Homélies sur les Évangiles
saint Grégoire le Grand
HARANGUE AU PEUPLE À PROPOS
DE L’ÉPIDÉMIE
Les diverses éditions des
œuvres de saint Grégoire ont coutume de joindre aux Homélies
sur les Evangiles le discours prononcé à l’occasion de la
grande épidémie de 590 pour encourager le peuple à
faire pénitence de ses péchés et à obtenir
du Ciel la fin du fléau. Ce texte est placé à la suite
des Homélies dans la Patrologie Latine de Migne (t. 76, col. 1311-1314).
Nous avons préféré l’insérer au début,
car il aide à comprendre les circonstances dans lesquelles Grégoire
a dû prêcher.
En novembre 589, le Tibre déborde,
ruinant plusieurs édifices et renversant les greniers de l’Eglise,
où l’on conservait le froment pour la nourriture des pauvres. Des
serpents et des bêtes monstrueuses, noyés et rejetés
sur la rive, dégagent des miasmes, qui, en janvier 590, font éclater
une épidémie de peste inguinale (la peste apparaît
sous l’aine des malades). Une des premières victimes est le pape
Pélage II, emporté le 7 février; il y en a beaucoup
d’autres, et les Romains sont si terriblement décimés qu’on
croit voir les flèches célestes tomber sur eux et les frapper.
Grégoire est acclamé pape par le peuple unanime, mais il
fait tout ce qu’il peut pour se soustraire à un honneur qu’il redoute.
Cependant, s’il refuse aussi longtemps que possible la dignité pontificale,
il ne se dérobe pas pour autant au service du peuple, et assume
sans attendre le rôle de chef dans la Ville éternelle désorientée.
Il faut à la fois préparer les fidèles menacés
par la peste à bien mourir, et pour conjurer ce fléau, faire
adresser au Ciel des prières instantes : telles sont les deux finalités
que poursuit Grégoire dans sa harangue au peuple romain. Il engage
les chrétiens à tirer parti des châtiments divins qui
s’abattent sur eux pour s’ouvrir à une vraie conversion. Une mort
subite, qui ne laisse pas aux malades le temps de la pénitence,
frappe le peuple sans relâche. En quel état les âmes
doivent-elles paraître en présence de leur Juge! Il faut donc
que chacun recoure sans attendre aux larmes de la pénitence, et
efface ainsi ses fautes. Personne ne doit désespérer : Dieu
ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il
vive. Grégoire, ayant ainsi exhorté le peuple, ordonne des
«litanies», c’est-à-dire des processions solennelles.
Il manifeste en cette occasion le génie de liturgiste dont il a
donné bien d’autres preuves dans sa vie : de sept basiliques désignées,
les diverses catégories du peuple doivent partir, au chant des litanies,
avec le clergé de chacune des sept régions. Puis ces sept
groupes se rejoindront à Sainte-Marie-Majeure pour une longue prière
commune.
C’est par le récit que le
diacre tourangeau Agiulf fit à l’historien Grégoire de Tours
que nous connaissons tous ces détails. L’Histoire des Francs précise
encore : «Il rassembla les groupes de clercs et leur ordonna de chanter
pendant trois jours et d’implorer la miséricorde du Seigneur. A
partir de la troisième heure, des chœurs de chantres venaient des
deux côtés à l’église, en clamant à travers
les rues de la Ville Kyrie Eleison, et notre diacre [Agiulf], qui était
présent, racontait que dans l’espace d’une seule heure, tandis que
la voix du peuple adressait au Seigneur ses supplications, quatre-vingts
personnes étaient tombées par terre et avaient rendu l’âme.
Mais celui qui allait devenir évêque ne s’arrêta pas
de prêcher le peuple, dans la crainte qu’il ne cessât ses prières.»
(Hist. Franc. X, 1)
Ainsi, avant même d’être
pape, Grégoire «ne s’arrêtait pas de prêcher»,
malgré sa santé si chancelante. Il ne s’arrêta pas
non plus une fois pape. Et c’est ce zèle pour la prédication
qui nous a valu les quarante Homélies qui suivent.
Les fléaux de Dieu, que nous
aurions dû redouter quand ils étaient encore à venir,
il faut du moins, frères très chers, qu’ils nous inspirent
de la crainte maintenant qu’ils sont présents et que nous les ressentons.
Laissons la souffrance nous ouvrir la voie de la conversion, et les châtiments
mêmes qui nous frappent attendrir la dureté de notre cœur.
Car ainsi que l’a prédit le témoignage du prophète,
«le glaive a pénétré jusqu’à l’âme»
(Jr 4, 10). Vous voyez en effet le peuple entier frappé du glaive
de la colère céleste, et tous les hommes victimes de ces
coups imprévus. La maladie ne précède plus la mort,
mais comme vous le constatez, c’est la mort elle-même qui prend les
devants sur la maladie. Celui qui est frappé se voit enlevé
avant d’avoir pu recourir aux larmes de la pénitence. Considérez
donc dans quel état se présente aux regards du Juge rigoureux
celui qui n’a pas le temps de pleurer ce qu’il a fait.
Ce n’est pas une partie des habitants
qui est emportée, mais ils tombent tous ensemble. Les maisons se
retrouvent vides; les parents assistent aux funérailles de leurs
enfants, et leurs héritiers les précèdent dans la
tombe. Que chacun de nous cherche donc un refuge dans les lamentations
de la pénitence, pendant qu’il a encore le temps de pleurer avant
d’être frappé. Remettons devant les yeux de notre esprit tous
nos errements passés, et expions dans les larmes le mal que nous
avons commis. «Hâtons-nous de nous présenter devant
lui par la confession» (Ps 95, 2), et comme le demande le prophète,
«élevons nos cœurs avec nos mains vers Dieu» (Lm 3,
41). Elever son cœur avec ses mains vers Dieu, c’est soutenir son effort
de prière avec les mérites de ses bonnes œuvres. Comme il
donne, oh oui! comme il donne confiance à notre crainte, celui qui
crie par la voix du prophète : «Je ne veux pas la mort du
pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive.» (Ez 33,
11). Que personne ne désespère à cause de l’énormité
de ses crimes : une pénitence de trois jours a effacé les
fautes invétérées des Ninivites (cf. Jon 3), et le
larron converti a mérité la récompense de la vie à
l’instant même de la sentence qui le condamnait à la mort
(cf. Lc 23, 40-43). Changeons donc nos cœurs, et soyons persuadés
que nous avons déjà reçu ce que nous demandons. Le
Juge se laisse plus vite fléchir par la prière si celui qui
demande se corrige de ses dérèglements.
En face de ce glaive menaçant
qui nous châtie si terriblement, persévérons dans nos
prières jusqu’à en être importuns. L’importunité,
qui a coutume d’ennuyer les hommes, plaît à la Vérité
qui nous juge, car le Dieu bon et miséricordieux veut que le pardon
lui soit demandé avec insistance dans la prière : il ne veut
pas se mettre en colère autant que nous le méritons. Aussi
dit-il par la bouche du psalmiste : «Invoque-moi aux jours de ta
détresse; je te délivrerai, et tu me glorifieras.»
(Ps 50, 15). C’est donc lui-même
qui témoigne de son désir de faire miséricorde à
ceux qui l’invoquent, puisqu’il nous exhorte à l’invoquer.
Le cœur contrit, et après
avoir rectifié notre conduite, nous viendrons donc, frères
très chers, dès l’aube de demain mercredi, former sept processions,
qui psalmodieront les litanies dans la ferveur de l’âme et dans les
larmes, suivant l’ordre que je vais vous indiquer. Que nul d’entre vous
ne sorte travailler aux champs, que nul ne se livre à une occupation
quelconque, en sorte que nous nous réunissions tous à l’église
de la sainte Mère du Seigneur, et qu’après avoir péché
tous ensemble, nous pleurions aussi tous ensemble le mal que nous avons
commis. Le Juge rigoureux, nous voyant ainsi nous punir nous-mêmes
de nos fautes, nous fera grâce de la condamnation qu’il avait portée
contre nous.
La procession des clercs sortira
de l’église du bienheureux Jean-Baptiste; celle des hommes, de l’église
du bienheureux martyr Marcel; celle des moines, de l’église des
martyrs Jean et Paul; celle des servantes de Dieu, de l’église des
bienheureux martyrs Côme et Damien; celle des femmes mariées,
de l’église du bienheureux Etienne, premier martyr; celle des veuves,
de l’église du bienheureux martyr Vital; celle des pauvres et des
enfants, de l’église de la bienheureuse martyre Cécile.
Lettre A SECUNDINUS, ÉVÊQUE
DE TAORMINA
La lettre de saint Grégoire
à Secundinus, qui sert de prologue au recueil des quarante Homélies,
contient des indications dignes d’attention. Elle nous apprend d’abord
comment le pape définit sa prédication. Prêcher, pour
lui, c’est commenter l’évangile. Et s’il ne dédaigne pas
d’user des actes des martyrs dont il célèbre le natale, ou
d’histoires appropriées à son sujet, si même, plus
souvent encore, il s’étend longuement sur le mystère de la
fête célébrée, c’est bien de l’évangile
du jour qu’il veut avant tout entretenir ses auditeurs. Les Homélies
sur les Evangiles ne mentent pas à leur titre.
Grégoire précise aussi
qu’il a prêché pendant la messe : inter sacra missarum solemnia.
Le pape ne craint donc pas d’allonger parfois la cérémonie
d’une heure, voire davantage, par de copieux commentaires d’évangile.
On mesure ici la capacité d’attention des fidèles de l’époque,
capables de rester debout trois heures durant pour prier et écouter
la parole de Dieu.
Grégoire, enfin, se plaint
dans sa lettre qu’on ait diffusé ses homélies sans lui laisser
le temps de les réviser. Cette plainte nous montre sans doute l’importance
qu’il attache à l’exactitude doctrinale de son enseignement, mais
elle nous révèle aussi l’empressement avec lequel on s’est
jeté dès les origines sur les textes venant de lui. Déjà
s’annonce l’engouement provoqué par les Homélies, «l’un
des livres les plus lus et les plus vénérés de tout
le moyen âge» (J. de Ghellinck, Le mouvement théologique
du XIIe siècle, 2e éd., Paris, 1948, p. 18). L’admiration
des médiévaux pour saint Grégoire a été
sans bornes. Après la Sainte Ecriture, ses ouvrages ont été
les plus recopiés. On les retrouve dans toutes les bibliothèques
monastiques. L’abbé Raymond Etaix signale qu’il en subsiste aujourd’hui
plus de quatre cents manuscrits, sans compter les fragments, les Homélies
transcrites isolément et surtout les homéliaires, qui, tous,
reproduisent cette œuvre.
Pendant plus de cinq siècles,
Grégoire a été considéré comme le premier
des maîtres. «De génération en génération,
il a des disciples qui disent de lui : Gregorius noster, comme les admirateurs
de Virgile disaient : Virgilius noster. […] Sensible au mélange
de simplicité familière et de grandeur qui se dégageait
de l’œuvre grégorienne, le moyen âge a voué à
son auteur un culte de tendresse. Ce Grégoire, si humain qu’il avait
pleuré, disait-on, sur le sort de Trajan, lui est apparu, de tous
les docteurs, le plus accessible et le plus aimable. Aussi, pendant des
siècles, ne se lasse-t-on pas de le lire et de le relire.»
(Henri de Lubac, Exégèse médiévale, Paris,
Le Cerf, 1993, t. 2, ch. VIII, 5 : Le moyen âge grégorien,
p. 537-548). Pierre le Vénérable (XIIe siècle) signale
par exemple que «chaque jour et sans interruption, des frères
innombrables, jusque parmi les plus simples et les moins instruits, récitent,
entendent, lisent et comprennent la Vie de saint Grégoire, ses Homélies,
ses Dialogues» (Patrologie Latine, t. 189, col. 839). Ce témoignage
vaut pour bien des générations. Si on lit Grégoire
avec passion, on ne se lasse pas davantage de le citer. On vit sur ses
écrits comme sur un bien de famille. C’est à «son style
d’or et de feu», déclaré immortel par Bernard de Cluny,
que «notre moyen âge doit pour une très grande part
cette belle prose chantante, rythmée, souple, assonancée,
un peu monotone, avec ses balancements, ses ingénieuses antithèses,
[…] qu’on n’a pas depuis lors assez admirée.» (Lubac, op.
cit., p. 545)
Après les siècles
monastiques, il garde une grande influence : dans la Somme de saint Thomas,
il est l’auteur le plus souvent cité après Aristote et saint
Augustin. Et les rares fois où Grégoire se trouve en contradiction
avec Augustin, c’est toujours au premier que le Docteur commun donne raison.
Sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, puis Bossuet
et Fénelon se sont inspirés des œuvres du saint pape.
S’il fut par la suite longtemps
et injustement oublié, il a été redécouvert
au XXe siècle. Dom Jean Leclercq a pu constater, au cours d’une
longue carrière d’enseignement sur la spiritualité médiévale,
l’attrait exceptionnel que Grégoire exerçait sur les jeunes
de toutes les parties du monde. Voici l’explication qu’il en donne : «[…]
ces étudiantes et étudiants, qui ne sont pas des spécialistes
et dont la plupart ne se préparent pas à le devenir, ont
reçu de lui un message qui, dès maintenant, est valable pour
eux, et capable d’orienter tout leur avenir. Ce qui assure l’unité
de ces témoignages vient de ce que Grégoire apporte une réponse
à deux appels majeurs de son temps et du nôtre : d’une part,
le besoin d’intériorité, de méditation, de prière,
de contemplation; d’autre part, celui d’un engagement actif au service
de la société. Or il a su parler de l’un et de l’autre avec
un accent de conviction qui venait de son expérience. En un temps
de misère, d’invasion, d’inflation, il commentait […] les visions
d’Ezéchiel et les Evangiles. Dire que les gens de Rome ont entendu
cela!» (Grégoire le Grand, Paris, 1986, p. 683).
A Secundinus, notre très Révérend
et très saint frère dans l’épiscopat, Grégoire,
serviteur des serviteurs de Dieu
J’ai commenté, pendant la
messe, quarante passages du Saint Evangile, choisis parmi ceux qu’on a
coutume de lire à jour fixe dans l’Eglise de Rome. Certaines de
ces explications ont été lues en présence des fidèles
par un notaire à qui je les avais dictées, les autres prononcées
par moi devant le peuple et prises en note telles que je les disais. Mais
certains frères, brûlants d’ardeur pour la sainte Parole,
ont commencé de répandre ce que j’avais dit avant que je
n’aie pu le réviser en détail, comme je me l’étais
proposé. Je serais en droit de comparer ces empressés à
des faméliques qui veulent se jeter sur la nourriture avant qu’elle
n’ait fini de cuire. Or, en expliquant le passage de l’Ecriture qui dit
: «Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour y
être tenté par le diable» (Mt 4, 1), j’ai commencé
par laisser planer quelques hésitations, mais ce doute, je l’ai
ensuite corrigé par une remarque pleine d’assurance1.
J’ai aussi veillé à
disposer ces homélies en deux livres, dans l’ordre où elles
ont été prononcées, de telle sorte que les vingt premières,
qui ont été dictées, et les vingt suivantes, qui ont
été dites en public, soient dans des volumes différents.
Que ta fraternité ne s’étonne pas si tu constates que certains
passages, qu’on lit après dans l’Evangile, ont été
placés avant, ou bien si tu trouves placés après des
passages que l’évangéliste situe avant, car les secrétaires
ont regroupé ces homélies dans chaque volume en suivant l’ordre
des jours où je les avais prononcées.
Par conséquent, si ta fraternité
vient, en sa continuelle assiduité aux saintes lectures, à
trouver une explication du passage de l’Evangile cité ci-dessus
qui laisserait planer un doute, ou bien si tu découvres un exemplaire
de ces homélies où elles ne seraient pas rangées dans
l’ordre que je viens de t’indiquer, tu saurais alors que celles-ci n’ont
pas été revues, et il te faudrait les corriger grâce
à l’exemplaire que j’ai pris soin de te faire parvenir par le porteur
de la présente. Ne laisse surtout pas les exemplaires non révisés
demeurer sans correction. La version authentique est conservée dans
les archives de notre Eglise, en sorte que les personnes qui seraient éloignées
de ta fraternité puissent trouver ici un texte corrigé qui
leur donne toute sécurité.
_______________________________
1 Cf. Homélie 16, 1.
LIVRE I
Homélie 1
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Pierre,
apôtre
12 novembre 590 (un dimanche de l’Avent)
L’avènement du fils de l’homme
Cette première Homélie
s’inscrit dans le contexte dramatique de l’année 590 (cf. introduction
à la Harangue au peuple à propos de l’épidémie).
C’est le 3 septembre que Grégoire s’est résolu à prendre
en main le gouvernail au milieu du déchaînement des flots
: «En pleurant, je me rappelle le tranquille rivage de mon repos,
que j’ai perdu», écrit-il alors à saint Léandre.
Il ne se contente pas de pleurer sa vie contemplative perdue; mais, comme
il a déjà commencé de le faire depuis la mort de son
prédécesseur Pélage, il s’occupe du pain quotidien
de la population, se dépense sans compter pour les pauvres et organise
les secours aux pestiférés. Il puise largement dans les revenus
de l’Eglise et dans ses richesses familiales. Ces circonstances nous montrent,
certes, son exceptionnelle compétence d’administrateur, mais surtout
la largeur de sa charité pastorale.
Ce contexte nous permet de comprendre
que les appels du prédicateur à mettre toute son espérance
dans le Ciel ne signifient en rien chez lui fuite des responsabilités
et oubli de la misère de ses frères. Nous saisissons aussi
que ce n’est pas par hyperbole qu’il lance à ses ouailles des exclamations
telles que celle-ci : «Voyez combien vous restez du peuple innombrable
que vous étiez.» Le pape n’a pas besoin de conditionner son
auditoire. Pour ses fidèles aux abois, il est alors évident
qu’il n’y a plus d’avenir terrestre. Et c’est sur une telle conviction
que saint Grégoire greffe sa prédication, si riche d’espérance
chrétienne. Les choses vont au plus mal : soit! Mais les catastrophes
qui nous frappent ne nous ont-elles pas été annoncées
comme devant précéder la fin du monde et le retour du Seigneur?
Or la fin du monde, et notre mort aussi, d’ailleurs, sont le commencement
des joies de la patrie céleste. Et le plus court chemin pour y parvenir,
si dur puisse-t-il paraître, n’est-il pas le meilleur? La vie présente
n’est qu’un chemin; il faut donc mépriser le monde. Un seul souci
mérite de nous préoccuper : que le Seigneur, à son
retour, nous juge dignes de connaître les joies sans fin que nous
espérons. D’où la nécessité de rectifier notre
vie, de résister victorieusement au mal et d’expier nos fautes passées.
Lc 21, 25-33
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples : «Il y aura des signes dans le soleil,
la lune et les étoiles, et sur la terre, les nations seront angoissées
au bruit de la mer et des flots bouleversés; les hommes se dessécheront
de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver à la terre entière,
car les puissances des cieux seront ébranlées. Alors on verra
le Fils de l’homme venir sur les nuées avec une grande puissance
et une grande majesté. Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous
et relevez la tête, car votre rédemption approche.»
Et il leur dit une parabole : «Voyez le figuier et tous les arbres
: lorsqu’ils font paraître leurs fruits, vous savez que l’été
est proche. Ainsi pour vous : quand vous verrez arriver cela, sachez que
le Royaume de Dieu est proche. En vérité, je vous le dis,
cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé.
Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas.»
Notre Seigneur et Rédempteur,
frères très chers, désire nous trouver prêts.
Aussi nous annonce-t-il les malheurs qui doivent accompagner la vieillesse
du monde, pour nous éloigner de l’amour de ce monde. Il nous fait
connaître quelles grandes calamités vont en précéder
immédiatement la fin, pour que, si nous ne voulons pas craindre
Dieu quand nous sommes tranquilles, nous redoutions du moins, sous les
coups répétés de ces calamités, l’approche
de son jugement. Car un peu avant le passage du Saint Evangile que votre
fraternité vient d’entendre, le Seigneur disait en manière
de prémisses : «Les nations se dresseront contre les nations,
et les royaumes contre les royaumes; il y aura de grands tremblements de
terre, des pestes et des famines en divers lieux.» (Lc 21, 10-11).
Et quelques phrases après, il ajoute ce que vous venez d’entendre
: «Il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles,
et sur la terre, les nations seront angoissées au bruit de la mer
et des flots bouleversés.»
De toutes ces prédictions,
nous voyons les unes déjà réalisées; quant
aux autres, nous redoutons de les voir bientôt s’accomplir. Que les
nations se dressent contre les nations, qu’elles soient oppressées
d’angoisse sur la terre, nous le constatons davantage en notre temps que
nous ne le lisons dans les livres. Qu’un tremblement de terre ait ruiné
des villes innombrables, vous savez avec quelle fréquence nous l’avons
entendu rapporter depuis d’autres parties du monde. Des épidémies,
nous en subissons sans cesse. Quant aux signes dans le soleil, la lune
et les étoiles, il est vrai que nous n’en avons pas encore aperçu,
mais les troubles dans l’atmosphère nous permettent déjà
de supposer que ces signes ne sont pas loin. D’ailleurs, avant que l’Italie
ne soit livrée aux coups des glaives barbares, nous avons vu dans
le ciel des armées tout en feu et, en un flamboiement, le sang du
genre humain qui fut répandu par la suite. Un bouleversement inouï
de la mer et des flots ne s’est pas encore produit. Mais puisque beaucoup
de prédictions se sont déjà réalisées,
il n’y a pas de doute que suivra encore le petit nombre de celles qui restent,
car les faits passés garantissent l’accomplissement de ceux à
venir.
2. Si nous vous disons cela, frères
très chers, c’est pour tenir vos esprits dans une prudence et une
vigilance assidues, de peur que la sécurité ne les engourdisse,
et que l’ignorance ne les entretienne dans la langueur; c’est aussi pour
que la crainte stimule sans cesse vos esprits, et qu’un tel stimulant les
affermisse dans les bonnes œuvres, à la pensée de ces paroles
ajoutées par la voix de notre Rédempteur : «Les hommes
se dessécheront de frayeur dans l’attente de ce qui doit arriver
à la terre entière, car les puissances des cieux seront ébranlées.»
Qui le Seigneur appelle-t-il puissances des cieux, sinon les Anges, les
Archanges, les Trônes, les Dominations, les Principautés et
les Puissances? Ils apparaîtront visiblement à nos yeux lors
de la venue du Juge rigoureux, pour nous faire alors payer avec sévérité
ce que notre invisible Créateur supporte maintenant de nous sans
s’impatienter. Il est ici ajouté : «Alors on verra le Fils
de l’homme venir sur les nuées avec une grande puissance et une
grande majesté.» C’est comme si l’on disait clairement : «Ils
verront dans la puissance et la majesté celui qu’ils n’ont pas voulu
écouter lorsqu’il se présentait avec humilité, de
sorte qu’ils ressentiront alors d’autant plus la rigueur de sa puissance
qu’ils ne fléchissent pas maintenant la nuque de leur cœur devant
sa patience.»
3. Mais ces paroles ayant été
dites à l’intention des réprouvés, celles qui suivent
sont adressées aux élus pour les consoler : «Quand
cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête, car
votre rédemption approche.» C’est comme si la Vérité
avertissait clairement ses élus en disant : «Au moment où
les malheurs du monde se multiplient et où l’ébranlement
des puissances célestes annonce la terreur du jugement, relevez
la tête, c’est-à-dire réjouissez-vous en vos cœurs;
en effet, tandis que finit le monde, dont vous n’êtes pas les amis,
la rédemption que vous avez désirée approche.»
Dans l’Ecriture Sainte, le mot «tête» est souvent mis
à la place du mot «esprit», car de même que les
membres sont commandés par la tête, les pensées sont
gouvernées par l’esprit. Lever la tête, c’est donc élever
son esprit vers les joies de la patrie céleste. Ainsi, ceux qui
aiment Dieu sont invités à se réjouir d’une grande
joie à cause de la fin du monde, parce qu’ils vont rencontrer bientôt
celui qu’ils aiment, tandis que passe ce qu’ils n’ont pas aimé.
Que le fidèle qui désire voir Dieu se garde bien de pleurer
sur les malheurs qui frappent le monde, puisqu’il sait que ces malheurs
mêmes amènent sa fin. Il est écrit en effet : «Celui
qui veut être l’ami de ce siècle se fait l’ennemi de Dieu.»
(Jc 4, 4). Celui qui ne se réjouit pas à l’approche de la
fin du monde s’affirme donc comme l’ami du monde, et il est par là
même convaincu d’être l’ennemi de Dieu. Qu’il n’en soit pas
ainsi des cœurs des fidèles. Qu’il n’en soit pas ainsi de ceux qui
croient par la foi à l’existence d’une autre vie, et qui montrent
par leur manière d’agir qu’ils aiment cette autre vie. Car pleurer
sur la destruction du monde convient à ceux qui ont planté
les racines de leur cœur dans l’amour du monde, qui ne recherchent pas
la vie future, et ne soupçonnent même pas son existence. Mais
nous, qui connaissons les joies éternelles de la patrie céleste,
nous devons nous empresser vers elles en toute hâte. Il nous faut
souhaiter d’y aller au plus vite et d’y atteindre par le plus court chemin.
De quels maux, en effet, le monde
n’est-il pas oppressé? De quelles tristesses et de quelles adversités
ne sommes-nous pas angoissés? Et qu’est-ce que la vie mortelle,
sinon un voyage? Or quelle folie, songez-y bien, mes frères, que
de s’épuiser dans les fatigues du voyage sans vouloir pourtant qu’un
tel voyage finisse! Pour nous montrer que le monde doit être foulé
aux pieds et méprisé, notre Rédempteur ajoute aussitôt
une ingénieuse comparaison : «Voyez le figuier et tous les
arbres : lorsqu’ils font paraître leurs fruits, vous savez que l’été
est proche. Ainsi pour vous : quand vous verrez arriver cela, sachez que
le Royaume de Dieu est proche.» C’est comme s’il disait clairement
: «Si l’on connaît la proximité de l’été
par les fruits des arbres, on peut de même reconnaître par
la ruine du monde que le Royaume de Dieu est proche.» Ces paroles
nous montrent bien que le fruit du monde, c’est sa ruine : il ne grandit
que pour tomber; il ne bourgeonne que pour faire périr par des calamités
tout ce qui aura bourgeonné en lui. C’est avec raison que le Royaume
de Dieu est comparé à l’été, car alors les
nuages de notre tristesse passeront, et les jours de la vie brilleront
de la clarté du Soleil éternel.
4. Toutes ces vérités
nous sont confirmées avec une grande autorité par les phrases
qui suivent : «En vérité, je vous le dis, cette génération
ne passera pas que tout cela ne soit arrivé. Le ciel et la terre
passeront, mais mes paroles ne passeront pas.» Rien, dans la nature
des choses matérielles, n’est plus durable que le ciel et la terre,
et rien, dans la réalité, ne passe plus vite qu’un mot. En
effet, les paroles, tant qu’elles restent inachevées, ne sont pas
des paroles, et dès qu’elles sont achevées, elles ne sont
déjà plus, puisqu’elles ne peuvent s’achever qu’en passant.
Le Seigneur déclare donc : «Le ciel et la terre passeront,
mais mes paroles ne passeront pas.» C’est comme s’il disait clairement
: «Tout ce qui autour de vous est durable, n’est pas durable sans
changement devant l’éternité; et tout ce qui chez moi semble
passer, est en fait fixe et ne passe pas, car ma parole qui passe exprime
des idées qui demeurent sans pouvoir changer.»
5. Remarquez-le, mes frères,
nous voyons désormais s’accomplir ce que nous venons d’entendre.
Chaque jour, des maux nouveaux et croissants accablent le monde. Voyez
combien vous restez du peuple innombrable que vous étiez; et cependant,
des fléaux ne cessent de fondre sur nous quotidiennement, des malheurs
soudains nous frappent, des calamités nouvelles et imprévues
nous affligent.
De même qu’au temps de la
jeunesse, le corps est vigoureux, la poitrine robuste et saine, la nuque
nerveuse et les bronches développées, mais que dans les années
de la vieillesse, la taille se courbe, la nuque se dessèche et s’abaisse,
la poitrine est accablée de fréquents essoufflements, la
force vient à manquer, la respiration difficile interrompt la parole
— car même en l’absence de maladie, la santé elle-même
n’est souvent pour les vieillards qu’un malaise continuel — de même
aussi le monde, dans ses premières années, connut l’équivalent
d’une jeunesse vigoureuse; il fut alors robuste pour multiplier la race
humaine, plein de verdeur par la santé des corps, comblé
de richesses; maintenant, au contraire, le monde s’affaisse sous le poids
de sa propre vieillesse, et comme si sa mort approchait, il est accablé
d’épreuves sans cesse croissantes. Ainsi, mes frères, n’aimez
pas ce monde, qui ne pourra, comme vous le voyez, subsister longtemps.
Fixez-vous dans l’esprit ce commandement que l’apôtre [Jean] nous
donne pour nous mettre en garde : «N’aimez pas le monde, ni ce qui
est dans le monde; car si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père
n’est pas en lui.» (1 Jn 2, 15)
Avant-hier, mes frères, on
vous a appris qu’une tempête subite avait déraciné
des arbres centenaires, abattu des maisons et renversé des églises
jusqu’aux fondations. Combien d’hommes, qui étaient en parfaite
santé à la fin du jour, s’imaginaient qu’ils feraient telle
ou telle chose le lendemain, et sont cependant morts cette nuit-là
de façon soudaine, emportés par le coup de filet de ce cataclysme!
6. Considérons pourtant,
mes très chers, que pour réaliser cela, le Juge invisible
n’a agité que le souffle d’un vent très léger : il
lui a suffi de provoquer la bourrasque d’un seul ouragan pour faire trembler
la terre et ébranler les fondements de tant d’édifices au
point de les renverser. Que fera donc ce Juge lorsqu’il viendra lui-même
et que sa colère s’enflammera pour punir les pécheurs, s’il
ne peut être supporté alors qu’il nous frappe au moyen d’un
tout petit ouragan? En face de sa colère, quelle chair subsistera,
si en agitant le vent, il a fait trembler la terre, et si en remuant violemment
les airs, il a renversé tant d’édifices? C’est en considérant
cette sévérité du Juge qui doit venir que Paul s’est
écrié : «Il est terrible de tomber aux mains du Dieu
vivant.» (He 10, 31). Et le psalmiste exprime une telle sévérité
en ces termes : «Dieu viendra ouvertement, notre Dieu, et il ne gardera
pas le silence. Un feu brûlera en sa présence, et il y aura
autour de lui une violente tempête.» (Ps 50, 3). A une telle
sévérité dans la justice, la tempête et le feu
font cortège, car la tempête éprouve ceux que le feu
doit consumer.
Remettez-vous donc le jour du jugement
devant les yeux, frères très chers, et en comparaison, tout
ce qui semble pénible actuellement vous deviendra léger.
C’est au sujet de ce jour que le prophète affirme : «Il est
proche, le grand jour du Seigneur, proche et venant en toute hâte.
Le cri du jour du Seigneur est amer, l’homme vaillant y sera éprouvé.
Jour de colère que ce jour-là, jour de tribulation et d’angoisse,
jour de calamité et de malheur, jour de ténèbres et
d’obscurité, jour de brume et de tornade, jour de sonneries de trompe
et de trompette.» (So 1, 14-16). De ce jour-là, le Seigneur
dit encore par la voix du prophète : «Encore une fois, et
j’ébranlerai non seulement la terre, mais aussi le ciel.»
(Ag 2, 6)
Voyez, nous venons de le dire :
il a ébranlé l’air, et la terre n’a pas résisté;
qui donc pourra tenir quand il ébranlera le ciel? Et que dire des
événements terrifiants dont nous sommes les spectateurs,
sinon qu’ils sont les annonciateurs de la colère à venir?
Il nous faut donc considérer qu’il y a autant de différence
entre les tribulations actuelles et celles du dernier jour, qu’entre la
personne d’un annonciateur et celle d’un juge plein de puissance. Ainsi,
frères très chers, appliquez toute votre attention à
la pensée de ce jour; rectifiez votre vie, changez de mœurs, surmontez
les mauvaises tentations en leur résistant, et celles auxquelles
vous avez succombé, expiez-les par vos larmes. Vous verrez un jour
l’avènement du Juge éternel avec d’autant plus d’assurance
que la crainte de sa rigueur vous en aura dès maintenant fait prendre
les devants.
Homélie 2
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Pierre,
apôtre
19 novembre 590 (un dimanche de l’Avent)
L’Aveugle de Jéricho
Cette Homélie nous fournit
un magnifique exemple d’«exégèse intériorisante».
L’homme déchu en Adam a abandonné les réalités
invisibles à cause des réalités visibles; il convient
donc que ce soient ces dernières qui le ramènent à
Dieu. Par quel intermédiaire, sinon par l’Ecriture Sainte, prolongement
de l’Incarnation? Aussi saint Grégoire va-t-il s’intéresser
à la lettre de l’Ecriture, examiner avec une scrupuleuse attention
les mots mêmes de la version latine, s’attacher au texte et à
ses plus menues particularités. Chaque mot, chaque petite difficulté
est pour lui l’occasion de faire des rapprochements, de citer d’autres
textes, d’éclairer l’Ecriture par l’Ecriture, et d’élever
ainsi l’âme vers Dieu, au moyen de l’allégorie. Tissée
de mots humains et d’images empruntées à la réalité
sensible, l’allégorie est au fondement même de la pédagogie
divine. Elle frappe la sensibilité et l’imagination de l’homme pour
arracher son âme à l’engourdissement. Comme le note Grégoire,
«à partir des réalités qu’elle connaît,
le discours divin lui met secrètement au cœur un amour qu’elle ne
connaît pas» (Commentaire sur le Cantique des Cantiques).
Ainsi l’orateur compare-t-il l’aveugle
guéri par le Christ au genre humain. Chassé des joies du
paradis par le péché du premier homme et tombé dans
les ténèbres, il mendie de Jésus la lumière
pour marcher dans le chemin de la vie par ses bonnes œuvres.
La finale de cette Homélie
pourra paraître un peu sombre. N’oublions pas cependant l’époque
si éprouvée en laquelle le saint pape prêchait. Quand
la mort frappe sans relâche, les survivants ont d’ordinaire tendance
à vouloir exorciser sa présence par une joie grossière,
assortie de plaisirs immédiats : «Mangeons et buvons, car
demain nous mourrons!» D’où le devoir du pasteur de protester.
Qu’on se rassure pourtant, la joie fleurit dans la suite de ces Homélies,
toujours associée aux biens spirituels : l’amour de Dieu qui nous
comble, ou la pensée du bonheur infini que Dieu nous prépare
dans le Ciel. Grégoire n’invite donc pas au dolorisme, mais à
la vraie joie, fruit de l’amour des choses d’en haut.
Lc 18, 31-43
En ce temps-là, Jésus
prit à part ses douze apôtres, et il leur dit : «Voici
que nous montons à Jérusalem, et que va s’accomplir tout
ce que les prophètes ont écrit au sujet du Fils de l’homme.
Car il sera livré aux païens, bafoué, flagellé
et couvert de crachats. Et après l’avoir flagellé, ils le
tueront; et le troisième jour il ressuscitera.» Mais eux ne
comprirent rien à cela; c’était pour eux une parole cachée,
et ils ne comprenaient pas ce qui leur était dit.
Or il se trouva, comme Jésus
approchait de Jéricho, qu’un aveugle était assis au bord
du chemin et mendiait. Entendant passer la foule, il demanda ce que c’était.
On lui dit que c’était Jésus de Nazareth qui passait. Alors
il s’écria : «Jésus, fils de David, aie pitié
de moi!» Ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour
le faire taire. Mais lui criait de plus belle : «Fils de David, aie
pitié de moi!» Jésus, s’arrêtant, demanda qu’on
le lui amène. Quand il se fut approché, il l’interrogea :
«Que veux-tu que je fasse pour toi?» Il répondit : «Seigneur,
que je voie!» Jésus lui dit : «Vois! Ta foi t’a sauvé.»
A l’instant il vit, et il le suivait en glorifiant Dieu. Et tout le peuple,
voyant cela, célébra les louanges de Dieu.
Notre Rédempteur, prévoyant
que sa Passion jetterait le trouble dans l’âme de ses apôtres,
leur prédit bien à l’avance, et les souffrances de cette
Passion, et la gloire de sa Résurrection. Ainsi, en le voyant mourir
comme il le leur avait annoncé, ils ne douteraient pas qu’il dût
également ressusciter. Mais parce que ses disciples encore charnels1
ne pouvaient rien comprendre au mystère dont il leur parlait, il
eut recours à un miracle. Sous leurs yeux, un aveugle s’ouvre à
la lumière, en sorte qu’une action céleste affermisse dans
la foi ceux qui ne comprenaient pas les paroles du mystère céleste.
Or il faut, frères très
chers, reconnaître dans les miracles du Seigneur, notre Sauveur,
des faits dont on doit croire qu’ils se sont véritablement accomplis,
mais qui cependant, en tant que signes, nous instruisent de quelque chose.
Car tout en témoignant par leur puissance de certaines vérités,
les œuvres du Seigneur nous en affirment d’autres par leur mystère.
Remarquez-le en effet, à nous en tenir au sens littéral,
nous ignorons qui fut l’aveugle dont parle notre évangile, mais
nous savons pourtant qui il symbolise dans l’ordre du mystère. L’aveugle,
c’est le genre humain : exclu des joies du paradis en la personne de son
premier père, privé des clartés de la lumière
d’en haut, il subit les ténèbres de sa condamnation; mais
retrouvant la lumière grâce à la présence de
son Rédempteur, il en vient à apercevoir, en les désirant,
les joies de la lumière intérieure, et il pose le pas de
ses bonnes œuvres sur le chemin de la vie.
2. Il faut remarquer que c’est au
moment où, selon le récit, Jésus approche de Jéricho
que l’aveugle retrouve la lumière. Jéricho signifie «lune»,
et la lune, dans l’Ecriture Sainte, marque la faiblesse de la chair, car
elle connaît en chacun de ses cycles mensuels un déclin, qui
symbolise notre faiblesse de mortels. Ainsi, c’est lorsque notre Créateur
approche de Jéricho que l’aveugle revient à la lumière,
puisque c’est quand Dieu a assumé la faiblesse de notre chair que
le genre humain a recouvré la lumière qu’il avait perdue.
