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Saint François de Sales
Sermon pour la Fête de la Toussaint
1er Novembre 1621


La première fête que l'on ait jamais célébrée a été une fête de complaisance. Il est dit dans la Genèse que lorsque Dieu eut créé le ciel et la terre, il les regarda, les trouva bien et s'y complut ; car considérant la lumière il dit qu'elle était bonne  ; voyant ensuite la terre comme la pépinière des arbres, herbes et plantes, et la mer qui retenait dedans soi tant de poissons, il dit derechef que cela était bon. Mais comme les anciens Pères remarquent,  lorsque la divine Majesté eut séparé la Mésopotamie et fait le paradis terrestre, il créa l'homme,  puis il tira une de ses côtes et en fit la femme  ; et regardant par après tout son ouvrage, il le trouva non seulement bon, mais plus que très bon. Voilà la complaisance.

Or, la sainte Église qui non seulement est épouse de Notre Seigneur, mais encore son imitatrice, se voulant en tout et par tout conformer à lui, célèbre les fêtes des Saints avec un plaisir admirable. Lorsqu'elle les considère et les honore en particulier, voyant la ferveur des Martyrs, l'amour des Apôtres, la pureté des Vierges, elle dit à l'imitation du Créateur que cela est bien  ; mais quand elle vient à tout ramasser et faire à tous ensemble une fête, contemplant les couronnes, les palmes, les victoires et triomphes de tous les Saints, elle en ressent une complaisance sans pareille et s'écrie : O que cela est bon, mais plus que très bon ! C'est cette fête que nous célébrons aujourd’hui.

Il y a plusieurs raisons de l'institution de celle-ci  ; mais je me contenterai de vous en dire seulement une qui est fondamentale. C'est qu'elle est instituée pour honorer plusieurs Saints et Saintes qui sont au Ciel, les noms desquels n'étant point connus ici bas en terre, l'Église ne peut solenniser leur fête en particulier. Ne pensez pas que ce soient les miracles et les vocations spéciales qui ont rendu saints tous ceux qui sont en Paradis  ; o non certes, car il est vrai qu'il y en a un nombre infini qui ont été ignorés en cette vie, qui n'ont point fait de prodiges et dont on ne fait aucune mention sur la terre, lesquels néanmoins sont au-dessus de ceux qui ont opéré beaucoup de merveilles et qui ont été et sont honorés parmi l'Église de Dieu. Ce fut à la vérité un coup de la divine Providence de révéler et faire connaître la sainteté de saint Paul premier hermite qui vivait si caché et si peu estimé dans le désert. O Dieu, combien pensez-vous qu'il y a eu de Saints dans les cavernes, dans les boutiques, dans les maisons dévotes, dans les monastères, qui sont morts inconnus et qui à cette heure sont exaltés dans la gloire par-dessus ceux qui ont été bien connus et honorés sur la terre ? C'est pourquoi l'Église considérant la fête qui se célèbre au Ciel en fait par conséquent une en terre, en laquelle elle exalte ceux qu'elle connaît et aussi ceux dont elle ne connaît ni les noms, ni les vies.

On admire le merveilleux rapport et correspondance que la terre a avec le ciel, qui est tel que l'on peut dire que le ciel est le mari de la terre et qu'elle ne peut rien produire que par le moyen des influences qu'elle en reçoit. Je ne veux pas ici parler de ces influences dont traitent les astrologues, ce n'est pas pour ce lieu  ; je parle de celles que, d'après les platoniciens, le ciel répand sur la terre, lesquelles lui font produire les fruits, les arbres et les plantes. Et que rend la terre au ciel en récompense ? Elle lui expose ces plantes, ces fleurs et ces fruits, et elle lui renvoie des vapeurs qui montent comme la fumée de l'encens brûlé, et le ciel les reçoit. En somme, c'est une chose agréable de voir la correspondance qui existe entre le ciel et la terre.

