Saint François de Sales
Docteur de l’Eglise Catholique
Les Entretiens
PREMIER ENTRETIEN
AUQUEL EST DÉCLARÉE L’OBLIGATION DES CONSTITUTIONS DE
LA VISITATION DE SAINTE-MARIE ET LES QUALITÉS DE LA DÉVOTION
QUE LES RELIGIEUSES DUDIT ORDRE DOIVENT AVOIR
Ces Règles et Constitutions n’obligent aucunement d’elles-mêmes
à aucun péché, ni mortel ni véniel, ains seulement
sont données pour la direction et conduite des personnes de la Congrégation.
Mais pourtant, si quelqu’une les violait volontairement, destinément
1, avec mépris, ou bien avec scandale tant des Soeurs que des étrangers,
elle commettrait sans doute une grande offense; car on ne saurait exempter
de coulpe 2 celle qui arrive à déshonorer les choses de Dieu,
dément sa profession, renverse la Congrégation, nie et dissipe
les fleurs de bon exemple et de bonne odeur qu’elle doit produire envers
le prochain : si bien qu’un tel mépris volontaire serait enfin suivi
de quelque grand châtiment du Ciel, et spécialement de la
privation des grâces et dons du Saint-Esprit, qui sont ordinairement
ôtés à ceux qui abandonnent leurs bons desseins et
quittent le chemin auquel Dieu les a mis. Or le contemnement 3 et mépris
des Règles et Constitutions, comme aussi de toutes
1. délibérément, à dessein — 2. faute —
3. dédain, mépris
bonnes oeuvres, se connaît par les considérations suivantes.
Celui qui viole par mépris, viole ou laisse à faire quelque
ordonnance non seulement volontairement, mais destinément; car s’il
la viole par inadvertance, oubli, ou surprise de quelque passion, c’est
autre chose. Comme par exemple, il est défendu de sortir hors de
la porte sans congé: si, sans y penser, par une habitude, la portière
en ouvrant aux étrangers, par inadvertance, ne pensant pas bonnement
à ce qu’elle fait, ou bien par quelque surprise de passion, parce
qu’elle voit son père ou sa mère à quatre ou cinq
pas de la porte, elle sortait pour l’approcher, ce ne serait pas violer
la Règle par mépris, car le mépris enclot en soi une
volonté délibérée et qui se détermine
destinément à faire ce qu’elle fait. De là il s’ensuit
4 que celui qui viole l’ordonnance ou désobéit par mépris,
non seulement il désobéit, mais il veut désobéir;
non seulement il fait la désobéissance, mais il la fait par
désobéissance et avec intention de désobéir.
Il est défendu de manger hors du repas : une fille mange des poires,
des abricots, ou autres fruits; elle viole la Règle et fait une
désobéissance. Or, si elle mange attirée de la délectation
qu’elle en pense recevoir, alors elle désobéit non pas par
désobéissance, mais par friandise; ou bien elle mange parce
qu’elle n’estime point la Règle et n’en veut tenir compte ni se
soumettre à icelle, et alors elle désobéit par mépris
et pure désobéissance.
Il s’ensuit encore, que celui qui désobéit par
4. il suit
quelque attachement ou surprise de passion voudrait bien pouvoir contenter
sa passion sans désobéir, et à même temps qu’il
prend plaisir, par exemple, à manger, il est marri que ce soit avec
désobéissance ; mais celui qui désobéit par
désobéissance et mépris n’est pas marri de désobéir,
ains au contraire il prend son plaisir à désobéir
de manière qu’en l’un la désobéissance suit ou accompagne
l’oeuvre, mais en l’autre la désobéissance précède
l’oeuvre et lui sert de cause et de motif, quoique par friandise. Car qui
mange contre le commandement, conséquemment ou ensemblement, il
commet désobéissance, quoique s’il la pouvait éviter
en mangeant il ne la voudrait pas commettre; comme celui qui en buvant
trop voudrait bien ne s’enivrer pas, quoique néanmoins en buvant
il s’enivre : mais celui qui mange par mépris de la Règle
et par désobéissance, veut la désobéissance
même, en sorte qu’il ne ferait pas l’oeuvre ni ne la voudrait pas
s’il n’était ému 5 à ce faire par la volonté
qu’il a de désobéir. L’un donc désobéit voulant
une chose à laquelle la désobéissance est attachée,
et l’autre désobéit voulant la même chose parce que
la désobéissance y est attachée. L’un rencontre la
désobéissance en la chose qu’il veut, et voudrait bien ne
la rencontrer pas; et l’autre l’y recherche, et ne veut la chose qu’avec
intention de l’y trouver. L’un dit : Je désobéis parce que
je veux manger ces abricots que je ne puis manger sans désobéir;
et l’autre dit: Je les mange parce que je veux désobéir,
ce que je ferai en les mangeant.
5. mû, poussé
La désobéissance et mépris suit l’un, et elle
conduit l’autre.
Or, cette désobéissance formelle et ce mépris
des choses bonnes et saintes n’est jamais sans quelque péché,
pour le moins véniel, non pas même ès choses qui ne
sont que conseillées : car bien qu’on puisse ne point suivre les
conseils des choses saintes par l’élection d’autres choses, sans
aucunement offenser, si est-ce qu’on ne peut pourtant les laisser par mépris
et contemnement sans offense; d’autant que tout bien ne nous oblige pas
à le suivre, mais oui bien à l’honorer et estimer, et par
conséquent, à plus forte raison, à ne le point mépriser
et vilipender.
Davantage, il s’ensuit que celui qui viole la Règle par mépris,
il l’estime vile et inutile, qui est une très grande présomption
et outrecuidance 6: ou bien, s’il l’estime utile et ne veut pas pourtant
se soumettre à icelle, alors il rompt son dessein avec grand intérêt
7 du prochain, auquel il donne scandale et mauvais exemple, il contrevient
à la société et promesse faite à la compagnie,
et met en désordre une maison dévote, qui sont des très
grandes fautes.
Mais afin que l’on puisse aucunement discerner quand une personne viole
les Règles ou l’obéissance par mépris et contemnement,
en voici quelques signes :
1. Quand la personne étant corrigée, elle se moque et
n’a nul repentir.
2. Quand elle persévère sans témoigner aucun amendement.
6. arrogance —7. dommage, préjudice
3. Quand elle conteste que la Règle ou commandement n’est pas
à propos.
4. Quand elle tâche d’attirer les autres au même violement
et leur ôter la crainte d’icelui : comme disant que ce n’est rien,
qu’il n’y a point de danger.
Ces signes, pourtant, ne sont pas si certains que quelquefois ils n’arrivent
pour d’autres causes que pour celle du mépris : car il peut arriver
qu’une personne se moque de celui qui la reprend, pour le peu d’estime
qu’elle fait de lui, et qu’elle persévère par infirmité,
et qu’elle conteste par dépit et colère, et qu’elle débauche
9 les autres, pour avoir des compagnes et des excuses en son mal. Néanmoins,
il est aisé à juger par les circonstances quand tout cela
se fait par mépris; car, enfin, l’effronterie et manifeste libertinage
10 suit ordinairement le mépris, et ceux qui l’ont au coeur, enfin
le poussent jusques à la bouche, et ils disent, comme David le remarque
: Qui est notre maître a ?
Si faut-il que j’ajoute un mot d’une tentation qui peut arriver sur
ce point : c’est que quelquefois une personne n’estimera pas d’être
désobéissante et libertine 11 quand elle ne méprise
qu’une ou deux règles, lesquelles lui semblent de peu d’importance,
pourvu qu’elle observe toutes les autres. Mais, mon Dieu, qui ne voit la
tromperie? car ce que l’un estimera peu, l’autre l’estimera beaucoup, et
réciproquement; de manière qu’en
a. Ps. xi, 5.
8. infraction — 9. provoque les autres, les détourne de leur
devoir — 10. insubordination — 11. insubordonnée
une compagnie, l’un ne tiendra compte d’une règle et le second
en méprisera une autre, le troisième une autre : ainsi tout
sera en désordre, Car lorsque l’esprit de l’homme ne se conduit
que selon ses inclinations et aversions, qu’arrive-t-il qu’une perpétuelle
inconstance et variété de fautes ? Hier que j’étais
joyeux le silence me désagréait, et la tentation me suggérait
qu’il était oiseux 12 aujourd’hui que je serai mélancolique
elle me dira que la récréation et entretien est encore plus
inutile : hier, que j’étais en consolation le chanter me plaisait;
aujourd’hui que je suis en sécheresse il me déplaira, et
ainsi des autres.
De sorte que, qui veut vivre heureusement et parfaitement il faut qu’il
s’accoutume à vivre selon la raison, les Règles et l’obéissance,
et non selon ses inclinations ou aversions; et qu’il estime toutes les
Règles, qu’il les honore et qu’il les chérisse, au moins
par la volonté supérieure car s’il en méprise une
maintenant, demain il en méprisera une autre, et l’autre jour 13
encore une autre, et dès qu’une fois le lien du devoir est rompu,
tout ce qui était lié, petit à petit s’éparpille
et dissipe.
Ne plaise pas à Dieu 14 que jamais aucune des Filles de la Visitation
s’égare si fort du chemin de l’amour de Dieu qu’elle s’aille perdre
dedans ce mépris des Règles par désobéissance,
dureté et obstination de coeur; car, que lui pourrait-il arriver
de pis 15 ni de plus malheureux? attendu même qu’il y a si peu de
règles particulières et
12. inutile — 13. le surlendemain — 14. à Dieu ne plaise — 15.
pire
propres de la Congrégation; la plupart et quasi 16 toutes étant,
ou bien des règles générales qu’il faudrait qu’elles
observassent en leurs maisons du monde si elles voulaient vivre tant soit
peu avec honneur, réputation et crainte de Dieu, ou bien des règles
qui regardent les officières et la manifeste bienséance d’une
maison dévote.
Que si quelquefois il leur arrive quelque dégoût ou aversion
des Constitutions et règlements de la Congrégation, elles
se comporteront en même sorte qu’i1 se faut comporter envers les
autres tentations, corrigeant l’aversion par la raison, considération
et résolution de la partie supérieure de l’âme, attendant
que Dieu leur envoie de la consolation en leur chemin, et leur fasse voir
(comme à Jacob lorsqu’il était las et recru 17 en son voyage
b) que les Règles et méthode de vie qu’elles ont embrassées
sont la vraie échelle par laquelle elles doivent, à guise
d’Anges, monter à Dieu par charité, et descendre en elles-mêmes
par humilité.
Mais si, sans aversion, il leur arrivait de violer la Règle
par infirmité, alors elles s’humilieront soudain devant Notre-Seigneur,
lui demanderont pardon, renouvelleront leur résolution d’observer
cette même Règle, et prendront garde surtout de ne point entrer
en découragement et inquiétude d’esprit; ains. avec nouvelle
confiance en Dieu, recourront à son saint amour.
Et quant aux violements de la Règle qui ne se font point par
pure désobéissance ni par mépris,
b. Gen., XXVIII, 11, 12
16. presque — 17. fatigué, lassé
s'ils se font par nonchalance, infirmité, tentation ou négligence,
on s'en pourra et devra confesser comme de péché véniel,
ou bien comme de chose où il y peut avoir péché véniel:
car, bien qu'il n'y ait aucune sorte de péché en vertu de
l'obligation de la Règle, il yen peut néanmoins avoir à
raison de la négligence, nonchalance, précipitation ou autres
tels défauts, puisqu'il arrive rarement que voyant un bien propre
à notre avancement, et notamment étant invitées et
appelées à le faire, nous le laissions volontairement sans
offenser; car ce délaissement 18, d'où peut-il procéder
que de négligence, affection dépravée, ou manquement
de ferveur ? Et s'il nous faut rendre compte des paroles qui sont vraiment
oiseuses c, combien plus d'avoir rendu oiseuse et inutile la semonce 19
que la Règle nous fait à son exercice !
J'ai pourtant dit qu'il arrive rarement de n'offenser pas Dieu quand
nous laissons volontairement de faire un bien propre à notre avancement,
parce qu'il se peut faire qu'on ne le laisse pas volontairement, ains par
oubli, inadvertance, surreption 21) ; et lors il n 'y aurait nul péché
ni petit ni grand, sinon que la chose que nous oublions ou à laquelle
nous avons inadvertance ou pour laquelle nous sommes surpris, fût
de si grande importance que nous fussions obligés de nous tenir
attentifs pour ne point tomber dans l'oubliance 21 et inadvertance. Comme,
par exemple :
c. Matt., XII, 36.
18. abandon d'un bien, renoncement à un bien proposé
— 19. invitation — 20. surprise, inconsidération — 21. oubli
si une fille rompt le silence parce qu'elle n'est pas attentive pendant
qu'elle est en silence, et partant elle ne s'en ressouvenait pas, d'autant
qu'elle pensait à d'autres choses, ou bien elle est surprise de
quelque émotion de parler, laquelle devant qu'elle ait bien pensé
de réprimer elle aura dit quelque chose, sans doute elle ne pèche
point ; car l'observance du silence n'est pas de si grande importance qu'on
soit obligé d'avoir une telle attention qu'on ne puisse pas l'oublier;
ains au contraire, étant chose très bonne pendant le silence
de s'occuper en d'autres saintes et pieuses pensées, si étant
attentive à icelles on s'oublie d'être 22 en silence, cet
oubli provenant d'une si bonne cause ne peut être mauvais, ni par
conséquent le manquement de silence qui provient d'icelui.
Mais si elle oubliait de servir une malade, qui faute de service fût
en danger, et qu'on lui eût enjoint ce service pour lequel on se
reposerait sur elle, l'excuse ne serait pas bonne de dire: Je n'y ai pas
pensé, je ne m'en suis pas ressouvenue. Non, car la chose était
de si grande importance qu'il fallait se tenir en attention pour ne point
y manquer, et le manquement de cette attention ne peut être excusable,
eu égard à la qualité de la chose qui méritait
qu'on fût attentive.
Il faut croire qu'à mesure que le divin amour fera progrès
ès âmes des Filles de la Congrégation, il les rendra
toujours plus exactes et soigneuses à l'observation de leurs Constitutions,
quoique d'elles-mêmes elles n'obligent point sous peine de
22. on oublie qu'on doit être
péché mortel ni véniel ; car si elles obligeaient
sous peine de la mort, combien étroitement les observerait-on ?
Or, l’amour est fort comme la mort d; donc les attraits de l’amour seront
aussi puissants à faire exécuter une résolution comme
les menaces de la mort. Le zèle, dit le sacré Cantique e,
est dur et ferme comme l’enfer; les âmes, donc, qui ont le zèle,
feront autant et plus en vertu d’icelui, qu’elles ne feraient pour la crainte
de l’enfer : si bien que les Filles de la Congrégation, par la suave
violence de l’amour, observeront autant 23 exactement leurs Règles,
Dieu aidant, que si elles y étaient obligées sous peine de
damnation éternelle.
En somme, elles auront perpétuelle mémoire de ce que
dit Salomon aux Proverbes, XIX f: Qui garde le commandement garde son âme,
et qui néglige sa voie il mourra : or votre voie c’est la sorte
de vie en laquelle Dieu vous a mises.
Que les Soeurs fassent profession particulière de nourrir leurs
coeurs en une 24 dévotion intime, forte et généreuse.
Je dis intime, en sorte qu’elles aient la volonté conforme aux
bonnes actions extérieures qu’elles feront, soit petites ou grandes;
que rien ne se fasse par coutume, mais par élection et application
de volonté; et si quelquefois l’action extérieure prévient
l’action intérieure, à cause de l’accoutumance 25, qu’au
moins l’affection la suive de près. Si avant que 26 m’incliner corporellement
devant mon Supérieur je n’ai pas fait l’inclination
d. Cant., VIII, 6. — e. Ibid. — f. Vers. 16.
23. aussi — 24. d’une — 25. habitude—26, de
intérieure, par une humble élection 27 de lui être
soumis, qu’au moins cette élection accompagne ou suive de près
l’inclination extérieure. Les Filles de la Visitation ont fort peu
de règles pour l’extérieur, peu d’austérités,
peu de cérémonie peu d’Offices : que donc elles y accommodent
y volontiers et amoureusement leurs coeurs, faisant naître l’extérieur
de l’intérieur et nourrissant l’intérieur par l’extérieur;
car ainsi le feu produit la cendre et la cendre nourrit le feu.
Il faut encore que cette dévotion soit forte
1. à supporter les tentations qui ne manquent jamais à
ceux qui veulent tout de bon coeur servir Dieu.
2. Forte à supporter la variété des esprits qui
se trouveront en la Congrégation, qui est un essai 28 aussi grand
pour les esprits faibles qu’on en puisse rencontrer.
3. Forte à supporter une chacune ses propres imperfections pour
ne point s’étonner de s’y voir sujette.
4. Forte à combattre ses imperfections. Ca autant qu’il faut
avoir une humilité forte pour ne point perdre courage, ains relever
notre confiance en Dieu parmi nos imbécillités 29, autant
faut-il avoir de courage puissant pour entreprendre la correction et amendement
parfait.
5. Forte à mépriser les paroles et jugements du monde,
qui ne manque jamais de contre-roller 30 les instituts pieux, surtout au
commencement.
27. choix, volonté—28. épreuve — 29. faiblesse, incapacité
— 30. contrôler
6. Forte à se tenir indépendante des affections, amitiés
ou inclinations particulières, afin de ne point Vivre selon icelles,
mais selon la lumière de la vraie piété.
7. Forte à se tenir indépendante des tendretés
de coeur et consolations qui nous proviennent tant de Dieu que des créatures,
pour ne point nous laisser engager par icelles.
8. Forte pour entreprendre une guerre continuelle contre nos mauvaises
inclinations, humeurs, habitudes et propensions.
Il faut enfin qu’elle soit généreuse : généreuse
pour ne point s’étonner des difficultés, ains au contraire
agrandir son courage par icelles; car, comme dit saint Bernard, celui-là
n’est pas bien vaillant auquel le coeur ne croît pas entre les épines
et contradictions. Généreuse pour prétendre au plus
haut point de la perfection chrétienne, nonobstant toutes imperfections
et faiblesses présentes, en s’appuyant, par une parfaite confiance,
sur la miséricorde divine, à l’exemple de celle qui disait
à son Bien-Aimé g : Tirez-moi, nous courrons après
vous en l’odeur de vos onguents ; comme si elle eût voulu dire :
De moi-même je suis immobile, mais quand vous me tirerez, je courrai.
Le divin Ami de nos âmes nous laisse souvent comme englués
dans nos misères, afin que nous sachions que notre délivrance
vient de lui, et que, quand nous l’aurons, nous la tenions bien chère,
comme un don précieux de sa bonté. C’est pourquoi, comme
la dévotion généreuse ne cesse jamais de crier à
Dieu : Tirez-moi,
g. Cant., 1, 3.
aussi ne cesse-t-elle jamais d’aspirer, d’espérer et de se promettre
courageusement de courir, et de dire : Nous courrons après vous.
Et ne faut pas se fâcher si d’abord on ne court pas après
le Sauveur, pourvu que l’on die toujours : Tirez-moi, et que l’on ait le
courage bon pour dire : Nous courrons. Car encore que nous ne courions
pas, il suffit que, Dieu aidant, nous courrons : cette Congrégation,
non plus 31 que les autres Religions, n’étant pas une assemblée
de personnes parfaites, mais de personnes qui prétendent de se perfectionner;
non point de personnes courantes 32, mais de personnes qui. prétendent
courir, et lesquelles pour cela apprennent premièrement à
marcher le petit pas, puis à se hâter, puis à cheminer
à demi-course, puis enfin à courir.
Cette dévotion généreuse ne méprise rien,
et fait que, sans trouble ni inquiétude, nous voyons un chacun s’acheminer,
courir et voler diversement, selon la diversité des inspirations
et variété (les mesures de la grâce divine qu’un chacun
reçoit. C’est un avertissement que le grand Apôtre saint Pan!
fait aux Romains, XIV i : L’un, dit-il, croit de pouvoir manger de tout
; l’autre, qui est infirme, mange des herbes. Que celui qui mange ne méprise
point celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge point
celui qui mange. Que chacun abonde en son sens celui qui mange, mange en
Notre-Seigneur, et celui qui ne mange pas, ne mange pas en Notre-Seigneur;
et tant l’un que l’autre rendent grâces à Dieu.
h.Vers. 2, 3, 5, 6.
31. pas plus — 32. qui courent
Les Règles n’ordonnent point qu’on die ses coulpes si on ne
veut : or il se pourra faire que quelques Soeurs se trouveront bien de
les dire et les autres de ne les dire pas. Que celles qui les diront ne
méprisent point celles qui ne les diront pas, et celles qui ne les
diront point ne méprisent pas celles qui les diront. De même
il n’est point ordonné de faire la discipline : il se pourra faire
néanmoins que quelques-unes des Soeurs trouveront du profit de la
faire, et les autres n’y seront point portées. Il n’y a pas beaucoup
de jeûnes commandés : il se pourra faire que quelques-unes
obtiendront l’obédience 35 d’en faire davantage que celles qui jeûneront
ne méprisent point celles qui mangent, ni celles qui mangent celles
qui jeûneront. Et ainsi en toutes autres choses qui ne sont ni commandées
ni défendues, qu’une chacune abonde en son sens : c’est-à-dire,
qu’une chacune jouisse et use de sa liberté, sans juger ni contreroller
les autres qui ne feront point comme elle, voulant faire trouver sa façon
meilleure; puisque même il se peut faire qu’une personne mange avec
le même ou plus grand renoncement de sa propre volonté que
si elle jeûnait, et qu’une personne ne die pas ses coulpes par le
même renoncement par lequel l’autre les dira.
La généreuse dévotion ne veut pas avoir des compagnons
en tout ce qu’elle fait, ains seulement en sa prétention, qui est
la gloire de Dieu et l’avancement du prochain en l’amour divin; et pourvu
qu’on s’achemine droitement à ce but-là, elle ne se met pas
en peine par quel chemin c’est. Pourvu
33. obéissance
que celui qui jeûne, jeûne pour Dieu, et que celui qui
ne jeûne pas que ce soit aussi pour Dieu, elle est toute satisfaite
tant de l’un que de l’autre. Elle ne veut donc pas tirer les autres à
son train 34, ains suit simplement, humblement et tranquillement son chemin.
Que si même il arrivait qu’une personne mangeât, non pas pour
Dieu, mais par inclination, ou qu’elle ne fît pas la discipline,
non pas pour Dieu, mais par naturelle aversion, encore faudrait-il que
celles qui font les exercices contraires ne la jugeassent point; ains que,
sans la censurer, elles suivissent leur chemin doucement et suavement,
sans mépriser ni juger au préjudice des infirmes, se ressouvenant
que si en ces occasions les unes secondent peut-être trop mollement
leurs inclinations et aversions, en des autres occurrences les autres en
font bien de même.
Mais aussi, celles qui ont telles inclinations et aversions se doivent
bien garder de dire des paroles, ni donner aucune sorte de signe 35 d’avoir
à dégoût que les autres fassent mieux, car elles feraient
une grande impertinence 36 : ains, considérant leur faiblesse, elles
doivent regarder les mieux faisantes 37 avec une sainte douceur et cordiale
révérence; car ainsi elles pourront tirer autant de profit
de leur imbécillité par l’humilité qui en naîtra,
que les autres en tirent par leurs exercices. Que si ce point est bien
entendu et bien observé, il conservera une merveilleuse tranquillité
et suavité en la Congrégation. Que Marthe soit active, mais
qu’elle ne contrerolle pas Madeleine;
34. sa manière d’être, de faire — 35. témoignage
— 36. chose déplacée, déraisonnable — 37. celles qui
font mieux
que Madeleine contemple, mais qu’elle ne méprise point Marthe,
car Notre-Seigneur prendra la cause de celle qui sera censurée.
Si les Soeurs qui ont des aversions aux choses pieuses et bonnes et
approuvées, ou qui ont des inclinations aux choses moins pieuses
me croient, elles useront de violence et contreviendront 38 le plus qu’elles
pourront à leurs aversions et inclinations, pour se rendre vraiment
maîtresses d’elles-mêmes et servir Dieu par une excellente
mortification : répugnant ainsi à leurs répugnances,
contredisant à leurs contradictions, déclinant de leurs inclinations,
divertissant 39 de leurs aversions, et en tout et partout faisant régner
l’autorité de la raison, principalement ès choses esquelles
40 on a du loisir pour prendre résolution. Et pour conclusion, elles
s’essayeront d’avoir un coeur souple et maniable, soumis et aisé
à condescendre en toutes choses loisibles, et à montrer en
toute entreprise l’obéissance et la charité, pour ressembler
à la colombe qui reçoit toutes les lueurs que le soleil lui
donne. Bienheureux sont les coeurs pliables, car ils ne se rompent jamais!
Les Filles de la Visitation parleront toujours très humblement
de leur petite Congrégation, et préfèreront toutes
les autres à icelle quant à l’honneur et estime; et néanmoins
la préfèreront aussi à toute autre quant à
l’amour, témoignant volontiers, quand il se présentera l’occasion,
combien agréablement elles vivent en cette vocation. Ainsi les femmes
doivent préférer leurs maris à
38. agiront dans le sens contraire de — 39. se détournant —
40. pour lesquelles
tout autre, non en honneur, mais en affection; ainsi chacun préfère
son pays aux autres, en amour non en estime, et chaque nocher chérit
plus le vaisseau dans lequel il vogue que les autres, quoique plus riches
et mieux fournis. Avouons franchement que les autres Congrégations
sont meilleures, plus riches et plus excellentes, mais non pas pourtant
plus aimables ni désirables pour nous, puisque Notre-Seigneur n
voulu que ce fût notre patrie et notre barque, et que notre coeur
fût marié à cet Institut; suivant le dire de celui
auquel, quand on demanda quel était le plus agréable séjour
et le meilleur aliment pour l’enfant : Le sein, dit-il, et le lait de sa
mère; car bien qu’il y ait de plus beaux seins et de meilleurs laits,
si est-ce que pour lui il n’y en a point de plus propre ni de plus aimable.
Le nid de l’arondelle 41 lui est meilleur que celui du cinamologue.
41. hirondelle
DEUXIÈME ENTRETIEN
DE LA CONFIANCE ET ABANDONNEMENT
L’on propose si une âme peut, ayant le sentiment de sa misère,
aller à Dieu avec une grande confiance.
RÉPONSE
Non seulement l’âme qui a la connaissance de sa misère
peut avoir une grande confiance en Dieu, mais elle ne peut avoir une vraie
confiance qu’elle n’ait la connaissance de sa misère; car cette
connaissance et confession de notre misère nous introduit devant
Dieu. Aussi, tous les grands Saints, comme Job, David et autres, commençaient
toutes leurs prières par la confession de leur misère et
indignité; de sorte que c’est une très bonne chose de se
reconnaître pauvre, vil et abject, et indigne de comparaître
1 en la présence de Dieu. Ce mot tant célèbre entre
les anciens : « Connais-toi toi-même, » encore qu’il
s’entende connais la grandeur et excellence de ton âme, pour ne la
point avilir et profaner en des choses indignes de sa noblesse, il s’entend
aussi : Connais-toi toi-même, s c’est-à-dire ton indignité,
ton imperfection et misère. Plus nous sommes misérables,
plus nous nous devons confier en la bonté et miséricorde
de Dieu; car entre
1. paraître
la miséricorde et la misère il y a une certaine liaison
si grande, que l’une ne se peut exercer sans l’autre. Si Dieu n’eût
point créé d’homme, il eût été vraiment
toujours tout bon, mais il n’eût pas été actuellement
miséricordieux, d’autant qu’il n’eût fait miséricorde
à personne : car, à qui faire miséricorde sinon aux
misérables ?
Vous voyez donc que tant plus 2 nous nous connaissons misérables,
et plus nous avons occasion de nous confier en Dieu, puisque nous n’avons
rien de quoi nous confier en nous-mêmes. La défiance de nous-mêmes
se fait par la connaissance de nos imperfections. Il est bien bon de se
défier de soi-même, mais de quoi nous servirait-il de le faire,
sinon pour jeter toute notre confiance en Dieu et nous attendre à
sa miséricorde ?
Or, j’entends bien que ces choses qui arrivent ainsi entre nous autres
ne sont pas des doutes et défiances de la miséricorde en
ce qui regarde notre salut; mais c’est une honte et certaine confusion
que nous avons d’approcher de Notre-Seigneur. Nous commettons des infidélités,
et nous avons lu qu’il y a des grandes âmes, comme sainte Catherine
de Sienne et la Mère Thérèse, qui, lorsqu’elles étaient
[tombées] en quelque défaut, avaient de ces confusions, et
notre amour-propre nous fait accroire que nous en devons aussi avoir; et
nous disons : Hélas ! Seigneur, je n’oserai jamais m’approcher de
vous, je suis si misérable ! Et tout cela n’est qu’un peu de satisfaction
de l’amour-propre qui nous amuse. Je ne dis pas que ces confusions ne soient
extrêmement bonnes
2. plus
quand elles sont bien appliquées. Vraiment, il est bien raisonnable
qu’ayant offensé Dieu nous nous retirions un peu par humilité
et demeurions confus, car si seulement nous avons offensé un ami,
nous avons bien honte de l’aborder; mais il n’en faut pas demeurer là,
car ces vertus d’humilité, d’abjection et de confusion sont des
vertus mitoyennes, par lesquelles nous devons monter à l’union de
notre âme avec son Dieu. Ce ne serait pas grand’chose de s’être
anéanti et dépouillé de soi-même, ce qui se
fait par ces actes de confusion, si ce n’était pour se donner tout
à Dieu, ainsi que saint Paul nous l’enseigne quand il dit : Dépouillez-vous
du vieil homme, et vous revêtez du nouveau a; d’autant qu’il ne faut
pas demeurer nu, mais se revêtir de Dieu. Ce petit reculement ne
se fait que pour mieux sauter et s’élancer en Dieu par un acte d’amour
et de confiance, car il ne faut pas se confondre tristement ni avec inquiétude
: c’est l’amour-propre qui donne ces confusions-là, parce que nous
sommes marries de n’être pas parfaites, non tant pour l’amour de
Dieu que pour l’amour de nous-mêmes.
Mais vous dites que vous ne sentez point cette confiance. Quand vous
ne sentez pas, il en faut faire un acte et dire à Notre-Seigneur
: Encore que je n’aie aucun sentiment de confiance en vous, je sais pourtant
que vous êtes mon Dieu, que je suis toute vôtre, et n’ai espérance
qu’en votre bonté; ainsi je m’abandonne toute en vos saintes mains
Il est toujours en notre pouvoir de faire de ces actes et quoique nous
y ayons de la dif
n. Coloss., III, 9, 10.
difficulté, il n’y a pourtant pas de l’impossibilité,
et c’est en ces occasions-là, parmi les difficultés, ou nous
devons témoigner de la fidélité à Notre-Seigneur;
car bien que nous les fassions sans goût ni aucune satisfaction,
il ne s’en faut pas mettre en peine, puisque Notre-Seigneur les aime mieux
ainsi. Et ne dites pas : Je les dis vraiment, mais ce n’est que de bouche;
car si le coeur ne le voulait, la bouche n’en dirait pas un mot. Ayant
fait cela, demeurez en paix, et sans faire attention sur votre trouble,
parlez à Notre-Seigneur d’autre chose.
Voilà donc pour la conclusion de ce premier point, qu’il est
très bon d’avoir de la confusion quand nous avons la connaissance
et sentiment de notre misère et imperfection, mais qu’il ne faut
pas s’arrêter là, ni tomber pour cela en découragement,
ains relever son coeur en Dieu par une sainte confiance, de laquelle le
fondement doit être en lui et non pas en nous; d’autant que, encore
que nous changions, il ne change jamais, et demeure toujours aussi doux
et miséricordieux quand nous sommes faibles et imparfaits que quand
nous sommes forts et parfaits. J’ai accoutumé 3 de dire que le trône
de la miséricorde de Dieu c’est notre misère : il faut donc,
d’autant que notre misère sera plus grande, avoir une plus grande
confiance, car la confiance est la vie de l’âme ôtez-lui la
confiance, vous lui donnez la mort.
Maintenant passons à l’autre question, qui est de l’abandonnement
de soi-même, et quel doit
3. j’ai coutume, l’habitude
être l’exercice de l’âme abandonnée. Il y a deux
vertus, dont l’une est la fin de l’autre se dépouiller pour s’abandonner.
Or il faut savoir qu’abandonner notre âme et nous délaisser
nous-mêmes, n’est autre chose que de quitter et nous défaire
de notre propre volonté pour la donner à Dieu; car, comme
j’ai déjà dit, il ne nous servirait de guère 4 de
nous renoncer et délaisser nous-mêmes, si ce n’était
pour nous unir parfaitement à la divine Majesté. Ce n’est
donc que pour cela qu’il faut faire cet abandonnement, lequel autrement
serait inutile et ressemblerait ceux 5 des anciens philosophes qui ont
fait des admirables abandonnements de toutes choses et d’eux-mêmes,
par une vaine prétention de s’adonner à la philosophie comme
Epictète, l’un des plus grands et renommés de cette sorte,
lequel était esclave de condition. Or, à cause de sa grande
sagesse, l’on le voulut affranchir; mais lui, par un renoncement le plus
extrême de tous, ne voulut point de sa liberté, et demeura
ainsi volontairement en son esclavage, avec une telle pauvreté qu’après
sa mort on ne lui trouva rien qu’une lampe, qui fut vendue bien cher, par
manière de relique, à cause qu’elle avait été
à un si grand homme. Mais nous autres ne nous voulons abandonner
sinon pour nous laisser tout à la merci de la bonté de Dieu.
Il y a beaucoup de gens qui disent à Notre-Seigneur Je me donne
tout à vous et ne veux rien réserver; mais il y en a fort
peu qui embrassent la pratique de cet abandonnement, lequel n’est autre
chose qu’une parfaite indifférence à
4. pas de grand’chose — 5. ressemblerait à ceux
recevoir les évènements selon qu’ils arrivent par ordre
de la Providence divine : recevoir également l’affliction comme
la consolation, la maladie comme la santé, la pauvreté, le
mépris et l’opprobre comme les richesses, l’honneur et la gloire.
Je dis avec la partie supérieure de notre âme, car il n’y
a point de doute que l’inférieure et inclination naturelle tendra
toujours plutôt du côté de l’honneur que du mépris,
de la richesse que de la pauvreté; bien que nul ne puisse ignorer
que le mépris, l’abjection et la pauvreté ne soient plus
agréables à Dieu que l’honneur et la possession de beaucoup
de richesses.
Or, pour faire cet abandonnement, il faut obéir à la
volonté de Dieu signifiée et à la volonté de
son bon plaisir : l’un se fait par manière de résignation,
et l’autre par manière d’indifférence. La volonté
de Dieu signifiée, ce sont ses Commandements, ses conseils, ses
inspirations, nos Règles et les ordonnances de nos Supérieurs.
La volonté de son bon plaisir, ce sont les évènements
des choses que nous ne pouvons pas prévoir, comme par exemple :
je ne sais pas si je mourrai demain; si je tombe malade à la mort,
je vois que c’est le bon plaisir de Dieu, et partant je m’abandonne à
son bon plaisir et meurs de bon coeur. De même, je ne sais pas si
l’année qui vient tous les fruits de la terre seront tempêtés
6 : s’il arrive qu’ils le soient, il est tout évident que c’est
le bon plaisir de Dieu. Des exemples plus familiers et convenables à
notre condition il arrivera que vous n’aurez pas de la consolation en vos
exer
6. ravagés, détruits par la tempête
exercices; il est évident que c’est le bon plaisir de Dieu,
c’est pourquoi il faut demeurer avec une entière indifférence
entre la désolation et la consolation. Ou bien l’on nous donnera
un habit moins agréable 7 que celui que nous avions accoutumé
de porter, la robière a fait cela de bonne foi; il est tout certain
que le bon plaisir de Dieu est que vous ayez cette robe, et partant il
la faut recevoir avec indifférence. L’on vous donnera au réfectoire
quelque viande hors de votre goût; cela sans doute est le bon plaisir
de Dieu, il faut donc la manger avec indifférence, je dis quant
à la volonté. De même des caresses et témoignages
d’amitié : si une personne ne nous caresse point, il faut penser
que tel est le bon plaisir de Dieu, et qu’elle est occupée à
quelque chose de meilleur; à quel propos donc vouloir qu’elle se
rende attentive à nous caresser? Que si elle le fait, il faut aussi
croire que c’est le bon plaisir de Dieu, et le bénir de cette petite
consolation qu’il nous donne.
Il y a des choses esquelles 8 il faut joindre la volonté de
Dieu signifiée à celle de son bon plaisir : comme si je tombe
malade d’une fièvre, je vois en cet évènement que
le bon plaisir de Dieu est que je demeure en indifférence de la
santé ou de la maladie; mais la volonté de Dieu signifiée
est que j’appelle le médecin et que j’applique tous les remèdes
que je puis (je ne dis pas les plus exquis, mais ceux que je puis bonnement
9), car Dieu nous le signifie en ce qu’il donne la vertu aux plantes et
aux remèdes, la Sainte Ecriture nous
7. qui nous agrée moins — 8. pour lesquelles — 9. aisément,
facilement
l’enseigne en plusieurs endroits et la sainte Eglise l’ordonne. Or
maintenant, que la maladie surmonte le remède ou le remède
surmonte le mal, il en faut être en parfaite indifférence,
en telle sorte que si la maladie et la santé étaient devant
vous et que Notre-Seigneur vous dît: Si tu choisis la santé
je ne t’en ôterai pas un grain de ma grâce, si tu choisis la
maladie je ne te l’augmenterai pas aussi 10 de rien du tout, mais au choix
de la maladie il y a un peu plus de mon bon plaisir; alors, l’âme
qui s’est entièrement délaissée et abandonnée
entre les mains de Notre-Seigneur choisira sans doute la maladie, pour
cela seulement qu’il y n un peu plus du bon plaisir de Dieu; oui même
quand ce serait pour demeurer toute sa vie dans un lit, sans faire autre
chose que souffrir, elle ne voudrait pour rien du 11 monde désirer
un autre état que celui-là. Ainsi les Saints qui sont au
Ciel ont une telle union à la volonté de Dieu, que s’il y
avait un peu plus de son bon plaisir en enfer, ils quitteraient le Paradis
pour y aller.
Cet état du délaissement de nous-mêmes comprend
aussi d’être abandonné au vouloir de Dieu en toutes tentations,
aridités, sécheresses, aversions et répugnances qui
arrivent en la vie spirituelle; car en toutes ces choses l’on y voit le
bon plaisir de Dieu, quand elles n’arrivent pas par notre défaut
12, et qu’il n’y a pas du péché. Car, tandis que nous ne
favorisons point nos aversions, elles nous sont une tribulation laquelle
il faut souffrir comme une autre. Mais il faut au commencement examiner
la source de notre aversion, qui souvent
10. non plus — 11. au — 12. faute
se trouve procéder de notre imperfection; parce que quand le
mal est connu, il est plus facile à guérir, et l’ayant reconnu,
il faut mortifier la passion d’où il procède.
Or, en toutes aversions, il faut observer de ne diminuer point les
actes de charité envers la personne à laquelle nous avons
aversion; il la faut servir, lui parler, la caresser, non seulement comme
si nous ne lui en avions point, mais davantage; et en cela nous témoignerons
notre fidélité à Dieu et obéirons à
sa volonté signifiée, qui est que, contre toute notre répugnance,
nous nous surmontions, ainsi que j’ai dit, à la caresser. Et qui
vous empêchera de lui dire que vous l’aimez comme votre propre coeur
et que vous souffrez beaucoup de peine de lui avoir de l’aversion ? Je
dis si c’est une de nos Soeurs et à une Professe, car une Novice
ne serait peut-être pas encore capable de savoir que vous lui en
ayez. Ce serait certes un grand mal qu’une Soeur ancienne ne reçût
pas de bon coeur et avec compassion la pauvre Soeur qui lui a dit sa peine
et son aversi6n, puisqu’elle vient à elle avec tant de confiance,
et vu qu’elle n’en peut mais, et en voudrait bien être exempte, si
c’était le bon plaisir de Dieu. Or, ayant appliqué ces remèdes,
ne vous mettez point en peine, mais souffrez de bon coeur, sans désirer
d’être délivrée de votre affliction, demeurant soumise
au bon plaisir de Dieu, qui est que vous soyez ainsi exercée.
Il arrive quelquefois que l’on a de l’aversion non pas aux personnes,
mais aux actions d’icelles. Celles-ci sont les moins mauvaises, quoique
toujours il y ait de l’imperfection : car si quelqu’un fait quelque chose
qui n’est pas bien, il faut le regarder avec compassion, et non pas en
concevoir de l’aversion. Un exemple : il y en a qui ont une grande inclination
à la propreté, et concevront de l’aversion contre une personne
malpropre, et feront une correction plus âpre pour cette messéance
que non pas pour quelque grand péché; cela est une grande
imperfection. Mais si elle avait de l’aversion également à
tout ce qu’elle verrait faire qui offenserait Dieu, cela proviendrait d’un
bon zèle ; néanmoins, il serait par après dangereux
de passer de l’aversion de l’action à l’aversion de la personne;
et en cette sorte, encore que pour l’ordinaire elle n’ôte pas la
charité, elle en ôte la suavité.
Or, ce n’est pas à dire que quand l’aversion est un peu forte
nous puissions toujours parler avec la même allégresse que
si nous avions une amitié suave; car si bien il est en notre pouvoir
de parler et faire toutes autres actions, il ne nous est pas pourtant possible
de les faire avec un visage aussi gracieux que si nous n’avions point cette
difficulté. C’en est de même comme d’une personne mélancolique;
car il est en son pouvoir de chanter, de se promener, de dire des paroles
de récréation, mais elle ne peut pas faire tout cela de l’air
ni de la grâce qu’elle ferait si elle n’était mélancolique
aussi ne faut-il pas requérir cela ni de l’une ni de l’autre, car
il ne serait pas à propos. Or, quand il ne s’ensuit point d’autre
chose de nos aversions, sinon qu’en parlant à cette personne nous
ne sommes pas du tout 13 si gais, ou que nous détournons
13. tout à fait
un peu nos yeux de dessus elle 14 cela n’est pas grand cas; il y a
seulement matière d’abaissement et d’humiliation, mais non pas de
confession. De même, si je suis obligé de reprendre et avertir
cette personne de quelque défaut, et qu’ayant dressé 15 mon
intention de le faire avec charité, il m’arrive néanmoins
en parlant un peu de sentiment 16 cela n’est point péché
et est presque inévitable à tout le monde; un simple abaissement
devant Dieu suffit pour réparer cette faute. Mais si notre aversion
continue et que nous fassions quelque action ou disions des paroles par
ce motif, alors il y a du mal, car, depuis 17 que le coeur le pousse jusqu’à
la bouche b, c’est signe que la volonté est coupable et qu’elle
n’a pas réprimé le premier mouvement.
Maintenant vous demandez en quoi s’occupe intérieurement cette
âme qui est toute abandonnée entre les mains de Dieu? Elle
ne fait rien, sinon demeurer auprès de Notre-Seigneur en une sainte
oisiveté, sans avoir souci d’aucune chose, non pas même de
son corps ni de son âme; car puisqu’elle s’est embarquée sous
la Providence de Dieu, qu’a-t-elle à faire de penser qu’elle 18
deviendra? Notre-Seigneur auquel elle s’est toute délaissée
y pensera assez. Je n’entends pas pourtant de dire qu’il ne faille pas
penser ès choses esquelles nous sommes obligées, chacune
selon sa charge. Par exemple : si l’on a donné à une Soeur
le soin du jardin, il ne faut pas qu’elle dise : Je
b. Matt., XII, 34, XV, 11, 18-20.
14. de sa personne — 15. dirigé— 16. ressentiment, impatience
— 17. dès — 18. ce qu’elle
n’y veux pas penser, Notre-Seigneur y prouvoira 19 bien. De même
une Supérieure, une Maîtresse des Novices, il ne faut pas
que, sous ombre de dire : je me suis abandonnée à Dieu et
me repose en son soin, elles négligent de lire et d’apprendre les
enseignements qui sont propres pour l’exercice de leurs charges.
Vous me dites à cette heure : il faut avoir une grande confiance
pour s’abandonner ainsi sans aucune réserve. — Il est vrai; mais
aussi, quand nous abandonnons tout, Notre-Seigneur prend soin de tout et
conduit tout. Que si nous réservons quelque chose de quoi nous ne
nous confions pas en lui, il nous la laisse, comme s’il disait Vous pensez
être assez sage pour faire cette chose-là sans moi? je vous
la laisse gouverner, mais vous verrez bien comme vous vous en trouverez.
Celles qui sont dédiées à Dieu en la Religion doivent
tout abandonner sans aucune réserve. Sainte Madeleine, qui s’était
toute abandonnée à la volonté de Notre-Seigneur, demeurait
à ses pieds et l’écoutait tandis qu’il parlait C ; et lorsqu’il
cessait de parler, elle cessait aussi d’écouter, mais elle ne bougeait
pourtant d’auprès de lui. Ainsi cette âme qui s’est délaissée,
elle n’a autre chose à faire qu’à demeurer entre les bras
de Notre-Seigneur, comme un enfant dans le sein de sa mère, lequel,
quand elle le met 20 pour cheminer, il chemine jusques à tant que
sa mère le reprenne, et quand elle le veut porter il lui 21 laisse
faire. Il ne sait point ni ne pense point où
c. Luc., X, 39.
19. pourvoira — 20. le met par terre — 21. la
il va, mais il se laisse porter et mener où il plaît à
sa mère : cette âme se laisse porter quand elle aime la volonté
du bon plaisir de Dieu en tout ce qui lui arrive, et chemine néanmoins
quand elle fait avec grand soin tout ce qui est de la volonté de
Dieu signifiée.
Vous dites maintenant s’il est bien possible que notre volonté
soit tellement morte en Dieu, que nous ne sachions plus ce que nous voulons
ou ce que nous ne voulons pas? — Il n’arrive jamais, pour abandonnés
que nous soyons, que notre franchise 22 et la volonté de notre libéral
23 arbitre ne nous demeurent, de sorte qu’il nous vient toujours quelque
désir et quelque volonté; mais ce ne sont pas des volontés
absolues ni des désirs formés 24, car sitôt 25 qu’une
âme qui s’est délaissée en Dieu aperçoit en
elle quelque volonté, elle la fait incontinent mourir dans la volonté
de Dieu.
Or, pour répondre à ce que vous demandez, si une âme
encore bien imparfaite pourrait bien demeurer utilement devant Dieu en
l’oraison avec cette simple attention à sa sainte présence,
si Dieu vous y met, vous y pouvez bien demeurer; car il arrive assez souvent
que Notre-Seigneur donne ces quiétudes et tranquillités à
des âmes qui ne sont pas encore bien purgées 26. Mais tandis
qu’elles ont encore besoin de se purger 27, elles doivent, hors de l’oraison,
faire les remarques et les considérations nécessaires à
leur amendement; car, quand bien Dieu les tiendrait
22. liberté — 23. libre — 24. formels — 25. aussitôt —
26. purifiées — 27. se purifier
toujours fort recueillies, il leur reste encore assez de liberté
pour discourir 28 avec l’entendement sur plusieurs choses indifférentes
: pourquoi donc ne pourront-elles pas considérer et faire des résolutions
pour la pratique des vertus? Il y a des personnes fort parfaites auxquelles
Notre-Seigneur ne donne jamais de ces douceurs ni de ces quiétudes,
qui font toutes choses avec la supérieure partie, et font mourir
leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force
et avec la pointe de la raison : et cette mort ici est la mort de la croix
d, laquelle est beaucoup plus excellente et plus généreuse
que l’autre, que l’on peut plutôt appeler un endormissement qu’une
mort; car cette âme qui s’est embarquée dans le sein de la
providence de Dieu, se laisse aller et voguer doucement, comme une personne
qui, dormant dans un vaisseau, sur une mer tranquille, ne laisse pas d’avancer.
Cette sorte de mort ainsi douce se donne par manière de grâce,
et l’autre se donne par manière de mérite.
Vous voulez encore savoir quel fondement doit avoir notre confiance.
— Il faut qu’elle soit fondée sur l’infinie bonté de Dieu
et sur les mérites de la Mort et Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
avec cette condition de notre part, que nous ayons et connaissions en nous
une entière et ferme résolution d’être tout à
Dieu, et de nous tout abandonner, sans aucune réserve, à
sa Providence; car de lui dire : Je me confie en vous, mais je ne veux
pas être toute vôtre, il n’y aurait
d. Philip., II, 8.
28. raisonner
pas de la raison. Mais je désire que vous remarquiez que je
ne dis pas qu’il faille sentir cette résolution d’être toute
à Dieu, mais seulement qu’il la faut avoir et connaître en
nous; parce qu’il ne faut pas s’amuser à 29 ce que nous sentons
ou que nous ne sentons pas, car la plupart de nos sentiments et satisfactions
ne sont que des amusements de notre amour-propre. Il ne faut pas entendre
aussi qu’en toutes ces choses ici, de l’abandonnement et de l’indifférence,
nous n’ayons jamais des désirs contraires à la volonté
de Dieu et que notre nature ne répugne aux évènements
de son bon plaisir; cela peut toujours arriver. Ce sont des vertus qui
font leur résidence en la partie supérieure de l’âme,
l’inférieure pour l’ordinaire n’y entend rien; il n’en faut faire
nul état, mais, sans regarder à ce qu’elle veut, il faut
embrasser cette volonté divine et nous y unir, mal gré qu’elle
en ait.
Il y a peu de personnes qui arrivent à ce degré de parfait
délaissement d’elles-mêmes, mais nous y devons néanmoins
tous prétendre, chacun selon sa capacité et petite portée.
29. s’occuper de
DIEU SOIT BÉNI
TROISIÈME ENTRETIEN
PRÉDICATION DE MONSEIGNEUR POUR L’OCTAVE DES INNOCENTS (1)
[DE LA FERMETÉ]
Nous célébrons l’octave de la fête des Saints Innocents,
auquel 2 jour la sainte Eglise nous fait lire l’Evangile qui traite comme
l’Ange du Seigneur dit en songe a, c’est-à-dire en dormant, au glorieux
saint Joseph, qu’il print 3 l’Enfant et la Mère et s’enfuit en Egypte;
d’autant qu’Hérode recherchait Notre-Seigneur à la vie 4,
étant jaloux de sa royauté, craignant que Notre-Seigneur
ne la lui vînt ôter. Plein de crainte et de colère de
quoi les Rois Mages n’étaient point repassés vers lui en
Jérusalem, il commanda que l’on fît mourir un nombre très
grand de petits enfants au-dessous de l’âge de deux ans, croyant
par ce moyen que Notre-Seigneur s’y trouverait, et [lui] s’assurerait de
la possession de son royaume par sa mort.
Cet Evangile est plein d’une grande quantité de belles conceptions.
Je ne doute point que vous
a. Matt., II, 13-18.
1. C’est le titre donné par le Manuscrit. En effet, nous n’avons
pas ici un Entretien fait au parloir, où les Religieuses posaient
des questions à leur saint Fondateur, mais un Sermon prononcé
à la chapelle.
2. dans lequel — 3. prit — 4. pour le faire mourir
n’en ayez découvert plusieurs sur la considération que
vous en avez faite au 5 jour de la fête des Innocents; mais la multitude
qui s’y rencontre me fait croire que vous en pourrez bien avoir laissé
plusieurs qui seront bonnes à dire, bien que je ne veuille pas m’amuser
6 à la recherche de celles que vous auriez pu laisser, non plus
7 que de traiter de celles que vous auriez pu tirer sur ce sujet, ains
j’entends de vous dire tout simplement ce que Dieu me donnera. Et tout
ainsi qu’en un tableau où un homme fait ou bien un géant
est représenté, combattant ou faisant quelque autre action,
il est bien plus aisé de remarquer les traits de la peinture que
non pas en un autre où est représenté quelque petit
corps ou plusieurs petits ensemble qui sont en action (car il faut plus
de temps pour observer tous les petits tours, entorses, plis et replis,
linéaments et semblables observances 8 qu’il faut faire en la peinture,
que non pas au premier; car à ceux-ci l’on découvre autant
de fois que l’on les regarde quelque chose de nouveau, où 9 au contraire
il est facile de découvrir du premier coup ce qui est au plus grand
tableau); de même aux autres mystères qui nous sont représentés,
où se trouvent Notre-Seigneur, Notre-Dame, saint Joseph, les pasteurs,
les Rois Mages qui viennent adorer Notre-Seigneur, il est facile, ce semble,
de découvrir du premier coup les mystères qui sont cachés
sous cette peinture; mais il n’est pas si aisé de le faire en ce
petit tableau raccourci qui nous re
5. le — 6. perdre le temps — 7. pas plus — 8. observations, considérations
— 9. tandis que
présente une peuplade si grande de petits enfants, qui, étant
tous assemblés, semblent être une petite fourmilière.
Pour beaucoup de temps, donc, que nous mettions à considérer
ce qui nous est représenté en ce mystère, toujours
néanmoins il nous reste quelque chose à découvrir
de nouveau autant de fois que nous le regardons.
Et pour entrer en mon sujet, qui est l’Evangile, je commence par la
première remarque que fait le grand saint Chrysostome, qui est l’inconstance,
la variété, l’instabilité des accidents de cette vie
mortelle. Oh que cette considération est utile! car le défaut
d’icelle est ce qui nous porte au découragement, bizarrerie d’esprit,
inquiétude, variété d’humeurs, inconstance et instabilité
en nos résolutions ; car nous ne voudrions pas rencontrer en notre
chemin nulle difficulté, nulle contradiction, nulle peine; nous
voudrions avoir toujours des consolations sans sécheresses ni aridités,
des biens sans mélange d’aucun mal, la santé sans maladie,
le repos sans le travail, la paix sans troubler Qui ne voit notre folie?
car nous voulons ce qui ne se peut. La pureté ne se trouve qu’en
Paradis : le bien, le repos, la consolation y est en sa pureté,
sans aucun mélange du trouble ni de l’affliction ; au contraire,
en enfer, le mal, le désespoir, le trouble, l’inquiétude
s’y trouve et y est en sa pureté, sans aucun mélange du bien,
de l’espérance, de la tranquillité ni de la paix. Mais en
cette vie périssable, jamais le bien ne s’y trouve sans la suite
du mal, les richesses sans inquiétudes, le repos sans le travail,
la consolation sans l’affliction, la santé sans la maladie; bref,
tout y est mélangé, c’est une continuelle variété
d’accidents divers. Dieu a voulu que les saisons fussent diverses, que
l’automne fut attaché à l’été, l’été
au printemps, le printemps à l’hiver, l’hiver à l’automne
pour nous montrer que rien qui soit 10 en cette vie n’est stable ni permanent
b, ains que les choses temporelles seraient perpétuellement muables,
inconstantes et sujettes au changement. Le défaut, ainsi que j’ai
dit, de la connaissance de cette vérité est ce qui nous rend
muables et changeants en nos humeurs, d’autant que nous ne nous servons
pas de la raison que Dieu nous a donnée, laquelle raison étant
immuable, ferme et solide, est ce qui nous rend semblables à Dieu.
Quand Dieu dit : Faisons l’homme à notre semblance 11 c, il
donna quant et quant la raison et l’usage d’icelle pour discourir 12, considérer
et discerner le bien d’entre 13 le mal, et les choses dignes d’élection
14 d’entre celles qui méritent d’être rejetées. La
raison est ce qui nous rend supérieurs et maîtres de tous
les autres animaux. Lorsque Dieu créa nos premiers parents, il leur
donna l’entière domination sur les poissons de la mer et sur les
animaux de la terre d et par conséquent leur donna la connaissance
de chaque espèce et les moyens de les dominer et s’en rendre maîtres
et seigneurs. Dieu n’a pas seulement fait cette grâce à l’homme
de le rendre seigneur des animaux par le moyen du don qu’il lui a fait
de la raison, en quoi il l’a rendu semblable à Lui,
b. Eccles., II, 11.— c. Gen.,s, 26.— d. Ibid., vv. 28-30.
10. de ce qui est — 11. ressemblance — 12. raisonner — 13. d’avec —
14. libre choix
ains encore lui a donné plein pouvoir sur toutes sortes d’accidents
et évènements. Il est dit que l’homme sage, c’est à
dire l’homme qui se conduit par la raison, se rendra maître absolu
des astres. Qu’est-ce à dire cela, sinon que par l’usage de la raison
il demeurera ferme et solide en la diversité des accidents et évènements
de cette vie mortelle ? Le temps soit beau ou qu’il pleuve, que l’air soit
calme ou que les vents soufflent, l’homme sage ne s’en soucie, sachant
bien que rien n’est stable ni permanent e en cette vie et que ce n’est
pas le lieu de repos. En l’affliction il ne désespère point,
ains il attend la consolation; en la maladie il ne se tourmente point,
ains il attend la santé, ou s’il se voit tellement mal que la mort
s’en dût ensuivre 15 il bénit Dieu, espérant le repos
de la vie immortelle après celle-ci; s’il rencontre la pauvreté
il ne s’afflige pas, d’autant qu’il sait bien que les richesses ne sont
point en cette vie sans pauvreté; s’il est méprisé,
il sait bien que l’honneur n’a point de permanence en cette vie, ains est
ordinairement suivi de deshonneur ou du mépris. Bref, en toutes
sortes d’évènements, soit prospères ou adverses, il
demeure ferme, stable, constant, solide en la résolution de tendre
et prétendre à la jouissance des biens éternels.
Il ne faut pas entendre cette variété, changement, mutation
et instabilité ès choses transitoires et matérielles
de cette vie mortelle; nullement, ains nous le devons considérer
être encore quasi dans le succès de notre vie spirituelle,
où
e. Eccles., ubi pag. prœced.
15. suivre
la fermeté et constance est d’autant plus nécessaire
que la vie spirituelle est relevée au dessus de la vie mortelle
et corporelle. C’est abus très grand que de ne vouloir point souffrir,
ou sentir de mutations et changements en nos humeurs, tandis que nous ne
nous gouvernerons ou ne nous laisserons pas gouverner par la raison. L’on
dit communément : voyez cet enfant, il est bien jeune, mais il a
pourtant déjà l’usage de la raison. Plusieurs ont l’usage
de la raison qui ne se conduisent pourtant pas par le commandement de la
raison. Dieu a donné la raison à l’homme pour le conduire,
et pourtant, il y en a peu qui la laissent maîtriser en eux, ains
au contraire ils se laissent gouverner par leurs passions, lesquelles doivent
néanmoins être sujettes et obéissantes à la
raison, selon l’ordre que Dieu désire être en nous.
Je me veux faire entendre plus familièrement. La plupart des
personnes du monde se laissent gouverner et conduire par leurs passions,
et non à la raison; aussi sont-ils pour l’ordinaire bizarres, variants
16 et changeants en leurs humeurs. S’ils ont une passion de se coucher
de bonne heure, ils le font; si de se coucher tard, de même; s’ils
ont une passion d’aller aux champs 17, ils se lèvent au 18 matin;
s’ils en ont une de dormir, ils le font; s’ils veulent dîner tard
ou tôt, ou déjeuner, ils le font. Et non seulement ils sont
bizarres et inconstants en cela, mais ils le sont même en leur conversation,
s’accommodant à l’humeur de ceux qu’ils veulent et non aux autres;
ils se laissent
16. variables, qui changent souvent — 17. à la campagne — 18.le
emporter à leurs inclinations, affections particulières
et passions, sans que pourtant on estime communément cela être
vicieux entre les mondains; et pourvu qu’ils n’incommodent pas beaucoup
l’esprit du prochain on ne les tient pas pour bizarres et inconstants.
Et pourquoi cela? Non pour autre, sinon parce que c’est un mal ordinaire
parmi les mondains. Mais en Religion on ne peut pas se laisser du tout
19 tant emporter à ses passions, d’autant que, quant aux choses
extérieures, les Règles y sont pour nous tenir réglés
au prier, au manger et dormir, et ainsi des autres exercices, toujours
à même heure quand l’obéissance ou la cloche nous le
signifie; il faut toujours n’avoir qu’une même conversation 20, car
on ne se peut séparer.
En quoi donc exerce-t-on la bizarrerie et inconstance? C’est en la
diversité des humeurs, des volontés, des désirs. Maintenant
je suis joyeux parce que toutes choses me succèdent selon ma volonté;
tantôt je serai triste parce qu’il me sera arrivé une petite
contradiction que je n’attendais pas. Mais ne saviez-vous pas que ce n’est
point ici le lieu où le plaisir se trouve pur, sans mélange
de déplaisir, que cette vie est mêlée de semblables
accidents? Aujourd’hui que vous avez de la consolation en l’oraison, vous
êtes encouragée et résolue de bien servir Dieu; mais
demain que vous serez en sécheresse, vous n’aurez point de coeur
pour le service de Dieu : Mon Dieu, je suis si alangourie 21 et abattue,
dites-vous. Dites-moi un
19. complètement, tout à fait — 20. compagnie, société
— 21. languissante
peu, si vous vous gouverniez par la raison/ne verriez-vous pas que
s’il était bon de servir Dieu hier, qu’il sera très bon de
le servir aujourd’hui ? et c’est toujours le même Dieu, aussi digne
d’être aimé quand vous êtes en sécheresse que
quand vous êtes en consolation. Maintenant nous voulons une chose,
et demain nous ne la voudrons plus; à cette heure, ce que je vois
faire à un tel ou à une telle me plaît; tantôt
cela me déplaira de telle sorte que cela sera capable de me faire
concevoir de l’aversion. J’aime une personne maintenant et me plais grandement
en sa conversation; demain j’aurai peine de la supporter. Et qu’est-ce
que veut dire cela ? n’est-elle pas autant 22 capable d’être aimée
aujourd’hui qu’elle était hier ? Si nous regardions à ce
que nous dit la raison, qui est qu’il ne la faut aimer sinon parce que
c’est une créature qui porte l’image de la divine Majesté,
nous aurions autant de suavité en sa conversation que nous en avions
eu d’autres fois. Mais cela ne provient sinon de quoi 23 nous nous laissons
conduire à nos inclinations, à nos passions ou à nos
affections, pervertissant ainsi l’ordre que Dieu avait mis en nous, que
tout serait sujet à la raison; car si la raison ne domine sur toutes
nos puissances, nos facultés, nos passions, nos inclinations, nos
affections et enfin sur tout ce qui est de nous, qu’arrivera-t-il sinon
une continuelle vicissitude, inconstance, variété, changement,
bizarrerie, qui nous feront être tantôt en courage, et un peu
après lâches, négligents et paresseux ; tantôt
joyeux, et puis mélancoliques ?
22. aussi — 23. de ce que
Nous serons tranquilles une heure, et puis inquiets deux jours; bref,
notre vie se passera en fainéantise et perte de temps.
Sur ce premier point, donc, nous sommes incités et semonds 24
à considérer l’inconstance et variété des succès,
tant ès choses temporelles qu’ès choses spirituelles, afin
qu’en l’évènement des rencontres qui pourraient effaroucher
nos esprits comme étant choses nouvelles et non prévues,
nous ne perdions point courage et ne nous laissions point emporter à
l’inégalité d’humeur parmi l’inégalité des
choses qui nous arrivent; que soumis à la conduite de la raison
que Dieu a mise en nous, nous demeurions fermes, constants et invariables
en la résolution que nous avons faite de servir Dieu constamment,
courageusement, ardemment et hardiment, sans dis-continuation quelconque.
Si je parlais devant des personnes qui ne m’entendissent pas, je tâcherais
de leur inculquer du mieux 25 qu’il me serait possible ce que je viens
de dire; mais vous savez que j’ai toujours tâché de vous inculquer
bien avant dans la mémoire cette très sainte égalité
d’esprit, comme étant la vertu la plus nécessaire et particulière
de la Religion. C’est à quoi ont visé plus particulièrement
tous les anciens Pères des Religions, à faire que cette égalité
et stabilité d’humeurs et d’esprit régnât dans leurs
monastères, et pour cela, ils ont établi les Statuts, Constitutions
et Règles, afin que les Religieux s’en servissent comme d’un pont
pour passer de la continuelle égalité des exercices qui
24. invités, pressés — 25. le mieux
y sont marqués et auxquels il se faut assujettir, à cette
tant aimable et désirable égalité d’esprit, parmi
l’inconstance et inégalité des accidents que nous rencontrons
au chemin tant de notre vie mortelle que de notre vie spirituelle.
Le grand saint Chrysostome dit : Ecoute, ô homme qui te fâches
de quoi toutes choses ne te succèdent pas comme tu voudrais, as-tu
point de honte de voir que cela 26 que tu voudrais ne s’est pas même
trouvé en la famille de Notre-Seigneur? Considère, je te
prie, les changements et vicissitudes, et la diversité des succès
27 qui s’y rencontrent. Notre-Dame reçoit la nouvelle qu’elle concevra
du Saint-Esprit un fils qui sera Notre-Seigneur et Sauveur : quelle joie,
quelle jubilation pour elle en cette heure sacrée de l’Incarnation
du Verbe éternel! Un peu après, saint Joseph s’aperçoit
qu’elle est enceinte, et savait bien que ce n’était pas de lui qu’elle
l’était; ô Dieu, quelle affliction! en quelle détresse
ne fut-il pas! Et Notre-Dame, quelle extrémité de douleur
et affliction ne ressentit-elle pas en son âme, voyant son cher époux
sur le point de la quitter, sa modestie ne lui permettant pas de découvrir
à saint Joseph l’honneur et la grâce dont Dieu l’avait gratifiée!
Un peu après cette bourrasque passée, l’Ange ayant découvert
le secret de ce mystère à saint Joseph, quelle consolation
ne reçurent-ils pas!
Lors Notre-Dame produit son Fils, les Anges annoncent sa naissance,
les pasteurs et les Rois Mages le viennent adorer : je vous laisse à
penser quelle jubilation et quelle consolation d’esprit
26. ce — 27. évènements
n’eurent-ils pas parmi tout cela! Mais attendez, car ce n’est pas tout.
Un peu de temps après, l’Ange du Seigneur vient dire en songe à
saint Joseph.: Prends l’Enfant et la Mère et t’enfuis en Egypte
f , d’autant qu’Hérode veut faire mourir l’Enfant. Oh! que ce fut
sans doute un sujet de douleur très grand et à Notre-Dame
et à saint Joseph! Oh! que l’Ange traite bien saint Joseph en vrai
Religieux ! Prends l’Enfant, dit-il, et la Mère, luis en Egypte
et y demeure jusques à tant que je te le die. Qu’est-ce que ceci
? Le pauvre saint Joseph n’eût-il pas pu dire : Vous me dites que
j’aille; ne sera-t-il pas assez à temps de partir demain au matin?
où voulez-vous que j’aille de nuit? Mon équipage n’est pas
dressé 28; comment voulez-vous que je porte l’Enfant? Aurai-je des
bras assez forts pour le porter continuellement en un si long voyage? Quoi?
entendez-vous que la mère le porte à son tour? hélas!
ne voyez-vous pas bien que c’est une jeune fille qui est encore si tendre?
Je n’ai ni cheval, ni argent pour faire le voyage. Vous me dites que j’aille
en Egypte: hélas ! ne savez-vous pas bien que les Egyptiens sont
ennemis jurés des Israélites ? qui nous recevra ? Et semblables
choses que nous eussions bien alléguées à l’Ange si
nous eussions été en la place de saint Joseph, lequel ne
dit pas un mot pour s’excuser de faire l’obéissance, ains il partit
à la même heure et fit tout ce que l’Ange commanda.
Il y a quantité de belles remarques sur ce commandement. Et
premièrement nous sommes
f. Matt.. II, 13.
28. prêt
enseignés qu’il ne faut nulle remise ni délai en ce qui
regarde l’obéissance; c’est le fait du paresseux que de retarder,
ainsi que dit saint Augustin de soi-même : Tantôt, «
encore un peu, » et puis je me convertirai. Le Saint-Esprit ne veut
nulle remise, ains désire une grande promptitude à la suite
de 29 ses inspirations; notre perte vient de notre lâcheté
qui nous fait dire : je m’amenderai tantôt. Pourquoi non à
cette heure qu’il nous inspire et nous pousse? Nous sommes si tendres sur
nous-mêmes que nous craignons tout ce qui semble nous empêcher
de demeurer en notre tardiveté 30 et fainéantise, qui nous
semble être un repos lequel ne veut point être interrompu par
la sollicitation d’aucun objet qui nous attire à sortir de nous-mêmes;
et nous disons quasi comme le paresseux, lequel se plaignant de quoi l’on
le veut faire sortir de sa maison : Comment sortirai-je, dit-il, il y a
un lion sur le grand chemin, et les ours sont sur les avenues g qui, sans
doute, me dévoreront. Oh! que nous avons grand tort de permettre
que Dieu envoie et renvoie heurter et frapper à la porte de nos
coeurs par plusieurs fois, avant que nous les lui voulions ouvrir et lui
en permettre la demeure, car il y a à craindre que nous ne l’irritions
et contraignions de nous abandonner.
De plus, il faut considérer la grande paix, constance et égalité
d’esprit de la très sainte Vierge et de saint Joseph parmi l’inégalité
si grande des divers accidents et évènements des choses qui
g. Prov., XXII, 13, XXVI, 13.
29. à suivre — 30. lenteur, apathie
leur arrivaient, ainsi que nous avons dit. Or, voyez si nous avons
raison de nous troubler et étonner si nous voyons semblables rencontres
en la maison de Dieu qui est la Religion, puisque cela était en
la famille même de Notre-Seigneur, où la fermeté, la
constance et la solidité même faisait sa résidence,
qui est Notre-Seigneur. Il nous faut dire et redire plusieurs fois, afin
de le mieux graver en nos esprits, que l’inégalité des accidents
ne doit pas porter nos âmes et nos esprits à nulle sorte d’inégalité
d’humeurs; car l’inégalité d’humeur ne provient d’autre source
que de nos passions, inclinations ou affections immortifiées, et
cela ne doit plus avoir aucun pouvoir sur nous, tandis qu’il nous incitera
à faire, délaisser 31 ou désirer aucune chose, pour
petite qu’elle puisse être, qui soit contraire à ce que la
raison nous dicte qu’il faut faire ou délaisser pour plaire à
Dieu.
Je passe à la seconde considération que je fais sur cette
parole : l’Ange du Seigneur dit à saint Joseph : Prends l’Enfant,
et ce qui s’ensuit 32 . Mais je m’arrête à cette parole :
l’Ange du Seigneur. Sur quoi je désire que nous remarquions l’estime
que nous devons faire du secours, de l’assistance et de la direction de
ceux que Dieu met autour de nous pour nous aider à marcher sûrement
en la voie de la perfection. Mais premièrement, quand on dit : l’Ange
du Seigneur, il ne faut pas l’entendre comme l’on dit : l’Ange d’un tel
ou d’une telle; car cela veut dire notre Ange gardien, qui a soin de nous
de la part de Dieu;
31. laisser — 32. suit
mais Notre-Seigneur, qui est le Roi et la guide 33 des Anges mêmes,
n’a pas besoin ou n’avait pas besoin durant le cours de sa vie mortelle
d’un Ange gardien. Quand on dit l’Ange du Seigneur, cela se doit entendre
ainsi : savoir, l’Ange destiné à la conduite de la maison
et famille de Notre-Seigneur, plus spécialement à son service
et de la très sainte Vierge.
Pour expliquer ceci familièrement : l’on a changé d’office
et d’aides ces jours passés; qu’est-ce que ces aides que l’on vous
donne l’une à l’autre signifient? pourquoi vous les donne-t-on?
Saint Grégoire dit que nous avons besoin de faire en ce misérable
monde, pour nous tenir fermement solides en l’entreprise que nous faisons
de nous sauver ou de nous perfectionner, ce que font ceux qui marchent
sur la glace: car, dit-il, ils se prennent par la main, ou par dessous
les bras, afin que si l’un glisse il puisse être retenu par l’autre,
et puis, que l’autre puisse être retenu par lui quand il sera ébranlé
pour tomber à son tour. Nous sommes en cette vie comme dessus la
glace, trouvant à tous propos des occasions propres pour nous faire
trébucher et tomber à tous rencontres : tantôt en chagrin,
ores en des murmures, un peu après en des bizarreries d’esprit,
qui feront que l’on ne saurait rien faire qui nous puisse contenter; un
peu après nous entrons en dégoût de notre vocation,
la mélancolie nous Suggérant que nous ne ferons jamais rien
qui vaille; et que sais-je moi? semblables choses et accidents qui se
33. employé souvent au XVIIe siècle pour le masculin
: le guide. — 34. maintenant
rencontrent en notre petit monde spirituel. Car l’homme est un abrégé
du monde, ou, pour mieux dire, un petit monde, auquel 35 se rencontre tout
ce que l’on voit au grand monde universel : les passions représentent
les bêtes et les animaux qui sont sans raison ; les sens, les inclinations,
les affections, les puissances, les facultés de notre âme,
tout cela n sa signification particulière ; mais je ne me veux pas
arrêter à cela, ains je veux suivre mon discours commencé.
Les aides, donc, que l’on nous donne sont pour nous aider à
nous tenir fermes en notre chemin, afin de nous empêcher de tomber,
ou, si nous tombons, elles nous aident à nous relever. O Dieu! avec
quelle franchise, cordialité, sincérité, simplicité
et fidèle confiance ne devons-nous pas traiter avec ces aides qui
nous sont données de la part de Dieu pour notre avancement spirituel!
non certes autrement que comme avec nos bons Anges
nous les devons regarder tout de même, car nos bons Anges sont
appelés nos Anges gardiens parce qu’ils sont chargés de nous
assister de leurs inspirations, de nous défendre en nos périls,
de nous reprendre en nos défauts et de nous exciter à la
poursuite de la vertu; ils sont chargés de porter nos prières
devant le trône de la divine bonté et miséricorde de
Notre-Seigneur, et de nous rapporter l’entérinement de nos requêtes;
et les grâces que Dieu nous veut faire, il nous les fait par l’entremise
ou intercession de nos bons Anges. Nos aides sont nos bons Anges visibles,
ainsi que nos Anges gardiens le sont invisibles; nos aides
35. où
font extérieurement ce que nos Anges font intérieurement
: car elles nous avertissent de nos défauts, elles nous encouragent
en nos faiblesses et lâchetés, elles nous excitent à
la poursuite de notre entreprise pour parvenir à la perfection,
elles nous empêchent par leurs bons conseils de tomber et nous aident
à nous relever quand nous sommes chus en quelque précipice
d’imperfection ou de défaut. Si nous sommes accablés d’ennui
et de dégoût, elles nous aident à porter patiemment
notre peine, et prient Dieu à ce qu’il nous donne la forcé
de la supporter pour ne point succomber en la tentation h. Or, voyez donc
l’état que nous devons faire de leur assistance et du soin qu’elles
ont pour 36 nous.
Je considère en après 37 pourquoi Notre-Seigneur, qui
est la Sapience 38 éternelle, ne prend pas soin de sa famille, je
veux dire d’avertir saint Joseph, ou bien sa très douce Mère,
de tout ce qui leur devait arriver. Ne pouvait-il pas bien dire à
l’oreille de son beau-père saint Joseph : Allons-nous-en en Egypte,
où nous demeurerons jusques à un tel temps? puisque c’est
une chose toute assurée qu’il avait l’usage de la raison dès
l’instant de sa conception aux entrailles de la très sainte Vierge;
mais il ne voulait pas faire ce miracle de parler avant qu’il en fût
temps. Ne pouvait-il pas bien l’inspirer au coeur de sa sainte Mère,
ou de son bien aimé père saint Joseph, époux de la
très sacrée Vierge? Pourquoi, dis-je, ne fit-il pas tout
cela, plutôt que d’en laisser la
h. Matt., VI, 13.
36. de — 37. ensuite — 38. Sagesse
charge à l’Ange qui était beaucoup inférieur à
Notre-Dame ? Ceci n’est pas sans mystère. Notre-Seigneur ne voulut
rien entreprendre sur la charge de saint Gabriel, lequel ayant été
commis de la part du Père éternel pour annoncer le mystère
de l’Incarnation à la glorieuse Vierge, fut dès lors comme
grand économe général de la maison et famille de Notre-Seigneur,
et avait soin du succès 39 des accidents divers qui s’y devaient
rencontrer, pour empêcher que rien n’y survînt qui pût
abréger la vie mortelle de notre petit Enfant nouveau-né
: c’est pourquoi il avertit saint Joseph de l’emporter promptement en Egypte,
pour éviter la tyrannie d’Hérode qui faisait dessein de le
faire mourir. Notre-Seigneur ne se voulut pas gouverner lui-nième,
ains se laisse porter où l’on veut et par qui l’on veut; il semble
qu’il ne s’estime pas assez sage pour se conduire lui-même ni sa
famille, ains laisse gouverner l’Ange tout ainsi qu’il veut, encore qu’il
n’ait point de science ni de sapience pour entrer en comparaison avec sa
divine Majesté.
Et maintenant nous autres, serons-nous si osés de dire que nous
nous gouvernerons bien nous-mêmes, comme n’ayant plus besoin de direction
ni de l’aide de ceux que Dieu nous a donnés pour nous conduire,
ne les estimant assez capables pour nous? Dites-moi, l’Ange était-il
plus que Notre-Seigneur ou Notre-Dame? avait-il meilleur esprit et plus
de jugement? Nullement. Etait-il plus qualifié, ou doué de
quelque grâce spéciale ou particulière? Cela ne se
peut, vu que Notre-
39. de l’issue
Seigneur est Dieu et homme tout ensemble, et que Notre-Dame, étant
Mère de Dieu, a par conséquent plus de grâces et perfections
que tous les Anges ensemble : néanmoins l’Ange commande, et il est
obéi.
Mais de plus, voyez l’ordre qui se garde en cette sainte Famille. Il
n’y n point de doute qu’il en était de même qu’en celle des
éperviers, où les femelles sont maîtresses et valent
mieux que les mâles. Qui pourrait entrer en doute que Notre-Dame
ne valût mieux que saint Joseph, et qu’elle n’eût plus de discrétion
et de qualités propres pour le gouvernement que son époux
? Néanmoins, l’Ange ne s’adresse point à elle de 40 tout
ce qu’il est requis de faire, soit pour aller, soit pour venir, ni enfin
pour quoi que ce soit. Ne vous semble-t-il pas que l’Ange commet une grande
indiscrétion 41 de s’adresser plutôt à saint Joseph
qu’à Notre-Dame, qui est le chef de la maison, portant avec elle
le trésor du Père éternel? N’eût-elle pas eu
à bon droit raison de s’offenser de cette procédure 42 et
façon de traiter? Sans doute elle eût pu dire à son
époux: Pourquoi irai-je en Egypte, puisque mon Fils ne m’a point
révélé que je le dûsse faire. ni moins l’Ange
ne m’en a point parlé? Or, Notre-Dame ne dit rien de tout cela,
elle ne s’offensa point de quoi l’Ange s’adressait à saint Joseph,
nias elle obéit tout simplement, parce qu’elle sait que Dieu l’a
ainsi ordonné; elle ne s’informe point pourquoi, ains il lui suffit
que Dieu le veut ainsi et qu’il prend plaisir que l’on se soumette sans
autre considération. — Mais je suis plus que
40. pour — 41. incivilité — 42. ce procédé
l’Ange et que saint Joseph, pouvait-elle dire. Rien de tout cela; c’est
à quoi elle ne pense pas seulement.
Ne voyez-vous pas que Dieu prend plaisir de traiter ainsi avec les
hommes, pour leur apprendre la très sainte et très amoureuse
sujétion ? Saint Pierre était un homme rude, grossier, un
vieil 43 pêcheur, métier mécanique, d’une basse condition;
saint Jean, au contraire, était un jeune gentilhomme, doux, agréable,
savant; saint Pierre ignorant : et néanmoins Dieu veut que saint
Pierre conduise les autres et soit le Pasteur universel, et que saint Jean
soit l’un de ceux qui sont conduits et qui lui obéissent. Grand
cas de l’esprit humain, qui ne veut point se rendre capable d’adorer les
secrets mystères de Dieu et de sa volonté, s’il n’a quelque
sorte de connaissance pourquoi ceci ou pourquoi cela ! J’ai meilleur esprit,
plus d’expérience, dit-on de soi, et semblables belles raisons qui
ne sont propres qu’à produire des inquiétudes, des bizarres
humeurs, des murmures.— A quelle raison donne-t-on cette charge? pourquoi
a-t-on dit cela ? à quelle fin fait-on faire une telle chose à
celle-ci plutôt qu’à l’autre ? Grande pitié! dès
qu’une fois on s’est laissé aller à éplucher tout
ce que l’on voit faire, que ne faisons-nous pas pour perdre la tranquillité
de nos coeurs ! Il ne nous faut point d’autre raison, sinon que Dieu le
veut ainsi, et cela nous doit suffire. — Mais qui m’assurera que c’est
la volonté de Dieu? — Nous voudrions que Dieu nous révélât
toutes choses par des secrètes inspirations.
43. vieux
Voudrions-nous attendre qu’il nous envoyât des Anges pour nous
annoncer ce qui est de sa volonté? Il ne le fit pas à Notre-Dame
même (au moins en ce sujet), ains voulut la lui faire savoir par
l’entremise de saint Joseph auquel elle était sujette comme à
son supérieur. Nous voudrions, par aventure 44, être enseignés
et instruits par Dieu même, par la voie des extases, ravissements,
visions, et que sais-je moi? semblables niaiseries que nous forgeons en
nos esprits, plutôt que de nous soumettre à la voie très
aimable et commune d’une sainte soumission à la conduite de ceux
que Dieu nous a donnés, et à l’observance de la direction
tant des Règles que des Supérieurs.
Qu’il nous suffise donc de savoir que Dieu veut que nous obéissions,
sans nous amuser à la considération de 45 la capacité
de ceux à qui il faut obéir; et ainsi nous assujettirons
nos esprits à marcher tout simplement en la très heureuse
voie d’une sainte et tranquille humilité, qui nous rendra infiniment
agréables à Dieu.
Il nous faut maintenant passer au troisième point de notre discours,
qui est une remarque que j’ai faite sur le commandement que l’Ange fit
à saint Joseph de prendre l’Enfant et la Mère, et s’en aller
en Egypte, et y demeurer jusques à tant qu’il l’avertisse de s’en
retourner. Vraiment l’Ange parlait bien courtement, et traitait bien saint
Joseph en bon Religieux : Va, et n’en reviens point que je ne te le die.
Sur cette façon de procéder entre l’Ange et saint Joseph,
nous sommes enseignés, en troisième lieu, comme nous nous
44. peut-être —— 45. perdre le temps à considérer
devons embarquer sur la mer de la divine Providence, sans biscuit,
sans rames, sans avirons, sans voiles et enfin sans nulle sorte de provisions,
ains laisser tout le soin de nous-mêmes à Notre-Seigneur,
sans retour, réplique ni craintes quelconques de ce qui nous pourrait
arriver. Car l’Ange dit simplement : Prends l’Enfant et la Mère
et t’enfuis en Egypte, sans lui dire ni par quel chemin il ira, ni quelles
provisions ils auront pour passer leur chemin, ni en quelle part 46 de
l’Egypte, ni moins qui les recevra, ni de quoi ils se nourriront y étant.
Le pauvre saint Joseph n’eût-il pas eu raison de lui faire quelque
réplique? — Vous me dites que je parte et si promptement? — Tout
à cette heure; pour nous montrer la promptitude que le Saint-Esprit
requiert de nous lorsqu’il nous dit : Surge, lève-toi, sortant de
toi-même et de telle imperfection. Le Saint-Esprit est ennemi des
remises et des délais.
Considérez, je vous supplie le grand patron et modèle
des parfaits Religieux, saint Abraham, voyez comme Dieu le traite : Abraham,
sors de ta terre et de ta parenté, et va à la montagne que
je te montrerai 47 — Que dites-vous, Seigneur? que je sorte de la ville?
Mais dites-moi donc si j’irai du côté de l’orient ou de l’occident.
— Il ne fait aucune réplique, ains part de là tout promptement,
et s’en va où l’Esprit de Dieu le conduisait, jusques en une montagne
qui s’est appelée depuis Vision de Dieu, d’autant qu’il reçut
des grâces
46. partie — 47. Les Soeurs qui ont rédigé cet Entretien
ont commis la méprise de confondre ici deux passages de la Genèse
(chapitres XIX et XXIX).
grandes et signalées en cette montagne, pour montrer combien
la promptitude de l’obéissance lui est agréable. Saint Joseph
n’eût-il pas pu dire à l’Ange : Vous dites que j’emmène
l’Enfant et la Mère ; dites-moi donc, s’il vous plaît, de
quoi les nourrirai-je en chemin? car vous savez bien, mon seigneur, que
nous n’avons point d’argent. Il ne dit rien de tout cela, se confiant pleinement
que Dieu y pourvoirait; ce qu’il fit, quoique petitement, leur faisant
trouver pour s’entretenir simplement, ou par le moyen du métier
de saint Joseph, ou même par des aumônes qu’on leur faisait.
Certes, tous les anciens Religieux ont été admirables en
cette confiance qu’ils ont eue que Dieu leur pourvoirait toujours assez
ce de quoi il leur serait nécessaire pour ce qui regardait l’entretien
de leur vie, laissant ainsi tout le soin d’eux-mêmes à la
divine Providence.
Mais je considère qu’il n’est pas seulement requis de nous reposer
en la divine Providence pour ce qui regarde les choses temporelles, ains
beaucoup plus pour ce qui appartient à notre vie spirituelle et
à notre perfection. Il n’y a certes que le trop grand soin que nous
avons de nous-mêmes qui nous fasse perdre la tranquillité
Je l’esprit et qui nous porte si souvent à des inégalités
et bizarreries d’humeurs; car dès que quelques contradictions nous
arrivent, voire seulement quand nous apercevons en nous quelque petit trait
de nos immortifications, que nous commettons quelque défaut, pour
petit qu’il soit, il nous semble que tout est perdu. Est- ce si grande
merveille de nous voir broncher quelquefois en la voie de notre perfection?
— Mais je suis si misérable et remplie d’imperfection ! — Le connaissez-vous
bien? bénissez Dieu de quoi il vous a donné cette connaissance,
et ne vous lamentez pas tant ; vous êtes bien heureuse de connaître
que vous n’êtes que la misère même. Après avoir
béni Dieu de la connaissance qu’il vous en donne, retranchez cette
tendreté inutile ~ui vous fait plaindre de votre infirmité.
Nous avons des tendretés sur nos corps qui sont grandement contraires
à la perfection, mais plus, sans comparaison, celles que nous avons
sur notre esprit.— Mon Dieu! je ne suis pas fidèle à Notre-Seigneur,
et partant je n’ai point de consolation à l’oraison.— Grande pitié,
certes ! — Mais je suis si souvent en sécheresse, cela me fait croire
que je ne suis pas bien avec Dieu, qui est si plein de consolation. — Voire,
c’est bien dit : comme si Dieu donnait toujours des consolations à
ceux qu’il aime! Y a-t-il jamais eu pure créature si digne d’être
aimée de Dieu et qui l’ait plus été, que Notre-Dame
et saint Joseph? voyez s’ils sont toujours en consolation. Se peut-il jamais
imaginer une affliction plus extrême que celle que saint Joseph ressentit
lorsqu’il s’aperçut que la glorieuse Vierge était enceinte,
sachant bien que ce n’était pas de son fait? Son affliction et sa
détresse était d’autant plus grande que la passion de l’amour
est plus véhémente que les autres passions de l’âme;
et de plus, en l’amour, la jalousie est l’extrémité de la
peine, ainsi que le déclare l’Epouse au Cantique des Cantiques :
L’amour, dit-elle, est fort comme la mort, car l’amour fait en l’âme
tous les mêmes effets que la mort au corps; mais le zèle,
la jalousie, elle est dure comme l’enfer i. Oh ! je vous laisse à
penser donc quelle était la douleur du pauvre saint Joseph, et de
Notre-Dame encore quand elle se vit en l’estime que pouvait avoir d’elle
celui qu’elle aimait si chèrement et duquel elle savait être
si chèrement aimée : la jalousie le faisait languir, ne sachant
quel conseil prendre ; il se résolvait, plutôt que de blâmer
celle qu’il avait toujours tant honorée et aimée, de se départir
d’elle 48 sans dire mot.
Mais je sens bien la peine que me cause cette tentation ou mon imperfection.—
Je le crois; mais dites-moi, peut-elle être comparable 49 à
celle de laquelle nous venons de parler? Il ne se peut; et si cela est,
considérez, je vous prie, si nous avons raison de nous plaindre
et lamenter, puisque saint Joseph ne se plaint point, ni n’en témoigne
rien en son extérieur : il n’en est point plus amer en sa conversation,
il n’en fit pas la mine à Notre-Dame, ni ne la maltraita point;
ains simplement il souffre une peine extrême et ne veut faire autre
chose que de la quitter : Dieu sait pourtant ce qu’il pouvait faire en
ce sujet. — Mon aversion est si grande envers cette personne, je ne lui
saurais presque parler qu’avec une grande peine, ses actions me déplaisent
si fort ! —C’est tout un, il n’en faut pas pourtant entrer en bizarrerie
contre elle, comme si elle en pouvait mais; ains il se faut comporter comme
Notre-Dame et saint Joseph. Il faut être tranquille
i. Cap. VIII, 6.
48. s’éloigner d’elle, la quitter — 49. comparée
en notre peine, et laisser le soin à Notre-Seigneur de nous
l’ôter quand bon lui semblera. Il était bien au pouvoir de
Notre-Dame d’apaiser cette bourrasque, mais elle ne le voulut point faire
pourtant, ains laissa pleinement l’issue de cette affaire à la divine
Providence.
Ce sont deux cordes également discordantes et également
nécessaires d’être accordées pour bien jouer du luth,
que la chanterelle et la basse; il n’y a rien de plus discordant que le
haut avec le bas: néanmoins, sans l’accord de ces deux cordes, l’harmonie
du luth ne peut être agréable. De même en notre luth
spirituel, ce sont deux choses également discordantes et nécessaires
d’être accordées : avoir un grand soin de nous perfectionner,
et n’avoir point de soin de notre perfection, ains le laisser entièrement
à Dieu. Je veux dire qu’il faut avoir le soin que Dieu veut que
nous ayons de nous perfectionner, et néanmoins lui laisser le soin
de notre perfection. Dieu veut que nous ayons un soin tranquille et paisible,
qui nous fasse faire ce qui est jugé propre par ceux qui nous conduisent,
et aller fidèlement toujours avant dans le chemin qui nous est marqué
par les Règles et directions qui nous sont données; et puis,
quant au reste, que nous nous en reposions en son soin paternel, tâchant
tant qu’il nous sera possible de tenir notre âme en paix; car la
demeure de Dieu a été faite en paix i et au coeur paisible
et bien reposé. Vous savez que lorsque le lac est bien calme et
que les vents n’agitent point ses -eaux, le ciel, en une nuit bien
f. Ps. LXXV, 3.
sereine, y est si bien représenté avec les étoiles,
que regardant en bas il semble que l’on voit la même beauté
du ciel que quand on regarde en haut: de même, quand notre âme
est bien accoisée 50, et que les vents des soins superflus et des
inégalités et inconstances d’esprit ne la troublent ni inquiètent,
elle est fort capable de porter en elle l’image de Notre-Seigneur. Mais
quand elle est troublée, inquiétée et agitée
des diverses bourrasques que causent les passions, lorsqu’on se laisse
gouverner par elles et non par la raison, nous ne sommes nullement capables
de représenter la belle et très aimable image de Notre-Seigneur
crucifié, ni la diversité de ses excellentes vertus, ni notre
âme ne pourra pas être capable de lui servir de lit nuptial.
Il nous faut donc laisser le soin de nous-mêmes à la merci
de la divine Providence, et faire néanmoins tout bonnement et simplement
ce qui est en notre pouvoir pour nous amender ou perfectionner, prenant
toujours soigneusement garde de ne point laisser troubler ni inquiéter
nos esprits.
Je remarque enfin que l’Ange ayant dit à saint. Joseph qu’ils
demeurassent en Egypte jusqu’à ce qu’il l’avertît d’en revenir,
le bon et glorieux Saint ne lui dit point : Et quand sera-ce, seigneur,
que vous me le direz? pour nous enseigner que, quand l’on nous fait commandement
d’embrasser quelque exercice, il ne faut pas dire : Sera-ce pour longtemps?
ains il faut embrasser tout simplement la parfaite obéissance d’Abraham.
Lorsque Dieu lui commanda de lui
50. calme, tranquille
sacrifier son fils, il n’apporta nulle réplique, ni plainte,
ni délai à exécuter le commandement de Dieu : aussi
Dieu le favorisa grandement en lui faisant trouver un bélier qu’il
sacrifia sur la montagne au lieu de son fils, Dieu se contentant de sa
volonté k.
Je conclus par la simplicité que pratiqua saint Joseph en s’en
allant, sur le commandement de l’Ange, en Egypte, où il était
assuré de trouver autant d’ennemis qu’il y avait d’habitants dans
ce pays-là. Ne pouvait-il pas bien dire: Vous me faites emporter
l’Enfant et nous faites fuir un ennemi, et vous allez nous mettre entre
les mains de mille et mille que nous trouverons en Egypte, d’autant 51
que nous sommes d’Israël. Il ne fait point de réflexion sur
le commandement, c’est pourquoi il y alla plein de paix et de confiance
en Dieu. De même, nous autres, quand on nous donne quelque charge,
ne disons pas : Mon Dieu, je suis si brusque, si l’on me donne telle charge
je ferai mille traits d’activité ; je suis déjà si
distraite, si l’on me fait portière, je le serai bien plus, car
l’on sait tant de nouvelles à la porte! mais si l’on me laissait,
en ma cellule, je serais si modeste, si tranquille et si recueillie. —
Allez tout simplement en Egypte parmi la grande quantité d’ennemis
que vous y aurez, car Dieu qui vous y fait aller vous y conservera et vous
n’y mourrez point; et si, au contraire, vous demeurez en Israël où
est l’ennemi de votre propre volonté, sans doute il vous y fera
mourir. Il ne
k. Gen., XXII, 1-13.
51.vu
serait pas bien de prendre par sa propre élection 52 des charges
et offices, de crainte que nous n’y fassions pas notre devoir; mais quand
c’est par obéissance n’apportons jamais nulle excuse. car Dieu est
pour nous, et nous fera profiter en la perfection davantage que si nous
n’eussions rien eu à faire. Et ne savez-vous pas (ce que je vous
ai déjà dit d’autres fois, mais qu’il n’est pas mauvais à
redire) que Cassian dit que la vertu ne requiert 53 pas que nous soyons
privés de l’occasion de trébucher en l’imperfection qui lui
est contraire ? « Il ne suffit pas, » dit-il, « pour
être patient et bien doux en soi-même, d’être privé
de la conversation des hommes; car il m’est arrivé, étant
en ma cellule tout seul, de me passionner 54 tellement, que, quand je prenais
mon fusil et il ne prenait pas feu, » je le jetais là de colère.
Certes, il faut finir, et par ce moyen vous laisser en Egypte avec
Notre-Seigneur, lequel, je crois, comme les uns tiennent, quand il avait
quelque peu de temps de reste après avoir aidé en quelque
petite chose à son beau-père saint Joseph, faisait des petites
croix, commençant dès lors à témoigner le désir
qu’il avait de l’heure dernière de la Rédemption.
52. choix — 53. ne demande, n’exige — 54. me fâcher
VIVE JÉSUS!
QUATRIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA CORDIALITÉ
Notre Mère demande une chose qui est assez bien exprimée
dans nos Règles, qui est comme les Soeurs se doivent aimer d’un
amour cordial, sans user néanmoins de familiarité indécente
1. Elle veut, je m’assure, savoir quelle est cette cordialité qui
nous est recommandée dans nos Règles, après laquelle
nous nous ferons mieux entendre en parlant de la seconde partie de la question,
qui regarde la modération des témoignages de notre amitié
cordiale.
Premièrement, il faut que nous disions un peu plus particulièrement
ce qui est fort bien, mais en général marqué dans
nos Constitutions, pour satisfaire au désir de notre Mère
: à savoir mon 2, quel est cet amour cordial duquel les Soeurs se
doivent aimer les unes les autres. Ce que pour mieux comprendre il faut
que nous sachions que la cordialité n’est autre chose que l’essence
de la vraie et sincère amitié, laquelle amitié ne
peut être qu’entre personnes raisonnables et qui fomentent 3 et nourrissent
leurs amitiés par l’entremise de la raison; car autrement ce ne
peut être amitié, ains seulement amour. Les bêtes ont
de l’amour entre elles, mais elles ne peuvent
1. inconvenante — 2. c’est-à-dire — 3. entretiennent
avoir de l’amitié, puisqu’elles sont irraisonnables elles ont
de l’amour entre elles, à cause de quelque correspondance naturelle;
oui même elles ont de l’amour pour l’homme, ainsi que l’expérience
s’en fait tous les jours voir et que divers auteurs en ont écrit
des choses admirables comme celle qu’ils disent d’un dauphin, lequel aimait
si éperdûment un jeune enfant qu’il avait vu par plusieurs
fois sur le bord de la mer, sachant que cet enfant était mort, mourut
lui-même de déplaisir. Mais cela ne se doit pas appeler amitié,
d’autant qu’il faut que la correspondance de l’amour se trouve entre les
deux qui s’aiment, et que cette amitié se contracte par l’entremise
de la raison. Ce que je dis pour montrer que les hommes font des amitiés,
lesquelles n’ayant pas une bonne fin, ni ne se conduisant pas par la raison,
ne méritent nullement le nom d’amitié. Par exemple, en ce
temps de Carême prenant 4, vous trouverez une troupe de jeunes fols
5 lesquels s’assembleront et porteront une amitié grande; ils s’appelleront
frères et n’oublieront rien pour se faire accroire qu’ils s’aiment
fort; ce qui n’est pourtant pas, d’autant que le fondement de leur amitié
n’est autre que le dessein qu’ils ont fait de faire plusieurs choses contraires
à la raison, sans laquelle il ne peut y avoir de vraie amitié.
Il faut, outre l’entremise de la raison, qu’il y ait une certaine correspondance,
ou de vocation, ou de prétention, ou de qualité, entre ceux
4. les trois jours qui précèdent le mercredi des Cendres
— 5. tous
qui contractent de l’amitié -par ensemble, ce qui est d’autant
plus véritable que l’expérience nous l’enseigne. Car remarquez,
je vous supplie, qu’il n’y a point de plus vraie amitié ni de plus
forte que celle qui est entre les frères; c’est pourquoi les anciens
chrétiens de la primitive Eglise s’appelaient tous frères;
et cette première ferveur s’étant refroidie entre le commun
des chrétiens, l’on a institué les Religions, dans lesquelles
l’on a ordonné que les Religieux s’appelleraient tous frères
et soeurs, pour marque de la sincère et vraie amitié cordiale
qu’ils se portent ou qu’ils se doivent porter. L’on n’appelle pas amitié
l’amour que les pères portent à leurs enfants, ni que les
enfants ont pour leur père, parce qu’il n’y a pas de la correspondance,
ains sont différents : l’amour des pères étant un
amour d’autorité et majestueux, et celui des enfants pour leurs
pères, un amour de respect et de soumission. Mais entre les frères,
la correspondance de leur amour, à cause de la correspondance de
leur condition, fait une amitié ferme, forte et solide, et n’y en
a point de comparable à celle-ci; car toutes les autres amitiés
sont ou inégales, ou bien faites avec artifice, ainsi que celles
que les personnes mariées ont par ensemble, lesquelles sont faites
par des contrats écrits et prononcés par des notaires, ou
bien par des promesses simples et ainsi tout cela est artificiel. Comme
aussi certaines amitiés que les mondains contractent par ensemble,
ou pour quelque intérêt particulier, ou pour quelque sujet
frivole, et partant ce sont des amitiés grandement sujettes à
périr et à se dissoudre ; mais celle qui est entre les frères
est tout au contraire, car elle est sans artifice, et partant grandement
recommandable. Cela donc étant ainsi, nous dirons que c’est pour
ce sujet que les Religieux s’appellent tous frères, et partant ont
un amour qui mérite vraiment le nom d’amitié, mais non d’amitié
commune, ains d’amitié cordiale.
Mais, me direz-vous, qu’est-ce à dire cordiale? — Cela est autant
à dire 6 qu’une amitié qui a son fondement dans le coeur.
Or, il faut que nous sachions que l’amour a son siège dans le coeur,
et que jamais nous ne pouvons trop aimer notre prochain et ne pouvons excéder
les termes de la raison en cet amour, pourvu qu’il réside dans le
coeur; mais quant aux témoignages de cet amour, nous pouvons bien
faillir et excéder, passant outre les règles de la raison.
Le glorieux saint Bernard dit que « la mesure d’aimer Dieu est de
l’aimer sans mesure » et que, en notre amour, il n’y doit avoir nulle
borne, ains lui faut laisser étendre ses branches autant loin comme
7 il pourra le faire. Ce qui se dit pour Dieu se doit entendre de même
pour ce qui regarde l’amour du prochain, pourvu toutefois que l’amour de
Dieu surnage toujours au-dessus et tienne le premier rang : mais après,
nous devons aimer nos Soeurs de toute l’étendue de notre coeur et
ne nous contenter pas de les aimer comme nous-même, ainsi que les
Commandements de Dieu nous obligent; mais nous les devons aimer plus que
nous-même pour observer les
6. veut dire, signifie — 7. aussi loin qu’il
règles de la perfection évangélique qui requiert
8 cela de nous. Notre-Seigneur l’a dit lui- même . Aimez-vous les
uns les autres, ainsi que je vous ai aimés a. C’est une chose grandement
considérable : aimez-vous ainsi que je vous ai aimés cela
veut dire, plus que vous-même. Et tout ainsi que Notre-Seigneur nous
a toujours préférés à lui-même, il le
fait encore autant de fois que nous le recevons au très saint Sacrement,
se faisant notre viande, de même veut-il que nous ayons un amour
tel les uns pour les autres, que nous les préférions toujours
à nous, et, qu’ainsi qu’il a fait tout ce qui se pouvait pour nous,
excepté de se damner (car il ne le devait ni ne le pouvait faire,
ne pouvant pécher, qui est ce qui nous conduit à la damnation),
il veut, et la règle de la perfection le requiert, que nous fassions
tout ce que nous pouvons les uns pour les autres, excepté de nous
damner; mais hors de là, notre amitié doit être si
ferme, cordiale et solide, que nous ne refusions jamais de faire ou de
souffrir quoi que ce soit pour notre prochain et pour nos Soeurs.
Cet amour cordial doit être accompagné de deux vertus,
dont l’une s’appelle affabilité, et l’autre bonne conversation.
L’affabilité est celle qui répand une certaine suavité
emmi les affaires et communications sérieuses que nous avons les
unes parmi les autres; et la bonne conversation est celle qui nous rend
gracieux et agréables emmi les récréations et conversations
moins
a. Joan., XIII, 34, XV, 12.
8. demande
sérieuses que nous avons avec notre prochain. Toutes les vertus,
ainsi que nous avons dit d’autres fois, ont deux vices contraires qui sont
les extrémités de la vertu; comme par exemple : la libéralité
a la prodigalité d’un côté, et de l’autre l’avarice
et chicheté. L’homme, quand il donne plus qu’il ne doit, tombe dans
le vice de la prodigalité; et au contraire, quand il ne donne pas
selon qu’il pourrait, il se rend avare et chiche. La vertu d’affabilité
est tout de même au milieu de deux vices, c’est à savoir,
de la gravité et trop grande sériosité 9, et de l’autre
côté, d’une trop grande mollesse à caresser et dire
des paroles fréquentes qui tendent à la flatterie. Or, la
vertu de l’affabilité se tient entre le trop et le trop peu, faisant
des caresses quelquefois selon la- nécessité de ceux avec
qui l’on traite, et conservant une gravité suave néanmoins
quand il est requis, selon les personnes ou les affaires desquelles on
traite. Je dis qu’il faut user quelquefois de caresses (je le dis tout
de bon et ne me ris pas) en certains temps, comme quand une fille est malade
ou affligée et un peu mélancolique, car cela leur fait si
grand bien! Il ne serait pas à propos, certes, d’être auprès
d’une malade et y être autant sérieuse que l’on serait ailleurs,
ne la voulant non plus 10 caresser que si elle était en pleine santé.
Il ne faudrait pas aussi vouloir user si fréquemment de caresses
à tous propos et dire des paroles toujours emmiellées, les
jetant à belles poignées sur les premiers que l’on rencontre;
car tout ainsi que si l’on mettait trop de
9. air trop sérieux — 10. pas plus
sucre en quelque viande elle retournerait 11 à dégoût,
à cause qu’elle serait trop douce et trop fade, de même les
caresses trop fréquentes seraient rendues dégoûtantes
12 et ne rendraient nul fruit; l’on ne s’en soucierait plus, sachant que
cela se fait par coutume. Les viandes auxquelles l’on mettrait du sel dessus
à grosses poignées, seraient désagréables à
cause de leur acrimonie, ainsi que celles où il y aurait trop de
sucre à cause de leur douceur. Ces mêmes viandes où
le sel et le sucre est mis par mesure, sont rendues agréables au
goût et appétissantes; les caresses qui sont faites par mesure
et discrétion, sont rendues profitables et agréables à
celle à qui on les fait.
