Vie de Sainte Catherine de Gênes
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Aperçu Historique.La
sainte dont nous écrivons la biographie naquit, vécut
et
mourut à Gênes; elle a été l'une des plus grandes gloires de
cette ville
célèbre.
Les noms qu'elle a portés comptent parmi les plus illustres de la
République, et ont joué
un rôle immense dans les annales génoises; on les y
retrouve, pour ainsi
dire, à chaque page. Ces noms fameux, le retentissement
qu'ils ont eu pendant
plusieurs siècles, et le contraste qu'ils forment avec
la
vie toute cachée en Dieu à laquelle se voua Catherine, nous ont
décidé à
placer,
en tête de la biographie de la sainte, le court aperçu historique
qu'on va lire. La
connaissance de la position qu'elle était destinée à
occuper dans le monde
fera ressortir davantage la grandeur de son humilité,
comme
de la bassesse et de la pauvreté auxquelles elle s'est condamnée.
Entrons maintenant en
matière. La plupart des auteurs fixent la fondation de
Gênes, par les
Liguriens, à l'année 707 avant Jésus-Christ; elle fut
conquise par les Romains
et incorporée à la Gaule-Cisalpine vers l'an 222,
Magon,
frère d'Annibal, la détruisit, en 205, pendant la seconde guerre
punique. Les Romains la
relevèrent trois ans plus tard, et sous les
empereurs,
elle devint une ville municipale. Après la chute de l'empire,
Gênes appartint
successivement aux Hérules, aux Ostrogoths, aux exarques
grecs, aux Lombards et à
Charlemagne. Elle se rendit indépendante sous les
successeurs de ce
prince, au commencement du dixième siècle, et se donna des
consuls. Les Génois,
destinés à jouer bientôt un rôle si important,
formaient
alors une simple association de mariniers, établie sur le littoral
et pierreux que baigne
le golfe de Ligurie.
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Navigateurs
et commerçants hardis, ils ne tardent pas à devenir riches et
puissants; dès le
onzième siècle, ils entreprennent de lointaines
expéditions,
transportent en Judée les pèlerins de la Terre-Sainte, et
tiennent en respect les
pirates sarrasins. Pendant les croisades, ils se
montrent
à la fois guerriers intrépides et marchands habiles; ne perdant
jamais de vue les
intérêts de leur commerce, ils se ménagent le trafic avec
les infidèles de
l'Egypte et de la Mauritanie; leur puissance est respectée
et redoutée de tous les
peuples qui habitent les côtes de la Méditerranée.
L'empire de cette mer
est disputé tour à tour par les Pisans, leurs premiers
rivaux, et par les
Vénitiens; mais Gênes-la-Superbe tient énergiquement tête
à ses adversaire; et,
malgré des guerres incessantes, son pouvoir et ses
richesses
prennnent de prodigieux accroissements. Elle forment de nombreux
établissements en
Corse, en Sardaigne, en Sicile, en Espagne, en Syrie, dans
l'Archipel et dans tous
le Levant. Ses colonies régies par des consuls,
dorées
de franchises et de privilèges, brillent d'un éclat extraordinaire.
Mais les Génois,
maîtres de la mer, redoutés en Orient, et qui ont déjà
promené leurs armes
victorieuses depuis les côtes de l'Espagne jusqu'au fond
du
Pont-Euxin, sont encore réduits chez eux à l'enceinte de
leurs
murailles;
ils ne possèdent pas même les deux rivières du Ponant et du
Levant, qui
constitueront plus tard le territoire de la République. Au
douzième siècle, Gênes
commence enfin à soumettre ses plus proches voisins
et
les force à reconnaître son autorité. Elle dévaste les domaines
des
comtes de
Lavagne, qui touchent le sol génois, parce que ces seigneurs sont
soupçonnés
d'entretenir des intelligences avec Pise; elle bâtit le fort de
Rivarola, pour dominer
les possessions des comtes, et les oblige à lui
prêter
le serment de fidélité. Quelques membres de cette noble race,
qu'Augustin Justiniani
fait descendre des anciens princes de Bavière,
viennent
alors à Gênes en qualité d'otages; il y restent et y obtiennent le
droit de bourgeoisie.
Cinquante ans plus tard, on trouve la famille divisée
en
plusieurs branches, dont les unes sont établies à Lavagne, les
autres à
Gênes
sous le nom de Fieschi (en latin Flisci ). Sainte Catherine, dont
nous
écrivons
l'histoire, sort de cette souche. Vers ce temps, une noblesse
domestique et municipale
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se
forme dans la ville et arrive promptement à une très haute
illustration.
Les
descendants des familles qui ont occupé les principales charges dans
la
magistrature
urbaine prennent la qualité de nobles; les fils commencent à
succéder aux emplois et
aux commandements des pères; l'aristocratie remplace
le
régime démocratique qui, jusqu'alors avait été seul en vigueur.
La
politique
génoise, purement mercantile, et n'ayant en vue que l'intérêt
particulier, tient la
République dans une sorte d'isolement, et, pendant
longtemps, ne lui permet
pas de jouer un rôle très marqué parmi les cités
italiques. Elle cherche
à se soustraire à l'avidité et aux exigences des
empereurs
allemands, tout en s'efforçant de demeurer à l'écart dans la
grande lutte
d'indépendance des villes lombardes. Adonnée presque
exclusivement à son
commerce, elle réussit, même après l'issue malheureuse
de
la croissade de 1189, et lorsque le royaume de Jérusalem n'existe
plus
que de nom,
à continuer son trafic avec les villes de la Syrie soumises à
Saladin. Les marchands
génois pénètrent jusqu'à Alep et à Damas; jamais la
guerre n'interrompit
leur négoce; ils font des traités avec les rois maures
du
Maroc, de Valence et des îles Baléares; avec l'Egypte (en 1200 );
enfin
avec les
princes chrétiens de la Petite-Arménie. Cependant les factions
guelphe et gibeline
finissent par se dessiner également dans la ville de
Gênes.
Les deux partis y ont de nombreux adhérents; alternativement
victorieux et vaincus
ils s'excluent et s'exilent réciproquement, tiennent
la
République dans une agitation continuelle, et changent fréquemment
la
forme du
gouvernement, le nom et les attributions de ceux auxquels ils
confient le pouvoir. Les
Spinola et les Doria sont les chefs des Gibelins;
les
Grimaldi et les Fieschi sont à la tête des Guelphes. Mais, au
milieu des
désordres
et des incessantes révolutions qui ensanglantent souvent ses rues,
malgré ses luttes
continuelles avec Pise, et surtout avec Venise, sa rivale
et
son irréconciliable ennemie, Gênes étend de plus en plus sa
puissance au
dehors,
et ses relations avec le Levant prennent de prodigieux
accroissements.
Michel-Paléologue, sucesseur des empereurs grecs réfugiés à
Nicée, rentre à
Constantinople en 1261, et met fin à l'empire latin, avec
l'assistance des Gênois;
il leur assigne le faubourg de Galata comme siège
principal
de leurs colonies.
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Vers
la même époque, les armateurs de Gênes établissent à Scio, à
Mételin, à
Ténédos,
et dans d'autres lieux de l'Archipel grec, de grandes seigneuries
qui forment autant de
points d'appui pour les navigateurs de la métropole.
Les
colons de Galata et de Pera sont les grands fournisseurs de
Constantinople; le
monopole du commerce de la mer Noire est dans leurs
mains;
ils contractent des alliances avec les tartares de la Crimée et des
embouchures du Tanais;
une colonie qu'ils ont établie à Caffa, à l'extrémité
de
la mer Noire, s'élève à un degré extraordinaire de prospérité
et devient
l'une
des sources principales de la fortune colossale de Gênes. L'essor du
commerce de la
République ne s'arrête pas même lors de la prise de
Ptollémais et de
l'expulsion des chrétiens de la Terre-Sainte (1291 ); elle
traite avec le Soudan
d'Egypte et établit un consul à Alexandrie. Après la
fin
des croissades, les Génois vont partout où l'on peut trouver des
acheteurs et des
vendeurs. l'Egypte est alors le marché principal pour les
productions de l'Inde;
ils prennent en secret la route de la Perse, afin
d'éviter
le monopole fiscal du soudan. Maître de la mer Noire, ils ouvrent
un négoce immense à
Tana, sur la mer d'Azoff; les produits de l'Asie
viennent
y affluer. Ils entretiennent aussi des relations suivies avec le
midi de la France, et y
établissent des consuls et des comptoirs. Plus
hardis
que leurs rivaux, ils s'aventurent même sur l'Océan, et, dès le
commencement du
quatorzième siècle, ils transportent de grands
approvisionnements de
blé en Angleterre. La République parvient ainsi à une
opulence extraordinaire;
son commerce brille du plus grand éclat pendant
plusieurs
siècles. Il commence à baisser après la découverte de l'Amérique
et la circumnavigation
du cap de Bonne-Espérance. La prise de
Constantinople,
par Mahomet II, et la perte des colonies de la mer Noire,
qui
en est la conséquence, lui portent le coup le plus funeste. Prospère
au
dehors, Gênes
continue, pendant toute la période sur laquelle nous venons de
jeter un coup d'œil, à
être en proie aux déchirements intérieurs; les
familles
rivales se disputent le pouvoir, s'expulsent réciproquement, et les
annales de la République
présentent une succession non interrompue de
sanglantes
révolutions. Les guerres avec les villes ennemies, et Gênes est
en lutte fréquente avec
ses voisins;
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elle
joue son rôle dans tous les troubles qui agitent l'Italie à cette
époque. Mêlée aux
querelles épouvantables occasionnées par la succession de
Sicile, tantôt
gibeline, on la voit tour à tour aragonaise et angevine,
d'après celle de ses
factions qui domine dans le moment. Les riches familles
plébéiennes profitent
des désordres, pour dominer à leur tour et pour
exclure
la noblesse de l'exercice des plus hautes fonctions. Une
aristocratie nouvelle se
forme alors; ses membres jouissent par le fait de
tous
les avantages et de tous les droits des nobles, mais sans en prendre
le
titre. Les
familles qui composent cette aristocratie plébéienne, et parmi
lesquelles brillent en
première ligne les Adorne, les Frégose, les Guarea,
les
Montalte et les Boccanegra, se disputent et se ravissent
alternativement
le
pouvoir tout comme les Doria, les Spinola, les Fieschi et les
Grimaldi se
l'étaient
disputé précédemment. Les Adorne et les Frégose, rivaux
irréconciliables,
s'efforcent de rendre héréditaire dans leurs maisons la
puissance souveraine.
Les haines guelphes et gibelines se perpétuent, et les
nobles prennent une part
active à toutes les querelles, tantôt en cherchant
à
ressaisir le gouvernement, tantôt en soutenant, la lance et l'épée
au
poing, les
familles populaires de leur parti. Sainte Catherine Fiesca entra,
par son mariage, dans
celle des Adorne. Cependant les classes inférieures,
les
artisans et la populace, veulent à leur tour, enlever à
l'aristocratie
nouvelle
le pouvoir que celle-ci a enlevé à la noblesse. Une anarchie
épouvantable s'ensuit.
Les Génois espèrent se procurer le repos et la
sécurité
en se plaçant sous la seigneurie d'un prince étranger. Ils se
flattent de trouver les
maîtres qu'ils se choississent fidèles à leurs
promesses
et disposés à respecter la liberté de la République. Ils se
donnent successivement à
l'Empereur Henri VIII de Luxembourg, à Robert, roi
de
Naples, à l'archevêque Visconti, duc de Milan, à Charles VII de
France,
et au
marquis de Montferrat. Ils rétablissent à plusieurs reprises les
seigneuries des rois de
France et des ducs de Milan; mais toutes ces
expériences
leur prouvent simplement l'impossibilité de concilier la forme
républicaine avec la
domination d'un prince étranger; chaque seigneurie
nouvelle
a pour prompte conséquence une nouvelle révolution et de nouveaux
conflits. Ce fut bien
plus tard seulement que la République, fati
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guée
de désordres, puissante encore, quoique déchue de son antique
splendeur, humiliée par
Venise après des luttes séculaires, et dépouillée de
ses
plus riches colonies, arriva enfin à un gouvernement régulier, par
la
fusion
générale de tous les partis. La sainte dont nous écrivons
l'histoire
naquit
vers le milieu du quinzième siècle, dans un temps fécond en
malheurs,
peu
d'années avant la prise de Constantinople, qui devait porter un coup
mortel au commerce de
Gênes dans le levant. Les luttes intestines entre les
partis
des Adorne et des Frégose atteignent alors la plus extrême
violence;
la
République se trouve activement mêlée aux guerres des Angevins et
des
Aragonais, et
aux expéditions en Italie de Charles VIII et de Louis XII; la
seigneurie de la ville
passe alternativement aux ducs de Milan et aux rois
de
France, et chaque année pour ainsi dire, voit naître une révolte
contre
le maître
qu'on s'est donné. Les annales de Gênes de cette période
renferment, à côté de
quelques pages brillantes, l'histoire d'un despotisme
sans
gloire d'une foule de conjuration, et d'intrigues, et d'une rapide
décadence. C'est
également pendant la vie de Catherine, que Christophe
Colomb, sujet de la
République, à laquelle il avait vainement offert ses
services, dote la
couronne d'Espagne d'un nouveau monde, dont la découverte
eut bientôt de si
fatales conséquences pour sa patrie. Ce même temps est une
époque de deuil et de
désolation pour l'Eglise. Le grand schisme avait
relâché
tous les liens : le désordre était partout. L'année qui voit
naître
notre
sainte voit mourir Eugène IV; et, après le pontificat glorieux de
Nicolas V et les règnes
de Calixte III, de Pie II ( Enéas Sylvius )et de
Paul
II, commence pour la papauté une époque d'humiliation qui rappelle
les
jours les
plus terribles du dixième siècle. L'impeccabilité n'a pas été
promise aux successeurs
de saint Pierre; mais si leur vertu a pu faillir,
leur
foi n'a point subi d'éclipse. Bien plus, au temps dont nous parlons,
les pontifes dont la
conduite privée a donné lieu à des critiques
malveillantes, ont été
les seuls, parmi leurs contemporains, à comprendre
les
vrais intérêts de la Chrétienté! ils se sont efforcés de pousser
l'Europe à une
croissade contre l'envahissement des
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Turcs;
mais aucun prince ne répondit à leurs appels répétés : absorbés
par
le présent
et par les intérêts d'une ambition mesquine et égoiste, les
souverains fermèrent
les yeux sur les dangers dont l'avenir les menaçait, et
sur
les périls que couraient la Pologne et la Hongrie. Pie III, neveu de
Pie
II, à
Alexandre VI; il meurt après un pontificat de quelques jours. Jules
II
(de la Rovère
) est élu à sa place. Assurer l'indépendance du Saint-Siège et
la liberté de l'Italie
est la grande pensée qui domine ce pape. Quelque
jugement
que l'on porte sur ses actes, on ne peut s'empêcher de reconnaître
en lui un homme loyal et
droit, méprisant la corruption, et supérieur aux
faiblesses
du népotisme. Les dernières années de la vie de sainte Catherine
de Gênes s'écoulent
sous le règne de Jules II; vingt mois à peine séparent
sa
mort de l'ouverture du cinquième concile de Latran (10 mai 1512 );
quelques années plus
tard, Léon X monte sur la chaire de saint Pierre et
Luther
donne le signal de la déplorable révolution religieuse du seizième
siècle. Nous
connaissons maintenant les lieux et les temps auxquels se
rattache l'histoire de
notre sainte. Catherine est une de ces âmes d'élite
que
Dieu donne à la terre dans les époques de malaise et de ténèbres,
pour
indiquer au
pélerin chrétien la voie que le monde a perdue, et pour lui
prouver que le Seigneur
veille et poursuit l'œuvre de la sanctification de
l'humanité, même
pendant les jours les plus mauvais. Chapitre II. Détails
sur
l'enfance et la jeunesse de la sainte. Catherine naquit à Gênes,
vers la
fin de
l'année 1447; la date précise de sa naissance ne se retrouve nulle
part. Elle était fille
de Jacques Fiesque, auquel René d'Anjou avait confié
la
vice-royauté de Naples, et petite-fille de Robert, frère du pape
Innocent
IV. Un
autre membre de la famille Fiesque, qu'Hubert Folietta désigne comme
la plus noble de Gênes,
ceignit la tiare sous le nom d'Adrien V, et la sœur
de
ce pape
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épousa
un prince de la maison de Savoie. La famille des Fiesque avait donné
déjà à l'Eglise et à
l'Etat un grand nombre de cardinaux, de guerriers et de
magistrats distingués
par la science, l'intrépidité et la capacité. La mère
de
notre sainte était également d'illustre origine, et se nommait
Françoise
de
Nigro. Catherine avait trois frères, Jacques, Jean et Laurent, et
une
sœur, nommée
Limbania; on croit, mais sans en être sûr, qu'elle était la
cadette de sa famille et
que Limbania en était l'aînée. Quoi qu'il en soit,
la
sainte naquit dans la maison paternelle, bâtie sur la place dite du
Filo,
et elle fut
baptisée dans l'église métropolitaine, placée sous l'invocation
de saint Laurent. On lui
donna le nom de Catherine. Le Père Parpera et
quelques-uns
de ses biographes se plaisent à supposer que ce fut en l'
honneur de sainte
Catherine de Sienne, qui était alors en grand renom, ou de
sainte Catheribne
d'Alexandrie, savante et martyre, sous le patronage de
laquelle disent-ils,
Dieu voulut placer la fille des Fiesque, pour indiquer
qu'elle serait un jour
elle-même très savante dans la vraie science, et
martyre
par les flammes de l'amour divin.Les parents de Catherine étaient de
pieux et fervents
chrétiens; ils élevèrent leur fille dans la crainte et
dans l'amour de Dieu.
Elle profita de leurs leçons, et déjà dans sa plus
tendre
enfance elle donna des gages de sa sainteté future. Jamais on ne la
vit jouer comme le font
ordinairement les enfants; calme et silencieuse,
pleine
d'innocence et de docilité, elle s'empressait d'obéir au moindre
signe de sa mère; une
admirable modestie brillait dans son extérieur, et,
dès
ses plus jeunes ans, sa conduite témoignait de son ardente charité
envers Dieu et le
prochain. Elle avait à peine atteint sa huitième année
lorsque Dieu la favorisa
à un degré extraordinaire du don de l'oraison. Le
témoignage de ses
biographes et de ses contemporains est unanime à cet égard
et ce témoignage a été
confirmé de la manière la plus solennelle par le pape
Clément XII, dans sa
bulle de canonisation. La petite Catherine se retirait
dans
les lieux les plus cachés du palais de son père, pour méditer sur
la
passion de
Notre-Seigneur, et souvent, après l'avoir cherchée pendant
longtemps on la trouvait
enfin baignée de larmes, et livrée à de sublimes
contemplations. Une
image représentant Jésus-Christ mort, couché sur le sein
de la très sainte
Vierge, était suspendue
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dans
la chambre de l'enfant. Catherine sanglotait toutes les fois qu'elle
levait les yeux vers ce
tableau et, suivant l'un de ses premiers historiens,
"on
voyait alors, exprimée sur son visage, toute l'amertume des douleurs
du
Sauveur, et un
tremblement extraordinaire s'emparait de ses membres." Alors
aussi un immense désir
de partager les souffrances de Jésus-Christ remplit
son
jeune cœur, que pénétrait la composition la plus tendre et la plus
ardente; et dans sa
ferveur elle voulut au moins user des moyens qui étaient
à
sa disposition afin de souffrir avec son bien-aimé et pour lui. Elle
commença donc à mener
une vie austère et mortifiée : elle s'interdit
entièrement
l'usage des mets qui flattaient son goût, et tous les soirs elle
ôtait le matelas et les
draps de son lit pour coucher sur une simple
paillasse;
un morceau de bois remplaçait son oreiller; elle se retranchait
de son sommeil autant
qu'il lui était possible. Catherine avait soin de
cacher
ces austérités aux personnes qui l'entouraient et aux femmes qui la
servaient. Lorsqu'elle
fut arrivée à l'âge de douze ans, son oraison
atteignit
un degré encore plus sublime. Elle a fait connaître elle-même
l'état dans lequel elle
se trouvait alors. Sa disposition était celle de
l'abandon
le plus parfait à la conduite de Dieu et à la volonté de la
Providence envers elle.
Elle se sentait entraînée à contempler sans cesse
les
choses du Ciel, dans lesquelles elle mettait sa joie et ses délices
se
reconnaissant
faite pour elles, elle s'en nourrissait y trouvait son repos,
et foulait aux pieds les
biens de la terre, qui ne lui inspiraient
qu'horreur
et dégoût. A cet âge également, les avantages physiques de
Catherine excitaient
l'admiration de tous ceux qui l'approchaient. Ses
contemporains nous font
d'elle les portraits les plus charmants. "La beauté
extérieure, dit son
plus ancien biographe, n'est pour rien dans la sainteté,
elle est un don frivole
et passager, cependant nous pensons faire plaisir à
nos
lecteurs en leur dépeignant Catherine telle qu'elle a été dans sa
jeunesse. Elle était
grande, svelte, et parfaitement bien faite; elle avait
la
tête bien proportionnée, le visage ovalte, les traits d'une
régularité
admirable,
et une chevelure magnifique. De très longs cils noirs voilaient
son regard, et son
front, élevé et pur, semblait le siège de l'intelligence
et de la pensée. En un
mot, son extérieur était aussi aimable aux yeux
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du
monde, que son âme était agréable aux yeux de Dieu. Noble, belle
et
riche, elle
possédait tous les biens que l'on envie ici-bas et qui pouvaient
l'attacher au siècle."
Mais Catherine était aussi indifférente à la beauté
qu'aux autres avantages;
les hommages dont elle était l'objet ne lui
inspiraient
que tristesse et dégoût; elle cherchait à s'y soustraire en
vivant le plus possible
dans la solitude et en restant étrangère aux
conversations
mondaines. La pauvreté, la souffrance et l'abjection étaient
les objets de tous ses
désirs, car elle aspirait à marcher sur les traces du
divin
Maître, qui en a fait ses compagnes chéries et fidèles durant son
pélerinage ici-bas.
Mais, estimée et chérie de tout ce qui l'entourait,
notre
jeune sainte ne trouvait pas ce qu'elle cherchait. Lorsqu'elle se
voyait être traitée
comme Dieu traite ceux qu'il aime particulèrement, et
passer
par le laborieux noviciat de la douleur et de l'humiliation.
Cependant son union avec
Notre-Seigneur croissait et devenait de plus en
plus
intime et habituelle, elle ne tenait plus à rien de ce qui est
terrestre; ses pensées
étaient au ciel, elle éprouvait de l'éloignement et
de
la répugnance pour tout ce qui n'est pas Dieu et ne conduit pas à
lui.
Les
créatures lui étaient un insupportable fardeau, elle ne se plaisait
que
dans la
présence de Jésus-Christ; l'amour le plus violent l'y tenait comme
enchaînée et, suivant
l'expression de ses historiens, elle y passait son
temps
dans les colloques les plus suaves, et dans une telle aliénation de
ses sens, qu'elle n'en
pouvait, pour ainsi dire, plus faire aucun usage.
Telle
était Catherine à 13 ans. Voulant se donner entièrement à Dieu,
qui se
communiquait
à elle avec tant d'amour et de familiarité, et comprenant que
la liberté d'esprit, le
recueillement et le silence étaient les conditions
indispensables de la vie
d'oraison à laquelle elle se sentait appelée, la
sainte
se décida à entrer dans le cloître. On comptait alors à Gênes un
grand nombre de
monastères de femmes, où régnait la régularité la plus
édifiante; elle préféra
le couvent appelé de Notre-Dame-des Grâces; il était
soumis à la règle de
Saint- Augustin, et Limbania, sœur aînée de Catherine,
y
avait pris le voile et donnait les plus touchants exemples à la
communauté. Catherine
ouvrit son cœur à son directeur spirituel, lui fit
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part
de son désir, et le pria instamment, s'il approuvait ses pensées,
de la
faire
admettre dans ce monastère. Le directeur, témoin des faveurs
journalières dont Dieu
comblait sa jeune pénitente, ne fut pas étonné de
cette
confidence; toutefois, voulant éprouver encore sa vocation avant d'y
donner son assentiments,
il la combattit d'abord avec énergie; il objecta à
Catherine sa grande
jeunesse, les sévérités de la règle, les difficultés de
la pauvreté, de
l'humilité et de l'obéissance, et surtout les assauts
innombrables que le
démon ne manque pas de livrer aux âmes qui aspirent à
mener une vie parfaite.
L'enfant prédestinée détruisit ces objections, avec
une
fermeté calme et modeste et un sens admirable; puis elle affirma à
son
père
spirituel que, loin de l'effrayer par le tableau qu'il venait de lui
faire, il l'avait au
contraire affermie dans son désir. Alors le vénérable
prêtre n'hésita plus;
"les réponses de Catherine lui avaient semblé plutôt
divines qu'humaines et
dictées par une sagesse surnaturelle"; il promit
d'agir. En effet, il se
rendit le jour suivant au couvent de Notre-Dame, et
après
avoir parlé à la supérieure et aux religieuses des grâces
extraordinaires dont
Dieu favorisait Catherine, il exposa sa requête, et
demanda
pour elle avec les plus vives instances, l'entrée du monastère et
l'habit de novice. Les
Mères eussent accédé volontiers au désir du
confesseur;
"car le spectacle des vertus de Catherine eût nécessairement
exercé la plus heureuse
influence sur leur congrégation." Mais la règle
s'opposait à ce qu'on
admît des jeunes personnes d'un âge aussi tendre. Le
directeur de Catherine
fit inutilement de nouvelles instances; il représenta
en
vain qu'il ne fallait pas repousser une enfant d'aussi grande
espérance
et
dans laquelle les vertus et les grâces exceptionnelles compensaient
amplement le défaut
d'âge :" les religieuses aimèrent mieux renoncer au
trésor qu'on leur
proposait, que de transgresser leurs coutumes." Ce refus
causa à Catherine la
plus poignante douleur et, pendant quelques moments,
elle
demeura comme accablée sous ce coup auquel elle avait été si loin
de
s'attendre.
Toutefois elle s'en releva promptement. Depuis plusieurs années,
l'exercice de la
conformité à la
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volonté
de Dieu était un de ceux auxquels elle se livrait avec le plus de
zèle et d'ardeur. Elle
s'était proposé : De ne jamais rien faire par
principe
de propre volonté, et d'avoir cette volonté plus en horreur que
l'enfer et les démons,
puisque sans elle rien ne peut suivre à la créature;
De
se conformer à la volonté de Dieu en tout ce qui lui arriverait, et
en
tout ce
qu'elle rechercherait; De reçevoir tout ce qui adviendrait de la
part des créatures,
comme étant conduit par l'ordre de Dieu, puisque rien ne
se
fait sans sa volonté; Enfin de vouloir toutes choses pour les mêmes
motifs que Dieu les
veut, sans considération d'aucun intérêt particulier. Le
moment était venu de
mettre en pratique ces saintes résolutions. Après avoir
ployé un instant,
Catherine se redressa avec énergie et se dit : "C'est Dieu
qui me fait subir cette
épreuve; son adorable volonté à mon dessein, pour
des
raisons que je ne connais pas, mais qui sans doute sont justes et
miséricordieuses; je
lui remets le soin de ma personne, afin qu'il me fasse
arriver à mon but par
les voies que sa sagesse jugera les meilleures." Et
aussitôt toute amertume
disparut du cœur de la jeune sainte. En effet,
ajoute
son biographe, le Seigneur avait ainsi disposé les choses, parce que
les dons extraordinaires
qu'il destinait à cette âme d'élite devaient
édifier
le monde, et ne pas demeurer célées au fond d'un couvent. Catherine
reprit aussitôt son
genre de vie ordinaire, ses jeûnes et ses
mortifications,
et elle avança rapidement dans les voies de la perfection.
L'amour de Dieu et du
prochain était le mobile de toutes ses actions; jamais
elle
ne se permettait une parole inutile, jamais on ne la voyait livrée à
une gaîté immodérée;
tout son temps était consacré à Jésus, toutes ses
pensées
étaient pour lui. Elle avait une extrême délicatesse de
conscience;
la
moindre faute la plus légère imperfection oppressait son cœur d'un
poids
insupportable,
et elle ne retrouvait la paix intérieure qu'après avoir
pleuré son péché et
s'en être accusée au tribunal de la pénitence. Dieu
récompensa sa fidélité
à correspondre à la grâce, en lui donnant une
intelligence
surpre-
21
nante
des mystère les plus augustes de la religion. Ces mystères étaient
les
sujets
habituels des méditations de Catherine. Elle avait surtout une
extrême dévotion pour
la passion du Sauveur; et souvent on la trouvait
agenouillée
aux pieds de son crucifix, baignée de larmes, sanglotant,
soupirant, et dans une
désolation aussi grande que si elle eût sous les yeux
l'agonie et la mort du
divin Rédempteur. Telle était notre sainte au moment
où
elle allait achever sa seizième année. Chapitre III. Mariage de
Catherine
et ses
suites. Une terrible et douloureuse épreuve était réservée à
Catherine. Elle avait
perdu son père en 1460 ou 1461, et l'exercice de
l'autorité
paternelle était dévolu à Jacques, frère aîné de la sainte.
Gênes
était
alors le théâtre des querelles les plus violentes entre les Adorni
et
les Fregosi;
la république était alternativement sous la seigneurie des rois
de France et des ducs de
Milan, et se trouvait mêlée à toutes les guerres
occasionnées par la
succession de Naples; une anarchie épouvantable régnait
fréquemment dans la
ville; les deux familles rivales s'arrachaient tour à
tour
le pouvoir et passaient du siège ducal à l'exil. Prosper Adorne fut
élu
doge en
1461. La seigneurie était en ce moment aux mains des Français. Paul
Frégose, archevêque de
Gênes, ayant ourdi une conspiration contre eux, les
fit
expulser du territoir génois. La lutte entre les Adorni et les
Fregosi
recommença;
le doge s'enfuit, et fut remplaçé par Louis Fregose, auquel son
parent Paul, homme
ambitieux et dur, enleva le pouvoir. Ce dernier réunit
ainsi
sur sa tête la double dignité archiépiscopale et ducale.Mais alors
Louis XI, roi de France,
transféra au nouveau duc de Milan, François Sforza,
les
droits de sa couronne sur Gênes. Sforza s'étant emparé de Savone
et
d'une partie
considérable du sol de la République, Paul Fregose quitta
secrètement la ville.
Tout le monde était fatigué de troubles et aspirait à
la
paix; les familles nobles, dont les rivalités avaient été jadis si
fata -
22
les
à Gênes, agirent d'un commun accord en cette occasion; Hiblet
Fiesque
fit
ouvrir les portes aux troupes milanaises que conduisaient Paul Doria
et
Jérôme
Spinola, et Sforza fut proclamé seigneur de Gênes, aux conditions
auxquelles les ducs de
la maison de Visconti l'avaient été autrefois. Les
auteurs
du temps font éloge de la seigneurie de François et nous apprennent
que Gênes lui dut
quelques années de tranquilité. Les Fiesque et les Adorne,
longtemps divisés en
qualité de Guelfes et de Gibelins, se trouvaient au
nombre
des familles qui s'étaient rapprochées au milieu des conflits dont
nous venons de rendre un
compte sommaire. Jacques Fiesque voulut cimenter la
réconciliation par un
mariage, afin d'en assurer la durée. Il s'entendit
avec
sa mère, et proposa la main de sa sœur Catherine à Julien Adorne,
fils
de l'un des
chefs de cette puissante maison. Julien accepta, et l'on fut
promptement d'accord sur
les conditions de cette union, dont le jour fut
fixé
au 13 janvier 1463. Le futur s'engagea à demeurer pendant les deux
premières années de
son mariage chez la mère de Catherine, et il assura à
son
épouse la possession d'une fort belle maison qu'il possédait sur la
place de Saint-Agnès.
Catherine ne fut instruite de ce qui se préparait
qu'après
la conclusion de tous les arrangements préliminaires. Elle en
ressenti une
inexprimable affliction; car elle avait toujours conservé
l'espérance d'être
reçue au monastère de Sainte-Marie-des-Grâces, au moment
où son âge rendait son
admission possible. Son désir de se retirer dans un
couvent,
de prendre à jamais congé du siècle, de ses plaisirs et de ses
dangers, de vivre
uniquement pour l'époux divin que son cœur s'était
choisi,
et de lui consacrer sa virginité, n'avait jamais varié depuis le
temps où elle en avait
entretenu pour la première fois son confesseur.
Cependant,
habituée dès sa plus tendre enfance à vivre dans la parfaite
obéissance de sa mère,
et à voir l'ordre divin dans tout ce qui lui advenait
de
la part des créatures, la sainte se soumit sans se permettre une
plainte
ou un
murmure. Humble victime sacrifiée à des intérêts de famille, elle
se
laissa mener à
l'autel, et prononça le oui fatal, malgré son horreur pour le
lien conjugal. Il lui
apparaissait comme une lourde croix qu'elle devait
traîner
à la suite de Jésus-Christ sur la montée du Calvaire. La croix fut
plus pesante encore que
Catherine ne l'avait
23
pensé.
Les convenances selon le mode avaient été seules consultées dans
cet
hymen;
Jacques Fiesque n'avait vu dans le mari qu'il avai choisi pour sa
sœur qu'un jeune homme
d'un extérieur avenant, riche et d'illustre
naissance.
Il ne s'était pas enquis du reste. Or les biographes
contemporains
s'accordaient tous pour faire de Julien Adorne le plus triste
portrait. C'était, nous
disent-ils, un homme dur, violent et emporté, joueur
et
voluptueux, ami du faste et de la magnificience, recherchant les
sociétés
les
plus gaies et les plus brillantes, et s'y faisant remarquer par ses
prodigalités, son
faste, son élégance et son ton léger et railleur. On
comprend tout ce que
Catherine eut à souffrir d'un époux de ce caractère.
Elle
ne put se faire illusion sur le sort qui l'attendait. Dès les
premiers
jours de
mariage, Julien lui reprocha son genre de vie austère et retiré, et
ne lui témoigna que
froideur et dédain; il ne renonça ni à ses habitudes de
dissipation, ni aux
compagnies folles et légères qu'il avait coutume de
fréquenter. La sainte
cependant réunissait tout ce qui pouvait enchanter :
sa
beauté était sans égale à Gênes; elle avait un esprit charmant
et
l'humeur la
plus douce et la plus égale. Julien était parfaitement
insensible à ces
avantages; il n'aspirait qu'à s'amuser et à briller dans le
monde; l'amour de sa
femme pour la retraite, la prière et la méditation,
l'irrita de plus en
plus, et bientôt il en vint à ne lui adresser la parole
que
pour l'accabler des expressions de son mépris et de sa haine. Le
désir
de
Catherine avait été de gagner l'affection de celui auquel son sort
se
trouvait lié;
mais, pour rester en bonne harmonie avec Julien, il eût fallu,
ou qu'elle l'amenât à
embrasser son genre de vie, ou qu'elle adoptât les
mœurs
de son époux. L'un et l'autre étaient impossibles : en adoptant les
mœurs d'Adorne,
Catherine perdait son âme; en essayant de le faire changer
de conduite, elle
s'attirait des injures et de mauvais traitements. Cette
situation finit
par lui briser le cœur; elle se retira chez elle, se
séquestra entièrement
du monde, se fit une solitude dans sa demeure, et
évita
tous les rapports et toutes les conversations avec les créatures,
lesquelles d'ailleurs ne
pouvaient lui procurer aucun soulagement.
Prosternée
jour et nuit au pied de la croix, elle s'efforçait de se tenir
aux côtés du Sauveur
agonisant, de s'unir à ses souffrances, à sa pas-
24
tience
et à sa résignation, de repasser dans son cœur les circonstances
de
la Passion de
l'Homme-Dieu, et de produire les actes de vertu qui y ont
rapport. Mais là
également elle ne trouva aucune consolation. Il semblait
que
le Seigneur l'eût abandonnée : plus elle pleurait, plus elle
gémissait
et
priait, plus aussi sa douleur devenait poignante et amère. Cet état
dura
cinq longues
années, pendant lesquelles Catherine, consumée par
l'affliction, maigrit au
point de devenir entièrement méconnaissable. Les
biographes
ne nous donnent du reste point de détails sur cette époque de
vie; ils se bornent à
nous dire qu'elle fut absolument sevrée de toute
consolation
et que la conduite de Julien Adorne devint de jour en jour plus
scandaleuse et plus
mauvaise. Cependant les parents de notre sainte, se
repentant
peut-être de l'avoir obligée à contracter un mariage qui
avait eu
de si
funestes conséquences, effrayés aussi de son excessive maigreur, et
croyant que son genre de
vie solitaire et mortifié était la principale cause
de
son changement, eurent recours à toutes sortes de moyens et
d'artifices
pour
la rendre au monde. Tantôt ils lui représentaient que sa manière
d'être
était
indigne de sa naissance et du rang qu'elle tenait dans la société;
tantôt ils lui disaient
qu'en continuant à vivre de la sorte, elle
compromettait
sa santé au point de se rendre coupable d'une espèce de
suicide, et de mettre
ainsi en danger son salut éternel. Enfin Catherine se
laissa
prendre à leurs sophismes : le désir de se délivrer de trop
fréquentes
importunités, et l'espoir de trouver, dans les distractions
extérieures, quelque
soulagement à la douleur qui l'accablait, entrèrent
pour
beaucoup dans sa résolution. Elle commença donc à se donner
quelque
liberté,
à entretenir un commerce de visites avec les femmes de son rang et
à user avec modération
de certains plaisirs, dont jusqu'alors elle s'était
toujours
tenue éloignée. Lorsque le monde vit que cette noble âme était
entrée dans sa voie,
dit son biographe anonyme, il crut la posséder à
jamais,
et il fit son possible pour l'enlacer de plus en plus, de manière à
ce qu'elle ne pût se
dégager à l'avenir. Elle devint l'objet de tous les
égards,
de toutes les tentations, de toutes les félicitations. Catherine
dépeint admirablement
cette époque de son existence dans la première partie
de
ses dialogues. Le corps et l'amour-propre tiennent à l'âme, leur
compagne
25
de
voyage, le langage de la chair contre l'esprit; langage que le monde
également tient qu'il
cherche à entraîner dans son tourbillon et qu'il veut
arracher au
recueillement intérieur. La sainte mena ce nouveau genre de vie
pendant cinq années;
durant tout ce temps, son confesseur nous l'atteste,
elle
ne se rendit coupable d'aucune faute grave; mais son grand amour de
Dieu, l'horreur que lui
inspirait le moindre péché véniel, et sa profonde
humilité, lui faisaient
dire, plus tard, qu'elle avait perdu la grâce
encouru
l'aveuglement de l'âme, et qu'elle s'était rendue digne de la haine
de Dieu et de l'enfer.
