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La Béatitude
article du Dictionnaire de Théologie Catholique

1. BEATITUDE. – I. Notion. II. Le problème de la béatitude chez les philosophes anciens. III. Données scripturaires. IV. Doctrine des saints pères. V. Saint Thomas d’Aquin. VI. Théologiens scolastiques. VII. Décisions canoniques.

I. NOTION. – La béatitude, dans son sens le plus général, est la possession parfaite du souverain bien par la créature douée d’intelligence et de volonté libre. Les théologiens l’envisagent à deux points de vue : 1° Comme état concret des bienheureux, anges et hommes, tel que le reconnaît et l’enseigne la foi catholique. C’est le bonheur du ciel, la vision béatifique, la vie bienheureuse, éternelle, future, etc. On exprime cet état en grec par ??????????, en latin par beatitudo, felicitas, vita, en ajoutant à ce dernier mot un qualificatif qui indique qu’il s’agit du bonheur de l’autre vie. Nous ne nous occuperons pas dans cet article de cet aspect de la béatitude pour lequel nous renvoyons aux mots CIEL, INTUITIVE (VISION), VIE ETERNELLE, CORPS GLORIEUX, ESCHATOLOGIE. – 2° Comme acte humain par lequel l’être intelligent et libre entre en possession plénière de sa fin, du bien dernier auquel le destine sa nature. La béatitude, ainsi entendue, coïncide avec la notion de possession du souverain bien, notion dont la détermination est le principal objet de la morale antique. On l’exprime, en première ligne, en grec par le mot ??????????, en deuxi?me ligne seulement par le mot ?????????? ; en latin par le mot beatitudo en première ligne, felicitas en deuxième ligne, bien que ce dernier mot traduise aussi le mot grec ??????? (bonne fortune, bonheur) lequel semble r?servé pour exprimer le bonheur terrestre, beatitudo secudum quid des scolastiques. Voir BONHEUR. Ces acceptations verbales sont communes aux philosophes anciens et aux auteurs ecclésiastiques. Nous autorisant de l’exemple de saint Thomas d’Aquin, qui dans la Somme théologique, sépare l’aspect eudémoniste et moral de la question de son aspect eschatologique, examinant le second, Ia, q. XII ; IIIa, Supplem., q. LXXV-LXXXIV, tandis qu’il offre un traité complet d’eudémonisme, Ia IIæ, q. I-V, nous ne nous occupons dans cet article que de l’aspect moral de la béatitude.

II. LE PROBLEME DE LA BEATITUDE CHEZ LES PHILOSOPHES ANCIENS. – Nous ne nous occuperons que de ceux qui ont exercé une influence sur la théologie morale de la béatitude. Or, si les philosophes antérieurs à Socrate, Pythagore en particulier, se sont préoccupés du problème (Aristote, Ethic. Nicom., I, 6, n. 7, édit. Didot, t. II, p. 4), on ne voit pas que leurs doctrines aient influencé les théologiens. Platon et Aristote sont les véritables sources antiques de la pensée chrétienne. Il faut leur adjoindre l’éclectique Cicéron, et les chefs de trois écoles néoplatoniciennes, Philon le Juif, Plotin et Proclus.

Platon. – 1. La doctrine. – Comme Aristote, Platon débute par cette constatation que tous les hommes désirent le bonheur. La béatitude ou bonheur parfait ne se trouve que dans la contemplation du bien. Le bien est l’idée suprême, cause de tout ce qui, dans le monde sensible, est beau et bien. Il est dans le monde intelligible ce que le soleil est dans le monde sensible. Le soleil engendre la lumière et l’œil qui la voit. Ainsi le bien engendre la vérité des choses et l’intelligence qui regarde cette vérité. Mais les hommes, plongés dans leurs sens, sont à l’égard de la vérité comme des prisonniers immobilisés, condamnés à regarder le fond d’une caverne obscure, sur lequel se projetteraient les ombres d’objets de toutes figures, que des hommes dissimulés par un mur promèneraient derrière eux, entre eux et un foyer de lumière. Ils ne connaissent ni les objets en eux-mêmes, les idées, ni le foyer qui les éclaire, l’idée du bien, de laquelle cependant dépend leur bonheur. Ils seraient d’ailleurs incapables, habitués qu’ils sont à ne regarder que des ombres de vérité, de fixer le foyer, si brusquement on les délivrait de leurs chaînes. D’où la méthode dialectique, qui consistera à les habituer peu à peu à se libérer en se séparant des choses sensibles (côté négatif de la morale), et à se tourner vers les idées, en commençant par celles qui sont le moins rapprochées du foyer du bien. Pour y parvenir on contemplera dans les sciences mathématiques et dans les arts, ces " mélanges d’idées ", encore prises dans la gangue sensible, qui déjà offrent de l’analogie avec l’idée du bien. Par la gymnastique corporelle et la vertu on se refera un tempérament moral. On arrivera ainsi, de proche en proche, à s’imprégner de ressemblance avec le bien, avec Dieu. Ce sera le bonheur tel qu’il est permis d’y aspirer sur terre, bonheur consistant dans la liberté, dans la connaissance perfectionnée, dans la bonne vie, dans la sagesse, dans l’avoir à soi le bien et la beauté, bonheur excluant l’injustice et la méchanceté, mais non le malheur corporel et terrestre, lequel peut aller jusqu’aux derniers supplices, jusqu’au crucifiement, sans rien faire perdre à l’homme de son bonheur. Le bonheur parfait n’est pas de ce monde. C’est dans l’autre vie, à laquelle peut aspirer l’âme immortelle, qu’il sera réalisé dans l’union directe avec l’idée du bien par la contemplation.

Platon, Opera omnia, 1578 (édition dont la pagination est reproduite à l’angle intérieur des pages de l’édit. Didot, Paris, 1856) : Sophiste, t. I, p. 233 ; Euthydème, t. I, p. 278-282 ; Philèbe, t. II, p. 11, 13, 20, 28, 60 ; Lysis, t. II, p. 207 ; Banquet, t. III, p. 202 ; République, l. II, t. II, p. 254 ; l. IV, p. 420 sq. ; l. VI, p. 505 ; l. VII ; Les lois, t. II, p. 661, 973 ; Brucker, Hist. crit. Philos., Leipzig, t. II, De Platone, p. 627 ; Ritter, Hist. de la philos., trad. Franç., Paris, 1835, t. II, Dialectique de Platon ; Morale de Platon, p. 187-285, 329-390 ; Ed. Zeller, Die Philosophie der Griechen, 4e édit., Leipzig, 1889, part. II, sect. I, Socrate et Platon, p. 867-885 ; Uberwegs-Heinze, Grundriss der Gesch. der Philos., Berlin, 1894, t. I, p. 156-176, 181-189 ; card. Gonzalez, Hist. de la phil., trad. franç., Paris, 1890, t. I, p. 257 sq.

2. Importance de Platon pour la théologie de la béatitude. – Les doctrines de Platon, tant par ses propres écrits que par ceux des néoplatoniciens, ont inspiré plusieurs Pères, surtout saint Augustin et le pseudo-Denys l’Aréopagite. Pierre Lombard en a puisé l’esprit et les principales théories dans saint Augustin et les a inoculés à tous ses commentateurs. Saint Thomas connaît plusieurs ouvrages de Platon qu’il cite, mais il communique avec lui surtout par saint Augustin, le pseudo-Denys et Proclus. Il le corrige d’ailleurs par les critiques nombreuses de ses ouvrages qu’il emprunte à Aristote. Platon, ainsi assimilé et corrigé par saint Thomas, continue d’exercer son influence sur les commentateurs du docteur angélique.

Aristote. – 1. Exposé de sa doctrine. Sa doctrine de la béatitude est contenue dans le Ier livre de l’Ethique à Nicomaque et dans les chapitres VI, VII, VIII du Xe livre du même ouvrage.

Aristote sépare, plus nettement que Platon, la métaphysique du bien de la question du souverain bien de l’homme ou béatitude. La question du bien en soi est renvoyée à plusieurs reprises à la Métaphysique, l. XI, c. X ; l. XIII, c. V, VI, édit., Didot, t. II, p. 609, 635, tandis que la question du souverain bien de l’homme, de la béatitude, est considérée comme le fondement même de l’éthique, d’où le prologue de l’Ethique à Nicomaque, où, partant de ce fait que tout art et toute méthode, toute action comme toute élection, se font en vue du bien, ?????? ????? ???????? ?????, le philosophe ?met l’idée d’une science qui aurait pour objet propre cet appétit du bien considéré dans les actions humaines, principalement dans les actions sociales, qui sont pour lui le développement suprême de l’action humaine : science qu’il nomme éthique et qu’il divise en trois parties : l’éthique individuelle familiale, et sociale. Ethic. Nic., l. I, c. I-III, édit. Didot, t. II, p. 1, 2.

On peut partager ainsi le traité du philosophe : a) critique des opinions ; b) définition de la béatitude ; c) l’acte béatifiant ; d) la cause de la béatitude ; e) la question du bonheur en cette vie et après la mort.

a) Critique des opinions. – Aristote examine successivement les opinions du vulgaire et l’opinion de Platon. Les premières mettent le bonheur dans le plaisir, les honneurs, la vertu, les richesses. Aristote réfute ces opinions en s’appuyant principalement sur ce motif que ces biens sont recherchés en vue d’autres biens, ????? ?????, et ne sont pas de v?ritables fins. Ethic. Nic., l. I, c. V, t. II, , p. 3-4. – L’opinion de Platon met la béatitude dans la participation à l’idée séparée du bien. C’est en abordant sa critique qu’Aristote prononce le mot fameux : ?????? ??? ?????? ?????? ????? ???????? ??? ????????. Ibid., c. VI, p. 4. Ce qu’Aristote critique, c’est la propension qu’aurait, selon lui, Platon de faire du bien une idée générique, identique à elle-même dans toutes ses participations, lesquelles ne sont que des ombres du bien et non pas des biens : ??? ????? ??? ?? ?????? ?????? ?? ???? ???? ?????, Ibid., p. 5 : ce qui va à l’encontre du fait de la multiplicité des biens, ayant chacune son essence propre. Le bien n’existerait plus qu’à l’état de participations analogiques. Ces apparences de bien seraient l’objet des actions humaines, qui cependant réclament un objet réel qu’elles produisent ou qu’elles puissent posséder. Le bien séparé ne saurait être même l’exemplaire de nos buts prochains d’activité ; aucune science et aucun art n’en tenant compte, elle n’est d’aucun usage. Tout l’effort de ce chapitre est de renvoyer à la métaphysique la question du bien en soi et d’en débarrasser la morale. Il importe de remarquer avec saint Thomas qu’Aristote ne nie pas l’existence d’un bien séparé, puisque lui-même la reconnaîtra au XIIe livre des Métaphysiques, comme fin de l’univers. Il nie seulement que la béatitude humaine soit dans la participation formelle, directe, de ce bien. S. Thomas, Ethica, l. I, lect. VII, § Sed qualiter.

