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Vie de Sainte Catherine de Gênes

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Aperçu Historique.La sainte dont nous écrivons la biographie naquit, vécut
et mourut à Gênes; elle a été l'une des plus grandes gloires de cette ville
célèbre. Les noms qu'elle a portés comptent parmi les plus illustres de la
République, et ont joué un rôle immense dans les annales génoises; on les y
retrouve, pour ainsi dire, à chaque page. Ces noms fameux, le retentissement
qu'ils ont eu pendant plusieurs siècles, et le contraste qu'ils forment avec
la vie toute cachée en Dieu à laquelle se voua Catherine, nous ont décidé à
placer, en tête de la biographie de la sainte, le court aperçu historique
qu'on va lire. La connaissance de la position qu'elle était destinée à
occuper dans le monde fera ressortir davantage la grandeur de son humilité,
comme de la bassesse et de la pauvreté auxquelles elle s'est condamnée.
Entrons maintenant en matière. La plupart des auteurs fixent la fondation de
Gênes, par les Liguriens, à l'année 707 avant Jésus-Christ; elle fut
conquise par les Romains et incorporée à la Gaule-Cisalpine vers l'an 222,
Magon, frère d'Annibal, la détruisit, en 205, pendant la seconde guerre
punique. Les Romains la relevèrent trois ans plus tard, et sous les
empereurs, elle devint une ville municipale. Après la chute de l'empire,
Gênes appartint successivement aux Hérules, aux Ostrogoths, aux exarques
grecs, aux Lombards et à Charlemagne. Elle se rendit indépendante sous les
successeurs de ce prince, au commencement du dixième siècle, et se donna des
consuls. Les Génois, destinés à jouer bientôt un rôle si important,
formaient alors une simple association de mariniers, établie sur le littoral
et pierreux que baigne le golfe de Ligurie.
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Navigateurs et commerçants hardis, ils ne tardent pas à devenir riches et
puissants; dès le onzième siècle, ils entreprennent de lointaines
expéditions, transportent en Judée les pèlerins de la Terre-Sainte, et
tiennent en respect les pirates sarrasins. Pendant les croisades, ils se
montrent à la fois guerriers intrépides et marchands habiles; ne perdant
jamais de vue les intérêts de leur commerce, ils se ménagent le trafic avec
les infidèles de l'Egypte et de la Mauritanie; leur puissance est respectée
et redoutée de tous les peuples qui habitent les côtes de la Méditerranée.
L'empire de cette mer est disputé tour à tour par les Pisans, leurs premiers
rivaux, et par les Vénitiens; mais Gênes-la-Superbe tient énergiquement tête
à ses adversaire; et, malgré des guerres incessantes, son pouvoir et ses
richesses prennnent de prodigieux accroissements. Elle forment de nombreux
établissements en Corse, en Sardaigne, en Sicile, en Espagne, en Syrie, dans
l'Archipel et dans tous le Levant. Ses colonies régies par des consuls,
dorées de franchises et de privilèges, brillent d'un éclat extraordinaire.
Mais les Génois, maîtres de la mer, redoutés en Orient, et qui ont déjà
promené leurs armes victorieuses depuis les côtes de l'Espagne jusqu'au fond
du Pont-Euxin, sont encore  réduits chez eux à l'enceinte de leurs
murailles; ils ne possèdent pas même les deux rivières du Ponant et du
Levant, qui constitueront plus tard le territoire de la République. Au
douzième siècle, Gênes commence enfin à soumettre ses plus proches voisins
et les force à reconnaître son autorité. Elle dévaste les domaines des
comtes de Lavagne, qui touchent le sol génois, parce que ces seigneurs sont
soupçonnés  d'entretenir des intelligences avec Pise; elle bâtit le fort de
Rivarola, pour dominer les possessions des comtes, et les oblige à lui
prêter le serment de fidélité. Quelques membres de cette noble race,
qu'Augustin Justiniani fait descendre des anciens princes de Bavière,
viennent alors à Gênes en qualité d'otages; il y restent et y obtiennent le
droit de bourgeoisie. Cinquante ans plus tard, on trouve la famille divisée
en plusieurs branches, dont les unes sont établies à Lavagne, les autres à
Gênes sous le nom de Fieschi (en latin Flisci ). Sainte Catherine, dont nous
écrivons l'histoire, sort de cette souche. Vers ce temps, une noblesse
domestique et municipale
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se forme dans la ville et arrive promptement à une très haute illustration.
Les descendants des familles qui ont occupé les principales charges dans la
magistrature urbaine prennent la qualité de nobles; les fils commencent à
succéder aux emplois et aux commandements des pères; l'aristocratie remplace
le régime démocratique qui, jusqu'alors avait été seul en vigueur. La
politique génoise, purement mercantile, et n'ayant en vue que l'intérêt
particulier, tient la République dans une sorte d'isolement, et, pendant
longtemps, ne lui permet pas de jouer un rôle très marqué parmi les cités
italiques. Elle cherche à se soustraire à l'avidité et aux exigences des
empereurs allemands, tout en s'efforçant de demeurer à l'écart dans la
grande lutte d'indépendance des villes lombardes. Adonnée presque
exclusivement à son commerce, elle réussit, même après l'issue malheureuse
de la croissade de 1189, et lorsque le royaume de Jérusalem n'existe plus
que de nom, à continuer son trafic avec les villes de la Syrie soumises à
Saladin. Les marchands génois pénètrent jusqu'à Alep et à Damas; jamais la
guerre n'interrompit leur négoce; ils font des traités avec les rois maures
du Maroc, de Valence et des îles Baléares; avec l'Egypte (en 1200 ); enfin
avec les princes chrétiens de la Petite-Arménie. Cependant les factions
guelphe et gibeline finissent par se dessiner également dans la ville de
Gênes. Les deux partis y ont de nombreux adhérents; alternativement
victorieux et vaincus ils s'excluent et s'exilent réciproquement, tiennent
la République dans une agitation continuelle, et changent fréquemment la
forme du gouvernement, le nom et les attributions de ceux auxquels ils
confient le pouvoir. Les Spinola et les Doria sont les chefs des Gibelins;
les Grimaldi et les Fieschi sont à la tête des Guelphes. Mais, au milieu des
désordres et des incessantes révolutions qui ensanglantent souvent ses rues,
malgré ses luttes continuelles avec Pise, et surtout avec Venise, sa rivale
et son irréconciliable ennemie, Gênes étend de plus en plus sa puissance au
dehors, et ses relations avec le Levant prennent de prodigieux
accroissements. Michel-Paléologue, sucesseur des empereurs grecs réfugiés à
Nicée, rentre à Constantinople en 1261, et met fin à l'empire latin, avec
l'assistance des Gênois; il leur assigne le faubourg de Galata comme siège
principal de leurs colonies.
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Vers la même époque, les armateurs de Gênes établissent à Scio, à Mételin, à
Ténédos, et dans d'autres lieux de l'Archipel grec, de grandes seigneuries
qui forment autant de points d'appui pour les navigateurs de la métropole.
Les colons de Galata et de Pera sont les grands fournisseurs de
Constantinople; le monopole du commerce de la mer Noire est dans leurs
mains; ils contractent des alliances avec les tartares de la Crimée et des
embouchures du Tanais; une colonie qu'ils ont établie à Caffa, à l'extrémité
de la mer Noire, s'élève à un degré extraordinaire de prospérité et devient
l'une des sources principales de la fortune colossale de Gênes. L'essor du
commerce de la République ne s'arrête pas même lors de la prise de
Ptollémais et de l'expulsion des chrétiens de la Terre-Sainte (1291 ); elle
traite avec le Soudan d'Egypte et établit un consul à Alexandrie. Après la
fin des croissades, les Génois vont partout où l'on peut trouver des
acheteurs et des vendeurs. l'Egypte est alors le marché principal pour les
productions de l'Inde; ils prennent en secret la route de la Perse, afin
d'éviter le monopole fiscal du soudan. Maître de la mer Noire, ils ouvrent
un négoce immense à Tana, sur la mer d'Azoff; les produits de l'Asie
viennent y affluer. Ils entretiennent aussi des relations suivies avec le
midi de la France, et y établissent des consuls et des comptoirs. Plus
hardis que leurs rivaux, ils s'aventurent même sur l'Océan, et, dès le
commencement du quatorzième siècle, ils transportent de grands
approvisionnements de blé en Angleterre. La République parvient ainsi à une
opulence extraordinaire; son commerce brille du plus grand éclat pendant
plusieurs siècles. Il commence à baisser après la découverte de l'Amérique
et la circumnavigation du cap de Bonne-Espérance. La prise de
Constantinople, par Mahomet II, et la perte des colonies de la mer Noire,
qui en est la conséquence, lui portent le coup le plus funeste. Prospère au
dehors, Gênes continue, pendant toute la période sur laquelle nous venons de
jeter un coup d'œil, à être en proie aux déchirements intérieurs; les
familles rivales se disputent le pouvoir, s'expulsent réciproquement, et les
annales de la République présentent une succession non interrompue de
sanglantes révolutions. Les guerres avec les villes ennemies, et Gênes est
en lutte fréquente avec ses voisins;
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elle joue son rôle dans tous les troubles qui agitent l'Italie à cette
époque. Mêlée aux querelles épouvantables occasionnées par la succession de
Sicile, tantôt gibeline, on la voit tour à tour aragonaise et angevine,
d'après celle de ses factions qui domine dans le moment. Les riches familles
plébéiennes profitent des désordres, pour dominer à leur tour et pour
exclure la noblesse de l'exercice des plus hautes fonctions. Une
aristocratie nouvelle se forme alors; ses membres jouissent par le fait de
tous les avantages et de tous les droits des nobles, mais sans en prendre le
titre. Les familles qui composent cette aristocratie plébéienne, et parmi
lesquelles brillent en première ligne les Adorne, les Frégose, les Guarea,
les Montalte et les Boccanegra, se disputent et se ravissent alternativement
le pouvoir tout comme les Doria, les Spinola, les Fieschi et les Grimaldi se
l'étaient disputé précédemment. Les Adorne et les Frégose, rivaux
irréconciliables, s'efforcent de rendre héréditaire dans leurs maisons la
puissance souveraine. Les haines guelphes et gibelines se perpétuent, et les
nobles prennent une part active à toutes les querelles, tantôt en cherchant
à ressaisir le gouvernement, tantôt en soutenant, la lance et l'épée au
poing, les familles populaires de leur parti. Sainte Catherine Fiesca entra,
par son mariage, dans celle des Adorne. Cependant les classes inférieures,
les artisans et la populace, veulent à leur tour, enlever à l'aristocratie
nouvelle le pouvoir que celle-ci a enlevé à la noblesse. Une anarchie
épouvantable s'ensuit. Les Génois espèrent se procurer le repos et la
sécurité en se plaçant sous la seigneurie d'un prince étranger. Ils se
flattent de trouver les maîtres qu'ils se choississent fidèles à leurs
promesses et disposés à respecter la liberté de la République. Ils se
donnent successivement à l'Empereur Henri VIII de Luxembourg, à Robert, roi
de Naples, à l'archevêque Visconti, duc de Milan, à Charles VII de France,
et au marquis de Montferrat. Ils rétablissent à plusieurs reprises les
seigneuries des rois de France et des ducs de Milan; mais toutes ces
expériences leur prouvent simplement l'impossibilité de concilier la forme
républicaine avec la domination d'un prince étranger; chaque seigneurie
nouvelle a pour prompte conséquence une nouvelle révolution et de nouveaux
conflits. Ce fut bien plus tard seulement que la République, fati
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guée de désordres, puissante encore, quoique déchue de son antique
splendeur, humiliée par Venise après des luttes séculaires, et dépouillée de
ses plus riches colonies, arriva enfin à un gouvernement régulier, par la
fusion générale de tous les partis. La sainte dont nous écrivons l'histoire
naquit vers le milieu du quinzième siècle, dans un temps fécond en malheurs,
peu d'années avant la prise de Constantinople, qui devait porter un coup
mortel au commerce de Gênes dans le levant. Les luttes intestines entre les
partis des Adorne et des Frégose atteignent alors la plus extrême violence;
la République se trouve activement mêlée aux guerres des Angevins et des
Aragonais, et aux expéditions en Italie de Charles VIII et de Louis XII; la
seigneurie de la ville passe alternativement aux ducs de Milan et aux rois
de France, et chaque année pour ainsi dire, voit naître une révolte contre
le maître qu'on s'est donné. Les annales de Gênes de cette période
renferment, à côté de quelques pages brillantes, l'histoire d'un despotisme
sans gloire d'une foule de conjuration, et d'intrigues, et d'une rapide
décadence. C'est également pendant la vie de Catherine, que Christophe
Colomb, sujet de la République, à laquelle il avait vainement offert ses
services, dote la couronne d'Espagne d'un nouveau monde, dont la découverte
eut bientôt de si fatales conséquences pour sa patrie. Ce même temps est une
époque de deuil et de désolation pour l'Eglise. Le grand schisme avait
relâché tous les liens : le désordre était partout. L'année qui voit naître
notre sainte voit mourir Eugène IV; et, après le pontificat glorieux de
Nicolas V et les règnes de Calixte III, de Pie II ( Enéas Sylvius )et de
Paul II, commence pour la papauté une époque d'humiliation qui rappelle les
jours les plus terribles du dixième siècle. L'impeccabilité n'a pas été
promise aux successeurs de saint Pierre; mais si leur vertu a pu faillir,
leur foi n'a point subi d'éclipse. Bien plus, au temps dont nous parlons,
les pontifes dont la conduite privée a donné lieu à des critiques
malveillantes, ont été les seuls, parmi leurs contemporains, à comprendre
les vrais intérêts de la Chrétienté! ils se sont efforcés de pousser
l'Europe à une croissade contre l'envahissement des
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Turcs; mais aucun prince ne répondit à leurs appels répétés : absorbés par
le présent et par les intérêts d'une ambition mesquine et égoiste, les
souverains fermèrent les yeux sur les dangers dont l'avenir les menaçait, et
sur les périls que couraient la Pologne et la Hongrie. Pie III, neveu de Pie
II, à Alexandre VI; il meurt après un pontificat de quelques jours. Jules II
(de la Rovère ) est élu à sa place. Assurer l'indépendance du Saint-Siège et
la liberté de l'Italie est la grande pensée qui domine ce pape. Quelque
jugement que l'on porte sur ses actes, on ne peut s'empêcher de reconnaître
en lui un homme loyal et droit, méprisant la corruption, et supérieur aux
faiblesses du népotisme. Les dernières années de la vie de sainte Catherine
de Gênes s'écoulent sous le règne de Jules II; vingt mois à peine séparent
sa mort de l'ouverture du cinquième concile de Latran (10 mai 1512 );
quelques années plus tard, Léon X monte sur la chaire de saint Pierre et
Luther donne le signal de la déplorable révolution religieuse du seizième
siècle. Nous connaissons maintenant les lieux et les temps auxquels se
rattache l'histoire de notre sainte. Catherine est une de ces âmes d'élite
que Dieu donne à la terre dans les époques de malaise et de ténèbres, pour
indiquer au pélerin chrétien la voie que le monde a perdue, et pour lui
prouver que le Seigneur veille et poursuit l'œuvre de la sanctification de
l'humanité, même pendant les jours les plus mauvais. Chapitre II. Détails
sur l'enfance et la jeunesse de la sainte. Catherine naquit à Gênes, vers la
fin de l'année 1447; la date précise de sa naissance ne se retrouve nulle
part. Elle était fille de Jacques Fiesque, auquel René d'Anjou avait confié
la vice-royauté de Naples, et petite-fille de Robert, frère du pape Innocent
IV. Un autre membre de la famille Fiesque, qu'Hubert Folietta désigne comme
la plus noble de Gênes, ceignit la tiare sous le nom d'Adrien V, et la sœur
de ce pape
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épousa un prince de la maison de Savoie. La famille des Fiesque avait donné
déjà à l'Eglise et à l'Etat un grand nombre de cardinaux, de guerriers et de
magistrats distingués par la science, l'intrépidité et la capacité. La mère
de notre sainte était également d'illustre origine, et se nommait Françoise
de Nigro. Catherine avait trois frères, Jacques, Jean et Laurent, et une
sœur, nommée Limbania; on croit, mais sans en être sûr, qu'elle était la
cadette de sa famille et que Limbania en était l'aînée. Quoi qu'il en soit,
la sainte naquit dans la maison paternelle, bâtie sur la place dite du Filo,
et elle fut baptisée dans l'église métropolitaine, placée sous l'invocation
de saint Laurent. On lui donna le nom de Catherine. Le Père Parpera et
quelques-uns de ses biographes se plaisent à supposer que ce fut en l'
honneur de sainte Catherine de Sienne, qui était alors en grand renom, ou de
sainte Catheribne d'Alexandrie, savante et martyre, sous le patronage de
laquelle disent-ils, Dieu voulut placer la fille des Fiesque, pour indiquer
qu'elle serait un jour elle-même très savante dans la vraie science, et
martyre par les flammes de l'amour divin.Les parents de Catherine étaient de
pieux et fervents chrétiens; ils élevèrent leur fille dans la crainte et
dans l'amour de Dieu. Elle profita de leurs leçons, et déjà dans sa plus
tendre enfance elle donna des gages de sa sainteté future. Jamais on ne la
vit jouer comme le font ordinairement  les enfants; calme et silencieuse,
pleine d'innocence et de docilité, elle s'empressait d'obéir au moindre
signe de sa mère; une admirable modestie brillait dans son extérieur, et,
dès ses plus jeunes ans, sa conduite témoignait de son ardente charité
envers Dieu et le prochain. Elle avait à peine atteint sa huitième année
lorsque Dieu la favorisa à un degré extraordinaire du don de l'oraison. Le
témoignage de ses biographes et de ses contemporains est unanime à cet égard
et ce témoignage a été confirmé de la manière la plus solennelle par le pape
Clément XII, dans sa bulle de canonisation. La petite Catherine se retirait
dans les lieux les plus cachés du palais de son père, pour méditer sur la
passion de Notre-Seigneur, et souvent, après l'avoir cherchée pendant
longtemps on la trouvait enfin baignée de larmes, et livrée à de sublimes
contemplations. Une image représentant Jésus-Christ mort, couché sur le sein
de la très sainte Vierge, était suspendue
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dans la chambre de l'enfant. Catherine sanglotait toutes les fois qu'elle
levait les yeux vers ce tableau et, suivant l'un de ses premiers historiens,
"on voyait alors, exprimée sur son visage, toute l'amertume des douleurs du
Sauveur, et un tremblement extraordinaire s'emparait de ses membres." Alors
aussi un immense désir de partager les souffrances de Jésus-Christ remplit
son jeune cœur, que pénétrait la composition la plus tendre et la plus
ardente; et dans sa ferveur elle voulut au moins user des moyens qui étaient
à sa disposition afin de souffrir avec son bien-aimé et pour lui. Elle
commença donc à mener une vie austère et mortifiée : elle s'interdit
entièrement l'usage des mets qui flattaient son goût, et tous les soirs elle
ôtait le matelas et les draps de son lit pour coucher sur une simple
paillasse; un morceau de bois remplaçait son oreiller; elle se retranchait
de son sommeil autant qu'il lui était possible. Catherine avait soin de
cacher ces austérités aux personnes qui l'entouraient et aux femmes qui la
servaient. Lorsqu'elle fut arrivée à l'âge de douze ans, son oraison
atteignit un degré encore plus sublime. Elle a fait connaître elle-même
l'état dans lequel elle se trouvait alors. Sa disposition était celle de
l'abandon le plus parfait à la conduite de Dieu et à la volonté de la
Providence envers elle. Elle se sentait entraînée à contempler sans cesse
les choses du Ciel, dans lesquelles elle mettait sa joie et ses délices se
reconnaissant faite pour elles, elle s'en nourrissait y trouvait son repos,
et foulait aux pieds les biens de la terre, qui ne lui inspiraient
qu'horreur et dégoût. A cet âge également, les avantages physiques de
Catherine excitaient l'admiration de tous ceux qui l'approchaient. Ses
contemporains nous font d'elle les portraits les plus charmants. "La beauté
extérieure, dit son plus ancien biographe, n'est pour rien dans la sainteté,
elle est un don frivole et passager, cependant nous pensons faire plaisir à
nos lecteurs en leur dépeignant Catherine telle qu'elle a été dans sa
jeunesse. Elle était grande, svelte, et parfaitement bien faite; elle avait
la tête bien proportionnée, le visage ovalte, les traits d'une régularité
admirable, et une chevelure magnifique. De très longs cils noirs voilaient
son regard, et son front, élevé et pur, semblait le siège de l'intelligence
et de la pensée. En un mot, son extérieur était aussi aimable aux yeux
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du monde, que son âme était agréable aux yeux de Dieu. Noble, belle et
riche, elle possédait tous les biens que l'on envie ici-bas et qui pouvaient
l'attacher au siècle." Mais Catherine était aussi indifférente à la beauté
qu'aux autres avantages; les hommages dont elle était l'objet ne lui
inspiraient que tristesse et dégoût; elle cherchait à s'y soustraire en
vivant le plus possible dans la solitude et en restant étrangère aux
conversations mondaines. La pauvreté, la souffrance et l'abjection étaient
les objets de tous ses désirs, car elle aspirait à marcher sur les traces du
divin Maître, qui en a fait ses compagnes chéries et fidèles durant son
pélerinage ici-bas. Mais, estimée et chérie de tout ce qui l'entourait,
notre jeune sainte ne trouvait pas ce qu'elle cherchait. Lorsqu'elle se
voyait être traitée comme Dieu traite ceux qu'il aime particulèrement, et
passer par le laborieux noviciat de la douleur et de l'humiliation.
Cependant son union avec Notre-Seigneur croissait et devenait de plus en
plus intime et habituelle, elle ne tenait plus à rien de ce qui est
terrestre; ses pensées étaient au ciel, elle éprouvait de l'éloignement et
de la répugnance pour tout ce qui n'est pas Dieu et ne conduit pas à lui.
Les créatures lui étaient un insupportable fardeau, elle ne se plaisait que
dans la présence de Jésus-Christ; l'amour le plus violent l'y tenait comme
enchaînée et, suivant l'expression de ses historiens, elle y passait son
temps dans les colloques les plus suaves, et dans une telle aliénation de
ses sens, qu'elle n'en pouvait, pour ainsi dire, plus faire aucun usage.
Telle était Catherine à 13 ans. Voulant se donner entièrement à Dieu, qui se
communiquait à elle avec tant d'amour et de familiarité, et comprenant que
la liberté d'esprit, le recueillement et le silence étaient les conditions
indispensables de la vie d'oraison à laquelle elle se sentait appelée, la
sainte se décida à entrer dans le cloître. On comptait alors à Gênes un
grand nombre de monastères de femmes, où régnait la régularité la plus
édifiante; elle préféra le couvent appelé de Notre-Dame-des Grâces; il était
soumis à la règle de Saint- Augustin, et Limbania, sœur aînée de Catherine,
y avait pris le voile et donnait les plus touchants exemples à la
communauté. Catherine ouvrit son cœur à son directeur spirituel, lui fit
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part de son désir, et le pria instamment, s'il approuvait ses pensées, de la
faire admettre dans ce monastère. Le directeur, témoin des faveurs
journalières dont Dieu comblait sa jeune pénitente, ne fut pas étonné de
cette confidence; toutefois, voulant éprouver encore sa vocation avant d'y
donner son assentiments, il la combattit d'abord avec énergie; il objecta à
Catherine sa grande jeunesse, les sévérités de la règle, les difficultés de
la pauvreté, de l'humilité et de l'obéissance, et surtout les assauts
innombrables que le démon ne manque pas de livrer aux âmes qui aspirent à
mener une vie parfaite. L'enfant prédestinée détruisit ces objections, avec
une fermeté calme et modeste et un sens admirable; puis elle affirma à son
père spirituel que, loin de l'effrayer par le tableau qu'il venait de lui
faire, il l'avait au contraire affermie dans son désir. Alors le vénérable
prêtre n'hésita plus; "les réponses de Catherine lui avaient semblé plutôt
divines qu'humaines et dictées par une sagesse surnaturelle"; il promit
d'agir. En effet, il se rendit le jour suivant au couvent de Notre-Dame, et
après avoir parlé à la supérieure et aux religieuses  des grâces
extraordinaires dont Dieu favorisait Catherine, il exposa sa requête, et
demanda pour elle avec les plus vives instances, l'entrée du monastère et
l'habit de novice. Les Mères eussent accédé volontiers au désir du
confesseur; "car le spectacle des vertus de Catherine eût nécessairement
exercé la plus heureuse influence sur leur congrégation." Mais la règle
s'opposait à ce qu'on admît des jeunes personnes d'un âge aussi tendre. Le
directeur de Catherine fit inutilement de nouvelles instances; il représenta
en vain qu'il ne fallait pas repousser une enfant d'aussi grande espérance
et dans laquelle les vertus et les grâces exceptionnelles compensaient
amplement le défaut d'âge :" les religieuses aimèrent mieux renoncer au
trésor qu'on leur proposait, que de transgresser leurs coutumes." Ce refus
causa à Catherine la plus poignante douleur et, pendant quelques moments,
elle demeura comme accablée sous ce coup auquel elle avait été si loin de
s'attendre. Toutefois elle s'en releva promptement. Depuis plusieurs années,
l'exercice de la conformité à la
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volonté de Dieu était un de ceux auxquels elle se livrait avec le plus de
zèle et d'ardeur. Elle s'était proposé : De ne jamais rien faire par
principe de propre volonté, et d'avoir cette volonté plus en horreur que
l'enfer et les démons, puisque sans elle rien ne peut suivre à la créature;
De se conformer à la volonté de Dieu en tout ce qui lui arriverait, et en
tout ce qu'elle rechercherait; De reçevoir tout ce qui adviendrait de la
part des créatures, comme étant conduit par l'ordre de Dieu, puisque rien ne
se fait sans sa volonté; Enfin de vouloir toutes choses pour les mêmes
motifs que Dieu les veut, sans considération d'aucun intérêt particulier. Le
moment était venu de mettre en pratique ces saintes résolutions. Après avoir
ployé un instant, Catherine se redressa avec énergie et se dit : "C'est Dieu
qui me fait subir cette épreuve; son adorable volonté à mon dessein, pour
des raisons que je ne connais pas, mais qui sans doute sont justes et
miséricordieuses; je lui remets le soin de ma personne, afin qu'il me fasse
arriver à mon but par les voies que sa sagesse jugera les meilleures." Et
aussitôt toute amertume disparut du cœur de la jeune sainte. En effet,
ajoute son biographe, le Seigneur avait ainsi disposé les choses, parce que
les dons extraordinaires qu'il destinait à cette âme d'élite devaient
édifier le monde, et ne pas demeurer célées au fond d'un couvent. Catherine
reprit aussitôt son genre de vie ordinaire, ses jeûnes et ses
mortifications, et elle avança rapidement dans les voies de la perfection.
L'amour de Dieu et du prochain était le mobile de toutes ses actions; jamais
elle ne se permettait une parole inutile, jamais on ne la voyait livrée à
une gaîté immodérée; tout son temps était consacré à Jésus, toutes ses
pensées étaient pour lui. Elle avait une extrême délicatesse de conscience;
la moindre faute la plus légère imperfection oppressait son cœur d'un poids
insupportable, et elle ne retrouvait la paix intérieure qu'après avoir
pleuré son péché et s'en être accusée au tribunal de la pénitence. Dieu
récompensa sa fidélité à correspondre à la grâce, en lui donnant une
intelligence surpre-
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nante des mystère les plus augustes de la religion. Ces mystères étaient les
sujets habituels des méditations de Catherine. Elle avait surtout une
extrême dévotion pour la passion du Sauveur; et souvent on la trouvait
agenouillée aux pieds de son crucifix, baignée de larmes, sanglotant,
soupirant, et dans une désolation aussi grande que si elle eût sous les yeux
l'agonie et la mort du divin Rédempteur. Telle était notre sainte au moment
où elle allait achever sa seizième année. Chapitre III. Mariage de Catherine
et ses suites. Une terrible et douloureuse épreuve était réservée à
Catherine. Elle avait perdu son père en 1460 ou 1461, et l'exercice de
l'autorité paternelle était dévolu à Jacques, frère aîné de la sainte. Gênes
était alors le théâtre des querelles les plus violentes entre les Adorni et
les Fregosi; la république était alternativement sous la seigneurie des rois
de France et des ducs de Milan, et se trouvait mêlée à toutes les guerres
occasionnées par la succession de Naples; une anarchie épouvantable régnait
fréquemment dans la ville; les deux familles rivales s'arrachaient tour à
tour le pouvoir et passaient du siège ducal à l'exil. Prosper Adorne fut élu
doge en 1461. La seigneurie était en ce moment aux mains des Français. Paul
Frégose, archevêque de Gênes, ayant ourdi une conspiration contre eux, les
fit expulser du territoir génois. La lutte entre les Adorni et les Fregosi
recommença; le doge s'enfuit, et fut remplaçé par Louis Fregose, auquel son
parent Paul, homme ambitieux et dur, enleva le pouvoir. Ce dernier réunit
ainsi sur sa tête la double dignité archiépiscopale et ducale.Mais alors
Louis XI, roi de France, transféra au nouveau duc de Milan, François Sforza,
les droits de sa couronne sur Gênes. Sforza s'étant emparé de Savone et
d'une partie considérable du sol de la République, Paul Fregose quitta
secrètement la ville. Tout le monde était fatigué de troubles et aspirait à
la paix; les familles nobles, dont les rivalités avaient été jadis si fata -
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les à Gênes, agirent d'un commun accord en cette occasion; Hiblet Fiesque
fit ouvrir les portes aux troupes milanaises que conduisaient Paul Doria et
Jérôme Spinola, et Sforza fut proclamé seigneur de Gênes, aux conditions
auxquelles les ducs de la maison de Visconti l'avaient été autrefois. Les
auteurs du temps font éloge de la seigneurie de François et nous apprennent
que Gênes lui dut quelques années de tranquilité. Les Fiesque et les Adorne,
longtemps divisés en qualité de Guelfes et de Gibelins, se trouvaient au
nombre des familles qui s'étaient rapprochées au milieu des conflits dont
nous venons de rendre un compte sommaire. Jacques Fiesque voulut cimenter la
réconciliation par un mariage, afin d'en assurer la durée. Il s'entendit
avec sa mère, et proposa la main de sa sœur Catherine à Julien Adorne, fils
de l'un des chefs de cette puissante maison. Julien accepta, et l'on fut
promptement d'accord sur les conditions de cette union, dont le jour fut
fixé au 13 janvier 1463. Le futur s'engagea à demeurer pendant les deux
premières années de son mariage chez la mère de Catherine, et il assura à
son épouse la possession d'une fort belle maison qu'il possédait sur la
place de Saint-Agnès. Catherine ne fut instruite de ce qui se préparait
qu'après la conclusion de tous les arrangements préliminaires. Elle en
ressenti une inexprimable affliction; car elle avait toujours conservé
l'espérance d'être reçue au monastère de Sainte-Marie-des-Grâces, au moment
où son âge rendait son admission possible. Son désir de se retirer dans un
couvent, de prendre à jamais congé du siècle, de ses plaisirs et de ses
dangers, de vivre uniquement pour l'époux divin que son cœur s'était
choisi, et de lui consacrer sa virginité, n'avait jamais varié depuis le
temps où elle en avait entretenu pour la première fois son confesseur.
Cependant, habituée dès sa plus tendre enfance à vivre dans la parfaite
obéissance de sa mère, et à voir l'ordre divin dans tout ce qui lui advenait
de la part des créatures, la sainte se soumit sans se permettre une plainte
ou un murmure. Humble victime sacrifiée à des intérêts de famille, elle se
laissa mener à l'autel, et prononça le oui fatal, malgré son horreur pour le
lien conjugal. Il lui apparaissait comme une lourde croix qu'elle devait
traîner à la suite de Jésus-Christ sur la montée du Calvaire. La croix fut
plus pesante encore que Catherine ne l'avait
23

pensé. Les convenances selon le mode avaient été seules consultées dans cet
hymen; Jacques Fiesque n'avait vu dans le mari qu'il avai choisi pour sa
sœur qu'un jeune homme d'un extérieur avenant, riche et d'illustre
naissance. Il ne s'était pas enquis du reste. Or les biographes
contemporains s'accordaient tous pour faire de Julien Adorne le plus triste
portrait. C'était, nous disent-ils, un homme dur, violent et emporté, joueur
et voluptueux, ami du faste et de la magnificience, recherchant les sociétés
les plus gaies et les plus brillantes, et s'y faisant remarquer par ses
prodigalités, son faste, son élégance et son ton léger et railleur. On
comprend tout ce que Catherine eut à souffrir d'un époux de ce caractère.
Elle ne put se faire illusion sur le sort qui l'attendait. Dès les premiers
jours de mariage, Julien lui reprocha son genre de vie austère et retiré, et
ne lui témoigna que froideur et dédain; il ne renonça ni à ses habitudes de
dissipation, ni aux compagnies folles et légères qu'il avait coutume de
fréquenter. La sainte cependant réunissait tout ce qui pouvait enchanter :
sa beauté était sans égale à Gênes; elle avait un esprit charmant et
l'humeur la plus douce et la plus égale. Julien était parfaitement
insensible à ces avantages; il n'aspirait qu'à s'amuser et à briller dans le
monde; l'amour de sa femme pour la retraite, la prière et la méditation,
l'irrita de plus en plus, et bientôt il en vint à ne lui adresser la parole
que pour l'accabler des expressions de son mépris et de sa haine. Le désir
de Catherine avait été de gagner l'affection de celui auquel son sort se
trouvait lié; mais, pour rester en bonne harmonie avec Julien, il eût fallu,
ou qu'elle l'amenât à embrasser son genre de vie, ou qu'elle adoptât les
mœurs de son époux. L'un et l'autre étaient impossibles : en adoptant les
mœurs d'Adorne, Catherine perdait son âme; en essayant de le faire changer
de conduite, elle s'attirait des injures et de mauvais traitements. Cette
situation finit  par lui briser le cœur; elle se retira chez elle, se
séquestra entièrement du monde, se fit une solitude dans sa demeure, et
évita tous les rapports et toutes les conversations avec les créatures,
lesquelles d'ailleurs ne pouvaient lui procurer aucun soulagement.
Prosternée jour et nuit au pied de la croix, elle s'efforçait de se tenir
aux côtés du Sauveur agonisant, de s'unir à ses souffrances, à sa pas-
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tience et à sa résignation, de repasser dans son cœur les circonstances de
la Passion de l'Homme-Dieu, et de produire les actes de vertu qui y ont
rapport. Mais là également elle ne trouva aucune consolation. Il semblait
que le Seigneur l'eût abandonnée : plus elle pleurait, plus elle gémissait
et priait, plus aussi sa douleur devenait poignante et amère. Cet état dura
cinq longues années, pendant lesquelles Catherine, consumée par
l'affliction, maigrit au point de devenir entièrement méconnaissable. Les
biographes ne nous donnent du reste point de détails sur cette époque de
vie; ils se bornent à nous dire qu'elle fut absolument sevrée de toute
consolation et que la conduite de Julien Adorne devint de jour en jour plus
scandaleuse et plus mauvaise. Cependant les parents de notre sainte, se
repentant peut-être  de l'avoir obligée à contracter un mariage qui avait eu
de si funestes conséquences, effrayés aussi de son excessive maigreur, et
croyant que son genre de vie solitaire et mortifié était la principale cause
de son changement, eurent recours à toutes sortes de moyens et d'artifices
pour la rendre au monde. Tantôt ils lui représentaient que sa manière d'être
était indigne de sa naissance et du rang qu'elle tenait dans la société;
tantôt ils lui disaient qu'en continuant à vivre de la sorte, elle
compromettait sa santé au point de se rendre coupable d'une espèce de
suicide, et de mettre ainsi en danger son salut éternel. Enfin Catherine se
laissa prendre à leurs sophismes : le désir de se délivrer de trop
fréquentes importunités, et l'espoir de trouver, dans les distractions
extérieures, quelque soulagement à la douleur qui l'accablait, entrèrent
pour beaucoup dans sa résolution. Elle commença donc à se donner quelque
liberté, à entretenir un commerce de visites avec les femmes de son rang et
à user avec modération de certains plaisirs, dont jusqu'alors elle s'était
toujours tenue éloignée. Lorsque le monde vit que cette noble âme était
entrée dans sa voie, dit son biographe anonyme, il crut la posséder à
jamais, et il fit son possible pour l'enlacer de plus en plus, de manière à
ce qu'elle ne pût se dégager à l'avenir. Elle devint l'objet de tous les
égards, de toutes les tentations, de toutes les félicitations. Catherine
dépeint admirablement cette époque de son existence dans la première partie
de ses dialogues. Le corps et l'amour-propre tiennent à l'âme, leur compagne
25

