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Saint Bonaventure
Ordre des Frères Mineurs--Cardinal-Évêque d'Albane--Docteur de l'église
Incendie de l'Amour

PROLOGUE.

CHAPITRE PREMIER. Triple manière de s'exercer selon la triple voie de la sagesse, et d'abord de la méditation.
CHAPITRE II. Comment par l'oraison, on arrive à la vraie sagesse.
CHAPITRE III. De la contemplation, et comment on arrive par elle à la sagesse véritable.

 
PROLOGUE.

 

En m'éveillant je sens mon âme environnée de ténèbres glaciales et privée de dévotion. Je m'efforce donc de l'échauffer, de l'embraser et de l'élever par un désir ardent au-dessus des choses de la terre. En effet , ce n'est point au milieu d'un repos trop prolongé que l'abondance de l'amour éternel s'est répandu en moi ; ce n'est point lorsque j'ai été surchargé d'occupations corporelles et accablé des fatigues du voyage , qu'il m'a été libre de goûter les saintes ardeurs de l'esprit; ce n'est point non plus lorsque j'ai été outre mesure comblé de consolations et que je m'y suis livré comme si elles eussent dû être mon unique partage. Non, au milieu de tout cela je me suis senti refroidir, et j'ai compris qu'il me fallait mettre de côté tout ce qui extérieurement m'était un obstacle ; que tous mes efforts ne devaient tendre qu'à me placer sous le regard du Sauveur, et que ma demeure était au milieu des parfums de son coeur.

J'offre donc ce livre, non aux philosophes, ni aux sages du monde, ni aux grands théologiens entièrement appliqués à des questions d'un ordre inférieur, nais aux hommes grossiers et aux gens sans savoir, à ceux qui cherchent plutôt à aimer Dieu qu'à

 

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connaître beaucoup de choses. Car ce n'est point dans les disputes, mais dans l'action qu'on apprend l'art d'aimer. Aussi suis-je persuadé que les matières contenues en cet ouvrage ne peuvent être comprises par des hommes versés en tout genre de science, mais faibles en l'amour de Jésus-Christ. Ce n'est donc point pour eux que j'ai entrepris d'écrire , à moins qu'ils ne mettent de côté et n'oublient tout ce qui tient au monde pour se dévouer sans réserve à leur Créateur et ne soupirer qu'après lui. Mais pour cela il faut commencer par fuir toute dignité terrestre, et abhorrer toute ostentation de la science et toute vainc gloire. Ensuite prenant pour partage la pauvreté la plus profonde, ils doivent s'appliquer sans cesse au divin amour par la prière et la méditation. Alors une étincelle de la vertu incréée fera briller sa lumière en leur âme et disposera leur cœur à recevoir cet embrasement qui dissipe toute obscurité , ils s'élèveront au-dessus de ce qui est temporel et se tiendront au pied du trône suprême dans le comble de la paix.

En effet, plus on est savant, plus on est apte à aimer, ou du moins plus on le serait si l'on savait se mépriser soi-même et trouver son bonheur à être méprisé des autres. Or, puisque j'entreprends d'exciter ici tous les hommes à l'amour et à ce qu'il y a de plus ardent en l'amour, à l'amour surnaturel, je m'efforcerai de répondre à ce but. Que ce livre ait donc pour titre : L'Incendie de l'amour.

 

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CHAPITRE PREMIER. Triple manière de s'exercer selon la triple voie de la sagesse, et d'abord de la méditation.

 

Voilà que je vous l'ai décrite d'une triple manière, dit le Sage (1). Toute science devant nous offrir une image de la Trinité, celle qui nous est enseignée par les saintes Ecritures doit par-dessus tout nous en rappeler la pensée. Lors donc que le Sage nous dit qu'il l'a décrite d'une triple manière, il indique le triple sens qu'elle renferme : le sens spirituel, le sens moral , ou allégorique , et le sens anagogique. Ce triple sens répond aux trois actes hiérarchiques : la purification , l'illumination et la perfection. La purification nous conduit à la paix , l'illumination à la vérité, la perfection à l'amour. Lorsque l'âme est entrée en possession de ces trois choses , elle a trouvé le bonheur et elle croît en mérites selon qu'elle agit en chacune d'elles. C'est donc de leur connaissance que dépendent la science de toute la théologie et la gloire de la vie éternelle.

Il nous faut donc savoir qu'il y a trois sortes d'exercices touchant cette triple voie : la lecture , la méditation et l'oraison. La lecture est plus étendue, la méditation plus restreinte, et l'oraison plus courte encore. La lecture embrasse l'Ecriture-Sainte tout

 

1 Prov., 22.

 

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entière , ou plutôt tout enseignement raisonnable , selon que nous l'avons montré dans un autre ouvrage. Commençons donc par exposer brièvement ce qui concerne la méditation.

Il y a trois choses en nous qui nous aident à nous gercer en cette triple voie : l'aiguillon de la conscience, le rayon de l'intelligence et le feu de la sagesse. Si donc vous voulez être purifié , tournez vos regards vers l'aiguillon de la conscience ; si vous voulez être illuminé , élevez-les vers le rayon de l'intelligence ; si vous voulez atteindre à la perfection, arrêtez-les sur le feu de la sagesse , selon le conseil de saint Denis à Tite.

 
I.

 

Or, l'exercice qui concerne l'aiguillon de la conscience doit se faire dans la vie purgative en méditant de la sorte : d'abord que l'homme s'irrite contre lui-même; ensuite qu'il s'excite , et enfin qu'il se dirige. Qu'il s'irrite par le souvenir de ses fautes passées ; qu'il s'excite par la réflexion sur lui-même; qu'il se dirige dans la voie droite par la considération du bien.

Premièrement, le souvenir des péchés doit se faire de la manière suivante : que l'esprit se reprenne de sa négligence sans cesse réitérée , de sa concupiscence et de sa méchanceté. Presque toutes nos fautes, en effet , presque tous nos crimes présents ou passés peuvent se rapporter à ces trois choses. Pour la négligence, que l'homme examine donc s'il ne s'en est point rendu coupable dans la garde de son coeur, dans

 

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l'emploi de son temps et dans l'application à sa fin ; car ces trois choses demandent de nous une diligence sans bornes; nous devons nous appliquer à bien garder notre coeur, à employer utilement notre temps , et à avoir en vue dans toutes nos actions la fin qu'elles exigent. Qu'il considère ensuite s'il n'a point été négligent dans l'oraison, la lecture et la pratique des bonnes oeuvres. C'est un devoir de s'exercer et de se perfectionner avec empressement et sollicitude en ces trois choses, pour celui qui désire donner des fruits excellents au temps marqué , car une seule sans les autres ne saurait suffire. Enfin qu'il pense bien s'il n'a apporté aucune négligence à se repentir, à résister au mal , à faire des progrès , car chacun doit pleurer avec un soin suprême ses fautes passées , repousser les tentations de l'enfer, marcher de vertu en vertu et arriver ainsi à la terre promise.

Par rapport à la concupiscence, l'homme doit examiner si , en lui , vit encore la concupiscence de volupté , de curiosité et de vanité qui sont les racines de tout mal. La concupiscence de volupté est vivante s'il ressent en lui l'appétit de tout ce qui flatte le goût, favorise la mollesse et sourit à la chair : tels sont les mets recherchés , les vêtements de luxe, les plaisirs de la luxure. Et non-seulement c'est une faute de consentir au désir qu'on peut éprouver de ces choses, mais il y a obligation d'en repousser les premiers mouvements. La concupiscence de curiosité subsiste en l'homme s'il soupire encore après la connaissance de ce qui lui est caché; après la vue de ce qui réjouit

 

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les yeux , après la possession de ce qui est d'un haut prix. En cela se trouve le vice de l'avarice et de la curiosité, et un tel désir est vraiment répréhensible. Enfin la concupiscence de vanité vit en l'homme s'il ambitionne les faveurs, les louanges , les honneurs. Tout cela est vanité et rend vain celui qui en est possédé. Il faut donc s'en éloigner avec autant d'ardeur que de la concupiscence de la chair, et en reprendre son coeur sans ménagement.

Quant à la méchanceté, l'homme doit considérer si son coeur n'est point ou n'a jamais été en proie à la colère, à l'envie et à l'aigreur, car tous ces vices rendent l'homme méchant. La méchanceté de colère se fait sentir dans l'âme et se manifeste par des signes ou par des paroles; elle impressionne le coeur, se montre sur le visage et fait entendre des cris; on la reconnaît à ses affections, à son langage et à ses oeuvres. La méchanceté d'envie se dépite du bonheur d'autrui, se réjouit de ses malheurs et se montre insensible à sa pauvreté. La méchanceté d'aigreur a pour effets les soupçons injustes, les pensées de blasphème, les médisances pleines de malignité. Toutes ces sortes de méchanceté sont dignes d'une haine profonde. C'est donc le triple souvenir de ces divers sujets qui doit exciter en nous l'aiguillon de notre conscience et remplir notre âme d'amertume si nous voulons obtenir le salut.

