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Saint François de Sales
Introduction à la Vie Dévote


TROISIESME PARTIE DE L ' I N T R O D U C T I O N A LA VIE DEVOTE CONTENANT PLUSIEURS ADVIS TOUCHANT L'EXERCICE DES VERTUS

CHAPITRE PREMIER
DU CHOIX QUE L'ON DOIT FAIRE QUANT A L'EXERCICE DES VERTUS

Le roy des abeilles ne se met point aux champs qu'il ne soit environné de tout son petit peuple, et la charitê n'entre jamais dans un coeur qu'elle n'y loge avec soy tout le train des autres vertus, les exerçant et mettant en besoigne ainsy qu'un capitaine fait ses soldatz ; mais elle ne les met pas en oeuvre ni tout a coup, ni egalement, ni en tous tems, ni en tous lieux. Le juste est comme l'arbre qui est plantê sur le cours des eaux, qui porte son fruit en son tems (1), parce que la charité arrousant une ame, produit en elle les oeuvres vertueuses chacune en sa saison. La musique, tant aggreable de soy mesme, est importune en un deuil, dit le Proverbe (2). C'est un grand defaut en plusieurs qui, entreprenans l'exercice de quelque vertu particuliere, s'opiniastrent d'en produire des actions en toutes sortes de rencontres, et veulent, comme ces anciens philosophes (3), ou tous-jours pleurer ou tous-jours rire ; et font encor pis quand ilz blasment et censurent ceux qui, comme eux, n'exercent pas tous-jours ces mesmes vertus. Il se faut res-jouir avec les joyeux et pleurer avec les pleurans, dit l'Apostre (4); et la charité est patiente, benigne (5), liberale, prudente, condescendante.

Il y a neanmoins des vertus lesquelles ont leur usage presque universel, et qui ne doivent pas seulement faire leurs actions a part, ains doivent encor respandre leurs qualités es actions de toutes les autres vertus. Il ne se presente pas souvent des occasions de prattiquer la force, la magnanimité, la magnificence ; mais la douceur, la temperance, l'honnesteté et l'humilité sont des certaines vertus desquelles toutes les actions de nostre vie doivent estre teintes. Il y a des vertus plus excellentes qu'elles ; l'usage neanmoins de celles ci est plus requis. Le sucre est plus excellent que le sel ; mais le sel a un usage plus frequent et plus general. C'est pourquoy il faut tous-jours avoir bonne et prompte provision de ces vertus generales, puisqu'il s'en faut servir presque ordinairement.

Entre les exercices des vertus, nous devons preferer celuy qui est plus conforme a nostre devoir, et non pas celuy qui est plus conforme a nostre goust. C'estoit le goust de sainte Paule d'exercer l'aspreté des mortifications corporelles pour jouir plus aysement des douceurs spirituelles, mais elle avoit plus de devoir a l'obeissance de ses superieurs ; c'est pourquoy saint Hierosme advoüe (6) qu'elle estoit reprehensible en ce que, contre l'advis de son Evesque, elle faisoit des abstinences immoderees. Les Apostres au contraire, commis pour prescher l'Evangile et distribuer le pain aux

ames, jugerent extremement bien qu'ils eussent eu tort de s incommoder en ce saint exercice pour prattiquer la vertu du soin des pauvres, quoy que tres excellente (7). Chaque vacation a besoin de prattiquer quelque speciale vertu : autres sont les vertus d'un prelat, autres celles d'un prince, autres celles d'un soldat, autres celles d'une femme mariee, autres celles d'une vefve ; et bien que tous doivent avoir toutes les vertus, tous neanmoins ne les doivent pas egalement prattiquer, mais un chacun se doit particulierement addonner a celles qui sont requises au genre de vie auquel il est appellé.

Entre les vertus qui ne regardent pas nostre devoir particulier, il faut preferer les plus excellentes et non pas les plus apparentes. Les cometes paroissent pour l'ordinaire plus grandes que les estoiles et tiennent beaucoup plus de place a nos yeux ; elles ne sont pas neanmoins comparables ni en grandeur ni en qualité aux estoiles, et ne semblent grandes sinon parce qu'elles sont proches de nous et en un sujet plus grossier au prix des estoiles. Il y a de mesme certaines vertus lesquelles, pour estre proches de nous, sensibles et, s'il faut ainsy dire, materielles, sont grandement estimees et tous-jours preferees par le vulgaire : ainsy prefere-il communement l'aumosne temporelle a la spirituelle, la haire, le jeusne, la nudité, la discipline et les mortifications du cors a la douceur, a la debonnaireté, a la modestie et autres mortifications du coeur (8), qui neanmoins sont bien plus excellentes. Choisissés donq, Philothee, les meilleures vertus et non pas les plus estimees, les plus excellentes et non pas les plus apparentes, les meilleures et non pas les plus braves.

(9) Il est utile qu'un chacun choisisse un exercice particulier de quelque vertu, non point pour

abandonner les autres, mais pour tenir plus justement son esprit rangé et occupé. Une belle jeune fille, plus reluisante que le soleil, ornee et paree royalement et couronnee d'une couronne d'olives, apparut a saint Jean Evesque d'Alexandrie et luy dit : " Je suis la fille aisnee du Roy ; si tu me peux avoir pour ton amie je te conduiray devant sa face. " Il conneut que c'estoit la misericorde envers les pauvres que Dieu luy recommandoit, si que, par apres, il s'addonna tellement a l'exercice d'îcelle, que pour cela il est par tout appellé saint Jean l'Aumosnier (10). Euloge Alexandrin, desirant faire quelque service particulier a Dieu, et n'ayant pas asses de force ni pour embrasser la vie solitaire ni pour se ranger sous l'obeissance d'un autre, retira chez soy un miserable tout perdu et gasté de ladrerie pour exercer en iceluy la charité et mortification ; ce que pour faire plus dignement il fit voeu de l'honnorer, traitter et servir comme un valet feroit son maistre et seigneur. Or, sur quelque tentation survenue tant au ladre qu'a Euloge de se quitter l'un l'autre, ilz s'addresserent au grand saint Anthoine qui leur dit : "Gardes bien, mes enfans, de vous separer l'un de l'autre ; car estans tous deux proches de vostre fin, si l'Ange ne vous treuve pas ensemble, vous coures grand peril de perdre vos couronnes (11)."

Le roy saint Louys visitoit, comme par un prix fait, les hospitaux et servoit les malades de ses propres mains. Saint François aymoit sur tout la pauvreté qu'il appelloit sa Dame ; saint Dominique, la prédication de laquelle son Ordre a prins le nom. Saint Gregoire le Grand se plaisoit a caresser les pelerins a l'exemple du grand Abraham, et comme iceluy receut le Roy de gloire sous la forme d'un pelerin. Tobie s'exerçoit en la charité d'ensevelir les defunctz ; sainte Elizabeth, toute grande princesse qu'elle estoit, aymoit sur tout l'abjection de soy mesme ; sainte Catherine de Gennes, estant devenue vefve, se dedia au service de l'hospital. Cassian raconte (12) qu'une devote damoiselle, desireuse d'estre exercee en la vertu de patience, recourut a saint Athanase, lequel a sa requeste, mit avec elle une pauvre vefve, chagrine, cholere, facheuse et insupportable, laquelle gourmandant perpetuellement cette devote fille, luy donna bon sujet de prattiquer dignement la douceur et condescendance.

Ainsy entre les serviteurs de Dieu, les uns s'addonnent a servir les malades, les autres a secourir les pauvres, les autres a procurer l'avancement de la doctrine chrestienne entre les petitz enfans, les autres a ramasser les ames perdues et esgarees, les autres a parer les eglises et orner les autelz, et les autres a moyenner la paix et concorde entre les hommes. En quoy ilz imitent les brodeurs qui, sur divers fonds, couchent en belle varieté les soyes, l'or et l'argent pour en faire toutes sortes de fleurs ; car ainsy ces ames pieuses qui entreprennent quelque particulier exercice de devotion, se servent d'iceluy comme d'un fonds pour leur broderie spirituelle, sur lequel elles prattiquent la varieté de toutes les autres vertus (13), tenans en cette sorte leurs actions et affections mieux unies et rangees par le rapport qu'elles en font a leur exercice principal, et font ainsy paroistre leur esprit

En son beau vestement de drap d'or recamé,

Et d'ouvrages divers a l'esguille semé (14)

Quand nous sommes combattus de quelque vice, il faut, tant qu'il nous est possible, embrasser la prattique de la vertu contraire, rapportant les autres a icelle ; car par ce moyen nous vaincrons nostre ennemi et ne laisserons pas de nous avancer en toutes les vertus. Si je suis combattu par l'orgueil ou par la cholere, il faut qu'en toute chose je me panche et plie du costé de l'humilité et de la douceur, et qu'a cela je face servir les autres exercices de l'orayson, des Sacremens, de la prudence, de la constance, de la sobrieté. Car, comme les sangliers pour aiguiser leurs defenses les frottent et fourbissent avec leurs autres dens, lesquelles reciproquement en demeurent toutes fort affilees et tranchantes, ainsy l'homme vertueux ayant entreprins de se perfectionner en la vertu de laquelle il a plus de besoin pour sa defense, il la doit limer et affiler par l'exercice des autres vertus, lesquelles en affinant celle la, en deviennent toutes plus excellentes et mieux polies ; comme il advint à Job, qui s'exerçant particulierement en la patience, contre tant

de tentations desquelles il fut agité, devint parfaittement saint et vertueux en toutes sortes de vertus. Ains il est arrivé, comme dit saint Gregoire Nazianzene (15), que par une seule action de quelque vertu, bien et parfaittement exercee, une personne a atteint au comble des vertus, alleguant Rahab, laquelle, ayant exactement prattiqué l'office d'hospitalité, parvint a une gloire supreme (16); mais cela s'entend quand telle action se fait excellemment, avec grande ferveur et charité..

CHAPITRE II
SUITE DU MESME DISCOURS DU CHOIX DES VERTUS

Saint Augustin dit excellemment (17) que ceux qui commencent en la devotion commettent certaines fautes, lesquelles sont blasmables selon la rigueur des lois de la perfection, et sont neanmoins loüables, pour le bon presage qu'elles donnent d'une future excellence de pieté, a laquelle mesme elles servent de disposition. Cette basse et grossiere crainte qui engendre les scrupules excessifz es ames de ceux qui sortent nouvellement du train des pechés, est une vertu recommandable en ce commencement, et presage certain d'une future pureté de conscience ; mais cette mesme crainte seroit blasmable en ceux qui sont fort avancés, dedans le coeur desquelz doit regner l'amour, qui petit a petit chasse cette sorte de crainte servile.

