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Saint François de Sales
docteur de l'église catholique
1567 - + 28 décembre 1622

Lettres - tome 3
1605 - 1608
Tome XIII de l'édition d'Annecy.
 
 

Table des matières p.256

Index biographique et historique p.243

PIERRE LUCIEN CAMPISTRON

ÉVÊQUE D'ANNECY

AUX LECTEURS DE LA NOUVELLE ÉDITION DES OEUVRES

DE SAINT FRANÇOIS DE SALES

La nouvelle Edition des Œuvres de saint François de Sales compte à l' heure actuelle douze beaux volumes. Voici le tome XIII, le troisième volume des Lettres.

Les pieux éditeurs sollicitent notre approbation. Nous la donnons avec un bonheur d'autant plus grand, qu'en encourageant la diffusion des écrits du saint Docteur, nous faisons œuvre d'actualité et de bonne propagande. N'est-ce pas d'ailleurs le meilleur moyen d'inaugurer dignement notre Episcopat que de le placer sous un si puissant patronage ?

Notre prédécesseur vénéré, Mgr Isoard, voyait dans cette publication un de ces évènements providentiels par lesquels Dieu se plaît, au temps marqué par ses décrets, à glorifier ses Saints (Voir sa Lettre d'approbation dans sa préface au livre des Controverses). Or, la divine Providence, qui adapte toujours les moyens à la fin qu'elle veut atteindre, avait tout disposé pour la glorification de saint François de Sales.

Les Religieuses de la Visitation d'Annecy avaient en main des pièces inédites, des écrits inconnus du public, des lettres nombreuses ; tous ces documents précieux, elles les avaient recueillis, groupés et mis en ordre. Mais il fallait encore les mettre en œuvre : Dom Bénédict Mackey, chanoine de l'Eglise cathédrale de Newport, s'est rencontré à propos pour commencer la rédaction de ce travail ; ce savant, d'une érudition étendue et d'un dévouement à toute épreuve, n'y a rien négligé. Il n' hésitait pas à entreprendre de lointains voyages pour rechercher en quelque coin ignoré de bibliothèque, une lettre, un écrit quelconque du Saint, et il prolongeait volontiers ses veilles, qu'il consacrait à coordonner les textes et à établir les sources des citations par des références très laborieusement notées.

Telle est l'œuvre accomplie jusqu'à ce jour, Or, parmi les admirateurs des écrits de notre aimable Saint, quelques-uns, considérant la lenteur avec laquelle les volumes se sont succédé, se laisseront peut-être aller au découragement ; d'autres peuvent se demander avec inquiétude si ce travail de si longue portée aboutira jamais à son achèvement complet.

Que les uns et les autres se rassurent ! Cette publication n'est pas une œuvre commerciale, assujettie aux diverses fluctuations de l'intérêt. C'est une œuvre inspirée par le cœur ; c'est une tâche entreprise par la piété filiale, que les difficultés présentes ne troublent pas, que les craintes de l'avenir ne découragent jamais.

Si les douze premiers volumes ont eu la bonne fortune d'être publiés avec la collaboration d'un vrai savant, ceux qui vont paraître seront édités sous la direction d'un Religieux de grand mérite, érudit et doué d'un incontestable talent littéraire. De minutieuses études, faites en vue d'une thèse sur sainte Jeanne-Françoise de Chantal, semblent l'avoir providentiellement destiné à l'œuvre qui reste à accomplir ; car il arrive au moment précis où les écrits du saint Docteur exigent une critique plus pénétrante, une plus parfaite connaissance de la langue française et de l' histoire religieuse du passé.

Il faut remarquer, en effet, que le présent volume se compose de Lettres. Or, ces Lettres, écrites à la hâte, au pied levé, au milieu d'occupations absorbantes, photographient en quelque sorte la vie épiscopale du saint Docteur ; elles évoquent aussi les mœurs et les personnages de son temps. Il a fallu faire revivre ces figures, pour la plupart oubliées. Les lecteurs qui liront leurs notices rapides ne se douteront pas, peut-être, des labeurs considérables que chacune d'elles a coûtés. .

Ajoutons que c'est précisément à ces recherches laborieuses, à la restitution des dates incertaines, des destinataires inconnus, que s'applique la sagacité doucement obstinée et toujours heureuse des Religieuses de la Visitation d'Annecy. Les vénérées Filles du Saint me pardonneront de dire la part qui leur revient dans cette œuvre immense, et le grand public ne sera pas fâché, sans doute, de savoir que les monastères d'aujourd'hui continuent d'être, comme au temps passé, des ruches ferventes où s'amassent silencieusement des trésors d'érudition et de science historique. .

On comprend donc facilement que l'interprétation et l'annotation de ces Lettres demandent une spéciale préparation, et notamment des notions précises et variées d' histoire, de littérature, de linguistique. Par ses .études antérieures appliquées à. ces diverses matières, le P. Navatel était tout préparé à diriger la continuation du travail. Pour y réussir, il est armé de toutes pièces, et, ce qui, dans l'espèce, le dispose mieux à ce genre de travail, il possède une connaissance approfondie des âmes, qu' il a puisée dans l'expérience du ministère sacré.

S'il a réussi à saisir la physionomie morale du Saint, on en jugera par l'Avant-Propos, où il expose avec un grand art toute la richesse et l'originalité du présent volume.

Entre autres judicieux et fins aperçus, le nouvel éditeur note que saint François de Sales " a dépassé son temps, " et qu'en donnant des conseils pour des états d'âme particuliers, " il les a marqués d'un caractère de vérité générale et profondément humaine. "Rien n'est plus vrai que cette observation.

Les contemporains du Saint, fatigués des luttes fratricides qui avaient rempli tout le XVIe siècle du fracas des armes et du bruit des discussions politiques et religieuses, aspiraient de tous leurs vœux au calme, à la paix, à la tranquillité dans l'ordre et dans la pratique de la tolérance. Le temps présent . n'offre-t-il pas quelque analogie avec cette époque lointaine qui fut si agitée, et, par suite, cette Edition des Lettres de saint François de Sales n'est-elle pas vraiment opportune ? Les âmes, enfiévrées et lasses de l'agitation des évènements, trouveront dans cette lecture le repos, la quiétude de l'esprit, avec les saines pensées qui adoucissent les blessures du cœur et amènent par degrés, l' homme vers son Dieu, le souverain pacificateur.

Fait à Annecy, le jour de la Fête du Sacré-Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 10 juin I904.

† PIERRE LUCIEN, EVÊQUE D'ANNECY.
AVANT-PROPOS

Les éditeurs ne songent pas à s'excuser d'offrir au public un peu tardivement ce troisième volume. Les proscriptions qui ont mis en si grand péril tant d'asiles de la vie monastique en France, ont dispersé au loin de secourables auxiliaires et aussi de précieux documents. Cette dispersion lamentable a nui par ses contre-coups à la célérité du travail, mais sans porter d'ailleurs la moindre atteinte aux soins, à l'exactitude critique qu'il réclame.

La nouvelle série de Lettres, qui vont de janvier 1605 à fin mars 1608, montre les mêmes qualités qu'on a pu remarquer dans les lettres précédentes : le charme savoureux de la langue, la finesse des observations morales et surtout l'art de présenter sur un ton gracieux et persuasif les conseils de la perfection chrétienne . Mais l'intérêt particulier des Lettres de cette période, c'est qu'elles éclairent d'une vive lumière l'histoire du sentiment religieux en France au début du XVIIe siècle; ajoutons que le portrait de saint François de Sales s'y dessine en traits plus nombreux et plus saisissants.

Comme toutes les époques de transition, les premières années du XVIIe siècle présentent un curieux mélange d'aspirations contradictoires et mal définies; pourtant un sentiment semble dominer tous les autres : c'est un soupir ardent après le repos, après le calme, après la stabilité. Le temps était fini des luttes, les ardeurs batailleuses commençaient de s'éteindre. Lasses, recrues, les âmes se tournaient avec un incoercible élan vers les consolations de la vie intérieure.

Cet appel à la perfection qui sollicitait alors les plus nobles instincts de la conscience humaine, ce travail mystérieux de fermentation religieuse qui mettait en vibration tant de nobles âmes, revit et transpire à travers la plupart des lettres de cette époque.

C'est le Carmel de sainte Thérèse qui, sous la virile impulsion de l'humble Mme Acarie, se fonde dans la capitale et de là essaime dans " nos Gaules " ( cf Lettre 318) à la faveur d'une incroyable popularité. C'est l'étonnante diffusion des FF. Mineurs Capucins établis en Bourgogne et dont l'intrépide apostolat se multiplie dans les environs de Genève, dans les régions Chablaisienne et Valaisanne.

Ce sont les monastères d'hommes en Savoie qui se réforment ; les tièdes et les récalcitrants se voient remplacés par des Ordres nouveaux. Mais les monastères de femmes semblent plus soucieux de la régularité : celui de Sainte-Claire est fidèle à son glorieux passé ; à SainteCatherine, près d'Annecy, une élite se prépare d'âmes choisies qui fondera les Religieuses Bernardines réformées de Rumilly (cf note 4).

Le Jubilé universel de 1606 et celui de Thonon (1607) remuent la foi et provoquent de magnifiques démonstrations de piété. De toutes parts enfin circule une ardeur généreuse pour réparer les brèches faites aux murailles de la cité chrétienne par les assauts des novateurs.

Les ministres de l'hérésie aux abois essaient en vain de regagner dans des conférences publiques le peuple qui les abandonne. Ces débats passionnent encore la foule, mais les pratiques religieuses positives vont plus à son cœur que ces subtiles controverses. Les pèlerinages redeviennent plus que jamais la grande dévotion populaire. La châsse de Saint-Claude, la sainte Hostie miraculeuse de Dijon, les saints Suaires attirent la piété chrétienne. Puis les Archiconfréries de Notre-Dame de Thonon, du Saint Cordon, de la Sainte Croix viennent grouper en de vastes collectivités tous les fidèles que la ferveur renaissante a touchés. Les églises se rouvrent ou se reconstruisent, les cloches remontent dans les clochers si longtemps silencieux. Et comme il faut donner à toutes ces âmes affamées de perfection une doctrine substantielle et nourrissante, la traduction française des Œuvres de sainte Thérèse et des parties morales des anciens Pères vient à son heure. Les ouvrages de spiritualité se répandent partout ; les plus subtils, les plus obscurs eux-mêmes trouvent des lecteurs.

Pour célébrer les Grands Pardons d'Annecy, des multitudes de pèlerins viennent de tous pays et se pressent pendant trois jours dans le sanctuaire de Notre-Dame de Liesse. La jeunesse curieuse et ardente trouve dans les collèges des Jésuites des maîtres habiles pour la discipliner et l'instruire. A la faveur des prédications et des exercices du Carême, la religion s'installe dans les âmes et en prend une possession définitive. Les conversions se multiplient dans les foyers les plus contaminés par l'hérésie, et plus d'un père de famille donne à sa maison l'allure d'un monastère.

Tous ces renseignements, tous ces traits, tous ces détails si précieux pour l'histoire générale des mœurs et de la piété, les Lettres de François de Sales les fournissent à toutes les pages. En les lisant, on a comme la sensation d'entendre le bruissement de cette germination merveilleuse qui devait s'épanouir plus tard en opulentes floraisons de sainteté ; ainsi voit-on, aux premiers jours du printemps, la sève lentement circuler à travers les tiges souples des arbres reverdis, puis gonfler les bourgeons, annonciateurs des fleurs et des fruits.

Ce mouvement de ferveur fut en grande partie provoqué et soutenu par la correspondance de saint François de Sales. C'est lui qui, en Savoie, et partout où le porte son zèle, met la main à ce travail de réédification morale et religieuse, ou qui en prend la meilleure part. Ces prédications fécondes, c'est lui qui les organise ou qui les fait; ces fondations, il les conseille, il les protège, il les confirme ; les conversions, il les prépare, il les rend durables. Et cette œuvre de réformation publique, il la continue et la cultive en particulier auprès de certaines âmes qu'il dirige avec son inflexible douceur.

Son influence dépasse visiblement les limites de la Savoie, elle s'exerce sur tout et sur tous ; rien n'en montre mieux l'étendue que le nombre et la qualité de ses correspondants et la variété des objets qu'il traite avec eux. Un grand Pape sollicite ses vues sur les plus hautes questions de la théologie, l'empereur d'Allemagne l'invite à la Diète, le duc de Savoie suit ses conseils, Baronius lui offre ses services; de Bérulle, le P. Possevin, le P. Fourier s'honorent d'être ses amis, les âmes les plus éminentes recherchent sa direction, et, ce qui n'est pas moins glorieux pour le saint Evêque, les petites gens, les malheureux se recommandent à sa charité.

Il bénit les espérances d'une jeune femme, il pourvoit les paroisses de pasteurs, et ceux-ci, de subsides convenables qu'il doit arracher à l'odieuse avarice des Chevaliers des saints Maurice et Lazare. Ce sont des collèges de Jésuites qu'il voudrait ériger à Annecy et à La Roche, c'est l'Abbesse d'un monastère qu'il faut encourager dans ses projets de réforme. Des jeunes filles, des jeunes gens rêvent de la vie claustrale; mais il s'en faut bien que le Saint fasse à tous ces désirs le même accueil : il encourage les uns, et parfois, mais toujours suavement, il déconseille les autres. Une place de petit page à obtenir, l'échec d'un plaideur malheureux, le désappointement d'un débiteur embarrassé, l'infortune d'une pauvre femme besogneuse, toutes les causes enfin, et surtout les plus délaissées, émeuvent profondément son âme compatissante et lui font écrire de charmantes épîtres.

Bien des figures ne font que passer dans cette correspondance, qu'on voudrait revoir ; d'autres reviennent souvent et finissent par nous devenir familières.

C'est d'abord Rose Bourgeois et sa sœur Mme Brûlart; l'une, Abbesse d'un monastère, l'autre, femme d'un Président au Parlement de Bourgogne.

Curieuse physionomie que celle de l'Abbesse du Puitsd'Orbe ! La fin de sa vie étrange et désordonnée révèle une âme impérieuse, bizarre. Il ne semble pas qu'elle soit jamais bien entrée dans les vues de son Directeur ; la réforme lui faisait peur, elle songea même sérieusement à quitter le cloître ; il est probable qu'elle y était entrée sans vocation. A cette âme capricieuse et turbulente, le Saint prodigua les. conseils avec une inaltérable mansuétude ; l'ingérence importune de son père, M. de Crépy, compliquait encore les difficultés.

Même aux Saints, Dieu n'accorde pas toujours le succès dans leurs entreprises. L'Evêque de Genève ne réussit pas dans celle-ci ; ne le regrettons pas trop. Sans l'humeur changeante et les infirmités de la rétive Abbesse, aurions-nous les admirables lettres qui lui furent écrites en vue de l'en guérir ? Si l'on veut consoler ou relever l'âme découragée des malades ou des infirmes, qu'on lise les lettres à Rose Bourgeois ; il n'est pas, croyons-nous, dans notre langue, d'exhortations plus lénitives et plus énergiques. A les entendre, la douleur s'endort et devient même jouissance.

Mme la Présidente a exercé, elle aussi, la charité de l'Evêque de Genève, et sans doute aussi sa patience quelquefois. Esprit peu compréhensif, dévotieuse plutôt que dévote, pleine de stériles désirs, exagérant le but, puis découragée de ne pas l'atteindre, cette âme, par l'ensemble de ses aspirations et de ses défauts, ne représenterait-elle pas les tendances et l'idéal de beaucoup de femmes du monde ? C'est donc à ces dernières que conviennent les lettres envoyées à la Présidente.

Qu'elles les lisent. Elles y apprendront qu'il faut obéir, servir Dieu avec gaieté, se supporter soi-même, ne pas ouvrir son âme à tout venant, se défier du monde, ce charlatan, faire " le miel dedans sa ruche "(cf lettre 338) et ne pas s'épuiser en désirs de perfection chimérique. Le Saint leur enseignera la méthode de persuader la perfection aux autres, de rendre la piété agréable à leur entourage. Les plus scrupuleuses verront par l'exemple d'une femme qui " est arrivee bien haut " (cf lettre 367) jusqu'où peut aller la condescendance d'une épouse chrétienne.

Plus docile que l'incorrigible Abbesse, Mme Brûlart montra bientôt ce qu'une habile direction pouvait tirer d'une âme ordinaire. D'une vie négligente, prise par la mondanité, elle passa à une vie ordonnée et toute chrétienne. La dernière lettre qui figure dans ce volume (cf lettre 419) nous la fait voir appliquée à l'oraison et à la lecture des écrits de sainte Thérèse et de sainte Catherine de Sienne.

Une autre âme, tombée plus tard dans les filets du prestigieux pêcheur, devait aller plus haut que la précédente dans les voies de la piété. Elle n'avait guère plus de vingt ans, mais elle était " toute d'or, et infiniment propre a servir son Sauveur . " (cf lettre 391)

En rencontrant Mme de Charmoisy, le Saint fut charmé de trouver une âme capable de le comprendre, assez docile pour suivre jusqu'au bout sa direction, assez généreuse pour appliquer dans le détail de ses devoirs d'état, l'idéal de la femme chrétienne vivant dans le monde. Ses progrès furent rapides. Il semble qu'à cette vaillante Philothée les étapes intermédiaires furent épargnées ; saint François de Sales prenait plaisir à former cette conscience virile et à la mener par des enseignements progressifs aux joies austères de la vraie dévotion. Les conseils s'accumulaient méthodiques, engageants, riches de belle doctrine et d'exhortations affectives. Un juge clairvoyant, le meilleur des amis du Saint, son directeur fidèle, y avait vu un trésor qu'il fallait publier (cf lettre du P.Fourier à l'Appendice). Ce devait être quelques mois plus tard l'Introduction à la Vie devote.

Le saint Evêque, quand il parlait à Dieu, lui nommait toutes ces chères âmes qu'il voulait dédier à son service. Un nom venait alors sur ses lèvres avant tous les autres, et le lecteur devine bien que c'est le nom de la baronne de Chantal.

L'histoire de cette grande âme et de la direction du Saint a tenté bien des plumes. Des intelligences vives et curieuses se sont exercées à décrire les délicates opérations de la grâce et l'influence du prêtre dans cette âme vigoureuse. Mais leurs intéressantes et fines analyses ont été trop souvent gâtées par des préjugés ridicules. Les plus discrets, pour ne rien dire des pamphlétaires, ont avancé sur le ton grave d'un impertinent pharisaïsme, que cette direction était une domination lente et progressive de l'âme humaine, paralysant la volonté, enfermant les facultés actives dans l'observation exclusive du dedans, quand elle ne les endormait pas, en supprimant tout désir, dans un quiétisme paresseux.

Au lieu d'écrire ces fantaisies dans des revues et de les débiter du haut d'une tribune, on ferait bien de lire les lettres adressées à la baronne de Chantal, et surtout on ferait mieux de les comprendre. Qu'on les lise donc, au lieu de rééditer, quoiqu'en les atténuant, les imaginations des historiens romanciers de la Restauration et de l'Empire. La doctrine du saint Directeur, telle du moins qu'elle ressort des Lettres de 1605-1607, peut d'ailleurs se résumer en quelques lignes.

L'activité suprême dans une imperturbable paix : voilà l'idéal qu'il propose à sa fille spirituelle. Pour établir l'âme dans cet immuable repos, il faut d'abord en chasser les éléments de trouble, c'est-à-dire la vanité, l'amour-propre, l'amour exagéré de soi, les craintes imaginaires.

Quels sont les éléments destructeurs de la véritable activité ? Au regard de François de Sales, ce sont les vains désirs, la peur de l'opinion, les longs et subtils repliements de l'âme sur elle-même, les rêveries mélancoliques, les songeries creuses, le fléchissement devant la douleur physique ou les angoisses morales, les passions enfin qui excitent, mais qui affaiblissent. Or, à tous ces ennemis de la paix et de l'activité, l'habile Directeur fait une guerre sans merci, et quand il a débarrassé l'âme des vaines craintes et dégagé la volonté des obstacles qui lui font échec, alors il lui donne un point d'appui immuable : la volonté de Dieu.

Et la volonté de Dieu pour le Saint, si partisan, comme on sait, du positif et du réel, ce n'est ni le désir capricieux du moment, ni le sentiment d'une commotion intérieure : c'est la volonté de Dieu notifiée par ses commandements, ou manifestée par les devoirs de notre vocation. Pas d'issue pour l'illuminisme ; avec cette règle, toute voie est barrée aux tromperies du sens intérieur.

Ce dépouillement spirituel, cette purification incessante de la volonté et des mobiles d'action ne va pas sans de continuels renoncements. " Il faut avoir un cœur ' d'homme' écrit-il à cette femme qui avait à peine trente-trois ans (cf lettre 300). Et ce conseil viril n'était pas de trop pour suivre son programme ; car, tout en parlant dans une langue suave, le Directeur n'en demandait pas moins des choses héroïques.

Que doit faire la veuve du baron de Chantal quand elle rencontrera le meurtrier de son mari ? Il faut, dit-il, porter à sa rencontre un " cœur doux, gracieux et compatissant." (cf lettre 297) Plus encore ; accepter d'être " commere " de cet homme qui lui a rendu ses enfants orphelins.

Un autre jour, elle est troublée par des peines d'esprit fort douloureuses. Ecoutez la réponse : " Je viens de parler pour vous a Nostre Seigneur..: et certes, je n'ay pas osé luy demander absolument vostre delivrance ; car s'il luy plaist d'escorcher l'offrande qui luy doit estre presentee, ce n'est pas a moy de desirer qu'il ne le face pas " (lettre 358) Est-ce que de telles paroles sont inspirées par la molle complaisance d'un fade attendrissement ? Dans le retranchement des vaines consolations, le Saint va plus loin encore ; sachant que toute douleur se soulage à être racontée, il n'hésite pas à lui déconseiller même cette innocente consolation : " Vous feres bien de regarder simplement Nostre Seigneur... sans vous amuser a considerer vostre mal, non pas mesme pour me le dire. " (lettre 358)

S'il présente à son regard une image, c'est celle de Jésus, mais de Jésus crucifié. " Les croix de Dieu sont douces, " écrit-il (lettre 402), mais " pourveu que l'on y meure. "

Une telle direction est faite pour grandir le cœur ; c'est en vain qu'on voudrait y trouver une doucereuse condescendance, une sorte de bonhomie paterne qui s'arrange de tout, même de l'inertie.

Plus récemment, on a prétendu que l'idéal de saint François de Sales en fait de piété avait le défaut de se limiter à la perfection des âmes individuelles. A son école, l'âme apprendrait à se connaître, à se retourner sur elle-même, à régler sa vie intime et extérieure, mais elle ne songerait pas, comme de nos jours, à s'épanouir au dehors par les œuvres de charité. Un tel reproche est superficiel. Il tombe devant les faits et les œuvres qu'a opérés la piété chrétienne au XVIIe siècle.

Il est vrai, l'effort du Saint et de sa direction va tout d'abord à épurer l'âme, à illuminer l'intelligence, à rectifier la volonté, à mettre de l'ordre dans toutes les puissances ; mais la volonté n'est-ce pas la pièce maîtresse, l'instrument des actions humaines dont il importe avant tout de s'assurer ? Régler la volonté, la fortifier, lui donner du ressort, de l'élan, est-ce faire autre chose que d'accumuler d'avance, pour l'action ultérieure, les trésors de l'énergie morale ? Et les facultés agissantes, qui les excite, qui les met en jeu, sinon le vouloir intérieur ? L'activité n'est souple, n'est durable, n'est féconde que si elle jaillit de cette force invisible qui s'appelle la volonté. Saint François de Sales préparait donc merveilleusement à l'action les âmes qu'il dressait à vouloir.

Au lieu de prouver l'insuffisance de cet idéal, l'histoire en révèle au contraire la souveraine efficacité. Vu à travers les ouvrages de ses grands écrivains, le XVIIe siècle peut paraître un siècle d'analyse raffinée et de minutieuse observation morale ; mais les âmes chrétiennes formées d'après les principes de saint François de Sales n'ont pas fait que s'observer: elles ont agi. Les plus grandes créations charitables datent de cette époque. Pour toutes les misères du corps et de l'âme, des instituts surgissent ; mais qui les fonde ? De grandes chrétiennes, la plupart admiratrices du saint Evêque de Genève, formées à la piété par ses écrits, ou même encouragées par les exemples de la baronne de Chantal devenue à son tour fondatrice, et laissant à ses filles son esprit de charité active et bienfaisante.

Pour juger de la valeur effective de la direction de saint François de Sales, il n'est pas à propos de citer l'inertie du duc de Bourgogne, l'élève de Fénelon ; il serait plus sage de se demander ce que devint plus tard Mme de Chantal, cette âme robuste, sa fidèle disciple. Sa vie féconde, son indomptable vigueur, l'étendue de son influence, la haute portée de ses œuvres établissent victorieusement que la direction du saint Evêque de Genève, en dressant l'âme à l'amour de Dieu, la préparait merveilleusement aux conquêtes d'un prosélytisme et d'un apostolat intrépide et infatigable.

Quant aux lecteurs qui aiment à pénétrer dans l'intimité des Saints, à connaître leurs confidences, qui s'édifient à contempler la ravissante simplicité de leurs âmes, ils feront dans ces lettres des découvertes touchantes. Ils verront croître et grandir avec les années l'amitié sainte, " blanche plus que la neige, pure plus que le soleil " (lettre 304) qui devait unir pour une œuvre commune ces deux grandes âmes. Mais pour entendre l'exquise pureté, la simplicité ingénue de cet amour " fort, impliable et sans mesure ni reserve... doux, facile ; bref, si je ne me trompe, tout en Dieu " (lettre 402) oh ! que l'intelligence doit être pieuse et bonne !

Pour les autres traits de la physionomie morale de saint François de Sales, ils sont dessinés en pleine lumière dans les diverses lettres de ce recueil. Grâce à son style candide et à son imagination toujours souriante, toujours transparente, grâce aux sujets qu'il traite, l'âme du saint Docteur se reflète dans ces pages avec une franchise qu'on appellerait enfantine, si elle n'était la franchise d'un grand écrivain et d'un Saint.

C'est bien ici qu'il se montre " tant homme que rien plus " (lettre 418) Il se laisse prendre à toutes les émotions délicates et profondes qui peuvent remuer une âme sensible. Ses impressions d'Evêque en tournée pastorale varient avec les sites gracieux ou terribles de son pittoresque diocèse. C'est tantôt l'accueil enthousiaste d'une petite ville qui s'illumine la nuit pour fêter son arrivée, tantôt c'est l'effroyable masse des montagnes glacées qui le saisit d'admiration ; mais dans la plaine, au fond des vallées, il trouve toujours son Dieu ; il le rencontre chéri et adoré sur les plus hauts sommets par les âmes simples, et même, comme le Patriarche Séraphique, il a su entendre les louanges que lui donnent les chevreuils et les chamois (lettre 366). Tous les bruits, tous les accents de la nature, depuis le " frifillis des feuilles " (lettre 306) jusqu'au " tintamarre " des grands orages alpestres ( lettre 408), son âme de poète a tout perçu, tout noté.

Sous sa plume, les scènes de l'Evangile méditées par manière de contemplation, sous l'inspiration évidente des Exercices de saint Ignace, deviennent des tableaux dignes de la grâce et de la gentillesse d'un Pérugin.

Soit qu'il visite ses tenanciers, soit qu'il prêche à son peuple ou qu'il catéchise les enfants, c'est toujours le même cœur, la même joyeuse affabilité. C'est alors qu'on le voit dans ses " belles humeurs" (lettre 385). Les grenouilles ne peuvent troubler le sommeil d'un châtelain aussi libéral, et sans doute, les bruyantes voisines durent se taire d'elles-mêmes pendant les nuits qu'il passa dans sa terre marécageuse de Viuz (lettre 405).

Les auditoires les plus modestes allaient au cœur de cet homme d'humilité et de simplicité. C'est des habitants de Rumilly qu'il écrivait, en s'excusant de dire une " petite folie... Je presche si jolyment a mon gré en ce lieu, je dis je ne sçai quoy que ces bonnes gens entendent si bien, que quasi ilz me respondroyent volontier " (lettre 436). Il faut le voir se divertissant des masques avec les enfants de son catéchisme, devant une assistance qui le " convioit par son applaudissement a continuer de faire l'enfant avec les enfans " (lettre 385).

Enfin, il n'est pas besoin d'ajouter que l'âme religieuse du Saint se découvre ici à son insu avec une ineffable ingénuité. Quelle humilité que celle qui lui fait accepter avec une gratitude touchante les conseils de sa fille spirituelle ! L'illustre ami des Cardinaux, le conseiller vénéré des Papes, le grand convertisseur d'âmes devient un enfant quand il écrit au P. Possevin, son ancien maître, et surtout quand il se remet pour " rabiller " son âme (lettre 386) sous la conduite de son vieil ami, le P. Fourier.

Peut-on lire sans être ému les effusions de sa piété ardente, quand il porte le Saint-Sacrement à la procession ou, un autre jour, qu'il parle de la Passion devant ses chères filles de Sainte-Claire ?

" Le bon et debonnaire Jesus soit a jamais le Roy de nos cœurs ! " (lettre 394) C'est le cri qui déborde à tout instant de son âme transportée. " Mon Dieu, tres chere Fille de mon ame, que je voudrois volontier mourir pour l'amour de mon Sauveur ! mais au moins, si je ne puis mourir pour cela, que je vive pour cela seul " (lettre 330). Cette exclamation passionnée nous livre le secret de toute sa vie. Pour lui, en effet, Jésus-Christ c'est " le grand mot de nostre salut ; " l'exprimer " en nostre vie en l'imprimant dans le fond de nostre cœur " (lettre 428), c'est le but souverain de toute noble activité. Que demande-t-il pour sa fille bien-aimée ? " Rien, sinon ce pur et saint amour du Sauveur " (lettre 429). Installer Jésus-Christ dans les âmes, l'y faire régner, c'est toute son ambition ; car il croit, il sait, il affirme que c'est lui qui " redresse tout, purifie tout, vivifie tout... fait tout en tout " (lettre 430).

C'est un charme de plus que tant de lumineuses et fortes doctrines s'étalent en un style si aimable. Par un rare bonheur, la fantaisie et le bon sens, la raison et la poésie, qui d'ordinaire s'excluent dans les œuvres de l'esprit, se pondèrent et s'unissent ici sans effort. Disons simplement que les Lettres de cette série justifient toutes les louanges qu'on a faites de l"Ecrivain. Les descriptions rapides, les petits récits, les allégories, les sentences expressives s'y entremêlent avec une piquante variété. Les plus jolis mots, les plus pittoresques réflexions, qu'on aime toujours à citer, on les rencontrera ça et là dans ces pages.

Une lettre pourtant se détache parmi les autres ; c'est la lettre écrite le 2 novembre 1607 (lettre 418) à propos de la mort de sa jeune sœur Jeanne de Sales. Il faut voir comme la mère de l"adolescente, le Saint lui-même et Mme de Chantal y sont tour à tour représentés au vif et dans leur naturel.

La page qui raconte la douleur sobre et silencieuse de Mme de Boisy en apprenant la mort de sa fille, respire une sérénité admirable. Les passages des Confessions où saint Augustin nous fait des confidences sur sa mère ne sont pas plus touchants. Tout le récit - il tient en trente lignes - est un pur chef-d'œuvre. Comme on s'y attend bien, le saint Evêque trouve des accents attendris, il rencontre des expressions d'une délicieuse fraicheur quand il vient à parler de la " petite defuncte, cette enfant d'espérance, si cordialement" aimée, délicate comme les fraises et les cerises " de nos jardins et, comme elles, prématurément cueillie.

Mais bientôt, dominant les " ressentimens " de ses regrets, il s'adresse à sa fille spirituelle qui lui avait paru n'avoir pas assez maîtrisé les siens. Il lui prêche sur un ton de conviction émue la résignation au bon vouloir de Dieu, mais une résignation entière, " sans reserve, sans si, sans mais... en tout et par tout. " Leçon bien " haute, " de l'aveu même de celui qui la donnait, trop haute sans doute pour des " cœurs a demi mortz; " mais pouvait-elle effrayer ce " cœur vigoureux" qui aimait et qui voulait puissamment ? "

Cette lettre, en outre des peintures d'âmes variées qu'elle nous offre ramassées dans un même cadre, défend victorieusement la piété catholique contre un reproche odieusement rebattu de nos jours : celui d'altérer et de refroidir les affections de famille. Après l'avoir lue, on ne pourra plus douter que le Saint avait véritablement un " cœur de chair " et que les vues les plus austères de la foi s'unissaient dans son âme, sans les heurter, aux affections les plus profondes et les plus sincères.

Comme les grands écrivains, saint François de Sales a dépassé son temps. En adressant les conseils de son intuitive sagesse à des âmes particulières, il les a marqués d'un caractère de vérité générale et profondément humaine. De là, la beauté toujours impressionnante de ces Lettres ; elles conviennent aux âmes chrétiennes, à toutes les époques et partout. Pourquoi n'oserions-nous pas dire qu'elles conviennent surtout à celles de notre temps ?

De même qu'au siècle de saint François de Sales, l'âme moderne soupire avec ardeur après la quiétude et l'apaisement. Il serait illusoire de le demander au monde, à la politique et même à la culture intellectuelle. En ce siècle de fiévreuse activité et d'âpres concurrences, les âmes vieillissent de bonne heure et en peu de temps se lassent de tout. Il faut donc leur infuser des goûts qui ne passent pas, des sentiments et des espoirs qui les fixent dans un état tranquille et sûr. Les Lettres de l'Evêque de Genève ne sont-elles pas capables de faire ce miracle ? En les lisant, on sentira que le beau de la vie, c'est d'aimer Dieu, de ne pas trop s'aimer soi-même et de beaucoup servir son prochain. Après les avoir lues, on garde comme conclusion le souvenir de la bonne Pernette Boutey, la sainte villageoise de La Roche, l'une des " grandes amies " du Saint (lettre 358), qui " devint plus belle aprés sa mort qu'elle n'avoit esté durant sa vie " (lettre de Claude d'Angeville, Appendice). On se rappelle aussi cette pauvre veuve d'Annecy que. le Bienheureux aperçut " a la suite du Saint Sacrement, et ou les autres portoyent des grans flambeaux de cire blanche, elle ne portoit qu'une petite chandelle, que peut- estre elle avoit faite ; encores, le vent l'esteignit. Cela ne l'avança ni recula du Saint Sacrement ; elle ne laissa pas d'estre aussi tost que les autres a l'eglise " (lettre 304).

Il est permis de croire que ces deux humbles femmes avaient trouvé la véritable paix, et, avec elle, l'esprit de suavité et de joie. Puisqu'elles faisaient l'admiration du saint Evêque, nul doute qu'elles fassent envie à bien des lecteurs.

J.-J. NAVATEL, S. J.

Annecy, 29 mai 1904.


 
 
 
 
 
 
 

AVIS AU LECTEUR

Des Lettres publiées dans ce volume, un grand nombre ont été revues sur les originaux, comme il est indiqué d'ailleurs à la fin de chacune. Les Lettres qui ne sont suivies d'aucune indication sont celles dont, à défaut d'Autographes ou de copies authentiques, on a dû emprunter le texte à des publications antérieures. Voir …. l'Avant-Propos du tome XI.

Les Editeurs sont seuls responsables de l'adresse et de la date qui précèdent chaque pièce ; l'une et l'autre sont répétées à la fin quand elles figurent sur l'original, ou qu'elles sont authentiques, quoique fournies par les textes imprimés. Les points remplaçant quelque énumération de la date indiquent que cette partie de la date est donnée, mais fautivement, dans l'édition à laquelle notre texte est emprunté.

Quand la date attribuée à une lettre n'est pas absolument sûre, elle est insérée entre []. Ces signes sont également employés pour les mots qu'il a fallu suppléer dans le texte.

Les divergences qui existent entre quelques minutes et le texte définitif sont données au bas des pages. le commencement de la variante est indiqué par la répétition en italique des mots qui la précèdent immédiatentent au texte ; la fin est régulièrement marquée par la lettre de renvoi. Les passages biffés dans les Autograpbes sont encbâssés..

Des points placés au commencement ou à la fin des lettres indiquent un texte incomplet. Quand les Autograpbes ont subi quelque mutilation, nous l'indiquons cbaque fois.

A la suite de la Table de correspondance se trouve un Index, dans lequel il a été jugé à propos de fondre les noms des destinataires avec les titres des principales notes bistoriques et biographiques. Toutes les notes concernant le clergé de l'ancien diocèse de Genève sont tirées des Registres de l'époque, conservés à l'Evêcbé d'Annecy ; elles sont désignées par les deux initiales R. E.

Sauf indication contraire, tous les renseignements relatifs à la noblesse savoisienne sont empruntés au monumental ouvrage du Comte Amédée de Foras : Armorial et Nobiliaire de l'ancien Duché de Savoie.

LETTRES

DE

SAINT FRANCOIS DE SALES

ANNEE 1605

CCLXXI

A MADAME DE LA THUILLE, SA BELLE-SOEUR

Bénédiction temporelle et spirituelle souhaitée à une jeune épouse. De qui faut-il l'obtenir et par quelle prière.

[Janvier-mars 1605.]
La benediction que je vous souhaitte, ma tres chere Seur ma Fille, se doit obtenir de la main de Nostre Seigneur, et je croy que sa divine Majesté vous l'octroyera si vous la requeres avec la sousmission et humilité convenable. Et quant a moy, ma tres chere Fille, adorant de tout mon cœur cette divine Providence, je la supplie de respandre sur vostre cœur l'abondance de ses faveurs, affin que vous soyes benite en ce monde et en l'autre des benedictions du ciel et de la terre (Gn 27,28 ; 49,25), des benedictions de la grace et de la gloire eternelle. Ainsy soit il.

Benite soyes vous en vostre cœur et en vostre cors, en vostre personne et en celles de ceux qui vous sont plus chers, en vos consolations et en vos travaux, en tout ce que vous feres et que vous souffrires pour Dieu. Au nom du Pere, du Filz et du Saint Esprit. Amen.

Vostre tres humble et tres invariable frere et serviteur,

FRANçs, E. de Geneve.
 
 


CCLXXII

A LA BARONNE DE CHANTAL

Convalescence du Saint. - Il a besoin d'un secrétaire. – Les " petitz livretz " de la Baronne. - Salutations à tous ses amis en Notre-Seigneur. - Sympathie pour une malade opérée.

Annecy, 22 janvier 1605
Ma chere Dame, Frere Jean m'a treuvé au sortir d'une fievre continue, de laquelle les effetz ne me permettent encor de vous escrire que par la main d'autruy, combien que je vous salue et souhaitte mille benedictions du propre fons de mon cœur. Je n'auray pas plustost recouvert mes forces et rencontré quelque commodité de vous escrire que je le feray fort soigneusement, comme j'ay fait cy devant a touttes les occurrences qui s'en sont presentees. Je n'ay pas voulu confier voz petitz livretz a ce porteur (tome précédent lettre 243), lequel, s'acheminant fort lentement et passant par Chalon et autres lieux, auroit peu les esgarer ; je m'imagine aussi que vous n'en estes pas beaucoup necessiteuse.

Je n'escris qu'à Vous par ce que c'est un exercice qui m'est encor defendu ; et je crois que vous me feres ce bien que de saluer tout le reste de ceux et celles qui m'ayment en Nostre Seigneur, puisque je vous en supplie bien humblement. Sur tout je desirerois de sçavoir quel succes aura eü l'incision de la jambe de Madame du Pie (sic) d'Orbe(id lettre 241). Je gueriray cependant pour luy èscrire, et a vous aussi ; et me recommandant a voz prieres, je supplie Dieu quil soit tousjours vostre coueur (sic), vostre ame et vostre amour, et je suis,

Madame ma chere Seur,

Vostre serviteur tres desdié en Jesuschrist,

[FRANÇs. E. de Genève ,]

.Ma mère, qui est venue icy pour m'assister, vous salue tres humblement, et moy je n'oublie point Celse Benigne (L2, note 346).

A Necy, le 22 janvier 1605.

A Madame

Madame la Baronne de Chantal. A Dijon,

Revu sur l'original appartenant à Mm. Doroz, née d'Arcine, à Besançon.
 
 
 
 
 
 
 

CCLXXIII

A LA MÊME

Lettres et porteurs. - La patience parfaite exclut l'inquiétude et l'empressement. - Avoir " les yeux fichés sur Celuy qui nous conduit. " - Ne pas trop considérer son mal. - Grand pouvoir devant Dieu que de pouvoir vouloir. - Penser à " la grande dereliction " du jardin des Olives. - Servir Dieu comme il veut : moyen de le bien servir. - La simplicité chrétienne dans l'accusation des péchés. - Quand il s'agit de vocation, communiquer avec son directeur et ouïr Notre-Seigneur en esprit d'indifférence.- Les tentations qui viennent de Dieu et celles qui n'en peuvent venir ; conduite à tenir à l'égard de ces dernières. – " Le donjon imprenable. " - Mépriser les tentations, embrasser les tribulations.

Annecy, 18 février 1605.
Madame, Je vous escrivis dernierement par Frere Jehan et n'ay jamais laissé escouler aucune commodité de vous envoyer de mes nouvelles que je ne l'aye embrassee. Je m'en sollicite asses moy mesme sans que vous preniez la peyne de m'en resouvenir. Maintenant, au sortir de ma maladye, j'ay receu vostre lettre du quinziesme janvier que monsieur Grenaut m'a envoyé ; mais non pas encor celle que vous m'avez escripte precedemment, en laquelle, comme vous me distes, vous m'escriviez fort particulierement de l'estat interieur de vostre ame. + J'ay bien peur qu'elle ne se soyt esgaree. Si vous m'eussiez nommé la voye par laquelle vous me l'envoyes, je me fusse essayé de la recouvrer.

+ Je viens de la recevoir tout maintenant, huit jours apres que je faysois escrire ceci.

Maintenant, pour respondre a celle que j'ay en main, autant que ma santé me le permet (pour laquelle je ne puis encor vous escrire de ma main +), je loüe Dieu de la constance avec laquelle vous supportés vos tribulations. J'y vois neantmoings encor quelque peu d'inquietude et d'empressement qui empesche le dernier effect de vostre patience. En vostre patience, dit le Fils de Dieu (Lc 21,19), vous possederez vos ames. C'est donc l'effect de la patience de bien posseder son ame, et a mesure que la patience est parfaicte, la possession de l'ame se rend plus entiere et excellente. Or, la patience est d'autant plus parfaite qu'elle est moings meslee d'inquietude et empressement. Dieu donques vous vueille delivrer de ces deux dernieres incommodités, et tost appres vous serez delivree de l'autre.

+ Les medecins me l'avoyent defendu en ce tems-la ; maintenant je suis hors de leur obeissance.

Mais bon courage, je vous supplie, ma tres chere Seur ; vous n'aves souffert l'incommodité du chemin que troys ans, et vous voulez le repos. Mais resouvenés vous de deux choses : l'une, que les enfans d'Israël furent quarante ans parmi les dezerts avant que d'arriver en la terre du sejour qui leur estoit promis ; et neantmoings, six sepmaynes pouvoyent suffire pour tout ce voyage, et a l'aise. Ny il ne fust pas loisible de s'enquerir pourquoy Dieu leur faisoit prendre tant de detours et les conduisoit par des chemins si aspres ; et tous ceux qui en murmurerent moururent avant l'arrivee (Nb 14,36). L'autre, que Moyse, le plus grand amy de Dieu de toute la trouppe, mourut sur les frontieres de la terre de repos, la voyant de ses yeux et ne pouvant en avoir la jouissance (Dt 34,4).

Pleust a Dieu que nous regardassions peu a la condition du chemin que nous frayons et que nous eussions les yeux fichés sur Celuy qui nous conduit et sur le bien heureux pays auquel il nous mene. Que nous doyt il chaloir si c'est par le desert ou par les champs que nous allons, pourveu que Dieu soyt avecq nous et que nous allions en Paradis ? Croyez moy,je vous prie, trompez le plus que vous pourrez vostre mal, et si vous le sentez, au moings ne le regardez pas ; car la veüe vous en donnera plus d'apprehension que le sentiment ne vous donnera de douleur. Aussy bande-on les yeux a ceux sur lesquels on veut faire quelque grand coup par le fer. Il me semble que vous vous arrestez un petit trop a la consideration de vostre mal.

Et quand a ce que vous me distes, que c'est un grand travail de vouloir et ne pouvoir, je ne veux pas vous dire quil faut vouloir ce que l'on peut, mais je vous dis bien que c'est un grand pouvoir devant Dieu que de pouvoir vouloir. Passez oultre, je vous supplie, et pensés a ceste grande dereliction que souffrit nostre Maistre au jardin des Olives. Voyez que ce cher Fils ayant demandé consolation a son bon Pere (Lc 22,41) et cognoissant quil ne voulait pas la luy donner, il ny pense plus, il ne s'en empresse plus, il ne le (sic) recherche plus ; mais, comme s'il ne l'eust jamais pretendue, il execute vaillamment et courageusement l'œuvre de nostre redemption. Appres que vous aurez prié le Pere quil vous console, s'il ne luy plaist pas de le faire n'y pensez plus, et raidissez vostre courage à faire l'œuvre de vostre salut sur la croix, comme si jamais vous n'en deviez descendre et qu'onque plus vous ne deussiez voir l'air de vostre vie clair et serain. Que voulez vous ? il faut voir et parler a Dieu parmy les tonnerres et tourbillons du vent (Ex 19,16) ; il le faut voir dans le buisson et parmy le feu et les espines, et pour ce faire, la verité est quil est besoing de se deschausser et faire une grande abnegation de nos volontés et affections (Ex 3,2). Mais la divine Bonté ne vous a pas appellé au train auquel vous estes quil ne vous fortiffie pour tout cecy ; c'est a luy de parfaire sa besoigne (Ph 1,6). Il est vray quil est un petit long par ce que la matiere le requiert, mais patience.

Bref, pour l'honneur de Dieu, acquiescés entierement a sa volonté, et ne croyez nullement que vous le servissiez mieux autrement, car on ne le sert jamais bien sinon quand on le sert comme il veut. Or, il veut que vous le serviez sans goust, sans sentiment, avec des repugnances et convulsions d'esprit. Ce service ne vous donne pas satisfaction ; mais il le contente ; il n'est pas a votre gré, mais il est au sien. Imaginez vous que vous ne deussiez jamais estre delivree de vos angoisses : qu'est-ce que vous feries ? Vous diriez à) Dieu : Je suis vostre(Ps 118,94) ; si vous n'y penseries plus, au moings vous ne vous en empresseriez plus. Faites en de mesme maintenant, et apprivoisez vous avecq vostre travail comme si vous deviez tousjours vivre ensemble. Vous verrez que quand vous ne penserez plus a vostre delivrance, Dieu y pensera, et quand vous ne vous en empresseres plus, Dieu y accourra. C'est assez pour ce point, jusques a ce que Dieu me donne la commodité de vous le dec1airer a souhait, lors que, sur iceluy, nous establirons l'asseurance de nostre vie. Ce sera quand Dieu nous fera revoir en presence.

Ceste bonne ame que vous et moy cherissons tant , me fait demander si elle pourra attendre la presence de son pere spirituel (SFS) pour s'accuser de quelque point duquel elle n'eust point souvenance en sa confession generalle, et, a ce que je vois, elle le desireroyt fort. Mais distes luy, je vous supplie, que cela ne se peut en aucune façon ; je trahiroys son ame si je luy permettoys cest abbus. Il faut qu'a la fine premiere confession qu'elle fera, que tout au commencement elle s'accuse de ce peché oublié (j'en dis de même s'il y en a plusieurs), purement et simplement, et sans repeter aucune autre chose de sa confession generalle, laquelle fit fort bonne ; et partant, non obstant les choses oubliees, cett'ame la ne se doit nullement troubler. Et ostez lui la mauvaise apprehension qui la peut mettre en peyne pour ce regard ; car la verité est que le premier et principal point de la simplicité chrestienne gist en ceste franchise d'accuser ses pechés quand il en est besoing, purement et nuëment, sans apprehender l'oreille du confesseur, laquelle n'est la presente que pour ouyr des pechés et non des vertus, et des pechés de toute sorte.

Que donques, hardiment et courageusement, elle se descharge pour ce regard avecq une grande humilité et mespris de soy mesme, sans avoir crainte de faire voir sa misere a celuy par l'entremise duquel Dieu la veut guerir. Si son confesseur ordinaire luy donne trop de honte ou d'apprehension, elle pourra bien aller ailleurs ; mais je voudrois en cela toute simplicité, et croy que tout ce qu'ell'a a dire est fort peu de chose en effect, et l'apprehension la fait paroistre estrange. Mais dites luy tout cecy avecq grande charité, et l'asseurez que si en cest endroit je pouvois condescendre a son inclination, je le ferois tres volontier, selon le service que j'ay voué a la tres sainte liberté chrestienne. Que si, appres cela, a la premiere rencontre qu'elle fera de son pere spirituel, elle pense retirer quelque consolation et proffit de luy manifester la mesme faute, elle le pourra faire, bien qu'il ne sera pas necessaire ; et, a ce que j'ay appris de sa derniere lettre, elle le desire. Et j'espere qu'il luy sera utile mesme de faire une confession generalle de nouveau, avecq une grande preparation, laquelle neantmoings elle ne doit commencer qu'un peu avant son despart, de peur de s'embarrasser.

Dites luy encor, je vous supplie, que j'a y veu le desir qu'elle commence de prendre de se voir un jour en lieu ou elle puisse servir Dieu de cors et de voix. Arrestez la a ce commencement, et faites luy sçavoir que ce desir est de si grande consequence, qu'elle ne doit ni le repeter ni permettre qu'il croisse qu'appres qu'elle en aura pleinement communiqué avec son pere spirituel, et qu'ensemblement ils en auront ouy ce que Dieu en dira. Je crains qu'elle ne s'engage plus avant et que, par appres, il ne soit malaysé de la reduire a l'indifference avec laquelle il faut ouyr les conseils de Dieu. Je veux bien qu'elle le nourrisse, mais non pas qu'il croisse ; car, croyez moy, il sera tous jours meilleur d'ouyr Nostre Seigneur avec indifference et en l'esprit de liberté, ce qui ne se pourra faire si ce desir grossit, car il assujettira toutes les facultés interieures et tyrannisera la rayson sur le choix. Je vous donne bien de la peyne vous rendant messagere de ces responses ; mais puisque vous avez bien pris le soin de me proposer les demandes de sa part, vostre charité le prendra bien encores pour luy faire entendre mon opinion.

Ferme, je vous supplie ; que rien ne vous esbranle. Il est encor nuict, mais le jour s'approche (Rm 13,12) ; non, il ne tardera pas. Mais cependant, prattiquons le dire de David (Ps 133,2) : Eslevez vos mains du costé des lieux saints emmi la nuict, et benissez le Seigneur. Benissons le de tout nostre cœur, et le prions qu'il soit nostre guide, nostre barque et nostre port.

Je ne veux pas respondre a vostre derniere lettre par le menu, sinon en certains pointz qui me semblent plus pressans. Vous ne pouves croire, ma tres chere Fille, que les tentations contre la foy et l'Eglise viennent de Dieu. Mais qui vous a jamais enseigné que Dieu en fust autheur ? Bien des tenebres, bien des impuissances, bien du liement a la perche, bien de la dereliction et destitution de vigueur, bien du devoyement de l'estomach spirituel, bien de l'amertume de la bouche interieure, laquelle rend amer le plus doux vin du monde ; mais des suggestions de blaspheme, d'infidelité, de mescreance, ha non, elles ne peuvent sortir de nostre bon Dieu (Jc 1,13) : son sein est trop pur pour concevoir telz objetz.

Sçaves vous comment Dieu fait en cela ? Il permet que le malin forgeron de semblables besoignes les nous vienne presenter a vendre, affin que, par le mespris que nous en ferons, nous puissions tesmoigner nostre affection aux choses divines. Et pour cela, ma chere Seur, ma tres chere Fille, faut il s'inquieter, faut il changer de posture ? 0 Dieu, nenny. C'est le diable qui va par tout autour de nostre esprit (1 P 5,8), furetant et broüillant, pour voir s'il pourroit treuver quelque porte ouverte. Il faisoit comme cela avec Job, avec saint Anthoine, avec sainte Catherine de Sienne et avec une infinité de bonnes ames que je connois, et avec la mienne qui ne vaut rien et que je ne connois pas. Et quoy ? pour tout cela, ma bonne Fille, faut il se fascher ? Laissés le morfondre et tenes toutes les advenües bien fermees : il se lassera en fin, ou, s'il ne se lasse, Dieu luy fera lever le siege. Souvenes vous de ce que je pense vous avoir dit une autre fois (tome précédent lettre 234) : c'est bon signe qu'il face tant de bruit et de tempestes autour de la volonté, c'est signe qu'il n'est pas dedans.

Et courage, ma chere ame. Je dis ce mot avec grand sentiment et en Jesus Christ: ma chere ame, courage, dis je. Pendant que nous pouvons dire avec resolution, quoy que sans sentiment : VIVE JESUS, il ne faut point craindre. Et ne me dites pas qu'il vous semble que vous le dites avec lascheté, sans force ni courage, mais comme par une violence que vous vous faites. 0 Dieu, mais donques la voyla, la sainte violence qui ravit les cieux (Mt 11,12). Voyés vous, ma Fille, mon ame, c'est signe que tout est pris et que l'ennemy a tout gaigné en nostre forteresse, hormis le donjon imprenable, indomptable et qui ne peut se perdre que par soy mesme. C'est en fin ceste volonté libre, laquelle, toute nuë devant Dieu, reside en la supreme et plus spirituelle partie de l'ame, ne depend d'autre que de son Dieu et de soy mesme ; et quand toutes les autres facultés de l'ame sont perdues et assujetties a l'ennemy, elle seule demeure maistresse de soy mesme pour ne consentir point.

Or, voyes vous les ames affligees parce que l'ennemy, occupant toutes les autres facultés, fait la dedans son tintamarre et fracas extreme ? A peyne peut on ouyr ce qui se dit et fait en ceste volonté superieure, laquelle a bien la voix plus nette et plus vive que la volonté inferieure ; mais celle cy l'a si aspre et si grosse qu'elle estouffe la clarté de l'autre. En fin notés cecy : pendant que la tentation vous desplaira, il n'y a rien a craindre ; car, pourquoy vous desplait elle, sinon par ce que vous ne la voules pas ?

Au demeurant, ces tentations si importunes viennent de la malice du diable; mais la peyne et souffrance que nous en ressentons vient de la misericorde de Dieu, qui, contre la volonté de son ennemy, tire de la malice d'iceluy la sainte tribulation par laquelle il affine l'or qu'il veut mettre en ses thresors (Sg 3,5). Je dis donques ainsy : vos tentations sont du diable et de l'enfer, mais vos peynes et afflictions sont de Dieu et du Paradis ; les meres sont de Babylone, mais les filles sont de Hierusalem. Mesprisés les tentations, embrassés les tribulations. Je vous diray un jour, quand j'auray bien du loysir, quel mal causent ces obstructions de l'esprit ; cela ne se peut escrire en peu de paroles.

Ne craignes nullement, je vous supplie de me donner aucune peyne ; car je proteste que ce m'est une extreme consolation d'estre pressé de vous rendre quelque service. Escrives moy donques, et souvent et sans ordre, et le plus naïfvement que vous pourres ; j'en recevray tousjours un extreme contentement.

Je m'en vay, mays dans une heure, en la petite bourgade ou je dois prescher , Dieu s'estant voulu servir de moy et en souffrant et en preschant : il soit a jamais beni. Il ne m'est rien encor arrivé de la tempeste que je vous dis (tome précédent lettre 240); mais les nuees sont encor pleines, obscures et chargees dessus ma teste.