b) Définition de la béatitude. – En tant qu’objet, c’est la fin ultime de l’homme. Car ce que nous recherchons par chacune de nos activités c’est un bien. Donc, s’il est une fin à laquelle se rapportent toutes ces activités de l’homme, ce sera le souverain bien. Ethic. Nic., l. I, c. VII, p. 5. Deux caractères du souverain bien : désirable pour soi et non pour un autre bien ; suffisant pour rendre à lui tout seul la vie désirable et ne manquer de rien. Ethic. Nic., l. I, c. VII, p. 6. Où trouver la réalisation de cette définition abstraite ? Ce ne peut être, selon Aristote, que dans une opération de l’homme, dans une opération qui lui soit propre, dans une opération selon la raison, et, de préférence à l’opération qui ne fait que participer la raison (vertu morale), dans l’opération même de la raison. Ethic. Nic., l. I, c. VII, p. 6, 7. Il le prouve, en poursuivant la comparaison de notre activité totale d’homme avec nos activités particulières. Comme le bien, la perfection, la fin du joueur de cithare est de bien jouer de la cithare, ainsi le bien, la fin, la perfection de l’homme est de bien faire son action d’homme. Ibid. Il le confirme par l’aveu contenu dans les dires des opinions des sages. Ethic. Nic., l. I, c. VIII, p. 6, 7.

c) L’acte béatificateur. – C’est au livre X, c. VII, de l’Ethique qu’il nous faut chercher une détermination plus précise de l’acte rationnel auquel est attachée, selon Aristote, la béatitude de l’homme. Ce sera un acte de spéculation, de contemplation. ??? ?????? ?????????. Ethic. Nic., l. X, c. VII, p. 124. Aristote appuie sa solution de ces six arguments : a. l’excellence de l’énergie intellectuelle, prouvée par l’excellence de son objet ; b. sa continuité et sa permanence, que l’action ne saurait égaler ; c. la jouissance incomparable qu’elle cause ; d. son " autarchie ", c’est-à-dire sa suffisance intrinsèque : la contemplation n’a pas besoin, comme la vertu (la libéralité par exemple), d’une matière d’exercice ; e. elle est désirable pour elle-même, tandis que la vie active cherche toujours quelque chose par delà son effort ; f. l’état de repos total où elle nous introduit, au rebours des activités de la vie pratique. Ainsi toutes les conditions de la vie bienheureuse énumérées au Ier livre, et d’autres encore, qui en sont les dérivées, se trouvent réalisées dans la contemplation. – Suit la réfutation de l’opinion de Simonide (cf. I Metaph.) qui disait qu’une telle vie était au-dessus de la nature humaine, et l’exhortation sublime à vivre selon la meilleure partie de soi-même en dépit des biens mortels. Ethic. Nic., l. X, c. VII, p. 124, 125.

D’ailleurs, la deuxième place appartient aux actes de la vie vertueuse. Ce sont, en effet, des actes humains, par lesquels nous entrons en possession de notre bien. Mais, n’ayant qu’une participation de la lumière rationnelle à laquelle ce bien appartient en propre, ils passent au second rang. Ils exigent d’ailleurs un matériel qu’il n’est pas à la portée de tous d’avoir et dont cependant ils ne peuvent se passer. La magnificence, par exemple, exige une haute situation. Aussi, " les dieux " n’ont pas cette vie, tandis qu’ils ont la contemplation. Les animaux, au contraire, qui ne contemplent en aucune manière, ont des traits communs avec nos habitudes vertueuses. Ibid., c. IX, p. 126. D’où, le sage qui contemple est chéri des dieux. Ibid., p. 127.

On peut considérer aussi le plaisir comme faisant corps avec la béatitude, à titre d’accompagnement ou de conséquence des actes béatificateurs. " Il est à l’acte bon, ce qu’est à la jeunesse sa fleur. " Ethic. Nic., l. X, c. IV, n. 6, 8, p. 120. Des travaux récents ont agité la question de savoir si, d’après Aristote, le formel de l’acte béatificateur est dans le plaisir ou dans l’opération qui le cause. M. Brochard tient pour le plaisir. Le P. Sertillanges, fidèle à l’interprétation de saint Thomas d’Aquin qu’il appuie sur des textes convaincants, réfute cette opinion et place l’essence du bonheur dans la réalisation même du bien qui est la perfection de l’homme. Voir la bibliographie.

d) La cause de la béatitude. – Ce n’est pas la bonne fortune. Sa cause humaine est notre effort vers le bien. Ce qui n’exclut pas le don divin. Ethic. Nic., l. I, c. IX, p. 9.

e) Le bonheur en cette vie et après la mort. – Aristote réfute l’opinion célèbre de Solon à savoir que l’on est heureux qu’à la mort ; car comment être heureux du moment que la mort met fin à l’opération qui béatifie ? Il concède du reste que pour juger du bonheur d’une vie il faut attendre l’heure de la mort. Dans tout cela il ne s’agit que des bienheureux de la vie terrestre, ?????????… ??? ??????. Ethic. Nic., l. I, c. I, p. 10, 11. Nous voudrions entendre Aristote parler comme Platon du bonheur au-delà de la mort. Il n’en parle que pour montrer que le souvenir, la gloire, etc., ne sauraient constituer un bonheur pour le mort. Aristote s’est tenu dans le bonheur relatif sur lequel peut compter un mortel. Aussi tout l’effort de saint Thomas en face de cette mélancolique conclusion, est de réserver, en son nom propre, la béatitude de la vie future, Ethic., l. I, lect. XVI ; en interprétant cependant la restriction d’Aristote comme un regret : Subdit quod tales dicimus beatos sicut homines qui in hac vita mutabilitati subjecti, non possum perfectam beatitudinem habere. Et, quia non est inane desiderium naturæ, recte existimari potest quod reservatur homini perfecta beatitudo post hanc vitam.

2. Influence d’Aristote sur la théologie de la béatitude. – C’est par Albert le Grand et saint Thomas que l’Ethique a pénétré dans la théologie de la béatitude, donné un corps aux traités scolastiques, rectifié les données platoniciennes, qui d’ailleurs, en harmonie avec les données révélées, ont largement contribué à élargie le cadre aristotélicien.

Ethic. Nic., l. X, c. VI-VIII ; Metaph., l. XI, c. X ; l. XIII, c. V ; Brucker, op. cit., p. 835-840 ; Ritter, op. cit., t. III, p. 265 sq. ; Zeller, op. cit., t. II, part. II, Arsitoteles, p. 607-672 ; Ubervegs-Heinze, op. cit., p. 236-250 ; card. Gonzalez, op. cit., t. I, p. 315sq. ; Brochard et Sertillanges, La morale ancienne et la morale moderne, dans la Revue philos., t. III (1901), p. 1, 280 ; Sertillanges, Les bases de la morale et les récentes discussions, dans la Revue de philos., t. II, n. 5, 6 ; t. III, n. 1, 2 ; Piat, Aristote, Paris, 1903, l. IV, c. I, p. 287 sq.

Cicéron. –Il mérite une mention spéciale à cause de la grande influence qu’il a exercée sur saint Augustin. Malheureusement le texte de l’Hortensius qui devait contenir des renseignements sur notre sujet (cf. Confessions, l. X, c. IV) est perdu. Des cinq livres De finibus bonorum et malorum, et du Ve livre des Tusculanes, il ressort que la doctrine cicéronienne est une doctrine purement pratique. Elle établit une équation entre le bonheur et la vie honnête, pratique de la vertu morale. Grâce à la vertu l’homme n’a besoin de rien pour être heureux, ni des biens du corps, ni des biens extérieurs (contre Aristote et les épicuriens). La vertu se suffit à elle-même. Elle abandonne aux animaux les plaisirs des sens. Elle supprime les perturbations de l’âme (passions). Elle ne craint pas la douleur. La tendance générale est celle de la doctrine stoïcienne. Elle s’en distingue cependant sur plusieurs points. Sa signification dans l’histoire de la béatitude est celle d’un résumé éclectique et critique de tous les placita des doctrines de morale pratique antérieures. C’est par là surtout qu’elle a rendu service aux théologiens, spécialement à saint Augustin. Cf. Table des œuvres de saint Augustin au mot Cicéron.

Ciceronis opera phil., edit. V. Leclerc-Bouillet, 1829-1830, t. II, III.

Philon le Juif. – Sa doctrine représente, du point de vue judaïque, la première adaptation des notions platoniciennes aux données de l’Ancien Testament. D’où le contraste qu’elle offre, par sa teneur théologique, avec les doctrines antérieures. La félicité consiste, selon Philon, dans la réunion des biens (définition reprise par Boèce et saint Thomas). ???? ??? ?? ??????, p. 156. Elle est le fruit de la vertu. Ibid., p. 166. Elle consiste dans l’usage de la vertu parfaite dans la vie parfaite. Ibid. Le souverain bien, qui réunit tous les biens, n’est autre chose que Dieu. ???? ????????????, p. 717. Les richesses ne sont qu’un moyen du bonheur : la fin du bonheur en ce monde c’est de se souvenir du Dieu qui donne la force pour agir, ???? ????????, p. 212 ; c’est la connaissance du cr?ateur. ???? ??? ?? ??????, p. 171. Bienheureux celui auquel il est donn? de consacrer la plus grande partie de sa vie (car toute sa vie ce serait trop difficile) à ce qu’il y a de meilleur et de plus divin. ???? ??? ???????????????, p. 1073.

Philon, Opera omnia, Francfort, 1691 ; E. Herriot, Philon le Juif, Paris, 1898, p. 289-302.

