Table des Matières
Avant-Propos P. 2
I° PARTIE: LA TRADITION
I. La foi et la raison P. 3
II L¹enseignement des Pères P. 7
II. L¹Enseignement des théologiens et des prédicateurs
P. 13
IV. Le Modernisme en théologie. P. 18
IIe PARTIE: LES CONSIDÉRATIONS THÉOLOGIQUES
I. La grâce et la Gloire. P. 22
II. Les grâces de la dernière heure
P. 26
III. Peu et Beaucoup P. 29
IV. L¹harmonie des textes scripturaires P. 32
CONCLUSIONS P. 35
Appendice I.: Le livre du P. Godts, rédemptoriste
P. 36
Appendice II.: Sentiment de Saint Claude de la Colombière s.j.
P. 39
Appendice III.: Histoire d¹une opinion P. 41
Imprimatur
Argentinæ,die 29 m, Sept. 1900,
Adolphus, episc. Argent.
Avant-Propos
Un religieux de talent prétendait naguère prouver scientifiquement,
par équations
algébriques, que, contrairement à ce qu¹on avait
cru et enseigné jusqu¹à présent, le
nombre de ceux qui se sauvent est le GRAND NOMBRE.
Le fondement de cette opinion, en contradiction formelle, on le verra,
avec les textes
précis du saint Évangile, avec les enseignements universels
des Pères et des théologiens,
est que le nombre des élus doit égaler celui des anges
déchus: simple opinion qui n¹a, dit S.
Thomas, aucun caractère de certitude. Quant à celle qui
veut que le nombre des anges
tombés dépasse la moitié du genre humain qui a
été, qui est et qui sera. C¹est une assertion
absolument gratuite.
La lecture de l¹opuscule que j¹ai l¹honneur de présenter
au public, montrera ce qu¹il faut
penser de cette thèse paradoxale, spécimen peu encourageant
des résultats auxquels
conduit l¹application de l¹algèbre à la théologie.
I° PARTIE
LA TRADITION
Domine, si pauci sont qui salvantur,
Seigneur, y en aura t-il peu de sauvés,
Luc XII, 23
I. La foi et la raison.
La foi ne ressemble en rien aux opinions humaines; elle n¹est pas
une conception subjective
de l¹esprit, qui serait variable selon les individus; elle répond
à une substance de vérité qui
est ferme et immuable.
La foi ne se fait pas: la raison humaine doit l¹accepter telle
que Dieu la lui présente; elle n¹a
pas à la juger; elle ne peut, et c¹est là d¹ailleurs
une mission assez belle, que déduire et
coordonner les conséquences qui en découlent.
La foi en un mot ne se raisonne pas en ce sens qu¹elle pourrait
être soumise au contrôle de
la raison. Elle a ses principes qui dépassent la raison, sans
néanmoins être en contradiction
avec elle; elle a ses règles et ses données, qui (le
mot, croyons-nous, est de Bossuet) la
déconcertent par leur amplitude, comme ces paraboles qui par
leur ouverture immense
échappent à toute mensuration.
Par suite la raison ne doit pas se soustraire et se dérober,
encore moins s¹insurger, s¹il y a
dans la foi des données qui excèdent sa compréhension,
et qui la choquent par une sorte
d¹incompatibilité qu¹elle croit y découvrir.
Il faut, en ces occurrences, qu¹elle s¹impose
silence à elle-même, qu¹elle s¹humilie, qu¹elle
adore. En s¹humiliant et en adorant, elle
découvrira dans l¹obscurité même du mystère
des lumières qui contenteront son légitime
besoin de savoir, qui apaiseront son trouble et même qui la raviront.
Ces réflexions nous viennent à l¹esprit, tandis
que nous abordons la question redoutable du
nombre et du petit nombre des élus. Car c¹est une des questions
qui excitent le plus les
susceptibilités et soulèvent le plus les répugnances
de la raison humaine.
Eh! quoi, s¹exclame la raison, les élus seraient le petit
nombre? La masse du genre humain
serait éternellement perdue? La rédemption opérée
par le sang de JESUS-CHIRST serait
frustrée pour la plus grand partie des hommes? La miséricorde
de Dieu serait en quelque
sorte vaincue par sa justice? Elle ne recueillerait que quelques élus,
et laisserait tomber
dans le gouffre éternel l¹avalanche des réprouvés?
Ainsi parle la raison, suivant l¹impulsion d¹une sensibilité
naturelle. Or ce langage n¹est pas
sobre et judicieux. Le nombre des élus est une question de fait,
sur laquelle le raisonnement
perd tous ses droits. La Sainte Écriture, expression de la pensée
divine, nous donne-t-elle
quelque lumière sur ce problèmes des destinées
humaines? Voilà ce qu¹il faut chercher en
toute soumission d¹esprit: et, une fois la réponse de la
Sainte Écriture clairement mise au
jour, la raison n¹a plus qu¹une chose à faire, s¹incliner
et adorer.
Or il est dans la Sainte Écriture, sur la question des élus,
des textes concordants qui nous
ont toujours paru absolument péremptoires.
Entrez par la porte étroite, dit Notre Seigneur; la porte est
large et la voie spacieuse qui
mène à la perdition; et il en est beaucoup qui entrent
par elle! ‹ Combien est étroite la
porte et resserrée la voie qui mène à la vie,
et il en est peu qui la trouvent. (Math, 7,
13-14)
Il y a beaucoup d¹appelés, mais peu d¹élus.
(Math, 20, 16)
Quelqu¹un lui dit:Seigneur, ceux qui se sauvent sont-il le petit
nombre? Il répondit:
Efforcez-vous d¹entrer par la porte étroite, parce que
plusieurs, je vous le dis,
chercheront à entrer et ne le pourront pas. (Luc 13, 24-26)
Ces déclarations du Sauveur sont à nos yeux d¹une
irrécusable clarté. Comment nier qu¹il
s¹agisse du salut des âmes? Les deux voies sont ouvertes:
l¹une large qui mène à la
perdition, l¹autre resserrée qui mène à la
vie. Et Notre-Seigneur, d¹une vue compréhensive,
atteste douloureusement que beaucoup marchent par la première,
et que peu suivent la
seconde.
Dira-t-on que la miséricorde divine arrêtera sur le bord
de l¹abîme le grand nombre de ceux
qui s¹y précipitent? Notre-Seigneur détruit expressément
cette illusion, quand, à la question
de ses disciples: Est-ce le petit nombre qui se sauve? il répond:
Efforcez-vous d¹entrer par
la porte étroite; car plusieurs, je vous le dis, chercheront
à entrer et ne le pourront pas.
Ainsi ceux qui ne se seront pas efforcés d¹entrer par la
porte étroite, n¹y entreront point par
un effort tardif, et ils resteront dehors.
Ces textes, nous ne saurions trop le redire, se présentent à
nous avec une netteté que toutes
les arguties ne sauraient obscurcir.
Mais la Sainte Écriture doit être interprétée
par l¹enseignement de l¹Église, qui, se
renouvelant à chaque âge, constitue ce que l¹on nomme
la Tradition. Là où il pourrait y
avoir quelque ambiguïté, la Tradition fixe en dernier ressort
ce que les fidèles doivent tenir
comme étant vraiment la parole de Dieu.
Sur la question du nombre des élus, consultons la Tradition.
Si par la voix des premiers Pères, par celle des docteurs de
l¹Église, par celles des
scolastiques du moyen-âge, par celle des théologiens et
grands prédicateurs modernes, elle
nous déclare que les élus, c¹est-à-dire les
sauvés, sont un petit nombre relativement aux
réprouvés, il est évident que le problème
est résolu. La Sainte Écriture était déjà
très claire
par elle-même; la Tradition ne permet pas que l¹on détourne
les textes de leur sens obvie
qu¹elle détermine définitivement, et dont elle fait
une règle pour les chrétiens.
Voici comment le concile de Trente établit l¹autorité
de l¹Église et des Pères relativement à
l¹interprétation de l¹Écriture Sainte.
«Pour réprimer la pétulance de certains esprits,
le saint Concile défend que personne, en
s¹appuyant sur sa prudence, dans les choses relatives à
la foi et aux m¦urs1, ose faire fléchir
la Sainte Écriture à son propre sentiment, et l¹interpréter
à l¹encontre du sens qu¹a tenu et
que tient notre mère la Sainte Église, à laquelle
il appartient de juger du vrai sens et de la
vraie interprétation des Saintes Écritures, ou encore
contre l¹unanime et concordant
enseignement des Pères.»
Ainsi l¹esprit humain, dans une question scripturaire, n¹est
pas libre de suivre son sentiment;
il doit consulter la Tradition de l¹Église, et aussi l¹enseignement
des Pères qui en forme une
portion très importante. Et, du moment où il reconnaît
que la Tradition a fixé le sens d¹un
texte, il ne lui est pas permis de chercher et d¹embrasser une
autre interprétation.
Or, dans la question du nombre des élus, la Tradition s¹est-elle
prononcée? Les Pères ont-ils
un enseignement unanime? C¹est ce que nous allons étudier
et mettre en relief. Après
l¹examen des Pères, nous suivrons le courant de la Tradition
dans les grands théologiens du
moyen-âge, puis dans les auteurs les plus saints et les plus
réputés de l¹époque moderne; or
nous constaterons qu¹ils sont pleinement d¹accord avec les
Pères dans leur enseignement sur
le petit nombre des élus.
II L¹enseignement des Pères2
Les deux voies larges et étroite dépeintes par Notre-Seigneur
en l¹Évangile reviennent à tout
instant dans les écrits de l¹âge apostolique. Les
anciens auteurs les symbolisaient sous la
forme de la lettre Y marquant une bifurcation3.
Le très vieux document intitulé Doctrine des douze apôtres
débute par la parabole des deux
voies, l¹une de vie et de lumière, l¹autre de mort
et de ténèbres.
Dans les homélies attribuées à saint Clément,
on lit ce qui suit: «Il existe deux voies. L¹une,
celle de ceux qui périssent, est large et plane, on s¹y
perd sans fatigue; l¹autre, celle des
sauvés, est étroite et âpre, elle mène au
salut avec beaucoup de labeur.» (Hom. 7)
L¹épitre attribuée à saint Barnabé
contient le même enseignement. «Il est deux voies, l¹une
de lumière, l¹autre de ténèbres. Grande est
leur différence. A la première sont préposés
des
anges de Satan.» Et l¹auteur décrit les ¦uvres
opposées par lesquelles on suit l¹une ou l¹autre.
Il appelle nettement la seconde voie la mort éternelle et du
supplice sans fin. (II Pars. c. 18)
Même langage dans les recueils dits Canons apostoliques et Constitutions
des apôtres.
Clément d¹Alexandrie met en avant la parabole des deux
voies, tellement elle était imprimée
dans l¹esprit des héritiers immédiats de la tradition
apostolique. «L¹une, dit-il, est étroite,
parce qu¹elle est resserrée par des commandements et des
prohibitions; l¹autre est large et
spacieuse, parce qu¹on y donne libre carrière aux voluptés
et à la colère. Pythagore à ce sujet
nous défend de suivre la sentence de la multitude, qui, dit-il,
le plus souvent est téméraire et
absurde.» (Strom. Lib. 5, c 5)4.
Origène n¹est pas moins formel dans l¹explication
des deux voies, comme aussi sur le petit
nombre relatif des vrais chrétiens. «Maintenant, dit-il,
que nous nous sommes multipliés,
comme il est difficile que beaucoup soient vraiment bons, et impossible
que la parole de
Jésus Beaucoup d¹appelés et peu d¹élus
ne se vérifie pas: de tant de personnes qui
professent la foi chrétienne, on en trouve peu qui aient une
foi véritable, et qui soient dignes
de la béatitude.» (Hom.4 in Jer.)
Il n¹est pas jusqu¹au poète semi-chrétien Ausone
qui ne mentionne à deux reprises en ses
vers la lettre symbolique Y, et qui ne décrive les deux routes
ouvertes par sa bifurcation.
Lactance a écrit, pour l¹instruction de l¹empereur
Constantin, tout un traité sur les deux
voies, «lesquelles, dit-il, font ressembler à la lettre
Y le cours partagé des vies humaines.
Un embranchement tourne à l¹orient et indique la bonne
voie; l¹autre à l¹occident et indique
la mauvaise; celui-là seul qui suit la justice et la vérité
recevra la récompense immortelle et
entrera en possession de l¹éternelle lumière. Or,
d¹après le Sauveur, c¹est le petit nombre qui
marche dans cette direction.» (Inst. Lib. 6 c. 3)
Saint Jérôme mentionne cette dissertation de Lactance.
Il se sert de la lettre Y, qui,
observe-t-il, représente une bifurcation de la vie s¹orientant
à droite ou à gauche. (Epist 66
ad Pam. 107 ad Læt.)
Nous avons comme amoncelé tous ces textes concordants des premiers
Pères pour établir
que leur pensée était fortement attirée par les
paroles de Notre Seigneur, qu¹ils les
regardaient comme des plus graves et des plus pratiques, et que pour
eux il n¹y avait pas de
doute que ces paroles aient directement visé le salut ou la
perte éternelle des âmes. Que
répondent à cela certains modernes, d¹après
lesquels en ce fameux passage le Sauveur aurait
fait simplement allusion au petit nombre de juifs qui goûtaient
ses enseignements et
entraient dans son Église? Ainsi ne l¹entendaient pas les
anciens Pères, qui voyaient là un
jugement du Sauveur sur les directions opposées de la vie humaine,
ayant toujours la même
actualité.
Donnons maintenant d¹expressives citations des Pères sur
le petit nombre des élus.
Tertullien: «Tous ne sont pas sauvés; mais c¹est
le petit nombre parmi les juifs et parmi les
chrétiens.»
Saint Irénée: «Il en est aujourd¹hui comme
sous l¹Ancien Testament; Dieu ne se plaît pas
dans le grand nombre; beaucoup d¹appelés, peu d¹élus.»
