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Les Dialogues de Sainte Catherine de Gênes
Merci à Brigitte Laude



Plan des Dialogues de Sainte Catherine de Gênes

I- Comment l'âme et le corps se proposent d'aller de compagnie, et comment
ils prennent l'amour-propre en tiers     P. 155
II  - Comment l'âme et le corps commencent à faire chacun leur semaine, et
se restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur goût    P.157
III - L'amour-propre blâme le corps et l'âme, et veut les régler.-
Lamentations de l'âme.- Le corps s'accorde avec l'amour-propre et réclame
ses nécessités   P.159
IV - L'âme, le corps et l'amour-propre poursuivent leur voyage : l'âme ne
peut plus faire sa semaine entière ; le corps augmente la sienne.-L'âme se
laisse persuader par l'amour-propre sous prétexte des nécessités de cet
amour et du corps ; elle se lamente et propose de ne plus faire de
semaine    P.161
V - L'âme se laisse attirer aux délectations du corps et de l'amour-propre,
et elle tombe dans l'abîme du péché.- Du peu de contentement que l'âme
reçoit des choses de la terre, et du peu qu'il faut au corps pour se
rassasier.- De l'angoisse de l'âme   P.162
VI - Nouveau discours de l'âme avec l'amour-propre, afin de procéder d'une
autre façon.- De la nature de l'amour-propre.- Du peu dont le corps à besoin
pour se rassasier en comparaison de ce qu'il demande.- De quelle manière
l'âme arrive à l'abîme de la misère et du désespoir   P.165
VII - De la lumière au moyen de laquelle Dieu fit voir à l'âme toutes ses
chutes et l'état dans lequel elle se trouvait.-De sa résignations, confiance
et conversion   P.168
VIII- De plusieurs lumières que reçoit l'âme, et du pur amour de Dieu.- De
la syndérèse et du remords qu'il nous envoie   P.170
IX - L'âme parle au corps et à l'amour-propre de la vérité qu'elle a vue, et
leur dit qu'elle se perdait en les suivant.Elle les menace de leur faire à
eux ce qu'ils avaient voulu lui faire à elle, et de se les assujettir.- Du
mécontentment qu'ils en eurent   P.174
X - L'âme reçoit la vue de la bonté de la Providence de Dieu.
Des défauts et des péchés qui étaient en elle.- De la considération de
soi-même.- De la haine de l'âme contre son humanité   P.177
XI - L'âme se retourne vers Dieu et reconnait sa bassesse.- On lui montre ce
qu'elle serait devenue si elle avait continué.- De ses lamentations et de
son abattement à cause de ses offenses ; et de la confiance que lui donna
Notre-Seigneur, lui apparaissant en esprit.- De la plaie qu'elle reçut
P.178
XII- D'une autre vue par laquelle Dieu montre à l'âme l'amour-propre avec
lequel il avait souffert pour elle. Elle reconnait la malignité de l'homme
et la bénignité du pur-amour de Dieu.- De l'offrande d'elle-même qu'elle fît
à Dieu, et de la plaie qu'elle reçut. Des cinq fontaines de Jésus, de son
consentement et de sa jalouse garde   P.180
XIII- De l'instinct qui la pousse à s'ôter toutes les choses superflues, et
même celles qui paraissent nécessaires ;- de l'instinct qu'elle eut pour
l'oraison, et de ses mortifications   P.183
XIV- De l'entretien de l'esprit et de l'humanité.- L'humanité se lamente de
la véhémence de l'esprit, qu'elle pense ne pas pouvoir supporter
davantage    P.185
XV- L'humanité se plaint que l'esprit ne tient pas ses promesses.- L'esprit
s'en défend.- Du danger des goûts spirituels, sous couleur de bleu : ils
sont plus dangereux que les goûts corporels, lesquels sont évidemment
contraires à l'esprit.- Des menaces fait à son humanité    P.186
XVI- L'humanité prie l'esprit de faire justice équitablement. Elle lui dit
qu'il a péché le premier, et qu'elle n'a été qu'instrument. L'esprit lui
prouve le contraire.- De la cause de leur chute.- L'esprit lui démontre
qu'il faut se purifier ici-bas, et que mieux vaut souffrir mille ans en ce
monde qu'une heure au Purgatoire     P.188
XVII- Dieu verse et répand une douceur divine dans l'âme ; l'âme se récrie à
ce propos, ne voulant pas de preuves de l'amour. Dieu cependant ne laisse
pas de la tenir abîmée dans l'océan de l'amour divin. Il lui donne une vue
du très pur amour, une autre de l'amour-propre et de ses mauvaises
inclinaisons   P.190
XVIII- L'humanité se lamente et demande à faire quelque chose. L'esprit le
lui accorde et lui ordonne d'être obéissante envers tout le monde, et de ne
s'arrêter nulle part pour y prendre plaisir ou déplaisir.- De la règle qu'il
lui donne et de la défense qu'il lui fait de contracter amitié avec qui que
ce soit en particulier   P.192
XIX- De la pauvreté en laquelle l'esprit fit vivre l'humanité.-
Comment il lui fit visiter les pauvres et les malades.- Des calamités
qu'elle y trouvait ; de l'oppression et des attaques inférieures qu'elle
ressentait    P.193
XX- L'humanité ayant éprouvé les deux voies des misères extérieures de
l'oppression intérieure, l'esprit lui permet de choisir.- Et comment,
lorsque le cœur lui soulevait à la vue de quelque corruption, l'esprit lui
en faisait manger    P.195
XXI- L'esprit fait condescendre l'humanité à demeurer dans un hôpital, où
elle servait comme servante, obéissant à tout ce qu'on lui commandait.- Et
lorsqu'elle fut accoutumée aux choses qu'elle abhorrait naturellement, elle
fut faite gouvernante de l'hôpital, et reçut la prudence nécessaire pour
remplir une telle charge.- Le feu amoureux va sans cesse croissant en
elle    P.196
Quelques réflexions sur le livre second des Dialogues de sainte Catherine de
Gênes  P.199     Deuxième Partie
Ch. I - D'un nouvel amour que Dieu lui verse et lui répand dans le cœur, et
par lequel il tire à lui l'esprit ; celui-ci est suivi de l'âme, dont les
puissances sont comme noyées et submergées en cet amour.- Le corps qui est
assujetti à l'âme reste comme perdu, et hors de son être naturel   P.203
II- Du mode que Dieu tient dans les opérations de son amour.- De la
faiblesse du corps et de l'aide qu'il a des choses créées.- De la grandeur
de la peine de l'humanité ; elle s'en plaint sans se plaindre, l'intérieur
étant conforme à la volonté de Dieu.- Combien le Purgatoire est doux, sévère
et plein de miséricorde, en cette vie   P.205
III- L'humanité se voyant menacée en désire connaître la cause ; il lui est
promis qu'elle le saura.- Comment Dieu, recherchant les hommes, les attire
par divers moyens et opérations.- De la continuelle douleur de cette
créature, et comment, étant affligée, elle crie vers Dieu, qui la vivifie
d'une rayon de son amour.- Elle voit la grâce que Dieu lui avait faite, et
elle en demeure blessée d'un nouvel amour.- De sa confession et
contrition    P.208
IV- Dieu verse et répand dans son cœur un autre rayon d'amour dont l'âme se
remplit.- Le corps est restauré, et ce n'est qu'amour et joie excessive
jusqu'à ce que l'amour qui est au-dessous de Dieu soit consumé   P.210
V- L'âme demande ce que c'est que l'amour.- Notre-Seigneur lui répond en
partie, et lui parle de la grandeur, des qualités, propriétés, causes et
effets de son amour   P.211
VI- Dieu déclare à l'âme qu'il lui fait de son corps un purgatoire en ce
monde.- De la nécessité que l'homme a de se renoncer et de se submerger
entièrement en Dieu ; et de la misère de l'homme qui s'occupe d'autre chose,
n'ayant que le temps de cette vie pour mériter   P.213
VII- L'âme, revêtue de vertus, commence à respirer en son Seigneur.- Dieu
lui fait voir l'opération amoureuse dont il a usé envers elle, par sa seule
bonté, pour la délivrer.- L'âme, reconnaissant ses misères, en est dans un
continuel embrasement, ne pouvant ni parler, ni penser à autre chose   P.215
VIII- Notre-Seigneur montre à l'âme qu'elle n'avait purement rien mérité,
ayant employé, à se purifier, le temps qui lui avait été donné pour croître
en grâce et en gloire ; et que sans son aide elle n'eût rien su faire
P.216
IX- L'esprit, voyant l'âme amenée à la portée du divin amour, se résout à la
faire beaucoup souffrir, et le corps également : il dit à son âme qu'il veut
se séparer d'elle, et que, pour revenir à sa pureté première, il faut
qu'elle endure beaucoup de martyres  P.217
X- L'âme reconnait qu'il faut qu'elle satisfasse volontairement et qu'il lui
semble être abandonnée de Dieu.- Elle demande quelque personne pour
l'assister.- Comment l'humanité fut à l'épreuve dont elle avait été
menacée.- Des martyres que le corps souffrit, étant privé de la
correspondance de l'esprit   P.220
XI- Du rayon de la gloire éternelle et de la force qu'elle en reçoit.-
Comment Dieu attirait l'esprit, et de l'occupation fixe en Dieu et de son
martyre.- Ce que c'est que vivre en terre, ayant l'esprit au ciel.- Martyres
par lesquels il faut passer pour être exempt du purgatoire    P.222
Troisième partie
Ch. I- L'âme demande à Dieu la cause de son grand amour envers l'homme,
lequel lui est si contraire.- Elle demande aussi ce qu'est l'homme dont il a
si grand soin   P.225
II-Exclamations de l'âme.- Notre-Seigneur lui demande la cause de son
étonnement : du goût qu'elle avait pris aux compagnies des personnes
spirituelles, et des gracieux discours qui s'y faisaient    P.228
III- L'âme reconnait que ce qu'elle fait en apparence pour Dieu, procédait
de l'amour-propre.- Elle demeure étonnée à la vue de l'amour pur, et demande
ce qu'est cet amour.- Notre-Seigneur lui répond qu'elle ne peut le
comprendre et que lui-même étant l'amour ne peut être compris que par les
effets   P.229
IV- Celui-là trouve l'amour de Dieu qui a le cœur net.- Cet amour opère en
secret et subtilement sans occupation extérieure.- De quelques effets de cet
amour.- Exclamations de l'âme sur cet amour et ses propriétés   P.231
V- Autres effets de l'amour.- Comment il opère quand il veut ; et comment
l'œuvre est toute sienne.- Des opérations faites pour l'amour, en l'amour,
et par l'amour ; et leur explication   P.234
VI- L'âme adresse diverses questions à Notre-Seigneur.- Comment les martyrs
ont souffert par cet amour.- La charité est la voie du salut la plus brève
et la plus sûre ; sans elle l'âme se jetterait plutôt en mille enfers que de
se présenter devant Dieu  P.237
VII- Notre-Seigneur interroge l'âme sur l'amour qu'elle sent ; des paroles
qu'il lui dit.- L'âme répond comme elle peut : elle ne sait exprimer le
sentiment et l'embrasement de l'amour.- Elle demande à Notre-Seigneur
comment l'âme éprise d'amour peut vivre en terre et de ses conditions
P.239
VIII- Des conditions de l'âme éprise d'amour.- Comment Dieu diffère de lui
donner connaissance de ses défauts, parce qu'elle n'en pourrait supporter la
vue. Elle n'a pas de repos, quand elle a quelque soupçon de défaut, que son
esprit n'en ait fait justice  P.241
IX- Des conditions du corps et en quel tourment se trouve l'humanité vivant
comme morte, et quelle manière Dieu pourvoit à ses besoins. Du goût que
l'âme éprouvait, pouvant aimer et aimer encore.- Il lui est ôté, et elle
reste comme morte    P.244
X- L'âme, le cœur et l'esprit de cette créature sont vides de toutes les
formes et occupés en une occupation qu'on ne peut connaître par leur moyen.-
Le cœur est fait tabernacle de Dieu ; beaucoup de grâces et de douceurs s'y
répandent et produisent des fruits admirables.- Peu de créatures sont menées
par cette voie de la nudité de l'esprit et de son union avec Dieu   P.246
XI- Des moyens secrets que Dieu emploie pour purifier l'homme.- Du soin
amoureux qu'il a de lui.- Comment il le trompe doucement par amour ; il ne
veut pas que l'homme opère pour sa propre utilité.- La vraie nudité de
l'esprit ne peut être exprimée par parole  P.248
XII- Exclamations de l'âme à propos de l'empêchement que la créature porte à
l'amour de Dieu.- De l'opération secrète de Dieu en l'homme, il le réveille
et l'avertit avec amour.- L'âme demande ce qu'est ce mouvement.- Ce que sont
la grâce et le rayon d'amour   P.250
XIII- L'amour ne se peut comprendre, et le cœur plein d'amour vit content.-
De la grande miséricorde à l'homme en cette vie.- Sa justice apparait au
moment où l'âme - séparé du corps - va au lieu qui lui est destiné. L'âme ne
peut avoir son propre repos qu'en Dieu.
Fin de la table

