Modestie et retenue de l'Épouse quand elle cherche le Verbe. Éloge de la modestie.

1. Je crois qu'on ne me demandera plus maintenant pourquoi l'âme cherche le Verbe ; car nous l'avons amplement montré. Continuons à expliquer ce qui reste du verset du Cantique, seulement pour ce qui regarde la morale. Remarquez premièrement la pudeur de l'Épouse, car je ne sas si ce n'est point une des plus belles vertus qu'un homme puisse posséder. J'ai dessein avant tout de la prendre dans mes mains, si je puis ainsi parler, et de cueillir cette belle fleur pour la présenter à nos jeunes gens. Ce n'est pas que ceux qui sont dans un âge plus avancé ne la doivent aussi conserver avec soin, puisqu'elle est l'ornement de tous les âges de la vie, mais c'est que la grâce d'une tendre pudeur brille d'un plus grand et plus vif éclat dans un âge plus tendre. Qu'y a-t-il de plus aimable qu'un jeune homme modeste ? Que cette perle des vertus paraît belle et brillante dans la vie et sur le visage d'un jeune homme ! Quelle marque certaine et véritable de la bonté de son naturel, et de ce qu'on en doit espérer un jour? N'est-ce pas comme une verge de correction, qui sans cesse présente devant ses yeux, réprime en lui tous les mouvements d'un âge porté au désordre et toutes les actions légères ou insolentes. Qu’y a-t-il de plus contraire aux paroles honteuses et aux actions déshonnêtes? La pudeur est soeur de la continence. Il n'y a point de marque plus visible d'une simplicité de colombe, ni de témoin plus sûr de l'innocence de l'âme. C'est une lampe qui luit sans cesse dans une âme chaste, en sorte qu'il n'y peut rien entrer d'impur et d'indécent qu'elle ne le découvre à l'heure même. C'est l'exterminatrice de tous les vices, la protectrice de la candeur naturelle de l'âme, la gloire de la conscience, la gardienne de la bonne réputation, l'ornement de la vie, le trône et les prémices des vertus, la gloire de la nature, et l'enseigne de toute honnêteté. Combien la rougeur même des joues, causée par la honte, donne-t-elle de grâces et d'agréments

2. La pudeur est un bien si naturel de l'âme, que ceux mêmes qui ne craignent point de mal faire ont honte toutefois de su montrer. Selon cette parole du Seigneur : "Quiconque fait mal hait la lumière (Joan. III, 20). " Ne voyons-nous pas aussi, dit l'Apôtre, que ceux qui dorment, dorment la nuit, et que ceux qui s'enivrent le font durant la nuit, et couvrent de ténèbres ces oeuvres de ténèbres dignes d'être éternellement cachées? Il faut néanmoins ici mettre une différence entre la pudeur de ces hommes et celle de l'Épouse, en ce qu'ils n'ont point honte de commettre ces actions, mais seulement qu'on les découvre, c’est pourquoi ils les cachent, au lieu que l'Épouse ne les cache pas, mais les rejette et les bannit absolument. Aussi, le sage dit-il, " qu'il y a une pudeur qui cause le péché, et une pudeur qui apporte de la gloire (Eccl. V, 15). " L'Épouse cherche le Verbe, mais avec une certaine pudeur; elle le cherche, en effet, dans son lit, et durant la nuit ; cette pudeur est glorieuse et non criminelle. Elle le cherche pour purifier sa conscience, elle le cherche pour servir de témoignage à sa pureté, afin de pouvoir dire : " Ma gloire c'est le témoignage de ma conscience (2 Cor. I, 12). J'ai cherché dans mon petit lit durant les nuits celui qu'aime mon âme (Cant. III). " Sa pudeur, si vous y prenez garde, vous est marquée par le lieu et par le temps. Qu'y a-t-il de plus agréable à une personne modeste que le secret? Or le secret ne se trouve-t-il pas durant la nuit et dans le lit ? Aussi est-ce pour cela que le Sauveur nous commande d'entrer dans notre chambre, lorsque nous voulons prier (Matth. VI, 6). Cédons à un conseil de la vérité, de peur que si on prie publiquement., les louanges des hommes ne nous dérobent le fruit de notre oraison, et ne nous en fassent perdre l'effet mais il ne laisse pas néanmoins de nous enseigner la modestie. Car qu'y a-t-il de plus propre à cette vertu que d'éviter des louanges même légitimes, que de fuir la vaine gloire? Il est donc clair que le Fils qui est le maître de la pudeur nous a ordonné de chercher le secret dans nos prières, afin de conserver la modestie. Qu'y a-t-il de plus indécent, surtout à un jeune homme, que de faire montre de sa sainteté ? Et. néanmoins, c'est principalement à cet âge qu'on est propre à entrer en religion et à servir Dieu, selon cette parole de Jérémie : " Il est avantageux à l'homme de porter le joug du Seigneur dès sa jeunesse (Thren, III, 27)." Votre oraison aura l'effet que vous désirez, si vous la faites précéder de la modestie, en disant : " Je suis jeune et méprisé, mais je n'ai point oublié vos ordonnances (Psal. CXVIII, 141). "

