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BIBLE FILLION

La Sainte Bible Commentée d'après la Vulgate et les textes originaux

LE LIVRE DES JUGES


Le nom et le sujet traité. -— Le nom hébreu est Šoftim, « Juges », expression identique à celle qui servait à désigner les magistrats civils et locaux institués par Moïse pour rendre la justice (cf. Deut. 16, 18), mais prise ici dans un sens beaucoup plus large (le verbe šâfat, dans la Bible, signifie assez souvent « gouverner ». Cf. 1 Reg. 8, 5 et s.; 4 Reg. 15, 5, etc.) et équivalant au titre phénicien de suffète, qui était réservé aux plus hauts dignitaires de Carthage (« Suffetes, qui sumus Poenis est magistratus », Tite-Live, 27, 37). Seulement, les suffètes carthaginois exerçaient le pouvoir d'une manière ordinaire, régulière, comme les consuls romains, tandis que les juges hébreux dont il est question dans ce livre furent suscités directement par Dieu à des intervalles irréguliers, tout d'abord pour délivrer leur pays de la domination étrangère. Si plusieurs d'entre eux remplirent ensuite les fonctions de chefs d'État, ce ne fut jamais d'une manière universelle, mais seulement sur quelques tribus. — Les Septante ont très exactement traduit Šoftim par Κριταί ; la Vulgate a légèrement allongé le titre, en disant : Liber Judicum.

Ce titre correspond fort bien au sujet traité, car le Livre des Juges raconte, en effet, les exploits des vaillants héros auxquels Jéhovah confia, entre la mort de Josué et celle de Samson, la haute mission de sauver Israël en des temps de grave détresse. Ce n'est donc pas l'histoire continue de la nation théocratique durant cette longue période, qui va être narrée; au lieu d'annales suivies, nous trouverons plutôt une série de brillants tableaux, qui, après avoir placé sous nos yeux, en traits vivants et minutieux, les faits d'armes de tel ou tel Juge, laissent bon nombre d'années dans une obscurité à peu près complète.

Les exégètes ne sont pas absolument d'accord sur le nombre des personnages décorés par antonomase du nom de Juges. On en compterait, dix-sept d'après la liste la plus complète: Othoniel, Aod, Samgar, Jahel, Débora, Barac, Gédéon, Abimélech, Thola, Jaïr, Jephté, Abésan, Ahialon, Abdon, Samson, Héli et Samuel. Mais nous retrancherons d'abord ces deux derniers, soit parce que leur histoire est en dehors du présent livre (cf. 1 Reg. 1, 1 et ss.), soit surtout parce que leur rôle différa notablement de celui des autres Šoftim : ils exercèrent plutôt une magistrature régulière, Héli en sa qualité de grand prêtre, Samuel comme prophète (L'écrivain sacré emploie néanmoins le verbe šâfat pour décrire leurs fonctions. Cf. 1 Reg. 4, 18; 7, 15-17. Mais alors il faudrait admettre que les fils de Samuel furent aussi des juges proprement dits, puisqu'on leur en donne le nom (1 Reg. 8, 1)). Jahel ne peut être compté à part qu'à la condition que les passages 4, 17 et 5, 6, 24, désignent deux personnes distinctes: la femme courageuse qui donna la mort à Sisara, et un homme associé à Samgar; mais cette opinion est très invraisemblable (voyez le commentaire). Enfin Abimélech fut un profane usurpateur des fonctions de Juge, et il ne mérite en rien ce nom.

Le récit s'étendra plus ou moins longuement sur les actes de bravoure et la judicature d'Aod (7, 12-30); de Débora et de Barac (4, 1-5, 32), de Gédéon, (6,1-8, 35), de Jephté (10, 6-12, 7), de Samson (13, 1-16, 31). Il n'aura que quelques lignes pour les actes d'Othoniel (3, 7-11), de Samgar (3, 31), de Thola (10, 1-2), de Jaïr (10, 3-5), d'Abésan (12, 8-10), d'Ahialon (12, 11-12) et d'Abdon (12, 13-15).