(Contra hær. c.36)
Saint Hilaire: «Toute chair viendra au jugement mais bienheureux
qui sera élu. Car, suivant
l¹Evangile, beaucoup d¹appelés, peu d¹élus.»
(Enar. in Psalm 64.)
Saint Basile exhorte comme il suit un religieux: «Range-toi du
petit nombre. Le bien est
rare; il y en a peu qui entrent au royaume des cieux. Prends garde
de croire que tous ceux
qui habitent une cellule soient sauvés, quelle que soit leur
vie, bonne ou mauvaises.»
(Serm. de Ren. sæculi.)
Saint Ephrem commente dans le même sens la porte étroite
et la voie resserrée.
Saint Grégoire de Nazianze appelle ceux qui se perdent une poussière
infinie qu¹il met en
regard des vases d¹élection,. (Orat. 42 ad 150 Epis.)
Saint Ambroise, à la question du Psaume, qui donc habitera,
Seigneur en votre tabernacle,
ou qui se reposera sur votre sainte montagne? répond: «Non
pas personne, mais peu de
personnes, non utique nullus, sed rarus.» (In Apol. pro Davide,
c. 9)
Saint Jean Chrysostôme, parlant au peuple d¹Antioche, s¹écrie:
«Combien pensez-vous qu¹il
y ait de sauvés dans notre ville? Ce que je vais dire est pénible,
je le dirai néanmoins. Parmi
tant de milliers de personnes, il n¹y a pas cent qui arriveront
au salut; et encore ne suis-je pas
sûr de ce nombre. Tant il y a de perversité dans la jeunesse,
de négligence dans la vieillesse.»
(Hom. 24 in act. Apost.) Quelques critiques ont mis en doute si cette
homélie est bien du
saint. En tout cas l¹effrayante menace qu¹elle contient se
retrouve à peu près dans les mêmes
termes, en d¹autres passages de ses écrits, et notamment
dans le traité su Sacerdoce. Les
bénédictins tiennent l¹homélie pour authentique.
Saint Jérôme, expliquant un passage de l¹Ecclésiastique,
dit que la prédication devient
relâchée, quand elle promet indifféremment la béatitude
et le royaume céleste à la
multitude. (In Eccl. PL 23, 1099). Ailleurs il prêche très
expressément la doctrine du petit
et même du très petit nombre des élus: «Il
y aura si grande pénurie de saints, suivant la
parole du Sauveur beaucoup d¹appelés et peu d¹élus,
que leur petit nombre est comparé
aux très rares olives qui restent au bout des branches après
qu¹elles sont été secouées et
cueillies; comme aussi aux raisins, ou plutôt aux grains épars
que les pauvres s¹en vont
grappiller dans les vignes la vendange faite.» (In Isai. c. 24,
13-14)
Nous donnons plus loin de longs extraits de saint Augustin sur le nombre
des sauvés. Pour
le moment il nous suffira de transcrire le passage suivant qui est
très significatif.
«Assurément ceux qui se sauvent sont le petit nombre.
‹Vous vous rappelez la question
tirée du saint Évangile: Seigneur, sont-ils en petit
nombre ceux qui se sauvent? Que
répond le Seigneur? Il ne dit pas: détrompez-vous, beaucoup
sont sauvés! Non, il ne dit pas
cela. Et quoi donc? Efforcez-vous d¹entrer par la porte étroite.
En parlant ainsi, il confirme
ce qu¹il vient d¹entendre. Il y en a peu qui entrent par
la porte étroite. Ailleurs il dit: Etroite
est la porte et resserrée est la voie qui conduit à la
vie, et il y en a peu qui la trouvent. ‹A
quoi bon nous réjouir au sujet des multitudes? Ecoutez-moi,
vous qui êtes le petit nombre.
Vous êtes beaucoup à m¹écoutez, mais peu à
m¹obéir. Je vois l¹aire, je cherche les grains de
froment. A peine voit-on les grains quand l¹aire est battue; mais
la paille sera vannée. Il y en
a donc peu qui se sauvent, en comparaison de beaucoup qui périssent.»
(Serm 106 alias de
verbis Domini 32).
Saint Léon le Grand explique de même, et sans aucune hésitation,
la parabole du Seigneur
relative aux deux voies, du grand nombre de ceux qui se perdent éternellement.
«Alors que
la voie large menant à la mort est fréquentée
par des foules nombreuses, dans les sentiers du
salut on ne voit que les rares vestiges du petit nombre de ceux qui
y entrent.» (Ser. 49, c. 2)
Saint Grégoire le Grand, entre autres passages caractéristiques,
nous offre ce fragment d¹un
sermon au peuple. «Plusieurs viennent à la foi, mais peu
parviennent au royaume céleste.
Vous êtes réunis ici en grand nombre pour la solennité
présente; vous remplissez l¹enceinte
de cette église: qui sait en quel petit nombre se trouvent parmi
vous les élus de Dieu?»
(Hom. 19 in Evang. §5.)
Faut-il citer les derniers des Pères ces docteurs de l¹Église
qui s¹appellent saint Bède le
vénérable, saint Pierre Damien, saint Anselme, saint
Bernard?
C¹est exactement le même langage, la même manière
d¹interpréter la Sainte Écriture. Saint
Anselme en particulier est bien instructif; il écrit à
deux de ses disciples Odon et Lanzon:
«Que parmi beaucoup d¹appelés il y ait peu d¹élus,
nous en sommes certains, puisque la
Vérité le dit; mais combien il y en a peu, nous en sommes
incertains, la Vérité ne le disant
pas. C¹est pourquoi quiconque ne vit pas comme le petit nombre,
qu¹il se corrige et se range
du côté du petit nombre; autrement qu¹il se tienne
assuré de sa réprobation. Quant à celui
qui est avec le petit nombre, qu¹il ne se tienne pas encore assuré
de son élection pour cela.
Car nul ne sait à coup sûr s¹il fait partie du nombre
des élus, tout en constatant que sa vie
est déjà semblable à celle du petit nombre et
différente de celle de la multitude des appelés.»
(Epst. 2, libri 1.) Conclusion: en tout état de cause, faisons
effort pour assurer toujours de
plus en plus notre élection. Le saint docteur écrit dans
les mêmes termes à la comtesse Ida.
(Epist. 18, libri 3.) Cette recommandation lui tenait au c¦ur
et lui semblait d¹une souveraine
importance.
Ainsi les Pères sont unanimes:
Unanimes dans leur affirmation du petit nombre des élus et du
grand nombre des réprouvés;
Unanimes dans leur interprétation des textes de la Saint Écriture
relatifs à la question.
Pour eux la sentence scripturaire, beaucoup d¹appelés,
peu d¹élus, vise le petit nombre des
sauvés. Ils n¹imaginent pas une distinction fantaisiste
entre élus et sauvés; dans leur
enseignement, les deux termes sont identiques.
Pour eux les deux voies, la voie large et la voie étroite, sont
les voies qui conduisent les
hommes soit à leur perte éternelle, soit à leur
salut éternel.
Pour eux la réponse de Notre-Seigneur à la question:
Y en aura-t-il peu de sauvés? est
nettement affirmative.
Ils n¹ont jamais connu les explications ambiguës et entortillées
de certains modernes,
d¹après lesquelles, comme nous l¹avons dit Notre-Seigneur
en ces textes aurait fait
simplement allusion à l¹état du Judaïsme de
son temps et à l¹entrée des juifs dans l¹Église
fondée par lui. Bien loin de penser que ces textes n¹aient
plus d¹application vis à vis de
nous, ce qui est énerver et détruire la vertu de la parole
divine qui est de tous les temps et de
tous les lieux, les Pères enseignent que ces textes s¹adressent
à nous tous dans l¹intention du
Sauveur, et nous indiquent les conditions du salut, en sorte que nous
devons sans cesse les
tenir devant nos yeux et les méditer. En conséquence,
ils n¹hésitaient pas à prêcher
publiquement à leurs peuples le nombre relativement petit des
élus, c¹est-à-dire des sauvés.
Ils se proposaient par là d¹inspirer à leurs auditeurs
une crainte salutaire. Ils leur disaient:
Rompez avec le monde, séparez-vous d¹avec la multitude
pour ne point périr avec elle. Elle
marche à la perdition par la voie de la licence; faites effort
pour aller à la vie par la voie du
sacrifice.
De quel front oserait-on nous tenir un langage diamétralement
opposé à celui des Pères?
II. L¹Enseignement des théologiens et des prédicateurs.
Le prince des théologiens S. Thomas, dans sa Somme théologique,
enseigne nettement la
théorie du petit nombre des élus, et il l¹appuie
sur ce raisonnement puissant et formidable:
«Le bien, qui est proportionné à la nature, se
produit dans la plupart des êtres, et ne manque
que dans le petit nombre d¹entre eux: mais le bien qui excède
l¹état commun de la nature se
trouve seulement dans un petit nombre et manque dans le grand nombre.
Ainsi la plupart des
hommes ont une science suffisante pour le gouvernement de leur vie;
le nombre de ceux à
qui cette science fait défaut, et qu¹on appelle des idiots,
est relativement petit; mais très petit
est le nombre de ceux qui atteignent à une science profonde
des choses intellectuelles.
Comme donc la béatitude éternelle consistant en la vison
de Dieu excède l¹état commun de
la nature, surtout en ce que celle-ci a été destituée
de la grâce par la corruption du péché
originel, c¹est le petit nombre qui se sauve. Et en cela même
la miséricorde de Dieu luit
d¹un éclat singulier: car elle élève un certain
nombre de créatures humaines au salut éternel,
alors que la plupart s¹y dérobent selon le cours ordinaire
des choses et l¹inclination de la
nature.» (Sum. théol. I a Q 23 art 7 ad 3) En deux autres
endroits de ses écrits le saint
docteur établit la même doctrine.
Le frère de doctrine de saint Thomas, saint Bonaventure, n¹est
pas moins catégorique; il
donne cette raison vraiment théologique du petit nombre des
élus: «Comme tous les
hommes devaient être damnés en tant qu¹ils sont tous
issus d¹une masse de perdition, s¹il y
en a un plus grand nombre de réprouvés que de sauvés,
c¹est pour faire voir que le salut
provient d¹une grâce spéciale, tandis que la damnation
est selon la justice commune.
Personne, ajoute le saint docteur, ne peut se plaindre de la volonté
divine, qui agit en tout
avec une suprême rectitude; bien plus nous devons en toutes choses
lui rendre grâces, et
honorer le gouvernement de la divine Providence.» (Brevil. Pars
I c 9)
Les grands prédicateurs du Moyen-âge, saint Antoine de
Padoue, saint Vincent Ferrier, saint
Bernardin de Sienne, rappellent à leurs auditeurs, pour les
exciter à fuir les maximes et la
morale relâchée du monde, le petit nombre des élus.
Commentant la parole du Sauveur, il y
en a peu qui la trouvent (la voie étroite), saint Vincent Ferrier,
s¹écrie: «Oui il y en a peu
qui la trouvent, moins encore qui y demeurent, très peu qui
la suivent jusqu¹au bout.»
(Serm.6 Edit Antver. p 318)
Les grands pontifes comme Innocent III les saints évêques
comme saint Antonin et plus tard
saint Thomas de Villeneuve, ne tiennent pas un autre langage. Ce dernier
parle ainsi à son
peuple: «Beaucoup d¹appelés, peu d¹élus,
terrible sentence! Croyez-moi, mes frères, croyez
ce dont je n¹ai cessé de vous avertir, croyez ce que je
n¹ai cessé de crier à vos oreilles: si
vous ne travaillez pas énergiquement à votre salut, si
vous n¹en faites pas plus que le
commun des hommes, vous ne recevrez pas la récompense éternelle.»
(Concio II in Dom
Septuag.)
Il serait infini de vouloir parcourir tous les théologiens,
auteurs ascétiques, prédicateurs de
l¹âge moderne: nous devons nous borner nécessairement
à quelques indications sommaires,
à quelques citations rapides.
Les anciens ordres, chartreux en la personne de Denis et de Ludolphe,
bénédictins et
cisterciens représenté par Trithème et le cardinal
Bona, dominicains parmi lesquels il faut
citer Louis de Grenade et le cardinal Gotti, franciscains dont le cardinal
de Laurea exprime
la pensée, carmes avec leurs théologiens de Salamanque,
augustins si unanimement fermes
dans leurs traditions patristiques; tous ces ordres, disons-nous, maintiennent
très nettement
la thèse traditionnelle qui se trouve corroborée du nom
de leurs saints et docteurs les plus
insignes. Les ordres plus récents s¹y rattachent avec empressement
comme à la pensée même
de l¹Église; et parmi eux il convient de faire mention
spéciale de la Compagnie de Jésus. Il
serait facile de citer toute une succession de voix autorisées,
émanant d¹elle, à l¹appui de la
thèse du petit nombre des élus. Et nous ne croyons pas
que durant les deux premiers siècles
de son existence, parmi ses membres, on puisse signaler une note manifestement
dissonante
à cet égard.
Saint Pierre Canisius nous dit: «Je prêcherai le juste
jugement, par lequel Dieu, tirant
vengeance du mépris de sa grâce, ne choisit pour la gloire
céleste qu¹un petit nombre de
ceux qu¹il a appelés à son Église.»
Le bienheureux Baldinucci faisait un jour un sermon en
pleine campagne; il représentait à ses auditeurs la rigueur
des jugements de Dieu. «Ah!
s¹écria-t-il tout à coup, il tombe en ce moment
en enfer autant d¹âmes qu¹il y a de feuilles à
l¹arbre que voici.» Et soudain toutes les feuilles de l¹arbre
désigné tombèrent et jonchèrent
le sol; l¹auditoire éclata en sanglots. Ce fait est tiré
de la bulle même de béatification du
bienheureux jésuite.