Mais après avoir ainsi considéré comment la pensée de nos fautes éveille l'aiguillon de la conscience , il nous faut voir comment la réflexion sur nous-mêmes

 

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contribue à l'entretenir en nous. Or, il y a trois choses auxquelles l'homme doit réfléchir par rapport à lui-même, ce sont : le jour de la mort qui le menace , le sang de Jésus-Christ naguère versé pour nous, et la vue du juge qui va paraître. Ces trois choses tiennent l'aiguillon de la conscience en garde contre tout mal. En effet, il est excité lorsqu'il considère que le jour de la mort est impossible à connaître , qu'il est inévitable , qu'il est irrévocable. La pensée sérieuse d'un tel jour porte à travailler avec soin pendant qu'on en a le temps , et à se purifier de toute négligence , de toute concupiscence et de toute méchanceté. Qui pourra demeurer dans le crime en se demandant si demain il sera encore vivant? Cet aiguillon est excité lorsqu'on se rappelle que le sang de Jésus-Christ a été versé pour éveiller le coeur de l'homme , pour le purifier, pour l'amollir; qu'il a été versé pour laver nos souillures , pour faire régner la vie à la place de la mort, pour féconder l'aridité de nos âmes. Quel homme si privé de raison permettra à la négligence, à la concupiscence , à la méchanceté de dominer en lui , en se voyant tout couvert de ce sang précieux? Enfin l'aiguillon de la conscience est excité lorsqu'on se re-présente la vue du juge souverain , vue qu'il faudra subir infailliblement , vue qui sera inflexible et à laquelle on ne pourra se dérober, car personne ne saurait tromper sa sagesse, toucher sa justice et se soustraire à sa vengeance. De même qu'il n'y aura aucun bien sans récompense, de même il n'y aura aucun crime impuni. Qui donc ne se sentira , par une

 

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telle considération , animé contre toutes sortes de péchés?

Enfin voyons comment l'aiguillon de la conscience doit être établi, par la considération du bien , dans la voie droite. Il y a ici trois choses à méditer dont l'acquisition maintient notre conscience dans cette voie : c'est le courage qu'il faut opposer à la négligence ; la sévérité à la concupiscence , et la bénignité à la méchanceté. La possession de ces trois choses rend la conscience bonne, pure et droite. C'est de ces trois choses que le Prophète a parlé quand il a dit : « O homme! je vous indiquerai ce qui vous est avantageux et ce que le Seigneur demande de vous : c'est que vous agissiez selon la justice, que vous aimiez la miséricorde et que vous marchiez en la présence de votre Dieu avec une vigilance pleine d'une crainte respectueuse (1). » Le Seigneur exprime la même chose dans ces paroles : « Que vos reins soient ceints; ayez dans vos mains des lampes allumées et soyez semblables à des hommes qui attendent le retour de leur maître (2).

Commençons donc par le courage, qui ouvre la marche aux deux autres vertus. Nous pouvons le définir une force de l'âme qui secoue toute négligence et dispose le coeur à faire toutes sortes de bonnes oeuvres avec vigilance , confiance et amabilité. C'est cette force qui ouvre la voie à tout ce qui s'offre ensuite de bien à accomplir. La sévérité vient après, et elle est un sentiment énergique de l'âme, réprimant

 

1 Mich., 6. — 2 Luc., 12.

 

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toute concupiscence, disposant notre coeur et l'embrasant d’amour pour la mortification , la pauvreté et l'humiliation. La bénignité se présente enfin, et elle est une tendresse de l'âme qui rejette bien loin toute méchanceté et nous incline à la bienveillance, à la patience et à la joie intérieure. C'est là que se trouve le ternie de la vie purgative par la voie de la méditation , car toute conscience pure est dans la joie et l'allégresse. Que celui qui désire se purifier se tourne donc vers l'aiguillon de la conscience de la manière que nous venons d'indiquer. Cependant, en cet exercice, notre méditation peut commencer par l'un ou l'autre de ces points, passer de l'un à l'autre et s'y arrêter jusqu'à ce qu'on reconnaisse avoir acquis cette sérénité et cette tranquillité d'où naît la joie spirituelle. Une fois qu'on la possède, l'esprit est prompt à s'élever plus haut. Ainsi cette voie commence par l'aiguillon de la conscience et se termine par le sentiment de la joie intérieure ; elle s'exerce dans la douleur et se consomme dans l'amour.

 
II.

 

Après la voie purgative vient la voie illuminative, en laquelle l'homme doit s'exercer de la manière suivante au rayon de l'intelligence. Ce rayon doit d'abord être tourné sur les lieux dont on a été délivré, ensuite dilaté sur les bienfaits reçus, et enfin réfléchi sur les récompenses promises.

Or, le rayon de l'intelligence est abaissé sur les

 

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maux auxquels on a été soustrait, lorsque l'on con-sidère attentivement combien le Seigneur nous a par-donné. Ces maux sont aussi nombreux que les péchés dont nous nous étions rendus coupables, et leur grandeur se mesure sur la profondeur de notre malice et notre éloignement de tout bien. Ce que nous avons dit plus haut doit suffire pour cette méditation. Mais ce n'est pas assez de considérer combien de crimes nous avons commis, il faut encore nous souvenir dans combien nous serions tombés si le Seigneur l'eût permis. Lorsque nous aurons examiné tout cela soigneusement par le rayon de notre intelligence, nos ténèbres se changeront en lumière. Mais à cette illumination doit se joindre le sentiment de la reconnaissance, autrement ce ne serait point une lumière céleste dont l'éclat produit toujours la ferveur. Il nous faut donc rendre nos actions de grâces pour le pardon des péchés que nous avons commis , pour l'exemption de ceux que nous aurions pu commettre par faiblesse, misère et perversité de notre volonté.

Examinons ensuite comment le rayon de l'intelligence se dilate dans la considération des bienfaits reçus. Ces bienfaits sont de trois sortes : les uns re-gardent les biens de la nature , les autres les secours de la grâce, et les derniers se rapportent aux dons de surabondance. Les biens de la nature sont : du côté du corps, la perfection des membres, la santé du corps , et un rang distingué dans l'échelle des êtres; du côté des sens, un oeil pénétrant, une ouïe facile , une parole libre et aisée ; du côté de l'âme,

 

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une intelligence inestimable, un jugement droit, un esprit bon.

Les secours de la grâce sont : en premier lieu, la grâce du baptême qui a détruit la faute en nous , nous a rendu l'innocence et conféré la justice. C'est par là que nous sommes devenus dignes de la vie éternelle. Ces secours sont , en second lieu , la grâce de la pénitence qui renferme la bonne volonté , un temps favorable, et l'excellence sublime de la vocation religieuse. C'est en troisième lieu , la grâce du sacerdoce qui nous a rendus les prédicateurs de la doctrine sacrée, les ministres du pardon et les dispensateurs de l'Eucharistie, fonctions qui toutes concourent plus ou moins à répandre les paroles de la vie.

Les dons de surabondance consistent en ce que, premièrement, Dieu a mis le monde entier à notre service, le monde inférieur pour nous obéir, ceux qui sont nos égaux pour nous être une source de mérite, et le monde supérieur pour nous protéger; deuxièmement, en ce qu'il nous a donné son Fils pour être notre frère et notre ami, le prix de notre rachat, et notre nourriture de chaque jour. Il est notre frère et notre ami dans son Incarnation , le prix de notre rachat dans sa Passion, et notre nourriture dans le sacrement de l'autel. Cette surabondance se trouve, en troisième lieu, dans le don de l'Esprit-Saint en qui nous avons reçu le sceau de l'admission, le privilège de l'adoption et l'anneau d'une union indissoluble; car c'est par là qu'il fait véritablement de l'âme chrétienne sa fille bien-aimée et son épouse.

 

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Toutes ces choses sont admirables et ineffables; et l'âme, en les méditant, doit s'efforcer de se rendre agréable à Dieu comme une épouse chérie.

Voyons enfin comment, dans la voie illuminative, la méditation doit réfléchir le rayon de l'intelligence et le ramener à la source de tout bien par la considération des récompenses promises. Il faut donc penser avec soin et se rappeler fréquemment que Dieu , dont la parole est infaillible, a promis réellement à ceux qui ont la foi et l'amour de les séparer de tous les méchants, de les associer à tous ses saints , et de remplir tous leurs désirs en lui-même, c'est-à-dire en la source et la fin de tout bien. C'est là un bienfait tel qu'il surpasse toutes nos demandes, toute l'étendue de nos désirs et toute la valeur de notre appréciation. Il nous juge dignes d'un si grand bonheur si nous l'aimons , si nous soupirons après lui par-dessus toute chose et à cause de lui seul ; nous devons donc tendre à notre Dieu avec toute l'ardeur, tout l'amour et toute la générosité dont nous sommes capables.

