DE SA SAINTETÉ PIE X
PAPE PAR LA DIVINE PROVIDENCE
AUX PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES,
ÉVÊQUES ET AUTRES ORDINAIRES EN PAIX ET EN COMMUNION AVEC
LE SIÈGE APOSTOLIQUE
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A NOS VÉNÉRABLES FRÈRES
LES PATRIARCHES, PRIMATS, ARCHEVÊQUES, ÉVÊQUES ET AUTRES
ORDINAIRES EN PAIX ET EN COMMUNION AVEC LE SIÈGE APOSTOLIQUE
PIE X, PAPE
VÉNÉRABLES FRÈRES, SALUT ET BÉNÉDICTION APOSTOLIQUE
C'est vraiment pour Nous, Vénérables
Frères, un heureux anniversaire que celui de cet homme illustre
et incomparable (Martyrol. Rom. 3 sept.), le Pontife Grégoire premier
du nom, dont Nous allons célébrer pour la treizième
fois depuis sa mort les fêtes séculaires. Ce n'est pas d'ailleurs,
pensons-Nous, sans un dessein tout particulier de la divine Providence,
qui tue et vivifie ... abaisse et élève (I Reg. II, 6-7),
que, au milieu des soucis sans nombre de Notre ministère apostolique,
au milieu de tant d'angoisses qu'apportent à Notre âme les
nombreuses et accablantes préoccupations du gouvernement de l'Église
universelle, parmi les pressantes sollicitudes que Nous impose le désir
de Nous acquitter au mieux de nos devoirs envers vous, Vénérables
Frères, qui partagez Notre apostolat, et envers tous les fidèles
confiés à Nos soins, Nous ayons, dès l'aurore de Notre
souverain pontificat, à tourner Nos regards vers ce saint et illustre
prédécesseur, la gloire et l'honneur de l'Église.
Notre âme, en effet, s'élève à une immense confiance
dans le patronage puissant qu'il exerce auprès de Dieu, et se réconforte
au souvenir des enseignements de son sublime magistère, et des œuvres
saintes qu'il réalisa. Si, par la force de ses doctrines et la fécondité
de ses vertus, il laissa dans l'Église une empreinte si vaste, si
profonde et si durable que, à bon droit, ses contemporains, et la
postérité après eux, lui décernèrent
le titre de Grand, après tant de siècles, il mérite
encore de nos jours l'éloge gravé sur son tombeau : Ses bienfaits
sans nombre le font vivre toujours et partout (Apud. Joann. Diac., Vita
Greg., IV, 68), il ne se peut point qu'avec le secours de la grâce
divine, et autant que le permet l'humaine faiblesse, les imitateurs de
ces admirables vertus ne parviennent à s'acquitter dignement des
devoirs de leur charge.
A peine est-il besoin de rappeler
ce que les monuments de l'histoire ont rendu de notoriété
générale. Lorsque Grégoire fut investi du souverain
pontificat, la perturbation des affaires publiques était à
son comble. L'antique civilisation était anéantie, et, de
tous côtés, les barbares envahissaient les provinces de l'empire
romain en ruines. L'Italie, en particulier, délaissée par
les empereurs de Byzance, était devenue, en quelque sorte, la proie
des Lombards qui, n'ayant pas encore d'établissement définitif,
rôdaient partout, dévastaient les pays par le fer et le feu,
et semaient sur leurs pas le carnage et la désolation. Rome elle-même,
menacée au dehors par les ennemis, au dedans par la peste, les inondations
et la famine, en était venue à une telle extrémité
qu'elle n'avait même plus le moyen de pourvoir au salut de ses citoyens
et des multitudes accourues dans son enceinte. On y voyait des gens de
tout sexe, de toute condition, des évêques, des prêtres,
chargés des vases sacrés soustraits au pillage, des moines
et d'innocentes épouses du Christ, que la fuite avait dérobés
au glaive de l'ennemi et aux violences infâmes de gens sans aveu.
L'église de Rome, Grégoire
lui-même l'appelle un vieux vaisseau désemparé ...
qui fait eau de toutes parts, et dont la coque vermoulue, battue par les
fureurs de tempêtes quotidiennes, annonce le naufrage (Registrum
I, 4 ad Joann. Episcop. Constantinop.). Mais le pilote que la main de Dieu
avait suscité était habile. Placé au gouvernail, il
réussit, en dépit des ouragans furieux, non seulement à
aborder au port, mais encore à mettre son navire à l'abri
des tempêtes à venir.
Il est merveilleux de constater ce
qu'il réalisa durant un gouvernement d'un peu plus de treize ans.
Il fut le restaurateur de toute la vie chrétienne, ranimant la piété
parmi les fidèles, la règle dans les monastères, la
discipline dans le clergé, la sollicitude pastorale des Pontifes
sacrés. C'était bien le chef plein de sagesse de la famille
du Christ (Joann. Diac., Vita. Greg., II, 51). Il défendit et augmenta
le patrimoine de l'Église et, selon les besoins de chacun, pourvut
libéralement et sans compter aux nécessités du peuple
appauvri, de la société chrétienne et des églises
particulières. Vrai consul de Dieu (Inscr. sepulcr.), il étendit
bien au delà des murs de Rome la féconde activité
de sa volonté, et la consacra tout entière au bien de la
société civile. Il résista courageusement aux injustes
prétentions des empereurs de Byzance, brisa l'audace des exarques
et des officiers impériaux, et sut imposer un frein à leur
sordide cupidité, car il s'était fait le champion public
de la justice sociale. Il adoucit les instincts farouches des Lombards,
et ne craignit pas d'aller jusqu'aux portes de Rome à la rencontre
d'Agilulfe pour le dissuader d'assiéger la ville, comme avait fait
le pape saint Léon le Grand avec Attila. Il ne cessa ni ses prières,
ni ses douces persuasions, ni l'habileté de son action, jusqu'à
ce qu'il vit cette terrible nation s'apaiser enfin et s'organiser sous
une forme de gouvernement plus équitable, et même se soumettre
à la foi catholique, grâce surtout à la pieuse reine
Théodelinde, sa fille en Jésus-Christ.