155
Qui embrasse le discours de l'âme avec son corps et avec l'amour-propre et
de l'esprit avec l'humanité - Chapitre premier - Comment l'âme et le corps
se proposent d'aller de compagnie et comment ils prennent l'amour-propre en
tiers. Je vis une âme et un corps deviser ensemble. L'âme disait la première
: - Mon corps, Dieu m'a créée pour aimer et pour me délecter ; je voudrais
donc me diriger vers quelque lieu où je puisse trouver ce que je désire ; je
te prie de me suivre paisiblement, tu t'en accommoderas aussi. Nous irons
par le monde ; si je rencontre quelque chose à ma convenance, j'en jouirai :
tu feras de même lorsque tu découvriras ce qui t'agréé ; et chacun de nous
se délectera de ce qu'il trouvera de plus conforme à son goût. Le corps
répondit : Quoique obligé de faire ce qui te plaît, je vois cependant que
sans moi tu ne peux faire ce qui te convient. Si donc tu veux que nous
allions de compagnie entendons-nous d'abord, afin de ne pas nous disputer
par les chemins. Ce que tu as proposé me satisfait ; - mais il faudra que
chacun de nous laisse patiemment jouir son compagnon du bien que ce dernier
aura trouvé. Ainsi, nous nous supporterons l'un l'autre, et nous demeurerons
en paix ; - je te dis ceci, parce que quand j'aurai rencontré une chose
agréable, je ne voudrais pas que tu me trompasses et me disses : " je ne
veux point que tu t'arrêtes si longtemps ici, je désire aller ailleurs pour
m'occuper de mes affaires." - s'il me fallait laisser alors ce à quoi
j'aspire, pour suivre ta volonté, je te déclare que j'en mourrais et que
notre dessein serait rompu. Afin d'obvier à cela, il me semble qu'il
conviendrait de prendre un tiers qui fût une personne juste et qui n'eût
rien en propre. Nous remettrions tous nos différents à son jugement. L'âme.
J'en tombe parfaitement d'accord. Mais qui sera ce tiers ?
156
Le corps. Ce sera l'amour-propre qui vit avec nous deux. Il me donnera ce
qui me revient, et j'en jouirai avec lui : il en fera autant pour toi, te
donnant ce qu'il te faudra : de cette façon chacun de nous aura,
conformément à sa nature ce à quoi il prétend. L'âme. Et si nous trouvions
nourriture qui nous plût à tous deux que ferions-nous ? Le corps. Alors
celui qui pourra manger le plus mangera davantage, pourvu qu'il y en ait
suffisament pour tous les deux ; ainsi nous n'aurons pas de différend ; et,
s'il n'y en a pas assez, l'amour-propre nous donnera à chacun la portion qui
nous revient. Mais il serait extraordinaire qu'il se trouvât une nourriture
qui convint à deux personnes de goût différent, à moins ne changeât dans
l'un de nous, ce qui ne se peut naturellement. L'âme. Par nature je suis
plus puissante que toi ; je ne crains donc pas que tu me convertisses à tes
goûts. Le corps. Et moi je suis dans ma maison, j'y ai la jouissance d'une
foule de choses propres à me divertir ; tu ne réussiras donc pas à me faire
prendre les tiens, quoique tu sois plus puissante que moi. Au contraire en
ma propre demeure, ainsi que je viens de le dire, je te convertirai plutôt à
mes inclinaisons, voulant d'ailleurs t'aimer et te délecter ; car tu vas à
la recherche de choses que tu ne vois pas et qui ne te réjouissent point.
Souvent même tu ne sais où tu en es. L'âme. Faisons-en donc l'épreuve : mais
adoptons d'abord quelque ordre afin de pouvoir demeurer en paix. Que chacun
de nous ait sa semaine ; pendant la mienne je veux que tu fasses tout ce qui
me plairas ; de même que lorsque viendra la tienne, je ferai ce que tu
voudras, en exceptant toujours, tant que je vivrai, l'offense de notre
Créateur. Mais si je venais à mourrir, c'est-à-dire si tu me conduisais au
péché, alors, à partir de ce moment, j'accomplirai, en qualité de ta
servante, et je me délecterai de ce qui te délectera. Nous étant unis de la
sorte, personne, autre que Dieu, ne pourra jamais rompre notre union, car
elle sera toujours défendue par le libre arbitre : et ainsi, dans ce monde
et dans l'autre, nous goûterons ensemble tout le bien et le mal qui nous
adviendra. Et toi tu feras de même si je puis te vaincre. Voici maintenant
l'amour-propre. Je sais que tu as tout entendu,
157
veux-tu notre tiers, notre juge, et notre compagnon dans le voyage que nous
entreprenons ? L'amour-propre. J'en suis satisfait, car je sens que je serai
fort bien avec vous. Je donnerai à chacun ce qui lui revient, cela ne
saurait me nuire. Je vivrai avec l'un comme avec l'autre ; et, quand même
l'un de vous voudrait user de violence à mon égard et me refuser les vivres,
je me retirerais aussitôt avec l'adverse partie, car je ne veux, sous aucun
prétexte, que ma nourriture me manque. Le corps. Assurément je ne
t'abandonnerai jamais. L'âme. Ni moi non plus, car nous sommes tous
d'accord, et il est entendu, avant toutes choses, que l'offense envers Dieu
forme un cas réservé, et que celui de nous qui péchera aura les deux autres
contre lui. Maintenant, au nom du Seigneur, partons, et, comme je suis la
plus élevée en dignité, je ferai la première semaine. Le corps. J'en
conviens. Mène-moi et fais de moi ce que veut la raison : voici
l'amour-propre qui y consent comme moi. Alors l'âme se dit à elle-même :
Chapitre II . Comment l'âme et le corps commencent à faire chacun leur
semaine, et se restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur goût.L'âme.
Moi, qui suis pure et sans tache de péché, je commencerai par considérer le
principe de ma création et tous les autres bienfaits que j'ai reçus de Dieu.
Je reconnais avoir été destinée à une grande béatitude et créée en si haute
dignité, que je dépasse, pour ainsi dire, les chœurs des anges. Je suis une
âme presque divine ; je me sens attirée sans cesse à méditer purement, à
contempler les choses du ciel, j'ai un désir continuel de manger le même
pain que les anges. Vraiment je suis invisible : je veux donc aussi que
toute ma nourriture et toute ma joie consistent en des choses invisibles ;
car j'ai été faite pour cette fin et j'y trouve mon repos. Je n'éprouve que
le besoin de me retrancher ici au-dessus des cieux, et de mettre tout le
reste sous mes pieds ; je veux demeurer
158
toute cette semaine dans ma contemplation, je ne tiens compte de rien autre
; que celui qui peut se nourrir de même se nourrisse, que celui qui ne le
peut prenne patience... Mais je vois que mes associés sont de mauvaise
humeur, allons vers eux. - " Or ça, compagnons, j'ai achevé ma semaine ;
toi, ô Corps, traite-moi dans la tienne comme tu voudras. Mais dites-moi
comment vous vous êtes comportés durant la mienne ?". L'amour-propre. Nous
avons été très mal, car ni amour-propre, ni corps mortel ne pénètrent dans
les régions où tu as été ; nous n'avons pas eu la moindre nourriture, au
contraire, nous sommes restés comme morts ; mais nous espérons  bien prendre
notre revanche. Le corps. Cette semaine est la mienne : viens avec moi, ô
mon âme ; je veux te montrer combien de choses Dieu a faites pour moi. Vois
et admire le ciel avec tous leurs ornements, la mer avec ses poissons, l'air
avec ses oiseaux ; et puis tant de royaumes, de seigneuries, de villes, de
provinces, avec leur gloire et leur puissance ; tant de hautes dignités, de
grands trésors, de chants, d'accords mélodieux, de mets de toute sorte, qui
doivent me nourrir, et ne me manqueront jamais tant que je serai dans le
monde ; contemple encore mille autres plaisirs dont je puis jouir sans
offense de Dieu, parce que Dieu a créé tout cela pour moi ! - tu ne m'as pas
montré ton pays comme je te montre le mien. Toutefois, ne pouvant avoir ce
que je désire si tu ne condescends à m'en accorder la jouissance, je dois te
rappeler que tu as de grandes obligations envers moi ; ne songe donc plus à
t'en aller dans ton pays et à me laisser ici, en terre, sans nourriture, tu
n'en as pas le droit : j'en mourrais, tu en serais cause, et tu offenserais
le Seigneur ; d'ailleurs nous serions tous contre toi. J'ai sur toi
l'avantage de pouvoir jouir de ces choses tant que je vivrai, puis enfin de
jouir aussi de ton pays dans l'autre vie, si je me sauve avec toi, ainsi que
je le désire. Sache bien qu'il m'importe que tu te sauves, car je suis
destiné à être toujours avec toi ; ne te persuade donc pas que je veuille
rien rechercher qui soit contre la raison ou contre Dieu. Demande à
l'amour-propre, notre compagnon, si je ne dis pas la vérité. Je n'ai pas de
prétentions injustes, je m'en remets à son jugement. Je suis certain que,
même selon les vues de Dieu, on ne peut exiger moins que ce que je réclame
de ta part.
159
L'amour-propre blâme le corps et l'âme et veut les régler. Lamentation de
l'âme. Le corps s'accorde avec l'amour-propre et réclame ses nécessités.
L'amour-propre. J'ai examiné vos motifs, je les aurais trouvés raisonnables,
si vous n'eussiez passé tous les deux les bornes, quant à l'ordre de la
charité ; car Dieu a dit : Aime ton prochain comme toi-même.D'abord l'âme
n'a tenu aucun compte de nous, de sorte que nous nous sommes trouvés presque
en péril de mort. Puis le Corps a montré à l'âme tant de choses, qu'il y
avait excès, car elles n'étaient pas toutes nécessaires. Ainsi, ô âme, il
faut que tu modères ton impétuosité, et que tu condescendes aux besoins du
prochain, c'est-à-dire, de ton corps, et aux miens encore, puisque je suis
venu pour vivre avec vous. Je n'ai rien trouvé qui me convienne dans ton
pays : c'est le lieu où je puis le moins habiter ; et toi, ô Corps, qu'il te
suffise d'avoir le nécessaire, car tout superflu te serait nuisible à
toi-même, et à l'âme, si elle te l'accordait. Mais si tu ne recherches
aucune superfluité, chacun vivra modérément selon son rang, et je pourrai
demeurer a   vec vous. Etant unis de la sorte, nous participerons
discrètement les uns aux biens des autres. Pour pouvoir te servir de ton
corps, ô âme, il est nécessaire que tu lui accordes ce dont il a besoin,
autrement il mourra ; si tu as soin de lui donner ce qu'il  lui faut, il se
tiendra tranquille, tu en feras ce que tu voudras, vous serez en paix, et je
resterai avec vous deux. Si au contraire tu n'y consens, il faudra que je
m'en aille, ne pouvant exister en votre compagnie. Tel est mon avis. L'âme.
Je suis fort mécontente et affligée de devoir condescendre au corps en tant
de choses, et je crains qu'en m'obligeant à le repaître sous ce beau
prétexte de nécessité, vous ne me poussiez à prendre part moi-même à ses
plaisirs, et à perdre le plus pour le moins ; en vous voyant si affamés,
j'ai peur que vous ne me donniez fort à faire et que vous ne me rendiez
terrestre, de spirituelle que je suis ; car, en goûtant les choses
terrestres, je perdrai le goût des choses spirituelles. Et je crains aussi
que mon intelligence ne s'obscurcisse et que ma volonté ne se souille.
Aidez-moi, ô mon Dieu !
160
Le corps. Il me semble que l'amour-propre a dit tout ce qu'il y avait à
dire, et que nous pouvons demeurer joyeusement en sa compagnie. Quant à ce
qui le touche, ô âme, tu dois comprendre que Dieu n'aurait pas créé les
choses qu'il a faites, si elles devaient porter dommage aux âmes. L'âme a
été créée en si haute puissance et dignité, qu'elle ne peut être empêchée
que par sa propre volonté, et cette volonté est si respectée de Dieu, que
jamais il ne la force. Donc ni moi, ni qui que soit, ne pourrons obtenir de
toi que ce que tu voudras, de la manière et dans le temps qui te feront
plaisir. Tu tiens la bride à la main, donne à chacun ce dont il a besoin,
et, quant au reste, laisse crier qui voudra. L'âme. Quelles sont donc ces
nécessités dont tu prétends ne pouvoir te passer ? Nomme-les-moi, j'y veux
pouvoir afin de n'avoir à m'en occuper, car cette seule pensée me donne
grand travail. Le corps. J'ai nécessité de me vêtir, de manger, boire et
dormir, d'être soigné, et de me recéer en quelque chose, afin de pouvoir te
servir lorsque tu auras besoin de moi ; et, si tu veux être en état de
prêter attention au spirituel, garde-toi de me fatiguer. Car, étant affabli,
je ne saurais être attentif à tes œuvres ; si, au contraire, tu condescends
à mes nécessités, tu pourras recueillir ton esprit, et penser, que si Dieu a
fait tant de choses charmantes pour ce corps mortel, il doit en avoir de
bien autrement grandes pour toi, ô âme immortelle. Ainsi Dieu sera toujours
loué, et chacun de nous sera nourri suivant ses besoins. Si quelque
différend survient encore entre vous, il sera réglé par notre amour-propre
qui est extrêmement subtil, et il vivra avec nous, et nous avec lui, dans
une très sainte paix. L'âme. Or sus, je pourvoirai à vos nécessités, ne
pouvant faire autrement ; mais je soupçonne que déjà vous êtes d'accord
contre moi. Vos dires me semblent si fondés en justice, que je suis obligée
d'y condescendre. Cependant je vous tiens pour suspects, car je vous entends
trop mettre en avant mes intérêts, et répéter que vous ne sauriez rien faire
sans moi ; mais peut-être qu'avec l'aide de Dieu je me tirerai un jour de
vos mains, et qu'alors je vivrai sans vous, uniquement pour son honneur.
161
L'âme, le corps et l'amour-propre poursuivent leur voyage ; l'âme ne peut
plus faire sa semaine entière, le corps augmente la sienne. L'âme se laisse
persuader par l'amour-propre et du corps ; elle se lamente et propose de ne
plus faire de semaine. Le corps. Poursuivons donc notre voyage, et allons
d'accord de par le monde ; chacun s'occupera de ses affaires, cherchant à se
repaître et à se charmer selon sa condition. L'âme. Je recommence à faire
une semaine. Mais, hélas, elle est fort dissemblable de la première ; mes
compagnons me tirent en bas, et mettent en avant leurs nécessités auxquelles
il me faut pourvoir ; c'est ainsi que j'emploie mon temps, il m'en reste à
peine la moitié pour moi-même, et cependant je suis avec eux du mieux que je
puis. Je me sens les épaules chargées du poids d'une énorme contrariété,
lorsque je dois quitter une chose aussi auguste que la contemplation divine,
pour songer à procurer de la nourriture aux bêtes. Il y a une grande
différence de cette semaine à l'autre, c'est presque du blanc au noir. Le
corps. Voici ma semaine, je me sens affamé à cause des jeûnes que m'a fait
l'âme, bien qu'elle correspondonde à présent à mes besoins. Je veux donc me
repaître et me fortifier maintenant. Je suis déjà très engraissé ; je ne
crains pas que l'âme me cause du détriment avec sa semaine, d'autant qu'elle
ne saurait plus se tenir à la hauteur de la première ; elle condescend à mes
exigences et à cellles de l'amour-propre ; nous faisons tous les jours des
progrès, et nos avantages augmentent de telle sorte que j'ai ma semaine et
la moitié de la sienne ; car mes nécessités croissent et deviennent plus
grandes de jour en jour ; elle est incapable d'y résister. L'âme. O
Amour-propre ! je reconnais maintenant que vous avez mis en avant mes
intérêts pour m'obliger à condescendre à vos nombreux besoins ; je crains de
dépasser toutes les bornes en me laissant guider par vous, qui êtes si
pleins de vous-mêmes, et qu'à la fin nous ne nous en trouvions mal tous
ensemble. Mais toi, qui es notre intermédiaire, dis-moi au juste ce qu'il
t'en semble ? L'amour-propre. Ame, tu t'étais tellement éloignée de nous,
162
sans raison, et tu t'étais élevée à une si prodigieuse hauteur, qu'il te
semble maintenant que c'est une grande affaire de céder aux nécessités
d'autrui ; peu à peu tu te règleras, notre compagnie ne te semblera plus
aussi fâcheuse que maintenant ; ne crains rien, Dieu y pourvoira. Tu peux
être complètement heureuse dès ce monde ; ta béatitude sera en l'autre vie,
prends maintenant ce que tu peux avoir, et fais du meiux que tu pourras.
L'âme. Je le vois, je ne puis me défendre de vous, qui êtes dans votre
demeure et unis contre moi. Il m'est utile de faire ma semaine, car vous ne
me laissez pas un seul jour de repos avec vos continuels besoins, et vous me
prenez plus de temps pour y satisfaire qu'il ne m'en reste à moi. Puis,
quand vient le tour de la vôtre, vous l'exigez toute sans aucun empêchement,
disant qu'elle vous appartient entière ; en somme, je ne m'en puis trouver
que mal, de sorte que j'ai résolu de ne plus faire de semaine ; que chacun
cherche sa vie et sa nourriture où il pourra. Je tâcherai de me comporter
avec vous le mieux possible, ne sachant faire autrement. Le corps et
L'amour-propre. Nous jugeons aussi que ce sera bien fait ; ainsi chacun
vivra en paix sans sortir des justes bornes, toi, surtout, ô Ame, puisque tu
as reconnu ton erreur. Chapitre V. L'âme se laisse attirer aux délectations
du corps et de l'amour-propre, et elle tombe dans l'abîme du péché. Du peu
de contentement que l'âme reçoit des choses de la terre, et du peu qu'il
faut au corps pour se rassasier. De l'angoisse de l'âme. Et, allant ainsi
par le monde, l'un voulait une chose, l'autre une autre, et chacun se
repaissait à sa guise. L'âme cheminait en regardant les domaines du corps,
et permettait à celui-ci beaucoup de choses qu'il affirmait lui être
indispensables. Mais les appétits du corps, unis avec l'amour-propre,
croissaient de jour en jour, et ce dernier liait fortement tous ces appétits
en un seul faisceau afin qu'ils demeurassent réunis. Tout semblait
raisonnable et nécessaire au corps et à l'amour-propre, jamais ils ne
voulaient manquer de rien ; et, lorsque
163
l'âme ne consentait pas chaque jour à quelque chose de nouveau, qui leur
donnât nourriture nouvelle, ils murmuraient et disaient qu'on leur faisait
tort. L'âme se trouva plongée ainsi dans le vaste et profond océan de
l'amour et de la délectation des choses de la terre ; elles s'unissaient
toutes pour la transformer, de manière qu'on ne causait plus que de ce que
voulaient le corps et l'amour-propre, et qu'on ne pensait plus à autre
chose. Et, lorsque cette âme désirait s'occuper d'elle-même, elle était
tellement repoussée par les appétits désordonnés de ses compagnons qu'elle
n'osait parler. Mécontente, elle se disait alors : "Si ceux-ci parviennent à
me conduire aussi avant dans leur pays que je les ai menés dans le mien
pendant la première semaine, qui pourra encore me retirer de leurs mains ?
Certes ils feront de moi ce qu'ils voudront, sous prétexte de leurs
besoins." Cependant cette âme, qui voulait essayer de vivre au moyen de
quelque nourriture pour ne pas tomber dans l'abattement, et qui se sentait
créée pour aimer et pour se réjouir, commença à se laisser aller au vent,
malgré qu'il fût contraire au but de sa navigation. Ne pouvant plus être en
son pays, elle se nourrissait par les chemins de ce qu'elle trouvait. Elle
se disait aussi, sous prétexte de bien : Ces beautés, ces bontés, ces joies,
ces grandeurs et tous les ornements des choses créées sont des moyens pour
connaître et goûter les choses divines ; puis elle ajoutait : - Oh que les
choses célestes doivent être bonnes et belles ! Et en cheminant ainsi avec
ses compagnons, elle perdait de jour en jour davantage l'instinct divin qui
lui était naturel, et elle se repaissait de la nourriture des pourceaux et
des bêtes, tout comme le corps, de sorte qu'en peu de temps les trois
compagnons furent dans une union parfaite. Se trouvant ainsi d'accord entre
eux, en grand amour et paix, sans contradiction, je laisse à penser comment
devait aller l'ordre de la raison supérieure. Personne n'en parlait plus. On
n'était à la recherche que des biens de la terre. Les goûts, les amours, les
plaisirs, étaient tous terrestres ; les choses spirituelles paraissaient
amères aux voyageurs, ils ne s'en occupaient point, et ne voulaient pas s'en
occuper, de peur d'être troublés dans leurs jouissances. Le voyage dura
ainsi fort longtemps ; il ne restait à l'âme qu'un petit remords, dont elle
tenait très peu de compte ; il est vrai que parfois elle en faisait plus de
cas qu'habituellement, lorsque
164
le risque de tout perdre à la fois, par la mort, lui revenait à la mémoire.
Alors elle éprouvait une grande crainte ; mais, ce moment passé, elle
recommençait à agir comme auparavant. Une seule chose était contraire aux
associés, à savoir : que, bien qu'ils s'entendissent pour satisfaire leurs
appétits de  toute leur puissance, ils n'y pouvaient réussir ; car l'âme,
l'une des trois alliés, étant d'une capacité infinie, et toutes les choses
de la terre étant finies, il était impossible qu'elle arrivât à se
rassasier, ou à avoir la paix. Plus elle la cherchait, moins elle y arrivait
; car chaque jour elle s'éloignait davantage de Dieu, sa fin et son vrai
repos. Cependant les choses de ce monde aveuglèrent si fort cette âme,
qu'elle se flatta de trouver le bonheur ici-bas. Elle ne travaillait qu'à se
rassasier et lorsqu'un objet ne la satisfaisait pas, ou même l'ennuyait, sa
cécité intérieure la pousait à espérer en un nouveau caprice. Passant de
cette sorte d'une chose à l'autre, elle s'oubliait elle-même, elle perdait
son temps à aller d'espèrance en espérance, mais jamais elle n'atteignait
son but ; Dieu, notre Seigneur, l'ayant ainsi miséricordieusement ordonné.
Certainement si l'homme pouvait trouver son repos en terre, peu d'âmes se
sauveraient ; mais elles se transformeraient tellement en les choses
d'ici-bas, qu'elles ne travailleraient plus à en sortir. L'âme aspire par
instinct naturel à se délecter ; lorsqu'elle est aveuglée par le corps, elle
cherche toutes ses joies au moyen de ce dernier : alors le corps la mène
d'objet en objet, afin qu'ils s'en nourrissent ensemble ; mais l'âme, étant
capable de saisir l'infini, ne saurait découvrir, par l'entremise du corps,
rien qui lui puisse procurer la paix ; et cependant, semblable à une
insensée, elle se laisse guider par lui, sans en recevoir aucune
satisfaction. Le corps, au contraire, plus il convertit l'âme à lui-même,
plus il a de moyens de se réjouir et de se rassasier des choses de la terre
; car toute la délectation que peut avoir le corps, il l'a uniquement par
condescendance de l'âme, de telle sorte que si l'âme ne lui donnait pas son
consentement, le corps resterait sans aucune joie. Mais, comme il est
étroitement uni avec l'âme à laquelle les choses de la terre ne suffisent
pas, et que d'ailleurs il ne peut ni la suivre, ni lui donner autant de joie
et de délices qu'elle en voudrait, il la tient affamée. Ceci arrive
nécessairement
165
parce que le corps a des appétits qui peuvent se rassasier, et quand il a ce
dont il avait besoin, en quelque genre que ce soit, il demeure satisfait et
ne peut plus s'en délecter. Il lui reste, à la vérité, un désir de chercher
du nouveau pour suivre ses goûts naturels, cependant il a également bien
vite assez de tout ce qu'il trouve, non que l'âme manque de condescendance,
ou que la santé y mette obstacle, mais parce que sa capacité n'en saurait
porter davantage. Et il en résulte que le corps et l'âme demeurent ensemble
dans la peine. L'âme est angoissée de se voir en un vaisseau de si petite
contenance, qu'un peu de nourriture contente, et dans lequel il faut qu'elle
reste, bien qu'il la fasse mourrir de faim, et qu'il l'empêche de satisfaire
son instinct naturel et infini de délectation. Son tourment est causé et
augmenté par l'instinct de correspondance qui l'excite à se repaître par le
moyen du corps, car avant que ce dernier ait satisfait son appétit, il
semblerait que rien de ce qui a été créé ne puisse suffire pour l'apaiser ;
et quand l'âme est ensuite forcée de reconnaître qu'une petite chose a
rassasié ce compagnon si affamé, et qu'il ne peut plus réveiller son goût
après l'avoir perdu, qu'il est travaillé parce qu'il est incapable de jouir
des choses qui se présentent à lui, que plus il s'efforce en ses goûts,
moins il les sent, et que s'il voulait se faire violence pour les recouvrer,
il se mettrait en danger de mort, sans y réussir ; alors elle s'adresse,
désolée, à l'amour-propre et lui dit : Chapitre VI.  Nouveau discours de
l'âme avec l'amour-propre, afin de procéder d'une autre façon. De la nature
de l'amour-propre. Du peu dont le corps a besoin pour se rassasier, en
comparaison de ce qu'il demande. De quelle manière l'âme arrive à l'abîme de
la misère et du désespoir. L'Ame. Oh, Amour-Propre, reconnais-tu maintenant
que nous sommes tous les deux en peine et mal nourris ? Vous m'avez fait
condescendre à tel point à vos appétits, que je m'en trouve fort mal ; je ne
me nourris plus au ciel, et en terre, vous me faites mourrir de faim. Pour
toi, que te semble de ce voyage ? L'Amour-Propre. Je vous vois mécontents
tous deux, et tous
166
deux vous avez raison de l'être : poursuivons cependant et avançons,
peut-être découvrirons-nous en chemin quelque pâturage qui nous convienne à
tous. L'expérience m'a appris que le corps est bien vite rassasié, et je ne
puis me nourrir moi même suivant ma capacité. Je mange en un instant ce qui
suffirait au corps pour une année ; songe donc,  à ce que tu as à faire, toi
qui as infiniment plus de capacité encore que moi. Voici le parti qu'il nous
faut prendre, allons cherchons ; il se peut que nous trouvions une
nourriture plus convenable que celle que nous avons rencontrée jusqu'ici, et
alors nous donnerons au corps de quoi satisfaire à ses besoins ; il se
repaît de fort peu de chose en comparaison de nous deux ; et puis nous le
laisserons crier tant qu'il voudra. L' Ame. De quelles viandes te nourris-tu
? Et quel aliment pourrons-nous trouver qui nous contente tous deux, et qui
rassasie également le corps ? L'Amour-Propre. Je suis de bonne composition,
je me nourris de viandes terrestres et de viandes spirituelles, et, pourvu
que tu ne me conduises pas là où tu as été pendant la première semaine, je
saurai me repaître en tout lieu. Quand je tiens compagnie à quelqu'un et que
je trouve à vivre, je ne l'abandonne pour ainsi jamais, j'amasse assez de
choses pour ne pas laisser mes adhérents dans le besoin : loin de là, je les
enrichis tous. L'Ame. Je reconnais qu'en terre on ne saurait avoir cette
nourriture qui nous contente tous deux, car elle n'y est pas assez abondante
pour nous rassasier ; et quant au ciel, où il y en a à profusion, nous nous
en sommes si fort éloignés que je ne sais ni ne puis retrouver la voie qui y
mène ; Dieu nous a fermé les portes de sa grâce, et nous a laissés  courir
après nos appétits, du moment même où nous avons délibéré d'aller nous
repaître des plaisirs de ce monde. Maintenant que nous sommes confus et
désespérés en nos pâturages, nous voudrions retourner vers lui ; mais nous y
sommes  poussés par la considération de notre avantage propre, et non point
par cette vraie et pure charité que le Seigneur demande, et au moyen de
laquelle il opère sans cesse en nous. Quand je pense à tout ce que j'ai fait
pour vous, à tout ce que j'ai justement perdu, je reconnais que je dois être
en horreur à Dieu, à vous, au monde, et à l'enfer. Je suis quasi  poussée au
désespoir par la confusion que j'éprouve en voyant que votre direction m'a
retournée vers ces choses d'ici-bas, où je
167
pensais trouver quelque appui pour nos nécessités communes, tant que nous
serions à habiter ensemble. Ayant essayé de tout, je reconnais qu'aucun de
nous n'aurait de repos et de satisfaction réels, lors même qu'il posséderait
tout ce que nous pourrions demander à la terre. J'ai éprouvé aussi vos
appétits, je les connais, je vous ai vus pleins d'ardeur pour en faire
l'expérience en vos sens, mais ils étaient bien vite rassasiés ; et ils
demeuraient confus du peu  de plaisir qu'ils recevaient des choses mêmes
qu'ils avaient désirées avec le plus d'impétuosité : toutefois, bien que
confus, ils ne sentaient pas la confusion, ils espéraient toujours en
l'avenir et toujours aussi l'avenir reproduisait les mêmes déceptions.
Lorsque vos appétits étaient rassasiés, je demeurais affamée : et quand je
voulais retourner à mon pays, afin de me nourrir d'une façon conforme à mon
inclinaison, je ne trouvais plus la correspondance à laquelle j'étais
accoutumée, parce que je m'étais éloignée de ma première voie, laquelle
était pure, droite, nette et propre à toutes les opérations spirituelles. Je
m'en étais séparée pour consentir aux désordres du corps, sous prétexte de
ses nécessités ; après la nécessité, est venue la superfluité ; en peu de
temps, je me suis vue enveloppée du péché, captive dans ses liens, j'ai
perdu la grâce, je suis restée  aveugle et pesante ; de spirituelle je suis
devenue toute terrestre, et maintenant, misérable que je suis, je me sens en
tel état, que je ne puis plus me mouvoir que vers la terre. Celle-ci
m'attire à tout mal, car je suis un être exilé de son pays ; je me laisse
entraîner par vous,   ô Corps et Amour-Propre, en tous les lieux où il vous
plaît de me conduire ; vous m'avez fait arriver au point de ne plus
m'opposer à aucun de vos appétits. Insensiblement vous m'avez tellement
convertie, ou plutôt pervertie, que je me nourris de tout ce dont vous vous
repaissez vous autres ; nous sommes si fort d'accord et unis, que semblable
à un aveugle, je veux tout ce que vous voulez. Ainsi, bien que je sois une
âme spirituelle, je suis devenue pour ainsi dire un corps terrestre ; et,
quant à toi, ô Amour-Propre, tu es si étroitement enchaîné avec nous, et tu
nous tiens si inséparablement étreints, que moi, pauvre malheureuse, liée et
suffoquée, je reste comme morte aux  choses spirituelles. Je suis privée de
lumière et de goût intérieur ; je vais regardant avec les yeux, jouissant
des choses terrestres
168
et corporelles : il ne me reste plus rien de bon, qu'un remords intérieur,
lequel est cause que j'ai peu de repos. Et encore je cherche à m'oublier du
mieux que je puis, avec ces choses de la terre dont je me nourris ; j'y
passe, j'y perds mon temps, elles m'assujétissent de jour en jour davantage
; et plus je me sépare de Dieu, plus aussi je me trouve mécontente de m'être
éloignée de mon bien qui est Dieu même. Telles étaient les raisons qui
faisaient souvent soupirer cette âme infortunée ; toutefois, elle ne
démêlait pas la cause de sa douleur. Cette cause était l'instinct naturel
qui la poussait vers Dieu ; car, le Seigneur, qui est plein de bonté,
n'abandonne pas sa créature, tant qu'elle est en cette vie, il lui donne
fréquemment quelques bonnes inspirations et ainsi l'homme se sent aidé et
assisté lorsqu'il y consent ; quant au contraire il résiste, son ingratitude
envers la grâce prévenante le rend de plus en plus mauvais. Cette âme
malheureuse se trouva en peu de temps les épaules tellement chargées de
péchés et d'ingratitude, sans y voir aucun remède, qu'il ne lui restait plus
d'espérance de sortir de cet état. Elle en vint au point, que non seulement
elle prenait plaisir au péché, mais que même elle s'en vantait. Plus elle
avait reçu de grâce, plus son aveuglement était grand, plus aussi elle
désespérait de revenir au bien. Il était impossible qu'elle fût délivrée de
sa misère par des moyens humains, Dieu seul pouvait l'en tirer par sa bonté
infinie et par sa grâce. Quant à elle, tous ses goûts, son amour, ses
désirs, ses joies étaient dans les choses de la terre. Elle avait le reste
en haine, elle n'en pouvait pas même parler, sans un grand ennui ; et elle
trouvait amer ce qui lui avait semblé jadis plein de charmes ; elle avait
changé le goût du ciel en celui d'ici-bas. Chapitre VII. De la lumière au
moyen de laquelle Dieu fit voir à l'âme toutes ses chutes et l'état dans
laquelle elle se trouvait. De sa résignation, confiance et conversion. La
bonté de Dieu laissa pour un temps vagabonder cette âme dans les choses de
ce monde, les nombreuses expériences qu'elle fit lui causèrent un profond
dégoût ; loin de la
169
satisfaire jamais, elles l'avaient de plus en plus fatiguée ; alors ce Dieu
miséricordieux lui envoya une lumière qui lui ouvrit l'intelligence et lui
fit connaître toutes ses erreurs et les dangers dont le Tout-Puissant
pouvait seul la délivrer encore. L'âme voyant enfin où elle en était, et
quelle était la voie qu'elle suivait ; reconnaissant que la mort corporelle
en résultait d'un côté et cellle de l'âme de l'autre, qu'elle se trouvait au
milieu de ses ennemis, et se laissait mener par eux  et comme une bête à la
boucherie, et qu'encore il semblait  qu'elle y allât gaîment ; l'âme,
disons-nous demeura épouvantée, et, se tournant tout entière vers Dieu, elle
lui dit avec un grand et lamentable soupir et de la meilleure façon qu'elle
pût : L'Ame. Oh, malheureuse que je suis ! qui me tirera jamais de tant de
maux ? Dieu seul peut m'en faire sortir. Domine, facut videam lumen (
Seigneur, faites-moi voir la lumière ), afin que je puisse échapper à tous
ces pièges. Ayant imploré ainsi l'assistance de Dieu (car elle comprenait
que sans cette assistance elle ne pouvait plus se mouvoir et qu'elle irait
de mal en pis), l'âme mit assitôt toute sa confiance en lui, et le laissa
agir comme il voulait, et en la manière qu'il lui plaisait ; puis elle
ajouta : L' Ame. Dorénavant je veux accepter de la bénigne main de Dieu tout
ce qui m'arrivera... sauf les péchés, car ils sont tous miens, en les
commettant on agit contre la volonté divine ; ils sont donc notre propriété,
et toute propriété est péché volontaire. Ce ferme propos que l'âme fit avec
Dieu s'opéra secrètement en son esprit, sans aucune démonstration
extérieure. Or, quand Dieu voit que l'homme se défie de lui-même, qu'il
s'abandonne, qu'il espère en la Providence, et attend d'elle tout le bien
qu'il puisse avoir, alors le Seigneur ouvre sans délai sa sainte main pour
pourvoir aux besoins de sa créature, il reste toujours à ses côtés, il
frappe et il rentre si on le reçoit ; il fait sortir peu à peu ses ennemis,
et ramène l'âme à l'innocence dans laquelle il l'avait créée. Dieu fait cela
par divers moyens, chemins et états, selon ce qu'il peut opérer avec
l'homme. Maintenant nous parlerons de l'opération qu'il fait par son pur
amour et de la manière dont il dépouille une âme de son amour-propre.
170
De plusieurs lumières que reçoit l'âme, et du pur amour de Dieu. De la
syndérèse et du remords qu'il nous envoie. D'abord, lorsque Dieu veut purger
une âme de l'amour-propre, il lui envoie sa divine lumière, et lui fait voir
une étincelle du pur amour qu'il nous porte, et les grandes choses qu'il a
opérées et opère par cet amour. Il lui montre aussi qu'il n'a aucun besoin
de nous en quoi que ce soit, que nous lui sommes ennemis par beaucoup
d'offenses commises, et que par notre nature nous sommes prompts à les
commettre, car cette nature n'est guère propre qu'à mal faire. Il montre
encore à cette âme que nos fautes ne peuvent jamais assez l'irriter pour
qu'il cesse de nous faire du bien, tant que nous sommes en ce monde. Il
semble au contraire que plus nous nous éloignons de lui par nos péchés, plus
il nous rappelle par des stimulants et des inspirations diverses, afin que
nous ne sortions pas tout à fait de son amour et qu'il puisse toujours nous
aimer et agir pour notre utilité ; et, pour mieux arriver à cette fin, il
prend une infinité de moyens et de voies, en sorte que toute âme attentive à
cette vue s'écrie, pleine d'admiration : " Qui suis-je donc, pour que Dieu
paraisse n'avoir soin que de moi seule ?." Et, entre autres choses, il lui
fait connaître le pur et sincère amour avec lequel il nous a créés, nous et
les anges, ne nous demandant que de lui rendre ce même amour et de rester
toujours avec lui, et n'attendant rien en retour de ses bienfaits que
l'union avec nous et l'obéissance. Car Dieu n'eût assujéti à quelque chose
notre père Adam, ainsi que sa postérité, après l'avoir fait de si grande
excellence ; chacun, considérant les perfections de l'âme et du corps, et
l'existence accompagnée de l'empire sur toutes les choses créées. Se serait
cru Dieu en son particulier. Et cependant le Seigneur n'obligea Adam qu'à
une sujétion minime, afin qu'il reconnût toujours son Créateur et lui fût
soumis. Il fait voir encore à l'âme qu'il avait créé l'homme pour un plus
grand bonheur, c'est-à-dire afin qu'il fût placé un jour en âme et en corps
dans la patrie céleste.
171
Puis il lui montre la disgrâce qu'avait encourue l'âme par le péché,
laquelle disgrâce ne pouvait être réparée que par une nouvelle démonstration
d'amour qui devait nécessairement être faite. Il lui fait connaître aussi
l'amour ardent que nous témoigna ici-bas Notre-Seigneur Jésus-Christ en tout
ce qu'il a fait depuis le moment de son Incarnation jusqu'à celui de son
Ascension, afin de nous délivrer de la damnation éternelle. Dieu montra en
un instant, par son opération très pure, toutes ces choses à l'âme dont nous
écrivons l'histoire. Puis par après il lui fit voir la liberté en laquelle
il l'avait créée, ne l'assujétissant à aucune créature, mais uniquement à
son créateur, et la douant d'un franc arbitre, qui, tant qu'elle est en
cette vie, ne peut être contraint par personne, ni en terre, ni au ciel. Il
lui fit comprendre aussi la patience avec laquelle il l'avait attendue et
supportée, quoiqu'elle fut souillée de tant de péchés, qu'en mourant en cet
état elle eût été justement damnée pour l'éternité. Il lui démontra encore
qu'elle avait été plusieurs fois en danger de mort et qu'il l'en avait
délivrée par pur amour, afin qu'elle eût le temps de reconnaître son erreur
et d'échapper à la damnation. Il lui rappela ensuite les inspirations qu'il
lui avait données pour la retirer du péché, et il lui fit voir que bien
qu'elle n'y eût pas correspondu, et qu'elle eût fait tout le contraire de la
volonté divine, sa miséricorde n'avait pas cessé, pour cela, de l'attirer,
tantôt par un autre, en flattant son libre arbitre, et en le forçant, pour
ainsi dire, à faire ce que voulait sa bonté. Il lui montra de plus qu'il
avait opéré en cela avec tant de soins et de patience, qu'on ne peut s'en
faire une idée par comparaison avec quelque grand amour humain que ce soit
qui ait jamais existé sur la terre. Dieu fit comprendre également à cette
âme que la grandeur de son amour ne lui permet jamais de s'irriter
complètement contre l'homme ; que toujours il l'aime, cherche à s'unir avec
lui, et que jamais cette tendance à l'union ne manque de son côté. C'est
pourquoi il ne cesse d'opérer envers nous par son pur amour, lequel brûle,
mais ne se consume pas. Il ne se montre terrible et redoutable qu'au péché,
car la moindre
172
imperfection ne peut subsister auprès de lui ; il hait le péché seul, parce
que, seul aussi, le péché empêche son amour d'opérer en nous ; et n'étaient
la misère et la gravité du péché, les démons eux-mêmes seraient enflammés de
l'amour divin. En outre, il lui montra qu'il avait toujours en mains des
rayons ardents d'amour, pour embraser et pénétrer les cœurs des hommes, et
que c'était le péché qui s'opposait à lui. Otez donc le péché et tout sera
en paix ; replacez le péché et tout sera dans le trouble. Elle reconnut
aussi que l'amour de Dieu envers l'homme, quelque grand pécheur que soit ce
dernier, ne pouvait être assez complètement éteint pour qu'il cessât de le
supporter tant qu'il est en cette vie ; mais qu'au delà de l'existence
présente tout devient haine et fureur éternelle. Cependant elle vit un rayon
de la miséricorde reluire même en enfer. Car l'homme impie mériterait une
peine infinie en temps infini ; et la miséricorde éternelle, si elle ne
termine pas la peine dans le temps, la termine en intensité : Dieu pouvait
donc condamner en toute justice l'impie à une peine plus grande que celle
qu'il lui a infligée. Cette âme vit encore un certain rayon d'amour sortir
de la source divine, et se diriger vers l'homme pour le faire mourir à
lui-même ; et il lui fut montré que lorsque ce rayon rencontre des
obstacles, il en résulterait une des plus grandes peines que Dieu pût avoir,
s'il était possible que Dieu eût de la peine. Et il lui semblait que ce
rayon n'avait autre chose à faire que de chercher à pénétrer l'âme, et que
si elle n'en était pas pénétrer, la faute en était à l'âme seule. Car le
rayon l'entoure de toutes parts pour y entrer ; mais l'âme, lorsqu'elle est
aveuglée par l'amour-propre, ne l'aperçoit pas. Et elle comprit que lorsque
Dieu voit une âme se damner, sans pouvoir la pénétrer à cause de son
obstination, il semble dire : " L'amour que je lui porte est si grand, que
jamais je ne voudrais l'abandonner." Quant à l'âme, privée de l'amour divin,
elle devient quasi aussi maligne, que cet amour lui-même est suave et bon.
(Je dis quasi, parce que Dieu lui fait encore quelque miséricorde.) Il lui
parut que le Seigneur disait encore : "Par ma volonté, je ne voudrais jamais
que tu te damnasses : l'amour que je ressens pour toi est tel, que s'il
m'était possible de souffrir à ta place, je le ferais avec joie ; mais,
l'amour ne pouvant
173
demeurer avec le péché, je suis forcé de t'abandonner. Unie à moi, tu serais
capable de toute béatitude ; mais séparée de moi, tu deviens capable de
mal." Elle vit encore tant d'opérations et tant d'effets de l'amour envers
les âmes, qu'on ne saurait les expliquer en aucun langage. Or, ce fut
précisément ce rayon d'amour qui frappa l'âme dont nous parlons. Au même
instant, elle aperçut et sentit un certain feu sorti de la source divine et
qui la mit immédiatement presque hors d'elle-même. Elle demeura sans
intelligence, sans parole ni sentiment et tout occupé dès lors de cet amour
pur et simple, tel que Dieu le lui montra. Cette vue me sortit plus jamais
de son esprit, et toujours elle vit le pur amour tourné vers elle. Mais il
lui fut montré aussi qu'elle n'avait pas répondu à cet amour ; elle vit la
grandeur des défauts dans lesquels elle se reconnut, et elle comprit ce
qu'elle eût été capable de faire envers le pur amour. Elle éprouva alors un
tel mépris d'elle-même et un tel abaissement qu'elle eût volontiers publié
ses péchés dans la ville entière ; elle ne pouvait plus proférer autre chose
que ces mots, accompagnés d'un cri intérieur qui lui transperçait le cœur :
" O Seigneur, plus jamais ni monde ni péché." Néanmoins cette dernière
connaissance ne l'empêchait pas de voir continuellement le premier amour,
infus par le rayon dont il a été question ci-dessus, et cette vue opérait
sans cesse ; il en résultait que cette âme était toujours occupée du pur
amour, à la lumière duquel elle aperçevait toutes les autres choses, celles
surtout dont elle avait à se purger. Ce n'était pas d'ailleurs à cause du
châtiment mérité, qu'elle estimé la grièveté de ses péchés, mais uniquement
parce qu'ils offensaient la si grande bonté de Dieu ; car elle voyait le
très pur amour que le Seigneur portait à l'âme ; ce pur amour lui fut
toujours laissé au cœur, et sans cesse il retournait du cœur vers Dieu,
duquel il était descendu. Il le poussait à s'anéantir de façon à faire
toutes ses opérations avec la netteté qu'elle sentait en elle. Et elle
demeura si étroitement unie au rayon divin que dès lors rien de ce qui est
au-dessous de Dieu ne put se poser entre le rayon et l'âme, c'est-à-dire
quant à la volonté et à l'affection.
174

