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BIBLE FILLION

La Sainte Bible Commentée d'après la Vulgate et les textes originaux


PRÉFACE DE L ÉVANGILE

SELON SAINT JEAN

§1. — L'APÔTRE S. JEAN

(Voyez les Bollandistes, Acta Sanctorum, au 6 mai et au 27 décembre ; Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique des six premiers siècles, t. 1, p. 330 et ss., édit. de Venise, 1752; F. Trench, The Life and Characler of St. John the evangelist, Londres, 1850; Baunard, l'Apôtre S. Jean, Paris 1869 ; J. M. Macdonald, The Life and Writings of S. John, Londres 1877; F. W. Farrar, Early Days of Christianity, 2° édit; Londres 1884; Smith, Dictionary of the Bible, au mot John the apostle; Herzog, Real-Encyklopædie, s. v. Johannes. Les commentaires de MM. Schegg, Schanz, Keil, Godet, contiennent aussi d'excellentes notices bibliographiques.)


Son nom. — Nom très beau, et tout à fait significatif sous sa forme primitive. Yôchanan ( יוחבן, abréviation pour יתותבן, Yehôchanan) se traduit en effet par « Jéhova a fait grâce » (Voyez l'Évangile selon S. Matthieu, p. 66). Après le Précurseur, personne ne l'a mieux porté que l'apôtre bien aimé. Il était alors assez commun chez les Juifs. Dans la généalogie de N. S. Jésus-Christ d'après S. Luc (Luc. 3, 27), le texte grec reproduit à peu près la prononciation hébraïque: Ἰωανάν. De la forme hellénisée Ἰωάννης est venu le latin « Joannes » (primitivement Johannes, la lettre h correspondant au ח (ch aspiré) de l'hébreu) dont nous avons fait « Jean » (en passant par Jehan).

Sa famille. — L'apôtre S. Jean était Galiléen d'origine, comme tous les membres du collège apostolique, à part le traître Judas. Sa famille résidait sur les bords du lac de Tibériade au N. O.; probablement à Bethsaïda, la patrie de S. Pierre, de S. André et de S. Philippe (Cf. Joan. 1, 44. On le déduit de ce que Jacques et Jean étaient les associés de Pierre et d'André (Luc. 5, 9). Voyez, sur la situation de Bethsaïda, 1'Évangile selon S. Matthieu, p. 228, et R. Riess, Atlas de la Bible, pl. 4. Ne pas confondre cette localité avec Béthsaïda-Julias, située au N. E. du lac (Evang. selon S. Marc, p. 103)). On ignore la date de la naissance de S. Jean, mais on admet généralement qu'il était le plus jeune de apôtres, et que Jésus lui-même avait quelques années de plus que lui.

Quoique simple pêcheur, son père Zébédée (En hébreu : זבךיח, Zebadiah ; en grec: ὁ Ζεβεδαίος. Cf. 1 Par. 8, 15. Ce nom signifie « don du Seigneur ») paraît avoir joui d'une certaine aisance; car il possédait plusieurs barques, et son industrie était assez prospère pour lui permettre d'occuper plusieurs journaliers (Cf. Marc. 1, 20 et notre commentaire). C'est tout ce que l'Évangile nous raconte à son sujet. La mère de S. Jean est plus connue : elle se nommait Salomé (Schelomith ,שלומית, la pacifique), et les synoptiques signalent à plusieurs reprises son dévouement à la personne sacrée du Sauveur. En combinant les passages Luc. 8, 3 et Marc. 15, 40-41, on voit qu'elle était une des saintes femmes qui accompagnaient et servaient le divin Maître « de facultatibus suis ». Elle fut fidèle jusqu'à la croix (Matth. 27,56 et parall.), jusqu'au sépulcre (Marc. 16, 1). (c'est sans motif suffisant que de nombreux exégètes contemporains ont fait de Salomé une sœur de la sainte Vierge. Voyez notre commentaire de Joan. 19, 25) Quant à S. Jacques le Majeur, le frère si célèbre de S. Jean, tout porte à croire qu'il était l'aîné des deux : telle est l'impression générale qui ressort de la narration évangélique, où il est presque toujours cité au premier rang.

Un épisode de la soirée du Jeudi saint, Joan. 18, 15-16, qui montre que S. Jean avait ses entrées libres au palais de Caïphe et était même « notus Pontifici », a fait supposer à divers critiques que S. Jean appartenait à la famille sacerdotale. On a même parfois expliqué en ce sens la note de S. Polycarpe, évêque d'Éphèse au second siècle, d'après laquelle Jean, dans sa vieillesse, aurait porté au front ἱερεὺς τὸ πέταλον (cf. Eusèbe, Hist. eccl. 3, 31; 5, 24), c'est-à-dire la lame d'or qui servait d'ornement aux grands-prêtres juifs (Cf. Ex. 28, 32; 29, 6; 39, 30; Lev. 8, 9. Voyez aussi notre Atlas archéologique de la Bible, pl. 82, fig. l et 4). Mais cette conjecture paraît invraisemblable (toutefois, l'usage de « la sainte lame d'or » n'est pas sans créer quelque difficulté. Plusieurs commentateurs d'Eusébe, entre autres Routh, Reliquiæ sacræ, t. 2, p. 28, donnent une interprétation métaphorique aux paroles de S. Polycarpe. Il aurait simplement voulu exprimer, disent-ils, la noble majesté du saint vieillard. Cf. Farrar, The early Days of Christianity, Londres 1884, p. 402. Cette conjecture manque de vraisemblance, vu la simplicité du langage ancien : c'est un fait réel que S. Polycarpe a voulu relater. Comparez S. Epiphane, Haer 29, 4; 78, l4, qui raconte une chose identique de S. Jacques le Mineur (πέταλον ἐπὶ τῆς ϰεφαλῆς ἐφόρεσε). Probablement, la lame d'or au front de S. Jean marquait son autorité d'apôtre sur toutes les églises d'Asie).

Sa vocation. — Jean fut d'abord disciple du Précurseur avant d'être celui du Messie. La première fois que nous le rencontrons sur le domaine de l'histoire, il est aux côtés de son illustre homonyme à Béthabara, sur les bords du Jourdain (Joan. 1, 28; voyez le commentaire). Le Précurseur, voyant passer Jésus à quelque distance, s'écrie : « Voici l'agneau de Dieu ». Celui qui devait être l'apôtre bien aimé fut le premier, avec S. André, à traduire par des actes cette parole significative, et aussitôt il s'attacha à la personne du Sauveur (Joan. I, 35 et ss. Le récit de la première entrevue est vraiment délicieux).

Pendant quelques mois, la narration évangélique nous montre Jean vivant auprès de son nouveau Maître, avec Pierre, Jacques, Philippe et Nathanaël : ils voyagent ensemble de Béthabara à Cana en Galilée, de Cana à Capharnaum, de Capharnaum à Jérusalem pour célébrer la Pâque, de Jérusalem en Judée, puis en Samarie et de nouveau en Galilée (Voyez R. Riess, Atlas de la Bible, pl. 4). Heureux moments que ceux où se formait l'amitié divine de N. S. Jésus-Christ pour le jeune pêcheur galiléen! Celui-ci n'en a laissé perdre/aucun détail (Cf. Joan. 1, 43-4, 54).

Séparé pendant quelque temps, le groupe apostolique dont les éléments s'étaient réunis pour la première lois sur les rives du Jourdain ne tarda pas à se reformer. A la suite d'un grand miracle (Luc. 5, 3-11. Cf. Matth. 4, 18 et ss.; Marc. 1, l6 et ss), Jésus appelle d'une manière définitive au rôle de disciples Pierre et André, Jacques et Jean. « Relictis retibus et patre », les fils de Zébédée adhèrent avec bonheur au fils de Dieu. Bientôt ils sont élus, et des premiers, pour la noble mais périlleuse mission d'apôtres (Cf; Luc. 6, 12-16, et parall. Dans les listes du collège apostolique, S. Jean est mentionné tantôt au second rang, Act. 1, 13, tantôt au troisième, Marc. 3, 17, tantôt au quatrième, Matth. 10, 3 et Luc. 6, 14. Voyez notre Synopsis evangelica, § 44).

Sa vie auprès de Jésus. — Jean ne tarda pas à compter, avec S. Pierre et son frère S. Jacques, parmi ceux des disciples du Sauveur qu'un ancien a si bien nommés «les plus intimes parmi les intimes » (ἐϰλεϰτῶν ἐϰλεϰτότεροι). A ce titre ils assistèrent, à l'exclusion des autres apôtres, à plusieurs évènements remarquables de la vie du Christ: notamment, à la résurrection de la fille de Jaïre, Marc. 5, 37 et parall., au mystère de la Transfiguration, Matth. 17, l et parall., à l'agonie de Gethsémani, Matth. 26, 37 et parall. Jean fut aussi l'un des quatre auxquels Jésus daigna révéler les signes de la ruine de Jérusalem et de la fin du monde (Cf. Marc. 13, 3. La conjecture de S. Ambroise, de S. Grégoire-le-Grand, du Vén. Bède, etc., d'après laquelle l' « adolescens » mentionné par S. Marc, 14, 51-52, ne différerait pas de S. Jean, est aujourd'hui universellement abandonnée. Voyez notre commentaire de ce passage). Dans la matinée du Jeudi saint, il fut chargé avec S. Pierre des préparatifs de la dernière cène (Luc. 22, 9).

Mais quel privilège ineffable lui était réservé à ce repas d'adieu! Il le raconte lui-même en une de ces lignes simples et profondes comme son âme, qui abondent dans le quatrième évangile : « Un des disciples, celui que Jésus aimait, était couché sur le sein de Jésus » (Joan. 13, 23). Celui que Jésus aimait, voilà son véritable nom, par lequel il se désigne en différentes circonstances avec un admirable mélange de modestie et de fierté. Que de choses en cette seule parole ! « Des amitiés humaines avaient été célèbres; mais on n'avait jamais vu la merveilleuse tendresse d'une amitié divine. Dieu eut cette inclination de se pencher vers un homme et de l'aimer comme s'il eût été son égal. Accoutumé à vivre de toute éternité dans l'unité du Père et de l'Esprit-Saint, il demanda a la terre la société d'une âme qui fût l'épanchement et l'image de la sienne » (Baunard, l'apôtre S. Jean, p. 3. Voyez l'incomparable sermon de Bossuet, Œuvres, édit. de Versailles, t. 16 , p. 552 et suiv.). Et cette âme fut celle de S. Jean !

Mais comme il sut aimer en retour! La période actuelle de sa vie abonde en laits qui le prouvent de la façon la plus péremptoire. Pourquoi, nouvel Elie, veut-il faire descendre le feu du ciel sur des samaritains inhospitaliers, sinon parce qu'il ne peut supporter un injure faite à son Maître ? (cf. Luc. 9, 54 et s.). Pourquoi empêcha-t-il un jour un étranger de chasser les démons au nom de Jésus, sinon parce qu'il était saintement jaloux de la gloire du Sauveur ? (Marc. 9, 38. Cf. Luc. 9, 45). Pourquoi le surnom de « fils du tonnerre », Boanerges (sur l'étymologie et le sens de ce mot, voyez Marc. 3, 17 et notre commentaire. En arabe, « tonuit » se traduit par radschasa), que Notre-Seigneur lui donna conjointement avec son frère, si ce n'est pour marquer son zèle aimant, quoique parfois immodéré ? Ce n'est pas en un instant que l'or est dégagé de toute scorie : aussi, même vers la fin de la vie publique de Jésus, voyons-nous Jacques et Jean unir leurs prières à celles de leur mère pour obtenir la première et la seconde place aux côtés du Messie triomphant; mais ils montrent bien qu'ils n'étaient pas guidés en cela par un égoïsme vulgaire, quand, interrogés s'ils étaient prêts à partager l'amère coupe des souffrances du Maître, ils répondent par leur généreux « Nous le pouvons » que dictait l'amour (cf. Matth. 20, 20, et les passages parallèles).

Si Jean prit la fuite comme les autres apôtres au moment de l'arrestation de N.-S. Jésus-Christ, ce ne fut que pour quelques instants; car bientôt nous le voyons accompagner courageusement la divine victime jusqu'au palais du grand-prêtre, où personne ne devait ignorer son titre de disciple (Joan. 18, 15-16). Le lendemain, il se tenait sans peur auprès de la croix parmi les bourreaux. Il trouva au Calvaire la plus magnifique récompense qu'il lui eût été possible d'envier, quand Jésus expirant lui confia le soin de sa Mère (Joan. 19, 25-27; voyez le commentaire).

Au matin de la Pâque, le propre récit de l'apôtre bien aimé nous apprend dans quelles circonstances pittoresques il courut le premier avec S. Pierre au sépulcre vide, et combien promptement il crut à la résurrection de Notre-Seigneur (Cf. Joan. 20, 2 et ss.). Enfin, quand le divin ressuscité se manifesta auprès du lac de Tibériade à quelques-uns de ses disciples (Joan. 21, 1 et ss.), S. Jean fut le premier à le reconnaître, car l'amour est vigilant et infaillible en ces sortes de choses (Voyez, sur tous ces faits, des réflexions aussi délicates qu'intéressantes dans Baunard, L'apôtre S. Jean, p. 1-164).

S. Jean après l'Ascension. — Il demeura d abord quelque temps à Jérusalem, comme tous les autres apôtres. Le livre des Actes, en deux chapitres consécutifs (chap. 3 et 4), raconte tout au long de glorieux épisodes auxquels il prit part en compagnie de S. Pierre, et surtout le courage dont il fit preuve au lendemain de la Pentecôte en face du Sanhédrin (voyez Fouard, S. Pierre et les premières années du Christianisme, Paris, 1886, p. 25 et suiv.). Un peu plus tard, encore avec S. Pierre auquel il était uni par les liens d'une vive affection (l'antiquité n'a pas manqué de signaler ce fait intéressant. « S. Pierre aimait tendrement (σφόδρα ἐφίλει) S. Jean, et cette amitié est visible dans tout l'évangile et aussi dans les Actes des apôtres. » S. Jean Chrysost, Hom. 88 in Joan. Voyez aussi S. Augustin, In Joan. tract. 124), il alla en Samarie pour achever l'œuvre d'évangélisation commencée par le diacre S. Philippe (Act. 8, 14 et ss.).

Environ trois ans après, S. Paul, venu pour la première fois à Jérusalem depuis sa conversion, n'y trouva que S. Pierre et S. Jacques le Mineur parmi les membres du Collège apostolique (Gal. 1, 18) : S. Jean était alors momentanément absent. Mais, après un intervalle de dix autres années, quand l'apôtre des Gentils fit son troisième voyage dans la capitale juive, à l'occasion du Concile, il eut la joie d'y rencontrer S. Jean, qu'il mentionne parmi les « colonnes » de l'Église (Gal. 2, 2 et ss; Cf. Act. 15). A part un autre détail, qui aura sa place un peu plus loin (à l'occasion de l'exil à Patmos), c'est là tout ce que les écrits du Nouveau Testament nous apprennent au sujet du disciple bien aimé. Mais la tradition reprend, pour le continuer, le fil de cette vie précieuse. Pour les faits principaux, son témoignage ne laisse rien à désirer sous le rapport de l'antiquité, de la netteté, de l'unanimité.

A une époque qu'il est difficile de fixer d'une manière absolue, mais que l'on s'accorde généralement à ne pas placer avant l'année 67 de l'ère chrétienne (c'est-à-dire au temps du martyre de S. Pierre et de S. Paul; et aussi, vers le moment où les Romains commençaient à menacer la Judée et Jérusalem), S. Jean vint s'établir à Ephèse, au cœur de l'Asie proconsulaire. Deux motifs principaux durent occasionner ce changement de résidence : d'une part, la vitalité du christianisme dans cette noble contrée ; de l'autre, les hérésies dangereuses qui commençaient à y germer (Cf. Siméon Metaphr., Vita Joannis, c. 2). Jean voulait donc employer son autorité apostolique soit à préserver, soit à couronner le glorieux édifice construit par S. Paul (sur les origines de l'Église à Ephèse et en Asie, voyez Act. 18, 19-20, 38; 1 Cor. 16, 8-9); et sa puissante influence ne contribua pas peu à donner aux églises d'Asie l'étonnante vitalité qu'elles conservèrent pendant toute la durée du second siècle (D'après une tradition mentionnée par S. Augustin (Cf. Quæst. evang., 2, 39), et dont on retrouve des traces dans les suscriptions de quelques manuscrits du Nouveau Testament, la deuxième épître de S. Jean aurait été adressée aux Parthes; ce qui impliquerait, d'après quelques critiques, un séjour antérieur, chez ce peuple. Sur cette question controversée, voyez Tillemont, Mémoires pour servir à l'hist. ecclés., t. 1, p. 336; Hug, Einleitung in die Schriften des N. T., 3° édit, p. 258; Schegg-Haneberg, Evang. nach Johannes, t. 1, pp. 9-11. Au fond, il est peu vraisemblable que S. Jean ait évangélisé les Parthes).

Voici, sur ce point, quelques-uns des textes les plus intéressants. — 1° S. Irénée, originaire d'Asie mineure, évêque de Lyon en 178, et martyrisé dans cette ville en 202, nous fournit des renseignements d'une valeur exceptionnelle. D'abord dans son écrit célèbre Adversus Hæreses. « Tous les anciens, dit-il, qui se sont rencontrés en Asie avec Jean, le disciple du Seigneur, attestent qu'il leur a transmis ces choses, car il a vécu avec eux jusqu'au temps de Trajan. Et quelques-uns d'entre eux ont vu non seulement Jean, mais aussi d'autres apôtres (Adv. Hær. 2, 22, 5. Cf. Eusèbe, Hist. eccl. 3, 23, -3. ... L'église d'Ephèse, fondée par Paul, et dans laquelle Jean est demeuré jusqu'aux temps de Trajan, est aussi un témoin véridique de la tradition des apôtres » (Adv. Hær. 3, 3, 4, ap. Eus. l. c. 3, 23, 4). Dans sa lettre à Florinus, son ami d'enfance, qui s'était laissé séduire par les gnostiques, S. Irénée n'est pas moins explicite : « Ce ne sont point là les enseignements que t'ont transmis les anciens qui nous ont précédés et qui ont vécu avec les apôtres; car je t'ai vu, lorsque j'étais encore enfant, dans l'Asie inférieure, auprès de Polycarpe... Et je pourrais encore te montrer l'endroit où il était assis lorsqu'il enseignait, et qu'il racontait ses relations avec Jean et avec les autres qui ont vu le Seigneur, et comment il parlait de ce qu'il avait entendu d'eux sur le Seigneur, sur ses miracles et sur sa doctrine » (Eusèbe, l. c., 5, 20, 2-4). Enfin, nous avons cet autre témoignage, du grand évêque de Lyon, dans la lettre qu'il écrivit au pape Victor à l'occasion de la célèbre contestation relative à la Pâque : « Lorsque le bienheureux Polycarpe visita Rome au temps d'Anicet (vers l'an 160), de légers différends s'étant manifestés sur quelques points, la paix fut bien vite conclue. Et ils ne se livrèrent pas même à une dispute sur la question principale. Car Anicet ne put dissuader Polycarpe de fêter le 14 nisan (comme jour de la Pâque, à la façon des Juifs), attendu qu'il l'avait toujours fêté avec Jean, le disciple du Seigneur, et les autres apôtres avec lesquels il avait vécu. Et de son côté, Polycarpe ne put persuader Anicet d'observer ce même jour, Anicet répondant qu'il devait maintenir la coutume qu'il avait reçue de ses prédécesseurs. Les choses étant ainsi, ils se donnèrent l'un à l'autre la communion,... et ils se séparèrent en paix » (ap. Euseb. Hist. Eccl., 5, 24, 16). — 2° Apollonius, vaillant adversaire des Montanistes, qui vivait en Asie Mineure vers 180, raconte dans un fragment conservé par Eusèbe (l. c., 5, 28) « qu'un mort avait été ressuscité a Ephèse par S. Jean ». — 3° Polycrate, évêque d'Éphèse en 190, et s'appuyant sur les riches traditions de sa famille, dont sept membres avaient occupé avant lui le siège épiscopal d'Éphèse, écrivait à son tour au pape Victor dans les termes suivants : « Nous fêtons le vrai jour (le l4 nisan)... Car quelques grandes lumières se sont éteintes en Asie et y ressusciteront au jour du Seigneur ... : Philippe, l'un des douze apôtres, et Jean qui a reposé sur le sein du Seigneur » (ap. Eusèb. Hist. Eccl., 5, 24. Cf. 3, 31, 3)) ». — 4° A ces témoignages d'autant plus saisissants qu'ils se rattachent à l'Asie Mineure et à Ephèse, nous pouvons en ajouter un autre, qui n'est pas moins ancien. C'est celui de Clément d'Alexandrie (vers 190), qui s'exprime ainsi dans son traité Quis dives salvetur, § 42 (Cf. Eusèbe, l. c., 3, 24): « A Éphèse, Jean visitait les contrées environnantes, pour établir des évêques et organiser les églises ». Inutile d'insister davantage, et de citer les dires identiques, mais plus récents, d'Origène, de Tertullien, de S. Jérôme, etc. (Un témoignage géographique, qui a bien sa valeur, est celui que contient le nom du village turc Ayâ salouk, situé près des ruines de l'antique Ephèse. Dans cette dénomination, il est aisé de reconnaître une corruption des mots grecs ἀγίος θεολόγος. Or, le « saint théologien » n'est autre que S. Jean, ainsi désigné par le concile d'Ephèse).

S. Jean ne devait pas être depuis très longtemps à Ephèse, quand il fut arrêté par ordre de l'empereur Domitien et conduit à Rome pour y subir le martyre. Tertullien le premier a conservé le souvenir de ce fait si bien commenté par Bossuet (Panégyrique de S. Jean, première partie). « Ista quam felix ecclesia (Romana), cui totam doctrinam apostoli una cum sanguine suo profuderunt, ubi Petrus passioni dominicæ adaequatur, ubi Paulus Joannis (Baptistæ) exitu coronatur, ubi apostolus Joannes, posteaquam in oleum igneum demersus nihil passus est » (De præscript. 36). S. Jérôme, s'appuyant sur le récit de Tertullien, dit avec quelques détails de plus, « quod Romæ, missus in ferventis olei dolium, purior et vegetior exierit quam intraverit » (Contr. Jovinian. 1, 26. Cf. In Matth. 20, 23; Orig. In Matth. Hom, 12; Euseb. Hist. Eccl. 10, 17, 18 ; S. Aug. Sermo 226).

L'Église célèbre le 6 mai l'anniversaire du martyre de S. Jean (voyez le Martyrologium roman., hac die. La scène s'é'tant passée « ante Portam la tinam », de là le nom donné à la fête du 6 mai).

Le persécuteur impuissant crut se venger, en exilant sur le rocher de Patmos l'apôtre auquel il n'avait pu arracher la vie. Mais N.-S. Jésus-Christ attendait là son disciple bien aimé pour lui faire les communications les plus intimes: c'est en effet durant l'exil de Patmos que S. Jean composa l'Apocalypse (Apoc. 1, 9 : « Ego Joannes, frater vester..., fui in insula quæ appellatur Patmos, propter verbum Dei et testimonium Jesu ». Voyez Drach, Apocalypse de S. Jean, p. 15-16. « Patmos ressemble à toutes les îles de l'Archipel : mer d'azur, air limpide, ciel serein, rochers aux sommets dentelés, à peine revêtus par moments d'un léger duvet de verdure. L'aspect est nu et stérile », Renan, L'Antéchrist, p. 376. C. V. Guérin, Description de l'île de Patmos, Paris 1856; Tischendorf, Reise in's Morgenland, t. 2, p. 257; Stanley, Sermons in the East, p. 230. L'île consiste au fond en trois amas de rochers qu'unissent des isthmes étroits. Voyez R. Riess, Atlas de la Bible, pl. 5). Quoique la date de ce bannissement ait été différemment indiquée (S. Epiphane, Hær. 51, 33, parle du règne de Claude, Théophylacte du règne de Néron. S. Irénée, Adv. Hær. 5, 30, 3, S. Jérôme, De viris illustr. 9, Sulpice Sévère, Sacr. Hist. 2, 31, Eusèbe, Hist. eccl. 3, 18 et 20, 23, s'accordent pour placer l'exil de S. Jean sous Domitien), rien n'est plus certain que le fait même, qui est relaté par des auteurs très anciens et très dignes de foi, tels que S. Irénée, Clément d'Alexandrie (Quis dives salvetur, § 42. Cf. Eus. 3, 13), Origène (Comm. in Matth. 20, 12) et Eusèbe. Ce dernier dit formellement: ϰατέχει λόγος, pour marquer ainsi une chose sûre et certaine.

L'exil de S. Jean prit fin après la mort de Domitien, quand Nerva, son successeur, rendit la liberté à tous ceux qui avaient été injustement bannis par le tyran (Cf. Euseb. Hist. eccl. 3, 20, et le fragment de la Chronique de Georges Hamartôlos (9ème siècle), publié par Nolte dans la Theolog. Quartalschrift de Tubingue, 1862). L'apôtre revint alors à Ephèse, comme l'indiquent les sources les plus authentiques (Eusèbe, Hist. eccl. 3, 23: ὁ τῦν παρʹ ἡμῖν ἀρχαίων παραδίδωσι λόγος, et il renvoie nommément à S. Irénée et à Clément d'Alexandrie), et il y continua son vaillant ministère.

Nous ne connaissons qu'un très petit nombre de détails spéciaux sur les dernières années du disciple de l'amour; mais ils sont en harmonie parfaite avec le reste de sa vie. Il suffira de les résumer brièvement, car on les trouverait dans tous les livres s'ils n'étaient pas dans toutes les mémoires. Il y a d'abord le trait délicieux qui concerne ce disciple, tendrement aimé, que Jean avait confié à un évêque voisin pendant une absence nécessitée par les besoins des églises d'Asie. A son retour, l'apôtre eut la douleur d'apprendre que le jeune homme, insuffisamment surveillé, avait été entraîné à toutes sortes de désordres par des amis corrompus, et avait fini par devenir chef de brigands. Sans hésiter, malgré son grand âge, S. Jean courut à la poursuite de cette brebis égarée, et il fut assez heureux pour la ramener au bercail (Clem. Alex. Quis dives salvetur, § 41. Cf. Eusèbe, Hist. Eccl, 3, 23, et Baunard, L'apôtre S. Jean, p. 510-514. « L'antiquité chrétienne, dit M. Baunard, nous a légué peu de pages d'une éloquence plus simple et d'une plus pathétique beauté ». Le célèbre Herder a tiré un assez bon parti de ce récit dans la composition littéraire intitulée « Der gerettete Jüngling », Werke, t. 6,p. 3l).

L'épisode de la perdrix, raconté par Cassien (Collat. 24, 21), est plein de suavité. Nous y voyons le grand apôtre, durant ses rares heures de repos, jouer avec une petite perdrix apprivoisée. Un jeune chasseur, qui était très désireux de voir le Saint, l'ayant un jour surpris au milieu de sa récréation, fut vivement scandalisé. S. Jean lui demanda avec douceur : « Quel est cet objet que tu portes à la main ? » « Un arc », répondit le chasseur. « Pourquoi donc n'est-il pas bandé ? » Le jeune homme répondit: « Parce que, s'il était toujours tendu, il perdrait sa souplesse et deviendrait inutile ». « Ne sois donc pas choqué, reprit le vieillard, de ces courts instants de repos qui empêchent mon esprit de perdre tout ressort ».

C'est, au contraire, le fils du tonnerre qui se révèle à nouveau dans ces lignes de S. Irénée (Adv. hær. 3, 3, 4. Cf. Euseb. Hist. eccl. 3, 28. M. Farrar, chanoine anglican de Westminster, conçoit un véritable dépit de cette anecdote, qu'il espère être fausse et apocryphe, parce qu'elle fournit, selon lui, une sanction au fanatisme religieux! The Early Days of Christianity, 2e édit.. p. 395 et s) : « Il existe encore des hommes qui ont entendu raconter à Polycarpe que Jean, étant entré dans une maison de bains à Ephèse, et ayant aperçu Cérinthe à l'intérieur, s'éloigna brusquement sans s'être baigné, en disant: Sortons, de peur que la maison ne s'écroule, puisque là se trouve Cérinthe, l'ennemi de la vérité (« Personne, disent les rabbins, traité Kitzur Sch'lah, f. 10, 2, ne devrait traverser un gué ou tout autre endroit dangereux en compagnie d'un apostat ou d'un Juif pervers, de crainte d'être enveloppé dans la même ruine que lui »). Comparez le trait analogue de S. Polycarpe, rencontrant Marcion dans une rue et s'écriant, alors que l'hérésiarque voulait se faire reconnaître de lui : « Oui, je te connais, premier-né de Satan ! ».