 
III.

 

Il nous reste, en dernier lieu, à examiner quel genre d'exercice demande de nous le feu de la sagesse. Nous procéderons donc de la sorte : d'abord, il nous faut recueillir avec sollicitude et empressement ce feu sacré, ensuite l'enflammer et enfin l'élever en haut. On le recueille en retirant son coeur de tout amour de la créature. La raison qui doit nous porter à nous soustraire ainsi à cet amour, c'est qu'il ne saurait

 

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nous servir ; que s'il nous servait, il ne saurait nous nourrir; que s'il nous nourrissait, il ne saurait nous rassasier. Un tel amour doit donc être justement banni de notre coeur.

Ce feu s'enflamme lorsque nous tournons toutes nos affections à l'amour de l'Epoux; et cela se fait soit en considérant cet amour en soi-même, soit dans les Bienheureux , soit dans la personne de l'Epoux. Pour y arriver, il faut se souvenir soigneusement que cet amour supplée en nous à toute indigence, qu'en lui réside pour les bienheureux l'abondance de tout bien, et que par lui nous jouissons de la présence de celui qui est souverainement désirable ; car toutes ces choses sont propres à enflammer notre coeur.

Ce feu doit être élevé en haut et au-dessus de tout ce qui tombe sous les sens , de tout ce que notre imagination embrasse, de tout ce que notre intelligence conçoit, et cela dans l'ordre suivant : D'abord que l'homme apprenne immédiatement, par la méditation, que celui qu'il désire aimer ne saurait être vu, ni entendu, ni senti, ni goûté, ni touché, ni tomber sous les sens, et que cependant il est par-dessus tout désirable. Qu'il se souvienne, en deuxième lieu, que celui qu'il cherche par l'amour ne saurait être renfermé dans un espace, montré par des figures, atteint par des nombres, circonscrit par des limites, sujet au changement et embrassé par notre imagination, et que cependant il est par-dessus tout aimable. Qu'il considère enfin que cet objet de son amour ne peut être démontré, ni défini , ni compris; qu'il est

 

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au-dessus de toute appréciation , de toute investigation et de tout effort de l'intelligence, et qu'il est entièrement digne d'amour.

Maintenant on voit clairement de quelle manière on petit arriver à la sagesse enseignée par les saintes Ecritures, en s'exerçant par la méditation en la voie purgative, en la voie illuminative et en la voie de la perfection. Or, ce n'est pas seulement ce que nous trouvons dans l'Ecriture , mais encore toutes nos méditations, qu'il faut rapporter à ces trois voies. En effet, les réflexions du sage ont pour objet soit les oeuvres de l'homme, et alors il examine ce que l'homme a fait, ce qu'il doit faire et quel motif le fait agir; soit les oeuvres de Dieu, et il considère combien le Seigneur a fait pour l'homme en créant tout pour lui, combien il lui a pardonné, combien il lui a promis, et en cela se trouvent compris les biens de la création , de la rédemption et de la glorification. S'il fixe ses regards sur le principe de ce que nous venons d'énumérer, alors se présentent à sa pensée Dieu et l'âme, et il se demande comment ils doivent s'unir mutuellement; et c'est à cette union que doit tendre toute notre méditation : car c'est là le terme de toute pensée, de toute action ; c'est là que se trouve la vraie sagesse où l'on connaît par une expérience réelle. C'est à méditer de telles choses que notre âme doit appliquer toutes ses puissances, sa raison , son jugement, sa conscience et sa volonté. Alors la raison, s'avançant pas à pas, adresse une question ; le jugement , en se prononçant, donne une

 

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réponse ; la conscience, par son témoignage, lire une conclusion; et la volonté, arrêtant son choix, apporte une solution. Que quelqu'un , par exemple, veuille méditer selon la voie purgative , la raison devra demander ce que deviendra l'homme qui a violé le temple de Dieu. Le jugement répondra qu'il doit périr pour toujours ou se purifier dans les gémissements de la pénitence. La conscience reprend aussitôt : Tu es homme : donc il faut t'attendre à l'enfer ou te livrer aux angoisses de la pénitence. Alors la volonté choisit : comme elle repousse la damnation éternelle, elle embrasse de plein gré les travaux de la pénitence. C'est de la même manière qu'il faut procéder pour les autres voies.

 
CHAPITRE II. Comment par l'oraison, on arrive à la vraie sagesse.

 

Après avoir dit comment on parvient à la vraie sagesse par la lecture et la méditation , il nous faut voir comment on y arrive par l'oraison. Nous devons donc savoir que, dans l'oraison , il y a trois degrés ou trois parties sans lesquelles elle serait imparfaite. Le premier degré consiste à déplorer notre misère; le deuxième, à implorer la miséricorde céleste, et le troisième, à rendre à Dieu l'honneur souverain qui lui est dû. Nous ne pouvons rendre au Seigneur un tel honneur si nous n'en obtenons de lui la grâce, et

 

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nous ne pouvons incliner son coeur à nous l'accorder qu'en déplorant et en lui manifestant notre misère et notre indigence. Toute oraison , pour être parfaite, doit donc réunir ces trois choses; une seule venant à manquer, les autres seraient insuffisantes et ne sauraient fournir une mesure entière. Ainsi elles doivent demeurer inséparables.

L'amertume de notre misère s'étend à tout ce qui est misérable en nous. Elle embrasse la faute commise, la grâce perdue, la gloire différée ; elle renferme la douleur, la honte et la crainte : la douleur pour la perte et la peine qui en est la suite, la honte pour l'opprobre et le déshonneur, la crainte pour le péril et le crime lui-même. Du souvenir de nos fautes passées naît la douleur, lorsqu'on se rappelle ce qu'on a négligé : ce sont les préceptes de la justice; ce que l'on a commis : ce sont des actions défendues; ce que l'on a perdu : c'est le bienfait de la vie spirituelle. De l'intelligence des choses présentes naît la honte lorsque l'on considère où l'on est : c'est au fond de l'abîme, après avoir presque atteint le sommet de la montagne ; en quel état ou se trouve : c'est plongé dans la boue, après avoir été une brillante image de Dieu; ce que l'on est : c'est un esclave, après avoir goûté la liberté véritable. La considération des choses à venir produit la crainte lorsque l'on se demande où l'on va : c'est aux enfers que le péché conduit ; ce qui attend : c'est un jugement inévitable, un jugement tout de justice; ce que l'on obtiendra : c'est la solde de la mort éternelle.

 

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Maintenant pour implorer la miséricorde en chacune des grâces que nous voulons obtenir, il faut que notre intercession se fasse avec l'abondance du désir, et c'est l'Esprit-Saint qui le produit, car c'est lui qui demande pour nous avec des gémissements inénarrables; avec la confiance de l'espérance, et c'est Jésus-Christ qui nous la donne par sa mort pour tous les hommes; avec empressement à conjurer le secours d'en haut, et c'est aux saints que nous le demandons. Quand ces trois choses sont réunies, c'est alors que l'on implore d'une manière efficace la miséricorde divine. L'Esprit-Saint fait naître en nous l'abondance du désir, parce que c'est par lui que le Père nous a prédestinés de toute éternité en son Fils, par lui que nous avons reçu la vie de l'esprit dans le baptême , par lui que nous avons été rassemblés en l'unité de l'Eglise. Nous avons en Jésus-Christ la confiance de notre espérance, parce qu'il s'est offert pour nous sur la croix durant sa vie mortelle, parce que tous les jours l'Eglise, notre mère, l'offre encore pour nous dans le sacrement de l'autel en mémoire de ce mystère, et parce qu'il se tient sans cesse dans les cieux en présence de son Père afin d'intercéder pour nous. Enfin nous devenons empressés à implorer le secours des saints, parce que nous trouvons en eux la protection des anges qui nous servent, les suffrages des bienheureux qui triomphent, et les mérites des justes qui combattent.

Enfin pour rendre à Dieu un honneur souverain en chacun de ses dons , il faut trois choses, D'abord

 

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pour obtenir la grâce notre coeur doit s'abaisser profondément devant le Seigneur en lui offrant son respect et son adoration. Ensuite il doit se dilater en bienveillance et en actions de grâces , et en troisième lieu s'élever jusqu'à la complaisance et l'entretien mutuel qui n'est autre que la conversation de l'Epoux et de l'Epouse telle que l'Esprit-Saint nous l'enseigne dans les Cantiques. Si tout cela s'accomplit comme il convient , il en résulte une allégresse et une jubilation admirable; l'homme arrive jusqu'au ravissement et son âme s'écrie : Il nous est bon d'être ici. C'est là seulement que doit se trouver le terme de l'oraison. Il ne faut point l'abandonner avant d'être entré dans le tabernacle admirable , avant d'avoir pénétré dans la maison de Dieu , où les tressaillements de la joie viennent se mêler aux chants du festin. Si donc vous voulez vous incliner par le respect en la présence de Dieu , admirez son immensité , et considérez votre petitesse. Si vous désirez vous dilater en sentiments de bienveillance , contemplez sa bénignité et voyez votre indignité. Pour atteindre jusqu'à vous complaire en lui, rappelez-vous sa charité divine , et reconnaissez votre tiédeur , afin d'arriver par cette comparaison jusqu'au ravissement de l'esprit.