Plotin. – 1. Sa doctrine. – Il complète et corrige par les dires de Platon et des stoïciens les doctrines d’Aristote. Le livre IVe de la Ire Ennéade, qui traite du bonheur, en est un exemple : a) N’est capable de béatitude que la nature rationnelle : les animaux n’ont pas le bonheur proprement dit. – b) Nature. – La béatitude ne consiste pas dans la bonne vie vulgaire, mais dans la bonne vie complète, privilège de l’être complet, c’est-à-dire de l’être rationnel. La vie parfaite, véritable, réelle, est la vie intellectuelle. Le bonheur consiste à tourner ses regards vers le bien seul, à s’efforcer de lui devenir semblable et de mener une vie analogue à la sienne. L’homme ne possède pas le bonheur comme une chose étrangère à soi ; il l’a toujours, au moins en puissance, du seul fait qu’il est rationnel. – c) Contre Aristote. – L’homme heureux par l’union avec ce qu’il y a de meilleur n’a besoin d’aucun bien inférieur. Sa tendance principale est rassasiée et s’arrête. Les choses extérieures ne contribuent pas à son bonheur, mais à son existence. La béatitude ne consiste pas à cumuler les biens et le Bien. Il est convenable de rechercher les biens du corps, la santé par exemple, mais ce n’est pas le but de l’âme. Le corps est une lyre qu’on doit dédaigner lorsqu’elle est hors d’usage : on peut chanter sans elle. Elle sert néanmoins tant qu’elle existe. Le bonheur ne dépend ni des biens inférieurs, ni du malheur contingent, fût-on malheureux comme Priam, ni de la santé, ni de la durée (le Bien ayant pour mesure l’éternité), Ire Enn., l. V, ni du souvenir du passé, ni du nombre des belles actions ; mais uniquement de la disposition de l’âme, unie au Bien, source des opérations. – d) Vie future. – Après la mort, l’âme possédera d’autant mieux le bien qu’elle exercera ses facultés sans le corps. Le rang obtenu dans la béatitude parfaite dépend du progrès actuel dans la vertu où l’âme se rencontrera en quittant le corps. – e) L’acte béatificateur. – Il est décrit à plusieurs reprises dans la VIe Ennéade, l. VII. Il dépasse la région de l’intelligence et du beau, pour se fixer immédiatement dans le bien. Il n’est pas cependant le plaisir du bien, sa jouissance. C’est un tact, ? ??? ?????? ????? (n. 36). “ Quand l’?me obtient ce bonheur et que Dieu vient à elle, ou plutôt, qu’il manifeste sa présence, parce que l’âme s’est détachée des autres choses, qu’elle s’est embellie, qu’elle est devenue semblable à lui par les moyens connus de ceux-là seuls qui sont initiés, elle le voit tout à coup apparaître en elle ; plus d’intervalle, plus de dualité, tous deux ne font qu’un ; impossible de distinguer l’âme d’avec Dieu, tant qu’elle jouit de sa présence. " VIe Enn., l. VII, n. 34, trad. Bouillet, Paris, 1861, t. III, p. 472 sq.

Les Ennéades de Plotin, trad. Bouillet ; Ubervergs-Heinze, op. cit., t. I, p. 336-339 ; Gonzalez, op. cit., t. I, p. 510.

2. Importance de Plotin. – Il est une source avouée par saint Augustin, qui voit par lui certaines doctrines de Platon, spécialement celles relatives à l’intuition immédiate de Dieu. Cf. Œuvres de saint Augustin, tables, au mot Plotin. Voir t. I, col. 2325, 2330. On peut attribuer à l’intermédiaire du pseudo-Denys de nombreuses concordances entre Plotin et les théologiens. Par saint Augustin et le pseudo-Denys, il aurait ainsi influé sur les scolastiques, saint Thomas en particulier. M. Bouillet, dans sa traduction des Ennéades, a établi de nombreux rapprochements entre la doctrine de Plotin sur la béatitude et celles d’Aristote, des stoïciens, t. I, de saint Basile et du théologien Thomassin, t. III.

Proclus. – la théologie élémentaire de Proclus, dont la paraphrase arabe a été traduite en latin sous le nom de De causis, a exercé une influence du même genre. La teneur en est purement néoplatonicienne. Les hypostases supprimées par le pseudo-Denys y subsistent. Sauf cela, les idées générales de conspiration de tout être vers le Bien et de communication du Bien à tous les êtres par les intermédiaires hiérarchiques y sont identiques. Et la doctrine platonicienne de la béatitude est par conséquent implicite dans cette synthèse, comme dans la synthèse dyonisienne. Saint Thomas s’inspire directement du De causis qu’il cite dans son traité.

Liber de causis, dans les Opera S. Thomæ, édit. Parme, t. XXI ; Ubervergs-Heinze, Grundriss, t. I, p. 356.

III. DONNEES SCRIPTURAIRES. – 1° Ancien Testament. – La question de la béatitude est nettement abordée sous son aspect eudémoniste dans les livres sapientiaux. On peut considérer le pléonasme : Beatus es et bene tibi erit, Ps. CXXVII, 2, comme formulant l’idée courante du bonheur. L’Ancien Testament se préoccupe surtout de déterminer les biens qui rendent heureux. Ce sont d’abord les biens temporels : un bon roi, Eccl., X, 17, une bonne épouse, Eccli., XXVI, 1, etc. ; plus souvent, surtout dans les Psaumes, la protection de Jéhovah, les récompenses ou bénédictions de Dieu ; ou encore les œuvres vertueuses, par exemple, Ps. I, surtout les œuvres ou actes difficiles et méritoires, fréquemment la confiance en Dieu. Lesêtre, Le livre des Psaumes, Paris, 1883, préface, p. LXXV. Peut-on trouver dans l’Ancien Testament, au sens littéral, l’idée de la béatitude de l’autre vie ? Le problème est posé, spécialement aux livres de Job, de l’Ecclésiaste et de la Sagesse. Le premier de ces livres donne bien l’idée de repos dans le schéol, XVII, 16, mais l’on ne voit point que ce repos ait les caractères de la béatitude. Cf. Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, 6e édit., Paris, 1896, t. IV, p. 576-584. L’Ecclésiaste parle surtout du bonheur de la vie terrestre et de la vertu, en les considérant comme des bénédictions divines. Vigouroux, Manuel biblique, 11e édit., Paris, 1901, t. II, p. 529-531 ; A. Motais, L’Ecclésiaste, Paris, 1883, p. 104-118 ; card. Meignan, Salomon, Paris, 1890, p. 273-274. La Sagesse est plus affirmative : Justi autem in perpetuum vivent, et apud Dominum est merces eorum, etc., v. 16, Lesêtre, Le livre de la Sagesse, Paris, 1884, p. 21-22 ; card. Meignan, Les derniers prophètes d’Israël, Paris, 1894, p. 464-470, 497-502. D’une manière générale, on peut dire que l’idée de la béatitude après la mort, considérée comme possession de Dieu, le souverain bien, sans être absente de l’Ancien Testament, sans surtout y être niée, n’a pas atteint le développement d’une doctrine complète, , ce qui est bien conforme au caractère de préparation de l’Ancien Testament : Umbram enim habens lex futurorum bonorum. Heb., X, 1.

Nouveau Testament. – Le Nouveau Testament, au contraire, se présente d’emblée dès les premiers mots du sermon sur la montagne comme une solution du problème eudémoniste, au double point de vue du bonheur terrestre et futur : le premier consistant dans les œuvres de vertu, beati pauperes, le second attribué comme récompense à la vertu : quoniam ipsorum est regnum cælorum. Matth., V, 3 sq. Le royaume des cieux comporte en effet, dans les synoptiques, l’acceptation de la vie future, quoi qu’il en soit de ses autres acceptations. Dans saint Jean, la vie future est davantage caractérisée au point de vue des actes qui la constituent. I Joa., III, 2. L’eschatologie des synoptiques, de saint Jean, de saint Paul et de saint Pierre, concourt à la formation de l’idée chrétienne de la béatitude éternelle, consistant dans la connaissance directe, faciale, et l’amour de Dieu. Saint Paul y ajoute des notions précises sur la résurrection des corps. I Cor., XV ; I Thess., IV, 12 ; V, 11. Une exposition plus détaillée est du domaine des exégètes.

Nous ferons seulement une remarque sur le caractère finaliste de la doctrine eudémoniste de l’Evangile. Le bonheur de la vertu n’est pas tant représenté comme ayant une valeur en soi, encore que ce point de vue ne soit pas écarté (par exemple : Estote ergo vos perfecti sicut et patter vester cælestis perfectus est, Matth., V, 48), que comme un moyen d’arriver à la béatitude finale et parfaite dans la vie du ciel. Le christianisme ne développe pas, comme le stoïcisme, l’idée de la valeur en soi des vertus et du bonheur qui en résulte, ce qui exciterait à les pratiquer par un sentiment de dignité humaine et d’orgueil rationnel ; il tient que la vertu est avant tout un don, une grâce, et, moyennant notre coopération, un moyen de réaliser notre fin dernière, notre béatitude future, et par elle la glorification de Dieu. Ce caractère finaliste est en harmonie avec les théories de Platon et d’Aristote, et saint Thomas n’aura pas de peine à les synthétiser dans le prologue métaphysique qui forme la première question de son traité.

Schwane, Hist. des dogmes, trad. franç., Paris, 1886, Doctrine de l’Ecriture sainte sur les fins dernières de l’homme, t. I, p. 384 sq. ; L. Atzberger, Christliche Eschatologie in den Stadien ihrer Offenbarung in Alten und Neuen Testament, Fribourg-en-Brisgau, 1890.

IV. DOCTRINE DES SAINTS PERES. – 1° Les Pères en général. – Chez la plupart des Pères, la question de la béatitude est mêlée à des thèses eschatologiques, parfois millénaristes ou gnostiques.