Cependant Catherine avait trop prié et trop souffert
dans
sa vie pour pouvoir rester dans l'illusion. Le monde la fêta en vain
et
multiplia
inutilement autour d'elle ses joies et ses distractions, elle n'y
trouva aucun plaisir;
loin de là, l'inconduite de son mari rendit sa douleur
de
plus en plus cruelle; et sa situation pendant cette époque de
dissipation
fut
plus terrible encore qu'elle ne l'avait été pendant les cinq années
de
solitude et
d'abandon. C'était en vain, dit notre sainte elle-même, que tous
les plaisirs s'unissait
pour satisfaire mes appétits, ils ne pouvaient les
rassasier
: car, l'âme étant d'une capacité infinie, et les choses de la
terre étant
nécessairement bornées, il était impossible que de semblables
jouissances parvinssent
à la contenter. Grâces soient rendues au Seigneur,
qui
a si sagement disposé les choses, ajoute-t-elle; car si l'homme
trouvait
sur la
terre le repos et la satisfaction, bien peu d'âmes seraient sauvées.
L'ennui et le dégoût
s'emparèrent enfin à tel point de Catherine, qu'elle
devint
incapable de se supporter elle-même. Le remords rendit son affection
encore plus poignante;
elle se reprocha jour et nuit de s'être éloignée de
Dieu,
pour rechercher les plaisirs et les consolations de la terre, qui
n'avaient servi qu'à
augmenter ses tourments. Le désir de rompre avec le
monde
et de briser avec le siècle s'empara de son cœur; mais elle ne
savait
comment
s'y prendre, ni à qui s'adresser pour trouver secours et conseils.
Telle était sa
situation en l'année 1474 après dix années de mariage,
lorsque la veille de la
fête de Saint-Benoît, elle entra dans l'église
consacrée
à ce saint; et, s'étant prosternée à terre, elle s'écria,
presque
désespérée
: San Benedetto, prega Dio che mi faccia stare tre mesi nel letto
infirma (saint Benoît,
deman-
26
dez
à Dieu qu'il m'envoie une grave maladie de trois mois ); elle
espérait
que les
douleurs physiques pourraient apporter quelque soulagement aux
intolérables angoisses
de son âme. Catherine ne fut pas exaucée; mais cette
prière
devint pour elle le point de départ d'une vie nouvelle, ainsi que
nous le raconterons au
chapitre suivant. Chapitre IV. Conversation de
Catherine.
La sainte toujours en proie aux mêmes tourments, se rendit au
couvent de
Notre-Dame-des-Grâces, le jour de la fête de Saint-Benoît, dans
l'espoir de trouver
allègement à ses peines en les communiquant à Limbania.
Celle-ci, partageant les
douleurs de sa sœur et profondément affligée de la
voir
si malheureuse, lui conseilla de se rendre auprès du directeur des
religieuses, prêtre
éclairé et de très sainte vie, et de lui ouvrir son
cœur.
Catherine, après avoir hésité pendant quelques moments, céda aux
insistances et aux
exhortations de son aînée, et lui promit de revenir le
lendemain pour se
confesser. En effet, le jour suivant, elle entre de bonne
heure dans l'église du
monastère, et, après avoir adressé une fervente
prière
à Dieu, elle demande le confesseur de la maison. Celui-ci, prévenu
déjà par Limbania,
accourt et se place dans le confessional. Catherine le
suit
mais, au moment où elle s'agenouille, un rayon de lumière céleste
éclaire son
intelligence, et elle sent un dard brûlant pénétrer jusqu'au
plus profond de son cœur
et l'embraser des flammes de l'amour divin.
Etonnée,
ravie, hors d'elle-même, elle perd à la fois l'usage de la parole
et du sentiment. Une
vive lumière l'éclaire, et lui fait assister en quelque
sorte, comme
spectatrice, à la merveilleuse opération que Notre-Seigneur
fait en elle. Elle
découvre clairement, et du même coup d'œil, d'un côté
l'infinie bonté de
Dieu, d'une autre part, la grandeur de la malice que
renferme
le moindre péché commis contre cette immense miséricorde, et, en
particulier, la gravité
de ses propres offenses. Alors une inexprimable
douleur
s'empare
27
d'elle,
et la contrition qui remplit son cœur est telle, qu'elle est au
moment de tomber sans
connaissance. Elle voudrait maintenant pouvoir
proclamer
à la face du ciel et de la terre ses péchés, ses misères et ses
défauts, pour se venger
sur elle-même en se condamnant à l'humiliation et au
mépris; mais clouée à
sa place, incapable de faire un mouvement ou de
proférer
un son, elle ne peut que dire et répéter mille fois,
intérieurement, ces
paroles : Non piu mondo, non piu peccati : Plus de
monde,
plus de péchés.Cependant le prêtre croit que Catherine garde le
silence pour se préparer
à sa confession ; dans ce moment, on l'appelle pour
une
affaire pressante, il s'éloigne en promettant de revenir bientôt.
Il
revient en
effet et retrouve Catherine dans la même attitude et dans le même
silence. Il l'exhorte à
parler; alors elle fait un immense effort et parvint
aussi
à proférer ces mots : Padre, se vi piacesse, lascerei volontieri
questa confessione per
un altra volta : Mon père, si cela vous convenait, je
remettrais volontiers
cette confession à un autre temps. Le prêtre y
consent;
alors Catherine retourne promptement à sa demeure et s'enferme dans
la pièce la plus
reculée de la maison, afin de donner un libre cours aux
sentiments qui
remplissent son cœur. Elle se dépouille de ses vains
ornements de femme et
les jette loin d'elle pour ne jamais les reprendre.
Des
soupirs embrasés s'échappent de son cœur, elle répand des
torrents de
larmes
et en inonde le pavé de sa chambre; elle voudrait laver ses péchés
dans son sang et le
verser jusqu'à la dernière goutte pour Celui qui a versé
le sien pour elle. Plus
elle considère la bonté du Seigneur, qui veillait
sur
elle et la suivait alors qu'elle cherchait son repos et sa
consolation
dans
les créatures, en dehors de ce Dieu si bon, si aimable, si digne
d'être
aimé,
plus aussi son affliction devient amère et profonde. La claire vue
de
ses misères
et des miséricordes divines est toujours devant les yeux de son
âme; et, à ce
spectacle, il semble que le cœur de Catherine soit au moment
de se briser d'amour et
de douleur. Elle ne peut que dire et répéter d'une
voix
entrecoupée de sanglots : "Se peut-il, ô Amour, que vous
m'ayez
prévenue
avec une telle bonté, et qu'en un moment vous m'ayez fait connaître
tant de choses que ma
langue ne saurait exprimer ?" La sainte rend compte,
dans ses Dialogues, de
l'impétuosité de ses sentiments, pendant ces journées
qui
marquent pour
28
elle
le commencement d'une nouvelle vie. Elle y proclame qu'elle eût
mérité
l'enfer,
qu'elle ne savait où cacher sa honte, parce que partout elle
rencontrait Dieu, et
qu'elle étalait à ses yeux, malgré elle, toutes ses
impuretés. "Comment
pouvez-vous me souffrir, ô Seigneur, moi qui ne puis
plus
me supporter moi-même, ajoute-t-elle;... mes larmes et mes soupirs
sont
inutiles; ma
contrition ne saurait vous être agréable et, si votre
miséricorde ne vient à
mon aide, mes pénitences ne me serviront de rien, car
toutes
mes peines n'ont aucune proportion avec mes offenses." Catherine
veut
simplement
faire comprendre, par ces expressions de son énergique repentir,
que jamais les fruits de
la pénitence ne doivent être attribués aux forces
humaines, mais
uniquement à la bonté et à la miséricorde infinies de Dieu;
elle nous donne une
grande leçon de véritable et profonde humilité, et nous
rappelle qu'après avoir
fait tout ce qui est en notre pouvoir, nous ne
devons
pas cesser pour cela de nous considérer comme des serviteurs
inutiles, ainsi qu'il
est dit dans l'Evangile. Tandis qu'elle est en proie à
la
torture morale que lui cause la vue de ses ingratitudes et de la
bonté de
Dieu,
Notre Seigneur, qui veut désormais la posséder sans aucun partage,
lui
apparait
chargé de sa lourde croix; il est couvert de sang, de la tête aux
pieds, et en répand en
si grande
abondance,
que toute la maison en parait inondée. Il regarde Catherine avec
une ineffable tendresse
et lui dit pour la consoler : "Vois, ma fille, tout
ce
sang a été répandu au Calvaire pour l'amour de toi, en expiation
de tes
fautes ."
La vue de cet immense amour suspend en effet pendant quelques
moments la douleur de la
sainte; mais bientôt le souvenir de sa tiédeur et
de
son ingratitude envers un Dieu si aimable allume en son cœur une
haine
inextinguible,
un profond mépris d'elle-même. Elle s'accable de reproches et
s'écrie à haute voix :
" O Amour! je ne pécherai plus jamais, et, s'il en
est
besoin, je suis prête à confesser mes péchés en public".
29
Chapitre
V. Pénitence de Catherine. Catherine, après avoir passé quelques
jours dans les
dispositions que nous venons de décrire, retourna à l'église
de
Sainte-Marie-des-Grâces pour se confesser. Elle fit une confession
générale de sa vie
entière, avec une si extrême contrition et des signes si
manifestes de douleur
intérieure, que le prêtre auquel elle ouvrit son cœur
en
demeura pénétré d'étonnement et d'admiration,et permit
immédiatement à sa
pénitente
de communier. Ceci se passait le jour où l'Eglise célèbre la fête
de l'Annonciation de la
Vierge. Catherine s'approcha de la table sainte et
reçut
le corps de Notre-Seigneur. Alors Dieu donna cette faim insiatiable
de
la très
sainte Eucharistie qu'elle a toujours conservée depuis. La privation
du pain de vie causait
de si intolérables tourments, que ses confesseurs,
voyant
dans ce symptôme une preuve évidente de la volonté divine,
l'admirent
bientôt
à la communion quotidienne.Cependant Catherine avait constamment
devant les yeux ses
fautes passées, et ce souvenir entretenait son repentir
et
sa haine d'elle-même. Elle résolut, pour se punir, de se livrer aux
œuvres de la pénitence
la plus sévère. Son mari, dans la maison duquel elle
continua d'habiter, lui
accorda la liberté de vivre comme elle le voudrait,
et
renonça, Dieu l'y incitant, à ses droits d'époux; il s'engagea à
n'être
désormais
qu'un frère pour Catherine. Sous ce rapport, au moins, il demeura
fidèle à sa parole.
Maîtresse de ses actions, notre sainte entra
courageusement
dans la voie qu'elle avait choisie; d'un seul bond, elle
atteignit
30
le
sommet de la perfection, et jamais elle ne fit de pas en arrière. Sa
conversion, œuvre toute
divine, fut aussi prompte et aussi complète que
l'avaient
été celles de saint Paul et de sainte Madeleine; et dès le premier
moment, elle se montra
digne de marcher sur les traces de ces deux illustres
saints,
par la fidèlité parfaite avec laquelle elle correspondit à la
grâce.
Peu de
pénitents ont pousé aussi loin qu'elle la mortification extérieure
et
intérieure.
Catherine réduisit d'abord ses sens dans la servitude la plus
complète. Elle fit un
pacte avec ses yeux : constamment elle les tenait
fixés
à terre, au point de rester étrangère à ce qui se passait autour
d'elle, de ne rien voir
et de ne pas reconnaître les passants. De même elle
interdit à sa langue
toute parole inutile; et, pour se punir de l'abus
qu'elle
estimait en avoir fait autrefois, il lui arrivait souvent de la
frotter contre le sol de
manière à la mettre en sang. Mangeant uniquement
pour
vivre et forçant son corps à se contenter du nécessaire le plus
strict
et le plus
réduit, elle s'interdit à jamais l'usage de la viande et des
fruits qu'elle aimait
beaucoup; et, lorsqu'on lui présentait quelque mets
agréable
qui pouvait la délecter, elle avait soin d'y mêler adroitement de
la poudre d'absinthe ou
d'aloès, de manière à lui donner un goût nauséabond
et
désagréable. Elle s'astreignit aussi à dormir fort peu; souvent
elle
mettait dans
son lit des ronces et des chardons pour se priver de la douceur
du repos. Mais, ainsi
qu'elle nous le dit elle-même, Dieu qui voulait la
laisser
jouir du sommeil nécessaire, déjouait son calcul, et elle dormait
aussi bien sur les
épines que sur le duvet. Non contente de ces différents
exercices, elle portait
constamment un très rude cilice; et tous les jours
elle
pasait six à sept heures en prières, immobile, agenouillée à nu
sur la
terre.
Elle avoue que le corps en souffrait beaucoup; mais elle dit aussi
qu'il s'y soumettait et
ne laissait pas pour cela de servir l'âme avec zèle
et
fidélité. Les jeûnes auxquels elle se condamna étaient longs et
sévères;
cependant
le feu qui la consumait déssechait à tel point son intérieur, que
pendant les années qui
suivirent sa conversion elle souffrit presque
constamment
d'une faim insatiable. "Ce qu'elle avalait, dit son biographe
contemporain, était
tout aussitôt consumé; elle eût digéré le fer."
Catherine s'attacha avec
plus de soins encore à la mortifi-
31
cation
intérieure qu'à celle qui n'a rapport qu'à l'extérieur. "Les
macérations infligées
au corps, avait-elle coutume de dire, sont
parfaitement
inutiles lorsqu'elles ne sont pas accompagnées de l'abnégation
du moi." Pour
mettre cette maxime en pratique, la sainte s'efforçait de
découvrir toutes ses
affections et les tendances de la volonté propre, afin
de
les vaincre et de les détruire. Dès que son appétit naturel
aspirait à
une
chose, elle la lui refusait et l'obligeait à embrasser l'opposé;
dès que
la
nature éprouvait de l'horreur ou de la répugnance pour quoi que ce
soit,
Catherine
agissait à l'encontre de ce sentiment, pour asservir plus
complètement la chair à
l'esprit. Elle en vint ainsi à n'avoir plus aucun
désir,
aucune préférence, à se trouver, vis-à-vis de tout ce qui n'était
pas
Dieu, dans un
état parfait de sainte indifférence. Elle prit également
l'habitude de se
soumettre aux autres, d'obéir avec promptitude, même à ses
inférieurs, lorsqu'ils
lui commandaient des choses permises, mais contraires
à
sa volonté; exerçant ainsi la vertu d'humilité dans sa plus grande
perfection. A toutes les
mortifications dont nous venons de rendre compte,
Catherine
joignit encore les exercices de la charité la plus sublime. Fort
peu de temps après sa
conversion, elle se dévoua au service des pauvres
malades.
L'administration dite de la Miséricorde existait depuis longtemps à
Gênes; elle avait été
fondée en 1403, par l'archevêque Pileus Marinus, qui
avait
confié à quatre des principaux citoyens de la République la
gestion
des biens
des malheureux et des hôpitaux. Ces magistrats s'associaient
habituellement huit
dames nobles, riches, et de conduite irréprochables,
lesquelles étaient
chargées de veiller aux besoins des pauvres, notamment
des
pauvres honteux, et de les secourir. Or les matrones qui
remplissaient
ces
fonctions à l'époque dont nous nous occupons, prièrent Catherine
d'aller
à la
recherche des infirmes répandus dans la ville et de leur donner ses
soins. Elle ressentit
une joie inexprimable lorsqu'elle vit que, par pure
obéissance, et sans que
la volonté propre s'en fût mêlée, il lui était
permis
de servir Notre- Seigneur Jésus-Christ dans la personne des
infortunés; " et
elle trouva de la sorte, dit son biographe anonyme,
l'occasion d'exercer son
ardente charité et d'accomplir en même temps les
actes
de la mortification la plus héroique".
32
La
sainte commença sans délai l'exercice de son nouvel emploi. Tous
les
jours, la
noble jeune femme, vêtue avec la plus grande simplicité, et les
yeux constamment
baissés, suivant sa coutume, parcourait les rues et les
places publiques pour
découvrir les pauvres et les malades qui cachaient
leur
détresse. Conduite par l'amour divin, elle finisssait toujours par
les
trouver, et
elle s'empressait de leur prodiguer ses soins et de leur rendre
les plus humbles
services. Rencontrait-elle quelques lépreux, quelques gens
couverts d'ulcères ou
de plaies engendrant la gangrène, ceux-là devenaient
les
objets de son dévouement le plus tendre; elle leur procurait des
demeures saines et
commodes, des lits, du linge, la nourriture et les
remèdes
dont ils avaient besoin; elle consacrait à cet emploi ses propres
deniers aussi bien que
les fonds de l'œuvre de la Miséricorde. Mais elle ne
se
bornait pas à ces soins généreux, elle remplissait auprès des
malades les
offices
de garde et de servante, jusque dans leurs détails les plus
rebutants; elle
emportait dans sa demeure les haillons des pauvres, les
purifiait,les lavait,
les purgeait de la vermine, les racommodait, et les
rendait
parfumés et remis en bon état à ceux à qui ils appartenaient.
Jamais
Dieu ne
permit qu'aucun des affreux insectes qui pullulent habituellement
dans ces livrées de la
misère s'attachât à Catherine. Notre sainte, non
contente
d'aller à la recherche des malheureux dans les différents quatiers
de la ville, se rendait
très souvent aussi à l'hospice de Saint-Lazare,
destiné
aux incurables. Des malades horribles à voir s'y trouvaient réunis;
il en était qui,
couverts de hideux ulcères de la tête aux pieds,
répandaient l'odeur la
plus infecte; désespérés par la souffrance, ils
avaient
sans cesse le blasphème à la bouche et prodiguaient l'injure
à tout
ce qui
approchait. Catherine leur opposait une douceur inaltérable; elle
les
soignait, les
nourrissait, les calmait et les exhortait à la patience, à se
soumettre à la volonté
de Dieu et à donner un mérite infini à leurs douleurs
en
les unissant à celles plus cruelles encore que Jésus-Christ avait
endurées pour l'amour
d'eux. Elle revenait si souvent à la charge
qu'habituellement elle
consolait et fortifiait ceux même qui, d'abord,
s'étaient
montrés les plus durs et les plus récalcitrants. Cependant notre
jeune sainte avait livré
de rudes combats et subi de terribles assauts,
avant
d'être arrivée à la faculté de voir et de soigner impunément
toutes
les
misères humaines.
33
Elle
avait une horreur, instinctive pour les maladies, les ordures, les
mauvaises odeurs
surtout; mais l'esprit lutta avec courage contre les
répugnances de la
chair. Lorsque Catherine sentait son estomac en pleine
révolte, à la vue de
certains ulcères purulents et de certains insectes,
elle
portait résolument à la bouche ce qui causait son dégoût le plus
violent et elle
l'avalait. Et ces actes héroiques elle ne se borna pas à les
faire une ou deux fois,
elle les répéta jusqu'à ce qu'elle eût remporté le
triomphe le plus
complet, et que la nature fût domptée assez parfaitement
pour être devenue
indifférente à toutes choses et ne trouver de plaisir ou
de
peine en rien. Après que Catherine se fût livrée quatorze mois aux
mortifications et aux
œuvres de pénitence dont il a été question dans ce
chapitre, Dieu lui
révéla qu'elle avait abondamment satisfait à sa justice.
"
A cette même épôque, ajoutent ses biographes contemporains, le
souvenir
peignant
de ses fautes, qui jusqu'alors l'avait poursuivie jour et nuit, lui
fut enlevé
complètement; de telle sorte qu'elle ne le garda pas plus que si
tous ses péchés
eussent été jetés au fond de la mer." Toutefois, malgré la
certitude intime qu'elle
éprouvait à cet égard, la sainte continua, pendant
trois
années encore, la pénitence que nous avons décrite ci-dessus. Au
bout
de ce temps,
il n'existait plus en elle de vestiges d'aucun de ses appétits
naturels; elle avait
acquis une telle force dans les habitudes vertueuses,
que
la pratique de la perfection ne lui semblait accompagnée d'aucune
difficulté, et qu'il ne
lui arriva plus jamais d'avoir de tentation.
Chapitre
VI. Détails sur la vie intérieure et sur les jeunes extraordinaires
de Catherine. Tandis que
Catherine domptait la nature, brisait ses
inclinaisons
et anéantissait la volonté propre, jamais elle ne perdait la
présence de Dieu. Elle
ne l'avait pas perdue une seule fois depuis le jour
où
elle s'était vue terrassée comme un nouveau Saul dans le
confessionnal de
Sainte-Marie-des-Grâces.
" A partir de cet heureux instant, l'amour divin
remplit
son être, à l'exclusion de tout autre sentiment."
34
Jamais
il n'y eut, dans Catherine de Gênes, de hauts et de bas, de
mouvements de ferveur ou
de prostration extraordinaire. Sa conversion ne
s'était
pas faite peu à peu et graduellement; elle avait été complète et
instantanée. La sainte
ne comprenait pas que l'âme qui aime Dieu pût ne pas
être
toute à lui dès le premier moment, et qu'il fût possible d'avancer
méthodiquement dans les
voies de l'amour. Elle avait parfois des
discussions,
à ce sujet, avec sa belle-sœur Thomasine Fiesca, pieuse femme
de très grand mérite,
qui, elle aussi, avait formé le projet de fuir le
siècle
et les dangers du monde. Mais Thomasine, loin de rompre brusquement
avec la société, se
retirait peu à peu, avait peur de sa propre inconstance,
et
coupait doucement les liens qui l'avaient enlacée; en un mot elle
cheminait lentement vers
la perfection, par des vertus acquises. Tandis que
Catherine
y était arrivée d'un seul bond, par la grâce de Dieu. Notre sainte
blâmait la marche
timide de sa belle-sœur, et lui disait parfois que le
véritable amour de Dieu
ne pouvait s'arranger de tant de lenteur et de
paresse
à son service. "Catherine, lui répondait alors Thomasine, vous
prenez les choses en
désespérée; j'ai peur de ne pouvoir persévérer, et je
serais trop accablée de
honte, s'il me fallait revenir sur mes pas." Et
Catherine redoublait
d'étonnement : la possibilité de retourner en arrière
lui
paraissait plus incompréhensible encore que tout le reste. "Si
je
revenais sur
mes pas, s'écriait-elle, presque hors d'elle-même, je voudrais
non seulement qu'on
m'arrachât les yeux, mais encore qu'on me couvrit de
toutes
sortes d'opprobes et de honte." Les deux nobles femmes
continuèrent
cependant
à suivre leurs différentes voies. Thomasine fit de grands progrès
dans la vertu; ayant
perdu son mari, elle prit le voile dans le couvent des
dominicaines de
Saint-Sylvestre, et vingt ans plus tard, Dieu se servit
d'elle pour réformer un
autre monastère du même ordre. Les contemporains
célèbrent
sa haute prudence, sa sainteté et son grand amour de Dieu.
Thomasine a laissé
divers écrits et traités de dévotion très estimés; elle
avait un talent
remarquable pour la peinture, et, pendant plusieurs siècles,
ses ouvrages en
tapisserie ont fait l'admiration du public; elle mourut en
1535, âgée de
quatre-vingt-six ans.
35
Quant
à Catherine, Dieu seul continua à faire ses opérations dans son
âme et
à la
guider vers les hauteurs de la perfection la plus sublime, sans
l'assistance d'un prêtre
régulier ou séculier. Elle se bornait à se
confesser;
mais, pendant vingt-cinq ans, elle n'eut en qualité de directeur
spirituel que
Notre-Seigneur lui-même par ses instructions, il réglait la
vie intérieure et
extérieure de la sainte et lui apprenait tout ce qu'elle
devait savoir. "Dieu,
qui s'était chargé du soin de ma sanctification, dit à
ce
propos Catherine, ne voulait pas qu'un autre que lui ne se mêlât de
cette
affaire."
Cette marche, tout exceptionnelle, a quelque chose qui effraie à
la première vue; elle
est contraire à la pratique que recommande l'Eglise
comme
la plus prudente et la plus sûre. La direction d'un guide sage et
éclairé met en effet à
l'abri des illusions de la vanité et des pièges du
démon.
Toutefois, saint Grégoire-le-Grand nous enseigne, dans ses
Dialogues,
que
parfois Dieu conduit directement certaines âmes privilégiées, sans
l'intervention d'aucune
créature. "Il est des âmes, dit ce grand Pape, qui
ont
le Saint-Esprit pour maître; de sorte que, si la conduite des
docteurs
leur
manque, la censure du maître des docteurs ne leur fait pas défaut.
Mais, ajoute saint
Grégoire, cette voie de liberté ne convient pas à tous.
Que les faibles prennent
garde de se croire ainsi sous la conduite du
Saint-Esprit,
de peur qu'ils ne deviennent maîtres de l'erreur, en refusant
de se constituer les
disciples d'un homme. L'âme qui est véritablement
remplie
de l'Esprit-Saint a, pour le savoir, des signes infaillibles, le
progrès des vertus et
l'humilité." Les deux signes que saint
Grégoire-le-Grand
indique comme infaillibles se trouvaient réunis au plus
haut
degré dans Catherine; d'ailleurs, ses biographes les plus anciens
nous
apprennent
que Dieu prenait soin de la rassurer et de dissiper les
inquiètudes qu'on
chercha à lui inspirer en diverses rencontres, à
l'occasion
de la voie qu'elle suivait. Cédant à l'avis de ceux qui lui
disaient qu'elle
marcherait plus en sûreté dans le chemin de l'obéissance,
il lui arriva
quelquefois de vouloir se soumettre à une direction
spirituelle; mais elle
éprouvait alors un découragement et un malaise
intérieur si grands,
qu'elle était obligée de renoncer à son projet; et elle
entendait distinctement
la voix de son bien-aimé, qui ui disait en son cœur
:
"Confie-toi en moi, et ne te laisse pas troubler par ces pensées
de
crainte."
36
Dieu,
qui voulait la diriger seul, avait avec elle des colloques dans
lesquels il lui donnait
d'admirables leçons. Les trois premières règles
d'une
vie parfaite que le le célestes précepteur communiqua à cette âme
prédestinée furent les
suivantes : "Ma fille, que jamais on ne vous entende
dire : "Je veux, ou
je ne veux pas; Vous ne direz jamais : Le mien, mais
toujours, le nôtre; Ne
vous excusez jamais; mais soyez toujours prête à vous
"
accusez ". Catherine grava ces leçons dans son cœur, et dans
sa mémoire,
et
les mit fidèlement en pratique pendant toute sa vie. "En une
autre
occasion",
disent ses biographes contemporains et les pièces de
canonisation, " le
Maître suprême, parlant à sa disciple bien-aimée, lui dit
: " Je veux que
vous donniez pour fondement à votre vie spirituelle ces
paroles du Pater : Que
votre volonté soit faite; cela signifie, ma fille,
que
vous devez vous conformer parfaitement à la volonté de Dieu, en
toutes
choses, à
savoir, en tout ce qui a rapport à votre corps et à votre âme, à
vos parents et à vos
amis, à vos propriétés, à vos joies et à vos douleurs.
Dans la salutation
angélique, vous choisirez le mot Jésus, vous l'imprimerez
profondément dans votre
cœur, et, dans toutes les occasions et les
nécessités
de votre vie, ce mot divin vous servira de guide et de bouclier.
Je veux aussi que vous
preniez dans tous les livres saints une seule
expression,
qui en est comme la substance et le sommaire; la voici : Amour.
L'amour vous rendra
droite et gaie, prête à tout, fidèle, courageuse, et il
vous préservera de
toute erreur. Il vous dirigera par sa lumière, sans que
jamais l'assistance
d'aucune créature vous soit nécessaire; car jamais
l'amour
n'a besoin d'aide; il suffit pour faire réussir tout ce qu'il
entreprend; il ne
redoute rien; rien ne le fatigue, le martyre même lui
semble
plein de douceur. Aucune parole ne saurait donner une juste idée ni
de la puissnce de
l'amour, ni de ses effets. Enfin l'amour règlera et
purifiera vos
inclinaisons et vos sentiments, et il consumera toutes les
autres affections de
votre âme et de vos sens." Catherine obéit
merveilleusement à ces
enseignements célestes, et Dieu la combla de grâces
de
plus en plus extraordinaires. L'une de ces grâces lui fut accordée
au
commencement
du
37
carême
de la troisième année après sa conversion. Au jour de
l'Annonciation,
Notre-Seigneur
fit entendre sa voix au cœur de la sainte et l'invita à
l'accompagner dans le
désert pour jeûner avec lui. Elle accepta avec joie,
et,
au même moment, elle perdit complètement le goût des aliments
corporels
et la
faculté d'en faire usage. Elle resta jusqu'à Pâques sans prendre
d'autre nourriture que
le pain des Anges, qu'elle recevait chaque matin. Les
trois
jours de la fête, elle retrouva la faculté de manger, puis elle la
perdit de nouveau,
jusqu'à l'accomplissement de la sainte quarantaine.
Pendant
les premiers temps de ce jeûne prodigieux, Catherine craignit que
l'excessive répugnance
qu'elle éprouvait pour les aliments ne fût une
illusion
produite par Satan. Elle continua donc à s'asseoir tous les jours à
la table commune, et
elle fit des efforts inouis pour manger. Mais aussitôt
que,
surmontant son dégoût extrême, elle avait avalé quelque chose,
son
estomac le
rejetait avec d'inexprimables douleurs. Ses commensaux stupéfaits
d'un phénomène aussi
extraordinaire, eurent inutilement recours à tous les
moyens
qu'emploie la médecine en pareil cas; et ne sachant plus
qu'imaginer,
ils
firent ordonner à Catherine, par son confesseur, de manger comme
tout le
monde.
Elle obéit avec sa promptitude habituelle; mais, cette fois, le
vomissement fut encore
plus douloureux que les précédents, et la sainte
sembla
prête à rendre le dernier soupir. Le confesseur, admirait
l'opération
divine,
n'osa plus renouveler l'expérience. A partir de ce moment et pendant
vingt-trois années
consécutives, Catherine Adorne observa ce jeûne complet
durant tous les carêmes
et tous les avents. Jamais elle ne mangeait depuis
le
lundi de la Quinquagésime jusqu'au dimanche de Pâques, ni depuis la
Saint-Martin jusqu'au
jour de Nœl; seulement elle prenait de loin en loin
un
verre d'eau mêlée de sel et de vinaigre, non point par goût ou par
besoin, mais en mémoire
de la boison offerte au Sauveur crucifié. " Et
lorsqu'elle avalait ce
détestable breuvage, ajoutent ses biographes, on eût
dit,
au bruit qu'il opérait dans l'estomac de la sainte, qu'il tombait
sur
une pierre
rougie au feu, tant était grande l'ardeur intérieure qui la
consumait." Il
ressort avec évidence des témoignages contemporains et de
toutes les pièces du
procès de canonisation que, durant ses longues
abstinences,
Catherine se sentait plus forte et plus robuste qu'à
l'ordinaire; elle
travaillait davantage sans se
38
fatiguer,dormait
plus longtemps et mieux, et avait toutes les apparences
d'une
santé plus florissante que d'habitude (1). Son humilité ne subit
aucune altération à la
suite des grâces et des faveurs visibles et
extraordinaires
que Dieu lui accordait; car, un jour que plusieurs personnes
s'étonnaient de son
jeûne prolongé, elle s'écria : " Si nous voulons admirer
les opérations divines,
occupons-nous plutôt des grâces intérieures que des
choses
extérieures. Mon abstinence est l'œuvre de Dieu, ma volonté n'y
est
pour rien. Je
ne puis donc m'en glorifier; nous ne devons pas même nous en
étonner, car rien n'est
difficile au Seigneur. Attachons-nous à considérer
uniquement l'amour avec
lequel sa divine majesté opère dans tout ce qu'elle
fait,
pour subvenir à nos nécessités et pour sa gloire. Quand l'âme
voit les
œuvres
si pures et si nettes de cet amour, qui agit sans considération
d'aucun mérite de notre
part, elle sent qu'à son tour elle doit aimer Dieu
d'un
amour désintéressé, n'ayant en vue que le Seigneur, et non pas les
grâces qu'elle en
pourrait recevoir; elle comprend que Dieu est digne d'être
aimé pour lui-même,
sans mesure, et sans égard à aucun intérêt personnel."
Baillet, disciple zélé
et fidèle de la triste école qui s'est efforcée de
dépouiller les saints
de leur auréole et de faire disparaître les miracles
de
l'histoire de l'Eglise, a cherché à jeter du doute sur le fait si
avéré
des
jeûnes de Catherine de Gênes. Il le combat par de pitoyables
raisons,
dont la
principale est que la chose lui paraît incroyable. Baillet réussit
simplement à faire acte
d'aveuglement et d'ignorance : d'aveuglement, parce
qu'un
événement miraculeux attesté unanimement par les témoins
contemporains
les
plus dignes de foi, examiné d'après toutes les règles de la
critique
historique,
et reconnu véritable dans un procès de canonisation, ne saurait
être raisonnablement
l'objet d'un doute; d'ignorance, parce qu'il lui eût
suffi
de jeter un coup d'œil sur les annales ecclésiastiques, pour
trouver
une foule
d'exemples de jeûnes semblables. On les rencontre à travers tous
les siècles, depuis les
temps de saint Siméon Styliste et de saint Patrick,
apôtre
de l'Irlande, jusqu' à ceux de saint Nicolas de
(1)
Les témoignages contemporains nous apprennent que toutes les
fonctions
animales
habituelles demeuraient suspendues en Catherine durant ces jeûnes.
39
Flue,
qui, pendant vingt années, ne prit aucune autre nourriture que la
très
sainte
Eucharistie, de sainte Catherine de Sienne, d'Angèle de Foligno, et
de tant d'autres saints
qu'il est inutile de citer ici. Chapitre VII.
Conversion
du mari de la sainte. Catherine placée a la tête du grand hopital
de Gênes conversion de
marc Del Sale. Julien Adorne avait continué à mener
une
vie dissipée, et à se livrer à sa passion pour le jeu et pour les
plaisirs du monde.
Catherine, sans jamais se plaindre, priait Dieu de sauver
cette âme qui courait à
sa perte. Julien ne mettait pas de bornes à ses
folles
prodigalités; au bout de quelques années, il se trouva complètement
ruiné, et, après avoir
payé ses dettes, il se vit réduit à un état voisin de
la
pauvreté. La fortune de sa femme avait disparu avec la sienne. Alors
enfin, il rentra en
lui-même, pria humblement Catherine de lui pardonner sa
conduite passée, se fit
recevoir tertiaire dans l'ordre de Saint-François,
et
s'associa aux bonnes œuvres de notre sainte. Catherine continuait à
aller à la recherche
des infirmes et des malheureux, et à leur prodiguer les
secours et les
consolations. Mais Dieu, oulant faire davantage la charité de
sa fille bien-aimée, la
transporta sur un plus vaste théatre. Il inspira aux
nobles
administrateurs du grand hôpital de Gênes la pensée de confier à
cette femme héroique la
surveillance du service des malades de leur
établissement.
Ils espèraient que, si elle acceptait cette proposition, les
employés, encouragés
par les exemples, rempliraient leurs devoirs avec plus
de
zèle, qu'elle leur apprendrait à donner des soins, non seulement
aux
corps, mais
encore aux âmes des infirmes; et enfin ils jugeaint que la
présence d'une femme de
si sainte vie et d'un rang si élevé ferait rejaillir
beaucoup d'honneur sur
l'hospice et sur ses chefs et directeurs. Catherine
fut
priée, en conséquence, d'étendre sa charité aux nombreux
infortunés que
renfermait
cette immense mai -
40
son,
et de leur donner la même assistance qu'à ceux de la ville. Elle
accepta joyeusement; car
son divin Maître lui avait dit : "Ma fille, je veux
que
toutes les fois que vous serez priée d'accomplir une œuvre de
charité,
telle
que de servir les pauvres et les malades, vous ne vous en excusiez
jamais, et que toujours
vous accomplissiez la volonté d'autrui." Une maison
de
très modeste apparence, située à côté de l'hospice et de
laquelle
dépendait
un petit jardin, était alors disponible. Catherine la loua, afin
d'être plus près de
ceux qu'elle devait soigner. Elle s'y établit avec son
époux, et commença à
exercer son nouvel emploi. Jour et nuit on voyait la
noble
femme, jeune et belle encore, couverte de vêtements grossiers,
parcourir les salles,
s'arrêter à tous les lits, prodiguant les
consolations,
et renouvelant les actes héroiques dont nous avons rendu
compte précédemment.
Les contemporains rapportent entre autres faits que,
dans
les premiers temps du séjour de Catherine au grand hospice, on y
avait
recueilli
une tertiaire franciscaine, personne de sainte vie, atteinte d'une
fièvre pestilentielle.