La vertu de bonne conversation requiert que l’on contribue à
la joie sainte et modérée, et que, aux heures des récréations,
l’on contribue aux entretiens gracieux et qui peuvent servir de consolation
ou de récréation au prochain; en sorte que nous ne lui causions
point de l’ennui par nos contenances refrognées et mélancoliques,
ou bien refusant de nous récréer au temps qui est destiné
pour ce faire; faisant comme ceux. qui ne veulent rien faire que par mesure,
et ne veulent parler qu’en faisant une longue considération sur
chaque parole qu’ils ont à dire pour voir si tout est bien compassé
et s’il n’y aura rien à redire, tant ils ont peur que rien qu’ils
fassent ou qu’ils disent soit sujet à la censure; et font leur examen
à tous propos, non pas pour savoir s’ils ont point offensé
Dieu, mais pour voir s’ils n’ont point
11. tournerait — 12. désagréables
baillé sujet à personne de les mésestimer. Oh
certes, telle sorte de gens se rendent grandement désagréables
à ceux avec qui ils conversent, et manquent bien fort à la
pratique de la vertu de bonne conversation, laquelle requiert que l’on
communique rondement et gracieusement avec le prochain, contribuant ce
que nous pourrons à ce qui est requis ou pour son utilité,
ou pour sa consolation.
Nous avons déjà traité de cette vertu en un autre
Entretien touchant la Modestie, c’est pourquoi je passe outre, et dis que
c’est une chose fort difficile de rencontrer toujours le blanc auquel on
tire et auquel on vise. C’est bien la vérité que nous devons
tous avoir cette prétention d’atteindre et donner droit dans le
blanc de la vertu, laquelle nous devons désirer chèrement,
soit l’humilité, soit la cordialité, ou des autres mais pourtant,
ni nous ne devons perdre courage quand nous ne rencontrons pas droitement
l’essence de la vertu, ni nous en devons étonner, pourvu que nous
donnions au rond, c’est-à-dire au plus près que nous pourrons;
car c’est une chose que les Saints mêmes n’ont pas su faire en toutes
les vertus et n’y a jamais eu que Notre-Seigneur et Notre-Dame qui l’aient
pu faire. Les Saints les ont pratiquées avec une différence
très grande. Quelle différence, je vous prie, n’y a-t-il
pas entre l’esprit de saint Augustin et celui de saint Jérôme
? on le remarque par leurs écrits. Il n’y a rien de plus doux que
saint Augustin, ses écrits sont la douceur et suavité même;
au contraire, saint Jérôme avait une sévérité
étrange, et semblait qu’il fût tout rébarbatif. Voyez-le
avec sa grande barbe, sa pierre en main, de laquelle il frappe sa poitrine
; en ses épîtres, il se courrouce quasi toujours. Néanmoins,
tous deux étaient grandement vertueux, mais l’un excédait
en douceur et l’autre en austérité de vie; tous deux, quoique
non pas également ni doux ni rigoureux, ont été de
grands Saints. Saint Paul et saint Jean ont été des grands
Saints, mais non pas également doux et suaves, car la différence
de leurs esprits se fait voir en leurs Epîtres. Saint Jean ne témoigne
que suavité et douceur; aussi appelle-t-il toujours mes petits enfants
ceux auxquels il écrit, à cause de la grande tendreté
qu’il avait pour eux. Saint Paul les aimait d’un amour qui n’était
pas sans doute si tendre, mais qui était néanmoins fort et
solide. Ainsi nous voyons qu’il ne nous faut pas étonner si nous
ne sommes pas également doux et suaves, pourvu que nous aimions
de cet amour du coeur notre prochain, selon toute son étendue et
comme Notre-Seigneur nous a aimés : c’est à-dire plus que
nous-mêmes, le préférant toujours à nous en
toutes choses, et ne refusant aucunes choses que nous puissions contribuer
13 pour son utilité, excepté de nous damner, ainsi que nous
avons déjà dit. Il faut pourtant tâcher de rendre,
autant que nous pouvons, les témoignages extérieurs de notre
affection, nous conformant autant que la raison le requiert ou permet avec
un chacun : rire avec les riants et pleurer avec ceux qui pleurent b.
b. Rom., XII, 15.
13. faire pour notre part
Je dis qu’il faut témoigner que nous aimons nos Soeurs (et ceci
est la seconde partie de la question) sans user de familiarité indécente
: la Règle le dit, mais voyons voir ce qu’il faut faire en ceci.
Rien autre, sinon que la sainteté paraisse en notre familiarité
et témoignage d’amitié, ainsi que dit saint Paul en l’une
de ses Epîtres : Saluez-vous, dit-il, les uns les autres, avec le
baiser saint c. C’était la coutume d’user de baisers quand les amis
se rencontraient ; Notre-Seigneur usait envers ses Apôtres de cette
forme de salutation, ainsi que nous apprenons en la trahison de Judas;
car il usa de cet artifice pour faire prendre Notre-Seigneur, disant :
Celui que je baiserai, c’est celui-là, prenez-le d. Les saints Religieux
d’autrefois, lorsqu’ils se rencontraient, disaient : Deo gratias, pour
preuve du grand contentement qu’ils recevaient en se voyant l’un l’autre;
comme s’ils eussent dit ou voulu dire: Je rends grâce à Dieu,
mon cher frère, de la consolation qu’il me donne de vous voir. Ainsi,
mes chères Filles, il faut témoigner que nous aimons nos
Soeurs et nous plaisons avec elles, pourvu que la sainteté accompagne
toujours les témoignages que nous leur rendons de nos affections,
et que Dieu n’en puisse non seulement pas être offensé, mais
qu’il en puisse être glorifié et loué. Le même
saint Paul, qui nous enseigne de faire que nos affections soient témoignées
saintement, veut et nous enseigne de le faire gracieusement, car il nous
en donne l’exemple : Saluez, dit-il écrivant aux Ro
c. Ibid., XVI, 16; I Cor., XVI. 20: II Cor.. XIII, 12. — d. Matt.,
XXVI, 48, 49.
mains e, un tel qui sait bien que je l’aime du coeur, et un tel, qui
doit être assuré que je l’aime comme mon frère, et
en particulier sa mère, qui sait bien qu’elle est la mienne aussi.
Dites-vous, ma chère fille, si vous vous devez soucier de rire
au choeur et au réfectoire quand les autres y rient, parce que l’on
dit que vous êtes trop sérieuse, ou bien craignant de manquer
de cordialité si vous ne le faites ? — A cela je réponds
que, quant au choeur, il ne faut nullement contribuer à la joie
que les autres y ont quand elles se portent à rire, car ce n’en
est pas le lieu. Mais au réfectoire, quand je m’apercevrais que
toutes rient, je voudrais rire avec elles; mais s’il y en avait une douzaine
qui ne rient point, je ne me mettrais pas en peine de contribuer à
la joie des autres.
Il y a toujours un petit mot à dire sur le sujet des aversions,
bien que non pas pour nous -arrêter beaucoup, car nous l’avons déjà
dit d’autres fois. Il ne se faut pas étonner si. l’on ne rit pas
de si bonne grâce que si l’on n’en avait point, non plus que quand
on se trouve mal; car en ces deux occasions, pourvu que l’on se sourie
14 un peu et que l’on ne tienne pas sa contenance refrognée quand
on nous parle, nous nous devons contenter, car, quand la passion est fort
émue, il est bien difficile de faire meilleure mine, au moins avec
ceux auxquels nous avons de l’aversion, ou quand le mal nous presse. Or
bien, nous avons souventes fois dit ceci, c’est pourquoi il suffit
e. Cap. XVI, 5-13.
14. l’on sourie
que nous sachions qu’il faut marcher selon la partie supérieure
en la voie de notre perfection, et ne nous pas soucier des émotions
de la partie inférieure; car autrement nous serions en perpétuel
chagrin et inquiétude d’esprit et ne ferions pas grand avancement.
Il la faut laisser gronder et ne pas suivre ses volontés, faisant
toujours régner la raison, qui veut que nous nous surmontions en
toutes les occasions pour plaire à Dieu et observer le point de
nos Règles qui dit qu’il se faut aimer cordialement.
Vous désirez savoir, ma chère fille, si vous n’oseriez
plus témoigner d’affection à une Soeur que vous estimez plus
vertueuse, que non pas à une autre ?— A cela je vous dis que, si
bien nous sommes obligés d’aimer plus ceux qui sont plus vertueux
de l’amour de complaisance, nous ne les devons pas pourtant plus aimer
de l’amour de bienveillance, et ne leur devons pas rendre plus de témoignages
d’amitié; et cela pour deux raisons. La première est que
Notre-Seigneur ne l’a pas fait, ains semble qu’il ait plus aimé
les imparfaits que non pas les autres, car il a dit qu’il n’était
pas venu pour les justes, ains pour les pécheurs». Ceux qui
ont plus besoin de nous, nous les devons assister et leur témoigner
notre amour plus particulièrement, car c’est là où
nous montrons que nous aimons par charité, et non pas à aimer
ceux qui nous donnent plus de consolation que de peine. En ceci il faut
faire selon que l’utilité du prochain requiert; mais hors de là,
il faut tâcher de faire que nous aimions également, puisque
e. Matt., IX, 13.
Notre-Seigneur n’a pas dit : Aimez ceux qui sont plus vertueux, ains
indifféremment : Aimez-vous les uns les autres ainsi que je vous
ai aimés f, sans en exclure aucun, pour imparfait qu’il soit.
La seconde raison pour laquelle nous ne devons pas rendre des témoignages
d’amitié aux uns plus qu’aux autres, ni ne nous devons pas laisser
aller à les aimer davantage, est que nous ne pouvons pas juger quels
sont ceux qui sont plus parfaits et qui ont plus de vertus, car les apparences
extérieures sont trompeuses, et bien souvent ceux qui nous semblent
être les plus vertueux ne le sont pas devant Dieu, qui est celui-là
qui seul les peut connaître. Il se peut faire qu’une Soeur laquelle
vous verrez chopper fort souvent et commettre prou d’imperfections, sera
plus vertueuse et plus agréable à Dieu, ou pour la grandeur
du courage qu’elle conserve emmi ses imperfections, ne se laissant point
troubler ni inquiéter de se voir si sujette à tomber, ou
bien par l’humilité qu’elle en retire et amour de son abjection,
que non pas une autre, laquelle aura une douzaine de vertus ou naturelles
ou bien acquises, et laquelle aura moins d’exercice et de travail, et,
par conséquent, peut-être moins de courage et d’humilité
que non pas l’autre que l’on voit être si sujette à faillir.
Saint Pierre fut choisi de Notre-Seigneur pour être le chef des Apôtres,
quoiqu’il fût grandement sujet à beaucoup d’imperfections,
en sorte que à tous propos il en commettait à tort et à
travers, suivant ses passions et propres affections (je dis, avant qu’il
f. Ubi supra, p. 66.
eût reçu le Saint-Esprit, car dès lors je n’en
parle pas); mais parce que, nonobstant ces défauts, il avait toujours
un grand courage et ne s’en étonnait point, Notre-Seigneur le rendit
son successeur, et le favorisa par dessus tous les autres, de sorte que
nul n’eût eu raison de dire qu’il ne méritait pas d’être
tant aimé que saint Jean ou les autres Apôtres, ni qu’il n’était
pas si vertueux et agréable à Dieu.
Il faut donc nous tenir en l’affection que nous devons avoir pour nos
Soeurs le plus également qu’il se peut, tant pour la première
que seconde raison que nous en avons donnée. Toutes doivent savoir
que nous les aimons de cet amour du coeur, et partant il n’est pas besoin
d’user de tant de paroles, que nous les aimons chèrement, que nous
avons certaine inclination à les aimer particulièrement,
et que sais-je moi ? choses semblables car, pour avoir une inclination
pour l’une plus que pour les autres, l’amour que nous lui portons n’en
est pas plus parfait, ains, peut-être, plus sujet au changement à
la moindre petite chose qu’elle nous fera. Si tant est qu’il soit vrai
que nous ayons de l’inclination à en aimer une plus que l’autre,
nous ne nous devons amuser 15 à y penser et encore moins à
le lui dire, car nous ne devons pas aimer par inclination, ains nous devons
aimer notre prochain ou parce qu’il est vertueux, ou bien par l’espérance
que nous avons qu’il le deviendra.
Or, pour bien témoigner que nous l’aimons chèrement,
il faut lui procurer tout le bien que nous
15. occuper, perdre le temps
pouvons tant pour l’âme que pour le corps, priant pour lui et
le servant cordialement quand l’occasion s’en présente; d’autant
que l’amitié qui se termine en des belles paroles n’est pas grand’chose,
et n’est pas s’aimer comme Notre.. Seigneur nous a aimés, lequel
ne s’est pas contenté de nous assurer qu’il nous aimait, mais a
voulu passer plus outre, en faisant tout ce qu’il a fait pour preuve de
son amour.
Mais il faut que je dise encore ceci : c’est que, à l’amour
cordial est attachée une vertu qui est comme un appendice de cet
amour, laquelle est une confiance toute enfantine. Les enfants, quand ils
ont une belle plume ou telle autre chose qu’ils estiment jolie, ne sont
pas en repos qu’ils n’aient rencontré tous leurs petits compagnons
pour leur montrer leur plume et faire qu’ils aient part à leur joie;
comme aussi ils veulent qu’ils aient part à leur douleur, car dès
lors qu’ils ont un peu de mal au bout du doigt, ou qu’ils ont été
piqués d’une abeille, ils ne cessent de le dire à tous ceux
qu’ils rencontrent, afin que l’on les plaigne et que l’on souffle un peu
sur leur mal. Je ne veux pas dire qu’il faille être tout à
fait comme ces enfants, mais je dis ainsi : cette confiance doit faire
que les Soeurs ne soient - pas si chiches de communiquer leurs petits biens
et petites consolations à leurs Soeurs, non plus que de ne vouloir
que leurs imperfections soient remarquées par elles. Je sais bien
que si l’on avait quelque grande chose, l’oraison de quiétude, ou
que sais-je moi quoi, qu’il ne faudrait pas s’en vanter; mais quant à
nos petites consolations, nos petits biens, je voudrais qu’on ne fît
pas tant les renchéries et réservées, mais que, quand
l’occasion s’en présenterait, non par forme de jactance ou vanterie,
ains de simple confiance enfantine, l’on communiquât rondement et
naïvement les unes parmi les autres. Et pour ce qui regarde nos défauts,
que nous ne nous missions pas en si grande peine de les couvrir, car, pour
dire que nous ne les laissons pas voir au dehors, ils n’en sont pas meilleurs
pourtant ; les Soeurs ne croiront pas que vous n’ayez point d’imperfections
pour cela, ains elles seront peut-être plus dangereuses et plus mauvaises
que si elles étaient découvertes et qu’elles vous causassent
de la confusion, ainsi qu’elles font à celles qui sont plus légères
à les laisser paraître à l’extérieur. Il ne
se faut donc point étonner ni décourager de quoi nous commettons
des imperfections et des défauts devant nos Soeurs; ains au contraire,
il faut être bien aises que nous soyons reconnues pour telles que
nous sommes. J’ai fait une faute ou une sottise, il est vrai, mais c’est
devant nos Soeurs qui m’aiment chèrement, et partant qui me sauront
bien supporter en mon défaut, et en auront plus de compassion sur
moi que de passion contre moi. Et par ainsi, cette confiance nourrirait
grandement la cordialité et tranquillité de nos esprits,
qui sont sujets à se troubler quand nous sommes reconnues défaillantes
en quelque chose, pour petite qu’elle soit, comme si c’était grande
merveille que de nous voir imparfaits.
Enfin, pour conclusion de ce discours de la cordialité, il se
faut toujours ressouvenir 16 que,
16. souvenir, rappeler
pour quelque petit manquement de suavité que l’on commet quelquefois
par mégarde, l’on ne se doit pas fâcher, ni juger que l’on
n’ait point de cordialité pourtant, car l’on ne laisse pas d’en
avoir. Un acte par ci par là, pourvu qu’il ne soit pas fréquent,
ne fait pas l’homme vicieux, spécialement quand on a la volonté
bonne de s’amender.
[DE L’ESPRIT D’HUMILITÉ]
Ce que vous me demandez maintenant est une grande chose, ma chère
fille, à savoir mon, que c’est faire toutes choses en esprit d’humilité,
ainsi que nos saintes Constitutions nous ordonnent de faire. Mais avant
cela, il faut que je dise quelque chose qui vous le fera mieux entendre.
Il y a différence entre l’orgueil, la coutume de l’orgueil et
l’esprit d’orgueil : vous faites un acte d’orgueil, voilà l’orgueil;
vous faites des actes d’orgueil à tous propos et à tous rencontres,
cela est la coutume de l’orgueil; mais si vous vous plaisez aux actes d’orgueil
et vous les recherchez, cela est l’esprit de l’orgueil. De même,
il y a différence entre l’humilité, la coutume de l’humilité
et l’esprit de l’humilité : car l’humilité est de faire quelque
acte pour s’humilier; la coutume est d’en faire à tous rencontres
et à toutes occasions qui s’en présentent; mais l’esprit
d’humilité est de se plaire en l’humiliation, de rechercher l’abjection
et l’humilité emmi toute autre chose, c’est-à-dire que, en
tout ce que nous faisons ou désirons, notre but principal soit de
nous humilier et avilir, et que nous nous plaisions à rencontrer
notre propre abjection en toutes occasions, en aimant chèrement
la pensée. Voilà ce que c’est faire toutes choses en esprit
d’humilité, et c’est autant que qui dirait, rechercher l’humilité
et l’abjection en toutes choses.
Vous demandez si c’est un manquement d’humilité de rire des
coulpes que les Soeurs disent, ou du manquement que la lectrice fait à
la table. — Hé, nullement, ma chère fille, car le rire est
une passion qui s’émeut sans notre consentement, et n’est pas en
notre pouvoir de nous en empêcher, d’autant que nous rions et sommes
émus à rire pour des occasions imprévues. C’est pourquoi
Notre-Seigneur ne pouvait rire, car rien ne lui était imprévu,
sachant toutes choses avant qu’elles arrivent, mais oui bien se sourire
17, ce qu’il faisait à dessein. Les fols rient à tous propos,
parce que toutes choses les surprennent ne les ayant nullement prévues;
mais les sages ne sont pas si légers à rire, parce qu’ils
se servent mieux de la considération qui fait que nous prévoyons
les choses qui nous doivent arriver. Or cela étant ainsi, ce n’est
point contre l’humilité de rire, pourvu néanmoins que l’on
ne passe point plus avant, s’entretenant en son esprit ou bien avec quelqu’un
du sujet qui nous a émus à rire; car de cela 18 il ne le
faut pas faire, surtout quand il s’agit de l’imperfection du prochain.
Ce serait contraire à la demande que vous m’avez faite, à
savoir, comme l’on doit faire pour conserver ou concevoir en nous une bonne
estime du prochain, laquelle ne se peut ni concevoir ni
17. sourire — 18. cela
conserver que par la fidélité à la remarque de
ses vertus et à la fuite de ses imperfections; car tandis que nous
n’en avons point de charge il ne faut jamais tourner nos yeux de ce côté-là,
ni moins notre considération : La charité, dit le saint Apôtre,
fuit le mal g.
Il faut interpréter toujours en la meilleure part qu’il se peut
ce que nous lui voyons faire, car quant au simple soupçon, il faut
entièrement en détourner nos esprits; je veux dire, aux choses
douteuses il nous faut persuader que ce n’est point le mal que nous avons
aperçu, ains que c’est notre imperfection qui nous cause telle pensée,
afin d’éviter les jugements téméraires sur les actions
d’autrui, qui est un mal très dangereux et lequel nous devons souverainement
détester. L’exemple de saint Joseph est grandement aimable en ce
sujet : il voyait Notre-Dame grosse, il ne savait point comme quoi; et
néanmoins il ne la voulut jamais juger, ains en laissa le jugement
à Dieu. Es choses palpablement mauvaises, il nous en faut avoir
compassion et nous humilier des défauts de nos Soeurs comme des
nôtres mêmes, et prier Dieu d’un même coeur pour leur
amendement, que nous ferions pour le nôtre si nous étions
sujettes aux mêmes défauts.
Que nous reste-t-il plus à dire? — Dites-vous comme nous pourrons
faire pour acquérir cet esprit d’humilité tel que nous avons
dit tantôt? —Hélas! mes chères Filles, il n’y a point
d’autre moyen que de considérer la beauté de cette vertu
g. Cf. I Cor., XIII, 5.
19. dans les
et son utilité, pour nous affectionner à la pratiquer
fidèlement en toutes occurrences; car il n’y a point d’autre finesse
pour l’acquérir que pour toutes les autres vertus, qui ne s’acquièrent
que par des actes réitérés.
Maintenant, avant que nous finissions, il faut que je die que nous
ne devons pas prendre les choses que nous disons par simple direction comme
si elles étaient d’obligation et que l’on n’y dût jamais faire
des fautes. Par exemple : ce que nous dîmes dernièrement qu’il
fallait manger les viandés que l’on nous donne en même ordre
que l’on nous les donne, ne se doit pas entendre rigoureusement; de sorte
que si l’on donnait de la bouillie au premier service et qu’il y eût
une fille qui ne l’aimât pas chaude, elle la pourrait bien laisser
pour attendre qu’elle se refroidît; comme de même celle qui
ne l’aimerait pas froide, pensant qu’elle aurait le goût de la colle,
la pourrait bien manger chaude. Il ne faut pas se plaindre de notre Père
en disant : Il a dit ceci, il a dit cela; car le pauvre Père ne
dit pas que l’on se brûle la langue, et si, l’on ne laisse pas de
le faire. Il faut aller simplement. Une fille qui serait bien dégoûtée
ne devrait pas observer de prendre sans choix, ains devrait prendre ce
de quoi elle pourrait le mieux manger. Celles qui feront ceci que nous
disons ou que nous dîmes dernièrement feront bien, celles
qui ne le voudront pas n’y ont nulle obligation.
De même en est-il pour ce que j’ai dit qu’il faut rendre notre
amour si égal envers toutes les Soeurs que nous n’en ayons point
plus pour une que pour l’autre: cela veut dire, autant que nous le pourrons,
car il n’est pas à notre pouvoir d’avoir autant de suavité
en l’amour que nous avons pour les unes, avec lesquelles nous avons moins
d’alliance ou de correspondance d’humeur, qu’avec les autres auxquelles
nous avons de la sympathie. Le grand saint Bernard, sur les paroles du
Psalme h, Ecce quam bonum : Oh! qu’il est bon, dit-il, de voir les frères
demeurer par ensemble, car leur union ressemble l’onguent 20 précieux
que l’on répandait sur le chef du grand-prêtre Aaron, lequel
était composé de toutes les huiles odoriférantes que
l’on pouvait rencontrer. Il veut dire ainsi : l’amour cordial que les Religieux
ont par ensemble, cette union qu’ils ont entre tous fait un onguent précieux,
qui est composé des vertus d’un chacun en particulier; car il n’y
a celui, tant chétif qu’il soit, qui n’ait quelques vertus, lesquelles
sont comme des huiles odoriférantes; et ces vertus sont unies par
l’amour cordial et font un onguent si précieux, qu’il est propre,
pour sa bonne odeur, pour être répandu sur le chef du grand-prêtre,
qui est Notre-Seigneur. Il répand devant lui une suavité
non pareille, et fait que les Soeurs qui demeurent en cette très
désirable union, lui sont infiniment agréables et dignes
de leur vocation.
h. Ps. CXXXII, 1, 2.
20. ressemble à l’onguent
LE TOUT SOIT A LA LOUANGE ET GLOIRE
DE JÉSUS-CHRIST, DE LA BIENHEUREUSE VIERGE
MARIE ET DU GLORIEUX SAINT JOSEPH.
CINQUIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA GÉNÉROSITÉ
Pour bien entendre que c’est et en quoi consiste cette force et générosité
d’esprit que vous me demandez, il faut que je réponde premièrement
à une question qui m’a été fort souventes fois faite
: savoir mon 1, en quoi consiste la parfaite humilité, d’autant
que, en résolvant ce point, je me ferai mieux entendre parlant du
second, qui est ce que vous désirez savoir maintenant, en quoi consiste
cette force et générosité d’esprit qu’il faut avoir
pour être fille de la Visitation.
L’humilité n’est autre chose qu’une parfaite reconnaissance
que nous ne sommes rien qu’un pur néant, et nous fait tenir en cette
estime de nous-mêmes. Ce que pour mieux entendre, il faut que nous
sachions qu’il y a en nous deux sortes de biens : les uns qui sont en nous
et de nous, et les autres qui sont en nous, mais non pas de nous. Quand
je dis que nous avons des biens qui sont de nous, je ne veux pas dire qu’ils
ne viennent de Dieu et que nous les ayons de nous-mêmes, car en vérité,
de nous-mêmes nous n’avons autre chose que la misère et le
néant : mais je veux dire que ce sont des biens que Dieu a tellement
mis en nous qu’ils semblent être de nous; et ces biens sont la santé,
les richesses, les sciences que nous
1. à savoir
avons acquises, la beauté et semblables choses. Or, l’humilité
nous empêche de nous glorifier et estimer à cause de ces biens,
d’autant qu’elle ne fait non plus d’état de tous ces biens que nous
venons de nommer que d’un néant et d’un rien; et en effet, cela
se doit par raison, n’étant point des biens stables et qui nous
rendent plus agréables à Dieu, ains muables et sujets à
la fortune. Et qu’il ne soit ainsi, y a-t-il rien de moins assuré
que les richesses, qui dépendent du temps et des saisons ? La beauté
se ternit en moins de rien : il ne faut qu’une dartre sur le visage pour
en ôter l’éclat; et pour ce qui est des sciences, un petit
trouble de cerveau nous fait perdre et oublier tout ce que nous en avions.
C’est donc avec très grande raison que l’humilité ne fait
point d’état de tous ces biens ici; mais d’autant plus qu’elle nous
fait abaisser et humilier par la connaissance et reconnaissance de ce que
nous sommes de nous-mêmes, comme un rien et un néant, par
le peu d’estime qu’elle fait de ce qui est en nous et de nous, elle nous
fait estimer grandement d’ailleurs à cause des biens qui sont en
nous et non pas de nous, qui sont la foi, l’espérance et le peu
d’amour que nous avons, comme aussi une certaine capacité que Dieu
nous a donnée de nous unir à lui par le moyen de la grâce;
et entre nous autres, de notre vocation, qui nous donne assurance, en tant
que nous la pouvons avoir en cette vie, de la possession de la gloire et
félicité éternelle. Et cette estime que fait l’humilité
de tous ces biens ici, à savoir la foi, l’espérance et la
charité, est le fondement de la générosité
d’esprit.
Voyez-vous, ces premiers biens dont nous avons parlé, appartiennent
à l’humilité pour son exercice, et ces seconds à la
générosité. L’humilité croit de ne pouvoir
rien, eu égard à la connaissance de notre pauvreté
et faiblesse, en tant que de nous-mêmes; et au contraire, la générosité
nous fait dire avec saint Paul : Je puis tout en Celui qui me conforte
a 2. L’humilité nous fait défier de nous-mêmes, et
la générosité nous fait confier en Dieu. Voyez-vous,
ces deux vertus d’humilité et de générosité
sont tellement jointes et unies l’une avec l’autre qu’elles ne sont jamais
ni ne peuvent être séparées. Il y en a qui s’amusent
3 à certaine fausse et niaise humilité qui les empêche
de regarder rien 4 en eux qui soit bon. Ils ont grand tort; car les biens
que Dieu met en nous veulent être reconnus, estimés et grandement
honorés, et non pas tenus au même rang de la basse estime
que nous devons faire de ceux qui sont en nous et qui sont de nous. Non
seulement les vrais chrétiens ont reconnu qu’il fallait regarder
ces deux sortes de biens qui sont en nous, les uns pour nous humilier,
et les autres pour glorifier la divine Bonté qui nous les a donnés,
mais aussi les philosophes; car cette parole qu’ils disent : « Connais-toi
toi-même, » se doit entendre de non seulement reconnaître
notre vileté et misère, ains aussi reconnaître l’excellence
et la dignité de nos âmes, lesquelles sont capables d’être
unies à la Divinité par la divine Bonté, qui a mis
en nous un certain instinct lequel nous
a. Philip., IV, 13.
2. fortifie — 3. perdent le temps — 4. ne rien regarder
fait toujours tendre et prétendre à cette union en laquelle
consiste tout notre bonheur.
L’humilité qui ne produit point la générosité
est indubitablement fausse. Après qu’elle a dit Je ne puis rien,
je ne suis rien qu’un pur néant, elle cède tout incontinent
la place à la générosité, laquelle dit : Il
n’y n ni peut avoir rien que je ne puisse, d’autant que je mets toute ma
confiance en Dieu qui peut tout; et dessus cette confiance elle entreprend
courageusement de faire tout ce qu’on lui commande ou conseille, pour difficile
qu’il soit. Et je vous puis assurer que, comme elle ne juge pas même
que faire des miracles lui soit impossible, lui étant commandé,
si elle se met en la pratique en simplicité de coeur, Dieu en fera,
plutôt que de manquer de lui donner le pouvoir d’accomplir son entreprise,
vu que ce n’est point par la confiance qu’elle a en ses propres forces
qu’elle l’entreprend, ains fondée sur l’estime qu’elle fait des
dons que Dieu lui a faits.
Elle fait ce discours en elle-même : Si Dieu m’a appelée
à un état de perfection si haut qu’il n’y en a point de plus
relevé en cette vie, qu’est-ce qui me pourra empêcher d’y
parvenir, puisque je suis très assurée que Celui qui a commencé
l’oeuvre de ma perfection la parfera b ? Mais prenez garde que tout ceci
se fait sans aucune présomption, d’autant que cette confiance n’empêche
pas que nous ne nous tenions sur nos gardes de crainte de faillir; ains
elle nous rend plus attentives sur nous-mêmes, plus vigilantes et
soigneuses de faire ce qui nous peut servir pour l’avancement de notre
perfection.
b. Philip., I, 6.
L’humilité n’est pas seulement de nous défier de nous-mêmes,
ains aussi de nous confier en Dieu; la défiance de nous et de nos
propres forces produit la confiance en Dieu, et de cette confiance naît
la générosité d’esprit dont nous parlons. La très
sainte Vierge Notre-Dame nous a montré un exemple de ceci très
remarquable lorsqu’elle prononça ces mots: Voici la servante du
Seigneur, me soit fait selon votre parole c; en ce qu’elle dit qu’elle
est servante du Seigneur, elle fait un acte d’humilité le plus grand
qu’il se pût jamais faire, d’autant qu’elle oppose aux louanges que
l’Ange lui donne, qu’elle sera mère de Dieu, que l’enfant qui sortira
de ses entrailles sera appelé le Fils du Très-Haut d, dignité
plus grande que l’on eût pu jamais imaginer, elle oppose, dis-je,
à toutes ces louanges et grandeurs, sa bassesse et son indignité,
disant qu’elle est servante du Seigneur. Mais prenez garde que dès
qu’elle a rendu le devoir à l’humilité, tout incontinent
elle fait une pratique de générosité très excellente,
disant : Me soit fait selon ta parole. Il est vrai, voulait-elle dire,
que je ne suis nullement capable de cette grâce, eu égard
à ce que je suis de moi-même, mais en tant que ce qui est
de bon en moi est de Dieu et que ce que vous me dites est sa très
sainte volonté, je crois qu’il se peut et qu’il se fera; et partant,
sans aucun doute, elle dit : Me soit fait ainsi que vous dites.
Il se fait fort peu d’actes de vraie contrition, d’autant qu’après
s’être humiliés et confondus devant la divine Majesté
en considération de nos
c. Luc., I, 38. — d. Ibid., v. 32.
grandes infidélités, nous ne venons pas à faire
cet acte de confiance, nous relevant le courage par une assurance que nous
devons avoir que la divine Bonté nous donnera sa grâce pour
désormais être fidèles et correspondre plus parfaitement
à son amour. Après cet acte de confiance, se devrait immédiatement
faire celui de générosité, disant Puisque je suis
très assurée que la grâce de Dieu ne me manquera point,
je veux encore croire qu’il ne permettra pas que je manque à correspondre
à sa grâce; car l’on peut faire cette réplique: Si
je manque à la grâce, elle me manquera. — Il est vrai. — Mais
si c’est ainsi, qui m’assurera que je ne manquerai point à la grâce
désormais, puisque je lui ai manqué tant de fois par le passé?
— La générosité fait que l’âme dit hardiment
et sans rien craindre : Non, je ne serai plus infidèle à
Dieu; parce qu’elle ne sent en son coeur nulle volonté de l’être,
partant elle entreprend sans rien craindre tout ce qu’elle sait qui la
peut rendre plus agréable à Dieu, sans exception d’aucune
chose; et entreprenant tout, elle croit de pouvoir tout, non d’elle-même,
ains en Dieu auquel elle jette toute sa confiance, et pour lequel elle
fait et entreprend tout ce qu’on lui commande ou conseille.
Mais vous me dites s’il n’est jamais permis de douter de n’être
pas capable de faire les choses qui nous sont commandées. A cela
je réponds que la générosité d’esprit ne nous
permet jamais de le faire. Mais je désire que vous entendiez ceci
comme j’ai’ accoutumé 5 de vous dire
5. j’ai coutume
ordinairement, qu’il faut distinguer la partie supérieure de
notre âme d’avec l’inférieure. Ce que je dis donc, que la
générosité ne nous permet point de douter, c’est quant
à la partie supérieure, car il se pourra bien faire que l’inférieure
sera toute pleine de ces doutes et aura beaucoup de peine de recevoir la
charge que l’on vous donne; mais de tout cela, l’âme qui est généreuse
s’en moque et n’en fait nul état, ains se met simplement en l’exercice
de cette charge, sans dire une seule parole, ni faire nulle action pour
témoigner le sentiment qu’elle a de son incapacité. Mais
nous autres, nous sommes si aises de témoigner que nous sommes bien
humbles et que nous avons une basse estime de nous-mêmes, et semblables
choses qui ne sont rien moins que la vraie humilité, laquelle ne
nous permet jamais de résister au jugement de ceux que Dieu nous
n donnés pour nous conduire.
J’ai mis un exemple qui est à mon sujet et qui est fort remarquable
dans le livre de l’Introduction : c’est du roi Achaz d, lequel étant
réduit à une très grande affliction par la rude guerre
que lui faisaient deux autres rois, lesquels avaient assiégé
Jérusalem, Dieu commanda au prophète Isaïe de l’aller
consoler de sa part, et lui promettre qu’il emporterait 6 la victoire et
demeurerait triomphant de ses ennemis. Et Isaïe lui dit que, pour
preuve de la vérité de ce qu’il disait, il demandât
à Dieu un signe du ciel ou bien en la terre, et qu’il le lui donnerait.
Lors, Achaz se méfiant
d. Is., VII, 3-12.
6. remporterait
de la bonté et libéralité de Dieu, dit : Non,
je ne le ferai pas, d’autant que je ne veux pas tenter Dieu. Mais le misérable
ne dit pas cela pour l’honneur qu’il portât à Dieu, car au
contraire, il refusait de l’honorer, parce que Dieu voulait être
glorifié en ce temps-là par des miracles, et Achaz refusait
de lui en demander un qu’il lui avait signifié qu’il désirait
de faire. Il offensa Dieu en refusant d’obéir au Prophète
qu’il lui avait envoyé pour lui signifier sa volonté.
Nous devons donc ne mettre jamais en doute que nous ne puissions faire
ce qui nous est commandé, d’autant que ceux qui nous commandent
connaissent bien notre capacité. — Mais vous me dites que, possible,
vous avez beaucoup plus de misère intérieure et de grandes
imperfections que vos Supérieurs ne connaissent pas, et qu’ils se
fondent seulement sur les apparences extérieures par lesquelles
vous avez peut-être trompé leur esprit. — Je vous dis qu’il
ne vous faut pas toujours croire quand vous dites, poussées peut-être
d’un peu de découragement, que vous êtes tant misérables
et remplies de tant d’imperfections; non plus qu’il ne faut pas croire
que vous n’en ayez point quand vous n’en dites rien, vous êtes ordinairement
telles que vos oeuvres vous font paraître. Vos vertus se connaissent
par la fidélité que vous avez à les pratiquer, et
de même les imperfections se reconnaissent par les actes. L’on ne
saurait, pendant qu’on ne sent point la malice en son coeur, tromper l’esprit
des Supérieurs.
Mais vous me pourriez dire que l’on voit tant de Saints qui ont fait
tant de résistance pour ne pas recevoir les charges qu’on leur voulait
donner. Or, ce qu’ils en ont fait n’a pas été seulement à
cause de la basse estime qu’ils faisaient d’eux-mêmes, mais principalement
à cause de ce qu’ils voyaient que ceux qui les voulaient mettre
en ces charges se fondaient sur des vertus apparentes, comme sont les jeûnes,
les aumônes, les pénitences et âpretés du corps,
et non sur les vraies vertus intérieures qu’ils tenaient encloses
7 et couvertes sous la très sainte humilité; ils étaient
poursuivis et recherchés par des peuples qui ne les connaissaient
point que par réputation. Il serait, ce semble, permis de faire
un peu de résistance; mais savez-vous à qui? à une
fille de Dijon, par exemple, à qui une supérieure d’Annecy
enverrait le commandement d’être Supérieure, ne l’ayant jamais
vue ni connue. Mais une fille de céans, à qui on ferait le
même commandement, ne devrait jamais se mettre en devoir d’apporter
aucune raison pour témoigner qu’elle répugne au commandement
(je dis toujours quant à la partie supérieure); ains se devrait
mettre en l’exercice de sa charge avec autant de paix et de courage comme
8 si elle se sentait fort capable de s’en bien acquitter. Mais j’entends
bien la finesse : c’est que nous craignons de n’en pas sortir à
notre honneur; nous avons notre réputation en si grande recommandation,
que nous ne voulons être tenues pour apprenties en l’exercice de
nos charges, ains pour maîtresses qui ne font jamais de fautes.
7. cachées — 8. que
Vous entendez donc assez bien ce que c’est l’esprit de force et générosité
que nous avons tant d’envie qui 9 soit céans, afin d’en bannir toutes
niaiseries et tendretés fades et pleureuses, qui ne servent qu’à
nous arrêter en notre chemin et nous empêchent de faire progrès
en la perfection. Ces tendretés se nourrissent des vaines réflexions
que nous faisons sur nous-mêmes, principalement quand nous avons
bronché en notre chemin par quelque faute; car céans, par
la grâce de Dieu, l’on ne tombe jamais du tout 10, nous ne l’avons
encore point vu, mais l’on bronche et, au lieu de s’humilier tout doucement
et puis se relever courageusement, comme nous avons dit, l’on entre en
la considération de sa pauvreté, et dessus cela, on commence
à s’attendrir sur soi-même : Hé, mon Dieu, que je suis
misérable! je ne suis propre à rien. Et par après
l’on passe au découragement qui nous fait dire: Oh non, il ne faut
plus rien espérer de moi, je ne ferai jamais rien qui vaille, c’est
perdre le temps que de me parler; et dessus cela, nous voudrions quasi
que l’on nous laissât, comme si l’on était- bien assuré
de ne pouvoir jamais rien gagner avec nous. Mon Dieu, que toutes ces choses
sont éloignées de l’âme qui est généreuse,
et qui fait une grande estime, comme nous avons dit, des biens que Dieu
a mis en elle! Car elle ne se trouble point, ni de la difficulté
de ce qu’elle a à faire, ni de la grandeur de l’oeuvre, ni de la
longueur du temps qu’il y faut employer, ni enfin du retardement 11 qu’elle
9. tant envie qu’il — 10. tout à fait — 11. retard, action de
différer
voit à la perfection de l’oeuvre qu’elle a entreprise.
Les Filles de la Visitation sont toutes appelées à une
grande perfection, leur entreprise est la plus haute et la plus relevée
que l’on saurait penser; d’autant qu’elles n’ont pas seulement prétention
de s’unir à la volonté de Dieu, comme doivent avoir tous
les chrétiens, mais de plus elles prétendent de s’unir à
ses désirs, voire même à ses intentions, je dis avant
qu’elles soient presque signifiées; et s’il se pouvait penser quelque
chose de plus parfait, qu’il se pût trouver un degré de plus
grande perfection que de se conformer à la volonté de Dieu,
à ses désirs et à ses intentions, elles l’entreprendraient
sans doute, puisqu’elles ont une vocation qui les oblige à cela.
Et partant, la dévotion de céans doit être une dévotion
forte et généreuse, comme nous avons dit plusieurs fois.
Mais outre ce que nous avons dit de cette générosité,
il en faut dire encore ceci, qui est que l’âme qui la possède
reçoit également les sécheresses comme les tendretés
des consolations, les ennuis intérieurs, les tristesses, les accablements
d’esprit, pour grand que tout cela puisse être, comme les ferveurs,
les prospérités d’un esprit bien plein de paix et de tranquillité.
Et cela, parce qu’elle considère que Celui qui lui a donné
les consolations est Celui-là même qui lui envoie les unes
et les autres, poussé d’un même amour qu’elle reconnaît
être très grand, parce que en l’affliction intérieure
et de l’esprit il prétend de la tirer 12 à une très
grande perfection, qui est
12. l’entraîner
l’abnégation de toutes sortes de consolations en cette vie,
demeurant très assurée que Celui qui l’en prive ici-bas ne
l’en privera point éternellement là-haut au Ciel.
Mais vous me dites que l’on ne peut pas, emmi ces grandes ténèbres,
faire ces considérations, vu qu’il vous semble que vous ne pouvez
pas seulement dire une parole à Notre-Seigneur. — Certes, vous avez
raison de dire qu’il vous semble, d’autant qu’en vérité cela
n’est pas. Le sacré Concile de Trente n déterminé
cela, et nous sommes obligés de croire que Dieu et sa grâce
ne nous abandonnent jamais en telle sorte que nous ne puissions recourir
à sa Bonté et protester que, contre tout trouble de notre
âme, nous voulons être tout à lui et que nous ne le
voulons point offenser. Mais remarquez que tout ceci se fait en la suprême
partie de notre âme; et parce que notre partie inférieure
n’en aperçoit rien et demeure toujours en sa peine, c’est cela qui
nous trouble et qui nous fait estimer bien misérables et sur cela,
nous commençons à nous attendrir dessus nous-mêmes,
comme si c’était une chose bien digne de compassion que de nous
voir sans consolations. Hé, pour Dieu! considérons que Notre-Seigneur
et notre Maître a bien voulu être exercé par des ennuis
intérieurs, mais d’une façon incomparable. Ecoutez ces paroles
qu’il dit sur la Croix : Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné
e? Il était réduit à l’extrémité, car
il n’y avait que de la fine pointe 13 de son esprit qui ne fût accablée
de
e. Matt., XXVII, 46.
13. la partie suprême
langueurs ; aussi parla-t-il langoureusement. Mais remarquez qu’il
se prend à parler à Dieu, pour nous montrer qu’il ne nous
serait pas impossible de le faire.
Vous voulez savoir ce qui est mieux en ce temps-là, de parler
à Dieu de notre peine et de notre misère, ou bien de lui
parler de quelque autre chose ?— Je vous dis que, en ceci comme en toutes
sortes de tentations, il est mieux de divertir notre esprit de son trouble
et de sa peine, parlant à Dieu de quelque autre chose, que non pas
de lui parler de notre douleur; car, indubitablement, si nous le voulons
faire, ce ne sera point sans l’agrandir tout de nouveau par le moyen d’un
attendrissement que nous ferons sur notre coeur, notre nature étant
telle qu’elle ne peut voir ses douleurs sans en avoir une grande compassion.
— Mais vous me dites que, si vous n’y faites point d’attention, vous ne
vous en souviendrez pas pour le dire. — Et qu’importe? Nous sommes certes
comme les enfants, lesquels sont si aises d’aller dire à leur mère
qu’ils ont été piqués d’une abeille, afin que la mère
les plaigne et souffle sur le mal qui est déjà guéri;
car nous voulons aller dire à notre Mère que nous avons été
bien affligées, et agrandir notre affliction en la racontant tout
par le menu, sans oublier une petite circonstance qui nous peut~ faire
un peu plaindre. Or ne voilà pas des enfances très grandes
? Si nous avons commis quelque infidélité, bon de le dire
; si nous avons été fidèles, il le faut aussi dire,
mais courtement, sans exagérer ni l’un ni l’autre, car il faut tout
dire à ceux qui ont la charge de nos âmes.
Vous dites à cette heure que lorsque vous avez eu quelque grand
sentiment de colère ou bien quelque autre sorte de tentation, qu’il
vous vient toujours du scrupule si vous ne vous confessez. Il le faut faire
en votre revue, mais non pas par manière de confession, ains pour
tirer instruction comme l’on s’y doit comporter : je dis quand l’on ne
voit pas clairement d’avoir donné quelque sorte de consentement;
car si vous allez dire : Je m’accuse de quoi, durant deux jours, j’ai eu
des grands mouvements de colère, mais je n’y ai pas consenti, vous
dites vos vertus au lieu de dire vos défauts. — Mais il me vient
en doute que je n’y ai fait quelque faute. — Il faut regarder mûrement
si ce doute n quelque fondement; peut-être, environ un quart d’heure,
durant ces deux jours, vous avez été un peu négligente
à vous divertir de votre sentiment : si cela est, dites tout simplement
que vous avez été négligente, durant un quart d’heure,
à vous divertir d’un mouvement de colère que vous avez eu,
sans ajouter que la tentation a duré deux jours, si ce n’est que
vous le vouliez dire ou pour tirer de l’instruction de votre confesseur,
ou bien pour ce qui est de vos revues, et alors il est très bon
de le dire; mais pour les confessions ordinaires il serait mieux de n’en
point parler, puisque vous ne le faites que pour vous satisfaire; et si
bien il vous en vient un peu de peine en ne le faisant pas, il la faut
souffrir , comme une autre à laquelle vous ne pourriez pas mettre
remède.
VIVE JÉSUS
LA GLORIEUSE VIERGE NOTRE DAME ET LE GLORIEUX SAINT JOSEPH !
SIXIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DES FONDATIONS 1
(DE L’ESPÉRANCE)
Entre les louanges que les Saints donnent à Abraham, saint Paul
relève celle-ci au-dessus de toutes les autres, de ce qu’il espéra
contre toute espérance a. Dieu lui avait promis que sa génération
serait multipliée comme les étoiles du ciel et les sablons
de la mer b, et cependant il reçut le commandement de tuer son fils
Isaac c. Le pauvre Abraham ne perd point son espérance pourtant,
ains il espère contre l’espérance même, que si bien
il obéit au commandement qui lui est fait de tuer son fils, il ne
lairra 2 pas pourtant de lui tenir parole. Grande certes fut son espérance,
car il ne voyait rien en aucune façon sur quoi il la pût appuyer,
sinon sur la parole que Dieu lui avait donnée. Oh que c’est un vrai
et solide fondement que la parole de Dieu, car elle est infaillible. Abraham
sort donc pour accomplir la volonté de Dieu avec une simplicité
non pareille, car il ne fit non plus de considération ni de réplique
que
a. Rom., IV,18.— b. Gen., XV, 5 ;XXII, 17.— c. Ibid.,XXII,2.
1. C’est le départ de la Mère Claude-Agnès Joly
de la Roche et de plusieurs autres Religieuses de la Visitation d’Annecy,
envoyées en juillet 1620 à la fondation du Monastère
d’Orléans, qui fournit à saint François de Sales l’occasion
de faire cet Entretien.
2. laissera
lorsque Dieu lui dit qu’il sortît de sa terre et de sa parenté
d, et qu’il allât au lieu qu’il lui montrerait, sans le lui spécifier,
afin qu’il s’embarquât plus simplement dans la barque de sa divine
providence. Marchant donc trois jours et trois nuits avec son pauvre Isaac,
lequel étant chargé du bois pour le sacrifice, il demanda
à son père où était l’holocauste; à
quoi le bon Abraham répondit : Mon fils, le Seigneur y pourvoira
e. O mon Dieu, que nous serions heureux si nous pouvions nous accoutumer
à faire cette réponse à nos coeurs lorsqu’ils sont
en souci de quelque chose : Le Seigneur y pourvoira; et qu’après
cela nous n’eussions plus d’anxiété, de trouble ni d’empressement,
non plus qu’Isaac! car il se tut, croyant que le Seigneur y pourvoirait,
ainsi que son père lui avait dit.
Grande est certes la confiance que Dieu requiert que nous ayons en
son soin paternel et en sa divine providence. Mais pourquoi ne l’aurons-nous
pas, vu que jamais personne n’y a pu être trompé ? Nul ne
se confie en Dieu, qui ne retire les fruits de sa confiance. Je dis ceci
entre nous autres, car quant aux gens du monde, bien souvent leur confiance
est accompagnée de présomption; c’est pourquoi elle n’est
de nulle valeur devant Dieu. Considérons, je vous supplie, ce que
Notre-Seigneur et notre Maître dit à ses Apôtres pour
établir en eux cette sainte et amoureuse confiance: Je vous ai envoyés
par le monde sans besace, sans argent et sans nulles provisions, soit pour
vous nourrir, soit pour vous vêtir;
d. Gen., XII, 1. — e. Ibid., XXII, 6-8.
quelque chose vous a-t-elle manqué ? Ils dirent Non j. Allez,
leur dit-il, et ne pensez point à ce que vous mangerez ou boirez,
ni de quoi vous vous vêtirez g, ni même ce que vous aurez à
dire devant les grands seigneurs et magistrats des provinces par où
vous passerez; car en chaque occasion votre Père céleste
vous pourvoira de tout ce qui vous sera nécessaire. Ne pensez point
à tout ce que vous aurez à dire h. — Mais je suis si incivile,
dites-vous, je ne sais point comme il faut traiter avec les grands, je
n’ai point de doctrine. —C’est tout un, allez et vous confiez en Dieu,
car il a dit i que quand bien la femme oublierait son enfant, si ne nous
oubliera-t-il jamais, car il nous porte gravés sur son coeur et
sur ses mains. Pensez-vous que Celui qui a bien soin de pourvoir de nourriture
aux 3 oiseaux du ciel et aux animaux de la terre, qui ne sèment
ni ne recueillent j, vienne jamais à oublier de pourvoir de tout
ce qui sera nécessaire à l’homme 4 qui se confiera pleinement
en sa providence, puisque l’homme est capable d’être uni à
Dieu notre souverain Bien?
Ceci, mes très chères Soeurs, m’a semblé être
bon à vous dire sur le sujet de votre départ; car si bien
vous n’êtes pas capables de la dignité apostolique à
cause de votre sexe, vous êtes néanmoins capables de l’office
apostolique, à cause du mérite apostolique. Mais pour ne
pas user de ce mot de mérite entre nous autres (car j’ai toujours
f. Luc., XXIX, 35, 36.— g. Ibid., XXX, 22, 29. — h. Ibid., v. 11 ;
Matt., X, 19, 20.— i. Is., XLIX, 15, 16.— j. Matt., VI, 26; Luc., XXI,
24.
3. les — 4. nécessaire l’homme
un peu de répugnance à me servir de ce mot-là
pour nous exciter au bien), je vous dirai que vous pouvez rendre autant
de service à Dieu en certaine façon, et procurer l’agrandissement
de sa gloire comme les Apôtres. Certes, mes chères Filles,
ceci vous doit être un motif de grande consolation, de voir qu’il
se veuille servir de vous pour une oeuvre si excellente que celle à
laquelle vous êtes appelées, et vous vous en devez tenir grandement
honorées devant la divine Majesté. Car, qu’est-ce que Dieu
désire de vous sinon ce qu’il ordonna à ses Apôtres
(et c’est pourquoi il les envoya par le monde), qui n’était autre
chose que ce que Notre-Seigneur même était venu faire en ce
monde, qui fut pour donner la vie aux hommes ? et non seulement cela, dit-il,
mais afin qu’ils vécussent d’une vie plus abondante k et qu’ils
reçussent une vie meilleure, ce qu’il a fait en leur donnant sa
grâce. Les Apôtres furent envoyés de Notre-Seigneur
par toute la terre pour le même sujet, car Notre-Seigneur leur dit
l : Ainsi que mon Père m’a envoyé, je vous envoie ; allez
et donnez la vie aux hommes. Mais ne vous contentez pas de cela : faites
qu’ils vivent d’une vie plus parfaite par le moyen de la doctrine que vous
leur enseignerez ; ils auront la vie en croyant à ma parole que
vous leur exposerez, mais ils auront une vie plus abondante par le moyen
du bon exemple que vous leur donnerez. Et n’ayez nul souci si votre travail
sera suivi du fruit que vous en prétendez. car ce n’est pas à
vous que l’on demandera le fruit, ains seulement si vous vous serez
k. Joan., X, 10. — l. Ibid., XX, 21.
employés fidèlement à bien cultiver ces terres
stériles et desséchées; l’on ne vous demandera pas
si vous avez recueilli, ains seulement. si vous avez eu soin de bien ensemencer.
De même, mes chères Filles, êtes-vous maintenant
commandées 5 d’aller ça et là en divers lieux, pour
faire que les âmes aient la vie et qu’elles vivent d’une meilleure
vie: car, qu’est-ce que vous allez faire, sinon tâcher de donner
connaissance de la perfection de votre Institut, et par le moyen de cette
connaissance, attirer plusieurs à embrasser toutes les observances
qui y sont comprises et encloses 6 ? Mais, dites-moi, sans prêcher,
conférer les Sacrements et remettre les péchés, comme
faisaient les Apôtres, n’est-ce pas donner la vie aux hommes? mais,
pour parler plus clairement, aux filles, puisque peut-être cent et
cent filles qui se retireront à votre exemple dans votre Religion,
se fussent perdues demeurant au 7 monde, lesquelles iront jouir au Ciel,
pour toute l’éternité, de la félicité éternelle.
Et n’est-ce pas par votre moyen que la vie leur sera donnée? Mais
de plus, ne sera-ce pas par votre moyen qu’elles vivront d’une vie plus
parfaite et agréable à Dieu, vie qui les rendra plus capables
de s’unir plus parfaitement à la divine Bonté, puisqu’elles
recevront de vous les instructions nécessaires pour acquérir
le vrai et pur amour de Dieu, qui est cette vie plus abondante que Notre-Seigneur
est venu apporter aux hommes? J’ai apporté le feu en la terre, qu’est-ce
que je demande ou que je
5. vous fait-on maintenant le commandement, vous donne-t-on l’ordre
— 6. renfermées — 7. dans le
prétends sinon qu’il brûle m ? Et en un autre endroit,
il commande que le feu brûle incessamment sur son autel n et que
pour cela il ne soit jamais éteint, pour montrer avec quelle ardeur
il désire que le feu de son amour soit toujours allumé sur
l’autel de notre coeur. O Dieu, quelle grâce est celle que Dieu vous
fait! Il vous rend apôtresses, non en la dignité, mais en
l’office et au mérite. Vous ne prêcherez pas, car votre sexe
ne le permet pas, bien que sainte Madeleine et sainte Marthe sa soeur l’aient
fait; mais vous ne laisserez pas d’exercer l’office apostolique en la communication
de votre Institut et manière de vie, ainsi que je viens de dire.
Allez donc, pleines de courage, faire ce à quoi vous êtes
appelées, mais allez en simplicité ; s’il vous arrive des
appréhensions, dites à votre âme : Le Seigneur y pourvoira
o ; si les considérations de votre faiblesse vous travaillent, jetez-vous
en Dieu et vous confiez en lui. Les Apôtres, pour la plupart, étaient
pêcheurs et ignorants; Dieu les rendit saints selon qu’il était
nécessaire pour la charge qu’il leur voulait donner. Confiez-vous
en lui, appuyez-vous sur sa providence et n’ayez peur de rien. Ne dites
pas : Je n’ai point de talent pour bien parler. N’importe, allez sans soin
et sans retours, car Dieu vous donnera ce que vous aurez à dire
et à faire quand il en sera temps. Que si vous n’avez point de vertu,
ou que vous n’en aperceviez point en vous, ne vous mettez pas en peine;
car si vous entreprenez pour la gloire de Dieu et pour satisfaire à
m. Luc., XII, 49. — n. Levit., VI, 12. — o. Gen., XXII, 8.
l’obéissance la conduite des âmes ou quel autre exercice
quel qu’il soit, Dieu aura soin de vous et sera obligé de vous pourvoir
de tout ce qui vous sera nécessaire, tant pour vous que pour celles
que Dieu vous donnera en charge.
Il est vrai, c’est une chose de grande conséquence et de grande
importance que celle que vous entreprenez, mais pourtant vous auriez tort
si vous n’en espériez un bon succès, vu que vous ne l’entreprenez
pas par votre choix, ains pour satisfaire à l’obéissance.
Sans doute, nous avons grand sujet de craindre quand nous recherchons les
charges et les offices, soit en Religion, soit ailleurs, et qu’elles nous
sont données sur notre poursuite; mais quand cela n’est point, ployons
humblement le col 8 sous le joug et acceptons de bon coeur le fardeau ;
humilions-nous, car il le faut toujours faire, mais ressouvenons-nous 9
toujours d’établir la générosité sur les actes
de l’humilité, car autrement ces actes ne vaudraient rien.
J’ai un extrême désir de graver en vos coeurs et en vos
esprits une maxime qui est d’une utilité non pareille: Ne demander
rien et ne refuser rien; recevez ce que l’on vous donnera, et ne demandez
point ce que l’on ne vous voudra pas donner en cette pratique vous trouverez
la paix pour vos âmes p. Oui, mes très chères Soeurs,
tenez vos coeurs en cette sainte indifférence à recevoir
tout ce que l’on vous donnera et à ne point désirer ce que
l’on ne vous donnera pas. Je vous dis en un mot, ne désirez rien,
ains laissez-vous vous-
p. Matt., XX, 29.
8. cou — 9. souvenons-nous
mêmes et toutes vos affaires, pleinement et parfaitement, au
soin de la divine Providence; laissez-lui faire de vous tout de même
que les enfants se laissent gouverner à leurs nourrices : qu’elle
vous porte sur le bras droit ou sur le gauche, laissez-lui faire, car un
enfant ne s’en formaliserait point; qu’elle vous couche ou qu’elle vous
lève, laissez-lui faire, car c’est une bonne mère qui sait
mieux ce qu’il vous faut que vous-mêmes. Je veux dire, si la divine
Providence permet qu’il vous arrive des afflictions, des contradictions
ou des mortifications, ne les refusez point, ains acceptez-les de bon coeur,
amoureusement et tranquillement; que si elle ne vous en envoie point ou
qu’elle ne permette pas qu’il vous en arrive, ne les désirez point,
ni ne les demandez point. De même, s’il vous arrive des consolations,
recevez-les avec esprit de gratitude et de reconnaissance envers la divine
Bonté; si vous n’en avez point, ne les désirez point, ains
tâchez de tenir votre coeur préparé pour recevoir les
divers évènements de la divine Providence, et d’un même
coeur, autant qu’il se peut; car il faut toujours savoir qu’il y a deux
vouloirs et non vouloirs, dont l’un ne doit nullement être regardé:
c’est celui qui tire à la sensualité. Si l’on vous donne
des obéissances en Religion qui vous semblent dangereuses, comme
sont les supériorités, ne les refusez pas ; si l’on ne vous
en donne point, ne les désirez point, et ainsi de toute autre chose.
Vous ne sauriez croire, sans en voir l’expérience, combien cette
pratique apportera de profit à vos âmes; car au lieu de nous
amuser à désirer ces moyens et puis ces autres pour nous
perfectionner, nous nous appliquerons plus simplement et fidèlement
à ceux que nous rencontrerons en notre chemin.
Jetant mes yeux sur le sujet de votre départ et sur les ressentiments
10 inévitables que vous aurez toutes en vous séparant les
unes des autres, j’ai pensé que je vous devais dire quelque petite
chose qui pût amoindrir cette douleur; non que je veuille dire qu’il
ne soit loisible de pleurer un peu, car il le faut faire, d’autant qu’on
ne s’en pourrait pas tenir, ayant demeuré si doucement et amoureusement
déjà assez longtemps assemblées dans la pratique des
mêmes exercices, ce qui a tellement uni vos coeurs, qu’ils ne peuvent
sans doute souffrir nulle division ni séparation. Aussi, mes très
chères Filles, ne serez-vous point divisées ni séparées,
car toutes s’en vont et toutes demeurent : celles qui s’en vont demeurent
et celles qui demeurent s’en vont. Celles qui demeurent s’en vont, non
en leurs personnes, ains en la personne de celles qui s’en vont; et de
même celles qui s’en vont, demeurent en la personne de celles qui
demeureront. C’est un des principaux fruits de la Religion que cette sainte
union qui se fait par la charité, union qui est telle que de plusieurs
coeurs il n’en est fait qu’un, et de plusieurs membres il n’en est fait
qu’un corps q : tous sont tellement faits un en Religion, que tous les
Religieux d’un même Ordre ne sont qu’un même Religieux. Par
exemple : tous sont supérieurs en
q. Cf. Act., IV, 32.
10. regrets
la personne du Supérieur, comme de même tous sont cuisiniers
en la personne du cuisinier; toutes les Soeurs de céans sont sacristaines
en la personne de la Sacristaine, et ainsi de tous les autres offices.
Les Soeurs domestiques chantent l’Office divin en la personne de celles
qui sont dédiées pour le faire, comme celles qui le font
apprêtent le dîner en la personne de celles qui l’apprêtent.
Et pourquoi cela? La raison en est toute évidente, d’autant que
si celles qui sont au choeur pour chanter les Offices n’y étaient
pas, les autres seraient à leur place; s’il n’y avait point de Soeurs
domestiques pour apprêter le dîner, les Soeurs du choeur y
seraient employées; si une telle Soeur n’était pas Supérieure,
il y en aurait une autre. De même, celles qui s’en vont demeurent
et celles qui demeurent s’en vont, car si celles qui sont nommées
pour s’en aller ne le pouvaient pas faire, celles qui demeurent s’en iraient
en leur place.
Mais ce qui nous doit faire aller et demeurer de bon coeur, mes chères
Filles, c’est la certitude presque infaillible que nous devons avoir que
cette séparation ne se fait que quant au corps, car quant à
l’esprit, nous demeurerons toujours très uniquement unis. C’est
peu de chose que cette séparation corporelle, aussi bien la faudra-t-il
faire un jour, veuillons-le ou non; mais la séparation des coeurs
et désunion des esprits, c’est cela seul qui est à redouter.
Or, quant à nous autres, non seulement nous demeurerons toujours
unis par ensemble, mais bien plus, car notre union s’ira toujours perfectionnant
dans les doux et aimables liens de la charité et sera toujours de
plus en plus renouée à mesure que nous nous avancerons en
la voie de notre propre perfection r, car nous rendant plus capables de
nous unir à Dieu, nous nous unirons davantage les unes aux autres;
et à chaque Communion que nous ferons notre union sera rendue plus
parfaite, car nous unissant avec Notre-Seigneur nous demeurerons toujours
plus unies ensemble aussi la réception sacrée de ce Pain
céleste et de ce très adorable Sacrement, s’appelle Communion,
c’est-à-dire commune union. O Dieu, quelle union est celle qu’il
y a entre chaque Religieux d’un même Ordre! union telle, que les
biens spirituels sont autant pèle-mêlés 12 et réduits
en commun comme les biens extérieurs. Les Religieux n’ont rien en
particulier, à cause du voeu sacré qu’ils ont fait de la
pauvreté volontaire; et par la profession sainte qu’ils font de
la très sainte charité, toutes leurs vertus sont communes,
tous sont participants des bonnes oeuvres les uns des autres, et jouiront
des fruits d’icelle, pourvu qu’ils se tiennent toujours en charité
et en l’observance des Règles de la Religion en laquelle Dieu les
a appelés : de sorte que celui qui est en la cuisine ou en quelque
autre exercice que ce soit, contemple en la personne de celui qui est en
oraison; celui qui se repose participe au travail de l’autre qui est en
exercice par le commandement du Supérieur.
Voilà donc, mes chères Filles, comme celles qui s’en
vont demeurent et celles qui demeurent
r. Ephes., IV, 2, 3 ; Coloss., III, 14.
12. mélangés, mis en commun
s’en vont, et combien vous devez toutes embrasser également,
amoureusement et courageusement l’obéissance, tant en cette occasion
comme en toutes autres, puisque celles qui demeurent auront part au travail
et au fruit du voyage de celles qui s’en vont, comme celles-là auront
part à la tranquillité et repos de celles qui demeureront.
Toutes, sans doute, mes chères Filles, avez besoin de beaucoup de
vertus, ou de soin de les pratiquer, tant pour s’en aller que pour demeurer:
car celles qui s’en vont ont besoin de beaucoup de courage et de confiance
en Dieu pour entre prendre amoureusement et avec esprit d’humilité
ce que Dieu désire d’elles, nonobstant tous les petits ressentiments
13 qui leur pourront venir de quitter la Maison en laquelle Dieu les a
première ment logées, les Soeurs qu’elles ont si chèrement
aimées et la conversation desquelles leur apportait tant de consolation
en l’âme, les parents, les connaissances, et que sais-je moi ? plusieurs
choses auxquelles la nature s’attache, tant que nous vivons en cette vie,
et la tranquillité de leur re traite qui leur est si chère.
Celles qui demeurent ont de même besoin et nécessité
de courage, tant pour persévérer en la pratique de la sainte
soumission, humilité et tranquillité, comme aussi pour se
préparer à sortir de céans, quand il leur sera commandé;
car, ainsi que vous voyez, votre Institut, mes chères Filles, va
s’étendant de toutes parts et en tant de divers lieux. De même,
devez-vous tâcher de croître et multiplier les actes de vertus,
et devez agrandir vos courages
13. sentiments de chagrin
pour vous rendre capables d’être employées selon la volonté
de Dieu.
Il me semble, certes, quand je regarde et considère le commencement
de votre Institut, qu’il représente l’histoire d’Abraham; car, comme
Dieu lui eût donné parole que sa race serait multipliée
comme le sablon de la mer 8, il lui commanda néanmoins de lui sacrifier
son fils, par lequel la promesse de Dieu devait être accomplie. Abraham
espéra et s’affermit en son espérance contre l’espérance
même, et son espérance ne fut point vaine, ains fructueuse.
De même, quand les trois premières Soeurs se rangèrent
et embrassèrent votre sorte de vie, Dieu avait projeté de
toute éternité de bénir leur génération
t de leur en donner une qui serait grandement multipliée. Mais qui
eût pu croire cela, puisqu’en les enserrant 14 dans leur petite maison
nous ne pensions à autre chose que de les faire mourir au monde
? Elles furent sacrifiées, ains elles se sacrifièrent elles-mêmes
volontairement; Dieu se contenta tellement de leur sacrifice, qu’il ne
leur donna pas seulement une nouvelle vie pour elles-mêmes, ains
une vie si abondante qu’elles la peuvent même communiquer, par la
grâce de Dieu, à plusieurs âmes, ainsi que l’on voit
maintenant.
Il me semble, certes, que ces trois premières Soeurs sont grandement
bien représentées aux 15 trois grains de blé qui se
trouvèrent emmi la paille qui était sur le chariot de Triptolémus,
laquelle servait à conserver les amies; car étant
s. Vide loca supra, p. 99.— t. Ps. CXi, 2.
14. enfermant — 15. par les
portés en un pays oit il n’y avait point de blé, ces
trois grains furent pris et jetés en terre et en produisirent d’autres
en telle quantité que, dans peu d’années, toutes les terres
furent ensemencées. La providence de notre bon Dieu, jeta de sa
main bénite 16 ces trois filles dans la terre de la Visitation,
et après avoir demeuré un peu cachées aux yeux du
monde, elles ont fait le fruit u que l’on voit maintenant, de sorte qu’il
semble que, dans peu de temps, tous les pays seront faits participants
de votre Institut. Oh qu’heureuses sont les âmes qui se dédient
véritablement et absolument au service de Dieu, car il ne les laisse
jamais stériles ni infructueuses! Pour un rien qu’elles quittent
pour Dieu, il leur en donnera des récompenses incomparables, tant
en cette vie qu’en l’autre. Quelle grâce, je vous prie, d’être
employées au service des âmes que Dieu aime si chèrement,
et pour lesquelles sauver il a tant enduré! Certes, c’est un honneur
nonpareil, et duquel, mes très chères Filles, vous devez
faire un très grand état : et pour vous y employer fidèlement,
ne plaignez ni peine, ni soin, ni travail, car le tout vous sera chèrement
17 récompensé, bien qu’il ne faille pas se servir de ce motif
pour vous encourager, ains de celui de vous rendre plus agréables
à Dieu et d’augmenter d’autant plus sa gloire.
Allez donc, et demeurez courageusement en la pratique de vos exercices,
et ne vous amusez pas à regarder que vous ne voyez point en vous
u. Joan., XII, 24, 25.
16. bénie — 17. largement
ce qui est nécessaire, je veux dire les vertus propres aux charges
auxquelles on vous mettra. Il est mieux que nous ne les voyons point en
nous, car cela nous tient en humilité et nous donne plus de sujet
de nous méfier de nos forces et de nous-mêmes, et fait que
nous jetons plus absolument toute notre confiance en Dieu. Tant que nous
n’avons pas besoin de la pratique d’une vertu, il est mieux que nous ne
l’ayons pas 18; quand nous en aurons besoin, pourvu que nous soyons fidèles
à celles dont nous avons maintenant la pratique, tenons-nous assurés
que Dieu nous donnera chaque chose en son lieu et temps. Ne nous amusons
point à désirer ni appréhender rien, laissons-nous
tout à fait entre les mains de la divine Providence, qu’elle fasse
de nous ce qu’il lui plaira; car, à quel propos désirer une
chose plutôt qu’une autre? tout ne nous doit-il pas être indifférent?
Pourvu que nous soyons à Dieu et que nous aimions sa divine volonté,
cela nous est suffisant pour lui être agréable. Pour moi,
j’admire comme il se peut faire que nous ayons plus d’inclination à
être employées à une chose plutôt qu’à
une autre, étant en Religion principalement, là où
un office, une charge ou une besogne est autant agréable à
Dieu que mille autres, puisque
18. Il est certain que la pensée de saint François de
Sales n’est ici ni bien comprise, ni exactement rendue. Le Saint n’a pas
pu enseigner qu’il est préférable d’être privé
des habitudes vertueuses que de les posséder, mais seulement qu’il
se rencontre certaines occasions dans lesquelles l’expérience de
sa propre faiblesse et l’humilité qui en résulte sont plus
avantageuses que la possession de toute autre vertu. Cette doctrine est
accentuée mieux encore dans l’Entretien De la Simplicité.
c’est l’obéissance qui donne le prix à tous les exercices
de la Religion. Quand on nous donnerait le choix des plus abjects, et qu’ils
seraient les plus désagréables, ce sont ceux qu’il faudrait
embrasser plus amoureusement; mais cela n’étant pas en notre choix,
embrassons les uns comme les autres d’un même coeur. Quand la charge
que l’on nous donne est honorable devant les hommes, tenons-nous humbles
devant Dieu; quand elle est abjecte devant les hommes, tenons-nous-en plus
honorés devant la divine Bonté. Enfin, mes chères
Filles, retenez chèrement 19 et fidèlement ce que je vous
ai dit, soit pour ce qui regarde l’intérieur, soit pour ce qui regarde
l’extérieur ne veuillez rien que ce que Dieu voudra pour vous, embrassez
amoureusement les évènements et les divers effets de son
divin vouloir, sans vous amuser nullement à autre chose.
Après ceci, que vous pourrais-je plus dire 20, mes chères
Soeurs, puisqu’il semble que tout notre bonheur soit compris en toute cette
aimable pratique ? Je vous présenterai l’exemple des Israélites
v, avec lequel je finirai. Ayant demeuré longtemps sans avoir un
roi, il leur prit un jour envie d’en avoir un. Qu’est-ce que de l’esprit
humain ? comme si Dieu les eût laissés sans conduite, ou qu’il
n’eût point eu soin de les régir, gouverner et défendre!
Ils s’adressèrent donc au Prophète Samuel, lequel leur promit
de le demander à Dieu, ce qu’il fit; et Dieu, irrité de leur
v. I Reg., VIII, 5-13.
19. avec beaucoup d’affection — 20. dire davantage, de plus
demande, leur fit réponse qu’il le voulait bien, mais qu’il
les avertissait que le roi qu’ils auraient prendrait telle domination et
autorité sur eux, qu’il leur enlèverait leurs enfants : et
quant aux fils, qu’il ferait les uns cuisiniers, les autres soldats et
capitaines ; et quant aux filles, il ferait les unes cuisinières,
les autres boulangères et les autres parfumeuses. Notre-Seigneur
en fait de même, mes chères Filles, des âmes qui se
dédient à son service; car, comme vous voyez, en Religion
il y a diverses charges et divers offices. Mais qu’est-ce que je veux dire
? Rien autre, sinon qu’il me semble que sa divine Majesté a choisi
celles qui s’en vont comme des parfumeuses ou parfumières 21: oui
certes, car vous êtes commises 22 de sa part pour aller épandre
23 les odeurs suaves des vertus de votre Institut. Et comme les jeunes
filles sont amoureuses des bonnes odeurs, ainsi que dit la sacrée
amante au Cantique des Cantiques w, disant que le nom de son Bien-Aimé
est une huile ou un baume qui répand de toutes parts des odeurs
infiniment agréables, c’est pourquoi, ajoute-t-elle, les jeunes
filles ont suivi l’attrait de ces divins parfums. Faites donc, mes chères
Soeurs, que comme parfumeuses de la divine Bonté, vous alliez répandant
de toutes parts l’odeur incomparable d’une très sincère humilité,
douceur et charité, afin que plusieurs âmes soient attirées
à la suite de vos parfums, et, par ce moyen, embrassent votre sorte
de vie, par laquelle elles pourront jouir, comme vous,
w. Cap. i, 2.
21. qui font les parfums — 22. déléguées — 23.
répandre
en cette vie, d’une sainte et amoureuse paix et tranquillité
de l’âme, pour, par après, aller jouir de la félicité
éternelle en l’autre.
Votre Congrégation est comme une sainte ruche d’abeilles (ainsi
qu’il vous fut déclaré si excellemment l’autre jour en une
prédication), laquelle a déjà jeté divers essaims;
mais avec cette différence néanmoins, que les abeilles sortent
pour s’aller retirer en une autre ruche où, ayant commencé
un ménage nouveau, elles choisissent toujours en chaque essaim un
roi particulier sous qui elles militent et font leur retraite. Mais quant
à vous, mes chères âmes, si bien vous allez dans une
ruche nouvelle, c’est-à-dire que vous allez commencer une nouvelle
Maison de votre Ordre, vous n’avez néanmoins qu’un même roi,
qui est Notre-Seigneur crucifié, sous l’autorité duquel vous
vivrez en assurance partout oit vous serez. Ne craignez pas que rien vous
manque, car il sera toujours avec vous tandis que vous n’en choisirez point
d’autre; ayez seulement un grand soin d’accroître 24 votre amour
et votre fidélité envers sa divine Bonté, vous tenant
le plus près de lui qu’il vous sera possible, et tout vous succèdera
en bien. Apprenez de lui tout ce que vous aurez à faire, ne faites
rien sans son conseil, car c’est l’Ami fidèle qui vous conduira,
gouvernera et aura soin de vous, ainsi que de tout mon coeur je l’en supplie.
24. d’augmenter
SEPTIÈME ENTRETIEN
PRÉDICATION DES LOIS QUE MONSEIGNEUR NOUS A DONNÉE EN
L’OCTAVE DES ROIS (1)
(DE TROIS LOIS SPIRITUELLES)
L’Ecriture Sainte rapporte a que la fille de Jephté demanda
à son père deux mois tout entiers pour pleurer sa virginité
par les montagnes avant que l’on la fît mourir; puis après,
à son imitation, les filles d’Israël pleuraient tous les ans
en ce temps-là. Qui eut demandé à ces filles de quoi
elles pleuraient, elles eussent répondu : Nous pleurons tous les
ans parce que la fille de Jephté a pleuré une fois en ce
temps ici. De même, qui demanderait pourquoi est-ce que l’on se réjouit
tous les ans à la solennité des Rois, et que même en
ces quartiers de deça les 2 Gaules, l’on fait élection d’un
roi par forme de réjouissance, l’on pourrait répondre: Nous
nous réjouissons tous les ans à cause que Notre-Dame et glorieuse
Maîtresse s’est réjouie une fois en ce temps ici, lorsqu’elle
vit venir de si loin les Rois pour adorer son Fils, lequel fut par ce moyen
reconnu pour
a. Judic., XI, 37-40.
1. De même que le « troisième Entretien »,
celui-ci est un sermon fait à l’église, comme l’indique le
titre du Manuscrit.
2. en deça des
Roi suprême et le Monarque de tout le monde. Le bonheur du sort
m’étant arrivé d’être votre
roi 3, j’ai pensé que je vous devais donner des lois avant que
l’octave se passe, après laquelle je ne serai plus roi. Les voici,
je vous les apporte; vous les observerez le long de cette année,
jusques à tant que Dieu vous envoie un nouveau roi ou une reine,
qui vous en donneront aussi des nouvelles. Et pensant quelles lois je vous
devais donner, qui vous fussent fort utiles et agréables, j’ai jeté
les yeux de ma considération sur l’Evangile d’aujourd’hui, lequel
fait mention du baptême de Notre-Seigneur et de la glorieuse apparition
du Saint-Esprit en forme de colombe b, sur laquelle apparition je me suis
arrêté. Et considérant que le Saint-Esprit est l’amour
du Père et du Fils, j’ai pensé que je vous devais donner
des lois toutes d’amour, lesquelles j’ai prises des colombes, en considération
de ce que le Saint-Esprit avait bien voulu prendre sa forme, et d’autant
plus aussi que toutes les âmes qui sont dédiées au
service de la divine Majesté sont obligées d’être comme
des chastes et amoureuses colombes. Aussi voit-on que I’Epouse, au Cantique
des Cantiques c est souventes fois nommée de ce nom, et à
bon droit certes, car il y a une
b. Matt., III, 13-17. — c. Cap. II, 10, 14 ; V, 2 ; VI, 8.
3. Avec la coutume traditionnelle de tirer le gâteau des rois,
l’usage s’était introduit parmi les premières Religieuses
de la Visitation, de réserver la part de leur Fondateur. En 1620,
cette part contenait la fève; aussitôt la Communauté
écrivit au Saint une protestation de fidélité et lui
demanda des lois. Il répondit à cette requête le 13
janvier, en faisant à ses Filles la « Prédication »
qui suit.
grande correspondance entre les qualités de la colombe et celles
de l’amoureuse colombelle de Notre-Seigneur.
Les colombes ont des lois sans nombre, comme aussi tout le reste des
animaux. Les lois des colombes sont infiniment agréables, et c’est
une méditation très suave que de les considérer. Quelle
plus belle loi, je vous prie, que celle de l’honnêteté 4 ?
Car il n’y a rien de plus honnête 5 que la colombe, elle est propre
à merveille; bien qu’il n’y ait rien de plus sale que les colombiers
et les lieux où elles font leurs nids ; néanmoins on ne vit
jamais une colombe salie, elles ont toujours leur pennage lisse et qu’il
fait grandement beau voir au soleil. Considérez, je vous supplie,
combien la loi de leur simplicité est agréable, car Notre-Seigneur
même l’a louée, disant à ses Apôtres : Soyez
simples comme colombes, et prudents comme le serpent d . Mais en troisième
lieu, mon Dieu, que la loi de leur douceur est agréable ! car elles
sont sans fiel et sans amertume. Et cent autres lois qu’elles ont, qui
sont infiniment aimables et utiles à observer par les âmes
dédiées en la Religion au service plus spécial de
la divine Bonté.
Mais j’ai considéré que si je vous donnais des lois que
vous eussiez déjà, vous n’en feriez pas grande estime : j’en
ai donc choisi trois tant seulement 6, qui sont d’une utilité nonpareille
étant bien observées, et qui apportent une très grande
suavité à l’âme qui les considère, parce qu’elles
d. Matt., X, 16.
4. netteté — 5. net — 6. seulement
sont toutes d’amour et extrêmement délicates pour la perfection
de la vie spirituelle. Ce sont trois secrets qui sont d’autant plus excellents
pour acquérir la perfection qu’ils sont moins reconnus 7 de ceux
qui font profession de l’acquérir, au moins de la plus grande partie
8.
Mais quelles sont donc ces lois? La première que j’ai fait dessein
de vous donner est celle des colombes qui font tout pour leur colombeau
et rien pour elles ; il semble qu’elles ne disent autre chose sinon : Mon
cher colombeau est tout pour moi, et moi je suis toute à lui e,
il est toujours tourné de mon côté f pour penser en
moi, et moi je m’y attends et m’y assure 9 : qu’il aille donc chercher,
ce bien aimé colombeau, où il lui plaira, si n’entrerai-je
point en défiance de son amour, ains je me confie pleinement en
son soin. Vous aurez peut-être vu, mais non pas remarqué,
que les colombes, tandis qu’elles couvent leurs oeufs, ne bougent de dessus
jusques à ce que leurs petits colombeaux soient éclos, et
quand ils le sont, elles continuent de les couver et fomenter tandis qu’ils
en ont besoin. Et pendant tout ce temps-là la colombe ne va nullement
à la cueillette pour se nourrir, ains elle en laisse tout le soin
àson cher paron 10, lequel lui est si fidèle que non seulement
il va à la quête des grains pour la nourrir, mais aussi il
lui apporte de l’eau dans son bec pour l’abreuver; il a un soin nonpareil
que
e. Cant., II, 16, VI, 2. — f. Ibid., VII, 10.
7. connus — 8. de la plupart — 9. j’y compte et j’en suis sûre
—10. Terme de fauconnerie; se disait plutôt du père des oiseaux
de proie.
rien ne lui manque de ce qui lui est nécessaire, et si grand,
que jamais il ne s’est vu de colombe morte faute de nourriture en ce temps-là.
La colombe fait donc tout pour son colombeau : elle couve et fomente ses
petits pour le désir qu’elle a de lui plaire en lui donnant génération,
et le colombeau prend soin de nourrir sa chère colombelle qui lui
n laissé tout le soin d’elle; elle ne pense qu’à plaire à
son paron, et lui, en contre-échange, ne pense qu’à la sustanter.
Oh quelle agréable et profitable loi est celle-ci, de ne faire
rien que pour Dieu et lui laisser tout le soin de nous-mêmes! Je
ne dis pas seulement pour ce qui regarde le temporel, car je n’en veux
pas parler ici où il n’y a que nous autres, cela s’entend assez
sans le dire; mais je dis pour tout ce qui regarde le spirituel, l’avancement
de nos âmes en la perfection. Et ne voyez-vous pas que la colombe
ne pense qu’en son bien aimé colombeau et à lui plaire, en
ne bougeant de dessus ses oeufs? et cependant, rien ne lui manque, lui,
en récompense, prenant tout le soin d’elle. Oh ! que nous serions
heureuses si nous faisions tout pour notre très aimable Colombeau
qui est le Saint-Esprit! car il prendrait tout le soin de nous, et à
mesure que notre confiance, par laquelle nous nous reposerions en sa providence,
serait plus grande, plus aussi son soin s’étendrait sur toutes nos
nécessités. Et ne faudrait jamais douter que rien nous manquât,
car son amour est infini pour l’âme qui se repose en lui. Oh que
la colombe est heureuse d’avoir tant de confiance en son cher paron ! c’est
ce qui la fait vivre en
paix et en une merveilleuse tranquillité. Mille fois plus heureuse
est l’âme qui, laissant tout le soin d’elle-même et de tout
ce qui lui est nécessaire, à son cher et bien aimé
Colombeau, ne pense qu’à couver et fomenter ses petits, pour lui
plaire et lui donner génération; car elle jouit dès
cette vie d’une tranquillité et d’une paix si grande qu’il n’y en
n point de comparable, ni de repos égal au sien en ce monde, ains
seulement là-haut au Ciel, où elle jouira à jamais
pleinement des chastes embrassements de son céleste Epoux.
Mais qu’est-ce que nos oeufs, qu’il faut que nous couvions jusques
à ce qu’ils soient éclos pour avoir des petits colombeaux?
Nos oeufs sont nos désirs, lesquels étant bien couvés
et fomentés, les colombeaux en proviennent, qui sont les effets
de nos désirs; mais, entre nos désirs, il y en a un qui est
suréminent au-dessus de tout autre et qui mérite grandement
d’être bien couvé et fomenté pour plaire à notre
divin Paron le Saint-Esprit, lequel veut toujours être appelé
l’Epoux sacré de nos âmes, tant sa bonté et son amour
est grand envers nous. Ce désir est celui que nous avons apporté
entrant en Religion, qui est d’embrasser la perfection religieuse; c’est
l’une des branches de l’amour de Dieu et l’une des plus hautes qui soit
en cet arbre divin. Mais ce désir ne se doit pas étendre
plus loin que les moyens qui nous sont marqués dans nos Règles
et Constitutions, pour parvenir à cette perfection que nous avons
prétendu d’acquérir en nous obligeant à la poursuite;
ains il le faut couver et fomenter tout le temps de notre vie, afin de
faire que ce désir devienne un beau petit colombeau qui puisse ressembler
à son Père qui est la perfection même g. Et cependant,
n’ayons autre attention que de nous tenir sur nos oeufs, c’est-à-dire
ramassés 11 dans les moyens qui nous sont prescrits pour notre perfection,
laissant tout le soin de nous-mêmes à notre unique et très
aimable Colombeau, qui ne permettra pas que rien nous manque de ce qui
nous sera nécessaire pour lui plaire.
C’est une grande pitié, certes, de voir des âmes, dont
le nombre n’est que trop grand, qui, prétendant à la perfection,
s’imaginent que tout consiste à faire une grande multitude de désirs,
et s’empressent beaucoup à rechercher ores 12 ce moyen et tantôt
un autre pour y parvenir, et ne sont jamais contentes ni tranquilles en
elles-mêmes ; car dès qu’elles ont un désir elles tâchent
vitement 13 d’en concevoir un autre, et semble qu’elles soient comme les
poules, lesquelles n’ont pas sitôt fait un oeuf qu’elles en chargent
15 aussitôt un autre, laissant là celui qu’elles ont fait
sans le couver, de sorte qu’il n’en réussi i’~ point de poussin.
La colombe n’en fait pas de même, car elle couve et fomente ses petits
jusques à tant qu’ils soient capables de voler et aller à
la cueillette pour se nourrir. La poule, si elle a des petits, elle s’empresse
grandement et ne cesse de closser 16 et mener du bruit; mais la colombe
se tient coite et tranquille, elle
g. Matt., V, 48.
11. concentrés, recueillis — 12. maintenant — 13. vite — 14.
font — 15. sort — 16. glousser
ne closse ni ne s’empresse point. De même, il y a des âmes,
lesquelles ne cessent de closser et s’empresser après leurs petits,
c’est-à-dire après les désirs qu’elles ont de se perfectionner,
et ne trouvent jamais assez de personnes pour en parler et demander des
moyens nouveaux. Bref, elles s’amusent tant à parler de la perfection
qu’elles prétendent d’acquérir, qu’elles oublient d’en pratiquer
le principal moyen, qui est celui de se tenir tranquilles et de jeter toute
leur confiance en Celui seul qui peut donner l’accroissement à ce
qu’elles ont ensemencé et planté h. Tout notre bien dépend
de la grâce de Dieu, en laquelle nous devons jeter toute notre confiance;
et cependant il semble, par l’empressement qu’elles ont à beaucoup
faire, qu’elles se confient en leur travail et en la multitude des exercices
qu’elles embrassent, ne leur semblant jamais de pouvoir assez faire. Cela
est bon, pourvu qu’il soit accompagné de paix et d’un soin amoureux
de bien faire ce qu’elles font, et de dépendre néanmoins
toujours de la grâce de Dieu et non point de leurs exercices; je
veux dire, de n’attendre point aucun fruit de leur travail sans la grâce
de Dieu.
Il semble que ces âmes empressées à la quête
de leur perfection aient mis en oubli, ou qu’elles ne sachent pas ce que
dit Jérémie i : O pauvre homme, que fais-tu de te confier
en ton travail et en ton industrie? Ne sais-tu pas que c’est à toi
voirement de bien cultiver la terre, de la labourer et ensemencer, mais
que c’est à Dieu de donner
h. I Cor., III, 6, 7. — i. Cap. V, 24, IX, 23, XII, 13.
l’accroissement aux plantes, et faire que tu aies une bonne récolte
et la pluie favorable à tes terres ensemencées ? Tu peux
bien arroser, mais pourtant cela ne te servirait de rien si Dieu ne bénissait
ton travail et ne te donnait, par sa pure grâce et non par tes sueurs,
une bonne récolte : dépends donc entièrement de sa
divine bonté. Il est vrai, c’est à nous de bien cultiver,
mais c’est à Dieu de faire que notre travail soit suivi d’un bon
succès. La sainte Eglise le chante en chaque fête des saints
Confesseurs : Dieu a honoré vos travaux en faisant que vous en tirassiez
du fruit j, pour montrer que de nous-mêmes nous ne pouvons rien sans
la grâce de Dieu, en laquelle nous devons mettre toute notre confiance,
n’attendant rien de nous-mêmes. Ne nous empressons point en notre
besogne, je vous prie; car pour la bien faire il faut nous appliquer soigneusement,
mais tranquillement et paisiblement, sans mettre notre confiance en icelle,
ains en Dieu et en sa grâce. Ces anxiétés d’esprit
que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons,
ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à
satisfaire l’amour-propre, qui est un grand tracasseur qui ne cesse jamais
d’embrasser beaucoup, bien qu’il ne fasse guère. Une bonne oeuvre
bien faite avec tranquillité d’esprit vaut mieux que plusieurs faites
avec empressement.
La colombe s’amuse simplement à sa besogne pour la bien faire,
laissant tout autre soin à son cher colombeau : l’âme qui
est vraiment
j. Sap., X, 10.
colombine, c’est à dire qui aime chèrement Dieu, s’applique
tout simplement, sans empressement, aux moyens qui lui sont prescrits pour
se perfectionner, sans en rechercher d’autres, pour parfaits qu’ils puissent
être. Mon Bien-Aimé, dit-elle, pense pour moi, et je m’y attends;
il a soin de moi, et je m’y confie; il m’aime et je suis toute à
lui pour témoignage de mon amour.
Il y a quelque temps qu’il y eût des saintes Religieuses qui
me dirent : Mon Dieu, que ferons-nous cette année? L’année
passée nous jeûnâmes trois j ours de la semaine et nous
faisions la discipline autant : que ferons-nous maintenant, le long de
cette année? il faut bien faire quelque chose davantage, tant pour
rendre grâces à Dieu de l’année passée, comme
pour aller toujours croissant en l’amour de Dieu. C’est bien dit qu’il
se faut avancer, répondis-je; mais notre avancement ne se fait pas
comme vous pensez, par la multitude des exercices de piété,
ains par la perfection avec laquelle nous les faisons, nous confiant toujours
plus en notre cher Colombeau et nous défiant davantage de nous-mêmes.
L’année passée vous jeûniez trois jours de la semaine
et vous faisiez la discipline trois fois; si vous voulez toujours doubler
vos exercices, cette année la semaine y sera entière, mais
l’année qui vient comme ferez-vous? il faudra que vous fassiez neuf
jours en la semaine, ou bien que vous jeûniez deux fois le jour.
Grande folie de ceux qui s’amusent à désirer d’être
martyrisés aux Indes, et ne s’appliquent pas à ce qu’ils
ont à faire selon leur condition ! mais grande tromperie aussi à
ceux qui veulent plus manger qu’ils ne peuvent digérer. Nous n’avons
pas assez de chaleur spirituelle pour bien digérer tout ce que nous
embrassons, et cependant nous ne voulons pas retrancher ces anxiétés
d’esprit que nous avons de désirer et vouloir beaucoup faire. Lire
force livres spirituels, et surtout quand ils sont nouveaux, bien parler
de Dieu et beaucoup, et des choses les plus spirituelles pour nous exciter,
disons-nous, à la dévotion, bon; ouïr force prédications,
faire des conférences et souvent, cela émeut; communier bien
souvent, se confesser encore plus souvent, servir les malades, bien parler
de tout ce qui se passe en nous pour manifester la prétention que
nous avons de nous perfectionner au plus tôt qu’il se pourra, ne
sont-ce pas là des choses fort propres pour parvenir au but de nos
desseins? Oui, pourvu que tout se fasse selon qu’il est ordonné,
et que ce soit toujours avec dépendance de la grâce de Dieu;
c’est-à-dire que nous ne mettions point notre confiance en tout
cela, pour bon qu’il soit, ains en Dieu, qui nous peut seul faire tirer
le fruit de tous nos exercices k.
Mes chères Filles, je vous supplie, considérez un peu
la vie de ces grands saints Religieux: un saint Antoine, qui a été
honoré de Dieu et des hommes à cause de sa très grande
sainteté, dites-moi, comment est-il parvenu à une si grande
sainteté et perfection? est-ce à force de lire, ou par des
fréquentes Communions, ou par la multitude des prédications
qu’il entendait ? Nullement,
k. II Cor., IX, 10 ; I Tim., VI, 15.
ains il y parvint en se servant des exemples des saints ermites, prenant
de l’un l’abstinence, de l’autre l’oraison, et ainsi il allait, comme une
soigneuse abeille, picotant et cueillant les vertus des serviteurs de Dieu,
pour en composer le miel d’une sainte édification. — Mais un saint
Paul, premier ermite, parvint-il à la sainteté qu’il acquit
par la lecture des bons livres? il n’en avait point. Etait-ce les Communions
ou confessions qu’il faisait? il n’en fit que deux en sa vie. Etait-ce
les conférences ou les prédications? il n’en eut point, et
ne vit nul homme dans le désert que saint Antoine, qui l’alla visiter
à la fin de sa vie. Savez-vous ce qui le rendit saint? Ce fut la
fidélité qu’il eut à s’appliquer en ce qu’il entreprit
au commencement, à quoi il avait été appelé,
et ne s’amusant à autre chose.
Ces grands saints Religieux qui vivaient sous la charge de saint Pacôme,
avaient-ils des livres, des prédications ? nulles. Des conférences
? ils en avaient, mais rarement. Communiaient-ils souvent ? rarement. Se
confessaient-ils souvent? quelques fois aux bonnes fêtes. Oyaient-ils
17 force Messes ? les Dimanches et les fêtes; hors de là,
point. Mais que veut dire donc que mangeant si peu de ces viandes spirituelles
qui nourrissent nos âmes à l’immortalité, ils étaient
néanmoins toujours en si bon point 18, c’est-à-dire si forts
et courageux pour entreprendre l’acquisition des vertus, et parvenir à
la perfection et au but de leur prétention? Et nous autres qui mangeons
17. entendaient-ils — 18. en si bon état de santé spirituelle
beaucoup, sommes toujours si maigres, c’est-à-dire lâches
et languissants à la poursuite de nos entreprises, et semble, sinon
en tant que les consolations spirituelles marchent, que nous n’ayons nul
courage ni vigueur au service de Notre-Seigneur. Il faut donc imiter ces
saints Religieux, nous appliquant à notre besogne, c’est-à-dire
à ce que Dieu requiert de nous selon notre vocation, fervemment
et humblement, et ne penser qu’en cela, n’estimant pas de trouver nul moyen
de nous perfectionner meilleur que celui-là.
Mais, me pourra-t-on répliquer, vous dites fervemment : mon
Dieu, comme pourrai-je faire cela, car je n’ai point de ferveur? — Non
pas de celle que vous entendez, quant au sentiment, lequel Dieu donne à
qui bon lui semble et qu’il n’est pas en notre pouvoir d’acquérir
quand il nous plaît. J’ajoute aussi humblement, afin que l’on n’ait
point de sujet de s’excuser; car ne dites pas: Je n’ai point d’humilité,
il n’est pas en mon pouvoir de l’avoir; car le Saint-Esprit, qui est la
bonté même, la donne à qui la lui demande l. Non pas
cette humilité, c’est-à-dire ce sentiment de notre petitesse,
qui nous fait si fort humilier en toutes choses si gracieusement; mais
je veux dire l’humilité qui nous fait connaître notre abjection
et qui consiste à aimer souverainement cette abjection que nous
avons reconnue être en nous; car cela est la vraie humilité.
Jamais on n’étudia tant que l’on fait maintenant. Ces grands
Saints, Augustin, Grégoire, Hilaire, duquel nous faisons la fête
aujourd’hui,
1. Luc., XI, 13.
n’ont point tant étudié, et n’eussent su le faire, composant
tant de livres qu’ils ont faits, prêchant et faisant tout le reste
qui appartenait à leurs charges; mais ils avaient une si grande
confiance en Dieu et en sa grâce, et une si grande méfiance
d’eux-mêmes, qu’ils ne s’attendaient 19 nullement et ne se confiaient
en leur industrie ni en leur travail; si qu’ils firent toutes les grandes
oeuvres qu’ils ont faites purement par la confiance qu’ils avaient mise
en la grâce de Dieu et en sa toute-puissance. C’est vous, disaient-ils,
ô Seigneur, qui nous faites travailler, et pour qui nous travaillons;
ce sera vous qui bénirez nos sueurs et qui nous donnerez une bonne
récolte. Ainsi leurs livres, leurs prédications rapportaient
des fruits merveilleux; et nous autres, qui nous confions en nos belles
paroles, en notre bien dire et en notre doctrine, toutes nos peines s’en
vont en fumée et ne rendent autre fruit que de vanité. Il
faut donc, pour conclusion de cette première loi que je vous donne,
vous confier pleinement en Dieu et faire tout pour lui, quittant 20 entièrement
le soin de vous-mêmes à votre cher Colombeau, lequel usera
d’une prévoyance nonpareille sur vous; et d’autant que votre confiance
sera plus vraie et plus parfaite, sa providence sera plus spéciale.
J’ai pensé de vous donner pour seconde loi la parole que disent
les colombes en leur langage Plus l’on m’en ôte et plus j’en fais.
Qu’est-ce à dire cela ? C’est que, lorsque leurs petits colombeaux
sont un petit grossets 21, le maître du colombier les leur vient
ôter, et soudain elles se
19. comptaient — 20. laissant — 21. un peu gros
mettent à en couver des autres; mais si l’on ne les leur ôte
pas, elles s’amusent après ceux-là longuement et partant
elles en font moins. Elles disent donc : Plus on m’en ôte et plus
j’en fais. Et pour vous mieux faire entendre ce que je veux dire, je vous
présente un exemple. Job, ce grand serviteur de Dieu, qui a été
loué de la bouche de Dieu même m, ne se laissa vaincre d’aucune
22 affliction qui lui survint; ains, plus Dieu lui ôtait ses petits
colombeaux, plus il en faisait. Qu’est-ce qu’il ne faisait pas en sa première
prospérité? Quelles bonnes oeuvres ne faisait-il pas? Il
le dit lui-même en cette façon n : J’étais le pied
du boiteux, c’est-à-dire je le faisais porter, ou je le mettais
sur mon âne ou mon chameau; j’étais l’oeil de l’aveugle, en
le faisant conduire; j’étais enfin le pourvoyeur du famélique
et le refuge de tous les affligés. Maintenant voyez-le réduit
en extrême pauvreté. Il ne se plaint point de Dieu qui lui
a ôté les moyens qu’il avait de faire tant de bonnes oeuvres,
ains il dit avec la colombe Plus on m’en ôte et plus j’en fais; non
des aumônes, car il n’a pas de quoi, mais en ce seul acte de soumission
et de patience qu’il fit, se voyant privé de tous ses biens et de
ses enfants, il fit plus qu’il n’avait fait par toutes les grandes charités
qu’il faisait durant le temps de sa prospérité, et se rendit
plus agréable à Dieu en ce seul acte de patience qu’il n’avait
fait en tant et tant de charités exercées durant sa vie;
car il fallait avoir un amour plus fort et généreux pour
cet
m. Job, I, 8, II, 3, XLII, 7, 8. — n. Cap. XXIX, 15, 16.
22. par aucune
acte seul, qu’il n’avait été besoin 23 pour tous les
autres mis ensemble.
Il nous faut donc faire de même, pour observer cette aimable
loi des colombes, nous laissant dépouiller par notre divin Maître
de nos petits colombeaux, c’est-à-dire des moyens d’exécuter
nos désirs, quand il lui plaît de nous en priver, pour bons
qu’ils soient, sans nous plaindre ni lamenter jamais de lui, comme s’il
nous faisait grand tort; ains nous devons nous appliquer à doubler,
non nos désirs ni nos exercices, mais la perfection avec laquelle
nous les faisons, tâchant par ce moyen de gagner plus par un seul
acte, comme indubitablement nous ferons, que nous ne ferions pas avec cent
autres faits selon notre propension et affection. Notre-Seigneur ne veut
pas que nous portions sa croix sinon par le bout, et il veut être
honoré comme les grandes dames, desquelles l’on porte la queue de
leurs robes; il veut pourtant que nous portions la croix qu’il nous met
sur les épaules, qui est la nôtre même. Mais hélas!
nous n’en faisons rien, car quand sa Bonté nous prive de la consolation
qu’il nous soulait 24 donner en nos exercices, il semble que tout est perdu,
qu’il nous ôte les moyens de faire ce que nous avions entrepris.
Voyez, de grâce, cette âme, comme elle couve bien ses oeufs
au temps de la consolation, laissant le soin d’elle-même à
son cher et bien aimé Colombeau. Si elle est en l’oraison, quels
saints désirs ne fait-elle pas de lui plaire ! elle s’attendrit
en sa présence, elle s’écoule toute en son Bien-Aimé,
23. n’en avait eu besoin — 24. avait coutume de nous
elle se laisse entièrement entre les bras de sa divine providence.
Oh ! que ce sont des oeufs bien aimables ! et tout cela est bien bon. Mais
venons aux effets, qui sont ses petits colombeaux. Qu’est-ce qu’elle ne
fait pas? Ses oeuvres de charité sont en si grand nombre! sa modestie
paraît devant tous les hommes o, si qu’elle est d’une édification
nonpareille; elle se fait admirer de tous ceux qui la voient ou qui la
connaissent. Les mortifications, dit-elle, ne me coûtaient rien durant
ce temps-là, ains ce m’étaient des consolations; les obéissances
m’étaient des allégresses; je n’avais pas sitôt ouï
le premier son de la cloche que j’étais levée ; je ne laissais
point passer de pratique de vertu, et tout cela je le faisais avec une
paix et tranquillité très grande. Mais maintenant que je
suis en dégoût et que je suis ordinairement en sécheresse
à l’oraison, je n’ai nul courage, ce me semble, pour mon amendement,
je n’ai point cette ardeur que je soulais avoir en mes exercices enfin,
la gelée et la froidure est passée chez moi. — Hélas
! je le crois bien. Voyez, je vous prie, cette pauvre personne, comme elle
se lamente de sa disgrâce ; son mécontentement paraît
jusque sur son visage, elle a sa contenance refrognée, pensive,
mélancolique et si confuse que c’est pitié. Hé, mon
Dieu, qu’avez-vous? est-on contraint de lui dire. — Oh ! que j’ai ? je
suis si alangourie 25! rien ne me peut contenter, tout m’est à dégoût,
je suis maintenant si confuse ! — Mais de quelle confusion ? car il y en
a de deux sortes : l’une
o. Philip., IV, 5.
25. languissante
qui conduit à l’humilité et à la vie, et l’autre
qui porte au désespoir et par conséquent à la mort
p. — Je vous assure, dit-elle, que je le suis bien tant, que j’en perds
presque le courage de passer outre en la prétention de ma perfection.
— Mon Dieu, quelle faiblesse ! la consolation manque, et par même
moyen le courage. Il ne faut pas ainsi faire; ains, plus Dieu nous prive
de la consolation, et plus nous devons travailler pour lui témoigner
notre fidélité. Un seul acte fait avec cette sécheresse
d’esprit, vaut mieux que plusieurs faits avec grande tendreté, parce
que, comme j’ai déjà dit en parlant de Job, il se fait avec
un amour plus fort, quoiqu’il ne soit pas si tendre ni si agréable.
Plus donc on m’en ôte et plus j’en fais: c’est la seconde loi que
je désire grandement de vous voir observer.
La troisième loi des colombes que je vous présente, est
qu’elles pleurent comme elles se réjouissent; elles ne chantent
jamais qu’un même air, tant pour le cantique de leur réjouissance
que pour ceux où elles se lamentent, c’est-à-dire pour se
plaindre et manifester leur douleur. Voyez-les perchées sur des
branches, où elles pleurent la perte qu’elles ont faite de leurs
petits, quand la belette ou la chouette les leur a dérobés
(car quand c’est quelque autre qui les leur prend que le maître de
la colombière, elles sont fort affligées); voyez-les aussi
quand le paron vient à s’approcher d’elles, elles sont toutes consolées;
mais pourtant, elles ne changent point d’air, ains font le même grommellement
26 pour preuve de
p. Cf. II Cor., VII, 10, 11.
26. roucoulement
leur contentement, qu’elles faisaient pour manifester leur douleur.
C’est cette très sainte égalité d’esprit, mes chères
âmes, que je vous souhaite je ne dis pas l’égalité
d’humeur ni d’inclination, je dis l’égalité d’esprit; car
je ne fais ni ne désire que vous fassiez nul état des tracasseries
que fait la partie inférieure de notre âme, qui est celle
qui cause les inquiétudes et les bizarreries, quand la partie supérieure
ne fait pas son devoir en se rendant maîtresse, et ne fait pas bon
guet pour découvrir ses ennemis, ainsi que le Combat spirituel dit
qu’il faut faire, afin qu’elle soit promptement avertie des remuements
et assauts que lui fait la partie inférieure, qui se sert de nos
sens et de nos inclinations et passions pour lui faire la guerre et l’assujettir
à ses lois. Mais je dis qu’il se faut tenir toujours fermes et résolus
en la suprême partie de notre esprit, pour suivre la vertu de laquelle
nous faisons profession, et se tenir en une continuelle égalité
ès choses adverses comme aux prospères, en la désolation
comme en la consolation, et enfin parmi les sécheresses comme emmi
les tendretés.