En son livre vraiment exquis du Gémissement de la colombe, saint
Robert Bellarmin, une
des gloires de la Compagnie de Jésus, parle comme il suit: «Que
personne ne pense que le
nombre des élus surpassera celui des réprouvés
parcequ¹il est dit au chapitre 7 de
l¹Apocalypse que les élus ne peuvent être comptés!
A la vérité, il y aura bien plus d¹élus
parmi les gentils que parmi les hébreux. Mais le nombre des
élus, soit juifs, soit gentils, sera
tout à fait inférieur au nombre des réprouvés.
Les juifs élus ne feront pas la millième partie
des juifs réprouvés. Et l¹on peut dire la même
chose à proportion des chrétiens. Ce que dit
Notre-Seigneur en saint Matthieu et en saint Luc de la voie resserrée
et de la porte étroite
est commun aux juifs et aux chrétiens.» (lib.1, C.6)
Cette appréciation est assurément sévère,
moins sévère toutefois qu¹un fragment de sermon
de saint Claude de la Colombière5 , le célèbre
et saint jésuite, directeur de sainte Marguerite
Marie. Ne voulant pas détacher une simple phrase de son texte
qui demande à être pris dans
son ensemble, nous le renvoyons à un appendice; nous nous réservons
également de
commenter sa pensée, ainsi que celle de Saint Robert Bellarmin.6
Nous démontrerons plus loin que les théologiens de la
Compagnie de Jésus ont été
moralement unanimes, pendant deux siècles, dans leur enseignement
sur le petit nombre des
élus, au moins relativement à la masse entière
de l¹humanité. Quant à ses auteurs ascétiques,
nous les croyons non moins unanimes, depuis le vénérable
P. du Pont jusqu¹au P. Judde;
chacun sait quel profond esprit de religion, quel attachement judicieux
aux saines traditions,
paraît dans les ouvrages d¹un Rodriguez, d¹un P. de
Saint-Jure, d¹un P. Lallemand;
certainement aucun de ces écrivains si justement estimés
n¹aurait voulu s¹écarter de
l¹enseignement des Pères en un point qui intéresse
hautement la morale chrétienne.
Parmi les prédicateurs jésuites nous citerons Segneri
et Bourdaloue. Le premier fait cette
déclaration catégorique: «ce que les saints docteurs
nous enseignent tout d¹une voix, nous
devons l¹embrasser comme la vérité. Or ils estiment
d¹un commun accord qu¹il est plus de
chrétiens qui se perdent que de chrétiens qui se sauvent.»
Bourdaloue (comme d¹ailleurs tous les prédicateurs marquants
du grand siècle prêche
ouvertement la doctrine du petit nombre des élus, et il le fait
en ces termes: «Il est constant
que le nombre des élus sera le plus petit, et qu¹il y aura
incomparablement plus de
réprouvés. Or c¹est une question que font les prédicateurs,
savoir s¹il est à propos
d¹expliquer aux peuples cette vérité, et de la traiter
dans la chaire, parce qu¹elle est capable
de troubler les âmes et de les jeter dans le découragement.
J¹aimerais autant qu¹on me
demandât s¹il est bon d¹expliquer aux peuples l¹Evangile
et de le prêcher dans la chaire.
‹ Hé! qu¹y a-t-il en effet de plus marqué dans l¹Evangile
que ce petit nombre des élus?» Et
l¹illustre prédicateur établit qu¹il est bon,
nécessaire même, de prêcher cette vérité,
qu¹elle
est très efficace pour porter l¹âme à la vigilance,
très propre à lui faire mesurer les dangers
du mondeŠ
Bossuet, cet autre maître de l¹éloquence chrétienne,
et ce très profond interprète de la
tradition, n¹est pas moins formel que Bourdaloue. Dans ses Méditations
sur l¹Evangile, il
écrit: «Il y a beaucoup d¹appelés et peu d¹élus.
JÉSUS-CHRIST nous en a souvent averti.
Cela est vrai premièrement parmi les juifs. Mais le Sauveur
ne parle pas seulement des juifs
à l¹endroit que nous lisons de la parabole; car c¹est
après nous avoir fait voir les gentils
appelés en la personne de ces aveugles et de ces boiteux qui
sont invités à son festin qu¹il
conclut qu¹il y a beaucoup d¹appelés et peu d¹élus.»
Et là-dessus le grand évêque s¹écrie:
«Ne vivons pas comme la plupartŠ n¹alléguons pas
la coutume: rangeons-nous avec ce petit
nombre d¹élus que le monde ne connaît pas, mais dont
les noms sont inscrits dans le ciel.»
(Méd. Dernière semaine du Sauveur, 34e jour.)
Puisque nous en sommes aux prédicateurs, nous ne pouvons taire
la célèbre sermon de
Massillon sur le petit nombre des élus. On a critiqué,
non pas la thèse même de l¹orateur,
mais seulement certains arguments dont il se sert pour l¹établir;
il a exagéré, dit-on, les
conditions requises pour une vraie pénitence. D¹accord.
Mais qu¹est-ce que cela prouve? En
quoi cela infirme-t-il les textes du saint Évangile, et la grande
voix de la tradition qui les
commente? Que peut-on reprendre dans le sermon si net de Bourdaloue
sur le même sujet?
Absolument rien.
Il est un sermon, non moins terrible que celui de Massillon, sur le
petit nombre des élus,
dont les modernes contradicteurs évitent soigneusement de parler:
c¹est celui que prononça
à Rome même de grand missionnaire, cet homme suscité
de Dieu pour fléchir à la
pénitence les c¦urs obstinés des pécheurs,
qu¹on appelle saint Léonard de Port-Maurice. En
ce sermon, qui fut soumis à l¹examen canonique comme les
autres écrits du serviteur de
Dieu lors de sa canonisation, saint Léonard passe en revue les
divers états des chrétiens, et
conclut de cet examen que, même parmi les prêtres, c¹est
le petit nombre qui se sauve.
Les partisans du grand nombre des élus prétendent s¹appuyer
sur l¹autorité de saint François
de Sales et de saint Alphonse de Liguori.
Quant au premier, ils mettent en avant un passage du livre qu¹à
écrit, sur le saint évêque de
Genève, Camus évêque de Belley. A ce passage, dans
lequel la pensée du saint a pu être plus
ou moins altérée en passant par une bouche étrangère,
les tenants de la thèse traditionnelle
opposent plusieurs extraits de ses écrits authentiques où
il tient le même langage que les
autres saints et auteurs estimés. «Qui auroyt, écrit-il
en ses Controverses, les yeux assés
clairvoyans pour voir l¹issue de la course des hommes, verrait
bien dans l¹Église de quoi
s¹écrier Plusieurs sont appelés et peu sont élus,
c¹est à dire plusieurs sont en la militante
qui ne seront jamais en la triomphante.» (Contr; Part.1 ch.2,
art.2)
Au sujet de saint Alphonse, les religieux de son ordre, héritiers
de son esprit et de son zèle,
ont protesté avec la dernière énergie contre l¹abus
que les novateurs font de son nom. Il y a
là, disent-ils, une véritable sophistication des textes.
Saint Alphonse a écrit quelque part
qu¹un catholique, venant à mourir l¹année où
il a fait (et bien fait) sa mission, se damnera
difficilement. Et on lui fait dire, absolument, qu¹un catholique
se damne difficilement. Or,
saint Alphonse enseigne ex professo la doctrine scripturaire du petit
nombre des élus, même
hélas! parmi les catholiques. «La route du ciel est étroite.
dit-il, et pour me servir d¹une
expression familière, les carrosses n¹y passent pas; en
sorte que vouloir aller au ciel en
carrosse, c¹est y renoncer. Bien peu d¹âmes y parviennent,
parce que bien peu veulent se
faire violence pour résister aux tentations.»
Il est superflu, en un court résumé, d¹ajouter à
des citations aussi décisives.
IV. Le Modernisme en théologie.
D¹après cette revue de la Tradition, on peut affirmer que
jusqu¹au siècle dernier les
théologiens furent unanimes à enseigner la doctrine du
petit nombre des élus, au moins
relativement à la masse de l¹humanité. Nous ajoutons
à dessein ces derniers mots; car ils
appellent quelques explications que nous sommes heureux de donner.
Il paraît évident, par les citations que nous avons faites,
que la presque unanimité des Pères
et la plupart des théologiens, en traitant la question du petit
nombre des élus, n¹envisagent
que les chrétiens; et leur conclusion est que même parmi
eux, c¹est le petit nombre qui se
sauve.
Saint Thomas et saint Bonaventure, dans les textes fondamentaux que
nous avons rapportés,
considèrent sous une vue générale l¹ensemble
de l¹humanité. En certains autres passages, ils
semblent se restreindre aux chrétiens dont beaucoup se perdent
pour ne pas prendre soin
d¹assurer leur élection par une vie foncièrement
chrétienne.
Les scolastiques et théologiens, qui suivirent ces deux maîtres,
cherchèrent à éclaircir la
question plus en détail par plusieurs distinctions importantes.
Ils firent d¹abord observer qu¹elle s¹appliquait aux
adultes: Notre-Seigneur, en parlant des
deux voies, suppose des personnes qui choisissent elles-mêmes
leur voie. Donc les enfants
morts avant l¹âge de raison, avec ou sans la grâce
du baptême, sont mis hors du débat.
En second lieu ils posèrent la question du petit nombre des
élus sous différents aspects:
1° Par rapport à la masse entière de l¹humanité,
2° Par rapport aux chrétiens, catholiques et hérétiques,
3° Par rapport aux seuls catholiques.
Sur le premier point leur réponse est unanime: c¹est le
petit nombre qui est sauvé.
Sur le second point, elle paraît à peu près unanime:
les sauvés sont en minorité.
Sur le troisième point, la plupart des théologiens répondent
encore: c¹est le petit nombre qui
arrive au salut. Toutefois quelques-uns croient pouvoir espérer
et soutenir que le plus grand
nombre des catholiques est sauvé.
Ce dernier sentiment est exposé par le célèbre
Suarez: d¹ailleurs il le met en avant avec une
grande réserve, et simplement comme plus vraisemblable. Il le
motive d¹après ce fait que la
plupart des catholiques meurent munis du sacrement de pénitence
qu¹ils ont reçus avec une
suffisante lucidité d¹esprit et avec l¹indispensable
attrition: ce qui hélas! ne serait plus exact
aujourd¹hui pour bien des contrées.
D¹autres théologiens marquants de la Compagnie de Jésus,
par exemple Alvarez, et,
constatation curieuse! Molina lui-même si porté aux opinions
larges, n¹adoptent pas ce
sentiment. Le jésuite Ruiz de Montoya, très estimé
comme commentateur de saint Thomas,
apprécie comme il suit l¹opinion de Suarez. «Elle
est, dit-il, plus souhaitable que probable,
elle fait plus d¹impression sur le c¦ur que sur la raison,
elle relève plus de la sensibilité que
de l¹autorité. Or, remarque saint Augustin, une opinion
humaine ne fera pas qu¹il y ait un
seul sauvé de plus; mais, par la séduction qu¹elle
exerce, elle fera que beaucoup
s¹endormiront dans la négligence et se damneront.»
Ainsi parle un jésuite de l¹opinion
pourtant si réservée de Suarez, qui tenait pour le petit
nombre des élus relativement à
l¹humanité entière et même relativement aux
chrétiens pris en général.
Qu¹aurait pensé, qu¹aurait dit Ruiz de Montoya de
certaines théories que propagent
quelques auteurs modernes?
Ce n¹est plus le grand nombre des sauvés parmi les chrétiens,
que soutiennent ces novateurs
hardis; c¹est le très grand nombre des sauvés, relativement
à la masse de l¹humanité.
D¹après eux, les païens, les mahométans, les
boudhistes, les hérétiques, les schismatiques,
sont sauvés en masse; non pas seulement les catholiques romains.
On frémit en lisant de pareilles théories qui tendent
à rendre inutile la grâce du saint
baptême, qui vont à déprécier le bienfait
de la vraie foi, qui ôtent pratiquement à l¹Église
catholique son privilège de posséder l¹Esprit sanctificateur,
qui transforment
interprétativement en actes de religion méritoires toutes
les idolâtries et tous les fanatismes.
Il serait trop long d¹entreprendre la réfutation de ces
erreurs attentatoires à la pureté de la
foi: qu¹il nous suffise de dire qu¹elles se sont produites
au siècle dernier, et qu¹elles ont été
condamnées par l¹Index en la personne du Père Gravina,
jésuite sicilien. (On trouvera dans
un appendice l¹histoire du livre de ce Père, et de sa condamnation7).
Aujourd¹hui ces mêmes erreurs sont réveillées,
remises en vogue, et même lancées dans le
public avec un grand fracas de réclame, par le R.P. Castelein,
jésuite belge, et quelques
auteurs moins connus qui se parent du nom de scientifiques. En vain
s¹efforcent-ils d¹éluder
la condamnation qui frappa le P. Gravina, en essayant de la faire tomber
sur quelques points
de détail. Au fond ils soutiennent la même thèse
que lui sur le salut de l¹immense majorité
des hommes et notamment des infidèles, et ils la soutiennent
par les mêmes arguments que
lui. Seulement, ce que le P. Gravina ne présentait que comme
vraisemblable, ils le donnent
comme acquis et démontré, s¹inscrivant avec une
audace incroyable contre la tradition
constante de dix-huit siècles chrétiens.
C¹est là où nous prenons position pour leur répondre
et nous disons: Il n¹est pas permis
d¹interpréter l¹Écriture dans un sens opposé
à celui que la tradition a déterminé; il n¹est
pas
permis d¹enseigner une doctrine diamétralement contraire
à celle de l¹unanimité des Pères et
des théologiens. Or, que les paroles du Sauveur sur la voie
large et la voie étroite, que la
sentence beaucoup d¹appelés et peu d¹élus,
s¹appliquent à ceux qui se perdent et à ceux qui
se sauvent, c¹est l¹interprétation traditionnelle
constante; qu¹il y ait plus de réprouvés que de
sauvés, au moins par rapport à l¹ensemble de l¹humanité,
c¹est l¹enseignement unanime
des Pères et des théologiens.