Saint Bernard en ses commencemens (18) estoit plein de rigueur et d'aspreté envers ceux qui se rangeoyent sous sa conduite, ausquelz il annonçoit d'abord qu'il falloit quitter le cors et venir a luy avec le seul esprit. Oyant leurs confessions, il detestoit avec une severité extraordinaire toutes sortes de defautz, pour petitz qu'ilz fussent, et sollicitoit tellement ces pauvres apprentifz a la perfection, qu'a force de les y pousser il les en retiroit ; car ilz perdoyent coeur et haleyne de se voir si instamment pressés en une montee si droitte et relevee. Voyes vous, Philothee, c'estoit le zele tres ardent d'une parfaitte pureté qui provoquoit ce grand Saint a cette sorte de methode, et ce zele estoit une grande vertu, mais vertu neanmoins qui ne laissoit pas d'estre reprehensible. Aussi Dieu mesme, par une sacree apparition, l'en corrigea, respandant en son ame un esprit doux, suave, amiable et tendre, par le moyen duquel s' estant rendu tout autre, il s'accusa grandement d'avoir esté si exacte et severe, et devint tellement gracieux et condescendant avec un chacun qu'il se fit tout a tous pour les gaigner tous(19).
 
 

Saint Hierosme ayant raconté que sainte Paule, sa chere fille, estoit non seulement excessive, mais opiniastre en l'exercice des mortifications corporelles, jusques a ne vouloir point ceder a l'advis contraire que saint Epiphane son Evesque luy avoit donné pour ce regard, et qu'outre cela, elle se laissoit tellement emporter au regret de la mort des siens, que tous-jours elle en estoit en danger de mourir, en fin il conclud en cette sorte(20) : " On dira qu'en lieu d'escrire des loüanges pour cette Sainte, j'en escris des blasmes et vituperes. J'atteste Jesus auquel elle a servi et auquel je desire servir, que je ne mens ni d'un costé ni d'autre, ains produis naifvement ce qui est d'elle, comme Chrestien d'une Chrestienne ; c'est a dire, j'en escris l'histoire, non pas un panegyrique, et que ses vices sont les vertus des autres. " Il veut dire que les deschetz et defautz de sainte Paule eussent tenu lieu de vertu en une ame moins parfaitte, comme a la verité il y a des actions qui sont estimees imperfections en ceux qui sont parfaitz, lesquelles seroyent neanmoins tenues pour grandes perfections en ceux qui sont imparfaitz. C'est bon signe en un malade quand au sortir de sa maladie les jambes luy enflent, car cela denote que la nature des-ja renforcee rejette les humeurs superflues; mays ce mesme signe seroit mauvais en celuy qui ne seroit pas malade, car il

feroit connoistre que la nature n'a pas asses de force pour dissiper et resouldre les humeurs. Ma Philothee, il faut avoir bonne opinion de ceux esquelz nous voyons la prattique des vertus, quoy qu'avec imperfection, puisque les Saintz mesmes les ont souvent prattiquees en cette sorte; mays quant a nous, il nous faut avoir soin de nous y exercer, non seulement fidellement, mais prudemment, et a cet effect observer estroittement l'advis du Sage*, de ne point nous appuyer sur nostre propre prudence, ains sur celle de ceux que Dieu nous a donnés pour conducteurs.

Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus et qui ne le sont aucunement, desquelles il faut que je vous die un mot : ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités, impassibilités, unions deifiques, eslevations, transformations, et autres telles perfections desquelles certains livres traittent, qui promettent d'eslever l'ame jusqu'a la contemplation purement intellectuelle, a l'application essentielle de l'esprit et vie supereminente. Voyés-vous, Philothee, ces perfections ne sont pas vertus ; ce sont plustost des recompenses que Dieu donne pour les vertus, ou bien encor plustost des eschantillons des felicités de la vie future , qui quelquefois sont presentés aux hommes pour leur faire desirer les pieces toutes entieres qui sont la haut en Paradis. Mais pour tout cela, il ne faut pas pretendre a telles graces, puisqu'elles ne sont nullement necessaires pour bien servir et aymer Dieu, qui doit estre nostre unique pretention ; aussi, bien souvent ne sont-ce pas des graces qui puissent estre acquises par le travail et industrie, puisque ce sont plustost des passions que des actions, lesquelles nous pouvons recevoir, mais non pas faire en nous. J'adjouste que nous n'avons pas entrepris de nous rendre sinon gens de bien, gens de devotion, hommes pieux, femmes pieuses, c'est pourquoy il nous faut bien employer a cela ; que s'il plait a Dieu de nous eslever jusques a ces perfections angeliques, nous serons aussi des bons anges, mais en attendant exerçons-nous simplement, humblement et devotement aux petites vertus, la conqueste desquelles Nostre Seigneur a exposee a nostre soin et travail : comme la patience, la debonnaireté, la mortification du coeur, l'humilité, l'obeissance, la pauvreté, la chasteté, la tendreté envers le prochain, le support de ses imperfections, la diligence et sainte ferveur (21) .

Laissons volontier les sureminences aux ames sureslevees : nous ne meritons pas un rang si haut au service de Dieu ; trop heureux serons-nous de le servir en sa cuisine, en sa paneterie, d'estre des laquais, portefaix, garçons de chambre ; c'est a luy par apres, si bon luy semble, de nous retirer en son cabinet et conseil privé. Ouy, Philothee, car ce Roy de gloire ne recompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu' ilz exercent, mais selon l'amour et humilité avec laquelle ilz les exercent. Saül, cherchant les asnes de son pere, treuva le royaume d'Israël (22); Rebecca, abbreuvant les chameaux d'Abraham, devint espouse de son filz (23); Ruth, glanant apres les moissonneurs de Boos et se couchant a ses pieds, fut tiree a son costé et rendue son espouse (24). Certes, les pretentions si hautes et eslevees des choses extraordinaires sont grandement sujettes aux illusions, tromperies et fausetés ; et arrive quelquefois que ceux qui pensent estre des anges ne sont pas seulement bons hommes, et qu'en leur fait il y a plus de grandeur es paroles et termes dont ilz usent, qu'au sentiment et en l'oeuvre. Il ne faut pourtant rien mespriser ni censurer temerairement ; mais en benissant Dieu de la sureminence des autres, arrestons-nous humblement en nostre voye, plus basse mais plus asseuree, moins excellente mais plus sortable a nostre insuffisance et petitesse, en laquelle si nous conversons humblement et fidellement, Dieu nous eslevera a des grandeurs bien grandes.

CHAPITRE III
DE LA PATIENCE

Vous aves besoin de patience, affin que faysant la volonté de Dieu, vous en rapporties la promesse, dit l'Apostre (25). Ouy ; car, comme avoit prononcé le Sauveur (26), en vostre patience vous possederes vos ames. C'est le grand bonheur de l'homme, Philothee, que de posseder son ame ; et a mesure que la patience est plus parfaitte, nous possedons plus parfaittement nos ames. (27) Resouvenés vous souvent que Nostre Seigneur nous a sauvés en souffrant et endurant, et que de mesme, nous devons faire nostre salut par les souffrances et afflictions, endurans les injures, contradictions et desplaysirs avec le plus de douceur qu'il nous sera possible.
 

Ne bornés point vostre patience a telle ou telle sorte d'injures et d'afflictions, mais estendes-la universellement a toutes celles que Dieu vous envoyera et permettra vous arriver. Il y en a qui ne veulent souffrir sinon les tribulations qui sont honnorables, comme par exemple, d'estre blessés a la guerre, d'estre prisonniers de guerre, d'estre mal traittés pour la religion, de s'estre appauvris par quelque querelle en laquell ilz soyent demeurés maistres ; et ceux-ci n 'ayment pas la tribulation, mais l'honneur qu'elle apporte. Le vray patient et serviteur de Dieu supporte egalement les tribulations conjointes a l'ignominie et celles qui sont honnorables. D'estre mesprisé, reprins et accusé par les meschans, ce n'est que douceur a un homme de courage ; mais d'estre reprins, accusé et mal traitté par les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est la ou il y va du bon. J'estime plus la douceur avec laquelle le grand saint Charles (28) Borromee souffrit longuement les reprehensions publiques qu'un grand predicateur d'un Ordre extremement reformé faisoit contre luy en chaire, que toutes les attaques qu'il receut des autres. Car tout ainsy que les piqueures des abeilles sont plus cuisantes que celles des mouches, ainsy le mal que l'on reçoit des gens de bien et les contradictions qu'ilz font sont bien plus insupportables que les autres; et cela neanmoins arrive fort souvent, que deux hommes de bien, ayans tous deux bonne intention, sur la diversité de leurs opinions, se font des grandes persecutions et contradictions l'un a l'autre.

Soyes patiente, non seulement pour le gros et principal des afflictions qui vous surviendront, mais encores pour les accessoires et accidens qui en dependront. Plusieurs voudroyent bien avoir du mal, pourveu qu'ilz n'en fussent point incommodés. Je ne me fasche point, dit l'un, d'estre devenu pauvre, si ce n'estoit que cela m'empeschera de servir mes amis, eslever mes enfans et vivre honnorablement comme je desirerois. Et l'autre dira : je ne m'en soucierois point, si ce n'estoit que le monde pensera que cela me soit arrivé par ma faute. L'autre seroit tout ayse que l'on mesdist de luy, et le souffriroit fort patiemment, pourveu que personne ne creust le mesdisant. Il y en a d'autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal, ce leur semble, mays non pas l'avoir toute : ilz ne s'impatientent pas, disent-ilz, d'estre malades, mais de ce qu'ilz n'ont pas de l'argent pour se faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en sont importunés. Or je dis, Philothee, qu'il faut avoir patience, non seulement d'estre malade, mais de l'estre de la maladie que Dieu veut, au lieu ou il veut, et entre les personnes qu'il veut, et avec les incommodités qu'il veut ; et ainsy des autres tribulations.

Quand il vous arrivera du mal, opposés a iceluy les remedes qui seront possibles et selon Dieu, car de faire autrement, ce seroit tenter sa divine Majesté : mais aussi cela estant fait, attendes avec une entiere resignation l'effect que Dieu aggreera. S'il luy plaist que les remedes vainquent le mal, vous le remercieres avec humilité ; mais s'il luy plaist que le mal surmonte les remedes, benisses-le avec patience.

Je suis l'advis de saint Gregoire : Quand vous seres accusee justement pour quelque faute que vous aures commise, humilies-vous bien fort, confesses que vous merités l'accusation qui est faitte contre vous (29) . Que si l'accusation est fause, excuses-vous doucement, niant d'estre coupable, car vous deves cette reverence a la verité et a l'edification du prochain ; mais aussi, si apres vostre veritable et legitime excuse on continue a vous accuser, ne vous troubles nullement et ne tasches point a faire recevoir vostre excuse ; car apres avoir rendu vostre devoir a la verité, vous deves le rendre aussi a l'humilité. Et en cette sorte, vous n'offenseres ni le soin que vous deves avoir de vostre renommee, ni l'affection que vous deves a la tranquillité, douceur de coeur et humilité.
 