Job, duquel nous avons déjà parlé en la deuxième
loi, nous fournit encore d’un 27 exemple en ce sujet, car il chante toujours
sur un même air tous les cantiques qu’il n composés, qui ne
sont autres que l’histoire de sa vie. Qu’est-ce qu’il disait lorsque Dieu
faisait multiplier ses biens, lui donnait des enfants et enfin lui envoyait
à souhait selon qu’il l’eût pu désirer en cette vie
? que disait-il, sinon : Le nom de Dieu soit béni ?
27. un
C’était son cantique d’amour qu’il chantait en toute occasion;
car voyez-le réduit à l’extrémité de l’affliction
: qu’est-ce qu’il fait? Il chante son cantique de lamentation sur le même
air que celui qu’il chantait pour sa réjouissance : Nous avons reçu
les biens de la main du Seigneur, pourquoi n’en recevrons-nous les maux
q ? Le Seigneur m’avait donné des enfants et des biens, le Seigneur
me les a ôtés, son saint nom soit béni r Toujours:
Le nom de Dieu soit béni. Oh que cette âme sainte était
bien une chaste et amoureuse colombe, grandement chérie de son cher
Colombeau!
Ainsi puissions-nous faire, mes chères Filles, qu’en toutes
occasions nous prenions les biens et les maux, les consolations et les
afflictions de la main du Seigneur, ne chantant toujours que le même
cantique très aimable : Le nom de Dieu soit béni, et toujours
sur l’air d’une continuelle égalité; car si ce bonheur nous
arrive, nous vivrons avec une grande paix en toutes occurrences. Mais ne
faisons point comme ceux qui pleurent quand la consolation leur manque,
et ne font que chanter quand elle est revenue, en quoi ils ressemblent
aux singes et marmots 28 qui sont toujours mornes et furieux quand il fait
un temps pluvieux et sombre, et ne cessent de gambader et sauter quand
le temps est beau.
Voilà donc les trois lois que, comme votre roi, je vous donne,
lesquelles néanmoins étant lois toutes d’amour, n’obligent
que par amour.
q. Cap. II, 10. — r. Cap. I, 21.
28. ancien nom du singe.
L’amour donc que nous portons à Notre-Seigneur, nous sollicitera
de les observer et garder, afin que nous puissions dire, à l’imitation
de la belle colombe du souverain Colombeau, qui est l’Epouse sacrée
: Mon Bien-Aimé est tout mien, et moi je suis toute pour lui, ne
faisant rien que pour lui plaire; il a toujours son coeur tourné
de mon côté par prévoyance, comme j’ai le mien tourné
de son côté par confiance s. Ayant fait tout pour notre Bien-Aimé
dès cette vie, il aura soin de nous pourvoir de son éternelle
gloire pour récompense de notre confiance; et là nous verrons
le bonheur de ceux qui, quittant tout le soin superflu et inquiet que nous
avons ordinairement sur 29 nous-mêmes et sur notre perfection, se
seront adonnés tout simplement à leur besogne, s’abandonnant
totalement entre les mains de la divine Bonté pour laquelle seule
ils auront travaillé : leurs travaux seront enfin suivis d’une paix
et d’un repos qui ne se peut expliquer, car ils reposeront pour jamais
dans le sein de leur Bien-Aimé. Le bonheur aussi de ceux qui auront
observé la deuxième loi sera grand ; car s’étant laissés
dépouiller par le Maître, qui est Notre-Seigneur, de tous
leurs petits colombeaux, et ne s’étant nullement fâchés
ni dépités, ains ayant eu le courage de dire : Plus l’on
m’en ôte et plus j’en fais, demeurant soumis au bon plaisir de Celui
qui nous aura dépouillés, nous le bénirons d’autant
plus au Ciel et multiplierons les actes de louanges et bénédictions,
que nous aurons été humblement soumis en la
s. Vide loca supra, p. 121.
29. de
privation des consolations que nous eussions pu désirer dans
cette vie en nos exercices, lesquels, nonobstant le dégoût,
la gelée et la sécheresse, nous n’aurons pas laissé
de faire fidèlement. Et pour conclusion et finir notre discours,
nous chanterons d’autant plus courageusement là-haut au Ciel, le
cantique très aimable : Dieu soit béni t, dans les éternelles
consolations, que nous l’aurons chanté de meilleur coeur parmi les
désolations, langueurs et dégoûts de cette vie mortelle
et passagère, durant laquelle il nous faut tâcher de conserver
soigneusement la continuelle et très aimable égalité
d’esprit. Amen.
t. Apoc.. V, 9-13, VII, 12.
HUITIÈME ENTRETIEN
DE LA DÉSAPPROPRIATION
Les petites affections du tien et du mien sont encore des restes du
monde où il n’y n rien de si précieux que cela; car c’est
la souveraine félicité du monde d’avoir beaucoup de choses
propres 1 et de quoi l’on puisse dire : mien. Or, ce qui nous rend affectionnés
à ce qui est nôtre, c’est la grande estime que nous faisons
de nous-mêmes; car nous nous tenons pour si excellents que, dès
qu’une chose nous a touchés, nous l’en estimons davantage, et le
peu d’estime que nous faisons des autres fait que nous avons à contre-coeur
ce qui leur a servi. Mais si nous étions bien humbles et dépouillés
de nous-mêmes, que nous nous tinssions pour un néant devant
Dieu, nous ne ferions plus d’état de ce qui nous serait propre,
et nous estimerions extrêmement honorés d’être servis
de ce qui aurait été à l’usage d’autrui.
Mais il faut faire différence entre les inclinations et les
affections ; car, quand ces choses ne sont que des inclinations et non
des affections, il ne s’en faut point mettre en peine, parce qu’il ne dépend
pas de nous de n’avoir point de mauvaises inclinations. Si donc il arrive
que l’on change la robe d’une Soeur pour lui en donner une moindre,
1. en propre, dont on a la propriété
que la partie inférieure s’émeuve un petit 2, cela n’est
pas péché, pour ce qu’avec la raison elle l’accepte de bon
coeur pour l’amour de Dieu; et ainsi de tous les autres sentiments 3 qui
nous arrivent. Car si l’on me vient rapporter que quelqu’un n médit
de moi, ou que l’on me fasse quelqu’autre contradiction, incontinent la
colère s’émeut et je n’ai pas une veine qui ne se torde,
parce que le sang bouillonne; mais si, au travers de 4 tout cela, je me
retourne à Dieu et fais un acte de charité pour celui qui
m’a offensé, il n’y a point de péché. Je dis, encore
qu’il s’élève mille sortes de pensées contre cette
personne-là et que la chose durât tout un jour,voire plusieurs;
pourvu que de temps en temps je les désavoue, il n’y a point du
tout de mal, car il n’est pas en mon pouvoir d’accoiser 5 mon sentiment.
Mais si cette Soeur suivait le sentiment qu’elle a eu de ce changement
de robe ou de cotte 6, sans doute cela serait fort mal, et aurait une grande
infidélité envers Dieu et sa propre perfection. Or ces choses-là
arrivent parce que l’on n’a pas mis toutes les volontés en commun,
qui est pourtant une chose qui se doit faire en entrant en Religion; chaque
Soeur devrait laisser sa volonté propre hors la porte, et n’avoir
que celle de Dieu.
Bienheureux qui n’aurait point d’autre volonté que celle de
la Communauté, et qui en prendrait chaque jour dans la bourse commune
pour ce qui lui ferait besoin 7. C’est ainsi que se doit entendre
2. un peu. — 3. ressentiments, sentiments de peine — 4. au milieu de,
malgré — 5. de calmer — 6. petit jupon joint à un corps —
7. ce dont il aurait besoin
cette parole sacrée de Notre-Seigneur a : N’ayez point souci
du lendemain; car elle ne regarde pas tant ce qui est du vivre et du vêtir,
comme des exercices spirituels. Ainsi, qui vous viendrait demander : Que
voulez-vous faire demain? vous répondriez : Je ne sais pas; aujourd’hui
je ferai une telle chose que l’on m’a commandée, demain je ne sais
pas que je ferai, parce que je ne sais pas ce que l’on me commandera. Qui
ferait ainsi, n’aurait jamais de chagrin; car là où est l’indifférence
vraie, il n’y peut avoir de déplaisir ni de tristesse. Mais c’est
une vertu qui ne se peut pas acquérir en cinq ans, il en faut bien
dix; c’est pourquoi il ne se faut pas étonner si nos Soeurs ne l’ont
pas encore, puisqu’elles ont toutes une bonne volonté de l’acquérir.
Si quelqu’une voulait avoir du tien et du mien, il le lui faudrait aller
donner hors de la porte, car dedans il ne s’en parle point.
Il ne faut pas faire seulement en général la désappropriation,
mais en particulier; car il n’y a rien de si aisé que de dire :
Il faut aller à la Visitation. L’on dit de gros en gros : Il faut
renoncer à vous-mêmes et quitter la propre volonté.
— Oh ! nous ferons bien tout cela! — Mais quand ce vient 8 à la
pratique et par le menu, c’est la difficulté. C’est pourquoi il
faut faire considération sur sa condition et sur toutes les choses
qui en dépendent.
Il faut bien prendre garde, quand nous sommes émus de quelque
passion, de ne faire point
a. Matt., VI, 34.
8. on en vient
d’action qui parte de notre mouvement; quand néanmoins il arrive
en des choses de peu 9, comme serait de jeter une plume ou chose semblable
avec un peu de sentiment, ce n’est pas matière de confession. Il
s’en faut pourtant déclarer à la Supérieure et s’en
amender; car autrement ce serait nourrir volontairement son imperfection.
Il faut regarder avec beaucoup d’honneur et d’estime toutes les choses
de notre Institut, et toutes les actions de mortification, de piété
et dévotion qui y sont conformes et que les Supérieurs permettent.
Il arrive pourtant quelquefois que nous y avons de l’aversion par la mauvaise
inclination de nos esprits; de façon que l’une se déplaira
de voir seulement baiser terre, l’autre de voir dire une coulpe, ou quelque
autre mortification. De les mépriser ou censurer ce serait une présomption
trop insupportable; il se faut bien garder de le faire, car ce serait un
trop grand mal : aussi n’arrive-t-il pas de cette sorte. Mais ce défaut
est en toutes les personnes spirituelles que j’ai jamais connues, par la
nonchalance et découragement. La nonchalance fait que nous n’avons
pas le courage de faire les mortifications, ni de désirer que l’on
nous y exerce, c’est pourquoi nous avons aversion à les voir faire
aux autres; et le découragement nous fait ennuyer et dire : Mon
Dieu, la grande peine! ce n’est jamais fait, je ne vis jamais tant de choses,
c’est toujours à recommencer. Il ne faut donc pas se laisser ainsi
aller selon ses inclinations ou aversions, mais suivre la raison et la
conduite des Supérieurs.
9. de peu d’importance
Et pour ce qui est de quel esprit on doit recevoir les mortifications,
si l’on nous y préparait en nous avertissant deux heures devant,
il serait aisé de n’en être point ému; mais quand elles
arrivent par surprise il est bien difficile. Les mortifications que nous
choisissons, encore qu’elles soient répugnantes à notre nature,
depuis que nous en avons fait l’élection il n’y a plus de difficulté,
parce que notre nature en tire de la vanité; mais celle qui est
faite par nos Supérieurs, il la faut recevoir comme de la main de
Dieu, avec honneur et humilité. Les mortifications nous arrivent
par l’ordre de la providence de Dieu et nous sont toujours faites avec
charité, et faut le croire ainsi, car il ne nous appartient pas
de juger si elles partent de la passion. Mais s’il arrivait que cela nous
tombât en la pensée, il faut le recevoir par forme de tribulation,
avec douceur, et regarder toujours la main de Dieu; car encore qu’il ne
soit pas auteur du mal et de cette passion, puisqu’elle devait arriver,
Notre-Seigneur la prend de sa main et la pose dessus nous, pour nous faire
mériter par la souffrance de la tribulation.
Nous devons grandement aimer de faire et voir faire aux Soeurs tout
ce qui leur peut profiter et les avancer à la perfection, et en
faire beaucoup d’estime; car ces petites pratiques, encore qu’elles semblent
de peu de valeur, sont plus utiles que les grandes. Les grandes se rencontrent
rarement, et ces petites sont sans nombre et doivent être faites
avec soin et affection: comme de parler bas, marcher doux 10 être
proprement et nettement
10. doucement
habillée. Car si vous battez des 11 portes ou marchez fort,
vous troublez la tranquillité d’une Soeur qui est peut-être
en oraison ; si vous êtes habillée de travers ou avec quelque
indécence 12 , vous donnez occasion à une autre de rire ou
de se distraire de la présence de Dieu, et lui faites ce dommage;
et ainsi en d’autres occasions. Et cela est mal, car nous devons toutes
être en ce continuel exercice de charité, de contribuer tout
ce qui nous est possible pour le 13 bien les unes des autres, car tout
doit être en commun, voire Notre-Seigneur même; il ne veut
pas que nous l’ayons en particulier, il veut tellement être en particulier
qu’il soit à tous en commun, et tellement en commun qu’il soit à
tous en particulier.
Quand l’on est tenté de quelque tentation où il y a danger
de pécher, et qu’elle dure, pour s’empêcher d’offenser Dieu
il faut souventes fois faire quelque acte qui témoigne que l’on
n’y consent pas : comme serait de baiser terre, lever les mains jointes
contre le ciel avec cette intention, et dire quelques paroles à
Notre-Seigneur, et choses semblables. Cela tient l’esprit en repos et nous
ôte le doute et la crainte d’avoir consenti; car à l’examen,
trouvant que l’on a fait ces choses-là, l’on est en assurance autant
que l’on y peut être en cette vie.
Le vrai dépouillement se fait par trois degrés le premier
est l’affection qui s’engendre en nous par la considération de la
beauté du dépouillement; le second degré c’est la
résolution qui suit l’affection, car nous nous résolvons
aisément à
11. frappez les — 12. messéance — 13. au
un bien que nous affectionnons; le troisième est la pratique,
qui est plus difficile.
Or, les biens desquels il se faut dépouiller sont de trois sortes
: les biens extérieurs, les biens du corps et les biens du coeur.
Les biens extérieurs sont toutes les choses que nous avons laissées
hors de la Visitation: les maisons, les parents et choses semblables. Pour
en faire le dépouillement, il faut renoncer 14 tout cela entre les
mains de Notre-Seigneur, et puis, les ayant ainsi renoncés 15, il
faut retourner à Notre-Seigneur lui demander les affections qu’il
veut que nous ayons pour eux ; car il ne faut pas demeurer sans affections,
ni les avoir égales et indifférentes : il faut plus aimer
les pères, les enfants, et ainsi chacun en son degré; car
la charité donne le rang aux affections. Les seconds biens sont
ceux du corps : la beauté, la santé et semblables choses.
Tout cela il le faut renoncer 16, et puis il ne faut plus aller regarder
au miroir si l’on est beau, ni se soucier non plus de la santé que
de la maladie, au moins quant à la volonté supérieure;
car la nature se ressent toujours et crie quelquefois, au moins quand l’on
n’est pas bien parfait. L’on demeure également content en la maladie
comme en la santé, l’on prend les remèdes et les viandes
comme elles se rencontrent; j’entends toujours avec la raison, car quant
aux inclinations je ne m’y amuse point. Les biens du coeur sont les consolations
et les douceurs qui arrivent en la vie spirituelle; ces biens-là
sont fort bons. Et pourquoi, me direz-vous, s’en faut-il dépouiller?
Il le faut faire pourtant
14. remettre — 15. remis — 16. il faut y renoncer.
et les remettre entre les mains de Notre-Seigneur pour qu’il en dispose
comme il lui plaira, et le servir sans elles comme avec elles.
Il y a une autre sorte de biens, qui ne sont ni intérieurs ni
extérieurs, ni biens du corps, ni biens du coeur; ce sont des biens
imaginaires qui dépendent de l’opinion d’autrui ils s’appellent
l’honneur, l’estime, la réputation, et tout cela. Il s’en faut dépouiller
tout à fait de ceux-ci, et ne vouloir autre honneur que l’honneur
de la Congrégation, qui est de chercher en tout la gloire de Dieu,
ni autre estime ou réputation que celle de la Communauté,
qui est de donner bonne édification en toutes choses.
Le contentement que nous ressentons à la rencontre des personnes
que nous aimons, et les témoignages d’affection que nous leur rendons
en les voyant, ne sont point contraires à cette vertu du dépouillement,
pourvu qu’ils ne soient point démesurés, et que, étant
absents, notre coeur ne coure pas après; car, comment se pourrait-il
faire que les objets étant présents, les puissances ne fussent
point émues ? C’est comme qui dirait à une personne au rencontre
17 d’un lion ou d’un ours : N’ayez point de peur 18. Cela n’est pas en
notre pouvoir. De même, au rencontre de ceux que nous aimons, il
ne se peut pas faire que nous ne soyons émus de joie et de contentement;
mais tout cela est conforme au bon plaisir de Dieu, c’est pourquoi il n’est
point contraire à la vertu. Je dis plus: que si je désire
de voir quelqu’un pour une chose utile et qui doit réussir à
la gloire de
17. à la rencontre — 18. point peur
Dieu, si son dessein de venir est traversé et que j’en ressente
un peu de peine, voire que je m’empresse un peu pour divertir les occasions
qui le retiennent, je ne faux point en 19 la vertu du dépouillement,
pourvu que je ne passe point jusqu’à l’inquiétude.
Ainsi vous voyez que la vertu n’est pas une chose si terrible que l’on
s’imagine. C’est une faute que plusieurs font : ils se forment des chimères
en l’esprit et pensent que le chemin du Ciel est étrangement difficile;
en quoi ils se trompent et ont bien tort, car David disait à notre
Seigneur que sa loi était trop douce et facile b, et qu’elle était
plus douce que le miel c Nous devons tous dire de même de notre vocation,
l’estimant non seulement bonne et belle, mais aussi douce, suave et aimable;
si nous faisons ainsi, nous aurons un grand amour à observer ce
qui en dépend.
Il est vrai, mes chères Filles, l’on ne saurait jamais parvenir
à la perfection tant que l’on aura de l’affection à quelque
imperfection, pour petite qu’elle soit, voire même quand ce ne serait
qu’avoir une pensée inutile; et vous ne sauriez croire combien elle
apporte de mal à une âme, car dès que vous aurez baillé
la liberté à votre esprit de s’arrêter à penser
à une chose inutile, il pensera par après à des choses
pernicieuses. Il faut donc couper court au mal dès que nous le voyons,
pour petit qu’il soit.
Il faut beaucoup s’examiner s’il est vrai, comme il nous semble quelquefois,
que nous n’ayons
b. Ps. CXVIII, 4, 96, 167. — c. Pss. XVIII, 11, CXVIII, 103
19. manque point à
point nos affections engagées. Et dites-moi, quand on vous loue,
que vous tâchez de dire quelque parole qui agrandisse la louange
que l’on vous donne, ou bien que vous les recherchez par des paroles artificieuses,
disant que vous n’avez plus la mémoire ou l’esprit si bon que vous
souliez à 20 avoir pour bien parler, qui ne voit que vous prétendez
que l’on vous dise que vous parlez toujours extrêmement bien? Cherchez
donc bien au fond de votre conscience si vous n’y trouverez pas que vous
avez de l’affection à la vanité. Vous pourrez ainsi facilement
connaître, lorsqu’on vous ôtera la commodité 21 de faire
ce que vous aviez proposé, si vous y avez de l’affection ou non;
car si vous n’y en avez point, vous demeurerez aussi en repos de ne la
pas faire comme si vous l’eussiez faite, et au contraire, si vous vous
troublez, c’est la vraie marque que vous y aviez mis votre affection. Or,
nos affections sont si précieuses, puisqu’elles doivent être
toutes employées à aimer Dieu, qu’il faut bien prendre soin
de ne les loger pas en des choses inutiles; et une faute, pour petite qu’elle
puisse être, faite avec affection, est plus contraire à la
perfection que cent faites par surprise et sans affection.
Nous devons plus de respect et d’honneur à nos Supérieurs
qu’à nos bons Anges, parce que nos bons Anges ne sont qu’ambassadeurs
de Dieu, et nos Supérieurs tiennent la place de Dieu même:
si que Notre-Seigneur a dit d: Qui vous écoute m’écoute,
parlant des Supérieurs, et qui vous méprise me méprise.
d. Luc., X, 16.
20. aussi bon que aviez coutume d’ — 21. facilité
Vous me demandez maintenant, s’il arrivait qu’une Soeur n’eût
pas la confiance de découvrir le secret de son coeur à la
Supérieure, ou bien à l’Assistante en son absence? — La Supérieure
lui devrait volontiers permettre de parler à celle des Soeurs qu’elle
voudrait et que la Soeur qui demanderait congé désirerait;
sans témoigner aucune aversion de cela, ains étant bien consolée
de quoi il plairait à Dieu de la décharger d’autant. Mais
il est pourtant vrai que la Soeur commettrait une très grande imperfection,
puisqu’elle ne doit regarder en la Supérieure que Dieu seulement,
ce qu’elle n’est pas tant obligée de faire en la personne des Soeurs.
NEUVIÈME ENTRETIEN
DE L’AMOUR ENVERS LES CRÉATURES
Il y a certains amours qui semblent extrêmement grands et parfaits
aux yeux des créatures, qui devant Dieu se trouveront petits et
de nulle valeur. La raison est que ces amitiés ne sont point fondées
en la vraie charité, qui est Dieu a , ains seulement en certaines
alliances et inclinations naturelles, sur quelque condition humainement
louable et agréable. Au contraire, il y en a d’autres qui semblent
extrêmement minces et vides aux yeux du monde, qui devant Dieu se
trouveront pleines et fort excellentes parce qu’elles se font seulement
pour Dieu et en Dieu, sans mélange de notre propre intérêt,
les actes de charité qui se font autour de 1 ceux que nous aimons
de cette sorte sont mille fois plus parfaits, d’autant que tout est purement
à Dieu ; mais les services et autres assistances que nous faisons
à ceux que nous aimons par inclination sont beaucoup moindres en
mérite, à cause de la grande complaisance et satisfaction
que nous avons à les faire, et que, pour l’ordinaire, nous les faisons
plus par ce mouvement que pour l’amour de Dieu. Il y a encore une autre
raison qui rend ces premières amitiés dont nous avons parlé
moindres que les dernières: c’est qu’elles ne sont pas de durée,
parce que la
a. I Joan., IV, 8, 16.
1. envers
cause en étant si frêle, dès qu’il arrive quelque
traverse, elles viennent à se refroidir et altérer; ce qui
n’arrive point à celles qui sont seulement en Dieu, parce que la
cause en est solide et permanente.
A ce propos, sainte Catherine de Sienne fait une belle comparaison
: Si vous prenez, dit-elle, un verre, et que vous l’emplissiez dans une
fontaine, et que vous buviez en même temps sans le tirer de là-dedans,
encore que vous buviez tant que vous voudrez, le verre ne se vide point:
mais si vous le tirez hors de la fontaine, quand vous aurez bu, le verre
sera vide. Ainsi est-il des amitiés : quand on ne les tire point
de leur source, elles ne tarissent jamais. Les caresses mêmes et
signes d’amitié que nous faisons contre notre propre inclination
ès personnes auxquelles nous avons de l’aversion, sont meilleures
et plus agréables à Dieu que celles que nous faisons attirés
de l’affection sensitive. Et cela ne se doit point appeler duplicité,
ou simulation 2, car si bien j’ai un sentiment contraire, il n’est qu’en
la partie inférieure, et les actes que je fais, je les fais avec
la force de la raison, qui est la partie principale de mon âme. De
manière que, quand celle à qui je fais ces caresses saurait
que je les lui fais parce que je lui ai de l’aversion, elle ne s’en devrait
point offenser, ains les estimer et chérir davantage que si elles
partaient d’une affection sensible; car les aversions sont naturelles,
et d’elles-mêmes ne sont nullement mauvaises quand nous ne les suivons
pas; au contraire, c’est un moyen de pratiquer mille sortes de bonnes vertus,
et Notre-Seigneur même
2. dissimulation
nous sait plus de gré quand avec une extrême répugnance
nous lui allons baiser les pieds, que si nous y allions avec beaucoup de
suavité. Ainsi ceux qui n’ont rien d’aimable sont bien heureux,
car ils sont assurés que l’amour qu’on leur porte est excellent,
puisqu’il est tout en Dieu.
Souvent nous pensons aimer une personne pour Dieu, et nous l’aimons
pour nous-mêmes; nous nous servons du prétexte de ses vertus,
et disons que c’est pour cela que nous l’aimons; et rien moins, c’est pour
la consolation que nous en recevons; car n’y a-t-il pas plus de suavité
à voir venir à vous une âme pleine de bonnes affections
et qui suit extrêmement bien vos conseils, qui va 3 fidèlement
et tranquillement le chemin que vous lui avez marqué, que d’en voir
une autre toute inquiétée et embarrassée, faible à
suivre le bien, à qui il faut mille fois dire une même chose?
Sans doute vous y en aurez davantage. Ce n’est donc pas pour Dieu que vous
l’aimez, car cette dernière est à lui aussi bien que l’autre,
et vous la devriez davantage aimer, car il y a davantage à faire
pour Dieu. Il est vrai que où il y a davantage de Dieu, c’est-à-dire
de vertu, qui est une participation des qualités divines, nous y
devons plus d’affection : comme, par exemple, s’il se trouvait une âme
plus parfaite que celle de notre Père spirituel, nous la devrions
aimer davantage pour cette raison-là; mais néanmoins nous
devrions aimer beaucoup plus notre Père spirituel parce qu’il est
notre père et conducteur.
Nous devons aimer le bien en notre prochain
3. suit
comme en nous-mêmes, et principalement en Religion où
tout doit être parfaitement en commun, et ne devons point être
marries qu’une Soeur pratique quelque vertu à nos dépens.
Comme, par exemple, si je me trouve à une porte avec une plus jeune
que moi et que je me retire pour lui donner le devant, à mesure
que je pratique cette humilité, elle doit avec douceur pratiquer
la simplicité, et qu’elle essaie en une autre rencontre de me prévenir.
De même, si je lui donne un siège ou me retire de ma place,
elle doit être contente que je fasse ce petit gain, et par ce moyen
elle en sera participante; comme si elle disait : Puisque je n’ai pu faire
cet acte de vertu, je suis bien aise que cette Soeur l’ait fait. Et non
seulement il n’en faut pas être marrie, mais il faut être disposée
à contribuer 4 tout ce que nous pouvons pour cela, jusqu’à
notre peau s’il en était besoin; car, pourvu que Dieu soit glorifié,
il ne nous doit pas chaloir 5 comment ni par qui; de telle sorte que s’il
se présentait une occasion de faire quelque oeuvre de vertu, et
que Notre-Seigneur nous demandât qui nous aimerions mieux qui la
fît, il faudrait répondre : Seigneur, celle qui la pourra
faire plus à votre gloire. Or, n’ayant point ce choix, nous devons
désirer de la faire, car la première charité commence
à soi-même; mais ne le pouvant, il faut se réjouir,
se complaire et être extrêmement aise de ce qu’une autre le
fait, et ainsi nous aurons mis parfaitement toutes choses en commun b Autant
en faut-il dire pour ce
b. Act., II, 44, IV, 32.
4. faire pour notre part — 5. importer
qui regarde le temporel; car pourvu que la Maison soit accommodée
6, nous ne nous devons pas soucier si c’est par notre moyen ou par un autre.
Quand il se trouve de ces petites affections, c’est signe qu’il y a encore
du tien et du mien.
Lorsque nous entendons le signe de l’obéissance, nous devons
croire que c’est la voix de Notre-Seigneur qui nous appelle, et faut partir
tout promptement, encore que nous fussions occupées à travailler
pour Dieu; tout ainsi qu’une jeune mariée entendant la voix de son
époux, encore qu’elle fasse quelque chose pour lui, elle quitte
tout pour aller où il l’appelle ; et, bien qu’un peu de retardement
7 ne soit pas une infidélité, c’est néanmoins une
grande fidélité et une vertu fort agréable à
Dieu de ne retarder point du tout. De même, il y a mille choses que
ne les faisant point nous ne péchons pas, mais si nous les faisons
nous faisons une bonne vertu : comme de parler bas, marcher doucement,
baisser les yeux, bien faire la récréation et choses semblables
qui sont néanmoins fort nécessaires pour la bienséance
et recueillement.
Il se dit peu de paroles oiseuses en ces maisons de Religieuses d’observance;
car si bien tout ce qui se dit n’est pas nécessaire, c’est pour
l’ordinaire ou une simple communication de pensées qui se fait pour
entretenir la société, ou paroles qui se disent pour la récréation
et entretien commun où il est bon que chacune contribue; et ce qui,
en autre sorte 8, serait oiseux, étant dit à la récréation
ne l’est point, parce qu’il a une fin pour
6. aménagée, pourvue — 7. retard — 8. temps
laquelle il est utile. Mais si, hors de la récréation,
au temps qu’il faut parler de choses de dévotion, quelqu’une racontait
un songe, cela vraiment serait oiseux. Ce sont encore paroles oiseuses,
quand, pour dire une chosé, l’on multiplie beaucoup de mots qui
ne sont nullement nécessaires pour la faire entendre; si cela néanmoins
arrive par l’ignorance de celui qui parle et qui ne se sache pas autrement
expliquer, il n’y a point de péché.
Nous ne connaîtrons jamais notre propre perfection, car il nous
arrive comme à ceux qui naviguent sur mer; ils ne savent pas s’ils
avancent, mais le maître pilote, qui sait l’art de naviger 9, le
connaît. Ainsi nous ne pouvons pas juger de notre avancement, mais
oui bien de celui d’autrui; car nous ne sommes pas assurés 10, quand
nous faisons une bonne action, que nous l’ayons faite avec perfection,
d’autant que l’humilité nous le défend. Or, encore que nous
puissions juger de la vertu d’autrui, si ne faut-il pourtant jamais déterminer
qu’une personne soit meilleure qu’une autre, parce que les apparences sont
trompeuses; et tel qui paraît fort vertueux à l’extérieur
aux yeux des créatures, devant Dieu le sera moins qu’un autre qui
paraissait beaucoup plus imparfait.
L’humilité est non seulement charitable, mais douce et maniable;
car la charité est une humilité montante, et l’humilité
est une charité descendante. L’humilité sera au dernier degré
de sa perfection quand nous n’aurons plus de propre volonté; par
l’humilité, toute justice c est accomplie.
c. Matt., III, 15.
9. naviguer — 10. sûrs
DIXIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA MODESTIE
Vous demandez que c’est que la vraie modestie. Je vous dirai qu’il
y a quatre vertus qui portent toutes le nom de modestie. La première,
et celle qui porte le nom de modestie par éminence au-dessus des
autres, c’est la bienséance de notre maintien extérieur :
et à cette vertu sont opposés deux vices, à savoir
la dissolution 1 en nos gestes, en nos contenances, c’est-à-dire
la légèreté; et l’autre vice qui ne lui est pas moins
contraire, est une contenance affectée. La seconde vertu qui porte
le nom de modestie, est l’intérieure bienséance de notre
entendement et de notre volonté : celle-ci a de même deux
vices opposés, qui sont la curiosité de l’entendement, la
multitude des désirs de savoir et d’entendre toutes choses, et l’instabilité
en nos entreprises, passant d’un exercice à l’autre sans nous arrêter
à rien; l’autre vice qui lui est opposé est une certaine
stupidité et nonchalance d’esprit qui ne veut pas même savoir
ni apprendre les choses nécessaires pour notre perfection, imperfection
qui n’est pas moins dangereuse que l’autre. La troisième modestie
consiste en notre conversation et en nos paroles, c’est-à-dire en
notre façon de parler et converser avec le prochain,
1. manque de mesure et de décence
évitant les deux imperfections contraires et qui lui sont opposées,
à savoir, la rusticité et la babillerie: la rusticité
qui nous empêche de contribuer 2 quelque chose pour l’entretien de
la conversation; et la légèreté qui nous fait tellement
parler que nous ôtons le temps aux autres de parler à leur
tour. La quatrième modestie est l’honnêteté 3 et bienséance
des habits, et ses deux vices contraires sont la saleté et la superfluité.
Or voilà: dites-moi donc maintenant de laquelle vous voulez que
je vous parle.
La première est extrêmement recommandable pour plusieurs
raisons, et premièrement parce qu’elle nous assujettit fort. Il
n’y a point de vertu à laquelle il faille une si particulière
attention; et en ce qu’elle nous assujettit consiste son grand prix, car
tout ce qui assujettit pour Dieu est d’un mérite infini; bien que
je ne me plaise pas trop d’user de ce mot de mérite entre vous autres,
mais je veux dire, est infiniment agréable à Dieu. La seconde
raison est qu’elle ne nous assujettit pas seulement pour un temps, mais
pour toujours, en tous lieux, aussi bien seul qu’accompagné 4, en
tout temps, oui même en dormant. Un grand Saint l’écrivit
à un sien disciple, disant qu’il se couchât modestement en
la présence de Dieu, ainsi comme 5 ferait celui à qui Notre-Seigneur
étant encore en cette vie, tout ainsi qu’il y était avant
sa Mort et Passion, lui commanderait de dormir et se coucher en sa présence;
et bien, dit-il, que tu ne le voies pas et n’entendes pas le commandement
2. faire pour notre part — 3. la propreté — 4. qu’en compagnie
— 5. comme
qu’il t’en fait, ne laisse pas de le faire tout de même que si
tu le voyais, parce qu’en effet il t’est présent et te regarde pendant
que tu dors. O mon Dieu, combien 5 nous nous coucherions modestement et
dévotement si nous le voyions! Sans doute nous croiserions nos bras
sur notre poitrine avec une grande dévotion. La modestie nous assujettit
donc toujours et tout le temps de notre vie, à cause que les Anges
et Dieu même nous sont toujours présents, pour les yeux duquel
Seigneur nous nous tenons en modestie.
Cette vertu est aussi fort recommandée à cause de l’édification
du prochain, et je vous dirai que la simple modestie extérieure
en. a converti plusieurs; ainsi qu’il arriva à saint François,
lequel passa une fois par une ville avec une si grande modestie en son
maintien que, sans qu’il dît une seule parole, il y eut un grand
nombre de jeunes gens qui le suivirent, tirés de ce seul exemple,
pour être instruits de lui. Il y eut dernièrement un Père
Capucin lequel, me faisant regarder un autre de leurs Religieux qu’il avait
amené avec lui, me dit : Voyez-vous ce Père, ni il ne prêche,
ni il ne converse presque avec personne, étant d’une vie fort retirée,
mais pourtant sa seule modestie en a tiré beaucoup d’autres en notre
Religion. La modestie est une prédication muette; c’est une vertu
que saint Paul recommande fort particulièrement aux Philippiens,
chapitre quatrième a, leur disant : Faites que votre modestie paraisse
devant tous les hommes. Et ce qu’il dit à son
a. Vers. 5.
6. attirés par
disciple saint Timothée b, qu’il faut que l’Evêque soit
orné, s’entend qu’il soit orné de modestie et non de vêtements
de soie, afin que, par son maintien modeste, il baille confiance à
un chacun de l’aborder, évitant également la légèreté
comme la rusticité, afin que, donnant la liberté aux mondains
de l’approcher, ils ne croient pas néanmoins qu’il soit mondain
comme eux.
La vertu de modestie observe trois choses, à savoir, le temps,
le lieu et la personne. Car dites-moi, celui qui ne voudrait point rire
à la récréation que comme l’on rit hors de ce temps-là,
ne serait-il pas importun ? Il y a des gestes et des contenances qui seraient
immodestie hors de ce temps-là, qui ne le sont nullement; de même,
celui qui voudrait rire lorsque l’on est parmi les occupations sérieuses,
et relâcher son esprit comme l’on fait très raisonnablement
à la récréation, ne serait-il pas estimé léger
et immodeste ? De même, l’on observe le lieu, les personnes, la conversation
7 en laquelle on est; mais tout particulièrement, elle regarde la
personne. Autre est la modestie d’une femme du monde que celle d’une Religieuse;
une fille qui, étant dans le monde, voudrait tenir la vue aussi
basse comme feraient nos Soeurs, ne serait pas estimée, non plus
que nos Soeurs si elles ne la tenaient pas plus basse que les filles du
monde. Ce qui est modestie à un homme sera immodestie à un
autre à cause de sa qualité; la gravité est extrêmement
bienséante à une personne âgée, qui 8 serait
affectée à une plus jeune,
b. I Ep., III, 2.
7. compagnie, société — 8. laquelle
à laquelle convient plus une modestie rabaissée et humiliée.
Il faut que je vous dise une chose que je lisais ces j ours passés,
parce qu’elle regarde le discours que nous faisons de la modestie. Théodose
désirant, comme très pieux et catholique qu’il était,
de bien faire élever son fils afin qu’il fût digne Empereur
après lui, s’adressa pour cet effet à saint Damase afin qu’il
lui cherchât un gouverneur capable pour ce faire. Saint Damase lui
envoya Arsénius, lequel après avoir été plusieurs
années en la cour et autant favorisé de l’Empereur qu’aucun
autre, à la fin s’ennuyant de toutes ces vanités, bien qu’il
lui fût loisible de vaquer aux exercices de piété et
dévotion, si est-ce que n’ayant pas accoutumé 9 cet air 10
et façon de vivre, il fit dessein de s’échapper et retirer
dans les déserts et solitudes, en la conversation et compagnie des
bons Pères ermites; dessein qu’il exécuta sur le champ. Or
les anciens Pères, qui avaient ouï dire merveilles de la vertu
de ce grand Arsénius, furent bien aises et consolés de l’avoir
en leur compagnie. Il s’accosta de deux Religieux dont l’un avait nom Pastor,
et fit grande amitié avec eux. Or, un jour que tous les Pères
étaient assemblés pour faire une conférence spirituelle
(car ç’a été de tout temps qu’il s’en est fait entre
les personnes pieuses), il y eut quelqu’un des Pères qui avertit
le Supérieur qu’Arsénius commettait ordinairement une immodestie,
en ce qu’il croisait les jambes l’une sur l’autre. Il est vrai, dit le
Père, je l’ai bien remarqué, mais c’est un bon homme 11
9. n’ayant pas l’habitude de —10. manière —11. homme bon
qui a vécu fort honorablement au 12 monde, il a apporté
cette contenance de la cour. — Enfin il lui fâchait de le fâcher
en le reprenant d’une chose si légère où il n’y avait
point de péché ; mais d’ailleurs il avait envie de l’en faire
corriger, parce qu’il n’avait que cela où l’on pût trouver
à redire. Le Religieux Pastor dit : O mon Père, ne vous mettez
pas en peine, il n’y aura pas grande façon à le lui dire,
car il en sera bien aise; mais néanmoins, s’il vous plaît,
demain je me mettrai en la même posture que lui à l’heure
de l’assemblée, et vous m’en ferez la correction devant tous, et
par ainsi il entendra qu’il ne le faut pas faire.
Ce qui fut fait. Et le Père faisant la correction à Pastor,
le bon Arsénius se jeta en terre, demandant humblement pardon, disant
que si bien le Père ne l’avait pas remarqué, il avait néanmoins
toujours fait cette faute-là, que c’était sa contenance ordinaire
de la cour; et nonobstant qu’il en demandât une pénitence,
il ne lui en fut pas donnée, mais depuis on ne le vit plus en cette
posture.
En cette histoire je trouve plusieurs choses bien dignes de considération,
mais particulièrement la prudence et retenue du Supérieur
à craindre de fâcher ce bon Arsénius par une correction
de si peu d’importance, et à chercher néanmoins le moyen
de l’en faire corriger; où il montre combien ils étaient
tous exacts à la moindre chose qui regarde la modestie. De plus,
la bonté d’Arsénius à se rendre coupable et sa fidélité
à s’en corriger, bien que ce fut une chose si légère
qu’elle n’était pas même immodestie étant dans 8 la
cour, quoiqu’elle
12. dans le — 13. à
le fût étant parmi ces Pères. Mais ce que je regarde
aussi, c’est que nous ne nous devons point étonner si nous avons
encore quelque vieille habitude du monde, puisqu’Arsénius avait
bien encore celle-là après avoir demeuré assez longuement
au 14 désert en la compagnie des Pères. L’on ne peut pas
être si tôt défait de ses imperfections; il ne faut
jamais s’étonner d’en voir beaucoup en soi-même, pourvu que
l’on ait la volonté de les combattre.
Non, ma chère fille, ce n’est pas un mauvais jugement de penser
que le Supérieur fait la correction à un autre de quelque
chose que je fais aussi bien que lui, afin que, sans me corriger moi-même,
je m’en amende; mais il faut s’humilier profondément, voyant qu’il
nous reconnaît faible et sait bien que nous ressentirions puissamment
la correction s’il nous la faisait. Il faut aimer précieusement
cette abjection. Il est bien aussi bon de s’humilier, comme fit Arsénius,
confessant que l’on est coupable de la même faute, pourvu que l’on
s’humilie toujours en esprit de douceur et de tranquillité.
Vous désirez aussi que je parle des autres vertus de modestie.
La seconde, qui est l’intérieure, fait les mêmes effets en
l’âme que celle que nous avons dit au corps. Celle-ci compose les
mouvements, les gestes et contenances du corps, évitant les deux
extrémités. qui sont ses deux vices contraires : la légèreté
et dissolution, et la contenance trop affectée. De même l’intérieure
modestie maintient les puissances de notre âme en tranquillité
14. dans le
et en modestie (cela s’entend l’entendement et la volonté),
évitant, comme j’ai dit, la curiosité de l’entendement, sur
lequel elle exerce principalement son soin, et retranchant aussi à
notre volonté la multitude des désirs, la faisant appliquer
simplement à ce seul un que Marie a choisi et qui ne lui sera point
ôté c, qui est la volonté de plaire à Dieu.
Marthe représente fort bien l’immodestie de la volonté, car
elle s’empresse, elle met tous les serviteurs de la maison en besogne,
elle va deça et delà sans s’arrêter, tant elle a d’envie
15 de bien traiter Notre-Seigneur, et lui semble qu’il n’y aura jamais
assez de mets bien apprêtés pour lui faire bonne chère.
De même, la volonté qui n’est pas retenue par la modestie
passe d’un sujet à un autre pour s’émouvoir à aimer
Dieu et à désirer plusieurs moyens pour le servir; et cependant
il ne faut point tant de choses. Mieux vaut s’attacher à Dieu comme
Madeleine, se tenant à ses pieds, lui demandant qu’il nous donne
son amour, que de penser comme et par quel moyen nous le pourrons acquérir.
Cette modestie retient la volonté resserrée 16 en l’exercice
et dans les moyens de son avancement en l’amour de Dieu, selon la vocation
en laquelle nous sommes.
J’ai dit que cette vertu s’applique particulièrement à
assujettir l’entendement, et cela, parce que la curiosité que nous
avons naturellement est très dangereuse et fait que nous ne savons
jamais parfaitement une chose, d’autant que nous ne mettons pas assez de
temps pour la bien apprendre. Comme
c. Luc., X, 42.
15. envie — 16. renfermée
aussi elle fuit l’autre extrémité du vice qui lui est
contraire, qui est la stupidité et nonchalance d’esprit qui ne veut
pas savoir ce qui est nécessaire. Or, cette sujétion de l’entendement
est de très grande importance pour notre perfection, car à
mesure que la volonté s’affectionne à une chose, si l’entendement
lui vient montrer la beauté d’une autre, il la divertit de la première.
Un jour un Religieux demanda au grand saint Thomas comme il pourrait
faire pour être bien sa-vaut : « En ne lisant qu’un livre,
» lui répondit-il. Je lisais ces jours passés la Règle
que saint Augustin fit pour ses Religieuses, où il dit expressément
que les Soeurs ne lisent jamais aucun livre, sinon ceux qui leur seraient
donnés par la Supérieure; et après il fit le même
commandement à ses Religieux, tant il avait de connaissance du mal
qu’apporte la curiosité de savoir autre chose que ce qui nous est
nécessaire pour mieux servir Dieu, qui est certes fort peu de chose.
Marchez en simplicité par l’observance de vos Règles, et
vous servirez parfaitement Dieu, sans vous épancher 17 à
rechercher de savoir autre chose. Les conférences spirituelles,
les prédications que l’on fait, ne sont pas toujours pour enseigner
ni pour apprendre, mais pour se récréer et revigorer 18 un
peu l’esprit. La science n’est pas nécessaire pour aimer Dieu, ainsi
que dit saint Bonaventure (duquel nous faisons la fête) à
un Religieux, car une simple femme est autant capable d’aimer Dieu comme
le plus docte homme du monde. Il faut peu de science et beaucoup de pratique
en ce qui regarde la perfection.
17. aller ça et là — 18. fortifier
Je me souviens sur ce propos, combien cette curiosité de vouloir
savoir tant de moyens de nous perfectionner, d’avoir connu deux âmes,
deux Religieuses de deux Ordres bien réformés, l’une desquelles,
à force de lire les livres de la Mère Thérèse,
apprit si bien à parler cc~mme elle, qu’elle semblait être
une petite Mère Thérèse; et elle le croyait, s’imaginant
tellement tout ce que la Mère Thérèse avait fait durant
sa vie, qu’elle croyait en faire tout de même, jusques à avoir
des bandements 19 d’esprit et des suspensions des puissances tout ainsi
comme elle lisait que la Sainte avait eu, si que elle en parlait fort bien.
Il y en n plusieurs qui, à force de penser aussi à la vie
de sainte Catherine de Sienne, voire même de Gênes, pensent
être par imitation des saintes Catherine. Ces âmes ici, au
moins, ont du contentement en elles-mêmes, par l’imagination qu’elles
ont d’être saintes, bien que leur contentement soit vain. Mais l’autre
Religieuse que j’ai dit avoir connue, était bien de différente
humeur, d’autant qu’elle n’avait jamais de contentement à cause
de l’avidité qu’elle avait de chercher et désirer la voie
et la méthode de se perfectionner, et encore qu’elle travaillât
pour cela, néanmoins il lui semblait qu’il y avait toujours quelque
autre façon que celle qu’on lui enseignait. L’une de ces filles
vivait contente en sa sainteté imaginaire et ne recherchait ni ne
désirait autre chose, et l’autre vivait mécontente à
cause que sa perfection lui était cachée, et partant, désirait
toujours autre chose. La modestie intérieure tient
19. tensions
l’âme entre ces deux états et en médiocrité
de désirs de savoir ce qui est nécessaire et rien plus.
C’est sans doute, ma chère fille, que la multitude 20 des paroles
en un sujet où il n’en est besoin que de peu doit être évitée
comme étant une immodestie, et principalement en l’occasion que
vous dites, qui est pour s’excuser; car, outre l’immodestie des paroles,
c’est aussi une autre sorte d’imperfection de ne vouloir pas être
reconnue défaillante ou imparfaite : c’est contre l’humilité
qui nous fait aimer notre abjection.
Il faut que je die encore un mot de la modestie extérieure de
laquelle nous avons jà parlé. Vous ne sauriez croire combien
elle sert à l’intérieure et à acquérir la paix
et tranquillité de l’âme. La preuve s’en fait à l’oraison;
car tous les saints Pères, qui ont fait profession très grande
de l’oraison, ont tous jugé que la posture la plus dévote
y aidait beaucoup, comme de se tenir à genoux, les mains jointes
ou les bras en croix; cela aide infiniment à se tenir recueilli
et ramassé 21 en la présence de Dieu.
Vous demandez si de tenir la tête penchée ou repliée
sur l’épaule, ou bien de tourner les yeux dans la tête est
contre la modestie. Je réponds que si cela se fait quelquefois sans
y. penser, il n’y n pas grand mal, pourvu que l’on n’affecte point ces
façons de faire comme étant quelque chose de remarquable
pour la dévotion; car il faut éviter la contenance affectée,
puisque tout ce qui est affecté doit être abhorré,
évitant soigneusement de
20. multiplicité — 21. concentré
faire le sanctificetur quand il n’y a point de nomen tuum après,
je veux dire les dévots et les saints en notre contenance extérieure,
comme je fis une fois. Il n’y a point de danger de faire ce petit conte
de récréation, puisqu’il est à mon propos. Etant jeune
écolier en cette ville, il me prit une ferveur et une envie d’être
saint et parfait; je commençai à me mettre en la fantaisie
que pour cela il fallait que je repliasse ma tête sur mon épaule
en disant mes Heures, parce qu’un autre écolier qui était
vraiment un saint le faisait; ce que je fis soigneusement quelque temps
durant, sans que pourtant j’en devinsse plus saint.
Revenons maintenant à notre propos. Cette seconde modestie a
été appelée de plusieurs une studiosité d’esprit
22, c’est à dire un soin très particulier de tenir l’esprit
rangé dans les bornes d’une sainte modestie, voulant savoir simplement
ce qui nous est nécessaire et retranchant la curiosité de
toute autre chose.
La troisième modestie regarde les paroles et la manière
de converser. Il y a des paroles qui seraient estimées immodestie
en tout autre temps qu’en celui de la récréation, où
justement et avec bonne raison l’on doit débander et relâcher
un peu l’esprit; qui ne voudrait aussi parler ni laisser parler les autres
que de choses hautes et relevées en ce temps-là, commettrait
une immodestie, car n’avons-nous pas dit que la modestie regarde le temps,
le lieu et la personne? A ce propos, je lisais l’autre jour que saint Pacôme,
d’abord qu’il fut entré au désert pour mener une vie monastique,
22. attention soutenue de l’esprit
eut de grandes tentations, et le malin esprit lui apparaissait fort
souvent en diverses manières. Celui qui écrit sa Vie dit
que, lorsqu’il allait par les bois pour en couper, il vint une troupe de
ces esprits infernaux pour l’épouvanter, qui se rangèrent
comme des soldats qui posent la garde, tous bien armés, et se criaient
l’un à l’autre Faites place au saint homme. Saint Pacôme qui
connut bien que c’étaient des fanfares de l’esprit malin, se prit
à sourire, disant : Vous vous en moquez, mais je le serai. Or, le
diable voyant qu’il ne l’avait pu attraper ni faire entrer en mélancolie,
il se pensa 23 qu’il l’attraperait du côté de la joie, puisqu’il
s’était ri de la première embuscade. Il s’en va donc attacher
quantité de grosses cordes à une feuille d’arbre, et se mirent
plusieurs à ces cordes, comme pour tirer avec une grande violence,
et se criant, l’un à l’autre : Hay, hay ! suant comme s’ils eussent
eu grande peine. Le bon Saint levant les yeux et voyant cette folie, se
représenta Notre-Seigneur crucifié en l’arbre de la croix,
et fit le signe d’icelle; et le démon, voyant que le Saint s’appliquait
au fruit de l’arbre et non pas à la feuille, s’en alla confus et
honteux.
Il y a temps de rire et temps de ne pas rire; comme aussi temps de
parler et temps de se taire d, comme nous montra ce glorieux Saint en ses
tentations. Cette modestie compose notre façon de parler, afin qu’elle
soit agréable; ni trop haut ni trop bas, ni trop lentement ni trop
brusquement,
d. Eccles., III, 4, 7.
23. il pensa à part soi
se tenant dans les termes d’une sainte médiocrité, laissant
parler les autres quand ils parlent, sans les interrompre, car cela tient
de la babillerie, et parlant néanmoins à son tour, pour éviter
la rusticité et suffisance qui nous empêche d’être de
bonne conversation.
La quatrième vertu nommée modestie regarde les habits
et la façon de s’habiller. De celle-ci il n’est pas besoin d’en
dire autre chose sinon qu’il faut éviter la sordité 24, c’est-à-dire
la saleté et messéance en la façon de s’habiller;
comme aussi l’autre extrémité, qui est un trop grand soin
de nous bien habiller, et affecter d’être bien guindée 25
et bien tirée 26. Cette netteté a été fort
recommandée par saint Bernard, comme étant un grand indice
de la pureté de l’âme. Il y a une chose qui semble nous contrarier
en ceci en la Vie de saint Hilarion; car un jour, parlant à quelque
gentilhomme qui l’était allé voir, il lui dit « qu’il
n’y avait point d’apparence de rechercher la netteté dans les cilices,
» voulant dire qu’il ne fallait point rechercher de la netteté
autour de nos corps, qui ne sont que des charognes puantes et toutes pleines
d’infection; mais cela était plus admirable en ce grand Saint que
non pas imitable. Il ne faut pas voirement avoir trop de délicatesse,
mais aussi il ne faut pas être sale. Et ce qui faisait ainsi parler
ce Saint était, si je ne me trompe, à cause qu’il parlait
aux courtisans, qu’il voyait tellement pencher du côté de
la délicatesse, qu’il était besoin de leur parler ainsi un
24. malpropreté — 25. ageancée — 26. familièrement
: tirée à quatre épingles
peu âprement; comme ceux qui veulent redresser un jeune arbrisseau,
ne le redressent pas seulement au pli qu’ils veulent qu’il prenne, mais
le font même courber de l’autre côté afin qu’il retourne
à son pli. Voilà ce que c’est que modestie, assez bien exprimé
ce me semble.
Vous désireriez bien savoir, dites-vous, comme il faut faire
pour bien recevoir la correction sans qu’il vous en demeure du sentiment
ou de la sécheresse de coeur. — D’empêcher que le sentiment
de colère ne s’émeuve en vous et que le sang ne vous monte
au visage, jamais cela ne sera; bienheureux serons-nous si nous pouvons
avoir cette perfection un quart d’heure devant que 27 mourir. Mais de garder
de la sécheresse d’esprit, en sorte que nous ne parlions pas, après
que le sentiment est passé, avec autant de confiance, de douceur
et de tranquillité qu’auparavant, cela il faut avoir un grand soin
de ne le pas faire. — Vous dites que vous renvoyez bien loin le sentiment,
mais que cela ne laisse pas de demeurer.— Je réponds, ma chère
fille, que vous le renvoyez peut-être comme font les citoyens d’une
ville dans laquelle se fait la nuit une sédition; ils chassent les
séditieux et ennemis, mais ils ne les mettent pas hors la ville,
si qu’ils se vont cachant de rue en rue, jusques à ce que le jour
vient, qu’ils se jettent sur les habitants et demeurent enfin les maîtres.
Vous rejetez le sentiment que vous avez de la correction qui vous est faite,
mais non pas si fortement et soigneusement qu’il ne se cache en quelque
petit coin de votre coeur, au moins une
27. avant de
partie du sentiment. Vous ne voulez pas avoir du sentiment, mais aussi
vous ne voulez pas soumettre votre jugement qui vous fait accroire que
la correction n été faite mal à propos, ou bien qu’elle
a été faite par passion ou chose semblable: qui ne voit que
ce séditieux se jettera sur vous et vous accablera de mille sortes
de confusions, si promptement vous ne le chassez bien loin?
Mais que faut-il faire en ce temps-là ? Il faut se serrer autour
de Notre-Seigneur et lui parler de quelque autre chose. — Mais votre sentiment
ne s’accoise 28 pas, ains il vous suggère de regarder le tort que
l’on vous fait. — O Dieu ! ce n’est pas le temps de soumettre son jugement
pour lui faire croire et confesser que la correction est bonne et qu’elle
a été bien faite à propos; ô non ! c’est après
que votre âme est raccoisée 29 et tranquillisée, car
pendant le trouble il ne faut pas dire ni faire aucune chose, sinon demeurer
fermes et résolues de ne consentir point à notre passion,
pour raison que nous eussions de le faire. Jamais nous ne manquerions de
raisons en ce temps-là, il nous en viendrait à la foule 30
: mais il n’en faut pas écouter une seule, pour bonne qu’elle puisse
sembler: il se faut tenir proche de Dieu, comme j’ai dit, nous divertissant,
après nous être humiliés devant sa Majesté.
Mais remarquez ce mot que je me plais grandement à dire à
cause de son utilité : humiliez-vous d’une humilité douce
et paisible, et non pas d’une humilité chagrine et troublée,
car c’est notre malheur : nous portons devant Dieu des
28. se calme — 29. calmée — 30. en foule, en quantité
actes d’humilité dépiteux et ennuyeux 31, et par ce moyen
nous ne raccoisons pas nos esprits et ces actes sont infructueux. Mais
si, au contraire, nous faisions ces actes devant la divine Bonté,
avec une douce confiance, nous sortirions de là tout rassérénés
et tout tranquillisés, et désavouerions par après
toutes les raisons, bien souvent et pour l’ordinaire irraisonnables, que
notre jugement et notre amour-propre nous suggéreraient, et nous
irions avec autant de facilité parler à ceux qui nous ont
fait la correction comme auparavant. — Vous vous surmontez bien, dites-vous,
à leur parler; mais s’ils ne vous parlent pas comme vous désirez,
cela redouble la tentation. —Tout cela provient du même mal que nous
avons dit; que vous doit-il importer que l’on vous parle d’une façon
ou d’une autre, pourvu que vous fassiez votre devoir?
Tout compté et rabattu, il n’y a point d’homme qui n’ait d’aversion
à la correction. Saint Pacôme, après avoir vécu
quatorze ou quinze ans ès déserts en grande perfection, eut
une révélation de Dieu qu’il gagnerait une grande quantité
d’âmes, et que plusieurs viendraient dans le désert se ranger
sous sa conduite. Il avait déjà quelques Religieux avec lui,
et le premier qu’il avait reçu était son frère, nommé
Jean, qui était son aîné. Saint Pacôme donc,
ayant eu cette révélation, commença à faire
agrandir son monastère, faisant faire quantité de cellules;
son frère Jean, ou pour ne savoir pas son dessein, ou pour le zèle
qu’il avait à la pauvreté, comme étant son aîné
31. ennuyés
lui fit un jour une grande correction, lui disant si c’était
ainsi qu’il voulait imiter Notre-Seigneur lequel n’avait pas eu où
reposer son chef c tandis qu’il était en cette vie, faisant faire
un si grand couvent; que c’était bien perdre le temps, et plusieurs
semblables choses. Saint Pacôme, tout parfait qu’il était,
eut tellement du sentiment de cette correction, qu’il se tourna de l’autre
côté, afin, si je ne me trompe, que sa contenance ne fit paraître
son ressentiment. II s’en alla tout de ce pas se jeter à genoux
devant Dieu, demandant pardon de sa faute, et se plaignant de quoi, après
avoir tant demeuré dans le désert, il n’était point
encore mortifié, ce disait-il. Il fit une prière si fervente
et si humble, qu’il obtint la grâce de n’être jamais plus sujet
à l’impatience. Et saint François même 32, sur les
derniers temps de sa vie, après tant de ravissements, d’unions amoureuses,
après avoir tant fait pour la gloire de Dieu et s’être surmonté
en tant de sortes, un jour qu’il plantait des choux dans le jardin, il
arriva qu’un Frère, voyant qu’il ne les plantait pas bien, l’en
reprit; et ce Saint fut saisi d’un si puissant mouvement de colère
de se voir repris, qu’il prononça à moitié une injure
à son Frère qui l’avait repris. Il ouvrit la bouche pour
la prononcer, mais il se retint, et prenant du fumier qu’il enterrait avec
les choux : Ah ! méchante langue, dit-il, je t’apprendrai bien s’il
faut que tu injuries ton frère;
e. Matt., VIII, 20; Luc., IX, 58.
32. Les Soeurs qui ont rédigé cet Entretien ont commis
ici une méprise. Le fait qu’elles rapportent est arrivé,
non pas à saint François d’Assise, mais à l’un de
ses disciples nommé Barbarus.
et soudain il se prosterna à deux genoux, suppliant le Frère
de lui pardonner. Or, quelle apparence y a-t-il, je vous prie, que nous
autres nous étonnions de nous voir prompts à la colère
et sentiment, quand l’on nous reprend ou que l’on nous fait quelque contradiction
? Mais il faut tirer l’exemple de ces Saints, lesquels se surmontèrent
tout incontinent, l’un recourant à la prière, et l’autre
demandant humblement pardon à son Frère, et ne firent rien
ni l’un ni l’autre en faveur de leur sentiment, mais s’amendèrent
et firent leur profit de la correction.
Vous me dites que vous acceptez de bon coeur la correction, que vous
l’approuvez et trouvez juste et raisonnable, mais que cela vous donne une
certaine confusion à l’endroit de la Supérieure, parce que
vous l’avez fâchée, ou baillé occasion de se fâcher,
qui vous ôte la confiance de vous approcher d’elle, nonobstant que
vous aimiez l’abjection qui vous revient de la faute.— Cela se fait, ma
chère fille, par le commandement de l’amour propre. Vous ne savez
peut-être pas qu’il y a un certain monastère en nous-mêmes,
dont l’amour-propre est le supérieur, et partant, il impose des
pénitences ; et cette peine est une pénitence qu’il vous
impose pour la faute que vous avez faite d’avoir fâché la
Supérieure, parce que peut-être elle ne vous estimera pas
tant comme elle eut fait si vous n’eussiez pas failli.
J’ai assez parlé pour ceux qui reçoivent la correction;
il faut que je dise ce mot pour ceux qui la font. Outre qu’ils doivent
avoir une grande discrétion pour bien prendre le temps, ils ne se
doivent jamais offenser ni étonner de voir que ceux à qui
ils la font en ont du ressentiment, tandis qu’il ne leur saute pas aux
yeux; car c’est une chose bien dure à une personne de se voir corriger.
C’est assez pour ce point : que dites-vous davantage?
Comme vous pourriez faire pour porter votre esprit en Dieu de 33 toutes
choses, sans regarder ni à droite ni à gauche? — Ma chère
fille, j’aime bien votre proposition, d’autant qu’elle porte sa réponse
quant et elle : il faut faire ce que vous dites, aller à Dieu de
toutes choses, sans regarder ni à droite, ni à gauche. —
Ce n’est pas cela que vous voulez dire, mais comment vous pourriez faire
pour l’affermir tellement en Dieu que rien ne le puisse détacher
ni retirer. — Deux choses sont nécessaires pour cela à savoir,
mourir et être sauvé, car après cela il n’y aura jamais
de séparation, et notre esprit sera invariablement attaché
et uni à son Dieu. — Vous dites que ce n’est pas encore cela, mais
que c’est que vous pourriez faire pour empêcher que la moindre mouche
ne retire votre esprit de Dieu, ainsi qu’elle fait ; vous voulez dire la
moindre distraction.—Pardonnez-moi, ma fille, la moindre mouche de distraction
ne retire pas votre esprit de Dieu, ainsi que vous dites, car rien ne nous
retire de Dieu que le péché; et en vertu de la résolution
que nous avons faite le matin de tenir notre esprit uni à Dieu et
attentif à sa présence, nous y demeurons toujours, voire
même quand nous dormons, puisque nous le faisons au nom de Dieu et
selon sa très sainte volonté. Il
33. en
me semble même que sa divine Bonté nous dit. Dormez et
vous reposez, et cependant 34 j’aurai les yeux sur vous pour vous garder
et défendre du lion rugissant qui va toujours autour de vous pour
penser vous défaire f. Voyez voir 35 donc si nous n’avons pas raison
de nous coucher bien modestement, ainsi que nous avons dit. C’est le moyen
de bien faire tout ce que nous faisons que d’être attentifs à
la présence de Dieu, car nul ne l’offensera voyant qu’il le regarde.
Les péchés véniels même ne sont pas capables
de nous détourner de la voie qui nous conduit à Dieu : ils
nous arrêtent sans doute un peu en notre chemin, mais ils ne nous
en détournent pas pourtant, et beaucoup moins les simples distractions;
et ceci je l’ai dit en l’Introduction.
Pour ce qui est de l’oraison, elle ne nous est pas moins utile ni moins
agréable à Dieu pour ce que l’on y a beaucoup de distractions;
ains elle nous sera peut-être plus utile que si nous y avions eu
beaucoup de consolations, parce qu’il y a plus de travail, pourvu néanmoins
que nous ayons la fidélité de nous en retirer et n’y laisser
point arrêter l’esprit volontairement et destinément 36. C’en
est de même de la peine que nous avons le long de la journée
d’arrêter notre esprit en Dieu et aux choses célestes, pourvu
que nous ayons soin de retirer notre esprit par le bras, pour l’empêcher
de courir après les mouches et papillons, comme lait une mère
laquelle est tendre de 37 son enfant.
f. I Petri, V, 5.
34. pendant ce temps — 35. voyez — 36. à dessein — 37. facile
à émouvoir à l’égard de, facile à craindre
pour
Elle voit que ce pauvre petit s’affectionne à courir après
les papillons pensant de les attraper; elle le retient incontinent par
le bras, lui disant : Mon enfant, tu te morfondras à courir après
ce papillon au soleil, il vaut mieux que tu demeures auprès de moi.
Ce pauvre enfant y demeure jusques à ce qu’il en revoie un autre,
après lequel il serait aussi prêt de 38 courir si la mère
ne le retenait comme devant 39. Et que faire là, sinon prendre patience
et ne nous lasser point de notre travail, puisqu’il est pris pour l’amour
de Dieu?
Mais, si je ne me trompe, quand nous disons que nous ne pouvons trouver
Dieu et qu’il nous semble qu’il est si loin de nous, nous voulons signifier
que nous ne pouvons avoir le sentiment de sa présence; car il y
a bien à dire entre avoir la présence de Dieu et être
en sa présence, ou bien à avoir le sentiment de sa présence:
n’est-ce pas cela que vous voulez dire? — Sans doute. — O ma fille, il
n’y a que Dieu qui nous puisse faire cette grâce, car de nous donner
les moyens d’acquérir ce sentiment il ne nous est pas possible.
Dites-vous comment il faut faire pour se tenir toujours avec un grand
respect devant Dieu, comme étant très indigne de cette grâce
? — Il n’y a point d’autre moyen de le faire que comme vous dites : regarder
qu’il est notre Dieu, et que nous sommes de faibles créatures, indignes
de cet honneur; comme faisait saint François qui, interrogeant Dieu
: « Qui êtes-vous, et qui suis-je ?» passa toute une
nuit. Enfin vos demandes portent toutes leurs réponses.
38. à — 39. avant
Si vous me demandez : Comment pourrai-je faire pour acquérir
l’amour de Dieu? — Eu le voulant aimer. Au lieu de vous appliquer à
penser et demander: Comment pourrai-je faire pour unir mon esprit à
Dieu ? mettez-vous en la pratique par une continuelle application de votre
esprit en Dieu, et je vous assure que vous parviendrez bien plus tôt
à votre prétention que non pas par aucune autre voie; car,
à mesure que nous nous dissipons, nous sommes moins ramassés
40, et partant plus incapables de nous unir et j oindre avec la divine
Majesté, qui nous veut tout sans réserve. Il y n certes des
âmes qui s’amusent tant à penser comme elles feront, qu’elles
n’ont pas le temps de faire; et en ce qui regarde notre perfection, qui
consiste en l’union de notre âme avec la divine Bonté, il
n’est question que de peu savoir et beaucoup faire. Il faut aller grandement
simplement en cette sainte besogne, car ceux qui vont continuellement demandant
le chemin le plus court pour aller en la ville où ils prétendent
d’aller, courent fortune d’arriver plus tard que ceux qui, ayant enfilé
41 le grand chemin, ne s’en détournent point. Car les uns leur disent
: Vous n’allez pas bien, le chemin que vous avez pris est le plus long;
il faut retourner en derrière 42 et puis vous mettre 43 dans un
tel chemin. Pendant qu’ils retournent en derrière, ils n’avancent
pas, ni moins pendant qu’ils s’amusent à demander le chemin. Il
me semble que ceux à qui l’on demande le chemin du Ciel ont grande
raison de dire comme ceux
40. recueillis — 41. s’étant engagés tout droit dans
— 42. en arrière — 43. engager
qui disent que pour aller à un tel lieu il faut toujours aller,
mettant l’un des pieds devant l’autre, et que, par ce moyen on parviendra
où l’on désire d’aller. Allez toujours, dit-on à ces
âmes pleines de désirs de leur perfection, en la voie de votre
vocation en simplicité, vous amusant plus à faire que non
pas à désirer le plus court chemin.
Mais voici une finesse qu’il faut que vous me permettiez de découvrir,
sans toutefois vous offenser. C’est que vous voudriez que je vous enseignasse
une voie de perfection toute faite, ou une méthode de perfection
tellement faite qu’il n’y eût qu’à la mettre sur votre tête
comme vous jetteriez votre voile, et que par ce moyen vous vous trouvassiez
toute parfaite sans peine, c’est-à-dire que je vous donnasse la
perfection toute faite ; car, parce que je dis qu’il faut faire, cela n’est
pas trouvé agréable; ce n’est pas ce que nous voudrions.
Oh certes, s’il était à mon pouvoir, je serais le plus parfait
homme du monde; car si je la pouvais donner aux autres sans qu’il fallût
rien faire, je la prendrais premièrement pour moi. Il nous semble
que la perfection est un art; que si l’on pouvait trouver son secret, on
l’aurait tout incontinent sans peine. Certes, nous nous trompons; car il
n’y a point de plus grand secret que de faire et travailler fidèlement
en l’exercice du divin amour, si nous prétendons de nous unir au
Bien-Aimé.
Mais je voudrais bien que l’on remarquât que quand je dis qu’il
faut faire, j’entends toujours parler de la partie supérieure de
notre âme; car pour toutes les répugnances de l’inférieure,
il ne s’en faut non plus étonner que les passants font des chiens
qui aboient de loin. Ceux qui, étant en festin, vont picotant chaque
mets, et en mangent de tous un peu, se détraquent fort l’estomac,
dans lequel se fait une grande indigestion qui les empêche de dormir
toute la nuit, ne pouvant faire autre chose que cracher. Ces âmes
qui veulent savoir et goûter de toutes les méthodes et de
tous les moyens qui nous conduisent ou peuvent conduire à la perfection
en font tout de même; car l’estomac de leur volonté n’ayant
pas assez de chaleur pour digérer et mettre en pratique tant de
moyens, il se fait une certaine crudité et indigestion qui leur
empêche le repos et la tranquillité de l’esprit auprès
de Notre-Seigneur, qui est cet un nécessaire que Marie a choisi
et ne lui sera point ôté g.
Passons maintenant à répondre à la question que
vous me faites : comme il faut faire pour obéir bien simplement
et purement à Dieu et à nos Supérieurs?— La demande
est fort bonne, mais elle porte sa réponse : obéir purement,
c’est obéir simplement à Dieu et à notre Supérieure.
Vous pouvez doubler l’intention pour laquelle vous obéissez de plusieurs
doublures : par exemple, vous habiller à la volonté de Dieu
parce que vous savez que les récompenses des obéissants sont
éternelles; de plus, parce que les désobéissants seront
privés de la jouissance de Dieu : tout cela est bon, mais il n’est
pas ni simple ni pur, parce qu’il est mêlé et doublé.
De même, vous obéissez à vos Supérieurs voirement
bien pour l’amour de
g. Luc., X, 42.
Dieu, mais vous ajoutez à cette robe les doublures que nous
avons dites, et de plus une certaine prétention de plaire et être
estimée de la Supérieure: cela n’est pas obéir simplement
et purement pour l’amour de Dieu. Ce désir de plaire à la
Supérieure nous ôte bien souvent et le mérite de l’obéissance
et la paix du coeur; car dès que nous voyons qu’elle n’est pas contente
de nous, au lieu de serrer et caresser tendrement au fond de notre coeur
cette abjection, nous nous inquiétons et troublons comme si notre
bonheur dépendait de cela. Oh ! que l’âme, laquelle ne ferait
rien pour ses Supérieurs eu égard à leurs personnes,
ains aurait la fidélité de regarder toujours Dieu en eux
et son saint amour, qu’elle ferait certes un grand bien pour elle! car
le but et la fin de cette obéissance serait merveilleusement agréable
à Dieu, qui doit être notre prétention et non pas les
récompenses. Ainsi faisant, toutes sortes de Supérieurs nous
seront indifférents, parce que nous trouverons Dieu en tous.
Dites-vous, ma Mère, si les Supérieurs ont le pouvoir
de commander à leurs inférieurs des choses qui soient contre
les commandements de Dieu ou de son Eglise? — Non, certes, bien que ce
soit sous prétexte de les éprouver; car leur autorité
est subordonnée aux commandements de l’Eglise, comme ceux de l’Eglise
sont subordonnés, je veux dire sujets à ceux de Dieu; et
si bien je sais que plusieurs l’ont fait, je crois qu’ils ne l’ont fait
que par une grande simplicité, tant en ceux qui commandaient qu’en
ceux qui obéissaient. La simplicité leur sert d’excuse. Plusieurs,
par simplicité, ont fait de ces obéissances que, s’ils eussent
eu plus d’entendement, ne les eussent pas faites ou dû faire.
Mais je dirai pourtant que les Supérieurs et Supérieures
qui sont approuvés du Pape, ont l’autorité de dispenser leurs
inférieurs de certains commandements de l’Eglise, quand ils voient
quelque sorte de nécessité. Par exemple, la Supérieure
voit une Soeur toute langoureuse, qui se trouve un peu mal un jour de jeûne
: elle peut et doit lui commander librement de ne pas jeûner; je
dis pour des jours particuliers, car pour ne point jeûner de tout
le Carême, il faut avoir la dispense du confesseur, et pour les viandes
prohibées il faut avoir aussi la dispense d’ailleurs. — Mais il
vous vient du doute si cette fille a assez de mal pour ne pas jeûner.—
Oh certes, il ne faut pas grande considération pour le regard ~
jeûne, ains il vaut toujours mieux pencher du côté de
la charité que de l’austérité, car c’est l’intention
de la sainte Eglise. Mais si la fille juge qu’elle pourra bien jeûner,
elle le peut dire en simplicité à la Supérieure; que
si nonobstant la Supérieure persévère à dire
qu’elle ne jeûne pas, lors il le faut faire sans scrupule; mais si
elle vous remet à votre volonté, faites alors ce que vous
voudrez. L’on peut, sans rompre en point de façon le jeûne,
prendre deux ou trois morceaux de pain avec un peu de vin, le matin et
emmi la journée. Ceux qui le feraient sans nécessité,
manqueraient à la sobriété, mais non pas au jeûne;
il faut pourtant demander toujours congé de ce faire. Si un jour
de jeûne
45. pour ce qui concerne le
vous vous trouviez un peu mal et fissiez une mine mélancolique,
bien que vous ne veuillez pas, ni ayez besoin de rien prendre, je vous
dis, nia chère fille, au lieu de deux doigts de pain et de vin,
prenez deux doigts de courage et de vigueur, afin de ne pas, par votre
mine malade, rendre les autres malades pour l’appréhension qu’elles
prendront de votre mal. Je vous dirai bien plus, pour vous montrer combien
la sainte Eglise n’est pas si austère en ses commandements : vous
avez une Soeur malade un jour de fête; elle n’a néanmoins
que la fièvre tierce, mais son accès lui prend pendant le
temps de la Messe; elle se passera bien, ce semble, que personne demeure
auprès d’elle pour demi-heure que durera la sainte Messe. Je vous
dis que vous pouvez perdre la Messe pour demeurer auprès d’elle,
bien qu’il n’en dût point arriver de mal à la malade de la
laisser. Enfin, il faut toujours excéder du côté de
la charité en tout ceci, et pour les jeûnes particulièrement,
quand on prend d’ailleurs quelque travail pour la charité.
Que dites-vous, ma chère fille, comment vous pourrez faire pour
bien affermir vos résolutions et faire qu’elles réussissent
en effet ? — Il n’y a point de meilleur moyen que de les mettre en pratique.
— Mais dites-vous que vous demeurez toujours si faible que, encore que
vous fassiez souvent des fortes résolutions de ne pas tomber en
l’imperfection dont vous désirez de vous amender, l’occasion se
présentant, vous ne laissez pas toujours de donner du nez en terre.—
Vous voulez que je vous dise la cause pourquoi nous demeurons faibles ?
C’est: parce que nous ne nous voulons pas abstenir des viandes malsaines
: comme une personne, laquelle voudrait bien n’avoir point de mal d’estomac,
demanderait à un médecin comme elle pourrait faire; il lui
répondrait : Ne mangez point de telle et telle viande, parce qu’elle
engendre des crudités qui causent par après des douleurs;
elle ne s’en voudrait pourtant pas abstenir. Nous en faisons de même
: nous voudrions, par exemple, bien aimer la correction, mais nous voulons
néanmoins être estimés; oh t c’est une folie, cela
ne se peut. Vous ne sauriez être forte à supporter courageusement
la correction tandis que vous mangerez de la viande de cette estime propre.—
Oh je voudrais bien tenir mon âme bien recueillie, et néanmoins
je ne veux retrancher tant de sortes de réflexions inutiles.— Cela
ne se peut.— Mon Dieu’ que je voudrais bien être ferme et invariable
en mes exercices, mais je voudrais bien aussi n’y avoir pas tant de peine
: en un mot, je voudrais trouver la besogne toute faite.— Cela ne se peut
tandis que nous serons en cette vie, car nous aurons toujours à
travailler. La fête de la Purification, comme je vous ai dit déjà
une fois, n’a point d’octave.
Il faut que nous ayons deux égales résolutions: de voir
croître des mauvaises herbes en notre jardin, et d’avoir le courage
de les vouloir arracher; car notre amour-propre ne mourra point tandis
que nous vivrons, lequel est celui qui fait ces impertinentes 46 productions.
Ce n’est pas être faible que de tomber quelquefois en des péchés
véniels, pourvu que nous nous en relevions tout
46. déplacées
incontinent par un retour de notre âme en Dieu, nous humiliant
tout doucement. Et ne faut pas que nous pensions de pouvoir vivre sans
en faire toujours quelques-uns, car il n’y a eu que Notre-Dame qui ait
eu ce privilège. Certes, si bien ils nous arrêtent un peu,
comme j’ai dit, ils ne nous détournent pourtant pas: un simple retour
à Dieu les efface. Et ce que l’on dit que la bénédiction
de l’Evêque et l’eau bénite les effacent, n’est pas en vertu
de la bénédiction, mais en vertu de l’acte d’humilité
que l’on fait en la recevant, et en vertu du retour que nous faisons de
notre esprit en Dieu.
Vous demandez s’il faut toujours prendre l’eau bénite en faisant
certaines considérations que les livres enseignent. Oh ne pensez
pas que tout ce qu’ils enseignent doive être pratiqué par
les personnes qui sont déjà parvenues en ce degré
que de faire cette pratique de retourner leur esprit à tous propos
du côté de la divine Majesté par une certaine affection
contemplative; car tout cela nuirait à leur simplicité. Ceux
qui voudront faire une considération sur l’eau bénite en
la prenant, et puis une faisant la révérence au Crucifix,
et puis une autre sur la présence du Saint-Sacrement, sur le signe
de la Croix et choses semblables; ou bien, qui voudrait prendre la considération
de la vie, mort et passion de Notre-Seigneur, particularisant sur tous
les points, dès le commencement jusques à la fin, qui ne
voit qu’il n’aurait pas le temps durant une Messe de faire une bonne affection
ou une résolution, qui est le plus utile ? Certes, l’intention d’aller
à l’église pour adorer Dieu comprend par éminence
toutes ces considérations particulières, et se tenir en cette
affection ou à une autre, si elle vous vient, durant la Messe, c’est
une très bonne façon de l’entendre. Enfin, la multiplicité
des sujets dissipe notre coeur et notre esprit, et l’empêche et divertit
de cette simplicité amoureuse qui rend notre âme si agréable
à Dieu. Tout cela est bon à 47 ceux qui ne savent pas faire
autre chose de ce qui est mieux, et cela tient leur esprit en règle.
Vous voulez encore savoir si vous devez toujours faire des résolutions,
encore que vous voyez bien que, selon votre ordinaire, vous ne les pratiquez
pas. Oh certes, il ne faut jamais cesser de les faire, quand bien nous
verrions qu’il est impossible de les pratiquer lorsque l’occasion s’en
présentera, et cela avec plus de fermeté que si vous sentiez
en vous assez de courage pour réussir 48 de votre entreprise, disant
à Notre-Seigneur : Il est vrai que je n’aurai pas la force de faire
ou supporter une telle chose de moi-même, mais je m’en réjouis,
d’autant que ce sera votre force qui le fera en moi h; et sur cet appui,
allez en la bataille courageusement, et ne doutez point que vous ne remportiez
la victoire. Notre-Seigneur fait envers nous tout de même comme 49
bon père ou une bonne mère, laquelle laisse marcher son enfant
tout seul lorsqu’il est sur une douce prairie où l’herbe est grande,
ou bien dessus la mousse, car si bien il vient à tomber, il ne se
fera pas grand mal; mais aux mauvais et dangereux chemins,
h. II Cor., XII, 9, 10.
47. pour — 48. venir à bout — 49. qu’un
il est porté soigneusement entre ses bras. Nous avons vu souvent
des âmes supporter courageusement des grands assauts sans être
vaincues par leurs ennemis, ains demeurer victorieuses, lesquelles par
après ont été vaincues en des bien légers rencontres
~ Et pourquoi cela, sinon parce que Notre-Seigneur, voyant qu’elles ne
se feraient pas grand mal en tombant, les n laissées marcher toutes
seules, ce qu’il n’a pas fait lorsqu’elles étaient dans les précipices
des grandes tentations, d’où Dieu les a tirées par sa main
toute-puissante. Sainte Paule, laquelle fut si généreuse
à se déprendre du monde, quittant la ville de Rome, tant
de commodités, et dont la tendreté de l’affection maternelle
ne put ébranler le coeur résolu de quitter tout pour Dieu,
après avoir fait toutes ces grandes merveilles, elle se laissa surmonter
par la tentation de son propre j ugeitent qui lui fit accroire qu’il ne
se fallait pas soumettre à l’avis de tant de saints personnages
qui voulaient qu’elle retranchât quelque chose de son austérité
ordinaire : en quoi saint Jérôme avoue qu’elle était
répréhensible.
Il sera facile de répondre à votre demande, nia chère
fille, qui est, lequel vous devez faire, ou la simplicité ou la
charité, s’entend la pratique de l’une ou de l’autre quand elle
se rencontre en même sujet.— La charité est la principale
vertu à laquelle toutes les autres sont et doivent être sujettes;
mais en l’exemple que vous me donnez, il vaut mieux faire, ou pour mieux
dire, pratiquer la simplicité car ce n’est pas un manquement de
50. de bien légères rencontres
charité de faire lever une Soeur pour vous laisser passer en
la place qu’une autre vous présente. Je dis quand bien elle sera
un peu incommodée de se lever, ou trop pressée dessus son
siège, il vaut mieux aller eu la place que l’on vous présente,
tout simplement, étant bien aise que la Soeur qui se lève
fasse cette pratique de charité à votre occasion.
Dites-vous encore lequel vous devez faire quand une Soeur vous prie
de faire quelque chose de sa charge, et laquelle vous ne pourriez faire
sans manquer à ce qui est de la vôtre.— Par exemple: le souper
ne pouvant pas être apprêté à l’heure, si vous
faites ce de quoi elle vous prie, qui ne voit que si vous faisiez la condescendance
à cette heure-là, ce serait au préjudice de l’obéissance
et de la charité ? ce qui ne se doit jamais faire, quel prétexte
que l’on ait. Il faudrait dire tout doucement à cette Soeur : Si
vous pouviez attendre jusques à ce que j’aie fait ce que j’ai à
faire de ma charge, je le ferai, mais je ne peux pas à cette heure.
— Mais si ce que vous avez à faire n’était pas pressé,
alors il le faudrait quitter promptement pour pratiquer la charité
et la condescendance, faisant ce de quoi vous êtes priée.
Remarquons pour conclusion, que tout ce que nous avons dit des discours
de la modestie, sont des choses bien délicates pour la perfection;
et partant, que nulle de nous autres qui les avons entendues, n’ait s’il
vous plaît à s’étonner si elle se trouve n’être
pas encore parvenue à cette perfection, puisque, par la grâce
de Dieu, nous avons tous le courage bon pour y vouloir prétendre.
Ainsi soit-il.
ONZIÈME ENTRETIEN
DISCOURS DE L’OBÉISSANCE FAIT PAR NOTRE BIENHEUREUX PÈRE
A SES CHÈRES FILLES DE LA VISITATION
L’obéissance est une vertu morale qui dépend de la justice.
Or, il y a certaines vertus morales qui ont tant d’affinité avec
les vertus théologales, qui sont la foi, l’espérance et la
charité, qu’elles semblent presque théologiques : comme la
pénitence et la religion, et ainsi la justice et l’obéissance.
L’obéissance consiste en deux points, qui sont d’obéir
aux supérieurs, et aux égaux et inférieurs. Mais ce
second appartient plutôt à l’humilité, douceur et charité
qu’à l’obéissance; car celui qui est humble pense que tous
les autres le surpassent et sont beaucoup meilleurs que lui, de sorte qu’il
se les rend supérieurs.
Mais quant à l’obéissance qui regarde ceux que Dieu n
établis sur nous pour nous gouverner, elle est de justice et de
nécessité, et se doit rendre avec une entière soumission
de notre entendement et de notre volonté. Or, cette obéissance
de l’entendement se pratique lorsque, étant commandés, nous
acceptons et approuvons le commandement, non seulement avec la volonté,
mais aussi avec notre entendement, approuvant et estimant la chose commandée
et la jugeant meilleure que toute autre chose que l’on nous eût pu
commander sur cette occasion. C’est alors qu’on aime tellement à
obéir que l’on désire insatiablement d’être commandé,
afin que tout ce que l’on fait soit fait par obéissance; et celle-ci
est l’obéissance des parfaitement parfaits, et celle que je vous
désire. Mais elle est un pur don de Dieu, ou bien est acquise avec
beaucoup de temps et de travail, par une grande quantité d’actes
souvent réitérés et faits à vive force 1, qui
nous font puis après acquérir l’habitude. Notre inclination
naturelle nous porte toujours au désir de commander et a une grande
aversion à obéir; néanmoins il est tout certain que
nous avons beaucoup de capacité pour obéir, et n’en avons
point pour commander.
L’obéissance plus ordinaire a trois conditions la première
est d’agréer la chose que l’on nous commande et y plier doucement
notre volonté, aimant à être commandés; car
ce n’est pas le moyen de nous rendre vrais obéissants que de n’avoir
personne qui nous commande, comme de même ce n’est pas le moyen d’être
doux que de demeurer seul en un désert. La seconde est la promptitude,
à laquelle est contraire la paresse ou tristesse spirituelle; car
il arrive rarement qu’une âme triste fasse les choses promptement
et diligemment. En termes théologiques, la paresse s’appelle tristesse
spirituelle, et c’est cela qui empêche de faire l’obéissance
courageusement et promptement. L’on ne saurait passer les rivières
plus sûrement que dans un navire ou bateau; aussi nous ne saurions
faire le passage de notre vie
1. de vive force
avec plus de sûreté que par le moyen de l’obéissance.
La troisième est la persévérance; car il ne suffit
pas que l’on agrée le commandement et que, pour quelque espace de
temps, on l’exécute, si l’on n’y persévère, puisque
c’est cette persévérance qui donne la couronne a.
Il se trouve partout des exemples admirables de la persévérance,
mais particulièrement dans saint Pacôme. Il y a eu des moines
qui ont persévéré avec une patience incroyable à
ne faire toute leur vie qu’un même exercice : comme le bon Père
Jonas, qui ne fit jamais en sa vie autre chose que des nattes, et s’était
tellement habitué à cela qu’il les faisait sa fenêtre
fermée, en méditant et faisant oraison, l’un ne lui empêchant
point l’autre; de sorte qu’enfin on le trouva mort les genoux croisés
et sa natte attachée dessus, et fallut l’enterrer ainsi tout en
un monceau : il mourut en faisant ce qu’il avait fait toute sa vie. C’est
un acte de grande humilité de faire toute sa vie par obéissance
un exercice abject, car il peut arriver journellement des tentations que
l’on serait bien capable de quelque chose de plus grand. Or, cette dernière
condition est la plus difficile de toutes, à cause de la légèreté
et inconstance de l’esprit humain; d’autant qu’à cette heure nous
aimons faire une chose, et tantôt nous ne la voudrions pas regarder.
Si nous voulions suivre tous les mouvements de notre esprit, ou qu’il fût
possible de le faire sans qu’il y eût du scandale ou du déshonneur,
nous ne verrions autre chose que des changements : quand nous aurions été
une heure
a. Matt., X, 22; XXIV, 13.
Jésuite, nous voudrions être une autre heure Capucin,
et puis un peu après nous chercherions une autre condition; et tel
qui a vécu en bonne paix toute sa vie avec sa femme, s’il eût
pu la changer l’eût fait une douzaine de fois; voire même jusque
là, que, si nous pouvions, nous changerions de père et de
mère, tant cette inconstance de l’esprit humain est extravagante
: mais il la faut arrêter avec la force de nos premières résolutions.
Or, pour nous affectionner à l’obéissance lorsque nous nous
trouvons tentés, il faut faire des considérations de son
excellence, de sa beauté et de son mérite, voire de son utilité,
pour nous encourager à passer outre : cela s’entend pour les âmes
qui ne sont pas encore bien établies en l’obéissance, car,
quand il n’est question que d’une simple aversion ou dégoût
de la chose commandée, il ne faut faire qu’un acte d’amour et se
mettre à la besogne. Je n’entends pas un acte d’amour sensible,
car ils ne sont pas en notre puissance 2 et ne sont nullement nécessaires;
je dis un acte d’amour raisonnable, avec la pointe de notre esprit, car
c’est ainsi que doivent aller les vraies servantes de Dieu, autrement nous
n’irons jamais bien. Si nous nous attachons à ces petites tendretés
et douceurs spirituelles, et que nous ne nous résolvions de servir
Dieu avec la pointe de nos résolutions, nous n’aurons jamais ni
des vraies vertus, ni d’amour solide.
J’ai connu un gentilhomme qui me dit une fois en voyant passer un autre
: Voilà un homme que j’aime avec une passion étrange, mais
je ne
2. pouvoir
lui ai jamais parlé ni ne lui parlerai jamais, car j’en évite
tant que je puis les occasions. — Et pourquoi, lui dis-je, puisque vous
l’aimez tant? — Pour ce, dit-il, que si je l’accoste, peut-être ne
parlera-t-il pas si bien que je me suis imaginé, ou il fera quelque
chose de mauvaise grâce, et je ne pourrai plus l’aimer. — Voyez-vous,
quand nos affections dépendent de tant de petites choses, elles
sont sujettes à mille détraquements.
Il ne faut faire nul état des aversions ni des difficultés,
pourvu que cette pointe de notre esprit tienne toujours à son souverain
Objet. Notre-Seigneur même en sa Passion les a souffertes, car il
avait une aversion mortelle à souffrir la mort, il le dit lui-même
b; mais avec la fine pointe de son esprit, il était résigné
à la volonté de son Père, tout le reste était
un mouvement de la nature.
La persévérance plus difficile est ès choses intérieures,
car pour les matérielles et extérieures, elles sont encore
assez faciles. Cela procède de ce qu’il nous fâche d’assujettir
notre entendement, car c’est la dernière chose que nous assujettissons,
et néanmoins il est extrêmement nécessaire que nous
assujettissions nos pensées à certains objets; de manière
que quand on nous marque certains exercices ou pratiques de vertu, il faut
que nous demeurions en cet exercice et que nous assujettissions notre esprit
autant de temps que l’on nous marque. Je n’appelle pas manquer à
la persévérance quand nous faisons quelque petite interruption,
pourvu que nous nous reprenions et que nous ne quittions pas tout à
fait. Comme de
b. Matt., XXVI, 38, 39 ; Marc., XIV, 34-36.
même, ce n’est pas manquer à l’obéissance que de
manquer à quelques-unes de ses conditions, car nous ne sommes obligés
qu’à la substance des vertus et non pas aux conditions, et encore
que nous obéissions avec répugnance et quasi comme forcés
par l’obligation de notre condition, notre obéissance ne laisse
pas d’être bonne en vertu de notre première résolution;
mais elle est d’une valeur et d’un mérite infiniment grand quand
elle est faite avec les conditions que nous avons dites; car une chose,
pour petite qu’elle soit, étant faite par obéissance est
de fort grande valeur.
L’obéissance est une vertu si excellente que Notre-Seigneur
a voulu conduire 3 tout le cours de sa vie par obéissance, ainsi
qu’il l’a dit tant de fois qu’il n’était pas venu pour faire sa
volonté c; et l’Apôtre dit qu’il s’est fait obéissant
jusques à la mort, et la mort de la croix d, et a voulu joindre
au mérite infini de sa parfaite charité l’infini mérite
d’une parfaite obéissance. La charité cède à
l’obéissance, parce que l’obéissance dépend de la
justice : aussi est-il meilleur de payer ce que l’on doit que de faire
l’aumône; cela veut dire qu’il est mieux de faire l’obéissance
qu’un acte de charité de notre propre mouvement.
La spiritualité de cette Maison doit être une spiritualité
toute généreuse et indépendante de toutes sortes de
tendretés, de goûts et consolations sensibles. Il ne faut
point désirer d’être délivrés de nos difficultés,
répugnances et aversions,
c. Joan., IV, 34, V, 30, VI, 38 ; Heb., X, 9. — d. Philip., II, 8.
3. diriger, régler
car elles ne nous nuisent nullement; au contraire, lorsque on nous
commande une chose à laquelle toute notre nature est répugnante
4 et que nous l’allons faire avec la force de l’amour intellectuel, il
n’y a point de doute que cette action ne soit d’un mérite infiniment
plus grand que si nous l’avions faite sans répugnance et par conséquent
avec moins de mérite. Mais on peut regagner ce qui défaut
5 en faisant cette même action avec une très grande charité;
car nous n’avons pas en cette action présente le mérite de
nous surmonter, d’autant que nous n’y avons point de difficulté,
mais nous l’avons ja eu aux actions précédentes, esquelles
nous nous sommes surmontés. Nous ne pouvons pas moissonner deux
fois.
La quatrième sorte d’obéissance est une certaine souplesse
de notre volonté à suivre la volonté d’autrui; et
c’est une vertu extrêmement aimable qui fait tourner notre esprit
à toutes mains et nous dispose à faire toujours la volonté
de Dieu. Par exemple : si allant en quelque lieu, je trouve une Soeur et
qu’elle me dise que j’aille en un autre lieu, la volonté de Dieu
en moi est que je fasse ce qu’elle veut ; que si j’oppose mon opinion,
la volonté de Dieu en elle est qu’elle me cède, et ainsi
de toutes autres choses qui sont indifférentes. Mais s’il arrivait
que sur cette première opposition toutes deux voulussent céder,
il ne faudrait pas demeurer là sur cette conteste 6, mais regarder
lequel serait le plus raisonnable et meilleur, et puis le faire simplement.
Il faut que cela soit
4. répugne 5. manque, fait défaut — 6. contestation,
dispute
conduit par la discrétion, car il ne serait pas à propos
de quitter une chose qui serait de nécessité pour condescendre
à une chose indifférente. Si je voulais faire une action
de grande mortification et qu’une autre me vînt dire que je ne la
fisse pas, ou que j’en fisse une autre, je remettrais, s’il m’était
possible, mon premier dessein pour faire sa volonté, et puis je
parachèverais mon entreprise. Que si je ne la pouvais omettre, et
que ce qu’elle voudrait de moi ne fût pas nécessaire, je ferais
ce que j’avais premièrement entrepris.
Quand une Soeur nous requiert 7 de faire quelque chose et que par surprise
nous témoignons d’y avoir de la répugnance, il ne faut pas
que la Soeur s’en ombrage ni fasse semblant de le connaître, ou qu’elle
prie de ne le faire pas; d’autant qu’il n’est pas en notre puissance d’empêcher
que notre couleur, nos yeux ou notre contenance ne témoignent le
combat que nous avons au-dedans, encore que, avec la raison, nous veuillions
bien faire la chose; car ce sont des messagers qui viennent sans qu’on
les appelle, et qui, encore qu’on leur dise : Retournez, n’en font rien
pour l’ordinaire. A quel propos donc cette Soeur ne voudra-t-elle pas que
je fasse ce dont elle me prie, pour cela seulement qu’elle reconnaît
que j’y ai de la répugnance? elle doit aimer que je fasse ce profit
pour mon âme. Vous me direz : C’est qu’elle craint de vous avoir
fâchée. Non, c’est l’amour-propre qui ne voudrait pas que
j’eusse seulement une petite pensée que vous êtes importune;
je l’aurai bien pourtant, encore que je ne m’y arrête
7. demande
pas. Si néanmoins aux signes de ma répugnance je joins
des paroles qui témoignent apertement 8 que je n’ai point d’envie
de faire ce dont cette Soeur me prie, elle peut et doit me dire tout doucement
que je ne le fasse pas, quand ce sont personnes de pair à pair 9;
car quant à ceux qui ont autorité, il faut qu’ils tiennent
ferme et fassent plier leurs inférieurs. Or, quand bien une 10 Soeur
m’aurait refusé tout à plat 11 quelque chose ou montré
de la répugnance, je ne dois pourtant point perdre la confiance
de l’employer une autre fois, ni ne me dois point mal édifier de
son imperfection : car à cette heure je la supporte, et tantôt
elle me supportera; maintenant elle a de l’aversion à faire cette
chose, et une autre fois elle la fera volontiers. Si toutefois j’avais
l’expérience que ce fût un esprit qui ne fût pas encore
capable de cette façon de traiter, j’attendrais pour quelque temps,
jusqu’à ce qu’il fût un peu mieux accommodé 12
Nous devons toutes être capables des défauts les unes
des autres, et ne faut en façon quelconque s’en étonner;
car si nous demeurons quelque temps sans tomber en faute, nous serons puis
après un autre temps à ne faire que faillir et ferons plusieurs
grosses imperfections de suite, desquelles il faut faire profit par l’abjection
qui nous en revient. Il faut souffrir avec patience le retardement de 13
notre perfection, et faire toujours ce que nous pouvons pour notre amendement
et de bon coeur.
8. ouvertement — 9. égales — 10. bien qu’une — 11. absolument
— 12. disposé — 13. ce qui retarde
Pour les tentations où il y a danger de pécher, nous
pouvons demander à Dieu qu’il nous en délivre, à l’imitation
de saint Paul c qui, se trouvant affligé de l’aiguillon de la chair,
demanda par trois fois d’en être délivré; et si Notre-Seigneur
ne lui eût répondu, il eût persévéré
en sa demande. Mais quand Notre-Seigneur lui eût dit: Ma grâce
te suffit, car ma vertu se parfait 14 en l’infirmité, il demeura
en paix parmi cette guerre. C’est ainsi que Notre-Seigneur est glorifié
en nos tentations, quand nonobstant leur grand nombre et diversité
nous n’offensons point Dieu; car il faut que sa grâce et vertu soit
bien forte, puisqu’elle nous soutient parmi tant et de si grandes infirmités,
et nous donne la force de nous rendre parfaits. Tant 15 que nous demeurerons
en nos imperfections Dieu n’en sera point glorifié.
Or, le moyen d’acquérir cette souplesse à suivre la volonté
d’autrui est de faire souvent des actes d’indifférence en l’oraison,
et puis les venir mettre en pratique aux occasions; car ce n’est pas assez
de se dépouiller devant Dieu, d’autant que cela se faisant seulement
avec l’imagination, il n’y n pas grande affaire; mais, quand il le faut
faire en effet, et que, venant de nous donner toute à Dieu, nous
trouvons une créature qui nous commande, il y a bien de la différence,
et c’est là où il faut montrer son courage.
Cette douceur de condescendance à la volonté du prochain
est une vertu de grand prix; elle est le symbole de l’oraison d’union.
Comme cette
e. II Cor., XII, 7-9.
14. se perfectionne — 15. pendant, aussi longtemps
oraison n’est autre chose qu’un renoncement de nous-mêmes en
Dieu, quand l’âme dit avec vérité Je n’ai plus de volonté
sinon la vôtre, Seigneur, alors elle est toute unie à Dieu;
de même, quand nous renonçons à notre volonté
pour faire toujours celle du prochain, c’est la vraie union avec le prochain
: et faut faire tout cela pour l’amour de Dieu.
Il arrive souvent qu’une personne petite et faible de corps et d’esprit,
qui ne s’exercera qu’à des choses petites, les fera avec une si
grande charité qu’elles surpasseront beaucoup en mérite des
actions grandes et relevées; car pour l’ordinaire, les actions relevées
se font avec moins de charité à cause de l’attention et de
diverses considérations qui se font autour d’elles. Si néanmoins
une grande oeuvre est faite avec autant de charité que la petite,
sans doute celui qui la fait a beaucoup plus de mérite et de récompense.
Enfin, la charité donne le prix et la valeur à toutes nos
oeuvres, de manière que tout le bien que nous faisons il le faut
faire pour l’amour de Dieu, et le mal que nous éviterons il le faut
éviter pour l’amour de Dieu. Les actions bonnes que nous faisons
qui ne nous sont pas particulièrement commandées et qui ne
peuvent tirer leur mérite de l’obéissance, il le leur faut
donner par la charité, encore que toutes nous les pouvons faire
par obéissance, parce que Dieu a commandé toutes les vertus.
Bref, il faut avoir bon courage et ne dépendre que-de Dieu ; c’est
le caractère des Filles de la Visitation de regarder en toutes choses
la volonté de Dieu et la suivre, Dites-vous que quelquefois, au
silence, il vous vient envie de dire un Ave maris Stella ou un Veni creator,
ou bien quelque autre chose en faisant votre ouvrage. — Il n’y a point
de difficulté que vous ne le puissiez dire et qu’il ne soit bon,
comme par forme de prière; et c’est une bonne petite oeuvre en laquelle
vous avez du mérite, comme de baiser une image ou quelque autre
chose semblable. Or, il faut bien prendre garde que ceci se fasse sans
préjudice d’un plus grand bien. Par exemple : si vous aviez dévotion,
vous trouvant devant le très Saint Sacrement, de dire trois Pater
à l’honneur de la Sainte Trinité, et que l’on vous vint appeler
pour aller faire quelque autre chose, il faudrait se lever promptement
et aller faire cette action à l’honneur de la Sainte Trinité,
au lieu de dire vos trois Pater. Ces choses sont quelquefois utiles à
certains esprits, d’autres n’en ont pas besoin. Il y n de toutes herbes
dans un jardin, et si bien il s’y en trouve une plus excellente que toutes
les autres, ce n’est pas à dire qu’il ne faille mettre que celle-là
dans le pot.
C’en est de même des pratiques de vertu, oraisons jaculatoires
ou génuflexions, car il ne faudrait pas se préfiger 16 d’en
faire un tant par jour ou durant un tel temps, sans le dire à la
Supérieure, bien qu’il faille être fort fidèle à
en faire. Si vous pensez que ce soit le Saint-Esprit qui vous inspire de
les faire, comme aussi des prières, il vous saura bon gré
que vous demandiez congé, voire même que vous ne les fassiez
point si l’on ne le vous permet pas, d’autant que rien ne lui est tant
16. se fixer d’avance
agréable que l’obéissance religieuse. Vous ne pouvez
donc pas promettre à personne de dire tant de Pater pour eux. Si
l’on vous prie de le faire, il faut répondre que vous demanderez
congé; mais si l’on se recommande simplement à vos prières,
vous pouvez répondre que vous le ferez de bon coeur, et en même
temps élever votre esprit en Dieu pour cette personne-là.
Tout de même en est-il de la très sainte Communion, car vous
ne pouvez point communier pour personne sans congé. Cela ne s’entend
pas qu’étant prêtes de recevoir Notre-Seigneur, s’il vous
vient en mémoire les nécessités communes du peuple,
vous ne puissiez les représenter 17 à Dieu, le suppliant
d’en avoir compassion; et tant s’en faut que vous fassiez mal en le faisant,
qu’au contraire votre oraison sera plus agréable à Dieu plus
elle sera 18 générale. Mais si vous voulez communier particulièrement
pour quelque chose, il faut demander congé, si ce n’est pour vos
nécessités particulières, comme pour obtenir force
contre quelque tentation, ou bien pour demander quelque vertu à
Notre-Seigneur.
17. présenter — 18. qu’elle sera plus
DOUZIÈME ENTRETIEN
DE [LA VERTU] D’OBÉISSANCE
Je commencerai l’Entretien parce que, dès au soir 1, des questions
me furent faites, dont il y en avait deux qui se rapportaient à
une même chose, qui était en quoi consiste la paix et tranquillité
du coeur et les moyens de la pouvoir acquérir; et de celle-ci je
ne parlerai point pour aujourd’hui. L’autre fut, s’il est loisible aux
Soeurs, quand la Supérieure ou la Directrice les a mortifiées,
de l’aller dire aux autres; la troisième demandait que je dise quel
est l’exercice propre pour faire mourir le propre jugement; la quatrième
désirait que je prIasse du zèle et de la confiance que les
Soeurs doivent avoir de s’avertir en charité les unes les autres.
Notre Mère dit après qu’elle désirait que je parlasse
de l’obéissance; et parce que son âge et sa maternité
doivent avoir quelque préférence, je me suis résolu
2 de commencer mon discours par la question de l’obéissance.
Et dis qu’il y a trois sortes d’obéissance pieuse, car des autres
je n’en veux pas parler : dont la première est générale
entre tous les chrétiens, qui est l’obéissance rendue à
Dieu et à la sainte Eglise en l’observance de leurs commandements.