Le miracle de la coupe empoisonnée que l'apôtre vida sans en éprouver aucun mal, a été rattaché parfois à l'île de Patmos et raconté de différentes manières (S. Aug. Soliloq.; S. Isid. Hisp. De vita et morte Sanct., 73; Fabricius, Cod. Apocr. N. T. t. 2, p. 575). L'iconographie chrétienne en a rendu le souvenir impérissable, car « c'est en mémoire de ce fait qu'on représente l'apôtre tenant en main une coupe d'où s'échappe un serpent » (Baunard, S. Jean, p.458. Suivant les uns, les choses se seraient ainsi passées à la lettre; selon d'autres, le serpent qui s'élance serait une simple figure du poison devenu inoffensif).

Le dernier épisode, que nous devons à S. Jérôme (In Gal. 6, 10), est le plus beau de tous. « Beatus Joannes evangelista, quum Ephesi moraretur usque ad extremam senectutem, et vix inter discipulorum manus ad ecclesiam deferretur, nec posset in plura vocem verba contexere, nihil aliud per singulas solebat proferre collectas, nisi hoc : filioli, diligite alterutrum. Tandem discipuli et fratres qui adorant, tædio affecti quod eadem semper audirent, dixerunt : Magister, quare semper hoc loqueris? Qui respondit dignam Joanne sententiam. : Quia præceptum Domini est, et si solum fiat, sufficit » (Lessing a traité littérairement ce sujet dans son Testament des Johannes).

La mort de S. Jean. — Telle fut, d'après les sources les plus authentiques, la vie du disciple bien-aimé (La Prose suivante, extraite des Offices propres à la Compagnie de S. Sulpice (Missa diei 27, Decembris), contient un résumé plein d'essor de la vie et des œuvres du disciple bien aimé).


Quem ad terras amor vexit

Qui nos prior sic dilexit,

Redamari diligit.


Hunc, Joannes, das amorem :

Te præ cunctis amatorem

Sibi Christus eligit.


Format amans redamantem;

Mox amore conflagrantem

Amat absque modulo.


Quovis loci sequi datur,

Cor dilecto reseratur

intimum discipulo.


Ut vicissim ardet totus!

Ut pro Christo fervet motus

filius tonitrui !


Ambit prope consedere;

Dulcis quies, inhærere

Recumbentis sinui.

Et ad crucem juvat stare,

Nec præsentem formidare

Scit necem dilectio.


O quam amat, quum amatur,

Cui Maria commendatur

Novo mater filio !


Ad sepulchrum amor rapit ;

Quem non videt, vivum sapit

Amor cito credulus.


Ut aspexit, statim novit ;

Currit statim, ut agnovit ;

Stat ab aure pendulus.


Igne novo suscitatus,

Non jam domi coarctatus,

Tentat amor grandia.


Calix Christi nunc potatur ;

Nunc pro Christo mors amatur,

Et placent opprobria.

Pleas, Sacerdos, Magistratus,

Minæ, carcer, cruciatus,

Non reddunt ancipitem.


Fervet intus major ignis :

Quem ministras, hic est signis ;

Ungis, Roma, militem ;


Ut pro Christi servitute,

Sic et fratrum pro salute,

Vitam velit ponere.


Suam nobis qui donavit,

Illis nostram mancipavit :

Nefas nobis vivere.


Quas senectus vires aufert,

Fratrum amor novas refert :

Vadem se pater offert

Ut Vivat quem genuit.


Verba multa quid optatis ?

Alterutrum diligatis :

Cunctis Christus pro mandatis

Hoc sit unum voluit.


Ut sublimis elevatur !

Sinum Patris perscrutatur ;

Verbum Dei contemplatur :

Quo non amor penetrat ?


Quid fles librum obsignatum ?

En dat Agnus reseratum :

Te priorum finis vatum

Vatem suum consecrat.


Verbum vitae, Deo natum,

Caro terris conversatum,

A Joanne nuntiatum,

Visum, haustum, contrectatum,

Mane nostris cordibus.


Te sectamur veritatem ;

Te sitimus caritatem ;

Lucis tuæ claritatem,

Tuæ pacis ubertatem

Da te diligentibus.

Amen.


Il mourut doucement à Ephèse, sous le règne de Trajan (98-1l7) (Cf. S. Iren. Adv. Haer. 2, 39; 3, 3; Euseb. Hist. eccl. 3, 23), et on l'ensevelit dans cette ville qu'il'avait tant aimée : οὗτος ἐν Έφέσῳ ϰεϰοίμηται, dit S. Polycrate ( Ap. Euseb. l. c. 3, 31 ; 5, 24). Le récit tardif de Georges Hamartôlos (Cet écrivain vivait au 9ème siècle. Sur le fragment de sa Chronique publiée naguère par le Dr Nolte, voyez la Theolog. Quartalschrift, 1862), d'après lequel S. Jean aurait été mis à mort par les Juifs, est dénué de valeur. historique. Il en est de même des bruits étranges qui eurent cours pendant assez longtemps sur la merveilleuse prolongation de sa vie dans le tombeau (« Illic terra sensim scatere et quasi ebullire perhibetur, atque hoc ejus anhelitu fieri. » S. Aug. Tractat. 124 in Joan. Cf. D. Calmet, Dissertat. sur la mort de S. Jean. Voyez d'autres récits légendaires dans Zahn, Acta Johannis, Erlangen, 1880; Fabricius, Codex Apocryph. N. T. t. 2, p. 531 et ss.).

On ne sait pas au juste quel était l'âge de S. Jean au moment de sa mort; mais les anciens auteurs ecclésiastiques sont presque unanimes pour affirmer qu'il vécut près de cent ans (cent ans et sept mois, d'après le Chronicon paschale, édit. de Bonn, p. 470; cent vingt ans, selon Suidas, s. v. Ίωάννης).

La biographie de S. Jean et les rationalistes. — Il nous faut remplir ici une tâche ingrate, qui deviendra plus pénible encore au paragraphe suivant : à savoir, démontrer l'évidence, et répondre aux vaines subtilités du rationalisme. Prenez un jury quelconque, et proposez-lui cette simple question, après avoir développé les arguments de tradition que nous nous sommes contenté d'abréger: L'apôtre S. Jean a-t-il vraiment résidé à Patmos, à Ephèse ? Il répondra sans hésitation par un verdict affirmatif. Néanmoins, un certain nombre de critiques contemporains déclarent les preuves insuffisantes, et ils nient que S. Jean ait séjourné dans ces deux localités (Lützelberger (Die kirchl. Tradition über den Apostel Johannes und seine Schriften, Leipzig, 1840), Keim (Geschichte Jesu von Nazara, t. 1, p. 161 et ss.), Wittichen (Der geschicht : Charakter des Evang. Johannes, Elberfeld 1868, p. 107 et ss.), Holtzmann (au mot « Johannes der Presbyter » dans le Bibellexicon de Schenkel, t. 3,p. 352 et ss.), Ziegler (Irenæus Bischof von Lyon, Berlin 1871) et Scholten (Der Apost. Johannes in Kleinasien, trad. du hollandais par Spiegel, Berlin 1877) ont été les principaux avocats de ce système étrange). Ils ne cachent pas leur but : s'il est démontré que la tradition est erronée sur ce double point, il sera aisé de la renverser quand elle prétendra que Jean a composé l'Apocalypse dans l'île de Patmos, le quatrième évangile dans la cité d'Éphèse.

Leurs raisonnements sont de deux sortes : les uns négatifs, les autres positifs.

Ils usent, ou plutôt ils abusent tant et plus de l'argumentum e silentio : preuve si faible, surtout après que nous avons entendu des témoins si graves, si anciens, si nombreux. Keim voudrait que les Actes des apôtres eussent signalé le séjour de S. Jean à Ephèse. « Avec une telle logique, réplique Leuschen, on pourrait prouver que Paul n'est point mort à cette heure », puisque les Actes ne le disent pas. « Comme si le livre des Actes, ajoute M. Godet, était une biographie des apôtres, et comme s'il ne finissait pas avant le moment où Jean a pu habiter l'Asie !» (Commentaire sur l'Evang. de S. Jean, t. 1, p. 56 de la 2ème édition. M. Godet stigmatise à bon droit la conduite de l'école rationaliste, en disant que c'est de « l'outrecuidance critique »). Mais comment expliquer le silence de S. Ignace dans sa lettre aux Ephésiens (chap. 12), celui de S. Polycarpe dans son épître aux Philippiens (Cap. 3)? L'un et l'autre ils parlent de S. Paul, et sont muets sur S. Jean. De nouveau la réponse est aisée. S. Ignace avait traversé Ephèse pour aller subir le martyre à Rome, comme autrefois l'apôtre des Gentils (Act. 20, l7 et ss..); il avait donc une raison spéciale de mentionner ce trait. D'autre part, les Philippiens avaient été les disciples chéris de S. Paul : nouvelle raison spéciale de leur rappeler son souvenir. Et ces deux motifs particuliers n'existaient pas relativement à S. Jean. En vérité, « ce n'est pas avec de pareilles preuves que l'on effacera de l'histoire le séjour de Jean à Patmos et en Asie. » (Keil, Comment. über das Evang. des Johannes, p. 7).

Leurs arguments positifs ne valent également que par l'audace avec laquelle ils sont présentés. Voici les deux principaux. En premier lieu, S. Epiphane, ainsi qu'il a été dit plus haut (page 7, note 4), place l'exil de Patmos sous le règne de Claude (Έν χρονόις Κλαυδίου Καίσαρος. Haer. 51, 12), c'est-à-dire entre les années 41-54, ce qui est une impossibilité. Rien de plus vrai, et personne ne songe à défendre S. Epiphane sur ce point. Mais, parce qu'un seul témoin, l'un des moins importants, commet une erreur de détail à propos d'un trait accessoire, est-on en droit de conclure que le fait principal, garanti par tous les autres témoins, est annihilé par là-même ? D'ailleurs, il est visible que l'inexactitude de S. Epiphane ne porte que sur le nom de l'empereur alors régnant; car il dit à la ligne précédente que S. Jean composa son évangile au retour de Patmos, étant âgé de quatre-vingt-dix ans. Or le favori du Sauveur n'avait pas quarante ans sous le règne de Claude.

En second lieu S. Irénée, dont nous avons lu les assertions si formelles, aurait été trompé par ses propres souvenirs,en confondant le prêtre Jean avec l'apôtre du même nom, et en égarant ainsi toute la tradition. Le Dr Keim, qui a découvert ce nouvel argument, en est si fier qu'il le propose, nous citons ses propres paroles, « avec tout le pathos qu'inspire la certitude de la victoire », car il est sûr qu'une pareille preuve suffit « pour mettre fin aux illusions éphésiennes ». (Geschichte Jesu von Nazara, t. 1, p.161 et suiv.). Le conçoit-on ? S. Irénée se trompant sur un fait semblable, à si peu de distance, et confondant l'un des plus glorieux apôtres avec un prêtre obscur ? Et S. Polycrate, et ses autres contemporains dont nous avons cité les témoignages, étant le jouet de la même illusion? Une erreur de ce genre est impossible, inadmissible; aussi l'audacieuse assertion de Keim, venue après un intervalle de dix-sept siècles, lui a-t-elle valu même dans son camp, et à plus forte raison de la part des exégètes croyants, des ripostes dune vivacité parfaitement excusable (Beyschlag : « C'est de la rhétorique qui croit être de la critique ». Luthardt : « Cette hypothèse se perd dans l'insanité ». Farrar : « C'est l'intempérance même de la négation... Cette tentative est un échec insigne ». Etc.). Et ni Strauss, ni Baur, ni Hilgenfeld, ni M. Renan (Les Evangiles et la seconde génération chrétienne, Paris 1877, p. 412. Voyez aussi Lipsius, Die apocryph. Apostelgesch., 1883, p. 31, 348 et ss.), ni les partisans les plus avancés et les plus indisciplinés de l'école de Tubingue, tels que Schwegler, Zeller et Volkmar (ce qui n'est pas peu dire), n'ont voulu associer leur nom à un système dénué de tout appui et de toute science. Du reste, de doctes historiens admettent aujourd'hui que l'existence même du prêtre Jean, ce « prêtre nébuleux », comme ils l'appellent, est très problématique, et ils inclinent a l'identifier avec l'apôtre lui-même (Voyez Smith and Wace, Dictionary of Christian Biography, t. 3, p. 398 et ss., s. v. Joannes Presbyter (art. de M.G. Salmon); Farrar, The Early Days of Christianity, Excursus 14). Du moins, le fragment suivant de Papias, conservé par Eusèbe (Hist. eccl. 3, 39. Il est utile de rappeler que Papias avait été l'ami de S. Polycarpe et probablement le disciple de S. Jean. Cf. Eus. 5, 33, 4), prouve que, si le nπρεσϐύτερος Ἰωάννης a réellement existé, on savait, dès ces temps reculés, distinguer nettement sa personnalité de celle de l'apôtre S. Jean. « Je ne manquerai pas d'ajouter à mes explications tout ce que j'ai.... retenu des Anciens (παρὰ τῶν πρεσβυτέρων), en t'en garantissant la vérité. Car je ne prenais pas plaisir, comme le grand nombre, en ceux qui racontent beaucoup de choses, mais en ceux qui enseignent les chose vraies... Si parfois l'un de ceux qui ont accompagné les anciens arrivait chez moi, je m'enquérais des paroles des anciens : Qu'a dit André, ou Pierre, ou Philippe, ou Thomas, ou Jacques, ou Jean, ou Matthieu, ou quelque autre disciple du Seigneur; puis de ce que disent Aristion et le prêtre Jean, les disciples du Seigneur (remarquez l'antithèse entre le temps passé: τὶ εἶπεν ce qu'a dit, et le temps présent: ἃ λέγουσιν, ce que disent ; elle semble réellement opposer l'une à l'autre deux époques différentes. En outre, la première fois, Jean est associé uniquement à des apôtres; la seconde, à un disciple peu connu. Les partisans de l'identité prétendent que l'emploi du passé se rapporte aux écrits de l'apôtre S. Jean, tandis que le présent ferait allusion aux communications que Papias aurait personnellement reçues du disciple bien aimé); car je ne présumais pas que ce qui se tire des livres pût m'être aussi utile que ce qui vient de la parole vivante et permanente. »

Ainsi donc, la théorie de Lützelberger et de Keim tombe de toutes manières, et rien ne demeure mieux attesté que le séjour de S. Jean soit à Patmos, soit à Ephése; et, « à moins de rejeter en bloc tous les témoignages postérieurs au premier siècle, on doit le regarder comme un fait indiscutable » (Stanley, Sermons on the Apostolical Age, p. 287. Cf. Davidson, An Introduction to the Study of the N. T., t. 2, p. 324).

Le caractère de S. Jean. — Nous devons nous borner à quelques traits rapides; du reste, mieux que personne, S. Jean lui-même a tracé son portrait dans l'évangile qu'il nous a légué (voyez le § 5 « Vivit interea Johannes, suamque perpetuo in Ecclesia imaginem contemplandam exhibet scriptis aureis, quae tanquam pretiosissima cimelia in omnium post se ætatum eruditionem reliquit ». Lampe, Prolegom. in Joh. lib. l, cap. 7 § l).

Le favori du Sauveur était éminemment doué, et surtout de ces qualités qui attirent toujours et partout l'affection. Sa nature était idéale, d'une délicatesse exquise; son cœur aimant se donnait pour ne plus se reprendre et demeurait dévoué jusqu'à la mort.

Jean était au fond doux et calme, sans avoir pourtant ce je ne sais quoi de féminin que lui ont donné trop souvent les peintres (Même Ary Scheffer, dans son tableau si connu et justement célèbre. Cf. Tholuck, s. v. John the Apostle, dans Kitto, Cyclopaedia of Biblical Literature); car à l'occasion, comme nous l'ont révélé divers épisodes de sa vie (voyez plus haut pages 3 et 6), il sut manifester l'énergie d'une âme virile, ardente, courageuse, qui ne voulait sacrifier aucun des droits de son Maître adoré, et qui ne redoutait aucun danger.

Il avait une parfaite modestie. Il ne joue qu'un rôle très effacé dans sa propre narration, ne parlant de lui-même qu'à la troisième personne (cf. Joan. 1, 35 et ss. ; 13, 13-26; 18, 15-16, etc), et ne citant que trois de ses paroles (Toutes les trois fort courtes : 1, 38, « Rabbi, ubi habitas ? » ; 13, 25, « Domine, quis est ? » ; 21, 7 « Dominus est » ).

Sa vive intelligence perce à travers tous ses écrits; et si les Pharisiens, dans une circonstance officielle (Act. 4, 13), le traitèrent conjointement avec S. Pierre de « sine litteris » et d' « idiota », ces mots n'exprimaient sur leurs lèvres que le manque d'une éducation rabbinique (même Platon aurait été un « idiota » d'après les principes pharisaïques, n'ayant pas suivi les cours des rabbins, seuls savants brevetés par le judaïsme d'alors).

La pureté virginale de S. Jean est un des traits les plus marquants et les plus attrayants de sa nature; aussi l'a-t-on mille fois signalé et vanté dès les premiers siècles. « Joannes... Christi spado », écrivait Tertullien (De Monogam. c. 7). « Sunt qui senserint, et hi quidem non contemptibiles sacri eloquii tractatores, a Christo Joannem apostolum propterea plus amatum, quod neque uxorem duxerit, et ab ineunte pueritia castissimus vixerit », S. Augustin (Tract. 124 in Joan. 8. Cf. De bono conjug. 21). « Joannes, ...quem fides Christi virginem repererat, virgo permansit, et ideo plus amatur a Domino et recumbit super pectus Jesu... Et ut brevi sermone multa comprehendam doceamque cujus privilegii sit Joannes, imo in Joanne virginitas, a Domino virgine mater virgo virgini discipulo commendatur » (S. Jérôme, Contr. Jovin. 1, 26. Cf. Ad Princip. ep. 127, 5; etc.). De là les beaux noms de παρθένος (vierge) ou παρθένιος (virginal), par lesquels on se plaisait à désigner, d'après l'Apocalypse, 14, 4, cet angélique apôtre (Voyez d'autres citations nombreuses dans Zahn, Acta Johannis, p. 208 et ss. Cf. aussi Fabricius, Codex apocr. t. 2, p. 585 et ss.). Mais, comme on s'accorde à le reconnaître, ce qui caractérise avant tout S. Jean, c'est la profondeur étonnante, la grande réceptivité (Mot barbare, mais expressif, que nous nous permettons d'employer après d'autres) de son âme. Pierre fut éminemment l'homme de l'action, tandis que Jean, à la façon de Marie (Cf. Luc. 10, 39 et ss.), se plongeait dans un recueillement merveilleux (S. Augustin relève cette différence dans un intéressant parallèle entre les deux apôtres. Cf. Tract. 124 in Joan., 21). « Jean, c'est la quiétude de la contemplation se reposant en silence près de l'objet qu'elle adore, et préludant aux joies calmes de l'éternité (Baunard, L'apôtre S. Jean, p. 167). » Voyez-le, sur le magnifique tableau du Dominiquin, les yeux, l'esprit et le cœur levés au ciel : c'est bien lui, vivant au dedans beaucoup plus qu'au dehors, dans l'intensité de la pensée et de l'amour. (Cf. F. Trench, The Life and Character of S. John the Evangelist, p. 246 et ss.).


§ 2. — L'AUTHENTICITÉ DU QUATRIÈME ÉVANGILE

(Nous avons traité la question d'intégrité dans le commentaire. La discussion porte sur les trois passages : 5, 4 ; 8, 1-11; 21).


Le quatrième évangile est-il réellement l'œuvre de l'apôtre dont nous venons de décrire en quelques pages la vie et le caractère ? Cette question, si simple en elle-même et d'une solution si facile, est devenue depuis un siècle, grâce aux rationalistes, l'une des plus compliquées comme aussi des plus graves parmi celles que l'exégète rencontre sur sa route. Véritable « champ de bataille du Nouveau Testament », a-t-on dit avec justesse (Plummer, The Gospel according to S. John. Cambridge, 1881, p. 16). Et cela se comprend, car c'est autour de la personne de N.-S. Jésus-Christ que la lutte entre croyants et incrédules est engagée, et l'évangile selon S. Jean a une importance capitale pour nous faire connaître l'Homme-Dieu, le Verbe incarné.

Que l'on juge par un détail bibliographique de l'acharnement du combat. Le Dr C. E. Luthardt, dans un des meilleurs ouvrages qui aient été composés en vue de défendre l'authenticité du quatrième évangile (Der johanneische Ursprung des vierten Evangeliums untersucht. Leipzig, 1874), a tenté de dresser la liste des travaux plus ou moins considérables qu'on avait publiés avant le sien (de 1792 à 1874; dans les langues allemande, anglaise, française, hollandaise et latine) sur cette même question. Quoique incomplète, sa nomenclature ne comprend pas moins de treize pages in-octavo, et signale jusqu'à deux cent quatre-vingt-cinq noms d'auteurs (Nous avons eu nous-même successivement sur notre bureau de travail, pour composer ces quelques pages, plus de cent-dix volumes, brochures ou articles de revues mentionnés par le Dr Luthardt, et plusieurs autres encore. Il nous faudrait à notre tour composer un assez gros volume, si nous voulions traiter ce sujet avec tous les développements qu'il comporte; mais ce n'est point ici le cas. Du moins nous ferons en sorte que notre résumé soit nourri et solide. Voyez, pour compléter ces notes rapides, indépendamment de l'ouvrage du Dr Luthardt : J. T. Hemsen, Die Authentie der Schriften des Johannes, Schleswig, 1823; Usteri, Comment. crit. in quo Evangelium joanneum genuinum esse ostenditur, Turici, 1823; Ebrard, Das Evangelium Johannis und die neueste Hypothese über seine Entstehung, Zurich, 1845); du même, Wissenschaftliche Kritik der evangel. Geschichte, Erlangen, 1850, p. 828-947; G.K. Mayer, Die Æchtheit des Evang. nach Johannes, Schaffouse, 1854; Westcott, An Introduction to the study of the Gospels, Londres, 1866 ; C. Tischendorf, Wann wurden unsere Evangelien verfasst ? Leipzig, 1866 ; J . van Oosterzee, Das Johannesevangelium, Gütersloh, 1867; et les introductions aux commentaires de MM. Schegg, Godet, Sadler, Keil, Schanz, etc.).

Nous étudierons successivement : les preuves extrinsèques, les preuves intrinsèques et les sophismes des rationalistes.


1. LES PREUVES EXTRINSÈQUES


Il s'agit, le lecteur l'a compris, des témoignages de la tradition en faveur du quatrième évangile. C'est le plus fort de tous les arguments; il suffit à lui seul, et nous verrons que les adversaires de l'authenticité ne pourront lui opposer rien de sérieux.

Deux observations préliminaires. 1° Comme nous le dirons plus loin (au § 4), l'évangile selon S. Jean ne parut que vers la fin du premier siècle de notre ère. Les récits des trois synoptiques, notablement plus anciens (Voyez l'Évangile selon S. Matth., p. 14 et. suiv. ; l'Évangile selon S. Marc, p. 14; l'Évangile selon S. Luc, p. 18), étaient donc répandus partout quand il fut remis aux mains des fidèles, et ils avaient formé le courant de la tradition évangélique. En outre, plus abstraite, plus intime, moins épisodique par le fond et par la forme, l'œuvre de S. Jean se prêtait moins aux citations et aux emprunts, surtout à une époque littéraire dont les habitudes différaient beaucoup de celles d'aujourd'hui. Pour ce double motif, il serait naturel a priori qu'on n'eût pas cité le quatrième évangile avec tant de profusion que les trois premiers. 2° Parmi les citations des anciens écrivains ecclésiastiques, nous devons faire un choix assez restreint et donner les textes sans discussion. Mais qu'on veuille bien se souvenir, en les lisant, que nous aurions pu en remplir au-delà de vingt pages (on trouvera des indications assez complètes dans Lücke, Commentar über das Evangelium des Johannes, t. 1, p. 41-83 de la 3° édition; dans Westcott, A General Survey of the History of the Canon of the N. T., 2° édit, Londres,1866; et dans J.Langen, Grundriss der Einleitung in das N. T., Fribourg, 1868), et que de savants critiques les ont étudiés un à un, soit pour en prouver l'authenticité, soit pour en étudier le sens, soit pour répondre aux objections de détail que les rationalistes proposaient à leur sujet. C'est en effet pied par pied, pour ainsi dire, que ce terrain sacré a été défendu contre les incursions acharnées et réitérées de l'ennemi (voyez surtout Luthardt, l. c., p. 34-93; C. J. Riggenbach, Die Zeugnisse für das Evangelium Johannis neu untersucht, Bâle, 1866; Sanday, The Gospels in the second Century, Londres, 1876; plusieurs articles remarquables du Dr Lightfoot dans The Contemporary Review, 1875-1876; E. Abbot, Authorship of the fourth Gospel : External Evidences, Londres, 1882).

Et maintenant, plaçons-nous au confluent du second et du troisième siècle. Inutile de descendre plus bas, car les adversaires les plus ardents de l'évangile selon S. Jean admettent eux-mêmes qu'à partir de cette époque son authenticité était universellement admise : la littérature chrétienne du troisième siècle, à plus forte raison du quatrième, abonde en témoignages si clairs, si formels, qu'il ne saurait exister le moindre doute sur la foi de l'Église relativement au point qui nous occupe. Eh bien, il est aisé de démontrer que cette foi s'appuyait sur une tradition presque aussi ancienne que l'œuvre de S. Jean. Entre les années 185 et 220, nous voyons que, d'une part dans toutes les provinces ecclésiastiques, - en Gaule, à Carthage, en Asie Mineure, en Égypte,- d'autre part, dans le camp hétérodoxe, notre évangile est uniformément traité comme canonique et attribué à l'apôtre S. Jean.

A. La tradition orthodoxe. — L'historien Eusèbe est beaucoup plus récent que la date indiquée (ce « père de l'histoire ecclésiastique », ainsi qu'on le nomme à bon droit, mourut vers 340) ; mais son autorité n'en est pas moins d'une extrême valeur, car il possédait sur ces temps reculés des connaissances extraordinaires. Il avait tout lu, tout compulsé; il cite de nombreux fragments d'écrits qui ont disparu depuis, et il expose avec une admirable fidélité le résultat de ses lectures. Or, sauf une divergence qui n'a rien de sérieux (Voyez plus bas la discussion qui concerne les Alogi), il n'a rien trouvé à signaler contre l'authenticité de l'évangile selon S. Jean. C'est un ὁμολογούμενον, c'est-à-dire un livre universellement reçu. Aussi bien, « on doit l'admettre en première ligne car il est connu dans toutes les Églises qui sont sous ciel (Hist. Eccl, 3, 24) ». Et pourtant, Eusèbe ne craint pas, à l'occasion, de noter les hésitations qui s'étaient produites ça et là au sujet de certains écrits bibliques, par exemple, celles de Denys d'Alexandrie au sujet de l'Apocalypse.

Origène, dont les célèbres catéchèses remontent aux premières années du troisième siècle, place l'évangile de S. Jean parmi les quatre « qui sont seuls reçus sans contestation dans l'Église de Dieu qui est sous le ciel » (Ap. Euseb. Hist. eccl. 6, 25). Fait absolument incompréhensible dans le cas où ce livre n'eût été composé que vers l'an 450; car alors, comment aurait-il conquis si vite une telle autorité ?

Avant qu'Origène tint ce langage à Alexandrie, Tertullien (né vers 150, mort vers 240) parlait à Carthage en des termes analogues, qui supposent aussi que S. Jean était partout reconnu comme l'auteur de l'évangile qui porte son nom : « Constituimus imprimis evangelicum instrumentum apostolos auctores habere, quibus hoc munus evangelii promulgandi ab ipso Domino sit compositum; si et apostolicos, non tamen solos, sed cum apostolis et post apostolos... Denique nobis fidem ex apostolis Joannes et Matthæus insinuant, ex apostolicis Lucas et Marcus instaurant » (Adv. Marcion, 4, 2) ». Et les nombreuses citations que Tertullien donne du quatrième évangile prouvent qu'il s'agit bien ici du livre que nous lisons encore aujourd'hui (Voyez Rœnsch, Das Neue Testament Tertullian's, 1871).

