Les
Dialogues de
Sainte Catherine de Gênes
Merci à Brigitte
Laude
Plan des Dialogues de Sainte Catherine de Gênes
I- Comment l'âme et le corps se
proposent d'aller de compagnie, et comment
ils prennent
l'amour-propre en tiers P. 155
II
- Comment l'âme et le corps commencent à faire chacun leur semaine,
et
se restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur
goût P.157
III - L'amour-propre blâme le
corps et l'âme, et veut les régler.-
Lamentations de l'âme.-
Le corps s'accorde avec l'amour-propre et réclame
ses
nécessités P.159
IV - L'âme, le corps et
l'amour-propre poursuivent leur voyage : l'âme ne
peut plus
faire sa semaine entière ; le corps augmente la sienne.-L'âme se
laisse persuader par l'amour-propre sous prétexte des
nécessités de cet
amour et du corps ; elle se lamente et
propose de ne plus faire de
semaine P.161
V
- L'âme se laisse attirer aux délectations du corps et de
l'amour-propre,
et elle tombe dans l'abîme du péché.- Du peu
de contentement que l'âme
reçoit des choses de la terre, et
du peu qu'il faut au corps pour se
rassasier.- De l'angoisse de
l'âme P.162
VI - Nouveau discours de l'âme avec
l'amour-propre, afin de procéder d'une
autre façon.- De la
nature de l'amour-propre.- Du peu dont le corps à besoin
pour
se rassasier en comparaison de ce qu'il demande.- De quelle manière
l'âme arrive à l'abîme de la misère et du désespoir
P.165
VII - De la lumière au moyen de laquelle Dieu fit voir à
l'âme toutes ses
chutes et l'état dans lequel elle se
trouvait.-De sa résignations, confiance
et conversion
P.168
VIII- De plusieurs lumières que reçoit l'âme, et du
pur amour de Dieu.- De
la syndérèse et du remords qu'il nous
envoie P.170
IX - L'âme parle au corps et à
l'amour-propre de la vérité qu'elle a vue, et
leur dit
qu'elle se perdait en les suivant.Elle les menace de leur faire à
eux ce qu'ils avaient voulu lui faire à elle, et de se les
assujettir.- Du
mécontentment qu'ils en eurent
P.174
X - L'âme reçoit la vue de la bonté de la Providence
de Dieu.
Des défauts et des péchés qui étaient en elle.- De
la considération de
soi-même.- De la haine de l'âme contre
son humanité P.177
XI - L'âme se retourne vers
Dieu et reconnait sa bassesse.- On lui montre ce
qu'elle serait
devenue si elle avait continué.- De ses lamentations et de
son
abattement à cause de ses offenses ; et de la confiance que lui
donna
Notre-Seigneur, lui apparaissant en esprit.- De la plaie
qu'elle reçut
P.178
XII- D'une autre vue par laquelle
Dieu montre à l'âme l'amour-propre avec
lequel il avait
souffert pour elle. Elle reconnait la malignité de l'homme
et
la bénignité du pur-amour de Dieu.- De l'offrande d'elle-même
qu'elle fît
à Dieu, et de la plaie qu'elle reçut. Des cinq
fontaines de Jésus, de son
consentement et de sa jalouse
garde P.180
XIII- De l'instinct qui la pousse à
s'ôter toutes les choses superflues, et
même celles qui
paraissent nécessaires ;- de l'instinct qu'elle eut pour
l'oraison,
et de ses mortifications P.183
XIV- De l'entretien
de l'esprit et de l'humanité.- L'humanité se lamente de
la
véhémence de l'esprit, qu'elle pense ne pas pouvoir supporter
davantage P.185
XV- L'humanité se
plaint que l'esprit ne tient pas ses promesses.- L'esprit
s'en
défend.- Du danger des goûts spirituels, sous couleur de bleu : ils
sont plus dangereux que les goûts corporels, lesquels sont
évidemment
contraires à l'esprit.- Des menaces fait à son
humanité P.186
XVI- L'humanité prie
l'esprit de faire justice équitablement. Elle lui dit
qu'il a
péché le premier, et qu'elle n'a été qu'instrument. L'esprit lui
prouve le contraire.- De la cause de leur chute.- L'esprit lui
démontre
qu'il faut se purifier ici-bas, et que mieux vaut
souffrir mille ans en ce
monde qu'une heure au Purgatoire
P.188
XVII- Dieu verse et répand une douceur divine dans l'âme
; l'âme se récrie à
ce propos, ne voulant pas de preuves de
l'amour. Dieu cependant ne laisse
pas de la tenir abîmée dans
l'océan de l'amour divin. Il lui donne une vue
du très pur
amour, une autre de l'amour-propre et de ses mauvaises
inclinaisons P.190
XVIII- L'humanité se
lamente et demande à faire quelque chose. L'esprit le
lui
accorde et lui ordonne d'être obéissante envers tout le monde, et
de ne
s'arrêter nulle part pour y prendre plaisir ou
déplaisir.- De la règle qu'il
lui donne et de la défense
qu'il lui fait de contracter amitié avec qui que
ce soit en
particulier P.192
XIX- De la pauvreté en laquelle
l'esprit fit vivre l'humanité.-
Comment il lui fit visiter les
pauvres et les malades.- Des calamités
qu'elle y trouvait ; de
l'oppression et des attaques inférieures qu'elle
ressentait
P.193
XX- L'humanité ayant éprouvé les deux voies des
misères extérieures de
l'oppression intérieure, l'esprit lui
permet de choisir.- Et comment,
lorsque le cœur lui soulevait
à la vue de quelque corruption, l'esprit lui
en faisait
manger P.195
XXI- L'esprit fait condescendre
l'humanité à demeurer dans un hôpital, où
elle servait
comme servante, obéissant à tout ce qu'on lui commandait.- Et
lorsqu'elle fut accoutumée aux choses qu'elle abhorrait
naturellement, elle
fut faite gouvernante de l'hôpital, et
reçut la prudence nécessaire pour
remplir une telle charge.-
Le feu amoureux va sans cesse croissant en
elle
P.196
Quelques réflexions sur le livre second des Dialogues de
sainte Catherine de
Gênes P.199
Deuxième Partie
Ch. I - D'un nouvel amour que Dieu lui verse
et lui répand dans le cœur, et
par lequel il tire à lui
l'esprit ; celui-ci est suivi de l'âme, dont les
puissances
sont comme noyées et submergées en cet amour.- Le corps qui est
assujetti à l'âme reste comme perdu, et hors de son être
naturel P.203
II- Du mode que Dieu tient dans les
opérations de son amour.- De la
faiblesse du corps et de
l'aide qu'il a des choses créées.- De la grandeur
de la peine
de l'humanité ; elle s'en plaint sans se plaindre, l'intérieur
étant conforme à la volonté de Dieu.- Combien le Purgatoire
est doux, sévère
et plein de miséricorde, en cette vie
P.205
III- L'humanité se voyant menacée en désire connaître
la cause ; il lui est
promis qu'elle le saura.- Comment Dieu,
recherchant les hommes, les attire
par divers moyens et
opérations.- De la continuelle douleur de cette
créature, et
comment, étant affligée, elle crie vers Dieu, qui la vivifie
d'une
rayon de son amour.- Elle voit la grâce que Dieu lui avait faite, et
elle en demeure blessée d'un nouvel amour.- De sa confession
et
contrition P.208
IV- Dieu verse et
répand dans son cœur un autre rayon d'amour dont l'âme se
remplit.- Le corps est restauré, et ce n'est qu'amour et joie
excessive
jusqu'à ce que l'amour qui est au-dessous de Dieu
soit consumé P.210
V- L'âme demande ce que c'est
que l'amour.- Notre-Seigneur lui répond en
partie, et lui
parle de la grandeur, des qualités, propriétés, causes et
effets
de son amour P.211
VI- Dieu déclare à l'âme
qu'il lui fait de son corps un purgatoire en ce
monde.- De la
nécessité que l'homme a de se renoncer et de se submerger
entièrement en Dieu ; et de la misère de l'homme qui s'occupe
d'autre chose,
n'ayant que le temps de cette vie pour mériter
P.213
VII- L'âme, revêtue de vertus, commence à respirer en
son Seigneur.- Dieu
lui fait voir l'opération amoureuse dont
il a usé envers elle, par sa seule
bonté, pour la délivrer.-
L'âme, reconnaissant ses misères, en est dans un
continuel
embrasement, ne pouvant ni parler, ni penser à autre chose
P.215
VIII- Notre-Seigneur montre à l'âme qu'elle n'avait
purement rien mérité,
ayant employé, à se purifier, le
temps qui lui avait été donné pour croître
en grâce et en
gloire ; et que sans son aide elle n'eût rien su faire
P.216
IX- L'esprit, voyant l'âme amenée à la portée du divin
amour, se résout à la
faire beaucoup souffrir, et le corps
également : il dit à son âme qu'il veut
se séparer d'elle,
et que, pour revenir à sa pureté première, il faut
qu'elle
endure beaucoup de martyres P.217
X- L'âme reconnait
qu'il faut qu'elle satisfasse volontairement et qu'il lui
semble
être abandonnée de Dieu.- Elle demande quelque personne pour
l'assister.- Comment l'humanité fut à l'épreuve dont elle
avait été
menacée.- Des martyres que le corps souffrit,
étant privé de la
correspondance de l'esprit
P.220
XI- Du rayon de la gloire éternelle et de la force
qu'elle en reçoit.-
Comment Dieu attirait l'esprit, et de
l'occupation fixe en Dieu et de son
martyre.- Ce que c'est que
vivre en terre, ayant l'esprit au ciel.- Martyres
par lesquels
il faut passer pour être exempt du purgatoire
P.222
Troisième partie
Ch. I- L'âme demande à Dieu la
cause de son grand amour envers l'homme,
lequel lui est si
contraire.- Elle demande aussi ce qu'est l'homme dont il a
si
grand soin P.225
II-Exclamations de l'âme.-
Notre-Seigneur lui demande la cause de son
étonnement : du
goût qu'elle avait pris aux compagnies des personnes
spirituelles,
et des gracieux discours qui s'y faisaient P.228
III- L'âme reconnait que ce qu'elle fait en apparence pour
Dieu, procédait
de l'amour-propre.- Elle demeure étonnée à
la vue de l'amour pur, et demande
ce qu'est cet amour.-
Notre-Seigneur lui répond qu'elle ne peut le
comprendre et que
lui-même étant l'amour ne peut être compris que par les
effets
P.229
IV- Celui-là trouve l'amour de Dieu qui a le cœur net.-
Cet amour opère en
secret et subtilement sans occupation
extérieure.- De quelques effets de cet
amour.- Exclamations de
l'âme sur cet amour et ses propriétés P.231
V-
Autres effets de l'amour.- Comment il opère quand il veut ; et
comment
l'œuvre est toute sienne.- Des opérations faites pour
l'amour, en l'amour,
et par l'amour ; et leur explication
P.234
VI- L'âme adresse diverses questions à Notre-Seigneur.-
Comment les martyrs
ont souffert par cet amour.- La charité
est la voie du salut la plus brève
et la plus sûre ; sans
elle l'âme se jetterait plutôt en mille enfers que de
se
présenter devant Dieu P.237
VII- Notre-Seigneur
interroge l'âme sur l'amour qu'elle sent ; des paroles
qu'il
lui dit.- L'âme répond comme elle peut : elle ne sait exprimer le
sentiment et l'embrasement de l'amour.- Elle demande à
Notre-Seigneur
comment l'âme éprise d'amour peut vivre en
terre et de ses conditions
P.239
VIII- Des conditions de
l'âme éprise d'amour.- Comment Dieu diffère de lui
donner
connaissance de ses défauts, parce qu'elle n'en pourrait supporter
la
vue. Elle n'a pas de repos, quand elle a quelque soupçon de
défaut, que son
esprit n'en ait fait justice P.241
IX-
Des conditions du corps et en quel tourment se trouve l'humanité
vivant
comme morte, et quelle manière Dieu pourvoit à ses
besoins. Du goût que
l'âme éprouvait, pouvant aimer et aimer
encore.- Il lui est ôté, et elle
reste comme morte
P.244
X- L'âme, le cœur et l'esprit de cette créature sont
vides de toutes les
formes et occupés en une occupation qu'on
ne peut connaître par leur moyen.-
Le cœur est fait
tabernacle de Dieu ; beaucoup de grâces et de douceurs s'y
répandent et produisent des fruits admirables.- Peu de
créatures sont menées
par cette voie de la nudité de
l'esprit et de son union avec Dieu P.246
XI- Des
moyens secrets que Dieu emploie pour purifier l'homme.- Du soin
amoureux qu'il a de lui.- Comment il le trompe doucement par
amour ; il ne
veut pas que l'homme opère pour sa propre
utilité.- La vraie nudité de
l'esprit ne peut être exprimée
par parole P.248
XII- Exclamations de l'âme à propos de
l'empêchement que la créature porte à
l'amour de Dieu.- De
l'opération secrète de Dieu en l'homme, il le réveille
et
l'avertit avec amour.- L'âme demande ce qu'est ce mouvement.- Ce que
sont
la grâce et le rayon d'amour P.250
XIII-
L'amour ne se peut comprendre, et le cœur plein d'amour vit
content.-
De la grande miséricorde à l'homme en cette vie.-
Sa justice apparait au
moment où l'âme - séparé du corps -
va au lieu qui lui est destiné. L'âme ne
peut avoir son
propre repos qu'en Dieu.
Fin de la table
155
Qui embrasse le
discours de l'âme avec son corps et avec l'amour-propre et
de
l'esprit avec l'humanité - Chapitre premier - Comment l'âme et le
corps
se proposent d'aller de compagnie et comment ils prennent
l'amour-propre en
tiers. Je vis une âme et un corps deviser
ensemble. L'âme disait la première
: - Mon corps, Dieu m'a
créée pour aimer et pour me délecter ; je voudrais
donc me
diriger vers quelque lieu où je puisse trouver ce que je désire ;
je
te prie de me suivre paisiblement, tu t'en accommoderas
aussi. Nous irons
par le monde ; si je rencontre quelque chose
à ma convenance, j'en jouirai :
tu feras de même lorsque tu
découvriras ce qui t'agréé ; et chacun de nous
se délectera
de ce qu'il trouvera de plus conforme à son goût. Le corps
répondit : Quoique obligé de faire ce qui te plaît, je vois
cependant que
sans moi tu ne peux faire ce qui te convient. Si
donc tu veux que nous
allions de compagnie entendons-nous
d'abord, afin de ne pas nous disputer
par les chemins. Ce que
tu as proposé me satisfait ; - mais il faudra que
chacun de
nous laisse patiemment jouir son compagnon du bien que ce dernier
aura trouvé. Ainsi, nous nous supporterons l'un l'autre, et
nous demeurerons
en paix ; - je te dis ceci, parce que quand
j'aurai rencontré une chose
agréable, je ne voudrais pas que
tu me trompasses et me disses : " je ne
veux point que tu
t'arrêtes si longtemps ici, je désire aller ailleurs pour
m'occuper de mes affaires." - s'il me fallait laisser
alors ce à quoi
j'aspire, pour suivre ta volonté, je te
déclare que j'en mourrais et que
notre dessein serait rompu.
Afin d'obvier à cela, il me semble qu'il
conviendrait de
prendre un tiers qui fût une personne juste et qui n'eût
rien
en propre. Nous remettrions tous nos différents à son jugement.
L'âme.
J'en tombe parfaitement d'accord. Mais qui sera ce
tiers ?
156
Le corps. Ce sera l'amour-propre qui vit avec
nous deux. Il me donnera ce
qui me revient, et j'en jouirai
avec lui : il en fera autant pour toi, te
donnant ce qu'il te
faudra : de cette façon chacun de nous aura,
conformément à
sa nature ce à quoi il prétend. L'âme. Et si nous trouvions
nourriture qui nous plût à tous deux que ferions-nous ? Le
corps. Alors
celui qui pourra manger le plus mangera davantage,
pourvu qu'il y en ait
suffisament pour tous les deux ; ainsi
nous n'aurons pas de différend ; et,
s'il n'y en a pas assez,
l'amour-propre nous donnera à chacun la portion qui
nous
revient. Mais il serait extraordinaire qu'il se trouvât une
nourriture
qui convint à deux personnes de goût différent, à
moins ne changeât dans
l'un de nous, ce qui ne se peut
naturellement. L'âme. Par nature je suis
plus puissante que
toi ; je ne crains donc pas que tu me convertisses à tes
goûts.
Le corps. Et moi je suis dans ma maison, j'y ai la jouissance d'une
foule de choses propres à me divertir ; tu ne réussiras donc
pas à me faire
prendre les tiens, quoique tu sois plus
puissante que moi. Au contraire en
ma propre demeure, ainsi que
je viens de le dire, je te convertirai plutôt à
mes
inclinaisons, voulant d'ailleurs t'aimer et te délecter ; car tu vas
à
la recherche de choses que tu ne vois pas et qui ne te
réjouissent point.
Souvent même tu ne sais où tu en es.
L'âme. Faisons-en donc l'épreuve : mais
adoptons d'abord
quelque ordre afin de pouvoir demeurer en paix. Que chacun
de
nous ait sa semaine ; pendant la mienne je veux que tu fasses tout ce
qui
me plairas ; de même que lorsque viendra la tienne, je
ferai ce que tu
voudras, en exceptant toujours, tant que je
vivrai, l'offense de notre
Créateur. Mais si je venais à
mourrir, c'est-à-dire si tu me conduisais au
péché, alors, à
partir de ce moment, j'accomplirai, en qualité de ta
servante,
et je me délecterai de ce qui te délectera. Nous étant unis de la
sorte, personne, autre que Dieu, ne pourra jamais rompre notre
union, car
elle sera toujours défendue par le libre arbitre :
et ainsi, dans ce monde
et dans l'autre, nous goûterons
ensemble tout le bien et le mal qui nous
adviendra. Et toi tu
feras de même si je puis te vaincre. Voici maintenant
l'amour-propre. Je sais que tu as tout entendu,
157
veux-tu notre tiers, notre juge, et notre compagnon dans le
voyage que nous
entreprenons ? L'amour-propre. J'en suis
satisfait, car je sens que je serai
fort bien avec vous. Je
donnerai à chacun ce qui lui revient, cela ne
saurait me
nuire. Je vivrai avec l'un comme avec l'autre ; et, quand même
l'un
de vous voudrait user de violence à mon égard et me refuser les
vivres,
je me retirerais aussitôt avec l'adverse partie, car
je ne veux, sous aucun
prétexte, que ma nourriture me manque.
Le corps. Assurément je ne
t'abandonnerai jamais. L'âme. Ni
moi non plus, car nous sommes tous
d'accord, et il est entendu,
avant toutes choses, que l'offense envers Dieu
forme un cas
réservé, et que celui de nous qui péchera aura les deux autres
contre lui. Maintenant, au nom du Seigneur, partons, et, comme
je suis la
plus élevée en dignité, je ferai la première
semaine. Le corps. J'en
conviens. Mène-moi et fais de moi ce
que veut la raison : voici
l'amour-propre qui y consent comme
moi. Alors l'âme se dit à elle-même :
Chapitre II . Comment
l'âme et le corps commencent à faire chacun leur
semaine, et
se restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur goût.L'âme.
Moi, qui suis pure et sans tache de péché, je commencerai par
considérer le
principe de ma création et tous les autres
bienfaits que j'ai reçus de Dieu.
Je reconnais avoir été
destinée à une grande béatitude et créée en si haute
dignité,
que je dépasse, pour ainsi dire, les chœurs des anges. Je suis une
âme presque divine ; je me sens attirée sans cesse à méditer
purement, à
contempler les choses du ciel, j'ai un désir
continuel de manger le même
pain que les anges. Vraiment je
suis invisible : je veux donc aussi que
toute ma nourriture et
toute ma joie consistent en des choses invisibles ;
car j'ai
été faite pour cette fin et j'y trouve mon repos. Je n'éprouve que
le besoin de me retrancher ici au-dessus des cieux, et de
mettre tout le
reste sous mes pieds ; je veux demeurer
158
toute cette semaine dans ma contemplation, je ne tiens compte
de rien autre
; que celui qui peut se nourrir de même se
nourrisse, que celui qui ne le
peut prenne patience... Mais je
vois que mes associés sont de mauvaise
humeur, allons vers
eux. - " Or ça, compagnons, j'ai achevé ma semaine ;
toi,
ô Corps, traite-moi dans la tienne comme tu voudras. Mais dites-moi
comment vous vous êtes comportés durant la mienne ?".
L'amour-propre. Nous
avons été très mal, car ni
amour-propre, ni corps mortel ne pénètrent dans
les régions
où tu as été ; nous n'avons pas eu la moindre nourriture, au
contraire, nous sommes restés comme morts ; mais nous
espérons bien prendre
notre revanche. Le corps. Cette
semaine est la mienne : viens avec moi, ô
mon âme ; je veux
te montrer combien de choses Dieu a faites pour moi. Vois
et
admire le ciel avec tous leurs ornements, la mer avec ses poissons,
l'air
avec ses oiseaux ; et puis tant de royaumes, de
seigneuries, de villes, de
provinces, avec leur gloire et leur
puissance ; tant de hautes dignités, de
grands trésors, de
chants, d'accords mélodieux, de mets de toute sorte, qui
doivent
me nourrir, et ne me manqueront jamais tant que je serai dans le
monde ; contemple encore mille autres plaisirs dont je puis
jouir sans
offense de Dieu, parce que Dieu a créé tout cela
pour moi ! - tu ne m'as pas
montré ton pays comme je te montre
le mien. Toutefois, ne pouvant avoir ce
que je désire si tu ne
condescends à m'en accorder la jouissance, je dois te
rappeler
que tu as de grandes obligations envers moi ; ne songe donc plus à
t'en aller dans ton pays et à me laisser ici, en terre, sans
nourriture, tu
n'en as pas le droit : j'en mourrais, tu en
serais cause, et tu offenserais
le Seigneur ; d'ailleurs nous
serions tous contre toi. J'ai sur toi
l'avantage de pouvoir
jouir de ces choses tant que je vivrai, puis enfin de
jouir
aussi de ton pays dans l'autre vie, si je me sauve avec toi, ainsi
que
je le désire. Sache bien qu'il m'importe que tu te sauves,
car je suis
destiné à être toujours avec toi ; ne te
persuade donc pas que je veuille
rien rechercher qui soit
contre la raison ou contre Dieu. Demande à
l'amour-propre,
notre compagnon, si je ne dis pas la vérité. Je n'ai pas de
prétentions injustes, je m'en remets à son jugement. Je suis
certain que,
même selon les vues de Dieu, on ne peut exiger
moins que ce que je réclame
de ta part.
159
L'amour-propre blâme le corps et l'âme et veut les régler.
Lamentation de
l'âme. Le corps s'accorde avec l'amour-propre
et réclame ses nécessités.
L'amour-propre. J'ai examiné vos
motifs, je les aurais trouvés raisonnables,
si vous n'eussiez
passé tous les deux les bornes, quant à l'ordre de la
charité
; car Dieu a dit : Aime ton prochain comme toi-même.D'abord l'âme
n'a tenu aucun compte de nous, de sorte que nous nous sommes
trouvés presque
en péril de mort. Puis le Corps a montré à
l'âme tant de choses, qu'il y
avait excès, car elles
n'étaient pas toutes nécessaires. Ainsi, ô âme, il
faut que
tu modères ton impétuosité, et que tu condescendes aux besoins du
prochain, c'est-à-dire, de ton corps, et aux miens encore,
puisque je suis
venu pour vivre avec vous. Je n'ai rien trouvé
qui me convienne dans ton
pays : c'est le lieu où je puis le
moins habiter ; et toi, ô Corps, qu'il te
suffise d'avoir le
nécessaire, car tout superflu te serait nuisible à
toi-même,
et à l'âme, si elle te l'accordait. Mais si tu ne recherches
aucune superfluité, chacun vivra modérément selon son rang,
et je pourrai
demeurer a vec vous. Etant unis de la
sorte, nous participerons
discrètement les uns aux biens des
autres. Pour pouvoir te servir de ton
corps, ô âme, il est
nécessaire que tu lui accordes ce dont il a besoin,
autrement
il mourra ; si tu as soin de lui donner ce qu'il lui faut, il
se
tiendra tranquille, tu en feras ce que tu voudras, vous
serez en paix, et je
resterai avec vous deux. Si au contraire
tu n'y consens, il faudra que je
m'en aille, ne pouvant exister
en votre compagnie. Tel est mon avis. L'âme.
Je suis fort
mécontente et affligée de devoir condescendre au corps en tant
de
choses, et je crains qu'en m'obligeant à le repaître sous ce beau
prétexte de nécessité, vous ne me poussiez à prendre part
moi-même à ses
plaisirs, et à perdre le plus pour le moins ;
en vous voyant si affamés,
j'ai peur que vous ne me donniez
fort à faire et que vous ne me rendiez
terrestre, de
spirituelle que je suis ; car, en goûtant les choses
terrestres,
je perdrai le goût des choses spirituelles. Et je crains aussi
que
mon intelligence ne s'obscurcisse et que ma volonté ne se souille.
Aidez-moi, ô mon Dieu !
160
Le corps. Il me semble
que l'amour-propre a dit tout ce qu'il y avait à
dire, et que
nous pouvons demeurer joyeusement en sa compagnie. Quant à ce
qui
le touche, ô âme, tu dois comprendre que Dieu n'aurait pas créé
les
choses qu'il a faites, si elles devaient porter dommage aux
âmes. L'âme a
été créée en si haute puissance et dignité,
qu'elle ne peut être empêchée
que par sa propre volonté, et
cette volonté est si respectée de Dieu, que
jamais il ne la
force. Donc ni moi, ni qui que soit, ne pourrons obtenir de
toi
que ce que tu voudras, de la manière et dans le temps qui te feront
plaisir. Tu tiens la bride à la main, donne à chacun ce dont
il a besoin,
et, quant au reste, laisse crier qui voudra.
L'âme. Quelles sont donc ces
nécessités dont tu prétends ne
pouvoir te passer ? Nomme-les-moi, j'y veux
pouvoir afin de
n'avoir à m'en occuper, car cette seule pensée me donne
grand
travail. Le corps. J'ai nécessité de me vêtir, de manger, boire et
dormir, d'être soigné, et de me recéer en quelque chose,
afin de pouvoir te
servir lorsque tu auras besoin de moi ; et,
si tu veux être en état de
prêter attention au spirituel,
garde-toi de me fatiguer. Car, étant affabli,
je ne saurais
être attentif à tes œuvres ; si, au contraire, tu condescends
à
mes nécessités, tu pourras recueillir ton esprit, et penser, que si
Dieu a
fait tant de choses charmantes pour ce corps mortel, il
doit en avoir de
bien autrement grandes pour toi, ô âme
immortelle. Ainsi Dieu sera toujours
loué, et chacun de nous
sera nourri suivant ses besoins. Si quelque
différend survient
encore entre vous, il sera réglé par notre amour-propre
qui
est extrêmement subtil, et il vivra avec nous, et nous avec lui,
dans
une très sainte paix. L'âme. Or sus, je pourvoirai à
vos nécessités, ne
pouvant faire autrement ; mais je
soupçonne que déjà vous êtes d'accord
contre moi. Vos dires
me semblent si fondés en justice, que je suis obligée
d'y
condescendre. Cependant je vous tiens pour suspects, car je vous
entends
trop mettre en avant mes intérêts, et répéter que
vous ne sauriez rien faire
sans moi ; mais peut-être qu'avec
l'aide de Dieu je me tirerai un jour de
vos mains, et qu'alors
je vivrai sans vous, uniquement pour son honneur.
161
L'âme,
le corps et l'amour-propre poursuivent leur voyage ; l'âme ne peut
plus faire sa semaine entière, le corps augmente la sienne.
L'âme se laisse
persuader par l'amour-propre et du corps ;
elle se lamente et propose de ne
plus faire de semaine. Le
corps. Poursuivons donc notre voyage, et allons
d'accord de par
le monde ; chacun s'occupera de ses affaires, cherchant à se
repaître et à se charmer selon sa condition. L'âme. Je
recommence à faire
une semaine. Mais, hélas, elle est fort
dissemblable de la première ; mes
compagnons me tirent en bas,
et mettent en avant leurs nécessités auxquelles
il me faut
pourvoir ; c'est ainsi que j'emploie mon temps, il m'en reste à
peine la moitié pour moi-même, et cependant je suis avec eux
du mieux que je
puis. Je me sens les épaules chargées du
poids d'une énorme contrariété,
lorsque je dois quitter une
chose aussi auguste que la contemplation divine,
pour songer à
procurer de la nourriture aux bêtes. Il y a une grande
différence
de cette semaine à l'autre, c'est presque du blanc au noir. Le
corps. Voici ma semaine, je me sens affamé à cause des jeûnes
que m'a fait
l'âme, bien qu'elle correspondonde à présent à
mes besoins. Je veux donc me
repaître et me fortifier
maintenant. Je suis déjà très engraissé ; je ne
crains pas
que l'âme me cause du détriment avec sa semaine, d'autant qu'elle
ne saurait plus se tenir à la hauteur de la première ; elle
condescend à mes
exigences et à cellles de l'amour-propre ;
nous faisons tous les jours des
progrès, et nos avantages
augmentent de telle sorte que j'ai ma semaine et
la moitié de
la sienne ; car mes nécessités croissent et deviennent plus
grandes de jour en jour ; elle est incapable d'y résister.
L'âme. O
Amour-propre ! je reconnais maintenant que vous avez
mis en avant mes
intérêts pour m'obliger à condescendre à
vos nombreux besoins ; je crains de
dépasser toutes les bornes
en me laissant guider par vous, qui êtes si
pleins de
vous-mêmes, et qu'à la fin nous ne nous en trouvions mal tous
ensemble. Mais toi, qui es notre intermédiaire, dis-moi au
juste ce qu'il
t'en semble ? L'amour-propre. Ame, tu t'étais
tellement éloignée de nous,
162
sans raison, et tu
t'étais élevée à une si prodigieuse hauteur, qu'il te
semble
maintenant que c'est une grande affaire de céder aux nécessités
d'autrui ; peu à peu tu te règleras, notre compagnie ne te
semblera plus
aussi fâcheuse que maintenant ; ne crains rien,
Dieu y pourvoira. Tu peux
être complètement heureuse dès ce
monde ; ta béatitude sera en l'autre vie,
prends maintenant ce
que tu peux avoir, et fais du meiux que tu pourras.
L'âme. Je
le vois, je ne puis me défendre de vous, qui êtes dans votre
demeure et unis contre moi. Il m'est utile de faire ma semaine,
car vous ne
me laissez pas un seul jour de repos avec vos
continuels besoins, et vous me
prenez plus de temps pour y
satisfaire qu'il ne m'en reste à moi. Puis,
quand vient le
tour de la vôtre, vous l'exigez toute sans aucun empêchement,
disant qu'elle vous appartient entière ; en somme, je ne m'en
puis trouver
que mal, de sorte que j'ai résolu de ne plus
faire de semaine ; que chacun
cherche sa vie et sa nourriture
où il pourra. Je tâcherai de me comporter
avec vous le mieux
possible, ne sachant faire autrement. Le corps et
L'amour-propre.
Nous jugeons aussi que ce sera bien fait ; ainsi chacun
vivra
en paix sans sortir des justes bornes, toi, surtout, ô Ame, puisque
tu
as reconnu ton erreur. Chapitre V. L'âme se laisse attirer
aux délectations
du corps et de l'amour-propre, et elle tombe
dans l'abîme du péché. Du peu
de contentement que l'âme
reçoit des choses de la terre, et du peu qu'il
faut au corps
pour se rassasier. De l'angoisse de l'âme. Et, allant ainsi
par
le monde, l'un voulait une chose, l'autre une autre, et chacun se
repaissait à sa guise. L'âme cheminait en regardant les
domaines du corps,
et permettait à celui-ci beaucoup de choses
qu'il affirmait lui être
indispensables. Mais les appétits du
corps, unis avec l'amour-propre,
croissaient de jour en jour,
et ce dernier liait fortement tous ces appétits
en un seul
faisceau afin qu'ils demeurassent réunis. Tout semblait
raisonnable
et nécessaire au corps et à l'amour-propre, jamais ils ne
voulaient manquer de rien ; et, lorsque
163
l'âme
ne consentait pas chaque jour à quelque chose de nouveau, qui leur
donnât nourriture nouvelle, ils murmuraient et disaient qu'on
leur faisait
tort. L'âme se trouva plongée ainsi dans le
vaste et profond océan de
l'amour et de la délectation des
choses de la terre ; elles s'unissaient
toutes pour la
transformer, de manière qu'on ne causait plus que de ce que
voulaient le corps et l'amour-propre, et qu'on ne pensait plus
à autre
chose. Et, lorsque cette âme désirait s'occuper
d'elle-même, elle était
tellement repoussée par les appétits
désordonnés de ses compagnons qu'elle
n'osait parler.