Vous ne sçauries avoir trop de confiance en moy, qui suis parfaittement et irrevocablement vostre en Jesus Christ, duquel mille et mille fois le jour je vous souhaitte les plus cheres graces et benedictions. Vivons et mourons en luy et pour luy. Amen.

Vostre tres asseuré et tres dedié serviteur en Nostre Seigneur,

FRANÇs, E. de Geneve.

CCLXXIV

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

Dieu console ses amis en même temps qu'il les afflige. – Les " livrees " de Notre-Seigneur et les bagues de ses épouses. - Marques d'intérêt et de sympathie. - Les véritables idées du Saint pour la réformation du monastère du Puits-d'Orbe. - Prendre les lumières d'un Religieux Visiteur.

Annecy, 18 février 1605.
Madame,

J'eusse egalement desiré de pouvoir vous visiter tous les jours par mes lettres et d'estre visité par les vostres, pour participer au bien et au mal que Dieu a mis en vous depuis l'ouverture de vostre jambe. Je m'asseure que l'un et l'autre a esté grand, car c'est la coustume de nostre bon Dieu (2 Co 1,3) de ne point envoyer des afflictions et tourmentz a ceux qui l'aiment, qu'il ne leur envoye quant et quant des grandes consolations, et, comme dit le Psalme (Ps 93,19), selon la multitude des tribulations, ses delectations rejouissent nostre ame. Mais sçavez vous ce que j'ay pensé ? L'Escripture dit que la porte du Royaume des cieux, c'est a dire du service et de l'amour de Dieu, n'est autre chose que la tribulation (Ac 14,21) ; et la dessus j'ay dit a moy mesme que vrayement Dieu vous avoit choisie pour estre fille de son royaume, puysque a ce commencement de vos resolutions il vous avoit fait passer par la porte ordinaire et plus certaine.

Ce fust une grande gloire que celle de saint Paul quand il disoyt (Ga 6,17) : Au reste, que nul ne m'importune, car je porte les stygmates et marques de mon Seigneur a mon corps. Mais maintenant, vous devez, ce me semble, estre bien glorieuse, ayant receu au moings une de ses marques ; car, sans doubte, les marques de Nostre Seigneur ne sont autre chose que des playes : ce sont les livrees qu'il fait porter aux siens et les bagues qu'il donne a ses espouses.

Je ne doute point que vous n'ayez fait plusieurs semblables considerations, lesquelles vous auront extremement consolée. Pour moy, je me le suys promis de la bonté de Dieu et m'en suys resjoui devant sa Majesté. Mais affin de combler ma joye, faites moy ce bien, je vous prie, de me faire escrire par quelqu'une de vos plus confidentes du succez de vostre maladye, de laquelle monsieur vostre pere m'escript, mais en gros. Il est infiniment ediffié de vos deportementz et de tout ce qui est en vostre Monastere, Il craint neantmoings tous jours que vous ne passiez a quelque extreme severité et mortification exterieure, et ne se peut asseurer que je ne vous y porte. Il se trompe toutesfois bien fort, car si j'avois autant de pouvoir que j'ay de vouloir pour servir a l'entiere reformation de vostre Monastere, non seulement je ny mettrois pas de la rigueur exterieure, mais y mettrois une bien grande douceur ; ce seroyt a l'interieur ou j'applicquerois toutes mes pensees.

J'ay sceu qu'il y avoit a Dijon un grand personnage de vostre Ordre, rare en pieté et discipline religieuse, et qui est Visiteur du monastere de Fontesvreau . A l'advanture seroyt il bon que vous le vissiez et prissiez quelques leçons de luy pour la police de vostre Maison, car il n'est pas qu'il n'ayt une grande cognoissance de semblables choses,

Les medecins m'ont tant crié de ne point escrire sitost apres ma maladie que, pour obeir, je vous ay escrit par la main d'autruy. Ayes-le aggreable, ma chere Fille. Et voyla comme nostre bon Dieu m'a voulu donner un bout de sa croix pendant quil vous avoit imposé le gros de l'arbre. Benissons le, servons le, aymons le de tout nostre cœur ! ma chere Seur, ma bonne Fille ! et courage ! je vous supplie. Tenes vous asseuree que je suis infiniment vostre, et que je ne cesse de vous souhaitter mille et mille benedictions.

Vostre serviteur tres dedié en Nostre Seigneur,

FRANçs, E. de Geneve.
A Neci, le XVIII febvrier 1605.
Je vous escriray bien tost et de la façon avec laquelle vous pourres employer monsieur Viardot , encor quil ne demeure pas en vostre Mayson, comm'il ne sçauroit, a ce que j'apprens. Je me recommande a madame vostre seur et a madame de Thenissey .

A Madame

Madame l'Abbesse du Puis d'Orbe.

Revu sur l'original conservé à la Visitation d'Annecy.
 
 
 
 
 
 
 
 

CCLXXV

A LA PRÉSIDENTE BRULART

(FRAGMENT)

Projet d'entrevue ajourné. - L'obéissance et le martyre. - Donner du contentement aux siens, servir Dieu avec gaieté : deux choses très louables. - La volonté de Dieu doit nous servir d'étoile " en ceste navigation. " - Eviter la fréquentation des hérétiques ; le négoce avec eux n'est pas défendu.

Annecy [vers le 18 février] 1605
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Et puis que vous treuves de l'advancement et de la consolation au changement que vous avez fait ; je ne puis que je ne l'appreuve , m'asseurant que Vous l'avez fait avec telle discretion que le precedent n'en auroit receu aucun mescontentement.

Je ne voy encores rien devant mes yeux qui me puisse promettre le bonheur de vous voir cette annee ; et quant a ce que vous me touchez de [me voir ] de deça, il ne me semble pas que ce soit chose bien aysee a faire, ni [peut] estre convenable de quelque tems, eu esgard aux [liens] avecq lesquels Dieu vous a attachee de dela. Mais si la providence de Dieu l'exigeoit pour sa gloire et vostre salut, elle sçaura bien faire naistre les occasions encor que nous ne les voyons pas, et les fera sortir de quelque lieu auquel nous ne pensons pas. Il est requis en cela d'une entiere resignation au bon plaisir de Dieu. Pour ma part, croyez moy je vous supplie, je n'ay pas moings de desir de vous revoir, et a loisir, que vous sçauriez avoir encor [vous même ; mais] il faut sçavoir qui est le plus expedient et a propos. M. Viardot pourra fort aysement suppleer a ce que je pourray faire de loing ; il en est fort capable.

Les medecins m'ont fort defendu d'escrire de ma main au sortir de cette maladie ; c'est pourquoy j'ay employé la main d'autruy jusques icy , adjoustant de la mienne que vous vous resouvenies de ce que je vous ay tant recommandé, et que, le faysant, vous feres chose qui aggreera plus a Dieu que si, sans le faire, vous donnies vostre vie au martyre ; parce que Dieu veut l'obeyssance beaucoup plus que le sacrifice (1 R 15,22). Nostre doux Sauveur vous donnera, s'il luy plaist, la lumiere pour suivre ce bon chemin auquel vous estes : ayés seulement bon courage.

Je suis bien consolé de voir combien vous estimes le bien de servir Dieu, car c'est signe que vous l'embrasseres estroittement. Je le suis autant du contentement que vous donnes aux vostres et de la gayeté avec laquelle vous vives ; car Dieu est le Dieu de joye. Continués et perseverés, car la couronne est pour ceux qui perseverent (Mt 10,22 ; Ap 2,10).

0 ma tres chere Dame, ma bonne Seur, cette vie est courte, les recompenses de ce qui s'y fait sont eternelles (2 Co 4,17). Faysons bien, adherons a la volonté de Dieu; que ce soit l'estoille sur laquelle nos yeux s'arrestent en ceste navigation, et nous ne sçaurions que bien arriver. Je prie Dieu nostre Sauveur qu'il vive et regne en vous, et vous en luy.

J'ay receu maintenant vostre lettre precedente (lettre 277), a laquelle je ne puis respondre. Je vous diray seulement que le commerce des huguenotz n'est pas absolument defendu a ceux qui sont meslés avec eux ; mays la verité est qu'il faut s'en abstenir le plus qu'on peut, car il a accoustumé de refroidir la devotion. Quant a prendre leur marchandise, si elle est meilleure que celle des autres, il n'y a nul danger. Je vous souhaitte mille et mille benedictions, et suis invariablement, Madame,

Vostre serviteur tout dedié en Nostre Seigneur, FRANçs, E, de Geneve.
 
 




CCLXXVI

(Ndlr : Cette lettredoitêtre remplacée par la suivante. Voir notes 25,26)

A LA BARONNE DE CHANTAL

Plus la croix est grande, moins elle pèse. - Pieux souhaits, ardentes aspirations à propos d'une " image devote ".

La Roche, fin février 1605.
Madame,

J'ay tant de suavité au desir que j'ay de vostre bien spirituel que tout ce que je fay sous ce mouvement ne me sçauroit nuire. Vous me dites que vous portes tousjours vostre grande croix, mais qu'elle vous pese moins parce que vous aves plus de force. 0 Sauveur du monde, que voyla qui va bien ! Il faut porter sa croix (Lc 14,27); quicomque la portera plus grande se treuvera mieux. Dieu donques nous en veuille donner des plus grandes, mais qu'il luy playse nous donner des grandes forces pour les porter. Or sus donques, courage : Si vous aves confiance vous verres la gloire de Dieu (Jn 11,40).

Je ne vous respons pas maintenant, car je ne sçaurois; je ne fay que passer legerement sur vos lettres. Je ne vous envoyeray rien a present pour la reception du tres saint Sacrement; si je puis, ce sera a la premiere commodité.

Je vis un jour une image devote : c'estoit un cœur sur lequel le petit Jesus estoit assis . 0 Dieu, dis je, ainsy puissies vous vous asseoir sur le cœur de cette fille que vous m'aves donnee et a laquelle vous m'aves donné. Il me playsoit en cette image que Jesus estait assis et se reposoit, car cela me representoit une stabilité et me playsoit qu'il y estoit enfant, car c'est l'aage de parfaitte simplicité et douceur. Et communiant au jour auquel je sçavois que vous en faysies de mesme, je logeois par desir ce beni Hoste en cette place et chez vous et chez moy.

Dieu soit en tout et par tout beni, et veuille se saysirde nos cœurs es siecles des siecles. Amen.

Vostre serviteur tres dedié es entrailles de Nostre Seigneur,

FRANÇS, E. de Geneve.

A la Roche, le .. febvrier 1605 .
 
 




CCLXXVI bis

(Ndlr. Lettre découverte après impression des volumes des lettres, placée p.481 au tome XXVI, répertoriée CCLXXVI. Comme l'indique la note 26, cette lettre doit remplacer la précédente.)

A LA BARONNE DE CHANTAL

La santé est inutile si elle n'est employée à la " conqueste de la sainteté. " -Ecrire à la Baronne ne peut nuire au Saint. - Plus la croix est grande, moins elle pèse. - Pieux souhaits, ardentes aspirations à propos d'une " image devote ". - Un projet de voyage à Annecy et une décision. - Avis de saint François de Sales touchant le désir de Mesdames Brûlart et de Villers d'accompagner en Savoie Mme de Chantal. - Mme de Boisy recevra celle-ci " avec plus de cœur et d'amour ". - Prière de l'excuser auprès de MM. Frémyot, père et oncle.

La Roche, 28 février 1605.
Madame,

J'ay receu vos deux lettres du 3 et XVII febvrier, et pense qu'a mesme tems vous aurés eu celle que je vous escrivis par monsieur de Maillans , laquelle vous aura tout entierement asseuré de ma santé, miserable santé qui, jusques a present, n'a point esté employee a la conqueste de la sainteté. Prions Dieu, ma chere Seur, qu'il m'oste tout le soin que j'ay de celle la, sinon entant quil regardera l'acquisition de celle ci. Que si elle doit estre autant inutile ci apres qu'elle l'a esté jusques a present, il n'est pas expedient d'en desirer la conservation. Mais laissons-la la, elle ne merite pas que nous y pensions.

Il est vray que les medecins m'ont defendu d'escrire le soir apres souper, qui est le seul tems duquel je puis disposer; mais il (sic) ne m'ont pas defendu de vous escrire en plein jour, comme je fay maintenant . J'ay tant de suavité au desir que j'ay de vostre bien spirituel que tout ce que je fay sous ce mouvement ne me sçauroit nüyre. Je vous escriray donques, et ne vous desplayse, et le plus souvent que je pourray. Vos lettres, pour longues qu'elles soyent, ne me sont jamais que trop courtes. Trefves a toutes ces considerations ; les amitiés cimentees au sang de l'Aigneau n'ont pas besoin de tant de ceremonies.

Vous me dites que vous portes tous-jours vostre grande croix, mais qu'elle vous pese moins par ce que vous aves plus de force. O Sauveur du monde, que voyla qui va bien ! Il faut porter sa croix (Lc 14,27) ; quicomque la portera plus grande s'en treuvera mieux. Dieu donques nous en veüil1e donner des plus grandes, mais quil luy playse nous donner des grandes forces pour les porter. Or sus, donques, courage: Si vous aves confiance vous verres la gloire de Dieu (Jn 11,40).

Je ne vous respons pas maintenant, car je ne sçaurois ; je ne fay que passer legerement sur vos lettres. Je ne vous envoyeray rien a present pour la reception du tressaint Sacrement; si je puis, ce sera a la premiere commodité.

Je vis un jour un'image devote : c'estoit un cœur sur lequelle petit Jesus estoit assis. 0 Dieu, dis-je, ainsy puissies-vous vous asseoir sur le cœur de cette fille que vous m'avés donnee et a laquelle vous m'aves donné. Il me playsoit en cett'image que Jesus estoit assis et se reposoit, car cela me representoit une stabilité ; et me playsoit quil y estoit enfant, car c'est l'aage de parfaitte simplicité et douceur. Et communiant au jour auquel je sçavois que vous en faysies de mesme, je logeois par desir ce beny Hoste en cette place et chez vous et chez moy.

Vous me demandés quand ce sera que vous viendrez de deça. Je respons sans ceremonies et vous dis: Si vous voules venir au printems, venes entre Pasques et la Pentecoste praecisement, car passé cela je seray a la Visite, Dieu aydant. J'excepte de ce tems la troysiesme semayne apres Pasques quil faut que je vacque a nostre Sinode ; passé cela, au tems quil vous plaira, j'en suis prest. Mais je vous adjure de venir en tems et en equippage tel que je vous puisse voir au moins huit jours durant, car il faut bien cela pour bien establir toutes les pieces de nostr'interieur, lesquelles il faudra sans doute revoir, pour voir sil y a quelque defaut. Et ce qui me fait prendre cette resolution, c'est ce que vous me dites quil faut qu'il y ait quelque chose en vostre esprit qui n'aye pas esté satisfait. Et puis, je veux que cett'entrevëue serve pour plusieurs annees : quand donques vous aures plus de loysir tout en ira mieux .

Madame Brulart desireroit de venir, mais je n'en suys nullement d'advis pour le respect de sa condition qui ne me permet pas d'en conclure autrement ; mais je feray bien que vostre voyage luy servira. Quant a madamoyselle de Vilers je n'ose pas luy dire que non, si elle croit que le voyage luy soit fort utile et que monsieur de Vilers le luy permette .

J'ay choysi le lieu de nostre entrevëue chez ma mere, au (sic) chams, par ce qu'en la ville je ne puis pas dire qu'un seul quart d'heure soit a ma disposition, et aussi que vostre hostesse vous y recevra mieux, c'est a dire avec plus de cœur et d'amour . Reste que vous prenies vostre resolution, et d'ores en avant je remettray beaucoup de choses a ce tems-la, et a la premiere je vous diray ce que je desire que vous praepariés en vostre esprit pour apporter a cett' occasion.

Excuses moy vers messieurs vos pere et oncle qui m'ont escrit, car je n'ay nul loysir que celuy d'entre le sermon et le disner pour faire ce petit despeche. Conferés avec madamoyselle de Vilers du voyage, mais en sorte que si elle n'est pas desireuse de venir elle n 'y soit point provoquee, car je crains tous-jours les desgoustz des maris pour ces voyages.

Dieu soit en tout et sur tout beni, et veüille se saysir de nos cœurs es siecles des siecles. Amen.

Vostre serviteur tres dedié es entrailles de N. Sr.

FR †

A La Roche, XXVIII febvrier 1605.
Il sera necessaire de m'advertir du tems auquel vous voules venir, et que tout cela soit avec fort peu de bruit. Dieu demeure avec vous.

A Madame

Madame la Baronne de Chantal.

Revu sur l'Autographe appartenant à M. le chanoine Minat, à Saint-Dizier (Haute-Marne).
 
 
 
 

CCLXXVII

A LA PRÉSIDENTE BRULART (voir note 18)

Don du Saint pour pénétrer rapidement les consciences. - On ne se guérit pas en un jour des mauvaises habitudes. - Danger d'orgueil pour une âme, si d'esclave elle devenait soudainement maîtresse. - La patience avec soi-même. - La plus belle harangue des mendiants. - Les statues dans les palais. - L'amour-propre se fourre partout. - Où est " le blanc de la perfection. " - Il faut affaiblir peu à peu les répugnances intérieures et leurs manifestations extérieures. - Les désirs dont il convient de se défier. - Quels sont les désirs utiles et comment les régler, - Lemoyen efficace de persuader la perfection aux autres.

[La Roche, mars] 1605.
Madame,

Vostre lettre du vingtiesme de janvier m'a donné un extreme contentement, parce qu'au milieu de vos miseres, que vous me descrives, je remarque, ce me semble, quelque advancement et proffit que vous aves fait en la vie spirituelle. Je seray plus court a vous respondre que je ne desirerois, par ce que j'ay moins de loysir et plus d'empeschemens que je ne pensais. Je diray neanmoins bien asses pour ce coup, en attendant une autre commodité de vous escrire bien au long.

Vous me dites donq que vous estes affiigee de ce que vous ne vous descouvres pas asses parfaittement a moy, comme il vous semble, Et je vous dis, qu'encor que je n'aye pas connaissance des actions que vous faites en mon absence, car je ne suis pas prophete, je pense toutefois que, pour le peu de tems que je vous ay veuë et ouye, il n'est pas possible de mieux connoistre vos inclinations et les ressortz d'icelles que je fay, et m'est advis qu'il y a peu de replis dans lesquelz je ne penetre bien aysement; et pour peu que vous m'ouvries la porte de vostre esprit, il me semble que j'y voy tout a descouvert. C'est un grand advantage pour vous, puisque vous voules m'employer a vostre salut.

Vous vous plaignes dequoy plusieurs imperfections et defautz se meslent en vostre vie, contre le desir que vous aves de la perfection et pureté de l'amour de nostre Dieu. Je vous respons qu'il n'est pas possible de nous abandonner du tout nous mesmes. Pendant que nous sommes icy bas, il faut que nous nous portions tous-jours nous mesmes jusques a ce que Dieu nous porte au Ciel, et pendant que nous nous porterons, nous ne porterons rien qui vaille. Il faut donq avoir patience, et ne penser pas de nous pouvoir guerir en un jour de tant de mauvaises habitudes que nous avons contractees par le peu de soin que nous avons eu de nostre santé spirituelle. Dieu en a bien gueri quelques uns soudainement, sans leur laisser aucune marque de leurs maladies precedentes, comme il fit a l'endroit de Magdeleine, laquelle, en un instant, d'un esgoust d'eau de corruption, fut changee en une source d'eaux de perfections et ne fut jamais troublee despuis ce moment la. Mais aussi, le mesme Dieu a laissé en plusieurs de ses chers disciples, beaucoup de marques de leurs mauvaises inclinations quelque tems apres leur conversion, et le tout pour leur plus grand proffit : tesmoin le bienheureux saint Pierre, qui despuis la premiere vocation choppa plusieurs fois en des imperfections, et s'abattit tout a fait et fort miserablement une fois par la negation (Mt 26,69).

Salomon dit (Pr 30,21) que c'est un animal bien insolent que la chambriere qui devient soudainement maistresse. Il y auroit grand danger que l'ame, laquelle a servi longuement a ses propres passions et affections, ne devinst orgueilleuse et vaine, si en un moment elle en devenoit parfaittement maistresse. Il faut que, petit a petit et pied a pied, nous nous acquerions cette domination pour la conqueste de laquelle les Saintz et les Saintes ont employé plusieurs dizaines d'annees. Il faut, s'il vous plaist, avoir patience avec tout le monde, mais premierement avec vous mesme.

Vous ne faites rien, ce me dites vous, en l'orayson. Mais qu'est ce que vous y voudries faire sinon ce que vous y faites, qui est de presenter et representer a Dieu vostre neant et vostre misere ? C'est la plus belle harangue que nous facent les mendians que d'exposer a nostre veuë leurs ulceres et necessités. Mais quelquefois encor ne faites-vous rien de tout cela, comme vous me dites, ains vous demeures la comme un fantosme et une statue. Et bien, ce n'est pas peu que cela. Es palais des princes et des rois on y met des statues qui ne servent qu'a recreer la veuë du prince (TAD liv 6,ch 11) : contentés vous donq de ; servir de cela en la presence de Dieu, il animera cette statue quand il luy plaira.

Les arbres ne fructifient que par la presence du soleil, les uns plus tost et les autres plus tard, les uns toutes les annees et les autres de trois en trois, et non pas tousjours esgalement. Nous sommes bien heureux de pouvoir demeurer en la presence de Dieu, et contentons nous qu'elle nous fera porter nostre fruit ou tost ou tard, ou tous les jours ou par fois, selon son bon playsir auquel nous devons pleynement nous resigner.

C'est un mot de merveilles que celuy que vous me dites : Que Dieu me mette en quelle saulse qu'il voudra, ce m'est tout un, pourveu que je le serve. Mais prenés garde de bien le mascher et remascher en vostre esprit; faites le fondre en vostre bouche et ne l'avalés pas en gros. La Mere Therese que vous aymes tant, dont je me res-jouys, dit en quelque endroit (Chem de Perfect 38) que bien souvent nous disons de telles paroles par habitude et certaine legere apprehension, et nous est advis que nous les disons du fond de l'ame, bien qu'il n'en soit rien, comme nous descouvrons par apres en la prattique. Et bien, vous me dites qu'en quelle saulse que Dieu vous mette ce vous est tout un. Or sus, vous sçaves bien en quelle saulse il vous a mise, en quel estat et condition ; et dites moy, vous est il tout un ? Vous n'ignores pas non plus qu'il veut que vous payes cette dette journaliere de laquelle vous m'escrives, et neanmoins ce ne vous est pas tout un. Mon Dieu, que l'amour propre se fourre subtilement parmi nos affections, pour devotes qu'elles semblent et paroissent !

Voyci le grand mot. Il faut regarder ce que Dieu veut, et, le reconnoissant, il faut s'essayer de le faire gayement, ou au moins courageusement; et non seulement cela, mais il faut aymer cette volonté de Dieu et l'obligation qui s'en ensuit en nous, fust ce de garder les pourceaux toute nostre vie et de faire les choses les plus abjectes du monde ; car, en quelle saulse que Dieu nous mette, ce nous doit estre tout un. C'est la le blanc de la perfection auquel nous devons tous viser, et qui plus en approche, c'est celuy qui emporte le prix.

Mais, courage, je vous supplie ; accoustumés petit a petit vostre volonté a suivre celle de Dieu ou qu'elle vous mene ; faites qu'elle se sente fort piquee quand vostre conscience luy dira : Dieu le veut ; et petit a petit, ces repugnances que vous sentes si fortes, s'affoibliront et bien tost apres cesseront du tout. Mais, particulierement vous deves combattre pour empescher les demonstrations exterieures de la repugnance interieure que vous aves, ou au moins les rendre plus douces. Entre ceux qui sont ou courroucés ou mescontens, il y en a qui tesmoignent leurs desplaysirs seulement en disant : Mon Dieu, que sera cecy ? et les autres disent des paroles plus cuisantes et qui ne tesmoignent pas seulement un simple mescontentement, mais une certaine fierté et despit. Je veux dire qu'il faut petit a petit amender ces demonstrations, les faysant moindres tous les jours.

Quant au desir que vous aves de voir les vostres fort advancés au service de Dieu et desir de la perfection chrestienne, je le loüe infiniment, et comme vous souhaittes, j'adjousteray mes foibles prieres aux supplications que vous en faites a Dieu. Mais, Madame, il faut que je confesse la verité : je crains perpetuellement, en ces desirs qui ne sont pas de l'essence de nostre salut et perfection, qu'il ne s'y mesle quelque suggestion de l'amour propre et de nostre propre volonté ; comme, par exemple, que nous nous amusions tant a ces desirs qui ne nous sont pas necessaires, que nous ne laissions pas asses de place en nostre esprit pour les desirs, qui nous sont plus requis et plus utiles, de nostre propre humilité, resignation, douceur de cœur et semblables ; ou bien, que nous ayons tant d'ardeur en ces desirs, qu'ilz nous apportent de l'inquietude et de l'empressement, et en fin, que nous ne les sousmettions pas si parfaittement au vouloir de Dieu qu'il seroit expedient.

Je crains semblables choses en telz desirs ; c'est pourquoy je vous supplie de bien prendre garde a vous pour ne point tomber en ces inconveniens, comme aussi de poursuivre ce desir doucement et souëfvement, c'est a dire, sans pour cela importuner ceux ausquelz vous desires de persuader cette perfection, ni mesme descouvrir vostre desir, car croyes moy, que cela reculeroit l'affaire au lieu de l'avancer. Il faut donques, et par exemples et par paroles, semer parmi eux tout bellement des choses qui les puissent induire a vostre dessein, et, sans faire semblant de les vouloir instruire ou gaigner, jetter petit a petit des saintes inspirations et cogitations dedans leur esprit. En cette sorte vous gaigneres beaucoup plus qu'en aucune autre façon, sur tout y adjoustant la priere……………………………….
 
 

CCLXXVIII

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

(FRAGMENT INÉDIT)

La tribulation : ses roses et ses épines. - l'infirmité du corps donne des ailes à l'âme. - les délices surnaturelles de la souffrance.

[La Roche, mars 1605.]
…………………………………………………………………………

0 tribulation, que vous series desirable si on voyoit aussi bien vos roses que l'on void vos espines! Mon Dieu, ma Fille, que j'ayme vostre mauvaise jambe, car je sçai bien qu'elle vous portera plus au Ciel que la bonne ; jambe qui n'est pas une jambe, c'est un'aisle pour vous faire voler en l'air de la vie spirituelle. Que le lict de vostre douleur est bien meilleur que le lict des delices, et que je l'honnore du fans de mon ame ! Il me sera advis, en l'imagination [que] j'en feray souvent, de vous voir presser cette croix sur vostre cœur, et dire au [Sauveur crucifié,] comme saint Pierre (Jn 13,9) : [Hé, Seigneur,] non seulement les jambes, mais ………………………………………………………..

A Madame

Madame l'Abbesse du Puy d'Orbe.

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Bourg-en-Bresse.
 
 
 
 
 
 

CCLXXVIII bis (lettre MMXX du volume XXI reclassée) (1)

A UN INCONNU

(FRAGMENT INÉDIT)

La Roche, mars 1605 (2).
. . .

……………………………………………………………………….

le de monsieur de Chivron (3), attendant quil sera devenu parmi. . . . . et maladies pestilentes de ses maistres, la seule mort du premier suffisante pour luy donner la sienne (4)………………………………………….

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Chambéry.

(1)Lettre découverte tardivement et reclassée à la date voulue

(2) Impossible de désigner le destinataire de ces lignes. Leur date est évidemment postérieure à la mort de Philippe-Emmanuel de Savoie (voir note 4 de la page suivante), qu'on apprit à Annecy le 7 mars, Saint François de Sales prêchait alors le Carême à La Roche.

(3) Hector, baron de Chevron, gouverneur dès 1588 des princes de Savoie. (L1, note 72)

(4) Comme on l'a dit au tome XII, (L2, note 189), les trois fils du duc de Savoie, Philippe-Emmanuel, Victor-Amédée et Philibert, étaient partis pour Madrid en 1603, où l'aîné mourut à dix-huit ans le 9 février 1605.
 
 








CCLXXVIII ter (lettre MMXIX du volume XXI reclassée) (1)

A M. PIERRE DE MUSY (2)

(INÉDITE)

Compassion pour un vassal malheureux,

La Roche, 8 mars 1605
Monsieur le Chastelain, Ce pauvre homme me parle de chose que je ne connois pas. Pour ce qui me regarde, je m'accommoderay a ce que vous treuveres raysonnable, et ne veux pas quil tienne a moy quil ne soit deschargé de la somme d'avoyne quil a perdue par le feu. Faites luy seulement rayson en cela, et je ne m'en esloigneray aussi nullement.

Dieu vous conserve, et je suis

Vostre affectionné a vous servit,

FRANçs, E. de Geneve.

VIII mars 1605, a La Roche.
Revu sur l'Autographe appartenant à M, Max Meaudre, à Ouilly (Rhône).

(1) Lettre découverte tardivement et reclassée à la date voulue

(2) L'Autographe étant collé sur un carton, l'on ne peut s'assurer de l'adresse, s'il y en a une ; mais " Monsieur le Chastelain " est à n'en pas douter Pierre de Musy, qui administrait la terre de Thiez, appartenant à l'évêché de Genève, (L8, note 893)
 
 



CCLXXIX

A MADEMOISELLE DE VILLERS

Dévotion de Mme de Boisy pour l'Hostie miraculeuse de la Sainte-Chapelle de Dijon. - Dispositions à prendre pour entretenir le Saint avec plus de commodité. - Invitation à venir au château de Sales.

La Roche, 24 mars 1605.
Madamoyselle ,

Vous m'obligés infiniment d'employer, comme vous faites, toutes les occasions qui se presentent a vous pour m'escrire ; car j'ay tous-jours beaucoup de consolation a recevoir de vos nouvelles, J'admire que le paquet de lettres que j'ay envoyé avant ce caresme prenant au sieur de Maillen pour vous rendre, soit encor en chemin, ne pouvant croire qu'il soit perdu ; j'escrivis a presque tous mes amis.

Ma pauvre mere auroit bien du desir d'aller a l'adoration de la sainte Hostie ; mais, sans mentir, je ne pense pas que ses affaires ni sa santé le luy permettent. Je vous voy si ferme au dessein de venir a Saint Claude que je ne puis plus vous dire autre chose, sinon que despuis le 24 d'avril jusques au 3 de may je seray empesché aux affaires du Synode de ce diocese. Hors de la, despuis la Quasimodo jusques a la Pentecoste, je ne voy rien devant mes yeux qui me puisse destourner de la consolation que je prendray au bien de vostre presence, si vous prenes la peyne de venir jusques a la mayson de ma mere, ou j'auray plus de commodité de vous entretenir sur tout ce qu'il vous plaira. Mais puisque vous desires me communiquer pleinement vostre ame, il sera bien expedient de prendre un loysir convenable .

Je ne sçaurois jamais vous oublier en ces foibles prieres que je fay, estant par tant de raysons, d'une affection filiale, Madamoyselle,

Vostre serviteur plus humble, FRANÇ', E. de Geneve.

Je supplie monsieur vostre mary et messieurs vos enfans de m'aymer en qualité d'un homme qui est entierement acquis a leur merite. Le porteur, qui m'est conneu de longue main, m'a dit de combien de charité vous uses en son endroit. Dieu en soit glorifié et beni.

A La Roche, le 24 mars.
CCLXXX

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

Nouvelles rétrospectives de la maladie du Saint et de sa guérison. - Témoignages de compassion à une infirme. - Pensées consolantes sur les souffrances. - La tribulation, " l'eschole de l'humilité, " nous fait voir le fond de " nostre neantise. " - Ne pas se troubler dans les tentations. - La paix de l'âme ; ses deux ennemis : l'amour-propre et l'estime de nous-mêmes. - Trois avis pour avoir la paix. – " En tout, vivre paysiblement." L'humilité: description de cette vertu ; conseils pour la pratiquer. – " Il est mieux d'estre sur la croix avec Nostre Seigneur que de la regarder seulement. " - L'obéissance aux médecins. - Les Sœurs doivent avoir tout en commun. - A l'égard des offenses, le Saint n'est " nullement tendre et douillet. " - Quelles sont les âmes qu'il faut aider.

Sales, 15-18 avril 1605 .
Ma tres chere Seur,

Voyci le grand mot qui me rend si absolument vostre : c'est que Dieu le veut, et je n'en doute nullement. Il n'y a point de meilleur tiltre que celuy la en tout le monde. Vous aures des-ja sceu toutes les nouvelles de ma guerison, laquelle est si entiere que j'ay presché le Caresme tout entierement . Mon mal aussi fut peu de chose, s'il me semble ; mais les medecins, qui croyoyent que j'estois empoisonné, donnerent tant de crainte a ceux qui m'ayment, qu'il leur estoit advis que je leur eschappois des mains. Tout au sortir du lict je vous escrivis (Lettre 274), et m'asseure que vous aves la lettre. Despuis encor vous ay-je escrit (Lettre 278), mais parmi la presse d'un monde d'affaires qui m'empescherent de vous beaucoup entretenir, comme j'eusse beaucoup desiré de faire, ne me manquant jamais le sujet, pour l'extreme contentement que j'y prens.

Non seulement vostre laquais, mais monsieur nostre bon et cher pere m'a fait sçavoir combien de maux vous aves souffertz et de quelle sorte luy en est compassionné. Nostre Seigneur en soit beni. Voyla le chemin du Ciel le plus asseuré et le plus royal ; et, a ce que j'entens, vous estes pour y demeurer quelque tems, puisque, a ce que m'escrit nostre bon pere, vous estes encor es mains des medecins et chirurgiens. J'ay sans doute une extreme compassion a vos souffrances, et les recommande souvent a Nostre Seigneur affin qu'il vous les rende utiles et qu'au sortir d'icelles on puisse dire de vous, comme il fut dit du bon homme Job : En toutes ces choses il ne pecha onques (Jb 1), mays il espera en son Dieu (Jb 13,15).

Courage, ma chere Seur, ma bonne Fille; voyés vostre Espoux, vostre Roy, comme il est couronné d'espines et tout deschiré sur la croix, en sorte que l'on pouvoit conter tous ses os (Ps 21,18). Considerés que la couronne de l'espouse ne doit pas estre plus douce que celle de l'Espoux, et que si on l'a tellement descharné qu'on ayt peu conter tous ses os, il est bien raysonnable qu'on en voye l'un des vostres. Comme la rose est entre les espines, ainsy ma bienaymee est entre les filles (Ct 2,2). C'est le lieu naturel de cette fleur ; c'est le plus propre aussi de l'Espoux. Acceptés mille fois le jour cette croix, et la baysés de bon cœur pour l'amour de Celuy qui vous l'envoye ; c'est sans doute qu'il vous l'envoye par amour et comme un riche present. Representes vous souventefois le Sauveur crucifié tout vis a vis de vous, et pensés qui souffre plus l'un pour l'autre, et vous treuveres vostre mal beaucoup moindre. Mon Dieu, que vous seres eternellement heureuse si vous souffres pour Dieu ce peu de maux qu'il vous envoye!

Vous ne vous abuseres point, en vous imaginant que je suis pres de vous en ces tribulations ; je le suis aussi de cœur et d'affection, et prononce souvent devant vostre Espoux vos souffrances et travaux (Ps 141,3) et en sens une grande consolation. Mais, ma chere Fille, ayés confiance, soyés ferme: Si vous croyes, vous verrés la gloire de Dieu (Jn 11,40). Que penses-vous que soit le lict de la tribulation ? Ce n'est autre chose que l'eschole de l'humilité : nous y apprenons nos miseres et foiblesses, et combien nous sommes vains, sensibles et infirmes. Et bien, ma tres aymee Fille, sur ce lict la vous aures descouvert les imperfections de vostre ame. Et pourquoy, je vous prie, plustost la qu'ailleurs, sinon parce qu'ailleurs elles demeurent dedans l'ame et la elles sortent dehors ? L'agitation de la mer esmeut tellement toutes les humeurs, que ceux qui entrent sur icelle pensans n'en avoir point, ayant un peu vogué, connoissent bien qu'ilz en sont pleins, par les convulsions et vomissemens que ce bransle desreglé leur excite. C'est un des grans proffitz de l'affliction que de nous faire voir le fond de nostre neantise et faire sortir au dessus la crasse de nos mauvaises inclinations. Mais quoy, pour cela se faut il troubler, ma chere Fille ? Non, sans doute ; c'est lhors qu'il faut esmonder et espurer davantage nostre esprit, et se servir avec plus de force de la confession que jamais.

Cette inquietude d'importance et d'autres inquietudes desquelles vous aves esté assaillie et qui vous ont laissé de la peyne en l'esprit, ne m'estonnent point, puysqu'il n'y a rien de pis. Ne vous troublés donq point, ma Fille bienaymee. Se faut il laisser emporter au courant et a la tourmente ? Laissés enrager l'ennemy a la porte : qu'il heurte, qu'il bucque, qu'il crie, qu'il hurle et face du pis qu'il pourra ; nous sommes asseurés qu'il ne sçauroit entrer en. nostre ame que par la porte de nostre consentement. Tenons la bien fermee et voyons souvent si elle n'est pas bien close, et de tout le reste ne nous en soucions point, car il n'y a rien a craindre.

Vous me demandés que je vous envoye quelque chose touchant la paix de l'ame et l'humilité : je le ferois volontier, ma tres chere Fille, mais je ne sçay si je le sçauray faire en si peu de loysir comme j'ay a vous rescrire. En voyci trois ou quattre motz, ma Fille bienaymee. C'est par inspiration divine que vous m'interroges de la paix de l'ame et de l'humilité ensemblement ; car c'est bien la verité que l'une ne peut estre sans l'autre.

Rien ne nous trouble que l'amour propre et l'estime que nous faysons de nous mesmes. Si nous n'avons pas les tendretés ou attendrissemens de cœur, les goustz et sentimens en l'orayson, les suavités interieures en la meditation, nous voyla en tristesse ; si nous avons quelque difficulté a bien faire, si quelque difficulté s'oppose a nos justes desseins, nous voyla empressés a vaincre tout cela et nous en desfaire avec de l'inquietude. Pourquoy tout cela ? Parce, sans doute, que nous aymons nos consolations, nos ayses, nos commodités. Nous voudrions prier dans l'eau de naffe et estre vertueux a manger du sucre, et nous ne regardons point au doux Jesus qui, prosterné en terre, sue sang et eau de destresse (Mc 14,35 ; Lc 22,44) pour l'extreme combat qu'il sent en son interieur, entre les affections de la partie inferieure de son ame et les resolutions de la superieure.

L'amour propre est donques l'une des sources de nos inquietudes ; l'autre c'est l'estime que nous faysons de nous mesme. Que veut dire que s'il nous arrive quelque imperfection ou peché nous sommes estonnés, troublés et impatiens ? Sans doute, c'est que nous pensions estre quelque chose de bon, resolu et solide ; et partant, quand nous voyons par effect qu'il n'en est rien et nous avons donné du nez en terre, nous sommes trompés, et par consequent troublés, offensés et inquietés. Que si nous sçavions bien qui nous sommes, en lieu d'estre esbahis de nous voir a terre, nous nous estonnerions comment nous pouvons demeurer debout. C'est la l'autre source de nostre inquietude : nous ne voulons que des consolations, et nous estonnons de reconnoistre et toucher au doigt nostre misere, nostre neant et nostre imbecillité.

Faysons troys choses, ma tres chere Fille, et nous aurons la paix : ayons une intention bien pure de vouloir en toutes choses l'honneur de Dieu et sa gloire, faysons le peu que nous pourrons pour cette fin la, selon l'advis de nostre pere spirituel, et laissons a Dieu tout le soin du reste. Qui a Dieu pour object de ses intentions et qui fait ce qu'il peut, pourquoy se tourmente il ? pourquoy se trouble il ? qu'a il a craindre? Non, non, Dieu n'est pas si terrible a ceux qu'il ayme ; il se contente de peu, car il sçait bien que nous n'avons pas beaucoup. Et sachés, ma chere Fille, que Nostre Seigneur est appellé Prince de paix en l'Escriture (Is 9,6), et que partant, par tout ou il est maistre absolu, il tient tout en paix. Il est vray neanmoins qu'avant de mettre la paix en un lieu il y fait la guerre (Mt 10,34), separant le cœur et l'ame de ses plus cheres, familieres et ordinaires affections, comme sont l'amour desmesuré de soy mesme, la confiance de soy mesme, la complaysance en soy mesme et semblables telles affections.

Or, quand Nostre Seigneur nous separe de ces passions si mignonnes et cheries, il semble qu'il escorche le cœur tout vif et l'on en a des sentimens tres aigres ; on ne peut presque qu'on ne desbatte de toute l'ame, parce que cette separation est sensible. Mais tout ce desbattement d'esprit n'est pourtant pas sans paix, lhors qu'en fin, accablés de cette detresse, nous ne laissons pas pour cela de tenir nostre volonté resignee en celle de Nostre Seigneur et la tenons la, clouee sur ce divin bon playsir, ni ne laissons nullement nos charges et l'exercice d'icelles, mays les executons courageusement. Dequoy Nostre Seigneur nous donna l'exemple au Jardin ; car, tout accablé d'amertume interieure et exterieure, tout son cœur se resigna doucement en son Pere et en sa divine volonté, disant : Mais vostre volonté soit faite et non la mienne (Lc 22,42), et ne laissa pour toutes ses angoisses de venir troys fois voir ses disciples et les admonester (Mt 26,40). C'est bien estre Prince de paix que d'estre en paix parmi la guerre et vivre en douceur parmi les amertumes.

De ceci je desire que vous tiries ces resolutions. La premiere, c'est que bien souvent nous estimons avoir perdu la paix par ce que nous sommes en amertume, et neanmoins nous ne l'avons pas perdue pourtant ; ce que nous connoissons, si pour l'amertume nous ne laissons pas de renoncer a nous mesme et vouloir du tout dependre du bon playsir de Dieu, et nous ne laissons pas pour cela d'executer la charge en laquelle nous sommes. La seconde, c'est qu'il est force que nous souffrions de l'ennuy interieur quand Dieu arrache la derniere peau du viel homme pour le renouveller en l'homme nouveau qui est creé selon Dieu (Ep 4,22), et partant nous ne devons nullement nous troubler de cela, ni estimer que nous soyons en la disgrace de Nostre Seigneur. La troysiesme, c'est que toutes les pensees qui nous rendent de l'inquietude et agitation d'esprit ne sont nullement de Dieu, qui est Prince de paix, ce sont donq des tentations de l'ennemy, et partant il les faut rejetter et n'en tenir conte.

Il faut en tout et par tout vivre paysiblement. Nous arrive il de la peyne ou interieure ou exterieure, il la faut recevoir paysiblement. Nous arrive il de la joye, il la faut recevoir paysiblement, sans pour cela tressaillir. Faut-il fuir le mal, il faut que ce soit paysiblement, sans nous troubler ; car autrement, en fuyant nous pourrions tomber et donner loysir a l'ennemy de nous tuer. Faut il faire du bien, il le faut faire paysiblement ; autrement nous ferions beaucoup de fautes en nous empressant. Jusques mesme a la penitence, il la faut faire paysiblement. Voyci, disoit ce Penitent, que ma tres amere amertume est en paix (Is 38,17).

Lisés, ma bonne Fille, le chapitre quinziesme, seiziesme et dix septiesme du Combat spirituel (cf VD) et l'adjoustés a ce que j'ay dit; et pour le present cela suffira. Si j'avois icy mes papiers, je vous envoyerois un traitté que je fis a Paris pour ce sujet en faveur d'une fille spirituelle et Religieuse d'un digne monastere, qui en avoit besoin et pour soy et pour les autres. Si je le treuve, a la premiere fois je vous l'envoyeray.

Quant a l'humilité, je n'en veux guere dire, ains seulement quevostre chere seur de [Chantal] vous communique ce que je luy en ay escrit . Lisés bien ce que la Mere Therese en dit au Chemin de Perfection (10 et 39). L'humilité fait que nous ne nous troublons de nos imperfections, nous resouvenans de celles d'autruy ; car pourquoy serions nous plus parfaitz que les autres ? et, tout de mesme, que nous ne nous troublons point de celles d'autruy, nous resouvenans des nostres ; car pourquoy treuverons nous estrange que les autres ayent des imperfections, puisque nous en avons bien ? L'humilité rend nostre cœur doux a l'endroit des parfaitz et imparfaitz : a l'endroit de ceux la par reverence, a l'endroit de ceux ci par compassion. L'humilité nous fait recevoir les peynes doucement, sçachant que nous les meritons, et les biens avec reverence, sçachant que nous ne les meritons pas. Et quant a l'exterieur, j'appreuverois que tous les jours vous fissies quelque acte d'humilité, ou de paroles ou d'effect ; j'entens de paroles qui sortent du cœur. De paroles, comme vous humiliant a une inferieure ; d'effect, comme faysant quelque moindre office ou service, ou de la mayson ou des particulieres.

Ne vous fasches pas de demeurer au lict sans meditation ; car endurer les verges de Nostre Seigneur n'est pas un moindre bien que mediter. Non, sans doute, car il est mieux d'estre sur la croix avec Nostre Seigneur, que de la regarder seulement. Mais je sçai bien que la, dessus le lict, vous jettes mille fois le jour vostre cœur es mains de Dieu, et c'est asses. Obeysses bien aux medecins, et quand ilz vous defendront quelque exercice, ou de jeusne, ou d'orayson mentale, vocale, ou mesme l'Office, horsmis la jaculatoire, je vous prie tant que je puis, et par le respect et par l'amour que vous me voules porter, d'estre fort obeissante, car Dieu l'a ainsy ordonné (Eccli 38,1). Quand vous seres guerie et bien fortifiee reprenes tout bellement vostre chemin et vous verres que nous irons bien loin, Dieu aydant ; car nous irons ou le monde ne peut atteindre, hors ses limites et confins.

Ma chere Fille, vous m'escrives que vous estes par tout la cadette ; mays vous vous trompés, les fruitz que j'espere de vous estans plus gratis que de nulle autre. Croyés, je vous supplie, que je n'ay rien plus a cœur que vostre advancement devant Dieu; et si mon sang y estait utile, vous verries bien en quel rang je vous tiens. Je laisse a part l'extreme confiance que vous aves en moy, qui m'oblige a un extreme zele a vostre bien. Vous voudries, ce me dites vous, m'envoyer vostre cœur. Croyés que je le verrais de bon œil, car je l'ayme tendrement, et me semble qu'il est bon, puisqu'il est voué a Nostre Seigneur. Mays vous sçaves le rendes vous de nos cœurs : la ilz se peuvent voir les uns les autres malgré la distance des lieux.

Parlés a ce bon Pere dont je vous ay parlé de vostre interieur ; il aura asses de conformité avec moy, et moy avec luy, pour ne point distraire vostre esprit a la diversité des chemins, laquelle aussi luy serait fort nuisible. Bref, receves-le comme un autre moy mesme. .Mays avec cela, je vous prie de faire en sorte que cet autre bon Pere qui a desiré de vous ayder ne puisse pas reconnoistre que vous ne le goustes pas, par ce qu'a l'advenir il sera utile pour estre employé a l'œuvre que vous et moy desirons, pour obtenir quelque chose du Saint Pere .

Mais que ce mot icy ne vous eschauffe point, car il faut sur tout aller bellement et pied a pied; l'edifice en sera plus ferme. Et ne faut nullement donner aucune alarme de rien qui se passe, affin que les benedictions du Ciel viennent en nostre terre comme la rosee sur l'herbe (Dt 32,2), que l'on voit descendue avant que de s'en appercevoir; et ainsy faut-il conduire imperceptiblement tout vostre dessein jusques au comble de sa perfection. Hé courage, ma chere et bienaymee Fille ; Dieu nous en fera la grace.

Quant a cet autre bon Pere , j'appreuve que vous l'oyes et l'escouties, et qu'encores vous vous prevalies de ses conseilz en les executant; mais non en ce qu'ilz se treuveront contraires aux projetz que nous avons faitz de suivre en tout et par tout l'esprit de suavité et de douceur, et de penser plus a l'interieur des ames qu'a l'exterieur. Mais en tout, vous deves participer avec moy, puisque je suis vostre chetif pere.

Non, ma chere Fille, je n'ay jamais creu qu'il fust a propos que les Religieuses eussent aucune chose en particulier, tant qu'il sera possible; mays je peux avoir dit que, tant. que les Superieures le permettent, les particulieres peuvent user de cette liberté la, avec preparation d'esprit de tout quitter et mettre en commun quand les Superieures l'ordonneront. C'est pourquoy il est expedient d'oster peu a peu les particularités et rendre les necessités et commodités communes et esgales entre les Seurs, et ainsy faire manquer les farines d'Egypte, avec la manne tombee dans vostre desert (Ex 16).

Ma mere, qui vous offre tout son service et celuy de tous les siens, continue au desir qu'elle avoit d'avoir l'honneur de voir ma seur aupres de vous . C'est une de ses grandes passions et des miennes: Dieu veuille que ce soit avec autant de vostre contentement.

Il n'estoit ja besoin de me faire des excuses de la lettre ouverte ; car mon propre cœur voudrait estre ouvert devant vos yeux, si ses imperfections et imbecillités ne vous donnoyent trop d'ennuy. Vivés, je vous supplie, avec moy, en toute asseurance, et croyés que je ne desire rien tant que de vous voir avec un esprit tout plein de charité, laquelle est toute franche et saintement libre. Et pourquoy dis je ceci ? Parce qu'il me semble que vous aves quelque apprehension de m'offencer. Je ne suis nullement tendre et douillet en cet endroit, et particulierement avec les ames, l'amitié desquelles est enracinee sur le mont de Calvaire avec la Croix de Nostre Seigneur.

J'escris a celle de vos filles que vous desires, le plus proprement que j'ay sceu pour son mal. Oh que nostre saint Bernard dit divinement bien (Ep 73 ad Rainald.), que l'office de la charge des ames ne regarde pas les ames fortes, car celles la vont a leur propre pied; mays il regarde les ames foibles et languissantes, lesquelles il faut porter et supporter sur les espaules de la charité, laquelle est toute puissante. La pauvrette est de la seconde sorte : languissante sous les melancholies et embarrassemens de diversités de foiblesse, qui semblent accabler sa vertu ; il faut l'ayder tant qu'on pourra et laisser le reste a Dieu.

Je ne finirois jamais de vous escrire si je suivois mon inclination pleine d'affection ; mais c'est asses, la Messe m'appelle, ou je vay presenter Nostre Seigneur a son Pere pour vous, ma tres chere Fille et pour toute vostre .Mayson, pour obtenir de sa divine bonté son Saint Esprit qui addresse toutes vos actions et affections a sa gloire et vostre salut. Je le supplie qu'il vous preserve des vaines tristesses et inquietudes, et qu'il se repose en vostre cœur, affin que vostre cœur se repose en luy. Amen.

FRANÇS, E, de Geneve,
 
 
 
 
CCLXXXI

A M. CLAUDE DE CRÉPY

Paroles de courtoisie. - Dévouement du Saint à l'entreprise de l'Abbesse du Puits-d'Orbe. - La santé du corps et les consolations de l'âme. - Jeanne de Sales proposée comme pensionnaire à l'abbaye.

Vers le 20 avril 1605 ,
Monsieur mon tres honnoré Pere, Que vous m'obliges a vous rendre une vraye et entiere obeissance filiale par la faveur qu'il vous plaist me faire en m'escrivant si souvent et de vostre santé et de l'estat des affaires de madame l'Abbesse, ma tres chere Seur ! Rien sans doute ne me peut donner plus de consolation que de me voir vivre en vostre souvenance et bonne grace, et de vous estre aggreable au desir que j'ay de servir cette Seur en tous ses vertueux desseins, pour la poursuitte desquelz j'appreuve bien qu'elle ne change pas le chemin que je luy ay proposé, qu'avec beaucoup de consideration. Mais je ne voudrois pas aussi qu'elle laissast pour cela de se prevaloir des bons advis et conseilz qu'elle peut recevoir d'ailleurs, et particulierement du bon Pere de Saint Benigne , duquel vous m'escrives, et moy a elle, pour luy en declarer mon opinion telle que je vous dis.

Mais comment me pourrois je jamais lasser de souhaitter des graces et des benedictions abondantes a cette chere Seur et a toute sa Mayson, la voyant si desireuse de mon bien que, pour seulement sçavoir de ma santé, elle m'a envoyé un expres ? Avec cette occasion, je luy ay escrit le plus amplement que j'ay peu pour la consoler, sachant bien que le bon portement de son cors depend beaucoup de celuy de son ame, et celuy de son ame, des consolations spirituelles. Je vis en perpetuelle apprehension de son mal qu'il n'empire, et en recommande a Dieu les remedes autant qu'il m'est possible. Ce n'est pas de mon eschole qu'elle a jeusné ce Caresme contre l'opinion des medecins, a l'obeissance desquelz je l'exhorte bien fort, sachant bien Dieu seul estre servi comme cela (Eccli 38,1).

Au demeurant, Monsieur mon tres honnoré Pere, j'ay une jeune seur que je desirerois mettre aupres de cette aisnee et plus chere en son Monastere, non pour estre Religieuse, si Dieu ne luy en donne l'inspiration, mais seulement pour avoir cet honneur d'estre aupres d'elle et d'apprendre la vertu en une si bonne compaignie. C'est la une de mes ambitions, mays de laquelle je sousmetz l'execution a vostre commandement, n'en voulant que ce qu'il vous plaira de m'en permettre. Que s'il vous plaist m'en donner la permission, ce sera, Dieu aydant, sans que la Mayson en reçoive aucune charge ; madame l'Abbesse seule en sera importunee de seulement supporter l'incommodité de voir aupres de soy une inutile et maussade fille et servante.

Vous voyes, Monsieur mon Pere, avec quelle liberté je me pousse envers vous. Croyés, je vous supplie, que c'est pour la totale confiance que j'ay d'estre en vostre ame ce que je suis en la mienne ; c'est,

Monsieur mon Pere, Vostre tres humble filz et serviteur,

FRANçs, E. de Geneve.

Monsieur mon Pere, permettes moy de presenter icy mon tres humble service et obeissance a madame ma mere , que je supplie de me continuer en l'honneur de sa maternelle bienveuillance.
 
 












CCLXXXII

A LA PRÉSIDENTE BRULART

Ouvrir son âme à tout venant, vivre dans la contrainte: deux excès ; il faut garder une honnête liberté. - Eloge d'un confesseur. - Exhortation à soumettre en tout sa volonté à celle de Dieu. - Solidité éternelle des amitiés fondées sur l'amour de Jésus-Christ.

Vers le 20 avril 1605 .
Madame ma tres chere Seur,

Vous m'aves infiniment consolé a m'escrire si souvent comme vous aves fait ; de mon costé, je n'ay jamais manqué de vous escrire par toutes les commodités qui s'en sont presentees. Je vous ay jusques a present respondu de point en point a tout ce que vous m'aves demandé, et je sçai que vous aves maintenant mes lettres en main.

Il me reste a vous dire que j'ay escrit si amplement a madame l'Abbesse vostre bonne seur (Lettre 280); que j'espere qu'elle en sera consolee. Je sçai que sa santé corporelle depend en bonne partie de la consolation spirituelle. Il me semble qu'elle a un petit trop de crainte que je ne m'offence si elle communique son interieur a quelque autre ; et la verité est que quicomque veut proffiter il ne faut pas l'aller espanchant ça et la indistinctement, ni changer a toute apparence de methode et façon de vivre ; mais aussi doit on vivre avec une honneste liberté, et, quand il est requis, il ne faut faire nulle difficulté d'apprendre d'un chacun et de se prevaloir des dons que Dieu met en plusieurs. Je ne desire rien tant, que de voir en elle un cœur estendu et sans aucune contrainte au service de Dieu. Je le vous dis aussi, affin que vous me reconnoissies fort et que vous allies a vostre ayse, tant qu'il se peut, en la voye de la sainte perfection.

