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Saint François de Sales
Introduction à la Vie Dévote

SECONDE PARTIE DE L' I N T R O D U C T I O N CONTENANT DIVERS ADVIS POUR L'ESLEVATION DE L'AME A DIEU PAR L'ORAYSON ET LES SACREMENS (1)
CHAPITRE PREMIER DE LA NECESSITE DE L'ORAYSON

1.L'orayson mettant nostre entendement en la clartê et lumiere divine, et exposant (2) nostre volonté a la
chaleur de l'amour celeste, il n'y a rien qui purge tant nostre entendement de ses ignorances et nostre
volonte de ses affections depravees : c'est l'eau de benediction qui, par son arrousement, fait reverdir et
fleurir les plantes de nos bons desirs, lave nos ames de leurs imperfections et desaltere nos coeurs de leurs
passions.

2. Mais sur tout je vous conseille la mentale et cordiale, et particulierement celle qui se fait autour de la
vie et Passion de Nostre Seigneur : en le regardant souvent par la meditation, toute vostre ame se remplira
de luy ; vous apprendrés ses contenances, et formerés vos actions au modelle des siennes. Il est la
lumiere du monde(3), c'est donques en luy, par luy et pour luy que nous devons estre esclairés et
illuminés ; c'est l'arbre de desir a l'ombre duquel nous nous devons rafraischir (4); c'est la vive fontaine de
Jacob (5) pour le lavement de toutes nos souilleures. En fin, les enfans a force d'ouïr leurs meres et de
begayer avec elles, apprennent a parler leur langage ; et nous demeurans pres du Sauveur par la
meditation, et observans ses paroles, ses actions et ses affections, nous apprendrons, moyennant sa
grace, a parler, faire et vouloir comme luy.

Il faut s'arrester la, Philothee, et croyes-moy, nous ne sçaurions aller a Dieu le Pere que par cette porte
(6); car tout ainsy que la glace d'un miroüer ne sçauroit arrester nostre veuë si elle n'estoit enduite d'estain
ou de plomb par derriere, aussi la Divinité ne pourroit estre bien contemplee par nous en ce bas monde, si
elle ne se fust jointe a la sacree humanité du Sauveur, duquel la vie et la mort sont l'objet le plus
proportionné, souëfve, delicieux et prouffitable que nous puissions choisir pour nostre meditation
ordinaire. Le Sauveur ne s'appelle pas pour neant le pain descendu du ciel (7); car, comme le pain doit
estre mangé avec toutes sortes de viandes, aussi le Sauveur doit estre medité, consideré et recherché en
toutes nos oraysons et actions. Sa vie et mort a esté disposee et distribuee en divers pointz pour servir a la
meditation, par plusieurs autheurs : ceux que je vous conseille sont saint Bonaventure, Bellintani (8),
Bruno (9), Capilia (10), Grenade (11) , Du Pont (12).

3. Employés-y chaque jour une heure devant disner, s'il se peut au commencement de vostre matinee,
parce que vous aurés vostre esprit moins embarrassé et plus frais apres le repos de la nuit. N'y mettes pas
aussi davantage d'une heure, si vostre pere spirituel ne le vous dit expressement.

4. Si vous pouves faire cet exercice dans l'eglise, et que vous y treuvies asses de tranquillité, ce vous sera
une chose fort aysee et commode parce que nul, ni pere, ni mere, ni femme, ni mari, ni autre quelconque
ne pourra vous bonnement empescher de demeurer une heure (13) dans l'eglise, la ou estant en quelque
subjection vous ne pourries peut estre pas vous promettre d'avoir une heure si franche dedans vostre
mayson.

5. Commencés toutes sortes d'oraysons, soit mentale soit vocale, par la presence de Dieu, et tenes cette
regle sans exception, et vous verres dans peu de tems combien elle vous sera prouffitable.

6. Si vous me croyes, vous dires vostre Pater, vostre Ave Maria et le Credo en latin ; mais vous
apprendrés aussi a bien entendre les paroles qui y sont, en vostre langage, afin que, les disant au langage
commun de l'Eglise, vous puissies neanmoins savourer le sens admirable et delicieux de ces saintes
oraysons, lesquelles il faut dire fichant profondement vostre pensee et excitant vos affections sur le sens
d'icelles, et ne vous hastant nullement pour en dire beaucoup, mais vous estudiant de dire ce que vous
dires cordialement ; car un seul Pater dit avec sentiment vaut mieux que plusieurs recités vistement et
couramment.

7. Le chapelet est une tres utile maniere de prier, pourveu que vous le sçachies dire comme il convient et
pour ce faire, ayes quelqu'un des petitz livres qui enseignent la façon de le reciter. Il est bon aussi de dire
les litanies de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et des Saintz, et toutes les autres prieres vocales qui sont
dedans les Manuelz et Heures appreuvees, a la charge neanmoins que si vous aves le don de l'orayson
mentale, vous luy gardies tous-jours la principale place ; en sorte que si apres icelle, ou pour la multitude
des affaires ou pour quelque autre rayson, vous ne pouves point faire de priere vocale, vous ne vous en
metties point en peyne pour cela, vous contentant de dire simplement, devant ou apres la meditation,
l'Orayson Dominicale, la Salutation Angelique et le Symbole des Apostres.

8. Si faisant l'orayson vocale, vous sentés vostre coeur tiré et convié a l'orayson interieure ou mentale, ne
refuses point d'y aller, mais laissés tout doucement couler vostre esprit de ce costé la, et ne vous soucies
point de n'avoir pas achevé les oraysons vocales que vous vous esties proposees; car la mentale que vous
aures faitte en leur place est plus aggreable a Dieu et plus utile a vostre ame. J'excepte l'Office
ecclesiastique Si vous estes obligee de le dire; car en ce cas la, il faut rendre le devoir.

9. S'il advenoit que toute vostre matinee se passast sans cet exercice sacré de l'orayson mentale, ou pour
la multiplicité des affaires, ou pour quelque autre cause (ce que vous deves procurer n'advenir point, tant
qu'il vous sera possible), taschés de reparer ce defaut l'apres-disnee, en quelque heure la plus esloignee du
repas, parce que ce faisant sur iceluy et avant que la digestion soit fort acheminee, il vous arriveroit
beaucoup d'assoupissement, et vostre santé en seroit interessee. Que si en toute la journee vous ne
pouves la faire,

il faut reparer cette perte, multipliant les oraysons jaculatoires, et par la lecture de quelque livre de
devotion, avec quelque penitence qui empesche la suite de ce defaut ; et, avec cela, faites une forte
resolution de vous remettre en train le jour suivant.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE II
 
 

BRIEFVE METHODE POUR LA MEDITATION ET PREMIEREMENT

DE LA PRESENCE DE DIEU PREMIER POINT DE LA PREPARATION
 
 
 
 

Mais vous ne sçaves peut estre pas, Philothee, comme il faut faire l'orayson mentale ; car c'est une chose
laquelle, par malheur, peu de gens sçavent en nostre aage. C'est pourquoy je vous presente une simple et
briefve methode pour cela, en attendant que, par la lecture de plusieurs beaux livres qui ont esté composés
sur ce sujet, et sur tout par l'usage, vous en puissies estre plus amplement instruite. Je vous marque
premierement la preparation, laquelle consiste en deux pointz, dont le premier est de se mettre en la
presence de Dieu, et le second, d'invoquer son assistance. Or, pour vous mettre en la presence de Dieu, je
vous propose quatre principaux moyens, desquelz vous vous pourrés servir a ce commencement.