Mais souvenons-nous que nous devons témoigner notre respect à Dieu d'une triple manière. D'abord comme à notre Père, qui nous a donné la vie, nous a corrigé de nos défauts et nous a instruit. Ensuite comme à notre Seigneur, par qui nous avons été arraché des mains de notre ennemi , racheté de la

 

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captivité des enfers et introduit dans la vigne plantée de ses mains pour y recevoir l'héritage céleste. Enfin comme à notre juge en présence duquel nous avons été accusés par le cri de notre conscience , convaincus par le témoignage sans réplique de notre vie, et déclarés coupables par la lumière de la divine sagesse , en sorte qu'il ne reste plus qu'à prononcer en toute justice la sentence contre nous. Notre respect rendu en la première manière doit être grand , en la seconde plus grand, en la troisième sans limites. En la première c'est un respect qui nous incline , en la seconde un respect où nous fléchissons le genou , en la troisième un respect qui nous prosterne. En la première nous nous soumettons , en la seconde nous nous abaissons, en la troisième nous nous humilions. En la première nous nous déclarons des êtres faibles, en la seconde des petits enfants, en la troisième des néants.

Nous devons également témoigner à Dieu une triple bienveillance; une grande, une plus grande, une très-grande. Une grande en considération de notre faiblesse, une plus grande en considération de l'étendue de sa grâce, et une très-grande en considération de l'immensité de sa miséricorde : elle doit être grande à cause des bienfaits reçus , plus grande à cause des péchés pardonnés , très-grande à cause des récompenses promises. Ou bien encore elle doit être grande pour les dons de la nature, plus grande pour les dons de sa grâce et sans limites pour les dons de surrérogation. Dans le premier cas notre coeur se dilate , dans le second il s’ouvre selon cette parole

 

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des Cantiques : O ma soeur, ouvrez-moi. Dans le troisième il se répand tout entier selon cette autre parole de Jérémie : Répandez votre coeur comme de l'eau en la présence du Seigneur.

Nous devons enfin montrer sans réserve notre complaisance envers Dieu d'une triple manière : d'abord, en souhaitant que tous se réjouissent du bonheur que Dieu trouve en lui-même; ensuite en désirant ne plaire qu'à lui seul ; troisièmement , en désirant que les autres s'unissent à nous en un tel sentiment. Le premier degré est d'une complaisance grande ; le deuxième, d'une plus grande ; le troisième d'une très-grande. Dans le premier , se trouve l'amour gratuit; dans le second, l'amour dû; dans le troisième, la réunion de ces deux amours. Dans le premier, le monde est crucifié pour l'homme; dans le deuxième, l'homme est crucifié au monde; dans le troisième, l'homme est crucifié pour le monde, car il désire mourir pour tous afin que tous puissent plaire à Dieu. C'est en ce degré que réside l'état de charité parfaite, et avant d'arriver là il ne faut pas se flatter d'avoir atteint la perfection. Pour cela , ce n'est pas assez de se sentir la volonté de mourir pour ses frères, il faut encore éprouver un désir ardent de leur sacrifier sa vie. C'est ainsi que l'Apôtre s'écriait : Je donnerai de grand coeur tout ce que j'ai , et je me donnerai moi-même pour le salut de vos âmes (1). On n'arrive point à cette perfection de l'amour du prochain avant d'avoir acquis la perfection de l'amour

 

II Cor., 12.

 

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de Dieu; car ce n'est qu'en vue de Dieu qu'on aime le prochain, et il ne doit être aimé qu'à cause de lui. Si donc l'on veut bien comprendre la perfection de l'amour de Dieu, il faut savoir qu'il y a six degrés par lesquels on doit passer et s'avancer successivement pour posséder cette perfection. Le premier est la suavité; le deuxième, l'avidité; le troisième, le rassasiement; le quatrième, l'ivresse; le cinquième, la sécurité; le sixième, la tranquillité.

Le premier degré est la suavité, car c'est en ce degré que l'homme apprend à goûter combien le Seigneur est plein de douceur. Cela se fait en se séparant de tout et en s'appliquant à lui seul par de saintes méditations, selon cette parole du Psaume : « Les restes de mes pensées célébreront un jour de fête en votre honneur (1). » Ce jour de fête a lieu quand nos méditations sur l'amour de Dieu remplissent nos coeurs de suavité.

Le deuxième degré est l'avidité. Quand notre âme s'est une fois accoutumée à goûter la suavité , elle sent naître en elle une telle faim que rien ne peut la satisfaire si ce n'est la possession parfaite de celui qu'elle aime. Mais comme elle ne saurait arriver dans le temps à cette possession, parce que l'objet de ses soupirs est encore bien éloigné, elle s'élance continuellement en avant et sort d'elle-même par un amour tout d'extase, elle pousse des. cris et dit avec Job : « Mon âme a désiré être élevée et mes ossements ont appelé la mort ; » ou bien avec le

 

1 Ps. 75.

 

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Prophète : Comme le cerf altéré soupire après une source abondante, ainsi mon âme soupire après vous, ô mon Dieu (1).

Le troisième degré est le rassasiement qui naît de l'avidité. Car celui qui se porte vers Dieu avec une grande violence et s'élève au-dessus de la terre, ressent un dégoût profond pour tout ce qu'il voit au-dessous de lui; il en est comme rassasié et ne peut trouver de contentement en rien hors de son Bien-Aimé. Et comme un homme une fois rassasié éprouve plutôt une répulsion vive que de la satisfaction en prenant de la nourriture , ainsi dans ce degré notre coeur, transporté par l'amour, se détourne avec force de tout objet créé. C'est ce qui a fait dire au Sage : Une âme rassasiée foulera aux pieds le rayon de miel (2).

Le quatrième degré est l'ivresse, qui est produite par la rassasiement. Cette ivresse consiste en ce que notre amour pour Dieu est tel que non-seulement il nous inspire du dégoût pour toute satisfaction terrestre, mais qu'il nous fait trouver notre joie dans les tourments et nous les fait chercher de préférence aux consolations , par le désir de plaire à celui qui est l'objet de notre affection et nous remplit d'allégresse avec l'Apôtre au milieu des peines , des opprobres et. des tribulations. Il en est de celui qui est parvenu à ce degré comme d'un homme ivre qui se dépouille sans honte de ses vêtements et supporte les coups sans en ressentir de douleur. Ainsi les Apôtres s'en retournaient pleins de joie de devant les juges parce

 

1 Job., 7. — 2 Ps. 41. — 3 Prov., 27

 

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qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir l'ignominie pour le nom de Jésus (1).

Le cinquième degré est la sécurité , qui a sa source dans l'ivresse. En effet, lorsqu'une âme sent en elle-même tant d'amour pour Dieu qu'elle est prête à souffrir volontiers pour lui tout malheur et tout opprobre, elle met dehors la crainte et elle conçoit une telle espérance du secours de son Seigneur , qu'elle ne juge pas possible d'être jamais séparée de lui. C'est dans ce degré qu'était l'Apôtre lorsqu'il s'écriait (2) : Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ?... Je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni aucune chose ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur.

Le sixième degré est une tranquillité pleine et véritable, en laquelle l'âme jouit d'une telle paix et d'un tel repos qu'elle est en quelque sorte dans le silence et le sommeil, et comme placée dans l'arche de Noé à l'abri de toute perturbation. Qui pourrait, en effet, causer quelque anxiété à une âme qu'aucun aiguillon de cupidité ne traverse, qu'aucun sentiment de crainte n'agite? En cette âme règne la paix; elle a atteint à l'état le plus sublime ; elle goûte un calme parfait , et le vrai Salomon se repose en elle , car c'est dans la paix qu'il a établi sa demeure. Aussi ces degrés sont-ils très-bien figurés par les six degrés qui conduisaient au trône de Salomon. Et c'est pour cela qu'il est écrit au livre des Cantiques : Il a placé son trône tout brillant de pourpre au milieu de la charité (3) :

 

1 Act., 5. — 2 Rom., 8. — 3 Ps. 75. — Cant., 3.

 

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car c'est par la charité seulement qu'on peut arriver à cette tranquillité. Une fois en possession d'un tel bien , il devient facile de faire tout ce qui est parfait, d'agir ou de souffrir, de vivre ou de mourir. Il faut donc s'appliquer à s'avancer dans la charité , puisqu'un semblable progrès entraîne avec soi la perfection et le complément de tout bien.