O Dieu, que c'est chose plus admirable encore de considérer le rapport qu'il y a entre la Jérusalem céleste et la terrestre, entre l'Église triomphante et la militante ! L'Église militante fait ici bas en terre ce qu'elle croit se faire là haut en la triomphante, et comme une bonne mère, elle tire tout ce qu'elle peut de la Jérusalem céleste pour en nourrir ses enfants. Elle tache de les élever et conformer en tout ce qui est possible aux habitants du Ciel  ; c'est pourquoi considérant les fêtes qui s'y célèbrent pour le martyre et triomphe de chaque Saint en particulier, elle en fait de même ici bas. Comme chante-t-elle la ferveur et constance de saint Laurent, comme admire-t-elle un saint Barthélemy, et ainsi des autres ! Mais outre cela, voyant qu'il se fait en Paradis une réjouissance pour tous en général, elle a aussi établi une solennité à cette fin  ; c'est celle que nous célébrons aujourd’hui. Ce qu'elle nous veut faire entendre au commencement de la sainte Messe du jour lorsqu'elle dit : " Réjouissons-nous pour la fête des Saints, " chantons leur triomphe et victoire, et autres paroles de joie et d'exultation. Je dirai donc quelque chose, le plus brièvement qu'il me sera possible, touchant ce qu'il faut faire pour bien célébrer cette fête, le réduisant en trois points, le premier que je marquerai et les deux autres que je déduirai.

Dieu, de toute éternité, a désiré de nous donner sa grâce et de nous faire ressentir les effets de sa miséricorde, et par conséquent de sa justice, par laquelle il nous veut donner sa gloire. Il veut pour cela que nous nous servions de l'invocation des Saints et Saintes, qu'ils soient nos médiateurs et " que nous recevions par leur entremise ce que nous ne méritons pas d'obtenir " sans celle-ci. Or est-il que ces Esprits bienheureux, les Chérubins, les Séraphins et tous les autres Anges nous aimant souverainement, non seulement nous désirent, mais aussi nous procurent les célestes faveurs, poussés par le motif de la charité ; car l'amour du prochain procédant et naissant de l'amour de Dieu comme de sa source et origine, il s'ensuit que du grand amour des Bienheureux envers Notre Sauveur et Maître procède un désir très ardent qu'il nous donne sa grâce en ce monde et sa gloire en l'autre. A la vérité, nous recevons la grâce de sa miséricorde et la gloire de sa justice ; cependant sa miséricorde est si grande qu'elle surnage par-dessus tout, partant nous obtenons la gloire de l'une et de l'autre. C'est le propre de sa justice de récompenser ceux qui travaillent pour acquérir le Royaume de Dieu, cette divine Majesté nous ayant mis en cette terre où nous pouvons mériter et démériter ; néanmoins le loyer qu'il nous donne pour les travaux et labeurs que nous prenons est infiniment au dessus de nos mérites, et voilà où reluit sa grande miséricorde.

Mais les Saints ont encore un autre motif qui leur fait demander et désirer que Dieu nous donne sa grâce : c'est qu'ils voient en lui ce véhément désir qu'il a de la nous départir  ; cela fait qu'ils nous la souhaitent et procurent avec un amour d'autant plus grand qu'ils le voient grand en Dieu. C'est ici leur principal et plus excellent motif  ; car sachant que nous avons été créés pour la gloire éternelle, que Notre Seigneur nous a rachetés pour cela et qu'il ne désire rien plus sinon que nous jouissions du fruit de Notre Rédemption, ils conforment leur désir et amour à sa divine Majesté en ce qui concerne notre salut comme en toute autre chose. O Dieu, c'est cet amour qui produit celui du prochain et qui fait que l'on travaille pour l’aider, que l'on s'oublie soi même pour le servir.

Il faut donc prier et invoquer les Saints, et c'est en cette sorte que l'on doit célébrer leurs fêtes, implorant leur secours et l'employant pour obtenir les grâces et faveurs dont nous avons besoin. Notre Seigneur a si agréable que l'on se serve de l'invocation des Saints, que voulant nous départir quelque faveur il nous inspire souvent de recourir à leur entremise afin de nous accorder ce que nous demandons. Lui-même les provoque à prier en leur témoignant le désir qu'ils implorent les grâces dont nous avons besoin. Aussi l'Église conjure-t-elle Notre Seigneur de provoquer les Saints à prier pour nous. Voilà donc comme nous devons nous adresser à eux avec toute confiance, spécialement le jour de leur fête, car il n'y a point de doute qu'ils ne nous écoutent et fassent volontiers ce de quoi nous les supplions.