Pour l’eschatologie dans ses rapports avec la béatitude, consulter Schwane, Hist. des dogmes, trad. franç., sur les Pères apostoliques, t. I, p. 402-412 ; saint Justin et Athénagore, p. 428 sq. ; saint Irénée, p. 451sq. ; Tertullien (spécialement pour la résurrection des corps), p. 473 sq. ; sur l’erreur d’Origène touchant la non-perpétuité de la vie bienheureuse, p. 511 sq. ; L. Atzberger, Geschichte der christlichen Eschatologie innerhalb der vornicänischen Zeit, Fribourg-en-Brisgau, 1896 : pour les Pères apostoliques, p. 77, 83 ; pour les premiers apologistes, p. 131 ; pour saint Irénée, p. 238 ; pour saint Hippolyte, p. 275 ; pour Tertullien, p. 300 ; pour Clément d’Alexandrie, p. 352 ; pour Origène, p. 418 ; pour Méthode, p. 476, Minutius Félix, p. 531, saint Cyprien, p. 552 ; pour Lactance, p. 597 ; pour les actes des martyrs, la liturgie, les images antérieurement au concile de Nicée, p. 168, 613, 617, 620. Sur l’erreur de Grégoire de Nysse, Bardenhewer, Les Pères de l’Eglise, trad. franç., Paris, 1899, t. II, p. 122. Cf. Klee, Manuel de l’hist. des dogmes chrétiens, trad. franç., Liège, 1850, t. II, 323 sq.

L’enseignement homilétique des Pères théologiens contient surtout des paraphrases de l’enseignement scripturaire, où les idées systématiques n’interviennent qu’accidentellement.

Il y aurait cependant d’intéressantes monographies à faire touchant l’eudémonisme de Pères tels que saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Grégoire le Grand. On trouvera, en attendant, les premiers renseignements dans les tables de la patrologie spéciales à chaque Père ou générales pour la P. L., aux mots : Beatus, Felicitas ; dans les tables de Petau et surtout de Thomassin, Paris, 1872, aux mots : Beatitudo, Felicitas. On peut consulter aussi les nombreux renvois aux Pères, adaptés aux questions spéciales des traités De beatitudine des scolastiques, spécialement Salmanticenses, 1878, t. V.

Nous ne nous arrêterons qu’aux Pères qui ont formulé une doctrine systématique de la béatitude et ont servi d’intermédiaire entre l’Ecriture et les anciens philosophes d’une part, et les théologiens qui ont définitivement arrêté la doctrine dans l’état où elle subsiste aujourd’hui d’autre part. Au premier rang nous rencontrons saint Augustin, puis le pseudo-Denys l’Aréopagite. Nous leur adjoindrons Boèce et Pierre Lombard.

Saint Augustin. – La recherche du bonheur parfait ou béatitude est caractéristique de la doctrine de saint Augustin. Ce point de vue spécial s’est imposé à lui du fait de sa genèse spirituelle : il ne l’a pas choisi. Jailli de son âme comme un instinct, le désir du bonheur plénier s’est développé en lui à la lecture de l’Hortensius, jusqu’à l’envahir. De là vient la division, fondamentale dans son système, des réalités de l’univers en choses dont on jouit et en choses qu’on utilise, en choses qui jouissent et en choses qui utilisent, laquelle a sans doute des racines dans la révélation et dans les doctrines des anciens philosophes, mais prend chez lui une importance systématique extraordinaire. On peut dire que, dans la doctrine essentiellement psychologique et morale d’Augustin, elle joue un rôle analogue à la distinction de la puissance et de l’acte, ou de la division de l’être en catégories des doctrines ontologiques. De doct. Christ., l. I, c. III sq., P. L., t. XXXIV, col. 20. – Les choses dont on jouit nous aident à parvenir aux premières. Sont objets de jouissance le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, la Trinité tout entière qui est un seul Dieu. Ibid., c. V, col. 21. Sont instruments de jouissance, le monde et toutes les créatures. Ibid., c. XXXI, col. 32. Sont choses qui jouissent ou utilisent, quæ fruuntur et utuntur, les hommes et les anges. Aux hommes, considérés dans leurs relations mutuelles, s’appliquent les deux catégories. Si enim propter se, fruimur eo, si propter aliud, utimur eo. Ibid., c. XXII, XXXIII, col. 26, 32. Les vertus au contraire sont des moyens d’arriver à la béatitude, et non pas des choses désirables en soi, comme le veulent les stoïciens. De civ. Dei, l. XIX, c. I, n. 2, P. L., t. XLI, col. 622 ; De Trin., l. XIII, c. VII, P. L., t. XLII, col. 1020. Ainsi la théologie, l’angélologie, la physique, l’anthropologie, la morale augustinienne reçoivent leur détermination suprême et leur principe de systématisation de l’idée du bonheur, conçue comme ne formant qu’un avec celle de jouissance, frui.

Nous étudierons dans saint Augustin : 1. le fondement de ce point de départ ; 2. la notion de béatitude ; 3. les conditions de la béatitude comme état ; 4. l’objet précis dans lequel elle consiste ; 5. l’acte béatificateur ; 6. le faux bonheur ; 7. le moyen d’arriver à la béatitude ; 8. le bonheur terrestre ; 9. la béatitude parfaite.

1. Fondement de l’eudémonisme augustinien. – C’est dans la nature de l’homme que saint Augustin trouve la preuve du bien fondé de la béatitude comme point de vue de toute la spéculation humaine. Car tous les hommes désirent la béatitude, Confess., l. X, c. XX, P. L., t. XXXII, col. 792 ; Enarr. in Ps. XXXII, n. 15, P. L., t. XXXVI, col. 293 ; De civ. Dei, l. X, c. I, n. 1, P. L., t. XLI, col. 277 ; la recherchent, De Trin., l. IV, c. I ; l. XIII, c. III-V, XX, P. L., t. XLII, col. 887, 1018, 1034 ; Enarr. in Ps. CXVIII, serm. I, n. 1, P. L., t. XXXVII, col. 1502 ; la veulent y compris les pécheurs, Op. imperf. cont. Jul., l. VI, n. 11, P. L., t. XLIV, col. 1521 ; Epist., CXXX, c. IV, P. L., t. XXXIII, col. 497. Ils sont criminels en la voulant d’une mauvaise manière. C’est la seule chose que les sceptiques de l’académie ont avouée. Op. imp. cont. Julian, l. IV, n. 26, P. L., t. XLIV, col. 1566. Et les philosophes ne semblent pas avoir d’autre motif de philosopher. De civ. Dei, l. VIII, c. III, P. L., t. XLI, col. 226.

Saint Augustin ne remonte pas au-delà du fait brut. Il ne débute pas comme saint Thomas d’Aquin en faisant dépendre le désir de la béatitude de l’idée de cause finale et par là d’une ontologie. Son point de départ est purement psychologique (ordre du cœur, de Pascal). C’est l’homme en pleine action, en face de la condition de cette action " avouée de tous les philosophes ", la béatitude. D’où, chose curieuse, le point de départ de la spéculation analytique d’Augustin se retrouve comme terme et conclusion du traité synthétique de saint Thomas dans l’article clôtural : Utrum omnis homo appetat beatitudinem. Sum. theol., Ia IIæ, q. V, a. 8.

2. Notion de la béatitude. – Puisque la béatitude est une exigence de l’homme en tant qu’agent, c’est par rapport à l’action de l’homme qu’elle veut être déterminée. Or l’homme agit, en tant qu’homme, par sa volonté libre. Saint Augustin se demande donc si la béatitude doit être déterminée en regard des volontés libres individuelles ou de la volonté libre dans ce qu’elle a de spécifique, prise comme nature.

Ce ne peut être en regard des volontés individuelles, à cause de leur variabilité indéfinie. De trin., l. XIII, c. IV-VII, P. L., t. XLII, col. 1018-1021. Cf. Serm., CCCVI, c. III, n. 16, P. L., t. XXXVIII, col. 1401. La béatitude n’est pas dans la force de caractère, in animo, comme le veulent les stoïciens, ni dans la volupté, comme le prétendent les épicuriens, Epist., CXVIII, c. III, P. L., t. XXXIII, col. 439, encore moins dans les douleurs et les tourments. Epist., CLX, c. I, n. 2, 3, ibid., col. 667. Cf. De Trin., l. XIII, P. L., t. XLII, col. 1021. En somme on ne doit pas dire heureux celui qui agit à sa guise. Ibid., t. XXXIII, col. 497 ; t. XLII, col. 1019.

C’est donc en regard de la volonté-nature. On veut être heureux comme on veut vivre et avoir bonne santé, désirs de nature s’il en est. Serm., CCCVI, c. IV, P. L., t. XXXVIII, col. 1401. La notion de béatitude est imprimée dans nos esprits, in mentibus. Ibid., col. 1256. Son objet c’est la totalité du bien de l’homme, et donc, c’est le souverain bien, De lib. arbitr., l. II, c. IX sq., P. L., t. XXXII, col. 1254-2160 ; car le souverain bien est le bien auquel se réfèrent tous les autres. Epist., CXVIII, c. III, n. 13, P. L., t. XXXIII, col. 438. La vie bienheureuse consiste donc dans ce qui doit être aimé pour soi, propter se. De doct. christ., l. I, c. XXII, n. 20, P. L., t. XXXIV, col. 26. Et la béatitude n’est autre chose que la jouissance du vrai et souverain bien. De civ. Dei, l. VIII, c. VIII, P. L., t. XLI, col. 233. On est heureux lorsque l’on jouit de ce pour quoi l’on veut tout le reste, car ce bien supérieur ne saurait être qu’aimable en soi. Epist., CXVIII, c. III, P. L., t. XXXIII, col. 438 ; De civ. Dei, l. XIX, c. I, n. 2, P. L., t. XLI, col. 621. D’un mot, la béatitude est l’inhérence au souverain bien. De Trin., l. VIII, c. III, n. 5, P. L., t. XLII, col. 950.

3. Conditions de l’état de béatitude. a) Avoir tout ce que l’on veut et ne rien vouloir de mauvais, De Trin., l. XIII, c. V, P. L., t. XLII, col. 1020 ; aimer ce qui doit être aimé, Enarr. in Ps. XXVI, en. IIa, n. 7, P. L., t. XXXVI, col. 202, à savoir la vertu. De civ. Dei, l. XIX, c. III, P. L., t. XLI, col. 626. En résumé, inde beatus unde bonus. Epist., CXXX, c. II, n. 3, P. L., t. XXXIII, col. 495. – b) Pour être heureux, il faut avoir la connaissance de son bonheur. Quæst. LXXXIII, q. XXXV, P. L., t. XL, col. 24. – c) La jouissance du souverain bien (boni incommutabilis). De civ. Dei, l. XI, c. XII, XIII, P. L., t. XLI, col. 328. – d) La sécurité dans la possession. Ibid.. La béatitude comporte l’éternité. De civ. Dei, l. XIV, c. XXV, P. L., t. XLI, col. 433 ; Quæst. LXXXIII, q. XXXV, P. L., t. XL, col. 26 ; Serm., CCCVI, c. VIII, P. L., t. XXXVIII, col. 1404 ; De civ. Dei, l. XI, c. XI, P. L., t. XLI, col. 327 ; l. XII, c. XX, col. 370. Elle exclut toute craint de la perdre. De beata vita, n. 11, P. L., t. XXXII, col. 965 ; De corrept. et gratia, c.X, P. L., t. XLIV, col. 932, 933. Cette idée de la nécessité d’une possession assurée pour la béatitude représente une contribution personnelle de saint Augustin à l’histoire dogmatique. Citons encore : sans la possession assurée de la béatitude, pas d’amour de Dieu, De civ. Dei, l. XII, c. XX, P. L., t. XLI, col. 370 ; seule, l’immortalité peut remplir la mesure de la béatitude parfaite. Cont. advers. legis et prpoh., l. I, c. VI, P. L., t. t. XLII, col. 607.