Voilà pourquoi Grégoire
s'est acquis à bon droit le titre de sauveur et de libérateur
de l'Italie, c'est-à-dire de cette terre qu'il appelle lui-même
si suavement sienne (Registr. V, 36 (40) ad Mauricium Aug.). Grâce
à son zèle pastoral jamais en relâche, l'Italie et
l'Afrique se purgent des restes de l'erreur ; les affaires de l'Église
des Gaules se rétablissent ; la conversion commencée des
Wisigoths d'Espagne se développe, et l'illustre nation des Bretons,
perdue dans un coin du monde et rivée jusque-là au culte
perfide du bois et de la pierre (Ibid. VIII, 29 (30) ad Eulog. Episcop.
Alexandr.), embrasse, elle aussi, la vraie foi du Christ. A la nouvelle
d'une acquisition si précieuse, Grégoire se sent l'âme
déborder de joie, tel un père qui étreint sur son
cœur un fils bien-aimé ... Mais ces bienfaits reçus, il les
rapporte tous au Sauveur Jésus. C'est pour l'amour de lui, dit-il
lui-même, que nous sommes allés chercher en Bretagne des frères
ignorés. C'est par sa grâce que nous avons trouvé ceux
que nous cherchions sans les connaître (Ibid. XI, 36 (28) ad Augustin.
Anglorum episcop.). Et ce peuple s'est montré reconnaissant envers
le saint Pontife, jusqu'à l'appeler : notre Maître, notre
Apôtre, notre Pape, notre Grégoire, et se considérer
comme le sceau de son apostolat. Telle enfin fut son action si féconde
et si salutaire que le souvenir de ses travaux s'est gravé profondément
dans le cœur de la postérité, de ces générations
du moyen âge surtout, tout imprégnées de son esprit,
qui, pour ainsi dire, se nourrissaient de sa parole et conformaient leur
vie et leurs mœurs à ses exemples. C'était l'époque
heureuse où la civilisation chrétienne succédait dans
l'univers à la civilisation romaine, épuisée par le
cours des siècles et tombée sans retour.
Ce changement, c'est l'œuvre de la
droite du Très-Haut ! Et, il est permis de l'affirmer, Grégoire
lui-même était persuadé que seule la main de Dieu avait
accompli de tels prodiges. Voici en quels termes il parle au saint moine
Augustin de la conversion de l'Angleterre, paroles, certes, qui s'appliquent
également à tous les autres actes de son ministère
apostolique. " De qui est cette œuvre, dit-il, sinon de celui qui a dit
: Mon Père agit toujours, et moi j'agis aussi (Joann. V, 17) ...
de Celui qui, pour montrer que la conversion du monde n'est pas l'œuvre
de la sagesse humaine, mais celle de sa seule puissance, a choisi des prédicateurs
illettrés ?... Et il n'a pas autrement agi quand il a daigné
se servir d'intermédiaires si faibles pour opérer des œuvres
si puissantes parmi les Anglais. " (Registr. XI, 36 (28)) Sans doute, Nous
n'ignorons pas ce que l'humilité du Pontife lui cachait sur ses
mérites : et son expérience dans les affaires, et son habileté
à conduire à terme ses entreprises, et l'admirable prudence
avec laquelle il ordonnait toute chose, sa vigilance empressée,
son zèle toujours en éveil. Mais il est notoire aussi qu'il
n'a pas agi, à la manière des grands de ce monde, par la
force et la puissance, lui qui, élevé à ce faîte
sublime de la dignité pontificale, a voulu le premier être
appelé le serviteur des serviteurs de Dieu. Il ne s'est pas frayé
la route avec la seule science profane ou les paroles persuasives d'une
sagesse tout humaine (I Cor. II, 4), ni avec les calculs de la politique
civile, ni avec les savantes combinaisons de réforme sociale longuement
élaborées, ni enfin, ce qui est une merveille, avec un vaste
programme d'action apostolique bien conçu et arrêté
d'avance dans toutes ses phases. Nous savons, au contraire, que, absorbé
dans la pensée de la fin imminente du monde, il croyait qu'il ne
lui restait que peu de temps pour réaliser de longs travaux. D'une
constitution frêle et délicate, affligé de longues
maladies, souvent dangereuses pour sa vie, il jouissait pourtant d'une
incroyable force d'âme à laquelle sa foi vive dans la parole
infaillible et les divines promesses du Christ fournissait toujours un
aliment nouveau. Inébranlable aussi était sa foi dans la
vertu communiquée par Dieu à l'Église, et qui devait
l'aider à remplir dignement sa sainte mission sur la terre.
Aussi le but unique de toute sa vie,
tel que nous le révèlent ses paroles et ses actes, ce fut
d'entretenir dans son propre cœur, et de susciter dans les autres, cette
foi et cette confiance, et, jusqu'à son dernier jour, de faire tout
le bien que les circonstances lui permettaient.
De là, chez cet homme de Dieu,
la volonté résolue de faire servir au salut commun les surabondantes
ressources des dons divins dont le Seigneur avait enrichi son Église,
tels sont : la vérité certaine entre toutes de la doctrine
révélée ; sa prédication efficace à
travers le monde entier ; les sacrements qui ont la vertu de produire ou
d'accroître en nous la vie de l'âme ; enfin la grâce
de la prière au nom du Christ, gage assuré de la protection
céleste.
Le souvenir de toutes ces choses,
Vénérables Frères, Nous réconforte merveilleusement.
Car, lorsque du haut des murs du Vatican Nos regards parcourent le monde,
Nous ne pouvons Nous défendre d'une crainte semblable à celle
de Grégoire, et peut-être est-elle plus grande, tant s'accumulent
les tempêtes qui nous assaillent, tant sont nombreuses les phalanges
aguerries des ennemis qui Nous pressent, tant aussi Nous sommes dépourvu
de tout secours humain, de façon que Nous n'avons ni le moyen de
les réprimer, ni celui de résister à leurs attaques.