C’est parce que Dieu subit la condition humaine que l’homme est élevé
à la condition divine.
C’est avec raison que cet aveugle
nous est représenté à la fois assis au bord du chemin
et en train de mendier, car la Vérité en personne a dit :
«Je suis le Chemin.» (Jn 14, 6). Celui qui ne connaît
pas la clarté de la lumière éternelle est donc un
aveugle. Si toutefois il a commencé à croire au Rédempteur,
il est assis au bord du chemin. Cependant, s’il néglige de prier
et s’abstient de supplier Dieu pour recouvrer la lumière éternelle,
l’aveugle est bien assis au bord du chemin, mais il ne mendie pas. En revanche,
si en même temps qu’il croit, il reconnaît que son cœur est
aveugle et demande à recouvrer la lumière de vérité,
alors l’aveugle est assis au bord du chemin et il mendie. Celui donc qui
reconnaît les ténèbres de son aveuglement et qui comprend
que lui manque la lumière de l’éternité, qu’il crie
du fond du cœur, qu’il crie de toute son âme et dise : «Jésus,
fils de David, aie pitié de moi!»
Mais écoutons ce qui advint
tandis que l’aveugle criait : «Ceux qui marchaient devant le réprimandaient
pour le faire taire.»
3. Que représentent ceux
qui précèdent l’arrivée de Jésus, sinon la
foule des désirs charnels2 et la tempête des vices, qui, avant
la venue de Jésus en notre cœur, dissipent nos pensées par
leurs assauts et gênent les appels de notre cœur dans la prière?
Souvent, en effet, lorsque nous voulons revenir vers le Seigneur après
avoir péché, et que nous nous efforçons de vaincre
par la prière les vices dont nous avons été coupables,
les images de nos fautes passées se pressent en notre cœur; elles
émoussent la pointe de notre esprit, troublent notre âme et
étouffent la voix de notre prière. Oui, «ceux qui marchaient
devant le réprimandaient pour le faire taire», puisqu’avant
la venue de Jésus en notre cœur, nos fautes passées, dont
le souvenir vient heurter notre pensée, nous jettent dans le trouble
au beau milieu de notre prière.
4. Ecoutons ce que fit alors cet
aveugle, avant de retrouver la lumière. Le texte poursuit : «Mais
lui criait de plus belle : ‹Fils de David, aie pitié de moi!›»
Voyez : celui que la foule réprimande pour le faire taire crie de
plus belle; c’est ainsi que plus l’orage des pensées charnelles3
nous tourmente, plus nous devons intensifier notre effort de prière.
La foule veut nous empêcher de crier, puisque nous subissons souvent
jusque dans la prière le harcèlement des images de nos péchés.
Mais il faut que la voix de notre cœur persiste avec d’autant plus de force
que la résistance qu’elle rencontre est plus dure, afin de maîtriser
l’orage de nos pensées coupables, et de toucher, par l’excès
même de son importunité, les oreilles miséricordieuses
du Seigneur. Chacun, je le suppose, a expérimenté en lui-même
ce que je vais vous dire : lorsque nous détournons notre esprit
de ce monde pour le tourner vers Dieu, et que nous nous appliquons à
la prière, voilà que nous devons supporter dans notre prière,
comme une chose importune et pénible, cela même que nous avions
accompli avec délice. C’est à peine si la main d’un saint
désir peut en chasser le souvenir des yeux de notre cœur, à
peine si les gémissements de la pénitence peuvent triompher
des images qui en résultent.
5. Mais si nous persévérons
avec insistance dans notre prière, nous arrêtons en notre
âme Jésus qui passe. Aussi est-il ajouté : «Jésus,
s’arrêtant, demanda qu’on le lui amène.» Voici qu’il
s’arrête, lui qui passait : en effet, tant que les foules des images
nous oppressent dans la prière, nous avons comme l’impression que
Jésus passe; mais quand nous persévérons avec insistance
dans notre prière, Jésus s’arrête pour nous rendre
la lumière, puisque Dieu se fixe en notre cœur, et que la lumière
perdue nous est rendue.
6. Cependant, le Seigneur veut encore
nous faire comprendre par là quelque chose d’utile au sujet de son
humanité et de sa divinité. C’est lorsqu’il passait que Jésus
entendit l’aveugle qui criait, mais c’est une fois arrêté
qu’il accomplit le miracle de lui rendre la lumière. Car passer
est le fait de la nature humaine, et se tenir arrêté, celui
de la nature divine. C’est par son humanité que Jésus est
né et a grandi, qu’il est mort et ressuscité, qu’il est allé
d’un lieu à un autre. En effet, si la nature divine n’admet aucun
changement, et si le fait de changer équivaut à passer, il
est évident que le passage du Seigneur ressortit à la chair,
non à la divinité. En vertu de sa divinité, il demeure
toujours comme arrêté, parce qu’étant partout présent,
il n’a besoin ni de venir, ni de repartir par un déplacement. C’est
donc bien en passant que le Seigneur entend l’aveugle qui crie, et une
fois arrêté qu’il lui rend la lumière, puisque c’est
en son humanité qu’il s’apitoie avec compassion sur nos cris d’aveugles,
mais par la puissance de sa divinité qu’il nous remplit de la lumière
de sa grâce.
7. Remarquons aussi ce qu’il dit
à l’aveugle qui s’approche : «Que veux-tu que je fasse pour
toi?» Celui qui avait le pouvoir de rendre la vue ignorait-il donc
ce que voulait l’aveugle? Non, bien sûr! Mais il veut que nous demandions
les choses, bien que d’avance il sache que nous les demanderons et qu’il
nous les accordera. Il nous exhorte à prier jusqu’à être
importuns, lui qui affirme cependant : «Votre Père céleste
sait de quoi vous avez besoin avant que vous ne le lui demandiez.»
(Mt 6, 8). S’il interroge, c’est pour qu’on lui demande; s’il interroge,
c’est pour exciter notre cœur à la prière. Aussi l’aveugle
ajoute-t-il aussitôt : «Seigneur, que je voie!» Ce que
demande l’aveugle au Seigneur, ce n’est pas l’or, mais la lumière.
Il ne se soucie pas de demander autre chose que la lumière, car
même s’il est possible à un aveugle de posséder quelque
chose, il ne peut, sans lumière, voir ce qu’il possède. Imitons
donc, frères très chers, cet homme dont nous venons d’entendre
la guérison du corps et de l’âme. Ne demandons au Seigneur
ni des richesses trompeuses, ni des présents terrestres, ni des
honneurs passagers, mais la lumière; non la lumière circonscrite
par l’espace, limitée par le temps, interrompue par la nuit, et
dont nous partageons la vue avec les animaux; mais demandons cette lumière
que seuls les anges voient avec nous, qui ne débute par aucun commencement
et n’est bornée par aucune fin. Or le chemin pour arriver à
cette lumière, c’est la foi. C’est donc avec raison que le Seigneur
répond aussitôt à l’aveugle à qui il va rendre
la lumière : «Vois! Ta foi t’a sauvé.»
Mais à cela la pensée
charnelle4 objecte : «Comment puis-je chercher la lumière
spirituelle, puisque je ne peux la voir? Comment vais-je être certain
qu’elle existe, alors qu’elle n’éclaire pas les yeux de mon corps?»
On peut répondre en quelques mots à cette difficulté
: les objections mêmes qui nous viennent à l’esprit, nous
ne les pensons pas avec notre corps, mais avec notre âme. Or nul
ne voit son âme, et pourtant nul ne doute d’avoir une âme,
alors qu’il ne la voit pas. C’est en effet cette âme invisible qui
régit le corps visible. Retirez ce qui est invisible, et tout ce
visible qui semblait se soutenir par lui-même s’écroule aussitôt.
C’est donc par une réalité invisible que nous vivons de cette
vie visible; et nous douterions qu’il y ait une vie invisible?
8. Ecoutons ce qui arriva à
cet aveugle suppliant, et ce qu’il fit. Le texte poursuit : «A l’instant
il vit, et il le suivait.» Voir et suivre, c’est faire ce qu’on a
compris être bien. Voir, mais ne pas suivre, c’est comprendre ce
qui est bien, mais négliger de le faire. Par conséquent,
frères très chers, si nous reconnaissons que nous sommes
des pèlerins aveugles, si par la foi au mystère de notre
Rédempteur nous sommes assis au bord du chemin, si nous prions chaque
jour notre Créateur pour en obtenir la lumière, si enfin
la vue de cette lumière vient sortir notre intelligence de son aveuglement,
alors, ce Jésus que nous voyons par l’esprit, suivons-le par nos
œuvres. Regardons bien par où il passe, et mettons nos pas dans
les siens en l’imitant. Car suivre Jésus, c’est l’imiter. C’est
pourquoi il dit : «Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts.»
(Mt 8, 22). Suivre, en effet, veut dire imiter. Aussi le Seigneur recommande-t-il
ailleurs : «Si quelqu’un veut être mon serviteur, qu’il me
suive.»
______________________________________
1 «Charnel» désigne
pour saint Grégoire tout ce qui appartient à la nature blessée
de l’homme, tant que la grâce n’est pas venue la guérir et
la surélever. Il s’oppose à «spirituel», qui
s’applique à la nature réformée et surélevée
par la grâce. Il ne faut surtout pas comprendre «charnel»
au sens de «corporel». Le corps n’est pas en lui-même
plus mauvais que l’âme. Comme le dit saint Augustin, «ce n’est
pas la chair corruptible qui rend l’âme pécheresse, mais au
contraire l’âme pécheresse qui a rendu la chair corruptible»
(De civitate Dei XIV, 3).
2 Les désirs charnels, c’est
la concupiscence déréglée par le péché
originel, c’est-à-dire ce fond vicié de notre nature qui
nous porte au mal par un appétit désordonné des plaisirs.
«L’homme, s’il avait voulu observer le précepte divin, serait
devenu spirituel même dans sa chair. Mais par le péché,
il est devenu charnel même dans son esprit.» (Morales V, 34,
61)
3 Les pensées charnelles
sont ici les pensées asservies au péché, et qui y
portent de toutes leurs forces. Seule la grâce de Dieu permet d’y
résister (cf. Rm 7).
4 Il ne s’agit pas ici, comme
au paragraphe 4, de la pensée qui porte au péché,
mais de la pensée incapable de s’élever à ce qui dépasse
l’ordre sensible et corporel.
(Jn 12, 26)
Observons donc par où il passe,
pour pouvoir le suivre. Voyez : alors qu’il est le Seigneur et le Créateur
des anges, il est venu dans le sein d’une Vierge pour assumer notre nature,
qu’il a lui-même créée. Il n’a pas voulu naître
en ce monde de parents riches, mais en a choisi de pauvres. C’est pourquoi,
faute d’agneau à offrir pour lui, sa mère acquit de jeunes
colombes et un couple de tourterelles pour le sacrifice (cf. Lc 2, 24).
Il n’a pas cherché le succès en ce monde; il a supporté
les opprobres et les dérisions, il a enduré les crachats,
le fouet, les soufflets, la couronne d’épines et la croix. Et puisque
c’est l’attirance des biens matériels qui nous a fait perdre la
joie intérieure, il nous a montré par quelles amertumes il
faut y revenir. Quelles souffrances l’homme ne doit-il donc pas accepter
de subir pour lui-même, si Dieu en a tant enduré pour les
hommes!
Ainsi, celui qui, tout en croyant
au Christ, continue à rechercher les profits de l’avarice, s’exalte
dans l’orgueil des honneurs, brûle du feu de l’envie, se souille
en des passions impures et recherche avec avidité les faveurs du
monde, celui-là néglige de suivre Jésus, même
s’il croit en lui. S’il recherche les joies et les plaisirs, il marche
dans un chemin opposé à celui de son Maître, puisque
celui-ci lui en a montré un qui est plein d’amertume.
Remettons-nous donc nos fautes passées
devant les yeux; considérons comme il est redoutable, le Juge qui
va venir pour les punir; accoutumons notre esprit à pleurer. Le
temps de cette vie, rendons-le-nous amer par la pénitence, pour
éviter la punition d’une amertume éternelle. C’est par les
pleurs, en effet, que nous sommes conduits aux joies éternelles,
comme nous le promet la Vérité : «Bienheureux ceux
qui pleurent, car ils seront consolés.» (Mt 5, 5). Par les
joies [de ce monde], au contraire, c’est aux pleurs qu’on parvient, comme
l’atteste cette même Vérité : «Malheur à
vous qui riez maintenant, parce que vous vous affligerez et vous pleurerez.»
(Lc 6, 25). Si donc nous désirons la joie de la récompense
à l’arrivée, astreignons-nous à une amère pénitence
sur le chemin. Ainsi, non seulement nous croîtrons en Dieu pendant
notre vie, mais notre conduite enflammera les autres à chanter les
louanges de Dieu. D’où la suite du texte : «Et tout le peuple,
voyant cela, célébra les louanges de Dieu.»
Homélie 3
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de sainte Félicité,
martyre,
le jour de sa fête
23 novembre 590
La Mère et les frères de Jésus
L’ancienne Passion de sainte Félicité
et de ses sept fils martyrs (†162?) — celle que le peuple de Rome lisait
en 590 — peut être ainsi résumée : Félicité
était une veuve très pieuse, que sa situation sociale mettait
fort en vue dans Rome. Les pontifes païens déclarèrent
à l’empereur Marc Aurèle que son exemple était des
plus dangereux, et que si on ne l’amenait pas à vénérer
les dieux, ceux-ci en seraient tellement irrités qu’on ne pourrait
plus les apaiser. L’empereur chargea le préfet Publius de la contraindre
à sacrifier. Publius la convoqua, et dans une conversation particulière,
il tenta d’obtenir son abjuration. N’y parvenant pas, il la cita à
comparaître au forum de Mars, avec ses fils, pour un jugement régulier.
Les sept fils de Félicité (Janvier, Félix, Philippe,
Sylvain, Alexandre, Vital et Martial) firent d’admirables réponses
aux magistrats chargés de les séduire. Leur mère les
animait de sa propre foi : «Levez les yeux au Ciel, regardez en haut,
mes enfants; là, le Christ vous attend; combattez pour vos âmes;
restez fermes dans son amour!» Aucun d’eux n’ayant faibli, l’empereur
les condamna tous à mort. Janvier périt sous les coups d’un
fouet garni de plomb; Félix et Philippe furent tués à
coups de bâton; Sylvain fut précipité du haut d’un
rocher; Alexandre, Vital et Martial eurent la tête tranchée,
et il en fut de même de Félicité. Ce magnifique récit
hagiographique rappelle irrésistiblement celui de la mort des sept
frères Maccabées et de leur mère, que le roi Antiochus
Epiphane voulut forcer à manger de la viande de porc, interdite
par la Loi juive (2 M 7) : «La mère, admirable au-dessus de
toute expression et digne d’une illustre mémoire, voyant mourir
ses sept fils dans l’espace d’un seul jour, le supporta généreusement,
soutenue par son espérance dans le Seigneur.» (v. 20)
La présente Homélie
porte sur les paroles de Jésus en saint Matthieu : «Quiconque
fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là
est mon frère, et ma sœur, et ma mère.» Grégoire
explique, à propos de sainte Félicité, comment on
peut devenir la mère du Christ. Puis il exploite toute la force
de l’exemple de la sainte pour donner honte à ses auditeurs de leur
lâcheté. N’arrive-t-il pas souvent que quelques moqueries
suffisent à les paralyser dans le bien? Quatorze siècles
plus tard, la parole vigoureuse du pape garde toute sa tonicité
et son actualité : le respect humain et le péché d’omission
demeurent en effet les deux principaux obstacles à la gloire de
Dieu et au salut des âmes.
Mt 12, 46-50
En ce temps-là, comme Jésus
parlait aux foules, voici que sa mère et ses frères étaient
dehors, cherchant à lui parler. Quelqu’un lui dit : «Voici
ta mère et tes frères qui sont là, dehors, et ils
te cherchent.» Jésus répondit à celui qui lui
parlait : «Qui est ma mère, et qui sont mes frères?»
Et étendant la main vers ses disciples, il dit : «Voici ma
mère et voici mes frères! Car quiconque fait la volonté
de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère,
et ma sœur, et ma mère.»
Elle est courte, frères très
chers, la leçon du Saint Evangile qui vient d’être lue, mais
elle est surtout remplie de profonds mystères. En effet, Jésus,
notre Créateur et notre Rédempteur, ayant feint de ne pas
connaître sa mère, nous apprend qui est sa mère et
qui sont ses proches, non par la parenté de la chair, mais par l’union
de l’esprit : «Qui est ma mère, dit-il, et qui sont mes frères?
Quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux,
celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère.»
Que veut-il nous faire comprendre par ces paroles, sinon qu’il attire à
lui bon nombre de païens dociles à ses commandements, et qu’il
ignore le peuple juif, dont il est né selon la chair? Aussi nous
dit-on que sa mère est dehors, comme s’il ne la connaissait pas
: signe que la Synagogue n’est pas reconnue de son fondateur, parce que
tout en maintenant l’observance de la Loi, elle en a perdu l’intelligence
spirituelle, et s’est établie au-dehors pour en garder la lettre.
2. Que celui qui fait la volonté
du Père soit nommé sœur ou frère du Seigneur n’a rien
d’étonnant, puisque l’un et l’autre sexe sont appelés à
la foi. Il est, au contraire, très surprenant qu’on le nomme aussi
sa mère. Le Christ a daigné donner le nom de frères
aux disciples qui croyaient en lui, quand il a dit : «Allez annoncer
à mes frères.» (Mt 28, 10)1. Mais il nous faut chercher
comment celui qui a pu devenir le frère du Seigneur en embrassant
la foi, peut également être sa mère. Eh bien, sachons-le
: celui qui est frère ou sœur du Christ par la foi, devient sa mère
par la prédication. Car il fait pour ainsi dire naître le
Seigneur lorsqu’il l’introduit dans le cœur de celui qui l’écoute;
et il devient sa mère, si sa voix engendre l’amour du Seigneur dans
le cœur du prochain.
3. La bienheureuse Félicité,
dont nous célébrons la fête aujourd’hui, vient très
à propos nous confirmer cette vérité. Sa foi l’a rendue
servante du Christ, et ses exhortations en ont fait la mère du Christ.
Comme on le lit dans sa légende la plus exacte, elle eut autant
de crainte de laisser ses sept fils lui survivre dans la chair que les
parents charnels en ont d’ordinaire de voir leurs enfants les précéder
dans la mort. Quand l’épreuve de la persécution s’abattit
sur elle, elle fortifia par ses exhortations le cœur de ses fils dans l’amour
de la patrie céleste, et elle fit naître par l’esprit ceux
qu’elle avait enfantés par la chair : par la parole, elle enfanta
pour Dieu ceux que, par la chair, elle avait enfantés pour le monde.
Considérez, frères très chers, ce cœur d’homme dans
un corps de femme. Devant la mort, elle se tint debout sans effroi. Elle
craignit de faire perdre la lumière de vérité à
ses fils si elle les gardait vivants.
Appellerai-je donc cette femme une
martyre? Mais elle est plus qu’une martyre. Le Seigneur a dit de même,
en parlant de Jean : «Qu’êtes-vous allés voir dans le
désert? Un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète.»
(Mt 11, 9). Et Jean lui-même, ayant été interrogé,
a répondu : «Je ne suis pas un prophète.» (Jn
1, 21). Se sachant plus qu’un prophète, il niait en être un.
Si le Seigneur dit que Jean est plus qu’un prophète, c’est que le
rôle d’un prophète est seulement d’annoncer l’avenir, non
de le faire voir. Jean est ainsi plus qu’un prophète, parce qu’il
montre du doigt celui qu’il a annoncé par sa parole. Quant à
cette femme, je ne l’appellerai donc pas une martyre, mais plus qu’une
martyre, puisque morte sept fois avant sa propre mort, par chacun des sept
gages d’amour qu’elle envoya la précéder dans le Royaume,
elle vint la première au supplice, mais n’y parvint que la huitième.
La mère vit la mort de ses fils avec une grande souffrance, mais
sans effroi; elle mêla la joie de l’espérance à la
douleur de la nature. Elle craignit pour eux durant leur vie, elle se réjouit
pour eux au moment de leur mort. Elle souhaita n’en laisser aucun après
elle, de crainte qu’à se conserver l’un d’eux comme survivant, elle
ne pût le conserver comme compagnon.
Que nul d’entre vous, frères
très chers, n’aille se figurer qu’à la mort de ses fils,
le cœur de cette mère n’ait pas vibré de tendresse naturelle.
Ses fils, qu’elle savait être sa propre chair, elle ne pouvait sans
douleur les voir mourir, mais elle avait au-dedans d’elle un amour assez
fort pour surmonter la douleur de la chair. Dans le même sens, le
Seigneur dit à Pierre, qui aurait un jour à souffrir : «Lorsque
tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te ceindra, et
il te conduira où tu ne voudras pas.» (Jn 21, 18). Si Pierre
s’était entièrement refusé à le vouloir, il
n’aurait pas pu souffrir pour le Christ; mais le martyre, que par faiblesse
de la chair il ne voulait pas, il l’aima par la force de l’esprit. Tout
en éprouvant en sa chair une vive crainte de marcher au supplice,
il exulta en son esprit d’avancer vers la gloire, et il arriva ainsi que
le tourment du martyre, qu’il ne voulait pas, il le voulut quand même.
Nous aussi, lorsque nous cherchons à retrouver la joie d’une bonne
santé, nous prenons une potion médicinale très amère.
Dans cette potion, l’amertume nous déplaît, bien sûr,
mais la santé que nous rend cette amertume nous plaît. Félicité
aima donc ses fils comme le veut la nature, mais pour l’amour de la patrie
céleste, elle voulut que ceux qu’elle aimait mourussent, et même
en sa présence. C’est elle qui ressentit leurs blessures, mais c’est
elle aussi qui se grandit en la personne des fils qui la précédaient
au Royaume. Oui, cette femme mérite que je dise qu’elle est plus
qu’une martyre, car dans son ardeur, elle est morte en chacun de ses fils,
et obtenant ainsi de multiplier son martyre, elle a emporté une
palme qui dépasse celle des martyrs.
A ce qu’on raconte, il était
d’usage chez les anciens que les consuls exercent la charge de leur fonction
pendant un temps déterminé. Mais si l’un d’eux était
reconduit à l’honneur du consulat, devenu consul, non plus pour
la première fois, mais pour la deuxième ou même la
troisième fois, il surpassait en louange et en dignité ceux
qui ne l’avaient été qu’une fois. Ainsi, la bienheureuse
Félicité a dépassé les martyrs, puisqu’elle
a donné et redonné sa vie pour le Christ par tant de fils
morts avant elle. Se contenter de mourir elle-même était loin
de suffire à son amour.
4. Considérons cette femme,
mes frères, et considérons ce que nous pèserons en
face d’elle, nous qui sommes virils par le corps. Souvent, quand nous nous
proposons de faire du bien, il suffit d’un mot, même insignifiant,
jailli à notre encontre de la bouche d’un moqueur, pour que notre
résolution d’agir fléchisse aussitôt, et que, démontés,
nous reculions. Voici qu’en de nombreux cas, des paroles nous retiennent
d’accomplir une bonne œuvre, alors que même les tortures n’ont pu
fléchir Félicité dans ses saintes résolutions.
Nous, nous sommes arrêtés par le souffle léger d’un
mot méchant; elle, c’est par le glaive qu’elle s’est élancée
vers le Royaume, négligeant comme néant ce qui s’opposait
à sa résolution. Nous, nous ne voulons pas nous conformer
aux commandements du Seigneur en faisant l’aumône de nos biens, même
si nous en avons trop; elle, non seulement elle a apporté à
Dieu sa fortune, mais elle a donné aussi pour lui sa propre chair.
Nous, quand nous perdons nos enfants par la volonté divine, nous
pleurons sans pouvoir être consolés; elle, elle les aurait
pleurés comme morts si elle ne les avait pas offerts.
Lorsque viendra le Juge rigoureux
pour le terrible examen, que pourrons-nous dire, nous les hommes, à
la vue de la gloire de cette femme? En quoi la faiblesse de leur cœur excusera-t-elle
les hommes, quand on leur montrera cette femme qui, outre le monde, a vaincu
son sexe? Suivons donc, frères très chers, la voie austère
et rude du Rédempteur : la pratique des vertus l’a si bien aplanie
que des femmes prennent plaisir à l’emprunter. Méprisons
tous les biens de la vie présente; ils sont sans valeur, puisqu’ils
peuvent passer. Ayons honte d’aimer ce que nous sommes assurés de
perdre très vite. Ne nous laissons pas dominer par l’amour des choses
terrestres, ni enfler par l’orgueil, ni déchirer par la colère,
ni souiller par la luxure, ni consumer par l’envie.
C’est pour l’amour de nous, frères
très chers, que notre Rédempteur est mort; apprenons aussi
à nous vaincre nous-mêmes pour l’amour de lui. Si nous savons
le faire parfaitement, non seulement nous échapperons au châtiment
qui nous menace, mais nous recevrons la récompense de la gloire
avec les martyrs. Car bien que nous ne soyons pas persécutés,
la paix connaît elle aussi son genre de martyre : même si nous
n’offrons pas au fer notre tête en chair et en os, nous portons pourtant
le glaive spirituel en notre âme pour y mettre à mort les
désirs charnels. Que Dieu nous vienne en aide…
________________________________
1 Jésus donne aux saintes
femmes la mission d’annoncer sa Résurrection.
Homélie 4
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Etienne,
martyr,
au sujet des apôtres
26 novembre 590 (un dimanche de l’Avent)
L’Envoi des douze en mission
Jésus donne l’ordre à
ses apôtres de prêcher l’Evangile, excepté chez les
païens et dans les villes des Samaritains. Et il ajoute : «Vous
avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.» L’orateur prend
occasion de cette sentence pour flétrir le vice de simonie.
Simon le Magicien est ce personnage
mystérieux qui s’attira une verte réprimande de saint Pierre
pour avoir voulu lui acheter le pouvoir d’imposer les mains : «Que
ton argent périsse avec toi, puisque tu as cru que le don de Dieu
s’acquérait à prix d’argent.» (Ac 8, 20). Il a donné
son nom à la simonie, qui désigne à l’origine la vente
de l’ordination sacerdotale. Grégoire utilise toujours ce mot avec
cette signification. Il constate par exemple dans une de ses lettres que
personne, en Gaule ou en Germanie, «ne peut parvenir aux ordres sacrés
sans faire de présents», et il condamne ce commerce honteux
sous le nom d’«hérésie simoniaque» (Registrum
5, 62). Le texte de cette Homélie a été très
utilisé au moyen âge contre la simonie, en particulier par
les réformateurs grégoriens du XIe siècle (cf. A.
Fliche, La Réforme grégorienne, Louvain, 1966, t. 1, p. 23-30).
Le saint pape distingue ici les trois sortes de simonie en fonction des
trois types de présents par lesquels on cherche à obtenir
la charge ecclésiastique convoitée : la servilité,
l’argent et la flatterie.
Abordons maintenant un tout autre
ordre de réalités, celui de la question théologique
très délicate de la prédestination. Lorsque saint
Grégoire parle de ceux qui, par un secret jugement de Dieu, «ne
méritaient pas d’être régénérés
par la grâce», il enseigne en effet la prédestination
absolument gratuite au salut. Ailleurs, il affirme non moins nettement
l’autre aspect du mystère : la réelle possibilité
de ce salut pour tous les adultes, au moins pour tous les baptisés.
Il s’accorde d’ailleurs à dire avec saint Augustin que nul ne saurait
voir ici-bas l’intime conciliation de ces deux vérités. L’équilibre
se trouve dans l’affirmation de ces deux aspects extrêmes du mystère
et dans la contemplation supérieure de l’infinie bonté de
Dieu, qui est à la fois le principe de sa miséricorde et
de sa justice. Ce n’est qu’en regardant les choses du côté
de l’amour de Dieu qu’on aborde sans danger l’angoissante question de la
prédestination (cf. Garrigou-Lagrange in D.T.C., art. Prédestination,
t. 12, col. 2901).
Mt 10, 5-10
En ce temps-là, Jésus
envoya ses douze apôtres après leur avoir donné ses
instructions : «N’allez pas vers les païens, et n’entrez pas
dans les villes des Samaritains; mais allez plutôt vers les brebis
perdues de la maison d’Israël. Sur votre chemin, annoncez que le Royaume
des cieux est proche. Guérissez les malades, ressuscitez les morts,
purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu
gratuitement, donnez gratuitement. N’ayez sur vous ni or, ni argent, ni
monnaie dans vos ceintures, ni besace pour la route, ni deux tuniques,
ni chaussures, ni bâton; car l’ouvrier mérite sa nourriture.»
N’est-il pas évident pour
tous, frères très chers, que notre Rédempteur est
venu en ce monde pour la rédemption des païens? Ne voyons-nous
pas aussi chaque jour des Samaritains appelés à la foi? Alors,
pourquoi le Seigneur dit-il aux apôtres qu’il envoie prêcher
: «N’allez pas vers les païens, et n’entrez pas dans les villes
des Samaritains; mais allez plutôt vers les brebis perdues de la
maison d’Israël.» C’est pour nous amener à en conclure,
à partir de ce qui est arrivé, qu’il voulait qu’on prêchât
d’abord à la Judée seule, et ensuite seulement à tous
les peuples païens, afin que lorsque la Judée, ayant été
appelée, aurait refusé de se convertir, les saints prédicateurs
aillent appeler les païens à leur tour. De la sorte, après
le rejet de la prédication de notre Rédempteur par les siens,
celui-ci se chercherait des auditeurs pour ainsi dire étrangers
parmi les peuples païens; et là où les Juifs allaient
trouver une charge contre eux, les païens puiseraient un accroissement
de grâce.
A ce moment-là, en effet,
il en était, en Judée, qui devaient être appelés,
et il en était, chez les païens, qui ne devaient pas être
appelés. Dans les Actes des apôtres, nous lisons qu’à
la prédication de Pierre, trois mille Juifs d’abord, puis cinq mille
autres ont cru (cf. Ac 2, 41; 4, 4). Et quand les apôtres ont voulu
prêcher aux païens en Asie, on rapporte que cela leur fut interdit
par l’Esprit (cf. Ac 16, 6); et pourtant, ce même Esprit, qui interdit
d’abord la prédication, la fit ensuite pénétrer dans
le cœur des Asiates. N’y a-t-il pas déjà longtemps que toute
l’Asie est gagnée à la foi?
Si l’Esprit-Saint a commencé
par interdire ce qu’il a fait ensuite, c’est qu’il y avait alors en Asie
des hommes qui ne devaient pas être sauvés. Il y avait alors
dans cette région des hommes qui ne méritaient pas encore
d’être ramenés à la vie, mais qui ne méritaient
pas non plus d’être jugés plus sévèrement pour
avoir méprisé la prédication. Ainsi, un jugement subtil
et mystérieux a refusé la sainte prédication aux oreilles
de ces hommes, parce qu’ils ne méritaient pas d’être régénérés
par la grâce. Il nous est donc nécessaire, frères très
chers, de craindre, dans tout ce que nous faisons, les desseins cachés
que le Dieu tout-puissant nourrit à notre endroit, de peur que si
nous laissons notre âme se répandre à l’extérieur,
sans la ramener à elle-même en la détournant de la
volupté, le Juge ne lui ménage, pour la corriger, de terribles
épreuves à l’intérieur. C’est ce qu’observait bien
le psalmiste quand il a dit : «Venez et voyez les œuvres du Seigneur.
Que ses desseins sur les fils des hommes sont redoutables!» (Ps 66,
5). Il a vu en effet que l’un reçoit un appel dicté par la
miséricorde, tandis qu’un autre est repoussé comme l’exige
la justice. Et parce que le Seigneur se détermine tantôt à
pardonner, tantôt à sévir avec colère, le psalmiste
a redouté ce qu’il ne parvenait pas à comprendre. Ce Dieu
qu’il découvrait non seulement insondable, mais aussi inflexible
en certaines de ses décisions, il a proclamé qu’il était
redoutable en ses desseins.
2. Ecoutons ce qui est prescrit
aux prédicateurs envoyés en mission : «Sur votre chemin,
annoncez que le Royaume des cieux est proche.» Cette proximité,
frères très chers, même si l’Evangile la taisait, le
monde la proclamerait. Car il nous parle par ses ruines : broyé
par tant de coups et déchu de sa gloire, il nous montre, comme déjà
tout proche, un autre Royaume, qui le suit. Il est devenu amer jusque pour
ceux qui l’aiment. Il les exhorte par ses ruines elles-mêmes à
ne pas l’aimer. En effet, si une maison endommagée menaçait
ruine, celui qui l’habite prendrait la fuite; et celui qui l’avait aimée
lorsqu’elle était debout s’en éloignerait au plus vite quand
elle s’écroule. Entourer le monde de notre affection au moment où
il s’effondre, ce n’est pas désirer être logés, mais
plutôt vouloir être écrasés, parce que cet amour
qui nous enchaîne aux malheurs subis par le monde rend inutile tout
effort pour nous dégager de son écroulement. Il nous est
donc facile aujourd’hui de déprendre notre âme de l’amour
du monde, quand nous voyons toutes choses détruites autour de nous.
Mais c’était très difficile au temps où les Douze
étaient envoyés prêcher le Royaume invisible des cieux,
car alors, aussi loin que portait la vue, tous les royaumes terrestres
prospéraient.
3. Pour cette raison, des miracles
sont venus à la rescousse des saints prédicateurs, afin que
cette démonstration de puissance inspirât confiance en leurs
paroles, et que ceux qui prêchaient de l’inédit en vinssent
aussi à faire de l’inédit, comme l’ajoute notre texte : «Guérissez
les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez
les démons.»
Tant que le monde était florissant,
que le genre humain s’accroissait, qu’on vivait longtemps et qu’on regorgeait
de biens, à qui aurait-on pu faire croire par des paroles qu’il
existait une autre vie? Qui aurait donné sa préférence
aux choses invisibles sur les choses visibles? Mais lorsque des infirmes
eurent été ramenés à la santé, des morts
rappelés à la vie, quand des lépreux eurent retrouvé
la netteté de leur chair, et que des possédés eurent
été délivrés de la puissance des esprits immondes,
lorsque tant de miracles visibles eurent été accomplis, qui
aurait pu ne pas croire aux choses invisibles dont il entendait parler?
Car les miracles visibles n’éclatent aux yeux de ceux qui les voient
que pour les attirer vers la foi aux réalités invisibles,
et leur faire sentir, à travers ce qui s’accomplit d’admirable au-dehors,
que ce qui se trouve au-dedans l’est encore beaucoup plus.
Voilà pourquoi, aujourd’hui
où le nombre des fidèles a augmenté, on trouve encore
dans la sainte Eglise beaucoup de personnes qui mènent une vie riche
en vertus, mais sans les prodiges liés à ces vertus; en effet,
le miracle extérieur est inutile s’il n’y a rien à réaliser
à l’intérieur. Comme le dit le Docteur des nations, «les
langues sont un signe, non pour les croyants, mais pour les incroyants»
(1 Co 14, 22). Aussi cet éminent prédicateur a-t-il ressuscité
par la prière, devant tous les incroyants, le jeune Eutychus, qui,
s’étant endormi pendant la prédication, était tombé
par la fenêtre et se trouvait bel et bien mort (cf. Ac 20, 7-12).
Venant à Malte et sachant l’île remplie d’incroyants, il guérit
par la prière le père de Publius, qui était tourmenté
par la dysenterie et les fièvres (cf. Ac 28, 7-10). Quant à
Timothée, son compagnon de voyage et son aide pour la sainte prédication,
qui souffrait de maux d’estomac, il ne le guérit pas d’une parole,
mais il fait appel à l’art médical pour rétablir sa
santé : «Prends, lui dit-il, un peu de vin, à cause
de ton estomac et de tes fréquentes maladies.»
(1 Tm 5, 23). Lui qui, par une seule
prière, a pu guérir un malade incroyant, pourquoi ne remet-il
pas aussi sur pied par la prière son compagnon souffrant? C’est
qu’il fallait guérir au-dehors par un miracle cet homme qui n’avait
pas la vie au-dedans, pour que la manifestation de la puissance extérieure
permît à une vertu intérieure de l’amener à
la vie. Mais le compagnon malade de Paul, qui était croyant, n’avait
pas besoin de voir des miracles au-dehors, puisqu’il était vivant
et en pleine santé au-dedans.
4. Ecoutons maintenant ce que notre
Rédempteur ajoute après avoir accordé le pouvoir de
prêcher et la puissance de faire des miracles : «Vous avez
reçu gratuitement, donnez gratuitement.» Il prévoyait
que certains utiliseraient le don même de l’Esprit qu’ils avaient
reçu comme monnaie d’échange, et qu’ils détourneraient
les prodiges et les miracles en les faisant servir à leur cupidité.
C’est ainsi que Simon le Magicien, qui voyait les miracles opérés
par l’imposition des mains, voulut recevoir pour de l’argent ce don du
Saint-Esprit, afin de vendre d’une manière plus honteuse encore
ce qu’il aurait mal acquis (cf. Ac 8, 18-24). Voilà aussi pourquoi
notre Rédempteur, s’étant fait un fouet avec des cordes,
a chassé la foule du Temple et a renversé les sièges
des marchands de colombes (cf. Jn 2, 14-16). Vendre des colombes, c’est
imposer les mains, pour conférer l’Esprit-Saint, sans avoir égard
au mérite de la vie [du candidat], mais en vue d’une récompense.
Quelques-uns, cependant, sans toucher de l’argent en récompense
pour l’ordination, accordent les ordres sacrés pour obtenir la faveur
des hommes; ce faisant, ils ne recherchent pour toute rétribution
que la louange. Ils n’accordent pas gratuitement ce qu’ils ont reçu
gratuitement, puisqu’en s’acquittant de cette fonction sainte, ils escomptent
qu’on leur rende de l’adulation en monnaie de leur pièce. C’est
donc avec raison que le prophète décrit l’homme juste comme
«celui qui éloigne sa main de tout présent» (Is
33, 15). Il ne dit pas : «celui qui éloigne sa main du présent»,
mais il précise bien : «de tout présent»; car
on doit distinguer le présent de servilité, le présent
de la main, et le présent de la langue. Le présent de servilité,
c’est une sujétion dont on s’acquitte alors qu’on n’y était
pas tenu; le présent de la main, c’est l’argent; le présent
de la langue, c’est l’adulation. Celui qui confère les ordres sacrés
éloigne donc sa main de tout présent lorsque dans les choses
divines, non seulement il ne recherche aucunement l’argent, mais il n’ambitionne
pas non plus la faveur des hommes.