J'ay escrit asses amplement a M. [Viardot,] a qui j'avois jetté beaucoup de mon amitié estant par dela. Je le prie qu'il voye le plus qu'il pourra le monastere du Puy d'Orbe je m'asseure qu'il luy sera utile, et Dieu, sans doute, l'a preparé pour cela, dont je louë sa divine Majesté de tout mon cœur. Pour vous, ma chere Seur, je vous ay des-ja dit en une autre lettre (Lettre 225) que non seulement j'appreuvois le choix que vous avies fait d'iceluy pour estre vostre confesseur, mais que je m'en consolois; et vous disois que vous pourres apprendre de luy ce qui sera convenable touchant les aumosnes et autres charités que vous voules et deves faire. Vous feres bien aussi de luy obeir en tout le reste de vostre conduitte interieure et spirituelle, sans que pourtant je me veuille exempter de contribuer tout ce que Dieu me donnera de lumiere et de force, car il ne me seroit pas possible de desfaire la sainte liayson que Dieu a mis entre nous.

Affermissés tous les jours de plus en plus la resolution que vous aves prise avec tant d'affection de servir Dieu selon son bon playsir et d'estre tout entierement sienne, sans vous rien reserver pour vous ni pour le monde. Embrassés avec sincerité ses saintes volontés, quelles qu'elles soyent, et ne pensés jamais avoir atteint a la pureté de cœur que vous luy deves donner, jusques a ce que vostre volonté soit non seulement du tout, mais en tout, et mesme es choses plus repugnantes, librement et gayement sousmise a la sienne tres sainte ; regardant a ces fins, non le visage des choses que vous feres, mais Celuy qui vous les commande, qui tire sa gloire et nostre perfection des choses les plus imparfaittes et chetifves (1 Co 1,27), quand il luy plaist.

Non, plus de ceremonies entre nous; nos liens ne sont pas faitz de ces cordes-la. Ilz sont invariables, incorruptibles et eternelz, puisque nous nous aymerons au Ciel pour le mesme amour de Jesus Christ qui nous joint de cœur et d'ame icy bas, et qui me rend

Vostre tres humble et tres affectionné serviteur,

FRANçs, E. de Geneve.
 
 




CCLXXXIII

A LA BARONNE DE CHANTAL

Le voyage de la Baronne en Savoie décidé. - Moyens de rendre l'entrevue fructueuse: l'examen de son âme, la prière, la confiance en Dieu et au Saint. - Le mieux, c'est d'apporter l'indifférence de la volonté propre. - Dans quelles âmes Dieu se plaît d'agir. - Le congé du confesseur -Informations discrètes demandées sur le monastère du Puits-d'Orbe dans l'intérêt de sa jeune sœur. - Souhaits de bon voyage. - Itineraire à suivre de Saint-Claude à Thorens, - Une cérémonie religieuse l'oblige à changer la date fixée pour l'arrivée de la Baronne.

Annecy, vers le 20 avril 1605.
Madame ma tres chere Seur,

Voyci une courte response a vos dernieres lettres. Puysque vous estes resolue de me revoir entre ci et Pentecoste et que vous en esperes tant de fruit, venes au nom de Dieu, et pour une bonne fois. Le lieu que je vous marqueray, c'est chez ma mere a Thorens, par ce qu'en cette ville je ne sçaurois promettre un seul moment de mon tems. Le jour sera le samedi suivant l'Ascension, affin que je vous puisse donner les quatre ou cinq jours suivans francs et libres, avant que la feste de Pentecoste arrive, en laquelle il faut necessairement que je vienne icy a Neci pour faire l'Office et mon devoir. Je ne vous puis dire, si nous aurons besoin de beaucoup de jours pour la reveue de tout vostre estat interieur ; peu plus, peu moins, en fera la rayson.

Sil vous arrivoit quelqu'incommodité pour laquelle il falust differer vostre venue, vous n'aures pas pour cela besoin de m'advertir par homme expres, mais seulement par la premiere commodité, puisque, passé ce tems-la, je seray a la visite et ne m'arresteray nulle part jusques a Nostre Dame de septembre que je seray icy quinze jours seulement : si que, entre ci et la, vous auries asses de loysir de m'advertir. Je dis cela en cas que le sujet mesme de la retardation de vostre voyage ne meritast pas de soy mesme de m'en advertir ; mais pour cela faites comme vous jugeres, ou pour m'advertir ou pour ne point m'advertir.

Praepares bien tout ce qui sera requis pour rendre ce voyage fructueux, et tel que cett'entrevëue puisse suffire pour plusieurs annees. Recommandes le a Nostre Seigneur. Fouïllés tous les replis et voyés tous les ressors de vostre ame, et considerés tout ce qui aura besoin d'estre ou rabillé ou remis. De mon costé, je presenteray a Dieu plusieurs sacrifices, pour obtenir de sa bonté la lumiere et grace necessaire, pour vous servir en cette occasion. Je vous dirois bien que vous praeparassies une grande, mais je dis une tres grande et absolue confiance en la misericorde de Dieu premierement, puis en mon affection, mais je sçai que de cela la provision est toute faitte.

Sil vous semble qu'a mesure que vostre souvenance et consideration vous suggereront quelque chose, il vous soit utile de le marquer avec la plume, je l'appreuverois fort. Le plus que vous pourres apporter d'abnegation ou indifference de vostre propre volonté, c'est a dire de desir et resolution de bien obeir aux inspirations et instructions que Dieu vous donnera, quelles qu'elles soyent, ce sera le mieux, car Nostre Seigneur agit es ames qui sont purement siennes et non praeoccupees d'affections et de propres volontés. Mais sur tout, gardes de vous inquieter en cette praeparation; faites-la doucement et en liberté d'esprit. En ce qui regarde les ennuys des tentations de la foi ne vous y amuses pas, mais attendes que vous soyes icy, car ce sera bien asses tost. Ne partes pas sans le congé de vostre confesseur ; je veux croire que vous luy en aves communiqué vos deliberations avant que d'en resoudre.

Au demeurant, il faut que je vous supplie de me faire un bien. Ma mere desire infiniment d'envoyer ma jeune seur au Puy d'Orbe, affin de la despayser et de luy faire prendre le goust de la devotion ; mais elle ne voudrait nullement que ni madame l'Abbesse ni sa Mayson en receut aucune incommodité que celle du soin de ses meurs. C'est pourquoy je desire quil vous playse de m'apporter asseurance de tout ce quil sera requis de faire a cette intention, sans que madame l'Abbesse le sache, affin que tout aille comm'il faut et que ma seur aye ce bien de [vous accompagner a ] vostre retour. Voyla de la peyne que je vous donne, mais c'est encor pour un office de charité.

Il me reste seulement a prier Nostre Seigneur quil soit vostre guide et conducteur en ce voyage et en tout le reste de vos actions. Je l'en supplie de tout mon cœur, et vous, ma chere Seur, de venir joyeuse en luy, qui est vostre joye et consolation. Si vous sçavies comme je vous escris, vous excuseries bien l'indigestion de mes paroles et de mon stile ; mais cet (sic) tout un. Je vous escris sans entendement, mais je ne vous escris pas sans un cœur plein d'extraordinaire desir de vostre bien et perfection. Courage, ma Seur, Dieu vous sera bon et propice.

Je suis vostre serviteur tres dedié en son nom. Amen.

F.

De Saint Claude, vostre chemin s'adresse droit a Gex, ou je vous feray tenir un homme qui vous accompaignera jusques chez ma mere. Vous viendres de Gex a Geneve ou, si vous ne voules pas, vous n'arresteres point, et si vous voules, vous pourres arrester, car il ni a pas de danger, et de la vous viendres a Thorens. De Saint Claude a Gex il ni a que six lieues, et de Gex a Thorens, sept. L'homme qui vous ira au rencontre vous conduira. Je vous attendray plus tost la veille de l'Ascension que le samedi suivant.

Je vous invitois a la veille de l'Ascension, mais comme je fermois la lettre, des Peres Chartreux me sont venuz conjurer d'aller en un monastere voysin consacrer des filles ; si que le jour auquel je vous attendrey sera le samedi suivant. Dieu vous ayde. C'est le 21 de may.

Revu sur l'Autographe conservé au 2d Monastère de la Visitation de Rouen.
 
 
 
 
 
 
 

CCLXXXIV

A M. CHARLES D'ALBIGNY

(MINUTE)

Plusieurs paroisses sont dépourvues de pasteurs ou n'ont que des vicaires. Inconvénients de cette privation. - Obligation urgente pour les Chevaliers de Saint-Maurice de fournir " les portions congrues" aux curés. - Montrer de la bienveillance à quelques personnes qui veulent se convertir. - Le collège d'Annecy aurait grand besoin des Pères Jésuites.

Annecy, [avril-mai] 1605 ,
Monsieur, L'esperance qu'on me donnait d'avoir bien tost lhonneur de vous voir de deça, me faysoit attendre de vous supplier humblement pour beaucoup de grandes necessités ecclesiastiques qui sont en ce diocéese ; mais puisque nous sommes encor incertain de la jouissance du bien de vostre praesence, j'ay prié le sieur Gottri , present porteur, d'aller a Chamberi pour apprendre de vous, Monsieur, quelle issue ces bonnes affaires pourront avoir. C'est que les parroisses d'Armoy, Reyvre, Draillans, Tonnay sont entierement desprouveües de pasteurs, n'ayant autre assistence que d'une visitation toutes les semaynes, que les plus voysins curés y font. Or, Monsieur, il n'est possible que de cette privation de gens d'Eglise, il n'arrive beaucoup d'inconveniens, et seroit bien plus raysonnable que messieurs les Chevaliers de Saint Maurice fussent sans biens ecc1esiastiques que non pas que les peuples fussent destituëes (sic) de l'office requis a leur salut.

Il y a encor plusieurs autres parroisses qui ne sont pas assorties de leurs besoins, comme Thounon, qui n'a point de curé, ains seulement des vicaires ; Ivoire en est de mesme et quelques autres, a quoy messieurs les Chevaliers sont tenus de fournir et prouvoir quant aux portions congrues, comme moy quant aux personnes. Ilz n'ont plus aucun sujet de se plaindre de l'excessiveté des portions, puisque, Monsieur, elles ont esté reduites en vostre prœsence a la plus moderee quantité qu'elles pouvoyent avoir ; il ne reste donques que d'accomplir ce qui fut arresté.

Les mesmes sieurs Chevaliers commencent a prendre possession de certaines autres commendes nouvellement erigees sur des prieurés et benefices ecc1esiastiques. Il sera requis que tout de mesme, sur chacun d'iceux, on prenne des portions congrues pour les curés, affin que le service pour lequel les biens furent mis en l'Eglise, ne soit pas du tout delaissé ; et si en ce commencement cela ne se fait, il sera par apres malaysé de le faire, d'autant que la douceur de la possession rendra les commendeurs difficiles a lascher.

Il y a quelques honnestes personnes qui veulent revenir a l'Eglise et quitter l'heresie, et desireroyent a cet effect quelques petites faveurs de Vostre Excellence, laquelle, pour ce regard, en entendra les particularités du porteur et luy en dira ses volontés.

. Je ne sçai, Monsieur, si je doy plus rien esperer pour le college de cette ville, qui a tant besoin des Peres Jesuites , mays je sçai bien que n'en puis rien esperer que par l'assistence de vostre charité, la grandeur delaquelle me promet qu'elle me pardonnera si je vous donne tant et si souvent de l'importunité.

Je prie Nostre Seigneur pour vostre conservation et prosperité, demeurant tres obligé d'estre,

Monsieur,...

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation d'Annecy.
 
 
 
 
 
 
 

CCLXXXV

A LA BARONNE DE CHANTAL

(INÉDITE)

Envoi d'un guide. - Souhaits de bienvenue. - Une consécration de vierges à Notre-Seigneur et la consécration mystique d'une veuve.

Mélan, 19 mai 1605.
Ma chere Fille, Cet homme vous va rencontrer a Gex pour vous accompagner en cette derniere journee de vostre voyage . Si je pouvois me remuer aussi aysement que luy, j'y fusse allé moy mesme. Venes joyeusement, Dieu vous attend. Je le supplie qu'il vous accompagne a jamais.

Je m'en vay consacrer des vierges a Nostre Seigneur , et mentalement je luy consacreray une vefve avec elles, a laquelle je souhaitte la pureté, le merite et la recompense des vierges.

A Melan, jour de l'Ascension.

Celuy duquel Dieu vous donne l'ame,

F.

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Nancy.
 
 

CCLXXXVI

A LA MÊME

A propos d'une image représentant sainte Anne, la Vierge Marie et Jésus enfant. - Explication de leurs attitudes. - Naïves applications. - Pieux souhaits.

Annecy, 29 mai 1605.
Voyla, ma Fille, l'image que je vous envoye : elle est de vostre sainte Abbesse , pendant qu'elle estoit encor au monastere des mariees, et de sa bonne mere, laquelle estoit venue du convent des vefves pour la visiter. Voyés la fille, comme elle tient les yeux baissés : c'est par ce qu'elle ne peut regarder ceux de l'Enfant. La mere, au contraire, les esleve, par ce que c'est sur ceux de son Poupon. Les vierges ne levent les yeux que pour voir ceux de leur Espoux, et les vefves les baissent, si ce n'est pour avoir le mesme honneur.

Vostre Abbesse est glorieusement ornee d'une couronne sur la teste, mays, elle ne la regarde point, ains regarde en bas, a certaines petites fleurs esparses sur le marchepied de son siege. La bonne mere grand a pres de soy, a terre, un panier plein de fruitz. Je pense que ce sont les actions de sainteté des vertus humbles et basses, qu'elle veut donner a son mignon tout aussi tost qu'elle l'aura entre ses bras.

Au demeurant, vous voyés que le doux Jesus se panche et tourne du costé de sa mere grand, toute vefve qu'elle est, et mal coiffee et simplement vestue. Et si vous y prenes bien garde, il tient un monde en ses mains, lequel il destourne doucement a gauche, par ce qu'il sçait bien qu'il n'est pas propre aux vefves ; mais de l'autre main il luy presente sa sainte benediction.

Tenés vous aupres de cette vefve, et, comme elle, ayés vostre petit panier. Tendés les yeux et les bras a l'Enfant ; sa Mere, vostre Abbesse, vous le donnera a vostre tour, et luy tres volontier s'inclinera a vous et vous benira glorieusement. Hé, que je le desire, ma Fille ! Ce souhait est respandu tout par tout en mon ame, ou il residera eternellement.

Vivés joyeuse en Dieu, et salués tres humblement en mon nom madame vostre Abbesse et vostre chere Maistresse. Le doux Jesus soit assis sur vostre cœur et sur le mien ensemblement, et qu'il y regne et vive a jamais. Amen.

FRANÇs, E. de Geneve.
Le 29 may 1605.

 
 
 

CCLXXXVII

A L'ABBÉ D'ABONDANCE, VESPASIEN AIAZZA

(INÉDITE)

A qui revient la bénédiction des cloches ; délégation générale et pouvoir de déléguer par l'Abbé d'Abondance, en des cas semb1ables.-Actions de grâces pour l'avènement du Pape Paul V. - la défaite d'un ministre dans une conférence publique.

Annecy, 1er juin 1605.
Monsieur,

C'est sans doute que, de droit ordinaire, la benediction des cloches, come (sic) de toutes autres choses qui sont beneistes avec le cresme, ne peut estre faite que par l'Evesque, ou soit que telle benediction procede de l'Ordre episcopal, ou, come je crois plustost, qu'elle soit reservee pour la dignité. Neantmoins, par tout deça les monts, ou les dioceses sont extremement grandes et embroulliees, la coustume porte que les Evesques puissent deputer digniorem sacerdotem ; com' il est expressement declairé in Institutione Parrochorum Petri de Villars. Metropolitani nostri , a l'authorité duquel je m'arreste non seulement par ce qu'il est nostre superieur, mais parce quil est tres-docte et grand personnage. Et pour dire la verite, il me semble qu'en ces choses cerimoniales, il n'y a pas grand danger de suivre l'opinion qui facilite nostre charge, et mesmes es lieux ou pour la multitude des parroisses, la distraction seroit grande de se porter a touttes sortes de semblables actions.

Prenez donques la peine, Monsieur, in Nomine Domini, de faire la benediction requise en vostre parroisse, non seulement pro hac vice tantum, neque pro hac re tantum, sed pro omnibus similibus in quibus, aut de jure, aut de consuetudine, Episcopus delegare potest (Non seulement pour cette fois, non seulement pour ce cas présent, mais encore pour tous les cas analogues où l'Evêque peut déléguer, en vertu soit du droit, soit de la coutume.). Et de plus, si vous avez trop d'incomodite de vous y emploier vous mesmes, emploiez y qui bon vous semblera, car je le tiens pour deputé a ce faire et l'advoüe.

Dimanche nous faisons la solemnelle action de graces pour l'eslection du Pape Paul V *, qui fut cy devant Cardinal Borghese, aagé de 52 ans, plain de suavite, de meurs, de doctrine et de sainteté.

Il .nous est arrive une fascheuse nouvelle de la revolte et reddition de la ville d'Anvers entre les mains du comte Maurice. Elle n'est pas encor bien confirmee ; neantmoins,

Pessimus in dubiis augur timor. (La crainte, quand les choses sont incertaines, est un bien triste présage.)

Il a quinze jours quil se tint une conference a Dijon entre un Pere Jesuiste et l'un des plus habiles ministres qui soit en France , ou le Jesuiste feit si excellemment, que le ministre, ne pouvant supporter les efforts du combat, demeurast pasmé sur la place, avec une tres-grande confusion .

Je prie Dieu, Monsieur, quil vous comble de ses graces, et suis

Vostre serviteur plus humble,

FRANçs, E. de Geneve.
A Nicy, ce 1er juin 1605.
A Monsieur

Monsieur l'Abbé d'Abondance.

Revu sur l'original conservé à la Visitation d'Annecy.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCLXXXVIII

A LA BARONNE DE CHANTAL

Grâce inestimable pour une âme que Dieu a faite toute sienne: en garder la souvenance par la célébration du jour anniversaire. - Les amitiés que la mort ne peut dissoudre. - Ne pas regarder à qui, mais pour qui on obéit.

Annecy, commencement de juin 1605.
J'oubliay de vous dire, ma chere Fille, que si les oraysons de saint Jan, de saint François et les autres que vous dites, vous donnent plus de goust en françois, je suis bien content que vous les recities comme cela. Demeurés en paix, ma Fille, avec vostre Espoux bien serré entre vos bras.

0 que mon ame est satisfaitte de l'exercice de penitence que nous avons fait ces jours passés, jours heureux, et acceptables (2 Co 6,2), et memorables ! Job (Jb 3,3) desire que le jour de sa naissance perisse et que jamais il n'en soit memoire ; mais moy, ma Fille, je souhaitte, au contraire, que ces jours esquelz Dieu vous a faitte toute sienne, vivent a jamais en vostre esprit et que la souvenance en soit perpetuelle. Ouy da, ma Fille, ce sont des jours desquelz le souvenir nous sera eternellement aggreable et doux sans doute, pourveu que nos resolutions, prises avec tant de force et de courage, demeurent closes et a couvert sous le precieux sceau que j'y ay mis de ma main .

Je veux, ma Fille, que nous celebrions toutes les annees les jours anniversaires de ceux ci, par l'addition de quelques particuliers exercices a ceux qui nous sont ordinaires. Je veux que nous les appellions jours de nostre dedicace, puisqu'en iceux vous aves si entierement dedié vostre esprit a Dieu.

Que rien ne vous trouble ci apres, ma Fille ; dites avec saint Paul (Ga 6,17) : Au demeurant, que nul ne me fasche, car je suis stigmatisé des playes de mon Maistre ; c'est a dire, je suis sa servante, voüee, dediee, sacrifiee. Gardés bien la clausure de vostre monastere , ne laissés point sortir vos desseins ça et la, car cela n'est qu'une distraction de cœur. Observés bien la regle, et croyés, mais croyés-le bien, que le Filz de madame vostre Abbesse sera tout vostre.

Nourrissés tant qu'il sera possible beaucoup d'union entre vous et mes dames du Puy d'Orbe et Brulart, car il me semble que cela leur sera proffitable.

Vous connoistres asses, a voir que je vous escris a tout propos, que je vous vay suyvant en esprit, et il est vray. Non, il ne sera jamais possible que chose aucune me separe de vostre ame ; le lien est trop fort. La mort mesme n'aura point de pouvoir pour le dissoudre, puisqu'il est d'une estoffe qui dure eternellement.

Je suis fort consolé, ma chere Fille, de vous voir pleine du desir d'obeissance ; c'est un desir de prix incomparable, et qui vous appuyera en tous vos ennuys. Helas, nenny, ma tres aymee Fille, ne regardés point a qui, mais pour qui vous obeisses. Vostre vœu est dressé a Dieu, quoy qu'il regarde un homme. Mon Dieu, ne craignés point que la providence de Dieu vous defaille ; non, s'il estoit besoin, il envoyeroit plustost un Ange pour vous conduire que de vous laisser sans guide, puisqu'avec tant de courage et de resolution vous voules obeir. Et donq, ma chere Fille, reposes vous en cette Providence paternelle, resignes vous du tout en icelle ; et cependant, tant que je pourray, je m'espargneray pour vous tenir parole, affin que, moyennant la grace celeste, je vous serve longuement. Mais cette divine volonté soit tousjours faitte. Amen.

CCLXXXIX

A LA PRÉSIDENTE BRULART

Mettre un cœur vaillant à faire ce que Dieu veut. - Ne pas regarder à la substance de nos actions ; les plus chétives deviennent honorables si Dieu les ordonne. - N'aimer rien trop. - Le propre des roses et des lis. Soyons ce que Dieu veut et non ce que nous voulons, contre son gré.

Annecy, 10 juin 1605.
Madame ma tres chere Seur, Me voyci a vous escrire et ne sçai quoy, sinon que vous allies tous-jours gayement en ce chemin celeste auquel Dieu vous a mise. Je le beniray toute ma vie des graces qu'il vous a preparees : preparés-luy aussi de vostre costê des grandes resignations en contreschange, et portés vaillamment vostre cœur a l'execution des choses que vous sçaves qu'il veut de vous, malgré toutes sortes de contradictions qui se pourroyent opposer a cela.

Ne regardés nullement a la substance des choses que vous feres, mais a l'honneur qu'elles ont, toutes chetifves qu'elles sont, d'estre voulues de sa volonté divine, ordonnees par sa providence, disposees, par sa sagesse. En un mot, estant aggreables a Dieu et reconneuës pour cela, a qui doivent elles estre desaggreables ? Prenés garde, ma tres chere Fille, a vous rendre tous les jours plus pure de cœur. Or, cette pureté consiste a priser toutes choses et les peser au poidz du sanctuaire, lequel n'est autre chose que la volonté de Dieu.

N'aymés rien trop, je vous supplie, non pas mesme les vertus, que l'on perd quelquefois en les outrepassant. Je ne sçai si vous m'entendes, mais je le pense : je regarde a vos desirs, a vos ardeurs. Ce n'est pas le propre des roses d'estre blanches, ce me semble, car les vermeilles sont plus belles et de meilleure odeur ; c'est neanmoins le propre du lys. Soyons ce que nous sommes, et soyons le bien, pour faire honneur au Maistre ouvrier duquel nous sommes la besoigne (Ep 2,10). On se mocqua du peintre qui, voulant peindre un cheval, fit un taureau excellemment bien fait : l'ouvrage estoit beau en soy, mais peu honnorable a l'ouvrier, qui avoit autre dessein et n'avoit bien fait que par hasard. Soyons ce que Dieu veut, pourveu que nous soyons siens, et ne soyons pas ce que nous voulons contre son intention ; car, quand nous serions les plus excellentes creatures du Ciel, dequoy nous serviroit cela, si nous ne sommes pas au gre de la volonte de Dieu ? Je redis a l'adventure trop cela, mais je ne le diray plus si souvent, puisque mesme Nostre Seigneur vous a des-ja beaucoup fortifiee en cet endroit.

Faites moy ce bien de m'advertir du sujet de vos meditations pour cette annee presente ; je me consoleray a le sçavoir, et du fruit qu'elles font en vous. Soyes joyeuse en Nostre Seigneur, ma chere Seur, et tenes vostre cœur en paix. Je salue monsieur vostre mary, et suis immortellement, Madame,

Vostre tres affectionne et fidelle serviteur et frere,

FRANçs, E. de Geneve.

Le 10 juin 1605.
CCXC

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

(INÉDITE)

La vraie simplicité dans l'accusation des péchés, très agréable à Dieu. - En se confiant à un confesseur. éviter de paraître mépriser les autres. - Se défier des divagations de l'esprit. - Prière " de bien humilier " Jeanne de Sales.

Annecy, 16 juin 1605.
Madame ma tres chere Seur et Fille,

Pour me tenir en possession de vous escrire a toutes les commodites qui s'en presenteront, je vous diray ces trois ou quatre choses lesquelles j'ay dittes a madame de Chantal nostre bonne seur, mais non pas si clairement quil ne soit encor utile de vous les representer icy.

Vous m'escrivies n'a gueres que vous esties tous-jours pleyne de difficultés pour la confession. Or, ma Fille, ni a-il pas moyen de. dissoudre petit a petit ces difficultés ? Il le faut sans doute, et procurer d'avoir une vraye simplicité chrestienne, delaquelle le principal effect consiste a naifvement se declairer en confession, et bien plus encores ; car je ne doute point qu'un jour Dieu vous fera la grace d'estre si humble que vous desireres que non seulement vos peres spirituelz, mais les autres aussi sachent toutes vos imperfections. Courage, ma chere Fille. Il ne faut plus que nos inclinations naturelles maistrisent nostr'ame ; il faut que ce soit la lumiere superieure, et que, partant, encor que naturellement nous ayons de la peyne a nous communiquer, la rayson neanmoins et la connoissance du devoir nous emporte a toutes les executions des choses aggreables a Dieu, entre lesquelles, celle ci de descouvrir sa conscience quand et a qui il est requis, est une des plus principales. Je me contente infiniment de ce que vous m'escrives que, non obstant' toutes difficultés, en fin en fin vous passiés outre. C'est ainsy quil faut faire, sans doute, affin de s'aprivoyser avec son devoir.

Je ne sçai encor si vous aurés choysi monsieur Viardot pour vous visiter quatre ou cinq fois l'annee, avec quelque soin special du progres spirituel de vostre Mayson. Vos lettres, ce me sembloit, tendoyent a cela, qui m'occasionna de luy en escrire ; neanmoins, je ne veux pas en cela vous donner aucune contrainte. Voyes bien et considerés si vous pourres vous bien ranger a luy donner de la confiance, et escrivés moy tout au plus tost vostre intention, affin que, selon cela, je luy en puisse derechef escrire et luy dire encor plus amplement mon opinion touchant vostre conduite, a laquelle je ne puis cesser de penser et soigner jour et nuit. Si faut il pourtant faire en sorte que le bon Pere Recteur n'aye pas sujet de s'estimer mesprisé ; car encor quil le supporteroit charitablement, cela neanmoins ne seroit pas honneste. Que sil luy plait prendre la peyne de vous voir quelquefois, ce vous sera tous-jours tant plus de bien. Que s'il se treuvoit quelque disparité d'opinion entre luy et monsieur Viardot, vous ne mescontenteres ni l'un ni l'autre en vous en rapportant a moy, auquel l'un et l'autre sçavent bien que vous aves speciale confiance. Et moy, ma chere Fille, je prieray tant Dieu, quil m'assistera a vous bien conseiller.

Nostre seur de Chantal me dit quelque chose de certaines craintes et ombres qui se presentent quelquefois a vous en vos prieres ; et je luy dis que vous ne deviés pas seulement arrester un seul moment vostre esprit a considerer si cela estoit ou non, ni que cela peut estre ou que c'est ; car je vous asseure, ma chere Seur, que cela n'est rien du tout, sinon une divagation d'imaginative que l'apprehension de la solitude, ou l'ennuy et difficulté de ces commencemens engendre en vostre esprit. Tenes donq ferme, car ce n'est rien ; et quand cela vous arrivera, ne vous amuses ni peu ni prou a penser et philosopher la dessus, mais tenes vous pour tout asseuree que Dieu est avec vous, et divertisses soudainement vostre pensee a quelqu'autr'object, comme seroit a Jesuschrist qui vous regarde des le Ciel et a sa sainte Nlere.

J'ay esté infiniment consolé, sachant combien vous estes estroittement jointe de cœur avec madame de Chantal, delaquelle je puis bien respondre qu'elle vous cherit avec un'affection tout'entiere et parfaitte. Vous aves maintenant ma jeune seur, laquelle Sans doute vous fera bien de l'incommodité ; mais il ni a remede, je ne sçaurois vous en faire ni des excuses ni des ceremonies, j'ay trop de confiance en cett'estroitte alliance qui est entre nous. Et voyla tout ce que j'en dis, sinon que je vous supplie de la bien humilier.

Pour moy, ma chere Seur, croyes fermement que mon ame, toute telle qu'ell'est, est toute vostre. Je le dis devant Dieu, auquel je demande incessamment vostre gloire et vostre perfection. Je la vous souhaite et desire avec un'ardeur extreme, et suis,

Ma tres chere Fille,

Vostre tres humble et tres asseuré serviteur et frere en Nostre Seigneur, FRANçs, E. de Ge[neve].
XVI juin 1605.
Faites-moy sçavoir bien au long la disposition de vos filles, que c'est que monsieur Neron (note 55) aura treuvé bon de faire en vostre Mayson et, plus que tout, quell'est vostre inclination au choix d'un Pere spirituel auquel de dela vous puissies jetter vostre confiance. A Madame Madame l'Abbesse du Puis d'Orbe,

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Nancy.


 
 

Fac –similé de la fin de la lettre 290 (note 81) et du début de la lettre 292

CCXCI

A MADAME DE LIMOJON

(INÉDITE)

Retrancher de notre vie les superfluités mondaines. - Ce n'est pas l'œuvre d'un jour que de se conquérir soi-même ; raisons de l'entreprendre avec courage. - La principale leçon de Notre-Seigneur. - Ayons une piété qui plaise à Dieu et aux hommes. - Le Saint désire qu'on lui écrive naïvement, sans cérémonie. - Pressante exhortation finale de se donner à Dieu.

Annecy, 28 juin 1605.
Madame, Je n'avois garde d'esconduire monsieur Mondon en sa demande, puisque non seulement elle tend a une bonne et charitable execution, mais aussi elle m'a occasionné le bien de recevoir de vos lettres et lettres pleines de bonnes nouvelles.

Ouy vrayment, Madame, il faut aller tout bellement a retrancher de nostre vie les superfluités et mondanités. Ne voyes vous pas que l'on n'esmonde point les vignes a coups de coignee, mais que l'on les coupe avec la serpe doucement et sarment apres sarment ? J'ay veu telle piece de sculpture que le maistre a manié dix ans avant qu'elle fust parfaitte, et n'a jamais cessé d'en lever avec le ciseau et le burin, et petit a petit, tout ce qui empeschoit la juste proportion. Non sans doute, il n'est pas possible d'arriver en un jour ou vous aspires : il faut ores gaigner ce point, demain un autre, et pied a pied nous nous rendrons maistres de nous mesmes, qui ne sera pas une petite conqueste.

Continues, je vous supplie, avec confiance et sincerité en cette sainte poursuitte, de laquelle despend toute la consolation de l'heure de vostre mort, toute la vraye douceur de cette vie presente et toute l'asseurance de la future. Je sçai que l'entreprise est grande, mais non pas tant que la recompense. Il n'est rien qu'un'ame genereusement resolue ne puisse faire, moyennant l'assistance de son Createur (Ph 4,13). Et mon Dieu, que vous seres heureuse si au milieu du monde vous conserves Jesus Christ dedans vostre cœur ! Je le supplie qu'il y veuille vivre et regner eternellement.

Souvenes vous de la leçon principale, laquelle il nous a laissee en trois motz, affin que nous ne l'oubliions jamais et que, cent fois le jour, nous la puissions repeter : Apprenes de moy, dit-il, que je suis doux et humble de cœur (Mt 11,29). C'est tout, en somme, d'avoir le cœur doux a l'endroit du prochain et humble a l'endroit de son Dieu. Donnes a tout moment ce cœur a nostre Sauveur, faites que ce soit le cœur de vostre cœur. Vous verres qu'a mesure que ce saint et delicat Amant prendra place en vostre esprit, le monde, ses vanités et superfluités en sortiront.

Je vous l'ay dit, Madame, et je vous l'escris maintenant : je ne veux point une devotion fantasque, brouïllonne, melancholique, fascheuse, chagrine; mais une piete douce, souëfve, aggreable, paysible et, en un mot, une piete toute franche et qui se fasse aymer de Dieu premierement, et puis des hommes. C'est trop pour cette fois, et en si peu de loysir que j'ay.

Il faut seulement que je vous responde sur ce que vous me demandes, comm'il faut que desormais vous m'escrivies. Sçaves-vous comment, Madame ? Escrives moy librement, sincerement et naïfvement. Je n'ay pas autre chose a dire pour cela, sinon que vous ne deves pas mettre sur la lettre Monseigneur tout court, ni autrement ; il suffit d'y mettre Monsieur, et pour cause. Je suis homme sans ceremonie, et vous cheris et honnore de tout mon cœur pour plusieurs raysons, mais sur tout par ce que j'espere que Nostre Seigneur vous veut avoir pour toute sienne. Soyés le, Madame, soyés le, je vous supplie. Notés bien et vous resouvenes de ce que je vous ay dit : offrés et donnés a tout moment vostre cœur a Dieu, souspirés a luy, rendes vostre devotion aggreable, sur tout a monsieur vostre mari, et vives joyeuse d'avoir pris ce genre de vie.

Je prie tous-jours Dieu qu'il vous tienne de sa sainte main ; rendes moy le reciproque, et jettés quelques souspirs au pied de la Croix pour mon ame, laquelle est toute voüee au service de la vostre et de tout ce qui vous est plus cher. Je suis,

Madame,

Vostre serviteur tres affectionné et plus humble en Nostre Seigneur, FRANÇs, E. de Geneve.
Ce XXVIII juin 1605.
A Madame

Madame de Limogeon.

Revu sur une ancienne copie conservée à la Visitation de Turin.
 
 
 
 
 
 
 

CCXCII

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

(INÉDITE)

L'Abbesse s'étant offensée que le Saint eût voulu payer la pension de sa sœur, celui-ci se défend. – Il la presse vivement de renoncer au dessein de quitter l'abbaye et l'encourage à continuer la réforme. - Indications pour la récitation des Heures, conformes aux prescriptions de sainte Thérèse. - Permission de chanter des cantiques pendant la récréation.

Annecy, 29 juin 1605.
Madame ma chere Seur,

Je vous escrivis la lettre precedente (lettre 290), sur l'asseurance que j'avois au voyage d'un Pere Cordelier, lequel n'a pas reusci, et elle m'est demeuree, en attendant de jour a autre, jusques a l'arrivee de la vostre, receu (sic) par l'homme de ma mere ; en response a laquelle, permettes moy, je veux dire, ayes aggreable que je vous parle en vray pere.

La rayson pour laquelle je voulais que la pension de ma jeune seur fut payee est plus grande que tout ce que vous me dites. Ce n'est ni vostre incommodité, ni vostre pauvreté, ni toutes ces considerations que vous aves rencontrees, et sur tout ce n'est pas pour ne me point rendre vostre obligé. Non, ma Fille, je ne crain (sic) point les liens et chaisnes qui m'obligeront a vous, car le grand lien spirituel me serre si fort, que tous les autres me semblent des filetz d'araignees en comparayson. Je ne mesure rien a cett'aulne-la ; mon aulne c'est la canne d'or avec laquelle les Anges mesurent le pavé de la Hierusalem spirituelle (Ap 21,15). L'amour que je vous porte ne pense nullement a cela; je ne sçai pas comme le vostre y va songer. Sçaves vous ce que je pensais ? C'est que, puisque j'avois declairé mon opinion a bon escient, j'estimois que vous y accommoderies la vostre et croiries que j'avois rayson, sans vous en enquerir davantage ; mais vous n'estes pas si simple. Sans doute, j'avois la rayson pour moy ; neanmoins, puisque vous vous en offencés, je cede et ne vous en parleray plus, sans qu'il soit besoin que vous employes l'authorité de monsieur nostre pere.

Vous m'aves bien mis plus en peine quand vous m'aves parlé de sortir de cette Mayson-la, mais non pas sans m'en parler. Seigneur Dieu, je croyois que vous n'oseries pas seulement y penser sans mon advis, et vous me parles d'en sortir ! O ma Fille, qu'est ce qui a esbranlé nos resolutions ? Quelle nouvelle difficulté nous peut faire retirer de nos desseins, si proffitables a nos ames, si pleins de la gloire de Dieu ? Ouy vrayment, il m'en faudra bien parler, et faudra bien que nous en parlions a Dieu avant que de le faire. Courage, pour l'amour de Dieu, ma chere Fille. Nous sommes a la veille de l'entiere reformation de ce Monastere-la, et nous quitterons la besoigne ! Faut-il perdre cœur sur le milieu de la victoire ? Ce n'est pas peu que nostre bon pere se soit accommodé a desirer la reformation ; il m'en escrit, mais avec certaines reserves quil desire, dit il, pour la consolation de sa viellesse. Que voules-vous ? il faut un petit s'accommoder a luy. Dieu, qui a fait le reste, fera bien encor quil s'accommodera un jour du tout a nous.

Je m'attendois a sçavoir par vostre lettre, ou vostre inclination vous portoit pour la confession ; c'est a dire, si vous receviés pas a plein cœur les advis de monsieur Viardot, si vous y avies pas de la confiance. Mais vous avies la teste pleyne de ma seur et de la cholere de la pension. Ledit sieur Viardot m'en a esclarci, m'escrivant que, par une lettre, vous l'y avies invité, dont je suis bien ayse ; et, suivant cela, je luy escris asses au long de ce que j'ay pensé propre pour vostre Mayson.

Je vous recommande en tout le progres de cette reformation, cette sainte douceur et charité requise ; il faut que ce soit le principal instrument de toute cett'entreprise. La patience vous est requise, par ce que vous y aures mille petitz degoustz ; mais il ni a remede, c'est la gloire de Dieu. Il faut que nostre Rose espanoüisse parmi ces espines (Ct 2,2 et note 44).

Les Novices doivent porter le voile selon la difference de leurs habitz avec les vostres. Ma chere Fille, tenes les yeux sur Jesuschrist qui vous a appellee a cette sainte œuvre ; faites tout pour l'amour de luy. Et pour moy, soyes asseuree que jamais creature du monde ne fut ni ne sera plus entierement vostre que moy. Je ne pense pas que mon affection envers vous et vostre Monastere soit explicable ; je sçai que si vous la voyies vous l'admireries pour sa grandeur et sa constance.

Le doux Jesus soit tous-jours avec vous, ma chere Fille, et je suis vostre, tout entierement vostre en Jesuschrist.

F.

XXIX juin 1605.
J'ay marqué en l'advis que je donne, les Heures canoniques selon que nous les disons en nostre cathedrale, hormis Matines ; qui sont tous-jours dites a 9 heures du soir ; et toutes les mesmes Heures se sont treuvees marquees en mesme sorte es Constitutions de la .M.ere Therese (Ch 5 Des heures Canoniales), Item, je vous avois escrit (tome 12 lettre 231) que les Dames pouvoyent, au tems de la recreation, chanter des cantiques spirituelz en françois, selon leur disposition ; et je l'ay, du despuis, treuvé de mesme en la Mere Therese (Ribera Vita Matr.Teres.4,24).

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Nancy,

CCXCIII

A M. CLAUDE DE CRÉPY

La réforme du Puits-d'Orbe. - le Saint se défend de " vouloir surnager " au conseil des autres. - Services que peuvent rendre à l'Abbesse M. Viardot et M. Néron. - Affection du Saint pour M. de Crépy et pour le Monastère.

Annecy, 29 juin 1605.
Monsieur mon Pere, Courant je vous escris ces quattre motz pour tres humblement vous saluer et presenter mon advis sur les articles de la reformation de nostre Puis d'Orbe. Je croy que vous ny treuveres rien d'aspre ; mais, Monsieur mon tres honnoré Pere, ne suis-je pas vostre tres obeissant filz ? Et donques, mesnages mon honneur en ne permettant pas que le bon Pere de Saint Benine (note 55) croye que je veüille surnager a son conseil, car je ne le doy pas vouloir.

Mais pour ma Seur, c'est ma fille, et, avec vostre congé, je pense que nostre bon Dieu, qui m'a tant donné de cœur a son bien, me donnera de la lumiere pour le service de son esprit. Voyes vous, Monsieur mon Pere, toutes sortes d'espritz ne sont pas bons pour le sien, Il y a un monsieur Viardot a Dijon, qu'elle gouste ; il sera fort bon quil y face quelques voyages, et mesme par ce qu'il sera fort content de prendre mes advis, Je vous supplie donques de l'avoir aggreable. Ni pour cela veux je dire que monsieur Neron (note 55) ne soit tres utile a nostr'entreprise; mais je vous marque un autr'instrument bien sortable. Croyes, Monsieur mon Pere, que si je pouvois autant que je desire, il ne se passeroit point de six mois que je ne fuss'avec vous huit jours en cette devote Mayson ; j'y suis ordinairement d'esprit et d'affection.

Dieu nous veüille rendre telz quil nous souhaitte pour sa gloire, et je suis sans fin,

Monsieur,

Vostre serviteur et filz tres humble et tres fidelle,

FRANÇ', E. de Geneve.

XXIX juin 1605.
Revu sur l'Autographe conservé au 2d Monastère de la Visitation de Lyon
(Vassieux).
 
 
 
 
CCXCIV

A LA BARONNE DE CHANTAL

(FRAGMENT INÉDIT)

Annonce d'une lettre prochaine. - Invitation à écrire. Souhaits de dévotion.

Annecy, 29 juin 1605
…………………………………………………………………………………………………

…prou de choses si j'en avois le loysir. Je vous escriray dans peu de jours par le Gardien des Cordeliers d'Aoustun qui doit venir a Lion au jour de saint Bonaventure ; je luy envoyeray mes lettres pour les vous faire tenir.

A Dieu, ma Fille tres aymee ; vivés en Jesus Christ et faites quil vive en vous. Tenes vous tous-jours pres de vostre Abbesse (note 68)et avec vostre Maistresse . Ne craignés nullement a m'escrire de vos travaux, car a qui en voudriés vous escrire ?

Le doux Jesus soit vostre amour. Amen. Je suis en ses entrailles, plus vostre que mien.F.

Le XXIX, jour saint Pierre 1605.
Ma mere ne sçait pas que je vous escrive. J'ay rompu le fil de cette lettre a diverses fois cette matinee.

A Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f.

Revu sur l'Autographe appartenant à M. le chanoine Bracq, à Mont-Saint-Amand (Belgique).
 
 
 
 
 

CCXCV

A M. CHARLES D'ALBIGNY

(FRAGMENT)

Détresse de plusieurs paroisses; prière d'ôter les obstacles qui les empêchent d'être pourvues de pasteurs.

[Vers juillet 1605.]
Monsieur, Je ne suis nullement en doute de la fermeté de vostre zele et de vostre memoyre es choses qui regardent le service de Dieu. Mais je dois, nonobstant cett'asseurance, me resouvenir moy mesme de vous supplier humblement, comme je fay, pour les necessités de nos cures de Chablaix et Gaillart, destituees de pasteurs faute de moyens, suivant ce que vous pristes la peyne d'en apprendre estant a Thonon.

Et permettes moy, Monsieur, je vous en supplie, que je vous resouvienne de ce quil vous pleut m'accorder pour mon particulier, qui est, qu'estant a Chamberi, vous me feries lhonneur de considerer, si pour n'avoir pas voulu accorder des excommunications en matiere criminelle et contre les Canons, il est raysonnable que le temporel de l'evesché ou celuy du vicaire soit saysi. . . .

………………………………………………………………………………………………

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation d'Annecy.
 
 

CCXCVI

A M, ANTOINE D'AVULLY

(INÉDITE)

Sollicitation de la fin d'un paiement.

Annecy, (1er juillet 1605).
Monsieur, Puisque le conte que mes freres .vous ont envoyé se treuve bon au fons, je vous supplie avec toute mon affection de donner ordre au payement de ce qui reste, ou par quelque bonn'assignation ou autrement. Vous termineres par ce moyen les importunités que vous recevés de nostre sollicitation et les incommodités que nous recevons de la retardation du payement (tome 12 lettre 125), et vous nous obligeres encor de plus fort a vostre service, sur tout moy qui, priant Nostre Seigneur pour vous, me prometz un'entiere asseurance de vostre amitié et suis, Monsieur,

Vostre serviteur bien humble en Nostre Seigneur,

FRANçs, E. de Geneve,

1 julliet 1605, a Neci,

 

A Monsieur

Monsieur d'Avully.

Avully,

Revu sur l'Autographe appartenant à la marquise De Franchi, à Gênes
 
 
 
 
 
 

CCXCVII

A LA BARONNE DE CHANTAL

excellentes Quelle sera l'attitude de la Baronne devant le meurtrier de son mari ; l'émotion inévitable doit être suivie d'un regard au ciel et d'une résignation amoureuse. - Exhortation aux basses mais vertus.

Annecy, 3 juillet 1605
……………………………………………………………………………………………..

Vous me demandies comme je voulois que vous fissies a l'entreveuë de celuy qui tua monsieur vostre mary ; je respons par ordre.

Il n'est pas de besoin que vous en recherchies ni le jour ni les occasions ; mais s'il se presente, je veux que vous y porties vostre cœur doux, gracieux et compatissant. Je sçai que sans doute, il se remuera et renversera, que vostre sang bouillonnera ; mais qu'est cela ? Si fit bien celuy de nostre cher Sauveur a la veuë de son Lazare mort et de sa Passion representee (Jn 11,33 ; 13,21). Ouy, mais que dit l'Escriture ? Qu'a l'un et a l'autre il leva les yeux au ciel (Jn 11,41 ; 17,1). C'est cela, ma Fille : Dieu nous fait voir en ces esmotions, combien nous sommes de chair, d'os et d'esprit. C'est aujourd'huy, et tout maintenant, que je vay prescher l'Evangile du pardon des offences et de l'amour des ennemis (Mt 5,20). Je suis passionné, quand je voy les graces que Dieu me fait, apres tant d'offences que j'ay commises.

Je me suis asses expliqué. Je replique : je n'entens pas que vous recherchies le rencontre de ce pauvre homme, mais que vous soyes condescendante a ceux qui le vous voudront procurer, et que vous tesmoignies que vous aymes toutes choses. Ouy, la mort mesme devostre mari ; ouy, celle de vos peres, enfans et plus proches ; ouy, la vostre, en la mort et en l'amour de nostre doux Sauveur.

Courage, ma Fille ; cheminons, et prattiquons ces basses et grossieres, mais solides, mais saintes, mais excellentes vertus. A Dieu, ma Fille ; demeurés en paix, et tenés-vous sur le bout de vos piedz et vous estendés fort du costé du Ciel.
 
 


CCXCVIII

A SA SAINTETÉ PAUL V

(MINUTE) (EN LATIN)

Nombreuses raisons pour le Saint de se réjouir de l'avènement de Paul V. Sa joie de voir élevé au Pontificat un Cardinal dont il avait éprouvé déjà la bienveillance. - Le diocèse de Genève a un droit particulier à sa sollicitude paternelle ; acclamations joyeuses de son Evêque.

Annecy, 16 juillet 1605.
Très Saint Père,

Lorsque, en ces premiers jours de votre Pontificat, tant de personnages se sont empressés de venir déposer aux pieds de Votre Sainteté l'hommage de leur vénération, je n'ai pas cru que fût permise l'ingérence de ma chétive personne. Sans doute, pour l'obéissance, la fidélité et le respect envers Votre Béatitude, elle ne le cède à nulle autre ; mais en fait de mérites, elle languit dans un tel effacement qu'elle pourrait tout juste s'attirer, en comparaison des autres, un regard d'attention.

Mais, Très Saint Père, aujourd'hui que le zèle de tous les grands s'est satisfait et qu'il s'est un peu ralenti, je ne puis plus me taire ; je ne puis refuser de proclamer quelle heureuse nouvelle a été l'annonce de votre élévation, et comment tout ce diocèse en a ressenti, avec moi, la plus vive allégresse. Et ce témoignage de ma joie, tout d'abord, je le dois à la Chaire Apostolique que je félicite d'être occupée par un si grand Pape. Je le dois à vous, le Pontife suprême, àvous qui illustrez une telle Chaire. Je le dois à tous les fidèles de Rome et de l'univers qu'embaume si suavement l'odeur de vos vertus. Je le dois à cette province ; ballottée en tous sens et presque broyée sous les violences orageuses de l'hérésie, elle a conçu les plus grandes espérances depuis qu'elle a découvert votre charité prévoyante. Enfin, je dois surtout me féliciter moi-même, car depuis longtemps j'ai fait l'expérience de cette merveilleuse bonté. Alors, Très Saint Père, vous étiez par le cardinalat, tout proche de la dignité pontificale, tandis que moi-même, en qualité de Prévôt de cette Eglise, je négociais auprès du Saint-Siège ; il s'agissait de faire restituer au culte catholique les églises que les hérétiques, à la suite d'une très longue occupation, avaient ruinées. A cette occasion, j'annonçai la très consolante nouvelle que tout récemment plusieurs milliers de personnes venaient de rentrer au bercail du Christ. Si dans cette circonstance j'eus tant à me louer de votre bienveillance, tandis que vous étiez Cardinal, n'ai-je pas lieu d'espérer vos bonnes grâces, aujourd'hui que vous êtes Père et Pontife ?

Le cœur, cet organe principal du corps humain, fait affluer d'ordinaire avec plus de force, vers les régions affaiblies, le cours bienfaisant de ses esprits vitaux. De même encore, c'est à mesure qu'il s'élève et plane plus haut sur l'horizon, que le soleil darde ses rayons plus intenses et plus ardents sur la terre. Or, Très Saint Père, vous êtes le cœur et le soleil de l'état ecclésiastique tout entier. Aussi, nous n'en pouvons douter, outre la sollicitude que vous avez de l'universalité des Eglises, vous voudrez aider d'une particulière assistance au relèvement de ce diocèse, qui, plus que les autres, a subi de la part des hérétiques les pires des vexations ; et cette assistance sera d'autant plus féconde que vous exercez de plus haut sur nous votre prééminence. D'ailleurs, c'est le Christ, Chef des Evêques,(1 P 5,4) dont sur terre vous tenez la place, qui, là où le péché avait abondé,(Rm 5,20)fait surabonder la grâce.

C'est pourquoi je suis tout joyeux de saluer de mes félicitations la dignité apostolique qui resplendit souverainement en votre personne. Prosterné jusqu'à terre, incliné jusqu'à vos pieds, je les baise avec un très humble respect. Et si le trône de Votre Sainteté devait être édifié avec les vêtements de vos sujets, comme le fut, d'après l'Ecriture,(4 R 9,13) le premier trône de Jéhu, en toute hâte je prendrais mes habits, je les étendrais sous vos pieds, je sonnerais de la trompette et je m'écrierais : Que Paul V soit roi ! Vive le Pontife suprême que le Seigneur a sacré sur Israël, le peuple de Dieu (id 6,12) !
 
 






CCXCIX

A MONSEIGNEUR ANTOINE DE REVOL, ÉVÊQUE DE DOL

(FRAGMENT INÉDIT)

Conversions de bourgeois de Genève, presque tous jeunes gens.

Annecy, 18 juillet 1605.
……………………………………………………………………………………………….

Je suis icy parmi mille traverses et tout plein d'impuissances a l'execution de ma charge, mais neanmoins consolé par Nostre Seigneur de plusieurs conversions d'heretiques, et nommement des bourgeois de Geneve qui, par un mouvement extraordinaire, sortent a la file de l'heresie pour entrer en la sainte Eglise ; mays tous presque de jeunes gens, comme si c'estoit un essaim qui cherchast une meilleure ruche…………………………………..

Revu sur le texte inséré dans le 1er Procès de Canonisation.
 
 

CCC

A LA BARONNE DE CHANTAL

Petit commentaire sur sainte Madeleine et Jésus-Christ ressuscité. – " Il faut avoir un cœur d'homme. " - Là-haut, plus de barrière. - Désir de graver le nom de Notre-Seigneur dans le cœur de la Baronne. – " Les hostelz " des princes à Paris et leur nom gravé sur le frontispice. - Encouragements joyeux.

Annecy, 21 juillet 1605.
Vous m'aves tant fait de feste de mes petites lettres que je vous envoyois sur chemin (lettre 288), que meshuy je vous en veux faire plusieurs de cette sorte-la et ne laisser aucune occasion sans vous escrire ou peu ou prou. Mais que vous diray-je, ma chere Fille ? Demain, jour de la Magdeleyne, je vay prescher devant nos bonnes Filles de Sainte Claire ; mais a vous, je dis qu'un jour Magdeleyne parloit a Nostre Seigneur, et, s'estimant separee de luy, elle pleuroit et le demandoit, et estoit tant empressee que, le voyant, elle ne le voyoit point (Jn 20,11). Or sus, courage, ne nous empressons point ; nous avons nostre doux Jesus avec nous, nous n'en sommes pas separés, au moins je l'espere fermement. De quoy pleures-vous, o femme (Jn 20,15) ? Non, il ne faut plus estre femme, il faut avoir un cœur d'homme ; et, pourveu que nous ayons l'ame ferme en la volonté de vivre et mourir au service de Dieu, ne nous estonnons ni des tenebres, ni des impuissances, ni des barrieres. Et a propos de barrieres : Magdeleyne vouloit embrasser Nostre Seigneur, et ce doux Maistre met une barriere : Non, dit-il, ne me touche point, car je ne suis pas encor monté a mon Pere (Jn 20,17). La haut, il ni aura plus de barriere, icy il en faut souffrir. Nous suffise que Dieu est nostre Dieu et que nostre cœur est sa mayson. (Ep 3,17 ; 2 Co 6,16) .

Vous diray-je une pensee que je fis dernierement en l'heure du matin que vous voules que je reserve pour ma chetifve ame ? Mon point estoit sur cette demande de l'Orayson dominicale : Sanctificetur nomen tuum (Mt 6,9), ton nom soit sanctifié. 0 Dieu, disois je, qui me donnera ce bonheur de voir un jour le nom de Jesus gravé dans le fin fons du cœur de celle qui le porte marqué sur sa poitrine ? 0 que j'eusse soüaité d'avoir le fer de la lance de Nostre Seigneur en une main et vostre cœur de l'autre ! Sans doute j'eusse fait cet ouvrage . Voyes vous, ma chere Fille, ou mon esprit se laisse aller ? Je me ressouvins aussi des hostelz de Paris, sur le frontispice desquelz le nom des princes ausquelz ilz appartiennent est escrit, et je me res-jouissois de croire que celuy de vostre cœur est a Jesus Christ. Il y veüille habiter œternellement.

Pries fort pour moy, qui suis tant et si nompareillement vostre.

F.
Le XXI julliet 1605.
Tous les vostres de de ça se portent bien, mais nul ne sçait que je vous escrive. Je suis plein d'esperance en la bonté de Dieu que nous serons tout siens ; je suis joyeux et plein de courage : Dieu n'est il pas tout nostre ? Amen. Vive Jesus.

J'escriray au premier jour a Madame du Puy d'Orbe ; je ne puis maintenant.

A Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).

Revu sur l'Autographe conservé en la Maison des Prêtres de Saint-François de Sales, à Paris.
 
 
 
 
 

CCCI

A M. PIERRE DE BÉRULLE

(FRAGMENT)

Annecy, 25 juillet 1605.
………………………………………………………………………………………………

Je vous supplie, Monsieur, de continuer en mon endroit la charité que vous m'aves promise de prier Dieu pour moy, qui suis …………………………………………………….

Revu sur une ancienne copie conservée à Paris, Archives Nationales, M. 234.
 
 
 
 
 
 
 

CCCII

A M. CHARLES D'ALBIGNY

Zèle ardent du P. Sébastien, - Désir de régler la question de l'entretien des églises, - Insistances nouvelles en faveur des paroisses en détresse.

Annecy, 30 juillet 1605.
Monsieur, Voyla le bon Pere Sebastien qui brusle de zele a la reduction de ces ames de Gaillart, et comme vous verres, il s'essaye de me communiquer de sa chaleur et me charge de vous envoyer sa lettre. Je le fay pour m'accommoder a son desir, bien que je sois certain quil n'est point besoin d'animer ni resouvenir vostre zele qui, de soymesme, [tend ] asses a toutes ces saintes actions.

Mais je ne lairray pas de vous supplier, Monsieur, de faire appeller par devant vous le sieur chevalier Bergeraz , et de me marquer le jour et le lieu auquel je me rende ensemblement pres de vous, pour, par vostre authorité, terminer une bonne fois les portions necessaires a l'entretenement du service de Dieu es eglises des balliages. Je confesse la verité : nul soin que j'aye en cette charge ne mord si souvent mon esprit comme celuy-la, et sur tout pour le regard de ces cinq ou six parroisses qui n'ont nul curé; entre lesquelles, Tonnay, qui est sur les portes de Geneve, est digne d'un bon et prompt secours (cf lettre 284).

Monsieur, ou qu'il vous playse de me voir pres de vous pour cet effect, je m'y rendray tout aussi tost, et vous supplie tres humblement de me favoriser en cet endroit de l'acceleration. Je crains extremement de me rendre importun, mais non pas en cett'occasion, en laquelle vous jugés bien, Monsieur, que mon desir est raysonnable, pour fort et pressant qu'il puiss'estre.

Je prie Nostre Seigneur quil vous conserve et comble de ses graces, et suis,

Monsieur,

Vostre serviteur plus humble,

FRANçs, E. de Geneve.

xxx julliet 1605.
A Monsieur

Monsieur d'Albigni.

Chevalier de l'Ordre de S. A. et son Lieutenant general deça les mons.

Revu sur l'Autographe appartenant à Mgr Pulciano, Archevèque de Gènes.
 
 
 
 

CCCIII

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

Désir d'avoir des nouvelles; nécessité d'un sage directeur pour conduire les Religieuses. - Travailler doucement, mais soigneusement à tenir la clôture. - Encouragements et conseils.

[Fin juillet-août] ,1605.
Ma tres chere Fille, J'attens impatiemment des nouvelles plus grandes de vostre santé, que celles que j'en ay receuës jusques a present : ce sera quand il plaira a Nostre Seigneur, auquel je la demande affectionnement, estimant qu'elle sera employee a sa gloire et a l'acheminement et perfection de l'œuvre encommencee en vostre Monastere.

Je suis tous-jours en peyne de sçavoir si vous aures encor point rencontré de personnage propre pour la conduitte de cette trouppe d'ames, qui, sans doute, ne peut autrement estre qu'avec beaucoup de troublement et d'inquietudes, qui sont des herbes qui croissent volontier dans les monasteres mal cultivés, et principalement en ceux des filles. Mais sur tout je voudrois fort entendre quel progres vous esperes pour la clausure ; s'il sera pas possible de tenir la porte fermee aux hommes, au moins avec la moderation que je vous avois escrit, laquelle n'estoit que trop facile, ce me semble, et telle que monsieur nostre pere ne pouvoit treuver mauvaise. Certes, il y faut travailler tout doucement, ma chere Fille, mais bien soigneusement, car de la depend le bon ordre de tout le reste.

Courage, ma chere Fille. Je sçai combien d'ennuis, combien de contradictions, il y a en semblables besoignes ; mais c'est parce qu'elles sont grandes et pleines de fruit. Mesnagés vostre santé affin qu'elle vous serve a servir Dieu. Soyés soigneuse, mais gardés-vous des empressemens. Presentés a Dieu vostre petite cooperation, et soyés certaine qu'il l'aggreera et benira de sa sainte main.

A Dieu, ma chere Fille ; je supplie sa sainte Bonté qu'elle vous assiste a jamais, et je suis extremement, et de tout mon cœur, tout vostre et plus que vostre.

FRANÇ " E. de Gencve.
CCCIV

A LA BARONNE DE CHANTAL

Il y a moins à craindre pour une âme que la Vierge " a prise a soy. " - Il suffit d'être auprès de Jésus. - Tout va bien si le cœur est en bon état.- La veuve et sa petite chandelle à la suite du Saint-Sacrement. - Ne pas s'étonner de ses faiblesses. - Se contenter des lumières qu'on a. - Simplicité et prudence avisée dans la fréquentation des hérétiques. - Le Saint dit un mot des honneurs qu'on lui propose ; ses sentiments à cet égard. - Il ne veut que le titre de Père.

Annecy, 1er août 1605
Non, de par Dieu, ma tres chere Fille, non, je ne seray point en peyne, je ne craindray point, je ne douteray point pour vos impuissances, ni pour le mal qui est dans vostre teste. Je ne suis pas si tendre maintenant ; les douleurs de l'enfantement me sont passees. Qu'est ce que je puis craindre de vous a cette heure ? Non, j'ay je ne sçai quoy qui me respond en bien de l'estat de vostre ame.

Rachel, ne pouvant avoir des enfans, donna en mariage pour sa seconde a son mary la bonne fille Bala (en ce tems la, il estoit permis d'avoir plusieurs femmes pour multiplier le peuple de Dieu), et Bala enfantoit sur les genoux de Rachel ; dont Rachel prenoit les enfans a soy et les tenoit pour siens (Gn 30), si que Bala, sa seconde, n'en avoit plus de soin, au moins, elle n'en avoit pas le plus grand soin. 0 ma Fille, il me semble que je vous ay une bonne fois enfantee sur les genoux de la belle Rachel, de nostre tres chere et sacree Abbesse : elle vous a prise a soy ; pour moy, je n'en ay plus le soin principal. Demeures la sur ses genoux, ou plustost humblement prosternee a ses pieds. Voyla la premiere rayson pour laquelle je ne crains point.

L'autre rayson, c'est qu'il n'y a rien a craindre. A la mort de nostre doux Jesus, il se fit des tenebres sur toute la terre (Mt 27,45). Je pense que Magdeleyne, qui estoit avec madame vostre Abbesse, estoit bien mortifiee de ce qu'elle ne pouvoit plus voir son cher Seigneur a pur et a plein ; seulement elle l'entrevoyoit la sur la croix, elle se relevoit sur ses pieds, fichoit ardemment ses yeux sur luy, mais elle n'en voyoit qu'une certaine blancheur pasle et confuse ; elle estoit neanmoins aussi pres de luy qu'auparavant. Laissés faire, tout va fort bien. Tant de tenebres que vous voudres, mais cependant nous sommes pres de la lumiere ; tant d'impuissances qu'il vous plaira, mais nous sommes aux pieds du Tout Puissant. Vive Jesus ! Que jamais nous ne nous separions de luy, soit en tenebres, soit en lumiere (Rm 8,35) !

Vous ne sçaves pas que je pense sur ce que vous me demandés des remedes ? C'est que je n'ay point souvenance que Nostre Seigneur nous ayt commandé de guerir la teste de la fille de Sion, mais seulement son cœur. Non, sans doute, il n'a jamais dit : Parlés a la teste de Hierusalem, mays ouy bien : Parlés au cœur de Hierusalem (Is 40,2). Vostre cœur se porte bien, puisque vos resolutions y sont vives. Demeurés en paix, ma Fille, vous aves le partage des enfans de Dieu. Bienheureux sont ceux qui ont le cœur net, car ilz verront Dieu (Mt 5,8) ; il ne dit pas qu'ilz le voyent, mais qu'ilz le verront.

Mais un petit mot de remede. Courés dedans les barrieres, puisqu'on les a mises ; vous ne laisseres pas d'emporter la bague ,et plus seurement. Ne vous efforces point, ne vous mettes point en peyne vous mesme, puisque vous me parles comme cela : apres les pluyes, le beau tems (Tb 3,22). Ne soyés pas si jalouse de vostre esprit. Et bien, sur des nouvelles scabreuses, il ressent du trouble. Ce n'est pas grande merveille qu'un esprit d'une pauvre petite vefve soit foible et miserable. Mais que voudries vous qu'il fust ? Quelque esprit clairvoyant, fort, constant et subsistant ? Aggreés que vostre esprit soit assortissant a vostre condition: un esprit [de] vefve, c'est a dire vil et abject de toute abjection, horsmis celle de l'offense de Dieu. Je vis dernierement une vefve a la suite du Saint Sacrement, et ou les autres portoyent des grans flambeaux de cire blanche, elle ne portoit qu'une petite chandelle, que peut estre elle avoit faite ; encores, le vent l'esteignit. Cela ne l'avança ni recula du Saint Sacrement ; elle ne laissa pas d'estre aussi tost que les autres a l'eglise.

Ne soyés point jalouse, encores une fois; vous n'aves pas seule cette croix. Mais mon Dieu, commenceray je par la a vous parler de moy, puisque vous le desires ? C'est la verité ; hier tout le jour et toute cette nuit, j'en ay porté une pareille, non pas en ma teste, mais en mon cœur ; mais maintenant elle m'est ostee par la confession que je viens de faire. Il est vray, hier tout le jour j'avois une volonté si impuissante que je crois qu'un ciron l'eust abbatue. Or sus, mays encores quand vous auries toute seule une croix a part, qu'en seroit ce ? Elle en vaudroit mieux, et, par la rareté, en devroit estre plus chere. Mon bon saint Pierre ne voulut pas que la sienne fust pareille a celle de son Maistre, il la fit renverser ; il eut la teste en terre et le cœur au Ciel, en mourant.

Serves vous du peu de lumiere que vous avés, dit Nostre Seigneur (Jn 12,35), jusques a ce que le soleil se leve. On ne vous a pas encor ouvert la porte, mais, par le guichet (Ct 2,9), vous voyes la basse cour et le frontispice du palais de Salomon : demeurés la. Il ne messied point aux vefves d'estre un petit reculees ; il y a une trouppe d'honnestes gens qui attendent aussi bien que vous, il est raysonnable qu'ilz soyent preferés. Cependant, n'aves vous pas vos petitz ouvrages a faire en attendant ? Suis-je point trop dur, ma Fille ? Au moins je suis veritable. Passons outre ; j'ay peu de loysir, car c'est le jour de nostre grande feste saint Pierre (note 108).

Je vous dis que vous pouvies voir les huguenotz; je dis maintenant : ouy, voyés-les, mais rarement, et soyés courte et retroussee avec eux, neanmoins douce et reluisante en humilité et simplicité. Le filz de vostre bonne Maistresse escrivoit un jour a la devote Maxime, sa bonne fille spirituelle, et il luy dit presque ces paroles (S.August lettre 264) : Soyés avec les heretiques simple et gracieuse comme une colombe a leur parler, ayant compassion de leurs malheurs ; soyés prudente comme le serpent (Mt 10,16) a bien tost vous glisser hors de leur compaignie aux rencontres, aux occasions et encor par maniere de quelque rare visite. C'est ce que je vous dis.

Ouy, ma Fille, j'appreuve que vous marquies les mouvemens interieurs qui vous auront porté aux imperfections et defautz, pourveu que cela ne vous inquiete point. Pour vos pensees, il n'est pas requis de s'amuser a celles qui ne font que passer, mais seulement a celles lesquelles, comme font les abeilles, vous laisseront leurs germes et esguillons dans leurs piqueures.

Je m'en vay vous dire en quattre motz quelque chose de moy. Je voudrais que vous me vissies tout interieurement, pourveu que mes imperfections ne vous scandalisassent. Despuis vostre despart, je n'ay cessé de recevoir des traverses et grosses et petites ; mais ni mon cœur ni mon esprit n'a nullement esté traversé, Dieu mercy. Jamais plus de suavité, plus de douceur, jusques a hier que les nuages le couvrirent ; et maintenant, que je reviens de la sainte Messe, tout est serein et clair. J'ay fait en partie ce que vous desiries de moy, c'est a dire pour la reserve des œuvres requises au cors et a l'esprit. Je feray tous les jours mieux, Dieu aydant; au moins j'en ay la volonté.

Je ne vous diray rien de la grandeur de mon cœur en vostre endroit, mais je vous diray bien qu'elle demeure bien loin au dessus de toute comparayson ; et cette affection est blanche plus que la neige, pure plus que le soleil : c'est pourquoy je luy ay lasché les resnes pendant cette absence, la laissant courir de son effort. Oh, cela ne se peut dire, Seigneur Dieu, quelle consolation au Ciel a s'entr'aymer en cette pleyne mer de charité, puisque ces ruisseaux en rendent tant !

Il y a quattre jours que je receuz a l'Eglise et en confession un gentilhomme de vingt ans, brave comme le jour, vaillant comme l'espee . 0 Sauveur de mon ame, quelle joye de l'ouyr si saintement accuser ses pechés, et, parmi le discours d'iceux, faire voir une providence de Dieu si speciale, si particuliere a le retirer, par des mouvemens et ressortz si secretz a l'œil humain, si relevee, si admirable. Il me mit hors de moy mesme ; que de baysers de paix que je luy donnay !

De deux costés j'ay des nouvelles que l'on me veut relever plus haut devant le monde ; l'un suivant le billet que je vous leus en la gallerie de vostre Sales, l'autre de Rome. Ma response est devant Dieu : non, ne doutés point, ma Fille, je ne ferois pas un seul clin d'œil pour tout le monde, je le mesprise de bon cœur ; si ce n'est la plus grande gloire de nostre Dieu, rien ne se remuera en moy. Mais tout cecy entre le pere et la fille ; point plus loin, je vous en prie. Et a propos de fille, je ne veux plus dans vos lettres, autre tiltre d'honneur que celuy de pere : il est plus ferme, plus aymable, plus saint, plus glorieux pour moy.

Que je seray heureux si je puis servir monsieur vostre oncle un jour, car je le cheris d'un cœur parfait. Je salue monsieur vostre beaupere avec sincerité et luy offre mon service. Je souhaitte mille graces a vos petitz et petites, lesquelz je tiens pour miens en Nostre Seigneur : ce sont les paroles du filz de vostre Maistresse, escrivant a Italica (S.Aug lett 99), sa fille spirituelle. Je prie Nostre Seigneur de vous aggrandir en son amour.

A Dieu, ma tres chere Fille ; a ce grand Dieu, dis je, auquel nous nous sommes voüés et consacrés, et qui m'a rendu pour jamais et sans reserve tout dedié a vostre ame, que je cheris comme la mienne, ains que je tiens pour toute mienne en ce Sauveur qui, nous donnant la sienne, nous joint inseparablement en luy. Vive Jesus !

FRANçs, E. de Geneve. A plein jour saint Pierre.

CCCV

A LA PRÉSIDENTE BRULART

Nul repos qu'en Dieu. - Désir d'avoir des nouvelles de l'Abbesse du Puits d'Orbe ; légère inquiétude à son sujet. - Messages d'amitié pour diverses personnes.

Annecy, 28 août 1605.
Madame ma tres chere Seur, Je vous escris volontier par ce porteur par ce qu'il m'est fort asseuré et que, dans peu de tems, il me rapportera de vos nouvelles, sil vous plait luy en donner. Que je les souhaite saintes, ma chere Dame, et sortables aux graces que Dieu vous a faites. Mais je ne doute nullement qu'elles ne soyent tous-jours telles, et qu'elles ne me donnent asseurance de quelque progres spirituel en l'amour de Dieu et de vostre vocation. Allons, ma chere Seur, ne nous arrestons nulle part qu'en Dieu, hors duquel aussi bien ne pouvons nous avoir aucun repos (S.Aug Conf. 1,1). Ayes un grand cœur, et eslevé, qui sache conserver sa paix et sa tranquillité parmi toutes sortes d'orages.

Il y a long tems que je n'ay nulles nouvelles de nostre bonne seur, Madame du Puis d'Orbe. Cela m'ennuye, car elle m'est si chere que je ne me puis empescher de quelque petite inquietude, si je ne sçai souvent des nouvelles de l'estat de son ame et de ses bons desseins, mesmement a present que monsieur nostre pere mesme m'a escrit qu'il se traittoit a descouvert de la reformation de sa Mayson. Faites moy ce bien de m'en escrire quelque chose au retour de ce porteur, lequel peut estre ne sera pas si soudain qu'elle mesme ne puisse bien vous envoyer des lettres pour me faire tenir par son entremise.

Je n'escris point a monsieur Viardot ; il me suffira si vous prenes la peyne de le saluer en mon nom et le resouvenir de moy pour le tems de ses prieres, ausquelles je me recommande, et aux vostres aussi.

Le Sauveur du monde vive et regne a toute eternité dans nos cœurs, .Madame ma chere Seur, et je suis

Vostre frere et serviteur plus humble,

FRANÇs, E. de Geneve.

Jour saint Augustin, 28 aoust 1605.
Je vous supplie de me ramentevoir es bonnes graces de monsieur vostre mari, auquel je suis serviteur tres humble, et de monsieur et madamoyselle de Jacot .

A Madame

Madame la Presidente Brulart.

Revu sur l'Autographe conservé au Couvent des Sœurs de Saint- Vincent de Paul de Poperinghe (Belgique).

CCCVI

A LA BARONNE DE CHANTAL

Ne pas trop appréhender les tentations. - " Le frifillis des feuilles. " - Les abeilles et les tentations. - Etablissement de trente-trois paroisses. Vivre joyeuse, être généreuse. - La joie viendra après les larmes; sinon, servons Dieu quand même.

Annecy, 28 août 1605.
Vous aves maintenant en main, je m'en asseure, ma Fille, les trois lettres que je vous ay escrittes (lettres 294, 297, 300) et que vous n'avies pas encor receuës quand vous m'escrivistes le second aoust. Il me reste a vous respondre a celle de cette date la, puisque par les precedentes j'ay respondu a toutes les autres.

Vos tentations sont revenues et, encores que vous ne leur repliquies pas un seul mot, elles vous pressent. Vous ne leur repliques pas, voyla bon, ma Fille ; mais vous y penses trop, mais vous les craignes trop, mais vous les apprehendes trop : elles ne vous feroyent nul mal sans cela. Vous estes trop sensible aux tentations. Vous aymes la foy et ne voudries pas qu'une seule pensee vous vinst au contraire, et, tout aussi tost qu'une seule vous touche, vous vous en attristes et troubles. Vous estes trop jalouse de cette pureté de foy, il vous semble que tout la gaste. Non, non, ma Fille, laisses courir le vent, ne penses pas que le frifillis des feuilles soit le cliquetis des armes.

Dernierement j'estois aupres des ruches des abeilles, et quelques unes se mirent sur mon visage. Je voulus y porter la main et les oster. Non, ce me dit un paisan, n'ayés point peur et ne les touchés point, et elles ne vous piqueront nullement ; si vous les touchés, elles vous mordront. Je le creus ; pas une ne me mordit. Croyés-moy, ne craignés point les tentations, ne les touchés point, elles ne vous offenceront point ; passés outre et ne vous y amuses pas.

Je reviens du bout de mon diocéese qui est du costé des Suisses , ou j'ay achevé l'establissement de trente trois parroisses esquelles, il y a unze ans, il n'y avoit que des ministres, et y fus en ce tems la, trois ans tout seul a prescher la foy catholique. Et Dieu m'a fait voir a ce voyage une consolation entiere ; car, au lieu que je n'y treuvay que cent Catholiques, je n'y ay pas maintenant treuvé cent huguenotz (tome précédent (lettres 204, 253). J'y ay bien eu de la peyne a ce voyage, et un terrible embarrassement, et parce que c'estoit pour les choses temporelles et provisions des eglises, j'y ay esté fort empesché ; mais Dieu y a mis une tres bonne fin par sa grace, et encores s'y est il fait quelque peu de fruit spirituel. Je vous dis ceci parce que mon cœur ne sauroit rien celer au vostre et ne se tient point pour estre divers ni autre, ains un seul avec le vostre.

C'est aujourd'huy saint Augustin, et vous pouves penser, si j'ay prié pour vous et le Maistre et le serviteur et la mere du serviteur de Dieu. Que mon ame ayme la vostre ! Faittes que la vostre continue a se bien confier en la mienne et a la bien aymer. Dieu le veut, ma Fille, je le sçai bien, et il en tirera sa gloire. [Qu'il] soit nostre cœur, ma Fille, et je suis en luy, par sa volonté, tout vostre. Vivés joyeuse et soyés genereuse; Dieu que nous aymons et a qui nous sommes voüés, nous veut en cette sorte la. C'est luy qui m'a donné a vous ; il soit a jamais beni et loüé.

Le jour saint Augustin.

Je fermais cette lettre ainsy mal faitte, et voyci qu'on m'en apporte deux autres, l'une du 16, l'autre du 20 aoust, fermees en un seul pacquet. Je n'y voy rien que ce que j'ay dit. Vous apprehendes trop les tentations ; il n'y a que ce mal. Soyés toute resolue que toutes les tentations d'enfer ne sauroyent souiller un esprit qui ne les ayme pas ; laissés les donq courir. L'Apostre saint Paul en souffre de terribles et Dieu ne les luy veut pas oster (2 Co 12,7), et le tout par amour. Sus, sus, ma Fille, courage ; que ce cœur soit tous-jours a son Jesus, et laissés clabauder ce mastin a la porte tant qu'il voudra.

Vivés, ma chere Fille, avec le doux Jesus et vostre sainte Abbesse, parmi les tenebres, les cloux, les espines, les lances, les derelictions, et, avec vostre Maistresse (cf note 110), vivés long tems en larmes, sans rien obtenir ; en fin Dieu vous resuscitera et vous res-joüyra, et vous fera voir le desir de vostre cœur (Ps 20,3). Je l'espere ainsy; et, s'il ne le fait pas, encor ne laisserons nous pas de le servir. Il ne laissera pas pour cela d'estre nostre Dieu, car l'affection que nous luy devons est d'une nature immortelle et imperissable.

Le 30 aoust 1605.
A Madame

Madame la Baronne de Chantal.

Revu en partie sur le texte inséré dans le 1er Procès de Canonisation.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCVII

A MADAME DE LIMOJON

Exhortation à poursuivre la vraie dévotion. - Dieu " est bon a tous et en tous tems. " - Aspirer perpétuellement à lui.

Annecy, 7 septembre 1605.
Madame, J'ay soudainement despeché vostre homme, et par ce que je doy prescher a midi , je ne vous diray sinon que je suis tous-jours fort consolé, quand j'ay de vos lettres, et le dois bien estre encor plus par celle ci qui m'asseure si asseurement que vostre cœur est ferme au dessain quil a fait de servir son Dieu a la poursuite de la vraye devotion (cf lettre 291).

Continues, ma chere Dame, continues, dis-je, a vous avancer joyeusement de ce costé-là, ou vous rencontreres en fin le bienheureux repos de vostr'ame. Souvenés vous que nostre Dieu n'est pas comme le reste des choses : il est bon a tous et en tous tems, vous le treuveres par tout a vostre support et consolation ; c'est pourquoy ne vous lasses point a la queste d'un si grand bien. Aspires y perpetuellement par les courtz mais vifz eslancemens de vostre esprit a son saint amour, desquelz je vous ay souvent parlé.

Je vous remercie de la souvenance que vous aves devant Nostre Seigneur de ma misere pour la recommander a sa misericorde. Faites-le tous-jours, je vous prie, et saches que je n'offre jamais le Filz celeste au Pere sur l'autel, que je n'offre quant et quant vostre cœur a sa divine Majesté, affin qu'elle la (sic) benisse de ses plus cheres benedictions. Et ne vous puis oublier pour ce regard, nom plus que moymesme, qui, saluant mille fois monsieur vostre mari et vos bonnes graces, suis sans fin

Vostre serviteur tres affectionné en Nostre Seigneur, FRANçs, E. de Geneve.
VII septembre.
A Madame

Madame de Limogeon.

Revu sur l'Autographe appartenant à M. le chanoine Dominjet, à Chambéry.
 
 
 
 
 
 

CCCVIII

A LA BARONNE DE CHANTAL

Préparer dans notre cœur une place à la " sainte Pouponne. " - Ne pas craindre si Dieu nous abandonne, nous laisse et lutte avec nous. - Roses, lis et violettes. - Les trois petites vertus aimées du Saint.

Annecy, [8] septembre 1605.
Mon Dieu, ma chere Fille, quand sera ce que Nostre Dame naistra dedans nostre cœur ? Pour moy, je voy bien que je n'en suis nullement digne ; vous en penseres tout autant de vous. Mais son Filz nasquit bien dans l'estable. Hé, courage donq, faisons faire place a cette sainte Pouponne. Elle n'ayme que les lieux approfondis par humilité, avilis par simplicité, eslargis par charité ; elle se treuve volontier aupres de la cresche et au pied de la Croix ; elle ne se soucie point si elle va en Egypte, hors de toute recreation, pourveu qu'elle ayt son cher Enfant avec elle.

Non : que Nostre Seigneur nous tourne et vire a gauche ou a droitte ; que, comme avec des autres Jacobs, il nous serre, il nous donne cent entorses ; qu'il nous presse tantost d'un costé, tantost de l'autre ; bref, qu'il nous face mille maux, nous ne le quitterons point pourtant qu'il ne nous ayt donné son eternelle benediction (Gn 32,24). Aussi, ma Fille, jamais nostre bon Dieu ne nous abandonne que pour nous mieux retenir ; jamais il ne nous laisse que pour nous mieux garder ; jamais il ne luicte avec nous que pour se rendre a nous et nous benir.

Allons cependant, allons, ma chere Fille, cheminons par ces basses vallees des humbles et petites vertus. Nous y verrons des roses entre les espines, la charité qui esclatte parmi les afflictions interieures et exterieures ; les lys de pureté, les violettes de mortification, que sçai-je moy ? Sur tout j'ayme ces trois petites vertus : la douceur de cœur, la pauvreté d'esprit et la simplicité de vie ; et ces exercices grossiers : visiter les malades, servir aux pauvres, consoler les affligés et semblables ; mais le tout sans empressement, avec une vraye liberté. Non, nous n'avons pas encor les bras asses larges pour atteindre aux cedres du Liban, contentons nous de l'hyssope des vallons (3 R 4, 33). ………………..

FRANçs, E. de Geneve.

Le ... septembre 1605.
CCCIX

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

Les douceurs de la clôture. - Témoignages de dévouement. - Le monastère du Saint et ses murailles. - Remplacer les Heures par de brèves aspirations. - Les marques de l'amour de Dieu.

Annecy, 13 septembre 1605.
………………………….un cœur de longue haleyne a la poursuite de vostre saint projet. Ouy, ma Fille, il le fera luy mesme, car il desire de pouvoir dire de vostreReligion C'est un jardin fermé, une fontaine scellee (Ct 4,12). Y a-il rien de si doux que de ne voir guere de terre et beaucoup de ciel ? Mais souvenes vous que je parle d'une closture tres douce, comme celle des Chartreux, et vous jugeres aussi tost qu'elle est faysable, pour peu qu'on y veuille employer de loysir, d'industrie, de priere.

Je voudrois bien sçavoir tout nettement ce que je dois esperer de l'assistance de monsieur Viardot pres des Peres Jesuites, pour vostre Mayson …………Or bien, la gloire de Dieu soit faitte.

Pour moy, ma Fille, tant que je vivray et que mes forces se pourront estendre au travers de cette distance de lieux en laquelle il nous faut vivre, je n'abandonneray jamais l'entreprise de servir vostre chere ame et tout vostre Monastere. Quand vous ne le voudriés pas, encor pensés que je me desguiserois pour, sous la personne d'une autre, vous rendre le service auquel je me sens attaché par la main de Nostre Seigneur. Ce me seroit pourtant de la consolation de vous voir assistee de quelqu'un qui fust propre a vostre dessein, et qui, par la veuë et presence, sceust mieux juger des particulieres convenances que je sçaurois faire de si loin.

Vous exclames de desir de me revoir ; mais croyes-moy, ma Fille, mon cœur en pousse des clameurs bien fortes devant Dieu ; s'il les exauce, sans doute je vous reverray plus tost que les circonstances de ma charge ne me le promettent pas. Nous parlons de la closture ; mai 'y suis bien a bon escient, et nos montaignes sont les murailles de mon monastere, et la malice de nostre aage sert de portier qui m'empesche de sortir. Mais laissons nous aller a la providence de Dieu, qui sçait ce qui est mieux.

Non, ma Fille, demeurés ferme (mais je vous l'ordonne au nom de nostre Maistre), demeurés ferme a ne point dire vos Heures ni l'Office, tant que les medecins vous diront que le recit vous seroit dommageable. Vous ne laisseres pas, je m'asseure, de faire exhaler de vostre cœur mille parfums de courtes mais ardentes prieres, aux pieds de Jesus Christ crucifié, qui doit estre l'ordinaire object de vos pensees, en ce saint tems de vos tribulations. Le feu, si on l'applique, servira bien a cet effect, car il fera monter vos affections comme l'encens s'esleve a mesure qu'il se consomme icybas ; mais………………………………………

J'escriray a vos jeunes filles comme vous desires, mais je ne sçay quelle inscription mettre au dessus de la lettre. Je vous l'envoyeray en blanc, et vous l'y feres mettre telle que vous jugeres. Par ci apres, vous pourres me faire escrire tant que vous voudres, par l'entremise de madame de Chantal, qui a treuvé une voye fort aysee a Aoustun, par laquelle je vous escriray aussi le plus que je pourray. Je ne retiens vostre homme qu'un seul jour, tant je desire de vous [donner] l'asseurance que vous desires de ma chetifve et inutile santé, et de tout ce qui est a vous de deça.

Courage, ma Fille, courage ; a quoy sert il de desguiser nostre bonheur ? Non, sans doute, Dieu nous donne des grandes conjectures qu'il est nostre et que nous serons un jour du tout a luy. Ce bon succes du commencement de nostre reformation, ces bons desirs, ces bonnes affections a la poursuite de la vertu, ces feux, ces fers, ces litz de douleur, cette jambe boiteuse, ces contradictions, que penses vous que soit tout cela ? Marques de l'amour de Dieu, signes de son bon playsir en nous. Il niche sur l'aubespine de nos affections ; nous voyla revestus de ses saintes livrees. Soyons fidelles jusques a la mort, il nous couronnera (Ap 2,10) sans doute.

Ouy, ma Fille, je prieray incessamment sa Bonté qu'elle soit aupres de vous et vous tienne de sa main, . affin que rien ne vous esbranle (Ps 15,8 ; 72,24) : j'ay confiance en sa misericorde qu'il nous l'accordera. Jesus soit vostre cœur, son cœur soit vostre courage, son courage vostre force et sa force vostre secours. Amen.

Je suis, ma chere Fille, plus vostre que mien ; vostre autant que vous mesme, puisque Celuy qui vous a donné a vous mesme m'a rendu vostre.

F.

Le 13 septembre, veille de l'Exaltation de la tressainte Croix.
J'escris un billet de salutation a madame de Chantal, vostre seur si affectionnee (cf lettre 311) ; elle l'aura par commodité, car il n'y a rien qui presse.
 
 








CCCX

AUX RELIGIEUSES DE L'ABBAYE DU PUITS-D'ORBE

Belles espérances que le Saint a conçues de la réforme ; joie de la voir appliquée. _ Souhaits de persévérance. - Tableau consolant d'une " Religion reformee. " – " Le panier des figues douces. " – Fruits d'une réforme pour le présent et pour l'avenir. - Offre de services spirituels. - Ne pas regarder en arrière, aimer ses vœux, conserver la douceur, pratiquer l'obéissance.

Annecy, 13 septembre 1605.
Mes Dames, Tout aussi tost que nostre bon Dieu mit en l'esprit de madame vostre Abbesse la confiance qu'ell'a au mien, et qu'avec tant de :volonté, ell'eut embrassé le dessein de restablir la discipline religieuse en son Monastere, je me sentis aussi tout soudainement lié et voüé a vostre service, et commençai a vous souhaiter toutes les benedictions du Ciel, lesquelles je ne doutois point vous devoir bien tost arriver par la disposition en laquelle je voyois vostre teste, et celle en laquelle, par son recit, je vous voyois aussi toutes ; car elle me dit tant de loüables qualités de vostre bon naturel, que je m'en promis aysement les beaux et dignes effectz desquelz vous jouisses maintenant avec elle, et je m'en res-jouis extremement avec vous.

Beni soit Dieu, mes cheres Dames, qui tient vos cœurs en sa main et leur donne la sainte forme de son bon playsir. Vous appliques [déjà] fort vos entendemens a connoistre Dieu par l'orayson, vos memoires a vous resouvenir de ses bien faitz, par l'action de graces et meditation, vos volontés a son obeissance, par celle que vous rendes avec tant de soupplesse a vostre Abbesse. Que puis-je dire en ce grand contentement que j'en reçois, sinon que Dieu vous veuille affermir de plus en plus en ces saintes affections et vous donne la sainte perseverance ? Y a il consolation au monde, comparable a celle d'un'ame religieuse, qui n'a que Dieu pour l'object de ses affections ? Y a-il rien de si doux que de voir une mere, avec tant de filles autour d'elle, qui, comme branches d'un bel olivier (Ps 127,3), fleurissent sur le tige de la sainte obeissance et observance de la Regle ?

Hieremie vit deux paniers pleins de figues. Il gousta .de l'un et treuva les figues si estrangement ameres quil fut contraint de s'escrier : 0 les mauvaises figues, mais tres mauvaises. Il gousta soudainement de l'autre, et treuva les figues si excellemment douces quil exclama : 0 les bonnes figues, mais tres bonnes (Jr 24,1). Mon Dieu, mes cheres Dames, que c'est une grand'amertume que l'amertume d'une Religion desreglee, d'une compaignie sans ordre. Non, dit saint Bernard (Serm 93), il ni a nul (sic) douleur esgale a la douleur des dens ; il ni a aussi mal comparable au mal d'un monastere gasté. Que vous estes donques heureuses d'estre dans le panier des figues douces, car il ni a point de douceur qui puisse estre parangonnee a une Religion reformee.

Mais, mes Dames, permettes moy que je m'en resjouisse avec vous d'une speciale allegresse, car sans doute ce sujet est extraordinaire et des plus grans. Non seulement vous jouires du bonheur que la vie vrayement religieuse donne aux ames qui l'embrassent, mais vous en aures encor cette particuliere consolation : c'est, mes Dames, que non seulement vous receves cette benediction pour vous, mais vous la feres couler a vostre posterité spirituelle, et laisseres dedans vostre Mayson des plantes apres vous, qui rendront le mesme fruit, Dieu aydant. Vous n'estes pas seulement des ruisseaux, mais vous estes des fontaines. Il me semble que je voye escrire vos noms au Ciel, et qu'on adjouste que vous estes les meres de plusieurs autres qui, apres vous et a vostre imitation, embrasseront la Croix en vostre Monastere. Et combien de benedictions, je vous prie, vous donneront celles qui, marchant sur vos pas, vivront ci apres saintement en vostre Mayson.

Que l'Abbesse est heureuse d'avoir treuvé des cœurs si disposés au bien que Dieu luy avoit inspiré de procurer ; que les Religieuses sont heureuses de s'estre rencontrees en un tems auquel leur Abbesse devoit faire tel dessein. Quel bonheur de vous voir, comme seurs en une table, repaistre et l'interieur et l'exterieur d'une mesme tressainte viande ; de vous voir au chœur, les yeux couvertz au monde et ouvers a Dieu ; de vous voir, avec cett'humilité et renoncement de vous mesme, obeir aux volontés de celle que Dieu vous a donnee pour conductrice en ce voyage de perfection. Continues, mes cheres Dames, soyes genereuses en perseverance. Vous aves rencontré la terre coulante de miel et de lait (Ex 3,17), l'obeissance et la devotion; possedes-la en vraye joye, arrestes y vos espritz.

Pour moy, mes cheres Dames, j'en ay une consolation indicible, et n'ay sceu me retenir de vous la tesmoigner par cest escrit, qui vous porte a la haste quelques unes de mes pensees sur vostre sujet. Ayes aggreable l'affection qui le pousse a vos yeux, et croyes, je vous supplie, que je ne cesseray jamais d'implorer de la misericorde de Dieu les graces qui vous sont requises, pour le saint accomplissement de cette sainte besoigne que vous aves si heureusement commencee avec madame vostre Abbesse. Et si, outre cela, je pouvois estre treuvé utile a l'advancement de vos desirs saintz et devotz, je vous consacre mon esprit et toutes ses forces.

Je finis, mes Dames, vous suppliant d'oüyr doucement ces quattre motz. Vous estes sorties du monde et vous montes pas a pas le sacré mont de perfection: ne regardes point en derriere, voyes devant vos yeux le Ciel qui vous attend. Aimes vos vœux, qui vous peuvent ouvrir la porte de ce saint tabernacle ; vives avec la sainte douceur du cœur, qui rend toutes choses souëfves ; conserves cette couronne que Dieu a mis sur vos testes, le plus haut fleuron de laquelle c'est l'obeissance. N'ayes qu'un cœur et qu'un'ame (Ac 4,32), et le cœur de vostre ame soit Jesuschrist vostr'Espoux, et l'ame de vostre cœur soit son saint amour. Amen.

Je suis, Mes Dames, Vostre serviteur et frere tres dedie en Nostre Seigneur, FRANçs, E. de Geneve.
XIII septembre 1605.
A Mesdames

Mesdames les Religieuses du Puy [d'Orbe.]

Revu sur l'Autographe conservé au 1er Monastère de la Visitation de Lyon.
 
 
 
 
 
 
 

CCCXI

A LA BARONNE DE CHANTAL

Ne pas craindre d'être importune en exposant ses peines intérieures. - Dieu parle de préférence " parmi les desertz et halliers. " - Les abeilles au repos. - Souvenir donné à la fête du jour : l'Exaltatiou de la sainte Croix.



 
 

Annecy, 14 septembre 1605 .
………………………………………………………………………………………….

Ne vous mettes nullement en peyne de moy pour tout ce que vous m'escrives, car voyes vous, je suis en vos affaires comme Abraham fut un jour. Il estoit couche parmi les obscures tenebres, en un lieu fort affreux : il sentit des grans espouvantemens, mais ce fut pour peu, car soudain il vit une clairté de feu et ouyt la voix de Dieu qui luy promit ses benedictions (Gn 15,12). Mon esprit, sans doute, vit parmi vos tenebres et tentations, car il accompaigne fort le vostre ; le recit de vos maux me touche de compassion, mais je voy bien que la fin en sera heureuse, puisque nostre bon Dieu nous fait prouffiter en son eschole, en laquelle vous estes plus esveillee a la sentinelle qu'en autre tems. Escrives moy seulement a cœur ouvert et de vos maux et de vos biens, et ne vous mettes en nulle peyne, car mon cœur est bon a tout cela.

Courage, ma chere Fille. Allons, allons tout le long de ces basses vallees; vivons la croix entre les bras, avec humilité et patience. Que nous importe-il que Dieu nous parle parmi les espines ou parmi les fleurs ? Mais je ne me resouviens pas qu'il ayt jamais parlé parmi les fleurs, ouy bien parmi les desertz et halliers plusieurs fois. Cheminés donq, ma chere Fille, et avancés chemin parmi ces mauvais tems et de nuict. Mais sur tout escrives moy fort sincerement ; c'est le grand commandement que de me parler a cœur ouvert, car de la depend tout le reste. Et fermés les yeux a tout respect que vous pourries porter a mon repos, lequel, croyés-moy, je ne perdray jamais pour vous, pendant que je vous verray ferme de cœur au desir de servir nostre Dieu, et jamais, jamais, s'il plait a sa Bonté, je ne vous verray qu'en cette sorte la. Partant, ne vous mettes nullement en peyne.

Soyés courageuse, ma chere Fille; nous ferons prou, Dieu aydant; et croyés moy que le tems est plus propre au voyage, que si le soleil fondoit sur nos testes ses ardentes chaleurs. Je voyois l'autre jour les abeilles qui demeuroyent a recoy dans leurs ruches parce que l'air estoit embroüillé ; elles sortoyent de fois a autre voir que c'en seroit, et neanmoins ne s'empressoyent point a sortir, ains s'occupoyent a repaistre leur miel. 0 Dieu, courage ! Les lumieres ne sont pas a nostre pouvoir, ni aucune autre consolation que celle qui depend de nostre volonté, laquelle estant a l'abry des saintes resolutions que nous avons faittes et pendant que le grand sceau de la chancellerie celeste sera sur vostre cœur, il n'y a rien a craindre.

Je vous diray ces deux motz de moy. Despuis quelques jours je me suis veu a moitié malade ; un jour de repos m'a gueri. J'ay le cœur bon, Dieu merci, et j'espere de le rendre encores meilleur selon vostre desir. Mon Dieu, que je lis avec beaucoup de consolation les parolles que vous m'escrivistes, que vous desiries de la perfection a mon ame presque plus qu'a la vostre : c'est une vraye fille spirituelle, cela. Mais faites courir vostre imagination tant que vous voudres, elle ne sçauroit atteindre ou ma volonté me porte, pour vous souhaitter de l'amour de Dieu.

Ce porteur part tout maintenant, et je m'en vay faire une exhortation a nos Penitens du Crucifix . Je ne peux faire plus de paroles que pour vous donner la benediction ; je la vous donne donques au nom de Jesus Christ crucifié, la Croix duquel soit nostre gloire et nostre consolation, ma chere Fille. Que puisse-elle bien estre exaltee parmi nous, et plantee sur nostre teste comme elle le fut sur celle du premier Adam . Que puisse-elle remplir nostre cœur et nostre ame, comme elle remplit l'esprit de saint Paul, qui ne sçavoit autre chose que cela (1 Co 2,3). Courage, ma Fille, Dieu est pour nous. Amen.

Je suis immortellement tout vostre, et Dieu le sçait, qui l'a voulu ainsy et qui l'a fait d'une main souveraine et toute particuliere.

FRANÇ', E. de Geneve.

Ce jour de l'Exaltation sainte Croix [1605].

 

CCCXII

A M. ANTOINE D'AVULLY

Mlle d'Avully désire entrer à Sainte-Claire. - Ne pas apporter de délai à son désir afin d'éviter un plus grand dommage. - Dieu bénira cet acquiescement; il réclame cette preuve d'amour. - Quels sont ceux qui ont le plus de moyens de servir Dieu.

Annecy, .30 septembre 1605.
Monsieur, Nous eusmes le bien de voir icy madamoyselle vostre bonne fille a ces grans Pardons . Ce ne fut pas sans parler du desir qu'ell'a de faire un saint holocauste de soy mesme a la majesté de son Dieu, se voüant entierement a son service, en la Religion de Sainte Claire. Sans mentir, Monsieur, son desir est violent et qui sort d'un'ame vivement esprise de devotion et saysie de l'amour celeste, qui me fait croire que ce sera un grand dommage d'en empescher les effectz. Je luy dis ce que vous m'avies respondu quand j'eu le bien de vous en parler ; mais cela ne la peut accoyser. La force de l'attraction interieure ne peut souffrir ni dilation ni allentissement (S.Amb in Lc 1,39) ; c'est pourquoy, voyant que j'avois compassion de son cœur qui se va consumant en ses desirs, elle me conjura fort de vous en escrire ce qui m'en semble, estimant que mon entremise luy seroit plus favorable cette seconde fois que la premiere.

Je vous diray donq, Monsieur, que l'esprit de madamoyselle vostre fille estant si parfaittement animé du dessein de vivr'a Dieu totalement et sans division, elle n'aura jamais repos hors du lieu ou elle aspire ; et vous, qui l'aimes tendrement, aures aussi beaucoup d'inquietude de la voir vivr'a contrecœur au monde et devant vos yeux. Et pourroit bien avoir tant en affection son dessein, qu'ell'en seroit un jour malade de melancholie, et, en lieu de vous contenter, elle vous donneroit du desplaysir. Croyes moy, Monsieur, Dieu sçait qu'en ceci je parle devant luy : abandonnés vous a la Providence divine et laisses embarquer cette fille ou l'inspiration l'appelle. Dieu vous consolera plus en un jour, acquiesçant a sa volonté, que tous les enfans du monde ne feront en cent ans. Et s'il vous falloit immoler vostre fille comm'Abraham voulut faire son enfant (Gn 22,10), et Jephté le fit reellement (Jg 11,34), n'auries vous pas le courage de le faire pour Dieu ? Or, voyla une douce et non sanglante immolation de vostre fille que Dieu desire de vous ; en cela connoistra il combien vous l'aymes, si vous exposés l'ame de cette fille, qui est vostre ame, pour l'amour de sa divine Majesté (Jn 15,13), laquelle vous a tant aymé que de donner son Filz pour vous (Jn 3,16).

Je sçay bien, Monsieur, qu'emmy le monde on y peut servir Dieu et faire le salut, mais je ne doute point que ceux que Dieu en retire, n'ayent plus de moyens de le servir. Et vous sçaves que nous ne devons pas nous arrester au bien, quand nous pouvons attaindre au mieux et que nous y sommes attirés comm'est cette benite fille, laquelle, pour le plus grand bienfait qu'elle praetend de vostre paternelle charité, vous demande congé de voüer son cors, son ame, ses pensees, ses forces, ses annees et. sa liberté a Celuy qui luy a donné tout ce qu'ell'a.

Je vous prie, Monsieur, d'avoir aggreable cette recharge que je vous en fay, qui sort d'un cœur tout affectionné a vostre bonheur et prosperité, que je supplie la divine Bonté vous vouloir departir abondamment, et demeure,

Monsieur, Vostre serviteur bien humble en Nostre Seigneur,

FRANçs, E. de Geneve.

Jour saint Hierosme, dernier de septembre.
Revu sur une copie conservée à ta Visitation d'Annecy.
 
 
 
 

CCCXIII

A UNE RELIGIEUSE

Avec le désir de le servir, Dieu en donne les moyens. - Ce qui convertit nos fautes en roses et parfums. - Bonheur d'être seul à seul avec Dieu. - Les aspirations amoureuses. - S'animer d'un grand courage.

[Annecy, septembre-octobre 1605.]

 

Les marques que j'ay reconneuës en vostre ame d'une sincere confiance en la mienne et d'une ardente affection a la pieté, rendent mon cœur tout paternellement amoureux du vostre. Or sus donq, ma bonne Fille, vous verres que nous ferons prou ; car ce cher et doux Sauveur de nos ames ne nous a pas donné ces desirs enflammés de le servir, qu'il ne nous en donne les commodités. Sans doute, il n'esloigne point l'heure de l'accomplissement de vos saintz souhaitz que pour vous la faire rencontrer plus heureuse ; car voyés vous, ma tres chere Fille, cet amoureux cœur de nostre Redempteur mesure et adjuste tous les evenemens de ce monde a l'advantage des espritz qui, sans reserve, se veulent asservir a son divin amour.

Elle viendra donq, cette bonne heure que vous desires, au jour que cette Providence souveraine a nommé dans le secret de sa misericorde ; et alhors, avec mille sortes de secrettes consolations, vous desployeres vostre interieur devant sa divine Bonté, qui convertira vos rochers , en eau, vostre serpent en baguette (Ex 4,3 ; 17, 6), et toutes les espines de vostre cœur en roses et en roses odorantes, qui recreeront vostre esprit et le mien de leur suavité. Car il est vray, ma Fille, que nos fautes, lesquelles tandis qu'elles sont dans nos ames, sont des espines ; sortant dehors par la volontaire accusation, elles sont converties en roses et parfums, d'autant que, comme nostre malice les tire dans nos cœurs, aussi c'est la bonté du Saint Esprit qui les pousse dehors.

Puisque vous aves asses de force pour vous lever une heure avant Matines et faire l'orayson mentale, je l'appreuve bien fort. Quel bonheur d'estre la, seule a seule avec Dieu, sans que personne sache ce qui se passe entre Dieu et le cœur, que Dieu mesme et le cœur qui l'adore ! J'appreuve que vous vous exercies es meditations de la Vie et Passion de Nostre Seigneur.

Le soir, entre Vespres et le souper, vous vous retireres pour un quart d'heure ou une petite demy heure, ou en l'eglise ou en vostre chambre ; et la, pour rallumer le feu du matin, ou reprenant la mesme matiere que vous aures meditee ou prenant pour sujet Jesus Christ crucifié, vous ferés une douzaine de ferventes et amoureuses aspirations a vostre Bienaymé, renouvellant tous-jours vos bons propos d'estre toute sienne.

Ayés un bon courage, Dieu vous appelle indubitablement a beaucoup d'amour et de perfection. Il sera fidelle de son costé a vous ayder ; soyés fidelle du vostre a le suivre et seconder. Et quant a moy, ma Fille, asseurés vous bien que toutes mes affections sont dediees a vostre bien et au service de vostre chere ame, que Dieu veuille a jamais benir de ses grandes benedictions.

Je suis donq en 1uy tout vostre.

FRANçs, E. de Geneve.
 
 




CCCXIV

AU PÈRE ANTOINE POSSEVIN, DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

( INÉDITE) (En italien)

Désir de se rappeler au souvenir du P. Possevin. - Retour sur les obligeances qu'il lui a témoignées dans le passé. - Détails consolants sur son ministère. - Son amitié pour le P. Jean Fourier. - Il s'honore d'avoir été fils spirituel du Jésuite italien.

Annecy, 4 octobre 1605.
Mon très honoré et Révérend Père,

Voici bien longtemps que je vais m'enquérant de vos nouvelles et du lieu précis où vous demeurez, afin de vous en donner pareille ment des miennes. Votre grande bienveillance pour moi, à l'époque où j'avais le bonheur d'être de vos enfants spirituels à Padoue, m'en donne assez l'assurance, vous n'apprendrez pas sans plaisir ce que je fais. Le vif souvenir que je garde de vos bontés m'a toujours fait souhaiter de me rappeler à vos bonnes grâces. Aussi, ayant su naguère que vous étiez à Venise pour l'impression de votre Apparatus Sacer et cet honnête homme devant s'y rendre (c'est encore lui qui, de retour, pourra me rapporter exactement des nouvelles de votre santé ), je désire en vous saluant très humblement, s'il vous plaît, me rappeler à votre souvenir.

Il y avait à Padoue un jeune gentilhomme savoisien, M. de Sales ; par une faveur singulière vous lui donniez un très libre accès auprès de vous, non seulement dans le Sacrement de Pénitence, mais encore dans votre commerce intime. Depuis, vous vîntes à Chambéry, mon Révérend Père, et sachant qu'il était à Thonon, où il prêchait pour la défense de la foi catholique, vous lui fites l'honneur de lui écrire pour l'encourager, en lui adressant votre Moscovia et le petit livre de Poesi et Pictura collata cum Christiana , imprimé à part de votre Bibliotheca Selecta . Un an plus tard vous lui fîtes la grâce de lui écrire de Bologne où vous étiez Recteur.

Or, c'est moi, mon Père, qui suis l'homme en question, et de plus, je fis, il y a trois ans, un voyage à Paris pour les affaires de ce diocèse, dont une partie se trouve sur les Etats du roi de France. Après avoir prêché le Carême dans la chapelle de la reine, je retournais dans ce pays, lorsqu'au moment où j'y pensais le moins, j'appris en passant à Lyon, que Mgr l'Evêque mon prédécesseur était mort. Or, le Pape, peu auparavant le trépas de mon susdit prédécesseur, m'ayant appelé à cette charge, je me vis donc tout d'un coup Evêque de Genève, avec le devoir de conduire cette barque misérable, toute fracassée et entr'ouverte. J'y rencontre, il faut l'avouer, mon Révérend Père, bien de la peine et du travail, mais ce n'est pas sans mélange de consolation, puisque, par la grâce de notre bon Dieu, tous les jours je vois nombre d'âmes quitter l'hérésie pour rentrer dans le giron de la sainte Eglise. Et cette année, les bourgeois de Genève et ses habitants ont aussi abjuré en bon nombre leurs erreurs et fait profession de la sainte religion catholique entre mes mains. Le porteur de cette lettre, M. de Gaillon , est un de ces convertis ; il pourra vous fournir de plus amples détails.

J'entretiens des rapports de très particulière amitié avec le P. Jean Fourier, Recteur de votre collège de Chambéry , qui m'assiste grandement de sa direction et de ses avis.

Avant que d'être en cette charge, il me fallut réfuterpar écrit un livre que les ministres de Genève avaient publié contre l'honneur de la Croix . Je composai depuis un autre livret qui a reçu l'approbation de plusieurs ; si j'en avais eu la commodité, je vous l'aurais offert, non certes que je le juge digne de tomber sous vos yeux, mais pour vous rendre mon devoir et soumettre à votre censure toutes mes affaires, tout ainsi que jadis je vous soumettais mon âme elle-même, et c'est de quoi je serai fier toute ma vie.

Veuillez agréer, je vous supplie, mon Révérend Père, cette lettre; elle vient, n'en doutez pas, d'un homme qui vous honore et vénère autant que nul autre, et qui s'estimera fort honoré et obligé si vous daignez le recommander parfois à la miséricorde de notre Sauveur.

Je souhaite qu'il vous soit propice, qu'il protège votre respectable vieillesse, et je demeure pour toujours,

Mon Révérend Père,

Votre plus humble serviteur en Notre-Seigneur,

FRANÇOIS, Evèque de Genève.

A Annecy, le 4 octobre 1605, jour de saint François.

 

CCCXV

A MADAME DE RYE, RELIGIEUSE DE L'ABBAYE DE BAUME-LES-DAMES

(INÉDITE)

Respect dû à la parole de Dieu. - L'esprit de joie et de suavité : " le vray esprit de devotion. " - Moyens de guérir les mélancolies spirituelles.

Annecy, 10 octobre 1605.
Madame, Estant et devant estre homme de fort peu de ceremonies, je vous diray fort simplement que Dieu m'a donné tant d'inclination a vous souhaiter ses graces et benedictions et tant de confiance en vostre vertu, qu'il ne me seroit pas possible ni de cesser de supplier sa divine Majesté affin qu'il perfectionne son saint amour en vostre esprit, ni de douter que vous n'ayes aggreable de vous resouvenir quelques fois de moy, qui, chargé de grand fardeau, ay bien besoin de l'assistance de vos prieres reciproques. A cette intention je vous escriray asses souvent, non pour vous provoquer a me faire des responses (ce vous seroit peut estre trop de peyne), mais pour me ramentevoir en vostre bienveuillance et vous tesmoigner, tant que je pourray, combien j'en cheris l'honneur.

Permettes moy cependant, Madame, que je me resjouisse avec vous de l'affection avec laquelle vous aves receues ce peu de paroles que je vous dis pour le bien de vostre ame . C'est ainsy, Madame, qu'il faut faire : recueillir tous-jours avec humilité et consideration les choses qui se disent au nom de Dieu, pour petites qu'elles soyent et quoy que le diseur soit peu de chose. Continues, je vous supplie, a faire ainsy vostre proffit de tout ce qui vous est proposé. Resveilles souventefois en vous l'esprit de joye et de suavité, et croyes fermement que c'est le vray esprit de devotion ; et si par fois vous vous sentes attaquee du contraire esprit de tristesse et d'amertume, eslancés a vive force vostre cœur en Dieu et le luy recommandes, puis, tout soudainement, divertisses vous a des exercices contraires, comme de vous mettre a quelque conversation sainte, mais de celles qui vous peuvent resjouir. Sortes a vous promener, lises quelque livre de ceux que vous gousteres le plus, et, comme dit le saint Apostre (Ep 5,19 ; Col 3,16), chantés quelque chanson devote. Et ceci vous le deves faire souvent, car, outre que cela recree, Dieu en est servi. Que si vous uses de ces moyens, vous rompres petit a petit le chemin a toutes amertumes et melancolies spirituelles.