La seconde est l’obéissance religieuse, qui est déjà
d’un grand prix au-dessus de l’autre, parce qu’elle
1. dès le soir, dès hier au soir — 2. j’ai résolu,
décidé
s’attache non seulement aux commandements de Dieu, ains elle s’assujettit
à l’observance de ses conseils. Mais il y a une troisième
obéissance, qui est celle de laquelle je veux parler, qui se nomme
amoureuse; et celle-ci est la plus parfaite et celle dont Notre-Seigneur
nous n montré l’exemple tout le temps de sa vie. Il y a des exemples
de l’obéissance en la Sainte Ecriture infiniment et qui sont admirables;
mais vous les entendrez mieux si je vous dis les propriétés
et conditions de cette obéissance.
Les saints Pères lui en ont donné plusieurs, mais entre
toutes j’en choisirai trois, dont la première est une obéissance
qu’ils nomment aveugle, la seconde est prompte et la troisième persévérante.
L’obéissance aveugle a trois conditions : la première est
qu’elle ne regarde jamais au visage des Supérieurs, ains seulement
à leur autorité; la seconde, qu’elle ne s’informe point des
raisons ni des motifs que les Supérieurs ont de commander telle
ou telle chose, il lui suffit de savoir qu’on lui commande; la troisième
est qu’elle ne s’enquiert point des moyens qu’il faut qu’elle tienne pour
faire ce qui est commandé, s’assurant que Dieu, par l’inspiration
duquel on lui a fait le commandement, lui baillera bien le pouvoir de l’accomplir,
et se met ainsi en besogne; au lieu de s’enquérir comme elle fera,
si, elle se met à faire.
Revenons donc à la première condition de cette obéissance
amoureuse qui est entée sur l’obéissance religieuse. C’est
une obéissance aveugle qui se met amoureusement à faire tout
ce qui lui est commandé, tout simplement, sans regarder jamais si
le commandement est bien ou mal fait, pourvu que celui qui commande ait
le pouvoir de commander, et que le commandement serve à la conjonction
3 de notre esprit avec Dieu; car hors de là, jamais le vrai obéissant
ne fait aucune chose. Plusieurs se sont grandement trompés sur cette
condition de l’obéissance, lesquels ont cru qu’elle consistait à
faire à tort et à travers tout ce qui pouvait être
commandé, fût-il même contre les commandements de Dieu
et de la sainte Eglise; en quoi ils ont grandement erré, s’imaginant
une folie en cet aveuglement qui n’y est nullement; car tout ce qui est
contre les commandements de Dieu, comme les Supérieurs n’ont point
de pouvoir de faire jamais aucun commandement sur cela, les inférieurs
n’ont de même jamais aucune obligation d’obéir, ains s’ils
obéissaient, ils pécheraient mortellement.
Or, je sais bien que plusieurs ont fait des choses contre les commandements
de Dieu par l’instinct 4 de cette obéissance amoureuse, laquelle
ne veut pas seulement obéir aux commandements de Dieu et des Supérieurs,
mais aussi à leurs conseils et à leurs inclinations. Plusieurs
donc se sont précipités à la mort par une inspiration
particulière de Dieu, qui était tellement forte qu’ils ne
s’en pouvaient nullement dédire 5 car autrement ils eussent indubitablement
péché mortellement. Il est rapporté dans le second
Livre des Machabées a, ce me semble, d’un nommé Rasias, lequel
a. Cap. XIV, 37-46.
3. l’union — 4. le mouvement — 5. pouvaient nullement y résister,
s’y opposer
poussé d’un zèle ardent de la gloire de Dieu, s’alla
exposer aux coups dont il savait ne pouvoir éviter les blessures;
et se sentant blessé à la poitrine, il tira toutes ses entrailles
par cette blessure, puis les jeta en l’air en présence de ses ennemis.
Sainte Apollonie se jeta dans le feu que les impies, -ennemis de Dieu et
du nom chrétien, lui avaient préparé pour la mettre
et la faire mourir. Saint Ambroise rapporte aussi l’histoire de trois filles
qui, pour éviter de perdre leur chasteté, se jetèrent
dans un fleuve où elles furent suffoquées par les eaux :
mais celles-ci d’ailleurs avaient quelque sorte de raison pour ce faire,
qui serait trop longue à déduire. L’on en voit tant d’autres
qui se sont précipités à la mort, comme celui qui
se jeta dans une fournaise ardente; mais tous ces exemples doivent être
admirés et non imités. Vous voyez assez qu’il ne faut jamais
être si aveugles que de penser agréer à Dieu en contrevenant
à ses commandements. L’obéissance amoureuse présuppose
que nous avons l’obéissance aux commandements de Dieu.
L’on dit que cette obéissance est aveugle, parce qu’elle obéit
également à tous les Supérieurs, sans regarder à
leur visage, je veux dire à la personne. Tous les anciens Pères
ont grandement blâmé ceux qui n’estimaient pas les Supérieurs
qui étaient de moindre qualité qu’eux. Ils demandent : Quand
vous obéissiez à l’autre Supérieur, pourquoi le faisiez-vous?
pour l’amour de Dieu ? Nullement; car celui-ci ne tient-il pas la même
place de Dieu parmi vous que l’autre? Sans doute, il est vicaire de Dieu,
et Dieu vous commande par sa bouche et vous fait entendre ses volontés
par ses ordonnances. Vous obéissez aux Supérieurs parce que
vous leur avez de l’inclination. Hélas ! vous ne faites rien de
plus que les mondains; non seulement ils obéissent à ceux
qu’ils aiment, mais ils n’estimeraient leur amour bien satisfait s’ils
ne suivaient encore au plus près qu’ils peuvent leurs inclinations
et affections, ainsi que fait le vrai obéissant, tant à l’endroit
de ses Supérieurs comme de Dieu même. Les païens, tout
méchants qu’ils étaient, nous ont montré des exemples
admirables sur ce sujet, car le diable parlait à eux en diverses
sortes d’idoles : les unes étaient des rats, les autres des chiens,
des lions, des serpents et choses semblables, et ces pauvres gens ajoutaient
foi également à toutes, obéissant à la statue
d’un chien comme d’un homme (car il y en avait aussi), sans aucune différence.
Et pourquoi cela, sinon parce qu’ils regardaient leurs dieux en la diversité
de ces statues. Saint Pierre nous commande d’obéir à nos
Supérieurs, disant: Obéissez, mais je vous dis, obéissez
à vos Supérieurs, encore qu’ils fussent méchants b
. Et de ceci, saint Paul nous en a montré l’exemple, car un jour,
étant mené devant le Pontife, il y eut un de ses valets qui
le frappa impudemment sur la joue; et le grand Apôtre, se voyant
frappé sans raison, par son autorité apostolique lui donna
sa malédiction, disant : Dieu te frappe, paroi blanchie! Mais depuis,
sachant que cet homme qui l’avait frappé avait de l’autorité
et de la supériorité de la part du Pontife, il s’en repentit,
et
b. I Ep, II, 18.
dit pour témoigner son déplaisir : Certes, je ne le savais
pas c car nous autres chrétiens sommes enseignés qu’il faut
honorer tous ceux qui ont quelque supériorité sur nous. Notre-Seigneur,
Notre-Dame et saint Joseph nous ont fort bien enseigné cette façon
d’obéir au voyage qu’ils firent de Nazareth en Bethléem d;
car César ayant fait un édit, que tous ses sujets vinssent
au lieu de leur naissance pour être enrôlés, ils y allèrent
amoureusement pour satisfaire à cette obéissance, bien que
César fût païen et idolâtre : Notre-Seigneur voulant
montrer par là que nous ne devons jamais regarder au visage de ceux
qui commandent, pourvu qu’ils aient le pouvoir de commander.
Il y a dans la Sainte Ecriture des exemples admirables de l’obéissance
aveugle, comme je vous ai dit. Dans l’Evangile, entre tous les autres,
il y en n un très remarquable et qui est bien peu remarqué;
c’est celui du paralytique. Je l’aime, celui-ci, grandement à cause
de l’extrême simplicité avec laquelle il laissa faire de lui
tout ce qu’on voulut.
Je passe maintenant à la seconde propriété de
l’obéissance aveugle : après qu’elle a gagné ce point
de ne pas regarder qui commande, ains se soumettre également à
toutes sortes de Supérieurs, elle passe outre et parvient au second,
qui est d’obéir sans considérer l’intention ni la fin pour
laquelle le commandement est fait, se contentant de savoir qu’il est fait,
sans s’amuser à considérer s’il est bien ou mal fait, si
l’on a raison ou non de
c. Act., XXIII, 2-5. — d. Luc., II, 1-5.
faire tel ou tel commandement. Ce paralytique ayant déjà
été fort longuement malade sans qu’aucun remède lui
eût pu nullement servir, ses amis pensèrent et jugèrent
entre eux que si Notre-Seigneur le voyait, qu’il le pourrait bien guérir.
Ils se résolurent donc de le porter devant lui; et un jour ils furent
avertis qu’il était entré en une maison où on l’avait
invité pour prendre sa réfection ; en somme il était
en festin, mais environné d’une si grande multitude de peuple, à
cause qu’il était déjà renommé par ses miracles,
que chacun y accourait pour le voir ou pour recevoir la santé. Les
amis du paralytique s’avisèrent d’un artifice pour porter ce pauvre
homme devant Notre-Seigneur, le montant dessus le couvert 6 de la maison,
laquelle ils découvrirent, et puis dévallèrent 7 ce
pauvre malade (qui était perclus de tout le corps, enflé
de tous côtés) avec des cordes, au milieu de la chambre, devant
Notre-Seigneur; lequel le guérit incontinente, tant pour la foi
du malade que pour la charité que ces bonnes gens avaient pratiquée
en son endroit. Mais vous ne savez pas encore ce qui me plaît davantage
en cet exemple et qui sert plus à mon propos : c’est l’extrême
simplicité de l’obéissance du paralytique. Voyez-vous, avait-il
pas bien raison de dire : Hélas! que me voulez-vous faire ? me voulez-vous
faire mourir de me monter sur le couvert? ma vie vous ennuie-t-elle? que
vous ai-je fait pour me faire souffrir le martyre que ce me sera d’être
ainsi tracassé ? — Il avait certes bien
e. Marc., II, 3-12; Luc., V, 18-25.
6. transportant sur le toit — 7. descendirent
raison de vouloir considérer le mal qui lui devait réussir8
de cette entreprise que ses amis faisaient. Rien de tout cela; il n’est
point marqué en l’Evangile qu’il dît une seule parole, ains
laissa faire de lui tout ce que l’on voulut en cette occasion, bien que
cette obéissance lui dût coûter la vie.
L’histoire d’Abraham est fort célèbre. Dieu lui dit :
Abraham, sors de ta terre et de ta parenté, c’est-à-dire,
sors de ta ville, et t’en va au lieu que je te montrerai f. Le pauvre Abraham
va sans répliquer. Hé! Seigneur, ne pouvait-il pas bien dire,
vous me dites que je sorte de la ville, mais dites-moi donc, s’il vous
plaît, de quel côté je sortirai, car il y a diverses
portes et conduisant en divers lieux. Il ne dit pas un mot, ains s’en alla
où l’Esprit le portait, sans regarder en point de façon Vais-je
bien ou mal ? pourquoi, à quelle intention Dieu m’a-t-il fait ce
commandement si courte-ment qu’il ne m’a pas seulement marqué le
chemin par lequel il veut que je marche ?— Oh certes, le vrai obéissant
ne fait point tous ces discours, il se met seulement en besogne sans s’enquérir
d’autre chose que d’obéir.
Notre-Seigneur nous voulut montrer combien cette sorte d’obéissance
lui était agréable, lorsqu’il s’apparut 9 à saint
Paul pour le convertir; car l’ayant appelé par son nom, il le fit
choir par terre et l’aveugla. Voyez-vous, pour le rendre son disciple il
le fit tomber, pour l’humilier et l’assujettir à lui; puis soudain
il l’aveugla, et, étant aveugle, il lui commanda de s’en aller en
la ville
f. Gen., XII, 1
8. résulter — 9. apparut
trouver Ananias, et qu’il fit tout ce qu’il lui commanderait 9. Mais
pourquoi Notre-Seigneur ne lui dit-il pas lui-même ce qu’il devait
faire, sans le renvoyer plus loin, lui qui avait bien daigné lui
parler pour le convertir? Saint Paul fit tout ainsi 10 qu’il lui fut commandé.
Il n’eût rien coûté à Notre-Seigneur de lui dire
lui-même ce qu’il lui fit dire par Ananias, mais il voulut que nous
connussions par cet exemple combien il aime l’obéissance aveugle,
puisqu’il semble qu’il n’aveugla saint Paul sinon 11 pour le rendre vrai
obéissant.
L’aveugle-né étant devant Notre-Seigneur ne demanda point
sa guérison, mais Notre-Seigneur lui demanda s’il voulait être
guéri et recouvrer la vue : Hé! de grâce, je le veux,
s’il vous plaît. Notre-Seigneur, sur sa réponse, prit de la
boue et lui en mit dessus les yeux, lui commandant de s’aller laver en
la fontaine de Siloé h. Ce pauvre aveugle ne pouvait-il pas bien
s’étonner du moyen que Notre-Seigneur tenait pour le guérir,
et lui -dire: Hélas! que me faites-vous? si je n’étais pas
aveugle, cela serait capable de me faire perdre la vue. Vous me dites que
je m’aille laver en un tel lieu : menez-moi donc, car vous voyez bien que
si l’on ne me conduit je n’y saurais aller. Il obéit certes tout
simplement, il ne considéra rien de tout ceci, ains s’en alla sans
faire attention qu’il ne fût pas en son pouvoir. Car le vrai obéissant
croit tout simplement de pouvoir faire tout ce qu’on lui peut commander,
parce qu’il tient que tous les commandements viennent de Dieu ou lui
g. Act., IX, 4-8. — h. Joan., IX, 6, 7.
10. ainsi — 11. que
sont faits par son inspiration, et ne peuvent être impossibles
à raison de la puissance de Celui qui commande.
Naaman le Syrien i, ladre, s’en alla trouver Elisée pour être
guéri, parce que tous les remèdes dont il avait usé
pour recouvrer la santé ne lui avaient de rien servi. Sachant donc
qu’Elisée faisait de grandes merveilles, il s’en alla à lui,
et étant parvenu où il était, il lui envoya un de
ses gens pour le prier de le vouloir venir guérir. Sur quoi Elisée
ne sortit pas même de sa chambre, ains lui manda dire par son serviteur
ou disciple Giési qu’il eût à s’aller laver au fleuve
du Jourdain par sept fois, et qu’il serait guéri. Lors Naaman se
dépita et dit: N’y a-t-il pas des eaux en notre pays qui sont aussi
bonnes que celles du fleuve Jourdain? et n’en voulait rien faire. Mais
ses valets lui remontrèrent 10 qu’il devait faire ce qui lui était
enjoint par le prophète, puisque c’était une chose si facile
: Vous auriez quelque raison, lui disaient-ils, de refuser d’obéir
s’il vous eût commandé quelque chose bien difficile. Il se
laissa gagner à ces paroles, et s’étant baigné par
sept fois, ainsi qu’il lui était commandé, il fut guéri.
La troisième propriété de l’obéissance
aveugle est qu’elle ne considère point et ne s’enquiert point tant
par quel moyen et quelle voie elle doit tenir pour bien obéir. Elle
sait que le chemin par lequel elle doit aller à Dieu est la Règle
de la Religion et les commandements des Supérieurs; elle enfile
11 ce chemin en simplicité de coeur, sans tant
i. IV Reg., V, 9-14.
10. firent remarquer — 11. s’engage dans
pointiller 12 si ce serait mieux de faire ainsi ou ainsi pour bien
obéir : pourvu qu’elle obéisse, il lui suffit, parce qu’elle
sait bien que cela suffit pour être agréable à Dieu
pour lequel elle obéit purement et pour son amour.
Cette obéissance amoureuse a une seconde condition, comme j’ai
dit, qui est qu’elle est prompte. Or, la promptitude de l’obéissance
a toujours été recommandée aux Religieux comme une
pièce très nécessaire pour bien obéir et observer
parfaitement ce qu’ils ont voué à Dieu. Ce fut la marque
que print 13 Eliezer l pour connaître la fille que Dieu avait destinée
pour être l’épouse du fils de son maître. Il dit donc
ainsi en soi-même : Celle àqui je demanderai à boire,
qui me dira : J’en donnerai non seulement à vous, mais je puiserai
encore de l’eau pour vos chameaux, ce sera celle-là que je connaîtrai
être digne épouse du fils de mon maître. Et allant pensant
à cela, il voit de loin la belle damoiselle Rébecca, laquelle
était bergère et fut par après princesse; mais dans
ce temps-là, les princesses et princes faisaient tous quelque chose.
Eliézer, la voyant si belle et si gracieuse auprès du puits
où elle tirait de l’eau pour abreuver ses brebis, lui fit sa demande,
et la damoiselle répondit selon son dessein : Oui dà, dit-elle,
et non seulement à vous, mais encore à vos chameaux. — Remarquez,
je vous prie, combien elle fut prompte et gracieuse ; elle n’épargnait
point sa peine, elle en était bien libérale, car il ne fallait
pas peu d’eau pour abreuver tant de chameaux
1. Gen., XXIV, 14-20.
12. examiner pointilleusement — 13. prit
comme Eliezer en menait. Oh certes, les obéissances qui se font
mal gracieusement ne sont point agréables. Il y en a qui obéissent,
mais c’est avec tant de langueur et une si mauvaise mine qu’ils diminuent
de beaucoup le mérite de cette obéissance. La charité
et l’obéissance ont une telle union ensemble qu’elles ne se peuvent
séparer l’amour nous fait obéir promptement et gracieusement,
car pour difficile que soit la chose commandée, celui qui a l’obéissance
amoureuse l’entreprend amoureusement; parce que l’obéissance étant
une des principales parties de l’humilité qui aime souverainement
la soumission, l’obéissant aime par conséquent souverainement
le commandement, et dès qu’il l’aperçoit de loin, quelle
mine qu’il puisse avoir, soit qu’il soit selon son goût ou non, il
l’embrasse et le caresse tendrement, et le chérit uniquement.
Il y a dans la Vie de saint Pacôme un exemple de cette promptitude
à l’obéissance que je m’en vais vous dire. Entre les Religieux
de saint Pacôme il y en avait un nommé Jonas, homme de grande
vertu et sainteté, lequel avait la charge du jardin, où il
y avait un figuier qui portait de fort belles figues. Or ce figuier servait
de tentation aux jeunes Religieux; toutes les fois qu’ils passaient autour,
ils regardaient toujours un peu ce figuier. Saint Pacôme se promenant
un jour par le jardin, leva les yeux contre ce figuier et vit le diable
au-dessus de l’arbre, qui regardait du haut les figues d’en bas, comme
les Religieux les regardaient de bas en haut. Le grand Saint appela soudain
Jonas et lui commanda que dès le lendemain il ne manquât de
couper le figuier, à cause qu’il voulait dresser ses Religieux à
la mortification des sens avec autant de soin comme à la mortification
intérieure des passions et inclinations. A quoi le pauvre Jonas
répliqua: Hé, mon Père, encore faut-il supporter un
peu ces jeunes gens; que voulez-vous, mon Père, ce sont de bons
enfants, il les faut bien récréer en quelque chose; ce n’est
pas pour moi que je le veux conserver. Ce qu’il disait fort véritablement,
car on remarqua que de soixante-et-quinze ans qu’il vécut en la
Religion et qu’il fut jardinier, il n’avait jamais tâté d’aucun
fruit, mais il en était libéral à l’endroit des Frères.
Saint Pacôme lui dit fort doucement : Bien, mon Frère, vous
n’avez pas voulu obéir simplement ni promptement; mais voulez-vous
gager que l’arbre sera plus obéissant? Ce qui arriva; d’autant que
le lendemain, on trouva l’arbre tout sec, et ne porta jamais figues depuis
ce temps-là.
Notre-Seigneur tout le temps de sa vie a donné des exemples
continuels de cette promptitude à l’obéissance, car il ne
se peut rien voir de si souple ni de si prompt qu’il était à
la volonté d’un chacun. Il faut donc être prompt pour obéir;
car il ne suffit pas au coeur amoureux de faire ce qu’on lui commande ou
qu’on lui témoigne de désirer, s’il ne le fait promptement;
il ne peut voir l’heure assez tôt venue que cela soit fait, afin
qu’on lui commande derechef quelque autre chose. David ne fit qu’un simple
souhait de boire de l’eau de la citerne de Bethléem, que soudain
partirent trois chevaliers qui, à tête baissée, traversèrent
l’armée des ennemis et lui en allèrent quérir m Ils
furent grandement prompts à suivre le désir du roi; ainsi
voit-on que tant de grands Saints ont fait pour suivre les inclinations
et les désirs qu’il leur semblait que le Roi des rois, Notre-Seigneur,
avait. Quel commandement, je vous supplie, n fait Notre-Seigneur, qui obligeât
sainte Catherine de Sienne à boire ou lécher avec la langue
la pourriture qui sortait de la plaie de cette pauvre femme qu’elle pansait?
et saint Louis, roi de France, de manger avec les ladres le reste de leur
potage pour leur donner courage de manger? Certes, ils n’étaient
nullement obligés à cela; mais sachant que Notre-Seigneur
aimait et avait témoigné d’avoir de l’inclination à
l’amour de la propre abjection, pensant lui faire un peu de plaisir de
suivre son inclination, ils faisaient ces choses, quoique très répugnantes
à leurs sens, avec un grand amour. Nous sommes obligés de
secourir nos prochains lorsqu’ils ont des extrêmes nécessités,
mais non pas davantage; néanmoins, parce que l’aumône est
un conseil de Notre-Seigneur, plusieurs font volontiers l’aumône
autant que leurs moyens le leur permettent. Dessus cette obéissance
aux conseils est entée cette obéissance amoureuse, qui nous
fait passerjusqu’à suivre, même ric à ric, les désirs
et les intentions de Dieu et de nos Supérieurs. Mais il faut que
je dise une tromperie en laquelle pourraient tomber ceux qui voudraient
entreprendre la pratique de cette vertu si exactement, qu’ils fussent toujours
en halte 14 pour
m. II Reg., XXIII, 15, 16.
14. en haleine
vouloir connaître les désirs et inclinations de leurs
Supérieurs ou de Dieu même; car ils perdraient le temps. Tandis
que je m’enquerrais quel est le désir de Dieu, je ne m’occuperais
pas à me tenir en repos et tranquillité auprès de
lui, qui est le désir qu’il a maintenant, puisqu’il ne m’en signifie
point d’autre. Celui qui, pour suivre l’inclination que Notre-Seigneur
a témoigné d’avoir que l’on secourût les pauvres, voudrait
aller de ville en ville pour les chercher, qui ne sait que tandis qu’il
sera en l’une il ne servira pas ceux qui sont en l’autre? Il faut aller
en cette besogne en simplicité de coeur; faire l’aumône quand
j’en rencontre l’occasion, sans m’aller amusant par les rues, de maison
en maison, pour voir s’il n’y en a point quelqu’un que je ne sache pas.
De même quand je m’aperçois que la Supérieure désire
quelque chose de moi, il faut que je me rende prompte, sans aller épluchant
15 si je pourrais connaître qu’elle ait 16 quelque inclination que
je fasse autre chose; car cela ôterait la paix et tranquillité
du coeur, qui est le principal fruit de l’obéissance amoureuse.
La troisième condition est la persévérance. Or
celle-ci Notre-Seigneur nous l’a enseignée fort particulièrement
; saint Paul le déclare en ces termes : Il a été fait
obéissant jusques à la mort, dit-il, et à la mort
de la croix n. En ces paroles jusques à la mort, est présupposé
qu’il a été obéissant tout le temps de sa vie, voire
dès qu’il était ès entrailles de Notre-Dame, ainsi
que nous avons
n. Philip., II, 8.
15. examiner minutieusement — 16. peut-être
dit, quand il alla ou qu’il fut porté par sa Mère de
Nazareth en Bethléem. Il semble qu’il fut même plus obéissant
à sa mort que non pas au commencement de sa vie, car étant
sur le giron de sa glorieuse Mère, il remuait bien les bras et les
jambes pour s’essayer de vouloir marcher; mais en sa mort il ne remue ni
bras ni jambes, ains meurt immobile par obéissance. Durant tout
le cours de sa vie on ne voit autre chose que des traits d’obéissance
rendue tant à ses parents qu’à plusieurs autres, voire très
impies; ainsi qu’il commença par cette vertu, de même acheva-t-il
le cours de sa vie mortelle.
Le bon Religieux Jonas, duquel j’ai déjà parlé,
nous fournit deux exemples sur ce sujet de la persévérance.
Bien qu’il manquât à cette obéissance que saint Pacôme
lui donnait, c’était néanmoins un Religieux de grande perfection
et auquel il semble que saint Pacôme ne devait pas refuser la conservation
du figuier, à cause de la persévérance qu’il avait
eue dès qu’il entra jusques alors, et jusqu’à la mort à
faire le jardin : car il ne changea jamais de charge durant soixante-et-quinze
ans qu’il vécut au monastère. L’autre fut qu’il ne fit jamais
autre besogne que des nattes de joncs entrelacés avec des feuilles
de palmier; si qu’il mourut en ce faisant, et l’on le trouva mort tout
en un monceau, ses nattes sur ses genoux. Il s’était tellement duit
17 à cette sorte de besogne qu’il faisait l’oraison mentale en les
faisant, sans nulle difficulté. C’est une grande vertu de persévérer
ainsi longuement en un même exercice. De faire à
17. habitué
joyeusement une chose que l’on commande pour une fois, tant que l’on
voudra, cela ne coûte rien mais quand on vous dit : Vous ferez toujours
cela et tout le temps de votre vie, c’est là où il y va du
bon et où gît la difficulté.
Voilà donc ce que j’avais à vous dire, sinon encore ce
mot, qui est que l’obéissance est d’un si grand prix qu’elle est
compagne de la charité ces deux vertus sont celles qui donnent le
prix et la valeur à toutes les autres, de sorte que sans elles,
toutes les autres ne sont rien. Si vous n’avez ces deux vertus, vous n’en
avez point; si vous les avez, vous avez toutes les autres quant et quant.
Laissant à part l’obéissance générale ès
commandements de Dieu, et parlant de l’obéissance religieuse, si
le Religieux n’obéit, il ne saurait avoir aucune vertu, parce que
c’est l’obéissance qui le rend principalement Religieux; c’est la
vertu propre et particulière de la Religion. Ayez le désir
du martyre même, pour l’amour de Dieu, cela n’est rien si vous n’avez
l’obéissance, ainsi qu’il arriva à un Religieux de saint
Pacôme. Je me plais grandement à raconter quelque chose de
cet auteur, parce que c’était un très grand Saint, Père
des Religieux. Il rapporte, ou celui qui écrit sa Vie, qu’il vint
un jour parmi eux un jeune homme pour être reçu en leur compagnie.
Le Saint l’ayant admis, il persévéra tout le temps de son
année de probation avec une humilité et soumission exemplaires.
C’est certes partout que les Novices font des merveilles en l’année
de leur noviciat, et l’on les remarque partout pour être fort mortifiés;
ils tiennent les yeux si bas! Mais, pour retourner à notre propos,
ce Religieux, après sa probation, vint un jour trouver le grand
saint Pacôme et lui dit, transporté de grande ferveur O mon
Père, j’ai un désir pour lequel je vous supplie très
humblement de vouloir bien prier Dieu qu’il l’accomplisse. — Bien, mon
fils, dit le bon Père, il me le faut dire ce désir. — Mon
Père, répliqua le Religieux, il faut, s’il vous plaît,
que vous me promettiez de prier et faire bien prier les Frères pour
cela. — Enfin le bon Père lui demanda tant quel désir c’était,
qu’il lui dit que c’était le désir du martyre, qu’il ne serait
jamais content que cela n’arrivât. Le bon Père tâcha
fort de modérer son ardeur; mais plus il en disait, et plus l’autre
s’échauffait en sa poursuite. Saint Pacôme lui disait: Mon
fils, mieux vaut vivre en obéissance et mourir tous les jours en
vivant, par une continuelle mortification de soi-même et de ses passions,
que non pas de martyriser votre imagination. Assez meurt martyr qui bien
se mortifie; c’est, d’aventure 18, un plus grand martyre de persévérer
toute sa vie en obéissance, que non pas de mourir tout d’un coup
par un glaive. Vivez en paix, mon fils, et tranquillisez votre esprit,
le divertissant de ce désir. — Mais l’autre, qui assurait que son
désir procédait du Saint-Esprit, ne rabattait rien de son
ardeur, incitant 19 toujours le Père qu’il fit prier, pour que son
désir fût accompli. Cela fait, le Père se retira. Mais
de là à quelque temps, on eut nouvelles propres à
sa consolation, car certains Sarrasins, voleurs, vinrent en une montagne
proche de la Religion. Sur quoi saint
18. sans doute — 19. pressant
Pacôme l’appela à soi et lui dit : Or sus, mon fils, l’heure
est venue que vous avez tant désirée; allez à la bonne
heure couper du bois à la montagne. Le Religieux, tout éperdu
de joie, s’en va chantant et psalmodiant des hymnes à la louange
de Dieu et en action de grâces de quoi il avait bien daigné
lui faire l’honneur de mourir pour son amour. Enfin il ne pensait rien
moins que de faire ce qu’il fit. Voici que ces voleurs, l’ayant aperçu.
vinrent droit à lui et commencèrent à l’empoigner.
Pour un peu, il fut fort vaillant : Mais moi je ne demande autre chose
que de mourir pour mon Dieu; et semblables choses. Ces Sarrasins le conduisirent
où était leur idole pour la lui faire adorer, et quand ils
virent qu’il refusait ardemment de faire cette injure à Dieu, ils
commencèrent à se mettre en devoir de le tuer. Hélas!
ce pauvre Religieux, si vaillant en imagination, se voyant l’épée
à la gorge : Hélas! de grâce, dit-il, ne me tuez pas;
je ferai ce que vous voudrez; ayez pitié de moi I je suis encore
jeune, ce serait dommage de borner le cours de mes jours. — Enfin il adora
leur idole, et cela fait, ces voleurs se moquant de lui le battirent très
bien, et puis le laissèrent revenir en son monastère, où
étant arrivé plus mort que vif, ce semblait à sa couleur
toute pâle et transie, le Père saint Pacôme, qui lui
était allé au devant. lui dit : — Eh bien, mon fils, comme
va? Qu’y a-t-il que vous êtes si défait? — Lors le pauvre
Religieux, tout honteux et confus parce qu’il avait de l’orgueil, ne pouvant
supporter de se voir avoir fait si grande faute, se jeta en terre et confessa
sa faute; à quoi le Père remédia promptement, faisant
prier les Frères pour lui et lui faisant demander pardon à
Dieu; il le remit en bon état, et puis lui donna de bons avertissements
: Mon fils, souviens-toi que mieux vaut avoir de petits désirs de
vivre selon la Communauté, et ne vouloir que la fidélité
à l’observance des Règles, sans entreprendre ni désirer
autre chose que ce qui y est compris, que non pas d’en avoir de grands,
de faire des merveilles imaginaires, qui ne sont bons qu’à enfler
nos coeurs d’orgueil et nous faire mésestimer les autres, pensant
bien être quelque chose de plus qu’eux. Oh qu’il fait bon, mon enfant,
vivre à l’abri de la sainte obéissance, plutôt que
de se retirer d’entre ses bras pour chercher ce qui semble plus parfait!
Si tu te fusses bien mortifié en vivant, lorsque tu ne voulais rien
moins que la mort, tu ne fusses pas tombé ainsi que tu as fait;
mais bon courage, mon fils, souviens-toi de vivre désormais en soumission,
et t’assure que Dieu t’a pardonné. — Il obéit au conseil
du Saint et vécut avec beaucoup d’humilité tout le temps
de sa vie.
L’obéissance n’est point de moindre mérite que la charité;
car donnez un verre d’eau par charité à un pauvre, cela vaut
le Ciel, Notre-Seigneur même l’a dit o ; faites-en autant par obéissance,
vous gagnez tout autant. La moindre petite chose faite par obéissance
est très agréable à Dieu; mangez par obéissance,
votre manger 20 est de plus grand mérite que les jeûnes des
anachorètes s’ils sont faits sans obéissance; reposez-vous
par obéissance,
o. Matt., X, 42; Marc., IX, 40.
20. action de manger
votre repos est plus méritoire et plus agréable à
Dieu que non pas de travailler.
O Dieu, combien d’exemples y a-t-il, ès Vies des saints Pères,
de la pratique exacte de l’obéissance ès choses indifférentes!
Comme ce Religieux à qui saint François dit qu’il ne fallait
pas planter les choux la racine demeurant au-dessous, ains au-dessus; ce
que le bon Religieux fit tout promptement, et le chou crût aussi
beau que ceux qui étaient bien plantés, tant Notre-Seigneur
favorise l’obéissance. Certes, en ces choses de peu de conséquence,
ce serait une très grande imperfection de témoigner de la
résistance à les faire, quand elles nous sont commandées;
car elles sont uniquement propres pour nous tenir en humilité. L’obéissance,
comme j’ai dit, étant une pièce principale de l’humilité,
aime infiniment les commandements des choses les plus abjectes; bien que
rien ne soit estimé peu ni de peu d’importance par le vrai obéissant,
à cause qu’il regarde le tout comme des moyens propres pour s’unir
à Dieu et à Notre-Seigneur qui n tant aimé l’obéissance,
comme dit saint Bernard, qu’il n mieux aimé mourir que de manquer
d’obéir.
Mais, me direz-vous, qu’est-ce qui m’arrivera de pratiquer si exactement
cette obéissance amoureuse, avec ses trois conditions, qui sont
de faire l’obéissance comme un aveugle, sans regarder à la
personne qui commande, ni à la fin et au motif que l’on a de commander,
pourvu que celui qui le fait en ait le pouvoir: ni moins s’enquérir
trop des moyens qu’il faut tenir pour faire ce qui est commandé,
ains se mettre en besogne, muni de la
confiance que Dieu, qui nous a fait ou fait faire le commandement,
nous donnera bien le pouvoir de l’accomplir. Puis, obéir promptement,
qui est la seconde condition; et enfin, obéir persévéramment,
non pour un temps, ains pour tout le temps de notre vie. Qu’est-ce qui
adviendra à celui-ci qui sera si heureux que de faire comme je viens
de dire? Il jouira de la paix et tranquillité continuelle de l’âme,
parce qu’il n’aura à rendre aucun compte de ses actions, puisqu’elles
ont été toutes faites par obéissance, tant des Règles
comme des Supérieurs. Car, pour dire un mot des Règles, le
vrai obéissant les aime, les honore et les estime uniquement, comme
le vrai chemin par lequel il doit s’acheminer à l’union de son esprit
avec Dieu; et partant, il ne se retire jamais de cette voie ni de l’obéissance,
tant des choses qui sont dites par forme de direction ou de conseil, comme
de celles qui sont commandées. Le vrai obéissant rendra compte
de quelques pensées, mais d’actions faites par obéissance,
jamais. Il vivra doucement et paisiblement, comme un enfant qui est entre
les bras de sa chère mère, lequel ne se met point en souci
de ce qui lui pourra survenir; que la mère le porte sur le bras
gauche ou sur le droit, il ne s’en soucie pas. De même le vrai obéissant,
qu’on lui commande ceci ou cela, il ne s’en met point en peine; pourvu
qu’on lui commande et qu’il soit toujours entre les bras de l’obéissance,
je veux dire en l’exercice de l’obéissance, il est content. Et à
ces obéissants, je leur puis bien assurer, de la part de Dieu, le
Paradis tant pour la vie éternelle comme aussi durant le cours de
leur vie mortelle.
Mais j’ai assez dit; demandez aussi quelque chose. S’il vous est venu
quelque difficulté sur ce sujet, proposez-les maintenant.
Vous dites si tout ce que les Supérieurs vous disent qu’il faut
que vous fassiez, si vous êtes obligée 21 peine de confession
de le faire; comme quand vous rendez compte, s’il faut que vous teniez
pour commandement tout ce que la Supérieure vous dit, propre 22
à votre avancement? — O non, ma chère fille; car de faire
des fautes ou par oubli ou autrement quelquefois, en ce qui nous est commandé,
il y a peu ou point de péché, sinon que la chose qui est
commandée fût de très grande importance ; car en ce
cas nous serions obligés d’appliquer fortement notre mémoire
pour nous en ressouvenir, comme aussi si c’était quelque chose qui
regardât le bon ordre de la Maison; d’autant qu’en ce cas-là,
encore que ce qui est commandé soit fort léger, comme par
exemple, d’éteindre tous les soirs In chandelle, c’est sans doute
qu’une fille qui ne voudrait pas s’assujettir à cette obéissance,
offenserait Dieu. Pour y manquer quelquefois par oubli, il n’y a point
de mal ; d’en faire coutume, soit par négligence ou autrement, c’est
cela qui fait le péché. Je dis bien plus : je suis obligé
de dire mon Office tous les jours sur peine de péché mortel;
il arrive qu’au temps que j’ai accoutumé de dire Complies, je suis
détourné pour quelque affaire et je viens à m’oublier
23 de les dire ; le lendemain seulement je me ressouviens que je ne les
avais pas dites. Je n’ai point péché néanmoins et
ne m’en confesse pas, parce que la chose n’était
21. sous — 22. de convenable — 23. oublier
pas de si grande importance que je fusse obligé d’aller toujours
pensant que je n’avais pas dit Complies et qu’il me les fallait dire.
Les commandements de Dieu et de la sainte Eglise ne sont pas si rigoureux
comme l’on pense; ils ne gênent pas tant les esprits comme l’on croit.
La loi de Dieu est une loi toute d’amour et toute douce, ainsi l’assure
David p ; les distractions involontaires ne rendent pas nos oraisons ni
nos Offices moins agréables à Dieu, et c’en est de même
de ce que vous dites du dormir; car tout ainsi que nous ne sommes nullement
obligés de redire nos Offices parce que nous avons été
distraits en les disant, nous n’avons d’obligation non plus à les
redire quand nous y avons un peu dormi, pourvu que ce ne soit pas durant
une notable partie de l’Office, et que vous ayez eu tout le soin que vous
avez pu pour vous tenir réveillée : car si vous êtes
négligente à cela, il y pourrait bien avoir matière
de confession. J’ai commencé mon Office bien réveillé
et avec intention de le bien dire selon mon devoir; parmi l’Office, il
me vient un peu d’assoupissement, je dis néanmoins le verset que
bien que mal 24 et cela durant le temps d’un ou deux Psalmes 25: que voudriez-vous
faire à cela? Il ne s’en faut pas confesser pourtant, car vous ne
sauriez quel remède y faire, non plus que d’éviter les distractions
qui vous y surviennent.
Vous me dites maintenant que parce que vous avez un peu d’aversion
à ce point des Règles d’avertir les Soeurs en charité,
sous le prétexte que ce
p. Ps. CXVIII, 97, 103.
24. tant bien que mal — 25. Psaumes
n’est pas chose d’importance, vous ne vous assujettissez pas à
le bien observer.—A cela je réponds, ma chère fille, que
si bien vous n’y êtes peut-être pas grandement obligée
sur peine de péché, néanmoins, l’amour que vous devez
porter à vos Règles vous y oblige. Certes, l’amour des Règles
est de très grande importance, et partant il faut que chaque Soeur
les embrasse cent fois le jour par grande tendreté de dilection;
et ce qui est dans nos Règles à quoi nos coeurs répugnent
et ont de l’aversion d’observer, c’est à quoi nous devons être
plus fidèles, pour témoigner notre amour à Notre-Seigneur.
Je dis de même de ceci comme des aversions que nous avons les unes
aux autres; car s’il arrive qu’une Soeur ait quelque peu d’aversion à
une autre, il faut, pour se surmonter, qu’elle la caresse 26 plus particulièrement
que les autres, qu’elle cherche l’occasion d’être souvent près
d’elle pour lui parler, pour lui rendre quelque petit service.
Revenons à notre propos, et disons qu’il ne faut point gêner
les esprits par des vains scrupules, et partant je vais vous donner l’éclaircissement
de ce que vous demandez. Les Supérieurs, non plus que les confesseurs,
n’ont pas toujours l’intention d’obliger les inférieurs par les
commandements qu’ils font; quand ils veulent le faire, ils usent du mot
de commandement, sur peine de désobéissance, et lors les
inférieurs sont obligés sur peine de péché,
bien que le commandement fût fort léger; mais autrement, non.
Car ils donnent des avis en trois sortes : les uns par forme de
26. la traite avec affection
commandement, les autres par forme de conseil, les autres par forme
de simple direction. Dans les Constitutions et Règles, c’en est
tout de même, car il y a des articles qui disent : les Soeurs pourront
faire telle chose, et des autres qui disent elles feront, ou bien, elles
se garderont bien de faire. Les uns sont des conseils et les autres des
commandements. Celles qui ne se voudraient pas assujettir aux conseils
ni à la direction contreviendraient à l’obéissance
amoureuse, mais si elles étaient bien fidèles à ce
qui est commandé, on ne saurait que leur dire, parce qu’elles feraient
ce à quoi elles sont obligées; bien que ceci serait fort
difficile, parce que celui qui fait volontairement des petites fautes court
grande fortune de tomber incontinent en des grandes. — C’est sans doute
que vous n’êtes pas obligée d’avertir les Soeurs de leurs
défauts si vous n’avez point la charge de le faire, parce que la
Règle use du mot : elles pourront. Mais, ma chère fille,
il y a un commandement de Dieu de se corriger les uns les autres, qui est
encore de plus grande autorité que la Règle. Il est vrai
que c’est en ce qui regarde le péché, car ce serait trop
importuner de s’avertir à tous propos des légères
imperfections à quoi par notre fragilité nous sommes tous
sujets. Mais revenant à ce que nous disons, ne serait-ce pas je
vous prie, témoigner une grande lâcheté de courage
et avoir bien peu d’amour pour Dieu, que de ne vouloir faire que ce qui
nous est commandé et rien davantage? Certes, celui qui voudrait
observer les commandements de Dieu, ne voulant rien faire autre 27, c’est
chose assurée qu’il ne serait pas
27. autre chose
damné, mais il montrerait bien que ce n’est pas pour Dieu ni
pour son amour qu’il obéit en les observant, mais pour lui-même,
afin de n’être damné. C’est comme celui qui se vanterait de
quoi il 28 n’est pas larron : Et bien, si vous n’êtes pas larron
vous ne serez pas pendu, voilà votre récompense. — Vous obéissez
aux commandements de Dieu qui vous sont faits : et bien, vous ne serez
pas mis dehors 29 du monastère, mais aussi ne serez-vous pas tenu
comme un fidèle serviteur de Dieu, nias comme mercenaire si vous
ne faites rien de plus. Le serviteur qui ne voudrait rendre aucun service
à son maître que celui pour lequel il a été
pris, serait estimé comme un homme bien agreste. Bien, lui dirait
le maître, s’il ne le chassait de la maison, vous vous arrêtez
au service pour lequel je vous ai pris; mais je m’arrêterai aussi
au gage que je vous ai promis, et n’aurez rien davantage.
Vous dites que vous voulez bien faire ce qui est conseillé et
même ce qui vous est donné par forme de direction, mais que
vous désirez savoir si, y manquant quelquefois, vous êtes
autant obligée à vous en confesser comme de ce qui est commandé.—
Nullement. Quand un homme se confesse à moi et me dit qu’il joue,
et qu’ordinairement quand il joue il jure Dieu parce qu’il est sujet à
se passionner, sur cela je lui commande de la part de Dieu de ne plus jouer;
et à ce commandement que je lui fais, il est obligé d’obéir.
Mais quand je lui demande : Jurez-vous toutes les fois que vous jouez?
Il me dit : Non, pas ordinairement. Lors je lui dis : Mon fils, je vous
conseille de ne plus
28. de ce qu’il — 29. hors
jouer, parce que c’est un amusement vain et inutile. A ceci il n’est
pas obligé d’obéir sur peine de péché; mais
quand je lui dis par forme de direction : Mon enfant, vous devriez vous
abstenir de jouer (parce que je ne suis pas obligé de lui défendre
le jeu quand il ne lui arrive de se passionner ou jurer que fort rarement);
alors il n’est nullement obligé de s’en abstenir. De même
en est-il quand les Supérieurs disent quelque chose qu’ils ne commandent
pas, bien que la perfection à laquelle nous prétendons nous
doive faire estimer et embrasser tout ce qui peut servir à nous
unir et conjoindre 30 à la divine Majesté, laquelle union
doit être l’unique prétention de nos âmes et pour laquelle
nous devons faire tout ce que nous faisons. Bien que nous ne contrevenions
pas à l’obéissance que nous avons vouée, qui est celle
des commandements, quand nous ne nous assujettissons pas à la suite
des 31 conseils et de la direction, nous contrevenons néanmoins
à l’obéissance amoureuse à laquelle nous prétendons,
nous autres qui sommes à la Visitation; car, Dieu nous garde de
n’avoir pas le courage d’embrasser la pratique de l’obéissance amoureuse,
ainsi que nous l’avons dépeinte tantôt!
Vous dites, comme une âme qui n’a point du tout d’amour à
l’obéissance peut faire pour l’acquérir ? — Hélas!
ma chère fille, il n’y a rien autre à faire qu’à tâcher
de l’aimer. Je veux dire, lorsqu’on vous commande quelque chose, d’embrasser
et caresser 32 ce commandement, le mignoter 33 et
30. joindre inséparablement — 31. à suivre les — 32.
faire bon accueil à — 33. caresser délicatement
baiser; et puis quand il nous en est fait un autre, en faire de même,
comme étant une chose très précieuse et agréable,
faisant considération du bien qu’elle nous apporte, qui est l’union
avec Dieu; et de celui-là à un autre. Ainsi faisant, vous
accoutumerez votre coeur à l’aimer.
Mais vous dites si l’on ne pourrait pas bien penser, quand l’on nous,
change de Supérieure, qu’elle n’est pas si capable que l’autre que
nous avions, qu’elle n’a pas tant de connaissance du chemin par lequel
il nous faut conduire. — Oh certes, nous ne pouvons pas nous empêcher
que la pensée ne nous en vienne, mais de s’y arrêter, c’est
ce qu’il ne faut point faire; car si Balaam fut bien instruit par une ânesse
q, à plus forte raison devons-nous croire que Dieu, qui nous a donné
cette Supérieure, fera bien qu’elle nous enseignera selon sa volonté,
bien que peut-être ne sera-ce pas selon la nôtre. Notre-Seigneur
n promis que le vrai obéissant ne se perdra jamais r non certes,
celui qui suivra indistinctement la direction des Supérieurs que
Dieu établira sur lui. Bien que le Supérieur fût un
ignorant et conduisît ses inférieurs selon son ignorance,
voire par des voies scabreuses et dangereuses, les inférieurs se
soumettant en tout ce qui n’est point manifestement contre les commandements
de Dieu et de la sainte Eglise, je vous peux assurer qu’ils ne pourront
jamais errer. Le vrai obéissant, dit l’Ecriture Sainte s, rendra
compte de plusieurs belles victoires, c’est-à-dire demeurera vainqueur
en toutes
q. Num., XXII, 28-30. — r. Loco quo infra. — s. Prov.. XXI, 28. .
les difficultés où il sera porté par obéissance,
et sortira des chemins qu’il enfilera 34 obéissance, à son
honneur, pour dangereux qu’ils puissent être. Ce serait une plaisante
façon d’obéir si nous ne voulions obéir qu’aux Supérieures
qui nous seraient agréables. Aujourd’hui que j’ai une Supérieure
qui est belle ou qui est fort estimée, tant par sa qualité
comme par ses vertus, je lui obéirai; et demain que j’en aurai une
qui sera laide et moins estimée, je ne voudrai pas lui obéir.
— Vous lui rendez pareille obéissance qu’à l’autre, dites-vous,
mais vous n’estimez pas tant ce qu’elle dit, ni ne le faites pas avec tant
de satisfaction. — O mon Dieu, qui ne sait que vous obéissiez à
l’autre par inclination, et non purement pour Dieu? car si cela n’était,
vous auriez autant de plaisir et feriez autant d’estime de ce que cette-ci
35 vous dit, comme vous faisiez de ce que l’autre vous disait.
J’ai accoutumé de dire souvent une chose que toujours il est
bon de dire, parce qu’il le faut toujours observer, qui est que j’entends
parler quant à la partie supérieure; car c’est ainsi qu’il
faut vivre en cette Maison, et non jamais selon nos sens et inclinations.
C’est sans doute que j’aurai plus de satisfaction, quant à la partie
inférieure de mon âme, de faire ce qu’une Supérieure
me commande à laquelle j’ai de l’inclination, que non pas à
faire ce que l’autre me dit à laquelle je n’en ai point du tout;
mais pourvu que j’obéisse également quant à la partie
supérieure, il suffit, et mon obéissance vaut mieux quand
j’ai moins de plaisir à la faire, parce que c’est là où
nous montrons que
34. auxquels il s’engagera — 35. celle-ci
c’est pour Dieu et non pas pour notre plaisir que nous obéissons.
Il n’y n rien de plus commun dans le monde que cette façon d’obéir,
mais de l’autre elle est extrêmement rare et ne se pratique qu’en,
Religion. Si l’on pouvait faire des Supérieures de cire ou au moule
comme l’on voudrait, il semble qu’il y aurait bien du plaisir, car nous
les plierions selon notre gré, et ainsi faisant, elles ne nous commanderaient
que ce que nous voudrions faire.
Mais n’est-il jamais permis de désapprouver de ce que celle-ci
ne baille pas si facilement des congés que l’autre, ni de le dire,
ni penser pourquoi celle-ci fait telles ordonnances que l’autre ne faisait
pas ? — Oh certes jamais, mes chères Filles. Il faut approuver tout
ce que les Supérieurs font, ordonnent ou défendent, pourvu,
comme j’ai déjà dit, qu’il ne soit point manifestement contre
les commandements de Dieu; car alors il ne faut pas obéir, ni moins
approuver cela. Mais hors de là, les inférieurs doivent toujours
croire et faire confesser à leur propre jugement que les Supérieurs
font très bien, et qu’ils ont très bonne raison de le faire;
car autrement ce serait se faire supérieur et rendre le Supérieur
inférieur, puisque vous vous rendriez examinateur de sa cause. Combien
de fois arrive-t-il qu’un Pape défend une chose que celui qui vient
après lui ordonne que l’on fasse? Faudrait-il que nous disions :
Pourquoi fait-il cela ? Oh non, jamais, ains faut que nous pliions les
épaules sous le joug de la sainte obéissance, croyant que
tous deux ont eu bonne raison de faire le commandement qu’ils ont fait,
quoique différent et contraire l’un à l’autre.
Dites-vous, s’il ne serait point loisible à une fille qui n
déjà vécu longuement en Religion et qui n rendu de
grands services, de se relâcher un peu de l’obéissance, au
moins en quelques petites choses? — Que serait cela, sinon faire comme
un maître pilote qui, ayant amené sa barque au port après
avoir longuement et fort péniblement travaillé pour la sauver
des périls de la tourmente, voudrait enfin, étant parvenu
au bord, rompre son navire et se jeter lui-même dans In mer ? Ne
le jugerait-on pas bien fol ? car s’il voulait faire cela, il ne devait
pas tant travailler pour amener la barque au port. La Religieuse qui a
bien commencé n’a pas tout fait si elle ne persévère
jusqu’à la fin. Il ne faut pas dire: Il n’appartient qu’aux Novices
d’être si exacts; car si bien l’on voit par toutes les Religions
les Novices si exacts et mortifiés, ce n’est pas qu’ils soient plus
obligés que les Profès; oh non, ains ils ne le sont nullement,
mais oui bien les Profès. Les Novices sont exacts et persévèrent
en obéissance pour parvenir à la grâce de la Profession,
mais les Profès y sont obligés en vertu des voeux qu’ils
ont faits, qu’il ne suffit pas d’avoir faits pour être Religieux,
s’ils ne les observent. Ce serait ressembler à ceux qui paraissent
si mortifiés le jour de Pâques parce qu’ils se confessent,
et le lendemain, mondains comme devant 36. Le Religieux qui penserait se
pouvoir relâcher en quelque chose après la Profession, voire
après avoir vécu déjà longuement en Religion,
se tromperait grandement. Notre-Seigneur se montra plus exact en sa mort
que non pas en son enfance, à se
36. avant
laisser manier et plier, ainsi que j’ai dit tantôt, parce que,
étant dans le giron de sa chère Mère qui le voulait
emmaillotter, il remuait bien un peu ses petites manons et ses petits pattons;
mais en la croix, il ne fit nul remuement, se laissant clouer tout ainsi
comme l’on voulut. C’est assez dit de l’obéissance pour nous y bien
affectionner.
Passons outre, et disons quelque chose sur la question qui me fut faite
un soir, à savoir s’il est loisible aux Soeurs de se dire l’une
à l’autre qu’elles ont été bien mortifiées
par la Supérieure ou la Maîtresse des Novices sur quelque
occasion.— Ceci se peut dire en trois sortes. La première est qu’une
Soeur peut aller dire : Mon Dieu, ma Soeur, que notre Mère vient
de me bien mortifier, toute joyeuse de quoi la Supérieure lui a
fait faire ce petit gain pour son âme, lui disant bien son fait sans
l’épargner; et partant elle en donne la joie à sa Soeur afin
qu’elle lui aide 37 à en bénir Dieu. La seconde façon
en laquelle on le peut dire est pour se soulager; elle trouve la mortification
ou la correction bien pesante, et elle s’en va un peu décharger
sur sa Soeur à qui elle le dit, laquelle la plaignant un peu, lui
ôtera une partie de sa charge; et celle-ci n’est déjà
pas tant supportable que la première, parce que l’on commet une
imperfection en se plaignant. Mais la troisième est tout à
fait mauvaise, qui est de le dire par forme de murmure ou de dépit,
et pour faire connaître que la Supérieure a eu tort; or, de
cette façon, je crois bien que l’on ne le fait pas en cette Maison,
par la grâce de Dieu.
37. l’aide
De la première, encore qu’il n’y ait point de mal de le dire,
il serait pourtant très bien de ne le dire pas, ains s’occuper en
soi-même à s’en réjouir avec Dieu. En la seconde façon,
certes il ne le faut pas faire, car par le moyen de notre plainte nous
perdons le mérite de la mortification. Savez-vous ce qu’il faut
faire quand nous sommes corrigés et mortifiés ? il nous faut
prendre cette mortification à pleines mains, comme une pomme d’amour,
et la cacher en notre coeur, la baisant et caressant le plus tendrement
qu’il nous est possible. Mais quant à aller dire : Je viens de parler
à notre Mère, je suis aussi sèche que j’étais
auparavant; il n’y a qu’à s’attacher à Dieu; pour moi je
ne retire aucune consolation des créatures, je suis sortie moins
consolée que je n’étais. La Soeur à qui on dit cela,
devrait répondre tout doucement : Ma chère Soeur, que ne
vous étiez-vous bien attachée à Dieu, ainsi que vous
dites qu’il faut faire, avant que d’aller 38 parler à notre Mère,
et vous n’auriez pas eu du mécontentement de quoi elle ne vous a
pas consolée.— Dites-vous, mes chères Filles, en ce sens-là,
qu’il se faut bien attacher à Dieu? Prenez garde que cherchant Dieu
au défaut 39 des créatures, il ne se veuille pas laisser
trouver, car il veut être cherché avant toutes choses et au
mépris de toute chose. — Parce que les créatures ne me contentent
pas, je cherche le Créateur. — Le Créateur mérite
bien que je quitte tout pour lui; aussi veut-il que nous le fassions. Quand
nous sortons de devant la Supérieure toute sèche, et sans
avoir reçu aucune goutte de
38. avant d’aller — 39. à défaut
consolation, il faut que nous emportions notre sécheresse comme
un baume précieux, ainsi que j’ai dit qu’il faut faire des affections
que l’on reçoit en la sainte oraison; comme un baume précieux,
dis-je, afin que nous ayons un grand soin de ne pas laisser répandre
cette liqueur céleste qui nous a été envoyée
du ciel comme un don très grand, pour parfumer notre coeur de la
privation de la consolation que nous pensions rencontrer ès paroles
de la Supérieure.
Mais il y a une chose à remarquer sur ce sujet, qui est que
quelquefois on porte un coeur dur et sec comme un rocher lorsque l’on va
parler, lequel ne peut être capable d’être arrosé ni
humecté de l’eau de la consolation, d’autant qu’il n’est nullement
susceptible de ce que la Supérieure dit; et encore qu’elle parle
fort bien selon votre nécessité, néanmoins il ne vous
semble pas. Une autre fois que vous aurez le coeur tendre et bien disposé,
elle ne vous dira que trois ou quatre paroles, beaucoup moins utiles pour
votre perfection que les autres n’étaient pas, qui vous consoleront;
et pourquoi cela ? parce que votre coeur était disposé à
cela. Il vous semble que les Supérieurs ont la consolation sur le
bord des lèvres et qu’ils la répandent facilement dans les
coeurs de ceux qu’ils veulent, ce qui n’est néanmoins pas, car ils
ne peuvent pas toujours être d’une même humeur, non plus que
les autres. Bienheureux certes est celui qui peut garder une égalité
de coeur parmi toutes ces inégalités de sujets ! Tantôt
nous serons consolés, et d’ici à un peu nous aurons le coeur
sec, en telle sorte que les paroles de consolation nous coûteront
extrêmement cher à dire. Vous me demandâtes encore que
j’eusse à vous dire quel est l’exercice propre pour faire mourir
le propre jugement.— A quoi je réponds que c’est en lui retranchant
fidèlement toutes sortes de discours aux occasions où il
se veut rendre maître, lui faisant connaître qu’il n’est que
valet; car, mes chères Filles, ce n’est que par des actes réitérés
que nous acquérons les vertus bien qu’il y en ait eu quelques-uns
à qui Dieu les a toutes données en un moment. Comme à
sainte Catherine de Gênes, laquelle fut convertie en un moment étant
devant son confesseur, si qu’une autre servante de Dieu, qui pour lors
était en la même ville, admirait comme sainte Catherine avait
été si promptement amendée de toutes ses imperfections;
au contraire, sainte Catherine l’admirait de quoi, après tant de
temps qu’elle avait employé à s’amender, elle ne l’avait
encore pu faire.
Quand il vous vient envie de juger si une telle chose est bien ou mal
ordonnée, retranchez ce discours à votre propre jugement;
et si tantôt l’on vous dit: Il faut faire une chose de telle façon,
ne vous amusez point à discourir 40 si elle ne serait point mieux
faite autrement qu’ainsi que l’on vous a dit. Si l’on vous donne un exercice,
ne permettez pas à votre jugement de discerner s’il vous sera propre
ou non. Mais prenez garde, que si bien vous faites la chose ainsi qu’elle
est commandée, bien souvent le propre jugement n’obéit pas,
car il n’approuve pas le commandement; ce qui est pour l’ordinaire cause
de la répugnance que nous
40. examiner, raisonner en vous-même pour savoir
avons à nous soumettre à faire ce que l’on veut de nous.
Parce que l’entendement et le jugement représentent à la
volonté que cela ne se doit pas, ou qu’il faut user d’autres moyens
pour faire ce que l’on nous dit que non pas ceux qui nous sont marqués,
la volonté ne peut se soumettre, d’autant qu’elle fait toujours
plus d’état des raisons que le propre jugement lui montre que non
pas d’aucune autre; car chacun croit que son propre jugement est le meilleur.
Je n’ai jamais rencontré personne qui ne fît état de
son jugement, sinon deux, dont l’un est de cette ville, et l’autre, je
ne sais où il est. Mais ces deux me confessèrent qu’ils n’avaient
point de jugement, et l’un me vint une fois trouver et me dit : Monseigneur,
dites-moi, je vous prie, un peu une telle chose, car je n’ai point de jugement
pour la pouvoir comprendre; ce qui m’étonna fort.
En notre âge 41, nous avons un exemple extrêmement remarquable
de la mortification du propre jugement. Il y avait un grand docteur 42,
docteur grandement renommé, qui fit un livre qu’il intitula : Des
Dispensations et Commandements, lequel étant fait, tomba entre les
mains du Pape.
41. temps
42. Selon toute vraisemblance, le « grand docteur » n’est
autre que Pierre de Villars, Archevêque de Vienne. Il avait publié
un livre intitulé : Remonstrances, Advertissements et Exhortations
sur les principales choses qui sont à réformer, establir
et observer aux Heures Canoniales, etc. (Roussin, Lyon, 1598). Or, dans
la « Conclusion » de ce livre étaient formulées
au sujet des « Commendes » et des « Exemptions »
certaines propositions qui désagréèrent au Pape Clément
VIII. Les Soeurs qui ont recueilli le présent Entretien ont confondu
« Commendes » et « Exemptions » avec Dispensations
et Commandements; erreur qui s’explique assez facilement et qui n’infirme
pas notre assertion.
Sa Sainteté jugea qu’il y avait quelques choses erronées,
et l’écrivit à ce docteur afin qu’il eût à les
rayer de dessus son 43 livre. Mais remarquez que le Pape n’y trouva rien
d’hérétique, ains seulement quelques raisons erronées.
Le docteur, recevant le commandement du Pape, soumit si absolument son
jugement, qu’il ne voulut point éclaircir son affaire pour se justifier,
mais au contraire crut qu’il avait tort et qu’il s’était laissé
tromper à son jugement. Montant en chaire, il lut tout au long ce
que le Pape avait écrit, prit son livre, le déchira en pièces,
puis dit tout haut que ce que le Pape avait jugé sur ce fait avait
été très bien jugé, qu’il approuvait de tout
son coeur la censure et la correction paternelle qu’il avait daigné
lui faire, comme étant très juste et très douce, à
lui qui avait mérité d’être rigoureusement châtié,
et qu’il s’étonnait grandement de ce qu’il avait été
si aveugle que de se laisser tromper à son propre jugement en une
chose si manifestement mauvaise. Il n’était nullement obligé
de le faire, parce que le Pape ne commandait rien de tout cela, ains seulement
qu’il eût à biffer de dessus son livre certaines choses. Il
témoigna une très grande vertu en cette occasion, et une
mortification du propre jugement admirable.
On en trouve rarement de bien mortifiés : faire avouer que ce
qui est commandé est bon, l’aimer et l’estimer comme chose très
bonne et très utile, c’est à cela que le jugement se trouve
rétif; car il y en n encore plusieurs qui disent : Je ferai bien
cela ainsi que vous dites, mais je vois qu’il serait
43. de son
mieux autrement. Hélas ! que faites-vous ? Si vous nourrissez
ainsi le jugement, sans doute il vous enivrera; car il n’y n point de différence
entre une personne ivre et celui qui est plein de son propre jugement;
vous feriez aussi peu déprendre l’un que l’autre de leur fantaisie.
Un jour David t étant en la campagne avec ses soldats tout lassés
44 et ne trouvant plus de quoi manger, il envoya chez Abigaïl prier
son mari qu’il lui envoyât quelques vivres pour lui et ses soldats.
Mais les soldats de David qui étaient venus, trouvèrent ce
pauvre homme ivre, lequel entendant ce que David demandait, commença
à parler en ivrogne, car il refusa de leur donner aucune chose,
disant que David, après avoir mangé ses voleries, les envoyait
chez lui pour le ruiner comme les autres; et semblables choses. Ces gens
ne manquèrent pas de faire le récit de tout ce qui s’était
passé entre ce pauvre ivrogne et eux; à quoi David dit :
Vive Dieu! il me le paiera, le méconnaissant qu’il est du bien que
je lui ai fait de sauver ses troupeaux. Abigaïl, sachant le dessein
de David, s’en alla le lendemain au-devant de lui avec des présents
pour l’apaiser, usant de ces termes : — Mon seigneur, que voudriez-vous
faire à un ivrogne? Hier que mon mari était ivre, il parla
mal, mais en ivrogne et comme un fol. Si vous veniez aujourd’hui chez lui,
il vous recevrait certes de bon coeur et honorablement. Apaisez votre courroux,
mon seigneur, et ne veuilliez mettre vos mains sur lui, car vous auriez
regret toute votre vie d’avoir mis la main
t. I Reg., XXV, 4-25.
44. las
237
sur un fol. — Il faut faire ces mêmes excuses d’une personne
enivrée de son propre jugement, car elle n’est non plus capable
de raison que l’autre. Il faut donc avoir un grand soin de l’empêcher
de faire ces considérations, principalement en ce qui concerne l’obéissance.
Vous voulez encore savoir si vous devez avoir grande confiance et un
grand soin à vous avertir en charité de vos défauts.—
C’est sans doute, ma chère fille, qu’il le faut faire; car à
quel propos verrai-je une tare 45 en ma Soeur que je ne tâche de
lui ôter par le moyen d’un avertissement? II ne serait pas temps
d’avertir et faire la correction à une Soeur tandis que je la verrai
de mauvaise humeur ou pressée de mélancolie, car elle rejetterait
d’abord la correction si je la lui présentais; il faut un peu attendre,
et puis l’en avertir avec confiance et charité. Mais si une Soeur
me dit des paroles qui ressentent le murmure, et que d’ailleurs elle ait
un coeur doux, sans doute il faut que tout confidemment je lui dise Cela
n’est pas bien; et quand je ne le dois pas dire, si je m’aperçois
qu’il y ait quelque passion émue dans son coeur, alors il faut détourner
le propos le plus dextrement 46 que l’on peut.
C’est sans doute que vous pouvez avertir des fautes qui se font à
l’Office, encore que ce soit de la charge de l’Assistante; et ne faut pas
attendre qu’une Soeur ait persévéré toute une semaine
à faire une même faute, car dès la seconde fois, si
vous pensez qu’elle n’en ait pas été avertie à la
première, vous le devez dire. à l’Assistante; et
45. un défaut — 46. adroitement
j’approuverais plutôt que l’on parle de cela à l’Assistante
que non pas à la Soeur qui a fait la faute, bien qu’on le puisse
faire avec charité, si l’on veut. Si l’Assistante l’en a déjà
avertie, il ne lui coûtera guère de vous le dire doucement,
car il ne faut pas être chiche de ses paroles.
Vous dites que vous craignez d’avertir si souvent des fautes que fait
une Soeur à l’Office, parce que cela lui ôte l’assurance et
la fait plutôt faillir à force de craindre.— O Dieu, il ne
faut pas faire ce jugement des Soeurs de céans; car cela n’appartient
qu’aux filles du monde de perdre l’assurance quand on les avertit de leurs
défauts. Nos Soeurs aiment trop leur propre abjection pour faire
cela; au contraire qu’elles s’en troublent 47 , elles prendront occasion
d’avoir un plus grand courage et plus de soin de s’amender, non pas pour
éviter d’être averties, puisque je présuppose qu’elles
aiment souverainement tout ce qui peut les rendre viles et abjectes à
leurs yeux propres, ains afin de faire toujours mieux leur devoir et se
rendre capables de leur vocation.
47. loin de s’en troubler
TREIZIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA SIMPLICITÉ
La vertu de laquelle nous avons à traiter est si nécessaire
que, quoique j’en aie souventes fois parlé, notre Mère a
désiré néanmoins que j’en fasse un Entretien tout
entier; et c’est de la simplicité de laquelle, bien que peut-être
l’on n’en ait pas tant besoin céans qu’ailleurs, il est pourtant
requis que ce soit céans que l’Entretien s’en fasse. Je pense bien
que je redirai peut-être des choses que j’ai dites d’autres fois,
mais il n’y aura pas grand mal de les redire encore. Or, avant d’ouvrir
le discours de la simplicité et bailler ouverture à nos Soeurs
de m’en faire des questions, il faut que nous disions premier, que 1 c’est
que la vertu de la simplicité.
Vous savez que nous appelons communément une chose simple, quand
elle n’est point brodée, doublée ou bigarrée; par
exemple nous disons Voilà une personne qui est habillée bien
simplement, parce qu’elle ne porte point de doublure ni de façon
en son habit, je dis de doublure qui se voie; sa robe n’est que d’une étoffe,
et cela est une robe simple. La simplicité donc n’est autre chose
qu’un acte de charité pur et simple qui n’a qu’une seule fin, qui
est d’acquérir l’amour de Dieu; et notre âme est simple lorsque
nous n’avons point d’autre prétention en tout ce que nous faisons
ou désirons. L’histoire tant commune des
1. premièrement, en premier lieu, ce que
hôtesses de Notre-Seigneur, à savoir Marthe et Madeleine
a, est grandement remarquable pour ce sujet : car ne voyez-vous pas que
Marthe, bien que sa fin fut louable de vouloir bien traiter Notre-Seigneur,
ne laissa pas d’être reprise par ce divin Maître, d’autant
qu’outre la fin très bonne qu’elle avait pour son empressement,
elle regardait encore Notre-Seigneur en tant qu’homme; et pour cela croyait
qu’il fût comme les autres, auxquels un seul mets ou une sorte d’apprêt
ne suffit pas ; c’était cela qui faisait qu’elle s’émouvait
grandement afin de trouver des oranges, des citrons, du vinaigre et semblables
choses pour réveiller l’appétit. Et par ainsi elle doublait
cette première fin de l’amour de Dieu en son exercice, de plusieurs
autres petites prétentions, desquelles elle fut reprise de Notre-Seigneur
: Marthe, Marthe, tu le troubles de plusieurs choses, bien qu’une seule
soit nécessaire, qui est celle que Madeleine a choisie et qui ne
lui sera point ôtée. Cet acte de charité simple qui
fait que nous ne regardons et n’avons autre mire 2 en toutes nos actions
que le seul désir de plaire à Dieu, est la part de Marie
qui est seule nécessaire, et c’est la simplicité, vertu laquelle
est inséparable de la charité, d’au‘ tant qu’elle regarde
droit à Dieu, sans que jamais elle puisse souffrir aucun mélange
de propre intérêt; autrement ce ne serait plus simplicité,
car elle ne peut souffrir nulle doublure des créatures, ni aucune
considération d’icelles; Dieu seul y trouve sa retraite.
a. Luc., X, 38-42.
2. point de mire
Cette vertu est purement chrétienne, car les païens, voire
ceux qui ont fort bien parlé des autres vertus, comme Platon et
Aristote, n’en ont eu nulle connaissance, non plus que de l’humilité.
De la magnificence, de la libéralité, de la prudence, de
la constance, ils en ont fort bien écrit, mais de la simplicité
et de l’humilité, point 3. Notre-Seigneur lui-même est descendu
du Ciel pour en donner connaissance aux hommes, tant de l’une que de l’autre
vertu, autrement ils eussent toujours ignoré cette doctrine si nécessaire.
Soyez prudents comme le serpent b, dit-il à ses Apôtres, mais
passez plus outre, et soyez simples comme la colombe. Comme s’il eût
voulu dire: Apprenez de la colombe à aimer Dieu en simplicité,
je veux dire, à procurer en vous l’augmentation de l’amour céleste
en la simplicité de votre coeur, n’ayant qu’une seule prétention
et une seule fin en tout ce que vous ferez; mais n’imitez pas seulement
la simplicité de l’amour des colombes en ce qu’elles n’ont toujours
qu’un paron 4 pour lequel elles font tout, auquel seul elles veulent complaire
et craignent de déplaire ; mais imitez-les aussi en la simplicité
qu’elles pratiquent en l’exercice et au témoignage qu’elles rendent
de leur amour: car elles ne font point tant de choses ni tant de mignardises,
ains elles font simplement leurs petits gémissements autour de leurs
colombeaux, se tenant en cette confiance qu’ils sont tout assurés
de leur amour et se contentent
b. Matt.. X, 16.
3. point du tout — 4. terme de fauconnerie se disait du père
des oiseaux de proie.
de leur tenir compagnie quand ils sont présents. La simplicité
bannit de l’âme tant de soin et de sollicitude que plusieurs ont
inutilement pour rechercher quantité d’exercices et de moyens pour
pouvoir aimer Dieu, ainsi qu’ils disent; et leur semble que, s’ils ne font
tout ce que les Saints ont fait, ils ne sauraient être contents.
Pauvres gens, qu’il y a grande pitié en eux! car ils se tourmentent
à trouver l’art d’aimer Dieu, et ne savent pas qu’il n’y en a point
d’autre que de l’aimer. Ils pensent qu’il y a une certaine finesse pour
acquérir cet amour, lequel néanmoins ne se trouve qu’en la
simplicité. Ce que nous disons qu’il n’y a point d’art, n’est pas
pour mépriser certains livres, qui sont intitulés : L’art
d’aimer Dieu; car ces livres mêmes enseignent qu’il n’y a point d’autre
art que de se mettre à l’aimer, c’est-à-dire, se mettre en
la pratique des choses qui lui sont agréables, qui est ce qui nous
fait acquérir et trouver cet amour sacré; mais cette pratique
s’entreprend en simplicité, sans trouble et sans inquiétude.
La simplicité embrasse vraiment les moyens que l’on prescrit à
chacun selon sa vocation pour acquérir l’amour de Dieu, mais cela
se fait sans se détourner nullement de sa fin, qui est l’amour de
Dieu, de sorte qu’elle ne veut point d’autre motif pour acquérir
ou être incitée à la recherche de cet amour que sa
fin même, autrement la simplicité ne serait pas parfaitement
simple; elle ne peut souffrir aucun autre regard, pour parfait qu’il puisse
être, que le pur amour de Dieu, qui est sa seule prétention.
Par exemple, si l’on va à l’Office, et que l’on demande : Où
allez-vous? — Je vais à l’Office, répondrait-on. — Mais pourquoi
y allez-vous? pourquoi plutôt en cette heure qu’en une autre heure?
— C’est parce que, la cloche ayant sonné, si je n’y vais pas je
serai remarquée. — La fin d’aller à l’Office pour louer Dieu
est très bonne, mais ce motif n’est pas simple, car la simplicité
requiert que l’on y aille attirée du désir de plaire à
Dieu, sans aucun autre regard; et ainsi de toutes choses.
Il nous faut, devant que 5 passer plus outre, découvrir une
tromperie qui est en l’esprit de plusieurs touchant cette vertu; car ils
pensent que la simplicité soit contraire à la prudence, et
qu’elles soient opposées l’une à l’autre, ce qui n’est nullement:
car jamais les vertus ne se contrarient l’une l’autre, ains ont une union
très grande par ensemble. La vertu de simplicité est opposée
et contraire au vice de l’astuce, vice qui est la source d’où procèdent
les finesses, les artifices et les actes de duplicité. L’astuce
est un amas d’artifices, de tromperies, de malices, et c’est par le moyen
de l’astuce que nous trouvons des inventions pour tromper l’esprit du prochain
et de ceux avec lesquels nous avons à faire, pour les faire venir
au point que nous prétendons, qui est de leur donner à entendre
que nous ne savons rien autre que ce que nous leur disons, et n’avons point
d’autre sentiment ni connaissance sur le fait dont il s’agit, sinon celui
que nous leur manifestons: chose qui est infiniment contraire à
la simplicité, qui requiert que nous ayions l’intérieur conforme
à l’extérieur.
Je n’entends pourtant pas de dire, ma chère
5. avant de
fille, qu’il faille témoigner nos émotions et passions
à l’extérieur comme nous les avons à l’intérieur;
car ce n’est pas contraire à la simplicité de faire bonne
mine en ce temps-là, ainsi que vous pensez. Il faut toujours faire
différence entre les effets de la partie supérieure de notre
âme et les effets de notre partie inférieure. Il est vrai
que vous avez une grande émotion en votre intérieur, ou sur
la rencontre d’une correction, ou de quelque autre contradiction, mais
cette émotion ne provient pas de votre volonté, ains tout
ce ressentiment se passe en la partie inférieure ; la partie supérieure
ne consent point à tout cela, ains elle agrée, accepte et
trouve bonne cette rencontre. Nous avons dit que la simplicité a
son regard continuel en l’acquisition de l’amour de Dieu; or l’amour de
Dieu requiert de nous que nous retenions nos sentiments et que nous les
mortifiions et anéantissions, c’est pourquoi il ne requiert pas
que nous les manifestions et fassions voir au dehors. Ce n’est donc pas
manquer de simplicité de faire bonne mine quand nous sommes mortifiés
de quelque chose. — Mais vous trompez ceux qui vous voient, dites-vous,
d’autant que, bien que vous soyiez fort immortifiées, ils croiront
que vous êtes fort vertueuses. — C’est cette réflexion que
vous faites sur ce que l’on dira ou pensera de vous qui est contraire à
la simplicité; car nous avons dit qu’elle ne vise qu’à contenter
Dieu et nullement les créatures, sinon en tant que l’amour de Dieu
le requiert. Après que l’âme simple ou qui est ornée
de la vertu de simplicité a fait une action qu’elle juge se devoir
faire, elle n’y pense plus ; et s’il lui vient de ces fanfares, à
savoir que l’on dira ou que l’on pensera d’elle, elle retranche promptement
tout cela, parce qu’elle ne peut souffrir nul divertissement 6 en sa prétention,
qui est de se tenir attentive à son Dieu pour accroître en
elle son amour. La considération des créatures ne l’émeut
point pour aucune chose, car elle réfère tout au Créateur.
De même en est-il de ce que vous dites, s’il n’est point permis
de se servir de la prudence pour ne pas tout dire aux Supérieurs,
mêmement quand nous penserions que ce que nous avons à leur
dire les pourrait troubler, ou bien nous-mêmes en le disant : car
la simplicité ne regarde sinon s’il est expédient de dire
ou de faire une telle chose, et puis, dessus cela elle se met à
la faire, sans tant perdre de temps à la considération que
la Supérieure se trouble, ou bien moi encore si je lui dis quelque
pensée que j’ai eue d’elle, ou qu’elle ne le fasse pas ni moi aussi.
S’il est expédient pour moi de le dire, je ne laisserai pas de le
dire tout simplement, en arrive après ce que Dieu voudra. Quand
j’aurai fait mon devoir, je ne me mettrai pas en peine d’autre chose, car
Dieu ne le veut pas.
Il ne faut pas toujours tant craindre le trouble, soit pour soi-même,
soit pour autrui ; car le trouble de soi-même n’est point péché,
ains le Combat spirituel veut qu’on l’aille chercher aucune fois pour s’exciter
au combat quand il ne se rencontre pas. Si je sais qu’allant en telle compagnie
l’on me dira quelque parole qui me troublera et m’émouvra, au contraire
que je doive 7 éviter d’y
6. détour — 7. loin de devoir
aller, je m’y dois porter armé de la confiance que je dois avoir
en la protection divine, qui me fortifiera pour vaincre ma nature contre
laquelle je veux faire la guerre. Le trouble ne se fait qu’en la partie
inférieure de notre âme; c’est pourquoi il ne s’en faut nullement
étonner quand il n’est pas suivi et voulu, je veux dire quand nous
ne consentons point à ce qu’il nous suggère : cela, il ne
le faudrait pas faire. Mais d’où pensez-vous que ce trouble vienne
bien souvent, sinon du manquement 8 de simplicité? d’autant que
l’on s’amuse à penser : Que dira-t-on, ou que pensera-t-on? au lieu
de penser à Dieu et à ce qui nous peut rendre plus agréables
à sa Bonté.
Mais si je dis une telle chose, j’en demeurerai plus en peine que devant
que l’avoir dite. — Bien, si vous ne la voulez pas dire et qu’il ne soit
pas nécessaire, n’ayant besoin d’instruction sur ce fait, résolvez-vous
promptement et ne perdez pas du temps à considérer si vous
la devez dire ou non; car il n’y aurait pas de l’apparence que, sous le
prétexte de la prudence, nous voulussions faire une heure de considération
sur toutes les menues actions de notre vie. — Si je dis à la Supérieure
toutes les pensées qui me peuvent le plus mortifier, j’en demeurerai
après bien en peine. Dites-vous, ma chère fille, s’il est
expédient ou de nécessité de lui dire toutes celles
qui vous mortifient le plus? — Quant à moi, je pense que oui, qu’il
serait mieux de lui dire celles-là que non pas plusieurs autres
qui ne servent de rien, sinon pour allonger l’entretien que vous faites
avec elle; et
8. manque, défaut
si vous demeurez en peine, ce n’est que l’immortification qui fait
cela. A quel propos dire ce qui n’est pas nécessaire pour mon utilité,
en laissant ce qui me peut le plus mortifier ? La simplicité, ainsi
que nous avons déjà dit souventes fois, ne recherche que
l’amour de Dieu. Or, l’amour de Dieu ne se trouve jamais si bien qu’en
la mortification de nous-mêmes, et à mesure que la mortification
croît en nous, nous approchons d’autant plus du lieu où nous
devons trouver le divin amour. — Mais c’est que vous craignez de mortifier
ou troubler la Supérieure. — Oh! ne vous en mettez pas en peine
de cela, car les Supérieurs doivent être parfaits, ou du moins
ils doivent faire les oeuvres des parfaits ; et partant, ils ont des oreilles
ouvertes pour recevoir tout ce qu’on leur veut dire, et cela sans s’en
mettre beaucoup en peine. La simplicité ne se mêle pas de
ce que font les autres, elle pense à soi; encore n’a-t-elle pour
soi que les pensées qui sont vraiment nécessaires, car quant
aux autres, elle s’en détourne toujours promptement. Cette vertu
a une grande affinité avec l’humilité, laquelle ne permet
pas que l’on ait mauvaise opinion de personne que de nous-mêmes.
Vous voulez savoir maintenant comme quoi 8 il faut observer la simplicité,
rondeur et naïveté en la conversation ou récréation,
d’autant, dites-vous, que où il y a tant de diversité d’esprits,
il ne se peut faire que ce que vous dites soit approuvé ou trouvé
bon de tous.— Oh certes, cela serait bon que nous puissions toujours ajuster
nos paroles au sentiment et à l’humeur d’un chacun que nul n’y
9. comment
trouvât à redire, mais pourtant cela ne se peut; et aussi
ne nous devons-nous pas mettre en peine de le faire, car il n’est pas nécessaire.
— Mais faut-il faire des considérations sur chaque parole que je
dois dire, pour éviter de fâcher quelqu’une? — Nullement,
pourvu que vous observiez la Règle en ne parlant que de ce qui est
requis, et qui sert à la récréation et à l’esprit
de joyeuseté; car s’il vous venait en la pensée de dire quelque
chose qui ne fût pas conforme à cela, il ne le faudrait pas
dire, d’autant que la simplicité suit toujours la règle de
l’amour de Dieu en toute chose; et si bien il faut être naïf
en la conversation, il ne faut pourtant pas être inconsidéré,
disant à tort et à travers tout ce qui vient en la fantaisie.
— Mais je me trouve auprès d’une Soeur qui sera peut-être
un peu mélancolique, et partant, elle ne prendra pas plaisir à
m’ouïr parler, moi qui serai en humeur de me récréer.
— Quant à cela, ma fille, il n’y faut pas prendre garde, car qu’y
feriez-vous? Elle est maintenant sérieuse ou mélancolique,
et une autre fois, vous le serez; maintenant il faut que vous fassiez la
récréation pour vous et pour elle, et une autre fois elle
en fera autant pour vous. Mais ne serait-ce pas une belle chose à
voir que, dès que nous avons dit quelques mots de récréation,
nous nous missions à regarder toutes les Soeurs l’une après
l’autre, pour voir si elles en rient et si elles l’approuvent, et que,
voyant quelqu’une qui ne le fît pas, nous nous en missions bien fort
en peine, et que pour cela nous crussions qu’elle ne l’a pas trouvé
bon ou qu’elle en tire quelque mauvaise interprétation ? Oh certes,
il ne faut pas faire ainsi; ce serait l’amour-propre qui nous ferait faire
cette enquête, cela ne serait pas marcher simplement, car la simplicité
ne court point après ses paroles ni ses actions, ains elle en laisse
l’évènement à la divine Providence à laquelle
elle s’attache souverainement. Elle ne se détourne ni à droite
ni à gauche, ains elle suit simplement son chemin : si elle rencontre
des occasions pour pratiquer quelque vertu elle s’en sert soigneusement
comme d’un moyen propre pour parvenir à sa prétention qui
est l’amour de Dieu, mais elle ne s’empresse point; elle ne méprise
point d’occasions, mais elle ne se trouble pas aussi, ni ne s’empresse
pour les rechercher; elle se tient coi et tranquille en la confiance qu’elle
n que Dieu sait son désir, qui est de lui plaire, et cala lui suffit.
Mais comme peut-on accorder deux choses si contraires l’une à
l’autre? L’on nous dit d’un côté que nous ayons un grand soin
de notre perfection et avancement, et d’ailleurs, l’on nous défend
d’y penser.— Sur quoi il faut remarquer la misère de l’esprit humain,
car il ne s’arrête jamais à la médiocrité, ains
il court ordinairement aux extrémités. Une fille à
qui l’on aura défendu de sortir à 10 la rue dès qu’il
est nuit ne manquera pas de dire : Mon Dieu, j’ai la plus terrible mère
qui se peut dire! elle ne veut pas même que je sorte de la maison.
— On ne lui a défendu de sortir que la nuit, et elle dit que c’est
pour toujours. Une autre chantera trop haut, et on l’en avertira : Bien,
dira-t-elle, l’on se plaint de quoi je chante trop haut; mais je chanterai
si bas que
10. dans
l’on ne m’entendra pas. — Ou bien une autre, de quoi elle marche trop
vite, se mettra à marcher si doucement que l’on compterait bien
tous ses pas. Et que ferait-on là? Il faut avoir patience, pourvu
que l’on ne veuille pas nourrir ces défauts, et qu’ils ne se fassent
pas par opiniâtreté. L’on ne peut pas toujours aller si justement
que l’on ne choppe ou penche du côté des extrémités;
pourvu que l’on se redresse le plus promptement qu’il se peut, il se faut
contenter. Nous tenons ce défaut de notre bonne mère Eve,
car elle en fit bien autant lorsque le malin esprit la tentait de manger
du fruit défendu, lui disant seulement que Dieu leur avait défendu
de le toucher c et non d’en manger.
Demandez-vous, ma chère Soeur, si vous devez répondre
simplement quand une Soeur vous demande si vous avez été
mortifiée de quelque chose qu’elle vous n dit ou fait ? — Bien qu’elle
ne doive pas faire telle demande, si c’est une Soeur que vous voyez être
assez capable pour ne perdre pas la confiance pour cela, et qu’il soit
vrai, vous lui pouvez bien dire tout simplement que oui; mais ajoutez que
vous la priez de ne laisser pas pour cela de vous employer toujours franchement,
car vous lui en savez bon gré. Mais si vous doutiez qu’elle s’ombrageât
de cela, vous pouvez bien prendre une petite intention pour lui répondre,
en sorte qu’elle ait toujours la confiance de vous exercer.
Il y a une tromperie en l’esprit de plusieurs personnes, qui pensent
que de faire des caresses et
c. Gen., III, 3.
rendre des témoignages d’amitié à ceux auxquels
on a de l’aversion soient des actes de duplicité et d’artifice,
ce qui n’est pourtant pas; car les aversions sont involontaires et ont
leur siège en la partie inférieure de l’âme, la volonté
les rejette, bien qu’elles ne s’en aillent pas. Les actes d’amour que nous
faisons envers ceux à qui nous avons de l’aversion proviennent de
la raison qui nous dit qu’il se faut mortifier et surmonter; et partant,
quoique nous ayons un sentiment tout contraire à nos paroles et
à nos actions, en cela nous ne manquons pas à la simplicité,
car nous désavouons ces sentiments comme étrangers; et en
effet ils le sont. La folie des gens du monde est grande, car ils se vantent
d’avoir la simplicité en ce fait, parce qu’ils ne font point bonne
mine à leurs ennemis, disant qu’ils sont francs et ne sont point
dissimulés.
Il n’est pas mauvais non plus de faire semblant de n’avoir pas envie
de faire quelque chose à laquelle nous avons une forte inclination,
au moins pour le sujet que vous dites, qui est pour donner la confiance
à une Soeur de se contenter en la faisant, et vous, de vous mortifier
en vous ôtant l’occasion de la faire; car si bien vous désirez
bien fort de la faire, ce désir n’est pourtant qu’en la partie inférieure,
puisque vous voulez préférer, quant à la partie supérieure
de votre âme, la consolation de votre Soeur à la vôtre.
Enfin, il faut toujours entendre en toute chose que les productions de
la partie inférieure et sensitive de l’âme n’entrent ou ne
logent point en notre considération, non plus que si nous ne les
apercevions pas.
Avons-nous encore quelque chose à dire de la simplicité?
car il faudra dire un mot de la prudence, mais ce sera après, car
de prudence il en faut peu, et de simplicité beaucoup.
Il est vrai, c’est manquer de simplicité de faire tant de considérations
quand nous voyons faire des fautes les unes aux autres, pour savoir si
ce sont des choses nécessaires à dire à la Supérieure;
car, dites-moi, la Supérieure n’est-elle pas capable de cela et
de juger s’il est requis d’en faire la correction ou non ? Ce n’est pas
comme si vous en parliez à quelque autre qui n’y dût pas remédier.
— Mais que sais-je moi, à quelle intention cette Soeur a fait telle
chose? peut-être que son intention était bonne.— Il se peut
bien faire ; mais dites-moi, l’action est-elle bonne ou mauvaise ? — Selon
l’extérieur elle est mauvaise. — Et pourquoi ne la voulez-vous pas
dire? car vous ne devez pas accuser son intention, ains seulement son action
de quoi vous mettez-vous donc en peine ? — Dites-vous, ma fille, que vous
pensez que la chose étant de peu de conséquence, elle ne
vaut pas 11 d’aller mettre cette pauvre Soeur en trouble, et que possible
12 n’y retournera-t-elle plus. — Tout cela n’est pas simple, car la Règle
qui vous ordonne de procurer l’amendement des Soeurs par le moyen des avertissements,
ne vous commande pas d’être si considérée en ce point,
comme si l’honneur des Soeurs dépendait de cette accusation. Je
dirai bien plus : si je savais que cette personne que j’ai à corriger
commettrait un péché véniel emmi le trouble que mon
avertissement ou correction lui
11. ne vaut pas la peine — 12. peut-être
causera, je ne devrais pas laisser de le faire. Beaucoup moins donc
devrais-je laisser de le faire pour la seule considération du trouble,
qui n’est point péché en soi, ains seulement ès mauvais
effets qu’il produit. Seulement devrais-je, et il le faut observer, attendre
le temps convenable, car, de faire les corrections sur-le-champ, c’est
ce qui est dangereux. Si je pouvais prévoir qu’en attendant un peu,
cette personne fût plus disposée, sans doute je devrais attendre;
mais hors de là, il faut faire en simplicité ce que nous
sommes obligés de faire selon Dieu, et cela sans scrupule. Car,
si bien cette personne se passionne et se trouble après l’avertissement
ou la correction que je lui fais, je n’en peux mais et n’en suis pas cause;
ce n’est que son immortification. Et si elle commet sur l’heure un péché
véniel, ce péché-là sera cause qu’elle en évitera
plusieurs autres qu’elle eût commis en persévérant
en son défaut. — Non pas, ma chère fille, la Supérieure
ne doit pas laisser de corriger les Soeurs parce qu’elle sait qu’elles
ont de l’aversion à la correction; car peut-être que nous
en aurons toujours tant que nous vivrons, d’autant que c’est une chose
totalement contraire à la nature de l’homme, d’aimer d’être
avili: mais cette aversion ne doit pas être favorisée de notre
volonté, laquelle doit aimer l’humiliation.
Les Règles le disent expressément que vous pouvez faire
l’avertissement en particulier, si la faute est secrète. — Mais
l’on vous verra parler en particulier et l’on vous en avertira. — C’est
sans doute, car les Soeurs qui vous voient ne savent pas de quoi vous parlez
; mais quel intérêt y a-t-il ? Vous en serez bien mortifiée:
eh! bien, Dieu en soit béni! cela vous humiliera d’autant. Vous
devez être bien aise de quoi vous êtes reprise en faisant bien,
car en cela vous êtes du parti de Notre-Seigneur, lequel n’ayant
jamais fait mal, a néanmoins voulu être tenu et être
mis à mort pour un malfaiteur. La vertu de simplicité embrasse
amoureusement cette mortification comme un moyen propre pour lui aider
à parvenir tant plus tôt 13 à sa prétention,
qui est de s’unir à Notre-Seigneur par une totale conformité
de vie et d’exercices.
Vous désirez de savoir encore si voyant que la Supérieure
ne témoigne pas d’agréer qu’on lui parle des défauts
que les Soeurs remarquent en elle, si l’on ne doit pas laisser de les lui
dire en simplicité? — Qui en doute de cela? La Supérieure
n’en doit pas témoigner de l’agrément aussi; et qu’est-il
besoin de prendre garde si elle l’agrée ou non? La Supérieure
vous écoute et vous prête l’oreille pour ouïr ce que
vous lui voudrez dire; n’est-ce pas assez? — Mais elle ne me dit rien pour
me témoigner qu’elle a trouvé bon que je le lui aie dit.
— Et qu’importe? Ayant rendu votre devoir, pourquoi vous mettez-vous en
peine du reste? — Peut-être qu’elle pensera que je l’ai dit à
quelque intention autre que celle de la charité. — Tout cela, mes
chères Filles, sont des retours fort contraires à la simplicité
qui ne s’amuse qu’autour de Notre-Seigneur. Mais passons outre.
Certes, je ne sais pas quelle est l’intention de notre Mère,
mais je crois qu’elle est telle que vous jugez, à savoir que nous
disions quelque chose de
13. d’autant plus tôt
la simplicité à nous laisser conduire selon l’intérieur,
tant par Dieu même que par nos Supérieurs. Il y a des âmes
qui sont, comme vous dites, si braves en elles-mêmes, qu’elles ne
veulent être conduites que par l’Esprit de Dieu, et leur semble que
tout ce qu’elles s’imaginent soient des inspirations et des mouvements
du Saint-Esprit, qui les prend par la main et les conduit en tout ce qu’elles
veulent faire, comme des enfants. En quoi certes elles se trompent fort,
car je vous prie, y a-t-il jamais eu une vocation plus spéciale
que celle de saint Paul, en laquelle Notre-Seigneur lui parla lui-même
pour le convertir ? et néanmoins il ne le voulut pas instruire,
ains le renvoya à Ananias, disant: Va, tu trouveras un homme qui
te dira ce que tu as à faire d. Et bien que saint Paul eût
pu dire: Seigneur, pourquoi non vous-même ne me le direz-vous pas
bien? il ne le fit pas, ains s’en alla tout simplement faire comme il lui
était commandé. Et nous autres, pensons-nous être plus
favorisés de Dieu que saint Paul, croyant qu’il nous veut conduire
lui-même, sans l’entremise d’aucune créature ?
Il y avait une fille qui s’était forgé cette opinion
en son esprit, et c’est son confesseur même qui me l’a raconté.
Elle s’imaginait qu’elle ne devait rien faire qu’à mesure que l’Epoux
le lui dirait ou inspirerait, si que sa mère était bien empêchée
14, car si elle l’appelait pour aller à la Messe ou pour aller dîner,
elle disait de tout qu’elle le ferait quand l’Epoux le voudrait; et fallait
d. Act., IX, 4-7.
14. embarrassée
toujours ainsi attendre la voix de l’Epoux. Or, la voix de l’Epoux
pour nous autres, mes chères Filles, ne doit être autre que
la sainte obéissance, car hors de là il n’y a que tromperie.
— Mon Dieu, je suis attirée à une si grande simplicité
intérieure, et cependant l’on m’en veut tirer pour me faire suivre
les exercices que l’on donne aux autres par exemple, l’observance du Directoire
qui marque les attentions particulières qu’il faut avoir en chaque
exercice. — C’est une chose certaine que tous ne sont pas conduits par
un même chemin, mais aussi n’est-ce pas à un chacun de nous
de connaître par quel chemin Dieu nous appelle; cela appartient aux
Supérieurs, lesquels ont la lumière de Dieu pour ce faire.
Il ne faut pas dire Ils ne me connaissent pas bien, car nous devons croire
que si ; l’obéissance et la soumission sont toujours la vraie marque
de la bonne inspiration. —Mais je n’ai pas de consolation aux 15 exercices
que l’on me fait faire, et cependant j’en avais tant aux autres. — Il se
peut bien faire, mais ce n’est pas par la consolation que l’on juge de
la bonté de nos actions; il ne faut pas s’attacher à notre
propre satisfaction, car ce serait s’attacher aux fleurs et non aux fruits.
Vous retirerez plus d’utilité de ce que vous ferez suivant la direction
de vos Supérieurs, que non pas en suivant vos instincts intérieurs,
qui ne produisent pour l’ordinaire que de l’amour-propre qui, sous couleur
de bien, recherche de se complaire en la vaine estime de nousmêmes.
C’est bien la vérité que notre bien dépend de
15. dans les
nous laisser conduire et gouverner par l’Esprit de Dieu sans réserve;
c’est cela que prétend la vraie simplicité que Notre-Seigneur
n tant recommandée : Soyez simples comme la colombe e, dit-il à
ses Apôtres; mais il ne demeure pas là, leur disant de plus
: Si vous n’êtes faits simples comme petits enfants, vous n’entrerez
point au Royaume de mon Père f Un enfant, tandis qu’il est bien
petit, est réduit en une grande simplicité qui fait qu’il
n’a autre connaissance que de sa mère; il a un seul amour qui est
pour sa mère, une seule prétention qui est le sein de sa
mère : étant appliqué et couché dessus ce sein
bien aimé, il ne veut rien autre 16. L’âme qui n la parfaite
simplicité n’a qu’un amour qui est pour Dieu; et en cet amour elle
n’a qu’une seule prétention, qui est de reposer sur la poitrine
du Père céleste, et là, comme un enfant d’amour, faire
sa demeure, laissant entièrement tout le soin de soi-même
à son bon Père, sans que jamais plus elle se mette en peine
de rien, sinon de se tenir en cette sainte confiance; non pas même
les vertus et les grâces qui lui semblaient être fort nécessaires
ne l’inquiètent point à force de les désirer, ni n’a
aucune sollicitude à la poursuite de la perfection. Elle ne néglige
voire-ment rien de ce qu’elle rencontre en son chemin, mais aussi elle
ne s’amuse point à rechercher d’autres moyens de se perfectionner
que ceux qui lui sont prescrits. A quoi servent aussi les désirs
des vertus dont la pratique ne nous est pas nécessaire ? La douceur,
l’amour de notre abjection, l’humilité,
e. Ubi supra, p. 242. — f. Matt., xVIII, 3.
16. rien autre chose, rien de plus
la douce charité et cordialité envers le prochain sont
des vertus, avec l’obéissance, dont la pratique nous doit être
commune 17, d’autant qu’elle nous est nécessaire parce que les rencontres
des occasions nous en sont fréquentes; mais quant à la constance,
à la magnificence, que sais-je moi? telles autres vertus que peut-être
nous n’aurons jamais occasion de pratiquer, ne nous en mettons point en
peine; nous n’en serons pas pour cela moins magnanimes ni généreux.
En somme, il nous faut conclure en disant que je fais une différence
entre les personnes du monde (je dis qui vivent chrétiennement dans
le monde) et les Soeurs de la Visitation; car ceux-là, il est requis
qu’ils pratiquent la prudence afin d’accroître leurs moyens, et qu’ils
aient un grand soin pour entretenir leur famille, car, faisant autrement,
ils manqueraient à leurs obligations; et quoiqu’ils doivent bien
plus s’appuyer sur la divine Providence que sur leur industrie, si ne faut-il
pas qu’ils laissent pourtant de penser à leurs affaires. Mais les
Soeurs de la Visitation, elles, doivent laisser tout le soin d’elles-mêmes
entre les mains de Dieu; je ne dis pas seulement pour les choses extérieures
et qui appartiennent à la nourriture du corps, mais beaucoup plus
absolument pour ce qui regarde leur avancement spirituel, laissant à
la disposition de la divine Bonté de leur donner des biens spirituels,
des vertus et des grâces, tout ainsi qu’il lui plaira ; leur prudence
doit être de se laisser absolument entre les bras de la divine Providence.
17. ordinaire
Je considère que entre les animaux ceux qui se servent le plus
de la prudence (car il y a une prudence naturelle aussi bien qu’une prudence
chrétienne), ces animaux, dis-je, sont les moindres et les plus
couards et peureux : le renard, qui est si fin et qui se sert de tant de
ruses, est peureux; le lièvre, qui est si peureux, use de tant de
prudence pour s’échapper des chiens qui le poursuivent, que quelquefois
ils sont bien empêchés; le fourmi 18 a une prudence et prévoyance
admirable; les cerfs mêmes, quoiqu’ils ne soient pas petits, ne laissent
pas d’être peureux, et partant, fins et artificieux; mais le lion,
qui est un animal généreux, se confiant en sa propre vaillance,
marche en la simplicité de son coeur, et partant il s’endort aussi
volontiers sur un grand chemin comme dans une retraite particulière.
Les chameaux sont fort simples aussi, bien qu’ils soient si grands et si
puissants qu’ils se lairraient 19 mettre une maison dessus et la porteraient,
tant ils sont propres pour la charge. Entre les petits animaux, nous avons
la colombe et la pauvre brebiette 20 qui sont si simples qu’il n’y en n
point de plus aimables.
Mais il faut dire un mot de la prudence du serpent avant que de finir,
car j’ai bien pensé que si je parlais de la simplicité de
la colombe, l’on me jetterait vite le serpent dessus. Plusieurs ont demandé
quel était le serpent duquel Notre-Seigneur voulait que nous apprissions
la prudence. Car, quand les Israélites furent conduits par Moïse
dans le désert, ils étaient à tous propos piqués
par
18. la fourmi — 19. laisseraient — 20. petite brebis
des petits serpenteaux, dont plusieurs mouraient faute de remèdes;
de quoi Dieu ayant pitié, commanda que l’on élevât
un serpent d’airain, lequel étant regardé par ceux qui seraient
piqués des serpents, ils seraient incontinent guéris g. Or,
le serpent d’airain qui fut élevé au haut bout d’une perche
dans le désert, ne représentait autre chose que Notre-Seigneur
et notre Maître, qui devait être élevé sur le
mont de Calvaire en l’arbre de la croix, lequel étant élevé,
pratiqua merveilleusement bien la prudence du serpent. Car le serpent montre
sa prudence en diverses façons, et premièrement en ce qu’étant
jà vieil 21, il se dépouille de sa vieille peau; et Notre-Seigneur
en fit de même, c’est-à-dire il se dépouilla de sa
propre gloire, car il fut, ainsi que dit saint Paul, fait scandale aux
Juifs et folie aux Gentils h Mais à nous autres Chrétiens,
il n été fait notre édification et Sauveur très
aimable, et l’unique et doux remède à tous nos maux; car
en le regardant fiché 22 et attaché dessus la croix, nous
ne pouvons mourir; là nous trouvons de quoi médeciner 23
nos plaies. Ou bien, si nous voulons encore prendre les paroles de Notre-Seigneur
en ce sens : Soyez prudents comme le vrai serpent i qui, lorsqu’il est
attaqué, expose tout son corps pour conserver sa tête tant
seulement 24 De même devons-nous faire, exposant tout au péril
quand il est requis, pour conserver en nous Notre-Seigneur, c’est-à-dire
son amour qui est comme notre tête; car il est notre chef et nous
sommes ses membres j.
g. Num., XXI, 8, 9. — h. I Cor., I, 23. — i. Ubi supra, p. 242. — f.
Ephes., IV, 15; Coloss., I, 18; I Cor., VI, 15.
21. vieux — 22. fixé — 23. porter remède à —24.
seulement
Enfin, il faut que nous fassions un acte de prudence en finissant notre
discours, de crainte de retenir trop nos Soeurs. Seulement désiré-je
que nous nous ressouvenions bien qu’il y a deux sortes de prudence, à
savoir, la naturelle et la supernaturelle 25 . Quant à la naturelle,
il la faut bannir et mortifier, car elle n’est pas bonne, d’autant qu’elle
nous suggère mille petites considérations et prévoyances
non nécessaires qui tiennent nos esprits bien éloignés
de la simplicité.
La vraie vertu de prudence doit être véritablement pratiquée,
d’autant qu’elle est comme un sel spirituel qui donne goût et saveur
à toutes les autres vertus; mais elle doit être pratiquée
par nous autres, qui sommes de la Visitation, en telle sorte que la vertu
d’une simple confiance surpasse tout. Nous devons avoir une confiance toute
simple qui nous fasse demeurer en repos entre les bras de notre Père
et de notre chère Mère, assurées que nous devons être
que Notre-Seigneur et Notre-Dame, comme notre chère Mère,
nous protégera toujours de sa protection et de son soin maternel,
puisque nous sommes ici assemblées pour son honneur, et pour la
gloire de son Fils très cher, qui est notre bon Père et très
doux Sauveur.
Le tout soit à la gloire et louange de notre Sauveur Jésus-Christ,
de la bienheureuse Vierge Notre-Dame et du glorieux saint Joseph.
25. surnaturelle
QUATORZIÈME ENTRETIEN
SUR LES RÈGLES
C’est une chose très difficile que celle que vous demandez :
quel est l’esprit de vos Règles et comment vous le pourrez bien
prendre? Or, premier que de 1 parler de cet esprit, il faut que nous sachions
que veut dire cela, avoir l’esprit d’une Règle; car nous entendons
dire communément un tel Religieux n le vrai esprit de sa Règle.
Nous tirerons du saint Evangile deux exemples qui sont tout propres
pour nous faire comprendre ceci. Il est dit que saint Jean-Baptiste était
venu en l’esprit et en la vertu d’Elie a, et pour cela qu’il reprenait
hardiment et rigoureusement les pécheurs, les appelant engeance
de vipères b. Mais quelle était cette vertu d’Elie ? C’était
la force qui procédait de son esprit pour anéantir et punir
les pécheurs, faisant tomber le feu du ciel pour perdre et confondre
ceux qui voulaient résister à la majesté de son Maître
c: c’était donc un esprit de rigueur qu’avait Elie.