Cette femme eut une agonie de huit jours, pendant
lesquels
elle perdit l'usage de la parole. Notre sainte la visitait
fréquemment, et
l'engageait à appeler Jésus. La moribonde ne pouvait
proférer un son; mais
le mouvement de ses lèvres et l'expression de son
regard
prouvaient qu'elle avait la volonté de le faire, et que son cœur
était brûlant
d'amour." Alors, dit encore le vieil historien, Catherine, lui
voyant la bouche pleine
de Jésus, ne se contint plus; elle baisa avec
transport
les lèvres de la mourante, pour y recueillir le nom sacré de son
bien-aimé. Mais, elle y
prit aussi le germe de la peste qui la réduisit à
toute
extrémité. Elle en guérit contre toute espèrance, et rentra dans
ses
fonctions
habituelles." Catherine eut occasion d'exercer l'obéissance à
un
degré
héroique, tandis qu'elle assistait les malheureux du grand hospice.
Elle exécutait
humblement, sans se permettre une observation ou une
réplique, les ordres
que lui donnaient les officiers inférieurs et les
serviteurs
de l'établissement, et ceux-ci abusaient des vertus de la sainte,
pour la traiter comme si
elle eût été leur servante, et l'accabler souvent
des
reproches les plus injustes. Elle supportait tout, jamais elle ne
répondait; et cette
humilité excessive lui attirait de nouveaux mépris. Ces
41
mépris
étaient pour elle une source de joie intime; car son désir le plus
ardent était d'ocuper
le dernier rang dans l'estime de tout le monde; elle
chercha,
et réussit, à se rendre plus vile encore dans l'opinion de ceux qui
l'entouraient, en
demandant l'aumône dans les rues et aux portes des
églises,
et en vendant l'ouvrage de ses mains pour vivre. Les employés de
l'hôpital profitèrent
avec empressement de cette circonstance pour tourner
en
ridicule une personne dont le zèle et l'abnégation contrastaient
avec
leur paresse
et leur vénalité. Mais, si les serviteurs de l'hospice
méprisaient la sainte,
ses nobles protecteurs, au contraire, observateurs de
ses
vertus, de son dévouement, et de la puissance merveilleuse que Dieu
lui
avait donnée
pour la conversion des âmes, éprouvaient pour elle une
vénération sans
bornes. A près avoir été témoins, pendant plusieurs années,
de son ardeur et de ses
travaux, ils la nommèrent rectrice de
l'établissement,
et ils lui confèrèrent des pouvoirs illimités. Catherine
accepta, sans sortir
pour cela de son humilité et de son abjection; elle
remplit
scrupuleusement les devoirs étendus de sa charge; mais ne renonça à
aucune de ses œuvres
habituelles de charité. On était stupéfait en voyant
que,
malgré ses longues oraisons, ses fréquents ravissements, elle
savait
s'arranger
de manière à ne rien négliger, et à ne jamais oublier la moindre
des affaires confiées à
ses soins. Dieu lui-même y veillait; les immenses
sommes
nécessaires à l'entretien de l'établissement lui passaient par les
mains; elle était
chargée des recettes et des dépenses; elle tenait registre
de tout, et jamais,
après de longues années de gestion, on ne put découvrir
l'erreur la plus légère
dans ses comptes. "Mais, dit à ce propos son
biographe,
autant elle était attentive au bien des pauvres, autant elle
avait peu de souci de ce
qui lui appartenait en propre; Catherine ne
s'occupait
en aucune façon de ses affaires privées, elle avait remis à Dieu
la direction de tout ce
qui regardait sa personne, et elle était à cet égard
dans
l'indifférence la plus complète." La sainte dirigea jusqu'à
sa mort le
grand
hospice de Gênes. Ce qu'il y a de plus remarquable et de plus
extraordinaire, c'est
qu'en remplissant avec un zèle incomparable ses
laborieuses
fonctions de directrices, elle se bornait à obéir à l'impulsion
divine qui la poussait à
travailler, à marcher et à par -
42
ler,
mais sans faire, pour ainsi dire, d'acte de volonté. Les puissances
de
son âme étant
complètement submergées dans l'océan de l'amour de Dieu, elle
restait étrangère à
ce qui se passait autour d'elle : " Elle était si pleine
de Dieu, dit son plus
ancien historien, que l'accès de son cœur et de son
esprit
demeurait entièrement fermé aux créatures; elle était par
conséquent
incapable
d'appliquer sa mémoire, son intelligence, et ses autres facultés,
aux actions extérieures;
mais, lorsque cela devenait nécessaire, le Seigneur
la
rendait à elle-même, de manière qu'elle pût opérer au dehors."
Catherine,
tout
en agissant lorsque Dieu l'y incitait, ne sortait pas de la solitude
et
du
receuillement intérieur, et ne permettait jamais à quoi que ce soit
de se
placer
entre elle et son bien-aimé. Sa crainte à ce sujet était telle,
qu'un
jour elle
s'écria : " Seigneur, vous me commandez d'aimer le prochain, et
cependant je ne puis
aimer que vous, et je ne veux pas que jamais l'amour de
la
créature se mêle à celui que je vous porte : comment donc ferai-je
? ."
La voix
divine qui lui parlait se fit entendre dans l'intérieur de son
cœur, et lui dit : "
Ma fille, celle qui m'aime doit aimer aussi ce que
j'aime;
par conséquent elle doit aimer le prochain, après Dieu, s'employer
de corps et d'âme pour
procurer son salut, et ne jamais éviter les
occasions,
même pénibles et dangereuses, de lui porter secours. L'amour du
prochain est une marque
infaillible de l'amour que la créature porte à Dieu,
puisque le Seigneur est
le créateur, le père et le conservateur de tous les
hommes.
C'est par l'amour du prochain que la créature reconnaîtra
véritablement le grand
amour que Dieu lui porte; ne pouvant faire de bien à
la
divine Majesté qui n'en a pas besoin, elle en procure, pour son
amour,
aux
membres souffrants de Jésus-Christ. La charité envers le prochain
est
une des
vertus les plus excellentes elle consiste : A lui vouloir le même
bien que l'on se veut à
soi-même. A céder les intérêts temporels pour
procurer
le salut de son âme. A lui faire le bien sans en rien prétendre,
purement pour l'amour de
Dieu." Catherine fut alors rassurée, craignant
cependant la faiblesse
humaine, et redoutant ce qui aurait pu troubler
43
son colloque intérieur,
elle demanda au Seigneur de lui enlever,
complètement
et parfaitement, le souvenir de toute œuvre de charité
aussitôt qu'elle
l'aurait accomplie. Cette grâce lui fut accordée.Nous avons
dit qu'en se chargeant
de la direction du grand hôpital, la sainte n'avait
pas
cessé de s'occuper des infortunés de la ville. Or il advint, un
jour
qu'une
femme, nommée Argentine, se rendit à l'hospice pour demander à
Catherine de venir voir
son mari et de prier Dieu pour lui. C'était un nommé
Marco
del Sale, qui habitait dans le quartier du Môle. Il avait un cancer
au
nez; et, après
avoir fait usage inutilement des remèdes employés dans la
médecine, il était
dans un état voisin du désespoir. " Notre sainte était de
si grande et prompt
obéissance " envers chacun ", que, lorsqu'on l'appelait
pour faire une œuvre de
miséricorde, elle se levait aussitôt et allait là
où
on la conduisait. Elle suivit donc l'étrangère; et, étant
arrivée auprès
du
malade, elle le consola par quelques paroles toutes parfumées de
charité
et
d'humilité. Puis elle partit, accompagnée d'Argentine, pour
retourner à
l'hôpital.
Les deux femmes, passant devant l'église de
Sainte-Marie-des-Grâces,
dite la vieille, y entrèrent. Là, s'étant
agenouillée
dans un coin, Catherine se sentit poussée à prier pour Marco del
Sale; et, après avoir
terminé son oraison, elle s'en revint chez elle et
congédia
Argentine. Celle-ci s'empressa d'aller rejoindre son mari. "Elle
le
trouva aussi
changé que si d'un démon il fût "devenu un ange"; dès
qu'il la
vit, il
s'écria, d'un cœur joyeux et attendri :" O Argentine, dis-moi
qu'elle est la sainte
âme que tu m'as amenée ici ?" - "C'est Mme
Catherine
Adorna,
répondit-elle, qui est de très parfaite vie". Alors le malade
ajouta
:" je
te prie pour l'amour de Dieu, de me l'amener une autre fois". Sa
femme
le lui
promit; et, en effet, le jour suivant elle retourna à l'hôpital,
supplia la bienheureuse
Catherine de visiter encore Marc, et lui raconta ce
qui
s'était passé. La sainte n'ignorait pas le changement qui s'était
opéré
dans le
malade; la correspondance qu'elle avait sentie pendant sa prière de
la veille l'avait
instruite de tout. Car jamais elle ne pouvait se mettre à
faire d'oraison
particulière, que d'abord elle ne se sentit émue
intérieurement et
attirée de Dieu, et cette même émotion lui faisait
comprendre aussi qu'elle
serait exaucée. Lorsqu'elle entra dans la chambre
de
Marc, il l'embrassa
44
et pleura longtemps;
puis, le visage baigné de larmes, il lui dit avec une
extrême douceur : -"
Madame, j'ai désiré que vous vinssiez ici, premièrement
pour vous remercier de
la grande charité que vous m'avez témoignée, et puis
pour
vous demander une grâce que je vous supplie de ne pas me dénier. Il
faut que vous sachiez
que, lorsque vous fûtes partie d'ici, Notre Seigneur
Jésus-Christ vint
visiblement à moi, en la même forme sous laquelle il
apparut à sainte
Madeleine dans le jardin; il me donna sa très sainte
bénédiction, me
pardonna mes péchés, et me dit de me préparer, parce qu'au
jour de l'Ascension je
m'en irais à lui. Je vous prie donc, ma très douce
mère,
qu'il vous plaise d'accepter Argentine pour votre fille spirituelle,
et de toujours la tenir
auprès de vous; et toi, Argentine, je te prie de
l'avoir
pour agréable." Les deux femmes, ayant entendu ces paroles, y
acquiescèrent
joyeusement. Catherine partit, et Marc fit demander un
religieux de l'ordre de
Saint-Augustin, du monastère de la Consolation, se
confessa
et communia. Puis il mit ordre à ses affaires avec un notaire, en
présence de ses
parents, en ayant soin de disposer toutes choses de manière
que chacun fût
satisfait. Ceux qui l'entouraient croyaient que l'excès de la
souffrance lui avait
fait perdre le sens, et ils lui disaient : - Marc,
prends
courage, car bientôt tu seras en santé; il n'est pas encore besoin
que tu t'occupes de ces
choses. Mais leurs discours ne firent aucune
impression
sur le malade. La veille de la fête de l'Ascension, il demanda
encore le même
religieux, se confessa de nouveau et reçut le saint viatique;
puis il se fit donner
l'extrême-onction avec la recommandation de l'âme, "se
munissant ainsi de
toutes choses nécessaires à son voyage avec de grands
sentiments de dévotion."
Lorsque la nuit commença, Marc pria le confesseur
de
retourner à son monastère. " Quand le moment sera venu,
ajouta-il, je
vous
avertirai." Chacun étant alors sorti de la maison, il demeura
seul avec
Argentine,
sa femme; et, se tournant vers elle, il lui présenta le crucifix
qu'il tenait à la main,
et lui dit : "Mon amie, voilà celui que je te laisse
pour mari; prépare-toi
à souffrir; je te l'annonce, tu souffriras beaucoup;
mais
donne-toi toute à Dieu, et réjouis-toi, car la douleur est
l'échelle
par
laquelle on monte au ciel." Marc passa toute la nuit à donner
de pieux
avis à
celle qu'il allait quitter; et, l'aube du jour ayant paru, il lui dit
encore : "
Agentine, reste fidèle à Dieu, l'heure est venue". Ayant
45
prononcé
ces paroles, il expira doucement. Au même moment, son confesseur
entendit distinctement
frapper à la fenêtre de sa cellule, et dire ces mots
:
Ecce Homo, - Voici l'homme. Il comprit que Marc était allé à Dieu.
Le
corps ayant
été enseveli, Argentine se retira auprès de Catherine, qui
l'accepta pour sa fille
spirituelle, ainsi qu'elle l'avait promis. Elle ne
la
quitta plus, et c'est grâce aux soins de cette veuve dévouée que
notre
sainte
atteignit un âge avancé. " Si elle n'eût eu cette fille, elle
fût
morte
longtemps auparavant." Argentine eut beaucoup à souffrir,
moralement
et
physiquement, de plusieurs douloureuses et longues maladies; Marc le
lui
avait
annoncé; mais elle porta sa croix avec une angélique patience.
Catherine la menait
toujours et partout avec elle; et un jour qu'elles se
trouvaient ensemble dans
l'église de Notre-Dame, dont il a été question
ci-dessus,
la sainte dit à sa compagne : " C'est ici le lieu où fut
impétrée
la
grâce pour votre mari". Le Seigneur permit qu'elle prononçât
ces paroles,
afin
que ce grand miracle fût publié et manifesté pour l'édification
des
fidèles.
Chapitre VIII. Effets admirables de l'amour de Dieu dans l'âme de
Catherine et son union
avec Notre-Seigneur. Nous croyons nécessaire de
présenter
quelques observations au lecteur, avant de commencer ce chapitre
et ceux qui le suivront,
afin qu'il n'en force pas le sens. La crainte des
peines
de l'enfer est un sentiment bon et saint que l'Eglise approuve; à
plus forte raison, elle
approuve l'espoir des récompenses. Les plus grand
saints
se sont aidés pendant la vie de ce dernier stimulant. Mais Dieu peut
élever ici-bas
certaines âmes à un état qui semble réservé exclusivement aux
bienheureux; l'erreur
serait exceptionnel. Le Seigneur a voulu faire pour
Catherine
un miracle perpétuel; il a voulu nous montrer un séraphin dans une
chair mortelle. Voilà
ce qu'il importe de ne pas oublier en parcourant les
chapitres qu'on va lire.
46
Mais,
dira-t-on, à quoi bon proposer une vie inimitable ? Pourquoi est-il
dit : " Soyez
parfaits comme votre Père céleste est parfait",
demanderons-nous à
notre tour ? Ces préliminaires posés, nous reprenons
notre
récit. Le langage humain ne fournit pas de termes propres à
exprimer
et à
faire comprendre le degré d'amour de Dieu auquel était arrivé
Catherine. Depuis le
jour où la grâce l'avait terrassée aux pieds de son
confesseur, cet amour,
dégagé de tout alliage impur, de toute attache aux
créatures, de toute
influence exercée par les sens, de tout mélange
d'amour-propre, ne
s'était pas refroidi un instant, et seul il avait rempli
son
cœur et son esprit. Elle affirmait elle-même ne pas savoir ce que
c'était que souffrir
intérieurement ou extérieurement par la chair, le
monde,
le démon ou quelque autre cause que ce soit; transformée et fondue
entièrement en son
Dieu, sa volonté ne pouvait considérer comme choses
adverses rien de ce qui
lui arrivait; loin de là, elle prenait tout, plaisir
et
peine, santé, maladie ou souffrance, comme lui étant envoyé par
celui
qu'elle
aimait; et dès lors elle y trouvait sa volupté et sa joie. Souvent
Dieu la faisait boire au
torrent des délices des bienheureux, et la
remplissait
d'une suavité spirituelle si exquise, que le corps lui-même y
participait et en
ressentait les surprenants effets. Cela lui arrivait en
particulier après la
communion. Lorsqu'elle éprouvait ces joies qui lui
faisaient
connaître par anticipation le bonheur des élus, elle s'adressait
au Seigneur et lui
disait : " O Jésus, voulez-vous m'attirer par ces
douceurs ? C'est
vous-même que je désire et que j'attends, et non pas ce qui
vient de vous. Je n'ai
pas besoin de ces secours, pour m'approcher de vous.
Je
veux vous aimer d'un amour pur et sincère, sans aucune nourriture
pour le
corps ou
pour l'âme. Je fuis ces goûts délicieux qui, si je les savourais,
mettraient obstacle au
désintéressement de mon amour. Je ne recherche pas
ces
suavités dans la vie présente; vous le savez, ô mon Dieu, je
n'aspire
qu'à
jouir de vous seul; je dois donc tenir mon cœur dégagé de ces
consolations et n'y
attacher aucun prix, car souvent elles corrompent
l'amour.
Je vous résisterai, ô mon Dieu, tant que je le pourrai, je ne me
prêterai à aucune de
ces jouissances, et je vous supplie de ne les accorder
désormais, ni à moi,
ni à ceux qui ne cherchent et
47
ne veulent que votre
amour, car ce ne sont pas les moyens qui y mènent !"
Mais Catherine avait
beau faire, plus elle refusait les consolations
spirituelles,
plus Dieu les lui accordait, précisément parce qu'elle les
refusait. Elle eût
désiré que toutes les créatures aimassent Dieu et le
servissent sans aucun
espoir de récompense. Notre -Seigneur lui avait fait
connaitre un jour la
pureté de l'amour qui, pendant sa vie terrestre,
l'avait
poussé à souffrir pour elle. Cette vue avait allumé un sentiment
de
reconnaissance
si passionné dans le cœur de Catherine, qu'à son tour elle
voulait aimer Dieu pour
lui-même et sans aucun intérêt. " O mon très doux
Jésus, s'écriait-elle,
avons-nous besoin de consolations et de l'espérance
d'être
récompensés sur la terre et au ciel, pour nous engager à vous
aimer
et à vous
servir ? Vous qui êtes le Seigneur de toutes choses, vous n'avez
pas consulté les
satisfactions de votre âme et de votre corps, lorsque vous
êtes venu ici-bas pour
opérer le salut du monde ! L'homme donc, à son tour,
devrait n'avoir aucun
égard aux siennes dans l'accomplissement de votre
sainte
volonté. Ce qu'exige d'ailleurs cette volonté souverainement
aimable
est pour
notre bien et notre utilité." La bienheureuse Catherine avait
sans
cesse
présentes à la mémoire les paroles de Jésus-Christ : " Celui
qui
connait mes
commandements, et qui les observe, a pour moi un amour
véritable." Et il
lui semblait que, plus que personne, elle était tenue
d'obéir à la loi
sainte, pour exprimer à Dieu sa tendresse et la violence de
son amour. " O
Seigneur, disait-elle souvent, si les autres ont une
obligation d'observer
vos commandements, si pleins de suavité et si
conformes
à l'esprit, bien que contraires à la sensualité, j'en veux avoir
dix. Vous nous les
imposez pour nous procurer la paix, le bien suprême,
l'union
avec vous !" La sainte, ajoute encore son premier historien,
était
si dégagée
des créatures, des affections, et des sentiments propres de l'âme
et du corps, et si
complètement plongée, avec l'entendement, la volonté et
la
mémoire, dans le paisible océan de son amour, que souvent elle ne
trouvait plus de mots
pour exprimer ce qu'elle éprouvait, et alors tout son
parler
était soupirs remplis de flammes ardentes avec perte des sens.
48
Il
lui paraissait que chacun pouvait se précipiter avec les mœlles de
l'âme
et du
corps dans le même amour qu'elle, et que, puisque Dieu s'est fait
homme pour nous faire
Dieu, nous devons tous nous faire Dieu par
participation.
Elle sentait en elle-même un continuel rayon d'amour venant
d'en haut; ce rayon lui
avait été donné dès le commencement de sa
conversion,
et la liait au Seigneur comme par un fil d'or pur et
indescriptible. Elle
savait que jamais ce fil ne se délierait, que jamais
elle
ne perdrait Dieu, et toute crainte mercenaire et servile avait
disparu
de son
cœur. Sa confiance était telle, que lorsqu'elle était attirée à
prier pour quelque
chose, il lui était en l'esprit : Commande, car l'amour
le
peut faire. " O mon doux Amour, s'écriait-elle alors, je ne
saurais
comprendre
que l'on puisse aimer autre que vous, et si je la comprenais j'en
aurais une peine
extrême." Puis, s'adressant à ceux qui l'entouraient, elle
ajoutait, les yeux
enflammés et le visage brûlant : " L'amour divin est
proprement et vraiment
notre amour, car nous avons été créés pour lui; mais
l'amour de toute autre
chose n'est en réalité que de la haine, car il nous
prive
de notre propre et vrai amour qui est Dieu. Aimons donc celui qui
nous
aime, à
savoir le Seigneur; laissons ce qui ne nous aime pas, c'est-à-dire,
toutes les choses
au-dessous de Dieu, car elles sont ennemis du vrai amour
et
lui font obstacle !" " C'est amour est si doux et si plein
de charmes
ineffables,
qu'à côté de lui tout autre amour parait triste et désolé; il
rend l'homme si riche,
que tous les biens de ce monde lui semblent une pure
misère
: il élève et porte si fort les affections en haut, qu'on ne sent
plus la terre sous les
pieds et que l'on ne connait plus les peines
d'ici-bas;
il donne enfin à la créature une si parfaite liberté, qu'elle
demeure toujours avec
Dieu sans aucun empêchement." De semblables
expressions
étaient fréquentes dans la bouche de Catherine; elles
ravissaient ceux qui
avaient le bonheur d'entendre cette femme séraphique.
Un
religieux franciscain, le Père Dominique de Pouzo, se trouvait un
jour
présent à
un de ces entretiens. Voulant éprouver la sainte, ou espèrant
peut-être lui inspirer
le regret de ne pas avoir embrassé l'état monastique,
il
se mit à vanter cet état et à dire qu'en sa qualité de religieux,
ayant
renoncé à
jamais aux choses de la terre, il était plus apte à aimer Dieu
49
que
Catherine, qui tenait encore au monde par le bien conjugal.
Impatiente
de ce
discours qui prétendait poser des bornes à son amour, elle se leva,
les yeux étincelants,
comme ravie hors d'elle-même par la puissance des
sentiments
qui bouillonnaient dans son cœur, et elle s'écria : " Si
j'étais
persuadée
que votre scapulaire pût ajouter la moindre étincelle au feu de
mon amour, et si je ne
pouvais m'en emparer autrement, je vous
l'arracherais,
sachez-le bien. Au reste, il se peut que votre état régulier
et votre renoncement à
tout vous fassent acquérir des mérites supérieurs aux
miens, et si cela est,
je vous en félicite. Mais, pour ce qui est de l'amour
de
Dieu, jamais je ne croirai que je sois incapable d'en avoir autant
que
vous; rien
n'arrête le mien, et, si quelque chose pouvait lui faire
obstacle, il ne serait
pas pur." Elle prononça ces mots avec une si extrême
véhémence, qu'elle
avait l'air d'une prophétesse inspirée. Puis, quittant
les
assistants étonnés, elle se retira dans sa chambre et dit à Dieu :
" O
Seigneur
de tout mon être, si le monde, le mariage, ou quoi que ce soit,
était capable de
m'empêcher de vous aimer, l'amour serait une chose vile;
mais il a assez de force
pour vaincre tout ce qui s'oppose à lui !". Les
Bollandistes observent,
au sujet des paroles que nous venons de rappeler,
qu'assurément il
n'entrait pas dans la pensée de Catherine de contester que
l'état religieux ne fût
pas le plus parfait de tous, ou d'établir entre la
condition
de séculier et celle de religieux une comparaison défavorable à ce
dernier, mais qu'elle
voulait simplement faire connaitre la disposition dans
laquelle la bonté
divine avait mis son âme." Elle comprenait qu'il est plus
difficile d'arriver au
pur amour dans le siècle que dans la vie religieuse;
mais
elle jugeait avec raison que l'habit seul ne fait pas le moine."
On se
tromperait
également si l'on croyait découvrir dans ces expressions quelque
trace de vaine gloire ou
de présomption. Ces sentiments étaient complètement
étrangers à Catherine.
" Elle eût supporté mille morts plutôt que de
s'attribuer quelque bien
et de ne pas tout rapporter au Seigneur; elle
savait
que, par elle-même, elle était vile et pleine d'iniquités, et elle
avait coutume de répéter
souvent que l'homme, livré à ses seules forces,
parcourrait
promptement le cercle complet de la malice, et que toute vaine
gloire provient de
sottise et d'ignorance."
50
Telles
étaient les pensées de Catherine. Loin de s'enorgueillir de quoi
que
ce soit, elle
disait : " Je ne voudrais pas que jamais on m'attribuât un
seul acte méritoire,
quand même je serais certaine avec cela de ne plus
tomber
et d'être sauvée; la vue d'un tel acte me serait un véritable
enfer;
je serais
pire que le démon et je déroberais à Dieu ce qui lui appartient,
si je pensais avoir
travaillé moi seule à mon salut et avoir accompli moi
seule
un acte qui, comme mien, m'aidât à me sauver sans la grâce divine.
Toutes les actions et
œuvres vertueuses sont sans valeur si elles ne sont
vivifiées par la grâce
vivifiante; cependant il est besoin de travailler et
de
s'exercer, car la grâce divine ne vivifie que celui qui opère, et
elle
est toujours
à sanctifier ce que fait la créature qui n'est point en péché
mortel. Tout le monde
peut se sauver, car chacun est maître d'user du libre
arbitre que Dieu lui a
donné pour faire le bien et quitter le mal; mais de
même
aussi chacun peut être assuré qu'il sera damné éternellement s'il
demeure en péché
mortel, quelques bonnes œuvres qu'il produise; car elles
ne
seraient point vivifiées par la grâce, et elles demeuraient
mortes." Donc
nous
devons agir et opérer, mais en même temps nous devons reconnaître
: "
Premièrement,
que tout le bien vient de Dieu; c'est en lui qu'il faut le
voir, le vouloir, le
laisser, car tous les bons mouvements et toutes les
bonnes
opérations qui se peuvent imaginer descendent de cette source
originelle de l'amour
divin. " Secondement, que tout le mal vient de la
créature seule et est
commis par vaine gloire; de nous-mêmes nous ne pensons
qu'à
nos sensualités, nous suivons l'inclinaison mauvaise que le péché
a
imprimée dans
la nature, et cette inclinaison nous tire toujours en bas, de
même que la pierre
lancée en l'air cherche toujours à revenir à la terre et
y
revient de fait si elle n'en est empêchée." Les
contemporains rapportent
de
Catherine beaucoup d'autres paroles encore qui expriment la vive
horreur
que lui
inspiraient la présomption et la vanité, et témoignent de la
profonde humilité avec
laquelle elle rapportait toutes choses au Seigneur.
Il
advint un jour que quelqu'un lui adressa un éloge à l'occasion de
ses
innombrables
œuvres de charité et de ses mortifications. La bienheureuse
repoussa ces paroles
louangeuses avec la plus grande énergie et s'écria
impétueusement : "
S'il
51
"
y a quelque chose de bon en moi, ou dans d'autres créatures, cela
vient
véritablement
de Notre-Seigneur; ce que je fais de mal vient au contraire de
moi seule, je n'en puis
attribuer la faute ni au démon ni à qui que ce soit,
mais
uniquement au mauvais usage que je fais de mon libre arbitre, à ma
volonté, à mon
inclinaison, à ma superbe, à ma sensualité et à mes
mouvements dépravés;
si le Seigneur ne m'assistait, je ne ferais jamais
aucun
bien. Pour ce qui est de mal faire, je suis pire que Lucifer, et cela
je le reconnais avec une
certitude si complète, que, si tous les anges me
disaient
le contraire, je ne le croirais pas, parce que je vois clairement
que le bien est en Dieu,
et qu'en moi, sans la grâce, il n'y a autre chose
que
défaut, misère et néant..." Le langage de Catherine était
plutôt
angélique
qu'humain, à ce qu'en rapportent ses contemporains. Elle affirmait
un jour que, par la
bonté de Dieu, elle possédait l'amour, sans crainte de
le
perdre jamais; puis elle ajoutait que la foi et l'espérance
n'existaient
plus
en elle, et qu'elles avaient été remplacées par la certitude et la
possession du bien
suprême. " Un cœur qui se trouve en Dieu, dit-elle en
une autre occasion, voit
au-dessous de soi de toute chose créée, non par
orgueil
et superbe, mais par l'union qu'il a avec le Seigneur, et par
laquelle il lui semble
que tout ce qui est à Jésus est aussi tout sien. Oui,
mon
amour, vous êtes mien, tout est mien, parce que tout ce qui est à
vous
est à moi.
Je ne vois autre chose que vous, c'est vous seul que je comprends
et que je connais. Je ne
puis être vaincue, vous êtes ma forteresse; on ne
saurait
me donner de crainte ou d'effroi par l'enfer, ni de joie par le
ciel, car tout ce qui
m'advient je le prends de votre main, et ainsi je
demeure
parfaitement en paix auprès de vous. Je suis muette et absorbée en
vous, je ne puis voir ni
bien, ni béatitude en aucune créature, à moins
qu'elle
ne soit tellement perdue et plongée en vous, que vous seul demeuriez
en elle et elle en vous.
Je ne saurais dire en vérité qu'aucun saint soit
bienheureux de lui-même,
car je vois que la béatitude des saints est hors
d'eux
et toute en vous par excellence; ils ont la béatitude en tant qu'ils
sont anéantis en
eux-mêmes et revêtus de vous; ils ne l'ont pas en tant
qu'ils se trouvent dans
leur être propre. Mais, hélas! en parlant de ces
choses,
je vois
52
"
à quel point les paroles sont défectueuses; elles ne peuvent
exprimer ce
que
je voudrais que chacun pût saisir, étant convaincue que si on me
comprenais, toutes les
créatures seraient embrasées de l'amour divin."
Catherine revenait
souvent à exprimer cette ardente envie de pouvoir faire
passer dans le cœur des
autres les flammes qui brûlaient dans le sien.
L'indifférence de la
plupart des hommes envers Dieu lui causait une profonde
douleur; il lui semblait
inconcevable que l'on pût s'attacher à un autre
objet
et que l'on tint si peu compte de l'amour immense qui a poussé le
Seigneur à prendre
notre nature et à subir les tourments de sa passion pour
nous sauver. Puis quand
elle se rappelait que Dieu l'avait arrachée
elle-même
à sa tièdeur passée, par une grâce aussi efficace que celle dont
il avait usé envers la
plus illustre des pénitentes et le glorieux apôtre
des
gentils, son ardeur redoublait et elle disait à son bien-aimé : "
Je ne
veux que
vous, ô Jésus, et je n'aurai de repos que lorsque je serai parvenue
à me cacher dans votre
cœur où disparaissent toutes les formes créées." Ces
expressions de la sainte
expliquent le violent désir de la mort qui
l'assiègea
pendant deux années environ; elle n'en pouvait entendre parler
sans que tout son
intérieur ne débordât de joie. Elle l'allait toujours
cherchant avec l'esprit
dit son biographe. " O mort cruelle, s'écriait-elle
souvent, pourquoi me
laisses-tu demeurer en un si grand désir de toi ! Puis
elle
nommait la mort douce, suave, gracieuse, belle, forte et digne. Je ne
trouve en toi qu'un seul
défaut, ajoutait-elle, tu es trop lente à qui te
désir,
et trop prompte à qui te fuit! Mais, je le reconnais, tu fais
toutes
choses
selon l'ordre établi par ce grand Dieu qui ne se trompe pas; nos
appétits désordonnés
seuls ne s'accordent pas avec toi; s'ils étaient bien
réglés, nous serions
tous en paix et en repos, nous ne murmurerions ni
contre
la volonté du Seigneur, ni contre toi, et nous en viendrions à être
aussi indifférents à
la vie et à la mort que si nous étions déjà ensevelis."
" Il me semble,
disait encore Catherine, que si j'avais eu le droit de faire
élection d'une chose,
la mort eût été celle que j'aurais choisie; car, grâce
à
elle, l'âme se trouve sans la crainte de jamais rien faire qui
puisse
donner
empêchement à son pur amour, et en même temps elle est délivrée
et
tirée hors de
la prison de ce pauvre corps et de ce monde, qui
53
cherchent
si souvent à l'éloigner de son but pour l'occuper de leurs
misérables intérêts.
Or l'âme qui est presque tout absorbée en Dieu
considère
le corps, le monde et leurs œuvres, comme ses ennemis et,
craignant de leur être
sujette, elle aspire à s'en séparer. D'ailleurs, elle
sait
que, par le moyen de la mort corporelle, elle s'unira avec Dieu, dans
lequel sont rassemblés
et recueillis tous les biens que l'on peut posséder
ou
désirer. La vie d'ici-bas est une prison obscure pour le cœur
généreux
et
noble qui aime parfaitement Dieu; mais pour les cœurs lâches,
abjects et
pusillanimes,
qui ont mis leurs soins et leurs affections dans la fange des
plaisirs, la mort n'est
plus une délivrance; elle leur est une désolation et
un
ennui. " L'âme qui aime Dieu et qui est attirée à la
perfection de
l'amour,
se voyant emprisonnée au monde et en la chair, considérerait la vie
corporelle comme un
enfer, si la divine providence ne la soutenait; car
cette
vie l'empêche de parvenir à la fin pour laquelle elle a été créée
et
qui n'est
autre que Dieu lui-même." Chapitre IX. Suite du précédent.
Sainte
Catherine
de Gênes, semblable au roi-prophète, au séraphin d'Assise, et à
sainte Rose de Lima,
exhortait la création entière, même les choses
inanimées,
à louer, à bénir, à adorer leur Créateur. Souvent, en entrant
dans le petit jardin qui
dépendait de sa demeure, elle s'adressait aux
fleurs
qui y croissaient, et elle leur disait : " Petites plantes, mes
amies, n'êtes-vous pas
les créatures de mon Dieu, ne vous a-t-il pas donné
vos
brillantes couleurs et vos senteurs si suaves ?... Aimez-le donc et
bénéissez-le à votre
manière! Mais ces exclamations, par lesquelles la
sainte
cherchait à livrer passage au feu intérieur qui la consumait, ne
servaient au contraire
qu'à en augmenter les flammes; les battements
accélérés
de son cœur paraissaient alors prêts à rompre son enveloppe; et
ce cœur bouillonnant,
ne pouvant plus contenir les ardeurs qu'il
renfermait,
les répandait sur la surface du corps, lequel en était pénétré
au point de devenir
brûlant au toucher. Le feu divin fini même par se faire
jour dans l'organe qui
en
54
est
le siège principal, la poitrine de Catherine fut traversée, de
part en
part,
d'une ouverture qui attirait et rendait l'air extérieur. La place
était douloureuse; la
sainte y portait souvent la main par un mouvement
instinctif
pour se procurer quelque soulagment; " elle haletait comme un
soufflet, mais tantôt
"plus, tantôt moins, car elle n'eût pas pu supporter
le plus pendant deux
jours consécutifs sans en mourir". Quand cette extrême
ardeur se calmait un
peu, le cœur demeurait comme fondu et anéanti dans un
océan
d'une douceur infinie. Dieu laissait quelquefois Catherine se reposer
avec cette impression,
plongée et ravie en un goût et en un sentiment
intérieur
qui l'absorbaient entièrement. Mais bientôt le Seigneur permettait
qu'elle subit un nouvel
assaut, plus violent même que le précédent. Alors
elle
était tellement dévorée de l'amour en ses entrailles, qu'elle
perdait
l'usage
de la parole; à peine pouvait-elle prononcer encore, tout bas, ces
mots : Mon cœur s'en
va, je le sens consumé... Amour, je n'en puis plus.
Lorsqu'elle revenait à
elle, sa face était si vermeille, qu'on eût dit un
chérubin, et il lui
semblait qu'elle pouvait s'écrier avec le glorieux
apôtre
: Qui me séparera de la charité de Dieu ? Catherine assurait que,
si
on examinait
son cœur après sa mort, on le trouverait réduit en cendres et
entiètrement consumé.
Malheureusement cet examen n'a pas été fait; il eût
révélé
peut-être des phénomènes pareils à ceux qui se sont
présentés, lors
de
l'autopsie de la Clarisse Anne Nobili, de sainte Véronique Juliani
et de
plusieurs
autres mystiques célèbres. Il est digne de remarque que, tandis
que Catherine s'était
livrée aux mortifications les plus rigoureuses et aux
œuvres
les plus austères, pendant les années qui suivirent sa conversion,
son corps s'était
accommodé de tout; parfaitement soumis à l'esprit, il lui
avait obéi sans essayer
de regimber ou de se lamenter. Au contraire, lorsque
les
feux de l'amour qui consumait le cœur de la sainte eurent atteint
leur
plus grande
intensité, ce même corps en souffrit horriblement, sans
pourtant jamais se
révolter. Cela se comprends et s'explique : pendant les
pénitences, l'esprit
correspondait encore au corps et lui donnait la vigueur
nécessaire à des
opérations de cette nature; mais après que l'esprit, en
lequel et avec lequel
Dieu opérait immédiatement, se fut, en quelque
55
sorte,
séparé des choses créées, la partie physique demeura complètement
abandonnée. Ses forces
ne suffisaient pas à ce qu'elle devait porter, et,
cependant, elle ne
trouvait nulle part d'aide ni de correspondance. Le
corps,
dit à ce propos l'historien contemporains, est un sujet capable de
se
livrer à des
pénitences humaines; mais il n'est pas à la hauteur d'un amour
si ardent : par
conséquent, la nécessité de supporter un esprit devenu tout
de feu par une vraie
union avec Dieu et une tranformation intime en lui
était
pour lui un tourment plus terrible que le martyre. Toutefois
Catherine
ne
pouvait estimer cette souffrance. Elle n'avait qu'un désir, celui
que la
volonté
divine s'accomplit en elle; elle la sentait imprimée dans son âme,
et elle avait une
confiance telle que souvent elle s'adressait à Jésus les
paroles suivantes : "Je
sais qu'en tout ce que je penserai, dirai et ferai,
vous
ne me laisserez pas faillir." C'est le propos de l'amour d'unir
celui
qui aime à
l'objet aimé de manière à ce que les deux êtres n'en fassent pour
ainsi dire plus qu'un.
Or c'est là ce qui était advenu de notre sainte.