La division du livre. — Tous ces détails sont exposés d'après un plan non moins lumineux qu'homogène. Deux parties, dont la première, assez courte (1, 1-3, 6), sert d'introduction générale, en exposant, d'une part, l'état politique (1, 1-2, 5), d'autre part, l'état religieux d'Israël (2, 6-3, 6) durant toute la période des Juges: c'est la base et, pour ainsi dire, la clef de la seconde partie. Celle-ci (3, 7-16, 31) contient la matière principale du livre, et raconte, avec les nuances indiquées plus haut, l'histoire de chacun des Juges israélites. Nous l'avons subdivisée en quatre sections : 1° Othoniel, Aod et Samgar, 3, 7-31 ; 2° Débora et Barac, 4, 1-5, 32; 3° Gédéon, Thola et Jaïr, 6, 1-10, 5; 4° Jephté, Abésan, Ahialon, Abdon et Samson, 10, 6-16, 31.

Le reste du livre, 17, 1-21, 2-1, forme un appendice considérable, où sont relatés, mais sans être rattachés à la biographie d'aucun juge, deux épisodes qui appartiennent par leur date au commencement du livre. Ce sont: 1° l'épisode de Michée et de 1'idolâtrie des Danites, 17, 1-18, 31; 2° l'épisode du lévite d'Ephraïm et de la guerre civile qui faillit anéantir la tribu de Benjamin, 19, 1- 21, 24. Le premier semble s'être passé au temps de Josué (cf. Jos. 19, 47); le second est antérieur à la mort de Phinées, fils du grand prêtre Eléazar (Jud. 20, 28).

L'époque de la composition et l'auteur. — Rien d'absolument certain sur ces deux points; mais, du moins, des données qui permettent de les trancher approximativement et avec beaucoup de vraisemblance. Le livre des Juges a été composé au plus tard avant la septième année du règne de David, au plus tôt après la consécration de Saül comme roi d'Israël. En effet, David régnait depuis plus de six ans, lorsqu'il fit la conquête de la citadelle de Sion (cf. 2 Reg. 5, 6-10), qui était encore entre les mains des Chananéens (voyez Jos. 15, 63, et le commentaire); or, dans le cours du récit (cf. 1, 11; 19, 10-12), Jérusalem continue de porter son ancien nom de Jébus, et elle appartient à la race chananéenne des Jébuséens. D'un autre côté, le narrateur suppose à diverses reprises que la royauté existait en Israël au temps où il écrivait, et qu'elle avait succédé à la judicature (cf. 17, 6; 18, 1, 31; 21, 24).

C'est un seul et même auteur, quoi qu'on ait dit çà et là en sens contraire dès les temps anciens et surtout de nos jours, qui a composé le livre dans son entier. Nous en avons pour garants l'unité du plan, l'homogénéité du fond et de la forme. Un rhapsode ou compilateur n'aurait pu créer une œuvre si bien concertée.

L'auteur mit à profit, non seulement les souvenirs conservés par la tradition, mais aussi un certain nombre de documents écrits: tel fut le cas pour le cantique de Débora (5, 1-31), l'apologue de Jotham (9, 7-21), et aussi pour d'autres passages pleins de fraîcheur, de précision, qui ne peuvent provenir que d'un témoin oculaire (voyez en particulier 1, 3, 9, 15-17, 27-36 ; 2, 3, 19-20, 23, 27-28; 4, 5; 5, 14-17; 6, 2, 4, 15, 33; 8, 24, 26; 9, 51; 13, 25; 14, 1, 5, 8; 18, 7, 21; 19, 10, 12; 20, 1, 15; 21, 19)).

Au traité Baba Bathra (Fol. 14, b), le Talmud attribue nommément la composition du livre des Juges au prophète Samuel; opinion adoptée par les rabbins. C'est aussi le sentiment de saint Isidore de Séville et d'un grand nombre de commentateurs catholiques. ll est tout à fait plausible, bien qu'on ne puisse en donner une démonstration rigoureuse.

Chronologie du livre des Juges. — Question difficile, délicate, qu'il est impossible de trancher d'une manière certaine (voyez le Man. Bibl., t. 2, n. 449; Cornely, Historica et critica Introductio in utriusque Testamenti libros sacros, t. 1, pp. 224 et ss.). Si l'on ajoute les unes à la suite des autres les dates mentionnées en divers endroits du récit, on obtient un total de 410 ans, comme le montre le tableau ci-joint.