de voyage, le langage de la chair contre l'esprit; langage que le monde
également tient qu'il cherche à entraîner dans son tourbillon et qu'il veut
arracher au recueillement intérieur. La sainte mena ce nouveau genre de vie
pendant cinq années; durant tout ce temps, son confesseur nous l'atteste,
elle ne se rendit coupable d'aucune faute grave; mais son grand amour de
Dieu, l'horreur que lui inspirait le moindre péché véniel, et sa profonde
humilité, lui faisaient dire, plus tard, qu'elle avait perdu la grâce
encouru l'aveuglement de l'âme, et qu'elle s'était rendue digne de la haine
de Dieu et de l'enfer. Cependant Catherine avait trop prié et trop souffert
dans sa vie pour pouvoir rester dans l'illusion. Le monde la fêta en vain et
multiplia inutilement autour d'elle ses joies et ses distractions, elle n'y
trouva aucun plaisir; loin de là, l'inconduite de son mari rendit sa douleur
de plus en plus cruelle; et sa situation pendant cette époque de dissipation
fut plus terrible encore qu'elle ne l'avait été pendant les cinq années de
solitude et d'abandon. C'était en vain, dit notre sainte elle-même, que tous
les plaisirs s'unissait pour satisfaire mes appétits, ils ne pouvaient les
rassasier : car, l'âme étant d'une capacité infinie, et les choses de la
terre étant nécessairement bornées, il était impossible que de semblables
jouissances parvinssent à la contenter. Grâces soient rendues au Seigneur,
qui a si sagement disposé les choses, ajoute-t-elle; car si l'homme trouvait
sur la terre le repos et la satisfaction, bien peu d'âmes seraient sauvées.
L'ennui et le dégoût s'emparèrent enfin à tel point de Catherine, qu'elle
devint incapable de se supporter elle-même. Le remords rendit son affection
encore plus poignante; elle se reprocha jour et nuit de s'être éloignée de
Dieu, pour rechercher les plaisirs et les consolations de la terre, qui
n'avaient servi qu'à augmenter ses tourments. Le désir de rompre avec le
monde et de briser avec le siècle s'empara de son cœur; mais elle ne savait
comment s'y prendre, ni à qui s'adresser pour trouver secours et conseils.
Telle était sa situation en l'année 1474 après dix années de mariage,
lorsque la veille de la fête de Saint-Benoît, elle entra dans l'église
consacrée à ce saint; et, s'étant prosternée à terre, elle s'écria, presque
désespérée : San Benedetto, prega Dio che mi faccia stare tre mesi nel letto
infirma (saint Benoît, deman-
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dez à Dieu qu'il m'envoie une grave maladie de trois mois ); elle espérait
que les douleurs physiques pourraient apporter quelque soulagement aux
intolérables angoisses de son âme. Catherine ne fut pas exaucée; mais cette
prière devint pour elle le point de départ d'une vie nouvelle, ainsi que
nous le raconterons au chapitre suivant. Chapitre IV. Conversation de
Catherine. La sainte toujours en proie aux mêmes tourments, se rendit au
couvent de Notre-Dame-des-Grâces, le jour de la fête de Saint-Benoît, dans
l'espoir de trouver allègement à ses peines en les communiquant à Limbania.
Celle-ci, partageant les douleurs de sa sœur et profondément affligée de la
voir si malheureuse, lui conseilla de se rendre auprès du directeur des
religieuses, prêtre éclairé et de très sainte vie, et de lui ouvrir son
cœur. Catherine, après avoir hésité pendant quelques moments, céda aux
insistances et aux exhortations de son aînée, et lui promit de revenir le
lendemain pour se confesser. En effet, le jour suivant, elle entre de bonne
heure dans l'église du monastère, et, après avoir adressé une fervente
prière à Dieu, elle demande le confesseur de la maison. Celui-ci, prévenu
déjà par Limbania, accourt et se place dans le confessional. Catherine le
suit mais, au moment où elle s'agenouille, un rayon de lumière céleste
éclaire son intelligence, et elle sent un dard brûlant pénétrer jusqu'au
plus profond de son cœur et l'embraser des flammes de l'amour divin.
Etonnée, ravie, hors d'elle-même, elle perd à la fois l'usage de la parole
et du sentiment. Une vive lumière l'éclaire, et lui fait assister en quelque
sorte, comme spectatrice, à la merveilleuse opération que Notre-Seigneur
fait en elle. Elle découvre clairement, et du même coup d'œil, d'un côté
l'infinie bonté de Dieu, d'une autre part, la grandeur de la malice que
renferme le moindre péché commis contre cette immense miséricorde, et, en
particulier, la gravité de ses propres offenses. Alors une inexprimable
douleur s'empare
27

d'elle, et la contrition qui remplit son cœur est telle, qu'elle est au
moment de tomber sans connaissance. Elle voudrait maintenant pouvoir
proclamer à la face du ciel et de la terre ses péchés, ses misères et ses
défauts, pour se venger sur elle-même en se condamnant à l'humiliation et au
mépris; mais clouée à sa place, incapable de faire un mouvement ou de
proférer un son, elle ne peut que dire et répéter mille fois,
intérieurement, ces paroles : Non piu mondo, non piu peccati : Plus de
monde, plus de péchés.Cependant le prêtre croit que Catherine garde le
silence pour se préparer à sa confession ; dans ce moment, on l'appelle pour
une affaire pressante, il s'éloigne en promettant de revenir bientôt. Il
revient en effet et retrouve Catherine dans la même attitude et dans le même
silence. Il l'exhorte à parler; alors elle fait un immense effort et parvint
aussi à proférer ces mots : Padre, se vi piacesse, lascerei volontieri
questa confessione per un altra volta : Mon père, si cela vous convenait, je
remettrais volontiers cette confession à un autre temps. Le prêtre y
consent; alors Catherine retourne promptement à sa demeure et s'enferme dans
la pièce la plus reculée de la maison, afin de donner un libre cours aux
sentiments qui remplissent son cœur. Elle se dépouille de ses vains
ornements de femme et les jette loin d'elle pour ne jamais les reprendre.
Des soupirs embrasés s'échappent de son cœur, elle répand des torrents de
larmes et en inonde le pavé de sa chambre; elle voudrait laver ses péchés
dans son sang et le verser jusqu'à la dernière goutte pour Celui qui a versé
le sien pour elle. Plus elle considère la bonté du Seigneur, qui veillait
sur elle et la suivait alors qu'elle cherchait son repos et sa consolation
dans les créatures, en dehors de ce Dieu si bon, si aimable, si digne d'être
aimé, plus aussi son affliction devient amère et profonde. La claire vue de
ses misères et des miséricordes divines est toujours devant les yeux de son
âme; et, à ce spectacle, il semble que le cœur de Catherine soit au moment
de se briser d'amour et de douleur. Elle ne peut que dire et répéter d'une
voix entrecoupée de sanglots : "Se peut-il, ô Amour, que vous m'ayez
prévenue avec une telle bonté, et qu'en un moment vous m'ayez fait connaître
tant de choses que ma langue ne saurait exprimer ?" La sainte rend compte,
dans ses Dialogues, de l'impétuosité de ses sentiments, pendant ces journées
qui marquent pour
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elle le commencement d'une nouvelle vie. Elle y proclame qu'elle eût mérité
l'enfer, qu'elle ne savait où cacher sa honte, parce que partout elle
rencontrait Dieu, et qu'elle étalait à ses yeux, malgré elle, toutes ses
impuretés. "Comment pouvez-vous me souffrir, ô Seigneur, moi qui ne puis
plus me supporter moi-même, ajoute-t-elle;... mes larmes et mes soupirs sont
inutiles; ma contrition ne saurait vous être agréable et, si votre
miséricorde ne vient à mon aide, mes pénitences ne me serviront de rien, car
toutes mes peines n'ont aucune proportion avec mes offenses." Catherine veut
simplement faire comprendre, par ces expressions de son énergique repentir,
que jamais les fruits de la pénitence ne doivent être attribués aux forces
humaines, mais uniquement à la bonté et à la miséricorde infinies de Dieu;
elle nous donne une grande leçon de véritable et profonde humilité, et nous
rappelle qu'après avoir fait tout ce qui est en notre pouvoir, nous ne
devons pas cesser pour cela de nous considérer comme des serviteurs
inutiles, ainsi qu'il est dit dans l'Evangile. Tandis qu'elle est en proie à
la torture morale que lui cause la vue de ses ingratitudes et de la bonté de
Dieu, Notre Seigneur, qui veut désormais la posséder sans aucun partage, lui
apparait chargé de sa lourde croix; il est couvert de sang, de la tête aux
pieds, et en répand en si grande
abondance, que toute la maison en parait inondée. Il regarde Catherine avec
une ineffable tendresse et lui dit pour la consoler : "Vois, ma fille, tout
ce sang a été répandu au Calvaire pour l'amour de toi, en expiation de tes
fautes ." La vue de cet immense amour suspend en effet pendant quelques
moments la douleur de la sainte; mais bientôt le souvenir de sa tiédeur et
de son ingratitude envers un Dieu si aimable allume en son cœur une haine
inextinguible, un profond mépris d'elle-même. Elle s'accable de reproches et
s'écrie à haute voix : " O Amour! je ne pécherai plus jamais, et, s'il en
est besoin, je suis prête à confesser mes péchés en public".
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Chapitre V. Pénitence de Catherine. Catherine, après avoir passé quelques
jours dans les dispositions que nous venons de décrire, retourna à l'église
de Sainte-Marie-des-Grâces pour se confesser. Elle fit une confession
générale de sa vie entière, avec une si extrême contrition  et des signes si
manifestes de douleur intérieure, que le prêtre auquel elle ouvrit son cœur
en demeura pénétré d'étonnement et d'admiration,et permit immédiatement à sa
pénitente de communier. Ceci se passait le jour où l'Eglise célèbre la fête
de l'Annonciation de la Vierge. Catherine s'approcha de la table sainte et
reçut le corps de Notre-Seigneur. Alors Dieu donna cette faim insiatiable de
la très sainte Eucharistie qu'elle a toujours conservée depuis. La privation
du pain de vie causait de si intolérables tourments, que ses confesseurs,
voyant dans ce symptôme une preuve évidente de la volonté divine, l'admirent
bientôt à la communion quotidienne.Cependant Catherine avait constamment
devant les yeux ses fautes passées, et ce souvenir entretenait son repentir
et sa haine d'elle-même. Elle résolut, pour se punir, de se livrer aux
œuvres de la pénitence la plus sévère. Son mari, dans la maison duquel elle
continua d'habiter, lui accorda la liberté de vivre comme elle le voudrait,
et renonça, Dieu l'y incitant, à ses droits d'époux; il s'engagea à n'être
désormais qu'un frère pour Catherine. Sous ce rapport, au moins, il demeura
fidèle à sa parole. Maîtresse de ses actions, notre sainte entra
courageusement dans la voie qu'elle avait choisie; d'un seul bond, elle
atteignit
30

le sommet de la perfection, et jamais elle ne fit de pas en arrière. Sa
conversion, œuvre toute divine, fut aussi prompte et aussi complète que
l'avaient été celles de saint Paul et de sainte Madeleine; et dès le premier
moment, elle se montra digne de marcher sur les traces de ces deux illustres
saints, par la fidèlité parfaite avec laquelle elle correspondit à la grâce.
Peu de pénitents ont pousé aussi loin qu'elle la mortification extérieure et
intérieure. Catherine réduisit d'abord ses sens dans la servitude la plus
complète. Elle fit un pacte avec ses yeux : constamment elle les tenait
fixés à terre, au point de rester étrangère à ce qui se passait autour
d'elle, de ne rien voir et de ne pas reconnaître les passants. De même elle
interdit à sa langue toute parole inutile; et, pour se punir de l'abus
qu'elle estimait en avoir fait autrefois, il lui arrivait souvent de la
frotter contre le sol de manière à la mettre en sang. Mangeant uniquement
pour vivre et forçant son corps à se contenter du nécessaire le plus strict
et le plus réduit, elle s'interdit à jamais l'usage de la viande et des
fruits qu'elle aimait beaucoup; et, lorsqu'on lui présentait quelque mets
agréable qui pouvait la délecter, elle avait soin d'y mêler adroitement de
la poudre d'absinthe ou d'aloès, de manière à lui donner un goût nauséabond
et désagréable. Elle s'astreignit aussi à dormir fort peu; souvent elle
mettait dans son lit des ronces et des chardons pour se priver de la douceur
du repos. Mais, ainsi qu'elle nous le dit elle-même, Dieu qui voulait la
laisser jouir du sommeil nécessaire, déjouait son calcul, et elle dormait
aussi bien sur les épines que sur le duvet. Non contente de ces différents
exercices, elle portait constamment un très rude cilice; et tous les jours
elle pasait six à sept heures en prières, immobile, agenouillée à nu sur la
terre. Elle avoue que le corps en souffrait beaucoup; mais elle dit aussi
qu'il s'y soumettait et ne laissait pas pour cela de servir l'âme avec zèle
et fidélité. Les jeûnes auxquels elle se condamna étaient longs et sévères;
cependant le feu qui la consumait déssechait à tel point son intérieur, que
pendant les années qui suivirent sa conversion elle souffrit presque
constamment d'une faim insatiable. "Ce qu'elle avalait, dit son biographe
contemporain, était tout aussitôt consumé; elle eût digéré le fer."
Catherine s'attacha avec plus de soins encore à la mortifi-
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cation intérieure qu'à celle qui n'a rapport qu'à l'extérieur. "Les
macérations infligées au corps, avait-elle coutume de dire, sont
parfaitement inutiles lorsqu'elles ne sont pas accompagnées de l'abnégation
du moi." Pour mettre cette maxime en pratique, la sainte s'efforçait de
découvrir toutes ses affections et les tendances de la volonté propre, afin
de les vaincre et de les détruire. Dès que son appétit naturel aspirait à
une chose, elle la lui refusait et l'obligeait à embrasser l'opposé; dès que
la nature éprouvait de l'horreur ou de la répugnance pour quoi que ce soit,
Catherine agissait à l'encontre de ce sentiment, pour asservir plus
complètement la chair à l'esprit. Elle en vint ainsi à n'avoir plus aucun
désir, aucune préférence, à se trouver, vis-à-vis de tout ce qui n'était pas
Dieu, dans un état parfait de sainte indifférence. Elle prit également
l'habitude de se soumettre aux autres, d'obéir avec promptitude, même à ses
inférieurs, lorsqu'ils lui commandaient des choses permises, mais contraires
à sa volonté; exerçant ainsi la vertu d'humilité dans sa plus grande
perfection. A toutes les mortifications dont nous venons de rendre compte,
Catherine joignit encore les exercices de la charité la plus sublime. Fort
peu de temps après sa conversion, elle se dévoua au service des pauvres
malades. L'administration dite de la Miséricorde existait depuis longtemps à
Gênes; elle avait été fondée en 1403, par l'archevêque Pileus Marinus, qui
avait confié à quatre des principaux citoyens de la République la gestion
des biens des  malheureux et des hôpitaux. Ces magistrats s'associaient
habituellement huit dames nobles, riches, et de conduite irréprochables,
lesquelles étaient chargées de veiller aux besoins des pauvres, notamment
des pauvres honteux, et de les secourir. Or les matrones qui remplissaient
ces fonctions à l'époque dont nous nous occupons, prièrent Catherine d'aller
à la recherche des infirmes répandus dans la ville et de leur donner ses
soins. Elle ressentit une joie inexprimable lorsqu'elle vit que, par pure
obéissance, et sans que la volonté propre s'en fût mêlée, il lui était
permis de servir Notre- Seigneur Jésus-Christ dans la personne des
infortunés; " et elle trouva de la sorte, dit son biographe anonyme,
l'occasion d'exercer son ardente charité et d'accomplir en même temps les
actes de la mortification la plus héroique".
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La sainte commença sans délai l'exercice de son nouvel emploi. Tous les
jours, la noble jeune femme, vêtue avec la plus grande simplicité, et les
yeux constamment baissés, suivant sa coutume, parcourait les rues et les
places publiques pour découvrir les pauvres et les malades qui cachaient
leur détresse. Conduite par l'amour divin, elle finisssait toujours par les
trouver, et elle s'empressait de leur prodiguer ses soins et de leur rendre
les plus humbles services. Rencontrait-elle quelques lépreux, quelques gens
couverts d'ulcères ou de plaies engendrant la gangrène, ceux-là devenaient
les objets de son dévouement le plus tendre; elle leur procurait des
demeures saines et commodes, des lits, du linge, la nourriture et les
remèdes dont ils avaient besoin; elle consacrait à cet emploi ses propres
deniers aussi bien que les fonds de l'œuvre de la Miséricorde. Mais elle ne
se bornait pas à ces soins généreux, elle remplissait auprès des malades les
offices de garde et de servante, jusque dans leurs détails les plus
rebutants; elle emportait dans sa demeure les haillons des pauvres, les
purifiait,les lavait, les purgeait de la vermine, les racommodait, et les
rendait parfumés et remis en bon état à ceux à qui ils appartenaient. Jamais
Dieu ne permit qu'aucun des affreux insectes qui pullulent habituellement
dans ces livrées de la misère s'attachât à Catherine. Notre sainte, non
contente d'aller à la recherche des malheureux dans les différents quatiers
de la ville, se rendait très souvent aussi à l'hospice de Saint-Lazare,
destiné aux incurables. Des malades horribles à voir s'y trouvaient réunis;
il en était qui, couverts de hideux ulcères de la tête aux pieds,
répandaient l'odeur la plus infecte; désespérés par la souffrance, ils
avaient sans cesse le blasphème à la bouche et prodiguaient  l'injure à tout
ce qui approchait. Catherine leur opposait une douceur inaltérable; elle les
soignait, les nourrissait, les calmait et les exhortait à la patience, à se
soumettre à la volonté de Dieu et à donner un mérite infini à leurs douleurs
en les unissant à celles plus cruelles encore que Jésus-Christ avait
endurées pour l'amour d'eux. Elle revenait si souvent à la charge
qu'habituellement elle consolait et fortifiait ceux même qui, d'abord,
s'étaient montrés les plus durs et les plus récalcitrants. Cependant notre
jeune sainte avait livré de rudes combats et subi de terribles assauts,
avant d'être arrivée à la faculté de voir et de soigner impunément toutes
les misères humaines.
33

Elle avait une horreur, instinctive pour les maladies, les ordures, les
mauvaises odeurs surtout; mais l'esprit lutta avec courage contre les
répugnances de la chair. Lorsque Catherine sentait son estomac en pleine
révolte, à la vue de certains ulcères purulents et de certains insectes,
elle portait résolument à la bouche ce qui causait son dégoût le plus
violent et elle l'avalait. Et ces actes héroiques elle ne se borna pas à les
faire une ou deux fois, elle les répéta jusqu'à ce qu'elle eût remporté le
triomphe le plus complet, et que la nature fût domptée assez parfaitement
pour être devenue indifférente à toutes choses et ne trouver de plaisir ou
de peine en rien. Après que Catherine se fût livrée quatorze mois aux
mortifications et aux œuvres de pénitence dont il a été question dans ce
chapitre, Dieu lui révéla qu'elle avait abondamment satisfait à sa justice.
" A cette même épôque, ajoutent ses biographes contemporains, le souvenir
peignant de ses fautes, qui jusqu'alors l'avait poursuivie jour et nuit, lui
fut enlevé complètement; de telle sorte qu'elle ne le garda pas plus que si
tous ses péchés eussent été jetés au fond de la mer." Toutefois, malgré la
certitude intime qu'elle éprouvait à cet égard, la sainte continua, pendant
trois années encore, la pénitence que nous avons décrite ci-dessus. Au bout
de ce temps, il n'existait plus en elle de vestiges d'aucun de ses appétits
naturels; elle avait acquis une telle force dans les habitudes vertueuses,
que la pratique de la perfection ne lui semblait accompagnée d'aucune
difficulté, et qu'il ne lui arriva plus jamais d'avoir de tentation.
Chapitre VI. Détails sur la vie intérieure et sur les jeunes extraordinaires
de Catherine. Tandis que Catherine domptait la nature, brisait ses
inclinaisons et anéantissait la volonté propre, jamais elle ne perdait la
présence de Dieu. Elle ne l'avait pas perdue une seule fois depuis le jour
où elle s'était vue terrassée comme un nouveau Saul dans le confessionnal de
Sainte-Marie-des-Grâces. " A partir de cet heureux instant, l'amour divin
remplit son être, à l'exclusion de tout autre sentiment."
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Jamais il n'y eut, dans Catherine de Gênes, de hauts et de bas, de
mouvements de ferveur ou de prostration extraordinaire. Sa conversion ne
s'était pas faite peu à peu et graduellement; elle avait été complète et
instantanée. La sainte ne comprenait pas que l'âme qui aime Dieu pût ne pas
être toute à lui dès le premier moment, et qu'il fût possible d'avancer
méthodiquement dans les voies de l'amour. Elle avait parfois des
discussions, à ce sujet, avec sa belle-sœur Thomasine Fiesca, pieuse femme
de très grand mérite, qui, elle aussi, avait formé le projet de fuir le
siècle et les dangers du monde. Mais Thomasine, loin de rompre brusquement
avec la société, se retirait peu à peu, avait peur de sa propre inconstance,
et coupait doucement les liens qui l'avaient enlacée; en un mot elle
cheminait lentement vers la perfection, par des vertus acquises. Tandis que
Catherine y était arrivée d'un seul bond, par la grâce de Dieu. Notre sainte
blâmait la marche timide de sa belle-sœur, et lui disait parfois que le
véritable amour de Dieu ne pouvait s'arranger de tant de lenteur et de
paresse à son service. "Catherine, lui répondait alors Thomasine, vous
prenez les choses en désespérée; j'ai peur de ne pouvoir persévérer, et je
serais trop accablée de honte, s'il me fallait revenir sur mes pas." Et
Catherine redoublait d'étonnement : la possibilité de retourner en arrière
lui paraissait plus incompréhensible encore que tout le reste. "Si je
revenais sur mes pas, s'écriait-elle, presque hors d'elle-même, je voudrais
non seulement qu'on m'arrachât les yeux, mais encore qu'on me couvrit de
toutes sortes d'opprobes et de honte." Les deux nobles femmes continuèrent
cependant à suivre leurs différentes voies. Thomasine fit de grands progrès
dans la vertu; ayant perdu son mari, elle prit le voile dans le couvent des
dominicaines de Saint-Sylvestre, et vingt ans plus tard, Dieu se servit
d'elle pour réformer un autre monastère du même ordre. Les contemporains
célèbrent   sa haute prudence, sa sainteté et son grand amour de Dieu.
Thomasine a laissé divers écrits et traités de dévotion très estimés; elle
avait un talent remarquable pour la peinture, et, pendant plusieurs siècles,
ses ouvrages en tapisserie ont fait l'admiration du public; elle mourut en
1535, âgée de quatre-vingt-six ans.
35

Quant à Catherine, Dieu seul continua à faire ses opérations dans son âme et
à la guider vers les hauteurs de la perfection la plus sublime, sans
l'assistance d'un prêtre régulier ou séculier. Elle se bornait à se
confesser; mais, pendant vingt-cinq ans, elle n'eut en qualité de directeur
spirituel que Notre-Seigneur lui-même par ses instructions, il réglait la
vie intérieure et extérieure de la sainte et lui apprenait tout ce qu'elle
devait savoir. "Dieu, qui s'était chargé du soin de ma sanctification, dit à
ce propos Catherine, ne voulait pas qu'un autre que lui ne se mêlât de cette
affaire." Cette marche, tout exceptionnelle, a quelque chose qui effraie à
la première vue; elle est contraire à la pratique que recommande l'Eglise
comme la plus prudente et la plus sûre. La direction d'un guide sage et
éclairé met en effet à l'abri des illusions de la vanité et des pièges du
démon. Toutefois, saint Grégoire-le-Grand nous enseigne, dans ses Dialogues,
que parfois Dieu conduit directement certaines âmes privilégiées, sans
l'intervention d'aucune créature. "Il est des âmes, dit ce grand Pape, qui
ont le Saint-Esprit pour maître; de sorte que, si la conduite des docteurs
leur manque, la censure du maître des docteurs ne leur fait pas défaut.
Mais, ajoute saint Grégoire, cette voie de liberté ne convient pas à tous.
Que les faibles prennent garde de se croire ainsi sous la conduite du
Saint-Esprit, de peur qu'ils ne deviennent maîtres de l'erreur, en refusant
de se constituer les disciples d'un homme. L'âme qui est véritablement
remplie de l'Esprit-Saint a, pour le savoir, des signes infaillibles, le
progrès des vertus et l'humilité." Les deux signes que saint
Grégoire-le-Grand indique comme infaillibles se trouvaient réunis au plus
haut degré dans Catherine; d'ailleurs, ses biographes les plus anciens nous
apprennent que Dieu prenait soin de la rassurer et de dissiper les
inquiètudes qu'on chercha à lui inspirer en diverses rencontres, à
l'occasion de la voie qu'elle suivait. Cédant à l'avis de ceux qui lui
disaient qu'elle marcherait plus en sûreté dans le chemin de l'obéissance,
il lui arriva quelquefois de vouloir se soumettre à une direction
spirituelle; mais elle éprouvait  alors un découragement et un malaise
intérieur si grands, qu'elle était obligée de renoncer à son projet; et elle
entendait distinctement la voix de son bien-aimé, qui ui disait en son cœur
: "Confie-toi en moi, et ne te laisse pas troubler par ces pensées de
crainte."
36