Mécontente, elle se disait alors : "Si ceux-ci parviennent à
me conduire aussi avant dans leur pays que je les ai menés
dans le mien
pendant la première semaine, qui pourra encore me
retirer de leurs mains ?
Certes ils feront de moi ce qu'ils
voudront, sous prétexte de leurs
besoins." Cependant
cette âme, qui voulait essayer de vivre au moyen de
quelque
nourriture pour ne pas tomber dans l'abattement, et qui se sentait
créée pour aimer et pour se réjouir, commença à se laisser
aller au vent,
malgré qu'il fût contraire au but de sa
navigation. Ne pouvant plus être en
son pays, elle se
nourrissait par les chemins de ce qu'elle trouvait. Elle
se
disait aussi, sous prétexte de bien : Ces beautés, ces bontés, ces
joies,
ces grandeurs et tous les ornements des choses créées
sont des moyens pour
connaître et goûter les choses divines ;
puis elle ajoutait : - Oh que les
choses célestes doivent être
bonnes et belles ! Et en cheminant ainsi avec
ses compagnons,
elle perdait de jour en jour davantage l'instinct divin qui
lui
était naturel, et elle se repaissait de la nourriture des pourceaux
et
des bêtes, tout comme le corps, de sorte qu'en peu de temps
les trois
compagnons furent dans une union parfaite. Se
trouvant ainsi d'accord entre
eux, en grand amour et paix, sans
contradiction, je laisse à penser comment
devait aller l'ordre
de la raison supérieure. Personne n'en parlait plus. On
n'était
à la recherche que des biens de la terre. Les goûts, les amours,
les
plaisirs, étaient tous terrestres ; les choses
spirituelles paraissaient
amères aux voyageurs, ils ne s'en
occupaient point, et ne voulaient pas s'en
occuper, de peur
d'être troublés dans leurs jouissances. Le voyage dura
ainsi
fort longtemps ; il ne restait à l'âme qu'un petit remords, dont
elle
tenait très peu de compte ; il est vrai que parfois elle
en faisait plus de
cas qu'habituellement, lorsque
164
le
risque de tout perdre à la fois, par la mort, lui revenait à la
mémoire.
Alors elle éprouvait une grande crainte ; mais, ce
moment passé, elle
recommençait à agir comme auparavant. Une
seule chose était contraire aux
associés, à savoir : que,
bien qu'ils s'entendissent pour satisfaire leurs
appétits de
toute leur puissance, ils n'y pouvaient réussir ; car l'âme,
l'une
des trois alliés, étant d'une capacité infinie, et toutes les
choses
de la terre étant finies, il était impossible qu'elle
arrivât à se
rassasier, ou à avoir la paix. Plus elle la
cherchait, moins elle y arrivait
; car chaque jour elle
s'éloignait davantage de Dieu, sa fin et son vrai
repos.
Cependant les choses de ce monde aveuglèrent si fort cette âme,
qu'elle se flatta de trouver le bonheur ici-bas. Elle ne
travaillait qu'à se
rassasier et lorsqu'un objet ne la
satisfaisait pas, ou même l'ennuyait, sa
cécité intérieure
la pousait à espérer en un nouveau caprice. Passant de
cette
sorte d'une chose à l'autre, elle s'oubliait elle-même, elle
perdait
son temps à aller d'espèrance en espérance, mais
jamais elle n'atteignait
son but ; Dieu, notre Seigneur,
l'ayant ainsi miséricordieusement ordonné.
Certainement si
l'homme pouvait trouver son repos en terre, peu d'âmes se
sauveraient ; mais elles se transformeraient tellement en les
choses
d'ici-bas, qu'elles ne travailleraient plus à en
sortir. L'âme aspire par
instinct naturel à se délecter ;
lorsqu'elle est aveuglée par le corps, elle
cherche toutes ses
joies au moyen de ce dernier : alors le corps la mène
d'objet
en objet, afin qu'ils s'en nourrissent ensemble ; mais l'âme, étant
capable de saisir l'infini, ne saurait découvrir, par
l'entremise du corps,
rien qui lui puisse procurer la paix ; et
cependant, semblable à une
insensée, elle se laisse guider
par lui, sans en recevoir aucune
satisfaction. Le corps, au
contraire, plus il convertit l'âme à lui-même,
plus il a de
moyens de se réjouir et de se rassasier des choses de la terre
;
car toute la délectation que peut avoir le corps, il l'a uniquement
par
condescendance de l'âme, de telle sorte que si l'âme ne
lui donnait pas son
consentement, le corps resterait sans
aucune joie. Mais, comme il est
étroitement uni avec l'âme à
laquelle les choses de la terre ne suffisent
pas, et que
d'ailleurs il ne peut ni la suivre, ni lui donner autant de joie
et
de délices qu'elle en voudrait, il la tient affamée. Ceci arrive
nécessairement
165
parce que le corps a des
appétits qui peuvent se rassasier, et quand il a ce
dont il
avait besoin, en quelque genre que ce soit, il demeure satisfait et
ne peut plus s'en délecter. Il lui reste, à la vérité, un
désir de chercher
du nouveau pour suivre ses goûts naturels,
cependant il a également bien
vite assez de tout ce qu'il
trouve, non que l'âme manque de condescendance,
ou que la
santé y mette obstacle, mais parce que sa capacité n'en saurait
porter davantage. Et il en résulte que le corps et l'âme
demeurent ensemble
dans la peine. L'âme est angoissée de se
voir en un vaisseau de si petite
contenance, qu'un peu de
nourriture contente, et dans lequel il faut qu'elle
reste, bien
qu'il la fasse mourrir de faim, et qu'il l'empêche de satisfaire
son instinct naturel et infini de délectation. Son tourment
est causé et
augmenté par l'instinct de correspondance qui
l'excite à se repaître par le
moyen du corps, car avant que
ce dernier ait satisfait son appétit, il
semblerait que rien
de ce qui a été créé ne puisse suffire pour l'apaiser ;
et
quand l'âme est ensuite forcée de reconnaître qu'une petite chose
a
rassasié ce compagnon si affamé, et qu'il ne peut plus
réveiller son goût
après l'avoir perdu, qu'il est travaillé
parce qu'il est incapable de jouir
des choses qui se présentent
à lui, que plus il s'efforce en ses goûts,
moins il les sent,
et que s'il voulait se faire violence pour les recouvrer,
il se
mettrait en danger de mort, sans y réussir ; alors elle s'adresse,
désolée, à l'amour-propre et lui dit : Chapitre VI.
Nouveau discours de
l'âme avec l'amour-propre, afin de
procéder d'une autre façon. De la nature
de l'amour-propre.
Du peu dont le corps a besoin pour se rassasier, en
comparaison
de ce qu'il demande. De quelle manière l'âme arrive à l'abîme de
la misère et du désespoir. L'Ame. Oh, Amour-Propre,
reconnais-tu maintenant
que nous sommes tous les deux en peine
et mal nourris ? Vous m'avez fait
condescendre à tel point à
vos appétits, que je m'en trouve fort mal ; je ne
me nourris
plus au ciel, et en terre, vous me faites mourrir de faim. Pour
toi,
que te semble de ce voyage ? L'Amour-Propre. Je vous vois mécontents
tous deux, et tous
166
deux vous avez raison de
l'être : poursuivons cependant et avançons,
peut-être
découvrirons-nous en chemin quelque pâturage qui nous convienne à
tous. L'expérience m'a appris que le corps est bien vite
rassasié, et je ne
puis me nourrir moi même suivant ma
capacité. Je mange en un instant ce qui
suffirait au corps
pour une année ; songe donc, à ce que tu as à faire, toi
qui as infiniment plus de capacité encore que moi. Voici le
parti qu'il nous
faut prendre, allons cherchons ; il se peut
que nous trouvions une
nourriture plus convenable que celle que
nous avons rencontrée jusqu'ici, et
alors nous donnerons au
corps de quoi satisfaire à ses besoins ; il se
repaît de fort
peu de chose en comparaison de nous deux ; et puis nous le
laisserons crier tant qu'il voudra. L' Ame. De quelles viandes
te nourris-tu
? Et quel aliment pourrons-nous trouver qui nous
contente tous deux, et qui
rassasie également le corps ?
L'Amour-Propre. Je suis de bonne composition,
je me nourris de
viandes terrestres et de viandes spirituelles, et, pourvu
que
tu ne me conduises pas là où tu as été pendant la première
semaine, je
saurai me repaître en tout lieu. Quand je tiens
compagnie à quelqu'un et que
je trouve à vivre, je ne
l'abandonne pour ainsi jamais, j'amasse assez de
choses pour ne
pas laisser mes adhérents dans le besoin : loin de là, je les
enrichis tous. L'Ame. Je reconnais qu'en terre on ne saurait
avoir cette
nourriture qui nous contente tous deux, car elle
n'y est pas assez abondante
pour nous rassasier ; et quant au
ciel, où il y en a à profusion, nous nous
en sommes si fort
éloignés que je ne sais ni ne puis retrouver la voie qui y
mène
; Dieu nous a fermé les portes de sa grâce, et nous a laissés
courir
après nos appétits, du moment même où nous avons
délibéré d'aller nous
repaître des plaisirs de ce monde.
Maintenant que nous sommes confus et
désespérés en nos
pâturages, nous voudrions retourner vers lui ; mais nous y
sommes
poussés par la considération de notre avantage propre, et non point
par cette vraie et pure charité que le Seigneur demande, et au
moyen de
laquelle il opère sans cesse en nous. Quand je pense
à tout ce que j'ai fait
pour vous, à tout ce que j'ai
justement perdu, je reconnais que je dois être
en horreur à
Dieu, à vous, au monde, et à l'enfer. Je suis quasi poussée
au
désespoir par la confusion que j'éprouve en voyant que
votre direction m'a
retournée vers ces choses d'ici-bas, où
je
167
pensais trouver quelque appui pour nos nécessités
communes, tant que nous
serions à habiter ensemble. Ayant
essayé de tout, je reconnais qu'aucun de
nous n'aurait de
repos et de satisfaction réels, lors même qu'il posséderait
tout
ce que nous pourrions demander à la terre. J'ai éprouvé aussi vos
appétits, je les connais, je vous ai vus pleins d'ardeur pour
en faire
l'expérience en vos sens, mais ils étaient bien vite
rassasiés ; et ils
demeuraient confus du peu de plaisir
qu'ils recevaient des choses mêmes
qu'ils avaient désirées
avec le plus d'impétuosité : toutefois, bien que
confus, ils
ne sentaient pas la confusion, ils espéraient toujours en
l'avenir
et toujours aussi l'avenir reproduisait les mêmes déceptions.
Lorsque vos appétits étaient rassasiés, je demeurais affamée
: et quand je
voulais retourner à mon pays, afin de me nourrir
d'une façon conforme à mon
inclinaison, je ne trouvais plus
la correspondance à laquelle j'étais
accoutumée, parce que
je m'étais éloignée de ma première voie, laquelle
était
pure, droite, nette et propre à toutes les opérations spirituelles.
Je
m'en étais séparée pour consentir aux désordres du
corps, sous prétexte de
ses nécessités ; après la
nécessité, est venue la superfluité ; en peu de
temps, je me
suis vue enveloppée du péché, captive dans ses liens, j'ai
perdu
la grâce, je suis restée aveugle et pesante ; de spirituelle
je suis
devenue toute terrestre, et maintenant, misérable que
je suis, je me sens en
tel état, que je ne puis plus me
mouvoir que vers la terre. Celle-ci
m'attire à tout mal, car
je suis un être exilé de son pays ; je me laisse
entraîner
par vous, ô Corps et Amour-Propre, en tous les lieux où
il vous
plaît de me conduire ; vous m'avez fait arriver au
point de ne plus
m'opposer à aucun de vos appétits.
Insensiblement vous m'avez tellement
convertie, ou plutôt
pervertie, que je me nourris de tout ce dont vous vous
repaissez
vous autres ; nous sommes si fort d'accord et unis, que semblable
à
un aveugle, je veux tout ce que vous voulez. Ainsi, bien que je sois
une
âme spirituelle, je suis devenue pour ainsi dire un corps
terrestre ; et,
quant à toi, ô Amour-Propre, tu es si
étroitement enchaîné avec nous, et tu
nous tiens si
inséparablement étreints, que moi, pauvre malheureuse, liée et
suffoquée, je reste comme morte aux choses spirituelles.
Je suis privée de
lumière et de goût intérieur ; je vais
regardant avec les yeux, jouissant
des choses terrestres
168
et corporelles : il ne me reste plus rien de bon, qu'un remords
intérieur,
lequel est cause que j'ai peu de repos. Et encore
je cherche à m'oublier du
mieux que je puis, avec ces choses
de la terre dont je me nourris ; j'y
passe, j'y perds mon
temps, elles m'assujétissent de jour en jour davantage
; et
plus je me sépare de Dieu, plus aussi je me trouve mécontente de
m'être
éloignée de mon bien qui est Dieu même. Telles
étaient les raisons qui
faisaient souvent soupirer cette âme
infortunée ; toutefois, elle ne
démêlait pas la cause de sa
douleur. Cette cause était l'instinct naturel
qui la poussait
vers Dieu ; car, le Seigneur, qui est plein de bonté,
n'abandonne
pas sa créature, tant qu'elle est en cette vie, il lui donne
fréquemment quelques bonnes inspirations et ainsi l'homme se
sent aidé et
assisté lorsqu'il y consent ; quant au contraire
il résiste, son ingratitude
envers la grâce prévenante le
rend de plus en plus mauvais. Cette âme
malheureuse se trouva
en peu de temps les épaules tellement chargées de
péchés et
d'ingratitude, sans y voir aucun remède, qu'il ne lui restait plus
d'espérance de sortir de cet état. Elle en vint au point, que
non seulement
elle prenait plaisir au péché, mais que même
elle s'en vantait. Plus elle
avait reçu de grâce, plus son
aveuglement était grand, plus aussi elle
désespérait de
revenir au bien. Il était impossible qu'elle fût délivrée de
sa
misère par des moyens humains, Dieu seul pouvait l'en tirer par sa
bonté
infinie et par sa grâce. Quant à elle, tous ses goûts,
son amour, ses
désirs, ses joies étaient dans les choses de
la terre. Elle avait le reste
en haine, elle n'en pouvait pas
même parler, sans un grand ennui ; et elle
trouvait amer ce
qui lui avait semblé jadis plein de charmes ; elle avait
changé
le goût du ciel en celui d'ici-bas. Chapitre VII. De la lumière au
moyen de laquelle Dieu fit voir à l'âme toutes ses chutes et
l'état dans
laquelle elle se trouvait. De sa résignation,
confiance et conversion. La
bonté de Dieu laissa pour un temps
vagabonder cette âme dans les choses de
ce monde, les
nombreuses expériences qu'elle fit lui causèrent un profond
dégoût
; loin de la
169
satisfaire jamais, elles l'avaient de
plus en plus fatiguée ; alors ce Dieu
miséricordieux lui
envoya une lumière qui lui ouvrit l'intelligence et lui
fit
connaître toutes ses erreurs et les dangers dont le Tout-Puissant
pouvait seul la délivrer encore. L'âme voyant enfin où elle
en était, et
quelle était la voie qu'elle suivait ;
reconnaissant que la mort corporelle
en résultait d'un côté
et cellle de l'âme de l'autre, qu'elle se trouvait au
milieu
de ses ennemis, et se laissait mener par eux et comme une bête
à la
boucherie, et qu'encore il semblait qu'elle y allât
gaîment ; l'âme,
disons-nous demeura épouvantée, et, se
tournant tout entière vers Dieu, elle
lui dit avec un grand et
lamentable soupir et de la meilleure façon qu'elle
pût :
L'Ame. Oh, malheureuse que je suis ! qui me tirera jamais de tant de
maux ? Dieu seul peut m'en faire sortir. Domine, facut videam
lumen (
Seigneur, faites-moi voir la lumière ), afin que je
puisse échapper à tous
ces pièges. Ayant imploré ainsi
l'assistance de Dieu (car elle comprenait
que sans cette
assistance elle ne pouvait plus se mouvoir et qu'elle irait
de
mal en pis), l'âme mit assitôt toute sa confiance en lui, et le
laissa
agir comme il voulait, et en la manière qu'il lui
plaisait ; puis elle
ajouta : L' Ame. Dorénavant je veux
accepter de la bénigne main de Dieu tout
ce qui m'arrivera...
sauf les péchés, car ils sont tous miens, en les
commettant
on agit contre la volonté divine ; ils sont donc notre propriété,
et toute propriété est péché volontaire. Ce ferme propos
que l'âme fit avec
Dieu s'opéra secrètement en son esprit,
sans aucune démonstration
extérieure. Or, quand Dieu voit que
l'homme se défie de lui-même, qu'il
s'abandonne, qu'il espère
en la Providence, et attend d'elle tout le bien
qu'il puisse
avoir, alors le Seigneur ouvre sans délai sa sainte main pour
pourvoir aux besoins de sa créature, il reste toujours à ses
côtés, il
frappe et il rentre si on le reçoit ; il fait
sortir peu à peu ses ennemis,
et ramène l'âme à l'innocence
dans laquelle il l'avait créée. Dieu fait cela
par divers
moyens, chemins et états, selon ce qu'il peut opérer avec
l'homme.
Maintenant nous parlerons de l'opération qu'il fait par son pur
amour et de la manière dont il dépouille une âme de son
amour-propre.
170
De plusieurs lumières que reçoit
l'âme, et du pur amour de Dieu. De la
syndérèse et du
remords qu'il nous envoie. D'abord, lorsque Dieu veut purger
une
âme de l'amour-propre, il lui envoie sa divine lumière, et lui fait
voir
une étincelle du pur amour qu'il nous porte, et les
grandes choses qu'il a
opérées et opère par cet amour. Il
lui montre aussi qu'il n'a aucun besoin
de nous en quoi que ce
soit, que nous lui sommes ennemis par beaucoup
d'offenses
commises, et que par notre nature nous sommes prompts à les
commettre, car cette nature n'est guère propre qu'à mal
faire. Il montre
encore à cette âme que nos fautes ne peuvent
jamais assez l'irriter pour
qu'il cesse de nous faire du bien,
tant que nous sommes en ce monde. Il
semble au contraire que
plus nous nous éloignons de lui par nos péchés, plus
il nous
rappelle par des stimulants et des inspirations diverses, afin que
nous ne sortions pas tout à fait de son amour et qu'il puisse
toujours nous
aimer et agir pour notre utilité ; et, pour
mieux arriver à cette fin, il
prend une infinité de moyens et
de voies, en sorte que toute âme attentive à
cette vue
s'écrie, pleine d'admiration : " Qui suis-je donc, pour que
Dieu
paraisse n'avoir soin que de moi seule ?." Et, entre
autres choses, il lui
fait connaître le pur et sincère amour
avec lequel il nous a créés, nous et
les anges, ne nous
demandant que de lui rendre ce même amour et de rester
toujours
avec lui, et n'attendant rien en retour de ses bienfaits que
l'union
avec nous et l'obéissance. Car Dieu n'eût assujéti à quelque
chose
notre père Adam, ainsi que sa postérité, après
l'avoir fait de si grande
excellence ; chacun, considérant les
perfections de l'âme et du corps, et
l'existence accompagnée
de l'empire sur toutes les choses créées. Se serait
cru Dieu
en son particulier. Et cependant le Seigneur n'obligea Adam qu'à
une sujétion minime, afin qu'il reconnût toujours son
Créateur et lui fût
soumis. Il fait voir encore à l'âme
qu'il avait créé l'homme pour un plus
grand bonheur,
c'est-à-dire afin qu'il fût placé un jour en âme et en corps
dans la patrie céleste.
171
Puis il lui montre la
disgrâce qu'avait encourue l'âme par le péché,
laquelle
disgrâce ne pouvait être réparée que par une nouvelle
démonstration
d'amour qui devait nécessairement être faite.
Il lui fait connaître aussi
l'amour ardent que nous témoigna
ici-bas Notre-Seigneur Jésus-Christ en tout
ce qu'il a fait
depuis le moment de son Incarnation jusqu'à celui de son
Ascension,
afin de nous délivrer de la damnation éternelle. Dieu montra en
un
instant, par son opération très pure, toutes ces choses à l'âme
dont nous
écrivons l'histoire. Puis par après il lui fit voir
la liberté en laquelle
il l'avait créée, ne l'assujétissant
à aucune créature, mais uniquement à
son créateur, et la
douant d'un franc arbitre, qui, tant qu'elle est en
cette vie,
ne peut être contraint par personne, ni en terre, ni au ciel. Il
lui fit comprendre aussi la patience avec laquelle il l'avait
attendue et
supportée, quoiqu'elle fut souillée de tant de
péchés, qu'en mourant en cet
état elle eût été justement
damnée pour l'éternité. Il lui démontra encore
qu'elle
avait été plusieurs fois en danger de mort et qu'il l'en avait
délivrée par pur amour, afin qu'elle eût le temps de
reconnaître son erreur
et d'échapper à la damnation. Il lui
rappela ensuite les inspirations qu'il
lui avait données pour
la retirer du péché, et il lui fit voir que bien
qu'elle n'y
eût pas correspondu, et qu'elle eût fait tout le contraire de la
volonté divine, sa miséricorde n'avait pas cessé, pour cela,
de l'attirer,
tantôt par un autre, en flattant son libre
arbitre, et en le forçant, pour
ainsi dire, à faire ce que
voulait sa bonté. Il lui montra de plus qu'il
avait opéré en
cela avec tant de soins et de patience, qu'on ne peut s'en
faire
une idée par comparaison avec quelque grand amour humain que ce soit
qui ait jamais existé sur la terre. Dieu fit comprendre
également à cette
âme que la grandeur de son amour ne lui
permet jamais de s'irriter
complètement contre l'homme ; que
toujours il l'aime, cherche à s'unir avec
lui, et que jamais
cette tendance à l'union ne manque de son côté. C'est
pourquoi
il ne cesse d'opérer envers nous par son pur amour, lequel brûle,
mais ne se consume pas. Il ne se montre terrible et redoutable
qu'au péché,
car la moindre
172
imperfection ne
peut subsister auprès de lui ; il hait le péché seul, parce
que,
seul aussi, le péché empêche son amour d'opérer en nous ; et
n'étaient
la misère et la gravité du péché, les démons
eux-mêmes seraient enflammés de
l'amour divin. En outre, il
lui montra qu'il avait toujours en mains des
rayons ardents
d'amour, pour embraser et pénétrer les cœurs des hommes, et
que
c'était le péché qui s'opposait à lui. Otez donc le péché et
tout sera
en paix ; replacez le péché et tout sera dans le
trouble. Elle reconnut
aussi que l'amour de Dieu envers
l'homme, quelque grand pécheur que soit ce
dernier, ne pouvait
être assez complètement éteint pour qu'il cessât de le
supporter
tant qu'il est en cette vie ; mais qu'au delà de l'existence
présente tout devient haine et fureur éternelle. Cependant
elle vit un rayon
de la miséricorde reluire même en enfer.
Car l'homme impie mériterait une
peine infinie en temps infini
; et la miséricorde éternelle, si elle ne
termine pas la
peine dans le temps, la termine en intensité : Dieu pouvait
donc
condamner en toute justice l'impie à une peine plus grande que celle
qu'il lui a infligée. Cette âme vit encore un certain rayon
d'amour sortir
de la source divine, et se diriger vers l'homme
pour le faire mourir à
lui-même ; et il lui fut montré que
lorsque ce rayon rencontre des
obstacles, il en résulterait
une des plus grandes peines que Dieu pût avoir,
s'il était
possible que Dieu eût de la peine. Et il lui semblait que ce
rayon
n'avait autre chose à faire que de chercher à pénétrer l'âme, et
que
si elle n'en était pas pénétrer, la faute en était à
l'âme seule. Car le
rayon l'entoure de toutes parts pour y
entrer ; mais l'âme, lorsqu'elle est
aveuglée par
l'amour-propre, ne l'aperçoit pas. Et elle comprit que lorsque
Dieu
voit une âme se damner, sans pouvoir la pénétrer à cause de son
obstination, il semble dire : " L'amour que je lui porte
est si grand, que
jamais je ne voudrais l'abandonner."
Quant à l'âme, privée de l'amour divin,
elle devient quasi
aussi maligne, que cet amour lui-même est suave et bon.
(Je
dis quasi, parce que Dieu lui fait encore quelque miséricorde.) Il
lui
parut que le Seigneur disait encore : "Par ma volonté,
je ne voudrais jamais
que tu te damnasses : l'amour que je
ressens pour toi est tel, que s'il
m'était possible de
souffrir à ta place, je le ferais avec joie ; mais,
l'amour ne
pouvant
173
demeurer avec le péché, je suis forcé de
t'abandonner. Unie à moi, tu serais
capable de toute béatitude
; mais séparée de moi, tu deviens capable de
mal." Elle
vit encore tant d'opérations et tant d'effets de l'amour envers
les
âmes, qu'on ne saurait les expliquer en aucun langage. Or, ce fut
précisément ce rayon d'amour qui frappa l'âme dont nous
parlons. Au même
instant, elle aperçut et sentit un certain
feu sorti de la source divine et
qui la mit immédiatement
presque hors d'elle-même. Elle demeura sans
intelligence, sans
parole ni sentiment et tout occupé dès lors de cet amour
pur
et simple, tel que Dieu le lui montra. Cette vue me sortit plus
jamais
de son esprit, et toujours elle vit le pur amour tourné
vers elle. Mais il
lui fut montré aussi qu'elle n'avait pas
répondu à cet amour ; elle vit la
grandeur des défauts dans
lesquels elle se reconnut, et elle comprit ce
qu'elle eût été
capable de faire envers le pur amour. Elle éprouva alors un
tel
mépris d'elle-même et un tel abaissement qu'elle eût volontiers
publié
ses péchés dans la ville entière ; elle ne pouvait
plus proférer autre chose
que ces mots, accompagnés d'un cri
intérieur qui lui transperçait le cœur :
" O Seigneur,
plus jamais ni monde ni péché." Néanmoins cette dernière
connaissance ne l'empêchait pas de voir continuellement le
premier amour,
infus par le rayon dont il a été question
ci-dessus, et cette vue opérait
sans cesse ; il en résultait
que cette âme était toujours occupée du pur
amour, à la
lumière duquel elle aperçevait toutes les autres choses, celles
surtout dont elle avait à se purger. Ce n'était pas
d'ailleurs à cause du
châtiment mérité, qu'elle estimé la
grièveté de ses péchés, mais uniquement
parce qu'ils
offensaient la si grande bonté de Dieu ; car elle voyait le
très
pur amour que le Seigneur portait à l'âme ; ce pur amour lui fut
toujours laissé au cœur, et sans cesse il retournait du cœur
vers Dieu,
duquel il était descendu. Il le poussait à
s'anéantir de façon à faire
toutes ses opérations avec la
netteté qu'elle sentait en elle. Et elle
demeura si
étroitement unie au rayon divin que dès lors rien de ce qui est
au-dessous de Dieu ne put se poser entre le rayon et l'âme,
c'est-à-dire
quant à la volonté et à l'affection.
174
176
donc alors que tu passes par le purgatoire, et tu trouveras
cette pénitence
bien plus rude que de supporter un corps en ce
monde. Venons-en à la santé ;
quand le corps est sain, les
puissances de l'âme et les sens sont plus aptes
à reçevoir
les lumières divines et les inspirations avec un sentiment de
joie,
lequel se communique de l'âme au corps ; si au contraire, je suis
malade, tu seras privée de cet avantage, et de beaucoup
d'autres encore,
dont je ne parle pas, de peur d'être prolixe.
Je t'ai dit ce qui me semble à
propos dans ton intérêt et
dans le mien, afin que chacun de nous ait ce qui
lui est dû,
et que nous puissions parvenir au port du salut sans reproches
au
ciel ni en terre. L'Ame. Je suis instruite de tout ce que j'ai besoin
de
savoir : intérieurement, par la lumière divine ;
extérieurement, par les
raisons que tu m'as données, et par
d'autres encore qui se devinent. Mais
désormais je veux qu'il
ne soit plus question de raisons et de persuasions
extérieures,
et je n'aurai égard qu'aux motifs supérieurs. Ceux-ci sont si
bien
ordonnés, qu'ils ne font injustice à qui que ce soit ; ils donnent
à
chacun ce dont il a besoin, de telle sorte que personne ne
peut se plaindre
que par sa propre faute. Celui qui se lamente
prouve simplement qu'il n'est
pas encore bien réglé, et qu'il
n'a pas soumis ses appétits à la raison
supérieure.
Laisse-moi agir, ô Corps, je ferai en sorte que toi-même tu
changeras d'avis, et tu vivras en si grand contentement, que si
tu n'en
faisais l'expérience tu ne le croirais toi-même. J'ai
été maîtresse une fois
au commencement de notre association
; alors je voulais suivre les voies de
l'esprit ; puis, par les
tromperies, tu m'as induite à te traiter de frère,
et, pour
bien faire, nous nous sommes arrangés avec l'Amour-Propre, afin que
l'un de nous ne supplantât pas l'autre ; mais peu à peu vous
m'avez mené de
telle sorte, que je me suis vue votre esclave,
et que je ne pouvais plus
agir que comme vous le vouliez.
Maintenant je suis décidée à redevenir
maîtresse ; si tu
consens à m'obéir en serviteur fidèle, j'en serai
contente,
et je ne te laisserai manquer de rien de ce qui est nécessaire à
un serviteur : si au contraire tu refuses d'être mon
serviteur, je te
forcerai à devenir mon esclave ; et tu seras
si maltraité qu'il te prendra
envie de me servir par amour.
Tous les débats finiront ainsi ; car, en
quelque façon que ce
soit, je prétends être servie et rester maîtresse.
177
L'âme reçoit la vue de la bonté et de la Providence de Dieu.
Des défauts et
des péchés qui étaient en elle. De la
considération de soi-même. De la haine
de l'âme contre son
humanité. Cette âme illuminée commença à voir de la
sorte
; tous ses défauts, les désordres dans lesquels elle se trouvait,
les
périls que sans s'en douter, elle avait courus pour
elle-même et pour le
corps ; elle compris aussi qu'elle eût
continué à rétrogader sans la
providence de Dieu. Elle
demeura stupéfaite et ébahie à la vue de l'immense
bonté du
Seigneur envers l'homme, plongé dans tant de péchés, mais Dieu,
lorsque la créature est disposée à reconnaître sa
miséricorde et sa
providence, lui montre tous les défauts
auxquels il veut porter remède ;
l'âme les découvre en un
instant, à cette lumière surnaturelle. L'âme ayant
reçu ces
deux connaissances certaines, claires et nettes, c'est-à-dire,
celle de la bonté de la providence divine, et celle de l'état
d'une âme
plongée dans le péché et allant volontairement
contre l'infinie miséricorde
de Dieu, s'arrêta et dit :
L'Ame. O, Seigneur je ne veux plus jamais vous
offenser, ni
rien faire qui soit contraire à votre bonté ; car cette bonté
incommensurable m'a remplie de confusion, et m'a si étroitement
liée à vous,
que j'ai résolu de ne plus me départir de vos
disposition, quand bien même
il devait m'en coûter mille vies
corporelles. Puis elle se retourna vers
elle-même, considéra
encore ses défauts et ses mauvais instinct, et se dit :
"Te
trouves-tu maintenant bien ornée pour te présenter devant ton
Seigneur ?
En quel état es-tu ? Qui te tirera jamais de tant
de misères ? Tu vois à
présent à quel point tu es hideuse
et souillée, toi qui t'estimais si belle
et si bonne ! Tu
t'étais retirée en toi-même avec un amour-propre si
démesuré,
que tu croyais qu'il n'y avait pas d'autre paradis que de suivre
la
sensualité. De là vient tout le mal. Tu comprends aujourd'hui ce
que
sont, en présence de Dieu, toutes ces choses auxquelles tu
aspirais ; elles
ne sont en vérité que des opérations
sataniques et infernales."