Les modernes novateurs en théologie se révoltent à
la pensée que tant d¹âmes, pour
lesquelles JÉSUS-CHRIST est mort, soient perdues; et dès
lors ils entreprennent de réduire
à une très faible proportion celles qui le seraient effectivement.
A y bien réfléchir, et partant
du principe très beau mais mal compris par eux de la surabondante
miséricorde divine,
pourquoi y en aurait-il quelques-unes de damnées, pourquoi une
seule?Que Dieu ait créé
une seule âme sachant qu¹elle se damnera, et à la
rigueur pouvant empêcher qu¹elle se
damne, c¹est là un mystère qui déconcerte
la raison, et devant lequel il faut trembler et
adorer. Si l¹on se plaint de ce qu¹il permet la damnation
de beaucoup d¹âmes, pourquoi ne
pas se plaindre de ce qu¹il en laisse quelques-unes devenir les
victimes d¹une irrémédiable
justice, alors que l¹immense majorité des créatures
humaines jouirait au ciel d¹une éternelle
félicité? A s¹en tenir à des raisons de sentimentalité,
on se trouve acculé à l¹erreur d¹Origène
qui dogmatisait qu¹à la fin des fins damnés et démons
seraient tirés de l¹enfer et mis en
paradis. Cette erreur est d¹ailleurs très contemporaine.
Victor Hugo était obsédé par la
pensée de l¹enfer et il s¹écriait:
Espérez, espérez, espérez, misérables:
Pas de maux incurables,
Pas d¹enfer éternel!
Comme si ces cris vraiment désespérés empêchaient
l¹enfer d¹exister et d¹être éternel, Dieu
d¹exister et d¹être juste!
Non! la position des modernes novateurs n¹est pas tenable sur
le terrain de fantaisie
théologique et de caprice scripturaire où ils se placent,
et qui se dérobe sous leurs pieds. Ils
ne peuvent se défendre contre ceux qui nient absolument l¹enfer
éternel.
La seule position solide est celle-ci: l¹homme recueille ce qu¹il
a semé, l¹homme est jugé
par Dieu selon ses mérites. S¹il a fait bien, il sera récompensé
éternellement; s¹il a fait mal,
il sera puni éternellement. Si le grand nombre vit dans le mépris
de Dieu et de sa loi, le
grand nombre sera perdu. La seule chose dont il faudrait s¹étonner,
c¹est que le grand
nombre puisse être sauvé, après avoir vécu
dans le péché mortel. «N¹y aurait-il qu¹un
élu,
disait saint Claude de la Colombière, si vous êtes bon,
ce sera vous; n¹y aurait-il qu¹un
réprouvé, si vous êtes méchant, ce sera
vous.»
Voilà la seule position à prendre dans une question aussi
délicate et aussi redoutable que
celle du nombre des élus. On verra mieux encore la nécessité
de s¹y établir fermement, si
l¹on veut bien peser les considérations théologiques
qui forment la seconde partie de ce
travail.
IIe PARTIE
LES
CONSIDÉRATIONS THÉOLOGIQUES
Qualis vita, finis ita.
Vieux proverbe.
Telle vie, telle mort.
I. La grâce et la Gloire.
La doctrine sur le petit nombre des élus fait impression. Et
il y a de quoi. Il s¹agit de nous,
de notre salut éternel.
Nous serions désolé que cette impression, ne fut-ce que
pour une seule âme, soit
décourageante. Elle ne serait telle, que si notre doctrine avait
été mal comprise. C¹est pour
en donner la véritable intelligence que nous ajoutons ces quelques
réflexions, qui sont
comme la conclusion pratique de ce que nous avons dit en nous basant
sur l¹Evangile et la
doctrine des saints.
Le fond de la question revient à ceci: il y a un rapport nécessaire
entre la vie présente et la
vie future: celle-là est la préparation de celle-ci.
Par suite il y a un rapport entre le nombre
de ceux qui servent Dieu ici-bas, et le nombre de ceux qui seront sauvés.
Petit est
relativement le nombre des premiers; petit sera le nombre des seconds.
Vous vous étonnez qu¹il y ait peu de sauvés; regardez
autour de vous, et votre étonnement
cessera. Y a-t-il dans le monde beaucoup de chrétiens fidèles,
beaucoup de vrais serviteurs
de Dieu? Hélas! leur petit nombre est indéniable; tirez
la conclusion et ne soyez pas surpris
du petit nombre des sauvés.
Il y a des chrétiens qui perdent la grâce; il y en a qui,
l¹ayant perdue, la recouvrent. Il y en a
qui commencent et qui ne persévèrent pas; il y a des
ouvriers de la dernière heure. Mais ces
pertes et ces profits se compensent à peu près. Et quelle
que soit la fluctuation qui se
produise dans la composition du groupe des vrais chrétiens,
leur nombre est toujours
relativement faible en comparaison de la multitude de ceux qui n¹observent
pas la loi de
Dieu.
La théorie du petit nombre des élus n¹est donc en
définitive que la constatation de cette loi
élémentaire: Pour être sauvé, il faut servir
Dieu, vivre en bon chrétien, confesser
Notre-Seigneur par ses paroles et ses actes.
Il est très dangereux de détruire dans l¹esprit
des chrétiens cette notion fondamentale, que
l¹observation des préceptes divins, que l¹imitation
fidèle de JÉSUS-CHRIST, que l¹effort
persévérant dans la pratique du bien, est nécessaire
au salut.
Un vieux missionnaire nous disait un jour que, dans les missions qu¹il
avait prêchées
‹ suivant la bonne et traditionnelle méthode des anciens, ‹
le sermon qui portait le coup
décisif était celui du petit nombre des élus.
C¹est très compréhensible. Le prédicateur
expose la doctrine et la morale chrétienne; il fait
voir l¹état du monde livré à la triple concupiscence
stigmatisée par saint Jean. Alors il dit à
ses auditeurs: «Ne vous illusionnez pas, mes frères, si
vous voulez être sauvés, ne vous
conformez pas à ce siècle, menez une vie toute différente
de la vie mondaine. La vie
mondaine c¹est la grand chemin large qui mène à
la perdition, et beaucoup y marchent. La
vie chrétienne, c¹est la voie étroite qui conduit
à la vie, et peu la suivent. Si donc vous
voulez être sauvés, séparez-vous du monde, ne marchez
pas avec le grand nombre,
rangez-vous avec le petit nombre des amateurs de la croix de JÉSUS-CHRIST.»
De telles
paroles sont évidemment de nature à produire une impression
profonde, à provoquer des
résolutions sérieuses, à amener des conversions
durables.
Mettez en contraste avec ce langage celui d¹un missionnaire qui
prêcherait le grand nombre
des élus. Il a essayé, nous le supposons du moins, d¹établir
que la vie chrétienne, telle
qu¹elle ressort des enseignements de Notre-Seigneur, est une vie
de devoir austère,
d¹abnégation et de pénitence. Ses auditeurs ont
conclu que, pour être sauvés, il fallait mettre
en pratique ces divins enseignements. Et voilà que le prédicateur
tire une conclusion tout
opposée: «Non! cela n¹est pas nécessaire,
les gens du monde font mépris de cette morale, et
néanmoins pour le plus grand nombre ils seront sauvés!»
Voyez un peu quelle confusion
engendre une affirmation pareille! Les bons chrétiens ne peuvent
qu¹en être choqués et
scandalisés; quant aux partisans d¹une vie libre et d¹une
morale facile, une semblable thèse
détruit leurs velléités de conversion, et les
confirme dans des m¦urs en contradiction
flagrante avec la croix de JÉSUS-CHRIST.
Nous causions un jour de toutes ces choses avec un éminent religieux
de l¹ordre de saint
Dominique. Le R. Père, quoique très entendu dans les
choses modernes, était resté l¹homme
du moyen âge pour tout ce qui est principes, doctrine spirituelle,
direction morale. Malgré
certain sermon du P. Lacordaire, malgré la thèse édulcorée
du P. Monsabré, il ne goûtait pas
la théorie du grand nombre des élus. Il nous fit les
réflexions suivantes:
«Ouvrez saint Thomas: vous y trouverez que la grâce est
la semence de la gloire, semen
gloriæ, le chemin pour y arriver, via ad gloriam; bien plus,
qu¹elle est une initiation à la
gloire, un commencement de la gloire en nous, inchoatio gloriæ
in nobis. En un mot la
grâce et la gloire ne sont au fond qu¹un même état
divin de l¹âme sous une double forme. La
grâce est la gloire en germe; la gloire est l¹épanouissement
ultime de la grâce. ‹ Or,
continuait le R. Père, les théories modernes sur le grand
nombre des élus rompent ce rapport
si intime. Il est manifeste, hélas! que la majeure partie des
hommes et même des chrétiens ne
sont pas en état de grâce; et l¹on veut néanmoins
qu¹ils entrent en possession de la gloire! Ils
ne prennent pas le chemin, et ils arriveraient au terme! Ils n¹ont
pas la semence, et ils
auraient l¹arbre et le fruit! Ils restent étrangers à
la grâce, initiation à la gloire, et ils
posséderaient la gloire! Non, cela n¹est pas possible.»
Ces réflexions nous parurent d¹une incontestable justesse.
C¹est l¹¦uvre de la grâce en nous
qui nous prépare à la gloire: où cette préparation
manque, la gloire n¹a plus de raison d¹être.
On dira: d¹un même coup, au dernier moment, Dieu peut donner
les dispositions à la grâce,
la grâce elle-même, et en conséquence le droit à
la gloire céleste. ‹ Sans doute, cela
peut-être, mais par voie d¹exception. L¹ordre de la
Providence, c¹est que l¹âme mûrisse pour
la gloire par la fidélité à la grâce. Le
temps de la vie présente nous est donné pour cela. En
un mot la loi sur laquelle nous devons baser notre conduite, d¹après
laquelle nous devons
régler nos espérances, a été formulée
comme il suit par l¹apôtre saint Paul: L¹homme
moissonnera ce qu¹il aura semé; quiconque sème dans
la chair, des ¦uvres de la chair
moissonnera la corruption; qui sème en esprit, des ¦uvres
de l¹esprit moissonnera la vie
éternelle. (Gal. 6, 8).
Croire qu¹après avoir semé des ¦uvres de
corruption charnelle, la plupart des hommes
moissonneront la vie éternelle, c¹est la plus dangereuse
des présomptions. Nous n¹avons
d¹autre but que de la combattre, en soutenant la thèse
du petit nombre des élus.
II. Les grâces de la dernière heure.
La doctrine que nous exposons, d¹après la tradition, sur
le nombre des élus, nous amène à
considérer ce qu¹on appelle les grâces de la dernière
heure.
On peut en effet objecter à notre thèse du petit nombre
des sauvés qu¹il y a les grâces de la
dernière heure dispensées aux fidèles sous la
forme des derniers sacrements, et qu¹en
définitive nombreux sont les chrétiens, même en
pays où les pratiques religieuses sont rares,
qui meurent munis des sacrements, et par suite avec une garantie de
salut.
Cette objection soulève une question qui demande à être
traitée avec une grande réserve.
Nous croyons aux grâces de la dernière heure; nous sommes
convaincu qu¹au moment où
une âme va entrer dans son éternité, de même
que le diable s¹agite pour la perdre, la
miséricorde divine fait un suprême effort pour la sauver.
Le prêtre, qui est l¹agent extérieur
de cette miséricorde, doit redoubler de zèle pour en
seconder les effets, et, sans se
décourager jamais, se multiplier autour du mourant, tenter toutes
les issues, mettre en ¦uvre
tous les intermédiaires et tous les moyens pour arriver à
obtenir de lui une bonne confession
et pour lui appliquer les divins remèdes dont il est dépositaire.
Une lutte décisive est
engagée; l¹enjeu est une âme rachetée par
JÉSUS-CHRIST. Quoique cette âme ait abusé des
grâces, un bon prêtre ne doit jamais désespérer
de son salut.
Et il y a certainement des âmes sauvées à la dernière
heure. Le ministère du prêtre, à cette
heure terrible, n¹est pas sans consolations. Mais combien d¹âmes
ainsi sauvées! A coté de
ces consolations, que de déceptions, que de tristesses dont
le prêtre doit garder le secret!
Nous disons: combien d¹âmes ainsi sauvées, c¹est-à-dire
combien peu meurent dans des
dispositions vraiment rassurantes, relativement au nombre de celles
sur la mort desquelles
planent les plus douloureuses inquiétudes?
Nous faisons appel à l¹expérience des bons prêtres.
Parmi les morts qu¹ils enterrent, il y a
ceux qui ont été emportés par une mort subite
et pour lesquels on ne peut invoquer qu¹une
faible présomption qu¹ils auraient accepté les sacrements;
il y a ceux qui reçoivent
l¹extrême-onction alors qu¹ils ont perdu ou presque
perdu connaissance; il y a ceux avec
lesquels le prêtre, pressé par le temps, dérangé
par l¹entourage du malade, n¹a pu avoir qu¹un
trop court entretien, à peine suffisant pour recueillir un désaveu
sommaire des fautes de
toute une longue vie. Ces trois catégories, pour lesquelles
les appréhensions ne sont que
trop justifiées, comprennent un grand nombre de mourants, surtout
de nos jours. Restent
ceux, relativement rares, auprès desquels le prêtre a
toute facilité d¹approcher, qu¹il peut
préparer à la confession par des exhortations appropriées.
Or pour ceux-là mêmes, tout en
ayant des motifs d¹espérer, il n¹est pas sans crainte:
il tremble pour l¹issue de la lutte, dont il
voit et devine plus encore les péripéties. Il s¹agit
d¹être décidé à changer de vie, à
rompre
avec de mauvaises habitudes tenaces, à fouler aux pieds le respect
humain qui était un tyran,
à restituer le bien mal acquis. Que de difficultés doit
surmonter la grâce pour convertir à
fond un pécheur malade, de manière à assurer son
salut s¹il vient à mourir!