Je prie Nostre Seigneur qu'il vous veuille donner une continuelle assistance de son tres saint Esprit pour luy rendre le service et l'amour que vous desires. Je seray cependant tous les jours de ma vie,

Madame,

Vostre serviteur bien humble et tres affectionné, FRANçs, E. de Geneve.
X octobre 1605.
Mon frere vous remercie tres humblement de la souvenance dont vous l'honnores et demeure vostre serviteur obeissant. A Madame Madame de Rie, Religieuse de Baume.
Revu sur une copie conservée à la Visitation d'Annecy.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXVI

A LA BARONNE DE CHANTAL

Amour du Saint pour les afflictions. - Il refuse de s'expliquer sur l'idée que la Baronne avait eue de quitter le monde. - Avec Dieu, il fait bon où que ce soit. - Ce qu'il n'est pas besoin de dire en confession.

Annecy, 13 octobre 1605.
Ayant jusques icy esté detenu par un monde de cuisantes affaires, ma chere Fille, je m'en vay a cette benite visite, en laquelle je voy a chaque bout de champ des croix de toutes sortes. Ma chair fremit, mais mon cœur les adore. Ouy, je vous salue, vous, petites et grandes croix, spirituelles ou temporelles, exterieures ou interieures; je salue et bayse vostre pied, indigne de l'honneur de vostre ombre.

A quel propos cela ? Ouy, c'est a propos, ma si chere Fille, car j'adore de mesme affection les vostres, que je tiens pour miennes, et veux (au moins je vous en prie) que vous aymies les miennes de mesme cœur. J'en ay bien eu despuis nos Pardons , mays courtes et legeres. Mon Dieu, supportés la foiblesse de mes espaules et ne les chargés que de peu, pour seulement me faire connoistre quel pauvre soldat je serois, si je voyois les armees en front.

Que vos lettres m'ont consolé, ma chere Fille ! je les voy pleines de bons desirs, de courage et de resolution. Oh ! que voyla qui va bien. Et laissons gronder et fremir l'ennemy a la porte et tout autour de nous ; car Dieu est au milieu de nous (Dt 7,11 ; 20,4), en nostre cœur, d'ou il ne bougera point, s'il luy plaist. Hé, demeurés avec nous, Seigneur, car il se fait nuit (Lc 24,29)

Je ne vous diray plus rien, ni dessus le grand abandonnement de toutes choses et de soy mesme pour Dieu, ni dessus la sortie de sa contree et de la mayson de ses parens (Gn 12,7). Non, je n'en veux point parler ; Dieu nous veuille bien esclairer et faire voir son bon playsir, car, au peril de tout ce qui est en nous, nous le suivrons ou qu'il nous conduise (Mt 8,19). Oh, qu'il fait bon avec luy, ou que ce soit (Mt 17,4) !

Je pense a l'ame de mon tres bon et tres saint larron. Nostre Seigneur luy avoit dit qu'elle seroit ce jour la avec luy en Paradis (Lc 23,43); et elle ne fut pas plus tost separee de son cors, que voyla qu'il la mena en enfer. Ouy, car elle devoit estre avec Nostre Seigneur, et Nostre Seigneur estoit devallé es enfers : elle y alla donques avec luy. Vray Dieu ! que devoit-elle penser en descendant et voyant ces abismes devant ses yeux interieurs ? Je croy qu'elle disoit avec Job (Jb 14,13) : Qui me fera la grace, 0 mon Dieu, que tu me conserves et defendes en enfer ? Et avec David (Ps 22,4) : Non, je ne craindray nul mal, car, Seigneur, tu es avec moy. Non, ma chere Fille, pendant que nos resolutions vivent, je ne me trouble point. Que nous mourions, que tout renverse, il ne m'importe , pourveu que cela subsiste. Les nuitz nous sont des jours, quand Dieu est en nostre cœur, et les jours sont des nuitz, quand il n'y est point.

Pour nos filles , vous ne sçauries faillir a suivre l'advis de vostre confesseur . Il n'est pas besoin de dire en confession ces petites pensees, qui, comme mousches, passent et viennent devant vos yeux, ni l'affadissement des goustz que vous aves eu en vos vœux, car tout cela ne sont point pechés, mais ennuis, mais incommodités.

Pressé donq, je ferme cette lettre. Je prie Nostre Seigneur qu'il vous rende de plus en plus sienne ; qu'il soit le protecteur de vos resolutions, le defenseur de vostre viduité, le directeur de vostre obeissance ; qu'il soit vostre tout et tout vostre. Je prie cette sainte Abbesse, nostre chere Dame et Reyne, qu'elle nous soit a jamais propice, et nous face mourir et vivre en son Filz.

Je suis incomparablement, ma chere Fille, je suis tout vostre, es entrailles du Filz et de la Mere.

F.E. de Geneve.

Le ... octobre 1605.

 

CCCXVII

A M. AMÉDÉE DE CHEVRON, SEIGNEUR DE VILLETTE

Lettre d'affaires. - Les frères Rolland. - L'Abbesse de Sainte-Catherine ne se range pas à l'avis du Saint à propos de sa parente.

Annecy, 15 octobre 1605.
Monsieur mon Oncle, Le pied a l'estriet, pour aller a la visite ces six semaines qui sont entre ci et l'Advent, je vous remercie humblement du soin quil vous a pleu prendre pour les freres Rollans . Et puisqu'il vous plaît achever l'œuvre, il ne sera pas besoin de faire rayer aucun des noms des freres, mais seulement celuy de la mere, laquelle ne pretend rien a l'achast. L'argent s'envoyera quand, et ou bon vous semblera et en telle somme que vous marqueres.

Je me res-jouis de la santé de madame ma tante et de mon petit cousin ; et a ce propos, c'est une providence de Nostre Seigneur que vostre voyage soit retardé , jusques a ce que leur bon portement soit bien solidé. Il est vray que je voy bien l'incommodité que ces traynemens donne (sic) a vos affaires, dont je suys desplaysant ; mais ce sont les princes qui espreuvent ainsy leurs plus fidelles, voulans encor en cela imiter l'Inimitable.

Madame de Sainte Catherine est estrange, a la verité, et bien trop. Je luy en ay escrit et fait dire bien au long mon opinion, laquelle n'a rien sceu gaigner sur la sienne. Dieu sçait ce quil fera pour ma cousine , qui ne peut estre que mieux que d'estre en un monastere ou elle seroit si peu reconneüe.

Je vous salue humblement, et madame ma tante, estant,

Monsieur,

Vostre serviteur et neveu. plus humble,

FRANçs, E. de Geneve.

XV octobre 1605.
Mon frere a charge de vous envoyer ce que vous desiries pour vostre parroisse.

A Monsieur mon Oncle,

Monsieur de Villette, Conseiller d'Estat

et Maistre d'hoste! de S. A.

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation d'Avignon.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXVIII

A M. JEAN DE BRÉTIGNY

Plaisir du Saint d'apprendre les progrès de l'Ordre du Carmel en France. Désir de connaître les particularités de son établissement. - Eloge d'une fille spirituelle, nièce de M. de Brétigny.

23 octobre 1605.
Monsieur, Je vous remercie infiniment de la lettre qu'il vous a pleu m'escrire, qui m'a donné un'extreme consolation, et de sçavoir que vous aves souvenance de moy, et d'entendre les heureuses nouvelles du progres des monasteres de la sainte Mere Therese en nos Gaules ; car, a la verité dire, j'ay une particuliere devotion et a la Mere et aux filles: dont je loüe Dieu d'en voir ces nouvelles plantes a Dijon , ville qui m'est chere autant que si j'en estois.

Vous m'obligeres extremement si, a vos commodités, vous me faites part du succes et des particularités de l'arrivee de cet Ordre en France, et des ames qui s'y sont reduites. Cela me soulagera en la peyne que me donne ce terrible fardeau que j'ay sur mes espaules. Que si, avec ce bien, il vous plait de m'assister de vos prieres et oblations aupres de sa divine Majesté, l'obligation sera parfaitte.

Cependant, je demeureray toute ma vie,

Monsieur,

Vostre serviteur et confrere bien humble, FRANçs, E. de Geneve.
XXIII octobre 1605
Madamoyselle vostre niece , despuis vostre depart de Paris, au tems que j'y estois, me rendit son pere spirituel; permettes moy que je vous demande de ses nouvelles. C'estoit un ange.

A Monsieur

Monsieur de Bretigni, prestre.

Au Monastere des Carmelines.

A Dijon.

Revu sur l'Autographe conservé au Carmel de Pontoise.
 
 

CCCXIX

A MADAME BOURGEOIS, ABBESSE DU PUITS-D'ORBE

Le service de Dieu " agissant " et " patissant" - Les petits ennuis.

[Commencement de novembre 1605.]
Ma Seur et ma tres chere Fille,

Opprimé et accablé d'affaires en cette visite de mon diocese que je fay, je ne laysse pas de prier nostre bon Dieu tous les jours et luy offrir le saint Sacrifice, affin que vous ne soyes pas accablee des douleurs que vostre jambe vous apporte, ni des difficultés que nos saintes entreprinses ont et doivent avoir en ces commencemens. Monsieur nostre bon pere m'escrit souvent de vos nouvelles : rien ne me peut arriver de plus souhaittable quand elles sont bonnes, comme elles sont tous-jours selon Dieu, en qui je sçai que vous jettes toute vostre veuë interieure, et au bon playsir duquel tous vos desseins et desirs se vont fondre.

Courage, ma chere Fille; Dieu vous sera propice sans doute, pourveu que vous luy soyes fidelle. Quel bonheur que sa divine Majesté vous veuille employer a son service non seulement agissant, mais patissant ! Ayés soin de conserver la paix et la tranquillité de vostre cœur; laissés bruire et gronder les vagues tout autour de vostre barque et ne craignes point, car Dieu y est, et par consequent le salut. Je sçai, ma chere Seur, que les petitz ennuys sont plus fascheux, a cause de leur multitude et importunité, que les grans, et les domestiques, que les estrangers ; mais aussi je sçai que la victoire en est souventesfois plus aggreable a Dieu que plusieurs autres, qui, aux yeux du monde, semblent de plus grand merite. A Dieu, ma chere Seur ; on me ravit les lettres pour les emporter, et n'ay loysir que de me dire,

Vostre frere et serviteur tres affectionné et plus fidelle,

FRANçs, E. de Geneve.

CCCXX

A LA BARONNE DE CHANTAL

Décision sur une question d'argent. - Une mère de famille doit servir avec prudence les malades contagieux. - Eloge de M. de Chantal. - Jésus, l'Epoux éternel, désire qu'on imite sa douceur. - Circonstances où la déférence aux volontés des parents ne convient pas. - Les mouches et les distractions dans l'oraison. - Les Carmélites à Dijon. - Semer au champ de notre voisin, pendant que le nôtre en a besoin, avoir son cœur en un lieu et son devoir en l'autre : chose dangereuse. - Malice et subtilité de Satan. - Avis pour le temps du Carême. - Impressions de tournée pastorale. - Retour à Annecy.

Annecy, 30 novembre 1605
Ne voyci pas un estrange fait, ma chere Fille ! Il y a un mois que je n'ay sceu vous escrire ni peu ni prou , par ce que j'estais engagé dans nos montagnes, du tout hors de chemin, et je tiens en ma main sept de vos lettres, dont la derniere est du 9 de ce moys, ausquelles il me semble que je n'aye pas encor respondu qu'a trois ; et neanmoins je ne puis maintenant vous escrire qu'en courant. C'est tout un ; encor vaut-il mieux vous escrire peu que rien.

Pour le papier des cinq mille francz, je ne puis vous en donner resolution, que vous ne me marquiés a qui l'interest en pourrait revenir ; c'est a dire qui en pourrait souffrir perte si vous le gardies, car de la depend le jugement que j'en dois faire. Mais ne vous inquietés point pour cela, car, ayant le propos de vous conduire par mon advis en cela, vostr'ame n'en peut estre coulpable.

Il ne faut pas laisser de servir les malades es maux contagieux, mais il les faut servir prudemment, sans hazarder sa santé que le moins quil se peut, et sur tout quand avec nostre danger, celuy de nostre famille se treuve conjoint. Et partant, vous pourres prudemment cesser de faire les visites personnelles, esquelles il y auroit une juste apparence de danger et contagion

J'ay esté consolé, au recit que vous me faites des traitz de vertu qui parurent en l'ame de feu monsieur vostre mari, sur le point de son depart de ce monde : signes evidens de son bon fons et de la presence de la grace de Dieu. Et vous voyes donques que sil vous pouvoit parler, il vous diroit ce que je vous ay dit (lettre 297), pour l'entrevëue de celuy qui luy fit le coup de son trespas. Or sus, ma chere Fille, haut le cœur. Ce vous est (et a moy par consequent) un extreme contentement de sçavoir que ce chevalier estoit bon, doux et gracieux a ceux qui l'avoyent blecé ou offencé ; maintenant il en aura bien a voir que nous en voulons faire de mesme. Mais que diray-je de nostre Espoux moderne ? Quelle douceur exerça-il a l'endroit de ceux qui le tuerent, et non pas par disgrace et mesgarde, mais par une pleyne malice. Ah ! qu'il aura bien agreable que nous en facions de mesme. C'est nostr'Espoux moderne, ma chere Fille, car non seulement la mort ne dissoult point nostre mariage avec luy, ains elle le parfait, elle le consomme.

J'ay escrit ceci parmi un grand tracas, et ne sçai pas pourquoy ; mais il n'importe. Il ne passe jour que je ne prie pour le bien de l'ame de monsieur vostre premier espoux, et je pense que vous m'en aves voulu souvenir par ces deux recitz que vous m'en aves fait, qui m'ont esté fort aggreables.

Je loüe Dieu de tout mon cœur de la santé de messieurs nos pere, oncle et frere ; mais que ce mot me console : [Monsieur vostre oncle, ] plein de vertu et de constance, n'est plus arresté que par des defluxions. . . . . . car je cheris ce bon oncle du fons de mon ame. Mais…………………….

Cette partie inferieure est pesante; tous-jours quelques mauvaises inclinations, quelques repugnances au bien, mais il ni a remede. Il faut user des frications et bains chauds pour, petit a petit, dissiper l'humeur qui nous alentit et engage nos jambes. La meditation de la Passion, nos petitz exercices de mortification et de charité feront merveilles, Dieu aydant. Voyes vous bien, cette chere seur que j'ayme infiniment , ell'est guerie, Dieu merci, mais encor un peu de defluxion dessus ses jambes la font (sic) aller lentement a la closture de sa .Mayson : encor un peu de respect aux volontés des freres, des peres, des meres, que sçai-je moy ? 0 mon Dieu ! que bien heureux sont ceux qui, en semblables occasions, dient a leurs peres et freres : Je ne sçai qui vous estes, je ne vous connais point (Dt 33,9 ; Mt12,48). .Mais bien ; petit a petit, tout se fera.

Non, je vous prie, ma Fille, ne violentes point vostre teste pour la faire franchir les barrieres ; demeures tranquille en vostre orayson, et quand les distractions vous attaqueront, destournes-les tout bellement si vous pouves ; sinon, tenes la meilleure contenance que vous pourres, et laisses que les mouches vous importunent tant qu'elles voudront, pendant que vous parles a vostre Roy. Il ne prend pas garde a cela. Vous pouves les esmoucher avec un mouvement civil et tranquille, mais non pas avec un effray ni impatience qui vous face perdre contenance.

Que je suis ayse que nostre Dijon aye receu les bonnes Carmelines de la .Mere Therese (note 156) ! Nostre bon Dieu les face fructifier a sa gloire. Je suis bien content que Mme Brulart, nostre bonne seur, les gouverne, pourveu que cet object ne tire point son cœur a des vains desirs de cette vie-la, pendant qu'ell'en doit cultiver un'autre. C'est merveille, ma Fille, comme mon esprit est ferme en cet advis de ne point semer au champ de nostre voysin, pour beau qu'il soit, pendant que le nostre en a besoin. La distraction du cœur est tous-jours dangereuse, avoir son cœur en un lieu et son devoir a l'autre. .Mais je sçai bien qu'elle ne gouverne pas tant les filles, qu'elle ne se laisse gouverner a la Mere, laquelle, en un lieu de ses Œuvres (Vie de la Sainte, écrite par elle-même ch 13)), dit presque comme moy.

Je dis que pour nostre petite il sera mieux, en la faysant instruire le plus chrestiennement quil sera possible, d'attendre encor un peu a la mettre au Puy d'Orbe (Lettres 2, lettre 234). Et voyla donq Mme de Saint Ange qui vous arrivera fort a propos. Pour ma seur, je suis de vostre advis; non que je ne voulusse bien qu'elle fut aupres de vous, puisqu'elle n'a pas son cœur contourné a la Religion, mais pour condescendre a l'amitié de madame l'Abbesse, qui merite bien qu'on ne la contrechange pas de desplaysir en ses faveurs. Je luy veux escrire touchant le confesseur que le bon Pere Recteur juge propre pour sa Mayson, affin qu'elle le recherche et pour cela et pour son assistence. Mon Dieu, que de destours prend on avant que d'arriver au logis, quand on n'est pas guidé.

J'attendray que cett'autre seur m'escrive sur le sujet pour lequel vous luy laissastes l'article que j'avois escrit dans vostre livre. Que Satan est mauvais ! Jusques ou se va-il fourrer ! Mais ne vous en estonnes pas : les choses spirituelles luy sont fort accessibles, par ce quil est esprit ; il ne luy faut pas beaucoup d'ouverture, pour se glisser es amitiés des mortelz. Mais je voy nostre bon Dieu qui permet tout pour le mieux, et je l'en beny de tout mon cœur. 0 Dieu, quel grand bien a un'ame de toucher au doit son imbecillité ! cela la fortifie et establit pour tout le reste de sa vie. Celuy qui n'a pas essayé, que peut-il savoir ? dit la Sainte Escriture (Eccli 34,9). Mon Dieu, que je desirerois de me pouvoir dignement ………………..

Vous pourres refaire encor pour un an vos petitz vœux , sinon que la charge d'iceux vous pressast trop. Pour le Caresme il y a du loysir a vous parler ; pour l'Advent il n'est plus tems. N'adjoustes gueres de peynes corporelles a celles du jeusne de l'Eglise ; mais puisqu'en Caresme on jeusne et que l'on n'employe pas le tems du souper a manger, sinon pour la petite collation, vous pourres bien prendre une demi heure environ ce tems la, a mediter sur la Passion ou sur ce qui vous aura touché au sermon. Je dis une demi heure, au lieu de la petite recollection que je vous avois marquee (Lettres 2 , lettre 234).

Je ne sçay rien qui me puisse tirer hors d'icy, sinon la volonté du Saint Pere, ou l'extreme (mais je dis extreme) necessité du prochain, sur tout de mes enfans spirituelz. Je suis lié sur ce banq, il faut que j'y vogue.

Que vous diray-je plus ? J'arrivay icy samedy au soir , apres avoir battu les chams six semaines durant, sans arrester en un lieu, sinon au plus demi jour. J'ay presché ordinairement tous les jours, et souvent deux fois le jour. Hé, que Dieu m'est bon ! je ne fus jamais plus fort. Toutes les croix que j'avois preveues (lettre 316), a l'abord n'ont esté que des oliviers et palmiers ; tout ce qui me semblait fiel s'est treuvé du miel, ou peu s'en faut. Seulement puis-je dire avec verité que, si ce n'a esté a cheval ou en quelques resveilz de la nuit, je n'ay point eu de loysir de repenser a moy et considerer le train de mon cœur, tant les occupations importantes s'entresuivoyent de pres. J'ay confirmé un nombre innombrable de peuple ; et a tous les biens qui se seront faitz parmi ces simples ames, vous aves tous-jours participé, comme a tout le reste de ce qui se fait et se fera en ce diocese, pendant que j'en auray l'administration. Mais pourquoy vous dis-je ceci ? Par ce que je parle avec vous comme avec mon propre cœur.

A Dieu, ma chere Fille. Dieu soit nostre cœur, nostre amour, nostre tout. Demandés pour moy une benediction de vostre sainte Abbesse, aux pieds de laquelle son Filz nous fasse vivre et mourir.

Monsieur Cassart m'escrit comme n'ayant pas receu de nos lettres ; et neanmoins je luy ay escrit, et pense que ma lettre luy sera arrivee, aussi bien que celle que je vous ay escritte, puisqu'elles estoyent ensemble.

Ma bonne mere ne sçait pas que je vous escrive, mais je sçay bien qu'elle et toute sa famille sont acquis irrevocablement a vostre service.
 
 






CCCXXI

A LA MÊME

Le remède préféré du Saint. - Les " alcions " de la mer et leurs nids. Tenir notre cœur bien calfeutré et ne lui donner aucune ouverture que du côté du Ciel.

Annecy, 5 décembre 1605 .
Ma tres chere Fille,

Despuis mon retour de la visite, j'ay eu quelque ressentiment de fievre catarrheuse ; nostre medecin n'a point voulu m'ordonner autre remede que le repos, et je luy ay obei. Vous sçaves, ma Fille, que c'est aussi le remede que j'ordonne volontier que la tranquillité, et que je defens tous-jours l'empressement. C'est pourquoy, en ce repos corporel, j'ay pensé au repos spirituel que nos cœurs doivent avoir en la volonté de Dieu ou qu'elle nous porte ; mais il ne m'est pas possible d'estendre les considerations qui se doivent faire pour cela, qu'avec un peu de loysir bien franc et net.

Vivons, ma Fille, vivons tandis qu'il plaist a Dieu, en cette vallee de miseres, avec une entiere sousmission a la sainte volonté souveraine. Ah ! que nous sommes redevables a sa Bonté qui nous a fait desirer avec tant de resolutions de vivre et mourir en sa dilection ! Sans doute, ma Fille, nous le desirons, nous y sommes resolus; ésperons encor que ce grand Sauveur, qui nous donne le vouloir, nous donnera aussi la grace de le parfaire (Ph 2,13). .

Je considerois l'autre jour ce que quelques autheurs (Arist. Hist animal 9, 14 ;Pline Hist Nat 10, 32) disent des alcions, petitz oyseletz qui pondent sur la rade de la mer : c'est qu'ilz font des nidz tout ronds, et si bien pressés que l'eau de la mer ne peut nullement les penetrer ; et, seulement au dessus, il y a un petit trou par lequel ilz peuvent respirer et aspirer. La dedans, ilz logent leurs petitz, affin que la mer les surprenant, ilz puissent nager en asseurance et flotter sur les vagues, sans se remplir ni submerger ; et

0 ma Fille, il a fallu que mon cœur ayt jetté cette pensee sur ce papier, jettant aux pieds du Crucifix ses souhaitz, affin qu'en tout et par tout le saint amour divin soit nostre grand amour. Helas, mais quand sera-ce qu'il nous consumera ? et quand consumera-il nostre vie pour nous faire mourir a nous mesmes et nous faire revivre a nostre Sauveur (Rm 6,8) ? A luy seul soit a jamais honneur, gloire et benediction (1 Tm 1,17 ; Ap 5,13).

Mon Dieu, ma chere Fille, qu'est ce que je vous escris ? je veux dire, a quel propos cela ? 0 ma Fille, puisque nostre invariable propos et finale et invariable resolution tend incessamment a l'amour de Dieu, jamais les paroles de l'amour de Dieu ne sont hors de propos pour nous.

A Dieu, ma Fille ; ouy, je dis ma vraye Fille en Celuy duquel le saint amour me rend obligé, ains tout consacré d'estre, vivre, mourir et revivre a jamais vostre et tout vostre. Vive Jesus ! Que Jesus vive et Nostre Dame ! Amen.

FRANÇs, E. de Geneve.

La veille du glorieux saint Nicolas.

 
 

CCXXII

AUX CHANOINES DE LA COLLÉGIALE DE SAINT-JEAN-BAPTISTE

DE LA ROCHE

( INÉDITE)

S'intéresser à l'établissement du collège; le bien de la ville, la gloire de Dieu et de l'Eglise en font un devoir.

Annecy, 17 décembre 1605.
Messieurs,

L'affaire du college de La Roche s'avançoit fort heureusement , si quelques uns, selon leur particuliere opinion, ne se fussent mis a la traverse pour en destourner les effectz : dont il a esté requis de reprendre de nouveau le consentement du general, pour l'opposer au jugement des particuliers. A quoy il me semble que vous pouves et deves contribuer non seulement vos voix, mais vos remonstrances et persuasions, puisque l'erection et establissement de ce college servira tant a la gloire de Dieu et de l'Eglise, comme vous pouves juger et croire. A cett'intention, j'ay fait ces quattre motz pour vous en prier, estant fort desireux de tout ce qui regarde le bien de cette ville la, comme je seray aussi tous-jours de ce qui tendra au service de vostre Chapitre, auquel je souhaite les benedictions cœlestes, et suis,

Messieurs,

Vostre confrere tres affectionné et bien humble, FRANÇS, E. de Geneve.
XVII decembre 1605.
Revu sur l'Autographe appartenant à Mlle Ducros, à La Roche.
 
 
 
 
 

CCCXXIII

A M. DE SILLIGNIEU

(INÉDITE)

Paroles et compliments d'amitié au fils; sentiments de respect pour la mère. Recommandation de la famille au " cher Sauveur" de Noël.

Annecy, 20 décembre 1605
Monsieur mon Frere (Voir note 43) Je pense que ces bonnes festes qui nous arrivent vous auront rappellé au pres de madame nostre bonne mere, apres ce long voyage de Languedoc. C'est pourquoy je vous y veux saluer par cette commodité, pour non seulement me ramentevoir en vostr'amitié, mais aussi pour demander, par vostr'entremise, la faveur d'estre continué en la bienveüillance de madame nostre mere, a laquelle mon obeissance filiale est entierement dediee. Je prie ce cher Sauveur, duquel nous celebrons l'advenement, quil assiste en ses (sic) jours d'une speciale consolation et joye toute cette famille de mere et de freres, que je doy tant honnorer et respecter, et a laquelle je desire tant de pouvoir rendre service bien humble.

Je suis,

Monsieur mon Frere,

Vostre serviteur et frere plus humble et fidelle, FRANçs, E. de Geneve.
xx decembre 1605.
Vousne seres pas marri, Monsieur mon Frere, si je vous dis qu'outre le devoir que j'avois de cherir avec tout honneur et respect monsieur de Pezieu , les demonstrations et tesmoignages d'amitié quil m'a rendu en vostre absence, me rendent infiniment son serviteur et tout plein de desir de me rendre son agreable frere et digne de sa faveur. A Monsieur

Monsieur de Selignieu.

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Paray-1e-MoniaI.
 
 
 
 
 

CCCXXIV

A M. CHARLES D'ALBIGNY

(INÉDITE)

Différend du Prieur de Bellevàux avec un seigneur. - Prière de s'intéresser au sort d'une pauvre femme digne de compassion. - Souhaits de Noël.

Annecy, 24 décembre 1605
Monsieur,

Je m'essayeray de persuader par lettres au Prieur de Bellevaux qu'il tienne sa parole et se rende a Chambery pour s'accommoder a la rayson, pour le different quil a avec le seigneur Basso , et m'estonne bien quil vous aye respondu avec si peu de respect.

Cette pauvre femme, chargee d'une multitude de petitz enfans, va pour le secours de son mari, et n'espere en aucun autre support qu'en celuy que vostre grande charité et bonté luy promet. Ell'a desiré, Monsieur, que j'adjoustasse ma supplication a sa misere, pour obtenir, ce luy semble plus aysement, vostre compassion; et je n'ay pas deu l'esconduire, tant en faveur des bonnes festes, que pour connoistre son mari exempt de malice et fort homme de bien et fidelle, qui me fait vous supplier humblement, Monsieur, de luy vouloir estre propice.

Dieu veüille vous combler des benedictions qu'il respandit sur terre, quand il y envoya son Filz pour naistre petit enfant parmi nous ; de quoy nous celebrons la memoire en ces jours, que je vous souhaite pleins de joye et contentement, estant,

Monsieur, Vostre serviteur tres humble,

FRANçs, E. de Geneve.

Veille de Noël 1605, a Neci.
A Monsieur

Monsieur d'Albigni,

Chevalier de l'Ordre de S. A. et son Lieutenant general

deça les mons.

Revu sur l'Autographe conservé chez les RR. PP. de l'Oratoire de Naples.
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXXV

A LA BARONNE DE CHANTAL

Désir du Saint de progresser dans l'amour divin. - Aspirations. - Bethléem la " sainte Abbesse " et le " petit Enfançon." - Lui dérober " les premieres rosees de ses larmes " ; leur divine efficacité. - Ne pas se charger d'austérités pendant le Carême.

Annecy, 28 décembre 1605.
Je finis cette annee, ma chere Fille, avec un desir non seulement grand, mais cuisant de m'advancer meshuy en ce saint amour que je ne cesse d'aymer, quoy que je ne l'aye encores point gousté. Vive Dieu ! ma Fille, nostre cœur (voyes vous, je dis nostre cœur) est fait pour cela : ah ! que n'en sommes nous bien pleins. Vous ne sçauries vous imaginer le sentiment que j'ay presentement de ce desir. 0 Dieu, pourquoy vivrons-nous l'annee suivante, si ce n'est pour mieux aymer cette Bonté souveraine ? Oh ! qu'elle nous oste de ce monde, ou qu'elle oste le monde de nous; ou qu'elle nous fasse mourir, ou qu'elle nous fasse mieux aymer sa mort que nostre propre vie.

Mon Dieu, ma Fille, que je vous souhaite en Bethlehem maintenant, aupres de vostre sainte Abbesse. Hé, qu'il luy sied bien de faire l'accouchee et de manier ce petit Enfançon; mais sur tout j'ayme sa charité, qui le laisse voir, manier et bayser a qui veut. Demandés-le luy, elle vous le donnera; et l'ayant, desrobbés luy secrettement une de ces petites gouttelettes qui sont dessus ses yeux. Ce n'est pas encores la pluye, ce ne sont que les premieres rosees de ses larmes. C'est merveille combien cette liqueur est admirable pour toute sorte de mal de cœur.

Ne vous chargés point d'austerités ce Caresme (note 166), sinon avec le congé de vostre confesseur, qui, a mon advis, ne vous en chargera pas. Dieu veuille couronner vostre commencement d'annee des roses que son sang a teint.

A Dieu, ma chere Fille; je suis celuy qui vous a dedié tout son service.

FRANçs, E. de Geneve.
Le 28 decembre 1605.

 
 
 

ANNÉE 1606
 
 
 
 
 

CCCXXVI

A M. RODOLPHE DES OCHES, CURÉ DE TALLOIRES

Les jeunes filles peuvent chanter à l'église "des Noelz et chansons spirituelles " sans enfreindre le précepte de l'Apôtre saint Paul.

Annecy, 7 janvier 1606.
Monsieur le Curé, Vous m'aves demandé, s'il seroit loysible aux filles de chanter en l'eglise, quelque Noel appreuvé ou autre chanson spirituelle. Je respons qu'ouy, car cela se prattique a Rome et par toute l'Italie, et moy mesme l'ay fait ainsy faire en cette ville et a La Roche. J'entens neanmoins que ce ne soit pas pour dire une partie de l'Office publiq et solemnel, mais simplement, comme vous dites, des Noelz et chansons spirituelles. Je sçai ce que dit saint Paul (1 Co 14,34) : Mulier in ecclesia taceat (Que la femme se taise dans l'église) ; mais il parle tout ouvertement de la doctrine et non des cantiques, comme monstre le texte (1 Co 14,35) : Si quid autem volunt discere, domi viros suos interrogent (Mais si elles veulent s'instruire de quelque chose, qu'elles interrogent leurs maris à la maison.)

Je me recommande a vos prieres, et suis,

Monsieur le Curé,

Vostre confrere plus affectionné,

FRANçs, E. de Geneve.

VII de l'an 1606.
A Monsieur

Monsieur le Curé de Talloyres.

Revu sur une copie déclarée authentique, conservée à Turin, Archives de l'Etat.
 
 

CCCXXVII

A M. CHARLES D'ALBIGNY

(INÉDITE)

Zèle du P. Maurice pour la conversion des hérétiques.

Annecy, 16 janvier 1606.
Monsieur,

Le bon Pere Maurice , qui est icy pour quelques jours, me dit que sil vous playsoit de recommander au sieur juge maje de Ternier , ou au sieur de Rovenoz son lieutenant (Lettres 2 note 421), l'execution et observation des editz faitz contre les huguenotz, ou plus tost pour eux et leur reduction , en peu de jours les effectz en seroyent tres bons et desirables. Et me semble quil inclineroit plus que le lieutenant eut la charge que le jugemaïe, par ce quil est plus resident au lieu et a plus d'addresse pour la particuliere conduite de cett'affaire. La faveur que vous me faites d'avoir aggreable (sic) mes importunités, me fait encor lascher celleci, pour vous representer cette necessité que ledit Pere me dit estre fort grande, et je voy qu'au moins elle luy est a cœur.

Je suis cependant,

Monsieur,

Vostre serviteur tres humble,

FRANçs, E. de Geneve.

XVl janvier 1606.
A Monsieur

Monsieur d'Albigni,

Chevalier de l'Ordre de S. A. et son Lieutenant general deça les mons.

Revu sur l'Autographe conservé à Florence, dans l'oratoire privé de Mgr Donat Velluti-Zati, Duc San Clemente, évêque de Pescia (Toscane).
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXXVIII

A LA BARONNE DE CHANTAL

L'esprit de la sainte indifférence, bon à tout. - Le Bienheureux va faire une petite retraite auprès du P. Fourier. - Son amour des âmes ; l'affection de son peuple pour lui. - Retrancher les superfluités dans les communications spirituelles. - Charlotte de Chantal et Jeanne de Sales. - Quand on a renoncé une fois au monde, savoir écarter ses sollicitations importunes. - Attachement indissoluble du Saint pour sa " pauvre femme, " l'Eglise de Genève. - Ne pas aspirer à un état de vie au-dessus de nos forces.

Annecy, 30 janvier 1606
J'estois a Sales le 22 de ce mois, pour obeir a ma bonne mere qui desiroit de me voir avant mon despart , et j'y receus vostre lettre du premier jour de cette annee, dont je receus beaucoup de consolation, laquelle se respandit sur toute la famille qui est infiniment vostre. Le 25, voyci vostre homme qui m'arriva et me treuva environné d'affaires, si que je n'ay sceu le depescher qu'aujourd'huy.

Mais dites moy, ma Fille, ne m'est ce pas de l'affliction de ne vous pouvoir escrire qu'ainsy a la desrobbee ? 0 voyla pourquoy il nous faut acquerir le plus que nous pourrons l'esprit de la sainte liberté et indifference ; il est bon a tout, et mesme pour demeurer six semaines, voire sept, sans qu'un pere, et un pere de telle affection comme je suis, et une fille telle que vous estes, reçoivent aucunes nouvelles l'un de l'autre.

Vous fustes malade apres la Conception, et je le fus aussi sept ou huit jours durant (Lettre 320), et craignois bien que ce ne fust pour bien plus, mais Dieu ne le voulut pas. Je ne puis pas m'estendre selon mon cœur ; car voyci le jour de mes adieux, devant partir demain devant jour pour aller a Chamberi, ou le P. Recteur des Jesuites (P.Fourier) m'attend, pour me recevoir ces cinq ou six jours de Caresme prenant, que j'ay reservé pour rasseoir mon pauvre esprit tout tempesté de tant d'affaires. La, ma Fille, je pretens de me revoir par tout, et remettre toutes les pieces de mon cœur en leur place, a l'ayde de ce bon Pere qui est esperduement amoureux de moy et de mon bien.

Et si feray, ma Fille, je vous diray quelque chose de moy, puisque vous le desires tant et que vous me dites que cela vous sert ; mais, mais a vous, a vous seulement. Ce ne sont pas des eaux, ce sont des torrens que les affaires de ce diocese. Je vous puis dire avec verité que j'en ay eu du travail sans mesure despuis que je me suis mis a la visite ; et, a mon retour, je treuvay une besoigne de laquelle il me fallut entreprendre ma part, qui m'a infiniment occupé . Le bon est que c'est tout a la gloire de nostre Dieu, a laquelle il m'a donné de tres grandes inclinations, et je le prie qu'il luy playse de les convertir en resolutions.

Je me sens un peu plus amoureux des ames que l'ordinaire ; c'est tout l'advancement que j'ay fait despuis vous, mais au demeurant, j'ay souffert des grandes secheresses et derelictions, non toutefois longues, car mon Dieu m'est si doux, qu'il ne se passe jour qu'il ne me flatte pour me gaigner a luy. Miserable que je suis ! je ne correspons point a la fidelité de l'amour qu'il me tesmoigne. Le cœur de mon peuple est presque tout mien maintenant. Il y a tous-jours quelque chose a dire, car je fais des fautes par ignorance et imbecillité, parce que je ne sçai pas tous-jours bien rencontrer le bon biais. Sauveur du monde, que j'ay de bons desirs ! mais je ne sçai les parfaire (Rm 7,18).

Est ce pas asses dit, ma bonne Fille ? Je dis ma bonne Fille, parce que vous m'estes fort bonne et me consolés plus que vous ne sçauries croire. Il y a une certaine benediction de Dieu en cette filiation, sans doute.

Nostr'autre seur dijonnoise (Mme Brûlart) a bien fait de restraindre sa conversation spirituelle au confessionnal. Je n'ay receu nulle de ses nouvelles; si j'en reçois, a mesure de ce qu'elle me dira, je luy escriray. Si les mousches qui avoyent gasté, ou au moins qui vouloyent gaster la suavité de l' 0nguent (Eccles 10,1) estoyent fort pressantes et en grand nombre, 0 Dieu, en ce cas la il faut qu'elle se renge a un exacte retranchement de toutes paroles superflües, de tous gestes, de toutes vëues, et que le seul confessional, pour tout, demeure en liberté. Mon Dieu, n'est ce pas dommage que ces bausmes des amitiés spirituelles soyent exposés aux mouscherons ? Cette liqueur si sainte, si sacree merite un soin bien grand pour estre conservee toute nette, toute pure. Mais bien, dit le Sage(Eccli 34,11), celuy qui n'a esté tenté que sçait-il ? Tout va bien, tout ira bien, Dieu aydant, et, comme je dis ordinairement, si Dieu nous ayde nous ferons prou.

Nostre petite Charlotte est a Dieu; c'est ce Pere auquel elle ressemble le plus. Laisses-la luy et la recommandes a vostre tressainte Abbesse ; ell'en aura le soin pour moy. Croyes moy, j'ayme tout cela d'un amour tout entier, et ne m'est pas possible d'apprehender " le mien et le tien " en ce qui nous regarde. Aussi, dit saint Chrisostome (Orat in S.Philog 1), ce sont les deux motz qui ont ruiné la charité au monde.

Si ma petite seur est si sage comme vous dites, je luy en sçai bon gré. Je ne dy rien a Dieu pour elle, sinon quil en face a son bon playsir. Tous les chemins sont bons a ceux que Dieu tient de sa mayn. Mais si elle ne veut pas estre Religieuse, je suis bien d'advis que vous exercies vostre charité envers elle, a l'enseigner comm'il faut estre bonne vefve, puisque quicomque se marie a besoin de cette leçon. C'est toute la ceremonie delaquelle j'use avec vous ; autrement je reviendrois au mien et tien, duquel Dieu nous veuille garder et defendre.

Parlons un peu de vous, c'en est bien la rayson. Qui sont ces temeraires qui veulent rompre et briser cette blanche colomne de nostre sacré tabernacle ? Ne craignent ilz point les Cherubins qui le tiennent deça et dela et le couvrent sous l'ombre de leurs aisles (Ex 37,7) ? Et bien, il s'est passé un peu de vanité, un peu de complaysance, un peu de je ne sçai quoy : or, cela n'est rien. Ferme, courage ; nos colomnes sont, ce me semble, bien fondees ; un peu de vent ne les aura pas esbranslees. C'est bien dit, ma Fille, il faut coupper court et trancher net en ces occasions, il ne faut point amuser les chalans ; puisque nous n'avons pas la marchandise quilz demandent, il le leur faut dire destroussement affin quilz aillent ailleurs. Et vrayment ce sont des braves gens: ne voyent-ilz pas que nous avons osté l'enseigne et que nous avons rompu le traffiq que nous pouvions avoir avec le monde ? Il est vray, nostre cors n'est plus nostre, nom plus que l'ivoire du trosne de Salomon (3 R 10,18) n'estoit plus aux elephans qui l'avoyent porté en leur gueule. Le grand Roy Jesus l'a choysi pour son siege: qui l'en deplacera ? 0 donques, il faut estre toute simple en cet endroit, et ne point ouïr de capitulation. Laisses faire, Dieu gardera bien nostre pere sans perdre la fille. Vrayement, ce n'est pas mal parlé : sainte Agathe, sainte Thecle, sainte Agnes ont souffert la mort pour ne point perdre le lis de leur chasteté, et on nous voudroit faire peur avec des fantosmes !

Ouy da, ma Fille, lises et lises cherement l'Imitation de vostre Abbesse (Lettres 2 note 204) et les epistres de saint Hierosme ; vous y treuveres celle qu'il escrit a sa Furia (Epit 54), et quelques autres qui sont bien belles.

Vous me demandes si j'iray en Bourgoigne cett'annee. Dieu seul le sçait, je ne le sçai pas. Je pense que non, car mille liens me tiennent attaché si court et serré que je ne puis remuer pieds ni mains, si Dieu de sa sainte main ne m'en delivre. Voyla que c'est, je pense vous l'avoir des-ja dit par une prœcedente (lettre 320). Pour ma personne, je ferais tout pour donner satisfaction, je ne dis pas a vous, mais au moindre de tous mes enfans que Dieu m'a donné; mais ma pauvre femme me fait compassion, et puis que je ne la puis laisser qu'elle n'en souffre mille incommodités et que Dieu veut que je luy adhœre (Gn 2,24 ; Mt 19,5), me voyla garrotté. Je ne dis pas que mon absence de quelque peu de jours luy fut nuysible pour la privation de ma presence, car ce n'est pas cela qui m'empesche ; mais c'est que la sayson est si sujette aux vens et orages que je ne suis pas a mon pouvoir d'aller et de venir, mais faut que je vogue a leur merci. M'entendes vous bien ? Je croy qu'ouy, car vous sçavés ce que je vous dis un jour de mon voyage de Dijon, lequel je fis des-ja contre le commun advis de tous mes amis, mais sur tout de celuy auquel je devais le plus deferer, qui est le mesme Pere Recteur que je vay voir a ce Caresme prenant, lequel, avec un grand zele de mon bien, me pensa quasi arrester (Lettres 2, note 280) ; mais ce grand Dieu, en la face duquel je regardais droit, tirait tellement mon ame a ce beni voyage, que rien ne me peut arrester, et aussi il l'a reduit tout a bien et a sa gloire. Mais maintenant, d'y retourner jusques a ce que tout soit bien esclarci, je tenterais cette Bonté, laquelle me traitte si doucement que je la dois bien reverer.

Je vous ay dit ceci au long parce qu'il m'est venu en l'ame de penser que je le devais faire, a la charge que c'est a vous seulement. Mon Dieu sçait bien que si j'estais en liberté j'irois, je dis, je volerais souvent par tout ou j'ay du devoir. Saint Paul dit a ses chers Romains (Rm 1,13), entre lesquelz et par lesquelz il devait mourir : J' ay souvent proposé de venir a vous, affin que j' eusse quelque fruit entre vous ; mais j'ay esté empesché jusques a present. Mais qui l'empeschoit ? L'ame de saint Paul ; et saint Chrisostome dit que c'estoit le Saint Esprit (Hom 2 in Ep ad Rm).

Quoy que par les traverses et tribulations, vostre ame va bien, a ce que j'en voy; il reste de la tenir ferme. Tout ce Caresme, si vous m'escrives par Lyon vous en aures une tres grande commodité ; car de Lyon a Chambery ce n'est pas comme des icy, car tous les jours les courriers arrivent. Pour moy, je pense bien, Dieu aydant, vous escrire tous les huit jours. Alhors vous me dires s'il est requis que nous nous voyons cette annee ; et s'il l'est, je vous diray quand, et je le puis dire des maintenant. La semaine de Pentecoste, a commencer des l'avant veille, sera toute mienne, et celles de l'octave du Saint Sacrement, que je seray icy, ou ma mere viendra en ce tems la. Hors de la, il faut que je coure trois cens parroisses que j'ay encor a voir. Mays je dis cela en cas que vous et vostre confesseur jugies qu'il soit expedient ; car, sans mentir, je plains vostre peyne, et si elle n'est contrechangee de quelque grande utilité spirituelle, elle m'afflige.

Je ne sçai si les Carmelites reçoivent des Religieuses des autres Ordres; je crois que nenny. Mais quand cela seroit, croyes moy, c'est une tentation a ces bonnes Dames d'y aspirer, sinon qu'elles puissent reduire tous leurs monasteres en Carmelites. Ouy da, aux Carmelites ! Nous ne pouvons pas nous accommoder a une petite obedience, et nous en ferons des extremes !

A Dieu, ma chere Fille, a Dieu donq soyes vous a jamais. Je suis en luy plus vostre que vous ne sçauries estimer ; il n'y a rien de semblable. Le doux Jesus repose a jamais sur vostre poitrine, et vous face reposer sur la sienne, ou du moins sur ses pieds.

Ce 30 janvier 1606.

 
 
 
 

CCCXXIX

A LA MÊME

Le Carême, automne de la vie spirituelle; moyen d'en recueillir les fruits. - La parure permise aux veuves. - Les âmes sont la vigne de Dieu.. Application détaillée de la figure évangélique à une âme chrétienne. - Le pressoir de l'Eglise.

Chambéry, 24 février 1606.
Ce ne peut estre icy qu'une petite lettre, car je m'en vay tout maintenant en chaire, ma tres chere Fille. Vous estes maintenant a Dijon, ou je vous ay escrit il n'y a que peu de jours, et ou vous abondes, par la grace de Dieu, de plusieurs consolations ausquelles je participe en esprit. Le Caresme est l'automne de la vie spirituelle, auquel on doit recueillir les fruitz et les ramasser pour toute l'annee. Faites vous riche, je vous supplie, de ces thresors pretieux que rien ne vous peut ni ravir ni gaster (Mt 6,20). Souvenes vous de ce que j'ay accoustumé de dire : Nous ne ferons jamais bien un Caresme pendant que nous en penserons faire deux. Faysons donq celuy ci comme le dernier et nous le ferons bien.

Je sçai qu'a Dijon il y aura quelque excellent predicateur . Les paroles saintes sont des perles, et de celles que le vray Ocean d'orient, l'Abysme de misericorde, nous fournit. Assemblés en beaucoup autour de vostre col, pendés en bien a vos aureilles, environnés en vos bras ; ces atours ne sont point defendus aux vefves, car ilz ne les rendent point vaines, mays humbles.

Pour moy, je suis ici ou je ne voy encor rien, qu'un leger mouvement parmi les ames a la sainte devotion. Dieu l'accroistra, s'il luy plait, pour sa sainte gloire. Je m'en vay dire maintenant a mes auditeurs que leurs ames sont la vigne de Dieu (Mt 21,33 ;12,1) ; la cisterne est la foy, la tour est l'esperance, et le pressoir, la sainte charité ; la haye, c'est la loy de Dieu, qui les separe des autres peuples infideles.

A vous, ma chere Fille, je dis que vostre bonne volonté, c'est vostre vigne ; la cisterne sont les saintes inspirations de la perfection que Dieu y fait pleuvoir du Ciel ; la tour c'est la sainte chasteté, laquelle, comme il est dit de celle de David (Ct 4,4 ; 7,4), doit estre d'ivoire ; le pressoir c'est l'obeissance, laquelle rend un grand merite pour les actions qu'elle exprime ; la haye, ce sont vos vœux. Oh ! Dieu conserve cette vigne qu'il a plantee de sa main ; Dieu veuille faire abonder de plus en plus les eaux salutaires de ses graces en sa cisterne ; Dieu soit a jamais le protecteur de sa tour ; Dieu soit celuy qui veuille tousjours donner tous les tours au pressoir, qui sont necessaires pour l'expression du bon vin, et tenir tous-jours close et fermee cette belle haye dont il l'a environnee, cette vigne, et face que les Anges en soyent les vignerons immortelz.

A Dieu, ma chere Fille, la cloche me presse. Je m'en vay au pressoir de l'Eglise, au saint autel, ou distille perpetuellement le vin sacré du sang de ce raysin (Dt 22,14) delicieux et unique que vostre sainte Abbesse, comme vigne celeste, nous a heureusement produit. La, comme vous sçaves que je ne puis faire autrement, je vous presenteray et representeray au Pere en l'union de son Filz, auquel, pour lequel et par lequel je suis uniquement et si entierement vostre.

FRANÇs, E. de Geneve.
Le ... fevrier 1606.
CCCXXX

A LA MÊME

La nuit, mille bonnes pensées s'offrent au Saint pour la prédication. Souhaits de perfection. - La considération des plaies de Notre-Seigneur. - Vanité et bassesse d'un cœur " qui niche sur un autre arbre que sur celuy de la Croix. " – " Rien du monde n'est digne de nostre amour. " - Résolutions et aspirations du Bienheureux pour une vie plus fervente.

Chambéry, fin février 1606 .
Ma chere Fille, Cette nuit, parmi mes resveilz, j'ay eu mille bonnes pensees pour la predication, mais les forces m'ont manqué en l'enfantement. Dieu sçait tout, et j'addresse tout a sa plus grande gloire, et, adorant sa providence, je demeure en paix. Il n'y a remede ; il faut que je face ce que je ne veux pas, et le bien que je veux, je ne le fay pas (Rm 7,19). Me voyci au milieu des predications et d'un grand peuple, et plus grand que je ne pensois pas (lettre 329) ; mais si je n'y fay rien, ce me sera peu de consolation.

Croyés que ce pendant je pense a tous momens a vous et a vostre ame, pour laquelle je jette incessamment mes souhaitz devant Dieu et ses Anges, affin que, de plus en plus, elle soit remplie de l'abondance de ses graces. Ma tres chere Fille, que j'ay d'ardeur, ce me semble, pour vostre advancement au tres saint amour celeste, auquel, en celebrant ce matin, je vous ay derechef dediee et offerte, m'estant advis que je vous eslevois sur mes bras comme on fait les petitz enfans et les grans encor, quand on est asses fort pour les lever. Voyés un peu quelles imaginations nostre cœur fait sur les occurrences. Vrayement, je luy en sçai bon gré d'employer ainsy toutes choses pour la suavité de son incomparable affection, en les rapportant aux choses saintes.

Je n'ay manqué de faire une speciale memoire du cher mary. Ha ! que vous fistes neanmoins un heureux eschange en ce jour la, embrassant l'estat de cette parfaite resignation auquel, avec tant de consolation ; je vous ay treuvee ; et vostre ame, prenant un Espoux de si haute condition, a bien rayson d'avoir une extreme joye en la commemoration de l'heure de vostre fiancement avec luy.

Or sus, il est vray, ma chere Fille, nostre unité est toute consacree a la souveraine unité ; et je sens tousjours plus vivement la verité de nostre cordiale conjonction, qui me gardera bien de vous oublier jamais, qu'apres et long tems apres que je me seray oublié de moy mesme pour tant mieux m'attacher a la Croix. Je doy a jamais tascher de vous tenir hautement et constamment dans le siege que Dieu vous a donné en mon ame, qui est establi a la Croix.

Au demeurant, allés de. plus en plus, ma chere Fille, establissant vos bons propos, vos saintes resolutions ; approfondissés de plus en plus vostre consideration dans les playes de Nostre Seigneur, ou vous treuveres un abysme de raysons qui vous confirmeront en vostre genereuse entreprise et vous feront ressentir combien vain et vil est le cœur qui fait ailleurs sa demeure, qui niche sur autre arbre que sur celuy de la Croix. 0 mon Dieu, que nous serons heureux si nous vivons et mourons en ce saint tabernacle ! Non, rien, rien du monde n'est digne de nostre amour ; il le faut tout a ce Sauveur qui nous a tout donné le sien.

Vrayement, j'ay eu de grans sentimens ces jours passés, des infinies obligations que j'ay a Dieu, et, avec mille douceurs, j'ay resolu derechef de le servir avec plus de fidelité qu'il me sera possible et de tenir mon ame plus continuellement en sa divine presence ; et avec tout cela, je me sens une certaine allegresse, non point impetueuse, mais, ce me semble, efficace pour entreprendre ce mien amendement. N'en serés vous pas bien ayse, ma chere Fille, si un jour vous me voyes bien fait au service de Nostre Seigneur ? Ouy, ma chere Fille, car nos biens interieurs sont inseparablement et indivisiblement unis. Vous me souhaittes perpetuellement beaucoup de graces, et moy, avec ardeur nom pareille, je prie Dieu qu'il vous rende tres absolument toute sienne.

Mon Dieu, tres chere Fille de mon ame, que je voudrois volontier mourir pour l'amour de mon Sauveur ! mais au moins, si je ne puis mourir pour cela, que je vive pour cela seul. 0 ma Fille, je suis fort pressé ; que vous puis-je plus dire, sinon que ce mesme Dieu vous benisse de .sa grande benediction ?

A Dieu, ma chere Fille ; pressés fort ce cher Crucifié sur vostre poitrine. Je le supplie qu'il vous serre et unisse de plus en plus en luy. A Dieu encor, ma. tres chere Fille; me voyci bien avant dans la nuit , mais plus avant dans la consolation que j'ay de m'imaginer le doux Jesus assis sur vostre cœur (lettre 276, note 24) ; je le prie qu'il y demeure au grand jamais. A Dieu encor une fois, ma bonne, ma chere Fille, ma Seur, que je cheris incomparablement en Nostre Seigneur, qui vit et regne es siec1es des siec1es. Amen. Vive Jesus !

FRANÇ', E. de Geneve.
 
 
CCCXXXI

A LA PRÉSIDENTE BRULART

Une langueur qui pique l'âme au lieu de l'assoupir. - Ce qui est défendu, ce qui est permis les jours de Communion. - Si la perfection consiste à ne voir point le monde. - Les jugements bons ou mauvais des hommes ; le cas qu'il en faut faire. - Le monde est un charlatan. - Susceptibilité injustifiée d'une destinataire.

Chambéry, [février-mars] 1606.
Madame ma tres chere Seur, Je vous voy tous-jours languissante du desir d'une plus grande perfection. Je loüe cette langueur, car elle ne vous retarde point, je le sçai bien ; au contraire, elle vous anime et pique a la conqueste.

Vous vivés, ce me dites vous, avec mille imperfections. Il est vray, ma bonne Seur; mais ne taschés-vous pas d'heure a autre de les faire mourir en vous ? C'est chose certaine que, tandis que nous sommes icy environnés de ce cors si pesant et corruptible, il y a tous-jours en nous je ne sçai quoy qui manque. Je ne sçai si je vous l'ay jamais dit : il nous faut avoir patience avec tout le monde, et premierement avec nous mesmes, qui nous sommes plus importuns a nous mesmes que nul autre, despuis que nous sçavons discerner entre le viel et le nouvel Adam, l'homme interieur et exterieur.