176
donc alors que tu passes par le purgatoire, et tu trouveras cette pénitence
bien plus rude que de supporter un corps en ce monde. Venons-en à la santé ;
quand le corps est sain, les puissances de l'âme et les sens sont plus aptes
à reçevoir les lumières divines et les inspirations avec un sentiment de
joie, lequel se communique de l'âme au corps ; si au contraire, je suis
malade, tu seras privée de cet avantage, et de beaucoup d'autres encore,
dont je ne parle pas, de peur d'être prolixe. Je t'ai dit ce qui me semble à
propos dans ton intérêt et dans le mien, afin que chacun de nous ait ce qui
lui est dû, et que nous puissions parvenir au port du salut sans reproches
au ciel ni en terre. L'Ame. Je suis instruite de tout ce que j'ai besoin de
savoir : intérieurement, par la lumière divine ; extérieurement, par les
raisons que tu m'as données, et par d'autres encore qui se devinent. Mais
désormais je veux qu'il ne soit plus question de raisons et de persuasions
extérieures, et je n'aurai égard qu'aux motifs supérieurs. Ceux-ci sont si
bien ordonnés, qu'ils ne font injustice à qui que ce soit ; ils donnent à
chacun ce dont il a besoin, de telle sorte que personne ne peut se plaindre
que par sa propre faute. Celui qui se lamente prouve simplement qu'il n'est
pas encore bien réglé, et qu'il n'a pas soumis ses appétits à la raison
supérieure. Laisse-moi agir, ô Corps, je ferai en sorte que toi-même tu
changeras d'avis, et tu vivras en si grand contentement, que si tu n'en
faisais l'expérience tu ne le croirais toi-même. J'ai été maîtresse une fois
au commencement de notre association ; alors je voulais suivre les voies de
l'esprit ; puis, par les tromperies, tu m'as induite à te traiter de frère,
et, pour bien faire, nous nous sommes arrangés avec l'Amour-Propre, afin que
l'un de nous ne supplantât pas l'autre ; mais peu à peu vous m'avez mené de
telle sorte, que je me suis vue votre esclave, et que je ne pouvais plus
agir que comme vous le vouliez. Maintenant je suis décidée à redevenir
maîtresse ; si tu consens à m'obéir en serviteur fidèle, j'en serai
contente, et je ne te laisserai manquer de rien de ce qui est nécessaire à
un serviteur : si au contraire tu refuses d'être mon serviteur, je te
forcerai à devenir mon esclave ; et tu seras si maltraité qu'il te prendra
envie de me servir par amour. Tous les débats finiront ainsi ; car, en
quelque façon que ce soit, je prétends être servie et rester maîtresse.
177
L'âme reçoit la vue de la bonté et de la Providence de Dieu. Des défauts et
des péchés qui étaient en elle. De la considération de soi-même. De la haine
de l'âme contre son humanité. Cette âme illuminée commença à voir de la
sorte ; tous ses défauts, les désordres dans lesquels elle se trouvait, les
périls que sans s'en douter, elle avait courus pour elle-même et pour le
corps ; elle compris aussi qu'elle eût continué à rétrogader sans la
providence de Dieu. Elle demeura stupéfaite et ébahie à la vue de l'immense
bonté du Seigneur envers l'homme, plongé dans tant de péchés, mais Dieu,
lorsque la créature est disposée à reconnaître sa miséricorde et sa
providence, lui montre tous les défauts auxquels il veut porter remède ;
l'âme les découvre en un instant, à cette lumière surnaturelle. L'âme ayant
reçu ces deux connaissances certaines, claires et nettes, c'est-à-dire,
celle de la bonté de la providence divine, et celle de l'état d'une âme
plongée dans le péché et allant volontairement contre l'infinie miséricorde
de Dieu, s'arrêta et dit : L'Ame. O, Seigneur je ne veux plus jamais vous
offenser, ni rien faire qui soit contraire à votre bonté ; car cette bonté
incommensurable m'a remplie de confusion, et m'a si étroitement liée à vous,
que j'ai résolu de ne plus me départir de vos disposition, quand bien même
il devait m'en coûter mille vies corporelles. Puis elle se retourna vers
elle-même, considéra encore ses défauts et ses mauvais instinct, et se dit :
"Te trouves-tu maintenant bien ornée pour te présenter devant ton Seigneur ?
En quel état es-tu ? Qui te tirera jamais de tant de misères ? Tu vois à
présent à quel point tu es hideuse et souillée, toi qui t'estimais si belle
et si bonne ! Tu t'étais retirée en toi-même avec un amour-propre si
démesuré, que tu croyais qu'il n'y avait pas d'autre paradis que de suivre
la sensualité. De là vient tout le mal. Tu comprends aujourd'hui ce que
sont, en présence de Dieu, toutes ces choses auxquelles tu aspirais ; elles
ne sont en vérité que des opérations sataniques et infernales."
178
Ensuite l'âme, s'adressant à l'humanité avec un sentiment de haine profonde
et pénétrante, s'écria : " Je t'avertis, ô Humanité, que si désormais tu me
parles de choses qui ne soient convenables, je t'en ferai endurer, qui
seront au contraire fort convenables. Je ne veux pas avoir d'égards pour toi
que si tu étais un démon ; car tu as toujours fait des œuvres diaboliques,
tu en feras toujours et tu seras toujours disposée à en faire. Et, puisque
tu vois comme moi la grièveté de l'offense de Dieu, je ne comprendrais pas
que tu eusses encore l'audace de penser à des choses, ou d'en proposer, qui
seraient conformes à ton appétit, sachant bien que tu es toujours opposée à
la volonté divine. Mais je me donnerai garde de toi comme de Satan ; et, si
tu t'avises de me tromper comme fait Satan, je t'infligerai une telle
pénitence, que tu t'en souviendras une autre fois." L'Humanité, ayant
entendu le discours de l'âme, et reconnaissant la grandeur de ses offenses,
ne répondit pas... Mais elle s'humilia comme un criminel qu'on mène au
tribunal. Chapitre XI. L'âme se retourne vers Dieu et reconnait sa bassesse.
On lui montre ce qu'elle serait devenue si elle avait continué. De ses
lamentations et de son abattement à cause de ses offenses ; et de la
confiance que lui donna Notre-Seigneur lui apparaissant en esprit. De la
plaie qu'elle reçut. L'âme dirigea ensuite son regard vers Dieu, et ayant
cette pure vue elle dit : L'Ame. O Seigneur, comment avez-vous été poussé à
donner tant de lumières à une âme aveugle, fétide, hostile, qui vous fuyait,
qui cheminait par des voies opposées à votre volonté et se repaissait
toujours de choses sensuelles, à une âme qui ne désirait pas être tirée de
son très mauvais état, et qui évitait pour cette raison tout ce qui l'en
pouvait faire sortir ? je demeure stupéfaite en considérant ce que je suis,
car je me reconnais une créature très vile. Et cette âme étant dans cette
allait disposition, il lui fut montré en quel lieu elle se trouvait, où elle
allait, où elle serait arri-
179
vée, et ce qu'elle eût emporté finalement avec elle, en poursuivant la voie
dans laquelle elle s'était engagée. Elle aperçut en un instant ces choses
telles qu'elles étaient, et telles qu'elles eussent été, si Dieu n'y eût
pourvu. A cette vue, elle resta comme morte, dans une si grande frayeur et
souffrance, qu'elle paraissait hors d'elle-même ; et ne pouvant que pleurer,
soupirer et gémir intérieurement, elle disait : L'Ame. Oh, que j'eusse été
misérable et malheureuse, si j'avais continué de la sorte ! que de peines et
de travaux je me forgeais en ce monde ! puis, après en l'autre vie, je me
serais trouvé ennemie de Dieu, et condamnée à l'enfer pour l'éternité ! Elle
resta pendant quelque temps absorbée par cette vision, laquelle lui causait
une peine si intime, qu'elle ne pouvait penser à autre chose, ni faire aucun
acte d'allégresse. Plongée dans la plus profonde mélancolie, elle ne savait
que faire d'elle-même, car elle ne découvrait aucun lieu de repos ; elle ne
le trouvait, ni au ciel, parce qu'elle sentait qu'elle n'y serait pas à sa
place, ni en terre, parce qu'elle eût mérité d'y être engloutie ; de même,
il lui semblait qu'il ne lui était permis, ni de paraître devant les hommes,
ni d'avoir mémoire de rien qui eût rapport à sa commodité ou à son
incommodité. Elle reconnaissait que seule elle avait fait tout le mal ;
seule aussi elle voulait satisfaire sans l'assistance de personne et elle
s'écriait : L'Ame. Je le vois, ma place est en enfer. Mais je ne la puis
avoir qu'au moyen de la mort. Hélas, mon Dieu, que ferais-je de moi ? Je ne
sais où me cacher, je cherche une retraite et je ne la trouve pas ! je n'ose
comparaître en votre présence, étant couverte de souillures, et cependant je
vous retrouve partout ! Dans cet état je me suis insupportable à moi-même,
je suis revêtue d'une robe impure et pleine de taches ! Pleurer ne me sert
de rien, soupirer ne m'aide point, ma contrition n'est pas acceptable, mes
pénitences sont infructueuses : car comment satisfaire à la peine que
méritent mes péchés, à moins que vous n'ayez pitié de moi et que vous ne
m'aidiez, ô mon Dieu ? L'Ame était ainsi dans une profonde désolation ; il
lui semblait que jamais elle ne pourrait satisfaire, ni recourir à la
miséricorde de Dieu ; elle ne découvrait en elle-même rien qui lui donnât
confiance. Elle se tourmentait ; elle ne voulait pas désespérer entièrement,
et en même temps elle se voyait plier
180
sous le poids du désespoir et reconnaissait la gravité du mal qu'elle avait
fait. Son cœur travaillé d'une douleur immense, accompagnée de larmes
intérieures, sans que cependant elle pût pleurer ; elle soupirait en secret
et consumait sa vie. Elle était incapable de parler, de manger, de dormir,
de rire, de regarder le ciel ; elle n'avait plus aucun goût, ni spirituel ni
corporel ; elle ignorait où elle se trouvait, elle était comme une créature
insensée, étonnée ; volontiers elle se fût cachée, afin qu'on ne la trouvât
point, et qu'elle n'eût aucune occasion d'être en compagnie avec autrui.
Cette âme, en un mot, était tellement accablée et abîmée dans la vue des
péchés qu'elle avait commis contre Dieu, qu'elle avait plutôt l'air d'une
bête sauvage épouvantée que d'un être raisonnable. Cela provenait de la
claire connaissance qui lui avait été donnée, de la gravité de ses offenses
et du grand dommage qui en résultait ; de manière que si elle eût conservé
plus longtemps cette claire connaissance, son corps se fût consumé, quand
même il eût été de diamant ; mais Dieu, après la lui avoir laissé assez pour
qu'elle fût profondément imprimée en elle, la consola de la manière suivante
: Notre- Seigneur lui apparut dans une vision intérieur ; il était couvert
de sang de la tête aux pieds, de telle sorte qu'on eût dit que ce corps
arrosait d'une pluie de sang tous les lieux où il allait ; et ces mots
furent dits à l'Ame : Vois-tu ce sang ? Il a été répandu jusqu'à la dernière
goutte pour l'amour de toi et pour la satisfaction de tes péchés. Ces
paroles lui firent une grande blessure d'amour pour Jésus-Christ, et lui
inspirèrent une confiance telle, que la première impression de désespoir et
qu'elle se réjouit un peu en son Seigneur. Chapitre XII. D'une autre vue par
laquelle Dieu montre à l'âme l'amour avec lequel il avait souffert pour
elle. Elle reconnaît la malignité de l'homme et la bénignité du pur amour de
Dieu. De l'offrande d'elle-même qu'elle fit à Dieu, et de
181
la plaie qu'elle reçut. Des cinq fontaines de Jésus, de son consentement et
de sa jalouse garde. Elle eut une autre vision plus étonnante encore que la
précédente et, plus admirable, qu'on ne saurait bien l'exprimer en langage
humain, ni même l'imaginer par intelligence. Ce fut la suivante. Jésus lui
fit comprendre la grandeur de l'amour qui l'avait poussé à souffrir pour
elle ; et, lorsque l'âme connut la pureté et la force de l'amour que lui
portait le Seigneur, elle en reçut une si profonde blessure intérieure,
qu'elle en ressentit plus que du mépris pour tout autre amour et pour tout
autre objet qui eût pu se placer comme empêchement entre elle et Dieu. Mais
la connaissance de la persersité de l'homme lui fut donnée en même temps que
l'intelligence de la bénigne et pure affection divine. Cette double vue ne
sortit plus jamais de la mémoire ; l'une y rappelait l'autre. Et si, l'âme
eût pu sonder un peu davantage cette infinie bonté de Dieu, opérant de si
excellentes choses envers nous par pur amour, elle se fût anéantie à force
de douceur. Elle reconnut alors que c'est presque malgré la créature que
Dieu agit constamment pour lui faire du bien. Elle vit aussi que ce bon Dieu
ne cesse pas, quel que soit le mal que l'homme commet, d'opérer une infinité
de manières pour notre avantage, et que, loin de s'irriter de nos offenses,
il travaille à notre amendement avec le plus pur amour, et en ayant toujours
égard à ce qui nous est utile. Se retournant ensuite vers elle-même, et
estimant le degré de sa persersité d'après l'opposition qu'elle avait faite
à la bonté de Dieu, cette âme commença à comprendre ce qu'est l'être propre
de l'homme déchu, et elle le reconnut pour ainsi dire aussi mauvais et
méchant que Dieu est bon. Cette contemplation lui inspira un si profond
dégoût d'elle-même, qu'à pârtir de ce moment elle ne put plus voir l'homme
en aucune de ses puissances, que comme on voit le démon, c'est-à-dire avec
toute sa perversité. Si Dieu n'eût tempéré cette vue, l'âme et le corps en
eussent été consumés, tout comme de l'intuition de l'amour du Seigneur
envers nous. Regardant dès lors ce mal comme incurable, elle ne voulut plus
perdre son temps à y chercher quelque remède ; elle plaça toute sa confiance
en Jésus, et elle lui dit :
182
"Seigneur, je me donne à vous, car je reconnais que par moi seule, je ne
puis faire de moi qu'un enfer. Je désire vous proposer un échange, et vous
remettre entre les mains mon être malin (car vous pouvez l'ensevelir dans
votre bonté, et me régler de telle sorte, qu'on ne voie plus en moi-même);
vous me donnerez, par contre, l'occupation de votre pur amour, afin qu'il
éteigne en moi tout autre sentiment, me fasse m'anéantir en vous, et me
tienne tellement absorbée, qu'aucun objet étranger n'ait jamais ni temps, ni
lieu de demeurer avec moi." Son très doux Seigneur lui répondit qu'il
acceptait l'échange, et en cet instant, la partie maligne de sa mémoire lui
fut otée, et elle n'en eut plus jamais de souci. Puis aussi un rayon d'amour
fut répandu dans son cœur, et ce rayon était tellement ardent et pénétrant,
et transperça si complètement cette âme en son intérieur, qu'il lui enleva
tous les amours, appétits, délectations et propriétés, que jamais elle avait
eus, ou pu avoir, en ce monde. Elle demeura ainsi dépouillée, de toutes
choses, avec un certain consentement de correspondance à l'amour qui lui
avait été montré ; cet amour l'attirait, au point qu'elle en était étonnée,
occupée, transformée, et hors d'elle-même. Elle criait et soupirait
incomparablement plus qu'à l'occasion de ce qu'elle avait vu d'abord,
touchant la perversité de son propre être.Ce rayon d'amour demeura imprimé
en son cœur avec les cinq fontaines du Christ, desquelles découlent des
gouttes d'un sang ardent et d'un amour enflammé pour l'homme.Et Dieu lui
octroya de pouvoir connaître ce qu'est l'homme, sans en éprouver de peine ;
de telle sorte que l'âme contemplait à la fois et la malice humaine et la
bonté divine, au degré quelle pouvait porter sans que la vie en souffrit. La
vue d'elle-même ne lui causait plus aucune douleur, car son Dieu très
élément lui avait ôté toute affliction à cet égard ; et, cependant, elle
voyait clairement ce qu'elle était, et comment le Seigneur la soutenait. Il
lui était montré aussi que pour peu que Dieu l'eût délaissée, elle eût été
prête à faire toutes ses opérations avec autant de malignité que Satan
lui-même. Toutefois, étant entre les mains de Dieu, elle ne pouvait avoir
aucune crainte ; elle se savait bien gardée. Mais ce qui la crucifiait et la
faisait se consumer était la vue de cet ardent de Dieu pour l'homme ; elle
disait
183
ne pouvoir expliquer le feu violent qu'elle en ressentait. Cet amour que
Dieu lui montrait l'invitait à repousser tout ce qui déplaisait au Seigneur,
avec une jalousie extrême, et à exercer la surveillance la plus exacte sur
tous les défauts, pour petits qu'ils fussent. Ses yeux furent ouverts de
façon à reconnaître non seulement les défauts, mais encore toutes les
imperfections et habitudes inutiles, qu'elle eût jamais eues. Cette
connaissance lui donnait la force et la fermeté nécessaire pour retrancher
toutes les superfluités, sans faire aucun cas de la contrariété qui en
devait résulter. Elle ne tenait pas plus de compte de l'humanité que si elle
ne l'avait pas eue ; elle n'estimait  ni la chair, ni le monde, ni le malin
esprit. Avec l'amour divin, elle se sentait plus forte que les peines et que
les démons, car elle était unie à Dieu ; or, Dieu est la force véritable de
ceux qui le craignent, l'aiment et le servent. Elle comprenait, d'ailleurs,
qu'elle ne pouvait se nuire à elle-même, parce qu'elle voyait sa partie
propre entre les mains du Seigneur et surveillée par sa bonté. Chapitre
XIII. De l'instinct qui la pousse à s'ôter toutes les choses superflues, et
même celles qui paraissent nécessaires ; de l'instinct qu'elle eut pour
l'oraison, et de ses mortifications. Dieu donna encore à cette âme
l'instinct de se mépriser elle-même, de sorte que, pour ce qui la regardait,
elle ne se souciait pas plus de toutes les choses qui se trouvent sous le
ciel, que si elles n'eussent pas éxisté. L'amour qu'elle éprouvait l'incita
également à enlever à l'humanité non seulement les nourritures superflues,
mais encore celles qui paraissaient nécessaires ; elle en fit autant pour
les vêtements et pour les sociétés, bonnes ou mauvaises. Cet amour
l'attirait à la solitutude d'esprit et de corps, et la réduisit à sa seule
compagnie. Il réveilla de plus en elle l'instinct de l'oraison, de sorte
qu'elle restait six ou sept heures de suite sur ses genoux nus, à l'encontre
de la volonté de l"humanité ; bien qu'elle en souffrit beaucoup, elle n'en
184
tenait aucun compte et ne refusait pas pour cela de demeurer prête à faire
ce à quoi l'esprit l'attirait. Tous ses mouvements étaient opérés par Dieu
seul ; l'âme n'y avait aucun vouloir, ni aucun objet : Dieu, qui en avait
pris la direction, prétendait régler et diriger ce qui lui appartenait, et
lui enlever les instincts qui étaient selon la chair et selon le monde pour
y arriver, il lui en donnait de contraires. Il ordonnait à sa créature de ne
se nourrir, ni de fruits qui la délectaient naturellement et qui lui
plaisaient beaucoup, ni de viande, ni de rien qui parût superflu ; on eût
dit que toujours il avait en mains la mesure de ce qu'elle devait manger. Et
comme il voulait qu'elle perdit le goût des aliments, il lui fit tenir
toujours sur elle de l'aloès épatique et de l'agarie pulvérisée, et quand
elle s'aperçevait de quelque saveur, ou qu'il lui semblait que telle chose
lui plaisait plus que telle autre, elle y mêlait secrètement un peu de cette
poudre très amère, avant de manger. Ses yeux étaient toujours fixés vers la
terre, jamais elle ne riait ; elle ne reconnaissait pas ceux qui passaient
auprès d'elle, parce qu'elle était si constamment occupée en son intérieur,
que l'extérieur était pour ainsi dire éteint. Toujours elle avait l'air
mécontent, et cependant elle était très satisfaite. Elle cherchait à se
priver du sommeil, au moyen de certains objets qu'elle mettait sous elle,
dans son lit, et qui la piquaient ; Dieu, toutefois, ne lui enleva jamais le
dormir, quelque chose qu'elle fit pour cela ; elle dormait quoiqu'elle ne le
voulût pas. Lorsque l'Humanité reconnut, d'après cette grande véhémence de
l'esprit, qu'on ne faisait pas plus d'estime d'elle que si elle n'eût pas
éxisté, et qu'elle n'y pouvait apporter aucun remède, elle demeura fort
mécontente, mais sans oser alléguer la moindre excuse en sa faveur. Voyant
Jésus-Christ, le juge, irrité contre elle, elle était semblable à un voleur
emprisonné, lequel n'a pas le courage de parler, parce qu'il a conscience du
mal qu'il a fait, et qu'il craint, s'il réclame, d'être traité plus rudement
encore. Cependant, il lui restait encore une espèrance (la seule qu'elle pût
conserver ), c'était celle qu'on a quand il pleut bien fort, on pense alors
que le mauvais temps ne peut pas durer. Ce peu d'espoir la maintenait dans
la patience ; mais l'esprit, étant en telle furie, ressera son Humanité de
tant de parts, que bientôt elle put plus se restaurer en aucune façon, si
185
ce n'est pendant le sommeil. Elle en devint sèche, aride et pâle, et
semblable à une pièce de bois. Alors un jour, l'esprit et l'Humanité eurent
la conversation suivante : Chapitre XIV.De l'entretien de l'Esprit et de
l'Humanité. L'Humanité se lamente de la véhémence de l'Esprit, qu'elle pense
ne pas pouvoir supérieur davantage. L'Esprit. Humanité, que te semble cette
manière de vivre ? L'Humanité. O Esprit, tu t'es engagé dans cette voie avec
tant d'emportement, qu'il me semble impossible d'y persévérer. J'espère que
la mort, ou au moins la maladie, s'ensuivront, et plus tôt peut-être que tu
ne le penses ; ainsi tu n'obtiendras pas ce que tu cherches en ce monde ;
mais tu seras forcé d'aller en purgatoire ; dans ce lieu tu souffriras plus
en un moment, que tu n'eusses enduré pendant tout le temps que nous aurions
pu passer ici-bas. Je serai alors dans le tombeau, et ce me sera un moindre
mal que d'exister de cette façon ; quant à toi tu vivras dans le feu, et tu
y seras plus mal que moi : va-t'en à présent, je n'ai plus rien à te dire.
L'Esprit. Je pense que ni mort, ni maladie, n'en résulteront ; mais tu es
dans la furie du mal. Les mauvaises humeurs sont maintenant toutes purgées ;
l'abstinence t'a été saine : tu n'as plus ni chair, ni couleur. La meule de
l'amour divin aura bientôt tout broyé, et je reconnais que si je n'y mettais
du grain, elle travaillerait à sec et que tout se gâterait. J'y pourvoierai
tellement que chacun sera satisfait, sans décès, ni infirmité. Et, en effet,
cet esprit avait reçu une si grande lumière, qu'il voyait jusqu'au moindre
atome qui lui était contraire, son humanité tout ce qu'il voulait, sans
qu'elle osât essayer de s'y opposer. Car il était si vigoureux, que, si elle
fût avisée de regimber, il aurait fait pis encore. Or, quand l'Humanité,
ainsi réduite, eut reconnu qu'elle n'avait pas à espérer le plus léger
soulagement, elle se dit à elle-même :
186
L'Humanité. Si au moins je reçevais quelque nourriture des choses
spirituelles et si je pouvais me contenter de ce qui contente l'esprit, je
reprendrais des forces ; autrement je ne sais ce que je ferai, ni comment je
demeurai patiente au milieu de tant de détresse, et des supplices en
lesquels je me vois liée et comme emprisonnée. Etant en ce penser, il advint
que cette créature se trouvant à l'église, et y ayant communié, reçut un
rayon et eut une lumière éclatante, accompagnés d'un sentiment de béatitude
tel, que l'Ame et le Coprs pensaient être dans la vie éternelle, selon ces
paroles : Cor meum et caro mea exulta verunt in Deum vivum. Le goût et la
lumière divine étaient si grands, que l'Humanité elle-même s'en nourrit et
dit : De cette manière, moi aussi je pourrai vivre ! Mais le premier moment
passé, le Pur-Amour se prit à crier à la vue de cette nouveauté, et dit :
"Oh, Seigneur, je ne veux pas de preuves de votre part ; je ne cherche point
les sentiments : loin de là, je les fuis tous comme autant de démons, parce
qu'ils empêchent le Pur-Amour, lequel doit être absolument nu ; l'homme peut
s'attacher aux sentiments par l'esprit et par le corps, sous prétexte de
perfection ; je vous prie donc, Seigneur, de ne plus me donner de choses
semblables, elles ne sont faites ni pour moi, ni pour ceux qui n'aspirent
qu'au seul amour divin." Chapitre XV. L'Humanité se plaint que l'Esprit ne
tient pas ses promesses. L'Esprit s'en défend. Du danger des goûts
spirituels, sous couleur de bien : ils sont dangereux que les goûts
corporels, lesquels sont évidemment contraires à l'Esprit. Des menaces que
l'Esprit fait à son Humanité. Lorsque l'Humanité vit l'Esprit irrité de ce
qu'elle se fût repue de ces sentiments et de ce qu'elle espérait s'en
repaître encore, elle en témoigna un grand mécontentement et s'adressa de
nouveau à lui ; il lui semblait qu'elle avait de justes raisons
187
de se plaindre, et qu'on ne devait pas lui refuser un peu de  récréation ;
elle se croyait d'autant plus fondée à réclamer, que cette récréation était
toute spirituelle, et que l'Ame lui avait dit qu'un temps viendrait où elle
se nourrirait et se contenterait de ce qui serait selon l'Esprit : voyant
maintenant arriver le contraire, et que l'Esprit ne voulait ni se rapaître
lui-même des choses spirituelles, ni qu'elle s'en repût, elle lui dit :
L'Humanité. Tu ne tiens pas ce que tu m'as promis, ô Esprit ; il est
impossible que je persévère en si grande détresse, dépourvue de tout
soulagement corporel ou spirituel. L'Esprit. Tu te lamentes, et il te semble
que tu as de justes motifs pour le faire ; je veux donc te répondre et te
satisfaire. Tu as mal compris mes paroles. Il est vrai que je t'ai annonçé
qu'à la fin tu recevrais du contentement de tout ce qui m'en procura à
moi-même. Mais tu recherches encore ce qui te donne nourriture et
délectation, et non pas ce qui doit te procurer la vraie satisfaction. Et
comme, loin de me contenter de tels sentiments et pâtures, je les abhorre,
je veux que tu les abhorres comme moi. Tes instincts te poussent à
satisfaire tes goûts, et tu crois que je dois les entretenir. Je veux au
contraire les régler et les éteindre, afin qu'ils ne puissent plus rien
désirer qu'autant qu'il me plaira : tu es malade, je le sais, et par
conséquent je ne te donnerai que ce qui convient à un malade : ce que tu
désires est contraire à ta santé. Tu dis que ce sont des goûts spirituels
donnés de Dieu, et qui ne peuvent faire de mal ; mais ton intelligence
participe à la sensualité, et pour cette raison tu n'as pas bon jugement.
Quant à moi, je n'aspire qu'à l'amour pur et nu, lequel ne peut s'attacher à
rien de ce qui flatte le goût ou les sentiments corporels et spirituels ; et
je te déclare que je redoute beaucoup plus l'attache au goût et au sentiment
spirituel qu'au corporel. La raison en est que le spirituel enlace l'homme
sous apparence de bien, et sans que l'on puisse, si ce n'est avec la plus
grande difficulté, lui faire comprendre que c'est tout autre chose que du
bien ; et la créature se repaît ainsi de ce qui sort de Dieu. Mais je te le
dis en vérité, celui qui veut Dieu seul doit nécessairement éviter ces
choses, car elles sont comme un poison pour le Pur-Amour. Oui, les goûts
spirituels doivent être fuis plus encore que le diable ; car ils engendrent,
188
là où ils s'attachent, une maladie incurable, sans que l'homme s'en
aperçoive : se croyant en bonne voie,il ne voit pas que ces goûts font
obstacle au bien parfait, lequel bien est Dieu lui-même, et nullement
l'homme.Les goûts corporels, etant évidemment contre l'Esprit, ne se peuvent
cacher sous apparence de bien ; donc je ne les crains pas autant. La
satisfaction et la paix que je veux te donner sont ceux dont je me
contenterai moi-même, et dont je suis sûr que tu contenteras également ;
mais tu ne peux les avoir encore, tu es trop souillée. D'abord, je veux
nettoyer la maison ; puis je la parerai et je la remplirai de bonnes choses,
qui nous satisferont tous deux ; mais qui ne nous repaîtreront ni l'un ni
l'autre. Tu dis que tu ne peux supporter cela, il le faudra bien pourtant ;
ce qui ne pourra se faire en un an se fera en dix. Peu m'importe de te
combattre ; car de quelque façon que ce soit, je veux vaincre : je veux me
délivrer de ton aiguillon, autrement jamais je ne me trouverai bien. Tu es
pour moi fiel et poison dans toutes les nourritures auxquelles je prétends,
et tant que je ne serai pas parvenue à t'éteindre, je ne serai pas content.
Tu es disposée à faire du pis que tu pourras et sauras ; je ferai de même
afin de me délivrer plus vite de tes actes ; mais ce pis que je ferai à ton
endroit tournera à ton bien et à ton profit. Je t'avertis de ne rien
entreprendre contre moi ; car, loin d'obtenir ainsi ce que tu désires, et ce
à quoi tu prétends, tu auras bien plutôt le contraire. Je t'exhorte donc à
la patience, et à n'avoir aucun espoir ; maintenant fais ma volonté, puis à
la fin je ferai la tienne. Chapitre XVI. L'Humanité prie l'esprit de faire
justice équitablement. Elle lui dit qu'il a péché le premier, et qu'elle n'a
été qu'instrument. L'esprit lui prouve le contraire. De la cause de leur
chute. L'esprit lui démontre qu'il faut se purifier ici-bas, et que mieux
vaut souffrir mille ans en ce monde qu'une heure en Purgatoire. L'Humanité.
Je suis fort dolente et mécontente, et je ne puis éviter de t'obéir, ni par
raison, ni par force. Mais je te prie de me satisfaire encore en un point ;
puis, tu poursuivras ce
189
que tu as commençé, et je tâcherai de patienter du mieux que je pourrai. O
Esprit, toi qui exerces une justice si rigoureuse envers moi, je te supplie
de procéder au moins avec équité. Je suis, tu le sais, un corps animal, sans
raison, sans puissance, sans volonté, ni mémoire, car toutes ces facultés
sont dans l'Esprit. J'opère comme instrument et ne saurais faire que ce que
tu veux. Dis-moi, n'as-tu pas été le premier à pécher par la raison et la
volonté ? J'ai été le simple instrument au moyen duquel tu as effectué le
péché déjà commis intérieurement en toi... Or donc, lequel de nous mérite le
châtiment ? L'Esprit. Tes raisons semblent bonnes à première vue, néanmoins
je vais les réfuter promptement et à ta satisfaction ; tu seras forçée de le
reconnaître. Si, comme tu le dis, tu n'avais jamais péché, ni ne pouvais
pécher, il s'ensuivrait que Dieu, qui veut que le corps aille où l'âme va,
soit en paradis, soit en enfer, rendrait un jugement injuste ; car quiconque
ne fait ni bien, ni mal ne doit avoir ni châtiment, ni récompense. Or, Dieu
ne pouvant être injuste, il en résulte que cet argument est très fort. Je
suis le premier qui pèche, je le confesse ; car étant doué du libre arbitre,
je ne puis être contraint si je ne le veux ; et ni bien, ni mal, ne se font
que je n'y consente d'abord. Lorsque je me tourne vers le bien, le ciel et
la terre me sont en aide, de tous côtés je suis excité à le faire ; et je ne
puis en être empêché ni par les démons, ni par le monde, ni par la chair. Si
je me tourne du côté du mal, je suis également aidé de toutes parts, des
diables, du monde et de moi-même, c'est-à-dire de la chair, et de l'instinct
malin que l'homme trouve en soi, par le penchant qu'il a au mal. Et comme
Dieu récompense tout ce qui est bien, et punit tout ce qui est mal, on en
doit conclure que tous ceux qui coopèrent au mal seront punis. Tu sais que
dans le principe je voulais être fidèle à mon instinct spirituel ; j'ai
commençé à le suivre avec une grande véhémence : mais tu m'as donné tant de
stimulants contraires, tu as allégué de si nombreuses raisons, tu m'as fait
voir en telle quantité tes nécessités, que nous avons eu de grandes
contestations ; puis, l'Amour-Propre est venu en tiers, s'est attaché à l'un
et à l'autre de nous, et nous a souillés tous deux de telle sorte, que pour
subvenir à tes prétendus besoins et y condescendre, j'ai quitté le droit
chemin. Tous deux nous en serons punis avec justice. Il est vrai que si la
190
grande misère du péché mortel se trouvait en nous ( Dieu nous en garde ! ),
je serai plus tourmenté que toi, en ma qualité d'être principal et noble ;
cependant tous deux alors nous désirerions de ne pas avoir été créés. Il est
donc nécessaire que nous nous purifions ici-bas, non seulement de toutes nos
souillures, mais encore des moindres imperfections que  nos mauvaises
habitudes nous ont fait contracter. De plus, je te déclare que Dieu m'a
donné une lumière si pénétrante et si claire, que je suis certain  ( à moins
que cette lumière ne me manque avant que je me sépare de toi ), qu'il ne me
restera pas la plus petite tache non seulement dans l'âme, mais aussi dans
le corps. Remarque bien ce que je dis : Combien penses-tu que puisse durer
ce temps de nous purifier ? Tu sais qu'il durera fort peu. Au commençement
la chose te semble terrible ; mais, à mesure que tu iras en avant, tu
ressentiras moins de peine, parce que tes mauvaises habitudes se
consumeront. Tu crains de ne pas reçevoir l'aide nécessaire pour pouvoir
supporter cela, sois tranquille et apprends que la très sainte disposition
de Dieu ne laisse jamais porter à l'homme un poids supérieur à ses forces.
Si nous voulons avoir égard à notre propre bien, il nous est plus avantageux
de patienter un peu ici-bas, que d'être ensuite dans les tourments éternels.
Il vaudrait mieux demeurer mille ans avec toutes les douleurs dont on peut
être affligé en cette chair et en ce monde, que de rester une heure en
purgatoire. Je t'ai dit brièvement ce peu de paroles pour te réconforter.
Chapitre XVII. Dieu verse et répand une douceur divine dans l'âme ; l'âme se
récrie à ce propos, ne voulant pas de preuves de l'amour. Dieu cependant ne
laisse pas de la tenir abîmée dans l'océan de l'amour divin. Il lui donna
une vue du très pur amour, une autre de l'amour-propre et de ses mauvaises
inclinations. Quand l'esprit eut donné satisfaction à l'humanité, il la
laissa, et s'en retourna à son premier et unique objet.
191
Il demeurait étroitement uni à son intime amour, lequel restait si
complètement resserré dans l'intérieur, qu'il ne permettait pour ainsi dire
pas à l'humanité de reprendre haleine ni en chose spirituelle, ni en
corporelle, de sorte qu'elle semblait hors de ses conditions d'existence.
Dieu, ayant ainsi disposé ce vaisseau à un pur et net amour, commença à
éprouver sa créature par des tentations convenables et fort spirituelles. Il
répandit en elle la douceur divine d'un très grand et très suave amour.
L'âme et le corps en étaient tellement remplis, qu'ils ne pouvaient presque
plus demeurer sur pieds : mais rien n'échappe à l'œil de l'amour ; l'âme,
dès qu'elle vit ces grandes choses, se mit à crier et à dire qu'elle ne
voulait pas de ces suavités et de ces goûts en cette vie, et qu'elle ne se
souciait pas de la preuve de l'amour parce que la preuve gâte l'amour
lui-même. Je me défendrai de ces douceurs, disait-elle, et ne m'en
approcherai pas ; je ne leur donnerai aucun lieu séparé et tranquille où je
puisse m'en repaître, car elles sont un poison pour le pur amour. Dieu
cependant continuait à la tenir occupé dans la source de cette suavité
infinie. L'âme avait beau protester, elle n'en restait pas moins
continuellement abîmée dans l'océan de l'amour divin, et cet amour lui était
montré en des visions multiples et variées. L'une de ces visions consistait
en ce que Dieu lui fit voir un rayon du très pur amour dont il l'aimait ; et
cette vue fut tellement puissante, que, si le Seigneur n'en eût modéré la
flamme, en faisant connaître en même temps à l'âme l'amour-propre dont  elle
était souillée, elle n'aurait pas pu vivre davantage. Une autre fois il
tempéra la grande ardeur à laquelle elle était en proie, en lui donnant une
claire vue d'elle-même, c'est-à-dire de ses mauvaises inclinaisons
contraires au pur amour ; et elle comprit qu'elle eût mieux aimé ne pas
exister que d'avoir offensé son amour, non seulement par le moindre péché,
mais encore par le plus petit défaut. Or, l'esprit, étant ainsi occupé, ne
pensait plus à son humanité, et n'y voulait pas penser davantage, que s'il
ne l'eût pas eue. Par ce moyen il s'en déchargeait et lui faisait prendre
telles habitudes que bon lui semblait.
192
L'humanité se lamente et demande à faire quelque chose. L'esprit le lui
accorde et lui ordonne d'être obéissante envers tout le monde, et de ne
s'arrêter nulle part pour y prendre plaisir ou déplaisir. De la règle qu'il
lui donne et de la défense qu'il lui fait de contracter amitié avec qui que
ce soit en particulier. L'Humanité, voyant que sa voie se rétrécissait de
jour en jour, parla de nouveau à l'Esprit, et lui dit humblement avec
beaucoup de crainte et de respect : L'Humanité. Tu m'as privée, quant à
l'extérieur, de tout confort humain ; je puis donc me considérer comme morte
au monde ; et si tu persévères à me tenir si resserrée, le temps viendra où
je préférerai une prompte mort à une vie semblable. L'Esprit. Je consens à
te donner quelque chose à faire à l'extérieur, à condition que ce soit sans
y prendre goût. Ce seront des œuvres que tu abhorreras, et si tu cries,
tant pis pour toi. L'Humanité. Je me contente de tout, pourvu que je fasse
quelque chose. L'Esprit. D'abord, je te déclare que je veux que tu éprouves
ce que c'est qu'être obéissante, il faut que tu deviennes humble et soumise
à toute créature, et afin que tu puisses te livrer à quelque exercice, tu
pourvoiras à ta vie par ton travail. Je veux aussi que toutes les fois que
tu seras appelée pour faire des œuvres de piété, tu te rendes auprès des
malades et des pauvres sans jamais refuser. "Tu feras tout ce à quoi je te
pousserai : ainsi tu nettoyeras les immondices que tu verras aux malades, et
lorsqu'on te demandera de faire cela, quand bien même tu serais à parler
avec Dieu, tu quitteras tout, tu te rendras promptement vers la personne qui
réclamera ton assistance, et au lieu où l'on te conduira. Jamais tu ne
considéreras, ni quel est celui qui t'appelle, ni quelle est la chose que tu
vas faire. Jamais tu n'agiras par choix, il faut, au contraire, que la
volonté d'autrui devienne la tienne et qu'en aucun cas tu ne fasses la
tienne propre. Je te tiendrai en ces exercices, tant que je le reconnaîtrai
nécessaire, car je prétends éteindre en toi tout désordre pro –
193
"venant des plaisirs ou des déplaisirs que tu pourrais avoir en cette vie.
Je t'enlèverai toute imperfection, et je veux que la joie ou la peine ne
t'arrête pas plus que si tu étais morte. Et ceci je m'en assurerai par
l'expérience ; je te soumettrai donc aux épreuves qui me sembleront
nécessaires pour accomplir mon dessein ; et si en te faisant quelque œuvre
propre à t'inspirer l'horreur ou le dégoût, je m'aperçois que tu la sentes
et la voies, je t'y retiendrai, jusqu'à ce que tu ne la sentes ni ne la
voies plus. J'en dis autant de toutes les choses dont tu pourrais reçevoir
quelque confort ; je te ferai embrasser le contraire, jusqu'à ce que tu ne
voies ni ne sentes plus rien qui puisse t'agréér ou te contenter. Et, afin
de mieux faire ces expériences, je ne m'entendrai avec toi sur rien de ce
qui pourrait te plaire ou te déplaire. Je veux pas non plus que tu
contractes amitié avec personne, ni que tu retiennes une affection
particulière pour des parents ; je prétends que tu aimes chacun, pauvres et
riches, amis et proches, mais indifféremment, sans amour, ni attachement. Je
veux que tu ne distingues pas les uns des autres, et que tu ne te lies avec
aucune personne, quelque religieuse et spirituelle qu'elle soit. Tu n'iras
chez qui que ce soit par amitié : il suffit (comme je l'ai dit) que tu
ailles quand tu seras appelée : voilà la règle que tu tiendras en conversant
avec les créatures sur la terre (1)." Chapitre XIX. De la pauvreté en
laquelle l'esprit fit vivre l'humanité. Comment il lui fit visiter les
pauvres et les malades. Des calamités qu'elle y trouvait ; de l'oppression
et des attaques intérieures qu'elle ressentait. Après que l'Esprit eut parlé
de la sorte à l'Humanité, il mit les choses à exécution de la manière
suivante : (1) il ne faudrait pas conclure de ce passage que la sainte
défende toute affection, puisqu'il est parlé dans l'Evangile du disciple que
Jésus aimait. Elle défend au corps d'aimer, selon les sens, tandis qu'il lui
est permis, à elle et à l'Esprit, d'aimer selon Dieu.
194
D'abord il la rendit si pauvre, qu'elle n'eût pas pu vivre, si Dieu n'y eût
pourvu par le moyen des aumônes.Puis, quand les dames de la Miséricorde la
demandaient, selon la coutume, pour rendre divers services aux malheureux,
elle y allait toujours avec elles. Elle trouvait alors des créatures pleines
de toutes sortes d'immondices, couvertes de vermine, et dont la puanteur
était presque intolérable ; certains malades proféraient de terribles
paroles de désespoir à cause de la grande calamité et misère en lesquelles
ils étaient. Il semblait donc qu'en entrant dans ces lieux, on pénétrait
dans des sépulcres, dont toute humanité se serait épouvantée. Mais celle-ci,
au contraire, touchait ces malades, pour donner quelque rafraîchissement à
leurs âmes et à leur corps. Quelquefois aussi elle rencontrait de ces
infirmes qui, outre leurs immondices et leur puanteur, criaient toujours, se
plaignaient de ceux qui les servaient et leur disaient des injures. Elle
allait de plus visiter les pauvres de Saint-Lazare, et en ce lieu elle
rencontrait de très grandes douleurs ; car il semblait que l'Esprit
l'envoyât à la recherche de toutes les peines et de toutes les misères.
Cette créatures trouva donc ces exercices bien plus pénibles qu'elle ne s'y
était attendu. Elle se sentait alors combattue de part et d'autre, à savoir
: de l'horreur que lui inspiraient ces misères, et de l'occupation intérieur
que lui donnait l'Esprit lorsqu'elle demeurait étrangère à toutes les
impressions extérieures, sans pouvoir converser avec personne. L'Humanité,
étant dans cette situation, demeura très affligée et ne savait quel parti
prendre. Quand elle voyait l'assaut que lui livrait l'Esprit, elle lui
préférait toute autre chose ; puis, quand elle contemplait les misères, il
lui semblait qu'elle les voulût fuir ; mais elle ne le pouvait. Tout cela
lui paraissait excessif, considérant surtout que l'Esprit voulait qu'elle
s'exerçât en ces choses sans en éprouver plus d'ennui ou d'horreur que s'il
se fût agi de manger du pain, et qu'elle fût disposée à mettre à la bouche
les objets les plus dégoûtants, si cela eût été nécessaire. Cette pauvre
humanité se trouvait réduite ainsi aux dernières extrémités, sans aucun
remède. Quiconque l'eût vue en ces terribles conflits en eût eu grande
compassion. Mais, comme cela se faisait pour arriver à la liberté de
l'Esprit, tout paraissait facile à ce dernier, et il exécuta ces choses avec
plein effet.
195
L'Humanité ayant éprouvé les deux voies des misères extérieures et de
l'oppression intérieure, l'Esprit lui permet de choisir. Et comment, lorsque
le cœur lui soulevait à la vue de quelque corruption, l'Esprit lui en
faisait manger. Lorsque l'Esprit eut fait éprouver à l'Humanité toutes les
misères qui ont été rapportées ci-dessus et qu'il lui eût fait comprendre
tout ce qu'il exigeait d'elle, il lui parla ainsi : L'Esprit. Maintenant que
tu connais par les effets ce que d'abord tu ne comprenais pas aussi bien par
les paroles, que penses-tu faire ? Tu as éprouvé les deux voies par
lesquelles il te faut passer ; je consens à ce que tu choisisses celle qu'il
te plaira de suivre. Mais j'ajoute que je prétends te faire vivre avec les
créatures, en grande sujétion, aussi longtemps qu'il me plaira ; car je ne
veux pas que la partie propre ait moyen de se complaire et de s'arrêter au
moindre repos en ce monde ; et ce que je dis, je le réaliserai promptement.
L'Humanité. J'ai vu et éprouvé les deux voies et, quelque grandes et
horribles que soient les misères que j'ai entendues et connues, il me semble
que je vivrai plutôt avec elles, qu'avec l'assaut du rayon divin. Mais je
crains d'avoir l'une et l'autre souffrance ; c'est-à-dire, extérieurement
les misères, et intérieurement l'assaut divin, lequel m'épouvante encore
bien davantage : aussi je me trouve dans une grande angoisse. L'Esprit.
Sache que quand tu auras l'une de ces choses, tu n'auras pas l'autre. Mais
je t'annonce que je te veux ôter tout ce qui est superflu, afin de vivre,
autant que faire se pourra, dans la pureté et la netteté en lesquelles j'ai
été créé ; et, pour arriver à cette fin, je ne ferai cas de rien de ce qui
s'opposera à moi. L'Humanité. Puisque tu es aussi décidé, il me semble que
ce serait perdre le temps d'en parler davantage. Je m'en remets à tout ce
que tu veux ; je me livre en tes mains comme morte, bien que je sois encore
vivante ; mais j'espère mourir. Et, à partir de ce moment, lorsque
l'Humanité trouvait des immondices et de la vermine sur les pauvres, et
qu'en les maniant il lui prenait envie de vomir, l'Esprit, afin de
l'anéantir de plus en plus, lui disait : " Prends une partie de cette
196
"vermine, mets-la en bouche, et mange-la, si tu veux être délivrée de tes
vomissements." Quand l'Humanité entendit cela pour la première fois, elle en
fut un peu épouvantée ; mais elle résolut promptement de faire la chose, et
en obéissant elle fut délivrée en effet de son dégoût ; car s'efforçant
d'accomplir, sans disputer, l'ordre qu'elle avait reçu, elle prit dès lors
cette vermine et les autres ordures, comme on prend une médecine : cette
médecine la guérit de l'angoisse et du vomissement ; de façon qu'à partir de
là elle n'en tint plus compte et n'en souffrit plus ; elle se mettait en
bouche les immondices, comme s'il se fût agi de perles précieuses. Après
cela, l'Esprit lui montra d'autres misères en des personnes qui avaient des
ulcères incurables, et quelquefois elle les trouvait en telle puanteur, que
c'était chose presque insupportable de demeurer auprès. Mais l'Esprit
l'incitait à accomplir tout ce qui était nécessaire ; de sorte qu'elle était
obligée de faire de cette corruption ce qu'elle avait fait de la vermine
dont il a été question ci-dessus. Ces choses étaient si contraires à toute
humanité, que par nature jamais on n'aurait pu les faire, et qu'elles
semblaient suffisantes pour donner la mort. Mais, quand elle s'était fait
violence il lui en restait un contentement qui augmentait de plus en plus
son courage pour l'avenir, et qui lui faisait supporter les personnes
désespérées et impatientes, et tout ce qui exige de l'abnégation. L'Esprit
la tint ainsi pendant trois ans environ ; outre cela, il l'occupait toujours
intérieurement, de sorte qu'elle accomplissait ces choses extérieures, sans
aucune correspondance intérieure. Il fit persévérer l'Humanité dans cette
voie, jusqu'à ce qu'il fût évident que tous ces actes lui était parfaitement
indifférents. Chapitre XXI. L'Esprit fait condescendre l'Humanité à demeurer
dans un hôpital, où elle serait comme une servante, obéissant à tout ce
qu'on lui commandait. Et, lorsqu'elle fut accoutumée aux choses qu'elle
abhorrait naturellement, elle fut
197
faite gouvernante de l'hôpital, et reçut la prudence nécessaire pour remplir
une telle charge. Le feu amoureux va sans cesse croissant en elle. Un autre
exercice de grande sujétion d'esprit et de corps fut ensuite imposé à cette
créature en la façon suivante : Elle fut requise de demeurer à l'hôpital
pout y servir. La chose se fit et en ce lieu elle était soumise à ceux qui
dirigeaient l'hospice comme si elle eût été leur servante. Elle n'osait
presque pas parler ; elle demeurait tranquillle dans une des chambres et
obéissait à tout ce qu'on commandait. Quand on lui donnait le soin d'une
chose quelconque, elle la faisait en toute diligence ; et cependant les
habitants de l'hôpital ne faisaient d'elle aucun cas. Jamais elle n'avait de
correspondance intérieure en rien, étant toujours ravie hors d'elle-même.
Alors l'Humanité dit à l'Esprit : L'Humanité. Si tu veux que je persévère en
ces exercices, fais que je puisse les accomplir ; je ne refuse rien. Mais il
faut nécessairement qu'ils soient accompagnés d'un peu d'amour accidentel,
autrement ils seront mal gouvernés. Et une correspondance, avec laquelle et
par laquelle elle opérait, lui fut donnée. Mais elle ne lui était accordée
qu'en tant qu'il était nécessaire, en l'instant qu'elle agissait et pour
l'œuvre qu'elle faisait ; immédiatement après, cette correspondance et la
mémoire de l'œuvre lui étaient ôtées. L'Esprit la laissa pendant de longues
années en tels exercices et en grande pauvreté. Quand il eut éprouvé
l'Humanité dans les misères et sujétions susdites, et qu'il s'en vit
complètement le maître à la suite de l'expérience qu'elle avait faite des
choses les plus en horreur à la nature, et qui maintenant ne lui soulevaient
plus le cœur, et, après qu'il eut reconnu qu'elle s'employait à toutes ces
choses sans ennuis ni contradiction, quelque abjectes et puantes qu'elles
fussent, alors il la mit à une autre épreuve. Il la fit supérieur du même
hôpital pour le gouverner et le régir ; afin de voir si, à la suite de
l'estime et des éloges, sa partie maligne reparaîtrait. Il la tint pendant
un bon nombre d'années dans cette nouvelle occupation. Elle y était fort
avisée et avait mémoire des besoins et des nécessités de chacun ; mais
l'Esprit l'assistait, car sans son aide elle n'aurait pu y suffire.
198
Et avec tout ce grand travail cette créature était fort resserrée dans son
intérieur, car son amour s'était secrètement accru par l'anéantissement des
sentiments humains. A mesure qu'elle avait perdu l'habitude de
l'amour-propre, elle avait acquis la possession de l'amour pur et net,
lequel la faisait s'anéantir de plus en plus, en pénétrant dans son
intérieur et en y habitant. Ainsi cette âme brûlante d'amour se consumait
dans le feu divin ; et, comme le feu croissait continuellement, elle se
consumait de plus en plus. C'est pourquoi elle faisait ses services avec
grande vélocité et ne se reposait jamais, afin de se distraire de ce feu qui
chaque jour l'assiégeait davantage ; elle n'en pouvait parler à personne
mais, elle en discourait seulement avec elle-même sans être entendue. Alors
l'Esprit, qui avait gouverné l'Humanité de cette sorte dit : Désormais je ne
l'apperai plus créature humaine, parce que je la vois toute perdue dans le
Seigneur et que je n'y retrouve rien qui vienne du principe purement humain
séparé de Dieu. Fin de la première partie.
199 à 201 :explication sur le second livre des dialogues.
199
Quelques réflexions sur le second livre des Dialogues de Sainte Catherine de
Gênes. Le second livre des Dialogues est de tous les écrits de sainte
Catherine de Gênes le plus difficile à comprendre, pour ceux qui ne
connaissent ni le langage ni les habitudes des mystiques ; nous croyons
devoir en prévenir le lecteur. Nous avons traduit ce livre avec toute
l'exatitude dont nous avons été capable. Il expose une série d'opérations
surnaturelles, dépassant la portée de l'entendement humain, et par
lesquelles Dieu fait arriver une âme à la pureté parfaite, et à l'union la
plus intime avec son créateur. Ces opérations dans lesquelles le Seigneur
agit, après avoir pris le consentement de l'âme, la transforment en quelque
sorte en Dieu, la lavent de toutes ses taches, et la rendent, pour ainsi
dire, un pur esprit semblable à ceux qui entourent le trône de l'Eternel.
Catherine décrit ces opérations, elle peint les souffrances par lesquelles
il faut que l'âme passe pour se dépouiller entièrement du moi du vieil
homme, et les douleurs auxquelles est condamnée l'humanité, qui doit être
purifiée ici-bas de toutes ses souillures et qui se trouve liée à une âme
placée en dehors des conditions habituelles de l'existence présente, et déjà
toute céleste. L'entendement, la mémoire et la volonté de cette âme étant
entièrement perdues en Dieu, l'humanité reste privée de la correspondance de
toutes ces  facultés, et cependant il semble impossible qu'elle puisse vivre
sans cette correspondance. Il règne dans le second livre des Dialogues une
apparente confusion qui en rend l'intelligence excessivement difficile
lorsqu'on n'y prête pas l'attention la plus soutenue. Ainsi, au chapitre
III, l'humanité, menacée de nouvelles douleurs, désire connaître la cause de
cette nécessité de souffrir, il lui est promis qu'elle la saura, et
cependant on ne trouve la réponse à cette question que dans les chapitres VI
et suivants. Ainsi encore Catherine revient dans plusieurs chapitres à
diverses opérations déjà traitées sous un autre point de vue dans le livre
premier ; et le lecteur, sachant que les Dialogues ne sont autre chose que
l'histoire de la vie intérieure et mys-
200 :
tique de la sainte elle-même, et considérant le livre second comme la suite
de celui qui le précède, est momentanément dérouté. La conversion de l'âme
par exemple, la manière dont elle répond à l'appel divin, sa douleur, ses
remords, ses pénitences, et ses mortifications, déjà racontées à la suite du
voyage avec le corps et l'amour-propre ( Liv. I, ch. VIIe et suivants ),
sont encore rappelés au livre second (ch. IIIe et suivants), mais d'une
manière différente, pour établir la liaison avec ce qui suit, et sans que
rien indique ce retour vers une chose déjà traitée précédemment. Il faut
donc s'efforcer  d'entrer tout à fait dans la pensée de la sainte, pour la
comprendre et ne pas perdre le fil de ses idées. Les chapitres IVe, Ve et
suivants peignent la sollicitude et l'amour de Dieu envers l'homme, et leurs
merveilleux effets ;au chapitre VIIIe le Seigneur montre à l'âme que sans
son aide elle n'eût rien fait, et qu'ayant employé à se purifier de ses
péchés passés tout le temps qui lui avait été donné pour croître en grâce et
en gloire, elle n'a proprement encore rien mérité. La partie la plus sublime
et en même temps la plus difficile du livre second commence avec le chapitre
IXe. Catherine décrit dans ce chapitre et dans ceux qui le suivent les
opérations par lesquelles il fut passer pour arriver à la parfaite pauvreté
d'esprit, c'est-à-dire à ce dépouillement complet du moi du vieil homme
auquel le royaume du ciel a été promis (Matth. v, 3). La sainte explique sa
pensée au moyen d'une conversation dans laquelle l'esprit menace l'âme et le
corps de leur infliger les douleurs et les afflictions les plus cruelles, en
les laissant dans un abandon complet, sans aucune correspondance de sa part,
pour les punir de l'avoir laissé lui-même autrefois dans la privation de
toute vie spirituelle. Il déclare à l'âme qu'il veut se séparer d'elle et se
perdre tout en Dieu ; mais d'abord il lui reproche les larcins dont elle
s'est rendue coupable, depuis sa conversion, en s'appropriant les grâces
dont le Seigneur l'a comblée pour la tirer de l'état misérable dans lequel
elle se trouvait, en attribuant à elle-même et à ses mérites des choses qui
étaient un don purement gratuit de la miséricorde divine. Il faudra qu'elle
souffre volontairement et qu'il lui semble être abandonnée de Dieu en
expiation de ce crime, et afin d'arriver à être parfaitement nue et
dépouillée. L'âme s'y soumet. Catherine dépeint ensuite son abandon,
201
son délaissement, ses souffrances, le double martyre de l'âme et du corps,
tandis que l'amour divin, dont elle n'avait plus la conscience, consommait
en lui l'esprit, l'âme et les sentiments corporels. Elle consacre à ce sujet
les derniers chapitres du livre second, et elle termine en décrivant les
peines auxquelles est livrée la créature qui vit en terre tout en avant déjà
l'esprit au ciel, et les douleurs par lesquelles il faut passer
ici             -bas pour satisfaire à la justice divine, de manière à être
exempte du purgatoire et à arriver de la vie présente à la béatitude
éternelle.
pas de page 202 (elle est vierge).
203
Des colloques de Dieu, et quelquefois aussi de l'esprit avec l'ami. Des
moyens admirables par lesquels Dieu dépouille l'âme et consume toutes ses
imperfections. Chapitre premier. D'un nouvel amour que Dieu lui verse et lui
répand dans le cœur, et par lequel il tire à soi l'esprit ; celui-ci est
suivi de l'âme dont les puissances sont comme noyées et  submergées en cet
amour. Le corps qui est assujetti à l'âme reste comme perdu, et hors de son
être naturel.Après que cette créature eut été dépouillée du monde de la
chair, des biens, des exercices, des affections, et de toutes choses, Dieu
seul excepté, le Seigneur voulut encore la dépouiller d'elle-même, et
séparer l'âme de l'esprit (1). Cette séparation est accompagnée d'une
souffrance fort grande et fort subtile, difficile à exprimer et à
comprendre, pour quiconque n'en a pas connaissance par l'expérience propre
éclairée de la lumière divine. Dieu lui versa donc dans le cœur un nouvel
amour, si véhément, qu'il tira à lui l'âme avec toutes ses puissances, de
telle manière qu'elle était enlevée à son être naturel. La continuelle
occupation que lui donnait ce nouvel amour l'empêchait de se délecter en
quoi que ce soit, et de regarder le ciel ou la terre. Cette âme ne pouvait
plus correspondre aux sentiments du corps ; celui-ci également demeurait
donc, en quelque sorte, en dehors de son être naturel : il restait confus,
étonné, ne sachant où il était, ni ce qu'il devait faire ou dire. De ce mode
d'existence qui n'était encore ni compris ni connu de la créature
résultèrent alors de nouvelles opérations également (1) Or la parole de Dieu
est vivante et efficace ; elle perce plus qu'une épée à deux tranchants,
elle entre et pénètre jusque dans les replis de l'âme et de l'esprit, jusque
dans les jointures et dans les mœlles ; elle démê les pensées et les
mouvements du cœur (S. Paul. heb.IV, 12).
204
inconnues ; c'était comme une chaîne tirée ainsi que nous allons le dire :
Dieu, qui est esprit, attire à soi l'esprit de l'homme, et cet esprit y
demeure occupé. L'âme, qui ne peut rester sans son esprit, le suit, et y est
tenue occupé à son tour, car elle ne saurait vivre sans lui ; elle demeure
ainsi, ne pouvant faire autrement, tant que Dieu tient l'esprit en soi. Le
corps, qui est sujet de l'âme, reste comme perdu et en dehors de ses
conditions d'existence, car il ne trouve point, dans ses propres sentiments,
sa nourriture naturelle ; il ne peut l'avoir que par le moyen de l'âme, et
celle-ci ne lui correspond plus ; l'esprit seul reste quasi dans son être,
conformément à la fin pour laquelle Dieu l'a créé ; dépouillé de la sorte,
il demeure nu en Dieu, et il y est retenu tant que cela plaît au Seigneur,
lequel ne lui laisse que ce qui est nécessaire pour animer le corps. L'âme
et le corps retournent ensuite à leurs opérations naturelles puis,
lorsqu'ils sont restaurés par le repos de l'esprit, Dieu tire de nouveau cet
esprit à sa précédente opération de cette manière, toutes les imperfections
animales se consument peu à peu. L'âme étant ainsi purgée, reste un pur
esprit ; le corps, nettoyé et dépouillé de ses habitudes et inclinaisons
mauvaises, demeure apte à s'unir à son esprit en temps opportun et sans
empêchement. Le Seigneur fait cette œuvre uniquement par amour ; et cet
amour est si grand, qu'il opère continuellement pour le profit et l'utilité
de l'âme sa bien-aimée, sans que cette dernière y concoure ; Dieu agit de la
manière suivante : il remplit l'âme d'un amour secret  lequel la dépouille
de tout son être naturel ; l'œuvre est donc surnaturelle, elle s'accomplit
dans l'océan de ce secret  amour, lequel est si grand, qu'il faut qu'un
chacun qui y est porté y demeure noyé et comme mort. Cet amour surpasse
l'entendement, la mémoire et la volonté ; et ces puissances étant ainsi
submergées dans cette mer du divin amour et tirées hors des conditions
d'existences dans lesquelles l'âme a été créée, tout ce qui d'ailleurs se
présenterait à elles leur serait un enfer. L'âme alors, bien qu'elle soit
encore en cette vie, participe en quelque sorte au bonheur des bienheureux ;
mais cela lui est caché à elle-même : car une chose si grande et si haute ne
se peut comprendre, elle excède les facultés de ses puissances ;
205
celle-ci cependant ne veulent s'occuper de rien d'autre, elles demeurent
contentes et plongées dans ce subtil amour : et quand on leur parle des
objets créés, elles semblent privées de sens, sans vigueur, ni vertu ; elles
ne savent pas même où elles se trouvent, car toute cette œuvre reste
ensevelie en Dieu : et toujours elle va croissant ; et l'esprit se trouve de
jour en jour plus content et plus fort pour supporter ce qu'il plaira à Dieu
de lui ménager. Mais, cependant, il n'est attentif qu'à cela ; car l'âme,
comme si elle était morte, ne s'en mêle pas et n'a aucune nouvelle de cette
œuvre. Mais Dieu voulant tirer par ce moyen l'âme à la perfection à
laquelle il l'a destinée, et le corps devant vivre encore en terre, comment
vivra-t-il en telle aliénation de son être naturel ? il ne peut se servir,
ni de l'entendement, ni de la mémoire, ni de la volonté en choses de ce
monde, ni se délecter en choses spirituelles, il vivra donc en grands
tourments de cette manière. Toutefois, Dieu, ayant pris le soin de cette
affaire, et ne voulant pas qu'aucun autre que lui s'en mêlât, procédait
ainsi que nous allons le dire : Chapitre II. Du mode que Dieu tient dans les
opérations de son amour. De la faiblesse du corps, et de l'aide qu'il a des
choses créées. De la grandeur de la peine de l'humanité, elle s'en plaint
sans se plaindre, l'intérieur étant conforme à la volonté de Dieu. Combien
le Purgatoire est doux, sévère et plein de miséricorde, en cette vie.
Quelquefois il allégeait cette opération de l'amour, il permettait à l'âme
de respirer, et laissait correspondre l'esprit avec l'âme, et l'âme avec le
corps ; et les sentiments de l'âme et du corps se trouvaient aptes à
recevoir quelque soulagement des choses créées et étaient ainsi vivifiés.
Mais quand Dieu attirait l'esprit à soi tout le reste le suivait, alors que
le corps demeurait comme mort, et si étranger à son être naturel, que
lorsqu'il revenait à lui, il était tout débile et ne se pouvait aider de
rien. L'humanité était
206
incapable de manger, de boire, de faire acte de créature vivante : elle
était, pour ainsi dire, hors de tout sentiment et avait besoin d'être
gouvernée comme un petit enfant qui ne sait que pleurer et, ce qui était pis
encore, elle ne pouvait se complaire en ce que la nature désire, car ce
qu'on appelle goût n'existait plus en elle, et était tiré violemment hors de
son être. Quand l'âme fut demeurée quelque temps ainsi, elle se tourna vers
son Seigneur, lui fit une grande complainte, et lui dit : L'Ame. O mon
Seigneur ! jusqu'à présent je me trouvais en grande paix, contentement et
délectation ; toutes mes puissances jouissaient de l'amour que vous me
donniez, et il leur semblait être en paradis. Mais à présent elles sont
comme chassées hors de leur demeure, reléguées dans un pays qui leur est
inconnu, où tout est contraire à leur vie habituelle. Autrefois
l'ententement, la mémoire et la volonté sentaient votre amour en chaque
opération qui s'y faisait, selon votre disposition ; mes facultés en
éprouvaient grande satisfaction, et ceux que je hantais également ; votre
douce correspondance donnait de la saveur à toutes choses. Maintenant, au
contraire, je suis nue et dépouillée de tout, et je me trouve empêchée
d'aimer et d'opérer selon ma coutume. Que ferais-je donc étant à la fois
vive et morte, et privée de l'entendement, de la mémoire, de la volonté, et,
ce qui est pis encore, de l'amour ; de cet amour en l'absence duquel je ne
croyais pas qu'on pût vivre ; car l'homme est créé pour aimer et surtout
pour se réjouir en Dieu, notre premier objet et notre dernière fin ? Cette
opération nouvelle, que je vois se faire, m'enlève l'amour et la joie ; je
demeure perdue en moi-même, ne sachant que faire ni que dire. Oh ! combien
cette manière de vivre me paraît dure et intolérable ! voyant surtout que
mes puissances sont d'accord entre elles, car elles ont trouvé leur repos en
leur objet et fin, qui est Dieu ; et, bien qu'ignorantes de cette œuvre,
elles sont cependant satisfaites en leur ignorance ! Mais l'humanité,
abandonnée, délaissée, comment vivra-t-elle, demeurant sèche, nue et sans
vigueur ? Elle a des yeux et ne peux voir, un nez et ne peut sentir, des
oreilles et ne peut entendre, une bouche et ne peut goûter, un cœur et ne
peut aimer. Tous les modes de sa vie sont rendermés dans ce secret
207
amour ; mais celui qui, loin de vivre de cet amour, en reçoit plutôt la
mort, comment existera-t-il, étant en sa maison avec tous les sentiments
vifs et sains, sans pouvoir cependant en user comme en usent les autres ?
C'est pour cela aussi que l'Humanité disait en se lamentant : " Que ferai-je
malheureuse, condamnée à demeurer au monde seule et différente du reste des
mortels ? J'existerai en désespérée et personne n'aura pitié de moi ; car on
ne reconnaîtra pas que cette opération vient de Dieu, d'autant plus qu'il
faudra me conduire presque toujours au contraire des autres, tant religieux
que séculiers, et faire des choses qui seront jugées autant de folies ; je
ne tiens plus ni ordre, ni méthode, et partant ma manière de vivre sera
plutôt une occasion de mauvais exemple que d'édification ! Hélas ! hélas !
que cette opération est cruelle à l'humanité, il me semble être dans une
fournaise ardente avec la bouche fermée, sans pouvoir ni vivre, ni mourir ;
il me paraît impossible que je ne sois réduite en poussière, et je ne puis
me plaindre, parce que tout mon intérieur est conforme à la volonté de Dieu,
lequel le tient ainsi selon sa disposition : cette disposition n'est ni
comprise, ni connue de l'âme elle-même ; mais l'effet s'en démontre en
l'œuvre. L'Humanité est celle qui sent le tourment sans l'exécution de se
plaindre ; et, si elle pouvait se plaindre, ce lui serait un
rafraîchissement !" Oh ! que ce purgatoire enduré sur la terre, où cependant
il est inconnu, est à la fois doux et cruel ! Qu'il est doux en comparaison
de celui de l'autre vie ! il nous semble rigoureux, à nous autres aveugles,
lorsque nous voyons ici-bas un corps affligé de martyres presque
intolérables ; mais ce qui nous paraît  cruauté est en réalité grande
générosité de la part de Dieu. Celui qui est éclairé reconnait que toute
cette œuvre est faite par amour ; celui qui est aveugle la fuit : mais,
comme nous ne pouvons l'éviter à tout jamais, étant tous pécheurs, oh !
qu'il vaut mieux la subir ici que dans l'autre vie ; car celui qui se
purifie en ce monde ne paie pas un sol sur mille écus, à cause de l'élection
de son libre arbitre, joint à la grâce infuse. Dieu ne soumet jamais l'homme
à une opération semblable qu'il n'ait obtenu son consentement ; il la montre
en un instant à la volonté, celle-ci l'accepte avec pleine liberté et se
remet aux mains du Seigneur, afin qu'il
208
fasse tout ce qui lui plaît, mais elle n'en communique aucune connaissance à
l'humanité. Ce consentement étant ainsi donné en esprit, Dieu lie l'âme à
soi, et elle demeure toujours avec ce lien, lequel ne se rompt jamais. Et
tout cela se fait sans l'humanité, laquelle reste de nécessité sujette à la
disposition de Dieu et à la discrétion de l'esprit. Se voyant aussi
complètement soumise, elle crie comme les animaux, lorsqu'on leur fait mal ;
mais, comme elle ne connaît pas le but de tout cela, on la laisse crier, et
Dieu poursuit son œuvre sans avoir égard à ses gémissements et à ses
lamentations. Chapitre III. L'humanité qui se voit menacée en désire
connaître la cause ; il lui est promis qu'elle la saura. Comment Dieu,
recherchant les hommes, les attire par divers moyens et opérations. De la
continuelle douleur de cette créature, et comment, étant ainsi affligée,
elle crie vers Dieu, qui la vivifie d'un rayon de son amour. Elle voit la
grâce que Dieu lui avait faite, et elle en demeure blessée d'un nouvel
amour. De sa confession et contrition. L'humanité, se voyant menacée de
divers martyres par lesquels il fallait passer, et ne pouvant se défendre,
voulut savoir pourquoi elle méritait un si grand tourment, sans avoir aucun
espoir de secours. Il lui fut répondu en esprit que cette grâce lui serait
accordée en temps opportun, de même qu'elle l'est aux criminels condamnés à
la peine capitale, lesquels, après avoir entendu lire la sentence de leurs
forfaits, supportent plus patiemment une mort ignominieuse, et se  sauvent
grâce à cette circonstance. C'est moi d'abord, dit Dieu, dont l'amour infini
va continuellement à la recherche des âmes pour les conduire à la vie
éternelle ; je les éclaire, je meus leur libre arbitre par des moyens
nombreux et variés ; et, quand l'homme accepte, et consent à mes
inspirations, j'augmente en lui ma lumière, et il reconnait qu'il est
l'homme enfermé dans une ténébreuse étable, plongé dans la fange, et entouré
d'une multitude de
209
bêtes venimeuses qui cherchent à lui donner la mort.(D'abord il ne
s'aperçevait pas de tout cela étant dans les ténèbres). Il reconnait aussi
que par lui-même il ne peut sortir de là et, se voyant, grâce à ma lumière,
en si grand danger, il crie vers moi afin que ma miséricorde l'arrache aux
misères qui l'enveloppent de toutes parts ; alors je l'illumine de plus en
plus et, étant plus éclairé, il reconnait mieux encore le péril de sa
situation ; il crie fort, et dit en versant des larmes très amères : "O mon
Dieu ! tire-moi d'ici, et faites ensuite de moi tout ce qu'il vous plaira ;
je supporterai tout, pourvu que vous me fassiez sortir des maux et des
dangers dans lesquels je me trouve." Or, lorsque l'âme dont nous parlons fut
arrivée à ce point, il lui paraissait que le Seigneur était sourd à ses
gémissements ; mais il l'illuminait de jour en jour davantage, et elle se
consumait de plus en plus parce que, à mesure que la lumière croissait, elle
voyait mieux la grandeur de son péril ; et l'espérance d'en sortir ne lui
était pas encore donnée. Dieu laissa longtemps cette âme crier, sans lui
donner de réponse. Mais il la conservait dans la persévérance, continuant à
lui accorder sa grâce infuse, allumant dans son cœur un feu caché, et lui
laissant la vue de ses défauts. Elle fut tenue pendant un temps ainsi
resserrée et occupée en sa misère. Une douleur continue et intime était sa
seule nourriture, car la grâce et la lumière allaient sans cesse croissant ;
ainsi la chair, le sang, et toutes les humeurs superflues qu'elle avait
intérieurement se consumèrent ; elle demeura ainsi si faible et si affligée,
qu'elle ne pouvait plus se mouvoir. Délaissée de la sorte en elle-même elle
cria vers Dieu : Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam (Ps.
L). Et Dieu, quand il vit qu'elle s'abandonnait entièrement à lui, et
qu'elle désespérait d'elle-même, la vivifia d'un rayon de son amour, et, en
même temps, il l'éclaira d'une nouvelle lumière ; elle comprit alors que ses
défauts lui avaient mérité l'enfer, et elle reconnut aussi la grâce
singulière que Dieu lui avait faite. Cette vue lui fit une blessure nouvelle
d'amour et augmenta sa douleur d'avoir tant offensé une si grande bonté, et
elle commença à confesser ses péchés avec une contrition si profonde, que
c'était chose merveilleuse ; elle eût été prête à en faire toute la
pénitence possible, tant de l'âme que du corps. La contrition, la confession
et la satisfaction sont les pre-[p.210]-mières opérations de l'âme, après que Dieu l'a illuminée par ce moyen elle
se dépouille de tous les vices et péchés, et se revêt de vertu ; et elle est
tenue en cet état jusqu'à ce  qu'elle ait pris l'habitude des
vertus.Chapitre IV. Dieu verse et répand dans son cœur un autre rayon
d'amour dont l'âme se remplit. Le corps est restauré, et ce n'est qu'amour
et joie excessive jusqu'à ce que l'amour qui est au-dessous de Dieu soit
consumé. Dieu lui verse ensuite un autre rayon dont l'âme se remplit, et sa
surabondance restaure même le corps. On ne sent plus alors qu'amour et
jubilation du cœur, on croit être en paradis. L'âme est tenue en cet état
jusqu'à ce que tout amour qui est au-dessous de Dieu soit consumé, et
qu'elle demeure avec l'amour de Dieu seul, toute recueillie en lui, le
Seigneur lui accorde une foule de grâces, et lui envoie des goûts fort
suaves ; elle s'en nourrit avec tous ses amis en Dieu, en proférant des
paroles d'amour semblables à des flèches ardentes qui pénètrent les cœurs
de ses auditeurs. Le corps même s'en enflamme tellement, qu'on dirait que
l'âme en veuille sortir pour s'unir à l'objet de son amour. C'est un temps
de grande paix et de grand contentement, car toute sa nourriture est de vie
éternelle. En cet état, on ne craint ni martyre, ni enfer, ni contrariété ou
adversité qui puisse arriver : il semble qu'avec cet amour tout se supporte
et s'endure aisément. O cœur amoureux et joyeux ! O âme heureuse qui as
joui de cet amour ! Tu ne peux plus ni goûter, ni voir autre chose, car ceci
est vraiment ton pays, le pays pour lequel tu as été créée ! O très doux
amour non connu, quiconque t'a goûté ne peut plus exister sans toi. O homme
! toi qui es créé pour cet amour, comment pourras-tu te contenter sans lui.
Comment pourras-tu être en repos, comment vivras-tu ? Tu trouves en lui tout
ce qui se peut désirer ; et avec une si extrême satisfaction, qu'on ne
saurait l'exprimer, ni se la figurer. Celui-là seul qui l'éprouve peut en
comprendre quelque chose. O Amour, en toi sont ras-
211
semblées toutes les joies et toutes les saveurs ; en toi tous les désirs
sont satisfaits ! Celui qui saurait exprimer ce que ressent un cœur embrasé
de l'amour de Dieu ferait fondre ou se briser tous les autres cœurs, quand
même ils seraient durs que le diamant et plus obstinés que le démon. O
flamme d'amour ! tu consumes toute rouille, tu chasses de l'âme toutes
ténèbres produites par un défaut ; tu agis d'une façon si subtile, que la
moindre ombre d'imperfection ne saurait subsister en ta présence : tu opères
de telle sorte sur cette âme, que tu la nettoyes de ce qui peut se découvrir
qu'avec tes yeux, lesquels vient que ce qui parait perfection aux autres est
en réalité défaut. O Amour ! tu purifies et tu consumes nos imperfections.
Tu illumines et tu fortifies nos sentiments. Tu fais toi-même ce que nous
devons faire de toute nécessité, et tu y es poussé uniquement par ta pureté
et sans être aimé de nous. Alors cette âme, stupéfaite de voir Dieu si
embrasé d'amour pour elle dit : Chapitre V. L'âme demande ce que c'est que
l'amour. Notre-Seigneur lui répond en partie, et lui parle de la grandeur,
des qualités, propriétés, causes et effets de son amour. L'Ame. O Seigneur,
qu'est donc cette âme dont vous avez tant de soin, dont vous faites tant
d'estime, et que nous estimons si peu nous-mêmes ? Ah ! s'il m'était donné
de connaitre la cause de votre si grand et si pur amour envers la créature
raisonnable, que je vois cependant vous être si contraire en toutes choses !
Le Seigneur, l'exauçant en partie, lui répondit ainsi : Si tu savais combien
j'aime les âmes, tu ne pourrais plus savoir autre chose en cette vie, car
cette connaissance te ferait mourir : et si tu vivais ce serait par l'effet
d'un miracle. Et, par contre, si tu voyais bien ta misère tout en
connaissant ma bonté, et l'amour pur et grand avec lequel je ne cesse jamais
d'opérer envers l'homme, tu vivrais en désespérée ; car mon amour est tel,
qu'il ferait anéantir non seulement le corps, mais même l'âme (si c'était
possible).
212
Mon amour est infini et je ne puis qu'aimer ce que j'ai créé : mon amour est
pur, simple et net, et je ne puis aimer qu'avec cet amour. Tout autre amour
paraîtrait erreur, comme il l'est en effet, à quiconque aurait la moindre
intelligence du mien. La cause de mon amour n'est autre que lui-même ; et,
comme tu n'es pas capable de l'entendre, demeure en paix et n'entreprends
pas de chercher ce que tu ne saurais trouver. Mon amour se connait mieux par
sentiment intérieur que par toute autre voie ; pour l'acquérir il faut que
l'amour, par son œuvre, sépare l'homme de l'homme, car l'homme est à
lui-même son propre empêchement. Cet amour consume et annihile la malignité,
il rend la créature apte à connaitre et à entendre un jour ce qu'est
l'amour. O œuvre admirable et merveilleuse de l'amour ? Dieu le donne à
l'homme, afin qu'il puisse faire ce qui est nécessaire pour parvenir à la
perfection à laquelle il est destiné. Il lui accorde encore les grâces et la
lumière dont il a besoin, et il les augmente peu à peu de telle manière et
en telle quantité, que jamais il n'en a ni plus ni moins qu'il ne faut :
car, s'il n'en avait pas assez, il se pourrait excuser de n'avoir pas opéré
parce que la grâce lui manquait : si elle surabondait, il serait puni pour
avoir manqué d'y correspondre. La grâce se multiplie selon que l'homme
l'emploie : lorsque l'œuvre croît, la grâce aussi ; l'œuvre ne croissant
pas, la grâce ne croît pas non plus. En cette façon, il est clair que, de
point en point, Dieu donne à l'homme ce qui lui est nécessaire, ni plus ni
moins ; à chacun selon son degré et sa capacité et tout cela, Dieu le fait
par amour et pour l'utilité de l'homme. Mais nous sommes froids et
négligents pour opérer, et l'instinct de l'esprit étant de parvenir
promptement à sa perfection, il nous semble que la grâce nous manque, bien
qu'il n'en soit pas ainsi. C'est notre faute uniquement si nous ne coopérons
pas selon la grâce présente que nous avons et c'est pour cela qu'elle ne
croît pas à l'avenir. O homme misérable !  comment pourras-tu t'excuser de
ne point correspondre aux soins si grands avec lesquels Dieu t'a toujours
pourvu et te pourvoit encore ? Tu les comprendras et les verras mieux au
temps de la mort. Alors tu demeuras muet et étonné et, reconnaissant qu'il
en est ainsi, tu ne pourras rien alléguer pour la défense ; tu auras grande
confusion de toi-même, pour n'avoir pas voulu bien opérer, avec tant d'as-
213
sistance, tant de grâce, tant d'amour et tant de soins de ton Seigneur,
lequel, pour satisfaire à ton autre requête, te répond ainsi qu'il suit :
Chapitre VI.Dieu déclare à l'âme qu'il lui fait de son corps un purgatoire
en ce monde. De la nécessité que l'homme a de se renoncer et de se submerger
entièrement en Dieu ; et de la misère de l'homme qui s'occupe d'autre chose
n'ayant que le temps de cette vie pour mériter. Le Seigneur. Tu comprends
mieux, par l'expérience que par le raisonnement, la cause des grandes
souffrances par lesquelles tu dois passer. Sache cependant que je fais à
l'âme un purgatoire de son corps ; par ce moyen, j'augmente sa gloire afin
de l'attirer à moi sans autre purgatoire. Pour y parvenir, je frappe sans
cesse à la porte du cœur de l'homme ; s'il consent, et m'ouvre, je le
conduis, avec une solicitude continuelle, au degré de gloire pour lequel je
l'ai créé. Et, s'il voyait, s'il comprenait, le soin avec lequel je m'occupe
de mon salut et de son avantage, il s'abandonnerait à moi tout entier, sans
réserve ; il laisserait et mépriserait le reste, quand bien même il pourrait
avoir tout ce que j'ai créé et, pour ne point perdre mon assistance, qui le
conduit à la gloire suprême, il n'est sorte de martyre qu'il n'endurât
volontiers. Mais je veux que l'homme se donne à moi uniquement par amour et
avec foi ; la crainte et la considération de l'avantage personnel sont
contraires à cet amour et à cette foi, car ils demeurent en l'amour-propre.
Or celui-ci ne peut cœxister avec mon pur et simple amour, dans lequel il
est nécessaire que l'esprit de l'homme soit submergé pour demeurer
uniquement livré au soin que je prends de lui ; à ce soin sans lequel la
créature ne saurait entrer dans l'abîme simple et pur de mon être, parce que
autrement ce lui serait un grand enfer. Et l'homme n'ayant d'autre temps que
celui de la vie présente pour purifier son âme en mon dit amour, au moyen de
la foi et de mes nombreux secours, n'est-il pas bien misérable et bien fou
de s'occuper d'autre chose, et de perdre ces moments précieux qui lui sont
donnés uniquement pour cet effet, sans
214
que jamais il en puisse avoir d'autres, et qui, une fois passés, ne
reviennent plus ? Ecoute donc, ô Ame très chère, écoute ma voix, ouvre tes
oreilles à ton Seigneur, lequel t'aime de la plus vive tendresse et te fait
infiniment de bien. Personne autre que lui ne peut t'en faire ; car tu es
enveloppée d'une foule de péchés, tu es plongée dans les misères et chargée
d'une masse de mauvaises habitudes ; ma lumière t'en fera voir et connaitre
la gravité par ta propre expérience, lorsque tu en seras délivrée. L'Ame.
Vous m'avez dit, Seigneur, beaucoup de raisons qui me persuadent de
supporter volontiers et avec constance tout ce que j'ai enduré jusqu'ici et
tout ce que j'aurai à endurer encore. Mais, dites-moi, je vous en prie, si
cela vous plaît ainsi, une raison de cette nécessité de souffrir qui
satisfasse mon entendement. J'en ai grand besoin, car je sens venir sur moi
la véhémence de votre amour. Le Seigneur. Tu sais que lorsque tu m'as donné
ton consentement au moyen de ton libre arbitre, tu étais tellement souillée,
que, sans ma providence, tu eusses été condamnée à l'enfer ; car, ayant été
conduite à la misère du péché, tu étais comme morte. Je t'ai pourvue de la
lumière et de la contrition à l'aide desquelles tu t'es confessée. Depuis
lors, tu as fait beaucoup de pénitences, d'oraisons et d'aumônes, durant un
long espace de temps, pour la satisfaction de tes péchés. Je t'ai laissée
combattre et t'affliger, jusqu'à ce que tu fusses assez affermie pour n'y
plus retomber. Puis je t'ai fait t'exercer en mille vertus dont tu as
contracté l'habitude, au point d'y prendre plaisir, et de ne plus rechercher
d'autres délectations.En ce même temps, cette âme commença à se délecter en
choses spirituelles ; et une foule de tentations qui lui survinrent la
rendirent très expérimentée dans la voie de Dieu ; et le Seigneur lui fit
voir un grand nombre de traits de sa providence au milieu des nombreuses et
diverses oppressions et tribulations qu'elle eût à subir de la part des
hommes, du monde, des démons, et d'elle-même, qui était pleine de mauvaises
habitudes. Il lui fallut combattre avec ces divers ennemis, jusqu'à ce
qu'elle eût consumé toutes ces mauvaises habitudes, tant intérieures,
qu'extérieures ; car ce sont elles qui font la guerre à l'homme. Si ce
n'étaient les mauvaises habitudes, personne ne serait jamais tenté que pour
recevoir aug-
215
mentation de grâce ; et la tentation serait presque sans péril, car Dieu,
qui la permet par amour pour nous, en soutient l'effort. Chapitre VII.L'âme,
revêtue de vertus, commence à respirer en son Seigneur. Dieu lui fait voir
l'opération amoureuse dont il a usé envers elle, par sa seule bonté, pour la
délivrer. L'âme, reconnaissant ses misères, en est dans un continuel
embrasement, ne pouvant ni parler, ni penser à autre chose. Quand Dieu eut
dépouillé cette âme de ces mauvaises habitudes et l'eût revêtue de vertus ;
lorsqu'elle fut bien instruite en la voie spirituelle, et qu'elle commença à
respirer un peu en son Seigneur (comme étant hors de bataille et libre de
servitude ), elle demeura fort contente ; car Dieu lui ouvrit les yeux et
lui montra combien il l'avait aidée, et comment il l'avait défendue de ses
nombreux ennemis, visibles et invisibles, et d'elle-même, qui était le pire
de tous. Alors l'âme, voyant tant de soins et tant d'amour, et se trouvant
intérieurement tout allégée de l'affliction passée, se tourna de plus en
plus vers son Seigneur ; et celui-ci, voulant la tirer à un état plus
excellent encore, lui fit voir aussi, avec l'œil du divin amour,
l'opération que son immense et constance sollicitude avait fait en elle.
Elle demeura étonnée et stupéfaite, après avoir considéré ce qu'était Dieu
et ce qu'elle était elle-même; en d'autres termes, en reconnaissant que la
bonté de Dieu l'avait délivrée par son pur et simple amour, elle pauvre,
malheureuse, et plongée dans une foule de misères, et l'avait rendue capable
de recevoir ce divin amour. Cette vue la faisait crier ; elle confessait ses
misères et ses péchés : et cet amour que Dieu lui avait montré l'embrasait
sans cesse, tellement qu'elle ne savait ni ne pouvait s'occuper d'autre
chose ; elle resta dans cet état jusqu'à tant que les autres amours, tant
spirituels que corporels fussent consumés.Or, plus l'amour de Dieu dure,
plus il est délivré des autres liens, plus aussi il devient fort, et plus sa
secrète opération est puissante et retient l'âme occupée. Cette âme se
trouvant
216
en cet état, jouissait donc de toute chose en paix et en délectation, tant
extérieure qu'intérieure ; car elle ne connaissait pas encore la voie par
laquelle le Seigneur voulait la mener, quoiqu'elle en fût bien proche : et
Dieu lui dit ce qui suit : Chapitre VIII. Notre Seigneur montre à l'âme
qu'elle n'avait purement rien mérité, ayant employé, à se purifier, le temps
qui lui avait été donné pour croître en grâce et en gloire ; et que sans son
aide elle n'eût rien su faire. Le Seigneur. Ma fille, jusqu'à présent, tu as
suivi mes goûts et mes parfums ; ils t'ont conduite et portée dans toutes
les voies que tu as traversées ; mais sans mon aide tu n'aurais rien pu
faire. Par ma grâce, tu t'es purgée ainsi de tes péchés, et dépouillée de
tes affections ; tu t'es revêtue de vertus, enflammée d'amour, et quasi unie
à moi dans cet amour, et tu y es tellement délectée, intérieurement et
extérieurement qu'il te senblait presque être en paradis. Mais je te le
déclare, jusqu'à présent, tu n'as rien mérité, parce que tu étais obligée de
faire tout ce que tu as fait : les pénitences, les jeûnes, les aumônes et
les oraisons ; il fallait opérer ces choses avec l'assistance de ma lumière,
pour le paiement de tes dettes et comme tu n'avais pas de quoi satisfaire,
cela t'a été octroyé gratuitement, afin que tu y parvinsses. Et sache que
tout le temps que tu as dépensé à satisfaire pour tes péchés reste perdu,
pour ainsi dire ; car ce temps en amour, en grâce et en gloire. Il en
résulte, je le répète, que tu n'as rien mérité encore, bien qu'il te semble
avoir fait de grandes choses, et qu'elles soient en haute estime chez ceux
qui n'en ont pas une entière connaissance. Il fallait aussi te revêtir de
vertus, parce qu'elles attirent l'amour ; cela était nécessaire également
pour te défendre des vices et te rendre apte à recevoir plus de lumières.
Et, te reconnaissant incapable par toi-même et inhabile à toute bonne œuvre
( et voulant cependant que tu opérasses avec persévérance ), je t'ai donné
un amour caché, au moyen duquel toutes les puissances, ainsi que les
sentiments du corps, ont été
217
disposées volontairement à satisfaire. Je t'ai enseigné à m'aimer, pour te
dépouiller de tout autre amour ; puis je t'ai menée jusqu'à la porte de mon
vrai et parfait amour et tu n'as pas été plus avant, parce que cela excède
ton intelligence et surpasse tes facultés. Mais, avec tout cela, tu n'es pas
contente, car tu as l'instinct de passer outre : toutefois, tu ne sais ce
que tu dois vouloir. Chapitre IX.L'esprit, voyant l'âme amenée à la porte du
divin amour, se résout à la faire beaucoup souffrir, et le corps également :
il dit à son âme qu'il veut se séparer d'elle, et que, pour revenir à sa
pureté première, il faut qu'elle endure beaucoup de martyres. Quand l'Esprit
vit que l'Ame, conduite à la porte du divin amour, n'était ni capable de
retourner en arrière, ni d'avancer, et que Dieu, qui l'avait menée jusque-là
par de nombreux secours, tenait toutes les parties de l'âme contentes, mais
non pas satisfaites il dit : L'Esprit. Maintenant, il est temps qu'à mon
tour je fasse à l'Ame ce qu'elle m'a fait à moi. Pendant plusieurs années,
je lui ai été soumis, et j'ai été exclus de ma demeure, avec une cruauté si
grande, que cela ne peut s'exprimer ; car elle était tellement enlacée et
opprimée par les choses de ce monde, qu'en usant de toutes mes forces je ne
pouvais réussir à m'élever à mes opérations spirituelles. Je tâchais de
m'aider par le stimulant de la mort, par la peur de l'enfer, par l'espoir du
paradis, par les sermons et les autres suffrages de l'Eglise, par les
inspirations divines, par les maladies, la pauvreté et les autres
tribulations de la terre afin que l'âme, abandonnée de toutes les choses
mondaines et manquant de tout autre secours, recourût à Dieu, dans son
extrême nécessité. Quelquefois , à la vérité, elle s'adressait à lui en ce
besoin, et elle promettait de faire de grandes choses s'il l'assistait ;
mais, ces moments passés, elle retournait à sa manière de vivre habituelle,
et moi, de force, à ma prison : ceci m'est arrivé fort souvent. Or,
maintenant que je vois l'âme, avec tous ses sentiments et avec ceux du
corps, amenée au point de ne pou –
218
voir passer outre, ni retourner sur ses pas, je veux tous me les assujétir
et les tenir emprisonnés de telle sorte, qu'ils ne puissent plus ni me faire
obstacle, ni me causer du retard. Crier ne leur servira à rien ; ils seront
à ma discrétion, tout comme j'ai été à la leur au milieu des mauvais
traitements. Et encore, je ne leur serai pas aussi cruel qu'ils me l'ont
été, car je ne recevais pas la moindre consolation de mon pays, qu'à
l'instant même elle ne fût suffoquée par tous les ennemis que j'avais autour
de moi. Cependant je tiendrai l'âme complètement resserrée et sujette ; je
lui ferai subir autant de supplices qu'elle en pourra supporter, sans en
avoir la moindre pitié. A présent que je l'ai en mes mains, je la veux
rendre tellement nus et aride, et la laisser dans un si complet abandon,
qu'elle ne saura pas de quel côté se tourner, si ce n'est pour subvenir aux
nécessités de la vie, car je ne veux pas que la mort s'ensuive il faut
qu'elle ait un plus long martyre. Ce martyre ne sera pas connu et on ne
pourra y porter remède. Je ne veux pas qu'il lui reste un membre qui ne soit
martyrisé, jusqu'à ce que mon œuvre soit bien complète ; de telle sorte que
ceux qui verront l'âme en tant de tourments lui désirent la mort, afin
qu'elle souffre moins, et qu'elle la souhaiterait elle-même, si cela se
pouvait sans péché. L'Ame. J'ai entendu de grandes menaces et j'ai vu ce que
je dois souffrir ; j'en suis bien informée. Mais je n'ai pu savoir encore la
cause pour laquelle je dois endurer tout cela, et on m'a promis de me le
dire. L'Esprit. Je veux me séparer de toi. Maintenant je te répondrai en
paroles ; plus tard, je te répondrai mieux encore par les faits et une
expérience qui te fera porter envie aux morts. Tu as été conduite au point
où tu te trouves, par beaucoup de moyens doux et de grâces divines dont tu
t'es revêtue. Tu les a dérobées en te les appropriant elles sont si
subtilement cachées en toi, que tu ne t'en aperçois pas ; il y a déjà tant
de temps que tu as l'habitude de ces larcins, qu'il n'y a d'œil au-dessous
de celui de Dieu qui les puisse voir ; toi même tu ne le croirais pas, si
autre que Dieu te le disait. Mais peu à peu tu verras et reconnaîtras, par
l'expérience, que tu t'es attribué une part de la première lumière qui te
fût donnée, que tu en as fait autant de la contrition, de la confession et
de la satisfaction, des oraisons et des autres œuvres vertueuses, du
dépouillement extérieur et intérieur, du suave
219
amour de Dieu, du détachement de toutes choses en ce qui concerne les
sentiments du corps, lesquels semblaient absolument morts pour avoir été
vaincus par l'opération divine. Et, comme tes puissances se sont longtemps
nourries de toutes ces œuvres ( qui passaient par le milieu de tes
sentiments ), tu demeuras pleine de l'amour de Dieu, et d'une si grande
vigueur, que souvent il te semblait être en paradis. Tu jouissais de tout
cela dans ton intérieur comme de choses tiennes que Dieu t'aurait accordées
pour tes mérites ; tu ne les rapportais pas totalement et sans réserve au
Seigneur, en toute simplicité et netteté, comme tu le devais. Tu as donc été
voleuse et tu es restée souillée et il te faudra souffrir tous les maux qui
t'ont été annoncés et montrés. Sache qu'il y a beaucoup à faire, lorsque
Dieu veut nettoyer une âme ici-bas et la rendre à sa pureté première, sans
la faire passer par un autre purgatoire au-delà de cette vie et surtout
lorsqu'il veut la faire arriver à quelque haut degré de gloire car alors
cette âme a besoin non seulement de se purifier, mais de passer outre, et de
mériter beaucoup par de grands martyres. Et quand, le moment en fut venu, et
que cela plut à Dieu, il resserra le dit esprit, le tenant enfermé en soi,
si étroitement que l'âme et le corps restèrent privés de toute
correspondance et demeurèrent complètement nus et arides ; c'était chose
étrange que de vivre en cette façon, au commencement surtout : car c'était
passer d'une extrémité à l'autre, bien que Dieu agit peu à peu et
secrètement. Mais enfin il arriva à cette âme ce qui advient ordinairement
du canon, lequel, après qu'on y a mis le feu, éclate et perd le feu et la
poudre. De même cette âme, après qu'elle eut conçu le feu du très brûlé
d'abord, et, arrachée à toute sensibilité, elle n'y put plus retourner.
Cette âme était comparable également à un instrument de musique qui rend des
sons forts doux, tant qu'il a ses cordes, mais qui se tait lorsqu'il n'en a
plus. Car, auparavant, l'union de ses sentiments et de ceux du corps
produisait une harmonie suave dont chacun se réjouissait, tandis que
maintenant, démusique qui rend des sons fort doux, tant qu'il a ses cordes,
nue et muette. Alors, quand elle se vit si étroitement assiégée par
l'esprit,
220
et sans espérance de pouvoir s'en délivrer (à cause des menaces qu'il lui
avait faites ), elle cria vers Dieu et dit : Chapitre X. L'âme reconnait
qu'il faut qu'elle satisfasse volontairement et qu'il lui semble être
abandonnée de Dieu. Elle demande quelque personne pour l'assister. Comment
l'humanité fut mise à l'épreuve dont elle avait été menacée. Des martyres
que le corps souffrit, étant privé de la correspondance de l'esprit. L'Ame.
Seigneur, je vois qu'il faut que je me purifie des larcins que j'ai faits de
vos grâces spirituelles ; je commence à comprendre que, m'étant
volontairement complu dans le péché par le corps, il faut que je satisfasse
volontairement et avec douleur, tant en mes sentiments qu'en ceux du corps,
pour payer jusqu'à la dernière obole. Je vois encore que j'ai dérobé
secrètement ce qui vous appartient, que je me suis appropriée, avec beaucoup
de complaisance, les grâces spirituelles, et que je m'en suis delectée, en
me livrant à des impressions agréables, en parlant, en écoutant, en goûtant,
et en beaucoup d'autres choses, sans vous les rapporter toujours comme je le
devais. Maintenant je reconnais la grandeur de ces larcins, ce sont les
choses les plus importantes qui se puissent dérober ; elles sont fort
au-dessus de la misère de l'homme, auquel aucun bien ne convient, si ce
n'est quand il vous plaît de lui donner par grâce. Il faut donc que nous
reconnaissions que toute grâce vient de vous, et qu'elle y retourne,
autrement nous sommes des voleurs. Et ce vol a son principe dans le démon
qui l'a commis le premier et qui nous tente continuellement ; beaucoup en
sont trompés. Mais comment satisferai-je pour ce péché si grand et si
subtil, maintenant que je ne conserve ni vigueur, ni sentiment de l'âme ou
du corps ? je ne sais si je suis vivante ou morte. C'est une dure chose que
de vivre en ce monde, et pourtant il m'y faut rester en grand martyre, pour
me purger de mes défauts. Il me semble que je suis abandonnée de
l'assistance divine,
221
au moins je n'en ai aucun sentiment qui puisse être connu d'autre que de
vous, ô mon Dieu. Mais je serai toujours disposée à recommancer mes larcins
et étant, à cause de cela, délaissée de toutes parts, j'ai besoin au moins,
ô mon Seigneur, de quelque personne, qui m'entende et me soutienne dans les
tourments que je vois venir sur moi ; donnez-moi : on en fait autant pour
les condamnés, afin qu'ils ne désespèrent point. Alors Dieu réconforta
quelque peu l'humanité mais bientôt il lui fit éprouver ce dont il l'avait
menacée ; il en résulta que le corps tomba malade petit à petit. Et, comme
il était privé de la correspondance de l'esprit (lequel tenait les
puissances de l'âme suspendues et occupées ), ce corps demeurait dépouillé
aride, sec, et ne savait pas que Dieu faisait cette œuvre ; il se consumait
ainsi chacune de ses souffrances lui causait de vives douleurs ; la maladie
croissait continuellement, de telle sorte que si Dieu n'eût tenu l'intérieur
occupé par une opération secrète, il n'eût pas pu la supporter. Mais le
Seigneur lui donna pour l'assister extérieurement, et selon ses besoins, un
religieux, qui comprenait l'opération divine et qui lui était un grand
soutien ; car par nature l'humanité n'aurait pas pu vivre au milieu de
martyres si multipliés et si acerbes, qu'ils ne se peuvent raconter en
langage ordinaire, et qui, s'ils étaient racontés, ne seraient pas compris,
quand bien même on les verrait avec les yeux ; le martyre intérieur était
infiniment plus grand encore que l'extérieur, et on ne savait par quel moyen
ou par quelle voie y porter remède. Quelquefois Dieu soulageait l'humanité
durant plusieurs jours, pendant lesquels elle restait sans souffrances et
paraissait saine, bien que l'oppression inférieure allât croissant. Elle se
promenait alors par la maison, et se consumait toute, sans que personne
comprit ce qu'elle avait, tant cette opération divine était subtile, cachée
et pénétrante. Puis alors l'humanité était assaillie de nouveaux martyres,
en lesquels elle se détruisait sans remède : et, quand Dieu tourmentait le
corps, il fortifiait l'esprit, et lorsqu'il martyrisait l'esprit il
réconfortait le corps ; ainsi l'une et l'autre partie de cette créature
souffrait tour à tour. Elle persévéra dix ans en cet état, ayant chaque jour
moins conscience et connaissance de ces opérations occultes par lesquelles
Dieu la tenait liée avec soi.
222
Par après il la dépouilla encore extérieurement de son confesseur et de
toute autre chose vers laquelle elle eût pu tourner les yeux l'esprit
attirait tout à soi avec impétuosité ; et ce, parce qu'il était attiré
lui-même de Dieu (mais sans saveur ), avec un amour caché si fort et si
pénétrant, qu'il consumait en lui l'esprit avec l'âme et les sentiments
corporels, et que tout demeurait abîmé et noyé en Dieu. Cet amour
anéantissait, purgeait et nettoyait tout le larcin qui lui avait été fait
précédemment d'une manière occulte et subtile ; et la pénitence se faisait
dans le secret, sans que la cause en fût connue. Mais l'humanité en demeura
tellement oppressée et écrasée, qu'elle fut contrainte de dire à son
Seigneur, d'une voix dolente : " O mon Dieu ! comment se peut-il que vous
m'ayez abandonnée et délaissée au milieu de tous ces martyres extérieurs ,
et inférieurs ? je ne puis cependant pas me plaindre de ces souffrances,
parce que, lors, même que je suis plongée en autant de tourments que j'en
puis porter, je reste contente dans le secret de mon intérieur, par l'action
d'un feu amoureux, subtil et pénétrant, qui détruit en moi, peu à peu, toute
vigueur corporelle, animale et spirituelle ; ce sera vraiment une chose
étonnante de voir vivre une créature privée de toutes ses forces vitales !
je me sens encore dépoullée extérieurement de mon confesseur, et je suis
devenue si faible, que je n'ai plus la vigueur nécessaire pour me tourner de
quelque côté que ce soit. Quant à l'intérieur, la force occulte qui m'était
donnée se consume, et je ne me trouve plus apte à rien recevoir ni du ciel
ni de la terre ; je  demeure presque comme un corps mort et cependant il me
faut vivre tant qu'il vous plaira : mais je ne comprends pas comment je
pourrai vivre sans assistance, et cependant, si elle m'était donnée, je ne
saurais plus la recevoir"... Chapitre XI. Du rayon de la gloire et de la
force qu'elle en reçoit. Comment Dieu attirait l'esprit, et de l'occupation
fixe en Dieu et de son martyre. Ce que c'est que vivre en terre,
223
ayant l'esprit au ciel. Martyres par lesquels il faut passer pour être
exempt du Purgatoire. Vers la fin de cette opération, Dieu lui vint en aide
d'une autre manière, en lui montrant parfois un rayon de cette gloire dont
elle était déjà proche, parce que les affections de l'âme et les sentiments
du corps étaient consumés.Ce rayon la vivifiait à tel point, intérieurement
et extérieurement, bien qu'elle ne le vit qu'un seul instant, qu'elle en
restait toute fortifiée pendant quelques jours. L'impression lui en
demeurait intérieurement, sans qu'il fût nécessaire de la raviver. Elle vit
alors que Dieu tenait l'esprit tellement fixé en lui, qu'il ne le laissait
point se détourner un seul petit moment ; et que plus l'esprit était dans
cette occupation, plus aussi il lui était difficile de retourner en arrière,
parce que sa répugnance de revenir sur ses pas était si forte, que je ne
puis trouver de paroles pour la dire. Il en arrivait ainsi parce que
l'esprit était plongé dans cette mer qu'il trouvait toujours plus vaste,
Dieu le tirant toujours à une plus grande profondeur. Il s'anéantissait
continuellement en lui-même, et se transformait en Dieu, lequel dit à l'âme
ces paroles : Le Seigneur. Je ne veux pas que jamais tu te mêles de mes
opérations, car tu en déroberais toujours quelque chose en t'appropriant ce
qui ne t'appartient pas. Je ferai donc le reste de l'œuvre sans que tu en
saches rien : je veux te séparer de ton esprit et qu'il se trouve noyé dans
mon abîme. L'Humanité entendant cela, dit tout éperdue : C'est moi qui
demeure ici dans les tourments, je ne vis pas, et je ne puis mourir : je me
vois de jour en jour plus opprimée et comme anéantie. Quand on m'a montré ce
qu'était cette occupation si fixée en Dieu, qu'il devenait impossible de
respirer un seul petit moment, j'ai bien compris que cet assaut serait tout
dirigé contre moi, malheureuse ; et cette opération m'était tellement
terrible, que toutes mes chairs en recevaient affliction ! Car cette fixité
sans un seul moment de mouvement est chose qui convient aux bienheureux en
paradis ; ils vivent en Dieu, perdus en lui. Mais que moi je vive en terre
et l'esprit au ciel, c'est l'œuvre la plus merveilleux que j'aie jamais
entendue, et le martyre le plus terrible que je puisse avoir en ce monde. Il
fut alors à l'Humanité que quiconque veut entrer dans la vie éternelle, sans
passer par le purgatoire, doit d'abord mourir au monde pendant l'existence
présente ; c'est-à-dire qu'il
224
faut que toutes les imperfections de l'âme soient consumées au point qu'elle
reste perdue en Dieu ! Mais, puisque je t'entends ainsi crier, ajouta le
Seigneur, je vois bien que tu n'es pas encore morte ; pourtant il te faudra
vivre jusqu'à ce que tu te trouves sans liens dans la vie. Puis, lorsque ta
vivacité sera consumée, et que tes sentiments seront affaiblis, tu ne
sentiras pas autant les souffrances et tu ne les verras plus d'aussi loin
avec autant de peur qu'à présent : tu t'abandonneras à Dieu, non pas par les
puissances de ton âme, ni par l'instinct de nature corporelle mais parce que
Dieu aura pris toutes ces opérations en soi et qu'il opère en nous selon son
bon loisir, si subtilement et secrètement que l'homme, en qui s'accomplit
l'œuvre, ne s'en aperçoit pas. Ceci se fait afin qu'il sente le martyre que
Dieu lui envoie ; car autrement il ne te sentirait pas tant. Et, si l'homme
connaissait l'œuvre, il la contrarierait toujours, quand bien même il ne le
voudrait pas, par le fait du malin instinct, accompagné des mauvaises
habitudes cachées dans la partie la plus intime de l'âme. Mais Dieu, sachant
que s'il n'y pourvoyait, l'homme ne pourrait vivre dans cette extrémité, le
soutient de diverses manières, et en différents temps, selon la nécessité.
Au commencement, les secours sont assez évidents, afin que la créature
puisse persévérer avec amour et s'habituer aux œuvres spirituelles. Puis,
peu à peu, Dieu en diminue l'évidence, selon qu'il voit l'homme plus fort
supporter les combats. Et plus l'homme est fort au commencement, plus aussi
il peut s'attendre à subir un grand martyre à la fin : Dieu, à la vérité, y
pourvoit toujours selon la nécessité ; mais il fait sans comparaison plus
dans le secret qu'ouvertement, et il ne cesse jusqu'à la mort.
225
De quelques questions touchant l'amour de Dieu envers l'homme adressées par
l'âme a son Seigneur, et des amoureuses réponses de Dieu... le tout s'étant
vérifié en la sainte elle-même.Chapitre Premier.L'âme demande à Dieu la
cause de son grand amour envers l'homme, lequel lui est si contraire. Elle
demande aussi ce qu'est l'homme dont il a si grand soin. L'Ame. O Seigneur !
vous voyant si embrasé d'amour pour l'homme, je voudrais savoir la cause de
ce grand amour ; je désire d'autant plus la connaître, que l'homme vit d'une
manière tout opposée à votre volonté, qu'il ne correspond pas à votre amour,
qu'il résiste à toutes vos opérations, qu'il vous est contraire en toutes
choses, tout occupé de la terre, aveugle, sourd, muet et fou ; sans règle et
sans forces pour opérer selon votre volonté ! je vous confesse aussi,
Seigneur, que j'ignore ce qu'est cet homme dont vous avez tant de soin. Je
ne sais si vous êtes son Seigneur ou son serviteur. Il semble que l'amour
vous ait aveuglé à tel point, que vous ne connaissiez plus nos misères. Je
vous prie, Seigneur, de vouloir bien me satisfaire pleinement en cela
encore. Le Seigneur. Tu demandes une chose si grande, que tu ne saurais la
comprendre ; mais, pour contenter ton intelligence faible et pauvre, je t'en
montrerai quelque peu ; si j'en donnais une plus claire vue, tu ne pourrais
vivre, à moins que la grâce ne te soutint. Sache d'abord que je suis Dieu,
immuable, et que j'aimais l'homme avant de le créer. Je l'aimais d'un amour
infini, pur, simple, sans cause aucune ; je ne puis ne pas aimer ce que j'ai
créé et destiné, selon son degré, à contribuer à ma gloire. De plus j'ai
amplement pourvu l'homme de tous les moyens convenables pour parvenir à sa
fin. Je lui ai accordé des dons naturels et des grâces surnaturelles, qui,
de ma part, ne lui manquent jamais. De plus mon amour infini l'entoure par
divers moyens et voies, afin de le soumettre à ma providence ; et je ne
trouve rien qui me soit contraire que le libre arbitre
226
dont je l'ai doué. Je combats toujours ce libre arbitre par l'amour, jusqu'à
tant que l'homme me le donne et m'en fasse un présent puis, après l'avoir
accepté, je le réforme peu à peu par une opération secrète, et avec un soin
amoureux, et jamais je ne l'abandonne que je ne l'aie mené à la fin à
laquelle il est destiné. Quant à ton autre question : Pourquoi j'aime cet
homme qui m'est si contraire, et qui est si plein de misère dont l'infection
monte de la terre au ciel, je te réponds : Qu'à cause de mon infinie bonté,
et du pur amour dont j'aime l'homme je ne puis m'arrêter à ses défauts, ni
cesser de faire mon œuvre, laquelle consiste à le combler toujours de bien.
Je lui montre ses faiblesses à ma lumière et les lui fais connaître ;
lorsqu'il les connait il les pleure, et lorsqu'il les pleure il s'en
purifie. Et sache que je ne puis être offensé par l'homme que lorsqu'il met
obstacle à l'opération que j'ai ordonnée pour le mener à sa fin ; en
d'autres termes, que lorsque mon amour ne peut agir selon les besoins de la
créature. Or, cet obstacle est uniquement le péché mortel. Quant à cet amour
que tu demandes à connaître, tu ne saurais le comprendre, car il n'a ni
forme, ni mesure : tu ne peux le connaître par la voie de l'entendement,
parce qu'il n'est pas intelligible : il se connaît quelquefois par ses
effets, lesquels sont petits ou grands suivant la quantité d'amour qui fait
opérer. Quiconque n'aurait pas perdu la foi, et verrait les efffets que Dieu
produit dans les hommes, par ce rayon d'amour qu'il répand secrètement dans
leurs cœurs, en serait certainement enflammé à tel point, qu'il ne pourrait
vivre, car la véhémence de cet amour le réduirait à néant. Mais, quoique la
créature soit presque toujours dans l'ignorance à cet égard, tu vois
cependant que, poussés par cet amour inconnu, des hommes abandonnent
volontairement, pour lui, le monde, les biens, les amis et les parents ; les
autres amours et les délectations leur sont alors de haine. Cet amour
l'homme à se vendre pour être esclave, à devenir sujet des autres jusqu'à la
mort il augmente tellement, qu'il ferait endurer mille martyres ;
l'expérience l'a toujours démontré et le fait voir continuellement. Tu
comprends donc que cet amour convertit les bêtes en hommes, les hommes en
anges, et qu'il fait des anges quasi des dieux par participation. Tu vois
les hommes changer du tout au tout, de terrestres devenir célestes, et leurs
âmes et leurs
227
corps s'exercer dans les choses spirituelles. Leurs discours et leur genre
de vie ne sont plus les mêmes, ils font l'opposé de ce qu'ils étaient
accoutumés de faire et de dire. Chacun s'en émerveille, trouve que c'est
chose excellente, et en ressent en quelque sorte de l'envie, bien que
l'œuvre ne puisse être comprise que par celui qui en fait l'expérience. Car
cet amour intime, pénétrant et suave, que la créature sent dans son cœur,
ne se connaît pas, et ne peut s'exprimer et se comprendre que par
l'intelligence d'affection, en laquelle l'homme se sent occupé, lié,
transformé, content, pacifique et ordonné, sans contradiction aucune avec
ses sentiments corporels ; de sorte qu'il n'a rien, ne veut rien, et désire
rien. Il demeure en repos, satisfait au fond de son cœur, et ne connait
rien d'autre. Il est étroitement lié par un fil très subtil que Dieu tient
secrètement en sa main ; et le Seigneur laisse combattre l'homme, et tenir
tête au monde, aux démons et à lui-même; et la créature, se voyant très
faible, et ne pouvant se donner d'aide d'aucun côté, craint partout de
tomber en quelque précipice : mais Dieu ne la laisse pas choir. Ceci, ô Ame,
n'est pas encore le véritable amour que tu cherches à comprendre. Il existe
quand, par les moyens compatibles avec la misère humaine, j'ai consumé
toutes les imperfections de l'homme, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur.
Pour le reste qui ne se voit pas, j'opère en la façon suivante : je descends
avec un fil d'or très subtil, lequel est mon amour occulte ; et à ce fil est
lié un hameçon qui prend le cœur de l'homme : le cœur se sent blessé, sans
savoir ce qui le lie et le prend il ne peut, ni ne veut se mouvoir, parce
que je le tire, moi qui suis son objet et sa fin ; il ne comprend pas
l'opération mais, tenant le fil en main, je le tire toujours à moi, avec un
amour si pénétrant, que la créature demeure surmontée, vaincue, et toute
hors d'elle-même. De même qu'un supplicié ne touche point des pieds à la
terre, mais demeure en l'air attaché à la corde qui lui donne la mort, de
même aussi l'esprit en question reste attaché au fil de cet amour, par
lequel meurent toutes les imperfections cachées et inconnues de l'amour de
ce fil dont il se sent le cœur lié. De même aussi toutes les autres
opérations faites avec cet amour, et sont rendues agréables par la grâce,
gratum faciens. Car alors c'est Dieu qui opère par son pur amour, sans que
l'homme s'en mêle : et le Seigneur, ayant pris soin de cet
228
homme et l'ayant tiré tout à soi, agit par ce moyen, et l'enrichit de ses
biens avec une si grande profusion, qu'à l'heure de la mort il se trouve
tiré par le fil de l'amour, et noyé dans l'abîme divin sans qu'il le sache.
Et, bien que la créature, en ce état, semble une chose morte, perdue et
abjecte, elle trouve néanmoins sa vie cachée en Dieu, où sont tous les
trésors et toutes les richesses de la vie éternelle, et on ne peut dire, ni
imaginer ce que Dieu a préparé à cette âme, sa bien-aimée. L'âme, ayant
entendu ces choses, se sentit embrasée et enflammée de très grand amour, et
fut forcée de dire ce qui suit : Chapitre II. Exclamations de l'âme.
Notre-Seigneur lui demande la cause de son étonnement, du goût qu'elle avait
pris aux compagnies des personnes spirituelles, et des gracieux discours qui
s'y faisaient. L'Ame. O langue ! pourquoi parles-tu, toi qui ne trouves
point de mots propres à exprimer l'amour que sent mon cœur ? O cœur
embrasé d'amour ! pourquoi ne consumes-tu pas le corps dans lequel tu es
enfermé ? O esprit ! que fais-tu encore lié ici en terre ? Ne vois-tu pas la
véhémence d'amour avec laquelle Dieu t'attire et te désire ? Brise ce corps
afin que chacun puisse aller en son lieu ! Dieu, voyant l'âme si
démeusurément enflammée et voulant l'arrêter un peu, lui montra un rayon de
l'amour avec lequel il aime l'homme ; et cet amour est si pur, si simple et
net, que lorsque l'Ame le vit, elle en fut stupéfaite, étonnée et comme
anéantie ; alors Notre-Seigneur l'appela et lui dit : Le Seigneur. Qu'as-tu,
pourquoi es-tu si changée ? Quelle est la chose nouvelle que tu as vue, et
qui t'a arrêtée en si grand feu d'amour ? Il semble d'abord que tu dusses
briser le corps pour trouver l'objet de ton amour, tant était grand le
plaisir, tant était suave le goût que tu ressentais avec plusieurs amis
auxquels tu étais unie par le bien et cet amour si doux ; et maintenant, je
te vois arrêtée et abandonnée : il me semble que tu ne veuilles plus
connaître personne ? En effet cette âme était auparavnt souvent réunie avec
229
plusieurs de ses amis spirituels, parlant de l'amour divin, de manière qu'il
leur semblait, à tous ensemble, et à chacun en particulier, être déjà dans
le paradis : O les doux colloques qui se faisaient alors ! Celui qui parlait
et celui qui écoutait... chacun se repaissait d'une nourriture spirituelle,
douce de charmes. Le temps s'envolait trop vite pour que l'on pût se
rassasier ; mais tous étaient si embrasés et enflammés, que souvent ils ne
pouvaient plus parler, encore moins se séparer, et qu'ils semblaient hors
d'eux-mêmes. O les amoureux repas ! les douces viandes, la gracieuse union,
la ravissante compagnie ! On ne s'entretenait d'autre chose que de l'amour
divin, de ses opérations, et des remèdes propres à écarter ce qui lui fait
obstacle. On voyait clairement que tout ce qui s'opérait dans ces assemblées
était pour Dieu et pour l'utilité des âmes : on ne pouvait penser à autre
chose ! Et cependant l'Ame répondit ce qui suit à la question du Seigneur.
Chapitre III.L'âme reconnait que ce qu'elle faisait en apparence pour Dieu
procédait de l'amour-propre. Elle demeure étonnée à la vue de l'amour pur,
et demande ce qu'est cet amour. Notre-Seigneur lui répond qu'elle ne peut le
comprendre, et que lui-même étant l'amour ne veut être compris que par les
effets. L'Ame. Seigneur, vous m'avez montré une lumière nouvelle, par
laquelle j'ai vu que tout mon précédent amour n'était qu'amour-propre ; ses
opérations, qui me semblaient si amoureuses en vous et pour vous, étaient
toutes souillées de moi-même, je le reconnais maintenant, car elles
passaient par mon milieu ; je me les appropriais en secret, elles
demeuraient cachées en moi, sous votre ombre, ô Seigneur ! ô vous, en qui je
me reposais ! Mais, depuis que j'ai vu votre amour pur, simple, net,
embrasé, et les opérations de cet amour, je suis demeurée hors de moi et
morte à moi-même; et tous les autres amours les plus intimes sont sortis de
moi. O amour divin ! que pourrais-je dire de vous ? Je suis surmontée et
vaincue par vous.Je me sens mourir d'amour et
230
je ne sens pas d'amour, je me trouve abîmée dans l'amour, et je ne connais
pas l'amour : je le sens opérer en moi et je ne comprends pas l'opération ;
je sens mon cœur brûler d'amour, et je n'en vois pas le feu. O mon
Seigneur, je ne puis cesser de chercher quelque indice de cet amour ; et,
bien que complètement vaincue par la nouvelle lumière que vous m'avez
montrée, je ne désespère cependant pas encore d'en savoir davantage sur lui
: il renferme tout ce qu'il y a de désirable au ciel et sur la terre, il
contente l'homme mais, loin de le rassasier jamais, il augmente au contraire
toujours sa faim. Ce simple et pur amour est si doux et plein de charmes, si
approprié au cœur de l'homme, que quiconque en aurait goûté un seul atome
ne cesserait jamais de la poursuivre, quand bien même il devrait y laisser
mille fois la vie corporelle. Qu'est donc cet amour qui surmonte tout ?
Seigneur, vous m'en avez déjà dit plusieurs choses ; mais ce que vous m'en
avez dit me semble toujours moindre que ce qui est : et, puisque vous m'avez
donné le brûlant instinct de m'en enquérir davantage, je ne saurais croire
que c'est en vain. Vous m'avez promis de donner à mon désir une satisfaction
que je n'ai pas encore reçue. Vous m'avez montré une étincelle de votre
simple  et pur amour, elle m'a embrasé le cœur d'un feu qui me consume ; je
suis occupée, saisie, presque blessée à mort ; je n'attends plus rien que de
votre providence, laquelle satisfait tout désir bien ordonné. Le Seigneur. O
ma chère âme ! tu cherches à savoir ce que tu ne peux comprendre. Ton
instinct et ton désir sont surnaturels, quant à l'homme vivant encore en
chair ; mais ils sont naturels, quant au spirituel et à la fin pour laquelle
tu es créée ; car l'amour a été ton principe et ton milieu; il doit être
aussi ta fin, et tu ne peux vivre sans amour, vu qu'il est ta vie en ce
monde et en l'autre. Voilà pourquoi tu es enflammée du désir de savoir ce
qu'est cet amour : mais tu ne saurais le comprendre, ni par l'entendement,
ni par l'esprit, ni par quelque amour que tu puisses avoir; ceux mêmes qui
sont déjà dans la vraie patrie ne le comprennent que selon la mesure de la
grâce et de la charité qu'ils ont eues dans la vie présente. Car c'est moi
Dieu qui suis l'amour, et je ne puis être compris que par les effets
admirables de ce grand amour, tels que je les ai démontrés et que je les
démontre continuellement. Et, lorsque je
231
laisse voir à l'âme une étincelle de mon simple et pur amour, elle est
contrainte de réfléchir vers moi ce même amour ; il a une telle force, qu'il
l'oblige à opérer pour moi tout ce dont elle est capable, jusqu'à souffrir
non pas une, mais mille morts, si cela était possible, avec des martyres
infinis : on peut connaître et savoir combien grand est l'amour infus dans
les cœurs des hommes, par les effets opérés pour l'amour de moi. Je vois,
ma chère âme, que tu ne cherches pas cet amour opératif par ses effets, mais
bien cette goutte si douce que je répands dans le cœur de mes élus, et qui
leur fond l'âme, l'esprit et les sentiments terrestres, de telle sorte
qu'ils ne peuvent plus se mouvoir. Cette goutte plonge l'âme dans la suavité
de l'amour : l'âme qui la possède ne sait ni ne peut plus rien opérer : elle
reste perdue en elle-même et aliénée de toute créature : elle est contente
au plus profond de son cœur, en paix avec chacun : elle n'a rien à faire,
et demeure occupée de cette goutte d'amour, qui la tient satisfaite sans
nourriture et, tout enflammée, elle s'écrie : O nourriture sans saveur, ô
saveur sans goût! ô goût sans viande! ô viande d'amour de laquelle se sont
repus les anges, les saints et les hommes ! O nourriture béatifique, celui
même qui te reçoit ne sait quel bien tu es! O viande qui apaises
véritablement notre faim! tu éteins tous les autres appétits! Quiconque
goûte cette nourriture s'estime heureux étant encore en cette vie, durant
laquelle cependant Dieu n'en montre qu'un atome ; et, s'il en montrait
davantage, l'homme mourrait en cet amour si subtil et si pénétrant, et
l'esprit s'en enflammerait à tel point, que le corps débile en serait
consumé. O amour céleste! ô amour divin! tu m'as fermé la bouche, je ne
sais, je ne puis parler, et je ne veux chercher ce qui ne peut se trouver.
Je demeure vaincue et surmontée. Chapitre IV. Celui-là trouve l'amour de
Dieu qui a le cœur net. Cet amour opère en secret et subtilement, sans
occupation extérieure. De quelques effets de cet amour. Exclamations de
l'âme sur cet amour et ses propriétés. Le Seigneur. O âme très cher, sais-tu
quel est celui qui trouve mon amour ? C'est celui qui a le cœur pur et net
de
232
tout autre amour ; et, alors, il est content et satisfait, bien qu'il ne
connaisse pas ma manière d'opérer et qu'il ignore où il en soit; car mon
amour opère secrètement et subtilement, sans aucun travail extérieur.
"L'homme qui l'a trouvé reste constamment occupé sans occupation, il est lié
et ne sait qui le tient, il est dans une prison sans portes : et l'âme ne se
peut aider, ni de son entendement, ni de sa mémoire, ni de sa volonté : elle
semble une pure machine, muette et aveugle, parce que l'amour divin a
complètement subjugué et lié tous ses sentiments ainsi que ceux du corps. Et
alors cette âme, se sentant si en dehors et si éloignée de son amour et de
son opération accoutumés, attirée qu'elle est par une opération amoureuse,
supérieure forte et cachée, est forcée de dire : O Seigneur ! quelle est
cette opération que fait l'amour ? et quel est cet amour qui produit en
l'homme tant de changements de bien en mieux, qui le conduit sans cesse plus
avant pour le faire s'approcher de sa fin ; et plus il va en avant, moins il
connait et plus il s'étonne, parce qu'il ne sait où il est ? " Cet homme vit
des flèches d'amour que Dieu lui envoie au cœur, et qui retournent vers le
ciel avec des soupirs fort ardents ; et s'il n'avait ce petit
rafraichissement, il ne pourrait vivre à cause de la véhémence du feu
amoureux. Ce feu le resserre quelquefois à tel point, qu'il ne lui permet ni
de parler, ni de soupirer, pour faire plus promptement son œuvre ; mais il
ne le laisse pas longtemps en cet état, car il ne pourrait demeurer en vie."
L'Ame, illuminée par ce qu'elle venait d'entendre, enflammée de l'amour
divin, et pleine de suavité et de douceur, s'écria : L'Ame. O Amour ! le
cœur qui te goûte a, dès ce monde, le commencement de la vie
éternelle.Mais, Seigneur, vous célez cette opération à celui en qui vous la
faites, afin qu'il ne la gâte pas en y mêlant du sien. O Amour ! celui qui
te sent ne te comprends pas. Et celui qui veut te comprendre ne peut te
connaître! O Amour ! notre vie, notre béatitude, notre repos ! l'amour divin
porte avec lui tout bien et éloigne tout mal ! O cœur blessé par l'amour
divin, tu es incurable : et, conduit à la mort par cette douce plaie, tu
recommence à vivre d'une vie infinie. O feu d'amour ! tu purifies l'homme
ainsi que le feu purifie l'or, puis tu le mènes avec toi en la vraie patrie
et vers la fin pour laquelle tu l'as créé !
233
L'amour est une flamme céleste et de même que le feu matériel réchauffe
toujours et opère selon sa nature; de même par sa nature, l'amour divin agit
toujours dans l'homme et le pousse à sa fin; jamais il ne cesse d'opérer
pour le bien et l'utilité de l'homme dont il est toujours amoureux. Celui
qui ne sent son œuvre ne doit s'en prendre qu'à soi car Dieu fait du bien à
l'homme tant qu'il est en cette vie et toujours il est épris d'amour pour
lui. O Amour ! je ne saurais plus me taire, et cependant je ne puis parler
comme je le voudrais de tes suaves et douces opérations. Je me sens pleine
de toi, et excitée à parler ; et pourtant je ne le peux. Seule, en moi-même,
je parle du cœur et de l'âme mais, quand je veux proférer des mots et dire
ce que je sens, notre débile langage me fait défaut alors, au contraire, je
voudrais me taire mais je ne le puis pas non plus, parce que l'instinct me
pousse à parler. Si je voudrais exprimer cet amour que je sens en mon cœur,
il me semble que tout autre cœur s'enflammerait, quelque éloigné qu'il fût
de l'amour. Avant de quitter cette vie, je voudrais être capable d'en parler
une fois, c'est-à-dire d'en parler tel que je le sens en moi et tel qu'il y
opère. Je désire pouvoir faire connaître ce qu'il attend de l'homme dans
lequel il se répand et qu'il remplit de façon à ne lui laisser aucune partie
qui ne soit pleine d'une douceur surpassant toute autre douceur et d'un
contentement qui ne peut se raconter. Oui, l'homme se laisserait brûler vif
pour cet amour; car Dieu y unit un certain zèle qui fait que la créature
embrasée d'amour n'estime aucune contrariété, pour grande qu'elle soit. O
Amour puissant et doux ! bienheureux celui que tu possèdes; car tu le
fortifies, tu le défends et le préserves de toute contrariété spirituelle et
corporelle. Tu diriges doucement chaque chose vers sa fin jamais tu
n'abandonnes l'homme : tu lui es fidèle, tu lui donnes lumière contre toutes
les tromperies de Satan, contre la malice du monde, et contre nous-mêmes,
qui sommes pleins de toute propriété et perversité. Tu es si efficace, si
illuminatif, que tu tires hors des profondeurs cachées et secrètes de nos
cœurs toutes nos imperfections et tu les mets devant nos yeux, afin que
nous y portions remède et que nous nous en purifions. Cet amour, qui dirige
et gouverne notre volonté afin qu'elle soit forte et constante et qu'elle
combatte les tentations, occupe en même temps si complètement l'affection et
234
l'entendement, qu'ils ne cherchent pas autre chose. Il occupe également la
mémoire, et toutes les puissances de l'âme demeurent satisfaites de manière
que l'amour seul reste possesseur et habitant de l'âme, et n'y laisse entrer
personne autre que lui. L'amour porte continuellement en soi une saveur très
douce, par laquelle l'homme se laisse guider; cette saveur est d'une suavité
telle, que, lors même que la créature arrive au salut par un grand nombre de
tourments, il n'est aucun martyre qu'elle ne supporte volontiers. O Amour !
quoique je parle de toi, je ne puis exprimer la douceur infinie que tu fais
éprouver au cœur : cette douceur demeure enfermée intérieurement, et elle
s'enflamme lorsque j'en parle. Celui qui entend ou qui lit ceci sans le
sentiment de l'amour n'en fait pas grand compte et les mots passent comme le
vent, sans lui laisser de goût; mais, si je pouvais exprimer la joie, le
plaisir, le contentement que donne cet amour au cœur qu'il aime, tout homme
qui entendrait ou lirait mes paroles en resterait pris sans résistance; car
il est si approprié au cœur humain, qu'aussitôt que ce cœur le sent
approcher il s'ouvre pour s'en remplir; cependant personne ne peut se
remplir de l'amour divin, qu'il n'ait auparavant fait sortir tout autre
amour. Mais, quand le cœur en ressent une seule petite goutte, il aspire
tellement à la multiplier, qu'il considère comme rien tout ce qui peut se
désirer en ce monde. Pour cet amour l'homme combat les mauvaises habitudes,
qui l'empêchent de l'acquérir; et toujours il est prêt à faire de grandes
choses pour lui. Chapitre V. Autres effets de l'amour. Comment il opère
quand il veut et comment l'œuvre est toute sienne. Des opérations faites
pour l'amour, en l'amour, et par l'amour; et leur explication. O Amour ! par
ta douceur, tu brises des cœurs plus durs que le diamant, et tu les amollis
comme la cire qui se fond au feu ! O Amour ! tu fais que le grand homme
s'estime le plus
235
petit de la terre, et que le riche se regarde comme le plus pauvre du monde
! O Amour ! les hommes sages, tu les fais paraître insensés, tu ôtes la
science aux docteurs et tu leur donnes une intelligence qui surpasse toute
intelligence ! O Amour ! tu expulses du cœur toute mélancolie, toute
dureté, toute propriété, toute délectation mondaine ! tu rends bons les
méchants, simples les malicieux. Par ton industrie, tu saisis l'homme par
son franc arbitre, de manière qu'il se contente d'être guidé par toi seul,
car tu es notre vrai guide ! O Amour ! tes opérations sont étrangères à la
terre; aussi tu rends l'homme, de terrestre, céleste et inhabile aux
opérations du siècle, en lui ôtant tous les moyens de s'occuper des choses
d'ici-bas ! O Amour ! c'est par toi que se font tous les actes de notre
salut ; nous ne pouvons ni ne savons les faire sans toi ! Ton nom est si
charmant, qu'il adoucit toutes choses ; douce est la bouche qui te nomme
quand les paroles sortent d'un cœur plein de ta très excellente liqueur,
laquelle rend l'homme bénin, aimable, gai, libéral et serviable envers
chacun autant qu'il le peut. O Amour ! quand ton dard gracieux pénètre par
quelque ouverture dans le cœur de l'homme, tu le pousses à abandonner tout
ce qui n'est pas toi, quelque petite que soit l'étincelle que tu y allumes ;
à moins que tu ne le trouves occupé et rempli d'un autre amour ! Tu adoucis
toute amertume et contrariété. Tu portes avec toi la suavité; tu te fais
tout à tous; et plus les créatures en lesquelles tu te répands sont
nombreuses, plus ta volonté se fait et plus aussi l'homme sent et connait
l'ardeur qui t'est propre, plus il en reste embrasé et désireux ; il n'en
cherche d'autre preuve que celle qu'il sent, et n'en sait donner d'autre
raison : mais l'amour emporte la raison et la volonté, et reste maître de
l'homme entier ; il en fait tout ce qui lui plaît, comme et quand il veut,
et l'œuvre est toute sienne  ; car alors toutes les œuvres sont faites, ou
pour l'amour, ou en l'amour, ou par l'amour. Les opéartions sont faites pour
l'amour, lorsque l'homme fait toutes ses œuvres pour l'amour de Dieu ; pour
cet amour donné de Dieu ; avec l'instinct d'opérer pour l'utilité propre ou
pour celle du prochain. Dans ce premier état d'amour, Dieu fait faire à
l'homme beaucoup de choses utiles et nécessaires, avec une pieuse affection.
236
Les opérations du second état de l'amour se font en Dieu et ces œuvres sont
celles qui se font sans aucune considération d'utilité propre, ou d'utilité
du prochain ; elles demeurent en Dieu, sans objet de la part de qui les fait
: la créature persévère à bien opérer par l'habitude qu'elle en a ; ¨Dieu
lui a ôté sa patrie propre, laquelle la soulageait et la délectait. L'œuvre
demeure plus parfaite que la première, dans laquelle il y avait plusieurs
objets dont l'âme et le corps se repaissaient. Les œuvres qui sont faites
par amour sont plus excellentes que les deux précédentes, parce qu'elles se
font sans aucune participation du vieil homme : l'amour a si complètement
surmonté et vaincu ce dernier, qu'il se trouve noyé dans l'océan de cet
amour et ne sait où il est : il reste perdu en soi et ne peut rien faire.
Dans ce cas, c'est l'amour lui-même qui opère dans l'homme, et ces
opérations-là sont des œuvres de perfections ; parce qu'elles sont faites
sans le concours de notre partie propre, elles sont des œuvres de la grâce,
gratum faciens, que Dieu a toutes pour agréables. Ce doux et pur amour s'est
emparé de la créature, l'a tirée à soi, et l'a privée d'elle-même; il en a
pris possession, et il opère continuellement en elle et pour elle,
uniquement pour son bien et son utilité, et sans qu'elle s'en mêle. O Amour
! que ta compagnie est douce, et que que ta direction est fidèle ! jamais on
ne dira, jamais on ne pensera, assez de bien de toi. Bienheureux le cœur
que tu possèdes et que tu occupes ! L'amour rend les hommes justes, simples,
nets, riches, sages et contents ; et il adoucit toute amertume. O Amour !
tout ce qui se fait par toi se fait avec facilité, avec allégresse, et
volontiers ; ta douceur tempère toute angoisse et surmonte toute peine. Oh !
quel tourment que d'opérer sans l'amour ! Qui pourrrait jamais le croire ?
L'amour donne une saveur délicieuse à toute nourriture : si elle a mauvais
goût il la rend bonne ; si elle est bonne, il la rend meilleure. Dieu répand
l'amour dans le cœur des hommes, selon le degré et la capacité du sujet.
Quelle chose délicieuse ce serait de parler de cet amour, si l'on trouvait
des mots propres à rendre la dopuceur que le cœur en ressent ! Mais l'âme
n'est jamais parfaitement satisfaite en cette vie, et toujours elle reste
désireuse et affamée de ce qui lui manque, parce qu'elle est immortelle et
capable d'un amour plus
237
grand que celui qu'on peut ressentir ici-bas. La faiblesse du corps lui fait
obstacle. Il ne peut supporter ce à quoi l'âme aspire. O Amour ! tu remplis
le cœur de l'homme ; mais tu es trop grand pour qu'il puisse te renfermer
:il demeure content, mais non satisfait. Au moyen du cœur, tu prends et
possèdes l'homme entier ; il ne laisse entrer autre que toi ; et tu lies
d'un bien très fort tous les sentiments de l'âme et du corps. O douce
servitude d'amour ! tu mets la créature en liberté et contentement en ce
monde, et puis tu la rends éternellement bienheureuse en l'autre ! O Amour !
ton lien est si suave et si fort, qu'il tient réunis les anges et les saints
; il demeure ferme et très serré, et ne se rompt jamais ; les hommes liés
par cette chaîne restent tellement unis, qu'ils n'ont qu'une même volonté et
un même objet ; et il semble que toutes les choses, temporelles aussi bien
que spirituelles, soient communes entre eux. Ce lien  détruit les
distinctions de riches et de pauvres, de nations et de nations : toute
contrariété est exclue dès que cet amour existe il redresse les choses
tortueuses et unit les contraires. Chapitre VI. L'âme adresse diverses
qurestions à Notre-Seigneur. Comment les martyres ont souffert par cet
amour. La charité est la voie du salut la plus brève et la plus sûre; sans
elle, l'âme se jetterait plutôt en mille enfers que de se présenter devant
Dieu. O mon Amour ! mon doux Jésus ! qui vous a fait venir du ciel en terre
? L'amour. Qui vous a fait endurer de si grands et si terribles tourments
jusqu'à la mort ? L'amour. Qui vous a fait vous laisser en nourriture à
l'âme votre bien-aimée ? L'amour.
238
Qui vous a poussé à nous envoyer continuellement l'Esprit-Saint pour être
notre force et notre guide ? L'amour. Bien d'autres choses encore se peuvent
dire de vous. Vous êtes apparu en ce monde sous des dehors si vils et si
abjects, et vous vous êtes tellement humilié par amour, en présence de la
plèbe, que non seulement vous n'avez pas été reconnu de Dieu, mais qu'à
peine on vous a tenu pour homme. Un serviteur, quelque fidèle et plein
d'amour qu'il fût, n'en supporterait pas autant pour son maître, quand bien
même on lui promettait le paradis ; parce que, sans l'amour intérieur que
vous donnez à l'homme, on ne peut endurer patiemment aucun tourment, ni de
l'âme, ni du corps.Mais, Seigneur, vous avez porté du ciel cette manne
suave, cette douce nourriture qui a en soi une vigueur capable de faire
endurer tous les supplices ; nous avons appris cela par expérience ; nous
l'avons vu d'abord en vous, notre doux Maître, puis en vos saints. Oh ! que
votre amour, infus dans leurs cœurs, leur a fait faire et supporter de
choses avec grande patience ! ils étaient tellement embrasés de ce saint
amour, qu'ils restaient unis avec vous, sans qu'aucun tourment, pour grand
qu'il fût, pût les en séparer ; loin de là, au milieu même des douleurs, ils
s'enflammaient d'un zèle qui croissait à mesure que les souffrances
augmentaient. C'est pourquoi les supplices terribles qu'inventaient
d'implacables tyrans ne pouvaient les abattre, bien qu'on les tourmentât
cruellement dans la pensée de les vaincre. Ces tyrans se bornaient à
considérer extérieurement la faiblesse de la chair ; mais ils ne voyaient
pas le doux et fort amour et le zèle que Dieu répandait dans les cœurs, et
dont la vivacité et la puissance sont telles, que quiconque s'y attache bien
ne peut jamais périr. On ne trouve voie plus brève, meilleure et plus sûre,
pour arriver au salut, que cette douce robe nuptiale de la charité, laquelle
donne à l'âme tant de confiance et de vigueur, qu'elle se présente devant
Dieu sans aucune crainte. Si, au contraire, l'âme se trouve dépouillé de la
charité au temps de la mort, elle est si abjecte et si vile, que, plutôt que
de paraître en la divine présence, elle irait en tout autre lieu, quelque
triste et hideux qu'il fût. Car Dieu, qui est simple et pur, ne peut
recevoir en soi autre chose que le pur et simple amour : et, Dieu étant un
océan d'amour en lequel tous les saints demeurent noyés et abîmés, il est
impos-
239
sible que la moindre imperfection y pénètre; c'est pourquoi l'âme dénuée de
charité ( comprenant ces vérités lorsqu'elle est séparée du corps ) se
jetterait dans l'enfer plutôt que de se poser en présence de cette netteté
et de cette simplicité parfaites.O pur Amour ! la moindre tache, le plus
petit défaut vous est un grand enfer, votre véhémence vous le rend plus
terrible que celui des damnés.Ceci ne sera cru et compris que de celui qui
l'a éprouvé. Mais, bien que l'amour dont je parle actuellement soit infini,
on ne peut discourir à cause de ses opérations gracieuses et familières
envers l'âme, sa bien-aimée, avec laquelle il semble être une seule et même
chose. Chapître VII.Notre Seigneur interroge l'âme sur l'amour qu'elle sent;
des paroles qu'il lui dit. L'âme répond comme elle peut : elle ne sait
exprimer le sentiment et l'embrasement de l'amour. Elle demande à
Notre-Seigneur comment une âme éprise d'amour peut vivre en terre et de ses
conditions. Le Seigneur. Que diras-tu donc, ô Ame de cet amour, ton
bien-aimé, qui jamais ne te laisse seule, qui toujours te parle, te
réconforte, t'enflamme, et qui toujours aussi te montre de nouvelles beautés
célestes, pour exciter davantage l'affection que tu lui portes ? Répète-moi
un peu ces paroles amoureuses que tu te dis seule à seule lorsque tu penses
à lui. L'Ame. Certaines paroles d'amour me sont dites, le fond intime de mon
cœur les entend et il en demeure embrasé. Ce sentiment d'amour et ces
paroles, je ne puis les exprimer, car ils diffèrent de tous les autres. Le
sentiment m'ouvre le cœur et y répand des intelligences si gracieuses, que
tout en moi s'enflamme et se consume; mais, en particulier, le cœur ne sait
discerner ni paroles, ni feu, ni amour : un contentement ineffable s'empare
de lui, l'occupe et le retient tout entier. Quant à l'âme, elle n'entend pas
comment s'accomplit cette œuvre; mais elle comprend que , dans cette
visite, l'amour lui fait comme à sa bien-aimée, toutes les caresses qu'il
est possible d'imaginer de la part d'un vrai ami à un ami,
240
auquel il aurait voué l'affection la plus vive qui se puisse comprendre.
Cette opération fond l'âme, elle l'élève de terre, la purifie, la rend
simple, la fortifie, l'attire toujours, et la plonge de plus en plus dans le
feu amoureux. Mais l'amour ne la laisse pas longtemps dans ce pénétrant
incendie car l'humanité est incapable de supporter une si grande véhémence :
toutefois l'impression qui lui en reste dans le cœur fait qu'elle vit en
Dieu avec amour. O Amour ! tu absorbes en toi le cœur et tu laisses
l'humanité à l'abandon ici-bas ; elle n'y trouve ni lieu, ni repos, elle
semble une créature bannie, car elle a perdu tout objet, tant au ciel qu'en
terre. O Amour ! qui es si enflammé, si épris de l'âme dans laquelle tu fais
tes opérations, je voudrais savoir comment la créature que tu favorise ainsi
vit en terre, quant au corps et quant à l'âme, et quelles sont ses
conditions d'existence, et comment elle converse au ciel, et comment avec
les créatures de ce monde ; car je la vois vivre d'une vie très dissemblable
de celle des autres, et qui donne de sujet d'admiration que d'édidfication.
Elle ne fait estime de rien, elle semble dame du ciel et maitresse de la
terre, quelque pauvre qu'elle soit. Peu de gens la comprennent : elle a une
grande liberté et n'a pas peur que jamais rien ne puisse lui manquer : elle
n'a rien et il semble que tout soit à elle. Le Seigneur. Ma réponse n'est
pas pour les hommes aveugles et privés de la lumière divine, leur
entendement étant occupé des choses terrestres, ils ne sauraient comprendre
mes paroles. Mais je te la donnerai pour le petit nombre de ceux qui la
comprendront à la charité de ma lumière. Mon amour est pour l'âme un si
grand délice, qu'il consume toute autre délectation que l'homme pourrait
avoir ici-bas. Mon goût éteint tout autre goût. Ma lumière aveugle quiconque
la voit. Tous les sentiments de l'âme sont tellement saisis et liés en cet
amour, qu'ils ne savent où ils sont, ni ce qu'ils sont, ni ce qu'ils ont
faits ou ce qu'ils doivent faire : ils sont, pour ainsi dire, hors
d'eux-mêmes, sans raison, sans mémoire et sans volonté. Des créatures, dans
de semblables conditions, n'ont plus de goût ; elles ne se délectent plus
aux choses du monde, elles n'en usent que par nécessité ; et elles prennent
ce qui est indispensable, sans plaisir, comme par médecine. Elles sont
toujours occupées intérieurement, et cette occupation leur enlève
241
tout besoin de nourriture temporelle. Dieu leur envoie au plus profond du
cœur des flammes, des flèches embrasées d'amour, si subtiles et si
pénétrantes, que l'homme en demeure perdu, au point de ne savoir où il est.
Mais intérieurement il reste resserré dans cet amour intime en lequel l'âme
est silencieusement plongée, sans être capable de parler; et, si Dieu ne se
retirait promptement avec son amour si violent, l'âme sortirait du corps.
Cependant Dieu en s'éloignant lui laisse une si douce occupation qu'elle ne
veut plus voir, goûter ni entendre rien d'autre. Elle s'étonne de ce que
quelqu'un puisse avoir mémoire d'autre chose que de ce qu'elle sent et, tant
que cette impression n'a pas été diminuée et allégée, il lui est impossible
de penser à ses affaires, encore qu'elles soient nécessaires. Chapitre VIII.
Des conditions de l'âme éprise d'amour. Comment Dieu diffère de lui donner
connaissance de ses défauts, parce qu'elle n'en pourrait supporter la vue.
Elle n'a pas de repos, quand elle a quelque soupçon de défauts, que son
esprit n'en fait justice. Les conditions de l'âme aimante sont les suivantes
: Elle est délicate à tel point, que son esprit ne supporte pas le moindre
soupçon de défaut, et que la vue d'une imperfection en elle-même lui ferait
éprouver une peine presque infernale ; parce que l'amour pur ne saurait
cœxister avec aucune imperfection, pour petite qu'elle soit. Mais, l'homme
n'étant pas sans défaut dans cette vie, Dieu tient pour un temps l'âme dans
l'ignorance de ceux qu'elle a : elle ne pourrait en tolérer la vue ; puis,
en d'autres temps, il lui donne connaissance de chacune de ses faiblesse,
et, par ce moyen, il la purifie. S'il advient à cette âme quelque soupçon de
péché, elle n'a ni cesse, ni repos, que son esprit ne soit rassuré. L'âme
qui vit dans la paix de l'amour ne peut supporter d'être troublée, ni en
elle-même, ni vis-à-vis des autres. Et, si quelque personne était troublée à
son occasion, jamais elle n'aurait de tranquilité qu'elle n'eût satisfait
selon ses moyens.
242
Et, quand il arrive que ces esprits habitués à l'amour divin sont troublés
pour quelque motif ( Dieu le permettant ainsi ), ils se deviennent pour
ainsi dire insupportables à eux-mêmes, pour être hors du tranquille paradis
qu'ils ont coutume d'habiter. Si Dieu ne les remettait alors dans leur état
habituel, il serait presque impossible qu'ils vécussent. Ils sont en grande
liberté et tiennent peu de compte des choses de la terre. Ils sont presque
toujours hors d'eux-mêmes, surtout lorsqu'ils approchent du terme de cette
vie, dont ils sont détachés par les opérations de l'amour divin. Et, pendant
qu'ils sont en cet état ( ainsi que l'âme l'a appris par une longue
expérience ), Dieu prend soin du corps et de l'âme, par l'opération de son
amour, et ne les laisse manquer de rien. Le Seigneur leur montre aussi que
tout le bien, soit spirituel, soit temporel, qui leur advient par les
créatures, leur est fait parce que Dieu y pousse ces dernières ; cette vue
leur est si claire, qu'ils ne peuvent savoir gré à personne, quel que soit
le bénéfice qu'ils en aient reçu car ils reconnaissent très distinctement
que l'œuvre est de Dieu et qu'elle vient de sa providence. Il en résulte
que l'âme s'embrase et s'annihile de plus en plus ; finalement elle se livre
entièrement à l'amour, elle laisse de côté toutes les créatures, et Dieu la
rassasie si complètement, qu'elle ne voit ni n'estime autre chose. Et, s'il
te semblait que des êtres placés dans de telles conditions eussent quelque
affection pour des choses extérieures, garde-toi de le croire ; mais tiens
pour impossible qu'un autre amour que celui de Dieu puisse entrer en ces
esprits ; à moins cependant que le Seigneur ne le permette pour quelque
nécessité de l'âme ou du corps. Toutefois, en cas semblable, cet amour et ce
soin exceptionnels, permis pour une occasion particulière, ne feraient pas
obstacle à l'action de l'amour divin ils ne pénétreraient pas au fond du
cœur, ils seraient simplement ordonnés de Dieu, pour telle ou telle
nécessité spéciale ; parce qu'il faut que l'amour pur soit libre de toute
sujétion, intérieure et extérieure ; car, là où est l'esprit de Dieu, là est
la liberté. Oh ! qui verrait ces douces correspondances ! qui comprendrait
ces paroles enflammées ! cette ardeur joyeuse dans laquelle on ne distingue
plus ni Dieu, ni homme ! Le cœur demeure tellement absorbé, que le Seigneur
semble donner à ses âmes bien-aimées un petit paradis image du grand et du
véritable ! il leur prodigue des marques d'amour qui ne sont connues que
243
de ses amants abîmés et noyés dans l'océan du divin amour ! O Amour ! le
cœur que tu possèdes devient si magnanime et si généreux par la paix de son
âme, qu'il accepterait  plutôt un grand martyre avec cette paix, que tous
les biens de la terre sans elle et, cependant, elle n'est estimée que de
celui qui l'éprouve et la goûte. Un cœur qui se trouve en Dieu voit
au-dessous de soi toutes les choses créées, non par orgueil ou par hauteur,
mais par suite de l'union contractée avec le Seigneur. Grâce à cette union,
il lui semble que tout ce qui est de Dieu est sien : il ne voit, ne connaît,
ne comprend rien hors Dieu. Un cœur épris de l'amour de Dieu ne saurait
être vaincu, car Dieu même est sa force. Il ne peut avoir peur de l'enfer,
ni joie du paradis : il est tellement ordonné, qu'il prend tout ce qu'il lui
arrive de la main de son bien-aimé ; il reste en paix sur toutes choses et
presque immobile vis-à-vis du prochain, étant ainsi disposé et fortifié de
Dieu en lui-même. L'Ame. O Amour ! comment appelez-vous ces âmes qui vous
sont chères ? Le Seigneur. Ego dixi : Dii estis et filii Excelsi omnes ( Ps.
XCI ). L'Ame. O Amour ! vous anéantissez vos amants en eux-mêmes, puis vous
les refaites libres d'une vraie et parfaite liberté en vous ; et ils
demeurent maîtres d'eux-mêmes. Ils ne veulent que ce que Dieu veut ; tout le
reste leur est un grave empêchement. O Amour ! je ne trouve point de mots
propres à exprimer la bénignité et l'agrément de votre domination, la force
et la sûreté de votre liberté, la douceur et la suavité qui accompagnent
votre grâce. Mais, quoique le vrai amant dise et puisse dire de l'amour,
jamais il n'arrive à ce qu'il voudrait exprimer. Il va cherchant d'ardentes
paroles appropriées à ce qu'il sent, et ne les trouve pas : car l'amour et
ses œuvres sont infinis, et notre langue non seulement est finie, mais est
même fort pauvre : jamais elle ne nous satisfait, et nous demeurons confus
lorsque nous la reconnaissons incapable d'exprimer ce que nous voudrions
dire. Cependant, quoique ce qui se peut dire réduise à fort peu de chose,
l'homme néanmoin, en parlant de ce que le cœur ressent, se restaure assez
pour ne point mourrir d'amour. Et vous, Seigneur, que dites-vous de cette
âme, votre bien-aimée, tout éprise de vous ?