Le premier gist en une vive et attentive apprehension de la toute presence de Dieu, ç'est a dire que Dieu
est en tout et par tout, et qu'il n'y a lieu ni chose en ce monde ou il ne soit d'une tres veritable presence;
de sorte que, comme les oyseaux, ou qu'ilz volent, rencontrent tous-jours l'air, ainsy, ou que nous allions,
ou que nous soyons, nous treuvons Dieu present. Chacun sçait cette venté, mais chacun n'est pas attentif
a l'apprehender. Les aveugles ne voyans pas un prince qui leur est present, ne laissent pas de se tenir en
respect s 'ilz sont advertis de sa presence; mais la venté est que, d'autant qu'ilz ne le voyent pas, ilz
s'oublient aysement qu'il soit present, et s'en estans oubliés, ilz perdent encor plus aysement le respect et
la reverence. Helas, Philothee, nous ne voyons pas Dieu qui nous est present; et, bien que la foy nous
advertisse de sa presence, si est-ce que ne le voyans pas de nos yeux, nous nous en oublions bien
souvent, et nous comportons comme si Dieu estoit bien loin de nous ; car encor que nous sçachions bien
qu'il est present a toutes choses, si est-ce que n'y pensans point, c'est tout autant comme si nous ne le
sçavions pas. C'est pourquoy tous-jours, avant l'orayson, il faut provoquer nostre ame a une attentive
pensee et

consideration de cette presence de Dieu. Ce fut l'apprehension de David, quand il s'escrioit (14): Si je
monte au ciel, o mon Dieu, vous y estes ; si je descends aux enfers, vous y estes ; et ainsy nous devons
user des paroles de Jacob, lequel ayant veu l'eschelle sacree : O que ce lieu, dit-il(15)*, est redoutable !
Vrayement Dieu est icy, et je n'en sçavois rien. Il veut dire qu'il n'y pensoit pas ; car

au reste il ne pouvoit ignorer que Dieu ne fust en tout et par tout. Venant donques a la priere, il vous faut
dire de tout vostre coeur et a vostre coeur : o mon coeur, mon coeur, Dieu est vrayement icy.

Le second moyen de se mettre en cette sacree presence, c'est de penser que non seulement Dieu est au
lieu ou vous estes, mais qu'il est tres particulierement en vostre coeur et au fond de vostre esprit, lequel il
vivifie et anime de sa divine presence, estant la comme le coeur de vostre coeur et l'esprit de vostre esprit
; car, comme l'ame estant respandue par tout le cors se treuve presente en toutes les parties d'iceluy, et
reside neanmoins au coeur d'une speciale residence, de mesme Dieu estant tres present a toutes choses,
assiste toutefois d'une speciale façon a nostre esprit : et pour cela David appelloit Dieu, Dieu de son coeur
(16), et saint Paul disoit que nous vivons, nous nous mouvons et sommes en Dieu (17). En la
consideration donq de cette verité, vous exciterés une grande reverence en vostre coeur a l'endroit de
Dieu, qui luy est si intimement present.

Le troisiesme moyen, c'est de considerer nostre Sauveur, lequel en son humanité regarde des le Ciel
toutes les personnes du monde, mais particulierement les Chrestiens qui sont ses enfans, et plus
specialement

ceux qui sont en priere, desquelz il remarque les actions et deportemens. Or, ceci n'est pas une simple
imagination, mais une vraye venté; car encor que nous ne le voyons pas, si est-ce que de la haut, il nous
considere : saint Estienne le vit ainsy au tems de son martyre (18). Si

que nous pouvons bien dire avec l'Espouse(19): Le voyla qu'il est derriere la paroy, voyant par les
fenestres, regardant par les treillis.

La quatriesme façon consiste a se servir de la simple imagination , nous representans le Sauveur en son
humanité sacree comme s'il estoit pres de nous, ainsy que nous avons accoustumé de nous representer
nos amis et de dire : je m'imagine de voir un tel qui fait ceci et cela, il me semble que je le vois, ou chose
semblable. Mais si le tressaint Sacrement de l'autel estoit present, alhors cette presence seroit reelle et non
purement imaginaire ; car les especes et apparences du pain seroient comme une tapisserie, derriere
laquelle Nostre Seigneur reellement present nous voit et considere, quoy que nous ne le voyons pas en sa
propre forme.

Vous userés donq de l'un de ces quatre moyens, pour mettre vostre ame en la presence de Dieu avant
l'orayson ; et ne faut pas les vouloir employer tous ensemblement, mays seulement un a la fois, et cela
briefvement et simplement.
 
 
 
 

CHAPITRE III

DE L'INVOCATION, SECOND POINT DE LA PREPARATION
 
 

L'invocation se fait en cette maniere : vostre ame se sentant en la presence de Dieu, se prosterne en une
extreme reverence, se connoissant tres indigne de demeurer devant une si souveraine Majesté, et
neanmoins, sçachant que cette mesme Bonté le veut, elle luy demande la grace de la bien servir et adorer
en cette meditation. Que si vous le voules, vous pourres user de quelques parolles courtes et enflammees,
comme sont celles ici de David : Ne me rejettes point,

o mon Dieu, de devant vostre face, et ne m'ostes point la faveur de vostre Saint Esprit (20). Esclaires
vostre face sur vostre servante (21), et je considereray vos merveilles(22)

. Donnes moy l'entendement, et je regarderay vostre loy et la garderay de tout mon coeur (23). Je suis
vostre servante, donnes moy l'esprit(24); et telles parolles semblables a cela. Il vous servira encor
d'adjouster l'invocation de vostre bon Ange et des sacrees personnes qui se treuveront au mystere que
vous medités : comme en celuy de la mort de Nostre Seigneur, vous pourres invoquer Nostre Dame, saint
Jean, la Magdleine, le bon larron, affin que les sentimens et mouvemens interieurs qu'ilz y receurent vous
soyent communiqués ; et en la meditation de vostre mort, vous pourres invoquer vostre bon Ange, qui se
treuvera present, affin qu'il vous inspire des considerations convenables; et ainsy des autres mysteres.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE IV

DE LA PROPOSITION DU MYSTERE

TROISIESME POINT DE LA PREPARATION
 
 