L’autre exemple que nous trouvons au saint Evangile d, qui sert à
notre propos, est que Notre-Seigneur voulant aller en Jérusalem,
ses disciples l’en dissuadaient parce que les uns avaient de
a. Luc., I, 17. — b. Matt., III, 7 ; Luc., in, 7. — c. IV Reg., I.
— d. Luc., IX, 51-56.
1. avant de
l’affection d’aller en Capharnaüm, les autres en Béthanie,
ainsi ils tâchaient de conduire Notre-Seigneur au lieu où
ils voulaient aller; car ce n’est pas dès à cette heure 2
que les inférieurs veulent conduire leurs maîtres selon leur
volonté. Mais Notre-Seigneur, qui était très facile
à condescendre, affermit 3 son visage (l’Evangéliste use
de ces mêmes mots) pour aller en Jérusalem, afin que les Apôtres
ne le pressassent plus de n’y pas aller. Allant donc en Jérusalem,
il voulut passer par une ville de Samarie, mais les Samaritains ne le lui
voulurent pas permettre; lors saint Jacques et saint Jean entrèrent
en zèle, ou bien en colère (car le zèle est souventes
fois pris pour colère, comme aussi la colère pour le zèle);
et il ne s’en faut pas étonner, car ils n’étaient pas encore
confirmés en grâce. Ils furent donc irrités contre
les Samaritains de l’inhospitalité qu’ils faisaient à leur
Maître, et lui dirent: Maître, veux-tu que nous fassions tomber
le feu du ciel pour les abîmer, et châtier de l’outrage qu’ils
te font? Et Notre-Seigneur leur répondit : Vous ne savez de quel
esprit vous êtes, voulant dire : Ne savez-vous pas que nous ne sommes
plus au temps d’Elie qui avait l’esprit de rigueur? Et bien qu’Elie fût
un très grand serviteur de Dieu, et qu’il fît bien en faisant
ce que vous voulez faire, néanmoins vous autres ne feriez pas bien
en l’imitant, d’autant que je ne suis pas venu pour confondre et punir
les pécheurs, ains pour répandre des parfums, et par ces
odeurs les attirer à pénitence c et à ma suite.
e. Luc., V, 32.
2. d’aujourd’hui — 3. raffermit
Voilà donc quel est l’esprit particulier d’une chose : ce que,
pour mieux entendre, il nous faut donner des exemples qui sont hors de
nous, et après, nous reviendrons à nous-mêmes. Toutes
les Religions et toutes les assemblées de dévotion ont un
esprit qui leur est général, et chacune en a un qui lui est
particulier. Le général est la prétention qu’elles
ont toutes de prétendre à la perfection de la charité
: ceci a été déterminé et tenu pour une chose
très certaine, même par les Conciles. Mais l’esprit particulier
sont les moyens de parvenir à cette perfection de la charité,
c’est-à-dire à l’union de notre âme avec Dieu et avec
le prochain pour l’amour de Dieu; ce qui se fait, avec Dieu par l’union
de notre volonté à la sienne, et avec le prochain par la
douceur, qui est une vertu dépendante immédiatement de la
charité.
Venons à cet esprit particulier : ils sont certes très
différents les uns des autres. Par exemple les Chartreux ont un
esprit tout à fait différent de celui des Jésuites,
et celui des Capucins tout différent à 4 ceux-ci. L’esprit
des Chartreux est le moyen qu’ils prennent pour s’unir à Dieu et
au prochain selon la prétention générale : la prétention
particulière est de s’unir à Dieu par la contemplation; et
pour cela, ils ont une très grande solitude, et conversent le moins
qu’ils peuvent parmi le monde, non pas même les uns avec les autres,
si ce n’est en certains jours de la semaine. Ils s’unissent aussi avec
le prochain par le moyen de l’oraison, en priant Dieu pour lui. Au contraire,
l’esprit particulier des Pères Jésuites est
4. de celui de
voirement bien de s’unir à Dieu et au prochain, mais c’est par
le moyen de l’action, quoique spirituelle. Ils s’unissent à Dieu,
mais c’est en lui réunissant le prochain, tant par études
que prédications, confessions, conférences et autres telles
actions de piété; et pour mieux faire cette union avec le
prochain, ils conversent avec le monde, et n’ont point pris d’habit qui
soit trop différent ni sévère. Ils s’unissent encore
à Dieu par l’oraison; néanmoins leur fin principale est celle
que nous venons de dire, de tâcher à convertir les âmes
et les réunir à Dieu.
Les Capucins ont un esprit sévère et rigoureux. Pour
bien dire quel est leur esprit, c’est un parfait mépris, quant à
l’extérieur, du monde et de toutes ses vanités et sensualités.
Je dis quant à l’extérieur, d’autant que toutes les Religions
l’ont ou le doivent avoir en l’intérieur. Ils veulent par leurs
exemples induire les hommes au mépris des choses de la terre, à
quoi sert la pauvreté de leurs habits; et par ce moyen, convertir
les âmes à Dieu. Ils s’unissent ainsi avec sa divine Majesté,
et encore avec le prochain pour l’amour de Dieu. Cet esprit de sévérité
leur est tellement propre pour ce qui regarde l’extérieur, que si
l’on en voit un qui ait quelque sorte d’affectation ou qui la témoigne
en son habit, ou bien à vouloir être traité un peu
plus délicatement que les autres, pour peu que ce soit, l’on dit
tout aussitôt qu’il n’a plus l’esprit de saint François. De
même si l’on voit un Chartreux qui témoigne tant soit peu
de se plaire à converser avec le prochain, pour parfaite que soit
son intention, fût-elle même de le convertir, il perd tout
incontinent l’esprit de sa Religion. Comme aussi un Jésuite, s’il
voulait se retirer en la solitude et vaquer à la contemplation comme
les Chartreux, si ce n’est au temps qui leur est marqué dans leurs
exercices et la nécessité d’un chacun, à quoi est
pourvu selon la prudence des Supérieurs.
C’est donc une chose fort nécessaire que de savoir quel est
l’esprit particulier de chaque Religion ou assemblée pieuse; ce
que pour bien connaître, il faut considérer la fin pour laquelle
elle a été commencée et les divers moyens pour parvenir
à cette fin. Il y a la générale pour toutes les Religions,
comme nous avons dit; mais c’est de la particulière de laquelle
je parle, d’autant qu’il lui faut avoir un amour si grand qu’il n’y ait
chose aucune que nous puissions connaître qui soit conforme à
cette fin, que nous n’embrassions de tout notre coeur.
Avoir l’amour de la fin de notre Institut, savez-vous que c’est ? C’est
être exactes à l’observance des moyens de parvenir à
cette fin, qui sont nos Règles et Constitutions; et être pointilleux
5 à faire tout ce qui en dépend et qui sert à les
observer plus parfaitement, c’est avoir l’esprit de notre Religion. Mais
remarquez qu’il faut que cette exacte et pointilleuse 6 observance soit
entreprise en simplicité de coeur; je veux dire qu’il ne faut pas
vouloir aller au-delà, par des prétentions de faire plus
qu’il ne nous est marqué dedans nos Règles, car ce n’est
pas par la multiplicité des choses que nous faisons que nous parvenons
à la perfection, ains c’est par la perfection et pureté
5. exact, ponctuel — 6. ponctuelle
d’intention avec laquelle nous les faisons. Il faut donc regarder quelle
est la fin de notre Institut et l’intention de l’Instituteur, et nous arrêter
aux moyens qui sont marqués pour y correspondre.
Quant à la fin de votre Institut, il ne la faut pas rechercher
en l’intention qu’avaient les trois premières Soeurs qui commencèrent,
non plus que celle des Pères Jésuites au premier dessein
qu’avait le bienheureux Père Ignace; car il ne pensait rien moins
qu’à faire ce qu’il fit par après, comme de même saint
François, saint Dominique et les autres qui ont commencé
des Religions. Mais Dieu, à qui seul appartient de faire ces assemblées
de piété, les n fait réussir de la façon que
nous voyons qu’elles sont. Il ne faut jamais penser, encore moins le croire
puisqu’il n’est pas vrai aussi, que ce soient les hommes qui par leurs
inventions aient commencé cette façon de vivre si parfaite
comme est celle de la Religion : c’est Dieu, par l’inspiration duquel ont
été composées les Règles, qui sont les moyens
propres pour parvenir à cette fin générale à
tous les Religieux, de s’unir à Dieu, et au prochain pour l’amour
de Dieu.
Mais chaque Religion a sa fin particulière, comme aussi les
moyens particuliers pour parvenir à cette union; et tous ont un
moyen général pour s’unir à Dieu, qui est par les
voeux. Chacun sait que les richesses et les biens de la terre sont de puissants
attraits et dissipent l’âme, tant par la trop grande affection qu’elle
y met, comme aussi par la sollicitude qu’il faut avoir pour les garder,
voire même pour les accroître, d’autant que l’homme n’en a
jamais assez selon qu’il désire : les Religieux, donc, coupent court
à tout cela par le voeu de pauvreté. Ils en font de même
à la chair et à toutes ses sensualités et plaisirs
tant licites qu’illicites, par le voeu de chasteté qui est un très
grand moyen pour s’unir à Dieu très particulièrement;
d’autant que ces plaisirs sensuels alentissent et affaiblissent grandement
les forces de l’esprit, dissipent le coeur et l’amour que nous devons tout
à Dieu, et que nous lui donnons entièrement, ne nous contentant
pas de sortir de la terre de ce monde, mais sortant encore de la terre
de nous-mêmes, c’est-à-dire renonçant aux plaisirs
terrestres de notre chair. Mais beaucoup plus parfaitement nous nous unissons
à Dieu par le voeu d’obéissance, d’autant que c’est ramasser
8 toute notre âme avec toutes ses puissances, ses volontés
et ses affections pour nous soumettre et assujettir, non seulement à
la volonté de Dieu, mais à celle de nos Supérieurs
que l’on doit toujours regarder comme étant celle de Dieu même;
et ceci est un très grand renoncement, à cause des continuelles
productions de petites volontés que fait notre amour-propre. Etant
donc ainsi séquestrés de toutes choses, nous nous retirons
en l’intime de nos coeurs, pour nous plus absolument et parfaitement unir
à sa divine Majesté.
Il faut remarquer la fin pour laquelle la Congrégation de la
Visitation a été érigée : elle est assez bien
exprimée au commencement de vos Règles; la connaissance de
la fin vous fera assez aisément comprendre quel est l’esprit particulier
de la Visitation. J’ai toujours jugé que c’était un esprit
7. ralentissent — 8. concentrer
d’une profonde humilité envers Dieu, et de douceur envers le
prochain; d’autant qu’il y a moins de rigueur pour le corps, il faut qu’il
y ait plus de douceur de coeur. Tous les anciens Pères ont déterminé
que, où la rigueur des mortifications corporelles manque, il doit
y avoir plus de perfection d’esprit. Il faut donc que l’humilité
envers Dieu et la douceur envers le prochain suppléent en cette
Maison à l’austérité des Soeurs Carmélites,
des Soeurs de Sainte-Claire, des Chartreuses et ainsi des autres. Et si
bien les austérités sont bonnes en elles-mêmes et sont
des moyens pour parvenir à la perfection, elles ne seraient pas
néanmoins bonnes en la Maison de céans, d’autant que ce serait
contre la fin des Règles.
L’esprit de douceur est tellement le propre esprit de la Visitation,
que quiconque y voudrait introduire des austérités, soit
plus de jeûnes, plus de disciplines, plus de haires qu’il n’y a pas
maintenant, détruirait incontinent la Visitation; d’autant que ce
serait faire contre la fin pour laquelle elle a été dressée,
qui est pour recevoir les filles infirmes, qui n’ont pas des corps assez
forts pour entreprendre de s’unir à Dieu par la voie des austérités
que l’on fait aux autres Religions, ou bien qui n’y sont pas inspirées.
De même, les Capucins décherraient de leur premier esprit
s’ils voulaient quitter cette extrême pauvreté dont saint
François n fait profession, que même en l’ornement de leurs
églises ils ne veulent rien de superflu, non pas seulement des ornements
de soie; et s’il arrive que l’on en reçoive en quelques-uns de leurs
couvents, on dit aussitôt qu’ils perdent l’esprit de leur Ordre.
Mais vous me dites : S’il arrive qu’une Soeur ait une complexion robuste,
ne peut-elle pas bien faire des austérités plus que les autres,
pourvu qu’elles ne s’en aperçoivent pas? — Je réponds à
cela qu’il n’y a point de secret qui ne passe secrètement à
une autre; et ainsi de l’une à l’autre l’on vient par après
à faire des Religions dans la Religion et des petites ligues, et
puis tout se dissipe. La bienheureuse Mère Thérèse
dit admirablement bien le mal qu’apportent ces petites entreprises de vouloir
faire plus que la Règle n’ordonne et que la Communauté ne
fait; et tout particulièrement si c’est une Supérieure, le
mal en sera d’autant plus grand; car, dit-elle, tout aussitôt que
ses filles s’en apercevront, elles voudront incontinent faire comme elle,
et ne manqueront pas de raisons pour se persuader qu’elles le feront bien,
les unes poussées de zèle, les autres pour lui complaire,
et tout cela servira de tentation à celles qui n’en pourront ou
voudront pas faire de même. O Dieu, il ne faut jamais souffrir ces
particularités en Religion.
L’on excepte néanmoins certaines nécessités particulières,
comme s’il arrivait qu’une Soeur fût pressée de quelque grande
vexation ou tentation, alors ce ne serait pas un extraordinaire de demander
à la Supérieure de faire quelque petite pénitence
de plus que les autres; car il faut user de la même simplicité
que font les malades, qui doivent demander les remèdes qui leur
semblent les pouvoir soulager. S’il y avait une Soeur qui fût si
généreuse et si courageuse que de vouloir parvenir à
la perfection dans un quart d’heure, faisant plus que la Communauté,
je lui conseillerais qu’elle s’humiliât et se soumît à
ne vouloir être parfaite que dans trois j ours, allant le train des
autres. S’il se rencontre des Soeurs qui aient des corps forts et robustes,
à la bonne heure; il ne faut pas néanmoins qu’elles veuillent
aller plus vite que celles qui en ont des faibles.
Voici un exemple en Jacob f qui est très admirable et fort propre
pour montrer comme il se faut accommoder aux faibles et arrêter notre
force pour aller de pair avec eux, principalement quand nous y avons de
l’obligation comme ont les Religieux à suivre la Communauté
en tout ce qui est de la parfaite observance. Jacob donc, sortant de la
maison de son beau-père Laban avec toutes ses femmes, ses enfants,
ses serviteurs et ses troupeaux pour s’en retourner chez lui, craignait
extrêmement de rencontrer son frère Esaü, d’autant qu’il
pensait qu’il fût toujours irrité contre lui, ce qui n’était
néanmoins plus. Etant donc en chemin, il rencontra Esaü. Lors
le pauvre Jacob eut bien peur le voyant, à cause qu’il était
fort bien accompagné d’une grande troupe de soldats. L’ayant salué,
il le trouva tout doux en son endroit. Esaü dit à Jacob : Mon
frère, puisque nous nous sommes ainsi rencontrés, allons
de compagnie et achevons le voyage ensemble; à quoi répondit
le bon Jacob : — Mon seigneur et mon frère (il use du mot de seigneur
à cause qu’il était son aîné), il n’en sera
pas ainsi, s’il vous plaît, d’autant que je mène mes enfants,
et leurs petits pas exerceraient ou abuseraient de votre
f. Gen., XXXIII, 1-14.
patience; mais moi qui y suis obligé, mesure volontiers mes
pas aux leurs, auxquels aussi j’assujettis ceux de mes serviteurs. Et même
qu’il n’y a pas longtemps que mes brebis ont agnelé; les agnelets
9 étant encore si tendres ne pourraient pas aller si vite; à
quoi il faut aussi que nous nous accommodions, et tout cela vous arrêterait
trop en chemin. — Remarquez, je vous prie, la débonnaireté
de ce saint Patriarche; je l’aimais déjà bien, mais je le
veux encore plus aimer désormais, à cause de cet acte de
débonnaireté. Il s’accommode volontiers aux pas, non seulement
de ses petits enfants, mais aussi de ses agnelets. Il était à
pied, car il n’allait jamais à cheval. Ce voyage lui fut heureux,
comme il se voit assez par les bénédictions qu’il reçut
de Dieu tout au long du chemin; car il vit et parla plusieurs fois avec
les Anges, et à la fin au Seigneur des Anges et des hommes; et enfin
il fut mieux partagé que son frère qui était si bien
accompagné et auquel tous s’accommodaient à marcher selon
ses pas.
Si nous voulons que notre voyage soit béni de la divine Bonté,
assujettissons-nous volontiers à l’exacte et ponctuelle observance
de nos Règles, et cela en simplicité de coeur, sans vouloir
doubler les exercices; qui serait aller contre l’intention de l’Instituteur
et de la fin pour laquelle la Congrégation a été érigée.
Accommodons-nous volontiers avec les infirmes qui y peuvent être
reçues, et je vous assure que nous n’arriverons pas plus tard pour
cela à la perfection, ains au contraire ce sera cela même
qui nous y conduira plus tôt, parce
9. petits agneaux
que, n’ayant pas beaucoup à faire, nous nous appliquerons à
le faire avec le plus de perfection qu’il nous sera possible. Et c’est
en quoi nos oeuvres sont plus agréables à Dieu, d’autant
qu’il n’a pas égard à la multiplicité des choses que
nous faisons pour son amour, ains seulement à la ferveur de la charité
avec laquelle nous les faisons. Je trouve, si je ne me trompe, que si nous
nous déterminons à vouloir parfaitement observer nos Règles,
nous aurons assez de besogne sans nous charger davantage, d’autant que
toute la perfection y est comprise.
La bienheureuse Mère Thérèse dit que ses filles
étaient tellement exactes, qu’il fallait que les Supérieures
eussent un très grand soin de ne rien dire qui ne fût très
bon à faire, parce qu’elles se portaient, sans autre semonce 10,
incontinent à le faire, et pour plus parfaitement observer leur
Règle elles étaient pointilleuses à la moindre petite
dépendance. Elle rapporte qu’une fois il y eut une de ses filles
qui, n’ayant pas bien entendu quelque chose qu’une Supérieure avait
commandé, elle lui dit qu’elle n’entendait pas bien cela. Et la
Supérieure, à laquelle il prit une petite fantaisie (car
il n’est pas merveille qu’elles en aient quelques-unes), lui répondit
: Allez mettre la tête dans un puits et vous l’entendrez. La fille
fut si prompte à partir de la main 11, que la Mère Thérèse
dit que, si on ne l’eût arrêtée, elle s’allait jeter
dans un puits. Il y n certes moins à faire à être exacte
en l’observance des Règles, que non pas de
10. invitation — 11. terme de manège employé au figuré,
pour obéir sans délai
les vouloir observer en partie. Par exemple : la Règle ordonne
qu’en certains temps l’on ne parle point; il est beaucoup plus facile de
s’en abstenir tout à fait que s’il y avait des exceptions, parce
qu’il ne faudrait pas seulement être attentive à faire 12
le silence, mais aussi pour parler aux occasions qui y seraient exceptées.
La charité pourtant montre assez quand c’est qu’on le peut faire
sans enfreindre le commandement de ne point parler.
Je ne puis assez dire de quelle importance est ce point ici, d’être
ponctuelle à la moindre petite chose qui sert à plus parfaitement
observer la Règle, voire même aux moindres’ petites cérémonies;
comme aussi de ne vouloir rien entreprendre davantage, sous quelque prétexte
que ce soit, parce que c’est le moyen de conserver la Religion en son entier
et en sa première ferveur; et le contraire est ce qui la détruit
et fait déchoir de sa première perfection. Voyez-vous, ce
qui maintient les Pères Jésuites en la perfection de leur
Institut, ce n’est autre chose que la fermeté qu’ils ont à
recevoir toutes sortes d’obéissances sans aucune réplique.
— Mais vous me dites s’il y aurait plus de perfection à se conformer
tellement à la Communauté, que même l’on ne demandât
point à faire des Communions extraordinaires? — Qui en doute, mes
chères Filles, qu’il n’y ait plus de perfection ? Si ce n’est en
certains cas, comme serait la fête de notre Patron ou d’un Saint
auquel nous aurions eu dévotion toute notre vie; ou quelques nécessités
fort pressantes. Mais quant à certaines petites ferveurs que nous
avons aucunes
12. observer
fois, qui sont passagères et qui, pour l’ordinaire, sont des
effets de notre nature, lesquelles nous font désirer la Communion,
il ne faut point avoir égard à cela; non plus que les mariniers
en ont pour un certain petit vent qui se fait à la pointe du jour,
lequel est produit des vapeurs qui s’élèvent de la terre
et partant n’est pas de durée, ains cesse dès aussitôt
que les vapeurs sont un peu surélevées 13 et dissipées;
le patron du navire, qui le connaît, ne crie point au vent, ni ne
déplie point les voiles pour voguer à la faveur de ce vent
qui n’est que de la terre. De même nous autres, il ne faut pas que
nous tenions pour un bon vent, c’est-à-dire pour inspirations, tant
de petites volontés qui nous viennent, ores 14 de demander à
communier, tantôt de faire l’oraison et par après une autre
chose; car notre amour-propre, qui recherche toujours sa satisfaction,
demeurerait grandement content de tout cela et principalement de ses petites
inventions, et ne cesserait de nous en fournir toujours de nouvelles. Aujourd’hui
que la Communauté communie, il vous suggèrera qu’il faut
que par humilité vous demandiez de vous en abstenir, parce que c’est
la fête d’un tel Saint qui apportait tant de préparation pour
recevoir le très Saint Sacrement; et vous, qui êtes si peu
préparée il n’est pas raisonnable que vous le receviez, et
choses semblables. Et lorsque le temps de s’humilier sera venu, il vous
persuadera de vous réjouir et de demander la Communion pour cet
effet: et ainsi il ne serait jamais fait. Il ne faut point tenir pour inspiration
les choses qui sont
13. élevées au-dessus — 14. maintenant
hors de la Règle, si ce n’est en cas si extraordinaire, que
la persévérance nous fasse connaître que c’est la volonté
de Dieu, comme il s’est trouvé, pour ce qui est de la Communion,
en deux ou trois grandes Saintes, lesquelles il voulait qu’elles communiassent
tous les jours. Les Chartreux tiendraient pour une très grande tentation
de désirer d’être employés au salut des âmes
par le moyen de la prédication. Il ne faudrait pas qu’un d’entre
eux pensât faire un grand service à Dieu de vouloir aller,
sous le prétexte que les autres Pères n’en sauraient rien
hormis le Supérieur, prêcher en quelque village où
il penserait faire beaucoup de fruit et accroître la gloire de Dieu
par le salut de ces âmes; voire même quand il serait fort capable
et aurait pour prétexte de ne vouloir pas enfouir le talent que
Dieu lui a donné pour la prédication:
car nonobstant que toutes ses intentions fussent très bonnes
et pieuses, l’acte ne serait pourtant pas bon en l’exécution, d’autant
que cela serait contre leur coutume et le train ordinaire de leur Communauté.
Je trouve que c’est un très grand acte de perfection de se conformer
en toutes choses à la Communauté et de ne s’en départir
jamais par notre propre choix; car outre que c’est un très bon moyen
pour nous unir avec le prochain, c’est encore nous cacher à nous-mêmes
notre propre perfection.
Il y a une certaine simplicité de coeur en laquelle consiste
la perfection de toutes les perfections, et c’est cette simplicité
qui fait que notre âme ne regarde qu’à Dieu et se tient toute
ramassée 15 et resserrée en elle-même pour
15. recueillie
s’appliquer, avec toute la fidélité et perfection qui
lui est possible, à l’observance de sa Règle, sans s’épancher
à désirer ni vouloir entreprendre de faire plus que cela.
Elle ne veut point faire des choses excellentes ni extraordinaires qui
la pourraient faire estimer des créatures; et ainsi elle se tient
fort basse en elle-même et n’a pas de grandes satisfactions, car,
ne faisant rien de sa propre volonté ni rien de plus que les autres
et que toute la Communauté, il semble qu’elle ne fait rien : toute
sa sainteté est cachée à ses yeux, Dieu seulement
la voit, qui se délecte en sa simplicité par laquelle elle
ravit son g en s’unissant à lui. Cette âme n’a pas beaucoup
de satisfaction en ce qu’elle fait, d’autant qu’elle tranche court à
toutes les inventions de son amour-propre, lequel prend une souveraine
délectation à faire des entreprises de choses grandes et
excellentes et qui nous font surestimer 16 au-dessus des autres. Elle jouit
pourtant d’une grande paix et tranquillité d’esprit.
Jamais il ne faut penser ni croire que pour ne faire rien de plus que
les autres et suivre la Communauté nous ayons moins de mérite.
Oh non, car nous ne devenons pas parfaits et ne sommes pas plus agréables
à Dieu pour la multiplicité des exercices, des pénitences
et austérités, mais oui bien par la pureté d’amour
avec laquelle nous les faisons. La perfection ne consiste pas aux 17 austérités,
encore que ce soient de bons moyens d’y parvenir et qu’elles soient bonnes
en elles-mêmes;
g. Cant., IV, 9.
16. estismer — 17. dans les
néanmoins pour nous elles ne sont pas bonnes, parce qu’elles
ne sont pas de nos Règles, ni conformes à l’esprit d’icelles,
étant de plus grande perfection de se tenir dans leur simple observance
et suivre la Communauté. Celle qui se tiendra dans ces limites,
je vous assure qu’elle fera un très grand chemin en peu de temps,
et rapportera 18 beaucoup de profit à ses Soeurs par son bon exemple.
J’ai vu l’expérience de ceci en deux Généraux
des Chartreux, dont l’un est encore en vie et l’autre est mort; celui-ci
je le vis à Paris lorsque j’y étais. Il était grandement
austère, et ne mangeait ordinairement que du pain et ne buvait que
de l’eau. Celui au contraire qui est aujourd’hui, n’est point singulier
en aucune chose, et ne fait que ce que leur Communauté fait. Tous
deux sont très grands serviteurs de Dieu, mais j’ai été
assuré que celui-ci est beaucoup plus aimé et estimé
de ses Frères que non pas l’autre, et son exemple de douceur et
conformité de vie les édifie beaucoup plus que non pas la
rigueur qu’avait l’autre envers soi-même. Quand nous sommes à
ramer, il le faut faire par mesure; ceux qui rament sur mer ne sont pas
battus pour ramer un peu lâchement, mais oui bien s’ils ne donnent
pas les coups de rame par mesure. De même l’on doit tâcher
d’élever et enseigner les Novices toutes également, faisant
les mêmes choses, afin que l’on rame justement; et si bien toutes
ne le font pas avec tant de perfection, nous ne saurions qu’y faire.
Vous me dites maintenant que c’est par mortification que vous demeurez
un peu plus dans le
18. apportera
choeur aux jours de fête que les autres, parce que le temps vous
y a déjà bien duré deux ou trois heures de suite que
toutes y ont demeuré. — A cela je vous réponds que ce n’est
pas une règle générale qu’il faille faire tout ce
à quoi l’on a de la répugnance, non plus que de s’abstenir
des choses auxquelles on a de l’inclination; car si une Soeur en n à
dire l’Office divin, il ne faut pas qu’elle laisse d’y assister sous le
prétexte de se vouloir mortifier. Au demeurant, le temps des fêtes
qui est laissé en liberté pour faire ce que l’on veut, on
le peut employer selon la dévotion d’une chacune; mais il est vrai
pourtant que, ayant demeuré trois heures, voire plus dans le choeur
selon la Communauté, il y a beaucoup à craindre que le quart
d’heure que vous y demeurez davantage ne soit un petit morceau que vous
donnerez à votre amour-propre. Il est vrai que, ne pouvant pas le
faire mourir, il semble qu’il faut bien lui bailler quelque petite chose.
Vous voulez savoir maintenant si vous ne feriez pas mieux de vous conformer
à la Communauté, faisant l’Exercice de la Messe en disant
votre chapelet, que non pas à faire une autre sorte d’oraison durant
le temps qu’on la dit. — Outre le bien que vous ferez en vous assujettissant
à l’entendre comme les autres, puisque tout doit aller d’un même
air 19 la Visitation, vous observerez de plus le conseil du grand saint
Bernard, lequel dit qu’il faut, aux prières communes, joindre notre
attention à l’intention pour laquelle elles sont faites ; et lui
étant demandé s’il était mieux pour
19. d’une même manière
nous autres qui entendons ce que nous disons aux Offices, d’appliquer
notre attention simplement à Dieu, ou bien de suivre le sens des
paroles que nous prononçons, il répondit qu’il aimait mieux
que l’on s’appliquât à suivre le sens de ce que l’on dit,
d’autant que c’est se conformer à l’intention de celui qui, par
inspiration de la divine Majesté, les a composées. Je suis
fort volontiers l’opinion de ce grand Saint, et ai toujours été
de cet avis, qu’il faut nous appliquer durant le saint Sacrifice de la
Messe à la considération des mystères qui y sont compris,
selon qu’ils sont marqués en l’Exercice de la Messe. Et si bien
j’ai laissé la liberté à Philothée de le faire
ou de ne le pas faire, selon qu’elle jugera lui être convenable,
s’occupant durant icelle à des autres prières, soit mentales,
soit vocales, je l’ai fait parce que je ne la connais pas toujours cette
Philothée; mais cet Exercice me semble être meilleur, pour
être plus conforme à l’intention de la sainte Eglise.
Enfin, mes chères Filles, il faut beaucoup aimer nos Règles,
puisqu’elles sont les moyens par lesquels nous parvenons à leur
fin, qui est de nous conduire facilement à la perfection de la charité,
qui est l’union de nos âmes avec Dieu et avec le prochain. Et non
seulement cela, mais encore de réunir le prochain avec Dieu, ce
que nous faisons par la voie que nous lui présentons, laquelle est
toute douce et facile, nulle fille n’étant rejetée faute
de force corporelle, pourvu qu’elle ait la volonté de vivre selon
l’esprit de la Visitation, qui est un esprit d’humilité envers Dieu
et de douceur envers le prochain : et c’est cet esprit qui fait notre union
tant avec Dieu qu’avec le prochain. Par l’humilité, nous nous unissons
à Dieu, nous soumettant à l’exacte observance de ses volontés
qui nous sont signifiées dans nos Règles; car nous devons
pieusement croire qu’elles ont été dressées par son
inspiration, étant reçues de la sainte Eglise et approuvées
par Sa Sainteté, qui en sont des signes très évidents;
et partant, nous les devons aimer d’autant plus tendrement et les serrer
sur nos poitrines tous les jours trois fois, par forme de reconnaissance
envers Dieu qui nous les a données. Par la vertu de douceur de coeur,
nous nous unissons avec notre prochain par une exacte et pointilleuse conformité
de vie, de moeurs et d’exercices, sans vouloir entreprendre de faire ni
plus ni moins qu’eux et que ce qui nous est marqué en la voie en
laquelle Dieu nous n mises, ains employant et arrêtant toutes les
forces de notre âme à les faire avec toute la perfection qui
nous est possible. Mais remarquez que ce que j’ai dit plusieurs fois qu’il
faut être non seulement ponctuelle à l’observance des Règles,
mais aussi à la moindre petite dépendance, ne se doit pas
entendre d’une pointillerie 20 de scrupules. Oh! non, car ce n’a pas été
mon intention, mais d’une ponctualité de chastes épouses
qui ne se contentent pas d’éviter de déplaire à leur
céleste Epoux, ains veulent faire tout ce qu’elles peuvent pour
lui être un tant soit peu 21 plus agréables.
Il sera fort à propos que je vous présente quelques exemples
remarquables pour vous faire comprendre combien c’est une chose agréable
à Dieu
20. ponctualité — 21. tant soit peu
de se conformer à la Communauté en toutes choses: écoutez
donc ce que je m’en vais vous dire. Pourquoi pensez-vous, mes très
chères Filles, que Notre-Seigneur et sa très sainte Mère
se soient soumis à la loi de la présentation et purification,
sinon à cause de l’amour qu’ils portaient à la communauté
? Certes, cet exemple devrait suffire pour émouvoir les Religieux
à suivre exactement la Communauté, sans jamais s’en départir;
car ni l’Enfant ni la Mère n’y étaient nullement obligés:
non l’Enfant, parce qu’il était Dieu, non plus la Mère, parce
qu’elle était toute pure, ains elle était la pureté
même. Ils pouvaient facilement s’en exempter sans que personne s’en
aperçût. La très Sainte Vierge ne pouvait-elle pas
s’en aller en Nazareth au lieu d’aller en Jérusalem, et donner à
quelque pauvre l’argent de quoi 22 elle voulait acheter les tourterelles
qu’elle offrit? Ne vous semble-t-il pas qu’elle eût beaucoup mieux
fait? O Dieu, elle ne fit rien de tout cela, ains tout simplement elle
suivit la communauté. Elle pouvait bien dire : La loi n’est point
faite pour mon très cher Fils ni pour moi, ni elle ne nous oblige
nullement; mais puisque le reste des hommes y sont obligés et l’observent,
nous nous y soumettons très volontiers pour nous conformer à
un chacun d’eux, et n’être singuliers en aucune chose. L’apôtre
saint Paul n’a-t-il pas dit qu’il fallait que Notre-Seigneur fût
semblable en toutes choses à ses frères, hormis le péché
h ? Mais dites-moi, est-ce la crainte de la prévarication qui les
rendait si exacts à
h. Heb., II, 17; IV, 15.
22. dont
l’observance de la Loi ? Non certes, ce n’était pas cela, car
il n’y avait point de prévarication pour eux; ains ils étaient
attirés par l’amour qu’ils portaient à leur Père éternel.
L’on ne saurait aimer le commandement si l’on n’aime celui qui commande;
à mesure que nous aimons et estimons celui qui fait la loi, à
mesure nous nous rendons exacts à l’observer. Les uns sont attachés
à la loi par des chaînes de fer, et les autres par des chaînes
d’or; je veux dire, les séculiers qui observent les Commandements
de Dieu de crainte d’être damnés, les observent par force
et non par amour; mais les Religieux et ceux qui ont soin de la perfection
de leur âme, y sont attachés par des chaînes d’or, c’est-à-dire
par amour; ils aiment les Commandements et les observent amoureusement,
et pour les mieux observer, ils embrassent l’observance des conseils. David
dit i que Dieu a commandé que ses commandements fussent trop bien
22 gardés par ceux qui l’aiment. Voyez comme il désire que
l’on soit ponctuel à l’observance. Ainsi sont certes tous les vrais
amants, car ils n’évitent pas seulement la prévarication
de la loi, mais ils évitent aussi l’ombre de la prévarication;
c’est pourquoi l’Epoux au Cantique des Cantiques j dit que son Epouse ressemble
à une colombe qui se promène le long d’un fleuve qui coule
doucement et dont les eaux sont cristallines. Vous savez peut-être
que la colombe se tient en assurance auprès de ces eaux, parce qu’elle
y voit les ombres des oiseaux qu’elle
i. Ps. CXVIII, 4. — j. Cf. V, 12.
23. extrêmement bien
redoute, et soudain qu’elle voit ces ombres elle prend la fuite, et
ainsi elle ne peut être surprise. De même, veut dire le sacré
Epoux, est ma bien-aimée, car tandis qu’elle échappe de devant
24 l’ombre de la prévarication de mes commandements, elle ne craint
point de tomber entre les mains de la désobéissance. Certes,
celui qui se prive volontairement par le voeu d’obéissance de faire
sa volonté ès choses indifférentes, montre assez qu’il
aime d’être soumis ès nécessaires et qui sont d’obligation;
celui qui se prive volontairement des richesses licites, montre qu’il ne
veut pas de leurs taches illicites. Les Apôtres, pour mieux observer
le commandement que Notre-Seigneur leur avait fait de renoncer à
tous les biens de la terre, se privèrent volontiers de ce qui leur
était non seulement licite, mais nécessaire.
Il faudrait être extrêmement ponctuel en l’observance des
lois et des Règles qui nous sont données par Notre-Seigneur
même, surtout en ce point de suivre en toutes choses la Communauté;
et se faut bien garder de dire que nous ne sommes pas tenus d’observer
cette Règle ou commandement particulier des Supérieurs, d’autant
qu’il est fait pour les faibles, et que nous sommes forts et robustes;
ou au contraire, que le commandement est fait pour les forts, et que nous
n’y sommes pas obligés parce que nous sommes faibles et infirmes.
O Dieu ! il ne faut rien moins que cela en une Communauté. Je vous
conjure, si vous êtes fortes, que vous vous affaiblissiez pour vous
rendre conformes aux infirmes; et si vous êtes faibles, je vous
24. fuit devant
dis : Efforcez-vous pour vous ajuster avec les fortes. Le grand Apôtre
saint Paul dit qu’il s’est fait tout à tous pour les gagner tous
k. Qui est infirme avec lequel je ne le sois aussi ? Avec les forts, je
suis fort. Lequel de mes frères est scandalisé avec lequel
je ne le sois l ? Quand je suis avec les infirmes je prends volontiers
les commodités nécessaires à leurs infirmités
pour leur bailler confiance d’en faire de même; si je me trouve auprès
des malades, lors je me tiens auprès d’eux tout ainsi comme la nourrice
tendre et amoureuse de son enfant malade, duquel elle frotte la tête
afin de l’endormir. Mais quand je me trouve avec les forts, je suis comme
un géant pour leur donner le courage m ; et si je puis apercevoir
que mon prochain soit scandalisé de quelque chose que je fais, si
bien il m’est licite de la faire et qu’en la faisant je ne fasse nul péché,
néanmoins j’ai un tel zèle de la paix et tranquillité
de son coeur, que je m’abstiens volontiers et de bon coeur de la faire
n. C’est donc l’amour qu’il portait à Dieu qui l’incitait à
se rendre ainsi conforme à un chacun pour les lui gagner tous.
Mais, me direz-vous, maintenant que c’est l’heure de la récréation,
j’ai un grand désir d’aller faire l’oraison pour m’unir plus immédiatement
avec la souveraine Bonté. Mon Dieu, j’ai un si grand désir
d’aller dire mon chapelet à l’honneur de Notre-Dame ! ne puis-je
pas bien penser que la loi qui ordonne de faire la récréation
ne m’oblige
k. I Cor., IX, 22. — l. II Cor., XI, 29.— m. Galat., II. 11. — n. I
Cor., VIII, 13.
25. ainsi que, comme
pas, puisque j’ai l’esprit assez jovial de moi-même? — Non, il
ne faut non plus le penser que le dire; si vous n’avez pas besoin de vous
récréer, il faut néanmoins faire la récréation
pour celles qui en ont besoin.
N’y a-t-il donc point d’exception en Religion? les Règles obligent-elles
également? Sans doute. Certes, il y a des lois qui sont justement
injustes. Par exemple, le jeûne du Carême est commandé
pour un chacun : ne vous semble-t-il pas que cette loi soit injuste, puisqu’on
modère cette injuste justice donnant des permissions et des dispenses
à ceux qui ne la peuvent pas observer? De même en Religion
: le commandement est également pour tous et nul de soi-même
ne s’en peut dispenser, mais les Supérieurs modèrent la rigueur
selon la nécessité d’un chacun.
Il se faut bien garder de penser que les infirmes soient plus inutiles
en Religion que les forts et robustes, qu’ils fassent moins ou aient moins
de mérite, et par conséquent soient moins récompensés
de Notre-Seigneur, parce que tous font également la volonté
de Dieu. Les mouches à miel nous montrent l’exemple de ce que nous
disons, car les unes sont employées à la garde de la ruche
et à la nettoyer, et les autres sont perpétuellement au travail
de la cueillette; celles qui demeurent dedans la ruche ne mangent pas moins
de miel que celles qui ont la peine de l’aller picorant sur les fleurs,
et cela avec beaucoup de raison, parce que celles qui demeurent dedans
et presque sans rien faire empêchent que les araignes 26
26. araignées
ne viennent embarrasser les rayons de celles qui vont à la cueillette.
Ne vous semble-t-il pas aussi que David o fit une loi injuste lorsqu’il
commanda que les soldats qui garderaient les hardes eussent également
part au butin de ceux qui iraient à la bataille et en reviendraient
tout chargés de coups? Non certes, elle n’était point injuste,
d’autant que ceux qui gardaient les hardes les gardaient pour ceux qui
combattaient, et ceux qui étaient à la bataille combattaient
pour ceux qui gardaient les hardes: ainsi ils méritaient tous une
même récompense, puisqu’ils obéissaient tous également
à la volonté du Roi. Ce n’est pas l’oeuvre qui nous fait
mériter, ains l’amour et la charité avec laquelle nous la
faisons.
Disons encore ce mot sur le sujet de la Présentation de Notre-Seigneur
au Temple et de la Purification de sa très sainte Mère. Regardez,
je vous prie, comme ce très saint et glorieux Enfant se laisse porter,
tout simplement mais amoureusement, entre les bras du bienheureux saint
Siméon: car il ne pleure point ni ne témoigne nulle répugnance
d’être tiré des 27 bras de sa très chère Mère,
bras esquels il ressentait tant de suavités qu’il ne se peut dire.
Quelle suavité, je vous prie, lorsque la très Sainte Vierge
distillait dans la sacrée bouche de son Enfançon 28 les gouttes
de son très pur et céleste lait, faisant quant et quant de
sa bouche des soupirs enflammés qu’elle lançait dans le coeur
du Sauveur, lequel, en échange, ouvrait
o. I Reg., XXX, 23-25.
27. oté d’entre les — 28. petit enfant
ses petits yeux pour la regarder; et par le moyen de ces regards, le
coeur de la très glorieuse Vierge demeurait presque pâmé
des flammes de son amour. Que personne donc ne s’excuse plus d’aller à
la sainte Communion sur son indignité : O mon Dieu, comment oserai-je
aller recevoir Notre-Seigneur si souvent comme les autres, vu que je suis
si misérable ? — O Dieu, je n’oserais m’approcher de Dieu par le
moyen de l’oraison ! — Hé, quelle tromperie! ne voyez-vous pas que
Notre-Seigneur va tout simplement entre les bras de saint Siméon,
et quitte sa très chère Mère qui était toute
pure et sans macule 29?
29. tache
QUINZIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA TENDRETÉ
QUE L’ON A SUR SOI-MÊME
[DU JUGEMENT PROPRE]
Avant toutes choses il faut faire le signe de la Croix, et puis nous
dirons quelques petites choses sur les deux questions qui m’ont été
faites, bien que peu, afin de laisser du temps à nos Soeurs de me
demander ce qu’elles voudront.
La première est si d’être attachée à sa
propre opinion est une chose bien contraire à la perfection. — Sur
quoi je réponds qu’être sujet à avoir des propres opinions,
ou n’y être pas, est une chose qui n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant
que cela est tout naturel. Chacun n des opinions; mais pourtant cela ne
nous empêche pas de parvenir à la perfection, pourvu que nous
ne nous attachions pas à notre propre opinion ou que nous ne l’aimions
pas, car c’est cet amour de nos propres opinions qui est infiniment contraire
à la perfection; c’est ce que j’ai tant de fois dit, que l’amour
de notre propre jugement et l’estime que l’on en fait est la cause qu’il
y n si peu de parfaits. Renoncer à la propre volonté, il
s’en trouve beaucoup qui le font, les uns pour un sujet, les autres pour
un autre ; je ne dis pas seulement en Religion, mais dans les cours mêmes.
Si un prince commande quelque chose à un courtisan, il ne refusera
jamais; mais avouer que le commandement soit bien fait, cela se fait grandement
1 rarement. Je ferai bien ce que vous me commandez, en cette même
façon que vous me dites, mais... Ils demeurent toujours sur leur
mais, qui veut autant dire qu’ils savent bien qu’il serait mieux autrement.
Nul ne peut douter, mes chères Filles, que ceci ne soit fort contraire
à l’acquisition de la perfection, car il produit pour l’ordinaire
des inquiétudes d’esprit, des bizarreries, des murmures, et enfin
il nourrit l’amour que nous avons de notre propre estime; de manière
donc que la propre opinion ne doit pas être aimée ni estimée.
Mais il faut que je vous dise qu’il y a des personnes qui doivent former
leur opinion, comme sont les Supérieurs qui ont charge des autres,
les Evêques, et ainsi de ceux qui ont quelque charge de gouvernement.
Mais les autres ne le doivent nullement faire, si l’obéissance ne
le leur ordonne; car autrement ils perdraient le temps qui doit être
employé à se tenir fidèlement auprès de Dieu.
Et comme ceux-ci seraient estimés peu attentifs à leur propre
perfection et personnes inutilement occupées, s’ils voulaient former
et s’arrêter à considérer leurs propres opinions, de
même les Supérieurs devraient être estimés peu
capables de leur charge, s’ils ne voulaient enfin prendre quelque résolution
sur les choses qui leur sont proposées, ou faire des considérations
pour bien appuyer leurs opinions. Car ce serait une chose malséante
de les voir toujours irrésolus en leurs opinions; mais pourtant,
si ne doivent-ils pas agréer, ni s’appuyer
1. très
ou attacher à leurs propres opinions, car c’est ce qui est contraire
à leur perfection.
Le grand saint Thomas, qui avait un esprit le plus grand que l’on saurait
avoir, quand il formait quelque opinion, il l’assurait ou appuyait sur
des raisons les plus prégnantes 2 qu’il se pût faire; et si
néanmoins il se trouvait quelqu’un qui n’approuvât pas ce
qu’il avait jugé ou qui y contredît, il ne disputait point
ni ne s’en offensait point, mais souffrait cela de bon coeur; par où
il témoignait bien qu’il n’aimait pas sa propre opinion, bien qu’il
ne la désapprouvât pas aussi, ains laissait cela ainsi, qu’on
le trouvât bon ou non. Après avoir fait son devoir, il ne
se mettait pas en peine du reste. Les Apôtres n’étaient pas
attachés à leurs propres opinions, non pas même ès
choses du gouvernement de l’Eglise, qui était une affaire si importante
: si que, après avoir déterminé une affaire par la
résolution qu’ils en avaient prise, ils ne s’offensaient point si
l’on opinait là-dessus et que quelques-uns refusassent de recevoir
leurs opinions, quoique bonnes et justement fondées sur la raison;
ils ne démordaient pas de leurs opinions quand elles étaient
bien appuyées, mais pourtant ils ne cherchaient pas à les
faire recevoir par des disputes ni contestes a 3.
Si les Supérieurs voulaient changer d’opinions à tous
rencontres, ils seraient estimés légers et imprudents en
leur gouvernement; mais si ceux qui n’ont point de charge voulaient être
attachés à leurs opinions, les voulant former, assurer et
a. Act., XV, 7, 12, 13; 1 Cor., XI, 16.
2. pressantes — 3. contestations
faire recevoir pour bonnes, ils seraient tenus pour opiniâtres;
car c’est une chose toute certaine que l’amour de notre propre opinion
dégénère en opiniâtreté s’il n’est fidèlement
mortifié et retranché nous en voyons l’exemple même
entre les Apôtres. C’est une chose admirable que Notre-Seigneur ait
permis que plusieurs choses dignes véritablement d’être écrites,
que les Apôtres ont faites, soient demeurées cachées
sous un profond silence, et que cette imperfection que le grand saint Paul
et saint Barnabé commirent ensemble ait été écrite.
C’est sans doute une spéciale providence de Notre-Seigneur qui
l’a voulu ainsi pour notre instruction particulière b. Ils s’en
allaient tous deux pour prêcher l’Evangile ensemble et menaient quant
et eux un jeune homme nommé Jean-Marc, lequel était parent
de saint Barnabé. Ces deux grands Apôtres tombèrent
en dispute s’ils le mèneraient plus loin ou s’ils le laisseraient,
et s’étant trouvés de contraire opinion sur ce fait, ne se
pouvant accorder, se séparèrent l’un de l’autre c. Or, dites-moi
maintenant, devons-nous nous troubler quand l’on voit quelques tels défauts
parmi nous autres, puisque les Apôtres les commirent bien ? ils s’attachèrent
à leur opinion jusques à descendre à l’opiniâtreté,
en la voulant soutenir pour bonne.
Il y a certes des grands esprits qui sont fort bons, mais qui sont
tellement sujets à leurs opinions et les estiment si bonnes que
jamais ils n’en veulent démordre; si qu’il faut bien prendre garde
de ne la leur pas demander à l’imprévu 4, de peur
b. Rom., XV, 4. — c. Act., XV, 37-40.
4. à l’improviste
qu’ils ne la forment sans bonnes considérations, car après,
il est presque impossible de leur faire reconnaître ou confesser
qu’ils ont failli, d’autant qu’ils se vont enfonçant si avant à
la recherche des raisons propres à soutenir ce qu’ils ont une fois
dit être bon, qu’il n’y a plus moyen, s’ils ne s’adonnent à
une excellente perfection, de les en faire dédire. Il y en a d’autres
qui, ayant des esprits grands et fort capables, ne sont pourtant pas sujets
à cette imperfection, ains se démettent assez volontiers
de leurs opinions. Bien qu’elles soient très bonnes, ils ne s’arment
pourtant pas à la défense quand on leur oppose quelque contrariété
ou contraire opinion à celle qu’ils ont jugée être
bonne et bien assurée 5, ainsi que nous avons dit du grand saint
Thomas. Par ainsi, vous voyez que c’est une chose naturelle que d’être
sujet à ses opinions.
Les personnes mélancoliques y sont pour l’ordinaire plus sujettes
que non pas ceux R qui sont d’humeur joviale et gaie, car pour l’ordinaire,
ceux-ci sont assez aisés à tourner à toutes mains
et faciles à croire ce qu’on leur dit. La grande sainte Paule était
opiniâtre à soutenir l’opinion qu’elle avait formée
de faire des grandes austérités, plutôt que de se soumettre
à s’en abstenir ; de même plusieurs autres Saints, lesquels
estimaient qu’il fallait grandement macérer le corps pour plaire
à Dieu, si qu’ils refusaient pour cela d’obéir au médecin
et de faire autres telles choses propres à la conservation de ces
corps périssables et mortels. Et bien que cela fût une imperfection,
ils
5. sûre — 6. que ceux — 7. beaucoup
ne laissèrent pas d’être saints et fort agréables
à Dieu; ce qui nous apprend que nous ne nous devons pas troubler
quand nous apercevons en nous des imperfections ou des inclinations contraires
à la vraie perfection, pourvu qu’on ne se rende pas opiniâtre
à vouloir persévérer en icelles; car et sainte Paule
et les autres qui se rendirent opiniâtres, quoique ce fût en
peu de chose, ont été répréhensibles en cela.
Quant à nous autres, il ne faut jamais que nous laissions tellement
former nos opinions que nous n’en déprenions 8 volontiers quand
il est de besoin 9, soit que nous soyons obligés ou non de les former.
Ceux qui sont adonnés à leur propre jugement se vont enfonçant
presque continuellement à la recherche des raisons propres à
soutenir ce qu’ils ont une fois compris; ceci est naturel, mais de s’y
laisser aller, ce serait une imperfection notable. Dites-moi, n’est-ce
pas perdre le temps inutilement, spécialement ceux qui n’ont pas
charge de le faire?
Vous me dites ce que c’est qu’il faut faire pour mortifier cette inclination?
— Il lui faut retrancher la nourriture. Vous vient-il en pensée
qu’on a tort de faire faire cela de la sorte, qu’il serait mieux ainsi
que vous l’avez conçu, détournez-vous de cette pensée
en disant en vous-même : Hélas! qu’ai-je à faire de
telle chose, puisqu’elle ne m’est pas commise. Il est toujours beaucoup
mieux fait de s’en détourner ainsi tout simplement, que non pas
de rechercher des raisons en notre esprit pour nous faire croire que nous
avons
8. nous ne nous en déprenions — 9. il en est besoin, c’est nécessaire
tort; car au lieu de le faire, votre entendement, qui est préoccupé
de son jugement particulier, vous donnera le change, et au lieu d’anéantir
et désapprouver l’opinion que vous aviez conçue, il vous
donnera des raisons pour la maintenir et faire reconnaître pour bonne.
Il est toujours mieux de faire comme je viens de dire, de la mépriser
sans la vouloir regarder, la chasser si promptement quand on l’aperçoit
que l’on ne sache pas ce qu’elle voulait dire.
O ma fille, il ne faut pas être si rigoureux à soi-même
que d’empêcher ce premier mouvement de complaisance qui nous vient
quand notre opinion est approuvée et suivie, car cela ne se peut
autrement, mais il ne se faut pas amuser à cette complaisance; il
en faut bénir Dieu, puis passer outre sans se mettre en peine de
cela, non plus que d’un petit ressentiment de douleur qui nous viendrait
si elle n’était pas suivie ni approuvée. Il faut quand on
est requis, ou par la charité ou par l’obéissance, proposer
ou avancer notre opinion sur le sujet dont il est question; mais au demeurant,
il faut se rendre indifférent si elle sera reçue ou non.
Il faut même opiner aucunes fois sur les opinions des autres et remontrer
10 les raisons sur quoi nous avons appuyé les nôtres; mais
il faut que cela se fasse modestement et humblement, sans mépriser
celles des autres, ni contester pour faire recevoir les nôtres.
Dites-vous si ce n’est pas nourrir cette imperfection que de rechercher
11 d’en parler avec ceux qui ont été de notre avis, lorsqu’il
n’est plus
10. faire remarquer — 11. chercher
question d’y prendre nulle résolution, étant déjà
déterminé ce qui s’en doit faire ? — Qui en doute, ma chère
fille, que ce ne soit nourrir nôtre inclination, et par conséquent
commettre de l’imperfection 12; car c’est la vraie marque que l’on ne s’est
pas soumis à l’avis des autres et que l’on préfère
toujours le nôtre particulier. La chose qui a été proposée
étant déterminée, il n’en faut plus parler non plus
qu’y penser, sinon que ce fût une chose notablement mauvaise; car
alors, s’il se pouvait encore trouver quelque invention pour en détourner
l’exécution, ou y mettre remède étant déjà
faite, il le faudrait faire le plus charitablement qu’il se pourrait et
le plus insensiblement, afin de ne troubler personne ni mépriser
ce qui aurait été trouvé bon ou jugé à
propos.
Le meilleur remède à ceci est donc, comme j’ai déjà
dit en termes différents, de négliger ce qui nous vient en
pensée pour ce regard 13, nous appliquant à quelque chose
meilleure 14 car si nous nous voulons laisser aller à faire attention
sur 15 toutes les opinions que notre propre jugement nous suggèrera
en diverses rencontres et occasions, qu’arrivera-t-il, sinon une continuelle
distraction des 16 choses plus utiles qui sont propres à notre perfection,
nous rendant incapables et inhabiles pour la sainte oraison? Car, ayant
donné la liberté à notre esprit de s’amuser à
la considération de telles tricheries 17, il s’enfoncera toujours
plus avant et nous produira pensées sur pensées, opinions
sur opinions et raisons sur raisons qui
12. une imperfection — 13. pour ce sujet, à ce sujet — 14. de
meilleur —15. à —16. d’avec les — 17. choses de rien
nous importuneront merveilleusement au temps de l’oraison. Car l’oraison
n’étant autre chose qu’une application totale de notre esprit avec
toutes ses facultés en Dieu, étant lassé à
la poursuite des choses inutiles, sera d’autant moins habile et apte à
la considération des mystères sur lesquels on veut faire
l’oraison.
Voilà donc ce que j’avais à vous dire sur le sujet de
la première question, par laquelle nous avons été
enseignés que d’avoir des opinions n’est pas contraire à
la perfection, mais oui bien d’avoir l’amour de nos propres opinions et
l’estime par conséquent; car si nous ne les estimions pas, nous
n’en serions pas si amoureux, et si nous ne les aimions pas, nous ne nous
soucierions guère qu’elles fussent approuvées, et ne serions
pas si faciles à dire : Les autres croiront ce qu’ils voudront,
mais quant à moi... Savez-vous que veut dire ce quant à moi?
Je ne me soumettrai point, ains serai ferme en ma résolution et
en mon opinion. C’est, comme j’ai dit plusieurs fois, la dernière
chose que nous quittons que notre propre jugement, et pourtant c’est une
des choses les plus nécessaires à quitter et renoncer pour
l’acquisition de la vraie perfection; car autrement, nous n’acquerrons
pas l’humilité qui nous empêche et nous défend de faire
aucune estime de nous, ni de tout ce qui en dépend; et partant,
si nous n’avons la pratique de cette vertu en grande recommandation, nous
penserons toujours être quelque chose de meilleur que nous ne sommes,
et que les autres nous en doivent de reste. Or, c’est assez dit sur ce
sujet.
Si vous ne demandez rien davantage, nous passerons à la seconde
question, qui est si la tendreté que nous avons sur nous-mêmes
nous empêche beaucoup au chemin de la perfection. Ce que pour mieux
entendre, il faut que je vous ressouvienne de ce que vous savez très
bien, que nous avons en nous deux amours, l’amour affectif et l’amour effectif;
et cela est aussi bien en l’amour que nous avons pour Dieu qu’en celui
que nous avons pour le prochain et pour nous-même encore. Mais nous
ne parlerons pas de celui que nous portons à Dieu, ains de celui
du prochain, et puis nous retournerons à nous-mêmes.
Les théologiens ont accoutumé 18, pour faire bien comprendre
la différence entre ces deux amours, de se servir de la comparaison
d’un père lequel a deux fils, dont l’un est un petit mignon encore
tout enfant, de bonne grâce, et l’autre est homme fait, brave et
généreux soldat, ou bien à quelque autre condition
telle que l’on voudra. Le père aime grandement ses deux fils, mais
d’amour différent, car il aime ce petit d’un amour extrêmement
tendre et affectif. Regardez-le, je vous prie, qu’est-ce qu’il ne permet
pas de faire à ce poupon autour de lui? Il permet qu’il lui entortille
la barbe autour de sa main, qu’il la plie ou peigne ; il le dorlotte, il
le tient avec une suavité non pareille, tant pour l’enfant que pour
lui, sur ses genoux ou entre ses bras, il le baise et rebaise. Si l’enfant
a été piqué d’une abeille, il ne cesse de souffler
dessus le mal, jusques à tant que la douleur soit apaisée;
que si, au contraire, son fils aîné avait été
piqué de trente
18. ont l’habitude
abeilles, il n’en daignerait tourner son pied, bien qu’il l’aime d’un
amour grandement fort et solide. Considérez, je vous prie, la différence
de ces deux amours; car bien que vous ayez vu la tendreté que ce
père a peur son petit, il ne laisse pourtant pas de faire dessein
de le mettre hors de sa maison et le faire chevalier de Malte, destinant
son aîné pour son héritier et successeur de ses biens.
Celui-ci donc est aimé de l’amour effectif, et le petit de l’amour
affectif; l’un et l’autre sont aimés, mais différemment.
L’amour que nous avons pour nous-mêmes est de cette sorte, car
il est affectif et effectif. L’amour effectif est celui qui gouverne les
grands, ambitieux d’honneurs et de richesses, qui se procurent tant de
biens et qui ne se rassasient jamais d’en acquérir : ceux-là,
dis-je, s’aiment grandement de cet amour effectif. Mais il y en n d’autres
qui s’aiment plus de l’amour affectif: ceux-ci sont grandement tendres
d’eux-mêmes, et ne font jamais autre chose que de se dorloter, mignarder
et conserver; ils craignent tant tout ce qui leur pourrait nuire que c’est
grande pitié. S’ils sont malades, quand bien ils n’auraient mal
qu’au bout du doigt, il n’y a rien de plus mal qu’ils sont; ils sont si
misérables! Nul mal, pour grand qu’il soit, n’est comparable à
celui qu’ils souffrent, et l’on ne peut trouver jamais assez de médecins
pour les guérir; ils ne cessent de se médeciner, et pensant
conserver leur santé, ils la perdent et ruinent tout à fait
si les autres sont malades, ce n’est rien. Enfin, il n’y a qu’eux qui soient
à plaindre, et pleurent tendrement sur eux-mêmes, si qu’ils
tâchent fort d’émouvoir ceux qui les voient à compassion;
ils ne se soucient guère qu’on les estime patients, pourvu qu’on
les croie bien malades et affligés imperfection, certes, propre
aux enfants, et, si je l’ose dire, aux femmes, et encore entre les hommes
à ceux qui sont d’un courage efféminé et peu courageux;
car entre les généreux, cette imperfection ne se rencontre
point. Les esprits bien faits ne s’arrêtent pas à ces niaiseries
et fades tendretés qui ne sont propres que pour nous arrêter
en la voie de notre perfection. Ne pouvoir souffrir que l’on nous estime
tendres, n’est-ce pas l’être grandement?
J’ai une histoire, dès que je passai de Paris à une Maison
religieuse, qui sert à mon propos; et certes, j’eus plus de consolation
en ce 19 rencontre que je n’en avais eu en tout mon voyage, bien que j’eusse
fait rencontre de beaucoup d’âmes fort vertueuses; mais celle-ci
me consola entre toutes. Il y avait en cette Maison une fille en son essai
qui était merveilleusement douce, maniable, soumise et obéissante,
enfin elle avait les conditions plus nécessaires pour être
vraie Religieuse en la Visitation. Il arriva par malheur que les Soeurs
remarquèrent en elle une imperfection et une tare corporelle 20
qui fut cause qu’elles commencèrent à mettre en doute si
pour cela on la devait renvoyer. La Mère l’aimait fort et il lui
fâchait de le faire; néanmoins les Soeurs s’arrêtaient
fort sur cette incommodité corporelle. Or, quand je passai, le différend
fut remis à moi pour en déterminer selon que je jugerais
devoir être fait ; si que cette bonne
19. cette — 20. défaut corporel
fille, qui est de bonne maison, fut amenée devant moi, où
étant, elle se mit à genoux et me dit : Il est vrai, Monsieur,
que j’ai une telle imperfection, qui est certes assez honteuse (la nommant
tout haut avec une simplicité grande). Je confesse que nos Soeurs
ont bien grande raison de ne me pas vouloir recevoir, car je suis insupportable
en mon défaut; mais je vous supplie de m’être favorable, vous
assurant que si elles me reçoivent, exerçant ainsi la charité
en mon endroit, j’aurai un grand soin de ne les point incommoder, me soumettant
de bon coeur à faire le jardin, ou à être employée
à d’autres offices quels qu’ils soient qui me tiennent éloignée
de leur compagnie, afin que je ne les incommode point.— Oh! certes, cette
fille n’était guère tendre d’elle SI même! Je ne me
pus tenir de dire que je voudrais de bon coeur avoir le même défaut
naturel, et avoir le courage de le dire devant tout le monde avec la même
simplicité qu’elle fit devant moi.
Elle n’avait pas si peur d’être mésestimée, comme
plusieurs autres, et n’était pas si tendre dessus soi-même;
elle ne faisait pas toutes ces considérations vaines et inutiles
: Que dira la Supérieure si je lui dis ceci ou cela ? mais si je
lui vais demander quelque soulagement. elle dira ou pensera que je suis
bien tendre. Et pourquoi, s’il est vrai, ne voudriez-vous pas qu’elle le
pense? —Mais quand je le lui dis, elle me fait une mine si sèche
qu’il me semble qu’elle ne l’agrée pas. — Il se peut bien faire
que la Supérieure, ayant assez d’autres choses en l’esprit, ne fera
pas toujours
21. sur elle
attention à rire ou parler fort gracieusement quand vous lui
dites votre mal; et c’est ce qui vous fâche et vous ôte, dites-vous,
la confiance de lui aller dire vos incommodités. O Dieu, mes chères
Filles, cela sont des enfances; il faut aller simple-ment. Si la Supérieure
ou la Maîtresse Pe vous ont pas bien reçues comme vous voudriez
bien, une fois, voire plusieurs, il ne faut pas se fâcher pourtant,
ni juger qu’elle fera toujours de même; oh non, Notre-Seigneur la
touchera peut-être de son esprit de suavité pour la rendre
plus agréable à votre premier retour.
Il ne faut pas être si tendre que de vouloir dire toujours toutes
les incommodités que nous avons, quand elles ne sont pas d’importance
: un petit mal de tête ou un petit mal de dents qui sera peut-être
bientôt passé, si vous le voulez porter pour l’amour de Dieu,
il n’est pas besoin que vous l’alliez dire pour vous faire un peu plaindre.
— Dites-vous que vous ne le dites pas à la Supérieure ou
à celle qui vous peut faire prendre du soulagement, mais oui bien
facilement aux autres, parce que vous voulez souffrir cela pour Dieu. —
O ma chère fille, si cela était que vous le voulussiez souffrir
pour Dieu, ainsi que vous dites, vous ne l’iriez pas dire à une
autre que vous savez bien qui se sentira obligée à déclarer
votre mal à la Supérieure; et par ce moyen, vous aurez, en
biaisant, le soulagement que tout à la bonne foi vous eussiez mieux
fait de demander tout simplement à celle qui vous pouvait donner
congé; car vous savez bien que la Soeur à qui vous dites
que la tête vous fait bien mal, n’a pas le pouvoir de vous dire :
Allez vous coucher. Ce ne peut être donc à autre intention,
bien que l’on ne le fasse pas à dessein, sinon d’être un peu
plainte par cette Soeur, et cela fait grand bien à l’amour-propre.
Or, si c’est par rencontre que vous le dites, les Soeurs vous demandant
peut-être comme vous vous portez à cette heure-là,
il n’y a point de mal, pourvu que vous le disiez tout simplement, sans
l’agrandir ou vous lamenter; mais hors de là il ne le faut dire
sinon à la Supérieure ou à la Maîtresse. — Vous
répliquez que si vous le dites à la Supérieure vous
craignez de vous attendrir en le disant. — Ne le dites donc pas si le mal
ne le requiert, je veux dire qu’il ne soit pas d’importance. J’approuve
grandement la coutume des Soeurs Carmélites, de ne point se plaindre
ni découvrir leurs incommodités à autres sinon à
la Supérieure, et les Novices à la Maîtresse. Il ne
faut pas craindre non plus, bien qu’elles soient un peu rigoureuses à
faire la correction sur tel défaut, car vous ne leur ôtez
pas la confiance de vous la faire : allez donc tout simplement leur dire
votre mal.
Oh! je crois bien du, que vous prenez plus de plaisir de le dire à
celles qui n’ont point charge de vous soulager; car tandis que vous faites
ainsi, chacun plaint ma Soeur l’Assistante et se met-on en besogne pour
lui pourvoir 22 les remèdes, au lieu que si vous l’alliez dire à
la Soeur qui a charge de vous, il faudrait entrer en sujétion de
faire ce qu’elle ordonnerait : et cependant, c’est cette bénite
sujétion que nous évitons toujours de tout notre coeur, l’amour-propre
recherchant d’être
22. procurer
gouvernante de nous-même et maîtresse de notre propre volonté.
— Mais si je dis que j’ai mal à la tête, la Supérieure
me dira que je m’aille coucher. — Et bien, qu’importe? si vous n’avez pas
assez de mal pour cela, il ne vous coûtera guère de dire Ma
Mère ou ma Soeur, je n’ai pas assez de mal pour cela, ce me semble.
— Et si elle dit après que vous ne laissiez pas pourtant 23, vous
irez tout simplement ; car il faut observer toujours une grande simplicité
en toutes choses. Marcher simplement est une voie grandement agréable
à Dieu et très assurée.
Que dites-vous, ma chère fille ? si voyant une Soeur qui a quelque
peine en l’esprit, ou quelque incommodité, n’avoir pas la confiance
ou le courage de se surmonter à vous la venir dire, et vous apercevant
bien que, faute de le faire, cela la porte à quelque humeur mélancolique,
si vous devez l’attirer ou bien la laisser venir d’elle-même? — A
cela, il faut que la considération gouverne, car quelquefois il
faut condescendre à leur tendreté en les appelant et s’informant
qu’il 24 y a, et d’autres fois il faut mortifier ces petites bizarreries
en les laissant, comme qui dirait: Vous ne voulez pas vous surmonter à
demander le remède propre à votre peine, souffrez-la donc
à la bonne heure, vous méritez bien cela.
Cette tendreté est beaucoup plus insupportable aux choses de
l’esprit que non pas aux corporelles; et si, elle est par malheur plus
pratiquée ou nourrie par les personnes les plus spirituelles, lesquelles
voudraient être saintes du premier coup, et ne
23. d’y aller — 24. de ce qu’il
voudraient pas néanmoins qu’il leur coutât rien, non pas
même les combats que leur cause la partie inférieure par les
ressentiments n qu’elle a ès choses contraires à la nature;
et cependant, veuillons-nous ou non, il faudra que nous ayons le courage
de souffrir et résister à ces efforts tout le temps de notre
vie en plusieurs petites rencontres, si nous ne voulons faire banqueroute
à la perfection que nous avons entreprise. Je désire grandement
que l’on distingue toujours les effets de la partie supérieure de
notre âme d’avec les effets de la partie inférieure, et que
nous ne nous étonnions jamais des productions de l’inférieure,
pour mauvaises qu’elles puissent être; car cela n’est nullement capable
de nous arrêter en chemin, pourvu que nous nous tenions fermes en
la partie supérieure pour aller toujours avant en la voie de la
perfection, sans nous amuser et perdre le temps à nous plaindre
que nous sommes imparfaits et dignes de compassion, comme si l’on ne devait
faire autre chose que de plaindre, notre misère et infortune d’être
si tardifs à venir à chef de notre entreprise.
Cette bonne fille de laquelle nous avons parlé, ne s’attendrit
nullement en parlant de son défaut, ains elle me le dit avec un
coeur et une contenance fort assurée, en quoi elle me plut davantage;
car nous autres, il nous fait si grand bien de pleurer un peu sur nos défauts,
cela contente tant l’amour-propre! Il faut, mes chères Filles, être
plus généreuses et ne s’étonner nullement de nous
voir sujettes à mille sortes d’imperfections, et avoir
25. répugnances
néanmoins un grand courage pour mépriser nos inclinations,
nos humeurs, bizarreries et attendrissements, mortifiant fidèlement
tout cela en chaque rencontre. Que si néanmoins il nous échappe
d’y faire des fautes par ci par là, ne nous arrêtons pourtant
pas, mais relevons notre courage pour être plus fidèles à
la première occasion et passons outre, faisant du chemin en la voie
de Dieu et au renoncement de nous-mêmes.
Que dites-vous, ma fille, si la Supérieure vous voyant faire
mauvaise mine vous demande que vous avez, et vous voyant prou de choses
en l’esprit pêle-mêle qui vous fâchent, ne pouvez pourtant
dire ce que c’est, comme il faut que vous fassiez? — Il faut dire cela
ainsi tout simplement: J’ai plusieurs choses en l’esprit, mais je ne sais
que c’est. — Vous craignez, dites-vous, que la Supérieure pense
que vous n’avez pas la confiance de le lui dire. — Que vous doit-il soucier
qu’elle le pense ou qu’elle ne le pense pas ? pourvu que vous fassiez votre
devoir, de quoi vous mettez-vous en peine? Ce, que dira-t-on si je fais
ceci ou cela, ou qu’est-ce que la Supérieure pensera, est grandement
contraire à la perfection quand on s’y arrête; car il faut
toujours se souvenir en tout ce que je dis, que je n’entends point parler
de ce que fait ou dit la partie inférieure, car je n’en fais nul
état. C’est donc à la partie supérieure que je dis
qu’il faut mépriser ce que dira-t-on ou que pensera-t-on?
Cela vous vient quand vous avez rendu compte, parce que vous n’avez
pas assez dit de fautes particulières vous pensez, dites-vous, que
la Supérieure dira ou pensera que vous ne lui voulez pas tout dire.
— C’en est de même des redditions de compte comme de la confession
; il faut avoir une égale simplicité en l’une comme en l’autre.
Or, dites-moi, faudrait-il dire : Si je me confesse de telle chose, que
dira mon confesseur ou que pensera-t-il de moi ? Nullement, il pensera
et dira ce qu’il voudra; pourvu qu’il m’ait donné l’absolution et
que j’aie rendu mon devoir, il me suffit. Et comme après la confession
il n’est pas temps de s’examiner pour voir si l’on a bien dit tout ce que
l’on a fait, ains c’est le temps de se tenir attentif et tranquille auprès
de Dieu avec lequel nous nous sommes réconciliés et lui rendre
grâce de ses bienfaits, n’étant nullement nécessaire
de faire la recherche de ce que nous pourrions avoir oublié, de
même en est-il après avoir rendu compte : il faut dire tout
simplement ce qui nous vient; après, il n’y faut plus penser. Mais
aussi, comme ce ne serait pas aller à la confession bien préparé
que de ne vouloir pas s’examiner, de crainte de trouver quelque chose digne
de se confesser 26, de même il ne faudrait pas négliger de
rentrer en soi-même, ou se divertir pour ne pas se ressouvenir de
ce que l’on a fait, afin d’en rendre compte selon l’ordinaire.
Il ne faut aussi être si tendre à vouloir tout dire, ni
recourir aux Supérieurs pour crier holà! à la moindre
petite peine que vous avez, laquelle peut-être sera passée
dans un quart d’heure. Il faut bien apprendre à souffrir un peu
généreusement ces petites choses auxquelles nous ne pouvons
26. qui méritât d’être accusée en confession
remédier, étant des nouvelles productions, pour l’ordinaire,
de notre nature imparfaite: comme sont ces inconstances d’humeurs, de volontés,
de désirs, qui produisent tantôt un peu de chagrin, tantôt
une envie de parler et puis tout pour un coup 27 une aversion grande de
le faire, et choses semblables auxquelles nous sommes sujets tant que nous
sommes en cette vie périssable et passagère. Mais quant à
cette peine que vous dites que vous avez, laquelle vous ôte le moyen
de vous tenir attentive à Dieu si vous ne l’allez incontinent dire
à la Supérieure, à cela je vous dis qu’il faut remarquer
qu’elle ne vous ôte pas peut-être l’attention à la présence
de Dieu, ains plutôt la suavité de cette attention. Or, si
ce n’est que cela, si vous avez bien le courage et la volonté, ainsi
que vous dites, de la souffrir sans rechercher du soulagement, je vous
dis que vous ferez très bien de le faire, bien qu’elle vous apportât
un peu d’inquiétude, pourvu qu’elle ne fût pas grande. Mais
si elle vous ôtait le moyen de vous tenir proche de Dieu, à
cette heure-là il le faudrait aller dire à la Supérieure,
non pas pour vous soulager, mais pour gagner chemin en la présence
de Dieu, bien qu’il n’y aurait pas grand mal de le faire pour vous soulager.
C’est une grande pitié, certes, que la Supérieure dise
: Faites ce qu’il vous plaira, quand on lui demande pour lui parler. Si
elle vous remet à votre volonté, il faut considérer
lequel est mieux, de le faire ou de ne le faire pas, et puis se résoudre,
car il ne faut pas perdre le temps.
27. tout à coup
Mais dites-vous, ma chère fille, si les Soeurs ont une Supérieure
de si mauvaise grâce qu’elle ne les reçoive point avec l’esprit
de suavité, quand elles viennent à elle, soit quand elles
ont besoin de lui parler ou qu’elles demandent quelque congé, et
par ce moyen leur ôte la confiance de recourir à elle en leurs
nécessités, s’il leur serait point permis de s’adresser à
celle qui tient sa place et son autorité quand elle n’y est pas,
sous le prétexte de ne pas tant importuner la Supérieure,
et de plus, afin d’avoir le congé que peut-être elle ne leur
donnerait pas ?— Oh! non certes, ma chère Soeur, l’on ne doit pas
faire cela, sinon que la Supérieure fût tellement empêchée
que l’on l’incommodât bien de lui parler. Or, je sais bien que, quand
elle n’est pas aux Assemblées, il ne la faudrait pas aller chercher
pour lui demander congé d’en sortir. N’est-ce pas être bien
tendre de ne vouloir pas s’adresser à la Supérieure parce
qu’elle est de mauvaise grâce ? Si elle continue à mal recevoir
les Soeurs qui viennent en simplicité de coeur s’adresser à
elle, je confesse bien qu’elle fait mal et est bien imparfaite; mais les
Soeurs pour cela ne doivent pas laisser de rendre leur devoir tout simplement,
s’adressant à elle comme à leur Mère, avec une confiance
toute filiale. — Mais elle me refuse pour l’ordinaire tout ce que je lui
demande. — C’est tout un, il ne faut pas laisser pourtant de lui demander
ce qui semblera être bon de faire; et quant à cette considération
qu’elle peut être importunée de vous, elle est vaine, il la
faut retrancher. — Mais elle ne fait pas ainsi aux autres. — Cela peut
bien être. — Et partant, je pense qu’elle ne m’aime pas tant. — Oh!
c’est là que je vous attendais, car c’est toujours notre rendez-vous
général que de revenir à nous-mêmes; nous ne
sommes jamais assez aimées ou estimées de la Supérieure,
qui est une chose très importante pour notre consolation. Que nous
doit-il importer, pourvu que nous rendions notre devoir en son endroit,
qu’elle nous aime ou qu’elle ne nous aime pas ? Oh ! dà, ma chère
fille, je ne dis pas qu’il faille dire par esprit de mépris de la
Supérieure que nous ne nous soucions pas qu’elle nous aime, ains
plutôt par mépris de nous-même et avec intention de
nous dépouiller de cette vaine affection que nous avons d’être
aimée. En quoi voulons-nous nous mortifier sinon ès occasions
de contradiction qui nous arrivent? Mes chères Filles, il faut écorcher
la victime si nous voulons qu’elle soit agréable à Dieu.
En l’ancienne Loi d, Dieu ne voulait point que l’holocauste lui fût
offert, si premier 28 il n’était écorché : de même,
nos coeurs ne seront jamais si propres pour être immolés et
sacrifiés à l’honneur de la divine Majesté, que quand
ils seront bien écorchés de leur vieille peau, qui sont nos
habitudes, nos inclinations, nos répugnances, les affections superflues
que nous avons sur nous-mêmes et pour notre propre volonté.
C’est un grand cas 29! mais j’ai une si puissante répugnance
d’aller parler à cette heure à la Supérieure, pour
la présomption que j’ai qu’elle me mortifiera. — C’est ici où
il y va du bon; car un acte de mortification fait avec une grande
d. Levit., I, 1-6.
28. d’abord — 29. c’est une chose surprenante
répugnance, est infiniment propre pour nous mettre fort avant
en la perfection. Ce serait une chose grandement agréable si l’on
pouvait faire que la Supérieure eût toujours le miel sur les
lèvres pour distiller sa suavité et sa douceur dans le coeur
de celles qui lui voudraient parler, et que ce fût toujours. — Mais
ce qu’elle me dit ne me sert de rien pour ma consolation à cette
heure que j’ai le coeur en amertume; et c’est peut-être parce qu’elle
ne me parle pas assez gracieusement selon que je désirerais.— Oh!
sans doute, c’est cela; mais que faut-il faire? Il se faut moquer de tout
cela comme étant des enfances. Sommes-nous consolées ? bénissons
Dieu; la consolation nous manque-t-elle ? bénissons-le semblablement,
et ne nous étonnons point de ces petites bizarreries.
Mais si les Soeurs ne doivent pas perdre la confiance de s’adresser
à la Supérieure, encore qu’elles y aient de la répugnance,
de même la Supérieure ne doit pas s’abstenir de leur commander
ou ordonner quelque chose, encore que les Soeurs lui témoignent
de la répugnance; sinon que, apercevant une grande et puissante
aversion en la Soeur, elle trouvât bon de différer un peu
de temps à l’exercer en la mortification, car il ne faut pas être
toujours si rigoureux. Mais, mon Dieu, que les Soeurs qui auraient une
Supérieure qui ne les aimerait pas seraient heureuses! bien que
cela ne se puisse, car la Supérieure aime toujours les Soeurs de
cet amour effectif dont nous avons parlé, leur procurant tout le
bien qu’elle peut par l’exercice de sa charge, selon qu’elle y est obligée;
mais de cet amour affectif, tendre et mignard 30, que nous désirons
si chèrement 31, c’est de celui-là que je veux dire; car
moins la Supérieure nous aimera de cette sorte, et moins d’amusement
nous aurons autour de cet amour, si que nous aurons plus de temps pour
nous tenir retirées auprès de Dieu, qui doit être notre
soin particulier.
Qui ne voit que c’est par esprit de jalousie que vous entrez en humeur
de quoi cette Soeur se tient si près de la Supérieure et
témoigne trop tendrement son affection ? — Dites-vous, ma chère
fille, que ce n’est pas cela, ains seulement l’aversion que vous avez à
ces fades caresses. — Or, pour cela, il n’en faut pas avoir de l’aversion,
ou du moins ne s’y faut-il pas laisser aller, ains secouer notre esprit
pour l’en divertir. Si la Soeur suit un peu trop son inclination à
cette heure, vous en ferez peut-être autant bientôt après
en une autre occasion, et partant il la faut supporter. Il nous faut user
du même remède pour nous divertir de ces petites tricheries
d’humeur, de chagrin, d’aversion, que nous avons dit touchant la première
question du renoncement de la propre opinion, par un simple divertissement
32 de notre esprit, pour parler à Dieu d’autre chose. Car, comme
l’amour de la propre opinion, quand elle s’attache ès choses de
la foi, nous fait tomber en hérésie, et nous rend malheureux
(comme il advint aux Anges, qui, s’étant trop attachés à
l’opinion qu’ils avaient formée qu’ils devaient être quelque
chose davantage qu’ils n’étaient, furent par leur opiniâtreté
à soutenir et aimer leur opinion rendus d’Anges
30. délicat, gracieux — 31. ardemment, avec grande affection
— 32. action de se détourner
glorieux, diables, éternellement damnés et éternellement
attachés au mal, si que jamais plus ils ne s’en peuvent déprendre;
où au contraire, les Anges, pour s’être soumis, se sont tellement
attachés à Dieu que jamais ils n’en peuvent être détachés,
car ayant par la subtilité de leur esprit une fois pénétré
le fond de quelque vérité, ils n’en démordent jamais),
de même, si nous n’apprenons à négliger et nous moquer
de la variété de l’esprit humain, nous perdrons le temps
à nous tourmenter en nous voyant si éloignés de cette
égalité après laquelle nous aspirons, et de laquelle
pourtant nous ne jouirons point absolument tandis que nous serons en cette
vie, cette grâce étant réservée aux esprits
bienheureux là-haut au Ciel. Et bien que, comme je viens de dire,
nous ne la puissions pas avoir absolument en sa perfection en cette vie,
nous devons pourtant tâcher de l’avoir au plus grand degré
que nous pourrons.
Or sus, n’avons-nous pas assez dit touchant cette tendreté que
nous avons sur nous-même, tant de l’intérieur qui regarde
l’esprit, comme des choses qui regardent le corps ? Les plus spirituels
s’aiment bien aussi de l’amour effectif; car nous avons dit que les mondains
s’aiment grandement de cet amour, se souhaitant, par une affection pleine
d’ambition, tant de biens et tant d’honneurs qu’ils n’en sont jamais contents.
Les personnes qui font état de servir Dieu le plus fidèlement
qu’elles peuvent, ne sont pas exemptes de l’ambition, mais elle s’exerce
au désir des choses intérieures, souhaitant les vertus au
plus haut degré de leur perfection; mais l’amour tendre et affectif
ayant plus de pouvoir sur eux que non pas sur les mondains, les fait amuser
à ce désir sans s’appliquer soigneusement et laborieusement
à la recherche de venir à chef de leur prétention,
parce qu’il leur coûterait cher de renoncer à soi-même
en tant d’occasions. Répugner à nos répugnances, décliner
de nos inclinations, mortifier nos affections, mortifier le propre jugement
et renoncer à la propre volonté est une chose que l’amour
affectif et mignard que nous nous portons à nous-mêmes ne
nous peut permettre sans crier : holà! que cela fait de la peine!
Et cela est cause que nous ne faisons rien.
Dites-vous, ma chère fille, si pour pratiquer la sainte pauvreté,
il ne faut pas se tenir attentif à recevoir de bon coeur les petites
disettes qui nous arrivent, tantôt en ceci, tantôt en cela
? — Je l’ai dit à Philothée; à plus forte raison le
doivent faire ceux qui en ont fait le voeu. C’est être pauvre bien
agréablement, ou plutôt ce n’est pas être pauvre quand
rien ne nous manque. C’est sans doute qu’il ne se faut pas plaindre de
tels rencontres, car si nous nous en plaignons, c’est une marque que nous
ne les aimons pas, et partant nous ne rendons pas notre devoir à
la pauvreté. Ce n’est pas être pauvre de n’avoir point d’argent
quand nous n’en avons pas besoin et que rien ne nous manque. Notre glorieux
Père saint Augustin dit dans vos Règles que celui-là
est plus heureux lequel n’a pas besoin de beaucoup, que celui qui a besoin
de beaucoup de choses de quoi les autres se passent bien. Il y a certes
des personnes qui sont toujours en nécessité, parce qu’ils
ont besoin de tant de choses pour les contenter que c’est grande pitié;
et c’est ceux-ci qui sont pauvres, pourvu qu’ils ne se procurent pas tant
de choses, parce qu’ils ont de la disette de ce qu’ils n’ont pas et qu’il
semble qu’ils devraient avoir.
Ce que j’ai dit à Philothée est bon pour être pratiqué
par les Religieux, excepté certains chapitres, comme sont ceux qui
regardent le mariage, les danses, les jeux et semblables; mais tout le
reste est très bon. Je l’incite donc de 33 prendre amoureusement
les occasions qu’elle rencontrera de pratiquer la pauvreté réelle.
Si nous nous procurons d’être toujours bien pourvus de tout ce qui
nous semble aucunement nécessaire, nous ne ressentirons point d’effets
de la sainte pauvreté. Quant à moi, je ne voudrais pas demander
ce de quoi je me pourrais bien passer, pourvu qu’il n’apportât un
notable détriment à la santé; car pour avoir un peu
de froid, pour porter une robe un peu trop courte, ou qui n’est pas bien
faite assez juste pour moi, je ne ferais nul état de cela. Mais
si l’on me donnait des chausses qui fussent si étroites ~ qu’il
me fallut demeurer un demi quart d’heure à les chausser, j’en demanderais
d’autres, plutôt que de perdre le temps là tous les matins;
mais pour porter quelque chose mal accommodée ou qui me blesserait
un peu, je n’en voudrais rien dire. Or, quant à souffrir le froid,
il faut avoir égard à ne pas souffrir des grandes froidures
contraires à la santé ; il ne le faut pas faire.
J’ai dit en deux ou trois lieux de la France une chose que je m’en
vais vous dire maintenant
32. à — 34. bas qui fussent si étroits
c’est que, pour parvenir à la perfection, il faut vouloir peu
et ne demander rien. Il est vrai que c’est être bien pauvre d’observer
ceci; mais je vous assure que c’est un grand secret pour acquérir
la perfection, et si caché néanmoins, qu’il y a peu de personnes
qui le sachent, ou, s’ils le savent, qui en fassent leur profit. Quant
à moi, si j’étais Religieuse, je ne demanderais rien, au
moins si j’étais de l’humeur que je suis maintenant, car je ne demande
rien à Notre-Seigneur, ni ne veux rien demander. Il y en a qui demandent
des croix, et ne leur semble jamais que Notre-Seigneur leur en donnera
assez pour satisfaire à leur ferveur; moi, je n’en demande point,
seulement je désire de me tenir prêt pour porter celles qu’il
plaira à sa Bonté de m’envoyer, le plus patiemment et humblement
que je pourrai. J’en ferais de même si j’étais en Religion:
je ne demanderais du tout rien, sinon que je fusse malade, car il faut
que les malades demandent confidemment leurs petites nécessités.
Je ne demanderais pas même de conununier, excepté en certains
jours que la coutume semble nous obliger de le demander, comme celui de
la réception à l’habit, de la Profession et de la fête
du Patron et je demanderais aussi une aiguille et du filet quand on me
commanderait de faire quelque ouvrage, car le commandement qui m’est fait
de faire l’ouvrage m’oblige à demander ce qui est requis pour le
faire. Non, certes, ma chère fille, je ne demanderais point des
mortifications ; je me tiendrais prêt pour bien recevoir celles que
vous me feriez, mais je n’en demanderais point. Je m’amuserais à
aller simplement toujours avant en mon chemin, sans m’amuser à désirer
aucune chose.
Vous faites bien de demander à pétrir parce que vous
vous sentez assez forte pour cela ; mais moi je le ferais de bon coeur
quand on me le commanderait, autrement je n’y penserais pas. Enfin, j’aimerais
mieux porter une petite croix de paille que l’on me mettrait sur les épaules
sans mon choix, que non pas d’en aller couper une bien grande dans un bois
avec beaucoup de travail, et la porter par après avec une grande
peine ; et je croirais, comme il serait véritable, être plus
agréable à Dieu avec la croix de paille que non pas avec
celle que je me serais fabriquée avec plus de peine et de sueur,
parce que je la porterais avec plus de satisfaction pour l’amour-propre
qui se plaît tant à ses inventions, et si peu à se
laisser conduire et gouverner en simplicité, qui est ce que je vous
désire le plus. Faire tout simplement tout ce qui nous est commandé
ou par les Règles, ou par les Constitutions, ou bien par nos Supérieurs,
et puis nous tenir en repos pour tout le reste, tant près de Dieu
que nous pourrons.
Que dites-vous, ma chère fille, que sur ce que j’ai dit tantôt
qu’il se fallait mortifier fidèlement, si vous devez vous abstenir
ordinairement de manger telle ou telle viande que vous aimez fort ? —Si
c’était moi, je ne le ferais pas, car nous sommes obligés
par la parole sacrée de Notre-Seigneur e de manger ce que l’on nous
mettra devant ; et cela se fait sans choix. Quand l’on me donnerait ce
e. Luc., X, 8.
que j’aimerais bien, je le mangerais avec actions de grâces;
quand on ne m’en donnerait pas, je ne m’en soucierais pas.—Mais dites-vous
qu’il y a de deux sortes de viandes en votre portion.— Je mangerais toujours
ce qui se rencontrerait de mon côté et selon mon appétit
ou nécessité, et puis je laisserais le reste, bien que ce
fût ce qui serait plus à mon goût; mais si j’avais bien
du dégoût, je choisirais ce que je pourrais mieux manger hors
de là, je prendrais sans choix ce qui me serait donné et
au même ordre qu’il me serait donné.
Sur le sujet de la pauvreté, j’ai dit qu’il est bon de souffrir
quelque petite nécessité sans se plaindre, ni désirer,
encore moins demander, ce qui nous manque. Celles qui ne le voudront faire
peuvent demander ce qu’elles auront besoin, d’autant que les Règles
le permettent, et cela n’est pas contre la pauvreté ainsi que vous
dites ; mais aussi n’est-il pas selon icelle, ni selon la perfection. En
tâchant de vous accommoder vous ne faites pas mal, pourvu que vous
ne vous rendiez trop exactes à la recherche de vos commodités,
et que vous vous teniez dans les termes de l’observance pour ce regard
35 ; mais aussi perdons-nous, par ce moyen, des pratiques de vertu qui
sont fort propres à notre condition. — Non, ma chère Soeur,
la charité ne requiert pas que les Soeurs se tiennent en attention
pour reconnaître et remarquer si quelque chose ne manque point à
quelques-unes, tandis qu’elles n’en ont point de charge ; mais si elles
aperçoivent quelque nécessité en une Soeur, elles
doivent en avertir la Supérieure tout simplement,
35. à cet égard
sans l’agrandir ni diminuer, non plus que si c’était pour elles-mêmes.
Vous demandez si c’est manquer à l’observance et faire mal que
de choisir une serviette plus déliée pour la Supérieure,
et ne lui donner pas celle qui se rencontre, sans choix, comme l’on fait
aux autres Soeurs. — A cela, ma chère fille, je vous réponds
que ce qui a été fait pour ce regard jusqu’à présent
n’a pas été mal, mais si est-ce pourtant que désormais
il ne le faut plus faire. La Supérieure a ses honneurs et singularités
à part : elle est appelée ma Mère, elle a le pouvoir
et l’autorité de commander et d’ordonner, et les Soeurs lui obéissent;
hors de cela, il ne faut point de singularité, ainsi qu’il est dit
dans les Constitutions, sinon de la nécessité comme les autres
Soeurs.
Il faut donc conclure maintenant et clore notre Entretien par la recommandation
de la simplicité et générosité d’esprit ; marcher
toujours en la voie de notre propre perfection, sans nous amuser en chemin,
quel rencontre de contradiction que nous puissions faire, soit de nos propres
imperfections, répugnances ou passions immortifiées, soit
des autres exercices qui proviennent d’ailleurs. De quel côté
que ce soit, ne nous lassons point de souffrir pour Notre-Seigneur, auquel
soit à jamais rendu grâce, gloire et louange par tous les
siècles des siècles. Amen.
SEIZIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA CONDESCENDANCE
[DE LA VOLONTÉ DE DIEU]
Je commence notre discours par la réponse à la question
qui m’a été donnée en ce billet; à savoir,
que c’est et en quoi consiste la parfaite détermination de suivre
et de regarder la volonté de Dieu en toutes choses, et si nous la
pouvons trouver ou suivre ès volontés des supérieurs
ou inférieurs, que nous voyons clairement procéder de leurs
inclinations naturelles ou bien habituelles.
Pour nous prendre au commencement de la question, il faut que vous
sachiez que la détermination de suivre la volonté de Dieu
en toutes choses sans exception est contenue dans l’Oraison dominicale,
en ces paroles que nous disons tous les jours : Votre volonté soit
faite en la terre comme au Ciel a. Au Ciel, il n’y a nulle résistance
à la divine volonté, tout lui est sujet et obéissant
ainsi disons-nous qu’il nous puisse arriver et ainsi promettons-nous à
Notre-Seigneur de faire, n’y apportant jamais nulle résistance,
mais demeurant toujours très sujettes en toutes occurrences à
cette divine volonté. Et de ceci, j’en ai parlé, ce me semble,
bien clairement au livre de l’Amour de Dieu; néanmoins, pour satisfaire
à la demande qui m’est faite, j’en dirai encore quelque chose.
a. Matt., VI, 10.
La volonté de Dieu se peut entendre en deux façons: il
y a la volonté de Dieu signifiée, et la volonté de
son bon plaisir. La volonté signifiée est distinguée
en quatre parties: ses Commandements, ses conseils, les commandements de
l’Eglise et les inspirations. Es Commandements de Dieu et de son Eglise,
il faut nécessairement que chacun plie le col 1 et se soumette à
l’obéissance, parce qu’en cela la volonté de Dieu est absolue,
voulant que nous obéissions si nous voulons être sauvés.
Les conseils, il veut bien que nous les observions, mais non pas d’une
volonté absolue, ains seulement par manière de désir;
et pour cela nous ne perdons pas la charité ni ne nous séparons
pas de Dieu pour n’avoir pas le courage d’entreprendre l’observance des
conseils, ni ne devons pas vouloir entreprendre la pratique de tous, ains
seulement de ceux qui sont plus conformes à notre vocation ; car
il y en a qui sont tellement opposés les uns aux autres, qu’il serait
tout à fait impossible d’embrasser la pratique de l’un sans s’ôter
le moyen de pratiquer l’autre. C’est un conseil de quitter tout ce que
l’on a pour suivre Notre-Seigneur dénué de toutes choses
; c’est un conseil de prêter et de donner l’aumône: dites-moi,
celui qui a quitté tout d’un coup ce qu’il avait, de quoi peut-il
prêter ou faire l’aumône puisqu’il n’a rien ? Il faut donc
suivre les conseils que Dieu veut que nous suivions, et ne pas croire qu’il
les ait tous donnés afin que nous les embrassions tous ou la pratique
d’iceux. Les conseils qu’il faut que nous pratiquions nous autres, ce sont
nos Règles ; je
1. cou
veux dire, ils sont tous compris dans l’enclos 2 d’icelles.
Mais nous avons dit que Dieu signifie encore sa volonté ès
inspirations ; il est vrai, pourtant il ne veut pas que nous discernions
de nous-mêmes si ce qui nous est inspiré est sa volonté,
ni moins qu’à tort et à travers nous suivions ces inspirations.
Il ne veut pas aussi que nous attendions que lui-même nous manifeste
ses volontés ou qu’il nous envoie des Anges pour nous enseigner;
mais sa volonté est que nous recourions, ès choses douteuses
et d’importance, à ceux qu’il a établis sur nous pour nous
conduire, et que nous demeurions totalement soumis à leurs conseils
et à leurs opinions en ce qui regarde la perfection de nos âmes.
Voilà donc en quoi Dieu manifeste ses volontés, que nous
appelons la volonté signifiée.
Il y a de plus la volonté du bon plaisir de Dieu, laquelle nous
devons regarder en tous les évènements, je veux dire en tout
ce qui nous arrive: en la maladie, en la mort, en l’affliction, en la consolation,
ès choses adverses et prospères, bref en toutes choses qui
ne sont point prévues. Et à cette volonté de Dieu,
nous devons toujours être prêts de nous soumettre en toutes
occurrences, ès choses agréables comme ès désagréables,
en l’affliction comme en la consolation, en la mort comme en la vie, et
en tout ce qui n’est point manifestement contre la volonté de Dieu
signifiée, car celle-là va devant 3; et c’est en ceci que
nous répondons à la seconde partie de la question. Ce que,
pour vous mieux faire entendre, il faut que
2. ce qui est contenu, ce qui est renfermé dans — 3. passe avant
je vous die ce que j’en ai trouvé ces jours passés dans
la Vie du grand saint Anselme, où il est dit que durant tout le
temps qu’il fut Prieur et Abbé de son Monastère, il fut extrêmement
aimé d’un chacun, parce qu’il était fort complaisant, se
laissant plier à la volonté de tous, non seulement des Religieux,
mais même des étrangers. Si on lui venait dire : Mon Père,
votre Révérence devrait prendre un peu de bouillon chaud,
il vous ferait grand bien à l’estomac ; tout soudain il le prenait:
Je le veux bien, mon fils, disait-il. Après, un autre venait qui
lui disait : O mon Père, cela vous fera mal, vous ne le devriez
pas prendre; et tout soudain il le quittait. Ainsi il se soumettait, en
tout ce qui n’était point manifestement contre la volonté
de Dieu, à celle de ses Frères, lesquels bien souvent sans
doute suivaient leurs inclinations naturelles ou habituelles, mais encore
plus particulièrement les séculiers qui le faisaient aussi
tourner à toutes mains, selon leurs volontés.
Or, cette grande souplesse et condescendance du Saint n’était
pas approuvée de tous, bien qu’il fût fort aimé de
tous; si que, un jour, il y eut de ses Frères qui lui voulurent
remontrer que cela n’était pas bien selon leur jugement. Etant venus
à lui, ils commencèrent à dire: Vraiment, mon Père,
vous êtes honoré et aimé d’un chacun de nous autres
qui sommes sous votre charge ; mais il faut que vous nous permettiez de
vous dire, comme étant ceux qui vous aiment plus particulièrement
que les autres, qu’il nous semble que vous êtes trop facile, condescendant
et souple à la volonté de tout le monde. Il semble que vous
devriez être plus généreux, faisant plier ceux qui
vous sont sujets sous votre volonté, et non pas ainsi que vous faites,
vous soumettant à tous. — O mes enfants, dit le grand saint Anselme,
vous ne savez peut-être pas à quelle intention je le fais.
Sachez, mes Frères, que me ressouvenant que Notre-Seigneur a commandé
b que nous ne fissions à notre prochain que ce que nous voudrions
qui nous fût fait, m’en ressouvenant, dis-je, je ne puis faire autrement;
car je voudrais que Dieu fît ma volonté, et partant, je fais
volontiers celle de mes Frères et de mes prochains, afin qu’il lui
plaise à ce bon Dieu de faire quelquefois la mienne. De plus, j’ai
une autre considération, qui est que, après ce qui est de
sa volonté signifiée, je ne puis connaître la volonté
de Dieu, je veux dire la volonté du bon plaisir, que par la voix
de mon 4 prochain; car Dieu ne me parle point, moins m’envoie-t-il des
Anges pour me déclarer ce que c’est que son bon plaisir. Les pierres,
ni les animaux, ni les arbres, ni les plantes ne parlent point; il n’y
a que l’homme donc qui me puisse manifester la volonté de mon Dieu,
et partant je m’attache à cela tant que je puis. Dieu me recommande
la charité envers le prochain ; c’est une grande charité
de se conserver en l’union les uns avec les autres, et je ne trouve point
de meilleur moyen que d’être fort doux et condescendant. La douce
et humble condescendance doit toujours surnager en toutes nos actions.
Mais la principale considération est de croire que Dieu me manifeste
ses
b. Matt., VII, 12; Luc., VI, 31.
4. encore moins
volontés par celles de mes Frères, et partant j’obéis
à Dieu toutes les fois que je leur condescends en quelque chose.
Outre cela, Notre-Seigneur n’a-t-il pas dit c que si nous ne sommes faits
comme un petit enfant, que nous n’entrerons point au Royaume des cieux
? Ne vous étonnez donc point si je suis souple et facile à
condescendre comme un enfant, puisque, en cela, je ne fais que ce qui m’a
été ordonné par mon Sauveur. II n’y a pas grand intérêt
que je m’aille coucher ou que je demeure levé, que je prenne un
bouillon ou que je le laisse, que j’aille là ou que je demeure ici;
mais il y aurait bien de l’imperfection de ne pas me soumettre en cela.
Voyez-vous, mes chères Soeurs, le grand saint Anselme se soumet
en tout ce qui n’est point contre les Commandements de Dieu et de la sainte
Eglise, ou contre ses Règles, car l’obéissance marche toujours
devant. Je ne pense pas, non, que si on eût voulu lui faire faire
quelque chose contre cela, qu’il l’eût fait; oh! nullement, mais
après cela, sa règle générale était
la condescendance en tout et à tous. Le glorieux saint Paul, après
avoir dit d que rien ne le séparera de la charité de Dieu,
ni la mort, ni la vie, non pas même les Anges, ni tout l’enfer s’il
se bandait contre lui n’en aurait pas le pouvoir: Je ne sache point de
plus grande finesse, dit-il, que de me rendre tout à tous e, rire
avec les riants, pleurer avec ceux qui pleurent f, boire avec ceux qui
boivent, enfin me rendre un avec un chacun. Ce que je dis qu’il
c. Matt., XVIII, 3.— d. Rom., VIII, 35, 38. — e. I Cor., IX, 22 ; cf.
II Cor., XII, 15, 16. — f. Rom., XII, 15.
faut pleurer avec ceux qui pleurent, ne se doit pas entendre avec ceux
qui pleurent de tendreté sur eux-mêmes, car il ne le faut
pas; non plus qu’il ne se faudrait pas enivrer avec ceux qui le font, car
si bien je dois boire quand quelqu’un me témoigne de le désirer
bien fort, regardant la volonté de Dieu eu cela, je ne dois pourtant
pas excéder les termes de la modestie et sobriété.
— Mais, me direz-vous, dois-je penser que Dieu ait inspiré cet homme
de me présenter à boire ? — Non pas, mais oui bien de condescendre
à sa volonté en buvant : la volonté de Dieu est que
je boive, encore que ce ne fût pas sa volonté que l’on m’ait
présenté à boire.
Saint Pacôme, faisant un jour des nattes, il y eut un enfant
(car il recevait en ce temps-là des enfants pour les élever
en la Religion), ce pauvre petit donc, regardant comme faisait le Saint,
lui dit: O mon Père, vous ne faites pas bien; ce n’est pas ainsi
qu’il faut faire. Le grand Saint, quoi qu’il fît bien ces nattes,
se leva néanmoins tout promptement, et s’en alla asseoir proche
5 de l’enfant, lequel lui montra comme il entendait qu’il fallait faire.
Il y eut quelques-uns des Religieux qui lui dirent; Mon Père, vous
faites deux maux en condescendant à la volonté de cet enfant,
car vous l’exposez au danger d’avoir de la vanité, et vous gâtez
votre stolle 6, car elle était mieux ainsi que vous faisiez. — A
quoi le bienheureux. Père répondit : O mes Frères,
si Dieu permet que l’enfant ait de la vanité, peut-être qu’en
récompense il me donnera de l’humilité; et quand il
5. alla s’asseoir près — 6. natte
m’en aura donné, j’en pourrai par après donner à
cet enfant. Il n’y n pas grand danger de passer ainsi ou ainsi les joncs
pour faire des nattes, mais il y aurait un grand danger si nous n’avions
pas à coeur cette parole tant célèbre de Notre-Seigneur
g :
Si vous n’êtes faits comme un petit enfant en simplicité,
humilité et souplesse, vous n’aurez point de part au Royaume de
mon Père. — Oh! que c’est un grand bien d’être ainsi pliables
et faciles à être tournés à toute main!
Non seulement les Saints nous ont enseigné cette pratique de
la soumission de notre volonté, mais aussi Notre-Seigneur même,
tant par exemples que par paroles. Le conseil de l’abnégation de
soi-même h, qu’est-ce autre chose sinon renoncer en toute occasion
à sa propre volonté, à son jugement particulier, pour
suivre la volonté de Dieu, et se soumettre à tous et en toutes
choses, excepté toujours ce en quoi l’on offenserait Dieu en le
faisant ? — Mais vous me dites : Je vois clairement que ce que l’on veut
que je fasse procède d’une volonté humaine et d’une inclination,
et partant Dieu n’a pas inspiré ma Mère ou ma Soeur de me
faire faire une telle chose, puisque c’est par le mouvement de son inclination
naturelle ou habituelle, ou même par passion. — Non, sans doute,
Dieu ne lui a pas inspiré cela, mais oui bien à vous de le
faire, et y manquant vous contreviendriez à la détermination
que vous avez faite d’obéir à la volonté de Dieu en
toutes choses et par conséquent au soin que vous devez avoir de
votre perfection. Il faut donc se soumettre toujours à faire
g. Ubi supra, p. 326. — h. Matt., XVI, 24; Luc., Ix, 23.
tout ce que l’on veut de nous, pour faire la volonté de Dieu,
pourvu que ce ne soit point contre sa volonté qui nous est signifiée
ès quatre façons que j’ai dit.
