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Saint François de Sales
Introduction à la Vie Dévote


QUATRIESME PARTIE DE L' I N T R O D U C T I O N
CONTENANT LES ADVIS NECESSAIRES CONTRE LES TENTATIONS PLUS ORDINAIRES

CHAPITRE PREMIER
QU'IL NE FAUT POINT S'AMUSER AUX PAROLES
DES ENFANTS DU MONDE

Tout aussi tost que les mondains s'appercevront que vous voulés suivre la vie devote, ilz descocheront sur vous mille traitz de leur cajolerie et mesdisance : les plus malins calomnieront vostre changement d'hypocrisie, bigotterie et artifices ; ilz diront que le monde vous a fait mauvais visage et qu'a son refus vous recourés a Dieu ; vos amis s'empresseront a vous faire un monde de remonstrances, fort prudentes et charitables a leur advis : Vous tomberes, diront-ilz, en quelque humeur melancholique, vous perdres credit au monde, vous vous rendres insupportable, vous enviellires devant le tems, vos affaires domestiques en patiront ; il faut vivre au monde comme au monde, on peut bien faire son salut sans tant de mysteres ; et mille telles bagatelles.

Ma Philothee, tout cela n'est qu'un sot et vain babil ; ces gens-la n'ont nul soin ni de vostre

santé ni de vos affaires. Si vous esties du monde, dit le Sauveur (1), le monde aymeroit ce qui est sien ; mais parce que vous n'estes pas du monde, partant il vous hait. Nous avons veu des gentilshommes et des dames passer la nuit entiere, ains plusieurs nuitz de suitte a joüer aux eschecz et aux cartes. Y a-il une attention plus chagrine, plus melancholique et plus sombre que celle la ? les mondains neanmoins ne disoyent mot, les amis ne se mettoyent point en peyne ; et pour la meditation d'une heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'a l'ordinaire pour nous preparer a la Communion, chacun court au medecin pour nous faire guerir de l'humeur hypocondriaque et de la jaunisse. On passera trente nuitz a danser, nul ne s'en plaint ; et pour la veille seule de la nuit de Noél, chacun tousse et crie au ventre le jour suivant. Qui ne voit que le monde est un juge inique, gracieux et favorable pour ses enfans, mais aspre et rigoureux aux enfans de Dieu ?

Nous ne sçaurions estre bien avec le monde qu'en nous perdant avec luy. Il n' est pas

possible que nous le contentions, car il est trop bigearre : Jean est venu,dit le Sauveur (2), ne mangeant ni beuvant, et vous dites qu'il est endiablé ; le Filz de l'homme est venu en mangeant

qu'il est Samaritain. Il est vray, Philothee ; si nous nous relaschons par condescendance a rire,

joüer, danser avec le monde, il s'en scandalisera, si nous ne le faysons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou melancholie ; si nous nous parons, il l'interpretera a quelque dessein, si nous nous demettons, ce sera pour luy vileté de coeur ; nos gayetés seront par luy nommees dissolutions, et nos mortifications tristesses, et nous regardant ainsy de mauvais oeil, jamais nous ne pouvons luy estre aggreables. Il aggrandit nos imperfections et publie que ce sont des pechés, de nos pechés venielz il en fait des mortelz, et nos pechés d'infirmité il les convertit en pechés de malice.

En lieu que, comme dit saint Paul (3), la charité est benigne, au contraire le monde est malin (4); au lieu que la charité ne pense point de mal, au contraire le monde pense tous-jours mal, et quand il ne peut accuser nos actions il accuse nos intentions. Soit que les moutons ayent des cornes ou qu'ilz n'en ayent point, qu'ilz soyent blancz ou qu'ilz soyent noirs, le loup ne laissera pas de les manger s'il peut. Quoy que nous fassions, le monde nous fera tous-jours la guerre : si nous sommes longuement devant le confesseur, il demandera que c'est que nous pouvons tant dire ; si nous y sommes peu, il dira que nous ne disons pas tout.

Il espiera tous nos

mouvemens, et pour une seule petite parolle de cholere il protestera que nous sommes insupportables ; le soin de nos affaires luy semblera avarice, et nostre douceur, niaiserie ; et quant aux enfans du monde, leurs choleres sont generosités, leurs avarices, mesnages, leurs privautés, entretiens honnorables : les araignes gastent tous-jours l'ouvrage des abeilles.

Laissons cet aveugle, Philothee : qu'il crie tant qu'il voudra, comme un chat huant, pour inquieter les oyseaux du jour. Soyons fermes en nos desseins, invariables en nos resolutions ; la perseverance fera bien voir si c'est a certes et tout de bon que nous sommes sacrifiés a Dieu et rangés a la vie devote. Les cometes et les planetes

sont presque egalement lumineuses en apparence ; mais les cometes disparoissent en peu de tems, n'estans que de certains feux passagers, et les planetes ont une clarté perpetuelle : ainsy l'hypocrisie et la vraye vertu ont beaucoup de ressemblance en l'exterieur; mais on reconnoist aysement l'une d'avec l'autre, parce que l'hypocrisie n'a point de duree et se dissipe comme la fumee en montant, mais la vraye vertu est tous-jours ferme et constante. Ce ne nous est pas une petite commodité pour bien asseurer le commencement de nostre devotion que d'en recevoir de l'opprobre et de la calomnie ; car nous evitons par ce moyen le peril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les sages femmes d'Egypte, ausquelles le Pharaon infernal a ordonné de tuer les enfans masles d'Israêl le jour mesme de leur naissance (5). Nous sommes crucifiés au monde et le monde nous doit estre crucifié (6); il nous tient pour folz, tenons-le pour insensé.
 