Apres ces deux pointz ordinaires de la meditation, il y en a un troisiesme qui n'est pas commun a toutes
sortes de meditations : c'est celuy que les uns appellent fabrication du lieu, et les autres, leçon interieure.
Or, ce n'est autre chose que de proposer a son imagination le cors du mystere que l'on veut mediter,
comme s'il se passoit reellement et de fait en nostre presence. Par exemple, si vous voules mediter Nostre
Seigneur en croix, vous vous imaginerés d'estre au mont de Calvaire et que vous voyes tout ce qui se fit et
se dit au jour de la Passion ; ou, si vous voules, car c'est tout un, vous vous imaginerés qu'au lieu mesme
ou vous estes se fait le crucifiement de Nostre Seigneur, en la façon que les Evangelistes le descrivent.
J'en dis de mesme quand vous mediteres la mort, ainsy que je l'ay marqué en la meditation d'icelle,
comme aussi a celle de l'enfer, et en tous semblables mysteres ou il s'agit de choses visibles et sensibles ;
car, quant aux autres mysteres, de la grandeur de Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin pour laquelle
nous sommes creés, qui sont des choses invisibles, il n'est pas question de vouloir se servir de cette sorte
d'imagination. Il est vray que l'on peut bien employer quelque similitude et comparayson pour ayder a la
consideration ; mais cela est aucunement difficile a rencontrer, et je ne veux traitter avec vous que fort
simplement, et en sorte que vostre esprit ne soit pas beaucoup travaillé a faire des inventions.

Or, par le moyen de cette imagination, nous enfermons nostre esprit dans le mystere que nous voulons
mediter, affin qu'il n'aille pas courant ça et la, ne plus ne moins que l'on enferme un oyseau dans une
cage, ou bien comme l'on attache l'espervier a ses longes, affin qu'il demeure dessus le poing. Quelques
uns vous diront neanmoins qu'il est mieux d'user de la simple pensee de la foy, et d'une simple
apprehension toute mentale et spirituelle, en la representation de ces mysteres, ou bien de considerer que
les choses se font en vostre propre esprit; mais cèla est trop subtil pour le commencement, et jusques a ce
que Dieu vous esleve plus haut, je vous conseille, Philothee, de vous retenir en la basse vallee que je vous
monstre.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE V
 
 

DES CONSIDERATIONS

SECONDE PARTIE DE LA MEDITATION
 
 

Apres l'action de l'imagination, s'ensuit l'action de l'entendement que nous appelIons meditation, qui n'est
autre chose qu'une ou plusieurs considerations faites affin d'esmouvoir nos affections en Dieu et aux
choses divines : en quoy la meditation est differente de l'estude et des autres pensees et considerations,
lesquelles ne se font pas pour acquerir la vertu ou l'amour de Dieu, mais pour quelques autres fins et
intentions, comme pour devenir sçavant, pour en escrire ou disputer. Ayant donq enfermé vostre esprit,
comme j'ay dit, dans l'enclos du sujet que vous voules mediter, ou par l'imagination, si le sujet est
sensible, ou par la simple proposition, s'il est insensible, vous commencerés a faire sur iceluy des
considerations, dont vous verrés des exemples tout formés es meditations que je vous ay donnees. Que si
vostre esprit treuve asses de goust, de lumiere et de fruit sur l'une des considerations, vous vous y
arresteres sans passer plus outre, faysant comme les abeilles qui ne quittent point la fleur tandis qu'elles y
treuvent du miel a recueillir. Mais si vous ne rencontres pas selon vostre souhait en 1'une des
considerations, apres avoir un peu marchandé et essayé, vous passeres a une autre ; mais alles tout
bellement et simplement en cette besoigne, sans vous y empresser
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VI
 
 

DES AFFECTIONS ET RESOLUTIONS

TROISIESME PARTIE DE LA MEDITATION
 
 
 
 

La meditation respand des bons mouvemens en la volonté ou partie affective de nostre ame, comme sont
l'amour de Dieu et du prochain, le desir du Paradis et de la gloire, le zele du salut des ames, l'imitation de
la vie de Nostre Seigneur, la compassion, l'admiration, la resjouissance, la crainte de la disgrace de Dieu,
du jugement et de l'enfer, la haine du peché, la confiance en la bonté et misericorde de Dieu, la confusion
pour nostre mauvaise vie passee : et en ces affections, nostre esprit se doit espancher et estendre le plus
qu'il luy sera possible. Que si vous voules estre aydee pour cela, prenes en main le premier tome des
Meditations de dom André Capilia (25), et voyes sa preface, car en icelle il monstre la façon avec laquelle
il faut dilater ses affections ; et plus amplement, le Père Arias en son Traitté de l'Orayson (26).

(27) Il ne faut pas pourtant, Philothee, s'arrester tant a ces affections generales que vous ne les
convertissies en des resolutions speciales et particulieres pour vostre correction et amendement. Par
exemple, la premiere parole que Nostre Seigneur dit sur la Croix respandra sans doute une bonne affection
d'imitation en vostre ame, a sçavoir, le desir de pardonner a vos ennemis et de les aymer. Or, je dis
maintenant que cela est peu de çhose, si vous n'y adjoustés une resolution speciale en cette sorte : or sus
donques, je ne me piqueray plus de telles paroles fascheuses qu'un tel et une telle, mon voysin ou ma
voysine, mon domestique ou ma domestique disent de moy, ni de tel et tel mespris qui m'est fait par
cestui-ci ou cestui-la ; au contraire, je diray et feray telle et telle chose pour le gaigner et adoucir, et ainsy
des autres. Par ce moyen, Philothee, vous corrigerés vos fautes en peu de tems, la ou par les seules
affections vous le feres tard et malaysement.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VII
 
 

DE LA CONCLUSION ET BOUQUET SPIRITUEL
 
 
 
 

En fin il faut condure la meditation par trois actions, qu'il faut faire avec le plus d'humilité que l'on peut.
La premiere, c'est l'action de graces, remerciant Dieu des affections et resolutions qu'il nous a donnees, et
de sa bonté et misericorde que nous avons Descouvertes au mystere de la meditation. La seconde, c'est
l'action d'offrande, par laquelle nous offrons a Dieu sa mesme bonté et misericorde, la mort, le sang, les
vertus de son Filz, et, conjointement avec icelles, nos affections et resolutions. La troisiesme action est
celle de la supplication, par laquelle nous demandons a Dieu et le conjurons de nous communiquer les
graces et vertus de son Filz, et de donner la benediction a nos affections et resolutions, affin que nous les
puissions fidellement executer ; puis nous prions de mesme pour l'Eglise, pour nos pasteurs, parens, amis
et autres, employans a cela l'intercession de Nostre Dame, des Anges, des Saintz. En fin j'ay remarqué
qu'il falloit dire le Pater noster et Ave Maria, qui est la generale et necessaire priere de tous les fidelles.