 
II.

 

Maintenant , si vous désirez avoir toujours présent tout ce que nous venons de dire , remarquez que pour marcher vers cette perfection, il faut d'abord par la méditation exciter l'aiguillon de la conscience , l'aiguiser et l'établir dans la voie droite ; ensuite passer au rayon de l'intelligence , l'étendre , le dilater et le réfléchir ; de là aller au feu de la sagesse, le recueillir, l'enflammer et l'élever. Ces choses accomplies , il faut, dans la prière, déplorer notre misère avec douleur à cause du tort qu'elle nous a causé avec honte à cause de l'opprobre dont elle nous a couverts, et avec crainte à cause du danger où elle nous a précipités.

Il faut ensuite implorer la divine miséricorde avec un désir ardent produit par le Saint-Esprit , avec la confiance d'une espérance appuyée sur Jésus-Christ et avec l'assistance d'un patronage que nous trouvons dans les suffrages des saints.

Il faut enfin rendre à Dieu le culte souverain dont il est digne en lui offrant nos respects , notre bienveillance et notre complaisance. Il faut que notre

 

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admiration ait son principe en Dieu , et que ce soit notre point de départ ; que notre considération embrasse notre propre personne , et que ce soit le second objet de notre attention ; enfin que le culte rendu à Dieu soit entier et parfait, et qu'il soit comme la conclusion de ces deux premières choses. Celui donc qui s'excitera continuellement et avec ardeur, croîtra dans la charité selon les six degrés énumérés en ce chapitre , et il arrivera à une tranquillité parfaite. Là il trouvera une paix abondante et comme les dernières limites du repos, et d'un repos tel que le Seigneur le laissa à ses Apôtres. Aussi remarquez que saint Paul dans chacun de ses saluts souhaitait toujours la grâce et la paix : la grâce comme le principe, la paix comme le complément; et en écrivant à Timothée , il met entre ces deux choses la miséricorde, parce qu'elle est la source de chacune d'elles.

Remarquez qu'à la messe, votre méditation doit se porter sur votre négligence envers le corps de Jésus-Christ. Considérez touchant ce sacrement que le Seigneur y est toujours présent tout entier à cause de nous , et que nous sommes rarement en sa présence à cause de lui , ou plutôt que nous n'y sommes jamais. Là est le prix de notre rédemption , et nous demeurons esclaves , et cela par notre faute. Là est véritablement notre Dieu; nous ne le voyons pas , et cependant nous avons été créés pour le contempler. Il est là plus disposé à nous rendre libres, que nous ne le sommes à sortir de notre misère. C'est pour notre salut qu'il a institué avec tant de sollicitude

 

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ce sacrement; et lorsque nous le consacrons, nous sommes tièdes , ou plutôt entièrement froids. Il est là avec un nombre considérable de ses anges, et nous y sommes, nous, avec une profonde irrévérence de coeur. Il est là tout brûlant de notre amour , et nous sommes indolents à lui rendre nos actions de grâces. Il est là , lui le pain des anges , pour être notre nourriture , et notre corruption nous empêche de le prendre. Tout ce que nous dissipons par notre faute, lui dans ce sacrement , il le recueille par sa grâce , et nous n'en avons aucune reconnaissance. Enfin , il s'offre sans se lasser pour être le prix de notre délivrance , et cependant nous n'arrivons jamais à une liberté parfaite.

Voulez-vous donc connaître la nature de votre dette, savoir quelle en est l'étendue, et envers qui vous l'avez contractée? Vous devez votre vie tout entière à Jésus-Christ , parce qu'il a lui-même livré la sienne pour vous et souffert de durs tourments pour empêcher que vous n'en souffrissiez d'éternels. Or, rassemblez les mérites de tous les enfants d'Adam , tous les jours écoulés depuis l'origine des siècles, les travaux de tous les hommes qui ont été , qui sont et qui seront, et tout cela ne sera rien en comparaison de ce corps qui fut un objet d'étonnement et d'admiration aux esprits célestes eux-mêmes par sa conception de l'Esprit-Saint , par sa naissance d'une vierge , par l'innocence de sa vie, l'abondance de sa doctrine, l'éclat de ses miracles et la manifestation de ses mystères. Alitant les cieux sont élevés au-dessus de la terre , autant la vie de Jésus l'emporte sur la vie des

 

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hommes; et cette vie il l'a sacrifiée pour nous. De même que le néant ne saurait se comparer à ce qui existe , de même notre vie ne saurait entrer en comparaison avec elle; et comme aucune vie n'est plus digne que la vie de Jésus , de même il ne peut y en avoir de plus misérable que la nôtre. Lors donc que je me dévouerais tout entier, que serait-ce, je le demande , sinon une étoile en présence du soleil , une goutte d'eau en présence d'un fleuve , une pierre en présence d'une montagne? Et cependant je ne suis pas redevable à celui seul à qui je suis impuissant. à rendre quelque chose.

Mes péchés passés me réclament ma vie future, eî elle n'est pas trop longue pour faire de dignes fruits de pénitence, pour repasser toutes mes années dans l'amertume de mon âme. Mais qui sera apte à remplir une pareille tâche? Mes fautes sont aussi nombreuses que le sable de la nier, mes péchés ne sauraient être énumérés , et je ne suis. pas digne d'élever mes yeux vers le ciel , dit Manassès en sa prière. Comment compter ce qui dépasse tout nombre? Comment satisfaire à ma dette, alors que je suis contraint d'en payer jusqu'à la dernière obole? Qui comprendra la multitude de ses crimes? Quelle que soit ma pénitence , quelle que soit la grandeur de mon affliction et des mortifications de ma vie , ce ne sera point à cause de nies mérites , mais à cause de votre nom , Seigneur, que vous serez miséricordieux envers mon péché , car il excède toute limite , dit le juste (1). Lors donc

 

1 Ps. 24.

 

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que vous avez consacré à cette seule chose toute votre volonté , tous vos désirs , tout votre avoir, tout ce qui est en votre puissance, qu'aurez-vous fait qui mérite d'être compté?

Et cependant je vous montrerai un troisième créancier qui réclame, avec non moins d'ardeur et non moins de justice , votre vie. Je pense que vous désirez posséder cette gloire que l'oeil de l'homme n'a point vue , que son oreille n'a point entendue, que son coeur n'a point comprise, et que Dieu a préparée à ceux qui l'aiment , ce royaume de tous les siècles, cette vie sans fin, ces éternités perpétuelles. Je crois que vous voulez devenir l'égal des anges , entendre sur les places de la Jérusalem céleste les concerts des esprits bienheureux, et jouir du spectacle qui s'offrira à nos yeux quand Dieu sera toute chose en tous. Mais pour cela ne faudra-t-il pas vous donner tout entier et donner tout ce que vous pourrez jamais amasser? Non, ne croyez pas, lorsque vous aurez accompli tout sans exception , ne croyez pas que les peines de cette vie et de votre corps soient jamais dignes d'entrer en comparaison avec la gloire à venir qui sera alors manifestée en nous.

Mais que sera-ce lorsque j'aurai fait paraître celui à qui tout ce qui précède est dû, celui devant qui tout doit céder à raison de sa primatie par excellence? Voilà que devant vous est le Dieu qui a fait le ciel et la terre. Il est votre Créateur, et vous êtes sa créature ; vous êtes son esclave , et il est votre Seigneur; il est votre Auteur, et vous n'êtes que

 

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l'ouvrage de ses mains. Vous devez donc tout ce que vous êtes à celui de qui vous tenez tout. Vous devez tout principalement à ce Seigneur qui vous a donné la vie, vous a comblé de bienfaits , et a mis à votre service l'abondance de ses fruits. Il faut donc que vous le serviez véritablement de tout votre coeur et du plus profond de votre âme, si vous ne voulez pas qu'il abaisse sur vous un regard d'indignation, qu'il vous méprise et vous brise pour l'éternité.

Maintenant, dites-moi auquel de ces quatre créanciers vous vous proposez de rendre ce que vous devez, car chacun d'eux est impitoyable et demande à vous posséder sans réserve tant intérieurement qu'extérieurement ? Ah ! Seigneur , je souffre violence ; daignez répondre pour moi , car je reconnais que chacun d'eux peut en toute justice s'emparer de moi et me donner la mort. Je mets mon esprit entre vos mains; acquittez mes dettes envers tous, délivrez-moi de tous; car vous êtes un Dieu et non un homme, et ce qui est impossible à l'homme vous est possible, à vous, ô Seigneur notre Dieu!

 
CHAPITRE III. De la contemplation, et comment on arrive par elle à la sagesse véritable.

 

Après avoir dit comment , par la méditation et l'oraison, on peut s'appliquer à acquérir la sagesse,

 

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indiquons brièvement comment on y arrive aussi par la contemplation.