Mais d'autant que nous parlons de la prière, disons qu'il y a trois personnes qui interviennent en celle-ci : la première, celle que l'on prie  ; la seconde, celle par qui l'on demande  ; la troisième, celle qui prie.

Quant à la première, qui est celle que l'on prie, ce ne peut jamais être que Dieu, car c'est lui seul qui possède en soi tous les trésors de la grâce et de la gloire. Pour cela, lorsque nous prions les Saints nous ne leur demandons pas qu'ils nous accordent ou qu'ils nous départent quelque vertu ou faveur, mais bien qu'ils la nous impètrent, parce qu'il n'appartient qu'à Dieu seul de donner ses grâces comme il lui plaît et à qui il lui plaît.

Or, on peut prier Dieu en deux façons, à savoir, immédiatement et médiatement. Immédiatement c'est parler directement à Dieu sans l'entremise d'aucune créature, comme firent le centenier , le publicain , la Samaritaine , la Cananéenne , et plusieurs autres que nous lisons en la Sainte Écriture, lesquels prièrent directement Notre Seigneur et en reçurent de grandes grâces à cause de l'humilité dont ils accompagnaient leurs demandes. Voyez ce bon Abraham  ; que dit-il ? Je parlerai à mon Seigneur, encore que je ne sois que poudre et cendre.  Comme s'il voulait dire : Hélas ! Il est vrai que ce Dieu auquel je veux parler est très haut, et que moi je ne suis que poudre, cendre, poussière et chose de nul prix  ; néanmoins je parlerai à mon Seigneur, d'autant qu'il est mon Créateur et que je suis sa créature. Le publicain reçut la rémission de ses péchés ; de même la Samaritaine et plusieurs autres, Dieu pouvant donner ce qu'il lui plaît, sans avoir besoin de l'aide et secours d'aucune créature.

Prier Dieu médiatement c'est s'adresser à lui par le moyen des Saints et de la Sainte Vierge, comme fit le centurion, lequel envoya ses amis pour conjurer Notre Seigneur de venir guérir son serviteur. La Cananéenne, après avoir prié immédiatement le Sauveur, se sentant rejetée par lui, lui parla médiatement par l'entremise des Apôtres, les suppliant d'être avocats pour elle. Cette façon de prier est bonne et bien méritoire, car elle est humble ; elle procède de la connaissance de notre indignité et bassesse, qui fait que n'osant approcher de Dieu pour lui demander ce de quoi nous avons besoin, nous nous adressons aux Saints ; ainsi nos prières, qui d'elles mêmes sont faibles et de peu de valeur, étant mêlées avec celles de ces Bienheureux auront une grande force et efficace.

La prière immédiate est toute filiale, pleine d'amour et de confiance ; elle s'adresse à Dieu comme à Notre Père et Notre Chef souverain. Notre Seigneur nous a lui-même enseigné cette méthode en l'Oraison Dominicale,  qu'il commence par cette parole: Notre Père. O Dieu, que c'est une parole pleine d'amour que celle-ci, et qu'elle remplit le cœur de douceur et de confiance filiale ! Ce que vous verrez par les demandes qui se font en la même Oraison, en laquelle on parle immédiatement à Dieu ; car après l'avoir appelé du nom de Père on lui demande son Royaume et que sa volonté soit faite ici bas en terre comme elle se fait là haut au Ciel. O que ces requêtes sont grandes, qu'elles sont amoureuses et confiantes !

La seconde personne qui intervient en la prière c'est celle qui demande. Remarquez que je ne dis pas que c'est celle qui prie, mais celle qui demande, car il y a en de la différence entre prier et demander. Le maître demande bien à son serviteur mais il ne le prie pas, mais au contraire en lui demandant quelque chose il lui commande en certaine façon de la lui donner. Un autre demandera ce qui lui est dû ; celui-là ne prie pas comme par forme de prière, mais il exige ce qui justement lui appartient. C'est une question qui est débattue en la théologie scolastique, à savoir mon, si Notre Seigneur en tant qu'homme prie maintenant pour nous, car il est Notre Avocat et Médiateur  ; aussi faut-il que les avocats prient de même que les médiateurs. Ceci est fort discuté entre les théologiens  ; mais il me semble que l'on s'en doit rapporter à ce que Notre divin Maître a déclaré : je ne dis pas que je prierai pour vous  ; car il y a différence entre prier et demander, comme nous venons de le voir. Il n'y a point de doute que Notre Seigneur Jésus Christ ne demande pour nous le Royaume des Cieux, qui lui appartient et qu'il nous a gagné au prix de son sang et de sa vie, et pour ce, il le demande comme chose qui lui est due par justice ; de même pour toutes les autres demandes qu'il adresse à son Père. Or, soit que l'on objecte qu'il fait ces requêtes par forme de supplication et prière, se rendant Notre Médiateur, je ne suis pas homme de conteste ; tant y a que ce qu'il demande pour nous lui appartient par droit de justice.