244
Le Seigneur. Je dis qu'elle est toute mienne. Et toi, Ame, que dis-tu de ton
amour ? L'Ame. Je dis que mon Dieu est blessé d'amour, et que, dans cet
amour, je vis joyeuse et contente. Chapitre IX. Des conditions du corps et
en quel tourment se trouve l'humanité vivant comme morte, et de quelle
manière Dieu pourvoit à ses besoins. Du goût que l'âme éprouvait, pouvant
aimer et aimer encore. Il lui est ôté, et elle reste comme morte.
Maintenant que les conditions dans lesquelles se trouve l'âme embrasée et
enflammée de l'amour divin ont été exposées, il nous reste à parler de
quelques conditions du corps. Le corps ne peut vivre d'amour comme l'âme. Il
vit de nourriture matérielle. Et Dieu, ayant voulu séparer l'âme de son
corps et des choses de ce monde pour l'attirer toute aux opérations
spirituelles, le corps est resté sans vigueur et presque sans nourriture ;
la correspondance de l'âme à ses sentiments lui a été ôtée, et sans cette
correspondance il n'a point de force, et demeure dans l'état dans lequel
demeure l'âme elle-même, lorsqu'elle est sans Dieu ; c'est-à-dire, comme une
chose morte, sans saveur, sans énergie, sans aide, ni confort. Si Dieu
tenait longtemps l'âme en soi, en cette véhémente occupation, il serait
naturellement impossible que le cœur vécût. Mais le Seigneur, qui voit
tout, pourvoit aussi à tout ce qui est nécessaire ; de sorte que l'homme
reçoit un peu de soutien, par le moyen de l'union de l'âme avec Dieu. Elle
ne parle, n'agit, ne mange avec goût, ne dort, ni ne se réjouit des
sentiments de l'âme, ou de ceux du corps, ou de quelque chose mondaine que
ce soit, qu'autant que Dieu le lui concède, pour la rendre capable de
sustenter sa laborieuse vie. Mais, afin que chaque imperfection vivant en
l'homme meure en Dieu ( tandis que la créature est encore sur la terre ),
Dieu ouvre en quelque sorte la veine et tire le sang à l'humanité ; et l'âme
reste comme plongée dans un bain et,