Dieu, qui voulait la diriger seul, avait avec elle des colloques dans
lesquels il lui donnait d'admirables leçons. Les trois premières règles
d'une vie parfaite que le le célestes précepteur communiqua à cette âme
prédestinée furent les suivantes : "Ma fille, que jamais on ne vous entende
dire : "Je veux, ou je ne veux pas; Vous ne direz jamais : Le mien, mais
toujours, le nôtre; Ne vous excusez jamais; mais soyez toujours prête à vous
" accusez ". Catherine grava ces leçons dans son cœur, et dans sa mémoire,
et les mit fidèlement en pratique pendant toute sa vie. "En une autre
occasion", disent ses biographes contemporains et les pièces de
canonisation, " le Maître suprême, parlant à sa disciple bien-aimée, lui dit
: " Je veux que vous donniez pour fondement à votre vie spirituelle ces
paroles du Pater : Que votre volonté soit faite; cela signifie, ma fille,
que vous devez vous conformer parfaitement à la volonté de Dieu, en toutes
choses, à savoir, en tout ce qui a rapport à votre corps et à votre âme, à
vos parents et à vos amis, à vos propriétés, à vos joies et à vos douleurs.
Dans la salutation angélique, vous choisirez le mot Jésus, vous l'imprimerez
profondément dans votre cœur, et, dans toutes les occasions et les
nécessités de votre vie, ce mot divin vous servira de guide et de bouclier.
Je veux aussi que vous preniez dans tous les livres saints une seule
expression, qui en est comme la substance et le sommaire; la voici : Amour.
L'amour vous rendra droite et gaie, prête à tout, fidèle, courageuse, et il
vous préservera de toute erreur. Il vous dirigera par sa lumière, sans que
jamais l'assistance d'aucune créature vous soit nécessaire; car jamais
l'amour n'a besoin d'aide; il suffit pour faire réussir tout ce qu'il
entreprend; il ne redoute rien; rien ne le fatigue, le martyre même lui
semble plein de douceur. Aucune parole ne saurait donner une juste idée ni
de la puissnce de l'amour, ni de ses effets. Enfin l'amour règlera et
purifiera vos inclinaisons et vos sentiments, et il consumera toutes les
autres affections de votre âme et de vos sens." Catherine obéit
merveilleusement à ces enseignements célestes, et Dieu la combla de grâces
de plus en plus extraordinaires. L'une de ces grâces lui fut accordée au
commencement du
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carême de la troisième année après sa conversion. Au jour de l'Annonciation,
Notre-Seigneur fit entendre sa voix au cœur de la sainte et l'invita à
l'accompagner dans le désert pour jeûner avec lui. Elle accepta avec joie,
et, au même moment, elle perdit complètement le goût des aliments corporels
et la faculté d'en faire usage. Elle resta jusqu'à Pâques sans prendre
d'autre nourriture que le pain des Anges, qu'elle recevait chaque matin. Les
trois jours de la fête, elle retrouva la faculté de manger, puis elle la
perdit de nouveau, jusqu'à l'accomplissement de la sainte quarantaine.
Pendant les premiers temps de ce jeûne prodigieux, Catherine craignit que
l'excessive répugnance qu'elle éprouvait pour les aliments ne fût une
illusion produite par Satan. Elle continua donc à s'asseoir tous les jours à
la table commune, et elle fit des efforts inouis pour manger. Mais aussitôt
que, surmontant son dégoût extrême, elle avait avalé quelque chose, son
estomac le rejetait avec d'inexprimables douleurs. Ses commensaux stupéfaits
d'un phénomène aussi extraordinaire, eurent inutilement recours à tous les
moyens qu'emploie la médecine en pareil cas; et ne sachant plus qu'imaginer,
ils firent ordonner à Catherine, par son confesseur, de manger comme tout le
monde. Elle obéit avec sa promptitude habituelle; mais, cette fois, le
vomissement fut encore plus douloureux que les précédents, et la sainte
sembla prête à rendre le dernier soupir. Le confesseur, admirait l'opération
divine, n'osa plus renouveler l'expérience. A partir de ce moment et pendant
vingt-trois années consécutives, Catherine Adorne observa ce jeûne complet
durant tous les carêmes et tous les avents. Jamais elle ne mangeait depuis
le lundi de la Quinquagésime jusqu'au dimanche de Pâques, ni depuis la
Saint-Martin jusqu'au jour de Nœl; seulement elle prenait de loin en loin
un verre d'eau mêlée de sel et de vinaigre, non point par goût ou par
besoin, mais en mémoire de la boison offerte au Sauveur crucifié. " Et
lorsqu'elle avalait ce détestable breuvage, ajoutent ses biographes, on eût
dit, au bruit qu'il opérait dans l'estomac de la sainte, qu'il tombait sur
une pierre rougie au feu, tant était grande l'ardeur intérieure qui la
consumait." Il ressort avec évidence des témoignages contemporains et de
toutes les pièces du procès de canonisation que, durant ses longues
abstinences, Catherine se sentait plus forte et plus robuste qu'à
l'ordinaire; elle travaillait davantage sans se
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fatiguer,dormait plus longtemps et mieux, et avait toutes les apparences
d'une santé plus florissante que d'habitude (1). Son humilité ne subit
aucune altération à la suite des grâces et des faveurs visibles et
extraordinaires que Dieu lui accordait; car, un jour que plusieurs personnes
s'étonnaient de son jeûne prolongé, elle s'écria : " Si nous voulons admirer
les opérations divines, occupons-nous plutôt des grâces intérieures que des
choses extérieures. Mon abstinence est l'œuvre de Dieu, ma volonté n'y est
pour rien. Je ne puis donc m'en glorifier; nous ne devons pas même nous en
étonner, car rien n'est difficile au Seigneur. Attachons-nous à considérer
uniquement l'amour avec lequel sa divine majesté opère dans tout ce qu'elle
fait, pour subvenir à nos nécessités et pour sa gloire. Quand l'âme voit les
œuvres si pures et si nettes de cet amour, qui agit sans considération
d'aucun mérite de notre part, elle sent qu'à son tour elle doit aimer Dieu
d'un amour désintéressé, n'ayant en vue que le Seigneur, et non pas les
grâces qu'elle en pourrait recevoir; elle comprend que Dieu est digne d'être
aimé pour lui-même, sans mesure, et sans égard à aucun intérêt personnel."
Baillet, disciple zélé et fidèle de la triste école qui s'est efforcée de
dépouiller les saints de leur auréole et de faire disparaître les miracles
de l'histoire de l'Eglise, a cherché à jeter du doute sur le fait si avéré
des jeûnes de Catherine de Gênes. Il le combat par de pitoyables raisons,
dont la principale est que la chose lui paraît incroyable. Baillet réussit
simplement à faire acte d'aveuglement et d'ignorance : d'aveuglement, parce
qu'un événement miraculeux attesté unanimement par les témoins contemporains
les plus dignes de foi, examiné d'après toutes les règles de la critique
historique, et reconnu véritable dans un procès de canonisation, ne saurait
être raisonnablement l'objet d'un doute; d'ignorance, parce qu'il lui eût
suffi de jeter un coup d'œil sur les annales ecclésiastiques, pour trouver
une foule d'exemples de jeûnes semblables. On les rencontre à travers tous
les siècles, depuis les temps de saint Siméon Styliste et de saint Patrick,
apôtre de l'Irlande, jusqu' à ceux de saint Nicolas de
(1) Les témoignages contemporains nous apprennent que toutes les fonctions
animales habituelles demeuraient suspendues en Catherine durant ces jeûnes.
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Flue, qui, pendant vingt années, ne prit aucune autre nourriture que la très
sainte Eucharistie, de sainte Catherine de Sienne, d'Angèle de Foligno, et
de tant d'autres saints qu'il est inutile de citer ici. Chapitre VII.
Conversion du mari de la sainte. Catherine placée a la tête du grand hopital
de Gênes conversion de marc Del Sale. Julien Adorne avait continué à mener
une vie dissipée, et à se livrer à sa passion pour le jeu et pour les
plaisirs du monde. Catherine, sans jamais se plaindre, priait Dieu de sauver
cette âme qui courait à sa perte. Julien ne mettait pas de bornes à ses
folles prodigalités; au bout de quelques années, il se trouva complètement
ruiné, et, après avoir payé ses dettes, il se vit réduit à un état voisin de
la pauvreté. La fortune de sa femme avait disparu avec la sienne. Alors
enfin, il rentra en lui-même, pria humblement Catherine de lui pardonner sa
conduite passée, se fit recevoir tertiaire dans l'ordre de Saint-François,
et s'associa aux bonnes œuvres de notre sainte. Catherine continuait à
aller à la recherche des infirmes et des malheureux, et à leur prodiguer les
secours et les consolations. Mais Dieu, oulant faire davantage la charité de
sa fille bien-aimée, la transporta sur un plus vaste théatre. Il inspira aux
nobles administrateurs du grand hôpital de Gênes la pensée de confier à
cette femme héroique la surveillance du service des malades de leur
établissement. Ils espèraient que, si elle acceptait cette proposition, les
employés, encouragés par les exemples, rempliraient leurs devoirs avec plus
de zèle, qu'elle leur apprendrait à donner des soins, non seulement aux
corps, mais encore aux âmes des infirmes; et enfin ils jugeaint que la
présence d'une femme de si sainte vie et d'un rang si élevé ferait rejaillir
beaucoup d'honneur sur l'hospice et sur ses chefs et directeurs. Catherine
fut priée, en conséquence, d'étendre sa charité aux nombreux infortunés que
renfermait cette immense mai -
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son, et de leur donner la même assistance qu'à ceux de la ville. Elle
accepta joyeusement; car son divin Maître lui avait dit : "Ma fille, je veux
que toutes les fois que vous serez priée d'accomplir une œuvre de charité,
telle que de servir les pauvres et les malades, vous ne vous en excusiez
jamais, et que toujours vous accomplissiez la volonté d'autrui." Une maison
de très modeste apparence, située à côté de l'hospice et de laquelle
dépendait un petit jardin, était alors disponible. Catherine la loua, afin
d'être plus près de ceux qu'elle devait soigner. Elle s'y établit avec son
époux, et commença à exercer son nouvel emploi. Jour et nuit on voyait la
noble femme, jeune et belle encore, couverte de  vêtements grossiers,
parcourir les salles, s'arrêter à tous les lits, prodiguant les
consolations, et renouvelant les actes héroiques dont nous avons rendu
compte précédemment. Les contemporains rapportent entre autres faits que,
dans les premiers temps du séjour de Catherine au grand hospice, on y avait
recueilli une tertiaire franciscaine, personne de sainte vie, atteinte d'une
fièvre pestilentielle. Cette femme eut une agonie de huit jours, pendant
lesquels elle perdit l'usage de la parole. Notre sainte la visitait
fréquemment, et l'engageait à appeler Jésus. La moribonde ne pouvait
proférer un son; mais le mouvement de ses lèvres et l'expression de son
regard prouvaient qu'elle avait la volonté de le faire, et que son cœur
était brûlant d'amour." Alors, dit encore le vieil historien, Catherine, lui
voyant la bouche pleine de Jésus, ne se contint plus; elle baisa avec
transport les lèvres de la mourante, pour y recueillir le nom sacré de son
bien-aimé. Mais, elle y prit aussi le germe de la peste qui la réduisit à
toute extrémité. Elle en guérit contre toute espèrance, et rentra dans ses
fonctions habituelles." Catherine eut occasion d'exercer l'obéissance à un
degré héroique, tandis qu'elle assistait les malheureux du grand hospice.
Elle exécutait humblement, sans se permettre une observation ou une
réplique, les ordres que lui donnaient les officiers inférieurs et les
serviteurs de l'établissement, et ceux-ci abusaient des vertus de la sainte,
pour la traiter comme si elle eût été leur servante, et l'accabler souvent
des reproches les plus injustes. Elle supportait tout, jamais elle ne
répondait; et cette humilité excessive lui attirait de nouveaux mépris. Ces
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mépris étaient pour elle une source de joie intime; car son désir le plus
ardent était d'ocuper le dernier rang dans l'estime de tout le monde; elle
chercha, et réussit, à se rendre plus vile encore dans l'opinion de ceux qui
l'entouraient, en demandant l'aumône dans les rues et aux portes des
églises, et en vendant l'ouvrage de ses mains pour vivre. Les employés de
l'hôpital profitèrent avec empressement de cette circonstance pour tourner
en ridicule une personne dont le zèle et l'abnégation contrastaient avec
leur paresse et leur vénalité. Mais, si les serviteurs de l'hospice
méprisaient la sainte, ses nobles protecteurs, au contraire, observateurs de
ses vertus, de son dévouement, et de la puissance merveilleuse que Dieu lui
avait donnée pour la conversion des âmes, éprouvaient pour elle une
vénération sans bornes. A près avoir été témoins, pendant plusieurs années,
de son ardeur et de ses travaux, ils la nommèrent rectrice de
l'établissement, et ils lui confèrèrent des pouvoirs illimités. Catherine
accepta, sans sortir pour cela de son humilité et de son abjection; elle
remplit scrupuleusement les devoirs étendus de sa charge; mais ne renonça à
aucune de ses œuvres habituelles de charité. On était stupéfait en voyant
que, malgré ses longues oraisons, ses fréquents ravissements, elle savait
s'arranger de manière à ne rien négliger, et à ne jamais oublier la moindre
des affaires confiées à ses soins. Dieu lui-même y veillait; les immenses
sommes nécessaires à l'entretien de l'établissement lui passaient par les
mains; elle était chargée des recettes et des dépenses; elle tenait registre
de tout, et jamais, après de longues années de gestion, on ne put découvrir
l'erreur la plus légère dans ses comptes. "Mais, dit à ce propos son
biographe, autant elle était attentive au bien des pauvres, autant elle
avait peu de souci de ce qui lui appartenait en propre; Catherine ne
s'occupait en aucune façon de ses affaires privées, elle avait remis à Dieu
la direction de tout ce qui regardait sa personne, et elle était à cet égard
dans l'indifférence la plus complète." La sainte dirigea jusqu'à sa mort le
grand hospice de Gênes. Ce qu'il y a de plus remarquable et de plus
extraordinaire, c'est qu'en remplissant avec un zèle incomparable ses
laborieuses fonctions de directrices, elle se bornait à obéir à l'impulsion
divine qui la poussait à travailler, à marcher et à par -
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ler, mais sans faire, pour ainsi dire, d'acte de volonté. Les puissances de
son âme étant complètement submergées dans l'océan de l'amour de Dieu, elle
restait étrangère à ce qui se passait autour d'elle : " Elle était si pleine
de Dieu, dit son plus ancien historien, que l'accès de son cœur et de son
esprit demeurait entièrement fermé aux créatures; elle était par conséquent
incapable d'appliquer sa mémoire, son intelligence, et ses autres facultés,
aux actions extérieures; mais, lorsque cela devenait nécessaire, le Seigneur
la rendait à elle-même, de manière qu'elle pût opérer au dehors." Catherine,
tout en agissant lorsque Dieu l'y incitait, ne sortait pas de la solitude et
du receuillement intérieur, et ne permettait jamais à quoi que ce soit de se
placer entre elle et son bien-aimé. Sa crainte à ce sujet était telle, qu'un
jour elle s'écria : " Seigneur, vous me commandez d'aimer le prochain, et
cependant je ne puis aimer que vous, et je ne veux pas que jamais l'amour de
la créature se mêle à celui que je vous porte : comment donc ferai-je ? ."
La voix divine qui lui parlait se fit entendre dans l'intérieur de son
cœur, et lui dit : " Ma fille, celle qui m'aime doit aimer aussi ce que
j'aime; par conséquent elle doit aimer le prochain, après Dieu, s'employer
de corps et d'âme pour procurer son salut, et ne jamais éviter les
occasions, même pénibles et dangereuses, de lui porter secours. L'amour du
prochain est une marque infaillible de l'amour que la créature porte à Dieu,
puisque le Seigneur est le créateur, le père et le conservateur de tous les
hommes. C'est par l'amour du prochain que la créature reconnaîtra
véritablement le grand amour que Dieu lui porte; ne pouvant faire de bien à
la divine Majesté qui n'en a pas besoin, elle en procure, pour son amour,
aux membres souffrants de Jésus-Christ. La charité envers le prochain est
une des vertus les plus excellentes elle consiste : A lui vouloir le même
bien que l'on se veut à soi-même. A céder les intérêts temporels pour
procurer le salut de son âme. A lui faire le bien sans en rien prétendre,
purement pour l'amour de Dieu." Catherine fut alors rassurée, craignant
cependant la faiblesse humaine, et redoutant ce qui aurait pu troubler
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son colloque intérieur, elle demanda au Seigneur de lui enlever,
complètement et parfaitement, le souvenir de toute œuvre de charité
aussitôt qu'elle l'aurait accomplie. Cette grâce lui fut accordée.Nous avons
dit qu'en se chargeant de la direction du grand hôpital, la sainte n'avait
pas cessé de s'occuper des infortunés de la ville. Or il advint, un jour
qu'une femme, nommée Argentine, se rendit à l'hospice pour demander à
Catherine de venir voir son mari et de prier Dieu pour lui. C'était un nommé
Marco del Sale, qui habitait dans le quartier du Môle. Il avait un cancer au
nez; et, après avoir fait usage inutilement des remèdes employés dans la
médecine, il était dans un état voisin du désespoir. " Notre sainte était de
si grande et prompt obéissance " envers chacun ", que, lorsqu'on l'appelait
pour faire une œuvre de miséricorde, elle se levait aussitôt et allait là
où on  la conduisait. Elle suivit donc l'étrangère; et, étant arrivée auprès
du malade, elle le consola par quelques paroles toutes parfumées de charité
et d'humilité. Puis elle partit, accompagnée d'Argentine, pour retourner à
l'hôpital. Les deux femmes, passant devant l'église de
Sainte-Marie-des-Grâces, dite la vieille, y entrèrent. Là, s'étant
agenouillée dans un coin, Catherine se sentit poussée à prier pour Marco del
Sale; et, après avoir terminé son oraison, elle s'en revint chez elle et
congédia Argentine. Celle-ci s'empressa d'aller rejoindre son mari. "Elle le
trouva aussi changé que si d'un démon il fût "devenu un ange"; dès qu'il la
vit, il s'écria, d'un cœur joyeux et attendri :" O Argentine, dis-moi
qu'elle est la sainte âme que tu m'as amenée ici ?" -  "C'est  Mme Catherine
Adorna, répondit-elle, qui est de très parfaite vie". Alors le malade ajouta
:" je te prie pour l'amour de Dieu, de me l'amener une autre fois". Sa femme
le lui promit; et, en effet, le jour suivant elle retourna à l'hôpital,
supplia la bienheureuse Catherine de visiter encore Marc, et lui raconta ce
qui s'était passé. La sainte n'ignorait pas le changement qui s'était opéré
dans le malade; la correspondance qu'elle avait sentie pendant sa prière de
la veille l'avait instruite de tout. Car jamais elle ne pouvait se mettre à
faire d'oraison particulière, que d'abord elle ne se sentit émue
intérieurement et attirée de Dieu, et cette même émotion lui faisait
comprendre aussi qu'elle serait exaucée. Lorsqu'elle  entra dans la chambre
de Marc, il l'embrassa
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et pleura longtemps; puis, le visage baigné de larmes, il lui dit avec une
extrême douceur : -" Madame, j'ai désiré que vous vinssiez ici, premièrement
pour vous remercier de la grande charité que vous m'avez témoignée, et puis
pour vous demander une grâce que je vous supplie de ne pas me dénier. Il
faut que vous sachiez que, lorsque vous fûtes partie d'ici, Notre Seigneur
Jésus-Christ vint visiblement à moi, en la même forme sous laquelle il
apparut à sainte Madeleine dans le jardin; il me donna sa très sainte
bénédiction, me pardonna mes péchés, et me dit de me préparer, parce qu'au
jour de l'Ascension je m'en irais à lui. Je vous prie donc, ma très douce
mère, qu'il vous plaise d'accepter Argentine pour votre fille spirituelle,
et de toujours la tenir auprès de vous; et toi, Argentine, je te prie de
l'avoir pour agréable." Les deux femmes, ayant entendu ces paroles, y
acquiescèrent joyeusement. Catherine partit, et Marc fit demander un
religieux de l'ordre de Saint-Augustin, du monastère de la Consolation, se
confessa et communia. Puis il mit ordre à ses affaires avec un notaire, en
présence de ses parents, en ayant soin de disposer toutes choses de manière
que chacun fût satisfait. Ceux qui l'entouraient croyaient que l'excès de la
souffrance lui avait fait perdre le sens, et ils lui disaient : - Marc,
prends courage, car bientôt tu seras en santé; il n'est pas encore besoin
que tu t'occupes de ces choses. Mais leurs discours ne firent aucune
impression sur le malade. La veille de la fête de l'Ascension, il demanda
encore le même religieux, se confessa de nouveau et reçut le saint viatique;
puis il se fit donner l'extrême-onction avec la recommandation de l'âme, "se
munissant ainsi de toutes choses nécessaires à son voyage avec de grands
sentiments de dévotion." Lorsque la nuit commença, Marc pria le confesseur
de retourner à son monastère. " Quand le moment sera venu, ajouta-il, je
vous avertirai." Chacun étant alors sorti de la maison, il demeura seul avec
Argentine, sa femme; et, se tournant vers elle, il lui présenta le crucifix
qu'il tenait à la main, et lui dit : "Mon amie, voilà celui que je te laisse
pour mari; prépare-toi à souffrir; je te l'annonce, tu souffriras beaucoup;
mais donne-toi toute à Dieu, et réjouis-toi, car la douleur est l'échelle
par laquelle on monte au ciel." Marc passa toute la nuit à donner de pieux
avis à celle qu'il allait quitter; et, l'aube du jour ayant paru, il lui dit
encore : " Agentine, reste fidèle à Dieu, l'heure est venue". Ayant
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prononcé ces paroles, il expira doucement. Au même moment, son confesseur
entendit distinctement frapper à la fenêtre de sa cellule, et dire ces mots
: Ecce Homo, - Voici l'homme. Il comprit que Marc était allé à Dieu. Le
corps ayant été enseveli, Argentine se retira auprès de Catherine, qui
l'accepta pour sa fille spirituelle, ainsi qu'elle l'avait promis. Elle ne
la quitta plus, et c'est grâce aux soins de cette veuve dévouée que notre
sainte atteignit un âge avancé. " Si elle n'eût eu cette fille, elle fût
morte longtemps auparavant." Argentine eut beaucoup à souffrir, moralement
et physiquement, de plusieurs douloureuses et longues maladies; Marc le lui
avait annoncé; mais elle porta sa croix avec une angélique patience.
Catherine la menait toujours et partout avec elle; et un jour qu'elles se
trouvaient ensemble dans l'église de Notre-Dame, dont il a été question
ci-dessus, la sainte dit à sa compagne : " C'est ici le lieu où fut impétrée
la grâce pour votre mari". Le Seigneur permit qu'elle prononçât ces paroles,
afin que ce grand miracle fût publié et manifesté pour l'édification des
fidèles. Chapitre VIII. Effets admirables de l'amour de Dieu dans l'âme de
Catherine et son union avec Notre-Seigneur. Nous croyons nécessaire de
présenter quelques observations au lecteur, avant de commencer ce chapitre
et ceux qui le suivront, afin qu'il n'en force pas le sens. La crainte des
peines de l'enfer est un sentiment bon et saint que l'Eglise approuve; à
plus forte raison, elle approuve l'espoir des récompenses. Les plus grand
saints se sont aidés pendant la vie de ce dernier stimulant. Mais Dieu peut
élever ici-bas certaines âmes à un état qui semble réservé exclusivement aux
bienheureux; l'erreur serait exceptionnel. Le Seigneur a voulu faire pour
Catherine un miracle perpétuel; il a voulu nous montrer un séraphin dans une
chair mortelle. Voilà ce qu'il importe de ne pas oublier en parcourant les
chapitres qu'on va lire.
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Mais, dira-t-on, à quoi bon proposer une vie inimitable ? Pourquoi est-il
dit : " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait",
demanderons-nous à notre tour ? Ces préliminaires posés, nous reprenons
notre récit. Le langage humain ne fournit pas de termes propres à exprimer
et à faire comprendre le degré d'amour de Dieu auquel était arrivé
Catherine. Depuis le jour où la grâce l'avait terrassée aux pieds de son
confesseur, cet amour, dégagé de tout alliage impur, de toute attache aux
créatures, de toute influence exercée par les sens, de tout mélange
d'amour-propre, ne s'était pas refroidi un instant, et seul il avait rempli
son cœur et son esprit. Elle affirmait elle-même ne pas savoir ce que
c'était que souffrir intérieurement ou extérieurement par la chair, le
monde, le démon ou quelque autre cause que ce soit; transformée et fondue
entièrement en son Dieu, sa volonté ne pouvait considérer comme choses
adverses rien de ce qui lui arrivait; loin de là, elle prenait tout, plaisir
et peine, santé, maladie ou souffrance, comme lui étant envoyé par celui
qu'elle aimait; et dès lors elle y trouvait sa volupté et sa joie. Souvent
Dieu la faisait boire au torrent des délices des bienheureux, et la
remplissait d'une suavité spirituelle si exquise, que le corps lui-même y
participait et en ressentait les surprenants effets. Cela lui arrivait en
particulier après la communion. Lorsqu'elle éprouvait ces joies qui lui
faisaient connaître par anticipation le bonheur des élus, elle s'adressait
au Seigneur et lui disait : " O Jésus, voulez-vous m'attirer par ces
douceurs ? C'est vous-même que je désire et que j'attends, et non pas ce qui
vient de vous. Je n'ai pas besoin de ces secours, pour m'approcher de vous.
Je veux vous aimer d'un amour pur et sincère, sans aucune nourriture pour le
corps ou pour l'âme. Je fuis ces goûts délicieux qui, si je les savourais,
mettraient obstacle au désintéressement de mon amour. Je ne recherche pas
ces suavités dans la vie présente; vous le savez, ô mon Dieu, je n'aspire
qu'à jouir de vous seul; je dois donc tenir mon cœur dégagé de ces
consolations et n'y attacher aucun prix, car souvent elles corrompent
l'amour. Je vous résisterai, ô mon Dieu, tant que je le pourrai, je ne me
prêterai à aucune de ces jouissances, et je vous supplie de ne les accorder
désormais, ni à moi, ni à ceux qui ne cherchent et
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ne veulent que votre amour, car ce ne sont pas les moyens qui y mènent !"
Mais Catherine avait beau faire, plus elle refusait les consolations
spirituelles, plus Dieu les lui accordait, précisément parce qu'elle les
refusait. Elle eût désiré que toutes les créatures aimassent Dieu et le
servissent sans aucun espoir de récompense. Notre -Seigneur lui avait fait
connaitre un jour la pureté de l'amour qui, pendant sa vie terrestre,
l'avait poussé à souffrir pour elle. Cette vue avait allumé un sentiment de
reconnaissance si passionné dans le cœur de Catherine, qu'à son tour elle
voulait aimer Dieu pour lui-même et sans aucun intérêt. " O mon très doux
Jésus, s'écriait-elle, avons-nous besoin de consolations et de l'espérance
d'être récompensés sur la terre et au ciel, pour nous engager à vous aimer
et à vous servir ? Vous qui êtes le Seigneur de toutes choses, vous n'avez
pas consulté les satisfactions de votre âme et de votre corps, lorsque vous
êtes venu ici-bas pour opérer  le salut du monde ! L'homme donc, à son tour,
devrait n'avoir aucun égard aux siennes dans l'accomplissement de votre
sainte volonté. Ce qu'exige d'ailleurs cette volonté souverainement aimable
est pour notre bien et notre utilité." La bienheureuse Catherine avait sans
cesse présentes à la mémoire les paroles de Jésus-Christ : " Celui qui
connait mes commandements, et qui les observe, a pour moi un amour
véritable." Et il lui semblait que, plus que personne, elle était tenue
d'obéir à la loi sainte, pour exprimer à Dieu sa tendresse et la violence de
son amour. " O Seigneur, disait-elle souvent, si les autres ont une
obligation d'observer vos commandements, si pleins de suavité et si
conformes à l'esprit, bien que contraires à la sensualité, j'en veux avoir
dix. Vous nous les imposez pour nous procurer la paix, le bien suprême,
l'union avec vous !" La sainte, ajoute encore son premier historien, était
si dégagée des créatures, des affections, et des sentiments propres de l'âme
et du corps, et si complètement plongée, avec l'entendement, la volonté et
la mémoire, dans le paisible océan de son amour, que souvent elle ne
trouvait plus de mots pour exprimer ce qu'elle éprouvait, et alors tout son
parler était soupirs remplis de flammes ardentes avec perte des sens.
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Il lui paraissait que chacun pouvait se précipiter avec les mœlles de l'âme
et du corps dans le même amour qu'elle, et que, puisque Dieu s'est fait
homme pour nous faire Dieu, nous devons tous nous faire Dieu par
participation. Elle sentait en elle-même un continuel rayon d'amour venant
d'en haut; ce rayon lui avait été donné dès le commencement de sa
conversion, et la liait au Seigneur comme par un fil d'or pur et
indescriptible. Elle savait que jamais ce fil ne se délierait, que jamais
elle ne perdrait Dieu, et toute crainte mercenaire et servile avait disparu
de son cœur. Sa confiance était telle, que lorsqu'elle était attirée à
prier pour quelque chose, il lui était en l'esprit : Commande, car l'amour
le peut faire. " O mon doux Amour, s'écriait-elle alors, je ne saurais
comprendre que l'on puisse aimer autre que vous, et si je la comprenais j'en
aurais une peine extrême." Puis, s'adressant à ceux qui l'entouraient, elle
ajoutait, les yeux enflammés et le visage brûlant : " L'amour divin est
proprement et vraiment notre amour, car nous avons été créés pour lui; mais
l'amour de toute autre chose n'est en réalité que de la haine, car il nous
prive de notre propre et vrai amour qui est Dieu. Aimons donc celui qui nous
aime, à savoir le Seigneur; laissons ce qui ne nous aime pas, c'est-à-dire,
toutes les choses au-dessous de Dieu, car elles sont ennemis du vrai amour
et lui font obstacle !" " C'est amour est si doux et si plein de charmes
ineffables, qu'à côté de lui tout autre amour parait triste et désolé; il
rend l'homme si riche, que tous les biens de ce monde lui semblent une pure
misère : il élève et porte si fort les affections en haut, qu'on ne sent
plus la terre sous les pieds et que l'on ne connait plus les peines
d'ici-bas; il donne enfin à la créature une si parfaite liberté, qu'elle
demeure toujours avec Dieu sans aucun empêchement." De semblables
expressions étaient fréquentes dans la bouche de Catherine; elles
ravissaient ceux qui avaient le bonheur d'entendre cette femme séraphique.
Un religieux franciscain, le Père Dominique de Pouzo, se trouvait un jour
présent à un de ces entretiens. Voulant éprouver la sainte, ou espèrant
peut-être lui inspirer le regret de ne pas avoir embrassé l'état monastique,
il se mit à vanter cet état et à dire qu'en sa qualité de religieux, ayant
renoncé à jamais aux choses de la terre, il était plus apte à aimer Dieu
49

que Catherine, qui tenait encore au monde par le bien conjugal. Impatiente
de ce discours qui prétendait poser des bornes à son amour, elle se leva,
les yeux étincelants, comme ravie hors d'elle-même par la puissance des
sentiments qui bouillonnaient dans son cœur, et elle s'écria : " Si j'étais
persuadée que votre scapulaire pût ajouter la moindre étincelle au feu de
mon amour, et si je ne pouvais m'en emparer autrement, je vous
l'arracherais, sachez-le bien. Au reste, il se peut que votre état régulier
et votre renoncement à tout vous fassent acquérir des mérites supérieurs aux
miens, et si cela est, je vous en félicite. Mais, pour ce qui est de l'amour
de Dieu, jamais je ne croirai que je sois incapable d'en avoir autant que
vous; rien n'arrête le mien, et, si quelque chose pouvait lui faire
obstacle, il ne serait pas pur." Elle prononça ces mots avec une si extrême
véhémence, qu'elle avait l'air d'une prophétesse inspirée. Puis, quittant
les assistants étonnés, elle se retira dans sa chambre et dit à Dieu : " O
Seigneur de tout mon être, si le monde, le mariage, ou quoi que ce soit,
était capable de m'empêcher de vous aimer, l'amour serait une chose vile;
mais il a assez de force pour vaincre tout ce qui s'oppose à lui !". Les
Bollandistes observent, au sujet des paroles que nous venons de rappeler,
qu'assurément il n'entrait pas dans la pensée de Catherine de contester que
l'état religieux ne fût pas le plus parfait de tous, ou d'établir entre la
condition de séculier et celle de religieux une comparaison défavorable à ce
dernier, mais qu'elle voulait simplement faire connaitre la disposition dans
laquelle la bonté divine avait mis son âme." Elle comprenait qu'il est plus
difficile d'arriver au pur amour dans le siècle que dans la vie religieuse;
mais elle jugeait avec raison que l'habit seul ne fait pas le moine." On se
tromperait également si l'on croyait découvrir dans ces expressions quelque
trace de vaine gloire ou de présomption. Ces sentiments étaient complètement
étrangers à Catherine. " Elle eût supporté mille morts plutôt que de
s'attribuer quelque bien et de ne pas tout rapporter au Seigneur; elle
savait que, par elle-même, elle était vile et pleine d'iniquités, et elle
avait coutume de répéter souvent que l'homme, livré à ses seules forces,
parcourrait promptement le cercle complet de la malice, et que toute vaine
gloire provient de sottise et d'ignorance."
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Telles étaient les pensées de Catherine. Loin de s'enorgueillir de quoi que
ce soit, elle disait : " Je ne voudrais pas que jamais on m'attribuât un
seul acte méritoire, quand même je serais certaine avec cela de ne plus
tomber et d'être sauvée; la vue d'un tel acte me serait un véritable enfer;
je serais pire que le démon et je déroberais à Dieu ce qui lui appartient,
si je pensais avoir travaillé moi seule à mon salut et avoir accompli moi
seule un acte qui, comme mien, m'aidât à me sauver sans la grâce divine.
Toutes les actions et œuvres vertueuses sont sans valeur si elles ne sont
vivifiées par la grâce vivifiante; cependant il est besoin de travailler et
de s'exercer, car la grâce divine ne vivifie que celui qui opère, et elle
est toujours à sanctifier ce que fait la créature qui n'est point en péché
mortel. Tout le monde peut se sauver, car chacun est maître d'user du libre
arbitre que Dieu lui a donné pour faire le bien et quitter le mal; mais de
même aussi chacun peut être assuré qu'il sera damné éternellement s'il
demeure en péché mortel, quelques bonnes œuvres qu'il produise; car elles
ne seraient point vivifiées par la grâce, et elles demeuraient mortes." Donc
nous devons agir et opérer, mais en même temps nous devons reconnaître : "
Premièrement, que tout le bien vient de Dieu; c'est en lui qu'il faut le
voir, le vouloir, le laisser, car tous les bons mouvements et toutes les
bonnes opérations qui se peuvent imaginer descendent de cette source
originelle de l'amour divin. " Secondement, que tout le mal vient de la
créature seule et est commis par vaine gloire; de nous-mêmes nous ne pensons
qu'à nos sensualités, nous suivons l'inclinaison mauvaise que le péché a
imprimée dans la nature, et cette inclinaison nous tire toujours en bas, de
même que la pierre lancée en l'air cherche toujours à revenir à la terre et
y revient de fait si elle n'en est empêchée."  Les contemporains rapportent
de Catherine beaucoup d'autres paroles encore qui expriment la vive horreur
que lui inspiraient la présomption et la vanité, et témoignent de la
profonde humilité avec laquelle elle rapportait toutes choses au Seigneur.
Il advint un jour que quelqu'un lui adressa un éloge à l'occasion de ses
innombrables œuvres de charité et de ses mortifications. La bienheureuse
repoussa ces paroles louangeuses avec la plus grande énergie et s'écria
impétueusement : " S'il
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" y a quelque chose de bon en moi, ou dans d'autres créatures, cela vient
véritablement de Notre-Seigneur; ce que je fais de mal vient au contraire de
moi seule, je n'en puis attribuer la faute ni au démon ni à qui que ce soit,
mais uniquement au mauvais usage que je fais de mon libre arbitre, à ma
volonté, à mon inclinaison, à ma superbe, à ma sensualité et à mes
mouvements dépravés; si le Seigneur ne m'assistait, je ne ferais jamais
aucun bien. Pour ce qui est de mal faire, je suis pire que Lucifer, et cela
je le reconnais avec une certitude si complète, que, si tous les anges me
disaient le contraire, je ne le croirais pas, parce que je vois clairement
que le bien est en Dieu, et qu'en moi, sans la grâce, il n'y a autre chose
que défaut, misère et néant..." Le langage de Catherine était plutôt
angélique qu'humain, à ce qu'en rapportent ses contemporains. Elle affirmait
un jour que, par la bonté de Dieu, elle possédait l'amour, sans crainte de
le perdre jamais; puis elle ajoutait que la foi et l'espérance n'existaient
plus en elle, et qu'elles avaient été remplacées par la certitude et la
possession du bien suprême. " Un cœur qui se trouve en Dieu, dit-elle en
une autre occasion, voit au-dessous de soi de toute chose créée, non par
orgueil et superbe, mais par l'union qu'il a avec le Seigneur, et par
laquelle il lui semble que tout ce qui est à Jésus est aussi tout sien. Oui,
mon amour, vous êtes mien, tout est mien, parce que tout ce qui est à vous
est à moi. Je ne vois autre chose que vous, c'est vous seul que je comprends
et que je connais. Je ne puis être vaincue, vous êtes ma forteresse; on ne
saurait me donner de crainte ou d'effroi par l'enfer, ni de joie par le
ciel, car tout ce qui m'advient je le prends de votre main, et ainsi je
demeure parfaitement en paix auprès de vous. Je suis muette et absorbée en
vous, je ne puis voir ni bien, ni béatitude en aucune créature, à moins
qu'elle ne soit tellement perdue et plongée en vous, que vous seul demeuriez
en elle et elle en vous. Je ne saurais dire en vérité qu'aucun saint soit
bienheureux de lui-même, car je vois que la béatitude des saints est hors
d'eux et toute en vous par excellence; ils ont la béatitude en tant qu'ils
sont anéantis en eux-mêmes et revêtus de vous; ils ne l'ont pas en tant
qu'ils se trouvent dans leur être propre. Mais, hélas! en parlant de ces
choses, je vois
52