CHAPITRE II
QU'IL FAUT AVOIR BON COURAGE

La lumiere, quoy que belle et desirable a nos yeux, les esblouit neanmoins apres qu'ilz ont
esté en des longues tenebres ; et devant que l'on se voye apprivoisé avec les habitans de quelque païs, pour courtois et gracieux qu'ilz soyent, on s'y treuve aucunement estonné. Il se pourra bien faire, ma chere Philothee, qu'a ce changement de vie plusieurs soulevemens se feront en vostre interieur, et que ce grand et general adieu que vous aves dit aux folies et niaiseries du monde vous donnera quelque ressentiment de tristesse et descouragement. Si cela vous arrive, ayes un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera rien ce n'est qu'un peu d'estonnement que la nouveauté vous apporte ; passé cela, vous recevres dix mille consolations. Il vous faschera peut estre d'abord de quitter la gloire que les folz et moqueurs vous donnoyent en vos vanités ; mais

o Dieu, voudries vous bien perdre 1'eternelle que Dieu vous donnera en venté ? Les vains amusemens et passetems esquelz vous aves employé les annees passees se representeront encor a vostre coeur pour l'appaster et faire retourner de leur costé ; mais auries vous bien le courage de renoncer a cette heureuse eternité pour des si trompeuses legeretés ? Croyes-moy, si vous perseveres vous ne tarderes pas de recevoir des douceurs cordiales si delicieuses et aggreables, que vous confesseres que le monde n'a que du fiel en comparayson de ce miel, et qu'un seul jour de devotion vaut mieux que mille (7) annees de la vie mondaine.
 
 

Mays vous voyes que la montagne de la perfection chrestienne est extremement haute : hé mon Dieu, ce dites-vous, comment pourray-je monter ? Courage, Philothee ; quand les petitz mouchons des abeilles commencent a prendre forme on les appelle nymphes, et lhors ilz ne sçauroyent encor voler sur les fleurs, ni sur les montz, ni sur les collines voysines pour amasser le miel ; mais petit a petit, se nourrissans du miel que leurs meres ont preparé, ces petitz nymphes prennent des aisles et se fortifient, en sorte que par apres ilz volent a la queste par tout le païsage. Il est vray, nous sommes encor de petitz mouchons en la devotion, nous ne sçaurions monter selon nostre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre a la cime de la perfection chrestienne ; mais si commençons-nous a prendre forme

par nos desirs et resolutions, les aisles nous commencent a sortir, il faut donq esperer qu'un jour nous serons abeilles spirituelles et que nous volerons ; et tandis, vivons du miel de tant d'enseignemens que les anciens devotz nous ont laissés, et prions Dieu qu'il nous donne des plumes comme de colombe, affin que non seulement nous puissions voler au tems de la vie presente, mais aussi nous reposer (8) en l'eternité de la future.

CHAPITRE III
 

DE LA NATURE DES TENTATIONS
 

ET DE LA DIFFERENCE QU'IL Y A
ENTRE SENTIR LA TENTATION ET CONSENTIR A ICELLE
 

Imaginés-vous, Philothee, une jeune princesse extremement aymee de son espoux, et que quelque meschant, pour la desbaucher et souiller son lict nuptial, luy envoye quelque infame messager d'amour pour traitter avec elle son malheureux dessein. Premierement, ce messager propose a cette princesse l'intention de son maistre ; secondement, la princesse aggree ou desaggree la proposition et l'ambassade ; en troisiesme lieu, ou elle consent ou elle refuse. Ainsy Satan, le monde et la chair voyans une ame espousee au Filz de Dieu, luy envoyent des tentations et suggestions par lesquelles
: 1. le peché luy est proposé ; 2. sur quoy elle se plaist ou elle se desplaist ; 3. en fin elle consent ou elle refuse ; qui sont en somme les trois degrés pour descendre a l'iniquité : la tentation, la delectation et le consentement. Et bien que ces trois actions ne se connoissent pas si manifestement en toutes autres sortes de pechés, si est-ce qu'elles se connoissent palpablement aux grans et enormes pechés.

Quand la tentation de quelque peché que ce soit dureroit toute nostre vie, elle ne sçauroit nous rendre desaggreables a la divine Majesté, pourveu qu'elle ne nous plaise pas et que nous n'y consentions pas ; la rayson est, parce qu'en la tentation nous n'agissons pas mays nous souffrons, et puisque nous n'y prenons point playsir, nous ne pouvons aussi en avoir aucune sorte de coulpe. Saint Paul souffrit longuement les tentations de la chair, et tant s'en faut que pour cela il fust desaggreable a Dieu, qu'au contraire Dieu estoit g]orifié par icelles (9); la bienheureuse Angele de Foligny sentoit des tentations charnelles si cruelles qu'elle fait pitié quand elle les raconte (10); grandes furent aussi les tentations que souffrit saint François et saint Benoist, lhors que l'un se jetta dans les espines et l'autre dans la neige pour les mitiger, et neanmoins ilz ne perdirent rien de la grace de Dieu pour tout cela, ains l'augmenterent de beaucoup.
 
 

Il faut donq estre fort courageuse, Philothee, emmi les tentations, et ne se tenir jamais pour vaincue pendant qu'elles vous desplairont, en bien observant cette difference qu'il y a entre sentir et consentir, qui est qu'on les peut sentir encor qu'elles nous desplaisent, mais on ne peut consentir sans qu'elles nous plaisent, puisque le playsir pour l'ordinaire sert de degré pour venir au consentement. Que donq les ennemis de nostre salut nous presentent tant qu'ilz voudront d'amorces et d'appastz, qu'ilz demeurent tous-jours a la porte de nostre coeur pour entrer, qu'ilz nous facent tant de propositions qu'ilz voudront ; mais tandis que nous aurons resolution de ne point nous plaire en tout cela,

il n'est pas possible que nous offensions Dieu, non plus que le prince espoux de la princesse que j'ay representee ne luy peut sçavoir mauvais gré du message qui luy est envoyé, si elle n'y a prins aucune sorte de playsir. Il y a neanmoins cette difference entre l'ame et cette princesse pour ce sujet, que la princesse ayant ouï la proposition deshonneste peut, si bon luy semble, chasser le messager et ne le plus ouïr ; mais il n'est pas tous-jours au pouvoir de l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit tous-jours en son pouvoir de ne point y consentir : c'est pourquoy, encor que la tentation dure et persevere long tems, elle ne peut nous nuire tandis qu'elle nous est desaggreable.