Pourtant, en songeant au sol que Nous foulons et sur lequel est établi
ce Siège pontifical, Nous Nous sentons en pleine sécurité
dans la citadelle de la sainte Église. Qui ne sait, en effet, écrivait
Grégoire à Euloge, évêque d'Alexandrie, que
la sainte Église est fermement établie sur le fondement solide
du Prince des Apôtres, qui porte dans son nom même la fermeté
de son âme, car c'est de sa comparaison avec la pierre qu'il reçut
le nom de Pierre (Registr. VII, 37 (40)). Jamais, dans la suite des âges,
la force divine n'a fait défaut à l'Église ! Jamais
les promesses du Christ ne trompèrent son attente ; elles demeurent
ce qu'elles étaient quand elles stimulèrent le courage de
Grégoire, elles Nous semblent même consolidées davantage
encore par l'épreuve de tant de siècles et les vicissitudes
de tant d'événements.
Les royaumes et les empires se sont
écroulés ; des peuples, que la gloire de leur nom autant
que leur civilisation avait rendus célèbres, ont disparu.
On voit des nations comme accablées de vétusté se
désagréger elles-mêmes. L'Église, elle, est
immortelle de sa nature ; jamais le lien qui l'unit à son céleste
Époux ne doit se rompre, et dès lors la caducité ne
peut l'atteindre ; elle demeure florissante de jeunesse, toujours débordante
de cette force avec laquelle elle s'élança du cœur transpercé
du Christ mort sur la croix. Les puissants de la terre se sont levés
contre elle, ils se sont évanouis, elle demeure ! Les maîtres
de la sagesse ont, dans leur orgueil, imaginé une variété
infinie de systèmes qui devaient, pensaient-ils, battre en brèche
l'enseignement de l'Église, ruiner les dogmes de sa foi, démontrer
l'absurdité de son magistère... Mais l'histoire nous montre
ces systèmes abandonnés à l'oubli, ruinés de
fond en comble. Et, pendant ce temps, du haut de la citadelle de Pierre,
la vraie lumière resplendit de tout l'éclat que lui communiqua
le Christ dès l'origine et qu'il alimente par cette divine sentence
: Ciel et terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas (Matth. XXIV,
35).
Fort de cette foi, inébranlablement
établi sur cette pierre, Nous embrassons du regard de Notre âme,
et les lourdes obligations de cette sainte primauté et tout à
la fois les forces divinement répandues dans Nos cœurs, et paisiblement
Nous attendons que se taisent les voix de ceux qui proclament à
grand bruit que l'Église catholique a fait son temps, que ses doctrines
se sont écroulées sans retour, qu'elle en sera réduite
bientôt ou à se conformer aux données d'une science
et d'une civilisation sans Dieu, ou bien à se retirer de la société
des hommes. En attendant, est-il de Notre devoir de rappeler à tous,
grands et petits, comme autrefois le fit le saint Pontife Grégoire,
la nécessité absolue où nous sommes de recourir à
cette Église pour faire notre salut éternel, pour obtenir
la paix et même la prospérité dans cette vie terrestre.
C'est pourquoi, pour Nous servir
des paroles du saint Pontife, dirigez les pas de votre âme, ainsi
que vous avez commencé, sur la fermeté de cette pierre :
sur elle, vous le savez, notre Rédempteur a fondé l'Église
à travers le monde entier, de sorte que les cœurs sincères
réglant sur elle leur marche ne trébuchent pas dans les chemins
détournés (Registr., VIII, 24 ad Sabinian. episcop.).
Seule, la charité de l'Église
et l'union avec elle rapproche les choses divisées, met de l'ordre
dans ce qui est confus, associe ce qui est inégal, achève
ce qui est imparfait (Ibid., V, 58 (53) ad Virgil. episcop.). Qu'on s'en
souvienne bien : Nul ne peut régir comme il faut les choses de la
terre, s'il n'a appris à s'exercer dans celles de Dieu : et la paix
de l'État dépend de la paix de l'Église universelle
(Ibid., V, 37 (20) ad Mauric. Aug.). De là, l'extrême nécessité
d'une concorde parfaite entre l'Église et le pouvoir séculier
qui, selon la volonté de la divine Providence, doivent se prêter
un mutuel concours. C'est pour cela, en effet, que la puissance... sur
tous les hommes est donnée d'en haut, afin que ceux qui recherchent
le bien y soient aidés, que la voie des cieux s'ouvre plus large,
et que le royaume de la terre serve le royaume du ciel (Ibid., III, 61
(65) ad Mauric. Aug.).
De ces principes découlait pour Grégoire cette force invincible que, Dieu aidant, Nous tâcherons d'imiter, Nous proposant de veiller de toutes manières au maintien et à la défense des droits ainsi que des privilèges dont le Pontificat romain est le gardien et le vengeur devant Dieu et devant les hommes. Aussi le même Grégoire écrit-il aux patriarches d'Alexandrie et d'Antioche au sujet des droits de l'Église universelle :
Nous devons montrer même par notre mort qu'au milieu du désastre général nous n'avons à cœur aucun intérêt personnel (Registr., V, 41 (43)).
Et à l'empereur Maurice :
Celui qui, par l'enflure d'une vaine gloire, lève la tête
contre le Seigneur tout-puissant et contre les décrets des Pères
- le Seigneur tout-puissant m'en donne la confiance, - celui-là
ne fera pas courber la mienne devant lui, même par le glaive (Ibid.,
V, 37 (20)). Et au diacre Savinien : Je suis prêt à mourir
plutôt que de voir dégénérer en mes jours l'Église
du bienheureux apôtre, Pierre. Mes habitudes vous sont bien connues
: je patiente longtemps ; mais, quand une bonne fois j'ai résolu
de ne plus patienter, je m'en vais avec joie à l'encontre de tous
les périls (Ibid., V, 6 (IV, 47)).