Mais la volonté des créatures se peut présenter
en trois façons : soit par manière d’affliction, ou de complaisance,
ou bien sans propos et hors de propos. A la première il faut être
bien fort pour embrasser volontiers ces volontés qui sont si contraires
à la nôtre qui ne voudrait point être contrariée;
et cependant, pour l’ordinaire, il faut grandement 7 souffrir en cette
pratique de suivre les volontés des Supérieurs, et ce qui
est le plus, celle des inférieurs ou égaux, car pour l’ordinaire,
leur volonté contrarie la nôtre. Il faut donc recevoir par
manière de souffrance et d’affliction l’exécution de ces
volontés. Par manière de complaisance, il n’est pas besoin
d’exhortation pour nous les faire suivre, car, mon Dieu, très volontiers
nous obéissons ès choses agréables, ains nous allons
au-devant de ces volontés pour leur offrir nos soumissions. Ce n’est
pas aussi de cette sorte de volonté, je m’assure, que l’on me demande
s’il s’y faut soumettre, car on n’en doute nullement; mais de celles qui
sont hors de propos et dont nous ne connaissons point la raison pourquoi
8 l’on veut cela de nous. C’est ici où il y a du bon: car, pourquoi
ferai-je plutôt la volonté de ma Soeur que la mienne ? la
mienne n’est-elle pas aussi conforme à celle de Dieu en cette légère
occurrence que la sienne? Pour quelle raison dois-je croire que ce qu’elle
me dit que je fasse
7. beaucoup — 8. pour laquelle
soit plutôt une inspiration de Dieu que la volonté qui
m’est venue de faire une autre chose?
O mon Dieu! mes chères Soeurs, c’est ici où sa divine
Bonté nous veut faire gagner le prix de la soumission; car si nous
voyions toujours que l’on eût bien raison de nous commander ou de
nous prier de faire une telle chose, nous n’aurions pas grand mérite
en la faisant, ni grande répugnance, parce que sans doute toute
notre âme acquiescerait volontiers à cela ; mais quand ces
raisons nous sont cachées, notre volonté répugne,
notre jugement regimbe quelquefois. Il faut surmonter le tout pour, avec
une simplicité enfantine, se mettre en besogne sans tant de discours
9 ni de raisons : je sais que la volonté de Dieu est que je fasse
plutôt la volonté de mon prochain que la mienne, et partant
je me mets en la pratique 10 sans tant de regards, si c’est la volonté
de Dieu que je me soumette à faire ce qui procède de passion,
d’inclination, ou bien d’un vrai mouvement de raison et d’inspiration.
Pour les petites choses, il faut marcher en simplicité; car quelle
apparence y aurait-il d’aller faire une heure de méditation pour
connaître si c’est la volonté de Dieu que je mange 11 un bouillon
ou que je ne le mange pas, que je boive quand l’on m’en prie ou que je
m’en abstienne par pénitence ou sobriété, et semblables
petites choses, lesquelles ne sont nullement dignes de considération,
et principalement si je vois que je contenterai tant soit peu le prochain
en les faisant.
Es choses de conséquence, il ne faut pas perdre
9. réflexions — 10. à accomplir cette volonté
— 11. prenne
le temps non plus à les considérer, mais il s’en faut
adresser à nos Supérieurs afin de savoir d’eux ce que nous
avons à faire; après quoi, il n’y faut plus penser, ains
s’arrêter absolument à leurs opinions, puisque Dieu nous les
.a donnés pour la conduite de notre âme en la perfection de
son amour.
Mais si l’on doit ainsi condescendre à la volonté d’un
chacun, beaucoup mieux à celle des Supérieurs, lesquels nous
devons tenir et regarder parmi nous comme la personne de Dieu même;
aussi sont-ils ses lieutenants. Et si bien il arrive qu’ils aient des inclinations
ou naturelles ou habituelles, voire même des passions par le mouvement
desquelles ils commandent, ou reprennent les fautes de leurs inférieurs,
il ne s’en faut nullement étonner, car ils sont hommes comme les
autres et par conséquent sujets à avoir des inclinations
et des passions; et bien qu’il ne soit pas permis de faire ce jugement,
que ce qu’ils nous commandent part de la passion, néanmoins, encore
que nous connussions palpablement que cela fût, il ne faudrait pas
laisser d’obéir tout doucement et amoureusement, et se soumettre
avec humilité à la correction.
[Appendice
Mais aussi, me direz-vous, c’est une chose bien dure à l’amour-propre
que d’être sujet à tous ces rencontres 1. Mon Supérieur
ou ma Supérieure est d’humeur mélancolique, et partant, dès
qu’elle me voit rire de bon coeur elle me dit : Dites, de quoi riez-vous?
— Belle demande de quoi je ris: je ris parce que j’ai joie. — Si au contraire
la Supérieure est d’humeur joyeuse, incontinent qu’elle verra que
je ne ris pas elle me dira: De quoi êtes-vous triste? — Cela n’est-il
pas insupportable ? car l’on ne saurait plus fâcher ceux qui sont
mélancoliques que de leur dire : pourquoi ils le sont parce que,
pour l’ordinaire, ils n’en sauraient donner raison aucune qui fût
recevable.
1. toutes ces rencontres ]
Passons outre, et disons quelques petites choses de la confession.
Premièrement, je voudrais que l’on portât un grand honneur
aux confesseurs, car nous sommes fort obligés d’honorer le sacerdoce,
et partant je dis qu’il faut porter beaucoup de respect aux confesseurs
en la confession ; il les faut regarder comme des anges que Dieu nous envoie
pour nous réconcilier avec sa divine Bonté. Et non seulement
cela, mais il les faut regarder comme lieutenants de Dieu en terre ; et
partant, encore qu’il leur arrive quelquefois de se montrer hommes eu la
confession, commettant quelques imperfections, comme serait de faire quelques
demandes curieuses qui ne sont pas de la confession, de demander vos noms,
comment vous vivez, si vous faites des pénitences, si des pratiques
de vertu et quelles elles sont, si vous avez point 12 quelque tentation,
voire même quelque chose de l’oraison, je voudrais répondre
simplement selon qu’ils me demandent, bien que je ne fusse pas obligé.
Il ne faut pas répondre : Il ne m’est pas permis de vous le dire.
Oh ! non, jamais il ne faut user de cette défaite-là; vous
pouvez dire tout ce que vous voudrez en confession, de ce qui regarde votre
particulier; mais du général des Soeurs il faut répondre
que vous ne savez pas les pénitences ni les pratiques de vertu qu’elles
font. S’ils s’enquièrent plus avant si l’on en fait des extérieures,
il faut dire que oui.
Pour revenir à ce que je disais, si vous craignez de dire quelque
chose de ce qu’ils vous demandent, de peur de vous embarrasser, comme serait
que vous avez des tentations, si vous appréhendez de les dire en
cas qu’ils les voulussent savoir par le menu, vous pouvez prendre une intention
disant que non, entendant en vous-même: Pas pour lui dire ; ou bien
vous pouvez répondre : J’en ai, mon Père, mais par la grâce
de Dieu je ne pense pas y avoir offensé sa Bonté.
C’est un grand mal sans doute que d’aller dire
12. si vous avez
à un confesseur, quand il demande si vous n’avez plus rien à
dire, après avoir confessé les péchés que vous
avez faits : Mon Père, j’ai bien encore quelque autre chose, mais
la Supérieure, ou la Directrice m’a commandé de ne m’en pas
confesser. Celles qui font cela ont tort, car elles font accroire au confesseur
que l’on gagne leur confiance céans, et qu’on leur ôte la
liberté de se confesser comme il faut, ce qui n’est point. Car le
confesseur, qui ne sait pas à quelle intention la Supérieure
vous a dit cela et qui ne connaît nullement votre manière
de procéder ni l’état de votre âme, y trouvera peut-être
du péché; et combien qu’il n’ait point égard à
la condition de l’état de votre âme, commencera à blâmer
la Supérieure d’ignorance, et à trouver extrêmement
mauvaise cette manière de gouvernement. Ce point d’avoir la confiance
de parler ainsi à la Supérieure ou à la Directrice
pour apprendre à se bien confesser est de très grande importance,
l’on ne le veut pas ôter, d’autant que l’on apporterait céans
des consciences embrouillées et ignorantes qui seraient désagréables
tout à fait; mais il faut aussi que les Soeurs ne fassent point
cette faute, de dire que l’on leur a défendu de se confesser de
ceci ou de cela, car certes, cela peut être scandaleux. Dites à
la bonne foi à votre confesseur tout ce qui vous fera de la peine
si vous voulez, mais gardez-vous bien de parler ni du tiers ni du quart,
car cela est de très grande importance.
[Appendice
Si bien la Supérieure vous dit, ou la Directrice quand vous
lui parlez pour vous confesser: Ne vous confessez pas de telle ou de telle
chose, ce n’est pas par forme de commandement, ains de simple direction.
Celles qui font cela ainsi simplement, demeurant en repos et soumettant
leur jugement, croyant que puisque la Supérieure ou la Maîtresse
leur dit qu’il n’y a pas matière de confession, qu’elles ne s’en
doivent pas confesser, font fort bien de ne le pas faire; et celles-ci
quand on leur dit: Avez-vous plus rien à dire ? elles disent facilement
que non, ou si elles ne le font pas, elles le doivent faire sans scrupule.
Mais les autres, qui ne seront pas contentes si elles ne se confessent
pas de la chose pour laquelle on leur a dit qu’il n’y avait point matière
de confession, si elles aiment mieux satisfaire leur amour-propre que de
suivre la direction, à la bonne heure, qu’elles le disent, mais
que ce soit sans cette préface, que la Supérieure leur a
commandé de ne s’en pas confesser.]
Il faut user de condescendance à l’endroit des confesseurs,
leur disant volontiers quelques petites choses qu’ils sont envieux 13 de
savoir; mais au
13. désireux
partir de là, il faut un grand soin de couvrir leurs imperfections.
Nous leur avons quelque réciproque obligation de tenir secret ce
qu’ils nous disent en l’acte de la confession, principalement de tenir
closes et cachées leurs imperfections s’ils nous en ont montré
quelques-unes. Il ne faut donc point venir redire ce qu’ils nous ont dit,
si ce n’était quelque chose de grande édification; hors de
là il ne faut rien dire.
S’il arrive qu’ils vous donnent quelque conseil qui soit contre vos
Règles et votre manière de vivre, écoutez-les avec
humilité et révérence, et puis vous en serez quitte
pour n’en rien faire. Les confesseurs n’ont pas toujours l’intention de
nous obliger sur peine de péché à ce qu’ils nous disent,
non plus que les Supérieurs; recevez ces conseils par manière
de simple direction, et ne vous mettez pas en peine de les pratiquer s’ils
sont tels que j’ai dit, contre vos Règles. Mais au partir de là,
il faut estimer tout ce qui vous est dit en confession; vous ne sauriez
croire le grand profit qu’il y a en ce Sacrement, pour les âmes qui
y viennent avec la préparation et humilité requises. Si le
confesseur vous conseille chose que vous puissiez bonnement 14, il le faut
faire, comme serait de faire quelque pénitence avec congé
; il lui faut dire humblement: Mon Père, je demanderai congé
d’en faire. Mais s’il vous voulait donner pour pénitence de faire
quelque chose qui fût contre la Règle, alors il faudrait lui
dire fort doucement: Mon Père, je supplie très humblement
Votre Révérence de me changer cette
14. facilement
pénitence, d’autant qu’étant contre la Règle,
je craindrais de scandaliser nos Soeurs si je la faisais. Ou bien, si c’était
de dire tant d’Heures tous les jours, ou tant d’Offices durant un an ou
quelque temps: Je ne le pourrai pas bonnement faire, à cause que
nos heures nous sont toutes réglées.
Il ne faut point murmurer contre les confesseurs. S’il vous arrive
quelque chose en vos confessions par le défaut du confesseur, vous
pouvez dire tout simplement à la Supérieure : Ma Mère,
je désirerais bien, s’il plaît à Votre Charité,
de me confesser à quelque autre, sans dire autre chose ; car ainsi
faisant, vous ne découvririez pas l’imperfection du confesseur,
et si, vous auriez la commodité de vous confesser à votre
gré. Mais ceci ne se doit pas faire à la légère,
pour des causes de rien et qui seraient de nulle importance; il faut éviter
les extrémités. Comme il n’est pas bon de supporter des notables
défauts ès confessions, aussi ne faut-il pas être douillets,
ne pouvant supporter quelque petite chose.
[Appendice
Par exemple, le confesseur me fait longuement demeurer en la confession,
et j’aurais bien besoin du temps pour faire d’autres choses ; ou bien je
serais mortifiée par la Supérieure de quoi j’ai tant demeuré
: elle me demandera peut-être, sans néanmoins le vouloir savoir,
que c’est que j’ai tant dit, tout exprès pour me mortifier, et pour
cela je m’ennuierai fort devant le confesseur.— O Dieu, il ne faut pas
être si tendre et si peu amoureuse de la mortification que de vouloir
l’éviter tant que l’on pourra.
Vous dites, ma chère Fille, que c’est pour la crainte que vous
avez de fâcher la Supérieure. —Oh! non, pardonnez-moi s’il
vous plaît, car cela est une défaite de l’amour-propre. Il
ne faut pas croire que les Supérieures soient si tendres; elles
ne le sont pas tant, non, et ne vous presseront ni inviteront à
leur dire ce que vous ne voudriez pas, si ce n’est par forme de simple
confiance; ni elle ne croira pas, ainsi que vous le craignez, que vous
ne lui disiez pas tout; et quand bien même cela serait, elle ne s’en
devrait pas mettre en grande peine.]
Bien que vous ne soyez pas obligée de dire tout à la
Supérieure, c’est néanmoins un moyen très propre pour
maintenir la paix et tranquillité du coeur. Bien souvent ceux ou
celles qui vont avec réserve à l’endroit de leurs Supérieurs
et Supérieures se trompent, car ils quittent le lieutenant de Dieu
parmi eux pour chercher ailleurs ce qu’ils ne pourront trouver, parce que
Dieu a réservé ce qu’ils cherchent en la soumission et volontaire
sujétion à l’autorité de leurs propres Supérieurs.
Tant que le bien nous est proche, il ne le faut pas chercher loin. Mais
ressouvenez-vous toujours de ce que j’ai dit: que vous n’êtes point
gênées ni contraintes de dire tout à la Supérieure,
ni moins de ne pas dire ce que vous voudrez au confesseur, pourvu que vous
ne parliez toujours que de vous.
Passons outre et disons ce que j’avais proposé de vous dire,
qui est que je voudrais fort que les Soeurs de céans prissent un
grand soin de particulariser leurs péchés en confession.
Je veux dire, celles qui, pour être trop occupées en la présence
de Dieu ne se pourront souvenir d’avoir rien remarqué qui soit digne
de confession; ou bien celles qui sont d’un naturel si simple que, encore
qu’elles fassent plusieurs choses qui mériteraient d’être
confessées, ne les remarquent néanmoins nullement, mais vont
ainsi simplement à la bonne foi, ô Dieu, qu’elles sont heureuses!
Et de cette sorte j’en ai connu une qui était de mon âge,
laquelle je crois n’avoir jamais fait péché mortel ; mais
néanmoins, encore qu’elle soit très bonne, il m’est arrivé
de lui voir faire de bons gros péchés véniels en ma
présence, laquelle venant après pour se confesser n’avait
rien à dire, parce qu’elle avait fait cela si simplement qu’elle
n’y connaissait point de mal. Ainsi je voudrais que celles qui n’auraient
rien remarqué qui fût digne de l’absolution, accusent quelque
péché particulier; car de dire: Je m’accuse généralement
d’avoir dit des mensonges, votre accusation n’est pas bonne, si vous n’ajoutez
: par vanité, ou pour nuire au prochain; parce qu’il y a des mensonges
qui ne sont pas péché. De dire aussi: Je m’accuse d’avoir
eu plusieurs mouvements de colère, cela n’est pas bon, et n’est
pas davantage que si vous disiez que vous avez eu plusieurs mouvements
de joie; car la colère est une passion comme la joie et la tristesse,
et ne faut pas croire que tous les mouvements de colère soient péché,
d’autant qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous empêcher de ces
assauts. Nous serons toujours sujets à des passions, le veuillons
15 ou non ; ces moines qui ont voulu dire le contraire ont été
condamnés par l’Eglise et par tous les Docteurs et Conciles. Il
faut que la colère soit déréglée et nous porte
à des actions déréglées, pour être péché.
Il ne faut pas, donc, s’accuser d’avoir eu des mouvements de colère;
si le confesseur était bien avisé, il vous dirait : Allez
en paix si vous n’avez autre chose à dire. — Il faut particulariser
une chose qui porte péché; par exemple : Je m’accuse de quoi,
étant dans le monde, je fis une fois telle chose; et ne pas dire:
J’ai fait des désobéissances ; mais il faut dire en quoi
vous avez désobéi, si c’est une chose légère
ou d’importance. Mais ceci je voudrais bien que l’on le retînt, parce
qu’il est nécessaire de le mettre en pratique.
Je dis de plus que je voudrais bien que l’on eût un grand soin
d’être bien véritables, simples et charitables en la confession
(ce que je ne dis pas pour rien, mais parce que je le dois dire). Véritable
et simple en ceci est une même chose dire bien clairement son fait,
sans fard et sans artifice, faisant attention que c’est à Dieu que
nous parlons, auquel rien ne peut être célé; mais
15. le veuillons-nous
surtout fort charitables, ne mêlant nullement les autres en nos
confessions. Vous avez à vous accuser de quoi vous avez fait des
murmures en vous-même, ou bien avec des Soeurs de ce que la Supérieure
s’est mise en colère : n’allez pas dire que vous avez murmuré
de quoi elle s’était mise en colère, mais dites : Je m’accuse
de quoi j’ai murmuré contre une des Soeurs anciennes; ou bien simplement:
J’ai murmuré, sans autre chose; sinon qu’il faut dire si ç’a
été en vous-même, ou bien avec quelque autre, car vous
ne savez pas les dangers et le mal qu’il y a en ceci. Dites le mal que
vous avez fait, et non pas la cause ni ce qui vous y a poussée;
ne dites pas que ç’a été sur le sujet d’une correction,
si vous doutez que l’intérêt de celui qui l’a faite y concoure
tant soit peu. Et si bien le mal que l’on fait à l’endroit des Supérieurs
est un peu plus grand, ce n’est pourtant pas une chose nécessaire
de dire que c’est à l’endroit du Supérieur que vous l’avez
fait, en ces choses de si peu d’importance particulièrement.
Bref, il ne faut jamais découvrir, ni directement, ni indirectement,
le mal des autres confessant le nôtre, ni faire entendre ou donner
sujet au confesseur de soupçonner qui c’est qui a contribué
à notre péché. J’ai dit indirectement, parce que quelquefois
l’on dit: Je m’accuse de quoi j’ai eu du sentiment 16 quand la Supérieure
m’a fait une correction par passion; mais cela serait se confesser comme
les chambrières 17, qui disent qu’elles ont eu de l’impatience toutes
les fois que leur
16. ressentiment — 17. servantes
maîtresse s’est mise en colère contre elles sans raison.
Mais dire tout doucement: Je m’accuse de quoi j’ai pensé que la
Supérieure me corrigeait par passion; sans ajouter : bien que je
n’eusse pas grand fondement pour le croire. Il ne faut pas faire cela,
car vous confessez le mal de la Supérieure et ne vous rendez pas
coupable. Les pensées qui ne sont pas délibérément
reçues ne sont pas péché, non plus que les sentiments
de passions, s’ils ne sont suivis de quelques paroles ou actions mauvaises.
Et ce que je dis de la Supérieure se doit entendre d’un chacun.
Il ne faut pas porter ces accusations inutiles en la confession: vous
avez eu des pensées de murmure, de vanité, voire même
des plus mauvaises si vous vous y êtes arrêtée délibérément,
dites-le à la bonne foi, comme de même si vous avez eu des
distractions volontaires; ou bien que, faute de vous être bien préparée
au commencement de l’Office, vous l’avez dit avec distraction. Mais si
cela n’est pas, ne vous mettez pas eu peine d’aller dire que vous avez
eu une grande négligence à vous tenir recueillie durant le
temps de vos oraisons ; car, qu’est-ce que le confesseur entendra par cette
accusation ? Et puis vous vous pourriez bien tromper aussi vous-même
en cela, d’autant que ce n’est pas toujours par notre faute que nous ne
sommes pas attentifs en nos prières. Il faut faire tout simplement
ce que l’on peut pour être attentifs en nos oraisons, et nous humilier
tout doucement quand nous y manquons, sans faire ces scrupules de péché
où il n’y en a point. Etes-vous négligente à rejeter
une distraction ? cela est autre chose; confessez-vous-en tout simplement,
sans le préambule d’une continuelle négligence de vous tenir
en la présence de Dieu; car cela ne sert de rien en la confession.
Je voudrais encore, mes chères Filles, qu’en cette Maison l’on
portât grand honneur et révérence à ceux qui
nous annoncent la parole de Dieu, qui sont les prédicateurs. Certes,
l’on a beaucoup d’obligation à le faire; car il semble que ce sont
des messagers célestes qui viennent de la part de Dieu pour nous
enseigner le chemin de notre salut. Il les faut regarder comme tels et
non pas comme simples hommes; car, quoiqu’ils ne parlent pas si bien que
les hommes célestes, il ne faut pas pourtant rien rabattre de l’humilité
et révérence avec laquelle nous devons recevoir la parole
de Dieu, qui est toujours la même, aussi sainte, aussi pure que si
elle était dite et proférée par des Anges. Je remarque
que quand j’écris à une personne sur du mauvais papier, et
par conséquent avec un mauvais caractère, elle me remercie
avec autant d’affection que quand je lui écris dessus du bon et
que l’écriture en est plus belle. Pourquoi cela? sinon parce qu’elle
ne fait pas attention ni sur le papier qui n’est pas bon, ni sur le caractère
qui est mauvais, ains seulement que c’est moi qui lui ai écrit.
De même en faut-il faire de la parole de Dieu ne point regarder qui
est-ce qui nous l’apporte ou qui nous la déclare; il nous suffit
que Dieu se serve de ce prédicateur pour nous l’enseigner. Et puisque
nous voyons que Dieu l’honore tant que de parler par sa bouche, comment
est-ce que nous autres pourrions manquer d’honneur et de respect en son
endroit?
Or sus, qu’y a-t-il plus à dire ? O ma Mère, cela n’est
pas croyable que nos Soeurs soient tellement attachées aux caresses
de la Supérieure que dès qu’elle ne leur parle pas de bonne
grâce, elles tirent vite conséquence que c’est qu’elles ne
sont pas aimées. Oh ! pardonnez-moi, ma Mère, nos Soeurs
aiment trop singulièrement l’humilité et la mortification
pour être mélancoliques sur un léger soupçon,
qui est peut-être sans fondement, qu’elles ne sont pas tant aimées
comme leur amour-propre leur fait désirer d’être. — Mais j’ai
fait une faute à l’endroit de la Supérieure, et partant,
j’entre en des appréhensions qu’elle me fasse la mine et qu’elle
ne m’en sache mauvais gré, et, en un mot, elle ne m’aura plus en
si bonne estime qu’elle m’avait, car c’est un point de grande importance
que celui-ci, d’être bien estimée de notre Mère.— O
mes chères Soeurs, tout ce marrissement-là 18 se fait par
le commandement d’un certain père spirituel qui s’appelle l’amour-propre,
qui commence à dire: Comment, avoir ainsi failli ! qu’est-ce que
dira ou pensera notre Mère de moi ? Oh ! il ne faut plus rien espérer
de bon de moi, qui suis une pauvre misérable; je ne pourrai jamais
rien faire qui puisse contenter notre Mère ; et semblables belles
et justes doléances. L’on ne dit point: Hélas! j’ai offensé
Dieu, il faut donc recourir à sa miséricorde et espérer
qu’il nous fortifiera. Oh! dit-on, je sais bien que Dieu est bon et qu’il
n’aura pas égard
18. trouble-là
à mon infidélité; il reconnaît trop bien
notre infirmité; mais notre Mère... Nous revenons toujours
là pour continuer nos plaintes.
Il faut sans doute avoir du soin de plaire aux Supérieurs, car
le grand Apôtre saint Paul le déclare et en exhorte quand
il dit, parlant aux serviteurs (et il se peut aussi attribuer aux enfants)
: Servez, dit-il, vos maîtres à l’oeil 19, voulant dire: Ayez
un grand soin de leur plaire. Mais aussi il dit par après: Ne servez
point vos maîtres à l’oeil i, voulant dire qu’ils se gardent
bien de rien faire de plus étant à la vue des maîtres,
qu’ils feraient étant absents, parce que les yeux de Dieu les voient
toujours, auquel on doit avoir un grand respect pour ne rien faire qui
lui puisse déplaire; et ce faisant, ne nous mettre pas en grand
souci de vouloir toujours contenter les hommes, car il n’est pas en notre
pouvoir. Faisons du mieux 20 que nous pourrons pour ,ne fâcher personne;
mais après cela, s’il arrive que par notre infirmité nous
les mécontentions quelquefois, recourons soudain à la doctrine
que je vous ai tant de fois prêchée et que j’ai tant d’envie
21 de graver en vos esprits: humilions-nous soudain devant Dieu et reconnaissons
notre fragilité et faiblesse, et puis réparons notre faute,
si elle le mérite, par un acte d’humilité à l’endroit
de la personne que nous avons fâchée. Cela fait, ne nous troublons
jamais; car un autre père spirituel que nous avons, qui est l’amour
de Dieu,
f. Ephes., VI, 5, 6; Coloss., III, 22.
19. Ces paroles ne se trouvent pas textuellement en saint Paul. Cf.
Rom., XII, 17.— 20. le mieux —21. tant envie
nous le défend, nous enseignant que, après que nous avons
fait l’acte d’humilité ainsi que j’ai dit, nous rentrions en nous-mêmes
pour caresser tendrement et chèrement cette bien heureuse abjection
qui nous revient d’avoir failli et cette bien aimée mine froide
que la Supérieure nous fera.
Nous avons deux amours, deux jugements et deux volontés, et
partant il ne faut faire nul état de tout ce que l’amour-propre,
le jugement particulier ou la propre volonté nous suggèreront,
pourvu que nous fassions régner l’amour de Dieu au-dessus de l’amour
propre, le jugement des Supérieurs, voire des égaux et inférieurs
au-dessus du nôtre, le réduisant au petit pied; ne nous contentant
pas d’assujettir notre volonté en faisant tout ce que l’on veut
de nous, mais assujettissant le jugement à croire que nous n’aurions
nulle raison de ne pas estimer que cela soit justement et raisonnablement
fait, démentant ainsi absolument les raisons qu’il voudrait apporter
pour nous faire accroire que la chose qui nous est commandée serait
mieux faite autrement que ce que l’on nous dit. Il faut avec simplicité
rapporter 23 une fois nos raisons, si elles nous semblent bonnes; mais
au partir de là acquiescer sans plus de répliques à
ce que l’on nous dit, et par ainsi faire mourir notre jugement, que nous
estimons si sage et prudent au-dessus de tout autre.
O mon Dieu ! ma Mère, nos Soeurs sont tellement résolues
d’aimer la mortification, que ce sera une chose agréable de les
voir : la consolation
22. apporter, dire
ne leur sera plus rien en comparaison de l’affliction, des sécheresses,
des répugnances, tant elles sont désireuses de se rendre
semblables à leur Epoux. Aidez-les donc bien en leur entreprise:
mortifiez-les bien et hardiment, sans les épargner, car c’est ce
qu’elles demandent. Elles ne seront plus attachées aux caresses,
puisque cela est contraire à la générosité
de leur vocation, laquelle fera que désormais elles s’attacheront
si absolument au désir de plaire à Dieu, qu’elles ne regarderont
plus autre chose, si elle n’est propre pour les avancer en l’accomplissement
de ce désir. C’est la marque d’un coeur tendre et d’une dévotion
molle que de se laisser arrêter à tous les petits rencontres
de contradiction : n’ayez pas peur que ces niaiseries d’humeur mélancolique
et dépiteuse se voient jamais parmi nous; nous avons trop bon courage,
grâces à Dieu ; nous nous appliquerons tant à faire
désormais, qu’il y aura un grand plaisir de nous voir.
Cependant, mes chères Filles, purifions bien notre intention,
afin que, faisant tout pour Dieu, pour son honneur et gloire, nous attendions
notre récompense de lui seul. Son amour sera notre loyer 23 en cette
vie, et Lui-même sera notre récompense en l’éternité.
VIVE
JÉSUS,
SA GLORIEUSE MÈRE NOTRE-DAME ET SAINT JOSEPH !
23. récompense
DIX-SEPTIÈME ENTRETIEN
FAIT SUR DIVERSES QUESTIONS
[DES AVERSIONS]
Je suis toujours prêt sans préparation; mais avant toute
chose il faut faire le signe dé la Croix. Avant que 1 proposer les
questions qui me sont faites, il me prend opinion de dire une chose, laquelle
m’arrive assez souvent, qui est qu’en mes sermons je touche toujours quelque
particulier en la répréhension que je fais des vices, sans
pourtant que j’aie nul dessein de le faire. Je préviens donc l’opinion
que pourraient avoir nos Soeurs, que je parle pour quelqu’une en particulier,
touchant quelque défaut qu’elles auront peut-être commis;
car bien que mon intention ne soit point telle, je serai pourtant bien
aise de le faire : et c’est ainsi que je m’accuse.
Les philosophes, et particulièrement le grand Epictète,
mettent une grande différence entre un barbier et un chirurgien,
bien que maintenant ce soit presque une même chose. Ils font cette
différence touchant l’abord de leurs boutiques; car, disent-ils,
si vous eussiez approché celle d’un barbier, vous eussiez eu un
plaisir grand, d’autant qu’il y avait toujours un petit enfant qui jouait
du flageolet; et outre cela, le barbier parfumait tellement sa boutique
que ce n’était que parfums.
1. de
Mais au contraire, celle du chirurgien était puante, et n’y
voyait-on que des onguents et emplâtres; et outre cela, on entendait
ordinairement des pauvres gens qui criaient: Holà, que me faites-vous?
Mon Dieu, que de douleurs! d’autant que l’on faisait aux uns des incisions,
l’on raccommodait les ruptures des autres, l’on appliquait le feu au troisième,
enfin tout cela leur causait des grandes douleurs; car chacun sait que
l’on ne peut remettre les os qui sont disloqués et hors de leur
place sans faire dire holà au pauvre malade. Mais le barbier ne
fait point de mal quand il coupe la barbe, d’autant qu’elle n’est point
sensible.
Je fais quelquefois le barbier et d’autres fois le chirurgien, mes
Filles. Ne voyez-vous pas que quand je prêche au choeur je ne fais
point de mal? car je ne touche pas ordinairement les défauts particuliers
avec tant de familiarité comme je fais en nos conférences
particulières, à cause des séculiers qui nous entendent.
Je ne jette que des parfums, je ne parle que des vertus et de choses récréatives
et propres à consoler nos âmes; je joue un peu du flageolet,
parlant des louanges que nous devons rendre à Dieu. Mais en nos
entretiens familiers, je viens en qualité de chirurgien, n’apportant
que des cataplasmes et des emplâtres pour appliquer sur les plaies
de mes chères Filles ; et bien qu’elles crient un peu holà,
je ne laisse pourtant pas de presser un peu ma main sur la plaie afin de
mieux faire tenir l’emplâtre, et par ce moyen les guérir et
rendre fort saines. Si je fais quelque incision, ce ne sera pas sans qu’elles
en ressentent 2 de la douleur; mais je ne m’en mettrai pas en peine, puisque
je ne suis ici que pour cela. Voilà donc, mes chères Filles,
comme je dresse mes excuses envers celles que je pourrais toucher, les
assurant que, s’il m’arrive de le faire, je le ferai de tout mon coeur.
Or sus, voyons voir 3 quelle est la première demande qui m’est
faite. — C’est que nos Soeurs se confessent aucunes fois de certaines choses
que les confesseurs n’entendent pas, comme peut-être des aversions;
et quel remède il y a à cela ? — Il est vrai, il y a des
confesseurs qui n’entendent nullement que c’est qu’aversion, et si on ne
leur explique, ils pensent que ce soient des malveillances ; ce qui n’est
pourtant pas, ainsi que je dirai tantôt. Il se rencontre des hommes
qui sont fort doctes et qui auront confessé trente ans les séculiers,
qui n’entendront pas les Filles de Sainte Marie de la Visitation en ce
qui est de la confession; non plus que les personnes qui, hors de la Visitation,
font profession d’être fort spirituelles; car ce sont des choses
si minces et si délicates qu’il n’y a que les vrais spirituels qui
les entendent bien. Mais que faut-il faire ? Je trouve qu’il est très
bon que les Supérieures instruisent les confesseurs qu’elles douteront
4 n’être pas capables de les bien entendre; au 5 défaut de
quoi il faut que les filles, lesquelles s’aperçoivent que le confesseur
se méprend, prenant opinion que cette aversion dont elles s’accusent
soit une haine ou malveillance (ce qu’elles peuvent facilement connaître
par la répréhension qu’il leur
2. éprouvent — 3. voyons — 4. craindront — 5. à
fait), qu’elles se fassent mieux entendre et qu’elles lui disent librement:
Mon Père, ce n’est pas cela, il me semble que vous ne m’entendez
pas; c’est une telle chose. Et par après, elles peuvent bien dire
à la Supérieure que le confesseur ne les entend pas, d’autant
que ce n’est point l’accuser d’aucune imperfection, non pas même
d’ignorance; puisqu’il se peut bien faire que le confesseur, extrêmement
docte, ne sera pas néanmoins capable de les entendre en ces choses
si délicates et qui regardent plutôt l’imperfection que le
péché. Cela m’arriva une fois confessant une personne : elle
s’accusa d’une chose que je n’entendais pas bien, d’autant que je ne pouvais
croire qu’en une Maison de si grande perfection il se commît un tel
défaut. Je lui dis tout librement que je ne l’entendais pas et que
je la priais de me mieux expliquer ce dont elle s’accusait; ce qu’elle
fit, et je trouvais que ce n’était rien. Oh! certes, je désirerais
que nos Soeurs eussent un grand soin de se confesser fort clairement et
simplement, afin de ne point mettre les confesseurs en ces peines. La Supérieure
doit, avec humilité, instruire les confesseurs de la qualité
des fautes que les Soeurs commettent en ces aversions. Ce sont de certaines
inclinations qui sont naturelles aucunes fois, et lesquelles font que nous
avons un certain petit contre-coeur à l’abord 6 de ceux envers qui
nous les avons; elles font que nous n’aimons pas leur conversation, s’entend
que nous n’y prenons pas du plaisir comme nous ferions à celle de
ceux avec lesquels nous avons une
6. à la première rencontre
inclination douce qui nous les fait aimer d’un amour sensible, parce
qu’il y a une certaine alliance et correspondance entre notre esprit et
le leur.
Or, pour montrer que ceci est naturel, d’aimer les uns par inclination
et non pas les autres, les philosophes avancent cette proposition, disant
que si deux hommes entrent dans un tripot où deux autres jouent
à la paume, d’abord ceux qui entrent auront de l’inclination que
l’un gagne plutôt que l’autre. Et d’où vient cela, puisqu’ils
ne les avaient jamais vus ni l’un ni l’autre, ni n’en avaient jamais ouï
parler? ils ne savent point si l’un est plus vertueux que l’autre; néanmoins,
cela arrive ordinairement. Il faut donc confesser que cette inclination
d’aimer les uns plus que les autres est naturelle; et l’on le voit même
aux bêtes, lesquelles n’ont point de raison: elles ont de l’aversion
naturellement et de l’inclination naturellement. Faites-en l’expérience
en un petit agnelet 7 qui ne vient que de naître: montrez-lui la
peau d’un loup; quoiqu’il soit mort, il se mettra à fuir et se cachera
sous les flancs de sa mère, il bêlera et n’y aura sorte de
tintamarre qu’il ne fasse pour éviter la rencontre de ce loup. Mais
montrez-lui un cheval, qui est une bien plus grosse bête; il ne s’en
épouvantera nullement, il jouera avec lui. La raison de cela n’est
autre que le naturel, qui lui donne de l’alliance avec l’un et de l’aversion
à l’autre.
Devons-nous faire grand cas des aversions? —Non certes, non plus que
des inclinations, pourvu que nous soumettions le tout à la raison.
Ai-je
7. petit agneau
de l’aversion à converser avec une personne, laquelle je sais
bien être de grande vertu et avec laquelle je puis beaucoup profiter?
faut-il que je suive mon inclination qui me fait éviter de la rencontrer?
Nullement; il faut que j’assujettisse mon aversion à la raison qui
me doit faire rechercher sa conversation 8, ou au moins y demeurer avec
un esprit de paix et de tranquillité quand je m’y rencontre. il
y a des personnes qui ont si grand peur d’avoir de l’aversion à
ceux qu’ils aiment par inclination, qu’ils fuient leur conversation de
9 crainte qu’ils ont de rencontrer quelque défaut qui leur ôte
la suavité de leur affection et de leur amitié. Mais ces
amours-ci sont appelés amitiés de besace, qui pend toute
d’un côté. J’ai vu un gentilhomme qui était de cette
humeur. Nous étions compagnons d’école, il m’aimait beaucoup,
et d’autant plus qu’il m’aimait il fuyait de me rencontrer; de quoi j’étais
fort étonné, car je ne lui avais jamais fait de déplaisir
10. Enfin nous nous rencontrâmes, et il me raconta librement 11 le
dessein qu’il avait de fuir ma conversation, d’autant qu’il craignait de
ne me pouvoir pas tant aimer comme il faisait auparavant, parce, disait-il,
que dès qu’il rencontrait quelque sorte d’imperfection ou défaut
en ceux qu’il aimait, il perdait incontinent les suavités qu’il
avait en son amour, ne fissent-ils que de dire quelque mauvais mot en parlant,
ou de commettre la moindre messéance en leur contenance.
8. compagnie — 9. par ta — 10. peine — 11. franchement
Mais quel remède à ces aversions, puisque nul n’en peut
être exempt; je dis pour parfait qu’il soit, ou en une chose ou en
une autre ? Ceux qui sont d’un naturel âpre auront de l’aversion
à celui qui sera fort doux, et estimeront cette douceur une trop
grande mollesse ; bien que cette qualité de la douceur soit la plus
universellement aimée; néanmoins l’on voit des dames qui
sont tellement dégoûtées du sucre, que si elles en
voient sur quelque fruit, elles laisseront seulement pour cela d’en manger.
Nul n’est exempt des aversions tant que l’on est en cette vie. L’unique
remède à ce mal, comme en toute autre sorte de tentations,
c’est une simple diversion, je veux dire, n’y point penser. Me rencontré-je
à faire quelque chose avec une personne à laquelle j’ai de
l’aversion ? je dois divertir mon esprit de l’attention à mon aversion,
sans faire semblant de rien. Mais le malheur est que nous voulons trop
bien connaître si nous avons raison ou non de lui avoir de l’aversion.
Oh! jamais il ne faut s’amuser à cette recherche, car notre amour-propre,
qui ne meurt jamais, nous dorera si bien la pilule qu’il nous fera croire
qu’elle est bonne; je veux dire qu’il nous fera voir qu’il est vrai que
nous avons certaines raisons lesquelles nous sembleront bonnes ; et puis
celles-là étant approuvées de notre propre jugement
et ayant l’approbation de l’amour-propre, il n’y aura plus moyen de nous
empêcher de les trouver justes et raisonnables.
Oh certes, il faut bien prendre garde à ceci; je m’étends
un peu à en parler parce qu’il est d’importance 12 Nous n’avons
jamais nulle raison d’avoir de l’aversion, beaucoup moins de la vouloir
nourrir. Quand ce sont des simples aversions naturelles il n’en faut faire
nul état, ains s’en divertir sans faire semblant de rien, trompant
ainsi notre esprit. Mais quand l’on voit que le naturel passe plus outre
et nous veut faire départir de la soumission que nous devons à
la raison, alors [il nous faut recourir à celle-ci qui] ne permet
de rien faire en faveur de nos aversions, non plus que de nos inclinations
si elles sont mauvaises, de crainte d’offenser Dieu. Or, quand nous ne
faisons rien autre en faveur de nos aversions que de parler un peu moins
agréablement que nous ne ferions à une personne pour laquelle
nous aurions de grands sentiments d’affection, ce n’est pas grande chose,
ains il n’est presque pas en notre pouvoir de faire autrement quand nous
sommes en l’émotion de cette passion; l’on aurait tort de requérir
cela de nous.
C’est bien assez pour ce point. Passons à la seconde question,
qui est s’il est loisible à une Soeur de se plaindre un peu quelquefois
à quelque Soeur de quoi la Supérieure ou la Maîtresse
des Novices, ou bien une Soeur l’aurait fâchée, ou ne l’aurait
pas bien satisfaite en quelque occasion, et s’il ne vaudrait pas bien mieux
faire ces plaintes au confesseur ou Père spirituel, si c’est la
Supérieure, ou à la Supérieure, si c’est la Maîtresse
ou une Soeur qui nous a fâchée, que non pas de nous adresser
à quelque Soeur particulière? — O mon Dieu, se plaindre est
chose bien
12. important
dangereuse, car, comme nous avons dit en l’Introduction, « pour
l’ordinaire, qui se plaint pèche. » La première façon
de se plaindre à une Soeur et parler de l’imperfection de celle
qui ne nous a pas satisfaite, est tout à fait mauvaise ; la seconde,
de le faire aux Supérieurs, est tolérable aux imparfaits.
Mais nous autres, oh! je voudrais bien que nous ne fussions pas si tendres
que de nous vouloir plaindre pour la moindre insatisfaction 13 que nous
recevons du prochain, lequel n’a peut-être nulle intention de nous
fâcher. Il ne faut pas dire grande chose sur ce sujet, car il suffit
que nous sachions que, sans marchander, il s’en faut amender, étant
une chose d’assez grande importance.
La troisième demande est: Comme l’on se doit comporter en la
réception des livres que l’on nous donne à lire ? Car la
Supérieure baillera à lire un livre de l’Imitation de Notre-Dame
à une Soeur qui n’aimera point à le lire, ou bien les Mortifications
d’Arias, ou tel autre livre qui parle fort bien des vertus; et parce qu’elle
ne l’aime pas, elle ne fera point de profit de sa lecture, ains elle le
lira avec une négligence d’esprit et un ennui qui lui ôtera
tout le goût et le plaisir qu’il y a à lire. Et la raison
de ceci est qu’elle dit qu’elle sait déjà sur le bout du
doigt ce qui est compris dedans ce livre, et de plus, qu’elle aurait plus
de désir qu’on lui donnât à lire l’Amour de Dieu, ou
bien les livres qui en parlent. Je trouve qu’elle n’a pas tort d’aimer
plus l’amour de Dieu que non pas tous les livres ensemble,
13. mécontentement
car certes, l’amour de Dieu doit être préféré
à toute autre chose. Mais parlant selon l’intention de la Soeur
qui propose cette question, nous dirons que c’est une imperfection que
de vouloir choisir ou désirer un aube livre que celui qu’on nous
donne; c’est une marque que nous lisons plutôt pour satisfaire la
curiosité de l’esprit, que non pas pour profiter de notre lecture.
L’esprit a une curiosité aussi bien que le corps et les yeux ; si
nous lisons pour profiter et non pas pour nous contenter, nous serons également
satisfaits d’un livre comme d’un autre; au moins accepterions-nous de bon
coeur tous ceux que nos Supérieurs nous donneraient. Je dis bien
plus, car je vous assure que nous prendrions plaisir à ne jamais
lire qu’un même livre, pourvu qu’il fût bon et qu’il parlât
de Dieu; quand il n’y aurait que ce seul nom de Dieu, nous serions contents,
puisque nous y trouverions toujours assez de besogne à faire après
l’avoir lu et relu plusieurs fois. De vouloir lire pour contenter notre
curiosité, c’est une marque que nous avons encore l’esprit un peu
léger, et qui ne s’amuse pas à faire le bien qu’il a appris
en ces petits livres de la pratique des vertus; car ils parlent fort bien
de l’humilité et de la mortification, que l’on ne pratique pourtant
pas lorsqu’on ne les accepte de bon coeur.
De dire: Parce que je ne l’aime pas, je n’en ferai point de profit,
ce n’est pas une bonne conséquence, non plus que de dire : Parce
que je le sais tout par coeur, je ne saurais prendre plaisir à le
lire, ni ne le saurais lire de bon coeur. Tout cela sont des enfances ;
il faut être plus généreuses que cela. Vous donne-t-on
un livre que vous savez déjà tout ou presque tout par coeur?
bénissez-en Dieu, d’autant que vous comprendrez plus facilement
sa doctrine. Si l’on vous donne un livre que vous avez déjà
lu plusieurs fois, humiliez-vous, et vous assurez que c’est Dieu qui le
veut ainsi afin que vous vous amusiez plus à faire qu’à apprendre,
et que sa volonté vous le donne pour la seconde et troisième
fois parce que vous n’avez pas fait votre profit de la première
lecture. Je vous ai dit d’autres fois qu’un Religieux ayant demandé
le moyen qu’il tiendrait pour devenir bien docte, saint Thomas d’Aquin
lui répondit qu’il ne lût qu’un livre. Or, le mal d’où
procède tout ceci, est que nous cherchons toujours notre propre
satisfaction et non pas notre plus grande perfection. Si de hasard 14 l’on
n égard à notre infirmité, et que la Supérieure
nous mette au choix du livre que nous voudrions, alors nous le pouvons
choisir avec simplicité selon notre désir; mais hors de là,
il faut demeurer toujours humblement soumises à tout ce que nos
Supérieurs nous ordonnent, soit qu’il soit à notre goût
ou non, sans jamais témoigner les sentiments que nous pourrions
avoir qui seraient contraires à cette soumission ; et alors l’on
ne dira plus : Je ne saurais prendre plaisir à lire tel livre que
la Supérieure m’a commandé de lire.
L’on demande maintenant s’il est loisible de nommer les Soeurs qui
nous auraient rapporté quelque chose que la Supérieure ou
une Soeur aurait dit à notre désavantage; car, comme on
14. par hasard
dit tout à la Supérieure, il se peut faire qu’elle demandera
le nom de la Soeur qui nous a fait ce rapport: vous êtes en doute
s’il faut que vous lui disiez qui elle est. — A cela je vous dis que non,
et qu’elle ne vous le doit pas demander, parce que ce rapport est un péché
lequel peut être d’importance selon le sujet, et il nous est défendu
de révéler le péché secret du prochain; en
ce qui n’est qu’imperfection, on le peut, mais en cas de péché
il ne le faut pas. J’excepte néanmoins celles qui ont charge d’avertir
et de surveiller les autres, car elles peuvent bien avertir des choses
qui sont en soi péché; mais non pas celles qui n’en ont pas
la charge.—Vous me dites que cela fait grand bien à la Supérieure,
pour corriger les Soeurs plus doucement, qu’on lui nomme les Soeurs qui
ont failli. — Il vaut mieux que l’on ne les nomme pas en choses où
il y a du péché, et qu’elle fasse ses corrections générales
; car bien que toutes ne soient pas coupables, il n’est pas mauvais de
les avertir toutes, et celles qui seront coupables prendront leur meilleure
part de la correction.
Ceci est de plus grande importance que l’on ne pense. Aller dire à
une Soeur que la Supérieure a dit ceci ou cela d’elle en son absence,
c’est un péché qui s’appelle une sussurration 15. Il faut
que je vous apprenne à parler latin : sussurratio en latin veut
dire un gazouillement, un petit bruit ou murmure que font ces petits ruisseaux
dans lesquels il y a des pierres qui, faisant flotter et ondoyer les eaux,
les empêchent de couler sans
15. léger murmure, chuchoterie
bruit, ainsi que font les grands fleuves qui coulent si doucement que
l’on ne voit presque pas le mouvement perpétuel de ces eaux. Les
personnes du monde font du bruit non pas comme des petits ruisseaux, mais
comme des torrents fort rapides et qui entraînent après eux
tout ce qu’ils rencontrent. Les mondains médisent tout librement,
ils crient les péchés et les défauts de leur prochain,
ils sèment des dissensions, ils ont des malveillances et des haines
mortelles, ils ne prennent nulle garde aux aversions, car ce sont des haines
pour eux, et ne cessent d~ contrister ou faire du mal à ceux auxquels
ils en ont. Mais les personnes plus spirituelles, leurs aversions ne produisent
pas des choses d’importance, elles leur sont plutôt des peines que
des péchés; et partant elles méritent plus qu’elles
n’offensent.
A quel propos, mes chères Filles, irez-vous contrister une pauvre
Soeur par cette sussurration que vous faites en lui rapportant que la Supérieure
ou une autre a dit quelque chose d’elle qui la pourra fâcher? Mon
Dieu! nous devons avoir plus de zèle de la paix et tranquillité
du coeur de nos Soeurs que cela, et plus de soin de couvrir les défauts
du prochain. Vous faites deux maux; car outre celui de parler de l’imperfection
qui a été commise, vous ôtez la tranquillité
à votre Soeur et, de plus, vous parlez en particulier. Puisque,
par la grâce de Dieu, nous nous abstenons bien de ces grands péchés
que j’ai dit qui se commettent au 16 monde, il faut aussi que nous ayons
un grand soin de nous abstenir de ceux-ci,
16. dans le
puisqu’il est à notre pouvoir de ne les pas faire. Votre Soeur
fait-elle un péché qui n’est pas
connu ? faites ce que vous pourrez pour l’en faire amender, lui faisant
la correction fraternelle, ainsi qu’il est marqué dans les Règles.
Mais hors de là, ayez un grand soin de ne le point découvrir,
sinon ainsi que vous trouverez dans l’article De la Correction, que vous
devez faire; car autrement il y a du péché en le faisant.
Nous pouvons bien dire nos péchés véniels haut et
clair devant tout le monde, principalement quand c’est pour nous humilier;
mais nos péchés mortels nous ne le pouvons pas, parce que
nous ne sommes pas maîtres de notre réputation : à
plus forte raison, sommes-nous obligés de ne pas découvrir
ceux du prochain, quand ils sont secrets.
Une chose qui est vue par plusieurs, il n’y a pas de mal de la dire
aux Supérieurs. Par exemple une Soeur vous aura dit des paroles
qui témoignent qu’elle est bien passionnée 17 et qu’elle
a un mouvement d’impatience ; si elle fait cela devant quelque autre Soeur,
ce n’est pas un secret ni un péché caché, vous le
pouvez bien dire à la Supérieure afin qu’elle essaie de l’en
faire corriger; comme aussi de toutes les autres fautes qui ne sont pas
d’importance : des légers murmures, des paroles ou mines froides
que l’on se fait aucune fois les unes aux autres, des manquements en l’observance
des Constitutions et en semblables petites choses ; mais ès grandes,
il faut faire ce qui est en l’article De la Correction.
La cinquième question dit si nous nous devons
17. se sent très émue
étonner de voir des imperfections entre nous autres, ou bien
nous étonner de quoi on les voit aux Supérieurs. Quant au
premier point, c’est sans doute que nous ne nous devons nullement étonner
d’en voir quelques-unes céans, aussi bien qu’ès autres Maisons
religieuses, pour parfaites qu’elles soient car elles ne le seront jamais
tant, non plus que nous autres de la Visitation, que nous n’en fassions
toujours quelques-unes par ci par là, plus ou moins selon que nous
serons exercées. Ce n’est pas grande chose que de voir une fille
laquelle n’a rien qui la fâche ou qui l’exerce, être bien douce.
Quand on me dit: Voilà une telle laquelle on ne voit jamais commettre
de défaut 18, je demande incontinent : A-t-elle quelque charge ?
Si l’on me dit non, je ne fais pas grande merveille de sa perfection ;
car, mes chères Soeurs, il y a bien différence entre les
vertus de celle-ci, et celles d’une autre laquelle sera bien exercée
soit extérieurement par les contradictions ou affaires, soit intérieurement
par les tentations : car la force de la vertu ne s’acquiert jamais au temps
de la paix et tandis que nous ne sommes pas exercées par la tentation
de son contraire. Oh ! que bien heureuse est celle qui, ayant été
fort vaine étant au monde, est toujours fort travaillée de
cette tentation étant en Religion ; car, au contraire que cela lui
nuise, cela même 19 sera la cause qu’elle deviendra humble d’une
humilité vraie et solide. Ceux qui sont fort doux tandis qu’ils
n’ont point de contradictions et n’ont pas acquis cette vertu l’épée
au poing, sont voirement 20 fort exemplaires
18. faute — 19. cela, loin de lui nuire — 20. à la vérité
et de bonne édification ; mais si vous venez à l’épreuve,
vous les verrez incontinent remuer et témoigner que leur douceur
n’était pas une vertu forte et solide, ains une vertu plutôt
imaginaire que véritable.
Il y a bien de la différence entre la cessation d’un vice et
avoir la vertu qui lui est contraire. Plusieurs qui semblent être
fort vertueux, n’ont pourtant point les vertus, parce qu’ils ne les ont
pas acquises en travaillant. Bien souvent il arrive que nos passions dorment
ou demeurent assoupies, et si pendant ce temps-là nous ne faisons
provision de forces pour les combattre et leur résister, quand elles
viendront à se réveiller nous serons vaincus au combat. Il
faut toujours demeurer humbles et ne pas croire que nous ayons les vertus,
encore que nous n’y fassions pas (au moins que nous connaissions) des fautes
qui leur sont contraires. Je voudrais bien que les Soeurs du voile blanc
ne prissent point garde aux fautes des autres, mais qu’elles missent tant
de soin à regarder celles qui sont en elles, qu’elles n’eussent
pas le temps de voir celles que les professes commettent, au moins pendant
le temps de leur noviciat; car après, ou sur la fin d’icelui elles
seront diverties 21 de voir les leurs, d’autant que les corrections venant
à cesser, les passions s’endormiront. Et puis, elles ne feront pas
de grandes fautes, et par conséquent se rendront si attentives à
Dieu qu’elles seront moins capables de voir celles des Soeurs professes
qu’elles jugeront être bien exercées ; par ce moyen, elles
auront plus de
21. empêchées
compassion des défaillantes que non pas d’étonnement
de les voir faillir; ains elles les estimeront grandement bonnes, voyant
que nonobstant qu’elles-mêmes aient été si imparfaites,
les professes n’ont pas laissé de leur désirer le bonheur
de faire la sainte Profession et de vivre le reste de leurs jours en leur
compagnie.
Certes, il y a beaucoup de gens qui se trompent en ce qu’ils croient
que les personnes qui font profession de la perfection ne devraient jamais
broncher en des imperfections, et particulièrement les Religieuses,
parce qu’il leur semble qu’il ne faut qu’entrer en Religion pour être
parfait, ce qui n’est pas; car les Religions ne sont pas pour assembler
22 des personnes parfaites, mais des personnes qui aient le courage de
vouloir prétendre à la perfection. La perfection n’est autre
chose que d’avoir non seulement la charité, car tous ceux qui sont
en grâce l’ont, mais d’avoir la ferveur de la charité, laquelle
nous fait entre~ prendre non seulement l’extirpation des vices qui sont
en nous, mais nous fait travailler fidèlement pour acquérir
les saintes vertus qui leur sont contraires. Je vous dirai ce qui m’est
arrivé assez souvent. Je demandais à ces femmes séculières
qui viennent céans si elles me diraient la vérité
de ce que je voulais leur demander; elles m’ayant dit qu’elles le feraient,
je m’enquérais d’elles ce qu’il leur semblait des Filles de la Visitation.
Incontinent, les unés me répondaient qu’elles avaient trouvé
plus de bien céans qu’elles ne pensaient pas qu’il y en eût;
et je bénissais
22. réunit
Dieu de cela. Les autres, à qui je faisais la même demande,
me répondaient qu’il y avait bien différence de lire la Règle
et de la voir pratiquer, parce que la Règle n’est que miel et sucre,
c’est la douceur et perfection même, mais que l’on ne laissait pas
de voir céans quelques imperfections qui étaient commises
par les Soeurs; de quoi, certes, je me moquais tout bonnement de voir qu’elles
pensaient que, parce que les Règles sont si parfaites, il ne se
dût point commettre d’imperfections.
Mais que faut-il faire quand on voit de l’imperfection aux Supérieures
aussi bien qu’aux autres ? ne s’en faut-il pas étonner? car l’on
ne met pas des Supérieures imparfaites, dites-vous. — Hélas!
mes chères Filles, si l’on ne voulait mettre des Supérieurs
ou Supérieures qui ne fussent parfaits, il faudrait prier Dieu qu’il
lui plût nous envoyer des Saints ou des Anges pour l’être,
car des hommes nous n’en trouverons point. L’on cherche vraiment qu’ils
ne soient pas de mauvais exemple, mais de n’avoir point d’imperfections
l’on n’y prend pas garde, pourvu qu’ils aient les conditions de l’esprit
qui sont nécessaires; d’autant qu’il s’en trouverait bien de plus
parfaits, qui ne seraient pas tant capables d’être Supérieurs.
Dites-moi, mes chères Filles, Notre-Seigneur ne nous a-t-il pas
montré lui-même qu’il n’y fallait pas prendre garde, en l’élection
qu’il fit de saint Pierre pour le rendre Supérieur de tous les Apôtres
? car chacun sait que saint Pierre était le plus imparfait de tous
les autres, et il le montra bien, voire même après qu’il fut
mis en cette charge si remarquable. Quelle faute ne fit-il pas en la Mort
et Passion de son Maître, s’amusant à parler avec une chambrière
n, et reniant si malheureusement son cher Seigneur qui lui avait fait tant
de bien; il fit le bravache, et puis enfin il prit la fuite. Mais outre
cela, dès qu’il fut confirmé en grâce par la réception
du Saint-Esprit, encore fit-il une faute de telle importance, que saint
Paul, écrivant aux Galates a, leur mande qu’il a résisté
en face à saint Pierre parce qu’il était répréhensible,
Et puis nous autres, nous nous étonnerons que nos Supérieurs
fassent des fautes, après avoir vu saint Pierre être répréhensible,
voire même après avoir reçu le Saint-Esprit? Et non
seulement saint Pierre, mais encore saint Paul et saint Barnabé,
lesquels eurent une petite dispute ensemble, parce que saint Barnabé
voulait mener avec ceux qui allaient prêcher l’Evangile Jean-Marc,
qui était son cousin. Saint Paul était d’opinion contraire,
ne voulant pas qu’il allât avec eux; et saint Barnabé, ne
voulant pas céder à la volonté de saint Paul, ils
se séparèrent et allèrent prêcher l’un en une
contrée et l’autre avec son cousin en une autre b Notre-Seigneur
tira du bien de leur dispute ; car au lieu qu’ils n’eussent prêché
qu’en un endroit de la terre, ils jetèrent la semence du saint Evangile
en divers lieux.
Ne pensons pas, tant que nous serons en cette vie, de pouvoir vivre
sans commettre des imperfections, voire des péchés véniels,
car il ne se peut,
a. Cap. II, 11. — b. Act., XV, 37-41.
23. servante
soit que nous soyons supérieurs ou inférieurs, puisque
nous sommes tous hommes, et par conséquent avons tous besoin de
cette assurance, afin que nous ne nous étonnions pas de nous y voir
sujets.
Notre-Seigneur nous a ordonné de dire tous les jours ces paroles
qui sont au Pater: Pardonnez-nous nos offenses c; il n’y a point d’exception
en cette ordonnance, parce que nous avons tous besoin de le faire. Ce n’est
pas une bonne conséquence de dire : Un tel est Supérieur,
donc il n’est point colère ni n’a point d’autres imperfections ;
non plus que de dire: Un tel est Evêque, donc il ne dit pas de mensonge
ni n’a point de vanité. — Vous vous étonnez, peut-être,
de quoi venant à parler à la Supérieure elle vous
dit quelque parole moins douce qu’à l’ordinaire, parce qu’elle a
peut-être la tête toute pleine de soucis et affaires; votre
amour-propre s’en va tout troublé, au lieu de penser que Dieu a
permis cette petite sécheresse à la Supérieure pour
mortifier votre amour-propre, qui recherchait que la Supérieure
vous caressât un peu, recevant aimablement ce que vous lui vouliez
dire. Mais enfin, il nous fâche bien de rencontrer la mortification
où nous ne la cherchons pas. Hélas ! il s’en faut aller,
priant Dieu pour la Supérieure, ou le bénissant de cette
bien aimée contradiction. Mais en un mot, mes chères Filles,
ressouvenons-nous de ces paroles du grand Apôtre saint Paul: La charité
ne cherche point le mal d; il ne dit pas qu’elle ne voit point le mal,
mais qu’elle ne le
[ Appendice
Venant à parler à la Supérieure elle vous dit:
Aïe! parce qu’elle a peut-être la tête toute pleine
de marteaux, de pierres, de chaux, par le soin qu’elle prend de faire avancer
les bâtiments ; mais ce mot qu’elle vous dit, signifie-t-il autre
sinon: Que ne me laissez-vous en paix, j’ai assez d’autres choses à
penser ! Elle ne dit pas tant de choses, mais elle n’en pense pas moins,
ce semble à votre amour-propre, qui s’en va tout troublé,
faisant ce beau discours en soi-même : Mon Dieu, quelle Supérieure
! avoir si peu de vertu qu’elle ne puisse souffrir qu’on lui parle. — O
Dieu, au lieu de faire ce discours, vous feriez bien mieux de faire considération
2 ce que votre amour-propre recherchait, qui était que la Supérieure
vous appelât ma chère fille, et qu’elle vous caressât
un peu, recevant amiablement ce que vous lui veniez dire.
2. de penser à, de considérer ]
c. Matt., VI, 12. — d. I Cor., XIII, 5.
cherche pas; c’est-à-dire que, pour peu qu’il y ait du doute
que ce qu’elle voit ne soit pas le mal même, elle ne pénètre
point plus avant, ains croit tout simplement qu’il n’y avait point de mal;
voulant dire que dès qu’elle le voit, elle s’en détourne,
sans y penser ni s’amuser à le considérer.
Vous me dites si la Supérieure ne doit point témoigner
de répugnance que les Soeurs voient ses défauts, et que c’est
qu’elle doit dire quand une fille se vient accuser tout simplement à
elle de quelque jugement ou pensée qui la marque d’imperfection;
comme serait si quelqu’une avait pensé que la Supérieure
aurait fait une correction avec passion, ce qu’elle doit faire en cette
occasion ? — C’est de s’humilier et de recourir à l’amour de son
abjection. Mais si la Soeur était un peu troublée en le disant,
la Supérieure devrait ne faire semblant de rien et détourner
ce propos, mais cacher néanmoins l’abjection dans son coeur; car
il faut bien prendre garde aux détours de notre amour-propre, pour
nous faire perdre l’occasion de voir que nous sommes imparfaits et de nous
humilier. Si bien l’on retranche l’acte d’humilité extérieur,
crainte de fâcher la pauvre Soeur qui l’est déjà assez
d’avoir eu cette pensée, il ne faut pas laisser de le faire intérieurement.
Mais si, au contraire, la Soeur n’était point troublée en
s’accusant, je trouverais bien bon que la Supérieure avouât
librement qu’elle a failli, s’il est vrai; car si le jugement est faux,
il est bon qu’elle le dise avec humilité, réservant toujours
néanmoins
24. aimablement
précieusement l’abjection qui lui en revient de quoi on la juge
défaillante.
Voyez-vous, cette petite vertu de l’amour de notre abjection ne doit
jamais s’éloigner de notre coeur d’un pas, parce que nous en avons
besoin à toute heure, pour avancés que nous soyons à
la perfection, d’autant, comme nous avons dit, que nos passions renaissent,
voire quelquefois après avoir vécu longuement en la Religion
et après avoir fait un grand progrès en la perfection; ainsi
qu’il se vit en un Religieux de saint Pacôme, nommé Sylvain,
lequel étant au monde était un bateleur et comédien
de profession. S’étant converti et fait Religieux, il passa l’année
de sa probation, voire plusieurs autres après, avec une mortification
fort exemplaire, sans que l’on le vit jamais faire aucun acte de son premier
métier. Vingt ans après, il pensa qu’il pouvait bien faire
quelques badineries sous le prétexte de récréer les
Frères, cuidant 25 que ses passions fussent déjà tellement
mortifiées qu’elles n’eussent pas assez de pouvoir pour le faire
passer au-delà d’une simple récréation. Mais le pauvre
homme fut bien trompé, car la passion de la joie ressuscita tellement,
qu’après les badineries il parvint aux dissolutions, de sorte que
l’on se résolut de le chasser du Monastère; ce qu’on eût
fait sans un des frères Religieux, lequel se rendit pleige 26 pour
Sylvain, promettant qu’il s’amenderait, ce qui arriva, et fut depuis un
grand Saint. Voilà donc, mes chères Soeurs, comme il ne se
faut jamais oublier 27 de ce que nous avons été, afin que
nous ne devenions pires,
25. pensant, croyant — 26. caution — 27. perdre le souvenir
et ne pas penser que nous soyons parfaits quand nous ne commettons
pas beaucoup de lourdes fautes.
Il faut aussi prendre bien garde de ne nous pas étonner si nous
avons des passions, car nous n’en serons jamais exempts tandis que nous
serons en cette vie ; ces ermites qui voulurent dire le contraire furent
censurés par le sacré Concile, et leur opinion condamnée
et tenue pour une erreur. Nous ferons donc toujours quelques fautes, mais
il faut faire en sorte qu’elles soient rares et qu’il ne s’en voie que
deux en cinquante ans, ainsi qu’il ne s’en vit que deux en autant de temps
que vécurent les Apôtres après qu’ils eurent reçu
le Saint-Esprit. Encore qu’il s’en verrait trois ou quatre, voire sept
ou huit en une si grande suite d’années, il ne s’en faudrait pas
fâcher ni perdre courage, ains prendre haleine et se fortifier pour
mieux faire.
Disons encore ce mot pour la Supérieure. Comme les Soeurs ne
doivent pas s’étonner de quoi la Supérieure commet des imperfections,
ou bien la Maîtresse des Novices (puisque saint Pierre, tout Pasteur
qu’il était de la sainte Eglise et Supérieur universel de
tous les chrétiens, tomba bien en défaut et tel qu’il en
mérita la correction, ainsi que dit saint Paul e), de même
elles ne doivent pas témoigner de l’étonnement que l’on voie
leurs défauts, et que ceux de la Directrice soient remarqués
par les Novices et ceux de la Supérieure par toutes les Soeurs;
mais l’une et l’autre doivent observer la douceur et l’humilité
avec laquelle
e. Ubi supra, p. 363.
saint Pierre reçut la correction que lui fit saint Paul, nonobstant
qu’il fût son Supérieur. L’on ne sait ce qui est plus considérable,
ou la force du courage de saint Paul à le reprendre, ou bien l’humilité
avec laquelle il se soumit à la correction qui lui était
faite, voire pour une chose en laquelle il pensait bien faire et avait
une fort bonne intention. Passons outre.
Vous demandez s’il arrivait qu’une Supérieure eût tant
d’inclination de complaire aux personnes séculières, sous
le prétexte de leur profiter, qu’elle en laissât le soin particulier
qu’elle doit avoir des filles qui sont en sa charge, ou bien qu’elle n’eût
pas assez de temps pour faire ce qui est des affaires de la Maison à
cause qu’elle demeurerait trop longuement au parloir, si elle ne serait
pas obligée de retrancher cette affection qu’elle aurait de complaire
aux séculiers, encore que son intention fût bonne ? — Je vous
dirai à 28 cela que les Supérieures sont de certaines personnes
lesquelles sont pour le profit non seulement de ceux de dedans, mais encore
de ceux de dehors; il faut qu’elles soient grandement affables avec les
séculiers afin de leur profiter, et doivent de bon coeur leur donner
une partie de leur temps. Mais quelle pensez-vous que doit être cette
partie ? Ce doit être la douzième, les autres restant pour
être employées dans la Maison au soin de leur famille. Les
abeilles sortent bien voirement de leur ruche, mais ce n’est que par nécessité
ou utilité, et demeurent fort peu au dehors 29 et principalement
le roi des abeilles, il ne sort que fort rarement, comme
28. sur — 29. dehors
quand il se fait un essaim, qu’il est tout environné de son
petit peuple. La Religion, c’est-à-dire la Congrégation,
est une ruche mystique toute pleine d’abeilles célestes, lesquelles
sont assemblées pour ménager le miel des saintes vertus,
et pour cela, il faut que la Supérieure, qui est entre elles comme
leur roi, soit soigneuse de les tenir de près pour leur apprendre
la façon de les acquérir et conserver. Mais néanmoins,
si ne faut-il pas qu’elle manque pour cela de converser avec les personnes
séculières, quand la nécessité ou la charité
le requiert; par exemple, avec quelque dame mondaine, laquelle désirera
peut-être de se convertir, quittant la vanité pour suivre
la vérité et dévotion; pour ce, elle aura beaucoup
30 besoin de l’assistance de la Supérieure pour lui donner plusieurs
avis et conseils qui lui sont nécessaires. Mais hors de la nécessité
ou charité, il faut que la Supérieure soit courte avec les
séculiers. Je dis la nécessité, d’autant qu’il y a
certaines personnes de grand respect, lesquelles il ne faudrait pas mécontenter.
Mais quant à ce point que vous alléguez, que la Supérieure
demeure longuement au parloir à cause du soin qu’elle a d’acquérir
des amis pour la Congrégation, oh ! certes, il n’est pas tant besoin
de cela comme l’on penserait bien; car si elle se tient dedans pour bien
faire ce qui est de sa charge, elle ne doit point douter que Notre-Seigneur
ne pourvoie assez la Congrégation des amis qui lui sont nécessaires.
— Il lui fâche de rompre compagnie quand l’on sonne les Offices
30. bien
pour y aller, de crainte qu’elle a de mécontenter ceux avec
qui elle parle au parloir. — Il ne faut pas être si tendre, car si
ce n’est des personnes de grand respect, ou bien qui ne viennent que fort
rarement ou qui sont de loin, il ne faut pas quitter les Offices ni l’oraison,
si la charité ne le requiert absolument. Quant aux visites ordinaires
des personnes desquelles on se peut librement 31 dispenser, il faut dire
que notre Mère est à l’oraison ou à l’Office; s’il
leur plaît d’attendre ou de revenir. Et, si je ne me trompe, la Supérieure
qui saura que si elle perd le temps de dire l’Office ou de faire l’oraison
avec les autres, il faudra qu’elle reprenne le temps de dire l’Office et
de faire l’oraison selon que sa commodité le lui pourra permettre,
elle se rendra assez soigneuse de ne pas perdre le temps que la Communauté
y emploie, pour des choses non nécessaires. Et ceci, il le faut
observer, non seulement la Supérieure, mais toutes les Soeurs, de
ne point manquer d’assister aux Offices et à l’oraison tant qu’il
se peut ; mais s’il arrive que pour quelque grande nécessité
on le fasse, que néanmoins l’on reprenne du temps après pour
faire l’oraison, tant qu’il se pourra bonnement; car de dire l’Office,
nul ne doute que l’on n’y soit obligé.
Or, pour le regard de 32 cette question, qui est si l’on ne doit pas
toujours faire quelques petites particularités à la Supérieure
de plus qu’aux autres Soeurs, tant au vêtir qu’au manger, elle sera
tôt résolue ; car en un mot je vous dis que non en façon
quelconque, si ce n’est de la
31. facilement — 32. pour ce qui concerne, touchant
nécessité, comme l’on fait à chacune des Soeurs.—
Dites-vous s’il ne faut pas qu’elle ait une chaire 33 tout partout 34 ?
— Non certes, il ne le faut pas, si ce n’est au choeur et au Chapitre;
et en cette chaire, jamais l’Assistante ne s’y doit mettre, bien qu’en
toutes choses l’on lui doive du respect comme à la Supérieure
(s’entend en son absence). Au réfectoire même il n’en faut
point, ains seulement un siège comme aux autres; bien que partout
on la doive regarder comme une personne particulière et à
laquelle on doit porter très particulier respect, si ne faut-il
pas qu’elle soit singulière en aucune chose que le moins qu’il se
pourra. L’on excepte pourtant toujours la nécessité comme
serait si elle était bien vieille, car alors il serait permis que
l’on lui donnât une chaire pour son soulagement. Il faut éviter
soigneusement tout ce qui nous fait paraître quelque chose au-dessus
des autres, je veux dire suréminent et remarquable. La Supérieure
doit être reconnue et remarquée par ses vertus et non par
ces singularités non nécessaires, spécialement entre
nous autres de la Visitation qui voulons faire une profession particulière
d’une grande simplicité. Ces honneurs sont bons pour ces Maisons
religieuses où l’on appelle Madame, la Supérieure, mais pour
nous autres il ne faut rien de tout cela.
Qu’y a-t-il plus à dire ? — Comment il faut faire pour bien
conserver l’esprit de la Visitation et empêcher qu’il ne se dissipe
? — L’unique moyen est de le tenir fermé 35 et enclos 36 dans l’observance
des Règles. — Mais vous dites qu’il
33. chaise — 34. partout — 35. renfermé — 36. clos
y en a qui sont tellement jalouses de cet esprit qu’elles ne voudraient
point le communiquer hors de la Maison.— Il y a de la superfluité
en cette jalousie, laquelle il faut retrancher; car à quel propos,
je vous prie, vouloir céler au prochain ce qui lui peut profiter?
Je ne suis pas de cette opinion, car je voudrais que tout le bien qui est
en la Visitation fût reconnu et su d’un chacun; et pour cela, j’ai
été toujours de cet avis qu’il serait bon de faire imprimer
les Règles et Constitutions, afin que plusieurs, les voyant, en
pussent tirer quelque utilité. Plût à Dieu, mes chères
Soeurs, qu’il se trouvât beaucoup de gens qui les voulussent pratiquer,
voire même des hommes! l’on verrait bientôt un grand changement
en eux, qui réussirait 37 à la gloire de Dieu et au salut
de leurs âmes. Soyez grandement soigneuses de conserver l’esprit
de la Visitation, mais non pas en sorte que ce soin vous empêche
de le communiquer charitablement et avec simplicité au prochain,
à chacun selon sa capacité; et ne craignez pas qu’il se dissipe
par cette communication, car la charité ne gâte jamais rien,
ains elle perfectionne toutes choses.
37. tournerait
DIX-HUITIÈME ENTRETIEN
DE CE QU’IL FAUT OBSERVER QUAND ON TIRE LES VOIX POUR LA RÉCEPTION
[A L’HABIT] OU PROFESSION DES SOEURS
Il y a fort longtemps que quelques Soeurs me firent une question par
laquelle elles me demandaient quelle méthode et quel motif il fallait
avoir pour donner sa voix, tant aux filles que l’on reçoit au Noviciat
qu’à celles que l’on veut admettre à la Profession. Et bien
que la question soit ancienne, pour y avoir 1 longtemps qu’elle m’a été
faite, je n’y ai toutefois guère pensé et suis toujours demeuré
votre débiteur jusques à maintenant que j’y répondrai,
disant que le motif que l’on doit avoir pour donner sa voix consiste en
deux points. Le premier est qu’il faut que ce soit à des personnes
bien appelées de Dieu; le second, qu’elles aient les conditions
requises pour votre manière de vie.
Or, je fais ici ce discours, parce qu’il m’a semblé plus à
propos de traiter de ce sujet par forme d’entretien et colloque familier
2 que d’en faire un sermon; d’autant qu’en cette façon, cette matière
se pourra traiter plus librement et familièrement. Et quant à
la première partie, les Novices y auront leur part ; mais pour la
seconde, elles auront patience jusques à l’année qui vient,
que nous la redirons s’il en est besoin.
1. parce qu’il y a — 2. conférence familière
Or donc, quant à ce premier point, qu’il faut qu’une fille soit
bien appelée de Dieu pour être reçue en Religion, quand
je parle de cet appel et vocation, il ne faut pas penser que j’entende
parler des vocations générales, telle qu’est celle par laquelle
Notre-Seigneur appelle tous les hommes au christianisme; ni encore de ces
paroles si redoutables qui sont en l’Evangile a: Plusieurs sont appelés,
mais peu sont élus. Dieu appelle tous les hommes à être
chrétiens parce qu’il désire de donner à tous la vie
éternelle b; mais pour cela tous ne viennent pas, quoique tous soient
invités, et partant peu sont élus. C’est-à-dire, il
y en a quelques-uns qui correspondent et suivent l’attrait de Dieu, mais
peu viennent, en comparaison des appelés. Ce premier point est bien
général et bien redoutable.
Mais parlons plus en particulier de ces vocations. Plusieurs sont bien
appelés de Dieu en la Religion, et néanmoins il y en a encore
peu d’élus, c’est-à-dire il y en a peu de ceux-là
qui maintiennent et conservent leur vocation. Ceux-ci sont bien appelés,
mais quoiqu’ils aient bien commencé, ils ne sont toutefois pas fidèles
à correspondre à la grâce ni à persévérer
à faire ce qui peut conserver leur vocation et la rendre bonne et
assurée. Il y en a d’autres qui n’étant point bien appelés,
néanmoins étant venus, ils ont été élus,
et leur vocation a été bonifiée et ratifiée
de Dieu ; et ceci est un autre point. D’autres viennent par dépit
et ennui en Religion, et quoiqu’il semble que ces vocations ne soient point
bonnes, on en
a. Matt., XX, 16 ; XXII, 14. — b. I Tim., II, 4.
a néanmoins vu qui, y étant ainsi entrés, ont
été des choisis et élus; et c’est encore un autre
point. Nous mettrons tous ces points les uns sur les autres, et tâcherons
de les tous reconnaître, pour voir et trouver la bonne vocation.
Plusieurs sont encore incités d’entrer 3 en Religion par quelque
désastre et infortune qu’ils ont eu au 4 monde; d’autres, par le
défaut de la 5 santé, ou beauté corporelle, desquels
souventes fois la vocation est très bonne, et bien qu’ils aient
un motif qui de soi n’est pas bon, néanmoins Dieu s’en sert pour
appeler telles personnes à la Religion. Enfin ce sont des choses
inscrutables que les voies de Dieu c, et une chose admirable, belle et
aimable que la variété des vocations et des moyens desquels
Dieu se sert pour appeler ses créatures, lesquels doivent être
honorés et révérés par nous autres mortels.
Vous voyez donc combien c’est une chose grande et bien difficile que
de reconnaître une bonne vocation; néanmoins, c’est la première
chose qui est requise pour donner sa voix, de savoir si cette fille proposée
est bien appelée et si sa vocation est bonne. Comment donc, y ayant
une si grande variété de vocations et de si différents
motifs, pourrons-nous reconnaître les bonnes d’avec les mauvaises,
et comment est-ce que l’on pourra faire pour n’être pas trompés
? Oh ! certes, il est vrai que c’est une chose de grande importance que
celle-ci et laquelle est bien difficile néanmoins elle ne l’est
pas tant que nous soyons entièrement frustrés des moyens
de reconnaître
e. Rom., XI, 33
3. invités à entrer — 4. dans le — 5. manque de
quand une vocation est bonne. Or, entre plusieurs que je pourrais alléguer,
je dirai celui-ci comme le meilleur de tous: que la bonne vocation n’est
autre chose qu’une volonté ferme et constante qu’a la personne appelée,
de vouloir servir Dieu en la manière et au lieu auquel la divine
Majesté l’appelle; et cela est la meilleure marque que l’on puisse
avoir pour reconnaître quand une vocation est bonne.
Mais remarquez que, quand je dis une volonté ferme et constante
de vouloir servir Dieu en la manière et au lieu où Dieu l’appelle,
je ne dis pas qu’elle fasse, dès le commencement, tout ce qu’il
faut faire en sa vocation avec une fermeté et constance si grande
qu’elle soit exempte de toute répugnance, difficulté ou dégoût
en ce qui est de sa vocation. Non, je ne dis pas cela, ni moins que cette
fermeté et constance soit telle qu’elle la rende exempte de faire
des fautes, ni si ferme qu’elle ne vienne jamais à chanceler ni
varier en l’entreprise qu’elle a faite de pratiquer les moyens qui la peuvent
conduire à la perfection. Oh ! non, certes, ce n’est pas cela que
je veux dire, car tout homme est sujet à telle passion, changement
et vicissitude, et tel aimera aujourd’hui une chose qui ne l’aimera pas
demain; un jour ne ressemble jamais à l’autre. Tel aimera aujourd’hui
l’humilité et dira que c’est une aimable vertu, que c’est la plus
belle et la plus nécessaire de toutes, et en ce temps-là
voudrait employer toutes ses forces pour l’acquérir; et le lendemain
en sera dégoûté, ou bien ne la prisera ni estimera
pas tant qu’il faisait hier. L’on dira bien que c’est une grande vertu,
mais bien qu’elle soit grande, si n’est-elle pas la plus aimable de toutes
à cause qu’il faut tant de peine pour l’acquérir que c’est
pitié, et puis, après cela, encore n’en a-t-on point ou peu.
Voyez combien nous sommes variables et sujets à l’inconstance !.
Ce n’est donc pas parmi ces divers mouvements et accidents qu’il faut juger
de la fermeté et constance de la volonté au bien que l’on
a une fois embrassé; mais oui bien si parmi cette variété
de divers mouvements et accidents la volonté demeure ferme à
ne point quitter le bien qu’elle a une fois embrassé; encore qu’elle
sente le dégoût ou le refroidissement en l’amour de l’humilité,
elle ne laisse pas pour cela de se servir et user des moyens qu’elle sait
ou qui lui sont marqués pour l’acquérir. C’est en cela que
nous voyons la constance de la volonté, tellement 8 que, pour avoir
une marque d’une bonne vocation, il ne faut point une constance sensible,
mais qui soit en la partie supérieure de l’esprit, et qu’elle soit
effective.
Il n’est pas requis pour savoir si Dieu veut que nous soyons Religieux
ou Religieuses, que sa divine Majesté nous parle sensiblement, ou
nous envoie du Ciel quelque Ange pour nous signifier sa volonté;
ni moins est-il besoin d’avoir des révélations pour ce sujet.
Il ne faut non plus l’examen de dix ou douze docteurs de la Sorbonne pour
examiner si l’inspiration est bonne ou mauvaise, s’il la faut suivre ou
non ; mais il faut bien cultiver et correspondre au premier mouvement,
et puis 7 ne se faut point mettre en peine s’il
6. de sorte — 7. il
vient des dégoûts et des refroidissements touchant cela
; car si l’on tâche de tenir toujours sa volonté bien ferme
à vouloir rechercher le bien qui nous est montré, Dieu ne
manquera pas de faire réussir 8 le tout à sa gloire. Or,
quand je dis ceci, je ne parle pas seulement pour nous autres, mais pour
les filles qui sont encore au monde, desquelles certes on doit avoir de
la jalousie et du soin de leur 9 aider parmi leurs bons désirs.
Quand elles ont le premier mouvement un peu fort, rien ne leur est difficile,
il leur semble qu’elles franchiraient toutes les difficultés; mais
quand elles viennent 10 à sentir quelques vicissitudes, et que ces
sentiments ne sont plus si sensibles en la partie inférieure, il
leur semble aussi que tout soit perdu et qu’il faille tout quitter: car
l’on veut lors, et puis l’on ne veut pas. Ce que l’on sent alors n’est
pas suffisant pour faire quitter le monde. — Je le voudrais bien, disent-elles,
mais je ne sais pas si c’est la volonté de Dieu que je sois Religieuse,
d’autant que l’inspiration que je sens à cette heure ne me semble
pas assez forte. Il est bien vrai que je l’ai eue plus forte que maintenant,
mais comme elle n’est pas de durée, cela me fait douter qu’elle
ne soit pas bonne. J’en ai ouï parler à mes père et
mère, ou bien à quelque autre je ne sais où, et ainsi
l’envie m’en est venue, mais cela s’est 11 aussitôt passé
; ce qui me fait croire que telle inspiration n’est pas de Dieu. —Enfin
il faut faire mille examens pour connaître si elles suivront cette
inspiration.
Certes, quand je rencontre telles âmes, je ne
8. tourner — 9. pour les — 10. commencent.— 11. est
m’étonne point de leurs dégoûts et refroidissements,
ni moins crois-je que pour iceux leur vocation en soit moins bonne ; mais
il faut seulement en cela avoir soin de les aider en leur apprenant à
ne se point étonner de ces changements et vicissitudes, mais les
encourager à demeurer fermes parmi iceux. — Et bien, leur faut-il
dire, cela n’est rien ; si bien vous avez été persuadée
à vous faire Religieuse par vos parents ou par qui que ce soit,
dites-moi, n’avez-vous pas senti l’inspiration ou mouvement dans votre
coeur pour la recherche d’un si grand bien? — Oui, disent-elles, il est
bien vrai ; mais cela s’est aussitôt passé. — Oui bien, peut-être,
la force de ce sentiment, mais non pas en telle sorte qu’il ne vous en
soit demeuré aucune affection pour cela, puisque vous dites que
vous sentez toujours je ne sais quoi qui vous attire de ce côté-là.
Et ce qui me met en peine, dites-vous, c’est que cet attrait ne vous semble
pas assez fort pour une telle résolution. — Or je réponds
à ces sortes de gens : Ne vous mettez pas en peine de ce sentiment
sensible, ne l’examinez pas tant; contentez-vous de la constance de votre
volonté, laquelle parmi tout cela ne perd point son premier dessein
ou l’affection d’icelui; soyez seulement soigneuses de le bien cultiver
et de bien correspondre à ce premier mouvement. Ne vous souciez
point de quel côté il vient, car Dieu a plusieurs moyens d’appeler
ses serviteurs ou servantes à son service ; il ne se sert pas seulement
de la prédication qui, comme une divine semence, est jetée
en la terre de nos coeurs par la bouche des prédicateurs. Il est
vrai que l’on se sert de ce moyen ici plus que de nul autre pour la conversion
des hérétiques et infidèles. Et plusieurs ont été
touchés, par le moyen des prédicateurs, non seulement à
se faire chrétiens, mais aussi ont été appelés
de Dieu à des vocations particulières : comme fut saint Nicolas
de Tolentin, lequel étant en un sermon d’un bon Père qui
prêchait le martyre de saint Etienne, et oyant dire que saint Etienne
vit les cieux ouverts et le Fils de Dieu assis à la dextre 12 de
son Père d, il fut tellement touché qu’il se résolut
13 à cet instant-là de quitter le monde; et depuis ce moment
il n’eut point de repos qu’il ne se fût fait Religieux; ce qu’il
fit après avoir déclaré son dessein, et étant
reçu, il devint un si bon Religieux que, comme tel, il vécut
et mourut saintement. Les exemples de ceux qui ont été appelés
de Dieu comme lui par la prédication sont presque innombrables.
D’autres ont été touchés par la lecture des borts
livres; d’autres pour avoir ouï lire des paroles sacrées de
l’Evangile, comme saint François et saint Antoine, lesquels oyant
dire ces paroles : Va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres,
et me suis e; ou bien : Quiconque veut venir après moi, qu’il renonce
à soi-même, prenne sa croix et me suive f, et plusieurs autres,
quittèrent tout, et firent avec un courage admirable ce que Notre-Seigneur
leur commandait par la lecture.
Combien y en a t-il qui ont été appelés de Dieu
d. Act., VII, 55. — e. Matt., XIX, 21. — f. Ibid., XVI, 24 ; Luc.,
IX, 23.
12. droite — 13. résolut
par le moyen de la lecture des bons livres ? Certes, c’est une chose
innombrable. Vous savez que deux gentilshommes, lisant la Vie de saint
Antoine, furent tellement touchés de Dieu, qu’ils quittèrent
à cet instant le service de l’empereur de la terre pour servir le
Dieu du Ciel. Entre tous les livres, la grande Guide des pécheurs,
de Grenade, a servi à plusieurs pour leur faire faire 14 une forte
détermination de quitter le monde et de se rendre Religieux, ainsi
que plusieurs m’ont assuré ; aussi est-ce un livre excellent que
celui-ci, où l’on remarque les traits les plus admirables et les
plus pénétrants qui se puissent dire. .J’ai ouï raconter
à des Religieux, comme plusieurs personnes avaient été
touchées de Dieu de quitter le monde en lisant ce livre; et moi,
j’ai parlé à plusieurs qui m’ont assuré qu’elles avaient
reçu leur vocation en le lisant.
Vous avez sans doute lu la Vie du bienheureux Père saint Ignace
de Loyola, Fondateur et premier Père des Jésuites : il fut
touché de Dieu par la lecture des bons livres. Il était gentilhomme
de fort bon lieu, brave selon le monde et grand guerrier. Le commencement
de sa conversion fut par un désastre qui lui arriva: un coup d’arquebuse
lui vint atteindre la cuisse et la lui rompit, tellement qu’il le fallut
emporter en son logis pour le panser. Etant tout ennuyé pour se
voir ainsi réduit, il demanda des livres de guerre pour se divertir.
Mais on lui apporta la Fleur des Saints, non point celle qu’a fait le Père
Ribadeneira, car il n’était pas encore né, mais d’autres
Fleurs
14. prendre
qui étaient jà 15 alors ; et en les lisant, il fut touché
de telle sorte qu’il quitta tout et se résolut d’être soldat
de Jésus-Christ. Il fit cette résolution 16 si efficace qu’il
ne se donna point de repos qu’il ne l’eût mise à exécution,
et a été un grand serviteur de Dieu.
Il y en a d’autres qui ont été touchés par des
ennuis et désastres qui leur sont venus 17, ce qui les a fait dépiter
contre le monde à cause qu’il s’était moqué d’eux
ou les avait trompés; et eux, fâchés d’avoir reçu
un tel affront et fâcherie, l’ont quitté comme par dépit.
Notre-Seigneur s’est souvent servi de tels moyens pour appeler plusieurs
personnes à son service, qu’il n’eût pu avoir en autre façon.
Car, combien que Dieu soit tout-puissant et puisse tout ce qu’il veut,
si est-ce qu’il ne veut point nous ôter la liberté qu’il nous
a une fois donnée; et quand il nous appelle en son service, il veut
que ce soit de notre bon gré et non par force ni par contrainte.
Car si bien ceux-ci viennent à Dieu comme dépités
contre le monde qui les a fâchés, ou bien à cause de
quelques travaux 18 ou afflictions qui les tourmentent, si ne laissent-ils
pas pour cela de se donner à Dieu d’une franche liberté;
et certes, souventes fois telles personnes ont bien réussi et ont
été de grands serviteurs de Dieu, même quelquefois
plus grands que ceux qui y sont entrés par des motifs plus apparents.
Vous aurez peut-être lu ce que raconte Platus, d’un gentilhomme,
brave 19 selon le monde,
15. existaient déjà —16. il prit cette résolution
d’une manière —17. arrivés — 18. peines, souffrances — 19.
accompli
lequel étant un jour bien paré et frisé, sur un
cheval bien empanaché, ne mettait son soin que de plaire aux dames
qu’il muguettait; et comme il bravait, voilà que son cheval le passa
chevalier, et le renversa par terre au milieu de la rue dans un monceau
de boue, dont il sortit tout sale et crotté. Ce pauvre jeune homme
fut si honteux et confus, que, tout en colère, il se résolut
à cet instant de se faire Religieux, disant : Ah ! traître
monde, tu t’es moqué de moi, mais je me moquerai aussi de toi; tu
m’as joué d’un trait, mais je t’en jouerai bien d’un autre, car
je n’aurai jamais part avec toi : dès cette heure je me résous
fermement de me faire Religieux. Et de fait, il fut reçu en Religion
où il vécut fort saintement; et néanmoins sa vocation
venait d’un dépit.
Il y en a eu d’autres desquels les motifs ont été encore
plus mauvais que celui-ci; car j’ai ouï raconter à un Capucin
une chose qui est arrivée de notre temps, c’est pourquoi je suis
bien aise de la dire. Ce bon Père donc me dit en parlant des vocations,
qu’un gentilhomme, brave d’esprit et de corps et de fort bon lieu, voyant
passer un jour des Pères de leur Ordre, se prit à dire à
des jeunes seigneurs, ses compagnons, qui étaient avec lui : Il
me prend envie de savoir comme vivent ces pieds déchaux 20, et pour
cela, de me rendre parmi eux, non point à dessein d’y toujours demeurer,
ains seulement pour trois semaines ou un mois, pour remarquer tout ce qu’ils
font, afin de m’en rire et 21 moquer par après avec vous autres.
Ayant fait ainsi son complot, il poursuit
20. déchaussés — 21. d’en rire et m’en
fort et ferme son entreprise, si bien que là 22 à quelque
temps il fut reçu. Mais la divine Providence qui s’était
servie de ce moyen pour le retirer du monde, bonifia et rectifia sa vocation
en convertissant sa fin et son intention, de mauvaise qu’elle était
en bonne. Certes, son intention était très mauvaise; car
qu’est-ce, je vous prie, entrer en Religion pour voir ce que l’on y fait,
à dessein d’en sortir pour s’en rire et moquer avec ses compagnons?
C’était à la vérité une très mauvaise
fin, si Dieu ne l’eût changée ; ce qu’il fit, car ce jeune
gentilhomme en pensant prendre les autres fut pris lui-même; n’ayant
passé que peu de jours en la Religion où il était
entré, il fut soudain tout à fait changé, persévéra
fidèlement en sa vocation, et depuis a été un grand
serviteur de Dieu.
Voici encore un exemple qui est de notre âge 23. Le Révérend
Père Général des Feuillants, qui certes a été
un grand serviteur de Dieu et un homme de grande sainteté (lequel
j’ai connu et ai ouï de ses prédications), entra néanmoins
au service de Dieu pour une fin qui n’était point tant bonne, car
il semblait que c’était plutôt pour chercher l’honneur et
sa commodité 24 que pour y être appelé de Dieu ; il
acheta son abbaye, ou bien son père l’acheta pour lui. Et cependant,
sa vocation fut tellement bonifiée et rectifiée de Dieu,
et il a tellement réformé sa vie, qu’il a été
un miroir de vertu; c’est lui qui a réformé les Feuillants
et les a remis en leur première perfection.
22. de là — 23. temps — 24. son avantage
Il y en a d’autres, ainsi que nous avons dit tantôt, de qui la
vocation n’est de soi pas meilleure que celle-ci. Ce sont ceux qui vont
en Religion à cause de quelque défaut corporel ou naturel,
comme pour être boiteux, borgnes, ou pour être laids et tels
autres défauts; et, ce qui semble encore pire, c’est qu’ils y sont
portés par leurs parents, lesquels trop souvent, quand ils ont des
enfants qui ont ces défauts que nous venons de dire ou quelques
autres, les laissent au coin du feu, disant: Ils ne sont pas bons pour
le monde, il les faut mettre en Religion ; ce sera autant de décharge
pour notre maison. Sur cela, ils se mettent en peine de leur trouver des
bénéfices. Les enfants, parce que c’est leur père
qui prend soin d’eux, se laissent conduire où l’on veut, sous l’espérance
de vivre du bien de l’autel. —D’autres ont une grande quantité d’enfants:
Et bien, disent-ils, il faut décharger la maison, envoyant les cadets
en Religion, afin que les aînés aient tout et qu’ils puissent
paraître au monde; ceux-là seront bons pour être de
l’Eglise, ils vivront trop bien au coin de l’autel. Mais bien souvent Dieu
fait voir la grandeur de sa clémence et miséricorde, en se
servant de ces fins et intentions, qui d’elles-mêmes ne sont nullement
bonnes, pour faire de telles personnes de grands serviteurs de sa divine
Majesté, laquelle se fait voir en ceci très admirable.
Ainsi ce divin Artisan se plaît à faire de beaux édifices
avec des bois fort tortus et qui n’ont nulle apparence d’être propres
à chose du monde. Et tout ainsi qu’une personne qui ne sait que
c’est de la menuiserie, voyant quelque bois tout tortu en la boutique d’un
menuisier, s’étonnerait d’entendre dire que d’icelui l’on puisse
faire quelque beau chef-d’oeuvre (car, dirait-il, si cela est comme vous
dites, combien de fois faudra-t-il passer le rabot par dessus, avant que
d’en pouvoir faire un tel ouvrage), ainsi la divine Providence fait pour
l’ordinaire de beaux chefs-d’oeuvre avec des bois tortus; et en somme fait
entrer en son festin les boiteux et les aveugles g, pour nous faire voir
qu’il ne sert de rien d’avoir deux yeux et deux jambes pour aller en Paradis;
qu’il vaut mieux aller au Ciel avec une jambe, un oeil ou un bras, que
d’en avoir deux et se perdre h. O Dieu, c’est sans nulle comparaison !
Or, telles sortes de gens étant venus ainsi en Religion, ont souvent
fait de grands fruits et persévéré fidèlement
en leur vocation.
Il y en a eu d’autres qui ont été bien appelés,
qui néanmoins n’ont pas persévéré; ains, après
avoir demeuré 25 quelque temps, ils ont tout quitté. Et de
ceci nous avons l’exemple de Judas, lequel nous ne pouvons douter qu’il
ne fût bien appelé; car Notre-Seigneur le choisit et l’appela
à l’apostolat de sa propre bouche quand il dit : Je vous ai choisis,
ce n’est pas vous qui m’avez choisi i, car personne ne peut aller à
Dieu s’il n’est appelé de lui J. Tirez-moi, dit l’Epouse, et je
courrai après l’odeur de vos parfums k; par lesquelles paroles elle
montre qu’il faut qu’elle soit tirée pour
g. Luc., XXV, 21. — h. Matt., XVIII, 8, 9 ; Marc. IX, 42. — 1. Joan.,
XV, 16.— j. Ibid., VI, 44, 66. — k. Cant., I, 3.
25. y être demeurés
courir. Et certes, quand Notre-Seigneur dit à ses Apôtres
qu’il les a choisis, il ne fait nulle exception, ains. il parle de Judas
aussi bien que des autres. Donc ,il était bien appelé; Notre-Seigneur
ne se pouvait tromper en le choisissant, car il avait le discernement des
esprits. D’où vient donc qu’étant si bien appelé,
il ne persévéra pas en sa vocation ? Oh! voyez-vous, c’est
qu’il abusa de sa liberté, et ne se voulut pas servir des moyens
que Dieu lui donnait pour ce sujet; mais au lieu de les embrasser et en
user à son profit, il fit tout le contraire, en abusant et les rejetant;
et quant et quant il se perdit. Car c’est une chose certaine que quand
Dieu appelle quelqu’un à quelque vocation, il s’oblige, par conséquent,
par sa prudence et Providence divine, de lui fournir toutes les conditions
requises pour se rendre parfait en sa vocation. Quand il appelle quelqu’un
au christianisme, il s’oblige de lui fournir tout ce qui est requis pour
être bon chrétien; tout de même, quand il appelle quelqu’un
pour être prêtre ou évêque, il s’oblige aussi
de lui fournir tous les moyens nécessaires à sa charge; et
quand il appelle quelqu’un pour être Religieux ou Religieuse, il
leur promet à même temps de leur donner les moyens requis
pour être parfaits en cette vocation.
Or, quand je dis que Notre-Seigneur s’oblige, il ne faudrait pas penser
que ce soit nous qui l’ayons obligé à ce faire en nous faisant
Religieuses, car on ne saurait l’obliger comme nous nous obligeons les
uns les autres ; mais Dieu s’oblige soi-même par soi-même,
poussé et provoqué à ce faire par les entrailles de
son infinie bonté et miséricorde l ; tellement que, me faisant
Religieux, Notre-Seigneur s’est obligé de me fournir tout ce qu’il
faut que j’aie pour être bon Religieux, non point par devoir, mais
par sa miséricorde et infinie Providence; tout ainsi que quand un
roi lève des soldats pour faire la guerre, sa prudence et prévoyance
veut qu’il prépare des armes pour ses soldats, car quelle apparence
y a-t-il de les envoyer combattre sans armes ? Que s’il ne le fait, il
est taxé d’une grande imprudence, d’autant qu’ils le sont allés
trouver sous l’espérance qu’il les fournirait de 26 toutes les armes
propres à faire leurs fonctions. Mais trouvant que le prince n’a
point pensé aux armes et aux munitions qui sont requises à
une telle entreprise, il est soudain jugé digne de risée.
Or, la divine Providence ne manque jamais de soin ni de prudence touchant
ceci; et pour nous le mieux faire croire, elle s’y est obligée,
en sorte qu’il ne faut jamais entrer en doute qu’il y ait de sa faute quand
nous ne réussissons pas bien. Mais remarquez que quand je dis que
Dieu s’est obligé à fournir les aides requises 27 ceux qu’il
appelle en quelque vocation, je n’entends pas de dire qu’il ne les donne
qu’à ceux à qui il les a promises 28. Oh ! non, car je me
tromperais, d’autant que souvent il les a données et les donne encore
à ceux à qui il ne les a pas promises et auxquels il ne s’est
point obligé. Par exemple: voilà un homme que Djeu n’a pas
appelé
I. Luc., I, 78.
26. leur fournirait — 27. l’aide requis, les secours requis — 28. promis
pour être prêtre ni évêque, et qui néanmoins,
sachant qu’il y a quelque bénéfice ou un évêché
vacant, il se met à courir la poste et emploie tous ceux qu’il sait
avoir du crédit à la cour pour l’obtenir du roi; et enfin,
par la faveur de plusieurs personnes, il est fait et créé
évêque. Or, Dieu ne l’a pas appelé pour l’être,
et partant il ne s’est pas obligé de lui donner les conditions requises
pour être bon évêque ; aussi ne les donne-t-il pas toujours.
Pourtant, la libéralité de Notre-Seigneur est telle et si
grande, qu’il ne laisse pas pour cela quelquefois de les donner comme s’il
s’y était obligé; mais à ceux qu’il a choisis, il
ne manque jamais. Et ce que je dis d’un évêque, je le dis
de toutes sortes de vocations quelles qu’elles soient.
Il y a encore une chose à remarquer, qui est que Dieu ne s’est
pas obligé à donner toutes les conditions requises tout à
coup 29, ni les rendre parfaits en leur vocation en un instant. L’on se
tromperait, car les Religions ne seraient pas nommées hôpitaux,
comme elles sont. J’ai déjà montré ailleurs que, de
tout temps, les Religions ont été appelées hôpitaux,
et les Religieux d’un nom grec qui veut dire guérisseurs, qui sont
dans les hôpitaux pour se guérir les uns les autres, comme
les lépreux de sainte Brigitte. Il ne faut donc pas penser qu’entrant
en Religion nous soyons parfaits tout promptement, car j’ai déjà
dit plusieurs fois que nous ne venons pas parfaits en la Religion, mais
oui bien pour tendre à la perfection. Et cette Congrégation,
non plus que toutes les autres
29. tout d’un coup, tout de suite
Religions, n’est pas une assemblée de filles parfaites, ains
de filles qui tendent et prétendent à la perfection ; c’est
une école où l’on vient pour apprendre les moyens qu’il faut
tenir pour se perfectionner, et pour ce faire, il est nécessaire
d’avoir la volonté ferme et constante d’embrasser les moyens de
nous perfectionner selon notre vocation et l’Institut où nous sommes
appelés.
Ce n’est donc pas les mines tristes, les faces pleureuses et les personnes
soupirantes 30 qui sont toujours les mieux appelées ; ni celles
qui mangent le plus de crucifix, qui ne veulent bouger des églises,
qui sont toujours parmi les hôpitaux, ni encore ceux qui commencent
avec grande ferveur. Il ne faut point regarder les larmes des pleureurs,
ni écouter les soupirs des soupirants, ni faire considération
sur les mines et cérémonies extérieures pour reconnaître
ceux qui sont bien appelés ; mais à ceux qui ont une bonne
volonté ferme et constante de vouloir être guéris,
et qui pour cela travaillent avec fidélité pour recouvrer
la santé spirituelle.
Il ne faut point aussi tenir pour une marque d’une bonne vocation ces
ferveurs qui font que l’on ne se contente point en sa vocation, mais que
l’on s’amuse à quelques désirs, qui sont pour l’ordinaire
vains et apparents, d’une plus grande sainteté de vie; car pendant
que l’on s’amuse à rechercher ce qui le plus souvent n’est pas parfait,
l’on ne fait pas ce qui nous peut rendre parfaits en celle que nous avions
embrassée. Nous avons un exemple de ceci en un jeune homme qui était
prêtre de l’Oratoire, lequel était si fervent qu’il
30. qui soupirent de désir
lui semblait que la manière de vie des Pères de l’Oratoire
n’était pas assez parfaite pour contenter sa ferveur ; c’est pourquoi
il pensa qu’il devait sortir de là pour entrer en une Religion formelle
31. Ce que voyant, le bon Père Philippe de Néri, qui était
son Supérieur, l’y conduisit par la main; et le voyant entrer avec
tant de ferveur au lieu 32 où il savait par divine inspiration qu’il
ne devait point demeurer, il se prit à pleurer à chaudes
larmes, tellement que ces bons Religieux, qui jugeaient que c’était
d’abondance de consolation, lui dirent: Hé, mon Père, il
faut que la consolation que vous ressentez soit bien grande! vous feriez
bien mieux de modérer un peu vos larmes que non pas de les laisser
couler de la sorte. Mais ce bienheureux Philippe de Néri, illuminé
d’une lumière toute divine, leur répondit : Ah! je ne pleure
pas à cause de la consolation que je ressens, mais je jette des
larmes de compassion de voir ce jeune homme quitter une manière
de vie pour en prendre une autre et que, y entrant avec une si grande ferveur,
il n’y persévèrera néanmoins pas. Ce qui arriva puis
après, ainsi qu’il l’avait prédit.