Mays quant a la delectation qui peut suivre la tentation, pour autant que nous avons deux parties en nostre ame, l'une inferieure et l'autre superieure, et que l'inferieure ne suit pas tous-jours la superieure ains fait son cas a part, il arrive maintesfois que la partie inferieure se plait en la tentation, sans le consentement, ains contre le gré de la superieure : c' est la dispute et la guerre que l'apostre saint Paul descrit (11), quand il dit que sa chair convoite contre son esprit, qu'il y a une loy des membres et une loy de l'esprit (12), et semblables choses.
 
 

Aves-vous jamais veu, Philothee, un grand brasier de feu couvert de cendres ? quand on vient dix ou douze heures apres pour y chercher du feu, on n'en treuve qu'un peu au milieu du foyer, et encor on a peyne de le treuver ; il y estoit neanmoins puysqu'on l'y treuve, et avec iceluy on peut rallumer tous les autres charbons des-ja esteintz. C'en est de mesme de la charité, qui est nostre vie spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations : car la tentation jettant sa delectation en la partie inferieure, couvre, ce semble, toute l'ame de cendres, et reduit l'amour de Dieu au petit pied, car il ne paroist plus en nulle part sinon au milieu du coeur, au fin fond de l'esprit ; encores semble-il qu'il n'y soit pas, et a-on peyne de le treuver. Il y est neanmoins en venté, puisque, quoy que tout soit en trouble en nostre

ame et en nostre cors, nous avons la resolution de ne point consentir au peché ni a la tentation, et que la delectation qui plait a nostre homme exterieur desplait a l'interieur, et quoy qu'elle soit tout autour de nostre volonté, si n'est-elle pas dans icelle : en quoy l'on voit que telle delectation est involontaire, et estant telle ne peut estre peché.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE IV
 
 
 

DEUX BEAUX EXEMPLES SUR CE SUJET
 
 
 
 
 
 
 

Il vous importe tant de bien entendre ceci, que je ne feray nulle difficulté de m'estendre a l'expliquer. Le jeune homme duquel parle saint Hierosme (13), qui couché et attaché avec des escharpes de soye bien delicatement sur un lict mollet, estoit provoqué par toutes sortes de vilains attouchemens et attraitz d'une impudique femme, qui estoit couchee avec luy expres pour esbranler sa constance, ne devoit-il pas sentir d'estranges accidens ? ses sens ne devoyent-ilz pas estre saisis de la delectation, et son imagination extremement occupee de cette presence des objetz voluptueux ? Sans doute, et neanmoins parmi tant de troubles, emmi un si terrible orage de tentations et entre tant de voluptés qui sont tout autour de luy, il tesmoigne que son coeur n'est point vaincu et que sa volonté n'y consent nullement, puisque son esprit voyant tout rebellé contre luy, et n'ayant plus aucune des parties de son cors a son commandement sinon la langue, il se la coupa avec les
dens et la cracha sur le visage de cette vilaine ame qui tourmentoit la sienne plus cruellement par la volupté, que les bourreaux n'eussent jamais sceu faire par les tourmens ; aussi, le tyran qui se defioit de la vaincre par les douleurs, pensoit la surmonter par ces playsirs.

L'histoire du combat de sainte Catherine de Sienne en un pareil sujet est du tout admirable en voyci le sommaire. Le malin esprit eut congé de Dieu d'assaillir la pudicité de cette sainte vierge avec la plus grande rage qu'il pourroit, pourveu toutefois qu'il ne la touchast point. Il fit donques toutes sortes d'impudiques suggestions a son coeur, et pour tant plus l'esmouvoir, venant avec ses compaignons en forme d'hommes et de femmes, il faisoit mille et mille sortes de charnalités et lubricités a sa veuë, adjoustant des paroles et semonces tres deshonnestes ; et bien que toutes ces choses fussent exterieures, si est-ce que par le moyen des sens elles penetroyent bien avant dedans le coeur de la vierge, lequel, comme elle confessoit elle mesme, en estoit tout plein, ne luy restant plus que la fine pure volonté superieure qui ne fust agitee de cette tempeste de vilenie et delectation charnelle. Ce qui dura fort longuement, jusques a tant qu'un jour Nostre Seigneur luy apparut, et elle luy dit : " Ou esties-vous, mon doux Seigneur, quand mon coeur estoit plein de tant de tenebres et d'ordures ?" A quoy il respondit: "J'estois dedans ton coeur, ma fille. " " Et comment, " repliqua-elle, "habities-vous dedans mon coeur, dans lequel il y avoit tant de vilenies ? habites-vous donq en des lieux si deshonnestes?" Et Nostre Seigneur luy dit : " Dis-moy, ces tiennes sales cogitations de ton coeur te donnoyentelles playsir ou tristesse, amertume ou delectation ? " Et elle dit : " Extreme amertume et tristesse. " Et luy repliqua : " Qui estoit celuy qui mettoit cette grande amertume et tristesse dedans ton coeur, sinon moy qui demeurois caché dedans le milieu de ton ame ? Croy, ma fille, que si je n'eusse pas esté present, ces pensees qui estoyent autour de ta volonté et ne pouvoyent l'expugner l'eussent sans doute surmontee et seroyent entrees dedans, eussent esté receuës avec playsir par ton liberal arbitre, et ainsy eussent donné la mort a ton ame ; mais parce que j'estois dedans, je mettois ce desplaysir et cette resistance en ton coeur, par laquelle il se refusoit tant qu'il pouvoit a la tentation, et ne pouvant pas tant qu'il vouloit, il en sentoit un plus grand desplaysir et une plus grande haine contre icelle et contre soy mesme, et ainsy ces peynes estoyent un grand merite et un grand gain pour toy, et un grand accroissement de ta vertu et de ta force(14).
 