Revenons à Alexandrie. Clément, maître d'Origéne, qui dirigeait la savante école de cette ville vers 190, qui avait parcouru la Grèce, l'Italie, la Syrie, la Palestine, recherchant partout les traditions antiques, oppose formellement aux divers évangiles apocryphes qui circulaient alors « les quatre qui nous ont été transmis » (Strom, 3, p. 465 : ἐν τοῖς παραδεδομένοις ἡμῖν τέταρσιν εύαγγελίοις) ; et parmi ces quatre biographies authentiques du Sauveur, il signale de la façon la plus explicite celle du disciple bien-aimé. « Jean reçut les trois premiers évangiles, et remarquant qu'ils renfermaient les faits extérieurs de la vie du Seigneur, sous l'impulsion des hommes éminents de l'église il écrivit un évangile spirituel » (Extrait des Hypotyposes, cité par Eusèbe, Hist. Eccl, 6, 14). En outre, Clément d'Alexandrie ne manque pas d'ajouter qu'il tenait ses renseignements des « anciens qui remontaient jusqu'au début » (Παράδοσις τῶν ἀνέϰαθεν πρεσϐυτέρων. Ibid.), et en particulier de son maître S. Pantène, mort en 189 (Ap. Euseb., Hist. Eccl, 6, 13).

Mais, à la même époque, notre témoin principal est S. Irénée, cet autre homme de science (Il est remarquable en effet que les quatre premiers témoins allégués sont de savants théologiens), qui par son origine appartient à l'Asie-Mineure, où il avait passé son enfance (Il naquit vers 125 ou 130), et par son âge mûr à la Gaule, où il exerça durant de longues années ses fonctions de prêtre et d'évêque (Voyez Gouilloud, S. Irénée et son temps, Lyon, 1876). Dans son ouvrage Adversus Haereses, publié sous le règne de Commode, par conséquent entre les années 180 à 192, il cite plus de soixante fois l'évangile selon S. Jean, et il en attribue très nettement la composition au disciple bien aimé. S. Matthieu a écrit la première partie du τετράμορφον εὐαγγέλιον (c'est-à-dire de 1' « évangile aux quatre faces », par allusion à la prophétie d'Ezéchiel, 1. Cf. Adv. Hær. 3, 11, 8), S. Marc la seconde, S. Luc la troisième ; « puis Jean, le disciple du Seigneur, qui reposa sur sa poitrine, publia, lui aussi, son évangile tandis qu'il vivait à Ephèse en Asie. » (Adv. Hær. 3, 1, l. Cf. Euseb. Hist. Eccl. 5, 8, et Mgr Freppel S. Irénée, Paris 1861, p. 370 et suiv.). Et remarquez encore que S. Irénée s'appuie constamment sur la tradition ecclésiastique, au nom de laquelle il parle et nullement en son propres nom (Par exemple, Adv. Hær. 3, 3, 4 : « Successio quæ est ab apostolis in ecclesia traditio et veritatis præconatio pervenit usque ad nos ». Cf. 4, 33, 8, et Luthardt, l. c., p. 48- 51).

Et nous pouvons remonter bien plus haut qu'Origène, que Tertullien, que Clément d'Alexandrie, que S; Irénée. Les simples lettres, les courts traités, les écrits fragmentaires qui composent la littérature chrétienne des deux premiers tiers du second siècle nous permettent de contrôler les assertions que nous venons d'entendre et d'en voir la parfaite vérité.

Citons d'abord, aux extrémités opposées de l'Église, en Occident et en Orient, deux traductions de la Bible entière, qui contiennent l'une et l'autre le quatrième évangile tel que nous le lisons actuellement et qui l'attribuent à l'apôtre S. Jean. Nous voulons parler de l'Itala latine et de la Peschito syriaque, qui existaient toutes deux bien avant la fin du second siècle. « In usu est nostrorum », écrivait Tertullien au sujet de l'Itala (Adv. Prax. 5. Cf. Rœnsch, Itala und Vulgata, 1869, p. 2 et ss.). Quant à la Peschito, il est probable qu'elle avait simplement succédé à une autre version syrienne encore plus antique (Voyez Cureton, Remains of a very ancient Recension, Londres 1868). A coup sûr, l'écrit original devait exister depuis assez longtemps lorsque ces traductions furent composées.

Au « fragment de Muratori » qui nous a conservé une précieuse nomenclature des livres que l'on rangeait dans le canon des Saintes Écritures durant la deuxième moitié du second siècle, nous lisons les lignes suivantes : « Quarti evangeliorum Johannes ex discipulis. Cohortantibus condiscipulis et episcopis suis dixit : Conjejunate mihi hodie triduum, et quid cuique fuerit revelatum alterutrum nobis enarremus. Eadem nocte, revelatum Andreæ ex apostolis, ut recognoscentibus cunctis, Johannes suo nomine cuncta describeret... Quid ergo mirum si Johannes tam constanter singula etiam epistolis suis proferat dicens in semetipso : Quæ vidimus oculis nostris, et auribus audivimus, et manus nostrae palpaverunt, hæc scripsimus ? (La citation est empruntée à 1 Joan. I, l). Sic enim non solum visorem [se], sed et auditorem, sed et scriptorem omnium mirabilium Domini per ordinem profitetur » (Voyez sur cette pièce si fameuse Westcott, History of the Canon of the N. T., p. 466-480 de la 2e édit; F. H. Hesse, Das Muratorische Fragment neu untersucht and erklært, Giessen, 1873).

Vers l'année 177, les églises de Lyon et de Vienne adressaient à celles d'Asie et de Phrygie une lettre admirable, où elles racontent les persécutions que Marc-Aurèle leur avait fait subir (Eusèbe l'a conservée en l'insérant dans son Hist. Eccl. 5, 1, 2. Il est possible qu'elle ait eu S. Irénée pour auteur, ainsi qu'on l'a souvent conjecturé). Or cette lettre emprunte deux citations au quatrième évangile. « Ayant le Paraclet au-dedans de lui », dit-elle de l'un des martyrs. Cf. Joan. 14, 26. Et ailleurs : «Ainsi s'accomplissait la parole prononcée par Notre-Seigneur, que le temps viendra où celui qui vous tuera croira rendre un culte à Dieu ». Cf Joan. 16,2. Ce second passage est extrêmement frappant (Le rationaliste Scholten admet sans difficulté que la formule τὸ ὑπὸ τοῦ ϰυρίου ἡμῶν εἰρημένον introduit le passage de S. Jean comme une partie intégrante de la Bible).

Vers la même date, Théophile d'Antioche citait aussi d'une manière encore plus catégorique, un texte de l'évangile selon S. Jean. Écrivant à son ami Autolycus, il lui signale en ces termes les premiers mots du prologue, Joan. 1, 1 : « C'est ce que nous apprennent les saints écrits et tous les hommes animés de l'Esprit, parmi lesquels Jean dit : Au commencement (Ad Autolyc. 2, 22)... » Bien plus, nous savons par S. Jérôme que Théophile avait réuni les quatre évangiles canoniques sous forme de Concorde (De viris illustr. c. 25 : « Quatuor evangeliorum in unum opus dicta compingens »).

Nous avons déjà vu plus haut que S. Polycrate, évêque d'Éphèse, autre contemporain de S. Irénée, mentionne S. Jean comme « celui qui avait reposé sur la poitrine du Seigneur ». Or c'est là une citation réelle, quoique indirecte, du quatrième évangile (Ap. Euseb. Hist. eccl. 5, 24 : ἔτι δὲ ϰαὶ Ίωάννης ὁ ἐπὶ τὸ στῆθος τοῦ ϰυρίου ἀναπεσών. Cf. Joan. 13,25): Hilgenfeld a été obligé de le reconnaître...

Athénagore, dans l'apologie qu'il adressait en 176 à l'empereur Marc-Aurèle, paraphrase et combine les paroles de S. Jean relatives au divin Logos: « Le fils de Dieu est le Verbe du Père... Toutes choses ont été faites par lui » ( Leg. 10. Cf. Joan. I, 1, 3).

De Méliton, autre apologiste de cette époque, nous ne possédons que quelques fragments : l'un d'eux suppose incontestablement la connaissance du quatrième évangile. « Jésus, étant à la fois Dieu et homme parfait, a prouvé sa divinité par ses miracles dans les trois années qui ont suivi son baptême, et son humanité dans les trente années qui l'ont précédé » (Ap. Otto, Corpus apologet. t. 9, p. 415). Or ce n'est que par la narration de S. Jean que Méliton a pu évaluer ainsi la véritable durée, du ministère public de N .-S. Jésus-Christ (Cf. Luthardt, l. c., p. 52. Voyez aussi Pitra, Spicilegium Solesmense, t. 3, p. 231).

Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, composa, vers l'année 170, un écrit relatif à la célébration de la Pâque. Faisant allusion à la divergence de sentiments qui existait dès lors parmi les interprètes au sujet du jour où le Sauveur avait mangé l'agneau pascal (Voyez l'Evang. Selon S. Matth., p. 498-501), il affirme que les évangiles ne sauraient être en désaccord les uns avec les autres (Chronicon paschale, edit. Dindorf, t. 1, p. 14); et il est bien évident, pour quiconque connaît la question, que par les mots στασιάζειν τὰ εὐαγγέλια, il faut entendre d'une part les synoptiques et de l'autre S. Jean. Apollinaire (Ibid .) désigne en outre Jésus-Christ par cette périphrase, qui rappelle évidemment le quatrième évangile (Joan. 19, 34): « Celui dont le sacré côté a été percé, et qui a répandu de son côté l'eau et le sang ».

Quelques années plus tôt (Vers 160), Tatien composait son célèbre Διατεσσάρων, où l'on trouvait combinés ensemble nos quatre évangiles canoniques, et qui débutait par ces mots de S. Jean : « Au commencement était le Verbe » (Cf. Assemani, Biblioth. Orient. t. 2, p. 158 ; Lightfoot, Contemporary Review, mai 1877 ; Zahn, Tatian's Diatessaron, Erlangen 1881). Dans son Discours aux Grecs, il cite plusieurs autres textes du disciple bien aimé. « Suivez le Dieu unique, par lequel toutes choses ont été faites et rien n'a été fait sans lui » (Orat. c. Graec. 19. cf. Joan. 1, 3). « C'est donc ici ce qui est dit : Les ténèbres ne saisissent pas la lumière » (Ibid. 13. Cf Joan. 1, 5).

Tatien avait eu pour maître S. Justin, martyr, qui vivait au milieu du second siècle. Malgré eux et après des discussions retentissantes (Voyez sur cette question Luthardt, l.c., p. 54-67 ; E. Abbot, The autorship of the fourth Gospel, p. 28-52, 97-104), les rationalistes (Entr'autres Hilgenfold et Keim. « Nous trouvons la première trace de l'évangile de Jean, dit Hilgenfeld, Einleitung in das N. T., p. 734, chez les orthodoxes, et, quoique d'une manière isolée et subordonnée, chez Justin martyr ». Et Keim: « Il est facile de prouver que le Martyr avait sous les yeux toute une série de passages de S. Jean », Geschichte Jesu, t. 1, p. 138) ont été contraints de reconnaître que ce Père rend témoignage a l'authenticité de l'évangile selon S. Jean. Les passages qui suivent sont en effet des emprunts manifestes. « Le Verbe (ὁ λόγος) qui était avec Dieu lorsqu'au commencement il créa toutes choses par lui ». Apolog., 2, 6. Cf. Joan. 1, 3. « La première puissance après Dieu... est le fils, le Verbe, qui, ayant été fait mais d'une certaine manière, devint homme ». Apolog.1, 45. Cf. Joan. 1, l4. « Jésus est appelé fils unique du Père » . Dialog. c. Tryph. c. 105. Cf. Joan. 1, 18. « Et (Jean- Baptiste) criait : Je ne suis pas le Christ, mais la voix de celui qui crie. » Dial, c. 88. Cf. Joan. 1, 21-23. « C'est à bon droit qu'il a été reproché aux Juifs, et par l'esprit prophétique et par le Christ lui-même, de ne connaître ni le Père ni le fils ». Apolog., 1, 63. Cf. Joan. 8, 19 et 16, 3. « Le Christ a dit : Si vous ne naissez de nouveau, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Or, il est évident qu'il est impossible qu'une fois né on puisse rentrer dans le sein de sa mère ». Apolog., 1, 61. Cf. Joan. 3, 3-4. Et dix autres passages analogues.

L'épître à Diognète, antérieure peut-être à S. Justin (on renonce maintenant à la lui attribuer), contient aussi divers fragments qui ne peuvent être que des échos du quatrième évangile. Par exemple : « Dieu a aimé les hommes, auxquels il a envoyé son fils unique » (c. 10. Cf. Joan. 3, 16). « Les chrétiens ne sont pas du monde (ἐϰ τοῦ ϰόσμου) » (c. 6. Cf. Joan. 15, 19). Remontons toujours, en nous rapprochant de plus en plus du premier siècle. Nous voici arrivés aux Pères apostoliques, dont les témoignages ont pour nous une valeur plus grande encore. Entre les années 160 et 100, nous trouvons aussi des traces manifestes de la croyance à l'origine apostolique de notre évangile.

Papias, que S. Irénée (Adv. Hæres. 5, 33, 4) nous présente comme un auditeur de S. Jean, comme un ami de S. Polycarpe, serait-il muet sur l'évangile de son maître, ainsi que le prétendent nos adversaires (Touchant l'importance exagérée que les rationalistes attachent au témoignage de Papias, voyez l'Évang. selon S. Matth. p. 8, et l'Évang. selon S. Marc, p. 6)? Non certes; car, dit formellement Eusèbe (Hist. eccl. 3, 40, 19), « il citait (comme partie intégrante de la Bible) la première épître de S. Jean ». Or il est aujourd'hui reçu que cette épître est inséparable du quatrième évangile. Divers détails des Λογίων ϰυριαϰῶν ἐξηγήσεις de Papias, notamment l'expression αὐτὴ ἡ ἀλήθεια (« la vérité même ») pour désigner N.-S. Jésus-Christ ( Cf. Joan. 1, 14, 17; 14, 6), sont des réminiscences certaines de S. Jean. Enfin, quoique relativement tardive (elle appartient au moins au 9ème siècle. Cf. Theolog. Quartalschrift, 1864. p. 1-31), l'inscription suivante, découverte dans un manuscrit du Vatican, a la plus grande importance pour le sujet qui nous occupe : « Evangelium Johannis manifestatum et datum est ecclesiis ab Johanne adhuc in corpore constituto, sicut Papias nomine Hierapolitanus, discipulus Johannis carus in exotericis, id est in extremis quinque libris retulit. Descripsit vero evangelium dictante Johanne recte. Verum Martion hæreticus, cum ab ipso fuisset improbatus, eo quod contraria sentiebat, abjectus est a Johanne ». La tradition regardait donc comme une chose impossible que Papias n'eût pas connu l'œuvre principale du disciple bien aimé (Cf. Schanz, Commentar über das Evang. des heiligen Johannes, p. 7 et 8).

A côté de Papias, S. Irénée mentionne les « anciens » de la province ecclésiastique d'Asie-Mineure (Adv. Hær. 5, 36, 2), qui appartenaient, eux aussi, à la seconde génération chrétienne. Il cite même plusieurs de leurs paroles; or, l'une d'elles est empruntée textuellement à S. Jean : « Pour ce motif, ils enseignaient que le Seigneur avait dit : Il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon Père » (Ἐν τοῖς τοὒ πατρὸς μου μονὰς εἶναι πολλάς. Cf. Joan. 14, 2).

S. Polycarpe est pour nous, à cause de ses relations personnelles avec S. Jean (voyez le texte de S. Irénée cité plus haut), un autre témoin décisif. En effet, selon son propre langage, il « avait été associé aux apôtres en Asie, et placé à la tête de l'Église de Smyrne par ceux qui avaient été les témoins oculaires et les ministres du Seigneur » (Euseb. Hist. eccl. 3, 36. Cf. Iren. Adv. Hær. 3, 3, 4). Martyrisé à l'âge de quatre-vingt-six ans (cf. Acta Polycarpi, c. 9), vers 155 ou 156, selon la date qui est aujourd'hui généralement adoptée (M. Waddington a beaucoup contribué à mettre ce fait en lumière), il vécut en Asie durant la plus grande partie du séjour qu'y fit l'apôtre S. Jean : il fut donc comme un lien vivant entre les deux premières générations. Ce détail est capital pour la question que nous traitons : il n'y a pas eu d'interruption entre S. Jean et nous ; la tradition est absolument sûre (Voyez Westcott, St. John's Gospel, p. 30). Néanmoins, S. Polycarpe ne mentionne pas notre évangile d'une manière directe mais, comme Papias, il montre équivalemment qu'il le connaissait, puisqu'il cite l'épître qui en fut pour ainsi dire l'introduction et la dédicace. « Quiconque, dit-il dans sa lettre aux Philippiens (Ad Philip. 7. S. Irénée signale cette lettre, Adv. Hær. 3, 3, 4), ne confesse pas Jésus-Christ venu en chair, n'est pas de Dieu, est un antéchrist ». Comparez 1 Joan. 4, 3.

Que si le témoignage des disciples immédiats de S. Jean ne suffisait pas, nous avons encore d'autres preuves. Le Pasteur d'Hermas, dont on place communément l'apparition entre les années 140 et 150 (le Dr Zahn la fait remonter beaucoup plus haut. Der Hirte des Hermas, 1868, p. 467-476), a plusieurs points de contact, soit avec la première épître de S. Jean, soit avec l'évangile. Jésus y est appelé « la porte de Dieu, l'unique entrée qui mène au Seigneur » (Sim. 9, l2. Cf. Joan. 10, 7; 14, 6). Les passages Joan. 14, 2l ; 15, 10; 17, 8, y sont de même représentés; bien plus, M. Keim reconnaît que « la terminologie du Pasteur rappelle souvent le quatrième évangile » (Gesch. Jesu von Nazara, t. 1, p. 143).

Les épîtres de S. Ignace, qui datent certainement de la première moitié du second siècle, et peut-être de l'an 110, attestent aussi qu'à cette époque le quatrième évangile existait déjà (voyez l'ouvrage important de Zahn, Ignatius von Antiochien, 1873 ; Godet, Comment. sur l'Évangile de S. Jean. t. 1, p. 276-281 de la 2° édition). Celle aux Romains, ch. 7, contient le passage suivant : « L'eau vive, parlant au dedans de moi, me dit : Viens au Père. Je ne prends pas plaisir à la nourriture de la corruption, ni aux joies de cette vie ; je veux le pain de Dieu, le pain céleste, le pain de vie qui est la chair de Jésus-Christ. Je veux la boisson de Dieu, son sang qui est l'amour incorruptible et la vie éternelle ». N'avons-nous pas ici une double réminiscence ? Joan. 4, 14 : « L'eau que je te donnerai deviendra au dedans de toi une source d'eau jaillissante en vie éternelle ». Joan. 6,56: « Je suis le pain de vie descendu du ciel ; ma chair est véritablement une viande et mon sang véritablement un breuvage ». L'épître aux Philadelphiens, ch. 7, s'exprime en ces termes : « L'esprit ne s'égare pas, car il est de Dieu. Il sait d'où il vient et où il va, et il condamne les choses cachées ». L'allusion à Joan. 3, 8, 20, et 16, 8, n'est-elle pas transparente? Comparez encore. Joan 10, 9 et ces autres lignes de la même épître : « (Jésus est) la porte du Père, par laquelle entrent Abraham, Isaac, Jacob, les apôtres, les prophètes, l'Église ». Bref, Hilgenfeld, qui n'est pas facile à convaincre en pareille matière, admet que « la théologie tout entière des lettres d'Ignace repose sur l'évangile de Jean » (cité par Godet, l. c., p. 280)

Peut-on en dire autant de l'épître de S. Barnabé, composée vers l'année 96 ? Oui, d'après les meilleurs juges et même d'après quelques-uns de nos adversaires (entre autres Keim et Holtzmann. Voyez, sur la date de cette célèbre épître, un savant article du Dr Funk dans la Theolog. Quartalschrift de Tubingue, 1884, p. 3 et ss.), tant les rapprochements sont parfois saisissants. Ainsi, au chapitre 12, 5, l'auteur semble n'avoir pu emprunter qu'à S; Jean, 3, 14-15, la comparaison qu'il établit entre le serpent d'airain et le crucifiement de Jésus. Les expressions si caractéristiques ἐλθεῖν ἐν σαρϰί, φανεροῦσθαι ἐν σαρϰί (5, 6, 10, 11 ; 6, 7, 9, 14); φανεροῦν ἐαυτόν (5, 6), ζωοποιεῖν (6, l7; 7, 2; 12, 5, 7) ζήσεσθαι εἰς τὸν αἰῶνα (8, 5; 11, 10, 11), etc., rappellent tout à fait le style du quatrième évangile (Schanz, l. c., p.6; Luthardt, l. c., p. 75 et suiv.).

Enfin, nous pouvons nous appuyer sur la lettre adressée aux Corinthiens par le pape S. Clément, à l'époque même où paraissait l'Évangile selon S. Jean. Elle renferme des locutions qui ne peuvent s'expliquer aussi que par une parenté très intime entre les deux écrits. Par exemple, les mots ἀληθινὸς ϰαὶ μόνος θέος (43, 6. Cf. Joan. 17, 3) (Divers auteurs (Luthardt, Godet, etc.) allèguent encore comme preuve d'authenticité le passage Joan. 21, 24 et 25; mais à tort, selon nous, puisqu'il émane plus probablement de S. Jean lui-même. Voyez le commentaire. Le titre de l'Évangile, qui remonte très haut, est une meilleure garantie).

Ainsi donc, rien de plus clair, rien de plus explicite que le témoignage de l'antique Église relativement à l'auteur du quatrième évangile. Des voix multiples se succédant à de fréquents intervalles, et remontant jusqu'à l'époque où cet écrit sublime fut composé, prononcent le nom de l'apôtre S. Jean ou le supposent. Ou cet argument est infaillible, ou la traduction est un mot vide de sens (cf. Freppel, Les Pères apostoliques, Paris, 1859, p. 416 et ss.).

B. La tradition hétérodoxe vient du reste confirmer, comme pour les autres évangiles (voyez l'Évangile selon S. Matthieu, p.10 ; l'Évangile selon S. Luc, p. 7 et 8), le résultat que nous avons obtenu. Elle se partage ici en trois branches, selon qu'elle représente les cercles judaïsants, les cercles gnostiques, le cercle païen. Hérétiques et païens venaient chercher dans l'évangile selon S. Jean une prétendue base pour leurs attaques ou pour leurs erreurs variées.

Dans le Testament des douze Patriarches, qui est évidemment antérieur à l'an 135, nous trouvons plusieurs expressions qui sont certainement empruntées à notre Évangile : φῶς τοῦ ϰόσμου, τὸ πνεῦμα τῆς ἀληθείας, μονογενής, θεὸς ἐν σαρϰί, ὁ ἀμνὸς τοῦ θεοῦ, πηγὴ εἰς ζωὴν πάσης σαρϰός. Les Homélies Clémentines citent des fragments complets, indépendamment des allusions plus rapides qui sont au nombre de quinze. « Le Vrai prophète a dit lui-même : Je suis la porte de la vie : celui qui entre par moi entre dans la vie... Mes brebis entendent ma voix » (Hom. Clem. 3, 52. Cf. Joan. 10. 3, 9, 27). « A ceux qui l'interrogeaient, et qui lui demandaient : Est-ce celui-ci qui a péché, ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ? Notre-Seigneur répondit : Ce n'est point celui-ci qui a péché, ni ses parents, mais c'est afin que par lui soit manifestée la puissance de Dieu ». Cet extrait important de l'histoire de l'aveugle-né (Joan. 9, 1-3) n'a été découvert qu'en 1853, par Dressel, dans un manuscrit du Vatican. Il a arraché ce précieux aveu à Hilgenfeld : « L'évangile de Jean est employé sans scrupule même par les adversaires de la divinité du Christ, tel que Pseudo-Clément, l'auteur des Clémentines » ( Cité par Godet, l. c., p. 249 ).

Passons aux partisans de la Gnose. Eux aussi, durant la première partie du second siècle, ils font un usage presque perpétuel de l'évangile selon S. Jean. C'est le cas pour les Ophites, que l'auteur des Philosophumena signale comme la secte gnostique la plus ancienne. Ils citaient notamment ce passage : « Le Sauveur a dit : Si tu savais quel est celui qui te fait cette demande, toi-même tu te serais adressée à lui, et il t'aurait donné à boire de l'eau vive »(Philos. 5, 9). Qui ne reconnaît ici Joan, 4, l0, 14 (comparez aussi Philos. 5. 12 et Joan. 3, 17, etc.) ? C'est le cas pour le fameux Basilides, mort, d'après S. Jérôme (De viris illustrib., c. 21. Voyez, sur Basilides, le savant travail du docteur hollandais Hofstede de Groot, Basilides, 1868), vers l'année 131. Dans ses commentaires évangéliques, dont les Philosophumena nous ont pareillement conservé quelques passages, on lisait : « Voici ce qui est dit dans les évangiles : C'était la lumière véritable qui éclaire tout homme (Philos. 7, 22. Cf. Joan. 1,9)... Que chaque chose ait son temps propre; c'est ce que le Sauveur déclare suffisamment dans ces mots : Mon heure n'est pas encore venue » (Philos. 7, 27. Cf. Joan. 2, 4). C'est le cas pour le non moins fameux Valentin, et pour ses disciples Ptolémée, Héracléon, Théodote, qui, lorsqu'ils essayaient de défigurer l'œuvre du disciple bien aimé pour la rendre favorable à leurs doctrines, ne pensaient guère qu'ils compteraient un jour parmi les meilleurs soutiens de son authenticité. S. Irénée a écrit une fort belle parole à ce sujet (Adv. Hær., 3,11, 7): « Tanta est autem circa evangelia hæc firmitas, ut et ipsi hæretici testimonium reddant eis, et ex ipsis egrediens unusquisque eorum conetur suam confirmare doctrinam. Hi autem qui a Valentino sunt, eo quod est secundum Joannem plenissime utentes, ad ostensionem conjugationum suarum... (Leurs syzygies ou couples d'éons. Voyez le commentaire de 1, l) Quum ergo hi qui contradicunt nobis testimonium perhibeant et utantur his, firma et vera est nostra ostensio » (Tertullien, De prœscript., c. 38, fait une réflexion analogue à propos de l'emploi des évangiles par Valentin). Les rares fragments que S. Hyppolyte nous a conservés des écrits de Valentin confirment à merveille le mot de S. Irénée, plenissime utentes. « Il dit : Tous les prophètes et la loi ont parlé d'après le démiurge, le Dieu insensé; c'est pourquoi le Sauveur dit: Tous ceux qui ont été avant moi sont des voleurs et des brigands » (Philosoph. 6, 35. Cf. Joan. 10, 8). L'appellation « prince de ce monde », qui désigne plusieurs fois le démon dans le quatrième évangile, était aussi employée par Valentin (Philos. 6, 33. Cf. Joan. 14, 30, etc.). Quant à Ptolémée, nous avons de lui des témoignages encore plus expressifs: car, d'une part, il annonce que Jésus lui-même (et il cite ce nom) a parlé de l'ἀρχή, du μονογένης ϰαὶ θεός (Ap. Iren. Adv. Hær. 1, 8,5); d'autre part, dans une lettre que S. Épiphane nous a conservée (Hæres. 33), il dit expressément : « L'apôtre déclare que la création du monde appartient au Sauveur, vu que toutes choses ont été faites par lui et que rien n'a été fait sans lui ». Et c'est là une citation littérale de S. Jean, 1, 3. La gradation ascendante se maintient pour Théodote, puisque nous trouvons jusqu'à vingt-six passages de l'évangile selon S. Jean mentionnés dans les débris de ses ouvrages que Clément d'Alexandrie nous a transmis (Cf. Hostede de Groot, Basilides, p. 102 de la traduct. Allemande). Et elle va toujours progressant pour Héracléon, qui avait composé un commentaire complet de notre évangile (Vers 150 ou 160. Origène l'a réfuté pas à pas).