Tels étaient les principaux
avis que donnait le pontife Grégoire, et qu'écoutaient avec
attention ceux à qui ils étaient transmis. Aussi les princes
comme les peuples y prêtaient une oreille attentive : le monde regagnait
le chemin du vrai salut et marchait à grands pas vers une civilisation,
d'autant plus noble et plus féconde pour le bon usage de la raison
et la conduite des mœurs, qu'elle était appuyée sur des fondements
plus fermes, tirant toute sa force de la doctrine révélée
par Dieu, et des préceptes de l'évangile.
Mais, à cette époque,
les peuples, bien que rudes et incultes, sans aucune teinture de lettres,
avaient soif de la vie : mais nul ne pouvait la leur donner sinon le Christ
par l'Église : Je suis venu pour qu'ils aient la vie, et qu'ils
l'aient en abondance (Joan., X, 10). A la vérité, ils ont
eu la vie, et débordante. Car si nulle autre vie ne peut venir de
l'Église que la vie surnaturelle, celle-ci contient en elle et développe
les énergies vitales même de l'ordre naturel. Si sainte est
la racine, saints sont les rameaux ; ainsi parlait Paul à une nation
païenne,... pour toi, qui étais un olivier sauvage, tu as été
enté sur eux, et fait l'associé de la racine et de la fécondité
de l'olivier (Ad. Rom. XI, 16-17).
Notre siècle jouit de la lumière
de la civilisation chrétienne à un degré tel qu'on
ne saurait lui comparer l'époque de Grégoire ; il semble
pourtant prendre en dégoût cette vie, où il faut puiser
en grande partie, souvent même uniquement, comme à leur source,
tant de biens non plus seulement passés, mais encore présents.
Et non seulement il se détache du tronc ainsi qu'un rameau inutile
- comme il arriva jadis quand des erreurs et des discordes se firent jour,
- mais encore il s'attaque à la racine la plus profonde de l'arbre,
c'est-à-dire à l'Église, et s'efforce d'en dessécher
le suc vital afin que l'arbre tombe plus sûrement pour ne pousser
désormais aucun germe.
Cette erreur moderne, la plus grande
de toutes, et d'où découlent les autres, est cause que nous
avons à déplorer la perte éternelle du salut de tant
d'hommes et de si nombreux dommages apportés à la religion
; nous en connaissons même beaucoup d'autres qui sont imminents si
le médecin n'y porte la main.
On nie en effet qu'il y ait rien
au-dessus de la nature ; l'existence d'un Dieu créateur de tout,
et dont la Providence régit l'univers ; la possibilité des
miracles. Ces principes une fois supprimés, les fondements de la
religion en sont forcément ébranlés. On attaque même
les arguments qui démontrent l'existence de Dieu, et, avec une témérité
incroyable, à l'encontre des premiers jugements de la raison, on
rejette cette force invincible de raisonnement qui des effets conclut à
leur cause, c'est-à-dire à Dieu et à ses attributs,
que ne restreint aucune limite, car depuis la création du monde,
l'intelligence contemple à travers les œuvres de Dieu ses perfections
invisibles. On y voit aussi sa puissance éternelle et sa divinité
(Ad Rom. I, 20). De là, il s'ouvre une voie facile à d'autres
erreurs monstrueuses, aussi contraires à la droite raison que pernicieuses
aux bonnes mœurs.
En effet, la négation gratuite
du principe surnaturel qui se pare du faux nom de science devient le postulat
d'une critique également fausse (Tim. VI, 20). Toutes les vérités
qui ont quelque rapport avec l'ordre surnaturel, qu'elles le constituent
ou qu'elles lui soient annexes, qu'elles le supposent ou qu'enfin elles
ne puissent être expliquées en grande partie que par lui,
tout cela est, rayé des pages de l'histoire, sans le moindre examen
préalable. Telles sont la Divinité de Jésus-Christ,
son Incarnation par l'œuvre du Saint-Esprit, sa Résurrection d'entre
les morts opérée par sa propre vertu, enfin tous les autres
points de notre foi. Une fois engagée dans cette fausse direction,
la science critique ne se laisse plus arrêter par aucune loi ; tout
ce qui ne sourit pas à ses desseins, ou qu'elle estime être
contraire à ses démonstrations, tout cela est biffé
des Livres Saints. L'ordre surnaturel enlevé, il est en effet nécessaire
de refaire sur une base bien différente l'histoire des origines
de l'Église. Dans ce but, les fauteurs de nouveautés retournent
les textes anciens au gré de leur caprice, et les tiraillent, moins
pour avoir le sens des auteurs que pour les ranger à leur dessein.
Ce grand appareil scientifique, et
cette force spécieuse d'argumentation en séduit beaucoup
; si bien que la foi se perd ou s'affaiblit gravement. Il en est d'autres
qui, restant fermes dans leur foi, s'emportent contre la méthode
critique comme si elle devait tout ruiner : mais celle-ci, à la
vérité, n'est pas elle-même en faute, et, légitimement
employée, elle facilite très heureusement les recherches.
Cependant, ni les uns ni les autres ne font attention à ce qu'ils
présument et posent en principe, c'est-à-dire cette science
faussement appelée, qui est leur point de départ, et qui
les conduit nécessairement à de fausses conclusions. Il est
de rigueur qu'un faux principe en philosophie corrompe tout le reste. Ces
erreurs ne pourront donc jamais être suffisamment écartées
si l'on ne change de tactique, c'est-à-dire si les égarés
ne sortent des retranchements où ils se croient à l'abri
pour revenir au champ légitime de la philosophie, dont l'abandon
fut le principe de leurs erreurs.
Il Nous coûte de retourner
contre ces hommes à l'esprit délié, et qui passent
pour habiles, les mots de Paul reprenant ceux qui ne savent pas s'élever
des choses de la terre à celles qui échappent à la
portée du regard : Ils se sont évanouis dans leurs pensées
; leur cœur insensé s'est obscurci, car, en se disant sages, ils
sont devenus fous (Ad Rom., I, 21-22). Fou, en effet, doit être appelé
quiconque gaspille les forces de son esprit à bâtir sur le
sable.