A tout cela, j'ay adjousté qu'il falloit cueillir un petit bouquet de devotion; et voyci que je veux dire. Ceux
qui se sont promenés en un beau jardin n'en sortent pas volontier sans prendre en leur main quatre ou
cinq fleurs pour les odorer et tenir le long de la journee : ainsy nostre esprit ayant discouru sur quelque
mystere par la meditation, nous devons choisir un ou deux ou trois pointz que nous aurons treuvés plus a
nostre goust, et plus propres a nostre avancement, pour nous en resouvenir le reste de la journee et les
odorer spintuellement. Or, cela se fait sur le lieu mesme auquel nous avons fait la meditation, en nous y
entretenant ou promenant solitairement quelque tems apres.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VIII
 
 

QUELQUES ADVIS TRES UTILES SUR LE SUJET DE LA MEDITATION
 
 
 
 

Il faut sur tout, Philothee, qu'au sortir de vostre meditation vous retenies les resolutions et deliberations
que vous aurés prinses, pour les prattiquer soigneusement ce jour-la. C'est le grand fruit de la meditation,
sans lequel elle est bien souvent, non seulement inutile, mais nuisible, parce que les vertus meditees et non
prattiquees enflent quelquefois l'esprit et le courage, nous estant bien advis que nous sommes telz que
nous avons resolu et deliberé d'estre, ce qui est sans doute veritable si les resolutions sont vives et solides
; mais elles ne sont pas telles, ains vaines et dangereuses, si

elles ne sont prattiquees. Il faut donq par tous moyens s'essayer de les prattiquer, et en chercher les
occasions petites ou grandes : par exemple, si j'ay resolu de gaigner par douceur l'esprit de ceux qui
m'offencent, je chercheray ce jour la de les rencontrer pour les saluer amiablement ; et si je ne les puis
rencontrer, au moins de dire bien d'eux, et prier Dieu en leur faveur.

Au sortir de cette orayson cordiale, il vous faut prendre garde de ne point donner de secousse a vostre
coeur, car vous espancheriés le baume que vous aves receu par le moyen de l'orayson ; je veux dire qu'il
faut garder, s'il est possible, un peu de silence, et remuer tout doucement vostre coeur, de l'orayson aux
affaires, retenant le plus long tems qu'il vous sera possible le sentiment et les affections que vous aures
conceuës. Un homme qui auroit receu dans un vaisseau de belle porcelaine, quelque liqueur de grand prix
pour l'apporter dans sa mayson, il iroit doucement, ne regardant point a costé, mais tantost devant soy, de
peur de heurter a quelque pierre ou faire quelque mauvais pas, tantost a son vase pour voir s'il panche
point. Vous en deves faire de mesme au sortir de la meditation ne vous distrayes pas tout a coup, mais
regardes simplement devant vous ; comme seroit a dire, s'il vous faut rencontrer quelqu'un que vous
soyes obligee d'entretenir ou ouïr, il n'y a remede, il faut s'accommoder a cela, mais en telle sorte que
vous regardies aussi a vostre coeur, affin que la liqueur de la sainte orayson ne s'espanche que le moins
qu' il sera possible.

Il faut mesme que vous vous accoustumies a sçavoir passer de l'orayson a toutes sortes d'actions que
vostre vacation et profession requiert justement et legitimement de vous, quoy qu'elles semblent bien
esloignees des affections que nous avons receuës en l'orayson. Je veux dire, un advocat doit sçavoir
passer de l'orayson a la plaidoyerie ; le marchand, au traffic ; la femme mariee, au devoir de son mariage
et au tracas de son mesnage, avec tant de douceur et de tranquillité que pour cela son esprit n'en soit point
troublé ; car, puisque l'un et l'autre est selon la volonté de Dieu, il faut faire le passage de l'un a l'autre en
esprit d'humilité et devotion.

Il vous arrivera (28) quelquefois qu'incontinent apres la preparation, vostre affection se treuvera toute
esmeuë en Dieu : alhors, Philothee, il luy faut lascher la bride, sans vouloir suivre la methode que je vous
ay donnee ; car bien que pour l'ordinaire, la consideration doit preceder les affections et resolutions, si
est-ce que le Saint Esprit vous donnant les affections avant la consideration, vous ne deves pas rechercher
la consideration, puisqu'elle ne se fait que pour esmouvoir l'affection. Bref, tous-jours quand les affections
se presenteront a vous , il les faut recevoir et leur faire place, soit qu'elles arrivent avant ou apres toutes
les considerations. Et quoy que j'aye mis les affections apres toutes les considerations, je ne l'ay fait que
pour mieux distinguer les parties de l'orayson ; car au demeurant, c'est une regle generale qu'il ne faut
jamais retenir les affections, ains les laisser tous-jours sortir quand elles se presentent. Ce que je dis non
seulement pour les autres affections, mays aussi pour l'action de graces, l'offrande et la priere qui se
peuvent faire parmi les considerations ; car il ne les faut non plus retenir que les autres affections, bien
que, par apres, pour la condusion de la meditation, il faille les repeter et reprendre. Mais quant aux
resolutions, il les faut faire apres les affections et sur la fin de toute la meditation, avant la conclusion,
d'autant qu'ayans a nous representer des objectz particuliers et

familiers, elles nous mettroyent en danger, si nous les faysions parmi les affections, d'entrer en des
distractions.

Emmi les affections et resolutions, il est bon d'user de colloque, et parler tantost a Nostre Seigneur,
tantost aux Anges et aux personnes representees aux mysteres, aux Saintz et a soy-mesrne, a son coeur,
aux pecheurs et mesme aux creatures insensibles, comme l'on voit que David fait en ses Pseaumes, et les
autres Saintz, en leurs meditations et oraysons.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE IX
 
 

POUR LES SECHERESSES QUI ARRIVENT EN LA MEDITATION
 
 

S'il vous arrive, Philothee, de n'avoir point de goust ni de consolation en la meditation, je vous conjure de
ne vous point troubler, mais quelquefois ouvrés la porte aux paroles vocales : lamentes-vous de vous
mesme a Nostre Seigneur, confesses vostre indignité, priés-le qu'il vous soit en ayde, baysés son image si
vous l'aves, dites-luy ces paroles de Jacob *: Si ne vous laisseray-je point, Seigneur, que vous ne m'ayes
donné vostre benediction ; ou celles de la Chananee* : Ouy, Seigneur, je suis une chienne, mais les chiens
mangent des miettes de la table de leur maistre. Autres fois, prenes un livre en main, et le lises avec
attention jusques a ce que vostre esprit soit resveillé et remis en vous ; piqués quelquefois vostre coeur
par quelque contenance et mouvement de devotion exterieure, vous prosternant en terre, croisant les
mains sur l'estomach, embrassant un crucifix cela s'entend si vous estes en quelque lieu retiré.