245
quand il n'y a plus de sang dans le corps, et que l'âme est toute
transformée en Dieu, alors chacun s'en va en son lieu autrement dit : l'âme
reste en Dieu, et le corps va au sépulcre. Cette œuvre est faite
secrètement par l'amour seul. S'il vous était donné de savoir en quelle
angoisse et en quelle détresse vit l'humanité, dans de semblables
conditions, vous jugeriez en vérité qu'il n'y a pas sur la terre de créature
qui pâtisse autant. Mais comme cela ne se voit pas, on ne le croit, ni ne le
comprend et personne n'en a compassion, d'autant moins que toutes ces
souffrances sont supportées pour l'amour de Dieu. Quoi qu'il en soit, je dis
qu'il faut que, pour l'amour de Dieu, cette créature vive toujours comme si
elle était morte. Je la compare à un homme pendu par les pieds et qui
vivrait en cet état quand même on pourrait dire que le cœur de cet homme
est content, et que cela fût vrai, de quel bien jouirait son corps ? Il en
est ainsi de l'humanité dont je parle : ne pouvant vivre selon sa nature, je
la vois toujours crucifiée et grandement affligée. Elle existe sans savoir
comment, ni quelle est sa nourriture ; elle n'a désir de rien mais elle
demeure en Dieu. De plus, le Seigneur envoie souvent au cœur qu'il aime
tant de flèches d'amour, qu'il semble réellement que la dissolution du corps
doive en résulter. L'ardeur de ce feu amoureux si pénétrant remplit l'âme
d'une abscure et secrète satisfaction, dont elle ne voudrait jamais se
départir, parce qu'elle y trouve sa béatitude et son repos naturels, tels
que Dieu les fait connaître à ses bien-aimés. Mais le corps, étant contraint
de suivre l'âme ( car, comme il n'est pas esprit, il ne peut vivre sans
elle, ni faire autre chose ), le corps, disons-nous, reste pendant ce temps
comme s'il était sans âme, privé de toute consolation humaine, et en
débilité presque aussi grande que s'il était mort. Il ne peut se donner
d'aide, il faut donc qu'il soit assisté des autres, ou que Dieu y pourvoie
secrètement, sans cela cette créature demeurait à l'abandon comme un petit
enfant, lequel privé de ce qui lui est nécessaire, n'a d'autre ressource que
de pleurer jusqu'à ce qu'on lui ait donné ce dont il a besoin. Il n'est donc
pas étonnant que Dieu pourvoie de semblables êtres de personnes
particulières qui les assistent, et que, par le moyen de ces personnes, il
soit subvenu aux nécessités de leurs âmes et de leur corps ; autrement,
elles ne pourraient vivre.