5. Quant à vous, frères
très chers, qui n’avez pas quitté l’habit séculier,
puisque vous connaissez les devoirs qui nous reviennent, ramenez l’attention
de votre âme sur les vôtres. Tous vos devoirs mutuels, accomplissez-les
gratuitement. La récompense de vos œuvres, ne la recherchez pas
en un monde qui, comme vous le voyez, a déjà décliné
avec tant de rapidité. De même que vous désirez cacher
vos mauvaises actions pour que les autres ne les voient pas, prenez garde
de ne pas manifester vos bonnes actions dans le but d’en être loués
par les hommes. Ne faites le mal d’aucune manière, et ne faites
pas le bien en vue d’une récompense terrestre. Cherchez à
avoir pour témoin de vos actions celui-là même que
vous attendez comme juge. Donnez-lui de voir que vos bonnes actions sont
maintenant secrètes, pour qu’à l’heure de la récompense,
il les fasse connaître de tous.
De même que vous accordez
tous les jours de la nourriture à votre corps, afin qu’il ne défaille
pas, que les bonnes œuvres soient l’aliment quotidien de votre âme.
C’est par la nourriture que le corps se refait, c’est par l’œuvre de charité
que l’âme doit s’entretenir. Ce que vous accordez à votre
corps voué à mourir, ne le refusez pas à votre âme
destinée à vivre pour l’éternité. Supposons
que le feu dévore soudain une maison : n’importe quel propriétaire
saisit alors ce qu’il peut et s’enfuit; il regarde comme un gain d’avoir
pu arracher quoi que ce soit aux flammes avec lui. Voici que le feu des
tribulations anéantit le monde, et que sa fin toute proche brûle
comme une flamme tout ce qui en faisait l’ornement. Estimez donc, frères
très chers, que c’est un gain considérable que vous réalisez
si vous en arrachez quelque chose avec vous, si vous en emportez quoi que
ce soit dans votre fuite, si ce que vous pouviez perdre en le gardant pour
vous, vous le conservez pour votre récompense éternelle en
le donnant. Car nous perdons toutes les choses terrestres en les conservant,
mais nous les conservons en les donnant généreusement.
Très vite, le temps s’enfuit.
Par conséquent, puisqu’une insistance importune nous contraint à
voir bientôt notre Juge, préparons-nous-y en toute hâte
par de bonnes actions, avec l’aide de Notre-Seigneur…
Homélie 5
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
André, apôtre,
le jour de sa fête
30 novembre 590
La vocation des apôtres
La vocation de Pierre et André
constitue le sujet de cette Homélie. Ils abandonnent leurs filets
pour suivre Jésus dès le premier mot, sans avoir vu aucun
miracle, ni entendu aucune promesse de récompense.
Une telle promptitude pour répondre
à l’appel de Dieu devrait nous donner honte de notre tiédeur,
remarque le prédicateur. Sans doute ces pêcheurs ne possédaient-ils
presque rien, et ils n’ont donc pas pu abandonner grand-chose, mais l’affection
avec laquelle on donne à Dieu compte plus que la chose même
qu’on lui donne. Celui-là quitte beaucoup qui ne se réserve
rien. Or Pierre et André ont renoncé à tout, même
au désir de posséder quelque chose.
L’aspect matériel de nos
dons est très secondaire. Dieu n’a besoin que de notre bonne volonté,
c’est-à-dire d’une générosité prête à
se défaire de tout par amour pour lui. Une telle disposition est
bien sûr incompatible avec toute pensée d’envie; elle exige
donc de se détacher parfaitement de tous les biens terrestres. Avec
un art consommé, le pape interprète en ce sens des images
qu’il emprunte au prophète Isaïe. Et il termine son Homélie
en invitant ses auditeurs à imiter les vertus mêmes qu’ils
honorent en saint André. Mais comme on ne peut atteindre d’un seul
coup à une telle perfection, notre prudent prédicateur conseille
à ses ouailles de modérer d’abord leur convoitise du bien
d’autrui par la crainte de Dieu, avant de donner leurs propres biens.
Courte, pleine de bonhomie et de
discrétion, cette Homélie est bien caractéristique
du style simple et familier de Grégoire. On y voit aussi transparaître
son attachement pour le saint apôtre à qui il a voué
son monastère du Cælius : André, que les Grecs appellent
le «Protoclet» (premier appelé).
Mt 4, 18-22
En ce temps-là, comme il marchait
le long de la mer de Galilée, Jésus vit deux frères,
Simon, appelé Pierre, et André, son frère; ils étaient
en train de jeter leurs filets dans la mer, car ils étaient pêcheurs.
Et il leur dit : «Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs
d’hommes.» Eux, laissant aussitôt leurs filets, le suivirent.
S’avançant plus loin, il vit deux autres frères, Jacques,
fils de Zébédée, et Jean, son frère, dans une
barque avec Zébédée, leur père, en train de
réparer leurs filets; et il les appela. Eux, laissant aussitôt
leurs filets et leur père, le suivirent.
Vous avez entendu, frères
très chers, qu’au premier appel, Pierre et André ont abandonné
leurs filets pour suivre le Rédempteur. Ils ne l’avaient pas encore
vu faire de miracles; ils ne l’avaient rien entendu dire de la récompense
éternelle. Et pourtant, au premier commandement du Seigneur, ils
ont oublié tout ce qu’on leur voyait posséder.
Et nous, combien de miracles du
Seigneur n’avons-nous pas sous les yeux? De combien de fléaux ne
nous afflige-t-il pas? Combien d’âpres menaces ne viennent-elles
pas nous frapper de terreur? Et cependant, nous négligeons de suivre
celui qui nous appelle.
Il siège déjà
au Ciel, celui qui nous exhorte à la conversion; déjà
il a courbé les nations sous le joug de la foi; déjà
il a renversé la gloire de ce monde, et par l’accumulation de ses
ruines, il annonce l’approche du jour où il nous jugera avec rigueur.
Et pourtant, notre esprit orgueilleux ne consent pas à abandonner
de plein gré ce qu’il perd tous les jours malgré lui. Que
dirons-nous donc, mes très chers, que dirons-nous le jour où
le Seigneur nous jugera, puisque ni les préceptes ne peuvent nous
détacher de l’amour du siècle présent, ni les châtiments
nous en corriger?
2. Quelqu’un se dit peut-être,
dans le secret de ses pensées : qu’ont-ils abandonné de si
précieux à la voix du Seigneur, ces deux pêcheurs qui
n’avaient presque rien? Mais en telle matière, frères très
chers, c’est l’affection qu’il faut peser, non la richesse. Ils ont beaucoup
quitté, puisqu’ils ne se sont rien réservé. Ils ont
beaucoup quitté, puisqu’ils ont renoncé à tout, si
peu que fût ce tout. Nous, au contraire, l’amour nous attache à
ce que nous avons, et le désir nous fait courir après ce
que nous n’avons pas. Pierre et André, eux, ont beaucoup abandonné,
parce que tous deux se sont défaits même du désir de
posséder. Ils ont beaucoup abandonné, car en même temps
qu’à leurs biens, ils ont également renoncé à
leurs convoitises. En suivant le Seigneur, ils ont donc abandonné
tout ce qu’ils auraient pu désirer en ne le suivant pas.
Ainsi, en verrait-on certains abandonner
beaucoup de choses, qu’on ne devrait pas se dire à part soi: «Je
veux bien les imiter dans leur mépris du monde, mais qu’abandonnerai-je?
Je ne possède rien.» Vous abandonnez beaucoup, mes frères,
si vous renoncez aux désirs terrestres. En effet, nos biens extérieurs,
si petits qu’ils soient, suffisent au Seigneur : c’est le cœur et non la
valeur marchande qu’il considère; il ne regarde pas combien nous
lui sacrifions, mais de combien [d’amour] procède notre sacrifice.
Car à ne considérer que la valeur marchande extérieure,
voilà que nos saints commerçants ont payé de leurs
filets et de leur barque la vie éternelle des anges. Il n’y a pas
ici de prix fixé; mais le Royaume de Dieu te coûte ni plus
ni moins que ce que tu possèdes. Il coûta ainsi à Zachée
la moitié de ses biens, puisqu’il se réserva l’autre moitié
pour rembourser au quadruple ce qu’il avait pris injustement (cf. Lc 19,
8). Il coûta à Pierre et à André l’abandon de
leurs filets et de leur barque. Il coûta deux piécettes à
la veuve (cf. Lc 21, 2), et un verre d’eau fraîche à tel autre
(cf. Mt 10, 42). Oui, comme nous l’avons dit, le Royaume de Dieu te coûte
ni plus ni moins que ce que tu possèdes.
3. Jugez-en, mes frères,
qu’y a-t-il de moins coûteux à acheter et de plus précieux
à posséder? Peut-être n’avons-nous pas même un
verre d’eau fraîche à offrir à celui qui en a besoin,
mais même en ce cas, une parole divine nous promet que nous ne serons
pas inquiétés. Car à la naissance de notre Rédempteur,
les habitants de la cité du Ciel se sont montrés et ont proclamé
: «Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre
aux hommes de bonne volonté.» (Lc 2, 14). Aux yeux de Dieu,
en effet, la main n’est jamais vide de présents, si l’écrin
du cœur est rempli de bonne volonté. Ce qui fait dire au psalmiste
: «Ils sont en moi, ô Dieu, les vœux que je dois vous offrir,
et je vous rendrai des louanges.» (Ps 56, 13). C’est comme s’il disait
clairement : «Même si je n’ai pas de présent à
offrir au-dehors, je trouve cependant en moi-même quelque chose à
déposer sur l’autel de vos louanges. Puisque nos sacrifices ne vous
servent pas à vous nourrir, c’est l’offrande de notre cœur qui est
la plus capable de vous fléchir.» Rien, en effet, ne peut
être offert à Dieu de plus précieux que la bonne volonté.
Mais qu’est-ce que la bonne volonté?
C’est redouter le malheur du prochain autant que le nôtre, et se
réjouir autant de son bonheur que de nos succès; c’est considérer
comme nôtres les dommages subis par les autres, et estimer de même
leurs profits; c’est aimer ses amis, non pour le monde, mais pour Dieu,
et même supporter ses ennemis par amour; c’est ne faire à
personne ce qu’on ne veut pas subir, et ne refuser à personne ce
qu’on est en droit de désirer pour soi; c’est non seulement subvenir
aux nécessités du prochain selon la mesure de ses forces,
mais vouloir même le servir au-delà de ses forces. Y a-t-il
donc sacrifice plus précieux que celui dans lequel l’âme,
présentant son offrande à Dieu sur l’autel de son cœur, s’immole
elle-même?
4. Mais on ne s’acquitte pleinement
de ce sacrifice de la bonne volonté qu’à la condition de
renoncer entièrement à toute cupidité terrestre. Car
tout ce que nous désirons en ce monde, nous l’envions sans aucun
doute à notre prochain. Ce qu’un autre acquiert, en effet, paraît
nous manquer. Et comme l’envie est toujours opposée à la
bonne volonté, dès que l’envie s’est emparée de l’âme,
la bonne volonté s’en éloigne. C’est pourquoi les saints
prédicateurs, afin de pouvoir aimer parfaitement leur prochain,
se sont appliqués à ne rien aimer en ce siècle, à
n’y jamais rien désirer, et à n’y rien posséder, fût-ce
sans s’y attacher.
C’est en voyant de tels hommes qu’Isaïe
a dit fort à propos : «Qui sont ceux-ci qui volent comme des
nuages, et qui sont comme des colombes à leurs fenêtres?»
(Is 60, 8). Il les a vus mépriser les choses de la terre, s’approcher
en esprit de celles du Ciel, commander d’un mot à la pluie, briller
par leurs miracles. Aussi, ceux qu’une sainte prédication et une
vie sublime avaient élevés loin des contagions de la terre,
il les a désignés à la fois comme des hommes qui volent
et comme des nuages. Les fenêtres, ce sont nos yeux, car c’est par
eux que l’âme voit ce qu’elle convoite au-dehors. Quant à
la colombe, c’est un animal simple et dépourvu du fiel de la méchanceté.
Ils sont donc comme des colombes à leurs fenêtres, ceux qui
ne désirent rien en ce monde, qui regardent toutes choses avec simplicité,
et qui ne se laissent pas emporter par le désir avide de ce qu’ils
voient. Au contraire, ce n’est pas à des colombes à leurs
fenêtres, mais à un faucon, que ressemble celui qui ne respire
que convoitise pour tout ce qui lui tombe sous les yeux.
Puisque nous célébrons
aujourd’hui la fête du bienheureux apôtre André, frères
très chers, il nous faut imiter ce que nous honorons [en lui]. Que
l’honneur rendu [au saint] par notre âme transformée témoigne
du zèle de notre dévotion : méprisons ce qui est de
la terre, et par l’abandon des biens transitoires, achetons les biens éternels.
Si nous ne pouvons pas encore abandonner ce qui est nôtre, du moins
ne convoitons pas ce qui est aux autres. Et si notre âme n’est pas
encore embrasée du feu de la charité, qu’elle garde en son
ambition le frein de la crainte, afin que fortifiée par un continuel
progrès et réprimant son désir des biens d’autrui,
elle arrive un jour à mépriser les siens propres, avec l’aide
de Notre-Seigneur Jésus-Christ…
Homélie 6
Prononcée devant le peuple
dans la basilique des saints Marcellin
et Pierre
10 décembre 590 (un dimanche
de l’Avent)
Le témoignage rendu à jean par Jésus
Le prédicateur explique pourquoi
saint Jean-Baptiste a semblé douter que Jésus fût «celui
qui devait venir», après l’avoir montré aux Juifs et
baptisé. Cette question continue à passionner les exégètes
d’aujourd’hui. Et si la position du saint pape a peu de chance de recueillir
leurs suffrages, elle n’en est pas moins riche de sens théologique.
Après avoir résolu
cette difficulté, l’orateur dresse le tableau des qualités
de Jean : il n’est ni semblable à un roseau agité par le
vent, ni vêtu d’habits douillets. Il est plus qu’un prophète
: un ange, au sens étymologique de ce mot. Chacun de nous peut aussi
mériter d’être appelé un ange, et Grégoire dit
comment. La finale va surprendre ceux qui s’imaginent qu’il a fallu attendre
le concile Vatican II pour que l’Eglise encourage l’apostolat des laïcs.
Un pape du vie siècle ne craignait pas de le faire avec des images
fort parlantes.
Mt 11, 2-10
En ce temps-là, comme Jean,
dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ, il envoya deux
de ses disciples lui dire : «Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous
en attendre un autre?» Jésus leur répondit : «Allez
rapporter à Jean ce que vous avez entendu et vu : les aveugles voient,
les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds
entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés;
et heureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet!»
Comme ils s’en allaient, Jésus se mit à dire aux foules au
sujet de Jean : «Qu’êtes-vous allés voir au désert?
Un roseau agité par le vent? Qu’êtes-vous donc allés
voir? Un homme vêtu d’habits douillets? Mais ceux qui portent des
habits douillets sont dans les palais des rois. Qu’êtes-vous donc
allés voir? Un prophète? Oui, je vous le dis, et plus qu’un
prophète. Car c’est de lui qu’il est écrit : Voici que j’envoie
mon ange au-devant de toi, pour préparer la voie devant toi.»
Une question, frères très
chers, se pose à nous : Jean était un prophète, et
même plus qu’un prophète, puisqu’il a fait connaître
le Seigneur venant se faire baptiser dans le Jourdain, en déclarant
: «Voici l’Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché
du monde» (Jn 1, 29), et que considérant à la fois
sa propre bassesse et la puissance de la divinité du Seigneur, il
a dit : «Celui qui est terrestre a aussi un langage terrestre, mais
celui qui vient du Ciel est au-dessus de tous» (Jn 3, 31); pourquoi
donc, une fois emprisonné, envoie-t-il ses disciples demander :
«Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre?»
comme s’il ne connaissait pas celui qu’il avait montré, et comme
s’il ne savait pas que le Christ était bien celui qu’il avait proclamé
en le prophétisant, en le baptisant et en le montrant?
Mais cette question trouve vite
sa réponse si l’on examine le temps et l’ordre dans lesquels se
sont déroulés les faits. Sur les rives du Jourdain, Jean
a affirmé que Jésus était le Rédempteur du
monde; une fois emprisonné, il demande pourtant s’il est bien celui
qui doit venir. Ce n’est pas qu’il doute que Jésus soit le Rédempteur
du monde, mais il cherche à savoir si celui qui était venu
en personne dans le monde, va aussi descendre en personne dans les prisons
infernales. Car celui que Jean a déjà annoncé au monde
comme précurseur, il le précède encore aux enfers
par sa mort. Il demande donc: «Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous
en attendre un autre?» C’est comme s’il disait clairement : «De
même que tu as daigné naître pour les hommes, fais-nous
savoir si tu daigneras aussi mourir pour eux, en sorte que précurseur
de ta naissance, je le devienne aussi de ta mort, et que j’annonce aux
enfers que tu vas venir, comme j’ai déjà annoncé au
monde que tu étais venu.»
C’est pour cela que la réponse
du Seigneur, à la question ainsi posée, traite de l’abaissement
de sa mort aussitôt après avoir énuméré
les miracles opérés par sa puissance, quand il dit : «Les
aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés,
les sourds entendent, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés;
et heureux celui qui ne sera pas scandalisé à mon sujet!»
A la vue de tant de signes et de si grands prodiges, nul n’avait sujet
de se scandaliser, mais bien plutôt d’admirer. Il s’éleva
cependant un grave scandale à son endroit dans l’esprit des infidèles
lorsqu’ils le virent mourir, même après tant de miracles.
D’où le mot de Paul : «Nous prêchons un Christ crucifié,
scandale pour les Juifs et folie pour les païens.» (1 Co 1,
23). Oui, les hommes regardèrent comme une folie que l’Auteur de
la vie mourût pour eux; et l’homme a trouvé moyen de se scandaliser
à son sujet pour ce qui aurait dû exciter davantage sa reconnaissance.
Car Dieu doit être honoré d’autant plus dignement par les
hommes qu’il a été jusqu’à subir pour eux des traitements
indignes.
Quel est donc le sens des paroles
du Seigneur : «Heureux celui qui ne sera pas scandalisé à
mon sujet!» Ne veut-il pas désigner clairement l’abjection
et l’abaissement de sa mort? C’est comme s’il disait ouvertement : «Il
est vrai que je fais des choses admirables, mais je ne refuse pas pour
autant d’en souffrir d’ignominieuses; puisque je vais te suivre [Jean-Baptiste]
en mourant, que les hommes se gardent bien de mépriser en moi la
mort, eux qui vénèrent en moi les miracles.»
2. Ecoutons ce que notre Rédempteur
dit aux foules au sujet de Jean, après avoir renvoyé ses
disciples : «Qu’êtes-vous allés voir au désert?
Un roseau agité par le vent?» Il n’énonce pas cela
pour l’affirmer, mais pour le nier. Le roseau fléchit dès
que la brise l’effleure. Que désigne-t-il, sinon l’esprit charnel,
qui s’incline d’un côté ou de l’autre dès qu’il est
touché par la flatterie ou la critique? En effet, qu’une bouche
humaine vienne à souffler sur lui la brise de la flatterie, et le
voilà qui se réjouit, s’enorgueillit et s’infléchit
tout entier par complaisance. Mais qu’un souffle de critique sorte de la
bouche même dont provenait la brise de la louange, et il s’incline
aussitôt de l’autre côté dans un accès de fureur.
Jean, lui, n’était pas un roseau agité par le vent : ni la
faveur ne le rendait caressant en le flattant, ni la critique, d’où
qu’elle vînt, ne le rendait violent en le mettant en colère.
La prospérité ne pouvait l’élever, ni l’adversité
le fléchir. Non, Jean n’était pas un roseau agité
par le vent : aucun revirement de situation ne faisait plier sa droiture.
Apprenons donc, frères très
chers, à ne pas être des roseaux agités par le vent.
Affermissons notre âme exposée aux brises des paroles; demeurons
en notre esprit d’une stabilité inflexible. Ne nous laissons jamais
entraîner à la colère par la critique, ni incliner
par la flatterie à une complaisance et une indulgence exagérées.
Ne nous élevons pas dans la prospérité, ne nous troublons
pas dans l’adversité, en sorte que fixés dans la solidité
de la foi, nous ne nous laissions aucunement ébranler par la mobilité
des choses qui passent.
3. La suite du texte nous rapporte
encore ces paroles du Seigneur : «Qu’êtes-vous donc allés
voir au désert? Un homme vêtu d’habits douillets? Mais ceux
qui portent des habits douillets sont dans les palais des rois.»
On raconte en effet que Jean était vêtu d’un tissu en poil
de chameau. Et pourquoi affirmer : «Mais ceux qui portent des habits
douillets sont dans les palais des rois», sinon pour indiquer en
une formule claire que ce n’est pas le Roi du Ciel, mais les rois de la
terre que servent ceux qui ne veulent pas souffrir d’âpretés
pour Dieu, mais qui se donnent tout entiers aux choses extérieures,
et recherchent en la vie présente ce qui est douillet et délectable?
Ne nous figurons donc pas que le superflu et la recherche dans le vêtement
soient innocents de tout péché. Si ce n’était pas
une faute, le Seigneur n’aurait en aucune manière loué Jean
pour la rudesse de son vêtement. Si ce n’était pas une faute,
jamais l’apôtre Pierre, dans son épître, n’aurait détourné
les femmes de désirer des vêtements précieux, par ces
mots : «Pas de vêtements précieux.» (1 P 3, 3).
Mesurez quelle faute il peut y avoir pour des hommes à rechercher
ce que le pasteur de l’Eglise a pris soin d’interdire même aux femmes.
4. Qu’on dise de Jean qu’il n’était
pas vêtu d’habits douillets peut aussi être compris en un autre
sens : il n’était pas vêtu d’habits douillets, du fait qu’il
n’a pas encouragé les pécheurs dans leur manière de
vivre par des caresses, mais les a réprimandés avec vigueur
par de rudes invectives, en disant : «Race de vipères, qui
vous a appris à fuir la colère qui vient?» (Mt 3, 7).
Salomon déclare aussi à ce propos : «Les paroles des
sages sont comme des aiguillons et comme des clous plantés en haut.»
(Qo 12, 11). Les paroles des sages
sont comparées à des clous et à des aiguillons, parce
qu’ils ne cherchent pas à flatter les fautes des coupables, mais
à les piquer.
5. «Qu’êtes-vous donc
allés voir au désert? Un prophète? Oui, je vous le
dis, et plus qu’un prophète.» La fonction du prophète
est seulement d’annoncer les choses à venir, et non de les montrer
accomplies. Jean est donc plus qu’un prophète, car celui qu’il avait
prophétisé en le précédant, il le montrait
également en le désignant. Mais puisque notre Rédempteur
a nié que Jean fût un roseau agité par le vent, puisqu’il
a dit qu’il n’était pas vêtu d’habits somptueux, puisqu’il
a témoigné que le nom de prophète était pour
lui insuffisant, écoutons maintenant quel titre digne de lui on
peut lui décerner. «C’est de lui, poursuit le Seigneur, qu’il
est écrit : Voici que j’envoie mon ange au-devant de toi, pour préparer
la voie devant toi.» Au mot grec «ange» correspond en
latin nuncius [celui qui annonce]. Il est donc à propos d’appeler
«ange» celui qui est envoyé annoncer le Juge suprême,
pour marquer par son nom même la haute fonction qu’il remplit par
ses œuvres. Le nom est élevé, mais la vie [de celui qui le
porte] ne lui est pas inférieure.
6. Plaise à Dieu, frères
très chers, que nous ne le disions pas pour notre condamnation,
mais tous ceux qui portent le nom de prêtre sont appelés des
anges, comme l’affirme le prophète : «Les lèvres du
prêtre ont la garde de la science, et c’est à sa bouche qu’on
demande la Loi, parce qu’il est l’ange du Seigneur des armées.»
(Ml 2, 7)
Cependant, chacun de vous peut mériter,
s’il le veut, ce titre élevé. Tous, dans la mesure de vos
possibilités, pour autant que vous avez reçu les inspirations
divines de la grâce, si vous détournez votre prochain de sa
méchanceté, si vous vous occupez de l’exhorter à bien
se conduire, si vous avertissez celui qui pèche de l’éternité
du Royaume et de l’éternité du supplice, alors vos paroles
pour annoncer les saintes vérités font de vous des anges,
à n’en pas douter. Et que personne n’aille dire : «Je ne suis
pas capable de donner des avertissements, et je n’ai pas d’aptitude pour
exhorter autrui.» Fais ce que tu peux, de peur qu’on ne te réclame
dans les tourments le don que tu as si mal gardé. Il n’avait pas
reçu plus qu’un unique talent, celui qui s’appliqua à le
cacher plutôt qu’à en faire l’aumône.
Nous savons que pour le Tabernacle
de Dieu, on ne fit pas seulement des coupes, mais aussi des tasses, comme
le Seigneur le commandait (cf. Ex 37, 16). Les coupes représentent
une doctrine surabondante, et les tasses, des connaissances bornées
et étriquées. L’un, tout rempli de la doctrine de vérité,
abreuve les esprits de ceux qui l’écoutent : c’est une coupe qu’il
tend à autrui par ce qu’il lui dit. Un autre ne sait pas bien exprimer
ce qu’il pense, mais quand il l’annonce tant bien que mal, c’est comme
s’il donnait à en goûter un échantillon dans une tasse.
Etablis dans le Tabernacle de Dieu, c’est-à-dire dans la sainte
Eglise, si vous ne pouvez servir à votre prochain des coupes de
sage doctrine, donnez-lui les tasses d’une bonne parole, pour autant que
la bonté de Dieu vous en rend capables.
Dans la mesure où vous estimez
avoir fait des progrès, entraînez les autres après
vous. Sur le chemin de Dieu, désirez avoir des compagnons de route.
Si l’un d’entre vous, mes frères, va au forum, ou peut-être
au bain, il invite à venir avec lui celui qu’il trouve inoccupé.
Laissez-vous donc instruire par votre manière d’agir naturelle :
si vous allez à Dieu, tâchez de ne pas arriver seuls auprès
de lui. Car il est écrit : «Que celui qui entend dise : Viens!»
(Ap 22, 17); ainsi, celui qui a déjà reçu en son cœur
l’appel du céleste amour doit répercuter cet appel au-dehors
en exhortant ses proches.
Lui manque-t-il du pain pour donner
l’aumône à celui qui n’a rien? Il peut lui faire un don plus
excellent, puisqu’il a une langue. Il est plus grand, en effet, de restaurer
par l’aliment de la parole une âme destinée à vivre
dans l’éternité que de rassasier d’un pain terrestre un ventre
appartenant à une chair qui doit mourir. Ne refusez donc pas, frères
très chers, l’aumône de la parole à vos proches.
Vous et moi, gardons-nous des paroles
oiseuses, évitons de parler inutilement. Pour autant que nous pouvons
résister à notre langue, ne la laissons pas lancer des paroles
en l’air, alors que le Juge déclare : «Au jour du jugement,
les hommes rendront compte de toute parole oiseuse qu’ils auront dite.»
(Mt 12, 36). Or est oiseuse la parole qui n’a pas de réelle utilité,
ou qui manque de vraie nécessité. Que vos conversations cessent
donc d’être oiseuses, et s’appliquent à édifier autrui.
Considérez avec quelle rapidité s’enfuient les jours de cette
vie, voyez quelle sera la rigueur du Juge qui doit venir. Ce Juge, gardez-le
devant les yeux de votre cœur. Ce Juge, prêchez-le à l’âme
de vos proches. Ainsi, votre zèle à l’annoncer dans la mesure
de vos forces vous vaudra avec Jean l’honneur d’être appelés
par lui des anges. Qu’il daigne lui-même vous l’accorder, lui qui,
étant Dieu, vit et règne dans les siècles des siècles.
Amen.
Homélie 7
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Pierre,
apôtre
17 décembre 590 (un dimanche
de l’Avent)
Le Témoignage de Jean sur le Christ
L’évangile du jour faisant
ressortir l’humilité de saint Jean-Baptiste, le pape va profiter
de son commentaire du texte sacré pour traiter de cette vertu. Ce
plan bipartite (explication de l’évangile, exposé sur une
vertu) est très courant chez notre orateur : nous le retrouverons
dans la suite des Homélies.
Dans son commentaire, saint Grégoire
explique ce que peut avoir d’étonnant le témoignage que Jean-Baptiste
rendit à Jésus, et qu’il se rendit à lui-même,
en confessant qu’il n’était pas le Christ, ni Elie, ni un prophète,
mais seulement «la voix de celui qui crie dans le désert».
Le prédicateur remarque ensuite
que Jean avait reçu des lumières prophétiques sans
équivalent. Or le voici qui proclame son ignorance! Un tel exemple
invite les chrétiens à l’humilité, et plus particulièrement
les justes : l’orgueil les met en danger de perdre tout le bénéfice
de leurs vertus, et seule l’humilité peut les préserver de
ce malheur. Ayant posé l’universelle nécessité de
la vertu d’humilité, Grégoire propose trois moyens pour l’acquérir
: se regarder par son côté faible; se rappeler ses péchés
passés; bien juger des autres, même quand on les voit mal
agir. Après ces conseils pratiques, l’orateur s’attache à
prouver l’excellence de l’humilité. Bien loin d’être synonyme
de pusillanimité, c’est elle qui nous conserve la vraie grandeur.
Le pape fait ici appel à l’autorité d’Isaïe, de saint
Paul et de Dieu lui-même; puis il illustre son affirmation par l’exemple
admirable du roi David, qui s’est montré grand en ses actes, mais
a su garder d’humbles sentiments de lui-même. Aurions-nous donc comme
lui accompli des actions d’éclat, elles n’auraient aucune valeur
sans «l’assaisonnement de l’humilité», car sans humilité,
toutes les vertus ne sont que poussière au vent.
Frappe des formules, expressivité
des images, tout contribue à faire de ce petit exposé un
joyau de littérature ascétique.
Jn 1, 19-28
En ce temps-là, les Juifs
envoyèrent de Jérusalem des prêtres et des lévites
à Jean pour l’interroger : «Qui es-tu?» Il reconnut,
il ne nia pas, il reconnut : «Je ne suis pas le Christ.» Et
ils l’interrogèrent : «Quoi donc? Es-tu Elie?» Il dit
: «Je ne le suis pas.» «Es-tu le prophète?»
Il répondit : «Non.» Ils lui dirent alors : «Qui
es-tu donc, pour que nous donnions réponse à ceux qui nous
ont envoyés? Que dis-tu de toi-même?» Il dit : «Je
suis la voix de celui qui crie dans le désert : Rendez droit le
chemin du Seigneur, comme l’a dit le prophète Isaïe.»
Ceux qui avaient été envoyés étaient des pharisiens.
Et ils l’interrogèrent et lui dirent : «Pourquoi donc baptises-tu,
si tu n’es ni le Christ, ni Elie, ni le prophète?» Jean leur
répondit : «Moi, je baptise dans l’eau; mais au milieu de
vous, se trouve quelqu’un que vous ne connaissez pas. C’est celui qui doit
venir après moi, lui qui a passé devant moi, et je ne suis
pas digne de délier la courroie de sa sandale.» Cela se passait
à Béthanie, au-delà du Jourdain, où Jean baptisait.
Les paroles de cette lecture, frères
très chers, nous font valoir l’humilité de Jean. Lui dont
la vertu était si grande qu’on aurait pu le prendre pour le Christ,
il choisit de rester sagement dans son rôle, sans se laisser follement
entraîner par l’opinion humaine au-dessus de lui-même. «Il
reconnut, il ne nia pas, il reconnut : ‹Je ne suis pas le Christ.›»
En déclarant : «Je ne suis pas», il a clairement nié
ce qu’il n’était pas, mais il n’a pas nié ce qu’il était,
afin qu’en disant la vérité, il devînt membre de celui
dont il ne revendiquait pas faussement le nom. Parce qu’il ne voulut pas
chercher à prendre le nom du Christ, il devint membre du Christ.
En s’appliquant à reconnaître humblement sa propre faiblesse,
il mérita de participer vraiment à la grandeur du Christ.
Mais la présente lecture
nous remet à l’esprit une autre affirmation de notre Rédempteur,
qui, rapprochée des paroles de la lecture de ce jour, soulève
une question très embarrassante. En effet, en un autre endroit,
le Seigneur, interrogé par ses disciples au sujet de la venue d’Elie,
répondit : «Elie est déjà venu, et ils ne l’ont
pas reconnu; mais ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu. Et si vous
voulez le savoir, Jean lui-même est Elie.» (Mt 17, 12). Or,
ayant été interrogé, Jean déclare : «Je
ne suis pas Elie.» Que veut dire cela, frères très
chers? La Vérité affirme une chose, et le prophète
de la Vérité la nie? Car il y a opposition complète
entre ces expressions : «Il l’est» et «Je ne le suis
pas». Comment donc Jean est-il le prophète de la Vérité,
s’il contredit les paroles de celui qui est la Vérité? Mais
si nous recherchons la vérité avec précision, nous
trouverons comment ce qui paraît se contredire ne se contredit pas.
L’ange n’avait-il pas annoncé à Zacharie, au sujet de Jean
: «Il marchera devant lui dans l’esprit et la puissance d’Elie.»
(Lc 1, 17). On dit qu’il viendra dans l’esprit et la puissance d’Elie,
parce que de même qu’Elie devancera le second avènement du
Seigneur, Jean devance le premier. Comme Elie est destiné à
venir en précurseur du Juge, ainsi Jean a-t-il été
établi précurseur du Rédempteur. Jean était
donc Elie en esprit; il ne l’était pas en personne. Par conséquent,
ce que le Seigneur affirme de l’esprit, Jean le nie de la personne. Il
convenait en effet que le Seigneur, s’adressant à ses disciples,
parlât de Jean selon l’esprit, et que Jean, répondant à
la même question devant des foules charnelles, leur parlât,
non de son esprit, mais de son corps. Ce que Jean nous fait entendre semble
donc contraire à la vérité, mais il ne s’est pourtant
pas écarté du chemin de la vérité.
2. Après avoir déclaré
n’être pas un prophète — car il pouvait non seulement prédire
le Rédempteur, mais aussi le montrer — Jean explique aussitôt
qui il est, en ajoutant : «Je suis la voix de celui qui crie dans
le désert.»
Vous savez, frères très
chers, que le Fils unique est appelé le Verbe du Père, comme
Jean l’atteste en disant : «Au commencement était le Verbe,
et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était
Dieu.» (Jn 1, 1). Vous savez, pour avoir vous-même parlé,
que la voix doit commencer par retentir pour que le verbe puisse être
entendu. Jean affirme donc être la voix, parce qu’il précède
le Verbe. Devançant l’avènement du Seigneur, Jean est appelé
la voix, du fait que par son ministère, le Verbe du Père
est entendu des hommes. Il crie dans le désert, puisqu’il annonce
à la Judée abandonnée et désertée que
le Rédempteur va la consoler.
Mais que crie-t-il? Ce qu’il ajoute
nous le fait savoir : «Rendez droit le chemin du Seigneur, comme
l’a dit le prophète Isaïe.» Le chemin du Seigneur vers
le cœur [de l’homme] est rendu droit quand celui-ci écoute humblement
la parole de vérité. Le chemin du Seigneur vers le cœur [de
l’homme] est rendu droit quand celui-ci dispose sa vie dans le sens du
précepte [divin]. C’est pourquoi il est écrit : «Si
quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera, et
nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.»
(Jn 14, 23)
Quiconque gonfle son esprit de superbe,
quiconque est étouffé par les ardeurs de l’avarice, quiconque
se souille des avilissements de la luxure, ferme la porte de son cœur à
la vérité; il se retranche en son âme par les verrous
de ses vices afin d’empêcher le Seigneur de venir à lui.
3. Ceux qui étaient envoyés
s’enquièrent encore : «Pourquoi donc baptises-tu, si tu n’es
ni Elie, ni le Christ, ni le prophète?» Ils ne disent pas
cela par désir de connaître la vérité, mais
par malice et hostilité, comme l’évangéliste le donne
tacitement à entendre, en ajoutant : «Ceux qui avaient été
envoyés étaient des pharisiens.» C’est comme s’il disait
clairement : «Ces hommes qui interrogent Jean sur ses actes sont
incapables de chercher un enseignement, ils ne savent que jalouser.»
Cependant, un saint ne se détourne
pas de son ardeur au bien, même quand on l’interroge avec perversité.
C’est pourquoi Jean répond encore aux paroles de jalousie par des
enseignements porteurs de vie. Il ajoute en effet aussitôt : «Moi,
je baptise dans l’eau; mais au milieu de vous, se trouve quelqu’un que
vous ne connaissez pas.» Ce n’est pas dans l’esprit, mais dans l’eau
que Jean baptise. Impuissant à pardonner les péchés,
il lave par l’eau le corps des baptisés, mais ne lave pourtant pas
l’esprit par le pardon. Pourquoi donc baptise-t-il, s’il ne remet pas les
péchés par son baptême? Pourquoi, sinon pour rester
dans la ligne de son rôle de précurseur? De même qu’en
naissant, il avait précédé le Seigneur qui allait
naître, il précédait aussi, en baptisant, le Seigneur
qui allait baptiser; lui qui avait été le précurseur
du Christ par sa prédication, il le devenait également en
administrant un baptême qui était l’image du sacrement.
Jean a ici annoncé un mystère,
lorsqu’il a déclaré à la fois que le Christ se tenait
au milieu des hommes et qu’il n’en était pas connu, puisque le Seigneur,
quand il se montra dans la chair, était à la fois visible
en son corps et invisible en sa majesté. Parlant du Christ, Jean
ajoute : «Celui qui vient après moi a passé devant
moi.» Il dit : «Il a passé devant moi», comme
s’il disait : «Il a été placé devant moi».
Il vient donc après moi, puisqu’il est né après; mais
il a passé devant moi, parce qu’il m’est supérieur. Traitant
cette question un peu plus haut, il a expliqué les causes de la
supériorité du Christ lorsqu’il a précisé :
«Car il était avant moi» (Jn 1, 16), comme pour dire
clairement : «S’il l’emporte sur moi, alors qu’il est né après
moi, c’est que le temps de sa naissance ne le resserre pas dans des limites
: né d’une mère dans le temps, il est engendré par
le Père hors du temps.»