" à quel point les paroles sont défectueuses; elles ne peuvent exprimer ce
que je voudrais que chacun pût saisir, étant convaincue que si on me
comprenais, toutes les créatures seraient embrasées de l'amour divin."
Catherine revenait souvent à exprimer cette ardente envie de pouvoir faire
passer dans le cœur des autres les flammes qui brûlaient dans le sien.
L'indifférence de la plupart des hommes envers Dieu lui causait une profonde
douleur; il lui semblait inconcevable que l'on pût s'attacher à un autre
objet et que l'on tint si peu compte de l'amour immense qui a poussé le
Seigneur à prendre notre nature et à subir les tourments de sa passion pour
nous sauver. Puis quand elle se rappelait que Dieu l'avait arrachée
elle-même à sa tièdeur passée, par une grâce aussi efficace que celle dont
il avait usé envers la plus illustre des pénitentes et le glorieux apôtre
des gentils, son ardeur redoublait et elle disait à son bien-aimé : " Je ne
veux que vous, ô Jésus, et je n'aurai de repos que lorsque je serai parvenue
à me cacher dans votre cœur où disparaissent toutes les formes créées." Ces
expressions de la sainte expliquent le violent désir de la mort qui
l'assiègea pendant deux années environ; elle n'en pouvait entendre parler
sans que tout son intérieur ne débordât de joie. Elle l'allait toujours
cherchant avec l'esprit dit son biographe. " O mort cruelle, s'écriait-elle
souvent, pourquoi me laisses-tu demeurer en un si grand désir de toi ! Puis
elle nommait la mort douce, suave, gracieuse, belle, forte et digne. Je ne
trouve en toi qu'un seul défaut, ajoutait-elle, tu es trop lente à qui te
désir, et trop prompte à qui  te fuit! Mais, je le reconnais, tu fais toutes
choses selon l'ordre établi par ce grand Dieu qui ne se trompe pas; nos
appétits désordonnés seuls ne s'accordent pas avec toi; s'ils étaient bien
réglés, nous serions tous en paix et en repos, nous ne murmurerions ni
contre la volonté du Seigneur, ni contre toi, et nous en viendrions à être
aussi indifférents à la vie et à la mort que si nous étions déjà ensevelis."
" Il me semble, disait encore Catherine, que si j'avais eu le droit de faire
élection d'une chose, la mort eût été celle que j'aurais choisie; car, grâce
à elle, l'âme se trouve sans la crainte de jamais rien faire qui puisse
donner empêchement à son pur amour, et en même temps elle est délivrée et
tirée hors de la prison de ce pauvre corps et de ce monde, qui
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cherchent si souvent à l'éloigner de son but pour l'occuper de leurs
misérables intérêts. Or l'âme qui est presque tout absorbée en Dieu
considère le corps, le monde et leurs œuvres, comme ses ennemis et,
craignant de leur être sujette, elle aspire à s'en séparer. D'ailleurs, elle
sait que, par le moyen de la mort corporelle, elle s'unira avec Dieu, dans
lequel sont rassemblés et recueillis tous les biens que l'on peut posséder
ou désirer. La vie d'ici-bas est une prison obscure pour le cœur généreux
et noble qui aime parfaitement Dieu; mais pour les cœurs lâches, abjects et
pusillanimes, qui ont mis leurs soins et leurs affections dans la fange des
plaisirs, la mort n'est plus une délivrance; elle leur est une désolation et
un ennui. " L'âme qui aime Dieu et qui est attirée à la perfection de
l'amour, se voyant emprisonnée au monde et en la chair, considérerait la vie
corporelle comme un enfer, si la divine providence ne la soutenait; car
cette vie l'empêche de parvenir à la fin pour laquelle elle a été créée et
qui n'est autre que Dieu lui-même." Chapitre IX. Suite du précédent. Sainte
Catherine de Gênes, semblable au roi-prophète, au séraphin d'Assise, et à
sainte Rose de Lima, exhortait la création entière, même les choses
inanimées, à louer, à bénir, à adorer leur Créateur. Souvent, en entrant
dans le petit jardin qui dépendait de sa demeure, elle s'adressait aux
fleurs qui y croissaient, et elle leur disait : " Petites plantes, mes
amies, n'êtes-vous pas les créatures de mon Dieu, ne vous a-t-il pas donné
vos brillantes couleurs et vos senteurs si suaves ?... Aimez-le donc et
bénéissez-le à votre manière! Mais ces exclamations, par lesquelles la
sainte cherchait à livrer passage au feu intérieur qui la consumait, ne
servaient au contraire qu'à en augmenter les flammes; les battements
accélérés de son cœur paraissaient alors prêts à rompre son enveloppe; et
ce cœur bouillonnant, ne pouvant plus contenir les ardeurs qu'il
renfermait, les répandait sur la surface du corps, lequel en était pénétré
au point de devenir brûlant au toucher. Le feu divin fini même par se faire
jour dans l'organe qui en
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est le siège principal, la poitrine de Catherine fut traversée, de  part en
part, d'une ouverture qui attirait et rendait l'air extérieur. La place
était douloureuse; la sainte y portait souvent la main par un mouvement
instinctif pour se procurer quelque soulagment; " elle haletait comme un
soufflet, mais tantôt "plus, tantôt moins, car elle n'eût pas pu supporter
le plus pendant deux jours consécutifs sans en mourir". Quand cette extrême
ardeur se calmait un peu, le cœur demeurait comme fondu et anéanti dans un
océan d'une douceur infinie. Dieu laissait quelquefois Catherine se reposer
avec cette impression, plongée et ravie en un goût et en un sentiment
intérieur qui l'absorbaient entièrement. Mais bientôt le Seigneur permettait
qu'elle subit un nouvel assaut, plus violent même que le précédent. Alors
elle était tellement dévorée de l'amour en ses entrailles, qu'elle perdait
l'usage de la parole; à peine pouvait-elle prononcer encore, tout bas, ces
mots : Mon cœur s'en va, je le sens consumé... Amour, je n'en puis plus.
Lorsqu'elle revenait à elle, sa face était si vermeille, qu'on eût dit un
chérubin, et il lui semblait qu'elle pouvait s'écrier avec le glorieux
apôtre : Qui me séparera de la charité de Dieu ? Catherine assurait que, si
on examinait son cœur après sa mort, on le trouverait réduit en cendres et
entiètrement consumé. Malheureusement cet examen n'a pas été fait; il eût
révélé peut-être des phénomènes pareils à ceux qui  se sont présentés, lors
de l'autopsie de la Clarisse Anne Nobili, de sainte Véronique Juliani et de
plusieurs autres mystiques célèbres. Il est digne de remarque que, tandis
que Catherine s'était livrée aux mortifications les plus rigoureuses et aux
œuvres les plus austères, pendant les années qui suivirent sa conversion,
son corps s'était accommodé de tout; parfaitement soumis à l'esprit, il lui
avait obéi sans essayer de regimber ou de se lamenter. Au contraire, lorsque
les feux de l'amour qui consumait le cœur de la sainte eurent atteint leur
plus grande intensité, ce même  corps en souffrit horriblement, sans
pourtant jamais se révolter. Cela se comprends et s'explique : pendant les
pénitences, l'esprit correspondait encore au corps et lui donnait la vigueur
nécessaire à des opérations de cette nature; mais après que l'esprit, en
lequel et avec lequel Dieu opérait immédiatement, se fut, en quelque
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sorte, séparé des choses créées, la partie physique demeura complètement
abandonnée. Ses forces ne suffisaient pas à ce qu'elle devait porter, et,
cependant, elle ne trouvait nulle part d'aide ni de correspondance. Le
corps, dit à ce propos l'historien contemporains, est un sujet capable de se
livrer à des pénitences humaines; mais il n'est pas à la hauteur d'un amour
si ardent : par conséquent, la nécessité de supporter un esprit devenu tout
de feu par une vraie union avec Dieu et une tranformation intime en lui
était pour lui un tourment plus terrible que le martyre. Toutefois Catherine
ne pouvait estimer cette souffrance. Elle n'avait qu'un désir, celui que la
volonté divine s'accomplit en elle; elle la sentait imprimée dans son âme,
et elle avait une confiance telle que souvent elle s'adressait à Jésus les
paroles suivantes : "Je sais qu'en tout ce que je penserai, dirai et ferai,
vous ne me laisserez pas faillir." C'est le propos de l'amour d'unir celui
qui aime à l'objet aimé de manière à ce que les deux êtres n'en fassent pour
ainsi dire plus qu'un. Or c'est là ce qui était advenu de notre sainte.
L'amour immense qui l'attirait vers son Dieu l'avait tellement détachée et
si complètement vidée d'elle-même et de toute propriété, qu'elle était
perdue dans le Seigneur. " Ce n'était plus elle qui vivait, c'était Jésus
qui vivait en elle." Toute son occupation était en Dieu seul, c'était lui
qui semblait vouloir et agir en elle. Un jour on l'entendit s'écrier : " Que
je boive ou que je mange, que je me promène ou que je demeure en repos, que
je parle ou que je garde le silence, que je dorme ou que je veille, dans la
maison comme dans l'église, dans la rue comme dans la maison, saine ou
malade, vivante ou morte, à toute heure et dans les moments qui composent ma
vie, je veux, ô mon Jésus, que tout se fasse en vous et pour vous. Vous êtes
ma force, mon bien, ma volupté, ma béatitude, je ne puis tourner mes regards
vers autre chose que vous, au ciel et sur la terre; je ne sais plus si j'ai
un corps, une âme, un cœur; je suis transformée en vous, je ne vois, ne
sens et ne goûte que le pur amour." Il résultait de cette absorption en
Dieu, que lorsqu'il fallait vaquer aux occupations extérieures, répondre et
agir, Catherine, tout en se faisant une violence extrême, n'en pouvait venir
à bout. Alors, afin d'être en état de remplir les devoirs que la volonté
divine lui avait imposés, elle recourait à la prière. Le Seigneur l'exauçait
et lui accordait son secours;
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aussitôt elle parlait, marchait, remplissait les obligations de sa charge et
soignait ses malades, comme si toute son attention eût été portée sur ce
qu'elle faisait. Mais, ainsi que nous le disions ci-dessus, son occupation
intérieure restait tout autre, et la sainte demeurait parfaitement unie à
son Jésus, sans que rien pût jamais l'en distraire. " Tant que je vivrai,
disait-elle, je permettrai au monde de faire de mon extérieur ce qu'il
voudra; mais pour ce qui est de mon intérieur, il faut qu'il le laisse ainsi
qu'il est, car je ne puis, ni ne veux, ni ne voudrais pouvoir l'occuper
sinon en Dieu. Dieu l'a pris pour soi, il s'y est enclos, tellement qu'il ne
veut ouvrir à personne, et à moi-même moins qu'à tout autre. Il y est aussi
fort que sa puissance est grande; il n'y fait autre chose continuellement
que de consumer de son amour la créature humaine; et puis après, quand elle
sera toute consumée, nous sortirons tous deux de ce corps; et ainsi unis
ensemble, nous monterons là-haut en paradis." En effet Dieu purgeait et
nettoyait, de plus en plus, ce vaisseau précieux et élu, augmentait sa
capacité et le remplissait davantage. Catherine se sentait toujours si
pleine et si rassasiée d'amour divin, qu'il lui semblait impossible que ce
sentiment crût encore, et cependant il augmentait en perfection et en
quantité à mesure que le travail intérieur s'accomplissait. Ecoutons à ce
sujet les paroles de la sainte elle-même, telles qu'elles nous ont été
conservées par ceux auxquels elle les adressait; les voici : " Je me sens
ôter tous les jours de petits brins que le pur amour tire dehors; ses yeux
pénétrants voient les imperfections les plus petites, les plus secrètes et
les plus ignorées, et il purifie de plus en plus l'intérieur, lequel se voit
toujours parfaitement net. Dieu fait ce travail sans que l'homme s'en mêle;
le Seigneur connaît seul la netteté qui doit être produite, il montre à la
créature la perfection qui en est l'œuvre, sans lui laisser voir les
imperfections qui l'accompagnent, et c'est par une disposition toute
miséricordieuse. Car, si cette créature (qui s'est remise entièrement entre
les mains de Jésus et qui ne peut plus vouloir que perfection et vertu
divine), comprenait ce qu'est la plus légère imperfection devant le
Très-Haut, et si ensuite elle voyait dans soi toutes celles que Dieu y
découvre et qu'il en tire, le désespoir la réduirait en poudre. La douce
bonté du Seigneur les lui
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" enlève peu à peu, sans qu'elle s'en aperçoive, comme si c'était chose qui
ne la regardait en rien et dont elle n'eût pas à s'occuper." " Lorsque ce
Dieu, si plein de miséricorde, nous adresse son premier appel et nous retire
des filets du monde dans lesquels nous sommes enlacés, il nous trouve pleins
de vices et de péchés; il nous donne d'abord l'instinct des vertus, plus
tard il nous incite et nous provoque à la perfection, puis, par grâce
infuse, il nous conduit à l'anéantissement de nous-mêmes(1), et enfin à la
vraie transformation. Alors c'est Dieu qui gouverne l'âme et la conduite
sans moyen d'aucune créature. L'état de cette âme est une tranquilité si
parfaite, qu'intérieurement et extérieurement il lui semble être plongée
dans une mer profonde, de laquelle(1) On commettrait une grave erreur en
interprétant dans le sens du faux mysticisme et du quiétisme ce passage et
ceux dans lesquels la sainte emploie des expressions semblables. Catherine
ne veut nullement dire que l'âme, pour trouver Dieu par l'amour, doive
anéantir son être propre et détruire ses facultés, ses forces et ses idées.
Elle veut exprimer simplement ce que Bossuet a dit plus tard : que, pour
arriver à l'union parfaite avec Dieu, il faut anéantir l'obstacle et la
limite, mais non pas l'Etre. Le repos en Dieu auquel elle est arrivée, loin
d'être de l'inaction, est, suivant l'heureuse expression du R. P. Gratry
(1), un acte parfait qui consiste à être tout en action pour Dieu. De même,
son occupation en Dieu ne détruit pas l'esprit et la mémoire; elle est, au
contraire, un acte puissant de ces facultés; "elle est une pensée simple, où
se ramassent, en un, autant qu'il est permis à la faiblesse humaine, toutes
les perfections infinies de Dieu" (Bossuet). La mort d'elle-même, dont
Catherine, consiste à anéantir l'Egoisme, qui resserre l'âme dans d'étroites
limites, mais non pas à anéantir l'âme elle-même. Son indifférence pour
toutes les choses créées n'est pas une annihilation de la volonté et de la
liberté; et on peut encore lui appliquer le passage de Bossuet, reproduit
par l'auteur remarquable que nous venons de citer : " Cette indifférence est
l'étendue et la dilatation d'un cœur qui n'a plus d'autre volonté que celle
de Dieu. Notre volonté, tant qu'elle se resserre en elle-même, se donne des
bornes; elle s'agrandit, se dégage et devient libre en voulant comme Dieu".
Bossuet, dans ses écrits contre le Quiétisme, ne combat pas l'emploi des
mots néant et anéantissement, dans les traités mystiques, mais seulement
comme il le dit lui-même, le sens pernicieux que quelques-uns donnent à ces
mots. (1) Prêtre de l'Oratoire de l'immaculée Conception. De la Connaissance
de Dieu, T. II, p.61 - 52.
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" elle ne sort jamais, quelque chose qui lui advienne en cette vie. Elle
demeure comme immuable, sans que rien la puisse troubler, et tellement
impassible, qu'elle ne sent autre chose, tant au cœur qu'en l'esprit, tant
au dedans qu'au dire, en un mot, la paix divine qui la remplit est telle,
que la chair, les nerfs, les entrailles et les os en sont pénétrés. Et plus
l'âme va en avant, plus aussi elle s'enfonce et s'abîme, se plonge et se
transforme en cette paix; de façon que la partie humaine va toujours
s'éloignant du monde et des choses terrestres et naturelles. Le corps ne
prend plus de nourriture, et, cependant, il ne se consume ni ne meurt; la
créature demeure saine sans les causes ordinaires de la santé, elle ne vit
pas substantée par la nature, mais par un rassasiement incompréhensible,
lequel réagit sur le physique. En contemplant son visage radieux et ses yeux
purifiés et ardents comme les étoiles qui scintillent au ciel, on croit voir
en terre un ange du Trés-Haut. L'amour qui la remplit est de si grande
générosité et excellence, qu'il dédaigne de perdre son temps pour les choses
estimées les plus belles et les plus précieuses. Il ne s'occupe que de sa
netteté et de sa pureté, desquelles sortent d'éclatants rayons de vertus
embrasées, et il ne tient aucun compte du reste. Plus je vais en avant, plus
je reconnais que l'homme a été créé pour aimer, pour prendre plaisir et se
délecter en ce saint et pur amour. Lorsque, par la grâce de Dieu, il est
parvenu au port désirable, il ne peut plus faire autre chose qu'aimer et se
réjouir, et cette grâce, le Seigneur la lui accorde d'une façon si admirable
et si supérieure à toute pensée humaine, que, tout en étant encore en cette
vie la créature sent qu'elle participe déjà à la gloire des bienheureux."
Catherine nous peint ici, d'une manière incomparable, l'état auquel elle
était arrivée elle-même, et dont celui-là seul peut parler, qui le connait
par expérience personnelle. En une autre occasion, elle entre sur cet état
dans des détails encore plus intimes, en expliquant comment elle avait
abandonné tout le soin de sa personne à l'amour divin, et la manière dont il
opérait pour la purifier entièrement. " Depuis que l'amour s'est emparé en
moi du soin et du gouver-
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nement de toutes choses, disait-elle, il ne m'a pas abandonnée et je ne me
suis plus mêlée de rien." " Je lui avais donné les clés de la maison, avec
une grande et ample puissance, afin qu'il fît tout ce qui était nécessaire,
sans avoir aucun égard à l'âme, au corps, aux biens, aux parents, aux amis,
au monde; il me suffisait que rien ne manquât de ce qui serait requis par la
loi du pur amour. Et, lorsque je vis qu'il avait accepté ces pouvoirs et
qu'il agissait en conséquence, je me tournai vers lui pour contempler ses
opérations, et je demeurai tout absorbée et attentive à suivre son œuvre.
Il me faisait reconnaitre comme imperfections une foule de choses qui,
autrement, m'eussent semblé justes et excellentes. Il découvrait du défaut
en tout; lorsque, excitée par mon feu intérieur, je me mettais à parler des
choses spirituelles, que je connaissais parce que l'amour me les avait
montrées, il me reprenait aussitôt. " Ne parle pas, me disait-il; ne permets
pas au feu que tu ressens de s'évaporer par des paroles : ne fais rien qui
puisse te procurer quelque rafraichissement." Quand je me taisais, sans
tenir compte de quoi que ce soit, et en me disant seulement à moi-même : "
Si le corps ne peut supporter cela, qu'il en meure, je n'ai de souci de
rien", l'amour me reprenait encore, et me disait : " Je veux que tu fermes
tes yeux intérieurs, de façon à ce que le moi du vieil homme ne puisse pas
me voir opérer; il faut qu'il reste comme mort, et que tu ne l'emploies en
rien." Alors je demeurais semblable à une chose, ne faisant que soupirer,
sangloter et gémir, sans parler, ni prendre garde à rien, et cependant
l'amour me disait encore : " Tu as l'air de ne pouvoir te supporter;
qu'as-tu ? Si tu éprouves un sentiment humain, ta partie propre vit encore;
cesse de sangloter, je ne veux voir aucun de ces signes." Après avoir été
reprise de la sorte je ne faisais plus d'acte intérieur ou extérieur. Mais,
quand on parlait devant moi de choses ayant de l'analogie avec ce que je
ressentais dans l'âme, mes oreilles écoutaient, j'attendais que l'on dit
quelque chose qui pût rendre plus tolérable mon immense assaut intérieur; de
même je regardais de côté et d'autre, pour oublier quelque peu la grande
ardeur que je ressentais, et me procurer de l'allègement au moyen des yeux.
Ces actes ne provenaient pas de ma libre volonté, l'inclinaison naturelle
faisait cela sans élection, et je ne m'en aperçevais pas; mais l'amour me
reprenait encore : " Cette
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" manière de regarder et d'écouter me déplaisent, disait-il : ces choses
sont des défenses et des excuses du vieil homme, et il faut qu'il
disparaisse." " Ainsi l'amour découvrait les moindres taches, et mon
humanité (1) ne pouvait plus se nourrir en aucune façon. Il était si jaloux
de mon âme, il examinait tellement toutes choses jusque dans les plus menus
détails, il détruisait avec tant de soin tout ce qui ne pouvait demeurer en
la présence de Dieu, que malgré la perversité diabolique de ma partie
propre, je la vis à la fin dans un anéantissement presque complet, de sorte
qu'elle ne pouvait plus me donner aucune crainte. Le purgatoire, ni l'enfer,
ni les choses les plus terribles ne m'eussent épouvantée; mais si j'avais vu
en moi la moindre opposition à l'action divine, c'est là vraiment ce qui eût
été pour moi un enfer pire que celui qu'habitent les démons. Cependant
l'amour anéantissement non seulement mon être malin extérieur, mais encore
ma partie propre intérieure et spirituelle, qui goûtait et comprenait cet
amour, et qui semblait vouloir se transformer toute en Dieu et anéantir de
son côté l'être extérieur. Lorsque la partie spirituelle croyait avoir
vaincu ce dernier, en lui ôtant les moyens de se repaître, et qu'elle
pensait se rapporter à elle-même le bénéfice de sa victoire et en jouir, cet
amour insatiable survenait furieux et s'écriait : " A quoi songes-tu ? Ne te
figure pas que je te laisserai la moindre chose pour l'âme ou pour le corps.
Il faut que, tous deux, ils demeurent absolument nus et dépouillés
au-dessous de moi. Je n'ai pas consenti aux sentiments dont tu prétends te
nourrir; sache bien que, lorsque je viens cribler une âme, je ne laisse
subsister que ce que je juge bon et je ne tolère pas la moindre
imperfection, pour petite qu'elle soit. Rien autre que ce que j'aurai
approuvé ne pourra se présenter devant Dieu; je veux te transformer en moi,
te dépouiller de telle sorte que tu ne puisses plus voir et sentir en toi
que le pur amour sans mélange. En un mot, je veux être seul ; car, si
j'avais quelque étranger en ma compagnie, les portes du paradis me seraient
fermées, elles ne sont ouvertes que pour moi. " Ce pur amour, dit encore
Catherine, use de plusieurs (1) Catherine emploie habituellement
l'expression humanité pour désigner le corps des instincts de la nature ;
c'est en ce sens qu'il faut l'entendre.
61

moyens pour mener l'âme à la perfection. Il l'observe lorsqu'elle est
occupée de quoi que ce soit avec affection; il tient pour ennemies toutes
les choses qu'il lui voit aimer, et il se décide à les détruire sans aucune
compasssion pour l'âme et pour le corps; mais, considérant la débilité de
l'homme, il les retranche petit à petit." " Aveuglés par l'amour-propre,
nous tenons excessivement à tout ce qui semble beau, bon et juste, et nous
l'aimons comme tel. L'amour pur, voyant cette disposition, dissipe et
détruit sucessivement ce à quoi nous sommes attachés, par la mort, la
maladie, la pauvreté, la haine, le scandale et la discorde; il nous frappe
dans nos parents, dans nos amis, dans nous-mêmes; nous ne savons plus que
faire de nous arrachés aux choses dans lesquelles nous nous délections, nous
ne recevons d'elles toutes que peine et confusion. Nous ne comprenons pas
pourquoi Dieu fait de pareilles opérations; elles semblent contraires à la
raison, à l'ordre éternel et terrestre. Mais nous crions et nous nous
tourmentons en vain; en vain nous espérons sortir de si grande angoisse, car
ces opérations qui révoltent notre jugement et notre sentiment sont
destinées à conduire les âmes à leur but. " Quand l'amour divin nous a tenus
quelque temps avec l'âme ainsi suspendue,presque désespérée, ennuyée et
dégoûtée de tout ce qu'elle aimait auparavant, il se montre lui-même à elle,
avec son céleste visage, joyeux et resplendissant. A lors l'âme, abandonnée
et délaissée de tout autre aide, se livre entièrement à lui, puis, l'amour
pur lui donnant la connaissance de ce que Dieu a fait en elle, elle s'écrie
: " O aveugle que je suis, où étais-je occupée ? qu'allais-je cherchant ?
que désirais-je ? Ici est toute la délectation à laquelle j'aspirais, O
divin amour ! que vous m'avez doucement trompée pour me dépouiller de
l'amour-propre et me revêtir de vous, en qui se trouvent toutes les joies !
A présent que je vois la vérité, je ne me plains plus que de mon ignorance !
" Entièrement convertie à vous, je vous laisse désormais le soin de ma
personne, je vois clairement que ce que vous faites de moi vaut infiniment
mieux  que  ce que j'en pourrais faire. Vous seul savez conduire l'âme au
but de ses recherches et de ses désirs. Livrée à elle-même, elle ignore ce
qu'elle doit faire pour y arriver; car elle est aveuglée par la propriété;
guidée par vous, elle suit la voie droite et nette, qui conduit à la vraie
liberté."
62

Chapitre X. Ardent amour de sainte Catherine pour la très sainte
eucharistie. Catherine était dominée par une seule pensée; elle voulait
arriver à l'union avec Dieu, la plus complète, la plus intime, où puisse
parvenir la créature; et, comme elle savait que la divine Eucharistie est le
moyen le plus puissant d'union que nous ait donné Notre-Seigneur, elle
avait, ainsi que nous le disions précédemment, une faim insatiable, et elle
s'y sentait irrésistiblement attirée. Aussi Catherine, toujours prête à se
soumettre en toutes choses à la volonté d'autrui, ne réussit jamais à briser
la sienne sur cet article. Assurément elle n'eût pas communié contrairement
aux ordres de son confesseur; et, s'il lui avait défendu de s'approcher de
la table sainte, elle s'en fût abstenue sans réclamation; mais le violent
désir de reçevoir son Dieu, caché sous les espèces consacrées, lui serait
toujours resté. Elle exprima un jour ce qu'elle eût éprouvé en semblable
circonstance : " Si mon confesseur me disait : Je ne veux pas que vous
communiez, s'écria-t-elle, je lui répondrais : Très bien, mon père!
Seulement je ne puis pas dire comme vous : Je ne veux pas, car je voudrais
bien. Après avoir prononcé ces paroles, Catherine ajouta : " je ne trouve en
moi que deux choses auxquelles je ne puis consentir, et une troisième chose
qu'il m'est impossible de ne pas vouloir et désirer. Celle que je désire est
la sainte communion, parce que la communion est Dieu même; celles auxquelles
je ne saurais consentir sont : le péché, pour petit qu'il soit, et la
passion de Notre-Seigneur. J'ai beau faire, je ne peux vouloir que Dieu, mon
amour, ait enduré de si grands supplices; j'aimerais mieux, si c'était
possible, souffrir pour toutes les âmes autant de peines qu'il y en a en
enfer (1).
(1) Sainte Catherine parle ici de la Passion, en tant que pénible à
Notre-Seigneur, et non en tant que méritoire, satisfactoire, et conforme à
la volonté de Dieu.
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Quels que fussent l'état de la santé de Catherine et les affaires dont elle
était chargée, elle communiait tous les jours. Il advint une fois qu'un
religieux qui la connaissait à peine, c'était à ce que l'on croit le P. Ange
de Clavasio, parlant devant elle de la fréquente communion, lui dit : " Vous
communiez tous les matins, comment vous en trouvez-vous ? " La sainte lui
répondit avec vérité et simplicité. Alors le religieux, voulant voir si ce
désir violent venait vraiment de Dieu, ou s'il était simplement naturel, lui
répliqua qu'il pourrait bien y avoir du défaut et de l'abus à communier si
souvent : et lui ayant parlé de la sorte, il s'en alla. Catherine, qui avait
la conscience excessivement délicate, fut effrayée; et s'abstint pendant
plusieurs jours de s'approcher de la sainte table. Son obéissance lui coûta
cher. Elle fut en proie, pendant ces jours d'épreuve, à d'indicibles
angoisses et aux douleurs les plus affreuses. Les personnes qui
l'entouraient reconnurent ainsi que l'expérience qu'on voulait faire sur
elle n'était pas conforme à la volonté de Dieu, et que la communion seule
pouvait mettre un terme à ses souffrances. Ils firent revenir le P. Ange;
celui-ci répara le mal qu'il avait fait, en exhortant la sainte à retourner
à sa première coutume, et il l'assura qu'elle pouvait le faire sans abus ni
défaut. En une autre occasion, Catherine, gravement malade, n'avalait plus
rien et semblait à toute extrémité. Les médecins, après avoir inutilement
employé toutes les ressources de la science, déclarèrent qu'il n'y avait
plus rien à faire, que le cas était désespéré et la mort prochaine. Alors la
sainte, accablée sous le poids d'une angoisse immense, mais intérieurement
élairée de Dieu, dit à son confesseur : " Mon cœur n'est pas fait comme
celui des autres : il ne se réjouit que dans son Seigneur; et pour cette
cause donnez-le-moi, car si je reçois trois fois la sainte communion, je
serai guérie." Le confesseur, sachant qu'en effet ce seul aliment
entretenait la vie en elle, le fait communier ainsi qu'elle le demandait, et
le fait justifia pleinement la prédiction. Une autre fois elle rêva, étant
endormie, qu'elle ne devait pas communier le jour suivant; et, bien qu'elle
pleurât difficlement, elle trouva, en se réveillant, son oreiller trempé et
tout pénétré de larmes. " Souvent pendant la messe elle était ravie en
extase; mais
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elle revenait toujours à elle pour la communion, et elle s'écriait : " Ah !
Seigneur, je crois que si j'étais morte, je ressusciterais pour vous
recevoir, et si l'on me présentait une hostie non consacrée, je la
distinguerais comme l'on distingue l'eau du vin." Elle disait cela, parce
qu'elle recevait de l'hostie consacrée un certain rayon d'amour qui lui
transperçait le plus profond du cœur. " Elle affirmait également que, si
elle voyait toute la cour céleste vêtue uniformément, de sorte qu'il n'y eût
aucune différence entre Dieu et les anges, l'amour qu'elle portait en son
cœur reconnaitrait son Seigneur, de même que le chien fidèle reconnait son
maître; et avec moins de difficulté encore, parce que l'amour trouve,
sur-le-champ et sans empêchement, son dernier repos en Dieu, qui est sa
fin." Le temps qui s'écoule entre la consécration et la communion lui
paraissait toujours d'une intolérable longueur, elle disait alors dans son
intérieur : " Hâtez-vous de l'envoyer au plus profond de mon cœur, c'est sa
nourriture et son amour; il ne peut supporter de la voir dehors." Les
prêtres, ainsi qu'elle le répétait souvent au commencement de sa
conversation, étaient de sa part les objets d'une sainte jalousie. Elle leur
enviait le bonheur de pouvoir communier quand ils le voulaient et sans que
personne s'en étonnât, de toucher de leurs mains le très saint Sacrement, et
surtout de célébrer trois messes dans la bienheureuse nuit de Nœl. Il
arrvia, en 1489, que le pape Innocent VIII  mit un interdit de dix jours sur
toutes les églises de Gênes. Catherine, ne pouvant plus y communier, se
rendit tous les matins dans une chapelle située à une demi-lieue de la
ville, pour y recevoir le pain de vie; " et, ajoute notre vieil historien,
son désir de s'unir à son bien-aimé était si grand, qu'il lui semblait que
son corps se transportait aussi vite que son esprit au lieu où elle le
retrouvait." Chapitre XI. Horreur de Catherine pour le péché. Celui qui aime
Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, doit
éprouver une haine égale à son
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amour, pour le péché, qui sépare du bien suprême. C'est là aussi ce que l'on
remarquait en Catherine. Dans les premiers temps qui suivirent sa
conversion, elle ressentait une telle horreur et une si violente indignation
contre elle-même au souvenir de ses manquements et de ses négligences,
qu'elle demandait à Dieu de la punir en toute rigueur. " Je ne veux ni
grâce, ni miséricorde, lui disait-elle, ce n'est pas ce qu'il me faut en ce
monde; je ne veux que la justice et les châtiments." Mais elle alla plus
loin encore; persuadée que tout ce que nous pouvons souffrir ici-bas n'est
nullement proportionné au crime que nous commettons en offensant la Majesté
suprême, elle se condamnait d'avance aux peines expiatoire de l'autre vie.
Malgré sa foi en la puissance du Vicaire de Jésus-Christ, et sa grande
vénération pour les indulgences, dont elle reconnaissait l'utilité, elle ne
les recherchait pas; sa haine d'elle-même était si violente, qu'elle voulait
se voir punie comme elle méritait de l'être, plutôt que de se trouver
absoute par de semblables satisfactions que nous accordent la miséricorde de
Dieu et la tendresse maternelle de l'Eglise. Elle aspirait à satisfaire
elle-même, et de toute ses forces, pour le mal qu'elle-même avait fait. Elle
voyait que l'Offensé était doué d'une immense et souveraine bonté; que
l'offenseur, au contraire, était plein de malice, et elle voulait que tout
son moi fût livré à la divine justice, pour être châtié, sans espoir
d'échapper à aucune des souffrances qu'il avait méritées. Ces mêmes motifs
ne lui permettaient pas non plus de se recommander aux prières d'autrui; "
elle se considérait comme dévouée à tous les supplices, et les acceptait
comme étant mérités. Tel était le haut degré de perfection auquel était
parvenue cette sainte âme, qui, déjà presque assurée de la victoire,
désirait combattre, comme un vaillant et brave soldat, pour la gloire de son
Seigneur, et sans demander d'autres secours que celui de la grâce divine,
sans lequel nous ne pouvons rien." La haine de la sainte pour le péché
semblait ne plus pouvoir croître, et cependant elle augmenta encore à mesure
qu'elle acquit une connaissance plus claire de la laideur de l'offense
commise contre Dieu, source de tout bien. Il arriva un jour que, tout
occupée de cette pensée et excitée par l'ardeur démesurée qu'elle ressentait
dans son intérieur, elle s'adressa à Lucifer et lui dit : " Je veux
m'arrêter à devi-
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"ser avec foi d'un cas qui se présente à mon esprit. Si, d'une part, tu
réunissais en toi seul tous les maux et tous les tourments de l'enfer, et
si, d'un autre côté, une âme qui aime d'un amour pur et net se trouvait
empêchée dans ce vrai amour par un seul petit brin d'offense, laquelle de
ces deux souffrances serait la plus terrible, lequel de ces cas serait le
plus grave, dis-le moi ?... " Au moment même où Catherine achevait de
prononcer ces paroles, il lui fut clairement démontré, en l'esprit, que la
moindre offense faite à Dieu semblerait infiniment plus intolérable à cette
âme que l'enfer ne parait à Lucifer. Cette démonstration précise agit assez
puissamment sur le cœur de notre sainte, pour produire une maladie qui la
réduisit à l'extrémité. La plupart des hommes sentent à peine la componction
et les remords de conscience produits par le péché; et quant aux péchés
véniels, on passe dessus fort légèrement, sans presque s'en occuper. Il n'en
était pas ainsi de Catherine Adorne. Dieu lui fit voir un jour tout ce qu'il
y a de mal au fond de chaque faute vénielle; elle en éprouva une si terrible
impression, que, suivant ses propres paroles, " elle fût tombée morte
sur-le-champ, si le Seigneur lui eût fait connaître qu'il y avait en elle un
seul  péché de cette nature." Cependant il lui resta pendant longtemps une
grande crainte à la suite de cette vision; lorsque le moindre doute
d'imperfection lui traversait l'esprit, il fallait qu'elle en fût
promptement éclaircie, " autrement elle se trouvait aussi angoissée que si
on l'eût plongée dans une chaudière bouillante." Catherine exprima en
plusieurs occasions sa profonde horreur du péché véniel. " Je ne saurais
comprendre, dit-elle un jour, que je ne sois pas morte, lorsque le mal que
renferme le moindre acte contre Dieu m'a été montré. Or, si l'ombre du péché
véniel m'a semblé si affreuse, que doit-on penser du péché mortel ? Ah !
certes, s'il apparaissait avec toute sa monstrueuse laideur, il y aurait de
quoi faire mourrir, même un être immortel. Car ma vision n'a eu pour objet
qu'une faute légère; elle n'a duré qu'un instant; et si elle se fût
prolongée, elle eût suffi pour réduire en poussière un corps de diamant. "
Telle qu'elle a été, elle a brûlé mon sang, bouleversé mes humeurs, et
réduit mon corps à la dernière faiblesse. Je ne m'étonne plus de l'horreur
de l'enfer, puisqu'il est destiné
67

à servir de demeure au péché; mais, lorsque je me rappelle ce que j'ai vu,
je crois en vérité l'enfer moins hideux encore que le péché dont il est le
châtiment." Catherine considérait le péché mortel comme excessivement rare
et à peu près impossible. Lorsqu'on parlait devant elle des péchés du
prochain, elle n'y voulait pas croire; et quand certains faits lui étaient
démontrés, elle les considérait comme des mouvements indélibérés, ne pouvant
supposer qu'une créature douée de raison pût pousser la folie jusqu'à
offenser Dieu avec pleine advertance. Quelquefois, cependant, l'évidence des
preuves était telle, qu'il fallait qu'elle s'y rendit. Alors, en proie au
plus violent chagrin et ravie en une douloureuse extase, on lui entendait
adresser la parole aux pécheurs, comme s'ils eussent été là pour l'entendre,
et leur donner les leçons les plus sublimes. " O homme malheureux,
s'écriait-elle, que faites-vous du temps et des biens qui pourraient vous
servir à acquérir le ciel ? à qui donnez-vous ce cœur, dont la destination
est d'être uni à Dieu ? Vous forcez le Seigneur à retenir en soi l'amour
qu'il ne peut répandre sur vous, à cause des choses terrestres qui vous
absorbent ! " Un jour vous reconnaitrez que Dieu ne vous a pas manqué et que
vous vous êtes manqué à vous-même; mais il sera trop tard ! " La misère du
péché vous aveugle. Ceux qu'elle entraîne ne sauraient comprendre, comme ils
le devraient, les tourments extrêmes et les malheurs excessifs qu'elle amène
à sa suite. Souvenez-vous que vous devez mourir; vous avez besoin d'y
penser. Lorsque arrivent les angoisses de la dernière et redoutable heure,
toutes les joies s'enfuient et s'éloignent de l'homme; tous les maux au
contraire, se présentent à lui, et ils sont sans remède. Hélas ! je ne sais
comment exprimer les peines, les terreurs, les tribulations démeusurées dont
l'âme est alors assiégée; je m'en tais, ayant le cœur trop serré pour en
pouvoir parler ! " Etre infortuné ! tu verras en ce moment le soin que Dieu
avait mis pour assurer ton salut, dont cependant tu t'occupes si peu!  Le
temps de ta vie entière sera remis devant tes yeux ; toutes les facilités
que tu as eues de bien faire, toutes les bonnes inspirations que tu as
repoussées, te seront montrées. Tu comprendras tout cela clairement en un
seul instant, sans y pouvoir contredire ou alléguer une excuse.
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" En quel état crois-tu que sera ton âme, lorsqu'elle passera, de la grande
injustice en laquelle elle aura vécu, à la présence de la vraie justice,
c'est-à-dire en celle de Dieu même, pour être jugée par lui ? " Cette pensée
m'épouvante; car j'en comprends l'importance extrême, et je me sens poussée
à crier : Prenez garde ! Prenez garde ! Si je pouvais être entendue partout,
je ne cesserais jamais de répéter ces mots. " Lorsque je vois mourir une
personne, je me dis à part moi : Oh que de choses nouvelles, grandes et
extrêmes, va voir cette âme ! Mais la plupart des hommes s'avancent vers le
moment suprême comme font les bêtes; c'est-à-dire sans réflexions, sans
lumière, et sans se rendre à l'appel de la grâce! quand je considère cette
apathie, tandis que le bonheur ou le malheur éternel est en jeu, j'ai besoin
d'être soutenue par la divine Providence : autrement je ressentirais la
peine la plus cuisante que l'on puisse éprouver pour le prochain !" Oh! que
mon cœur se remplit de deuil, quand j'entends dire à ceux qui continuent à
faire le mal : Dieu est bon, il nous pardonnera! " La bonté infinie avec
laquelle il se communique à nous, qui sommes si mauvais, ne devrait-elle pas
nous exciter à l'aimer davantage et à dire sa volonté ? Loin de là, cette
grande miséricorde nous enhardit et nous donne la confiance que nous pouvons
pécher impunément. Il en résultera qu'à la fin nous subirons une
condamnation plus terrible. " Tant que l'homme est ici-bas, Dieu use de
toutes les voies de miséricorde pour le sauver; il lui donne toutes les
grâces nécessaires à son salut : père très bénin et très clément, il ne sait
nous faire que du bien en cette vie ; il supporte nos péchés et nous attend
patiemment jusqu'à l'heure dernière, et puis après la mort il exerce sa
justice! " Quand je vois l'homme mettre son amour dans les créatures,
s'abaisser jusqu'à aimer un chien ou un chat, s'en délecter, ne plus penser
à autre chose, et devenir tellement esclave de ce qu'il affectionne,
qu'aucun autre amour, qu'aucune des inspirations dont il a si besoin, ne
trouvent plus d'entrée en lui; quand je vois cela, dis-je, il me prend envie
de lui arracher ce qui le tient occupé de façon à lui faire perdre de vue
l'amour de Dieu! " Ah! souvenons-nous en, Dieu, infiniment bon, nous a
69

créé pour la béatitude éternelle; il met à notre disposition, avec une
charité sans bornes, tous les moyens qui peuvent nous y conduire;... et,
quels que soient nos infidélités et nos manquements, il ne cesse pas de nous
envoyer les inspirations, les admonitions et les châtiments dont nous avons
besoin pour parvenir au terme que son amour nous a assigné!" L'homme
comprendra ces choses après la mort! il reconnaîtra qu'il a refusé de se
laisser guider par la bonté divine, et qu'il se doit son malheur à lui seul;
alors son opposition à l'action du Seigneur lui paraitra plus terrible que
les peines mêmes de l'enfer qu'il endurera; car ces peines, quelque
affreuses qu'elles soient, ne sont rien en comparaison de ce qu'éprouve
celui qui est obligé d'attribuer à sa résistance et à sa désobéissance
propres la privation de la vision béatifique." " Quiconque comprend ce que
sont le péché et la grâce ne peut redouter et estimer autre chose, disait
encore sainte Catherine. Je ne saurais m'expliquer l'aveuglement de celui
qui ne voit pas que, là où Dieu ne correspond point et ne soutient plus par
sa grâce, il n'y a que peine, deuil, colère, ennui, malheur, tristesse et
tourments, même dès la vie présente, où, cependant, quels que soient nos
péchés, cette grâce ne nous abandonne jamais tout à fait. S'il était
possible qu'un homme pût vivre de la vie corporelle et d'être entièrement
abandonné de Dieu, sauf de sa justice (car autrement il retomberait dans le
néant), je suis assuré que celui qui comprendrait le malheur de cet abandon
serait saisi d'une telle épouvante, qu'elle lui donnerait la mort à
l'instant. Mais notre langage est impuissant à exprimer, et notre
entendement incapable de comprendre un si effroyable malheur! " Oh, que nous
courons de dangers pendant l'existence présente! Lorsque je considère ce
qu'est la vie ou la mort spirituelle, j'en suis saisie à tel point, que j'en
mourrais, je crois, si Dieu ne me gardait. Si je pouvais avoir encore un
désir, ce serait d'être capable d'exprimer ce que je sens à cet égard; et,
pour faire passer ce sentiment dans les autres, il n'est pas de martyre que
je ne fusse prête à endurer de grand cœur. " Tout ce que je puis dire
touchant l'horreur du péché n'est rien en comparaison de ce que j'en
comprends en mon esprit. Je ne m'étonne pas que, sous de certains rapports,
70

le purgatoire soit aussi affreux que l'enfer; l'un, à la vérité, n'est fait
que pour purger, l'autre pour punir; mais tous les deux ont le péché pour
objet; et, celui-ci étant hideux comme il l'est, il faut bien que le
châtiment et la purgation soient en rapport avec son abomination." Chapitre
XII. Continuation du même sujet - Dieu donne un  directeur spirituel a
Catherine. De même que saint Paul, ravi au troisième ciel, fut témoin de la
béatitude des justes, dit le premier biographe de notre sainte, de même
Catherine vit les tourments réservés aux pécheurs, l'horreur et l'infamie du
péché. Dieu lui avait accordé à cet égard des lumières tout à fait
exceptionnelles. Ainsi que nous le rapportions précédemment, l'opposition la
plus légère à la volonté divine, si elle l'eût découverte en elle, lui eût
semblé plus intolérable que toutes les peines réunies du purgatoire, parce
qu'elle comprenait que cette opposition pouvait seule l'éloigner de Dieu."
Si une créature humaine était capable de comprendre le degré de gloire de la
Reine du ciel et des anges, de la très sainte Vierge Marie, disait-elle un
jour à ce propos, si avec cela elle avait, par ordonnance divine, la volonté
et les dispositions nécessaires pour jouir de ces prérogatives comme
Notre-Dame elle-même, et qu'ensuite on lui dit : " Cette gloire
t'appartient; mais il faut qu'à côté d'elle tu voies en toi une tache
d'imperfection, opposée à l'ordonnance du Tout-Puissant, je suis persuadée
que cette créature répondrait : Je ne veux pas d'une gloire semblable en
semblable compagnie, j'aimerais mieux être envoyée au plus profond du
purgatoire." Elle répondrait cela, parce qu'il faut nécessairement que, pour
devenir bienheureuse, l'âme soit nette de toute imperfection : Dieu seul
étant la béatitude de l'âme, comment celle-ci serait-elle satisfaite, si
elle se trouvait avoir l'imperfection la plus légère, elle endurerait plus
volontiers tous les tourments imaginables, que de se poser, avec cette
souillure, en face de la majesté divine.
71