178
Ensuite l'âme,
s'adressant à l'humanité avec un sentiment de haine profonde
et
pénétrante, s'écria : " Je t'avertis, ô Humanité, que si
désormais tu me
parles de choses qui ne soient convenables, je
t'en ferai endurer, qui
seront au contraire fort convenables.
Je ne veux pas avoir d'égards pour toi
que si tu étais un
démon ; car tu as toujours fait des œuvres diaboliques,
tu en
feras toujours et tu seras toujours disposée à en faire. Et,
puisque
tu vois comme moi la grièveté de l'offense de Dieu,
je ne comprendrais pas
que tu eusses encore l'audace de penser
à des choses, ou d'en proposer, qui
seraient conformes à ton
appétit, sachant bien que tu es toujours opposée à
la
volonté divine. Mais je me donnerai garde de toi comme de Satan ;
et, si
tu t'avises de me tromper comme fait Satan, je
t'infligerai une telle
pénitence, que tu t'en souviendras une
autre fois." L'Humanité, ayant
entendu le discours de
l'âme, et reconnaissant la grandeur de ses offenses,
ne
répondit pas... Mais elle s'humilia comme un criminel qu'on mène au
tribunal. Chapitre XI. L'âme se retourne vers Dieu et
reconnait sa bassesse.
On lui montre ce qu'elle serait devenue
si elle avait continué. De ses
lamentations et de son
abattement à cause de ses offenses ; et de la
confiance que
lui donna Notre-Seigneur lui apparaissant en esprit. De la
plaie
qu'elle reçut. L'âme dirigea ensuite son regard vers Dieu, et ayant
cette pure vue elle dit : L'Ame. O Seigneur, comment avez-vous
été poussé à
donner tant de lumières à une âme aveugle,
fétide, hostile, qui vous fuyait,
qui cheminait par des voies
opposées à votre volonté et se repaissait
toujours de choses
sensuelles, à une âme qui ne désirait pas être tirée de
son
très mauvais état, et qui évitait pour cette raison tout ce qui
l'en
pouvait faire sortir ? je demeure stupéfaite en
considérant ce que je suis,
car je me reconnais une créature
très vile. Et cette âme étant dans cette
allait disposition,
il lui fut montré en quel lieu elle se trouvait, où elle
allait,
où elle serait arri-
179
vée, et ce qu'elle eût
emporté finalement avec elle, en poursuivant la voie
dans
laquelle elle s'était engagée. Elle aperçut en un instant ces
choses
telles qu'elles étaient, et telles qu'elles eussent
été, si Dieu n'y eût
pourvu. A cette vue, elle resta comme
morte, dans une si grande frayeur et
souffrance, qu'elle
paraissait hors d'elle-même ; et ne pouvant que pleurer,
soupirer
et gémir intérieurement, elle disait : L'Ame. Oh, que j'eusse été
misérable et malheureuse, si j'avais continué de la sorte !
que de peines et
de travaux je me forgeais en ce monde ! puis,
après en l'autre vie, je me
serais trouvé ennemie de Dieu, et
condamnée à l'enfer pour l'éternité ! Elle
resta pendant
quelque temps absorbée par cette vision, laquelle lui causait
une
peine si intime, qu'elle ne pouvait penser à autre chose, ni faire
aucun
acte d'allégresse. Plongée dans la plus profonde
mélancolie, elle ne savait
que faire d'elle-même, car elle ne
découvrait aucun lieu de repos ; elle ne
le trouvait, ni au
ciel, parce qu'elle sentait qu'elle n'y serait pas à sa
place,
ni en terre, parce qu'elle eût mérité d'y être engloutie ; de
même,
il lui semblait qu'il ne lui était permis, ni de
paraître devant les hommes,
ni d'avoir mémoire de rien qui
eût rapport à sa commodité ou à son
incommodité. Elle
reconnaissait que seule elle avait fait tout le mal ;
seule
aussi elle voulait satisfaire sans l'assistance de personne et elle
s'écriait : L'Ame. Je le vois, ma place est en enfer. Mais je
ne la puis
avoir qu'au moyen de la mort. Hélas, mon Dieu, que
ferais-je de moi ? Je ne
sais où me cacher, je cherche une
retraite et je ne la trouve pas ! je n'ose
comparaître en
votre présence, étant couverte de souillures, et cependant je
vous
retrouve partout ! Dans cet état je me suis insupportable à
moi-même,
je suis revêtue d'une robe impure et pleine de
taches ! Pleurer ne me sert
de rien, soupirer ne m'aide point,
ma contrition n'est pas acceptable, mes
pénitences sont
infructueuses : car comment satisfaire à la peine que
méritent
mes péchés, à moins que vous n'ayez pitié de moi et que vous ne
m'aidiez, ô mon Dieu ? L'Ame était ainsi dans une profonde
désolation ; il
lui semblait que jamais elle ne pourrait
satisfaire, ni recourir à la
miséricorde de Dieu ; elle ne
découvrait en elle-même rien qui lui donnât
confiance. Elle
se tourmentait ; elle ne voulait pas désespérer entièrement,
et
en même temps elle se voyait plier
180
sous le poids du
désespoir et reconnaissait la gravité du mal qu'elle avait
fait.
Son cœur travaillé d'une douleur immense, accompagnée de larmes
intérieures, sans que cependant elle pût pleurer ; elle
soupirait en secret
et consumait sa vie. Elle était incapable
de parler, de manger, de dormir,
de rire, de regarder le ciel ;
elle n'avait plus aucun goût, ni spirituel ni
corporel ; elle
ignorait où elle se trouvait, elle était comme une créature
insensée, étonnée ; volontiers elle se fût cachée, afin
qu'on ne la trouvât
point, et qu'elle n'eût aucune occasion
d'être en compagnie avec autrui.
Cette âme, en un mot, était
tellement accablée et abîmée dans la vue des
péchés
qu'elle avait commis contre Dieu, qu'elle avait plutôt l'air d'une
bête sauvage épouvantée que d'un être raisonnable. Cela
provenait de la
claire connaissance qui lui avait été donnée,
de la gravité de ses offenses
et du grand dommage qui en
résultait ; de manière que si elle eût conservé
plus
longtemps cette claire connaissance, son corps se fût consumé,
quand
même il eût été de diamant ; mais Dieu, après la lui
avoir laissé assez pour
qu'elle fût profondément imprimée
en elle, la consola de la manière suivante
: Notre- Seigneur
lui apparut dans une vision intérieur ; il était couvert
de
sang de la tête aux pieds, de telle sorte qu'on eût dit que ce
corps
arrosait d'une pluie de sang tous les lieux où il allait
; et ces mots
furent dits à l'Ame : Vois-tu ce sang ? Il a été
répandu jusqu'à la dernière
goutte pour l'amour de toi et
pour la satisfaction de tes péchés. Ces
paroles lui firent
une grande blessure d'amour pour Jésus-Christ, et lui
inspirèrent
une confiance telle, que la première impression de désespoir et
qu'elle se réjouit un peu en son Seigneur. Chapitre XII. D'une
autre vue par
laquelle Dieu montre à l'âme l'amour avec
lequel il avait souffert pour
elle. Elle reconnaît la
malignité de l'homme et la bénignité du pur amour de
Dieu.
De l'offrande d'elle-même qu'elle fit à Dieu, et de
181
la
plaie qu'elle reçut. Des cinq fontaines de Jésus, de son
consentement et
de sa jalouse garde. Elle eut une autre vision
plus étonnante encore que la
précédente et, plus admirable,
qu'on ne saurait bien l'exprimer en langage
humain, ni même
l'imaginer par intelligence. Ce fut la suivante. Jésus lui
fit
comprendre la grandeur de l'amour qui l'avait poussé à souffrir
pour
elle ; et, lorsque l'âme connut la pureté et la force de
l'amour que lui
portait le Seigneur, elle en reçut une si
profonde blessure intérieure,
qu'elle en ressentit plus que du
mépris pour tout autre amour et pour tout
autre objet qui eût
pu se placer comme empêchement entre elle et Dieu. Mais
la
connaissance de la persersité de l'homme lui fut donnée en même
temps que
l'intelligence de la bénigne et pure affection
divine. Cette double vue ne
sortit plus jamais de la mémoire ;
l'une y rappelait l'autre. Et si, l'âme
eût pu sonder un peu
davantage cette infinie bonté de Dieu, opérant de si
excellentes
choses envers nous par pur amour, elle se fût anéantie à force
de
douceur. Elle reconnut alors que c'est presque malgré la créature
que
Dieu agit constamment pour lui faire du bien. Elle vit
aussi que ce bon Dieu
ne cesse pas, quel que soit le mal que
l'homme commet, d'opérer une infinité
de manières pour notre
avantage, et que, loin de s'irriter de nos offenses,
il
travaille à notre amendement avec le plus pur amour, et en ayant
toujours
égard à ce qui nous est utile. Se retournant ensuite
vers elle-même, et
estimant le degré de sa persersité
d'après l'opposition qu'elle avait faite
à la bonté de Dieu,
cette âme commença à comprendre ce qu'est l'être propre
de
l'homme déchu, et elle le reconnut pour ainsi dire aussi mauvais et
méchant que Dieu est bon. Cette contemplation lui inspira un
si profond
dégoût d'elle-même, qu'à pârtir de ce moment
elle ne put plus voir l'homme
en aucune de ses puissances, que
comme on voit le démon, c'est-à-dire avec
toute sa
perversité. Si Dieu n'eût tempéré cette vue, l'âme et le corps
en
eussent été consumés, tout comme de l'intuition de
l'amour du Seigneur
envers nous. Regardant dès lors ce mal
comme incurable, elle ne voulut plus
perdre son temps à y
chercher quelque remède ; elle plaça toute sa confiance
en
Jésus, et elle lui dit :
182
"Seigneur, je me donne
à vous, car je reconnais que par moi seule, je ne
puis faire
de moi qu'un enfer. Je désire vous proposer un échange, et vous
remettre entre les mains mon être malin (car vous pouvez
l'ensevelir dans
votre bonté, et me régler de telle sorte,
qu'on ne voie plus en moi-même);
vous me donnerez, par contre,
l'occupation de votre pur amour, afin qu'il
éteigne en moi
tout autre sentiment, me fasse m'anéantir en vous, et me
tienne
tellement absorbée, qu'aucun objet étranger n'ait jamais ni temps,
ni
lieu de demeurer avec moi." Son très doux Seigneur lui
répondit qu'il
acceptait l'échange, et en cet instant, la
partie maligne de sa mémoire lui
fut otée, et elle n'en eut
plus jamais de souci. Puis aussi un rayon d'amour
fut répandu
dans son cœur, et ce rayon était tellement ardent et pénétrant,
et transperça si complètement cette âme en son intérieur,
qu'il lui enleva
tous les amours, appétits, délectations et
propriétés, que jamais elle avait
eus, ou pu avoir, en ce
monde. Elle demeura ainsi dépouillée, de toutes
choses, avec
un certain consentement de correspondance à l'amour qui lui
avait
été montré ; cet amour l'attirait, au point qu'elle en était
étonnée,
occupée, transformée, et hors d'elle-même. Elle
criait et soupirait
incomparablement plus qu'à l'occasion de
ce qu'elle avait vu d'abord,
touchant la perversité de son
propre être.Ce rayon d'amour demeura imprimé
en son cœur
avec les cinq fontaines du Christ, desquelles découlent des
gouttes
d'un sang ardent et d'un amour enflammé pour l'homme.Et Dieu lui
octroya de pouvoir connaître ce qu'est l'homme, sans en
éprouver de peine ;
de telle sorte que l'âme contemplait à
la fois et la malice humaine et la
bonté divine, au degré
quelle pouvait porter sans que la vie en souffrit. La
vue
d'elle-même ne lui causait plus aucune douleur, car son Dieu très
élément lui avait ôté toute affliction à cet égard ; et,
cependant, elle
voyait clairement ce qu'elle était, et comment
le Seigneur la soutenait. Il
lui était montré aussi que pour
peu que Dieu l'eût délaissée, elle eût été
prête à
faire toutes ses opérations avec autant de malignité que Satan
lui-même. Toutefois, étant entre les mains de Dieu, elle ne
pouvait avoir
aucune crainte ; elle se savait bien gardée.
Mais ce qui la crucifiait et la
faisait se consumer était la
vue de cet ardent de Dieu pour l'homme ; elle
disait
183
ne pouvoir expliquer le feu violent qu'elle en ressentait. Cet
amour que
Dieu lui montrait l'invitait à repousser tout ce qui
déplaisait au Seigneur,
avec une jalousie extrême, et à
exercer la surveillance la plus exacte sur
tous les défauts,
pour petits qu'ils fussent. Ses yeux furent ouverts de
façon à
reconnaître non seulement les défauts, mais encore toutes les
imperfections et habitudes inutiles, qu'elle eût jamais eues.
Cette
connaissance lui donnait la force et la fermeté
nécessaire pour retrancher
toutes les superfluités, sans
faire aucun cas de la contrariété qui en
devait résulter.
Elle ne tenait pas plus de compte de l'humanité que si elle
ne
l'avait pas eue ; elle n'estimait ni la chair, ni le monde, ni
le malin
esprit. Avec l'amour divin, elle se sentait plus forte
que les peines et que
les démons, car elle était unie à Dieu
; or, Dieu est la force véritable de
ceux qui le craignent,
l'aiment et le servent. Elle comprenait, d'ailleurs,
qu'elle ne
pouvait se nuire à elle-même, parce qu'elle voyait sa partie
propre entre les mains du Seigneur et surveillée par sa bonté.
Chapitre
XIII. De l'instinct qui la pousse à s'ôter toutes
les choses superflues, et
même celles qui paraissent
nécessaires ; de l'instinct qu'elle eut pour
l'oraison, et de
ses mortifications. Dieu donna encore à cette âme
l'instinct
de se mépriser elle-même, de sorte que, pour ce qui la regardait,
elle ne se souciait pas plus de toutes les choses qui se
trouvent sous le
ciel, que si elles n'eussent pas éxisté.
L'amour qu'elle éprouvait l'incita
également à enlever à
l'humanité non seulement les nourritures superflues,
mais
encore celles qui paraissaient nécessaires ; elle en fit autant pour
les vêtements et pour les sociétés, bonnes ou mauvaises. Cet
amour
l'attirait à la solitutude d'esprit et de corps, et la
réduisit à sa seule
compagnie. Il réveilla de plus en elle
l'instinct de l'oraison, de sorte
qu'elle restait six ou sept
heures de suite sur ses genoux nus, à l'encontre
de la volonté
de l"humanité ; bien qu'elle en souffrit beaucoup, elle n'en
184
tenait aucun compte et ne refusait pas pour cela de
demeurer prête à faire
ce à quoi l'esprit l'attirait. Tous
ses mouvements étaient opérés par Dieu
seul ; l'âme n'y
avait aucun vouloir, ni aucun objet : Dieu, qui en avait
pris
la direction, prétendait régler et diriger ce qui lui appartenait,
et
lui enlever les instincts qui étaient selon la chair et
selon le monde pour
y arriver, il lui en donnait de contraires.
Il ordonnait à sa créature de ne
se nourrir, ni de fruits qui
la délectaient naturellement et qui lui
plaisaient beaucoup,
ni de viande, ni de rien qui parût superflu ; on eût
dit que
toujours il avait en mains la mesure de ce qu'elle devait manger. Et
comme il voulait qu'elle perdit le goût des aliments, il lui
fit tenir
toujours sur elle de l'aloès épatique et de
l'agarie pulvérisée, et quand
elle s'aperçevait de quelque
saveur, ou qu'il lui semblait que telle chose
lui plaisait plus
que telle autre, elle y mêlait secrètement un peu de cette
poudre
très amère, avant de manger. Ses yeux étaient toujours fixés vers
la
terre, jamais elle ne riait ; elle ne reconnaissait pas ceux
qui passaient
auprès d'elle, parce qu'elle était si
constamment occupée en son intérieur,
que l'extérieur était
pour ainsi dire éteint. Toujours elle avait l'air
mécontent,
et cependant elle était très satisfaite. Elle cherchait à se
priver du sommeil, au moyen de certains objets qu'elle mettait
sous elle,
dans son lit, et qui la piquaient ; Dieu, toutefois,
ne lui enleva jamais le
dormir, quelque chose qu'elle fit pour
cela ; elle dormait quoiqu'elle ne le
voulût pas. Lorsque
l'Humanité reconnut, d'après cette grande véhémence de
l'esprit,
qu'on ne faisait pas plus d'estime d'elle que si elle n'eût pas
éxisté, et qu'elle n'y pouvait apporter aucun remède, elle
demeura fort
mécontente, mais sans oser alléguer la moindre
excuse en sa faveur. Voyant
Jésus-Christ, le juge, irrité
contre elle, elle était semblable à un voleur
emprisonné,
lequel n'a pas le courage de parler, parce qu'il a conscience du
mal
qu'il a fait, et qu'il craint, s'il réclame, d'être traité plus
rudement
encore. Cependant, il lui restait encore une espèrance
(la seule qu'elle pût
conserver ), c'était celle qu'on a
quand il pleut bien fort, on pense alors
que le mauvais temps
ne peut pas durer. Ce peu d'espoir la maintenait dans
la
patience ; mais l'esprit, étant en telle furie, ressera son Humanité
de
tant de parts, que bientôt elle put plus se restaurer en
aucune façon, si
185
ce n'est pendant le sommeil. Elle
en devint sèche, aride et pâle, et
semblable à une pièce de
bois. Alors un jour, l'esprit et l'Humanité eurent
la
conversation suivante : Chapitre XIV.De l'entretien de l'Esprit et de
l'Humanité. L'Humanité se lamente de la véhémence de
l'Esprit, qu'elle pense
ne pas pouvoir supérieur davantage.
L'Esprit. Humanité, que te semble cette
manière de vivre ?
L'Humanité. O Esprit, tu t'es engagé dans cette voie avec
tant
d'emportement, qu'il me semble impossible d'y persévérer. J'espère
que
la mort, ou au moins la maladie, s'ensuivront, et plus tôt
peut-être que tu
ne le penses ; ainsi tu n'obtiendras pas ce
que tu cherches en ce monde ;
mais tu seras forcé d'aller en
purgatoire ; dans ce lieu tu souffriras plus
en un moment, que
tu n'eusses enduré pendant tout le temps que nous aurions
pu
passer ici-bas. Je serai alors dans le tombeau, et ce me sera un
moindre
mal que d'exister de cette façon ; quant à toi tu
vivras dans le feu, et tu
y seras plus mal que moi : va-t'en à
présent, je n'ai plus rien à te dire.
L'Esprit. Je pense que
ni mort, ni maladie, n'en résulteront ; mais tu es
dans la
furie du mal. Les mauvaises humeurs sont maintenant toutes purgées ;
l'abstinence t'a été saine : tu n'as plus ni chair, ni
couleur. La meule de
l'amour divin aura bientôt tout broyé,
et je reconnais que si je n'y mettais
du grain, elle
travaillerait à sec et que tout se gâterait. J'y pourvoierai
tellement que chacun sera satisfait, sans décès, ni
infirmité. Et, en effet,
cet esprit avait reçu une si grande
lumière, qu'il voyait jusqu'au moindre
atome qui lui était
contraire, son humanité tout ce qu'il voulait, sans
qu'elle
osât essayer de s'y opposer. Car il était si vigoureux, que, si
elle
fût avisée de regimber, il aurait fait pis encore. Or,
quand l'Humanité,
ainsi réduite, eut reconnu qu'elle n'avait
pas à espérer le plus léger
soulagement, elle se dit à
elle-même :
186
L'Humanité. Si au moins je reçevais
quelque nourriture des choses
spirituelles et si je pouvais me
contenter de ce qui contente l'esprit, je
reprendrais des
forces ; autrement je ne sais ce que je ferai, ni comment je
demeurai patiente au milieu de tant de détresse, et des
supplices en
lesquels je me vois liée et comme emprisonnée.
Etant en ce penser, il advint
que cette créature se trouvant à
l'église, et y ayant communié, reçut un
rayon et eut une
lumière éclatante, accompagnés d'un sentiment de béatitude
tel,
que l'Ame et le Coprs pensaient être dans la vie éternelle, selon
ces
paroles : Cor meum et caro mea exulta verunt in Deum vivum.
Le goût et la
lumière divine étaient si grands, que
l'Humanité elle-même s'en nourrit et
dit : De cette manière,
moi aussi je pourrai vivre ! Mais le premier moment
passé, le
Pur-Amour se prit à crier à la vue de cette nouveauté, et dit :
"Oh, Seigneur, je ne veux pas de preuves de votre part ;
je ne cherche point
les sentiments : loin de là, je les fuis
tous comme autant de démons, parce
qu'ils empêchent le
Pur-Amour, lequel doit être absolument nu ; l'homme peut
s'attacher
aux sentiments par l'esprit et par le corps, sous prétexte de
perfection ; je vous prie donc, Seigneur, de ne plus me donner
de choses
semblables, elles ne sont faites ni pour moi, ni pour
ceux qui n'aspirent
qu'au seul amour divin." Chapitre XV.
L'Humanité se plaint que l'Esprit ne
tient pas ses promesses.
L'Esprit s'en défend. Du danger des goûts
spirituels, sous
couleur de bien : ils sont dangereux que les goûts
corporels,
lesquels sont évidemment contraires à l'Esprit. Des menaces que
l'Esprit fait à son Humanité. Lorsque l'Humanité vit
l'Esprit irrité de ce
qu'elle se fût repue de ces sentiments
et de ce qu'elle espérait s'en
repaître encore, elle en
témoigna un grand mécontentement et s'adressa de
nouveau à
lui ; il lui semblait qu'elle avait de justes raisons
187
de
se plaindre, et qu'on ne devait pas lui refuser un peu de
récréation ;
elle se croyait d'autant plus fondée à
réclamer, que cette récréation était
toute spirituelle, et
que l'Ame lui avait dit qu'un temps viendrait où elle
se
nourrirait et se contenterait de ce qui serait selon l'Esprit :
voyant
maintenant arriver le contraire, et que l'Esprit ne
voulait ni se rapaître
lui-même des choses spirituelles, ni
qu'elle s'en repût, elle lui dit :
L'Humanité. Tu ne tiens
pas ce que tu m'as promis, ô Esprit ; il est
impossible que je
persévère en si grande détresse, dépourvue de tout
soulagement
corporel ou spirituel. L'Esprit. Tu te lamentes, et il te semble
que
tu as de justes motifs pour le faire ; je veux donc te répondre et
te
satisfaire. Tu as mal compris mes paroles. Il est vrai que
je t'ai annonçé
qu'à la fin tu recevrais du contentement de
tout ce qui m'en procura à
moi-même. Mais tu recherches
encore ce qui te donne nourriture et
délectation, et non pas
ce qui doit te procurer la vraie satisfaction. Et
comme, loin
de me contenter de tels sentiments et pâtures, je les abhorre,
je
veux que tu les abhorres comme moi. Tes instincts te poussent à
satisfaire tes goûts, et tu crois que je dois les entretenir.
Je veux au
contraire les régler et les éteindre, afin qu'ils
ne puissent plus rien
désirer qu'autant qu'il me plaira : tu
es malade, je le sais, et par
conséquent je ne te donnerai que
ce qui convient à un malade : ce que tu
désires est contraire
à ta santé. Tu dis que ce sont des goûts spirituels
donnés
de Dieu, et qui ne peuvent faire de mal ; mais ton intelligence
participe à la sensualité, et pour cette raison tu n'as pas
bon jugement.
Quant à moi, je n'aspire qu'à l'amour pur et
nu, lequel ne peut s'attacher à
rien de ce qui flatte le goût
ou les sentiments corporels et spirituels ; et
je te déclare
que je redoute beaucoup plus l'attache au goût et au sentiment
spirituel qu'au corporel. La raison en est que le spirituel
enlace l'homme
sous apparence de bien, et sans que l'on puisse,
si ce n'est avec la plus
grande difficulté, lui faire
comprendre que c'est tout autre chose que du
bien ; et la
créature se repaît ainsi de ce qui sort de Dieu. Mais je te le
dis
en vérité, celui qui veut Dieu seul doit nécessairement éviter
ces
choses, car elles sont comme un poison pour le Pur-Amour.
Oui, les goûts
spirituels doivent être fuis plus encore que
le diable ; car ils engendrent,
188
là où ils
s'attachent, une maladie incurable, sans que l'homme s'en
aperçoive
: se croyant en bonne voie,il ne voit pas que ces goûts font
obstacle au bien parfait, lequel bien est Dieu lui-même, et
nullement
l'homme.Les goûts corporels, etant évidemment
contre l'Esprit, ne se peuvent
cacher sous apparence de bien ;
donc je ne les crains pas autant. La
satisfaction et la paix
que je veux te donner sont ceux dont je me
contenterai
moi-même, et dont je suis sûr que tu contenteras également ;
mais
tu ne peux les avoir encore, tu es trop souillée. D'abord, je veux
nettoyer la maison ; puis je la parerai et je la remplirai de
bonnes choses,
qui nous satisferont tous deux ; mais qui ne
nous repaîtreront ni l'un ni
l'autre. Tu dis que tu ne peux
supporter cela, il le faudra bien pourtant ;
ce qui ne pourra
se faire en un an se fera en dix. Peu m'importe de te
combattre
; car de quelque façon que ce soit, je veux vaincre : je veux me
délivrer de ton aiguillon, autrement jamais je ne me trouverai
bien. Tu es
pour moi fiel et poison dans toutes les nourritures
auxquelles je prétends,
et tant que je ne serai pas parvenue à
t'éteindre, je ne serai pas content.
Tu es disposée à faire
du pis que tu pourras et sauras ; je ferai de même
afin de me
délivrer plus vite de tes actes ; mais ce pis que je ferai à ton
endroit tournera à ton bien et à ton profit. Je t'avertis de
ne rien
entreprendre contre moi ; car, loin d'obtenir ainsi ce
que tu désires, et ce
à quoi tu prétends, tu auras bien
plutôt le contraire. Je t'exhorte donc à
la patience, et à
n'avoir aucun espoir ; maintenant fais ma volonté, puis à
la
fin je ferai la tienne. Chapitre XVI. L'Humanité prie l'esprit de
faire
justice équitablement. Elle lui dit qu'il a péché le
premier, et qu'elle n'a
été qu'instrument. L'esprit lui
prouve le contraire. De la cause de leur
chute. L'esprit lui
démontre qu'il faut se purifier ici-bas, et que mieux
vaut
souffrir mille ans en ce monde qu'une heure en Purgatoire.
L'Humanité.
Je suis fort dolente et mécontente, et je ne puis
éviter de t'obéir, ni par
raison, ni par force. Mais je te
prie de me satisfaire encore en un point ;
puis, tu poursuivras
ce
189
que tu as commençé, et je tâcherai de patienter
du mieux que je pourrai. O
Esprit, toi qui exerces une justice
si rigoureuse envers moi, je te supplie
de procéder au moins
avec équité. Je suis, tu le sais, un corps animal, sans
raison,
sans puissance, sans volonté, ni mémoire, car toutes ces facultés
sont dans l'Esprit. J'opère comme instrument et ne saurais
faire que ce que
tu veux. Dis-moi, n'as-tu pas été le premier
à pécher par la raison et la
volonté ? J'ai été le simple
instrument au moyen duquel tu as effectué le
péché déjà
commis intérieurement en toi... Or donc, lequel de nous mérite le
châtiment ? L'Esprit. Tes raisons semblent bonnes à première
vue, néanmoins
je vais les réfuter promptement et à ta
satisfaction ; tu seras forçée de le
reconnaître. Si, comme
tu le dis, tu n'avais jamais péché, ni ne pouvais
pécher, il
s'ensuivrait que Dieu, qui veut que le corps aille où l'âme va,
soit en paradis, soit en enfer, rendrait un jugement injuste ;
car quiconque
ne fait ni bien, ni mal ne doit avoir ni
châtiment, ni récompense. Or, Dieu
ne pouvant être injuste,
il en résulte que cet argument est très fort. Je
suis le
premier qui pèche, je le confesse ; car étant doué du libre
arbitre,
je ne puis être contraint si je ne le veux ; et ni
bien, ni mal, ne se font
que je n'y consente d'abord. Lorsque
je me tourne vers le bien, le ciel et
la terre me sont en aide,
de tous côtés je suis excité à le faire ; et je ne
puis en
être empêché ni par les démons, ni par le monde, ni par la chair.
Si
je me tourne du côté du mal, je suis également aidé de
toutes parts, des
diables, du monde et de moi-même,
c'est-à-dire de la chair, et de l'instinct
malin que l'homme
trouve en soi, par le penchant qu'il a au mal. Et comme
Dieu
récompense tout ce qui est bien, et punit tout ce qui est mal, on en
doit conclure que tous ceux qui coopèrent au mal seront punis.
Tu sais que
dans le principe je voulais être fidèle à mon
instinct spirituel ; j'ai
commençé à le suivre avec une
grande véhémence : mais tu m'as donné tant de
stimulants
contraires, tu as allégué de si nombreuses raisons, tu m'as fait
voir en telle quantité tes nécessités, que nous avons eu de
grandes
contestations ; puis, l'Amour-Propre est venu en tiers,
s'est attaché à l'un
et à l'autre de nous, et nous a
souillés tous deux de telle sorte, que pour
subvenir à tes
prétendus besoins et y condescendre, j'ai quitté le droit
chemin.
Tous deux nous en serons punis avec justice. Il est vrai que si la
190
grande misère du péché mortel se trouvait en nous
( Dieu nous en garde ! ),
je serai plus tourmenté que toi, en
ma qualité d'être principal et noble ;
cependant tous deux
alors nous désirerions de ne pas avoir été créés. Il est
donc
nécessaire que nous nous purifions ici-bas, non seulement de toutes
nos
souillures, mais encore des moindres imperfections que
nos mauvaises
habitudes nous ont fait contracter. De plus, je
te déclare que Dieu m'a
donné une lumière si pénétrante et
si claire, que je suis certain ( à moins
que cette
lumière ne me manque avant que je me sépare de toi ), qu'il ne me
restera pas la plus petite tache non seulement dans l'âme,
mais aussi dans
le corps. Remarque bien ce que je dis : Combien
penses-tu que puisse durer
ce temps de nous purifier ? Tu sais
qu'il durera fort peu. Au commençement
la chose te semble
terrible ; mais, à mesure que tu iras en avant, tu
ressentiras
moins de peine, parce que tes mauvaises habitudes se
consumeront.
Tu crains de ne pas reçevoir l'aide nécessaire pour pouvoir
supporter cela, sois tranquille et apprends que la très sainte
disposition
de Dieu ne laisse jamais porter à l'homme un poids
supérieur à ses forces.
Si nous voulons avoir égard à notre
propre bien, il nous est plus avantageux
de patienter un peu
ici-bas, que d'être ensuite dans les tourments éternels.
Il
vaudrait mieux demeurer mille ans avec toutes les douleurs dont on
peut
être affligé en cette chair et en ce monde, que de
rester une heure en
purgatoire. Je t'ai dit brièvement ce peu
de paroles pour te réconforter.
Chapitre XVII. Dieu verse et
répand une douceur divine dans l'âme ; l'âme se
récrie à
ce propos, ne voulant pas de preuves de l'amour. Dieu cependant ne
laisse pas de la tenir abîmée dans l'océan de l'amour divin.
Il lui donna
une vue du très pur amour, une autre de
l'amour-propre et de ses mauvaises
inclinations. Quand l'esprit
eut donné satisfaction à l'humanité, il la
laissa, et s'en
retourna à son premier et unique objet.
191
Il demeurait
étroitement uni à son intime amour, lequel restait si
complètement
resserré dans l'intérieur, qu'il ne permettait pour ainsi dire
pas
à l'humanité de reprendre haleine ni en chose spirituelle, ni en
corporelle, de sorte qu'elle semblait hors de ses conditions
d'existence.
Dieu, ayant ainsi disposé ce vaisseau à un pur
et net amour, commença à
éprouver sa créature par des
tentations convenables et fort spirituelles. Il
répandit en
elle la douceur divine d'un très grand et très suave amour.
L'âme
et le corps en étaient tellement remplis, qu'ils ne pouvaient
presque
plus demeurer sur pieds : mais rien n'échappe à l'œil
de l'amour ; l'âme,
dès qu'elle vit ces grandes choses, se
mit à crier et à dire qu'elle ne
voulait pas de ces suavités
et de ces goûts en cette vie, et qu'elle ne se
souciait pas de
la preuve de l'amour parce que la preuve gâte l'amour
lui-même.