Jean manifeste quel humble respect
il lui doit, en poursuivant : «Je ne suis pas digne de dénouer
la courroie de sa sandale.» Il était de coutume chez les anciens
que si quelqu’un refusait d’épouser une jeune fille qui lui était
promise, il dénouât la sandale de celui à qui il revenait
d’être son époux par droit de parenté1. Or le Christ
ne s’est-il pas manifesté parmi les hommes comme l’Epoux de la sainte
Eglise? Et n’est-ce pas de lui que Jean affirme : «Celui qui a l’épouse
est l’époux.» (Jn 3, 29). Mais parce que les hommes ont pensé
que Jean était le Christ — ce que Jean lui-même nie — il se
déclare avec raison indigne de dénouer la courroie de sa
chaussure. C’est comme s’il disait clairement : «Je ne peux pas mettre
à nu les pieds de notre Rédempteur, puisque je ne m’arroge
pas à tort le nom d’époux.»
Mais on peut aussi comprendre cela
d’une autre façon. Qui ne sait, en effet, que les sandales sont
faites de cuir d’animaux morts? Or le Seigneur, venant en son Incarnation,
s’est pour ainsi dire manifesté les sandales aux pieds, car il a
assumé en sa divinité ce qu’il y a en nous de mortel et de
corruptible. C’est pourquoi il dit, par la bouche du prophète :
«J’étendrai ma sandale sur l’Idumée.» (Ps 60,
10). L’Idumée désigne les païens, et la sandale, notre
condition mortelle assumée par le Seigneur. Il affirme donc qu’il
étend sa sandale sur l’Idumée, parce que se faisant connaître
aux païens en la chair, sa divinité est en quelque sorte venue
à nous les sandales aux pieds. Mais de cette Incarnation, l’œil
humain est impuissant à pénétrer le mystère.
Il ne peut en effet absolument pas saisir comment le Verbe prend un corps,
comment l’être spirituel le plus haut, qui est source de la vie,
prend une âme dans le sein d’une mère, comment celui qui n’a
pas de commencement vient à l’existence et est conçu. La
courroie de la sandale, c’est le lien de ce mystère. Jean ne peut
dénouer la courroie de la sandale du Seigneur, car même lui
qui a connu l’Incarnation par l’esprit de prophétie, il demeure
impuissant à en sonder le mystère. Et pourquoi dire : «Je
ne suis pas digne de dénouer la courroie de sa sandale», sinon
pour reconnaître ouvertement et humblement son ignorance? C’est comme
s’il disait clairement : «Comment s’étonner qu’il me soit
supérieur, puisque même si je vois bien qu’il est né
après moi, je ne peux saisir le mystère de sa naissance?»
Voilà comment Jean, tout rempli qu’il soit de l’esprit de prophétie,
et admirable par l’éclat de sa science, nous fait pourtant savoir
son ignorance.
4. A ce propos, frères très
chers, nous devons considérer et méditer très attentivement
la conduite des saints : même quand ils savent certaines choses d’une
manière admirable, ils tâchent de se remettre devant les yeux
de l’esprit ce qu’ils ne savent pas, afin de conserver en eux la vertu
d’humilité. S’examinant ainsi du côté où ils
sont faibles, ils empêchent leur âme de s’élever du
côté où elle est parfaite. Car si la science de Dieu
est une vertu, l’humilité est la gardienne de la vertu. Il ne reste
donc qu’à humilier notre esprit en tout ce qu’il sait, pour lui
éviter de se voir arracher par le vent de l’orgueil ce que sa vertu
de science avait rassemblé.
Quand vous faites le bien, mes frères,
rappelez-vous toujours ce que vous avez fait de mal : votre âme,
ayant ainsi la prudence de prêter attention à ses fautes,
n’aura jamais l’imprudence de se complaire dans ses bonnes actions. Estimez
vos proches meilleurs que vous, surtout ceux dont vous n’avez pas la charge;
car même si vous les voyez commettre quelque mal, vous ignorez tout
ce qui se cache de bien en eux.
Efforcez-vous d’être grands,
mais ignorez pourtant, d’une certaine manière, que vous l’êtes,
pour ne pas perdre cette grandeur par la suffisance que vous mettriez à
vous l’attribuer. N’est-ce pas ce que dit le prophète : «Malheur
à vous qui êtes sages à vos propres yeux et avisés
selon votre propre sens.» (Is 5, 21). Et Paul déclare : «Ne
vous prenez pas pour des gens avisés.» (Rm 12, 16). Dans le
même sens, il est dit à Saül, qui s’enorgueillissait
: «Quand tu étais petit à tes propres yeux, tu as été
fait roi sur les tribus d’Israël.» (1 S 15, 17). C’est comme
si Dieu lui affirmait clairement : «Alors que tu te regardais comme
petit, je t’ai fait grand de préférence aux autres. Mais
parce que tu te regardes comme grand, je t’estime petit.» A l’opposé
de cette attitude, lorsque David tint pour rien la puissance de sa royauté
en dansant devant l’arche d’alliance du Seigneur, il dit : «Je veux
danser, paraître encore plus vil que je ne l’ai paru, et être
humble à mes yeux.» (2 S 6, 21-22). Quel autre ne s’exalterait
d’avoir brisé la mâchoire des lions et disloqué les
pattes des ours (cf. 1 S 17, 35), d’avoir été élu
de préférence à ses frères aînés
et d’avoir été oint pour gouverner un royaume dont le roi
avait été rejeté (cf. 1 S 16, 6-13), d’avoir abattu
d’une seule pierre ce Goliath redouté de tous (cf. 1 S 17, 49),
d’avoir rapporté sur l’ordre du roi un nombre convenu de prépuces
pris à des ennemis morts (cf. 1 S 18, 27), d’avoir reçu le
royaume promis, d’avoir enfin dominé sans opposition tout le peuple
d’Israël (cf. 2 S 5, 1-5)? Et pourtant, en toutes ces choses, David
se méprise et se reconnaît abject à ses propres yeux.
Si donc les saints, même quand
ils accomplissent des actions courageuses, ont d’humbles sentiments d’eux-mêmes,
que diront pour leur excuse ceux qui se gonflent d’orgueil sans pratiquer
la vertu? Mais quelles que soient les bonnes œuvres qu’on réalise,
elles sont sans valeur si elles ne sont assaisonnées d’humilité
: une action admirable accomplie avec orgueil ne nous élève
pas, mais nous appesantit davantage. Celui qui cumule les vertus sans humilité
est semblable à un homme qui porte de la poussière en plein
vent, et qui en est d’autant plus aveuglé qu’il paraît en
porter davantage. En tout ce que vous faites, mes frères, conservez
donc l’humilité, comme racine obligée de vos bonnes œuvres.
Ne regardez pas ceux que vous avez déjà dépassés,
mais ceux qui vous dépassent encore, pour qu’en vous proposant les
meilleurs en exemple, vous puissiez monter toujours plus haut grâce
à l’humilité.
________________________________
1 Saint Grégoire fait probablement
allusion à un passage du livre de Ruth (4, 7), qui parle d’une coutume
analogue.
Homélie 8
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de la bienheureuse
Vierge Marie,
le jour de la Nativité du
Seigneur
25 décembre 590 (messe de
Minuit)
La naissance de Jésus
Cette Homélie de la nuit de
Noël porte naturellement sur la naissance du Sauveur. Elle est très
courte, et Grégoire en donne la raison au début.
Il explique ensuite pourquoi Jésus
naît dans la petite ville de Bethléem, nom qui signifie «Maison
du pain», et pourquoi on le couche dans une mangeoire.
Puis le prédicateur s’étonne
que les anges se manifestent comme nos compagnons dans la nuit de Noël,
tandis que jusque-là, ils laissaient les hommes les adorer. La raison
qu’il en donne lui permet d’exhorter ses ouailles à se rendre dignes
d’un tel honneur. La finale, qui trace une petite règle de vie,
est de toute beauté. Sa dernière phrase est frappée
comme une sentence apte à se graver dans la mémoire des auditeurs.
Lc 2, 1-14
En ce temps-là, parut un édit
de César Auguste, ordonnant de recenser toute la terre. Ce premier
recensement eut lieu sous Quirinius, gouverneur de Syrie, et tous allaient
se faire inscrire, chacun dans sa ville. Joseph aussi monta de Nazareth,
en Galilée, à la ville de David, Bethléem, en Judée,
car il était de la maison et de la famille de David, pour se faire
inscrire avec Marie, son épouse, qui était enceinte.
Or, pendant qu’ils étaient
là, le temps où elle devait enfanter s’accomplit. Et elle
mit au monde son fils premier-né, l’enveloppa de langes et le coucha
dans une crèche, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux à
l’hôtellerie.
Il y avait dans ces parages des
bergers qui passaient la nuit à veiller à la garde de leurs
troupeaux. Et voici qu’un ange du Seigneur parut auprès d’eux, tandis
que la lumière de Dieu les enveloppait; ils furent saisis d’une
grande crainte. Mais l’ange leur dit : «Ne craignez pas. Voici que
je vous annonce une grande joie, qui sera pour tout le peuple : il vous
est né aujourd’hui un Sauveur, le Christ Seigneur, dans la ville
de David. Vous le reconnaîtrez à ce signe : vous trouverez
un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une
crèche.» Et soudain, il y eut avec l’ange une multitude de
la milice céleste, qui louait Dieu et disait : «Gloire à
Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.»
Puisque nous devons à la
largesse de Dieu de célébrer trois fois la messe aujourd’hui,
nous ne pouvons vous parler longuement de l’évangile qui vient d’être
lu. Mais la Nativité même de notre Rédempteur nous
oblige à vous adresser au moins quelques mots.
Pourquoi ce recensement du monde
juste avant la naissance du Seigneur? N’était-ce pas pour annoncer
clairement que venait alors dans la chair celui qui ferait le recensement
de ses élus dans l’éternité? A l’inverse, le prophète
dit au sujet des réprouvés : «Qu’ils soient rayés
du livre des vivants, et qu’ils ne soient pas inscrits avec les justes.»
(Ps 69, 29)
Il convient par ailleurs que le
Seigneur naisse à Bethléem, car Bethléem signifie
«Maison du pain». Et n’est-ce pas notre Rédempteur lui-même
qui a déclaré : «Je suis le pain vivant descendu du
Ciel.» (Jn 6, 41). Ainsi, le lieu de naissance du Seigneur a par
avance reçu le nom de «Maison du pain», parce que devait
y apparaître revêtu de chair celui qui rassasierait intérieurement
les âmes des élus.
Il naît, non dans la maison
de ses parents, mais en chemin, afin de montrer qu’en empruntant notre
nature humaine, il naissait comme en un lieu étranger. Etranger,
non par rapport à sa puissance, mais à sa nature. Car pour
ce qui est de sa puissance, il est écrit : «Il est venu chez
lui.» (Jn 1, 11). Et s’il est né en sa nature avant tous les
temps, il est venu prendre notre nature au cours du temps. Tout en demeurant
l’Eternel, il s’est manifesté dans le temps : c’est donc bien en
un lieu étranger qu’il est descendu.
Et puisque le prophète affirme
: «Toute chair est comme l’herbe» (Is 40, 6), le Seigneur,
en se faisant homme, a changé notre herbe en blé, lui qui
s’est désigné en disant : «Si le grain de blé
tombant en terre ne meurt pas, il demeure seul.» (Jn 12, 24). C’est
pourquoi, aussitôt après sa naissance, on le couche dans une
mangeoire, afin qu’il y nourrisse du froment de sa chair ces saints animaux
que sont les fidèles, et qu’il ne les laisse pas privés de
cette nourriture de l’intelligence qui dure éternellement.
Pourquoi l’ange apparaît-il
aux bergers lorsqu’ils veillent, et pourquoi la lumière de Dieu
les enveloppe-t-elle, sinon parce que les pasteurs attentifs à bien
conduire le troupeau de leurs fidèles méritent entre tous
de voir les choses d’en haut? Et quand ils veillent avec amour sur leurs
troupeaux, la grâce divine les illumine avec plus d’abondance.
2. C’est un ange qui annonce la
naissance du Roi, et les chœurs des anges joignent leur voix à la
sienne, et dans leur joie commune ils chantent : «Gloire à
Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.»
Avant que notre Rédempteur ne naisse dans la chair, nous étions
en discorde avec les anges, nous étant beaucoup éloignés
de leur éclatante pureté par la corruption du premier péché
et par nos fautes de chaque jour. Et comme nos péchés nous
avaient rendus étrangers à Dieu, les anges, ces habitants
de la cité de Dieu, nous tenaient pour étrangers à
leur société. Mais depuis que nous avons connu notre Roi,
les anges nous ont reconnus pour leurs concitoyens. Et parce que le Roi
du Ciel a assumé notre chair pétrie de terre, les anges ont
cessé de mépriser notre faiblesse du haut de leur sublimité
: ils retrouvent la paix avec nous, oublient les griefs de notre ancienne
discorde, et honorent désormais comme des compagnons ceux qu’ils
méprisaient auparavant comme des êtres faibles et misérables.
Voilà pourquoi Lot (cf. Gn 19, 1) et Josué (cf. Jos 5, 14)
adoraient les anges sans en être empêchés, alors que
Jean, dans son Apocalypse, ayant voulu adorer un ange, en fut empêché
par ce dernier, qui lui dit : «Garde-toi de le faire, car je suis
serviteur au même titre que toi et tes frères.» (Ap
22, 9). Pourquoi les anges, qui, avant la venue du Rédempteur, se
laissent adorer par les hommes sans mot dire, s’y refusent-ils après
sa venue? Ne serait-ce pas que voyant élevée au-dessus d’eux
notre nature, qu’ils avaient d’abord méprisée, ils redoutent
de la voir se prosterner à leurs pieds? Ils n’osent plus mésestimer
comme au-dessous d’eux cette faible nature qu’ils révèrent
maintenant au-dessus d’eux dans le Roi du Ciel. Et ils acceptent volontiers
l’homme pour compagnon, depuis que leur adoration monte vers l’Homme-Dieu.
Veillons donc, frères très
chers, à ne nous souiller d’aucune impureté, nous qui, dans
la prescience éternelle, sommes les concitoyens de la cité
de Dieu et les égaux de ses anges. Témoignons de notre dignité
par toute notre conduite : ne nous laissons aucunement polluer par la luxure,
ni charger la conscience de la moindre pensée honteuse, ni mordre
en notre âme par la méchanceté, ni ronger par la rouille
de l’envie, ni enfler par l’orgueil, ni déchirer par l’attrait des
séductions terrestres, ni enflammer par la colère; car les
hommes ont été appelés dieux (cf. Ps 82, 6).
O homme, défends donc en
toi l’honneur de Dieu contre les vices, puisque c’est pour toi que Dieu
s’est fait homme, lui qui vit et règne dans les siècles des
siècles. Amen.
Homélie 9
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Sylvestre,
le jour de sa fête
31 décembre 590
La parabole des talents
Saint Grégoire explique ce
que signifient les talents de la parabole, et comment le mauvais serviteur
qui enfouit le sien est l’image des mauvais chrétiens qui ont peur
d’entrer dans la voie de la sainteté. Le pape montre ensuite dans
le détail que tous ont reçu quelque chose qui les oblige,
et quel usage chacun doit faire des divers biens reçus par lui.
Un tel commentaire révèle
le souci que le pasteur apporte à indiquer leur devoir d’état
à ses ouailles. L’exégèse un peu alambiquée
du nombre des talents reçus par chaque serviteur risque de déconcerter
le lecteur d’aujourd’hui; cependant, la leçon de théologie
morale qu’en tire Grégoire garde toute sa valeur. Instrument pédagogique
plein de charme poétique, l’allégorie permet au prédicateur
de présenter une doctrine qu’il a trouvée très explicitement
enseignée en d’autres passages de la Bible. C’est donc en vertu
du grand principe de l’unité de toute l’Ecriture qu’il dégage
de tel ou tel détail du texte sacré un sens moral ou spirituel
que le texte en question ne contient pas toujours littéralement,
mais que l’orateur a trouvé clairement affirmé ailleurs.
En tout cas, si certains de ses
modes d’expression nous désorientent un peu, le message de cette
Homélie n’en reste pas moins pleinement actuel. Le péché
d’omission que le pape dénonce ici ne demeure-t-il pas l’un des
plus préjudiciables à la diffusion du catholicisme et au
développement du bien?
Mt 25, 14-30
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples cette parabole : «Un homme sur le point
de partir pour l’étranger appela ses serviteurs et leur confia ses
biens. A l’un il donna cinq talents, à un autre deux, à un
autre un seul, selon la capacité de chacun, et il partit aussitôt.
Celui qui avait reçu cinq talents alla les faire fructifier et en
gagna cinq autres. De même, celui qui en avait reçu deux en
gagna deux autres. Mais celui qui en avait reçu un seul s’en alla
creuser dans la terre et cacha l’argent de son maître.
«Longtemps après, le
maître de ces serviteurs revint et fit ses comptes avec eux. Celui
qui avait reçu cinq talents s’avança et en présenta
cinq autres, en disant : ‹Seigneur, tu m’avais confié cinq talents;
en voici cinq autres que j’ai gagnés.› Son maître lui dit
: ‹C’est bien, bon et fidèle serviteur; puisque tu as été
fidèle en peu de choses, je t’établirai sur beaucoup. Entre
dans la joie de ton maître.› Celui qui avait reçu deux talents
s’avança aussi et dit : ‹Seigneur, tu m’avais confié deux
talents; en voici deux autres que j’ai gagnés.› Son maître
lui dit : ‹C’est bien, bon et fidèle serviteur; puisque tu as été
fidèle en peu de choses, je t’établirai sur beaucoup. Entre
dans la joie de ton maître.› S’avançant à son tour,
celui qui avait reçu un seul talent dit : ‹Seigneur, je savais que
tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et
qui ramasses où tu n’as rien répandu. J’ai eu peur, et je
suis allé cacher ton talent dans la terre. Voici donc ce qui t’appartient.›
Mais le maître lui répondit : ‹Serviteur méchant et
paresseux, tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé,
et que je ramasse où je n’ai rien répandu. Il te fallait
donc porter mon argent aux banquiers, et en revenant, j’aurais retiré
ce qui m’appartient avec un intérêt. Otez-lui ce talent, et
donnez-le à celui qui en a dix. Car on donnera à celui qui
a, et il sera dans l’abondance; mais à celui qui n’a pas, on prendra
même ce qu’il semble avoir. Et ce serviteur inutile, jetez-le dans
les ténèbres extérieures; là seront les pleurs
et les grincements de dents.›»
La lecture du Saint Evangile, frères
très chers, nous avertit de considérer avec grand soin qu’ayant
manifestement reçu en ce monde plus que d’autres de la part du Créateur,
nous serons, pour ce motif, jugés avec plus de rigueur. Quand les
dons augmentent, les comptes à rendre pour ces dons sont eux aussi
plus lourds. Les grâces que nous recevons doivent donc conduire chacun
de nous à se montrer d’autant plus humble et plus empressé
à servir qu’il prévoit d’avoir à rendre compte de
plus de bienfaits.
Voici qu’un homme sur le point de
partir pour l’étranger appelle ses serviteurs et leur distribue
des talents à faire fructifier. Longtemps après, il revient
pour leur en demander compte. Il récompense du gain qu’ils lui présentent
ceux qui ont bien travaillé, mais il condamne le serviteur qui s’est
montré nonchalant dans la pratique du bien.
Quel est donc cet homme sur le point
de partir pour l’étranger, sinon notre Rédempteur, qui s’en
alla au Ciel dans la chair qu’il avait assumée? Car la terre est
le lieu propre de la chair, et celle-ci est en quelque sorte emmenée
à l’étranger lorsqu’elle est placée au Ciel par notre
Rédempteur.
Cet homme partant pour l’étranger
a confié ses biens à ses serviteurs, puisque le Seigneur
a accordé des dons spirituels à ses fidèles. A l’un,
il a remis cinq talents, à un autre deux, et à un autre un
seul. Il y a en effet cinq sens corporels : la vue, l’ouïe, le goût,
l’odorat et le toucher. Les cinq talents figurent donc le don des cinq
sens, c’est-à-dire la science des choses extérieures. Les
deux talents, eux, désignent la faculté de comprendre et
celle d’agir. Quant au talent unique, il désigne la seule faculté
de comprendre.
Celui qui avait reçu cinq
talents en gagna cinq autres. Car il en est qui, sans pouvoir pénétrer
les réalités intérieures et mystiques, donnent cependant,
en vue de la patrie céleste, de bons enseignements à ceux
qu’ils peuvent atteindre, mettant ainsi à profit les dons extérieurs
qu’ils ont reçus; et en même temps qu’ils se défendent
des ardeurs immodérées de la chair, de la poursuite des choses
de la terre et du plaisir que procurent les biens visibles, ils en détournent
encore les autres par leurs avertissements. Il en est par ailleurs qui,
comme enrichis de deux talents, reçoivent la faculté de comprendre
et celle d’agir. Ils comprennent les subtilités des réalités
intérieures et accomplissent des œuvres extérieures admirables.
Et comme ils prêchent à autrui autant par leur science que
par leurs actes, ils rapportent pour ainsi dire un double gain de leur
travail. Ce n’est pas sans raison qu’on dit que les serviteurs ont gagné,
qui cinq autres talents, qui deux autres, car lorsqu’on prêche aux
fidèles de l’un et l’autre sexe, on double en quelque sorte les
talents qu’on a reçus.
Mais celui qui avait reçu
un seul talent s’en est allé creuser dans la terre et y a caché
l’argent de son maître. Cacher son talent dans la terre, c’est appliquer
l’intelligence que nous avons reçue à des activités
terrestres, sans chercher de gain spirituel et sans jamais élever
son cœur au-dessus des pensées de la terre. Il en est en effet qui
ont reçu le don d’intelligence, mais qui ne goûtent que les
choses de la chair. C’est d’eux que le prophète déclare :
«Ils sont habiles à faire le mal, mais ils ne savent pas faire
le bien.» (Jr 4, 22)
Cependant, le Seigneur, qui a donné
les talents, revient pour en demander compte. Celui qui accorde maintenant
les dons spirituels avec bonté, recherche nos mérites avec
sévérité à l’heure du jugement. Il considère
ce que chacun de nous a reçu, et il évalue le gain qu’on
en a tiré.
2. Le serviteur qui a rapporté
le double des talents reçus est loué par le maître,
et il est conduit à la récompense éternelle par ces
paroles du Seigneur : «C’est bien, bon et fidèle serviteur;
puisque tu as été fidèle en peu de choses, je t’établirai
sur beaucoup. Entre dans la joie de ton Maître.» Peu de choses,
voilà ce que sont tous les biens de la vie présente en comparaison
de la récompense éternelle, même quand ils nous paraissent
représenter beaucoup. En revanche, le serviteur fidèle est
établi sur beaucoup, lorsqu’ayant surmonté toutes les misères
de notre nature corrompue, il jouit du bonheur éternel dans la gloire
du séjour céleste. Et il pénètre tout entier
dans la joie de son Maître, quand, admis dans la patrie éternelle
et associé aux chœurs des anges, il goûte intérieurement
la joie de la récompense, sans que plus rien de corruptible puisse
le faire souffrir extérieurement.
3. Quant au serviteur qui n’a pas
voulu faire fructifier son talent, il revient à son maître
avec des paroles d’excuse : «Seigneur, je savais que tu es un homme
dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui ramasses
où tu n’as rien répandu. J’ai eu peur, et je suis allé
cacher ton talent dans la terre. Voici donc ce qui t’appartient.»
Il faut remarquer que ce serviteur inutile appelle son maître «un
homme dur», tout en négligeant de se dévouer à
son intérêt, et qu’il prétend avoir craint de dépenser
le talent pour en obtenir un bénéfice, alors que sa seule
crainte aurait dû être de le rapporter au maître sans
bénéfice. Nombreux sont en effet les membres de la sainte
Eglise dont ce serviteur est l’image : ils redoutent de s’engager sur la
voie d’une vie meilleure, mais ils ne craignent pas de s’abandonner à
leur molle inaction; considérant qu’ils sont pécheurs, ils
ont peur d’entrer dans la voie de la sainteté, mais ils ne s’inquiètent
pas de demeurer dans leurs iniquités. De tels hommes sont bien préfigurés
par Pierre, qui, dans la faiblesse où il se trouvait encore, s’est
écrié à la vue du miracle des poissons : «Eloigne-toi
de moi, Seigneur, car je suis un homme pécheur.» (Lc 5, 8).
Mais non! si tu te considères comme pécheur, il ne faut pas
repousser le Seigneur loin de toi! Et pourtant, ceux qui, se sachant faibles,
ne veulent pas s’engager dans la voie d’une plus grande vertu, ou dans
celle qui mène au sommet d’une vie plus droite, font comme s’ils
s’avouaient pécheurs, tout en repoussant le Seigneur; ils fuient
celui qu’ils auraient dû sanctifier en eux; dans leur trouble, le
bon sens leur fait défaut : ils sont en train de mourir, et ils
ont peur de la Vie.
D’où la réponse faite
aussitôt au mauvais serviteur : «Serviteur méchant et
paresseux, tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé,
et que je ramasse où je n’ai rien répandu. Il te fallait
donc porter mon argent aux banquiers, et en revenant, j’aurais retiré
ce qui m’appartient avec un intérêt.» Le serviteur se
voit lié par ses propres paroles quand son maître lui affirme
: «Je récolte où je n’ai pas semé, et je ramasse
où je n’ai rien répandu.» C’est comme s’il disait clairement
: «Si, à t’en croire, je réclame même ce que
je n’ai pas donné, combien plus te réclamerai-je ce que je
t’ai donné à faire valoir; il te fallait donc porter mon
argent aux banquiers, et en revenant, j’aurais retiré ce qui m’appartient
avec un intérêt.» Porter son argent aux banquiers, c’est
accorder la science de sa prédication à ceux qui sont capables
de la mettre en pratique.
4. Vous voyez, frères très
chers, le péril où nous nous mettrions si nous conservions
pour nous les richesses du Seigneur; eh bien, considérez vous-mêmes
avec soin le danger que vous courez, puisqu’on vous redemandera avec usure
ce que vous entendez. Par l’usure, on rentre en possession de plus d’argent
qu’on n’en avait donné. En effet, en plus de ce que le débiteur
avait reçu, il rend ce qu’il n’avait pas reçu. Pensez donc
bien, frères très chers, que vous aurez à vous acquitter
avec usure de cet argent de la parole que vous avez reçu, et appliquez-vous
pour cela à comprendre ce que vous n’entendez pas dire à
partir de ce que vous entendez, de telle sorte que déduisant l’un
de l’autre, vous appreniez à accomplir de vous-mêmes ce que
vous n’avez pas encore appris de la bouche du prédicateur.
Quant au serviteur paresseux, écoutons
de quelle sentence il est frappé : «Otez-lui ce talent, et
donnez-le à celui qui en a dix.»
5. Cet unique talent repris au mauvais
serviteur, il paraissait plus indiqué de le donner à celui
qui en avait reçu deux qu’à celui qui en avait reçu
cinq. On devait en effet le donner plutôt à celui qui avait
moins qu’à celui qui avait plus. Mais comme nous l’avons dit précédemment,
les cinq talents désignent les cinq sens, c’est-à-dire la
science des choses extérieures, alors que les deux talents représentent
la faculté de comprendre et celle d’agir. Celui qui avait reçu
deux talents possédait donc davantage que celui qui en avait reçu
cinq. Car celui à qui ses cinq talents procuraient l’administration
des choses extérieures était encore privé de l’intelligence
des biens intérieurs. Le talent unique, qui figure, comme nous l’avons
dit, cette intelligence, devait donc être donné à celui
qui administrait bien les choses extérieures qu’il avait reçues.
C’est ce que nous voyons tous les jours dans la sainte Eglise : il est
courant que ceux qui administrent bien les affaires extérieures
qu’ils reçoivent à gérer, parviennent aussi, avec
l’aide de la grâce, à l’intelligence des mystères,
de telle sorte que ceux qui administrent fidèlement les affaires
extérieures sont également favorisés de l’intelligence
des réalités intérieures.
6. Suit sans transition une pensée
générale : «On donnera à celui qui a, et il
sera dans l’abondance; mais à celui qui n’a pas, on prendra même
ce qu’il semble avoir.» On donnera en effet à celui qui a,
et il sera dans l’abondance, parce que celui qui a la charité reçoit
aussi les autres dons. Mais celui qui n’a pas la charité perd même
les dons qu’il paraissait avoir reçus. Aussi est-il nécessaire,
mes frères, que vous veilliez à garder la charité
en tout ce que vous faites. Et la vraie charité, c’est d’aimer son
ami en Dieu, et son ennemi à cause de Dieu.
Celui qui n’a pas cette charité
perd tout le bien qu’il a; il est privé du talent qu’il avait reçu,
et selon la sentence du Seigneur, il est envoyé dans les ténèbres
extérieures. Celui-là tombe par châtiment dans les
ténèbres extérieures qui est déjà tombé
de lui-même, par son péché, dans les ténèbres
intérieures. Et là, il est contraint à souffrir les
ténèbres de la punition, parce qu’ici-bas, il a subi librement
les ténèbres de la volupté.
7. Sachons-le bien, aucun paresseux
n’est à l’abri quant à un talent reçu. Car personne
ne peut dire avec vérité : «Je n’ai reçu aucun
talent. Il n’y a donc rien dont je sois obligé de rendre compte.»
En effet, il n’est aucun pauvre qui ne doive tenir ce qu’il a reçu,
si peu que ce soit, pour un talent.
Ainsi, l’un a reçu la faculté
de comprendre : ce talent l’oblige au ministère de la prédication.
Un autre a reçu les biens de la terre : de cette fortune, il doit
faire l’aumône de son talent. Un autre, qui n’a reçu ni la
faculté de comprendre les réalités intérieures,
ni une abondante fortune, a cependant appris un métier qui lui assure
sa subsistance : son métier même lui est reconnu comme talent
reçu. Un autre encore n’a rien eu de tout cela, mais il a peut-être
obtenu une place de familier auprès d’un homme riche : cette familiarité
est assurément le talent qu’il a reçu. Par conséquent,
s’il ne parle pas en faveur des pauvres à son protecteur, il sera
condamné pour s’être réservé l’usage de son
talent.
Toi qui as la faculté de
comprendre, prends donc grand soin de ne pas te taire. Toi qui possèdes
une abondante fortune, veille à ne pas laisser s’engourdir la compassion
qui te pousse à donner. Toi qui connais un métier qui te
procure de quoi vivre, applique-toi bien à en partager l’usage et
le profit avec ton prochain. Toi qui as tes entrées chez un homme
riche, crains d’être condamné pour t’être réservé
ce talent en n’intercédant pas auprès de lui pour les pauvres
quand tu le peux. Car le Juge qui va venir nous redemandera à chacun
en proportion de ce qu’il nous a donné.
Pensons donc tous chaque jour avec
crainte à ce que nous avons reçu du Seigneur, pour pouvoir
lui rendre avec sécurité, lors de son retour, le compte de
notre talent. Voici qu’il est déjà proche, le retour de celui
qui est parti pour l’étranger. C’est en quelque sorte à l’étranger
qu’il s’en est allé, lorsqu’il s’est éloigné à
une grande distance de cette terre où il était né.
Mais il va sans nul doute revenir nous demander compte de nos talents,
et si nous sommeillons sans faire le bien, il nous jugera très sévèrement,
précisément à cause des dons qu’il nous a accordés.
Considérons donc ce que nous avons reçu, et soyons vigilants
à bien le dépenser. Que nul souci terrestre ne nous détourne
de l’œuvre spirituelle, de peur de provoquer la colère du Maître,
propriétaire du talent, en cachant son talent dans la terre. Car
si le serviteur paresseux retire son talent de la terre quand le Juge a
déjà commencé à examiner les fautes, c’est
que beaucoup ne s’arrachent à leurs désirs et à leurs
activités terrestres qu’au moment où ils sont entraînés
au supplice éternel par la sentence du Juge. Soyons donc vigilants
par avance sur le compte que nous devrons rendre de notre talent, pour
qu’au moment où le Juge sera sur le point de châtier, le profit
que nous en aurons tiré nous mette hors de cause. Que Dieu nous
accorde cette grâce, lui qui vit…
Homélie 10
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Pierre,
apôtre,
le jour de l’Epiphanie
6 janvier 591
L’adoration des mages
Commentant l’évangile de l’Epiphanie,
saint Grégoire compare d’abord les Juifs aux peuples païens
(représentés par les mages) et aux éléments
sensibles (l’étoile, la mer, la terre, etc.), qui ont su rendre
témoignage au Sauveur.
Puis il réfute très
habilement l’hérésie des Priscillianistes, qui enseignaient
que les astres président à la naissance des hommes, et qui
voulaient trouver confirmation de leur théorie dans l’étoile
apparue à la naissance du Christ. La vogue immense que connaît
aujourd’hui l’astrologie rend cette argumentation étonnamment actuelle.
L’orateur s’étend ensuite
sur le sens symbolique des présents offerts par les mages, et montre
comment nous devons les imiter en revenant dans notre pays «par un
autre chemin». Ces explications gardent tout leur intérêt
pour les fidèles avides de mieux comprendre les allusions de la
liturgie du jour.
La finale de l’Homélie pourra
paraître un peu sombre. Notons pourtant qu’elle est entièrement
tissée de citations scripturaires. Il y a une tristesse selon Dieu
(la pénitence), comme il y a une joie selon Dieu. Notre détachement
à l’égard des choses d’ici-bas et notre désir des
biens éternels se traduisent tout naturellement par la pénitence,
les larmes et une constante gravité, qui exclut la joie sotte. Par
son refus du rire grossier, Grégoire ne nous prêche donc pas
la morosité, mais il nous enseigne le sérieux de la vie,
l’enjeu du temps présent et la valeur exclusive des biens à
venir.
Mt 2, 1-12
Jésus étant né
à Bethléem de Judée, aux jours du roi Hérode,
voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem,
en disant : «Où est le roi des Juifs qui vient de naître?
Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l’adorer.»
En entendant cela, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem
avec lui. Réunissant tous les princes des prêtres et les scribes
du peuple, il leur demanda où le Christ devait naître. Ils
lui dirent : «A Bethléem de Judée, ainsi qu’il a été
écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de
Juda, tu n’es certes pas la moindre des cités de Juda, car de toi
sortira le chef qui conduira mon peuple Israël.» Alors Hérode,
ayant appelé les mages en cachette, apprit d’eux le moment précis
où l’étoile leur était apparue, et les envoyant à
Bethléem, il leur dit : «Allez vous renseigner soigneusement
au sujet de l’enfant, et lorsque vous l’aurez trouvé, indiquez-le-moi,
pour que moi aussi, j’aille l’adorer.»
Après avoir entendu le roi,
ils s’en allèrent. Et voici que l’étoile qu’ils avaient vue
en Orient les précédait, jusqu’à ce qu’elle s’arrêtât
au-dessus de l’endroit où était l’enfant. A la vue de l’étoile,
ils furent remplis d’une très grande joie. Et entrés dans
la maison, ils trouvèrent l’enfant avec Marie, sa mère; et
se prosternant, ils l’adorèrent. Puis, ouvrant leurs trésors,
ils lui offrirent en cadeau de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Et avertis
en songe de ne pas retourner voir Hérode, ils revinrent dans leur
pays par un autre chemin.
Comme vous venez de l’entendre,
frères très chers, dans l’évangile qu’on nous a lu,
un roi de la terre s’est troublé à la naissance du Roi du
Ciel. Car la grandeur terrestre est confondue quand se dévoile la
majesté céleste.
Nous devons chercher pourquoi ce
fut un ange qui apparut aux bergers en Judée, à la naissance
du Rédempteur, tandis que ce ne fut pas un ange, mais une étoile
qui conduisit les mages venus d’Orient pour l’adorer. Cela vient du fait
que les Juifs sachant user de leur raison, c’est un être vivant raisonnable,
ici un ange, qui devait les informer. Les païens, au contraire, qui
ne savaient pas se servir de leur raison, sont amenés à la
connaissance du Seigneur, non par des paroles, mais par des signes. D’où
la parole de Paul : «Les prophéties sont données aux
croyants, non aux incroyants, les signes aux incroyants, non aux croyants.»
(cf. 1 Co 14, 22). Les prophéties sont données aux premiers
en tant que croyants, non incroyants. Et c’est en tant qu’incroyants que
les seconds, non croyants, reçoivent des signes.
Il faut aussi remarquer que la prédication
des apôtres à ces païens porte sur notre Rédempteur
parvenu à l’âge adulte, tandis que l’annonce aux païens
par une étoile concerne Jésus petit enfant, qui ne fait pas
encore usage de son corps humain pour parler. Il était bien conforme
à la raison que les prédicateurs nous fassent connaître
par leurs paroles le Seigneur quand il parlait, et que les éléments
nous le prêchent par leur silence lorsqu’il ne parlait pas encore.
2. Mais en tous les signes qui marquèrent
la naissance et la mort du Seigneur, nous devons considérer quelle
fut la dureté de cœur de certains Juifs, puisque ni la grâce
des prophéties, ni les miracles ne leur firent reconnaître
le Seigneur. Car tous les éléments ont attesté la
venue de leur Créateur. Et pour en parler à la façon
des hommes, les cieux ont reconnu en lui leur Dieu, puisqu’ils s’empressèrent
de lui envoyer une étoile. La mer l’a reconnu, elle qui s’offrit
à ses pieds comme un chemin solide (cf. Mt 14, 25). La terre l’a
reconnu, elle qui trembla quand le Seigneur mourut (cf. Mt 27, 51). Le
soleil l’a reconnu, lui qui voila les rayons de sa lumière (cf.
Mt 27, 45). Les rochers et les murs l’ont reconnu, eux qui se fendirent
au moment de sa mort (cf. Mt 27, 51). L’enfer enfin l’a reconnu, lui qui
rendit les morts qu’il retenait (cf. Mt 27, 52). Et cependant, celui que
tous les éléments insensibles ont perçu comme leur
Seigneur, les cœurs des Juifs encore infidèles ne le reconnaissent
pas comme leur Dieu, et plus durs que les pierres, ils ne veulent pas s’ouvrir
au repentir; ils refusent de confesser celui que les éléments,
nous l’avons dit, ont proclamé Dieu par les prodiges ou les déchirements
dont ils ont été l’objet.