Or sus, vous aves tous-jours le livre en main pour la meditation, autrement vous ne faites rien. Que vous doit il chaloir de cela ? Que ce soit le livre en main et a diverses reprises, ou sans livre, que vous importe-il ?

Quand je vous dis que vous n'y fussies que demi heure (Lettres 2, lettre 233), c'estoit au commencement, que je craignois de forcer vostre imagination ; mais maintenant il n'y a pas de danger d'y employer une heure.

Le jour qu'on s'est communié, il n'y a nul danger de faire toutes sortes de bonnes besoignes et travailler ; il y en auroit plus a ne rien faire. En la primitive Eglise, ou tous communioyent tous les jours , pensés vous qu'ilz se tinssent les bras croisés pour cela (Intr Vie Dev 2,20) ? Et saint Paul, qui disoit la sainte Messe ordinairement, gaignoit neanmoins sa vie au travail de ses mains (Ac 20,34 ; 1 Th 2,9).

De deux seules choses se doit on garder le jour de la Communion: du peché et de voluptés et playsirs recherchés, car pour ceux qui sont deus et exigés, ou qui sont necessaires, ou qui se prennent par une honneste condescendance, ilz ne sont nullement defendus ce jour la; au contraire, ilz sont conseillés, moyennant l'observation d'une douce et sainte modestie. Non, je ne voudrois pas m'abstenir d'aller en un honneste festin ni en une honneste assemblee ce jour la, si j'en estois prié, bien que je ne voudrois pas les rechercher. Il y a un autre exemple es gens mariés, qui, ce jour la, peuvent ains doivent rendre leurs devoirs, mais non pas les exiger sans quelque indecence, laquelle neanmoins ne serait peché mortel. Je metz cet exemple expres.

Vous me demandes si ceux qui veulent vivre avec quelque perfection peuvent tant voir le monde. La perfection, ma chere Dame, ne gist pas a ne voir point le monde, mays ouy bien a ne le point gouster et savourer. Tout ce que la veuë nous apporte, c'est le danger, car qui le void est en quelque peril de l'aymer ; mais a qui est bien resolu et determiné, la veuë ne nuit point. En un mot, ma Seur, la perfection de la charité c'est la perfection de la vie, car la vie de nostre ame, c'est la charité. Nos premiers Chrestiens estoyent au monde de cors et non de cœur, et ne laissoyent pas d'estre tres parfaitz.

Ma chere Seur, je ne voudrois nulle feintise en nous ; pas des vrayes feintises. La rondeur et simplicité sont nos propres vertus. Mais il me fasche, dites vous, des mauvais jugemens que l'on fait de moy qui ne fay rien qui vaille, et on croit que si; et vous me demandés une recette. La voyci, ma chere Fille, telle que les Saintz me l'ont apprise : Si le monde nous mesprise, res-jouissons nous, car il a rayson, puisque nous reconnoissons bien que nous sommes mesprisables ; s'il nous estime, mesprisons son estime et son jugement, car il est aveugle. Enquerés vous peu de ce que le monde pense, ne vous en mettes point en soucy, mesprisés son prix et son mespris, et le laissés dire ce qu'il voudra, ou bien ou mal.

Je n'appreuve pas donq que l'on faille, pour donner mauvaise opinion de soy ; c'est tous-jours faillir et faire faillir le prochain. Au contraire, je voudrais que, tenant les yeux sur Nostre Seigneur, nous fissions nos œuvres sans regarder que c'est que le monde en pense, ni quelle mine il en fait. On peut fuir de donner bonne opinion de soy, mais non pas rechercher de la donner mauvaise, sur tout par des fautes faittes expres. En un mot, mesprisés presque esgalement l'opinion que le monde aura de vous et ne vous en mettés point en peyne. De dire qu'on n'est pas ce que le monde pense, quand il pense bien de vous, cela est bon ; car le monde est un charlatan, il en dit tous-jours trop, soit en bien soit en mal.

Mais, que me dites-vous ? que vous portes envie aux autres, que je prefere a vous ? et le pis est que vous dites que vous le sçavés bien. Comme le sçaves-vous bien, ma chere Sœur ? En quoy prefere-je les autres ? Non, croyés-moy, vous m'estes chere et tres chere ; et je sçai bien que vous ne prefereres pas les autres a moy, bien que vous le deussiés. Mais je vous parleray en confiance. Nos deux seurs des chams ont plus de necessité d'assistance que vous qui estes en la ville, en laquelle vous abondes d'exercices, de conseil et de tout ce qu'il faut, la ou elles n'ont nul qui les ayde.

Et quant a nostre seur du [Puits-d'Orbe], ne voyes vous pas qu'elle est seule, n'ayant point d'inclination a se ranger a la confiance de ceux que monsieur nostre pere luy propose, et monsieur nostre pere ne gouste point ceux que nous proposons ? car, a ce qu'elle m'escrit, monsieur nostre pere ne peut appreuver le choix de monsieur Viardot. Ne dois-je pas plus de compassion a cette pauvre crucifiee qu'a vous, qui, Dieu mercy, aves tant de commodités ?…………………………………………………..
 
 






CCCXXXII

A LA BARONNE DE CHANTAL

Conduite à tenir dans les tentations contre la foi; la meilleure tactique, c'est de les mépriser. - Dieu est le protecteur de la viduité chrétienne.

Chambéry, 6 mars 1606.
Ma tres chere Fille, Contre tous ces nouveaux assautz et tentations d'infidelité ou doute de la foy, tenés vous close et couverte dans les instructions que vous aves eu jusques a present ; vous n'aures rien a craindre. Prenes garde a ne point disputer ni marchander; item, a ne point vous en attrister et inquieter, et vous en seres delivree.

Pour moy, je voy cette grande horreur et hayne que vous aves pour ces suggestions, et ne doute nullement que cela ne vous nuise et ne donne de l'advantage a l'ennemy, qui se contente de vous ennuyer et inquieter, puisqu'il ne peut faire autre chose, comme il ne fera jamais, Dieu aydant. Mais courage, ma chere Fille. Ne vous amuses point a la consideration de tout cela, car il vous doit suffire que Dieu n'est point offencé en ces attaques que vous receves. Usés le plus que vous pourres de mespris de ces broüilleries la, car le mespris y est le remede le plus utile.

Non, je ne suis nullement en crainte pour les colomnes de nostre tabernacle (note 187), car Dieu en est le protecteur. J'ay neanmoins bien esté en consideration, pour penser que c'est qui pouvoit permettre au monde l'audace et l'imprudence de penser a les esbranler ; car il me semble que nous luy faysons asses mauvais visage pour luy oster le courage de nous vouloir chatouiller. Or bien, tout cela n'est rien.

Je ne peux ni veux jamais finir de vous souhaitter l'abondance des graces de Nostre Seigneur et de sa tres sainte Mere, en l'amour duquel je suis et seray invariablement et uniquement tout vostre.

FRANçs, E. de Geneve.
Le 6 mars 1606.
CCCXXXIII

A MADEMOISELLE ACARIE

(FRAGMENT INÉDIT)

Estime du Saint pour les Supérieurs du Carmel, et en particulier pour M. de Bérulle.

Chambéry, 6 mars 1606.
On m'escrit de Dijon que monsieur de Berulle et monsieur Gallemand y sont , et mesme que monsieur de Berulle vient de ce costé de deça et qu'il me fera l'honneur de s'avancer jusques ou je seray. Je vous asseure que cette seule nouvelle m'a des-ja rempli de joye et de contentement, et si cela m'arrive je le tiendray pour une singuliere faveur de Dieu.

Revu sur une ancienne copie conservée à.Paris, Archives Nationales, M. 234.
 
 


CCCXXXIV

A MADAME DE LA FAVERGE

(INÉDITE)

Le Bienheureux s'intéresse à l'avenir d'un jeune gentilhomme, et promet à sa mère de faire des démarches pour lui.

Chambéry, 9 mars 1606.
Madame ma Tante, J'avois des-ja sceu par la voye de mon frere de la Tuille le desir que vous avies pris de faire donner page mon cosin vostre filz a monsieur d'Albigni (lettre 335), et tout aussi tost je m'enquis sil y avoit place, ou vacante ou preste a vaquer. Et ne voyant rien de cela, je m'arrestay de ce costé la, avec dessein neanmoins de rafraichir la memoire audit seigneur, de la bonne volonté si souvent tesmoignee par sa parole, quil a en vostre endroit; et par mesme moyen je penserois sonder sil y auroit moyen de prendre quelque autre biais pour vostre contentement.

Je ne veux pas retourner que je ne me sois essayé fort fidellement a bien rendre ce devoir, comme je feray en toutes autres occasions, aydant Dieu, que je supplie vous benir et conserver, et demeure,

Madame ma Tante, Vostre serviteur et neveu bien humble,

FRANçs, E. de Geneve.

IX mars 1606.
Madame ma Tante, faites moy l'honneur d'asseurer madame la Baronne, ma tres grande et honnoree tante , de mon tres humble service, et messieurs mes cosins ses chers enfans . A Madame ma Tante, Madame de la Faverge.

Revu sur l'Autographe appartenant à M. le comte de Foras, château de Thuyset, près de Thonon.
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXXXV

A M. LOUIS DE LA THUILLE, SON FRËRE

(INÉDITE)

Les places de page en Savoie au XVIIe siècle ; le Saint s'entremet pour en procurer une. - Mauvaise santé de l'un de ses frères.

Chambéry, vers le 10 mars 1606 .
Monsieur mon Frere, Je receus l'autre jour vostre lettre, a laquelle je n'ay sceu si tost respondre, embarrassé que je suis en un monde de menues affaires et de visites. Maintenant je vous diray que toutes les places de page chez monsieur d'Albigny sont pleynes et ni a pas grand'esperance qu'elles puissent estre vuides si tost. Je feray cependant ressouvenir de la bonne affection qu'il a tesmoigné d'avoir au soulagement de monsieur de la Faverge mon oncle, et y feray tout ce que je pourray (lettre 334) ; mays si Monseigneur le Prince revenoit, j'appreuverois beaucoup plus que mon cosin luy fust donné qu'a nul autre .

Je regrette que mon frere du Vilaroget soit malade, comme monsieur Deage m'escrit; je le serviray le plus qu'il me sera possible par mes foybles prieres. Monsieur le Baron et madame la Baronne de Cusy ont esté icy pour se faire Religieux, mays tout cela est rompu . Je suis

Vostre frere plus humble,

FRANçs, E. de Geneve.

Je salue mille fois et de tout mon cœur vos dames .

A Monsieur de la Tuille.

Revu sur une ancienne copie conservée à la Visitation de Turin.
 
 
 
 
 
 

CCCXXXVI

A MONSEIGNEUR FRANÇOIS FLÉARD ÉVÊQUE DE GRENOBLE

Le Saint, à la fin de son Carême, avertit de son départ l'Evêque du diocèse et se loue d'avoir prêché à son peuple.

Chambéry, fin mars 1606.
Monsieur, Je vous demanday congé pour venir faire l'office que je fay en cette ville; je vous le demande maintenant pour mon retour, duquel je voy bien tost arriver la journee, avant laquelle je ne sçay si j'auray une si bonne commodité de vous bayser les mains, comme est celle que me donne le voyage de M. vostre Official, pour aller pres de vous; qui m'a donné le sujet de vous supplier des maintenant d'avoir pour aggreable l'affection que j'ay euë au service de vostre peuple, et de croire que je suys,

Monsieur,.....
 
 








CCCXXXVII

A M. CLAUDE DE CRÉPY

(INÉDITE)

Témoignages d'amitié. - Les Carmélites de Dijon et la bonne odeur qui émane de leur cloître. - Considération du Saint pour leurs Supérieurs. Retour à Annecy.

Chambéry, 2 avril 1606.
Monsieur mon tres honnoré Pere, J'avois demeuré fort long tems sans avoir l'honneur de vos lettres, et tout en un jour, peu avant Pasques, j'en receu deux : l'une du 13 janvier, l'autre du 18 fevrier, par lesquelles, en un coup, j'ay receu aussi deux consolations ; car je fus asseuré de vostre santé, de laquelle j'avois esté en peyne a rayson d'un advis que j'avois eu que vous avies eu des ressentimens de vostre gravelle, et de celle de madame l'Abbesse, ma tres chere seur, a laquelle j'en souhaite beaucoup pour le desir qu'elle a de l'employer entierement a la gloire de Nostre Seigneur.

Vous seres consolé sans doute, Monsieur mon Pere, par le voysinage de ces bonnes Dames Carmelites, desquelles la bonne odeur se respand souefvement par tout ou elles sont receües ; et moy, qui participe a tous vos contentemens, je m'en res-jouis beaucoup, comme aussi de la conversation de messieurs de Berulle [et Gallemand], que j'honnore de tout mon cœur pour sçavoir que Dieu a le sien tourné du costé du leur.

Je receu les lettres de ma petite seur, vostre trop obligee servante, et les fis tenir ou elles s'addressoyent. Vous luy faites trop de grace de vous resouvenir d'elle si tendrement.

Je m'en revay a mon Annessy, puisque le Caresme est achevé , d'ou je vous escriray le plus souvent qu'il me sera possible pour vous tenir la memoire fraische de celuy qui, quoy que indigne et inutile, est glorieux d'estre et se pouvoir dire toute sa vie,

Monsieur mon Pere, Vostre tres humble filz et serviteur,

FRANçs, E. de Geneve.

Ce 2 avril.
A Monsieur

Monsieur de Crespy, President en la Cour du Parlement

de Dijon.

Revu sur une copie conservée à la Bibliothèque d'Angers (Catalogue des Mss., n° 1764, Anjou Topographie G-J)
 
 






CCCXXXVIII

A LA PRÉSIDENTE BRULART

La clôture de l'abbaye du Puits-d'Orbe et ceux qui devraient la respecter. " Le mal des maux, " pour les âmes " qui ont des bonnes volontés. " Prendre modèle sur les abeilles : faire le miel "dedans sa ruche et des fleurs qui luy sont autour, " et ne pas désirer une perfection qui nous dépasse.

Annecy , 3 avril 1606.
Madame ma tres chere Seur, Je vous ay des-ja escrit mon avis sur le sujet de vostre derniere lettre ; mais voyant que vous le desires fort et craignant que si mes paquetz s'estoyent esgarés vous n'en demeurassies en peyne, je vous rediray quil ni a nul danger que vous entries au Monastere de nostre seur jusques a ce que la clausure y soit exactement establie. Les ames qui vous en font scrupule sont bonnes et devotes, comm'elles tesmoignent par leur scrupule, lequel neanmoins n'a nul fondement ; c'est pourquoy il ne s'y faut pas arrester. Pleut a Dieu que les hommes qui n'entrent en cette Mayson-la que par curiosité et indiscretion, en fisse (sic) bien scrupule, car ilz auroyent bon fondement pour cela ; mais non pas vous, jusques a ce que, comme je dis, la clausure y soit establie, qui ne sera jamais si tost que je le desire.

J'ay sceu ce que vous me dites des inquietudes de touttes les Religieuses, et en suis marri. Elles arrivent faute d'une bonne conduite et mesnage de leurs espritz. C'est le mal des .maux entre ceux qui ont des bonnes volontés, qu'ilz veulent tous-jours estre ce quilz ne peuvent pas estre, et ne veulent pas estre ce qu'ilz ne peuvent n'estre pas (lettre 316). On me dit que ces bonnes filles sont toutes esprises de l'odeur sainte que respandent les saintes Carmelines et qu'elles desireroyent toutes d'en estre (lettre 378). Mais je ne pense pas que cela se puisse aysement ; qui me fait dire qu'elles n'employent pas bien ce bon exemple, qui leur devroyt servir pour les animer a bien embrasser la perfection de leur estat, et non pas a les troubler et faire desirer celuy auquel elles ne peuvent arriver. La nature a mis une loy entre les abeilles, que chacune d'icelles face le miel dedans sa ruche et des fleurs qui luy sont autour.

A Dieu, Madame ma tres chere Fille, tenes bien serré le sacré Crucifix sur vostre cœur. Je suis

Vostre serviteur tres asseuré,

F.

3 avril 1606.
Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Turin.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXXXIX

A LA BARONNE DE CHANTAL

Remède aux tentations contre la foi. - La Methode de servir Dieu et le Combat spirituel. - Aux âmes qui débutent dans l'oraison, " il est expedient de se servir de toutes " leurs " pieees, et de l'imagination encores. " - Dans les choses conseillées, le Saint ne veut pas qu'on prenne ses paroles en toute rigueur.

Annecy, avril 1606.
…………………………………………………………………………………………………

Je suis consolé que monsieur Gallemant soit de mesme advis avec moy. Pour le remede de ces importunités que vous receves touchant la foy, il dit vray : il ne faut point disputer, mais s'humilier ; ni speculer avec l'entendement, mais roidir la volonté.

Le livre de La Methode de servir Dieu est bon, mais embarrassé et difficile plus qu'il ne vous est requis. Celuy du Combat spirituel contient tout ce qu'il dit, et plus clairement et plus methodiquement.

De ne se servir en l'orayson ni de l'imagination ni de l'entendement, il n'est pas possible; mais de ne s'en servir point que pour esmouvoir la volonté, et, la volonté estant esmeuë, de l'employer plus que l'imagination ni l'entendement, cela se doit faire indubitablement. Il n'est pas besoin, ce dit cette bonne Mere , de se servir de l'imagination pour se representer l'humanité sacree du Sauveur. Non pas, peut estre, a ceux qui sont des-ja fort advancés en la montaigne de la perfection; mais pour nous autres qui sommes encor es vallees, quoy que desireux de monter, je pense qu'il est expedient de se servir de toutes nos pieces, et de l'imagination encores. Je vous ay neanmoins marqué en quelque papier que cette imagination doit estre fort simple, et comme servant d'esguille pour enfiler dans nostre esprit ses affections et resolutions. C'est le grand chemin, ma chere Fille, duquel il ne nous faut pas encores departir jusques a ce que le jour soit un petit plus grand et que nous puissions bien discerner les sentiers (Intr Vie Dev 2, ch 2,4,5). Il est bien vray que ces imaginations ne doivent point estre entortillees de beaucoup de particularités, mais simples. Demeurons, ma chere Fille, encor un peu icy en ces basses vallees, baysons encor un peu les pieds du Sauveur : il nous appellera, quand il luy plaira, a sa sainte bouche (Ct 1,1 ; Lettres 2, lettre 230). Ne vous departés encor point de nostre methode jusques a ce que nous nous revoyons.

Mais quand sera-ce, me dires vous ? Si vous pensies, ma chere Fille, que vous puissies tirer de ma presence tant d'ayde et de bon fruit et de provisions spirituelles comme vous m'escrives, et que vous en ayes beaucoup de desir, je ne seray pas si dur que de vous remettre a l'annee prochaine, mais vous remettray volontier au premier dessein, lequel ne me donne nulle peyne que celle que vous aures au voyage ; car, au demeurant, il m'est plein de suavité et de contentement. La difficulté est que je n'ay a mon commandement que les octaves de Pentecoste et celle du Saint Sacrement. Ausquelles des deux que vous voulies venir, vous me treuveres icy plein de cœur, et, Dieu aydant, de joye a vous servir.

Et voyés-vous, ma chere Fille, en ces choses non necessaires, ou au moins desquelles je ne puis pas bien discerner la necessité, ne prenés point mes paroles ric a ric ; car je ne veux point qu'elles vous serrent, mais que vous ayes liberté de faire ce que vous croirés estre meilleur. Si donq vous croyes que vostre voyage vous soit fort utile, je m'accorde qu'il se face, mais cela avec ayse et toute volonté. Seulement, il faudra m'advertir duquel des deux tems vous voudrés faire choix, car je veux faire venir ma mere icy en ce cas la ; et croyés qu'elle et moy en serons bien consolés, aux despens de vostre travail.

Dieu soit a jamais avec nous, et veuille vivre en nos cœurs eternellement. A Dieu, ma tres chere Fille ; je suis celuy qu'il a rendu si uniquement vostre.

F.
En avril 1606.

 
 
 
 
 
 

CCCXL

A M. CLAUDE DE CRÉPY

Prière d'assister l'Abbesse dans son entreprise de réforme. - Ici-bas, il n'est point de prix proposé à la dévotion. - Recommandation en faveur d'un Religieux appelé à défendre ses droits.

Annecy, 6 avril 1606.
Monsieur mon tres honnoré Pere, Il n'est pas croyable combien vous me lies estroittement au grand devoir que je vous ay, par cette continuelle memoire que vous aves de moy, de laquelle vos lettres si frequentes sont les marques. Je loue Dieu de la santé de madame l'Abbesse, ma grande seur, et, avec vostre congé, ma chere fille, et croy que sa divine bonté s'en servira pour l'accroissement de sa gloire et le salut de plusieurs ames.

Mais, Monsieur mon tres honnoré Pere, sans vous, sans vostr'authorité elle ne peut rien, ni pour establir cette [entière] reformation qui est requise en son Monastere, ni pour la maintenir, au moins en ce commencement. C'est pourquoy, Monsieur mon Pere, je vous supplie de l'y bien assister, particulierement pour la closture, au moins avec la modification que j'y avoys apportee, car, cela, c'est le grand mot pour ce sujet. Je sçai que mes prieres sont superflües, puysque vostre bonne volonté est abondante ; mais je ne puis m'empescher de vous en faire ces repliques, par ce que mon desir, qui est extreme au bien de cette seur et a la gloire de sa Mayson, m'en presse et sollicite incessamment.

Vous m'escrives, Monsieur mon Pere, que madame la Presidente vostre fille et madame de Chantal ont emporté le prix entre toutes les devotieuses. Mais quel prix, je vous supplie ? car je ne croy pas que la devotion en aye icy bas ; mais je pense bien qu'elles en auront au Ciel. Je vous entens bien neanmoins, Monsieur mon tres bon Pere; vous me voules consoler par la devotion de ces deux ames que j'affectionne infiniment en Nostre Seigneur. Je ne laisse pas d'estre tout honteux de voir qu'elles vont ravissant le Ciel (Mt 11,12), et je demeure bien bas parmi mes imperfections (S.Aug Confesss 8,8).

Monsieu.r Grenaud qui rapporte mes lettres me presse bien fort de les luy donner, et je serois indiscret si je l'incommodois apres quil a pris la peyne de venir icy expres pour m'apporter les vostres et prendre celles ci. Cela me gardera de m'estendre plus au long sur ce sujet de la devotion de ces deux dames ; mesme, puisqu'il faut que, changeant de propos, je vous supplie d'avoir en recommandation les droitz du sieur de Longecombe, Religieux de Nantua , duquel la famille m'appartient d'un'alliance si estroitte qu'il ne se peut dire plus, et est toute pleyne de vertu . J'ay dautant plus de courage en cet office que je desire luy rendre, qu'il est defendeur et appellé, et que j'estime sa cause fort juste. Aussi ne demande-je sinon vostre juste et equitable faveur pour sa protection, ce pendant que je supplie Nostre Seigneur quil multiplie la sienne sur vous et madame ma mere, comm'estant,

Monsieur mon tres honnoré Pere, Vostre serviteur et filz tres humble,

FRANçs, E. de Geneve.

6 avril, a Neci 16[06].
A Monsieur

Monsieur de Crespy,

President en la Cour de Parlement

a Dijon.

Revu sur l'Autographe appartenant à Mlle Savy, à Lyon.
 
 
 
 
 
 
 

CCCXLI

A LA PRÉSIDENTE BRULART

( INÉDITE)

Encore la clôture du Puits-d'Orbe. - Pour le nombre des Communions, s'en remettre au confesseur ordinaire. - Se voir sans faillir, n'est possible qu'en Paradis. - Pourquoi il faut tout à la fois haïr et aimer nos imperfections.

Annecy, 7 avril 1606.
Madame ma tres chere Seur, J'ay respondu a toutes vos precedentes lettres; je repete neanmoins quil ni a nul danger a vous d'aller dans le Monastere de mesdames vos seurs pendant que la clausure ni est pas establie ; le scrupule que vous en aves est sans fondement, et n'en doute point (lettre 338). J'ay pressé et presse nostre seur, et maintenant, selon vostre advis, monsieur vostre pere, pour la closture de ce Monastere, et je ne cesseray point de l'en solliciter ; car, comme je dis a monsieur vostre pere (lettre 340), c'est le grand mot en ce sujet.

Ma chere Seur, si vostre confesseur juge a propos que vous communiies plus souvent que tous les huit jours, vous le pourres faire ; car je pense qu'il voit et considere soigneusement l'estat de vostre ame pour vous bien conduire en ce point. Que si j'estois aussi pres de vous quil seroit requis pour discerner sur cette particularité, je vous en dirois mon opinion ; mais vous ne pouves faillir, suivant celle de ceux qui voyent vostre disposition et necessité presente : c'est pourquoy vous deves, avec confiance, vous y reposer.

Vous aymeries mieux vous voir sans faillir que de vous voir parmi les imperfections ; aussi ferois je bien moy, car nous serions en Paradis. Mais cette inquietude qui vous arrive de ne pouvoir atteindre a ce signe de perfection pendant cette vie, vous invite (incite ?) au soupçon du desplaysir que vous en aves, lequel sans doute n'est pas pur, puisqu'il inquiete. Haïssés donq vos imperfections parce qu'elles sont imperfections, mays aymés-les parce qu'elles vous font voir vostre rien et vostre neant, et qu'elles sont sujet a l'exercice et perfection de la vertu et misericorde de Dieu, a laquelle je vous recommande incessamment, me confiant que vous en faites le reciproque pour moy, qui, a jamais, suis et seray

Vostre plus humble serviteur et frere, F.
VII avril 1606.
Je salue monsieur vostre mari ; je luy souhaite le Ciel propice, comme a tout ce qui vous appartient. Vous me faites tous-jours des excuses ; pour l'honneur de Dieu, non plus, car il semble que vous ne sçachies pas quelle ame sa divine bonté m'a donnee en vostre endroit.

Dieu soit vostre tout, ma chere Seur.

A Madame la Presidente Brulart.
Revu sur une ancienne copie conservée à la Visitation de Turin.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXLII

A M. CHARLES D'ALBIGNY

( INÉDITE)

Démarche des habitants de La Roche pour obtenir rétablisse meut d'un collège. Intérêt que porte le Saint à cette affaire.

Annecy, 8 avril 1606.
Monsieur, Ceux de la Roche envoyent le secretaire de leur ville , avec l'acte signé du consentement quilz prestent aux articles portés par la requeste quilz vous ont presentee pour l'establissement de leur college (Lettre 322). Je les ay asseuré (sic) quil ne leur estoit besoin d'aulcun'autre chose, puisque, Monsieur, vous esties tout disposé a les gratifier pour ce sujet, qui, a la verité, est de soi mesme tres recommandable.

Je vous en supplie de rechef, et priant Nostre Seigneur quil accroisse tous-jours de plus en plus ses benedictions en vous, je demeure,

Monsieur,

Vostre serviteur tres humble,

FRANÇ" E. de Geneve.

VIII avril 1606, a Neci.

A Monsieur

Monsieur d'Albigni,

Chevalier de l'Ordre de S. A. et son Lieutenant general

deça les monts.

Revu sur l'Autographe appartenant à M. le chevalier Rossi, à Rome.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXLII (bis)

(N.B. Cette lettre, retrouvée tardivement, fait partie du tome XXVI sous le n° MMCI. Nous l'avons replacée ici, à sa date de rédaction, avec un numéro bis)

A MESSIEURS LES CURÉS DU VALROMEY ET DE SUR-SEMINE

(INÉDITE)

Monsieur Rosetain est chargé de transmettre aux ecclésiastiques destinataires l'avis du Saint au sujet de leurs bénéfices.

Annecy, 13 avril 1606.
Messieurs mes Confreres,

Nous avons conferé avec monsieur Rosetan , des moyens qui nous semblent requis pour pouvoir bien establir la portion congrüe de vos benefices. Il vous en dira plus amplement nostr'advis que je ne sçaurois vous l'escrire. Et je croy que vous le treuveres bon et vous accommoderés a l'executer, puisquil tend au bien de vos eglises et a la plus grande gloire de Nostre Seigneur, a la bonté duquel je vous recommande et desire le reciproque de vous pour moy qui suis

Vostre confrere bien humble et assuré

FRANÇ", E. de Geneve.

I3 avril 1606, a Neci.
A Messieurs

Messieurs les Curés de Valromey

et de Sur Samie.

Revu sur l'Autographe conservé au 1er Monastère de la Visitation de Paris.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXLIII

AU PRIEUR ET AUX RELIGIEUX DU MONASTÈRE DE SIXT (cf Lettres 2 note253)

(INÉDITE)

L'Abbé de Sixt en procès avec le Saint. - Celui-ci demande aux Religieux qu'ils attestent s'être soumis à ses ordonnances.

Annecy, 14 avril 1606.
Messieurs, Vous sçaves le proces que monsieur l'Abbé de Sixt m'a suscité a Vienne pour s'exempter, s'il peut, de la correction qu'il doit recevoir des Evesques ; et en fin, je m'asseure que l'iniquité de son dessein estant mise au jour de la justice, il se treuvera confus. Mais ce pendant il s'eschappe de tems en tems, et par toutes les dilations qu'il peut obtenir, il fuit la sentence. C'est pourquoy, affin de le ranger plus tost, il seroit a propos que vous fissies une attestation comme du costé de vostre Chapitre et des Religieux, vous me receustes en qualité de Superieur, et acquiescés pleinement a mes ordonnances. Or, puisque c'est la verité, et que je ne desire de voir la fin de ce proces que pour la gloire de Dieu et le bien de vostre Monastere, je croy que vous ne feres nulle difficulté de m'envoyer ladite attestation.

Je vous en prie, et me recommande a vos prieres, demeurant, Messieurs,

Vostre confrere bien humble,

FRANçs, E. de Geneve.

Annessy, le 14 avril 1606.
A Messieurs

Messieurs les Prieur et Religieux de Sixt.

Revu sur le texte inséré dans le ler Procès de Canonisation.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXLIV

A LA DUCHESSE DE MERCOEUR

Le Saint intercède pour un gentilhomme débiteur de la duchesse de Mercœur. Il s'excuse lui-même de son retard à payer une créance.

Annecy, 15 avril 1606.
Madame, Le sieur de Manigod , qui est fort bon et honneste gentilhomme, m'a conjuré de l'assister de son intercession aupres de Vostre Grandeur, pour obtenir une grace qu'il en desire. C'est, Madame, qu'il vous playse commander a Pensabin de ne point vouloir exiger de luy, ni le charger d'interestz et accessoires pour les sommes qu'il doit a Vostre Excellence, sinon a la mesme mesure et quantité que Sa Grandeur en veut retirer, affin que non seulement l'un, mais l'autr'aussi participe a sa charité et liberalité, et que l'un des debiteurs use a l'endroit de l'autre de la debonnaireté et gratification qu'il a obtenue de son seigneur et creancier, selon l'Evangile (Mt 18,23).

Et je sçai bien, Madame, combien moy mesme je devrois rechercher des intercessions, pour impetrer pardon et du retardement du payement de Thorens (Lettres 2, note 149) et d'avoir tant attendu a faire les actions de graces que je doy a Vostre Excellence, pour la douceur dont elle use en mon endroit pour ce regard. Mais je ne puis implorer a cette intention que la mesme bonté que le sieur de Manigod me fait implorer pour luy, et a laquelle j'auray plus ample recours, a la fin de tout le payement que je ne verray jamais si tost achevé que je souhaitte.

Ce pendant, je prieray sans cesse Nostre Seigneur qu'il multiplie ses celestes faveurs sur vostre personne, Madame, et sur celle de Madame vostre mere et de Madamoyselle , puisque je suis

Tres humble et tres obeissant serviteur de Vostre Excellence,

FRANÇOIS, E. de Geneve,

A Neci, le xv avril 1606.
A Madame

Madame la Duchesse de Mercœur et Pemthevres,

Princesse de Martigues, etc.

Revu sur l'Autographe conservé à Paris, Bibliothèque Nationale, Fonds français, 17362.
 
 
 
 

CCCXLIV bis (MMXXI du volume XXI reclassée) (1)

A UN GENTILHOMME (2)

(INÉDITE)

Un chanoine compte sur l'intervention du Saint auprès du destinataire.

Annecy, 18 avril 1606,
Monsieur,

Le sieur chanoyne Gottri (3) desirant de vous une rattification sur un con tract quil a fait, m'a prié de m'employer aupres de vous pour la luy faire obtenir ; et par ce quil m'a asseuré que son desir estoit juste, et quil est bien fort de mes amis, je vous supplie de l'en gratifier, en contemplation mesme de celuy qui, priant Nostre Seigneur pour vostre bonheur, demeure toute sa vie,

Monsieur,

Vostre neveu et serviteur tres affectionné,

FRANçs, E. de Geneve.
A Neci, XVIII avril 1606.
Revu sur l'Autographe appartenant à M de Beauregard, à Orléans,

(1) Lettre découverte tardivement et reclassée à la date voulue

(2) Il est difficile de dire qui est ce gentilhomme; la qualité de " neveu " que François de Sales se donne à la signature ne prouve pas nécessairement qu'il s'adresse à M. de Villette, ou à M. de la Faverge, ou à M. de Ballon, qu'il avait coutume d'appeler " oncles ", et l'affaire dont il s'agit ne semble pas regarder l'un de ceux-ci. D'autre part, comme le Saint se plaisait à nommer " frères " plusieurs de ses amis, tels le président Favre, MM. Joly de la Roche, de Quoex, etc., il est assez probable qu'il se soit dit " neveu " de quelques-uns des parents à l'égard desquels eux-mêmes prenaient ce titre.

(3) Nicolas Gottry, prêtre depuis le 23 décembre 1589, était en 1606 curé de Cholex. Ce n'est pas. en 1633 (comme on l'a dit par erreur (L2, note 56), mais le 20 février 1630, qu'il renonce à son canonicat, et meurt au mois de mai de l'année suivante. (R. E.)
 
 




CCCXLV

AU PRIEUR ET AUX RELIGIEUX DU MONASTÈRE DE SIXT

(INÉDITE)

Le Saint remercie les Religieux de Sixt de lui avoir envoyé une pièce favorable à son procès coutre l'Abbé du Monastère.

Annecy, 24 avril 1606.
Messieurs, Je vous remercie des expeditions que vous m'aves envoyees, lesquelles je ne desire qu'employer a vostre repos et consolation (Lettre 343). J'espere que dans peu de tems, j'auray sentence en la faveur de mon bon droit, et, moyennant cela, nous pourrons prendre l'affaire de tant de biays, que monsieur l'Abbé sera en fin contraint de joindre a la rayson. Du moins ne m'y espargneray-je point, Dieu aydant, lequel je prie vous vouloir combler de ses graces, et desire d'estre recommandé a sa misericorde en vos saintz Sacrifices.

Je suis,

Messieurs,

Vostre confrere bien humble et tres affectionné, FRANçs, E. de Geneve.
Annessy, le 24 avril 1606.
A Messieurs

Messieurs les Prieur et Religieux de Sixto

Revu sur le texte inséré dans le 1er Procès de Canonisation.
 
 
 
 

CCCXLVI

A UNE DAME INCONNUE

Vivre en esprit de douceur et d'humilité. - Conseil de suivre les avis d'un Religieux.

Annecy, 24 avril 1606.
Madame, Les bons desirs et dessains que Nostre Seigneur a mis dedans vostre cœur me donnent beaucoup de sujet de vous honnorer, et voudrois bien pouvoir estre utile a vous servir pour ce regard; en signe dequoy j'ay mis en escrit les petits advis que je vous dis a bouche, et les vous envoye de bonne volonté, puis que vous les desirés et qu'aussi je pense qu'ilz vous seront utiles. Vous ni treuverés rien, ce me semble, qui ne vous soit facile, mesmement les ayant oüy declairer de vive voix. Si toutefois, il y avoit quelque chose que vous n'entendissies pas du tout bien, il ne s'en faudroit pas mettre en peyne, car avec le tems, vous l'entendres sans difficulté. Continués seulement a presenter souvent vostre cœur a Dieu et vivés en esprit de douceur et d'humilité devant sa face et parmi les prochains, et ne doutes nullement qu'il ne vous assiste et conduise ou vous aspirés.

Vous ne profiterés pas peu communicant vostr'ame avec le P. Recteur (P.Fourier), comm'il me semble que vous avies resolu de faire a mon despart. [Il a une ] grande suffisance, et est fort charitable au secours des ames qu'il a en charge.

Je prie Nostre Seigneur quil vous comble abondamment des graces de son Saint Esprit, et desire que reciproquement vous me facies part a vos prieres, comm'a celuy qui sera tous-jours,

Madame,

Vostre serviteur bien humble en Nostre Seigneur, FRANÇs, E. de Geneve.
XXIIII avril 1606,
Je salue bien humblement toute vostre mayson, mais specialement la bonne Dame (inconnue). Il ne sera pas requis que cet escrit soit veu sinon par vous,

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Bologne.
 
 
 
 

CCCXLVII

A LA PRÉSIDENTE BRULART

Les plus pures affections sujettes à la rouille. - Les vignes et les amitiés spirituelles: les unes et les autres ont besoin d'être émondées. - Le chemin de dévotion le plus assuré.

Annecy, 29 avril 1606.
Madame ma tres chere Seur et Fille en Nostre Seigneur,

Voicy qu'en fin j'ay receu la lettre que vous m'escrivites le 28 decembre de l'an passé; et le pauvre La Pause , a qui ell'avoit esté remise, s'estant rompu une jambe aupres de Mascon, n'a peu me l'apporter plus tost. Avec icelle, j'ay receu l'advis que cette bonne fille que vous connoissés , m'a envoyé de ce petit accident qui luy estoit arrivé en l'amitié spirituelle de la personne a laquelle ell'avoit pris de la confiance (M.Viardot) ; et par ce que vous luy dires mieux ce que je desire qu'elle sache sur ce point, que je ne sçaurois luy escrire, je le vous diray.

Qu'elle ne s'estonne nullement de cet inconvenient ; car ce n'est qu'une crasse et rouilleure qui a accoustumé de s'engendrer au cœur humain sur les plus pures et sinceres affections, si on ne s'en prend garde. Ne voyt on pas que les vignes qui produisent le meilleur vin sont plus sujettes aux superfluités et ont plus de besoin d'estre emondees et retranchees ? Tell'est l'amitié, mesme spirituelle. Mais il y a cela de plus : c'est quil faut que la main du vigneron qui l'esmonde soit plus delicate, dautant que les superfluités qui surcroissent sont si minces et deliees que, en leur commencement, on ne sçauroit presque les voir, si on n'a les yeux bien essuiés et ouvertz. Ce n'est donq pas merveilles si on s'y trompe souvent. Mais cette fille doit benir Dieu que cet inconvenient luy ayt esté manifesté au commencement de sa devotion, car c'est un signe evident que sa divine Majesté la veut conduire par la main, et, par l'experience de ce danger eschappé, la veut rendre et sage et prudente pour en eviter plusieurs autres. 0 Dieu, que c'est chose rare de voir des feuz sans fumee ! Si est ce que le feu de l'amour cœleste n'en a point pendant quil demeure pur ; mais quand il se commence a mesler, il commence de mesme a rendre de la fumee d'inquietudes, de desreglemens et mouvemens de cœur irreguliers. Or bien, Dieu soit loüé que tout est bien remis et en bon estat.

Au demeurant, il ni a point eu de mal a se declairer en sorte que l'on aye peu reconnoistre la personne dont on parloit, puisqu'il ne se pouvoit faire autrement. Et le discret conseiller des ames ne treuve jamais rien d'estrange, mais reçoit tout avec charité, compatit a tout, et connoist bien que l'esprit de l'homme est sujet a la vanité (Rm 8,20) et au desordre, si ce n'est par une speciale assistence de la Verité.

J'ay respondu a tout le reste de ce qu'elle m'escrivoit, par les precedentes que vous luy aures rendües. Il me reste a vous dire, ma tres chere Seur, que le chemin de devotion le plus asseuré, c'est celuy qui est au pied de [la] Croix : d'humilité, de simplicité, de douceur de cœur. Dieu soit a jamais en vostre cœur; je suis en luy et par luy, Madame,

Vostre tout dedié serviteur et frere,

F.

XXIX avril 1606.
J'ay escrit a Madame du Puis d'Orbe, et maintenant je n'ay nul loysir.

A Madame

Madame la Presidente Brulart.

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Troyes.
 
 
 
 
 

CCCXLVIII

AU DUC DE SAVOIE, CHARLES-EMMANUEL 1er

Les Chevaliers des Saints Maurice et Lazare ne tiennent pas leurs promesses. - Le Bienheureux recourt à l'intervention deCharles-Emmanuel pour obtenir justice, en faveur de plusieurs églises sans pasteurs.

Annecy, 4 mai 1606.
Monseigneur, Sachant combien Vostre Altesse est propice et favorable a tout ce qui regarde l'establissement de la foy catholique, specialement dans ses Estatz, je me plains a elle du peu de conte que messieurs de Saint Maurice et Lazare tiennent de contribuer ce qu'ilz doivent a cet effect pour le Chablaix, Gaillart et Ternier. J'ay fait toucher au doit (sic) au seigneur chevalier Bergeraz que nous avions besoin de la dotation de plusieurs eglises, qui ne se peut prendre que dessus le revenu de l'Ordre ; et nous demeurasmes d'arrest, apres plusieurs contestes, qu'il procureroit une briefve resolution du Conseil dudit Ordre sur ce sujet. Et me voyci, Monseigneur, que je suis encor a l'attendre, s'estant escoulee une grande quantité de mois despuis la promesse quil m'en fit .

Que si Vostre Altesse n'use de sa providence et pieté ordinaire a commander audit Conseil et sieur Bergeraz que, sans delay, il (sic) satisfacent a leur devoir, je n'espere pas d'en voir jamais aucune bonn'issue, laquelle j'affectionne extremement, non seulement pour mon devoir et le salut de plusieurs ames qui manquent d'assistence faute de pasteurs, mais encor par ce que ce sera le comble de lhonneur, qui est deu a la bonté et pieté de Vostre Altesse, de la reduction de ces peuples; qui me fait la supplier tres humblement, et par l'amour de Nostre Seigneur, quil luy playse employer sa bonne et puissante main a l'execution d'une si saint'œuvre, de laquelle la recompense sera immortelle au Ciel, que je desire a Vostre Altesse de tout mon cœur, apres que, par une longue suite d'annees, ell'aura heureusement regné en terre, pour le bien de son peuple et la gloire de son Dieu.

Et cependant, je seray tant que je vive,

Monseigneur,

Tres humble et tres-obeissant serviteur et orateur

de Vostre Altesse,

FRANçs, E. de Geneve.

A Neci, le 4 may 1606.
A Son Altesse.

Revu sur l'Autographe conservé à Turin, Archives de l'Etat.
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCXLIX

AU CONSEIL DES CHEVALIERS DES SAINTS MAURICE ET LAZARE

Plainte du Saint aux Chevaliers pour leur retard à noter les églises, ainsi qu'ils y sont tenus;

Annecy, 5 mai 1606.
Messieurs, J'attens, il y a long-tems, l'ordre que vous deves donner de vostre costé a la juste dotation des eglises de Chablaix, Gaillart et Ternier, qui sont encor despourvëues de pasteurs, faute de moyens convenables pour les y loger. Et voyant qu'il n'arrive point, je me plains a vous, Messieurs, mais de vous mesmes, qui, ce me semble, avés trop peu de soin d'une chose si importante a la gloire de Dieu et salut des ames. Que si monsieur le chevalier Bergera a des-ja l'ordre en main et que ce retardement vienne de sa part, je me plaindray beaucoup plus de luy, qui sçait par combien d'assemblees et de disputes je luy ay clairement fait voir la necessité de cette provision.

Ayes aggreable, Messieurs, je vous supplie, cette plainte que je vous fay avec autant de respect que ma juste affection me permet, desirant vivre, Messieurs, en vos bonnes graces, priant Dieu quil vous comble de ses benedictions, et demeurant

Vostre serviteur bien humble en Nostre Seigneur,

FRANçs, E. de Geneve.

A Neci, le 5 may 1606.
A Messieurs

Messieurs du Conseil de la S. Milice des Sts Maurice et Lazare.

A Turin.

Revu sur l'Autographe conservé à Milan, Archives Borromeo.
 
 
 
 
 
 

CCCL

A MADAME DE CHARMOISY

Le Saint s'excuse d'une méprise, - Affaire d'intérêt. - Se confier à la providence de Dieu, " non de bouche seulement, " pratique très fructueuse. - Exhortation à la ferveur.

Annecy, 20 mai 1606.
Madame ma Cousine, Il faut que je commence ma lettre en vous demandant pardon d'une faute que j'a y faite, mais je vous asseure, sans aucune malice, par une pure inadvertance. On m'a apporté la lettre ci jointe comme venante de vostre part, et moy qui, a la verité, suis chaud a sçavoir de vos nouvelles, je l'ay tout soudainement ouverte sans considerer l'inscription. Et voyant au dedans la main de monsieur de Charmoysi mon cosin, je n'eusse pas pour cela laissé de la lire, si je n'y eusse reconneu le mot de vos amitiés particulieres. Receves-la donq, sil vous plait, apres qu'ell'a esté ouverte, mais tout de mesme comme si elle ne l'avoit pas esté, et pardonnes a ma praecipitation qui a deceu le respect que je porte et a l'escrivant et a vous. J'eusse bien pëu rabiller la faute et la vous rendre imperceptible ; mais j'ayme mieux me confier en vostre bienveüillance qu'en mon artifice. Et ne laisses pas, je vous supplie, Madame ma chere Cousine, de me croire fort fidelle en tout ce qui regardera vostre service, car je le seray toute ma vie autant que nul homme du monde.

Je garderay donques comme vous l'ordonnes les cent escus, et y feray joindre le reste que ma bonne mere vous doit, laquelle, avec tous ses enfans, non seulement se sentent obligés de vous rendre vostre bien a vostre besoin, mais de fondre tout le leur pour vostre service.

Vous ne sçauries sans doute, Madame ma chere Cousine, communiquer vos desplaysirs petitz ou grans, non plus que vos contentemens, a un'ame plus sincere en vostre endroit ni plus entierement vostre que la mienne ; et ne doutes nullement que je n'observe avec toute fidelité le secret auquel, outre la loy commune, la confiance que vous prenes en moy me lie indissolublement. Je recommanderay l'affaire a Nostre Seigneur, et tout maintenant que je vay a l'autel.

J'ay esté consolé de voir que vous vous remettés en la providence de Dieu. C'est bien dit, ma chere Cousine, il le faut tous-jours faire et en toutes occurrences ; et quand vous vous accoustumeres de faire souventefois cette remise, non de bouche seulement, mais de cœur, et profondement et sincerement, croyes que vous en ressentirés des effectz admirables. C'est grand cas que je ne puis m'empescher de vous parler de ces exercices du cœur et de l'ame ; c'est par ce que je n'ayme pas seulement la vostre, mais je la cheris tendrement devant Dieu qui, a mon advis, desire beaucoup de devotion d'elle.

Alles cependant tout bellement aux exercices de l'exterieur, et ne vous charges pas d'aller a Saint Claude a pied, non plus que ma bonne tante madame du Foug (Lettres 1, notes 132 et 319), laquelle n'est plus de l'aage auquel ell'y alla, quand je l'accompagnay (Lettres 1, lettre 74). Portes y vostre cœur bien fervent, et, soit a pied ou a cheval, ne doutés point que Dieu ne le regarde et que Saint Claude ne le favorise.

Nostre Sauveur soit a jamais vostre protection, et je suis,

Madame ma Cousine,

Vostre cousin et serviteur plus humble,

FRANÇs, E. de Geneve.

Toute vostre petite troupe va bien et Bonaventure va guerissant.

Le xx may 1606.
A Madame ma Cousine,

Madame de Charmoysl.

Marclaz,

Revu sur l'Autographe appartenant à M, l'abbé Mermillod, à Immensée (Suisse).
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCLI

A LA BARONNE DE CHANTAL

Projet d'une deuxième entrevue avec la Baronne, - Il faut s'attacher à la gloire de Dieu et non à ses créatures. - Docilité du Saint aux avis qu'on lui donne pour sa santé. - Quel usage doit-on faire de l'imagination et de l'entendement dans l'oraison. - S'abstenir des longues oraisons, des imaginations violentes et des considérations prolongées. - Les travaux des mains. - N'avoir d'autre loi ni contrainte que l'amour. - La " sarge " violette de la Baronne. - Pensées qui occupaient le Saint tandis qu'il portait le Saint-Sacrement à la Fête-Dieu. - La quenouille et le fuseau des âmes dévotes et des saintes ménagères. - Les gros et les petits fuseaux. - Intérêt affectueux de l'Evêque pour la famille de Mme de Chantal.

Annecy, 8 juin 1606.
Ce sera donques pour cette prochaine annee, s'il plait a Dieu, que nous nous reverrons, ma tres chere Fille ; mais cela infalliblement, et tous-jours ou aux festes de Pentecoste ou a celle du Saint Sacrement, sans qu'il soit besoin d'attendre aucune autre assignation, affin qu'on s'y dispose de bonne heure. Et ce pendant, qu'est-ce que nous ferons ? Nous nous resignerons entierement et sans reserve a la bonne volonté de Nostre Seigneur, et renoncerons en ses mains toutes nos consolations, tant spirituelles que temporelles. Nous remettrons purement et simplement a sa Providence la mort et la vie de tous les nostres, pour faire survivre les uns aux autres, et a nous, selon son bon playsir, asseurés que nous sommes que, pourveu que sa souveraine Bonté soit avec nous et en nous et pour nous, il nous suffit tres abondamment.

Que je demandasse de vous survivre ? Oh vrayement, que ce bon Dieu en face comme il luy plaira, ou tost ou tard : ce ne sera pas cela que je voudrois excepter en mes resignations, si j'en faysois. Mais, ce dites-vous, vous n'estes pas encores destachee de ce costé la. Seigneur Dieu, que dites vous, ma tres chere Fille ? Vous puis je servir de lien, moy, qui n'ay point de plus grand desir sur vous que de vous voir en l'entiere et parfaite liberté de cœur des enfans de Dieu (Rm 8,21) ? Mais je vous entens bien, ma chere Fille, vous ne voules pas dire cela ; vous voules dire que vous penses que ma survivance soit a la gloire de Dieu, et pour cela vous vous y sentes affectionnee. C'est donq a la gloire de Nostre Seigneur que vous estes attachee, non pas a ses creatures. Je le sçai bien, et en loüe sa divine Majesté.

Mais sçaves vous quelle parole je vous donneray bien ? C'est d'avoir plus soin de ma santé dores-en-avant, quoy que j'en aye tousjours eu plus que je ne merite ; et, Dieu mercy, je la sens fort entiere maintenant, ayant absolument retranché les veillees du soir et les escritures que j'y soulois faire, et mangeant plus a propos aussi. Mais croyés moy, vostre desir a sa bonne part en cette resolution ; car j'affectionne en extremité vostre contentement et consolation, mais avec une certaine liberté et sincerité de cœur telle, que cette affection me semble une rosee, laquelle destrempe mon cœur sans bruit et sans coup. Et, si vous voules que je vous die tout, elle n'agissoit pas si souëfvement au commencement que Dieu me l'envoya (car c'est luy sans doute), comme elle fait maintenant, qu'elle est infiniment forte, et, ce me semble, tous-jours plus forte, quoy que sans secousse ni impetuosité. C'est trop dit sur un sujet duquel je ne voulois rien dire.

Or sus, je m'en vay vous nommer vos heures. Pour coucher, neuf s'il se peut, ou dix s'il ne se peut mieux ; pour lever, cinq, car il vous faut bien de sept a huit heures. L'orayson du matin a six heures, et durera demi heure ou trois quartz d'heure ; a cinq heures du soir, un peu de recueillement pour un quart d'heure environ, et la lecture un quart d'heure, ou devant ou apres ; au soir, demi quart d'heure pour l'examen et la recommandation ; parmi le jour, beaucoup de saintes aspirations en Dieu.

J'ay pensé sur ce que vous m'escrivistes que monsieur N. vous avoit conseillé de ne point vous servir de l'imagination ni de l'entendement, ni de longues oraysons, et que la bonne Mere Marie de la Trinité vous en avoit dit de mesme touchant l'imagination (note 213). Et pour cela, si vous faites quelque imagination vehemente et que vous vous y arresties puissamment, sans doute vous aves eu besoin de cette correction ; mais si vous la faites briefve et simple, pour seulement rappeller vostre esprit a l'attention et reduire ses puissances a la meditation, je ne pense pas qu'il soit encor besoin de la du tout abandonner. Il ne faut ni s'y amuser, ni la du tout mespriser. Il ne faut ni trop particulariser, comme seroit de penser la couleur des cheveux de Nostre Dame, la forme de son visage et choses semblables; mais simplement en gros, que vous la voyes souspirante apres son Filz, et choses semblables, et cela briefvement.

De ne point se servir de l'entendement, j'en dis de mesme. Si vostre volonté, sans violence, court avec ses affections, il n'est pas besoin de s'amuser aux considerations ; mais parce que cela n'arrive pas ordinairement a nous autres imparfaitz, il est force de recourir aux considerations encor pour un peu.

De tout cela, je recueille que vous deves vous abstenir des longues oraysons (car je n'appelle pas longue l'orayson de trois quartz d'heure ou de demi heure) et des imaginations violentes, particularisees et longues ; car il faut qu'elles soient simples et fort courtes, ne devant servir que de simple passage de la distraction au recueillement. Et tout de mesme des applications de l'entendement, car aussi ne se font-elles que pour esmouvoir les affections, et les affections pour les resolutions, et les resolutions pour l'exercice, et l'exercice pour l'accomplissement de la volonté de Dieu, en laquelle nostr'ame se doit fondre et resoudre. Voyla ce que je vous en puis dire. Que si je vous avois dit quelque chose contraire, ou que vous eus si es entendu autrement, il la faudroit reformer sans doute.

J'appreuve vos abstinences du vendredy, mais sans vœu ni trop grande contrainte. J'appreuve encor plus que vous facies ces ouvrages de vos mains, comme le filer et semblables, aux heures que rien de plus grand ne vous occupe, et que vos besoignes soyent destinees ou aux autelz ou pour les pauvres ; mais non pas que ce soit avec si grande rigueur que, s'il vous advenoit de faire quelque chose pour vous ou les vostres, vous voulussies pour cela vous contraindre a donner aux pauvres la valeur ; car il faut par tout que la sainte liberté et franchise regne, et que nous n'ayons point d'autre loy ni contrainte que , celle de l'amour (Lettres 2, lettre 234), lequel, quand il nous dictera de faire quelque besoigne pour les nostres, il ne doit point estre corrigé comme s'il avoit mal fait, ni luy faire payer l'amende comme vous voudries faire. Aussi, a quoy qu'il nous convie, ou pour le pauvre ou pour le riche, il fait tout bien et est esgalement aggreable a Nostre Seigneur. Je pense que si vous m'entendes bien, vous verres que je dis vray, et que je combatz pour une bonne cause quand je defens la sainte et charitable liberté d'esprit, laquelle, comme vous sçaves, j'honnore singulierement, pourveu qu'elle soit vraye, et esloignee de la dissolution et du libertinage qui n'est qu'une masque de liberté (Lettres 2, lettre 334) .

Apres cela, j'ay ry vrayement et ay ry de bon cœur, quand j'a y veu vostre dessein de vouloir que vostre sarge soit employee pour mon usage et que je donne ce qu'elle pourra valoir aux pauvres ; mais je ne m'en mocque pourtant pas, car je voy bien que la source de ce desir est belle et claire, quoy que le ruisseau soit un peu trouble. 0 Dieu ! mon Dieu me face tel, que tout ce que j'employe a mon usage soit rapporté a son service, et que ma vie soit tellement sienne, que ce qui sert a la maintenir puisse estre dit servir a sa divine Majesté.