4. La chose objective dans laquelle consiste la béatification. – C’est Dieu lui-même : Ut quid vullis beati esse de infimis : sola veritas facit beatos ex qua vera sunt omnia. Enarr. in Ps. IV, n. 3, P. L., t. XXXVI, col. 791 ; Confess., l. XIII, c. VIII, P. L., t. XXXII, col. 848 ; De beata vita, n. 12, ibid., col. 965 ; Epist., CXXX, c. XIII, XIV, n. 24, 27, P. L., t. XXXIII, col. 503-505 ; Contra Adimant., c. XVIII, n. 2, P. L., t. XLII, col. 163 ; De natura boni, c. VII, ibid., col. 554. C’est en Dieu seul que se trouve la béatitude des hommes et des anges, et c’est l’opinion de Plotin. De civ. Dei, l. IX, c. XV, l. X, c. I-III ; l. XII, c. I, P. L., t. XLI, col. 269, 277-280, 349.

5. L’acte béatificateur. – Deux choses font l’homme heureux : la connaissance et l’action. De agone christiano, c. XIII, P. L., t. XL, col. 299. L’acte béatificateur est d’abord un acte de connaissance. Beatissimi quibus hoc est Deum habere quod nosse. Epist., CLXXXVII, c. VI, n. 21, P. L., t. XXXIII, col. 840. C’est aussi un acte d’appréhension de Dieu par l’amour : secutio Dei beatitatis appetitus ; consecutio autem ipsa beatitas. De mor. Eccl. cath., l. I, c. VIII sq., P. L., t. XXXII, col. 1315, 1319. C’est un acte de jouissance de Dieu, Retract., l. I, c. I, n. 4, P. L., t. XXXII, col. 587, gaudere de Deo. Confess., l. X, c. XXII, ibid, col. 793. Les deux actes ne s’excluent pas, mais se fondent : la béatitude est la joie que cause la vérité. Confess., l. X, c. XXIII, P. L., t. XXXII, col. 793. Elle est la parfaite connaissance de la vérité dont on jouit. De beata vita, n. 35, P. L., t. XXXII, col. 976. Elle n’est certaine et perpétuelle que dans la vision de Dieu. De serm. Dom. in monte, l. II, c. XII, P. L., t. XXXIV, col. 1288. La vision concerne Dieu tout entier, mais ne le comprend pas totalement. Serm., CXVII, c. III, n. 5, P. L., t. XXXVIII, col. 663. Cf. Kranich, Ueber die Empfanglichkeit des menschlichen Natur für dir Güter der übernatürlichen Ordnung nach der Lehre des hl. Augustinus und des hl. Thomas von Aquin, Paderborn, 1892.

6. Fausses opinions sur la béatitude. – Celle des académiciens, qui la placent dans la recherche même du vrai. Contr. acad., l. I, c. II sq., P. L., t. XXXII, col. 908 sq. Celle d’Epicure (volupté), des stoïciens (vertu). Serm., CXLI, c. VIII, P. L., t. XXXVIII, col. 812.

La béatitude n’est pas dans les richesses, même inamissibles. De beata vita, n. 11, P. L., t. XXXII, col. 965. Elle n’est pas dans les biens terrestres. Epist., CLV, c. II, n. 6, P. L., t. XXXIII, col. 669. Elle n’est pas dans la santé, ni dans sa propre santé, ni dans celle de ses amis. Epist., CXXX, c. V, ibid., col. 498. Elle n’est pas dans la vie sociale. De civ. Dei, l. XIX, c. V, P. L., t. XXXVIII, col. 631. Notre béatitude n’est pas de ce monde. Enarr. in Ps. XXXII, n. 15, 16, P. L., t. XXXVI, col. 293, 294 ; Confess., l. IV, c. XII, n. 18, P. L., t. XXXII, col. 701 ; De civ. Dei, l. XIV, c. XXV, P. L., t. XLI, col. 433.

7. Le bonheur terrestre. – Notre bonheur en ce monde est au-dedans de nous. De serm. Dom. in monte, l. I, c. V, n. 13, P. L., t. XXXIV, col. 1236. Il consiste à courir de la multiplicité vers l’unité et à rester dans l’unité. Serm., XCVII, c. VI, n. 6, P. L., t. XXXVIII, col. 587. Ce que nous cherchons n’est pas ici-bas, De Trin., l. IV, c. I, n. 2, P. L., t. XLII, col. 887, mais si nous observons les commandements de Dieu, nous l’avons en espérance. Enarr. in Ps. CXVIII, serm. I, n. 2, P. L., t. XXXVII, col. 1503. Il est tout en espérance. De civ. Dei, l. XIX, c. IV, XX, P. L., t. XLI, col. 631, 648.

8. Le bonheur parfait. – C’est le bonheur de la vie future, De Trin., l. XIII, c. VII, P. L., t. XLII, col. 1020, caractérisé par l’absence de maux et de concupiscence, par l’amour de Dieu et du prochain. Epist., CXXXVII, c. V, n. 20, P. L., t. XXXIII, col. 525. Il est là, ubi non dicitur : pugna, sed gaude. Enarr. in Ps. CXLII, P. L., t. XXXVII, col. 1862. C’est le règne de la paix et de l’amour de Dieu. Ibid., col. 1860, 1862. C’est bene velle et posse quod velis. De Trin., l. XIII, c. VI, P. L., t. XLII, col. 1020. C’est jouir de Dieu, nourriture des bienheureux. Serm., CXXXVII, c. V, P. L., t. XXXVIII, col. 799 ; Enarr. in Ps. XXXII, serm. II, n. 18, P. L., t. XXXVI, col. 295 ; De civ. Dei, l. XXII, c. XXX, P. L., t. XLI, col. 801. C’est Dieu tout en tous. Serm., LVI, c. IV, P. L., t. XXXVIII, col. 376 ; CLVIII, c. IX, ibid., col. 867.

9. Moyens de parvenir à la béatitude. a) Connaître dans quel bien elle se trouve. Tous ceux qui la veulent n’y parviennent pas, Epist., CIV, c. IV, n. 12, P. L., t. XXXIII, col. 393, à cause de leur ignorance. De lib. arbitr., l. I, c. XIV, P. L., t. XXXII, col. 1237. C’est cependant la science par excellence. Epist., CXVIII, c. I, n. 6, 7, P. L., t. XXXIII, col. 435. Le remède à cette ignorance est la foi dans l’autorité divine. De Trin., l. XIII, c. VII, XIX, P. L., t. XLII, col. 1020-1033, et la lecture des Ecritures. Epist., CIV, P. L., t. XXXIII, col. 393.

b) La bonne vie. De beata vita, c. III, n. 17, P. L., t. XXXII, col. 968 ; De mor. Eccl. cath., l. I, c. XIII-XV, ibid., col. 1321. Elle consiste à imiter Dieu, De civ. Dei, l. VIII, c. VIII, P. L., t. XLI, col. 233 ; à ressembler à Dieu, similem Deo fieri, ibid., l. IX, c. XVII, col. 271, dans le culte de Dieu, ibid., l. X, c. III, col. 280, dans l’amour chaste de Dieu, comme l’ont enseigné les platoniciens. Ibid., l. X, c. I, col. 277.

c) La grâce d’en haut. L’homme ne peut réaliser le bonheur parfait par ses propres forces. Enrichid., c. CV-CVIII, P. L., t. XL, col. 282. Nous sommes heureux de Dieu, en Dieu, par Dieu. De Trin., l. VI, c. V, P. L., t. XLII, col. 928. Celui-là seul rend l’homme heureux qui a fait l’homme. Epist., CLV, c. I, P. L., t. XXXIII, col. 667, 669, 670. L’homme en péchant a perdu la béatitude, mais non la faculté de la recouvrer. De lib. arbit., l. III, c. VI, P. L., t. XXXII, col. 1280. C’est un don de Dieu. Serm., CLI, c. VII, P. L., t. XXXVIII, col. 812.

d) L’incarnation du Christ rend croyable la béatitude éternelle. De Trin., l. XIII, c. IX, P. L., t. XLII, col. 1023. Par le Christ seul, nous pouvons efficacement parvenir à la béatitude surnaturelle. Cont. Jul. pel., l. IV, n. 19, P. L., t. XLIV, col. 747.

Harnack, Lehrbuch der dogmengeschichte, Fribourg-en-Brisgau, 1897, t. III, p. 87, 125 ; Ueberwergs-Heinze, Grundriss der Gesch. der Phil., Berlin, 1898, t. II, p. 132 ; Gonzalez, Hist. de la phil., Paris, 1890, t. II, p. 76 sq. Voir t. I, col. 2432-2434.