3. Bien plus, il faut que celui qui veut bien prier, observe non-seulement le lieu, mais aussi le temps où il le doit faire. Les lits sont plus propres et plus commodes pour l'oraison. Et surtout durant le silence profond de la nuit. Car alors la prière est plus libre, et plus pure. " Levez-vous durant la nuit, dit un prophète, lorsque vous commencez à vous éveiller, et répandez votre coeur comme de l'eau en la présence du Seigneur votre Dieu (Thren. II, 19. " Que l'oraison monte au ciel avec confiance pendant la nuit, lorsqu'on n'en a que Dieu seul pour témoin avec notre ange gardien qui la reçoit pour la lui présenter sur l'autel céleste. Quelle est agréable et lumineuse quand la pudeur lui donne un nouvel éclat! Quelle est sereine et tranquille, quand elle n'est troublée par aucun bruit! Enfin, qu'elle est pure et sincère, quand elle n'est point souillée par l'impureté des soins de la terre, ni tentée par les louanges et les flatteries de ceux qui pourraient être présents! C'est donc pour cela que l'Épouse, qui n'est pas moins prudente que modeste, cherche le secret du lit et de la nuit pour prier, c'est-à-dire, pour chercher le Verbe. Car c'est la même chose. Autrement vous ne priez pas comme il faut, si dans votre prière, vous cherchez quelque autre chose que le Verbe, ou que vous ne le cherchiez pas pour le Verbe, parce que toutes choses sont en lui. En lui se trouvent le remède de nos plaies, le secours de nos misères, le soulagement de nos faiblesses, l'abondance des vertus et de toutes sortes de biens nécessaires et avantageux aux hommes. C'est donc sans raison qu'on demande autre chose que le Verbe, puisqu'il est lui-même toute chose. Car quoique nous demandions quelquefois des biens temporels lorsque nous en avons besoin, si c'est pour l'autour du Verbe que nous les demandons, ainsi que nous le devons faire, ce n'est pas proprement ces biens, mais c'est lui-même que nous demandons, parce que nous rapportons toutes ces choses à suit service. Ceux qui ont coutume de se servir de toutes les choses de la terre pour tâcher de mériter le Verbe, savent bien ce que je dis.

4. Examinons encore le secret du lit et de la nuit, pour voir s'il n'y a point quelque autre chose de caché qui puisse vous être utile. Si par le lit nous entendons l’infirmité de la nature humaine, et par les ténèbres de la nuit, l'ignorance de cette même nature, ce n'est pas sans raison que l'Épouse cherche avec tant d'empressement le Verbe, qui est la force et la sagesse de Dieu, pour l'opposer à ces deux maux originels. Car qu'y a-t-il de plus convenable que d'opposer la force à la faiblesse, et la sagesse à l'ignorance ? Et afin qu'il ne reste aucun doute aux personnes simples sur le sujet de cette explication, qu'elles écoutent ce qu'en dit un saint prophète : " Que le Seigneur l'assiste lorsqu'il est accablé de douleurs dans son lit : O Seigneur, vous avez vous-même remué son lit dans sa maladie, afin qu'il fût couché plus à son aise (Psal. XL, 4.) " Voilà pour ce qui est du lit. Quant à la nuit de l'ignorance, qu'y a-t-il de plus clair que ce qui est dit dans un autre psaume : " Ils n'ont point connu ni entendu, ils marchent dans les ténèbres (Psal. LXXXI, 5), " où il marque l'ignorance où naissent tous les hommes ? C'est, comme je crois, dans cette ignorance, que le bienheureux apôtre confesse être né, et c'est d'elle aussi qu'il se réjouit d'avoir été délivré, lorsqu'il dit : " C'est lui qui nous a tirés de la puissance des ténèbres (Coloss. I, 13). " D'où vient qu'il dit encore : " Nous ne sommes pas enfants de la nuit, ni des ténèbres (Thess. V, 5). " Et, en parlant à tous les élus : " Marchez, dit-il, comme des enfants de lumière (Ephes. V, 8). " (a)

a Ici s'arrêtent les sermons de saint Bernard sur le Cantique des cantiques ; la mort l'empêcha de les finir. Ce dernier sermon est lui-même demeuré incomplet. Il est, en effet, notablement plus court que les autres et ne se termine point par la formule ordinaire. Gilbert de l'île d'Hoy a continué les sermons sur le Cantique des cantiques commencés par saint Bernard, comme on peut le voir au commencement du tome V, qui est le suivant.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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