Le prêtre, qui pèse toute cette situation au poids du
sanctuaire, est obligé de convenir, sans
rien outrer, que rares sont les conversions de la dernière heure,
et que généralement on
meurt comme on a vécu, comme on a, pendant sa vie, mérité
de mourir. D¹ailleurs la
contre-épreuve est là, qui justifie cette appréciation.
Parmi ceux qui, après avoir reçu les
sacrements, reviennent des portes du tombeau, combien peu font paraître
dans leur vie, cette
vie que Dieu leur a rendue comme par miracle, un véritable changement!
Combien peu se
préoccupent de réparer ce que leur existence antérieure
a eu de défectueux au point de vue
chrétien!
Voilà pourquoi, tout en nous gardant bien de nier les grâces
et les conversions de la dernière
heure, nous croyons que ce suprême effort de la miséricorde
divine n¹empêche pas que les
élus ne soient le petit nombre, et qu¹il confirme, même
par les exceptions qu¹il y apporte,
cette règle générale que pour bien mourir il faut
commencer par bien vivre.
Tenons-nous à cette règle, et pour notre gouverne personnelle,
et pour les conseils à donner
au prochain. N¹allons pas contre les indications du saint Évangile,
qui nous présente, le ciel
comme une récompense promise à la fidélité,
comme le salaire des bonnes ¦uvres, comme le
prix d¹une course infatigable, comme la couronne réservée
à de valeureux champions.
Notre-Seigneur lui-même ne nous avertit-il pas de ne pas attendre
la dernière heure pour
nous convertir et gagner le ciel? «Efforcez-vous, dit-il, d¹entrer
par la porte étroite, parce
que beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le
pourront pas. Lorsque le père de
famille sera entré et aura fermé la porte, alors, vous
commencerez à stationner autour et à
frapper en disant: Seigneur, ouvrez-nous, et il vous répondra,
je ne sais d¹où vous êtes.»
(Luc, 12, 24-25). Même réponse est faite aux vierges folles
qui tardivement frappent à la
porte du festin des noces. L¹Époux leur dit: En vérité,
je ne vous connais pas. (Mat. 25,
12).
En ces deux passages, tout nous porte à voir, et c¹est
la pensée des Pères et des
commentateurs, une peinture de la pénitence tardive, rejetée
à l¹heure de la mort. Les
malheureux, surpris en ces suprêmes angoisses, veulent entrer,
ils frappent désespérément:
mais, comme c¹est une crainte servile, et non un sincère
désir de conversion, qui les stimule
à frapper, le Seigneur ne leur ouvre pas. Faut-il effacer ces
textes du saint Évangile, parce
qu¹ils sont effrayants? Non, mais il convient d¹en conclure
que le vrai temps de la
conversion c¹est toute la vie présente, et qu¹il ne
faut pas attendre au dernier moment pour
revenir à Dieu dont on a outrageusement, pendant de longues
années, méconnu l¹autorité et
transgressé les préceptes.
Vouloir vivre dans le péché, en se flattant de mourir
dans la grâce, quelle présomption
terrible! Comment crier assez haut pour en guérir les âmes,
qu¹elle conduit à leur perte
éternelle?
Nous faisons ces réflexions, parce qu¹elles ressortent
de votre Évangile, ô Seigneur Jésus, et
sans méconnaître les mystères de votre miséricorde,
impénétrables comme ceux de votre
justice.
III. Peu et Beaucoup.
En parlant du petit nombre des élus, nous n¹entendons pas
le très petit nombre, l¹infime petit
nombre.
Nous restons dans les termes du saint Évangile, peu et beaucoup,
termes qui comportent du
plus et du moins, qui laissent une certaine latitude d¹interprétation.
Il peut arriver qu¹en certaines époques de paix et de ferveur,
où l¹Église exerce librement
son ministère, où les saints abondent, le petit nombre
augmente dans des proportions
considérables. Nous ne faisons même pas difficulté
d¹admettre qu¹en certains lieux
privilégiés, et dans un concours de circonstances propices,
la majorité des chrétiens puisse
être sauvée.
Nous faisons cette déclaration, parce qu¹elle nous paraît
ressortir d¹une observation
impartiale, et qu¹elle est de nature à rassurer les âmes.
Dieu, qui veut que toutes soient
sauvées, n¹a pas mis à priori (pour parler humainement)8
de limite infranchissable au
nombre des élus; cette limite peut-être étendue
indéfiniment par le zèle des bons prêtres et
des serviteurs de Dieu. Si le nombre des élus est petit, cela
tient à la corruption habituelle
du monde, et aussi à la négligence des ministres de l¹Évangile.
Quiconque prie peut
toujours par la prière être sauvé.
Ainsi n¹exagérons pas la doctrine du petit nombre des élus,
déjà assez effrayante par
elle-même.
Nous avons promis une explication sur un passage de saint Robert Bellarmin,
que nous
avons cité. Cet auteur, célèbre par sa sainteté
et sa science, une des illustrations de la
Compagnie de Jésus, cardinal de la sainte Église romaine,
élevé récemment sur les autels,
dit quelque part que sur mille chrétiens à peine un sera
sauvé. Voici ses paroles: «Les Juifs
élus ne feront pas la millième partie des Juifs réprouvés.
Et l¹on peut dire la même chose à
proportion du nombre des chrétiens.» Ces paroles assurément
sont terribles. Elle le sont
moins encore qu¹une supputation attribuée à saint
Nil, et beaucoup moins qu¹une assertion
que l¹on trouve dans les sermons de saint Claude de la Colombière,
et sur laquelle nous
n¹insistons pas pour ne point assombrir davantage le tableau des
jugements de Dieu contre
le monde livré au péché. D¹ailleurs le passage
auquel nous faisons allusion de saint Claude
de la Colombière, le directeur de sainte Marguerite-Maire, l¹ami
du C¦ur de Jésus, n¹est au
fond que la reproduction d¹une apostrophe foudroyante de saint
Jean Chrysostôme au
peuple d¹Antioche, que nous avons rapportée.
Que penser de ces assertions et autres semblables, que l¹on peut
trouver par exemple dans
les écrits si justement estimés du P. de Saint-Jure,
auteur ascétique de la Compagnie de
Jésus? Nous déclarons très nettement qu¹on
aurait tort de les prendre à la lettre et d¹en tirer
des conséquences par trop affligeantes. Les pieux auteurs qui
les ont émises ont voulu, non
pas prononcer une sentence définitive qui n¹est pas du
ressort de l¹homme, mais simplement
exprimer leurs craintes et leurs angoisses motivées par l¹ingratitude
des chrétiens et par les
difficultés du salut. Ils ont envisagé en un mot un côté
d¹une question nécessairement
obscure, et non l¹ensemble de la question sous tous ses aspects.
Ils ont parlé comme l¹apôtre saint Pierre dans sa
première épître: Si à peine la juste sera
sauvé, que deviendront l¹impie et le pécheur? (1
Petr. 4, 18). Le juste aura peine à être
sauvé: ainsi s¹exclame quiconque considère purement
la justice de Dieu. Elle est telle cette
justice, si incisive, si pénétrante, que la justice humaine
même la mieux fondée ne peut se
soutenir devant elle. En s¹arrêtant à la rigueur
de cette justice, en considérant les exigences
de la sainteté de Dieu, les saints tremblaient pour leur propre
salut et se demandaient: Qui
donc sera sauvé? de là les calculs qui venaient sous
leur plume, et les apostrophes qui
éclataient sur leurs lèvres. Néanmoins ils excitaient
tout le monde à la confiance; et aux
faibles, aux petits, aux pécheurs repentants, ils criaient,
les mains jointes, de s¹abandonner à
la miséricorde de Dieu dont le sein toujours ouvert était
assez large pour les recevoir tous.
La parole, qui résume admirablement les divers aspects de cette
question redoutable, a été
dite par saint Augustin, et dite par lui au sujet de sa sainte mère
Monique: malheur à la vie
humaine même louable, si elle est jugée sans miséricorde!
A coté de la justice, il y a la
miséricorde: donc ayons confiance. En vous, Seigneur, j¹ai
espéré, je ne serai pas
éternellement confondu. (Te Deum)
Pour en revenir aux passages que nous avons cités de Saint Robert
Bellarmin et autres
auteurs ascétiques, nous répétons qu¹il ne
faut pas du tout s¹y arrêter comme à une sentence
définitive. Le plus sage, en considérant l¹état
du monde, est de s¹en tenir aux expressions du
Sauveur, petit nombre et grand nombre, sans les forcer. Il y a là
de quoi craindre, mais
d¹une crainte qui comporte la confiance en excitant la vigilance.
Ces réserves faites, les évaluations des Saint Robert
Bellarmin et Claude de la Colombière,
avec leur sens simplement comminatoire, suggèrent bien des réflexions.
En les écrivant, ces illustres et saints personnages ne mettaient
pas en doute l¹amour de
Dieu pour ses créatures, la volonté qu¹il a que
tous les hommes soient sauvés, non plus que
la tendresse du C¦ur de Jésus pour les pécheurs.
En un mot ils n¹étaient pas d¹esprit
calviniste ou janséniste. Il est donc équitable de s¹abstenir
de toute épithète désobligeante
vis-à-vis de ceux qui maintiennent l¹ancienne thèse
traditionnelle du petit nombre des élus.
Saint Robert Bellarmin et saint Claude de la Colombière, ces
gloires de la Compagnie de
Jésus, ne voyaient pas l¹état du monde, de l'Église
et des âmes, avec les mêmes yeux et sous
le même angle qu¹un autre jésuite, le P. Castelein,
qui de nos jours prône, avec une
exagération inouïe, la théorie moderne du grand
nombre des élus. Nous estimons que le
sentiment des deux saints pèse tout autrement dans la balance
que celui de leur confrère
contemporain.
Nous nous en tenons donc à la vieille tradition, telle qu¹elle
ressort des paroles du Sauveur,
peu et beaucoup. Et néanmoins nous crions à tous les
chrétiens, nous voudrions pouvoir
crier à tous les hommes: Espérez, priez, et vous serez
sauvés9.
IV. L¹harmonie des textes scripturaires.
Nous avons montré qu¹il était sage, en agitant la
question du nombre des élus, de laisser aux
termes qu¹a employés Notre-Seigneur leur imprécision
voulue et pour ainsi dire leur
élasticité.
Si l¹on veut, pour appuyer et fixer son esprit, quelques données
générales plus précises,
nous croyons qu¹on ne saurait mieux les trouver qu¹en saint
Augustin. Ce grand docteur a
été amené par ses discussions avec les Donatistes
et les Pélagiens, à scruter plus
profondément qu¹aucun autre le mystère de l¹Église
et celui de l¹élection divine.
Saint Augustin, ceux qui ont lu ses divins écrits ne nous démentiront
pas, est très sobre dans
ses affirmations et évite les opinions précipitées.
Il n¹y a pas d¹esprit plus ardent quand il
cherche la vérité, et plus réservé quand
il expose le fruit de ses recherches. Cette réserve,
cette discrétion sont très frappantes quand il traite
du nombre des élus.
Voici comment, en son livre de l¹Unité de l¹Église,
écrit contre les Donatistes, il expose les
principes qui dominent la question: «Nous avons, dit-il, d¹innombrables
témoignages de la
Sainte Écriture, et sur le mélange des mauvais avec les
bons dans la communion des mêmes
sacrements, et sur le petit nombre des bons relativement au plus grand
nombre des
méchants, et enfin sur la multitude des bons envisagés
en eux-mêmes.»
Ainsi, aux yeux du saint docteur, ces trois propositions sont incontestables:
mélange des
bons et des méchants dans le sein de l¹Église, figuré
par le bon grain et la zizanie dans le
même champ, par les poissons bons et mauvais dans le même
filet; petit nombre des bons
relativement aux méchants, déclaré par Notre-Seigneur
lui-même quand il parle du chemin
large et de la porte étroite; enfin multitude des bons envisagés
en eux-mêmes, annoncée par
le divin Maître, quand il dit que beaucoup viendront de l¹Orient
et de l¹Occident et
prendront place avec Abraham, Isaac et Jacob au royaume des cieux.
Cette multitude est
aussi dépeinte expressément par saint Jean dans l¹Apocalypse:
«Ainsi, conclut saint
Augustin, les mêmes, à savoir les bons, sont qualifiés
grand nombre et petit nombre: grand
nombre, considérés en eux-mêmes; petit nombre,
en comparaison des méchants.» (De Unit.
Eccl. 35, 36)
Ce simple exposé si ample, enfermant et harmonisant tous les
textes de la Sainte Écriture
relatifs à la question, met en quelque sorte l¹âme
au large, et lui fait éprouver cette
impression particulière de paix que la vérité
apporte toujours avec elle. La crainte subsiste
toujours, mais c¹est une crainte préservatrice et tempérée
par la confiance qu¹excite la
vision de cette multitude innombrable de sauvés de toute condition
et de tout pays.
Continuons à interroger le saint docteur, et demandons-lui qu¹il
nous ouvre de nouveaux
jours sur la composition intime de l¹Église.
Parcourons tout d¹abord le livre si beau qu¹il a écrit,
dès les premiers temps de sa
conversion, sur les M¦urs de la sainte Église catholique.
Là il venge, contre les calomnies
des Manichéens, la note de sainteté de l¹Église.
Il démontre, dans une splendide
énumération, qu¹il existait dans son sein d¹innombrables
fidèles d¹une incontestable vertu;
et, ajoute le saint docteur, «on peut les trouver, non seulement
au fond des déserts ou dans
des cloîtres paisibles, mais même au milieu de l¹agitation
du monde.» C¹était en ces
temps-là, où la foi était ardente; mais l¹Église
est toujours sainte dans une partie de ses
membres. Au XVIIe siècle, le P. de Condren, deuxième
général de l¹Oratoire, bon juge,
déclarait qu¹il y avait autant de saints cachés
qu¹il pût s¹en trouver dans l¹Église primitive.