Non moins déplorables sont
les ruines qui résultent de cette négation pour les mœurs
des hommes et la vie de la société civile : car, si l'on
supprime la croyance qu'au-dessus de la nature visible il soit quelque
chose de divin, il ne reste plus rien pour réprimer l'ardeur des
convoitises même les plus honteuses, et les âmes qui s'y livrent
sont emportées à tous les désordres. C'est pourquoi
Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur et à l'impureté,
de sorte qu'ils accablent eux-mêmes d'outrages leur propre corps
(Ibid. I, 24).
Pour vous, Vénérables
Frères, vous ne l'ignorez pas, de toutes parts déborde le
flot des mauvaises mœurs, et le pouvoir civil sera impuissant à
le contenir, s'il ne cherche un refuge dans les secours de l'ordre élevé
dont nous avons parlé.
Quant à guérir les
autres maladies, l'autorité humaine ne le pourra pas davantage si
l'on oublie ou met en doute que tout pouvoir vient de Dieu. Car alors il
n'y aura plus qu'un frein, la force, pour gouverner toutes choses. Mais
cette force ne saurait être constamment en exercice et n'est pas
toujours dans la main : ce qui fait que le peuple est travaillé
par un malaise secret, prend tout en dégoût, proclame son
bon plaisir comme le seul droit dans ses actions, ourdit des séditions,
prépare à l'État des révolutions très
agitées, et confond tous les droits : ceux de Dieu et ceux des hommes.
Dieu étant retranché, plus de respect aux lois de la cité
ni même aux institutions les plus nécessaires : la justice
est méprisée, la liberté naturelle qui est de droit
est elle-même opprimée ; on en vient à dissoudre le
lien de la famille, le premier et le plus solide fondement de la société
civile. Il arrive ainsi qu'en ces temps hostiles au Christ on ne puisse
appliquer que difficilement les remèdes efficaces que lui-même
a procurés à son Église, pour maintenir les peuples
dans le devoir.
Le salut, cependant, n'est pas ailleurs que dans le Christ : Car il n'est pas sous le ciel d'autre nom qui ait été donné aux hommes, dans lequel nous devions être sauvés (Act. IV, 12). Il est donc nécessaire de revenir à lui, de se prosterner à ses pieds, de recueillir de sa bouche divine les paroles de la vie éternelle : car seul il peut indiquer le chemin capable de nous ramener au salut, seul il peut enseigner le vrai, seul rappeler à la vie, lui qui a dit de lui-même : Je suis la Voie et la Vérité et la Vie (Joan. XIV, 6). On a tenté à nouveau de traiter les affaires du monde en dehors du Christ ; on a commencé à bâtir en rejetant la pierre angulaire. Pierre le reprochait à ceux qui crucifièrent Jésus. Et voici qu'une seconde fois la masse de l'édifice s'écroule en brisant la tête des constructeurs. Jésus reste malgré tout la pierre angulaire de la société humaine, et de nouveau se justifie la maxime : Il n'est de salut qu'en lui.
Celui-ci est la pierre que vous avez
rejetée, ô constructeurs ; elle est devenue la tête
de l'angle, et en ancien autre il n'est de salut (Act. IV, 11-12).
Vous comprenez facilement par là,
Vénérables Frères, quelle nécessité
presse chacun de nous d'employer la plus grande force d'âme possible,
et toutes les ressources dont nous disposons, à ranimer cette vie
surnaturelle dans tous les rangs de la société humaine, depuis
l'humble classe de l'artisan, qui gagne chaque jour son pain à la
sueur de son front, jusqu'aux puissants arbitres de la terre.
Et d'abord, Nous devons, dans Nos
prières privées et publiques, implorer la miséricorde
de Dieu, solliciter la toute-puissance de ses secours, et lancer au ciel
le cri des apôtres ballottés par la tempête : " Sauvez-nous,
Seigneur, nous allons périr. " (Matth. VIII, 25.)
Mais la prière ne suffit point.
Grégoire incrimine l'évêque qui, par amour de la retraite
et de l'oraison, n'entre point dans la mêlée pour combattre
vaillamment les combats du Seigneur : " De l'évêque cet homme
ne porte que le nom. " (Registr. VI, 63 (30). - Cf. Regul. past. I, 5.)
Ainsi parle le saint Pape, et il a raison ; car l'évêque est
chargé de porter la lumière aux intelligences par la prédication
continuelle de la vérité, par une réfutation vigoureuse
des opinions erronées et doit, pour cela, s'armer d'une théologie
sûre et solide, et de toutes les connaissances subsidiaires dont
les légitimes investigations de l'histoire out enrichi la science.
Le pasteur des peuples doit, de plus,
leur inculquer comme il convient les leçons morales enseignées
par le Christ, leur apprendre à tenir les rênes de leur raison,
à maîtriser les mouvements passionnés du cœur, à
endiguer les débordements de l'orgueil, à respecter l'autorité,
à pratiquer la justice, à embrasser tous les hommes dans
un même amour, à adoucir par la charité chrétienne
les aigreurs qui naissent des inégalités de fortune dans
la vie sociale, à élever les âmes au-dessus des biens
terrestres, à se contenter de la condition accordée par la
Providence, à modérer la fougue des revendications, à
tendre enfin vers la vie future dans l'attente confiante de la récompense
éternelle. Surtout il importe de travailler à ce que ces
principes pénètrent dans les âmes et s'y gravent intimement,
afin qu'une vraie et solide piété y pousse de profondes racines,
que chacun non seulement professe, mais aussi pratique ses devoirs d'homme
et de chrétien, se réfugie avec une confiance filiale dans
les bras de l'Église et de ses ministres, obtienne par eux le pardon
des péchés et les grâces de force contenues dans les
Sacrements et conforme sa vie aux préceptes de la loi chrétienne.