L'amour
immense qui l'attirait vers son Dieu l'avait tellement détachée et
si complètement vidée
d'elle-même et de toute propriété, qu'elle était
perdue
dans le Seigneur. " Ce n'était plus elle qui vivait, c'était
Jésus
qui vivait
en elle." Toute son occupation était en Dieu seul, c'était lui
qui semblait vouloir et
agir en elle. Un jour on l'entendit s'écrier : " Que
je
boive ou que je mange, que je me promène ou que je demeure en repos,
que
je parle ou
que je garde le silence, que je dorme ou que je veille, dans la
maison comme dans
l'église, dans la rue comme dans la maison, saine ou
malade,
vivante ou morte, à toute heure et dans les moments qui composent ma
vie, je veux, ô mon
Jésus, que tout se fasse en vous et pour vous. Vous êtes
ma
force, mon bien, ma volupté, ma béatitude, je ne puis tourner mes
regards
vers
autre chose que vous, au ciel et sur la terre; je ne sais plus si
j'ai
un corps,
une âme, un cœur; je suis transformée en vous, je ne vois, ne
sens et ne goûte que le
pur amour." Il résultait de cette absorption en
Dieu,
que lorsqu'il fallait vaquer aux occupations extérieures, répondre
et
agir,
Catherine, tout en se faisant une violence extrême, n'en pouvait
venir
à bout.
Alors, afin d'être en état de remplir les devoirs que la volonté
divine lui avait
imposés, elle recourait à la prière. Le Seigneur l'exauçait
et lui accordait son
secours;
56
aussitôt
elle parlait, marchait, remplissait les obligations de sa charge et
soignait ses malades,
comme si toute son attention eût été portée sur ce
qu'elle faisait. Mais,
ainsi que nous le disions ci-dessus, son occupation
intérieure restait tout
autre, et la sainte demeurait parfaitement unie à
son
Jésus, sans que rien pût jamais l'en distraire. " Tant que je
vivrai,
disait-elle,
je permettrai au monde de faire de mon extérieur ce qu'il
voudra; mais pour ce qui
est de mon intérieur, il faut qu'il le laisse ainsi
qu'il
est, car je ne puis, ni ne veux, ni ne voudrais pouvoir l'occuper
sinon en Dieu. Dieu l'a
pris pour soi, il s'y est enclos, tellement qu'il ne
veut
ouvrir à personne, et à moi-même moins qu'à tout autre. Il y est
aussi
fort que sa
puissance est grande; il n'y fait autre chose continuellement
que de consumer de son
amour la créature humaine; et puis après, quand elle
sera
toute consumée, nous sortirons tous deux de ce corps; et ainsi unis
ensemble, nous monterons
là-haut en paradis." En effet Dieu purgeait et
nettoyait, de plus en
plus, ce vaisseau précieux et élu, augmentait sa
capacité
et le remplissait davantage. Catherine se sentait toujours si
pleine et si rassasiée
d'amour divin, qu'il lui semblait impossible que ce
sentiment
crût encore, et cependant il augmentait en perfection et en
quantité à mesure que
le travail intérieur s'accomplissait. Ecoutons à ce
sujet
les paroles de la sainte elle-même, telles qu'elles nous ont été
conservées par ceux
auxquels elle les adressait; les voici : " Je me sens
ôter tous les jours de
petits brins que le pur amour tire dehors; ses yeux
pénétrants voient les
imperfections les plus petites, les plus secrètes et
les
plus ignorées, et il purifie de plus en plus l'intérieur, lequel se
voit
toujours
parfaitement net. Dieu fait ce travail sans que l'homme s'en mêle;
le Seigneur connaît
seul la netteté qui doit être produite, il montre à la
créature la perfection
qui en est l'œuvre, sans lui laisser voir les
imperfections
qui l'accompagnent, et c'est par une disposition toute
miséricordieuse. Car,
si cette créature (qui s'est remise entièrement entre
les
mains de Jésus et qui ne peut plus vouloir que perfection et vertu
divine), comprenait ce
qu'est la plus légère imperfection devant le
Très-Haut,
et si ensuite elle voyait dans soi toutes celles que Dieu y
découvre et qu'il en
tire, le désespoir la réduirait en poudre. La douce
bonté
du Seigneur les lui
57
"
enlève peu à peu, sans qu'elle s'en aperçoive, comme si c'était
chose qui
ne la
regardait en rien et dont elle n'eût pas à s'occuper." "
Lorsque ce
Dieu,
si plein de miséricorde, nous adresse son premier appel et nous
retire
des filets
du monde dans lesquels nous sommes enlacés, il nous trouve pleins
de vices et de péchés;
il nous donne d'abord l'instinct des vertus, plus
tard
il nous incite et nous provoque à la perfection, puis, par grâce
infuse, il nous conduit
à l'anéantissement de nous-mêmes(1), et enfin à la
vraie
transformation. Alors c'est Dieu qui gouverne l'âme et la conduite
sans moyen d'aucune
créature. L'état de cette âme est une tranquilité si
parfaite,
qu'intérieurement et extérieurement il lui semble être plongée
dans une mer profonde,
de laquelle(1) On commettrait une grave erreur en
interprétant dans le
sens du faux mysticisme et du quiétisme ce passage et
ceux
dans lesquels la sainte emploie des expressions semblables. Catherine
ne veut nullement dire
que l'âme, pour trouver Dieu par l'amour, doive
anéantir
son être propre et détruire ses facultés, ses forces et ses idées.
Elle veut exprimer
simplement ce que Bossuet a dit plus tard : que, pour
arriver
à l'union parfaite avec Dieu, il faut anéantir l'obstacle et la
limite, mais non pas
l'Etre. Le repos en Dieu auquel elle est arrivée, loin
d'être de l'inaction,
est, suivant l'heureuse expression du R. P. Gratry
(1),
un acte parfait qui consiste à être tout en action pour Dieu. De
même,
son
occupation en Dieu ne détruit pas l'esprit et la mémoire; elle est,
au
contraire, un
acte puissant de ces facultés; "elle est une pensée simple, où
se ramassent, en un,
autant qu'il est permis à la faiblesse humaine, toutes
les
perfections infinies de Dieu" (Bossuet). La mort d'elle-même,
dont
Catherine,
consiste à anéantir l'Egoisme, qui resserre l'âme dans d'étroites
limites, mais non pas à
anéantir l'âme elle-même. Son indifférence pour
toutes
les choses créées n'est pas une annihilation de la volonté et de
la
liberté; et
on peut encore lui appliquer le passage de Bossuet, reproduit
par l'auteur remarquable
que nous venons de citer : " Cette indifférence est
l'étendue et la
dilatation d'un cœur qui n'a plus d'autre volonté que celle
de Dieu. Notre volonté,
tant qu'elle se resserre en elle-même, se donne des
bornes;
elle s'agrandit, se dégage et devient libre en voulant comme Dieu".
Bossuet, dans ses écrits
contre le Quiétisme, ne combat pas l'emploi des
mots
néant et anéantissement, dans les traités mystiques, mais
seulement
comme
il le dit lui-même, le sens pernicieux que quelques-uns donnent à
ces
mots. (1)
Prêtre de l'Oratoire de l'immaculée Conception. De la Connaissance
de Dieu, T. II, p.61 -
52.
58
"
elle ne sort jamais, quelque chose qui lui advienne en cette vie.
Elle
demeure
comme immuable, sans que rien la puisse troubler, et tellement
impassible, qu'elle ne
sent autre chose, tant au cœur qu'en l'esprit, tant
au
dedans qu'au dire, en un mot, la paix divine qui la remplit est
telle,
que la
chair, les nerfs, les entrailles et les os en sont pénétrés. Et
plus
l'âme va en
avant, plus aussi elle s'enfonce et s'abîme, se plonge et se
transforme en cette
paix; de façon que la partie humaine va toujours
s'éloignant
du monde et des choses terrestres et naturelles. Le corps ne
prend plus de
nourriture, et, cependant, il ne se consume ni ne meurt; la
créature demeure saine
sans les causes ordinaires de la santé, elle ne vit
pas
substantée par la nature, mais par un rassasiement incompréhensible,
lequel réagit sur le
physique. En contemplant son visage radieux et ses yeux
purifiés et ardents
comme les étoiles qui scintillent au ciel, on croit voir
en
terre un ange du Trés-Haut. L'amour qui la remplit est de si grande
générosité et
excellence, qu'il dédaigne de perdre son temps pour les choses
estimées les plus
belles et les plus précieuses. Il ne s'occupe que de sa
netteté et de sa
pureté, desquelles sortent d'éclatants rayons de vertus
embrasées, et il ne
tient aucun compte du reste. Plus je vais en avant, plus
je
reconnais que l'homme a été créé pour aimer, pour prendre plaisir
et se
délecter
en ce saint et pur amour. Lorsque, par la grâce de Dieu, il est
parvenu au port
désirable, il ne peut plus faire autre chose qu'aimer et se
réjouir, et cette
grâce, le Seigneur la lui accorde d'une façon si admirable
et si supérieure à
toute pensée humaine, que, tout en étant encore en cette
vie la créature sent
qu'elle participe déjà à la gloire des bienheureux."
Catherine nous peint
ici, d'une manière incomparable, l'état auquel elle
était
arrivée elle-même, et dont celui-là seul peut parler, qui le
connait
par
expérience personnelle. En une autre occasion, elle entre sur cet
état
dans des
détails encore plus intimes, en expliquant comment elle avait
abandonné tout le soin
de sa personne à l'amour divin, et la manière dont il
opérait pour la
purifier entièrement. " Depuis que l'amour s'est emparé en
moi du soin et du
gouver-
59
nement
de toutes choses, disait-elle, il ne m'a pas abandonnée et je ne me
suis plus mêlée de
rien." " Je lui avais donné les clés de la maison, avec
une grande et ample
puissance, afin qu'il fît tout ce qui était nécessaire,
sans avoir aucun égard
à l'âme, au corps, aux biens, aux parents, aux amis,
au
monde; il me suffisait que rien ne manquât de ce qui serait requis
par la
loi du pur
amour. Et, lorsque je vis qu'il avait accepté ces pouvoirs et
qu'il agissait en
conséquence, je me tournai vers lui pour contempler ses
opérations, et je
demeurai tout absorbée et attentive à suivre son œuvre.
Il
me faisait reconnaitre comme imperfections une foule de choses qui,
autrement, m'eussent
semblé justes et excellentes. Il découvrait du défaut
en
tout; lorsque, excitée par mon feu intérieur, je me mettais à
parler des
choses
spirituelles, que je connaissais parce que l'amour me les avait
montrées, il me
reprenait aussitôt. " Ne parle pas, me disait-il; ne permets
pas au feu que tu
ressens de s'évaporer par des paroles : ne fais rien qui
puisse te procurer
quelque rafraichissement." Quand je me taisais, sans
tenir compte de quoi que
ce soit, et en me disant seulement à moi-même : "
Si
le corps ne peut supporter cela, qu'il en meure, je n'ai de souci de
rien", l'amour me
reprenait encore, et me disait : " Je veux que tu fermes
tes yeux intérieurs, de
façon à ce que le moi du vieil homme ne puisse pas
me
voir opérer; il faut qu'il reste comme mort, et que tu ne l'emploies
en
rien."
Alors je demeurais semblable à une chose, ne faisant que soupirer,
sangloter et gémir,
sans parler, ni prendre garde à rien, et cependant
l'amour
me disait encore : " Tu as l'air de ne pouvoir te supporter;
qu'as-tu ? Si tu
éprouves un sentiment humain, ta partie propre vit encore;
cesse de sangloter, je
ne veux voir aucun de ces signes." Après avoir été
reprise de la sorte je
ne faisais plus d'acte intérieur ou extérieur. Mais,
quand
on parlait devant moi de choses ayant de l'analogie avec ce que je
ressentais dans l'âme,
mes oreilles écoutaient, j'attendais que l'on dit
quelque
chose qui pût rendre plus tolérable mon immense assaut intérieur;
de
même je
regardais de côté et d'autre, pour oublier quelque peu la grande
ardeur que je
ressentais, et me procurer de l'allègement au moyen des yeux.
Ces actes ne provenaient
pas de ma libre volonté, l'inclinaison naturelle
faisait
cela sans élection, et je ne m'en aperçevais pas; mais l'amour me
reprenait encore : "
Cette
60
"
manière de regarder et d'écouter me déplaisent, disait-il : ces
choses
sont des
défenses et des excuses du vieil homme, et il faut qu'il
disparaisse." "
Ainsi l'amour découvrait les moindres taches, et mon
humanité (1) ne pouvait
plus se nourrir en aucune façon. Il était si jaloux
de
mon âme, il examinait tellement toutes choses jusque dans les plus
menus
détails,
il détruisait avec tant de soin tout ce qui ne pouvait demeurer en
la présence de Dieu,
que malgré la perversité diabolique de ma partie
propre,
je la vis à la fin dans un anéantissement presque complet, de sorte
qu'elle ne pouvait plus
me donner aucune crainte. Le purgatoire, ni l'enfer,
ni
les choses les plus terribles ne m'eussent épouvantée; mais si
j'avais vu
en moi
la moindre opposition à l'action divine, c'est là vraiment ce qui
eût
été pour
moi un enfer pire que celui qu'habitent les démons. Cependant
l'amour anéantissement
non seulement mon être malin extérieur, mais encore
ma
partie propre intérieure et spirituelle, qui goûtait et comprenait
cet
amour, et qui
semblait vouloir se transformer toute en Dieu et anéantir de
son côté l'être
extérieur. Lorsque la partie spirituelle croyait avoir
vaincu ce dernier, en
lui ôtant les moyens de se repaître, et qu'elle
pensait
se rapporter à elle-même le bénéfice de sa victoire et en jouir,
cet
amour
insatiable survenait furieux et s'écriait : " A quoi songes-tu
? Ne te
figure
pas que je te laisserai la moindre chose pour l'âme ou pour le
corps.
Il faut
que, tous deux, ils demeurent absolument nus et dépouillés
au-dessous de moi. Je
n'ai pas consenti aux sentiments dont tu prétends te
nourrir; sache bien que,
lorsque je viens cribler une âme, je ne laisse
subsister
que ce que je juge bon et je ne tolère pas la moindre
imperfection, pour
petite qu'elle soit. Rien autre que ce que j'aurai
approuvé
ne pourra se présenter devant Dieu; je veux te transformer en moi,
te dépouiller de telle
sorte que tu ne puisses plus voir et sentir en toi
que
le pur amour sans mélange. En un mot, je veux être seul ; car, si
j'avais quelque étranger
en ma compagnie, les portes du paradis me seraient
fermées,
elles ne sont ouvertes que pour moi. " Ce pur amour, dit encore
Catherine, use de
plusieurs (1) Catherine emploie habituellement
l'expression
humanité pour désigner le corps des instincts de la nature ;
c'est en ce sens qu'il
faut l'entendre.
61
moyens
pour mener l'âme à la perfection. Il l'observe lorsqu'elle est
occupée de quoi que ce
soit avec affection; il tient pour ennemies toutes
les
choses qu'il lui voit aimer, et il se décide à les détruire sans
aucune
compasssion
pour l'âme et pour le corps; mais, considérant la débilité de
l'homme, il les
retranche petit à petit." " Aveuglés par l'amour-propre,
nous tenons
excessivement à tout ce qui semble beau, bon et juste, et nous
l'aimons comme tel.
L'amour pur, voyant cette disposition, dissipe et
détruit
sucessivement ce à quoi nous sommes attachés, par la mort, la
maladie, la pauvreté,
la haine, le scandale et la discorde; il nous frappe
dans
nos parents, dans nos amis, dans nous-mêmes; nous ne savons plus que
faire de nous arrachés
aux choses dans lesquelles nous nous délections, nous
ne
recevons d'elles toutes que peine et confusion. Nous ne comprenons
pas
pourquoi Dieu
fait de pareilles opérations; elles semblent contraires à la
raison, à l'ordre
éternel et terrestre. Mais nous crions et nous nous
tourmentons en vain; en
vain nous espérons sortir de si grande angoisse, car
ces
opérations qui révoltent notre jugement et notre sentiment sont
destinées à conduire
les âmes à leur but. " Quand l'amour divin nous a tenus
quelque temps avec l'âme
ainsi suspendue,presque désespérée, ennuyée et
dégoûtée
de tout ce qu'elle aimait auparavant, il se montre lui-même à elle,
avec son céleste
visage, joyeux et resplendissant. A lors l'âme, abandonnée
et délaissée de tout
autre aide, se livre entièrement à lui, puis, l'amour
pur
lui donnant la connaissance de ce que Dieu a fait en elle, elle
s'écrie
: "
O aveugle que je suis, où étais-je occupée ? qu'allais-je
cherchant ?
que
désirais-je ? Ici est toute la délectation à laquelle j'aspirais,
O
divin amour !
que vous m'avez doucement trompée pour me dépouiller de
l'amour-propre et me
revêtir de vous, en qui se trouvent toutes les joies !
A
présent que je vois la vérité, je ne me plains plus que de mon
ignorance !
"
Entièrement convertie à vous, je vous laisse désormais le soin de
ma
personne, je
vois clairement que ce que vous faites de moi vaut infiniment
mieux que ce
que j'en pourrais faire. Vous seul savez conduire l'âme au
but de ses recherches et
de ses désirs. Livrée à elle-même, elle ignore ce
qu'elle
doit faire pour y arriver; car elle est aveuglée par la propriété;
guidée par vous, elle
suit la voie droite et nette, qui conduit à la vraie
liberté."
62
Chapitre
X. Ardent amour de sainte Catherine pour la très sainte
eucharistie. Catherine
était dominée par une seule pensée; elle voulait
arriver
à l'union avec Dieu, la plus complète, la plus intime, où puisse
parvenir la créature;
et, comme elle savait que la divine Eucharistie est le
moyen
le plus puissant d'union que nous ait donné Notre-Seigneur, elle
avait, ainsi que nous le
disions précédemment, une faim insatiable, et elle
s'y
sentait irrésistiblement attirée. Aussi Catherine, toujours prête
à se
soumettre
en toutes choses à la volonté d'autrui, ne réussit jamais à
briser
la sienne
sur cet article. Assurément elle n'eût pas communié contrairement
aux ordres de son
confesseur; et, s'il lui avait défendu de s'approcher de
la
table sainte, elle s'en fût abstenue sans réclamation; mais le
violent
désir de
reçevoir son Dieu, caché sous les espèces consacrées, lui serait
toujours resté. Elle
exprima un jour ce qu'elle eût éprouvé en semblable
circonstance : " Si
mon confesseur me disait : Je ne veux pas que vous
communiez,
s'écria-t-elle, je lui répondrais : Très bien, mon père!
Seulement je ne puis pas
dire comme vous : Je ne veux pas, car je voudrais
bien.
Après avoir prononcé ces paroles, Catherine ajouta : " je ne
trouve en
moi que
deux choses auxquelles je ne puis consentir, et une troisième chose
qu'il m'est impossible
de ne pas vouloir et désirer. Celle que je désire est
la
sainte communion, parce que la communion est Dieu même; celles
auxquelles
je ne
saurais consentir sont : le péché, pour petit qu'il soit, et la
passion de
Notre-Seigneur. J'ai beau faire, je ne peux vouloir que Dieu, mon
amour, ait enduré de si
grands supplices; j'aimerais mieux, si c'était
possible,
souffrir pour toutes les âmes autant de peines qu'il y en a en
enfer (1).
(1)
Sainte Catherine parle ici de la Passion, en tant que pénible à
Notre-Seigneur, et non
en tant que méritoire, satisfactoire, et conforme à
la
volonté de Dieu.
63
Quels
que fussent l'état de la santé de Catherine et les affaires dont
elle
était
chargée, elle communiait tous les jours. Il advint une fois qu'un
religieux qui la
connaissait à peine, c'était à ce que l'on croit le P. Ange
de Clavasio, parlant
devant elle de la fréquente communion, lui dit : " Vous
communiez tous les
matins, comment vous en trouvez-vous ? " La sainte lui
répondit avec vérité
et simplicité. Alors le religieux, voulant voir si ce
désir
violent venait vraiment de Dieu, ou s'il était simplement naturel,
lui
répliqua
qu'il pourrait bien y avoir du défaut et de l'abus à communier si
souvent : et lui ayant
parlé de la sorte, il s'en alla. Catherine, qui avait
la
conscience excessivement délicate, fut effrayée; et s'abstint
pendant
plusieurs
jours de s'approcher de la sainte table. Son obéissance lui coûta
cher. Elle fut en proie,
pendant ces jours d'épreuve, à d'indicibles
angoisses
et aux douleurs les plus affreuses. Les personnes qui
l'entouraient
reconnurent ainsi que l'expérience qu'on voulait faire sur
elle n'était pas
conforme à la volonté de Dieu, et que la communion seule
pouvait mettre un terme
à ses souffrances. Ils firent revenir le P. Ange;
celui-ci
répara le mal qu'il avait fait, en exhortant la sainte à retourner
à sa première coutume,
et il l'assura qu'elle pouvait le faire sans abus ni
défaut.
En une autre occasion, Catherine, gravement malade, n'avalait plus
rien et semblait à
toute extrémité. Les médecins, après avoir inutilement
employé toutes les
ressources de la science, déclarèrent qu'il n'y avait
plus
rien à faire, que le cas était désespéré et la mort prochaine.
Alors la
sainte,
accablée sous le poids d'une angoisse immense, mais intérieurement
élairée de Dieu, dit à
son confesseur : " Mon cœur n'est pas fait comme
celui
des autres : il ne se réjouit que dans son Seigneur; et pour cette
cause donnez-le-moi, car
si je reçois trois fois la sainte communion, je
serai
guérie." Le confesseur, sachant qu'en effet ce seul aliment
entretenait la vie en
elle, le fait communier ainsi qu'elle le demandait, et
le
fait justifia pleinement la prédiction. Une autre fois elle rêva,
étant
endormie,
qu'elle ne devait pas communier le jour suivant; et, bien qu'elle
pleurât difficlement,
elle trouva, en se réveillant, son oreiller trempé et
tout
pénétré de larmes. " Souvent pendant la messe elle était
ravie en
extase;
mais
64
elle
revenait toujours à elle pour la communion, et elle s'écriait : "
Ah !
Seigneur, je
crois que si j'étais morte, je ressusciterais pour vous
recevoir, et si l'on me
présentait une hostie non consacrée, je la
distinguerais
comme l'on distingue l'eau du vin." Elle disait cela, parce
qu'elle recevait de
l'hostie consacrée un certain rayon d'amour qui lui
transperçait le plus
profond du cœur. " Elle affirmait également que, si
elle voyait toute la
cour céleste vêtue uniformément, de sorte qu'il n'y eût
aucune différence entre
Dieu et les anges, l'amour qu'elle portait en son
cœur
reconnaitrait son Seigneur, de même que le chien fidèle reconnait
son
maître; et
avec moins de difficulté encore, parce que l'amour trouve,
sur-le-champ et sans
empêchement, son dernier repos en Dieu, qui est sa
fin."
Le temps qui s'écoule entre la consécration et la communion lui
paraissait toujours
d'une intolérable longueur, elle disait alors dans son
intérieur : "
Hâtez-vous de l'envoyer au plus profond de mon cœur, c'est sa
nourriture et son amour;
il ne peut supporter de la voir dehors." Les
prêtres,
ainsi qu'elle le répétait souvent au commencement de sa
conversation, étaient
de sa part les objets d'une sainte jalousie. Elle leur
enviait le bonheur de
pouvoir communier quand ils le voulaient et sans que
personne
s'en étonnât, de toucher de leurs mains le très saint Sacrement,
et
surtout de
célébrer trois messes dans la bienheureuse nuit de Nœl. Il
arrvia, en 1489, que le
pape Innocent VIII mit un interdit de dix jours sur
toutes les églises de
Gênes. Catherine, ne pouvant plus y communier, se
rendit
tous les matins dans une chapelle située à une demi-lieue de la
ville, pour y recevoir
le pain de vie; " et, ajoute notre vieil historien,
son
désir de s'unir à son bien-aimé était si grand, qu'il lui
semblait que
son
corps se transportait aussi vite que son esprit au lieu où elle le
retrouvait."
Chapitre XI. Horreur de Catherine pour le péché. Celui qui aime
Dieu de tout son cœur,
de toute son âme et de toutes ses forces, doit
éprouver
une haine égale à son
65
amour,
pour le péché, qui sépare du bien suprême. C'est là aussi ce que
l'on
remarquait
en Catherine. Dans les premiers temps qui suivirent sa
conversion, elle
ressentait une telle horreur et une si violente indignation
contre elle-même au
souvenir de ses manquements et de ses négligences,
qu'elle
demandait à Dieu de la punir en toute rigueur. " Je ne veux ni
grâce, ni miséricorde,
lui disait-elle, ce n'est pas ce qu'il me faut en ce
monde;
je ne veux que la justice et les châtiments." Mais elle alla
plus
loin encore;
persuadée que tout ce que nous pouvons souffrir ici-bas n'est
nullement proportionné
au crime que nous commettons en offensant la Majesté
suprême, elle se
condamnait d'avance aux peines expiatoire de l'autre vie.
Malgré sa foi en la
puissance du Vicaire de Jésus-Christ, et sa grande
vénération pour les
indulgences, dont elle reconnaissait l'utilité, elle ne
les
recherchait pas; sa haine d'elle-même était si violente, qu'elle
voulait
se voir
punie comme elle méritait de l'être, plutôt que de se trouver
absoute par de
semblables satisfactions que nous accordent la miséricorde de
Dieu et la tendresse
maternelle de l'Eglise. Elle aspirait à satisfaire
elle-même, et de toute
ses forces, pour le mal qu'elle-même avait fait. Elle
voyait
que l'Offensé était doué d'une immense et souveraine bonté; que
l'offenseur, au
contraire, était plein de malice, et elle voulait que tout
son moi fût livré à
la divine justice, pour être châtié, sans espoir
d'échapper à aucune
des souffrances qu'il avait méritées. Ces mêmes motifs
ne
lui permettaient pas non plus de se recommander aux prières
d'autrui; "
elle
se considérait comme dévouée à tous les supplices, et les
acceptait
comme
étant mérités. Tel était le haut degré de perfection auquel
était
parvenue
cette sainte âme, qui, déjà presque assurée de la victoire,
désirait combattre,
comme un vaillant et brave soldat, pour la gloire de son
Seigneur, et sans
demander d'autres secours que celui de la grâce divine,
sans
lequel nous ne pouvons rien." La haine de la sainte pour le
péché
semblait
ne plus pouvoir croître, et cependant elle augmenta encore à mesure
qu'elle acquit une
connaissance plus claire de la laideur de l'offense
commise
contre Dieu, source de tout bien. Il arriva un jour que, tout
occupée de cette pensée
et excitée par l'ardeur démesurée qu'elle ressentait
dans
son intérieur, elle s'adressa à Lucifer et lui dit : " Je veux
m'arrêter à devi-
66
"ser
avec foi d'un cas qui se présente à mon esprit. Si, d'une part, tu
réunissais en toi seul
tous les maux et tous les tourments de l'enfer, et
si,
d'un autre côté, une âme qui aime d'un amour pur et net se
trouvait
empêchée
dans ce vrai amour par un seul petit brin d'offense, laquelle de
ces deux souffrances
serait la plus terrible, lequel de ces cas serait le
plus
grave, dis-le moi ?... " Au moment même où Catherine achevait
de
prononcer ces
paroles, il lui fut clairement démontré, en l'esprit, que la
moindre offense faite à
Dieu semblerait infiniment plus intolérable à cette
âme
que l'enfer ne parait à Lucifer. Cette démonstration précise agit
assez
puissamment
sur le cœur de notre sainte, pour produire une maladie qui la
réduisit à
l'extrémité. La plupart des hommes sentent à peine la componction
et les remords de
conscience produits par le péché; et quant aux péchés
véniels, on passe
dessus fort légèrement, sans presque s'en occuper. Il n'en
était pas ainsi de
Catherine Adorne. Dieu lui fit voir un jour tout ce qu'il
y
a de mal au fond de chaque faute vénielle; elle en éprouva une si
terrible
impression,
que, suivant ses propres paroles, " elle fût tombée morte
sur-le-champ, si le
Seigneur lui eût fait connaître qu'il y avait en elle un
seul péché de
cette nature." Cependant il lui resta pendant longtemps une
grande crainte à la
suite de cette vision; lorsque le moindre doute
d'imperfection lui
traversait l'esprit, il fallait qu'elle en fût
promptement
éclaircie, " autrement elle se trouvait aussi angoissée que si
on l'eût plongée dans
une chaudière bouillante." Catherine exprima en
plusieurs occasions sa
profonde horreur du péché véniel. " Je ne saurais
comprendre, dit-elle un
jour, que je ne sois pas morte, lorsque le mal que
renferme
le moindre acte contre Dieu m'a été montré. Or, si l'ombre du
péché
véniel
m'a semblé si affreuse, que doit-on penser du péché mortel ? Ah !
certes, s'il
apparaissait avec toute sa monstrueuse laideur, il y aurait de
quoi faire mourrir, même
un être immortel. Car ma vision n'a eu pour objet
qu'une
faute légère; elle n'a duré qu'un instant; et si elle se fût
prolongée, elle eût
suffi pour réduire en poussière un corps de diamant. "
Telle qu'elle a été,
elle a brûlé mon sang, bouleversé mes humeurs, et
réduit
mon corps à la dernière faiblesse. Je ne m'étonne plus de
l'horreur
de
l'enfer, puisqu'il est destiné
67
à
servir de demeure au péché; mais, lorsque je me rappelle ce que
j'ai vu,
je crois
en vérité l'enfer moins hideux encore que le péché dont il est le
châtiment."
Catherine considérait le péché mortel comme excessivement rare
et à peu près
impossible. Lorsqu'on parlait devant elle des péchés du
prochain, elle n'y
voulait pas croire; et quand certains faits lui étaient
démontrés, elle les
considérait comme des mouvements indélibérés, ne pouvant
supposer qu'une créature
douée de raison pût pousser la folie jusqu'à
offenser
Dieu avec pleine advertance. Quelquefois, cependant, l'évidence des
preuves était telle,
qu'il fallait qu'elle s'y rendit. Alors, en proie au
plus
violent chagrin et ravie en une douloureuse extase, on lui entendait
adresser la parole aux
pécheurs, comme s'ils eussent été là pour l'entendre,
et
leur donner les leçons les plus sublimes. " O homme malheureux,
s'écriait-elle, que
faites-vous du temps et des biens qui pourraient vous
servir
à acquérir le ciel ? à qui donnez-vous ce cœur, dont la
destination
est
d'être uni à Dieu ? Vous forcez le Seigneur à retenir en soi
l'amour
qu'il ne
peut répandre sur vous, à cause des choses terrestres qui vous
absorbent ! " Un
jour vous reconnaitrez que Dieu ne vous a pas manqué et que
vous vous êtes manqué
à vous-même; mais il sera trop tard ! " La misère du
péché vous aveugle.
Ceux qu'elle entraîne ne sauraient comprendre, comme ils
le
devraient, les tourments extrêmes et les malheurs excessifs qu'elle
amène
à sa
suite. Souvenez-vous que vous devez mourir; vous avez besoin d'y
penser. Lorsque arrivent
les angoisses de la dernière et redoutable heure,
toutes
les joies s'enfuient et s'éloignent de l'homme; tous les maux au
contraire, se présentent
à lui, et ils sont sans remède. Hélas ! je ne sais
comment
exprimer les peines, les terreurs, les tribulations démeusurées
dont
l'âme est
alors assiégée; je m'en tais, ayant le cœur trop serré pour en
pouvoir parler ! "
Etre infortuné ! tu verras en ce moment le soin que Dieu
avait mis pour assurer
ton salut, dont cependant tu t'occupes si peu! Le
temps
de ta vie entière sera remis devant tes yeux ; toutes les facilités
que tu as eues de bien
faire, toutes les bonnes inspirations que tu as
repoussées,
te seront montrées. Tu comprendras tout cela clairement en un
seul instant, sans y
pouvoir contredire ou alléguer une excuse.
68
"
En quel état crois-tu que sera ton âme, lorsqu'elle passera, de la
grande
injustice
en laquelle elle aura vécu, à la présence de la vraie justice,
c'est-à-dire en celle
de Dieu même, pour être jugée par lui ? " Cette pensée
m'épouvante; car j'en
comprends l'importance extrême, et je me sens poussée
à
crier : Prenez garde ! Prenez garde ! Si je pouvais être entendue
partout,
je ne
cesserais jamais de répéter ces mots. " Lorsque je vois mourir
une
personne, je
me dis à part moi : Oh que de choses nouvelles, grandes et
extrêmes, va voir cette
âme ! Mais la plupart des hommes s'avancent vers le
moment
suprême comme font les bêtes; c'est-à-dire sans réflexions, sans
lumière, et sans se
rendre à l'appel de la grâce! quand je considère cette
apathie, tandis que le
bonheur ou le malheur éternel est en jeu, j'ai besoin
d'être
soutenue par la divine Providence : autrement je ressentirais la
peine la plus cuisante
que l'on puisse éprouver pour le prochain !" Oh! que
mon cœur se remplit de
deuil, quand j'entends dire à ceux qui continuent à
faire
le mal : Dieu est bon, il nous pardonnera! " La bonté infinie
avec
laquelle il
se communique à nous, qui sommes si mauvais, ne devrait-elle pas
nous exciter à l'aimer
davantage et à dire sa volonté ? Loin de là, cette
grande
miséricorde nous enhardit et nous donne la confiance que nous
pouvons
pécher
impunément. Il en résultera qu'à la fin nous subirons une
condamnation plus
terrible. " Tant que l'homme est ici-bas, Dieu use de
toutes les voies de
miséricorde pour le sauver; il lui donne toutes les
grâces
nécessaires à son salut : père très bénin et très clément, il
ne sait
nous
faire que du bien en cette vie ; il supporte nos péchés et nous
attend
patiemment
jusqu'à l'heure dernière, et puis après la mort il exerce sa
justice! " Quand je
vois l'homme mettre son amour dans les créatures,
s'abaisser
jusqu'à aimer un chien ou un chat, s'en délecter, ne plus penser
à autre chose, et
devenir tellement esclave de ce qu'il affectionne,
qu'aucun
autre amour, qu'aucune des inspirations dont il a si besoin, ne
trouvent plus d'entrée
en lui; quand je vois cela, dis-je, il me prend envie
de
lui arracher ce qui le tient occupé de façon à lui faire perdre de
vue
l'amour de
Dieu! " Ah! souvenons-nous en, Dieu, infiniment bon, nous a
69
créé
pour la béatitude éternelle; il met à notre disposition, avec une
charité sans bornes,
tous les moyens qui peuvent nous y conduire;... et,
quels
que soient nos infidélités et nos manquements, il ne cesse pas de
nous
envoyer les
inspirations, les admonitions et les châtiments dont nous avons
besoin pour parvenir au
terme que son amour nous a assigné!" L'homme
comprendra
ces choses après la mort! il reconnaîtra qu'il a refusé de se
laisser guider par la
bonté divine, et qu'il se doit son malheur à lui seul;
alors son opposition à
l'action du Seigneur lui paraitra plus terrible que
les
peines mêmes de l'enfer qu'il endurera; car ces peines, quelque
affreuses qu'elles
soient, ne sont rien en comparaison de ce qu'éprouve
celui
qui est obligé d'attribuer à sa résistance et à sa désobéissance
propres la privation de
la vision béatifique." " Quiconque comprend ce que
sont le péché et la
grâce ne peut redouter et estimer autre chose, disait
encore
sainte Catherine. Je ne saurais m'expliquer l'aveuglement de celui
qui ne voit pas que, là
où Dieu ne correspond point et ne soutient plus par
sa
grâce, il n'y a que peine, deuil, colère, ennui, malheur, tristesse
et
tourments,
même dès la vie présente, où, cependant, quels que soient nos
péchés, cette grâce
ne nous abandonne jamais tout à fait. S'il était
possible
qu'un homme pût vivre de la vie corporelle et d'être entièrement
abandonné de Dieu, sauf
de sa justice (car autrement il retomberait dans le
néant),
je suis assuré que celui qui comprendrait le malheur de cet abandon
serait saisi d'une telle
épouvante, qu'elle lui donnerait la mort à
l'instant.
Mais notre langage est impuissant à exprimer, et notre
entendement incapable de
comprendre un si effroyable malheur! " Oh, que nous
courons de dangers
pendant l'existence présente! Lorsque je considère ce
qu'est la vie ou la mort
spirituelle, j'en suis saisie à tel point, que j'en
mourrais, je crois, si
Dieu ne me gardait. Si je pouvais avoir encore un
désir,
ce serait d'être capable d'exprimer ce que je sens à cet égard;
et,
pour faire
passer ce sentiment dans les autres, il n'est pas de martyre que
je ne fusse prête à
endurer de grand cœur. " Tout ce que je puis dire
touchant l'horreur du
péché n'est rien en comparaison de ce que j'en
comprends
en mon esprit. Je ne m'étonne pas que, sous de certains rapports,
70
le
purgatoire soit aussi affreux que l'enfer; l'un, à la vérité,
n'est fait
que
pour purger, l'autre pour punir; mais tous les deux ont le péché
pour
objet; et,
celui-ci étant hideux comme il l'est, il faut bien que le
châtiment et la
purgation soient en rapport avec son abomination." Chapitre
XII. Continuation du
même sujet - Dieu donne un directeur spirituel a
Catherine. De même que
saint Paul, ravi au troisième ciel, fut témoin de la
béatitude des justes,
dit le premier biographe de notre sainte, de même
Catherine
vit les tourments réservés aux pécheurs, l'horreur et l'infamie du
péché. Dieu lui avait
accordé à cet égard des lumières tout à fait
exceptionnelles. Ainsi
que nous le rapportions précédemment, l'opposition la
plus
légère à la volonté divine, si elle l'eût découverte en elle,
lui eût
semblé
plus intolérable que toutes les peines réunies du purgatoire, parce
qu'elle comprenait que
cette opposition pouvait seule l'éloigner de Dieu."