Nous avons aussi, chose bien étrange, le témoignage d'un païen en faveur du quatrième évangile. Dans son livre intitulé Ὁ ἀληθὴς λόγος (« La vraie parole »), qui parut vers 175, Celse se propose d'« immoler les chrétiens par leur propre glaive », ainsi qu'il s'exprime ironiquement, c'est-à-dire, de renverser leur religion au moyen des écrits qu'ils prétendent inspirés (voyez F. Vigouroux, Les Livres saints et la critique rationaliste, t. 1, p. 139 et ss., et la réfutation d'Origène, Contra Celsum). Il y cite fréquemment les quatre narrations évangéliques, relevant, parfois avec assez d'esprit, leurs contradictions apparentes, et il mentionne de nombreux détails de l'évangile selon S. Jean, en particulier le changement de l'eau en vin aux noces de Cana, le sang qui coula du côté de N.-S. Jésus-Christ sur la croix, la doctrine du Logos.

Maintenant résumons. De quoi se compose la littérature chrétienne ou directement anti-chrétienne du second siècle ? De quelques lettres, d'écrits apologétiques, d'un certain nombre de traités (voyez, dans E. Abbot, The authorship of the fourth Gospel, p. 15, une petite nomenclature intéressante). Or, il se trouve que toutes ces œuvres, bien que pour la plupart elles ne nous soient parvenues qu'a l'état de fragments, témoignent chacune à sa manière que S. Jean est véritablement l'auteur de l'évangile qui porte son nom. Telle est notre preuve extrinsèque. On l'a dit à bon droit, (M. F. Sadler, The Gospel according to S. John, Londres 1883, p. 25) « il n'est pas un livre composé par un auteur païen qui puisse revendiquer, en faveur de son authenticité, la cinquième partie des preuves que nous alléguons pour l'évangile selon S. Jean ».

Et pourtant, l'on a trouvé des taches dans ce soleil ; et on les a peu à peu si démesurément grossies, qu'on a prétendu qu'elles obscurcissaient tous les rayons lumineux. Voici les faits. 1° Marcion, qui vint à Rome vers l'an 140 et qui fut l'un des premiers grands hérésiarques, rejetait le quatrième évangile. 2° S. Irénée mentionne une secte qui refusait également de le recevoir: « Alii, ut donum Spiritus frustrentur quod in novissimis temporibus secundum placitum Patris effusum est in humanum genus, illam speciem non admittunt quæ est secundum Joannis evangelium, in qua Paracletum se missurum Dominus promisit; sed simul et evangelium et propheticum repellunt Spiritum ». (Adv. Hær. 3, 11, 9) 3° S. Epiphane (Hær. 51, 3. Cf. Philastrius, Hær. 60) rapporte de son côté qu'une autre secte, à laquelle il donne le nom d'Alogi (ἂλογοι) (littéralement : « ceux qui sont sans Logos »), car ils n'admettaient point la doctrine du Verbe; ou bien, les « insensés », ce qui serait un sobriquet injurieux), attribuait la composition de notre évangile à Cérinthe.

Ces trois faits contrebalanceraient, au dire des rationalistes, toute la masse de preuves qu'on vient de lire! En vérité, leur répondrons-nous d'abord avec M. Schanz (Commentar, p. 10), « il est presque comique de ne pas trouver, dans ces témoignages émanés d'écrivains ecclésiastiques distingués, la plus petite chose qui ait la valeur d'un document historique, tandis que l'on transforme en un témoignage historique de premier ordre la contradiction des Alogi, ces hérétiques inconnus, dont S. Epiphane a écrit en propres termes: ὀλίγον μὲν τῆ δυνάμει ». (« Petit en puissance »). Mais entrons dans quelques détails.

Marcion ne voulait en effet d'autre évangile que celui qu'il avait composé lui-même en mutilant S. Luc (F. Vigouroux, l. c., p. 119 et ss.); mais il connaissait les autres biographies de Notre-Seigneur « publiées sous le nom des apôtres et aussi d'hommes apostoliques » (Tertullien, Adv. Marc. 4, 3), et il avait expressément reconnu d'abord l'authenticité de l'œuvre de S. Jean, comme le lui dit encore Tertullien : « Si tu n'avais pas rejeté les écrits contraires à ton système, l'évangile de Jean) serait là pour te confondre ». ( De carne Christi, c. 3) Et pourquoi les avait-il tout à coup retranchés de son canon ? En vertu d'un préjugé dogmatique, parce qu'ils ne cadraient pas avec le système religieux dont il était l'inventeur. Donc, sa conduite est plutôt un argument favorable à notre thèse, et déjà nos adversaires renoncent en grand nombre à l'alléguer (voyez Luthardt, Der johanneische Ursprung..., p. 83 et suiv.).

Pas plus que Marcion les hérétiques obscurs dont parle S. Irénée ne contestaient que S. Jean fût l'auteur du quatrième évangile; eux aussi, ils rejetaient son volume parce qu'il contredisait leurs erreurs relatives au Paraclet. N'est-ce pas encore une nouvelle preuve à notre actif ? Quant aux Alogi, il est vrai qu'ils font exception, mais d'une manière absolument insignifiante. Ou plutôt, ne pouvons-nous pas dire qu'ils confirment la règle ? En effet, 1° Cérinthe étant contemporain de l'apôtre S. Jean, lui attribuer la composition du quatrième évangile, c'était en reconnaître la haute antiquité. 2° Les Alogi n'appuient pas leur négation sur des bases historiques ou critiques, les seules qui aient quelque valeur en pareil cas; mais, comme le prologue de S. Jean leur paraissait favoriser les erreurs de Cérinthe, ils se mirent à supposer que cet hérésiarque en était personnellement l'auteur. 3° Si les anciens écrivains ecclésiastiques ont été fidèles à relever les moindres contradictions dirigées contre le quatrième évangile, à plus forte raison auraient-ils signalé les doutes sérieux, dans l'hypothèse ou il en eût existé de leur temps.


2° LES PREUVES INTRINSÈQUES.


Mais il est pour nous une démonstration non moins victorieuse : « c'est celle que nous tirons, non du dehors, mais du dedans. Ce portrait d'un être unique tracé par un peintre unique; ces détails si précis qui indiquent le témoin oculaire; cette signature de S. Jean si modeste, mais d'autant plus frappante ; cet esprit, ce cœur, ce génie de S. Jean exhalant à travers toutes ces pages je ne sais quel parfum de vérité qui dissipe le doute; d'autre part, cette figure de Jésus-Christ si haute, si sublime, si pure, si vivante, si humaine, qui n'a pu être observée que par un témoin ayant l'esprit, le cœur, la sincérité, la tendresse de S. Jean...: voilà une autre preuve indubitable de l'authenticité du quatrième évangile » (Bougaud, Jésus-Christ p. 106-107 de la 4e édition. JM. Bougaud dit : « voilà la preuve suprême »; ce qui serait inexact, car l'argument intrinsèque est inférieur au témoignage de la tradition).

Quelle réponse le quatrième évangile donne-t-il donc lui-même aux chercheurs honnêtes, dépourvus de tout préjugé dogmatique, qui l'interrogent sur son authenticité ? Ici encore, malheureusement, nous ne pouvons fournir que des indications sommaires et un maigre abrégé de la preuve. Mais le lecteur studieux trouvera sans peine des documents pour nous compléter (voyez les Introductions des commentaires de MM Keil, Schanz, Plummer, Watkins, et en outre Bacuez, Manuel biblique, t. 3, p. 161-166 de la 4ème édition; Sanday, Authorship of the Fourth Gospel, chap. 19; Luthardt, Der johanneische Ursprung des viertens Evangeliums, p. 131-147; G. K. Mayer, Die Æchtheit des Evang. nach Johannes, p. 188-297, et spécialement F. Westcott, S. John's Gospel, p. 5-28, car c'est dans cet excellent ouvrage que la question de l'« évidence interne », comme s'expriment les Anglais, a été traitée de la façon la plus neuve et la plus parfaite) ; et il les trouvera surtout dans une lecture approfondie de l'Évangile selon S. Jean.

L'auteur ne se nomme pas directement, pas plus que S. Matthieu, S. Marc, et S. Luc ne s'étaient nommés avant lui. Nous pouvons toutefois conclure de l'ensemble et des détails de sa narration : 1° qu'il était Juif, 2°qu'il était originaire de Palestine; 3° qu'il avait été témoin oculaire de la plupart des faits consignés dans son récit; 4° qu'il appartenait au collège apostolique; 5° qu'il n'était autre que Jean,fils de Zébédée. Voilà des sphères concentriques qui nous conduisent peu à peu, mais irrésistiblement et sûrement, au résultat cherché. Le cercle des auteurs possibles ira se restreignant au fur et à mesure que nous nous rapprocherons du point central : la dernière conclusion sera tout à fait inéluctable (ce genre d'augmentation ne s'applique point de la même manière aux autres rédactions; en effet, « ce que les évangiles synoptiques nous suggèrent relativement à leurs auteurs ne va pas au-delà de simples présomptions ». Schanz, Commentar, p. 15. Ici, nous arrivons à une certitude morale par ces rayons convergents).

Mais qu'on nous permette encore une réflexion préliminaire, Ceux qui prétendent que le quatrième évangile a été composé au second siècle sous le nom de S. Jean n'ont pas vu combien les circonstances de temps et de lieu se prêtaient peu à une pareille supercherie. Un faussaire qui eût voulu créer alors de toutes pièces une oeuvre de ce genre aurait rencontré des difficultés insurmontables, et il se serait promptement et infailliblement trahi. En effet, l'état de la Palestine vers l'époque de N.-S. Jésus-Christ (de l'an 1 à l'an 50 de notre ère) est unique dans toute l'histoire et d'une complication extrême. Les trois grandes civilisations du monde ancien s'y mêlent et s'y combinent étrangement : la civilisation juive, qui était celle de la masse des habitants; la civilisation romaine, ou celle des conquérants et des maîtres du pays; la civilisation grecque, qui avait pénétré assez avant dans certaines régions et dans certaines classes, soit par les idées philosophiques, soit par le langage. Ces trois éléments tantôt demeuraient strictement isolés, tantôt se compénétraient dans les plus minimes détails de la vie politique, sociale et religieuse. Par exemple, le recensement s'opérait en Palestine à moitié d'après les ordonnances romaines, à moitié d'après les coutumes juives (voyez Luc. 2, 3 et notre commentaire). Pour un trait propre à S. Jean, le crurifragium, 19, 31, M. Renan a été forcé de dire : « L'archéologie juive et l'archéologie romaine de ce verset sont exactes ». Seul un Juif contemporain de Notre-Seigneur était donc capable de se reconnaître parmi de telles minuties, et de les exposer sans commettre bévue sur bévue ; pour un écrivain païen, même de cette époque et habitant la Palestine, c'était une véritable impossibilité, vu que les Juifs vivaient fièrement à l'écart, et que les gentils témoignaient de leur côté le plus grand dédain à l'égard des mœurs israélites. A plus forte raison aurait-ce été un problème insoluble pour un païen du second siècle, alors que Jérusalem était détruite, la nation juive dispersée, l'ancien état de choses totalement disparu. Aujourd'hui les études archéologiques, si justement aimées, permettraient jusqu'à un certain point de reconstituer la situation d'une contrée à telle ou telle date ; mais elles étaient alors complètement reléguées dans l'ombre. « Comment voulez-vous, pourrions nous-dire après chaque détail, que des sectaires hellénistes d'Ephèse eussent trouvé cela » (E. Renan, Vie de Jésus, p. 452) ?

L'auteur du quatrième évangile était Juif. — Le doute n'est pas possible à ce sujet, car le style suffirait à lui seul pour nous convaincre. La langue est extérieurement le grec, et même un grec plus pur que celui de l'apocalypse (S. Jean avait pu apprendre le grec en Galilée durant son enfance, et son long séjour à Ephèse lui avait permis de parler couramment cette langue. L'épître de S. Jacques nous donne une idée assez juste du grec qui avait cours chez les Juifs de Palestine) ; mais le ton général, mais l'esprit qui anime les expressions, mais la construction des phrases (le parallélisme est fréquent dans le quatrième évangile. Voyez le §6), mais une partie notable du vocabulaire, tout cela est juif et hébraïque ainsi que l'affirment les meilleurs juges modernes et contemporains (« Minus quam ceteri evangelistæ græce locutus est. Hebraicis phrasihus abundat. Unde fit, ut hebraici sermonis peritia non minus quam græci ad sensum sententiarum assequendum sit necessaria ». Tolet, In sacrosanctum Joannis evangelium Commentarii, p. l. « Le langage grec de l'auteur porte les traces les plus évidentes et les plus marquées d'un parfait Hébreu, lequel..., même sous le vêtement grec dont il apprit à se revêtir, respire encore tout le souffle de son idiome maternel. » Ewald, Die Johannischen Schriften, l861, t. 1, p. 44 et suiv. Cf. Credner, Einleitung in das Neue Testam., t. 1, p. 209, et Luthardt, Das Johanneische Evangelium, t. 1, p, 48-59 de la 2ème édit. Keim lui-même, Gesch. Jesu con Nazara, t. 1, p, 116, reconnaît ce « mélange remarquable » de grec et d'hébreu). Peu ou point de ces particules qui abondent dans le grec ordinaire; pas de périodes, quoiqu'elles fussent si chères aux écrivains grecs, mais des phrases simplement alignées d'après ce qu'on a appelé l'ordre paratactique. Pourtant, les hébraïsmes proprement dits ne sont pas extrêmement fréquents (les plus fréquents consistent dans l'emploi de ἴδε, ἰδού (1, 29, 36, 48; 3, 26; 4, 35 ; 5, l4, etc,), et de la formule ἀμὴν ἀμὴν λέγω (1, 52; 3, 3; 5, 11, 19, 24, 25; 6, 26, 32, etc.), et dans l'association du substantif υἱός à un nom qui exprime une idée générale, afin de caractériser une personne; par exemple, υἱοὶ φωτός, « filii lucis », 12, 36; υἱὸς ἀπωλείας, « filius perditionis », 17, 12) ; mais aucun Grec n'aurait pu écrire de la sorte.

La forme générale de notre évangile nous conduit au même résultat. Sans être directement destiné aux Juifs, comme celui de S. Matthieu, il traite les questions à un point de vue tout à fait israélite. Ainsi, la Palestine est le pays du Christ et les Hébreux forment sa nation spéciale. 1, 11; le temple est le palais du roi théocratique, 2, 16 ; le salut vient des Juifs, 4, 22; l'Écriture Sainte a une valeur perpétuelle, 10, 35; Moïse a écrit au sujet de N.-S. Jésus-Christ, 1, 45 ; 5, 46; Abraham a vu « son jour », 8, 56 (voyez Luthardt, Der johanneische Ursprung, p, 132 et ss.). En outre, ce qui est beaucoup plus fort, la narration du quatrième évangile est constamment appuyée sur l'Ancien Testament comme sur sa base naturelle; elle sort de là comme une tige sort de sa racine. L'auteur puise dans les livres sacrés d'Israël ses principales images et ses comparaisons : la femme qui enfante, 16, 21 (Cf. Is. 21, 3; Os. 13, 13), le bon et le mauvais pasteur, 10, l et ss., (Cf. Jer. 2, 8; Ezech. 34, 7; Zach. 11, 5), l'eau vive, 4, l0 (Cf. Is. 41, l8), etc. Divers incidents bibliques sont pour lui des types du Messie : entre autres ceux qui concernent le serpent d'airain, 3, 14, la manne, 6, 32, l'agneau pascal, 19, 36. A la façon de S. Matthieu (voyez notre commentaire, pp. 17 et 45), il cite divers oracles de l'Ancien Testament comme trouvant leur réalisation en Jésus-Christ, et il emploie aussi la formule : « ut adimpleretur ». Cf. 2, 22; 13, 18; 17, l2; 19, 24, 28, 36, 37; 20, 9. Aucun autre qu'un Juif ne pouvait entrer en de pareils détails.

Notre évangéliste ne connaît pas moins à fond les coutumes soit civiles, soit religieuses, des Juifs contemporains de N.-S. Jésus-Christ. Tout est instructif sous ce rapport : voyez ce qu'il dit de la législation criminelle, 8, 17 et 18, des fêtes nuptiales, 2, 6, de la sépulture, 11, 44; 19, 40 des impuretés légales, 18, 28, des purifications et ablutions, 1, 25; 2, 6 ; 3, 22, 23, 25 ; 4, 2 ; 11, 55 ; 19, 31, de la circoncision et du sabbat, 5, l ; 7, 22-23, de l'excommunication, 9, 22. Il sait pertinemment depuis quelle époque on travaille à la reconstruction du temple de Jérusalem, 2, 20. Il mentionne la plupart des fêtes juives : la Pâque, 2, l3, 23 ; 6, 4; 13, l ; 18, 26; les Tabernacles, 7, 2; la Dédicace, 10, 22, etc. Non seulement il les nomme, mais il groupe autour d'elles tout son récit, et il montre par des traits minutieux que leurs cérémonies, leur histoire, leur signification sont pour lui des choses très claires. Par exemple, les « Encénies » se célèbrent en hiver, 10, 22; à la Dédicace on a ajouté un huitième jour, qui est le plus solennel de la fête, 7, 37, etc. Un écrivain de la gentilité n'aurait certainement pas insisté sur des choses de ce genre.

Même réflexion enfin à propos des idées et des sentiments qui avaient cours à cette époque chez les Juifs. Elie est l'objet de l'attente universelle, 1,2l ; il existe une haine nationale très vive entre Israël et les samaritains, 4, 9, 20, 22; 8, 48; il est inconvenant pour un docteur de s'entretenir publiquement avec une femme, 4, 27; les écoles rabbiniques sont en haute estime, 7, l5; les pharisiens superbes ont un souverain mépris pour le peuple illettré, 7, 49 et ss. (le portrait des Pharisiens est admirablement dessiné dans le quatrième évangile) ; on discute sur les relations de causalité qui peuvent exister entre le péché et les maux temporels, 9, 2. Surtout, avec quelle fraîcheur et quelle parfaite connaissance de son sujet l'auteur signale les traditions populaires, vraies ou fausses, qui concernaient le Messie ! Voyez 1, 19-28, 45-49, 5l ; 4, 25; 6, 14, l5; 7, 26, 27, 3l, 40-42, 52; 12, l3, 34; 19, l5, 21, etc; Et tout cela coule de source, à chaque chapitre.

L'auteur du quatrième évangile était un Juif originaire de Palestine. — Nous en avons deux preuves principales :ses connaissances topographiques et ses citations de l'Ancien Testament.

Pendant un certain temps il a été de mode, dans le camp rationaliste, de mettre en avant les prétendues inexactitudes du quatrième évangile sous le rapport de la topographie. Mais nos adversaires renoncent aujourd'hui à cet argument, car l'évidence des faits les y oblige. « Nous nous taisons, dit Keim (Geschichte Jesu von Nazara, t. 1, p. 133), sur cette rubrique des erreurs historiques et géographiques que l'on a coutume de signaler. On peut d'autant moins y croire, que l'auteur manifeste une connaissance passable du pays ». Oui assurément, une connaissance fort « passable », soit sur l'ensemble de la contrée, soit sur la capitale. Les localités petites ou grandes sont caractérisées tout le long du récit par des notes minutieuses, pittoresques, qui sont d'un vif intérêt pour le lecteur, sans avoir jamais rien d'affecté. Un faussaire étranger se serait bien gardé d'insérer ces divers traits qui auraient pu le compromettre, ou du moins il les eût regardés comme inutiles. Notre évangéliste sait qu'il existe deux villages appelés Béthanie, situés l'un au-delà du Jourdain, 1, 28, l'autre à quinze stades de Jérusalem, 11, 18; il mentionne Bethsaïda comme la patrie non seulement de Pierre et d'André, mais aussi de Philippe, 1, 44. Le détail relatif à Nazareth n'est pas moins naïf que précis, 1, 46: « De Nazareth peut-il y avoir quelque chose de bon »)? Cana est en Galilée, 2, l ;21, 2 ; Ænnon près de Salim, et il y a beaucoup d'eau en cet endroit, 3, 23; Ephrem, la dernière retraite de Jésus, est à proximité du désert, 11, 54. Sichar est une ville de Samarie, bâtie dans la plaine fertile qui s'étend aux pieds du Garizim: de précieux souvenirs du temps des patriarches se rattachent à cette localité, surtout le champ et le puits de Jacob (la profondeur du puits, constatée par les voyageurs, est spécialement notée, 4, 11), 4, 5, 6, 20 (« Un Juif de Palestine ayant passé souvent à l'entrée de la vallée de Sichem a pu seul écrire cela », dit M. Renan). Le plateau qui domine la rive nord-est du lac de Tibériade est couvert d'herbe au printemps, 6, l0. Le narrateur connaît à merveille tout ce qui concerne ce beau lac : il évalue les distances, 6, 19 ; il n'ignore pas que l'on peut aller à pied ou en bateau de Bethsaïda-Julias à Capharnaüm, 6, 22-24 (voyez aussi 21, 6-11). Et c'est d'un tel écrivain que l'on a osé dire : « La contrée ne paraît pas très familière à l'auteur » (M. Réville. Cf. Nicolas, Etudes critiques, p. 198) !

Son exactitude n'est pas moins grande au sujet de Jérusalem, et ici la précision est d'autant plus remarquable, que la ville sainte avait été détruite d'assez longues années avant la composition du quatrième évangile. Non loin de la porte probatique se trouvait la piscine de Béthesda, aux cinq portiques, 5, 2. Jésus, à tel moment précis, prêcha dans la partie du temple nommée « gazophylacium », 8, 20; une autre fois, il se tenait sous le portique de Salomon quand une foule nombreuse l'entoura vivement, 10, 23. Autres particularités intéressantes touchant le Cédron (18, 1, 28), Gabbatha (19, 13), le Calvaire (19, 17 et 20), le jardin où Jésus fut enseveli (19, 41, 42), etc. Evidemment l'auteur a vécu et voyagé dans le pays, il s'est mêlé au peuple, il a tout contemplé de ses propres yeux : c'est un Juif palestinien (voyez Luthardt, Der johanneische Ursprung, p. 138 et suiv.).

La méthode qu'il adopte pour faire les citations bibliques mentionnées plus haut nous conduit au même résultat. Un Israélite de la « Dispersion » (Διασπορά. Cf. Joan, 7, 35. On appelait ainsi les Juifs dispersés à travers le monde entier, en dehors de la Palestine), comme l'on disait alors, aurait cité l'Ancien Testament d'après la version des Septante, qui avait été précisément composée pour les Juifs parlant le grec : notre évangéliste n'emprunte rien aux Septante et traduit lui-même directement sur l'hébreu. On a calculé qu'il insère dans son récit quatorze passages de la Bible (voyez Westcott, St. John's Gospel, p. 13 et ss.). Sept de ces citations lui appartiennent en propre (2, 17, comp. Ps. 58, l0; 12, 14, 15, comp. Zach. 9, 9; 12, 38, comp. Is. 53, 1; 12, 40, comp. Is. 6, l0 ; 19, 24, comp. Ps. 21, 18; 19, 36, comp. Ex. 12, 46; 19, 37, comp. Zach. 12, 10) ; cinq sont faites par N.-S. Jésus-Christ lui-même (6, 45, comp. Is. 54, 13 ; 7, 38, voyez le commentaire ; 10, 34, comp. Ps. 71,,6; 13, 18, comp. Ps. 40, 10; 15, 25, comp. Ps. 35, 19), une par S. Jean Baptiste (1, 23, comp. Is. 40, 3), une par les Galiléens (6, 3l, comp. Ps. 77, 24). Or, aucune d'elles ne concorde avec les Septante, quand ceux-ci diffèrent de l'hébreu; trois d'entre elles, au contraire (6, 45; 13, 18; 19, 37), sont en harmonie avec l'hébreu alors que le texte primitif est en désaccord avec la traduction d'Alexandrie (voici les faits. 6. 45, S. Jean a cette citation d'Isaïe, 54, 13 : Καὶ ἔσονται πάντες διδαϰτοὶ θεοῦ. Les Septante traduisant: Καὶ (θήσω) πάντας τοὺς υἱούς σου διδαϰτους θεοῦ, faisant dépendre ces mots du verset 12, ce qui n'a pas lieu dans le texte hébreu. — Joan. 13, 18, nous lisons : Ὁ τρώγων μου τὸν ᾄρτον ἐπῆρεν ἐπʹ ἐμὲ τὴν πτέρναν αὐτοῦ, ce qui est conforme à l'hébreu. Les Septante ont modifié légèrement le texte original: Ὁ ἐσθίων ᾄρτους μου ἐμεγάλυνεν ἐπʹ ἐμὲ πτερνισμόν. Mais le passage Joan. 19, 37, est le plus significatif des trois : Ὂψοντι εἰς ὂν ἐξεϰέντησαν (ךקרו ). Les Septante ont manqué le vrai sens : Ἐπιϐλέψονται πρὸς με ἀνθʹ ὧν ϰατωρχήσαντο. Voyez Westcott, l. c., p. 14)

L'auteur du quatrième évangile a été témoin oculaire de la plupart des faits qu'il raconte. — Nous en avons une preuve directe et plusieurs preuves indirectes. La preuve directe consiste en trois passages où l'écrivain affirme en propres termes qu'il a contemplé de ses yeux ce qu'il raconte. 1° Joan. 1, l4: « Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous; et nous avons contemplé (ἐθεασάμεθα) (expression très forte: voyez le commentaire) sa gloire. Un rapprochement avec le début de la première épître de S. Jean ( 1 Joan. 1, 1-3) se fait ici de lui-même : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché concernant le Verbe de vie, — et la vie a été manifestée, et nous l'avons vue, et nous lui rendons témoignage, et nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée, — ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons ». 2° Joan. 19, 34-35 : « Un des soldats lui perça le côté avec une lance, et aussitôt il sortit du sang et de l'eau. Et celui qui l'a vu en a rendu témoignage, et son témoignage est vrai » (que penser de Baur et de Keim, d'après lesquels il s'agirait dans ces passages d'une vision purement spirituelle ?). 3° Joan. 21, 24: « C'est ce disciple qui rend témoignage de ces choses, et qui les a écrites. Et nous savons que son témoignage est vrai » (voyez le commentaire. Ces lignes sont probablement encore de S. Jean lui-même; d'autres les regardent comme ajoutées par les « anciens » d'Ephèse. Peu importe pour la preuve qu'elles nous fournissent ici).

Les preuves indirectes nous démontrent aussi de la façon la plus évidente que « si un écrit quelconque porte le cachet d'un témoin oculaire, c'est assurément l'œuvre de S. Jean » (Tholuck, Commentar zum Evang. Johannis, p. 31 de la 5ème édition). Elles consistent dans la nature si vivante et souvent autobiographique du récit, dans la mention si précise des circonstances de temps et de nombre.

Nous aurons à le redire en examinant le caractère du quatrième évangile (voyez le § 5), rien de plus vivant, de plus pittoresque que ses narrations. On voit que tout est peint d'après la réalité; les acteurs se meuvent sous nos yeux parce qu'ils s'étaient mus d'abord sous ceux du narrateur. L'art et l'imagination ne sauraient agencer les choses avec un tel mélange de vérité et de simplicité. Il faut avoir « contemplé » soi-même les scènes pour les raconter ainsi ; du reste, l'écrivain cite fréquemment sa propre expérience. Joan. 2, 11 : « Jésus manifesta sa gloire, et ses disciples crurent en lui ». 2, 22: « Lorsqu'il fut ressuscité d'entre les morts, ses disciples se souvinrent qu'il avait dit cela, et ils crurent ». 20, 8: « L'autre disciple, qui était arrivé le premier au sépulcre, entra aussi; et il vit, et il crut ». Et vingt autres traits analogues. Aussi, quelle parfaite exactitude dans les descriptions ! On voit, à une simple lecture, que les moindres traits s'étaient en quelque sorte photographiés dans la mémoire de l'auteur. Cela est frappant non seulement pour les épisodes considérés dans leur ensemble, — choix des premiers disciples, 1, 38-51, vendeurs chassés du temple, 2, 13-17, entretien avec la Samaritaine, 4, 4 et ss., la femme adultère, 8, 1-11, guérison de l'aveugle-né, 9, 6-7, le lavement des pieds, 13, 4, 5, 12, l'arrestation de Jésus, 18, 1-13, les détails de la passion, 18 et 19, la visite au saint sépulcre, 20, 3-8, — mais encore et surtout pour de menus traits, qui attestent à chaque instant le témoin oculaire. Jean-Baptiste jette un regard sur Jésus qui passe à quelque distance, 1, 35; Jésus, entendant qu'on le suit, se retourne, 1, 38; quand Marie répand le précieux parfum sur les pieds du Sauveur, la maison est remplie d'une agréable odeur, 12, 3; c'est la nuit noire lorsque Judas quitte le cénacle, 13, 30; Jésus interrompt son discours d'après la cène pour donner le signal du départ: Levez-vous, partons d'ici, 14, 3l. Que ces indications suffisent, car le commentaire les relèvera d'ordinaire fidèlement.