 

Voyes vous, Philothee, comme ce feu estoit couvert de la cendre, et que la tentation et delectation estoit mesme entree dedans le coeur et avoit environné la volonté, laquelle seule, assistee de son Sauveur, resistoit par des amertumes, des desplaysirs et detestations du mal qui luy estoit suggeré, refusant perpetuellement son consentement au peché qui l'environnoit. O Dieu, quelle detresse a une ame qui ayme Dieu, de ne sçavoir seulement pas s'il est en elle ou non, et si l'amour divin, pour lequel elle combat, est du tout esteint en elle ou non ! Mais c'est la fine fleur de la perfection de l'amour celeste que de faire souffrir et combattre l'amant pour l'amour, sans sçavoir s'il a l'amour pour lequel et par lequel il combat.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE V
 
 
 
 
 
 
 
 
 

ENCOURAGEMENT A L'AME QUI EST ES TENTATIONS
 
 
 
 
 

Ma Philothee, ces grans assautz et ces tentations si puissantes ne sont jamais permises de Dieu que contre les ames lesquelles il veut eslever a son pur et excellent amour ; mais il ne s'ensuit pas pourtant qu'apres cela elles soyent asseurees d'y parvenir, car il est arrivé maintes fois que ceux qui avoyent esté constans en des si violentes attaques, ne correspondans pas par apres fidelement a la faveur divine, se sont treuvés vaincus en des bien petites tentations. Ce que je dis affin que, s'il vous arrive jamais d'estre affligee de si grande tentation, vous sçachies que Dieu vous favorise d'une faveur extraordinaire, par laquelle il declare qu'il vous veut aggrandir devant sa face, et que neanmoins vous soyes tous-jours humble et craintive, ne vous asseurant pas de pouvoir vaincre les menues tentations apres avoir surmonté les grandes, sinon par une continuelle fidelité a l'endroit de sa Majesté. Quelques tentations donques qui vous arrivent et quelque delectation qui s'ensuive, tandis que vostre volonté refusera son consentement, non seulement a la tentation mais encor a la delectation, ne vous troublés nullement, car Dieu n'en est point offensé.
 
 

Quand un homme est pasmé et qu'il ne rend plus aucun tesmoignage de vie, on luy met la main sur le coeur, et pour peu que l'on y sente de mouvement on juge qu'il est en vie et que, par le moyen de quelque eau pretieuse et de quelque epitheme, on peut luy faire reprendre force et sentiment. Ainsy arrive-il quelque-fois que, par la violence des tentations, il semble que nostre ame est tombee en une defaillance totale de ses forces, et que comme pasmee elle n'a plus ni vie spirituelle ni mouvement ; mais si nous voulons connoistre ce que c'en est, mettons la main sur le coeur : considerons si le coeur et la volonté ont encor leur mouvement spirituel, c'est a dire s'ilz font leur devoir a refuser de consentir et suivre la tentation et delectation ; car pendant que le mouvement du refus est dedans nostre coeur, nous sommes asseurés que la charité, vie de nostre ame, est en nous, et que Jesus Christ nostre Sauveur se treuve dans nostre ame, quoy que caché et

couvert ; si que, moyennant l'exercice continuel de l'orayson, des Sacremens et de la confiance en Dieu, nos forces reviendront en nous et nous vivrons d'une vie entiere et delectable.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VI
 
 
 
 
 
 

COMME LA TENTATION ET DELECTATION
 
 
 
 
 

PEUVENT ESTRE PECHÉ
 
 
 
 
 
 

La princesse de laquelle nous avons parlé ne peut mais de la recherche deshonneste qui luy est faitte, puisque, comme nous avons presupposé, elle luy arrive contre son gré ; mais si au contraire elle avoit par quelques attraitz donné sujet a la recherche, ayant voulu donner de l'amour a celuy qui la muguette, indubitablement elle seroit coulpable de la recherche mesme; et quoy qu'elle en fist la delicate, elle ne laisseroit pas d'en meriter du blasme et de la punition. Ainsy arrive-il quelquefois que la seule tentation nous met en peché, parce que nous sommes cause d'icelle. Par exemple, je sçay que joüant j'entre volontier en rage et blaspheme, et que le jeu me sert de tentation a cela : je peche toutes fois et quantes que je joüeray, et suis coulpable de toutes les tentations qui m'arriveront au jeu. De mesme, si je sçay que quelque conversation m'apporte de la tentation et de la cheute, et j'y vay volontairement, je suis indubitablement coulpable de toutes les tentations que j'y recevray.
 

Quand la delectation qui arrive de la tentation peut estre evitee, c'est tous-jours peché de la recevoir, selon que le playsir que l'on y prend et le consentement que l'on y donne est grand ou petit, de longue ou de petite duree. C'est tous -jours chose blasmable a la jeune

princesse de laquelle nous avons parlé, si non seulement elle escoute la proposition sale et deshonneste qui luy est faitte, mais encores apres l'avoir ouïe elle prend playsir en icelle, entretenant son coeur avec contentement sur cet objet ; car bien qu'elle ne veuille pas consentir a l'execution reelle de ce qui luy est proposé, elle consent neanmoins a l'application spirituelle de son coeur par le contentement qu'elle y prend, et c'est tous-jours chose deshonneste d'appliquer ou le coeur ou le cors a chose deshonneste ; ains la deshonnesteté consiste tellement a l'application du coeur, que sans icelle l'application du cors ne peut estre peché. Quand donq vous seres tentee de quelque peché, considerés si vous aves donné volontairement sujet d'estre tentee, et lhors la tentation mesme vous met en estat de peché, pour le hazard auquel vous vous estes jettee. Et cela s'entend si vous aves peu eviter commodement l'occasion, et que vous ayes preveu ou deu prevoir l'arrivee de la tentation ; mais si vous n 'aves donné nul sujet a la tentation, elle ne peut aucunement vous estre imputee a peché.