Je me défendrai de ces douceurs, disait-elle, et ne m'en
approcherai pas ; je ne leur donnerai aucun lieu séparé et
tranquille où je
puisse m'en repaître, car elles sont un
poison pour le pur amour. Dieu
cependant continuait à la tenir
occupé dans la source de cette suavité
infinie. L'âme avait
beau protester, elle n'en restait pas moins
continuellement
abîmée dans l'océan de l'amour divin, et cet amour lui était
montré en des visions multiples et variées. L'une de ces
visions consistait
en ce que Dieu lui fit voir un rayon du très
pur amour dont il l'aimait ; et
cette vue fut tellement
puissante, que, si le Seigneur n'en eût modéré la
flamme, en
faisant connaître en même temps à l'âme l'amour-propre dont
elle
était souillée, elle n'aurait pas pu vivre davantage.
Une autre fois il
tempéra la grande ardeur à laquelle elle
était en proie, en lui donnant une
claire vue d'elle-même,
c'est-à-dire de ses mauvaises inclinaisons
contraires au pur
amour ; et elle comprit qu'elle eût mieux aimé ne pas
exister
que d'avoir offensé son amour, non seulement par le moindre péché,
mais encore par le plus petit défaut. Or, l'esprit, étant
ainsi occupé, ne
pensait plus à son humanité, et n'y voulait
pas penser davantage, que s'il
ne l'eût pas eue. Par ce moyen
il s'en déchargeait et lui faisait prendre
telles habitudes
que bon lui semblait.
192
L'humanité se lamente et
demande à faire quelque chose. L'esprit le lui
accorde et lui
ordonne d'être obéissante envers tout le monde, et de ne
s'arrêter
nulle part pour y prendre plaisir ou déplaisir. De la règle qu'il
lui donne et de la défense qu'il lui fait de contracter amitié
avec qui que
ce soit en particulier. L'Humanité, voyant que sa
voie se rétrécissait de
jour en jour, parla de nouveau à
l'Esprit, et lui dit humblement avec
beaucoup de crainte et de
respect : L'Humanité. Tu m'as privée, quant à
l'extérieur,
de tout confort humain ; je puis donc me considérer comme morte
au
monde ; et si tu persévères à me tenir si resserrée, le temps
viendra où
je préférerai une prompte mort à une vie
semblable. L'Esprit. Je consens à
te donner quelque chose à
faire à l'extérieur, à condition que ce soit sans
y prendre
goût. Ce seront des œuvres que tu abhorreras, et si tu cries,
tant
pis pour toi. L'Humanité. Je me contente de tout, pourvu que je
fasse
quelque chose. L'Esprit. D'abord, je te déclare que je
veux que tu éprouves
ce que c'est qu'être obéissante, il
faut que tu deviennes humble et soumise
à toute créature, et
afin que tu puisses te livrer à quelque exercice, tu
pourvoiras
à ta vie par ton travail. Je veux aussi que toutes les fois que
tu
seras appelée pour faire des œuvres de piété, tu te rendes auprès
des
malades et des pauvres sans jamais refuser. "Tu feras
tout ce à quoi je te
pousserai : ainsi tu nettoyeras les
immondices que tu verras aux malades, et
lorsqu'on te demandera
de faire cela, quand bien même tu serais à parler
avec Dieu,
tu quitteras tout, tu te rendras promptement vers la personne qui
réclamera ton assistance, et au lieu où l'on te conduira.
Jamais tu ne
considéreras, ni quel est celui qui t'appelle, ni
quelle est la chose que tu
vas faire. Jamais tu n'agiras par
choix, il faut, au contraire, que la
volonté d'autrui devienne
la tienne et qu'en aucun cas tu ne fasses la
tienne propre. Je
te tiendrai en ces exercices, tant que je le reconnaîtrai
nécessaire, car je prétends éteindre en toi tout désordre
pro –
193
"venant des plaisirs ou des déplaisirs
que tu pourrais avoir en cette vie.
Je t'enlèverai toute
imperfection, et je veux que la joie ou la peine ne
t'arrête
pas plus que si tu étais morte. Et ceci je m'en assurerai par
l'expérience ; je te soumettrai donc aux épreuves qui me
sembleront
nécessaires pour accomplir mon dessein ; et si en
te faisant quelque œuvre
propre à t'inspirer l'horreur ou le
dégoût, je m'aperçois que tu la sentes
et la voies, je t'y
retiendrai, jusqu'à ce que tu ne la sentes ni ne la
voies
plus. J'en dis autant de toutes les choses dont tu pourrais reçevoir
quelque confort ; je te ferai embrasser le contraire, jusqu'à
ce que tu ne
voies ni ne sentes plus rien qui puisse t'agréér
ou te contenter. Et, afin
de mieux faire ces expériences, je
ne m'entendrai avec toi sur rien de ce
qui pourrait te plaire
ou te déplaire. Je veux pas non plus que tu
contractes amitié
avec personne, ni que tu retiennes une affection
particulière
pour des parents ; je prétends que tu aimes chacun, pauvres et
riches, amis et proches, mais indifféremment, sans amour, ni
attachement. Je
veux que tu ne distingues pas les uns des
autres, et que tu ne te lies avec
aucune personne, quelque
religieuse et spirituelle qu'elle soit. Tu n'iras
chez qui que
ce soit par amitié : il suffit (comme je l'ai dit) que tu
ailles
quand tu seras appelée : voilà la règle que tu tiendras en
conversant
avec les créatures sur la terre (1)." Chapitre
XIX. De la pauvreté en
laquelle l'esprit fit vivre l'humanité.
Comment il lui fit visiter les
pauvres et les malades. Des
calamités qu'elle y trouvait ; de l'oppression
et des attaques
intérieures qu'elle ressentait. Après que l'Esprit eut parlé
de
la sorte à l'Humanité, il mit les choses à exécution de la
manière
suivante : (1) il ne faudrait pas conclure de ce
passage que la sainte
défende toute affection, puisqu'il est
parlé dans l'Evangile du disciple que
Jésus aimait. Elle
défend au corps d'aimer, selon les sens, tandis qu'il lui
est
permis, à elle et à l'Esprit, d'aimer selon Dieu.
194
D'abord il la rendit si pauvre, qu'elle n'eût pas pu vivre, si
Dieu n'y eût
pourvu par le moyen des aumônes.Puis, quand les
dames de la Miséricorde la
demandaient, selon la coutume, pour
rendre divers services aux malheureux,
elle y allait toujours
avec elles. Elle trouvait alors des créatures pleines
de
toutes sortes d'immondices, couvertes de vermine, et dont la puanteur
était presque intolérable ; certains malades proféraient de
terribles
paroles de désespoir à cause de la grande calamité
et misère en lesquelles
ils étaient. Il semblait donc qu'en
entrant dans ces lieux, on pénétrait
dans des sépulcres,
dont toute humanité se serait épouvantée. Mais celle-ci,
au
contraire, touchait ces malades, pour donner quelque rafraîchissement
à
leurs âmes et à leur corps. Quelquefois aussi elle
rencontrait de ces
infirmes qui, outre leurs immondices et leur
puanteur, criaient toujours, se
plaignaient de ceux qui les
servaient et leur disaient des injures. Elle
allait de plus
visiter les pauvres de Saint-Lazare, et en ce lieu elle
rencontrait
de très grandes douleurs ; car il semblait que l'Esprit
l'envoyât
à la recherche de toutes les peines et de toutes les misères.
Cette créatures trouva donc ces exercices bien plus pénibles
qu'elle ne s'y
était attendu. Elle se sentait alors combattue
de part et d'autre, à savoir
: de l'horreur que lui
inspiraient ces misères, et de l'occupation intérieur
que lui
donnait l'Esprit lorsqu'elle demeurait étrangère à toutes les
impressions extérieures, sans pouvoir converser avec personne.
L'Humanité,
étant dans cette situation, demeura très
affligée et ne savait quel parti
prendre. Quand elle voyait
l'assaut que lui livrait l'Esprit, elle lui
préférait toute
autre chose ; puis, quand elle contemplait les misères, il
lui
semblait qu'elle les voulût fuir ; mais elle ne le pouvait. Tout
cela
lui paraissait excessif, considérant surtout que l'Esprit
voulait qu'elle
s'exerçât en ces choses sans en éprouver
plus d'ennui ou d'horreur que s'il
se fût agi de manger du
pain, et qu'elle fût disposée à mettre à la bouche
les
objets les plus dégoûtants, si cela eût été nécessaire. Cette
pauvre
humanité se trouvait réduite ainsi aux dernières
extrémités, sans aucun
remède. Quiconque l'eût vue en ces
terribles conflits en eût eu grande
compassion. Mais, comme
cela se faisait pour arriver à la liberté de
l'Esprit, tout
paraissait facile à ce dernier, et il exécuta ces choses avec
plein effet.
195
L'Humanité ayant éprouvé les
deux voies des misères extérieures et de
l'oppression
intérieure, l'Esprit lui permet de choisir. Et comment, lorsque
le
cœur lui soulevait à la vue de quelque corruption, l'Esprit lui en
faisait manger. Lorsque l'Esprit eut fait éprouver à
l'Humanité toutes les
misères qui ont été rapportées
ci-dessus et qu'il lui eût fait comprendre
tout ce qu'il
exigeait d'elle, il lui parla ainsi : L'Esprit. Maintenant que
tu
connais par les effets ce que d'abord tu ne comprenais pas aussi bien
par
les paroles, que penses-tu faire ? Tu as éprouvé les deux
voies par
lesquelles il te faut passer ; je consens à ce que
tu choisisses celle qu'il
te plaira de suivre. Mais j'ajoute
que je prétends te faire vivre avec les
créatures, en grande
sujétion, aussi longtemps qu'il me plaira ; car je ne
veux pas
que la partie propre ait moyen de se complaire et de s'arrêter au
moindre repos en ce monde ; et ce que je dis, je le réaliserai
promptement.
L'Humanité. J'ai vu et éprouvé les deux voies
et, quelque grandes et
horribles que soient les misères que
j'ai entendues et connues, il me semble
que je vivrai plutôt
avec elles, qu'avec l'assaut du rayon divin. Mais je
crains
d'avoir l'une et l'autre souffrance ; c'est-à-dire, extérieurement
les misères, et intérieurement l'assaut divin, lequel
m'épouvante encore
bien davantage : aussi je me trouve dans
une grande angoisse. L'Esprit.
Sache que quand tu auras l'une
de ces choses, tu n'auras pas l'autre. Mais
je t'annonce que je
te veux ôter tout ce qui est superflu, afin de vivre,
autant
que faire se pourra, dans la pureté et la netteté en lesquelles
j'ai
été créé ; et, pour arriver à cette fin, je ne ferai
cas de rien de ce qui
s'opposera à moi. L'Humanité. Puisque
tu es aussi décidé, il me semble que
ce serait perdre le
temps d'en parler davantage. Je m'en remets à tout ce
que tu
veux ; je me livre en tes mains comme morte, bien que je sois encore
vivante ; mais j'espère mourir. Et, à partir de ce moment,
lorsque
l'Humanité trouvait des immondices et de la vermine
sur les pauvres, et
qu'en les maniant il lui prenait envie de
vomir, l'Esprit, afin de
l'anéantir de plus en plus, lui
disait : " Prends une partie de cette
196
"vermine,
mets-la en bouche, et mange-la, si tu veux être délivrée de tes
vomissements." Quand l'Humanité entendit cela pour la
première fois, elle en
fut un peu épouvantée ; mais elle
résolut promptement de faire la chose, et
en obéissant elle
fut délivrée en effet de son dégoût ; car s'efforçant
d'accomplir, sans disputer, l'ordre qu'elle avait reçu, elle
prit dès lors
cette vermine et les autres ordures, comme on
prend une médecine : cette
médecine la guérit de l'angoisse
et du vomissement ; de façon qu'à partir de
là elle n'en
tint plus compte et n'en souffrit plus ; elle se mettait en
bouche
les immondices, comme s'il se fût agi de perles précieuses. Après
cela, l'Esprit lui montra d'autres misères en des personnes
qui avaient des
ulcères incurables, et quelquefois elle les
trouvait en telle puanteur, que
c'était chose presque
insupportable de demeurer auprès. Mais l'Esprit
l'incitait à
accomplir tout ce qui était nécessaire ; de sorte qu'elle était
obligée de faire de cette corruption ce qu'elle avait fait de
la vermine
dont il a été question ci-dessus. Ces choses
étaient si contraires à toute
humanité, que par nature
jamais on n'aurait pu les faire, et qu'elles
semblaient
suffisantes pour donner la mort. Mais, quand elle s'était fait
violence il lui en restait un contentement qui augmentait de
plus en plus
son courage pour l'avenir, et qui lui faisait
supporter les personnes
désespérées et impatientes, et tout
ce qui exige de l'abnégation. L'Esprit
la tint ainsi pendant
trois ans environ ; outre cela, il l'occupait toujours
intérieurement, de sorte qu'elle accomplissait ces choses
extérieures, sans
aucune correspondance intérieure. Il fit
persévérer l'Humanité dans cette
voie, jusqu'à ce qu'il fût
évident que tous ces actes lui était parfaitement
indifférents.
Chapitre XXI. L'Esprit fait condescendre l'Humanité à demeurer
dans un hôpital, où elle serait comme une servante, obéissant
à tout ce
qu'on lui commandait. Et, lorsqu'elle fut accoutumée
aux choses qu'elle
abhorrait naturellement, elle fut
197
faite gouvernante de l'hôpital, et reçut la prudence
nécessaire pour remplir
une telle charge. Le feu amoureux va
sans cesse croissant en elle. Un autre
exercice de grande
sujétion d'esprit et de corps fut ensuite imposé à cette
créature
en la façon suivante : Elle fut requise de demeurer à l'hôpital
pout y servir. La chose se fit et en ce lieu elle était
soumise à ceux qui
dirigeaient l'hospice comme si elle eût
été leur servante. Elle n'osait
presque pas parler ; elle
demeurait tranquillle dans une des chambres et
obéissait à
tout ce qu'on commandait. Quand on lui donnait le soin d'une
chose
quelconque, elle la faisait en toute diligence ; et cependant les
habitants de l'hôpital ne faisaient d'elle aucun cas. Jamais
elle n'avait de
correspondance intérieure en rien, étant
toujours ravie hors d'elle-même.
Alors l'Humanité dit à
l'Esprit : L'Humanité. Si tu veux que je persévère en
ces
exercices, fais que je puisse les accomplir ; je ne refuse rien. Mais
il
faut nécessairement qu'ils soient accompagnés d'un peu
d'amour accidentel,
autrement ils seront mal gouvernés. Et une
correspondance, avec laquelle et
par laquelle elle opérait,
lui fut donnée. Mais elle ne lui était accordée
qu'en tant
qu'il était nécessaire, en l'instant qu'elle agissait et pour
l'œuvre qu'elle faisait ; immédiatement après, cette
correspondance et la
mémoire de l'œuvre lui étaient ôtées.
L'Esprit la laissa pendant de longues
années en tels exercices
et en grande pauvreté. Quand il eut éprouvé
l'Humanité dans
les misères et sujétions susdites, et qu'il s'en vit
complètement
le maître à la suite de l'expérience qu'elle avait faite des
choses les plus en horreur à la nature, et qui maintenant ne
lui soulevaient
plus le cœur, et, après qu'il eut reconnu
qu'elle s'employait à toutes ces
choses sans ennuis ni
contradiction, quelque abjectes et puantes qu'elles
fussent,
alors il la mit à une autre épreuve. Il la fit supérieur du même
hôpital pour le gouverner et le régir ; afin de voir si, à
la suite de
l'estime et des éloges, sa partie maligne
reparaîtrait. Il la tint pendant
un bon nombre d'années dans
cette nouvelle occupation. Elle y était fort
avisée et avait
mémoire des besoins et des nécessités de chacun ; mais
l'Esprit
l'assistait, car sans son aide elle n'aurait pu y suffire.
198
Et avec tout ce grand travail cette créature était fort
resserrée dans son
intérieur, car son amour s'était
secrètement accru par l'anéantissement des
sentiments
humains. A mesure qu'elle avait perdu l'habitude de
l'amour-propre,
elle avait acquis la possession de l'amour pur et net,
lequel
la faisait s'anéantir de plus en plus, en pénétrant dans son
intérieur et en y habitant. Ainsi cette âme brûlante d'amour
se consumait
dans le feu divin ; et, comme le feu croissait
continuellement, elle se
consumait de plus en plus. C'est
pourquoi elle faisait ses services avec
grande vélocité et ne
se reposait jamais, afin de se distraire de ce feu qui
chaque
jour l'assiégeait davantage ; elle n'en pouvait parler à personne
mais, elle en discourait seulement avec elle-même sans être
entendue. Alors
l'Esprit, qui avait gouverné l'Humanité de
cette sorte dit : Désormais je ne
l'apperai plus créature
humaine, parce que je la vois toute perdue dans le
Seigneur et
que je n'y retrouve rien qui vienne du principe purement humain
séparé de Dieu. Fin de la première partie.
199 à 201
:explication sur le second livre des dialogues.
199
Quelques
réflexions sur le second livre des Dialogues de Sainte Catherine de
Gênes. Le second livre des Dialogues est de tous les écrits
de sainte
Catherine de Gênes le plus difficile à comprendre,
pour ceux qui ne
connaissent ni le langage ni les habitudes des
mystiques ; nous croyons
devoir en prévenir le lecteur. Nous
avons traduit ce livre avec toute
l'exatitude dont nous avons
été capable. Il expose une série d'opérations
surnaturelles,
dépassant la portée de l'entendement humain, et par
lesquelles
Dieu fait arriver une âme à la pureté parfaite, et à l'union la
plus intime avec son créateur. Ces opérations dans lesquelles
le Seigneur
agit, après avoir pris le consentement de l'âme,
la transforment en quelque
sorte en Dieu, la lavent de toutes
ses taches, et la rendent, pour ainsi
dire, un pur esprit
semblable à ceux qui entourent le trône de l'Eternel.
Catherine
décrit ces opérations, elle peint les souffrances par lesquelles
il faut que l'âme passe pour se dépouiller entièrement du
moi du vieil
homme, et les douleurs auxquelles est condamnée
l'humanité, qui doit être
purifiée ici-bas de toutes ses
souillures et qui se trouve liée à une âme
placée en dehors
des conditions habituelles de l'existence présente, et déjà
toute
céleste. L'entendement, la mémoire et la volonté de cette âme
étant
entièrement perdues en Dieu, l'humanité reste privée
de la correspondance de
toutes ces facultés, et
cependant il semble impossible qu'elle puisse vivre
sans cette
correspondance. Il règne dans le second livre des Dialogues une
apparente confusion qui en rend l'intelligence excessivement
difficile
lorsqu'on n'y prête pas l'attention la plus
soutenue. Ainsi, au chapitre
III, l'humanité, menacée de
nouvelles douleurs, désire connaître la cause de
cette
nécessité de souffrir, il lui est promis qu'elle la saura, et
cependant on ne trouve la réponse à cette question que dans
les chapitres VI
et suivants. Ainsi encore Catherine revient
dans plusieurs chapitres à
diverses opérations déjà
traitées sous un autre point de vue dans le livre
premier ; et
le lecteur, sachant que les Dialogues ne sont autre chose que
l'histoire de la vie intérieure et mys-
200 :
tique
de la sainte elle-même, et considérant le livre second comme la
suite
de celui qui le précède, est momentanément dérouté.
La conversion de l'âme
par exemple, la manière dont elle
répond à l'appel divin, sa douleur, ses
remords, ses
pénitences, et ses mortifications, déjà racontées à la suite du
voyage avec le corps et l'amour-propre ( Liv. I, ch. VIIe et
suivants ),
sont encore rappelés au livre second (ch. IIIe et
suivants), mais d'une
manière différente, pour établir la
liaison avec ce qui suit, et sans que
rien indique ce retour
vers une chose déjà traitée précédemment. Il faut
donc
s'efforcer d'entrer tout à fait dans la pensée de la sainte,
pour la
comprendre et ne pas perdre le fil de ses idées. Les
chapitres IVe, Ve et
suivants peignent la sollicitude et
l'amour de Dieu envers l'homme, et leurs
merveilleux effets ;au
chapitre VIIIe le Seigneur montre à l'âme que sans
son aide
elle n'eût rien fait, et qu'ayant employé à se purifier de ses
péchés passés tout le temps qui lui avait été donné pour
croître en grâce et
en gloire, elle n'a proprement encore
rien mérité. La partie la plus sublime
et en même temps la
plus difficile du livre second commence avec le chapitre
IXe.
Catherine décrit dans ce chapitre et dans ceux qui le suivent les
opérations par lesquelles il fut passer pour arriver à la
parfaite pauvreté
d'esprit, c'est-à-dire à ce dépouillement
complet du moi du vieil homme
auquel le royaume du ciel a été
promis (Matth. v, 3). La sainte explique sa
pensée au moyen
d'une conversation dans laquelle l'esprit menace l'âme et le
corps
de leur infliger les douleurs et les afflictions les plus cruelles,
en
les laissant dans un abandon complet, sans aucune
correspondance de sa part,
pour les punir de l'avoir laissé
lui-même autrefois dans la privation de
toute vie spirituelle.
Il déclare à l'âme qu'il veut se séparer d'elle et se
perdre
tout en Dieu ; mais d'abord il lui reproche les larcins dont elle
s'est rendue coupable, depuis sa conversion, en s'appropriant
les grâces
dont le Seigneur l'a comblée pour la tirer de
l'état misérable dans lequel
elle se trouvait, en attribuant
à elle-même et à ses mérites des choses qui
étaient un don
purement gratuit de la miséricorde divine. Il faudra qu'elle
souffre volontairement et qu'il lui semble être abandonnée de
Dieu en
expiation de ce crime, et afin d'arriver à être
parfaitement nue et
dépouillée. L'âme s'y soumet. Catherine
dépeint ensuite son abandon,
201
son délaissement, ses
souffrances, le double martyre de l'âme et du corps,
tandis
que l'amour divin, dont elle n'avait plus la conscience, consommait
en lui l'esprit, l'âme et les sentiments corporels. Elle
consacre à ce sujet
les derniers chapitres du livre second, et
elle termine en décrivant les
peines auxquelles est livrée la
créature qui vit en terre tout en avant déjà
l'esprit au
ciel, et les douleurs par lesquelles il faut passer
ici
-bas pour satisfaire à la justice divine, de manière à être
exempte du purgatoire et à arriver de la vie présente à la
béatitude
éternelle.
pas de page 202 (elle est vierge).
203
Des colloques de Dieu, et quelquefois aussi de
l'esprit avec l'ami. Des
moyens admirables par lesquels Dieu
dépouille l'âme et consume toutes ses
imperfections. Chapitre
premier. D'un nouvel amour que Dieu lui verse et lui
répand
dans le cœur, et par lequel il tire à soi l'esprit ; celui-ci est
suivi de l'âme dont les puissances sont comme noyées et
submergées en cet
amour. Le corps qui est assujetti à l'âme
reste comme perdu, et hors de son
être naturel.Après que
cette créature eut été dépouillée du monde de la
chair,
des biens, des exercices, des affections, et de toutes choses, Dieu
seul excepté, le Seigneur voulut encore la dépouiller
d'elle-même, et
séparer l'âme de l'esprit (1). Cette
séparation est accompagnée d'une
souffrance fort grande et
fort subtile, difficile à exprimer et à
comprendre, pour
quiconque n'en a pas connaissance par l'expérience propre
éclairée
de la lumière divine. Dieu lui versa donc dans le cœur un nouvel
amour, si véhément, qu'il tira à lui l'âme avec toutes ses
puissances, de
telle manière qu'elle était enlevée à son
être naturel. La continuelle
occupation que lui donnait ce
nouvel amour l'empêchait de se délecter en
quoi que ce soit,
et de regarder le ciel ou la terre. Cette âme ne pouvait
plus
correspondre aux sentiments du corps ; celui-ci également demeurait
donc, en quelque sorte, en dehors de son être naturel : il
restait confus,
étonné, ne sachant où il était, ni ce qu'il
devait faire ou dire. De ce mode
d'existence qui n'était
encore ni compris ni connu de la créature
résultèrent alors
de nouvelles opérations également (1) Or la parole de Dieu
est
vivante et efficace ; elle perce plus qu'une épée à deux
tranchants,
elle entre et pénètre jusque dans les replis de
l'âme et de l'esprit, jusque
dans les jointures et dans les
mœlles ; elle démê les pensées et les
mouvements du cœur
(S. Paul. heb.IV, 12).
204
inconnues ; c'était comme une
chaîne tirée ainsi que nous allons le dire :
Dieu, qui est
esprit, attire à soi l'esprit de l'homme, et cet esprit y
demeure
occupé. L'âme, qui ne peut rester sans son esprit, le suit, et y
est
tenue occupé à son tour, car elle ne saurait vivre sans
lui ; elle demeure
ainsi, ne pouvant faire autrement, tant que
Dieu tient l'esprit en soi. Le
corps, qui est sujet de l'âme,
reste comme perdu et en dehors de ses
conditions d'existence,
car il ne trouve point, dans ses propres sentiments,
sa
nourriture naturelle ; il ne peut l'avoir que par le moyen de l'âme,
et
celle-ci ne lui correspond plus ; l'esprit seul reste quasi
dans son être,
conformément à la fin pour laquelle Dieu l'a
créé ; dépouillé de la sorte,
il demeure nu en Dieu, et il
y est retenu tant que cela plaît au Seigneur,
lequel ne lui
laisse que ce qui est nécessaire pour animer le corps. L'âme
et
le corps retournent ensuite à leurs opérations naturelles puis,
lorsqu'ils sont restaurés par le repos de l'esprit, Dieu tire
de nouveau cet
esprit à sa précédente opération de cette
manière, toutes les imperfections
animales se consument peu à
peu. L'âme étant ainsi purgée, reste un pur
esprit ; le
corps, nettoyé et dépouillé de ses habitudes et inclinaisons
mauvaises, demeure apte à s'unir à son esprit en temps
opportun et sans
empêchement. Le Seigneur fait cette œuvre
uniquement par amour ; et cet
amour est si grand, qu'il opère
continuellement pour le profit et l'utilité
de l'âme sa
bien-aimée, sans que cette dernière y concoure ; Dieu agit de la
manière suivante : il remplit l'âme d'un amour secret
lequel la dépouille
de tout son être naturel ; l'œuvre est
donc surnaturelle, elle s'accomplit
dans l'océan de ce secret
amour, lequel est si grand, qu'il faut qu'un
chacun qui y est
porté y demeure noyé et comme mort. Cet amour surpasse
l'entendement, la mémoire et la volonté ; et ces puissances
étant ainsi
submergées dans cette mer du divin amour et
tirées hors des conditions
d'existences dans lesquelles l'âme
a été créée, tout ce qui d'ailleurs se
présenterait à
elles leur serait un enfer. L'âme alors, bien qu'elle soit
encore
en cette vie, participe en quelque sorte au bonheur des bienheureux ;
mais cela lui est caché à elle-même : car une chose si
grande et si haute ne
se peut comprendre, elle excède les
facultés de ses puissances ;
205
celle-ci cependant ne
veulent s'occuper de rien d'autre, elles demeurent
contentes et
plongées dans ce subtil amour : et quand on leur parle des
objets
créés, elles semblent privées de sens, sans vigueur, ni vertu ;
elles
ne savent pas même où elles se trouvent, car toute
cette œuvre reste
ensevelie en Dieu : et toujours elle va
croissant ; et l'esprit se trouve de
jour en jour plus content
et plus fort pour supporter ce qu'il plaira à Dieu
de lui
ménager. Mais, cependant, il n'est attentif qu'à cela ; car l'âme,
comme si elle était morte, ne s'en mêle pas et n'a aucune
nouvelle de cette
œuvre. Mais Dieu voulant tirer par ce moyen
l'âme à la perfection à
laquelle il l'a destinée, et le
corps devant vivre encore en terre, comment
vivra-t-il en telle
aliénation de son être naturel ? il ne peut se servir,
ni de
l'entendement, ni de la mémoire, ni de la volonté en choses de ce
monde, ni se délecter en choses spirituelles, il vivra donc en
grands
tourments de cette manière. Toutefois, Dieu, ayant pris
le soin de cette
affaire, et ne voulant pas qu'aucun autre que
lui s'en mêlât, procédait
ainsi que nous allons le dire :
Chapitre II. Du mode que Dieu tient dans les
opérations de son
amour. De la faiblesse du corps, et de l'aide qu'il a des
choses
créées. De la grandeur de la peine de l'humanité, elle s'en plaint
sans se plaindre, l'intérieur étant conforme à la volonté
de Dieu. Combien
le Purgatoire est doux, sévère et plein de
miséricorde, en cette vie.
Quelquefois il allégeait cette
opération de l'amour, il permettait à l'âme
de respirer, et
laissait correspondre l'esprit avec l'âme, et l'âme avec le
corps
; et les sentiments de l'âme et du corps se trouvaient aptes à
recevoir quelque soulagement des choses créées et étaient
ainsi vivifiés.
Mais quand Dieu attirait l'esprit à soi tout
le reste le suivait, alors que
le corps demeurait comme mort,
et si étranger à son être naturel, que
lorsqu'il revenait à
lui, il était tout débile et ne se pouvait aider de
rien.
L'humanité était
206
incapable de manger, de boire, de
faire acte de créature vivante : elle
était, pour ainsi dire,
hors de tout sentiment et avait besoin d'être
gouvernée comme
un petit enfant qui ne sait que pleurer et, ce qui était pis
encore, elle ne pouvait se complaire en ce que la nature
désire, car ce
qu'on appelle goût n'existait plus en elle, et
était tiré violemment hors de
son être. Quand l'âme fut
demeurée quelque temps ainsi, elle se tourna vers
son
Seigneur, lui fit une grande complainte, et lui dit : L'Ame. O mon
Seigneur ! jusqu'à présent je me trouvais en grande paix,
contentement et
délectation ; toutes mes puissances
jouissaient de l'amour que vous me
donniez, et il leur semblait
être en paradis. Mais à présent elles sont
comme chassées
hors de leur demeure, reléguées dans un pays qui leur est
inconnu,
où tout est contraire à leur vie habituelle. Autrefois
l'ententement, la mémoire et la volonté sentaient votre amour
en chaque
opération qui s'y faisait, selon votre disposition ;
mes facultés en
éprouvaient grande satisfaction, et ceux que
je hantais également ; votre
douce correspondance donnait de
la saveur à toutes choses. Maintenant, au
contraire, je suis
nue et dépouillée de tout, et je me trouve empêchée
d'aimer
et d'opérer selon ma coutume. Que ferais-je donc étant à la fois
vive et morte, et privée de l'entendement, de la mémoire, de
la volonté, et,
ce qui est pis encore, de l'amour ; de cet
amour en l'absence duquel je ne
croyais pas qu'on pût vivre ;
car l'homme est créé pour aimer et surtout
pour se réjouir
en Dieu, notre premier objet et notre dernière fin ? Cette
opération nouvelle, que je vois se faire, m'enlève l'amour et
la joie ; je
demeure perdue en moi-même, ne sachant que faire
ni que dire. Oh ! combien
cette manière de vivre me paraît
dure et intolérable ! voyant surtout que
mes puissances sont
d'accord entre elles, car elles ont trouvé leur repos en
leur
objet et fin, qui est Dieu ; et, bien qu'ignorantes de cette œuvre,
elles sont cependant satisfaites en leur ignorance ! Mais
l'humanité,
abandonnée, délaissée, comment vivra-t-elle,
demeurant sèche, nue et sans
vigueur ? Elle a des yeux et ne
peux voir, un nez et ne peut sentir, des
oreilles et ne peut
entendre, une bouche et ne peut goûter, un cœur et ne
peut
aimer. Tous les modes de sa vie sont rendermés dans ce secret
207
amour ; mais celui qui, loin de vivre de cet amour, en reçoit
plutôt la
mort, comment existera-t-il, étant en sa maison
avec tous les sentiments
vifs et sains, sans pouvoir cependant
en user comme en usent les autres ?
