Bible Fillion

LE LIVRE DE JUDITH


INTRODUCTION



Le sujet, la division. - Comme le faisait remarquer saint Jean Chrysostome, trois femmes célèbres de la Bible, Ruth, Judith et Esther, ont donné leur nom aux trois livres dont elles sont les glorieuses héroïnes. Le nom de Judith (en hébreu, Yehudît; en grec, ’Ioυδίθ) est le féminin de Juda; il avait été autrefois porté par l’une des femmes d’Esaü. Cf. Gen. 26, 34. Il convient à merveille pour résumer l'intéressant petit livre qui raconte le remarquable exploit par lequel ce qui restait alors du peuple juif fut sauvé, pour un temps, de la servitude assyrienne.

Un roi d’Assyrie, enorgueilli par la conquête de la Médie, entreprend de soumettre à sa domination toute l’Asie occidentale. Son général en chef, Holoferne, conquiert, en effet, une partie de l’Asie Mineure et la Syrie entière; puis il se prépare à envahir la Palestine par le nord. Alors le grand prêtre Éliachim, animé d’un religieux patriotisme, organise promptement la défense du pays, sans oublier la pénitence et la prière, par lesquelles les Juifs espéraient toucher le cœur du Seigneur et s’attirer sa protection. Le conquérant victorieux est arrêté dans sa marche par la résistance de la ville de Béthulie; il la cerne de toutes parts, pour l’empêcher de se ravitailler et de recevoir des secours. Les habitants, réduits à la dernière extrémité, prennent la douloureuse résolution de se rendre à merci; mais Judith se rend au camp des Assyriens, et en revient bientôt, apportant comme trophée la tête sanglante d’Holoferne. L'armée ennemie, attaquée soudain par les Juifs, est écrasée, dispersée, et le peuple de Jéhovah triomphe. Tel est le sujet dans ses grandes lignes.

Deux parties: la première, qui sert d’introduction et de préparation (1,1-6, 21), raconte les événements qui précédèrent et amenèrent le siège de Béthulie; la seconde, qui est la principale (7, 1-16, 31), expose en détail la délivrance de Béthulie et de toute la Palestine par le courageux exploit de Judith (Voyez notre Biblia sacra, p. 479 et ss., pour les détails de la division).


L’auteur et l'époque de la composition. — On ne sait absolument rien de positif, et l’on en est réduit aux conjectures relativement à l'auteur du livre de Judith. Ces conjectures n’ont pas manqué dans le cours des siècles, et l’on a tour à tour attribué la composition de cette dramatique histoire à Judith elle-même, au grand prêtre Éliachim, à l’Ammonite Achior, qui joue un rôle important dans ces pages, et à vingt autres, dont il est inutile de citer les noms, puisque ce sont là de pures théories sans fondement solide. Cependant on pourrait dire, d’une manière générale, que l’auteur était un Juif qui habitait la Palestine, car il en connaît à fond le territoire et les localités.


Mêmes divergences entre les critiques lorsqu’il s'agit de déterminer simplement l’époque de la composition : on a désigné presque toutes les périodes possibles entre le 6è siècle avant J .-C. et l’an 117 de notre ère. Ce sont les rationalistes, on le conçoit, qui abaissent la date le plus possible, afin d’enlever au livre toute autorité. Mais ici nous avons quelques points de repère assez précieux, dont nos meilleurs exégètes et assyriologues catholiques ont tiré un excellent parti. Tout d'abord, nous lisons dans la Vulgate, tout à fait à la fin du livre (16, 3l), que les Juifs instituèrent une fête annuelle en l’honneur de l’exploit de Judith et de la délivrance de Béthulie; or cette fête n’existait plus après l’exil de Babylone, d’où il suit que notre écrit est antérieur à la ruine de Jérusalem. Mais voici un autre fait qui nous permet de préciser davantage encore. Aucun roi juif n’est mentionné dans le récit, et, à l'heure du péril national, c’est le grand prêtre qui prend en mains la défense du pays : d’où l’on a conclu à bon droit, d’une part, que le royaume d’Israël n’existait plus ; d'autre part, que celui de Juda devait être alors sans chef; ce qui arriva précisément, comme le docte Bellarmin l’avait déjà supposé de la façon la plus heureuse, lorsque Manassé eut été déporté à Babylone pour un temps assez considérable (cf. 2 Par. 34, 11). Cette époque, nous le dirons bientôt avec une netteté plus grande encore (Voyez la page 379, au 4°), cadre parfaitement avec les données historiques du livre et avec le contrôle que ces données reçoivent des monuments assyriens. Ajoutons enfin que l'histoire de Judith dut être écrite assez peu de temps après les faits dont elle se compose, peu de temps du moins après la mort de l'illustre héroïne (La mort de Judith est en effet racontée à la fin du petit volume, 16, 25 et ss.); c’est ce qui ressort de la fraîcheur, de la netteté, et de la précision de la plupart des détails.