Quand la delectation qui suit la tentation a peu estre evitee, et que neanmoins on ne l'a pas evitee, il y a tousjours quelque sorte de peché selon que l'on y a peu ou prou arresté, et selon la cause du playsir que nous y avons prins. Une femme laquelle n'ayant point donné de sujet d'estre muguettee, prend neanmoins playsir a l'estre, ne laisse pas d'estre blasmable si le playsir qu'elle y prend n'a point d'autre cause que la muguetterie. Par exemple, si le galant qui luy veut donner de l'amour sonnoit exquisement bien du luth et qu'elle print playsir, non pas a la recherche qui est faitte de son amour, mais a l'harmonie et douceur du son du luth, il n'y auroit point de peché, bien qu'elle ne devroit pas continuer longuement en ce playsir, de peur de faire passage d'iceluy a la delectation de la recherche. De mesme donq, si quelqu'un me propose quelque stratageme plein d'invention et d'artifice pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne pas playsir ni ne donne aucun consentement a la vengeance qui m'est

proposee, mais seulement a la subtilité de l'invention de l'artifice, sans doute je ne peche point, bien qu'il ne soit pas expedient que je m'amuse beaucoup a ce playsir, de peur que petit a petit il ne me porte a quelque delectation de la vengeance mesme.

On est quelquefois surprins de quelque chatouillement de delectation qui suit immediatement la tentation, devant que bonnement on s'en soit prins garde ; et cela ne peut estre pour le plus qu'un bien leger peché veniel, lequel se rend plus grand si, apres que l'on s'est apperceu du mal ou l'on est, on demeure par negligence quelque tems a marchander avec la delectation, si l'on doit l'accepter ou la refuser ; et encores plus grand si, en s'en appercevant, on demeure en icelle quelque tems par vraye negligence, sans nulle sorte de propos de la rejetter. Mais lhors que volontairement et de propos deliberé nous sommes resolus de nous plaire en telles delectations, ce propos mesme deliberé est un grand peché, si l'objet pour lequel nous avons delectation est notablement mauvais. C'est un grand vice a une femme de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoy qu'elle ne veuille jamais s'addonner reellement a l'amoureux.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VII
 
 
 
 

REMEDES AUX GRANDES TENTATIONS
 
 
 
 
 
 

Si tost que vous sentes en vous quelques tentations, faites comme les petitz enfans quand ilz voyent le loup ou l'ours en la campaigne ; car tout aussi tost ilz courent entre les bras de leur pere et de leur mere, ou pour le moins les appellent a leur ayde et secours. Recoures de mesme a Dieu, reclamant sa misericorde et son secours ; c'est le remede que Nostre Seigneur enseigne(15):
 
 

Pries affin que vous n'entries point en tentation.
 
 

Si vous voyes que neanmoins la tentation persevere ou qu'elle accroisse, coures en esprit embrasser la sainte Croix, comme si vous voyies Jesus Christ crucifié devant vous ; protestes que vous ne consentirés point a la tentation et demandes luy secours contre icelle, et continues tous-jours a protester de ne vouloir point consentir tandis que la tentation durera. Mais en faysant ces protestations et ces refus de consentement, ne regardes point au visage de la tentation, ains seulement regardes Nostre Seigneur ; car si vous regardes la tentation, principalement quand elle est forte, elle pourroit esbranler vostre courage.
 
 

Divertisses vostre esprit par quelques occupations bonnes et louables ; car ces occupations entrans dedans vostre coeur et prenans place, elles chasseront les tentations et suggestions malignes.
 
 

Le grand remede contre toutes tentations grandes ou petites, c'est de desployer son coeur et de communiquer les suggestions, ressentimens et affections que nous avons a nostre directeur; car notés que la premiere condition que le malin fait avec l'ame qu'il veut seduire c'est du silence, comme font ceux qui veulent seduire les femmes et les filles, qui de prime abord defendent qu'elles ne communiquent point les propositions aux peres ni aux maris : ou au contraire Dieu, en ses inspirations, demande sur toutes choses que nous les fassions reconnoistre par nos superieurs et conducteurs.

Que si, apres tout cela, la tentation s'opiniastre a nous travailler et persecuter, nous n'avons rien a faire sinon a nous opiniastrer de nostre costé en la protestation de ne vouloir point consentir ; car, comme les filles ne peuvent estre mariees pendant qu'elles disent que non, ainsy l'ame quoy que troublee, ne peut jamais estre offensee pendant qu'elle dit que non.
 
 

Ne disputés point avec vostre ennemi et ne luy respondés jamais une seule parolle, sinon celle que Nostre Seigneur luy respondit, avec laquelle il le confondit (16) : Arriere, o Satan, tu adoreras le Seigneur ton Dieu et a luy seul serviras. Et comme la chaste femme ne doit respondre un seul mot ni regarder en face le vilain poursuivant qui luy propose quelque deshonnesteté, mays le quittant tout court, doit a mesme instant retourner son coeur du costé de son espoux et rejurer la fidelité qu'elle luy a promise, sans s'amuser a barguigner, ainsy la devote ame, se voyant assaillie de quelque tentation, ne doit nullement s'amuser a disputer ni respondre, mais tout simplement se retourner du costé de Jesus Christ son Espoux, et luy protester derechef de sa fidelité et de vouloir estre a jamais uniquement toute sienne.
 
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VIII
 
 
 
 
 
 
 

QU'IL FAUT RESISTER AUX MENUES TENTATION
 
 
 
 
 

Quoy qu'il faille combattre les grandes tentations avec un courage invincible et que la victoire que nous en rapportons nous soit extremement utile, si est-ce neanmoins qu'a l'adventure on fait plus de prouffit a combattre les petites ; car, comme les grandes surpassent en qualité, les petites aussi surpassent si demesurement en nombre, que la victoire d'icelles peut estre comparable a celle des plus grandes. Les loups et les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches, mais si ne nous font-ilz pas tant d'importunité et d'ennui, ni n'exercent pas tant nostre patience.