C'est pour cela aussi que
l'Humanité disait en se lamentant : " Que ferai-je
malheureuse, condamnée à demeurer au monde seule et
différente du reste des
mortels ? J'existerai en désespérée
et personne n'aura pitié de moi ; car on
ne reconnaîtra pas
que cette opération vient de Dieu, d'autant plus qu'il
faudra
me conduire presque toujours au contraire des autres, tant religieux
que séculiers, et faire des choses qui seront jugées autant
de folies ; je
ne tiens plus ni ordre, ni méthode, et partant
ma manière de vivre sera
plutôt une occasion de mauvais
exemple que d'édification ! Hélas ! hélas !
que cette
opération est cruelle à l'humanité, il me semble être dans une
fournaise ardente avec la bouche fermée, sans pouvoir ni
vivre, ni mourir ;
il me paraît impossible que je ne sois
réduite en poussière, et je ne puis
me plaindre, parce que
tout mon intérieur est conforme à la volonté de Dieu,
lequel
le tient ainsi selon sa disposition : cette disposition n'est ni
comprise, ni connue de l'âme elle-même ; mais l'effet s'en
démontre en
l'œuvre. L'Humanité est celle qui sent le
tourment sans l'exécution de se
plaindre ; et, si elle pouvait
se plaindre, ce lui serait un
rafraîchissement !" Oh !
que ce purgatoire enduré sur la terre, où cependant
il est
inconnu, est à la fois doux et cruel ! Qu'il est doux en comparaison
de celui de l'autre vie ! il nous semble rigoureux, à nous
autres aveugles,
lorsque nous voyons ici-bas un corps affligé
de martyres presque
intolérables ; mais ce qui nous paraît
cruauté est en réalité grande
générosité de la part de
Dieu. Celui qui est éclairé reconnait que toute
cette œuvre
est faite par amour ; celui qui est aveugle la fuit : mais,
comme
nous ne pouvons l'éviter à tout jamais, étant tous pécheurs, oh !
qu'il vaut mieux la subir ici que dans l'autre vie ; car celui
qui se
purifie en ce monde ne paie pas un sol sur mille écus,
à cause de l'élection
de son libre arbitre, joint à la grâce
infuse. Dieu ne soumet jamais l'homme
à une opération
semblable qu'il n'ait obtenu son consentement ; il la montre
en
un instant à la volonté, celle-ci l'accepte avec pleine liberté et
se
remet aux mains du Seigneur, afin qu'il
208
fasse
tout ce qui lui plaît, mais elle n'en communique aucune connaissance
à
l'humanité. Ce consentement étant ainsi donné en esprit,
Dieu lie l'âme à
soi, et elle demeure toujours avec ce lien,
lequel ne se rompt jamais. Et
tout cela se fait sans
l'humanité, laquelle reste de nécessité sujette à la
disposition
de Dieu et à la discrétion de l'esprit. Se voyant aussi
complètement soumise, elle crie comme les animaux, lorsqu'on
leur fait mal ;
mais, comme elle ne connaît pas le but de tout
cela, on la laisse crier, et
Dieu poursuit son œuvre sans
avoir égard à ses gémissements et à ses
lamentations.
Chapitre III. L'humanité qui se voit menacée en désire
connaître
la cause ; il lui est promis qu'elle la saura. Comment Dieu,
recherchant les hommes, les attire par divers moyens et
opérations. De la
continuelle douleur de cette créature, et
comment, étant ainsi affligée,
elle crie vers Dieu, qui la
vivifie d'un rayon de son amour. Elle voit la
grâce que Dieu
lui avait faite, et elle en demeure blessée d'un nouvel
amour.
De sa confession et contrition. L'humanité, se voyant menacée de
divers martyres par lesquels il fallait passer, et ne pouvant
se défendre,
voulut savoir pourquoi elle méritait un si grand
tourment, sans avoir aucun
espoir de secours. Il lui fut
répondu en esprit que cette grâce lui serait
accordée en
temps opportun, de même qu'elle l'est aux criminels condamnés à
la peine capitale, lesquels, après avoir entendu lire la
sentence de leurs
forfaits, supportent plus patiemment une mort
ignominieuse, et se sauvent
grâce à cette circonstance.
C'est moi d'abord, dit Dieu, dont l'amour infini
va
continuellement à la recherche des âmes pour les conduire à la vie
éternelle ; je les éclaire, je meus leur libre arbitre par
des moyens
nombreux et variés ; et, quand l'homme accepte, et
consent à mes
inspirations, j'augmente en lui ma lumière, et
il reconnait qu'il est
l'homme enfermé dans une ténébreuse
étable, plongé dans la fange, et entouré
d'une multitude de
209
bêtes venimeuses qui cherchent à lui donner la
mort.(D'abord il ne
s'aperçevait pas de tout cela étant dans
les ténèbres). Il reconnait aussi
que par lui-même il ne
peut sortir de là et, se voyant, grâce à ma lumière,
en si
grand danger, il crie vers moi afin que ma miséricorde l'arrache aux
misères qui l'enveloppent de toutes parts ; alors je
l'illumine de plus en
plus et, étant plus éclairé, il
reconnait mieux encore le péril de sa
situation ; il crie
fort, et dit en versant des larmes très amères : "O mon
Dieu
! tire-moi d'ici, et faites ensuite de moi tout ce qu'il vous plaira
;
je supporterai tout, pourvu que vous me fassiez sortir des
maux et des
dangers dans lesquels je me trouve." Or,
lorsque l'âme dont nous parlons fut
arrivée à ce point, il
lui paraissait que le Seigneur était sourd à ses
gémissements
; mais il l'illuminait de jour en jour davantage, et elle se
consumait de plus en plus parce que, à mesure que la lumière
croissait, elle
voyait mieux la grandeur de son péril ; et
l'espérance d'en sortir ne lui
était pas encore donnée. Dieu
laissa longtemps cette âme crier, sans lui
donner de réponse.
Mais il la conservait dans la persévérance, continuant à
lui
accorder sa grâce infuse, allumant dans son cœur un feu caché, et
lui
laissant la vue de ses défauts. Elle fut tenue pendant un
temps ainsi
resserrée et occupée en sa misère. Une douleur
continue et intime était sa
seule nourriture, car la grâce et
la lumière allaient sans cesse croissant ;
ainsi la chair, le
sang, et toutes les humeurs superflues qu'elle avait
intérieurement
se consumèrent ; elle demeura ainsi si faible et si affligée,
qu'elle ne pouvait plus se mouvoir. Délaissée de la sorte en
elle-même elle
cria vers Dieu : Miserere mei, Deus, secundum
magnam misericordiam tuam (Ps.
L). Et Dieu, quand il vit
qu'elle s'abandonnait entièrement à lui, et
qu'elle
désespérait d'elle-même, la vivifia d'un rayon de son amour, et,
en
même temps, il l'éclaira d'une nouvelle lumière ; elle
comprit alors que ses
défauts lui avaient mérité l'enfer, et
elle reconnut aussi la grâce
singulière que Dieu lui avait
faite. Cette vue lui fit une blessure nouvelle
d'amour et
augmenta sa douleur d'avoir tant offensé une si grande bonté, et
elle commença à confesser ses péchés avec une contrition si
profonde, que
c'était chose merveilleuse ; elle eût été
prête à en faire toute la
pénitence possible, tant de l'âme
que du corps. La contrition, la confession
et la satisfaction
sont les pre-[p.210]-mières opérations de l'âme, après que Dieu
l'a illuminée par ce moyen elle
se dépouille de tous les
vices et péchés, et se revêt de vertu ; et elle est
tenue en
cet état jusqu'à ce qu'elle ait pris l'habitude des
vertus.Chapitre IV. Dieu verse et répand dans son cœur un
autre rayon
d'amour dont l'âme se remplit. Le corps est
restauré, et ce n'est qu'amour
et joie excessive jusqu'à ce
que l'amour qui est au-dessous de Dieu soit
consumé. Dieu lui
verse ensuite un autre rayon dont l'âme se remplit, et sa
surabondance restaure même le corps. On ne sent plus alors
qu'amour et
jubilation du cœur, on croit être en paradis.
L'âme est tenue en cet état
jusqu'à ce que tout amour qui
est au-dessous de Dieu soit consumé, et
qu'elle demeure avec
l'amour de Dieu seul, toute recueillie en lui, le
Seigneur lui
accorde une foule de grâces, et lui envoie des goûts fort
suaves
; elle s'en nourrit avec tous ses amis en Dieu, en proférant des
paroles d'amour semblables à des flèches ardentes qui
pénètrent les cœurs
de ses auditeurs. Le corps même s'en
enflamme tellement, qu'on dirait que
l'âme en veuille sortir
pour s'unir à l'objet de son amour. C'est un temps
de grande
paix et de grand contentement, car toute sa nourriture est de vie
éternelle. En cet état, on ne craint ni martyre, ni enfer, ni
contrariété ou
adversité qui puisse arriver : il semble
qu'avec cet amour tout se supporte
et s'endure aisément. O
cœur amoureux et joyeux ! O âme heureuse qui as
joui de cet
amour ! Tu ne peux plus ni goûter, ni voir autre chose, car ceci
est vraiment ton pays, le pays pour lequel tu as été créée
! O très doux
amour non connu, quiconque t'a goûté ne peut
plus exister sans toi. O homme
! toi qui es créé pour cet
amour, comment pourras-tu te contenter sans lui.
Comment
pourras-tu être en repos, comment vivras-tu ? Tu trouves en lui tout
ce qui se peut désirer ; et avec une si extrême satisfaction,
qu'on ne
saurait l'exprimer, ni se la figurer. Celui-là seul
qui l'éprouve peut en
comprendre quelque chose. O Amour, en
toi sont ras-
211
semblées toutes les joies et toutes
les saveurs ; en toi tous les désirs
sont satisfaits ! Celui
qui saurait exprimer ce que ressent un cœur embrasé
de
l'amour de Dieu ferait fondre ou se briser tous les autres cœurs,
quand
même ils seraient durs que le diamant et plus obstinés
que le démon. O
flamme d'amour ! tu consumes toute rouille, tu
chasses de l'âme toutes
ténèbres produites par un défaut ;
tu agis d'une façon si subtile, que la
moindre ombre
d'imperfection ne saurait subsister en ta présence : tu opères
de
telle sorte sur cette âme, que tu la nettoyes de ce qui peut se
découvrir
qu'avec tes yeux, lesquels vient que ce qui parait
perfection aux autres est
en réalité défaut. O Amour ! tu
purifies et tu consumes nos imperfections.
Tu illumines et tu
fortifies nos sentiments. Tu fais toi-même ce que nous
devons
faire de toute nécessité, et tu y es poussé uniquement par ta
pureté
et sans être aimé de nous. Alors cette âme,
stupéfaite de voir Dieu si
embrasé d'amour pour elle dit :
Chapitre V. L'âme demande ce que c'est que
l'amour.
Notre-Seigneur lui répond en partie, et lui parle de la grandeur,
des qualités, propriétés, causes et effets de son amour.
L'Ame. O Seigneur,
qu'est donc cette âme dont vous avez tant
de soin, dont vous faites tant
d'estime, et que nous estimons
si peu nous-mêmes ? Ah ! s'il m'était donné
de connaitre la
cause de votre si grand et si pur amour envers la créature
raisonnable, que je vois cependant vous être si contraire en
toutes choses !
Le Seigneur, l'exauçant en partie, lui
répondit ainsi : Si tu savais combien
j'aime les âmes, tu ne
pourrais plus savoir autre chose en cette vie, car
cette
connaissance te ferait mourir : et si tu vivais ce serait par l'effet
d'un miracle. Et, par contre, si tu voyais bien ta misère tout
en
connaissant ma bonté, et l'amour pur et grand avec lequel
je ne cesse jamais
d'opérer envers l'homme, tu vivrais en
désespérée ; car mon amour est tel,
qu'il ferait anéantir
non seulement le corps, mais même l'âme (si c'était
possible).
212
Mon amour est infini et je ne puis qu'aimer ce que
j'ai créé : mon amour est
pur, simple et net, et je ne puis
aimer qu'avec cet amour. Tout autre amour
paraîtrait erreur,
comme il l'est en effet, à quiconque aurait la moindre
intelligence
du mien. La cause de mon amour n'est autre que lui-même ; et,
comme
tu n'es pas capable de l'entendre, demeure en paix et n'entreprends
pas de chercher ce que tu ne saurais trouver. Mon amour se
connait mieux par
sentiment intérieur que par toute autre voie
; pour l'acquérir il faut que
l'amour, par son œuvre, sépare
l'homme de l'homme, car l'homme est à
lui-même son propre
empêchement. Cet amour consume et annihile la malignité,
il
rend la créature apte à connaitre et à entendre un jour ce qu'est
l'amour. O œuvre admirable et merveilleuse de l'amour ? Dieu
le donne à
l'homme, afin qu'il puisse faire ce qui est
nécessaire pour parvenir à la
perfection à laquelle il est
destiné. Il lui accorde encore les grâces et la
lumière dont
il a besoin, et il les augmente peu à peu de telle manière et
en
telle quantité, que jamais il n'en a ni plus ni moins qu'il ne faut
:
car, s'il n'en avait pas assez, il se pourrait excuser de
n'avoir pas opéré
parce que la grâce lui manquait : si elle
surabondait, il serait puni pour
avoir manqué d'y
correspondre. La grâce se multiplie selon que l'homme
l'emploie
: lorsque l'œuvre croît, la grâce aussi ; l'œuvre ne croissant
pas, la grâce ne croît pas non plus. En cette façon, il est
clair que, de
point en point, Dieu donne à l'homme ce qui lui
est nécessaire, ni plus ni
moins ; à chacun selon son degré
et sa capacité et tout cela, Dieu le fait
par amour et pour
l'utilité de l'homme. Mais nous sommes froids et
négligents
pour opérer, et l'instinct de l'esprit étant de parvenir
promptement à sa perfection, il nous semble que la grâce nous
manque, bien
qu'il n'en soit pas ainsi. C'est notre faute
uniquement si nous ne coopérons
pas selon la grâce présente
que nous avons et c'est pour cela qu'elle ne
croît pas à
l'avenir. O homme misérable ! comment pourras-tu t'excuser de
ne point correspondre aux soins si grands avec lesquels Dieu
t'a toujours
pourvu et te pourvoit encore ? Tu les comprendras
et les verras mieux au
temps de la mort. Alors tu demeuras muet
et étonné et, reconnaissant qu'il
en est ainsi, tu ne pourras
rien alléguer pour la défense ; tu auras grande
confusion de
toi-même, pour n'avoir pas voulu bien opérer, avec tant d'as-
213
sistance, tant de grâce, tant d'amour et tant de soins de ton
Seigneur,
lequel, pour satisfaire à ton autre requête, te
répond ainsi qu'il suit :
Chapitre VI.Dieu déclare à l'âme
qu'il lui fait de son corps un purgatoire
en ce monde. De la
nécessité que l'homme a de se renoncer et de se submerger
entièrement en Dieu ; et de la misère de l'homme qui s'occupe
d'autre chose
n'ayant que le temps de cette vie pour mériter.
Le Seigneur. Tu comprends
mieux, par l'expérience que par le
raisonnement, la cause des grandes
souffrances par lesquelles
tu dois passer. Sache cependant que je fais à
l'âme un
purgatoire de son corps ; par ce moyen, j'augmente sa gloire afin
de
l'attirer à moi sans autre purgatoire. Pour y parvenir, je frappe
sans
cesse à la porte du cœur de l'homme ; s'il consent, et
m'ouvre, je le
conduis, avec une solicitude continuelle, au
degré de gloire pour lequel je
l'ai créé. Et, s'il voyait,
s'il comprenait, le soin avec lequel je m'occupe
de mon salut
et de son avantage, il s'abandonnerait à moi tout entier, sans
réserve ; il laisserait et mépriserait le reste, quand bien
même il pourrait
avoir tout ce que j'ai créé et, pour ne
point perdre mon assistance, qui le
conduit à la gloire
suprême, il n'est sorte de martyre qu'il n'endurât
volontiers.
Mais je veux que l'homme se donne à moi uniquement par amour et
avec foi ; la crainte et la considération de l'avantage
personnel sont
contraires à cet amour et à cette foi, car ils
demeurent en l'amour-propre.
Or celui-ci ne peut cœxister avec
mon pur et simple amour, dans lequel il
est nécessaire que
l'esprit de l'homme soit submergé pour demeurer
uniquement
livré au soin que je prends de lui ; à ce soin sans lequel la
créature ne saurait entrer dans l'abîme simple et pur de mon
être, parce que
autrement ce lui serait un grand enfer. Et
l'homme n'ayant d'autre temps que
celui de la vie présente
pour purifier son âme en mon dit amour, au moyen de
la foi et
de mes nombreux secours, n'est-il pas bien misérable et bien fou
de
s'occuper d'autre chose, et de perdre ces moments précieux qui lui
sont
donnés uniquement pour cet effet, sans
214
que
jamais il en puisse avoir d'autres, et qui, une fois passés, ne
reviennent plus ? Ecoute donc, ô Ame très chère, écoute ma
voix, ouvre tes
oreilles à ton Seigneur, lequel t'aime de la
plus vive tendresse et te fait
infiniment de bien. Personne
autre que lui ne peut t'en faire ; car tu es
enveloppée d'une
foule de péchés, tu es plongée dans les misères et chargée
d'une masse de mauvaises habitudes ; ma lumière t'en fera voir
et connaitre
la gravité par ta propre expérience, lorsque tu
en seras délivrée. L'Ame.
Vous m'avez dit, Seigneur, beaucoup
de raisons qui me persuadent de
supporter volontiers et avec
constance tout ce que j'ai enduré jusqu'ici et
tout ce que
j'aurai à endurer encore. Mais, dites-moi, je vous en prie, si
cela
vous plaît ainsi, une raison de cette nécessité de souffrir qui
satisfasse mon entendement. J'en ai grand besoin, car je sens
venir sur moi
la véhémence de votre amour. Le Seigneur. Tu
sais que lorsque tu m'as donné
ton consentement au moyen de
ton libre arbitre, tu étais tellement souillée,
que, sans ma
providence, tu eusses été condamnée à l'enfer ; car, ayant été
conduite à la misère du péché, tu étais comme morte. Je
t'ai pourvue de la
lumière et de la contrition à l'aide
desquelles tu t'es confessée. Depuis
lors, tu as fait beaucoup
de pénitences, d'oraisons et d'aumônes, durant un
long espace
de temps, pour la satisfaction de tes péchés. Je t'ai laissée
combattre et t'affliger, jusqu'à ce que tu fusses assez
affermie pour n'y
plus retomber. Puis je t'ai fait t'exercer en
mille vertus dont tu as
contracté l'habitude, au point d'y
prendre plaisir, et de ne plus rechercher
d'autres
délectations.En ce même temps, cette âme commença à se délecter
en
choses spirituelles ; et une foule de tentations qui lui
survinrent la
rendirent très expérimentée dans la voie de
Dieu ; et le Seigneur lui fit
voir un grand nombre de traits de
sa providence au milieu des nombreuses et
diverses oppressions
et tribulations qu'elle eût à subir de la part des
hommes, du
monde, des démons, et d'elle-même, qui était pleine de mauvaises
habitudes. Il lui fallut combattre avec ces divers ennemis,
jusqu'à ce
qu'elle eût consumé toutes ces mauvaises
habitudes, tant intérieures,
qu'extérieures ; car ce sont
elles qui font la guerre à l'homme. Si ce
n'étaient les
mauvaises habitudes, personne ne serait jamais tenté que pour
recevoir aug-
215
mentation de grâce ; et la
tentation serait presque sans péril, car Dieu,
qui la permet
par amour pour nous, en soutient l'effort. Chapitre VII.L'âme,
revêtue de vertus, commence à respirer en son Seigneur. Dieu
lui fait voir
l'opération amoureuse dont il a usé envers
elle, par sa seule bonté, pour la
délivrer. L'âme,
reconnaissant ses misères, en est dans un continuel
embrasement,
ne pouvant ni parler, ni penser à autre chose. Quand Dieu eut
dépouillé cette âme de ces mauvaises habitudes et l'eût
revêtue de vertus ;
lorsqu'elle fut bien instruite en la voie
spirituelle, et qu'elle commença à
respirer un peu en son
Seigneur (comme étant hors de bataille et libre de
servitude
), elle demeura fort contente ; car Dieu lui ouvrit les yeux et
lui
montra combien il l'avait aidée, et comment il l'avait défendue de
ses
nombreux ennemis, visibles et invisibles, et d'elle-même,
qui était le pire
de tous. Alors l'âme, voyant tant de soins
et tant d'amour, et se trouvant
intérieurement tout allégée
de l'affliction passée, se tourna de plus en
plus vers son
Seigneur ; et celui-ci, voulant la tirer à un état plus
excellent
encore, lui fit voir aussi, avec l'œil du divin amour,
l'opération
que son immense et constance sollicitude avait fait en elle.
Elle
demeura étonnée et stupéfaite, après avoir considéré ce
qu'était Dieu
et ce qu'elle était elle-même; en d'autres
termes, en reconnaissant que la
bonté de Dieu l'avait délivrée
par son pur et simple amour, elle pauvre,
malheureuse, et
plongée dans une foule de misères, et l'avait rendue capable
de
recevoir ce divin amour. Cette vue la faisait crier ; elle confessait
ses
misères et ses péchés : et cet amour que Dieu lui avait
montré l'embrasait
sans cesse, tellement qu'elle ne savait ni
ne pouvait s'occuper d'autre
chose ; elle resta dans cet état
jusqu'à tant que les autres amours, tant
spirituels que
corporels fussent consumés.Or, plus l'amour de Dieu dure,
plus
il est délivré des autres liens, plus aussi il devient fort, et
plus sa
secrète opération est puissante et retient l'âme
occupée. Cette âme se
trouvant
216
en cet état,
jouissait donc de toute chose en paix et en délectation, tant
extérieure qu'intérieure ; car elle ne connaissait pas encore
la voie par
laquelle le Seigneur voulait la mener, quoiqu'elle
en fût bien proche : et
Dieu lui dit ce qui suit : Chapitre
VIII. Notre Seigneur montre à l'âme
qu'elle n'avait purement
rien mérité, ayant employé, à se purifier, le temps
qui lui
avait été donné pour croître en grâce et en gloire ; et que sans
son
aide elle n'eût rien su faire. Le Seigneur. Ma fille,
jusqu'à présent, tu as
suivi mes goûts et mes parfums ; ils
t'ont conduite et portée dans toutes
les voies que tu as
traversées ; mais sans mon aide tu n'aurais rien pu
faire. Par
ma grâce, tu t'es purgée ainsi de tes péchés, et dépouillée de
tes affections ; tu t'es revêtue de vertus, enflammée
d'amour, et quasi unie
à moi dans cet amour, et tu y es
tellement délectée, intérieurement et
extérieurement qu'il
te senblait presque être en paradis. Mais je te le
déclare,
jusqu'à présent, tu n'as rien mérité, parce que tu étais obligée
de
faire tout ce que tu as fait : les pénitences, les jeûnes,
les aumônes et
les oraisons ; il fallait opérer ces choses
avec l'assistance de ma lumière,
pour le paiement de tes
dettes et comme tu n'avais pas de quoi satisfaire,
cela t'a été
octroyé gratuitement, afin que tu y parvinsses. Et sache que
tout
le temps que tu as dépensé à satisfaire pour tes péchés reste
perdu,
pour ainsi dire ; car ce temps en amour, en grâce et en
gloire. Il en
résulte, je le répète, que tu n'as rien mérité
encore, bien qu'il te semble
avoir fait de grandes choses, et
qu'elles soient en haute estime chez ceux
qui n'en ont pas une
entière connaissance. Il fallait aussi te revêtir de
vertus,
parce qu'elles attirent l'amour ; cela était nécessaire également
pour te défendre des vices et te rendre apte à recevoir plus
de lumières.
Et, te reconnaissant incapable par toi-même et
inhabile à toute bonne œuvre
( et voulant cependant que tu
opérasses avec persévérance ), je t'ai donné
un amour
caché, au moyen duquel toutes les puissances, ainsi que les
sentiments du corps, ont été
217
disposées
volontairement à satisfaire. Je t'ai enseigné à m'aimer, pour te
dépouiller de tout autre amour ; puis je t'ai menée jusqu'à
la porte de mon
vrai et parfait amour et tu n'as pas été plus
avant, parce que cela excède
ton intelligence et surpasse tes
facultés. Mais, avec tout cela, tu n'es pas
contente, car tu
as l'instinct de passer outre : toutefois, tu ne sais ce
que tu
dois vouloir. Chapitre IX.L'esprit, voyant l'âme amenée à la porte
du
divin amour, se résout à la faire beaucoup souffrir, et le
corps également :
il dit à son âme qu'il veut se séparer
d'elle, et que, pour revenir à sa
pureté première, il faut
qu'elle endure beaucoup de martyres. Quand l'Esprit
vit que
l'Ame, conduite à la porte du divin amour, n'était ni capable de
retourner en arrière, ni d'avancer, et que Dieu, qui l'avait
menée jusque-là
par de nombreux secours, tenait toutes les
parties de l'âme contentes, mais
non pas satisfaites il dit :
L'Esprit. Maintenant, il est temps qu'à mon
tour je fasse à
l'Ame ce qu'elle m'a fait à moi. Pendant plusieurs années,
je
lui ai été soumis, et j'ai été exclus de ma demeure, avec une
cruauté si
grande, que cela ne peut s'exprimer ; car elle
était tellement enlacée et
opprimée par les choses de ce
monde, qu'en usant de toutes mes forces je ne
pouvais réussir
à m'élever à mes opérations spirituelles. Je tâchais de
m'aider
par le stimulant de la mort, par la peur de l'enfer, par l'espoir du
paradis, par les sermons et les autres suffrages de l'Eglise,
par les
inspirations divines, par les maladies, la pauvreté et
les autres
tribulations de la terre afin que l'âme, abandonnée
de toutes les choses
mondaines et manquant de tout autre
secours, recourût à Dieu, dans son
extrême nécessité.
Quelquefois , à la vérité, elle s'adressait à lui en ce
besoin,
et elle promettait de faire de grandes choses s'il l'assistait ;
mais, ces moments passés, elle retournait à sa manière de
vivre habituelle,
et moi, de force, à ma prison : ceci m'est
arrivé fort souvent. Or,
maintenant que je vois l'âme, avec
tous ses sentiments et avec ceux du
corps, amenée au point de
ne pou –
218
voir passer outre, ni retourner sur ses
pas, je veux tous me les assujétir
et les tenir emprisonnés
de telle sorte, qu'ils ne puissent plus ni me faire
obstacle,
ni me causer du retard. Crier ne leur servira à rien ; ils seront
à
ma discrétion, tout comme j'ai été à la leur au milieu des
mauvais
traitements. Et encore, je ne leur serai pas aussi
cruel qu'ils me l'ont
été, car je ne recevais pas la moindre
consolation de mon pays, qu'à
l'instant même elle ne fût
suffoquée par tous les ennemis que j'avais autour
de moi.
Cependant je tiendrai l'âme complètement resserrée et sujette ; je
lui ferai subir autant de supplices qu'elle en pourra
supporter, sans en
avoir la moindre pitié. A présent que je
l'ai en mes mains, je la veux
rendre tellement nus et aride, et
la laisser dans un si complet abandon,
qu'elle ne saura pas de
quel côté se tourner, si ce n'est pour subvenir aux
nécessités
de la vie, car je ne veux pas que la mort s'ensuive il faut
qu'elle
ait un plus long martyre. Ce martyre ne sera pas connu et on ne
pourra y porter remède. Je ne veux pas qu'il lui reste un
membre qui ne soit
martyrisé, jusqu'à ce que mon œuvre soit
bien complète ; de telle sorte que
ceux qui verront l'âme en
tant de tourments lui désirent la mort, afin
qu'elle souffre
moins, et qu'elle la souhaiterait elle-même, si cela se
pouvait
sans péché. L'Ame. J'ai entendu de grandes menaces et j'ai vu ce
que
je dois souffrir ; j'en suis bien informée. Mais je n'ai
pu savoir encore la
cause pour laquelle je dois endurer tout
cela, et on m'a promis de me le
dire. L'Esprit. Je veux me
séparer de toi. Maintenant je te répondrai en
paroles ; plus
tard, je te répondrai mieux encore par les faits et une
expérience
qui te fera porter envie aux morts. Tu as été conduite au point
où
tu te trouves, par beaucoup de moyens doux et de grâces divines dont
tu
t'es revêtue. Tu les a dérobées en te les appropriant
elles sont si
subtilement cachées en toi, que tu ne t'en
aperçois pas ; il y a déjà tant
de temps que tu as
l'habitude de ces larcins, qu'il n'y a d'œil au-dessous
de
celui de Dieu qui les puisse voir ; toi même tu ne le croirais pas,
si
autre que Dieu te le disait. Mais peu à peu tu verras et
reconnaîtras, par
l'expérience, que tu t'es attribué une
part de la première lumière qui te
fût donnée, que tu en as
fait autant de la contrition, de la confession et
de la
satisfaction, des oraisons et des autres œuvres vertueuses, du
dépouillement extérieur et intérieur, du suave
219
amour de Dieu, du détachement de toutes choses en ce qui
concerne les
sentiments du corps, lesquels semblaient
absolument morts pour avoir été
vaincus par l'opération
divine. Et, comme tes puissances se sont longtemps
nourries de
toutes ces œuvres ( qui passaient par le milieu de tes
sentiments
), tu demeuras pleine de l'amour de Dieu, et d'une si grande
vigueur, que souvent il te semblait être en paradis. Tu
jouissais de tout
cela dans ton intérieur comme de choses
tiennes que Dieu t'aurait accordées
pour tes mérites ; tu ne
les rapportais pas totalement et sans réserve au
Seigneur, en
toute simplicité et netteté, comme tu le devais. Tu as donc été
voleuse et tu es restée souillée et il te faudra souffrir
tous les maux qui
t'ont été annoncés et montrés. Sache
qu'il y a beaucoup à faire, lorsque
Dieu veut nettoyer une âme
ici-bas et la rendre à sa pureté première, sans
la faire
passer par un autre purgatoire au-delà de cette vie et surtout
lorsqu'il veut la faire arriver à quelque haut degré de
gloire car alors
cette âme a besoin non seulement de se
purifier, mais de passer outre, et de
mériter beaucoup par de
grands martyres. Et quand, le moment en fut venu, et
que cela
plut à Dieu, il resserra le dit esprit, le tenant enfermé en soi,
si étroitement que l'âme et le corps restèrent privés de
toute
correspondance et demeurèrent complètement nus et
arides ; c'était chose
étrange que de vivre en cette façon,
au commencement surtout : car c'était
passer d'une extrémité
à l'autre, bien que Dieu agit peu à peu et
secrètement. Mais
enfin il arriva à cette âme ce qui advient ordinairement
du
canon, lequel, après qu'on y a mis le feu, éclate et perd le feu et
la
poudre. De même cette âme, après qu'elle eut conçu le
feu du très brûlé
d'abord, et, arrachée à toute
sensibilité, elle n'y put plus retourner.
Cette âme était
comparable également à un instrument de musique qui rend des
sons
forts doux, tant qu'il a ses cordes, mais qui se tait lorsqu'il n'en
a
plus. Car, auparavant, l'union de ses sentiments et de ceux
du corps
produisait une harmonie suave dont chacun se
réjouissait, tandis que
maintenant, démusique qui rend des
sons fort doux, tant qu'il a ses cordes,
nue et muette. Alors,
quand elle se vit si étroitement assiégée par
l'esprit,
220
et sans espérance de pouvoir s'en délivrer (à cause des
menaces qu'il lui
avait faites ), elle cria vers Dieu et dit :
Chapitre X. L'âme reconnait
qu'il faut qu'elle satisfasse
volontairement et qu'il lui semble être
abandonnée de Dieu.
Elle demande quelque personne pour l'assister. Comment
l'humanité
fut mise à l'épreuve dont elle avait été menacée. Des martyres
que le corps souffrit, étant privé de la correspondance de
l'esprit. L'Ame.