Si
une créature humaine était capable de comprendre le degré de
gloire de la
Reine
du ciel et des anges, de la très sainte Vierge Marie, disait-elle un
jour à ce propos, si
avec cela elle avait, par ordonnance divine, la volonté
et
les dispositions nécessaires pour jouir de ces prérogatives comme
Notre-Dame elle-même,
et qu'ensuite on lui dit : " Cette gloire
t'appartient;
mais il faut qu'à côté d'elle tu voies en toi une tache
d'imperfection, opposée
à l'ordonnance du Tout-Puissant, je suis persuadée
que
cette créature répondrait : Je ne veux pas d'une gloire semblable
en
semblable
compagnie, j'aimerais mieux être envoyée au plus profond du
purgatoire." Elle
répondrait cela, parce qu'il faut nécessairement que, pour
devenir bienheureuse,
l'âme soit nette de toute imperfection : Dieu seul
étant
la béatitude de l'âme, comment celle-ci serait-elle satisfaite, si
elle se trouvait avoir
l'imperfection la plus légère, elle endurerait plus
volontiers tous les
tourments imaginables, que de se poser, avec cette
souillure,
en face de la majesté divine.
71
"
Voyez, d'après cela de combien de maux le péché est cause; car,
pour petit
qu'il
soit, il met l'âme en désacord avec le Tout- Puissant et l'en
sépare !
Mais je
dirai plus, encore : S'il était possible que Dieu supportât une
peine, il en aurait une
très grande à l'occasion de cette séparation; plus
grande
même que celle de l'âme : car plus on aime, plus ausi on souffre
d'être séparé de ce
que l'on aime. Or, Dieu aimant plus l'âme qu'il n'est
aimé
d'elle, sa gloire surpasserait celle de cette âme, s'il pouvait la
ressentir. "
J'explique ma pensée par un exemple : " Lorsque deux personnes
s'entr'aiment et qu'un
tiers vient jeter entre elles le trouble et la
discorde,
lequel de ces deux cœurs aimants souffrira le plus de cette
division ? N'est-ce pas
celui qui aimait davantage ? Ainsi Dieu et l'âme
s'aiment
réciproquement, tant que cette dernière n'a pas perdu l'image et la
ressemblance de son
Créateur, qui lui est donnée par grâce et par pure
bonté.
Mais quand elle l'a perdue par quelque péché, on dit qu'elle a
offensé Dieu. Le terme
est impropre; car Dieu ne peut pas être offensé; et
lorsqu'on emploie cette
expression, c'est comme si l'on disait : " Tu as
chassé
de toi Dieu, qui t'aimait d'un amour infini, et qui voulait te douer
de ses grâces et te
donner les perfections qu'il te destinait; tu as empêché
sa
disposition et son ordonnance." Par le fait, c'est l'homme qui
reçoit le
dommage
et qui s'offense lui-même; mais on dit que Dieu est offensé parce
qu'il nous aime plus que
nous ne nous aimons, et qu'il recherche notre
utilité
et notre profit plus que nous ne pouvons le faire nous-mêmes.
" Je
le
repète, Dieu, s'il était susceptible de douleur, en éprouverait
lorsque
nous le
repoussons; ce qui le prouve, c'est qu'encore que l'âme soit plongée
dans le péché, le
Seigneur, plein de bénignité, ne cesse pas pour cela de
l'inciter et de lui
adresser intérieurement ses appels, et dès qu'elle y
répond, il la reçoit
de nouveau en sa grâce, il lui rend son amour et oublie
son
abandon. " La pluspart des hommes sont des aveugles qui ne
considèrent
ni
cet amour, cette bonté et ces soins immenses, ni les grands biens
qu'ils
n'y
mettaient obstacle. Celui qui ne se connait pas en pierres précieuses
ne
les estime
pas. L'âme illuminée de l'amour divin, au contraire, voit,
considère et comprend
ces choses; et, lorsqu'elle reconnait qu'elle
72
a
offensé ce Dieu si auguste et si paternel, elle demeure dans un état
voisin du désespoir, et
elle se dit à elle-même : " Qu'ai-je fait hélas!
Comment pourrais-je
jamais satisfaire ? " Puis éclairée par la lumière
surnaturelle, elle
comprend qu'aucune pénitence ne peut servir de
compensation
pour les insultes; que, par elles-mêmes, nos satisfactions sont
insuffisantes pour le
moindre péché, et qu'elles ne prennent de valeur que
par
acceptations de Dieu et par le mérite infini de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. "
S'il m'était permis de me laisser ouvrir les veines et de
donner mon sang à boire
à mes semblables, afin de leur faire comprendre ces
vérités,
je le donnerais jusqu'à la dernière goutte. Tout en moi se soulève
lorsque je considère
que l'homme, créé pour le bien suprême, y renonce pour
des
choses de néant. Car, en vérité, tout ce qu'il peut posséder en
ce
monde, pour
son plaisir et sa consolation, dût-il en jouir jusqu'au jour du
jugement, n'est rien en
comparaison de ce qu'il perd. Et c'est par amour
pour
ces misères qu'il se condamne au malheur éternel, à demeurer privé
de
Dieu, ennemi
de Dieu, incapable désormais d'aimer Dieu!..." La haine
irréconciliable de
notre sainte contre le péché lui faisait exercer sur
elle-même une vigilance
si exacte et si continuelle, qu'au témoignage de ses
contemporains elle ne
connait aucun péché véniel, à partir du temps de sa
conversion. Durant les
vingt-cinq années qui suivirent ce miraculeux
événement
Dieu lui-même, avons-nous dit, prit soin de gouverner Catherine,
de l'instruire et de la
guider, sans intermédiaire d'aucune créature. Mais,
après
ce temps, elle devint infirme, et ne fut plus capable de supporter,
seule, l'opération
divine. Le Seigneur donna donc à sa fille bien-aimée un
prêtre pour la diriger.
Il se nommait Cattaneo Marabotto; c'était un homme
spirituel, de très
sainte vie, et fort propre à remplir une charge
semblable.
Dieu lui accorda beaucoup de lumières, afin qu'il pût comprendre
ce qui se passait dans
l'âme de Catherine; Marabotto fut nommé recteur à
l'hôpital où elle
demeurait; il la confessait, lui disait la messe et lui
donnait la communion. Il
ordonna à sa pénitente de lui faire connaitre les
grâces
singulières dont elle avait été comblée, et il ne tarda pas à
saisir
parfaitement
l'ordre de sa vie; c'est par lui que la connaisssance nous en a
été conservée.
73
La
première fois que Catherine voulut se confesser à son directeur,
elle lui
dit : "
Mon père, je ne sais où j'en suis, ni quant à l'âme, ni quant au
corps. Je voudrais me
confesser; mais je ne trouve pas d'offense commise par
moi."
Et, en effet, quant aux légers manquements qu'elle articula, elle ne
pouvait les voir comme
péchés, qu'elle eût pensés, dits ou faits, parce que
sa
volonté y était restée absolument étrangère. Il ne lui était
possible de
les
considérer que comme des faiblesse involontaires; " elle était
semblable, en tout cela,
à un petit enfant d'excellent naturel qui, ayant
commis,
sans malice aucune et par pure ignorance, quelque étourderie, en est
confus lorsqu'on dit :
Vous avez mal fait, et rougit, non qu'il croie avoir
mal
fait, mais parce qu'on le blâme." En une autre occasion elle
dit au P.
Marabotto
: " Je ne sais comment faire pour me confesser, car je n'ai rien
en moi que ma conscience
me reproche; je désirerais m'accuser, mais je ne le
puis."
Elle ne le pouvait, parce qu'elle ne trouvait plus en elle sa partie
propre, ce vieil homme,
capable de rebéllion ou de désobéissance et qui
avait
été dès longtemps complètement anéanti. Lorsque Dieu opérait en
elle
de manière
à ce qu'elle fût très oppressée intérieurement, elle en
conférait
avec
son confesseur; et celui-ci, éclairé par la lumière surnaturelle,
comprenait tout et lui
répondait comme s'il eût senti ce qu'elle éprouvait
elle-même. Aussi elle
lui parlait avec une confiance extrême, et elle se
trouvait
de repos qu'après avoir part de tout ce qui se passait en elle.
Elle assurait que la
seule présence de son directeur lui procurait un grand
allègement, parce qu'en
se regardant l'un l'autre, ils s'entendaient sans se
parler.
L'embrasement de son âme s'adoucissait; son corps, brisé et rompu,
retrouvait des forces,
et elle se sentait soulagée, alors que, rendue
incapable,
par la violence de l'assaut intérieur, d'exprimer ce qu'elle
éprouvait, elle voyait
que cependant quelqu'un l'entendait et la comprenait.
Il
advint une fois que notre sainte, après avoir été fort malade
pendant
plusieurs
jours, fut visitée par son confesseur. Elle lui saisit la
main,
et aussitôt
Dieu permit que de cette main il s'échappât un parfum exquis,
d'une suavité infinie,
qui pénétra jusqu'au cœur de Catherine et la remplit
d'une
joie surnaturelle. Le confesseur ayant demandé ce qu'était cette
odeur, que
74
cependant
il ne sentait pas lui-même, elle lui répondit : " C'est un
parfum
que le
Seigneur m'a envoyé pour soutenir mon âme et mon corps; il est si
doux et si pénétrant
qu'il semble suffisant pour ressusciter les morts et,
puisque
Dieu me le permet, je m'en réconforterai tant que cela lui plaira."
" Il m'a été
montré, ajouta la sainte, que ce parfum est comme un reflet de
la béatitude que nous
éprouverons dans la céleste patrie, par le moyen de
l'humanité de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, et alors que chacun sera
éternellement rassasié
quant à l'âme et quant au corps. " La bonté infinie
de Dieu m'a octroyé le
rafraîchissement de cette odeur; rien de ce qui se
trouve
sur la terre ne lui ressemble; je ne connais point de senteur à
laquelle on puisse la
comparer; aucune parole ne saurait donner une idée de
sa
suavité et de sa force, et si vous ne la sentez vous-même, jamais
vous ne
la
comprendrez." Catherine demeura plusieurs jours avec ce parfum,
de telle
sorte
que son corps et son âme en furent merveilleusement restaurés et
fortifiés. Après que
Dieu eut donné un directeur à la sainte, elle ne
pouvait plus se passer
de lui; la moindre absence lui causait un très grand
tourment. Un jour qu'il
s'éloigna, elle lui dit :" Je crois voir que Dieu
vous
a confié le soin de ma seule personne, et par conséquent vous
devriez
ne vous
occuper que de moi, car si telle n'était pas la volonté du
Seigneur,
il ne
me communiquerait pas cette vue. J'ai persévéré vingt-cinq ans
dans la
voie
spirituelle sans moyen d'aucune créature; maintenant je ne puis plus
supporter la violence
des assauts intérieurs et extérieurs, et c'est
pourquoi
j'ai été pourvue de vous. Je ne saurais m'en passer; quand vous me
quittez, je demeure
tellement délaissée que, si vous appréciez l'étendue de
ce martyre, rien ne vous
détournerait de rester auprès de moi. Cependant je
ne
puis pas vous dire de ne point vous en aller; mais lorsque vous
êtes
parti, je
vais me plaignant par la maison, je vous appelle cruel, je vous
accuse de ne pas
entendre la situation dans laquelle je me trouve, car vous
en
feriez plus de cas, si vous la compreniez." Toutefois nous
devons faire
observer
ici que Catherine, ayant renoncé à toute élection propre, ne
faisait jamais dire à
son confesseur de venir plus tôt ou plus tard, quand
même
elle
75
le
savait dans la maison et qu'elle en avait le plus grand besoin. Il
eût
fallu qu'il
ne s'éloignât pas d'auprès d'elle; car toutes les aides et tous
les remèdes que Dieu
voulait procurer à l'âme et au corps de sa servante, il
les
lui donnait au moyen de ce confesseur. C'était chose merveilleuse de
voir que toujours,
lorsque cela était nécessaire, il se trouvait pourvu de
lumières et de paroles
convenables; et il en était d'autant plus stupéfait
lui-même, que, le
moment passé, il n'en conservait aucun souvenir. Cependant
le monde, toujours
disposé à blâmer et à juger, trouva à redire à cette
intimité si étroite;
quelques personnes, qui ne comprenaient pas ce que Dieu
opérait Catherine et le
besoin continuel qu'elle avait de son directeur, se
scandalisèrent et
commencèrent à murmurer. Leurs discours impressionnèrent
le Père Marabotto et,
voulant voir si en effet l'œuvre était purement
divine,
sans mélange côté humain, il se retira trois jours absent. Les
trois
jours
révolus, il revint; et, ayant ensuite considéré ce qui s'était
passé
en son
absence, les circonstance dans lesquelles s'était trouvée notre
sainte et les
souffrances qu'elle avait eues, il demeura parfaitement
satisfait et ne conserva
aucun scrupule. Mais alors il se repentit d'avoir
fait
une épreuve qui avait occasionné des peines extrêmes à Catheirne.
Dieu
lui en fit
aussi des reproches intérieurs, et le reprit d'avoir été
incrédule, " après
avoir vu pendant si longtemps des signes surnaturels qui
eussent suffi pour
convertir un juif, bien qu'il n'eût pas connaissance de
la
millième partie des grâces accordées à la bienheureuse."
Marabotto n'eut
plus
jamais de doutes et ne renouvela pas son expérience. Il resta dès
lors
continuellement
auprès de la sainte, au cœur de laquelle Dieu envoyait de
plus en plus des traits
enflammés d'amour, qui suffoquaient et oppressaient
la
partie humaine. Celle-ci aspirait à se trouver auprès du
confesseur, afin
d'être
délivrée de son assaut intérieur; l'esprit, au contraire, tout
rempli
de l'amour
divin qui brûlait en lui, ne voulait pas être tiré de son
occupation et, afin de
n'en pas sortir et ne pas être troublé, il montrait,
par
ses actes extérieurs, le contraire de ce qu'il ressentait. Mais
lorsque
Catherine
cédait l'opération à Marabotto, il en était averti par
inspiration
d'en-haut
et il lui disait : " Vous avez telle et telle chose dans
l'esprit
et vous
voulez me la cacher; mais Dieu ne le veut pas.
76
La
sainte demeurait émerveillée de ces paroles, et se trouvait
délivrée de
l'assaut
qu'elle avait voulu dissimuler. Quelquefois elle disait au Père : "
Que pensez-vous que
j'aie en l'esprit ? " Marabotto l'ignorait; mais à
l'instant les paroles
lui étaient mises en la bouche, et il exposait le tout
à
Catherine; ils en étaient aussi étonnés l'un que l'autre et
reconnaissaient avec
grande assurance que toute cette œuvre était
surnaturelle.
Marabotto, qui a écrit le premier l'histoire des grâces
extraordinaires que
recevait notre sainte, les résume en deux mots : "
L'ardeur de son amour
était si véhémente et si continuelle, dit-il, qu'elle
empêchait l'accès de
toutes les tentations, et cette exemption complète dura
jusqu'à sa mort."
Chapitre XIII.Amour de Catherine Adorna pour le prochain.
Détails sur
quelques-uns de ses enfants spirituels. Morts de Julien Adorno.
Nous avons parlé
précédemment des grandes œuvres de charité de Catherine,
de sa crainte que
quelque chose ne pût se placer entre elle et Dieu, si elle
aimait le prochain, et
de la réponse que lui avait donnée intérieurement
Notre-Seigneur,
lorsqu'elle l'avait consulté à ce sujet. Elle comprit
parfaitement le sens de
cette réponse, et l'appliqua dans la pratique de sa
vie
entière. Elle rapporta toutes ses affections à Dieu; et suivant
l'expression de son
biographe anonyme, " elle sut si bien allier l'amour du
prochain au détachement
des choses créées, que semblable au soleil, elle
répandait
sur chacun les rayons de son ardente charité, sans avoir à
craindre pour la pureté
de son cœur." Nous savons qu'elle consacra sa vie à
d'admirables œuvres de
miséricorde, et qu'elle prodigua ses soins à tous
les
malheureux de la ville de Gênes et aux malades du grand hôpital;
nous
n'avons plus
à y revenir. Mais l'immense charité de Catherine ne se bornait
pas au
77
soin
de ceux qui l'entouraient, elle embrassait le genre humain entier;
elle
cherchait
surtout à procurer à ses semblables les biens spirituels dont elle
les voyait privés. Sa
douceur inaltérable, la bénignité et la suavité
extraordinaires qui
régnaient dans sa personne, gagnaient les cœurs de ceux
avec lesquels elle
convervait afin de les ramener à Dieu. Des personnes
distinguées accouraient
de fort loin pour la voir, pour admirer ses vertus,
et
recueillir de sa bouche la doctrine céleste que le Seigneur lui
avait
enseignée.
Chacun, après lui avoir parlé, se sentait fortifié, éclairé,
consolé, et affermi
dans la foi; elle inspirait à tous le désir ardent de la
bienheureuse éternité.
Plusieurs religieux et laiques, hommes et femmes, la
choisirent comme mère
spirituelle, et ne voulurent plus rien faire, tant
pour
leur avancement dans la perfection que pour l'utilité du prochain,
sans
en avoir
d'abord conféré avec elle. On remarque, parmi les membres de cette
famille spirituelle de
la sainte, Catherine Marabotto, son confesseur;
Jacques
Carentius, qui le remplaça en qualité de recteur du grand hôpital;
Argentine, la veuve de
Marc del Sale, dont il a été question précédemment;
et
Hector Vernaccia, qui a droit à une mention toute particulière,
Hector
jouissait
à Gênes d'une haute réputation de savoir et de vertu, avant même
qu'il fût mis sous la
direction de Catherine; mais, après qu'elle eut
entrepris
de le conduire, elle lui fit faire de si rapides progrès dans la
perfection, que tout le
monde le tenait pour un saint. Il renonça à
s'occuper
des affaires de ce monde, pour ne plus songer qu'à la gloire de
Dieu et au bien
spirituel et temporel de ses semblables; il fit ériger, dans
plusieurs villes
d'Italie, des églises, des hospices, et des couvents, qui
subsistent encore en
partie, et qui témoignent de son zèle et de sa piété.
Vernaccia établit à
Gênes l'hôpital des Incurables et les monastères des
Nouvelles-¨Converties
et de Saint-Joseph, destinés aux jeunes gens pauvres
et
honnêtes qui veulent trouver un abri contre les dangers du monde. Il
fonda à Rome également
un hospice des Incurables, de concert avec les
caridnaux
Caraffa et Sauli, dont le premier devint pape, sous le nom de Paul
IV. Ce fut lui encore
qui établit à Naples la société dite Alborum ( des
blancs), qui préparent
à la mort les condamnés à la peine capitale, et les
accompagnent à
l'échafaud. Il construisit aussi à Gênes le lazaret des
pestiférés, et le dota
de revenus considérables; puis il fonda à perpuitité
un
legs, payable à certains médecins chargés de soigner les pauvres
sans en
exiger
aucun sa-
78
laire.
Enfin, lorsque en 1528 la peste fit invasion à Gênes, Hector fit
généreusement le
sacrifice de sa vie, et se dévoua au service de ceux que le
fléau avait atteints.
Après avoir établi l'hospice des Incurables son
légataire
universel, il s'y enferma au moment où la maladie y sévissait le
plus violemment et y
mourut, victime de son inépuisable charité. Hector
laissa
une fille, nommée Thomasina, en religion Baptista, dont notre sainte
avait été marraine.
Catherine la fit entrer, en 1510, dans le monastère de
Sainte-Marie-des-Grâces;
et, au moment où Baptista prononça ses vœux, sa
marraine
lui dit ces paroles, que les témoins contemporains nous ont
conservées : " Que
Jésus soit dans votre cœur, l'éternité dans votre
esprit,
le monde sous vos pieds, la volonté de Dieu dans vos actions, et que
son amour éclate en
vous par-dessus toutes choses." Baptista fut fidèle à la
leçon, et recueillit
l'héritage de sainteté de son père et de sa mère
spirituelle; elle parut
comme témoin lors du procès de béatification de
Catherine,
et elle a laissé différents écrits très estimés. Parmi les
enfants spirituels de la
sainte, se trouvait aussi une jeune fille de Gênes,
dont
le nom ne nous a pas été transmis. C'était une vierge douée d'un
entendement sublime,
très vertueuse; mais Notre-Seigneur, voulant la tenir
dans
l'humilité, avait permis qu'elle fût possédée du démon. Le malin
esprit
la
tourmentait de la façon la plus étrange, la jetait à terre,
l'affligeait
au
delà de toute expresion, la tentait de mille manières, et lui
causait de
si
excessives angoisses, que peu s'en fallait qu'elle ne se livrât au
désespoir. Il entrait
dans son entendement, l'empêchait de s'occuper des
choses
divines lui faisait croire qu'elle était séparée de Dieu et
damnée,
toute
noyée dans la volonté diabolique et pleine de péchés et de
défauts; en
un
mot, il l'avait rendue tellement insupportable à ceux qui
l'entouraient
et
à elle-même, qu'elle ne savait plus où trouver du secours.
Cependant
cette
infortumée, ayant entendu parler de la charité héroique de
Catherine,
alla
se réfugier auprès d'elle. La sainte la reçut affectueusement et
la
garda dans sa
maison. Elle ne travailla point à sa délivrance, parce qu'elle
reconnut qu'elle était
solidement vertueuse et très chère à Dieu. Mais elle
ne
cessait de l'encourager et de la consoler, et la jeune fille
éprouvait,
auprès
de sa mère spirituelle, un grand adoucissement à ses angoises
ordinaires.
79
Un
jour, il arriva que, dans un de ses accès, elle se jeta aux pieds de
Catherine, en présence
du P.Marabotto; et le diable, parlant par sa bouche,
s'écria
: " Nous sommes tes esclaves à cause du pur amour que tu portes
dans
ton cœur."
Toutefois, se repentant aussitôt de ce qu'il venait de dire, il
obligea la possédée à
s'accabler de coups, et la traina à terre, où elle se
roulait et se tordait
comme un serpent. Puis, lorsqu'elle se fut relevée, le
confesseur lui ordonna
de prononcer le nom de notre sainte. Elle s'appelle
Catherine, répondit le
démon en accompagnant ces mots d'un rire infernal.
Dis-moi
maintenant son surnom, ajouta Marabotto. Adorna ou Fiesca, répliqua
le mauvais esprit. J'en
veux connaitre un autre, dit encore le Père. Ce
nouvel
ordre parut déplaire beaucoup au malin; il refusa de répondre et
agita très violemment
la pauvre énergumène; vaincu enfin par la force des
exorcismes, il s'écria
avec un mouvement de rage excessive: " Catherine
Séraphine", nom
qui lui convenait en effet, comme l'observe le biographe
anonyme; car elle était
pleine de l'amour de Dieu, et elle aspirait à
l'allumer
dans les autres nom qui a été confirmé d'ailleurs par saint Louis
de Gonzague et par saint
François de Sales. Malgré son état de possession,
la
fille spirituelle de la sainte fit de grands progrès dans la vertu
sous
sa
direction. Parfaitement soumise à la volonté de Dieu, elle supporta
son
terrible état
avec une angélique patience. Elle en fut délivrée peu avant sa
mort et termina
saintement ses jours dans les bras de sa bienfaitrice. Nous
pouvons compter aussi,
au nombre des fils spirituels de Catherine, son
propre
mari, Julien Adorno; car c'était elle qui l'avait arraché à ses
folles dissipations et à
son déplorable genre de vie. Nous savons tout ce
qu'elle
avait eu à souffrir de la part de cet homme, pendant une longue
suite d'années. La
charité est admirable, surtout qu'elle se manisfeste
envers
ceux qui nous accablent de mauvais traitements et avec lesquels nous
nous trouvons en contact
journalier. Telle avait été celle de Catherine à
l'égard
de Julien. Employant tous les moyens imaginables dans l'espoir de
gagner son âme, lui
obéissant dans les choses les plus ardues, pourvu
qu'elles
ne fussent pas contre la conscience, recevant ses injures avec
patience, cherchant à
apaisser sa colère, tantôt par de douces paroles,
tantôt
par le silence, évitant toute querelle et toute
80
occasion
de le fâcher, elle avait invariablement suivi son inclinaison
bienfaisante, et rendu
le bien pour le mal. Dieu avait béni la conduite
prudente
et charitable de la sainte, nous le savons; Julien, réduit à un
état de fortume
médiocre, par ses prodigalités, à peu près ruiné, triste et
découragé, s'était
enfin rapproché de sa compagne, lui avait fait connaitre
l'état de son âme, et,
touché de ses avis et de ses conseils, il s'était
converti.
Cependant un mauvais caractère et des habitudes invétérées ne se
réforment pas en un
jour. Adorno continua à causer des chagrins à sa pieuse
épouse; il était dur
et exigeant. Il voulait qu'elle fût presque constamment
auprès de lui, et
qu'elle ne fit pas de longues stations aux églises. Elle
s'accommodait à ce
caprice et ne sortait que pour assister à une messe,
comprenant qu'une femme
mariée doit sacrifier son attrait particulier à la
paix
domestique. Souvent Julien, retombant dans son humeur violente,
faisait
passer de
rudes moments à sa compagne; mais elle portait sa croix avec une
résignation
inaltérable. Elle se rappelait, pour s'affermir dans la
patience, qu'elle avait
été mariée afin de cimenter la paix entre les deux
illustres maisons des
Fieschi et des Adorni, et elle prédisait que de cette
dernière famille
naitrait un grand serviteur de Dieu, qui fonderait un
nouvel
ordre religieux. La prédiction se vérifia en effet dans la personne
du vénérable Augustin
Adorno, qui fonda de concert avec le vénérable
François
Caracciolo, l'ordre des Clers réguliers mineurs (1) Vers la fin de
l'année 1497, Julien
fut atteint d'une infirmité excessivement dangeureuse
et
douloureuse, qui ne lui laissait de repos ni pendant le jour, ni
pendant
la nuit.
L'emploi des remèdes prescrits par les medecins aggrava le mal; les
douleurs devinrent de
plus en plus terribles. L'irascibilité du malade se
réveilla
avec une violence inouie; il s'emportait contre ses souffrances,
déclarait qu'il lui
était imposible de les endurer plus longtemps, et se
rendait
insupportable à ceux qui le servaient. Catherine placée à son
chevet, cherchait en
vain à le calmer et à obtenir de lui qu'il se soumit à
la
volonté divine; voyant que la mort ne pouvait tarder, et craignant
qu'elle ne saisit son
époux au milieu d'un de ces accès de fureur qui
compromettaient le salut
de l'âme, elle voulut ten-
(1)Le
pape Sixte-Quint, religieux de cet ordre, l'approuva en 1588.
81
ter
un dernier effort, elle se retira dans une chambre voisine et,
s'agenouillant en
versant des torrents de larmes, elle répéta plusieurs fois
d'une voix entrecoupée
de sanglots, ces mots : " O mon Seigneur je vous
demande
cette âme, je vous supplie de me la donner, vous pouvez me la
donner!". Dieu
avait permis qu'Argentine, la disciple de notre sainte, l'eût
suivie au moment où
elle s'était retirée pour prier. Cachée par la porte de
la
chambre, elle entendit les supplications de Catherine; puis craignant
d'être surprise, elle
se hâta de retourner auprès du malade. Elle l'avait
quitté
désespéré, elle le retrouva soumis et parfaitement résigné, ce
prodigieux changement
s'était opéré instantanément; ceux qui entouraient le
lit
de Julien, et qui en ignoraient la cause, en étaient stupéfaits et
pleins d'admiration. Les
convulsions causées par la violence du mal
croissaient
d'un moment à l'autre; mais au milieu des douleurs les plus
atroces, le moribond ne
prononçait que des paroles d'amour, de contrition,
et
de conformité à la volonté de Dieu. La bienheureuse Catherine
revint sur
ces
entrefaites. Intérieurement éclairée, elle savait déjà ce qui
venait de
se
passer. Elle ne dit point à son mari ce qu'elle avait fait; mais
elle lui
témoigna
la joie que lui causait sa parfaite soumission, et elle continua à
l'exhorter et à
l'encourager jusqu'au moment où il rendit doucement son âme
à son Créateur. Julien
avait écrit un testament, dans lequel il fait le plus
grand
éloge des vertus de son épouse; il lui légua tous ses biens, qu'il
avait recouvrés
quelques années avant sa mort. Dieu ne permit pas que sa
fidèle servante fût
privée, devant les hommes, de la gloire de cette
miraculeuse
conversion. Argentine rendit compte de ce qu'elle avait entendu,
et la sainte elle-même
en fit connaitre le résultat, par inadvertance. Le
jour
suivant, un religieux, son fils spirituel, vint la voir; et, sans y
penser, elle lui dit
dans le cours de la conversation :" Hier, Julien est
passé dans l'autre vie;
vous savez qu'il était d'un caractère étrange, et
que
j'en éprouvais une grande peine en mon esprit; mais, avant qu'il
rendit
le dernier
soupir, mon doux Jésus m'a assurée de son salut." Catherine ne
pouvait vouloir que ce
que voulait Dieu. D'après cette disposition, elle
était
parfaitement indifférente aux évènements et les prenait tels que
le
Seigneur les
envoyait. Ainsi elle s'était vu ruiné jadis par les
prodigalités de son
mari, avec le calme le plus parfait; les opprobes de son
82
temps
d'abaissement lui avaient plu autant que les honneurs de son temps de
prospérité; elle avait
supporté autrefois sans peine la terrible société de
Julien, elle supporta de
même sa perte dans la circonstance présente. Peu de
jours
après cette mort, quelques amis de Catherine crurent devoir lui
adresser des paroles de
consolations; mais elle leur dit : " Je me suis
donnée
tout entière à mon Jésus, sans rien me réserver; je n'ai souci
que de
sa
volonté, je ne désire que ce qu'il veut, je suis contente lorsque
cela
arrive, et
il m'est impossible de préférer une chose à l'autre, qu'elle soit
triste ou gaie suivant
l'opinion du monde." La sainte avait manifesté
précédemment déjà
les mêmes sentiments à l'occasion de la mort de ses frères
et de ses sœurs,
qu'elle avait perdus sucessivement. Elle les aimait
cependant
d'une vive tendresse; mais il n'y avait rien de charnel dans son
affection. Chapitre XIV.
Conversations de Catherine avec un religieux, son
fils
spirituel. Un jour un religieux, fils spirituel de notre sainte,
ayant
affirmé
devant elle que, faible et malade comme elle était, elle pourrait
mourri subitement,
Catherine sentit se réveiller vivement en son cœur ce
désir
de la mort qu'elle avait éprouvé autrefois. Car, ainsi qu'elle
avait
coutume de
le dire, elle se trouvait dans ce monde comme ceux qui sont en
pays étranger, bien
loin de la maison paternelle et de tous les objets de
leur
affection, et qui, ayant terminé les affaires pour lesquelles ils
sont
venus, sont
pressés de retourner aux lieux chéris où ils ont laissé leur
cœur et leur esprit.
Peu de temps après, le même religieux étant revenu
chez
la bienheureuse Catherine, elle lui dit : " Mon fils, je me sens
poussée à vous parler;
l'autre jour, lorsque vous disiez que je pourrais
mourir
d'un instant à l'autre, il m'a semblé qu'une joie extrême se
réveillait en moi et
que j'entendais cette parole intérieure prononcée avec
un
profond soupir : Ah! plût au Ciel que cette heure vint! Mais cela
n'a
duré qu'un
moment; or, je vous le déclare, je ne veux pas qu'il y ait en
cela l'ombre d'un désir
personnel, car j'abandonne à la dis-
83
"position
et à l'ordonnance de Dieu tout ce qui regarde le ciel et la
terre." Le
religieux lui répondit qu'elle ne devait avoir aucun remords de
ce qui était arrivé,
parce que, malgré la joie qui s'était réveillée dans
l'âme et les paroles
intérieurement prononcées à propos de la pensée de la
mort, la volonté y
était restée étrangère, et la raison n'y avait point
acquiescé : "
C'est, ajouta-t-il le simple instinct de l'âme qui, de sa
nature, tend toujours à
cette fin; ce qui le prouve, c'est que le mouvement
d'allégresse que vous
avez ressenti n'a pas passé dans la partie intime du
cœur,
mais qu'il est restée à sa surface." Catherine avoua qu'il en
était
ainsi, et
demeura satisfaite de l'explication. Ce mouvement fut le dernier
qu'elle ressentit. A
partir de ce moment, tout désir de vivre ou de mourir
s'éteignit en elle. La
sainte reconnaissait que les désirs, quels qu'ils
soient,
manquent de perfection, parce que l'âme qui en éprouve n'est pas
entièrement unie à
Dieu en qui elle trouve tout, sans possibilité d'aspirer
à
autre chose. Catherine cherchait quelquefois à exprimer à ses
enfants
spirituels
le sentiment intérieur qu'elle éprouvait pour son doux Jésus. "
Ah! s'écria-t-elle un
jour, si je pouvais dire ce que sent ce cœur qui est
tout
brûlé et consumé! Dites nous en quelque chose, chère mère,
répondirent
tout
d'une voix les asssistants. Je ne puis trouver de mots propres à
exprimer un si grands
amour, répliqua la bienheureuse; et il m'est avis que
tout
ce que j'en pourrais dire serait si loin de la réalité, que cela
lui
ferait
injure. Mais sachez que, si une seule goutte de ce que ressent ce
cœur tombait en enfer,
l'enfer serait changé en paradis; car il s'y
trouverait
tant d'amour et d'union, que les démons deviendraient des anges
et les peines des
consolations; la peine ne saurait cœxister avec l'amour
de
Dieu." Le religieux dont nous avons parlé était présent;
étonné des
expressions
de Catherine, il lui dit :" Ma mère, je n'entends pas cela et
je
voudrais mieux
le comprendre. Mon fils, lui répondit la sainte, il m'est
absolument impossible de
vous en dire davantage." Alors le religieux ajouta
:
" Ma mère, si nous donnions quelque interprétation à vos
paroles et
qu'elle
fût conforme à ce que vous ressentez dans votre esprit, le
diriez-vous ?
Volontiers, mon fils, répliqua Catherine avec beaucoup de
douceur."
84
"Il
se pourrait donc, dit alors son interlocuteur, que ces choses se
passassent de la manière
suivante : L'amour pur produit une chaleur profonde
et
intime, laquelle unit l'âme avec Dieu; et l'unit tellement par
participation de sa
bonté, qu'elle se perd, pour ainsi dire, dans le
Seigneur.
" Cette union est si admirable, qu'il n'y a pas de termes
propres
à
l'exprimer; lorsqu'elle existe, il est impossible de goûter, de
sentir et
de
désirer autre chose, et d'avoir une autre volonté que celle de
Dieu. Or
l'enfer,
les démons, les damnés forment le pôle opposé de l'union, car ils
sont en révolte contre
le Seigneur; mais, s'ils pouvaient recevoir la
moindre
goutte de l'amour unitif leur rebéllion cesserait à l'instant;
cette
goutte les
unirait à Dieu de telle sorte qu'ils se trouveraient en vie
éternellement; car leur
révolte fait leur enfer, et l'enfer est partout où
est
la complète rébellion, de même que le paradis est en tous lieux où
existe l'union avec
Dieu." Tandis que le religieux parlait, Catherine
semblait se réjouir;
son visage prit une expression séraphique; et quand il
eut
fini, elle lui dit : " Mon fils bien-aimé, la chose est telle
que vous
venez de
l'exposer : c'est tout ce qu'on en peut dire. En vous écoutant, je
sentais qu'il en est
ainsi. Mais mon entendement est tellement plongé dans
l'amour, qu'il ne m'est
possible ni de penser à une explication, ni de la
donner.
Ma chère mère, s'écria alors le religieux, ne pourriez-vous
demander
à Dieu,
votre amour, quelques-unes de ces goutelettes pour vos enfants ? Je
vois ce doux amour si
courtois envers mes fils, répliqua-t-elle avec un
mouvement
de joie extrême, que je ne saurais rien lui demander pour eux; je
me borne à les
présenter devant sa face." Chapitre XV. Humilité de
Catherine. Extase et
visions. Le sublime édifice de la perfection de
Catherine
avait pour base et pour fondement l'humilité la plus profonde : la
basse opinion qu'elle
avait d'elle-même lui avait valu ce trésor. Nous avons
eu
l'occasion de dire précédemment que l'abjection et le mépris
faisaient
ses
édifices, qu'elle se réjouisait des opprobes et des injures, et que
jamais elle ne
s'excusait lorsqu'on lui adressait des reproches.
85
Elle
s'oubliait entièrement et elle désirait que les autre en firent
autant.
Jamais
elle ne parlait d'elle-même, ni en bien ni en mal; et, quand la
conversation exigeait
qu'elle fit mention de sa personne elle employait le
nous
au lieu du moi. De même, elle ne se nommait point et elle n'aimait
pas
que d'autres
l'appelassent par son nom; et lorsqu'on lui en demandait la
raison, elle répondait
: " La mauvaise partie de l'homme n'est toujours
charmée
d'entendre désigner son individualité, et on ne saurait la
mortifier
davantage
qu'en n'en faisant jamais aucune mention." En un mot, Catherine
était si persuadée de
son néant, que, lorsque quelqu'un s'avisait de parler
d'elle-même en termes
favorables, elle se disait : " Si les autres le
connaissaient comme je
te connais, ils ne prononceraient pas les paroles que
tu
viens d'entendre. Voici, ajoutait-elle, la loi que tu garderas
invariablement : Quand
tu entendras nommer ta personne en bien, tu
reconnaitras
aussitôt qu'il ne saurait être question de toi; lorsque; au
contraire, ce sera en
mal, tu te souviendras qu'on n'en saurait dire assez,
et
tu trouveras qu'on te fait beaucoup trop d'honneur : car, dire du mal
de
toi, c'est
s'en occuper; et assurément tu n'en es pas digne. Enfin, en
t'entendant appeler
mauvaise par les autres,tu ne te fatigueras pas que tu
puisses devenir bonne
par toi-même, car ce serait de ta part une
impardonnable
présomption." Dieu sevrait parfois sainte de toutes les
marques de son amour, et
la laissait en proie aux tourments de l'aridité et
de
l'affliction. Elle se soumettait admirablement à cette douloureuse
épreuve, et, loin de se
plaindre, elle disait au Seigneur : " O mon Jésus,
laissez-moi dans cet
état, nue et dépouillée de tout, afin que je vous sois
parfaitement soumise et
que mon être propre ne puisse plus se remuer, car
s'il
le pouvait, il ne ferait que des sottises". Catherine non
seulement
n'estimait
pas ce que le monde aime et admire, mais encore elle évitait et
s'éfforçait de fuir ce
que des âmes privilégiées, moins dépouillées que la
sienne, considèrent
comme de grandes grâces. Nous avons vu précédemment que,
dès sa jeunesse, elle
avait prié Dieu de lui retirer les visions et les
ravissements. Cependant
le Seigneur, après lui avoir enseigné la haine
d'elle-même
et le renoncement à la volonté propre et aux désirs de la chair
et de l'esprit, la
combla, malgré elle, de dons sur-
86
naturels,
la ravit fréquement en extase, et la récréa par de célestes
visions. Catherine se
faisait inutilement violence pour s'y soustraire.