Il faudrait de même copier une partie notable du quatrième évangile, si l'on voulait signaler à fond toutes les circonstances de temps et de nombre qui émaillent le récit et lui communiquent un caractère si net, si précis. Pour le temps, l'ordre chronologique, suivi très exactement, prouve que la biographie de Notre- Seigneur était demeurée présente, sous sa forme historique et réelle, dans l'esprit de l'écrivain sacré. Les époques, les jours, les heures même se dégagent de la narration et lui donnent du relief. Ce sont les fêtes juives, dont nous avons déjà parlé. C'est, à telle ou telle période, une série de jours déterminés (voyez 1, 29, 35, 43; 2, 1; 4, 40, 43; 6, 22; 7, 14, 37; 11, 6, 17, 39; 12, 1, 12 ; 19, 31; 20, 1, 26, etc.). C'est, en tel ou tel jour, la dixième heure, 1, 40, la sixième heure, 4, 6, la septième heure, 4, 52, environ la sixième heure, 19, 14, de grand matin, 18, 28; 20, 1; 21, 4, le soir, 6, 16; 20, 19, la nuit, 3, 2, etc. L'auteur y était, car il sait tout. Rien de plus remarquable aussi que sa connaissance exacte des nombres, soit pour les personnes, soit pour les choses : deux disciples, 1, 35, six amphores, 21, 6, cinq maris, 4, 18, trente-cinq ans de maladie, 5 , 5, cinq pains et deux petits poissons, 6, 9, vingt-cinq stades, 6, 19, trois cents deniers, 12, 5, cent livres, 19, 39, deux cents coudées, 21, 8, cent cinquante-trois poissons, 21, 11. Et remarquez que ces détails se présentent partout, sans recherche, incidemment et très naturellement. Non, le faussaire « le plus raffiné » n'aurait pas été capable d'arriver à un pareil résultat.

L'auteur faisait partie du collège apostolique. — Il connaît trop bien et l'entourage le plus intime de N.-S. Jésus-Christ, et Jésus lui-même, pour n'avoir pas été personnellement un des Douze. Sous ce double rapport, le quatrième évangile nous fournit un plus grand nombre de traits spéciaux que les trois autres réunis.

Relativement aux disciples, notre évangéliste expose leurs pensées les plus secrètes, même des pensées « qui parfois nous surprennent, et qu'aucun compositeur de fictions ne leur aurait attribuées » (Plummer, St. John's Gospel, p. 28). Voyez, 2, 11, 17, 22; 4, 27; 6, 19, 60; 12, 16 ; 18, 22, 28; 20, 9; 21, 12. Il est aisé de voir qu'il était lié avec plusieurs d'entre eux (André, Philippe, Nathanaël, surtout Simon-Pierre, chap. 1 et 21). De bonne heure il a percé à jour les ignobles sentiments du traître (Cf. 6, 70, 71 ; 11, 6; 13, 2, 27). Il peut indiquer les lieux de leurs retraites (18, 2; 20, 19), les paroles qu'ils échangèrent dans l'intimité soit entre eux, soit avec leur Maître (4, 31, 33; 9, 2; 11, 8, 12, 16 ; 16, 17, 29, etc.).

Relativement à Jésus, quel riche trésor de souvenirs personnels il s'était formé peu à peu! Et tous ces souvenirs prouvent qu'il avait longtemps vécu lui-même dans son entourage immédiat. Il a dû s'associer dès le début au Sauveur sur les bords du Jourdain, 1, 19 et ss., l'accompagner aux noces de Cana, puis à Jérusalem, puis en Judée et en Samarie, 2-4. Il était avec lui et avec les autres apôtres au moment de la multiplication des pains et du discours qui la suivit, 6. Il lit au cœur sacré de Jésus les sentiments qui l'animaient (11, 33, 38; 13, 21), les motifs qui le faisaient agir (2, 24, 25 ; 4, 1, 3; 5, 6 ; 6, 6, 15; 7, 1; 13, 1,3, 11; 16, 19; 18, 4; 19, 28). Partout, on voit en lui le disciple, l'apôtre privilégié. Au surplus, un homme revêtu de l'autorité apostolique pouvait seul, vers la fin du premier siècle, alors que la tradition s'était formée sur la vie de Jésus avec les synoptiques pour base, publier une biographie nouvelle, si différente des anciennes sur plusieurs points et semblant même parfois les contredire (voyez Grau, Entwicklungsgeschichte des neutestament. Schriftthums, t. 2, p. 436, et Keil, Commentar üb. das Evang. des Johannes, p. 61).

L'auteur n'est autre que l'apôtre S. Jean. — Ici, le cercle se referme et nous arrivons à une certitude à peu près complète. En premier lieu, les relations des synoptiques nous ont appris que parmi ses apôtres, Jésus avait eu trois amis plus favorisés que les autres : S. Pierre, S. Jacques le Majeur et S. Jean. Or S. Jacques fut martyrisé dès l'année 44 (cf. Act. 12, 2): on ne saurait songer à lui pour la composition du quatrième évangile. S. Pierre non plus ne saurait avoir écrit une telle œuvre; car, d'une part, il reçut lui aussi la couronne du martyre avant l'époque de sa publication, et, d'autre part le style et la manière de notre évangéliste diffèrent totalement du genre de S. Pierre comme homme et comme écrivain (voyez les épîtres de S. Pierre). Jean seul demeure ; et même il était l'unique survivant de tout le collège apostolique quand parut l'écrit évangélique qui porte _ son nom.

En second lieu, il existe un rapport de ressemblance très étroit entre l'âme si calme, si délicate, si tendre, si contemplative de S. Jean et le caractère de l'évangile que nous étudions (voyez plus bas, § 5). L'identité de style entre cet écrit et la première épître du disciple bien aimé n'est pas moins saisissante.

En troisième lieu, l'auteur de notre évangile, qui marque avec tant de soin les distinctions de lieux et de personnes, pour éviter toute possibilité de confusion (les deux Cana, les deux Béthanie, Jude et Judas, etc.), omet totalement l'une des plus importantes, notée vingt fois par les synoptiques : celle qui concerne Jean-Baptiste et Jean, fils de Zébédée. Pour lui, le Précurseur est Jean « sine adjuncto » ; c'est qu'il est lui-même l'autre Jean, et que, ne se nommant pas, il juge la confusion impossible.

Enfin, ce silence même qu'il garde à son propre sujet, au sujet de son frère et de sa mère, tandis qu'il nomme si volontiers les autres apôtres (S. André quatre fois, S. Philippe deux fois, Nathanaël et S. Thomas cinq fois chacun, S. Jude une fois, Judas Iscariote huit fois, S. Pierre jusqu'à trente-trois fois), n'est-il pas une autre clef du mystère? Sa modestie l'a empêché de parler de lui autrement que sous le voile de l'anonyme (le récit de S. Jean est en effet complètement « subjectif », ainsi qu'on l'a dit à bon droit; les narrations antérieures sont au contraire « objectives », et nettement liées à la personnalité de leurs auteurs); mais il a trahi par là-même le secret qu'il voulait taire .

Ne sommes-nous pas maintenant en droit de conclure que les preuves intrinsèques s'associent de la façon la plus énergique aux témoignages externes, pour démontrer que le quatrième évangile est vraiment l'œuvre de l'apôtre S. Jean ?  « Si, à défaut de renseignements historiques, on devait, d'après de simples vraisemblances, découvrir parmi les apôtres ou les disciples de Jésus l'auteur de cet évangile, les savants s'arrêteraient bien vite à S. Jean, tant le caractère de cet apôtre et les circonstances de sa vie se révèlent clairement dans ce livre » (De Valroger, Introduction historique et critique aux livres du Nouveau Testament, t. 2, p. 92. Cf. D. Krabbe, Vorlesungen über das Leben Jesu, p. 45).


3° LES RATIONALISTES ET LEURS SOPHISMES.


Sur ce point également, nous devrons nous borner à des indications rapides et sommaires. Le but de nos commentaires est en effet d'exposer, non pas de réfuter; ou plutôt, nous espérons avoir souvent renversé d'une manière indirecte les fausses théories de nos adversaires, en établissant le vrai sens des textes, à la suite de nos grands maîtres les Pères et les Docteurs. D'ailleurs, pour une réfutation complète, qui suivrait pas à pas l'erreur dans tous ses méandres, c'est un volume entier qu'il faudrait (témoin M. Godet, qui a dû consacrer tout un volume de 366 pages à son introduction au quatrième évangile, parce qu'il a voulu répondre à la plupart des arguments rationalistes; et encore est-il forcément demeuré incomplet. Ses réponses sont du reste celles d'un savant et d'un homme de foi, quoique certaines théories protestantes se fassent jour çà et là).

Un mot d'abord sur l'historique de la question. Entre les Alogi mentionnés ci-dessus et la fin du 17ème siècle, aucun doute, aucune attaque à signaler. Bien des hérésies se succèdent, qui nient tour à tour les dogmes les plus sacrés; mais l'évangile selon S. Jean reçoit de toutes parts le respect traditionnel. Le déiste anglais Edouard Evanson fut le premier à prétendre que cet écrit sublime avait été composé au second siècle, par un platonicien converti (The dissonance of the four generally received Evangelists and the evidence of their respective authenticity examined, Ipswich, 1792). Deux excellentes ripostes firent rentrer Evanson dans le silence, et l'Angleterre fut pour longtemps délivrée de cette douloureuse controverse (cf. Priestley, Letters to a young man, 1793; Simpson, An Essay on the authenticity of the N. Test, I793).

Mais la négation ne tarda point à passer en Allemagne, où de nombreux opuscules, aussi hardis que peu scientifiques, la firent retentir sous les formes les plus variées : Vogel, au ton badin et léger (Der Evangelist Johannes und seine Ausleger vor dem jüngsten Gericht, 1781), et le sentimental Herder (Von Gottes Sohn, der Welt Heiland, Riga 1777) méritent seuls une mention à part dans cette foule insignifiante. Il y eut aussitôt de savantes réfutations, entre autres celles du professeur catholique L. Hug et du docteur protestant Eichhorn, dans leurs Introductions au Nouveau Testament, fréquemment rééditées (la première édition de Hug parut en 1808, celle de Eichhorn en 1810). Une réaction fut produite, et les opposants réduits au silence en Allemagne comme précédemment en Angleterre.

Environ dix ans plus tard, les fameux Probabilia de C. G. Bretschneider, audacieux sous un titre modeste (voici le titre complet : Probabilia de evangelii et epistolarum Joannis apostoli indole et origine eruditorum judiciis modeste subjecit. Leipzig 1820), recommencèrent un débat que l'on espérait à jamais terminé. Cet ouvrage était beaucoup plus sérieux que tous ceux qui avaient paru jusqu'alors, et au fond il est demeuré l'arsenal dans lequel tous les ennemis subséquents du quatrième évangile sont venus chercher des armes. Bretschneider met habilement S. Jean en opposition perpétuelle avec les synoptiques, il reproche à l'auteur de notre évangile de nombreux manquements contre l'histoire et la géographie, il prétend qu'il n'a pu être ni un témoin oculaire, ni un Juif, ni un apôtre : c'était, dit-il, un chrétien de la Gentilité, qui vivait au début du second siècle. Un grand mal fut produit. Toutefois, il y eut aussi, et sur le champ, de si solides réfutations (« Le cœur chrétien était en cause », a dit éloquemment le Dr Lücke, qui composa alors son beau commentaire pour répondre à Bretschneider. Et quand on s'attaque au cœur chrétien, il sait défendre admirablement ce qu'il aime. Voyez J. van Oosterzee, Das Johannes-evangelium, vier Vortræge, 1867), que Bretschneider lui-même battit ouvertement en retraite au bout d'un an ; il assurait, avec plus ou moins de sincérité, que sa conduite avait eu pour but de rendre la vérité plus manifeste en provoquant un examen tout-à-fait sérieux de la question. A partir de ce moment, nouvelle période de calme. Un courant contraire ne tarda même pas à s'établir, grâce à Lücke et à Schleiermacher, qui firent la part trop belle à S. Jean aux dépens des évangélistes synoptiques (il est bon de remarquer que les fausses réactions de ce genre n'ont pas lieu dans l'Église catholique, dirigée par le « magisterium » infaillible).

Mais voici qu'en 1835 la lutte éclata encore avec violence, provoquée par le trop célèbre Dr F. Strauss et sa Vie de Jésus (Das Leben Jesu kritisch bearbeitet, Tubingue 1835-1836). Si presque tout est « mythe » dans les narrations évangéliques, leurs auteurs sont naturellement des faussaires : Strauss n'a pas daigné en dire plus long sur ce dernier point. Vers le même temps, Lützelberger se mit à nier, comme nous l'avons vu, la possibilité d'un séjour de S. Jean à Ephèse, renversant du même coup, pensait-il, toute la tradition relative à l'auteur du quatrième évangile. Les trois principaux disciples de Strauss, F. Baur (Ueber die Composition und den Charakter des Johann. Evangeliums, dans les Theolog. Iahrbücher, 1844. Mgr Haneberg, Commentar, p. 20, regarde Baur comme étant « sans doute le plus important des adversaires de l'Evangile selon S. Jean »), Zeller (Theolog. Iahrbücher, 1845 et 1847) et Schwegler (Der Montanismus, 1841, et Theolog. Iahrbücher, 1842), se mirent d'accord, malgré des nuances très grandes d'argumentation, pour rejeter la composition de l'œuvre dite de S. Jean à la seconde moitié du 2ème siècle. De même Hilgenfeld (Das Evangelium and die Briefe Johannis, 1849; Der Passastreit und das Evangel. Johann. dans les Theolog. Iahrbücher 1849; plus récemment, Einleitung in's N. Testament, Leipzig 1873) et Volkmar (en divers articles de revues et divers opuscules), dont les motifs furent cependant tout autres. A ces attaques multiples on répondit de nouveau avec vaillance : les champions les plus remarqués de l'authenticité furent alors les Dr Thiersch (Versuch zur Herstellung des histor. Standpunktes für die Kritik der neutest. Schriften, 1845; Einige Worte über dis Aechtkeit der neutest. Schriten, 1846), Ebrard (Das Evangelium Johannis and die neueste Hypothese über seine Entstehung, 1845), Bleek (Beitræge zur Evangelien-Kritik, 1846) et Luthardt (Das Evangelium Johannis nach seiner Eigentümlichkeit geschildert, 1852).

Une paix relative régna jusqu'au moment où M. Keim vint ouvrir le dernier stade de cette triste lutte. Dans l'introduction de l'ouvrage si érudit, mais si rempli d'erreurs, qui lui a valu en peu de temps une réputation européenne (Geschichte Jesu von Nazara, 1867-1872), il emploie les moyens les plus radicaux pour enlever à S. Jean son titre de rédacteur du quatrième évangile : la tradition entière a été faussée et ne mérite pas la moindre créance (voyez ci-dessus les allégations de Keim à propos du séjour de S. Jean à Ephèse). Cependant il fut obligé, par l'existence même des témoignages, à reculer la composition jusque vers les premières années du second siècle. Le débat recommença alors en Angleterre, où Davidson (Introduction to the study o the N. Test., Londr. 1868, t. 2) et l'auteur anonyme du livre intitulé Supernatural Religion (la première édition parut à Londres en 1874; une sixième était déjà devenue nécessaire en 1875) se rangèrent parmi les adversaires de l'authenticité. Parmi les réfutations nombreuses suscitées par cette recrudescence d'attaques, nous citerons celles de M. l'abbé Deramey (Défense du quatrième Évangile, Paris 1868), du vénérable et infatigable Dr Luthardt (Das Johanneische Ursprung des vierten Evangeliums, Leipzig 1874), de M. E. Leuschner (Das Evangelium Johannis und seine neuesten Widersacher, Halle 1873), et de M.W. Beyschlag (Zur johanneischer Frage, Gotha 1876. Voyez aussi A. Jacobsen, Untersuchungen über das Johannesevangelium, Berlin 1884). Elles ont plus d'une fois forcé les « critiques », ainsi qu'ils se nomment fièrement, de chanter la palinodie et de revenir à l'opinion traditionnelle. D'autres fois, elles les ont obligés de recourir à des moyens termes par lesquels ils avouaient malgré eux leur délaite. C'est ainsi que M. Renan, dans la treizième édition de la Vie de Jésus (Paris 1867), en est venu à reconnaître que notre évangile avait été rédigé à Ephèse, d'après le récit de l'apôtre S. Jean, peut- être même dicté par lui. M. Michel Nicolas (Études critiques sur la Bible : Nouveau Testament, 1862), Weizsæcker, Schenkel et plusieurs autres ont adopté des conclusions analogues (voyez Keil, Commentar. p. 35 et s.).

Passons à quelques objections de détail, et voyons quelle est leur valeur. Mais, si c'était le lieu, qu'il serait intéressant de faire ressortir, d'une part les contradictions perpétuelles dans lesquelles s'embarrassent les rationalistes au sujet de l'évangile selon S. Jean (cf. J. P. Lange, Das Evang. nach Johannes, p. 21 de la 3è édition. Les uns rejettent le quatrième évangile comme trop idéal, les autres comme trop réaliste. D'après les uns, c'est un Samaritain qui l'a composé; d'après les autres, il est l'œuvre de l'Église même. Les uns pensent que les erreurs Valentiniennes ont eu pour base la doctrine de S. Jean ; les autres regardent au contraire ces erreurs comme la source à laquelle a puisé le faussaire. Etc. « C'est ainsi que la critique... s'anéantit elle-même de la façon la plus frappante »), de l'autre leurs coups d'autorité et « le ton de hautaine assurance » qu'ils affectent (Le Dr Scholten écrivait dans un de ses ouvrages les plus récents, Der Apostel Johannes in Kleinasien, p. 89 : « Que le quatrième évangile ne puisse provenir de l'apôtre Jean, c'est un résultat de la critique historique, qui est reconnu avec une unanimité toujours plus grande, par tous ceux dont l'œil n'est obscurci par aucun préjugé dogmatique ». Nous avons lu plus haut des affirmations non moins pédantes du Dr Keim). Ce sont là des preuves qu'ils sentent leur extrême faiblesse.

Des objections de deux catégories nous sont présentées : les unes, très nombreuses, d'un caractère intrinsèque; les autres, deux tout au plus, de l'ordre externe.

Les objections tirées du livre même. — Évidemment nous ne signalerons que les principales. La première, que l'on retrouve le plus fréquemment et sous des formes très variées, consiste dans la prétendue contradiction qui se manifesterait d'une manière incessante entre la narration de S. Jean et les trois récits des synoptiques. « Les faits et les discours les mieux attestés des évangiles primitifs sont de la façon la plus arbitraire séparés ou associés, diminués ou augmentés. Au lieu de la Galilée c'est la Samarie et Jérusalem; ce sont des voyages de fête de manière à perdre haleine, au lieu de missions paisibles; deux années d'enseignement au lieu d'une seule, un philosophe et un théologien chrétien au lieu du Baptiste national indépendant, une mère croyante au lieu d'une mère qui doute, un seul disciple favori au lieu de trois privilégiés, des énigmes sur la sagesse au lieu d'une prédication populaire, le rejet de la loi (mosaïque) au lieu de sa préservation, des retraites au lieu des vifs combats de la fin, le lavement des pieds au lieu de la dernière cène, au lieu de l'angoisse le calme et le triomphe, au lieu des sbires juifs une cohorte romaine, au lieu du Sanhédrin un tribunal impérial, au lieu du messianisme un royaume de la vérité prêché aux oreilles de Pilate; bref, qui pourrait nommer toutes les divergences » ? Nous empruntons à Keim ce résumé qui est assez bien présenté (Geschichte Jesu, t. 1, p. 45). Tout différerait donc : les faits, la doctrine, les discours, le portrait d'ensemble. Par conséquent, si les évangiles de S. Matthieu, de S. Marc et de S. Luc sont authentiques, l'œuvre de S. Jean tombe par là même. — Ici, nous devons prier le lecteur de prendre patience, et d'attendre, pour une réponse développée, notre Introduction générale aux Saints Évangiles, où les relations des synoptiques et de S. Jean seront traitées à fond. Qu'il suffise de dire en ce moment, que si les dissemblances existent, elles sont étrangement exagérées par nos adversaires, et qu'elles s'expliquent très bien, par les genres et les buts divers des écrivains sacrés (voyez plus loin, le §3 et le § 4) ; du reste, la ressemblance est encore plus saisissante, et nous reconnaissons aisément dans les deux tableaux le même Jésus, le même Christ, le même fils de Dieu. Que de traits en paroles ou en actes, dans les synoptiques, que l'on croirait empruntés à S. Jean (Cf. Matth. 2, 15; 3, 3, 17; 11, 19, 26-30 ; 16, 16; 26, 64; 28, 1,8; Marc. 1, 2; 2, 28; 12, 35; 13, 26; 16, 19; Luc. 1, 16,17; 2, 11, etc.), et réciproquement, combien de détails du quatrième évangile qui rappellent ceux des trois premiers (cf. 2, 14; 5, 19; 6, 3, etc.) ! Nous avons plusieurs fois insisté là-dessus dans nos commentaires antérieurs, et pareillement dans ce volume (voyez une bonne réfutation détaillée de ces prétendues antilogies dans G. K. Mayer, Die Æchtheit des Evang. nach Johannes, 298-455. Cf. Westcott, St. John's Gospel, p. 78 et ss. Sur les discours de N.-S. Jésus-Christ dans S. Jean, voyez le § 5, et Corluy, Commentarius in Evangelium S. Joannis, p. 15-16 de la 2ème édit.). Pour les idées théologiques, il est impossible de prouver que le moindre trait daterait seulement du second siècle, et ne s'harmoniserait point avec le reste de la prédication évangélique. Les assertions des rationalistes à ce sujet sont absolument arbitraires et sans base réelle. Nous dirons, dans le commentaire, à qui S. Jean emprunta la doctrine du divin Logos (p. 4-5). Une seconde objection intrinsèque est tirée de la différence marquée, soit de forme, soit de fond, qui existe entre l'Apocalypse et le quatrième évangile. L'un ou l'autre de ces écrits est certainement inauthentique, nous assure-t-on. Ici encore, nous répondrons que les divergences ont été beaucoup trop accentuées dans l'intérêt de la cause qu'on veut soutenir, et qu'elles peuvent s'expliquer aisément. L'Apocalypse est écrite en un grec moins pur, et cela se conçoit sans peine si l'on songe qu'elle est notablement plus ancienne, et que S. Jean eut ensuite le temps d'accroître sa connaissance de la langue grecque pendant son séjour prolongé à Ephèse. Pour le fond, les idées diffèrent parce que le genre diffère aussi : un livre prophétique et un écrit historique peuvent-ils donc reproduire identiquement les mêmes théories ? Mais malgré cela, et Baur lui-même l'a reconnu (voyez Schanz, Commentar, p. 13), les coïncidences d'ensemble et de détail sont vraiment frappantes entre les deux « volumina » sacrés. De part et d'autre, langage « saturé » de l'Ancien Testament; de part et d'autre, Jésus-Christ, figure centrale : autour de lui un double mouvement, celui de l'amour et celui de la haine; de part et d'autre, même richesse et profondeur de pensées. Rien ne s'oppose à ce qu'ils aient eu un seul et même auteur (cf. Westcott, l. c., p. 84 et ss. ; Drach, L'Apocalypse, Paris 1883, p. 10 et 11).

Mais S. Jean ne saurait avoir composé un évangile où il se met personnellement en scène d'une manière si peu modeste, où il manifeste en particulier « un sentiment de rivalité jalouse » à l'égard de S. Pierre (Weizsæcker, Baur, Hilgenfeld, M. Renan. Ce dernier ajoute, pour renforcer l'argument d'après un fait connexe, «la haine particulière de notre auteur contre Judas de Kérioth ». « Quelle puérilité » ! nous écrierons-nous avec un récent commentateur. Comment lit-on les textes, quand on en déduit ainsi des conclusions diamétralement opposées à la vérité ? S. Jean manquant de modestie ! Mais s'il était si désireux de paraître, pourquoi le voile de l'anonyme et cette manière délicate, impersonnelle de se mettre en scène? Il s'appelle, il est vrai, « le disciple que Jésus aimait » ; la gratitude ne l'y obligeait-elle point ? Il est du reste vraisemblable qu'on s'était mis de bonne heure dans l'Église à le désigner par ce beau nom. S. Jean froissé du rôle prépondérant que les synoptiques attribuent à S. Pierre ! Mais alors, pourquoi a-t-il contribué autant qu'eux à exalter ce rôle ? Qu'on parcoure les passages 1, 4l, 42; 6, 68; 13, 6, 24; 18, l0; 20, 2, 6-8 ; 21, 2, 3, 7 ; 2, 15-22, et l'on verra si l'écrivain qui a consigné dans son récit de telles lignes pouvait éprouver le plus petit « sentiment de rivalité jalouse » à l'égard du prince des apôtres (M. Godet se demande à bon droit s'il est permis de « tordre ainsi le sens » d'un récit).

Moins ridicule, l'objection, tirée de ce qu'on appelle l'anti-judaïsme de l'auteur, est pareillement dénuée de tout appui. Ce qui a été dit plus haut des relations du quatrième évangile avec l'Ancien Testament suffit pour le démontrer (« Si je voulais citer tous les passages où l'on rencontre des idées, des manières de voir, des expressions figurées, des symboles venus de l'Ancien Testament, je devrais copier la moitié de l'évangile » dit à bon droit Luthardt, Commentar, t. 1, p. 131). Que s'il appelle à chaque instant les chefs de la théocratie des « Judæi » (οἱ Ἰουδαῖοι), dans un sens apparemment hostile, il ne fait que se conformer à la réalité des faits, et ce n'est certes point lui qui ouvre le combat. Évidemment le christianisme avait brisé avec le judaïsme, mais pas dans le sens marqué par les rationalistes. Le commentaire de quelques textes incriminés (8, 17; 10, 34; 15, 25) convaincra le lecteur que les prétendues autres traces d'antinomisme disséminées, nous dit-on, à travers le récit, ne sont rien moins que de l'antijudaïsme et de 1'antinomisme (voyez Müller, De nonnullis doctrinæ gnosticæ vestigiis quœ in quarlo evangelio inesse feruntur dissertatio, Fribourg en Brisgau 1883, p. l7 et ss. Baur et ses disciples concluent de Gal. 2, 9, et du livre des Actes, que S. Jean était un judaïsant très actif).

Enfin, un écrit où fourmillent les erreurs géographiques et historiques ne saurait avoir été composé par l'apôtre S. Jean. Nous avons vu précédemment à quoi il faut nous en tenir sur ce point. Un seul détail mérite d'être signalé à part : Caïphe nommé « pontifex anni illius » à deux reprises, 11, 49, 5l ; 18, l3, tandis que, d'après la loi juive, les grands-prêtres gardaient toujours leurs fonctions jusqu'à leur mort. Mais on verra aussi, au commentaire de ces passages, l'exactitude étonnante d'une telle expression.

Restent donc les difficultés de l'ordre externe. — Nous osons à peine mentionner la première, tant elle nous paraît humiliante pour ceux qui la proposent. Le quatrième évangile ne serait pas, aux yeux de l'école rationaliste, suffisamment accrédité par la tradition ; les anciens témoins n'auraient point parlé en sa faveur d'une manière assez explicite ! Nous savons, d'après la première partie de ce paragraphe, à quoi nous en tenir là-dessus. Des hommes qui vivent dix-huit cents ans après la publication d'un ouvrage mettent en question, relativement à son authenticité, le témoignage d'autres hommes qui florissaient vers l'époque même où il paraissait ! Lesquels méritent davantage notre confiance (voyez le développement de cette preuve dans Sadler, The Gospel according to St. John, p. 11, 17 et 18).