Seigneur, je vois qu'il faut que je me purifie
des larcins que j'ai faits de
vos grâces spirituelles ; je
commence à comprendre que, m'étant
volontairement complu dans
le péché par le corps, il faut que je satisfasse
volontairement
et avec douleur, tant en mes sentiments qu'en ceux du corps,
pour
payer jusqu'à la dernière obole. Je vois encore que j'ai dérobé
secrètement ce qui vous appartient, que je me suis appropriée,
avec beaucoup
de complaisance, les grâces spirituelles, et que
je m'en suis delectée, en
me livrant à des impressions
agréables, en parlant, en écoutant, en goûtant,
et en
beaucoup d'autres choses, sans vous les rapporter toujours comme je
le
devais. Maintenant je reconnais la grandeur de ces larcins,
ce sont les
choses les plus importantes qui se puissent dérober
; elles sont fort
au-dessus de la misère de l'homme, auquel
aucun bien ne convient, si ce
n'est quand il vous plaît de lui
donner par grâce. Il faut donc que nous
reconnaissions que
toute grâce vient de vous, et qu'elle y retourne,
autrement
nous sommes des voleurs. Et ce vol a son principe dans le démon
qui
l'a commis le premier et qui nous tente continuellement ; beaucoup en
sont trompés. Mais comment satisferai-je pour ce péché si
grand et si
subtil, maintenant que je ne conserve ni vigueur,
ni sentiment de l'âme ou
du corps ? je ne sais si je suis
vivante ou morte. C'est une dure chose que
de vivre en ce
monde, et pourtant il m'y faut rester en grand martyre, pour
me
purger de mes défauts. Il me semble que je suis abandonnée de
l'assistance divine,
221
au moins je n'en ai aucun
sentiment qui puisse être connu d'autre que de
vous, ô mon
Dieu. Mais je serai toujours disposée à recommancer mes larcins
et
étant, à cause de cela, délaissée de toutes parts, j'ai besoin au
moins,
ô mon Seigneur, de quelque personne, qui m'entende et
me soutienne dans les
tourments que je vois venir sur moi ;
donnez-moi : on en fait autant pour
les condamnés, afin qu'ils
ne désespèrent point. Alors Dieu réconforta
quelque peu
l'humanité mais bientôt il lui fit éprouver ce dont il l'avait
menacée ; il en résulta que le corps tomba malade petit à
petit. Et, comme
il était privé de la correspondance de
l'esprit (lequel tenait les
puissances de l'âme suspendues et
occupées ), ce corps demeurait dépouillé
aride, sec, et ne
savait pas que Dieu faisait cette œuvre ; il se consumait
ainsi
chacune de ses souffrances lui causait de vives douleurs ; la maladie
croissait continuellement, de telle sorte que si Dieu n'eût
tenu l'intérieur
occupé par une opération secrète, il n'eût
pas pu la supporter. Mais le
Seigneur lui donna pour l'assister
extérieurement, et selon ses besoins, un
religieux, qui
comprenait l'opération divine et qui lui était un grand
soutien
; car par nature l'humanité n'aurait pas pu vivre au milieu de
martyres si multipliés et si acerbes, qu'ils ne se peuvent
raconter en
langage ordinaire, et qui, s'ils étaient racontés,
ne seraient pas compris,
quand bien même on les verrait avec
les yeux ; le martyre intérieur était
infiniment plus grand
encore que l'extérieur, et on ne savait par quel moyen
ou par
quelle voie y porter remède. Quelquefois Dieu soulageait l'humanité
durant plusieurs jours, pendant lesquels elle restait sans
souffrances et
paraissait saine, bien que l'oppression
inférieure allât croissant. Elle se
promenait alors par la
maison, et se consumait toute, sans que personne
comprit ce
qu'elle avait, tant cette opération divine était subtile, cachée
et pénétrante. Puis alors l'humanité était assaillie de
nouveaux martyres,
en lesquels elle se détruisait sans remède
: et, quand Dieu tourmentait le
corps, il fortifiait l'esprit,
et lorsqu'il martyrisait l'esprit il
réconfortait le corps ;
ainsi l'une et l'autre partie de cette créature
souffrait tour
à tour. Elle persévéra dix ans en cet état, ayant chaque jour
moins conscience et connaissance de ces opérations occultes
par lesquelles
Dieu la tenait liée avec soi.
222
Par
après il la dépouilla encore extérieurement de son confesseur et
de
toute autre chose vers laquelle elle eût pu tourner les
yeux l'esprit
attirait tout à soi avec impétuosité ; et ce,
parce qu'il était attiré
lui-même de Dieu (mais sans saveur
), avec un amour caché si fort et si
pénétrant, qu'il
consumait en lui l'esprit avec l'âme et les sentiments
corporels,
et que tout demeurait abîmé et noyé en Dieu. Cet amour
anéantissait, purgeait et nettoyait tout le larcin qui lui
avait été fait
précédemment d'une manière occulte et
subtile ; et la pénitence se faisait
dans le secret, sans que
la cause en fût connue. Mais l'humanité en demeura
tellement
oppressée et écrasée, qu'elle fut contrainte de dire à son
Seigneur, d'une voix dolente : " O mon Dieu ! comment se
peut-il que vous
m'ayez abandonnée et délaissée au milieu de
tous ces martyres extérieurs ,
et inférieurs ? je ne puis
cependant pas me plaindre de ces souffrances,
parce que, lors,
même que je suis plongée en autant de tourments que j'en
puis
porter, je reste contente dans le secret de mon intérieur, par
l'action
d'un feu amoureux, subtil et pénétrant, qui détruit
en moi, peu à peu, toute
vigueur corporelle, animale et
spirituelle ; ce sera vraiment une chose
étonnante de voir
vivre une créature privée de toutes ses forces vitales !
je
me sens encore dépoullée extérieurement de mon confesseur, et je
suis
devenue si faible, que je n'ai plus la vigueur nécessaire
pour me tourner de
quelque côté que ce soit. Quant à
l'intérieur, la force occulte qui m'était
donnée se consume,
et je ne me trouve plus apte à rien recevoir ni du ciel
ni de
la terre ; je demeure presque comme un corps mort et cependant
il me
faut vivre tant qu'il vous plaira : mais je ne comprends
pas comment je
pourrai vivre sans assistance, et cependant, si
elle m'était donnée, je ne
saurais plus la recevoir"...
Chapitre XI. Du rayon de la gloire et de la
force qu'elle en
reçoit. Comment Dieu attirait l'esprit, et de l'occupation
fixe
en Dieu et de son martyre. Ce que c'est que vivre en terre,
223
ayant l'esprit au ciel. Martyres par lesquels il faut passer
pour être
exempt du Purgatoire. Vers la fin de cette
opération, Dieu lui vint en aide
d'une autre manière, en lui
montrant parfois un rayon de cette gloire dont
elle était déjà
proche, parce que les affections de l'âme et les sentiments
du
corps étaient consumés.Ce rayon la vivifiait à tel point,
intérieurement
et extérieurement, bien qu'elle ne le vit
qu'un seul instant, qu'elle en
restait toute fortifiée pendant
quelques jours. L'impression lui en
demeurait intérieurement,
sans qu'il fût nécessaire de la raviver. Elle vit
alors que
Dieu tenait l'esprit tellement fixé en lui, qu'il ne le laissait
point se détourner un seul petit moment ; et que plus l'esprit
était dans
cette occupation, plus aussi il lui était
difficile de retourner en arrière,
parce que sa répugnance de
revenir sur ses pas était si forte, que je ne
puis trouver de
paroles pour la dire. Il en arrivait ainsi parce que
l'esprit
était plongé dans cette mer qu'il trouvait toujours plus vaste,
Dieu le tirant toujours à une plus grande profondeur. Il
s'anéantissait
continuellement en lui-même, et se
transformait en Dieu, lequel dit à l'âme
ces paroles : Le
Seigneur. Je ne veux pas que jamais tu te mêles de mes
opérations,
car tu en déroberais toujours quelque chose en t'appropriant ce
qui
ne t'appartient pas. Je ferai donc le reste de l'œuvre sans que tu
en
saches rien : je veux te séparer de ton esprit et qu'il se
trouve noyé dans
mon abîme. L'Humanité entendant cela, dit
tout éperdue : C'est moi qui
demeure ici dans les tourments,
je ne vis pas, et je ne puis mourir : je me
vois de jour en
jour plus opprimée et comme anéantie. Quand on m'a montré ce
qu'était cette occupation si fixée en Dieu, qu'il devenait
impossible de
respirer un seul petit moment, j'ai bien compris
que cet assaut serait tout
dirigé contre moi, malheureuse ; et
cette opération m'était tellement
terrible, que toutes mes
chairs en recevaient affliction ! Car cette fixité
sans un
seul moment de mouvement est chose qui convient aux bienheureux en
paradis ; ils vivent en Dieu, perdus en lui. Mais que moi je
vive en terre
et l'esprit au ciel, c'est l'œuvre la plus
merveilleux que j'aie jamais
entendue, et le martyre le plus
terrible que je puisse avoir en ce monde. Il
fut alors à
l'Humanité que quiconque veut entrer dans la vie éternelle, sans
passer par le purgatoire, doit d'abord mourir au monde pendant
l'existence
présente ; c'est-à-dire qu'il
224
faut
que toutes les imperfections de l'âme soient consumées au point
qu'elle
reste perdue en Dieu ! Mais, puisque je t'entends ainsi
crier, ajouta le
Seigneur, je vois bien que tu n'es pas encore
morte ; pourtant il te faudra
vivre jusqu'à ce que tu te
trouves sans liens dans la vie. Puis, lorsque ta
vivacité sera
consumée, et que tes sentiments seront affaiblis, tu ne
sentiras
pas autant les souffrances et tu ne les verras plus d'aussi loin
avec autant de peur qu'à présent : tu t'abandonneras à Dieu,
non pas par les
puissances de ton âme, ni par l'instinct de
nature corporelle mais parce que
Dieu aura pris toutes ces
opérations en soi et qu'il opère en nous selon son
bon
loisir, si subtilement et secrètement que l'homme, en qui
s'accomplit
l'œuvre, ne s'en aperçoit pas. Ceci se fait afin
qu'il sente le martyre que
Dieu lui envoie ; car autrement il
ne te sentirait pas tant. Et, si l'homme
connaissait l'œuvre,
il la contrarierait toujours, quand bien même il ne le
voudrait
pas, par le fait du malin instinct, accompagné des mauvaises
habitudes cachées dans la partie la plus intime de l'âme.
Mais Dieu, sachant
que s'il n'y pourvoyait, l'homme ne pourrait
vivre dans cette extrémité, le
soutient de diverses manières,
et en différents temps, selon la nécessité.
Au commencement,
les secours sont assez évidents, afin que la créature
puisse
persévérer avec amour et s'habituer aux œuvres spirituelles. Puis,
peu à peu, Dieu en diminue l'évidence, selon qu'il voit
l'homme plus fort
supporter les combats. Et plus l'homme est
fort au commencement, plus aussi
il peut s'attendre à subir un
grand martyre à la fin : Dieu, à la vérité, y
pourvoit
toujours selon la nécessité ; mais il fait sans comparaison plus
dans le secret qu'ouvertement, et il ne cesse jusqu'à la mort.
225
De quelques questions touchant l'amour de Dieu envers
l'homme adressées par
l'âme a son Seigneur, et des amoureuses
réponses de Dieu... le tout s'étant
vérifié en la sainte
elle-même.Chapitre Premier.L'âme demande à Dieu la
cause de
son grand amour envers l'homme, lequel lui est si contraire. Elle
demande aussi ce qu'est l'homme dont il a si grand soin. L'Ame.
O Seigneur !
vous voyant si embrasé d'amour pour l'homme, je
voudrais savoir la cause de
ce grand amour ; je désire
d'autant plus la connaître, que l'homme vit d'une
manière
tout opposée à votre volonté, qu'il ne correspond pas à votre
amour,
qu'il résiste à toutes vos opérations, qu'il vous est
contraire en toutes
choses, tout occupé de la terre, aveugle,
sourd, muet et fou ; sans règle et
sans forces pour opérer
selon votre volonté ! je vous confesse aussi,
Seigneur, que
j'ignore ce qu'est cet homme dont vous avez tant de soin. Je
ne
sais si vous êtes son Seigneur ou son serviteur. Il semble que
l'amour
vous ait aveuglé à tel point, que vous ne connaissiez
plus nos misères. Je
vous prie, Seigneur, de vouloir bien me
satisfaire pleinement en cela
encore. Le Seigneur. Tu demandes
une chose si grande, que tu ne saurais la
comprendre ; mais,
pour contenter ton intelligence faible et pauvre, je t'en
montrerai
quelque peu ; si j'en donnais une plus claire vue, tu ne pourrais
vivre, à moins que la grâce ne te soutint. Sache d'abord que
je suis Dieu,
immuable, et que j'aimais l'homme avant de le
créer. Je l'aimais d'un amour
infini, pur, simple, sans cause
aucune ; je ne puis ne pas aimer ce que j'ai
créé et destiné,
selon son degré, à contribuer à ma gloire. De plus j'ai
amplement
pourvu l'homme de tous les moyens convenables pour parvenir à sa
fin. Je lui ai accordé des dons naturels et des grâces
surnaturelles, qui,
de ma part, ne lui manquent jamais. De plus
mon amour infini l'entoure par
divers moyens et voies, afin de
le soumettre à ma providence ; et je ne
trouve rien qui me
soit contraire que le libre arbitre
226
dont je l'ai
doué. Je combats toujours ce libre arbitre par l'amour, jusqu'à
tant que l'homme me le donne et m'en fasse un présent puis,
après l'avoir
accepté, je le réforme peu à peu par une
opération secrète, et avec un soin
amoureux, et jamais je ne
l'abandonne que je ne l'aie mené à la fin à
laquelle il est
destiné. Quant à ton autre question : Pourquoi j'aime cet
homme
qui m'est si contraire, et qui est si plein de misère dont
l'infection
monte de la terre au ciel, je te réponds : Qu'à
cause de mon infinie bonté,
et du pur amour dont j'aime
l'homme je ne puis m'arrêter à ses défauts, ni
cesser de
faire mon œuvre, laquelle consiste à le combler toujours de bien.
Je lui montre ses faiblesses à ma lumière et les lui fais
connaître ;
lorsqu'il les connait il les pleure, et lorsqu'il
les pleure il s'en
purifie. Et sache que je ne puis être
offensé par l'homme que lorsqu'il met
obstacle à l'opération
que j'ai ordonnée pour le mener à sa fin ; en
d'autres
termes, que lorsque mon amour ne peut agir selon les besoins de la
créature. Or, cet obstacle est uniquement le péché mortel.
Quant à cet amour
que tu demandes à connaître, tu ne saurais
le comprendre, car il n'a ni
forme, ni mesure : tu ne peux le
connaître par la voie de l'entendement,
parce qu'il n'est pas
intelligible : il se connaît quelquefois par ses
effets,
lesquels sont petits ou grands suivant la quantité d'amour qui fait
opérer. Quiconque n'aurait pas perdu la foi, et verrait les
efffets que Dieu
produit dans les hommes, par ce rayon d'amour
qu'il répand secrètement dans
leurs cœurs, en serait
certainement enflammé à tel point, qu'il ne pourrait
vivre,
car la véhémence de cet amour le réduirait à néant. Mais,
quoique la
créature soit presque toujours dans l'ignorance à
cet égard, tu vois
cependant que, poussés par cet amour
inconnu, des hommes abandonnent
volontairement, pour lui, le
monde, les biens, les amis et les parents ; les
autres amours
et les délectations leur sont alors de haine. Cet amour
l'homme
à se vendre pour être esclave, à devenir sujet des autres jusqu'à
la
mort il augmente tellement, qu'il ferait endurer mille
martyres ;
l'expérience l'a toujours démontré et le fait
voir continuellement. Tu
comprends donc que cet amour convertit
les bêtes en hommes, les hommes en
anges, et qu'il fait des
anges quasi des dieux par participation. Tu vois
les hommes
changer du tout au tout, de terrestres devenir célestes, et leurs
âmes et leurs
227
corps s'exercer dans les choses
spirituelles. Leurs discours et leur genre
de vie ne sont plus
les mêmes, ils font l'opposé de ce qu'ils étaient
accoutumés
de faire et de dire. Chacun s'en émerveille, trouve que c'est
chose
excellente, et en ressent en quelque sorte de l'envie, bien que
l'œuvre ne puisse être comprise que par celui qui en fait
l'expérience. Car
cet amour intime, pénétrant et suave, que
la créature sent dans son cœur,
ne se connaît pas, et ne
peut s'exprimer et se comprendre que par
l'intelligence
d'affection, en laquelle l'homme se sent occupé, lié,
transformé,
content, pacifique et ordonné, sans contradiction aucune avec
ses
sentiments corporels ; de sorte qu'il n'a rien, ne veut rien, et
désire
rien. Il demeure en repos, satisfait au fond de son
cœur, et ne connait
rien d'autre. Il est étroitement lié par
un fil très subtil que Dieu tient
secrètement en sa main ; et
le Seigneur laisse combattre l'homme, et tenir
tête au monde,
aux démons et à lui-même; et la créature, se voyant très
faible, et ne pouvant se donner d'aide d'aucun côté, craint
partout de
tomber en quelque précipice : mais Dieu ne la
laisse pas choir. Ceci, ô Ame,
n'est pas encore le véritable
amour que tu cherches à comprendre. Il existe
quand, par les
moyens compatibles avec la misère humaine, j'ai consumé
toutes
les imperfections de l'homme, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.
Pour le reste qui ne se voit pas, j'opère en la façon
suivante : je descends
avec un fil d'or très subtil, lequel
est mon amour occulte ; et à ce fil est
lié un hameçon qui
prend le cœur de l'homme : le cœur se sent blessé, sans
savoir
ce qui le lie et le prend il ne peut, ni ne veut se mouvoir, parce
que je le tire, moi qui suis son objet et sa fin ; il ne
comprend pas
l'opération mais, tenant le fil en main, je le
tire toujours à moi, avec un
amour si pénétrant, que la
créature demeure surmontée, vaincue, et toute
hors
d'elle-même. De même qu'un supplicié ne touche point des pieds à
la
terre, mais demeure en l'air attaché à la corde qui lui
donne la mort, de
même aussi l'esprit en question reste
attaché au fil de cet amour, par
lequel meurent toutes les
imperfections cachées et inconnues de l'amour de
ce fil dont
il se sent le cœur lié. De même aussi toutes les autres
opérations faites avec cet amour, et sont rendues agréables
par la grâce,
gratum faciens. Car alors c'est Dieu qui opère
par son pur amour, sans que
l'homme s'en mêle : et le
Seigneur, ayant pris soin de cet
228
homme et l'ayant
tiré tout à soi, agit par ce moyen, et l'enrichit de ses
biens
avec une si grande profusion, qu'à l'heure de la mort il se trouve
tiré par le fil de l'amour, et noyé dans l'abîme divin sans
qu'il le sache.
Et, bien que la créature, en ce état, semble
une chose morte, perdue et
abjecte, elle trouve néanmoins sa
vie cachée en Dieu, où sont tous les
trésors et toutes les
richesses de la vie éternelle, et on ne peut dire, ni
imaginer
ce que Dieu a préparé à cette âme, sa bien-aimée. L'âme, ayant
entendu ces choses, se sentit embrasée et enflammée de très
grand amour, et
fut forcée de dire ce qui suit : Chapitre II.
Exclamations de l'âme.
Notre-Seigneur lui demande la cause de
son étonnement, du goût qu'elle avait
pris aux compagnies des
personnes spirituelles, et des gracieux discours qui
s'y
faisaient. L'Ame. O langue ! pourquoi parles-tu, toi qui ne trouves
point de mots propres à exprimer l'amour que sent mon cœur ?
O cœur
embrasé d'amour ! pourquoi ne consumes-tu pas le corps
dans lequel tu es
enfermé ? O esprit ! que fais-tu encore lié
ici en terre ? Ne vois-tu pas la
véhémence d'amour avec
laquelle Dieu t'attire et te désire ? Brise ce corps
afin que
chacun puisse aller en son lieu ! Dieu, voyant l'âme si
démeusurément enflammée et voulant l'arrêter un peu, lui
montra un rayon de
l'amour avec lequel il aime l'homme ; et cet
amour est si pur, si simple et
net, que lorsque l'Ame le vit,
elle en fut stupéfaite, étonnée et comme
anéantie ; alors
Notre-Seigneur l'appela et lui dit : Le Seigneur. Qu'as-tu,
pourquoi
es-tu si changée ? Quelle est la chose nouvelle que tu as vue, et
qui t'a arrêtée en si grand feu d'amour ? Il semble d'abord
que tu dusses
briser le corps pour trouver l'objet de ton
amour, tant était grand le
plaisir, tant était suave le goût
que tu ressentais avec plusieurs amis
auxquels tu étais unie
par le bien et cet amour si doux ; et maintenant, je
te vois
arrêtée et abandonnée : il me semble que tu ne veuilles plus
connaître personne ? En effet cette âme était auparavnt
souvent réunie avec
229
plusieurs de ses amis
spirituels, parlant de l'amour divin, de manière qu'il
leur
semblait, à tous ensemble, et à chacun en particulier, être déjà
dans
le paradis : O les doux colloques qui se faisaient alors !
Celui qui parlait
et celui qui écoutait... chacun se
repaissait d'une nourriture spirituelle,
douce de charmes. Le
temps s'envolait trop vite pour que l'on pût se
rassasier ;
mais tous étaient si embrasés et enflammés, que souvent ils ne
pouvaient plus parler, encore moins se séparer, et qu'ils
semblaient hors
d'eux-mêmes. O les amoureux repas ! les douces
viandes, la gracieuse union,
la ravissante compagnie ! On ne
s'entretenait d'autre chose que de l'amour
divin, de ses
opérations, et des remèdes propres à écarter ce qui lui fait
obstacle. On voyait clairement que tout ce qui s'opérait dans
ces assemblées
était pour Dieu et pour l'utilité des âmes :
on ne pouvait penser à autre
chose ! Et cependant l'Ame
répondit ce qui suit à la question du Seigneur.
Chapitre
III.L'âme reconnait que ce qu'elle faisait en apparence pour Dieu
procédait de l'amour-propre. Elle demeure étonnée à la vue
de l'amour pur,
et demande ce qu'est cet amour. Notre-Seigneur
lui répond qu'elle ne peut le
comprendre, et que lui-même
étant l'amour ne veut être compris que par les
effets. L'Ame.
Seigneur, vous m'avez montré une lumière nouvelle, par
laquelle
j'ai vu que tout mon précédent amour n'était qu'amour-propre ; ses
opérations, qui me semblaient si amoureuses en vous et pour
vous, étaient
toutes souillées de moi-même, je le reconnais
maintenant, car elles
passaient par mon milieu ; je me les
appropriais en secret, elles
demeuraient cachées en moi, sous
votre ombre, ô Seigneur ! ô vous, en qui je
me reposais !
Mais, depuis que j'ai vu votre amour pur, simple, net,
embrasé,
et les opérations de cet amour, je suis demeurée hors de moi et
morte à moi-même; et tous les autres amours les plus intimes
sont sortis de
moi. O amour divin ! que pourrais-je dire de
vous ? Je suis surmontée et
vaincue par vous.Je me sens mourir
d'amour et
230
je ne sens pas d'amour, je me trouve
abîmée dans l'amour, et je ne connais
pas l'amour : je le
sens opérer en moi et je ne comprends pas l'opération ;
je
sens mon cœur brûler d'amour, et je n'en vois pas le feu. O mon
Seigneur, je ne puis cesser de chercher quelque indice de cet
amour ; et,
bien que complètement vaincue par la nouvelle
lumière que vous m'avez
montrée, je ne désespère cependant
pas encore d'en savoir davantage sur lui
: il renferme tout ce
qu'il y a de désirable au ciel et sur la terre, il
contente
l'homme mais, loin de le rassasier jamais, il augmente au contraire
toujours sa faim. Ce simple et pur amour est si doux et plein
de charmes, si
approprié au cœur de l'homme, que quiconque en
aurait goûté un seul atome
ne cesserait jamais de la
poursuivre, quand bien même il devrait y laisser
mille fois la
vie corporelle. Qu'est donc cet amour qui surmonte tout ?
Seigneur,
vous m'en avez déjà dit plusieurs choses ; mais ce que vous m'en
avez dit me semble toujours moindre que ce qui est : et,
puisque vous m'avez
donné le brûlant instinct de m'en
enquérir davantage, je ne saurais croire
que c'est en vain.
Vous m'avez promis de donner à mon désir une satisfaction
que
je n'ai pas encore reçue. Vous m'avez montré une étincelle de
votre
simple et pur amour, elle m'a embrasé le cœur
d'un feu qui me consume ; je
suis occupée, saisie, presque
blessée à mort ; je n'attends plus rien que de
votre
providence, laquelle satisfait tout désir bien ordonné. Le
Seigneur. O
ma chère âme ! tu cherches à savoir ce que tu ne
peux comprendre. Ton
instinct et ton désir sont surnaturels,
quant à l'homme vivant encore en
chair ; mais ils sont
naturels, quant au spirituel et à la fin pour laquelle
tu es
créée ; car l'amour a été ton principe et ton milieu; il doit
être
aussi ta fin, et tu ne peux vivre sans amour, vu qu'il
est ta vie en ce
monde et en l'autre. Voilà pourquoi tu es
enflammée du désir de savoir ce
qu'est cet amour : mais tu ne
saurais le comprendre, ni par l'entendement,
ni par l'esprit,
ni par quelque amour que tu puisses avoir; ceux mêmes qui
sont
déjà dans la vraie patrie ne le comprennent que selon la mesure de
la
grâce et de la charité qu'ils ont eues dans la vie
présente. Car c'est moi
Dieu qui suis l'amour, et je ne puis
être compris que par les effets
admirables de ce grand amour,
tels que je les ai démontrés et que je les
démontre
continuellement. Et, lorsque je
231
laisse voir à l'âme
une étincelle de mon simple et pur amour, elle est
contrainte
de réfléchir vers moi ce même amour ; il a une telle force, qu'il
l'oblige à opérer pour moi tout ce dont elle est capable,
jusqu'à souffrir
non pas une, mais mille morts, si cela était
possible, avec des martyres
infinis : on peut connaître et
savoir combien grand est l'amour infus dans
les cœurs des
hommes, par les effets opérés pour l'amour de moi. Je vois,
ma
chère âme, que tu ne cherches pas cet amour opératif par ses
effets, mais
bien cette goutte si douce que je répands dans le
cœur de mes élus, et qui
leur fond l'âme, l'esprit et les
sentiments terrestres, de telle sorte
qu'ils ne peuvent plus se
mouvoir. Cette goutte plonge l'âme dans la suavité
de l'amour
: l'âme qui la possède ne sait ni ne peut plus rien opérer : elle
reste perdue en elle-même et aliénée de toute créature :
elle est contente
au plus profond de son cœur, en paix avec
chacun : elle n'a rien à faire,
et demeure occupée de cette
goutte d'amour, qui la tient satisfaite sans
nourriture et,
tout enflammée, elle s'écrie : O nourriture sans saveur, ô
saveur
sans goût! ô goût sans viande! ô viande d'amour de laquelle se
sont
repus les anges, les saints et les hommes ! O nourriture
béatifique, celui
même qui te reçoit ne sait quel bien tu
es! O viande qui apaises
véritablement notre faim! tu éteins
tous les autres appétits! Quiconque
goûte cette nourriture
s'estime heureux étant encore en cette vie, durant
laquelle
cependant Dieu n'en montre qu'un atome ; et, s'il en montrait
davantage, l'homme mourrait en cet amour si subtil et si
pénétrant, et
l'esprit s'en enflammerait à tel point, que le
corps débile en serait
consumé. O amour céleste! ô amour
divin! tu m'as fermé la bouche, je ne
sais, je ne puis parler,
et je ne veux chercher ce qui ne peut se trouver.
Je demeure
vaincue et surmontée. Chapitre IV. Celui-là trouve l'amour de
Dieu
qui a le cœur net. Cet amour opère en secret et subtilement, sans
occupation extérieure. De quelques effets de cet amour.
Exclamations de
l'âme sur cet amour et ses propriétés. Le
Seigneur. O âme très cher, sais-tu
quel est celui qui trouve
mon amour ? C'est celui qui a le cœur pur et net
de
232
tout autre amour ; et, alors, il est content et satisfait, bien
qu'il ne
connaisse pas ma manière d'opérer et qu'il ignore où
il en soit; car mon
amour opère secrètement et subtilement,
sans aucun travail extérieur.
"L'homme qui l'a trouvé
reste constamment occupé sans occupation, il est lié
et ne
sait qui le tient, il est dans une prison sans portes : et l'âme ne
se
peut aider, ni de son entendement, ni de sa mémoire, ni de
sa volonté : elle
semble une pure machine, muette et aveugle,
parce que l'amour divin a
complètement subjugué et lié tous
ses sentiments ainsi que ceux du corps. Et
alors cette âme, se
sentant si en dehors et si éloignée de son amour et de
son
opération accoutumés, attirée qu'elle est par une opération
amoureuse,
supérieure forte et cachée, est forcée de dire :
O Seigneur ! quelle est
cette opération que fait l'amour ? et
quel est cet amour qui produit en
l'homme tant de changements
de bien en mieux, qui le conduit sans cesse plus
avant pour le
faire s'approcher de sa fin ; et plus il va en avant, moins il
connait et plus il s'étonne, parce qu'il ne sait où il est ?
" Cet homme vit
des flèches d'amour que Dieu lui envoie
au cœur, et qui retournent vers le
ciel avec des soupirs fort
ardents ; et s'il n'avait ce petit
rafraichissement, il ne
pourrait vivre à cause de la véhémence du feu
amoureux. Ce
feu le resserre quelquefois à tel point, qu'il ne lui permet ni
de
parler, ni de soupirer, pour faire plus promptement son œuvre ; mais
il
ne le laisse pas longtemps en cet état, car il ne pourrait
demeurer en vie."
L'Ame, illuminée par ce qu'elle venait
d'entendre, enflammée de l'amour
divin, et pleine de suavité
et de douceur, s'écria : L'Ame. O Amour ! le
cœur qui te
goûte a, dès ce monde, le commencement de la vie
éternelle.Mais,
Seigneur, vous célez cette opération à celui en qui vous la
faites, afin qu'il ne la gâte pas en y mêlant du sien. O
Amour ! celui qui
te sent ne te comprends pas. Et celui qui
veut te comprendre ne peut te
connaître! O Amour ! notre vie,
notre béatitude, notre repos ! l'amour divin
porte avec lui
tout bien et éloigne tout mal ! O cœur blessé par l'amour
divin,
tu es incurable : et, conduit à la mort par cette douce plaie, tu
recommence à vivre d'une vie infinie. O feu d'amour ! tu
purifies l'homme
ainsi que le feu purifie l'or, puis tu le
mènes avec toi en la vraie patrie
et vers la fin pour laquelle
tu l'as créé !
233
L'amour est une flamme céleste et
de même que le feu matériel réchauffe
toujours et opère
selon sa nature; de même par sa nature, l'amour divin agit
toujours
dans l'homme et le pousse à sa fin; jamais il ne cesse d'opérer
pour le bien et l'utilité de l'homme dont il est toujours
amoureux. Celui
qui ne sent son œuvre ne doit s'en prendre
qu'à soi car Dieu fait du bien à
l'homme tant qu'il est en
cette vie et toujours il est épris d'amour pour
lui. O Amour !
je ne saurais plus me taire, et cependant je ne puis parler
comme
je le voudrais de tes suaves et douces opérations. Je me sens pleine
de toi, et excitée à parler ; et pourtant je ne le peux.