Aussitôt
qu'elle éprouvait les impressions qui précèdent ces faveurs
extraordinaires, elle
s'infligeait de grands tourments physiques, pour en
prévenir
l'effet; c'était en vain, jamais elle n'y réussissait; l'esprit
divin faisait invasion
et elle l'entraînait. Quand elle revenait à son état
naturel, elle était si
faible et si languissante, à la suite de ses
résistances,
que souvent elle semblait prête à rendre le dernier soupir, et
ne vivre que par
miracle. Tant qu'elle conserva les forces de la jeunesse,
elle allait se cacher
dans quelque lieu retiré, aussitôt que les symptômes
avant-coureurs de
l'extase se manisfestaient; et ses seuls familiers, qui
l'épiaient avec une
sainte curiosité, étaient témoins de ce qui lui
arrivait.
Devenue âgée et infirme, et trahie par sa faiblesse, il ne lui fut
plus possible de céler
les faveurs célestes dont elle était l'objet, et Dieu
se
plut à les manisfester à tous les regards. Alors, cependant,
encore, la
sainte
avait recours à toutes sortes d'industries pour se débarrasser de
la
gloire qui
pouvait lui en revenir. Elle parlait de ses ravissements comme
d'un état maladif, et
les désignait sous le nom de vertiges. Mais, si cet
humble
stratagème pouvait tromper les ignorants, il n'en fut pas de même
des
personnes
éclairées dans les voies de Dieu. Cataneo Marabotto entre autres,
d'abord fils spirituel,
puis directeur de Catherine, voyait les opérations
de
la grâce dans tout ce qui arrivait à sa pénitente. Il nous en a
laissé le
récit
dans la Biographie de Catherine. Ce fut lui, également, qui obligea
la
sainte à
écrire son Traité du Purgatoire et ses Dialogues. Catherine parlait
souvent pendant ses
extases. D'ordinaire, ses voisins avaient pour objet
l'immense amour de Dieu
envers les hommes; la gloire qu'il réserve à ceux
qui
l'aiment; la sagesse de la Providence, qui sait distribuer à chacun
les
moyens les
plus propres pour le faire arriver au ciel; le prix et la dignité
de la grâce;
l'ingratitude par laquelle la plupart des hommes payent si
grands bienfaits,
ingratitude qui sera dévoilée au jugement dernier; pour
prouver que les
coupables sont indignes de miséricorde. Les témoins
contemporains rapportent
que, quand Catherine, ravie hors d'elle-même,
commençait
à parler de l'amour divin, son visage devenait radieux et
semblable à celui de
ces esprits bienheureux qui sont sans cesse le trône du
87
Très
Haut. Lorsqu'on entendait la doctrine admirable qui coulait de ses
lèvres, on croyait
assister aux leçons d'un chérubin initié aux mystères du
ciel. Ceux qui
entouraient la sainte, dit encore notre vieil historien,
versaient des larmes
d'admiration. Ils demeuraient plongés dans une sorte de
stupeur, en présence de
cette sagesse surnaturelle, qui lui inspirait les
mots
propres à expliquer les choses les plus augustes et les plus
supérieures à
l'intelligence humaine. Et cependant elle déclarait elle-même
que tout ce qu'elle
pouvait dire était bien loin d'exprimer la moindre
partie
des secrets célestes que Dieu lui communiquait et des merveilles
qu'il lui découvrait. "
Hélas! s'écriait-elle alors, le langage par lequel
on
pourrait faire entendre aux autres ce que c'est que l'union entre la
créature et le Créateur
est perdu!..." Cattaneo Marabotto, Hector Vernaccia
et
plusieurs des enfants spirituels de Catherine ont recueilli un grand
nombre des enseignements
qu'elle a donnés et des paroles qu'elle a
prononcées
pendant ses extases. Ils nous font comprendre davantage la vie
intérieure de cette âme
privilégiée, la grandeur et l'intelligence de son
amour,
et la perfection de son dépouillement. Les moindres lumières sont
ici
très
précieuses; car il s'agit d'une créature que Dieu avait menée par
des
voies tout
exceptionnelles, et qui, revêtue encore d'une chair mortelle,
était arrivée à une
union peu différente de celle dont jouissent les
habitants
de la céleste Jérusalem. Pour rendre les instructions de Catherine
plus faciles à saisir,
nous les divisons en paragraphes, et nous réunissons
sous
les mêmes titres les traits épars qui appartiennent à un même
sujet.
I.-Du soin
Amoureux avec lequel, Dieu cherche et attire les âmes, et les
dangers de la volonté
propre. Le soin extrême avec lequel Dieu opère pour
attirer
les âmes était un des sujets auxquels Catherine revenait le plus
fréquemment dans ses
ravissements. Elle se sentait poussée à convier tout ce
qui
existe à rendre amour pour amour à ce Dieu si plein de souci pour
notre
salut; elle
eût voulu communiquer à tous les hommes les flammes qui la
consumaient, et les
arracher à leur torpeur, à leur ingratitude, à toute
volonté propre; en un
mot, à tous les instinct bas et rampants de la nature.
"
Lorsque je considère, disait-elle, la sollicitude avec
88
laquelle
la bonté divine nous donne ce qui nous est nécessaire pour nous
faire arriver en son
pays, je suis quasi contrainte de dire que Dieu semble
être
notre serviteur. Ce Dieu de gloire a des soins infinis pour sa
créature; et nous, dont
l'utilité ou le dommage sont un jeu, nous n'en
faisons
point de cas. Hélas! comment se peut-il que nous ne tenions pas
compte de ce que Dieu
estime et prise tant ? O pauvre homme! comment
emploies-tu
le temps précieux qui doit te servir pour acheter le paradis ?
Que fais-tu de toi-même,
toi qui ne dois avoir d'autre emploi que de
pourvoir
au salut de ton âme ? Que fais-tu de cette âme destinée à s'unir
à
Dieu par
l'amour ? Tu te retournes entièrement vers la terre, et celle-ci
produit une semence et
un fruit qui se mangent avec les noirs habitants de
l'abîme,
au milieu d'un désespoir éternel! Tu sauras un jour qu'il n'avait
tenu qu'à toi de
posséder la gloire pour laquelle tu as été créé; les
inspirations de ton Dieu
t'y appelaient. Ah! si tu reconnaissais combien il
importe
de ne pas rester souillé d'un seul péché, tu te plongerais dans
une
fournaise
ardente plutôt que de le commettre; s'il fallait pour le fuir te
jeter dans les dernières
profondeurs d'un océan de feu, tu n'hésiterais pas,
et
jamais tu ne sortirais de cette mer, si tu savais que tu dusses
rencontrer le péché
sur ses bords! " Mais, hélas! la partie propre de
l'homme est si
contraire, si rebelle à Dieu, que le Seigneur ne réussit
presque pas à lui faire
faire sa volonté! Il n'y parvient qu'à force
d'adresse,
en lui promettant des choses plus grandes que celles qu'elle
laisse, et en lui en
donnant même quelque avant-goût dans la vie présente.
Et
malgré cela, cette partie propre chercherait toujours à s'enfuir,
si Dieu
ne la
retenait par des grâces intérieures; car l'aiguillon au mal qui
nous
est resté
par suite du péché originel et du péché actuel voulu et consenti
attire continuellement
nos sens aux choses de la terre. " Adam préféra sa
volonté à celle de
Dieu; il faut au contraire que le vouloir divin efface et
détruise le nôtre;
notre mauvaise inclinaison s'y oppose lorsqu'elle est
livrée
à elle-même; il est donc fort utile que, pour l'amour de Dieu, nous
nous soumettions à
quelque personne, afin de faire purement et droitement la
volonté d'autrui plutôt
que la nôtre. Plus nous nous y assujétirons, plus
aussi
nous nous trouverons dans la vraie liberté et délivrés du poison
de la
volonté
propre. " Celle-ci est si subtile, si fine et si malicieuse, si
intime et
89
profondément
enracinée en nous, elle se couvre de tant de moyens et se
défend par tant de
raisons, qu'il semble en vérité que ce soit un démon.
Quand nous ne la pouvons
faire d'une sorte, nous la faisons d'une autre,
sous
une foule de beaux prétextes; nous mettons en avant la charité, la
nécessité, la justice,
la perfection, le désir de souffrir pour l"amour de
Dieu, de trouver quelque
consolation spirituelle, ou de donner bon exemple
au
prochain et de condescendre à ses exigences, les besoins de la
santé,
etc.
Dieu, qui connait et qui voit toutes ces misères, en a grande
compassion et ne cesse
pas de nous envoyer de bonnes inspirations pour nous
en
délivrer, sans cependant contraindre jamais notre franc arbitre.
Mais,
tout en
respectant la liberté de l'homme, il l'incline et la dispose, en
l'attirant doucement par
d'amoureuses voies. " Lorsque enfin l'âme ouvre
alors
son entendement, et voit le grand soin que Dieu a d'elle, elle
s'écrie
dans son
admiration : " Il semble, ô Seigneur, que vous n'ayez autre
chose à
faire
qu'à penser à moi! Qui suis-je, moi, dont vous avez tant de souci ?
et
comment ne
tiendrai-je pas compte de ce que vous estimez tant ? Ah!
désormais je demeurerai
toujours sujette à vos commandements et attentive
aux
inspirations que vous daignez m'envoyer, par des voies et des moyens
si
divers!".
II - De l'amour-propre et de l'amour divin. Notre Seigneur a dit
que la bouche parle de
l'abondance du cœur. Nous avons essayé de faire
connaitre
les effets que l'amour divin avait produits dans l'âme de
Catherine, et nous
pouvons conclure, de ce qui a été exposé, que personne
n'était plus capable
que notre sainte de s'exprimer sur cet amour. " Le vrai
amour, disait-elle un
jour, est de si grande force, qu'il ne peut savoir ce
que
sont la peine et le tourment; il ne sent autre chose que lui-même.
C'est
en vain
qu'on veut lui faire prendre intérêt à ce qui a rapport à ce
monde,
il demeure
immobile et immuable comme un mort. Tout ce qu'on peut dire de
cet amour n'est rien en
comparaison de la réalité; tout ce qu'on en peut
entendre
est qu'il ne saurait se comprendre avec l'entendement. J'en conclus
que les mots sont
impuissants à donner la moindre intelligence de l'amour,
et
que c'est peine perdue que d'essayer d'en parler. " Le contraire
du pur
amour est
l'amour- propre, et,
90
comme
il a Satan pour maitre et pour seigneur, on devrait le nommer haine
propre; il fait faire à
l'homme tout le mal qu'il peut et finit par le
précipiter
en enfer. Il est tellement incorporé à l'âme et à l'humanité
(1),
qu'il semble
impossible de s'en purger entièrement dans cette vie.
L'amour-propre ne se
soucie du dommage ni de l'âme ni du corps; il ne tient
compte ni du prochain,
ni de la réputation, ni de la fortune; il n'a en vue
que
sa volonté. Pour y satisfaire il est cruel à soi-même et aux
autres, et
il
refuse de se soumettre, quels que soient les empêchements qu'il
rencontre, ou les
oppositions qu'il soulève. " Quand il a délibéré de faire
quelque chose, la
flatterie, les menaces, la crainte des plus grands
malheurs,
sont impuissantes à modifier sa volonté; la perspective de la
servitude, de la
pauvreté, de l'infanmie, de la maladie, de la mort, du
purgatoire et de
l'enfer, ne l'arrête pas dans la poursuite de son objet :
il
ne pense, n'est attentif, n'a d'égard qu'à cela; il ne parle pas
d'autre
chose, il
se moque du reste, le répute bien et l'estime comme n'existant
pas. " Il est un
larron si adroit qu'il dérobe même à Dieu sans en éprouver
de remords; il
s'attribue ce qui appartient au Seigneur; mais il le fait
d'une façon cachée, et
sous forme de bien. Les yeux si clairvoyants du vrai
amour
sont alors seuls capable de découvrir le larcin... L'amour-propre
spirituel est infiniment
plus dangereux que le charnel; c'est le plus
pénétrant
des poissons; il se retranche derrière une infinité de subtilités,
de sorte que peu
d'hommes s'en garantissent et lui échappent. Non seulement
ils ne s'en aperçoivent
pas; mais ils considèrent comme salutaire ce qui est
en
réalité le plus grand obstacle à leur bien, et ils se réjouissent
de ce
dont ils
devraient pleurer. Qu'on le sache bien, l'amour-propre spirituel
est la racine de tous
les malheurs qui puissent nous atteindre en ce monde
et
en l'autre. Lucifer est tombé pour avoir cédé à cet amour
pervers. De
notre
premier père il a passé en nous, il circule dans nos veines, il a
pénétré jusqu'à la
mœlle de nos os; il infuse de son venin mortel toutes
nos
actions, nos paroles et même nos pensées. Dieu seul peut porter
remède à
cette
grande et incurable maladie, et s'il ne le fait par sa grâce en ce
monde, il faudra, malgré
nous, que -
(1)
Nous avons dit précédemment que Catherine emploie souvent le terme
humanité lorsqu'elle
parle du corps et des instinct naturels.
91
nous
nous en dépouillions en purgatoire; car il est nécesaire qu'avant
de
voir la face
du Seigneur nous soyons lavés de toutes nos souillures, de
manière à demeurer
parfaitement nets. " Mais si l'amour-propre a assez de
force pour pousser
l'homme à ne faire cas ni de la mort, ni de la vie, ni de
l'enfer, ni du paradis,
quelle sera donc la puissance de l'amour divin, qui
est
Dieu même ? " Lorsque cet amour, dont la bonté surpasse toute
mesure,
s'est
répandu dans nos cœurs, il agit au contraire de l'amour-propre : il
a
soin de tout ce
qui tourne au profit de l'âme, du corps et du prochain;
l'honneur et le bien
d'autrui lui sont précieux, il se montre aimable, bénin
et
gracieux en toutes choses et envers tous; il ne connait d'autre
volonté
que
celle de Dieu; il met l'homme en si grande liberté, paix et
contentement, que, dès
cette vie, il lui semble être en paradis. Cet amour
est
vraiment celui que nous devrions nommer notre propre amour; il nous
sépare du monde et de
nous-mêmes pour nous unir au Seigneur, il nous grandit
et
nous élève au-dessus de toutes les créatures et de tous les
désirs. S'il
advenait
une fois que l'homme qui aime perdit par quelque faute cet amour si
doux qu'il a goûté, il
ne reculerait devant rien pour le retrouver; car son
supplice
et son tourment extrêmes seraient comparables à ceux des damnés. "
En un mot, l'amour divin
est un repos, une joie ineffable, il est toute
notre
vie; et l'amour-propre est une tristesse et une peine continuelles,
il
est notre mort
en ce monde et en l'autre." - III - Des trois voies que Dieu
tient purifier les âmes.
Nous trouvons, dans la plus ancienne biographie de
notre
sainte, une autre instruction qui jette également une grande lumière
sur sa manière de
considérer l'amour-propre. C'est celle dans laquelle
Catherine indique les
voies que Dieu emploie pour purifier la créature. Elle
en
compte trois. " La première voie que le Seigneur tienne pour
purger une
âme,
dit-elle, est l'amour pur. Il le lui donne, et dès lors cette âme
ne
veut plus
autre chose que cet amour. Celui-ci, étant parfaitement dépouillé
et net, lui fait voir
les plus légères traces et les traits les plus subtils
de
l'amour-propre. L'âme ne peut donc être trompée par ce dernier, et
elle
le réduit
au désespoir en ne lui procurant aucun rafraichissement spirituel
ou cor -
92
porel.
De cette manière, l'amour-propre s'en va se consumant peu à peu;
car,
quiconque ne
mange pas finit nécessairement par mourir; toutefois, la force
et la malignité de cet
amour sont telles, qu'il accompagne l'homme presque
jusqu'à
la fin de sa vie. Je m'aperçois de cela; car, de jour en jour, je
sens consumer en moi
plusieurs instincts qui autrefois me semblaient bons et
excellents, et qui
provenaient au contraire de l'infirmité spirituelle et
corporelle que je
pensais ne plus avoir. Heureusement l'amour pur a une vue
tellement perçante,
qu'il fait reconnaître enfin comme larcins et choses
détestables ce que
d'abord on tenait pour perfection... " La seconde voie
que Dieu emploie pour
purifier les âmes me plait infiniment plus que la
première.
Dans cette voie, le Seigneur occupe l'esprit de l'homme en grande
peine et affliction; il
lui donne la vue et la connaissance de lui-même; il
lui
montre combien il est vil et abject. Cette vue le retient
continuellement en très
grande pauvreté, le dépouille de tout ce qui
pourrait
avoir goût et saveur de bien; de sorte que la partie propre ne se
repait en aucune façon.
Ne pouvant se nourrir, il faut bien qu'elle se
consume
et qu'elle comprenne enfin que, pour sortir de son enfer, il est
nécessaire que Dieu lui
vienne en aide et la remplisse de lui-même. Et puis,
lorsque
le Seigneur lui fait la grâce de lui ôter la vue de sa désespérante
nullité, elle demeure
dans une paix profonde et comblée de consolation. " La
troisième voie est la
plus excellente de toutes. Dieu donne à la créature un
esprit tout occupé de
lui. Cet esprit ne pense alors qu'à Dieu seul, il lui
est
impossible de faire aucun cas des choses propres. Il est
véritablement
mort
au monde, il ne se délecte en rien, il ne sait ce qu'il veut ni au
ciel
ni en terre.
Un tel esprit est à la fois très riche et très pauvre. Ne
pouvant rien
s'approprier, ni se nourri de rien, il est nécessaire qu'il se
consume et demeure enfin
perdu en lui-même; il se retrouve en Dieu, où il
était
déjà, mais sans savoir comment." - IV - De l'anéantissement
de toutes
les
facultés en Dieu. Catherine était convaincue qu'à tout instant, en
tout
lieu et en
toute manière, la bonté divine régit, gouverne et dispose toutes
choses pour notre
avantage. " Nous ne devons jamais désirer, disait-elle à
ses fils
93
spirituels,
que ce qui nous advient de moment en moment, nous exerçant
néanmoins toujours au
bien; car celui qui ne voudrait pas s'y exercer et
attendre
ce que Dieu nous envoie tenterait Dieu. Mais, après avoir fait ce
que nous pouvons de
bien, acceptons tout ce qui nous arrive de la pure
ordonnance
de Notre-Seigneur, et réunisons-nous-y par la volonté. Le repos
et l'union de notre
volonté avec celle de Dieu nous procureraient le paradis
dès
la vie présente. " Plus l'homme se conforme au vouloir divin,
plus il
s'approche
de la perfection; bienheureuse l'âme qui meurt volontairement à
elle-même en toutes
choses, parce qu'elle vit en tout pour Dieu, ou plutôt
c'est
Dieu qui vit en elle! " Le Seigneur s'empare alors de son libre
arbitre et opère avec
lui; il ne laisse plus venir en la volonté que ce qui
lui
plaît; et toutes les volontés étant ainsi réglées deviennent
parfaites!
"
O anéantissement de la volonté! ô vertu singulière! tu es une
reine du
ciel et
de la terre, tu es indépendante de toutes les choses créées; rien
au
monde ne
saurait t'affliger car toutes les peines et les douleurs
proviennent de la
propriété spirituelle ou temporelle! " Si les hommes te
connaissaient, ils
auraient autant d'horreur de leur volonté propre que de
Satan en personne; ils
n'attacheraient plus aucune importance à leurs
opinions,
ils ne s'excuseraient jamais et jamais ils ne diraient plus :
Telle chose est mienne!
Mais l'important secret dont je parle ici n'est vu,
n'est
compris, goûté et senti que par un entendement humble et humilité;
un
tel
entendement arrive bientôt à la perfection désirée. Dieu lui
donne une
lumière
surnaturelle, qui lui fait voir les choses mieux qu'auparavant, avec
une clarté et une
certitude parfaites; cette lumière lui montre en un
instant
tout ce que Dieu veut qu'il connaisse, c'est-à-dire tout ce qui est
nécessaire pour
conduire la créature à une pureté parfaite. " La lumière
divine dont nous parlons
jette l'entendement du vieil homme, et quand il est
ainsi
abattu et prosterné, il ne désire plus autre chose et il dit au
Seigneur : Soyez
désormais mon intelligence; je saurai ce qu'il vous plaira
que je sache, je ne
chercherai plus rien, et mon esprit sera dans la paix.
L'homme ne comprend pas
cette lumière, parce qu'elle est surnaturelle; mais
elle
reste dans son âme, si agile et
94
accompagnée
de tant de délectation, qu'elle semble le faire participer à la
nature des anges. "
Pour bien voir spirituellement, il faut donc que nous
arrachions les yeux de
la présomption propre; et de même que celui qui
regarde
trop le soleil s'aveugle, de même aussi l'orgueil aveugle ceux qui
veulent trop savoir avec
leur entendement naturel. Quant à la mémoire, elle
est incapable de retenir
rien qui puise l'occuper, lorsque la volonté et
l'entendement se sont
perdus en Dieu. Elle oublie ce qu'on vient de lui dire
et
ce qu'elle a dit elle-même, surtout lorsqu'il est question des
choses de
ce
monde. Mais le Seigneur pourvoit à tout ce qui est de nécessité,
il
avertit à
propos la créature et ne lui laisse faire aucun excès; quand le
moment en est venu, il
semble qu'elle ait quelqu'un à l'oreille, qui lui
rappelle
fidèlement ce qu'elle doit faire. Telle est la merveilleuse
providence de Dieu
envers l'âme unie avec lui par le lien de l'amour. Et le
Seigneur fait cela afin
que rien ne puisse opposer d'obstacle à l'esprit, il
ne
permet à la mémoire de s'arrêter en rien de bien ou de mal; c'est
tout
comme si
elle n'existait pas. Mais en échange, il donne à l'esprit une
certaine occupation
intérieure, en laquelle il le tient noyé et abîmé, dans
une tranquilité
parfaite. L'âme demeure toute transformée en Dieu, lequel la
dirige et la remplit à
sa façon. Qui pourrait imaginer ce que sent alors
cette
créature ? Si elle était capable de dire ce qu'elle éprouve, ses
expressions seraient
bouillantes au point d'enflammer des cœurs de pierre.
Perdue
en Dieu, elle reconnait que toute volonté est peine, toute
intelligence ennui,
toute mémoire empêchement. Elle perd l'opération et la
vigueur des sentiments
coprorels. Rien sur la terre ne saurait lui donner
plaisir,
délectation ou peine; elle ne se réjouit ni ne se contriste,
lorsqu'elle voit quelque
chose qui, de sa nature, est propre à causer de la
joie
ou de l'affliction. Il n'y a plus de correspondance à causer de la
joie
ou de
l'affliction. Il n'y a plus de correspondance aux sentiments
corporels
dans
l'âme tranformée en Dieu; leurs goûts sont sans saveur; leurs
désirs
sont
éteints ou mortifiés, elle les laisse mourir peu à peu et n'en a
pas la
moindre
compassion; elle ne comprend plus les choses comme elle les
comprenait jadis, et,
quand elle entend dire qu'elles sont bonnes, elle ne
sait
plus du tout de quelle sorte de bonté il peut être question.
95
L'âme
et le corps étant aliénés de leurs opérations habituelles, vivent
en
quelques sorte
par force, et d'une manière opposée à leur nature. Ceux
auxquels Catherine avait
adressé ces paroles lui en témoignèrent leur
étonnement;
ce discours leur avait paru dur à entendre. La destruction
complète du vieil homme
et de toute propriété a quelque chose d'effrayant
pour
l'égoisme;La sainte voulut alors en faire comprendre l'avantage, et
compléter sa pensée au
moyen d'une similitude. " Prenez un pain, dit-elle,
et
mangez-le; après que vous l'avez mangé, sa substance passe en
nourriture;
la
nature rejette le reste comme chose inutile, qui deviendrait
pernicieuse
au
corps, et finirait par le faire mourir en y restant. Or, si ce pain
vous
disait :
Pourquoi m'ôtes-tu de mon être propre ? Il me déplait de me voir
anéantir de la sorte,
et si je pouvais me défendre de toi, je le ferais pour
me
conserver, ce qui est naturel à toute créature! Vous lui répondriez
:
Pain, tu es
destiné à substenter mon corps, lequel est plus élevé en dignité
que toi; donc tu dois
être plus satisfait d'arriver à la fin pour laquelle
tu
as été créé, que de jouir de ton être propre; car cet être ne
se peut
estimer
qu'en vue de sa fin, en dehors de laquelle il est une chose morte et
superflue, bonne à être
rejetée. Le but pour lequel tu as été fait te donne
donc
tout ton mérite, et tu n'arrives à l'acquérir que par ton
anéantissement. Par
conséquent si tu vis pour arriver à ton but tu ne dois
pas
te soucier de ton être propre; et tu dois dire au contraire :
Hâtez-vous
de
m'en tirer et de me mettre en l'opération de la fin pour laquelle
j'ai
été créé.
" Voilà ce que vous diriez au pain. Or, c'est là ce que Dieu
fait
de l'homme,
dont la fin est la vie éternelle. Le pain, avons-nous dit, subit
une double opération,
par laquelle ce qu'il a de bon passe en substance, et
ce
qu'il a de superflu est rejeté. Il en est de même de nous. "
L'homme,
composé
d'âme et de corps, était si pur en sa première création, qu'il
n'avait rien en lui de
mauvais ou d'inutile; et, sans le péché, il eût
atteint,
avec cette pureté parfaite, la fin pour laquelle Dieu lui a donné
l'être. Mais le péché
a corrompu l'homme, affaibli son franc arbitre, et lui
a
donné une telle inclinaison au mal, que, privés de la grâce, nous
ne
pourrions la
vaincre, ni connaitre tous nos instincts dépravés. L'âme,
voyant sa dangereuse
maladie, doit se dire :
96
Je
ne puis que si le Seigneur prend soin de moi; je m'offre donc à lui
avec
mon corps et
tout ce que j'ai ou puis avoir. Qu'il fasse de moi ce que je
fais du pain : quand je
l'ai mangé, la nature retient la bonne substance et
rejette
le reste. " Dieu emploie alors des moyens doux et pleins de
grâce
pour
exciter notre partie propre à se laisser anéantir; il taille et
coupe
peu à peu
les racines et les branches de l'arbre, c'est-à-dire nos penchants
désordonnés. L'homme
ne s'en aperçoit pas, seulement il voit que les choses
extérieures n'ont plus
d'attrait pour lui; il n'a plus qu'un seul sentiment,
le
contentement de ce que le Seigneur fasse de lui tout ce qui lui
plaît.
Dieu,
ayant pris ce soin, tient l'âme si fort occupée de lui, qu'elle
laisse
le corps
dans l'abandon le plus complet. " Les méchantes dispositions et
les
humeurs des
mauvaises habitudes se consument et s'anéantissent; alors enfin
l'âme est reine et
maîtresse de l'humanité, et celle-ci obéit en paix. "
Vous me direz peut-être
que telle chose semble fort difficile; mais je vous
réponds
qu'il est impossible que cela n'arrive pas, à la suite de
l'occupation de l'âme
en Dieu, dont je viens de vous parler. " Lorsque vous
coupez les racines d'un
arbre, il faut qu'il sèche de même quand l'âme est
séparée
du corps, et qu'elle ne lui correspond ni par amour, ni par
délectation, il faut
que les instincts propres à ce dernier meurent et qu'il
perde lui-même sa
vigueur. " Que fera donc le corps, lorsque les opérations
de l'âme se sont
retirées ainsi des choses matérielles et terrestres ? Il
sera comme un oiseau
sans plumes qui ne peut plus voler; il demeura presque
privé
de sentiment, réduit à la plus grande mortification, ne sachant
plus
s'il est
mort ou vif. Son être naturel et malin sera si complètement
anéanti, que, si même
l'âme lui rendait alors sa liberté d'action, il ne
pourrait
plus faire ce que ce qu'elle veut. Quant à l'âme, elle vivra quasi
sans corps; elle
connaitra sa puissance et sa noblesse par la correspondance
divine, et elle
s'émerveillera qu'on puisse s'occuper et se délecter
ailleurs qu'en Dieu. Les
Actes des Martyrs renferment d'étonnants détails;
la
connaissance et le sentiment qu'avaient les premiers chrétiens de la
dignité de l'âme ne
leur permettaient pas d'estimer les
97
tourments.
Aux yeux des hommes qui ne considèrent que l'œuvre extérieure,
ces supplices étaient
épouvantables; les héros de la foi, au contraire,
n'eussent
pas même pu leur donner le nom de tourments, tant leurs cœurs
étaient pleins d'ardeur
et de joie. " Mais, pour en revenir à notre
comparaison
du pain qui se mange, et dont une partie se retient, tandis que
l'autre se rejette, je
dis que l'âme, par l'opération de Dieu, jette hors du
corps
les inutilités et les habitudes vicieuses, fruits du péché, et
qu'elle
retient
en soi le corps purifié. Celui-ci opère ensuite avec les sens
également purifiés. "
Après que l'âme a consommé, par la grâce de Dieu,
toutes
les mauvaises inclinaisons du corps, le Seigneur consume aussi toutes
les imperfections de
l'âme... il va, ordonnant et disposant ses puissances,
jusqu'à ce qu'il ait
dépouillées de leurs opérations propres, et qu'elle
demeure vide de toute
propriété spirituelle et parfaitement nette en la
présence
de son Créateur. Dieu verse et répand en elle des dons et des
grâces qui, loin de lui
défaillir jamais, vont croissant et augmentant sans
cesse.
Alors elle demeure fixée en lui avec un amour pur, net et simple;
aimant le Seigneur pour
lui-même, et sans considération d'aucune récompense
ni
d'aucune peine.C'est ainsi que Dieu doit être aimé; mais cet amour
si pur
surpasse
l'entendement et ne saurait s'exprimer par le langage humain; tout
ce qu'on peut dire de
cet état, c'est le mot de saint Paul : Je vis
maintenant,
non pas moi, mais Jésus-Christ en moi. " L'âme ne pense plus
ni
à elle ni à
son corps; elle n'a plus d'objet, d'élection, de désir, ni au
ciel ni en terre; elle
ne voit plus que ce point d'amour net de Dieu, et en
Dieu;
elle ne peut aimer que ce que Dieu veut qu'elle aime." V.
Du libre
arbitre.
On a dit de Catherine qu'elle semblait avoir reçu la mission de
réfuter à l'avance les
erreurs les plus monstrueuses de Luther et de Calvin.
Il
est connu que ces deux hérétiques font de Dieu le véritable auteur
du
péché : le
premier en niant le libre arbitre de l"homme; le second en
admettant la
prédestination au bien ou au mal. Le confesseur de la sainte
nous a conservé une
courte explication qu'elle a donnée relativement à cette
question, l'une des plus
épineuses et des plus difficiles de la théologie.
98
"
Dieu, disait-elle, incite premièrement l'homme à se retirer du
péché;
ensuite
il illumine l'entendement par la lumière de la foi, et puis il
enflamme la volonté au
moyen de quelque goût et saveur. Dieu accomplit cette
triple
opération en un instant, et plus rapidement qu'on ne saurait le
dire;
il la fait
plus ou moins dans les hommes, selon qu'il voit le fruit qui en
doit résulter; mais il
accorde à chacun assez de lumières et de grâces pour
qu'il
puisse se sauver, en faisant ce qui est en lui et en donnant son
consentement. Quant à
ce consentement il suffit, après l'opération divine,
que
la créature se livre au Seigneur, afin qu'il fasse d'elle ce qui lui
plait et qu'elle soit
résolue à ne plus pécher, et à quitter toutes les
choses
du monde pour l'amour du Très-Haut. L'assentiment a lieu aussitôt
que
la volonté
de l'homme se joint et s'unit à celle de Dieu, et sans même qu'il
s'en aperçoive; il ne
voit pas son consentement; mais il lui reste une
puissante
impression intérieure pour l'effectuer. Cette union en esprit lie
l'homme avec Dieu d'un
lien pour ainsi dire indissoluble; car, après que le
Seigneur a parlé et
après le consentement de la créature, il agit presque
seul,
et si elle se laisse guider, si elle obéit à l'inspiration qui lui
est
envoyée, il
l'ordonne, la mène et la conduit à la perfection à laquelle il
l'a destinée. O franc
arbitre, que de bien et que de mal tu causes! Si tu te
privais de toi-même
pour l'amour de Dieu, tu te trouverais bientôt en
liberté,
et cette liberté tu ne la perdrais plus; tu reconnaîtrais
clairement, dès la vie
présente, que servir Dieu, c'est véritablement
régner.
Car Dieu, délivrant l'homme du péché qui le tient en servitude, le
tire de toute subjection
et le met en vraie liberté. Autrement la créature
va
toujours de désir en désir; jamais elle ne demeure satisfaite :
plus elle
a, plus
elle veut avoir; plus elle cherche à se contenter, moins elle se
trouve contente. Celui
qui désire est possédé de la chose qu'il aime; il
s'est
vendu à elle, et, tout en se croyant libre lorsqu'il suit ses
appétits
et
offense Dieu, il se fait serf de l'enfer pour l' éternité.
Considère
donc,
ô homme, quelle est la force et la puissance de notre libre arbitre;
il contient en soi les
deux choses les plus extrêmes et les plus contraires,
à
savoir : la mort ou la vie éternelle, et il ne peut être forcé de
personne, s'il ne le
99
veut.
Penses-y, tandis qu'il en est temps, prends bon conseil et pourvois à
tes affaires." - VI
- De la nécessité pour l'esprit purifié par Dieu de se
perdre en lui. Une autre
instruction, donnée par notre sainte à ses fils
spirituels,
pendant une de ses extases, et qui nous a été conservée par son
premier biographe, peint
admirablement les conditions dans lesquelles se
trouve
un esprit qui, comme celui de Catherine, a subi une purification
parfaite. " Quand
Dieu, disait-elle, a purifié un esprit des imperfections
contractées par le
péché originel et actuel, cet esprit est tiré au lieu
pour
lequel il a été créé; et, comme il est alors beau, pur, net et
excellent, ce lieu ne
peut être autre que Dieu lui-même, qui l'a fait à son
image et à sa
ressemblance; l'inclination et la conformité l'y poussent si
vivement que, partout
ailleurs, il se trouverait dans un véritable enfer. "
Cet esprit, purifié et
perdu en Dieu, est chose si subtile et si anéantie en
elle-même, que l'homme
ne peut ni la connaître, ni la comprendre; il est
semblable
à une goutte d'eau jetée dans la mer; si vous essayiez de
rechercher cette goutte,
vous ne trouveriez que de l'eau de mer; et de même,
si
vous recherchiez cet esprit après qu'il s'est perdu en Dieu, vous ne
le
retrouveriez
que devenu comme Dieu par participation. Mais alors l'âme qui
reste unie au corps, se
voyant privée de la correspondance de son esprit,
demeure
presque désespérée, elle ne peut plus user de ses puissances; les
délectations, les
aliments spirituels et corporels dont elle se rassasiait
autrefois avec autant de
douceur que d'abondance, n'existent plus pour elle.
"
Toutefois, si cet état est pénible pour la partie inférieure de
l'âme, la
partie
supérieure y trouve, au contraire, une participation à la vie des
bienheureux. Le comment
de cette participation est inexprimable; vous ne le
saurez
que si votre esprit retourne à la pureté en laquelle il a été
créé de
Dieu.
Pour y arriver, il faut que Dieu nous consume et nous anéantisse au
dedans et au dehors; je
veux dire par là : - qu'il est nécessaire que toute
la
vie intérieure de la créature soit cachée en Dieu; que de plus, il
faut
aussi qu'à
l'extérieur l'homme soit comme aveugle, muet, sourd, sans
goût,
et qu'en
un mot il reste comme privé de lui-même, de manière à paraître
fou
aux autres,
et que ceux-ci soient tout ébahis de
100
voir
une créature ayant l'être, sans avoir la faculté d'opérer. C'est
ce
qu'exprime
saint Paul, lorsqu'il dit (Col.III,3) : " Mortui estis, et vita
vestra abscondita est
cum Christo in Deo. Vous êtes morts, et votre vie est
cachée
en Dieu avec Jésus-Christ." " Une créature semblable
demeure sur la
terre,
sans être sur la terre : - elle voit son esprit se sépare de plus
en
plus des
choses corporelles, pour se receuillir en Dieu, où il jouit d'une
grande et intime
abondance, inconnue au reste des hommes. Souvent, en se
voyant dans ce monde, et
sujette à tant de contradictions, il lui prend
envie
de crier : " Seigneur, je ne puis plus dmeurer en cette vie;
cela me
semble
aussi difficile que de faire tenir le jonc ou le liège au fond de
l'eau, sans le lier à
quelque masse pesante." Mais le corps est la masse qui
retient l'esprit attaché
en cette vie. L'homme extérieur reste dans une
ignorance
complète touchant l'opération qui le consume et le dirige sans
qu'il s'en mêle. On
peut appliquer à ceux qui se trouvent dans cet état le
passage de l'Evangile (
Matth.v) : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum
est
regnum cœlorum : Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume
des
cieux est à
eux." -VII. De la manière dont Dieu attire l'homme par de
douces
voies, ne
voulant pas le posséder par propriété ou par crainte, mais par foi
et par amour.