246
Voyez comme Notre-Seigneur Jésus-Christ laissa saint Jean à sa mère
bien-aimée pour avoir soin ; il en fit autant pour ses disciples et il
continue à agir de même à l'égard de ceux qui lui sont dévots de sorte que,
grâce à cette union divine, l'un secourt l'autre, tant pour l'âme que pour
le corps et, comme en général les hommes ne connaissent pas ces opérations
et n'ont pas ensemble cette union, il est besoin, dans ces cas, de personnes
spéciales, au moyen desquelles Dieu agit par sa grâce et sa lumière. Qui
voit les créatures dont je parle, et ne comprend pas ce qu'elles sont, les
admire plutôt qu'il ne s'en édifie ; donc gardez-vous de les juger, si vous
ne voulez errer. Maintenant considérez en quel assiègement et en quelle
sujétion se trouve l'humanité lorsqu'elle vit pour ainsi dire sans vie. Elle
existe parce que Dieu la tient vivante, par la grâce mais par nature, elle
ne le pourrait. Quand l'âme pouvait aimer, et aimer encore, cet amour lui
laissait une certaine saveur, par laquelle l'humanité vivait également ;
mais, l'amour actif et passif étant ôtés à l'âme, l'humanité reste sans
vigueur, abandonnée, et presque comme morte ; et Dieu procède à une autre
opération amoureuse, subtile et occulte ; l'œuvre qui se fait alors en
l'âme est beaucoup plus noble et plus parfaite que la première, à cause du
dépouillement et de la nudité que le Seigneur lui donne. Il ne lui reste
plus aucune nourriture, mais une force ferme et stable en Dieu. Chapitre X.
L'âme, le cœur et l'esprit de cette créature sont vides de toutes les
formes et occupés en une occupation qu'on ne peut connaître par leur moyen.
Le cœur est fait tabernacle de Dieu ; beaucoup de grâces et de douceurs s'y
répandent et produisent des frais admirables. Peu de créatures sont menées
par cette voie de la nudité de l'esprit et de son union avec Dieu. Le
Seigneur. Que feras-tu, ô Ame ! ainsi nue et dépouillée ? Que ferez-vous, ô
Cœur et Esprit ! étant tous deux ainsi vidés ? D'où vient que vous êtes
dans cet état dont vous n'avez point de connaissance ?