Du moins nos adversaires tiennent en réserve, comme une ancre de dernière espérance, la preuve que leur fournit la conduite des Quartodécimans. Voici le résumé de l'objection. Dans la lutte célèbre qui s'engagea au second siècle à propos du jour précis où l'on devait célébrer la Pâque chrétienne, les évêques d'Asie Mineure, en particulier S. Polycarpe et S. Polycrate, s'appuyaient sur l'apôtre S. Jean pour solenniser toujours le 14 nisan, à la façon des Juifs (cf. Eusèbe. Hist. eccles., 5, 24, l6, et les textes cités plus haut). Or, d'après le quatrième évangile (Jean. 13, l ; 18, 28; 19, 14), Jésus aurait lui-même célébré la Pâque d'une manière anticipée, c'est-à-dire avant le l4 nisan. D'où il suit que cet évangile ne saurait avoir l'apôtre S. Jean pour auteur, puisqu'il contredit la tradition qui prenait précisément pour base la manière de faire du disciple privilégié (voyez Bretschneider, Probabilia, p. 109 et ss.; Baur, Kritische Untersuchungen, p. 354 et ss.; Hilgenfeld, Der Passastreit der alten Kirche, 1860). Mais, « falsum suppositum », répondrons-nous d'abord ; car, ainsi que nous l'admettons de plus en plus avec la grande majorité des interprètes (voyez l'Evang selon S. Matth., p. 498 et ss., l'Evang. selon S. Marc, p. 193; L'Evang. selon S. Luc, p. 360, et le présent commentaire aux chap. 13 et 18), N.-S. Jésus-Christ, pour la date comme pour le reste, se conforma en tous points aux coutumes juives touchant la célébration de la Pâque. Et, par impossible (du moins suivant notre opinion), quand même il deviendrait certain que Jésus anticipa la Pâque juive, l'argument de nos adversaires porterait encore à faux, comme le Dr Schürer - un rationaliste, pourtant - l'a démontré. En effet, la controverse pascale ne roulait nullement sur ce point : Quand est-ce que Jésus-Christ a célébré la Pâque ? mais sur celui-ci : Les chrétiens doivent-ils conserver pour cette fête le même jour que les Juifs, ou modifier leur calendrier (cf. Hefele, Conciliengeschichte, t. 1, p. 286 et ss.; Reuss, Geschichte der h. Schriften, p. 224; Langen, Letzte Lebenstage Jesu, p.61 et ss.).

Concluons. En regard de la preuve invincible que nous fournit la tradition, en regard de la preuve si énergique en son genre que nous pouvons puiser dans l'œuvre même de S. Jean, les rationalistes ne peuvent placer que des sophismes, lesquels, bien loin d'infirmer en rien ces deux arguments, en relèvent au contraire la force admirable (« Ceux qui, depuis qu'on a commencé à discuter cette question, ont été réellement au courant de ce qui la concerne, n'ont jamais pu avoir ou n'ont jamais eu un moment de doute. A mesure que les attaques contre S. Jean sont devenues plus violentes, la vérité, durant les dix ou douze premières années, a été de plus en plus solidement établie, l'erreur a été refoulée dans les coins les plus cachés, et en ce moment les faits que nous avons devant nous sont tels qu'aucun homme, à moins de vouloir en connaissance de cause choisir l'erreur et rejeter la vérité, ne peut avoir l'audace de prétendre que le quatrième évangile n'est pas l'œuvre de l'apôtre Jean ». C'est le Dr Ewald, un rationaliste aussi, qui écrivait naguère ces lignes à l'occasion de la Vie de Jésus de M. Renan, Gœllinge Geleherte Anzeigen, août 1883).


§ 3.— L'OCCASION, LES SOURCES, LE BUT DU QUATRIÈME EVANGILE.


l. L'occasion. — Une tradition non moins ancienne que permanente affirme que S. Jean composa son évangile sur la demande pressante et réitérée soit des prêtres, soit des fidèles d'Asie-Mineure.

« Johannes ex discipulis, cohortantibus condiscipulis (d'après quelques auteurs, ce mot désignerait ceux des disciples immédiats de Jésu qui vivaient encore) et episcopis suis, dixit : Conjejunate mihi hodie triduo, et quid cuique fuerit revelatum, alterutrum nobis enarremus. Eadem nocte revelatum Andreæ ex apostolis ut, recognoscentibus cunctis (cf. Joan. 21, 24 : « Scimus quia verum est testimonium ejus »), Johannes suo nomine cuncta describeret ». Ainsi écrivait, dès la fin du second siècle, l'auteur du fragment de Muratori (quoique plusieurs faits, notamment l'intervention de S. André, semblent légendaires, l'attestation principale demeure). Clément d'Alexandrie, vers la même époque, nous fournit un renseignement analogue, quoique plus concis : προτραπέντα ὑπὸ τῶν γνωρίμων ( Ap. Euseb. Hist. Eccl. 6, 14). S. Victorin de Pettau, en Pannonie, martyrisé l'an 303, s'exprime en ces termes : « Cum essent Valentinus, et Cerinthus, et Ebion, et ceteri scholae Satanæ diffusi per orbem, convenerunt ad illum (Joannem) de finitimis provinciis omnes, et compulerunt ut ipse testimonium conscriberet » (Migne, Patrol. græca, t. 5, col. 333). Les témoignages d'Eusèbe (Hist. eccl, 3,24) et de S. Jérôme sont identiques. « Joannes, dit ce dernier (Proœmium in Matth. Cf. De viris illustr. c. 9),... coactus est ab omnibus pene tunc Asiæ episcopis et multarum ecclesiarum legationibus... scribere ».

Rien de plus naturel, du reste, qu'une telle demande, à une telle époque. Le disciple bien aimé avait atteint les limites de la vie humaine, et c'était alors un temps de crise, à cause des hérésies naissantes : les évêques et les chrétiens d'Asie pensaient à bon droit qu'il y aurait une extrême utilité pour l'Église à posséder, dans un livre qui ne mourrait point, les divins récits que S. Jean leur avait si souvent exposés de vive voix.

De ce fait rejaillit une nouvelle autorité sur le quatrième évangile. « Il résume donc le témoignage collectif d'un groupe entier de disciples du Sauveur et d'apôtres, ayant saint Jean à leur tête. Cela nous explique la conclusion du livre (Joan. 21, 24), qui est une espèce de reconnaissance formelle : Ce disciple est celui qui rend témoignage de ces choses, et qui a écrit ceci; et nous savons que son témoignage est vrai. Nous avons là, pour ainsi dire, la signature confirmative des compagnons de saint Jean » (De Valroger, Introduction historique et critique aux livres du N. T., t. 2, p. 101 et ss.).

2. Les sources. — Le cœur aimant de l'apôtre favori, sa mémoire dans laquelle tout ce qu'il avait vu et entendu « de Verbo vitæ » (1 Joan. 1,1) s'était gravé d'une manière indélébile, telles furent les sources principales de ce livre unique, marqué au sceau d'une originalité si admirable. Le temps, qui efface de son aile nos meilleurs souvenirs (Jules Sandeau), rajeunissait au contraire ceux de S. Jean (« Rien n'avait péri en lui de l'histoire de son Maître. Elle avait pénétré dans son âme fidèle à une telle profondeur, qu'elle n'en pouvait plus sortir. Si plus un souvenir est grand, si surtout, plus il est cher, plus il se grave et vit dans le cœur qui l'a reçu, quelle ne devait pas être la mémoire de Jésus-Christ dans l'âme de S. Jean »! Baunard, L'apôtre S. Jean, p. 345).

Toutefois cela n'exclut pas, les auteurs l'admettent volontiers, quelques documents proprement dits, par exemple, des ἀπομνημονεύματα analogues à ceux qui servirent à S. Luc (Luc. 1, 1-4) pour composer sa narration.

Enfin, pour divers détails, S. Jean put recourir aux informations personnelles. Pendant les années qu'il passa dans la ville sainte après la Pentecôte, rien de plus facile que d'interroger Nicodème, Marie-Madeleine et d'autres disciples. Surtout, combien de fois, durant ses colloques intimes avec la Mère de Jésus, devenue sa propre mère, ne dut-il point revenir sur les actions et les paroles de Celui qui occupait constamment leurs pensées (Nous avons été heureux de voir que des commentateurs protestants, entre autres MM. Watkins, The Gospel according to S. John, p. 23, et J. P. Lange, Das Evangelium nach Johannes, p. 24 de la 3° édition, associent sans hésiter la Ste Vierge à l'œuvre de S. Jean) ! De là, même pour les discours de Notre-Seigneur cette rédaction si sûre quoique après de si longues années.

3. Le but. C'est là le plus important et un des plus intéressants des points qui concernent la composition de l'Évangile selon S. Jean. A première vue, les renseignements des anciens écrivains ecclésiastiques semblent s'écarter les uns des autres d'une façon notable, ce qui a causé quelque hésitation parmi les commentateurs plus récents: Nous verrons néanmoins que l'on peut tout concilier, en distinguant, comme le font d'ailleurs aujourd'hui la plupart des exégètes croyants, entre le but principal et les intentions secondaires de l'évangéliste (Le Dr Luthardt a fort bien traité cette question dans son Johanneische Evangelium, t. 1, p. 163-199 de la 2° édition. Mais la tradition et l'évangile même seront nos guides les plus sûrs).

1° Le but direct et principal que se proposa S. Jean en composant son évangile fut dogmatique, christologique. Il a pris soin de nous en avertir lui-même vers la fin de son beau récit : « Jésus a fait encore en présence de ses disciples beaucoup d'autres miracles qui ne sont pas écrits dans ce livre.

Mais ceux-ci ont été écrits, afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en son nom. » (Joan. 20, 30-31. Cf. 19, 35). Les autres tendances sont accessoires, et subordonnées à celle-ci, qui donne vraiment le ton à tout le récit, et qui court à travers le livre entier comme un fil d'or pour en relier les divers membres.

Plusieurs Pères ont parlé très nettement en ce sens. Origène : « Nullus evangelistarum adeo pure manifestavit Jesu divinitatem ut Joannes (In Joan. 1, 6: οὐδεὶς γὰρ ἐϰείνων ἀϰράτως ἐφανέρωσεν αὐτοῦ τὴν θεότητα ὡς Ίωάννης ϰτλ); quippe qui illum inducat dicentem : Ego sum lux mundi ; Ego sum via, veritas et vita; Ego sum resurrectio ; Ego sum ostium; Ego sum pastor bonus ». S. Jérôme (Proæm. in Matth.) : « Coactus est... de divinitate Salvatoris altius scribere, et ad ipsum Dei verbum, non tam audaci quam felici temeritate prorumpere ». S. Augustin : «Tres isti evangelistæ (les synoptiques) in his rebus maxime diversati sunt quæ Christus per humanam carnem temporaliter gessit ; porro autem Joannes ipsam maxime divinitatem Domini, qua Patri est æqualis, intendit, eamque præcipue suo evangelio, quantum inter homines sufficere credidit, commendare curavit » (De consensu evangelist. 1, 4. Voyez aussi le beau passage que nous avons cité en avant du Prologue, p. 2). S. Epiphane : « Joannes, postremus accedens, altius ascendens ea quæ incarnationem ipsam præcedunt stabilivit. Spiritualia enim pleraque ab ipso dicta sunt, quum ea quæ ad carnem pertinent ab aliis (les synoptiques) jam essent asserta. Quamobrem spiritualem de illo dono narrationem aggreditur, quod omni initio carens a Patre nobis advenit » (Hœr., 51, 19).

Mais, à défaut d'indications extérieures, le texte même serait pour nous, sous ce rapport, un très sûr garant. L'ensemble et les détails du récit convergent sans cesse vers ce but tout ensemble théorique et pratique : démontrer que Jésus est le Christ, le fils de Dieu (notez la force des articles dans le texte grec, ὁ χρίστος, ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ) (c'est-à-dire, prouver soit le caractère messianique, soit la divinité de Jésus), et produire par cette démonstration la foi dans tous les cœurs, afin que tous arrivent à la vie éternelle, au salut (« ces deux propositions : Jésus fils de Dieu, et la vie en son nom, s'aperçoivent à travers tout l'évangile ». Davidson, Introduction to the Study of the N. T., t. 2, p. 451).C'est bien là, d'ailleurs, la base essentielle du christianisme, et aussi son résumé parfait. Assurément, les autres évangélistes s'étaient proposé un but analogue, mais non d'une manière si directe, si formelle, et avec autant d'énergie ; aucun d'eux n'est « théologien » comme S. Jean.

Les épisodes et les discours dont la réunion forme le quatrième évangile ont été merveilleusement choisis dans le sens que nous venons d'indiquer. Les faits ne sont pas ce qu'il y a de plus important pour l'auteur, mais il insiste de préférence sur la théorie qui s'en dégage, et cette théorie revient toujours à dire : Heureux ceux qui croient en Jésus, Messie, fils de Dieu ! malheur à ceux qui demeurent incrédules ! Dès le prologue, 1, 1-l8, qui est comme le portique grandiose de notre évangile, Jésus nous apparaît sous les traits du Verbe, de l' « Unigenitus » de Dieu le Père : Jean-Baptiste est son Précurseur et son témoin (cf. Joan. 1, 6-8, l5, 19-34). Ses premiers disciples le saluent déjà par ses vrais titres : « Rabbi, tu es filius Dei, tu es rex Israel » (Joan. 1, 49. Cf. verset 45). Le temple est la maison de son Père (Joan. 2,16). Aux ignorants comme aux savants, à l'humble Samaritaine comme au juste Nicodème il révèle ouvertement sa dignité (Joan. 3, 13 et ss.; 4, 10, 26). Mais nous ne pouvons signaler ici tous les traits isolés (voyez encore 7, 30, 34; 8, 20, 59; 10, 39; 18, 6, 36; 20, 28). Parcourez les chapitres 5, 7, 8, 11 (la résurrection de Lazare), 14-16 (le discours d'adieu), 17 (la prière sacerdotale), et vous en recueillerez de très significatifs pour la thèse de S. Jean. C'est aussi en vue de son but si élevé que notre évangéliste insère les discours dogmatiques de N.-S. Jésus-Christ plutôt que ses discours moraux et ses paraboles. C'est pour le même motif qu'il appelle les miracles de son Maître des σημεία, des signes («Livre des signes », βιϐλίον τῶν σημείων: ce nom a été donné au quatrième évangile) ; car ils manifestent admirablement sa divinité, son caractère de Messie, et excitent par conséquent la foi en sa personne (cf. 2, 11; 11, 41, 42; etc.).

Non cependant, comme on l'a prétendu, que l'évangile selon S. Jean soit « en vérité un traité théologique, tout autant que l'est l'épître aux Hébreux » (E. Reuss, La théologie johannique, p. 12). Au fond, il demeure un récit, tout aussi bien que les volumes de S. Matthieu, de S. Marc et de S. Luc: la méthode historique n'est lésée en rien par l'intention dogmatique (Sur le but principal de l'évangéliste S. Jean, voyez encore Baunard, L'apôtre S. Jean, ch. 17; Keil, Commentar, p. 41-51 ; P. Keppler, Die Composition des Johannes Evangeliums, Tubingue 1884, p. 3 et ss.).

2°A côté de cette intention prédominante et générale, valable pour tous les lieux, pour tous les temps, S. Jean se propose d'autres buts accessoires, et notamment un but polémique. Une tradition qui remonte jusqu'à S. Irénée mentionne en termes exprès les gnostiques parmi les adversaires qu'il avait en vue et qu'il voulait réfuter d'une manière indirecte. Voici les propres paroles du grand évêque de Lyon : « Hanc fidem annuntians Joannes, Domini discipulus, volens per evangelii annuntiationem auferre eum qui a Cerintho inseminatum erat hominibus errorem, et multo prius ab his qui dicuntur Nicolaitæ,... sic inchoavit evangelium » (Adv. Hær. 3, 11, 1). Témoignage irrécusable, provenant d'une source si sûre.

Tertullien (De præscript, c. 33), S. Epiphane (Hær. 69, 23), S. Jérôme nous renseignent dans le même sens. « Joannes, dit ce dernier (De viris illustr. c. 9. Cf. Proœm. in Matth.),... scripsit evangelium.... adversus Cerinthum aliosque hæreticos, et maxime tunc Ebionitarum dogma consurgens, qui asserunt Christum ante Mariam non fuisse, unde compulsus est divinam ejus nativitatem edicere ».

En effet le gnosticisme avait fait son apparition depuis quelque temps en Asie Mineure, quand S. Jean vint se fixer à Ephèse. Déjà S. Paul avait dû lutter contre les premiers germes de cette erreur, qu'il envisageait avec un véritable effroi (Cf. Act. 20, 28 et 29; 1 Tim. 4, 1-11, etc.). Elle s’était rapidement développée, et il fallait la frapper d’un grand coup. Il suffit de lire les lignes suivantes de S. Irénée, pour comprendre que les passages 1, 1-18; 14, 20-31 , et d'autres textes analogues sont dirigés contre la gnose : « Et Cerinthus autem quidam in Asia non a primo Deo factum esse mundum docuit, sed a virtute quadam valde separata et distante ab ea principalitate quæ est supra universa, et ignorante eum qui est super omnia Deum. Jesum autem subjecit non ex virgine factum (impossibile enim hoc ei visum est), fuisse autem eum Joseph et Mariæ filium, similiter ut reliqui omnes homines, et plus potuisse justitia et prudentia et sapientia apud homines. Et post baptismum descendisse in eum, ab ea principalitate quæ est super omnia, Christum, figura columbae, et tunc annuntiasse incognitum patrem, et virtutes perfecisse, in fine autem revelasse iterum Christum de Jesu, et Jesum passum esse et resurrexisse, Christum autem impassibilem perseverasse, existentem spiritalem » (Adv. hær. 1, 26). Mais la thèse de S. Jean, Jésus est le Christ fils de Dieu, renverse toutes ces absurdes théories (cf. Haneberg-Schegg, Evangelium nach Johannes, t. 1. p. 38-44; De Valroger, Introduction t. 2, p. 102 et ss. ; Dœllinger, Christenthum und Kirche, p. 135; etc.).

On a pensé aussi, et non sans raison, que S. Jean avait encore pour objectifs de sa polémique indirecte, d'une part les « Joannites », comme on les a nommés, de l'autre les Docètes. Les premiers étaient des disciples du Précurseur, qui, longtemps après sa mort et après la manifestation de N. S. Jésus-Christ, avaient conservé pour leur maître un culte exagéré, le regardant même comme le Messie (Les Clement. Recognitiones, 1, 54, le disent expressément). Le livre des Actes (18, 14 et 15; 19, 1 et ss.) nous atteste la présence d’un certain nombre d'entre eux en Asie du vivant de S. Paul. Il en existait sans doute encore à la fin du premier siècle, et il est naturel de supposer que notre évangéliste ait voulu les ramener à la vérité, en insistant, soit sur le rôle secondaire de Jean-Baptiste, soit sur les témoignages si brillants que le Précurseur avait rendus à Jésus-Christ (cf. 1, 6 et ss., l5, 19-34; 3, 26 et ss. Voyez A. Maier, Commentar, p. 130. Grotius est toutefois allé beaucoup trop loin dans cette voie. Voyez sa Præfatio ad Joan, où il affirme que telle est 1'idée dominante du quatrième évangile). Quant aux Docètes, ainsi appelés parce qu’ils regardaient l'incarnation du Verbe comme une simple apparence (δοϰέσις) sans réalité externe, il est possible que les traits suivants aient été dirigés tacitement contre eux: l, 14, « Verbum caro factum est » ; 19, 34 et 35, « Unus militum lancea latus ejus aperuit, et continuo exivit sanguis et aqua, et qui vidit testimonium perhibuit.. »; 20, 20, « Ostendit eis manus et latus. » Cf. verset 27. Voyez aussi 1 Joan. 1, l ; 4, 2-3; 5, 6 (voyez Schneckenburger, Das Evangelium Johannis and die Gnostiker, p. 60-68; Reithmayr, Einleitung in die kanon. Bücher des N. T., p. 433 et ss.)

C'est sans raison suffisante que le Dr Aberle de Tubingue attribue à S. Jean l'intention directe d’attaquer le judaïsme, qui renaissait alors de ses cendres à Jamnia (Theolog. Quartalschrift, 1861, p. 37 et ss. Voyez aussi Keppler, Das Johannesevangelium, 1883).

Tandis que plusieurs écrivains rationalistes, entre autre Credner (Einleitung in das N. Test. p. 213 et ss.) et M. Reuss (Geschichte der heil. Schriften N. Test, p. 219. Voyez aussi la Théologie johannique, p. 34 et ss.), niaient catégoriquement qu’il pût exister la moindre relation entre la composition du quatrième évangile et les hérésies contemporaines, d’autres critiques, de différentes nuances (voyez Davidson, Introduction, t. 1, p. 331), ont regardé ce livre comme une œuvre apologétique d'un caractère universel : il n'eût concerné, suivant eux, aucune des erreurs de l’époque, mais il les aurait toutes atteintes en même temps en décrivant le vrai christianisme. Ce sentiment est incompatible avec les textes si formels de la tradition qui ont été cités plus haut.

3° Outre la tendance polémique dont ils nous ont eux-mêmes parlé, les Pères attribuent aussi à S. Jean le but de compléter les trois narrations antérieures à la sienne. « Joannes... quum videret in aliorum evangeliis ea quæ ad corpus pertinent (nous expliquerons cette expression en traçant le caractère du quatrième évangile) tradita esse, excitatus a familiaribus, Spiritu divinitus afflalus, spirituale conscripsit evangelium », dit Clément d’Alexandrie (Ap. Euseb. Hist. eccl. 6, 14). De même S. Ephrem : « Joannes reperiens verba eorum, quæ de genealogia et natura humana Domini scripserunt, varias opiniones excitasse, ipse scripsit quod non tantum homo erat, sed quod a principio erat Verbum » (Evangel. Concord. expositio, ap. Mœsinger, p. 286). C'est également l’opinion de S. Epiphane (Hær. 51, 12. Cf. 69, 23) : « Quum Lucas ab inferioribus ad superiores perduxisset generationes, ac divinum Verbum e cœlo delapsum esse insinuaret, simulque carnis ab eodem susceptæ mysterium attigisset, ut cæcos homines ab errore revocaret, hoc illi (les hérétiques) assequi tamen nequiverunt. Ideo postea Spiritus sanctus Joannem ad scribendum evangelium impulit ». Mais le langage d'Eusèbe et de S. Jérôme est plus clair encore. « Sed et aliam causam, dit celui-ci (De Viris illustrib, c. 9), hujus Scripturæ ferunt, quod (Joannes) quum legisset Matthæi, Marci et Lucæ volumina, probaverit quidem textum historiæ et vera eos dixisse firmaverit, sed unius tantum anni, in quo et passus est, post carcerem Joannis historiam texuisse. Prætermisso itaque anno cujus acta a tribus prioribus exposita fuerant, superioris temporis, antequam Joannes clauderetur in carcerem, gesta narravit » (S. Jérôme fait cependant erreur quand il dit que les synoptiques racontent seulement une année de la vie de Jésus). Et Eusèbe (Hist. eccl. 3, 24) : « Perlatis jam in omnium ipsiusque Joannis notitiam prioribus tribus evangeliis, approbasse ea Joannem et veritatem eorum suo testimonio confirmasse; solam vero narrationem earum rerum quas Christus circa initium prædicationis gesserat desiderasse... Rogatus igitur ab amicis Joannes, et tempus a prioribus evangelistis silentio praetermissum resque eo temporea Salvatore gestas in suo libro tradidisse dicitur, quemadmodum id indicat, ubi dicit : Hoc initium fecit signorum Jesus ».

Comment a-t-on pu nier un fait si bien et si anciennement attesté (M. Reuss en particulier, dans son langage assez peu courtois pour ceux qui pensent autrement que lui. Cf. Théologie johannique, p. 34), et du reste si vraisemblable eu lui-même ? Est-il possible que S. Jean n'ait pas connu les synoptiques ? Les connaissant, peut-il n’avoir pas complété leur œuvre ? Répétons que ce n’était qu’un but accessoire, indirect (Théodore de Mopsueste a prétendu à tort que c'était le but principal. Cf. Corderius, Catena in Joannem, p. 706); mais ce fut pourtant une des intentions de S. Jean. On explique de la sorte pourquoi il omet de nombreux incidents, même parmi ceux qui allaient droit à son but; par exemple, la voix du baptême (Matth. 3, 16 et s.), les aveux forcés des démoniaques (Marc. 1, 24; Luc. 7, 28, la Transfiguration (Matth. 17, 1 et ss.), etc. : ces choses étaient suffisamment connues d'après les récits antérieurs. On explique aussi par là pourquoi il relate un si grand nombre de détails entièrement neufs. Çà et là, d’ailleurs, apparaissent des allusions très visibles aux narrations des synoptiques, sous forme de notes rapides, qui seraient obscures pour quiconque n’aurait pas les autres évangiles entre les mains. Voyez 3, 24, pour l’emprisonnement du Précurseur ; 6, 70, pour l’élection des apôtres ; 18, 13, à propos d’Anne, l’ancien pontife, etc. Enfin, la chronologie, généralement si nette dans S. Jean, est aussi un des points sur lesquels il paraît manifeste que le quatrième évangile complète les précédents. « Quatre Pâques, quelques autres fêtes de l'année religieuse, clairement indiquées chacune en son lieu, jalonnent la route de l'historien, et assignant leur date aux événements principaux de la vie du divin Maître. Tous les synchronismes qu’on a faits de l'évangile sont partis de ces points éclairés par S. Jean » (Baunard, L'apôtre S. Jean, p. 357. Voyez notre Synopsis evangelica, Paris 1882).

4° Au lieu des motifs si relevés, si sages et si légitimes que la tradition prête à S. Jean pour la composition de son œuvre incomparable, les rationalistes en suggèrent d’étranges.

D'après Strauss et l’ « anonyme saxon », l’auteur du quatrième évangile aurait voulu faire de la polémique indirecte contre S. Pierre et donner le beau rôle à l’apôtre Jean. Nous avons vu ce qu'il faut penser de ce système.

Baur, au contraire, fait de notre évangéliste un pacificateur. L’Église avait été jusqu’alors divisée en deux camps ennemis, le montanisme et le gnosticisme ; réunir ces partis hostiles, en les amenant à admettre uniformément la théorie du Logos, voilà la vraie « tendance », qui est toute à la conciliation, à la médiation (voyez Luthardt, Das johann. Evangelium, t. 1, p. 180 et ss. ).

Pour Hilgenfeld, il s’agissait de remettre en honneur le Paulinisme, c'est-à-dire le libéralisme chrétien, et de renverser complètement les doctrines et les pratiques judaïsantes.

Et ainsi des autres, car où s’arrêter en si beau chemin ? En démontrant l'authenticité de l'évangile selon S. Jean, nous avons réfuté d’avance ces divers systèmes; car, ils supposent tous une composition tardive, entre 125 et 175.

Et puis ne se combattent-ils pas mutuellement, de manière à nous laisser tout à fait maîtres du terrain ? (Sur la question du but et des intentions de S. Jean, voyez encore Patrizi, De Evangeliis, lib. 1, c. 4, quæst. 3, et Schanz, Commentar, p. 30-48)


§ 4 — TEMPS ET LIEU DE LA COMPOSITION


1. La question de temps est facile à résoudre d’une manière générale, mais difficile lorsqu'il faut fixer une date précise.

1° L'antiquité entière admet que l'évangile de S. Jean parut après les synoptiques. « Joannes omnium postremus », dit Clément d’Alexandrie (Ap. Euseb, Hist. eccl. 6, 14). « Postremus venit Joannes », lisons-nous dans S. Ephrem (Evang. concord.expositio, ed. Mœsinger, p. 286). Et nous avons vu au paragraphe qui précède que tel est aussi le sentiment de S. Irénée (si important en toutes ces matières), de S. Epiphane, d’Eusèbe de Césarée, de S. Jérôme (« Joannes... novissimus omnium scripsit evangelium », écrit S. Jérôme, De viris illustr. c. 9). S. Victorin de Pettau et S. Epiphane ajoutent que S. Jean ne publia son évangile qu'après l'Apocalypse; or S. Victorin place l’apparition de l’Apocalypse sous le règne de Domitien, comme le font S. Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie et d’autres encore (Domitien régna de 8l à96). On voit par là combien Semler s'est volontairement trompé, quand il a mis notre évangile au premier rang sous le rapport du temps ( Les disciples de Semler, il est vrai, sont allés aux antipodes de leur maître, en reculant la publication du quatrième évangile jusqu'au milieu ou à la fin du second siècle).