C'est chose bien aysee que de s'empescher du meurtre, mais c'est chose difficile d'eviter les menues choleres, desquelles les occasions se presentent a tout moment. C'est chose bien aysee a un homme ou a une femme de s'empescher de l'adultere, mais ce n'est pas chose sifacile de s'empescher des oeillades, de donner ou recevoir de l'amour,de procurer des graces et menues faveurs, de dire et recevoir des parolles de cajolerie. Il est bien aysé de ne point donner de corrival au mari ni de corrivale a la femme, quant au cors, mais il n'est pas si aysé de n'en point donner quant au coeur ; bien aysé de ne point souiller le lict du mariage, mais bien malaysé de ne point interesser l'amour du mariage; bien aysé de ne point desrober le bien d'autruy, mais malaysé de ne point le muguetter et convoiter ; bien aysé de ne point dire de faux tesmoignage en jugement, mais malaysé de ne point mentir en conversation ; bien aysé de ne point s'enivrer, mais malaysé d'estre sobre ; bien aysé de ne point desirer la mort d'autruy, mais malaysé de ne point desirer son incommodité ; bien aysé de ne le point diffamer, mais malaysé de ne le point mespriser.
 
 

Bref, ces menues tentations de choleres, de soupçons, de jalousie, d'envie, d'amourettes, de folastrerie, de vanités, de duplicités, d'affaiterie, d'artifices, de cogitations deshonnestes, ce sont les continuelz exercices de ceux mesmes qui sont plus devotz et resolus : c'est pourquoy, ma chere Philothee, il faut qu'avec grand soin et diligence nous nous preparions a ce combat ; et soyes asseuree qu'autant de victoires que nous rapportons contre ces petitz ennemis, autant de pierres pretieuses seront mises en la couronne de gloire que Dieu nous prepare en son Paradis. C'est pourquoy je dis, qu'attendant de bien et vaillamment combattre les grandes tentations si elles viennent, il nous faut bien et diligemment defendre de ces menues et foibles attaques.
 

CHAPITRE IX

COMME IL FAUT REMEDIER AUX MENUES TENTATIONS

Or donq, quant a ces menues tentations de vanité, de soupçon, de chagrin, de jalousie, d'envie, d'amourettes, et semblables tricheries qui, comme mouches et moucherons, viennent passer devant nos yeux et tantost nous piquer sur la joüe, tantost sur le nés, parce qu'il est impossible d'estre tout a fait exempt de leur importunité, la meilleure resistance qu'on leur puisse faire c'est de ne s'en point tourmenter ; car tout cela ne peut nuire, quoy qu'il puisse faire de l'ennui, pourveu que l'on soit bien resolu de vouloir servir Dieu.
 
 

Mesprises donques ces menues attaques et ne daignes pas seulement penser a ce qu'elles veulent dire, mais laisses les bourdonner autour de vos oreilles tant qu'elles voudront, et courir ça et la autour de vous, comme l'on fait des mouches ; et quand elles viendront vous piquer et que vous les verres aucunement s'arrester en vostre coeur, ne faites autre chose que de tout simplement les oster, non point combattant contre elles ni leur respondant, mais faisant des actions contraires, quelles qu'elles soyent, et specialement de l'amour de Dieu. Car si vous me croyes, vous ne vous opiniastreres pas a vouloir opposer la vertu contraire a la tentation que vous sentes, parce que ce seroit quasi vouloir disputer avec elle ; mais apres avoir fait une action de cette vertu directement contraire, si vous aves eu le loysir de reconnoistre la qualité de la tentation, vous feres un simple retour de vostre coeur du costé de Jesus Christ crucifié, et par une action d'amour en son endroit vous luy bayseres les sacrés pieds.

C'est le meilleur moyen de vaincre l'ennemi, tant es petites qu'es grandes tentations ; car l'amour de Dieu contenant en soy toutes les perfections de toutes les vertus, et plus excellemment que les vertus mesmes, il est aussi un plus souverain remede contre tous vices; et vostre esprit s'accoustumant en toutes tentations de recourir a ce rendes-vous general, ne sera point obligé de regarder et examiner quelles tentations il a ; mais simplement se sentant troublé il s'accoisera en ce grand remede, lequel outre cela est si espouvantable au malin esprit, que quand il voit que ses tentations nous provoquent a ce divin amour, il cesse de nous en faire.
 
 

Et voyla quant aux menues et frequentes tentations, avec lesquelles qui voudroit s'amuser par le menu, i1 se morfondroit et ne feroit rien.

CHAPITRE X
COMME IL FAUT FORTIFIER SON COEUR
CONTRE LES TENTATIONS

Considerés de tems en tems quelles passions dominent le plus en vostre ame ; les ayant descouvertes, prenés une façon de vivre qui leur soit toute contraire, en pensees, en parolles et en oeuvres. Par exemple, si vous vous sentes inclinee a la passion de la vanité, faites souvent des pensees de la misere de cette vie humaine, combien ces vanités seront ennuyeuses a la conscience au jour de la mort, combien elles sont indignes d'un coeur genereux, que ce ne sont que badineries et amusemens de petitz enfans, et semblables choses. Parles souvent contre la vanité, et encores qu'il vous semble que ce soit a contrecoeur, ne laisses pas de la bien mespriser, car par ce moyen vous vous engageres mesme de reputation au parti contraire ; et a force de dire contre quelque chose, nous nous esmouvons a la haïr, bien qu'au commencement nous luy eussions de l'affection. Faites des oeuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous pourres, encores qu'il vous semble que ce soit a regret ; car par ce moyen vous vous habitues a l'humilité et affoiblisses vostre vanité, en sorte que quand la tentation viendra, vostre inclination ne la pourra pas tant favoriser, et vous aures plus de force pour la combattre.
 