Que si apres tout cela vous n'estes point consolee, pour grande que soit vostre secheresse ne vous
troubles point, mais continues a vous tenir en une contenance devote devant vostre Dieu.. Combien de
courtisans y a-il qui vont cent fois l'annee en la chambre du prince sans esperance de luy parler, mais
seulement pour estre veus de luy et rendre leur devoir. Ainsy devons-nous venir, ma chere Philothee, a la
sainte orayson, purement et simplement pour rendre nostre devoir et tesmoigner nostre fidelité. Que s'il
plaist a la divine Majesté de nous parler et s'entretenir avec nous par ses saintes inspirations et
consolations interieures, ce nous sera sans doute un grand honneur et un playsir tres delicieux ; mais s'il ne
luy plaist pas de nous faire cette grace, nous laissans la sans nous parler, non plus que s'il ne nous voyoit
pas et que nous ne fussions pas en sa presence, nous ne devons pourtant pas sortir, ains, au contraire,
nous devons demeurer la, devant cette souveraine Bonté, avec un maintien devotieux et paisible ; et lhors
infalliblement il aggreera nostre patience, et remarquera nostre assiduité et perseverance, si qu'une autre
fois, quand nous reviendrons devant luy, il nous favorisera et s'entretiendra avec nous par ses
consolations, nous faysant voir l'amenitê de la sainte orayson. Mais quand il ne le feroit pas, contentons -
nous Philothee, que ce nous est un honneur trop plus grand d'estre aupres de luy et a sa veuë.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE X
 
 

EXERCICE POUR LE MATIN
 
 

Outre cette orayson mentale entiere et formee, et les autres oraysons vocales que vous deves faire une
fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraysons plus courtes, et qui sont comme ageancemens et surjeons
de l'autre grande orayson, entre lesquelles, la premiere est celle qui se fait le matin, comme une
preparation generale a toutes les oeuvres de la journee. Or, vous la feres en cette sorte :

1. Remerciés et adorés Dieu profondement pour la grace qu'il vous a faite de vous avoir conservé la nuit
precedente ; et si vous avies en icelle commis quelque peché, vous luy demanderés pardon.

2. Voyes que le jour present vous est donné affin qu'en iceluy vous puissies gaigner le jour advenir de
l'eternité, et feres un ferme propos de bien employer la journee a cette intention.

3. Prevoyes quelz affaires, quelz commerces et quelles occasions vous pouves rencontrer cette journee-la
pour servir Dieu, et quelles tentations vous pourront survenir de l'offenser, ou par cholere, ou par vanité,
ou par quelque autre desreglement ; et, par une sainte resolution, preparés-vous a bien employer les
moyens qui se doivent offrir a vous de servir Dieu et avancer vostre devotion ; comme au contraire,
disposes-vous a bien eviter, combattre et vaincre ce qui peut se presenter contre vostre salut et la gloire de
Dieu. Et ne suffit pas de faire cette resolution, mais il faut preparer les moyens pour la bien executer. Par
exemple, si je prevoy de devoir traitter de quelque affaire avec une personne passionnee et prompte a la
cholere, non seulement je me resouldray de ne point me relascher a l'offenser, mais je prepareray des
paroles de douceur pour la prevenir, ou l'assistance de quelque personne qui la puisse contenir. Si je
prevoy de pouvoir visiter un malade, je disposeray l'heure et les consolations et secours que j'ay a luy
faire; et ainsy des autres.

4. Cela fait, humilies-vous devant Dieu, reconnoissant que de vous mesme vous ne sçauries rien faire de
ce que vous aves deliberé, soit pour fuir le mal, soit pour executer le bien. Et comme si vous tenies vostre
coeur en vos mains, offrés-le avec tous vos bons desseins a la divine Majesté, la suppliant de le prendre
en sa protection et le fortifier pour bien reussir en son service, et ce par telles ou semblables paroles
interieures : O Seigneur, voyla ce pauvre et miserable coeur qui, par vostre bonté, a conceu plusieurs
bonnes affections ; mais helas, il est trop foible et chetif pour effectuer le bien qu'il desire, si vous ne luy
departes vostre celeste benediction, laquelle a cette intention je vous requiers, o Pere debonnaire, par le
merite de la Passion de vostre Filz, a l'honneur duquel je consacre cette journee et le reste de ma vie.
Invoques Nostre Dame, vostre bon Ange et les Saintz, affin qu'ilz vous assistent a cet effect.

Mais toutes ces actions spirituelles se doivent faire briefvement et vivement, devant que l'on sorte de la
chambre s'il est possible, afin que, par le moyen de cet exercice, tout ce que vous feres le long de la
journee soit arrousé de la benediction de Dieu ; mais je vous prie, Philothee, de n'y manquer jamais.
 
 
 
 

CHAPITRE XI
 
 
 
 

DE L'EXERCICE DU SOIR ET DE L'EXAMEN DE CONSCIENCE
 
 
 
 
 
 

Comme devant vostre disner temporel vous ferés le disner spirituel par le moyen de la meditation, ainsy
avant vostre souper il vous faut faire un petit souper, au moins une collation devote et spirituelle. Gaignes
donq quelque loysir un peu devant l'heure du souper, et, prosternee devant Dieu, ramassant vostre esprit
aupres de Jesus Christ crucifié (que vous vous representerés par une simple consideration et oeillade
interieure), rallumés le feu de vostre meditation du matin en vostre coeur, par une douzaine de vives
aspirations, humiliations et eslancemens amoureux que vous ferés sur ce divin Sauveur de vostre ame ; ou
bien en repetant les pointz que vous aures plus savourés en la meditation du matin, ou bien vous excitant
par quelque autre nouveau sujet, selon que vous aymeres mieux.

Quant a l'examen de conscience qui se doit tous-jours faire avant qu'aller coucher, chacun sçait comme il
le faut prattiquer.

I. On remercie Dieu de la conservation qu'il a faite de nous en la journee passee.

2. On examine comme on s'est comporté en toutes les heures du jour; et pour faire cela plus aysement, on
considerera ou, avec qui, et en quelle occupation on a esté.

3. Si l'on treuve d'avoir fait quelque bien, on en fait action de graces a Dieu ; si au contraire l'on a fait
quelque mal, en pensees, en paroles ou en oeuvres, on en demande pardon a sa divine Majesté, avec
resolution de s'en confesser a la premiere occasion et de s'en amender soigneusement

4. Apres cela, on recommande a la Providence divine son cors, son ame, l'Eglise, les parens, les amis ; on
prie Nostre Dame, le bon Ange et les Saintz de veiller sur nous et pour nous ; et avec la benediction de
Dieu, on va prendre le repos qu'il a voulu nous estre requis.

Cet exercice ici ne doit jamais estre oublié, non plus que celuy du matin; car par celuy du matin vous
ouvres les fenestres de vostre ame au Soleil de justice, et par celuy du soir, vous les fermes aux tenebres
de l'enfer.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE XII
 
 

DE LA RETRAITTE SPIRITUELLE
 
 
 
 

C'est ici, chere Philothee, ou je vous souhaitte fort affectionnee a suivre mon conseil ; car en cet article
consiste l'un des plus asseurés moyens de vostre avancement spirituel.