Aujourd¹hui, hélas! où la mondanité a tant
envahi les familles chrétiennes, où elle perd tant
d¹âmes, il y a néanmoins, même dans les grandes
villes, même et peut-être surtout à Paris,
parmi les personnes du monde, des pratiques austères de pénitence,
des désintéressements
inouïs, et des vertus héroïques. En un mot Dieu a
toujours et partout ses élus, et il les a en
nombre suffisant pour maintenir l¹état du monde.
Saint Augustin en son livre de la Catéchisation des ignorants,
parle également de l¹Église,
et en trace un tableau bien instructif. Il se préoccupe de l¹effet
désastreux que pourrait
produire, sur un catéchumène ou néophyte inexpérimenté,
le spectacle de certains désordres
auxquels se laissaient aller malheureusement les chrétiens.
Il dit que ces scandales
n¹enlèvent rien à la sainteté de l¹Église
qui les condamne. Il atteste que, parmi ces chrétiens
dont les m¦urs laissent à désirer, il en est beaucoup
que la patience de Dieu amène à une
salutaire pénitence, et qui même se convertissent avec
un grand élan, magno impetu
convertuntur. Enfin il déclare qu¹il y a dans l¹Église,
moins en évidence pour l¹ordinaire
que les chrétiens scandaleux, beaucoup de vrais serviteurs de
Dieu. «Unis-toi aux bons,
dit-il à son catéchumène, tu en découvriras
un grand nombre, si toi-même tu es de c¦ur avec
eux». L¹observation du grand saint est très juste.
Le vice s¹affiche, la vertu se cache. Ce qui
frappe tout d¹abord les yeux, c¹est l¹éclat insolent
du monde paraissant envahir l¹Église.
Sous cette paille vaine et agitée, regardez attentivement, vous
découvrirez les grains de
froment. (De cath. rudibus, cap. 25)
Une distinction fréquente sous la plume de saint Augustin, dans
ses livres contre les
Donatistes, est celle des spirituels et des charnels dans l¹Église10.
Mais en parlant de ces
derniers, il n¹entend nullement ceux qui se livrent à la
bonne chère ou commettent des
impuretés. Il parle d¹après saint Paul, de ceux
qui, écoutant trop l¹instinct de la nature, se
laissent aller à certaines querelles ou divisions, sans pourtant
vouloir rompre le lien de la
charité. Il entend aussi ceux qui n¹ont pas une conception
intellectuelle de Dieu bien pure.
Ce sont là les charnels, qui sont appelés à se
spiritualiser progressivement. Or le saint
docteur atteste qu¹ils sont sauvés par le mérite
de la foi qu¹ils professent et par la sainteté
des sacrements qu¹ils ont reçus. Saint Grégoire
fait aussi souvent allusion à ces charnels ou
petits dans le Christ. Il les voit également en état
de salut. Il ajoute que généralement, dans
les temps de paix, ils sont sauvés; mais que, dans les temps
troublés, beaucoup périssent.
Ceci nous apprend à dégager, dans cette question si redoutable
du nombre des élus, un
élément fixe et un élément variable. Il
y a et il y aura toujours des élus de Dieu; ils sont la
raison d¹être du monde. Il ne paraît pas douteux qu¹ils
soient toujours la minorité
relativement aux méchants. Mais leur nombre s¹étend
ou se resserre suivant les temps et les
circonstances. Il y a des temps de grâce et de conversion, où
le bien est soutenu et
efficacement protégé: un grand nombre de chrétiens
peuvent être sauvés. Viennent des
temps de désordre, de persécution, de domination du mal:
le nombre des sauvés diminue,
malgré les efforts de l¹Église pour ne perdre aucun
de ses enfants.
Pour le dire brièvement, le nombre des sauvés est en
rapport avec l¹intensité de la prière qui
se fait dans l¹Église et par l¹Église pour
le salut des âmes. Prions donc plus instamment, et
des âmes en plus grand nombre parviendront au salut éternel.
Conclusions.
Nous avons tracé ces considérations pour mettre dans son
vrai jour l¹enseignement
traditionnel sur le nombre des élus.
Ainsi donc, ô chrétien, si tu veux servir Dieu, tu ne
seras pas seul; tu trouveras dans le sein
de ta mère la sainte Église des âmes, et même
beaucoup d¹âmes, s¦urs de la tienne; et tu seras
ainsi soutenu par le lien précieux d¹une mutuelle charité.
Toutefois ne t¹attends pas à trouver le grand nombre dans
le chemin que tu prendras; tu y
marcheras avec le petit nombre; car c¹est le chemin étroit
que ne suit pas l¹immense foule.
Lève les yeux: la lumière du ciel revêt joyeusement
les sommets vers lesquels tu montes,
priant toujours pleurant quelquefois, mais aussi chantant. L¹air
salubre des hauteurs
t¹environne et te pénètre.
Courage et confiance! Espère fermement en la grâce puissante
qui excite tes efforts et
soutient ta marche.
N¹oublie pas la pressante recommandation de saint Pierre: Faites
en sorte, mes frères, de
plus en plus, de rendre certaine votre vocation et votre élection
par de bonnes ¦uvres (2
Petr, 1, 10). Notre salut est encore en suspens; il se fait et se parfait
tous les jours par un
effort persévérant. Notre élection est comme incertaine;
c¹est l¹infatigable application aux
bonnes ¦uvres qui lui donne de la consistance.
N¹oublie pas non plus la comparaison de saint Paul: Ne savez-vous
pas, que, dans la
course du stade, tous courent, mais un seul emporte le prix? Courez
donc de telle sorte
que vous touchiez au but (1 Cor 9, 24). Cela veut dire, non pas qu¹un
seul est couronné à
l¹exclusion des autres, mais qu¹il faut se conduire dans
la voie du salut comme le coureur
qui ne s¹arrête jamais, qui lutte de vitesse pour l¹emporter
sur ses concurrents. S¹arrêter, se
ralentir, c¹est s¹exposer à tout perdre.
Enfin et surtout écoute, ô chrétien, la voix même
du Sauveur Jésus: Faites effort pour
entrer par la porte étroite, parce que plusieurs, je vous le
dis, chercheront à entrer et ne
le pourront pas (Luc 13, 24). Un effort, et un effort soutenu, est
donc nécessaire pour
entrer au ciel.
Cet effort n¹est possible que par la grâce; or c¹est
la prière qui obtient la grâce. Pour un
effort soutenu, il faut une prière continuelle.
Prie donc, et prie toujours, ô chrétien. Par cette prière,
grâce à de généreux efforts, tu seras
sauvé.
APPENDICE I.
*
Le livre du P. Godts, rédemptoriste
De Paucitate Salvandorum quid docuerunt Sancti? Tel est le titre d¹un
excellent ouvrage
latin que nous recevons de Belgique. Son auteur, le Révérend
Père Godts, de la
congrégation du Très Saint Rédempteur, s¹est
déjà fait avantageusement connaître par la
publication de plusieurs savants ouvrages sur la question sociale,
sur l¹éducation chrétienne
de l¹enfance, sur la souveraineté temporelle des papes11.
Le nouveau livre du Révérend Père Godts est la
réfutation d¹une thèse hardie du Révérend
Père Castelein, jésuite, sur le grand nombre des élus.
Le Père Castelein appelle rigoristes
(il dirait volontiers jansénistes) tous ceux qui, avec l¹Évangile
et la tradition universelle,
croient et enseignent qu¹il y a beaucoup d¹appelés,
mais peu d¹élus. «Il cherche, nous dit-il,
à éclairer sur le problème de nos destinées
finales, la foi de ses lecteurs, pour la mettre en
harmonie avec les exigences de leur raison et les besoins de leur c¦ur.»
La Revue des âmes pieuses qui se publie à Bruxelles sous
la direction de M. l¹abbé Châtel
vient de commencer une série d¹articles, pour tâcher
de paralyser les mauvais effets produits
par la lecture du livre du Père Castelein chez plusieurs personnes.
«Ses doctrines, dit la
Revue, seront très préjudiciables à un grand nombre
d¹âmes. Du reste son livre n¹aura
aucune utilité pour les âmes timorées à
l¹excès ou découragées. Ce n¹est pas dans
des
ouvrages de ce genre, l¹expérience l¹apprend, qu¹elles
checheront ou trouveront la lumière,
la consolation et la paix.»
De son côté, le Révérend Père Godts
s¹est mis à l¹¦uvre; et nous espérons que
son
enseignement, qui n¹est autre que celui des saints de tous les
temps et de tous les pays,
contribuera pour sa bonne part à rectifier les sentiments des
personnes que la thèse de la
majorité absolue aurait pu séduire. «La question
du nombre des sauvés, dit l¹auteur, n¹est
point du tout purement spéculative: c¹est une question
pratique, très importante qui entraîne
de graves conséquences. Parmi les saints ‹ qui sont les meilleurs
maîtres quand il s¹agit du
salut des âmes ‹ on n¹en trouve pas un seul qui ait jamais
enseigné que la majorité absolue
du genre humain parviendrait au salut éternel. Tout au contraire,
tous les saints qui ont
traité cette question, se réunissent au Docteur angélique,
pour proclamer qu¹il y aura moins
de sauvés que de réprouvés. Pauciores sunt qui
salvantur (Summa Th I a Q 23 a7 ad 3m).
Aucun saint n¹a jamais enseigné qu¹il y aurait plus
de sauvés que de damnés parmi les
catholiques. Mais, comme l¹atteste le Docteur très zélé,
saint Alphonse de Liguori,
l¹opinion la plus commune tient que le plus grand nombre des catholiques
sont damnés
(Théol. Mor. l IV Tr. 2, cap 2 N° 130). L¹opinion contraire,
continue le P. Godts, a été
gravement atteinte par la condamnation du Père Gravina. Or il
est inconvenant, après cette
condamnation, d¹infliger la note de rigorisme à l¹un
et à l¹autre sentiment des Saints
ci-dessus mentionné, et d¹appeler leurs arguments des toiles
d¹araignées. Il n¹est pas moins
inconvenant d¹assurer que les saints et les anciens interprètes
n¹ont point du tout compris
certains textes de l¹Écriture Sainte, et de dire que de
nos jours ils auraient donné une
interprétation bien plus parfaite.
«De nos jours, quoique disent les scientifiques, la zizanie n¹est
plus le rigorisme, comme au
temps des Jansénistes. La zizanie de notre siècle, c¹est
le laxisme, né de l¹ignorance de la foi,
etcŠ»
Tels sont les principes de notre théologien. Il n¹est pas
embarrassé pour prouver sa thèse et
montrer l¹inanité de l¹opinion qui voudrait prévaloir,
en dépit de la tradition. Il passe en
revue les principaux d¹entre les Pères, depuis saint Chrysostôme
et saint Basile jusqu¹à saint
Anselme et saint Bernard. Il interroge les théologiens depuis
saint Thomas jusqu¹à saint
Alphonse de Liguori; il consulte les interprètes les plus autorisés
du texte sacré, et tous sans
exception, déclarent que les élus sont le petit nombre.
Le dernier chapitre est consacré à l¹examen des
légers arguments apportés par les partisans
de la majorité, en faveur de leur sentiment. Chers lecteurs,
voulez-vous un échantillon de la
nouvelle exégèse, au moyen de laquelle on rend si facile
l¹entrée au paradis? Écoutez le
Père Castelein qui parle: «Le monde a été
maudit par Notre Seigneur, nous objecte-t-on.
Saint Jean dans sa première Épître, (5, 19) dit:
Mundus totus in maligno positus estŠ Tout
le monde est sous l¹empire de l¹esprit malin. Mas de quel
droit et à quel titre les rigoristes
affirment-ils que ce monde ainsi défini est le milieu des familles
chrétiennes, ou simplement
que c¹est la société publique parmi les chrétiens?
Ce milieu, cette société publique ne
seraient donc autres qu¹au temps du paganisme? Le siècle
auquel nous appartenons serait-ce
ce siècle impie dont saint Paul a dit: Ne vous conformez pas
à son espritŠ Du même mot
monde ou siècle, un théologien peut-il conclure à
l¹identité des deux sociétés, de la société
païenne et de la société chrétienne?»
Je ne sais si j¹ai bien saisi la pensée du Père.
Mais après l¹avoir lu, j¹en ai conclu que le
monde maudit par Notre Seigneur n¹existait plus en France, ni
en Belgique, ni en ItalieŠ De
même la recommandation si pressante de saint Paul: Ne vous conformez
point à ce siècle,
n¹aurait plus d¹application parmi nous!
Si c¹est là l¹exégèse nouvelle, je n¹en
use pas: je la laisse à son inventeur, et avec le
Révérend Père Godts, je crois que Celui qui prie
sera certainement sauvé. Celui qui ne
prie pas sera certainement damné12.
APPENDICE II.
*
Sentiment de Saint Claude de la Colombière s.j.
«Le petit nombre des Élus ne doit point faire le sujet
de notre crainte; se sont les péchés qui
nous empêchent d¹être de ce nombre.
Il y a peu de prédestinés parmi les chrétiens,
parce que la prédestination est nécessairement
suivie du salut. Mais elle n¹est pas moins nécessairement
suivie des ¦uvres qui assurent le
salut.
Vous êtes effrayé, quand on vous dit que de cent mille,
à peine y en aura-t-il un seul de
sauvé. Que vous importe, pourvu que ce soit vous? ‹ Et si de
ce nombre toutes étaient
sauvés à la réserve d¹un seul, quelle désolation
serait-ce pour vous, si vous deviez être ce
malheureux?
Mais, s¹il y a plusieurs élus, j¹ai plus d¹espérance
d¹être de cette multitude. ‹ Vous vous
trompez; votre espérance serait fondée, si, pour augmenter
le nombre, après avoir admis les
bons, on recevait quelque méchant, ou si, pour diminuer ce nombre,
on excluait des bons;
mais quelque petit que soit le nombre des prédestinés,
les bons n¹en seront jamais exclus;
quelque grand que soit ce nombre, les méchants n¹y seront
jamais compris.