247
L'Ame. Je ne sais plus ce que je suis devenue : j'ai perdu le vouloir, la
science, la mémoire, l'amour avec toute saveur; je ne sais donner raison de
moi-même, je reste perdue, je ne puis voir où je suis, je ne puis ni
chercher, ni trouver quoi que ce soit. Le cœur et l'esprit de cette
créature, restant vides de toutes les formes par le moyen desquelles il leur
paraissait que le paradis venait à eux, disent maintenant : Nous sommes
livrés à une occupation si cachée et si subtile, qu'il nous est impossible
de la faire connaître (1) : mais en cette occupation se trouve recueilli un
esprit amoureux très délié ; cet esprit remplit si complètement l'homme,
qu'il semble que l'âme, le cœur, l'esprit et le corps, avec tous les os,
les nerfs et le sang en soient pénétrés, de manière que l'être entier
demeure occupé en cet amour avec telles opérations secrètes, que tout ce qui
peut sortir du cœur, par la voie des soupirs, prouve qu'il y a au fond de
ce cœur un feu furieux. Mais le corps, qui est incapable de supporter une
si puissante ardeur, se lamente sans parler : la bouche est pleine de
flèches ardentes et de conceptions amoureuses, lesquelles partent du cœur,
et il semble qu'il s'en doive exhaler des paroles suffisantes pour briser
les cœurs les plus durs ; toutefois elle ne sait dire ce qu'ellle voudrait,
parce que le vrai et amoureux colloque se fait intérieurement, et sa douceur
ne se peut imaginer. Ce cœur est fait tabernacle de Dieu, et le Seigneur y
répand, pour lui et pour les autres, beaucoup de grâces qui produisent en
secret des fruits admirables. Cette créatures porte avec soi le paradis en
son intérieur. Si de semblable êtres ( ils sont rares en ce monde ) étaient
connus, on les adorerait en terre ; mais Dieu les tient inconnus à eux-mêmes
et aux autres jusqu'au temps de la mort, auquel le vrai se distingue du
faux. Bien peu de créatures sont menées par cette voie du subtil et
pénétrant amour, lequel met en presse le corps et l'âme de telle sorte,
qu'il ne leur laisse aucune imperfection ; car l'amour ne la peut endurer
pour petite qu'elle soit. Il persévère à faire sa douce opération dans
l'âme, jusqu'à ce qu'il l'ait totalement purifiée, afin de la conduitre à sa
fin, sans passer par le purgatoire. O Ame, ô Esprit, enclos et enfermés dans
ce feu
(1)- Parce que cela est inexprimable et excède les paroles.