Rappelles le plus souvent que vous pourres parmi la journee vostre esprit en la presence de Dieu par l'une
des quatre façons que je vous ay remarquees ; regardes ce que Dieu fait et ce que vous faites vous verres
ses yeux tournés de vostre costé, et perpetuellement fichés sur vous par un amour incomparable. O Dieu,
ce dires vous, pourquoy ne vous regarde-je tous-jours, comme tous-jours vous me regardes ? Pourquoy
penses-vous en moy si souvent, mon Seigneur, et pourquoy pense-je si peu souvent en vous ? Ou
sommes-nous, o mon ame ? nostre vraye place, c'est Dieu, et ou est ce que nous nous treuvons ?

Comme les oyseaux ont des nids sur les arbres pour faire leur retraitte quand ilz en ont besoin,

et les cerfz ont leurs buissons et leurs fortz dans lesquelz ilz se recelent et mettent a couvert, prenans la
fraischeur de l'ombre en esté ; ainsy, Philothee, nos coeurs doivent prendre et choisir quelque place
chaque jour, ou sur le mont de Calvaire, ou es playes de Nostre Seigneur, ou en quelque autre lieu proche
de luy, pour y faire leur retraitte a toutes sortes d'occasions, et la s'alleger et recreer entre les affaires
exterieures, et pour y estre comme dans un fort, affin de se defendre des tentations. Bienheureuse sera
l'ame qui pourra dire en venté a Nostre Seigneur : Vous estes ma mayson de refuge (29), mon rempart
asseuré, mon toit contre la pluye et mon ombre contre la chaleur (30).

Resouvenés vous donq, Philothee, de faire tous-jours plusieurs retraittes en la solitude de vostre

coeur, pendant que corporellement vous estes parmi les conversations et affaires ; et cette solitude
mentale ne peut nullement estre empeschee par la multitude de ceux qui vous sont autour, car ilz ne sont
pas autour de vostre coeur, ains autour de vostre cors, si que vostre coeur demeure luy tout seul en la
presence de Dieu seul. C'est l'exercice que faisoit le roy David parmi tant d'occupations qu'il avoit, ainsy
qu'il le tesmoigne par mille traitz de ses Pseaumes, comme quand il dit (31) : O Seigneur, et moy je suis
tous-jours avec vous.Je vois mon Dieu tous-jours devant moy(32). J'ay eslevé mes yeux a vous, o mon
Dieu, qui habites au Ciel (33). Mes yeux sont tous-jours a Dieu (34). Et aussi les conversations ne sont
pas ordinairement si serieuses qu'on ne puisse de tems en tems en retirer le coeur pour le remettre en cette
divine solitude.

Les pere et mere de sainte Catherine de Sienne luy ayans osté toute commodité du lieu et de loysir pour
prier et mediter, Nostre Seigneur l'inspira de faire un petit oratoire interieur en son esprit, dedans lequel se
retirant mentalement, elle peust parmi les affaires exterieures vaquer a cette sainte solitude cordiale. Et
despuis, quand le monde l'attaquoit, elle n'en recevoit nulle incommodité, parce, disoit elle, qu'elle
s'enfermoit dans son cabinet interieur, ou elle se consoloit avec son celeste Espoux. Aussi des lhors elle
conseilloit a ses enfans spirituelz de se faire une chambre dans le coeur et d'y demeurer (35).

Retirés donques quelquefois vostre esprit dedans vostre coeur, ou, separee de tous les hommes, vous
puissies traitter coeur a coeur de vostre ame avec son Dieu, pour dire avec David (36) : J'ay veillé et ay
esté semblable au pelican de la solitude ; j'ay esté fait comme le chat-huant ou le hibou dans les masures,
et comme le passereau solitaire au toit. Lesquelles paroles, outre leur sens litteral (qui tesmoigne que ce
grand Roy prenoit quelques heures pour se tenir solitaire en la contemplation des choses spirituelles), nous
monstrent en leur sens mystique trois excellentes retraittes et comme trois hermitages, dans lesquelz nous
pouvons exercer nostre solitude a l'imitation de nostre Sauveur, lequel sur le mont de Calvaire fut comme
le pelican de la solitude, qui de son sang ravive ses poussins mortz ; en sa Nativité dans une establerie
deserte, il fut comme le hibou dedans la masure, plaignant et pleurant nos fautes et pechés ; et au jour de
son Ascension, il fut comme le passereau, se retirant et volant au ciel qui est comme le toit du monde ; et
en tous ces trois lieux, nous pouvons faire nos retraittes emmi le tracas des affaires. Le bienheureux
Elzear, comte d'Arian en Provence, ayant esté longuement absent de sa devote et chaste Delfine, elle luy
envoya un homme expres pour sçavoir de sa santé, et il luy fit response : " Je me porte fort bien, ma
chere femme; que si vous me voules voir, cherches-moy en la playe du costé de nostre doux Jesus, car
c'est la ou j'habite et ou vous me treuveres ; ailleurs, vous me chercheres pour

neant (37)." C'estoit un chevalier chrestien,celuy la !
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE XIII
 
 

DES ASPIRATIONS, ORAYSONS JACULATOIRES ET BONNES PENSEES
 
 

On se retire en Dieu parce qu'on aspire a luy, et on y aspire pour s'y retirer ; si que l'aspiration en Dieu et
la retraitte spirituelle s'entretiennent l'une l'autre, et toutes deux proviennent et naissent des bonnes
pensees.

Aspires donq bien souvent en Dieu, Philothee, par des courtz mais ardens eslancemens de vostre coeur :
admires sa beauté, invoques son ayde, jettes-vous en esprit au pied de la Croix, adores sa bonté,
interroges-le souvent de vostre salut, donnes-luy mille fois le jour vostre ame, fiches vos yeux interieurs
sur sa douceur, tendes-luy la main, comme un petit enfant a son pere, affin qu'il vous conduise, mettes-le
sur vostre poitrine comme un bouquet delicieux, plantes- le en vostre ame comme un estendart, et faites
mille sortes de divers mouvemens de vostre coeur pour vous donner de l'amour de Dieu, et vous exciter a
une passionnee et tendre dilection de ce divin Espoux.

On fait ainsy les oraysons jaculatoires, que le grand saint Augustin conseille si soigneusement a la devote
dame Proba (38). Philothee, nostre esprit s'addonnant a la hantise, privauté et familiarité de son Dieu, se
parfumera tout de ses perfections ; et si, cet exercice n'est point malaysé, car il se peut entrelacer en
toutes nos affaires et occupations, sans aucunement les incommoder, d'autant que, soit en la retraitte
spirituelle, soit en ces eslancemens interieurs, on ne fait que des petitz et courtz divertissemens qui
n'empeschent nullement, ains servent de beaucoup a la poursuite de ce que nous faysons. Le pelerin qui
prend un peu de vin pour res-jouir son coeur et rafraischir sa bouche, bien qu'il s'arreste un peu pour cela,
ne rompt pourtant pas son voyage, ains prend de la force pour le plus vistement et aysement parachever,
ne s' arrestant que pour mieux aller.