La troisième personne qui intervient en la prière c'est la créature raisonnable. Mais laissant à part tout ce qui se pourrait dire sur ce sujet, nous ne parlerons que de nous qui sommes cette troisième personne. Nous autres chrétiens, qui vivons en cette vallée de misères, prions et envoyons nos requêtes et nos soupirs au Ciel, implorant le secours de Dieu et lui demandant sa grâce ; pour cela nous nous servons de l'invocation des Saints, les suppliant d'intercéder pour ce qui nous regarde, nous qui sommes pèlerins sur cette terre, et qu'ils nous aident à parvenir à cette félicité de laquelle ils jouissent.

Mais hélas ! nous sommes de pauvres gens ; nos prières sont si froides, si faibles, lâches et tièdes ! Certes, il y a bien de la différence et disproportion entre celles des Bienheureux et les nôtres. O Dieu, ces glorieux saints prient continuellement et sans se lasser ; leur félicité est de perpétuellement chanter les louanges de Dieu, mais avec tant de ferveur, de profonde humilité, d'amour et de fermeté qu'elles sont d'un prix et d'une valeur incompréhensibles. Et les nôtres, chétives, viles et impures, étant mêlées parmi les leurs reçoivent une force et vertu admirable. Il en prend tout de même comme d'une goutte d'eau qui est jetée dans un tonneau de vin, laquelle vient à quitter ce qu'elle était et à se convertir en vin  ; ainsi nos prières étant présentées à la divine Majesté en union de celles des Saints glorieux, perdent leur faiblesse et prennent la force, vigueur et vertu des leurs. Par ce divin mélange elles se rendent encore précieuses devant Dieu et méritoires pour nous et pour nos prochains, car la charité et l'amour divin ne veulent pas que l'on travaille seulement pour soi mais aussi pour autrui.

Les Saints au Ciel ne cessent, comme nous avons dit, de désirer et demander que nous jouissions du fruit de Notre Rédemption, et que par ce moyen nous arrivions à la félicité qu'ils possèdent ; ils sont poussés à ce faire par cette charité vraie et non envieuse qui n'a d'autre objet que la gloire de Dieu ; de là vient qu'ils souhaitent que nous la possédions. Ceci était mon second point, que les Bienheureux prient d'autant plus ardemment et fortement pour nous qu'ils voient davantage dans l'Essence divine combien sa Bonté désire notre salut et béatitude. Nous en devons faire de même à l'endroit de notre prochain, nous employant à son service et l'aidant à se sauver avec une charité non point envieuse ni jalouse, mais qui regarde Dieu seul, n'ayant point d'autre prétention que de le glorifier.

Oh si nous pouvions un peu comprendre quelle est cette charité des Saints et de quelle ferveur et humilité ils accompagnent leurs prières ! Certes, nous aurions bien sujet de nous confondre si nous venions à faire comparaison du peu d'humilité qui se trouve en nos oraisons avec celle qu'ils joignent aux leurs, car nous verrions que pour grande que fut l'humilité qui accompagne nos prières, elle ne serait rien au prix de celle qu'ils pratiquent au Ciel. Celle des âmes bienheureuses procède de la connaissance très claire qu'elles ont, sans ombre ni figure, de la grandeur et essence de Dieu, de cette distance infinie qu'il y a entre Dieu et l'homme, entre la créature et le Créateur ; et plus ils ont de degrés de gloire plus ils connaissent cette distance infinie, et par conséquent leur humilité est plus profonde. Que si, en cette vie, une personne, par le fréquent exercice des considérations et méditations sur la grandeur de Dieu et sur sa bassesse, vient à découvrir une si grande disproportion et éloignement de l'une à l'autre qu'elle s'abaisse et humilie jusqu'au plus profond abîme de son néant, ne trouvant jamais de lieu assez bas pour s'y enfoncer, quelle doit être, je vous prie, l'humilité de ces glorieux Saints qui voient clairement la Majesté divine ?