Ce qui met le comble à leur
culpabilité, c’est que celui qu’ils méprisent une fois né,
ils ont appris longtemps auparavant qu’il naîtrait. Et ils savaient
non seulement qu’il naîtrait, mais aussi où il naîtrait.
Interrogés par Hérode, ils lui indiquent en effet l’endroit
de la naissance du Sauveur, qu’ils ont appris par l’autorité de
l’Ecriture. Et ils avancent la preuve que Bethléem était
désignée pour l’honneur de voir naître le nouveau roi,
en sorte que leur science devient pour eux un motif de condamnation, en
même temps qu’elle apporte un secours à notre foi. Isaac bénissant
son fils Jacob symbolisait bien ces Juifs, lui qui, tout en étant
aveugle, a prophétisé : il ne voyait pas son fils dans l’instant
présent, mais prévoyait pour lui quantité de choses
dans l’avenir; tout comme le peuple juif, qui était rempli de l’esprit
de prophétie, mais aveugle, ne reconnut pas dans l’instant présent
celui dont il avait tant prédit pour le futur.
3. Une fois connue la naissance
de notre Roi, Hérode a recours à la ruse, de peur d’être
privé de son royaume terrestre. Il demande qu’on vienne lui indiquer
le lieu où l’on aura trouvé l’enfant; il fait semblant de
vouloir aller l’adorer, avec le dessein de le tuer s’il parvient à
le trouver. Mais que peut la malice humaine contre un projet divin? Car
il est écrit : «Il n’y a pas de sagesse, il n’y a pas de prudence,
il n’y a pas de projet contre le Seigneur.» (Pr 21, 30). En effet,
l’étoile apparue aux mages les conduit; ils trouvent le Roi qui
vient de naître, lui offrent des présents, et sont avertis
en songe qu’ils ne doivent pas retourner voir Hérode. Ainsi arrive-t-il
qu’Hérode ne peut trouver ce Jésus qu’il cherche. Il figure
bien en sa personne les hypocrites, qui, feignant de chercher le Seigneur,
n’obtiennent jamais de le trouver.
4. A ce propos, il faut savoir que
selon les hérétiques priscillianistes, chaque homme naît
sous le signe d’une étoile. Pour soutenir leur erreur, ils s’appuient
sur le fait de la nouvelle étoile qui a surgi lorsque le Seigneur
a paru dans la chair, et ils pensent que cette étoile ainsi apparue
a réglé son destin. Mais pesons bien les termes dont use
notre évangile à propos de cette étoile : «Jusqu’à
ce qu’elle s’arrêtât au-dessus de l’endroit où était
l’enfant.» Puisque ce n’est pas l’enfant qui courut vers l’étoile,
mais bien, si l’on peut dire, l’étoile vers l’enfant, ce n’est pas
non plus l’étoile qui fixa le destin de l’enfant, mais cet enfant
nouveau-né qui fixa le destin de l’étoile. Que les fidèles
excluent cependant de leur esprit qu’il existe un destin. Car la vie n’est
gouvernée que par le seul Créateur qui l’a donnée
aux hommes. L’homme n’a pas été créé à
cause des étoiles, mais les étoiles à cause de l’homme.
Ainsi, dire qu’une étoile fixe le destin d’un homme, c’est prétendre
que l’homme est sous le pouvoir de ses propres esclaves. Quand Jacob, à
la sortie du sein maternel, tenait en main le pied de son frère,
pour que le premier à naître puisse sortir complètement,
il fallait que le suivant ait commencé à le faire. Et cependant,
bien que leur mère les ait tous deux mis au monde exactement au
même moment, leurs vies furent toutes différentes.
5. Mais à cela, les astrologues
ont coutume de répondre que l’influence d’un astre agit à
un instant très précis. Nous leur répliquons que le
temps d’une naissance est long. Si donc l’aspect du ciel change à
chaque instant, il leur faudra donner un nouvel horoscope pour chaque partie
du corps du nouveau-né.
Les astrologues ont aussi coutume
de dire que celui qui est né sous le signe du Verseau est destiné
par le sort à exercer en cette vie le métier de pêcheur.
Il paraît pourtant qu’il n’y a pas de pêcheurs en Gétulie1.
Qui donc va prétendre que là où il n’y a aucun pêcheur,
personne n’est né sous le signe du Verseau? Les astrologues assurent
encore que les enfants nés sous le signe de la Balance sont de futurs
banquiers; or beaucoup de pays et de peuples n’ont pas de banquiers. Force
leur est donc de reconnaître, ou bien que ce signe du zodiaque manque
chez eux, ou bien que son effet supposé n’a rien de fatal. Par ailleurs,
chez les Perses et les Francs, la transmission de la royauté est
héréditaire. Qui peut dire combien d’autres enfants sont
nés dans la condition d’esclaves exactement au même instant
que tel ou tel roi? Et cependant, les fils de rois nés sous la même
étoile que leurs esclaves accèdent à la couronne,
tandis que ces esclaves engendrés au même moment mourront
dans leur servitude. Nous avons dit tout cela brièvement à
propos de l’étoile, pour ne pas paraître passer sous silence
sans la réfuter la bêtise des astrologues.
6. Les mages offrent de l’or, de
l’encens et de la myrrhe. L’or convenait bien à un roi; l’encens
était présenté à Dieu en sacrifice; et c’est
avec la myrrhe qu’on embaume les corps des défunts. Les mages proclament
donc, par leurs présents symboliques, qui est celui qu’ils adorent.
Voici l’or : c’est un roi; voici l’encens : c’est un Dieu; voici la myrrhe
: c’est un mortel. Il y a des hérétiques qui croient en sa
divinité sans croire que son règne s’étende partout.
Ils lui offrent bien l’encens, mais ne veulent pas lui offrir également
l’or. Il en est d’autres qui reconnaissent sa royauté, mais nient
sa divinité. Ceux-ci lui offrent l’or, mais refusent de lui offrir
l’encens. D’autres enfin confessent à la fois sa divinité
et sa royauté, mais nient qu’il ait assumé une chair mortelle.
Ceux-là lui offrent l’or et l’encens, mais ne veulent pas lui offrir
la myrrhe, symbole de la condition mortelle qu’il a assumée. Pour
nous, offrons l’or au Seigneur qui vient de naître, en confessant
qu’il règne en tout lieu; offrons-lui l’encens, en reconnaissant
que celui qui a paru dans le temps était Dieu avant tous les temps;
offrons-lui la myrrhe, en reconnaissant que celui que nous croyons impassible
en sa divinité s’est également rendu mortel en assumant notre
chair.
Mais on peut aussi comprendre différemment
l’or, l’encens et la myrrhe. L’or symbolise la sagesse, comme l’atteste
Salomon : «Un trésor désirable repose dans la bouche
du sage.» (Pr 21, 20, d’après les Septante). L’encens brûlé
en l’honneur de Dieu désigne la puissance de la prière, ainsi
qu’en témoigne le psalmiste : «Que ma prière s’élève
devant ta face comme l’encens.» (Ps 141, 2). Quant à la myrrhe,
elle figure la mortification de notre chair; aussi la sainte Eglise dit-elle,
à propos de ses serviteurs combattant pour Dieu jusqu’à la
mort : «Mes mains ont distillé la myrrhe.» (Ct 5, 5).
Au roi qui vient de naître, nous offrons donc l’or si nous resplendissons
devant lui de l’éclat de la sagesse d’en haut. Nous offrons l’encens
si, dans la sainte ardeur de notre prière, nous consumons nos pensées
charnelles sur l’autel de notre cœur, permettant ainsi à nos désirs
du Ciel de répandre pour Dieu leur agréable odeur. Nous offrons
la myrrhe si nous mortifions les vices de la chair par l’abstinence. Car
la myrrhe, nous l’avons dit, empêche la chair morte de pourrir. Or
asservir ce corps mortel à la débauche luxurieuse, c’est
laisser pourrir une chair morte, comme le prophète l’affirme au
sujet de certains hommes : «Les bêtes de somme ont pourri dans
leur fumier.» (Jl 1, 17). Que les bêtes de somme pourrissent
dans leur fumier, cela signifie que les hommes charnels achèvent
leur vie dans la puanteur de la luxure. Nous offrons donc à Dieu
la myrrhe quand, par les aromates de notre continence, nous empêchons
la luxure de faire pourrir ce corps mortel.
7. Les mages nous donnent encore
une leçon très importante en revenant dans leur pays par
un autre chemin. En effet, ce qu’ils font sur l’avertissement qu’ils ont
reçu nous indique ce que nous devons faire. Notre pays, c’est le
paradis, et une fois que nous connaissons Jésus, il nous est interdit
d’y retourner par le chemin que nous avons suivi en venant. Car nous nous
sommes éloignés de notre pays par l’orgueil, la désobéissance,
la poursuite des biens visibles et l’avidité à goûter
les nourritures défendues. Mais pour y revenir, il faut les larmes,
l’obéissance, le mépris des biens visibles et la maîtrise
des appétits de la chair. C’est donc bien par un autre chemin que
nous retournons dans notre pays, puisque nous étant éloignés
des joies du paradis par les plaisirs, nous y sommes ramenés par
les lamentations.
Aussi faut-il, frères très
chers, que demeurant toujours dans la crainte et toujours dans l’expectative,
nous ayons devant les yeux du cœur, d’une part nos actions coupables, et
de l’autre l’extrême rigueur du jugement. Considérons que
le Juge si rigoureux va venir; il nous menace du jugement, mais il demeure
caché. Il frappe d’épouvante les pécheurs, et néanmoins,
il patiente encore. S’il diffère de venir, c’est pour en trouver
moins à condamner. Expions nos fautes dans les larmes, et selon
le mot du psalmiste, «hâtons-nous de nous présenter
devant lui par la confession» (Ps 95, 2). Ne nous laissons prendre
à aucune des tromperies de la volupté ou des séductions
de la vaine joie. Bien proche, en effet, est le Juge qui affirmait : «Malheur
à vous qui riez maintenant, parce que vous vous affligerez et vous
pleurerez.» (Lc 6, 25). Salomon a dit également : «Le
rire se mêlera à la douleur, et la joie se terminera dans
le deuil.» (Pr 14, 13). Et aussi : «J’ai tenu le rire pour
une erreur, et j’ai dit à la joie : pourquoi te laisses-tu prendre
au piège?» (Qo 2, 2). Et encore : «Le cœur des sages
est dans le lieu de la tristesse, et le cœur des insensés dans le
lieu de la joie.» (Qo 7, 4)
Ayons donc grande crainte des commandements
de Dieu, afin de célébrer dans la vérité sa
fête solennelle. Car le sacrifice agréable à Dieu est
la douleur qu’inspire le péché. Le psalmiste l’atteste :
«Le sacrifice en l’honneur de Dieu, c’est un esprit contrit.»
(Ps 51, 19). Nos péchés passés ont été
lavés par le baptême; mais depuis, nous en avons commis beaucoup
d’autres, et nous ne pouvons plus être lavés par l’eau baptismale.
Puisque même après le baptême, nous avons souillé
notre vie, baptisons notre conscience par nos larmes. Ainsi, nous regagnerons
notre pays par un autre chemin. Les biens nous en ont éloignés
par leur attrait; que les maux nous y ramènent par leur amertume,
avec l’aide de Notre-Seigneur…
_______________________________
1 Ancienne contrée d’Afrique
du Nord.
Homélie 11
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de sainte Agnès,
le jour de sa fête
21 janvier 591
Le trésor, la perle et le filet
La popularité de sainte Agnès
était très grande à Rome. Par saint Ambroise, qui
nous a donné la plus ancienne relation de sa mort dans le De virginibus
(378), nous savons qu’elle a accompli son martyre à douze ans, qu’elle
était alors vierge, qu’elle dut lutter beaucoup pour le rester,
et qu’elle périt finalement par le glaive, en allant au-devant de
la mort avec un courage admirable.
Pour la fête de cette héroïque
enfant, l’Eglise a choisi la parabole du trésor caché dans
un champ, que Grégoire explique dans cette Homélie : il montre
pourquoi l’on doit cacher le trésor après l’avoir trouvé,
puis il expose ce que signifie la perle de grand prix, dont parle la deuxième
partie de l’évangile. C’est ici que notre prédicateur fait
en quelques mots l’éloge de sainte Agnès, dont les Romains
célébraient la fête avec solennité. Mais en
pasteur avisé, le pape ne vante les mérites de leur sainte
préférée que pour les engager sur la voie de la conversion,
et il commente en ce sens le dernier passage de la parabole, concernant
le filet et le tri des poissons.
L’orateur a ainsi mené son
discours de manière à l’achever sur une perspective d’éternité,
très propice à faire réfléchir les fidèles
et à les amener à changer de vie. C’est là une habitude
de saint Grégoire, qui aime terminer son propos par le rappel du
jugement dernier. Nos contemporains s’en choquent facilement, et un peu
vite ils en concluent, avec l’historien Pirenne, que par son évocation
constante des fins dernières, l’œuvre grégorienne a «puissamment
contribué à donner à la religiosité médiévale
une tournure sombre et angoissée». Ce n’était pourtant
pas la manière de voir des hommes du moyen âge. Et tel moine
du XIIe siècle, par exemple, affirmait que cette œuvre «versait
en lui calme, sérénité, courage et joie». Le
P. de Lubac cite bien d’autres témoignages en ce sens (cf. Exégèse
médiévale, Paris, Le Cerf, 1993, t. 2, p. 537-548).
Mt 13, 44-52
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples cette parabole : «Le Royaume des cieux
est semblable à un trésor caché dans un champ; l’homme
qui l’a trouvé le cache, et dans sa joie, il s’en va, vend tout
ce qu’il possède et achète ce champ.
«Le Royaume des cieux est
encore semblable à un marchand qui cherche des perles fines. En
ayant trouvé une de grand prix, il s’en alla, vendit tout ce qu’il
possédait et l’acheta.
«Le Royaume des cieux est
encore semblable à un filet qu’on a lancé dans la mer et
qui ramasse des poissons de toutes espèces. Lorsqu’il est plein,
les pêcheurs le ramènent, et s’asseyant sur le rivage, ils
recueillent les bons dans des paniers, mais ils rejettent les mauvais.
Ainsi en sera-t-il à la fin du monde : les anges sortiront, et ils
sépareront les mauvais d’avec les justes et les jetteront dans la
fournaise ardente. Là seront les pleurs et les grincements de dents.
«Avez-vous compris tout cela?»
Ils lui dirent : «Oui, Seigneur.» Il leur dit : «C’est
pourquoi tout scribe instruit du Royaume des cieux est semblable à
un père de famille qui tire de son trésor du nouveau et de
l’ancien.»
Le Royaume des cieux, frères
très chers, est déclaré semblable à des réalités
terrestres, pour que l’âme s’élève de ce qu’elle connaît
à ce qu’elle ne connaît pas, en sorte qu’elle soit portée
aux choses invisibles par l’exemple des choses visibles, et comme échauffée
par le contact de ce que lui a appris l’expérience; ainsi, l’amour
qu’elle éprouve pour ce qu’elle connaît lui apprend à
aimer également ce qu’elle ne connaît pas.
Voici que le Royaume des cieux est
comparé à un trésor caché dans un champ : «L’homme
qui l’a trouvé le cache, et dans sa joie, il s’en va, vend tout
ce qu’il possède et achète ce champ.» Il faut ici remarquer
que cet homme cache le trésor qu’il a trouvé, afin de le
conserver. C’est qu’un ardent désir du Ciel ne suffit pas à
préserver des esprits malins celui qui ne met pas ce désir
à couvert des louanges humaines. Car nous sommes en cette vie comme
dans un chemin par lequel nous nous dirigeons vers la Patrie. Et les esprits
malins sont comme des voleurs en embuscade sur cette route. C’est donc
vouloir être dépouillé que de porter son trésor
à découvert sur le chemin. Je ne dis pas que nos proches
ne doivent pas voir nos bonnes œuvres, puisqu’il est écrit : «Qu’ils
voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les
cieux» (Mt 5, 16), mais qu’il ne nous faut pas rechercher de louanges
au-dehors pour ce que nous faisons. Que l’œuvre soit publique, mais que
l’intention demeure secrète, en sorte que nous donnions à
nos proches l’exemple d’une bonne action sans jamais cesser de désirer
le secret par notre intention de plaire à Dieu seul.
Le trésor, c’est le Ciel
auquel nous aspirons, et le champ dans lequel le trésor est caché,
c’est notre application soutenue à obtenir le Ciel. C’est bien vendre
tout pour acheter ce champ que de renoncer aux voluptés de la chair
et de fouler aux pieds tous nos désirs terrestres en gardant une
conduite céleste, de sorte que plus rien de ce qui flatte la chair
ne lui plaise, et que l’esprit ne redoute rien de ce qui détruit
la vie charnelle.
2. Le Royaume des cieux est encore
déclaré semblable à un marchand qui cherche des perles
fines. Voilà qu’il en trouve une de grand prix; aussi vend-il tout
pour acheter cette perle qu’il a trouvée. Car celui qui connaît
la douceur de la vie céleste, aussi parfaitement qu’il est possible,
abandonne volontiers tout ce qu’il aimait sur la terre. Tout lui paraît
sans valeur en comparaison de cette vie bienheureuse : il quitte ce qu’il
possède et distribue ce qu’il avait amassé; son âme
s’enflamme pour les choses du Ciel; plus rien de celles de la terre ne
lui plaît; tout ce dont la beauté le charmait en ce monde
lui paraît difforme, parce que seul l’éclat de la perle précieuse
étincelle dans son esprit. C’est d’un tel amour que Salomon affirme
avec raison : «L’amour est fort comme la mort.» (Ct 8, 6).
En effet, de même que la mort fait périr le corps, l’amour
de la vie éternelle détruit la passion pour les choses corporelles,
et celui qu’il possède tout entier, il le rend comme insensible
au-dehors aux désirs de la terre.
3. Cette sainte dont nous célébrons
aujourd’hui la fête n’aurait pu mourir en son corps pour Dieu, si
elle n’était morte d’abord en son esprit aux désirs de la
terre. Son âme, élevée au sommet de la vertu, a méprisé
les tourments et foulé aux pieds les récompenses. Conduite
en présence de rois et de gouverneurs entourés de soldats,
elle est demeurée ferme, plus résistante que celui qui la
frappait, supérieure même à celui qui la jugeait. Et
nous, adultes pleins de faiblesse, qui voyons des jeunes filles marcher
vers le Royaume du Ciel à travers le glaive, que trouverons-nous
à dire en face de tels exemples, nous qui nous laissons dominer
par la colère, enfler par l’orgueil, troubler par l’ambition et
souiller par la luxure? Si nous ne pouvons conquérir le Royaume
des cieux à travers la guerre des persécutions, ayons du
moins honte de ne pas vouloir suivre Dieu à travers la paix. Dieu
ne dit maintenant à aucun de nous : «Meurs pour moi»,
mais seulement : «Fais mourir en toi les désirs défendus.»
Si dans la paix nous ne voulons pas dominer les désirs de la chair,
comment donc dans la guerre donnerions-nous cette chair elle-même
pour le Seigneur?
4. Le Royaume des cieux est encore
déclaré semblable à un filet qu’on a lancé
dans la mer et qui ramasse des poissons de toutes espèces. Lorsqu’il
est plein, on le ramène au rivage, et l’on recueille les bons dans
des paniers, tandis qu’on rejette les mauvais.
La sainte Eglise est comparée
à un filet, puisque le soin en a été confié
aussi à des pêcheurs, et que c’est elle qui, pour éviter
aux hommes de s’engloutir dans les profondeurs de la mort éternelle,
les retire des flots du monde présent et les fait passer au Royaume
éternel. Elle ramasse des poissons de toutes espèces, parce
qu’elle appelle à la rémission des péchés les
sages et les insensés, les hommes libres et les esclaves, les riches
et les pauvres, les forts et les faibles. Aussi le psalmiste dit-il à
Dieu : «A toi viendra toute chair.» (Ps 65, 3)
C’est à la fin, quand le
nombre des humains est complet, que le filet est entièrement rempli.
On le ramène, et l’on s’assied sur le rivage; car si la mer représente
le monde, le rivage de la mer signifie la fin du monde. Lors de cette fin
du monde, les bons poissons sont recueillis dans des paniers, mais les
mauvais sont rejetés; en effet, tandis que les élus sont
reçus dans les demeures éternelles, les réprouvés,
ayant perdu la lumière du royaume intérieur, sont conduits
vers les ténèbres extérieures. Maintenant, le filet
de la foi nous contient tous, bons et mauvais ensemble, comme une masse
de poissons non triés. Mais le rivage révèle ce que
le filet, c’est-à-dire la sainte Eglise, a tiré. A la différence
des poissons, qui, une fois pris, ne peuvent plus changer, nous sommes
pris mauvais, mais nous sommes rendus bons. Par conséquent, réfléchissons
pendant que nous sommes pris [dans le filet], pour n’être pas rejetés
en arrivant au rivage.
Voyez combien vous est chère
la solennité de cette fête : celui d’entre vous qui se trouverait
empêché de prendre part à cette assemblée, n’en
serait-il pas tout attristé?1 Que feront donc en ce jour-là
ceux qui seront entraînés hors de la vue du Juge, séparés
de la société des élus, et qui, se trouvant plongés
dans les ténèbres, loin de la lumière, seront torturés
d’une brûlure éternelle? C’est pourquoi le Seigneur explique
brièvement cette même comparaison quand il ajoute : «Ainsi
en sera-t-il à la fin du monde : les anges sortiront, et ils sépareront
les mauvais d’avec les justes et les jetteront dans la fournaise ardente.
Là seront les pleurs et les grincements de dents.» Voilà
des paroles, frères très chers, qu’il nous faut plutôt
redouter qu’expliquer. Les tourments des pécheurs sont clairement
énoncés, afin que nul ne prenne prétexte de son ignorance,
comme si l’on avait parlé des supplices éternels avec quelque
obscurité. D’où la suite du texte : «‹Avez-vous compris
tout cela?› Ils lui dirent : ‹Oui, Seigneur.›»
5. Et il est ajouté en conclusion
: «C’est pourquoi tout scribe instruit du Royaume des cieux est semblable
à un père de famille qui tire de son trésor du nouveau
et de l’ancien.»
Si par ces mots «nouveau»
et «ancien», nous comprenons l’un et l’autre Testament, nous
nions qu’Abraham ait été instruit, puisque même s’il
a connu les faits du Nouveau et de l’Ancien Testaments, il n’en a pas annoncé
les paroles. Nous ne pouvons pas non plus comparer Moïse à
un père de famille instruit, car même s’il a enseigné
l’Ancien Testament, il n’a pas prononcé les paroles du Nouveau.
Cette interprétation étant donc exclue, nous sommes amenés
à une autre. Dans la parole de la Vérité : «Tout
scribe instruit du Royaume des cieux est semblable à un père
de famille», on peut comprendre que le Seigneur parlait, non pas
de ceux qui avaient précédé son Eglise, mais de ceux
qui pourraient dans la suite en faire partie. Ces derniers tirent du nouveau
et de l’ancien lorsqu’ils proclament les vérités de l’un
et l’autre Testament par leurs paroles et leurs bonnes mœurs.
On peut pourtant comprendre cela
encore d’une autre façon. L’ancien, pour le genre humain, c’était
de descendre dans les prisons infernales et d’y subir les supplices éternels
pour ses péchés. Et quelque chose de nouveau l’atteignit
par la venue du Médiateur : désormais, en effet, celui qui
s’applique à bien vivre ici-bas peut entrer dans le Royaume des
cieux, et dans la mesure où l’homme, né sur terre, meurt
à cette vie corruptible, il est destiné à trouver
place au Ciel. Que le genre humain périsse dans les peines éternelles
pour ses péchés, voilà l’ancien. Que, converti, il
vive dans le Royaume, voilà le nouveau.
Ainsi, le Seigneur a terminé
son discours précisément par où il l’avait commencé.
Il avait d’abord affirmé que le Royaume était semblable à
un trésor caché et à une perle fine, puis décrit
les peines de l’enfer à propos de la brûlure qu’y subissent
les méchants; et il ajoute pour finir : «C’est pourquoi tout
scribe instruit du Royaume des cieux est semblable à un père
de famille qui tire de son trésor du nouveau et de l’ancien.»
C’est comme s’il disait clairement : «Dans la sainte Eglise, le prédicateur
instruit est celui qui sait à la fois exprimer des choses nouvelles
en parlant de la douceur du Royaume et dire des choses anciennes en parlant
de la crainte du châtiment, pour qu’au moins les tourments donnent
de la crainte à ceux que les récompenses n’attirent pas.»
Ecoutons ce qui nous est dit du Royaume pour l’aimer; écoutons ce
qui nous est dit du supplice pour le redouter, afin que si l’amour ne suffit
pas à entraîner au Royaume une âme endormie et fortement
attachée à la terre, la crainte du moins l’y conduise.
Voici comment le Seigneur parle
de la géhenne : «Là seront les pleurs et les grincements
de dents.» D’éternelles lamentations suivent les plaisirs
d’à présent. Aussi, frères très chers, si vous
craignez de pleurer en ce jour-là, fuyez maintenant la vaine joie.
Impossible, en effet, de se réjouir maintenant avec le monde et
de régner en ce jour-là avec le Seigneur. Endiguez donc les
flots de la joie qui passe, domptez entièrement les plaisirs de
la chair. Que la pensée du feu éternel vous rende amer tout
ce que votre esprit trouve agréable dans le monde présent.
Réprimez, par la sévère règle de vie qui convient
à des hommes faits, les amusements puérils auxquels vous
vous livrez, en sorte que fuyant de vous-mêmes les choses qui passent,
vous puissiez parvenir sans peine aux joies éternelles, avec l’aide
de Notre-Seigneur Jésus-Christ…
________________________________
1 Que s’est-il donc passé
entre le 14 janvier 591 et le 14 janvier 592, pour que tant des assistants
de la première fête soient morts avant la seconde? Suite des
épidémies? Famines? Massacres par les Lombards?
Homélie 12
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de sainte Agnès,
le jour de sa seconde fête
28 janvier 591
La parabole des dix vierges
Une semaine après sa fête,
on faisait à Rome une seconde mention de sainte Agnès, vierge
et martyre. Il est difficile de déterminer si c’était là
une ancienne octave, ou bien si l’on commémorait ainsi une apparition
de la sainte venant révéler sa gloire à ses parents.
En tout cas, ce fait, unique dans le calendrier, révèle l’extrême
popularité que la petite sainte s’était gagnée dès
les origines.
C’est en cette seconde fête
que saint Grégoire explique la parabole des dix vierges. Cinq d’entre
elles étaient folles, et ne prirent pas d’huile dans les vases de
leurs lampes. Cette pénurie d’huile est interprétée
par le prédicateur avec beaucoup de subtilité. L’époux
vient, qui est le souverain Juge, et la porte du Ciel est fermée
aux vierges folles. Trop tard : le temps de la pénitence est passé!
«Veillez, nous dit Jésus, car vous ne savez ni le jour ni
l’heure.» En effet, ajoute Grégoire, celui qui a promis le
pardon au pénitent n’a pas promis de lendemain au pécheur.
Et dans son désir d’inculquer cette vérité avec plus
de force, le saint pape raconte la mort terrifiante du riche Chrysaorius.
Cette histoire est la première de celles qui vont désormais
assez souvent illustrer les Homélies. Un tel récit dispense
le prédicateur d’insister, et il se grave profondément dans
les mémoires des auditeurs.
Mt 25, 1-13
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples cette parabole : «Le Royaume des cieux
est semblable à dix vierges qui, prenant leurs lampes, sortirent
au-devant de l’époux et de l’épouse. Cinq d’entre elles étaient
folles, et cinq étaient sages. Les cinq folles, ayant pris leurs
lampes, n’emportèrent pas d’huile; mais les sages prirent de l’huile
dans leurs vases avec les lampes. Comme l’époux tardait à
venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent. Au milieu de la nuit,
un cri se fit entendre : ‹Voici l’époux qui vient, sortez au-devant
de lui.› Alors toutes ces vierges se levèrent et préparèrent
leurs lampes. Les folles dirent aux sages : ‹Donnez-nous de votre huile,
parce que nos lampes s’éteignent.› Les sages répondirent
: ‹De peur qu’il n’y en ait pas assez pour nous et pour vous, allez plutôt
chez les marchands et achetez-en pour vous.› Mais pendant qu’elles allaient
en acheter, l’époux vint, et celles qui étaient prêtes
entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée.
Finalement, les autres vierges vinrent aussi, disant : ‹Seigneur, Seigneur,
ouvre-nous.› Mais celui-ci répondit : ‹En vérité,
je vous le dis, je ne vous connais pas.›
«Veillez donc, car vous ne
savez ni le jour ni l’heure.»
C’est souvent, frères très
chers, que je vous exhorte à fuir les œuvres mauvaises et à
éviter les souillures de ce monde. Mais aujourd’hui, la lecture
du Saint Evangile me fait un devoir de vous inviter à une grande
vigilance jusque dans vos bonnes actions, de peur que vous ne recherchiez
la faveur ou la reconnaissance des hommes pour ce que vous faites de bien,
et que le désir de la louange, en s’y glissant, ne prive de récompense
intérieure ce que vous faites paraître à l’extérieur.
Voici en effet que notre Rédempteur nous parle de dix vierges. Or,
s’il les nomme toutes vierges, il ne les laisse pourtant pas toutes franchir
la porte de la béatitude, parce que certaines d’entre elles, en
recherchant au-dehors de la gloire pour leur virginité, n’ont pas
voulu garder de l’huile dans leurs vases.
Mais il faut commencer par nous
demander ce qu’est le Royaume des cieux, et pourquoi on le compare à
dix vierges, dont les unes sont dites sages, et les autres folles. Puisqu’il
est clair qu’aucun réprouvé n’entre dans le Royaume des cieux,
pourquoi déclarer ce Royaume semblable à des vierges folles?
Il nous faut savoir que dans la Sainte Ecriture, l’Eglise du temps présent
est souvent appelée Royaume des cieux. Le Seigneur affirme ainsi,
en un autre endroit : «Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils
enlèveront de son Royaume tous les scandales.» (Mt 13, 41).
Or ce n’est pas dans le Royaume de la béatitude, où la paix
est parfaite, qu’ils pourront trouver des scandales à enlever. C’est
en ce sens qu’il est dit par ailleurs : «Celui qui aura enfreint
l’un de ces plus petits commandements et aura enseigné aux hommes
à faire de même, celui-là sera appelé le plus
petit dans le Royaume des cieux. Mais celui qui les aura pratiqués
et enseignés, celui-là sera appelé grand dans le Royaume
des cieux.» (Mt 5, 19). Enfreindre un commandement et l’enseigner,
c’est ne pas mettre en pratique dans sa vie ce qu’on prêche par sa
bouche. Mais celui qui ne veut pas mettre en pratique ce qu’il enseigne
ne peut parvenir au Royaume de la béatitude éternelle. Comment
donc y sera-t-il appelé le plus petit, si l’on ne lui permet pas
d’y entrer? Par conséquent, c’est bien l’Eglise de la terre qui
est qualifiée de Royaume des cieux dans les paroles du Seigneur.
En cette Eglise, le docteur qui enfreint un commandement est appelé
le plus petit, car on fait peu de cas de la prédication d’un homme
dont on méprise la vie.
Nous demeurons tous dans un corps
doué de cinq sens. Si l’on double ce nombre cinq, on obtient dix.
Et puisque la multitude des fidèles est formée de personnes
de l’un et l’autre sexe, la sainte Eglise est comparée à
dix vierges. Comme, en cette Eglise, les méchants se mêlent
aux bons et les réprouvés aux élus, il est légitime
de comparer celle-ci à des vierges dont les unes sont sages, et
les autres folles. En effet, il ne manque pas de personnes chastes qui
se gardent du désir des choses extérieures : entraînées
par l’espérance des biens intérieurs, elles mortifient leur
chair, aspirent de tous leurs désirs à la patrie céleste,
attendent les récompenses éternelles et ne veulent pas recevoir
de louanges humaines pour leurs labeurs. De telles personnes ne mettent
pas leur gloire dans la bouche des hommes, mais la cachent au plus intime
de leur conscience. Mais il s’en trouve beaucoup d’autres qui, tout en
affligeant leur corps par l’abstinence, ambitionnent les faveurs des hommes
pour cette abstinence. Elles sont assidues aux instructions et donnent
libéralement aux indigents; mais ce sont certainement des vierges
folles, parce qu’elles ne recherchent que la récompense d’une louange
éphémère.
C’est pourquoi l’Evangile ajoute
avec raison : «Les cinq folles, ayant pris leurs lampes, n’emportèrent
pas d’huile; mais les sages prirent de l’huile dans leurs vases avec les
lampes.» L’huile désigne l’éclat de la gloire; les
vases, ce sont nos cœurs, dans lesquels nous portons toutes nos pensées.
Les vierges sages ont donc de l’huile dans leurs vases, puisqu’elles retiennent
dans leurs consciences tout l’éclat de la gloire, comme l’atteste
Paul : «Ce qui fait notre gloire, c’est le témoignage de notre
conscience.» (2 Co 1, 12). Mais les vierges folles n’emportent pas
d’huile, car elles ne placent pas leur gloire dans [le témoignage
de] leur conscience, du fait qu’elles la demandent aux louanges d’autrui.
Notons-le : toutes ont des lampes, mais toutes n’ont pas d’huile. C’est
que les réprouvés produisent souvent de bonnes actions comme
les élus, mais seuls vont à la rencontre de l’Epoux avec
de l’huile ceux qui ne cherchent à tirer de leurs actions extérieures
qu’une gloire intérieure. C’est dans le même sens que le psalmiste
déclare, en parlant de la sainte Eglise des élus : «Toute
la gloire de la fille du roi lui vient du dedans.» (Ps 45, 15)
2. «Comme l’époux tardait
à venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent» : tandis
que le Juge remet sa venue pour le jugement dernier, élus et réprouvés
s’endorment du sommeil de la mort. Ici, en effet, s’endormir, c’est mourir.
S’assoupir avant de s’endormir, c’est tomber malade avant de mourir; car
le poids de la maladie nous mène au sommeil de la mort.
3. «Au milieu de la nuit,
un cri se fit entendre : ‹Voici l’époux qui vient, sortez au-devant
de lui.›» C’est au milieu de la nuit que s’élève le
cri qui annonce l’arrivée de l’Epoux, puisque le jour du jugement
survient sans qu’il soit possible de le prévoir. C’est pourquoi
il est écrit : «Le jour du Seigneur viendra la nuit comme
un voleur.» (1 Th 5, 2). Alors toutes les vierges se lèvent,
parce qu’élus et réprouvés sont tirés du sommeil
de la mort. Les vierges garnissent leurs lampes, c’est-à-dire que
chacun fait à part soi le compte des œuvres pour lesquelles il espère
recevoir la béatitude éternelle. Mais les lampes des vierges
folles s’éteignent, car leurs œuvres, qui au-dehors ont paru si
éclatantes aux hommes, s’obscurcissent du dedans à l’arrivée
du Juge. Et ces vierges folles n’obtiennent de Dieu aucune récompense
pour ce qui leur a déjà valu auprès des hommes les
louanges qu’elles aimaient. Pourquoi demandent-elles de l’huile aux vierges
sages, sinon du fait que reconnaissant à la venue du Juge leur vide
intérieur, elles recherchent un témoignage extérieur?
C’est comme si, revenues de leur assurance, elles disaient à leurs
proches : «Puisque vous nous voyez repoussées comme si nous
n’avions rien fait, dites ce que vous avez vu de nos bonnes œuvres.»
Mais les vierges sages répondent
: «De peur qu’il n’y en ait pas assez pour nous et pour vous.»
Car si au jour du jugement — et je parle ici de ceux qui reposent en paix
avec l’Eglise — à peine peut suffire à chacun le témoignage
qu’il se rend à lui-même, combien moins le pourrait-il à
la fois pour lui et pour son prochain.
Aussi les vierges sages ajoutent-elles
aussitôt, en manière de reproche : «Allez plutôt
chez les marchands et achetez-en pour vous.» Les marchands d’huile,
ce sont les flatteurs. En effet, ceux qui, par leurs vaines louanges, offrent
quelque éclat de gloire pour le moindre bienfait reçu, ressemblent
à des marchands d’huile, de cette huile dont le psalmiste déclare
: «L’huile du pécheur n’engraissera pas ma tête.»
(Ps 141, 5). C’est la tête, chez nous, qui domine. Aussi donne-t-on
le nom de tête à l’esprit qui domine le corps. L’huile du
pécheur engraisse donc notre tête, quand l’encens du flatteur
vient caresser notre esprit.
«Mais pendant qu’elles allaient
en acheter, l’époux vint.» Car tandis qu’elles demandent à
leur entourage un témoignage sur leur vie, arrive le Juge, qui n’est
pas seulement témoin des œuvres, mais aussi des cœurs.
4. «Celles qui étaient
prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte
fut fermée.» Oh! s’il était possible de goûter
avec le palais du cœur! Comme on s’émerveillerait de ces paroles
: «L’époux vint»! Quelle douceur on trouverait dans
ces autres : «Elles entrèrent avec lui aux noces»! Et
quelle amertume dans ces dernières : «Et la porte fut fermée»!
Il vient, celui dont l’avènement
ébranle les éléments, et en présence duquel
tremblent le ciel et la terre. C’est pourquoi il déclare par la
voix du prophète : «Encore une fois, et j’ébranlerai
non seulement la terre, mais aussi le ciel.» (Ag 2, 6). Devant son
tribunal, comparaît tout le genre humain. Anges, Archanges, Trônes,
Principautés et Dominations sont à son service pour punir
les méchants et récompenser les bons. Mesurez, frères
très chers, ce que sera la terreur en ce jour à la vue d’un
tel Juge. Plus de recours alors contre le châtiment. Quelle confusion
pour celui que sa faute fera rougir devant tous les anges et les hommes
rassemblés! Quelle frayeur de voir irrité celui dont la vue
est déjà insoutenable pour l’âme humaine quand il est
calme! Voyant ce jour, le prophète a dit avec raison : «Jour
de colère que ce jour-là, jour de tribulation et d’angoisse,
jour de calamité et de malheur, jour de ténèbres et
d’obscurité, jour de brume et de tornade, jour de sonneries de trompe
et de trompette.» (So 1, 15-16). Ce jour du jugement dernier, frères
très chers, mesurez de quelle terrible amertume le prophète
a dû le voir remplir le cœur des réprouvés, pour qu’il
accumule ainsi les termes sans parvenir à l’exprimer.