Si vous estes inclinee a l'avarice, penses souvent a la folie de ce peché qui nous rend esclaves de ce qui n'est creé que pour nous servir; qu'a la mort aussi bien

faudra-il tout quitter, et le laisser entre les mains de tel qui le dissipera ou auquel cela servira de ruine et de damnation, et semblables pensees. Parles fort contre l'avarice, loües fort le mespris du monde, violentes-vous a faire souvent des aumosnes et des charités, et a laisser escouler quelques occasions d'assembler.

Si vous estes sujette a vouloir donner ou recevoir de l'amour, penses souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour vous que pour les autres; combien c'est une chose indigne de prophaner et employer a passetems la plus noble affection qui soit en nostre ame ; combien cela est sujet au blasme d'une extreme legereté d'esprit. Parles souvent en faveur de la pureté et simplicité de coeur, et faites aussi le plus qu'il vous sera possible des actions conformes a cela, evitant toutes affaiteries et muguetteries.
 
 

En somme, en tems de paix, c'est a dire lhors que les tentations du peché auquel vous estes sujette ne vous presseront pas, faites force actions de la vertu contraire, et si les occasions ne se presentent, alles au devant d'elles pour les rencontrer ; car par ce moyen vous renforcerés vostre coeur contre la tentation future.

CHAPITRE XI
DE L'INQUIETUDE
 

L'inquietude n'est pas une simple tentation, mais une source de laquelle et par laquelle plusieurs tentations arrivent : j'en diray donq quelque chose. La tristesse n'est autre chose que la douleur d'esprit que nous avons du mal qui est en nous contre nostre gré, soit que le mal soit exterieur, comme pauvreté, maladie, mespris, soit qu'il soit interieur, comme ignorance, secheresse, repugnance, tentation. Quand donq l'ame sent qu'elle a
quelque mal, elle se desplait de l'avoir, et voyla la tristesse ; et tout incontinent, elle desire d'en estre quitte et d'avoir les moyens de s'en desfaire; et jusques ici elle a rayson, car naturellement chacun desire le bien et fuit ce qu'il pense estre mal.

Si l'ame cherche les moyens d'estre delivree de son mal pour l'amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur, humilité et tranquillité, attendant sa delivrance plus de la bonté et providence de Dieu que de sa peyne, industrie ou diligence ; si elle cherche sa delivrance pour l'amour propre, elle s'empressera et s'eschauffera a la queste des moyens, comme si ce bien dependoit plus d'elle que de Dieu : je ne dis pas qu'elle pense cela, mays je dis qu'elle s'empresse comme s elle le pensoit. Que si elle ne rencontre pas soudain ce qu'elle desire, elle entre en des grandes inquietudes et impatiences, lesquelles n'ostans pas le mal precedent, ains au contraire l'empirans, l'ame entre en une angoisse et detresse desmesuree, avec une defaillance de courage et de force telle, qu'il luy semble que son mal n'ait plus de remede. Vous voyes donq que la tristesse, laquelle au commencement est juste, engendre l'inquietude ; et l'inquietude engendre par apres un surcroist de tristesse qui est extremement dangereux.
 
 

L'inquietude est le plus grand mal qui arrive en l'ame, excepté le peché ; car, comme les seditions et troubles interieurs d'une republique la ruinent entierement et l'empeschent qu'elle ne puisse resister a l'estranger, ainsy nostre coeur estant troublé et inquieté en soy mesme perd la force de maintenir les vertus qu'il avoit acquises, et quant et quant le moyen de resister aux tentations de l'ennemi, lequel fait alhors toutes sortes d'effortz pour pescher, comme l'on dit, en eau trouble.
 
 

L'inquietude provient d'un desir desreglé d'estre delivré du mal que l'on sent, ou d'acquerir le bien que l'on espere ; et neanmoins il n'y a rien qui empire plus le

mal et qui esloigne plus le bien, que l'inquietude et empressement. Les oyseaux demeurent prins dedans les filetz et laqs parce que s'y treuvans engagés ilz se desbattent et remuent desreglement pour en sortir, ce que faisans ilz s'enveloppent tousjours tant plus. Quand donq vous serés pressee du desir d'estre delivree de quelque mal ou de parvenir a quelque bien, avant toute chose mettes vostre esprit en repos et tranquillité, faites rasseoir vostre jugement et vostre volonté, et puys, tout bellement et doucement, pourchasses l'issue de vostre desir, prenant par ordre les moyens qui seront convenables ; et quand je dis tout bellement, je ne veux pas dire negligemment, mays sans empressement, trouble et inquietude ; autrement en lieu d'avoir l'effect de vostre desir vous gasteres tout et vous embarrasseres plus fort.

Mon ame est tous-jours en mes mains, o Seigneur, et je n'ay point oublié vostre loy, disoit David (17). Examines plus d'une fois le jour, mais au moins le soir et le matin, si vous aves vostre ame en vos mains, ou si quelque passion et inquietude vous l'a point ravie ; consideres si vous aves vostre coeur a vostre commandement, ou bien s'il est point eschappé de vos mains pour s'engager a quelque affection desreglee d'amour, de haine, d'envie, de convoitise, de crainte, d'ennui, de joye. Que s'il est egaré, avant toutes choses, cherches-le et le ramenes tout bellement en la presence de Dieu, remettant vos affections et desirs sous l'obeissance et conduite de sa divine volonté. Car, comme ceux qui craignent de perdre quelque chose qui leur est pretieuse la tiennent bien serree en leur main, ainsy, a l'imitation de ce grand Roy, nous devons tous-jours dire : O mon Dieu, mon ame est au hazard, c'est pourquoy je la porte tous-jours en mes mains, et en cette sorte je n'ay point oublié vostre sainte loy.
 