Si vous êtes bon, quand pour cent mille réprouvés
il n¹y aurait qu¹un élu, ce sera vous; si
vous êtes mauvais, quand pour cent mille élus il n¹y
aurait qu¹un réprouvé, ce sera vous.
Voyez si le chemin du ciel est un chemin fort battu? Il faut que tous
les élus aillent par la
voie étroite, voie unique du salutŠ Aujourd¹hui ceux-mêmes
qui embrassent la piété veulent
avoir toutes leurs commodités.
Pour assurer son salut, il faut vivre en l¹état où
il faut mourir pour être sauvé. Or, combien
en trouverez-vous qui soient habituellement en état de grâce,
qui, même par intervalle,
conservent durant quelques jours de l¹année l¹amitié
de leur Dieu? Il n¹est pas bien sûr,
disons qu¹il est entièrement incertain, s¹ils la reçoivent
dans leurs confessions; leurs
rechutes si fréquentes me persuadent qu¹ils ont eu peu
de résolution, et qu¹ils sont sortis du
saint tribunal et de la table sacrée vides de grâces.
Que peut-on se promettre pour le ciel de
quiconque vit de la sorte?
On compte beaucoup sur ce qu¹on a dessein de faire à l¹heure
de la mort. On se confesse
mieux alors, je le veux croire; mais combien s¹en trouve-t-il
qui alors ne se confessent
point? Outre que la vue de la mort n¹ajoute rien aux dispositions
ordinaires que le trouble,
l¹effroi et une crainte toute naturelle, ce qui le prouve, c¹est
que quand on revient de ce
péril, et que la peur est dissipée, on continue de vivre
comme on avait vécu.
Vous vous étonnez que de cent mille chrétiens il n¹y
en ait pas dix de sauvés? Et moi au
contraire, plus je considère la chose, plus je m¹étonne
que de cent mille il y en ait trois de
sauvés.
Ce qui fait ma surprise, c¹est de voir les fortes inclinations
qui nous portent au mal,
l¹horrible penchant qui nous entraîne dans le précipice,
ce penchant secondé de tant
d¹ennemis qui nous poussent; un monde si corrompu, des occasions
si funestes, si
fréquentes, si effrayantes; une négligence si constante
dans l¹affaire du salut; à la vue de tant
d¹obstacles que nous ne bravons pas, est-il possible, me dis-je
à moi-même, que de cent
mille chrétiens il y en ait dix qui se sauvent?13»
Sans doute ce texte est terrible, et on ne peut en admettre la conclusion
que comme
hypothétique et comminatoire. Mais qu¹on suive la pensée
de saint Claude de la
Colombière, on la trouvera pleine d¹enseignements qui ne
sont pas sans encouragement!
La question du salut, dit le saint jésuite, est absolument indépendante
du nombre des sauvés.
Remplissez-vous les conditions posées par Notre-Seigneur pour
arriver au salut, vous y
arriverez sûrement; qu¹il y ait en fait beaucoup d¹élus
ou peu d¹élus, peu importe; vous
serez jugé sur vos ¦uvres, et comme si vous aviez été
seul au monde. En fait combien y
aura-t-il de sauvés? Tout autant qu¹en droit il doit y
en avoir. Car tous les bons, sans
exception, seront sauvés quel que soit leur nombre.
Ces conclusions, à les bien peser, ne sont nullement décourageantes.
C¹est là ce qu¹il faut garder des paroles de saint
Claude de la Colombière, avec cette
conviction que pour être sauvé il ne suffit pas d¹être
un chrétien de nom et de parade, mais il
faut être un vrai chrétien, un chrétien selon l¹Évangile:
or on devient tel, et on reste tel, par
la grâce de Dieu et par la prière.
APPENDICE III.
*
Histoire d¹une opinion.
Nous avons rendu compte plus haut d¹un excellent ouvrage sur le
Nombre des élus. Nos
études sur cette question nous mettent à même d¹en
donner un précis historique pour le
XVIIIe siècle qui en vit la naissance et les premiers développements.
Auparavant nous ne
croyons pas que la minorité du nombre des élus ait jamais
été contestée par des théologiens
catholiques.
S S S
En 1732, Pierre-François Foggini publia un livre intitulé:
Accord admirable des Pères de
l¹Église sur le petit nombre des adultes qui doivent être
sauvés. L¹ouvrage est en latin.
Lequeux en a donné une édition, Paris 1759, et une traduction
française l¹année suivante.
Voici à quelle occasion Foggini publia cet écrit. Alexandre
Borgia, archevêque de Fermo
(mort en 1764) avait osé avancer en public, dans une homélie,
que la sentence redoutable de
JÉSUS-CHRIST sur le petit nombre des élus, ne doit point
s¹entendre des chrétiens, mais
seulement de la généralité des hommes: ce qui
surprit étrangement son auditoire. Craignant
que l¹autorité d¹un évêque ne séduisit
le peuple ignorant et facile à tromper, M. Foggini crut
devoir supprimer la nouveauté dès sa naissance en y opposant
un recueil des passages des
Pères. Benoît XIV estimait Foggini, et voulut l¹attacher
invariablement à sa cour, en
l¹associant, en qualité de coadjuteur, à Bottari,
sous-bibliothécaire du Vatican, Clément
XIV le fit son camérier d¹honneur, et Pie VI ne voulut
pas laisser sans récompense son
mérite et sa vertu. Il l¹éleva à la dignité
de son camérier secret, et le nomma premier
bibliothécaire du Vatican. (Voir Feller.)
S S S
Dix ans après, en 1762, parut à Palerme en Sicile un livre
latin de 728 pages in-4° sur le
Paradis intitulé: Dissertatio anagogica, theologica, parænetica
de Pardiso, et divisé en
trois parties. C¹était un ouvrage posthume du Père
Benoît Plazza, de Syracuse, théologien
de la Compagnie de Jésus, mort à Palerme en 1761 âgé
de 84 ans. L¹éditeur, Joseph-Marie
Gravina, autre jésuite, nous apprend dans sa préface
que son confrère, le Père Plazza, ayant
entrepris ce travail à l¹âge de 80 ans n¹avait
pas eu le temps de l¹achever. En conséquence le
général des Jésuites chargea Gravina de mettre
la dernière main au livre du Paradis, ce dont
celui-ci s¹acquitta d¹une façon mémorable.
Le chapitre dernier tout entier est une addition
de l¹éditeur. Il tient près de 200 pages et traite
du Nombre des élus, beaucoup plus grand
que celui des réprouvés.
La thèse du Père Gravina est celle-ci: Les élus
sont en beaucoup plus grand nombre que
les réprouvés: et cela, non pas en comparant uniquement
les catholiques les uns aux autres,
mais en prenant tous les hommes ensemble depuis le commencement du
monde jusqu¹à sa
destruction: Ex universo hominum genere ab orbe condito ad ejus excidium,
Electos
homines respectu hominum Reproborum longe esse numerosiores. Bien entendu
qu¹il
n¹est pas question ici des enfants morts sans baptême; car
ceux-ci, dit-il, font une troisième
classe entre les élus et les réprouvés.
Cela posé, «j¹avoue ingénument, dit Gravina,
qu¹au premier coup d¹¦il les simples seront
grandement scandalisés de nous voir enseigner que la foule des
païens, des mahométans, des
hérétiques, des schismatiques et des juifs parviennent
au salut éternel. Mais il n¹en sera pas
de même des théologiens, surtout des modernes, qui ont,
pour ainsi dire, conspiré tous à
enseigner contre les jansénistes qu¹outre la foi explicite,
il y en a une implicite qui suffit
pour le salut.» Or, quelle est cette foi implicite? «C¹est
une foi par laquelle on s¹en rapporte
à la connaissance que Dieu a de la vérité, ou
en général à la science de ceux que Dieu en a
instruits. Ainsi, il y a toutes sortes de religions dans le monde;
je ne sais quelle est la vraie;
mais je m¹en rapporte à celle que Dieu ou certains hommes
privilégiés connaissent pour
telle, voilà tout l¹acte de foi nécessaire au salut.
Et, qui est-ce qui usant de sa raison n¹a pas
cette foi?»
Si ce système sur le très grand nombre des élus
paraît nouveau, si le sentiment contraire a
prévalu jusqu¹alors, notre homme n¹en est point embarrassé.
La théologie, dit-il, est comme
la nature, où, suivant Sénèque, on fait tous les
jours de nouvelles découvertes. Cependant,
il n¹entend donner son opinion que comme probable et vraisemblable.
Effectivement, il
avoue n¹avoir que des conjectures pour l¹appuyer: non nisi
verisimilem esse et conjecturis
firmitam. Mais il espère qu¹elle sera de plus en plus adoptée
par les catholiques, et
deviendra ainsi le sentiment commun.
Gravina entre donc en matière pour développer ses conjectures
qu¹il tire de l¹Écriture
Sainte, des Pères, des interprètes, des scolastiques,
des auteurs ascétiques, des révélations
faites à plusieurs saintes.
La volonté de Dieu et de JÉSUS-CHRIST de sauver les hommes
est pour notre auteur un
arsenal inépuisable. Mais ce mot volonté lui paraît
apparemment trop faible; il y substitue
celui d¹étude, studium, qu¹il définit d¹après
Cicéron: Application assidue de l¹esprit à un
objet auquel on se porte avec ardeur, avec une grande volonté.
«Ainsi, ajoute-t-il, Dieu et
JÉSUS-CHRIST sont tellement occupés, pour parler humainement,
à procurer le salut des
hommes, qu¹ils le veulent assidûment, ardemment, de la plénitude
du c¦ur.» Et pour prouver
que la plupart des hommes sont sauvés en conséquence,
voyez, dit-il, comment Dieu se
félicite, dans Habacuc, de sa très abondante pêche:
il sacrifie à son filet, il offre de l¹encens
à son rets.(Habacuc, 1, 15-16). Le Père Gravina sans
doute n¹a pas vu que c¹est de l¹impie
et du diable et non pas de Dieu que parle le Prophète. (Voyez
le commentaire de S. Jérôme.
Migne, t. 25, col 1287).
Ailleurs, il suppose que le nombre des Anges qui ont persévéré
dans la justice est double de
ceux qui sont tombés. Or Dieu a plus aimé les hommes
que les Anges. Donc, conclut-il, il
implique que parmi les hommes les réprouvés soient en
plus petit nombre que les élus.
Raisonnement arbitraire et pur sophisme, dans lequel d¹ailleurs,
comme dans toute la suite
de son ouvrage, il ne tient aucun compte du péché originel.
Il soutient que depuis le commencement de la Genèse jusqu¹à
la fin de l¹Apocalypse, on ne
trouve pas un seul homme désigné par son nom comme réprouvé;
(il n¹admet que
l¹Antéchrist comme l¹étant certainement) au
lieu qu¹on y lit les noms d¹une multitude
d¹élus. Donc, admirez cette conséquence, il y a
beaucoup plus d¹élus que de réprouvés.
Il tire une conséquence semblable des paraboles de JÉSUS-CHRIST.
Dans les unes,
(l¹Enfant prodige, la Brebis perdue, etcŠ) il ne paraît
que des élus; dans d¹autres (les Dix
Vierges) les élus et les réprouvés y sont en nombre
égal. Enfin dans d¹autres pour un
serviteur paresseux, vous en voyez deux qui sont fidèles et
prudents. doncŠ
JÉSUS-CHRIST est le Rédempteur de tous. Il serait mal
nommé, et le diable pourrait lui en
faire le reproche insultant, si la plupart des hommes n¹étaient
pas sauvés.
Chaque homme a un ou plusieurs anges gardiens, les infidèles
surtout, comme étant
dépourvus d¹autres secours. Or les anges ont plus de puissance
et de sagacité pour sauver
que les démons pour perdre. Donc, etcŠ
Les Élus sont comme des étoiles; et il doivent être
autant supérieurs en nombre aux
réprouvés que les étoiles le sont des comètes.
Cependant, comme si l¹auteur était étonné
lui-même de sa proposition, il fait semblant
d¹être frappé de voir le genre humain dans l¹ignorance
du vrai Dieu, connu presque
uniquement dans la Judée avant JÉSUS-CHRIST; ensuite
la vraie Église ne renfermant
qu¹un petit nombre des nations, en comparaison de celles qui n¹ont
point reçu l¹Évangile
dans tous les temps, un déluge de vices couvre la terre. Il
paraît donc très difficile, maxime
arduum, que ceux qui parviennent au salut soient en si grand nombre.
Mais Gravina se
rassure sur la Providence, la puissance et la sagesse de Dieu.
Une autre source non moins féconde pour lui en conjectures,
ce sont les Pères de l¹Église
qu¹il divise en plusieurs classes:
1° Les uns, en parlant des miracles de guérison opérés
par JÉSUS-CHRIST, disent que le
Sauveur guérissait les âmes avant de guérir les
corps. Or, les malades à qui le Sauveur a
rendu la santé sont sans nombre, innumeros sanavit. Donc, etc.
2° Une seconde classe des Pères est de ceux qui parlant
des méchants que Dieu a punis
pendant leur vie, établissent (dit-il) comme règle générale,
que Dieu ne punit pas deux fois
pour les mêmes péchés. Ainsi il faut avoir beaucoup
de confiance que tous les pécheurs qui
ont essuyé en cette vie le châtiment de leurs crimes,
seront sauvés. Les textes allégués
parlent des habitants de Sodome consumés par le feu du ciel,
des Égyptiens submergés dans
la mer Rouge, des Israëlites frappés de mort dans le désert,
etcŠ
3° Il fait dire à d¹autres Pères, et c¹est
ce qui forme chez lui la troisième classe, que
beaucoup d¹infidèles ont été sauvés,
les uns à cause de leur ignorance purement et
simplement, les autres à cause de leur sagesse tels que Platon,
Socrate et les Sibylles: en
quoi il abuse visiblement des textes mêmes qu¹il cite, puisqu¹ils
n¹ont parlé du salut
possible de ces dernières (par exemple) qu¹en supposant
qu¹elles avaient une foi explicite en
JÉSUS-CHRIST.