" Voyez, d'après cela de combien de maux le péché est cause; car, pour petit
qu'il soit, il met l'âme en désacord avec le Tout- Puissant et l'en sépare !
Mais je dirai plus, encore : S'il était possible que Dieu supportât une
peine, il en aurait une très grande à l'occasion de cette séparation; plus
grande même que celle de l'âme : car plus on aime, plus ausi on souffre
d'être séparé de ce que l'on aime. Or, Dieu aimant plus l'âme qu'il n'est
aimé d'elle, sa gloire surpasserait celle de cette âme, s'il pouvait la
ressentir. " J'explique ma pensée par un exemple : " Lorsque deux personnes
s'entr'aiment et qu'un tiers vient jeter entre elles le trouble et la
discorde, lequel de ces deux cœurs aimants souffrira le plus de cette
division ? N'est-ce pas celui qui aimait davantage ? Ainsi Dieu et l'âme
s'aiment réciproquement, tant que cette dernière n'a pas perdu l'image et la
ressemblance de son Créateur, qui lui est donnée par grâce et par pure
bonté. Mais quand elle l'a perdue par quelque péché, on dit qu'elle a
offensé Dieu. Le terme est impropre; car Dieu ne peut pas être offensé; et
lorsqu'on emploie cette expression, c'est comme si l'on disait : " Tu as
chassé de toi Dieu, qui t'aimait d'un amour infini, et qui voulait te douer
de ses grâces et te donner les perfections qu'il te destinait; tu as empêché
sa disposition et son ordonnance." Par le fait, c'est l'homme qui reçoit le
dommage et qui s'offense lui-même; mais on dit que Dieu est offensé parce
qu'il nous aime plus que nous ne nous aimons, et qu'il recherche notre
utilité et notre  profit plus que nous ne pouvons le faire nous-mêmes. " Je
le repète, Dieu, s'il était susceptible de douleur, en éprouverait lorsque
nous le repoussons; ce qui le prouve, c'est qu'encore que l'âme soit plongée
dans le péché, le Seigneur, plein de bénignité, ne cesse pas pour cela de
l'inciter et de lui adresser intérieurement ses appels, et dès qu'elle y
répond, il la reçoit de nouveau en sa grâce, il lui rend son amour et oublie
son abandon. " La pluspart des hommes sont des aveugles qui ne considèrent
ni cet amour, cette bonté et ces soins immenses, ni les grands biens qu'ils
n'y mettaient obstacle. Celui qui ne se connait pas en pierres précieuses ne
les estime pas. L'âme illuminée de l'amour divin, au contraire, voit,
considère et comprend ces choses; et, lorsqu'elle reconnait qu'elle
72

a offensé ce Dieu si auguste et si paternel, elle demeure dans un état
voisin du désespoir, et elle se dit à elle-même : " Qu'ai-je fait hélas!
Comment pourrais-je jamais satisfaire ? " Puis éclairée par la lumière
surnaturelle, elle comprend qu'aucune pénitence ne peut servir de
compensation pour les insultes; que, par elles-mêmes, nos satisfactions sont
insuffisantes pour le moindre péché, et qu'elles ne prennent de valeur que
par acceptations de Dieu et par le mérite infini de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. " S'il m'était permis de me laisser ouvrir les veines et de
donner mon sang à boire à mes semblables, afin de leur faire comprendre ces
vérités, je le donnerais jusqu'à la dernière goutte. Tout en moi se soulève
lorsque je considère que l'homme, créé pour le bien suprême, y renonce pour
des choses de néant. Car, en vérité, tout ce qu'il peut posséder en ce
monde, pour son plaisir et sa consolation, dût-il en jouir jusqu'au jour du
jugement, n'est rien en comparaison de ce qu'il perd. Et c'est par amour
pour ces misères qu'il se condamne au malheur éternel, à demeurer privé de
Dieu, ennemi de Dieu, incapable désormais d'aimer Dieu!..." La haine
irréconciliable de notre sainte contre le péché lui faisait exercer sur
elle-même une vigilance si exacte et si continuelle, qu'au témoignage de ses
contemporains elle ne connait aucun péché véniel, à partir du temps de sa
conversion. Durant les vingt-cinq années qui suivirent ce miraculeux
événement Dieu lui-même, avons-nous dit, prit soin de gouverner Catherine,
de l'instruire et de la guider, sans intermédiaire d'aucune créature. Mais,
après ce temps, elle devint infirme, et ne fut plus capable de supporter,
seule, l'opération divine. Le Seigneur donna donc à sa fille bien-aimée un
prêtre pour la diriger. Il se nommait Cattaneo Marabotto; c'était un homme
spirituel, de très sainte vie, et fort propre à remplir une charge
semblable. Dieu lui accorda beaucoup de lumières, afin qu'il pût comprendre
ce qui se passait dans l'âme de Catherine; Marabotto fut nommé recteur à
l'hôpital où elle demeurait; il la confessait, lui disait la messe et lui
donnait la communion. Il ordonna à sa pénitente de lui faire connaitre les
grâces singulières dont elle avait été comblée, et il ne tarda pas à saisir
parfaitement l'ordre de sa vie; c'est par lui que la connaisssance nous en a
été conservée.
73

La première fois que Catherine voulut se confesser à son directeur, elle lui
dit : " Mon père, je ne sais où j'en suis, ni quant à l'âme, ni quant au
corps. Je voudrais me confesser; mais je ne trouve pas d'offense commise par
moi." Et, en effet, quant aux légers manquements qu'elle articula, elle ne
pouvait les voir comme péchés, qu'elle eût pensés, dits ou faits, parce que
sa volonté y était restée absolument étrangère. Il ne lui était possible de
les considérer que comme des faiblesse involontaires; " elle était
semblable, en tout cela, à un petit enfant d'excellent naturel qui, ayant
commis, sans malice aucune et par pure ignorance, quelque étourderie, en est
confus lorsqu'on dit : Vous avez mal fait, et rougit, non qu'il croie avoir
mal fait, mais parce qu'on le blâme." En une autre occasion elle dit au P.
Marabotto : " Je ne sais comment faire pour me confesser, car je n'ai rien
en moi que ma conscience me reproche; je désirerais m'accuser, mais je ne le
puis." Elle ne le pouvait, parce qu'elle ne trouvait plus en elle sa partie
propre, ce vieil homme, capable de rebéllion ou de désobéissance et qui
avait été dès longtemps complètement anéanti. Lorsque Dieu opérait en elle
de manière à ce qu'elle fût très oppressée intérieurement, elle en conférait
avec son confesseur; et celui-ci, éclairé par la lumière surnaturelle,
comprenait tout et lui répondait comme s'il eût senti ce qu'elle éprouvait
elle-même. Aussi elle lui parlait avec une confiance extrême, et elle se
trouvait de repos qu'après avoir part de tout ce qui se passait en elle.
Elle assurait que la seule présence de son directeur lui procurait un grand
allègement, parce qu'en se regardant l'un l'autre, ils s'entendaient sans se
parler. L'embrasement de son âme s'adoucissait; son corps, brisé et rompu,
retrouvait des forces, et elle se sentait soulagée, alors que, rendue
incapable, par la violence de l'assaut intérieur, d'exprimer ce qu'elle
éprouvait, elle voyait que cependant quelqu'un l'entendait et la comprenait.
Il advint une fois que notre sainte, après avoir été fort malade pendant
plusieurs jours, fut visitée par son confesseur. Elle  lui saisit la main,
et aussitôt Dieu permit que de cette main il s'échappât un parfum exquis,
d'une suavité infinie, qui pénétra jusqu'au cœur de Catherine et la remplit
d'une joie surnaturelle. Le confesseur ayant demandé ce qu'était cette
odeur, que
74

cependant il ne sentait pas lui-même, elle lui répondit : " C'est un parfum
que le Seigneur m'a envoyé pour soutenir mon âme et mon corps; il est si
doux et si pénétrant qu'il semble suffisant pour ressusciter les morts et,
puisque Dieu me le permet, je m'en réconforterai tant que cela lui plaira."
" Il m'a été montré, ajouta la sainte, que ce parfum est comme un reflet de
la béatitude que nous éprouverons dans la céleste patrie, par le moyen de
l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et alors que chacun sera
éternellement rassasié quant à l'âme et quant au corps. " La bonté infinie
de Dieu m'a octroyé le rafraîchissement de cette odeur; rien de ce qui se
trouve sur la terre ne lui ressemble; je ne connais point de senteur à
laquelle on puisse la comparer; aucune parole ne saurait donner une idée de
sa suavité et de sa force, et si vous ne la sentez vous-même, jamais vous ne
la comprendrez." Catherine demeura plusieurs jours avec ce parfum, de telle
sorte que son corps et son âme en furent merveilleusement restaurés et
fortifiés. Après que Dieu eut donné un  directeur à la sainte, elle ne
pouvait plus se passer de lui; la moindre absence lui causait un très grand
tourment. Un jour qu'il s'éloigna, elle lui dit :" Je crois voir que Dieu
vous a confié le soin de ma seule personne, et par conséquent vous devriez
ne vous occuper que de moi, car si telle n'était pas la volonté du Seigneur,
il ne me communiquerait pas cette vue. J'ai persévéré vingt-cinq ans dans la
voie spirituelle sans moyen d'aucune créature; maintenant je ne puis plus
supporter la violence des assauts intérieurs et extérieurs, et c'est
pourquoi j'ai été pourvue de vous. Je ne saurais m'en passer; quand vous me
quittez, je demeure tellement délaissée que, si vous appréciez l'étendue de
ce martyre, rien ne vous détournerait de rester auprès de moi. Cependant je
ne puis pas vous dire de  ne point vous en aller; mais lorsque vous êtes
parti, je vais me plaignant par la maison, je vous appelle cruel, je vous
accuse de ne pas entendre la situation dans laquelle je me trouve, car vous
en feriez plus de cas, si vous la compreniez." Toutefois nous devons faire
observer ici que Catherine, ayant renoncé à toute élection propre, ne
faisait jamais dire à son confesseur de venir plus tôt ou plus tard, quand
même elle
75

le savait dans la maison et qu'elle en avait le plus grand besoin. Il eût
fallu qu'il ne s'éloignât pas d'auprès d'elle; car toutes les aides et tous
les remèdes que Dieu voulait procurer à l'âme et au corps de sa servante, il
les lui donnait au moyen de ce confesseur. C'était chose merveilleuse de
voir que toujours, lorsque cela était nécessaire, il se trouvait pourvu de
lumières et de paroles convenables; et il en était d'autant plus stupéfait
lui-même, que, le moment passé, il n'en conservait aucun souvenir. Cependant
le monde, toujours disposé à blâmer et à juger, trouva à redire à cette
intimité si étroite; quelques personnes, qui ne comprenaient pas ce que Dieu
opérait Catherine et le besoin continuel qu'elle avait de son directeur, se
scandalisèrent et commencèrent à murmurer. Leurs discours impressionnèrent
le Père Marabotto et, voulant voir si en effet l'œuvre était purement
divine, sans mélange côté humain, il se retira trois jours absent. Les trois
jours révolus, il revint; et, ayant ensuite considéré ce qui s'était passé
en son absence, les circonstance dans lesquelles s'était trouvée notre
sainte et les souffrances qu'elle avait eues, il demeura parfaitement
satisfait et ne conserva aucun scrupule. Mais alors il se repentit d'avoir
fait une épreuve qui avait occasionné des peines extrêmes à Catheirne. Dieu
lui en fit aussi des reproches intérieurs, et le reprit d'avoir été
incrédule, " après avoir vu pendant si longtemps des signes surnaturels qui
eussent suffi pour convertir un juif, bien qu'il n'eût pas connaissance de
la millième partie des grâces accordées à la bienheureuse." Marabotto n'eut
plus jamais de doutes et ne renouvela pas son expérience. Il resta dès lors
continuellement auprès de la sainte, au cœur de laquelle Dieu envoyait de
plus en plus des traits enflammés d'amour, qui suffoquaient et oppressaient
la partie humaine. Celle-ci aspirait à se trouver auprès du confesseur, afin
d'être délivrée de son assaut intérieur; l'esprit, au contraire, tout rempli
de l'amour divin qui brûlait en lui, ne voulait pas être tiré de son
occupation et, afin de n'en pas sortir et ne pas être troublé, il montrait,
par ses actes extérieurs, le contraire de ce qu'il ressentait. Mais lorsque
Catherine cédait l'opération à Marabotto, il en était averti par inspiration
d'en-haut et il lui disait : " Vous avez telle et telle chose dans l'esprit
et vous voulez me la cacher; mais Dieu ne le veut pas.
76

La sainte demeurait émerveillée de ces paroles, et se trouvait délivrée de
l'assaut qu'elle avait voulu dissimuler. Quelquefois elle disait au Père : "
Que pensez-vous que j'aie en l'esprit ? " Marabotto l'ignorait; mais à
l'instant les paroles lui étaient mises en la bouche, et il exposait le tout
à Catherine; ils en étaient aussi étonnés l'un que l'autre et
reconnaissaient avec grande assurance que toute cette œuvre était
surnaturelle. Marabotto, qui a écrit le premier l'histoire des grâces
extraordinaires que recevait notre sainte, les résume en deux mots : "
L'ardeur de son amour était si véhémente et si continuelle, dit-il, qu'elle
empêchait l'accès de toutes les tentations, et cette exemption complète dura
jusqu'à sa mort." Chapitre XIII.Amour de Catherine Adorna pour le prochain.
Détails sur quelques-uns de ses enfants spirituels. Morts de Julien Adorno.
Nous avons parlé précédemment des grandes œuvres de charité de Catherine,
de sa crainte que quelque chose ne pût se placer entre elle et Dieu, si elle
aimait le prochain, et de la réponse que lui avait donnée intérieurement
Notre-Seigneur, lorsqu'elle l'avait consulté à ce sujet. Elle comprit
parfaitement le sens de cette réponse, et l'appliqua dans la pratique de sa
vie entière. Elle rapporta toutes ses affections à Dieu; et suivant
l'expression de son biographe anonyme, " elle sut si bien allier l'amour du
prochain au détachement des choses créées, que semblable au soleil, elle
répandait sur chacun les rayons de son ardente charité, sans avoir à
craindre pour la pureté de son cœur." Nous savons qu'elle consacra sa vie à
d'admirables œuvres de miséricorde, et qu'elle prodigua ses soins à tous
les malheureux de la ville de Gênes et aux malades du grand hôpital; nous
n'avons plus à y revenir. Mais l'immense charité de Catherine ne se bornait
pas au
77

soin de ceux qui l'entouraient, elle embrassait le genre humain entier; elle
cherchait surtout à procurer à ses semblables les biens spirituels dont elle
les voyait privés. Sa douceur inaltérable, la bénignité et la suavité
extraordinaires qui régnaient dans sa personne, gagnaient les cœurs de ceux
avec lesquels elle convervait afin de les ramener à Dieu. Des personnes
distinguées accouraient de fort loin pour la voir, pour admirer ses vertus,
et recueillir de sa bouche la doctrine céleste que le Seigneur lui avait
enseignée. Chacun, après lui avoir parlé, se sentait fortifié, éclairé,
consolé, et affermi dans la foi; elle inspirait à tous le désir ardent de la
bienheureuse éternité. Plusieurs religieux et laiques, hommes et femmes, la
choisirent comme mère spirituelle, et ne voulurent plus rien faire, tant
pour leur avancement dans la perfection que pour l'utilité du prochain, sans
en avoir d'abord conféré avec elle. On remarque, parmi les membres de cette
famille spirituelle de la sainte, Catherine Marabotto, son confesseur;
Jacques Carentius, qui le remplaça en qualité de recteur du grand hôpital;
Argentine, la veuve de Marc del Sale, dont il a été question précédemment;
et Hector Vernaccia, qui a droit à une mention toute particulière, Hector
jouissait à Gênes d'une haute réputation de savoir et de vertu, avant même
qu'il fût mis sous la direction de Catherine; mais, après qu'elle eut
entrepris de le conduire, elle lui fit faire de si rapides progrès dans la
perfection, que tout le monde le tenait pour un saint. Il renonça à
s'occuper des affaires de ce monde, pour ne plus songer qu'à la gloire de
Dieu et au bien spirituel et temporel de ses semblables; il fit ériger, dans
plusieurs villes d'Italie, des églises, des hospices, et des couvents, qui
subsistent encore en partie, et qui témoignent de son zèle et de sa piété.
Vernaccia établit à Gênes l'hôpital des Incurables et les monastères des
Nouvelles-¨Converties et de Saint-Joseph, destinés aux jeunes gens pauvres
et honnêtes qui veulent trouver un abri contre les dangers du monde. Il
fonda à Rome également un hospice des Incurables, de concert avec les
caridnaux Caraffa et Sauli, dont le premier devint pape, sous le nom de Paul
IV. Ce fut lui encore qui établit à Naples la société dite Alborum ( des
blancs), qui préparent à la mort les condamnés à la peine capitale, et les
accompagnent à l'échafaud. Il construisit aussi à Gênes le lazaret des
pestiférés, et le dota de revenus considérables; puis il fonda à perpuitité
un legs, payable à certains médecins chargés de soigner les pauvres sans en
exiger aucun sa-
78

laire. Enfin, lorsque en 1528 la peste fit invasion à Gênes, Hector fit
généreusement le sacrifice de sa vie, et se dévoua au service de ceux que le
fléau avait atteints. Après avoir établi l'hospice des Incurables son
légataire universel, il s'y enferma au moment où la maladie y sévissait le
plus violemment et y mourut, victime de son inépuisable charité. Hector
laissa une fille, nommée Thomasina, en religion Baptista, dont notre sainte
avait été marraine. Catherine la fit entrer, en 1510, dans le monastère de
Sainte-Marie-des-Grâces; et, au moment où Baptista prononça ses vœux, sa
marraine lui dit ces paroles, que les témoins contemporains nous ont
conservées : " Que Jésus soit dans votre cœur, l'éternité dans votre
esprit, le monde sous vos pieds, la volonté de Dieu dans vos actions, et que
son amour éclate en vous par-dessus toutes choses." Baptista fut fidèle à la
leçon, et recueillit l'héritage de sainteté de son père et de sa mère
spirituelle; elle parut comme témoin lors du procès de béatification de
Catherine, et elle a laissé différents écrits très estimés. Parmi les
enfants spirituels de la sainte, se trouvait aussi une jeune fille de Gênes,
dont le nom ne nous a pas été transmis. C'était une vierge douée d'un
entendement sublime, très vertueuse; mais Notre-Seigneur, voulant la tenir
dans l'humilité, avait permis qu'elle fût possédée du démon. Le malin esprit
la tourmentait de la façon la plus étrange, la jetait à terre, l'affligeait
au delà de toute expresion, la tentait de mille manières, et lui causait de
si excessives angoisses, que peu s'en fallait qu'elle ne se livrât au
désespoir. Il entrait dans son entendement, l'empêchait de s'occuper des
choses divines lui faisait croire qu'elle était séparée de Dieu et damnée,
toute noyée dans la volonté diabolique et pleine de péchés et de défauts; en
un mot, il l'avait rendue tellement insupportable à ceux qui l'entouraient
et à elle-même, qu'elle ne savait plus où trouver du secours. Cependant
cette infortumée, ayant entendu parler de la charité héroique de Catherine,
alla se réfugier auprès d'elle. La sainte la reçut affectueusement et la
garda dans sa maison. Elle ne travailla point à sa délivrance, parce qu'elle
reconnut qu'elle était solidement vertueuse et très chère à Dieu. Mais elle
ne cessait de l'encourager et de la consoler, et la jeune fille éprouvait,
auprès de sa mère spirituelle, un grand adoucissement à ses angoises
ordinaires.
79

Un jour, il arriva que, dans un de ses accès, elle se jeta aux pieds de
Catherine, en présence du P.Marabotto; et le diable, parlant par sa bouche,
s'écria : " Nous sommes tes esclaves à cause du pur amour que tu portes dans
ton cœur." Toutefois, se repentant aussitôt de ce qu'il venait de dire, il
obligea la possédée à s'accabler de coups, et la traina à terre, où elle se
roulait et se tordait comme un serpent. Puis, lorsqu'elle se fut relevée, le
confesseur lui ordonna de prononcer le nom de notre sainte. Elle s'appelle
Catherine, répondit le démon en accompagnant ces mots d'un rire infernal.
Dis-moi maintenant son surnom, ajouta Marabotto. Adorna ou Fiesca, répliqua
le mauvais esprit. J'en veux connaitre un autre, dit encore le Père. Ce
nouvel ordre parut déplaire beaucoup au malin; il refusa de répondre et
agita très violemment la pauvre énergumène; vaincu enfin par la force des
exorcismes, il s'écria avec un mouvement de rage excessive: " Catherine
Séraphine", nom qui lui convenait en effet, comme l'observe le biographe
anonyme; car elle était pleine de l'amour de Dieu, et elle aspirait à
l'allumer dans les autres nom qui a été confirmé d'ailleurs par saint Louis
de Gonzague et par saint François de Sales. Malgré son état de possession,
la fille spirituelle de la sainte fit de grands progrès dans la vertu sous
sa direction. Parfaitement soumise à la volonté de Dieu, elle supporta son
terrible état avec une angélique patience. Elle en fut délivrée peu avant sa
mort et termina saintement ses jours dans les bras de sa bienfaitrice. Nous
pouvons compter aussi, au nombre des fils spirituels de Catherine, son
propre mari, Julien Adorno; car c'était elle qui l'avait arraché à ses
folles dissipations et à son déplorable genre de vie. Nous savons tout ce
qu'elle avait eu à souffrir de la part de cet homme, pendant une longue
suite d'années. La charité est admirable, surtout qu'elle se manisfeste
envers ceux qui nous accablent de mauvais traitements et avec lesquels nous
nous trouvons en contact journalier. Telle avait été celle de Catherine à
l'égard de Julien. Employant tous les moyens imaginables dans l'espoir de
gagner son âme, lui obéissant dans les choses les plus ardues, pourvu
qu'elles ne fussent pas contre la conscience, recevant ses injures avec
patience, cherchant à apaisser sa colère, tantôt par de douces paroles,
tantôt par le silence, évitant toute querelle et toute
80

occasion de le fâcher, elle avait invariablement suivi son inclinaison
bienfaisante, et rendu le bien pour le mal. Dieu avait béni la conduite
prudente et charitable de la sainte, nous le savons; Julien, réduit à un
état de fortume médiocre, par ses prodigalités, à peu près ruiné, triste et
découragé, s'était enfin rapproché de sa compagne, lui avait fait connaitre
l'état de son âme, et, touché de ses avis et de ses conseils, il s'était
converti. Cependant un mauvais caractère et des habitudes invétérées ne se
réforment pas en un jour. Adorno continua à causer des chagrins à sa pieuse
épouse; il était dur et exigeant. Il voulait qu'elle fût presque constamment
auprès de lui, et qu'elle ne fit pas de longues stations aux églises. Elle
s'accommodait à ce caprice et ne sortait que pour assister à une messe,
comprenant qu'une femme mariée doit sacrifier son attrait particulier à la
paix domestique. Souvent Julien, retombant dans son humeur violente, faisait
passer de rudes moments à sa compagne; mais elle portait sa croix avec une
résignation inaltérable. Elle se rappelait, pour s'affermir dans la
patience, qu'elle avait été mariée afin de cimenter la paix entre les deux
illustres maisons des Fieschi et des Adorni, et elle prédisait que de cette
dernière famille naitrait un grand serviteur de Dieu, qui fonderait un
nouvel ordre religieux. La prédiction se vérifia en effet dans la personne
du vénérable Augustin Adorno, qui fonda de concert avec le vénérable
François Caracciolo, l'ordre des Clers réguliers mineurs (1) Vers la fin de
l'année 1497, Julien fut atteint d'une infirmité excessivement dangeureuse
et douloureuse, qui ne lui laissait de repos ni pendant le jour, ni pendant
la nuit. L'emploi des remèdes prescrits par les medecins aggrava le mal; les
douleurs devinrent de plus en plus terribles. L'irascibilité du malade se
réveilla avec une violence inouie; il s'emportait contre ses souffrances,
déclarait qu'il lui était imposible de les endurer plus longtemps, et se
rendait insupportable à ceux qui le servaient. Catherine placée à son
chevet, cherchait en vain à le calmer et à obtenir de lui qu'il se soumit à
la volonté divine; voyant que la mort ne pouvait tarder, et craignant
qu'elle ne saisit son époux au milieu d'un de ces accès de fureur qui
compromettaient le salut de l'âme, elle voulut ten-
(1)Le pape Sixte-Quint, religieux de cet ordre, l'approuva en 1588.
81

ter un dernier effort, elle se retira dans une chambre voisine et,
s'agenouillant en versant des torrents de larmes, elle répéta plusieurs fois
d'une voix entrecoupée de sanglots, ces mots : " O mon Seigneur je vous
demande cette âme, je vous supplie de me la donner, vous pouvez me la
donner!". Dieu avait permis qu'Argentine, la disciple de notre sainte, l'eût
suivie au moment où elle s'était retirée pour prier. Cachée par la porte de
la chambre, elle entendit les supplications de Catherine; puis craignant
d'être surprise, elle se hâta de retourner auprès du malade. Elle l'avait
quitté désespéré, elle le retrouva soumis et parfaitement résigné, ce
prodigieux changement s'était opéré instantanément; ceux qui entouraient le
lit de Julien, et qui en ignoraient la cause, en étaient stupéfaits et
pleins d'admiration. Les convulsions causées par la violence du mal
croissaient d'un moment à l'autre; mais au milieu des douleurs les plus
atroces, le moribond ne prononçait que des paroles d'amour, de contrition,
et de conformité à la volonté de Dieu. La bienheureuse Catherine revint sur
ces entrefaites. Intérieurement éclairée, elle savait déjà ce qui venait de
se passer. Elle ne dit point à son mari ce qu'elle avait fait; mais elle lui
témoigna la joie que lui causait sa parfaite soumission, et elle continua à
l'exhorter et à l'encourager jusqu'au moment où il rendit doucement son âme
à son Créateur. Julien avait écrit un testament, dans lequel il fait le plus
grand éloge des vertus de son épouse; il lui légua tous ses biens, qu'il
avait recouvrés quelques années avant sa mort. Dieu ne permit pas que sa
fidèle servante fût privée, devant les hommes, de la gloire de cette
miraculeuse conversion. Argentine rendit compte de ce qu'elle avait entendu,
et la sainte elle-même en fit connaitre le résultat, par inadvertance. Le
jour suivant, un religieux, son fils spirituel, vint la voir; et, sans y
penser, elle lui dit dans le cours de la conversation :" Hier, Julien est
passé dans l'autre vie; vous savez qu'il était d'un caractère étrange, et
que j'en éprouvais une grande peine en mon esprit; mais, avant qu'il rendit
le dernier soupir, mon doux Jésus m'a assurée de son salut." Catherine ne
pouvait vouloir que ce que voulait Dieu. D'après cette disposition, elle
était parfaitement indifférente aux évènements et les prenait tels que le
Seigneur les envoyait. Ainsi elle s'était vu ruiné jadis par les
prodigalités de son mari, avec le calme le plus parfait; les opprobes de son
82
 

temps d'abaissement lui avaient plu autant que les honneurs de son temps de
prospérité; elle avait supporté autrefois sans peine la terrible société de
Julien, elle supporta de même sa perte dans la circonstance présente. Peu de
jours après cette mort, quelques amis de Catherine crurent devoir lui
adresser des paroles de consolations; mais elle leur dit : " Je me suis
donnée tout entière à mon Jésus, sans rien me réserver; je n'ai souci que de
sa volonté, je ne désire que ce qu'il veut, je suis contente lorsque cela
arrive, et il m'est impossible de préférer une chose à l'autre, qu'elle soit
triste ou gaie suivant l'opinion du monde." La sainte avait manifesté
précédemment déjà les mêmes sentiments à l'occasion de la mort de ses frères
et de ses sœurs, qu'elle avait perdus sucessivement. Elle les aimait
cependant d'une vive tendresse; mais il n'y avait rien de charnel dans son
affection. Chapitre XIV. Conversations de Catherine avec un religieux, son
fils spirituel. Un jour un religieux, fils spirituel de notre sainte, ayant
affirmé devant elle que, faible et malade comme elle était, elle pourrait
mourri subitement, Catherine sentit se réveiller vivement en son cœur ce
désir de la mort qu'elle avait éprouvé autrefois. Car, ainsi qu'elle avait
coutume de le dire, elle se trouvait dans ce monde comme ceux qui sont en
pays étranger, bien loin de la maison paternelle et de tous les objets de
leur affection, et qui, ayant terminé les affaires pour lesquelles ils sont
venus, sont pressés de retourner aux lieux chéris où ils ont laissé leur
cœur et leur esprit. Peu de temps après, le même religieux étant revenu
chez la bienheureuse Catherine, elle lui dit : " Mon fils, je me sens
poussée à vous parler; l'autre jour, lorsque vous disiez que je pourrais
mourir d'un instant à l'autre, il m'a semblé qu'une joie extrême se
réveillait en moi et que j'entendais cette parole intérieure prononcée avec
un profond soupir : Ah! plût au Ciel que cette heure vint! Mais cela n'a
duré qu'un moment; or, je vous le déclare, je ne veux pas qu'il y ait en
cela l'ombre d'un désir personnel, car j'abandonne à la dis-
83

"position et à l'ordonnance de Dieu tout ce qui regarde le ciel et la
terre." Le religieux lui répondit qu'elle ne devait avoir aucun remords de
ce qui était arrivé, parce que, malgré la joie qui s'était réveillée dans
l'âme et les paroles intérieurement prononcées à propos de la pensée de la
mort, la volonté y était restée étrangère, et la raison n'y avait point
acquiescé : " C'est, ajouta-t-il le simple instinct de l'âme qui, de sa
nature, tend toujours à cette fin; ce qui le prouve, c'est que le mouvement
d'allégresse que vous avez ressenti n'a pas passé dans la partie intime du
cœur, mais qu'il est restée à sa surface." Catherine avoua qu'il en était
ainsi, et demeura satisfaite de l'explication. Ce mouvement fut le dernier
qu'elle ressentit. A partir de ce moment, tout désir de vivre ou de mourir
s'éteignit en elle. La sainte reconnaissait que les désirs, quels qu'ils
soient, manquent de perfection, parce que l'âme qui en éprouve n'est pas
entièrement unie à Dieu en qui elle trouve tout, sans possibilité d'aspirer
à autre chose. Catherine cherchait quelquefois à exprimer à ses enfants
spirituels le sentiment intérieur qu'elle éprouvait pour son doux Jésus. "
Ah! s'écria-t-elle un jour, si je pouvais dire ce que sent ce cœur qui est
tout brûlé et consumé! Dites nous en quelque chose, chère mère, répondirent
tout d'une voix les asssistants. Je ne puis trouver de mots propres à
exprimer un si grands amour, répliqua la bienheureuse; et il m'est avis que
tout ce que j'en pourrais dire serait si loin de la réalité, que cela lui
ferait injure. Mais sachez que, si une seule goutte de ce que ressent ce
cœur tombait en enfer, l'enfer serait changé en paradis; car il s'y
trouverait tant d'amour et d'union, que les démons deviendraient des anges
et les peines des consolations; la peine ne saurait cœxister avec l'amour
de Dieu." Le religieux dont nous avons parlé était présent; étonné des
expressions de Catherine, il lui dit :" Ma mère, je n'entends pas cela et je
voudrais mieux le comprendre. Mon fils, lui répondit la sainte, il m'est
absolument impossible de vous en dire davantage." Alors le religieux ajouta
: " Ma mère, si nous donnions quelque interprétation à vos paroles et
qu'elle fût conforme à ce que vous ressentez dans votre esprit, le
diriez-vous ? Volontiers, mon fils, répliqua Catherine avec beaucoup de
douceur."
84

"Il se pourrait donc, dit alors son interlocuteur, que ces choses se
passassent de la manière suivante : L'amour pur produit une chaleur profonde
et intime, laquelle unit l'âme avec Dieu; et l'unit tellement par
participation de sa bonté, qu'elle se perd, pour ainsi dire, dans le
Seigneur. " Cette union est si admirable, qu'il n'y a pas de termes propres
à l'exprimer; lorsqu'elle existe, il est impossible de goûter, de sentir et
de désirer autre chose, et d'avoir une autre volonté que celle de Dieu. Or
l'enfer, les démons, les damnés forment le pôle opposé de l'union, car ils
sont en révolte contre le Seigneur; mais, s'ils pouvaient recevoir la
moindre goutte de l'amour unitif leur rebéllion cesserait à l'instant; cette
goutte les unirait à Dieu de telle sorte qu'ils se trouveraient en vie
éternellement; car leur révolte fait leur enfer, et l'enfer est partout où
est la complète rébellion, de même que le paradis est en tous lieux où
existe l'union avec Dieu." Tandis que le religieux parlait, Catherine
semblait se réjouir; son visage prit une expression séraphique; et quand il
eut fini, elle lui dit : " Mon fils bien-aimé, la chose est telle que vous
venez de l'exposer : c'est tout ce qu'on en peut dire. En vous écoutant, je
sentais qu'il en est ainsi. Mais mon entendement est tellement plongé dans
l'amour, qu'il ne m'est possible ni de penser à une explication, ni de la
donner. Ma chère mère, s'écria alors le religieux, ne pourriez-vous demander
à Dieu, votre amour, quelques-unes de ces goutelettes pour vos enfants ? Je
vois ce doux amour si courtois envers mes fils, répliqua-t-elle avec un
mouvement de joie extrême, que je ne saurais rien lui demander pour eux; je
me borne à les  présenter devant sa face." Chapitre XV. Humilité de
Catherine. Extase et visions. Le sublime édifice de la perfection de
Catherine avait pour base et pour fondement l'humilité la plus profonde : la
basse opinion qu'elle avait d'elle-même lui avait valu ce trésor. Nous avons
eu l'occasion de dire précédemment que l'abjection et le mépris faisaient
ses édifices, qu'elle se réjouisait des opprobes et des injures, et que
jamais elle ne s'excusait lorsqu'on lui adressait des reproches.
85