Un examen attentif de l’ouvrage confirme parfaitement les assertions des anciens auteurs. A chaque pas, en effet, quelque trait de détail nous prouve que les faits racontés étaient depuis assez longtemps dans le domaine du passé. Ici, c’est la traduction de mots hébreux très simples (Rabbi, rabboni, 1, 39; 20, l6; Messias, 1, 42 ; 4, 25); là ce sont des notes accessoires, desquelles il résulte jusqu'à l’évidence, d’une part, que le judaïsme s’est montré entièrement rebelle à la grâce et a perdu ses premières chances de salut (Cf. 1, 11; 3, l9, etc.); d'autre part, que la nation juive a péri comme peuple et que sa capitale est détruite (l'emploi des imparfaits est remarquable dans les passages 11, l8 ; 18, 1; 19, 41 (quoique l'emploi du présent (ἔστι) dans un autre texte, 5, l, diminue tant soit peu la valeur de cet argument). A propos de 11, 51-52, M. Westcott a dit très justement : « Il est hors de doute que lorsque l'évangéliste écrivait ces mots, il lisait l’accomplissement de la prophétie inconsciente de Caïphe dans l’état actuel de l'Église chrétienne » (St. John’s Gospel, p. 36. Cf. Jean. 10, 16). Bref, la manière de l'écrivain suppose un homme âgé, d’une profonde expérience, qui, en racontant, jette ses regards en arrière sur les événements qu’il se rappelle à merveille, mais dont un long intervalle le sépare.

2° Pour déterminer l’année précise, il y a une grande variété d'opinions. Le Dr Reithmayr (Einleitung, p. 421) remonte jusqu’en 70, mais à tort, car il est généralement reçu que l'évangile selon S. Jean ne parut qu’un temps notable après le martyre de S. Pierre (on le déduit du passage 21, l9 et ss., qui suppose aussi que l'oracle de Notre-Seigneur relatif aux deux apôtres S. Pierre et S. Jean était depuis longtemps accompli), par conséquent après l’an 67. Comme nous l’avons dit, les rationalistes vont à l'autre extrême : Baur et Scholten, entre 160 à 170; Volkmar, en 155 ; Zeller et Schwegler, en 150; Lützelberger, Hilgenfeld, Thomas, de 130 à 140 ; Keim, vers 130; Schenkel, M. Renan, de 110 à 115. Il nous paraît vraisemblable, et c'est le système qui semble réunir le plus de voix parmi les exégètes croyants (S. Thomas d’Aq., Baronius, les Drs Hug, A. Maier, Tholuck, Langen, Schegg, Aberle, Pœlzl, etc.), que le quatrième évangile ne vit le jour que tout à fait aux dernières années du premier siècle. Nous adoptons même volontiers le règne de Nerva (96-98), d'après la citation suivante, qui est ancienne quoique faussement attribuée à S. Augustin (Pseudo Aug. Præf. in Joan. Cf. S. Epiph. Hær. 51, 12) : «Inter ipsos autem evangeliorum scriptores Joannes eminet in divinorum mysteriorum profunditate, qui a tempore dominicæ ascensionis per annos sexaginta quinque verbum Dei absque adminiculo scribendi usque ad ultima Domitiani prædicavit tempora. Sed occiso Domitiano, cum permittente Nerva de exilio rediisset Ephesum, compulsus ab episcopis Asiæ, de coæterna Patri divinitate Christi scripsit adversus hæreticos » (voici encore quelques dates admises par des auteurs contemporains : Alford, entre 70 et 85 ; W. Meyer, vers 80; Macdonald, vers 85; Bisping, M. Godet, entre 80 et90; M. Westcott, de 90 à 100).

2. Pour la question de lieu, les Pères les plus autorisés, entre autres S. Irénée, S. Polycrate, Clément d’Alexandrie, Origène, Eusèbe de Césarée, S. Jérôme, se déclarent en faveur d’Éphèse. Déjà nous avons cité leurs textes ; qu’il suffise de répéter les paroles de S. Irénée: « Jean, le disciple du Seigneur, celui qui avait reposé sur sa poitrine, publia à son tour l'èvangile, tandis qu’il vivait à Ephèse, en Asie ».

Cependant le faux Hippolyte (De duodecim apostolis, Migne, Patrol. græc, t. 10, col. 952. Cf. Zahn, Acta Johannis, p. 43), la suscription de la version syriaque, et plus tard Suidas, Théophylacte, Euthymius, ont regardé l'île de Patmos comme le berceau du quatrième évangile. Mais ce sentiment provient sans doute d'une confusion avec l’Apocalypse ; dans tous les cas, il ne saurait prévaloir en face du témoignage si grave de S. Irénée. Le Chronicon pascale (Edit. Dindorf, Bonn 1832, p. 11) assure que le manuscrit original de S. Jean fut longtemps conservé à Ephèse, où on le tenait en grand honneur.

La Synopsis faussement attribuée à S. Athanase (Opera, édit. Bened. t. 3, p. 202) associe les deux opinions ; d’après elle, l'évangile aurait été écrit à Patmos, mais publié seulement à Ephèse. Le Dr Hug et le P. Patrizi ont accepté cette hypothèse sans raison suffisante (L. Hug, Einleitung, t. 2, p. 226-227; Patrizi, De Evangeliis, lib. 1 p. 110).


§ 5. — LE CARACTÈRE DE L'ÉVANGILE SELON S. JEAN.


Voici encore un sujet extrêmement riche et intéressant, « qui pourrait recevoir des développements presque indéfinis » ( Plummer, Gospel according to S. John, p. 38). Mais nous devons nous en tenir encore à une aride nomenclature (voyez de gracieuses pages dans Bougaud, Jésus-Christ, 1ère partie, chap. 3, et dans Baunard, L'apôtre S. Jean, chap. 15).

« Il n’est assurément personne, dit Tholuck en introduisant son commentaire, qui lise l'évangile de S. Jean sans en recevoir l’impression qu’il y souffle un esprit qu’on ne trouve dans aucun autre livre » (Comment. zum Evangel. Johann., p. 19 de la 5° édit.). Ewald, si excellemment doué pour apprécier les belles œuvres littéraires, résume dans cette simple ligne ce qu’il pensait du quatrième évangile : « C’est un écrit si merveilleusement parfait ! » (Die johanneische Scriften übersetzt und erklaert, t. 1, p. 43. Le mot de Claudius est célèbre: « Depuis mon enfance, j’ai lu bien volontiers dans la Bible; mais c’est surtout S. Jean que je lis avec le plus de charme. Il y a en lui quelque chose de si admirable, de si élevé, de si suave, qu’on ne peut s’en rassasier. Il me semble toujours, quand je le lis, que je le vois à la dernière cène, appuyé sur la poitrine de son Maître, et que son ange me tient la lumière » (cité par la Zeitschrift für kirchl. Wissenschaft und kirchl. Leben, 1882, p. 508).

Le Dr J.-P. Lange nous donne, en quelques mots, presque une chrestomathie complète : « Le quatrième évangile a été tout à la fois beaucoup loué et vivement attaqué comme l'évangile de Jésus lui-même. C’est l'évangile spirituel, a dit Clément d’Alexandrie; c’est un mélange de paganisme, de judaïsme et de christianisme, répond Evanson. C’est le premier des évangiles, un livre unique et parfait, a dit Luther; c’est un produit sans valeur et sans utilité pour notre temps, répond le luthérien Vogel. C’est le cœur du Christ, a dit Ernesti ; c'est un écrit mystique embrouillé, une dilution, une nébuleuse, ont répondu d’autres auteurs. C’est le moins autorisé des évangiles, une œuvre décidément bâtarde, mélangée de scepticisme, se sont écriés les rationalistes contemporains, tandis que, depuis l'époque de S. Irénée, il demeure pour tous les fils de l'Esprit saint la couronne des évangiles apostoliques » (Das Evangel. nach Johannes, 3° édit., p. 19).

Véritable évangile d’or, qu’on vient tout récemment, en Angleterre, de faire réimprimer en lettres d’or à la manière du moyen âge (The Golden Gospel, being The Gospel according to S. John, printed in letters of Gold. Londres, 1885, un vol. in-4°).

Mais essayons de préciser davantage le caractère de l'évangile selon S. Jean, en entrant dans quelques détails et en le considérant sous ses principaux aspects.

1° Ainsi qu’il a été dit plus haut, c'est d'abord par excellence l'évangile du Fils de Dieu : appellation qu’il reproduit jusqu’à trente fois. C'est, par là même, un évangile métaphysique, l’évangile du théologien, l'évangile de l'idée. Tout y est si profond, si plein, si sublime, si rayonnant, sans négliger toutefois l'élément simple et populaire ! Un regard rapide jeté sur les chapitres 1, 3, 5, 6, 7, 8, 10, 14, 15, 16, 17, suffit pour rappeler tout ce qu’ils contiennent de grandeurs théologiques. « Quelle montagne que celle-là, s'écriait S. Augustin (In Joan. tract. 1), quelle élévation que celle de ce génie! Voyez Jean qui dépasse toutes les cimes terrestres, tous les espaces éthérés, toute la région des astres, puis les chœurs célestes eux-mêmes et la légion des anges. Que lui parlez-vous du ciel et de la terre ? Ce ne sont que des créatures. Que parlez-vous de ce que le ciel et la terre renferment ? Créatures encore. Même que font ici les êtres spirituels ? Ces êtres sont l’œuvre de Dieu, ce n’est pas Dieu lui-même ».

2° C’est l'évangile du cœur, composé, on le voit aisément, par le disciple bien aimé, qui savait rendre amour pour amour. « Prope omnia de caritate : qui habet in se audire, audiat; erit illi lectio ista tanquam oleum in flamma », a dit S. Augustin (Praef. in Epist. ad Parth.). Le mot « aimer » y est employé plus de quarante fois, et tout y est marqué au sceau du céleste amour. De là ces lignes d'Origène : « L'évangile de S. Jean est comme la fleur des évangiles (Dans le grec : τῶν εὐαγγελίων ἀπαρχήν, de même que les évangélistes sont ἡ ἀπαρχή de 1a Bible). Celui-là seul pouvait pénétrer à cette profondeur, dont la tête reposa sur la poitrine de Jésus, et auquel Jésus donna Marie pour mère. Cet ami si intime de Jésus et de Marie, ce disciple traité par le Maître comme un autre lui-même, était seul capable des pensées et des sentiments résumés dans ce livre ».. Ne soyons donc pas étonnés, en le lisant, s'il nous parle si directement au cœur, s’il respire tant de suavité,s’il nous remplit de joie et de paix,comme la conversation d’un ami tendrement aimé (voyez Luthardt, Das johann. Evangelium, t. 1, pp. 60, 63-67).

3° C’est l'évangile du témoin oculaire, et cela encore le caractérise d’une façon spéciale. S. Matthieu avait eu aussi, comme S. Jean, le bonheur de tout contempler de ses propres yeux; mais il nous l’a peu montré dans sa narration. Nous avons vu au contraire quel cachet intime et subjectif cette même circonstance communique au quatrième évangile. Non seulement l'histoire que S. Jean raconte se dresse pour ainsi dire toute vivante devant ses souvenirs ; mais on s'aperçoit aussitôt qu’elle a envahi, pénétré son âme entière, qu’elle est devenue sa propre vie (Cf. Tholuck, l.c., p. 21). De là le fréquent emploi des verbes θεωρεῖν, θεᾶσθαι, ἑωραϰέναι. De là ces traits dramatiques qu'on rencontre à tout instant; par exemple : 1, 4, 9, 11, 13, 18, 19, 20, 21, etc. Voyez où commence pour lui la vie de Jésus-Christ sur la terre : au moment où il entra personnellement en contact avec le divin Maître. Cf. 1, 19-51.

4° C’est, plus que l'œuvre des synoptiques, un évangile fragmentaire. De tous côtés les lacunes abondent; après l'exposé très circonstancié d'un fait, un grand vide s'ouvre tout à coup; le récit se brise presque autant de fois qu'il fait un pas en avant. Comme dans l'évangile selon S. Marc, rien sur l'enfance et la vie cachée de Jésus; à la fin, rien sur l’Ascension. Si, comme nous le pensons, les mots « dies festus Judæorum » (voyez 5, 1 et le commentaire) désignent la Pâque, les chapitres 2-5 résumeront deux années entières (2, 13, une première Pâque; 5, 1, la seconde; 6, 4, la troisième : donc deux ans d'intervalle). En réalité, sur trois ans et demi que dura la vie publique du Sauveur, le récit de S. Jean n’atteint guère que trente jours distincts. Au reste, il prend soin lui-même, par des formules générales qui reviennent de temps à autre, de nous avertir qu’il abrège étonnamment, ou plutôt qu’il supprime des périodes entières. Cf. 2, 23; 3, 2; 4, 43 ; 6, 2; 7, 1; 20, 30; 21, 25, etc

5° Et pourtant, c’est l'évangile de la parfaite unité. Il a été véritablement coulé d'un seul jet. Pour diviser les récits des synoptiques, il faut avoir recours a des plans fictifs : ici, le dessin est très accusé et constamment suivi (voyez le § 7). Les fêtes juives jalonnent la route. Les discours sont rattachés aux miracles, dont ils fournissent un brillant commentaire : bien loin de ralentir la marche, ils la favorisent, car ils sont comme le dialogue de ce grand drame, et ils en accentuent le mouvement. C'est autour de la divine personne de N.- S. Jésus-Christ que tous les détails se groupent admirablement : voilà le vrai centre d'unité.

6° Disons encore: évangile du double progrès; en dépit de Keim, qui a prétendu ne trouver dans l’œuvre de S. Jean qu'une « monotonie de plomb » (Geschichte Jesu von Nazara, t. 1, p. 117. Hilgenfeld, au contraire, admet cette double progression, Evangel, p. 325). Il y a le progrès de la foi et de l'incrédulité; ou, ce qui revient au même, le progrès de 1’amour et le progrès de la haine. Cette gradation apparaît dès le prologue (on y voit en effet se dessiner la lutte du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, de la vie et de la mort, de la foi et de l'incrédulité), et elle se poursuit à travers toutes les pages, jusqu’à la conclusion de l'évangile. Quelques indications suffiront pour la mettre en relief. D'abord, « S. Jean a mieux vu qu’aucun autre le mystère de la haine sous lequel a succombé son Maître. Il n'en dit pas seulement, comme les synoptiques, l'explosion dernière. Il en aperçoit les premiers germes, avec quelle intuition ! Il en suit les développements terribles, dans quelle lumière ! Il en prédit, il en peint l’issue fatale » (Bougaud, Jésus-Christ, p. 114 de la 4e édition). Voici, au premier chapitre, le Sanhédrin qui regarde avec défiance le ministère de Jean-Baptiste; au chapitre 2, Jésus lui-même, après son coup de vigueur dans le temple, devient l’objet de la malveillance des hiérarques; le début du chapitre 4 nous montre les Pharisiens ouvertement jaloux de son influence ; au cinquième, leur haine éclate ; au septième, les Juifs font une démarche officielle et directe, pour s’emparer de sa personne; au huitième, ils essaient de le lapider; au neuvième, ils excommunient ses partisans; au dixième, nouvelle tentative pour le mettre à mort; au onzième, à la suite de la résurrection de Lazare, le Sanhédrin décrète de le mettre à mort; l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem amène le dénouement (voyez Godet, Commentaire, t. 1, p. 102 et 103. Cf. comme passages distincts, 1, 10, 11; 3, 32; 5, 16, 18; 7, 1, 19, 30, 32, 44 ; 8, 20, 40, 59; 11, 31, 39; 11, 8, 53, 57). La foi et l’amour suivent une marche ascendante identique, non moins aisée à constater, soit d'une manière générale pour la masse des adhérents du Sauveur, soit en particulier dans le groupe des disciples intimes et même dans les individualités. Nous avons noté sous ce rapport les passages suivants : 1, 12, 41, 45, 49; 2, 11, 22; 3, 2, 23; 4, 4, 39, 4l, 42, 53; 6, l4, 69; 7, 3l ; 8, 30; 9, l7; 10, 42 ; 11, 27, 45; 12, 11, 42; 16, 30; 19, 38, 39; 20, 8, 28, etc. (voyez Luthardt, Das Johanneische Evangelium, p. 27. « Voilà donc l'évangile de S. Jean. Il ne se compose pour ainsi dire, que de deux grands tableaux : le tableau de Jésus au milieu des Juifs, et celui de Jésus au milieu de ses amis ». Bougaud, l. c., p. 113).

7° Plus spécialement encore, c’est l'Évangile spirituel. L'auteur est lui-même tout céleste, idéal, transfiguré; de même son œuvre : elle participe entièrement à ses beaux titres d’aigle, d’ange et de vierge. « In quatuor evangeliis, seu potius in quatuor libris unius evangelii, sanctus Joannes apostolus non immerito secundum intelligentiam spiritalem aquilæ comparatus, altius multoque sublimius aliis tribus erexit prædicationem suam, et in ejus erectione etiam corda nostra erigi voluit », a dit S. Augustin (Tract. 36 in Joan., et encore, De cons. evang. 1, 4 : « Longe ab istis tribus superius fertur, ita ut hos videas quodam modo in terra cum Christo homine versari; illum autem transcendisse nebulam qua tegitur omnis terra, et pervenisse ad liquidum cœlum, unde acie mentis acutissima atque firmissima videret in principio Verbum Deum apud Deum, per quem facta sunt omnia ». Comparez ces mots de Clément d’Alexandrie, ap. Euseb. Hist. eccl. 6, l4: « Assumptis pennis aquilæ, ad altiora festinans, de Verbo Dei disputavit »). « L'évangéliste était vierge, écrivait de son côté S. Ambroise, et je ne m'étonne point que, mieux que tous les autres, il ait pu exprimer les mystères divins, lui devant lequel était ainsi toujours ouvert le sanctuaire des célestes secrets » (cité par Baunard, L'apôtre S. Jean, p. 366). « La main d’un ange l’a écrit », disait Herder à la suite de S. Augustin (« Cœperat esse angelus ». Tractat. 3 in Joan).

Évangile spirituel : l'épithète est de Clément d’Alexandrie, πνευματιϰὸν εὐαγγέλιον (Ap. Euseb. Hist. eccl. 6, 14), et elle a paru si juste, si caractéristique, qu’on ne s’est pas lassé de la répéter depuis, pour la faire valoir. Elle contient le plus bref, mais aussi le plus bel éloge du quatrième évangile. Essayons à notre tour de la développer.

l . « Les autres évangiles contenaient surtout τὰ σωματιϰά (mot intraduisible en français; « ea quæ ad corpus Christi pertinent », dit la paraphrase latine) du Christ », dit Clément d’Alexandrie au même passage, pour expliquer sa pensée. C’étaient donc surtout des biographies extérieures, qui envisageaient plutôt N.-S. Jésus-Christ par ses dehors. Avec S. Jean, nous descendons au plus profond de l'âme de l'Homme-Dieu ; nous étudions le Christ dans sa nature la plus intime. « L'élément céleste qui forme l'arrière-plan des trois premiers récits évangéliques est l'atmosphère habituelle du quatrième évangile » (Plummer, The Gospel according to S. John, p. 38).

2. Ici, les discours, les paroles 1’emportent en étendue sur les faits ; et ces paroles sont d’une élévation, d’une sublimité qui n'est égalée qu’à de rares intervalles dans les évangiles synoptiques (nous citerons, dans l'Introduction générale aux SS. Évangiles, les principaux points de repère). Plus on les relit, plus on y découvre de richesses. Chaque mot suscite dans l’âme des harmonies divines, qui s’y répercutent vivement, suavement. Sans doute, au premier regard, ils ont je ne sais quoi d’abstrait, de sententieux, qui en rend l'intelligence plus difficile; mais que l'esprit et le cœur sont récompensés lorsque, par la réflexion, on s’est ouvert un chemin parmi ces profondeurs ! Évidemment, ce sont souvent de simples sommaires; on le voit par l'entretien de Jésus avec Nicodème (chap. 3), qui, sous sa forme actuelle, aurait à peine duré trois minutes. Mais ces sommaires sont fidèles : ils contiennent vraiment le suc et la moelle des pensées du Sauveur, et même ses expressions principales. Était-il donc bien malaisé pour S. Jean de conserver dans son âme profonde quelques discours, remarquables de fond et de forme, proférés par son Maître tant aimé, et sur lesquels ses méditations ou ses prédications le ramenaient sans cesse! Laissons donc les rationalistes se scandaliser, et dire, par exemple avec M. Renan : « Ce sont des pièces de théologie et de rhétorique, sans aucune analogie avec les discours de Jésus dans les synoptiques, et auxquelles il ne faut pas plus attribuer la réalité historique qu’aux discours que Platon met dans la bouche de son maître au moment de mourir » (Vie de Jésus, p. 520. Il dit ailleurs : « Il faut faire un choix : si Jésus parlait comme le veut Matthieu, il n’a pu parler comme le veut Jean »). Le parfait à-propos qui règne partout, les nuances admirables que revêt la parole de Jésus selon le caractère de ses interlocuteurs (quelle différence dans la manière dont il parle à Nicodème et à la Samaritaine, à la foule et aux hiérarques, à ses amis et à ses ennemis), ces petits traits historiques mêlés çà et là au discours (cf. 1, 28; 4, 9; 5, 18; 7, 37; 10, 22-23 ; 14, 31, etc.), tout cela prouve l'authenticité (Voyez Davidson, Introduction, t. 2, p. 300 et ss.; Godet, Commentaire, t. 1, p. 163-200). D’ailleurs, ici encore nos adversaires prennent soin de se réfuter les uns les autres. Ainsi, M. Reuss n'admet pas que les discours de Jésus d’après S. Jean « soient inventés quant à leur contenu le plus profond » (Geschichte der heil. Schriften des N. T., p. 219 et 220) ; et, d’après Keim (Gesch. Jesu von Nazara, t. 1, p. 207), on rencontre dans le quatrième évangile « de profondes paroles de Jésus, une langue revêtue des plus riches images; à côté de cela, une précision dialectique magistrale, et des témoignages de Jésus tantôt tendres, tantôt spirituels, tantôt élevés, sublimes ».

3. Évangile spirituel par son aspect mystique et symbolique. On voit que 1’écrivain sacré « ne fixe jamais son regard sur les incidents extérieurs en tant qu'incidents extérieurs, mais qu’il a constamment à la pensée leur signification pour l'histoire du salut » (Luthardt, Das johanneische Evangelium, t. 1, p. 76). Aussi, de son âme contemplative s'échappent fréquemment des remarques intéressantes, du genre de celles-ci : « Va, et lave-toi au réservoir de Siloé (nom qui signifie envoyé) », 9, 7 (voyez le commentaire); « Or, il (Caïphe) ne dit pas cela de lui-même ; mais étant souverain sacrificateur cette année-là, il prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation », 11, 51; « Judas, ayant pris le morceau, se hâta de sortir. Il était nuit », 13, 30; etc. Pour S. Jean les miracles eux-mêmes sont des « signes », des types. Et seul il nous a conservé les touchantes allégories du bercail, du Bon Pasteur et de la vigne (voyez aussi ce qui a été dit des citations de l'Ancien Testament par S. Jean).

4. Les personnages, peu nombreux mais si variés, qui se meuvent dans les récits de S. Jean, participent également à ce caractère spirituel. Quoique parfaitement vrais et réels, ils ont tous une touche idéale, une mystérieuse transparence qui rappellent les fresques de Flandrin à S. Vincent-de-Paul de Paris et à S. Paul de Nîmes. Ce serait un sujet d’étude des plus intéressants. Contemplez Marie, la mère de N.-S. Jésus-Christ, le disciple bien aimé, S. Jean-Baptiste, S. Pierre, S. André, S. Philippe, Nathanaël, Nicodème, la Samaritaine, l'aveugle-né, Lazare, Marthe et Marie, S. Thomas ; dans un autre sens, Judas, Caïphe, Pilate : quels portraits exquis! Et néanmoins c'est à peine, parfois, si deux paroles ont été prononcées, si un geste a été signalé. De même pour les groupes, amis ou hostiles (les frères de Jésus, le peuple, les prêtres, les Pharisiens, les disciples), que l'évangéliste introduit souvent dans sa narration : tout est idéalement tracé, quoique avec la plus parfaite ressemblance (cf. Luthardt, l. c., page 78-131; Westcott, S. John, p. 71 et ss.).

5. Enfin, la figure divine du Sauveur se reflète elle-même dans le quatrième évangile « comme dans l'eau la plus pure », servant de centre à toutes les autres. Elle se dégage de plus en plus, à mesure qu’on avance dans le récit : chaque parole et chaque trait la révèle, si belle, si aimante, si « spirituelle » partout. Nous laissons encore au lecteur le développement de cette idée, et nous nous bornons à insérer ici, comme le meilleur résumé de ce qui peut être dit sur le caractère de l'évangile selon S. Jean, l'hymne suivante, attribuée à un disciple d’Adam de Saint-Victor :


Verbum Dei, Deo Natum

Quod nec factum, nec creatum,

Venit de cœlestibus;

Hoc vidit, hoc attrectavit,

Hoc de cœlo reseravit,

Joannes hominibus.


Inter illos primitivos

Veros veri fontis rivos

Joannes exiliit;

Toti mundo propinare,

Nectar illud salutare

Quod de throno prodiit.


Cœlum transit, veri rotam

Solis vidit, ibi totam

Mentis figens aciem :

Speculator spiritualis,

Quasi Seraphim sub alis,

Dei vidit faciem.


Audiit in gyro sedis

Quid psallant cum citharædis,

Quater seni proceres :

De sigillo Trinitatis

Nostræ nummo civitatis

Impressit characteres

Volat avis sine meta

Quo nec vates, nec propheta

Evolavit altius :

Tam implenda quam impleta,

Nunquam vidit tot secreta

Purus homo purius.


Sponsus, rubra veste tectus,

Visus, sed non intellectus,

Redit ad palatium.

Aquilam Ezechielis

Sponsæ misit, quæ de cœlis

Referret mysterium.


Dic, dilecte, de Dilecto

Qualis adsit, et de lecto

Sponsi sponsæ nuncia;

Dic quis cibus angelorum,

Quæ sint festa superorum

De Sponsi præsentia.


Veri panem intellectus,

Cœnam Christi, super pectus,

Christi sumptam resera :

Ut cantemus de Patrono,

Coram Agno, coram throno,

Laudes super aethera

( Trench, Sacred Latin Poetry, p. 72. On trouverait difficilement, dans la poésie sacrée, une œuvre plus belle à tous les points de vue).


§6. — LE STYLE DU QUATRIEME EVANGILE (Voyez sur ce point les intéressants travaux de Kaiser, De speciali Joannis apostoli grammatica, culpa negligentiæ liberanda; de Davidson, Introduction to the Study of the N. Test, t. 2, p. 462 et ss. ; de Westcott, Introduction to the Study of the Gospels, 5e édit., p. 260 et ss.; et surtout, la remarquable étude de Luthardt, Das Johanneische Evangelium, t. 1, p. 14-62).


Comme S. Marc, S. Luc et presque tous les auteurs du Nouveau Testament, S. Jean a écrit dans la ϰοινὴ γλῶσσα τῶν Έλλήνων. ll n’y a jamais eu le moindre doute à ce sujet.

Son grec est même assez pur, du moins en ce qui concerne 1'emploi des mots; mais, ainsi qu’il a été dit précédemment, le moule est tout à fait hébreu, et ce n’est que par suite d'une forte exagération que S. Denys d’Alexandrie a pu l'apprécier en ces termes : « Evangelium et epistola (la première épître de S. Jean, qui accompagna l’Évangile) non modo emendate quoad græcum sermonem attinet, verum etiam cum summa elegantia, tum in verbis, tum in argumentationibus et in tota orationis compositione præscripta sunt. Utroque enim præditus erat evangelistes, sermone nimirum ac scientia» (Ap. Euseb, Hist. Eccl. 7, 25). Qu’on lise successivement, dans le texte grec, une page du quatrième évangile, et une page de Démosthène ou de Thucydide, et l’on sera frappés de la différence.

Le style de S. Jean est en effet très simple. Au lieu des périodes tant aimées des Grecs, de petites phrases alignées sans art à la suite les unes des autres d’après le genre « paratactique », comme on l’a dénommé. 1, 1-2: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. C’est Lui qui était auprès de Dieu. » 1, 10 : « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point connu ». 4, 6 : « Là était le puits de Jacob. Jésus, fatigué par la marche, se tenait ainsi auprès du puits. C'était la sixième heure ». Etc.