Lorsque Catherine, qui respirait déjà l'atmophère pure du
ciel, venait à
contempler tant de malheureux collés à la matière et enfoncés
dans le bourbier des
passions sans songer à en sortir, elle se sentait prise
pour
eux de la pitié la plus profonde. " Si l'homme, disait-elle,
voyait ce
que
Dieu destine, dans la vie future, aux âmes pures, s'il pouvait se
représenter la gloire
et la béatitude du paradis, il ferait si bien, dût-il
vivre
jusqu'à la consommation des siècles, que jamais il n'emploierait et
n'occuperait sa
mémoire,, son entendement et sa volonté qu'aux choses
célestes. Si, d'une
part, la créature savait les épouvantables souffrances
qu'elle se prépare en
mourant dans la hideuse misère du péché. Je suis
convaincue qu'elle se
laisserait broyer et mettre en poudre, et qu'elle
consentirait à endurer
ce supplice jusqu'au jour du jugement, plutôt que
d'offenser
Dieu. Mais le Seigneur ne veut pas que l'homme se garde de mal
faire
101
par
crainte; l'amour doit seul le retenir, et c'est pourquoi les
supplices
de
l'enfer ne lui sont pas montrés car, s'il aperçevait un tel
spectacle, la
terreur
posséderait exclusivement et à jamais son cœur. Toutefois, Dieu
laisse voir en partie
les douleurs et les misères éternelles à ceux qui sont
absorbés par son pur
amour, au point d'être supérieurs au sentiment de la
peur.
" Dieu nous prodigue intérieurement et extérieurement tout ce
qui est
nécessaire
à notre salut; mais la plupart des hommes sont occupés de choses
de rien, inutiles,
mauvaises et sans valeur, et vivent pour satisfaire leurs
désirs charnels. Ils
auront, au moment de la mort, une vue si claire et si
pénétrante, si
horrible et si difforme de leurs défauts, qu'ils ne pourront
se supporter eux-mêmes."
Je ne saurais comprendre comment il se fait que la
créature
soit assez hors de sens pour ne pas songer à la seule affaire
véritablement
importante. Elle y pensera quand il sera trop tard et lorsque
Dieu lui dira : O homme!
est-il une chose que j'aie pu faire pour toi et que
j'aie
négligée ? Elle verra clairement alors toutes les grâces dont elle
n'a
pas profité,
et je crois qu'elle en rendra un compte plus rigoureux que tous
ses autres péchés."
- VIII.- De la contrariété qui existe entre le péché et
Dieu. "Quelque
transformée en Dieu que soit une âme, disait encore
Catherine, elle n'est
jamais si parfaite qu'elle n'ait continuellement
besoin
de l'aide du Seigneur; d'elle-même elle incline au mal; mais Dieu,
qui est plein de douceur
et de mansuétude, ne permet pas qu'elle tombe. Il
soutient
celles qui ne consentent point au péché; mais il laisse choir
celles qui le
commenttent volontairement car, nous ayant donné le libre
arbitre, il ne veut pas
le contraindre. Celui qui pèche s'en doit donc
attribuer
la faute à lui seul; Dieu n'y est pour rien. " Le Seigneur est
toujours prêt à nous
assister, même après nos chutes, pourvu que l'âme
tombée
se laisse aider en correspondant à la grâce divine qui l'appelle et
l'incite sans cesse.
Quel que soit le péché dans lequel une âme s'est
plongée,
Notre-Seigneur la relève et lui pardonne; il suffit pour cela
qu'elle coopère avec la
grâce prévenante, et que, contrite et repentante,
elle
forme le ferme propos de ne plus pécher. Dieu alors
102
la
garde et la tient, à moins que, par sa propre malice, elle ne se
sépare
de
nouveau de lui, en consentant au mal et en cessant d'observer les
commandements, qui sont
l'expression de la volonté éternelle. " L'âme
pécheresse est
semblable à un œil dans lequel s'est introduit un corps
étranger, et qui, par
conséquent, ne peut plus voir le soleil; cette
comparaison
se présente à mon esprit; mais elle ne donne qu'une faible idée
de la réalité. Il faut
que l'âme qui veut et doit être préservée du péché
dans
la vie présente, et glorifiée de Dieu dans la vie future, soit
nette et
pure, et
qu'elle ne conserve volontairement rien de ce dont elle s'est
entièrement lavée par
contrition, confession et satisfaction; car toutes nos
opérations propres sont
imparfaites et défectueuses. Je vois clairement, de
mon
œil intérieur, qu'il faut que je vive sans moi-même en quelque
sorte;
l'amour
m'a fait connaître ce que je suis, et je le connais si bien, que je
ne puis plus être
trompée; aussi j'ai complètement abandonné ma partie
propre, et je n'en fais
pas plus d'estime que si elle était un démon. " Il
n'y
a dans la vie actuelle et dans l'existence à venir qu'un seul
malheur
réel, à
savoir : le péché. Il procède de notre moi s'attachant à suivre
ses
inspirations
et ses appétits. Il produit pour l'âme la privation de Dieu, du
bien infini. Je vois
dans le Tout-Puissant un tel penchant à s'unir à la
créature raisonnable,
faite par lui et à son image, que si le diable pouvait
se
délivrer de sa livrée de péché, le Seigneur l'élèverait à
cette hauteur
où
Lucifer voulait monter par sa révolte, c'est-à-dire qu'il le ferait
comme
Dieu, non
pas sans doute par nature ou par essence, mais par la
participation de sa
bonté. J'en dis autant de l'homme : Otez le péché, le
Seigneur vient aussitôt
s'unir à l'âme, il l'inonde de tant de grâces, il la
presse et la sollicitude
par des inspirations si suaves, si amoureuses,
qu'il
semble forcer son libre arbitre, tant il est difficile de résister à
ses attraits si
puissants et si délicieux! Plus l'homme s'approchera de
Dieu, plus il éprouvera
la vérité de ces paroles." - IX - Des trois degrés
de
la voie de l'amour. "Jésus disait un jour notre
sainte, voyant l'homme
si
contraire à Dieu en son intérieur et en son extérieur, vou-
103
drait
pouvoir enchainer son activité et anéantir toutes ses opérations.
Mais
cela ne se
peut; car la créature ne saurait être à la fois morte et vive.
Que l'homme donc, s'il
ne veut pas être ingrat, correspondonde librement à
l'immense amour de Dieu
et suive la droite voie qui mène à l'union divine.
Il
y a dans cette voie trois degrés, trois états de purgation."
Le premier
état
dépouille l'âme de tous ses vêtements, au -dedans et au dehors,
c'est-à-dire il lui
enlève les empêchements à l'action du pur amour. " Dans
le second état, l'âme
demeure en paix et jouit continuellement de Dieu, au
moyen
des lectures, des méditations et des contenplations; elle apprend
beaucoup de secrets,
elle savoure avec délices cette nourriture qui la fait
se
perdre peu à peu en Dieu. Le Seigneur, ne trouvant plus en elle
aucun
empêchement
intérieur ou extérieur, lui accorde, en grande abondance, des
grâces particulières."
Dans le premier état, l'homme se rapprochait de Dieu
par
la violence qu'il se faisait pour s'affranchir de tous les
empêchements;
dans
le second, il en jouit avec beaucoup de consolations spirituelles. "
Ces consolations font
sortir l'âme d'elle-même; elle passe alors au
troisième
état ou degré, lequel est plus élevé que les deux autres. Elle ne
sait plus où elle en
est; elle possède un grand contentement et une paix
profonde; mais elle
demeure dans une sorte de confusion intérieur, parce
qu'elle
ne participe plus avec Dieu au moyen des sentiments, comme
auparavant. C'est Dieu
qui opère en elle d'une façon supérieure à notre
intelligence; l'âme
elle-même demeure l'action divine. " Et quand Dieu
trouve une âme qui ne
se meut point, c'est-à-dire qui ne veut pas se mouvoir
en
elle-même, il agit à sa manière, il fait en elle de grandes
choses, car
il
sait qu'elle n'en abusera jamais, parce qu'elle a renoncé sans
retour à
tout ce
qu'elle avait de science, de vues particulières et de puissance
d'action. " Le
Seigneur ôte à cette âme la clé de ses trésors; il la lui
avait donnée afin
qu'elle en jouit, et il lui donne maintenant le soin et
l'occupation de sa
présence qui l'absorbe entièrement. De cette présence
sortent ensuite des
rayons embrasés de l'amour divin; mais tellement
pénétrants,
tellement forts et véhéments, qu'il semble qu'ils devraient
anéantir non
104
seulement
le corps, mais encore l'âme elle-même si la chose était possible."
- X - Dieu est la source
de toute bonté et il y fait participer ses
créatures.
" J'ai eu, dit un jour Catherine, une vue (1), qui m'a causé
une
immense
satisfaction. La source vive de toute bonté m'a été montrée en
Dieu;
je la vis
d'abord en lui seul, et sans qu'aucune créature y partivcipât.
Puis j'assistai à la
création de cette belle et glorieuse compagnie des
anges,
que le Seigneur fit afin qu'elle jouit de sa gloire ineffable; il ne
demanda aux anges, en
retour de ses bienfaits, que de reconnaître qu'ils
sont
les créatures de sa bonté, et qu'ils tiennent leur être de lui
seul,
sans lequel
toutes choses se réduisent à un pur néant. " J'en dis autant
de
l'âme
humaine; elle aussi a été créée immortelle et destinée à la
même
béatitude.
" Et lorsqu'une partie des anges tombèrent dans le péché par
orgueil et par
désobéissance, Dieu leur ôta la participation de sa bonté,
qu'il leur avait
gratuitement donnée, et ils devinrent horribles et
monstrueux à un point
qui surpasse toute imagination. " Pour ce qui est de
l'homme, tant qu'il est
dans cette vie, le Seigneur le supporte et le fait
largement
à sa miséricorde, bien que pêcheur. Il permet que nous
soyons
dans la
peine et l'affliction, ou dans la joie et la consolation, suivant
qu'il voit que cela nous
est utile et profitable. " Mais, si au sortir de
cette
vie nous étions trouvés en péché mortel (ce dont le ciel nous
préserve), alors Dieu
retirerait de nous cette miséricorde et nous livrerait
à
nous-mêmes; non pas entièrement cependant, car il veut qu'en tous
lieux on
retrouve,
à côté de sa justice, un reflet de sa bonté et, s'il existait une
créature qui en fût
entièrement exclue, elle serait presque aussi perverse
que
Dieu est parfait. " Je dis ceci, parce que le Seigneur a voulu
que je
susse ce
qu'est l'homme sans Dieu, c'est-à-dire l'homme plongé dans le péché
mortel. L'âme est alors
bien plus abominable qu'on ne peut se le figurer. "
D'après cela l'on ne
saurait s'étonner lorsque je dis qu'il me faut vivre
comme
sans moi-même, c'est-à-dire sans mou- (1)Ce mot de vue a une
signification plus
étendue et plus profonde que le terme vision
105
vement
propre de la volonté, de l'entendement et de la mémoire. Quelque
chose que je fasse, je
ne sais ni ne sens en mon intérieur que cela vienne
de
moi, et je vois cette chose plus éloignée du fond de mon cœur que
le
ciel ne l'est
de la terre. Si quelque objet ou quelque occupation pouvait
entrer en moi et me
plaire, j'en éprouverais une intolérable angoisse; ce
serait reculer vers ce
qui m'a été montré comme devant être consumé et
détruit.
" Il faut que toutes les inclinaisons naturelles du corps et de
l'âme disparaissent, et
qu'il ne reste aucun vestige de ce qu'il y a de
propre
en nous; cela est nécessaire, vu la terrible malignité de notre
être.
Si Dieu la
consumait lui-même, nous ne nous déchargerions jamais de ce poids
infernal... Mais il nous
aide avec une constance, une sollicitude et un
amour
infinis...Il ne cesse jamais de heurter au cœur de l'homme pour y
entrer et le sanctifier,
il vient à nous sans acception de personnes..., il
nous
appelle et nous attire tous, les bons comme les méchants..."
Telles
sont les
principales instructions données par sainte Catherine pendant ses
extases, et dont ses
fils spirituels nous ont conservé le souvenir. Chapitre
XVI.
Dernières années de sainte Catherine. Catherine avait atteint l'âge
de
53 ans. Son
corps était tellement usé par la fréquence des extases et par le
feu intérieur de
l'amour divin, que les dix dernières années de son
existence ne furent plus
qu'un long et continuel martyre. Réduite à une
maigreur
excessive, elle inspirait de la pitié à tous ceux qui la voyaient;
on ne comprenait pas
qu'elle pût vivre avec de si grandes souffrances; mais
ce
qui étonnait plus encore, c'était la sérénité parfaite avec
laquelle elle
les
supportait, l'expression calme et séraphique de son visage, et la
céleste limpidité de
son regard au milieu de ces intolérables douleurs.
Comme
on ne comprenait pas que son mal était surnaturel, on essaya de la
traiter comme si elle
eût une maladie ordinaire; on lui appliqua des
ventouses
pour la faire
106
respirer
librement, et lui rendre l'usage de la parole qu'elle perdait
fréquement. On lui
donna aussi, mais inutilement, différents remèdes, afin
de
la délivrer de ses oppressions. Enfin on la laissa tranquille
pendant
quelques
années. Elle assurait elle-même qu'il lui semblait qu'elle fût
dans
un moulin
qui lui triturait l'âme et le corps. Catherine était de plus en
plus aliénée des
choses d'ici-bas. " Il y avait, dit son confesseur, un mur
si fort en son
intérieur, que toutes les délectations de la terre n'auraient
pu en enlever la moindre
pierre. " C'était une créature vivant dans la chair
sans chair; elle
demeurait au monde et ne le connaissait pas; elle se
trouvait
au milieu des hommes sans savoir qui ils étaient, et sans les
comprendre lorsqu'ils
causaient avec affection et plaisir... Elle était même
hors
d'état de penser à ce qui pouvait lui advenir au ciel ou dans la
vie
présente. "
Sa partie extérieure se mouvait encore; mais c'était un
mouvement faible et
languissant; elle ne marchait qu'à petits pas; elle ne
dormait plus; elle se
tenait assisse sans avoir la faculté de s'aider
d'aucune
chose créée; car elle avait le cœur si clos et si serré en Dieu
qu'on eût dit que tout
son être était fondu et liquéfié dans l'être divin...
Qui l'eût vue en si
grand dépouillement, et dans un si douloureux supplice,
eût
versé des larmes d'attendrissement et de compassion... Et moi-même,
qui
ai connu
cela, je pleure toutes les fois que je m'en souviens." Elle
disait
elle-même,
pour faire connaître son état : " Je me trouve chaque jour
plus
resserrée;
je suis semblable à un individu qui aurait été confiné dans une
ville enceinte de
murailles, puis dans une maison accompagnée d'un beau
jardin, puis dans une
maison sans jardin, ensuite successivement dans une
salle,
dans une chambre, dans un cabinet, dans un réduit obscur et dans une
prison sans lumière.
Puis on lui met des menottes, des fers aux pieds, on
lui
bande les yeux, et personne ne lui parle plus; enfin tout espoir de
changement jusqu'à la
mort lui est ôté. Mais une consolation reste à cet
homme,
il sait que Dieu fait et veut tout cela par amour et par miséricorde,
et cette vue lui donne
un grand contentement. Le contentement, à la vérité,
ne
diminue ni la peine ni l'assaut intérieur; mais quelles que soient
les
souffrances
qui lui sont infligées, il
107
107
"ne
voudrait pas sortir pour cela de l'ordonnance et de la disposition
divines, car il les
reconnait justes et accompagnées de très grande
miséricordes." Les
administrateurs du grand hôpital, pleins de respect et de
compassion en voyant les
souffrances de Catherine, ne voulurent plus qu'elle
se
livrât à ses occupations ordinaires, de peur qu'elles ne lui
causassent
la
mort. Mais ils ne tardèrent pas à comprendre que son corps
souffrait plus
encore
du repos que du travail; toutes les fois qu'elle pouvait ne s'occuper
que de Dieu seul, ses
extases devenaient plus fréquentes, et les assauts de
l'amour si violents et
si impétueux, qu'il y avait de quoi la faire expirer.
Il
fallut donc l'engager à reprendre ses travaux habituels; Catherine,
qui
n'avait plus
de volonté, passa, avec une égale indifférence, de l'action à
l'inactivité et de
l'inactivité à l'action. Chapitre XVII. Suite du même
sujet. Catherine
continua à s'affaiblir de jour en jour; parfois elle
paraissait se porter un
peu mieux; mais, l'instant d'après, elle semblait
prête
à rendre le dernier soupir; elle ne mangeait plus; cependant elle
communiait tous les
matins, à moins que son état physique ne l'en empêchât
absolument. Les jours où
elle ne pouvait recevoir le pain de vie, ses
souffrances
devenaient presque intolérables; elle endurait alors à un degré
excessif les angoisses
de la faim. L'esprit divin qui agissait en elle resta
seul
son maître; elle subissait son terrible martyre, sans conserver
d'autre
sentiment
qu'une sainte émotion et un complet acquiescement à la volonté du
Seigneur. Beaucoup de
gens venaient de fort loin pour la contempler, lui
parler
et se recommander à ses prières, et tous reconnaissaient en elle
une
créature
plutôt céleste qu'humaine. Le paradis se reflétait dans son âme,
et
son corps
était dans les tourments du purgatoire. Par une double opération
surnaturelle, cette âme
purifiée se trouvait dans l'union la plus intime
avec
Dieu, tandis que la partie physique était livrée aux flammes.
Catherine
apprenait
ainsi à connaître par son expérience
108
propre les conditions
dans lesquelles sont les âmes du purgatoire. C'est
pourquoi
elle a pu en parler en termes si précis, dans l'écrit qu'elle nous
a laissé. Elle devenait
elle-même parfaitement pure et nette, en passant par
le
purgatoire du feu de l'amour divin. " Il semblait, en vérité,
dit le P.
Marabotto,
que Dieu voulût qu'elle servit de miroir et d'exemple pour faire
connaître aux hommes
les peines du lieu de la purification; elle était comme
placée sur un mur élevé
entre les deux existences, afin de nous instruire et
de
nous avertir. Il y avait en elle un feu suffisant pour causer mille
fois
la mort, et
cependant elle ne mourait point, parce que l'amour immortel
voulait que les choses
se passassent ainsi. On sentait et on voyait, ajoute
le
confesseur de la sainte, les signes extérieurs de son embrasement
inférieur, son cœur
ardait ainsi que fait une fournaise. Ces flammes
étaient
si excessives, que Catherine, essayant de se mettre sur le bras un
charbon allumé voyait
brûler ses chairs, mais sans en avoir le sentiment; la
puissance extrême du
feu intérieur de ressentir la douleur causée par le feu
matériel. Cependant le
feu invisible, quoiqu'il ait moins de vertu, consume
et
détruit son sujet; le feu amoureux, au contraire, le nourrit et le
conserve tant qu'il lui
plaît." L e Seigneur soutenait et fortifiait
Catherine
au milieu de ses atroces douleurs; il l'occupait de son opération
intérieure, et lui
envoyait quelques visions d'anges, si simples et si
belles,
qu'elle en était toute vivifiée. Les secours humains lui ayant été
ôtés, il fallait bien
qu'il lui en vînt du ciel pour qu'elle pût continuer à
vivre. Cependant la
sainte devrait subir de plus grands martyres encore.
Dieu
voulut orner de plus en plus cette âme d'élite; afin, dit le
biographe
anonyme,
d'offrir à notre admiration le double spectacle de ce qu'il fit par
elle et de ce qu'elle
souffrit pour lui. Environ un an avant sa mort, le
Seigneur
lui donna la connaissance des souffrances épouvantables qui lui
étaient encore
réservées. Lorsque l'humanité de Catherine eut cette vue,
elle fut
109
prise
d'une angoisse telle, qu'elle se tordit comme un serpent; elle n'eut
pas la force d'articuler
un mot. L'âme et l'esprit, au contraire,
acquiescèrent
joyeusement et amoureusement aux dispositions de Dieu.
L'embrasement intérieur
devint si excessif, que la sainte ne peut plus le
supporter;
il lui semblait que son corps allait être réduit en cendres.
Alors elle eut une
vision de la femme samaritaine au moment où celle-ci se
trouve auprès du puits
avec Notre-Seigneur. Catherine se tournant vers le
Sauveur
des hommes, lui dit avec l'accent de la humble confiance : " O
mon
Jésus, je
vous prie de me donner une seule gouttelette de l'eau que vous
avez donnée à la
Samaritaine, car je ne saurais endurer davantage ce grand
feu
qui me brûle au dedans et au dehors." Au même instant, elle
reçut une
goutte
de l'eau divine, et elle en fut merveilleusement rafraîchie. Mais le
repos qu'elle éprouva
ne fut pas de longue durée. Les flammes de l'amour
recommençèrent à lui
transpercer le cœur et à travailler le corps de telle
sorte, que souvent elle
demeurait sans aucun symptôme de vie. La sainte
rendit
compte elle-même à son confesseur de ce qu'elle éprouvait pendant
cette nouvelle lutte : "
Je me sentais, dit-elle, comme suspendue en l'air;
la
partie spirituelle désirait s'attacher au ciel et y tirer également
l'âme; l'humanité, au
contraire, voulait s'accrocher à la terre par quelque
endroit : il me semblait
qu'il y avait combat entre les deux, mais que ni
l'une
ni l'autre ne parvenait à prendre pied. La bataille fut longue;
enfin,
la partie
qui tendait vers le ciel l'emporta, elle enleva son adversaire, et
je m'éloignai d'heure
en heure de la terre. D'abord l'humanité trouva
étrange
d'être entraînée de la sorte, et la violence qu'on lui faisait lui
déplaisait fort; mais,
lorsqu'elle fut trop loin de ce bas monde pour
l'aperçevoir
davantage, c'est-à-dire lorsqu'il lui fallut renoncer à tout
espoir de retourner aux
objets de ses désirs, elle perdit elle-même ses
instincts
naturels, et elle goûta ce que goûtait la partie spirituelle.
Elles finirent ainsi par
se contenter toutes deux d'une même nourriture; à
la
vérité, la partie humaine se souvenait parfois encore de la terre;
mais
elle en
était trop éloignée pour pouvoir s'arrêter longtemps à ces
souvenirs; ses mauvais
penchants disparaissaient, et elle devenait de plus
en
plus ferme, constante et joyeuse dans sa nouvelle position.
110
"Quant
à la partie spirituelle, plus elle se purifiait, plus aussi elle
montait; l'âme, sortie
parfaitement nette des mains de Dieu, était
instinctivement
poussée à retourner vers lui dans le même état. Liée à un
corps contraire à sa
nature, elle désirait en être séparée, avec une
vivacité
égale à celle qu'éprouvent les âmes détenues en purgatoire
d'aller
en
paradis. Dieu, dit encore Catherine, Dieu, par sa grâce fait à
quelques
âmes un
purgatoire de leurs corps, dès cette vie : et plus il tire ces âmes
à lui, plus elles
aspirent à s'unir avec le bien suprême et à quitter leur
dépouille mortelle, qui
les empêche de parvenir à leur but. Mais, d'une
autre
part, le corps qui sert de demeure à une telle âme est aussi dans
un
vrai
purgatoire; parce que l'âme à laquelle il est lié voudrait vivre
sans
lui, le
trouve insupportable, contrarie ses appétits naturels et ne
correspond plus à ses
sentiments. Toutefois il y a une incommensurable
différence
entre la prison de l'âme et celle du corps; car chacun doit
comprendre qui souffre
le plus, de deux prisonniers, dont l'un a toujours
été
serf et l'autre constamment seigneur. D'ailleurs l'instinct de l'âme
vers Dieu est tel, qu'on
ne saurait rien imaginer de plus impétueux et de
plus
véhément." Catherine subit un nouvel assaut, le 10 janvier
1510, année
de
sa mort. Elle se sentait poussée à se dépouiller de son confesseur
et à
se priver
ainsi de toute aide et assistance pour l'âme et pour le corps; car
le Père Marabotto,
connaissant seul la voie par laquelle Dieu la conduisait,
lui
donnait seul du support par ses paroles et ses actes. Elle
s'enferma
dans
une chambre privée de tout secours de la part des créatures, afin
que
l'anéantissement
de la partie humaine fût complet. Elle resta longtemps
dans le lieu où elle
s'était retirée, sans ouvrir à personne; mais ayant été
obligée d'en sortir,
son père spirituel profita du moment pour y entrer
secrètement et s'y
cacher. La sainte revint et s'enferma de nouveau, sans
prendre garde à son
confesseur, qui l'entendit alors dire à Notre-Seigneur,
d'une voix brisée par
la douleur : " Mon Jésus, que voulez-vous que je fasse
encore en ce monde ? Je
ne vois plus, je n'entends plus, je ne mange plus,
je
ne dors plus, je ne sais que faire ni que dire; tous mes sentiments
intérieurs et
extérieurs sont détruits, je n'ai plus rien de ce qu'ont les
autres
111
"créatures,
je suis entièrement perdue en vous. Chacun ici-bas trouve à
s'occuper, à penser, à
dire ou faire quelque chose; chacun prend plaisir et
se
délecte en un objet quelconque; moi,, au contraire, je suis comme
morte,
et
cependant je me vois tenue par force en cette vie; personne ne
comprend
ce que
vous opérez en moi, je suis seule pauvre, délaissée de tous, dans
le
dénuement le
plus complet... je ne sais pas ce qu'est ce monde, je ne peux
donc plus vivre en
terre, avec les créatures." Catherine prononçait ces mots
avec une angoisse
croissante, et ses accents étaient si douloureux, que le
Père Marabotto, poussé
par la plus vive compassion, se montra à elle et lui
parla.
Dieu donna de l'efficace à ses paroles. Elle en fut réconfortée et
se
trouva bien
pour quelques jours. Mais ce répit ne dura guère. La sainte
voyait son propre esprit
dépouillé de toute chose créée et de lui-même, nu
et
pur comme lorsque Dieu lui donna l'être, et tel qu'il faut qu'il
soit
pour s'unir
au Seigneur; elle entendait cet esprit qui disait à son humanité
: "Il te serait
plus doux d'être dans une fournaise ardente que de subir le
dépouillement parfait
auquel je veux faire arriver mon âme." Le corps
restait
livré aux angoisses les plus terribles. Souvent Catherine perdait
pendant plusieurs heures
l'usage de la vue et de la parole, et elle
éprouvait
les tourments des martyres dont l'Eglise célébrait la fête
en ce
jour-là.
Plusieurs fois elle sentit des tenailles ardentes qui lui
arrachaient le cœur et
ses entrailles. Mais une épreuve encore plus
terrible
lui était réservée : Dieu lui-même sembla la délaisser, et elle
resta absolument privée
de toute correspondance, sans support apparent ni
consolation. Alors les
assistants l'entendirent qui disait d'une voix faible
et
dolente : " Depuis trente-cinq ans je ne vous ai rien demandé
pour moi;
maintenant
je vous prie, autant que je le puis, qu'il vous plaise de ne
point me séparer de
vous, car vous savez, ô Jésus, que jamais mon esprit n'a
été sans union avec
vous; toute chose m'est facile à supporter, excepté
cette
séparation; elle est contraire à l'âme." Dieu l'exauça et
elle eut
quelques
jours de calme, le Seigneur la laissant reposer afin qu'elle pût
vivre et qu'il pût
lui-même accomplir l'œuvre qu'il avait résolu de faire
en
elle. Puis les assauts et les martyres recommencèrent. Les personnes
présentes demandaient
miséricorde au Ciel.
112
Quant
à Catherine, son âme demeurait calme, tranquille, dans la paix et
la
joie
intérieures, au milieu de maux et d'angoisses qu'aucun cor ps
n'avait
supportés
et qu'aucune langue ne saurait exprimer. L'humanité, tourmentée de
la façon la plus
intolérable, jetait des cris perçants; l'esprit était
satisfait, ne lui
donnait aucun secours, et ne répondait pas à ses plaintes.
Loin de là, Catherine
disait à ceux qui l'entouraient de ne pas s'attrister
pour
elle, parce qu'elle était fort contente, mais de s'efforcer, le plus
qu'ils pourraient, de
bien faire, la voie de Dieu étant très étroite. Un
médecin
qui visitait parfois notre sainte, la voyant en telles extrémités
et
espérant la
soulager, lui ordonna de prendre une médecine. Elle obéit, pour
avoir l'occasion d'agir
contrairement à sa volonté propre; mais, ainsi
qu'elle
l'avait prévu, il en résultat une série d'accidents terribles qui
la
mirent pendant
huit jours à deux doigts de la mort, et lui causèrent des
spasmes si
épouvantables, que ses amis émus de pitié, attendaient avec
impatience le moment où
elle rendrait le dernier soupir. Tandis qu'elle
souffrait
ainsi, des anges venaient de temps en temps l'encourager. On la
voyait leur sourire,
mais elle ne parlait pas; plus tard, elle raconta que
ces
esprits bienheureux la consolaient dans ses douleurs, et lui
montraient
joyeusement
son prochain triomphe. Elle vit aussi des démons, mais sans en
avoir peur; étant
parfaitement unie avec Dieu et confirmée en charité, elle
était inaccessible à
la crainte. Cependant l'inutilité des remèdes et des
soins
des familiers de Catherine, n'avaient pas suffi pour faire comprendre
à ces deniers que les
souffrances de la sainte étaient en dehors de la
sphère
de la science. Voyant que le dépérissement augmentait, et qu'on ne
parvenait pas à
procurer le moindre soulagement à la malade, ils réunirent
plusieurs docteurs
célèbres, pour conférer ensemble et pour aviser aux
moyens
de la secourir. Les médecins s'assemblèrent à deux reprises, et
soumirent Catherine à
tous les examens imaginables; mais ils ne découvrirent
aucun
indice de maladie ordinaire, et déclarèrent à l'unanimité que
l'infirmité avait un
principe divin, et que Dieu seul était capable de la
guérir.
En effet, le mal était évidemment d'un ordre plus élevé. Rien ne
fortifiait Catherine que
la très sainte Eucharistie;
113
quelque
faible qu'elle fût, elle avalait sans peine l'hostie consacrée et,
après l'avoir reçue,
elle était en extase, et retrouvait la faculté de
parler.
Ceux qui venaient la voir fondaient en larmes, et s'éloignaient
pleins d'admiration et
d'une sorte de sainte stupeur. Au milieu des
souffrances
les plus atroces, son âme semblait participer aux joies du
paradis. Elle ne
refusait pas de continuer à vivre sur la terre pour l'amour
de Notre-Seigneur
crucifié, et elle ne se laissait plus dominer par le désir
de s'envoler d'ici-bas
et d'aller se réunir au ciel à l'objet de son pur
amour.
Sur ces entrefaites, Jean-Baptiste Bœrio, génois d'origine, médecin
très célèbre, qui
avait été attaché pendant longtemps à la personne du roi
d'Angleterre, revint
dans sa ville natale. On lui parla de Catherine Adorna
et
de sa maladie déclarée incurable par les moyens humains. Il
considéra
tout
cela comme une imposture. Plein de cette idée, il se rendit chez la
sainte et lui dit : "
Madame, je suis bien surpris que vous, qui êtes en si
grand
renom de vertu dans cette ville, ne craigniez pas de scandaliser les
gens raisonnables, en
affirmant que votre état n'est pas naturel, et que par
conséquent vous n'avez
que faire des remèdes de la médecine. Cette conduite
est
une sorte d'hypocrisie." " Je suis très affligée,
répondit humblement
Catherine,
d'apprendre que je sois pour quelqu'un un sujet de scandale. Si
l'on pouvait trouver un
remède à mon mal, je serais prête à l'employer, et
si
vous avez l'espérance de me guérir, je vous promets de me conformer
à vos
ordonnances."
" Puisque vous consentez à être guérie, répliqua Bœrio,
j'espère indiquer le
remède qui vous rendra la santé." Puis, après avoir
bien examiné Catherine,
il alla préparer les médicaments qui lui parurent
les
plus convenables; elle les accepta et les prit en femme obéissante.
Mais
le médecin
eut beau la suivre, la surveiller et multiplier ses ordonnances,
l'état de la malade
resta invariablement le même. Enfin, après vingt jours
de
tentatives inutiles, Catherine lui dit : " Vous avez vu,
monsieur, que
j'ai
pris vos remèdes avec toute la ponctualité possible, sans en être
soulagée le moins du
monde. J'ai voulu vous obéir pour vous ôter, à vous et
à
d'autres, tout prétexte de scandale; mais maintenant
114
il
est temps d'oublier le corps pour ne plus s'occuper que du soin de
l'âme." Dieu
permit cette aventure, dit le témoin occulaire, pour confondre
la trop grande confiance
du médecin, et pour obliger chacun à reconnaître le
principe surnaturel des
souffrances de Catherine. Bœrio, guéri de ses
soupçons,
continua à visiter la sainte, et lui donna, à partir de ce temps,
le titre de mère. Quant
à l'humanité de Catherine, elle avait eu un
mouvement
de joie dans l'espoir d'être guérie lors de la première visite du
docteur. Mais, dès la
nuit suivante, et après avoir pris les remèdes, elle
s'était sentie saisie
de douleurs plus véhémentes que celles du purgatoire;
et
l'esprit, loin d'y compatir, lui avait dit : "Tu souffres ainsi,
pour
t'être
réjouie sans motif." Chapitre XVIII. Derniers temps de la vie
et mort
de sainte
Catherine. Catherine approchait du terme de son pélrinage. Les
dernières semaines de
cette merveilleuse existence furent marquées par une
augmentation de
souffrances et par d'admirables visions. Durant les jours
que
l'Eglise a consacrés aux martyrs, Dieu continuait à faire éprouver
à sa
fidèle
servante les différents tourments qui avaient été infligés à ces
héros de la foi et de
l'amour divin. Pendant la nuit de la fête de saint
Laurent,
en particulier, il lui sembla constamment être étendue sur un gril
au-dessus des charbons
ardents; l'esprit acceptait; mais le corps jetait de
grands
cris et s'agitait en tous sens, sans trouver de repos ni de
soulagement. Le jour
suivant fut un jour de calme; après la peine, Dieu
accordait
à Catherine la douceur de ses consolations; il attira à soi
l'esprit de la sainte.
On la vit immobile, les yeux fixés vers le ciel, ne
parlant
point, le visage épanoui avec un doux et gracieux sourire. Elle
demeura ainsi pendant
une heure environ et, lorsque après être rentrée dans
son
état naturel, on lui demanda ce qu'elle avait vu, elle répondit :
Que
Notre-Seigneur
lui avait fait entrevoir le bonheur des élus, et qu'elle
avait éprouvé un
contentement inexprimable.
115
Le
14 août, veille de l'Assomption de Notre-Dame, Catherine fut
beaucoup
plus mal
que de coutume. On crut qu'elle allait passer, et on lui administra
le sacrement de
l'Extrême-Onction. Le lendemain, elle eut du repos. Des
anges virent en foule
s'entretenir avec la sainte des joies du paradis. Le
plaisir
qu'elle en éprouva fut si grand, qu'elle ne put le contenir en
elle-même. Elle laissa
éclater au dehors des signes d'une allégresse
extraordinaire. "
Elle riait d'une façon si douce et si suave, que tout son
être semblait plongé
dans la joie". L'impression qu'avait ressentie
Catherine
dura sept jours entiers sans aucune interruption, de sorte que ses
enfants spirituels
crurent que le danger de la perdre était passé, et
qu'elle
entrait en voie de guérison. Mais, les sept jours écoulés, chacun
comprit que l'espérance
avait été illusoire, et que le terme fatal n'était
plus
éloigné. Catherine fut prise de convulsions telles, qu'elle demeura
comme morte pendant
seize heures, ne parlant plus et ne pouvant reprendre
haleine. Ceux qui
l'entouraient essayaient en vain de la faire revenir;
l'opération étant
divine, il fallait qu'elle eût son cours sans assistance
humaine. Les douleurs
augmentaient la veille de la Saint-Barthélemy, du 23
au
24 août. Dieu permit aussi que la sainte fût éprouvée alors par
une
horrible
vision du démon, qui la mit dans un état impossible à décrire;
non
qu'elle eût
aucune peur de l'ennemi du salut; mais la répugnance
insurmontable que son
âme, embrasée de l'amour divin, éprouvait pour cette
hideuse créature,
dépouillée de tout bien, lui rendait sa présence
intolérable. Ne pouvant
supporter cette odieuse vue et étant incapable de
parler,
elle se signa sur le cœur et fit comprendre aux assistants qu'ils
devaient en faire
autant; puis elle indiqua qu'on eût recours à des
aspersions d'eau bénite
: au bout d'une demi-heure, le malin esprit
disparut;
Catherine recouvra sa tranquilité, et put raconter ce qu'elle
avait vu. La sainte
resta en paix pendant quelques heures; puis
recommençèrent
les alternatives de tourments et d'impressions célestes. Elle
était tour à tour
languissante et animée d'une vigueur nouvelle, calme et
agitée, triste et
joyeuse; tantôt elle semblait au moment d'expirer, tantôt
elle paraissait revenir
à la vie. Le 25 août, elle eut un long
évanouissement;
on crut qu'elle se mourait; mais tout à coup elle reprit ses
sens, demanda qu'on
ouvrit les fenêtres, afin qu'elle pût contempler le
ciel,
116
et
entonna le Veni, Creator Spiritus. Les voix des assistants se
joignirent
à la
sienne, et Catherine termina l'hymne. Puis elle resta pendant une
heure
et demie,
les yeux élevés, silencieuse, et le visage rayonnant. Elle dit, à
plusieurs reprises :
Allons nous-en! Plus de terre, plus de terre!
Lorsqu'elle
revint à elle, on lui demanda ce qu'elle avait vu : " Je ne
puis
le dire,
répondit-elle, c'étaient des choses délicieuses mais entièrement
ineffables". Le 26,
elle eut une vision qu'elle fit connaître à son
confesseur;
Dieu lui montra sa propre âme parfaitement dépouillée de toute
affection charnelle et
spirituelle, et ceux qui entouraient la sainte purent
se
convaincre que tel était en effet l'état de cette âme prédestinée.