Elle s'oubliait entièrement et elle désirait que les autre en firent autant.
Jamais elle ne parlait d'elle-même, ni en bien ni en mal; et, quand la
conversation exigeait qu'elle fit mention de sa personne elle employait le
nous au lieu du moi. De même, elle ne se nommait point et elle n'aimait pas
que d'autres l'appelassent par son nom; et lorsqu'on lui en demandait la
raison, elle répondait : " La mauvaise partie de l'homme n'est toujours
charmée d'entendre désigner son individualité, et on ne saurait la mortifier
davantage qu'en n'en faisant jamais aucune mention." En un mot, Catherine
était si persuadée de son néant, que, lorsque quelqu'un s'avisait de parler
d'elle-même en termes favorables, elle se disait : " Si les autres le
connaissaient comme je te connais, ils ne prononceraient pas les paroles que
tu viens d'entendre. Voici, ajoutait-elle, la loi que tu garderas
invariablement : Quand tu entendras nommer ta personne en bien, tu
reconnaitras aussitôt qu'il ne saurait être question de toi; lorsque; au
contraire, ce sera en mal, tu te souviendras qu'on n'en saurait dire assez,
et tu trouveras qu'on te fait beaucoup trop d'honneur : car, dire du mal de
toi, c'est s'en occuper; et assurément tu n'en es pas digne. Enfin, en
t'entendant appeler mauvaise par les autres,tu ne te fatigueras pas que tu
puisses devenir bonne par toi-même, car ce serait de ta part une
impardonnable présomption." Dieu sevrait parfois sainte de toutes les
marques de son amour, et la laissait en proie aux tourments de l'aridité et
de l'affliction. Elle se soumettait admirablement à cette douloureuse
épreuve, et, loin de se plaindre, elle disait au Seigneur : " O mon Jésus,
laissez-moi dans cet état, nue et dépouillée de tout, afin que je vous sois
parfaitement soumise et que mon être propre ne puisse plus se remuer, car
s'il le pouvait, il ne ferait que des sottises". Catherine non seulement
n'estimait pas ce que le monde aime et admire, mais encore elle évitait et
s'éfforçait de fuir ce que des âmes privilégiées, moins dépouillées que la
sienne, considèrent comme de grandes grâces. Nous avons vu précédemment que,
dès sa jeunesse, elle avait prié Dieu de lui retirer les visions et les
ravissements. Cependant le Seigneur, après lui avoir enseigné la haine
d'elle-même et le renoncement à la volonté propre et aux désirs de la chair
et de l'esprit, la combla, malgré elle, de dons sur-
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naturels, la ravit fréquement en extase, et la récréa par de célestes
visions. Catherine se faisait inutilement violence pour s'y soustraire.
Aussitôt qu'elle éprouvait les impressions qui précèdent ces faveurs
extraordinaires, elle s'infligeait de grands tourments physiques, pour en
prévenir l'effet; c'était en vain, jamais elle n'y réussissait; l'esprit
divin faisait invasion et elle l'entraînait. Quand elle revenait à son état
naturel, elle était si faible et si languissante, à la suite de ses
résistances, que souvent elle semblait prête à rendre le dernier soupir, et
ne vivre que par miracle. Tant qu'elle conserva les forces de la jeunesse,
elle allait se cacher dans quelque lieu retiré, aussitôt que les symptômes
avant-coureurs de l'extase se manisfestaient; et ses seuls familiers, qui
l'épiaient avec une sainte curiosité, étaient témoins de ce qui lui
arrivait. Devenue âgée et infirme, et trahie par sa faiblesse, il ne lui fut
plus possible de céler les faveurs célestes dont elle était l'objet, et Dieu
se plut à les manisfester à tous les regards. Alors, cependant, encore, la
sainte avait recours à toutes sortes d'industries pour se débarrasser de la
gloire qui pouvait lui en revenir. Elle parlait de ses ravissements comme
d'un état maladif, et les désignait sous le nom de vertiges. Mais, si cet
humble stratagème pouvait tromper les ignorants, il n'en fut pas de même des
personnes éclairées dans les voies de Dieu. Cataneo Marabotto entre autres,
d'abord fils spirituel, puis directeur de Catherine, voyait les opérations
de la grâce dans tout ce qui arrivait à sa pénitente. Il nous en a laissé le
récit dans la Biographie de Catherine. Ce fut lui, également, qui obligea la
sainte à écrire son Traité du Purgatoire et ses Dialogues. Catherine parlait
souvent pendant ses extases. D'ordinaire, ses voisins avaient pour objet
l'immense amour de Dieu envers les hommes; la gloire qu'il réserve à ceux
qui l'aiment; la sagesse de la Providence, qui sait distribuer à chacun les
moyens les plus propres pour le faire arriver au ciel; le prix et la dignité
de la grâce; l'ingratitude par laquelle la plupart des hommes payent si
grands bienfaits, ingratitude qui sera dévoilée au jugement dernier; pour
prouver que les coupables sont indignes de miséricorde. Les témoins
contemporains rapportent que, quand Catherine, ravie hors d'elle-même,
commençait à parler de l'amour divin, son visage devenait radieux et
semblable à celui de ces esprits bienheureux qui sont sans cesse le trône du
87

Très Haut. Lorsqu'on entendait la doctrine admirable qui coulait de ses
lèvres, on croyait assister aux leçons d'un chérubin initié aux mystères du
ciel. Ceux qui entouraient la sainte, dit encore notre vieil historien,
versaient des larmes d'admiration. Ils demeuraient plongés dans une sorte de
stupeur, en présence de cette sagesse surnaturelle, qui lui inspirait les
mots propres à expliquer les choses les plus augustes et les plus
supérieures à l'intelligence humaine. Et cependant elle déclarait elle-même
que tout ce qu'elle pouvait dire était bien loin d'exprimer la moindre
partie des secrets célestes que Dieu lui communiquait et des merveilles
qu'il lui découvrait. " Hélas! s'écriait-elle alors, le langage par lequel
on pourrait faire entendre aux autres ce que c'est que l'union entre la
créature et le Créateur est perdu!..." Cattaneo Marabotto, Hector Vernaccia
et plusieurs des enfants spirituels de Catherine ont recueilli un grand
nombre des enseignements qu'elle a donnés et des paroles qu'elle a
prononcées pendant ses extases. Ils nous font comprendre davantage la vie
intérieure de cette âme privilégiée, la grandeur et l'intelligence de son
amour, et la perfection de son dépouillement. Les moindres lumières sont ici
très précieuses; car il s'agit d'une créature que Dieu avait menée par des
voies tout exceptionnelles, et qui, revêtue encore d'une chair mortelle,
était arrivée à une union peu différente de celle dont jouissent les
habitants de la céleste Jérusalem. Pour rendre les instructions de Catherine
plus faciles à saisir, nous les divisons en paragraphes, et nous réunissons
sous les mêmes titres les traits épars qui appartiennent à un même sujet.
I.-Du soin Amoureux avec lequel, Dieu cherche et attire les âmes, et les
dangers de la volonté propre. Le soin extrême avec lequel Dieu opère pour
attirer les âmes était un des sujets auxquels Catherine revenait le plus
fréquemment dans ses ravissements. Elle se sentait poussée à convier tout ce
qui existe à rendre amour pour amour à ce Dieu si plein de souci pour notre
salut; elle eût voulu communiquer à tous les hommes les flammes qui la
consumaient, et les arracher à leur torpeur, à leur ingratitude, à toute
volonté propre; en un mot, à tous les instinct bas et rampants de la nature.
" Lorsque je considère, disait-elle, la sollicitude avec
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laquelle la bonté divine nous donne ce qui nous est nécessaire pour nous
faire arriver en son pays, je suis quasi contrainte de dire que Dieu semble
être notre serviteur. Ce Dieu de gloire a des soins infinis pour sa
créature; et nous, dont l'utilité ou le dommage sont un jeu, nous n'en
faisons point de cas. Hélas! comment se peut-il que nous ne tenions pas
compte de ce que Dieu estime et prise tant ? O pauvre homme! comment
emploies-tu le temps précieux qui doit te servir pour acheter le paradis ?
Que fais-tu de toi-même, toi qui ne dois avoir d'autre emploi que de
pourvoir au salut de ton âme ? Que fais-tu de cette âme destinée à s'unir à
Dieu par l'amour ? Tu te retournes entièrement vers la terre, et celle-ci
produit une semence et un fruit qui se mangent avec les noirs habitants de
l'abîme, au milieu d'un désespoir éternel! Tu sauras un jour qu'il n'avait
tenu qu'à toi de posséder la gloire pour laquelle tu as été créé; les
inspirations de ton Dieu t'y appelaient. Ah! si tu reconnaissais combien il
importe de ne pas rester souillé d'un seul péché, tu te plongerais dans une
fournaise ardente plutôt que de le commettre; s'il fallait pour le fuir te
jeter dans les dernières profondeurs d'un océan de feu, tu n'hésiterais pas,
et jamais tu ne sortirais de cette mer, si tu savais que tu dusses
rencontrer le péché sur ses bords! " Mais, hélas! la partie propre de
l'homme est si contraire, si rebelle à Dieu, que le Seigneur ne réussit
presque pas à lui faire faire sa volonté! Il n'y parvient qu'à force
d'adresse, en lui promettant des choses plus grandes que celles qu'elle
laisse, et en lui en donnant même quelque avant-goût dans la vie présente.
Et malgré cela, cette partie propre chercherait toujours à s'enfuir, si Dieu
ne la retenait par des grâces intérieures; car l'aiguillon au mal qui nous
est resté par suite du péché originel et du péché actuel voulu et consenti
attire continuellement nos sens aux choses de la terre. " Adam préféra sa
volonté à celle de Dieu; il faut au contraire que le vouloir divin efface et
détruise le nôtre; notre mauvaise inclinaison s'y oppose lorsqu'elle est
livrée à elle-même; il est donc fort utile que, pour l'amour de Dieu, nous
nous soumettions à quelque personne, afin de faire purement et droitement la
volonté d'autrui plutôt que la nôtre. Plus nous nous y assujétirons, plus
aussi nous nous trouverons dans la vraie liberté et délivrés du poison de la
volonté propre. " Celle-ci est si subtile, si fine et si malicieuse, si
intime et
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profondément enracinée en nous, elle se couvre de tant de moyens et se
défend par tant de raisons, qu'il semble en vérité que ce soit un démon.
Quand nous ne la pouvons faire d'une sorte, nous la faisons d'une autre,
sous une foule de beaux prétextes; nous mettons en avant la charité, la
nécessité, la justice, la perfection, le désir de souffrir pour l"amour de
Dieu, de trouver quelque consolation spirituelle, ou de donner bon exemple
au prochain et de condescendre à ses exigences, les besoins de la santé,
etc. Dieu, qui connait et qui voit toutes ces misères, en a grande
compassion et ne cesse pas de nous envoyer de bonnes inspirations pour nous
en délivrer, sans cependant contraindre jamais notre franc arbitre. Mais,
tout en respectant la liberté de l'homme, il l'incline et la dispose, en
l'attirant doucement par d'amoureuses voies. " Lorsque enfin l'âme ouvre
alors son entendement, et voit le grand soin que Dieu a d'elle, elle s'écrie
dans son admiration : " Il semble, ô Seigneur, que vous n'ayez autre chose à
faire qu'à penser à moi! Qui suis-je, moi, dont vous avez tant de souci ? et
comment ne tiendrai-je pas compte de ce que vous estimez tant ? Ah!
désormais je demeurerai toujours sujette à vos commandements et attentive
aux inspirations que vous daignez m'envoyer, par des voies et des moyens si
divers!". II - De l'amour-propre et de l'amour divin. Notre Seigneur a dit
que la bouche parle de l'abondance du cœur. Nous avons essayé de faire
connaitre les effets que l'amour divin avait produits dans l'âme de
Catherine, et nous pouvons conclure, de ce qui a été exposé, que personne
n'était plus capable que notre sainte de s'exprimer sur cet amour. " Le vrai
amour, disait-elle un jour, est de si grande force, qu'il ne peut savoir ce
que sont la peine et le tourment; il ne sent autre chose que lui-même. C'est
en vain qu'on veut lui faire prendre intérêt à ce qui a rapport à ce monde,
il demeure immobile et immuable comme un mort. Tout ce qu'on peut dire de
cet amour n'est rien en comparaison de la réalité; tout ce qu'on en peut
entendre est qu'il ne saurait se comprendre avec l'entendement. J'en conclus
que les mots sont impuissants à donner la moindre intelligence de l'amour,
et que c'est peine perdue que d'essayer d'en parler. " Le contraire du pur
amour est l'amour- propre, et,
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comme il a Satan pour maitre et pour seigneur, on devrait le nommer haine
propre; il fait faire à l'homme tout le mal qu'il peut et finit par le
précipiter en enfer. Il est tellement incorporé à l'âme et à l'humanité (1),
qu'il semble impossible de s'en purger entièrement dans cette vie.
L'amour-propre ne se soucie du dommage ni de l'âme ni du corps; il ne tient
compte ni du prochain, ni de la réputation, ni de la fortune; il n'a en vue
que sa volonté. Pour y satisfaire il est cruel à soi-même et aux autres, et
il refuse de se soumettre, quels que soient les empêchements qu'il
rencontre, ou les oppositions qu'il soulève. " Quand il a délibéré de faire
quelque chose, la flatterie, les menaces, la crainte des plus grands
malheurs, sont impuissantes à modifier sa volonté; la perspective de la
servitude, de la pauvreté, de l'infanmie, de la maladie, de la mort, du
purgatoire et de l'enfer, ne l'arrête pas dans la poursuite de son objet :
il ne pense, n'est attentif, n'a d'égard qu'à cela; il ne parle pas d'autre
chose, il se moque du reste, le répute bien et l'estime comme n'existant
pas. " Il est un larron si adroit qu'il dérobe même à Dieu sans en éprouver
de remords; il s'attribue ce qui appartient au Seigneur; mais il le fait
d'une façon cachée, et sous forme de bien. Les yeux si clairvoyants du vrai
amour sont alors seuls capable de découvrir le larcin... L'amour-propre
spirituel est infiniment plus dangereux que le charnel; c'est le plus
pénétrant des poissons; il se retranche derrière une infinité de subtilités,
de sorte que peu d'hommes s'en garantissent et lui échappent. Non seulement
ils ne s'en aperçoivent pas; mais ils considèrent comme salutaire ce qui est
en réalité le plus grand obstacle à leur bien, et ils se réjouissent de ce
dont ils devraient pleurer. Qu'on le sache bien, l'amour-propre spirituel
est la racine de tous les malheurs qui puissent nous atteindre en ce monde
et en l'autre. Lucifer est tombé pour avoir cédé à cet amour pervers. De
notre premier père il a passé en nous, il circule dans nos veines, il a
pénétré jusqu'à la mœlle de nos os; il infuse de son venin mortel toutes
nos actions, nos paroles et même nos pensées. Dieu seul peut porter remède à
cette grande et incurable maladie, et s'il ne le fait par sa grâce en ce
monde, il faudra, malgré nous, que -
(1) Nous avons dit précédemment que Catherine emploie souvent le terme
humanité lorsqu'elle parle du corps et des instinct naturels.
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nous nous en dépouillions en purgatoire; car il est nécesaire qu'avant de
voir la face du Seigneur nous soyons lavés de toutes nos souillures, de
manière à demeurer parfaitement nets. " Mais si l'amour-propre a assez de
force pour pousser l'homme à ne faire cas ni de la mort, ni de la vie, ni de
l'enfer, ni du paradis, quelle sera donc la puissance de l'amour divin, qui
est Dieu même ? " Lorsque cet amour, dont la bonté surpasse toute mesure,
s'est répandu dans nos cœurs, il agit au contraire de l'amour-propre : il a
soin de tout ce qui tourne au profit de l'âme, du corps et du prochain;
l'honneur et le bien d'autrui lui sont précieux, il se montre aimable, bénin
et gracieux en toutes choses et envers tous; il ne connait d'autre volonté
que celle de Dieu; il met l'homme en si grande liberté, paix et
contentement, que, dès cette vie, il lui semble être en paradis. Cet amour
est vraiment celui que nous devrions nommer notre propre amour; il nous
sépare du monde et de nous-mêmes pour nous unir au Seigneur, il nous grandit
et nous élève au-dessus de toutes les créatures et de tous les désirs. S'il
advenait une fois que l'homme qui aime perdit par quelque faute cet amour si
doux qu'il a goûté, il ne reculerait devant rien pour le retrouver; car son
supplice et son tourment extrêmes seraient comparables à ceux des damnés. "
En un mot, l'amour divin est un repos, une joie ineffable, il est toute
notre vie; et l'amour-propre est une tristesse et une peine continuelles, il
est notre mort en ce monde et en l'autre." - III - Des trois voies que Dieu
tient purifier les âmes. Nous trouvons, dans la plus ancienne biographie de
notre sainte, une autre instruction qui jette également une grande lumière
sur sa manière de considérer l'amour-propre. C'est celle dans laquelle
Catherine indique les voies que Dieu emploie pour purifier la créature. Elle
en compte trois. " La première voie que le Seigneur tienne pour purger une
âme, dit-elle, est l'amour pur. Il le lui donne, et dès lors cette âme ne
veut plus autre chose que cet amour. Celui-ci, étant parfaitement dépouillé
et net, lui fait voir les plus légères traces et les traits les plus subtils
de l'amour-propre. L'âme ne peut donc être trompée par ce dernier, et elle
le réduit au désespoir en ne lui procurant aucun rafraichissement spirituel
ou cor -
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porel. De cette manière, l'amour-propre s'en va se consumant peu à peu; car,
quiconque ne mange pas finit nécessairement par mourir; toutefois, la force
et la malignité de cet amour sont telles, qu'il accompagne l'homme presque
jusqu'à la fin de sa vie. Je m'aperçois de cela; car, de jour en jour, je
sens consumer en moi plusieurs instincts qui autrefois me semblaient bons et
excellents, et qui provenaient au contraire de l'infirmité spirituelle et
corporelle que je pensais ne plus avoir. Heureusement l'amour pur a une vue
tellement perçante, qu'il fait reconnaître enfin comme larcins et choses
détestables ce que d'abord on tenait pour perfection... " La seconde voie
que Dieu emploie pour purifier les âmes me plait infiniment plus que la
première. Dans cette voie, le Seigneur occupe l'esprit de l'homme en grande
peine et affliction; il lui donne la vue et la connaissance de lui-même; il
lui montre combien il est vil et abject. Cette vue le retient
continuellement en très grande pauvreté, le dépouille de tout ce qui
pourrait avoir goût et saveur de bien; de sorte que la partie propre ne se
repait en aucune façon. Ne pouvant se nourrir, il faut bien qu'elle se
consume et qu'elle comprenne enfin que, pour sortir de son enfer, il est
nécessaire que Dieu lui vienne en aide et la remplisse de lui-même. Et puis,
lorsque le Seigneur lui fait la grâce de lui ôter la vue de sa désespérante
nullité, elle demeure dans une paix profonde et comblée de consolation. " La
troisième voie est la plus excellente de toutes. Dieu donne à la créature un
esprit tout occupé de lui. Cet esprit ne pense alors qu'à Dieu seul, il lui
est impossible de faire aucun cas des choses propres. Il est véritablement
mort au monde, il ne se délecte en rien, il ne sait ce qu'il veut ni au ciel
ni en terre. Un tel esprit est à la fois très riche et très pauvre. Ne
pouvant rien s'approprier, ni se nourri de rien, il est nécessaire qu'il se
consume et demeure enfin perdu en lui-même; il se retrouve en Dieu, où il
était déjà, mais sans savoir comment." - IV - De l'anéantissement de toutes
les facultés en Dieu. Catherine était convaincue qu'à tout instant, en tout
lieu et en toute manière, la bonté divine régit, gouverne et dispose toutes
choses pour notre avantage. " Nous ne devons jamais désirer, disait-elle à
ses fils
93

spirituels, que ce qui nous advient de moment en moment, nous exerçant
néanmoins toujours au bien; car celui qui ne voudrait pas s'y exercer et
attendre ce que Dieu nous envoie tenterait Dieu. Mais, après avoir fait ce
que nous pouvons de bien, acceptons tout ce qui nous arrive de la pure
ordonnance de Notre-Seigneur, et réunisons-nous-y par la volonté. Le repos
et l'union de notre volonté avec celle de Dieu nous procureraient le paradis
dès la vie présente. " Plus l'homme se conforme au vouloir divin, plus il
s'approche de la perfection; bienheureuse l'âme qui meurt volontairement à
elle-même en toutes choses, parce qu'elle vit en tout pour Dieu, ou plutôt
c'est Dieu qui vit en elle! " Le Seigneur s'empare alors de son libre
arbitre et opère avec lui; il ne laisse plus venir en la volonté que ce qui
lui plaît; et toutes les volontés étant ainsi réglées deviennent parfaites!
" O anéantissement de la volonté! ô vertu singulière! tu es une reine du
ciel et de la terre, tu es indépendante de toutes les choses créées; rien au
monde ne saurait t'affliger car toutes les peines et les douleurs
proviennent de la propriété spirituelle ou temporelle! " Si les hommes te
connaissaient, ils auraient autant d'horreur de leur volonté propre que de
Satan en personne; ils n'attacheraient plus aucune importance à leurs
opinions, ils ne s'excuseraient jamais et jamais ils ne diraient plus :
Telle chose est mienne! Mais l'important secret dont je parle ici n'est vu,
n'est compris, goûté et senti que par un entendement humble et humilité; un
tel entendement arrive bientôt à la perfection désirée. Dieu lui donne une
lumière surnaturelle, qui lui fait voir les choses mieux qu'auparavant, avec
une clarté et une certitude parfaites; cette lumière lui montre en un
instant tout ce que Dieu veut qu'il connaisse, c'est-à-dire tout ce qui est
nécessaire pour conduire la créature à une pureté parfaite. " La lumière
divine dont nous parlons jette l'entendement du vieil homme, et quand il est
ainsi abattu et prosterné, il ne désire plus autre chose et il dit au
Seigneur : Soyez désormais mon intelligence; je saurai ce qu'il vous plaira
que je sache, je ne chercherai plus rien, et mon esprit sera dans la paix.
L'homme ne comprend pas cette lumière, parce qu'elle est surnaturelle; mais
elle reste dans son âme, si agile et
94

accompagnée de tant de délectation, qu'elle semble le faire participer à la
nature des anges. " Pour bien voir spirituellement, il faut donc que nous
arrachions les yeux de la présomption propre; et de même que celui qui
regarde trop le soleil s'aveugle, de même aussi l'orgueil aveugle ceux qui
veulent trop savoir avec leur entendement naturel.  Quant à la mémoire, elle
est incapable de retenir rien qui puise l'occuper, lorsque la volonté et
l'entendement se sont perdus en Dieu. Elle oublie ce qu'on vient de lui dire
et ce qu'elle a dit elle-même, surtout lorsqu'il est question des choses de
ce monde. Mais le Seigneur pourvoit à tout ce qui est de nécessité, il
avertit à propos la créature et ne lui laisse faire aucun excès; quand le
moment en est venu, il semble qu'elle ait quelqu'un à l'oreille, qui lui
rappelle fidèlement ce qu'elle doit faire. Telle est la merveilleuse
providence de Dieu envers l'âme unie avec lui par le lien de l'amour. Et le
Seigneur fait cela afin que rien ne puisse opposer d'obstacle à l'esprit, il
ne permet à la mémoire de s'arrêter en rien de bien ou de mal; c'est tout
comme si elle n'existait pas. Mais en échange, il donne à l'esprit une
certaine occupation intérieure, en laquelle il le tient noyé et abîmé, dans
une tranquilité parfaite. L'âme demeure toute transformée en Dieu, lequel la
dirige et la remplit à sa façon. Qui pourrait imaginer ce que sent alors
cette créature ? Si elle était capable de dire ce qu'elle éprouve, ses
expressions seraient bouillantes au point d'enflammer des cœurs de pierre.
Perdue en Dieu, elle reconnait que toute volonté est peine, toute
intelligence ennui, toute mémoire empêchement. Elle perd l'opération et la
vigueur des sentiments coprorels. Rien sur la terre ne saurait lui donner
plaisir, délectation ou peine; elle ne se réjouit ni ne se contriste,
lorsqu'elle voit quelque chose qui, de sa nature, est propre à causer de la
joie ou de l'affliction. Il n'y a plus de correspondance à causer de la joie
ou de l'affliction. Il n'y a plus de correspondance aux sentiments corporels
dans l'âme tranformée en Dieu; leurs goûts sont sans saveur; leurs désirs
sont éteints ou mortifiés, elle les laisse mourir peu à peu et n'en a pas la
moindre compassion; elle ne comprend plus les choses comme elle les
comprenait jadis, et, quand elle entend dire qu'elles sont bonnes, elle ne
sait plus du tout de quelle sorte de bonté il peut être question.
95

L'âme et le corps étant aliénés de leurs opérations habituelles, vivent en
quelques sorte par force, et d'une manière opposée à leur nature. Ceux
auxquels Catherine avait adressé ces paroles lui en témoignèrent leur
étonnement; ce discours leur avait paru dur à entendre. La destruction
complète du vieil homme et de toute propriété a quelque chose d'effrayant
pour l'égoisme;La sainte voulut alors en faire comprendre l'avantage, et
compléter sa pensée au moyen d'une similitude. " Prenez un pain, dit-elle,
et mangez-le; après que vous l'avez mangé, sa substance passe en nourriture;
la nature rejette le reste comme chose inutile, qui deviendrait pernicieuse
au corps, et finirait par le faire mourir en y restant. Or, si ce pain vous
disait : Pourquoi m'ôtes-tu de mon être propre ? Il me déplait de me voir
anéantir de la sorte, et si je pouvais me défendre de toi, je le ferais pour
me conserver, ce qui est naturel à toute créature! Vous lui répondriez :
Pain, tu es destiné à substenter mon corps, lequel est plus élevé en dignité
que toi; donc tu dois être plus satisfait d'arriver à la fin pour laquelle
tu as été créé, que de jouir de ton être propre; car cet être ne se peut
estimer qu'en vue de sa fin, en dehors de laquelle il est une chose morte et
superflue, bonne à être rejetée. Le but pour lequel tu as été fait te donne
donc tout ton mérite, et tu n'arrives à l'acquérir que par ton
anéantissement. Par conséquent si tu vis pour arriver à ton but tu ne dois
pas te soucier de ton être propre; et tu dois dire au contraire : Hâtez-vous
de m'en tirer et de me mettre en l'opération de la fin pour laquelle j'ai
été créé. " Voilà ce que vous diriez au pain. Or, c'est là ce que Dieu fait
de l'homme, dont la fin est la vie éternelle. Le pain, avons-nous dit, subit
une double opération, par laquelle ce qu'il a de bon passe en substance, et
ce qu'il a de superflu est rejeté. Il en est de même de nous. " L'homme,
composé d'âme et de corps, était si pur en sa première création, qu'il
n'avait rien en lui de mauvais ou d'inutile; et, sans le péché, il eût
atteint, avec cette pureté parfaite, la fin pour laquelle Dieu lui a donné
l'être. Mais le péché a corrompu l'homme, affaibli son franc arbitre, et lui
a donné une telle inclinaison au mal, que, privés de la grâce, nous ne
pourrions la vaincre, ni connaitre tous nos instincts dépravés. L'âme,
voyant sa dangereuse maladie, doit se dire :
96

Je ne puis que si le Seigneur prend soin de moi; je m'offre donc à lui avec
mon corps et tout ce que j'ai ou puis avoir. Qu'il fasse de moi ce que je
fais du pain : quand je l'ai mangé, la nature retient la bonne substance et
rejette le reste. " Dieu emploie alors des moyens doux et pleins de grâce
pour exciter notre partie propre à se laisser anéantir; il taille et coupe
peu à peu les racines et les branches de l'arbre, c'est-à-dire nos penchants
désordonnés. L'homme ne s'en aperçoit pas, seulement il voit que les choses
extérieures n'ont plus d'attrait pour lui; il n'a plus qu'un seul sentiment,
le contentement de ce que le Seigneur fasse de lui tout ce qui lui plaît.
Dieu, ayant pris ce soin, tient l'âme si fort occupée de lui, qu'elle laisse
le corps dans l'abandon le plus complet. " Les méchantes dispositions et les
humeurs des mauvaises habitudes se consument et s'anéantissent; alors enfin
l'âme est reine et maîtresse de l'humanité, et celle-ci obéit en paix. "
Vous me direz peut-être que telle chose semble fort difficile; mais je vous
réponds qu'il est impossible que cela n'arrive pas, à la suite de
l'occupation de l'âme en Dieu, dont je viens de vous parler. " Lorsque vous
coupez les racines d'un arbre, il faut qu'il sèche de même quand l'âme est
séparée du corps, et qu'elle ne lui correspond ni par amour, ni par
délectation, il faut que les instincts propres à ce dernier meurent et qu'il
perde lui-même sa vigueur. " Que fera donc le corps, lorsque les opérations
de l'âme se sont retirées ainsi des choses matérielles et terrestres ? Il
sera comme un oiseau sans plumes qui ne peut plus voler; il demeura presque
privé de sentiment, réduit à la plus grande mortification, ne sachant plus
s'il est mort ou vif. Son être naturel et malin sera si complètement
anéanti, que, si même l'âme lui rendait alors sa liberté d'action, il ne
pourrait plus faire ce que ce qu'elle veut. Quant à l'âme, elle vivra quasi
sans corps; elle connaitra sa puissance et sa noblesse par la correspondance
divine, et elle s'émerveillera qu'on puisse s'occuper et se délecter
ailleurs qu'en Dieu. Les Actes des Martyrs renferment d'étonnants détails;
la connaissance et le sentiment qu'avaient les premiers chrétiens de la
dignité de l'âme ne leur permettaient pas d'estimer les
97

tourments. Aux yeux des hommes qui ne considèrent que l'œuvre extérieure,
ces supplices étaient épouvantables; les héros de la foi, au contraire,
n'eussent pas même pu leur donner le nom de tourments, tant leurs cœurs
étaient pleins d'ardeur et de joie. " Mais, pour en revenir à notre
comparaison du pain qui se mange, et dont une partie se retient, tandis que
l'autre se rejette, je dis que l'âme, par l'opération de Dieu, jette hors du
corps les inutilités et les habitudes vicieuses, fruits du péché, et qu'elle
retient en soi le corps purifié. Celui-ci opère ensuite avec les sens
également purifiés. " Après que l'âme a consommé, par la grâce de Dieu,
toutes les mauvaises inclinaisons du corps, le Seigneur consume aussi toutes
les imperfections de l'âme... il va, ordonnant et disposant ses puissances,
jusqu'à ce qu'il ait dépouillées de leurs opérations propres, et qu'elle
demeure vide de toute propriété spirituelle et parfaitement nette en la
présence de son Créateur. Dieu verse et répand en elle des dons et des
grâces qui, loin de lui défaillir jamais, vont croissant et augmentant sans
cesse. Alors elle demeure fixée en lui avec un amour pur, net et simple;
aimant le Seigneur pour lui-même, et sans considération d'aucune récompense
ni d'aucune peine.C'est ainsi que Dieu doit être aimé; mais cet amour si pur
surpasse l'entendement et ne saurait s'exprimer par le langage humain; tout
ce qu'on peut dire de cet état, c'est le mot de saint Paul : Je vis
maintenant, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi. " L'âme ne pense plus ni
à elle ni à son corps; elle n'a plus d'objet, d'élection, de désir, ni au
ciel ni en terre; elle ne voit plus que ce point d'amour net de Dieu, et en
Dieu; elle ne peut aimer que ce que Dieu veut qu'elle aime."  V. Du libre
arbitre.  On a dit de Catherine qu'elle semblait avoir reçu la mission de
réfuter à l'avance les erreurs les plus monstrueuses de Luther et de Calvin.
Il est connu que ces deux hérétiques font de Dieu le véritable auteur du
péché : le premier en niant le libre arbitre de l"homme; le second en
admettant la prédestination au bien ou au mal. Le confesseur de la sainte
nous a conservé une courte explication qu'elle a donnée relativement à cette
question, l'une des plus épineuses et des plus difficiles de la théologie.
98

" Dieu, disait-elle, incite premièrement l'homme à se retirer du péché;
ensuite il illumine l'entendement par la lumière de la foi, et puis il
enflamme la volonté au moyen de quelque goût et saveur. Dieu accomplit cette
triple opération en un instant, et plus rapidement qu'on ne saurait le dire;
il la fait plus ou moins dans les hommes, selon qu'il voit le fruit qui en
doit résulter; mais il accorde à chacun assez de lumières et de grâces pour
qu'il puisse se sauver, en faisant ce qui est en lui et en donnant son
consentement. Quant à ce consentement il suffit, après l'opération divine,
que la créature se livre au Seigneur, afin qu'il fasse d'elle ce qui lui
plait et qu'elle soit résolue à ne plus pécher, et à quitter toutes les
choses du monde pour l'amour du Très-Haut. L'assentiment a lieu aussitôt que
la volonté de l'homme se joint et s'unit à celle de Dieu, et sans même qu'il
s'en aperçoive; il ne voit pas son consentement; mais il lui reste une
puissante impression intérieure pour l'effectuer. Cette union en esprit lie
l'homme avec Dieu d'un lien pour ainsi dire indissoluble; car, après que le
Seigneur a parlé et après le consentement de la créature, il agit presque
seul, et si elle se laisse guider, si elle obéit à l'inspiration qui lui est
envoyée, il l'ordonne, la mène et la conduit à la perfection à laquelle il
l'a destinée. O franc arbitre, que de bien et que de mal tu causes! Si tu te
privais de toi-même pour l'amour de Dieu, tu te trouverais bientôt en
liberté, et cette liberté tu ne la perdrais plus; tu reconnaîtrais
clairement, dès la vie présente, que servir Dieu, c'est véritablement
régner. Car Dieu, délivrant l'homme du péché qui le tient en servitude, le
tire de toute subjection et le met en vraie liberté. Autrement la créature
va toujours de désir en désir; jamais elle ne demeure satisfaite : plus elle
a, plus elle veut avoir; plus elle cherche à se contenter, moins elle se
trouve contente. Celui qui désire est possédé de la chose qu'il aime; il
s'est vendu à elle, et, tout en se croyant libre lorsqu'il suit ses appétits
et offense Dieu, il se fait serf de l'enfer pour l' éternité. Considère
donc, ô homme, quelle est la force et la puissance de notre libre arbitre;
il contient en soi les deux choses les plus extrêmes et les plus contraires,
à savoir : la mort ou la vie éternelle, et il ne peut être forcé de
personne, s'il ne le
99

veut. Penses-y, tandis qu'il en est temps, prends bon conseil et pourvois à
tes affaires." - VI - De la nécessité pour l'esprit purifié par Dieu de se
perdre en lui. Une autre instruction, donnée par notre sainte à ses fils
spirituels, pendant une de ses extases, et qui nous a été conservée par son
premier biographe, peint admirablement les conditions dans lesquelles se
trouve un esprit qui, comme celui de Catherine, a subi une purification
parfaite. " Quand Dieu, disait-elle, a purifié un esprit des imperfections
contractées par le péché originel et actuel, cet esprit est tiré au lieu
pour lequel il a été créé; et, comme il est alors beau, pur, net et
excellent, ce lieu ne peut être autre que Dieu lui-même, qui l'a fait à son
image et à sa ressemblance; l'inclination et la conformité l'y poussent si
vivement que, partout ailleurs, il se trouverait dans un véritable enfer. "
Cet esprit, purifié et perdu en Dieu, est chose si subtile et si anéantie en
elle-même, que l'homme ne peut ni la connaître, ni la comprendre; il est
semblable à une goutte d'eau jetée dans la mer; si vous essayiez de
rechercher cette goutte, vous ne trouveriez que de l'eau de mer; et de même,
si vous recherchiez cet esprit après qu'il s'est perdu en Dieu, vous ne le
retrouveriez que devenu comme Dieu par participation. Mais alors l'âme qui
reste unie au corps, se voyant privée de la correspondance de son esprit,
demeure presque désespérée, elle ne peut plus user de ses puissances; les
délectations, les aliments spirituels et corporels dont elle se rassasiait
autrefois avec autant de douceur que d'abondance, n'existent plus pour elle.
" Toutefois, si cet état est pénible pour la partie inférieure de l'âme, la
partie supérieure y trouve, au contraire, une participation à la vie des
bienheureux. Le comment de cette participation est inexprimable; vous ne le
saurez que si votre esprit retourne à la pureté en laquelle il a été créé de
Dieu. Pour y arriver, il faut que Dieu nous consume et nous anéantisse au
dedans et au dehors; je veux dire par là : - qu'il est nécessaire que toute
la vie intérieure de la créature soit cachée en Dieu; que de plus, il faut
aussi qu'à l'extérieur  l'homme soit comme aveugle, muet, sourd, sans goût,
et qu'en un mot il reste comme privé de lui-même, de manière à paraître fou
aux autres, et que ceux-ci soient tout ébahis de
100

voir une créature ayant l'être, sans avoir la faculté d'opérer. C'est ce
qu'exprime saint Paul, lorsqu'il dit (Col.III,3) : " Mortui estis, et vita
vestra abscondita est cum Christo in Deo. Vous êtes morts, et votre vie est
cachée en Dieu avec Jésus-Christ." " Une créature semblable demeure sur la
terre, sans être sur la terre : - elle voit son esprit se sépare de plus en
plus des choses corporelles, pour se receuillir en Dieu, où il jouit d'une
grande et intime abondance, inconnue au reste des hommes. Souvent, en se
voyant dans ce monde, et sujette à tant de contradictions, il lui prend
envie de crier : " Seigneur, je ne puis plus dmeurer en cette vie; cela me
semble aussi difficile que de faire tenir le jonc ou le liège au fond de
l'eau, sans le lier à quelque masse pesante." Mais le corps est la masse qui
retient l'esprit attaché en cette vie. L'homme extérieur reste dans une
ignorance complète touchant l'opération qui le consume et le dirige sans
qu'il s'en mêle. On peut appliquer à ceux qui se trouvent dans cet état le
passage de l'Evangile ( Matth.v) : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum
est regnum cœlorum : Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume des
cieux est à eux." -VII. De la manière dont Dieu attire l'homme par de douces
voies, ne voulant pas le posséder par propriété ou par crainte, mais par foi
et par amour.    Lorsque Catherine, qui respirait déjà l'atmophère pure du
ciel, venait à contempler tant de malheureux collés à la matière et enfoncés
dans le bourbier des passions sans songer à en sortir, elle se sentait prise
pour eux de la pitié la plus profonde. " Si l'homme, disait-elle, voyait ce
que Dieu destine, dans la vie future, aux âmes pures, s'il pouvait se
représenter la gloire et la béatitude du paradis, il ferait si bien, dût-il
vivre jusqu'à la consommation des siècles, que jamais il n'emploierait et
n'occuperait sa mémoire,, son entendement et sa volonté qu'aux choses
célestes. Si, d'une part, la créature savait les épouvantables souffrances
qu'elle se prépare en mourant dans la hideuse misère du péché. Je suis
convaincue qu'elle se laisserait broyer et mettre en poudre, et qu'elle
consentirait à endurer ce supplice jusqu'au jour du jugement, plutôt que
d'offenser Dieu. Mais le Seigneur ne veut pas que l'homme se garde de mal
faire
101