Je ry, ma chere Fille, mais ce n'est pas sans meslange d'apprehension bien forte de la difference qu'il y a entre ce que je suis et ce que plusieurs pensent que je soys. Mais bien ! que vostre intention vous vaille devant Dieu ! J'en suis content pour une piece ; mais qui me l'estimera a sa juste valeur ? car si je voulois rendre aux pauvres son prix selon que je l'estimeray, je n'aurois pas cela vaillant, je vous en asseure. Jamais vestement ne me tint si chaud que celuy la, duquel la chaleur passera jusques au cœur, et ne penseray pas qu'il soit violet , mais pourprin et escarlattin, puisqu'il sera, ce me semble, teint en charité. Or sus donques, soit pour une fois ; car sachés que je ne fay pas toutes les annees des habitz, mais seulement selon la necessité ; et, pour les autres annees, nous treuverons moyen de bien loger vos travaux selon vostre desir.

Ce n'est pas encor tout. Ce dessein m'a donné mille gayes pensees; mais je ne veux vous en dire qu'une, que je faysois le jour de l'octave du Saint Sacrement (le 2 juin), le portant a la derniere procession. Je vous dressois, ce me semble, bien de la besoigne a filer, et sur une brave quenoüille. Voyés-vous, j'adorois Celuy que je.portois, et me vint au cœur que c'estoit le vray Aigneau de Dieu, qui oste les pechés du monde (Jn 1,29). 0 saint et divin Aigneau, ce disois je, que j'estois miserable sans vous ! Helas, je ne suis revestu que de vostre laine, laquelle couvre ma misere devant la face de vostre Pere. Sur cette cogitation, voyci Isaïe qui dit ( Is 53,7) que Nostre Seigneur en la Passion estoit comme une brebis que l'on tond sans quelle die mot. Et qui est cette divine toyson, sinon le merite, sinon les exemples, sinon les mysteres de la Croix ? Il me semble donques que la Croix est la belle quenoüille de la sainte Espouse des Cantiques, de cette devote Sulamite; la laine de l'innocent Aigneau y est pretieusement liee : ce merite, cet exemple, ce mystere.

Or, mettés avec reverence cette quenoüille a vostre costé gauche, et filés continuellement par considerations, aspirations et bons exercices, je veux dire par une sainte imitation. Filés, dis je, et tirés dans le fuseau de vostre cœur toute cette blanche et delicate laine : le drap qui s'en fera vous couvrira et gardera de confusion au jour de vostre mort, il vous tiendra chaude en hiver, et, comme dit le Sage (Pr 31,21), vous ne craindres point le froid des neiges. Et c'est ce que le mesme Sage a peut estre pensé, quand, loüant cette sainte mesnagere, il dit (Pr 31,19) qu'elle porta sa main a choses hardies, et ses doigtz prindrent le fuseau. Car, qui sont ces choses hardies qui se rapportent au fuseau, sinon.1es mysteres de la Passion filés par nostre imitation ? La dessus, je vous souhaittay mille et mille benedictions, et qu'a ce grand jour du jugement nous nous treuvassions tous revestus, qui en Evesque, qui en vefve, qui en mariee, qui en Capucin, qui en Jesuite, qui en vigneron, mais tous d'une mesme laine blanche et rouge, qui sont les couleurs de l'Espoux (Ct 5,10).

Voyla, ma chere Fille, ce que j'avois au cœur pendant que j'avois en mes mains l'Aigneau mesme, de la laine duquel je parle. Mais il est vray, vous me venes presque tous-jours a la traverse en ces exercices divins, sans neanmoins les traverser ni divertir, graces a ce bon Dieu. Fay-je bien, ma chere Fille, de vous dire mes pensees ? Je pense qu'au moins ne fay-je pas mal, et que vous les prendres pour telles qu'elles sont.

Or, ces desirs de vous voir esloignee de toutes ces recreations mondaines, comme vous dites, ne peuvent estre que bons, puisqu'ilz ne vous inquietent point. Mais ayés patience, nous en parlerons l'annee suivante, si Dieu nous conserve icy bas. Cela suffira bien, et aussi n'ay je point voulu vous respondre a ces desirs de s'esloigner de sa patrie ou de servir au Noviciat des filles qui aspirent a la Religion : tout cela, ma chere Fille, est trop important pour estre traitté sur le papier ; il y a du tems asses. Ce pendant, vous fileres vostre quenoüille, non point avec ces grans et gros fuseaux, car vos doigtz ne les sçauroyent manier, mais seulement selon vostre petite portee : l'humilité, la patience, l'abjection, la douceur de cœur, la resignation, la simplicité, la charité des pauvres malades, le support des fascheux et semblables imitations pourront bien entrer en vostre petit fuseau, et vos doigtz le manieront bien en la conversation de sainte Monique, de sainte Paule, de sainte Elizabeth, de sainte Liduvine et plusieurs autres qui sont aux piedz de vostre glorieuse Abbesse, laquelle, pouvant manier toute sorte de fuseau, manie plus volontier ces petitz, a mon advis, pour nous donner exemple.

Et bien, c'est asses, pour ce coup, parlé de la laine de nostre Aigneau immaculé; mais de sa divine chair, n'en mangerons-nous pas un peu plus souvent ? 0 qu'elle est souëfve et nourrissante ! Je dis que, se pouvant commodément faire, il sera bon de la recevoir un jour de la semaine, le jeudy, outre le Dimanche, sinon que quelque feste se presentast a quelque autre jour emmi la semaine. Cela pourtant, sans bruit, sans incommoder nos affaires, sans laisser de filer non plus l'une que l'autre quenoüille.

Je me res-jouys de voir les bons Peres Capucins en vostre Autun , car j'espere que Dieu en sera glorifié. J'ay receu une lettre que le Frere Matthieu m'a envoyé de Thonon, ou il s'est arresté.

Je ne sçai ou est nostre Monsieur l'Archevesque ; vous me feres le bien de luy envoyer ma lettre. Je l'honnore de toute l'estendue de mes forces, et ne se passe aucune celebration en laquelle je ne le recommande a Nostre Seigneur. On m'avoit dit qu'il avoit obtenu un prieuré proche de ce diocese : c'est Nantua (note 214), mais je n'en entens plus rien. Ce bon pere , ce bon oncle , tout cela m'est bien avant au cœur, et leur souhaitte tout ce que je puis de grace celeste, et a ces petitz enfans, que je tiens pour miens, puisqu'ilz sont vostres. Dieu soit leur protecteur a jamais, et de Celse Benigne, duquel je n'ay rien appris, il y a long tems ; mays Claude m'en dira quelque chose a son retour.

Reste ma petite seur, de laquelle il faut que je parle. Je ne revoque point en doute si je la vous dois donner ou non (Lettres 2, note 360) ; car, outre mon inclination, ma mere le veut si fort qu'elle le veut avec inquietude, des qu'elle a sceu que cette fille ne vouloit pas estre Religieuse ; si que, quand je ne le voudrois pas, il faudroit que je le voulusse. A cet effect, je vous ay envoyé trente escus par Lyon, tant pour la despence qui sera necessaire a l'envoyer prendre, qu'a faire ses petitz honneurs avec les filles qui servent madame l'Abbesse, avec lesquelles elle n'aura pas tant demeuré sans les beaucoup incommoder. Or, comme cela se doit faire, je ne le sçaurois deviner. Il faut, je vous en prie, ma chere Fille, que vous prenies le soin d'en ordonner comme il convient. J'ay bien un peu d'apprehension que madame nostre Abbesse ne s'en fasche, mais il n'y a remede ; si n'est-il pas raysonnable de laisser si longuement dans un monastere une fille qui n'y veut pas vivre toute sa vie.

Et avec vous, feray je point quelque petite ceremonie pour v.ous remettre ce fardeau sur les bras ? Je vous asseure que cela ne seroit pas en mon pouvoir ; mais ouy bien de vous supplier, mais je dis conjurer, et s'il se peut dire quelque chose de plus, que vous ayes a me marquer tout ce qui sera requis pour l'equiper et tenir equipee a vostre guise, comme les princesses d'Espagne font, quand on leur donne des filles pour menines, car cela je le veux, et tres absolument ; voire, jusques a luy faire porter un chaperon de drap, si cela appartient a vos livrees. Vous voyes bien, ma chere Fille, que je ne suis pas en mes mauvaises humeurs, mais a bon escient je vous conjure. Il faut, je veux, et si le sujet le portoit, je commanderois que vous me marquies tout ce qu'il faut pour cette fille la. Je dis pour son equipage, puisque, quant au ratellier, il n'en faut pas parler ; autrement vous me diries mille maux, je le sçai bien. J'escris a monsieur vostre beaupere pour le supplier d'avoir aggreable la faveur que vous me voules faire, mais la verité est qu'en termes de belles paroles je n'y entens rien; vous le suppleeres, s'il vous plaist.

Mais ne triomphés-vous pas quand vous m'imposes silence sur vos secretz ? Vrayement, ce n'est pas moy, ma chere Fille, qui ay dit a monsieur N. que vous esties ma fille : il me le vint dire tout d'abord, comme chose que je devais recevoir fort a gré, et aussi fis je. Comme aussi ce que M. de [Sauzéa ] me dit, que vous n'esties point pompeuse et que vous ne porties point de vertugadin, et que vous ne pensies point a vous remarier ; mais cela me fut dit si naïfvement, ma chere Fille, que je le croy. Et puis, vous me defendes de dire vos secretz apres que tout le monde les sçait. Or bien, je ne diray mot de vos besoignes, ni de l'emploite que vous en voules faire ; car, a qui, je vous prie, le dirais je ?

J'ayme bien vostre petite cadette , puisque c'est un esprit angelique, comme vous me dites. Je sçavois des-ja le despart du bon Pere [de Villars] ; ce qui m'avait fasché, car il ne sera peut estre pas aysé de rencontrer un esprit si sortable a vostre condition que celuy la. Il me semble que nous nous rencontrions fort bien presque en toutes choses ; mais, au bout de la, nostre chere liberté d'esprit remedie a tout. On m'a dit qu'en sa place est arrivé un grand personnage, des premiers predicateurs de France, mais que je ne connais que par son nom, qui est grand et plein de reputation .

Je partiray d'icy a dix jours pour continuer ma visite, cinq mois entiers parmi nos hautes montaignes (Lettre 352), ou les bonnes gens m'attendent avec bien de l'affection. Je me conserveray tant qu'il me sera possible, pour l'amour de moy, que je n'ayme que trop, et encores pour l'amour de vous qui le voules et qui aurés part a tout ce qui s'y fera de bon, comme vous aves en general a tout ce qui se fait en mon diocese, selon le pouvoir que j'ay par ma qualité de le communiquer.

Mon frere le chanoyne (J.Fr de Sales) vous vouloit escrire; je ne sçai s'il le fera. Ce pauvre garçon n'est point bien fait de santé ; il se traisne tant qu'il peut, avec plus de cœur que de force. Il pourra se reprendre pour un peu aupres de sa mere, pendant que je sauteray de rocher en rocher sur nos mons. J'ay escrit a Madame du [Puits-d'Orbe], de laquelle je n'ay point de nouvelles, il y a long tems. J'entens que ses filles souspirent apres les Carmelines, ou elles ne peuvent atteindre (lettre 339), et perdent cœur a la perfection de leur Monastere, laquelle elles pourroyent aysement procurer. C'est l'ordinaire.

Monsieur de N. m'a promis qu'il viendroit avec vous et seroit vostre conducteur, et qu'il avoit esté nourry aupres de vous ; et cela me pleut fort, comme aussi ce que vous m'escrives de l'amour reciproque de nostre seur de Dijon (Pdte Brûlart) et de vous ; car je la tiens pour une femme bien bonne, brave et franche. Je suis aussi consolé de ce que ces bonnes Dames Carmelines vous affectionnent, et voudrois bien sçavoir d'ou est la bonne Seur Marie de la Trinité. J'en connois de celles de Paris et revere bien fort leur Ordre.

A Dieu, ma chere Fille, a Dieu soyons nous a jamais, sans reserve, sans intermission. Qu'a jamais il vive et regne en nos cœurs. Amen.

F.

Vive Jesus, ma chere Fille, et qu'a jamais vive Jesus ! Amen.

Les octaves de Pentecoste et de la Feste Dieu ont esté miennes, ma chere Fille, mais seulement pour demeurer icy, et non pas poury avoir aucun loysir. De ma vie, que j'aye memoire, je n'ay esté plus embesoigné a diverses choses, mais bonnes ; je dis ceci pour m'excuser si je ne vous escris plus amplement.

J'oubliois de vous prier de m'envoyer le plus tost que vous pourres, des chansons spirituelles que vous aves de dela; faites moy ce bien, je vous prie, ma chere Fille, pour l'amour de Dieu, qui vous veuille benir et conserver eternellement. Amen.

A Neci, le 8 juin 1606.

 
 
 
 
 
 
 

CCCLII

A LA MÊME

Départ du Saint pour la visite des paroisses; ses impressions. - Les mille bonnes odeurs qui parfument nos affections. - Tenir son cœur bien large, vivre joyeuse.

Annecy, 17 juin 1606.
Ma tres chere Fille, J'ay vostre lettre du 6 de juin, et tout maintenant, je monte a cheval pour la visite qui durera environ cinq mois . Pensés si je suis prest d'aller en Bourgoigne, car, ma chere Fille, cette action de la visite m'est necessaire, et des principales de ma charge. Je m'yen vay de grand courage, et des ce matin, j'ay senti une particuliere consolation a l'entreprendre, quoy que auparavant, durant plusieurs jours, j'en eusse eu mille vaines apprehensions et tristesses, lesquelles neanmoins ne touchoyent que la peau de mon cœur et non point l'interieur : c'estoit comme ces frissonnemens qui arrivent au premier sentiment de quelque froidure. Mais, comme je vous ay dit maintesfois, nostre bon Dieu me traitte en enfant bien tendre, car il ne m'expose a point de rude secousse ; il connoist mon infirmité et que je ne suis pas pour en supporter de grandes. Je vous dis ainsy mes petites affaires parce qu'il me fait grand bien.

Ouy da, je vous en sçay bon gré de bien aymer vostre fievre tierce. Je m'imagine, pour moy, que si nous avions l'odorat un peu bien affiné, nous sentirions les afflictions toutes musquees et parfumees de mille bonnes odeurs ; car encor que d'elles mesmes elles soyent d'odeur desplaysante, neanmoins sortant de la main, mais plustost du sein et du cœur de l'Espoux, qui n'est autre chose que parfum et que bausme luy mesme (Eccli 24,20), elles arrivent a nous de mesme, pleynes de toute suavité.

Tenés, ma chere Fille, tenés vostre cœur bien large devant Dieu; allons tous-jours gayement en sa presence. Il nous ayme, il nous cherit, il est tout nostre, ce doux Jesus ; soyons tous siens seulement, aymons le, cherissons le, et que les tenebres, que les tempestes nous environnent, que nous ayons des eaux d'amertume jusques au col: pendant qu'il nous sousleve le manteau, il n'y a rien a craindre (Mt 14,30).

Je vous escriray souvent, ma chere Fille, et mille et mille fois je vous beniray des benedictions que nostre Dieu m'a commises. Vivés joyeuse, ou saine ou malade, et serrés bien ferme vostre Espoux sur vostre cœur, ma chere Fille, ma tres chere Fille, a qui je suis ce que sa divine Majesté veut que je sois et qui ne se peut dire. Vive Jesus a jamais ! Amen.

A Annessi, le XVII juin 1606.

 
 
 
 
 
 

CCCLIII

A LA PRÉSIDENTE BRULART

(FRAGMENT)

Conseils variés à une personne du monde: servir Dieu par les exercices de sa vocation et par l'accomplissement des devoirs d'état. - La patience avec soi-même; la modération des désirs.

[Juin-août 1606 .]
…………………………………………………………………………………………………

Servés Dieu avec un grand courage et, le plus que vous pourres, par les exercices de vostre vocation.

Aymés tous les prochains, mais sur tout ceux que Dieu veut que vous aymies le plus. Ravales-vous volontier aux actes desquelz l'escorce semble moins digne, quand vous sçaures que Dieu le veut ; car, de quelque façon que la sainte volonté de Dieu se fasse, ou par des hautes ou par des basses operations, il n'importe. Souspirés souvent a l'union de vostre volonté avec celle de Nostre Seigneur ; ayés patience avec vous mesme en vos imperfections ; ne vous empresses point, et ne multipliés point des desirs pour les actions qui vous sont impossibles.

Ma chere Seur, cheminés perpetuellement et tout doucement. Si nostre bon Dieu vous fait courir, il dilatera vostre cœur (Ps 118,32) ; mais de nostre costé, arrestons nous a cette unique leçon: Apprenes de moy qui suis debonnaire. et humble de cœur (Mt 11,29)……………………………… .
 
 

CCCLIV

A M. CHARLES D'ALBIGNY

(INÉDITE)

Demande d'un passeport pour un Chablaisien.

8 juillet 1606.
Monsieur, Je vous supplie bien humblement de donner un passeport pour un moys au sieur d'Ivoyre, de Chablaix, qui donne de grandes esperances de s'instruire et convertir pendant ce tems-la , a ce que j'apprens par l'advis que m'en a donné le sieur chanoyne Grandis , homme tres digne d'estre creu, et sur la parole duquel je vous fay cette supplication sans scrupule, priant Nostre Seigneur quil vous conserve en parfaitte prosperité. C'est, Monsieur, . Vostre humble serviteur, FRANçs, E. de Geneve.
Le 8 julliet 1606.
A Monsieur

Monsieur d'Albigni,

Chevalier de l'Ordre de S. A. et son Lieutenant general.

Revu sur J'Autographe conservé à Sienne, dans l'église paroissiale de Saint-Jean-Baptiste.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCLV

A M. PIERRE DU TELLIER

(INÉDITE)

Affaires à régler entre la duchesse de Mercœur et la famille de Sales.

La Compôte, 11 juillet 1606
Monsieur, J'ay receu vostre lettre icy, emmy le chemin de ma visite, et l'ay renvoyee a mon frere de la Thuille, affin qu'avec mes autres freres, il pourvoye a ce que Madame soit satisfaitte par les moyens plus convenables (lettre 346), puisque je suis en un'occupation qui ne me permet pour le present d'y pourvoir moy mesme. J'espere que Dieu nous y aidera, que je supplie vous vouloir abondamment combler de ses graces ; et vous remerciant bien humblement du soin que vous aves eu de nos affaires, je demeure

Vostre serviteur tres humble en Nostre Seigneur,

FRANÇs, E. de Geneve.

A la Composte, XI julliet 1606.

A Monsieur du Tellier,

Gentilhomme de la mayson

de Madame la Duchesse de Mercœur.

Revu sur une copie de l'Autographe appartenant à la comtesse de Bimard, à Saint-Paul-Trois-Chàteaux.

CCCLVI

A M. NOEL-HUGON PERGOD

Saint François de Sales conseille les " appointements. "

Faverges, 16 juillet 1606.
Monsieur, Je me ressouviens tous-jours de ceux que j'aime, mais vous, peut estre, n'en estes pas de mesme ; c'est pourquoy je me veux ramentevoir a vostre bonne grace, outre que du Four me presse, disant quil a acquiescé a nostre ordonnance fort amplement, et que neanmoins vous poursuives avec rigueur contre luy. Mais moy je ne le puis croire, car vous aymes trop les appointemens.

Je me porte tous-jours bien, et vous porte tous-jours bien en mon cœur, qui vous souhaite mille et mille benedictions crelestes, estant, Monsieur,

Vostre serviteur affectionné en Nostre Seigneur,

FRANçs, E. de Geneve.

XVI julliet 1606.
A Monsieur

Monsieur Pergod,

Conseiller de S. A., Advocat deça et dela les mons.

Revu sur l'Autographe appartenant à M. Eisséris, curé-doyen de Salon (Bouches-du-Rhône).

CCCLVII

A M. PIERRE-JÉROME DE LAMBERT

Le Saint sollicite une grâce pour un gentilhomme.

[Vers le 23 juillet 1606.]
Monsieur, Je me suis obligé de promesse a plusieurs gentilzhommes de ce haut Faucigny, de vous faire une bien humble supplication en faveur du sieur Dufresne . Mais parce que je m'en declaire fort amplement a madame vostre femme, en l'entremise de laquelle j'ay beaucoup de confiance pour obtenir ce que je desire, je ne m'estendray pas davantage a le particulariser, me devant contenter de vous supplier de tout mon cœur de me vouloir gratifier en ce sujet qui me semble digne de vostre bonté et charité.

Cependant croyes, Monsieur, que cette asseurance que je prens avec vous depend du desir que j'ay d'estre toute ma vie, comme je seray, Monsieur,

Vostre serviteur bien humble,

FRANçs, E. de Geneve.
 
 

A Monsieur de Lambert, Baron de Ternier,

Conseiller d'Estat de S. A., son Chambellan,

Chevalier au Senat.
 
 


CCCLVIII

A LA BARONNE DE CHANTAL

Les " mons espouvantables " de Chamonix. - Mort tragique d'un berger. Réflexions de l'Evêque à ce propos; son humilité. - Une sainte villageoise, l'une des " grandes amies " du Saint. - Dans l'aridité spirituelle, regarder simplement Notre-Seigneur. -. Il faut être à Dieu sans réserve ni division.

Fin juillet ou commencement d'août 1606 .
Mon Dieu, ma bonne Fille, que vos lettres me consolent et qu'elles me representent vivement vostre cœur et confiance en mon endroit, mais avec une si pure pureté, que je suis forcé de croire que cela vient de la mesme main de Dieu.

J'ay veu ces jours passés des mons espouvantables tout couvertz d'une glace espaisse de dix ou douze piques , et les habitans des vallees voysines me dirent qu'un berger, allant pour recourir une sienne vache, tomba dans une fente de douze piques de haut, en laquelle il mourut gelé. 0 Dieu, ce dis je, et l'ardeur de ce berger estoit elle si chaude a la queste de sa vache, que cette glace ne l'a point refroidy ? Et pourquoy donques suis je si lasche a la queste de mes brebis ? Certes, cela m'attendrit le cœur, et mon cœur tout glacé se fondit aucunement (lettre 366). Je vis des merveilles en ces lieux la : les vallees estoyent toutes pleines de maysons, et les mons, tout pleins de glace jusques au fond. Les petites vefves, les petites villageoises, comme basses vallees, sont si fertiles, et les Evesques, si hautement eslevés en l'Eglise de Dieu, sont tout glacés ! Ah ! ne se treuvera-il pas un soleil asses fort pour fondre celle qui me transit ?

A mesme tems, on m'apporta un recueil de la vie et mort d'une sainte villageoise de mon diocese, laquelle estoit decedee au mois de juin . Que voulies vous que je pensasse la dessus ? Je vous en envoyeray un jour un extrait, car, sans mentir, il y a je ne sçai quoy de bon en cette petite histoire d'une femme mariee, et qui estoit, de sa grace, de mes grandes amies et m'avoit souvent recommandé a Dieu (lettre 360).

Je viens de parler pour vous a Nostre Seigneur en la sainte Messe, ma tres chere Fille, et certes, je n'ay pas osé luy demander absolument vostre delivrance ; car s'il luy plaist d'escorcher l'offrande qui luy doit estre presentee, ce n'est pas a moy de desirer qu'il ne le face pas ; mais je l'ay conjuré et conjure par cette si extreme dereliction par laquelle il sua le sang (Lc 22,43) et s'escria sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m'as-tu delaissé (Ps 21,1 ; Mt 27,46), qu'il vous tienne tous-jours de sa sainte main, comme il a fait jusques a present, bien que vous ne sçachies pas de quel costé il vous tient, ou au moins que vous ne le senties pas. Certes, vous feres bien de regarder simplement Nostre Seigneur crucifié, et de luy protester vostre amour et absoluë resignation, toute seche, aride et insensible qu'elle est, sans vous amuser a considerer ni examiner vostre mal, non pas mesme pour me le dire.

En fin nous sommes tout a Dieu, sans reserve, sans division, sans exception quelconque, et sans autre pretention que de l'honneur d'estre siens, Si nous avions un seul filet d'affection en nostre cœur qui ne fust pas a luy et de luy, 0 Dieu, nous l'arracherions tout soudainement. Demeurons donq en paix, et disons avec le grand amoureux de la Croix : Au demeurant, que nul ne me vienne inquieter, car quant a moy, je porte en mon cœur les stigmates de mon Jesus (Ga 6, 17). Ouy, ma. tres chere Fille, si nous sçavions un seul brin de nostre cœur qui ne fust pas marqué au coin du Crucifix, nous ne le voudrions pas garder un seul moment. A quel propos s'inquieter ? Mon ame, espere en Dieu ; pourquoy es-tu triste et pourquoy te troubles-tu (Ps 41,6) ? puisque Dieu est mon Dieu et que mon cœur est un cœur tout sien.

Ouy, ma tres chere Fille, priés pour celuy qui, incessamment, vous souhaitte mille benedictions, et la benediction des benedictions, qui est son saint amour parfait.

CCCLIX

A LA MÊME

Le fuseau de la femme forte. - Profit qu'on doit tirer des impuissances d'esprit. - Ce que nous pouvons désirer de meilleur. - Un tableau de la Nativité. - La Transfiguration, le Calvaire et Notre-Dame. - l'humilité et l'abjection, choses différentes; les meilleures abjections. - Cultivons notre champ, au lieu d'envoyer " nos bœufz avec la charruë " au champ du voisin.- Ne pas trop " s'amuser " au projet d'entrer en Religion ; conduite à tenir en attendant une décision. - L'éducation des filles dans les monastères, d'après les idées du Saint ; les enfants de la Baronne, Marie-Aimée, Celse-Bénigne. - Ne pas trop considérer son mal. - Mépriser les tentations ; Jésus-Christ crucifié, thème de contemplation. - Saint Pierre sur les eaux ; la peur et le mal. - Dans la tourmente, serrer la main du Sauveur.

Cluses, 6 août 1606 .
Dieu me veuille assister, ma tres chere Fille, pour respondre utilement a vostre lettre du 9 julliet . Je le desire infiniment, mais je prevois bien que je n'auray pas asses de loysir pour ageancer mes pensees ; ce sera beaucoup si je les puis produire.

C'est bien dit, ma Fille, parlés avec moy franchement, comme avec moy, c'est a dire avec une ame que Dieu, de son authorité souveraine, a rendu toute vostre. Vous mettes un peu la main a l'œuvre, ce me dites vous. Hé, mon Dieu, que voyla une grande consolation pour moy. Faites tous-jours cela, mettés un peu la main a l'œuvre ; filés tous les jours quelque peu, soit le jour, a la lumiere des goustz et clartés interieures, soit de nuit, a la lueur de la lampe, parmi les impuissances et sterilités. Le Sage louë de cela la femme forte : Ses doigt, dit-il (Pr 31,19), ont manié le fuseau. Que je vous dirois volontier quelque chose sur cette parole ! (lettre 351) Vostre quenoüille c'est l'amas de vos desirs : filés tous les jours un peu, tirés a poil vos desseins jusques a l'execution, et vous en chevires sans doute. Mais gardés de vous empresser, car vous entortilleries vostre filet a nœudz et embarrasseries vostre fuseau. Allons tous-jours; pour lentement que nous avancions, nous ferons beaucoup de chemin.

Vos impuissances vous nuysent beaucoup, car, dites-vous, elles vous gardent de rentrer en vous mesme et de vous approcher de Dieu. C'est mal parler, sans doute. Dieu vous laisse la pour sa gloire et vostre grand proffit ; il veut que vostre misere soit le throsne de sa misericorde, et vos impuissances, le siege de sa toute puissance (lettre 340). Ou est ce que Dieu faisoit resider la force divine qu'il avoit mise en Samson, sinon en ses cheveux (Jg 16,17), la plus faible partie qui fust en luy ? Que je n'oye plus ces paroles d'une fille qui veut servir son Dieu selon son divin playsir, et non selon les goustz et agilités sensibles. Qu'il me tue, dit Job (Jb 13,15), j'espereray en luy. Non, ma Fille, ces impuissances ne vous empeschent pas d'entrer en vous mesme ; mais elles vous empeschent bien de vous plaire en vous mesme.

Nous voulons tous-jours ceci et cela, et quoy que nous ayons nostre doux Jesus sur nostre poitrine, nous ne sommes point contens; et neanmoins, c'est tout ce que nous pouvons desirer. Une chose nous est necessaire, qui est d'estre aupres de luy. Dites moy, ma chere Fille, vous sçaves bien qu'a la naissance de Nostre Seigneur les bergers ouyrent les chans angeliques et divins de ces Espritz celestes ; l'Escriture le dit ainsy (Lc 2,13). Il n'est pourtant point dit que Nostre Dame et saint Joseph, qui estoyent les plus proches de l'Enfant, ouyssent la voix des Anges ou vissent ces lumieres miraculeuses ; au contraire, au lieu d'ouyr les Anges chanter, ilz oyoient l'Enfant pleurer, et virent, a quelque lumiere empruntee de quelque vile lampe, les yeux de ce divin garçon tout couvertz de larmes, et transissant sous la rigueur du froid. Or, je vous demande en bonne foy, n'eussiés-vous pas choysi d'estre en l'estable tenebreux et plein des cris du petit Poupon, plustost que d'estre avec les bergers a pasmer de joye et d'allegresse a la douceur de cette musique celeste et a la beauté de cette lumiere admirable ?

Ouy da, dit saint Pierre, il nous est bon d'estre ici (Mt 17,4) a voir la Transfiguration (et c'est aujourd'huy le jour qu'elle se celebre en l'Eglise, 6 d'aoust) ; mais vostre Abbesse n'y est point, ains seulement sur le mont de Calvaire (Jn 19,25), ou elle ne voit que des mortz, des cloux, des espines, des impuissances, des tenebres extraordinaires, des abandonnemens et derelictions. C'est assés dit, ma Fille, et plus que je ne voulois, sur ce sujet des-ja tant discouru entre nous (lettres 273,300,304) : non plus, je vous prie. Aymés Dieu crucifié. parmi les tenebres, demeurés aupres de luy, dites : Il m'est bon d'estre icy; faysons icy trois tabernacles, l'un a Nostre Seigneur, l'autre a Nostre Dame, l'autre a saint Jan. Trois croix sans plus (Lc 23,33), et rangés-vous a celle du Filz, ou a celle de la Mere vostre Abbesse, ou a celle du Disciple : par tout vous seres la bien receuë, avec les autres filles de vostre Ordre qui sont la tout autour.

Aymés vostre abjection. Mais, dites-vous, qu'est cela, aymés vostre abjection ? car j'ay l'entendement obscur et impuissant a tout bien. Et bien, ma Fille, c'est cela. Si vous demeures humble, tranquille, douce, confiante parmi cette obscurité et impuissance, si vous ne vous impatientes point, si vous ne vous empresses point, si vous ne vous troubles point pour tout cela, mais que de bon cœur (je ne dis pas gayement, mais je dis franchement et fermement) vous embrassies cette croix et demeuries en ces tenebres, vous aymeres vostre abjection. Car, qu'est-ce autre chose estre abject, qu'estre obscur et impuissant ? Aymés-vous comme cela pour l'amour de Celuy qui vous veut comme cela, et vous aymerés vostre propre abjection.

Ma Fille, en latin l'abjection s'appelle humilité et l'humilité s'appelle abjection ; si que, quand Nostre Dame dit : Parce qu'il a regardé l'humilité de sa servante (Lc 1,48), elle veut dire : Parce qu'il a eu esgard a mon abjection et vilité. Neanmoins il y a quelque difference entre la vertu de l'humilité et l'abjection, parce que l'humilité est la reconnoissance de son abjection. Or, le haut point de l'humilité, c'est de non seulement reconnoistre son abjection, mais l'aymer ; et c'est cela a quoy je vous ay exhorté.

Affin que je me fasse mieux entendre, sachés qu'entre les maux que nous souffrons, il y en a des abjectz et des honnorables. Plusieurs s'accommodent aux maux honnorables, peu aux abjectz. Exemple: Voyla un Capucin tout deschiré et plein de froid; chacun honnore son habit deschiré et a compassion de son froid. Voyla un pauvre artisan, un pauvre escholier, une pauvre vefve qui en est de mesme; on s'en mocque, et sa pauvreté est abjecte. Un Religieux souffrira patiemment une censure de son Superieur, chacun appellera cela mortification et obedience; un gentilhomme en souffrira une autre pour l'amour de Dieu, on l'appellera coüardise : voyla une vertu abjecte, une souffrance mesprisee. Voyla un homme qui a un chancre au bras, un autre l'a au visage : celuy la le cache, et n'a que le mal ; celuy-ci ne le peut cacher, et, avec le mal, il a le mespris et l'abjection. Or, je dis qu'il ne faut pas seulement aymer le mal, mais aussi l'abjection.

De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honnorables. Ordinairement, la patience, la douceur, la mortification, la simplicité, parmi les seculiers ce sont des vertus abjectes ; donner l'aumosne, estre courtois et prudent sont des vertus honnorables. Il y a des actions d'une mesme vertu qui sont abjectes, les autres honnorables. Donner l'aumosne et pardonner les offences sont des actions de charité : la premiere est honnorable, et l'autre est abjecte aux yeux du monde.

Je suis malade en une compaignie qui s'en importune : voyla une abjection conjointe au mal. Des jeunes dames du monde, me voyant en equipage de vraye vefve, disent que je fais la bigotte, et me voyant rire, quoy que modestement, elles disent que je voudrais encores estre recherchee on ne peut croire que je ne souhaitte plus d'honneur et de rang que je n'ay, que je n'ayme pas ma vocation sans repentir : tout cela sont des morceaux d'abjection ; aymer cela, c'est aymer sa propre abjection.

En voyci d'autre sorte. Nous allons, mes seurs et moy, visiter les malades. Mes seurs me renvoyent a la visitation des plus miserables, voyla une abjection selon le monde ; elles me renvoyent visiter les moins miserables, voyla une abjection selon Dieu ; car cette visitation, selon Dieu est la moins digne, et l'autre, selon le monde. Or, j'aymeray l'une et l'autre quand elle m'escherra. Allant au plus miserable je diray : C'est bien dit que je sois ravalee. Allant au moins miserable : C'est bien dit, car je n'ay pas asses de merites pour faire une visitation plus sainte.

Je fay une sottise, elle me rend abjecte : bon. Je donne du nez en terre et tombe en une cholere desmesuree : je suis marry de l'offence de Dieu ; bien ayse que cela me dec1aire vil, abject et miserable.

Neanmoins, ma Fille, prenes bien garde a ce que je m'en vay vous dire. Encor que nous aymions l'abjection qui s'ensuit du mal, il ne faut pourtant pas laisser de remedier au mal. Je feray ce que je pourray pour ne point avoir le chancre au visage ; mais si je l'ay, j'en aymeray l'abjection. Et en matiere de peche il faut encor plus fort tenir cette regle. Je me suis desregle en ceci, en cela : j'en suis marry, quoy que j'embrasse de bon cœur l'abjection qui s'en ensuit ; et si l'un se pouvoit separer de l'autre, je garderois cherement l'abjection, et osterois le mal et peche. Encor faut-il avoir esgard a la charite, laquelle requiert quelquefois que nous ostions l'abjection pour l'edification du prochain ; mais en ce cas, il la faut oster des yeux du prochain qui s'en scandalizeroit, mais non pas de nostre cœur qui s'en edifie. ]'ay choysi, dit le Prophete (Ps 83,11), d'estre abject en la mayson de Dieu, plustost que d'habiter es tabernacles des pecheurs.

En fin, ma Fille, vous desires sçavoir quelles sont les meilleures abjections. Je vous dis que ce sont celles que nous n'avons pas choysies et qui nous sont moins aggreables, ou, pour mieux dire, celles esquelles nous n'avons pas beaucoup d'inclination ; mais, pour parler net, celles de nostre vocation et profession. Comme, par exemple: cette femme mariee choysiroit toutes autres sortes d'abjection que celle de l'exercice du mariage ; cette Religieuse obeyroit a toute autre qu'a sa Superieure ; et moy je souffrirois plustost d'estre gourmandee d'une Superieure en Religion que d'un beaupere en ma mayson . Je dis qu'a chacun son abjection propre est la meilleure, et nostre choix nous oste une grande partie de nos vertus. Qui me fera la grace que nous aymions bien nostre abjection, ma chere Fille ? Nul ne le peut, que Celuy qui ayma tant la sienne, que, pour la conserver, il voulut mourir. C'est bien asses.

Vous treuvant plongee en l'esperance et pensee d'entrer en Religion, vous eustes peur d'avoir contrevenu a l'obeissance. Mais non, je ne vous avois pas dit que vous n'en eussies nulle esperance ni nulle pensee, ouy bien que vous ne vous y amusassies pas (lettre 351) ; parce que c'est chose certaine qu'il n'y a rien qui nous empesche tant de nous perfectionner en nostre vocation que d'aspirer a une autre, car, en lieu de travailler au champ ou nous sommes, nous envoyons nos bœufz avec la charruë ailleurs, au champ de nostre voysin, ou neanmoins nous ne pouvons pas moissonner cette annee. Et tout cela est une perte de tems, et est impossible que, tenant nos pensees et esperances d'un autre costé, nous puissions bien bander nostre cœur a la conqueste des vertus requises au lieu ou nous sommes. Non, ma Fille, jamais Jacob n'ayma bien Lia pendant qu'il souhaitta Rachel (Gn 29,25) ; et tenés cette maxime, car elle est tres veritable.

Mais voyés vous, je ne dis pas qu'on n'y puisse penser et esperer, mais je dis qu'on ne s'y doit pas amuser, ni employer beaucoup de ses pensees a cela. Il est permis de regarder le lieu ou nous desirons d'aller, mays a la charge qu'on regarde tous-jours devant soy. Croyés-moy, jamais les Israëlites ne peurent chanter en Babylone parce qu'ilz pensoyent a leur païs (Ps 136,1) ; et moy je voudrais que nous chantassions par tout.

Mais vous me demandes que je vous die si je ne pense pas qu'un jour vous quitties tout. a fait et tout a plat toutes choses de ce monde pour nostre Dieu, et que je ne le vous cele pas, ains que je vous laisse cette chere esperance. 0 doux Jesus, que vous diray-je, ma chere Fille ? Sa toute Bonté sçait que j'ay fort souvent pensé sur ce point et que j'ay imploré sa grace au saint Sacrifice et ailleurs ; et non seulement cela, mais j'y ay employé la devotion et les prieres des autres meilleurs que moy. Et qu'ay je apprins jusques a present ? Qu'un jour, ma Fille, vous deves tout quitter ; c'est a dire, affin que vous n'entendies pas autrement que moy, j'ay apprins que je vous dois un jour conseiller de tout quitter. Je dis tout; mais que ce soit pour entrer en Religion, c'est grand cas, il ne m'est encor point arrivé d'en estre d'advis ; j'en suis encor en doute, et ne voy rien devant mes yeux qui me convie a le desirer. Entendés bien, pour l'amour de Dieu ; je ne dis pas que non, mais je dis que mon esprit n'a encor sceu treuver dequoy dire ouy. Je prieray de plus en plus Nostre Seigneur affin qu'il me donne plus de lumiere pour ce sujet, affin que je puisse voir clairement l'ouy, s'il est plus a sa gloire, ou le non, s'il est plus a son bon playsir. Et sachés qu'en cette enqueste,je me suis tellement mis en l'indifference de ma propre inclination pour chercher la volonté de Dieu, que jamais je ne le fis si fort ; et neanmoins, l'ouy ne s'est jamais peu arrester en mon cœur, si que jusques a maintenant je ne le sçaurois dire ni prononcer, et le non, au contraire, s'y est tous-jours treuvé avec beaucoup de fermeté.

Mais parce que ce point est de tres grande importance, et qu'il n'y a rien qui nous presse, donnés-moy encores du loysir et du tems pour prier davantage et faire prier a cette intention ; et encor faudra-il, avant que je me resolve, que je vous parle a souhait, qui sera l'annee prochaine, Dieu aydant. Et apres tout cela, encores ne voudrois je pas qu'en ce point vous prissies entiere resolution sur mon opinion, sinon que vous eussies une grande tranquillité et correspondance interieure en icelle. Je vous la diray bien au long, le tems en estant venu; et si elle ne vous donne pas du repos interieur, nous employerons l'advis de quelque autre a qui, peut estre, Dieu communiquera plus clairement son bon playsir. Je ne voy point qu'il soit requis de se haster, et ce pendant vous pourres vous mesme y penser, sans vous y amuser et perdre le tems ; car, comme je vous dis, encores que jusques a present l'advis de vous voir en Religion n'a sceu prendre place en mon esprit, si est ce que je n'en suis pas entierement resolu. Et quand j'en serois tout resolu, encor ne voudrois je pas contester et preferer mon opinion ou a vos inclinations, quand elles seroyent fortes en ce sujet particulier (car par tout ailleurs je vous tiendray parole a vous conduire selon mon jugement et non selon vos desirs), ou au conseil de quelques personnes spirituelles que l'on pourrait prendre.

Demeurés, ma Fille, toute resignee es mains de Nostre Seigneur; donnés luy le reste de vos ans, et le supplies qu'il les employe au genre de vie qui luy sera plus aggreable. Ne preoccupés point vostre esprit par des vaines promesses de tranquillité, de goust, de merites ; mays presentés vostre cœur a vostre Espoux, tout vuide d'autres affections que de son chaste amour, et le suppliés qu'il le remplisse purement et simplement des mouvemens, desirs et volontés qui sont dedans le sien, affin que vostre cœur, comme une mere perle, ne conçoive que de la rosee du ciel et non des eaux du monde (Pline, Hist Nat 9,35); et vous verres que Dieu nous aydera, et que nous ferons prou et au choix et a l'execution.

Quant a nos petites, j'appreuve que vous leur preparies un lieu dedans des monasteres, pourveu que Dieu prepare dedans leur cœur un lieu pour le monastere. C'est a dire, j'appreuve que vous les facies nourrir es monasteres en intention de les y laisser, moyennant deux conditions : l'une, que les monasteres soyent bons et reformés, et esquelz on face profession de l'interieur ; l'autre, que le tems de leur Profession estant arrivé, qui n'est qu'a seize ans, on sache fidellement si elles s'y veulent porter avec devotion et bonne volonté, car si elles n'y avoyent pas affection, ce seroit un grand sacrilege de les y enfermer. Nous voyons combien les filles receuës contre leur gré ont peyne de se ranger et resoudre. Il faut les mettre la dedans avec des douces et souëfves inspirations, et si elles y demeurent comme cela, elles seront bien heureuses et leur mere aussi de les avoir plantees dans les jardins de l'Espoux, qui les arrousera de cent mille graces celestes. Dressés leur donques ce party tout bellement et soigneusement; j'en suis bien d'advis.

Mais quant a nostre Aymee, d'autant qu'elle veut demeurer en la tourmente et tempeste du monde, il faut sans doute, avec un soin cent fois plus grand, l'asseurer en la vraye vertu et pieté ; il faut beaucoup mieux fournir sa barque de tout l'attelage requis contre le vent et l'orage ; il faut luy planter creusement dans son esprit la vraye crainte de Dieu et l'eslever es plus saintz exercices de devotion.

Et pour nostre Celse Benigne, je m'asseure que Monsieur son oncle (archevêque de Bourges) aura plus de soin de l'education de sa petite ame que de celle de son exterieur. Si c'estoit un autre oncle, je dirois que vous en eussies le soin vous mesme, affin que ce thresor d'innocence ne se perdist. Ne laissés pas pourtant de jetter dans son esprit des douces et souëfves odeurs de devotion, et de souvent recommander a Monsieur son oncle la nourriture de son ame. Dieu en fera a son playsir, et faudra que les hommes s'y accommodent.

Je ne vous sçaurois dire autre chose pour l'apprehension que vous aves de vostre mal, ni pour la crainte des impatiences a le souffrir. Vous dis je pas la premiere fois que je parlay a vous de vostre ame, que vous appliquies trop vostre consideration a ce qui vous arrive de mal et de tentation, qu'il ne failloit le considerer que grosso modo, que les femmes, et les hommes aussi quelquefois, font trop de reflexions sur leurs maux, et que cela entortilloit les pensees l'une dans l'autre, et les craintes et les desirs, dont l'ame se treuve tellement embarrassee qu'elle ne s'en peut demesler. Vous resouvient il de monsieur N. , comme son esprit s'estoit entortillé et entrelassé es vaines craintes sur la fin du Caresme, et que cela n'a esté nullement utile ? Je vous supplie pour l'honneur de Dieu, ma Fille, ne craignes point Dieu, car il ne vous veut faire nul mal ; aymés le fort, car il vous veut faire beaucoup de bien. Allés tout simplement a l'abry de nos resolutions, et rejettés les reflexions d'esprit que vous faites sur vostre mal comme des cruelles tentations.

Que puis je dire pour arrester ce flux de pensees en vostre cœur ? Ne vous mettes point en peyne de le guerir, car cette peyne le rend plus malade. Ne vous efforces point de vaincre vos tentations, car cet effort les fortifieroit ; mesprises les, ne vous y amuses point. Representés a vostre imagination Jesus Christ crucifié entre vos bras et sur vostre poitrine, et dites cent fois en baysant son costé : C'est icy mon esperance, c'est la vive source de mon bonheur; c'est le cœur de mon ame, c'est l'ame de mon cœur. Jamais rien ne me desprendra de ses amours ; je le tiens, et ne le lascheray point (Ct 3,4) qu'il ne m'ayt mis en lieu d'asseurance. Dites luy souvent : Que puis-je avoir sur terre ou que pretens-je au Ciel sinon vous, o mon Jesus ? Vous estes le Dieu de mon cœur et l'heritage que je desire eternellement (Ps 72,25). Que craignes vous, ma Fille ? Oyés nostre Seigneur qui crie a Abraham et a vous aussi : Ne crains point, je suis ton protecteur Gn 15,1). Que cherchés vous sur terre sinon Dieu ? et vous l'aves. Demeurés ferme en vos resolutions ; arrestés vous en la barque ouje vous ay embarquee, et, vienne l'orage et la tempeste, vive Jesus, vous ne perires point. Il dormira, mais en tems et lieu il s'esveillera pour vous rendre le calme (Mt 8,24).

Mon saint Pierre, dit l'Escriture (Mt 14,29), voyant l'orage qui estoit tres impetueux, il eut peur ; et tout aussi tost qu'il eut peur, il commença a s'enfoncer et noyer, dont il cria : 0 Seigneur, sauvés moy. Et Nostre Seigneur le print a la main et luy dit : Homme de peu de foy, pourquoy as-tu douté ? Voyés ce saint Apostre : il marche pied sec sur les eaux, les vagues et les vens ne sçauroyent le faire enfoncer ; mais la peur du vent et des vagues le fait perdre, si son Maistre ne l'eschappe. La peur est un plus grand mal que le mal. 0 Fille depeu de foy, qu'est ce que vous craignés ? Non, ne craignes point; vous marches sur la mer, entre les vens et les flotz, mais c'est avec Jesus: qu'y a-il a craindre la ? Mays si la peur vous saysit, criés fort : 0 Seigneur, sauvés moy. Il vous tendra la main ; serrés la bien et allés joyeusement.

Bref, ne philosophés point sur vostre mal, ne repliqués point, allés franchement. Non, Dieu ne sçauroit vous perdre pendant que, pour ne le point perdre, vous vivres en nos resolutions. Que le monde renverse, que tout soit en tenebres, en fumee, en tintamarre ; mais Dieu est avec nous. Mais si Dieu habite es tenebres et en la montaigne de Sinaï, toute fumante et couverte de tonnerres, d'esclairs et de fracas (Ex 19,16), ne serons nous pas bien aupres de luy ?

Vivés, vivés, ma chere Fille, vivés toute en Dieu, et ne craignes point la mort. Le bon Jesus est tout nostre ; soyons tout entierement siens. Nostre tres honnoree Dame nostre Abbesse le nous a donné ; gardons-le bien, et courage, ma Fille. Je suis infiniment vostre, et plus que vostre.

FRANçs, E. de Geneve.
 
 
 
 
 
 
CCCLX

A LA MÊME

(FRAGMENTS)

Il faut faire tout valoir à la ville et à la campagne. - Le Saint propose en exemple la vie d'une vertueuse chrétienne de La Roche. - Exhortation à la poursuite de la sainteté.

[Août-septembre] 1606.

 

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car, ma Fille, il faut, comme un petit Jan, nourrir nos cœurs du miel sauvage (Mt 3,4) aussi bien que du commun; c'est a dire, faire tout valoir, a la ville et aux chams, pour la tres sainte dilection de Dieu.

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Je vous envoyeray bien tost le recueil de la vie d'une sainte villageoise de mon diocese (note 259), mariee, et qui, en quarante huit ans de vie, a donné toutes les marques d'une vie parfaitte dans l'interieur et dans l'exterieur ; car elle a esté une Monique dans son mesnage et une Magdeleine dans l'orayson. Ah, ma Fille, a qui tient-il que nous ne soyons saintz parmi tant d'exemples domestiques et estrangers, en la ville et aux chams ? Tout nous presche en faveur de la sainteté, et nous n'y allons que fort lentement. Je me treuve tres aneanty en moy mesme dans cette pensee. Helas, ma chere Fille, disons avec saint Augustin (Confess 8,8) : Que faysons-nous ? Les ignorans et les grossiers se levent, et, se levant devant nous, ilz ravissent les cieux; et nous croupissons dans nostre negligence ! Au moins, parmy cette misere, soyons humbles, et Dieu nous benira, et relevera nostre bassesse par sa sainte misericorde.

Revu sur les textes insérés dans un ancien Ms. de l'Année Sainte de la Visitation, conservé au Monastère d'Annecy.

CCCLXI

A LA PRÉSIDENTE BRULART

La sainte Communion nullement incompatible avec l'état du mariage. - Comment nous devons juger les actions et ce qui leur donne du prix. - Le moyen de n'être jamais bien saint. - Les emplois dans la maison d'un prince et en la maison de Dieu. - Humilité du Bienheureux. - Règles pour l'aumône. - A quelles conditions les confessions annuelles sont utiles.- Jeanne de Sales et " la vie des chams. " - La vertu des femmes mariées, " celle seule que saint Paul indique. "

Mi-septembre 1606 .
Ma tres chere Dame et tres aymee Seur, A l'arrivee de monsieur de Sauzea, j'ay receu mille consolations par le recit quil m'a fait de tout ce qui se passe de dela, particulierement pour vostre regard. Allés tous-jours outre, ma chere Fille, et ne vous destournes point ni a droitte ni a gauche. Je suis en une occupation qui me tient la bride si courte que je ne me puis guere eschapper pour vous escrire selon mon souhait, ni a madame nostre Abbesse. Je respondray donques briefvement a ce que vous me demandes.

Communiés tout asseurement selon le conseil de messieurs de Berulle et Gallemand, puisque vous vous y sentes inclinee et consolee. Et ne vous mettes nullement en peyne de l'apparence quil y a de quelqu'irreverence pour l'exercice de la condition en laquelle vous estes ; car, ma chere Fille, il ni a null'irreverence, mais seulement un'apparence. Cet exercice la n'est nullement deshonneste devant les yeux de Dieu ; au contraire illuy est aggreable, il est saint, il est meritoire, au moins pour la partie qui rend le devoir et n'en recherche pas l'acte, mais seulement y condescend pour obeir a celuy a qui Dieu a donné l'authorité de se faire obeir pour ce regard.

Ma chere Fille, il ne faut pas juger des choses selon nostre goust, mais selon celuy de Dieu. C'est le grand mot : si nous sommes saintz selon nostre volonté nous ne le serons jamais bien ; il faut que nous le soyons selon la volonté de Dieu. Or, la volonté de Dieu est que, pour l'amour de luy, vous facies librement ainsy : que vous aymies franchement l'exercice de vostre estat. Je dis que vous l'aymies et cherissies, non point pour ce qui est exterieur et qui peut regarder la sensualité en elle mesme, mais pour l'interieur, par ce que Dieu l'a ordonné, par ce que, sous cette vile escorce, la sainte volonté de Dieu s'accomplit. Mon Dieu, que nous nous trompons souvent !

Je vous dis encor une fois quil ne faut point regarder a la condition exterieure des actions, mais a l'interieure, c'est a dire si Dieu le veut ou ne le veut point (lettre 353) Les conceptions mondaines se broüillent et meslent tous-jours parmi nos pensees. En la mayson d'un prince, ce n'est pas tant d'estre soüillon de cuisine comme d'estre gentilhomme de la chambre ; mais en la mayson de Dieu, les soüillars et soüillardes sont les plus dignes bien souvent, par ce qu'encor quilz se souillent, c'est pour l'amour de Dieu, c'est pour sa volonté et son amour; et cette volonté donne le prix a nos actions, non pas l'exterieur. Je me confons souvent en cette consideration, me voyant en une condition si excellente au service. 0 Dieu, faut-il donques que l'action qui, en l'exterieur, est si basse, soit si haute en merite, et mes predications, mes Confirmations, si relevees en l'exterieur, soyent si basses en merite pour moy, faute d'amour et de dilection (lettre 358) ! J'ay dit ceci de la sorte affin que vous sachies que la Communion n'est nullement incompatible avec l'obeissance, en quelque sorte d'action qu'on l'exerce. En l'ancienne Eglise, on communioit tous les jours (lettre 331), et neanmoins saint Paul ordonne aux mariés quilz ne se defraudent point l'un l'autre pour le devoir du mariage (1 Co 7,5). Cela soit dit pour une fois, et quil vous suffise que c'est la vraye verité.

Mais la partie qui recherche peche-elle point, si elle sçait que l'autre aye communié ? Et je vous dis que non, nullement, sur tout quand les Communions sont frequentes ; ce que j'ay dit de l'Eglise primitive en fait foy, et la rayson y est toute claire. Il y a plus : c'est que si la partie communiee recherchoit elle mesme, le jour de la Communion, le peché ne seroit que tres veniel et tres leger, a cause d'un peu d'irreverence qui entreviendroit. Mais ne recherchant pas, ains condescendant, c'est grand merite, et la grace de la Communion s'en accroit, tant s'en faut qu'ell'en amoindrisse. C'est asses.

Pourl'aumosne, vous deves sçavoir si c'est pas l'intention de monsieur vostre mari que vous en facies a proportion de vos facultés et des moyens de vostre mayson. Et par ce quil me semble que vous m'aves dit qu'ouy, il ni a nulle difficulté non seulement que vous les pouves, mais que vous les deves faire. Quant a la quantité, cela ne se peut mieux juger que par vous mesme. Il faut considerer vos moyens et vos charges, et sur cela proportionner vos aumosnes selon les necessités des pauvres : car en tems de famine, la mayson demeurant sobrement prouveüe, il faut estre plus liberal a donner ; en tems d'abondance, il est moins requis et est plus loysible de beaucoup espargner.

Pour escrire la confession, cela est indifferent ; mais pour vous, je vous asseure que vous n'en aves nul besoin, car je me resouviens que vous fistes exactement bien la generale, mesme sans l'avoir escritte. Ains, plusieurs n'appreuvent pas qu'on escrive, c'est a dire ayment mieux qu'on s'accuse par cœur. Les confessions annuelles sont bonnes, car elles nous rappellent a la consideration de nostre misere et nous font reconnoistre si nous avançons ou reculons, nous font rafraichir plus vivement nos bons propos ; mais il les faut faire sans inquietude et scrupule, non tant pour estre absous que pour estre encouragé, et n'est pas requis de faire si exactement l'examen, mais seulement de gros en gros. Si vous les pouves faire de la sorte, je les vous conseille; si moins, je ne desire pas que vous les facies.