Certes, l'humilité de la sacrée Vierge a été très grande en cette vie, car elle avait plus de connaissance de Dieu qu'aucune créature. Quand elle dit qu'il a regardé la bassesse de sa servante , elle montre qu'elle connaît et confesse la distance infinie qui existe entre Dieu et elle. L'humilité avec laquelle elle prononça ces paroles : " Voici la servante du Seigneur " fut si excellente qu'elle étonna les anges mêmes. Mais l'humilité que Notre Dame a maintenant au Ciel est mille et mille fois plus grande qu'elle n'était ici bas parce qu'elle a mille fois plus de connaissance de la grandeur de Dieu qu'elle n'avait alors. Cette connaissance de la Majesté divine, de ses grandeurs et perfections est le plus excellent et le plus fort motif pour nous humilier et abaisser en notre propre néant. Voila comment l'humilité se pratique dans la gloire ; il n'y a donc point de doute que les prières des Saints, étant faites et accompagnées d'une telle humilité, ne soient bien méritoires et ne nous puissent beaucoup aider.

Mais avant d'en ressentir les effets il faut que nous sachions nous en prévaloir ; car si de notre côté nous ne coopérons, assurément nous nous rendrons incapables de leurs suffrages. C'est une plaisante chose de demander aux Saints qu'ils intercèdent pour nous et nous obtiennent quelque grâce, si de notre côté nous ne nous voulons disposer à la recevoir. Nous les prions de nous obtenir des vertus et nous ne voulons pas nous mettre en l'exercice de celle-ci ni en faire aucun acte ; néanmoins nous prétendons que les Saints les nous obtiennent, nonobstant que nous fassions les actes contraires aux vertus que nous demandons. O quel abus est celui-ci ! Certes, la miséricorde de notre Dieu veut que nous coopérions à sa grâce et à ses dons ; aussi, quand nous lui requérons quelques vertus par l'entremise des Saints, il nous les accorde si nous commençons d'abord à les pratiquer. Car voyez-vous, notre cher Sauveur et Maître nous a créés sans nous, c'est à dire il nous a donné l'être lorsque nous n'étions rien  ; mais il ne nous veut pas nous sauver sans nous, il ne veut point violenter notre liberté ni sauver personne par force, il lui faut notre consentement et coopération à sa grâce.

Alors seulement s'accomplira notre rédemption, sans laquelle nous ne saurions arriver au Ciel. Il n'y a point d'autre porte pour entrer en Paradis que celle de la rédemption du Sauveur ; c'est pourquoi l'Église termine toutes ses prières par le nom de Notre Seigneur Jésus Christ, pour nous montrer que les prières des Anges ni celles des hommes ne peuvent être ouïes du Père éternel si ce n'est au nom de son Fils. Par conséquent aucune créature, non pas même la sacrée Vierge, quelles que soient les prières qu'elle fasse, ne peut parvenir à la gloire sinon par la Mort et Passion de Notre Seigneur qui nous l'a achetée et méritée par celle-ci. Les Saints donc prient afin que le mérite de cette Passion nous soit appliqué. Or, à mesure que nous correspondons aux dons de Dieu il nous en départ de nouveaux, et par suite nous augmentons le plaisir qu'il prend de toujours nous en donner. Aussi les Bienheureux supplient avec ferveur sa Bonté de se répandre sur nous, étant incités à ce faire, comme nous l'avons dit, par le désir et le plaisir qu'ils voient que Dieu prend à se répandre et communiquer.