Mais cette « simplicité », justement vantée par Erasme (Paraphras. in Joan. Prætatio), produit le plus grand effet sans le chercher, car elle recouvre une profondeur de pensées que l’on sent bientôt inépuisable (Westcott, Introduct., p. 260. « Nulle recherche, nul pathos; tout est simple et courant comme dans la vie; mais partout en même temps la finesse, la variété, le progrès, les traits à peine indiqués qui se forment en tableau dans l'esprit du lecteur réfléchi ». Keim). Pas d’art, et une puissance étonnante. Avec cela beaucoup de suavité. « Aliquando etiam blanda demissaque voce, ut pater domi cum dilectissimis filiolis colloquitur » (Flaccius Illyricus, Clavis Scripturae, Bâle 1618, p. 528 et s.).

Mais étudions quelques particularités soit des mots, soit des constructions.

l° Particularités des mots. — Plus peut-être que tout autre écrivain, S. Jean a ses expressions favorites qui reviennent à chaque instant sous sa plume. Et cela encore produit un effet saisissant. Voici les principales : ἀλήθεια (vérité), vingt-cinq fois; ἀληθής (vrai), quinze fois; ἀμαρτία (péché), seize fois; la formule ἀμήν ἀμήν, vingt-cinq fois; γινώσϰειν (connaître), cinquante-cinq fois; δόξα (gloire), vingt fois; ἔργον (œuvre), vingt-sept fois; ζωή (vie), trente-six fois; ζῆν (vivre), seize fois ; θεωρεῖν (contempler), trente-trois fois (deux fois seulement dans S. Matthieu, six dans S. Marc, sept dans S. Luc); ϰρίμα (jugement), onze fois; ϰρίνειν (juger), dix-neuf fois; ϰόσμος (monde), soixante-dix-huit fois; λαμβάνειν (prendre), quarante-quatre fois; μαρτυρεῖν (témoigner), trente trois fois; μαρτυρία (témoignage), quatorze fois; ὄνομα (nom), vingt-cinq fois; πιστεύειν (croire), quatre-vingt-dix-huit fois ; σημεῖον (signe), dix-sept fois ; φῶς (lumière) vingt-trois fois. Le substantif πρόβατον (brebis) revient quatorze fois de suite au chapitre 10; ϰόσμος (monde), jusqu’à dix-huit fois dans le chapitre 17. Signalons encore les locutions suivantes: ἔρχεισθαι (venir), pour marquer l'incarnation du Verbe (3, 2, 19, 3l ; 6, 14 ; 7, 28; 8, 42 ; 12, 46; 16, 28, 30; 18, 37); ὁ πέμψας με, pour représenter sa mission divine (7, 38; 8, 26, 29; 9, 4, 12, 49, etc.); ἀποστέλλω (j'envoie), dans un sens analogue (3, 17 ; 5, 38 ; 6, 29, 57 ; 10, 36 ; 20, 21).

Il est un certain nombre de mots que S. Jean est seul à employer parmi les évangelistes; notamment : ἀντλεῖν, ἀποσυνάγωγος, ἀρνίον, γλωσσόϰομον, ϰλῆμα, σϰέλος, σϰηνοῦν, τίτλος, ὑδρία, ψωμίον, etc. M. Westcott dit en avoir compté jusqu'à soixante-cinq (Introduction, p. 264, note 2). D'un autre côté, on est surpris de voir que d'autres expressions, très communes ailleurs, sont totalement absentes de son évangile ; par exemple, δύναμις, ἐπιτιμᾶν, εὐαγγέλιον, παραβολή, πίστις, σοφία, etc.

2° Particularités de constructions. — On conçoit difficilement du grec sans particules; et néanmoins le style de S. Jean est d'une sobriété extraordinaire sous ce rapport. Au chapitre 15, nous avons signalé dans le commentaire vingt versets consécutifs où l’on n’en rencontre pas une seule. Elles manquent surtout dans les passages les plus émus. 11, 34 et 35 : « Et il dit : Où l'avez-vous mis? Ils lui disent: Seigneur, venez et voyez. Jésus pleura » (voyez le texte grec). Cf. 1, 3, 6, 8; 2, 17; 4, 7, l0, etc. Δέ (« autem ») et ϰαὶ (« et ») suffisent presque à S. Jean; il est vrai qu’il use largement de ces termes. Le passage qui suit est caractéristique : Μετὰ ταῦτα ϰατέβη, ... ϰαὶ ἐγγύς ἦν τὸ πάσχα..., ϰαὶ ἀνέβη..., ϰαὶ εὗρεν, ϰαὶ ποιήσας... ἐξέβαλεν, ϰαὶ εἶπεν (Joan. 2, 12-16. Cf. 3, 1, 2, 14, 22, 23, 35, 36; 5, 27; 8, 21, 49; 17, l, etc.).

L'emploi de οὖν (« ergo ») et de ἵνα (« ita ut ») est aussi une particularité du quatrième évangile. L'adverbe οὖν est remarquablement fréquent. Lisez dans le texte grec la seconde moitié du chapitre19 : οὖν revient aux versets 20, 21, 23, 24 (deux fois), 26, 29, 30, 32, 38, 40, 42. Voyez aussi 2, 22 ; 3,25, 29; 4, l, 6, 46; 6, 5; 7, 25, 28 et ss. ; 8, 12, 21 et ss., 31, 38; 10, 7; 11, 3l et ss. ;12, 1, 3, 9, 17, 2l, etc. Quant à ἵνα, l'usage spécial qu’en fait notre évangéliste relève d’une façon étonnante les desseins providentiels de Dieu, même dans les plus petites circonstances (c’est aussi, du reste, le résultat produit par la répétition de οὖν). Voyez, entre autres passages: 1, 27; 4, 34; 5, 23; 6, 29, 40, 50; 9, 2, 3; 10, l0; 11, 42; 14, l6; 16, 7; 18, 9; 19, 24, 28, 36. Malheureusement, il est parfois impossible de reproduire dans une traduction toute la force de cet afin que.

S. Jean emploie volontiers aussi la particule ὡς (« ut » de la narration historique pour « cum », lorsque), et la formule de comparaison ϰαθὼς... οὕτως (« sicut... ita »). Cf. 3, 14; 5, 19, 21, 23, 26, 30; 6, 3l, 58; 7, 38: 8, 28; 10, 15; 12, 36, 50; 13, 15, 34; 14, 31 ; 15, 4, 9, 10, 12; 17, 1, 11, 14, 16, etc.

Les pronoms sont souvent répétés d’une manière emphatique, surtout ἐϰεῖνος et οὗσος. Voyez 6, 71 ; 7, 4, 7; 9, 33, etc. Assez souvent, S. Jean les insère dans ses phrases pour appuyer sur le sujet, quand une proposition incidente s’est glissée entre celui-ci et le verbe. 7, 18 : « Qui quærit gloriam ejus qui misit eum, hic verax est ». On trouvera des exemples analogues dans les passages 1, 18, 33; 3, 32; 5, 11, 37, 38; 6, 116; 10, 1, 25; 12, 48; 14, 21, 26; 15, 5, 26, etc.

Il est d’autres répétitions aimées de notre évangéliste et dont il se sert pour produire l’effet le plus saisissant. Le même mot revient trois ou quatre fois coup sur coup, et l’idée exprimée pénètre ainsi forcément dans l’esprit du lecteur. 1, 1 : « Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu ». 11, 33 : « Et Jésus, lorsqu'il la vit pleurant, et les Juifs qui étaient venus avec elle pleurant, frémit en son esprit et se troubla ». 5, 31-32 : « Si donc je rends témoignage de moi-même, mon témoignage n'est pas vrai. C'est un autre qui rend témoignage de moi, et je sais que le témoignage qu'il rend de moi est vrai ». Cf. 1, 10; 5, 46, 47; 15, 4 et ss.; 17, 25.

De temps en temps la même pensée, exprimée d'abord en termes positifs, est réitérée sous une forme négative. 1, 3 : « Tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. » 1, 20 : « Et il confessa, et il ne nia point. » 7, 18 : « Celui-là est vrai, et il n’y a pas d'injustice en lui. » 10, 28 : « Je leur donne la vie éternelle, et ils ne périront jamais. » Et cinquante exemples semblables (cf. 1, 48; 3, 18; 5, 23; 8, 29; 11, 25, 26; 12, 48; 14, 6 , 23, 24; 15, 29, etc. ).

Les formules de transition dans les passages dialogués, si fréquentes et si concises, communiquent beaucoup de vie au discours: on est par là constamment ramené aux personnages qui forment l'objet de la scène. 4, 9, 11, 15, 19, 25 : « La femme lui dit » ; 4, 7, 10, 13 16, 17, 21, 26 : « Jésus lui dit ». Cf. 8, 49 et ss. ; 10, 23 et ss.: « Jésus dit, les Juifs dirent ». Parfois il arrive que les formules de ce genre sont emphatiquement redoublées, comme au livre de Job (Cf. Job. 4, 1 ; 6, 1, et en tête de presque tous les discours). 1, 25 : « Ils l'interrogèrent et lui dirent » . 7, 28 : « ll criait dans le temple, enseignant et disant ». Cf. 1, 15, 32; 8, 12; 12, 14, etc. La phrase ἀπεϰρίθη ϰαὶ εἶπεν revient jusqu’à trente-quatre fois dans notre évangile. Si elle paraît minutieuse à première vue, en réalité elle attire l’attention du lecteur, et donne beaucoup de solennité au récit.

Quand il cite des paroles, S. Jean use fréquemment de la forme directe, alors même que la forme dite « oblique » serait plus naturelle. 7, 40-41 : « Dans cette foule donc, lorsqu'ils eurent entendu ses paroles, les uns disaient : Celui-ci est vraiment le prophète. D'autres disaient : Il est le Christ. » Cf. 1, 19-27; 8, 22; 9, 3 et ss. ; 21, 20, etc. Ce sont au fond des hébraïsmes.

Même réflexion à faire au sujet du parallélisme, dont les exemples ne sont pas rares dans le quatrième évangile. Voyez 7, 6; 8, l4, 23, 35, 38; 16, 16, 28. Le commentaire en a signalé les cas les plus remarquables.

Concluons que « tout cela donne au style une physionomie d’autant plus extraordinaire, que, chez S. Jean, l'expression jaillissait immédiatement de la pensée, et se déversait dans le discours telle qu'elle venait de naître dans l'esprit... Tout cela réuni donne à l'expression et à l'exposition de S. Jean un élan et un charme extraordinaires. Le lecteurs simple est captivé, et le savant éprouve le besoin d'étudier plus à fond cet évangile. (De Valroger, Introduction historique et critique aux livres du Nouveau Testament, t. 2, p. 128 et suiv.).


§ 7. — PLAN ET DIVISION.


Déjà nous avons dit un mot, car toutes ces questions se tiennent, de l’unité de plan que présente le quatrième évangile, et du progrès remarquable qu’on y rencontre. Ce sujet a été très étudié de nos jours, et les intéressantes monographies qu’il a suscitées n'ont fait que mettre en plus grande lumière l'excellence et la beauté de l'œuvre de S. Jean (voyez surtout Luthardt, Das Johanneische Evangelium, t. 1, p. 200 et ss. ; P. Kepler, Die Composition des Johannesevangeliums, Tubingue 1884 ; Franke, Die Anlage des Johannesevangeliums, dans les Theolog. Studien und Kritiken, 1884, p.80-156).

Les bases adoptées pour le partage n'ayant pas toujours été les mêmes, les divisions ont naturellement beaucoup varié pendant un certain temps.

Quelques auteurs ont pris pour principe la géographie et la chronologie combinées, (c'est-à-dire les voyages que Jésus-Christ fit à Jérusalem à l’occasion des fêtes. C’est ainsi que Bengel, dans son célèbre Gnomom, distingue une semaine initiale (1, 19-2, 11), une semaine finale (12, 1-20, 3l), et, entre ces deux semaines, trois périodes qui débutent à la première Pâque (2, 12), à la Pentecôte (5, l) (d'après le système de Bengel. Sur cette fête, voyez le commentaire), à la fête des Tabernacles (7, l). Olshausen a quelque chose d'analogue : l° chap. 1-6, depuis le prélude de l'évangile jusqu’à la fête des Tabernacles; 2° chap. 7-11, depuis la fête des Tabernacles jusqu'au voyage de Jésus à Jérusalem à l'occasion de la dernière Pâque; 3° chap. 12-17, dernier séjour de Notre-Seigneur à Jérusalem ; 4° chap. 18-21, la Passion et la Résurrection. — On a justement reproché à ces systèmes d’être trop extérieurs et sans appui réel.

D’autres interprètes ont cherché dans le quatrième évangile une idée essentielle, dont le développement pourrait servir de base sérieuse à l'organisme. Pour De Wette (Evangelium und Briefe des Johannes, 4ème édit., 1852) et Lücke (Commentar über das Evangel. des Johannes, 3° édit.), la δόξα ou « gloire » de N.-S. Jésus-Christ serait cette idée centrale. Le Dr Schweizer (Das Johannesevangelium, 1851) préfère la notion de combat, et il distingue à ce point de vue trois parties : l’annonce de la lutte, chap. 1-6; l'explosion de la lutte, chap. 7-10; la solution, chap. 13-21. Mais qui ne voit combien ces « idées » sont incomplètes ? Elles négligent d’une manière absolue des éléments de la plus grave importance pour l'intelligence du quatrième évangile; celle-ci la foi, celle-là l'incrédulité. Nous ne dirons rien de Baur (« Il a hégélianisé l'évangile, et a cherché, par son analyse, à lui enlever le caractère historique ». Keppler, Die Composition des Johannesevang., p. 8), et de ses adeptes, dont les systèmes idéalistes sont fabriqués de toutes pièces, et n’ont rien de commun avec le vrai plan de l'évangéliste.

Si l’on veut arriver à une division qui ne soit pas arbitraire, il faut, ainsi qu’on l’admet communément, produire un judicieux mélange des idées et des faits, associer la marche extérieure des incidents au progrès intime des pensées. Sous ce rapport, il existe dans l'œuvre de S. Jean trois facteurs principaux qui sont les manifestations de N.-S. Jésus-Christ, avec la foi et l’incrédulité qu’elles rencontrent. Notons encore que l’auteur lui-même, par d'importantes formules, a établi en deux endroits des « lignes de démarcation » dont il est impossible de ne pas tenir compte. Ce sont les passages 12, 37-50, et 20, 30. Ajoutons enfin à cela la séparation logique qui existe entre les versets 18 et 19 du chapitre 1.

Cela posé, nous avons en tête de l'écrit un Prologue, 1, 1-18, auquel correspond à la fin un Épilogue, 21, 1-26. Entre cette introduction et cette conclusion se déroule le corps même du volume, 1, 19-20, 30. Le prologue, si sublime, traite du Logos, de ses attributs divins, de son rôle avant et après l'Incarnation. L'Épilogue raconte une importante apparition de Jésus ressuscité.

La longue formule mentionnée plus haut, 12, 37-50, coupe en deux parts tout ce qui reste du récit. Nous obtenons de la sorte une première partie, 1, l9-12, 50, qui expose la vie publique de N.-S. Jésus-Christ d’après le point de vue auquel s'était placé S. Jean, et une seconde partie, où sont relatés les détails de la passion et de la résurrection, 13, 1-20, 30.

Reprenons cette division avec quelques détails, pour montrer le rôle qu’y jouent les trois facteurs mentionnés ci-dessus (on trouvera dans le Tableau analytique imprimé à la suite de la Préface, et surtout dans les commentaires, des développements beaucoup plus considérables. Voyez aussi notre édition du Novum Testamentum (Paris, 1885) avec divisions logiques et analyse du texte).

Dans la première partie, 1, l9-12, 50, Jésus manifeste par degrés, mais très ouvertement, son caractère messianique et sa divinité, soit par ses paroles, soit par ses œuvres. Deux groupes se forment autour de lui, le groupe des amis, des croyants, et le groupe des incrédules, des ennemis. La marche de la narration est des mieux accentuées. 1° Jésus est introduit sur la scène évangélique par Jean-Baptiste, son Précurseur, dont nous entendons plusieurs témoignages; puis, lui-même il commence à se révéler directement à ses premiers disciples (1, 19-2,11). 2° Une autre subdivision (2, 12-4, 54) nous montre le divin Maître sur un théâtre plus considérable : voici qu’il se manifeste à Jérusalem, en Judée, en Samarie, en Galilée. 3° Dans les périodes qui précèdent, les germes de la foi et de l'incrédulité n'avaient pas tardé à paraître; mais la foi prédominait. Tout à coup le conflit éclate, et il devient menaçant pour Jésus dès le premier jour. Dans les chapitres 5-12, le narrateur en décrit admirablement les vicissitudes : crise à Jérusalem, 5; crise en Galilée, 6 ; la lutte devient de plus en plus violente dans la capitale juive, 7-10 ; la résurrection de Lazare et l'entrée triomphale du Sauveur à Jérusalem achèvent d'amener la catastrophe depuis longtemps prévue, 11-12.

Dans la deuxième partie, 13, l-20, 30, la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ se continue et se parfait. Quelques jours à peine sous le rapport du temps; mais les événements et les discours sont décisifs, de la plus haute gravité; Le double courant de la foi, et de l'incrédulité, de l'amour et de la haine, est plus visible que jamais; finalement, toutefois, Jésus remporte un triomphe complet sur ses adversaires. 1° Dans l'intimité, Notre-Seigneur achève de révéler sa nature et son rôle à ses disciples les plus chers, 13-17. 2° Récit de sa passion et de sa mort, 18-19. 3° Sa résurrection glorieuse, 20.

Telles sont vraiment, croyons-nous, d’après le fond comme d’après la forme du quatrième évangile, les grandes lignes tracées par l'auteur lui-même, et telle est la division la plus généralement admise. On retrouve du reste ce même partage chez presque tous les commentateurs qui admettent trois ou quatre sections au lieu de deux ; car les principales coupures sont si franchement marquées, qu’il n’est guère possible de les remplacer par d'autres séparations.

D’après Baumgarten-Crusius, quatre parties : 1-4, l'œuvre du Christ; 5-12, ses combats; 13-19, sa victoire morale ; 20-21, sa gloire complète. M. Godet en veut jusqu'à cinq : « La foi naît, 1-4; l'incrédulité domine, 5-12; la foi atteint sa perfection relative, 13-17; l'incrédulité se consomme, 18-19; la foi arrive à sa perfection, 20-21 » (Commentaire sur l'Évang. selon S. Jean, 2° édit.,t. 2, p. 12). Les critiques qui adoptent plus de deux grandes divisions s'arrêtent d'ordinaire au chiffre de trois (Ewald se déclare pour « cinq pas en avant » (1, 1-2, 11 ; 2, 12-4, 54; 5, 1-6, 14; 6, 15-11, 46; 11, 47-20, 31). Il supprime le chap. 21. J. P. Lange a jusqu’à neuf sections, y compris le prologue et l'épilogue). Par exemple, le Dr Bisping (1-12, Jésus dans son activité publique et dans sa lutte avec le monde; 13-17, Jésus dans le cercle intime des apôtres ; 18-21, Jésus souffrant et ressuscité), le Dr Luthardt (1-4, Jésus Fils de Dieu ; 5-7, Jésus et les Juifs: 8-21, Jésus et les siens) (« Dans la première partie, dit-il, on place les fils, dans la seconde le nœud se forme ; le dénouement a lieu dans la troisième ». Das Johann. Evangel., t. 1, p. 212), M. Keppler (Die Composition des Johannesevang., p. 13) (le commencement, 1-4; le progrès, 5-12; la conclusion, 13-21); M. Franke (Loc. cit.) (1-6, Jésus est introduit dans le monde; 7-12, il combat contre le monde; 13-21, il quitte 1e monde). Ces divers plans nous paraissent plus ou moins factices.


§ 8. — LES COMMENTATEURS DE L'EVANGILE SELON S. JEAN


Il était naturel, après tout ce que nous avons dit dans cette Préface, que le quatrième évangile trouvât un plus grand nombre d'interprètes que les récits des synoptiques. Voici, indépendamment des ouvrages spéciaux qui sont signalés plus haut ou qui le seront encore à l'occasion, les meilleurs commentaires composés sur S. Jean.

1° Au temps des Pères. — Pour répondre à la perfide exégèse du gnostique Héracléon, Origène composa ses Commentarii in evangelium secundum Joannem (Opera, édition de la Rue, t. 4; Migne, t. 14), divisés en trente-deux τόμοι, mais dont il ne nous reste que les « tomes » 1, 2, 6, 10, 13, 19, 20, 28, 32, et quelque fragments des tomes 4 et 5. Dix d’entre eux étaient déjà perdus au temps d’Eusèbe (Hist. Eccles., 4, 24). Il y a là de riches idées et toutes les qualités d’Origène, mais aussi tous ses défauts.

S. Jean Chrysostome nous a laissé quatre-vingt-huit Homiliæ in evangelium Joannis, prêchées à Antioche de 388 à 398 (Tome 8 de l'édition de Montfaucon). Elles sont admirablement écrites, éloquentes, vigoureuses, et font valoir avant tout le sens littéral.

La Catena Patrum in evangelium Joannis, publiée par Corderius (Anvers, 1630) contient de précieux fragments des commentaires de Théodore de Mopsueste (Cf. Migne, Patrol. grœca, t. 66 col. 727-786), d’Apollinaire de Laodicée, d’Ammonius d’Héraclée, etc.

S. Cyrille d’Alexandrie a aussi un excellent Commentarius in Joannis evangelium (Migne, Patrol. gr. t. 73 et 74), plus littéral que les œuvres ordinaires de l’école à laquelle il appartient.

Qui n'a lu les Tractatus 124 in evangelium Joannis de S. Augustin, prêchés en 416 par le grand évêque d’Hippone ? C'est un remarquable chef-d’œuvre, où le génie théologique et l'art oratoire se manifestent perpétuellement, quoique le tact exégétique soit moins parfait (Migne, Opera, t. 3, p. 2, col. 1379-1976).

Nous avons en hexamètres grecs une Paraphrasis S. Evangelii sec. Joannem composée dans la première moitié du cinquième siècle par Nonnus de Panople. Elle est très utile pour l'intelligence de certains détails (Migne, Patrol. gr., t. 43).

Le vénérable Bède, Théophylacte et Euthymius Zigabenus ont commenté S. Jean d’après les principes qui avaient déjà servi de base a leur interprétation des synoptiques.

2° Au moyen âge (à cette époque, on aimait à prêcher souvent sur l'évangile selon S. Jean). — L'abbé Rupert de Deutz, « plerumque bonus auctor », selon le mot de Maldonat, est l’auteur d'une pieuse et intéressante explication du quatrième évangile, divisée en quatorze livres (In evangelium Joannis commentariorum libri 14, Migne, Patrol. lat. t. 169). C’est lui qui a écrit ces belles paroles, que l’on ne saurait trop méditer avant de commencer l'étude de S. Jean: « Omnes carnalium sordes affectuum ab oculis cordis abstergendæ sunt iis qui in schola Christi venerabilibus student litteris : ut hanc aliquatenus valeant Aquilam prosequi, quam cordis munditia juvit ut claritatem Solis æterni, plus ceteris divinæ visionis animalibus, irreverberata posset mentis acie contemplari ».

Nous avons d'Albert-le-Grand une Postilla in evangelium Joannis evangelistœ, et de S. Thomas d’Aquin, une Expositio in evangelium Joannis (Opera, édit. de Venise, t. 14) où le texte sacré est vigoureusement analysé, mais expliqué d’une manière beaucoup moins heureuse.

3° Les temps modernes et contemporains. — Aux œuvres de Maldonat, de Cornelius a Lapide, de Luc de Bruges, des deux Jansenius, de Noël Alexandra, de D. Calmet, de Bisping, etc., mentionnées déjà à propos des évangiles synoptiques, nous avons un certain nombre d'excellents commentaires à ajouter.

Le chanoine Cl. Guillaud : Enarrationes in evangelium Johannis. Paris, 1550.

Le cardinal Tolet : In sacrosanctum Joannis evangelium commentarii. Cologne, 1589. Beaucoup de science, mais des longueurs ça et là.

Le jésuite Ribera : Commentarius in Johannis evangelium. Lyon, 1613.

Klee : Commentar über das Evangelium nach Johannes. Fribourg, 1843-1845. Incomplet.

Fr. X. Patrizi : In Joannem commentarium. Rome, 1857. Un peu concis.

Messmer : Erklærung des Johannes evangeliums. Innspruck, 1860.

Corluy : Commentarius in evangelium S. Joannis. Gand (nous citons d’après la seconde édition, publiée en 1880). Excellent manuel exégétique et dogmatique.

Haneberg-Schegg : Evangelium nach Johannes, übersetzt und erklært. Munich, 1878-1880. Un des meilleurs commentaires catholiques, commencé par Mgr. l'évêque de Spire, achevé et publié après sa mort par M. le professeur Schegg.

Pœlzl : Kurzgefasster Commentar zum Evangelium des Johannes. Graz, 1882-1884. Bon manuel.

P. Schanz : Commentar über das Evangelium des heiligen Johannes. Tubingue, 1884-1885. Le plus récent et le meilleur commentaire catholique de l'évangile selon S. Jean; mais trop de science allemande, ce qui rend souvent la lecture difficile.

Pour compléter cette liste, nous devons ajouter quelques indications relatives aux commentateurs protestants et rationalistes du quatrième évangile. Nous ne mentionnerons que les plus célèbres.

F. A. Lampe : Commentarius analytico-exegeticus tam litteralis quam realis evangelii Joannis. Amsterdam, 1724. Œuvre souvent citée par les exégètes protestants. Elle est complète, mais diffuse.

F. Lücke : Commentar über das Evangelium des Johannes. Première édition en 1820, troisième édition en 1840. Bon, mais un peu long.

Hilgenfeld : Das Evangelium and die Briefe Johannis, nach ihrem Lehrbegriff dargestellt. Halle, 1849. Foncièrement rationaliste.

A. Tholuck: Commentar zu dem Evangelium des Johannes. Hambourg, 1827. Concis et bon; souvent réédité.

H. A. W. Mayer: Kritisch. exegetisches Handbuch über das Evangelium des Johannes. Gœttingue, 1832 (6° édit. en 1880). Excellent sous le rapport philologique ; mais nombreuses concessions à l'école négative.

O. Baumgarten-Crusius ; Theolog. Auslegung der Johann. Schriften. Iéna, 1844-1845. Tendances rationalistes ; les Pères souvent cités.

C. E. Luthardt: Das Johanneische Evangelium nach seiner Eigenthümlichkeit geschildert und erklœrt. Nuremberg 1852, deuxième édition en 1875. Délicat et distingué.

H. Ewald: Die Johanneischen Schriften übersetzt und erklært. Gœttingue 1861-1862. D’une part les idées ingénieuses et neuves d’Ewald; d’autre part ses appréciations arbitraires, rationalistes.

E. W. Hengstenberg : Das Evangelium des heilig. Johannes erlæutert. Berlin, 1861-1863. Bon et croyant, mais diffus.

L. Bæumlein : Commentar über das Evangelium des Johannes. Stuttgart, 1863. Simple manuel, incomplet.

F. Godet: Commentaire sur l'Evangile de S. Jean. Neuchâtel, 1864. 2° édit. en 1876. L’un des meilleurs commentaires protestants.

Scholten : Het evangelie naar Johannes, 1867. Scholten est un ultra-rationaliste.

E. Reuss : La théologie johannique. Paris, 1870. Tendances également très rationalistes; souvent grande finesse exégétique, qui fait regretter un si mauvais emploi d’un beau talent.

L. Abbott: An illustrated Commentary on the Gospel according to St. John. Londres, 1879. Bon manuel.

W. Milligan et W. Moulton : A Popular Commentary on the Gospel of St. John. Edimbourg, 1880.

F. Westcott: St. John‘s Gospel (faisant partie du Speaker’s Commentary). Londres, 1880. Excellent commentaire; profondes connaissances exégétiques.

A. Plummer : The Gospel according to St. John, with Notes and Introduction (faisant partie de la Cambridge Bible for Schools). Londres, 1881. Bon abrégé de l'ouvrage de M. Westcott.

H. W. Walkins : The Gospel according to St. John (faisant partie de The Commentary for Schools). Londres, 1881. Autre bon manuel.

C. F. Keil : Commentar über das Evangelium des Johannes, Leipzig, 1881. M. Keil est un des meilleurs exégètes contemporains. Il est croyant, solide, et résume la plupart des commentaires antérieurs.

M. F. Sadler : The Gospel according to St. John, with Notes critical and practical, Londres, 1883. Assez bon manuel.

J. Wichelhaus : Das Evangelium des Johannes, Halle, 1884. Notes souvent intéressantes, publiées par le Dr Zahn après la mort de l'auteur.