 

Ne permettes pas a vos desirs, pour petitz qu'ilz soyent et de petite importance, qu'ilz vous inquietent ; car apres les petitz, les grans et plus importans treuveroyent vostre coeur plus disposé au trouble et desreglement. Quand vous sentires arriver l'inquietude, recommandes-vous a Dieu et resoulves-vous de ne rien faire du tout de ce que vostre desir requiert de vous que l'inquietude ne soit totalement passee, sinon que ce fust chose qui ne se peust differer ; et alhors il faut, avec un doux et tranquille effort, retenir le courant de vostre desir, l'attrempant et moderant tant qu'il vous sera possible, et sur cela, faire la chose non selon vostre desir, mais selon la rayson.

Si vous pouves descouvrir vostre inquietude a celuy qui conduit vostre ame, ou au moins a quelque confident et devot ami, ne doutes point que tout aussi tost vous ne soyes accoisee ; car la communication des douleurs du coeur fait le mesme effect en l'ame que la saignee fait au cors de celuy qui est en fievre continue : c' est le remede des remedes. Aussi le roy saint Louys donna cet advis a son filz (18) : " Si tu as en ton coeur aucun malayse, dis-le incontinent a ton confesseur ou a aucune bonne personne, et ainsy pourras ton mal legerement porter, par le reconfort qu'il te donnera.

CHAPITRE XII
DE LA TRISTESSE

La tristesse qui est selon Dieu, dit saint Paul (19), opere la penitence pour le salut ; la tristesse du monde opere la mort. La tristesse donques peut estre bonne et mauvaise, selon les diverses productions qu'elle fait en nous. Il est vray qu'elle en fait plus de mauvaises que de bonnes, car elle n'en fait que deux bonnes, a sçavoir, misericorde et penitence; et il y en a six mauvaises, a sçavoir, angoisse, paresse, indignation, jalousie, envie et impatience; qui a fait dire au Sage(20):
La tristesse en tue beaucoup et n'y a point de prouffit en icelle, parce que, pour deux bons ruysseaux qui proviennent de la source de tristesse, il y en a six qui sont bien mauvais.
 
 

L'ennemi se sert de la tristesse pour exercer ses tentations a l'endroit des bons ; car, comme il tasche de faire res-jouir les mauvais en leur peché, aussi tasche-il d'attrister les bons en leurs bonnes oeuvres; et comme

il nepeut procurer le mal qu'en le faysant treuver aggreable, aussi ne peut-il destourner du bien qu'en le faysant treuver desaggreable. Le malin se plait en la tristesse et melancholie, parce qu'il est triste et melancholique et le sera eternellement, dont il voudroit que chacun fust comme luy.

La mauvaise tristesse trouble l'ame, la met en inquietude, donne des craintes desreglees, desgouste de l'orayson, assoupit et accable le cerveau, prive l'ame de conseil, de resolution, de jugement et de courage, et abat les forces : bref, elle est comme un dur hiver qui fauche toute la beauté de la terre et engourdit tous les animaux ; car elle oste toute suavité de l'ame et la rend presque percluse et impuissante en toutes ses facultés.
 
 

Si jamais il vous arrivoit, Philothee, d'estre atteinte de cette mauvaise tristesse, prattiqués les remedes suivans. Quelqu'un est-il triste, dit saint Jacques (21), qu'il prie la priere est un souverain remede, car elle esleve l'esprit en Dieu qui est nostre unique joye et consolation ; mais en priant, uses d'affections et parolles, soit interieures soit exterieures, qui tendent a la confiance et amour de Dieu, comme : o Dieu de misericorde, mon tres bon Dieu, mon Sauveur debonnaire, Dieu de mon coeur, ma joye, mon esperance, mon cher Espoux, le Bienaymé de mon ame, et semblables.
 
 

Contraries vivement aux inclinations de la tristesse; et bien qu'il semble que tout ce que vous feres en ce tems la se face froidement, tristement et laschement, ne laisses pourtant pas de le faire ; car l'ennemi, qui pretend de nous allanguir aux bonnes oeuvres par la tristesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire, et qu'estans faittes avec resistance elles en valent mieux, il

cesse de nous plus affliger. Chantes des cantiques spirituelz, car le malin a souvent cessé son operation par ce moyen ; tesmoin l'esprit qui assiegeoit ou possedoit Saul, duquel la violence estoit reprimee par la psalmodie (22).
 
 

Il est bon de s'employer aux oeuvres exterieures et les diversifier le plus que l'on peut, pour divertir l'ame de l'objet triste, purifier et esehauffer les espritz, la tristesse estant une passion de la complexion froide et seche.
 
 

Faites des actions exterieures de ferveur, quoy que sans goust, embrassant l'image du

Crucifix, la serrant sur la poitrine, luy baysant les pieds et les mains, levant vos yeux et vos mains au ciel, eslançant vostre voix en Dieu par des parolles d'amour et de confiance, comme sont celles ci : Mon Bienaymé a moy, et moy a luy (23). Mon Bienaymé m'est un bouquet de myrrhe, il demeurera entre mes mammelles (24). Mes yeux se fondent sur vous, o mon Dieu, disant, quand me consolerés-vous (25)? o Jesus, soyes-moy Jesus ; vive Jesus, et mon ame vivra. Qui me separera de l'amour de mon Dieu (26)? et semblables.

La discipline moderee est bonne contre la tristesse, parce que cette volontaire affliction exterieure impetre la consolation interieure, et l'ame, sentant des douleurs de dehors, se divertit de celles qui sont au dedans. La frequentation de la sainte Communion est excellente; car ce pain celeste affermit le coeur(27) et res-jouit l'esprit.

Descouvres tous les ressentim ens, affections et suggestions qui proviennent de vostre tristesse a vostre conducteur et confesseur, humblement et fidellement ; cherches les conversations des personnes spirituelles et les hantes le plus que vous pourres pendant ce tems-la. Et en fin finale, resignes vous entre les mains de Dieu, vous preparant a souffrir cette ennuyeuse tristesse patiemment, comme juste punition de vos vaines allegresses ; et ne doutes nullement que Dieu, apres vous avoir esprouvee, ne vous delivre de ce mal.

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