Quant aux élus, quelle sera
leur joie d’entrer avec l’Epoux dans la salle des noces, eux qui méritent
de jouir de la vision de celui qu’ils voient faire trembler tous les éléments
par sa présence! Ils se réjouiront aux noces de l’Epoux,
et pourtant, l’épouse, c’est eux; car dans la chambre nuptiale du
Royaume éternel, Dieu s’unit à nous dans la vision : vision
qui durera pour l’éternité, sans que rien puisse jamais plus
nous arracher aux embrassements de son amour.
La porte du Royaume, qui reste encore
ouverte chaque jour à ceux qui font pénitence, sera alors
fermée pour ceux qui s’y présenteront en pleurant. Il demeurera
bien une pénitence, mais elle sera stérile. En effet, celui
qui gaspille maintenant le temps propice au pardon, ne pourra plus alors
trouver de pardon. C’est ce qui fait déclarer à Paul : «Le
voici maintenant, le temps favorable; le voici maintenant, le jour du salut.»
(2 Co 6, 2). Le prophète dit aussi : «Cherchez le Seigneur
tant qu’il peut être trouvé, invoquez-le tant qu’il est proche.»
(Is 55, 6)
5. C’est pourquoi le Seigneur n’écoute
pas les vierges folles qui l’appellent; car la porte du Royaume une fois
refermée, lui qui pouvait encore être proche, désormais,
il ne le sera plus. Le texte poursuit en effet : «Finalement, les
autres vierges vinrent aussi, disant : ‹Seigneur, Seigneur, ouvre-nous.›
Mais celui-ci répondit : ‹En vérité, je vous le dis,
je ne vous connais pas.›» Celui qui n’a pas voulu écouter
ici-bas ce que Dieu ordonnait ne peut plus là-haut obtenir de Dieu
ce qu’il lui demande. Celui qui a gaspillé le temps favorable à
la pénitence vient en vain supplier devant la porte du Royaume.
C’est en ce sens que le Seigneur déclare par la bouche de Salomon
: «J’ai appelé, et vous avez résisté; j’ai tendu
la main, et personne n’y a fait attention. Vous avez méprisé
tous mes conseils, et vous avez négligé mes reproches. Moi
aussi, je rirai de votre mort, je me moquerai quand vous arrivera ce que
vous craigniez. Lorsqu’une soudaine calamité fondra sur vous et
que la mort vous assaillira comme une tempête, quand viendront sur
vous la tribulation et l’angoisse, alors on m’invoquera, et je n’écouterai
pas; on se lèvera dès le matin, et l’on ne me trouvera pas.»
(Pr 1, 24-28). Voyez : ces vierges demandent à grands cris qu’on
leur ouvre; repoussées, elles exhalent leur douleur en adressant
au Maître un appel redoublé : «Seigneur, Seigneur, ouvre-nous.»
Mais elles ont beau offrir leurs prières, on les ignore; c’est qu’en
ce jour, le Seigneur abandonnera comme des inconnus ceux que le mérite
de leur vie ne lui fait pas reconnaître maintenant pour siens.
6. Le Seigneur ajoute ici bien à
propos une exhortation destinée à tous ses disciples : «Veillez
donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure.»
Après le péché,
Dieu accepte la pénitence, et si chacun savait quand il doit quitter
ce monde, il pourrait se donner un temps pour les plaisirs et un temps
pour la pénitence. Mais celui qui a promis le pardon au pénitent
n’a pas promis de lendemain au pécheur. Aussi devons-nous toujours
craindre notre dernier jour, puisque nous ne pouvons jamais le prévoir.
Même ce jour où nous
vous parlons, nous ne l’avons reçu que comme un répit pour
nous convertir, et pourtant nous refusons de pleurer le mal que nous avons
fait. Non seulement nous ne nous désolons pas des fautes commises,
mais nous en ajoutons d’autres qu’il faudra pleurer. Qu’une maladie nous
saisisse, que les symptômes de cette maladie nous annoncent une mort
prochaine, et nous cherchons une prolongation de vie pour pleurer nos péchés;
mais ce délai que nous demandons alors avec un très ardent
désir, nous en jouissons, en ce moment même, sans en faire
aucun cas.
7. Je vais vous raconter, frères
très chers, une histoire qui sera pour vous fort édifiante
à méditer, si votre charité veut bien l’écouter
attentivement. Il y avait, dans la province de Valérie, un noble
du nom de Chrysaorius, que le peuple, en son parler campagnard, appelait
Chrysérius. C’était un homme très fortuné,
mais aussi plein de vices que de ressources : enflé d’orgueil, livré
aux voluptés de la chair et brûlé d’une flamme d’avarice
qui l’excitait à accroître ses revenus. Le Seigneur, ayant
décidé de mettre fin à tant de mauvaises actions,
le frappa d’une maladie corporelle, comme je l’ai appris d’un religieux
de ses proches qui vit encore. Parvenu au terme de sa vie, à l’heure
même où il allait quitter son corps, il ouvrit les yeux et
vit des esprits hideux et très noirs se dresser devant lui et le
presser durement pour l’entraîner vers les prisons infernales. Il
se mit à trembler, à pâlir et à suer à
grosses gouttes; il implora un répit
Mt 25, 1-13
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples cette parabole : «Le Royaume des cieux
est semblable à dix vierges qui, prenant leurs lampes, sortirent
au-devant de l’époux et de l’épouse. Cinq d’entre elles étaient
folles, et cinq étaient sages. Les cinq folles, ayant pris leurs
lampes, n’emportèrent pas d’huile; mais les sages prirent de l’huile
dans leurs vases avec les lampes. Comme l’époux tardait à
venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent. Au milieu de la nuit,
un cri se fit entendre : ‹Voici l’époux qui vient, sortez au-devant
de lui.› Alors toutes ces vierges se levèrent et préparèrent
leurs lampes. Les folles dirent aux sages : ‹Donnez-nous de votre huile,
parce que nos lampes s’éteignent.› Les sages répondirent
: ‹De peur qu’il n’y en ait pas assez pour nous et pour vous, allez plutôt
chez les marchands et achetez-en pour vous.› Mais pendant qu’elles allaient
en acheter, l’époux vint, et celles qui étaient prêtes
entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée.
Finalement, les autres vierges vinrent aussi, disant : ‹Seigneur, Seigneur,
ouvre-nous.› Mais celui-ci répondit : ‹En vérité,
je vous le dis, je ne vous connais pas.›
«Veillez donc, car vous ne
savez ni le jour ni l’heure.»
C’est souvent, frères très
chers, que je vous exhorte à fuir les œuvres mauvaises et à
éviter les souillures de ce monde. Mais aujourd’hui, la lecture
du Saint Evangile me fait un devoir de vous inviter à une grande
vigilance jusque dans vos bonnes actions, de peur que vous ne recherchiez
la faveur ou la reconnaissance des hommes pour ce que vous faites de bien,
et que le désir de la louange, en s’y glissant, ne prive de récompense
intérieure ce que vous faites paraître à l’extérieur.
Voici en effet que notre Rédempteur nous parle de dix vierges. Or,
s’il les nomme toutes vierges, il ne les laisse pourtant pas toutes franchir
la porte de la béatitude, parce que certaines d’entre elles, en
recherchant au-dehors de la gloire pour leur virginité, n’ont pas
voulu garder de l’huile dans leurs vases.
Mais il faut commencer par nous
demander ce qu’est le Royaume des cieux, et pourquoi on le compare à
dix vierges, dont les unes sont dites sages, et les autres folles. Puisqu’il
est clair qu’aucun réprouvé n’entre dans le Royaume des cieux,
pourquoi déclarer ce Royaume semblable à des vierges folles?
Il nous faut savoir que dans la Sainte Ecriture, l’Eglise du temps présent
est souvent appelée Royaume des cieux. Le Seigneur affirme ainsi,
en un autre endroit : «Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils
enlèveront de son Royaume tous les scandales.» (Mt 13, 41).
Or ce n’est pas dans le Royaume de la béatitude, où la paix
est parfaite, qu’ils pourront trouver des scandales à enlever. C’est
en ce sens qu’il est dit par ailleurs : «Celui qui aura enfreint
l’un de ces plus petits commandements et aura enseigné aux hommes
à faire de même, celui-là sera appelé le plus
petit dans le Royaume des cieux. Mais celui qui les aura pratiqués
et enseignés, celui-là sera appelé grand dans le Royaume
des cieux.» (Mt 5, 19). Enfreindre un commandement et l’enseigner,
c’est ne pas mettre en pratique dans sa vie ce qu’on prêche par sa
bouche. Mais celui qui ne veut pas mettre en pratique ce qu’il enseigne
ne peut parvenir au Royaume de la béatitude éternelle. Comment
donc y sera-t-il appelé le plus petit, si l’on ne lui permet pas
d’y entrer? Par conséquent, c’est bien l’Eglise de la terre qui
est qualifiée de Royaume des cieux dans les paroles du Seigneur.
En cette Eglise, le docteur qui enfreint un commandement est appelé
le plus petit, car on fait peu de cas de la prédication d’un homme
dont on méprise la vie.
Nous demeurons tous dans un corps
doué de cinq sens. Si l’on double ce nombre cinq, on obtient dix.
Et puisque la multitude des fidèles est formée de personnes
de l’un et l’autre sexe, la sainte Eglise est comparée à
dix vierges. Comme, en cette Eglise, les méchants se mêlent
aux bons et les réprouvés aux élus, il est légitime
de comparer celle-ci à des vierges dont les unes sont sages, et
les autres folles. En effet, il ne manque pas de personnes chastes qui
se gardent du désir des choses extérieures : entraînées
par l’espérance des biens intérieurs, elles mortifient leur
chair, aspirent de tous leurs désirs à la patrie céleste,
attendent les récompenses éternelles et ne veulent pas recevoir
de louanges humaines pour leurs labeurs. De telles personnes ne mettent
pas leur gloire dans la bouche des hommes, mais la cachent au plus intime
de leur conscience. Mais il s’en trouve beaucoup d’autres qui, tout en
affligeant leur corps par l’abstinence, ambitionnent les faveurs des hommes
pour cette abstinence. Elles sont assidues aux instructions et donnent
libéralement aux indigents; mais ce sont certainement des vierges
folles, parce qu’elles ne recherchent que la récompense d’une louange
éphémère.
C’est pourquoi l’Evangile ajoute
avec raison : «Les cinq folles, ayant pris leurs lampes, n’emportèrent
pas d’huile; mais les sages prirent de l’huile dans leurs vases avec les
lampes.» L’huile désigne l’éclat de la gloire; les
vases, ce sont nos cœurs, dans lesquels nous portons toutes nos pensées.
Les vierges sages ont donc de l’huile dans leurs vases, puisqu’elles retiennent
dans leurs consciences tout l’éclat de la gloire, comme l’atteste
Paul : «Ce qui fait notre gloire, c’est le témoignage de notre
conscience.» (2 Co 1, 12). Mais les vierges folles n’emportent pas
d’huile, car elles ne placent pas leur gloire dans [le témoignage
de] leur conscience, du fait qu’elles la demandent aux louanges d’autrui.
Notons-le : toutes ont des lampes, mais toutes n’ont pas d’huile. C’est
que les réprouvés produisent souvent de bonnes actions comme
les élus, mais seuls vont à la rencontre de l’Epoux avec
de l’huile ceux qui ne cherchent à tirer de leurs actions extérieures
qu’une gloire intérieure. C’est dans le même sens que le psalmiste
déclare, en parlant de la sainte Eglise des élus : «Toute
la gloire de la fille du roi lui vient du dedans.» (Ps 45, 15)
2. «Comme l’époux tardait
à venir, elles s’assoupirent toutes et s’endormirent» : tandis
que le Juge remet sa venue pour le jugement dernier, élus et réprouvés
s’endorment du sommeil de la mort. Ici, en effet, s’endormir, c’est mourir.
S’assoupir avant de s’endormir, c’est tomber malade avant de mourir; car
le poids de la maladie nous mène au sommeil de la mort.
3. «Au milieu de la nuit,
un cri se fit entendre : ‹Voici l’époux qui vient, sortez au-devant
de lui.›» C’est au milieu de la nuit que s’élève le
cri qui annonce l’arrivée de l’Epoux, puisque le jour du jugement
survient sans qu’il soit possible de le prévoir. C’est pourquoi
il est écrit : «Le jour du Seigneur viendra la nuit comme
un voleur.» (1 Th 5, 2). Alors toutes les vierges se lèvent,
parce qu’élus et réprouvés sont tirés du sommeil
de la mort. Les vierges garnissent leurs lampes, c’est-à-dire que
chacun fait à part soi le compte des œuvres pour lesquelles il espère
recevoir la béatitude éternelle. Mais les lampes des vierges
folles s’éteignent, car leurs œuvres, qui au-dehors ont paru si
éclatantes aux hommes, s’obscurcissent du dedans à l’arrivée
du Juge. Et ces vierges folles n’obtiennent de Dieu aucune récompense
pour ce qui leur a déjà valu auprès des hommes les
louanges qu’elles aimaient. Pourquoi demandent-elles de l’huile aux vierges
sages, sinon du fait que reconnaissant à la venue du Juge leur vide
intérieur, elles recherchent un témoignage extérieur?
C’est comme si, revenues de leur assurance, elles disaient à leurs
proches : «Puisque vous nous voyez repoussées comme si nous
n’avions rien fait, dites ce que vous avez vu de nos bonnes œuvres.»
Mais les vierges sages répondent
: «De peur qu’il n’y en ait pas assez pour nous et pour vous.»
Car si au jour du jugement — et je parle ici de ceux qui reposent en paix
avec l’Eglise — à peine peut suffire à chacun le témoignage
qu’il se rend à lui-même, combien moins le pourrait-il à
la fois pour lui et pour son prochain.
Aussi les vierges sages ajoutent-elles
aussitôt, en manière de reproche : «Allez plutôt
chez les marchands et achetez-en pour vous.» Les marchands d’huile,
ce sont les flatteurs. En effet, ceux qui, par leurs vaines louanges, offrent
quelque éclat de gloire pour le moindre bienfait reçu, ressemblent
à des marchands d’huile, de cette huile dont le psalmiste déclare
: «L’huile du pécheur n’engraissera pas ma tête.»
(Ps 141, 5). C’est la tête, chez nous, qui domine. Aussi donne-t-on
le nom de tête à l’esprit qui domine le corps. L’huile du
pécheur engraisse donc notre tête, quand l’encens du flatteur
vient caresser notre esprit.
«Mais pendant qu’elles allaient
en acheter, l’époux vint.» Car tandis qu’elles demandent à
leur entourage un témoignage sur leur vie, arrive le Juge, qui n’est
pas seulement témoin des œuvres, mais aussi des cœurs.
4. «Celles qui étaient
prêtes entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte
fut fermée.» Oh! s’il était possible de goûter
avec le palais du cœur! Comme on s’émerveillerait de ces paroles
: «L’époux vint»! Quelle douceur on trouverait dans
ces autres : «Elles entrèrent avec lui aux noces»! Et
quelle amertume dans ces dernières : «Et la porte fut fermée»!
Il vient, celui dont l’avènement
ébranle les éléments, et en présence duquel
tremblent le ciel et la terre. C’est pourquoi il déclare par la
voix du prophète : «Encore une fois, et j’ébranlerai
non seulement la terre, mais aussi le ciel.» (Ag 2, 6). Devant son
tribunal, comparaît tout le genre humain. Anges, Archanges, Trônes,
Principautés et Dominations sont à son service pour punir
les méchants et récompenser les bons. Mesurez, frères
très chers, ce que sera la terreur en ce jour à la vue d’un
tel Juge. Plus de recours alors contre le châtiment. Quelle confusion
pour celui que sa faute fera rougir devant tous les anges et les hommes
rassemblés! Quelle frayeur de voir irrité celui dont la vue
est déjà insoutenable pour l’âme humaine quand il est
calme! Voyant ce jour, le prophète a dit avec raison : «Jour
de colère que ce jour-là, jour de tribulation et d’angoisse,
jour de calamité et de malheur, jour de ténèbres et
d’obscurité, jour de brume et de tornade, jour de sonneries de trompe
et de trompette.» (So 1, 15-16). Ce jour du jugement dernier, frères
très chers, mesurez de quelle terrible amertume le prophète
a dû le voir remplir le cœur des réprouvés, pour qu’il
accumule ainsi les termes sans parvenir à l’exprimer.
Quant aux élus, quelle sera
leur joie d’entrer avec l’Epoux dans la salle des noces, eux qui méritent
de jouir de la vision de celui qu’ils voient faire trembler tous les éléments
par sa présence! Ils se réjouiront aux noces de l’Epoux,
et pourtant, l’épouse, c’est eux; car dans la chambre nuptiale du
Royaume éternel, Dieu s’unit à nous dans la vision : vision
qui durera pour l’éternité, sans que rien puisse jamais plus
nous arracher aux embrassements de son amour.
La porte du Royaume, qui reste encore
ouverte chaque jour à ceux qui font pénitence, sera alors
fermée pour ceux qui s’y présenteront en pleurant. Il demeurera
bien une pénitence, mais elle sera stérile. En effet, celui
qui gaspille maintenant le temps propice au pardon, ne pourra plus alors
trouver de pardon. C’est ce qui fait déclarer à Paul : «Le
voici maintenant, le temps favorable; le voici maintenant, le jour du salut.»
(2 Co 6, 2). Le prophète dit aussi : «Cherchez le Seigneur
tant qu’il peut être trouvé, invoquez-le tant qu’il est proche.»
(Is 55, 6)
5. C’est pourquoi le Seigneur n’écoute
pas les vierges folles qui l’appellent; car la porte du Royaume une fois
refermée, lui qui pouvait encore être proche, désormais,
il ne le sera plus. Le texte poursuit en effet : «Finalement, les
autres vierges vinrent aussi, disant : ‹Seigneur, Seigneur, ouvre-nous.›
Mais celui-ci répondit : ‹En vérité, je vous le dis,
je ne vous connais pas.›» Celui qui n’a pas voulu écouter
ici-bas ce que Dieu ordonnait ne peut plus là-haut obtenir de Dieu
ce qu’il lui demande. Celui qui a gaspillé le temps favorable à
la pénitence vient en vain supplier devant la porte du Royaume.
C’est en ce sens que le Seigneur déclare par la bouche de Salomon
: «J’ai appelé, et vous avez résisté; j’ai tendu
la main, et personne n’y a fait attention. Vous avez méprisé
tous mes conseils, et vous avez négligé mes reproches. Moi
aussi, je rirai de votre mort, je me moquerai quand vous arrivera ce que
vous craigniez. Lorsqu’une soudaine calamité fondra sur vous et
que la mort vous assaillira comme une tempête, quand viendront sur
vous la tribulation et l’angoisse, alors on m’invoquera, et je n’écouterai
pas; on se lèvera dès le matin, et l’on ne me trouvera pas.»
(Pr 1, 24-28). Voyez : ces vierges demandent à grands cris qu’on
leur ouvre; repoussées, elles exhalent leur douleur en adressant
au Maître un appel redoublé : «Seigneur, Seigneur, ouvre-nous.»
Mais elles ont beau offrir leurs prières, on les ignore; c’est qu’en
ce jour, le Seigneur abandonnera comme des inconnus ceux que le mérite
de leur vie ne lui fait pas reconnaître maintenant pour siens.
6. Le Seigneur ajoute ici bien à
propos une exhortation destinée à tous ses disciples : «Veillez
donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure.»
Après le péché,
Dieu accepte la pénitence, et si chacun savait quand il doit quitter
ce monde, il pourrait se donner un temps pour les plaisirs et un temps
pour la pénitence. Mais celui qui a promis le pardon au pénitent
n’a pas promis de lendemain au pécheur. Aussi devons-nous toujours
craindre notre dernier jour, puisque nous ne pouvons jamais le prévoir.
Même ce jour où nous
vous parlons, nous ne l’avons reçu que comme un répit pour
nous convertir, et pourtant nous refusons de pleurer le mal que nous avons
fait. Non seulement nous ne nous désolons pas des fautes commises,
mais nous en ajoutons d’autres qu’il faudra pleurer. Qu’une maladie nous
saisisse, que les symptômes de cette maladie nous annoncent une mort
prochaine, et nous cherchons une prolongation de vie pour pleurer nos péchés;
mais ce délai que nous demandons alors avec un très ardent
désir, nous en jouissons, en ce moment même, sans en faire
aucun cas.
7. Je vais vous raconter, frères
très chers, une histoire qui sera pour vous fort édifiante
à méditer, si votre charité veut bien l’écouter
attentivement. Il y avait, dans la province de Valérie, un noble
du nom de Chrysaorius, que le peuple, en son parler campagnard, appelait
Chrysérius. C’était un homme très fortuné,
mais aussi plein de vices que de ressources : enflé d’orgueil, livré
aux voluptés de la chair et brûlé d’une flamme d’avarice
qui l’excitait à accroître ses revenus. Le Seigneur, ayant
décidé de mettre fin à tant de mauvaises actions,
le frappa d’une maladie corporelle, comme je l’ai appris d’un religieux
de ses proches qui vit encore. Parvenu au terme de sa vie, à l’heure
même où il allait quitter son corps, il ouvrit les yeux et
vit des esprits hideux et très noirs se dresser devant lui et le
presser durement pour l’entraîner vers les prisons infernales. Il
se mit à trembler, à pâlir et à suer à
grosses gouttes; il implora un répit à grands cris, et tout
effrayé, il appela avec force clameurs son fils Maxime — que j’ai
connu comme moine lorsque je l’étais. Il disait : «Maxime,
viens vite! Je ne t’ai jamais fait de mal, prends-moi sous ta protection.»
Maxime, tout ému, s’approcha
aussitôt, tandis que la famille se rassemblait en se lamentant bruyamment.
Ils ne pouvaient voir les esprits malins dont Chrysaorius essuyait de si
durs assauts, mais ils devinaient la présence de ces esprits par
le trouble, la pâleur et les tremblements de celui qu’ils entraînaient.
La terreur que lui inspirait leur aspect épouvantable le faisait
se tourner de côté et d’autre sur son lit. Couché sur
le côté gauche, il ne pouvait supporter leur vue; se tournait-il
vers le mur, ils y étaient encore. Affreusement pressé, désespérant
de pouvoir leur échapper, il se mit à supplier à grands
cris : «Répit au moins jusqu’au matin! Répit au moins
jusqu’au matin!» Mais pendant qu’il criait ainsi, au milieu même
de ses hurlements, il fut arraché de son enveloppe de chair.
Il est évident que s’il vit
ces démons, ce ne fut pas pour son profit, mais pour le nôtre,
car Dieu, dans son immense patience, nous attend encore. Pour Chrysaorius,
en effet, il ne servit à rien de voir avant sa mort ces esprits
horribles, ni de demander un répit, puisqu’il ne l’a pas obtenu.
Mais nous, frères très
chers, réfléchissons maintenant à tout cela avec une
grande attention, de peur que nous ne laissions le temps s’écouler
en pure perte, et que le moment où nous réclamerons un sursis
pour accomplir de bonnes œuvres ne soit justement celui où nous
serons contraints de quitter ce corps. Souvenez-vous de ces paroles de
la Vérité : «Priez pour que votre fuite n’ait pas lieu
en hiver, ni un jour de sabbat.» (Mt 24, 20). Car un commandement
de la Loi interdit de marcher plus d’une certaine distance le jour du sabbat,
et l’hiver, il est difficile de marcher, à cause du froid qui engourdit
et paralyse les pas des marcheurs. Aussi le Seigneur dit-il : «Priez
pour que votre fuite n’ait pas lieu en hiver, ni un jour de sabbat.»
C’est comme s’il disait clairement : «Prenez garde à ne pas
chercher à fuir vos péchés seulement lorsqu’il ne
vous sera déjà plus possible de marcher.» Ce moment
où nous ne pourrons plus fuir, nous devons donc y songer maintenant
que nous le pouvons. Il nous faut penser sans cesse à l’heure de
notre sortie de ce monde, et avoir continuellement devant les yeux de l’esprit
cet avertissement de notre Rédempteur : «Veillez donc, car
vous ne savez ni le jour ni l’heure.»
_______________________________
1 Célèbre jeu de mots
latin : sic amare, iam ire est.
Homélie 13
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Félix, confesseur,
le jour de sa fête
14 janvier 592
Le retour du maître
Comme la précédente,
cette Homélie traite de la vigilance. Elle porte sur la parole de
Jésus : «Que vos reins soient ceints, et qu’il y ait en vos
mains des lampes allumées… car c’est à l’heure où
vous n’y pensez pas que le Fils de l’homme viendra.» N’agissons que
pour le Ciel, et préparons-nous à ouvrir au Juge dès
qu’il frappera, en accueillant la mort avec joie quand elle se présentera.
L’évangile commenté
ici nous indique trois veilles, ou trois heures de la nuit auxquelles le
Seigneur peut venir; Grégoire explique ce que sont ces trois veilles.
Dieu est patient, mais sachons profiter du temps qu’il nous laisse pour
revenir à lui.
L’insistance de notre prédicateur
à avertir ses auditeurs de se préparer à la mort pourrait
paraître exagérée, si le Christ lui-même n’avait
si souvent réitéré ce conseil. «La mort est
certaine et elle est incertaine, pourquoi? Dieu en a décidé
ainsi. Mais quelle conclusion devons-nous en tirer? L’incertitude de la
mort, dans l’enseignement de Jésus, a pour but de nous tenir constamment
en éveil […] de nous obliger à garder nos regards levés
vers le Ciel. On peut affirmer que cette leçon est l’une des plus
importantes de tout l’Evangile. On oserait dire qu’elle est même
la première de toutes.» (Les plus beaux textes sur l’au-delà,
présentés par J. Goubert et L. Cristiani, Paris, 1950, p.
39-41)
Lc 12, 35-40
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples : «Que vos reins soient ceints, et qu’il
y ait en vos mains des lampes allumées. Et vous, soyez semblables
à des hommes qui attendent leur maître à son retour
des noces, afin que lorsqu’il arrivera et frappera à la porte, ils
lui ouvrent aussitôt. Heureux ces serviteurs que leur maître,
à son retour, trouvera vigilants! En vérité, je vous
le dis, il se ceindra, il les fera mettre à table et passera au
milieu d’eux pour les servir. Et s’il vient à la seconde veille,
et s’il vient à la troisième veille et qu’il les trouve ainsi,
heureux sont ces serviteurs! Sachez bien que si le père de famille
savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait et ne
le laisserait pas percer sa maison. Vous aussi, tenez-vous prêts,
car c’est à l’heure où vous n’y pensez pas que le Fils de
l’homme viendra.»
Le texte du Saint Evangile qu’on
vient de vous lire, frères très chers, est bien clair pour
vous. Mais de peur que même une telle simplicité ne risque
de sembler obscure à quelques-uns, nous allons le parcourir brièvement
afin d’en découvrir le sens à ceux qui l’ignorent, sans fatiguer
pour autant ceux qui le comprennent.
Que la luxure de l’homme se situe
dans ses reins, et celle de la femme dans son nombril, le Seigneur l’atteste
lorsqu’il parle du diable au bienheureux Job : «Sa force, dit-il,
est dans ses reins, et sa vigueur dans le nombril de son ventre.»
(Jb 40, 16). Ainsi, quand le Seigneur dit : «Que vos reins soient
ceints», c’est la luxure du sexe fort qui se trouve désignée
par les reins. Et nous ceignons nos reins lorsque nous réfrénons
la luxure de la chair par la continence.
Mais parce que c’est peu de chose
de ne pas faire le mal si l’on ne s’applique aussi, par un effort assidu,
aux bonnes actions, le Seigneur ajoute aussitôt : «Et qu’il
y ait en vos mains des lampes allumées.» Ce sont bien des
lampes allumées que nous tenons en main quand nous montrons l’exemple
à notre prochain et l’éclairons par nos bonnes œuvres, ces
bonnes œuvres dont le Seigneur dit : «Que votre lumière brille
devant les hommes, pour qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre
Père qui est dans les cieux.» (Mt 5, 16)
Ici, deux choses sont ordonnées
à la fois : ceindre ses reins et tenir des lampes; ce qui signifie
que la chasteté doit rendre nos corps purs, et la vérité
nos actions lumineuses. Car ni la pureté, ni la lumière ne
peuvent plaire l’une sans l’autre à notre Rédempteur, soit
qu’on fasse le bien sans avoir renoncé aux fautes de luxure, soit
qu’on excelle en chasteté sans s’exercer encore aux bonnes œuvres.
Sans les bonnes œuvres, la chasteté est donc bien peu de chose,
et sans la chasteté, les bonnes œuvres ne sont rien.
2. Celui qui accomplit ces deux
préceptes doit encore aspirer à la patrie céleste
par l’espérance, et ne pas se garder du vice dans le seul but d’obtenir
l’estime de ce monde. S’il lui arrive de commencer certaines bonnes actions
pour gagner l’estime d’autrui, il ne doit pas persévérer
dans de tels désirs, ni rechercher par ses bonnes œuvres la gloire
du monde présent, mais placer toute son espérance dans l’avènement
de son Rédempteur. Il est donc aussitôt ajouté : «Et
vous, soyez semblables à des hommes qui attendent leur maître
à son retour des noces.» Le Seigneur est parti pour des noces,
puisque ressuscité des morts et monté au Ciel, il s’est uni
là-haut à la multitude des anges, en sa qualité d’Homme
Nouveau. Et il revient quand il se révèle à nous par
le jugement.
3. C’est bien à propos que
notre évangile ajoute au sujet des serviteurs qui attendent : «Afin
que lorsqu’il arrivera et frappera à la porte, ils lui ouvrent aussitôt.»
Le Seigneur arrive quand il s’approche pour juger; il frappe à la
porte lorsqu’il nous prévient de la proximité de la mort
par les atteintes d’une maladie. Nous lui ouvrons aussitôt si nous
l’accueillons avec amour. On ne veut pas, en effet, ouvrir au Juge qui
frappe, si l’on a peur de mourir et qu’on redoute de voir le Juge qu’on
se souvient d’avoir méprisé. Mais celui qui puise son assurance
dans son espérance et ses œuvres lui ouvre aussitôt qu’il
frappe à la porte, parce qu’il attend son Juge dans la joie, et
qu’en voyant approcher l’instant de la mort, la pensée de la gloire
qui va le récompenser le comble d’allégresse. C’est pourquoi
il est aussitôt ajouté : «Heureux ces serviteurs que
leur maître, à son retour, trouvera vigilants!» Il veille,
celui qui garde les yeux de son âme ouverts pour contempler la vraie
lumière; il veille, celui qui s’efforce d’agir comme il croit; il
veille, celui qui repousse les ténèbres de l’engourdissement
et de la tiédeur. C’est en ce sens que Paul dit : «Veillez,
ô justes, et ne péchez pas.» (1 Co 15, 34). Il affirme
aussi : «L’heure est venue pour nous de sortir du sommeil.»
(Rm 13, 11)
4. Ecoutons maintenant comment se
conduit le Maître à l’égard des serviteurs qu’il trouve
vigilants à son retour : «En vérité, je vous
le dis, il se ceindra, il les fera mettre à table et passera au
milieu d’eux pour les servir.» Il se ceindra, c’est-à-dire
qu’il se disposera à leur donner une récompense. Il les fera
mettre à table, c’est-à-dire qu’il refera leurs forces dans
le repos éternel; car nous mettre à table, c’est nous reposer
dans le Royaume. Le Seigneur le déclare ailleurs : «Ils viendront
et se mettront à table avec Abraham, Isaac et Jacob.» (Mt
8, 11)
Le Seigneur passe parmi nous pour
nous servir, parce qu’il nous rassasie de la splendeur de sa lumière.
On dit qu’il passe lorsqu’il retourne du jugement au Royaume, ou encore
que le Seigneur passe pour nous, après le jugement, en nous élevant
de la vue de sa nature humaine jusqu’à la contemplation de sa divinité.
Passer, pour lui, c’est nous conduire à la vision de sa gloire et
nous donner de contempler en sa divinité après le jugement
celui que nous voyons en son humanité lors du jugement. En effet,
quand il vient au jugement, c’est en sa nature de serviteur qu’il se montre
à tous, puisqu’il est écrit : «Ils verront celui qu’ils
ont transpercé.» (Za 12, 10; Jn 19, 37). Mais pendant que
les réprouvés sont précipités dans le supplice,
les justes sont emportés dans le rayonnement de sa gloire, ainsi
qu’il est écrit : «Que l’impie soit emporté, pour qu’il
ne voie pas la gloire de Dieu.» (Is 26, 10)
5. Mais que doivent faire les serviteurs
s’ils se sont montrés négligents à la première
veille? Cette première veille est la vigilance du premier âge.
Ceux qui s’y sont montrés négligents ne doivent pas désespérer,
ni renoncer à l’exercice des bonnes œuvres. Car le Seigneur, faisant
connaître son extrême patience, ajoute : «Et s’il vient
à la seconde veille, et s’il vient à la troisième
veille et qu’il les trouve ainsi, heureux sont ces serviteurs!» La
première veille, c’est le temps des premières années,
c’est-à-dire l’enfance. La seconde, c’est l’adolescence ou la jeunesse,
qui ne forment qu’un seul âge, si l’on s’en fie à l’autorité
des Saintes Ecritures, puisque Salomon dit : «Jeune homme, réjouis-toi
en ton adolescence.» (Qo 11, 9). Quant à la troisième
veille, elle signifie la vieillesse. Ainsi, celui qui n’a pas voulu rester
éveillé pendant la première veille, qu’il observe
en tout cas la seconde : s’il a négligé durant son enfance
de se corriger de ses vices, qu’il s’éveille du moins au temps de
sa jeunesse et qu’il s’engage sur les chemins de la vie. Et celui qui n’a
pas voulu rester éveillé pendant la deuxième veille,
qu’il ne laisse pas échapper les remèdes de la troisième
: s’il n’a pas veillé à s’engager sur les chemins de la vie
durant sa jeunesse, qu’il se reprenne du moins dans sa vieillesse.
Considérez, frères
très chers, comme la bonté de Dieu ne laisse aucune échappatoire
à notre dureté d’âme. Impossible aux hommes de se trouver
des excuses! Dieu est méprisé, et il attend; il se voit dédaigné,
et il appelle à nouveau; il endure un dédain injurieux pour
lui, et il va cependant jusqu’à promettre de récompenser
ceux qui voudront bien un jour revenir à lui.
Que nul ne reste pourtant indifférent
à la longanimité du Seigneur, car au jour du jugement, sa
justice s’exercera avec une rigueur d’autant plus sévère
qu’il s’est montré plus patient auparavant. C’est bien le sens des
paroles de Paul : «Ne sais-tu pas que la bonté de Dieu te
pousse à la pénitence? Mais toi, par ton endurcissement et
l’impénitence de ton cœur, tu t’amasses un trésor de colère
pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement
de Dieu.» (Rm 2, 4-5). Et le psalmiste affirme : «Dieu est
un juste juge, il est fort et patient.» (Ps 7, 12). Sur le point
de dire que Dieu est patient, il le déclare juste. Sache bien par
là que ce Dieu qui supporte longtemps et patiemment les fautes des
pécheurs exercera aussi, un jour, un jugement rigoureux. D’où
la parole d’un sage : «Le Très-Haut sanctionne avec patience.»
(Si 5, 4). On dit qu’il sanctionne avec patience, parce qu’il endure les
péchés des hommes puis les sanctionne. Car ceux qu’il a longtemps
supportés dans l’attente de leur conversion, il les condamne plus
durement s’ils ne se sont pas convertis.
Mais pour réveiller notre
esprit engourdi, le Seigneur apporte encore l’exemple de dommages extérieurs,
afin d’inciter notre âme à la garde de soi. Il dit en effet
: «Sachez bien que si le père de famille savait à quelle
heure le voleur doit venir, il veillerait et ne le laisserait pas percer
sa maison.» A cette comparaison est ajoutée l’exhortation
suivante : «Vous aussi, tenez-vous prêts, car c’est à
l’heure où vous n’y pensez pas que le Fils de l’homme viendra.»
C’est par suite de l’ignorance du père de famille que le voleur
perce la maison : en effet, lorsque notre âme dort au lieu de veiller
sur elle-même, la mort, surgissant à l’improviste, brise notre
maison de chair, et ayant trouvé son maître endormi, elle
le tue; et quand notre âme ne prévoit pas les châtiments
à venir, la mort l’entraîne au supplice à cause de
son ignorance. Si elle veillait, elle pourrait résister au voleur,
car prenant ses précautions en vue de l’avènement du Juge
qui enlève les âmes secrètement, elle irait à
sa rencontre en faisant pénitence, pour ne pas périr impénitente.
6. Si Notre-Seigneur a voulu que
notre dernière heure nous soit inconnue, c’est pour qu’on puisse
la considérer comme toujours imminente, et que dans l’impossibilité
de la prévoir, on ne cesse de s’y préparer. Ainsi donc, mes
frères, gardez les yeux de votre esprit fixés sur votre condition
de mortels; préparez-vous chaque jour à la venue du Juge
par des pleurs et des lamentations. Et tandis que la mort nous attend tous
avec certitude, ne vous mettez pas en peine pour prévoir l’avenir
incertain de cette vie éphémère. Ne vous laissez pas
appesantir par le souci des choses de la terre. Quelle que soit la masse
d’or et d’argent qui l’entoure, quels que soient les vêtements précieux
qui revêtent notre chair, n’est-elle pas toujours de la chair? Ne
faites donc pas attention à ce que vous avez, mais à ce que
vous êtes. Voulez-vous entendre ce que vous êtes? Le prophète
vous l’indique quand il déclare : «Vraiment, le peuple est
de l’herbe.» (Is 40, 7). Si le peuple n’est pas de l’herbe, où
sont ceux qui l’an passé ont célébré avec nous
la fête du bienheureux Félix, que nous honorons aujourd’hui?1
Oh! combien de beaux projets ne formaient-ils pas pour la vie présente!