Vous me demandies encor, ma chere Seur, un petit memorial des vertus plus propres a une femme mariee ; mais de cela je n'en ay pas le loysir. Un jour je vous en mettray quelque chose en escrit, car je desire de tout mon cœur de vous servir ; et bien que je sache que vous ne manques pas de bons conseilz, ayant la communication que vous aves avec tant de saintes et sçavantes ames, si est ce que, puisque vous voules encor le mien, je le vous diray.

Quant a ramener ma seur ce ne sera pas si tost, puisque ma mere la laisse a nostre madame l'Abbesse encor pour cett'annee. Vous faittes trop de faveur a cette petite et vile creature de la desirer aupres de vous, mais ma mere juge que la vie des chams est plus propre pour les filles de ce pais que celle des villes ; c'est cela qui luy fit prendre resolution d'en importuner plus tost madame de Chantal (lettre 351) que vous. Et pour moy, je vous tiens pour si unies vous deux, qu'avec laquelle qu'elle soit, je croyray qu'elle sera encor avec l'autre. .

Quelle consolation de sçavoir que, de plus en plus, monsieur vostre mari reçoit de la douceur et suavité de vostre societé ! C'est la, l'une des vertus des femmes mariees, et celle seule que saint Paul indique (Tt 2,3).

Je vous supplie, ma chere Fille, ne me traittes point avec ceremonie, car je suis vostre bien sincerement. Nostre Seigneur soit a jamais le cœur, l'ame et la vie de nos cœurs. Amen.

FRANçs, E. de Geneve.
Revu en partie sur l'Autographe conservé à la Visitation de Chambéry.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXII

AU CHEVALIER CHARLES DE LOCHE

Renseignements fournis sur un jeune gentilhomme, en vue d'un mariage.

Cranves, 23 septembre 1606.
Monsieur, J'ay receu les lettres ci jointes de monsieur le President et madame la Presidente , avec une troysiesme quilz m'escrivent sur un mesme sujet, affin que, selon mon advis, je vous en escrive de mon costé. Et bien que je ne puisse rien adjouster a leur recommandation, si ne dois-je pas refuser d'entrer en une si bonne compaignie et pour une si bonne cause .

Je diray donq, mais en toute sincerité et verité, que monsieur de Premery , duquel ilz vous parlent, est une des douces, belles et sages ames qu'on puisse rencontrer, et ne penseray jamais qu'une damoyselle ne soit heureuse de l'avoir pour mari. Quant a ses moyens, ilz sont telz que monsieur et madame la Presidente vous escrivent, et ses incommodités aussi, lesquelles, comme vous pourres aysement juger, peuvent estre bien aysement effacees ; ce qui ne sera pas plus tost fait, que l'on verra ce jeune gentilhomme croistre tous les jours en moyens et bonheur, qui me fait dire sans reserve qu'une damoyselle aura tous-jours beaucoup de contentement avec luy.

Mais pour adjouster quelque chose du mien a ce que monsieur et madame le President et Presidente vous en escrivent, je vous diray quil me semble que pour faire une response bien asseuree, il seroit [a] propos que avec quelque bon praetexte, vous allassies jusques a Neci pendant que monsieur le President y est encor, c'est a dire dans huit ou dix jours ; et la, vous pourries vous enquerir de toutes les particularités, voir le personnage sans faire semblant d'autre chose, et, par apres., prendre resolution selon ce que vous en connoistrés, puisque mesme ce gentilhomme dont il s'agit ne peut demeurer longtems quil ne prenne parti.

Voyla ce quil m'en semble, Monsieur, que vous croires bien sortir d'un cœur tout entier et franc en vostre endroit, comme je suis obligé de l'avoir pour tant d'amitiés et de faveurs que j'ay receues de vous, et pour la particuliere inclination que j'ay a souhaiter beaucoup de benediction a madamoyselle vostre fille. Nostre Seigneur veuille interposer sa sainte main en cett'affaire pour [la] conduire a son honneur et a vostre souhait.

Je suis ce pendant, Monsieur,

Vostre serviteur affectionné,

FRANçs, E. de Geneve.

XXIII septembre 1606, a Cranves.
A Monsieur

Monsieur le Chevalier de Losche.

Revu sur l'Autographe appartenant à Mlle Gavard, à Ville-en-Sallaz (Haute-Savoie).

CCCLXIII

AU DUC DE SAVOIE, CHARLES-EMMANUEL 1er

Pauvreté du prieuré de Bellevaux attestée par le Saint.

Loëx, 28 septembre 1606.
Monseigneur, Je receu, l'annee passee, commandement de Vostre Altesse de m'enquerir soigneusement des charges et revenuz du prieuré de Bellevaux (Lettres 2, note 301) ; ce que je fis, et treuvay qu'a la verité les charges emportoyent tout le revenu, ou peu s'en faut. Et cett'annee, estant allé en personne audit prieuré pour les visiter , j'ay encor mieux reconneu la grandeur de la pauvreté d'iceluy, y ayant veu les edifices presque tous ruinés, a la reparation desquelz le revenu de plusieurs annees ne sçauroit suffire. Dequoy le Prieur ayant desiré que je rendisse tesmoignage a Vostre Altesse, je ne l'ay pas sceu refuser, puisque la verité est bien telle.

Je prie incessamment sa divine Majesté qu'elle veuille de plus en plus prosperer Vostre Altesse, de laquelle je suis,

Monseigneur,

Tres humble et tres obeissant serviteur et orateur,

FRANçs, E. de Geneve.

A Loex, le 2 8 septembre 1606.

 
 
 
 

CCCLXIV

A L'EMPEREUR D'ALLEMAGNE, RODOLPHE II

(FRAGMENT INÉDIT) (en latin)

Accusé de réception d'une lettre de Sa Majesté. - Souhaits de bénédictions.

Fillinges, 29 septembre 1606.
……………………………………………………………………………………….

La lettre que ce secrétaire m'a apportée au nom de son auguste et sacrée Majesté m'est parvenue au moment que j'étais occupé à visiter les églises du territoire de Genève, en ce jour même du 29 septembre consacré par l'Eglise à honorer l'Archange saint Michel, pour la plus grande gloire du Christ. Empereur très grand et très auguste, que le Seigneur vous exauce au jour de la tribulation, que le nom du Dieu de Jacob vous protège ; qu'il vous envoie du ciel son assistance, et que du haut de Sion, il soit votre défenseur. Ainsi soit-il.
 
 

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Mobile (Etats-Unis).
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXV

A LA BARONNE DE CHANTAL

(FRAGMENTS)

Les labeurs de la visite et l'ardeur du saint Evêque ; l'accueil qu'il reçoit dans le Faucigny. - Les illuminations d'une petite ville. - Comment " divertir " ses yeux " des curiosités de la terre. "

Bonneville, 2 octobre 1606 .
J'ay receu vostre derniere lettre, ma tres chere Fille, justement ainsy que je montois a cheval pour venir icy en cette action .

……………………………………………………………………………………….

Je me porte bien, ma chere Fille, emmi une si grande quantité d'affaires et d'occupations qu'il ne se peut dire de plus. C'est un petit miracle que Dieu fait, car tous les soirs, quand je me retire, je ne puis remuer ni mon cors ni mon esprit, tant je suis las par tout ; et le matin, je suis plus gay que jamais. D'ordre, de mesure, de rayson, je n'en tiens point du tout maintenant (car je ne vous sçaurois rien dissimuler) ; et cependant, me voyla tout fort, Dieu mercy.

0 ma chere Fille, que j'ay treuvé un bon peuple parmi tant de hautes montaignes ! Quel honneur, quel accueil, quelle veneration a leur Evesque ! Avant hier j'arrivay en cette petite ville tout de nuit ; mais les habitans avoyent tant fait de lumieres, tant de festes, que tout estoit au jour. Ah ! qu'ilz meriteroyent bien un autre Evesque.

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Vivés joyeuse. Communies et les festes solemnelles et les Dimanches, quoy que ce soit consecutivement. Levés souvent vos yeux au Ciel pour les divertir des curiosités de la terre.

A Dieu, ma Fille, mais a Dieu soyons-nous a jamais, comme il est nostre eternellement. Vive Jesus !

CCCLXVI

A LA MÊME

Au retour de la visite, le Saint revoyant son âme en a compassion ; il veut profiter des loisirs de l'hiver suivant pour se remettre dans la ferveur. Les chevreuils et chamois des Alpes. - Histoire d'un berger à la recherche d'une vache. - Applications à un pasteur d'âmes.

Annecy, fin octobre 1606 .
………………………………………………………………………………..

…. et de prendre tant de loysir pour le faire que vous en soyes bien satisfaitte , comme j'espere que Dieu vous en fera la grace, et a moy qui le souhaite sans fin. Les conjurations que la bonne madame l'Abbesse(du Puits-d'Orbe) me fait d'aller-la sont si puissantes, qu'autre chose ne pourroit me retenir de l'entreprendre maintenant, sinon la plus grande gloire de Dieu qui me tient encor tout cloüé sur ce banq.

Quand j'ay voulu revoir mon ame a ce mien retour, elle m'a fait grande compassion, car je l'ay treuvëe si maigre et desfaitte qu'elle ressembloit a la mort. Je croy bien, elle n'avoit presque pas eü un moment pour respirer quattr'ou cinq mois durant. Je seray tout cest hiver aupres d'elle et m'essayeray de la bien traitter ; je ne prescheray point sinon en des petites congregations, assis dessus la chaire. Je seray auditeur d'un vertueux et fervent Capucin , et feray le cathechisme aux enfans et entendray les confessions ; et ainsy ne feray que des petits exercices qui n'estourdiront point mon cœur, mais le resveilleront seulement. J'ay bien desir de le rendre bon, affin quil serve a tant d'autres au service desquelz il est voüé, et particulierement au vostre.

Madamoyselle de Trave m'avoit dit qu'elle m'envoyeroit de ses lettres pour envoyer de dela, mais elles ne me sont point arrivees. Je me res-joüis dequoy vous treuveres de de ça cette connaissance et celle de M..... Je sçay bien que vous n'aves pas besoin d'autres connoissances pour estre consolee que de celle de Dieu, lequel vous treuveres indubitablement icy, ou il attend les pecheurs a penitence et les penitens a sainteté, comme il fait aussi a tous les endroitz du monde ; car je l'ay mesme rencontré tout plein de douceur et de suavité parmi nos plus hautes et aspres montaignes, ou beaucoup de simples ames le cherissoyent et adoroyent en toute verité et sincerité, et les chevreuilz et chamois couroyent ça et la parmi les effroyables glaces pour annoncer ses louanges. Il est vray que, faute de devotion, je n'entendois que quelque mot de leur langage, mays il me sembloit bien qu'ilz disoyent de belles choses : vostre saint Augustin (Enarr in Ps 68 ; 141; Conf 4,12 ; 13,31) les eust bien entendu, s'il les eust veu.

Mais, ma chere Fille, vous diray-je pas une chose qui me fait frissonner les entrailles de crainte ? Chose vraye. Devant que nous fussions au païs des glaces, environ huit jours, un pauvre berger couroit ça et la sur les glaces pour recourir une vache qui s'estoit esgaree, et, ne prenant pas garde a sa course, il tumba dans une crevasse et fente de glace de douze piques de profondeur (lettre 358). On ne sçavoit quil estoit devenu, si son chapeau qui, a sa cheute, luy tumba de la teste et s'arresta sur le bord de la fente, n'eut marqué le lieu ou il estoit peri. a Dieu ! un de ses voysins se fit devaler avec une corde pour le chercher, et il le treuva non seulement mort, mais tout presque converti en glace; et, en cet estat, il l'embrasse, et crie qu'on le retire vistement, autrement quil mourra du gel. On le tira donques avec son mort entre ses bras, lequel, par apres, il fit enterrer. Quelz esguillIons pour moy, ma chere Fille ! Ce pasteur qui court par des lieux si hazardeux pour une seule vache ; cette cheute si horrible que l'ardeur de la poursuite luy cause, pendant quil regarde plus tost ou est sa queste et ou ell'a mis ses pieds que non pas ou il est luy mesme et ou il chemine ; cette charité du voysin qui s'abisme luy mesme pour oster son ami de l'abisme : ces glaces me devoyent elles pas ou geler de crainte ou brusler d'amour ?

Mais je vous dis ceci par impetuosité d'esprit ; [car, au] demeurant, je n'ay pas beaucoup de loysir de vous [entretenir] ….. Fille, apres mon retour de la [visite]….tient presqu'autant…aussi…….

Vive Jesus, et en luy toutes choses. C'est luy qui m'a rendu irrevocablement et inviolablement vostre.

FRANçs, E. de Geneve.

De ma petite seur je ne vous en dis rien. [Madame Brûlart] me dit qu'elle l'aura cet hiver a Dijon (lettre suvante)... la Religion des Carmelines. Dieu veuille…

[Il] me semble que nostre bonne madame Brulart [presse un] peu trop la bonn'Abbesse, laquelle estant boiteuse,……………………………………………………………..
 
 








CCCLXVII

A LA PRÉSIDENTE BRULART

Pour bieu implanter la réforme, il faut commencer par de petites règles. Un père et un mari jaloux de leur autorité ; leur ingérence importune; condescendre pourtant à leurs volontés, - Marque pour éprouver la solidité de notre dévotion : quelquefois il faut laisser Notre-Seigneur. Ne pas rendre notre piété fâcheuse à notre entourage. - Que doit faire une âme chrétienne soumise, à l'égard de la sainte Communion, à deux autorités divergentes ? - Détachement de saint Jean-Baptiste. - Une femme du monde qui est arrivee bien haut, " - Lire sans scrupule la traduction des Psaumes de des Portes. - Un traité d'Alcantara. - Espoir d'aller au Puits-d'Orbe.

Annecy, [fin octobre] 1606.
Madame ma Seur, Je vous escrivis, il y a six semaines (lettre 361), pour respondre a tout ce que vous m'avies demandé, et ne doute nullement que vous n'ayés receu ma lettre ; qui me fera tenir plus resserré en celle ci. Selon ce que vous me proposes par la vostre du 26 septembre, j'appreuve que nostre bonneAbbesse commence a bien establir ces petites regles que nostre pere (M.de Crépy) a dressees, non pas pour s'arrester la, mais pour passer par apres plus aysement a plus grande perfection. Rien ne nuit tant a cett'entreprise que la varieté des propositions qui se font, et sur tout celle qu'on fait d'une Regle si exacte, car cela espouvente l'esprit de nostre seur et des autres aussi. Il ne faut pas, ce me semble, leur dire combien elles ont de chemin a faire pour tout le voyage, mais seulement du jour a la journee ; et combien que nostre seur aspire a la perfection de la reforme, si ne faut-il pas pour cela la presser, car cela l'estourdiroit. Au contraire, il luy faut prescher la patience et longue haleyne ; autrement elle voudra que tout se face a coup, et sil y a quelque retardation, elle s'impatientera et quittera tout. Et a la verite, il y a occasion de se contenter de ce que Nostre Seigneur a mis en elle jusques a present ; il l'en faut remercier et luy en demander davantage.

Pour ma petite seur, je la vous laysse et ne m'en metz nullement en peyne ; mais je ne voudrois pas que nostre pere eut peur qu'elle ne devint trop devote, comm'il a tous-jours eü peur de vous, car je suis asseure qu'elle ne pechera point en exces de ce coste-la.

Mon Dieu, le bon pere que nous avons et le tres bon mari que vous aves ! Helas, ilz ont un peu de jalousie de leur empire et domination, qui leur semble estr'aucunement violé quand on fait quelque chose sans leur authorite et commandement. Que voules-vous, il leur faut permettre cette petite humanite. Ilz veulent estre maistres, et n'est ce pas la rayson ? Si est, certes, en ce qui depend du service que vous leur deves ; mais les bons seigneurs ne considerent pas que pour le bien de l'ame, il faut croire les directeurs et medecins spirituelz, et que, sauf les droitz quilz ont sur vous, vous deves procurer vostre bien interieur par les moyens juges convenables par ceux qui sont establiz pour conduire les espritz. Mais non obstant tout cela, il faut beaucoup condescendre a leurs volontes, supporter leurs petites affections et plier le plus quil se pourra, sans rompre nos bons desseins. Ces accommodemens aggreeront a Nostre Seigneur. Je vous l'ay dit d'autrefois (lettre 361) : moins nous vivons a nostre goust et moins il y a de nostre choix en nos actions, plus il y a de bonte et de solidite de devotion. Il est force que quelquefois nous laissions Nostre Seigneur pour aggreer aux autres, pour l'amour de luy.

Non, je ne me puis contenir, ma chere Fille, que je ne vous die ma pensee ; je sçai que vous treuveres tout bon ce qui vient de ma sincerité. Peut estre aves vous donné occasion a ce bon pere et a ce bon mari de se mesler de vostre devotion et de s'en cabrer ; que sçai-je, moy ? a l'adventure que vous vous estes un peu trop empressee et embesoignee, que vous aves voulu les presser eux mesme et les estraindre. Si cela est, sans doute c'est la cause qui les fait tirer a quartier maintenant. Il faut, s'il se peut, nous empescher de rendre nostre devotion ennuyeuse.

Or, je vous diray maintenant ce que vous feres. Quand vous pourres communier sans troubler vos deux superieurs, faites-le selon l'advis de vos confesseurs ; quand vous craindres de les troubler, contentes vous de communier d'esprit, et croyes moy, cette mortification spirituelle, cette privation de Dieu aggreera extremement a Dieu et vous le mettra bien avant dans le cœur. Il faut quelquefois se reculer pour mieux sauter. J'ay souvent admiré l'extreme resignation de saint Jan Baptiste qui demeura si long tems au desert, tout proche de Nostre Seigneur, sans s'empresser de le voir, de le venir escouter et suivre (Lc 1,89 ; Jn 1,33). Et comment est ce qu'apres l'avoir veu et baptisé, il peut le laisser aller sans s'attacher a luy de presence corporelle, comm'il estoit si estroittement lié de presence cordiale ? Mais il sçavoit que ce mesme Seigneur estoit servi de luy par cette privation. de la presence reelle. Je veux dire que, pour un peu, Dieu sera servi si, pour regaigner l'esprit de ces deux superieurs quil vous a establiz, vous souffres la privation de la Communion reelle. Et me sera une bien grande consolation, si je sçai que cest advis que je vous donne ne mette point vostre cœur en inquietude. Croyes moy, cette resignation, cette abnegation vous sera tres-extremement utile.

Vous pourres neanmoins gaigner des occasions secrettes pour communier ; car, pourveu que vous deferies et compatissies a ces volontés de ces deux personnages et que vous ne les metties point en impatience, je ne vous donne point d'autre regle de vos Communions que celle que vos confesseurs vous diront, car ilz voyent l'estat present de vostr'interieur et peuvent connoistre ce qui est requis pour vostre bien. Je respons de mesme pour vostre fille : laisses-luy desirer la tressainte Communion jusques a Pasques, puisqu'elle ne la peut recevoir sans offencer son bon pere avant ce tems-la ; Dieu recompensera cett'attente.

Vous estes, a ce que je voy, au vray essay de la resignation et indifference, puisque vous ne pouves pas servir Dieu a vostre volonté. Je connais une dame, des plus grandes ames que j'are jamais rencontré , laquelle a demeuré long tems en telle sujettion sous les humeurs de son mari, que, au plus fort de ses devotions et ardeurs, il faillait qu'elle portast sa gorge ouverte et qu'elle fut toute chargee de vanités en l'exterieur, et qu'elle ne communiast jamais (sinon que ce fut a Pasques) qu'en secret et a desceu de tout le monde; autrement ell'eut excité mille tempestes en sa mayson. Et par ce chemin, ell'est arrivee bien haut, comme je sçai pour avoir esté son pere de Confession fort souvent. Mortifies-vous donques joyeusement, et a mesure que vous seres empeschee de faire le bien que vous desirés, faites tant plus ardemment le bien que vous ne desires pas (Rm7,15). Vous ne desires pas ces resignations, vous en desireries d'autres ; mais faites celles que vous ne desires pas, car elles en valent mieux.

Les Pseaumes de David traduitz ou imités par des Portes ne vous sont nullement ni defenduz ni nuysibles, au contraire vous sont proffitables. Lises-les hardiment et sans doute, car il ni en a point. Je ne contredis jamais a personne, mais je sçai fort bien que ces Pseaumes ne vous sont nullement prohibés et qu'il ni a nul lieu d'en faire scrupule. Il se peut faire que quelque bon pere n'aggree pas que ses enfans spirituelz les lisent, et peut estre le fait-il avec quelque bonne consideration ; mais il ne s'ensuit pas que les autres n'ayent d'aussi bonnes considerations, et voire meilleures, pour les conseiller aux leurs. Une chose est bien asseuree, c'est que vous les pouves lire en toute bonne conscience, comme aussi vous pouvies entrer au cloistre du Puys d'Orbe sans scrupule ; mais il ni a pourtant pas lieu de vous ordonner pœnitence pour le scrupule que vous en aves fait, puisque le scrupule mesme est un'asses grande peyne a ceux qui le nourrissent ou souffrent, sans qu'on en impose d'autres. Alcantara est fort bon pour l'orayson.

Tenes vostre cœur fort large pour y recevoir toutes sortes de croix et de. resignations ou abnegations pour l'amour de Celuy qui en a tant receu pour vous. Qu'a jamais son saint nom soit beni et que son royaume se confirme es siecles ceternelz.

Je suis en luy et par luy,

Vostre, et plus que vostre, frere et serviteur,

F.

Je pense tant remuer de pierres que l'annee prochaine je pourray me desrober pour voir nostre Puys d'Orbe ; mais il ne faut pas que pour cela nostre seur attende de faire tout doucement ce qui se pourra faire pour le bien de son Monastere. M.. [ViardotJ m'a escrit, et assez cordialement ; mais il me semble quil desire sçavoir pourquoy vous ne suives plus ses advis. Il n'est pas raysonnable quil le sache, mais il est bien raysonnable que vous luy rendies tous-jours de l'honneur; et ne faites nul semblant que je vous aye dit ce mot.

A Madame

Madame la Praesidente Brulart,

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation de Périgueux.
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXVIII

A M, DU CHATELARD

Le Saint ne pourvoit aux cures que par la voie du concours,

Annecy, 7 novembre 1606,
Monsieur, J'honnore de tout mon cœur vostre mayson et me sens honnoré de l'appartenance que j'ay avec elle; c'est pourquoy, tout autant que mon pouvoir s'estendra, je luy veux tous-jours rendre service, Mais en l'occurrence que vous me marques, tout le monde sçait que j'ay les mains liees d'un lien indissoluble et que je ne puis les mettre a la provision des cures que par l'entremise du concours, duquel je ne puis forclorre personne,

Les manquemens des effectz ont accoustumé d'estre interpretés pour manquemens de volontés ; mais je me prometz de la bonté de vostre esprit que vous donneres meilleur'interpretation a ma response, et que, voyant qu'ell'est vrayement veritable, vous ne laisseres pas de croyre que je souhaite autant d'avancement a monsieur vostre frere comme je fay aux miens propres, demeurant,

Monsieur, Vostre serviteur tres affectionné,

FRANçs, E. de Geneve.

Le 7 novembre 1606.
A Monsieur

Monsieur du Chatelard.

Revu sur l'Autographe conservé à Ferrare, Bibliothèque communale.
 
 
 
 
 

CCCLXIX

A SA SAINTETÉ PAUL V

(en latin)

Le Saint s'excuse auprès de Sa Sainteté de déléguer son frère pour sa visite ad limina. - Il lui envoie un état de son diocèse et lui en résume les grandes lignes.

Annecy, 23 novembre 1606.
Beatissime Pater, A l'approche de la cinquième année de mon épiscopat, avant l'achèvement de la quatrième. je dois, d'après la constitution du Siège Apostolique, faire une visite aux tombeaux des saints Apôtres. Mais ce voyage si long, je suis empêché de l'entreprendre, à cause de l'exiguité de mes revenus, de la difficulté des chemins et de l'intérêt de ce diocèse lui-même. C'est mon frère germain, chanoine de mon Eglise (jean-François de Sales), que j'envoie à ma place. Il portera l'état de ce diocèse, établi avec autant de clarté et de précision que possible , En voici le résumé: Vaste est la province, mais pareillement elle est très dévastée. Aussi, sa restauration exige des réformes qui ne peuvent s'accomplir, qu'en vertu de l'autorité du Siège Apostolique. C'est pourquoi, de toutes mes forces et avec le plus ardent désir, je réclame son assistance et son concours, avec cette bénédiction paternelle et cette bienveillance que Votre Sainteté accorde volontiers à ceux qu'Elle regarde comme des fils soumis en toute déférence.(1 Tm 3,4 ; 1 P2,18).

D' Annecy, le lieu de notre pèlerinage (Ps 118,54) et de notre exil, où nous sommes assis, pleurant au souvenir de notre Genève (Ps 136,1), jusqu'à ce que le Seigneur change notre bannissement, comme le torrent sous le souffle du midi (Ps 125,4). Le 23e jour de novembre 1606.

De Votre Sainteté, Le fils indigne et le très humble serviteur,

FRANÇOIS, Evêque de Genève.

Revu sur une copie appartenant à M. le chanoine Chevalier, aumônier de la Visitation d'Annecy.
 
 
 
 
 
 

CCCLXX

AU P. JEAN-MATTHIEU ANCINA, DE LA CONGREGATION DE L'ORATOIRE

(INÉDITE) (en latin)

Recommandation en faveur de Jean-François de Sales. Le Saint et ses amis de l'Oratoire de Rome.

Annecy, 23 novembre 1606.
Mon très Révérend et très honoré Père, Tout en envoyant mon frère à Rome pour visiter les tombeaux des Apôtres, je viens, par cette lettre, me rappeler à vous comme votre très affectionné serviteur. Je vous supplie en même temps d'accorder à mon frère la faveur d'assister aux exercices de votre très pieuse Congrégation. J'ai une singulière estime, une grande considération pour elle, et notamment pour le R. P. Thomas Bozio (Lettres 2 note 26), l'un de ses membres. Peut-être, celui-ci ne se souviendra pas du cordial accueil qu'il me fit lorsque, étant moi-même à Rome, notre cher Prélat , de sainte mémoire, me conduisit si souvent à l'Oratoire.

Notre Prieur de Bellevaux m'a dit, il y a quelque temps, qu'il avait envoyé l'argent au sujet duquel Votre Paternité m'a écrit. Je regrette que le pauvre homme ait tant de démêlés avec ses moines qui vraiment l'empêchent de faire du fruit : il ne faut pas aimer les contestations. (1 Tm 3,3).

Daigne Votre Paternité me conserver en ses bonnes grâces et se ressouvenir de moi dans ses prières, puisque je suis

Son très affectionné serviteur dans le Christ,

FRANÇOIS, Evêque de Genève.

Le 23 novembre 1606.
Au Révérend et très honoré Père dans le Christ,

Révérend Jean-Matthieu Ancina,

Prêtre de la Congrégation de l'Oratoire.

Revu sur l'Autographe conservé à Milan, Archives du prince Trivulzio.
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXXI

A LA BARONNE DE CHANTAL

(FRAGMENT)

Nouvelles du Jubilé; part que le Saint y a prise. - Sa tranquillité parmi un monde d'affaires. - Amour que lui témoigne son peuple.

Annecy, vers le 25 novembre 1606.
…………………………………………………………………………………………

Il faut vous dire un mot de moy, car vous m'aymes comme vous mesme. Nous avons eu ces quinze jours un tres grand Jubilé, qui sera par tout le monde, sur le commencement de l'administration du Pape et la guerre de Hongrie . Cela m'a tenu occupé, mais consolé, a la reception de plusieurs confessions generales et changemens de consciences, outre la mer de mes affaires ordinaires, entre lesquelles (je le dis a vous) je vis en plein repos de cœur, resolu de m'employer fidellement ci apres et soigneusement a la gloire de mon Dieu, premierement chez moy mesme, et puis en tout ce qui est a ma charge. Mon peuple commence fort a m'aymer tendrement, et cela me console.

Tous les vostres de deça se portent bien et vous honnorent d'un honneur tout particulier.

…………………………………………………………………………………………
 
 






CCCLXXII

AU CARDINAL CÉSAR BARONIUS

Le Saint recommande son frère Jean-François à la bienveillance de Baronius. - L'hérésie de Genève, source d'aNgoisses pour l'Evêque ; il a besoin d'être soutenu auprès du Saint-Siège. - Le glorieux auteur des Annales a l'autorité nécessaire pour lui prêter cette assistance.

Annecy, 28 novembre 1606.

 

La bienveillance et la sainte amabilité que vous m'avez témoignées pendant mon séjour à Rome, me donnent plus de hardiesse pour implorer l'appui de votre intervention, aujourd'hui que j'envoie mon propre frère, chanoine de mon Eglise, visiter le seuil des saints Apôtres et demander au Saint-Siège Apostolique tous les remèdes nécessaires au relèvement de ce diocèse . Votre Illustrissime et Révérendissime Seigneurie n'a pas besoin que je m'attarde à lui exposer la pesanteur de mon fardeau, la difficulté du gouvernement ou la situation critique de cette Eglise. En deux mots, quand je considère Genève, cette malheureuse fille de Babylone (Ps 136,8), et quelques autres bourgades voisines entraînées dans le gouffre de l'hérésie, je ne puis m'empêcher de penser que je suis envoyé vers un peuple apostat, au front dur, au cœur indomptable, vers une maison affligeante, vers des scorpions (Ez 2,3). C'est pourquoi, Illustrissime et Révérendissime Seigneur, élevez-vous avec moi, je vous en supplie, contre les méchants, défendez-moi auprès du Saint-Siège contre les ouvriers d'iniquité (Ps 93,16). Alors, de même que de vos Annales , plus précieuses que l'or et la topaze (Ps 118,127), vous avez fait jaillir avec tant de bonheur le souffle de la bouche du Christ (2 Th 2,8)et son glaive à deux tranchants (Ps 149,6 ; He 4,12), de même vous déploierez l'autorité dont vous êtes revêtu, pour exercer la vengeance [du Seigneur] sur les nations schismatiques et ses châtiments sur les peuples hérétiques (Ps 149,7).

Agréez, Illustrissime et Révérendissime Cardinal, les salutations de votre très dévoué serviteur; daignez lui continuer l'appui et l'honneur de votre bienveillance, et qu'en toutes choses le Christ vous soit propice.

Annecy, en Savoie, le 28 novembre 1606.

 
 

CCCLXXIII

A UN CARDINAL

(MINUTE INÉDITE) (en latin)

François de Sales rappelle au Cardinal l'aimable accueil qu'il en reçut jadis. - Titres particuliers de son diocèse à la bienveillante protection du Souverain Pontife. - Difficultés que lui crée l'hérésie; pour les surmonter, il a besoin de recevoir du Saint-Siège aide et secours.

Annecy, fin novembre 1606.
Illustrissime, Révérendissime et mon très honoré Seigneur,

Comme je dois visiter le seuil des Apôtres par l'entremise de mon propre frère et solliciter du Saint-Siège plusieurs remèdes nécessaires au bien de ce diocèse, j'ai recours avec de très humbles instances à l'intervention de Votre Illustrissime et Révérendissime Seigneurie. Quand j'étais Prévôt de l'Eglise qui est aujourd'hui la mienne, et qu'au nom de mon prédécesseur, je visitai les mêmes tombeaux apostoliques, je reçus de Votre Illustrissime et Révérendissime Seigneurie un accueil plein de bonne grâce et de parfaite obligeance.

Je plaide aujourd'hui la cause de ce diocèse qui, plus que tous les autres diocèses du monde chrétien, mérite l'appui de la bienveillance apostolique, la faveur des prélats et la sympathie de tous les gens de bien. Vous savez le lieu de ma demeure, ll1ustrissime et Révérendissime Seigneur: c'est Genève, c'est-à-dire le trône de Satan. J'ai pour adversaires un grand nombre d'hommes qui tiennent la doctrine du diable (Ap 2,13). Si contre eux le combat est engagé, comme il convient, avec le glaive de la bouche du Christ (Ap 1,16), défaillant ils s'évanoniront comme la fumée (Ps 26,20).

Or, si je trouve en moi la volonté de faire le bien, je ne trouve pas le moyen de l'accomplir (Rm 7,18), à moins que le Seigneur ne m'envoie son secours (Ps 19,3) du Saint-Siège qu'il a fondé. Pour lui rendre hommage et gloire, je souhaite que le même Christ et Seigneur prolonge le plus longtemps possible la prospérité de vos jours, Illustrissime et Révérendissime Seigneur, dont je baise la pourpre.

Revu sur l'Autographe qui en 1891 appartenait à D. Ponte, prêtre de Turin .

CCCLXXIV

A UNE RELIGIEUSE

Exhortation à bénir Dieu pour une grâce reçue. - Le grand point de l'humilité pour une Religieuse. - Les humilités les plus fines. - Le parler hautain, intempéré et la bienséance religieuse.

Annecy, décembre 1606.
Ouy da, ma bonne et chere Fille, benissons Dieu ensemblement de cette heureuse journee en laquelle, par un feu tout nouveau, vous renouvellastes l'holocauste de vostre cœur, offert et voüé pieça a la divine Majesté; et que ce jour, donques, soit conté entre les jours memorables de nostre vie. Oh ! qu'il tienne le second rang apres celuy de nostre Baptesme : jour du renouvellement de nostre temple interieur ; jour auquel, par un eschange favorable, nous consacrasmes nostre vie a Dieu pour ne plus vivre qu'en sa mort ; jour fondement, Dieu aydant, de nostre salut ; jour presage de la sainte et desirable eternité de gloire, jour duquel le souvenir nous res-jouira non seulement en la mort temporelle, mais encor en la vie immortelle. Helas ! ma tres chere Fille, il est vray : Dieu, ce me semble, vous faisoit alhors renaistre spirituellement entre mes bras interieurs, qui vous embrasserent, certes, tendrement, et mon cœur fut tout dedié au vostre.

Or, je sçai bien que vous aves tres souvent sujet d'exercer l'amour du mespris, des rebroüemens et de vostre propre abjection. Faites bien cela ; car c'est le grand point de l'humilité de voir, servir, honnorer et s'entretenir es occurrences et a propos (car il ne faut pas se rendre importune en la recherche) avec ceux qui nous sont a contrecœur, et demeurer humble, sousmise, douce et tranquille entr'eux. C'est un point tres admirable ; car voyes vous, ma Fille, les humilités que l'on voit le moins sont les plus fines. Mais pour l'exterieur pourtant, je voudrois bien, a cause de la bienseance religieuse, que vous vous corrigeassies de cette parole hautaine et intemperee. Ce n'est rien de ressentir ces mouvemens de cholere et d'impatience, pourveu qu'ilz soyent mortifiés a mesure que vous les voyes naistre ; c'est a dire que vous taschies de vous remettre au lien et pacification du cœur, car cela estant, encor bien que le combat durast tout le jour, ce seroit de l'exercice, mais non pas de la perte pour vous.

Ayés bon courage, ma Fille ; je voy bien que Nostre Seigneur nous veut aymer et rendre siens. ]'espere en Nostre Dame que jamais aucun feu n'embrasera nos cœurs que celuy du saint amour de son Filz, pour lequel je suis en toute verité tout vostre.

FRANÇs, E. de Geneve.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
CCCLXXV

AU PRÉSIDENT ANTOINE FAVRE

(INÉDITE)

Conseils affectueux du Saint à son ami. - Les dévotions du Jubilé.

Annecy, 10 décembre 1606 .
Monsieur mon Frere, En vous attendant, madame vostre chere Presidente et moy nous prions pour vostre santé emmi les devotions du Jubilé, et nous entretenons de vostre retour et comme, si une fois nous vous pouvons tenir, nous ne permettrons plus que vous nous laissies. Revenes donq, mon cher Frere, mais revenés apres avoir bien confirmé vostre santé, laquelle nous est praetieuse plus qu'il ne se peut dire. Et si l'asseurance que vous prendrés de la nostre peut servir a l'avancement de la vostre, vous vous porteres bien, puisque tout ce qui est vostre icy se porte si bien.

Je suis tous-jours sans nouvelles ; vous estes aussi en lieu ou il ne faudroit pas vous en envoyer, car vous les auriés la a meilleur marché. Je suis entre deux praedications, l'une que je viens de faire, l'autre que je dois faire demain, entre lesquelz (sic) je diray cette verité, que je suis inviolablement, Monsieur mon Frere,

Vostre humble frere et tres fidelle serviteur,

FRANçs, E. de Geneve.

2 Dimanche de l'Advent.
Revu sur l'Autographe appartenant à M. de Fontenay, château de Fourdevaux (Nièvre).
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXXVI

A MADEMOISELLE CLÉMENT

Le désir du cloître doit être sans inquiétude. - Une croix très sainte.- Jamais le Sauveur " ne manque aux ames qui aspirent en luy. " -. Envoi du Saint.

Annecy, 14 décembre 1606.
Madamoyselle, Ce m'est tous-jours bien de la consolation de sçavoir que vostre cœur s'avance en l'amour de Nostre Seigneur, comme monsieur de Bluci m'en [a] asseuré, bien quil ne m'a parlé qu'en bloc, ne m'ayant particularisé qu'un desir que vous aves d'estre Religieuse. Le desir est bon sans doute, mais il faut que vous ne luy permeties pas de vous inquieter, puisque, pour le present, vous ne le pouves pas reduir'en effect. Si nostre Sauveur veut quil reuscisse, il le procurera par des moyens convenables qu'il sçait et que nous ne sçavons pas encor. Mais ce pendant, faites bien la besoigne qui est devant vos yeux maintenant; c'est a dire, continués a faire tout doucement vos exercices spirituelz, rendes vostr'esprit et vostre cœur cent fois le jour entre les mains de Dieu, le luy recommandant en toute sincerité. Voyes quelles occasions vous rencontrés tous les jours pour servir sa divine Majesté, soit pour vostr'advancement, soit pour celluy du prochain, et les employes fidellement ; car voyes vous, ma Fille, vous pouvés beaucoup proffiter si vous aymes bien Dieu et sa gloire. .

Je sçai que l'abandonnement de vostre pere vous afflige, mais repetes souvent et de cœur et de bouche la parole du Profete (Ps 26,10) : Mon pere et ma mere m'ont delaissé, et le Seigneur m'a eslevé a soy. C'est une croix, sans doute, a une fille que d'estre ainsy abandonnee du secours des hommes ; mais c'est une croix tressainte et qui est la plus propre pour gaigner plus entierement l'amour de Dieu. Il faut avoir un grand courage en cet heureux amour divin, et une grande confiance sur l'asseurance que nous avons que jamais ce celeste Espoux ne manque aux ames qui aspirent en luy.

Je vous envoye sur ce propos une petite croix, au milieu de laquelle il y a une sainte Tecle martire, a la vëue de laquelle vous vous animeres a souffrir beaucoup pour Nostre Seigneur. Ce n'est pas pour eschange de vostre beau present, mais seulement pour souvenance de la pure affection que je porte a vostre ame en Nostre Seigneur, auquel je vous prie de me recommander souvent, comme

Vostre tres asseuré et bien humble en sa sainte Croix,

FRANç', E. de Geneve.

XlIII decembre 1606.
A Madlle Madlle Clement.

Revu sur l'Autographe appartenant à Mme de Pampelonne, à Valence.
 
 
 
 
 

CCCLXXVII

A L'EMPEREUR D'ALLEMAGNE, RODOLPHE II

(INÉDITE) (en latin)

Accusé de réception d'une lettre qui invitait le Saint à la diète de Ratisbonne.

Annecy, 25 décembre 1606.
Nous, François de Sales, Evêque et Prince de Genève, certifions qu'on nous a remis la lettre par laquelle Sa Majesté Impériale, toujours auguste, nous avertit que doit se tenir la diète convoquée jusqu'ici pour le 16 mai de l'année prochaine .

Que Dieu très bon très grand, nous l'en supplions avec toute la ferveur de nos désirs, envoie du ciel son assistance à la Couronne Impériale, et que du haut de Sion il la protège (Ps 19,3).

Annecy, en Savoie, le jour même de la Naissance du Rédempteur, l'an 1606. FRANÇOIS, Evêque et Prince de Genève,

de notre propre main.

Revu sur une copie authentique de l'Autographe conservé à Vienne, Archives Impériales.
 
 
 
 

CCCLXXVII bis (lettre MMXXII du volume XXI reclassée) (1)

A LA BARONNE DE CHANTAL

(INÉDITE)

Le cours d'une année et l'eau sur la grève. - Humilité et confiance. - Le " petit Agnelet d'innocence" secouant sa toison sur les coeurs largement ouverts du côté du Ciel. - Raisons du silence de tout un mois. - Les voeux d'un Saint.

Annecy, 30 décembre 1606.
Il ne m'est pas advis, ma chere Fille, que ce soit vous escrire quand je vous escris si peu, mais il faut que je m'accommode a la necessité.

Nous voyci en fin au bout de cett' annee 1606, et je treuve qu'elle s'est escoulee comme l'eau sur la greve, sans avoir laissé en mon ame aucun' autre chose que de l'ordure et quelques petites coquilles vuides, de certaines vaines apparences d'avancement et de certains desirs sans effect, Mais avec cela, ma tres chere Fille, je ne pers point courage, et pendant que Dieu me donnera des annees, des mois, des semaines, des jours et des heures a vivre en ce monde, j'espereray tous-jours la sainte et glorieuse éeternité de l'autre.

Et vous, ma chere Fille, n'estes vous pas toute pleyne d'esperance, mais d'un'esperance vive et qui dilate le cœur, le renforçant contre les difficultés du chemin ? Si faut, ma Fille, il faut avoir un cœur grand, bien large et bien estendu, affin de recevoir la celeste rosee que le petit Agnelet d'innocence secoüera sur nos ames a cette Circoncision, et dont sa blanche layne, sa toyson et son humanité est toute detrempee ; car bien que les goutes soyent encor toutes petites, si ne sont elles receües que par les cœurs fort ouvertz du costé du Ciel. Vous aves bien ouy dire que les mere perles s'ouvrent comme cela pour vivre de rosee (Mattioli in Dioscor. 2,4 ; TAD 3,2 ; IVD préface) , et qu'elles se tiennent egalement et fermees aux eaux d'embas et ouvertes a celles d'en haut.

Je suis un peu court de loysir,

]'ay receu une de vos lettres de Tote (2), du mois d'octobre, et elle m'est arrivé (sic) le jour Saint Estienne, Au paravant, j'en receu un' autre de Bourbilly, ou ma petite seur estoit aussi (3). Je ne sçay laquelle est la premiere, car la derniere n'estoit point datee ; toutes deux neanmoins sont escrittes avant l'arrivee du lacquay de Mme du Puis d'Orbe (4),

Je m'accuse de ne vous avoir point escrit de tout ce moys de decembre, par ce que j'ay esté quelque tems a Sales aupres de ma bonne mere, laquelle est attachee sur la croix par les piedz, souffrant extremement de la goutte, Et estant de retour, il m'arriva un vomissement si fort et qui me travailla si estrangement la poitrine, que je fus contraint de ne point lire ni escrire quelques jours durant, pendant lesquelz je perdis la commodité de ceux qui alloyent a Lion, Or tout cela n'est rien, ma chere Fille ; je me porte fort bien maintenant, et si bien que je fis tous les Offices et de la nuit et du jour de Noël, despuis lequel je me suis encor beaucoup mieux treuvé, Dieu merci.

Vivés joyeuse, ma chere Fille, et conservés uniquement vostre cœur pour vostre Sauveur. Je le supplie d'estre nostre Tout, et que nous soyons tout a luy. Sa Majesté sçait combien mon souhait est entier pour ce regard, et qu'en toutes les actions de mon ame la vostre a tous-jours sa bonne part, ains le tout.

Je suis sans fin et sans reserve tres uniquement vostre en Celuy a qui je veux que nous soyons sans fin et sans mesure. Il soit beni a jamais. Amen.

F.
Le penultiesme de l'an 1606.
J'ay receu le cantique, qui est bien beau, mais il est trop relevé pour le faire chanter au cathechisme (5). A Dieu, ma Fille, tout ce qui m'appartient est vostre, specialement ma mere.

VIVE JESUS !

A Madame

Madame la Baronne de Chantal, m. f. (ma fille).
Revu sur l'Autographe conservé à Florence, au Monastère de Sainte-Marie-Madeleine de Pazzi.

(1) Lettre découverte tardivement et reclassée à la date voulue

(2) Non loin de Bourbilly (arrondissement de Semur) se trouve le petit village de Thoste. Le château, dont les bâtiments encore subsistants sont aujourd'hui convertis en ferme, existait déjà au XIIe siècle. Il devint en 1535 la propriété de Jean Frémyot, grand-père de la baronne de Chantal. Pendant les troubles de la Ligue, Thoste fut le premier refuge des membres du Parlement de Bourgogne fidèles au roi. C'est dans ce château que mourut la jeune sœur de l'Evêque de Genève (L3, note 422), et là encore que la Maison de Sales retrouva une fille, par le mariage de Marie-Aimée de Rabutin avec le baron de Thorens (L4, note 176). Thoste passa plus tard dans la famille de Neufchèzes, et changea ensuite plusieurs fois de maîtres. (D'après de Franqueville, Hist. de Bourbilly, Paris, 1907, char. IV, p. 48.) ,

(3) Jeanne de Sales, confiée depuis plus d'un an à Mme de Chantal. (L12, note 360 ; L3, note 186)

(4) Rose Bourgeois (L2, note 296).

(5) Quelque temps après, la pieuse Baronne envoyait à son saint Directeur des cantiques moins relevés ; mais cette fois encore François de Sales ne put les faire " chanter en son cathechisme, " car il était trop " meslé par la dedans. " (L3, note 335)
 
 


ANNEE 1607

CCCLXXVIII

A UNE RELIGIEUSE

Le devoir d'une âme qui veut aimer Dieu. - La définition du courage d'après les mondains et d'après les chrétiens. - Le courage de " nostre Capitaine, de sa Mere, de ses Apostres. " - Il ne suffit pas " de ne faire pas mal. "

Annecy, janvier 1607.
C'est avec ma Fille qui est bonne, et de laquelle je sens le cœur inebranlable en la sainte amitié qu'elle me porte, que je me donne tout loysir de respondre. Le tems aussi a esté employé parmi des grans embarrassemens que nostre Jubilé (note 299) m'a apporté despuis.

Vrayement, ma tres chere Fille, les resolutions que vous me communiquies estoyent toutes telles que je les vous pouvois desirer, et faites bien ainsy : ne desmordés nullement de la sainte humilité et de l'amour de vostre propre abjection (lettre 374). Sachés que le cœur qui veut aymer Dieu ne doit estre attaché qu'a l'amour de Dieu. Si ce mesme Dieu luy en veut donner d'autre, a la bonne heure ; s'il ne luy en veut point donner d'autre, a la tres bonne heure encor. Mais je pense bien pourtant que cette bonne fille ne tiendra pas son cœur ; j'en serois grandement marri pour l'amour d'elle, qui commettroit une grande faute.

Helas, ma chere Fille, que c'est un mauvais langage d'appeller courage la fierté et vanité ! Les Chrestiens appellent cela lascheté et coüardise ; comme au contraire, ilz appellent courage la patience, la douceur, la debonnaireté, l'humilité, l'acceptation et amour du mespris et de la propre abjection. Car tel a esté le courage de nostre Capitaine, de sa Mere et de ses Apostres et des plus vaillans soldatz de cette milice celeste ; courage avec lequel ilz ont surmonté les tyrans, sousmis les Rois et gaigné tout le monde a l'obeissance du Crucifix.

Soyés esgale, ma tres chere Fille, envers toutes ces bonnes filles ; salués-les, honnorés-les, ne les fuyés point ; ne les suivés non plus qu'a mesure qu'elles tesmoigneront de le desirer. Ne parlés point de tout ceci qu'avec une extreme charité.

Taschés de tirer cette ame que vous devés visiter, a quelque sorte d'excellentes resolutions . Et je dis excellentes, parce que ces petites resolutions de ne faire pas mal ne sont pas suffisantes : il en faut une de faire tout le bien qu'on pourra et de retrancher non seulement le mal, mais tout ce qui ne sera pas de Dieu et pour Dieu.

Or sus, nous nous verrons, s'il plaist a Dieu, avant Pasques. Vivés toute a Celuy qui est mort pour nous, et soyés crucifiee avec luy. Il soit beni eternellement par vous, ma tres chere Fille, et par moy qui suis sans fin vostre.

FRANÇ', E. de Geneve.
 
CCCLXXIX

A M. JACQUES DE BAY

(MINUTE) (en latin)

Remerciements de saint François de Sales pour un envoi d'auteur.

Annecy, [janvierl 1607.
Au très illustre et vénéré M. le Docteur de Bay,

Professeur de théologie et très digne Président du Collège de Savoie,

le meilleur des saluts dans le Christ.

J'ai reçu un deuxième exemplaire du remarquable ouvrage que vous avez publié sur le très auguste Sacrement de l'Eucharistie, pour l'utilité du public, et que vous m'avez dédié . Sans doute, excellent Docteur, vous serez surpris que j'aie différé plus qu'il ne convenait de vous adresser mes si justes remerciements. Certes, j'en serais moi-même tout confus, si la charge de la visite générale de mon diocèse (elle m'a occupé une bonne partie de l'année passée) ne m'avait empêché, pendant plusieurs mois, de recevoir l'ouvrage et votre lettre, et de vous envoyer la mienne. De plus, à mon retour, c'est à peine si j'ai trouvé quelqu'un pour lui confier ce billet, à cause des divers chemins détournés qu'il faut prendre pour aller à vous. Sans cela, je ne suis pas indifférent au point de ne pas sentir combien je suis redevable à votre bienveillance. C'est elle qui a conçu la pensée et le désir de songer à moi, parfaitement inconnu et n'ayant aucun titre à la notoriété (si l'on ne tient pas compte du caractère épiscopal que je partage avec beaucoup d'autres), pour me dédier ce précieux ouvrage.

Revu sur l'Autographe conservé à la Visitation d'Annecy.
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXXX

A MONSEIGNEUR PIERRE-FRANÇOIS COSTA, ÉVÊQUE DE SAVONE, NONCE APOSTOLIQUE A TURIN

(FRAGMENT INÉDIT)

Lettre de créance pour les députés envoyés à Turin par l'Evêque et le clergé du diocèse de Genève.

Annecy, 15 janvier 1607

 

... Ces députés du clergé du diocèse se rendent [à Turin], pour remettre à Votre Seigneurie Illustrissime et Révérendissime les notes des revenus ecclésiastiques et recevoir de vous les ordres nécessaires pour le paiement des décimes, mais aussi parce que son Altesse Sérénissime nous demande maintenant la prestation du serment de fidélité, comme on l'appelle. Quant à ce dernier, je n'y vois aucune difficulté, puisqu'on a fait ainsi jusqu'à présent……………………………………

Revu sur une copie authentique conservée à Rome, Archives Vaticanes, Borghese.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

CCCLXXXI

A LA BARONNE DE CHANTAL

L'ambition des pères. - La vraie grandeur des veuves et des Evêques. - La " sagette " et le carquois du divin Archer.- Vivre joyeuse et courageuse.

Annecy, 20 janvier 1607
Mon Dieu qui void mon cœur sçait qu'il est plein de beaucoup de grans souhaitz pour vostre advancement spirituel, ma chere Fille. Je suis vrayement comme les peres, qui ne se contentent jamais ni ne se peuvent assouvir de parler avec leurs enfans des moyens de les aggrandir. Mais que vous diray je pour cela, ma chere Fille ? Soyés tous-jours bien petite et vous appetissés tous les jours devant vos yeux. 0 Dieu, que c'est une grandeur bien grande que cette petitesse ! C'est la vraye grandeur des vefves, mais bien encor des Evesques. Demandés-la, je vous supplie, continuellement pour moy qui en ay tant de besoin.

Que soyons nous a jamais attachés a la Croix, et que cent mille coups de flesches transpercent nostre chair, pourveu que le dard enflammé de l'amour de Dieu ayt premierement penetré nostre cœur. Que cette sagette nous face mourir de sa sainte mort, qui vaut mieux que mille vies. Je m'en vay en supplier l'Archer qui en porte le carquoy, par l'intercession de saint Sebastien, duquel nous celebrons aujourd'huy la feste.

Tenés vostre cœur au large, ma chere Fille, et pourveu que l'amour de Dieu soit vostre desir et sa gloire vostre pretention, vivés tous-jours joyeuse et courageuse. 0 Dieu, mais que je souhaitte ce cœur du Sauveur pour Roy de tous les nostres !

Je ne puis plus escrire, et suis celuy que Dieu a voulu estre vostre en la façon que luy seul sçait. A luy soit honneur et gloire eternelle (Rm 16,27). Amen.

FRANÇ', E. de Geneve.
 
 
 
 
 
 
CCCLXXXII

A SA SAINTETÉ PAUL V

(en latin)

Le Saint prie le Souverain Pontife d'accueillir paternellement un gentilhomme converti qui a donné des gages de fidélité.

Annecy, 20 janvier 1607 .

 
 
 

Très Saint Père,

Le Siège Romain séduit d'ordinaire par sa majestueuse splendeur tous les chrétiens de l'univers; cependant, Votre Sainteté, par l'attrait de sa douceur, gagne surtout les cœurs de ceux qui, des ténèbres de leurs erreurs, sont venus se ranger sous son autorité. Le personnage qui se présente à vous est de ce nombre . Comme il désirait visiter les saints lieux, il m'a demandé, pour Votre Sainteté, afin d'être plus favorablement et plus librement admis à ses pieds, une lettre où je rendisse témoignage, comme c'est la vérité, de sa religion et de sa foi. J'ai cru qu'il fallait lui délivrer cette attestation, autant pour remplir mon devoir envers lui, que pour rendre justice à sa piété ; c'est précisément à cause de sa piété, qu'il est digne de toute considération et de toute estime. Cet homme, en effet, que sa noblesse et sa condition plaçaient au premier rang de ses concitoyens, a mieux aimé vivre méprisé dans la maison du Seigneur que d'habiter sous les pavillons des pécbeurs (Ps 83,11);il y a longtemps qu'il en eût retiré sa femme et ses enfants, si l'évènement avait répondu à son désir. Sa constance dans la religion et dans la piété a subi le choc de neuf années entières et moi-même je l'ai beaucoup mise à l'épreuve.

C'est pourquoi, prosterné en esprit avec lui au baisement de vos pieds, je sollicite très ardemment pour lui et pour moi le très doux regard de Votre Sainteté.

De Votre Sainteté, Le très humble et indigne serviteur et fils,

FRANÇOIS, Evêque de Genève .

Annecy, le 20 du mois ... 1607.
Au très Saint Père, Seigneur dans le Christ,

Paul V, Souverain Pontife.

Revu sur l'original conservé à Rome, Archives Vaticanes, Borghese.

CCCLXXXIII

AU CARDINAL PIERRE ALDOBRANDINO (Lettres 2, note 90)

(en latin)

Le Saint recommande au Cardinal un gentilhomme converti.

Annecy, 30 janvier 1607.
Illustrissime, Révérendissime et très honoré Seigneur,

Je dois, comme je le fais en toute humilité, supplier Votre lllustrissime et Révérendissime Seigneurie, de daigner ouvrir les bras de sa bonté et de sa charité au gentilhomme, porteur de la présente lettre. Elevé dans l'hérésie, porté au faîte des honneurs dans sa ville de Lausanne, il a néanmoins sacrifié tous les biens, tous les honneurs terrestres pour servir le Christ Notre-Seigneur. Et non seulement il a sacrifié ses biens, mais, on peut le dire, il a même renoncé à sa femme et à ses enfants. Cependant, il a toujours eu pour ce qui concerne leurs âmes, le soin et la sollicitude convenables ; en effet, par ses lettres, il les a tellement attirés à la connaissance de la vérité, que s'il pouvait les pourvoir d'un abri par