Seule, en moi-même,
je parle du cœur et de l'âme mais, quand
je veux proférer des mots et dire
ce que je sens, notre débile
langage me fait défaut alors, au contraire, je
voudrais me
taire mais je ne le puis pas non plus, parce que l'instinct me
pousse à parler. Si je voudrais exprimer cet amour que je sens
en mon cœur,
il me semble que tout autre cœur s'enflammerait,
quelque éloigné qu'il fût
de l'amour. Avant de quitter cette
vie, je voudrais être capable d'en parler
une fois,
c'est-à-dire d'en parler tel que je le sens en moi et tel qu'il y
opère. Je désire pouvoir faire connaître ce qu'il attend de
l'homme dans
lequel il se répand et qu'il remplit de façon à
ne lui laisser aucune partie
qui ne soit pleine d'une douceur
surpassant toute autre douceur et d'un
contentement qui ne peut
se raconter. Oui, l'homme se laisserait brûler vif
pour cet
amour; car Dieu y unit un certain zèle qui fait que la créature
embrasée d'amour n'estime aucune contrariété, pour grande
qu'elle soit. O
Amour puissant et doux ! bienheureux celui que
tu possèdes; car tu le
fortifies, tu le défends et le
préserves de toute contrariété spirituelle et
corporelle. Tu
diriges doucement chaque chose vers sa fin jamais tu
n'abandonnes
l'homme : tu lui es fidèle, tu lui donnes lumière contre toutes
les tromperies de Satan, contre la malice du monde, et contre
nous-mêmes,
qui sommes pleins de toute propriété et
perversité. Tu es si efficace, si
illuminatif, que tu tires
hors des profondeurs cachées et secrètes de nos
cœurs toutes
nos imperfections et tu les mets devant nos yeux, afin que
nous
y portions remède et que nous nous en purifions. Cet amour, qui
dirige
et gouverne notre volonté afin qu'elle soit forte et
constante et qu'elle
combatte les tentations, occupe en même
temps si complètement l'affection et
234
l'entendement,
qu'ils ne cherchent pas autre chose. Il occupe également la
mémoire, et toutes les puissances de l'âme demeurent
satisfaites de manière
que l'amour seul reste possesseur et
habitant de l'âme, et n'y laisse entrer
personne autre que
lui. L'amour porte continuellement en soi une saveur très
douce,
par laquelle l'homme se laisse guider; cette saveur est d'une suavité
telle, que, lors même que la créature arrive au salut par un
grand nombre de
tourments, il n'est aucun martyre qu'elle ne
supporte volontiers. O Amour !
quoique je parle de toi, je ne
puis exprimer la douceur infinie que tu fais
éprouver au cœur
: cette douceur demeure enfermée intérieurement, et elle
s'enflamme lorsque j'en parle. Celui qui entend ou qui lit ceci
sans le
sentiment de l'amour n'en fait pas grand compte et les
mots passent comme le
vent, sans lui laisser de goût; mais, si
je pouvais exprimer la joie, le
plaisir, le contentement que
donne cet amour au cœur qu'il aime, tout homme
qui entendrait
ou lirait mes paroles en resterait pris sans résistance; car
il
est si approprié au cœur humain, qu'aussitôt que ce cœur le sent
approcher il s'ouvre pour s'en remplir; cependant personne ne
peut se
remplir de l'amour divin, qu'il n'ait auparavant fait
sortir tout autre
amour. Mais, quand le cœur en ressent une
seule petite goutte, il aspire
tellement à la multiplier,
qu'il considère comme rien tout ce qui peut se
désirer en ce
monde. Pour cet amour l'homme combat les mauvaises habitudes,
qui
l'empêchent de l'acquérir; et toujours il est prêt à faire de
grandes
choses pour lui. Chapitre V. Autres effets de l'amour.
Comment il opère
quand il veut et comment l'œuvre est toute
sienne. Des opérations faites
pour l'amour, en l'amour, et par
l'amour; et leur explication. O Amour ! par
ta douceur, tu
brises des cœurs plus durs que le diamant, et tu les amollis
comme
la cire qui se fond au feu ! O Amour ! tu fais que le grand homme
s'estime le plus
235
petit de la terre, et que le
riche se regarde comme le plus pauvre du monde
! O Amour ! les
hommes sages, tu les fais paraître insensés, tu ôtes la
science
aux docteurs et tu leur donnes une intelligence qui surpasse toute
intelligence ! O Amour ! tu expulses du cœur toute mélancolie,
toute
dureté, toute propriété, toute délectation mondaine !
tu rends bons les
méchants, simples les malicieux. Par ton
industrie, tu saisis l'homme par
son franc arbitre, de manière
qu'il se contente d'être guidé par toi seul,
car tu es notre
vrai guide ! O Amour ! tes opérations sont étrangères à la
terre; aussi tu rends l'homme, de terrestre, céleste et
inhabile aux
opérations du siècle, en lui ôtant tous les
moyens de s'occuper des choses
d'ici-bas ! O Amour ! c'est par
toi que se font tous les actes de notre
salut ; nous ne pouvons
ni ne savons les faire sans toi ! Ton nom est si
charmant,
qu'il adoucit toutes choses ; douce est la bouche qui te nomme
quand
les paroles sortent d'un cœur plein de ta très excellente liqueur,
laquelle rend l'homme bénin, aimable, gai, libéral et
serviable envers
chacun autant qu'il le peut. O Amour ! quand
ton dard gracieux pénètre par
quelque ouverture dans le cœur
de l'homme, tu le pousses à abandonner tout
ce qui n'est pas
toi, quelque petite que soit l'étincelle que tu y allumes ;
à
moins que tu ne le trouves occupé et rempli d'un autre amour ! Tu
adoucis
toute amertume et contrariété. Tu portes avec toi la
suavité; tu te fais
tout à tous; et plus les créatures en
lesquelles tu te répands sont
nombreuses, plus ta volonté se
fait et plus aussi l'homme sent et connait
l'ardeur qui t'est
propre, plus il en reste embrasé et désireux ; il n'en
cherche
d'autre preuve que celle qu'il sent, et n'en sait donner d'autre
raison : mais l'amour emporte la raison et la volonté, et
reste maître de
l'homme entier ; il en fait tout ce qui lui
plaît, comme et quand il veut,
et l'œuvre est toute sienne
; car alors toutes les œuvres sont faites, ou
pour l'amour, ou
en l'amour, ou par l'amour. Les opéartions sont faites pour
l'amour, lorsque l'homme fait toutes ses œuvres pour l'amour
de Dieu ; pour
cet amour donné de Dieu ; avec l'instinct
d'opérer pour l'utilité propre ou
pour celle du prochain.
Dans ce premier état d'amour, Dieu fait faire à
l'homme
beaucoup de choses utiles et nécessaires, avec une pieuse affection.
236
Les opérations du second état de l'amour se font en
Dieu et ces œuvres sont
celles qui se font sans aucune
considération d'utilité propre, ou d'utilité
du prochain ;
elles demeurent en Dieu, sans objet de la part de qui les fait
:
la créature persévère à bien opérer par l'habitude qu'elle en a
; ¨Dieu
lui a ôté sa patrie propre, laquelle la soulageait
et la délectait. L'œuvre
demeure plus parfaite que la
première, dans laquelle il y avait plusieurs
objets dont l'âme
et le corps se repaissaient. Les œuvres qui sont faites
par
amour sont plus excellentes que les deux précédentes, parce
qu'elles se
font sans aucune participation du vieil homme :
l'amour a si complètement
surmonté et vaincu ce dernier,
qu'il se trouve noyé dans l'océan de cet
amour et ne sait où
il est : il reste perdu en soi et ne peut rien faire.
Dans ce
cas, c'est l'amour lui-même qui opère dans l'homme, et ces
opérations-là sont des œuvres de perfections ; parce
qu'elles sont faites
sans le concours de notre partie propre,
elles sont des œuvres de la grâce,
gratum faciens, que Dieu a
toutes pour agréables. Ce doux et pur amour s'est
emparé de
la créature, l'a tirée à soi, et l'a privée d'elle-même; il en a
pris possession, et il opère continuellement en elle et pour
elle,
uniquement pour son bien et son utilité, et sans qu'elle
s'en mêle. O Amour
! que ta compagnie est douce, et que que ta
direction est fidèle ! jamais on
ne dira, jamais on ne
pensera, assez de bien de toi. Bienheureux le cœur
que tu
possèdes et que tu occupes ! L'amour rend les hommes justes,
simples,
nets, riches, sages et contents ; et il adoucit toute
amertume. O Amour !
tout ce qui se fait par toi se fait avec
facilité, avec allégresse, et
volontiers ; ta douceur tempère
toute angoisse et surmonte toute peine. Oh !
quel tourment que
d'opérer sans l'amour ! Qui pourrrait jamais le croire ?
L'amour
donne une saveur délicieuse à toute nourriture : si elle a mauvais
goût il la rend bonne ; si elle est bonne, il la rend
meilleure. Dieu répand
l'amour dans le cœur des hommes, selon
le degré et la capacité du sujet.
Quelle chose délicieuse ce
serait de parler de cet amour, si l'on trouvait
des mots
propres à rendre la dopuceur que le cœur en ressent ! Mais l'âme
n'est jamais parfaitement satisfaite en cette vie, et toujours
elle reste
désireuse et affamée de ce qui lui manque, parce
qu'elle est immortelle et
capable d'un amour plus
237
grand que celui qu'on peut ressentir ici-bas. La faiblesse du
corps lui fait
obstacle. Il ne peut supporter ce à quoi l'âme
aspire. O Amour ! tu remplis
le cœur de l'homme ; mais tu es
trop grand pour qu'il puisse te renfermer
:il demeure content,
mais non satisfait. Au moyen du cœur, tu prends et
possèdes
l'homme entier ; il ne laisse entrer autre que toi ; et tu lies
d'un
bien très fort tous les sentiments de l'âme et du corps. O douce
servitude d'amour ! tu mets la créature en liberté et
contentement en ce
monde, et puis tu la rends éternellement
bienheureuse en l'autre ! O Amour !
ton lien est si suave et si
fort, qu'il tient réunis les anges et les saints
; il demeure
ferme et très serré, et ne se rompt jamais ; les hommes liés
par
cette chaîne restent tellement unis, qu'ils n'ont qu'une même
volonté et
un même objet ; et il semble que toutes les
choses, temporelles aussi bien
que spirituelles, soient
communes entre eux. Ce lien détruit les
distinctions de
riches et de pauvres, de nations et de nations : toute
contrariété
est exclue dès que cet amour existe il redresse les choses
tortueuses et unit les contraires. Chapitre VI. L'âme adresse
diverses
qurestions à Notre-Seigneur. Comment les martyres ont
souffert par cet
amour. La charité est la voie du salut la
plus brève et la plus sûre; sans
elle, l'âme se jetterait
plutôt en mille enfers que de se présenter devant
Dieu. O mon
Amour ! mon doux Jésus ! qui vous a fait venir du ciel en terre
?
L'amour. Qui vous a fait endurer de si grands et si terribles
tourments
jusqu'à la mort ? L'amour. Qui vous a fait vous
laisser en nourriture à
l'âme votre bien-aimée ? L'amour.
238
Qui vous a poussé à nous envoyer continuellement
l'Esprit-Saint pour être
notre force et notre guide ? L'amour.
Bien d'autres choses encore se peuvent
dire de vous. Vous êtes
apparu en ce monde sous des dehors si vils et si
abjects, et
vous vous êtes tellement humilié par amour, en présence de la
plèbe, que non seulement vous n'avez pas été reconnu de
Dieu, mais qu'à
peine on vous a tenu pour homme. Un serviteur,
quelque fidèle et plein
d'amour qu'il fût, n'en supporterait
pas autant pour son maître, quand bien
même on lui promettait
le paradis ; parce que, sans l'amour intérieur que
vous donnez
à l'homme, on ne peut endurer patiemment aucun tourment, ni de
l'âme, ni du corps.Mais, Seigneur, vous avez porté du ciel
cette manne
suave, cette douce nourriture qui a en soi une
vigueur capable de faire
endurer tous les supplices ; nous
avons appris cela par expérience ; nous
l'avons vu d'abord en
vous, notre doux Maître, puis en vos saints. Oh ! que
votre
amour, infus dans leurs cœurs, leur a fait faire et supporter de
choses avec grande patience ! ils étaient tellement embrasés
de ce saint
amour, qu'ils restaient unis avec vous, sans
qu'aucun tourment, pour grand
qu'il fût, pût les en séparer
; loin de là, au milieu même des douleurs, ils
s'enflammaient
d'un zèle qui croissait à mesure que les souffrances
augmentaient.
C'est pourquoi les supplices terribles qu'inventaient
d'implacables
tyrans ne pouvaient les abattre, bien qu'on les tourmentât
cruellement dans la pensée de les vaincre. Ces tyrans se
bornaient à
considérer extérieurement la faiblesse de la
chair ; mais ils ne voyaient
pas le doux et fort amour et le
zèle que Dieu répandait dans les cœurs, et
dont la vivacité
et la puissance sont telles, que quiconque s'y attache bien
ne
peut jamais périr. On ne trouve voie plus brève, meilleure et plus
sûre,
pour arriver au salut, que cette douce robe nuptiale de
la charité, laquelle
donne à l'âme tant de confiance et de
vigueur, qu'elle se présente devant
Dieu sans aucune crainte.
Si, au contraire, l'âme se trouve dépouillé de la
charité
au temps de la mort, elle est si abjecte et si vile, que, plutôt que
de paraître en la divine présence, elle irait en tout autre
lieu, quelque
triste et hideux qu'il fût. Car Dieu, qui est
simple et pur, ne peut
recevoir en soi autre chose que le pur
et simple amour : et, Dieu étant un
océan d'amour en lequel
tous les saints demeurent noyés et abîmés, il est
impos-
239
sible que la moindre imperfection y pénètre; c'est
pourquoi l'âme dénuée de
charité ( comprenant ces vérités
lorsqu'elle est séparée du corps ) se
jetterait dans l'enfer
plutôt que de se poser en présence de cette netteté
et de
cette simplicité parfaites.O pur Amour ! la moindre tache, le plus
petit défaut vous est un grand enfer, votre véhémence vous
le rend plus
terrible que celui des damnés.Ceci ne sera cru et
compris que de celui qui
l'a éprouvé. Mais, bien que l'amour
dont je parle actuellement soit infini,
on ne peut discourir à
cause de ses opérations gracieuses et familières
envers
l'âme, sa bien-aimée, avec laquelle il semble être une seule et
même
chose. Chapître VII.Notre Seigneur interroge l'âme sur
l'amour qu'elle sent;
des paroles qu'il lui dit. L'âme répond
comme elle peut : elle ne sait
exprimer le sentiment et
l'embrasement de l'amour. Elle demande à
Notre-Seigneur
comment une âme éprise d'amour peut vivre en terre et de ses
conditions. Le Seigneur. Que diras-tu donc, ô Ame de cet
amour, ton
bien-aimé, qui jamais ne te laisse seule, qui
toujours te parle, te
réconforte, t'enflamme, et qui toujours
aussi te montre de nouvelles beautés
célestes, pour exciter
davantage l'affection que tu lui portes ? Répète-moi
un peu
ces paroles amoureuses que tu te dis seule à seule lorsque tu penses
à lui. L'Ame. Certaines paroles d'amour me sont dites, le fond
intime de mon
cœur les entend et il en demeure embrasé. Ce
sentiment d'amour et ces
paroles, je ne puis les exprimer, car
ils diffèrent de tous les autres. Le
sentiment m'ouvre le cœur
et y répand des intelligences si gracieuses, que
tout en moi
s'enflamme et se consume; mais, en particulier, le cœur ne sait
discerner ni paroles, ni feu, ni amour : un contentement
ineffable s'empare
de lui, l'occupe et le retient tout entier.
Quant à l'âme, elle n'entend pas
comment s'accomplit cette
œuvre; mais elle comprend que , dans cette
visite, l'amour lui
fait comme à sa bien-aimée, toutes les caresses qu'il
est
possible d'imaginer de la part d'un vrai ami à un ami,
240
auquel il aurait voué l'affection la plus vive qui se puisse
comprendre.
Cette opération fond l'âme, elle l'élève de
terre, la purifie, la rend
simple, la fortifie, l'attire
toujours, et la plonge de plus en plus dans le
feu amoureux.
Mais l'amour ne la laisse pas longtemps dans ce pénétrant
incendie
car l'humanité est incapable de supporter une si grande véhémence
:
toutefois l'impression qui lui en reste dans le cœur fait
qu'elle vit en
Dieu avec amour. O Amour ! tu absorbes en toi le
cœur et tu laisses
l'humanité à l'abandon ici-bas ; elle n'y
trouve ni lieu, ni repos, elle
semble une créature bannie, car
elle a perdu tout objet, tant au ciel qu'en
terre. O Amour !
qui es si enflammé, si épris de l'âme dans laquelle tu fais
tes
opérations, je voudrais savoir comment la créature que tu favorise
ainsi
vit en terre, quant au corps et quant à l'âme, et
quelles sont ses
conditions d'existence, et comment elle
converse au ciel, et comment avec
les créatures de ce monde ;
car je la vois vivre d'une vie très dissemblable
de celle des
autres, et qui donne de sujet d'admiration que d'édidfication.
Elle
ne fait estime de rien, elle semble dame du ciel et maitresse de la
terre, quelque pauvre qu'elle soit. Peu de gens la comprennent
: elle a une
grande liberté et n'a pas peur que jamais rien ne
puisse lui manquer : elle
n'a rien et il semble que tout soit à
elle. Le Seigneur. Ma réponse n'est
pas pour les hommes
aveugles et privés de la lumière divine, leur
entendement
étant occupé des choses terrestres, ils ne sauraient comprendre
mes paroles. Mais je te la donnerai pour le petit nombre de
ceux qui la
comprendront à la charité de ma lumière. Mon
amour est pour l'âme un si
grand délice, qu'il consume toute
autre délectation que l'homme pourrait
avoir ici-bas. Mon goût
éteint tout autre goût. Ma lumière aveugle quiconque
la
voit. Tous les sentiments de l'âme sont tellement saisis et liés en
cet
amour, qu'ils ne savent où ils sont, ni ce qu'ils sont, ni
ce qu'ils ont
faits ou ce qu'ils doivent faire : ils sont, pour
ainsi dire, hors
d'eux-mêmes, sans raison, sans mémoire et
sans volonté. Des créatures, dans
de semblables conditions,
n'ont plus de goût ; elles ne se délectent plus
aux choses du
monde, elles n'en usent que par nécessité ; et elles prennent
ce
qui est indispensable, sans plaisir, comme par médecine. Elles sont
toujours occupées intérieurement, et cette occupation leur
enlève
241
tout besoin de nourriture temporelle. Dieu
leur envoie au plus profond du
cœur des flammes, des flèches
embrasées d'amour, si subtiles et si
pénétrantes, que
l'homme en demeure perdu, au point de ne savoir où il est.
Mais
intérieurement il reste resserré dans cet amour intime en lequel
l'âme
est silencieusement plongée, sans être capable de
parler; et, si Dieu ne se
retirait promptement avec son amour
si violent, l'âme sortirait du corps.
Cependant Dieu en
s'éloignant lui laisse une si douce occupation qu'elle ne
veut
plus voir, goûter ni entendre rien d'autre. Elle s'étonne de ce que
quelqu'un puisse avoir mémoire d'autre chose que de ce qu'elle
sent et, tant
que cette impression n'a pas été diminuée et
allégée, il lui est impossible
de penser à ses affaires,
encore qu'elles soient nécessaires. Chapitre VIII.
Des
conditions de l'âme éprise d'amour. Comment Dieu diffère de lui
donner
connaissance de ses défauts, parce qu'elle n'en
pourrait supporter la vue.
Elle n'a pas de repos, quand elle a
quelque soupçon de défauts, que son
esprit n'en fait justice.
Les conditions de l'âme aimante sont les suivantes
: Elle est
délicate à tel point, que son esprit ne supporte pas le moindre
soupçon de défaut, et que la vue d'une imperfection en
elle-même lui ferait
éprouver une peine presque infernale ;
parce que l'amour pur ne saurait
cœxister avec aucune
imperfection, pour petite qu'elle soit. Mais, l'homme
n'étant
pas sans défaut dans cette vie, Dieu tient pour un temps l'âme dans
l'ignorance de ceux qu'elle a : elle ne pourrait en tolérer la
vue ; puis,
en d'autres temps, il lui donne connaissance de
chacune de ses faiblesse,
et, par ce moyen, il la purifie. S'il
advient à cette âme quelque soupçon de
péché, elle n'a ni
cesse, ni repos, que son esprit ne soit rassuré. L'âme
qui
vit dans la paix de l'amour ne peut supporter d'être troublée, ni
en
elle-même, ni vis-à-vis des autres. Et, si quelque
personne était troublée à
son occasion, jamais elle n'aurait
de tranquilité qu'elle n'eût satisfait
selon ses moyens.
242
Et, quand il arrive que ces esprits habitués à l'amour divin
sont troublés
pour quelque motif ( Dieu le permettant ainsi ),
ils se deviennent pour
ainsi dire insupportables à eux-mêmes,
pour être hors du tranquille paradis
qu'ils ont coutume
d'habiter. Si Dieu ne les remettait alors dans leur état
habituel,
il serait presque impossible qu'ils vécussent. Ils sont en grande
liberté et tiennent peu de compte des choses de la terre. Ils
sont presque
toujours hors d'eux-mêmes, surtout lorsqu'ils
approchent du terme de cette
vie, dont ils sont détachés par
les opérations de l'amour divin. Et, pendant
qu'ils sont en
cet état ( ainsi que l'âme l'a appris par une longue
expérience
), Dieu prend soin du corps et de l'âme, par l'opération de son
amour, et ne les laisse manquer de rien. Le Seigneur leur
montre aussi que
tout le bien, soit spirituel, soit temporel,
qui leur advient par les
créatures, leur est fait parce que
Dieu y pousse ces dernières ; cette vue
leur est si claire,
qu'ils ne peuvent savoir gré à personne, quel que soit
le
bénéfice qu'ils en aient reçu car ils reconnaissent très
distinctement
que l'œuvre est de Dieu et qu'elle vient de sa
providence. Il en résulte
que l'âme s'embrase et s'annihile
de plus en plus ; finalement elle se livre
entièrement à
l'amour, elle laisse de côté toutes les créatures, et Dieu la
rassasie si complètement, qu'elle ne voit ni n'estime autre
chose. Et, s'il
te semblait que des êtres placés dans de
telles conditions eussent quelque
affection pour des choses
extérieures, garde-toi de le croire ; mais tiens
pour
impossible qu'un autre amour que celui de Dieu puisse entrer en ces
esprits ; à moins cependant que le Seigneur ne le permette
pour quelque
nécessité de l'âme ou du corps. Toutefois, en
cas semblable, cet amour et ce
soin exceptionnels, permis pour
une occasion particulière, ne feraient pas
obstacle à
l'action de l'amour divin ils ne pénétreraient pas au fond du
cœur, ils seraient simplement ordonnés de Dieu, pour telle ou
telle
nécessité spéciale ; parce qu'il faut que l'amour pur
soit libre de toute
sujétion, intérieure et extérieure ;
car, là où est l'esprit de Dieu, là est
la liberté. Oh !
qui verrait ces douces correspondances ! qui comprendrait
ces
paroles enflammées ! cette ardeur joyeuse dans laquelle on ne
distingue
plus ni Dieu, ni homme ! Le cœur demeure tellement
absorbé, que le Seigneur
semble donner à ses âmes
bien-aimées un petit paradis image du grand et du
véritable !
il leur prodigue des marques d'amour qui ne sont connues que
243
de ses amants abîmés et noyés dans l'océan du divin amour !
O Amour ! le
cœur que tu possèdes devient si magnanime et si
généreux par la paix de son
âme, qu'il accepterait
plutôt un grand martyre avec cette paix, que tous
les biens de
la terre sans elle et, cependant, elle n'est estimée que de
celui
qui l'éprouve et la goûte. Un cœur qui se trouve en Dieu voit
au-dessous de soi toutes les choses créées, non par orgueil
ou par hauteur,
mais par suite de l'union contractée avec le
Seigneur. Grâce à cette union,
il lui semble que tout ce qui
est de Dieu est sien : il ne voit, ne connaît,
ne comprend
rien hors Dieu. Un cœur épris de l'amour de Dieu ne saurait
être
vaincu, car Dieu même est sa force. Il ne peut avoir peur de
l'enfer,
ni joie du paradis : il est tellement ordonné, qu'il
prend tout ce qu'il lui
arrive de la main de son bien-aimé ;
il reste en paix sur toutes choses et
presque immobile
vis-à-vis du prochain, étant ainsi disposé et fortifié de
Dieu
en lui-même. L'Ame. O Amour ! comment appelez-vous ces âmes qui
vous
sont chères ? Le Seigneur. Ego dixi : Dii estis et filii
Excelsi omnes ( Ps.
XCI ). L'Ame. O Amour ! vous anéantissez
vos amants en eux-mêmes, puis vous
les refaites libres d'une
vraie et parfaite liberté en vous ; et ils
demeurent maîtres
d'eux-mêmes. Ils ne veulent que ce que Dieu veut ; tout le
reste
leur est un grave empêchement. O Amour ! je ne trouve point de mots
propres à exprimer la bénignité et l'agrément de votre
domination, la force
et la sûreté de votre liberté, la
douceur et la suavité qui accompagnent
votre grâce. Mais,
quoique le vrai amant dise et puisse dire de l'amour,
jamais il
n'arrive à ce qu'il voudrait exprimer. Il va cherchant d'ardentes
paroles appropriées à ce qu'il sent, et ne les trouve pas :
car l'amour et
ses œuvres sont infinis, et notre langue non
seulement est finie, mais est
même fort pauvre : jamais elle
ne nous satisfait, et nous demeurons confus
lorsque nous la
reconnaissons incapable d'exprimer ce que nous voudrions
dire.
Cependant, quoique ce qui se peut dire réduise à fort peu de chose,
l'homme néanmoin, en parlant de ce que le cœur ressent, se
restaure assez
pour ne point mourrir d'amour. Et vous,
Seigneur, que dites-vous de cette
âme, votre bien-aimée, tout
éprise de vous ?
244
Le Seigneur. Je dis
qu'elle est toute mienne. Et toi, Ame, que dis-tu de ton
amour
? L'Ame. Je dis que mon Dieu est blessé d'amour, et que, dans cet
amour, je vis joyeuse et contente. Chapitre IX. Des conditions
du corps et
en quel tourment se trouve l'humanité vivant comme
morte, et de quelle
manière Dieu pourvoit à ses besoins. Du
goût que l'âme éprouvait, pouvant
aimer et aimer encore. Il
lui est ôté, et elle reste comme morte.
Maintenant que les
conditions dans lesquelles se trouve l'âme embrasée et
enflammée
de l'amour divin ont été exposées, il nous reste à parler de
quelques conditions du corps. Le corps ne peut vivre d'amour
comme l'âme. Il
vit de nourriture matérielle. Et Dieu, ayant
voulu séparer l'âme de son
corps et des choses de ce monde
pour l'attirer toute aux opérations
spirituelles, le corps est
resté sans vigueur et presque sans nourriture ;
la
correspondance de l'âme à ses sentiments lui a été ôtée, et
sans cette
correspondance il n'a point de force, et demeure
dans l'état dans lequel
demeure l'âme elle-même, lorsqu'elle
est sans Dieu ; c'est-à-dire, comme une
chose morte, sans
saveur, sans énergie, sans aide, ni confort. Si Dieu
tenait
longtemps l'âme en soi, en cette véhémente occupation, il serait
naturellement impossible que le cœur vécût. Mais le
Seigneur, qui voit
tout, pourvoit aussi à tout ce qui est
nécessaire ; de sorte que l'homme
reçoit un peu de soutien,
par le moyen de l'union de l'âme avec Dieu. Elle
ne parle,
n'agit, ne mange avec goût, ne dort, ni ne se réjouit des
sentiments de l'âme, ou de ceux du corps, ou de quelque chose
mondaine que
ce soit, qu'autant que Dieu le lui concède, pour
la rendre capable de
sustenter sa laborieuse vie. Mais, afin
que chaque imperfection vivant en
l'homme meure en Dieu (
tandis que la créature est encore sur la terre ),
Dieu ouvre
en quelque sorte la veine et tire le sang à l'humanité ; et l'âme
reste comme plongée dans un bain et,
245
quand il n'y a plus de
sang dans le corps, et que l'âme est toute
transformée en
Dieu, alors chacun s'en va en son lieu autrement dit : l'âme
reste
en Dieu, et le corps va au sépulcre. Cette œuvre est faite
secrètement par l'amour seul. S'il vous était donné de
savoir en quelle
angoisse et en quelle détresse vit
l'humanité, dans de semblables
conditions, vous jugeriez en
vérité qu'il n'y a pas sur la terre de créature
qui pâtisse
autant. Mais comme cela ne se voit pas, on ne le croit, ni ne le
comprend et personne n'en a compassion, d'autant moins que
toutes ces
souffrances sont supportées pour l'amour de Dieu.
Quoi qu'il en soit, je dis
qu'il faut que, pour l'amour de
Dieu, cette créature vive toujours comme si
elle était morte.
Je la compare à un homme pendu par les pieds et qui
vivrait en
cet état quand même on pourrait dire que le cœur de cet homme
est
content, et que cela fût vrai, de quel bien jouirait son corps ? Il
en
est ainsi de l'humanité dont je parle : ne pouvant vivre
selon sa nature, je
la vois toujours crucifiée et grandement
affligée. Elle existe sans savoir
comment, ni quelle est sa
nourriture ; elle n'a désir de rien mais elle
demeure en Dieu.
De plus, le Seigneur envoie souvent au cœur qu'il aime
tant de
flèches d'amour, qu'il semble réellement que la dissolution du
corps
doive en résulter. L'ardeur de ce feu amoureux si
pénétrant remplit l'âme
d'une abscure et secrète
satisfaction, dont elle ne voudrait jamais se
départir, parce
qu'elle y trouve sa béatitude et son repos naturels, tels
que
Dieu les fait connaître à ses bien-aimés. Mais le corps, étant
contraint
de suivre l'âme ( car, comme il n'est pas esprit, il
ne peut vivre sans
elle, ni faire autre chose ), le corps,
disons-nous, reste pendant ce temps
comme s'il était sans âme,
privé de toute consolation humaine, et en
débilité presque
aussi grande que s'il était mort. Il ne peut se donner
d'aide,
il faut donc qu'il soit assisté des autres, ou que Dieu y pourvoie
secrètement, sans cela cette créature demeurait à l'abandon
comme un petit
enfant, lequel privé de ce qui lui est
nécessaire, n'a d'autre ressource que
de pleurer jusqu'à ce
qu'on lui ait donné ce dont il a besoin. Il n'est donc
pas
étonnant que Dieu pourvoie de semblables êtres de personnes
particulières qui les assistent, et que, par le moyen de ces
personnes, il
soit subvenu aux nécessités de leurs âmes et
de leur corps ; autrement,
elles ne pourraient vivre.
246
Voyez comme
Notre-Seigneur Jésus-Christ laissa saint Jean à sa mère
bien-aimée pour avoir soin ; il en fit autant pour ses
disciples et il
continue à agir de même à l'égard de ceux
qui lui sont dévots de sorte que,
grâce à cette union
divine, l'un secourt l'autre, tant pour l'âme que pour
le
corps et, comme en général les hommes ne connaissent pas ces
opérations
et n'ont pas ensemble cette union, il est besoin,
dans ces cas, de personnes
spéciales, au moyen desquelles Dieu
agit par sa grâce et sa lumière. Qui
voit les créatures dont
je parle, et ne comprend pas ce qu'elles sont, les
admire
plutôt qu'il ne s'en édifie ; donc gardez-vous de les juger, si
vous
ne voulez errer. Maintenant considérez en quel
assiègement et en quelle
sujétion se trouve l'humanité
lorsqu'elle vit pour ainsi dire sans vie. Elle
existe parce que
Dieu la tient vivante, par la grâce mais par nature, elle
ne
le pourrait. Quand l'âme pouvait aimer, et aimer encore, cet amour
lui
laissait une certaine saveur, par laquelle l'humanité
vivait également ;
mais, l'amour actif et passif étant ôtés
à l'âme, l'humanité reste sans
vigueur, abandonnée, et
presque comme morte ; et Dieu procède à une autre
opération
amoureuse, subtile et occulte ; l'œuvre qui se fait alors en
l'âme
est beaucoup plus noble et plus parfaite que la première, à cause
du
dépouillement et de la nudité que le Seigneur lui donne.
Il ne lui reste
plus aucune nourriture, mais une force ferme et
stable en Dieu. Chapitre X.
L'âme, le cœur et l'esprit de
cette créature sont vides de toutes les
formes et occupés en
une occupation qu'on ne peut connaître par leur moyen.
Le cœur
est fait tabernacle de Dieu ; beaucoup de grâces et de douceurs s'y
répandent et produisent des frais admirables. Peu de créatures
sont menées
par cette voie de la nudité de l'esprit et de son
union avec Dieu. Le
Seigneur. Que feras-tu, ô Ame ! ainsi nue
et dépouillée ? Que ferez-vous, ô
Cœur et Esprit ! étant
tous deux ainsi vidés ? D'où vient que vous êtes
dans cet
état dont vous n'avez point de connaissance ?