Pseudo-Denys l’Aréopagite. – Le mot béatitude, ??????????, non ??????????, n’est prononcé qu’accidentellement dans les Noms divins, c. I, n .4, 5, P. G., t. III, col. 592-593 ; point dans la Théologie mystique. Il se trouve une fois dans la Hiérarchie céleste, appliqué à Dieu, avec cette formule de réserve : " pour parler à la manière humaine ". C. III, n. 2, P. G., t. III, col. 165. Par contre, il est courant dans la Hiérarchie ecclésiastique. Du sens qui lui est attribué en maints endroits de ce livre, on peut conclure que si le mot est absent des autres ouvrages du pseudo-Denys, la chose signifiée y est partout présente. En effet, elle est attribuée aux personnes de la Trinité. Eccles. hier., c. II, n. 7, P. G., t. III, col. 396. Elle est décrite agissante dans l’administration du baptême, par la communication d’elle-même, en rendant le baptisé intime à Dieu et participant à ses faveurs célestes. Ibid., n. 4, col. 400. C’est dans cette divine et transcendant béatitude que se trouve le salut des hommes et des anges ; c’est par elle que sont déifiés ceux qui doivent l’être, chacun à sa manière, , les bienheureux selon un mode plus spirituel, les vivants de ce monde, plus imparfaitement. Ibid., c. I, n. 3, 4, col. 373-376. Les séraphins sont heureux par les très " heureuses contemplations " auxquelles ils vaquent, ibid., c. IV, n. 5, col. 480, le peuple fidèle, par les " bienheureuses contemplations " des saints mystères. Ibid., c. III, col. 428. Le livre de la Hiérarchie ecclésiastique n’étant qu’une application concrète des lois platoniciennes de diffusion de la bonté divine et de communion de toutes choses, selon l’ordre hiérarchique, au bien transcendant qui est Dieu, qui sont le fond de la doctrine de Denys, nous pouvons conclure de ces citations, confirmées par leurs contextes, que la doctrine de la béatitude est sous-entendue, quand elle n’est pas exprimée par des termes équivalents, dans les passages innombrables des Noms divins où il s’agit de l’action ou de la participation du bien parfait. Voir BIEN. La notion de la béatitude dyonisienne est donc la notion platonicienne, adaptée aux exigences d’un système, où les exemplaires platoniciens sont, soit fondus, à l’état d’attributs, de " noms divins ", dans l’unité de la superessence divine, soit identifiés avec les membres de la hiérarchie angélique. De Dieu par les hiérarchies jusqu’aux êtres infimes descend un courant illuminateur et béatificateur qui remonte en aspirations et désirs d’union, par les mêmes intermédiaires, jusqu’à la suprême bonté, laquelle, après cette vie, peut être objet pour les justes de jouissance directe, de vision intuitive.

Telle nous semble l’idée centrale du pseudo-Denys. Elle a exercé une influence considérable sur la doctrine théologique de la béatitude, conçue comme divinisation objective de la nature intellectuelle.

Uberwegs-Heinze, Grundriss, 1898, t. II, p. 138-139.

Boèce. – Le livre III du De consolatione philosophica,P. L., t. LXIII, est un monument littéraire élevé à la gloire de la vraie béatitude. Le philosophe passe sans cesse du ton de la dissertation à celui de l’enthousiasme poétique. Le " mètre " succède à la " prose ". On ne peut analyser sans le déflorer ce chef-d’œuvre que les scolastiques et spécialement saint Thomas ont mis largement à contribution dans leurs traités de la béatitude. Voici cependant la suite des idées principales :

1. Définition de la béatitude : status bonorum omnium congregatione perfectus, col. 724. La première condition de la félicité, c’est de rejeter les faux biens. Le désir du vrai bien est inné chez tous les hommes, mais beaucoup le mettent là où il n’est pas. Prosa IIa, col. 723 ; metrum II, col. 728. Procès de ces faux biens : richesses, prosa IIIa, metrum III, 731-735, honneurs, prosa IVa, col. 735-739, pouvoir, prosa Va, col. 739-744, gloire, prosa VIa, col. 745-766, plaisirs, prosa VIIa, col. 750. Conclusion de la discussion (prosa VIIIa, metrum VIII, col. 752) : " On cherche sur la terre les choses terrestres, les êtres aquatiques dans l’eau, les oiseaux dans l’air,… Le lieu du souverain bien n’est pas ici-bas. " Les propriétés du souverain bien sont telles que lorsqu’on les attribue à des biens inférieurs, on se trompe fatalement. Prosa IXa , col. 754.

2. Prière au créateur pour qu’il fasse connaître le lieu du vrai bonheur. Metr, IX, col. 758. Recherche du vrai bonheur ; la démonstration qui y mène : l’imparfait suppose le parfait, le bien imparfait exige le bien souverain. Prosa Xa, col. 764. Ce bien ne peut être que Dieu, car Dieu est le bien par soi, auquel tous les biens se réfèrent. Ibid., col. 765, 769. Il est le seul bien que tout désire et la fin de toutes choses. Prosa et metrum XI, col. 770, 776. Tout se tourne vers lui et rien ne peut lui résister. Prosa XIIa, col. 777, 782. Mètre final et conclusion : ne pas regarder en arrière :

Felix qui potuit Boni

Fontem visere lucidum…

. . . . . . . . . . . . .

Orpheus Euridicem suam

Vidit, perdidit, occidit.

Vos hæc fabula respicit

Quicumque in superum diem

Mentem ducer quæritis.
 
 

Pierre Lombard. – Dans son étude sur La philosophie de Pierre Lombard et sa place dans le XIIe siècle, le docteur J. N. Espenberger consacre trois pages à la doctrine de la béatitude d’après ce théologien. On n’y trouvera pas de différence sensible avec la doctrine de saint Augustin touchant le frui et l’uti. Voir plus haut. Par contre, l’exposé de M. Espenberger est appuyé sur de nombreux textes de saint Augustin tirés des quatre livres des Sentences qui forment comme une petite somme lombarde de la question. M. Espenberger fait remarquer une particularité de la doctrine de Pierre Lombard en ce qui regarde le bonheur de la vertu. Pierre Lombard essaie de concilier sur ce sujet la doctrine de saint Augustin, regardant la vertu comme un instrument de la béatitude parfaite, et celle de saint Ambroise, plus rapprochée du stoïcisme, qui, appuyée sur la doctrine apostolique regardant certaines vertus comme des fruits, Gal., V, 22, les considérait comme objet par soi de jouissance. La conciliation consiste en ce que les vertus peuvent être considérées comme objets de jouissance valables en soi, sans être pour cela des objets derniers, des fins ultimes. Cette solution est évidemment selon l’esprit de saint Augustin, qui n’avait entendu combattre que la doctrine stoïque mettant la fin ultime dans la force de caractère. Voir plus haut. Saint Augustin développe une solution analogue pour la licéité de la jouissance que l’on trouve dans le commerce des hommes.

Pierre Lombard, Sent., l. I, dist. I, P. L., t. CXCII, col. 523-525 ; l. IV, dist. XLIX, ibid., col. 958. Pour les autres textes : J. N. Espenberger, Die Philosophie des Petrus Lombardus…, Nunster, 1901 ( collection des Beiträge zur Gesch. der Phil. des Nittelalters).

6°) Scolastiques antérieurs à saint Thomas. – Nous passons directement de Pierre Lombard à saint Thomas d’Aquin, non pas que l’époque intermédiaire manque d’intérêt. On trouve en particulier, soit chez les théologiens originaux comme saint Bernard, Hugues et Richard de Saint-Victor, P. L., tables, t. CLXXXV, CLXXVI, CLXXVII, CXCVI, soit chez les commentateurs de Pierre Lombard, comme saint Bonaventure. IV sent., l. IV, dist. XLIX, et Albert le Grand, ibid., Ethica, I, X, les idées directrices des doctrines postérieures et de leurs diverses orientations. Mais ce serait à des monographies spéciales comme celles d’Espenberger sur Pierre Lombard qu’appartiendrait de développer l’idée de la béatitude chez ces auteurs ; et ces monographies n’existent pas ou sont très imparfaites. Pour saint Bonaventure en particulier, rien ne serait désormais plus aisé, grâce aux deux Index qui terminent l’édition de Quaracchi, 1902, t. IX, X, aux mots Beatitudo, Felicitas. Saint Thomas, du reste, a rejoint directement, en passant par-dessus ses prédécesseurs immédiats, les représentants principaux de la tradition théologique et philosophique dont son traité de la béatitude développe et systématise les doctrines.

V. SAINT THOMAS D’AQUIN. – 1° Sources. – La doctrine de saint Thomas d’Aquin sur la béatitude humaine est exposée d’une manière complète et définitive dans la Somme théologique, Ia IIæ, q. I-V. Les lieux parallèles principaux sont : Contra gentes, l. III, c. XVI-LXIII ; In IV Sent., l. III, dist. XXVII ; l. IV, dist. XLIX ; In I et X ethic. ; compendium theologiæ, c. CXLIX, CL, etc. On trouvera le références de détail sous les titres des articles de la Somme théologique (édition léonine de préférence).

Les sources principales du traité de Saint Thomas sont les livres I et X de l’Ethique à Nicomaque, les œuvres de saint Augustin, spécialement De Trinitate, De doctrina christiana, De civitate Dei, Liber LXXXIII quæstionum, les Confessions, les Lettres, etc., le IIIe livre De consolatione philosophica de Boèce. Il faut ajouter de nombreuses citations de la sainte Ecriture et des ouvrages d’Aristote qui, par leur entrelacement, constituent en quelque sorte le tissu du traité.

Exposé. – 1. Comme Aristote, saint Thomas, Sum. theol., , Ia IIæ, q. I-V, dégage la question du souverain bien de l’homme de la question du bien en soi qu’il a étudiée. Ibid., Ia, q. V. Voir plus haut. L’idée de béatitude est rattachée, dès la question première, à la doctrine de la cause finale, mais envisagée en regard de l’agent humain, maître de ses actions par le libre arbitre, faculté volontaire et rationnelle. L’homme, nécessairement agit pour une fin, et cette fin a raison de bien (q. I, a. 1). Ce qu’il y a de caractéristique dans ce mouvement de l’homme vers le bien, c’est qu’il est autonome et non passif comme chez les animaux. L’homme se meut de lui-même vers sa fin (a. 2). En tant qu’il connaît et veut la fin, et donc en connaissance de cause, il détermine son action, qui dans sa racine même se trouve spécifiée par la raison de fin. L’acte ainsi accompli est l’acte moral (a. 3). Non seulement l’homme agit toujours pour une fin, mais il agit toujours pour une fin ultime, autrement son action se perdrait dans l’indéfini, n’ayant pas de point d’appui premier (doctrine des causes premières d’Aristote) (a. 4). Et cette fin ultime est unique pour chaque individu humain : c’est le bien qui le parfait et le complète (a. 5) C’est vers ce bien que tendent toutes les actions de l’homme sans exception (a. 6). Et il est le même pour tous les hommes, encore que chacun puisse le placer dans un bien concret différent (a. 7). Nous retrouvons dans ces deux derniers articles l’idée augustinienne de la détermination de la béatitude vis-à-vis de la volonté-nature et non vis-à-vis de volontés individuelles.