Oppression de Chusan, roi de Mésopotamie (3, 8) 8 années

Paix d'Israël après la victoire d'Othoniel (3, 11) 40 —

Oppression d'Églon et des Moabites (3, 14) 18 —

Aod délivre les Hébreux (3, 30) 80 —

Oppression de Jabin (4, 3) 20 —

Délivrance d'Israël par la victoire de Débora et de Barac (5, 32) 40 —

Oppression des Madianites (6, 1) 7 —

Victoire de Gédéon et repos du peuple (8, 28) 40 —

Usurpation d'Abimélech (9, 22) 3 —

Judicature de Thola (10, 2) 23 —

Jaïr (10, 3) 22 —

Oppression des Ammonites (10, 8) 18 —

Victoire et judicature de Jephté (12, 7) 6 —

Abésan (12, 9) 7 —

Ahialon (12, 11) 10 —

Abdon (12, 14) 8 —

Oppression des Philistins (13, 1) 40 —

Judicature de Samson (15, 20; 16, 31) 20 —


Total 410 années

Or, si l'on rapproche ce chiffre d'autres données chronologiques de la Bible, il apparaît beaucoup trop fort, et par conséquent invraisemblable. D'après 3 Reg. 6, 1, il ne s'était écoulé que 480 ans depuis la sortie d'Égypte jusqu'au début de la construction du temple, c'est-à-dire jusqu'à la quatrième année du règne de Salomon; il en faudrait plus de 600 pour ce même intervalle, si les chiffres partiels du livre des Juges sont exacts: en effet, nous devrions leur ajouter d'abord les 40 années de pérégrinations à travers le désert, puis environ 50 ans entre le passage du Jourdain et les premiers malheurs de l'époque des Juges (2, 7), les 40 années du gouvernement d'Héli (1 Reg. 4, 18), 40 ans pour Samuel et Saül (Act. 13, 2l), 40 années encore pour le règne de David (2 Reg. 5, 4), enfin les quatre premières années de Salomon.

En outre, au temps de Jephté (Jud. 11, 20), on comptait 300 ans depuis la victoire remportée par Moïse sur le roi amorrhéen Séhon, c'est-à-dire depuis la quarantième année de l'Exode. Ce chiffre aussi est invraisemblable, puisque, suivant les dates du tableau qui précède, il y aurait un intervalle de 301 ans entre l'invasion du roi Chusan et la judicature de Jephté.

La solution la plus raisonnable consiste à admettre des synchronismes dans le livre des Juges: chacune des données chronologiques est exacte prise isolément; mais on ne doit pas les additionner ensemble pour trouver un total des années, attendu que plusieurs des judicatures, surtout celles de la fin, furent simultanées, et s'exercèrent en différents endroits du territoire israélite.

5° L'étude du livre des Juges offre un intérêt spécial, qui a été souvent mis en relief depuis le temps des Pères. — Sous le rapport théocratique, rien de plus intéressant que d'envisager la conduite réciproque de Jéhovah et d'Israël durant cette période de transition, qui suivit immédiatement l'installation du peuple dans la Terre promise. Infidélités des Hébreux, divines vengeances, conversion et ferventes prières du peuple châtié,miséricordes du Seigneur: tel est le résumé de cet écrit, qui nous fait assister à une réalisation intégrale des promesses et des menaces promulguées par Moise (Deut. 28). Dieu poursuit son plan de formation et d'éducation; Israël sortira meilleur du creuset de l'épreuve. — Sous le rapport christologique, rien de direct à signaler; mais le Messie est figuré par la plupart de ces saints héros, dont les victoires symbolisaient ses propres triomphes sur les ennemis de son Église (Hebr. 11, 32 et ss., plusieurs Juges sont cités parmi les modèles de la foi sous l'Ancien Testament. Dans son premier discours, Act. 13, 20, saint Paul mentionne l'ère des Juges comme préparatoire à celle du Christ). — Sous le rapport moral, grande leçon à tirer, pour les individus, des rigueurs de la justice de Dieu, des indulgences de sa miséricorde, de la vigilante attention de sa Providence. — Sous le rapport historique, ces pages ne sont pas les moins attrayantes des annales juives, malgré ce qu'elles renferment de triste. Elles décrivent ce qu'on a pu appeler l'âge héroïque d'Israël, la période extraordinaire durant laquelle les Hébreux s'implantent peu à peu sur le sol récemment conquis, surmontant les difficultés inhérentes à une première installation.

6° Ouvrages à consulter, — S. Ephrem, In librum Judicum (Opera syriaca, t. 1, pp. 308-330); Théodoret, Quaestiones in Judices ; N. Serarius, Josue, Judices et Ruth explanati (Mayence, 1609); Bonfrère, Josue, Judices, Ruth, commenturio illustrati (Paris, 1631); Clair, le Livre des Juges (Paris, 1878); Vigouroux, la Bible et les découvertes modernes, t. 3, pp. 205-324; de Hummelauer, Commentarius in libros Judicum et Ruth (Paris, 1888).