Voyez-vous, si nous voulons nous rendre bien capables des suffrages des Saints et les émouvoir à prier pour nous, il nous faut fidèlement pratiquer les vertus que nous demandons par leur intercession, et nous bien disposer à recevoir les dons du Seigneur : c'est ici mon troisième point. Et pour ce faire nous devons agir comme eux, à savoir, embrasser les préceptes que Notre Sauveur a prononcés sur la montagne où il se retira, se voyant suivi d'une grande multitude de peuple. Lors il dit ces sacrées paroles dans lesquelles est comprise toute la perfection chrétienne : " Bienheureux les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux ; bienheureux les débonnaires, car ils possèderont la terre ; bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ; bienheureux enfin ceux qui sont persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux. "

Voici une étrange doctrine qui est directement contre l'esprit du monde  ; mais vous l'entendrez mieux par la comparaison de cette statue que Nabuchodonosor vit en songe, laquelle avait la tête d'or, les bras d'argent, le ventre d'airain, les pieds de terre et tout le reste comme vous l'avez souvent ouï dire. Pendant que Nabuchodonosor regardait la beauté de celle-ci il aperçut une petite pierre se détacher de la montagne, laquelle heurtant les pieds de cette statue la renversa par terre et la réduisit en cendre, et il n'en resta rien. O mes chères Sœurs, c'est à vous à qui je parle, car si bien vous n'êtes pas encore hors du monde, vous êtes néanmoins comme des Nazaréens, éloignées et séquestrées du monde et de la vanité. Qu'est-ce, je vous prie, cette statue sinon ce monde, ou plutôt la vanité et orgueil de celui-ci, qui a la tête d'or et tout ce qui suit ? Et cette montagne dont il est descendu une petite pierre n'est autre que Notre Seigneur, de la bouche duquel est sortie cette pierre des huit béatitudes qui renverse la statue de la vanité, faisant que tant et tant de personnes ont quitté le siècle, ses richesses, honneurs et dignités, et se sont rendues pauvres, viles et abjectes.

Il est vrai que cette doctrine évangélique a été répandue par toute la terre et embrassée de plusieurs. Voyez comme ceci s'est fait. Notre Seigneur dit : Bienheureux les pauvres d'esprit ; et le monde : Bienheureux ceux qui sont riches, qui ont de l'or, de l'argent ; qu'heureux sont ceux qui ont toutes sortes de commodités en cette vie ! Comme au contraire, malheureux sont les pauvres qui n'ont rien de tout cela : on n'en tient aucun compte, on les estime dignes de compassion. Mais Notre Seigneur voyant la folie et misère des mondains et en quoi ils constituent leur béatitude, jette cette pierre aux pieds de cette statue et dit en premier lieu: Bienheureux les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux  ; et au contraire, malheur aux riches, car outre qu'ils ne possèderont point ce Royaume, ils seront malheureux, d'autant qu'ils n'auront pour récompense que l'enfer et la compagnie des diables.

Je pourrais ajouter beaucoup de choses sur ceci si j'étais en un autre lieu, mais je passe outre, car je ne veux parler qu'à vous. Notre divin Maître poursuit : Bienheureux sont les débonnaires, car ils possèderont la terre. Or, d'autant que cette débonnaireté veut que l'on réprime les mouvements de colère, que l'on soit doux, cordial et plein de mansuétude envers tous, que l'on pardonne à l'ennemi, que l'on supporte les mépris, la vanité du siècle, qui a un esprit tout contraire à celui-ci, dit : Bienheureux celui qui se venge de son ennemi, qui se fait craindre et redouter de tous, auquel on n'oserait faire un affront ni adresser un mot de mépris  ; qu'il est heureux celui-là ! Tandis qu'elle regarde comme malheureux celui qui est doux et bénin parmi les mépris et adversités. Notre Seigneur jette derechef cette pierre et déclare : Bienheureux les débonnaires, car ils possèderont la terre ; et par ces paroles il détruit cette fierté et arrogance en laquelle le monde fonde sa béatitude.

Il ajoute encore: Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Et le monde dit : Bienheureux ceux qui rient et se donnent du bon temps, ceux qui dansent aux bals, ceux qui vont en mascarade et qui suivent les plaisirs et vanités ; malheur à ceux qui pleurent. Oh ! que telles sortes de gens sont à plaindre ! Enfin le Sauveur continue : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice ; bienheureux non seulement ceux qui font justice, mais encore qui sont persécutés pour la justice même. Et le monde ne dit-il pas tout au rebours ? Ne va-t-il pas constituant son bonheur en tout ce qui est contraire aux préceptes de l'Évangile ? C'est pourquoi Notre Seigneur considérant cette statue, non point en songe comme Nabuchodonosor, mais en vérité, et voyant qu'elle n'avait que des pieds de terre, c'est à savoir que tout ce que ce siècle prise n'est fondé que sur des choses périssables et transitoires, il jeta, comme nous avons dit, cette pierre des huit béatitudes auxquelles est enclose toute la perfection chrétienne.