C'est par ce dernier exercice que notre esprit s'élève jusqu'à la céleste Jérusalem, à l'instar de laquelle l'Eglise a été formée sur la terre, selon ce précepte de l'Exode : Regardez et faites selon le modèle qui vous a été montré sur la montagne (1). En effet, il est nécessaire que l'Eglise militante soit, autant que possible, conforme à l'Eglise triomphante, que les mérites soient en rapport avec les récompenses, et que les exilés ressemblent aux enfants de la patrie. Or, dans la gloire il y a un triple bien en qui consiste la perfection de la récompense : c'est la possession de la paix suprême, la vue de la vérité souveraine, et la jouissance de la charité par excellence. C'est d'après cela qu'on distingue trois ordres dans la céleste hiérarchie : les Trônes, les Chérubins et les Séraphins. Celui qui veut se rendre digne d'arriver à cette béatitude doit donc durant sa vie devenir semblable à ces trois ordres, ou autrement s'appliquer à posséder le repos d'une paix profonde, la splendeur de la vérité et la douceur de la charité. C'est en ces trois choses que Dieu établit sa demeure et prend son repos connue en son propre trône. Mais pour arriver là il est nécessaire de distinguer chacun de ces ordres en degrés d'élévation selon les trois voies de la vie spirituelle : la voie purgative , qui rejette bien loin le péché; la voie illuminative, qui s'attache à imiter Jésus-Christ ; et la voie unitive, qui consiste en la

 

1 Exoit., 25.

 

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réception de l'Esprit-Saint ; car chaque voie a ses degrés, et l'on y part du plus bas pour atteindre au plus élevé.

 

I.

 

Or, les degrés pour arriver au repos d'une paix profonde sont au nombre de sept. Le premier, c'est la honte qui est produite en nous par le souvenir de nos péchés, et cela à cause de leur grandeur, de leur multitude, de leur indignité et de leur ingratitude.

Le deuxième est la crainte causée par la vue du Juge suprême, et cela aussi pour quatre motifs : l'absence en nous de tout bien , l'aveuglement de notre raison, l'endurcissement de notre volonté et la condamnation qui en sera la conséquence.

Le troisième degré, c'est la douleur produite par les torts que nous avons soufferts, par la perte de l'amitié divine, la ruine de notre innocence, la blessure infligée à notre nature, et la dissipation de notre vie passée.

Le quatrième degré, c'est le cri qui implore le secours de Dieu le Père, du Fils, notre Rédempteur, de la Vierge Mère , et de l'Eglise triomphante.

Le cinquième degré est la sévérité à éteindre le foyer qui est allumé eu nous, foyer d'aridité qui comprend les désirs, foyer de perversité qui embrasse toute méchanceté, foyer de volupté qui est la concupiscence, et foyer de vanité qui n'est autre que l'orgueil.

Le sixième degré , c'est l'ardeur à désirer le martyre, parce (pie là se trouvent la rémission parfaite

 

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faite de la faute, l'abolition entière de la tache, la satisfaction complète de la peine et le retranchement total de la concupiscence.

Enfin, le septième degré, c'est le sommeil à l'ombre de Jésus-Christ. C'est là que l'on goûte la paix et le calme, car l'homme s'y sent en sûreté à l'abri des ailes de son Dieu, et n'a plus à redouter les ardeurs de la concupiscence et la crainte des châtiments. On ne peut arriver là que par le désir du martyre ; mais on ne désire le martyre qu'après avoir éteint le foyer qui brûle en nous; on n'éteint ce foyer qu'après avoir imploré le secours céleste; on n'implore ce secours qu'après avoir déploré les pertes qu'on a subies; on ne déplore ces pertes que lorsqu'on redoute le jugement suprême, et l'on ne redoute ce jugement qu'en se souvenant et en rougissant de ses crimes. Celui donc qui veut arriver au sommeil de la paix doit procéder selon l'ordre que nous venons d'indiquer.

 
II.

 

Maintenant, pour atteindre à la splendeur de la vérité , où l'on parvient par l'imitation de Jésus-Christ , il y a également sept degrés : l'assentiment de la raison , le sentiment de la compassion , le regard de l'admiration, l'ardeur de la dévotion , le vêtement de l'assimilation , l'embrassement de la croix et l'intuition de la vérité. Il faut s'avancer successivement par ces divers degrés.

D'abord, considérez quel est celui qui souffre et

 

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soumettez-vous à lui par un assentiment de votre raison, croyant fermement qu'il est vraiment le Fils de Dieu , le Principe de toute chose, le Rédempteur des hommes et le Rémunérateur de tout mérite. — Considérez, en second lieu , les qualités de celui qui souffre, et conformez-vous à lui par un sentiment de compassion, c'est-à-dire en lui compatissant comme au plus innocent, au plus doux , au plus noble et au plus aimant de tous les êtres.

Considérez, en troisième lieu , la grandeur de celui qui souffre, et approchez-vous de lui par un regard d'admiration. Remarquez combien il est infini en sa puissance, en sa beauté, en sa félicité et en son éternité. Soyez dans l'admiration en voyant qu'une puissance immense est réduite au néant, que la beauté suprême est défigurée, la félicité en proie aux tourments , et l'éternité la victime de la mort.

Considérez ensuite pour quel motif il souffre, et oubliez-vous vous-même dans l'ardeur de votre dévotion, car il souffre pour votre rédemption, votre illumination , votre sanctification et votre glorification.

Cinquièmement , considérez de quelle manière il souffre et revêtez-vous de lui-même en vous couvrant du manteau de sa ressemblance. Il souffre comme un agneau véritable, avec une douceur parfaite vis-à-vis du prochain, une sévérité rigide vis-à-vis de lui-même, une obéissance sans bornes vis-à-vis de son Père et. une prudence accomplie vis-à-vis de ses ennemis. Appliquez-vous donc à vous revêtir, selon le modèle

 

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que vous offre Jésus-Christ, modèle de bénignité et de sévérité , d'obéissance et de prudence.

Considérez, en sixième lieu, la grandeur des peines qu'il endure, et embrassez la croix par le désir des souffrances. Jésus-Christ a souffert les liens, et sa puissance a passé pour impuissance; il a souffert les injures, et sa bonté a été déclarée méprisable ; il a souffert les moqueries, et sa sagesse a été regardée comme une folie; il a souffert les tourments, et sa justice a été réputée une iniquité. Considérez de cette sorte la Passion de la croix ; qu'elle soit pour vous une Passion pleine d'injures dans les choses, d'outrages dans les paroles, de moqueries dans les signes, de peines dans les supplices.

Considérez enfin quelles sont les conséquences de ses souffrances, et fixez le regard de votre contemplation sur le rayon de la vérité. Parce que l'Agneau s'est soumis aux tourments, les sept sceaux du livre ont été ouverts. Ce livre , c'est la connaissance universelle des choses; sept choses y étaient cachées à l'homme, qui nous furent découvertes par l'effusion de la passion de Jésus-Christ. Ce sont : Dieu digne de notre admiration , l'esprit intelligent , le monde sensible, le paradis vraiment désirable , l'enfer vrai lieu d'horreur, la vertu sujet de louanges , et le péché objet de réprobation.

D'abord , Dieu s'est fait connaître admirable par la croix; car c'est là que nous avons connu sa sagesse suprême et insondable , sa justice souveraine et irrépréhensible , sa miséricorde infinie et inénarrable.

 

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Sa sagesse a trompé le démon, sa justice a exigé le prix de notre rédemption, et sa miséricorde a livré son Fils pour nous. Ces choses bien considérées nous font connaître Dieu de la manière la plus éclatante.

L'esprit intelligent nous a été manifesté par la croix sous un triple point de vue : elle nous a fait voir sa charité dans les anges , sa dignité dans l'homme , sa cruauté dans les démons. Car les Anges ont consenti au crucifiement de leur Seigneur; c'est pour l'homme que sa passion a eu lieu , et c'est à l'instigation des démons qu'elle s'est accomplie.

Le monde sensible nous a été manifesté par la croix comme un lieu rempli de ténèbres, où règnent l'aveuglement , puisqu'il n'a point connu la lumière véritable et suprême ; la stérilité, puisqu'il a méprisé Jésus-Christ comme vide de tout fruit; et l'impiété , puisqu'il a condamné et fait mourir celui qui était son Dieu , son Seigneur, son ami et l'innocence même.

Le paradis nous a été montré par la croix digne de nos désirs , car nous avons vu qu'en lui se trouve le comble de toute gloire , la jouissance de toute félicité , le trésor de toute abondance. C'est pour nous rendre cette demeure que Dieu s'est fait homme et qu'il a embrassé l'humiliation, la misère et la pauvreté. En agissant ainsi , la suprême hauteur s'est revêtue de l'abjection; la justice s'est soumise à la punition, et l'opulence a fait son partage de la détresse la plus profonde ; car notre très-haut Seigneur s'est soumis en effet à une servitude humiliante pour que nous fussions élevés en gloire : notre Juge plein

 

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de justice a porté la peine de nos crimes pour que nous fussions justifiés de leur souillure; et notre Maître très-opulent s'est réduit à une misère extrême afin de nous enrichir au-delà de toute mesure.