Voilà donc comme les jugements de Dieu sont occultes et secrets,
et comme vous voyez que les uns, étant entrés en Religion
par dépit et par moquerie, y persévèrent; et les autres,
y étant bien appelés et ayant commencé avec grande
ferveur, finissent mal et quittent tout. C’est donc une chose très
difficile que de savoir si une fille est bien appelée de Dieu, pour
lui donner sa voix;
31. qui a reçu sa constitution définitive — 32. là
car si bien je la vois fervente, peut-être ne persévèrera-t-elle
pas. Ce sera son mal ; ne laissez pas de lui donner votre voix, si vous
voyez qu’elle ait cette volonté constante de se vouloir guérir
et être pansée, car si elle veut recevoir les aides que Notre-Seigneur
s’est obligé de lui donner, elle persévérera. Et même,
bien qu’il ne les lui eût pas promises, ne s’y étant pas obligé,
d’autant qu’il ne l’avait pas appelée, elle peut néanmoins
se rendre capable de les recevoir. Que si elle le fait seulement pour un
temps et qu’elle ne persévère pas après quelques années,
à son dam ! vous n’en pouvez mais, c’est elle et non vous qui en
êtes la cause. Voilà donc, ce me semble, en quoi consiste
cette première partie; mais avant que de commencer la seconde, les
Soeurs Novices se retireront et prieront Dieu pour nous pendant que nous
parlerons de l’autre.
Il ne me reste maintenant à dire que ce qui appartient à
vous autres Professes, qui est ma seconde partie: à savoir, les
conditions que doivent avoir les filles que l’on reçoit céans
; en second lieu, celles qu’on reçoit au Noviciat, et troisièmement,
celles que l’on admet à la Profession. Quant à la première
réception, je n’ai guère à dire là-dessus,
car on ne peut pas beaucoup connaître (je dis quant à la première
entrée pour l’essai) ces filles qui viennent avec une si bonne mine
que rien plus. Parlez-leur: à leur dire 33, elles feront tout ce
que l’on voudra. Elles ressemblent à saint Jean et à saint
Jacques auxquels Notre-Seigneur demandant s’ils boiraient bien le calice
33. à les entendre
de sa Passion, répondirent hardiment et franchement que oui
m; et cependant ils l’abandonnèrent la nuit de sa Passion. Ces filles
en font de même: elles font tant de prières, tant de révérences,
elles témoignent tant de bonne volonté que l’on ne les peut
bonnement éconduire; et en effet, l’on n’y doit pas faire de trop
grands regards 34, ce me semble. Je ne parle pas à cette heure en
forme de prédicateur, mais par simple conférence en laquelle
chacun dit son opinion; voilà pourquoi je ne dis pas qu’il ne le
faille pas faire, mais oui bien qu’il me semble que l’on n’y doit pas avoir
grahd regard. Je dis ceci pour l’intérieur, car certes, il est bien
difficile en ce temps-là de le pouvoir connaître, principalement
des filles qui viennent ici de loin; tout ce que l’on peut faire, c’est
de savoir qui elles sont et telles choses qui regardent l’extérieur
et le temporel, puis leur ouvrir la porte et les mettre à leur premier
essai. Si ce sont des filles du lieu 35, l’on peut observer leurs façons
de faire, et, par la conversation que l’on a avec elles, reconnaître
quelque chose de leur intérieur; mais je trouve qu’il est encore
bien malaisé, car elles tiennent toujours la meilleure mine et posture
qu’elles peuvent.
Il me semble que pour ce qui est de la santé corporelle et infirmités
du corps, l’on n’y doit point faire ou fort peu de considération,
d’autant qu’en notre Institut l’on y peut recevoir les infirmes et imbéciles
36 comme les fortes et robustes, puis
m. Matt., XX, 22.
34. grandes considérations—35. de la ville, de ce lieu — 36.
faibles
qu’il a été fait en partie pour elles; pourvu que les
infirmités ne soient si pressantes qu’elles les rendent tout à
fait incapables d’observer la Règle et inhabiles à 37 faire
ce qui est de leur vocation. Mais excepté cela, je ne leur refuserais
jamais ma voix, non pas même quand elles n’auraient qu’une jambe,
ou qu’elles seraient aveugles ou manchottes; si nonobstant cela elles avaient
les autres conditions requises à cette vocation, je leur donnerais
ma voix. Et que la prudence humaine ne vienne point ici dire : Et s’il
se présentait toujours de telles personnes, les faudrait-il recevoir
? .— Je dis que oui ; pourvu, comme j’ai dit, qu’elles eussent toujours
les conditions de l’esprit qui sont requises à cette vocation, je
ne voudrais faire nulle considération sur leurs défauts du
corps. Oui, mais si toutes étaient aveugles ou malades, qui les
servirait ? Ne vous mettez pas en peine de cela, car il n’arrivera pas
; laissez-en le soin à la divine Providence, laquelle y saura bien
pourvoir, et y appellera les fortes nécessaires à leur service.
S’il s’en présente des infirmes, Dieu soit béni; s’il s’en
présente des robustes, à la bonne heure! Le monde use pour
l’ordinaire de tels discours quand il voit entrer plusieurs personnes en
Religion, et, comme en désapprouvant leur retraite, dit : Et si
tous les hommes et femmes se faisaient Religieux et Religieuses, qui maintiendrait
le monde ? nous le verrions bientôt prendre fin. Mais, encore disent-ils,
qui les nourrirait? — Oh! prudence humaine, ne vous mettez pas en peine
de cela, car il n’arrivera pas; il
37. incapables de
n’en demeurera toujours que trop dans le monde.
Il y avait une fille qui était aveugle, laquelle poursuivait
en votre Maison de Paris; et pendant que j’y étais, plusieurs personnes
s’employèrent pour la faire recevoir; elle le désirait fort.
C’était une très bonne fille et j’eusse bien désiré
qu’on l’eût en cela consolée. Et à la vérité,
si elle n’eût eu des conditions qui ne le permettaient pas, je lui
eusse donné ma voix nonobstant qu’elle fût aveugle; car en
somme, les maladies qui n’empêchent point d’observer la Règle
ne doivent point être considérées en ces Maisons ici.
Voilà ce que j’ai à dire touchant la première réception.
Venons à la seconde, qui est de recevoir une fille au Noviciat.
Je ne trouve pas qu’il y ait de grandes difficultés ; néanmoins
on y doit faire plus de considérations qu’en la première
réception, car on a bien plus de moyens de remarquer leurs humeurs,
actions et habitudes. L’on voit bien si elles sont colères ou tendres,
ou telles autres passions ; mais tout cela ne les doit point empêcher
d’être admises au Noviciat, ni ne doit point retenir les Soeurs de
leur donner leurs voix, pourvu qu’elles aient une bonne volonté
de s’amender, de se soumettre et de se servir des médecines et médicaments
propres à leur guérison. Et bien qu’elles aient de la répugnance
à ces remèdes et les prennent avec grande difficulté,
cela ne veut rien dire, pourvu qu’elles ne laissent pas d’en user ; car
les médecines sont toujours amères au goût, et n’est
pas possible de les prendre avec la suavité que l’on ferait si elles
étaient bien appétissantes ; mais pour cela elles ne laissent
pas de faire leur opération, et quand elles la font meilleure c’est
lorsqu’elles font plus de travail et de peine. Tout de même en est-il
d’une fille qui a ses passions fortes: elle est colère et pour cela
elle fait plusieurs manquements, faisant dix ou douze ruades 38 par jour.
Or, si avec cela elle veut bien être corrigée et mortifiée,
et qu’on lui donne les remèdes propres à sa guérison,
combien qu’elle les prenne avec travail 39 et s’en fâche un peu,
il ne faut pas pour cela lui refuser sa voix, car elle a non seulement
la volonté de guérir, mais encore elle prend les remèdes
qui lui sont donnés pour ce sujet, quoique avec peine et difficulté.
Il y en a d’autres qui ont été mal nourries 40 et civilisées
41, et qui auront la nature 42 rude et grossière 43. Il n’y a point
de doute que celles-ci n’aient plus de peine et de difficulté que
les autres qui ont le naturel plus doux et traitable, et qu’elles seront
plus sujettes à faire des fautes que celles qui ont été
mieux nourries. Mais si néanmoins elles veulent bien être
guéries et témoignent une volonté ferme à vouloir
se servir des remèdes, quoi qu’il leur coûte, je leur donnerais
ma voix nonobstant ces chutes; car ces personnes-là, après
beaucoup de travail, font de grands fruits en la Religion, deviennent de
grands serviteurs et servantes de Dieu et acquièrent une vertu forte
et solide; car la grâce de Dieu supplée au défaut de
la nature, et il n’y a point de doute que souvent où il y a moins
de naturel il y a plus de grâce.
38. actes d’impatience, de colère — 39. peine — 40. mal élevées
— 41. sont malhonnêtes — 42. le naturel — 43. grossier, incivil
Donc, quoique les filles que l’on reçoit au Noviciat aient beaucoup
de mauvaises habitudes, le coeur rude et grossier, témoignant à
leur visage d’avoir beaucoup de passions (car quand on craint, on devient
pâle ; quand on nous avertit de quelque chosé qui nous fâche,
la couleur monte au visage et l’on devient rouge, ou bien la fâcherie
nous tire les larmes des yeux), tout cela ne doit point retenir de donner
sa voix, pourvu que cette fille veuille être guérie. En somme,
pour recevoir une fille au Noviciat, il ne faut savoir sinon si elle a
une bonne volonté de vivre en une grande soumission, se servant
des moyens qui lui sont donnés pour se perfectionner; car ayant
cela, je lui donnerais ma voix. Et voilà, ce me semble, tout ce
qui se peut dire touchant cette seconde réception.
Venons maintenant à la troisième, qui est une chose de
très grande importance; à savoir, la réception des
filles à la Profession. En ceci il est requis d’une plus grande
considération, et il me semble que l’on y doit observer trois choses.
La première, que les filles que l’on propose pour la Profession
soient saines, non de corps comme j’ai déjà dit (car je n’y
voudrais faire nulle considération, si ce n’était en des
choses qui le méritassent), mais j’entends saines de coeur et d’esprit;
c’est-à-dire, qu’elles aient le coeur bien disposé pour vivre
en une entière souplesse et soumission. La deuxième, qu’elles
aient l’esprit bon et quand je dis un bon esprit, je n’entends pas dire
de ces grands esprits qui sont pour l’ordinaire vains et pleins de suffisance,
qui étaient au monde des boutiques de vanité et qui viennent
en Religion, non pas pour s’humilier, mais comme s’ils voulaient faire
des leçons de philosophie et théologie, voulant tout conduire
et gouverner. C’est à ces esprits qu’il faut bien prendre garde;
non qu’il n’en faille point recevoir, car si l’on voit qu’ils puissent
ou veuillent être changés et humiliés, ils pourront
bien, avec le temps et la grâce de Dieu, faire cette métamorphose,
qu’ayant été au monde une boutique de vanité, ils
en soient en Religion une d’humilité; ce qui arrivera sans doute
si, avec fidélité, ils se servent des remèdes qui
leur sont donnés pour leur guérison; car c’est une chose
assurée que, qui est fidèle aux 44 petites choses, Dieu le
constituera sur des grandes n. Quand je parle donc d’un esprit bon, j’entends
parler d’un esprit médiocre, qui ne soit ni trop grand ni trop petit.
Oh! certes, quand une fille n l’esprit ainsi fait, c’est une bonne condition,
car ces esprits-là font toujours beaucoup sans que pour cela ils
le sachent. Ils s’appliquent à faire et s’adonnent aux vertus solides;
ils sont traitables et l’on n’a pas beaucoup de peine à les conduire,
car facilement ils comprennent combien c’est une chose bonne de se laisser
gouverner.
La troisième chose qu’il faut observer, c’est si cette fille
a bien travaillé pendant l’année de son Noviciat; si elle
n bien souffert et bien profité des médecines qu’on lui a
données, propres à la guérir de son mal, si elle a
bien voulu souffrir, si elle a fait valoir les résolutions qu’elle
fit en
n. Matt., XXV, 21, 23.
44. dans les
entrant en son Noviciat, de changer et amender ses mauvaises humeurs
et inclinations, car l’année du Noviciat lui n été
donnée pour cela. Que si l’on voit qu’elle persévère
fidèlement en sa bonne résolution, que sa volonté
demeure ferme pour continuer à se vouloir amender, et que l’on ait
remarqué qu’elle se soit appliquée à se réformer
et se former selon la Règle et les Constitutions, et que cette volonté
lui dure toujours, voire de vouloir mieux faire, cela est un très
bon signe et une bonne condition pour lui donner sa voix.
Vous me dites que l’on voit bien que cette fille travaille à
son amendement et témoigne une bonne volonté, mais par ci
par là elle ne laisse pas de faire de grandes fautes et même
assez souvent: comme l’on peut connaître qu’elle ait cette bonne
volonté de s’amender, puisque en toute l’année de son Noviciat
ses chutes ont été si fréquentes ? — Or voyez-vous,
bien qu’en cette année-là elle doive travailler à
la réformation de ses moeurs et habitudes, ce n’est pas à
dire pour cela qu’elle ne doive point faire de chutes, ni qu’elle doive
à la fin de son année être parfaite; car regardez au
sacré collège de Notre-Seigneur, les Apôtres encore
qu’ils fussent bien appelés, et qu’ils eussent bien travaillé
en la réformation de leur vie, combien firent-ils de fautes non
seulement en la première année, mais aussi en la seconde
et troisième. Tous disaient et promettaient merveille, voire même
de suivre Notre-Seigneur à la mort et dans la prison o, mais la
nuit de la Passion, que l’on vint prendre leur bon Maître, tous l’abandonnèrent
p
o. Luc., XXII, 33. — p. Matt., XXVI, 56.
et mêmement 45 les trois que Notre-Seigneur, ce me semble, caressait
le plus, auxquels il avait découvert ses secrets, les menant toujours
avec lui et à la montagne de Thabor et au jardin des Olives ; ces
trois-là, dis-je, qui semblaient être les plus forts pour
résister aux assauts de leurs passions, firent aussi de grandes
fautes. Le glorieux saint Pierre, qui était si fervent, combien
en fit-il ? Certes, il était grandement sujet à faire des
échappées, mais pour cela il ne fut point rejeté de
Notre-Seigneur, d’autant qu’il connaissait bien qu’il avait toujours la
volonté de s’amender ferme et constante. Il fit de grandes fautes
la première année de son noviciat, mais il en fit encore
de plus grandes la seconde, et celle qu’il fit en la troisième encore
plus grande que toutes les autres, car ce fut en icelle qu’il renia son
doux Maître et Seigneur. Sa nature était cause en partie qu’il
faisait de ces fréquentes et plus lourdes fautes. Saint Jean, qui
avait un naturel plus doux, n’était pas si sujet à ces saillies
; néanmoins, il ne laissa pas de quitter son Maître et de
s’enfuir avec les autres, bien que ce ne fut pas pour longtemps, car il
retourna, puis il ne le quitta jamais plus. Mais saint Jacques, non seulement
l’abandonna quand il fut question de mourir, ains en ceci il fit encore
pis que les autres, car il ne retourna point le trouver. Voilà donc
comme les chutes ne doivent point être cause que l’on rejette une
fille, quand parmi tout cela elle demeure avec une forte volonté
de se redresser et de se vouloir servir des moyens que l’on lui donne pour
ce sujet.
45. même
C’est tout ce que j’ai à dire touchant les conditions que les
filles que l’on veut recevoir à la Profession doivent avoir, et
ce que les Soeurs doivent observer pour leur donner leurs voix. Je ne sais
pas que dire davantage sur ce sujet si l’on ne me demande là-dessus
quelque chose.
Vous me dites, s’il se trouvait une fille qui fût fort sujette
à se troubler pour de petites choses, que son esprit fût souvent
plein de chagrin et d’inquiétude, et que, parmi tout cela, elle
ne témoignât guère d’amour pour sa vocation; et que
néanmoins, cela étant passé et son coeur accoisé
46, elle promît de faire des merveilles, ce qu’il faudrait faire
? — Il est tout certain qu’une telle fille étant si changeante n’est
pas propre pour la Religion. Mais parmi tout cela, ne veut-elle point être
guérie ? Ne veut-elle point qu’on lui applique les remèdes
propres à sa guérison ? Si cela est, il lui faut ouvrir la
porte et la mettre dehors. — L’on ne sait, dites-vous, si cela procède
faute de volonté de se guérir, ou bien qu’elle ne comprenne
pas en quoi consiste la vraie vertu. — Voyez-vous, si après lui
avoir fait bien entendre ce qu’il faut qu’elle fasse pour son amendement
elle ne le fait pas, ains se rend incorrigible, il la faut rejeter, parce
qu’il est tout certain que cela ne procède pas faute de jugement,
ni de pouvoir comprendre en quoi consiste la vertu, ni moins encore de
ce qu’il faut qu’elle fasse pour son amendement; mais que c’est par le
défaut de la volonté qui n’a ni persévérance,
ni constance à se servir de ce qu’elle sait être requis
46. tranquillisé
pour son amendement. Et partant, encore qu’elle dise quelquefois qu’elle
fera monts et merveilles, je vois néanmoins qu’elle ne le fait pas,
ains persévère en cette inconstance de volonté, je
ne lui donnerais pas ma voix.
Vous dites, ma chère fille, qu’il y en a qui sont si tendres
qu’elles ne peuvent supporter qu’on les corrige sans se troubler, et que
cela les rend malades fort souvent. — Si cela est, il leur faut ouvrir
la porte; car puisqu’elles sont malades et qu’elles ne veulent pas qu’on
leur applique les remèdes propres à leur guérison,
l’on voit clairement que, faisant ainsi, elles se rendent incorrigibles,
ne donnant point d’espoir de pouvoir être guéries. Pour ce
qui est de cette tendreté, c’est un si grand mal, que l’on ne saurait
avoir trop de zèle pour s’en délivrer. La tendreté,
tant sur l’esprit que sur le corps, est l’un des plus grands empêchements
qui soient en la vie religieuse, et partant il faut avoir un très
grand soin de ne pas recevoir celles qui en sont démesurément
atteintes. La tendreté de l’esprit est encore plus dangereuse que
celle du corps, d’autant que l’esprit étant plus noble que le corps,
cette maladie l’ayant atteint en est plus difficile à guérir.
Si tant est que celle qui a ce mal ne veuille pas souffrir qu’on lui applique
les emplâtres sur sa plaie, je ne lui donnerais pas ma voix. Et pourquoi?
Parce que ne voulant point se servir des remèdes qui lui sont propres,
elle ne peut point être affranchie de son mal, ni recouvrer sa santé.
Vous demandez encore ce que l’on doit juger d’une fille qui témoigne
souvent par ses paroles qu’elle se repent d’être entrée en
Religion ? Certes, si elle persévère en ces dégoûts
de sa vocation et à se repentir, et que l’on voie que cela la rende
lâche et négligente à se former selon l’esprit de sa
vocation, il la faut mettre dehors. — Vous me dites comme l’on connaîtra
si cela vient par exercice 47 ou tentation? — Cette demande est bonne,
mais elle est bien difficile néanmoins cela se peut connaître
par le profit qu’elle fera de telles pensées, dégoûts
ou repentir, si avec simplicité elle se découvre de telle
chose et qu’elle soit fidèle à se servir des remèdes
qu’on lui donnera là-dessus; car Dieu ne permet jamais rien pour
notre exercice qu’il ne veuille que nous en tirions profit, ce qui se fait
toujours quand on est fidèle à se découvrir et, comme
j’ai dit, simple à croire et à faire ce que l’on nous dit:
c’est la vraie marque que l’exercice de cette fille vient de Dieu. Mais
quand on voit qu’elle use de son propre jugement, que la volonté
est puis après 48 séduite et gâtée, persévérant
en son dégoût, alors la chose est en mauvais état et
quasi sans remède.
Quant à celle qui rit sur tout ce qu’on lui dit, ainsi que vous
me dites, il lui faut demander le sujet qui la meut 49 à rire. —
Elle dit qu’elle ne le sait. — Ni moi aussi 50 je ne sais pas de quoi elle
rit. — Dites-vous qu’elle ne s’étonne de rien qu’on lui dise, ains
va toujours son train ordinaire. — Ne fait-elle pas son profit de ce qu’on
lui dit, ou si elle ne s’amende pas de ce qu’on la corrige ? Fait-elle
plus d’état de son propre jugement
47. épreuve—48. ensuite—49. l’excite—50. moi non plus
et de son propre esprit que de la direction qu’on lui donne? En cela,
se rend-elle incorrigible ? Si cela est, je ne lui donnerais pas ma voix;
mais si elle se veut amender et qu’elle veuille qu’on la guérisse,
en ce cas je ne ferais nulle difficulté de la lui donner. — Mais
vous me dites, ma chère fille, que l’estime qu’elle a de tout ce
qu’elle fait est si grande, qu’il semble qu’elle ne fasse point d’état
de tout ce qu’on lui dit. — Si elle veut être sainte d’une sainteté
particulière, c’est autre chose, mais certes, ces saintetés-là
sont toujours à craindre. Que si l’on veut être saint d’une
vraie sainteté, il faut qu’elle soit commune, comme celle de Notre-Seigneur
et de Notre-Dame. De plus, la sainteté n’est jamais connue de ceux
qui la possèdent, et celui qui est saint, plus il l’est, et moins
pense-t-il l’être.
Que dites-vous, ma chère fille ? comme vous pourrez faire pour
connaître tels esprits pour leur donner en bonne conscience votre
voix, puisque vous ne pouvez avoir connaissance de ces esprits-là,
sinon par le moyen de la Supérieure? — Il les faut bien observer;
et puis, vous en êtes bien informée par ce qui s’en dit au
Chapitre; car, pourquoi est-ce que les Chapitres se tiennent, sinon afin
qu’entendant les opinions de toutes les Soeurs, l’on se résolve
mieux soi-même sur ce que l’on doit faire ? — Elle est forte, dites-vous,
en son propre jugement: elle le sera donc bientôt en sa propre volonté.
— Mais ne veut-elle point se corriger de cela ? Si elle juge, comme vous
dites, les actions des autres, il la faut enseigner 51 à
51. il faut lui apprendre
ne le plus faire, à se juger soi-même et non les autres.
Que si elle sait si bien remarquer ce qui est propre aux autres et non
à soi-même, hé, que voulez-vous faire à cela
? ce sont des misères de l’esprit humain. La Supérieure et
la Maîtresse des Novices sont bien obligées à cette
Soeur de ce qu’elle sait si bien remarquer ce qu’il faut qu’elles fassent!
De tout cela il la faut bien instruire à s’en corriger, et lui enseigner
qu’en lisant les Règles et Constitutions elle remarque ce qui la
concerne seulement, car il faut qu’elle s’amende.
Vous dites si la Supérieure et la Maîtresse ne disent
rien des filles au Chapitre, et qu’ayant remarqué que cette fille
manque souvent de promptitude à l’obéissance, ou à
telles autres observances, si vous ne devez pas laisser d’en parler ou
de lui donner votre voix? — Il faut, ma chère fille, aller simplement
en cette besogne, et faire en cela ce que la conscience vous dicte. Oh.!
certes, encore que les choses sont petites en soi, il ne faut pas pour
cela laisser de les faire avec beaucoup de soin et d’affection, car rien
n’est petit en Religion, et qui méprise les petites observances
viendra bientôt à négliger les grandes d. Mais il faut
considérer si cette Soeur ne se veut pas amender de cela (à
cause que ce n’est que petite chose à ses yeux) et qu’elle se rende
incorrigible ; car cela serait très mauvais.
O ma chère fille, dites-vous si l’on pourrait faire des épreuves
aux Novices, en leur disant quelque chose qui les pourrait bien mortifier,
que les Professes mêmes, toutes Professes qu’elles
q. Luc., XVI, 10.
sont, auraient prou peine de supporter? — Véritablement, il
ne faudrait pas qu’une Professe, voulant éprouver la patience d’une
Novice, lui aille donner en pleine récréation un coup de
poing sur le nez ! Mais il est vrai que l’on peut demander congé
à la Supérieure de les éprouver, et il est toujours
mieux de le faire par obéissance que de sa propre volonté;
car il y aurait danger que, voulant mortifier les autres, vous n’oubliassiez
de vous mortifier vous-même.
Vous dites maintenant si, quand l’on aurait quelque créance
52 que les parents d’une fille l’auraient sollicitée de se mettre
53 en Religion, l’on ne la pourrait pas bien éprouver sur cela ?
— Il 54 se pourrait bien faire. Mais quoique son père et sa mère
l’eussent persuadée de se faire Religieuse, sa vocation ne laisserait
pas d’être bonne, puisque, comme nous avons dit, Dieu se sert souvent
de ces voies-là pour attirer à soi ses créatures;
et quand bien 55 sa vocation ne serait pas bonne au commencement, Dieu
la peut rectifier. Mais ce qu’il faut savoir de cette fille, est si elle
a une bonne volonté de vivre en parfaite obéissance et soumission.
Dites-vous, ma fille, s’il faut faire considération de donner
sa voix à une fille qui n’est pas cordiale, ou qui n’est pas égale
à l’endroit de toutes les Soeurs, faisant voir qu’elle a plus d’inclination
à l’une qu’à l’autre? — Il ne faut pas être si rigoureuse
pour toutes ces petites choses, car cette inclination est la dernière
pièce de notre
52. assurance, certitude — 53. à entrer — 54. cela — 55. lors
même que
renoncement. Avant que l’on puisse arriver à ce point de n’avoir
pas d’inclination à l’une plus qu’à l’autre, et que ces affections
soient tellement mortifiées qu’elles n’en paraissent point, il y
faut du temps. Certes, la grande sainte Paule qui était si sainte,
aimait tellement son mari et ses enfants qu’elle pleurait toujours tant
à leur trépas qu’elle en pensait mourir de douleur, tant
son inclination d’aimer était grande, sans qu’elle y pût remédier.
Elle ne laissait pas pour cela d’être une grande Sainte, ni d’être
bien résignée à la volonté de Dieu.
Vous désirez savoir si l’on ne peut pas conférer avec
la Supérieure des filles dont on ne connaît pas assez l’esprit
? — Cela se fait au Chapitre, mais il se peut encore faire en particulier.
— Que dites-vous, ma fille ? Si le sentiment des autres Soeurs était
tout contraire à ce que vous savez, et qu’il vous vînt l’inspiration
de dire quelque chose que vous avez reconnue, qui est à l’avantage
de cette Soeur, s’il ne faudrait pas laisser 56 de le dire ? — Oh ! certes
non, quoique le sentiment des autres soit tout contraire au vôtre
et que vous soyez seule en cette opinion; car cela pourra leur servir encore
pour se résoudre à ce qu’elles doivent faire. Le Saint-Esprit
réside aux 57 Communautés, et sur la variété
des opinions on se résout de faire ce que l’on juge être plus
expédient pour la gloire de Dieu. Or, quant à cette inclination
que vous avez que les autres donnent leur voix ou qu’elles ne la donnent
pas, combien que vous donniez ou ne donniez pas la vôtre, doit
56. omettre — 57. dans les
être méprisée et rejetée comme une autre
tentation. Mais de dire parmi les Soeurs : Je donnerais bien ma voix à
cette Soeur, mais je voudrais bien que les autres ne lui donnassent pas
la leur, c’est ce qu’il ne faut jamais faire ni dire. — Vous craignez qu’en
disant votre sentiment, qui est contraire à tous les autres, vous
ne vous trompiez en votre propre jugement. — Oh! pardonnez-moi, ma chère
fille, ce n’est pas là le propre jugement ; il faut dire simplement
et véritablement ce que Dieu vous inspire.
Que dites-vous, ma chère fille? car je ne vous entends point;
les enfants font tant de bruit à 58 la rue qu’ils m’empêchent
de bien entendre ce que vous dites. — Dites-vous, ma fille, que quand on
ordonne quelque chose à une fille, elle dit qu’il est bien difficile
de le faire et d’observer un tel point des Constitutions. — Mais voyez-vous
que pour cela elle laisse de le faire? Car ce n’est rien d’avoir des difficultés
quand on ne laisse pas pour elles de faire ce qu’il faut; quelquefois on
fait 59 ces difficultés plus grandes qu’elles ne sont pas et cela
se fait facilement. C’est pourquoi il ne faut pas tant prendre garde à
ce qu’elle dit qu’à ce qu’elle fait.
Et vous, ma fille, vous dites que vous connaissez des Religieuses lesquelles,
encore que les filles demandent plusieurs fois leurs habits pour sortir,
disant qu’elles ne sauraient s’obliger à une telle vocation, elles
ne les leur donnent pourtant pas, et que l’on attend jusques au dixième
mois de leur Noviciat. Que si elles ont persévéré
58. dans — 59. croit
en leur désir jusque là, on les renvoie; mais si cela
se passe 60 on ne laisse pas de les garder.
— Cela est bon, mais je ne voudrais pas les retenir de force 61 quand
elles voudraient sortir avant ce temps-là, ni prescrire aucun temps
pour les renvoyer; je voudrais bien avoir un peu de patience pour voir
si ce dégoût se passerait 62 . Il est vrai qu’il y en a dont
l’on a de la peine à reconnaître 63 l’esprit, et vous avez
raison, ma fille, de demander si l’on ne pourrait pas retarder leur Profession.
Oui, cela se peut faire afin de les mieux reconnaître.
Vous demandez s’il faut faire quelque considération quand on
s’aperçoit qu’il y a des filles qui font leurs actions pour les
yeux de la Supérieure ou de la Maîtresse. — Celles-là
ont une bonne fin, mais il leur faut apprendre à la purifier. Il
est quelquefois bon de faire quelque chose pour ses Supérieurs,
car puis après, on vient à le faire purement pour Dieu. A
ce propos, je vous dirai qu’il y avait dernièrement une bonne femme
laquelle me vint trouver avec résolution de ne point pardonner à
une personne qui l’avait offensée; et comme je la persuadais à
le faire, après beaucoup de résistance elle me dit qu’elle
le ferait pour l’amour de moi, et non pour l’amour de Dieu. J’eus bien
de la peine par après à l’en faire dédire. Or, celles
que vous dites qui font 64 pour les yeux des Supérieurs, et plus
pour un que pour un autre, en font de même: elles montrent bien par
là qu’elles font ce qu’elles font pour la
60. passe — 61. par force — 62. passerait — 63. connaître — 64.
agissent
créature et non pour le Créateur; car si elles le faisaient
pour lui, tous Supérieurs leur seraient égaux. Mais que voulez-vous!
cela se peut bien purifier.
Vous demandez encore si une fille était sourde ou qu’elle eût
telle autre infirmité, si elle pourrait être reçue
? — C’est ce que j’ai déjà dit, que je ne voudrais faire
nulle considération aux infirmités du corps, si elles n’étaient
bien pressantes toutefois, la surdité rend quasi une personne incorrigible,
car on a de la peine à la faire amender, d’autant qu’on ne lui peut
faire entendre ce qu’il faut qu’elle fasse; mais pour les autres, je n’y
voudrais guère regarder. — Oh! ma chère fille, n’est-ce pas
ce que j’ai déjà dit : Si tout le monde se faisait Religieux,
qui le maintiendrait ? Ainsi en dites-vous : Si l’on ne recevait que des
infirmes, qui les servirait ? Il ne nous faut pas être si prudents,
car Dieu saura bien appeler les fortes au soulagement des faibles.
Eh bien, ma chère fille, si une Soeur était sujette à
parler par complaisance et flatterie, il lui faudrait pardonner et lui
apprendre à ne le plus faire, s’il se peut; mais voyez-vous, il
faut du temps pour mortifier les passions et inclinations. En tous ces
manquements, il faut faire comme nous faisons en la confession. Voilà
un homme qui se vient confesser à moi; il s’accuse d’avoir blasphémé
deux cents fois le nom de Dieu : je lui dis plusieurs choses pour son amendement,
je le vois plein de bonne volonté de s’amender, je lui donne sur
cela l’absolution. S’il revient une autre fois et me dit: Je m’accuse d’avoir
blasphémé cent fois le nom de Dieu. Oh ! certes, je lui donne
l’absolution; car je vois clairement son amendement, et partant je juge
qu’il ne veut pas demeurer incorrigible. Ainsi en faut-il faire des filles
quand on voit qu’elles s’amendent; encore qu’elles ne laissent pas de commettre
des fautes, il ne les faut pas rejeter, car par l’amendement elles témoignent
de ne vouloir pas demeurer incorrigibles.
Vous dites si une fille qui n’aurait pas guère 65 de bonnes
conditions, et qui, outre cela, serait quasi toujours en l’infirmerie,
s’il ne faudrait pas faire considération pour lui donner sa voix,
car étant toujours malade, à n ne la peut pas éprouver
ni reconnaître son esprit. — Je réponds à cela que
si elle n’a pas les conditions propres 66 pour être de 67 cette vocation,
il n’y a point de doute qu’il y faut regarder; mais pour ce qui est de
ses infirmités corporelles, je ne voudrais pas que l’on y fit trop
de considération, si elles n’étaient telles qu’elles l’empêchassent
d’observer la Règle. Et pour ce qui est de reconnaître son
esprit, certes, l’on reconnaît mieux le naturel et l’esprit d’une
personne en la maladie qu’en nulle autre chose, et la maladie est une continuelle
épreuve.
N’avez-vous plus rien à dire? Quelle heure est-il ? Avez-vous
dit Complies? et quand les voulez-vous dire? Allez donc, car j’ai peur
de faire une irrégularité. Or sus, mes chères Filles,
je supplie Notre-Seigneur qu’il vous bénisse. Dieu vous donne l’accomplissement
de tous vos désirs et sa sainte paix. Amen.
65. qui n’aurait guère — 66. convenables — 67. en
DIX-NEUVIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DES SACREMENTS
Avant que 1 savoir comment il nous faut préparer pour recevoir
les Sacrements et quel fruit nous en devons tirer, il est nécessaire
de savoir que c’est que Sacrements et leurs effets.
Les Sacrements sont des canaux par lesquels, par manière de
dire, Dieu descend en nous, comme par l’oraison nous nous jetons en Dieu,
puisque l’oraison n’est autre chose qu’une élévation de notre
esprit en Dieu. Les effets des Sacrements sont divers, quoiqu’ils n’aient
tous qu’une même fin et prétention 2, qui est de nous unir
à Dieu. Par le Sacrement de Baptême, nous nous unissons à
Dieu comme le fils avec le père; par celui de la Confirmation, nous
nous unissons comme le soldat avec son capitaine, prenant force pour combattre
et vaincre nos ennemis en toutes les tentations; par le Sacrement de Pénitence,
nous sommes unis à Dieu comme les amis réconciliés;
par celui de l’Eucharistie, comme la viande avec l’estomac; par celui de
l’Extrême-Onction, nous nous unissons comme l’enfant qui vient d’un
lointain pays, mettant déjà l’un des pieds en la maison de
son père pour se réunir avec lui, avec sa mère et
toute la famille. Voilà des effets divers, mais pourtant qui demandent
tous l’union de notre âme avec son Dieu.
1. de — 2. but
Nous ne parlerons que de ces deux: celui de Pénitence et celui
de l’Eucharistie. Il est nécessaire que nous sachions pourquoi c’est
3 que recevant si souvent ces deux Sacrements, nous ne recevons pas les
grâces qu’ils ont accoutumé 4 de porter aux âmes qui
sont bien préparées, puisque ces grâces sont jointes
aux Sacrements. Il est vrai qu’elles y sont jointes, et pourvu que nous
recevions les Sacrements en état de grâce (cela s’entend en
celui de la Confession que nous ne réservions aucune affection à
aucun péché mortel), nous recevons toujours la grâce
dépendante du Sacrement, qui est la haine du péché
et le soin de n’en pas tant faire. Mais nous ne recevons pas les grâces
appartenantes à 5 la préparation, qui sont la force pour
entreprendre la correction de nos mauvaises inclinations, le courage pour
embrasser la pratique des vertus, et enfin la perfection. Il nous faut
donc savoir comme il nous faut être bien préparés pour
recevoir ces deux Sacrements et tous les autres aussi. La première
préparation, c’est la pureté de l’intention; la seconde,
c’est l’attention; et la troisième, c’est l’humilité.
Quant à la pureté d’intention, c’est une chose totalement
nécessaire, non seulement à la réception des Sacrements,
mais en tout ce que nous désirons ou que nous faisons. Or, l’intention
est pure lorsque nous recevons les Sacrements ou faisons quelque autre
chose, quelle qu’elle soit, pour nous unir à Dieu et pour lui être
plus
3. est-ce — 4. ont coutume — 5. qui appartiennent à, qui dépendent
de
agréable, sans aucun mélange de propre intérêt.
Vous connaîtrez cela si quand vous désirez de communier l’on
ne vous le permet pas ; ou bien si après la sainte Communion vous
n’avez point de consolation, et nonobstant tout cela, vous demeurez en
paix, sans consentir à nulle sorte d’inquiétude. Je dis sans
consentir, parce qu’il se pourrait bien faire qu’il vous en viendrait.
Mais si, au contraire, vous consentez à l’inquiétude de quoi
vous avez été refusée par votre Supérieure
6 de communier, ou de quoi vous n’avez pas eu la consolation, qui ne voit
que votre intention était impure et que vous ne cherchiez pas de
vous unir à Dieu, ains aux consolations, puisque notre union avec
Dieu se fait sur la sainte vertu d’obéissance. Et tout de même,
si vous désirez la perfection d’un désir plein d’inquiétude,
qui ne voit que c’est l’amour-propre qui ne voudrait pas que l’on vît
de l’imperfection en nous ? S’il était possible que nous pûssions
être autant agréables et unis à Dieu étant imparfaits,
nous devrions désirer d’être sans perfection.
La seconde préparation, c’est l’attention. O Dieu! que nous
devrions aller aux Sacrements avec beaucoup d’attention, tant sur la grandeur
de l’oeuvre, comme sur ce qu’un chacun demande de nous! Par exemple, allant
à la Confession, nous y devons porter un coeur amoureusement douloureux,
et à la sainte Communion, il y faut porter un coeur ardemment amoureux.
Je ne dis pas, par cette grande attention, qu’il ne faille point avoir
de distractions, car il n’est pas en notre
6. votre Supérieure vous a refusé
pouvoir; mais j’entends de dire qu’il faut avoir un soin tout particulier
à ne s’y point arrêter volontairement.
La troisième condition de la préparation, c’est l’humilité,
et c’est une vertu fort nécessaire pour recevoir abondamment les
grâces qui découlent par les canaux des Sacrements; parce
que les eaux ont bien accoutumé de couler plus vitement 7 et plus
fortement quand les canaux sont posés en des lieux bas et penchants.
Mais, outre ces trois préparations, je vous veux dire qu’en
un mot la principale est l’abandonnement 8 total de nous-mêmes à
la merci de la volonté de Dieu, soumettant sans réserve quelconque
notre volonté et toutes nos affections à sa domination. Je
dis sans réserve, d’autant que notre misère est si grande
que nous nous réservons toujours quelque chose. Les personnes les
plus spirituelles, pour l’ordinaire, se réservent la volonté
d’avoir des vertus; et quand elles vont à la Communion : O Seigneur,
disent-elles, je m’abandonne tout à vous, mais plaise-vous 9 me
donner de la prudence pour savoir vivre honorablement; mais de simplicité
ils n’en demandent point. — Je suis absolument soumise à votre divine
volonté, mais donnez-moi un grand courage pour faire des oeuvres
excellentes pour votre service ; mais de douceur pour vivre paisiblement
avec le prochain il ne s’en parle point. — Donnez-moi, dira un autre, cette
humilité qui est si propre pour donner bon exemple; mais l’humilité
de coeur qui nous fait aimer notre propre abjection, ils n’en ont
7. vite — 8. abandon — 9. qu’il vous plaise
point besoin, ce semble.— O mon Dieu, puisque je suis toute vôtre,
faites que j’aie toujours des consolations en l’oraison. — Voire, c’est
bien ce qu’il nous faut pour être unis à Dieu, qui est la
prétention que nous avons; et jamais ils ne demandent des tribulations
ou mortifications. — Ce n’est pas le moyen de faire cette union que de
se réserver toutes ses volontés, pour bonne apparence qu’elles
aient; car Notre-Seigneur se voulant donner tout à nous, veut que
réciproquement nous nous donnions entièrement à lui,
afin que l’union de notre âme avec sa divine Majesté soit
plus parfaite et que nous puissions dire véritablement, après
ce grand parfait entre les chrétiens : Je ne vis plus moi, ains
c’est Jésus-Christ qui vit en moi a.
La seconde partie de cette préparation consiste à vider
notre coeur de toutes choses, afin que Notre-Seigneur le remplisse de lui-même.
Certes, lu cause pourquoi 10 nous ne recevons pas la grâce de la
sanctification (puisque une seule Communion bien faite est capable et suffisante
pour nous rendre saints et parfaits) ne provient sinon de ce que nous ne
laissons pas régner Notre-Seigneur en nous-mêmes comme sa
Bonté le désire. Il vient en nous, ce sacré Bien-Aimé
de nos âmes, et il trouve nos coeurs tout pleins de désirs,
d’affections, de petites volontés ; il veut être le Maître
et le Gouverneur de notre coeur, et pour montrer combien il le désire,
il dit à son amante sacrée qu’elle le mette comme un cachet
sur son coeur b,
a. Galat., n, 20. — b. Cant., VIII, 6.
10. pour laquelle
afin que rien n’y puisse entrer que par sa permission et selon son
bon plaisir. Or, je sais bien que le milieu de nos coeurs est vide, car
autrement ce serait une trop grande infidélité: je veux dire
que nous avons non seulement rejeté et détesté le
péché mortel, ains aussi toutes sortes d’affections mauvaises
; mais hélas ! tous les coins et recoins de nos coeurs sont pleins
de mille choses indignes de paraître en la présence de ce
Roi souverain, qui, ce semble, lui lient les mains afin de l’empêcher
de nous départir les biens et les grâces que sa Bonté
avait désiré de nous faire s’il nous eût trouvés
préparés. Faisons donc de notre côté ce qui
est en notre pouvoir pour nous bien préparer à recevoir ce
Pain supersubstanliel c 11, nous abandonnant totalement à la divine
Providence, non seulement pour ce qui regarde les biens temporels, mais
principalement les spirituels, répandant en la présence de
la divine volonté toutes nos affections, désirs et inclinations
pour lui être entièrement soumis; et nous assurons 12 que
Notre-Seigneur accomplira de son côté la promesse qu’il nous
a faite de nous transformer en lui, élevant notre bassesse jusques
à être unie avec sa grandeur.
L’on peut bien communier pour diverses fins:
comme pour demander à Dieu d’être délivrés
de quelque tentation ou affliction, soit pour nous
ou pour notre prochain ; ou pour demander quelque vertu, pourvu que
ce soit sous cette condition que nous soyons plus unis à Dieu, ce
qui
c. Matt., VI, 11.
11. au-dessus du substantiel — 12. soyons sûrs
n’arrive pourtant pas bien souvent, car au temps de l’affliction je
serai peut-être plus uni à Dieu, parce que je me ressouviendrai
plus souvent de lui. Et pour ce qui est des vertus, il est plus à
propos et meilleur pour moi aucune fois de ne les pas avoir que si je les
avais. A quel propos demanderai-je à Dieu des vertus desquelles
je ne puis pas avoir la pratique, puisque la répugnance que je sentirai
à pratiquer cette vertu, si j’en avais la commodité 13 me
sert pour m’humilier? L’humilité vaut toujours mieux que tout cela.
Enfin, il faut qu’en toutes les demandes et prières que vous
ferez à Dieu, vous ne les fassiez pas seulement pour vous, ains
que vous observiez de dire toujours nous, comme Notre-Seigneur nous l’a
enseigné en l’Oraison dominicale, où il n’y a ni mon, ni
moi. Cela s’entend que vous ayez l’intention de supplier Dieu qu’il donne
la vertu ou la grâce que vous lui demandez pour vous, à tous
ceux qui en ont la même nécessité, et que ce soit toujours
pour nous unir davantage avec lui; car autrement nous ne devons ni demander
ni désirer aucune chose, ni pour nous ni pour le prochain, puisque
c’est la fin pour laquelle les Sacrements sont institués ; il faut
que nous correspondions, les recevant pour la même fin.
Et ne faut pas que nous pensions que, communiant ou priant pour les
autres nous y perdions quelque chose, sinon que nous offrissions à
Dieu cette Communion ou prière pour la satisfaction de leurs péchés,
car alors nous ne satisferions pas pour les nôtres; mais pourtant
le mérite de la
13. l’occasion
Communion ou de la prière nous demeurerait. Nous ne saurions
mériter la grâce les uns pour les autres, il n’y a que Notre-Seigneur
qui l’ait pu faire; nous pouvons bien leur impétrer 14 des grâces,
mais leur donner du mérite nous ne le pouvons pas. La charité
que nous avons faite de prier pour eux augmente notre mérite, tant
pour la récompense de la grâce en cette vie que de la gloire
en l’autre. Et si une personne ne faisait pas attention de faire rien pour
la satisfaction de ses péchés, la seule attention qu’elle
aurait de faire tout ce qu’elle fait pour le pur amour de Dieu suffirait
pour y satisfaire, puisque c’est une chose assurée que qui pourrait
faire un acte excellent de charité, ou un acte d’une parfaite contrition,
satisferait pleinement pour tous ses péchés.
Vous voudrez peut-être savoir comment vous connaîtrez si
vous profitez par le moyen de la réception des Sacrements. Vous
le connaîtrez si vous vous avancez aux vertus qui leur sont propres
: comme si vous tirez de la Confession l’amour de votre abjection et l’humilité,
car ce sont les vertus qui lui sont propres ; et c’est toujours par la
mesure de l’humilité que l’on reconnaît notre avancement.
Ne voyez-vous pas qu’il est dit que quiconque s’humiliera sera exalté
d ? être exalté, c’est être avancé. Si vous devenez
par le moyen de la très sainte Communion, fort douce (puisque c’est
la vertu qui est propre à ce Sacrement, qui est tout doux, tout
miel et tout suave),
d. Matt., XXIII, 12 ; Lue., XIV, 11, XVIII, 14.
14. attirer
vous tirerez 15le fruit qui lui est propre, et ainsi vous vous avancerez.
Mais si, au contraire, vous ne devenez point plus humble ni plus douce,
vous méritez que l’on vous lève 16 le pain, puisque vous
ne voulez pas travailler c .
Je voudrais que l’on allât simplement, quand il nous viendrait
envie de communier, le demandant aux Supérieurs avec résignation
d’accepter le refus avec humilité, et si on nous l’octroie, aller
à la Communion avec amour. Et bien qu’il y ait de la mortification
à le demander, il ne faut pas laisser pour cela 17 car les filles
qui entrent en la Congrégation n’y entrent aussi que pour se mortifier,
et les croix qu’elles portent les en doivent faire ressouvenir. Si l’inspiration
venait à quelqu’une de ne pas communier si souvent que les autres,
à cause de la connaissance qu’elle a de son indignité, elle
le peut demander à la Supérieure, attendant le jugement qu’elle
en fera, avec une grande douceur et humilité.
Je voudrais que l’on ne s’inquiétât point quand l’on entend
parler de quelque défaut que nous avons, ou de quelque vertu que
nous n’avons pas; mais que nous bénissions Dieu de quoi il nous
a découvert le moyen d’acquérir la vertu et de nous corriger
de l’imperfection, et puis prendre courage de nous servir de ces moyens.
Il faut avoir des esprits généreux qui ne s’attachent qu’à
Dieu seul, sans s’arrêter aucunement à ce que notre partie
inférieure veut, faisant régner la partie supérieure
de notre âme, puisqu’il est
e. II Thess., III, 10.
15. retirerez — 16. ôte — 17. de le faire
entièrement à notre pouvoir de ne jamais consentir volontairement
à l’inférieure. Les consolations et tendretés ne doivent
pas être désirées, puisque cela ne nous est pas nécessaire
pour aimer davantage Notre-Seigneur. Il ne faut donc point s’arrêter
à considérer si l’on a de bons sentiments, mais il faut faire
ce qu’ils nous feraient faire si nous les avions.
Il ne faut pas être aussi si tendres à se vouloir confesser
de tout ce que l’on a fait, car il n’est pas nécessaire de se confesser
des péchés véniels, si l’on ne veut; et quand on s’en
veut confesser, il faut avoir la volonté résolue de 18 s’en
amender, autrement ce serait un abus de s’en confesser. Il ne faut donc
pas se tourmenter quand l’on ne se souvient pas de ses fautes pour s’en
accuser; car il n’est pas croyable qu’une âme qui fait souvent son
examen, ne remarque bien, pour s’en ressouvenir, les fautes qui sont d’importance.
Pour tant de petites choses, vous en pouvez parler avec Notre-Seigneur
à quelque heure que vous vous en ressouveniez.
Pour ce que vous dites, comment vous pourrez faire votre acte de contrition
en peu de temps, je vous dis qu’il ne faut presque point de temps pour
le bien faire, puisqu’il ne faut autre chose que se prosterner devant Dieu
en esprit d’humilité et de repentance 19 de l’avoir offensé.
Vous désirez que je vous parle de l’Office. Il faut se préparer
pour le dire, dès l’instant que l’on entend la cloche qui nous appelle,
et il faut, à l’imitation de saint Bernard, demander à notre
18. déterminée à — 19. repentir
coeur que c’est qu’il va faire. Et non seulement en cette occasion,
mais aussi entrant en tous nos exercices, afin que nous apportions en chacun
d’iceux l’esprit qui lui est propre ; car il ne serait pas à propos
d’aller à l’Office comme à la récréation :
il faut donc porter à la récréation un esprit joyeux,
et à l’Office un esprit sérieusement amoureux. Quand on dit:
Deus in adjutorium meum intende, il faut penser que Notre-Seigneur réciproquement
nous dit: Soyez attentifs à mon amour.
Le long de l’Office, pour nous tenir attentifs, il faut considérer
que nous faisons le même office que les Anges, quoiqu’en divers langages,
et que nous sommes en présence du même Dieu devant lequel
les Anges tremblent. Tout ainsi qu’un homme qui parlerait à un roi
se rendrait fort attentif, craignant de faire quelque faute, et s’il arrivait
que néanmoins, avec 20 tout son soin, il lui advint 21 d’en faire
quelqu’une, il rougirait incontinent; tout de même en devons-nous
faire à l’Office, car la principale attention que nous devons avoir,
c’est de bien prononcer, et de nous tenir dessus nos gardes crainte de
faillir. S’il nous arrive de faire quelque faute, il faut s’en humilier
sans s’étonner, puisqu’il ne doit pas être étrange
que nous fassions quelque défaut 22 là, puisque nous en faisons
tant ailleurs. Mais s’il nous arrive d’en faire plusieurs et que cela continue,
il y a de l’apparence que nous n’avons pas conçu un grand déplaisir
23 de notre première faute, lesquelles fautes devraient nous apporter
20. malgré — 21. arrivât — 22. faute — 23. regret
beaucoup de confusion, non pas à cause de la présence
de la Supérieure, mais à cause de Dieu qui nous est présent
et de ses Anges. C’est presque une règle générale
que, quand nous faisons si souvent une même faute, c’est signe 24
que l’on manque d’affection pour s’en amender; et si c’est une chose de
laquelle on nous a souventes fois averties, il y a de l’apparence que l’on
méprise l’avertissement.
Il ne faut pas avoir du scrupule de laisser en tout un Office deux
ou trois versets par mégarde; non, pourvu que l’on ne le fît
pas à dessein. Si vous dormez le long d’une bonne partie de l’Office,
encore que vous disiez les versets de votre choeur, vous êtes obligée
de le redire; mais quand l’on fait choses qui sont nécessaires d’être
faites à l’Office, comme de tousser ou cracher, ou que la maîtresse
des cérémonies parle pour ce qui est de l’Office, alors elle
n’est point obligée de le redire, ni la Sacristaine faisant ce qui
est de sa charge, pourvu qu’elle ne sorte pas du choeur.
Quand on entre au choeur l’Office étant commencé, il
se faut mettre en son rang avec les autres, suivant l’Office avec elles;
et après qu’il est dit, reprendre ce que l’on avait déjà
dit devant 26 que vous y fussiez, finissant où vous avez pris.
Il ne faut pas redire son Office pour ce que l’on a été
distrait en le disant, pourvu que ce ne soit pas volontairement; et encore
que vous vous trouvassiez à la fin de quelque Psaume sans être
bien assurée 26 si vous l’avez dit, parce que vous avez été
distraite sans y penser, ne
24. preuve — 25. avant — 26. sûre
laissez pas de passer outre, vous humiliant devant Dieu. Il ne faut
pas toujours penser que l’on n eu de la négligence quand la distraction
a été longue, car il se pourra faire qu’elle nous poursuivra
aucune fois tout au long d’un Office sans qu’il y ait de notre faute; et
pour mauvaise qu’elle fût, il ne s’en faudrait pas inquiéter,
ains en faire de simples rejets de temps en temps devant Dieu. Je voudrais
que jamais l’on ne se troublât pour les mauvais sentiments que l’on
a, mais que l’on s’employât courageusement et fidèlement à
n’y point consentir, puisqu’il y a bien de la différence entre sentir
et consentir.
VINGTIÈME ENTRETIEN
PRÉDICATION DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE POUR LE JOUR DE
SAINT JOSEPH
Le juste est semblable à la palme a ainsi que la sainte Eglise
nous fait chanter en chaque fête des saints Confesseurs ; mais conune
le palmier a une très grande variété de propriétés
particulières, étant le prince et le roi des arbres, tant
pour la beauté que pour la bonté de son fruit, de même
il y n une très grande variété de justice. Bien que
tous les justes soient justes, néanmoins il y a une très
grande disproportion entre les actes particuliers de leur justice; ainsi
que représente la robe de Joseph, laquelle étant longue jusques
aux talons, était récamée 2 d’une belle variété
de fleurs b. Chaque juste a la robe de la justice qui lui bat jusques aux
talons c, c’est-à-dire toutes les facultés et puissances
de l’âme sont couvertes de justice, et l’intérieur et l’extérieur
ne représentent que la justice même, étant justes en
tous leurs mouvements et actions tant intérieures qu’extérieures.
Pourtant, si faut-il confesser que chaque robe est récamée
de diverses belles variétés de fleurs, dont l’inégalité
ne les rend pas moins
a. Ps. XCI, 13. — b. Gen., XXXVII, 3, XLI, 42. — c. Is., LXI, 10; Bar.,
y, 2.
1. C’est encore un Sermon fait à l’église, et non pas
un Entretien familier fait au parloir.
2. brodée
agréables ni moins recommandables. Le grand saint Paul ermite
fut juste d’une justice très parfaite; si néanmoins, nul
ne peut douter qu’il n’exerça jamais tant la charité envers
les pauvres comme saint Jean, qui pour cela fut appelé l’Aumônier,
ni n’eut jamais les occasions de pratiquer la magnificence, et partant,
il n’avait pas cette vertu en un si haut degré que plusieurs autres
Saints. Il avait toutes les vertus, mais non pas en un si haut degré
les unes que les autres. Les Saints ont excellé, les uns en une
vertu, les autres en une autre ; et si bien ils sont tous Saints. ils le
sont néanmoins différemment, y ayant différentes saintetés
et tout autant qu’il y a de Saints au Ciel.
Cela étant donc ainsi, pour m’introduire en mon sujet. je remarque
trois propriétés particulières en la palme, entre
tous les autres arbres, qui sont en grand nombre; lesquelles propriétés
conviennent mieux au Saint dont nous célébrons la fête,
qui est, ainsi que nous fait dire la sainte Eglise, semblable à
la palme. Il n’est pas seulement Patriarche, mais le paranymphe de tous
les patriarches; il n’est pas simplement Confesseur, mais plus que Confesseur,
car en cette qualité sont comprises les dignités des Evêques,
la générosité des Martyrs et de tous les autres Saints.
C’est donc à juste raison qu’il est comparé à la palme,
qui est le roi des arbres, et lequel a la propriété de la
virginité, de l’humilité et de la constance et vaillance
: trois vertus esquelles le glorieux saint Joseph a grandement excellé.
Si on osait faire des comparaisons, il y en aurait qui maintiendraient
qu’il a surpassé tous les autres Saints en ces trois vertus.
La palme est composée de deux sexes: elle a le mâle et
la femelle. Le palmier, qui est le mâle, ne porte point de fruit,
et néanmoins il n’est pas infructueux, car la palme femelle ne porterait
point de fruit sans lui; de sorte que, si la palme femelle n’est plantée
auprès du palmier mâle et qu’elle ne soit regardée
de lui, elle demeure infructueuse et ne porte point de dattes; si, au contraire,
elle est regardée du palmier mâle et est plantée à
son aspect, elle porte quantité de fruits. Elle produit, mais elle
produit virginale-ment, car elle n’est nullement touchée du palmier
mâle ; si bien elle en est regardée, il ne se fait nulle conjonction
entre eux, si qu’elle produit son fruit à l’ombre et à l’aspect
de son palmier mâle, mais c’est tout purement et virginalement. Le
palmier ne contribue nullement de sa substance pour sa production; néanmoins,
nul ne peut dire qu’il n’ait grande part au fruit de la palme femelle,
puisque sans lui elle n’en porterait point et demeurerait stérile.
Dieu ayant déterminé de toute éternité,
en sa divine providence, qu’une Vierge concevrait un Fils d qui serait
Dieu et homme tout ensemble, voulut que cette Vierge fût mariée.
Mais, ô Dieu pour quelle raison, disent les saints Docteurs, ordonna-t-il
deux choses si différentes, être vierge et mariée tout
ensemble? La plupart des Pères disent que ce fut pour empêcher
que Notre-Dame ne fut calomniée des Juifs, lesquels
d. Is., VII, 14.
indubitablement ne l’eussent point voulu exempter de calomnie et d’opprobre,
et se fussent rendus examinateurs de sa pureté ; et que, pour conserver
cette pureté et virginité, il fut besoin que la divine Providence
la commît 3 à la charge et à la garde d’un homme qui
fût vierge, et que cette Vierge enfantât ce doux fruit de vie
sous l’ombre c d’un saint mariage. Saint Joseph fut donc comme un palmier,
lequel ne portant point de fruit n’est toutefois infructueux, ains a beaucoup
de part au fruit de la palme femelle : non que saint Joseph eût contribué
aucune chose 4 pour cette sainte et glorieuse production, sinon la seule
ombre du mariage, qui empêchait la Sainte Vierge de toute calomnie
que sa grossesse lui eût pu causer; et si bien il ne contribua rien
du sien à cette sainte grossesse, il eut néanmoins une grande
part à ce fruit très saint de son Epouse sacrée; car
elle lui appartenait et était plantée tout auprès
de lui, comme une glorieuse palme auprès de son bien aimé
palmier, laquelle, selon l’ordre de la divine Providence, ne pouvait et
devait produire sinon sous son ombre et à son aspect; je veux dire,
sous l’ombre d’un saint mariage qui n’était point selon l’ordinaire,
tant pour la communication des biens extérieurs comme pour l’union
et conjonction des biens intérieurs qui était entre Notre-Dame
et le glorieux saint Joseph. Notre-Dame recevait du glorieux saint Joseph
beaucoup de soulagement et de service, et lui, participait à tous
les biens spirituels de sa chère Epouse,
e. Cant., II, 3.
3. confiât, remît — 4. apporté quelque chose du
sien
lesquels faisaient qu’il allait croissant merveilleusement en perfection
; et ce par la communication continuelle qu’il avait avec elle, qui possédait
toutes les vertus en un si haut degré que nulle créature
n’y saurait parvenir; néanmoins, saint Joseph était celui
qui en approchait davantage. Tout ainsi comme 5 l’on voit un miroir opposé
aux rayons du soleil recevoir les rayons très parfaitement, et un
autre miroir étant mis vis-à-vis de celui qui les reçoit
(bien que ce dernier miroir ne prenne ou ne reçoive les rayons du
soleil que par réverbération) les représente pourtant
si naïvement 6 que l’on ne pourrait presque pas juger lequel c’est
qui les reçoit immédiatement du soleil, ou celui qui les
reçoit par réverbération, ou celui qui les reçoit
le premier: de même Notre-Dame, laquelle comme un très pur
miroir opposé aux rayons du Soleil de justice f, rayons qui apportaient
en son âme tant de vertus en leur perfection, et vertus qui faisaient
une réverbération si parfaite en saint Joseph, qu’il semblait
presque qu’il fût aussi parfait ou qu’il eût les vertus en
un si 7 haut degré que la glorieuse Vierge.
Mais en particulier, pour nous tenir en notre propos 8 commencé,
en quel degré pensons-nous qu’il eût la virginité,
vertu qui nous rend semblables aux Anges g ? Que si la Sainte Vierge ne
fut pas seulement Vierge toute pure et toute blanche, ains (comme le chante
la sainte Eglise aux répons de Matines : « Sainte et Immaculée
»)
f. Malach., IV, 2. — g. Matt., XXII, 30 ; Luc., XX, 36.
5. de même que — 6. vivement, au naturel — 7. aussi — 8. sujet
elle était la virginité même, combien pensons-nous
que celui qui fut commis 9 de la part du Père éternel pour
10 gardien de sa virginité, ou pour mieux dire, pour compagnon,
puisqu’elle n’avait pas besoin d’être gardée d’autre que d’elle-même,
combien dis-je, devait-il être grand en cette vertu ? Ils avaient
fait voeu tous deux de garder virginité tout le temps de leur vie,
et voilà que Dieu veut qu’ils soient unis par un saint lien de mariage,
non pas pour les faire dédire ni se repentir de leur voeu, ains
pour le reconfirmer 11 et se fortifier l’un l’autre à persévérer
en leur sainte entreprise; c’est pourquoi ils le firent encore de vivre
virginalement par ensemble tout le reste de leur vie.
L’Epoux, au Cantique des Cantiques h, use de termes admirables pour
décrire la pudeur, la chasteté et la candeur très
innocente de ses divins amours avec sa chère Epouse bien aimée.
Il dit donc ainsi : Notre soeur et petite fille, elle est petite, elle
n’a point de mamelles; que lui ferons-nous au jour qu’il lui faudra parler?
Que si c’est une tour, faisons-lui des boulevards d’argent, et si c’est
une porte, il nous la faut renforcer et doubler d’ais de cèdre,
ou de quelque bois incorruptible. Voyez comme le divin Epoux parle de la
pureté de la Très Sainte Vierge : Notre soeur est petite,
elle n’a point de mamelles, c’est-à-dire elle ne pense pas au mariage.
L’on dit communément: Une telle fille se fait grande, elle est toute
prête à marier; mais Notre-Dame, ainsi que l’assure son céleste
Epoux, ne pense point au mariage, car
h. Cap. VIII, 8, 9.
9. chargé — 10. d’être le — 11. confirmer
elle n’a ni soin ni sein pour cela : que lui ferons-nous au jour qu’il
lui faudra parler? Le divin Epoux ne lui parle-t-il pas toujours quand
il lui plaît ? Au jour qu’il lui faudra parler, cela veut dire de
la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier;
d’autant que c’est une parole d’importance, puisqu’il y va du choix et
de l’élection d’une vocation et d’un état auquel 12 il faut
par après demeurer. Que si c’est, dit le sacré Epoux, une
tour, faisons-lui des boulevards d’argent; si c’est une porte, au contraire
que nous la voulions 13 enfoncer, nous la doublerons et la renforcerons
d’ais de cèdre, qui est un bois incorruptible.
La très glorieuse Vierge était une tour i dans l’enclos
de laquelle l’ennemi ne pouvait entrer, ni nulle sorte de désirs
que de vivre en parfaite pureté et virginité. Que lui ferons-nous?
car elle doit être mariée, Celui qui lui a donné cette
résolution de la virginité l’ayant ainsi ordonné.
Si c’est une tour, ou des murailles, établissons au-dessus des boulevards
d’argent, qui, au lieu d’abattre la tour la renforceront davantage. Qu’est-ce
que le glorieux saint Joseph, sinon un fort boulevard qui a été
établi au-dessus de Notre-Dame ? puisque étant son épouse,
elle lui était sujette et il avait soin d’elle. Au contraire donc
que saint Joseph fût établi au-dessus de Notre-Dame pour lui
faire rompre son voeu de virginité, il lui a été donné
pour compagnon de sa virginité et afin que la pureté de Notre-Dame
pût plus
j. Cant., IV, 4, VII, 4.
12. dans lequel — 13. loin de la vouloir
admirablement persévérer en son intégrité
sous le voile et l’ombre d’un saint mariage, et de la sainte union qu’ils
avaient par ensemble. Si la très sainte Vierge est une porte, dit
le Père éternel, nous ne voulons pas qu’elle soit ouverte;
au contraire, il la faut doubler et renforcer de bois incorruptible, c’est-à-dire,
lui donner un compagnon en sa pureté, qui est le grand saint Joseph,
lequel devait, pour cet effet, surpasser tous les Saints, voire les Anges
et les Chérubins mêmes, en cette vertu tant admirable de la
virginité, vertu qui le rendit semblable au palmier, ainsi que nous
avons dit.
Passons au second point qui est la seconde propriété
et vertu que je trouve au 14 palmier, qui n’est autre que la sainte humilité.
Car, encore que la palme soit le prince des arbres, elle est néanmoins
la plus humble; ce qu’elle témoigne en ce qu’elle cache ses fleurs
dedans des bourses qui sont faites en forme de gaînes et étuis.
Ce qui nous représente très bien la différence des
âmes qui tendent à la perfection d’avec les autres, la différence
des justes d’avec ceux qui vivent selon le monde; car ceux-là, les
mondains qui vivent selon les lois de la terre, dès qu’ils ont quelque
bonne pensée ou quelque cogitation 15 qui leur semble digne d’être
estimée, ou s’ils ont quelque vertu, ils ne sont jamais en repos
jusques à tant qu’ils l’aient manifestée et fait paraître
à tous ceux qu’ils rencontrent. En quoi ils courent le même
risque que les arbres qui sont prompts au printemps de jeter leurs fleurs,
comme sont les amandiers; car si d’aventure 16 la gelée les sur-
14. dans le — 15. considération —— 16. par hasard
prend, ils périssent et ne portent point de fruit. Ces hommes
mondains qui sont si légers à
faire épanouir leurs fleurs au printemps de cette vie mortelle
par un esprit d’orgueil et d’ambition, courent toujours fortune d’être
pris par la gelée qui leur fait perdre le fruit de leurs actions.
Au contraire, les justes tiennent toutes leurs fleurs resserrées
17 dans l’étui de la sainte humilité et ne les font point
paraître, tant qu’ils peuvent, jusques aux grosses chaleurs, lorsque
Dieu, ce divin Soleil de justice j, viendra réchauffer puissamment
leurs coeurs en la vie éternelle, où ils porteront à
jamais les doux fruits de la félicité et de l’immortalité.
La palme ne fait point voir ses fleurs jusques à tant que l’ardeur
véhémente du soleil vienne à faire fondre ces gaînes,
étuis ou bourses dans lesquelles elles sont encloses; après
quoi, soudain elles font voir leurs fruits. De même en fait l’âme
juste, car elle tient ses fleurs cachées, c’est-à-dire ses
vertus, sous le voile de la très sainte humilité jusques
à la mort, en laquelle Notre-Seigneur les fait éclore et
les laisse voir au dehors, d’autant que les fruits ne doivent pas tarder
à paraître.
Combien ce grand Saint dont nous parlons fut fidèle en ceci!
on ne le peut dire selon sa perfection, car en quelle abjection ne vécut-il
pas tout le temps de sa vie ; pauvreté et abjection sous laquelle
il tenait cachées ses grandes vertus et dignités. Mais quelles
dignités, mon Dieu être gouverneur de Notre-Seigneur, et non
seulement cela, mais être son Père putatif 18, mais
j. Malach., IV, 2.
17. enfermées, cachées — 18. nourricier
être Epoux de sa très sainte Mère! Oh! vraiment,
je ne doute nullement que les Anges, ravis d’admiration, ne vinssent troupes
à troupes le considérer, et admirer son humilité,
lorsqu’il tenait ce cher Enfant dans sa pauvre boutique, où il travaillait
de son métier pour nourrir le Fils et la Mère qui étaient
avec lui.
Il n’y a point de doute que saint Joseph, mes chères Soeurs,
ne fût plus vaillant que David, et n’eût plus de sagesse que
Salomon et que les autres quels qu’ils fussent; néanmoins, le voilà
réduit à l’exercice de la charpenterie. Qui eût pu
juger cela s’il n’eût été éclairé de
la lumière céleste, tant il tenait resserrés tous
les dons dont Dieu l’avait gratifié ? Mais quelle sagesse n’avait-il
pas, puisque Dieu lui donna la charge de son Fils très cher et qu’il
fut choisi pour être son gouverneur? Si les princes de la terre ont
tant de soin, comme étant une chose très importante, de donner
un gouverneur des plus capables à leurs enfants, hé, pensons-nous
que Dieu ne fît pas que le gouverneur de son Fils fût le plus
accompli homme du monde en toutes sortes de perfections, selon la dignité
et l’excellence de la chose gouvernée, qui était son Fils,
très glorieux Prince universel du Ciel et de la terre? Comme se
pourrait-il faire que, l’ayant pu, il ne l’ait voulu et ne l’ait fait ?
Il n’y n donc nul doute que saint Joseph n’ait été doué
de toutes les grâces et de tous les dons que méritait la charge
que le Père éternel lui voulait donner, du mystère
de l’Incarnation de Notre-Seigneur et de la conduite de sa famille qui
n’était composée que de trois, qui nous représentent
la très sainte et adorable Trinité. Non qu’il y ait de la
comparaison, sinon en ce qui regarde Notre-Seigneur, qui est une Personne
de la très sainte et glorieuse Trinité, car quant aux autres,
ce sont des créatures ; mais pourtant nous pouvons dire que c’est
la trinité en terre, comme la très sainte Trinité
est au Ciel. Marie, Jésus et Joseph ; Joseph, Jésus et Marie,
trinité merveilleusement recommandable et digne d’être honorée.
Vous entendez donc combien la dignité de saint Joseph était
relevée, et combien il était rempli de toutes sortes de vertus;
néanmoins, vous vous souviendrez d’ailleurs combien il était
rabaissé et humilié plus qu’il ne se peut dire ni imaginer.
Son exemple suffit pour le bien entendre. Il s’en va en son pays et en
sa ville de Bethléem, et nul n’est rejeté de tous les logis
que lui, au moins que l’on sache; si qu’il fut contraint de se retirer,
et conduire sa chaste Epouse dans une étable, parmi les boeufs et
les ânes k . En quelle extrémité était réduite
son abjection et son humilité ! Son humilité fut la cause
qu’il voulut quitter Notre-Dame quand il la vit enceinte l ; car saint
Bernard dit qu’il fit ce discours en soi-même Je sais qu’elle est
vierge, car nous avons fait voeu par ensemble de garder notre virginité
et pureté, à quoi elle ne voudrait nullement manquer ; d’ailleurs,
je vois qu’elle est enceinte et qu’elle est mère : comment se peut-il
faire que la virginité se trouve en la maternité, et que
la virginité n’empêche pas la maternité ? O Dieu,
k. Luc., II, 4-7 — I. Matt., I, 19.
dit-il en soi-même, ne serait-ce point cette glorieuse Vierge
dont les Prophètes assurent qu’elle concevra et sera Mère
du Messie m Oh ! si cela est, à Dieu ne plaise que je demeure avec
elle, moi qui suis si indigne. Mieux vaut que je l’abandonne secrètement,
à cause de mon indignité, et que je n’habite davantage 19
en sa compagnie. Sentiment d’une humilité si admirable, laquelle
fit écrier saint Pierre 20 en la nacelle où il était
avec Notre-Seigneur, lorsqu’il vit sa toute-puissance manifestée
en la grande prise des poissons, au seul commandement qu’il leur avait
fait de jeter leurs filets dans la mer : O Seigneur, dit-il tout transporté
d’un semblable sentiment d’humilité que saint Joseph, retirez-vous
de moi n, car je ne suis pas digne d’être avec vous. Je sais bien
que si je me jette dans la mer je périrai ; mais vous, qui êtes
tout-puissant, marcherez sans danger à pied sec sur les ondes, c’est
pourquoi je vous supplie vous retirer de moi et non pas que je m’en retire.
Mais si saint Joseph était si soigneux de tenir resserrées
ses vertus sous l’abri de la très sainte humilité, il avait
un soin très particulier de cacher la très précieuse
perle de la virginité ; c’est pourquoi il consentit d’être
marié, afin que personne ne le pût connaître, et que
dessous 21 le voile du mariage il pût vivre à couvert. Sur
quoi les vierges et celles ou ceux qui veulent vivre chastement sont enseignés
qu’il ne leur suffit pas d’être vierges si elles ne sont humbles,
et si elles ne re
m. Is., VII, 14. — n. Luc., V, 3-8.
19. plus longtemps — 20. que saint Pierre s’écria —21. sous
tirent leur pureté dans la poche précieuse de l’humilité
; car autrement, il leur arrivera tout ainsi qu’aux folles vierges, lesquelles,
faute d’humilité, furent chassées des noces de l’Epoux o,
et partant contraintes d’aller aux noces du monde, où l’on n’observe
pas le conseil de 1’Epoux céleste qui dit qu’il faut être
humble pour entrer aux noces, je veux dire qu’il faut pratiquer l’humilité
car, dit-il p , allant aux noces, ou étant invité aux noces,
prends la dernière place. En quoi nous voyons combien l’humilité
est nécessaire pour la conservation de la virginité, puisque
sans cette vertu l’on doit être indubitablement rejeté du
céleste banquet et du festin nuptial que Dieu prépare aux
vierges en la céleste demeure.
L’on ne tient pas les choses précieuses, surtout les onguents
odoriférants, à l’air; car, outre que ces odeurs viendraient
à s’en aller 22, les mouches les gâteraient et feraient perdre
leur prix et leur valeur q. De même ces âmes justes, craignant
de perdre le prix et la valeur de leurs bonnes oeuvres, les resserrent
ordinairement dans une boîte, mais non une boîte commune, non
plus que les onguents précieux, nias dans une boîte d’albâtre,
telle que celle que sainte Magdeleine répandit sur le chef sacré
de Notre-Seigneur r lorsqu’il rétablit sa virginité, non
essentielle mais réparée, laquelle est quelquefois plus excellente,
étant rétablie par la pénitence, que non pas celle
qui n’a point reçu de tare n, et qui est accompagnée de moins
o. Matt., XXV,7-12. — p. Luc., XIV, 8-10. — q. Eccles., X, 1. — r.
Matt., XXVI, 7.
22. s’éventer — 23. déchet
d’humilité. Boîte d’albâtre, où nous devons,
à l’imitation de Notre-Dame et de saint Joseph, resserrer nos vertus
et tout ce qui peut nous faire estimer des hommes, nous contentant de plaire
à Dieu en demeurant sous le voile sacré de l’abjection de
nous-mêmes, attendant, ainsi que nous avons dit, que Dieu, venant
pour nous retirer au lieu de sûreté, qui est la gloire, fasse
lui-même paraître nos vertus pour son honneur et gloire.
Mais quelle plus parfaite humilité peut-on imaginer que celle
de saint Joseph ? Je laisse à part celle de Notre-Dame, car nous
avons déjà dit que saint Joseph recevait un grand accroissement
en toutes les vertus par forme de réverbération que celles
de la Sainte Vierge faisaient en lui. Il a une très grande part
en ce trésor divin qu’il avait chez lui, qui est Notre-Seigneur,
et cependant il se tient si rabaissé et si humilié qu’il
semble qu’il n’y ait point de part; toutefois il lui appartient plus qu’à
nul autre après la Sainte Vierge; nul n’en peut douter, puisqu’il
était de sa famille et était Fils naturel de son Epouse qui
lui appartenait. Si un oiseau, une colombe (pour prendre la comparaison
plus conforme à la pureté des Saints dont nous parlons),
si une colombe donc portait en son bec une datte, laquelle elle laissât
tomber dans un jardin, l’on ne dirait pas que le palmier qui en viendrait
fût à la colombe qui aurait laissé choir 24 la datte,
ains le palmier appartiendrait à celui à qui est le jardin.
Oh ! si cela est ainsi, qui osera douter que le Saint-Esprit, comme un
divin Colombeau,
24. tomber
ayant laissé tomber cette divine datte dans le jardin clos et
fermé de la très Sainte Vierge (jardin scellé s et
environné de toutes parts des haies du saint voeu de la virginité
et chasteté toute immaculée, lequel appartenait au glorieux
saint Joseph comme l’épouse à l’époux), qui doutera
que ce divin palmier, qui porte des fruits qui nourrissent à l’immortalité,
n’appartienne quant et quant à ce grand Saint, lequel pourtant ne
s’en étonne 25 point, n’en devient point plus superbe, ni ne s’en
estime point davantage, ains en devient toujours plus humble ?
O Dieu, qu’il faisait bon voir la révérence et le respect
avec lequel il traitait, tant avec la Mère qu’avec le Fils I Il
avait bien voulu quitter la Mère, ne sachant encore tout à
fait la grandeur de sa dignité ; en quelle admiration et profond
anéantissement était-il par après, quand il se vit
tant honoré que Notre-Seigneur et Notre-Dame se rendaient obéissants
à ses volontés et ne faisaient rien que par son commandement
! Ceci est une chose qui ne se peut comprendre ; c’est pourquoi il nous
faut passer ce point, puisque tout ce que nous pourrions dire de l’humilité
de ce glorieux Saint ne serait rien en comparaison de ce que nous en laisserions
à dire.
La troisième vertu ou propriété que je remarque
en la palme, est la vaillance, la constance, la force, vertu qui s’est
trouvée en un degré éminent en notre Saint. La palme
a une force, une vaillance et même une constance très grande
s. Cant., 1V, 12.
25. trouble
au-dessus de tous les autres arbres ; aussi est-il le premier de tous.
La palme montre sa force et sa constance en ce que, plus elle est chargée,
plus elle monte en haut; ce qui est tout au contraire non seulement aux
26 autres arbres, mais en toute autre chose, car plus on est chargé
et plus on s’abaisse contre terre. Mais la palme montre sa force et sa
constance en ne se soumettant pas à s’abaisser pour aucune charge
que l’on mette sur elle ; c’est son instinct de monter en haut, et partant
elle le fait sans qu’on l’en puisse empêcher. Elle montre sa vaillance
en ce que ses feuilles sont faites comme des épées, et semble
en avoir autant qu’elle porte de feuilles.
C’est certes à juste raison que saint Joseph est dit ressembler
à la palme, car il fut toujours constant, fort, vaillant et persévérant.
Il y a beaucoup de différence entre la constance et la persévérance,
entre la force et la vaillance. Nous appelons un homme constant, lequel
se tient ferme et préparé à souffrir les assauts de
ses ennemis, sans s’étonner ni perdre courage ; mais la persévérance
regarde principalement un certain ennui intérieur qui nous arrive
en la longueur de nos peines, qui est un ennui aussi puissant que l’on
en puisse rencontrer. Or, la persévérance fait que l’homme
méprise cet ennui en telle sorte qu’il en demeure victorieux par
une continuelle égalité et soumission à la volonté
de Dieu. La force est ce qui fait que l’homme résiste puissamment
aux attaques de ses ennemis ; mais la vaillance est une vertu qui fait
que l’on ne se
26. dans les
tient pas seulement prêt pour combattre et résister quand
l’occasion s’en présente, mais elle fait que l’on attaque l’ennemi
à l’heure même qu’il y pense le moins, qu’il ne dit mot.
Notre glorieux Saint fut doué de toutes ces vertus et les exerça
merveilleusement bien. Pour ce qui est de la constance, ne la montra-t-il
pas avoir, lorsque, voyant Notre-Dame enceinte, il ne savait point comme
cela se pouvait faire? Mon Dieu, quelle détresse, quelles tranchées
27, quelle confusion d’esprit n’avait-il pas! Et néanmoins, voyez
sa constance : il ne se plaint point, il n’en est pas plus rude ni plus
mal gracieux envers son Epouse, il ne la maltraite point pour cela, demeurant
aussi doux et aussi respectueux en son endroit qu’il soulait être
28 . Mais quelle vaillance et quelle force ne témoigne-t-il pas
avoir en la victoire qu’il remporta sur les deux plus grands ennemis de
l’homme, qui sont le diable et le monde, et cela par la pratique d’une
parfaite humilité, comme nous avons remarqué, en tout le
cours de sa vie ! Le diable est tellement ennemi de l’humilité,
parce que, faute de l’avoir, il fut déchassé 29 du Ciel et
précipité aux enfers (comme si l’humilité était
la cause de ce qu’il ne la voulut pas choisir pour compagne inséparable),
qu’il n’y a invention ni artifice dont il ne se serve pour faire déchoir
l’homme de l’affectionner, et d’autant plus qu’il sait que c’est une vertu
qui le rend infiniment agréable à Dieu. Si que nous
t. Is., XIV, 11-15.
27. douleurs violentes — 28. avait coutume d’être — 29. chassé
pouvons bien dire : Vaillant et fort est l’homme qui persévère
en icelle, parce qu’il demeure vainqueur du diable et du monde tout ensemble,
qui est rempli d’ambition, de vanité et d’orgueil.
Quant à la persévérance, qui est contraire à
cet ennemi intérieur qui est l’ennui qui nous survient en la continuation
des choses abjectes, des mauvaises fortunes, s’il faut ainsi dire, ou bien
en divers accidents qui nous arrivent, combien ce Saint fut éprouvé
de Dieu et des hommes mêmes! Ce voyage d’Egypte nous l’enseigne assez
: l’Ange lui commande de partir promptement, et de mener Notre-Dame et
son Fils très saint en Egypte u, Le voilà que soudain il
part sans dire : Où irai-je? quel chemin tiendrai-je ? de quoi nous
nourrirons-nous? qui nous y recevra? Il part d’aventure 30 avec ses outils
sur son dos, afin de gagner sa pauvre vie et celle de sa famille à
la sueur de son visage. Oh! combien cet ennui dont nous parlons le devait
presser! vu mêmement 31 que l’Ange ne lui avait point dit le temps
qu’il y devait être; si qu’il ne pouvait s’établir ni demeurer
assuré 32, ne sachant quand l’Ange lui dirait qu’il s’en revînt.
Il pouvait bien penser que ce serait peut-être tandis qu’il serait
en chemin, y ayant assez de temps pour faire mourir l’ennemi pour lequel
il fuyait ainsi.
Saint Paul v a tant admiré l’obéissance d’Abraham lorsque
Dieu lui commanda de sortir de sa terre w, d’autant que Dieu ne lui dit
pas de quel côté il irait, ni Abraham ne lui demanda pas:
u. Matt., 11, 13, 14,— v. Heb.,XI, 8, 9.— w. Gen., XII, 1.
30. sans dessein arrêté — 31. même — 32. en assurance
Seigneur, vous me dites que je sorte, mais dites-moi donc de quel côté
je sortirai; ains il se mit en chemin et allait selon que l’Esprit le conduisait.
Oh! combien est admirable la parfaite obéissance de saint Joseph
! L’Ange ne lui dit point jusques à quand il serait en Egypte, et
il ne s’en enquit point. Il y demeura l’espace de cinq ans, comme la plupart
croient, sans qu’il s’informât de son retour, s’assurant u que Celui
qui lui avait commandé qu’il y allât, lui commanderait derechef
quand il s’en faudrait retourner; à quoi il était toujours
prêt d’obéir. Il était en une terre non seulement étrangère
x mais ennemie des Israélites, d’autant que les Egyptiens se repentaient
encore de ce qu’ils les avaient quittés et avaient été
cause qu’une grande partie des Egyptiens furent submergés lorsqu’ils
les poursuivaient. Je vous laisse à penser quel désir devait
avoir saint Joseph de s’en retourner, à cause des continuelles craintes
qu’il pouvait avoir parmi les Egyptiens. L’ennui de ne savoir quand il
sortirait devait sans doute grandement affliger son esprit, tourmenter
son pauvre coeur; néanmoins il demeure toujours lui-même,
toujours doux, tranquille et persévérant en la soumission
au bon plaisir de Dieu auquel 34 il se laissait pleinement conduire ; car,
comme il était juste y, il avait toujours sa volonté ajustée,
jointe et conforme à celle de son Dieu en toutes sortes d’évènements,
soit prospères, soit adverses.
Que saint Joseph n’ait toujours été parfaitement soumis
à la volonté de Dieu, nul n’en doit
x. Heb., ubi supra, p. 442.— y. Matt., 1, 19.
33. sûr., — 34. par qui
douter; car ne voyez-vous pas comme l’Ange le tourne à toutes
mains ? Il lui dit qu’il faut aller en Egypte, il y va; il commande qu’il
revienne, il s’en revient; Dieu veut qu’il soit toujours pauvre, qui est
une des plus puissantes 35 épreuves que l’on nous puisse faire,
et il s’y soumet amoureusement, et non pas pour un temps, car il fut pauvre
toute sa vie. Mais de quelle pauvreté ? d’une pauvreté rejetée,
méprisée et nécessiteuse.
La pauvreté volontaire dont les Religieux font profession est
fort aimable, d’autant qu’elle n’empêche pas qu’ils ne reçoivent
et prennent les choses qui leur sont nécessaires, car elle leur
défend et les prive seulement des superfluités. Mais la pauvreté
de saint Joseph, de Notre-Seigneur et de Notre-Dame n’était pas
telle, car si bien elle n’était pas volontaire, elle ne laissait
pas pourtant d’être abjecte, rejetée et fort nécessiteuse,
quoique grandement chérie et aimée d’eux; car chacun tenait
ce grand Saint comme un pauvre charpentier z, lequel sans doute ne pouvait
pas tant faire qu’il ne leur manquât plusieurs choses nécessaires,
bien qu’il se peinât 36, avec une affection incomparable, pour l’entretenement
37 de sa pauvre petite famille. Après quoi il se soumettait très
humblement à la volonté de Dieu en la continuation de sa
pauvreté et de son abjection, sans se laisser aucunement vaincre
ni terrasser par l’ennui intérieur, qui sans doute lui faisait maintes
attaques ; mais il demeurait toujours constant et joyeux en sa soumission
laquelle, comme toutes
z. Matt., XIII, 55 ; Marc., VI, 3.
35.grandes —36. se donnât beaucoup de peine —37. entretien
ses autres vertus, allait toujours croissant et se perfectionnant ;
ainsi que Notre-Dame, qui gagnait tous les jours un surcroît de vertus
et de perfections qu’elle prenait en son Fils très saint, lequel
ne pouvait croître en aucune chose, d’autant qu’il fut dès
l’instant de sa conception tel qu’il est et sera éternellement a’
. Cela faisait que cette sainte Famille allait toujours croissant et avançant
en perfection, Notre-Dame tirant sa perfection de sa divine Bonté,
et saint Joseph la recevant par l’entremise de Notre-Dame.
Que reste-t-il plus à dire maintenant, sinon que nous ne devons
nullement douter que ce glorieux Saint n’ait beaucoup de crédit
dans le Ciel auprès de Celui qui l’a tant favorisé que de
l’y élever en corps et en âme; ce qui est d’autant plus probable
que nous n’en avons nulle relique çà-bas en 38 terre, et
il me semble que nul ne peut douter de cette vérité; car,
comme eût pu refuser cette grâce à saint Joseph, Celui
qui lui avait été si obéissant tout le temps de sa
vie ? Sans doute que Notre-Seigneur descendant aux Limbes, fut arraisonné
39 par saint Joseph en cette sorte: Mon Seigneur, ressouvenez-vous, s’il
vous plaît, que quand vous vîntes du Ciel en terre, je vous
reçus en ma maison, en ma famille, et que dès que vous fûtes
né je vous reçus entre mes bras. Maintenant, prenez-moi sur
les vôtres, et comme j’ai eu le soin de vous nourrir et conduire
durant votre vie mortelle, prenez soin de moi et de me conduire en la vie
immortelle.
a’. Heb., XIII, 8.
38. ici-bas sur la — 39. interpellé
S’il est vrai que nous devons croire qu’en vertu du Saint-Sacrement
nos corps ressusciteront au jour du jugement b’, comme pourrions-nous douter
que Notre-Seigneur ne fît monter quant et lui, en corps et en âme,
le glorieux saint Joseph qui avait eu l’honneur et la grâce de porter
si souvent entre ses bras Notre-Seigneur? Oh! combien de baisers lui donna-t-il
fort tendrement de sa bénite bouche, pour récompenser en
quelque façon son travail !
Saint Joseph donc est au Ciel en corps et en âme, c’est sans
doute. Ah ! combien serions-nous heureux si nous pouvions mériter
d’avoir part en ses saintes intercessions ! car rien ne lui sera refusé,
ni de Notre-Dame, ni de son Fils glorieux. Il nous obtiendra, si nous avons
confiance en lui, un grand accroissement en toutes sortes de vertus, mais
spécialement en celles que nous avons trouvé qu’il avait
en plus haut degré que toutes autres, qui sont: la grande pureté
de corps et d’esprit, la très aimable vertu d’humilité et
la constance, vaillance et persévérance qui nous rendront
victorieux en cette vie de nos ennemis, et nous feront mériter la
grâce d’aller jouir en la vie éternelle des récompenses
qui sont préparées à ceux qui imiteront l’exemple
que saint Joseph leur a donné étant en cette vie; récompense
qui ne sera rien moins que la félicité éternelle,
en laquelle nous jouirons de la claire vision du Père, du Fils et
du Saint-Esprit.
DIEU SOIT BÉNI!
b’. Joan., VI, 55.
VINGT-ET-UNIÈME ENTRETIEN
SUR LE SUJET DE LA PRÉTENTION (1) QUE NOUS DEVONS AVOIR POUR
ENTRER EN LA RELIGION (2)
La question que notre Mère fait de vous déclarer, mes
chères Filles, la prétention que vous devez avoir en entrant
en Religion, est bien la plus importante, la plus nécessaire et
la plus utile qui se puisse faire.
Plusieurs entrent en Religion, mes chères Filles, qui ne savent
pas pourquoi. Elles viendront à une grille ou à un parloir,
et elles y verront des Religieuses avec un voile sur la tête, un
visage si serein, tenant bonne mine, bien modestes, fort contentes à
leur avis, et soudain elles penseront en elles-mêmes : Mon Dieu,
qu’il fait bon là, allons-y; aussi bien le monde nous fait mauvaise
mine ; nous n’y rencontrons point nos prétentions 3. — Une autre
dira : Mon Dieu, que l’on chante bien là-dedans ! cela est si beau
de bien chanter! — Elles ont raison d’y venir afin que l’on écoute
leur belle voix, car peut-être que si elles étaient chez elles,
elles chanteraient en une salle où personne ne les écouterait,
et ne prendrait-on point garde si elles chanteraient bien ou non; mais
dans un choeur, chacun les entend et les
1.but
2. Cet entretien fut fait à Paris, en 1619, comme on peut le
voir plus loin, p. 453.
3. ce que nous prétendons
remarque, ce leur semble. — Les autres viennent en Religion pour y
rencontrer et y trouver une grande paix, des consolations et toutes sortes
de contentement et douceurs intérieures, disant en elles-mêmes
: Mon Dieu, que les Religieuses sont heureuses ! elles sont hors du bruit
de père et de mère qui ne font autre chose que de crier;
on ne saurait rien faire qui les contente, c’est toujours à recommencer
avec eux. Notre-Seigneur promet à ceux qui quittent le monde pour
son service beaucoup de consolations; allons donc en Religion.
Voilà, mes très chères Filles, trois sortes de
prétentions qui ne valent rien pour entrer en la Religion qui est
la maison de Dieu. Il faut nécessairement que ce soit Dieu qui bâtisse
la ville ou cité a, ou autrement, bien qu’elle fut bâtie,
il la faudrait ruiner. Je veux croire, mes chères Filles, que vos
prétentions sont tout autres, et partant que vous avez toutes bon
coeur, et Dieu vous bénira.
Il me vient en l’esprit deux similitudes pour vous donner à
entendre sur quoi et comment votre prétention doit être fondée
pour être solide, mais je me contenterai de vous en expliquer une
qui me suffira. Posez le cas qu’un architecte veuille bâtir une maison
; il fait deux choses:
premièrement, il considère si son bâtiment doit
servir pour quelque particulier, ou bien pour un prince ou un roi, à
cause qu’il faut qu’il y procède de différente manière
; puis il calcule à loisir si ses moyens sont bâtants 4 pour
cela, car s’il se
a. Ps. CXXVI, 1.
4. suffisants
voulait mêler de bâtir une haute tour et qu’il n’eût
pas de quoi fournir à la dépense, on se moquerait de lui
d’avoir commencé une chose de laquelle il ne pourrait pas sortir
à son honneur b; puis il faut qu’il se résolve de faire ruiner
le vieil 5 bâtiment qui est en la place de celui qu’il veut édifier
de nouveau.
Nous voulons faire un grand bâtiment, mes chères Filles,
qui est d’édifier et loger Dieu chez nous et nous rendre son temple
vivant, et partant, considérons bien mûrement si nous avons
suffisamment du courage et de la résolution pour nous ruiner nous-mêmes
et nous crucifier, où plutôt, pour permettre à Dieu
même de nous ruiner et crucifier, afin qu’il nous réédifie
pour être le temple vivant de sa divine Majesté c . Je dis
donc, mes chères Filles, que notre unique prétention doit
être de nous unir à Dieu comme Jésus-Christ Notre-Seigneur
s’est uni à Dieu son Père, qui a été en mourant
sur la croix; car je n’entends pas vous parler de cette union générale
qui se fait par le Baptême, où les chrétiens s’unissent
à Dieu en prenant ce divin caractère du christianisme, qui
les oblige à garder les Commandements de Dieu et de l’Eglise, à
s’exercer aux bonnes oeuvres, pratiquer les vertus de foi, espérance
et charité qui rendent leur union valable, et peuvent prétendre
justement au Paradis, où ils s’uniront à la souveraine Bonté
comme à leur Dieu par les moyens susdits. Ils ne sont pas obligés
à davantage 6, d’autant qu’ils ont atteint leur but, qui
b. Luc., XIV, 28-30,— c. I Cor., 111,16,17; Ephes., II, 21,22.
5. vieux — 6. faire davantage
est de s’unir avec Dieu par la voie générale et spacieuse
des Commandements de Dieu bien observés.
Mais quant à vous, mes chères Filles, il n’en va pas
ainsi; car outre cette commune obligation que nous avons en tant que chrétiens,
Dieu vous ayant choisies pour être ses épouses, il faut savoir
comment, les conditions nécessaires pour être Religieuse et
que c’est qu’être Religieuse. C’est être reliée à
Dieu par la continuelle mortification de nous-mêmes, et ne vivre
que pour Dieu : notre propre coeur servant toujours à sa Majesté,
nos yeux, notre langue, nos mains et tout le reste, continuellement, sans
aucune réserve. La Religion nous fournit des moyens tous propres
à cet effet, qui sont l’oraison, les lectures, silence, retraite
intérieure, par des élévations continuelles à
Notre-Seigneur; et parce que nous ne saurions arriver à cela que
par une continuelle pratique de mortification de toutes nos passions, inclinations,
humeurs et aversions, nous sommes obligés de veiller continuellement
sur nous-mêmes afin de faire mourir tout cela. Sachez, mes Filles,
que si le grain de froment tombant en terre ne meurt, il demeurera tout
seul ; mais s’il pourrit, il rapportera au centuple d; la très sainte
parole de Notre-Seigneur y est toute claire, l’ayant prononcée de
sa propre bouche. Par conséquent, vous qui prétendez à
l’habit, et vous autres qui êtes déjà coiffées,
mes chères Filles, qui prétendez à la sainte Profession,
regardez bien plus d’une fois si vous avez assez de résolution pour
mourir
d. Joan,, XII, 24, 25.
à vous-mêmes. Pesez bien le tout; le temps est encore
assez long pour y penser avant que vos voiles soient teints en noir; car
je- vous déclare que qui veut vivre selon la nature (je ne vous
veux point flatter) il faut qu’il demeure au monde, et ceux qui sont déterminés
de vivre selon la grâce, qu’ils viennent demeurer en la Religion,
laquelle n’est autre chose qu’une école de la mortification et de
l’abnégation de soi-même. C’est pour cela qu’elle vous fournit
de plusieurs outils de mortification, tant intérieurs qu’extérieurs.
Mais, mon Dieu ! ce me direz-vous, ce n’est pas cela que je cherche
; je pensais qu’il suffisait pour être bonne Religieuse d’avoir désir
de bien faire l’oraison, avoir des visions et révélations,
voir des Anges en forme humaine, être ravie en extase, aimer bien
la lecture des bons livres. Quoi ? j’étais si vertueuse, si mortifiée
au monde, et si humble que chacun m’admirait. N’était-ce pas être
bien humble et vertueuse que de parler si doucement à ses compagnes
des choses de dévotion, raconter les sermons, et étant chez
soi, traiter doucement avec ceux du logis, surtout quand ils ne nous contredisaient
point ? — Certes, mes Filles, cela était bon pour le monde, mais
la Religion veut que l’on fasse des oeuvres dignes de sa vocation e. c’est-à-dire,
mourir à soi-même en toutes choses, tant à ce qui est
bon à notre avis, qu’aux choses mauvaises et inutiles. Pensez-vous
que ces bons Religieux du désert, qui sont parvenus à une
si grande union avec Dieu, y soient
e. Ephes., IV, 1.
7. dans le — 8. fournit
arrivés en suivant leurs inclinations ? Certes, nenni; ils se
sont mortifiés aux choses les plus saintes, et bien qu’ils eussent
grand goût à chanter les divins cantiques, ils ne le faisaient
pas pour se contenter eux-mêmes. Nullement; au contraire, ils se
privaient volontairement de ces plaisirs, quoique bons et licites, pour
s’adonner à des oeuvres de travail et de peine.
Oh! non, ma chère fille, quand votre Règle dit que l’on
demandera les livres à l’heure assignée, elle n’entend pas
que l’on demande ceux qui nous contentent le plus pour cela; nullement,
ce n’est point son intention, ni moins des autres exercices. Une Soeur
se sentira, ce lui semble, fort attirée à faire l’oraison,
à dire l’Office, à être en retraite, et on lui dit:
Ma Soeur, allez à la cuisine, ou bien à faire telle ou telle
chose. Ne vous semble-t-il pas que ce soit une mauvaise nouvelle pour une
fille bien dévote?
Je reviens toujours, mes chères Filles, à ce que nous
avons déjà souventes fois dit: il faut mourir afin que Dieu
vive en vous f car il est impossible d’acquérir l’union de notre
âme avec Dieu par aucun autre moyen que par la mortification. Ces
paroles sont dures : Il faut mourir, mais elles sont suivies d’une grande
douceur: c’est afin d’être unies à Dieu par cette mort. Vous
devez savoir que nulle personne sage ne met point le vin nouveau dans un
vaisseau vieil g ; la liqueur du divin amour ne peut entrer où le
vieil Adam règne, il faut de nécessité le détruire.
— Mais comment me détruire? — Comment, ma chère fille? par
f. Galat., II, 20. — g. Matt., IX, 17.
l’observance ponctuelle de vos Constitutions. Je vous puis assurer
de la part de Dieu que si vous êtes fidèles à faire
ce qu’elles vous enseignent, vous parviendrez sans doute au but que vous
devez prétendre, qui est de vous unir à Dieu. Remarquez que
je dis qu’il faut faire, car on n’acquiert pas la perfection en croisant
les bras; il faut travailler à bon escient à se dompter soi-même
et à vivre selon la raison, la Règle et l’obéissance,
et non pas selon les inclinations que nous avons apportées du monde.
La Religion tolère bien que vous apportiez vos mauvaises habitudes,
passions et inclinations, mais non pas que vous viviez selon icelles. Elle
vous donne des Règles pour servir à vos coeurs de pressoirs,
pour en faire sortir tout ce qui est contraire à Dieu : vivez donc
courageusement selon icelles et vous serez bienheureuses.
Mais, me dira quelqu’une, mon Dieu! comment ferai-je ? car je n’ai
point l’esprit de la Règle. — Certes, ma chère fille, facilement
je vous crois, d’autant que c’est chose qui ne s’apporte point du monde
à la Religion. Et je vous dirai bien plus: étant dans 9 Paris
où toutes choses se trouvent plus qu’en nulle ville du monde, et
principalement étant au Palais, j’ai pris garde que l’on y vendait
des gants lavés 10, des panaches, des étuis et autres gentillesses
; mais je n’ai point vu vendre d’esprit de la Règle, tant de celle
d’ici que des autres Religions. C’est pour vous dire, mes chères
Filles, que l’esprit de la Règle ne s’acquiert qu’en pratiquant
fidèlement la Règle. Je vous en dis de
9. à — 10. gants musqués
même de la sainte humilité et douceur, qui sont les fondements
de cette Congrégation : Dieu nous les donnera infailliblement, pourvu
que nous ayons bon cœur 11 et fassions notre possible pour les acquérir.
Bienheureuses serions-nous, si un quart d’heure avant que de 12 mourir
nous nous trouvions revêtues de cette robe composée de ces
deux vertus! Toute notre vie sera bien employée si nous l’occupons
à y coudre tantôt une pièce et tantôt une autre;
car ce saint habit ne se fait pas avec une pièce seule, il est requis
qu’il y en ait plusieurs, c’est-à-dire, plusieurs actes de ces vertus
réitérés.
Vous me dites, ma Mère, que nos Soeurs ont bonne volonté,
mais que la force leur manque pour faire ce qu’elles voudraient, et qu’elles
ressentent à 13 leurs passions si fortes qu’elles craignent bien
de commencer à marcher. — Oh! courage, mes chères Filles
! Je vous ai dit plusieurs fois que la Religion est une école où
l’on apprend sa leçon : le maître ne requiert pas toujours
que l’écolier sache sa leçon sans faillir, il suffit qu’il
ait attention de faire son possible pour l’apprendre. Faisons ainsi ce
que nous pourrons, Dieu se contentera et nos Supérieurs aussi. N’avez-vous
point vu ceux qui apprennent à tirer des armes ? ils tombent souvent,
et de même en font ceux qui apprennent à monter à cheval
: mais ils ne se tiennent pas pourtant pour vaincus, car autre chose est
d’être quelquefois abattus, et autre chose d’être vaincus,
Vos passions quelquefois vous font tête, et pour cela vous direz:
Je ne suis
11. courage — 12. avant de — 13. sentent
pas propre 14 pour la Religion parce que j’ai des passions. — Non,
mes chères Filles, il n’en va pas ainsi. La Religion ne fait pas
grand triomphe de façonner un esprit doux et une âme tranquille
en soi-même, mais elle estime grandement de réduire à
la vertu les âmes fortes en leurs inclinations ; car ces âmes-là,
si elles sont fidèles, elles passeront les autres, acquérant
par la pointe de l’épée ce que les autres ont sans peine.
On ne requiert pas de vous que vous n’ayez point de passions; il n’est
pas en votre pouvoir, et Dieu veut que vous les sentiez jusques à
la mort pour votre plus grand mérite; ni même il ne veut pas
qu’elles soient peu fortes, car ce serait dire qu’une âme mal habituée
15 ne peut être propre pour le service de Dieu. Le monde se trompe
en cette pensée, car Dieu ne rejette rien où la malice ne
se rencontre point; car, dites-moi je vous prie, que peut mais une âme
de ce qu’elle est de telle ou de telle température 16, ou sujette
à telle ou telle passion ? Le tout gît donc aux actes que
nous faisons par ce mouvement, lequel dépend de notre volonté,
le péché étant si volontaire que sans notre consentement
il n’y a point de péché. Posez le cas que la colère
me surprenne. Je lui dirai : Tourne, retourne, crève si tu veux;
si ne ferai-je rien en ta faveur, non pas seulement prononcer une parole
selon ton mouvement. Dieu nous a laissé ce pouvoir ; autrement,
en nous demandant la perfection, ce serait nous obliger à chose
impossible, et partant
14. apte, faite — 15. qui a de mauvaises habitudes — 16. tempérament
injustice, laquelle ne se peut rencontrer en Dieu. A ce propos il me
vient en pensée de vous
raconter une petite histoire qui vous est propre 17. Lorsque Moïse
descendit de la montagne en laquelle il venait de parler à Dieu,
il vit le peuple qui adorait un veau d’or qu’ils avaient fait durant son
absence. Epris 18 d’une juste colère et du zèle de la gloire
de Dieu, il dit à son frère Aaron en se tournant du côté
des Lévites: S’il y a quelqu’un qui tienne le parti de Dieu, qu’il
prenne l’épée en main pour tuer tout ce qui se présentera
à lui, sans épargner ni père, ni mère, ni frères,
ni soeurs; qu’il mette tout à mort. Les Lévites donc prirent
l’épée en main et le plus brave était celui qui en
tua le plus h. De même, mes chères Filles, prenez l’épée
de la mortification en main pour tuer et anéantir vos passions,
et celle qui en aura le plus à tuer sera la plus vaillante, pourvu
qu’elle veuille coopérer à la grâce. Ces deux jeunes
âmes que voici devant moi, dont l’une n’a que quinze ans et l’autre
seize, elles ont peu à tuer; aussi leurs esprits ne sont pas quasi
nés; mais ces grandes âmes qui ont expérimenté
plusieurs choses et ont goûté des douceurs du Paradis, c’est
à elles à qui appartient de bien tuer et vaincre leurs passions.
Pour celles que vous dites, ma Mère, qui ont de si grands désirs
de leur perfection qu’elles veulent passer 19 toutes les autres en vertu,
elles font bien de consoler, par ces véhéments désirs,
un peu leur amour-propre, mais elles feront
h. Exod., XXXII, 26-28.