 

Plaignes vous le moins que vous pourres des tortz qui vous seront faitz ; car c'est chose certaine que pour l'ordinaire, qui se plaint peche, d'autant que l'amour propre nous fait tous-jours ressentir les injures plus grandes qu'elles ne sont : mais sur tout ne faites point vos plaintes a des personnes aysees a s'indigner et mal penser. Que s'il est expedient de vous plaindre a quelqu'un, ou pour remedier a l'offense, ou pour accoiser vostre esprit, il faut que ce soit a des ames tranquilles et qui ayment bien Dieu ; car autrement au lieu d'alleger vostre coeur, elles le provoqueroyent a de plus grandes inquietudes ; au lieu d'oster l'espine qui vous pique, elles la ficheront plus avant en vostre pied.

Plusieurs estans malades, affligés, et offensés de quelqu'un s'empeschent bien de se plaindre et monstrer de la delicatesse, car cela, a leur advis (et il est vray), tesmoigneroit evidemment une grande defaillance de force et de generosité; mais ilz desirent extremement, et par plusieurs artifices recherchent que chacun les plaigne, qu'on ait grande compassion d'eux , et qu'on les estime non seulement affligés, mais patiens et

courageux. Or, cela est vrayment une patience, mais une patience fause qui, en effect, n'est autre chose qu'une tres delicate et tres fine ambition et vanité : Ilz ont de la gloire, dit l'Apostre (30), mais non pas envers Dieu. Le vray patient ne se plaint point de son mal ni ne desire qu'on le plaigne ; il en parle naifvement, veritablement et simplement, sans se lamenter, sans se plaindre, sans l'aggrandir : que si on le plaint, il souffre patiemment qu'on le plaigne, sinon qu'on le plaigne de quelque mal qu'il n'a pas ; car lhors il declare modestement qu'il n'a point ce mal la, et demeure en cette sorte paisible entre la verité et la patience, confessant son mal et ne s'en plaignant point.

Es contradictions qui vous arriveront en l'exercice de la devotion (car cela ne manquera pas), resouvenesvous de la parolle de Nostre Seigneur (31) : La femme tandis qu'elle enfante a des grandes angoisses, mais voyant son enfant né elle les oublie, d'autant qu'un homme luy est né au monde ; car vous aves conceu en vostre ame le plus digne enfant du monde, qui est Jesus Christ : avant qu'il soit produit et enfanté du tout, il ne se peut que vous ne vous ressenties du travail; mais ayés bon courage, car, ces douleurs passees, la joye eternelle vous demeurera d'avoir enfanté un tel homme au monde. Or, il sera entierement enfanté pour vous lhors que vous l'aures entierement formé en vostre coeur et en vos oeuvres par imitation de sa vie.
 
 

Quand vous seres malade, offres toutes vos douleurs, peynes et langueurs au service de Nostre Seigneur, et le supplies de les joindre aux tourmens qu'il a receuz pour vous. Obeisses au medecin, prenes les medecines, viandes et autres remedes pour l'amour de Dieu, vous resouvenant du fiel qu'il print pour l'amour de nous. Desires de guerir pour luy rendre service ; ne refuses point de languir pour luy obeir, et disposes-vous a mourir, si ainsy il luy plaist, pour le loüer et jouir de luy. Resouvenes-vous que les abeilles au tems qu'elles font le miel, vivent et mangent d'une munition fort amere, et qu'ainsy nous ne pouvons jamais faire des actes de plus grande douceur et patience, ni mieux composer le miel des excellentes vertus, que tandis que nous mangeons le pain d'amertume et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs de thim, herbe petite et amere, est le meilleur de tous, ainsy la vertu qui s'exerce en l'amertume des plus viles, basses et abjectes tribulations est la plus excellente de toutes.

Voyes souvent de vos yeux interieurs Jesus Christ crucifié, nud, blasphemé, calomnié, abandonné, et en fin accablé de toutes sortes d'ennuis, de tristesse et de travaux, et consideres que toutes vos souffrances, ni en qualité ni en quantité, ne sont aucunement comparables aux siennes, et que jamais vous ne souffrires rien pour luy, au prix de ce qu'il a souffert pour vous. Consideres les peynes que les Martyrs souffrirent jadis, et celles que tant de personnes endurent, plus griefves, sans aucune proportion, que celles esquelles vous estes, et dites : helas, mes travaux sont des consolations et mes espines (32) des roses, en comparayson de ceux qui, sans secours, sans assistence, sans allegement, vivent en une mort continuelle, accablés d'afflictions infiniment plus grandes.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE IV
 
 

DE L'HUMILITE POUR L'EXTERIEUR
 
 

(33) Empruntes, dit Helisee a une pauvre vefve, et prenes force vaysseaux vuides et verses l'huyle en iceux (34). Pour recevoir la grace de Dieu en nos coeurs, il les faut avoir vuides de nostre propre gloire. La cresserelle criant et regardant les oyseaux de proye, les espouvante par une proprieté et vertu secrette (35) ; c'est pourquoy les colombes l'ayment sur tous les autres oyseaux, et vivent en asseurance aupres d'icelle : ainsy l'humilité repousse Satan, et conserve en nous les graces et dons du Saint Esprit, et pour cela tous les Saintz, mais particulierement le Roy des Saintz et sa Mere, ont tous-jours honnoré et cheri cette digne vertu plus qu'aucune autre entre toutes les morales.

Nous appellons vaine la gloire qu'on se donne ou pour ce qui n'est pas en nous, ou pour ce qui est en nous mais non pas a nous, ou pour ce qui est en nous et a nous, mais qui ne merite pas qu'on s'en glorifie. La noblesse de la race, la faveur des grans, l'honneur populaire, ce sont choses qui ne sont pas en nous, mais ou en nos predecesseurs, ou en l'estime d'autruy. Il y en a qui se rendent fiers et morgans pour estre sur un bon cheval(36), pour avoir un pennache en leur chapeau, pour estre habillés somptueusement; mais qui ne void cette folie ? car s'il y a de la gloire pour cela, elle est

pour le cheval, pour l'oyseau et pour le tailleur; et quelle lascheté de courage est ce d'emprunter son estime d'un cheval, d'une plume, d'un goderon ? Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevees, pour une barbe bien peignee, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour sçavoir danser, joüer, chanter ; mais ne sont ilz pas lasches de courage, de vouloir encherir leur valeur et donner du surcroist a leur reputation par des choses si frivoles et folastres? Les autres, pour un peu de science, veulent estre honnorés et respectés du monde, comme si chacun devoit aller a l'escole chez eux et les tenir pour maistres : c'est pour-quoy on les appelle pedans. Les autres se pavonnent sur la consideration de leur beauté, et croyent que tout le monde les muguette. Tout cela est extremement vain, sot et impertinent, et la gloire qu'on prend de si foibles sujetz s'appelle vaine, sotte et frivole.

On connoist le vray bien comme le vray baume : on fait l'essay du baume en le distillant dedans l'eau, car s'il va au fond et qu'il prenne le dessous, il est jugé pour estre du plus fin et pretieux. Ainsy, pour connoistre si un homme est vrayement sage, sçavant, genereux, noble, il faut voir si ses bieris tendent a l'humilité, modestie et sousmission, car alhors ce seront des vrays biens ; mais s'ilz surnagent et qu'ilz veuillent paroistre, ce seront des biens d'autant moins veritables qu'ilz seront plus apparens. Les perles qui sont conceuës ou nourries au vent et au bruit des tonnerres n'ont que l'escorce de perle (37), et sont vuides de substance ; et ainsy les vertus et belles qualités des hommes qui sont receuës et nourries en l'orgueil, en la vantance et en la vanité, n'ont qu'une simple apparence du bien, sans suc, sans moëlle et sans solidité.

Les honneurs, les rangs, les dignités sont comme le saffran, qui se porte mieux et vient plus abondamment d'estre foulé aux pieds. Ce n'est plus honneur d'estre beau, quand on s'en regarde : la beauté pour avoir bonne grace doit estre negligee ; la science nous deshonnore quand elle nous enfle et qu'elle degenere en pedanterie. Si nous sommes pointilleux pour les rangs, pour les seances, pour les tiltres, outre que nous exposons nos qualités a l'examen, a l'enqueste et a la contradiction, nous les rendons viles et abjectes ; car l'honneur qui est beau estant receu en don, devient vilain quand il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon (38) fait sa roue pour se voir, en levant ses belles plumes il se herisse de tout le reste, et monstre de part et d'autre ce qu'il a d'infame ; les fleurs qui sont belles plantees en terre, flestrissent estans maniees. Et comme ceux qui odorent la mandragore de loin et en passant reçoivent beaucoup de suavité, mais ceux qui la sentent de pres et longuement en deviennent assoupis et malades, ainsy les honneurs rendent une douce consolation a celuy qui les odore de loin et legerement, sans s'y amuser ou s'en empresser ; mais a qui s'y affectionne et s'en repaist, ilz sont extremement blasmables et vituperables

La poursuite et amour de la vertu commence a nous rendre vertueux ; mais la poursuite et amour des honneurs commence a nous rendre mesprisables et vituperables.

Les espritz bien nés ne s'amusent pas a ces menus fatras de rangs, d'honneurs, de salutations ; ilz ont d'autres choses a faire: c'est le propre des espritz faineans. Qui peut avoir des perles ne se charge pas de coquilles ; et ceux qui pretendent a la vertu ne s'empressent point pour les honneurs. Certes, chacun peut entrer en son rang et s'y tenir sans violer l'humilité, pourveu que cela se fasse negligemment et sans contention. Car, comme ceux qui viennent du Peru, outre l'or et l'argent qu'ilz en tirent, apportent encor des singes et perroquetz, parce qu'ilz ne leur coustent gueres et ne chargent pas aussi beaucoup leur navire ; ainsy ceux qui pretendent a la vertu ne laissent pas de prendre leurs rangs et les honneurs qui leur sont deus, pourveu toutefois que cela ne leur couste pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit sans en estre chargés de trouble, d'inquietude, de disputes et contentions. Je ne parle neanmoins pas de ceux desquelz la dignité regarde le public, ni de certaines occasions particulieres qui tirent une grande consequence ; car en cela, il faut que chacun conserve ce qui luy appartient, avec une prudence et discretion qui soit accompagnee de charité et courtoisie.
 