Mais l’instant de la mort survenant, ils se sont trouvés soudain
en face de ce qu’ils ne voulaient pas prévoir, et ils ont perdu
d’un coup toutes les choses transitoires qu’ils avaient rassemblées
et qu’ils paraissaient tenir solidement. Si donc la multitude des hommes
du temps passé se sont épanouis dans la chair par leur naissance,
puis se sont desséchés et ont été réduits
en poussière par leur mort, ils n’étaient vraiment que de
l’herbe.
Ainsi, frères très
chers, puisque les heures s’enfuient instant par instant, tâchez
de les retenir en leur faisant rendre la récompense due aux bonnes
œuvres. Ecoutez ce que déclare le sage Salomon : «Tout ce
que ta main peut faire, fais-le de ton mieux, parce qu’il n’y a plus ni
œuvre, ni science, ni raison, ni sagesse aux enfers où tu te précipites.»
(Qo 9, 10). Comme nous ignorons le moment de notre mort, et qu’après
la mort nous ne pourrons plus travailler, il ne nous reste qu’à
profiter pleinement du temps qui nous est accordé avant la mort.
Car le moyen de vaincre la mort elle-même, lorsqu’elle viendra, c’est
de la craindre sans cesse avant qu’elle ne vienne.
_______________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à cette Homélie.
Homélie 14
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Pierre, apôtre
7 février 591 (anniversaire
de la mort de Pélage II,
à qui Grégoire a succédé
sur le trône pontifical)
Le bon pasteur
Le Christ nous a donné dans
l’évangile de ce jour les marques qui distinguent le Bon Pasteur
du mercenaire. Ces marques, dit saint Grégoire, ne s’aperçoivent
bien que par la venue du loup, au temps de l’épreuve et du trouble.
Le pape montre que le loup peut s’interpréter de deux manières,
puis il explique ce qu’il faut entendre par la fuite du mercenaire, esquissant
ainsi un petit traité de pastorale.
Après avoir parlé
des devoirs du pasteur, le prédicateur fixe ceux des fidèles
: apprendre à connaître Jésus, non par la seule foi,
mais aussi par l’amour, et un amour qui pose des actes. Invités
à la fête magnifique de l’éternité, nous devons
en rechercher les joies de toute l’ardeur de notre âme, et désirer
vivement y participer. Aimer, c’est déjà y aller.
Cette Homélie est l’un des
joyaux du recueil. Grégoire y laisse parler son cœur de pape, horrifié
par le manque de zèle de bon nombre de ses confrères dans
l’épiscopat, qui laissent se perdre les âmes sans bouger.
Le contemplatif perce aussi très fort dans ce discours, dont la
finale est animée d’un souffle de lyrisme mystique de toute beauté.
Jn 10, 11-16
En ce temps-là, Jésus
dit aux pharisiens : «Je suis le Bon Pasteur. Le Bon Pasteur donne
sa vie pour ses brebis. Le mercenaire, celui qui n’est pas le pasteur,
à qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il
abandonne les brebis et s’enfuit. Et le loup les emporte et les disperse.
Le mercenaire s’enfuit parce qu’il est mercenaire et qu’il ne se soucie
pas des brebis.
«Je suis le Bon Pasteur; je
connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme le Père me
connaît et que je connais le Père. Et je donne ma vie pour
mes brebis. J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie;
celles-là aussi, il faut que je les conduise; et elles écouteront
ma voix, et il y aura une seule bergerie et un seul Pasteur.»
Vous avez entendu, frères
très chers, l’instruction qui vous est adressée par la lecture
d’Evangile; vous avez entendu aussi le péril que nous courons. Voici
en effet que celui qui est bon, non par une grâce accidentelle, mais
par essence, déclare : «Je suis le Bon Pasteur.» Et
nous donnant le modèle de la bonté que nous devons imiter,
il ajoute : «Le Bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis.»
Il a fait ce qu’il nous a enseigné; il a montré ce qu’il
nous a ordonné. Le Bon Pasteur a donné sa vie pour ses brebis
au point de changer son corps et son sang en sacrement pour nous, et de
rassasier par l’aliment de sa chair les brebis qu’il avait rachetées.
Il nous a tracé la voie du
mépris de la mort, pour que nous la suivions; il a placé
devant nous le modèle auquel nous devons nous conformer : dépenser
d’abord nos biens extérieurs en toute charité pour les brebis
du Seigneur, et si nécessaire, donner même à la fin
notre vie pour elles. La première forme de générosité,
qui est moindre, conduit à cette dernière, qui est plus élevée.
Mais puisque l’âme, par laquelle nous vivons, est incomparablement
supérieure aux biens terrestres que nous possédons au-dehors,
comment celui qui ne donne pas de ses biens à ses brebis serait-il
disposé à donner sa vie pour elles?
Car il en est qui ont plus d’amour
pour les biens terrestres que pour les brebis, et qui perdent ainsi à
bon droit le nom de pasteur. C’est d’eux que le texte ajoute aussitôt
après : «Le mercenaire, celui qui n’est pas le pasteur, à
qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il abandonne
les brebis et s’enfuit.»
2. Il n’est pas appelé pasteur,
mais mercenaire, celui qui fait paître les brebis du Seigneur, non
parce qu’il les aime du fond du cœur, mais en vue de récompenses
temporelles. Il est mercenaire, celui qui occupe la place du pasteur, mais
ne cherche pas le profit des âmes. Il convoite avidement les avantages
terrestres, se réjouit de l’honneur de sa charge, se repaît
de profits temporels et se complaît dans le respect que lui accordent
les hommes. Telles sont les récompenses du mercenaire : il trouve
ici-bas le salaire qu’il désire pour la peine qu’il se donne dans
sa charge de pasteur, et se prive ainsi pour l’avenir de l’héritage
du troupeau.
Tant que n’arrive aucun malheur,
on ne peut pas bien discerner s’il est pasteur ou mercenaire. En effet,
au temps de la paix, le mercenaire garde ordinairement le troupeau tout
comme un vrai pasteur. Mais l’arrivée du loup montre avec quelles
dispositions chacun gardait le troupeau. Un loup se jette sur les brebis
chaque fois qu’un homme injuste ou ravisseur opprime les fidèles
et les humbles. Celui qui semblait être le pasteur, mais ne l’était
pas, abandonne alors les brebis et s’enfuit, car craignant pour lui-même
le danger qui vient du loup, il n’ose pas résister à son
injuste entreprise. Il fuit, non en changeant de lieu, mais en refusant
son assistance. Il fuit, du fait qu’il voit l’injustice et qu’il se tait.
Il fuit, parce qu’il se cache dans le silence. C’est bien à propos
que le prophète dit à de tels hommes : «Vous n’êtes
pas montés contre l’ennemi, et vous n’avez pas construit de mur
autour de la maison d’Israël pour tenir bon dans le combat au jour
du Seigneur.»
(Ez 13, 5). Monter contre l’ennemi,
c’est s’opposer par la voix libre de la raison à tout homme puissant
qui se conduit mal. Nous tenons bon au jour du Seigneur dans le combat
pour la maison d’Israël, et nous construisons un mur, quand par l’autorité
de la justice, nous défendons les fidèles innocents victimes
de l’injustice des méchants. Et parce que le mercenaire n’agit pas
ainsi, il s’enfuit lorsqu’il voit venir le loup.
3. Mais il y a un autre loup, qui
ne cesse chaque jour de déchirer, non les corps, mais les âmes
: c’est l’esprit malin. Il rôde en tendant des pièges autour
du bercail des fidèles, et il cherche la mort des âmes. C’est
de ce loup qu’il est question tout de suite après : «Et le
loup emporte les brebis et les disperse.» Le loup vient et le mercenaire
fuit, quand l’esprit malin déchire les âmes des fidèles
par la tentation et que celui qui occupe la place du pasteur n’en a pas
un soin attentif. Les âmes périssent, et il ne pense, lui,
qu’à jouir de ses avantages terrestres. Le loup emporte les brebis
et les disperse : il entraîne tel homme à la luxure, enflamme
tel autre d’avarice, exalte tel autre par l’orgueil, jette tel autre dans
la division par la colère; il excite celui-ci par l’envie, renverse
celui-là en le trompant. Comme le loup disperse le troupeau, le
diable fait mourir le peuple fidèle par les tentations.
Mais le mercenaire n’est enflammé
d’aucun zèle ni animé d’aucune ferveur d’amour pour s’y opposer
: ne recherchant en tout que ses avantages extérieurs, il n’a que
négligence pour les dommages intérieurs du troupeau. Aussi
le texte ajoute-t-il aussitôt : «Le mercenaire s’enfuit parce
qu’il est mercenaire et qu’il ne se soucie pas des brebis.» En effet,
la seule raison pour laquelle le mercenaire s’enfuit, c’est qu’il est mercenaire.
C’est comme si l’on disait clairement : «Demeurer au milieu des brebis
en danger est impossible à celui qui conduit les brebis, non par
amour des brebis, mais par recherche de profits terrestres.» Car
du fait qu’il s’attache aux honneurs et se complaît dans les avantages
terrestres, le mercenaire hésite à s’opposer au danger, pour
ne pas perdre ce qu’il aime.
Après nous avoir montré
les fautes du faux pasteur, notre Rédempteur revient sur le modèle
auquel nous devons nous conformer, quand il affirme : «Je suis le
Bon Pasteur.» Et il ajoute : «Je connais mes brebis — c’est-à-dire
: je les aime — et mes brebis me connaissent», comme pour dire clairement
: «Elles me servent en m’aimant.» Car il ne connaît pas
encore la Vérité, celui qui ne l’aime pas.
4. Maintenant que vous avez entendu,
frères très chers, quel est notre péril, considérez
également, dans les paroles du Seigneur, quel est le vôtre.
Voyez si vous êtes de ses brebis, voyez si vous le connaissez, voyez
si vous percevez la lumière de la Vérité. Précisons
: si vous la percevez, non par la seule foi, mais par l’amour. Oui, précisons
: si vous la percevez, non en vous contentant de croire, mais en agissant.
En effet, le même évangéliste Jean qui parle dans l’évangile
de ce jour déclare ailleurs : «Celui qui dit connaître
Dieu, mais ne garde pas ses commandements, est un menteur.» (1 Jn
2, 4). C’est pourquoi ici le Seigneur ajoute aussitôt : «Comme
le Père me connaît et que je connais le Père. Et je
donne ma vie pour mes brebis.» C’est comme s’il disait clairement
: «Ce qui prouve que je connais le Père et que je suis connu
du Père, c’est que je donne ma vie pour mes brebis; je montre combien
j’aime le Père par cette charité qui me fait mourir pour
mes brebis.»
Mais parce qu’il était venu
racheter, non seulement les Juifs, mais aussi les païens, il ajoute
: «J’ai encore d’autres brebis, qui ne sont pas de cette bergerie;
celles-là aussi, il faut que je les conduise; et elles écouteront
ma voix, et il y aura une seule bergerie et un seul Pasteur.» C’est
notre rédemption à nous, venus des peuples païens, que
le Seigneur avait en vue lorsqu’il parlait de conduire aussi d’autres brebis.
Et cela, mes frères, vous pouvez en constater chaque jour la réalisation.
C’est ce que vous voyez aujourd’hui accompli dans la réconciliation
des païens. Il a pour ainsi dire constitué une seule bergerie
avec deux troupeaux, en réunissant les peuples juif et païen
dans une même foi en sa personne, comme l’atteste Paul par ces paroles
: «Il est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un.»
(Ep 2, 14). Il conduit les brebis à sa propre bergerie quand il
choisit pour la vie éternelle des âmes simples de l’un et
l’autre peuple.
5. C’est de ces brebis que le Seigneur
dit ailleurs : «Mes brebis écoutent ma voix, et je les connais,
et elles me suivent, et je leur donne la vie éternelle.» (Jn
10, 27-28). C’est d’elles qu’il déclare un peu plus haut : «Si
quelqu’un entre par moi, il sera sauvé, et il entrera et il sortira,
et il trouvera des pâturages.» (Jn 10, 9). Il entrera en venant
à la foi; il sortira en passant de la foi à la vision face
à face, de la croyance à la contemplation; et il trouvera
pour s’y rassasier des pâturages d’éternité. Les brebis
du Seigneur trouvent des pâturages, puisque tous ceux qui le suivent
d’un cœur simple se rassasient en pâturant dans des prairies éternellement
vertes. Et quels sont les pâturages de ces brebis, sinon les joies
intérieures d’un paradis à jamais verdoyant? Car les pâturages
des élus sont la présence du visage de Dieu, dont une contemplation
ininterrompue rassasie indéfiniment l’âme d’un aliment de
vie. Ceux qui ont échappé aux pièges du plaisir fugitif
goûtent, dans ces pâturages, la joie d’un éternel rassasiement.
Là les chœurs des anges chantent
des hymnes; là sont réunis les citoyens du Ciel. Là
se célèbre une fête solennelle et douce pour ceux qui
reviennent de ce triste et pénible exil terrestre. Là se
rencontrent les chœurs des prophètes qui ont prévu l’avenir;
là siège pour juger le groupe des apôtres; là
est couronnée l’armée victorieuse des innombrables martyrs,
d’autant plus joyeuse là-haut qu’elle a été plus cruellement
éprouvée ici-bas; là, les confesseurs sont consolés
de leur constance par la récompense qu’ils reçoivent; là
se rencontrent les hommes fidèles dont les voluptés du monde
n’ont pu amollir la robuste virilité, là les saintes femmes
qui, outre le monde, ont vaincu la faiblesse de leur sexe, là les
enfants qui ont devancé le nombre des années par la maturité
de leurs mœurs, là enfin les vieillards que l’âge a rendus
si faibles, sans pourtant leur faire perdre le cœur à l’ouvrage.
6. Recherchons donc, frères
très chers, ces pâturages où nous partagerons la fête
et la joie de tels concitoyens. Le bonheur même de ceux qui s’y réjouissent
nous y invite. N’est-il pas vrai que si le peuple organisait quelque part
une grande foire, ou qu’il accourait à l’annonce de la dédicace
solennelle d’une église, nous nous empresserions de nous retrouver
tous ensemble? Chacun ferait tout pour y être présent, et
croirait avoir beaucoup perdu s’il n’avait eu le spectacle de l’allégresse
commune. Or voici que dans la cité céleste, les élus
sont dans l’allégresse et se félicitent à l’envi au
sein de leur réunion; et cependant, nous demeurons tièdes
quand il s’agit d’aimer l’éternité, nous ne brûlons
d’aucun désir, et nous ne cherchons pas à prendre part à
une fête si magnifique. Et privés de ces joies, nous sommes
contents! Réveillons donc nos âmes, mes frères! Que
notre foi se réchauffe pour ce qu’elle a cru, et que nos désirs
s’enflamment pour les biens d’en haut : les aimer, c’est déjà
y aller1.
Ne laissons aucune épreuve
nous détourner de la joie de cette fête intérieure
: lorsqu’on désire se rendre à un endroit donné, la
difficulté de la route, quelle qu’elle soit, ne peut détourner
de ce désir. Ne nous laissons pas non plus séduire par les
caresses des réussites2. Combien sot, en effet, est le voyageur
qui, remarquant d’agréables prairies sur son chemin, oublie d’aller
où il voulait. Que notre âme ne respire donc plus que du désir
de la patrie céleste, qu’elle ne convoite plus rien en ce monde,
puisqu’il lui faudra assurément l’abandonner bien vite. Ainsi, étant
de vraies brebis du céleste Pasteur, et ne nous attardant pas aux
plaisirs de la route, nous pourrons, une fois arrivés, nous rassasier
dans les pâturages éternels3.
_______________________________
1 De carnis peccato propagati : il
semble qu’on ait ici un hypallage, figure de style usitée par notre
auteur, qui consiste à inverser les adjectifs de deux noms, ou comme
ici les cas de deux mots. Il faut donc lire : de carne peccati propagati.
«Chair du péché» est une expression qui se trouve
chez saint Paul (cf. Rm 8, 3). Saint Grégoire ferait-il ici une
manière de jeu de mots théologique? Notre chair est «chair
du péché», parce qu’elle porte en elle le péché
originel. Or celui-ci se propage par la génération charnelle,
laquelle prête occasion au «péché de la chair».
2 Moïse demeura quarante jours
sur le Sinaï avant de recevoir les tables de l’alliance (cf. Ex 34,
28). Quant à Elie, il marcha quarante jours avant de parvenir sur
le mont Horeb pour y assister au passage de Yahvé (cf. 1 R 19, 8).
3 Saint Grégoire ne pouvait
jeûner, à cause de son ulcère à l’estomac. Il
s’en affligeait beaucoup. C’est peut-être cette impuissance personnelle
qui le porte à la clausule restrictive in quantum possumus.
Homélie 15
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Paul,
apôtre,
le dimanche de la Sexagésime
18 février 591
La parabole du semeur
L’Homélie de ce jour porte
sur la parabole du semeur, que Jésus a pris soin d’expliquer lui-même.
Saint Grégoire sait profiter de l’occasion pour justifier par l’exemple
du Seigneur l’éxégèse allégorique qu’il pratique
habituellement. Son public semble se montrer parfois réticent à
le suivre dans sa recherche du sens symbolique. Il tient donc à
s’autoriser du magistère de Jésus pour appuyer le sien. Esprit
critique de l’auditoire, nécessité pour l’orateur d’en appeler
à l’autorité du Christ pour justifier sa méthode d’exposition
: ces deux éléments éclairent la prédication
du saint pape d’un jour inattendu.
Le Seigneur ayant lui-même
expliqué la parabole, le prédicateur n’a plus qu’à
exhorter à mettre en pratique ce divin commentaire. La semence est
la parole de Dieu : elle ne peut fructifier que si elle est conservée
dans l’âme. Plaisirs et richesses menacent de l’étouffer :
écartons-les. Ne soyons pas des âmes pierreuses, sans racines.
Mais persévérons dans la «componction», en pleurant
nos péchés pour ne pas retomber.
Voici la première mention
de la componction que nous rencontrons dans les Homélies. Profitons-en
pour nous initier à cet état d’âme, dont saint Grégoire
peut être considéré comme un maître très
autorisé. La componction est un élancement de l’âme,
une douleur très vive, une tristesse selon Dieu. Elle s’exprime
tout naturellement par les larmes. Elle est commune au commençant
qui pleure ses péchés, au progressant qui se détache
des créatures, et au parfait qui souffre d’attendre le Royaume (cf.
Pie Régamey, La componction du cœur, in La Vie Spirituelle, juillet
1935, p. [65]-[83]).
Mais revenons à notre Homélie.
Le pape en consacre la fin à montrer l’absolue nécessité
de la patience. Sans le support patient des défauts du prochain,
on ne peut porter aucun fruit en ce monde. C’est ici l’occasion pour Grégoire
de rapporter un exemple fameux de patience, dont il a été
le témoin avec toute la ville de Rome : celui de Servulus, pauvre
paralytique du portique de l’église Saint-Clément, dont il
relate la mort admirable : «Que pourrons-nous dire [au jour du jugement],
lorsque nous verrons ce Servulus dont nous avons parlé? Sa longue
maladie lui paralysait les bras, sans pour autant les empêcher d’accomplir
les bonnes œuvres.» Nous voyons ici l’un des buts que fixe notre
orateur aux histoires qu’il raconte : donner honte à ses auditeurs
de leur tiédeur, en face de la générosité des
saints.
Lc 8, 4-15
En ce temps-là, une foule
nombreuse s’étant rassemblée, et des gens étant venus
à lui de diverses villes, Jésus dit en parabole : «Le
semeur sortit pour semer sa semence. Et pendant qu’il semait, une partie
des graines tomba au bord du chemin; et elle fut piétinée,
et les oiseaux du ciel la mangèrent. Une autre partie tomba sur
la pierre; et après sa levée, elle se dessécha, car
elle manquait d’humidité. Une autre partie tomba dans les épines;
et les épines poussant en même temps l’étouffèrent.
Une autre partie, enfin, tomba dans la bonne terre; et ayant levé,
elle porta du fruit au centuple.» Disant cela, il criait : «Que
celui qui a des oreilles pour entendre, entende.»
Ses disciples lui demandèrent
ce que signifiait cette parabole. Il leur dit : «A vous, il est donné
de connaître le mystère du Royaume de Dieu, tandis qu’aux
autres il est annoncé en paraboles, de sorte qu’en voyant ils ne
voient pas, et qu’en entendant ils ne comprennent pas. Voici le sens de
cette parabole : la semence, c’est la parole de Dieu; ce qui est tombé
au bord du chemin représente ceux qui entendent, mais ensuite vient
le diable et il enlève la parole de leur cœur, de peur qu’ils ne
croient et ne soient sauvés. Ce qui est tombé sur la pierre
représente ceux qui, ayant entendu la parole, la reçoivent
avec joie. Mais ils n’ont pas de racine : ils croient pour un temps, et
ils succombent à l’heure de la tentation. Ce qui est tombé
dans les épines représente ceux qui, ayant entendu la parole,
se laissent en chemin étouffer par les soucis, les richesses et
les plaisirs de la vie, et ne portent pas de fruit. Enfin, ce qui est tombé
dans la bonne terre représente ceux qui, entendant la parole avec
un cœur bon et excellent, la gardent et portent du fruit par la patience.»
La lecture du Saint Evangile que
vous venez d’entendre, frères très chers, n’appelle pas une
explication, mais une exhortation. Car ce que la Vérité elle-même
a expliqué, la fragilité humaine ne peut avoir la présomption
de le discuter. Mais il y a une chose que vous devez considérer
attentivement dans cette explication du Seigneur : si nous vous disions
que la semence symbolise la parole, le champ le monde, les oiseaux les
démons, les épines les richesses, votre esprit hésiterait
peut-être à nous croire. C’est pourquoi le Seigneur en personne
a daigné expliquer ce qu’il disait, afin que vous appreniez à
chercher également ce que signifient les choses qu’il n’a pas voulu
interpréter lui-même. Ainsi, par le commentaire qu’il a donné
de sa parabole, il a fait savoir qu’il usait de symboles pour parler, ce
qui doit vous rassurer lorsque nous, tout faible que nous sommes, nous
vous découvrons le sens symbolique de ses paroles. Qui m’aurait
jamais cru, en effet, si j’avais voulu voir dans les épines les
richesses, d’autant que celles-là piquent et que celles-ci charment?
Cependant, les richesses sont bien des épines, puisque notre esprit
se déchire aux piqûres des préoccupations qu’elles
engendrent, et qu’en nous entraînant jusqu’au péché,
elles nous infligent pour ainsi dire une sanglante blessure. Aussi est-ce
avec raison qu’en cet endroit, selon le témoignage d’un autre évangéliste,
le Seigneur ne les appelle pas des richesses, mais des richesses trompeuses
(cf. Mt 13, 22). Trompeuses, en effet, sont les richesses que nous ne pouvons
pas conserver longtemps. Trompeuses sont les richesses qui ne nous ôtent
pas la pauvreté de l’âme. Les seules vraies richesses sont
celles qui nous rendent riches de vertus. Si donc, frères très
chers, vous voulez être riches, aimez les vraies richesses. Si vous
cherchez à parvenir au sommet de l’honneur véritable, aspirez
au Royaume céleste. Si vous aimez la gloire et les dignités,
hâtez-vous de vous faire inscrire dans la cour céleste des
anges.
2. Conservez en votre âme
les paroles du Seigneur reçues par vos oreilles. Car la parole de
Dieu est la nourriture de l’âme. Et quand la parole entendue n’est
pas retenue par le ventre de la mémoire, elle est comme une nourriture
qu’on a prise, mais que refuse un estomac malade. Or on désespère
avec raison de la vie de celui qui ne peut garder les aliments [qu’il a
absorbés]. Craignez donc le péril de la mort éternelle,
si tout en recevant la nourriture des saintes exhortations, vous ne retenez
pas dans votre mémoire les paroles de vie, qui sont l’aliment de
la justice.
Voici que passe tout ce que vous
faites, et que chaque jour, sans aucun temps d’arrêt, vous vous approchez
— que vous le vouliez ou non — du jugement dernier. Pourquoi donc aimer
ce qu’on doit quitter? Pourquoi se désintéresser du lieu
où l’on doit parvenir? Souvenez-vous de cette parole: «Que
celui qui a des oreilles pour entendre, entende.» Tous ceux qui étaient
alors présents avaient bien des oreilles corporelles. Mais celui
qui dit à tous ces gens qui avaient des oreilles : «Que celui
qui a des oreilles pour entendre, entende», recherche sans aucun
doute les oreilles du cœur. Ayez donc soin que la parole reçue demeure
dans l’oreille de votre cœur. Ayez soin de ne pas laisser tomber la semence
au bord du chemin, de peur que l’esprit malin, survenant, n’enlève
la parole de votre mémoire.
Ayez soin de ne pas la recevoir
en une terre pierreuse, qui produirait bien le fruit des bonnes œuvres,
mais sans les racines de la persévérance. Car beaucoup aiment
ce qu’ils entendent, et se proposent d’entreprendre de bonnes œuvres, mais
bientôt, la fatigue due aux difficultés leur fait abandonner
ce qui était commencé. La terre pierreuse a ainsi manqué
d’humidité, puisqu’elle n’a pu amener ce qui avait germé
jusqu’au fruit que produit la persévérance. Beaucoup, en
effet, lorsqu’ils entendent parler contre l’avarice, détestent cette
avarice et louent le mépris de toutes choses. Mais dès que
leur âme aperçoit un objet désirable, elle oublie ce
qu’elle louait. Beaucoup, quand ils entendent parler contre la luxure,
non seulement n’ont plus envie de souiller leur chair, mais rougissent
même de l’avoir souillée. Cependant, dès qu’une beauté
de chair apparaît à leurs yeux, leur âme se laisse emporter
par le désir comme s’ils n’avaient encore pris aucune résolution
pour résister à un tel désir. Et ils commettent des
actes condamnables, bien qu’ils aient auparavant condamné en leur
âme ceux qu’ils se souvenaient d’avoir commis.
Souvent aussi, nous sommes remplis
de componction1 pour nos péchés, et nous retombons pourtant
dans ces mêmes péchés, après les avoir pleurés.
Balaam pleura ainsi à la vue des tentes du peuple d’Israël,
et il demanda à lui devenir semblable dans la mort : «Que
mon âme, dit-il, meure de la mort des justes, et que mes dernières
heures soient semblables aux leurs.» (Nb 23, 10). Mais sitôt
passée l’heure de la componction, une mauvaise cupidité l’enflamma
: en vue des présents qu’on lui avait promis, il donna un conseil
de mort pour ce peuple dont il avait souhaité imiter la mort. Il
oublia ce qu’il avait pleuré, quand il refusa d’éteindre
en lui le feu qu’allumait la cupidité.
3. Remarquons-le bien, le Seigneur
affirme dans son commentaire que les soucis, les plaisirs et les richesses
étouffent la parole. Ils l’étouffent en effet, car ils prennent
l’esprit à la gorge par les préoccupations qu’ils engendrent
sans cesse. En empêchant les bons désirs de pénétrer
jusqu’au cœur, c’est comme s’ils fermaient l’accès à l’air
qui nous fait vivre. Il faut noter aussi que le Seigneur associe deux choses
aux richesses, les soucis et les plaisirs : c’est que les richesses étouffent
l’esprit en le rendant inquiet, et l’amollissent en le comblant de biens.
Paradoxalement, tout en accablant ceux qui les possèdent, elles
les livrent à l’impureté.
Mais le plaisir ne pouvant coexister
avec l’accablement, elles tourmentent, à certains moments, par les
soucis qu’entraîne le soin de leur conservation, et amollissent,
à d’autres moments, par leur abondance qui porte aux plaisirs.
4. Quant à la bonne terre,
c’est par la patience qu’elle rend son fruit, puisque nos bonnes actions
restent sans valeur si nous ne supportons par ailleurs, avec égalité
d’âme, les maux qui nous viennent de notre entourage. Et plus on
progresse vers les sommets, plus on rencontre en ce monde de choses pénibles
à supporter, car l’opposition du siècle présent s’accroît
dans la mesure où nous lui retirons notre affection. Voilà
pourquoi nous voyons beaucoup de gens qui, tout en faisant le bien, peinent
cependant sous le fardeau pesant des tribulations. S’ils fuient désormais
les désirs terrestres, ils sont pourtant frappés par des
coups plus durs. Mais conformément à la parole du Seigneur,
ils rendent du fruit par leur patience, parce qu’en recevant les épreuves
avec humilité, ils sont eux-mêmes reçus dans le repos
avec honneur après les épreuves. C’est ainsi que la grappe
foulée aux pieds s’écoule en un vin savoureux. C’est ainsi
que l’olive broyée et pressée se dépouille de son
marc pour donner la riche liqueur de l’huile. C’est ainsi qu’on sépare
les grains de la balle en les battant dans l’aire, et ils parviennent purifiés
de leur paille au grenier. Que celui qui désire vaincre complètement
ses vices s’applique donc à supporter humblement les épreuves
qui doivent le purifier, afin de parvenir ensuite au Juge d’autant plus
pur que le feu de la tribulation l’aura mieux débarrassé
ici-bas de sa rouille.
5. Sous le portique qui mène
à l’église du bienheureux Clément, se tenait un certain
Servulus — que beaucoup d’entre vous ont connu comme moi — pauvre en biens,
riche en mérites, et exténué par une longue maladie.
Depuis son plus jeune âge jusqu’à la fin de sa vie, il resta
couché, paralysé. Ce n’est rien de dire qu’il ne pouvait
se tenir debout, puisqu’il était même incapable de se redresser
sur son lit, ne fût-ce que pour s’asseoir. Jamais il ne put porter
la main à sa bouche, jamais non plus se retourner sur l’autre côté.
Il avait sa mère et son frère pour le servir, et par leurs
mains, il distribuait aux pauvres tout ce qu’il pouvait recevoir comme
aumônes. Il ne savait pas l’alphabet, mais il s’était acheté
des manuscrits de l’Ecriture Sainte, et il se la faisait lire sans cesse
par tous les gens pieux qu’il recevait chez lui. C’est ainsi qu’il apprit
à connaître l’Ecriture Sainte aussi à fond qu’il le
pouvait, alors que, comme je l’ai dit, il ignorait complètement
l’alphabet. Dans ses souffrances, il s’efforçait de toujours rendre
grâces et de vaquer nuit et jour aux hymnes et aux louanges de Dieu.
Quand le temps fut venu où
une si grande patience devait être récompensée, les
souffrances des membres remontèrent aux organes vitaux. Se sentant
sur le point de mourir, Servulus demanda aux étrangers à
qui il donnait l’hospitalité de se lever et de chanter des psaumes
avec lui dans l’attente de son départ. Comme le moribond lui-même
psalmodiait avec eux, il fit soudain cesser la psalmodie par un grand cri
de stupeur : «Silence! N’entendez-vous donc pas les louanges dont
le Ciel retentit?» Et pendant qu’il tendait l’oreille de son cœur
à ces louanges qu’il entendait au-dedans de lui, sa sainte âme
se sépara de son corps. Mais à son départ, un parfum
si exquis se répandit que toute l’assistance fut remplie d’une douceur
inexprimable; et tous en conclurent sans hésitation possible que
par ces louanges, c’est le Ciel qui venait d’accueillir cette âme.
Il se trouvait là un de nos moines, qui est encore en vie. Il a
coutume d’attester, en pleurant beaucoup, que jusqu’à la mise au
tombeau, on ne cessa de sentir l’odeur du parfum. Voilà comment
quitta cette vie celui qui, en cette vie, avait supporté les tourments
avec sérénité. Ainsi, selon la parole du Seigneur,
la bonne terre a rendu son fruit par la patience, et labourée par
le soc de l’effort, elle est parvenue à la moisson de la récompense.
Mais vous, frères très
chers, considérez, je vous le demande, quelles excuses nous pourrons
bien présenter au sévère jugement de Dieu, nous qui,
ayant reçu biens et mains, demeurons tièdes dans la pratique
des bonnes œuvres, alors qu’un malheureux dépourvu de tout bien
et privé de ses mains a trouvé le moyen d’accomplir les préceptes
du Seigneur. Puisse alors le Seigneur ne pas faire paraître pour
nous accuser les apôtres, qui, par leur prédication, ont entraîné
avec eux dans le Royaume des foules de fidèles. Puisse-t-il ne pas
faire paraître pour nous accuser les martyrs, qui sont parvenus à
la patrie céleste par l’effusion de leur sang. Que pourrons-nous
dire alors, lorsque nous verrons ce Servulus dont nous avons parlé?
Sa longue maladie lui paralysait les bras, sans pour autant les empêcher
d’accomplir les bonnes œuvres. Prêtez attention à tout cela,
mes frères, et excitez ainsi votre zèle pour ces bonnes œuvres,
afin qu’en vous proposant maintenant d’imiter les hommes de bien, vous
méritiez de partager un jour leur sort.
Homélie 16
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Jean,
dite Constantinienne,
le premier dimanche de Carême
4 mars 591
La tentation de Jésus au désert
Saint Grégoire prêche
sur l’épisode de la tentation de Jésus au désert par
le diable, qui commande toute la liturgie du Carême, puisque ce temps
nous fait revivre la lutte entre le Sauveur et son adversaire, jusqu’à
l’écrasement de ce dernier par la victoire du Christ sur la croix.
L’orateur commence par s’étonner que le diable ait eu le pouvoir
de conduire le Fils de Dieu où il lui plaisait. Mais il montre que
ce fait s’harmonise bien avec le plan du salut.
Le pape expose ensuite les différences
entre nos tentations et celles du Christ. Quelques explications préliminaires
peuvent être utiles pour bien comprendre sa pensée. Quand
nous sommes tentés, la tentation trouve en nous des résonances
: elle excite notre convoitise déréglée par le péché
originel. Entraînés par le plaisir mauvais, dont nous ressentons
déjà l’avant-goût, nous donnons alors facilement notre
consentement au mal. Seul ce consentement de la volonté constitue
proprement le péché. Mais la concupiscence déréglée
qui nous y porte avec tant de force, en conséquence du péché
originel, est à l’origine de bien des combats, décrits par
saint Paul : «Je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre
la loi de ma raison, et qui me rend captif de la loi du péché
qui est dans mes membres [la concupiscence]. Malheureux que je suis! Qui
me délivrera de ce corps de mort?» (Rm 7, 23-24). Jésus,
Dieu incarné, n’a pas été marqué par le péché
originel. La tentation ne trouve donc rien en lui de déréglé
qui puisse se délecter dans le mal, et encore moins y consentir.
Dans la suite de l’Homélie,
le prédicateur oppose les trois tentations auxquelles Adam a succombé
à celles dont le Christ triomphe. Saint Paul, le premier, avait
comparé Jésus et Adam. De même que par un seul homme
(Adam), le péché est entré dans le monde, par l’obéissance
d’un seul (Jésus-Christ, nouvel Adam), tous les hommes ont été
justifiés (cf. Rm 5, 19). La tentation du Christ peut donc très
légitimement être présentée, d’après
l’exégèse de Grégoire, comme «l’anti-péché
originel».
La fin de l’Homélie explique
le sens du Carême, en partant du symbolisme du nombre quarante, que
la Sainte Ecriture met toujours en relation avec les œuvres de purification
ou de préparation; ainsi pour le Christ lui-même, dont la
retraite au désert fut une vraie préparation à l’œuvre
qu’il devait achever sur le Calvaire. Le pape indique également
les vertus dont doit s’accompagner notre abstinence pour être agréable
à Dieu. Cette finale si parfaitement actuelle s’exprime en des formules
de toute beauté.
Mt 4, 1-11
En ce temps-là, Jésus
fut conduit au désert par l’Esprit pour y être tenté
par le diable. Quand il eut jeûné quarante jours et quarante
nuits, il eut faim. Et le tentateur, s’approchant, lui dit : «Si
tu es le Fils de Dieu, ordonne que ces pierres deviennent des pains.»
Jésus lui répondit : «Il est écrit : L’homme
ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche
de Dieu.» Alors le diable le transporta dans la cité sainte,
et l’ayant placé sur le pinacle du Temple, il lui dit : «Si
tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit : Il a
pour toi donné ordre à ses anges, et sur leurs mains ils
te porteront, pour que ton pied ne heurte pas la pierre.» Jésus
lui dit : «Il est écrit aussi : Tu ne tenteras pas le Seigneur
ton Dieu.» Le diable, de nouveau, le transporta sur une très
haute montagne, et lui montrant tous les royaumes du monde avec leur gloire,
il lui dit : «Tout cela, je te le donnerai si, tombant à mes
pieds, tu m’adores.» Alors Jésus lui dit : «Retire-toi,
Satan, car il est écrit : C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras,
et lui seul que tu serviras.»
Alors le diable le laissa, et voici
que les anges s’approchèrent, et ils le servaient.
Il en est qui se demandent par quel
esprit Jésus fut conduit au désert, à cause de ce
qui suit dans le texte : «Le diable le transporta dans la cité
sainte», et encore : «Il le transporta sur une très
haute montagne.» Mais en vérité, et sans hésitation
possible, on doit en bonne logique accepter de croire que Jésus
fut conduit au désert par l’Esprit-Saint, en sorte que son propre
Esprit le conduisît là où devait le trouver l’esprit
malin pour le tenter.
Cependant, lorsqu’on nous dit que
l’Homme-Dieu a été transporté par le diable sur une
très haute montagne ou dans la cité sainte, l’esprit humain
a peine à l’accepter, et les oreilles s’effrayent de l’entendre.
Cela nous paraîtra pourtant moins impossible à croire si nous
considérons d’autres événements concernant le Sauveur.
Le diable est sans aucun doute le chef de tous les méchants, et
tous les méchants sont les membres de ce chef. Pilate n’était-il
pas membre du diable? Les Juifs qui persécutèrent le Christ,
et les soldats qui le crucifièrent, n’étaient-ils pas membres
du diable? Pourquoi donc s’étonner que le Sauveur ait permis au
diable de le conduire sur une montagne, puisqu’il a supporté aussi
d’être crucifié par les membres d’un tel chef? Il n’était
pas indigne de notre Rédempteur de vouloir être tenté,
lui qui était venu pour être tué. Il était juste,
au contraire, qu’il triomphât de nos tentations par les siennes,
comme il était venu vaincre notre mort par sa mort (cf. He 2, 18).
Sachons cependant que la tentation
agit de trois façons : par la suggestion, par la délectation
et par le consentement. Nous-mêmes, lorsque nous sommes tentés,
nous glissons généralement dans la délectation, ou
même dans le consentement; car propagés de la chair du péché1,
nous portons en nous l’origine même des combats à endurer.