par crainte; l'amour doit seul le retenir, et c'est pourquoi les supplices
de l'enfer ne lui sont pas montrés car, s'il aperçevait un tel spectacle, la
terreur posséderait exclusivement et à jamais son cœur. Toutefois, Dieu
laisse voir en partie les douleurs et les misères éternelles à ceux qui sont
absorbés par son pur amour, au point d'être supérieurs au sentiment de la
peur. " Dieu nous prodigue intérieurement et extérieurement tout ce qui est
nécessaire à notre salut; mais la plupart des hommes sont occupés de choses
de rien, inutiles, mauvaises et sans valeur, et vivent pour satisfaire leurs
désirs charnels. Ils auront, au moment de la mort, une vue si claire et si
pénétrante, si horrible et si difforme de leurs défauts, qu'ils ne pourront
se supporter eux-mêmes." Je ne saurais comprendre comment il se fait que la
créature soit assez hors de sens pour ne pas songer à la seule affaire
véritablement importante. Elle y pensera quand il sera trop tard et lorsque
Dieu lui dira : O homme! est-il une chose que j'aie pu faire pour toi et que
j'aie négligée ? Elle verra clairement alors toutes les grâces dont elle n'a
pas profité, et je crois qu'elle en rendra un compte plus rigoureux que tous
ses autres péchés." - VIII.- De la contrariété qui existe entre le péché et
Dieu. "Quelque transformée en Dieu que soit une âme, disait encore
Catherine, elle n'est jamais si parfaite qu'elle n'ait continuellement
besoin de l'aide du Seigneur; d'elle-même elle incline au mal; mais Dieu,
qui est plein de douceur et de mansuétude, ne permet pas qu'elle tombe. Il
soutient celles qui ne consentent point au péché; mais il laisse choir
celles qui le commenttent volontairement car, nous ayant donné le libre
arbitre, il ne veut pas le contraindre. Celui qui pèche s'en doit donc
attribuer la faute à lui seul; Dieu n'y est pour rien. " Le Seigneur est
toujours prêt à nous assister, même après nos chutes, pourvu que l'âme
tombée se laisse aider en correspondant à la grâce divine qui l'appelle et
l'incite sans cesse. Quel que soit le péché dans lequel une âme s'est
plongée, Notre-Seigneur la relève et lui pardonne; il suffit pour cela
qu'elle coopère avec la grâce prévenante, et que, contrite et repentante,
elle forme le ferme propos de ne plus pécher. Dieu alors
102

la garde et la tient, à moins que, par sa propre malice, elle ne se sépare
de nouveau de lui, en consentant au mal et en cessant d'observer les
commandements, qui sont l'expression de la volonté éternelle. " L'âme
pécheresse est semblable à un œil dans lequel s'est introduit un corps
étranger, et qui, par conséquent, ne peut plus voir le soleil; cette
comparaison se présente à mon esprit; mais elle ne donne qu'une faible idée
de la réalité. Il faut que l'âme qui veut et doit être préservée du péché
dans la vie présente, et glorifiée de Dieu dans la vie future, soit nette et
pure, et qu'elle ne conserve volontairement rien de ce dont elle s'est
entièrement lavée par contrition, confession et satisfaction; car toutes nos
opérations propres sont imparfaites et défectueuses. Je vois clairement, de
mon œil intérieur, qu'il faut que je vive sans moi-même en quelque sorte;
l'amour m'a fait connaître ce que je suis, et je le connais si bien, que je
ne puis plus être trompée; aussi j'ai complètement abandonné ma partie
propre, et je n'en fais pas plus d'estime que si elle était un démon. " Il
n'y a dans la vie actuelle et dans l'existence à venir qu'un seul malheur
réel, à savoir : le péché. Il procède de notre moi s'attachant à suivre ses
inspirations et ses appétits. Il produit pour l'âme la privation de Dieu, du
bien infini. Je vois dans le Tout-Puissant un tel penchant à s'unir à la
créature raisonnable, faite par lui et à son image, que si le diable pouvait
se délivrer de sa livrée de péché, le Seigneur l'élèverait à cette hauteur
où Lucifer voulait monter par sa révolte, c'est-à-dire qu'il le ferait comme
Dieu, non pas sans doute par nature ou par essence, mais par la
participation de sa bonté. J'en dis autant de l'homme : Otez le péché, le
Seigneur vient aussitôt s'unir à l'âme, il l'inonde de tant de grâces, il la
presse et la sollicitude par des inspirations si suaves, si amoureuses,
qu'il semble forcer son libre arbitre, tant il est difficile de résister à
ses attraits si puissants et si délicieux! Plus l'homme s'approchera de
Dieu, plus il éprouvera la vérité de ces paroles." - IX - Des trois degrés
de la voie de l'amour.   "Jésus disait un jour notre sainte, voyant l'homme
si contraire à Dieu en son intérieur et en son extérieur, vou-
103

drait pouvoir enchainer son activité et anéantir toutes ses opérations. Mais
cela ne se peut; car la créature ne saurait être à la fois morte et vive.
Que l'homme donc, s'il ne veut pas être ingrat, correspondonde librement à
l'immense amour de Dieu et suive la droite voie qui mène à l'union divine.
Il y a dans cette voie trois degrés, trois états de purgation." Le premier
état dépouille l'âme de tous ses vêtements, au -dedans et au dehors,
c'est-à-dire il lui enlève les empêchements à l'action du pur amour. " Dans
le second état, l'âme demeure en paix et jouit continuellement de Dieu, au
moyen des lectures, des méditations et des contenplations; elle apprend
beaucoup de secrets, elle savoure avec délices cette nourriture qui la fait
se perdre peu à peu en Dieu. Le Seigneur, ne trouvant plus en elle aucun
empêchement intérieur ou extérieur, lui accorde, en grande abondance, des
grâces particulières." Dans le premier état, l'homme se rapprochait de Dieu
par la violence qu'il se faisait pour s'affranchir de tous les empêchements;
dans le second, il en jouit avec beaucoup de consolations spirituelles. "
Ces consolations font sortir l'âme d'elle-même; elle passe alors au
troisième état ou degré, lequel est plus élevé que les deux autres. Elle ne
sait plus où elle en est; elle possède un grand contentement et une paix
profonde; mais elle demeure dans une sorte de confusion intérieur, parce
qu'elle ne participe plus avec Dieu au moyen des sentiments, comme
auparavant. C'est Dieu qui opère en elle d'une façon supérieure à notre
intelligence; l'âme elle-même demeure l'action divine. " Et quand Dieu
trouve une âme qui ne se meut point, c'est-à-dire qui ne veut pas se mouvoir
en elle-même, il agit à sa manière, il fait en elle de grandes choses, car
il sait qu'elle n'en abusera jamais, parce qu'elle a renoncé sans retour à
tout ce qu'elle avait de science, de vues particulières et de puissance
d'action. " Le Seigneur ôte à cette âme la clé de ses trésors; il la lui
avait donnée afin qu'elle en jouit, et il lui donne maintenant le soin et
l'occupation de sa présence qui l'absorbe entièrement. De cette présence
sortent ensuite des rayons embrasés de l'amour divin; mais tellement
pénétrants, tellement forts et véhéments, qu'il semble qu'ils devraient
anéantir non
104

seulement le corps, mais encore l'âme elle-même si la chose était possible."
- X - Dieu est la source de toute bonté et il y fait participer ses
créatures. " J'ai eu, dit un jour Catherine, une vue (1), qui m'a causé une
immense satisfaction. La source vive de toute bonté m'a été montrée en Dieu;
je la vis d'abord en lui seul, et sans qu'aucune créature y partivcipât.
Puis j'assistai à la création de cette belle et glorieuse compagnie des
anges, que le Seigneur fit afin qu'elle jouit de sa gloire ineffable; il ne
demanda aux anges, en retour de ses bienfaits, que de reconnaître qu'ils
sont les créatures de sa bonté, et qu'ils tiennent leur être de lui seul,
sans lequel toutes choses se réduisent à un pur néant. " J'en dis autant de
l'âme humaine; elle aussi a été créée immortelle et destinée à la même
béatitude. " Et lorsqu'une partie des anges tombèrent dans le péché par
orgueil et par désobéissance, Dieu leur ôta la participation de sa bonté,
qu'il leur avait gratuitement donnée, et ils devinrent horribles et
monstrueux à un point qui surpasse toute imagination. " Pour ce qui est de
l'homme, tant qu'il est dans cette vie, le Seigneur le supporte et le fait
largement à sa miséricorde, bien que  pêcheur. Il permet que nous soyons
dans la peine et l'affliction, ou dans la joie et la consolation, suivant
qu'il voit que cela nous est utile et profitable. " Mais, si au sortir de
cette vie nous étions trouvés en péché mortel (ce dont le ciel nous
préserve), alors Dieu retirerait de nous cette miséricorde et nous livrerait
à nous-mêmes; non pas entièrement cependant, car il veut qu'en tous lieux on
retrouve, à côté de sa justice, un reflet de sa bonté et, s'il existait une
créature qui en fût entièrement exclue, elle serait presque aussi perverse
que Dieu est parfait. " Je dis ceci, parce que le Seigneur a voulu que je
susse ce qu'est l'homme sans Dieu, c'est-à-dire l'homme plongé dans le péché
mortel. L'âme est alors bien plus abominable qu'on ne peut se le figurer. "
D'après cela l'on ne saurait s'étonner lorsque je dis qu'il me faut vivre
comme sans moi-même, c'est-à-dire sans mou- (1)Ce mot de vue a une
signification plus étendue et plus profonde que le terme vision
105

vement propre de la volonté, de l'entendement et de la mémoire. Quelque
chose que je fasse, je ne sais ni ne sens en mon intérieur que cela vienne
de moi, et je vois cette chose plus éloignée du fond de mon cœur que le
ciel ne l'est de la terre. Si quelque objet ou quelque occupation pouvait
entrer en moi et me plaire, j'en éprouverais une intolérable angoisse; ce
serait reculer vers ce qui m'a été montré comme devant être consumé et
détruit. " Il faut que toutes les inclinaisons naturelles du corps et de
l'âme disparaissent, et qu'il ne reste aucun vestige de ce qu'il y a de
propre en nous; cela est nécessaire, vu la terrible malignité de notre être.
Si Dieu la consumait lui-même, nous ne nous déchargerions jamais de ce poids
infernal... Mais il nous aide avec une constance, une sollicitude et un
amour infinis...Il ne cesse jamais de heurter au cœur de l'homme pour y
entrer et le sanctifier, il vient à nous sans acception de personnes..., il
nous appelle et nous attire tous, les bons comme les méchants..." Telles
sont les principales instructions données par sainte Catherine pendant ses
extases, et dont ses fils spirituels nous ont conservé le souvenir. Chapitre
XVI. Dernières années de sainte Catherine. Catherine avait atteint l'âge de
53 ans. Son corps était tellement usé par la fréquence des extases et par le
feu intérieur de l'amour divin, que les dix dernières années de son
existence ne furent plus qu'un long et continuel martyre. Réduite à une
maigreur excessive, elle inspirait de la pitié à tous ceux qui la voyaient;
on ne comprenait pas qu'elle pût vivre avec de si grandes souffrances; mais
ce qui étonnait plus encore, c'était la sérénité parfaite avec laquelle elle
les supportait, l'expression calme et séraphique de son visage, et la
céleste limpidité de son regard au milieu de ces intolérables douleurs.
Comme on ne comprenait pas que son mal était surnaturel, on essaya de la
traiter comme si elle eût une maladie ordinaire; on lui appliqua des
ventouses pour la faire
106

respirer librement, et lui rendre l'usage de la parole qu'elle perdait
fréquement. On lui donna aussi, mais inutilement, différents remèdes, afin
de la délivrer de ses oppressions. Enfin on la laissa tranquille pendant
quelques années. Elle assurait elle-même qu'il lui semblait qu'elle fût dans
un moulin qui lui triturait l'âme et le corps. Catherine était de plus en
plus aliénée des choses d'ici-bas. " Il y avait, dit son confesseur, un mur
si fort en son intérieur, que toutes les délectations de la terre n'auraient
pu en enlever la moindre pierre. " C'était une créature vivant dans la chair
sans chair; elle demeurait au monde et ne le connaissait pas; elle se
trouvait au milieu des hommes sans savoir qui ils étaient, et sans les
comprendre lorsqu'ils causaient avec affection et plaisir... Elle était même
hors d'état de penser à ce qui pouvait lui advenir au ciel ou dans la vie
présente. " Sa partie extérieure se mouvait encore; mais c'était un
mouvement faible et languissant; elle ne marchait qu'à petits pas; elle ne
dormait plus; elle se tenait assisse sans avoir la faculté de s'aider
d'aucune chose créée; car elle avait le cœur si clos et si serré en Dieu
qu'on eût dit que tout son être était fondu et liquéfié dans l'être divin...
Qui l'eût vue en si grand dépouillement, et dans un si douloureux supplice,
eût versé des larmes d'attendrissement et de compassion... Et moi-même, qui
ai connu cela, je pleure toutes les fois que je m'en souviens." Elle disait
elle-même, pour faire connaître son état : " Je me trouve chaque jour plus
resserrée; je suis semblable à un individu qui aurait été confiné dans une
ville enceinte de murailles, puis dans une maison accompagnée d'un beau
jardin, puis dans une maison sans jardin, ensuite successivement dans une
salle, dans une chambre, dans un cabinet, dans un réduit obscur et dans une
prison sans lumière. Puis on lui met des menottes, des fers aux pieds, on
lui bande les yeux, et personne ne lui parle plus; enfin tout espoir de
changement jusqu'à la mort lui est ôté. Mais une consolation reste à cet
homme, il sait que Dieu fait et veut tout cela par amour et par miséricorde,
et cette vue lui donne un grand contentement. Le contentement, à la vérité,
ne diminue ni la peine ni l'assaut intérieur; mais quelles que soient les
souffrances qui lui sont infligées, il
107

107

"ne voudrait pas sortir pour cela de l'ordonnance et de la disposition
divines, car il les reconnait justes et accompagnées de très grande
miséricordes." Les administrateurs du grand hôpital, pleins de respect et de
compassion en voyant les souffrances de Catherine, ne voulurent plus qu'elle
se livrât à ses occupations ordinaires, de peur qu'elles ne lui causassent
la mort. Mais ils ne tardèrent pas à comprendre que son corps souffrait plus
encore du repos que du travail; toutes les fois qu'elle pouvait ne s'occuper
que de Dieu seul, ses extases devenaient plus fréquentes, et les assauts de
l'amour si violents et si impétueux, qu'il y avait de quoi la faire expirer.
Il fallut donc l'engager à reprendre ses travaux habituels; Catherine, qui
n'avait plus de volonté, passa, avec une égale indifférence, de l'action à
l'inactivité et de l'inactivité à l'action. Chapitre XVII. Suite du même
sujet. Catherine continua à s'affaiblir de jour en jour; parfois elle
paraissait se porter un peu mieux; mais, l'instant d'après, elle semblait
prête à rendre le dernier soupir; elle ne mangeait plus; cependant elle
communiait tous les matins, à moins que son état physique ne l'en empêchât
absolument. Les jours où elle ne pouvait recevoir le pain de vie, ses
souffrances devenaient presque intolérables; elle endurait alors à un degré
excessif les angoisses de la faim. L'esprit divin qui agissait en elle resta
seul son maître; elle subissait son terrible martyre, sans conserver d'autre
sentiment qu'une sainte émotion et un complet acquiescement à la volonté du
Seigneur. Beaucoup de gens venaient de fort loin pour la contempler, lui
parler et se recommander à ses prières, et tous reconnaissaient en elle une
créature plutôt céleste qu'humaine. Le paradis se reflétait dans son âme, et
son corps était dans les tourments du purgatoire. Par une double opération
surnaturelle, cette âme purifiée se trouvait dans l'union la plus intime
avec Dieu, tandis que la partie physique était livrée aux flammes. Catherine
apprenait ainsi à connaître par son expérience

108
propre les conditions dans lesquelles sont les âmes du purgatoire. C'est
pourquoi elle a pu en parler en termes si précis, dans l'écrit qu'elle nous
a laissé. Elle devenait elle-même parfaitement pure et nette, en passant par
le purgatoire du feu de l'amour divin. " Il semblait, en vérité, dit le P.
Marabotto, que Dieu voulût qu'elle servit de miroir et d'exemple pour faire
connaître aux hommes les peines du lieu de la purification; elle était comme
placée sur un mur élevé entre les deux existences, afin de nous instruire et
de nous avertir. Il y avait en elle un feu suffisant pour causer mille fois
la mort, et cependant elle ne mourait point, parce que l'amour immortel
voulait que les choses se passassent ainsi. On sentait et on voyait, ajoute
le confesseur de la sainte, les signes extérieurs de son embrasement
inférieur, son cœur ardait ainsi que fait une fournaise. Ces flammes
étaient si excessives, que Catherine, essayant de se mettre sur le bras un
charbon allumé voyait brûler ses chairs, mais sans en avoir le sentiment; la
puissance extrême du feu intérieur de ressentir la douleur causée par le feu
matériel. Cependant le feu invisible, quoiqu'il ait moins de vertu, consume
et détruit son sujet; le feu amoureux, au contraire, le nourrit et le
conserve tant qu'il lui plaît." L e Seigneur soutenait et fortifiait
Catherine au milieu de ses atroces douleurs; il l'occupait de son opération
intérieure, et lui envoyait quelques visions d'anges, si simples et si
belles, qu'elle en était toute vivifiée. Les secours humains lui ayant été
ôtés, il fallait bien qu'il lui en vînt du ciel pour qu'elle pût continuer à
vivre. Cependant la sainte devrait subir de plus grands martyres encore.
Dieu voulut orner de plus en plus cette âme d'élite; afin, dit le biographe
anonyme, d'offrir à notre admiration le double spectacle de ce qu'il fit par
elle et de ce qu'elle souffrit pour lui. Environ un an avant sa mort, le
Seigneur lui donna la connaissance des souffrances épouvantables qui lui
étaient encore réservées. Lorsque l'humanité de Catherine eut cette vue,
elle fut
109

prise d'une angoisse telle, qu'elle se tordit comme un serpent; elle n'eut
pas la force d'articuler un mot. L'âme et l'esprit, au contraire,
acquiescèrent joyeusement et amoureusement aux dispositions de Dieu.
L'embrasement intérieur devint si excessif, que la sainte ne peut plus le
supporter; il lui semblait que son corps allait être réduit en cendres.
Alors elle eut une vision de la femme samaritaine au moment où celle-ci se
trouve auprès du puits avec Notre-Seigneur. Catherine se tournant vers le
Sauveur des hommes, lui dit avec l'accent de la humble confiance : " O mon
Jésus, je vous prie de me donner une seule gouttelette de l'eau que vous
avez donnée à la Samaritaine, car je ne saurais endurer davantage ce grand
feu qui me brûle au dedans et au dehors." Au même instant, elle reçut une
goutte de l'eau divine, et elle en fut merveilleusement rafraîchie. Mais le
repos qu'elle éprouva ne fut pas de longue durée. Les flammes de l'amour
recommençèrent à lui transpercer le cœur et à travailler le corps de telle
sorte, que souvent elle demeurait sans aucun symptôme de vie. La sainte
rendit compte elle-même à son confesseur de ce qu'elle éprouvait pendant
cette nouvelle lutte : " Je me sentais, dit-elle, comme suspendue en l'air;
la partie spirituelle désirait s'attacher au ciel et y tirer également
l'âme; l'humanité, au contraire, voulait s'accrocher à la terre par quelque
endroit : il me semblait qu'il y avait combat entre les deux, mais que ni
l'une ni l'autre ne parvenait à prendre pied. La bataille fut longue; enfin,
la partie qui tendait vers le ciel l'emporta, elle enleva son adversaire, et
je m'éloignai d'heure en heure de la terre. D'abord l'humanité trouva
étrange d'être entraînée de la sorte, et la violence qu'on lui faisait lui
déplaisait fort; mais, lorsqu'elle fut trop loin de ce bas monde pour
l'aperçevoir davantage, c'est-à-dire lorsqu'il lui fallut renoncer à tout
espoir de retourner aux objets de ses désirs, elle perdit elle-même ses
instincts naturels, et elle goûta ce que goûtait la partie spirituelle.
Elles finirent ainsi par se contenter toutes deux d'une même nourriture; à
la vérité, la partie humaine se souvenait parfois encore de la terre; mais
elle en était trop éloignée pour pouvoir s'arrêter longtemps à ces
souvenirs; ses mauvais penchants disparaissaient, et elle devenait de plus
en plus ferme, constante et joyeuse dans sa nouvelle position.

110

"Quant à la partie spirituelle, plus elle se purifiait, plus aussi elle
montait; l'âme, sortie parfaitement nette des mains de Dieu, était
instinctivement poussée à retourner vers lui dans le même état. Liée à un
corps contraire à sa nature, elle désirait en être séparée, avec une
vivacité égale à celle qu'éprouvent les âmes détenues en purgatoire d'aller
en paradis. Dieu, dit encore Catherine, Dieu, par sa grâce fait à quelques
âmes un purgatoire de leurs corps, dès cette vie : et plus il tire ces âmes
à lui, plus elles aspirent à s'unir avec le bien suprême et à quitter leur
dépouille mortelle, qui les empêche de parvenir à leur but. Mais, d'une
autre part, le corps qui sert de demeure à une telle âme est aussi dans un
vrai purgatoire; parce que l'âme à laquelle il est lié voudrait vivre sans
lui, le trouve insupportable, contrarie ses appétits naturels et ne
correspond plus à ses sentiments. Toutefois il y a une incommensurable
différence entre la prison de l'âme et celle du corps; car chacun doit
comprendre qui souffre le plus, de deux prisonniers, dont l'un a toujours
été serf et l'autre constamment seigneur. D'ailleurs l'instinct de l'âme
vers Dieu est tel, qu'on ne saurait rien imaginer de plus impétueux et de
plus véhément." Catherine subit un nouvel assaut, le 10 janvier 1510, année
de sa mort. Elle se sentait poussée à se dépouiller de son confesseur et à
se priver ainsi de toute aide et assistance pour l'âme et pour le corps; car
le Père Marabotto, connaissant seul la voie par laquelle Dieu la conduisait,
lui donnait seul  du support par ses paroles et ses actes. Elle s'enferma
dans une chambre privée de tout secours de la part des créatures, afin que
l'anéantissement de la partie humaine fût  complet. Elle resta longtemps
dans le lieu où elle s'était retirée, sans ouvrir à personne; mais ayant été
obligée d'en sortir, son père spirituel profita du moment pour y entrer
secrètement et s'y cacher. La sainte revint et s'enferma de nouveau, sans
prendre garde à son confesseur, qui l'entendit alors dire à Notre-Seigneur,
d'une voix brisée par la douleur : " Mon Jésus, que voulez-vous que je fasse
encore en ce monde ? Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne mange plus,
je ne dors plus, je ne sais que faire ni que dire; tous mes sentiments
intérieurs et extérieurs sont détruits, je n'ai plus rien de ce qu'ont les
autres

111

"créatures, je suis entièrement perdue en vous. Chacun ici-bas trouve à
s'occuper, à penser, à dire ou faire quelque chose; chacun prend plaisir et
se délecte en un objet quelconque; moi,, au contraire, je suis comme morte,
et cependant je me vois tenue par force en cette vie; personne ne comprend
ce que vous opérez en moi, je suis seule pauvre, délaissée de tous, dans le
dénuement le plus complet... je ne sais pas ce qu'est ce monde, je ne peux
donc plus vivre en terre, avec les créatures." Catherine prononçait ces mots
avec une angoisse croissante, et ses accents étaient si douloureux, que le
Père Marabotto, poussé par la plus vive compassion, se montra à elle et lui
parla. Dieu donna de l'efficace à ses paroles. Elle en fut réconfortée et se
trouva bien pour quelques jours. Mais ce répit ne dura guère. La sainte
voyait son propre esprit dépouillé de toute chose créée et de lui-même, nu
et pur comme lorsque Dieu lui donna l'être, et tel qu'il faut qu'il soit
pour s'unir au Seigneur; elle entendait cet esprit qui disait à son humanité
: "Il te serait plus doux d'être dans une fournaise ardente que de subir le
dépouillement parfait auquel je veux faire arriver mon âme." Le corps
restait livré aux angoisses les plus terribles. Souvent Catherine perdait
pendant plusieurs heures l'usage de la  vue et de la parole, et elle
éprouvait les tourments  des martyres dont l'Eglise célébrait la fête en ce
jour-là. Plusieurs fois elle sentit des tenailles ardentes qui lui
arrachaient le cœur et ses entrailles. Mais une épreuve encore plus
terrible lui était réservée : Dieu lui-même sembla la délaisser, et elle
resta absolument privée de toute correspondance, sans support apparent ni
consolation. Alors les assistants l'entendirent qui disait d'une voix faible
et dolente : " Depuis trente-cinq ans je ne vous ai rien demandé pour moi;
maintenant je vous prie, autant que je le puis, qu'il vous plaise de ne
point me séparer de vous, car vous savez, ô Jésus, que jamais mon esprit n'a
été sans union avec vous; toute chose m'est facile à supporter, excepté
cette séparation; elle est contraire à l'âme." Dieu l'exauça et elle eut
quelques jours de calme, le Seigneur la laissant reposer afin qu'elle pût
vivre et qu'il pût lui-même accomplir l'œuvre qu'il avait résolu de faire
en elle. Puis les assauts et les martyres recommencèrent. Les personnes
présentes demandaient miséricorde au Ciel.

112

Quant à Catherine, son âme demeurait calme, tranquille, dans la paix et la
joie intérieures, au milieu de maux et d'angoisses qu'aucun cor ps n'avait
supportés et qu'aucune langue ne saurait exprimer. L'humanité, tourmentée de
la façon la plus intolérable, jetait des cris perçants; l'esprit était
satisfait, ne lui donnait aucun secours, et ne répondait pas à ses plaintes.
Loin de là, Catherine disait à ceux qui l'entouraient de ne pas s'attrister
pour elle, parce qu'elle était fort contente, mais de s'efforcer, le plus
qu'ils pourraient, de bien faire, la voie de Dieu étant très étroite. Un
médecin qui visitait parfois notre sainte, la voyant en telles extrémités et
espérant la soulager, lui ordonna de prendre une médecine. Elle obéit, pour
avoir l'occasion d'agir contrairement à sa volonté propre; mais, ainsi
qu'elle l'avait prévu, il en résultat une série d'accidents terribles qui la
mirent pendant huit jours à deux doigts de la mort, et lui causèrent des
spasmes si épouvantables, que ses amis émus de pitié, attendaient avec
impatience le moment où elle rendrait le dernier soupir. Tandis qu'elle
souffrait ainsi, des anges venaient de temps en temps l'encourager. On la
voyait leur sourire, mais elle ne parlait pas; plus tard, elle raconta que
ces esprits bienheureux la consolaient dans ses douleurs, et lui montraient
joyeusement son prochain triomphe. Elle vit aussi des démons, mais sans en
avoir peur; étant parfaitement unie avec Dieu et confirmée en charité, elle
était inaccessible à la crainte. Cependant l'inutilité des remèdes et des
soins des familiers de Catherine, n'avaient pas suffi pour faire comprendre
à ces deniers que les souffrances de la sainte étaient en dehors de la
sphère de la science. Voyant que le dépérissement augmentait, et qu'on ne
parvenait pas à procurer le moindre soulagement à la malade, ils réunirent
plusieurs docteurs célèbres, pour conférer ensemble et pour aviser aux
moyens de la secourir. Les médecins s'assemblèrent à deux reprises, et
soumirent Catherine à tous les examens imaginables; mais ils ne découvrirent
aucun indice de maladie ordinaire, et déclarèrent à l'unanimité que
l'infirmité avait un principe divin, et que Dieu seul était capable de la
guérir. En effet, le mal était évidemment d'un ordre plus élevé. Rien ne
fortifiait Catherine que la très sainte Eucharistie;

113

quelque faible qu'elle fût, elle avalait sans peine l'hostie consacrée et,
après l'avoir reçue, elle était en extase, et retrouvait la faculté de
parler. Ceux qui venaient la voir fondaient en larmes, et s'éloignaient
pleins d'admiration et d'une sorte de sainte stupeur. Au milieu des
souffrances les plus atroces, son âme semblait participer aux joies du
paradis. Elle ne refusait pas de continuer à vivre sur la terre pour l'amour
de Notre-Seigneur crucifié, et elle ne se laissait plus dominer par le désir
de s'envoler d'ici-bas et d'aller se réunir au ciel à l'objet de son pur
amour. Sur ces entrefaites, Jean-Baptiste Bœrio, génois d'origine, médecin
très célèbre, qui avait été attaché pendant longtemps à la personne du roi
d'Angleterre, revint dans sa ville natale. On lui parla de Catherine Adorna
et de sa maladie déclarée incurable par les moyens humains. Il considéra
tout cela comme une imposture. Plein de cette idée, il se rendit chez la
sainte et lui dit : " Madame, je suis bien surpris que vous, qui êtes en si
grand renom de vertu dans cette ville, ne craigniez pas de scandaliser les
gens raisonnables, en affirmant que votre état n'est pas naturel, et que par
conséquent vous n'avez que faire des remèdes de la médecine. Cette conduite
est une sorte d'hypocrisie." " Je suis très affligée, répondit humblement
Catherine, d'apprendre que je sois pour quelqu'un un sujet de scandale. Si
l'on pouvait trouver un remède à mon mal, je serais prête à l'employer, et
si vous avez l'espérance de me guérir, je vous promets de me conformer à vos
ordonnances." " Puisque vous consentez à être guérie, répliqua Bœrio,
j'espère indiquer le remède qui vous rendra la santé." Puis, après avoir
bien examiné Catherine, il alla préparer les médicaments qui lui parurent
les plus convenables; elle les accepta et les prit en femme obéissante. Mais
le médecin eut beau la suivre, la surveiller et multiplier ses ordonnances,
l'état de la malade resta invariablement le même. Enfin, après vingt jours
de tentatives inutiles, Catherine lui dit : " Vous avez vu, monsieur, que
j'ai pris vos remèdes avec toute la ponctualité possible, sans en être
soulagée le moins du monde. J'ai voulu vous obéir pour vous ôter, à vous et
à d'autres, tout prétexte de scandale; mais maintenant

114

il est temps d'oublier le corps pour ne plus s'occuper que du soin de
l'âme." Dieu permit cette aventure, dit le témoin occulaire, pour confondre
la trop grande confiance du médecin, et pour obliger chacun à reconnaître le
principe surnaturel des souffrances de Catherine. Bœrio, guéri de ses
soupçons, continua à visiter la sainte, et lui donna, à partir de ce temps,
le titre de mère. Quant à l'humanité de Catherine, elle avait eu un
mouvement de joie dans l'espoir d'être guérie lors de la première visite du
docteur. Mais, dès la nuit suivante, et après avoir pris les remèdes, elle
s'était sentie saisie de douleurs plus véhémentes que celles du purgatoire;
et l'esprit, loin d'y compatir, lui avait dit : "Tu souffres ainsi, pour
t'être réjouie sans motif." Chapitre XVIII. Derniers temps de la vie et mort
de sainte Catherine. Catherine approchait du terme de son pélrinage. Les
dernières semaines de cette merveilleuse existence furent marquées par une
augmentation de souffrances et par d'admirables visions. Durant les jours
que l'Eglise a consacrés aux martyrs, Dieu continuait à faire éprouver à sa
fidèle servante les différents tourments qui avaient été infligés à ces
héros de la foi et de l'amour divin. Pendant la nuit de la fête de saint
Laurent, en particulier, il lui sembla constamment être étendue sur un gril
au-dessus des charbons ardents; l'esprit acceptait; mais le corps jetait de
grands cris et s'agitait en tous sens, sans trouver de repos ni de
soulagement. Le jour suivant fut un jour de calme; après la peine, Dieu
accordait à Catherine la douceur de ses consolations; il attira à soi
l'esprit de la sainte. On la vit immobile, les yeux fixés vers le ciel, ne
parlant point, le visage épanoui avec un doux et gracieux sourire. Elle
demeura ainsi pendant une heure environ et, lorsque après être rentrée dans
son état naturel, on lui demanda ce qu'elle avait vu, elle répondit : Que
Notre-Seigneur lui avait fait entrevoir le bonheur des élus, et qu'elle
avait éprouvé un contentement inexprimable.