Suite de la note 33 . Variantes des chapitres 4 et 7

Separons [ ce que nous sommes d'avec ] ce que Dieu a mis en nous de ce que nous y avons mis du nostre: : l'un et lautre nous humiliera puissamment ; car, qu'est ce qui nous peut tant humilier devant la bonté de Dieu que ses bienfaits [ que nous avons receus ] desquels il nous a ornés ? et qu'est ce qui nous peut tant humilier devant sa justice que nos mesfaitz par lesquels nons l'havons deshonnoré ? [ J'appelle vaine gloyre cette... ] Folle est l'estime que nous faysons de nous mesme pour ce qui est en nous mais qui n'est pas a nous. Qu'as tu, dit l'Apostre, que tu n'ayes receu ? et si tu l'as receu, pourquoy t'en glorifies tu comme si tu ne l'avois pas receu ? Voyre ! comme si les mulets layssoyent d'estre des lourdes et puantes bestes, pour estre chargés des meubles praetieux et parfumés des grans Princes. Considerons les graces que Dieu nous a faites ; l'honneur et gloire en appartient a luy seul, quoy que le bonheur et l'utilité nous en revienne ; [ mais de nous en estimer davantage, de nous en exalter, c'est une vanité insupportable. ] a nous la joye d'en jouir, a luy la gloire d'en estre l'uniqu'autheur.

[Plus vayne est la gloire de ceux qui se prisent et glorifient... Plus grande est la vanité de ceux qui... ] Plusieurs se donnent de la gloire pour des choses inutiles, frivoles et impertinentes : se regarder et pavonner pour des moustaches relevés, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour un pennache, pour des habits, pour des meubles, pour sçavoir danser, joüer, chanter, n'est ce pas une folie expresse ? car tout cela, sont ce choses qui puissent encherir et donner du surcroist a nostre vraye valeur ? [ C'est manquement de courage d'emprunter de la gloire de choses si basses et viles, et c'est une grande foyblesse d'entendement de ne pas juger que ces choses ne nous peuvent pas rendre plus glorieux, honnorables... ]

[ Plus grande encor est la vanité de ceux qui se donnent de la gloire pour ce qui n'est pas en eux. ] Grande est la vanité tiree de lantiquité de la race, les faitz heroiques des praedecesseurs, la faveur des grans, la reputation populaire ; car tout cela estant hors de nous, ne nous fait ni bons ni mauvais. [Ceux qui sçavent le moins sont les plus enflés de science et crient perpetuellement comme cygales la seule chansonnette... et ceux qui ont plus

d'imperfection se vantent plus que ordinairement de la perfection. La cygale pleyne de vent fait un bruit perpetuel, et ceux qui ont le moins de bien solide sont tous-jours sur la vantance. ] Vous en verres qui morgueront pour estre sur un beau cheval ; mais sil y a de la vraye gloire en cela, ell'est pour le cheval qui est bon, et non pas au chevalier. L'autre s'estime d'estre vestu proprement ; mais qui ne void que la gloire de cela, sil y en a, appartient au tailleur et cordonnier, et que d'emprunter son estime d'un cheval, d'un pennache, d'un moustache, c'est chose indigne d'un coeur genereux ?

[C'est encor vaine gloire quand on releve lestime du bien que l'on a, au dessus de sa vraye valeur. ] Priser la beauté comme la bonté, la science comme la vertu, c'est une grande vanité. [Le bien qui nous enfle est veneneux sans doute... ] On connoist le vray bien comme le vray baume : l'essay du baume se fait en le [rapprochant de ] distillant dedans l'eau, car sil prend le dessous, il est [parfait] du plus fin et pretieux. Ainsy le vray bien entrant dedans l'ame tend droit a l'humilité ; sil surnage et quil veuille paroistre, ce n'est pas un
 
 

vray bien. On partage les biens en deux especes les uns sont vrays, et les autres apparens, et les uns sont pour lordinaire opposés aux autres. Les vrays biens ne [sont] pas apparens, et s'ilz sont apparens ilz ne sont pas vrays. Ilz peuvent paroistre et n'estre pas apparens............
 
 
 
 

Prenes, dit Helises a la pauvre vefve, [force vases vuides] a force vaysseaux vuides et verses l'huyle dans tous ces vaysseaux. La premiere condition requise pour recevoir la grace de Dieu en nos coeurs c'est de les rendre vuides de nostre propre gloire par une sainte et vraye humilité ; humilité sans laquelle toutes les autres vertus sont vaynes et ne peuvent durer, et avec laquelle toutes les autres vertus sont asseurees. Car, comme la cresserelle nichant aupres des pigeons les contregarde, espouvantant par une proprieté secrette les oyseaux de proye avec son regard et son cri, en suite dequoy les colombes et pigeons ayment cet oyseaux sur tout autre, ainsy la sainte humilité conserve merveilleusement toutes les graces que Dieu met en nous, et chasse bien loin de nos ames les espritz malins ; et c'est pourquoy les saintes ames la loüent, honnorent et cherissent plus qu'aucune autre vertu morale. Aussi le St Esprit, duquel la colombe est le symbole, se plait infiniment avec les humbles, et voulant faire le nid sacré pour le Filz de Dieu ici bas en terre, il le fit en la creature la plus humble du monde, ains en l'humilité mesme ; et ce Filz de Dieu qui s'est exalté en s'humiliant et nous a glorifiés par son humilité, ne veut que nous apprenions autre leçon de luy, sinon qu'il est débonnaire et humble de coeur.

Considerons, ma Philothee, les graces que Dieu a mises en nous, et les maux qui nous sont arrivés de nous mesmes : l'un et l'autre nous provoquera puissamment a l'humilité ; car, qu'est ce qui nous peut tant humilier devant la misericorde de Dieu que la multitude de ses bienfaite, et qu'est ce qui nous doit tant humilier devant sa justice que la multitude de nos pechés ? Nostre coeur ne peut avoir que deux sortes de sejour asseuré : son origine et sa fin ; en tout le reste il n'y doit estre que par maniere de passage. Or il est extrait du neant, et Dieu est sa souveraine fin : il faut donq qu'en attendant d'arriver a la possession de Dieu la haut au Ciel, il demeure en son neant ici bas en terre. J'appelle vaine gloire, ma Philothee, non pas la connoissance que nous avons de ce qui est en nous, mais la folie avec laquelle nous nous en estimons davantage ; comme si les asnes et muletz laissoyent d'estre des lourdes et puantes bestes pour estre chargés d'or, de pierres pretieuses et de baume. Au contraire, je desire que nous connoissions bien les graces que Dieu nous a faites et les qualités desquelles il nous a doués affin que nous les appliquions fidellement a son service et luy en rendions graces mais de nous en estimer davantage pour cela, c'est une vanité insupportable.

Grande est la vanité de ceux qui s'enflent du bien qui n'est pas a eux quoy qu'il soit en eux ; mais plus grande et insupportable est la vanité de ceux qui se glorifient de ce qui n'est pas en eux. De la vient la vanité de ceux qui se vantent de la noblesse, des rangs, des faveurs des grans, de l'approbation du peuple et de semblables [folies] choses qui ne sont nullement en nous, mais ou en nos predecesseurs, ou en la volonté ou opinion des autres.

Mais quand la chose pour laquelle on se donne de la gloire n'en merite point, ou, si elle en merite, c'est si peu que cela ne doit point estre mis en conte, alhors la vanité est vrayement vayne, et tesmoigne autant de foiblesse d'entendement comme de manquement de courage. Penser estre quelque chose pour avoir les moustaches relevés et les cheveux crespés, pour avoir les mains douillettes et des pendans aux oreilles, ne sont ce pas des impertinences insupportables ? car, qu'est ce que tout cela ? Les habitz, le bien danser, le bien joüer, sont ce des choses dignes d'encherir et donner du surcroist en l'estat de nostre estime ? C'est manquement de courage d'emprunter nostre gloire de choses si frivoles.
 
 

Les vrays biens qui sont en nous doivent estre estimés chacun selon sa valeur ; quand nous les prisons davantage, nous nous tesmoignons des folz. Priser autant la belle taille comme le bel esprit, la beauté comme la santé, la grace comme la vertu, ce sont des grans defautz de rayson ; et c'est en quoy gist la vanité, que chacun estime ce qu'il voit en soy demesurement plus qu'il n'est convenable.
 
 

Ma Philothee, les honneurs, les rangs, les dignités sont comme le cumin, lequel s'il n'est foulé aux pieds ne croist pas si aysement. Ce n'est plus honneur d'estre beau quand on s'en regarde : au contraire, [une beauté negligee est tous-jours estimee ] la beauté a bonne grace quand ell'est negligee ; la science nous deshonnore quand elle nous enfle, [ si nous n'en faisons pas semblant ] si ell'est humble elle nous donne beaucoup de gloire. Si nous sommes pointilleux pour les rangs, pour les seances et pour les tiltres, nous

faisons deux fautes: l'une, que nous exposons nos qualités a l'examen et a l'enqueste, l'autre, que nous les rendons viles et abjectes ; car l'honneur qui est beau estant receu, devient laid quand il est exigé et recherché. Le paon est beau tandis qu'il ne morgue point et ne se veut pas voir ; mais quand il se regarde, en levant ses belles plumes il s'herisse de tout le reste et monstre de part et d'autre ce qu'il a d'infame ; les fleurs qui se conservent plantees en terre, ternissent estans maniees a la main. [Les honneurs un peu mesprisés sont tous-jours plus prisés. On vend mieux les autres marchandises en les estimant... ] On aggrandit lestime des autres marchandises pour en avoir plus d'argent ; mais qui prise le moins sa vertu, sa science, sa beauté, sa noblesse, il en retire plus d'honneur et de gloire. Et comme ceux qui odorent la mandragore de loin et en passant en reçoivent une grande et douce suavité, mais ceux qui la sentent de pres et longuement en deviennent [pesans et incommodés ] assoupis et malades, ainsy nos honneurs considerés de loin et legerement sans y appliquer le coeur et s'en empresser, ilz rendent une douce consolation a celuy qui les a ; mais estans affectionnés et considerés de pres, quand on s'y amuse et qu'on s'en repaist, [cela ressent et tient a la vilenie, bassesse de coeur et faute de cervelle.] on en devient blasmable : Ihonneur et la vertu ayant cela de contraire que comme la poursuite et amour de la vertu commence a nous rendre vertueux, lamour et la poursuite de lhonneur, de la gloire et de lestime commence a nous rendre vituperables.