Plusieurs ont ramassé beaucoup d'aspirations vocales, qui vrayement sont fort utiles; mais par mon advis,
vous ne vous astreindres point a aucune sorte de paroles, ains prononcerés ou de coeur ou de bouche
celles que l'amour vous suggerera sur le champ, car il vous en fournira tant que vous voudres. Il est vray
qu'il y a certains motz qui ont une force particuliere pour contenter le coeur en cet endroit, comme sont
les eslancemens semés si dru dedans les Pseaumes de David, les invocations diverses du nom de Jesus, et
les traitz d'amour qui sont imprimés au Cantique des Cantiques. Les chansons spirituelles servent encor a
mesme intention, pourveu qu'elles soyent chantees avec attention.

En fin, comme ceux qui sont amoureux d'un amour humain et naturel ont presque tous-jours leurs
pensees tournees du costé de la chose aymee, leur coeur plein d'affection envers elle, leur bouche remplie
de ses louanges, et qu'en son absence ilz ne perdent point

d'occasion de tesmoigner leurs passions par lettres, et ne treuvent point d'arbre sur l'escorce duquel ilz
n'escrivent le nom de ce qu'ilz ayment ; ainsy ceux qui ayment Dieu ne peuvent cesser de penser en luy,
respirer pour luy, aspirer a luy et parler de luy, et voudroyent, s'il estoit possible, graver sur la poitrine de
toutes les personnes du monde le saint et sacré nom de Jesus. A quoy mesme toutes choses les invitent, et
n'y a creature qui ne leur annonce la louange de leur Bienaymé ; et, comme dit saint Augustin (39) après
saint Anthoine (40), tout ce qui est au monde leur parle d'un langage muet mais fort intelligible en faveur
de leur amour ; toutes choses les provoquent a des bonnes pensees, desquelles par après naissent force
saillies et aspirations en Dieu. Et voyci quelques exemples : Saint Gregoire, Evesque de Nazianze, ainsy
que luy mesme racontoit a son peuple (41), se promenant sur le rivage de la mer, consideroit comme les
ondes s 'avançans sur la greve laissoyent des coquilles et petitz cornetz, tiges d'herbes, petites huistres et
semblables brouilleries que la mer rejettoit, et par maniere de dire crachoit dessus le bord ; puis, revenant
par des autres vagues, elle reprenoit et engloutissoit derechef une partie de cela, tandis que les rochers des
environs demeuroyent fermes et immobiles, quoy que les eaux vinssent rudement battre contre iceux. Or
sur cela, il fit cette belle pensee : que les foibles, comme coquilles, cornetz et tiges d'herbes, se laissent
emporter tantost a l'affliction, tantost a la consolation, a la merci des ondes et vagues de la fortune, mais
que les grans courages demeurent fermes et immobiles a toutes sortes d'orages ; et de cette pensee, il fit
naistre ces eslancemens de David (42) : O Seigneur, sauves-moy, car les eaux ont penetré jusques a mon
ame ; O Seigneur, delivres-moy du profond des eaux; Je suis porté au profond de la mer et la tempeste
m'a submergé. Car alhors il estoit en affliction pour la malheureuse usurpation que Maximus avoit
entreprise sur son evesché.

Saint Fulgence, Evesque de Ruspe, se treuvant en une assemblee generale de la noblesse romaine que
Theodoric roy des Gots haranguoit, et voyant la splendeur de tant de seigneurs qui estoyent en rang
chacun selon sa qualité : " O Dieu, " dit-il, " combien doit estre belle la Hierusalem celeste, puisqu'ici bas
on voit si pompeuse Rome la terrestre ! Et si en ce monde tant de splendeur est concedee aux amateurs
de la vanité, quelle gloire doit estre reservee en l'autre monde aux contemplateurs de la venté (43)! "

On dit que saint Anselme, Archevesque de Cantorberi (44), duquel la naissance a grandement honnoré
nos montagnes (45), estoit admirable en cette prattique des bonnes pensees. Un levreau pressé des chiens
accourut sous le cheval de ce saint Prelat, qui pour lhors voyageoit, comme a un refuge que le peril
eminent de la mort luy suggeroit ; et les chiens clabaudans tout autour n'osoyent entreprendre de violer
l'immunité a laquelle leur proye avoit eu recours ; spectacle certes extraordinaire, qui faisoit rire tout le
train, tandis que le grand Anselme, pleurant et gemissant : Ha, vous ries, disoit-il, mais la pauvre beste ne
rit pas ; les ennemis de l'ame, poursuivie et mal menee par divers destours en toutes sortes de pechés,
l'attendent au destroit de la mort pour la ravir et devorer, et elle, toute effrayee, cherche par tout secours
et refuge ; que si elle n'en treuve point, ses

ennemis s'en moquent et s'en rient. Ce qu'ayant dit, il s'en alla souspirant (46).

Constantin le Grand escrivit honnorablement a saint Anthoine, dequoy les religieux qui estoyent

autour de luy furent fort estonnés, et il leur dit : " Comme admires-vous qu'un Roy escrive a un homme ?
Admires plustost dequoy Dieu eternel a escrit sa loy aux mortelz, ains leur a parlé bouche a bouche en la
personne de son Filz (47). " Saint François voyant une brebis toute seule emmi un troupeau de boucz : "
Regardes, " dit il a son compaignon , " comme cette pauvre petite brebis est douce parmi ces chevres ;
Nostre Seigneur alloit ainsy doux et humble entre les Pharisiens (48). " Et voyant une autre fois un petit
aignelet mangé par un pourceau : Hé, petit aignelet, dit-il tout en

pleurant, que tu representes vivement la mort de mon Sauveur (49).

Ce grand personnage de nostre aage, François Borgia, pour lhors encores duc de Gandie, allant

a la chasse faisoit mille devotes conceptions : " J'admirois, " disoit il luy mesme par apres, " comme les
faucons reviennent sur le poing, se laissent couvrir les yeux et attacher a la perche, et que les

hommes se rendent si revesclies a la voix de Dieu (50). Le grand saint Basile dit que la rose emmi les

espines fait cette remonstrance aux hommes : " Ce qui est de plus aggreable en ce monde, o mortelz, est
meslé de tristesse ; rien n'y est pur : le regret est tous-jours collé a l'allegresse, la viduité au mariage, le
soin a la fertilité, l'ignominie a la gloire, la despense aux honneurs, le degoust aux delices et la maladie a la
santé. C'est une belle fleur, " dit ce saint personnage, " que la rose ; mais elle me donne une grande
tristesse, m'advertissant de mon peché, pour lequel la terre a esté condamnee de porter les espines (51). "

Une ame devote regardant un ruysseau, et y voyant le ciel representé avec les estoiles en une nuit bien
sereine : O mon Dieu, dit-elle, ces mesmes estoiles seront dessous mes pieds quand vous m 'aures logee
dans vos saintz tabernacles ; et comme les estoiles du ciel sont representees en la terre, ainsy les hommes
de la terre sont representés au ciel en la vive fontaine de la charité divine. L'autre voyant un fleuve flotter
s'escrioit ainsy : Mon ame n'aura jamais repos qu'elle ne se soit abismee dedans la mer de la Divinité qui
est son origine ; et sainte Françoise, considerant un aggreable ruysseau sur le rivage duquel elle s'estoit
agenouillee pour prier, fut ravie en extase, repetant plusieurs fois ces paroles tout bellement : " La grace de
mon Dieu coule ainsy doucement et souefvement comme ce petit ruysseau (52). " Un autre voyant les
arbres fleuris souspiroit : Pourquoi suis-je seul defleuri au jardin de l'Eglise ? Un autre voyant des petitz
poussins ramassés sous leur mere : O Seigneur, dit il, conserves nous sous l'ombre de vos aisles (53).
L'autre, voyant le tourne-soleil dit : Quand sera ce, mon Dieu, que mon ame suivra les attraitz de vostre
bonté ? Et voyant des pensees de jardin, belles a la veuë mais sans odeur : Hé, dit il , telles sont mes
cogitations, belles a dire, mais sans effect ni production.