Par la croix , l'enfer nous est apparu horrible ; nous l'avons reconnu un lieu plein de toute misère et de toute détresse , un lieu d'abjection et d'ignominie , un lieu de calamités sans bornes et de souffrances. Si Jésus-Christ a du souffrir toutes ces choses pour détruire le péché, à plus forte raison les damnés devront-ils en supporter la peine, comme un juste châtiment de leurs crimes.

Par la croix , la vertu nous a été montrée digne de louanges par la grandeur de son prix, sa beauté et ses fruits abondants. Elle est vraiment précieuse en effet. puisque Jésus-Christ a préféré sacrifier sa vie corporelle plutôt que de rien faire de contraire à ses lois : elle est belle , puisque dans la passion son éclat brillait au milieu même des opprobres ; elle est abondante en fruits, puisqu'un seul de ses actes parfaitement accompli a dépouillé l'enfer, ouvert le ciel et rétabli tout ce qui avait été perdu.

Enfin par la croix nous avons compris combien le crime du péché était détestable , puisque pour être pardonné il lui a fallu un si grand prix , une si grande expiation, un remède si difficile. Vous voyez comment tout nous est manifesté par la croix si nous ramenons fidèlement toutes choses à ces sept points. La croix est donc vraiment bienheureuse; elle est la clef , la porte, la voie et la splendeur de la vérité. Celui qui

 

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la prend dévotement et suit Jésus-Christ de la manière flue nous venons d'indiquer ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie.

 
III.

 

Maintenant, les degrés pour arriver à la douceur de la charité sont les sept suivants : une vigilance qui excite , une confiance qui fortifie, un désir qui enflamme , un transport qui élève , une complaisance qui repose, une joie qui délecte et une adhérence qui unit intimement. Vous devez vous avancer successivement par ces degrés si vous voulez arriver à la perfection de la charité et de l'amour de l'Esprit-Saint.

Il faut donc que la vigilance vous tienne toujours en attente à cause de la venue inopinée de l'Epoux , et que vous puissiez dire : Mon Dieu, je veille en votre présence dès le point da jour. — Je dors, mais mon coeur veille. — Mon âme vous a désiré durant la nuit, et je m'éveillerai dès le point du jour pour vous chercher de toute l'étendue de mon esprit et de mon coeur (1).

Il faut , en second lieu, que la confiance vous fortifie à cause de la fidélité de l'Époux , et que vous vous écriiez en toute vérité : Je me confie dans le Seigneur. — J'ai mis mon espérance en vous, Seigneur. — Alors même qu'il me donnerait la mort , j'espérerais en lui (2).

 

1 Ps. 62. — Cant., 5. — Is., 26. — 2 Ps, 10 – 50. —      Job., 15

 

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Il faut en troisième lieu, que le désir vous enflamme à cause de la douceur de l'Epoux, et que vous puissiez lui dire : De même que le cerf soupire après les eaux, de même mon aine soupire après vous, ô mon Dieu! — L'amour est fort comme la mort. Voilà que je languis d'amour (1).

Il faut , en quatrième lieu , que le ravissement vous élève à cause des hauteurs où l'Epoux habite , et que nous chantions : Que vos tabernacles sont aimables, Seigneur des vertus! — Attirez-moi après vous et nous courrons à l'odeur de vos parfums. — Mon âme a désiré se voir élevée au-dessus de la terre (2) .

Il faut , en cinquième lieu, que la complaisance inspirée par l'Époux vous repose à cause de sa beauté, et que vous vous appliquiez cette parole des Cantiques: Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui. — Mon Bien-Aimé est éclatant par sa blancheur et sa rougeur : il est choisi entre mille (3).

Il faut, en sixième lieu, que la joie vous délecte à cause de la plénitude apportée par l'Epoux , et que vous puissiez dire : Vos consolations ont rempli mon âme, à proportion des douleurs nombreuses dont mon coeur a été pénétré. — Combien est grande , Seigneur, l'abondance de votre douceur. — Je suis rempli de joie, je surabonde de consolation (4).

Il faut, en dernier lieu, que l'adhérence vous unisse intimement à cause de la force qui se trouve en l'amour de l'Époux, et que vous fassiez entendre

 

1 Ps. 41. — Cant., 8 , - 2. — Ps. 83. — 2 Cant., 1 . — Job. 7 . — 3 Cant., 2, - 5 . — 4 Ps. 93 , - 50 . — II Cor., 7.

 

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ces paroles : Il m'est avantageux de m'attacher au Seigneur. — Qui nous séparera de la charité de Jésus-Christ (1) ?

Or, en ces degrés il y a un ordre successif, et l'état parfait ne se trouve que dans le dernier. On n'y parvient qu'en parcourant les degrés intermédiaires , et même ces degrés découlent naturellement les uns des autres. Dans le premier c'est la considération qui se fait remarquer principalement , et dans les autres c'est l'affection qui domine. En effet , la vigilance considère combien c'est une chose convenable, avantageuse et délectable d'aimer Dieu. De là naît la confiance ; de celle-ci , le désir, et du désir, le ravissement ; et ainsi de suite jusqu'à ce que l'on parvienne à l'union , au baiser et aux embrassements du Bien-aimé , du Seigneur plein d'amour.

 
IV.

 

C'est donc ainsi que l'on distingue les degrés de la purification. On peut cependant établir une distinction différente, mais revenant au même but. Telle est la suivante : rougissez à cause de vos crimes; craignez à cause du jugement; gémissez à cause du tort souffert; implorez le secours pour trouver le remède ; éteignez l'incendie à cause de votre ennemi ; soupirez après le martyre à cause de la couronne , et approchez-vous de Jésus-Christ pour vous reposer à son ombre.

Les degrés concernant l'illumination se distinguent

 

1 Ps. 72. — Rom., 8.

 

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aussi de la manière suivante : Considérez celui qui souffre, et en croyant, devenez son captif; les qualités de celui qui souffre , et soyez rempli d'amertume en lui compatissant ; combien grand est celui qui souffre, et soyez dans l'admiration et l'étonnement ; pour quelle cause il souffre , et imitez-le en marchant à sa suite; quels tourments il souffre, et embrassez-le avec transport; enfin quelles conséquences résultent de ses souffrances, et ouvrez votre intelligence afin de le contempler.

Les degrés de la vie unitive se distinguent également ainsi qu'il suit : que la vigilance vous excite à cause de l'arrivée inopinée de l'Epoux ; que la confiance vous fortifie à cause de sa fidélité ; que le désir vous enflamme à cause de sa douceur; que le ravissement vous élève à cause de sa hauteur ; que la complaisance vous attire à cause de sa beauté ; que la joie vous enivre à cause de la plénitude de son amour ; que l'attachement vous unisse étroitement à cause de sa force; que votre âme , en un mot , puisse s'adresser en tout temps au Seigneur et lui dire en son coeur : « Je vous cherche , j'espère en vous , je vous désire, je m'élève vers vous, je vous reçois, je tressaille d'allégresse en vous et enfin je m'unis à vous sans réserve. »

 
V.

 

Tous ces degrés de l'avancement spirituel peuvent encore se distinguer d'une autre manière, selon trois différences considérées chacune en rapport avec la

 

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triple hiérarchie. En effet, pour avancer, trois chose, sont nécessaires : l'amertume, la reconnaissance et la ressemblance; mais seulement depuis la chute du genre humain. Car si l'homme n'eût pas péché, la reconnaissance et la ressemblance eussent suffi : la reconnaissance à cause de la grâce reçue, et la ressemblance par la justice. Maintenant l'amertume est devenue nécessaire connue remède ; car le péché ayant sa cause dans le plaisir, ne saurait être lavé et détruit que par le contraire , par l'affliction et l'amertume.

Or, l'amertume doit renfermer une juste appréciation des fautes commises , à cause de la perversité qui nous est propre; le sentiment de la douleur, à cause des angoisses de Jésus-Christ; et la demande du remède, à cause des misères du prochain.

La reconnaissance a lieu également de la même manière : elle doit contenir l'admiration des bienfaits, à cause de notre création du néant; l'accumulation des mérites , à cause de notre délivrance du péché ; et l'action de grâces, pour notre rachat de l'enfer. Notre création a été faite à l'image de Dieu ; notre délivrance fut le prix de son sang, et notre rachat nous a élevés de l'enfer à la hauteur des cieux.