Toutes ces grandes fonctions du ministère
sacré réclament pour compagne la charité. Animés
par elle, relevons celui qui gît, consolons celui qui pleure, subvenons
à toutes les nécessités de nos frères. A ce
devoir de la charité consacrons-nous tout entiers, qu'il prime toutes
nos occupations, que nos intérêts et nos commodités
lui cèdent le pas. " Faisons-nous tout à tous, " (I Cor.
IX, 22) travaillons au salut de tous, même au prix de notre vie,
à l'exemple du Christ qui adresse aux pasteurs de l'Église
cette recommandation : " Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. "
(Joann. X, 11) Ces remarquables enseignements abondent dans les écrits
de saint Grégoire et les multiples exemples de sa vie admirable
en sont un commentaire plus éloquent que toute parole.
Ces règles découlent
nécessairement, et de la nature des principes de la révélation
chrétienne, et des caractères intimes de notre apostolat.
D'où vous voyez, Vénérables Frères, combien
est grave l'erreur de ceux qui, pensant ainsi bien mériter de l'Église
et travailler fructueusement au salut éternel des hommes, se permettent,
par une prudence toute mondaine, de larges concessions à une prétendue
science, cela dans le vain espoir de gagner plus facilement la bienveillance
des amis de l'erreur ; en fait, ils s'exposent eux-mêmes au danger
de perdre leur âme. La vérité est une et indivisible
; éternellement la même, elle n'est pas soumise aux caprices
des temps : " Ce que Jésus était hier, il l'est aujourd'hui,
il le sera dans tous les siècles. " (Ad Hebr., XIII, 8)
Ils se trompent aussi, et grandement,
ceux qui, dans les distributions publiques de secours, principalement en
faveur des classes populaires, se préoccupent au plus haut point
des nécessités matérielles et négligent le
salut des âmes et les devoirs souverainement graves de la vie chrétienne.
Parfois même, ils ne rougissent pas de couvrir comme d'un voile les
préceptes les plus importants de l'Évangile ; ils craindraient
de se voir moins bien écoutés, peut-être même
abandonnés. Sans doute, quand il s'agira d'éclairer des hommes
hostiles à nos institutions et complètement éloignés
de Dieu, la prudence pourra autoriser à ne proposer la vérité
que par degrés. " S'il vous faut trancher des plaies, dit saint
Grégoire, palpez-les d'abord d'une main légère. "
(Registr. V, 44 (18) ad Joannem episcop.) Mais ce serait transformer une
habileté légitime en une sorte de prudence charnelle que
de l'ériger en règle de conduite constante et commune, et
ce serait aussi tenir peu de compte de la grâce divine, qui n'est
pas accordée au seul sacerdoce et à ses ministres, mais favorise
tous les fidèles du Christ, afin que nos actes et nos paroles touchent
leurs âmes. Une telle prudence, saint Grégoire la méconnut
et dans la prédication de l'Évangile, et dans les autres
œuvres admirables qu'il accomplit pour le soulagement des misères
humaines. Il s'attacha à l'exemple des apôtres, qui disaient,
au jour où ils entreprirent de parcourir l'univers et d'y annoncer
le Christ : " Nous prêchons Jésus crucifié, scandale
pour les Juifs et folie pour les gentils. " (I Cor. I, 23) Mais, s'il fut
jamais un temps où les secours de la prudence humaine ont pu paraître
opportuns, c'est bien celui-là : car les esprits n'étaient
nullement préparés à accueillir cette nouvelle doctrine,
qui répugnait si vivement aux passions partout maîtresses,
et heurtait de front la brillante civilisation des Grecs et des Romains.
Et pourtant, les apôtres jugèrent
cette sorte de prudence incompatible avec leur mission, car ils connaissaient
le décret divin : " C'est par la folie de la .prédication
qu'il a plu à Dieu de sauver ceux qui croiront en lui. " (Ibid.,
I, 21) Cette folie fut toujours, et elle est encore, " pour ceux qui se
sauvent, c'est-à-dire pour nous, la force de Dieu " (Ibid., I, 18)
; le scandale de la croix a fourni et fournira à l'avenir les armes
les plus invincibles ; il fut jadis et il sera pour nous encore un " signe
de victoire ".
Mais ces armes, Vénérables
Frères, perdront toute leur force et toute leur utilité si
elles sont maniées par des hommes qui ne vivent pas intérieurement
avec le Christ, qui ne sont pas imprégnés d'une vraie et
robuste piété, que n'embrase pas le zèle de la gloire
de Dieu, l'ardent désir d'étendre son royaume.
Saint Grégoire comprenait
si bien la nécessité de ces forces intimes, qu'il déployait
la plus grande sollicitude pour n'élever à l'épiscopat
et au sacerdoce que des sujets fermement résolus à soutenir
l'honneur de Dieu et à procurer le vrai salut des âmes. Tel
est l'objet du livre intitulé Regula Pastoralis ; il y établit,
pour l'éducation fructueuse du clergé et le gouvernement
des saints Pontifes, des règles qui, merveilleusement adaptées
aux besoins de son siècle, n'ont rien perdu de leur prix dans le
nôtre.
Ce saint Pape, ainsi que le raconte
son historien, " pareil à un Argus aux yeux multiples, promenait
dans l'étendue du monde entier les regards de sa sollicitude pastorale,
" (Joan. Diac. lib. II, c. 55) et, découvrait-il dans le clergé
quelque vice ou quelque négligence, aussitôt il s'appliquait
à parer au mal. La seule idée d'un danger, la seule pensée
que la corruption répandue dans le monde romain menaçait
de s'infiltrer dans les mœurs du clergé lui inspirait crainte et
tremblement. Arrivait-il à apprendre une infraction à la
discipline ecclésiastique, l'angoisse le saisissait, et rien ne
pouvait plus lui rendre le repos. On le voyait avertir, corriger, menacer
les transgresseurs de peines canoniques, en infliger lui-même parfois,
et sans délai, sans considération pour les hommes ni les
circonstances, suspendre de leurs fonctions les clercs indignes.