Voyla, ma Philothee, comme l'on tire les bonnes pensees et saintes aspirations de ce qui se presente en la
varieté de cette vie mortelle. Malheureux sont ceux qui destournent les creatures de leur Createur pour les
contourner au peché; bienheureux sont ceux qui contournent les creatures a la gloire de leur Createur, et
employent leur vanité a l'honneur de la verité. Certes, dit saint Gregoire Nazianzene (54), j 'ay
accoustumé de rapporter toutes choses a mon prouffit spirituel Lisés le devot Epitaphe que saint Hierosme
a fait de sa sainte Paule (55); car c'est belle chose a voir comme il est tout parsemé des aspirations et
conceptions sacrees qu'elle faisoit a toutes sortes de rencontres.

Or, en cet exercice de la retraitte spirituelle et des oraysons jaculatoires gist la grande oeuvre de la
devotion : il peut suppleer au defaut de toutes les autres oraysons, mais le

manquement d'iceluy ne peut presque point estre reparé par aucun autre moyen. Sans iceluy, on ne peut
pas bien faire la vie contemplative, et ne sçauroit-on que mal faire la vie active ; sans iceluy, le repos n'est
qu'oysiveté, et le travail, qu'embarrassement ; c'est pourquoy je vous conjure de l'embrasser de tout
vostre coeur, sans jamais vous en departir.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE XIV
 
 
 
 
 
 

             DE LA TRESSAINTE MESSE ET COMME IL LA FAUT OUIR
 
 
 
 
 
 

1. Je ne vous ay encor point parlé du soleil des exercices spirituelz, qui est le tressaint, sacré et
tres-souverain Sacrifice et Sacrement de la Messe, centre de la religion chrestienne, coeur de la devotion,
ame de la pieté, mystere ineffable qui comprend l'abisme de la charité divine, et par lequel Dieu
s'appliquant reellement a nous, nous communique magnifiquement ses graces et faveurs.

2. L'orayson faitte en l'union de ce divin Sacrifice a une force indicible, de sorte, Philothee, que par
iceluy, l'ame abonde en celestes faveurs comme appuyee sur son Bienaymé (56), qui la rend si pleine
d'odeurs et suavités spirituelles, qu'elle ressemble a une colomne de fumee de bois aromatique, de la
myrrhe, de l'encens et de toutes les poudres du Parfumeur, comme il est dit es Cantiques (57)

Faites donques toutes sortes d'effortz pour assister tous les jours a la sainte Messe, affin d'offrir avec le
prestre le sacrifice de vostre Redempteur a Dieu son Pere, pour vous et pour toute l'Eglise. Tous-jours les
Anges en grand nombre s'y treuvent presens, comme dit saint Jean Chrysostome (58), pour honnorer ce
saint mystere ; et nous y treuvans avec eux et avec une mesme intention, nous ne

pouvons que recevoir beaucoup d'influences propices par une telle societé. Les choeurs de l'Eglise
triomphante et ceux de l'Eglise militante se viennent attacher et joindre a Nostre Seigneur en cette divine
action, pour, avec luy, en luy et par luy ravir le coeur de Dieu le Pere et rendre sa misericorde toute
nostre. Quel bonheur a une ame de contribuer devotement ses affections pour un bien si pretieux et
desirable !

4. Si, par quelque force forcee, vous ne pouves pas vous rendre presente a la celebration de ce souverain
Sacrifice, d'une presence reelle, au moins faut-il que vous y porties vostre coeur pour y assister d'une
presence spirituelle. A quelque heure donq du matin, allés en esprit, si vous ne pouves autrement, en
l'eglise; unisses vostre intention a celle de tous les Chrestiens, et faites les mesmes actions interieures au
lieu ou vous estes, que vous feries si vous esties reellement presente a l'office de la sainte Messe en
quelque eglise.

5. Or pour ouïr, ou reellement ou mentalement, la sainte Messe comme il est convenable : 1. Des le
commencement jusques a ce que le prestre se soit mis a l'autel, faites avec luy la preparation, laquelle
consiste a se mettre en la presence de Dieu, reconnoistre vostre indignité et demander pardon de vos
fautes. 2. Despuis que le prestre est a l'autel jusques a l'Evangile, considerés la venue et la vie de Nostre
Seigneur en ce monde, par une simple et generale consideration. 3. Despuis l'Evangile jusques apres le
Credo, considerés la predication de nostre Sauveur ; protestes de vouloir vivre et mourir en la foy et
obeissance de sa sainte parole et en l'union de la sainte Eglise Catholique. 4. Despuis le Credo jusques au
Pater noster, appliques vostre coeur aux mysteres de la Mort et Passion de nostre Redempteur, qui sont
actuellement et essentiellement representés en ce saint Sacrifice, lequel avec le prestre et avec le reste du
peuple, vous offrirés a Dieu le Pere pour son honneur et pour vostre salut. 5. Despuis le Pater noster
jusques a la Communion, efforces-vous de faire mille desirs de vostre coeur, souhaittant ardemment
d'estre a jamais jointe et unie a nostre Sauveur par amour eternel. 6. Despuis la Communion jusques a la
fin remercies sa divine Majesté de son Incarnation, de sa vie, de sa Mort, de sa Passion et de l'amour qu'il
nous tesmoigne en ce saint Sacrifice, le conjurant par iceluy de vous estre a jamais propice, a vos parens,
a vos amis et a toute l'Eglise ; et vous humiliant de tout vostre coeur, receves devotement la benediction
divine que Nostre Seigneur vous donne par l'entremise de son officier.

Mais si vous voules pendant la Messe faire vostre meditation sur les mysteres que vous alles suivant de
jour en jour, il ne sera pas requis que vous vous divertissies a faire ces particulieres actions ; ains suffira
qu'au commencement vous dressies vostre intention a vouloir adorer et offrir ce saint Sacrifice par
l'exercice de vostre meditation et orayson, puisqu'en toute meditation se treuvent les actions susdites, ou
expressement ou tacitement et virtuellement.

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