Le texte original et les principales versions. — Nous allons nous retrouver ici en face de difficultés semblables à celles que nous avons rencontrées sur ce même point à propos du livre de Tobie (Voyez la page 336 de ce volume). Pour notre livre aussi, le texte original a depuis longtemps disparu; on ne saurait même dire avec certitude quel en était l’idiome. Pour notre livre aussi, les traductions qui nous ont été conservées s’écartent notablement les unes des autres : non pour le fond, qui est partout le même, mais pour la forme et les traits secondaires du tableau.

Saint Jérôme (Proef. In libr. Judith) regardait le chaldéen comme la langue primitive: opinion qui a été adoptée par un certain nombre d’exégètes. D’autres se décident en faveur de l'hébreu, peut-être avec plus de vraisemblance. ll est du moins certain que le livre ne fut pas écrit en grec, ainsi qu’on l’a quelquefois prétendu, tant le texte grec abonde en tournures et en expressions qui accusent ouvertement un original sémitique.

Les principales versions sont: 1° celle des Septante, qui est la plus ancienne de toutes, et dont il existe plusieurs recensions assez différentes les unes des autres (Moins divergentes cependant que les textes grecs du livre de Tobie (voyez la p. 336, n. 3). Saint Jérôme les signale avec vigueur); 2° et 3° l’Itala et la traduction syriaque, faites toutes deux sur le texte des Septante; 4° la Vulgate. Cette dernière présente des particularités importantes, qui sont dues surtout à la méthode spéciale que suivit saint Jérôme pour traduire le livre de Judith. Prenant pour base le texte chaldéen, il fit ce travail, raconte-t-il lui-même (Proef. In libr. Judith), d’une manière rapide et large, en un moment de grande presse. « Expositions occupationibus, quibus vehementer arctabar, huic (libro) unam lucubratiunculam dedi, magis sensum e sensu quam ex verbo verbum transferens. Multorum codicum varietatem vitiossissimam amputavi; sola ea quae intelligentia integra in verbis chaldœis invenire potui, latinis expressi. » Nous ignorons ce qu'était au juste ce texte chaldéen; du moins le procédé du saint docteur suffit pour expliquer certaines omissions (Comp. 1, 13-16;2, 5-6, etc., dans la traduction grecque. Quant aux additions ou autres variantes d'une certaine importance (comp. 1, 3 et ss.; 3, 9; 4, 8-15; 5, 11-20; 6, 13-15 et ss.; 7, 2 et ss.; 9, 6 et ss.; 10, 12 et ss.; 15, 11; 16, 25) elles proviennent, bien entendu, du document que saint Jérôme avait sous les yeux) de la Vulgate. En comparant notre version officielle avec l’Itala, on voit en outre que saint Jérôme s’est souvent laissé influencer par l'antique traduction latine, dont il conserve en maint endroit les expressions. Malgré ces imperfections, « il faut considérer la Vulgate, en somme, comme la restitution la plus fidèle du texte original, lors même que le texte grec, en certains endroits, serait plus exact (Welte, Dictionnaire encyclopédique de la théologie catholique, t. 12, p.403). »