247
L'Ame. Je ne sais plus
ce que je suis devenue : j'ai perdu le vouloir, la
science, la
mémoire, l'amour avec toute saveur; je ne sais donner raison de
moi-même, je reste perdue, je ne puis voir où je suis, je ne
puis ni
chercher, ni trouver quoi que ce soit. Le cœur et
l'esprit de cette
créature, restant vides de toutes les formes
par le moyen desquelles il leur
paraissait que le paradis
venait à eux, disent maintenant : Nous sommes
livrés à une
occupation si cachée et si subtile, qu'il nous est impossible
de
la faire connaître (1) : mais en cette occupation se trouve
recueilli un
esprit amoureux très délié ; cet esprit remplit
si complètement l'homme,
qu'il semble que l'âme, le cœur,
l'esprit et le corps, avec tous les os,
les nerfs et le sang en
soient pénétrés, de manière que l'être entier
demeure
occupé en cet amour avec telles opérations secrètes, que tout ce
qui
peut sortir du cœur, par la voie des soupirs, prouve qu'il
y a au fond de
ce cœur un feu furieux. Mais le corps, qui est
incapable de supporter une
si puissante ardeur, se lamente sans
parler : la bouche est pleine de
flèches ardentes et de
conceptions amoureuses, lesquelles partent du cœur,
et il
semble qu'il s'en doive exhaler des paroles suffisantes pour briser
les cœurs les plus durs ; toutefois elle ne sait dire ce
qu'ellle voudrait,
parce que le vrai et amoureux colloque se
fait intérieurement, et sa douceur
ne se peut imaginer. Ce
cœur est fait tabernacle de Dieu, et le Seigneur y
répand,
pour lui et pour les autres, beaucoup de grâces qui produisent en
secret des fruits admirables. Cette créatures porte avec soi
le paradis en
son intérieur. Si de semblable êtres ( ils sont
rares en ce monde ) étaient
connus, on les adorerait en terre
; mais Dieu les tient inconnus à eux-mêmes
et aux autres
jusqu'au temps de la mort, auquel le vrai se distingue du
faux.
Bien peu de créatures sont menées par cette voie du subtil et
pénétrant amour, lequel met en presse le corps et l'âme de
telle sorte,
qu'il ne leur laisse aucune imperfection ; car
l'amour ne la peut endurer
pour petite qu'elle soit. Il
persévère à faire sa douce opération dans
l'âme, jusqu'à
ce qu'il l'ait totalement purifiée, afin de la conduitre à sa
fin,
sans passer par le purgatoire. O Ame, ô Esprit, enclos et enfermés
dans
ce feu
(1)- Parce que cela est inexprimable et
excède les paroles.
248
divin... Si l'on
comprenait la beauté, la sagesse, et le soin avec lesquels
Dieu
agit en vous par pur amour ; si l'on entendait les colloques si doux,
si agréables et gracieux qui accompagnent son œuvre, il n'y a
cœur si dur
qui ne se fondît ! O Amour ! on te nomme amour
jusqu'à tant que soit consumé
tout celui que Dieu a infus au
cœur de l'homme ; et alors ce dernier reste
tellement ivre et
plongé en toi, qu'il ne sait plus ce que c'est que
l'amour.
Car cet amour, étant devenu esprit, s'unit avec l'esprit de
l'homme, et l'homme devient spirituel; et l'esprit étant
invisible et
incrustable aux puissances de l'âme, l'homme
demeure surmonté de telle
sorte, qu'il ne sait plus où il
est, ni où il doit s'arrêter, ni où il doit
aller. Mais, par
cette union intime et cachée faite avec Dieu en esprit, une
impression si suave et une satisfaction si ferme et si forte
demeure dans
l'âme, qu'aucun martyre ne serait capable de les
vaincre. Elle est animée
alors d'un zèle si ardent, que, si
l'homme avait mille vies, il les
exposerait toutes pour
satisfaire à cette impression intime, dont la
puissance est
telle, que l'enfer ne la peut épouvanter. Esprit nu et
invisible,
rien ne saurait te retenir à cause de ta nudité ! ton habitation
est au ciel, bien qu'avec ton corps tu sois encore en terre. Tu
ne te
connais pas, et tu n'es pas connu des autres en ce monde.
Tous tes vrais
amis et parents sont au ciel et sont connus de
toi seul, par un instinct
inférieur que l'esprit de Dieu te
donne. Oh ! si je trouvais des termes
propres à faire saisir
cette gracieuse amitié et cette union perdue !
Perdue, dis-je,
quant à la part de l'homme, lequel ne possède plus ce
qu'expriment
les mots amour, union, anéantissement, transformation, douceur,
suavité, bénignité ; lequel en somme, a perdu tout ce que
font comprendre
les paroles exprimant l'union de deux choses
séparées, et reste seulement un
esprit nu et opératif sans
mélange, lequel ne se peut même comprendre.
Chapitre XI. Des
moyens secrets que Dieu emploie pour purifier l'homme. Du
soin
amoureux qu'il a de lui. Comment il le trompe doucement par amour, il
ne veut pas que l'homme opère
249
Pour sa propre utilité.
La vraie nudité de l'esprit ne peut être exprimée
par
parole. O mon doux Seigneur ! que de moyens secrets vous employez
pour
opérer dans l'homme, lorsque vous voulez le purifier par
votre amour... par
cet amour qui enlève toute rouille à l'âme
et la rend capable de votre
sainte union ? O pays grand,
agréable, inconnu, aux malheureux mortels et
pour lequel
cependant ils ont été créés de Dieu. O bien infini ! comment
est-il possible que vous ne soyez pas aimé et connu de celui
qui a été rendu
capable de vous connaître et de jouir de
vous, ne fût-ce que par ce peu de
sentiment et de goût que
Dieu en fait sentir par sa grâce ? L'homme, dès la
vie
présente, devrait laisser toute autre chose pour en acquérir la
possession ! O Seigneur ! quel soin amoureux vous avez jour et
nuit de
l'homme, lequel ne se connait pas lui-même et vous
connaît encore baucoup
moins, bien que vous l'aimiez au point
de le chercher avec grande diligence,
et que votre amour vous
le fasse attendre et supporter avec patience extrême
! Vous
êtes ce Dieu très grand et très élevé, duquel on ne saurait
parler et
qu'on ne peut comprendre, à cause de la
supéréminence ineffable de votre
grandeur, de votre
puissance, de votre infinie sagesse et bonté : et tous
ces
attributs, vous les employez en faveur de cet homme si vil que vous
voulez rendre grand et digne; et, pour y parvenir, vous le
trompez toujours
par amour, ne voulant pas le contraindre, à
cause du libre arbitre que vous
lui avez donné. Vous attirez à
vous les hommes par l'amour, et vous voulez
qu'ils
correspondent par amour. Vous agissez en eux et par eux avec votre
amour; et vous voulez que tout l'homme opère également par
amour; car sans
amour rien de bon ne se fait. Vous opérez
uniquement pour l'utilité de
l'homme, et vous voulez que
l'homme opère purement pour votre honneur et non
pour sa
propre utilité. Vous qui êtes Dieu et Seigneur, vous n'avez
pas eu
égard à la commodité ni de votre âme, ni de votre
corps, lorsqu'il s'est agi
de sauver la créature : et ainsi
vous ne voulez pas que l'homme est toute
pour notre utilité;
mais l'homme, misérable et aveugle, ignore cela.
250
Je suis sortie de mon
sujet en parlant de cet esprit nu. La cause en a été
le
manque de mots pour exprimer la vraie nudité; l'âme qui est en cet
état,
a dans l'intelligence une plénitude dont elle est
incapable de parler : et
cependant, à cause précisément de
la véhémence en laquelle elle se trouve et
qu'elle sent en
soi, elle est forcée de parler et d'employer les termes les
plus
propres et les plus convenables dont elle puisse faire usage. Ces
paroles sont comme l'encre qui est noire et de mauvaise odeur,
et cependant
c'est par son emploi qu'on comprend beaucoup de
conceptions, qui, autrement,
se perdraient. Hélas ! si l'homme
pouvait saisir ce que l'esprit sent en cet
état, les paroles
lui paraîtraient en effet bien noires et de mauvaise
odeur.
Donc que feront les langues et les cœurs qui ne peuvent exprimer ces
conceptions ? Elles sont si secrètes et si occultes, qu'il
semble impossible
de les exprimer ou de trouver personne qui
les comprenne. Celui qui les sent
demeurera-t-il donc ainsi
étonné sans parler ? Non; car il lui semble ne
pouvoir se
taire; son cœur est embrasé de plus en plus par les admirables
opérations amoureuses que, chaque jour davantage, il voit Dieu
accomplir
dans sa créature. Ces opérations l'étreignent si
fort par un invisible lien
d'amour, que l'humanité ne peut
presque pas les supporter, surtout
lorsqu'elle voit ses
semblables tellement fous et occupés des choses
extérieures,
qu'ils ne comprennent, ne prévoient, et ne connaissent pas
cette
œuvre si nécessaire. Mais Dieu nous aime tant, qu'encore qu'il nous
voie aveugles et sourds pour notre bien, il ne cesse pas de
frapper à notre
cœur, avec les bonnes inspirations, pour y
pénétrer et s'en faire un
tabernacle tel, que jamais chose
créée n'y puisse plus entrer.Chapitre
XII.Exclamations de
l'âme à propos de l'empêchement que la créature porte à
l'amour
de Dieu. De l'opération secrète de Dieu en l'homme, il le réveille
et l'avertit avec amour. L'âme demande ce qu'est ce mouvement.
Ce que sont
la grâce et le rayon d'amour.
251
Hélas! que ceux en
lesquels Dieu habite par les opérations dont nous avons
rendu
compte sont rares et peu nombreux! O Seigneur! vous tenez votre amour
en vous-même, parce que vous ne pouvez le répandre dans les
créatures; les
occupations terrestres qu'elles ont ici-bas
vous font obstacle! O terre!
terre, que feras-tu de ces hommes
que tu absorbes en toi ? L'âme perdue, le
corps pourri, tout
reste perdu avec des tourments infinis et indicibles.
Pense à
cela! ô Ame! Garde-toi de dilapider désormais ce temps qui t'est
donné maintenant avec la facilité d'échapper à tant de
périls; songe surtout
qu'à présent ton Dieu t'est bénin et
propice, qu'il a soin de ton salut,
qu'il te cherche et
t'appelle avec un amour démesuré. Les œuvres que Dieu
fait
continuellement pour nous sont si grandes et si nombreuses, qu'elles
ne
peuvent se dire et s'imaginer : mais tout le bien que le
Seigneur nous a
fait, nous fera, et nous voulait faire,
tournera à notre jugement et à notre
confusion, si nous
manquons et refusons de bien opérer de notre côté dans ce
temps
dont nous méconnaissons le prix. L'Ame. O mon Seigneur! dites-moi,
s'il vous plaît, comment vous opérez dans l'homme au moyen de
cet amour
occulte par lequel la créature demeure prise, sans
savoir comment ni de
quelle manière; de sorte qu'elle se
trouve emprisonnée par amour avec grand
contentement d'esprit.
Le Seigneur. Mon amour meut le cœur de l'homme, et,
avec le
mouvement, je lui donne une lumière par laquelle il reconnaît que
je
l'inspire à bien faire; éclairé par cette lumière, il
cesse de faire le mal
et combat ses mauvaises inclinaisons.
L'Ame. Qu'est-ce mouvement ? et
comment vient-il à l'homme,
qui le connait ni ne le demande. Le Seigneur. Le
pur, net et
grand amour que je porte à l'homme, me pousse à lui faire la
grâce
de frapper à son cœur, pour voir s'il veut me l'ouvrir et m'y
laisser
entrer afin d'y établir ma demeure et d'en chasser
toutes autres choses.
L'Ame. Qu'est cette grâce ? Le Seigneur.
C'est une inspiration que je lui
envoie au moyen d'un rayon
d'amour, et par laquelle je l'incite à aimer :et
il ne peut se
faire qu'il aime, bien qu'il ne sache pas ce qu'il aime; mais
il
le connaît petit à petit. L'Ame. Qu'est-ce rayon d'amour ? Le
Seigneur.
Vois les rayons du soleil : ils sont si subtils et
252
si pénétrants, que
les yeux humains ne peuvent les regarder; ils y
perdraient la
vue; ainsi sont les rayons de mon amour que j'envoie aux
cœurs
humains : ils font perdre à l'homme le goût et la vue de toutes les
choses mondaines. L'Ame. Ces rayons, comment viennent-ils dans
le cœur des
hommes ? Le Seigneur. Comme des flèches dirigées
tantôt à celui-ci, tantôt à
celui-là; elles touchent en
secret le cœur, l'embrassent et le font
soupirer; et l'homme
ne sait ce qu'on lui veut mais, se trouvant blessé
d'amour, il
ne peut rendre compte de soi-même et demeure ignorant et étonné.
L'Ame. Qu'est cette flèche ? Le Seigneur. C'est une étincelle
d'amour, que
je verse dans l'homme; elle amollit sa dureté et
le fait fondre comme la
cire au feu; et je lui donne l'instinct
de me rapporter tout l'amour que je
lui verse au dedans. L'Ame.
Qu'est cette étincelle ? Le Seigneur. C'est une
inspiration
envoyée de moi; semblable à du feu, elle embrase les cœurs
humains et, par elle, ces cœurs prennent tant d'ardeur et de
force, qu'ils
ne peuvent faire autre chose qu'aimer. Cet amour
tient l'homme secrètement
attentif à moi, par le moyen de
l'inspiration qui lui en donne constamment
avis en son cœur.
Mais ce qui est cette inspiration intérieure qui fait en
secret
de si grandes choses, la langue ne sait le dire. Demande-le au cœur
qui la sent. Demande-le à l'entendement qui l'entend;
demande-le à l'esprit
qui est rempli de cette œuvre : Dieu la
fait par leur milieu. La moindre
connaissance qui s'en puisse
avoir est par la langue. Dieu remplit l'homme
d'amour et le
tire à soi par amour; il le fait opérer par amour avec grande
force contre le monde, contre l'enfer et contre nous-mêmes;
mais cet amour
demeure inconnu et on n'en peut parler. Chapitre
XIII.L'amour ne se peut
comprendre, et le cœur plein d'amour
vit content. De la grande miséricorde
que Dieu montre à
l'homme en cette vie. Sa justice apparaît au moment où
253
l'âme, séparée du
corps, va au lieu qui lui est destiné. L'âme ne peut avoir
son
repos qu'en Dieu. O mon cœur ! que diras-tu de cet amour ? Que
ressens-tu ? Je dis que mes paroles sont des jubilations
intérieures, mais
elles n'ont point de termes propres. Non,
cet amour ne saurait se
comprendre, ni par signes extérieurs,
ni par martyre (bien qu'enduré pour
l'amour de Dieu). Celui-là
seul qui le sent en peut comprendre quelque
chose. Tout ce qui
peut se dire de l'amour n'est rien, parce que plus tu vas
en
avant, moins tu sais. Mais le cœur reste plein et content; il ne
cherche
ni ne voudrait trouver autre chose que ce qu'il
sent.Toutes ses paroles sont
intimes, savoureuses, délectables,
et si unitives avec celui qui les
inspire, que ce cœur seul
les comprend en son secret, parce qu'il est uni
avec Dieu, et
Dieu seul les entend. Le cœur sent, mais n'entend pas, et
ainsi
cette œuvre demeure en Dieu, et l'utilité dans l'homme; et la
manière
amoureuse et intime dont Dieu agit sur le cœur de
l'homme reste secrète
entre eux, c'est-à-dire entre Dieu et
le cœur. Le Seigneur. O Ame! que
sais-tu dire de cette œuvre
? L'Ame. Je me sens la volonté si forte et si
vive, et une si
grande liberté, que je ne crains pas que rien ne puisse
m'empêcher
de me reposer dans l'objet de mon amour. L'entendement est très
illuminé et se trouve de plus en plus en grande tranquilité.
Chaque jour lui
sont montrées des choses nouvelles et des
opérations si délectables et si
amoureuses, qu'il est
satisfait d'être sans cesse en ces occupations; il y
trouve
son repos et ne cherche rien autre; mais il ne saurait dire ce que
sont ces opérations ni comment elles se font. La mémoire
demeure contente;
car elle est occupée en choses spirituelles
et ne peut, pour ainsi dire,
plus se rappeler rien d'autre;
mais elle ne connait ni le moyen, ni la forme
de son action.
L'affection, c'est-à-dire l'amour, lequel est naturel dans
l'homme,
dit qu'il a été couvert d'un amour différent et surnaturel
de
sorte qu'il ne peut s'occuper d'autre chose; mais il est
satisfait et
content; il ne veut ni ne cherche d'autre
nourriture, car il lui semble
avoir tout ce qu'il pourrait
désirer. Lui non plus ne sait rendre compte de
la forme, parce
que l'homme reste vaincu par une opération qui surpasse
toutes
ses forces. Que dirai-je de cette œuvre d'amour ? Je suis forcée de
me
254
taire; en même temps
un instinct me pousse à parler, bien que je ne puisse
dire ce
que je voudrais! Que celui qui veut faire l'expèrience de ces choses
s'abstienne de toute espèce de mal (comme dit saint Paul );
et, quand
l'homme s'en abstient, Dieu répand aussitôt en lui
le bien par sa grâce, et
le fait ensuite croître en nos
esprits avec tant d'amour, que l'homme
demeure perdu, noyé,
transformé, vaincu. Et, quoiqu'il semble que ce soit
grand
chose que s'abstenir de toute espèce de mal, néanmoins celui qui
verrait la promptitude de Dieu envers l'homme, et les soins
amoureux et
diligents avec lesquels il le défend contre tous
ses adversaires, celui-là
ne pourrait être empêché, par
aucune contrariété, de faire toutes choses
pour l'amour de
Dieu. Lorsque l'homme a commencé à marcher dans la droite
voie,
il reconnait que Dieu est celui qui fait en nous tout ce que nous
faisons de bien, par ses gracieuses inspirations et par l'amour
qu'il répand
dans l'âme; cette dernière opère sans peine au
moyen de la saveur que Dieu
mêle à nos travaux et à nos
fatigues. Quant à l'homme, il lui suffit de ne
pas agir contre
sa conscience; car Dieu inspire ensuite tout le bien qu'il
veut
que nous fassions; il y incite et donne la vigueur nécessaire,
autrement nous ne pourrions rien faire qui vaille. Dieu en
donne encore la
facilité et les moyens de sorte qu'il nous
fait faire toute chose avec une
extême délectation, quoi
qu'il semble aux autres que ce soient de grandes
pénitences.
Oh ! que d'amour, de bénignité, et de miséricorde, Dieu témoigne
à l'homme en ce triste monde ! Mais la justice éternelle
apparaît au moment
où l'âme se sépare du corps; si l'âme
n'a rien à purifier, Dieu la reçoit en
soi et la transforme
par son amour ardent et enflammé; et à l'instant de
cette
transformation, elle se trouve en Dieu et y demeure sans fin; s'il y
a
quelque chose à purger ou à punir en elle, elle va en ce
même instant en
purgatoire ou en enfer; le tout par la
disposition du Seigneur, laquelle
envoie chacun en son lieu.
Chacun porte en soi la sentence du jugement rendu
et se
condamne lui-même. Et, si les âmes ne trouvaient pas ces lieux
ordonnés de Dieu, elles demeureraient en plus grand tourment,
parce qu'elles
seraient en dehors de la disposition divine; vu
surtout qu'il n'existe aucun
endroit où il n'y ait un reflet
de la miséricorde éternelle; et, pour cela,
elles ont moins
de peine qu'elles n'en pourraient avoir. L'âme a été créée
de
Dieu, pour Dieu, et ordonnée par Dieu, et ne peut trouver de
255
repos qu'en Dieu. Les
damnés sont en Dieu par justice; s'ils étaient hors de
l'enfer,
ils auraient un beaucoup plus grand tourments, car ils se
trouveraient en contradiction avec la disposition de l'Eternel;
celle-ci
leur donne un instinct terrible d'aller en ce lieu qui
leur est destiné; en
n'y allant pas, ils auraient double peine
: cependant ils n'y vont pas pour
avoir moins de peine, mais
comme forcés par l'ordre souverain de Dieu,
lequel ne peut
faillir.
256
257
258
259
1er- Comment l'âme et
le corps se proposent d'aller de compagnie, et comment
ils
prennent l'amour-propre en tiers P. 155
II
- Comment l'âme et le corps commencent à faire chacun leur semaine,
et
se restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur
goût P.157
III - L'amour-propre blâme le
corps et l'âme, et veut les régler.-
Lamentations de l'âme.-
Le corps s'accorde avec l'amour-propre et réclame
ses
nécéssités P.159
IV - L'âme, le corps et
l'amour-propre poursuivent leur voyage : l'âme ne
peut plus
faire sa semaine entière ; le corps augmente la sienne.-L'âme se
laisse persuader par l'amour-propre sous prétexte des
nécessités de cet
amour et du corps ; elle se lamente et
propose de ne plus faire de
semaine P.161
V
- L'âme se laisse attirer aux délectations du corps et de
l'amour-propre,
et elle tombe dans l'abîme du péché.- Du peu
de contentement que l'âme
reçoit des choses de la terre, et
du peu qu'il faut au corps pour se
rassasier.- De l'angoisse de
l'âme P.162
VI - Nouveau discours de l'âme avec
l'amour-propre, afin de procéder d'une
autre façon.- De la
nature de l'amour-propre.- Du peu dont le corps à besoin
pour
se rassasier en comparaison de ce qu'il demande.- De quelle manière
l'âme arrive à l'abîme de la misère et du désespoir
P.165
VII - De la lumière au moyen de laquelle Dieu fit voir à
l'âme toutes ses
chutes et l'état dans lequel elle se
trouvait.-De sa résignations, confiance
et conversion
P.168
VIII- De plusieurs lumières que reçoit l'âme, et du
pur amour de Dieu.- De
la syndérèse et du remords qu'il nous
envoie P.170
IX - L'âme parle au corps et à
l'amour-propre de la vérité qu'elle a vue, et
leur dit
qu'elle se perdait en les suivant.Elle les menace de leur faire à
eux ce qu'ils avaient voulu lui faire à elle, et de se les
assujettir.- Du
mécontentment qu'ils en eurent
P.174
X - L'âme reçoit la vue de la bonté de la Providence
de Dieu.
260
Des défauts et des péchés qui étaient en
elle.- De la considération de
soi-même.- De la haine de l'âme
contre son humanité P.177
XI - L'âme se retourne
vers Dieu et reconnait sa bassesse.- On lui montre ce
qu'elle
serait devenue si elle avait continué.- De ses lamentations et de
son abattement à cause de ses offenses ; et de la confiance
que lui donna
Notre-Seigneur, lui apparaissant en esprit.- De
la plaie qu'elle reçut
P.178
XII- D'une autre vue par
laquelle Dieu montre à l'âme l'amour-propre avec
lequel il
avait souffert pour elle. Elle reconnait la malignité de l'homme
et
la bénignité du pur-amour de Dieu.- De l'offrande d'elle-même
qu'elle fît
à Dieu, et de la plaie qu'elle reçut. Des cinq
fontaines de Jésus, de son
consentement et de sa jalouse
garde P.180
XIII- De l'instinct qui la pousse à
s'ôter toutes les choses superflues, et
même celles qui
paraissent nécessaires ;- de l'instinct qu'elle eut pour
l'oraison,
et de ses mortifications P.183
XIV- De l'entretien
de l'esprit et de l'humanité.- L'humanité se lamente de
la
véhémence de l'esprit, qu'elle pense ne pas pouvoir supporter
davantage P.185
XV- L'humanité se
plaint que l'esprit ne tient pas ses promesses.- L'esprit
s'en
défend.- Du danger des goûts spirituels, sous couleur de bleu : ils
sont plus dangereux que les goûts corporels, lesquels sont
évidemment
contraires à l'esprit.- Des menaces fait à son
humanité P.186
XVI- L'humanité prie
l'esprit de faire justice équitablement. Elle lui dit
qu'il a
péché le premier, et qu'elle n'a été qu'instrument. L'esprit lui
prouve le contraire.- De la cause de leur chute.- L'esprit lui
démontre
qu'il faut se purifier ici-bas, et que mieux vaut
souffrir mille ans en ce
monde qu'une heure au Purgatoire
P.188
XVII- Dieu verse et répand une douceur divine dans l'âme
; l'âme se récrie à
ce propos, ne voulant pas de preuves de
l'amour. Dieu cependant ne laisse
pas de la tenir abîmée dans
l'océan de l'amour divin. Il lui donne une vue
du très pur
amour, une autre de l'amour-propre et de ses mauvaises
inclinaisons P.190
XVIII- L'humanité se
lamente et demande à faire quelque chose. L'esprit le
lui
accorde et lui ordonne d'être obéissante envers tout le monde, et
de ne
s'arrêter nulle part pour y prendre plaisir ou
déplaisir.- De la règle qu'il
lui donne et de la défense
qu'il lui fait de contracter amitié avec qui que
ce soit en
particulier P.192
XIX- De la pauvreté en laquelle
l'esprit fit vivre l'humanité.-
261
Comment il lui fit visiter les
pauvres et les malades.- Des calamités
qu'elle y trouvait ; de
l'oppression et des attaques inférieures qu'elle
ressentait
P.193
XX- L'humanité ayant éprouvé les deux voies des
misères extérieures de
l'oppression intérieure, l'esprit lui
permet de choisir.- Et comment,
lorsque le cœur lui soulevait
à la vue de quelque corruption, l'esprit lui
en faisait
manger P.195
XXI- L'esprit fait condescendre
l'humanité à demeurer dans un hôpital, où
elle servait
comme servante, obéissant à tout ce qu'on lui commandait.- Et
lorsqu'elle fut accoutumée aux choses qu'elle abhorrait
naturellement, elle
fut faite gouvernante de l'hôpital, et
reçut la prudence nécessaire pour
remplir une telle charge.-
Le feu amoureux va sans cesse croissant en
elle
P.196
Quelques réflexions sur le livre second des Dialogues de
sainte Catherine de
Gênes P.199
Deuxième Partie
Ch. I - D'un nouvel amour que Dieu lui verse
et lui répand dans le cœur, et
par lequel il tire à lui
l'esprit ; celui-ci est suivi de l'âme, dont les
puissances
sont comme noyées et submergées en cet amour.- Le corps qui est
assujetti à l'âme reste comme perdu, et hors de son être
naturel P.203
II- Du mode que Dieu tient dans les
opérations de son amour.- De la
faiblesse du corps et de
l'aide qu'il a des choses créées.- De la grandeur
de la peine
de l'humanité ; elle s'en plaint sans se plaindre, l'intérieur
étant conforme à la volonté de Dieu.- Combien le Purgatoire
est doux, sévère
et plein de miséricorde, en cette vie
P.205
III- L'humanité se voyant menacée en désire connaître
la cause ; il lui est
promis qu'elle le saura.- Comment Dieu,
recherchant les hommes, les attire
par divers moyens et
opérations.- De la continuelle douleur de cette
créature, et
comment, étant affligée, elle crie vers Dieu, qui la vivifie
d'une
rayon de son amour.- Elle voit la grâce que Dieu lui avait faite, et
elle en demeure blessée d'un nouvel amour.- De sa confession
et
contrition P.208
IV- Dieu verse et
répand dans son cœur un autre rayon d'amour dont l'âme se
remplit.- Le corps est restauré, et ce n'est qu'amour et joie
excessive
jusqu'à ce que l'amour qui est au-dessous de Dieu
soit consumé P.210
V- L'âme demande ce que c'est
que l'amour.- Notre-Seigneur lui répond en
partie, et lui
parle de la grandeur, des qualités, propriétés, causes et
effets
de son amour P.211
262
VI- Dieu déclare à
l'âme qu'il lui fait de son corps un purgatoire en ce
monde.-
De la nécessité que l'homme a de se renoncer et de se submerger
entièrement en Dieu ; et de la misère de l'homme qui s'occupe
d'autre chose,
n'ayant que le temps de cette vie pour mériter
P.213
VII- L'âme, revêtue de vertus, commence à respirer en
son Seigneur.- Dieu
lui fait voir l'opération amoureuse dont
il a usé envers elle, par sa seule
bonté, pour la délivrer.-
L'âme, reconnaissant ses misères, en est dans un
continuel
embrasement, ne pouvant ni parler, ni penser à autre chose
P.215
VIII- Notre-Seigneur montre à l'âme qu'elle n'avait
purement rien mérité,
ayant employé, à se purifier, le
temps qui lui avait été donné pour croître
en grâce et en
gloire ; et que sans son aide elle n'eût rien su faire
P.216
IX- L'esprit, voyant l'âme amenée à la portée du divin
amour, se résout à la
faire beaucoup souffrir, et le corps
également : il dit à son âme qu'il veut
se séparer d'elle,
et que, pour revenir à sa pureté première, il faut
qu'elle
endure beaucoup de martyres P.217
X- L'âme reconnait
qu'il faut qu'elle satisfasse volontairement et qu'il lui
semble
être abandonnée de Dieu.- Elle demande quelque personne pour
l'assister.- Comment l'humanité fut à l'épreuve dont elle
avait été
menacée.- Des martyres que le corps souffrit,
étant privé de la
correspondance de l'esprit
P.220
XI- Du rayon de la gloire éternelle et de la force
qu'elle en reçoit.-
Comment Dieu attirait l'esprit, et de
l'occupation fixe en Dieu et de son
martyre.- Ce que c'est que
vivre en terre, ayant l'esprit au ciel.- Martyres
par lesquels
il faut passer pour être exempt du purgatoire
P.222
Troisième partie
Ch. I- L'âme demande à Dieu la
cause de son grand amour envers l'homme,
lequel lui est si
contraire.- Elle demande aussi ce qu'est l'homme dont il a
si
grand soin P.225
II-Exclamations de l'âme.-
Notre-Seigneur lui demande la cause de son
étonnement : du
goût qu'elle avait pris aux compagnies des personnes
spirituelles,
et des gracieux discours qui s'y faisaient P.228
III- L'âme reconnait que ce qu'elle fait en apparence pour
Dieu, procédait
de l'amour-propre.- Elle demeure étonnée à
la vue de l'amour pur, et demande
ce qu'est cet amour.-
Notre-Seigneur lui répond qu'elle ne peut le
comprendre et que
lui-même étant l'amour ne peut être compris que par les
effets
P.229
263
IV- Celui-là trouve l'amour de Dieu qui a le
cœur net.- Cet amour opère en
secret et subtilement sans
occupation extérieure.- De quelques effets de cet
amour.-
Exclamations de l'âme sur cet amour et ses propriétés
P.231
V- Autres effets de l'amour.- Comment il opère quand il
veut ; et comment
l'œuvre est toute sienne.- Des opérations
faites pour l'amour, en l'amour,
et par l'amour ; et leur
explication P.234
VI- L'âme adresse diverses
questions à Notre-Seigneur.- Comment les martyrs
ont souffert
par cet amour.- La charité est la voie du salut la plus brève
et
la plus sûre ; sans elle l'âme se jetterait plutôt en mille enfers
que de
se présenter devant Dieu P.237
VII-
Notre-Seigneur interroge l'âme sur l'amour qu'elle sent ; des
paroles
qu'il lui dit.- L'âme répond comme elle peut : elle
ne sait exprimer le
sentiment et l'embrasement de l'amour.-
Elle demande à Notre-Seigneur
comment l'âme éprise d'amour
peut vivre en terre et de ses conditions
P.239
VIII- Des
conditions de l'âme éprise d'amour.- Comment Dieu diffère de lui
donner connaissance de ses défauts, parce qu'elle n'en
pourrait supporter la
vue. Elle n'a pas de repos, quand elle a
quelque soupçon de défaut, que son
esprit n'en ait fait
justice P.241
IX- Des conditions du corps et en quel
tourment se trouve l'humanité vivant
comme morte, et quelle
manière Dieu pourvoit à ses besoins. Du goût que
l'âme
éprouvait, pouvant aimer et aimer encore.- Il lui est ôté, et elle
reste comme morte P.244
X- L'âme, le
cœur et l'esprit de cette créature sont vides de toutes les
formes
et occupés en une occupation qu'on ne peut connaître par leur
moyen.-
Le cœur est fait tabernacle de Dieu ; beaucoup de
grâces et de douceurs s'y
répandent et produisent des fruits
admirables.- Peu de créatures sont menées
par cette voie de
la nudité de l'esprit et de son union avec Dieu P.246
XI- Des moyens secrets que Dieu emploie pour purifier l'homme.-
Du soin
amoureux qu'il a de lui.- Comment il le trompe
doucement par amour ; il ne
veut pas que l'homme opère pour sa
propre utilité.- La vraie nudité de
l'esprit ne peut être
exprimée par parole P.248
XII- Exclamations de l'âme à
propos de l'empêchement que la créature porte à
l'amour de
Dieu.- De l'opération secrète de Dieu en l'homme, il le réveille
et l'avertit avec amour.- L'âme demande ce qu'est ce
mouvement.- Ce que sont
la grâce et le rayon d'amour
P.250
264
XIII- L'amour ne se peut comprendre, et le cœur
plein d'amour vit content.-
De la grande miséricorde à
l'homme en cette vie.- Sa justice apparait au
moment où l'âme
- séparé du corps - va au lieu qui lui est destiné. L'âme ne
peut avoir son propre repos qu'en Dieu. P.252
Fin
de la table