Mais le monde voyant sa gloire renversée et qu'on le quittait pour la pauvreté, les mépris, les larmes et la persécution, la prudence humaine s'y est glissée et a trouvé mille et mille interprétations de ces béatitudes ; et c'est elle qui a tout gâté. O Dieu, dit-elle, véritablement les pauvres d'esprit sont bienheureux. Mais n'est-ce pas être pauvre d'esprit que d'avoir l'usage des richesses, de posséder des biens et dignités, pourvu qu'on n'y attache pas trop son affection ? D'autres diront: Pour être pauvre d'esprit il suffit d'être Religieux et d'avoir quitté le monde, et choses semblables. Il est vrai qu'on l'est déjà en quelque façon par ce renoncement ; mais hélas, ce n'est pas ainsi que l'entend Notre Seigneur. C'est de quoi se plaint saint Augustin, car il est bien difficile de posséder beaucoup de biens et honneurs sans les affectionner. Hé, dit-il, ce n'est pas tout de se faire Religieux: quitter tout pour avoir toutes choses à souhait, se faire pauvre en entrant en Religion et vouloir que rien ne nous manque, vouer la pauvreté et ne vouloir en ressentir aucune incommodité, et qui pis est, rechercher en Religion ce que nous n'avons pas peu trouver au monde, prétendre nonobstant ce vœu, d'avoir mieux nos aises et commodités qu'avant de nous être rendus pauvres, o Dieu, quelle pauvreté molle, fade et blâmable ! Il est vrai pourtant, et c'est un malheur, que les plus difficiles à contenter dans les monastères ce sont ceux qui avaient le moins de biens avant que d'y entrer.

O certes, ce n'est point de telle pauvreté que Notre Seigneur et Maître veut parler ; ce n'est point ainsi que lui et ses Saints l'ont pratiquée. Il est mort tout nu, et ses Saints l'ont suivi en cette pauvreté, quittant tout et s'exposant courageusement à toutes les mésaises qu'elle entraîne après soi. Voyez le saint Abbé Sérapion duquel il est parlé en la Vie des Pères, qui délaissa toutes choses et se dépouilla tout nu. Si on lui eut demandé : O bon Saint, qui vous a réduit en tel point ? O Dieu, eut-il dit, c'est cette aimable pauvreté à laquelle est promis le Royaume des cieux ; c'est elle qui m'a ici conduit et qui me fait pâtir de la sorte. Voilà comme la pauvreté nous porte à embrasser les incommodités qui la suivent.

Or, ce que la prudence humaine trouve contre la pauvreté, elle le trouve de même de la débonnaireté, des larmes et en somme de toutes les autres béatitudes. Mais il ne faut point tant d'interprétations, il faut aller simplement et se tenir au pied de la lettre. Si nous voulons faire profession d'embrasser la pauvreté, embrassons de bon cœur les misères et incommodités qu'elle mène quant et soi ; soyons doux, cordiaux envers tous ; pleurons si nous voulons être consolés, je veux dire, versons des larmes spirituelles. Je sais bien que ces paroles : Bienheureux ceux qui pleurent, s'entendent de ceux qui pleurent leurs péchés et ceux d'autrui parce qu'ils sont contre Dieu, ou encore pour l'absence de ce souverain Bien, comme faisait David qui détrempait son pain de larmes quand on lui disait : où est ton Dieu ? Mais tous n'ont pas ces larmes, et elles ne sont pas nécessaires pour être sauvé ; néanmoins tous peuvent avoir le désir de celle-ci et demeurer devant la divine Majesté avec un cœur contrit et humilié. Soyons justes, souffrons et endurons toutes sortes de persécutions pour la justice, et en cette façon soyons-en altérés et affamés, et glorifions par ce moyen le Père, le Fils et le Saint Esprit. Amen.
 

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