Dans ces différentes traductions du livre de Judith, ce qui ne surprend pas moins que les suppressions, additions et transpositions, et qui déconcerte beaucoup plus l’interprète, c’est l'étonnante divergence qui existe pour la transcription des noms propres; car il en résulte parfois de vraies énigmes historiques et géographiques, qu’il n’a pas été toujours aisé de deviner. Par exemple : 1, 6, Jadason dans la Vulgate, ‘Γδάσπης dans le grec, ’Ulaï (le fleuve Εύλαίος des Grecs) dans le syriaque; 1, 8, Cedar dans la Vulgate, Γαλαάδ dans le grec; 1, 9, terra Jesse dans la Vulgate, γή Γεσέμ (la terre de Gessen) dans le grec; 11, 13, Tharsis (c.-à-d. Tarse en Cilicie) dans la Vulgate, ‘Ρασσίς dans le grec; 2, 14, Mambre dans la Vulgate, ’Аξρώνα dans le grec ordinaire, (2, 24), Χεξρών dans le Codex sinaiticus, etc. (en pareil cas, la tendance du copiste était de remplacer un nom qu'il ne connaissait point par un nom plus connu).

La canonicité et le caractère historique du livre; — Quoique deutérocanonique comme celui de Tobie, puisqu’il manque également dans la Bible hébraïque (Voyez le tome 1, p.12 et 13), le livre de Judith a été regardé de tout temps par l'Église chrétienne comme une portion intégrante de la Bible. Déjà, saint Clément Romain (1 Cor. 55) le cite parmi les écrits inspirés, et tous les anciens Pères font de même. Saint Jérôme dit formellement que le premier concile de Nicée « le comptait au nombre des saintes Écritures ». Du reste, sa présence dans la version des Septante, et l'existence de deux midrašim hébreux, qui racontent les mêmes faits d’une manière indépendante, démontrent que les Juifs soit d’Alexandrie, soit de Palestine, lui reconnaissaient aussi une véritable autorité.

Il ne s’est pas élevé le moindre doute, pendant les quinze premiers siècles de l’ère chrétienne, sur le caractère historique du livre de Judith. C’est à la suite de Luther que l’on a commencé à ne voir dans toute cette histoire qu’une simple « fiction religieuse..., qui symbolise la victoire du peuple juif sur tous ses ennemis (Paroles de Luther, dans sa préface du livre de Judith) »; et tel est aujourd’hui le sentiment unanime des exégètes protestants et rationalistes (quelques-uns, cependant, consentent à reconnaître çà et là des traits vraiment historiques), auquel se sont imprudemment rangés quelques écrivains catholiques. Mais ce sentiment ne repose sur aucune base solide, et nous pouvons lui opposer les preuves extrinsèques et intrinsèques les plus convaincantes. 1° La tradition chrétienne n’est pas moins unanime sur ce point que sur celui de la canonicité. Voici en quels termes elle a été résumée par un auteur contemporain: « Celle que saint Clément Romain nomme bienheureuse, que l’auteur des Constitutions apostoliques appelle très sage; Clément d’Alexandrie, parfaite entre les femmes; Origène, magnifique et la plus noble de toutes les femmes; celle que Tertullien place au nombre des saintes, que saint Ambroise proclame admirable; saint Augustin, glorieuse; saint Fulgence, une sainte et illustre veuve; saint Chrysostome, très sainte : cette femme n’a certainement pas été regardée comme nulle (et sans réalité historique) par d’aussi grands personnages (Nickes, de libro Judithae, p. 11) .» 2° Cette tradition chrétienne, nous venons de le dire, s’appuie sur la tradition juive et la continue; or cette dernière n'a pu se former d’après des événements supposés, ou d’après un « roman historique ». Ajoutons que « les anciennes prières juives pour le premier et le second sabbat de la fête de la Dédicace contiennent un résumé du livre de Judith; ce qui prouve que les lsraélites croyaient à la réalité des faits qui y étaient racontés, car ils n’auraient pu remercier Dieu d’une délivrance imaginaire (Man. Bibl., t. 2, n. 537. Comp. Judith, 16, 31) ». 3° Le fond même du livre, si on l’envisage soit dans son ensemble, soit dans les détails, nous garantit que l’écrivain sacré a voulu raconter des faits strictement vrais et objectifs. Notez en particulier les données généalogiques (8, 1), géographiques (1, 6-8; 2, 12-17; 3, 1, 14; 4, 3, 5, etc.), chronologiques (2, 1; 8, 4; 16, 28, etc.), historiques (1, 3-10, etc.), dont la narration est parsemée : elles sont toutes saisissantes de vérité. 4° On allègue, il est vrai, des objections multiples contre la véracité des faits contenus dans le livre de Judith. Nous les signalerons et les réfuterons une à une brièvement dans le commentaire, et l’on verra qu'elles ne présentent rien de grave (Voyez Cornely, Historica et critica introductio in historicos Vet. Testamenti libros, t. 2, pars 1, p.401-412). D’autre part, comme d’éminents assyriologues l'ont récemment démontré, les documents ninivites justifient admirablement le récit sacré dans ses grandes lignes et pour une foule de traits secondaires, à tel point que l’on a pu dire: « Une seule chose manque aux annales cunéiformes, le nom d’Holoferne (Vigouroux, Bible et découvertes, t. 4, p. 303). » Nous profiterons aussi de ces précieuses découvertes pour l’explication; leur caractère apologétique est manifeste.