248
divin... Si l'on comprenait la beauté, la sagesse, et le soin avec lesquels
Dieu agit en vous par pur amour ; si l'on entendait les colloques si doux,
si agréables et gracieux qui accompagnent son œuvre, il n'y a cœur si dur
qui ne se fondît ! O Amour ! on te nomme amour jusqu'à tant que soit consumé
tout celui que Dieu a infus au cœur de l'homme ; et alors ce dernier reste
tellement ivre et plongé en toi, qu'il ne sait plus ce que c'est que
l'amour. Car cet amour, étant devenu esprit, s'unit avec l'esprit de
l'homme, et l'homme devient spirituel; et l'esprit étant invisible et
incrustable aux puissances de l'âme, l'homme demeure surmonté de telle
sorte, qu'il ne sait plus où il  est, ni où il doit s'arrêter, ni où il doit
aller. Mais, par cette union intime et cachée faite avec Dieu en esprit, une
impression si suave et une satisfaction si ferme et si forte demeure dans
l'âme, qu'aucun martyre ne serait capable de les vaincre. Elle est animée
alors d'un zèle si ardent, que, si l'homme avait mille vies, il les
exposerait toutes pour satisfaire à cette impression intime, dont la
puissance est telle, que l'enfer ne la peut épouvanter. Esprit nu et
invisible, rien ne saurait te retenir à cause de ta nudité ! ton habitation
est au ciel, bien qu'avec ton corps tu sois encore en terre. Tu ne te
connais pas, et tu n'es pas connu des autres en ce monde. Tous tes vrais
amis et parents sont au ciel et sont connus de toi seul, par un instinct
inférieur que l'esprit de Dieu te donne. Oh ! si je trouvais des termes
propres à faire saisir cette gracieuse amitié et cette union perdue !
Perdue, dis-je, quant à la part de l'homme, lequel ne possède plus ce
qu'expriment les mots amour, union, anéantissement, transformation, douceur,
suavité, bénignité ; lequel en somme, a perdu tout ce que font comprendre
les paroles exprimant l'union de deux choses séparées, et reste seulement un
esprit nu et opératif sans mélange, lequel ne se peut même comprendre.
Chapitre XI. Des moyens secrets que Dieu emploie pour purifier l'homme. Du
soin amoureux qu'il a de lui. Comment il le trompe doucement par amour, il
ne veut pas que l'homme opère

249
Pour sa propre utilité. La vraie nudité de l'esprit ne peut être exprimée
par parole. O mon doux Seigneur ! que de moyens secrets vous employez pour
opérer dans l'homme, lorsque vous voulez le purifier par votre amour... par
cet amour qui enlève toute rouille à l'âme et la rend capable de votre
sainte union ? O pays grand, agréable, inconnu, aux malheureux mortels et
pour lequel cependant ils ont été créés de Dieu. O bien infini ! comment
est-il possible que vous ne soyez pas aimé et connu de celui qui a été rendu
capable de vous connaître et de jouir de vous, ne fût-ce que par ce peu de
sentiment et de goût que Dieu en fait sentir par sa grâce ? L'homme, dès la
vie présente, devrait laisser toute autre chose pour en acquérir la
possession ! O Seigneur ! quel soin amoureux vous avez jour et nuit de
l'homme, lequel ne se connait pas lui-même et vous connaît encore baucoup
moins, bien que vous l'aimiez au point de le chercher avec grande diligence,
et que votre amour vous le fasse attendre et supporter avec patience extrême
! Vous êtes ce Dieu très grand et très élevé, duquel on ne saurait parler et
qu'on ne peut comprendre, à cause de la supéréminence ineffable de votre
grandeur, de votre puissance, de votre infinie sagesse et bonté : et tous
ces attributs, vous les employez en faveur de cet homme si vil que vous
voulez rendre grand et digne; et, pour y parvenir, vous le trompez toujours
par amour, ne voulant pas le contraindre, à cause du libre arbitre que vous
lui avez donné. Vous attirez à vous les hommes par l'amour, et vous voulez
qu'ils correspondent par amour. Vous agissez en eux et par eux avec votre
amour; et vous voulez que tout l'homme opère également par amour; car sans
amour rien de bon ne se fait. Vous opérez uniquement pour l'utilité de
l'homme, et vous voulez que l'homme opère purement pour votre honneur et non
pour sa propre utilité. Vous qui êtes  Dieu et Seigneur, vous n'avez pas eu
égard à la commodité ni de votre âme, ni de votre corps, lorsqu'il s'est agi
de sauver la créature : et ainsi vous ne voulez pas que l'homme est toute
pour notre utilité; mais l'homme, misérable et aveugle, ignore cela.

250
Je suis sortie de mon sujet en parlant de cet esprit nu. La cause en a été
le manque de mots pour exprimer la vraie nudité; l'âme qui est en cet état,
a dans l'intelligence une plénitude dont elle est incapable de parler : et
cependant, à cause précisément de la véhémence en laquelle elle se trouve et
qu'elle sent en soi, elle est forcée de parler et d'employer les termes les
plus propres et les plus convenables dont elle puisse faire usage. Ces
paroles sont comme l'encre qui est noire et de mauvaise odeur, et cependant
c'est par son emploi qu'on comprend beaucoup de conceptions, qui, autrement,
se perdraient. Hélas ! si l'homme pouvait saisir ce que l'esprit sent en cet
état, les paroles lui paraîtraient en effet bien noires et de mauvaise
odeur. Donc que feront les langues et les cœurs qui ne peuvent exprimer ces
conceptions ? Elles sont si secrètes et si occultes, qu'il semble impossible
de les exprimer ou de trouver personne qui les comprenne. Celui qui les sent
demeurera-t-il donc ainsi étonné sans parler ? Non; car il lui semble ne
pouvoir se taire; son cœur est embrasé de plus en plus par les admirables
opérations amoureuses que, chaque jour davantage, il voit Dieu accomplir
dans sa créature. Ces opérations l'étreignent si fort par un invisible lien
d'amour, que l'humanité ne peut presque pas les supporter, surtout
lorsqu'elle voit ses semblables tellement fous et occupés des choses
extérieures, qu'ils ne comprennent, ne prévoient, et ne connaissent pas
cette œuvre si nécessaire. Mais Dieu nous aime tant, qu'encore qu'il nous
voie aveugles et sourds pour notre bien, il ne cesse pas de frapper à notre
cœur, avec les bonnes inspirations, pour y pénétrer et s'en faire un
tabernacle tel, que jamais chose créée n'y puisse plus entrer.Chapitre
XII.Exclamations de l'âme à propos de l'empêchement que la créature porte à
l'amour de Dieu. De l'opération secrète de Dieu en l'homme, il le réveille
et l'avertit avec amour. L'âme demande ce qu'est ce mouvement. Ce que sont
la grâce et le rayon d'amour.

251
Hélas! que ceux en lesquels Dieu habite par les opérations dont nous avons
rendu compte sont rares et peu nombreux! O Seigneur! vous tenez votre amour
en vous-même, parce que vous ne pouvez le répandre dans les créatures; les
occupations terrestres qu'elles ont ici-bas vous font obstacle! O terre!
terre, que feras-tu de ces hommes que tu absorbes en toi ? L'âme perdue, le
corps pourri, tout reste perdu avec des tourments infinis et indicibles.
Pense à cela! ô Ame! Garde-toi de dilapider désormais ce temps qui t'est
donné maintenant avec la facilité d'échapper à tant de périls; songe surtout
qu'à présent ton Dieu t'est bénin et propice, qu'il a soin de ton salut,
qu'il te cherche et t'appelle avec un amour démesuré. Les œuvres que Dieu
fait continuellement pour nous sont si grandes et si nombreuses, qu'elles ne
peuvent se dire et s'imaginer : mais tout le bien que le Seigneur nous a
fait, nous fera, et nous voulait faire, tournera à notre jugement et à notre
confusion, si nous manquons et refusons de bien opérer de notre côté dans ce
temps dont nous méconnaissons le prix. L'Ame. O mon Seigneur! dites-moi,
s'il vous plaît, comment vous opérez dans l'homme au moyen de cet amour
occulte par lequel la créature demeure prise, sans savoir comment ni de
quelle manière; de sorte qu'elle se trouve emprisonnée par amour avec grand
contentement d'esprit. Le Seigneur. Mon amour meut le cœur de l'homme, et,
avec le mouvement, je lui donne une lumière par laquelle il reconnaît que je
l'inspire à bien faire; éclairé par cette lumière, il cesse de faire le mal
et combat ses mauvaises inclinaisons. L'Ame. Qu'est-ce mouvement ? et
comment vient-il à l'homme, qui le connait ni ne le demande. Le Seigneur. Le
pur, net et grand amour que je porte à l'homme, me pousse à lui faire la
grâce de frapper à son cœur, pour voir s'il veut me l'ouvrir et m'y laisser
entrer afin d'y établir ma demeure et d'en chasser toutes autres choses.
L'Ame. Qu'est cette grâce ? Le Seigneur. C'est une inspiration que je lui
envoie au moyen d'un rayon d'amour, et par laquelle je l'incite à aimer :et
il ne peut se faire qu'il aime, bien qu'il ne sache pas ce qu'il aime; mais
il le connaît petit à petit. L'Ame. Qu'est-ce rayon d'amour ? Le Seigneur.
Vois les rayons du soleil : ils sont si subtils et

252
si pénétrants, que les yeux humains ne peuvent les regarder; ils y
perdraient la vue; ainsi sont les rayons de mon amour que j'envoie aux
cœurs humains : ils font perdre à l'homme le goût et la vue de toutes les
choses mondaines. L'Ame. Ces rayons, comment viennent-ils dans le cœur des
hommes ? Le Seigneur. Comme des flèches dirigées tantôt à celui-ci, tantôt à
celui-là; elles touchent en secret le cœur, l'embrassent et le font
soupirer; et l'homme ne sait ce qu'on lui veut mais, se trouvant blessé
d'amour, il ne peut rendre compte de soi-même et demeure ignorant et étonné.
L'Ame. Qu'est cette flèche ? Le Seigneur. C'est une étincelle d'amour, que
je verse dans l'homme; elle amollit sa dureté et le fait fondre comme la
cire au feu; et je lui donne l'instinct de me rapporter tout l'amour que je
lui verse au dedans. L'Ame. Qu'est cette étincelle ? Le Seigneur. C'est une
inspiration envoyée de moi; semblable à du feu, elle embrase les cœurs
humains et, par elle, ces cœurs prennent tant d'ardeur et de force, qu'ils
ne peuvent faire autre chose qu'aimer. Cet amour tient l'homme secrètement
attentif à moi, par le moyen de l'inspiration qui lui en donne constamment
avis en son cœur. Mais ce qui est cette inspiration intérieure qui fait en
secret de si grandes choses, la langue ne sait le dire. Demande-le au cœur
qui la sent. Demande-le à l'entendement qui l'entend; demande-le à l'esprit
qui est rempli de cette œuvre : Dieu la fait par leur milieu. La moindre
connaissance qui s'en puisse avoir est par la langue. Dieu remplit l'homme
d'amour et le tire à soi par amour; il le fait opérer par amour avec grande
force contre le monde, contre l'enfer et contre nous-mêmes; mais cet amour
demeure inconnu et on n'en peut parler. Chapitre XIII.L'amour ne se peut
comprendre, et le cœur plein d'amour vit content. De la grande miséricorde
que Dieu montre à l'homme en cette vie. Sa justice apparaît au moment où

253
l'âme, séparée du corps, va au lieu qui lui est destiné. L'âme ne peut avoir
son repos qu'en Dieu. O mon cœur ! que diras-tu de cet amour ? Que
ressens-tu ? Je dis que mes paroles sont des jubilations intérieures, mais
elles n'ont point de termes propres. Non, cet amour ne saurait se
comprendre, ni par signes extérieurs, ni par martyre (bien qu'enduré pour
l'amour de Dieu). Celui-là seul qui le sent en peut comprendre quelque
chose. Tout ce qui peut se dire de l'amour n'est rien, parce que plus tu vas
en avant, moins tu sais. Mais le cœur reste plein et content; il ne cherche
ni ne voudrait trouver autre chose que ce qu'il sent.Toutes ses paroles sont
intimes, savoureuses, délectables, et si unitives avec celui qui les
inspire, que ce cœur seul les comprend en son secret, parce qu'il est uni
avec Dieu, et Dieu seul les entend. Le cœur sent, mais n'entend pas, et
ainsi cette œuvre demeure en Dieu, et l'utilité dans l'homme; et la manière
amoureuse et intime dont Dieu agit sur le cœur de l'homme reste secrète
entre eux, c'est-à-dire entre Dieu et le cœur. Le Seigneur. O Ame! que
sais-tu dire de cette œuvre ? L'Ame. Je me sens la volonté si forte et si
vive, et une si grande liberté, que je ne crains pas que rien ne puisse
m'empêcher de me reposer dans l'objet de mon amour. L'entendement est très
illuminé et se trouve de plus en plus en grande tranquilité. Chaque jour lui
sont montrées des choses nouvelles et des opérations si délectables et si
amoureuses, qu'il est satisfait d'être sans cesse en ces occupations; il y
trouve son repos et ne cherche rien autre; mais il ne saurait dire ce que
sont ces opérations ni comment elles se font. La mémoire demeure contente;
car elle est occupée en choses spirituelles et ne peut, pour ainsi dire,
plus se rappeler rien d'autre; mais elle ne connait ni le moyen, ni la forme
de son action. L'affection, c'est-à-dire l'amour, lequel est naturel dans
l'homme, dit qu'il a été couvert d'un amour différent et  surnaturel de
sorte qu'il ne peut s'occuper d'autre chose; mais il est satisfait et
content; il ne veut ni ne cherche d'autre nourriture, car il lui semble
avoir tout ce qu'il pourrait désirer. Lui non plus ne sait rendre compte de
la forme, parce que l'homme reste vaincu par une opération qui surpasse
toutes ses forces. Que dirai-je de cette œuvre d'amour ? Je suis forcée de
me

254
taire; en même temps un instinct me pousse à parler, bien que je ne puisse
dire ce que je voudrais! Que celui qui veut faire l'expèrience de ces choses
s'abstienne de toute espèce de mal (comme dit saint Paul ); et, quand
l'homme s'en abstient, Dieu répand aussitôt en lui le bien par sa grâce, et
le fait ensuite croître en nos esprits avec tant d'amour, que l'homme
demeure perdu, noyé, transformé, vaincu. Et, quoiqu'il semble que ce soit
grand chose que s'abstenir de toute espèce de mal, néanmoins celui qui
verrait la promptitude de Dieu envers l'homme, et les soins amoureux et
diligents avec lesquels il le défend contre tous ses adversaires, celui-là
ne pourrait être empêché, par aucune contrariété, de faire toutes choses
pour l'amour de Dieu. Lorsque l'homme a commencé à marcher dans la droite
voie, il reconnait que Dieu est celui qui fait en nous tout ce que nous
faisons de bien, par ses gracieuses inspirations et par l'amour qu'il répand
dans l'âme; cette dernière opère sans peine au moyen de la saveur que Dieu
mêle à nos travaux et à nos fatigues. Quant à l'homme, il lui suffit de ne
pas agir contre sa conscience; car Dieu inspire ensuite tout le bien qu'il
veut que nous fassions; il y incite et donne la vigueur nécessaire,
autrement nous ne pourrions rien faire qui vaille. Dieu en donne encore la
facilité et les moyens de sorte qu'il nous fait faire toute chose avec une
extême délectation, quoi qu'il semble aux autres que ce soient de grandes
pénitences. Oh ! que d'amour, de bénignité, et de miséricorde, Dieu témoigne
à l'homme en ce triste monde ! Mais la justice éternelle apparaît au moment
où l'âme se sépare du corps; si l'âme n'a rien à purifier, Dieu la reçoit en
soi et la transforme par son amour ardent et enflammé; et à l'instant de
cette transformation, elle se trouve en Dieu et y demeure sans fin; s'il y a
quelque chose à purger ou à punir en elle, elle va en ce même instant en
purgatoire ou en enfer; le tout par la disposition du Seigneur, laquelle
envoie chacun en son lieu. Chacun porte en soi la sentence du jugement rendu
et se condamne lui-même. Et, si les âmes ne trouvaient pas ces lieux
ordonnés de Dieu, elles demeureraient en plus grand tourment, parce qu'elles
seraient en dehors de la disposition divine; vu surtout qu'il n'existe aucun
endroit où il n'y ait un reflet de la miséricorde éternelle; et, pour cela,
elles ont moins de peine qu'elles n'en pourraient avoir. L'âme a été créée
de Dieu, pour Dieu, et ordonnée par Dieu, et ne peut trouver de

255
repos qu'en Dieu. Les damnés sont en Dieu par justice; s'ils étaient hors de
l'enfer, ils auraient un beaucoup plus grand tourments, car ils se
trouveraient en contradiction avec la disposition de l'Eternel; celle-ci
leur donne un instinct terrible d'aller en ce lieu qui leur est destiné; en
n'y allant pas, ils auraient double peine : cependant ils n'y vont pas pour
avoir moins de peine, mais comme forcés par l'ordre souverain de Dieu,
lequel ne peut faillir.
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1er- Comment l'âme et le corps se proposent d'aller de compagnie, et comment
ils prennent l'amour-propre en tiers     P. 155
II  - Comment l'âme et le corps commencent à faire chacun leur semaine, et
se restaurent tour à tour selon leur plaisir et leur goût    P.157
III - L'amour-propre blâme le corps et l'âme, et veut les régler.-
Lamentations de l'âme.- Le corps s'accorde avec l'amour-propre et réclame
ses nécéssités   P.159
IV - L'âme, le corps et l'amour-propre poursuivent leur voyage : l'âme ne
peut plus faire sa semaine entière ; le corps augmente la sienne.-L'âme se
laisse persuader par l'amour-propre sous prétexte des nécessités de cet
amour et du corps ; elle se lamente et propose de ne plus faire de
semaine    P.161
V - L'âme se laisse attirer aux délectations du corps et de l'amour-propre,
et elle tombe dans l'abîme du péché.- Du peu de contentement que l'âme
reçoit des choses de la terre, et du peu qu'il faut au corps pour se
rassasier.- De l'angoisse de l'âme   P.162
VI - Nouveau discours de l'âme avec l'amour-propre, afin de procéder d'une
autre façon.- De la nature de l'amour-propre.- Du peu dont le corps à besoin
pour se rassasier en comparaison de ce qu'il demande.- De quelle manière
l'âme arrive à l'abîme de la misère et du désespoir   P.165
VII - De la lumière au moyen de laquelle Dieu fit voir à l'âme toutes ses
chutes et l'état dans lequel elle se trouvait.-De sa résignations, confiance
et conversion   P.168
VIII- De plusieurs lumières que reçoit l'âme, et du pur amour de Dieu.- De
la syndérèse et du remords qu'il nous envoie   P.170
IX - L'âme parle au corps et à l'amour-propre de la vérité qu'elle a vue, et
leur dit qu'elle se perdait en les suivant.Elle les menace de leur faire à
eux ce qu'ils avaient voulu lui faire à elle, et de se les assujettir.- Du
mécontentment qu'ils en eurent   P.174
X - L'âme reçoit la vue de la bonté de la Providence de Dieu.
260
Des défauts et des péchés qui étaient en elle.- De la considération de
soi-même.- De la haine de l'âme contre son humanité   P.177
XI - L'âme se retourne vers Dieu et reconnait sa bassesse.- On lui montre ce
qu'elle serait devenue si elle avait continué.- De ses lamentations et de
son abattement à cause de ses offenses ; et de la confiance que lui donna
Notre-Seigneur, lui apparaissant en esprit.- De la plaie qu'elle reçut
P.178
XII- D'une autre vue par laquelle Dieu montre à l'âme l'amour-propre avec
lequel il avait souffert pour elle. Elle reconnait la malignité de l'homme
et la bénignité du pur-amour de Dieu.- De l'offrande d'elle-même qu'elle fît
à Dieu, et de la plaie qu'elle reçut. Des cinq fontaines de Jésus, de son
consentement et de sa jalouse garde   P.180
XIII- De l'instinct qui la pousse à s'ôter toutes les choses superflues, et
même celles qui paraissent nécessaires ;- de l'instinct qu'elle eut pour
l'oraison, et de ses mortifications   P.183
XIV- De l'entretien de l'esprit et de l'humanité.- L'humanité se lamente de
la véhémence de l'esprit, qu'elle pense ne pas pouvoir supporter
davantage    P.185
XV- L'humanité se plaint que l'esprit ne tient pas ses promesses.- L'esprit
s'en défend.- Du danger des goûts spirituels, sous couleur de bleu : ils
sont plus dangereux que les goûts corporels, lesquels sont évidemment
contraires à l'esprit.- Des menaces fait à son humanité    P.186
XVI- L'humanité prie l'esprit de faire justice équitablement. Elle lui dit
qu'il a péché le premier, et qu'elle n'a été qu'instrument. L'esprit lui
prouve le contraire.- De la cause de leur chute.- L'esprit lui démontre
qu'il faut se purifier ici-bas, et que mieux vaut souffrir mille ans en ce
monde qu'une heure au Purgatoire     P.188
XVII- Dieu verse et répand une douceur divine dans l'âme ; l'âme se récrie à
ce propos, ne voulant pas de preuves de l'amour. Dieu cependant ne laisse
pas de la tenir abîmée dans l'océan de l'amour divin. Il lui donne une vue
du très pur amour, une autre de l'amour-propre et de ses mauvaises
inclinaisons   P.190
XVIII- L'humanité se lamente et demande à faire quelque chose. L'esprit le
lui accorde et lui ordonne d'être obéissante envers tout le monde, et de ne
s'arrêter nulle part pour y prendre plaisir ou déplaisir.- De la règle qu'il
lui donne et de la défense qu'il lui fait de contracter amitié avec qui que
ce soit en particulier   P.192
XIX- De la pauvreté en laquelle l'esprit fit vivre l'humanité.-
261

Comment il lui fit visiter les pauvres et les malades.- Des calamités
qu'elle y trouvait ; de l'oppression et des attaques inférieures qu'elle
ressentait    P.193
XX- L'humanité ayant éprouvé les deux voies des misères extérieures de
l'oppression intérieure, l'esprit lui permet de choisir.- Et comment,
lorsque le cœur lui soulevait à la vue de quelque corruption, l'esprit lui
en faisait manger    P.195
XXI- L'esprit fait condescendre l'humanité à demeurer dans un hôpital, où
elle servait comme servante, obéissant à tout ce qu'on lui commandait.- Et
lorsqu'elle fut accoutumée aux choses qu'elle abhorrait naturellement, elle
fut faite gouvernante de l'hôpital, et reçut la prudence nécessaire pour
remplir une telle charge.- Le feu amoureux va sans cesse croissant en
elle    P.196
Quelques réflexions sur le livre second des Dialogues de sainte Catherine de
Gênes  P.199     Deuxième Partie
Ch. I - D'un nouvel amour que Dieu lui verse et lui répand dans le cœur, et
par lequel il tire à lui l'esprit ; celui-ci est suivi de l'âme, dont les
puissances sont comme noyées et submergées en cet amour.- Le corps qui est
assujetti à l'âme reste comme perdu, et hors de son être naturel   P.203
II- Du mode que Dieu tient dans les opérations de son amour.- De la
faiblesse du corps et de l'aide qu'il a des choses créées.- De la grandeur
de la peine de l'humanité ; elle s'en plaint sans se plaindre, l'intérieur
étant conforme à la volonté de Dieu.- Combien le Purgatoire est doux, sévère
et plein de miséricorde, en cette vie   P.205
III- L'humanité se voyant menacée en désire connaître la cause ; il lui est
promis qu'elle le saura.- Comment Dieu, recherchant les hommes, les attire
par divers moyens et opérations.- De la continuelle douleur de cette
créature, et comment, étant affligée, elle crie vers Dieu, qui la vivifie
d'une rayon de son amour.- Elle voit la grâce que Dieu lui avait faite, et
elle en demeure blessée d'un nouvel amour.- De sa confession et
contrition    P.208
IV- Dieu verse et répand dans son cœur un autre rayon d'amour dont l'âme se
remplit.- Le corps est restauré, et ce n'est qu'amour et joie excessive
jusqu'à ce que l'amour qui est au-dessous de Dieu soit consumé   P.210
V- L'âme demande ce que c'est que l'amour.- Notre-Seigneur lui répond en
partie, et lui parle de la grandeur, des qualités, propriétés, causes et
effets de son amour   P.211
262
VI- Dieu déclare à l'âme qu'il lui fait de son corps un purgatoire en ce
monde.- De la nécessité que l'homme a de se renoncer et de se submerger
entièrement en Dieu ; et de la misère de l'homme qui s'occupe d'autre chose,
n'ayant que le temps de cette vie pour mériter   P.213
VII- L'âme, revêtue de vertus, commence à respirer en son Seigneur.- Dieu
lui fait voir l'opération amoureuse dont il a usé envers elle, par sa seule
bonté, pour la délivrer.- L'âme, reconnaissant ses misères, en est dans un
continuel embrasement, ne pouvant ni parler, ni penser à autre chose   P.215
VIII- Notre-Seigneur montre à l'âme qu'elle n'avait purement rien mérité,
ayant employé, à se purifier, le temps qui lui avait été donné pour croître
en grâce et en gloire ; et que sans son aide elle n'eût rien su faire
P.216
IX- L'esprit, voyant l'âme amenée à la portée du divin amour, se résout à la
faire beaucoup souffrir, et le corps également : il dit à son âme qu'il veut
se séparer d'elle, et que, pour revenir à sa pureté première, il faut
qu'elle endure beaucoup de martyres  P.217
X- L'âme reconnait qu'il faut qu'elle satisfasse volontairement et qu'il lui
semble être abandonnée de Dieu.- Elle demande quelque personne pour
l'assister.- Comment l'humanité fut à l'épreuve dont elle avait été
menacée.- Des martyres que le corps souffrit, étant privé de la
correspondance de l'esprit   P.220
XI- Du rayon de la gloire éternelle et de la force qu'elle en reçoit.-
Comment Dieu attirait l'esprit, et de l'occupation fixe en Dieu et de son
martyre.- Ce que c'est que vivre en terre, ayant l'esprit au ciel.- Martyres
par lesquels il faut passer pour être exempt du purgatoire    P.222
Troisième partie
Ch. I- L'âme demande à Dieu la cause de son grand amour envers l'homme,
lequel lui est si contraire.- Elle demande aussi ce qu'est l'homme dont il a
si grand soin   P.225
II-Exclamations de l'âme.- Notre-Seigneur lui demande la cause de son
étonnement : du goût qu'elle avait pris aux compagnies des personnes
spirituelles, et des gracieux discours qui s'y faisaient    P.228
III- L'âme reconnait que ce qu'elle fait en apparence pour Dieu, procédait
de l'amour-propre.- Elle demeure étonnée à la vue de l'amour pur, et demande
ce qu'est cet amour.- Notre-Seigneur lui répond qu'elle ne peut le
comprendre et que lui-même étant l'amour ne peut être compris que par les
effets   P.229
263
IV- Celui-là trouve l'amour de Dieu qui a le cœur net.- Cet amour opère en
secret et subtilement sans occupation extérieure.- De quelques effets de cet
amour.- Exclamations de l'âme sur cet amour et ses propriétés   P.231
V- Autres effets de l'amour.- Comment il opère quand il veut ; et comment
l'œuvre est toute sienne.- Des opérations faites pour l'amour, en l'amour,
et par l'amour ; et leur explication   P.234
VI- L'âme adresse diverses questions à Notre-Seigneur.- Comment les martyrs
ont souffert par cet amour.- La charité est la voie du salut la plus brève
et la plus sûre ; sans elle l'âme se jetterait plutôt en mille enfers que de
se présenter devant Dieu  P.237
VII- Notre-Seigneur interroge l'âme sur l'amour qu'elle sent ; des paroles
qu'il lui dit.- L'âme répond comme elle peut : elle ne sait exprimer le
sentiment et l'embrasement de l'amour.- Elle demande à Notre-Seigneur
comment l'âme éprise d'amour peut vivre en terre et de ses conditions
P.239
VIII- Des conditions de l'âme éprise d'amour.- Comment Dieu diffère de lui
donner connaissance de ses défauts, parce qu'elle n'en pourrait supporter la
vue. Elle n'a pas de repos, quand elle a quelque soupçon de défaut, que son
esprit n'en ait fait justice  P.241
IX- Des conditions du corps et en quel tourment se trouve l'humanité vivant
comme morte, et quelle manière Dieu pourvoit à ses besoins. Du goût que
l'âme éprouvait, pouvant aimer et aimer encore.- Il lui est ôté, et elle
reste comme morte    P.244
X- L'âme, le cœur et l'esprit de cette créature sont vides de toutes les
formes et occupés en une occupation qu'on ne peut connaître par leur moyen.-
Le cœur est fait tabernacle de Dieu ; beaucoup de grâces et de douceurs s'y
répandent et produisent des fruits admirables.- Peu de créatures sont menées
par cette voie de la nudité de l'esprit et de son union avec Dieu   P.246
XI- Des moyens secrets que Dieu emploie pour purifier l'homme.- Du soin
amoureux qu'il a de lui.- Comment il le trompe doucement par amour ; il ne
veut pas que l'homme opère pour sa propre utilité.- La vraie nudité de
l'esprit ne peut être exprimée par parole  P.248
XII- Exclamations de l'âme à propos de l'empêchement que la créature porte à
l'amour de Dieu.- De l'opération secrète de Dieu en l'homme, il le réveille
et l'avertit avec amour.- L'âme demande ce qu'est ce mouvement.- Ce que sont
la grâce et le rayon d'amour   P.250
264
XIII- L'amour ne se peut comprendre, et le cœur plein d'amour vit content.-
De la grande miséricorde à l'homme en cette vie.- Sa justice apparait au
moment où l'âme - séparé du corps - va au lieu qui lui est destiné. L'âme ne
peut avoir son propre repos qu'en Dieu.   P.252
Fin de la table

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