La bonne renommes doit estre soigneusement conservee , car c'est un pretieux instrument pour la gloire de Dieu et le bien du prochain : elle vaut mieux que l'or ; elle sert a l'homme pour la conservation des vertus, et particulierement aux femmes pour la conservation de la chasteté, comme la pelure aux pommes et aux poires, laquelle en soy mesme n'est pas grandement prisable, et ne laisse pas d'estre fort utile pour la conservation du suc ; car ainsy la reputation n'est pas chose de soy mesme trop excellente, et neanmoins elle est extremement prouffitable pour contregarder les vertus. Vous aures, ma Philothee, si vous estes vrayement Philothee, grand soin de conserver les vertus pour le seul amour de Dieu, grand et unique protecteur de ce qui est de bon en vous ; mais comme ceux qui veulent garder les fruitz ne les confisent pas seulement, mais les mettent dedans des vases qui servent encor a la conservation, ainsy, bien que l'amour de Dieu soit le principal conservatif des vertus, si est-ce que la bonne renommee n'y est pas inutile.

Il ne faut pourtant pas estre superstitieux a la conservation de cette renommee car la verité est, qui la

veut avoir envers tous, la perd envers tous. C'est superstition de vouloir conserver sa renommee envers ceux qui sont deshonnorables, car cela ne se peut faire qu'en adherant a leurs vices ; et delaisser a faire les choses bonnes pour les mauvaises opinions du vulgaire ou des meschans, ce n'est pas conserver sa renommee mais conserver sa vanité, d'autant que c'est vanité de vouloir estre estimé au prejudice de la vraye vertu et de la charité. On vous tiendra pour hypocrite si vous vivés devotement, mais faut il laisser pour cela ? On dira que vous n'estes pas courageuse si vous pardonnes, ou quelques uns diront que la mauvaise parole qui vous avait offenses est veritable : c'est la ou il faut preferer le jugement de Dieu. La regle est que toutes fois et quantes que nous faisons chose inutile, ou chose qui n'est point meilleure que la renommee, il la faut laisser plustost que de perdre la renommee ; mais les exercices des vertus, les choses prouffitables a 1'ame ou de soy ou du prochain doivent estre prattiquees au peril de la renommee. Et ne faut pas craindre que l'injuste infamie puisse longuement durer, car il prend de la reputation comme des cheveux et de la barbe : car si l'un ou l'autre tombe par l'infame maladie, elle demeure fort long tems sans recroistre parce qu'avec le poil la racine mesme a laquelle il se tient tombe ; mais quand elle estt seulement coupee ou rasee, non seulement elle croist derechef bien tost, mais elle multiplie et se peuple bien fort. Ainsy quand la reputation se perd par la verité de nos vices, il est malaysé qu'elle renaisse, mais quand elle est coupee par les mauvaises langues [ des] censeurs, qui sont, comme dit David, comme un rasoir tranchant, . non seulement elle recroist bien tost, mais elle s'amplifie. Si que, comme par un juste soin nous devons estre jaloux de nostre renommes, aussi n'en devons-nous pas estre idolatres et affolés ; et comme il ne faut pas contenter l'oeil des malins, aussi ne faut il pas offenser celuy des bons.

Une conversation qui est inutile doit estre quittee si elle incommode la reputation, car il faut preferer la reputation a son contentement ; mais si au contraire ell'est utile et l'intention droitte, et qu'on n'y commette point de vraye indiscretion, il faut courageusement mespriser la mesdisance : que si pour cela elle coupe ta barbe, bien tost elle renaistra.

Mais vous voulés, Philothee, que je vous porte plus avant dedans l'humilité. Moques vous des rangs et de ces vains honneurs. Qui est ce qui reçoit le mieux le ballon en joüant ? celuy, sans doute, qui le rejette plus loin ; et qui est ce qui reçoit le mieux l'honneur ? celuy, sans doute, qui le mesprise le plus. Quand on void un homme ou une femme a la guette pour voir si on luy presente le devant, si on l'appelle bien de ses tiltres,

les grans s'en moquent, les esgaux s'en piquent et les moindres s'en scandalisent. Il n'appartient pas aux aigles de faire proye de mouches, cela n'appartient qu'aux petitz oysillons. Les espritz bien nés ne s'amusent pas a ces menus fatras de rangs, d'honneurs, de grades et de salutations, ilz ont d'autres choses a faire ; c'est le propre des espritz faineans. On peut neanmoins entrer en son rang et s'y maintenir sans violer l'humilité pourveu que cela se fasse negligemment et nonchalamment.

Choisissés par tout les choses basses et abjectes, voyre mesme es exercices de vertu, esquelz bien souvent on ne regarde pas de prattiquer les plus utiles mais les plus honnorables. Disons, par cy par la, quelques exemples entre nous autres : prou de gens veulent prescher, peu de gens cathechiser ; plusieurs s'asseoir en la chaire des offices ecclesiastiques, peu en la chaire des confessions. L'appareil exterieur qui sert a la bienseance de ceux qui sont es dignités est prattiqué par un chacun.......................

CHAPITRE V
DE L'HUMILITE PLUS INTERIEURE

Mais vous desirés, Philothee, que je vous conduise plus avant en l'humilité ; car a faire comme j 'ay dit, c'est quasi plustost sagesse qu'humilité : maintenant donq je passe outre. Plusieurs ne veulent ni n'osent penser et considerer les graces que Dieu leur a faites en particulier, de peur de prendre de la vaine gloire et complaisance, en quoy certes ilz se trompent ; car puisque, comme dit le grand Docteur Angelique (39), le vray moyen d'atteindre a l'amour de Dieu, c'est la consideration de ses bienfaitz, plus nous les connoistrons plus nous l'aymerons ; et comme les benefices particuliers esmeuvent plus puissamment que les communs, aussi doivent-ilz estre considerés plus attentivement.

Certes, rien ne nous peut tant humilier(40) devant la misericorde de Dieu que la multitude de ses bienfaitz, ni rien tant humilier devant sa justice, que la multitude de nos mesfaitz. Considerons ce qu'il a fait pour nous et ce que nous avons fait contre luy ; et comme nous considerons par le menu nos pechés, considerons aussi par le menu ses graces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce qu'il a mis en nous nous enfle, pourveu que nous soyons attentifz a cette venté, que ce qui est de bon en nous n'est pas de nous. Helas, les muletz laissent ilz d'estre lourdes et puantes bestes, pour estre chargés des meubles pretieux et parfumés du prince ? Qu'avons nous de bon que nous n'ayons receu ? et si nous l'avons receu, pourquoy nous en voulons nous enorgueillir (41)? Au contraire, la vive consideration des graces receuës nous rend humbles ; car la connoissance engendre la reconnoissance. Mais si voyans les graces que Dieu nous a faites, quelque sorte de vanité nous venoit chatouiller, le remede infallible sera de recourir a la consideration de nos ingratitudes, de nos imperfections, de nos miseres : si nous considerons ce que nous avons fait quand Dieu n'a pas esté avec nous, nous connoistrons bien que ce que nous faisons quand il est avec nous n'est pas de nostre façon ni de nostre creu ; nous en jouirons voyrernent et nous en res-jouirons parce que nous l'avons, mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'autheur. Ainsy la Sainte Vierge confesse que Dieu luy fait choses tres grandes, mais

ce n'est que pour s'en humilier et magnifier Dieu : Mon ame, dit elle, magnifie le Seigneur, parce qu' il m'a fait choses grandes (42).

Nous disons maintesfois que nous ne sommes rien, que nous sommes la misere mesme et l'ordure du monde mais nous serions bien marris qu'on nous prist au mot et que l'on nous publiast telz que nous disons. Au contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, affin qu'on nous coure apres et qu on nous cherche ; nous faisons contenance de vouloir estre les derniers et assis au bas bout de la table, mays c'est affin de passer plus avantageusement au haut bout. La vraye humilité ne fait pas semblant de l'estre et ne dit gueres de paroles d'humilité, car elle ne desire pas seulement de cacher les autres vertus, mais encor et principalement elle souhaitte de se cacher soy mesme ; et s'il luy estoit loysible de mentir, de feindre, ou de scandaliser le prochain, elle produiroit des actions d'arrogance et de fierté, affin de se receler sous icelles et y vivre du tout inconneuë et a couvert.
 
 

Voyci donq mon advis, Philothee ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons les avec un vray sentiment interieur, conforme a ce que nous prononçons exterieurement ; n'abbaissons jamais les yeux qu'en humiliant nos coeurs ; ne faisons pas semblant de vouloir estre des derniers, que de bon coeur nous ne voulussions l'estre. Or, je tiens cette regle si generale que je n'y apporte nulle exception : seulement j'adjouste que la civilité requiert que nous presentions quelquefois l'advantage a ceux qui manifestement ne le prendront pas, et ce n 'est pourtant pas ni duplicité ni fause humilité ; car alhors le seul offre de l'advantage est un commencement d'honneur, et puisqu'on ne peut le leur donner entier on ne fait pas mal de leur en donner le commencement (43). J'en dis de mesme de quelques paroles

d'honneur ou de respect qui, a la rigueur, ne semblent pas veritables ; Car elles le sont neanmoins asses, pourveu que le coeur de celuy qui les prononce ait une vraye intention d'honnorer et respecter celuy pour lequel il les dit ; car encor que les motz signifient avec quelque exces ce que nous disons, nous ne faisons pas mal de les employer quand l'usage commun le requiert. Il est vray qu'encor voudrois-je que les paroles fussent adjustees a nos affections au plus pres qu'il nous seroit possible, pour suivre en tout et par tout la simplicité et candeur cordiale. L'homme vrayement humble aymeroit mieux qu'un autre dist de luy qu'il est miserable, qu'il n'est rien, qu'il ne vaut rien, que non pas de le dire luy mesme au moins, s'il sçait qu'on le die, il ne contredit point, mais acquiesce de bon coeur; car croyant fermement cela, il est bien ayse qu'on suive son opinion.

Plusieurs disent qu'ilz laissent l'orayson mentale pour les parfaitz, et qu'eux ne sont pas dignes de la faire ; les autres protestent qu'ilz n'osent pas souvent communier, parce qu'ilz ne se sentent pas asses purs ; les autres, qu'ilz craignent de faire honte a la devotion s'ilz s'en meslent, a cause de leur grande misere et fragilité ; et les autres refusent d'employer leur talent au service de Dieu et du prochain parce, disent ilz, qu'ilz connoissent leur foiblesse et qu'ilz ont peur de s'enorgueillir s'ilz sont instrumens de quelque bien, et qu'en esclairant les autres ilz se consument. Tout cela n'est qu'artifice et une sorte d'humilité non seulement fause, mais maligne, par laquelle on veut tacitement et subtilement blasmer les choses de Dieu, ou au fin moins, couvrir d'un pretexte d'humilité l'amour propre de son opinion, de son humeur et de sa paresse. Demande a Dieu un signe au ciel d'en haut ou au profond de la mer en bas, dit le Prophete au malheureux Achaz, et il respondit

: Non, je ne le demanderay point, et ne tenteray point le Seigneur (44). O le meschant ! il fait semblant de porter grande reverence a Dieu, et sous couleur d'humilité s'excuse d'aspirer a la grace de laquelle sa divine Bonté luy fait semonce. Mais ne voit il pas que quand Dieu nous veut gratifier, c'est orgueil de refuser ? que les dons de Dieu nous obligent a les recevoir, et que c'est humilité d'obeir et suivre au plus pres que nous pouvons ses desirs ? Or, le desir de Dieu est que nous soyons parfaitz (45), nous unissans a luy et l'imitans au plus pres que nous pouvons. Le superbe qui se fie en soy mesme a bien occasion de n' oser rien entreprendre ; mais l'humble est d'autant plus courageux qu'il se reconnoist plus impuissant et a mesure qu'il s'estime chetif il devient plus hardi parce qu'il a toute sa confiance en Dieu qui se plait a magnifier sa toute puissance en nostre infirmité, et eslever sa misericorde sur nostre misere. Il faut donq humblement et saintement oser

tout ce qui est jugé propre a nostre avancement par ceux qui conduisent nos ames.
 