Le but et l'utilité du livre de Judith. — Le but paraît contenu tout entier dans cette réflexion du chef ammonite Achior à Holoferne, 5, 24-25: « Maintenant donc, mon seigneur,·prenez des informations; si les Juifs sont coupables de quelque iniquité en présence de leur Dieu, attaquons-les, car leur Dieu vous les livrera, et ils seront assujettis au joug de votre puissance; mais s’il n'existe pas d’offense de ce peuple envers son Dieu, nous ne pourrons leur résister, car leur Dieu les défendra, et nous serons en opprobre à toute la terre. » L’historien a donc voulu démontrer à ses coreligionnaires, par cet épisode remarquable de leur histoire, qu’ils n’avaient rien à craindre aussi longtemps qu’ils demeureraient la nation fidèle de Jéhovah. C’est la pensée exprimée en termes si lyriques au psaume 45.

Quant à l’utilité de ce beau récit, on peut l'envisager à un triple point de vue. Sous le rapport historique elle est tout évidente, puisque nous avons ici un supplément important à l’histoire juive. Sous le rapport moral, quoi de plus édifiant que les vertus de Judith, si souvent relevées par les Pères, notamment sa foi, son esprit de prière et sa chasteté? Enfin, sous le rapport symbolique, la vaillante héroïne a été regardée comme un type de Marie, la Reine immaculée, Mère de Dieu, à laquelle l’Église applique les beaux textes 13 , 23, et 15, 10.

Auteurs à consulter : Didacus de Celada, Judith illustris perpetuo commentario litterali et morali, Lyon, 1637; les commentaires de Serarius, de Cornelius a Lapide, de Calmet; Montfaucon, la Vérité de l'histoire de Judith, Paris, 1690; J. de la Neuville, le Livre de Judith avec des réflexions morales, Paris, 1728; Gillet, Tobie, Judith et Esther, Paris, 1879; F. Robiou, Deux questions de chronologie et d’histoire éclaircies par les annales d’Assurbanipal, Paris, 1875; A. Delattre, le Livre de Judith, étude critique et historique, Paris, 1884; Palmieri, De veritate historica libri Judith, Golpen, 1886. Voyez aussi F. Vigouroux, la Bible et les découvertes modernes, t. 4, pp. 275-305 de la 5° édition.