Fréquemment, Nous trouvons
dans ses écrits des avertissements dans le genre de ceux-ci : "
De quel front ose-t-il s'arroger la mission d'intercéder pour le
peuple, celui qui ne peut se rendre le témoignage que sa vie mérite
la grâce et l'intimité de Dieu ? ". (Reg. Past., I, 10) "
S'il traîne ses passions dans ses œuvres, quelle est sa présomption
de s'empresser à panser les blessures des autres, tandis qu'il porte
une plaie au visage ? " (Ibid., I, 9) Quels fruits doivent espérer
des fidèles du Christ les prédicateurs de la vérité
" dont la conduite dément ce qu'enseigne leur bouche ? " (Ibid.,
I, 2) " Évidemment il n'est pas en mesure de purifier ses frères,
celui qui gît sous les ruines de ses propres fautes. " (Ibid., I,
11.)
Veut-on connaître quel est
pour lui l'idéal du vrai prêtre ? voici comment il le dépeint
: " C'est celui qui, mort aux passions de la chair, mène une vie
spirituelle ; qui méprise la fortune et ne redoute point l'adversité,
qui n'aspire qu'aux biens de l'âme ; qui, loin de convoiter les richesses
des autres, distribue les siennes ; dont le cœur miséricordieux
incline toujours vers le pardon, mais qui pourtant jamais, par une pitié
inopportune, ne déséquilibre la balance de l'équité,
qui non seulement ne se laisse aller à aucun acte illicite, mais
déplore les fautes des autres comme les siennes propres, qui compatit
d'un cœur affectueux aux faiblesses du prochain, qui se réjouit
du bonheur de ses frères comme d'une bonne fortune personnelle ;
qui en tous ses actes pourrait se proposer à l'imitation, et ne
trouve dans son passé aucune tache dont il doive rougir ; qui s'applique
à vivre de manière à pouvoir arroser des flots de
sa doctrine les cœurs desséchés des chrétiens, qui,
par l'usage et la pratique de l'oraison, se sait capable d'obtenir du Seigneur
tout ce qu'il lui demandera. " (Ibid., I, 10)
Comme il importe donc, Vénérables
Frères, que l'évêque, avant d'imposer les mains à
de nouveaux lévites, se livre en lui-même et sous le regard
de Dieu à un examen approfondi ! " Que jamais (c'est Grégoire
qui parle), en considération de quelqu'un ou pour céder à
des sollicitations, on ne consente à élever aux saints Ordres
des sujets qui, par leur vie et leur conduite, s'en montrent indignes.
" (Registr. V, 63 (58) ad universos episcopos per Hellad.) Combien aussi
il est indispensable que l'évêque pèse mûrement
la décision qui confiera aux nouveaux prêtres le ministère
apostolique ! Car, faute de les avoir soumis à une sérieuse
épreuve sous la garde vigilante de prêtres plus expérimentés,
faute de s'être assurés parfaitement de la pureté de
leur vie, de leur inclination à la piété, de la docilité
de leur esprit et de leur promptitude à se conformer à tout
ce qui a été introduit par la pratique de l'Église
et confirmé par l'expérience des siècles, ou prescrit
par ceux " que l'Esprit Saint a établis évêques pour
régir l'Église de Dieu, " (Act. XX, 28) faute de ces précautions,
ces prêtres rempliront les fonctions de leur ministère non
pour le salut du peuple chrétien, mais pour sa ruine. Ils sèmeront
des divisions, ils fomenteront des rebellions plus ou moins latentes, et
le peuple fidèle, étonné de ce spectacle bien triste
certes, pourra croire à un discord des volontés dans la société
chrétienne ; et toute la faute de ce malheur retombe sur l'orgueilleuse
opiniâtreté de quelques-uns.
Oh ! écartons, écartons
de toute fonction sacrée les fauteurs de discordes : l'Église
n'a pas besoin de tels apôtres ; et d'ailleurs ils ne sont pas les
apôtres du Christ crucifié : ils ne prêchent qu'eux-mêmes.
Il nous semble voir encore se mouvant
devant nos yeux, dans ce Concile pontifical du Latran, l'image de Grégoire
entouré de la couronne des évêques assemblés
de tous côtés, en présence de tout le clergé
de la ville.
Quelle féconde exhortation
coule de sa bouche touchant les devoirs des clercs : quelle intensité
d'ardeur le consume ; sa prière comme la foudre terrasse les hommes
pervers : ses paroles sont comme autant de coups de fouet qui réveillent
les indolents : ce sont des flammes de l'amour divin qui stimulent suavement
les âmes même les plus ferventes. Lisez en entier, Vénérables
Frères, et proposez à votre clergé, pour qu'il la
lise et la médite, surtout au saint temps de la retraite annuelle,
cette admirable homélie du saint Pontife (Hom. in Evang. I, 17).
Il y exhale entre autres, non sans
une grande douleur d'âme, les plaintes suivantes : Voici que le monde
est plein de prêtres et cependant dans la moisson de Dieu fort rares
sont les ouvriers ; car nous embrassons bien la charge sacerdotale, mais
les œuvres de notre charge nous ne les remplissons pas (Ibid., n. 3). Et
vraiment, que de forces l'Église recueillerait aujourd'hui si elle
comptait autant d'ouvriers que de prêtres ! Quelle abondance de fruits
la vie divine de l'Église ne produirait-elle pas pour les hommes
si chacun s'appliquait à la développer ! C'est une activité
de cette sorte que le zèle de Grégoire excita tant qu'il
vécut et qu'il fit encore fleurir par son élan jusque dans
les temps postérieurs. Aussi le moyen âge porte-t-il l'empreinte
caractéristique de Grégoire. Il faudrait presque attribuer
à ce Pontife tout ce qu'il a de bon ; les règles de direction
pour le clergé, l'exercice de la charité et de la bienfaisance
publique sous ses formes multiples, l'enseignement d'une sainteté
plus parfaite, les pratiques de la vie religieuse, enfin l'ordonnance des
cérémonies et des mélodies sacrées.