Elle
ne voulut
plus garder auprès d'elle que les personnes qui lui étaient
indispensables, et elle
ne leur parla que quand il le fallait absolument.
Lorsqu'elle
demandait quelque service à ses meilleurs amis, elle leur disait
simplement : "
Faites ceci pour l'amour de Dieu ". Elle leur témoignait
d'ailleurs une
indifférence à laquelle ils n'étaient point accoutumés, et
qui ne leur laissa pour
elle que les sentiments du plus profond respect. "
On
ne saurait faire comprendre, dit le biographe anonyme, les progrès
surprenants de l'amour
divin dans ce corps exténué et dans cette âme
purifiée,
car l'esprit humain est incapable de pénétré les sercrets de Dieu.
L'embrasement du corps
était tel, que parfois on en voyait sortir des
flammes;
l'eau dans laquelle on lui plongeait les mains pour les rafraîchir
devenait bouillante; le
vase de métal employé à cet usage semblait avoir
séjourné
sur le feu. On ne pouvait toucher sa personne, son lit même, sans
lui causer des douleurs
aussi violentes que si on l'eût gravement blessée.
Pendant
la journée du 2 septembre et durant la nuit suivante, Catherine fut
faiblesse excessive. On
essaya en vain de la restaurer quelque peu; elle ne
parvint
pas à prendre même une goutte d'eau. Mais quand son heure de
communier fut venue,
elle fit signe qu'on appelât son confesseur. Celui-ci,
craignant qu'elle ne pût
avaler l'hostie consacrée, lui dit : Comment
ferez-vous
pour la consommer ? Elle lui fit signe qu'il n'y avait rien à
craindre, et la reçut.
Sa face alors devint vermeille comme celle d'un
séraphin.
La puissance du Saint-Sacrement lui rendit la parole, et son père
spirituel lui ayant
demandé comment elle avait pu communier, elle répondit :
117
Qu'à
l'instant où elle avait eu son Dieu dans la bouche, elle l'avait
senti
au cœur.
Ces merveilles ne furent pas les seules qui précèdèrent le trépas
de Catherine. Elle avait
prédit à Argentine qu'avant de mourir elle subirait
les
tourments de la Passion du Sauveur. Cette prophétie se réalia le 3
septembre. Pendant une
crise, la plus violente qu'elle eût jamais eue, on la
vit
tout à coup étendre les bras en forme de croix, en donnant les
signes de
la plus
excessive douleur. Les assistants comprirent que Notre-Seigneur
Jésus la faisait
participer à son crucifiement. Les stigmates ne parurent
pas
au dehors; mais l'impression, pour être spirituelle et intérieure,
n'en
fut pas
moins réelle quant aux souffrances inexprimables qui
l'accompagnèrent. Saint
Paul déclare qu'il portait en son corps les
stigmates
du Sauveur; et cependant personne ne les voyait. Dieu accorda la
même faveur à son
humble servante. Au moment où les douleurs commençèrent,
Catherine prononça
distinctement les paroles suivantes : " Qu'elle soit la
bienvenue cette passion,
comme aussi toute autre qui pourra m'arriver par
l'aimable
volonté de mon Dieu. Voilà trente-six ans que vous m'avez
éclairée, ô mon doux
amour, et depuis lors, j'ai toujours désiré souffrir
intérieurement et
extérieurement. Et, comme j'aspirais aux souffrances, vous
me les avez envoyées;
ceux qui voyaient mes maux extérieurs les jugeaient
fort
grands; quant à moi, par une disposition de votre bonté, je n'y
trouvais que douceur et
contentement, et il me semblait ne rien endurer.
Maintenant,
je suis au plus fort de la douleur, et je me sens déchirée de la
tête aux pieds. Je ne
crois pas qu'une créature humaine puisse supporter ce
supplice sans y
succomber, car il y aurait de quoi consumer par sa violence
un corps de fer et de
diamant. Mais vous ne voulez pas que je meure en ce
moment,
et votre juste et sainte ordonnance me conserve la vie au milieu des
tourments les plus
intolérables. Et voici une autre merveille : malgré
toutes
ces souffrances, je me trouve en telle force et disposition, que je
ne puis dire que je
souffre; je suis, au contraire, dans un contentement si
grand
et si agréable, que je ne saurais l'exprimer." Pendant la nuit
suivante, l'excessive
tension des bras de la sainte occasionna une
dislocation,
et Argentine, qui la veillait, observa qu'ils s'allongèrent
d'une demi-palme. Le 5
septembre, après la communion, Catherine eut
une
118
vision;
il lui sembla qu'elle était morte, déposée dans un cerceuil et
entourée de religieux
vêtus de noir. Elle s'en réjouit beaucoup; mais, étant
revenue à elle, elle
s'en confessa immédiatement, se reprochant d'avoir eu
un
mouvement de propriété. On essaya de lui faire avaler un œuf; elle
le
rejeta, et fut
prise de convulsions. Le feu intérieur croissait et la
consumait de telle sorte
qu'elle ne pouvait plus se remuer; elle restait
couchée
immobile sur le côté droit. Le 6, elle sentit dans son corps la
plaie de côté du
Sauveur. Elle lui causa, pendant dix heures consécutives,
d'indicibles douleurs,
accompagnées d'étouffements et de spasmes. Pendant
ces
dernières journées, Dieu lui avait ôté toutes les consolations,
sauf
celle
qu'elle trouvait dans la sainte communion; mais, le 7 septembre dans
l'après-midi, elle eut
une extase accompagnée d'une joie excessive qui se
manifesta
par un sourire continuel. Le Seigneur lui montra une grande
échelle de feu qui
s'élevait de la terre au ciel, et l'invita à en monter
les
degrés. Cette vision l'embrasa tellement, qu'elle s'imagina que le
monde
entier
brûlait. Elle fit ouvrir les fenêtres pour voir ce qui en était.
Catherine eut encore
plusieurs visions consolantes pendant les jours
suivants;
mais ses douleurs croissaient d'heure en heure. Les amis de la
sainte, pleins de
compassion et poussés par le vague espoir que les hommes
de
l'art trouveraient au moins le moyens de la soulager, réunirent à
cet
effet les dix
médecins les plus en renom à Gênes. Ces hommes habiles firent
inutilement tout ce que
peut faire la science; celui qui va à une fontaine
tarie
s'en retourne sans eau. Ils furent forçés d'avouer à leur tour que
la
maladie était
surnaturelle; que Catherine Adorna était saine quant à
l'entendement, au pouls
et au parler, et que les accidents qui lui
survenaient
dépassaient la portée du savoir humain. Le 12 septembre, la
sainte eut un
vomissement de sang, son corps se couvrit de marques noires,
et sa vue s'affaiblit au
point qu'elle reconnaissait difficilement ceux qui
étaient
auprès d'elle. Dans la nuit du 12 au 13, les veines ne purent plus
opposer de résistance
suffisante au sang, à cause de son excessive chaleur;
elles
se rompirent; le sang s'ouvrit une voie et s'échappa
119
à
gros bouillons; on le reçut dans un bassin d'argent, dont la partie
inférieure fut aussitôt
calcinée, de telle sorte qu'il en résulta des taches
ineffaçables. Alors
anfin, Dieu avait accompli son dessein de faire de
Catherine
un modèle parfait d'amour et de patience dans la souffrances. Son
corps, entièrement
consumé, vide de sang et d'humeurs, repôsait immobile sur
son lit. Dans la journée
du 14 septembre, fête de l'Exaltation de la croix,
elle
parut se ranimer, et, pendant plusieurs heures, elle ravit les
assistants par des
discours brûlants d'amour et de charité. Puis elle
demeura
silencieuse, livrée à la plus profonde contemplation. Un peu après
minuit, on lui demanda
si elle communierait; connaissant sa fin prochaine,
elle
montra du doigt le ciel, afin de faire comprendre qu'elle y était
attendue, et que, dans
un instant, elle serait unie à l'objet de son amour,
pour
triompher éternellement avec lui. Alors son visage prit une
incomparable expression
de sérénité. D'une voix pleine de douceur, elle
prononça
les dernières paroles de Jésus-Christ : " Mon Père, je remets
mon
esprit entre
vos mains"; et elle rendit le dernier soupir. Ainsi mourut, le
15 septembre 1510, à
l'âge de soixante-trois ans, Catherine Fiesca Adorna.
Chapitre XIX. La gloire
de Catherine manisfestée a plusieurs de ses
familiers.
Sa sépulture. Argentine était présente au moment où Catherine
rendit le dernier
soupir. Elle vit l'âme de sa mère spirituelle se séparer
du corps sous la forme
d'un rayon de lumière, et s'élancer vers le ciel d'un
vol
rapide. Ravie hors d'elle-même à cette vue, elle proféra d'abord
des
paroles tout
imprégnées du feu de l'amour divin; puis elle dit aux personnes
qui l'entouraient : "
Oh! qu'elle est étroite la voie qu'il faut suivre pour
arriver sans empêchement
à la céleste patrie !" Après avoir prononçé ces
mots, elle eut une
extase qui dura jusqu'au matin et qui la fit beaucoup
souffrir. Elle se voyait
engagée elle-même dans cette voie resserrée et
difficile
et ne savait pas de quel côté se tourner;
120
en
même temps, les tourments qu'endurent les âmes qui se séparent de
leurs
corps sans
être parfaitement purifiées, lui furent montrés, et ce spectacle
la remplit d'une terreur
salutaire, que partagèrent ceux auxquels elle fit
part
de sa vision. D'autres amis de Catherine eurent des avertissements
semblables; les
biographes contemporains rapportent une foule de faits
merveilleux et constatés
authentiquement. Nous nous bornerons à en citer
quelques-uns
des plus frappants. Dieu avait permis que l'une des filles
spirituelles de la
sainte fût possédée du démon (1). Elle eut d'afffreuses
convulsions à l'instant
où Catherine quitta la terre; et le malin esprit fut
obligé
d'avouer qu'il avait vu l'âme de la bienheureuse s'unir à Dieu et
que
ce spectacle
lui avait causé d'intolérables tourments. Une médecin très
attaché à la sainte
fut réveillé subitement au même moment, et entendit très
distinctement une voix
qui lui disait : " Adieu, je pars maintenant pour le
ciel." Il comprit
que son amie venait de mourir; et il en fit part à sa
femme.
Dans cette même nuit, Hector Vernaizza, étant en oraison, vit
Catherine portée en
paradis sur une nuée lumineuse. "Et comme c'était un
homme très avancé dans
les voies de l'esprit et tout dévoué à la
bienheureuse,
dit notre vieil historien cette vue lui causa tant de joie et
de consolation, qu'il en
fut tout hors de lui. Il se trouvait loin de Gênes;
mais
il ne douta pas plus de la mort et de la gloire de sa mère
spirituelle
que
s'il en avait été témoin occulaire." Une sainte religieuse,
l'on croit
que
c'était Thomasa Fiesca, dont il a été question précédemment, eut
un
songe
merveilleux. Catherine lui apparut belle et transfigurée, vêtue
d'une
robe
blanche, les reins ceints; et son union avec Dieu lui fut révélée.
La
religieuse se
réveilla et dit à une de ses compagnes : "L'âme de Catherine
vient de monter au
ciel." Dès que le jour parut, elle s'informa de la chose
et apprit avec grande
joie qu'elle ne s'était pas trompée. Une autre
religieuse,
qui se trouvait ravie en extase au moment où la bienheureuse
expirait, la vit si
belle, si joyeuse, si pleine d'un contentement
ineffable,
qu'elle se crut transpor-
(1)
Ce n'est point celle dont il a été question précédemment, et qui
ainsi
que nous le
disions, mourut avant Catherine.
121
tée
elle-même en paradis. Catherine m'appela par son nom, lui donna
plusieurs avis, et
l'engagea à supporter patiemment, pour l'amour de Dieu,
les
peines de la vie présente. La nonne suivit fidèlement les conseils
de la
sainte; la
dévotion qu'elle avait eue de tout temps pour Catherine augmenta
sensiblement et le
souvenir de sa vision, qui lui revenait souvent la
remplissait toujours de
ferveur et de consolation. Cattaneo Marabotto,
confesseur
de la bienheureuse, n'eut aucune révélation relative à l'état
dans lequel se trouvait
l'âme de sa pénitente, pendant la nuit du décès et
la
journée suivante. Le deuxième jour, lorsqu'il célébrait la messe
des
Morts, il ne
put jamais prier pour elle, mais seulement pour les défunts en
général. Le
surlendemain, il dit la messe du commun de plusieurs Martyrs,
prescrite ce jour-là;
et Dieu permit qu'en la commençant Catherine ne lui
revint
nullement à la mémoire. Mais au moment où il prononça les paroles
de
l'Introît : -
Salus autem justorum a Domino : Le salut des justes est
l'ouvrage du Seigneur,
le souvenir du long martyre de sa fille en
Jésus-Christ
se représenta à son esprit avec une vivacité extraordinaire, et
involontairement il lui
appliqua toutes les paroles de la messe. Lorsqu'il
en
vint à lire ces mots de l'Epitre : Justorum animœ in manu Dei sunt
: Les
âmes des
justes sont entre les mains de Dieu, il sentit son cœur pénétré
de
la plus tendre
dévotion et d'un sentiment de compassion extraordinaire: ses
larmes commencèrent à
couler avec une telle abondance, qu'il put à peine
continuer
la célébration du Saint-Sacrifice; ses yeux obscurcis ne
distinguaient plus les
caractères du missel, des sanglots lui coupaient la
parole;
mais, en même temps, la certitude du bonheur de Catherine
remplissait son cœur
d'une joie et d'un contentement inexprimables. Les
assistants, qui étaient
tous des amis et des familiers de notre sainte,
mêlèrent
leurs pleurs à ceux du Père Marabotto et achevèrent de le
troubler;
il
parvint difficilement à finir la messe, et, se retirant dans la
sacristie
il
donna un libre cours à ses larmes pendant une demi-heure encore,
puis il
recouvra
peu à peu le calme et la tranquilité; mais, à partir de ce moment,
la pensée du martyre de
Catherine ne lui causa plus aucune affliction,
quoique
toujours présente à son cœur et à sa mémoire. Le corps de la
bienheureuse avait été
déposé dans l'église du grand hôpital, aussitôt après
son décès. La nouvelle
de
122
sa
mort s'étant répandue, on vit accourir la foule des habitants de
Gênes;
ecclésiastiques
et laiques, jeunes et vieux, nobles et plébéiens, hommes et
femmes, chacun voulut
vénérer les restes de celle qui avait été la gloire et
l'ornement de la ville,
et qui avait pratiqué, pendant trente-six années
consécutives, les
vertus le plus sublimes à un degré héroique. Tous les
assistants donnaient des
signes manifestes de la douleur profonde que leur
causait
cette perte irréparable. Dès le premier jour de l'exposition, une
quantité de miracles
s'opèrèrent :beaucoup de malades et d'estropiés
retrouvèrent
instantanément la santé et l'usage de leurs menbres, en allant
prier auprès des
reliques de Catherine. Les guérisons des maladies de l'âme,
bien autrement
importantes que celles des maux du corps, furent également
nombreuses. Gênes fut
témoin d'admirables conversions, surtout parmi les
femmes
du rang le plus élevé. Couchée sur son lit de mort, Catherine
paraisssait doucement
endormie, et l'expression séraphique de ce visage
calme
et pur, légèrement coloré, et que semblait animer encore un divin
sourire, inspirait le
mépris des choses de la terre et l'amour de celles du
ciel.
A cette vue, les assistants se sentaient pénétrés de componction;
beaucoup d'entre eux
renoncèrent, à partir de ce jour, aux plaisirs, aux
honneurs et aux vanités
du siècle, pour marcher sur les traces de
l'admirable,
objet de si universels regrets. La sainte, poussée sans doute
par l'humilité et par
le désir d'éviter que des honneurs ne lui fussent
rendus
après sa mort, avait demandé, dans deux testaments successifs, à
être
ensevelie,
hors de la ville, en des églises qu'elle indiquait. Mais les
directeurs de l'hospice,
voulant conserver ses reliques, lui firent faire,
deux
jours avant son décès un codicille par lequel elle autorisait
Jacques
Carentius
et Cattaneo Marabotto à désigner le lieu de sa sépulture. Ceux-ci
arrêtèrent que le
corps serait déposé dans l'église du grand hôpital, que
Catherine avait
administré et surveillé pendant si longtemps. La
bienheureuse, ainsi que
nous l'avons rapporté en son lieu, avait dit que, si
l'on
ouvrait un jour ses restes mortels,
(1)
Dans le premier testament elle avait indiqué l'église de
l'Association
desservie
par les Frères-Mineurs de l'Observance. Dans le second, daté du 18
mars 1509, elle avait
choisi Saint-Nicolas del Boschetto.
123
on
trouverait son cœur consumé par l'amour, et réduit en cendres.
Cependant
l'ouverture
n'eut pas lieu; on n'osa soumettre à l'autopsie un corps qui
démeurait mou,
flexible, et dont toute l'apparence présentait quelque chose
de surnaturel. On ne
s'occupa plus qu'à lui rendre les derniers devoirs; il
fut
déposé dans un cercueil de bois et enseveli dans une fosse creusée
au
pied de l'un
des murs de l'église. Au-dessous de ce mur courait un aqueduc
dont l'existence était
ignorée. Cependant la foule continuait à se porter au
tombeau de Catherine; de
nombreux miracles alimentaient et excitaient de
plus
en plus la dévotion des fidèles. Les directeurs de l'hospice
résolurent
en
conséquence de placer en un lieu plus apparent les restes de celle
que la
voix
publique désignait déjà sous le titre de sainte, et que le pape
Jules
II
qualifiait de Bienheureuse. Aidés des aumônes des âmes pieuses,
ils
firent
construire un tombeau de marbre, orné de diverses peintures; quand
il
fut prêt, on
ouvrit la fosse qui renfermait le précieux dépôt. Dix-huit mois
s'étaient écoulés
depuis la mort de Catherine; lorsque le cercueil fut mis à
découvert, on vit que
l'humanité du lieu l'avait complètement détérioré, il
était rongé par les
vers. Les assistants commencèrent à avoir de vives
inquiètudes sur
l'intégrité du corps. Ces inquiètudes augmentèrent quand,
après avoir décloué
le cercueil, on trouva que les vers avaient pénétré dans
son intérieur et que
les vêtements étaient entièrement pourris et tombaient
en
lambeaux. Mais les craintes ne tardèrent pas à se dissiper pour
faire
place à
des élans de joie et de reconnaissance. Le corps était tel
absolument que le jour
où on l'avait enseveli. On n'y remarquait aucune
odeur,
aucune altération produite par l'humidité, les vers ne s'en étaient
point approchés. Il
était flexible, les chairs ne présentaient pas de traces
de
corruption, et elles paraissaient encore rouges et d'une couleur
enflammée dans la
région du cœur, comme au temps où Catherine vivait. "
Chacun comprit que cette
conservation parfaite et merveilleuse était
l'œuvre
de Dieu." Une multitude innombrable de gens de toutes conditions
se
portèrent à
l'église de l'hôpital pour vénérer les restes de la sainte. Il
fallut laisser le corps
exposé pendant huit jours afin de satisfaire à la
dévotion
publique. Durant ce temps, la vaste nef ne désemplit pas du matin
124
au
soir, et chaque heure, pour ainsi dire, était marquée par la
guérison
subite
de maladies reconnues incurables. L'église retentissait de cris
d'admiration, de
sanglots, et chacun voulait emporter une relique de sainte
Catherine, un morceaux
des étoffes qui couvraient son corps; quelqu'un
réussit
enfin à s'emparer furtivement de l'un des ongles de la bienheureuse.
Le corps fut alors
placé, pour plus de sûreté, dans une chapelle munie d'une
forte grille, et Dieu
continua à multiplier les miracles en faveur de ceux
qui
recouraient à l'intercession de sa servante. Les huit jours écoulés,
on
enferma les
restes de Catherine dans le nouveau tombeau de marbre érigé,
tout auprès du
maître-autel, par les soins des protecteurs et directeurs du
grand hôpital. Chapitre
XX.Translations subséquentes du corps de sainte
Catherine.
Miracles et canonisation. Quelques années après la mort de
Catherine, le Père
Cattaneo Marabotto et Hector Vernazzia firent imprimer sa
première biographie,
son admirable Traité du Purgatoire et ses Dialogues.
Ces livres ayant été
traduits en plusieurs langues, la doctrine de la
bienheureuse
et la réputation de son éminente sainteté se répandirent dans
le monde catholique, et
Catherine devoint l'objet de l'admiration des plus
grands
docteurs et des plus savants prélats. Les étrangers accouraient en
grand nombre pour
vénérer ses reliques, et souvent la foule encombrait les
abords du tombeau
empêchait que le service divin ne se célébrât au
maître-autel avec la
décence convenable. Cettre considération décida les
protecteurs de l'hospice
à transporter le sépulcre dans la partie basse de
l'église,
où il demeura jusqu'en 1593. A cette époque, on jugea que les
restes de Catherine
étaient trop humblement placés; car les miracles se
multipliaient et le
concours des pèlerins augmentait. Un tombeau y
transporta
le saint corps, on le trouva parfaitement conservé et sans aucune
trace de corruption. Ce
tombeau était simplement en
125
bois;
en 1642, il tombait de vétusité; on fit faire une châsse dorée,
et on
y déposa
la relique, qu'on retrouva dans sa miraculeuse intégrité. Le 17 mai
1602, la sacrée
congrégation des Rites permit que l'on sortit le corps de la
châsse, et qu'on le
plaçât dans une arche d'argent munie de cristaux, afin
que
tout le monde pût le voir. Enfin le pape Clément XI ordonna, le 23
août
1708, que
les vieux habits qui couvraient ce corps fussent remplacés par des
vêtements plus
convenables. On lui obéit, et les restes de Catherine furent
dans leur reliquaire, où
ils reposent encore aujourd'hui sans trace de
corruption.
Mais, dès longtemps avant ces dernières translations, des
démarches avaient été
faites pour la canonisation de Catherine. Nous avons
dit
déjà que dix-huit mois après sa mort elle avait été béatifiée
de vive
voix par
le pape Jules II, son compatriote (1). Parpera nous apprend (2)
qu'en 1630 l'archevêque
de Gênes fit faire une première procédure dans
laquelle
on fournit les preuves de tous les évènements qui ont été
rapportés
dans
la vie de la bienheureuse, de l'incorruption de son corps et de
plusieurs miracles
récents. Cette procédure fut envoyée à la sacrée
congrégation des Rites,
la cause y fut introduite en 1631. En 1636, Urbain
VIII
expédia une commission pour informer sur les vertus et les miracles
en
général. A
partir de ce temps, le procès resta pendant jusqu'en 1670, on en
ignore les motifs. La
cause fut enfin reprise par ordre du pape Clément X;
et,
le 30 mars 1675, la congrégation rendit un décret approuvant tout
ce qui
avait été
fait précédemment; le Souvenir-Pontife confirma cette décision le
6 avril suivant. La
révision des écrits de la sainte fut alors ordonnée; le
consulteur chargé de
l'examen en rendit compte dans les termes suivants au
cardinal Azzolini :
"J'ai lu et examiné, avec la plus grande attention, les
deux traités de la
vénérable Catherine, l'un sur le purgatoire, l'autre
intitulé : Dialogues
entre l'âme et le corps, et je déclare n'y avoir rien
trouvé qui soit
contraire à la sainte doctrine et aux mœurs. A la vérité,
on y rencontre çà et
là des choses obscures et qui choqueraient si on les
entendait d'après le
langage oridinaire; mais
(1)
Ce pontife était né à Savone. (2) Lettres à Henschenius.
126
on
en trouve de semblables dans les écrits de saint Augustin, de sainte
Brigitte, de sainte
Thérèse et des autres contemplatifs divinement éclairés.
Cela tient à la
profondeur d'une doctrine tout à fait séraphique et à
l'ignorance du lecteur
ainsi qu'à son défaut d'expérience. J'ajoute qu'il
n'y
a rien dans ces écrits qui puisse empêcher ou retarder la
déclaration
définitive
de la sainteté de Catherine. Je déclare enfin que la doctrine
qu'ils renferment lui
ayant été évidemment dictée par l'Esprit-Saint, et
atteignant au suprême
degré de la vie unitive et de l'amour héroique,
suffirait
en l'absence d'autres preuves, pour établir incontestablement sa
sainteté."
Innocent XI approuva les écrits de Catherine, le 14 juin 1676.
Plusieurs prélats et
docteurs illustres ont rendu d'éclatants témoignages en
faveur de ces mêmes
écrits. Mrg Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris,
dans l'avertissement de
son livre intitulé : De la piété des chrétiens
envers
les morts, affirme que la doctrine de notre sainte sur le purgatoire
est en tous points
conforme à celle de saint Bernard, et il ajoute : "Il est
rare que l'esprit de
Dieu communique ses lumières avec autant d'abondance
qu'il
l'a fait à cette âme si pure et si embrasée d'amour. Aussi sont
traité
du
purgatoire est un monument admirable de la sollicitude de Dieu dans
le
gouvernement
de son Eglise. Ayant prévu le déchaînement de l'hérésie de
Luther et de Calvin
contre cette doctrine du purgatoire et des suffrages
pour
les morts, il choisit parmi les mortels, cette femme douée d'une
vertu
et d'une
sainteté extraordinaires, pour défendre cette vérité de la foi,
et
instruire les
Catholiques, et l'initia pour cela à ce qu'elle a de plus
sublime et de plus
mystérieux. La méthode qu'elle a suivie dans cet écrit
est
si digne de la majesté de Dieu et de la grandeur de notre religion,
que
ceux qui
liront ce traité ne pourront s'empêcher d'admirer sa sainte
Providence, qui se plaît
à cacher ses secrets aux sages et aux prudents du
siècle,
et les manifeste aux humblres et aux petits." Nous avons parlé,
dans
nos
indications préliminaires, de l'estime en laquelle les cardinaux
Bellarmin, Pierre de
Bérulle, Frédéric Borromée et jean Bona tenaient les
œuvres de sainte
Catherine; nous savons également que saint Louis de
Gonzague, saint André
Avellino, et l'immortel évèque de Genève saint
François
de Sales, en ont fait un magnifique éloge. Nous n'avons donc plus à
y revenir ici. Nous nous
bornerons à rap-
127
peler
les paroles de l'ami et du confident de saint François du pieux
évèque
de
Belley : " D'après son conseil, écrivait-t-il, j'ai lu et relu
plusieurs
fois le
Traité du Purgatoire, et toujours avec un nouveau goût et de
nouvelles lumières; et
j'avoue qu'en cette matière je n'ai jamais rien vu
qui
m'ait autant satisfait." Le culte public rendu à Catherine
avait été
déclaré
légitime le 6 avril 1675, ainsi que nous le disions ci-dessus.
Toutefois cette
déclaration ne suffisait pas à la tendre dévotion des
directeurs nobles du
grand hospice de Gênes. Ils s'adressèrent à la
congrégation des Rites,
afin que le procès de canonisation fût introduit. On
céda
à leur désir; l'héroisme des vertus de Catherine et la vérité de
ses
miracles
ayant été prouvés incontestablement, Clément XII, pape alors
régnant, approuva, le 5
avril 1737, tout ce qui s'était fait. La bulle de
canonisation parut le 30
du même mois, et la cérémonie eut lieu le 15 juin
suivant.
Catherine de Gênes fut solennellement inscrite au nombre des
saints, avec saint
Vincent de Paul, saint François Régis et sainte Julienne
Falconieri, et elle eut
son office propre. Les miracles rapportés dans le
procès
de canonisation et reconnus authentiques sont en très grand nombre;
nous nous bornerons à
en citer quelques-uns des plus remarquables,
consignés,
les uns dans les écrits des premiers biographes de la sainte, les
autres dans la bulle de
Clément XII. Camilla Doria était mourante; la
gangrène
s'était déclarée à la suite d'une opération terrible qu'elle
venait
de subir
au côté; elle se fait appliquer, par sa mère une relique de sainte
Catherine; à la grande
stupéfaction des médecins, la gangrène disparaît et,
au
bout de peu de jours, la maladie est parfaitement guérie. - (1616).
En
1631, une
femme, nommée Dominichina, donne à une malheureuse lépreuse de
l'huile provenant de la
lampe du tombeau de notre sainte; la lépreuse s'en
frotte
le corps, et au même instant son mal disparaît à jamais. Thomase
Pergalla a un ulcère
incurable sous le bras droit; elle se rend à trois
reprises
au tombeau de Catherine, y prie chaque fois trois Pater et de trois
Ave, se frotte avec
l'huile de la lampe. Après la troisième station, elle
est
guérie durant son sommeil (1631). Marie de Bisagno et Lucie Medicina
sont guéries, la pre-
128
mière
d'une hydropisie, la seconde d'un transport au cerveau, en faisant
usage de cette même
huile (1632). Dominichina Perazza, aveugle depuis
longtemps,
recouvre la vue en s'approchant du corps de Catherine, lors de sa
translation en 1642.
Madeleine Marie Rizzi, affligée d'une maladie déclarée
incurable par les quatre
médecins les plus renommés de Gênes, est guérie
subitement, après avoir
incoqué sainte Catherine, et jouit, à partir de ce
moment,
d'une santé parfaite (1720). Elle rend compte elle-même de la
manière dont s'est
opéré le miracle; voici les termes de sa déposition, tels
qu'ils sont consignés
dans le procès de canonisation : "J'étais malade au
conservatoire de
Sainte-Marie, dans le grand hôpital, et, sachant que mon
infirmité était sans
remède, je me résignais à mon sort, lorsqu'on vint me
dire
qu'une femme, qui devait être opérée d'un cancer le jour suivant,
avait
été
guérie subitement par l'intercession de la vénérable Catherine.
Une
autre femme
étant survenue, m'exhorta et m'encouragea à implorer
l'assistance de cette
servante de Dieu. Je lui adressai ma prière avec
beaucoup
de ferveur et de confiance; puis je m'endormis, mais d'un sommeil
si léger, que le
moindre attouchement eût suffi pour me réveiller! Pendant
ce sommeil, je vis
auprès de mon lit la vénérable Catherine, je la reconnus
à
sa ressemblance avec l'image conservée dans la chapelle où repose
son
corps. Je
pris sa main, elle était molle, flexible et douce; je la plaçai
sur mon côté gauche où
je souffrais de très vives douleurs. A peine cette
main
l'eût-elle touché, que je me sentis délivrée de mon mal."
Marie-Françoise-Xavière
Gentils, noble génoise, souffre, depuis l'âge de 13
ans,
d'une maladie compliquée qui ne lui permet plus de quitter le lit.
Un
asthme
oppresse sa poitrine des contractions de nerfs l'empêchent de faire
usage de ses membres,
elle est en proie au scorbut et à des convulsions, et
souffre d'affreuses
douleurs. Elle entend parler des miracles qui se
multiplient
au tombeau de Catherine, et elle a la ferme confiance que si
elle pouvait y aller,
elle demeurait délivrée de ses maux. Le 23 mars 1734,
malgré les
représentations des médecins et de ses familiers, elle se fait
habiller et porter
auprès du saint corps. Elle y communie, et revient chez
elle
parfaitement guérie. Toute la noblesse de Gênes accourt pour
féliciter
Marie-Françoise,
et les dépositions d'une foule de
129
témoins
occulaires attestent le fait lors du procès de canonisation. Blanche
Semina était tombée
dans son enfance du haut d'un escalier, et avait eu les
deux
hanches déboitées. Pendant 25 années, on lui avait fait employer
inutilement à l'hôpital
tous les remèdes imaginables; une paralysie complète
s'étant jointe à ses
autres maux, elle avait été placée aux Incurables.
Ayant
entendu parler des miracles de Catherine, elle espère en son
intercession; le 2 avril
1734, elle se fait porter au tombeau de la
bienheureuse
assiste à la messe communie, et obtient une guérison complète
et instantanée. Le fait
est attesté par huit témoins occulaires, dignes de
toute
confiance. Quelques jours plus tard (13 avril), Marie-Catherine
Rombi,
mortellement
atteinte d'une maladie très compliquée, et déjà munie des
derniers sacrements,
recouvre une santé parfaite auprès du tombeau de
Catherine.
Paule Fava est miraculeusement guérie de neuf ulcères aux seins,
pendant une neuvaine
faite en l'honneur de notre sainte. Nous nous bornons à
citer ces miracles, de
crainte de fatiguer nos lecteurs; mais nous ajoutons,
avec
les biographes de sainte Catherine de Gênes, que, si l'on voulait
rendre compte de tous
ceux dus à son intercession, on n'en finirait jamais,
et
que des volumes n'y suffiraient pas. La bulle de canonisation de la
sainte est un monument
très remarquable. Clément XII y qualifie Catherine de
vraie
femme de l'écriture et fait un magnifique éloge de ses vertus. Il
raconte brièvement sa
vie; il rappelle ses premières années, sa soif
d'imiter
les douleurs de Jésus-Christ, ses mortifications précoces, son
désir d'entrer dans un
monastère dès l'âge de 13 ans, son mariage, ses
peines
et sa conversion, sa contrition et son amour, son humilité, son
ardeur pour la
souffrance, afin de satisfaire à la justice divine, ses
jeûnes prodigieux, et
ses innombrables œuvres de charité. La bulle passe
ensuite
à l'examen des phénomènes moraux et physiques que l'amour divin
avait produits dans
Catherine. " Sa parfaite connaissance de Dieu, y est-il
dit, et le sentiments
profond de sa propre bassesse la poussaient au complet
mépris
d'elle-même et à l'amour de l'humiliation. Elle avait détruit dans
son cœur tout ce qu'il
renfermait de propre, afin que Notre-Seigneur seul
vécût
en elle; aucune affection terrestre ne venait se placer entre elle et
son Dieu; rien ne
pouvait la séparer de
130
la
charité de Jésus-Christ. Les chagrins, les mépris, les blâmes,
les joies,
les
éloges, la maladies ou la santé, n'avaient aucune prise sur elle;
quoi
qu'il
arrivât, Dieu seul était dans son cœur et dans sa pensée; elle
avait
pour tout
le reste une si parfaite indifférence, qu'elle conservait pas même
le souvenir... Dans ses
admirables Dialogues, elle dépeint les dangers que
court
une âme enlacée par la chair; mais ses exemples étaient encore
plus
puissants
que ses écrits; elle poussait vers la perfections tous ceux qui
l'entouraient, et qui
avaient le bonheur de la voir et de l'entendre...
Ravie
souvent en extase par la violence de l'amour divin qui remplissait
son
cœur, de
célestes secrets, supérieurs à la portée de l'intelligence
humaine, lui étaient
révélés. Les flammes de l'amour l'avaient sanctifiée,
plus que de la vie de
l'esprit; son corps était brûlé, calciné, sans qu'elle
eût aucun souci des
douleurs excessives auxquelles il se trouvait livré...
La
mort, qui inspire à tous les hommes de crainte et la terreur, était
pour
Catherine un
sujet de joie et de consolation, d'espérance et d'amour; mais,
malgré cet amour, elle
acquiesçait en toutes choses à la volonté divine, et
quelque ardent que fût
son désir d'aller au ciel et de se réunir à son
bien-aimé,
elle s'en remettait au bon plaisir de Dieu, et se disposait
joyeusement à voir
augmenter ses souffrances, pour devenir de plus en plus
conforme à
Notre-Seigneur Jésus-Christ, et compagne de sa passion, avant de
l'être de sa
résurrection... En proie à un mal extraordinaire, déclaré
incurable et surnaturel
par la science humaine, la sainte Eucharistie seule
lui
procurait du soulagement, et elle mourut enfin plutôt d'amour que de
maladie..." Tels
sont les termes dans lesquels l'autorité infaillible s'est
exprimée sur le compte
de Catherine de Gênes. La bulle passe ensuite
à la
vénération
dont la sainte a été l'objet aussitôt après son décès; elle
rend
compte des
principaux miracles, de l'incorruptibilité du corps, de ses
différentes
translations, et de l'instruction des procès. Le Pape termine en
implorant la protection
et l'intercession de Catherine. Déjà, antérieurement
à
l'époque de la canonisation divers monuments avaient été élevés
en
l'honneur de
l'illustre Génoise; nous savons qu'avant d'avoir été inscrite
au nombre des saints
elle était vénérée comme telle. La gloire de son nom
s'était répandue dans
l'univers catholique; et presque tous les écrivains
ascétiques, ainsi que
le dit le promoteur de sa
131
cause,
la citaient dans leurs œuvres comme un modèle accompli de vertu et
de sainteté. Une
chapelle avait été érigée en son honneur au monastère des
Carmélites de Paris. La
maison assignée en douaire à Catherine par son mari
était
devenue l'église de la congrégation de l'Oratoire, en 1659. La
petite
chambre
dans laquelle le Christ sanglant lui était apparu avait été
convertie en chapelle;
on y voyait, au dessus- de l'autel, une image de
Catherine;
diverses peintures y rappelaient ses merveilleuses visions, et un
concours nombreux de
pieux pélerins visitait ce sanctuaire avec dévotion.
Une
autre chapelle très magnifique avait été construite, en l'honneur
de de
la sainte,
dans l'église du grand hôpital, dès le milieu du dix-septième
siècle. La vénération
pour Catherine grandit encore après que Rome eut
prononcé
son jugement. Arrêtons-nous ici, et disons en finissant, avec le
plus ancien des
biographe de celle dont nous venons de raconter la vie : " O
Dieu plein de
miséricorde, nous vous prions, par l'intercession de cette âme
bienheureuse, d'allumer
dans nos cœurs la flamme de votre amour, afin que
nous
ne cessions de croître en vertu, et qu'enfin nous puissions jouir de
la
béatitude
éternelle auprès de vous, qui vivez et régnez dans tous les
siècles des siècles.
Amen." Fin de la vie de Sainte
Catherine.
édition par JESUSMARIE.com, merci à Brigitte Laude pour son aide.