115

Le 14 août, veille de l'Assomption de Notre-Dame, Catherine fut beaucoup
plus mal que de coutume. On crut qu'elle allait passer, et on lui administra
le sacrement de l'Extrême-Onction. Le lendemain, elle eut du repos. Des
anges virent en foule s'entretenir avec la sainte des joies du paradis. Le
plaisir qu'elle en éprouva fut si grand, qu'elle ne put le contenir en
elle-même. Elle laissa éclater au dehors des signes d'une allégresse
extraordinaire. " Elle riait d'une façon si douce et si suave, que tout son
être semblait plongé dans la joie". L'impression qu'avait ressentie
Catherine dura sept jours entiers sans aucune interruption, de sorte que ses
enfants spirituels crurent que le danger de la perdre était passé, et
qu'elle entrait en voie de guérison. Mais, les sept jours écoulés, chacun
comprit que l'espérance avait été illusoire, et que le terme fatal n'était
plus éloigné. Catherine fut prise de convulsions telles, qu'elle demeura
comme morte pendant seize heures, ne parlant plus et ne pouvant reprendre
haleine. Ceux qui l'entouraient essayaient en vain de la faire revenir;
l'opération étant divine, il fallait qu'elle eût son cours sans assistance
humaine. Les douleurs augmentaient la veille de la Saint-Barthélemy, du 23
au 24 août. Dieu permit aussi que la sainte fût éprouvée alors par une
horrible vision du démon, qui la mit dans un état impossible à décrire; non
qu'elle eût aucune peur de l'ennemi du salut; mais la répugnance
insurmontable que son âme, embrasée de l'amour divin, éprouvait pour cette
hideuse créature, dépouillée de tout bien, lui rendait sa présence
intolérable. Ne pouvant supporter cette odieuse vue et étant incapable de
parler, elle se signa sur le cœur et fit comprendre aux assistants qu'ils
devaient en faire autant; puis elle indiqua qu'on eût recours à des
aspersions d'eau bénite : au bout d'une demi-heure, le malin esprit
disparut; Catherine recouvra sa tranquilité, et put raconter ce qu'elle
avait vu. La sainte resta en paix pendant quelques heures; puis
recommençèrent les alternatives de tourments et d'impressions célestes. Elle
était tour à tour languissante et animée d'une vigueur nouvelle, calme et
agitée, triste et joyeuse; tantôt elle semblait au moment d'expirer, tantôt
elle paraissait revenir à la vie. Le 25 août, elle eut un long
évanouissement; on crut qu'elle se mourait; mais tout à coup elle reprit ses
sens, demanda qu'on ouvrit les fenêtres, afin qu'elle pût contempler le
ciel,

116

et entonna le Veni, Creator Spiritus. Les voix des assistants se joignirent
à la sienne, et Catherine termina l'hymne. Puis elle resta pendant une heure
et demie, les yeux élevés, silencieuse, et le visage rayonnant. Elle dit, à
plusieurs reprises : Allons nous-en! Plus de terre, plus de terre!
Lorsqu'elle revint à elle, on lui demanda ce qu'elle avait vu : " Je ne puis
le dire, répondit-elle, c'étaient des choses délicieuses mais entièrement
ineffables". Le 26, elle eut une vision qu'elle fit connaître à son
confesseur; Dieu lui montra sa propre âme parfaitement dépouillée de toute
affection charnelle et spirituelle, et ceux qui entouraient la sainte purent
se convaincre que tel était en effet l'état de cette âme prédestinée. Elle
ne voulut plus garder auprès d'elle que les personnes qui lui étaient
indispensables, et elle ne leur parla que quand il le fallait absolument.
Lorsqu'elle demandait quelque service à ses meilleurs amis, elle leur disait
simplement : " Faites ceci pour l'amour de Dieu ". Elle leur témoignait
d'ailleurs une indifférence à laquelle ils n'étaient point accoutumés, et
qui ne leur laissa pour elle que les sentiments du plus profond respect. "
On ne saurait faire comprendre, dit le biographe anonyme, les progrès
surprenants de l'amour divin dans ce corps exténué et dans cette âme
purifiée, car l'esprit humain est incapable de pénétré les sercrets de Dieu.
L'embrasement du corps était tel, que parfois on en voyait sortir des
flammes; l'eau dans laquelle on lui plongeait les mains pour les rafraîchir
devenait bouillante; le vase de métal employé à cet usage semblait avoir
séjourné sur le feu. On ne pouvait toucher sa personne, son lit même, sans
lui causer des douleurs aussi violentes que si on l'eût gravement blessée.
Pendant la journée du 2 septembre et durant la nuit suivante, Catherine fut
faiblesse excessive. On essaya en vain de la restaurer quelque peu; elle ne
parvint pas à prendre même une goutte d'eau. Mais quand son heure de
communier fut venue, elle fit signe qu'on appelât son confesseur. Celui-ci,
craignant qu'elle ne pût avaler l'hostie consacrée, lui dit : Comment
ferez-vous pour la consommer ? Elle lui fit signe qu'il n'y avait rien à
craindre, et la reçut. Sa face alors devint vermeille comme celle d'un
séraphin. La puissance du Saint-Sacrement lui rendit la parole, et son père
spirituel lui ayant demandé comment elle avait pu communier, elle répondit :

117

Qu'à l'instant où elle avait eu son Dieu dans la bouche, elle l'avait senti
au cœur. Ces merveilles ne furent pas les seules qui précèdèrent le trépas
de Catherine. Elle avait prédit à Argentine qu'avant de mourir elle subirait
les tourments de la Passion du Sauveur. Cette prophétie se réalia le 3
septembre. Pendant une crise, la plus violente qu'elle eût jamais eue, on la
vit tout à coup étendre les bras en forme de croix, en donnant les signes de
la plus excessive douleur. Les assistants comprirent que Notre-Seigneur
Jésus la faisait participer à son crucifiement. Les stigmates ne parurent
pas au dehors; mais l'impression, pour être spirituelle et intérieure, n'en
fut pas moins réelle quant aux souffrances inexprimables qui
l'accompagnèrent. Saint Paul déclare qu'il portait en son corps les
stigmates du Sauveur; et cependant personne ne les voyait. Dieu accorda la
même faveur à son humble servante. Au moment où les douleurs commençèrent,
Catherine prononça distinctement les paroles suivantes : " Qu'elle soit la
bienvenue cette passion, comme aussi toute autre qui pourra m'arriver par
l'aimable volonté de mon Dieu. Voilà trente-six ans que vous m'avez
éclairée, ô mon doux amour, et depuis lors, j'ai toujours désiré souffrir
intérieurement et extérieurement. Et, comme j'aspirais aux souffrances, vous
me les avez envoyées; ceux qui voyaient mes maux extérieurs les jugeaient
fort grands; quant à moi, par une disposition de votre bonté, je n'y
trouvais que douceur et contentement, et il me semblait ne rien endurer.
Maintenant, je suis au plus fort de la douleur, et je me sens déchirée de la
tête aux pieds. Je ne crois pas qu'une créature humaine puisse supporter ce
supplice sans y succomber, car il y aurait de quoi consumer par sa violence
un corps de fer et de diamant. Mais vous ne voulez pas que je meure en ce
moment, et votre juste et sainte ordonnance me conserve la vie au milieu des
tourments les plus intolérables. Et voici une autre merveille : malgré
toutes ces souffrances, je me trouve en telle force et disposition, que je
ne puis dire que je souffre; je suis, au contraire, dans un contentement si
grand et si agréable, que je ne saurais l'exprimer." Pendant la nuit
suivante, l'excessive tension des bras de la sainte occasionna une
dislocation, et Argentine, qui la veillait, observa qu'ils s'allongèrent
d'une demi-palme. Le 5 septembre, après la communion, Catherine eut
une

118

vision; il lui sembla qu'elle était morte, déposée dans un cerceuil et
entourée de religieux vêtus de noir. Elle s'en réjouit beaucoup; mais, étant
revenue à elle, elle s'en confessa immédiatement, se reprochant d'avoir eu
un mouvement de propriété. On essaya de lui faire avaler un œuf; elle le
rejeta, et fut prise de convulsions. Le feu intérieur croissait et la
consumait de telle sorte qu'elle ne pouvait plus se remuer; elle restait
couchée immobile sur le côté droit. Le 6, elle sentit dans son corps la
plaie de côté du Sauveur. Elle lui causa, pendant dix heures consécutives,
d'indicibles douleurs, accompagnées d'étouffements et de spasmes. Pendant
ces dernières journées, Dieu lui avait ôté toutes les consolations, sauf
celle qu'elle trouvait dans la sainte communion; mais, le 7 septembre dans
l'après-midi, elle eut une extase accompagnée d'une joie excessive qui se
manifesta par un sourire continuel. Le Seigneur lui montra une grande
échelle de feu qui s'élevait de la terre au ciel, et l'invita à en monter
les degrés. Cette vision l'embrasa tellement, qu'elle s'imagina que le monde
entier brûlait. Elle fit ouvrir les fenêtres pour voir ce qui en était.
Catherine eut encore plusieurs visions consolantes pendant les jours
suivants; mais ses douleurs croissaient d'heure en heure. Les amis de la
sainte, pleins de compassion et poussés par le vague espoir que les hommes
de l'art trouveraient au moins le moyens de la soulager, réunirent à cet
effet les dix médecins les plus en renom à Gênes. Ces hommes habiles firent
inutilement tout ce que peut faire la science; celui qui va à une fontaine
tarie s'en retourne sans eau. Ils furent forçés d'avouer à leur tour que la
maladie était surnaturelle; que Catherine Adorna était saine quant à
l'entendement, au pouls et au parler, et que les accidents qui lui
survenaient dépassaient la portée du savoir humain. Le 12 septembre, la
sainte eut un vomissement de sang, son corps se couvrit de marques noires,
et sa vue s'affaiblit au point qu'elle reconnaissait difficilement ceux qui
étaient auprès d'elle. Dans la nuit du 12 au 13, les veines ne purent plus
opposer de résistance suffisante au sang, à cause de son excessive chaleur;
elles se rompirent; le sang s'ouvrit une voie et s'échappa

119

à gros bouillons; on le reçut dans un bassin d'argent, dont la partie
inférieure fut aussitôt calcinée, de telle sorte qu'il en résulta des taches
ineffaçables. Alors anfin, Dieu avait accompli son dessein de faire de
Catherine un modèle parfait d'amour et de patience dans la souffrances. Son
corps, entièrement consumé, vide de sang et d'humeurs, repôsait immobile sur
son lit. Dans la journée du 14 septembre, fête de l'Exaltation de la croix,
elle parut se ranimer, et, pendant plusieurs heures, elle ravit les
assistants par des discours brûlants d'amour et de charité. Puis elle
demeura silencieuse, livrée à la plus profonde contemplation. Un peu après
minuit, on lui demanda si elle communierait; connaissant sa fin prochaine,
elle montra du doigt le ciel, afin de faire comprendre qu'elle y était
attendue, et que, dans un instant, elle serait unie à l'objet de son amour,
pour triompher éternellement avec lui. Alors son visage prit une
incomparable expression de sérénité. D'une voix pleine de douceur, elle
prononça les dernières paroles de Jésus-Christ : " Mon Père, je remets mon
esprit entre vos mains"; et elle rendit le dernier soupir. Ainsi mourut, le
15 septembre 1510, à l'âge de soixante-trois ans, Catherine Fiesca Adorna.
Chapitre XIX. La gloire de Catherine manisfestée a plusieurs de ses
familiers. Sa sépulture. Argentine était présente au moment où Catherine
rendit le dernier soupir. Elle vit l'âme de sa mère spirituelle se séparer
du corps sous la forme d'un rayon de lumière, et s'élancer vers le ciel d'un
vol rapide. Ravie hors d'elle-même à cette vue, elle proféra d'abord des
paroles tout imprégnées du feu de l'amour divin; puis elle dit aux personnes
qui l'entouraient : " Oh! qu'elle est étroite la voie qu'il faut suivre pour
arriver sans empêchement à la céleste patrie !" Après avoir prononçé ces
mots, elle eut une extase qui dura jusqu'au matin et qui la fit beaucoup
souffrir. Elle se voyait engagée elle-même dans cette voie resserrée et
difficile et ne savait pas de quel côté se tourner;

120

en même temps, les tourments qu'endurent les âmes qui se séparent de leurs
corps sans être parfaitement purifiées, lui furent montrés, et ce spectacle
la remplit d'une terreur salutaire, que partagèrent ceux auxquels elle fit
part de sa vision. D'autres amis de Catherine eurent des avertissements
semblables; les biographes contemporains rapportent une foule de faits
merveilleux et constatés authentiquement. Nous nous bornerons à en citer
quelques-uns des plus frappants. Dieu avait permis que l'une des filles
spirituelles de la sainte fût possédée du démon (1). Elle eut d'afffreuses
convulsions à l'instant où Catherine quitta la terre; et le malin esprit fut
obligé d'avouer qu'il avait vu l'âme de la bienheureuse s'unir à Dieu et que
ce spectacle lui avait causé d'intolérables tourments. Une médecin très
attaché à la sainte fut réveillé subitement au même moment, et entendit très
distinctement une voix qui lui disait : " Adieu, je pars maintenant pour le
ciel." Il comprit que son amie venait de mourir; et il en fit part à sa
femme. Dans cette même nuit, Hector Vernaizza, étant en oraison, vit
Catherine portée en paradis sur une nuée lumineuse. "Et comme c'était un
homme très avancé dans les voies de l'esprit et tout dévoué à la
bienheureuse, dit notre vieil historien cette vue lui causa tant de joie et
de consolation, qu'il en fut tout hors de lui. Il se trouvait loin de Gênes;
mais il ne douta pas plus de la mort et de la gloire de sa mère spirituelle
que s'il en avait été témoin occulaire." Une sainte religieuse, l'on croit
que c'était Thomasa Fiesca, dont il a été question précédemment, eut un
songe merveilleux. Catherine lui apparut belle et transfigurée, vêtue d'une
robe blanche, les reins ceints; et son union avec Dieu lui fut révélée. La
religieuse se réveilla et dit à une de ses compagnes : "L'âme de Catherine
vient de monter au ciel." Dès que le jour parut, elle s'informa de la chose
et apprit avec grande joie qu'elle ne s'était pas trompée. Une autre
religieuse, qui se trouvait ravie en extase au moment où la bienheureuse
expirait, la vit si belle, si joyeuse, si pleine d'un contentement
ineffable, qu'elle se crut transpor-
(1) Ce n'est point celle dont il a été question précédemment, et qui ainsi
que nous le disions, mourut avant Catherine.

121

tée elle-même en paradis. Catherine m'appela par son nom, lui donna
plusieurs avis, et l'engagea à supporter patiemment, pour l'amour de Dieu,
les peines de la vie présente. La nonne suivit fidèlement les conseils de la
sainte; la dévotion qu'elle avait eue de tout temps pour Catherine augmenta
sensiblement et le souvenir de sa vision, qui lui revenait souvent la
remplissait toujours de ferveur et de consolation. Cattaneo Marabotto,
confesseur de la bienheureuse, n'eut aucune révélation relative à l'état
dans lequel se trouvait l'âme de sa pénitente, pendant la nuit du décès et
la journée suivante. Le deuxième jour, lorsqu'il célébrait la messe des
Morts, il ne put jamais prier pour elle, mais seulement pour les défunts en
général. Le surlendemain, il dit la messe du commun de plusieurs Martyrs,
prescrite ce jour-là; et Dieu permit qu'en la commençant Catherine ne lui
revint nullement à la mémoire. Mais au moment où il prononça les paroles de
l'Introît : - Salus autem justorum a Domino : Le salut des justes est
l'ouvrage du Seigneur, le souvenir du long martyre de sa fille en
Jésus-Christ se représenta à son esprit avec une vivacité extraordinaire, et
involontairement il lui appliqua toutes les paroles de la messe. Lorsqu'il
en vint à lire ces mots de l'Epitre : Justorum animœ in manu Dei sunt : Les
âmes des justes sont entre les mains de Dieu, il sentit son cœur pénétré de
la plus tendre dévotion et d'un sentiment de compassion extraordinaire: ses
larmes commencèrent à couler avec une telle abondance, qu'il put à peine
continuer la célébration du Saint-Sacrifice; ses yeux obscurcis ne
distinguaient plus les caractères du missel, des sanglots lui coupaient la
parole; mais, en même temps, la certitude du bonheur de Catherine
remplissait son cœur d'une joie et d'un contentement inexprimables. Les
assistants, qui étaient tous des amis et des familiers de notre sainte,
mêlèrent leurs pleurs à ceux du Père Marabotto et achevèrent de le troubler;
il parvint difficilement à finir la messe, et, se retirant dans la sacristie
il donna un libre cours à ses larmes pendant une demi-heure encore, puis il
recouvra peu à peu le calme et la tranquilité; mais, à partir de ce moment,
la pensée du martyre de Catherine ne lui causa plus aucune affliction,
quoique toujours présente à son cœur et à sa mémoire. Le corps de la
bienheureuse avait été déposé dans l'église du grand hôpital, aussitôt après
son décès. La nouvelle de

122

sa mort s'étant répandue, on vit accourir la foule des habitants de Gênes;
ecclésiastiques et laiques, jeunes et vieux, nobles et plébéiens, hommes et
femmes, chacun voulut vénérer les restes de celle qui avait été la gloire et
l'ornement de la ville, et qui avait pratiqué, pendant trente-six années
consécutives, les vertus le plus sublimes à un degré héroique. Tous les
assistants donnaient des signes manifestes de la douleur profonde que leur
causait cette perte irréparable. Dès le premier jour de l'exposition, une
quantité de miracles s'opèrèrent :beaucoup de malades et d'estropiés
retrouvèrent instantanément la santé et l'usage de leurs menbres, en allant
prier auprès des reliques de Catherine. Les guérisons des maladies de l'âme,
bien autrement importantes que celles des maux du corps, furent également
nombreuses. Gênes fut témoin d'admirables conversions, surtout parmi les
femmes du rang le plus élevé. Couchée sur son lit de mort, Catherine
paraisssait doucement endormie, et l'expression séraphique de ce visage
calme et pur, légèrement coloré, et que semblait animer encore un divin
sourire, inspirait le mépris des choses de la terre et l'amour de celles du
ciel. A cette vue, les assistants se sentaient pénétrés de componction;
beaucoup d'entre eux renoncèrent, à partir de ce jour, aux plaisirs, aux
honneurs et aux vanités du siècle, pour marcher sur les traces de
l'admirable, objet de si universels regrets. La sainte, poussée sans doute
par l'humilité et par le désir d'éviter que des honneurs ne lui fussent
rendus après sa mort, avait demandé, dans deux testaments successifs, à être
ensevelie, hors de la ville, en des églises qu'elle indiquait. Mais les
directeurs de l'hospice, voulant conserver ses reliques, lui firent faire,
deux jours avant son décès un codicille par lequel elle autorisait Jacques
Carentius et Cattaneo Marabotto à désigner le lieu de sa sépulture. Ceux-ci
arrêtèrent que le corps serait déposé dans l'église du grand hôpital, que
Catherine avait administré et surveillé pendant si longtemps. La
bienheureuse, ainsi que nous l'avons rapporté en son lieu, avait dit que, si
l'on ouvrait un jour ses restes mortels,
(1) Dans le premier testament elle avait indiqué l'église de l'Association
desservie par les Frères-Mineurs de l'Observance. Dans le second, daté du 18
mars 1509, elle avait choisi Saint-Nicolas del Boschetto.

123

on trouverait son cœur consumé par l'amour, et réduit en cendres. Cependant
l'ouverture n'eut pas lieu; on n'osa soumettre à l'autopsie un corps qui
démeurait mou, flexible, et dont toute l'apparence présentait quelque chose
de surnaturel. On ne s'occupa plus qu'à lui rendre les derniers devoirs; il
fut déposé dans un cercueil de bois et enseveli dans une fosse creusée au
pied de l'un des murs de l'église. Au-dessous de ce mur courait un aqueduc
dont l'existence était ignorée. Cependant la foule continuait à se porter au
tombeau de Catherine; de nombreux miracles alimentaient et excitaient de
plus en plus la dévotion des fidèles. Les directeurs de l'hospice résolurent
en conséquence de placer en un lieu plus apparent les restes de celle que la
voix publique désignait déjà sous le titre de sainte, et que le pape Jules
II qualifiait de Bienheureuse. Aidés des aumônes des âmes pieuses, ils
firent construire un tombeau de marbre, orné de diverses peintures; quand il
fut prêt, on ouvrit la fosse qui renfermait le précieux dépôt. Dix-huit mois
s'étaient écoulés depuis la mort de Catherine; lorsque le cercueil fut mis à
découvert, on vit que l'humanité du lieu l'avait complètement détérioré, il
était rongé par les vers. Les assistants commencèrent à avoir de vives
inquiètudes sur l'intégrité du corps. Ces inquiètudes augmentèrent quand,
après avoir décloué le cercueil, on trouva que les vers avaient pénétré dans
son intérieur et que les vêtements étaient entièrement pourris et tombaient
en lambeaux. Mais les craintes ne tardèrent pas à se dissiper pour faire
place à des élans de joie et de reconnaissance. Le corps était tel
absolument que le jour où on l'avait enseveli. On n'y remarquait aucune
odeur, aucune altération produite par l'humidité, les vers ne s'en étaient
point approchés. Il était flexible, les chairs ne présentaient pas de traces
de corruption, et elles paraissaient encore rouges et d'une couleur
enflammée dans la région du cœur, comme au temps où Catherine vivait. "
Chacun comprit que cette conservation parfaite et merveilleuse était
l'œuvre de Dieu." Une multitude innombrable de gens de toutes conditions se
portèrent à l'église de l'hôpital pour vénérer les restes de la sainte. Il
fallut laisser le corps exposé pendant huit jours afin de satisfaire à la
dévotion publique. Durant ce temps, la vaste nef ne désemplit pas du matin

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au soir, et chaque heure, pour ainsi dire, était marquée par la guérison
subite de maladies reconnues incurables. L'église retentissait de cris
d'admiration, de sanglots, et chacun voulait emporter une relique de sainte
Catherine, un morceaux des étoffes qui couvraient son corps; quelqu'un
réussit enfin à s'emparer furtivement de l'un des ongles de la bienheureuse.
Le corps fut alors placé, pour plus de sûreté, dans une chapelle munie d'une
forte grille, et Dieu continua à multiplier les miracles en faveur de ceux
qui recouraient à l'intercession de sa servante. Les huit jours écoulés, on
enferma les restes de Catherine dans le nouveau tombeau de marbre érigé,
tout auprès du maître-autel, par les soins des protecteurs et directeurs du
grand hôpital. Chapitre XX.Translations subséquentes du corps de sainte
Catherine. Miracles et canonisation. Quelques années après la mort de
Catherine, le Père Cattaneo Marabotto et Hector Vernazzia firent imprimer sa
première biographie, son admirable  Traité du Purgatoire et ses Dialogues.
Ces livres ayant été traduits en plusieurs langues, la doctrine de la
bienheureuse et la réputation de son éminente sainteté se répandirent dans
le monde catholique, et Catherine devoint l'objet de l'admiration des plus
grands docteurs et des plus savants prélats. Les étrangers accouraient en
grand nombre pour vénérer ses reliques, et souvent la foule encombrait les
abords du tombeau empêchait que le service divin ne se célébrât au
maître-autel avec la décence convenable. Cettre considération décida les
protecteurs de l'hospice à transporter le sépulcre dans la partie basse de
l'église, où il demeura jusqu'en 1593. A cette époque, on jugea que les
restes de Catherine étaient trop humblement placés; car les miracles se
multipliaient et le concours des pèlerins augmentait. Un tombeau y
transporta le saint corps, on le trouva parfaitement conservé et sans aucune
trace de corruption. Ce tombeau était simplement en

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bois; en 1642, il tombait de vétusité; on fit faire une châsse dorée, et on
y déposa la relique, qu'on retrouva dans sa miraculeuse intégrité. Le 17 mai
1602, la sacrée congrégation des Rites permit que l'on sortit le corps de la
châsse, et qu'on le plaçât dans une arche d'argent munie de cristaux, afin
que tout le monde pût le voir. Enfin le pape Clément XI ordonna, le 23 août
1708, que les vieux habits qui couvraient ce corps fussent remplacés par des
vêtements plus convenables. On lui obéit, et les restes de Catherine furent
dans leur reliquaire, où ils reposent encore aujourd'hui sans trace de
corruption. Mais, dès longtemps avant ces dernières translations, des
démarches avaient été faites pour la canonisation de Catherine. Nous avons
dit déjà que dix-huit mois après sa mort elle avait été béatifiée de vive
voix par le pape Jules II, son compatriote (1). Parpera nous apprend (2)
qu'en 1630 l'archevêque de Gênes fit faire une première procédure dans
laquelle on fournit les preuves de tous les évènements qui ont été rapportés
dans la vie de la bienheureuse, de l'incorruption de son corps et de
plusieurs miracles récents. Cette procédure fut envoyée à la sacrée
congrégation des Rites, la cause y fut introduite en 1631. En 1636, Urbain
VIII expédia une commission pour informer sur les vertus et les miracles en
général. A partir de ce temps, le procès resta pendant jusqu'en 1670, on en
ignore les motifs. La cause fut enfin reprise par ordre du pape Clément X;
et, le 30 mars 1675, la congrégation rendit un décret approuvant tout ce qui
avait été fait précédemment; le Souvenir-Pontife confirma cette décision le
6 avril suivant. La révision des écrits de la sainte fut alors ordonnée; le
consulteur chargé de l'examen en rendit compte dans les termes suivants au
cardinal Azzolini : "J'ai lu et examiné, avec la plus grande attention, les
deux traités de la vénérable Catherine, l'un sur le purgatoire, l'autre
intitulé : Dialogues entre l'âme et le corps, et je déclare n'y avoir rien
trouvé qui soit contraire à la sainte doctrine et aux mœurs. A la vérité,
on y rencontre çà et là des choses obscures et qui choqueraient si on les
entendait d'après le langage oridinaire; mais
(1) Ce pontife était né à Savone. (2) Lettres à Henschenius.

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on en trouve de semblables dans les écrits de saint Augustin, de sainte
Brigitte, de sainte Thérèse et des autres contemplatifs divinement éclairés.
Cela tient à la profondeur d'une doctrine tout à fait séraphique et à
l'ignorance du lecteur ainsi qu'à son défaut d'expérience. J'ajoute qu'il
n'y a rien dans ces écrits qui puisse empêcher ou retarder la déclaration
définitive de la sainteté de Catherine. Je déclare enfin que la doctrine
qu'ils renferment lui ayant été évidemment dictée par l'Esprit-Saint, et
atteignant au suprême degré de la vie unitive et de l'amour héroique,
suffirait en l'absence d'autres preuves, pour établir incontestablement sa
sainteté." Innocent XI approuva les écrits de Catherine, le 14 juin 1676.
Plusieurs prélats et docteurs illustres ont rendu d'éclatants témoignages en
faveur de ces mêmes écrits. Mrg Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris,
dans l'avertissement de son livre intitulé : De la piété des chrétiens
envers les morts, affirme que la doctrine de notre sainte sur le purgatoire
est en tous points conforme à celle de saint Bernard, et il ajoute : "Il est
rare que l'esprit de Dieu communique ses lumières avec autant d'abondance
qu'il l'a fait à cette âme si pure et si embrasée d'amour. Aussi sont traité
du purgatoire est un monument admirable de la sollicitude de Dieu dans le
gouvernement de son Eglise. Ayant prévu le déchaînement de l'hérésie de
Luther et de Calvin contre cette doctrine du purgatoire et des suffrages
pour les morts, il choisit parmi les mortels, cette femme douée d'une vertu
et d'une sainteté extraordinaires, pour défendre cette vérité de la foi, et
instruire les Catholiques, et l'initia pour cela à ce qu'elle a de plus
sublime et de plus mystérieux. La méthode qu'elle a suivie dans cet écrit
est si digne de la majesté de Dieu et de la grandeur de notre religion, que
ceux qui liront ce traité ne pourront s'empêcher d'admirer sa sainte
Providence, qui se plaît à cacher ses secrets aux sages et aux prudents du
siècle, et les manifeste aux humblres et aux petits." Nous avons parlé, dans
nos indications préliminaires, de l'estime en laquelle les cardinaux
Bellarmin, Pierre de Bérulle, Frédéric Borromée et jean Bona tenaient les
œuvres de sainte Catherine; nous savons également que saint Louis de
Gonzague, saint André Avellino, et l'immortel évèque de Genève saint
François de Sales, en ont fait un magnifique éloge. Nous n'avons donc plus à
y revenir ici. Nous nous bornerons à rap-

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peler les paroles de l'ami et du confident de saint François du pieux évèque
de Belley : " D'après son conseil, écrivait-t-il, j'ai lu et relu plusieurs
fois le Traité du Purgatoire, et toujours avec un nouveau goût et de
nouvelles lumières; et j'avoue qu'en cette matière je n'ai jamais rien vu
qui m'ait autant satisfait." Le culte public rendu à Catherine avait été
déclaré légitime le 6 avril 1675, ainsi que nous le disions ci-dessus.
Toutefois cette déclaration ne suffisait pas à la tendre dévotion des
directeurs nobles du grand hospice de Gênes. Ils s'adressèrent à la
congrégation des Rites, afin que le procès de canonisation fût introduit. On
céda à leur désir; l'héroisme des vertus de Catherine et la vérité de ses
miracles ayant été prouvés incontestablement, Clément XII, pape alors
régnant, approuva, le 5 avril 1737, tout ce qui s'était fait. La bulle de
canonisation parut le 30 du même mois, et la cérémonie eut lieu le 15 juin
suivant. Catherine de Gênes fut solennellement inscrite au nombre des
saints, avec saint Vincent de Paul, saint François Régis et sainte Julienne
Falconieri, et elle eut son office propre. Les miracles rapportés dans le
procès de canonisation et reconnus authentiques sont en très grand nombre;
nous nous bornerons à en citer quelques-uns des plus remarquables,
consignés, les uns dans les écrits des premiers biographes de la sainte, les
autres dans la bulle de Clément XII. Camilla Doria était mourante; la
gangrène s'était déclarée à la suite d'une opération terrible qu'elle venait
de subir au côté; elle se fait appliquer, par sa mère une relique de sainte
Catherine; à la grande stupéfaction des médecins, la gangrène disparaît et,
au bout de peu de jours, la maladie est parfaitement guérie. - (1616). En
1631, une femme, nommée Dominichina, donne à une malheureuse lépreuse de
l'huile provenant de la lampe du tombeau de notre sainte; la lépreuse s'en
frotte le corps, et au même instant son mal disparaît à jamais. Thomase
Pergalla a un ulcère incurable sous le bras droit; elle se rend à trois
reprises au tombeau de Catherine, y prie chaque fois trois Pater et de trois
Ave, se frotte avec l'huile de la lampe. Après la troisième station, elle
est guérie durant son sommeil (1631). Marie de Bisagno et Lucie Medicina
sont guéries, la pre-

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mière d'une hydropisie, la seconde d'un transport au cerveau, en faisant
usage de cette même huile (1632). Dominichina Perazza, aveugle depuis
longtemps, recouvre la vue en s'approchant du corps de Catherine, lors de sa
translation en 1642. Madeleine Marie Rizzi, affligée d'une maladie déclarée
incurable par les quatre médecins les plus renommés de Gênes, est guérie
subitement, après avoir incoqué sainte Catherine, et jouit, à partir de ce
moment, d'une santé parfaite (1720). Elle rend compte elle-même de la
manière dont s'est opéré le miracle; voici les termes de sa déposition, tels
qu'ils sont consignés dans le procès de canonisation : "J'étais malade au
conservatoire de Sainte-Marie, dans le grand hôpital, et, sachant que mon
infirmité était sans remède, je me résignais à mon sort, lorsqu'on vint me
dire qu'une femme, qui devait être opérée d'un cancer le jour suivant, avait
été guérie subitement par l'intercession de la vénérable Catherine. Une
autre femme étant survenue, m'exhorta et m'encouragea à implorer
l'assistance de cette servante de Dieu. Je lui adressai ma prière avec
beaucoup de ferveur et de confiance; puis je m'endormis, mais d'un sommeil
si léger, que le moindre attouchement eût suffi pour me réveiller! Pendant
ce sommeil, je vis auprès de mon lit la vénérable Catherine, je la reconnus
à sa ressemblance avec l'image conservée dans la chapelle où repose son
corps. Je pris sa main, elle était molle, flexible et douce; je la plaçai
sur mon côté gauche où je souffrais de très vives douleurs. A peine cette
main l'eût-elle touché, que je me sentis délivrée de mon mal."
Marie-Françoise-Xavière Gentils, noble génoise, souffre, depuis l'âge de 13
ans, d'une maladie compliquée qui ne lui permet plus de quitter le lit. Un
asthme oppresse sa poitrine des contractions de nerfs l'empêchent de faire
usage de ses membres, elle est en proie au scorbut et à des convulsions, et
souffre d'affreuses douleurs. Elle entend parler des miracles qui se
multiplient au tombeau de Catherine, et elle a la ferme confiance que si
elle pouvait y aller, elle demeurait délivrée de ses maux. Le 23 mars 1734,
malgré les représentations des médecins et de ses familiers, elle se fait
habiller et porter auprès du saint corps. Elle y communie, et revient chez
elle parfaitement guérie. Toute la noblesse de Gênes accourt pour féliciter
Marie-Françoise, et les dépositions d'une foule de

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témoins occulaires attestent le fait lors du procès de canonisation. Blanche
Semina était tombée dans son enfance du haut d'un escalier, et avait eu les
deux hanches déboitées. Pendant 25 années, on lui avait fait employer
inutilement à l'hôpital tous les remèdes imaginables; une paralysie complète
s'étant jointe à ses autres maux, elle avait été placée aux Incurables.
Ayant entendu parler des miracles de Catherine, elle espère en son
intercession; le 2 avril 1734, elle se fait porter au tombeau de la
bienheureuse assiste à la messe communie, et obtient une guérison complète
et instantanée. Le fait est attesté par huit témoins occulaires, dignes de
toute confiance. Quelques jours plus tard (13 avril), Marie-Catherine Rombi,
mortellement atteinte d'une maladie très compliquée, et déjà munie des
derniers sacrements, recouvre une santé parfaite auprès du tombeau de
Catherine. Paule Fava est miraculeusement guérie de neuf ulcères aux seins,
pendant une neuvaine faite en l'honneur de notre sainte. Nous nous bornons à
citer ces miracles, de crainte de fatiguer nos lecteurs; mais nous ajoutons,
avec les biographes de sainte Catherine de Gênes, que, si l'on voulait
rendre compte de tous ceux dus à son intercession, on n'en finirait jamais,
et que des volumes n'y suffiraient pas. La bulle de canonisation de la
sainte est un monument très remarquable. Clément XII y qualifie Catherine de
vraie femme de l'écriture et fait un magnifique éloge de ses vertus. Il
raconte brièvement sa vie; il rappelle ses premières années, sa soif
d'imiter les douleurs de Jésus-Christ, ses mortifications précoces, son
désir d'entrer dans un monastère dès l'âge de 13 ans, son mariage, ses
peines et sa conversion, sa contrition et son amour, son humilité, son
ardeur pour la souffrance, afin de satisfaire à la justice divine, ses
jeûnes prodigieux, et ses innombrables œuvres de charité. La bulle passe
ensuite à l'examen des phénomènes moraux et physiques que l'amour divin
avait produits dans Catherine. " Sa parfaite connaissance de Dieu, y est-il
dit, et le sentiments profond de sa propre bassesse la poussaient au complet
mépris d'elle-même et à l'amour de l'humiliation. Elle avait détruit dans
son cœur tout ce qu'il renfermait de propre, afin que Notre-Seigneur seul
vécût en elle; aucune affection terrestre ne venait se placer entre elle et
son Dieu; rien ne pouvait la séparer de

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la charité de Jésus-Christ. Les chagrins, les mépris, les blâmes, les joies,
les éloges, la maladies ou la santé, n'avaient aucune prise sur elle; quoi
qu'il arrivât, Dieu seul était dans son cœur et dans sa pensée; elle avait
pour tout le reste une si parfaite indifférence, qu'elle conservait pas même
le souvenir... Dans ses admirables Dialogues, elle dépeint les dangers que
court une âme enlacée par la chair; mais ses exemples étaient encore plus
puissants que ses écrits; elle poussait vers la perfections tous ceux qui
l'entouraient, et qui avaient le bonheur de la voir et de l'entendre...
Ravie souvent en extase par la violence de l'amour divin qui remplissait son
cœur, de célestes secrets, supérieurs à la portée de l'intelligence
humaine, lui étaient révélés. Les flammes de l'amour l'avaient sanctifiée,
plus que de la vie de l'esprit; son corps était brûlé, calciné, sans qu'elle
eût aucun souci des douleurs excessives auxquelles il se trouvait livré...
La mort, qui inspire à tous les hommes de crainte et la terreur, était pour
Catherine un sujet de joie et de consolation, d'espérance et d'amour; mais,
malgré cet amour, elle acquiesçait en toutes choses à la volonté divine, et
quelque ardent que fût son désir d'aller au ciel et de se réunir à son
bien-aimé, elle s'en remettait au bon plaisir de Dieu, et se disposait
joyeusement à voir augmenter ses souffrances, pour devenir de plus en plus
conforme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et compagne de sa passion, avant de
l'être de sa résurrection... En proie à un mal extraordinaire, déclaré
incurable et surnaturel par la science humaine, la sainte Eucharistie seule
lui procurait du soulagement, et elle mourut enfin plutôt d'amour que de
maladie..." Tels sont les termes dans lesquels l'autorité infaillible s'est
exprimée sur le compte de Catherine de Gênes. La bulle passe ensuite à la
vénération dont la sainte a été l'objet aussitôt après son décès; elle rend
compte des principaux miracles, de l'incorruptibilité du corps, de ses
différentes translations, et de l'instruction des procès. Le Pape termine en
implorant la protection et l'intercession de Catherine. Déjà, antérieurement
à l'époque de la canonisation divers monuments avaient été élevés en
l'honneur de l'illustre Génoise; nous savons qu'avant d'avoir été inscrite
au nombre des saints elle était vénérée comme telle. La gloire de son nom
s'était répandue dans l'univers catholique; et presque tous les écrivains
ascétiques, ainsi que le dit le promoteur de sa
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cause, la citaient dans leurs œuvres comme un modèle accompli de vertu et
de sainteté. Une chapelle avait été érigée en son honneur au monastère des
Carmélites de Paris. La maison assignée en douaire à Catherine par son mari
était devenue l'église de la congrégation de l'Oratoire, en 1659. La petite
chambre dans laquelle le Christ sanglant lui était apparu avait été
convertie en chapelle; on y voyait, au dessus- de l'autel, une image de
Catherine; diverses peintures y rappelaient ses merveilleuses visions, et un
concours nombreux de pieux pélerins visitait ce sanctuaire avec dévotion.
Une autre chapelle très magnifique avait été construite, en l'honneur de de
la sainte, dans l'église du grand hôpital, dès le milieu du dix-septième
siècle. La vénération pour Catherine grandit encore après que Rome eut
prononcé son jugement. Arrêtons-nous ici, et disons en finissant, avec le
plus ancien des biographe de celle dont nous venons de raconter la vie : " O
Dieu plein de miséricorde, nous vous prions, par l'intercession de cette âme
bienheureuse, d'allumer dans nos cœurs la flamme de votre amour, afin que
nous ne cessions de croître en vertu, et qu'enfin nous puissions jouir de la
béatitude éternelle auprès de vous, qui vivez et régnez dans tous les
siècles des siècles. Amen."     Fin de la vie de Sainte Catherine.

édition par JESUSMARIE.com, merci à Brigitte Laude pour son aide.

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