2. La béatitude étant déterminée comme bien perfectif ultime de la nature humaine, le saint docteur recherche si cette notion convient à quelqu’un des biens concrets que l’homme se propose. Il exclut successivement, en suivant et complétant Boèce, loc. cit., q. II, a. 1, les honneurs (a. 2), la gloire (a. 3), le pouvoir (a. 4), les biens du corps en général (a. 5), la volupté (a. 6), les biens qui perfectionnent intrinsèquement l’homme (science, vertu). Avec saint Augustin, il recherche la cause de ce phénomène humain d’inassouvissement dans les biens créés et la trouve dans l’amplitude universelle de l’appétit humain, lequel est commandé par la vue de l’universel, qui est le propre de la connaissance. Aucun bien créé ne se présentant sub specie universalitatis, il ne peut réaliser la fin ultime qu’exige l’appétit humain pour servir de point d’appui dernier à son activité volontaire. Il suit de là que l’être concret, adéquat aux exigences de l’appétit humain, ne peut être que l’Être universel réalisé, c’est-à-dire Dieu, l’univers n’étant lui-même qu’une collection d’êtres et de biens particuliers, ordonnée à ce Tout suprême (a. 8).

3. La question IIIe s’ouvre par la différenciation de la béatitude objective dont il a été question jusqu’ici et de la béatitude subjective déjà insinuée (q. II, a. 7). La béatitude subjective est l’acte humain fini, par lequel l’homme entre en possession de sa béatitude objective ou de Dieu (a. 1). Est-ce d’abord un acte ?Ne serait-ce pas plutôt une prise de possession de l’être de l’homme par Dieu, un illapsus divinus, une divinisation de l’essence humaine ?La définition même de la béatitude objective, perfection ultime de l’homme, ne permet pas de l’admettre. Car c’est dans son opération, acte second vis-à-vis de l’acte premier qu’est l’essence, que l’homme atteint la perfection ultime subjective. Et c’est à l’opération humaine, par conséquent, que devra correspondre la perfection ultime objective. C’est donc bien comme objet d’opération que le bien parfait de l’homme devra se communiquer à lui (a. 2).Mais quelle peut être cette opération béatifiante ? Ce ne peut être un acte de la partie sensitive de l’homme, car celle-ci ne saurait atteindre Dieu, l’être spirituel (a. 3). Ce ne peut être, en premier du moins, un acte de volonté, d’amour, car la volonté suit l’appréhension de l’intelligence, et donc, lorsqu’elle intervient, , l’objet qu’elle goûte a déjà été saisi, d’une appréhension vraiment humaine, propre à l’homme, par l’intelligence (a. 4). A son tour, l’intellect pratique dont la fin est de régler les actions humaines, elles-mêmes réglées par les fins, n’est pas destiné à appréhender en elles-mêmes et pour elles-mêmes les fins supérieures : c’est donc l’affaire de l’intellect spéculatif (a. 5). Mais ni la connaissance abstractive des sciences spéculatives qui dépend de l’expérience des choses sensibles (a. 6), ni même la connaissance intuitive des substances séparées, des anges, qui ne sont pas l’être absolu, seul adéquat au bien universel, ne peuvent rendre l’homme parfaitement heureux (a. 7). Il suit de cet inventaire que Dieu seul peut être l’objet cherché, dont la connaissance rend l’homme parfaitement heureux. L’est-il, en effet ? Saint Thomas (a. 8) répond par l’affirmative en se fondant sur le texte de saint Jean : Videbimus eum sicuti est. I Joa., III, 2. Pour appuyer cet argument d’autorité, le seul décisif en la matière, il fait valoir dans le corps de l’article les ressources de l’intelligence humaine en fait de vision intuitive de l’essence divine. Elles résultent de ces deux considérations : a) l’homme n’a pas la béatitude parfaite tant qu’il lui reste quelque chose à désirer et chercher ; b) d’autre part l’intelligence humaine a pour terme la connaissance des essences, y compris des essences des causes qu’il sait exister. D’où il suit que, si, l’intelligence humaine en possession de l’existence de Dieu démontrée par ses effets ne connaît pas l’existence de Dieu en elle-même, le désir naturel de la voir lui reste, et elle n’a pas la béatitude parfaite. Sur la nature et les limites de ce désir, sur la force probante de la preuve qui en est tirée, voir APPETIT, t. I, col. 1697.

4. Les actes complémentaires de l’acte béatificateur. – Si l’essence de l’acte béatificateur consiste dans un acte intellectuel, cet acte ne va pas sans certains éléments secondaires plus ou moins exigés par l’intégrité de sa perfection. Le premier de ces éléments est la délectation (q. IV, a. 1). Elle est l’accompagnement et la conséquence immédiate de l’appréhension de l’objet divin. Elle ne lui est cependant pas comparable sous le rapport de la bonté (a. 2), n’étant que le complément de l’acte béatificateur, et nullement cet acte même. La possession (comprehensio), en tant qu’elle désigne l’appréhension d’une chose que l’on a habituellement présente (a. 3, ad 2um), est aussi un élément intégrant de la béatitude parfaite. La rectitude de la volonté, qui la prépare et la mérite, reste nécessairement conjointe à la béatitude une fois consommée (a. 4). Le corps lui-même ne peut que ressentir les effets de l’acte béatificateur, pour autant qu’il est uni à l’âme dans la vie future, comme l’enseigne la foi ; il ne lui est cependant pas indispensable, l’intellect ayant une opération propre indépendante du corps, laquelle précisément s’exerce dans la vision de Dieu. Il reste que, pour la béatitude imparfaite de ce monde, le corps est requis, non pour la parfaite (a. 5, 6). Il en est de même de la société de nos amis. Par ces distinctions, entre ce qui est essentiel à la béatitude parfaite et ce qui s’ensuit, entre les béatitudes parfaite et imparfaite, saint Thomas concilie la doctrine d’Aristote touchant la nécessité des biens extérieurs, des plaisirs, de la vertu pour la béatitude, et la doctrine chrétienne de la suffisance absolue de la seule possession de Dieu. Cette distinction tient autrement compte de la réalité que les négations opposées à Aristote par les stoïciens (voir plus haut col. 501) ou les prétentions chimériques à la vie intellectuelle pure et à la pure intuition du bien en cette vie des néoplatoniciens.

5. Les conditions d’adaptation à l’homme à sa béatitude. De potentia, via, mediis. Salmanticenses. La première consiste à avoir la capacité radicale d’acquérir le bien parfait. L’homme possède cette puissance radicale, puisque son intelligence et sa volonté ont une tendance au bien universel qui est le bien parfait. Sur le caractère et les limites de cette puissance, voir APPETIT, t. I, col. 1698. D’ailleurs, a posteriori, le fait de la vision divine, dogme de foi, prouve bien que cette capacité existe (q. V, a. 1). – La seconde est la disposition du sujet : l’objet de la béatitude étant identique pour tous, les dispositions particulières de chacun concourent pour leur part à créer des inégalités de degré dans la réception du bien divin et, par suite, dans la participation à la béatitude (a. 2). – La troisième c’est la rupture des liens du corps : dans cette vie la béatitude ne peut être parfaite, car la vision de Dieu n’y est pas possible : d’ailleurs les maux inhérents à l’existence terrestre et le défaut de stabilité des biens accessibles ici-bas, la mort surtout, rendent impossible la quiétude requise pour la béatitude (a. 3). Par contre, une fois obtenue, la béatitude parfaite ne doit plus pouvoir être perdue. Car sans la conscience de sa perpétuité, il n’y a pas de bonheur parfait (voir plus haut col. 506) ; et d’ailleurs comment le bienheureux se détacherait-il de la vision de l’essence divine qui a épuisé sa capacité de vouloir, étant le bien universel aux prises avec la capacité de ce même bien ?Comment expliquer que Dieu veuille imposer ce châtiment à une volonté qui ne l’a pas mérité, puisqu’elle ne peut plus pécher ? Quelle créature enfin aurait barre sur une nature élevée au-dessus de toutes créatures ? Par là est réfutée l’opinion d’Origène touchant les alternances de vie bienheureuse et de vie d’épreuve qui interviendraient après la mort (a. 4). La béatitude imparfaite, au contraire, est soumise à ces alternances, et c’est à elle que s’applique le mot du philosophe : " Nous parlons du bonheur qui convient à des hommes. " – La quatrième est le secours divin, car la vision de l’essence divine dépasse la nature de toute créature : la nécessité de ce secours n’est pas d’ailleurs pour l’homme une déchéance, car " ce que nous pouvons par nos amis nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes ", et il plus parfait d’acquérir un meilleur bien par le secours d’autrui, que d’en rester, avec ses propres forces, à un bien d’ordre inférieur (a. 5). D’ailleurs Dieu seul peut conférer ce secours, la vision de la divine essence étant exclusivement de son ressort. Les anges ne peuvent que concourir à certaines dispositions préliminaires à la béatitude, aux actes de vertu par exemple, car eux-mêmes doivent emprunter au secours divin la force de réaliser leur béatitude surnaturelle (a. 6). – Les bonnes actions sont la cinquième condition de l’acquisition de la béatitude, condition très relative, car Dieu pourrait réaliser d’un même coup la tendance et son terme. Mais il est dans l’ordre que l’homme, auquel n’appartient pas naturellement comme à Dieu la béatitude parfaite, y tende par le mouvement successif qui est sa loi et donc par l’exercice des vertus. A l’encontre de l’ange qui, suivant son mode d’agir, l’a obtenue par un seul acte méritoire. L’âme du Christ, rectifiée naturellement en vertu de l’union hypostatique, n’a pas eu besoin de cet acte pour être béatifiée dès le premier instant de la conception du Christ, et c’est en vertu de ses mérites que les enfants baptisés sont béatifiés. La loi du mérite, entendu comme disposition préliminaire à la béatitude, est donc une loi universelle des êtres créés (a. 7). – Ces cinq conditions d’adaptation à la béatitude parfaite : capacité radicale, dispositions individuelles créant l’inégalité de réception, rupture des liens de la chair, grâce, bonnes œuvres, semblent se heurter à l’obstacle de l’ignorance où sont certains hommes vis-à-vis de la béatitude parfaite et, conséquemment, à leur neutralité. D’où la portée de l’article 8 et du dernier traité, où l’on distingue le désir de l’objet explicite où est renfermée notre béatitude parfaite, le désir de Dieu, de son désir implicite, contenu dans l’appétit du bien parfait en général. Ce dernier seul est requis pour fonder la capacité radicale et amorcer ces conditions efficaces d’adaptation à notre objet dernier, qui sont l’œuvre de la grâce. D’un mot, tout homme, comme tel, en dépit de son ignorance du véritable objet de la béatitude, aspire à la béatitude.