 

Penser sçavoir ce qu'on ne sçait pas, c'est une sottise expresse ; vouloir faire le sçavant de ce qu'on connoist bien que l'on ne sçait pas, c'est une vanité insupportable : pour moy, je ne voudrois pas mesme faire le sçavant de ce que je sçaurois, comme au contraire je n'en voudrois non plus faire l'ignorant. Quand la charité le requiert, il faut communiquer rondement et doucement avec le prochain, non seulement ce qui luy est necessaire pour son instruction, mais aussi ce qui luy est utile pour sa consolation ; car l'humilité qui cache et couvre les vertus pour les conserver, les fait neanmoins paroistre quand la charité le commande, pour les accroistre, aggrandir et perfectionner. En quoy elle ressemble a cet arbre des isles de Tylos, lequel la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs incarnates et ne les ouvre qu'au soleil levant, de sorte que les habitans du pais disent que ces fleurs dorment de nuit (46). Car ainsy l'humilité couvre et cache toutes nos vertus et perfections humaines, et ne les fait jamais paroistre que

pour la charité, qui estant une vertu non point humaine mais celeste, non point morale mais divine, elle est le vray soleil des vertus, sur lesquelles elle doit tous-jours dominer : si que les humilités qui prejudicient a la charité sont indubitablement fauses.

Je ne voudrois ni faire du fol ni faire du sage : car si l'humilité m'empesche de faire le sage, la simplicité et rondeur m'empescheront aussi de faire le fol ; et si la vanité est contraire a l'humilité, l'artifice, l'affaiterie et feintise est contraire a la rondeur et simplicité. Que si quelques grans serviteurs de Dieu ont fait semblant d'estre folz pour se rendre plus abjectz devant le monde, il les faut admirer et non pas imiter ; car ilz ont eu des motifz pour passer a cet exces qui leur ont esté si particuliers et extraordinaires, que personne n'en doit tirer aucune consequence pour soy. Et quant a David, s'il dansa et sauta un peu plus que l'ordinaire bienseance ne requeroit devant l'Arche de l'alliance (47), ce n'estoit pas qu'il voulust faire le fol ; mais tout simplement et sans artifice, il faisoit ces mouvemens exterieurs conformes a l'extraordinaire et demesuree allegresse qu'il sentoit en son coeur. Il est vray que quand Michol sa femme luy en fit reproche comme d'une folie, il ne fut pas marri de se voir avili (48): ains perseverant en la naifve et veritable representation de sa joye, il tesmoigna d'estre bien ayse de recevoir un peu d'opprobre pour son Dieu. En suite dequoy je vous diray que si pour les actions d'une vraye et naifve devotion, on vous estime vile, abjecte ou folle, l'humilité vous fera res-jouir de ce bienheureux opprobre, duquel la cause n'est pas en vous, mais en ceux qui le font.

CHAPITRE VI
QUE L'HUMILITE NOUS FAIT AYMER NOSTRE PROPRE ABJECTION

Je passe plus avant et vous dis, Philothee, qu'en tout et par tout vous aymiés vostre propre abjection. Mais, ce me dires-vous, que veut dire cela : aymés vostre propre abjection ? En latin abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection ; si que, quand Nostre Dame en son sacré Cantique (49) dit que, parce que Nostre Seigneur a veu l'humilitê de sa servante toutes les generations la diront bienheureuse, elle veut dire que Nostre Seigneur a regardé de bon coeur son abjection, vileté et bassesse, pour la combler de graces et faveurs. Il y a neanmoins difference entre la vertu d'humilité et l'abjection ; car l'abjection, c'est la petitesse, bassesse et vileté qui est en nous, sans que nous y pensions ; mais quant a la vertu d'humilité, c'est la veritable connoissance et volontaire reconnoissance de nostre abjection. Or, le haut point de cette humilité gist a non seulement reconnoistre volontairement nostre abjection, mais l'aymer et s'y complaire, et non point par manquement de courage et generosité, mais pour exalter tant plus la divine Majesté, et estimer beaucoup plus le prochain en comparayson de nous mesmes. Et c'est cela a quoy je vous exhorte, et que pour mieux entendre, sçaches qu'entre les maux que nous souffrons les uns sont abjectz et les autres honnorables ; plusieurs s' accommodent aux honnorables, mais presque nul ne veut s'accommoder aux abjectz. Voyes un devotieux hermite tout deschiré et plein de froid : chacun honnore son habit gasté, avec compassion de sa souffrance ; mais si un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre damoiselle en est de mesme, on l'en mesprise, on s'en moque, et voyla comme sa pauvreté est abjecte. Un religieux reçoit devotement un'aspre censure de son superieur, ou un enfant de son pere : chacun appellera cela mortification, obedience et sagesse ; un chevalier et une dame en souffrira de mesme de quelqu'un, et quoy que ce soit pour l'amour de Dieu, chacun l'appellera coüardise et lascheté : voyla donq encor un autre mal abject. Une personne a un chancre au bras, et l'autre l'a au visage : celuy-la n'a que le mal, mays cestuy-ci, avec le mal, a le mespris, le desdain et l'abjection. Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aymer le mal, ce qui se fait par la vertu de la patience ; mays il faut aussi cherir l'abjection, ce qui se fait par la vertu de l'humilité.

De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honnorables : la patience, la douceur, la simplicité et l'humilité mesme sont des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes ; au contraire, ilz estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la liberalité. Il y a encores des actions d'une mesme vertu, dont les unes sont mesprisees et les autres honnorees ; donner l'aumosne et pardonner les offenses sont deux actions de charité : la premiere est honnoree d'un chacun, et l'autre mesprisee aux yeux du monde. Un jeune gentilhomme ou une jeune dame qui ne s'abandonnera pas au desreglement d'une troupe desbauchee, a parler, jouer, danser, boire, vestir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommee ou bigoterie ou affaiterie

: aymer cela, c'est

aymer son abjection. En voyci d'une autre sorte : nous allons visiter les malades ; si on m'envoye au plus miserable, ce me sera une abjection selon le monde, c'est pourquoy je l'aymeray ; si on m'envoye a ceux de qualité, c'est une abjection selon l'esprit, car il n'y a pas tant de vertu ni de merite, et j'aymeray donques cette abjection. Tombant emmi la rue, outre le mal l'on en reçoit de la honte ; il faut aymer cette abjection.
 
 

Il y a mesme des fautes esquelles il n'y a aucun mal que la seule abjection ; et l'humilité ne requiert pas qu'on les face expressement, mais elle requiert bien qu'on ne s'inquiete point quand on les aura commises : telles sont certaines sottises, incivilités et inadvertances, lesquelles comme il faut eviter avant qu'elles soyent faittes, pour obeir a la civilité et prudence, aussi faut il quand elles sont faittes, acquiescer a l'abjection qui nous en revient, et l'accepter de bon coeur pour suivre la sainte humilité. Je dis bien davantage : si je me suis desreglé par cholere ou par dissolution a dire des parolles indecentes et desquelles Dieu et le prochain est offencé, je me repentiray vivement et seray extremement marri de l'offence, laquelle je m'essayeray de reparer le mieux qu'il me sera possible ; mays je ne laisseray pas d'aggreer l'abjection et le mespris qui m'en arrive ; et si l'un se pouvoit separer d'avec l'autre, je rejetterois ardemment le peché et garderois humblement l'abjection.
 
 

Mais quoy que nous aymions l'abjection qui s ensuit du mal, si ne faut il pas laisser de remedier au mal qui l'a causee, par des moyens propres et legitimes, et sur tout quand le mal est de consequence. Si j'ay quelque mal abject au visage, j'en procureray la guerison, mais non pas que l'on oublie l'abjection laquelle j'en ay receuë. Si j'ay fait une chose qui n'offense personne, je ne m'en excuseray pas, parce qu' encor que ce soit un defaut, si est-ce qu'il n'est pas permanent ; je ne pour-rois donques m'en excuser que pour l'abjection qui m'en revient ; or c'est cela que l'humilité ne peut permettre :

mais si par mesgarde ou par sottise j 'ay offensé ou scandalisé quelqu'un, je repareray l'offense par quelque veritable excuse, d'autant que le mal est permanent et que la charité m'oblige de l'effacer. Au demeurant, il arrive quelquefois que la charité requiert que nous remedions a l'abjection pour le bien du prochain, auquel nostre reputation est necessaire ; mais en ce cas la, ostant nostre abjection de devant les yeux du prochain pour empeseher son scandale, il la faut serrer et cacher dedans nostre coeur affin qu'il s'en edifie.

Mais vous voulés sçavoir, Philothee, quelles sont les meilleures abjections ; et je vous dis clairement que les plus prouffitables a l'ame et aggreables a Dieu sont celles que nous avons par accident ou par la condition de nostre vie, parce que nous ne les avons pas choisies, ains les avons receuës telles que Dieu nous les a envoyees, duquel l'election est tous-jours meilleure que la nostre. Que s'il en falloit choisir, les plus grandes sont les meilleures ; et celles la sont estimees les plus grandes qui sont plus contraires a nos inclinations, pourveu qu'elles soyent conformes a nostre vacation ; car, pour le dire une fois pour toutes, nostre choix et election gaste et amoindrit presque toutes nos vertus. Ah ! qui nous fera la grace de pouvoir dire avec ce grand Roy (50): j'ay choisi d'estre abject en la mayson de Dieu, plustost que d'habiter es tabernacles des pecheurs ? Nul ne le peut, chere Philothee, que Celuy qui pour nous exalter, vesquit et mourut en sorte qu'il fut l'opprobre des hommes et l'abjection du peuple (51).
 
 

Je vous ay dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures quand vous les con sidererés ; mais croyes-moy, elles seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les prattiquerés.