17. vous convient — 18. saisi — 19. outrepasser
prou de suivre la Communauté en bien gardant les Règles,
car c’est la droite voie pour arriver à Dieu. Vous êtes bien
heureuses, mes chères Filles, plus que nous autres qui sommes au
monde; lorsque nous demandons le chemin, l’un nous dit: C’est à
droite, et l’autre: C’est à gauche, et enfin, le plus souvent on
nous trompe; mais vous autres, vous n’avez à faire qu’à vous
laisser porter. Vous ressemblez à ceux qui navigent 20 sur mer:
la barque les porte, et ils demeurent là-dedans sans soin 21 en
se reposant ils marchent, et n’ont que faire de s’enquérir s’ils
sont bien en leur chemin. Cela est du devoir des nautonniers qui, voyant
toujours la belle étoile, savent qu’ils sont en bonne voie et disent
aux autres qui sont en la barque: Courage, vous êtes en bon chemin.
Suivez sans crainte cette belle étoile et boussole divine, mes
chères Filles, car c’est Notre-Seigneur la barque, ce sont vos Règles;
ceux qui la conduisent et qui en sont les nautonniers sont les Supérieurs,
qui pour l’ordinaire et assez souvent disent: Marchez, mes chères
Soeurs, par l’observance ponctuelle de vos Règles et Constitutions,
et vous arriverez heureusement à Dieu ; elles vous conduiront sûrement.
Mais remarquez que je vous dis: Marchez par l’observance ponctuelle et
fidèle, car qui négligera sa voie sera tué, dit Salomon
i.
Si vous faites ce qui vous est enseigné, mes chères Filles,
vous serez très heureuses, vous vivrez contentes, et expérimenterez
dès ce monde
i. Prov., XIX, 16.
20. naviguent — 21. souci
les faveurs du Paradis, au moins par-petits échantillons. Mais
prenez garde que s’il vous vient 22 quelque goût intérieur
et caresse de Notre-Seigneur de ne vous y pas attacher; c’est comme un
peu d’anis confit que l’apothicaire 23 céleste met sur la portion
amère de la mortification qu’il faut que vous avaliez pour votre
santé; et bien que le malade prenne de la main de l’apothicaire
ces grains sucrés, il faut par nécessité qu’il ressente
par après les amertumes de la purgation.
Vous voyez donc bien clairement quelle est la prétention que
vous devez avoir pour être dignes épouses de Notre-Seigneur,
et pour vous rendre capables de l’épouser sur le mont de Calvaire.
Vivez donc toute votre vie et formez toutes vos actions selon icelles,
et Dieu vous bénira. Tout notre bonheur consiste en la persévérance,
c’est pourquoi je vous y exhorte, mes très chères Filles,
de tout mon coeur, et prie la divine Bonté qu’il vous comble de
ses grâces et de son divin amour en ce monde, et nous fasse assurer
24 de sa gloire en l’autre. Amen.
Ma Mère, j’ai déjà répondu ailleurs à
votre demande; à savoir mon 25, si l’on doit demander congé
de communier ou faire des mortifications plus que la Communauté.
Si j’étais Religieuse, je pense que je ne demanderais point du tout
de singularités : ni à communier, ni à porter la haire,
le cilice, la ceinture et faire des jeûnes extraordinaires, la discipline
ni aucune autre
22. arrive — 23. pharmacien — 24. nous donne l’assurance — 25. à
savoir
chose, me contentant en tout de suivre la Communauté. Si j’étais
robuste, je ne mangerais pas quatre fois le jour; mais si l’on me le faisait
faire, je le ferais et je ne dirais rien. Si au contraire j’étais
débile et que l’on ne me fît manger qu’une fois le jour, je
ne mangerais qu’une fois le jour, sans m’amuser à penser si je serais
débile ou fort. Je veux peu de chose; ce que je veux, je le veux
pour Dieu ; je n’ai presque point de désirs, mais si j’étais
à renaître je n’en aurais ou n’en voudrais point avoir du
tout. Si Dieu venait à moi pour me favoriser du sentiment de sa
présence, j’irais aussi à lui pour l’accepter et correspondre
à sa grâce ; mais s’il ne voulait pas venir à moi,
je me tiendrais là et n’irais pas à lui : je veux dire, je
ne rechercherais pas d’avoir ce sentiment de sa présence, ains me
contenterais de la simple appréhension 26 de la foi.
DIEU SOIT BÉNI! 27
26. action de saisir par l’esprit
27. Le « vingt-uniesme Entretien, Sur le document de ne rien
demander, ne rien refuser », est un texte composé de fragments
du dernier Entretien fait à Lyon en 1622, et de deux Sermons. Nous
le supprimons donc ici, et nous donnons ci-après, p. 463, le texte
authentique de l’Entretien.
VINGT-DEUXIÈME ENTRETIEN
DES CINQ DEGRÉS D’HUMILITÉ
Le premier degré de l’humilité c’est la connaissance
de soi-même, c’est-à-dire lorsque, par le témoignage
de notre propre conscience et par la lumière que Dieu répand
dans notre esprit, nous connaissons que nous ne sommes rien que pauvreté,
que misère et abjection. Cette humilité ici, si elle ne passe
pas plus avant, elle n’est pas grande chose, et en effet elle est fort
commune; car il se trouve peu de personnes qui vivent avec tant d’aveuglement
qu’ils ne connaissent assez clairement leur vileté, pour peu de
considération qu’ils fassent; mais néanmoins, si bien ils
sont contraints de se voir pour ce qu’ils sont, ils seraient extrêmement
marris si quelque autre les tenait pour tels. C’est pourquoi il ne faut
pas s’arrêter là, ains passer au second degré, qui
est la reconnaissance; car il y a différence entre connaître
une chose et la reconnaître.
La reconnaissance donc, c’est de dire et publier, quand il en est besoin,
ce que nous connaissons de nous; mais cela s’entend de le dire avec un
vrai sentiment de notre néant, car il s’en trouve une infinité
qui ne font autre chose que s’humilier en paroles. Parlez à une
femme la plus vaine du monde, à un courtisan de même humeur,
dites-leur voir 1 : Mon Dieu, que vous êtes brave 2
1. dites-leur — 2. accompli, parfait
que vous avez de mérites! je ne vois rien qui approche de votre
perfection. — O Jésus, vous répondront-ils, excusez-moi,
je ne vaux rien et ne suis que la misère même et imperfection;
mais cependant ils sont extrêmement aises de s’entendre louer, et
encore plus si vous le croyez comme vous le dites. Voilà donc comme
ces termes d’humilité ne sont que sur le bout des lèvres
et ne partent nullement de l’intime du coeur; car si vous les preniez au
mot sur leurs fausses humiliations, ils s’en offenseraient et voudraient
que tout sur-le-champ on leur fît réparation d’honneur. Or,
de tels humbles Dieu nous en défende.
Le troisième degré est d’avouer et confesser notre vileté
et abjection quand les autres la découvrent : car souventes fois
nous disons bien nous-mêmes que nous sommes pervers et misérables,
mais nous ne voudrions pas qu’un autre nous devançât en cette
déclaration ; et si on le fait, non seulement nous n’y prenons pas
plaisir, mais de plus nous nous en piquons, ce qui est une vraie marque
que notre humilité n’est pas parfaite ni de la fine 3. Il faut donc
avouer franchement et dire : Vous avez raison, vous me connaissez extrêmement
bien. Et ce degré ici est déjà fort bon.
Le quatrième c’est d’aimer le mépris et se réjouir
quand on nous déprime et avilit; car, quelle apparence de tromper
l’esprit d’autrui ? il n’est pas raisonnable. Puisque nous avouons que
nous ne sommes rien, il faut être bien aises
3. plus délicate
que l’on le croie, que l’on le dise et que l’on nous traite comme vils
et misérables.
Le cinquième, qui est le dernier et le plus parfait de tous
les degrés d’humilité, c’est non seulement d’aimer le mépris,
mais de le désirer, de le rechercher et s’y complaire pour l’amour
de Dieu: et ceux qui parviennent ici sont bien heureux, mais le nombre
en est fort petit. Notre-Seigneur le veuille accroître de vingt-cinq
ou trente filles qui lui soient dédiées en cette petite Congrégation.
Ainsi soit-il.
DERNIER ENTRETIEN
DE NOTRE TRÈS SAINT ET BIENHEUREUX PÈRE SUR PLUSIEURS
QUESTIONS QUE NOS CHÈRES SOEURS DE LYON LUI FIRENT DEUX JOURS AVANT
SA BIENHEUREUSE MORT, LE JOUR DE SAINT ETIENNE 1622
Comme il entra, il dit : « Bonsoir, mes chères Filles,
je viens ici pour vous dire le dernier adieu et m’entretenir un peu avec
vous, parce que la Cour et le monde me dérobent le reste. Enfin,
mes chères Filles, il s’en faut aller ; je viens finir la consolation
que j’ai reçue jusques à présent avec vous : qu’avons
nous à dire? Rien plus 1, sans doute. Il est vrai que les filles
ont toujours beaucoup de répliques. Il est mieux de parler à
Dieu qu’aux hommes. » Notre Mère lui dit: « Monseigneur,
nous voulons parler à vous afin d’apprendre à parler à
Dieu. » — « L’amour-propre, » dit-il, « se sert
de ce prétexte-là. Ne faisons point de préface, et
vous asseyez, je vous prie, car nos Soeurs sont incommodées. »
On lui demanda si ce n’était pas mieux et plus simple de regarder
les vertus de Dieu que non pas celles des Supérieures et des Soeurs.—
Il répondit que non, que cela n’était pas contraire à
la simplicité et qu’il était bon de le faire ; mais que,
qui voudrait regarder leurs vertus pour
1. rien de plus
éplucher 2 celles qui sont plus vertueuses que les autres, ou
afin de censurer et murmurer de leurs vertus pour y trouver à redire,
ce serait là oit il y aurait du mal. « De les regarder afin
de les imiter et en tirer de l’édification, or cela est autre chose
; si vous regardez leurs vertus avec une grande charité pour les
imiter, vous ferez bien. Les vertus de Dieu, en tant que 3 Dieu, sont si
excellentes, que pour satisfaire à notre faiblesse il s’est voulu
faire homme pour nous montrer l’exemple de ce que nous devons faire, afin
que nous le puissions imiter. C’est une bonne chose de regarder et se représenter
les exemples des Saints afin de les imiter, et surtout du Roi des Saints,
Notre-Seigneur et Rédempteur. Il est écrit que saint Antoine
passa toute l’année de son noviciat à considérer les
vertus de ses Frères et, comme une soigneuse abeille, cueillait
sur chaque fleur d’icelles le miel qui lui était nécessaire.
L’amour de Dieu est inséparable d’avec l’amour du prochain, et il
est toujours mieux de regarder les vertus de Notre-Seigneur. »
« Monseigneur, » lui dit-on, « il y a des filles
qui s’amusent tant à regarder les vertus des Supérieures
qu’elles sont toujours après à les louer et applaudir. »
— « Quoi, » dit-il, « fait-on cela céans? »
— « Oui, Monseigneur, il y en a trois ou quatre qui font cela coutumièrement
4.» — « Ma fille, vous ne devez pas souffrir cela. Quand les
inférieures connaissent que la Supérieure est un peu vaine
et qu’elle se plaît à être louée et aimée,
elles la rouent plutôt afin que la Supérieure les
2. examiner par le menu — 3. comme —4. ordinairement
aime que non pas pour autre fin; mais si elles voyaient que la Supérieure
rechignât et fît mauvaise mine quand elles la louent, elles
ne seraient pas si promptes à le faire. » — « Que faut-il
donc faire, Monseigneur, quand on nous loue ? » « Il s’en faut
aller à Dieu et les laisser là ; mais pour les inférieures,
quand la Supérieure loue quelques bonnes actions qu’elles ont faites,
il ne faut pas qu’elles s’en aillent, il est quelquefois nécessaire
de le faire ; mais pour les Supérieures, elles ne doivent pas permettre
cela en façon quelconque. Mais il ne s’en faut pas étonner,
parce que là où il y a amas de filles, il y a aussi amas
de louanges et flatteries. »
« Vous demandez si ce n’est pas une grande faiblesse de désirer
les charges et de se mettre en peine quand on ne nous en donne point ?
— De les désirer, cela est bien mal, comme aussi de s’en mettre
en peine ; c’est une faiblesse que d’amuser son esprit à cela, surtout
quand elles sont honorables. Nous sommes si aises d’avoir quelque charge
pour surexceller par dessus les 5 autres, comme d’être Supérieure
ou Assistante, afin de faire voir là son bel esprit, car ma Soeur
ordonne et dispose si bien !nous sommes si aises de faire voir que nous
savons fort bien ordonner. » — « Mais, » dit-on, «
si j’étais Supérieure, je pratiquerais tant la vertu, l’humilité,
la charité. » — « Oui, ma Soeur, notre amour-propre
aime tant que l’on voie la beauté de notre esprit: Ma Soeur est
si douce quand elle est élevée par dessus les 6 autres et
que personne ne lui dit rien
5. exceller au-dessus des — 6. au-dessus des
tout le monde remarque sa vertu. Il n’y a nul doute que l’on ne nourrisse
bien son amour-propre là-dedans. Le désir des charges est
fort commun, mais il n’y a point de mal quand il est hors de notre volonté
: il se faut moquer de tout cela. Ce n’est pas en Religion que l’on doit
chercher et désirer les charges honorables ; les mondains et ceux
qui sont à la Cour ne font autre chose que de courir après
les dignités et prééminences, aussi la Cour n’est
faite que pour cela mais quand cela arrive en Religion, c’est signe 7 que
l’on n’est pas encore bien dénué ni mortifié.
« Il faut bien prendre garde qu’il y a des âmes qui ont
si grand peur que le désir des charges entre en leur esprit, qu’elles
sont toujours en appréhension et inquiétude, et n’ont jamais
l’esprit tranquille ni reposé ; car pendant qu’elles s’amusent à
l’appréhension, elles tiennent leur coeur ouvert, et le diable y
jette par ce moyen la tentation dedans. Elles ressemblent à ceux
qui ont peur des larrons : ils sortent dehors et laissent la porte ouverte,
et ce pendant 8 les larrons entrent et font ce qu’ils veulent. Il ne se
faut pas mettre en peine quand nous sentirons des désirs en nous
; tant que nous vivrons, notre nature nous les produira. Il ne faut non
plus craindre qu’il nous en vienne, pourvu que nous tenions toujours notre
volonté supérieure ferme en Dieu et au lieu de nous amuser
à de vaines craintes, il nous faut tenir notre coeur en Dieu et
nous unir à lui: car enfin il ne faut rien désirer ni rien
refuser, mais se laisser entre les bras de la
7. preuve — 8. pendant ce temps
Providence divine, sans s’amuser à aucun désir, sinon
en ce que Dieu veut faire de nous. Saint Paul pratiqua excellemment cet
abandonnement 9 au même instant de sa conversion; quand Notre-Seigneur
l’eut aveuglé, il dit tout promptement: Seigneur, que vous plaît-il
que je fasse a ? et demeura indifférent à tout ce que Dieu
ordonnerait de lui. Toute notre perfection dépend de ce point.
« Il ne faut donc pas désirer les charges honorables,
cela empêche grandement l’union de notre âme avec Dieu qui
se plaît en la bassesse et humilité. » — « Monseigneur,
ce n’est pas seulement des charges honorables, mais de toutes autres. »
— « Saint Paul nous défend de désirer des charges relevées
et des prééminences. De désirer les basses, cela est
encore passable ; néanmoins ce désir est suspect, car saint
Paul écrivant à un sien disciple lui défend entre
autres choses de ne point occuper son coeur à aucun vain désir
b, tant il avait de connaissance de ce défaut, et que cela retarde
notre avancement. »
« Vous demandez si on ne peut pas désirer des charges
basses, parce qu’elles sont pénibles, et semble qu’il y ait plus
à faire pour Dieu et plus de mérite que de demeurer en sa
cellule. » — « Oui, ma fille, car David disait c qu’il aimait
mieux être abject en la maison du Seigneur que d’être grand
parmi les pécheurs, et disait : Il est bon, Seigneur, que vous m’ayez
humilié, afin d’apprendre vos justifications d . Or néanmoins,
ce désir
a. Act., IX, 6.— b. II Tim., n, 22.— e. Ps. LXXXIII, 11. — d. Ps. CXVIII,
71.
9. abandon
est fort suspect, comme pouvant être une cogitation 10 humaine.
Que savez-vous si après avoir désiré ces charges basses
et humbles vous aurez la force d’agréer les abjections et humiliations
qui s’y rencontreront ? il vous pourrait venir beaucoup de dégoût
et d’amertume de l’humiliation. Que si peut-être vous vous sentez
la force de souffrir la mortification et humiliation, vous ne savez si
vous l’aurez toujours. Il faut tenir le désir des charges, tant
des unes que des autres, honorables et abjectes, pour tentation ; car il
est toujours mieux de ne rien désirer, mais de se tenir prête
pour faire l’obéissance. Il vaut mieux être en sa cellule
par obéissance, faisant un petit ouvrage, ou lisant, ou faisant
que sais-je moi quoi ; et si on le fait avec plus d’amour que celle qui
est à la cuisine, qui a beaucoup de peine et se brûle les
yeux, si elle le fait avec moins d’amour, l’autre a plus de mérite
: car ce n’est pas par la multiplicité de nos oeuvres que nous plaisons
à Dieu, mais par l’amour avec lequel nous les faisons.
« Et ne faut point faire ces jugements, où il y a plus
de mérite; pour nous autres il n’y faut point regarder, et je n’aime
point cela de vouloir toujours regarder au mérite, car les Filles
de Sainte-Marie ne doivent faire leurs actions que pour la plus grande
gloire de Dieu. Si nous pouvions servir Dieu sans mériter, ce qui
ne se peut, nous devrions désirer de le faire. Il est à craindre
qu’en voulant choisir où il y a plus de mérite, nous ne donnions
le change à notre esprit. C’est
10. pensée
une façon de parler des chasseurs, que quand les chiens ont
le sentiment diverti 11 et rempli de divers goûts, ils perdent facilement
la mutte 12 »
« Ce n’est pas cela que je veux dire, Monseigneur, de regarder
où il y a plus de mérite, mais seulement parce qu’aux charges
pénibles il semble qu’il y ait plus à faire pour Dieu que
d’être en sa cellule. » — « Ce n’est pas par la grandeur
de nos actions que nous plaisons à Dieu, comme j’ai déjà
dit, mais par l’amour avec lequel nous les faisons ; car une Soeur qui
sera en sa cellule, ne faisant qu’un petit ouvrage, méritera plus
qu?une autre qui aura bien de la peine, si elle le fait avec moins d’amour.
C’est l’amour qui donne la perfection et le prix à nos oeuvres.
Je vous dis bien plus : voilà une personne qui souffre le martyre
pour Dieu avec une once d’amour, elle mérite beaucoup, car on ne
saurait donner davantage que sa vie ; mais une autre personne qui ne souffrira
qu’une chiquenaude avec deux onces d’amour aura beaucoup plus de mérite,
parce que c’est la charité et l’amour qui donne le prix à
tout. Vous savez que la contemplation est meilleure que l’action et vie
active ; mais si en la vie active il s’y trouve plus d’union, elle est
meilleure. Que si une Soeur étant en la cuisine, tenant la poêle
sur le feu, a plus d’amour et de charité que l’autre, le feu matériel
ne le lui ôtera point, au contraire, il lui aidera à être
plus agréable à Dieu. Il arrive assez souvent qu’on est aussi
uni à Dieu par l’action que dans la solitude; mais enfin je reviens
toujours:
où il y a plus d’amour, il y a plus de perfection.
11. détourné — 12. meule
« C’est le meilleur de ne rien désirer et ne rien refuser.
Tous ces désirs mie proviennent que de la nature et ne servent que
d’inquiétude aux esprits et à contenter notre amour-propre,
sous le prétexte de faire beaucoup pour Dieu. Que si vous êtes
bien aise, par lâcheté de courage, de coudre en votre cellule
afin de n’avoir pas tant de peine, ce désir n’a pas une bonne fin.
Il ne faut pas désirer sa cellule quand on n’y peut pas être,
mais faire ce que l’on fait pour Dieu, et retrancher de son esprit tous
ces désirs. O mon Dieu, quand sera-ce que nos Soeurs n’auront plus
tant de désirs, et qu’elles -s’amuseront à faire et à
ne rien vouloir que ce que Dieu veut, la volonté duquel nous est
signifiée par nos Règles et Supérieurs!
« Vous demandez si quand on ne se sent pas la force de faire
une charge avec douceur d’esprit, parce que l’on y a beaucoup de répugnance,
s’il faudrait le dire à la Supérieure, ou l’accepter tout
simplement ? — Oh ! non, ma chère fille, il ne le faut pas dire,
car cela serait contraire à la simplicité. Je ne dis pas
qu’absolument l’on n’en parle point, mais qu’il est plus parfait de n’en
rien dire et se mettre en l’exercice. Il est dangereux que l’amour-propre
nous le fasse dire, de crainte que nous avons de ne la pas bien faire,
pour nous excuser quand nous viendrons à y manquer, afin que l’on
en soit averti; cela est bien dangereux et suspect. Bien que nous le fassions
sous prétexte d’humilité, il ne l’est nullement ; au contraire,
cela est contre l’humilité. Si l’on me donnait des charges honorables
ou abjectes, je les prendrais et les recevrais avec humilité sans
en dire un seul mot, ni n’en parlerais en façon quelconque, sinon
que l’on m’en interrogeât ; car alors je dirais simplement la vérité,
comme je me sentirais, sans autre chose.
« Mais vous demandez s’il ne faut pas dire les mouvements de
son coeur en rendant compte à la Supérieure. — Or, la reddition
de compte c’est autre chose. Oui, il les faut dire tout simplement; mais
pour toutes ces petites choses qui passent par l’esprit sans s’y arrêter,
je trouverais meilleur que l’on passât tout cela entre Dieu et soi,
parce qu’il n’est pas digne d’attention. Mais si cela s’arrête en
l’esprit et qu’il nous fasse faire quelque faute, c’est cela qu’il faut
dire. Si chacun voulait choisir en Religion les charges à sa fantaisie,
que serait-ce sinon faire chacun sa volonté? Que nous doit-il importer
d’avoir de la peine aux charges, puisqu’elles nous sont imposées
par nos Supérieures qui nous représentent Dieu ? David disait
e : J’ai été fait comme une bête de charge pour porter
les commandements du Seigneur; en quoi il nous fait bien voir la soumission
que nous devons toujours avoir en tout ce qui nous est ordonné de
Dieu et de nos Supérieurs.
« Vous demandez si les désirs, quoique involontaires,
ne nous retardent pas beaucoup en la perfection ? — Oh ! non, ma chère
fille, notre nature nous les produira toujours; les désirs, pensées
et mouvements involontaires ne nous peuvent point nuire en la perfection.
Nous le voyons bien en saint Paul, lequel étant tenté de
e. Ps. LXXII, 23.
l’aiguillon de la chair, ce mouvement le pressant fort, il demanda
par trois fois à Dieu d’en être délivré; et
lors il ouït Notre-Seigneur qui lui dit : « Paul, ma grâce
le suffit, la vertu se perfectionne en l’infirmité f ; et lors il
demeura tranquille et paisible en sa peine et tentation. Que nous doit-il
soucier 13 si nous sentons de la peine, pourvu que nous fassions notre
devoir? Laissons aboyer ce mâtin contre la lune, il ne nous peut
rien faire si nous ne voulons. Notre-Seigneur nous en a voulu donner l’exemple
au jardin des Olives, voulant sentir des mouvements contraires à
sa partie supérieure; bien que sa volonté fût conforme
à celle de son Père éternel, il ne laissait pas de
ressentir 14 Mais il y a cette différence entre Notre-Seigneur et
nous, que volontairement il voulait ressentir pour l’amour de nous, s’en
pouvant exempter en tant que Dieu; mais nous ne le pouvons, encore qu’il
soit contraire à notre volonté.
« Vois demandez s’il ne serait pas mieux de se divertir simplement,
que de contester avec son esprit et s’opiniâtrer à vouloir
rejeter la tentation. — Qui en doute, ma chère fille, qu’il ne vaille
mieux parler à Notre-Seigneur en se divertissant simplement, que
de disputer et s’opiniâtrer avec le diable ? La simplicité
est toujours préférable en tout. Par exemple : si le désir
me venait d’être Pape et que la papauté m’occupât l’esprit,
je ne ferais que m’en rire et me divertirais en pensant qu’il fait bon
en la vie éternelle, que Dieu est
f. II Cor., XII, 7-9.
13. importer — 14. sentir
aimable, que ceux qui sont au Ciel sont heureux de jouir de lui ; et
ainsi faisant, je me divertirais généreusement et noblement,
car lorsque le diable me mettrait dans l’esprit le désir de la papauté,
je parlerais à Dieu de sa Bonté, et choses semblables.
« Vous demandez s’il ne faudrait point recevoir de scrupule quand
on n’aurait point fait attention un jour ou deux à la rejeter, étant
ainsi occupée en Dieu, sans faire attention à s’en divertir
? — Qui en doute, ma chère fille, qu’il ne soit mieux de se tenir
ainsi en la présence de Dieu, plutôt que de tant fléchir
et réfléchir sur ce qui se passe dedans nous et autour de
nous ? — Vous demandez si on se sentait un grand scrupule, ne pouvant accoiser
15 son esprit, à cause que ces désirs et -tentations ont
tant duré, si on s’en pourrait confesser? — Vous le pouvez si vous
voulez, et dire : Je m’accuse d’avoir eu deux ou trois jours une tentation
de vanité que je suis en doute de n’avoir pas rejetée. »
« Vous dites, Monseigneur, qu’il ne faut rien désirer;
mais ne faut-il pas désirer l’amour de Dieu et l’humilité
? car Notre-Seigneur a dit : « Demandez et il vous sera donné,
heurtez et il vous sera ouvert g .» — « O ma fille, quand je
dis qu’il ne faut rien désirer ni demander, j’entends pour les choses
de la terre, car pour ce qui est des vertus nous les pouvons demander.
Quand nous demandons l’amour de Dieu et la charité nous y comprenons
l’humilité et toutes les vertus,
g. Matt., VII, 7 ; Luc., XI, 9.
15. tranquilliser
car elles ne sont point séparées les unes des autres.
»
L’on demande si une Novice, d’abord qu’elle entre dans la Maison se
jetait dans cette indifférence de ne rien désirer ni refuser,
s’il n’y aurait point à craindre que ce fût plutôt par
lâcheté et négligence d’esprit qu’autrement, et si
elle ne ferait pas mieux de s’adonner à l’humilité et autres
vertus qui lui sont nécessaires ? — « Oh ! non, ma chère
fille, si elle était conduite par ce chemin il n’y aurait rien à
craindre, car ne désirant que l’amour de Dieu elle pratiquerait
toutes les vertus et tout ce qui est nécessaire pour plaire à
Dieu car l’amour de Dieu surpasse toutes les vertus. Plût à
Dieu qu’il y en eût plusieurs qui fussent conduites par cette voie,
car n’ayant rien dans l’esprit que ce seul désir de plaire à
Dieu, elles feraient toutes choses avec perfection, sans se mettre -en
peine dé ce qu’on penserait d’elles. »
L’on demande si ce n’est pas une marque que nous suivons notre sentiment
16 de laisser de se mettre proche d’une Soeur à la récréation,
quand elle nous a avertie.— « Ce serait apertement 17 nourrir son
sentiment que de le faire. Pour les larmes, il y a des naturels qui ne
s’en peuvent pas empêcher, et nous sommes quelquefois si aises de
pleurer, surtout quand on nous change de Supérieure, pour montrer
que ma Soeur une telle n’est pas dénaturée 18 et qu’elle
le ressent bien. Cela fait si grand bien à l’amour-propre, afin
que l’on connaisse que nous leur sommes bien obligées. Enfin ce
ne sont que faiblesses de filles. »
16. ressentiment — 17. ouvertement — 18. insensible
« Vous demandez comme il faut faire pour se bien confesser. —
Que voulez-vous que je vous die ? Vous le savez déjà tant;
mais j’aime bien pourtant que l’on me fasse ces demandes ici, La Confession
est une chose grandement importante; trois choses y sont nécessaires.
La première, d’y aller purement pour s’unir à Dieu par le
moyen de la grâce que l’on reçoit en ce Sacrement. Les Religieux
ont en cela un grand avantage par dessus les mondains, étant hors
des occasions de ces grandes désunions, parce qu’il n’y a que le
péché mortel qui nous désunisse de Dieu. Les péchés
véniels ne nous en désunissent pas, ains ils font une petite
ouverture entre Dieu et l’âme ; et par la vertu de ce Sacrement,
nous réunissons notre âme à Dieu et la remettons en
son premier état.
« La seconde et troisième condition, c’est d’y aller purement
et charitablement; au lieu de faire cela, l’on y porte bien souvent des
âmes toutes embrouillées et embarrassées, qui fait
qu’elles ne savent pas bonnement ce qu’elles veulent dire : ce qui est
de grande importance, car elles mettent en peine les confesseurs parce
qu’ils ne les peuvent pas entendre, ni comprendre ce qu’elles veulent dire,
et au lieu de se confesser de leurs péchés, elles pèchent
pour l’ordinaire en se confessant. Il se commet en confession quatre grands
manquements : le premier, c’est d’y aller pour se décharger et soulager,
plutôt que pour plaire à Dieu et s’unir à lui. Il nous
semble que nous avons l’esprit si content quand nous nous sommes bien déchargés,
et pensons que cela suffit, comme si notre paix et repos dépendait
de cela. En ces décharges 19 qui tirent à la longue devant
le confesseur, il est dangereux que nous ne mêlions les défauts
des autres avec les nôtres, ce qu’il ne faut point faire. C’est ici
où il est dangereux de faillir et où les péchés
se commettent pour l’ordinaire en confession.
« Le deuxième manquement, c’est qu’ils vont dire de beaux
discours et agencements de belles paroles, racontent de grandes histoires
pour se faire estimer, faisant semblant d’exagérer leurs fautes
par leurs beaux discours, et d’une grosse faute ou d’un gros péché,
ils le diront en telle sorte qu’il semblera bien petit ; et faisant ainsi,
ils ne donnent pas connaissance au confesseur de l’état de leur
âme.
« Le troisième manquement, c’est qu’ils y vont avec tant
de finesse et de couverture 20», qu’au lieu de s’accuser ils s’excusent
par une grande recherche d’eux-mêmes, craignant qu’on ne voie leurs
fautes: cela est très pernicieux 21, qui le voudrait faire volontairement.
« Le quatrième manquement, c’est qu’il y en a qui se satisfont
à exagérer leurs fautes, et d’une petite faute ils en font
une très grande. L’un et l’autre de ces manquements est très
grand. Je voudrais que l’on die simplement et franchement les choses comme
elles sont. Il faut aller à la Confession purement pour nous unir
à Dieu, avec une vraie détestation de ses péchés
et une volonté ferme et entière de s’amender, moyennant sa
grâce. »
19. action de se décharger — 20. mots couverts — 21. pour celui
L’on demande si les Soeurs doivent discerner les petites obéissances
d’avec les grandes et si on doit s’accuser en ces termes : Mon Père,
je m’accuse de quoi j’ai fait une désobéissance en chose
d’importance, ou en chose légère, ou s’il faut dire la chose
tout simplement comme elle est ; et si l’on doit discerner les obéissances
de la Règle et des Constitutions, parce qu’il y en a qui nous sont
conseillées seulement, et d’autres qui nous sont commandées
absolument. — « Ma fille, votre demande est de très grande
importance ; les confessions doivent être tellement nettes et entières
que rien plus 22, je n’ai jamais approuvé qu’on y fût avec
un esprit embrouillé ; il faut dire les choses comme elles sont.
Vous mettez les confesseurs en peine, ils ne vous entendent pas, et pensent
que les petites fautes soient quelques grandes choses. Si votre désobéissance
est grande en elle-même, dites-la comme elle est, tout simplement.
Pour ce qui regarde les petits manquements, c’est autre chose, car disant
au confesseur : Je m’accuse de quoi j’ai manqué à deux obéissances
légères et de peu d’importance, cela le tient en repos, sachant
que ce n’est pas grande chose.
« Il faut bien considérer les circonstances de tant de
petits manquements, car la Règle et les Constitutions n’obligent
nullement à péché d’elles-mêmes : ce n’est donc
pas la Règle ni les Constitutions qui font le péché,
mais les circonstances et les mouvements qui, en toute autre occurrence,
le causeraient. Comme par exemple : la cloche nous appelle le matin, qui
est la voix de Dieu,
22. qu’on ne puisse exiger rien de plus
et je demeure un quart d’heure après qu’elle aura sonné
; qui ne voit qu’en cela ce n’est pas la Règle ni les Constitutions
qui nous font faire le péché (car c’est un péché
véniel, cela), mais le mouvement de paresse par lequel nous désobéissons
? Et pour la Règle, ma fille, il n’y a nul doute que les fautes
que l’on fait contre ne soient plus grandes que celles que l’on fait contre
les Constitutions; car les Règles sont les fondements de la Religion,
et les Constitutions ne sont que des marques et des traces pour nous faire
mieux observer la Règle. Et pour les choses qui nous sont conseillées
ès Règles et Constitutions il n’est point besoin de s’en
confesser, car il n’y a point de péché ; mais pourtant, la
circonstance pourrait être telle en chose de conseil qu’elle serait
péché, comme le mépris et autre chose. Le mépris
nous fait faire beaucoup de mal.
« Dites-vous, ma fille, si à la récréation
on a suivi quelque passion et fait quelque chose en suite d’icelle, comme
de contester en quelque chose légère et de récréation,
sans s’en apercevoir qu’après que cela est fait, s’il y a matière
de confession ? — Oh! non, ma fille, il n’y en a point en ce qui se fait
par surprise et simple récréation mais si vous ne vous soumettez
pas intérieurement, il s’en faut confesser. Aux manquements qui
se font contre la Règle par surprise, il n’y a point de péché,
non plus qu’en ceux qui se font par surprise de nos passions. Il n’y a
que la volonté déterminée qui fasse le péché.
»
L’on demande si, en l’examen, il ne faut pas distinguer les péchés
véniels d’avec les imperfections. « Il n’y a point de doute,
ma chère fille, qu’il ne soit très bon de le faire pour ceux
qui le savent. Mais de deux cents il n’y en a pas deux qui le sachent faire,
les plus saints mêmes y sont bien empêchés 23 ce qui
est cause qu’on apporte de grands embarras et un amas d’imperfections en
la confession, sans distinguer nullement le péché d’avec
l’imperfection ; cela met bien souvent les confesseurs en peine, car il
faut qu’ils distinguent pour voir s’il y a péché, et par
conséquent matière d’absolution. Je vous dirai sur ce sujet
ce qui m’arriva un jour en confessant la bienheureuse Soeur Marie de l’Incarnation
étant dans le monde. Après l’avoir confessée deux
ou trois fois, elle s’accusa à moi de plusieurs imperfections ;
et ayant tout dit, je lui dis que je ne lui pouvais pas donner l’absolution
parce qu’en ce dont elle s’accusait il n’y avait pas matière d’absolution
: ce qui l’étonna grandement, parce qu’elle n’avait jamais fait
cette distinction du péché d’avec l’imperfection. Voyant
cela, je lui fis ajouter un péché qu’elle avait fait autrefois,
ce que vous faites vous autres. Elle me remercia de la connaissance que
je lui avais donnée de ce que jusques alors elle avait ignoré.
Vous voyez donc combien cela est difficile, car bien que cette âme
fût fort éclairée, elle était néanmoins
demeurée si longtemps en cette ignorance. Il n’est pas néanmoins
nécessaire de faire ce discernement quand on ne le sait pas faire,
puisque cette grande servante de Dieu ne laissait pas d’être sainte.
Il est toutefois bon de le faire quand on le peut.
23. embarrassés
« Vous demandez que c’est que péché véniel
et imperfection. Le péché véniel dépend de
notre volonté, et où il n’y a point de volonté il
n’y a point de péché. Par exemple : si je venais céans
demander la Supérieure, et que je lui dise que je la viens voir
de la part de la Princesse qui la salue, et chose semblable, et que de
tout cela il n’en fût rien, et que seulement j’eusse fait cet agencement
en mon esprit, cela n’est pas de grande importance; mais je l’aurais fait
volontairement, c’est cela qui fait le péché véniel.
Et l’imperfection est quand nous faisons quelque faute par surprise, sans
volonté délibérée ; comme par exemple, si je
fais un conte à la récréation, et que dans mon discours
24 il s’y glisse quelques paroles qui ne soient pas du tout 25 véritables,
ne m’en apercevant point qu’après qu’il serait fait, cela n’est
point péché, mais imperfection, et n’ai nullement besoin
de m’en confesser. Toutefois, n’ayant rien autre on le pourrait faire ;
mais il faut toujours dire un péché que l’on a fait au monde,
parce que vous n’auriez pas matière d’absolution. »
L’on demande « si, sachant véritablement que l’on a des
péchés véniels, l’on peut s’approcher de la sainte
Communion sans se confesser; parce que, Monseigneur, vous avez dit qu’ils
font une petite séparation entre Dieu et l’âme. » Il
répond « O Jésus, oui, ma fille, sinon que par humilité
vous vous en voulussiez priver. » — « Ne pourrait-on pas demander
de se confesser hors de la Communauté ? » — « Si c’est
un jour que la Communauté se doive confesser, vous le pouvez
24. récit — 25. tout à fait
demander; si on ne vous le permet pas, demeurez en paix, sinon que
votre conscience vous remorde trop 26: alors vous vous en pouvez priver
avec congé. Mais je n’approuve point que l’on se confesse outre
les jours que 27 la Communauté le fait, parce que cela ne peut donner
que des soupçons aux autres que l’on n fait quelque grande chose.
»
Une Soeur réplique s si ayant lu quelque chose d’utile pour
une Soeur qui aurait fait quelque manquement de quoi notre lecture traiterait,
et que l’on dît sa lecture pour l’amour d’elle, s’il y aurait du
mal à le faire ? » — « Si vous le faisiez par un grand
zèle de profiter à cette Soeur-là, il n’y aurait point
de mal. Nous devons aider notre prochain en tout ce qui nous est possible,
et même les avertissements sont ordonnés pour cela céans.
Il me souvient à ce propos d’Arsénius, lequel commettait
cette petite immodestie que vous savez ; et de vrai 28, la douceur avec
laquelle ces saints Pères le reprirent est admirable, et fait bien
voir comme l’on doit faire la correction doucement, particulièrement
aux vieilles personnes.
« Si une Soeur ne s’amende point de témoigner son aversion,
elle perd le mérite et la suavité de la bonne conversation,
et elle ne rend pas son devoir à la Communauté.
« Vous demandez ce qu’il faut faire quand la Supérieure
dit quelque chose que l’on n’a pas fait. » — « A cela je vous
réponds, ma chère fille, qu’il faut faire deux pratiques
de vertu. Quand
26. cause trop de remords — 27. en dehors des fours où — 28.
à la vérité
la Supérieure dit: Dites-moi, ma Soeur, vous avez fait une telle
chose ? Si vous ne l’avez pas fait, il faut répondre simplement
et humblement la vérité ; si elle vous réitère
que vous l’avez fait, faites deux actes, l’un de soumission et l’autre
d’abjection, parce que l’on croit que vous avez manqué. »
L’on demande « si l’on doit s’empresser de faire prendre quelque
chose à la Supérieure quand on pense qu’elle en a besoin,
ou bien si on doit se tenir en repos, pensant qu’elle a assez l’esprit
de la Règle pour demander ce qu’elle 29 aura besoin et nécessité.
» — « A cela je réponds, ma chère fille, qu’il
y a deux sortes de Supérieures : les unes qui sont grandement rigides
et austères pour elles-mêmes, et pour celles-ci il ne faut
pas attendre qu’elles le demandent, mais les prévenir quelquefois
avec discrétion. Mais je vous dirai bien que les Supérieures
se sentent obligées à une sainte austérité
en l’observance de la Règle ; cela les rend plus retenues. Les autres
sont trop tendres et trop libres 30, et prennent fort volontiers leurs
soulagements ; pour celles-ci il ne les faut point presser, il suffit bien
qu’on leur donne ce qu’elles demandent. Je vous dirai qu’entre tous les
Saints qui sont au Ciel il y en a bien peu qui aient toujours donné
droit au blanc des vertus; les uns ont excédé du côté
de l’austérité, il y en a bien peu qui se soient tenus invariablement
dans les bornes de la sainte médiocrité. Ainsi il y a bien
peu de Supérieures qui se tiennent si justes dans ce milieu; les
unes sont trop rigides et les autres trop flexibles.
29. ce dont elle — 30. prennent trop de liberté
« J’ai remarqué en toutes nos Maisons, que nos Filles
ne font point de différence entre Dieu et le sentiment de Dieu,
entre la foi et le sentiment de la foi; ce qui est un très grand
défaut et une. ignorance. Il leur semble que quand elles ne sentent
pas Dieu, elles ne sont pas en sa présence. Comme par exemple, une
personne ira souffrir le martyre pour Dieu, et néanmoins elle ne
pensera pas en lui pendant ce temps-là, sinon en sa peine; et quoiqu’elle
n’ait point le sentiment de la foi, elle ne laisse pas de mériter
en faveur de sa première résolution et fait un acte de grand
amour.
« Nous n’avons rien à désirer que l’union de notre
âme avec Dieu. Vous êtes bien heureuses vous autres d’être
en Religion; vos Règles et tous vos exercices vous portent continuellement
à cela, vous n’avez qu’à faire, sans vous amuser aux désirs.
»
Comme il vit les flambeaux allumés pour le reconduire, il dit
avec étonnement à ses gens « Hé! que voulez-vous
faire, vous autres? je passerais bien ici toute la nuit sans y penser.
Il s’en faut donc aller; voici l’obéissance qui m’appelle. A Dieu,
mes chères Filles; je vous emporte toutes dans mon coeur, et je
vous le laisse pour gage de mon amitié. »
Lors notre Mère le supplia très humblement de nous dire
ce qu’il désirait qui nous demeurât plus avant gravé
en l’esprit. Il répondit: « Que voulez-vous que je vous die,
ma chère fille? je vous ai tout dit en ces deux paroles : Ne désirez
rien et ne refusez rien ; je ne sais que vous dire autre 31. Voyez-vous
le petit Jésus dans la crèche ? il reçoit toutes les
injures du temps, le froid et tout ce que son Père éternel
permet lui arriver 32. Il ne refuse point les petits soulagements que sa
Mère lui donne, il n'est pas écrit qu'il étendit jamais
ses mains pour avoir les mamelles de sa Mère, mais laissait tout
cela à son soin et pré- voyance. Ainsi, nous ne devons rien
désirer ni rien refuser, souffrant tout ce que Dieu nous envoiera
33, le froid et les injures du temps. »
On lui demanda s'il ne se fallait point chauffer ; il répondit:
« Quand le feu est fait, l'on voit bien que c'est l'intention de
l'obéissance que l'on se chauffe, pourvu que ce ne soit pas avec
tant et de si grands empressements. »
31. d'autre — 32 qu'il lui arrive . — 33. enverra
RECUEIL DES QUESTIONS
QUI ONT ÉTÉ FAITES A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE EN
NOTRE MONASTÈRE DE LYON 1
La première fois qu'il arriva, il nous entretint environ une
heure et demie de la tranquillité d'esprit, avec ressentiment 2
de dévotion, et nous dit plusieurs fois qu'il ne fallait jamais
se mettre en peine de rien, ni perdre la paix du coeur pour chose qui nous
pût arriver; que pour lui, il choisirait plutôt d'être
logé au coin d'une chambre, avec repos, que d'être dans 3
la Cour parmi le tracas des honneurs et richesses; et pour cela il témoigna
de désirer d'être logé dans la chambre de monsieur
Brun, notre confesseur. Nous lui dîmes plusieurs fois qu'il en recevrait
beaucoup d'incommodités; il dit toujours que non, et qu'il serait
mieux qu'il ne méritait, et de plus, qu'il serait proche de ses
chères Filles. Et comme nous persistions à lui dire qu'il
en serait incommodé, il nous dit: « Je suis trop bien, ne
vous mettez pas en peine, conservez la paix du coeur. » Et nous dit
avec une façon si pleine d'humilité et
1. Ce Recueil est composé de divers entretiens, faits, soit
à la Communauté en général, soit en particulier
à la Supérieure ou à quelque autre Religieuse. C'est
ce qui explique que les questions soient formulées tantôt
au singulier, tantôt au pluriel, et que les réponses du Saint
s'adressent tour à tour ou à une seule personne ou à
plu- sieurs.
2. sentiment - 3. à
de douceur: « Je vois bien que vous avez envie de vous défaire
de moi ; mais, je vous prie, permettez que je loge là, et ne vous
mettez nullement en peine que je ne sois pas bien; car en vérité,
je couche à Nessy dans une chambre qui est dix fois plus froide
que celle-là. »
Et comme il continuait toujours à nous parler de la tranquillité
d’esprit, nous lui dîmes : « Monseigneur, nous vous supplions
très humblement de nous en faire un Entretien, et comme il se faut
comporter en la déposition des Supérieures. » — «
Je le veux bien, » dit-il, « mais il faut attendre que notre
Mère y soit. » Il s’étendit fort à parler du
dénûment qu’il faut avoir en ces changements-là : «
Bien des larmes, » dit-il, « qui se jettent en ce temps-là,
ne proviennent que d’amour-propre, de flatterie et de la crainte que l’on
a qu’on ne pense que l’on n’est pas de bon naturel et que l’on n’aime pas
assez; et tout cela ne sont que des petites dissimulations, où il
y peut avoir du mensonge aussi bien qu’en nos paroles. Les filles sont
grandement sujettes à telles imperfections, surtout quand elles
reconnaissent que les Supérieures sont tendres et qu’elles prennent
plaisir qu’on leur témoigne ces petites affections. De mille larmes
que l’on jette en ces occasions-là, il y en a bien peu de véritables,
et cela se fait fort souvent par imitation ; enfin cela sent la fille.
Il est très vrai que ces pleurs et larmes sont fort suspectes. Il
faut avoir un amour solide qui ne dépende point de ces tendretés
; le vrai amour aime autant loin que 4 près et ne
4. de loin que de
s’attache pas à ce qui est d’humain; enfin la grâce ne
produit point tout cela. Que les filles regardent leurs Supérieures,
tandis qu’elles les ont, comme tenant la place de Dieu, sans s’amuser à
tant d’inclinations humaines qui ne sont rien moins que la vraie vertu.
Si bien il est dit que sainte Thérèse pleurait beaucoup à
la mort de quelque serviteur de Dieu, elle ne doit pas être imitée
en cela, car il faut seulement imiter les vertus des Saints. »
Nous lui demandâmes s’il n’avait point quelque prétention
5 afin que l’esprit de douceur et de simplicité qui se pratique
parmi nous y fût conservé et qu’il y eût quelque liaison
entre nos Maisons; que plusieurs personnes avaient pensé qu’une
Générale servirait grandement à cela. Il répondit
avec une fermeté d’esprit extraordinaire: « Ma fille, cette
pensée ne fut jamais qu’humaine; j’ai passé deux jours et
deux nuits à y penser, parce que notre Mère m’avait écrit
qu’on lui en avait parlé, mais je ne vois aucune apparence à
cela. » Et nous lui dîmes : « Quelle est donc votre intention,
Monseigneur? » — « C’est qu’on laisse tout à la Providence
divine. » Il nous a dit cette parole plusieurs fois, et nous a fait
connaître apertement 6 qu’il n’avait autre dessein. Nous savons qu’il
a traité de cette affaire avec les Révérends Pères
Jésuites, qui ont été de même sentiment; de
quoi il témoigna d’être fort aise, disant que les affaires
de Dieu se font toujours avec difficulté. Il nous dit encore ensuite
: s Le
5. but où tendent les désirs de quelqu’un — 6. ouvertement
bonheur d’un Ordre ne dépend nullement d’un chef, cela se voit
tous les jours par expérience; et ceux qui en ont eu, et de si excellents,
n’ont pas délaissé 7 de se relâcher. Tout dépend
de la fidélité que l’on a de s’unir à Dieu par la
fidélité à l’observance des Règles et Constitutions
; et on a beau rechercher 8 des moyens, rien ne maintiendra la compagnie
que la fidélité d’une chacune 9 à garder ses Règles.
» Et il dit encore qu’il n’avait rien à désirer, sinon
que Dieu donnât à nos Monastères l’esprit d’union et
d’humilité. Celui d’union se doit conserver par la parfaite observance,
afin qu’elle persévère selon le bon plaisir de Dieu.
Nous lui demandâmes comme il se fallait comporter pour les affaires
temporelles, vu que tout le monde nous portait à nous y affectionner
et attacher; et que si nous voulions nous en déprendre, tous nous
contrariaient en cela, et que l’on me mettait au-devant 10 les monastères
bien bâtis et rentés, que le nôtre ne l’était
pas : « Il est vrai, ma fille, que le monde craint la pauvreté,
mais que faire à cela ? Il faut témoigner simplement que
nous ne voulons point nous y attacher, ni perdre la tranquillité
de l’esprit pour les biens de ce monde. » A ce propos on lui dit
que le logis de notre Prince Cardinal avait été brûlé
et qu’il avait perdu six mille écus de vaisselle d’argent; et je
lui dis que c’était grand dommage, que cela nous ferait grand bien
11 pour bâtir notre église. Il me témoigna d’en être
fâché, et me dit : « Mon Dieu, ma fille, n’ayez point
ces désirs
7. laissé — 8. chercher — 9. chacune — 10. devant moi — 11.
nous rendrait bien service
il y a peu de personnes qui sachent trouver la veine de la vraie pauvreté,
laquelle consiste à ne
rien désirer, mais se contenter de ce peu que Dieu veut que
nous ayons. Que nos Soeurs seraient bien heureuses si elles étaient
pauvres et avaient besoin de quelque chose ! »
« Le soin des Supérieures, leur dévotion et leur
esprit doit suppléer à tout ce qui n’est pas écrit.
L’exclusion des malades est tout à fait contre mon esprit et sentiment:
qui laissera gouverner la prudence humaine et naturelle gâtera la
charité. » Il dit encore : « Si l’on venait un jour
à faire difficulté de recevoir les infirmes en nos Maisons,
je 12 retournerais et ferais tant de bruit par vos dortoirs, que je ferais
savoir que l’on fait 13 contre mon intention. »
Nous lui dîmes si c’était son intention que les filles
demandassent à leurs parents, quand ils sont riches et que les Maisons
étaient incommodées 14 . Il nous dit que non, et qu’il aimait
mieux que la Maison fût incommodée et eût besoin de
quelque chose, que de permettre aux filles ces affections qui ne nourrissent
que trop leur amour-propre; non pas même pour la sacristie, quoiqu’elle
fût pauvre. Que s’ils donnaient, il fallait recevoir humblement,
et ne rien demander, non pas même désirer, si ce n’est en
quelque occasion rare et particulière; il est toujours mieux de
se tenir en la pauvreté.
Nous lui dîmes si une Supérieure pourrait donner à
une sienne parente qui serait à Sainte Claire, qui lui demanderait
l’aumône. Il dit que oui,
12. j’y — 13. agit — 14. dans la gêne
tout de même qu’elle le permettrait à une Soeur. Et je
lui dis que j’avais souvent du scrupule et remords de conscience de ce
que je n’étais pas assez ferme pour les choses temporelles, craignant
que les parents ne donnassent pas assez à leurs filles par ma faute
et que la Maison ne fût pauvre. Il me dit: « Ne vous mettez
pas en peine pour cela. Il se faut priver des biens, non pas par dédain
ni mépris, mais par abnégation. »
Il me dit après : « Notre Mère désire que
j’écrive sur les maximes du Fils de Dieu ; je les honore, je les
révère et les respecte de tout mon coeur, mais je ne les
pratique pas. Le Fils de Dieu a dit : Ne plaidez point; si je ne le fais,
tout le monde est contre moi. Le Fils de Dieu a dit : Si on vous demande
votre manteau, donnez encore votre robe a; si je le veux faire, on me dit
que j’ai grand tort, que je ne me laisserai rien, que je suis déjà
assez pauvre. Le Fils de Dieu n dit: Si on vous donne un soufflet, tendez
l’autre joue b; le monde ne veut point cela, ni ne veut supporter la moindre
injure. Le Fils de Dieu a dit: Soyez débonnaires c; et l’on veut
que je me fâche; si je ne le fais, on l’attribue à bêtise.
»
Nous lui demandâmes si c’était son intention qu’en toutes
nos Maisons on donnât l’aumône. Il dit que oui, « selon
les maximes du Fils de Dieu. » — Mais si l’on n’est pas assuré
si ceux à qui on la fait sont de vrais pauvres ? — Il est toujours
bon toutefois de donner l’aumône.
Lui parlant s’il trouvait bon qu’en nos Maisons
a. Matt., V, 40; Luc., VI, 29. — b. Matt., V, 39; Luc., VI, 29. — c.
Matt., V, 4.
on nourrît les confesseurs, il répondit: « Pour
moi, si j’étais confesseur de Sainte-Marie, ce que je ne mérite
pas (il est vrai que je ne le mérite pas ; ce bien serait le plus
grand bonheur pour moi que je puisse jamais espérer, que de me voir
confesseur de la Visitation et déchargé de toute autre chose),
mais si cela était, j’aimerais mieux me nourrir comme je pourrais,
que de donner l’incommodité aux Religieuses de m’apprêter
mes repas, et leur donner connaissance de mes imperfections quand je serais
ennuyé, dégoûté et un peu difficile aux viandes.
Et qu’ont à faire les servantes de Dieu d’être importunées
de mes infirmités ? N’est-il pas mieux cent fois qu’elles demeurent
en leur quiétude et repos, que d’être employées dans
le tracas ? Voyez-vous, ma fille, il est grandement important de ne point
donner cette ouverture aux confesseurs. Je ne voudrais pas pourtant que
vous commençassiez par celui que vous avez maintenant ; il est si
bon et facile, qu’à mon avis il n’y n point de difficulté
avec lui. Puisque vous avez commencé à le nourrir, continuez,
mais prenez garde pour les autres. J’aimerais mieux qu’on crût 15
leur pension.
« Il est vrai, ma fille, que je ne trouve jamais à redire
aux viandes, tant que je puis, sinon quelquefois qu’elles sont trop bonnes
: ne faut-il pas faire ainsi, ma fille? Vous craignez qu’il ne fasse mal
au coeur de nos Soeurs de manger des entrées de table faites des
restes ; il me fait mal à moi d’en entendre parler, mais d’en manger,
jamais.
15. augmentât
« La pauvreté et la simplicité vous sont grandement
recommandées ; néanmoins, vous dites qu’il y a des Soeurs
qui, sur ce que je dis aux Constitutions, que la Congrégation a
un intérêt nonpareil que la charge de la sacristie soit passionnément
bien exercée, entendent qu’il faille avoir des grandes sollicitudes
afin que rien n’y manque et qu’il y ait quantité de belles besognes.
O Dieu, est-il possible qu’on prenne si mal les choses, et qu’on suive
si fort ses inclinations N’ont-elles point remarqué, en tant d’endroits
des Constitutions, la tranquillité qui leur est tant recommandée,
laquelle ne se doit jamais perdre pour chose que ce soit ? J’ai remarqué
ces affections à nos Soeurs d’Annecy; quand elles ont des charges,
elles ne voudraient pas que rien leur manquât, et quand elles ne
les ont plus, elles ne s’en soucient pas. — Il y a deux choses à
corriger en votre sacristie, car ceci 16 étant la seconde Maison,
je désire que tout y aille bien comme en la nôtre d’Annecy.
La première, c’est que votre cingule est trop beau, il n’est pas
assez simple; il suffit qu’il y ait deux rubans avec le grand cordon, les
autres sont superflus. Votre aube est trop passementée; il ne faut
point de passementerie dessus ni dessous les manches ; suffit que ce soit
aux coutures, et encore, qu’elle soit bien petite. Ce que je dis aux Constitutions
de ne point mettre de poupées sur l’autel, est parce que pour l’ordinaire
elles sont mal faites et c’est une grande perte de temps, et que les filles
naturellement se plaisent à cela ; mais pour des anges et
16. celle-ci
chérubins vous en pouvez mettre sans scrupule. »
Nous lui dîmes un jour que nous craignions qu’il y eût
bien du danger quand des Supérieures n’auraient pas l’esprit de
la Règle. « Que feriez-vous là ? si elles sont fidèles
à les observer, Dieu le leur donnera avec le temps. » Il nous
dit qu’il s serait toujours mieux de faire élection d’une fille
qui serait d’une grande vertu, quoi qu’elle fût jeune. Dieu aide
aux 17 âmes qui vont en simplicité et confiance. s Il dit
encore qu’il lui fâchait grandement quand on faisait élection
d’une Supérieure qui n’avait pas la vertu et capacité requise
pour sa charge. « Il y a peu de Supérieures qui se mêlent
des affaires temporelles. Il n’est nullement nécessaire pour leur
charge ; il leur faut donner une bonne Econome pour les soulager. »
Nous lui dîmes : « Monseigneur, il me semble qu’ayant confiance
en Dieu, il ne manque pas de donner la lumière pour les charges,
et que la charité est toute chose. » Il répondit :
« Il est vrai, vous avez raison; quand les Supérieures se
tiennent bien unies avec Dieu, il ne manque pas de les enseigner. »
Parlant des Supérieures qui demeurent trop longtemps au parloir,
il dit: « Je ne l’approuve nullement; mais que faire à cela
? »
Parlant de la déposition d’une Supérieure de laquelle
les Soeurs avaient été grandement touchées, et ne
pouvaient s’accoutumer de 18 l’appeler ma Soeur, ains toujours Mère,
il répondit d’une face tout à fait aimable: « Qu’elles
l’appellent ma grand’Mère, si elles veulent, je ne saurais
17. les — 18. à
qu’y faire ; mais cependant je vois que ces filles n’honorent ni n’observent
leurs Règles et Constitutions. »
Nous lui dîmes: « Monseigneur, quand vous aurez fait l’Entretien
comme il se faut comporter ès dépositions et élections
des Supérieures, nous ferons des merveilles à le bien pratiquer.
» Il répondit : « Nos paroles ne font pas des miracles
il faut s’adonner à la pratique que les Constitutions nous enseignent
: elles disent prou comme il faut faire, mais les filles ont tant de petites
volontés qu’elles aiment mieux suivre qu’obéir ! Et que faire
là ? Il faut laisser pleurer les filles et témoigner les
affections qu’elles ont, car elles penseraient qu’on croirait qu’elles
n’ont point d’amour si elles ne témoignaient tout cela, qui n’est
que faiblesse de filles.
« Il ne faut rien dire ni faire pour être aimés
ni estimés des créatures, ni pour être méprisés,
et faut croire que si les créatures ne nous aiment pas ici-bas,
elles nous aimeront au Ciel où nous nous verrons tous. Et puis,
de quoi nous mettons-nous tant en peine d’être aimés des créatures,
pourvu que l’on le soit du Créateur? Comme cela nous est très
assuré, cela nous doit suffire.
Quand on vous demande si vous direz toujours le petit Office, dites
que oui, parce que vous espérez d’en obtenir la permission du Pape,
et que vous l’avez déjà pour dix ou douze ans; et c’est mon
intention et mon désir que vous le disiez toujours ; mais si on
me contrariait, je laisserais faire. »
On lui demanda s’il se fallait confesser des imperfections, s’il était
mal de le faire. Il dit qu’il apprenait en la théologie qu’il ne
le fallait pas faire, mais que nous le pouvons sans qu’il y eût de
mal; que la méthode qu’on nous avait donnée nous le permet
parce que nous ne savons pas discerner quand il y n du péché,
c’est pourquoi nous donnons une généralité 19 Mais
que pour les confessions ordinaires il n’en faut pas beaucoup dire; le
plus, deux ou trois. « Cela est bon d’en dire ès confessions
extraordinaires et annuelles; et quand nous n’avons rien à dire
pour nous confesser, il faut dire un péché du monde 20 .»
« Nous pouvons bien nous confesser quand nous avons du sentiment
21 de quelque chose et quand nous avons fait quelque action en suite, quoique
légère, comme de dire quelque parole, car il y peut avoir
du péché. Il ne se faut pas mettre en peine de cela, car
nous n’avons pas une perfection qui soit exempte d’amour-propre qui ne
nous fasse faire au moins quelque faute par ci par là; il ne s’en
faut nullement étonner. L’on s’en peut accuser ainsi : Je m’accuse
d’avoir fait quelque action par le mouvement du sentiment que j’avais à
quelque chose que l’on faisait contre mon inclination, ou par impatience.
Mais quand nous ne faisons rien par ce mouvement, il n’y a point de mal,
mais du mérite.»
Et quant à l’acte de contrition, il dit que pour le bien faire
il faut avoir un regret du mal passé et une résolution de
ne le plus commettre, et le détester de tout son coeur. «
Il ne faut pas avoir
19. nous nous expliquons d’une manière générale
— 20. commis étant dans le monde — 21. mouvement d’impatience ,
humeur
un sentiment qui nous fasse jeter des larmes, mais un déplaisir
d’avoir offensé Dieu. Ce n’est pas chose contraire à la bonne
volonté de retourner toujours aux mêmes fautes, pourvu que
ce ne soit pas volontairement. Le bon acte de contrition consiste à
avoir une ferme résolution de ne vouloir plus offenser Dieu. »
« Pour les paroles inutiles, à la récréation
il ne s’en dit pas; tout ce qui se dit par récréation n’est
pas inutile. Il se faut bien récréer, et ne pas toujours
tenir l’esprit bandé, car il serait dangereux 22 de devenir triste
et mélancolique. Il n’y aurait point de mal quand bien 23 on aurait
passé toute une récréation à parler de choses
indifférentes, les paroles n’en seraient pas inutiles ; il ne faut
pas toujours parler de choses bonnes. Les propos saintement joyeux sont
quand il n’y n point de mal en ce que l’on dit, et qui ne regarde point
l’imperfection d’autrui, car cela il ne le faut pas faire, ni parler du
monde et de choses messéantes. De se rire un peu d’une Soeur, de
dire quelque parole qui la mortifie un peu, il n’y a point de mal, pourvu
que cela ne l’attriste pas, car il ne le faudrait pas faire; mais si cela
arrivait, il ne s’en faut pas confesser, quand on l’aurait fait par simple
récréation. Quand nous tendons à la perfection, il
faut tendre au blanc, et ne se pas mettre en peine quand nous ne rencontrons
pas 24 . Il faut aller fort simplement, à la franche marguerite,
et bien faire la récréation ; que si notre attention était
en quelque chose, il l’en
22. il y aurait du danger, on risquerait — 23. quand même — 24.
nous ne l’atteignons pas
faudrait ôter, si elle nous empêchait de la faire.
«Et quand bien même on n’aurait pas pensé de la
faire pour Dieu, il n’en faudrait point recevoir de scrupule, car l’intention
générale suffit, quoique pourtant au commencement il faut
tâcher de la dresser 25, Il la faut bien. faire faire aux Novices,
et il est de très grande importance que les filles la fassent bien.
« Quand nous avons des pensées de mésestime contre
le prochain, il n’y a point de mal quand nous ne les rejetons pas faute
d’attention; suffit 26 que nous les rejetions quand nous nous en apercevons.
Et quant à ce que vous me demandez, s’il faut laisser de dire ses
peines ou quelque chose qui ferait voir du bien en nous, crainte 27 que
vous avez de ne le pas savoir dire, et que vous donnez plutôt sujet
de vous faire estimer que de vous accuser: ô ma fille, il se faut
toujours découvrir naïvement et simplement, tant du bien que
du mal, pourvu que vous n’ayez pas intention de vous faire estimer. Si
on le fait, ne vous en mettez pas en peine, non plus 28 que si on vous
méprisait, et n’amusez point votre esprit à tout cela.
« Il n’est pas mal de revenir quelquefois sur soi-même,
pourvu que ce soit pour nous humilier, comme de penser en notre ingratitude,
mais il faut toujours se tourner 29 Dieu ; car, comme je dis en quelque
lieu, ce n’est pas proprement faire oraison que de toujours réfléchir
sur soi, puisque l’oraison est une élévation de notre esprit
en Dieu pour s’unir à lui. Il faut suivre les discours 30
25. diriger — 26. il suffit — 27. par la crainte —28. pas plus — 29.
vers — 30. réflexions, raisonnements
quand Notre-Seigneur nous y attire, mais il faut tâcher de nous
avancer à la perfection par la voie la plus simple et n’être
pas si fine 31 . Nous ne pouvons pas avoir une continuelle présence
de Dieu, cela n’appartient qu’aux Anges; il suffit de nous y tenir tant
qu’il nous sera possible, et d’élever souvent notre esprit en Dieu;
je n’entends pas d’avoir toujours l’esprit bandé. Que si ce que
nous faisons nous tire hors 32 de notre attention à Dieu, et qu’il
soit nécessaire, il ne s’en faut pas mettre en peine. Il suffit
de faire toutes vos actions pour Dieu tout simplement; et quand même
vous n’auriez pas pensé de dresser votre intention avant que de
faire et commencer votre action, il suffit de le faire après, et
n’en recevez aucun scrupule: l’intention générale que nous
faisons 33 le matin suffit. Quand nous faisons quelque chose pour Dieu,
c’est être en sa présence; le désir que nous avons
de nous tenir en sa présence nous sert d’attention à la présence
de sa Bonté. Il ne faut point s’étonner quand nous ne nous
tenons pas en cette sainte présence comme nous désirerions.
On est bien heureux d’avoir cette sainte affection 34 de servir à
Dieu 35, et ne faut point faire d’état 36 de n’avoir pas le sentiment
que nous désirerions en son service. Et s’il vous semble que vous
vous amendez de vos imperfections plutôt pour la répugnance
que vous avez de ce qu’on vous reprend, que pour Dieu, ne faites nul état
de cela; dressez votre intention, et il n’y aura point de mal. Si bien
vous faites des
31. subtile — 32. retire —33. prenons —34. désir, volonté
— 35. servir Dieu— 36. faire attention, attacher de l’importance .
fautes par le mouvement de votre sentiment, n’y regardez pas de si
près, et vous détournez de toutes ces réflexions;
il faut tendre au blanc de la perfection, et ne pas s’étonner si
nous ne rencontrons pas selon notre désir. Ma chère fille,
le désir des choses éternelles doit accoiser 37 votre esprit,
sans vous soucier d’avoir du sentiment; et même l’on doit croire
qu’on n’est pas digne de l’avoir.
« Encore qu’il semble qu’on aie de la sensualité à
manger, il n’est pas mal de le faire. Ne recevez point ces scrupules; mangez
pour Dieu et vous tenez en repos. Allez tout simplement, sans croire que
vous vous servez du prétexte de l’obéissance pour vous satisfaire;
quand votre volonté n’y est pas il n’y a nul danger, c’est trop
subtiliser.
« Il ne me fâche pas que l’on dorme à l’oraison,
pourvu que l’on fasse ce que l’on peut pour se réveiller. Il faut
souffrir humblement cela, et demeurer devant Dieu comme une statue, pour
recevoir tout ce qu’il nous enverra ; Notre-Seigneur se plaît quelquefois
de nous voir combattre tout le temps de l’oraison le sommeil, sans nous
en vouloir délivrer; il faut souffrir patiemment et en aimer notre
abjection. Et ne dites jamais que vous ne pouvez pas faire quelque chose,
car nous pouvons toujours quand nous voulons: ce serait dire que Notre-Seigneur
eût mis quelque impossibilité, ce qui n’est pas. Nous pouvons
tout en sa grâce d qui ne nous manque jamais.
« Pour nous disposer à la sainte Communion,
d. Cf. Philip., IV, 13.
37. rendre coi, tranquille, tranquilliser
il nous faut bien tenir proches de Notre-Seigneur, et lui dire des
paroles selon notre affection, et qu’il nous suggérera, considérant
ou regardant qu’il se fait chair de notre chair, afin de s’unir à
nous ; et lui faut dire comme l’Epouse au Cantique, qu’il nous baise d’un
baiser de sa bouche e ; et il le fait quand il vient dedans nous, et alors
l’âme peut dire : Mon Bien-Aimé est à moi et je suis
toute sienne f.
« Nous ne serons jamais exempts de péchés véniels.
« L’accusation de nous-même ne nous sert de rien quand
nous ne pouvons pas supporter d’être reprise; et si volontairement
nous n’aimons pas qu’on voie nos défauts, ce n’est qu’amour-propre.
Ce n’est rien du sentiment 38 qui nous vient d’être accusée,
pourvu que notre volonté soit ferme à aimer son abjection.
Il est toujours mieux de tenir notre âme en confiance en Dieu qu’en
crainte, quoique nous le fassions pour nous humilier. L’amour nous fait
assez humilier.
« Ma fille, ne vous privez pas de la Communion par amertume de
coeur, mais quand vous sentez cela, il s’en faut approcher pour se fortifier,
et s’unir à Dieu par l’esprit de douceur. Il y a des défauts
pour lesquels on s’en doit priver quelquefois, comme une action ou parole
d’impatience ou soudaineté qui aurait mal édifié le
prochain.
« La fidélité de l’âme envers Dieu consiste
à être parfaitement résignée à sa sainte
volonté, à endurer patiemment tout ce que sa Bonté
permet
e. Cap. I, 1. — f. Cant., II, 16, VI, 2.
38. ressentiment
nous arriver, faire tous nos exercices en l’amour et pour l’amour,
et surtout l’oraison, en laquelle il se faut entretenir avec Notre-Seigneur
fort familièrement de nos petites nécessités, les
lui représenter et lui demeurer soumise en tout ce qui lui plaira
faire de nous; être bien obéissante, faire tout ce que l’on
nous commande, de bon coeur, encore que nous y sentions de la répugnance;
être fidèle à partir sitôt 39 que la cloche nous
appelle et rejeter les distractions qui nous arrivent en l’oraison et à
l’Office ; conserver une grande pureté de coeur, car c’est là
où Dieu habite, et non pas dans les coeurs pleins de vanité
et de présomption d’eux-mêmes; au contraire, il les châtie
et punit rigoureusement. Dieu vous n fait une grande grâce de vous
avoir appelée en son service dès votre jeune âge; remerciez-l’en
bien de toutes les forces de votre âme.
« Quand nous regardons à escient les imperfections des
autres, ô Dieu, ma chère fille, cela est bien mal, il ne le
faut pas faire; mais quand quelquefois nous les voyons, il s’en faut détourner
et penser tout doucement au Paradis et aux perfections de Dieu et de Notre-Seigneur,
de Notre-Dame et des Saints et Saintes et des Anges, et quelquefois nous
regarder nous-même, notre indignité et notre bassesse ; et
quand ces pensées nous viennent, nous nous devons humilier et anéantir
jusques au centre de la terre, voyant que nous ne sommes que des petits
vermisseaux, et nous voulons éplucher les actions des autres qui
sont les épouses de Notre-Seigneur! Nous
39. aussitôt
devons bien faire voir à notre coeur sa faiblesse, nous faisant
à nous-même une petite réprimande afin d’être
sur nos gardes à l’avenir. O Dieu, ne faites pas cette faute de
regarder les imperfections des Soeurs, car cela retarderait beaucoup votre
perfection et ferait beaucoup de dommage à votre âme.
« Quand on a de la peine de ne pas parler assez à la Supérieure
ou à la Maîtresse, je conseille de le dire, et voudrais qu’on
m’en donnât une bonne pénitence; mais le vrai moyen d’empêcher
tout cela est de s’attacher au Créateur et non pas à la créature.
« Pour nous bien préparer pour l’oraison il faut y aller
avec une grande humilité et reconnaissance 40 de notre néant,
invoquant l’assistance du Saint-Esprit et celle de notre bon Ange, et se
tenir bien coi durant ce temps-là, en la présence de Dieu,
croyant qu’il est plus en nous que nous-même; et, bien que notre
oraison soit privée de discours et considération, il n’y
a nul danger, car elle ne dépend point du discours ni de la considération.
L’oraison est une pure attention de notre esprit en Dieu; tant plus elle
est simple et dénuée de sentiment, et plus elle est oraison.
Peu de personnes entendent cette vérité, principalement les
femmes, auxquelles le discours est grandement nuisible à cause de
leur ignorance.
« Toutefois je conseille de ramener son esprit par considérations
parmi la journée, si l’on peut, mais de penser à ses péchés
pendant le temps de
40. connaissance, aveu
l’oraison, il ne le faut pas faire. Quand ces pensées vous arrivent,
il faut faire un simple abaissement de votre esprit devant Dieu, de tous
vos péchés, sans les particulariser, car ce seul acte suffit;
pour l’ordinaire ces pensées ne nous servent que de distraction.
« Vous serez en toutes vos actions en la présence de Dieu
si vous les faites toutes pour Dieu. Mangez, dormez, travaillez pour lui,
c’est être en sa présence. Il n’est pas en notre pouvoir de
l’avoir actuellement, si ce n’est par une grâce particulière.
Faisant quelques oeuvres où il y faut mettre son attention, il faut
de temps en temps remettre son esprit en Dieu ; et quand nous y avons manqué,
il s’en faut humilier, et de l’humilité aller à Dieu, et
de Dieu à l’humilité, avec confiance, lui parlant comme l’enfant
fait k sa mère, car il sait bien ce que nous sommes.
« Ce serait mal faire de parler du monde et de soi toute une
récréation ; pour une fois ou deux, un mot ou deux pour divertir
une Soeur, il n’y a point de mal, il ne s’en faut pas confesser. Ayez un
grand soin de pratiquer la simplicité et de rabaisser votre esprit;
quittez la sagesse et prudence humaine et prenez celle de la Croix.
« Ne vous étonnez point des tentations; tenez-vous comme
un vrai néant; videz votre coeur de toutes les affections mondaines
et y gravez Notre-Seigneur crucifié; rendez-lui grâce de votre
vocation et résolvez-vous d’obéir, car possible 41 ne commanderez-vous
jamais; et ne faites pas comme plusieurs qui disent: Je ne voudrais pas
41. peut-être
être Supérieure, mais tenez-vous toujours en la sainte
indifférence: ni rien désirer, ni rien refuser.
« Oh! qu’il est bien raisonnable que nous nous privions des contentements
du monde pour Dieu, puisqu’il se prive de sa gloire pour nous. Vous avez
assez la lumière pour voir en quoi consiste le bonheur de votre
vocation. Il ne faut jamais dire que nous ne pouvons pas faire quelque
chose, mais vous faites bien de dire qu’il vous semble, car on peut tout
en la grâce de Dieu, lequel ne nous laisse pas en nos nécessités.
« Pour l’oraison, il n’y a aucun danger de s’asseoir pour quelque
temps quand la nécessité le requiert, mais il n’y faudrait
pas demeurer tout le temps de l’oraison; il ne faut pas avoir tant de tendretés,
lesquelles sont dangereuses et nous nuisent bien en la voie de notre salut.
Les maladies du corps n’empêchent pas la dévotion, au contraire
elles nous aident, si nous les prenons de la main de Dieu. L’on peut toujours
porter 42 son visage gai parmi les Soeurs; le mal qu’on sent ne l’empêche
pas, si ce n’est quelquefois que l’on a les yeux abattus.
« Oh! ma chère fille, gardez-vous de ces réflexions,
car il est impossible que l’Esprit de Dieu demeure en un esprit qui veut
savoir tout ce qui se passe en lui. Bon courage; d’une petite fille faible,
faites-en une toute généreuse qui surmonte toute difficulté.
« Il ne faut pas pleurer inutilement, car si nous devons rendre
compte des paroles inutiles g,
g. Cf. Matt., XII, 36.
42. avoir
à plus forte raison des larmes jetées sans sujet. Il
se faut aussi garder de dire des paroles inutiles, et quand on y n manqué
deux ou trois fois il s’en faut confesser.
« Quand on fait ses voeux selon les Règles, on les fait
en sorte qu’elles n’obligent point à péché; c’est
pourquoi la Règle ni les Constitutions ne sont point la cause de
nos péchés.
« Il faut avoir un grand courage, car, ma chère fille,
vous êtes fille de Jésus-Christ crucifié, vous ne devez
donc avoir prétention en cette vie que celle de l’union de votre
âme avec Dieu. Vous êtes bien heureuses vous autres, vos Règles
et tous vos exercices vous portent à cette union.
« Il faut avoir une grande constance en nos ennuis, car, pendant
que nous serons en cette vie nous ne serons pas toujours en même
état, cela ne se peut.
« La vertu de notre première offrande que nous avons faite
en nous sacrifiant à Notre-Seigneur, suffit, encore que nous n’ayons
pas cette attention à lui offrir tout ce que nous faisons. Les sentiments
ne sont point nécessaires pour la perfection que nous désirons,
car Notre-Seigneur étant au Jardin, délaissé de toute
consolation, ne laissa pas pour cela d’accomplir la volonté de son
Père h.
« Quant au bon et vrai gouvernement, il ne dépend point
des talents naturels, mais de la grâce surnaturelle, laquelle donne
beaucoup plus parfaitement l’expérience qui est nécessaire,
que ne fait toute la sagesse et prudence humaine, quoique
h. Matt., XXVI, 37-46.
avec moins d’éclat, en quoi consiste son excellence.
« Il faut prendre les commodités nécessaires à
votre corps, comme le chauffer, manger et vêtir, avec actions de
grâces et humilité, et non pas avec ennui d’esprit, et ne
désirer point d’être plainte en vos incommodités. Cela
est bon pour des filles faibles; les filles de Dieu ne doivent point s’amuser
à ces tendretés. Les Constitutions vous enseignent ce que
vous devez faire: demandez tout simplement, sans scrupule, ce qui vous
est nécessaire.
« Conservez bien le désir que vous avez d’observer vos
Règles, car elles sont toutes d’amour ressouvenez-vous que vous
ne manquerez pas de difficultés, mais ne perdez pas courage, espérez
en Dieu et vous jetez entre les bras de sa divine Providence. Il n’y a
chemin plus assuré que celui de la souffrance, pourvu qu’on souffre
avec amour, douceur et patience, et par là on pourra imiter Notre-Seigneur
et tous les Saints. Il faut croire que tout ce que nous souffrons est peu
devant Dieu ; il faut penser le moins que nous pouvons à ce que
nous souffrons.
« Vous vous pouvez bien détourner du sentiment de la délectation
qui vous vient en prenant les choses qui vous sont nécessaires;
comme qui passerait par une rue et rencontrerait beaucoup de boue, il ne
ferait rien autre que prendre un autre chemin: et ainsi devons-nous faire,
sans y penser davantage.
« Il est vrai qu’il est bon de couper court à toute sorte
de devis 43, si ce n’est en ceux qui
43. entretiens
regardent le bien spirituel; si est-ce qu’il ne faut pas interrompre
le père ni la mère quand ils commencent un discours, mais
lorsqu’ils l’ont parachevé 44 il leur faut parler de choses bonnes
pour leur consolation, sans toutefois faire la suffisante. Ecoutez-les
doucement sans les interrompre, car ce n’est pas mon intention, sinon,
à des personnes qui apportent beaucoup de nouvelles du monde, desquelles
vous ne vous devez pas enquérir. Mettez votre confiance en Dieu,
car les parents oublient bientôt leurs enfants.
« L’humilité est une vertu si excellente qu’il faut être
bien saint pour l’avoir parfaitement; c’est elle qui amène toutes
les autres. Or, faire ses actions avec esprit d’humilité, c’est
les faire avec intention de les faire avec humilité. Ainsi devez-vous
faire en toutes vos actions et oeuvres, afin d’imiter Notre-Seigneur qui
s’est humilié jusques à la mort de la croix i.
« Nous devons être bien aises d’avoir quelques choses qui
peuvent servir aux autres, comme de prêter les besognes de la sacristie.
O mon Dieu, baillez-les de bon coeur; si Dieu permet qu’elles se gâtent,
il vous donnera de quoi pour en acheter d’autres. Et puis, cela est si
peu de chose, qu’il ne faut pas y amuser son esprit, mais l’occuper à
la vie éternelle.
s Il est vrai que la charité donne le prix à nos oeuvres,
et n’y n que Dieu qui la puisse donner; attendez-la plus de lui que de
vous-même.
« Il est bon que vous n’aimiez guère à parler
i. Philip., II, 8.
44. achevé
de vous-même; le moins qu’on le peut faire, soit en bien soit
en mal, c’est le meilleur.
« L’article de la chasteté consiste principalement à
avoir une grande simplicité et pureté de coeur, et n’avoir
point de pensées contraires, je dis volontairement.
« Il importe peu que la parole de Dieu soit dite d’un style haut
45 ou bas ; ce n’est qu’une recherche humaine, qui ne veut en tout que
l’excellence.
« Il faut s’abandonner entre les bras de Dieu, et le servir à
la façon qui lui plaira. Le vrai zèle consiste à se
laisser conduire à Dieu et à nos Supérieurs.
« Il importe grandement de nourrir 46 les filles aux 47 vérités
et clartés de la foi ; encore qu’elles aient de la peine, il ne
faut pas laisser de les élever à cela, et ne leur pas permettre
de s’amuser à ces tendretés et sentiments qui ne sont rien
moins que la vraie vertu. Beaucoup parler ne sert de rien, l’importance
48 c’est qu’il faut faire.
« Votre entrée en Religion est pour l’amour de Dieu; soyez
indifférente par quelles voies il plaira à sa Bonté
vous conduire, soit par la consolation, affliction ou abjection ; vous
méritez autant d’un côté que de l’autre. Ma fille,
sainte Blandine, quand les païens la martyrisaient, elle disait :
« Je suis chrétienne; » de même, quand nous avons
quelques douleurs et ennuis, il faut dire : « Je suis chrétienne.
»
« La peine que nous avons de souffrir l’abjection, la crainte
d’être humiliée, sont des imperfections auxquelles nous sommes
tous sujets ; il
45. élevé — 46. élever — 47. dans les — 48. l’important
ne faut point s’en étonner, mais prendre bon courage et mettre
son coeur en Dieu, ne désirant autre chose que de lui plaire. L’humiliation
n’est pas si mauvaise que nous pensons, elle ne nous fera pas tant de mal
que nous pensons et qu’il nous semble; ne la craignons pas tant. Voyez
Notre-Seigneur qui s’est tant humilié, jusques à la mort
j, et tous les Saints qui ont recherché avec tant d’affection 49
les occasions de pratiquer cette vertu. Soyez bien aise de celles qui se
présentent à vous, recevez-les de bon coeur, avec amour;
recevez, aimez et embrassez l’anéantissement et abjection ; que
vos affections soient en Jésus-Christ crucifié. Ne vous étonnez
pas de la vanité, combattez-la fidèlement ; pourvu que vous
ne fassiez rien ensuite, il n’y a point de mal.
« Vous désirez savoir comme il s’entend qu’il faut méditer
jour et nuit en la loi de Dieu k. C’est de faire toutes nos actions pour
sa plus grande gloire, et avoir son coeur attentif à lui; et ne
pensez pas pour cela qu’il faille être toujours à genoux.
« Vous demandez comme je fais de voir empresser 50 un chacun,
sans me mettre en peine de rien. Je ne suis pas venu au 51 monde pour y
apporter du tracas, j’y en trouve assez. Je suis si aise, quand on me demande
où je suis logé, de dire que c’est chez le jardinier de nos
Filles de Sainte-Marie.
« Il se trouve peu de filles qui ne soient opiniâtres ;
quand on fait rencontre d’une 52 qui ne
j. Ubi supra, p. 507. — k. Ps. I, 2.
49. ardeur — 50. s’empresser — 51. dans le — 52. on en rencontre une
l’est pas, il la faut tenir bien chère. Et quand les tentations
d’envie viennent de ce que nos Soeurs font mieux, ou sont plus aimées
que nous, il faut tordre son coeur comme une serviette pour le faire venir
à la raison.
« Non, ma fille, il ne faut point s’amuser à des petits
désirs qui tiendraient votre coeur trop bas 53 et l’empêcheraient
de s’appliquer aux solides vertus. Or, pour le froid, savez-vous quand
il le faut souffrir? c’est quand la Supérieure vous envoie au jardin
cueillir des herbes et que vous fussiez en danger que les mains vous gelassent
sur la plante; il ne faudrait pas laisser de le faire, parce que c’est
l’obéissance.
« Il faut avoir un grand support de nos Soeurs et les aider et
soulager en tout ce que nous pouvons, et ne pas croire qu’elles aient peu
de mal, car ce n’est pas à nous à faire ce discernement.
« Nous n’irons pas au Ciel pour avoir bien chanté, mais
si ferons bien pour avoir obéi. Dieu ne nous demandera pas compte
si nous avons dit beaucoup d’Offices, mais oui bien si nous avons été
bien soumis à sa volonté.
« Vous m’avez dit encore, comme s’entend ce que disent les Constitutions
: de ne se servir de notre coeur, ni de nos yeux, ni de nos paroles, que
pour le service de l’Epoux céleste, et non pour le service des humeurs
et inclinations humaines ? O ma fille, que vous me parlez d’une perfection
que bien peu de gens pratiquent, bien qu’ils le doivent tous faire. Voyez-vous,
ma fille,
53. ravalé
par exemple, voilà deux de nos Soeurs : l’une que vous aimerez
bien, et l’autre à laquelle vous n’aurez pas tant d’inclination
à l’aimer, et par ce moyen 54 vous ne la regarderez pas de si 55
bon coeur que l’autre que vous aimez bien; au contraire, si vous l’aimiez
bien purement pour Dieu, vous regarderiez d’aussi bon coeur celle que vous
n’aimez pas comme celle que vous aimez bien, et lui souhaiteriez autant
de bien qu’à l’autre.
« Il est vrai que j’aime grandement tout le monde, notamment
les âmes simples. Pour ce qui est de l’honneur qu’il vous semble
que je porte à un chacun, la civilité nous apprend cela,
et puis j’y suis porté naturellement ; je n’ai jamais su faire comme
plusieurs personnes font, auxquelles il semble, quand elles sont élevées
en quelque dignité, qu’elles se doivent faire honorer de tout le
monde; et quand elles écrivent elles ne veulent mettre, sinon aux
personnes de grand respect, « très humble » et «
bien humble. » Et moi je le mets à tout le monde, sinon que
j’écrive à Pierre ou à François mes laquais,
qui penseraient que je me moquerais d’eux, si je leur mettais « très
humble serviteur ». Je ne fais pas grande différence d’une
personne à une autre. »
Lui parlant de la condescendance, comme il faisait pour se rendre si
facile à tout le monde, il nous dit: « Je n’ai pas grand peine
à cela, il ne me fâche jamais de le faire, oui bien quand
je ne le fais pas; naturellement, je n’ai pas mes volontés fortes,
et puis, ne faut-il pas être ainsi condescendant au prochain? Je
ne sais point
54. à cause de cela — 55. d’aussi
contraindre les inclinations; quand je vois qu’on désire quelque
chose, je laisse faire. »
Lui témoignant que je désirais bien fort de prendre son
esprit de condescendance à son imitation, je lui dis qu’il se rencontrait
souventes fois que l’Office sonnait et qu’il fallait aller au parloir,
et que même le jour de Noël j’avais perdu Complies pour une
chose légère et de peu d’importance. Il me dit : «
Cela c’est une vraie condescendance, ma fille, comme à cette heure
vous en faites une d’être avec moi. » Cela c’était le
jour de saint Etienne, pendant None, qu’il nous parla avec suavité
de cette sainte vertu. Il nous dit : « Il faut accoutumer les séculiers
à venir hors le temps des Offices, tant qu’il se peut. » Lui
parlant des prédications et confessions : « J’aime grandement
entendre la parole de Dieu; je n’ai rien de bon en moi que cela. Je fais
plusieurs manquements en la confession, mais pourtant je n’y en fais pas
deux: je n’y suis point curieux 56 et je ne dissimule point. »
Il nous témoigna une fois qu’il désirait que la fondation
de Besançon se fit, et il nous dit qu’il était bien aise
que nos Soeurs s’étendissent 57 parce qu’elles vivent avec beaucoup
de paix et douceur.
Lui disant une fois que nous désirions grandement en cette Maison
de prendre son esprit, il nous répondit : « Dieu vous en garde
! prenez celui de Dieu et de saint Augustin. »
Après avoir confessé une de nos Soeurs, laquelle
56. scrupuleux, minutieux — 57. se propageassent, s’établissent
dans plusieurs villes
il avait entretenue environ une heure et demie, nous lui dîmes
qu’il était admirable en sa douceur d’avoir pris la peine et la
patience de l’écouter si longtemps, et lors il nous dit: «
Tout beau! Tout beau! il faut traiter les malades comme malades. Quand
elles rendent compte il est bon de leur retrancher les discours tant qu’il
se peut. »
Nous lui demandâmes si c’était l’intention des Constitutions
de dire à la Supérieure ce que l’on pense d’elle, parce qu’elles
nous envoient à l’Aide de la Supérieure. Il nous dit que
ce qu’il avait mis dans les Constitutions ce n’était pour autre
cause 58 que pour celles qui n’ont pas la confiance de le dire à
elle-même, mais que les plus confidentes 59 sont les meilleures.
« Oui, ma fille, vous pouvez recevoir les filles qui ne sont
pas légitimes, et encore celles desquelles les parents ont été
exécutés pour quelque grand mal, car les filles n’en peuvent
mais. » Je lui dis que je n’avais jamais osé en recevoir une
en cette ville, à cause qu’on ne l’approuvait pas. Il nous dit:
« Que ne nous l’avez-vous envoyée à Nessy ! »
« Non, il ne faut jamais permettre à nos Soeurs de quitter
les Offices pour les ouvrages, non pas même pour la sacristie; l’on
peut bien quelquefois leur faire quitter la lecture, mais rarement. Oh!
que celles qui ont une grande affection de suivre en tout et partout la
Communauté sont heureuses ! Dieu leur n fait une grande grâce.
Je vous raconterai ce qui m’arriva une fois avec un bon Religieux, lequel
désirait fort de faire des
58. raison — 59. confiantes
pénitences et mortifications au-dessus de la Communauté
; je lui parlai tout au long du bonheur de la suivre en tout, et le priai
de se mettre en la pratique, ce qu’il fit; et à quelque temps de
là, il me vint trouver et me remercia de grande affection, et me
dit que j’étais cause de son bien. »
Lui parlant 60 qu’il y a quelquefois des filles naturellement sobres
et qui, pour l’ordinaire, ne mangent que le tiers de leurs portions, s’il
fallait leur dire résolument de manger davantage, il nous répondit
qu’il serait mieux de souffrir quelque temps un peu de peine à s’accoutumer,
parce qu’il le fallait ainsi à cause qu’il 61 leur pourrait nuire
avec le temps. — « Non, il n’y a point de péché véniel
de manger avec goût, ce sont des imperfections de notre nature. Il
faut modérer l’avidité, et corriger les paroles âpres;
pour moi, je ne suis pas grand censureur 63. Saint Bernard dit qu’il y
a peu de personnes qui se rencontrent semblables à la conduite 63,
mais pourtant que celle de la douceur et suavité est la plus utile;
qu’on avait beau faire et regarder de quel côté que l’on voudrait,
il faut toujours venir là.
« Je vois que toutes les Supérieures désirent de
voir les filles maussades et fantasques éloignées de leurs
monastères: car c’est la condition de l’esprit humain de ne se délecter
qu’aux choses plaisantes 64. Mais je suis tout à fait d’avis qu’on
n’ouvre point la porte au changement de monastère aux filles qui
le désireront, ains seulement pour celles qui, sans le désirer,
seront pour quelque
60. disant — 61. que cela — 62. censeur — 63. qui se ressemblent dans
la direction, dans la manière de gouverner — 64. agréables
autre raison légitime envoyées par les Supérieurs;
car autrement, le moindre déplaisir qui arriverait à une
fille serait capable de l’inquiéter et -~ lui faire prendre le change,
et au lieu de se changer, elle penserait d’avoir suffisamment remédié
à son mal que d’avoir changé de monastère. J’ai aussi
presque une même aversion au désir que les Supérieures
ont de décharger leur Maison par le moyen des fondations; car tout
cela dépend du sens humain et de la peine que chacune a à
porter son fardeau.
« Ce sera éternellement mon sentiment qu’on ne laisse
jamais de recevoir les filles infirmes en la Congrégation, sinon
que ce fussent des infirmités marquées aux Règles
et Constitutions. Recevez les infirmes; croyez-moi, la prudence humaine
est ennemie de la bonté du Crucifix. Recevez charitablement les
boiteuses, les bossues, les borgnes et même les aveugles, pourvu
qu’elles soient droites d’intention, car elles ne laisseront pas d’être
belles et parfaites au Ciel. Et si on persévère à
faire la charité à celles qui ont ces imperfections corporelles,
Dieu en fera venir, contre la prudence humaine, une quantité de
belles et agréables, même aux yeux du monde. »
RECUEIL DE CE QUE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE DIT A NOTRE SOEUR CLAUDE-SIMPLICIENNE,
RELIGIEUSE EN NOTRE MONASTÈRE D’ANNECY (1)
Vous dites que vous feriez ce que je ferais si j’étais là-dedans,
ma chère fille. Et que c’est que 2 je ferais? Je n’en sais rien
: qu’en peux-je savoir? Je ne ferais pas si bien que vous, car je suis
un poltron, je ne vaux rien moi ; mais il m’est avis qu’avec la grâce
de Dieu, je me rendrais si attentif à la pratique des vertus et
menues observances qui sont introduites là-dedans, que par ce moyen
je tâcherais de gagner le coeur de Notre-Seigneur. Je ferais bien
le silence, et parlerais aussi quelquefois au silence, je veux dire toujours
quand la charité le requerrait, mais non pas autrement. Je parlerais
bien doucement et bas toujours; j’y ferais attention particulière
parce que les Constitutions l’ordonnent. Oh! de cela 3 il m’est avis que
je le ferais. J’ouvrirais et fermerais les portes bien doucement, parce
que notre Mère l’a ainsi ordonné, car nous voulons bien
1. Cette Religieuse, qui avait reçu le voile en qualité
de Soeur converse à la Visitation d’Annecy, le 2 juillet 1614, mérita
par son innocence et sa candide simplicité la spéciale bienveillance
de saint François de Sales. (Voir sa biographie dans Les Vies de
VII Religieuses de l’Ordre de la Visitation Sainte Marie, par la Mère
de Chaugy ; Annecy, Jacques Clerc, 1659.)
2. qu’est-ce que — 3. cela
faire tout ce que nous savons qu’elle veut que l’on fasse. Je porterais
la vue si basse parmi 4 la maison, et marcherais bien doucement. Ma chère
fille, Dieu et ses Anges nous regardent toujours et aiment extrêmement
ceux qui font bien.
Il m’est avis que si je m’étais donné une bonne fois
à Notre-Seigneur en cette sorte, comme on fait lorsqu’on fait Profession,
que je lui laisserais bien tout le soin de moi-même et de tout ce
qui me regarde; je le laisserais faire de moi tout ce que l’on voudrait,
au moins ce me semble. Si on m’employait à quelque chose, ou que
l’on me donnât une charge, je l’aimerais bien et tâcherais
de bien faire tout ce à quoi je serais employé, et si on
ne m’en donnait point, qu’on me laissât là, à cette
heure je ne me mêlerais de rien que de bien faire l’obéissance
et bien aimer Notre-Seigneur; il m’est avis que je l’aimerais bien de tout
mon coeur. Partout là où je me trouverais j’y appliquerais
bien mon esprit le plus qu’il me serait possible, et à bien observer
les Règles et Constitutions. Oh ! cela il nous le faut bien faire
le mieux que nous pourrons, car à cette heure, nous deux nous nous
faisons Religieux pour cela : n’est-il pas bien vrai? Je suis bien aise
qu’il y ait une Soeur Claude-Simplicienne, car je l’aime de tout mon coeur
ma Soeur Claude-Simplicienne. Elle veut tenir ma place et toujours mieux
faire. Voulons-nous pas bien faire nous deux ? Tâchons de faire du
mieux 5 que nous pourrons.
Pour bien faire, entreprenons de bien mortifier
4. dans —5. le mieux
nos humeurs et inclinations un peu bien à la bonne foi et tout
de bon, car nous n’avons rien autre qui nous puisse empêcher de bien
faire que cela. Rien ne nous doit empêcher de bien faire tout ce
qui est marqué en nos Constitutions; avec la grâce de Dieu,
nous le pouvons et devons faire. Jamais nous ne nous devons étonner
ni décourager pour être sujettes à faire des fautes;
nous en ferons toujours, Dieu le permettant ainsi pour nous faire pratiquer
l’humilité: de nous-mêmes nous ne pouvons rien autre chose.
Il m’est avis que si j’étais là-dedans je serais bien
joyeux; je serais si content d’avoir tous mes exercices marqués!
Mais je ne m’empresserais jamais, oh! non; cela je le ferais encore bien,
ce me semble, car dès à cette heure 6 je ne m’empresse jamais,
je fais déjà cela.
Je m’humilierais en faisant les pratiques de vertu et d’humilité
même, selon les rencontres; et si je ne savais pas m’humilier, je
m’humilierais encore de ce que je ne saurais pas m’humilier. Et toujours
je tâcherais, le mieux que je pourrais, de faire toutes mes actions
en la présence de Dieu, avec le plus d’humilité et d’amour
qu’il me serait possible, car on apprend céans à faire ainsi,
n’est-il pas vrai? Et qu’avons-nous à faire nous autres que cela?
Rien du tout. Il m’est avis que je me tiendrais bien bas et petit au prix
7 des autres. Si nous avons bien eu le courage de quitter ce que nous avions
au 8 monde, il en faut bien plus avoir pour nous quitter nous-mêmes.
C’est bien peu ce que nous laissons au monde, mais
6. dès maintenant — 7. en comparaison — 8. dans le
puisque c’est tout ce que nous pouvions avoir, c’est tout quitter.
A cette heure 9 nous n’avons rien à faire que ce qui est écrit
pour nous. Commençons tous les jours à mieux faire.
Je lirais bien souvent le chapitre De l’Humilité et De la Modestie
: et vous, ne les lisez-vous pas bien souvent? Quelquefois ? Nous ferons
prou, je le sais bien moi, et Dieu nous aidera. Faisons bien, nous avons
bon courage.
DIEU SOIT BÉNI !
9. maintenant
EXTRAITS DE L’HISTOIRE DE LA GALERIE 1
Quand Notre-Seigneur me fit l’incomparable grâce d’entrer dans
notre Institut, il n’y avait encore que six Religieuses, qui vivaient comme
des Anges en pureté et en amour, et qui étaient gratifiées
de plusieurs grâces extraordinaires en l’oraison, en sorte que l’on
aurait oublié de prendre les nécessités du corps,
si notre saint Fondateur ne nous eût fait comprendre qu’il désirait
que nous fussions aussi promptes à obéir au premier coup
de cloche pour aller au réfectoire, aux récréations
et au coucher, comme au réveil et à l’Office, nous disant:
« Mes chères Filles, le même Dieu qui vous appelle à
l’Office et à l’oraison, vous appelle à la réfection
et au repos; et comme je désire que vous soyez des filles mortifiées
à toutes propres volontés, je souhaite qu’à tout moment
du jour et de la nuit vous viviez en esprit de sacrifice intérieur,
ce qui vous tiendra place de disciplines, jeûnes, cilices, etc. Et
je vous assure, mes [Filles] très aimées de notre commun
Maître, que vous ravirez son coeur étant fidèles
1. On donne ce nom au récit que fit la Mère MarieAdrienne
Fichet des commencements de la Visitation, alors que la petite Communauté
habitait au faubourg d’Annecy, une humble demeure désignée
sous le nom de Maison de la Galerie.
à toutes les pratiques de vos Règles, car elles ne sont
point ouvrage d’homme mais du Saint- Esprit. Je vous assure que je n’y
ai rien écrit que par son inspiration. La première qu’il
m’a donnée a été de bâtir une sainte retraite
pour des filles infirmes de corps et saines d’esprit; c’est pourquoi je
ne veux pas qu’on introduise d’autres austérités que celles
qui sont marquées. »
Il arriva un fort petit dissentiment entre nos Soeurs Favre et de Chastel,
pour une pratique de vertu. Notre saint Fondateur, à qui l’on ne
cachait rien, en fut averti. Il vint faire un Entretien à la Communauté,
et entr’autres choses il parla de l’union qui devait être parmi nous;
puis s’adressant à notre digne Mère, il dit : « Mes
chères Filles sont-elles bien unies et en amitié les unes
parmi les autres? Il pourrait bien arriver quelquefois qu’elles pourraient
avoir prononcé quelques paroles moins douces et moins respectueuses.
Si ce mal arrivait, de quoi il ne se faudrait point étonner, voici
le remède. La Soeur grondeuse se mettra à genoux et dira
à celle qu’elle aura fâchée: Ma Soeur, je vous demande
pardon, je supplie Votre Charité de prier pour ma conversion.»
Il ajouta : « Commençons ici cette pratique; ma Soeur Péronne-Marie
et ma Soeur Marie-Jacqueline, approchez-vous, mettez-vous à genoux,
et que ma Soeur Péronne-Marie demande le pardon. » Ce qu’elles
firent sans peine, elles s’embrassèrent très cordialement,
et notre saint Fondateur dit: « Voilà qui va bien, je suis
bien content. Or sus, mes chères Filles, dans nos difficultés,
allons trouver notre Mère, sans nous amuser à nous vouloir
résoudre nous-mêmes, qui ne sommes pas bons juges dans nos
propres causes; et nous pratiquerons les deux chères vertus de notre
divin Maître, qui nous bénira éternellement. »
Une fois nous vîmes notre Soeur de Chaste! qui mangeait une pomme
pourrie au réfectoire; nous lui en fîmes la guerre à
la récréation. Notre saint Fondateur le sut; il nous dit
dans un Entretien de tenir les yeux baissés au réfectoire,
pour ne pas gêner celles qui voudraient faire de semblables mortifications.
« Il faut, mes chères Filles, » nous dit-il, «
s’édifier des vertus de nos Soeurs, sans en rire ni leur en parler,
crainte que la vanité leur en fasse perdre le mérite. Je
désire fort qu’on ne parle point de la mangeaille parmi nous; mangeons
à la bonne foi ce qui nous sera présenté, qu’il soit
à notre goût ou non; pourvu que notre sac à vers se
soutienne, c’est assez. »
« Mes chères Filles, il se faut porter un grand respect
les unes aux autres. Je sais que les Pères Jésuites, s’ils
se rencontrent cent fois le jour, ils tirent toujours le bonnet; et pour
vous, vous vous ferez l’enclin de la tête seulement lorsque vous
vous rencontrerez; et pour observer plus d’éloignement des manières
du monde, aux séculières vous ferez des enclins. Cela sera-t-il
bien, mes Filles ? » Toutes répondirent : « Oui, Monseigneur.
»
« Il a passé ici un Père Feuillant, » reprit
le Saint, « qui m’a dit qu’il y avait des Religieuses en Italie tellement
attachées à leurs chapelets, images et étuis ou choses
semblables, qu’il s’en est trouvé qui auraient mieux aimé
sortir de leur couvent que de les quitter. C’est pourquoi j’ai pensé
qu’il faudrait changer toutes ces choses entre vous, à fin de ne
s’attacher qu’à Dieu; et pour cela il faut choisir le dernier jour
de l’an, quand on tire les Saints. Les Pères Jésuites les
tirent tous les mois, mais nous, nous nous contenterons que ce soit tous
les ans. » — « Comme faut-il faire ?» dit notre Mère
de Bréchard. « Vous prendrez tous vos chapelets, » dit-il,
« vos croix et ce qu’il faut changer; vous en ferez des petits monceaux,
vous mettrez le [nom du] Saint dessus, puis vous tirerez au sort. Mais
voici le meilleur, mes chères Filles: j’ai grande aversion à
ces façons de faire de quelques Religions, où l’on appelle
madame l’Ancienne, madame l’Elue, madame ceci, madame cela.
« C’est pourquoi, afin qu’il n’y ait point de ces prééminences
parmi nous qui sommes petites, on tirera les rangs, mettant dans les billets
des Saints, 1 à l’un, à l’autre 2, ainsi de suite, selon
le nombre que vous serez. Chacune tirera au sort, et gardera pour l’année
suivante le rang qui lui écherra; ainsi faisant, nous vivrons parfaitement
dépouillées. » Ayant dit cela, il nous donna sa bénédiction
et se retira.
Le jour de saint Laurent, de l’année 1612, notre bienheureux
Père fit un Entretien à la Communauté. Notre vénérable
Fondatrice lui demanda Monseigneur, qu’est-ce qu’affabilité et sobriété
?»
« L’affabilité,» dit-il, « mes chères
Filles, se pratique, comme dit saint Paul, se rendant tout à tous
pour les gagner tous, s’accommodant à la façon et humeur
des autres, compatissant aux affligés; car il ne serait pas à
propos d’aller rire près d’une personne affligée, ni de même,
paraître triste devant une autre qui serait dans la joie.
« La sobriété est de manger selon sa nécessité,
« rien de plus, chacune selon sa portée; les mélancoliques
pour l’ordinaire mangent plus que « les autres. Voilà, par
exemple, deux personnes: l’une est fort altérée et boira
deux verres de vin; l’autre qui l’est moins, si elle en boit autant elle
manque à la sobriété et tempérance. Il en est
de même du manger. »
DEO GRATIAS !
Fin des Entretiens de saint François de Sales, docteur de l’église
catholique,
Source : l’abbaye Saint Benoit, Port Valais Suisse, Europe
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/bibliotheque.htm