Albert de Bergame, Tabula aurea, aux mots Beatitudo, felicitas ; Schütz, Thomas lexicon, 2e édit., Paderborn, 1894, aux mêmes mots.

VI. THEOLOGIENS SCOLASTIQUES. – La synthèse thomiste de la béatitude permet de grouper les opinions qui se sont fait jour chez les scolastiques postérieurs, soit pour contredire, soit pour confirmer certains points de cette synthèse. Ce travail a été fait par les Salmanticenses et poussé par eux jusqu’à ses derniers détails. Etant les derniers des grands scolastiques, et leur but avoué étant de dresser une encyclopédie critique de toutes les opinions avancées, nous n’avons qu’à renvoyer à leur œuvre. Cursus theologicus, tr. VIII, IX, Paris, 1878, t. V. L’index rerum notabilium de ce volume contient au mot Beatitudo et au mot Finis un remarquable résumé de la doctrine thomiste.

Nous noterons seulement les principales controverses intéressant la notion de béatitude.

1° Sur la Ire question de la Ia, IIæ, Scot, conséquent à sa doctrine de liberté, tient que l’homme dans toutes ses actions ne se propose pas une fin ultime. In IV Sent., l. I, dist. I, q. IV ; l. IV, dist. XLIX, q. X ; cf. Salmanticenses, loc. cit., disp. V, p. 184. Il y aurait donc des actions humaines qui n’auraient pas pour objet le bonheur, procèderaient de l’arbitraire absolu de la liberté, seraient purement indifférentes dans l’ordre moral.

2° Sur la IIe question de la Ia, IIæ, nous rencontrons d’abord l’opinion d’Henri le Gand, niant que la béatitude subjective soit principalement un acte de l’âme et la mettant dans une perfection de son essence : quia in illa principalius habeturDeus qui es finis et beatitudo quam in potentiis. Quodlibet, XIII, q. XII, Antérieurement à la publication de la Somme, saint Bonaventure la partage entre les actes et les habitus dont ils procèdent. In IV Sent., l. IV, dist. XLIX, part. I, q. I, Quaracchi, t. IV, p. 100. Pour lui la béatitude, dans son essence, résulte de plusieurs actes. Cette opinion éclectique a fait école. Tolet, Valentia et Suarez, De beatit., disp. VII, sect. I, la professent. Cette opinion ne semble cependant pas toucher au point de la difficulté qui est de savoir par quel acte principalement le bien est possédé, en sorte que les autres actes ne soient que des conséquences et des compléments, concourant non à l’essence, mais à l’intégrité du premier.

3° Plus ad rem est l’opinion célèbre de Scot qui attribue à la volonté le pouvoir béatificateur, fondée principalement sur cet axiome que lorsqu’il s’agit de possession du bien c’est à la puissance qui regarde expressément le bien, c’est à la volonté d’en connaître. A cela les thomistes ont opposé, avec leur docteur, que l’on pouvait connaître d’une chose en deux manières, par soi, ou par une puissance humaine et mieux appropriée – que, dans l’espèce, toute volonté étant ou désir de posséder le bien ou jouissance du bien possédé, se référait à un acte postérieur ou antérieur ou par lequel était réalisée, à proprement parler, la possession du bien, que cet acte est l’acte d’appréhension intellectuelle, lequel s’intercale entre le désir et la jouissance, toute jouissance étant conséquente à une intellection, que par l’intellection l’être intellectuel entrait vraiment en possession du bien d’une manière conforme à sa nature et d’ailleurs conforme à la nature du bien divin, bien essentiellement d’ordre intellectuel, étant la pensée de la pensée, que Dieu était là saisi dans ce qu’il a de plus actuel, partant de plus intime, puisque l’intelligence, puissance passive, réalise son acte par l’entrée en soi des objets, tandis que la volonté se porte sur eux comme sur une réalité extérieure. Les scotistes ont répondu surtout en atténuant la position de Scot pour la rapprocher de celle de saint Thomas, en montrant que leur docteur n’avait jamais entendu nier la nécessité de la vision comme acte préparatoire et initial de la béatitude. – A quoi les thomistes ont répliqué que c’est la jouissance qui est une conséquence et un complément et que lorsqu’elle intervient, l’essentiel de l’acte béatificateur est accompli. Scot, In IV Sent., l. IV, dist. XLIX, q. IV, V. – Pour la conciliation : de Rada, Controversarium th. Inter S. Thom. et Scot. IV Sent., controv. XII, Venise, 1617, t. IV, p. 339-401 ; Salmenticenses, loc. cit., p. 231-268 ; Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. III, p. 400 ; cf. notre article : Les ressources du vouloir, dans la Revue thomiste, 1899, p. 447.

4° Sur l’article 8 de la IIIe question, nous rencontrons un nouveau dissentiment entre Scot et saint Thomas, au sujet de la portée du désir naturel de voir Dieu, qui sert au saint docteur à étayer sa thèse de la béatitude résidant dans la vision de l’essence divine. Nous avons exposé ailleurs ce débat. Voir APPETIT, t. I, col. 1698. Scot, , In IV Sent., l. IV, dist. XLIX, q. VIII ; l. I, prolog., q. I ; de Rada, op. cit., controv. I, t. I ; controv. XIII, t. IV ; Salmanticenses, op. cit., De visione Dei, tr. I, disp. I, t. I ; tr. IX, disp. I, q. III, a. 8, t. V, p. 270.

5° Sur les IVe et Ve questions, nous rencontrons d’abord la continuation du débat précédent touchant le rôle de la jouissance dans la béatitude, puis les controverses relatives aux attributs des âmes et des corps de bienheureux, à leur impeccabilité (voir CIEL, CORPS GLORIEUX), sur la nécessité de la grâce et du mérite pour parvenir à la béatitude (voir ces mots), enfin la question de la béatitude imparfaite ou naturelle, son existence, sa nature et sa licéité. Voir BIEN. Salmanticenses, op. cit., tr. IX, disp. II-VI, t. V, p. 273-399.

A partir du milieu du XVIIe siècle, époque des Salmanticenses, nous ne trouvons aucun ouvrage qui ajoute un élément théologique important à la doctrine de la béatitude. Les orateurs chrétiens, Bossuet, etc., exploitent le fonds commun fourni par la tradition ; les théologiens scolastiques divisent et classifient, mais n’innovent pas. Les auteurs de théologie positive enregistrent des textes. Petau, Dogmata theol., De Deo, l. VII, c. V, VIII, Paris, 1865, t. I, p. 595, 579 ; Thomassin, Dogm. theol., dont la table par Ecalle, Paris, 1872, offre une bibliographie assez complète au mot Beatitudo. Le principal effort que l’on constate est un effort philosophique, auquel contribuent presque tous les grands noms de la philosophie moderne et contemporaine, mais ces systèmes relèvent directement de la philosophie. Exceptons Pascal, qui dans ses Pensées, conserve son rôle théologique à l’appétit de la béatitude, inspiré sans doute, en cela, par saint Augustin.

VII. DECISIONS CANONIQUES. – A l’endroit de l’objet de la béatitude, il faut noter les propositions 38e et 40e de Rosmini, faisant consister la béatitude dans la vision de Dieu en tant que créateur, condamnées en 1887 ; les erreurs des Arméniens sur la vision béatifique condamnées par Benoît XII. Voir BENOIT XII. Au sujet de la nécessité du secours divin pour acquérir la béatitude surnaturelle, signalons la proposition 5e du concile de Vienne (1311) contre les bégards et les béguines, les propositions 3e, 4e, 5e, 11e, 21e de Baius, condamnées en 1567, 1579 et 1641, par lesquelles la béatitude surnaturelle est attribuée aux forces surnaturelles de l’ange et de l’homme. Voir col. 14sq. Le concile du Vatican, De fide, c. II, Denzinger, p. 387, n. 1635. – Au sujet de la nécessité des mérites pour la béatitude parfaite, le concile d’Orange, 529, can. 1, 7 et conclusion, les propositions 2e, 4e, 5e, 11e, 13e de Baius. – Au sujet du degré de béatitude parfaite correspondant aux dispositions méritoires, les professions de foi imposées aux Grecs par Grégoire XII, aux Orientaux par Benoît XIV, le décret du concile de Florence pour l’union des Arméniens, le canon 32 de justificatione, concile de Trente, sess. VI ; cf. Denzinger, Enchiridion, Wurzbourg, 1900.

Nous avons cité à propos de chaque section l’essentiel de la bibliographie du sujet. Nous ajouterons quelques références d’ouvrages appartenant à des ensembles de questions morales où la question de la béatitude est abordée : V. Cathrein, S. J., Moral-philosophie, 3e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1892, t. I, qui renvoie à une abondante littérature (comme d’ailleurs Bardenhewer et Uberwegs-Heinze déjà cités) ; A Stöckl, Lehrbuch der Philos., 7e édit., Mayence, 1892, t. III ; Cathrein, Philos. Mor., 4e édit., Fribourg-en-Brisgau, 1902 ; Gutberlet, Ethik und Naturrecht, 3e édit., Munster, 1901 ; W. Schneider, Götliche Weltordnung und religionslose Sittlichkeit, Paderborn, 1900 ; A. M. Weiss, O. P., Apologie, 3e édit., 1894, t.I ; Paulsen, System der Ethik, Berlin, 1900, t.I ; M. A. Janvier, O. P., Le fondement de la morale : la béatitude, Paris, 1903, etc.

Article rédigé par A. GARDEIL.
P.S. : Le Dictionnaire de Théologie Catholique étant presque en totalité dans le domaine public, la présente édition numérique n'a pas été faite par les éditions Letouzey et Ané, lesquelles ne peuvent pas être tenues responsables des éventuelles fautes de frappes ou fautes d'inattention intervenues lors de la transposition de cet article sur support informatique. Cette mention a été mise à la demande de Mme Letouzey, directrice des éditions Letouzey et Ané, suite à un entretien avec elle, dans ses bureaux, en juillet 2005. Paris, le 7 avril 2009.
 

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