En la ressemblance, le regard de la vérité doit être élevé vers les choses supérieures, l'ardeur de la charité dilatée vers les choses extérieures, et l'exercice de la force concentré sur les choses intérieures. On s'élève aux choses supérieures en s'appliquant soigneusement à la considération de la vérité, par la contemplation

 

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de Dieu à l'aide de l'intelligence; eu portant toute l'attention de son esprit sur les choses créées, au moyen de la science, et en captivant son jugement sous l'empire d'une foi inébranlable.

La dilatation ou l'extension vers les choses extérieures doit avoir pour principe la charité. Elle se fait par le désir des délices célestes , et c'est la sagesse qui le produit; par l'union aux créatures raisonnables, et c'est l'amitié qui l'engendre ; par le mépris des voluptés sensuelles, et c'est la modestie qui l'inspire.

L'exercice sur les choses intérieures doit se faire avec le plus grand soin par un acte de force véritable, en se portant avec courage à ce qui est difficile, en pratiquant avec magnanimité ce qui est digne de louange, et en embrassant avec humilité ce qui est humble et abject.

Ainsi la purification s'accomplit dans l'amertume. Par rapport à nous-mêmes, elle doit être douloureuse et pleine de tristesse à cause des maux accablants dont le péché a été suivi pour nous, pour Jésus-Christ et pour le prochain. Par rapport à Jésus-Christ, elle doit être compatissante, pleine de crainte et de respect à cause du secret de ses jugements, de leur vérité, et de leur incertitude quant au temps , au jour et à l'heure. Elle doit enfin être, par rapport au prochain, pleine de commisération et faire entendre des cris de confiance à cause de la protection que l'on trouve toujours en Dieu, en Jésus-Christ et dans les suffrages des saints.

L'illumination se trouve en la ressemblance. En

 

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effet, le regard doit se porter sur la vérité première et aspirer à ce qui est insaisissable, s'étendre sur ce qui est intelligible et s'anéantir devant ce qui est l'objet de notre foi. En elle aussi est le sentiment de la charité. Il doit s'élever vers Dieu, se répandre sur le prochain et se réduire au néant pour le monde. Enfin elle comprend les actes de la force, et ils doivent se porter vers ce qui est digne de louange, accomplir ce qui est utile à tous, et disparaître devant ce qui est méprisable.

La perfection réside en la reconnaissance, et elle renferme la vigilance qui s'élève jusqu'à faire entendre des chants d'allégresse à cause de l'utilité des bienfaits ; la joie dont les tressaillements vont jusqu'à la jubilation à cause du prix inestimable des dons ; et la bienveillance qui s'étend jusqu'aux embrassements, à cause de la libéralité du bienfaiteur.

Nous avons dit que le regard de la vérité devait aspirer aux choses incompréhensibles. Là se trouve le mystère de la Trinité vers lequel on s'élève par la contemplation , et cela de deux manières : par affirmation et par négation. Saint Augustin nous enseigne la première ; saint Denis la deuxième.

Par affirmation nous nous représentons dans les personnes divines des perfections communes et des perfections propres , des perfections que nous leur attribuons par appropriation et certaines qui tiennent le milieu entre les unes et les autres. Ainsi figurez-vous et contemplez en Dieu , autant qu'il est en vous , les attributs communs aux trois personnes ;

 

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comprenez qu'il est l'essence première, la nature parfaite, la vie bienheureuse. Ces perfections ont une connexion nécessaire. Considérez encore et voyez , selon que vous le pouvez, qu'il est l'éternité présente, la simplicité qui remplit, et l'immutabilité qui meut. Ces perfections aussi découlent les unes des autres et ont une connexion naturelle. Enfin remarquez que Dieu est la lumière inaccessible, l'esprit invariable, la paix incompréhensible ; et tout cela renferme non-seulement l'unité d'essence, mais encore la trinité parfaite. La lumière comme principe engendre la splendeur; la splendeur et la lumière réunies produisent la chaleur, et la chaleur procède de l'une et de l'autre, mais non par voie de génération. Si donc Dieu est la lumière inaccessible, en qui la splendeur et la chaleur sont substantielles , en lui se trouve réellement comme hypostases, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et ces noms sont propres aux personnes divines. L'esprit également conçoit comme principe et produit de soi-même la parole, et de l'un et de l'autre émane le don de l'amour. Cela se trouve ainsi en tout esprit parfait. Mais si Dieu est un esprit immuable, il est clair qu'il y a en lui le premier principe, le Verbe éternel et le don parfait, ce qui ne convient également qu'aux personnes divines De même encore la paix ne peut s'entendre que de l'union de plusieurs entre eux. Mais il n'y a d'union parfaite que là où il y a ressemblance parfaite; et il n'y a ressemblance que là où deux procèdent d'un troisième, ou bien là où l'un est produit par l'autre.

 

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Or, en Dieu deux ne peuvent procéder d'un troisième de la même manière. Donc il est nécessaire, pour que la paix soit véritable, qu'il y ait un premier principe, son image, et un lien qui les unisse tous deux.

Ensuite les perfections attribuées aux personnes divines par appropriation le sont dans un ordre triple. Ce sont d'abord l'unité , la vérité et la bonté. L'unité est attribuée au Père comme principe, la vérité au Fils comme image , et la beauté au Saint-Esprit comme lien d'union.

Le deuxième ordre comprend la puissance , la sagesse et la volonté. La puissance est attribuée au Père parce qu'il est le principe; la sagesse au Fils parce qu'il est le Verbe ; la volonté au Saint-Esprit, parce qu'il est le don.

Le troisième ordre embrasse la sublimité, la beauté et la douceur. La sublimité est attribuée au Père comme conséquence de l'unité et de la puissance , car la sublimité n'est autre que la puissance unique et singulière. La beauté est attribuée au Fils de même comme conséquence de la vérité et de la sagesse ; car la sagesse offre à l'esprit l'universalité des idées et la vérité en représente l'accord. Or, la beauté n'est autre que l'accord parfait de diverses choses. La douceur est également attribuée à l'Esprit-Saint, connue conséquence de la bonté et de la volonté : car là où une volonté sans limites est jointe à une bonté infinie, il y a une charité suprême, une souveraine douceur. Il a donc en Dieu une sublimité effrayante : c'est

 

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pour celui qui commence à s'élever au-dessus de cette terre ; une beauté admirable : c'est pour celui qui contemple; et une douceur ineffable : c'est pour celui qui est glorifié. C'est ainsi que l'on s'approche de Dieu par la voie d'affirmation.

Mais la voie de négation est bien plus éminente; car , dit saint Denis , l'affirmation n'embrasse pas tout , tandis que la négation , bien qu'elle semble dire moins, exprime plus. Or, on s'élève en cette voie par la négation de trois choses, en commençant par ce qu'il y a de plus bas pour arriver à ce qu'il y a de plus haut, et cette négation elle-même renferme l'affirmation de ce qui est supérieur aux choses niées. C'est ainsi que l'on dit : Dieu n'est pas quelque chose de sensible, mais il est au-dessus de ce qui est sensible; Dieu n'est pas quelque chose dont on puisse se former une image, mais il est au-dessus de tout ce que l'imagination peut se figurer. Dieu n'est pas quelque chose d'intelligible, mais au-dessus de tout ce que l'intelligence peut concevoir ; Dieu n'est pas tel ou tel être, mais il est au-dessus de tout être. Alors le regard de l'âme cherchant la vérité s'enfonce jusque dans les profondeurs les plus obscures de l'esprit; il se porte vers les hauteurs les plus sublimes, se sépare entièrement de la terre et s'élève au-dessus de soi-même et au-dessus de tout être créé. Ce mode d’élévation est le plus noble, mais il suppose l'autre : car de même que la perfection veut être précédée de l'illumination , de noème la négation veut l'être de l'affirmation. Or, cet exercice se fait avec d'autant.

 

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plus de vigueur que la force qui le dirige est plus intime, et il produit d'autant plus de fruit que l'amour l'anime davantage. C'est pourquoi il est d'une utilité souveraine de s'exercer à l'amour.

Si donc vous voulez exercer votre regard à s'élever vers la vérité, remarquez qu'il vous faut, en la première hiérarchie, appeler avec les Anges cette même vérité par les gémissements et la prière, l'écouter avec ardeur et dévotion en la société des Archanges , l'annoncer par les bons exemples et la prédication avec les Principautés.

Dans la deuxième hiérarchie , il faut aller à la vérité avec les Puissances comme à un refuge à qui l'on confie tout, la saisir avec zèle et avidité en la société des Vertus, et s'associer à elle avec les Dominations par le mépris et la mortification de soi-même.

Dans la troisième hiérarchie, il faut l'adorer avec les Trônes par le sacrifice et la louange; l'admirer par l'extase et la contemplation avec les Chérubins, et enfin l'embrasser par le baiser et l'amour avec les Séraphins. Retenez avec soin tout ce que nous venons de dire, parce qu'on y trouve la source de la vie.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME.
 

source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm
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