Puis des temps, à l'esprit
bien différent, ont succédé. Mais, Nous l'avons dit
souvent, la vie de l'Église n'a changé en rien. Car depuis
qu'elle possède cette force reçue par héritage de
son divin Fondateur, elle peut non seulement pourvoir, en ce qui est ce
sa charge, aux besoins des âmes et des époques les plus diverses,
mais encore contribuer puissamment à accroître la véritable
civilisation. C'est une conséquence de la nature même de son
ministère.
Et certes il ne peut se faire que
les vérités révélées par Dieu et confiées
à la garde de l'Église n'impriment un grand essor à
tout ce qu'elle peut voir de vrai, de bon et de beau dans l'ordre naturel,
et cela avec d'autant plus d'efficacité qu'on les rapporte davantage
à Dieu, le principe souverain de toute vérité, de
tout bien et de toute beauté.
Grand est le profit que la doctrine
divine procure à la science humaine, soit qu'elle lui ouvre plus
vaste le champ des nouvelles découvertes, soit qu'elle fraye un
droit chemin à ses investigations, en écartant les erreurs
de méthode, autour de la science et de la voie qui mène à
son acquisition.
Ainsi brillent dans le port les feux
d'un phare. Tout en découvrant aux navigateurs qui voguent dans
la nuit beaucoup d'objets que le voile des ténèbres enveloppe,
il les avertit d'éviter les écueils sur lesquels le navire
risque de se briser et de faire naufrage.
Pour ce qui touche à la discipline
des mœurs, notre Sauveur et Seigneur nous propose pour suprême exemplaire
de perfection la bonté même de Dieu son Père (Matth.
V, 48). Et qui ne voit combien elles y gagnent d'encouragements ? car ainsi
la loi naturelle imprimée dans tous les cœurs s'y grave d'une façon
plus profonde et plus parfaite, au point que les individus, comme la famille
et la société humaine tout entière, jouissent d'une
vie plus heureuse.
Ce fut sans doute cette force qui
fit passer les hommes grossiers de la barbarie à la civilisation,
qui revendiqua pour la femme sa dignité déchue, secoua le
joug de l'esclavage, restaura l'ordre en débridant avec équité
les liens qui accordent entre elles les différentes classes des
citoyens, qui rétablit la justice, promulgua la vraie liberté
de l'âme, pourvut sûrement à la tranquillité
de la famille et à celle de l'État.
Les arts enfin, en s'élevant
jusqu'à Dieu, le modèle éternel de toute beauté,
d'où découle chacune des beautés et des formes qui
sont dans la nature, s'éloignent plus aisément du sens vulgaire
et expriment d'une façon beaucoup plus puissante les conceptions
de l'esprit, où la vie de l'art a son siège. On ne saurait
assez dire quel appoint a apporté, aux arts l'usage de les employer
au service de la religion, et d'offrir ainsi à Dieu tout ce qu'ils
comportent de plus digne de lui dans leur richesse et leur variété,
leur beauté et leur élégance de formes. Telle est
l'origine de l'art sacré, qui servit et sert encore de fondement
à n'importe quel art profane. Nous avons touché naguère
dans un Motu proprio spécial la question du chant romain pour le
ramener aux pratiques anciennes, ainsi que celle de la musique sacrée.
Mais les autres arts, chacun dans leur domaine, tombent sous les mêmes
lois, de sorte que ce qui est dit du chant convient également à
la peinture, à la sculpture et à l'architecture, ces nobles
flambeaux de l'esprit humain, que l'Église a toujours ravivés
et entretenus. Le genre humain tout entier, nourri de cette beauté
sublime, érige ces temples imposants, où, dans la maison
de Dieu, comme dans sa demeure propre, parmi l'abondance la plus splendide
de tous les arts, au milieu des cérémonies augustes et des
plus suaves mélodies, les esprits sont rappelés aux choses
du ciel.
Tels sont, nous l'avons dit, les
bienfaits que Grégoire put apporter à son époque et
aux âges postérieurs. En ces jours, où, établis
sur la fermeté du même fondement, nous sommes pourvus des
mêmes moyens, il nous sera permis d'obtenir de nouveau ces avantages,
si l'on met tous ses soins à conserver les pratiques louables, s'il
en est encore - grâce à Dieu, il en reste - et à restaurer
dans le Christ les usages qui ont dévié du droit chemin (Ad
Ephes. I, 10).
Il nous plaît de mettre fin
à cette lettre par les termes mêmes dans lesquels Grégoire
acheva ce discours mémorable prononcé au Latran dans un Conseil
pontifical : Mes Frères, réfléchissez attentivement
avec vous-mêmes sur toutes ces choses : dispensez-les à votre
prochain et préparez-vous à rendre au Dieu tout-puissant
le fruit de la charge que vous avez acceptée. Mais ce que Nous disons,
Nous l'obtiendrons mieux auprès de vous par la prière que
par la parole. Prions : Ô Dieu, qui avez voulu Nous appeler pour
pasteurs dans le peuple, accordez, nous vous en supplions, que ce que nous
sommes de nom sur les lèvres des hommes nous puissions l'être
à vos yeux (Hom. cit., n. 18).
Avec la confiance que Dieu, sur la
prière même du saint pontife Grégoire, prêtera
à ces vœux suppliants une oreille bienveillante, en présage
de ses dons célestes, et en témoignage de Notre paternelle
bienveillance Nous accordons de grand cœur, à vous tous, Vénérables
Frères, au clergé ainsi qu'à votre peuple, la bénédiction
apostolique.
Donné à Rome, près
de Saint-Pierre, le IV des Ides de mars, l'an MDCCCIV, le jour de la fête
de saint Grégoire Ier, Pape et Docteur de l'Église, et la
première année de Notre Pontificat.
PIE X, PAPE.