CHAPITRE VII
COMME IL FAUT CONSERVER LA BONNE RENOMMEE PRATTIQUANT L'HUMILITE

La loüange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes pour une simple vertu, mais pour une vertu excellente. Car par la loüange nous voulons persuader aux autres d'estimer l'excellence de quelqu'un ; par l'honneur nous protestons que nous l'estimons nous mesmes ; et la gloire n'est autre chose, a mon advis, qu'un certain esclat de reputation qui rejaillit de l'assemblage de plusieurs loüanges et honneurs : si que les honneurs et loüanges sont comme des pierres pretieuses, de l'amas desquelles reussit la gloire comme un esmail. Or, l'humilité ne pouvant souffrir que nous ayons aucune opinion d'exceller ou devoir estre preferés aux autres, ne peut aussi permettre que nous recherchions la loüange, l'honneur ni la gloire qui sont deuës a la seule excellence. Elle consent bien neanmoins a l'advertissement du Sage, qui nous admoneste (52) d'avoir soin de nostre renommee, parce que la bonne renommee est une estime, non d'aucune excellence, mais seulement d'une simple et commune preud'hommie et integrité de vie, laquelle l'humilité n'empesche pas que nous ne reconnoissions en nous mesmes, ni par consequent que nous en desirions la reputation. Il est vray que l'humilité mespriseroit la renommee si la charité n'en avoit besoin; mais parce qu'elle est l'un des fondemens de la societé humaine, et que sans elle nous sommes non seulement inutiles mais dommageables au public, a cause du scandale qu'il en reçoit, la charité requiert et l'humilité aggree que nous la desirions et conservions pretieusement (53) .

Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d'elles mesmes ne sont pas beaucoup prisables, servent neanmoins de beaucoup, non seulement pour les embellir, mais aussi pour conserver les fruitz (54) tandis qu'ilz sont encor tendres ; ainsy la bonne renommee, qui de soy mesme n'est pas une chose fort desirable, ne laisse pas d'estre tres utile, non seulement pour l'ornement de nostre vie, mais aussi pour la conservation de nos vertus, et principalement des vertus encor tendres et foibles : l'obligation de maintenir nostre reputation et d'estre telz quel'on nous estime, force un

courage genereux, d'une puissante et douce violence. Conservons nos vertus, ma chere Philotbee, parce qu'elles sont aggreables a Dieu, grand et souverain objet de toutes nos actions ; mais comme ceux qui veulent garder les fruitz ne se contentent pas de les confire, ains les mettent dedans des vases propres a la conservation d'iceux, de mesme, bien que l'amour divin soit le principal conservateur de nos vertus, si est-ce que nous pouvons encor employer la bonne renommee comme fort propre et utile a cela.

Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardens, exactes et pointilleux a cette conservation, car ceux qui sont si douilletz et sensibles pour leur reputation ressemblent a ceux qui pour toutes sortes de petites incommodités prennent des medecines : car ceux ci, pensans conserver leur santé la gastent tout a fait, et ceux la, voulans maintenir si delicatement leur reputation la perdent entierement ; car par cette tendreté ilz se rendent bigearres, mutins, insupportables, et provoquent la malice des mesdisans. La dissimulation et mespris de l'injure et calomnie est pour l'ordinaire un remede beaucoup plus salutaire que le ressentiment, la conteste et la vengeance : le mespris les fait esvanouir ; si on s'en courrouce il semble qu'on les advoüe. Les crocodiles n'endommagent que ceux qui les craignent, ni certes la mesdisance sinon ceux qui s'en mettent en peyne. La crainte excessive de perdre la renommee tesmoigne une grande defiance du fondement d'icelle, qui est la verité d'une bonne vie. Les villes qui ont des pontz de bois sur des grans fleuves craignent qu'ilz ne soyent emportés a toutes sortes de debordemens ; mais celles qui les ont de pierre n'en sont en peyne que pour des inondations extraordinaires ainsy ceux qui ont une ame solidement chrestienne mesprisent ordinairement les debordemens des langues injurieuses ; mais ceux qui se sentent foibles s'inquietent a tout propos. Certes, Philothee, qui veut avoir reputation envers tous, la perd envers tous ; et celuy merite de perdre l'honneur, qui le veut prendre de ceux que les vices rendent vrayement infames et deshonnorés.
 
 

La reputation n'est que comme une enseigne qui fait connoistre ou la vertu loge ; la vertu doit donq estre en tout et par tout preferee. C'est pourquoy, si l'on dit : vous estes un hypocrite, parce que vous vous ranges

a la devotion ; si l'on vous tient pour homme de bas courage parce que vous aves pardonné l'injure (55), moques vous de tout cela. Car, outre que telz jugemens se font par des niaises et sottes gens, quand on devroit perdre la renommee, si ne faudroit-il pas quitter la vertu ni se destourner du chemin d'icelle, d'autant qu'il faut preferer le fruit aux feuilles, c'est a dire le bien interieur et spirituel a tous les biens exterieurs. Il faut estre jaloux, mays non pas idolatres de nostre renommee ; et comme il ne faut offenser l'oeil des bons, aussi ne faut-il pas vouloir contenter celuy des malins. La barbe (56) est un ornement au visage de l'homme, et les cheveux a celuy de la femme: si on arrache du tout le poil du menton et les cheveux de la teste, malaysement pourra-il jamais revenir ; mais si on le coupe seulement, voire, qu'on le rase, il recroistra bien tost apres et reviendra plus fort et touffu. Ainsy, bien que la renommee soit coupee, ou mesme tout a fait rasee par la langue des mesdisans, qui est, dit David (57), comme un rasoir affilé, il ne se faut point inquieter, car bien tost elle renaistra non seulement aussi belle qu'elle estoit, ains encores plus solide. Mais si nos vices, nos laschetés, nostre mauvaise vie nous oste la reputation, il sera malaysé que jamais elle revienne, parce que la racine en est arrachee. Or, la racine de la renommee, c'est la bonté et la probité, laquelle tandis qu'elle est en nous peut tous-jours reproduire l'honneur qui luy est deu.

Il faut quitter cette vaine conversation, cette inutile prattique, cette amitié frivole, cette hantise folastre, si cela nuit a la renommee, car la renommee vaut mieux que toutes sortes de vains contentemens; mais si pour l'exercice de pieté, pour l'avancement en la devotion et acheminement au bien eternel on murmure, on gronde, on calomnie, laissons abbayer les matins contre la lune; car s'ilz peuvent exciter quelque mauvaise opinion contre nostre reputation, et par ainsy couper et raser les cheveux et la barbe de nostre renommee, bien tost elle renaistra, et le rasoir de la mesdisance servira a nostre honneur, comme la serpe a la vigne, qu'elle fait abonder et multiplier en fruitz.
 
 

Ayons tous-jours les yeux sur Jesus Christ crucifié ; marchons en son service avec confiance et simplicité, mais sagement et discretement : il sera le protecteur de nostre renommee, et s'il permet qu'elle nous soit ostee, ce sera pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire prouffiter en la sainte humilité, de laquelle une seule once vaut mieux que mille livres d'honneur. Si on nous blasme injustement, opposons paisiblement la verité a la calomnie ; si elle persevere, perseverons a nous humilier : remettans ainsy nostre reputation avec nostre ame es mains de Dieu, nous ne sçaurions la mieux asseurer. Servons Dieu par la bonne et mauvaise renommee, a l'exemple de saint Paul (58), affin que nous puissions dire avec David (59) : O mon Dieu, c'est pour vous que j'ay supporté l'opprobre et que la confusion a couvert mon visage. J'excepte neanmoins certains crimes si atroces et infames que nul n'en doit souffrir la calomnie quand il s'en peut justement descharger, et certaines personnes de la bonne reputation desquelles depend l'edification de plusieurs ; car en ce cas, il faut tranquillement poursuivre la reparation du tort receu, suivant l'advis des theologiens.

CHAPITRE VIII
DE LA DOUCEUR ENVERS LE PROCHAIN ET REMEDE CONTRE L'IRE

Le saint chresme (60) , duquel par tradition apostolique on use en l'Eglise de Dieu pour les conflrmations et benedictions, est composé d'huyle d'olive meslee avec le baume, qui represente entre autres choses les deux cheres et bienaymees vertus qui reluisoient en la sacree Personne de Nostre Seigneur, lesquelles il nous a singulierement recommandees, comme si par icelles nostre coeur devoit estre specialement consacré a son service et appliqué a son imitation : Apprenes de moy, dit-il (61), que je suis doux et humble de coeur. L'humilité nous perfectionne envers Dieu, et la

douceur envers le prochain. Le baume (qui, comme j'ay dit cy dessus (62) , prend tous-jours le dessous parmi toutes les liqueurs) represente l'humilité, et l'huyle d'olive, qui prend tous-jours le dessus, represente la douceur et debonnaireté, laquelle surmonte toutes choses et excelle entre les vertus comme estant la fleur de la charité laquelle, selon saint Bernard (63) , est en sa perfection quand non seulement elle est patiente, mais quand outre cela elle est douce et debonnaire.

Mais prenes garde, Philothee, que ce chresme mystique composé de douceur et d'humilité soit dedans vostre coeur ; car c'est un des grans artifices de l'ennemi de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et contenances exterieures de ces deux vertus, qui n'examinans pas bien leurs affections interieures, pensent estre humbles et doux et ne le sont neanmoins nullement en effect ; ce que l'on reconnoist parce que, nonobstant leur ceremonieuse douceur et humilité, a la moindre parole qu'on leur dit de travers, a la moindre petite injure qu'ilz reçoivent, ilz s'eslevent avec une arrogance nompareille. On dit que ceux qui ont prins le preservatif que l'on appelle communement la grace de saint Paul (64), n'enflent point estans morduz et piqués de la vipere, pourveu que la grace soit de la fine : de mesme, quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vrayes, elles nous garantissent de l'enflure et ardeur que les injures ont accoustumé de provoquer en nos coeurs. Que si estans piqués et morduz par les mesdisans et ennemis nous devenons fiers, enflés et despités, c'est signe que nos humilités et douceurs ne sont pas veritables et franches, mais artificieuses et apparentes.

Ce saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses freres d'Egypte en la mayson de son pere, leur donna ce seul advis : Ne vous courroucés point en chemin (65). Je vous en dis de mesme, Philothee cette miserable vie n'est qu'un acheminement a la bienheureuse ; ne nous courrouçons donq point en chemin les uns avec les autres, marchons avec la trouppe de nos freres et compaignons doucement, paisiblement et amiablement. Mais je vous dis nettement et sans exception, ne vous courroucés point du tout, s'il est possible, et ne recevés aucun pretexte quel qu'il soit pour ouvrir la porte de vostre coeur au courroux ; car saint Jacques dit tout court et sans reserve(66), que l'ire de l'homme n'opere point la justice de Dieu.