Enfin, pour consolider sa thèse qu¹il sent bien n¹être
pas ferme, Gravina cite plusieurs
visions plus ou moins authentiques, tendant également à
insinuer que quelque vie qu¹on ait
menée, Dieu et ses saints emploient tant de stratagèmes
(c¹est son expression) pour sauver
un pécheur à l¹article de la mort, que le plus souvent
ils en viennent à bout. Cet avantage
n¹est point particulier aux chrétiens catholiques, toutes
les sectes y ont part: mahométans,
hérétiques, schismatiques, juifs, païens, personne
n¹en est exclu, par le faux culte qu¹il
professe, parce que la plupart de ces gens-là ignorent que leur
religion n¹est pas bonne. Ils
embrasseraient le christianisme et s¹uniraient à l¹Église,
si on leur en montrait la nécessité.
Ce sont des chrétiens cachés. Ils sont infidèles
seulement de nom. Car Gravina prétend bien
ne mettre en paradis que des chrétiens catholiques. Et si, après
tous ses éclaircissements, on
a encore de la peine à comprendre que ces sortes de gens puissent
appartenir à l¹Église
comme ses enfants, étant étrangers à son culte;
n¹en soyez point surpris, dit-il, c¹est un
Mystère, Mysterium vobis dico: or l¹obscurité est
propre aux mystères14.
S S S
Comme il fallait s¹y attendre le livre du Père Gravina fit
du bruit: il souleva de vives
controverses qui aboutirent à sa condamnation par le Saint-Siège.
Une lettre du 19 septembre 1767 porte que les professeurs du séminaire
du Palerme
s¹appliquent à prémunir leurs élèves
contre les nouveautés contenues dans le livre du
Paradis. Les professeurs du séminaire ayant attaqué cet
ouvrages dans des thèses, le Père
Gravina en prit la défense et engagea plusieurs théologiens
de la ville à se joindre à lui.
S S S
La même année 1767, était imprimé à
Venise, chez Simon Occhi, un ouvrage latin intitulé:
«Antonii Gardini, Lectoris Camaldulensis, Dissertatio théologica
adversus novitates P.
Joseph M. Gravina Soc. Jesu, Cæli Januas reserantis non solum
hæreticis et schismaticis,
verumetiam Hæbreis, Mahumetanis etcŠ c¹est-à-dire:
Dissertation théologique du P.
Antoine Gardina, Camaldule, contre les nouveautés du Père
J. M. Gravina, jésuite, qui
ouvre le paradis, non seulement aux hérétiques et aux
schismatiques, mais même aux juifs,
aux Mahométans, et à d¹autres infidèles,
d¹où il conclut que le nombre des élus est
beaucoup plus grand que celui des réprouvés.»
L¹ouvrage est divisé en deux parties: il s¹agit dans
la première de la Foi en
JÉSUS-CHRIST; et dans la seconde du petit nombre des élus
en comparaison de celui des
réprouvés.
L¹auteur fait voir que la foi implicite dont parle Gravina, est
un mot vide de sens, et il fixe
ainsi la notion de ce terme. La foi implicite, dit-il, a lieu par rapport
aux articles qui sont
renfermés dans ce que l¹on croit déjà expressément.
Par exemple, ajoute-t-il, dès qu¹on croit
expressément la Trinité des Personnes en Dieu, on a la
foi implicite de la génération du
Verbe et de la Procession du Saint-Esprit, parce que ces dogmes sont
renfermés dans celui
de la Trinité, qu¹ils en sont des suites et des conséquences
nécessaires. Mais de ce que l¹on
croit un seul Dieu rémunérateur, il ne s¹ensuit
nullement que l¹on ait une foi implicite de
l¹Incarnation du Verbe, de l¹union des deux natures en une
seule personne de la Passion de
JÉSUS-CHRIST, de sa mort et de sa résurrection. Ces dogmes,
qui regardent la Personne de
JÉSUS-CHRIST ne sont point renfermés dans le dogme d¹un
Dieu rémunérateur, ils en sont
totalement distincts, et s¹ils n¹étaient directement
proposés à croire, jamais on ne pourrait
les conclure de l¹idée de Dieu. Il suit de là que,
suivant le Père Gardini, la foi implicite en
JÉSUS-CHRIST dans les hommes qui ne connaissent ni les prophéties,
ni l¹Évangile, est
une pure chimère.
Il établit ensuite que, soit dans l¹Ancien, soit dans le
Nouveau Testament, jamais personne
n¹a été sauvé avec la seule foi d¹un
Dieu rémunérateur. Il prouve la nécessité de
la foi
explicite en JÉSUS-CHRIST. Il traite ex professo de l¹ignorance
invincible, et fait voir que
certains théologiens concluent mal à propos de ce que
l¹on peut ignorer invinciblement ce
Divin Médiateur, qu¹il n¹est pas absolument nécessaire
de croire en lui pour être sauvé. Il
relève avec la force convenable cette assertion hardie de Gravina,
qui veut qu¹on applique à
la théologie ce que Sénèque dit de la nature:
que l¹on y fait tous les jours des découvertes.
La seconde partie commence par la réfutation de cet autre paradoxe
avancé par le Père
Gravina: que dans les disputes théologiques on doit avoir moins
d¹égard aux autorités
qu¹aux raisons. Gravina reconnaît que le sentiment commun
sur le petit nombre des élus
est très certain; et cependant il embrasse le sentiment opposé.
Cette manière de procéder en
théologie parait monstrueuse au Père Gardini. Quoi! (dit-il
en substance) on ne peut
s¹empêcher de convenir que tel sentiment ne soit vrai, et
malgré cela on ose se déclarer pour
le sentiment contraire!
S S S
Enfin le Père Gravina fut condamné par Rome. Le décret
de la Sacrée Congrégation de
l¹Index est du 22 mai 1772. «OMNINO DAMNATUR, ce sont les
paroles de la Sacrée
Congrégation, caput quintum operis posthumi Patris Benedicti
Plazza S.J. De Paradiso, a
P. Gravina, ejusdem Societatis editi, in quo asseritur: Verisimile
est, electos homines,
respectu hominum reproborum, longe numerosiores esse.»
Nous ne savons si Gravina rectifia ses sentiments, au sujet du nombre
des élus: mais il n¹en
est pas moins vrai que les scientifiques, qui de nos jours ont voulu
réchauffer sa thèse,
cherchent mille détours pour soustraire leur chère opinion
à la sentence apostolique. Si au
cours de la discussion, vous leur rappelez la triste aventure du Père
Gravina, ils vous
répondent avec aplomb: «Qu¹on n¹allègue
pas contre notre thèse la mise à l¹Index de
l¹ouvrage du Père Plazza à cause du chapitre V où
cette thèse est défendue. Bien des motifs
différents peuvent expliquer cette mise à l¹Index,
par exemple la foi qui y est accordée à des
visons peu sûres et peu probantes. Donc il n¹est pas absolument
certain que c¹est la doctrine
de ce chapitre qui a été condamnée.»
Cette réponse est une mauvaise défaite, ni plus ni moins.
La sentence de Rome ne dit pas:
Ce chapitre est condamné donec corrigitur, mais absolument donec
deleatur; et cependant
Gravina n¹avait pas osé proposer sa doctrine comme certaine,
ainsi que plusieurs le font de
nos jours, mais il avait encore la modestie de ne la donner que comme
vraisemblable. La
présomption est donc pour la condamnation de la doctrine du
susdit chapitre. (Voir
l¹ouvrage du P. Godts).
S S S
En 1767, Marmontel avait publié en France son Bélisiaire.
C¹est un livre écrit dans le goût
du jour, pétri de philosophisme et de déisme. Marmontel
faisait aussi entrer en foule dans le
ciel les hommes de toutes les religions. Les Docteurs de Sorbonne firent
une censure exacte
des assertions fausses ou erronées du trop fameux écrivain.
Sur le petit nombre des élus, et les profondeurs de la conduite
de Dieu par rapport aux
hommes coupables qui demeurent dans la masse de perdition et dans la
mort du péché, la
censure sans recourir à ces explications tout humaines, à
ces suppositions imaginaires, à ces
défaites frivoles d¹une certaine école, s¹en
tient, à l¹exemple de saint Paul, «à la profondeur
d¹un mystère dont les causes secrètes sont fort
au-dessus de notre intelligence en cette vie,
et ne peuvent être connues parfaitement que de Dieu, qui gouverne
tout avec une sagesse
infinie: et à ces principes, que Dieu seul connaît ses
voies, et que la réprobation n¹a pour
cause que les péchés mortels dont les coupables n¹ont
pas fait en cette vie une pénitence
véritable et sincère.» La Faculté remarque
avec raison (abstraction faite des enfants morts
sans baptême, dont il ne s¹agit point ici) que ceux qui
sont punis ne l¹étant que parce qu¹ils
ont péché et parce qu¹ils sont morts impénitents,
sans qu¹aucun d¹eux puisse accuser Dieu
d¹injustice: «Le mystère de la foi sur le grand nombre
des réprouvés ne consiste pas en ce
qu¹il y en a tant, dès qu¹on sait que tant de pécheurs
meurent dans l¹état de péché; mais en
ce point unique: pourquoi Dieu permet-il tant de crimes, et laisse-t-il
mourir sans
conversion et sans pénitence tant de pécheurs, qui en
conséquence doivent subir un
jugement rigoureux?» Elle reconnaît que cette conduite
de Dieu «est un mystère
incompréhensible, et qu¹il n¹y en a peut-être
point qui étonne plus la raison humaine.» Elle
ajoute qu¹au surplus ce Mystère n¹est pas particulier
à la religion chrétienne, et qu¹il a lieu
même dans ceux qui n¹ont eu que la loi naturelle, au moins
en ce qu¹il a de principal:
puisqu¹il est notoire que le très grand nombre des hommes
pèchent conte la loi naturelle,
même en des points importants; que la pénitence qu¹il
faudrait en faire pour éviter le
châtiment, est ou nulle, ou trop superficielle et insuffisante
dans presque tous»; qu¹ils ne
peuvent donc qu¹être punis dans l¹autre vie par un
Dieu «qui, s¹il est infiniment bon et
miséricordieux, est aussi essentiellement saint et souverainement
ennemi du péché.» Par
conséquent, il faut toujours en revenir à demander: comment
Dieu peut-il permettre que
tant d¹hommes qui n¹ont eu que la loi naturelle, commettent
de si grand péchés et meurent
dans l¹impénitence? Sur quoi la Faculté rappelle
et le philosophe et le chrétien à cette
unique réponse de l¹Apôtre: «Ô profondeur
des trésors de la sagesse et de la science de
Dieu! Que ses jugements sont impénétrables et ses voies
incompréhensibles! Car qui a
connu les desseins de Dieu, ou qui est entré dans le secret
de ses conseils?»
On voit qu¹il s¹agit ici des vérités adorables
de la prédestination gratuite des élus, que saint
Robert Bellarmin grand controversiste, reconnaissait, après
les Saints Pères, pour des
vérités de foi.
S S S
Le 24 janvier 1768, Monseigneur de Beaumont, archevêque de Paris,
lequel, on le sait,
combattit très énergiquement le jansénisme, publia
un mandement contre le Bélisiaire de
Marmontel. Nous en extrayons les passages qui nous intéressent.
Sur le petit nombre des élus, sur cet oracle plus certain encore
qu¹il n¹est terrible:
Beaucoup sont appelés, peu sont élus, le prélat
renvoie à la réponse de Saint Paul. Cet
Apôtre «convaincu que Dieu ne saurait être injuste:
que dans l¹ordre de la nature, et à plus
forte raison dans celui de la grâce, il est des objets qui surpassent
notre intelligence; qu¹il
serait absurde de nier ou de révoquer en doute des vérités
démontrées ou clairement
enseignées par la Révélation, parce que notre
faible raison y aperçoit des difficultés qu¹elle
ne peut résoudre, ô profondeur de la sagesse et de la
science de Dieu, s¹écriait-il, ô que ses
jugements sont incompréhensibles, et que ses voies sont impénétrables!»
Comme conclusion, nous constatons que l¹opinion hardie qui fait
tant de bruit aujourd¹hui,
fut regardée au XVIIIe siècle comme une triste et dangereuse
innovation. Condamnée par
Rome, condamnée par l¹archevêque de Paris, censurée
par la Sorbonne, la thèse du grand
nombre des élus tient-elle-debout? L¹Évangile et
les Saints Pères enseignent tout le
contraire. Dussé-je passer pour rigoriste outré, je préfère
m¹attacher à l¹enseignement
traditionnel de l¹Église. J¹ai assez de foi et de
bon sens pour ne pas désespérer en présence
de cette vérité que la grande voix de la Tradition fait
retentir à mes oreilles: Il y a beaucoup
d¹appelés mais peu d¹élus.
Seigneur, j¹ai mis en vous (EN VOUS SEUL et non pas en moi ni
dans les scientifiques)
mon espérance, je ne serai jamais confondu: In te Domine speravi,
non confundar in
æternum.
Dom Augustin Larcher.
(Bulletin de Notre-Dame de la Sainte Espérance, mai 1899)
COLMAR, fête du Sacré-Coeur 1900
A.M.P. INGOLD
Publié par A.M.P. INGOLD - PARIS - Charles Poussielgue, Editeur
15, rue Cassette, 15 - 1901
Reprint Éditions Moïse (sauvé des eaux)
Publié avec la permission du Révérendissime Père
abbé Général de la Congrégation N.D. du
Mont-Olivet, de l¹Ordre de Saint-Benoît, en date du 5 avril
1900.
Les examinateurs délégués,
Mesnil-Saint-Loup, le 9 avril 1900,
D. Emmanuel Marie André, abbé,
D. Placide Marie Larcher, prieur,