Il faut voyrement resister au mal et reprimer les vices de ceux que nous avons en charge, constamment et vaillamment, mais doucement et paisiblement. Rien ne matte tant l'elephant courroucé que la veuë d'un aignelet, et rien ne rompt si aysement la force des canonades que la laine. On ne prise pas tant la correction qui sort de la passion, quoy qu' accompagnee de rayson, que celle qui n'a aucune autre origine que la rayson seule : car l'ame raysonnable estant naturellement sujette a la rayson, elle n'est sujette a la passion que par tyrannie ; et partant, quand la rayson est accompagnee de la passion elle se rend odieuse, sa juste domination estant avilie par la societé de la tyrannie. Les princes honnorent et consolent infiniment les peuples quand ilz les visitent avec un train de paix; mais quand ilz conduisent des armees, quoy que ce soit pour le bien public, leurs venues sont tousjours desaggreables et dommageables, parce qu'encor qu'ilz facent exactement observer la discipline militaire entre les soldatz, si ne peuvent-ilz jamais tant faire qu'il n'arrive tous-jours quelque desordre, par lequel le bon homme est foulé. Ainsy, tandis que la rayson regne et exerce paisiblement les chastimens, corrections et reprehensions, quoy que ce soit rigoureusement et exactement, chacun l'ayme et l'appreuve ; mais quand elle conduit avec soy l'ire , la cholere et le courroux, qui sont, dit saint Augustin (67), ses soldatz, elle se rend plus effroyable qu'amiable, et son propre coeur en demeure tous-jours foulé et maltraitté. " Jl est mieux, " dit le mesme saint Augustin escrivant a Profuturus (68), " de refuser l'entree a l'ire juste et equitable que de la recevoir, pour petite qu'elle soit, parce qu'estant receuë, il est malaysé de la faire sortir, d'autant qu'elle entre comme un petit surgeon, et en moins de rien elle grossit et devient un poutre."Que si une fois elle peut gaigner la nuit et que le soleil se couche sur nostre ire (ce que l'Apostre defend (69)), se convertissant en hayne, il n'y a quasi plus moyen de s'en desfaire ; car elle se nourrit de mille fauses persuasions, puisque jamais nul homme courroucé ne pensa son courroux estre injuste.

Il est donq mieux d'entreprendre de sçavoir vivre sans cholere que de vouloir user moderement et sagement de la cholere, et quand par imperfection et foiblesse nous nous treuvons surpris d'icelle, il est mieux de la repousser vistement que de vouloir marchander avec elle ; car pour peu qu'on luy donne de loysir, elle se rend maistresse de la place et fait comme le serpent, qui tire aysement tout son cors ou il peut mettre la teste. Mais comment la repousseray je, me dires vous ? Il faut, ma Philothee, qu'au premier ressentiment que vous en aures, vous ramassies promptement (70)vos forces, non point brusquement ni impetueusement, mais doucement et neanmoins serieusement ; car, comme on void es audiences de plusieurs senatz et parlemens, que les huissiers crians : Paix la, font plus de bruit que ceux qu'ilz veulent faire taire, aussi il arrive maintesfois que voulans avec impetuosité reprimer nostre cholere, nous excitons plus de trouble en nostre coeur qu'elle n'avoit pas fait, et le coeur estant ainsy troublé ne peut plus estre maistre de soy mesme.
 
 

Apres ce doux effort, prattiqués l'advis que saint Augustin ja viel donnoit au jeune Evesque Auxilius (71)

: " Fais, " dit-il, " ce qu'un homme doit faire ; que s'il t'arrive ce que l'homme de Dieu dit au Psalme : Mon oeil est troublé de grande cholere, recours a Dieu, criant : Aye misericorde de inoy, Seigneur(72), affin qu'il estende sa dextre pour reprimer ton courroux. Je veux dire, qu'il faut invoquer le secours de Dieu quand nous nous voyons agités de cholere, a l'imitation des Apostres tourmentés du vent et de l'orage emmi les eaux ; car il commandera a nos passions qu'elles cessent, et la tranquillité se fera grande (73). Mais tous-jours je vous advertis que l'orayson qui se fait contre la cholere presente et pressante doit estre prattiquee doucement, tranquillement, et non point violemment ; ce qu'il faut observer en tous les remedes qu'on use contre ce mal. Avec cela, soudain que vous vous appercevres avoir fait quelque acte de cholere, reparés la faute par un acte de douceur, exercé promptement a l'endroit de la mesme personne contre laquelle vous vous seres irritee. Car tout ainsy que c'est un souverain remede contre le mensonge que de s'en desdire sur le champ, aussi tost que l'on s'apperçoit de l'avoir dit, ainsy est ce un bon remede contre la cholere de la reparer soudainement par un acte contraire de douceur ; car, comme l'on dit, les playes fraisches sont plus aysement remediables.

Au surplus, lhors que vous estes en tranquillité et sans aucun sujet de cholere, faites grande provision de douceur et debonnaireté, disant toutes vos parolles et faisant toutes vos actions petites et grandes en la plus douce façon qu'il vous sera possible, vous resouvenant que l'Espouse, au Cantique des Cantiques (74), n'a pas seulement le miel en ses levres et au bout de sa langue, mais elle l'a encor dessous la langue, c'est a dire dans la poitrine ; et n'y a pas seulement du miel, mais encor du lait ; car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parolle douce a l'endroit du prochain, mais encor toute la poitrine, c'est a dire tout l'interieur de nostre ame. Et ne faut pas seulement avoir la douceur du miel, qui est aromatique et odorant, c'est a dire la suavité de la

conversation civile avec les estrangers, mais aussi la douceur du lait entre les domestiques et proches voysins en quoy manquent grandement ceux qui en rue semblent des anges, et en la mayson, des diables.
 

CHAPITRE IX
DE LA DOUCEUR ENVERS NOUS MESMES
 

L'une des bonnes prattiques que nous sçaurions faire de la douceur, c'est celle de laquelle le sujet est en nous mesmes, ne despitant jamais contre nous mesmes ni contre nos imperfection; car encor que la rayson veut que quand nous faysons des fautes nous en soyons desplaisans et marris, si faut-il neanmoins que nous nous empeschions d'en avoir une desplaisance aigre et chagrine, despiteuse et cholere. En quoy font une grande faute plusieurs qui, s'estans mis en cholere, se courroucent de s'estre courroucés, entrent en chagrin de s'estre chagrinés, et ont despit de s'estre despités ; car par ce moyen ilz tiennent leur coeur confit et detrempé en la cholere et si bien il semble que la seconde cholere ruine la premiere, si est ce neanmoins qu'elle sert d'ouverture et de passage pour une nouvelle cholere, a la premiere occasion qui s'en presentera ; outre que ces choleres, despitz et aigreurs que l'on a contre soy mesme tendent a l'orgueil et n'ont origine que de l'amour propre, qui se trouble et s'inquiete de nous voir imparfaitz.

Il faut donq avoir un desplavsir de nos fautes qui soit paisible, rassis et ferme ; car comme un juge chastie bien mieux les meschans faysant ses sentences par rayson et en esprit de tranquillité, que non pas quand il les fait par impetuosité et passion, d'autant que jugeant avec passion, il ne chastie pas les fautes selon qu'elles sont, mais selon qu'il est luy mesme ; ainsy nous nous chastions bien mieux nous mesmes par des repentances tranquilles et constantes, que non pas par des repentances aigres, empressees et choleres, d'autant que ces repentances faittes avec impetuosité ne se font pas selon la gravité de nos fautes, mais selon nos inclinations. Par exemple, celuy qui affectionne la chasteté se despitera avec une amertume nompareille de la moindre faute qu'il commettra contre icelle, et ne se fera que rire d'une grosse mesdisance qu'il aura commise. Au contraire, celuy qui hait la mesdisance se tourmentera d'avoir fait une legere murmuration, et ne tiendra nul conte d'une grosse faute commise contre la chasteté, et ainsy des autres ; ce qui n'arrive pour autre chose, sinon d'autant qu'ilz ne font pas le jugement de leur conscience par rayson, mais par passion.
 
 

Croyes moy, Philothee, comme les remonstrances d'un pere faittes doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant pour le corriger que non pas les choleres et courroux ; ainsy, quand nostre coeur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec des remonstrances douces et tranquilles, ayans plus de compassion de luy que de passion contre luy, l'encourageans a l'amendement, la repentance qu'il en concevra entrera bien plus avant et le penetrera mieux que ne feroit pas une repentance despiteuse, ireuse et tempestueuse.
 
 

Pour moy, si j 'avois par exemple grande affection de ne point tomber au vice de la vanité, et que j'y fusse neanmoins tombé d'une grande cheute, je ne voudrois pas reprendre mon coeur en cette sorte : N'es-tu pas miserable et abominable, qu'apres tant de resolutions tu t'es laissé emporter a la vanité ? meurs de honte, ne leve plus les yeux au ciel, aveugle, impudent, traistre et desloyal a ton Dieu, et semblables choses ; mais je voudrois le corriger raysonnablement et par voye de compassion : Or sus, mon pauvre coeur, nous tombés dans la fosse laquelle nous avions tant resolu d'eschapper ; ah, relevons-nous et quittons-la pour jamais, reclamons la misericorde de Dieu et esperons en elle qu'elle nous assistera pour des-ormais estre plus fermes, et remettons-nous au chemin de l'humilité ; courage, soyons meshui sur nos gardes, Dieu nous aydera, nous ferons prou. Et voudrois sur cette reprehension bastir une solide et ferme resolution de ne plus tomber en la faute, prenant les moyens convenables a cela, et mesmement l'advis de mon directeur.

Que si neanmoins quelqu'un ne treuve pas que son coeur puisse estre asses esmeu par cette douce correction,

il pourra employer le reproche et une reprehension dure et forte pour l'exciter a une profonde confusion, pourveu qu apres avoir rudement gourmandé et courroucé son coeur, il finisse par un allegement, terminant tout son regret et courroux en une douce et sainte confiance en Dieu, a l'imitation de ce grand penitent qui voyant son ame affligee la relevoit en cette sorte : Pour quoy es-tu triste, o mon ame, et pourquoy me troubles-tu ? Espere en Dieu, car je le beniray encor comme le salut de ma face et mon vray Dieu (75).

Relevés donques vostre coeur quand il tombera, tout doucement, vous humiliant beaucoup devant Dieu pour la connoissance de vostre misere, sans nullement vous estonner de vostre cheute, puisque ce n'est pas chose admirable que l'infirmité soit infirme, et la foiblesse foible, et la misere chetifve. Detestes neanmoins de toutes vos forces l'offence que Dieu a receuë de vous, et avec un grand courage et confiance en la misericorde d'iceluy, remettes-vous au train de la vertu que vous avies abandonnee.

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