Mais le Dieu qui s’était incarné dans le sein d’une Vierge
et qui était venu dans le monde sans péché ne portait
en lui aucune contradiction. Il a donc pu être tenté par suggestion,
mais la délectation du péché n’a pas eu de prise sur
son esprit. Toute cette tentation diabolique fut pour lui extérieure,
sans rien au-dedans.
2. En examinant le déroulement
de la tentation du Seigneur, nous pourrons sonder avec quelle ampleur nous
sommes délivrés de la tentation. L’antique ennemi s’est dressé
contre le premier homme, notre ancêtre, par trois tentations : il
l’a tenté par la gourmandise, la vaine gloire et l’avarice; tentations
victorieuses, puisqu’il se soumit Adam en obtenant son consentement. C’est
par la gourmandise qu’il l’a tenté en lui montrant le fruit défendu
de l’arbre et en le persuadant de le manger. C’est par la vaine gloire
qu’il l’a tenté en disant : «Vous serez comme des dieux.»
(Gn 3, 5). Et c’est par un surcroît d’avarice qu’il l’a tenté
en ajoutant : «Vous connaîtrez le bien et le mal.» En
effet, l’avarice n’a pas seulement pour objet l’argent, mais aussi les
honneurs. On parle à bon droit d’avarice à propos de la poursuite
désordonnée des honneurs. Car si ravir des honneurs ne relevait
pas de l’avarice, jamais Paul n’aurait dit du Fils unique de Dieu : «Il
n’a pas considéré qu’être l’égal de Dieu serait
ravir quelque chose.» (Ph 2, 6). C’est donc en excitant dans notre
ancêtre le désir avide des honneurs que le diable l’a entraîné
à l’orgueil.
3. Mais c’est par les moyens mêmes
qui lui avaient servi à terrasser le premier homme que le diable
succomba devant le second [Jésus] quand il le tenta. Il le tente
par la gourmandise en lui demandant : «Ordonne que ces pierres deviennent
des pains»; il le tente par la vaine gloire en lui disant : «Si
tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas»; il le tente par le désir
avide des honneurs lorsqu’il lui montre tous les royaumes du monde en déclarant
: «Tout cela, je te le donnerai si, tombant à mes pieds, tu
m’adores.» Mais le diable est vaincu par le second homme grâce
aux mêmes moyens que ceux qu’il se glorifiait d’avoir utilisés
pour vaincre le premier homme. Et celui-ci, ayant ainsi fait prisonnier
le diable, l’expulse de nos cœurs par l’accès même qui lui
avait permis d’y entrer et de les tenir en son pouvoir.
Il y a autre chose, frères
très chers, que nous devons considérer dans la tentation
du Seigneur : c’est que tenté par le diable, il lui répond
par des sentences de l’Ecriture Sainte; il pouvait précipiter son
tentateur dans l’abîme en usant de la Parole qui constituait son
être, mais il n’a pas manifesté son pouvoir personnel, se
limitant à répondre par des préceptes de la divine
Ecriture. Il l’a fait pour nous donner l’exemple de sa patience, et nous
inviter ainsi à recourir à l’enseignement plutôt qu’à
la vengeance chaque fois que nous avons à souffrir de la part d’hommes
pervers. Voyez quelle est la patience de Dieu, et quelle est notre impatience!
Nous autres, nous sommes emportés de fureur pour peu que l’injustice
ou l’offense nous atteignent, et nous nous vengeons autant que nous le
pouvons, ou menaçons du moins de le faire si nous ne le pouvons
pas. Le Seigneur, lui, a enduré l’hostilité du diable, et
il ne lui a répondu qu’avec des paroles de douceur. Il a toléré
celui qu’il pouvait punir, afin de mériter d’autant plus de gloire
qu’il triomphait de son ennemi en le supportant pour un temps au lieu de
l’anéantir.
4. Il faut encore remarquer ce qui
suit : quand le diable l’eut quitté, les anges le servaient. Ce
fait montre bien l’existence de deux natures dans sa personne unique. Il
est homme, puisqu’il est tenté par le diable; et il est Dieu, puisqu’il
est servi par les anges. Sachons donc reconnaître en lui notre nature,
car si le diable ne discernait pas en lui un homme, il ne le tenterait
pas. Vénérons en lui sa divinité, car s’il n’était
pas comme Dieu au-dessus de tout, jamais les anges ne le serviraient.
5. Puisqu’il y a harmonie entre
la lecture du jour et le temps liturgique — nous avons en effet entendu
lire que notre Rédempteur a pratiqué l’abstinence pendant
quarante jours, et en même temps nous entamons la sainte Quarantaine
— il nous faut examiner attentivement pourquoi cette abstinence est observée
pendant quarante jours. Moïse, pour recevoir la Loi une seconde fois,
jeûna quarante jours. Elie, dans le désert, s’abstint de manger
quarante jours2. Le Créateur des hommes lui-même, venant parmi
les hommes, ne prit pas la moindre nourriture pendant quarante jours. Efforçons-nous,
nous aussi, autant que cela nous est possible3, d’affliger notre chair
par l’abstinence en ce temps annuel de la sainte Quarantaine.
Pourquoi le nombre quarante est-il
fixé pour l’abstinence, sinon parce que le Décalogue trouve
sa perfection dans les quatre livres du Saint Evangile? De même,
en effet, que dix multipliés par quatre donnent quarante, nous observons
les commandements du Décalogue à la perfection par la pratique
des quatre livres du Saint Evangile.
On peut donner aussi une autre interprétation
à ce nombre : notre corps mortel subsiste par quatre éléments,
et c’est par les plaisirs de ce corps que nous nous opposons aux préceptes
du Seigneur. Or ceux-ci nous sont prescrits par le Décalogue. Par
conséquent, puisque les désirs de la chair nous font mépriser
les commandements du Décalogue, il convient que nous mortifiions
cette chair quarante fois.
Voici encore une autre explication
possible de cette sainte Quarantaine : depuis aujourd’hui jusqu’aux joies
de la solennité de Pâques, il va s’écouler six semaines,
ce qui fait quarante-deux jours. Puisque six dimanches sont retirés
à l’abstinence, il ne reste plus que trente-six jours d’abstinence.
Se mortifier trente-six jours dans une année qui en compte trois
cent soixante-cinq, c’est un peu en donner à Dieu la dîme
: ayant vécu pour nous-mêmes pendant l’année qu’il
nous a accordée, nous nous mortifions dans l’abstinence pour notre
Créateur pendant le dixième de cette année.
Ainsi, frères très
chers, puisque la Loi vous ordonne d’offrir [à Dieu] la dîme
de toute chose (cf. Lv 27, 30), efforcez-vous de lui offrir aussi la dîme
de vos jours. Que chacun se macère en sa chair à la mesure
de ses forces, qu’il mortifie ses désirs et anéantisse ses
concupiscences honteuses, afin de devenir, selon le mot de Paul, une hostie
vivante (cf. Rm 12, 1). L’homme est une hostie à la fois vivante
et immolée lorsque, sans quitter cette vie, il fait cependant mourir
en lui les désirs charnels. La chair satisfaite nous a entraînés
au péché; que la chair mortifiée nous ramène
au pardon. L’auteur de notre mort [Adam] a transgressé les préceptes
de vie en mangeant le fruit défendu de l’arbre. Il faut donc que
déchus des joies du paradis par le fait de la nourriture, nous nous
efforcions de les reconquérir, autant que nous le pouvons, par l’abstinence.
6. Mais que personne ne s’imagine
qu’il nous suffise de cette abstinence, alors que le Seigneur dit par la
bouche du prophète : «Le jeûne que je préfère
ne consiste-t-il pas plutôt en ceci?» Et il ajoute : «Partage
ton pain avec l’affamé, reçois chez toi les pauvres et les
vagabonds; si tu vois quelqu’un de nu, habille-le, et ne méprise
pas celui qui est ta propre chair.» (Is 58, 6-7). Voilà le
jeûne que Dieu approuve : un jeûne qui élève
à ses yeux des mains remplies d’aumônes, un jeûne réalisé
dans l’amour du prochain et imprégné de bonté. Prodigue
à autrui ce que tu retires à toi-même; ainsi, la mortification
même de ta chair viendra soulager la chair de ton prochain qui est
dans le besoin.
C’est en ce sens que le Seigneur
dit par la voix du prophète : «Lorsque vous jeûniez
et que vous vous lamentiez, est-ce pour moi que vous jeûniez tant?
Et quand vous mangez et buvez, n’est-ce pas pour vous que vous mangez et
pour vous que vous buvez?» (Za 7, 5-6). Celui-là mange et
boit pour lui-même, qui consomme, sans les partager avec les indigents,
les aliments du corps, qui sont des dons du Créateur appartenant
à tous. Et c’est pour soi qu’on jeûne, si l’on ne donne pas
aux pauvres ce dont on s’est privé pour un temps, mais qu’on le
garde pour l’offrir un peu plus tard à son ventre.
A ce sujet, Joël dit : «Sanctifiez
le jeûne.» (Jl 1, 14). Sanctifier le jeûne, c’est rendre
son abstinence corporelle digne de Dieu en y associant d’autres bonnes
œuvres. Que cesse la colère; que les querelles s’apaisent. Car il
est vain de tourmenter sa chair si l’on ne met un frein aux plaisirs mauvais
de l’âme, puisque le Seigneur affirme par la voix du prophète
: «Voilà qu’au jour de jeûne, vous ne faites que votre
volonté. Voilà que vous jeûnez en vue des procès
et des luttes; vous frappez méchamment à coups de poing,
et vous réclamez leurs dettes à tous vos débiteurs.»
(Is 58, 3-4). Celui qui réclame à son débiteur ce
qu’il lui a donné ne fait rien d’injuste; mais à celui qui
se mortifie par la pénitence, il convient mieux de s’interdire de
réclamer même ce qui lui revient de droit. Quant à
nous, mortifiés et pénitents, Dieu ne nous remettra ce que
nous avons fait d’injuste que si nous abandonnons, par amour pour lui,
même ce qui nous revient de droit.
________________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
Homélie 17
Prononcée devant des évêques
réunis aux Fonts baptismaux
du Latran
31 mars 591 (samedi de la quatrième
semaine de Carême)
La mission des soixante-douze disciples
Saint Grégoire est pénétré
de la pensée que l’Eglise a besoin d’évêques saints
et zélés. Elever l’épiscopat à la hauteur de
son ministère, faire des évêques la conscience de leur
peuple, les prémunir contre les défaillances qui les guettent,
le pape sait qu’il y a là une œuvre urgente, qui intéresse
toute l’Eglise, et il se sent pressé de l’entreprendre. La présente
Homélie, prêchée en consistoire au Latran, nous permet
de juger avec quelle vigueur il se met à l’ouvrage. Un tel texte
n’a rien perdu de sa force. Treize siècles plus tard, saint Pie
X écrivait aux évêques : «Lisez en entier, vénérables
frères, et proposez à votre clergé pour qu’il la lise
et la médite […] cette admirable homélie du saint pontife.»
(Encyclique Jucunda sane, du 12 mars 1904)
Après avoir commenté
l’évangile de la mission des soixante-douze disciples, Grégoire
rappelle leurs devoirs aux prêtres et aux évêques, en
dénonçant le peu de zèle qu’ils mettent à les
remplir, sans omettre de mentionner les vices auxquels ils s’adonnent.
Il décrit enfin les conséquences qu’entraînent les
péchés des pasteurs, tant pour eux-mêmes que pour leur
peuple. Tout le discours laisse percer la profonde tristesse du pape à
la vue des défaillances du clergé.
Si l’examen de conscience est sévère,
Grégoire ne s’en tiendra pas là, et il écrira, vers
le même temps, un petit livre destiné à former la conscience
des évêques, le Liber regulæ pastoralis, mettant au
point un programme d’action et de méditation valable pour l’ensemble
de l’épiscopat. La Règle Pastorale reprend d’ailleurs bien
des images et des idées de cette Homélie : l’allusion au
tissu d’écarlate teint deux fois, la comparaison des bases du Temple
avec les bœufs, les lions et les chérubins, le commentaire sur les
pierres du sanctuaire dispersées, etc.
On serait curieux de savoir comment
les reproches du pape furent accueillis par les évêques de
l’époque. Peut-être mieux qu’on ne le penserait tout d’abord?
Voici, par exemple, comment Licinianus, évêque de Carthagène,
reçut la Règle pastorale, dont le ton de rude franchise rappelle
si fort notre Homélie : «Qui ne lirait avec consolation un
livre qui, médité sans relâche, est une médecine
de l’âme, et qui, en inspirant le mépris des choses caduques,
mouvantes et changeantes du siècle, ouvre les yeux de l’esprit à
la stabilité de la vie éternelle? Ton livre est l’école
de toutes les vertus.» Loin de s’offenser du ton direct de Grégoire,
cet évêque reçoit le message de tout son cœur.
_______________________________
1 Processio : il s’agit de la messe
du jour, allongée par la tradition du symbole de la foi aux catéchumènes.
2 Le pape s’adresse ici aux chrétiens
de souche, par contraste avec les catéchumènes (païens
convertis), auxquels il a fait allusion juste avant.
3 Saint Grégoire s’adresse
ici particulièrement aux catéchumènes, auxquels il
remet le symbole de la foi : la foi ne suffit pas, elle doit être
suivie d’œuvres.
4 Les entrailles sont, selon la
Bible, le siège de la compassion et de la tendresse.
Lc 10, 1-9
En ce temps-là, le Seigneur
en désigna soixante-douze autres, et il les envoya devant lui deux
par deux dans toutes les villes et dans tous les lieux où lui-même
devait aller. Et il leur dit : «La moisson est abondante, mais les
ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer
des ouvriers à sa moisson. Partez : voici que je vous envoie comme
des agneaux au milieu des loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni chaussures,
et ne saluez personne en chemin. En quelque maison que vous entriez, dites
d’abord : Paix à cette maison! Et s’il s’y trouve un enfant de paix,
votre paix reposera sur lui; sinon, elle vous reviendra. Demeurez dans
la même maison, mangeant et buvant de ce qu’il y a chez eux; car
l’ouvrier mérite son salaire. N’allez pas de maison en maison. En
quelque ville que vous entriez et où l’on vous reçoit, mangez
ce qu’on vous présente; guérissez les malades qui s’y trouvent,
et dites-leur : Le Royaume de Dieu est proche de vous.»
Le Seigneur, notre Sauveur, frères
très chers, nous enseigne tan-tôt par ses paroles, tantôt
par ses œuvres. Car ses actions elles-mêmes sont des préceptes
: ce qu’il accomplit sans rien dire nous montre ce que nous devons faire.
Voici donc qu’il envoie ses disciples
deux par deux pour prêcher, parce qu’il y a deux préceptes
de charité, l’amour de Dieu et l’amour du prochain, et que s’il
n’y a pas au moins deux personnes, la charité ne peut exister. En
toute rigueur de termes, en effet, on ne peut prétendre avoir de
la charité pour soi-même : notre amour doit s’étendre
à autrui pour mériter le nom de charité. Le Seigneur
envoie ses disciples deux par deux pour prêcher, afin de nous montrer
sans paroles que celui qui n’a pas de charité pour le prochain ne
doit en aucune façon assumer la charge de prédicateur.
2. C’est bien à propos qu’on
dit : «Il les envoya devant lui dans toutes les villes et dans tous
les lieux où lui-même devait aller.» Car le Seigneur
suit ses prédicateurs : la prédication précède,
et le Seigneur ne vient demeurer en notre âme qu’à la suite
de ces paroles d’exhortation qui courent au-devant de lui et font parvenir
la vérité dans l’âme. C’est pourquoi Isaïe dit
à ces prédicateurs : «Préparez le chemin du
Seigneur, rendez droits les sentiers de notre Dieu.» (Is 40, 3).
Et le psalmiste : «Frayez la route à celui qui monte au couchant.»
(Ps 68, 5). Le Seigneur est bien monté au couchant, puisque c’est
du lieu même où il s’est couché [pour mourir] en sa
Passion qu’il a fait davantage éclater sa gloire en ressuscitant.
Oui, il est monté au couchant, car cette mort qu’il avait endurée,
il l’a foulée aux pieds en ressuscitant. Nous frayons donc la route
à celui qui monte au couchant lorsque nous prêchons sa gloire
à vos âmes, pour qu’il vienne ensuite lui-même les illuminer
par la présence de son amour.
3. Ecoutons ce que déclare
le Seigneur aux prédicateurs qu’il envoie : «La moisson est
abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de
la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson.» Pour une
moisson abondante, les ouvriers sont peu nombreux. Nous ne pouvons le dire
sans une grande tristesse : il y a des gens pour entendre de bonnes choses,
il n’y en a pas pour leur en dire. Voici que le monde est rempli d’évêques1,
et l’on n’y trouve pourtant que bien peu d’ouvriers pour la moisson de
Dieu, car ayant accepté la fonction épiscopale, nous n’accomplissons
pas le travail lié à cette fonction.
Réfléchissez, frères
très chers, réfléchissez donc à ce qui est
dit : «Priez le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers
à sa moisson.» C’est à vous d’obtenir par vos prières
que nous sachions accomplir pour vous ce qui doit l’être : que nous
ne laissions pas notre langue s’engourdir lorsqu’il faut vous exhorter,
et qu’après avoir accepté la charge de la prédication,
nous ne soyons pas condamnés auprès du juste Juge par notre
silence.
Si ce sont souvent les vices des
prédicateurs qui leur paralysent la langue, souvent aussi, ce sont
les fautes de leurs ouailles qui empêchent les pasteurs de prêcher.
Les vices des prédicateurs leur paralysent en effet la langue, comme
le déclare le psalmiste : «Mais au pécheur, Dieu dit
: Pourquoi énumères-tu mes préceptes?» (Ps 50,
16). La parole des prédicateurs est également arrêtée
par les fautes de leurs ouailles, ainsi que le Seigneur l’affirme à
Ezéchiel : «Je ferai adhérer ta langue à ton
palais, tu seras muet et tu cesseras de les avertir, parce que c’est une
maison rebelle.» (Ez 3, 26). C’est comme s’il disait clairement :
«Si la parole de la prédication t’est retirée, c’est
parce que ce peuple qui m’exaspère par sa conduite n’est pas digne
d’être exhorté selon la vérité.» Il n’est
donc pas facile de savoir par la faute de qui la parole est retirée
au prédicateur. Mais ce qu’on sait avec une absolue certitude, c’est
que si le silence du pasteur lui nuit parfois à lui-même,
il nuit toujours à ses ouailles.
4. Si nous ne sommes pas capables
de prêcher avec force, puissions-nous du moins nous acquitter de
l’office de notre charge en toute pureté de vie. La suite du texte
dit en effet : «Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu
des loups.» Beaucoup n’ont pas plus tôt reçu juridiction
pour gouverner qu’ils brûlent de déchirer leurs ouailles.
Ils inspirent la terreur de leur autorité et nuisent à ceux
qu’ils devraient servir. Et parce qu’ils n’ont pas le cœur plein de charité,
ils veulent faire figure de seigneurs et oublient totalement qu’ils sont
des pères. Ils transforment une humble fonction en domination orgueilleuse,
et même s’ils prennent parfois des dehors de douceur, ils restent
au-dedans pleins de fureur. C’est d’eux que la Vérité affirme
en un autre passage : «Ils viennent à vous revêtus de
peaux de brebis, mais au-dedans, ce sont des loups rapaces.» (Mt
7, 15)
A l’opposé d’une telle attitude,
nous devons considérer que nous sommes envoyés comme des
agneaux au milieu des loups, pour que, nous conservant des âmes innocentes,
nous ne nous permettions pas de mordre avec méchanceté. Car
celui qui reçoit la charge de la prédication ne doit pas
infliger de mauvais traitements, mais en supporter, afin que sa propre
douceur tempère la colère des furieux, et qu’il soigne les
plaies du péché dans les autres tout en souffrant lui-même
des plaies causées par ses persécuteurs. Et si le zèle
de la vérité exige parfois qu’il sévisse contre ses
ouailles, sa colère même doit procéder de l’amour,
non de la cruauté; ainsi, tout en faisant respecter au-dehors les
droits de la discipline, il aimera au-dedans de lui avec une paternelle
bonté ceux qu’il semble persécuter au-dehors en les corrigeant.
Or un évêque ne peut bien accomplir cela qu’à la condition
d’ignorer tout amour de soi égoïste, de ne pas rechercher les
avantages du monde, et de ne pas soumettre son âme au joug de ces
fardeaux que le désir cupide des choses de la terre nous impose.
5. D’où la suite du texte
: «Ne portez ni bourse, ni sac, ni chaussures, et ne saluez personne
en chemin.» En effet, telle doit être la confiance en Dieu
du prédicateur que, sans prévoir ce qui lui est nécessaire
pour la vie présente, il soit pourtant absolument certain que rien
de cela ne lui manquera, de peur qu’en occupant son esprit de choses transitoires,
il ne soit moins à même de pourvoir autrui des biens éternels.
Si on lui accorde aussi de ne saluer personne en chemin, c’est pour montrer
avec quelle hâte il doit faire route pour prêcher.
Mais voici pour qui voudrait comprendre
ces paroles de manière allégorique : dans la bourse, l’argent
est renfermé; or l’argent renfermé représente la sagesse
cachée. Ainsi, celui qui détient les paroles de la sagesse,
mais néglige de les communiquer à son prochain, les retient
scellées, comme de l’argent dans une bourse. C’est pourquoi il est
écrit : «Si la sagesse reste cachée et le trésor
invisible, à quoi servent-ils l’un et l’autre?» (Si 41, 14)
Le sac ne peut rien signifier d’autre
que le fardeau du monde, et les chaussures, ici, ne peuvent rien représenter
d’autre que l’exemple des œuvres mortes. Il n’est pas bon que celui qui
reçoit la charge de la prédication porte le fardeau des affaires
du monde, qui, en lui faisant courber la tête, l’empêcherait
de se redresser pour prêcher les choses du Ciel. Il ne doit pas non
plus prêter attention à l’exemple que donnent les insensés
par leurs œuvres : il risquerait de se croire autorisé à
en renforcer ses propres œuvres, comme avec des peaux mortes. Car il en
est beaucoup qui justifient leurs dérèglements par ceux d’autrui.
Voyant que les autres ont agi de telle ou telle manière, ils pensent
avoir le droit d’en faire autant. N’est-ce pas là s’efforcer de
protéger ses pieds avec des peaux d’animaux morts?
Saluer en chemin, c’est saluer au
hasard de la route, sans l’avoir recherché ni désiré.
Ainsi, celui qui ne prêche pas le salut à ses auditeurs par
amour de l’éternelle patrie, mais par ambition des récompenses,
est comme celui qui salue en chemin, puisqu’il ne désire le salut
de ses auditeurs qu’au hasard [de leur rencontre], et non par un zèle
véritable.2
6. Le texte poursuit : «En
quelque maison que vous entriez, dites d’abord : Paix à cette maison!
Et s’il s’y trouve un enfant de paix, votre paix reposera sur lui; sinon,
elle vous reviendra.» La paix offerte de la bouche du prédicateur
repose sur la maison si un enfant de paix s’y trouve; sinon, elle revient
au prédicateur; en effet, ou bien il se trouvera quelqu’un de prédestiné
à la vie, et il suivra la parole divine entendue, ou bien, si personne
n’a voulu l’écouter, le prédicateur trouvera quelque profit
: sa paix lui reviendra, puisqu’il recevra du Seigneur la récompense
de son travail et de sa peine.
7. Remarquez-le : celui qui a interdit
de porter une bourse ou un sac admet qu’on puisse demander le vivre et
le manger en retour de sa prédication. Le texte ajoute en effet
: «Demeurez dans la même maison, mangeant et buvant de ce qu’il
y a chez eux; car l’ouvrier mérite son salaire.» Si notre
paix y est reçue, il est juste que nous demeurions dans la même
maison, mangeant et buvant de ce qu’il y a chez eux, pour que nous recevions
notre salaire terrestre de ceux à qui nous offrons les récompenses
de la patrie céleste. C’est pourquoi Paul, qui tenait pourtant ce
salaire terrestre pour bien peu de chose, a dit : «Si nous avons
semé parmi vous les biens spirituels, est-ce une si grosse affaire
que nous moissonnions de vos biens matériels?» (1 Co 9, 11)
Remarquons ce que le texte ajoute
: «L’ouvrier mérite son salaire.» C’est que la nourriture
qui nous sustente est déjà elle-même une partie du
salaire de notre ouvrage, en sorte que le salaire que nous commençons
à percevoir ici-bas pour le travail de notre prédication
trouve là-haut son achèvement dans la vision de la Vérité.
Il faut considérer en ceci que deux salaires nous sont dus pour
une seule œuvre, l’un en chemin, l’autre dans la patrie; l’un qui nous
soutient dans notre travail, l’autre qui nous récompense à
la résurrection. Le salaire que nous recevons à présent
doit donc avoir pour effet de nous inciter à tendre avec plus de
vigueur vers le salaire futur. Aussi le vrai prédicateur ne doit-il
pas prêcher en vue de recevoir dès maintenant son salaire,
mais recevoir ce salaire pour pouvoir continuer à prêcher.
Car ceux qui prêchent dans le but de recevoir en salaire ici-bas
louanges ou cadeaux, se privent sans aucun doute du salaire éternel.
Mais ceux qui ne désirent voir leurs paroles plaire aux hommes que
pour leur faire aimer le Seigneur, et non eux-mêmes, ou bien qui,
dans leur prédication, ne reçoivent de rétribution
terrestre que pour éviter le dénuement qui les contraindrait
à cesser de prêcher, ceux-là, assurément, ne
trouveront aucun empêchement à jouir de la récompense
de la patrie pour avoir perçu leur subsistance en chemin.
8. Mais que faisons-nous, nous autres
pasteurs — je ne peux le dire sans douleur — que faisons-nous, nous qui
recevons un salaire sans nous montrer pour autant des ouvriers? Nous percevons
chaque jour les revenus de la sainte Eglise pour notre paie, sans effectuer
en retour le moindre travail de prédication pour l’Eglise éternelle.
Songeons quel sujet de damnation c’est pour nous de percevoir ici-bas le
salaire d’un travail que nous ne faisons pas. Voilà que nous vivons
des offrandes des fidèles, mais quel travail accomplissons-nous
pour les âmes de ces fidèles? Nous touchons pour notre paie
ce qu’ils ont offert pour racheter leurs péchés, sans cependant
nous donner la peine qu’il conviendrait pour combattre ces péchés
par un effort assidu de prière ou de prédication. C’est tout
juste s’il nous arrive de reprendre ouvertement un particulier quand il
pèche. Et — ce qui est plus grave — nous allons parfois jusqu’à
louer les fautes des puissants de ce monde, de crainte qu’une contrariété
ne les amène à nous retirer, dans un accès de colère,
les dons qu’ils nous accordaient.
Il faudrait nous rappeler sans cesse
ce qui est écrit au sujet de certains hommes : «Ils se nourriront
des péchés de mon peuple.» (Os 4, 8). Pourquoi dit-on
qu’ils se nourrissent des péchés du peuple, sinon parce qu’ils
encouragent les fautes des pécheurs, pour ne pas perdre leur rétribution
terrestre? Mais puisque nous vivons, nous aussi, des oblations qu’offrent
les fidèles pour leurs péchés, si nous mangeons et
que nous nous taisons, c’est sans nul doute de leurs péchés
que nous nous nourrissons. Mesurons donc quel crime c’est aux yeux de Dieu
que de se nourrir de la rançon des péchés, et de ne
pas attaquer les péchés dans notre prédication.
Ecoutons ce que nous dit le bienheureux
Job : «Si ma terre crie contre moi, si ses sillons pleurent avec
elle, si j’en ai mangé le fruit sans le payer…» (Jb 31, 38-39)3.
La terre crie contre son possesseur quand l’Eglise murmure avec raison
contre son pasteur. Ses sillons pleurent lorsque les cœurs des auditeurs,
qu’ont défrichés de précédents évêques
par leur prédication et leurs vigoureux reproches, voient quelque
chose à déplorer dans la vie de leur pasteur. Et si le bon
propriétaire de cette terre n’en mange pas le fruit sans le payer,
c’est que le pasteur judicieux distribue le talent de sa parole, afin que
ce ne soit pas pour sa propre condamnation qu’il reçoive de l’Eglise
la paie destinée à le nourrir. Nous mangeons bien le fruit
de notre terre en le payant quand, en retour des ressources ecclésiastiques
que nous recevons, nous travaillons à la prédication. Car
nous sommes les hérauts du Juge qui doit venir. Et qui annoncera
le Juge qui doit venir, si son héraut se tait?
9. Considérons donc que chacun
de nous doit s’efforcer, autant qu’il le peut et qu’il en est capable,
de faire comprendre à l’Eglise qui lui a été confiée
à la fois quelle terreur on éprouvera lors du jugement à
venir et quelle félicité on goûtera dans le Royaume.
Et celui qui n’est pas capable d’exhorter tous ses fidèles en une
seule et même prédication, doit, autant qu’il le peut, les
instruire chacun, les édifier en leur parlant à part, et
chercher à faire porter du fruit au cœur de ses fils par une exhortation
sans détours.
Il nous faut méditer sans
cesse ce qui a été dit aux saints apôtres, et à
nous par leur intermédiaire : «Vous êtes le sel de la
terre.» (Mt 5, 13). Si nous sommes du sel, nous devons assaisonner
les âmes des fidèles. Vous donc, ô pasteurs, songez
que ce sont les animaux de Dieu que vous menez paître, ces animaux
au sujet desquels le psalmiste dit à Dieu : «Tes animaux habiteront
en elle.» (Ps 68, 11). N’avons-nous pas l’habitude de voir des pierres
de sel données à lécher aux animaux sans raison pour
les rendre mieux portants? Eh bien, l’évêque doit être
au milieu de son peuple comme une pierre de sel parmi les animaux sans
raison. Il faut que l’évêque pense à ce qu’il dira
à chacun, aux avis qu’il distribuera aux uns et aux autres, en sorte
que tous ceux qui viennent le trouver soient assaisonnés d’une saveur
de vie éternelle comme au contact du sel. Car nous ne sommes pas
le sel de la terre si nous n’assaisonnons pas les cœurs de nos auditeurs.
Celui-là, au contraire, accorde vraiment un tel assaisonnement à
son prochain, qui ne lui refuse pas la parole de la prédication.
10. Mais nous ne prêchons
bien aux autres la voie droite que si nous illustrons nos dires par des
actes, et que touchés nous-mêmes de componction4 par l’amour
de Dieu, nous lavons de nos larmes les fautes quotidiennes de cette vie,
qu’aucun homme ne peut traverser sans péché. Or nous ne sommes
vraiment touchés nous-mêmes de componction que si nous méditons
avec application les actes des pères qui nous ont précédés,
pour que la vue de leur gloire fasse paraître notre vie méprisable
à nos propres yeux. Nous ne sommes vraiment touchés de componction
que si nous scrutons avec application les préceptes du Seigneur,
et que nous nous efforçons de progresser grâce à ces
préceptes, qui, nous le savons, ont autrefois fait progresser ceux
que nous honorons.
C’est en ce sens qu’il est écrit,
au sujet de Moïse : «Il disposa aussi une cuve d’airain, dans
laquelle Aaron et ses fils pussent se baigner avant d’entrer dans le Saint
des Saints; il la fit en fondant les miroirs des femmes qui veillaient
à la porte du Tabernacle.» (Ex 38, 8). Moïse dispose
une cuve d’airain, dans laquelle les prêtres doivent se baigner avant
d’entrer dans le Saint des Saints, parce que la Loi de Dieu nous prescrit
de commencer par nous baigner d’un bain de componction, pour que notre
impureté ne nous rende pas indignes de pénétrer la
pureté des secrets de Dieu. C’est bien à propos qu’on rapporte
que cette cuve est faite en fondant les miroirs des femmes qui veillaient
continuellement à la porte du Tabernacle. Les miroirs des femmes
sont les préceptes de Dieu, dans lesquels les âmes saintes
se considèrent sans cesse et reconnaissent s’il n’y a pas en elles
quelques souillures d’impureté. Elles corrigent les vices de leurs
pensées, et en s’y opposant, elles se recomposent un visage, pour
ainsi dire, grâce à l’image renvoyée [par le miroir];
car tandis qu’elles mettent toute leur application à suivre les
préceptes du Seigneur, elles discernent assurément en elles
ce qui plaît ou ce qui déplaît à l’Epoux céleste.
Elles ne peuvent nullement, tant qu’elles demeurent en cette vie, entrer
dans le Tabernacle éternel. Mais cependant, les femmes veillent
à la porte du Tabernacle, parce que les âmes saintes, même
si elles sont encore appesanties par l’infirmité de la chair, guettent
pourtant sans cesse avec amour le passage de l’entrée dans l’éternité.
Moïse fit donc une cuve pour les prêtres avec les miroirs des
femmes, puisque la Loi de Dieu fournit un bain de componction aux souillures
de nos péchés, en nous donnant de contempler les préceptes
célestes par lesquels les âmes saintes ont plu à leur
divin Epoux. Si nous appliquons à ces préceptes toute notre
attention, nous découvrons les souillures de notre image intérieure;
la douleur de la pénitence que nous en concevons nous touche de
componction, et celle-ci nous baigne, pour ainsi dire, dans la cuve faite
avec les miroirs des femmes.
11. Tout en étant touchés
de componction pour nous-mêmes, il nous faut encore absolument montrer
du zèle pour la vie de ceux qui nous sont confiés. Soyons
donc bien pénétrés par l’amertume de la componction,
mais sans nous laisser détourner de veiller sur nos proches. A quoi
bon, en effet, nous aimer nous-mêmes, si nous manquons à nos
devoirs envers nos proches? Et à quoi bon aimer nos proches et montrer
du zèle pour eux, si nous manquons à nos devoirs envers nous-mêmes?
N’est-il pas prescrit d’offrir, pour orner le Tabernacle, du tissu d’écarlate
teint deux fois (cf. Ex 25, 4)? Ainsi, aux yeux de Dieu, notre charité
se colore de l’amour de Dieu et du prochain. Et celui-là s’aime
vraiment lui-même, qui aime saintement son Créateur. Le tissu
d’écarlate est donc teint deux fois quand l’amour de la Vérité
enflamme l’âme envers elle-même et envers son prochain.
12. Il nous faut en outre savoir
exercer le zèle de la justice contre les actes mauvais de nos proches,
sans que notre ardeur à corriger nous fasse nous départir
le moins du monde de notre mansuétude. Car la colère de l’évêque
ne doit jamais être précipitée ni agitée, mais
plutôt modérée par la gravité d’une volonté
réfléchie. Nous devons donc à la fois soutenir ceux
que nous corrigeons et corriger ceux que nous soutenons, de peur que si
nous manquons à l’un de ces devoirs, notre action ne soit indigne
d’un évêque, soit par manque d’ardeur, soit par manque de
douceur.
C’est pour cela qu’on fit figurer,
sur les bases5 utilisées pour le service du Temple, des lions, des
bœufs et des chérubins, œuvre du sculpteur (cf. 1 R 7, 29). Le chérubin
désigne la plénitude de la science. Mais pourquoi ne jamais
représenter, sur les bases, les lions sans les bœufs, ni les bœufs
sans les lions? Que symbolisent les bases dans le Temple, sinon les évêques
dans l’Eglise? Ceux-ci, en acceptant le souci du gouvernement [des âmes],
portent, à la manière des bases, le fardeau qu’on leur a
imposé. Sur les bases, on fait donc figurer des chérubins,
car il convient assurément que les cœurs des évêques
soient remplis de la plénitude de la science. Les lions représentent
une sévérité qui inspire la crainte; les bœufs, la
patience et la douceur. Ainsi, on ne fait jamais figurer, sur les bases,
les lions sans les bœufs, ni les bœufs sans les lions, puisqu’il faut que
l’évêque joigne toujours en son cœur une sévérité
qui inspire la crainte à la vertu de douceur, et de la sorte, qu’il
tempère sa colère de douceur, tout en réchauffant
cette douceur par le zèle qu’il met dans la correction, de peur
que sa douceur ne devienne de la mollesse.
13. Mais pourquoi parler ainsi quand
nous en voyons encore beaucoup s’enfoncer dans le mal par des actions toujours
plus abominables? Oui, c’est à vous, évêques, que je
m’adresse en pleurant : nous avons appris que plusieurs d’entre vous font
des nominations aux fonctions ecclésiastiques moyennant finance,
qu’ils vendent la grâce spirituelle et qu’ils tirent profit des iniquités
d’autrui pour entasser des gains temporels, tout en subissant cette perte
qu’est le péché. Comment donc le commandement du Seigneur
ne vous revient-il pas à la mémoire : «Vous avez reçu
gratuitement, donnez gratuitement.» (Mt 10, 8). Comment ne vous remettez-vous
pas sous les yeux de l’esprit que notre Rédempteur, entré
dans le Temple, renversa les sièges des marchands de colombes et
jeta à terre l’argent des changeurs (cf. Jn 2, 14-16)? Qui vend
aujourd’hui des colombes dans le Temple de Dieu, sinon ceux qui, dans l’Eglise,
reçoivent de l’argent pour imposer les mains? Or c’est par cette
imposition des mains qu’est donné l’Esprit-Saint descendu du Ciel.
La colombe est donc vendue, puisque l’imposition des mains, par laquelle
est reçu l’Esprit-Saint, est offerte contre de l’argent. Mais notre
Rédempteur renverse les sièges des marchands de colombes,
parce qu’il destitue de leur sacerdoce ces trafiquants. Voilà pourquoi
les sacrés canons condamnent l’hérésie simoniaque
et ordonnent de priver du sacerdoce ceux qui demandent de l’argent pour
accorder les ordres sacrés. Ainsi, les sièges des marchands
de colombes sont renversés lorsque ceux qui vendent la grâce
spirituelle sont destitués de leur sacerdoce, que ce soit aux yeux
des hommes ou à ceux de Dieu.
Et combien d’autres mauvaises actions
commettent les chefs de l’Eglise, qui demeurent pour l’instant cachées
aux yeux des hommes! Les pasteurs veulent souvent passer pour saints devant
les hommes, et ils ne rougissent pas de paraître ignobles aux yeux
du Juge intérieur en leurs actions secrètes. Il vient, il
vient sans nul doute, le grand jour, il n’est plus loin, ce jour où
le Pasteur des pasteurs va se manifester et dévoiler devant tous
les actions de chacun. Et s’il se sert maintenant des pasteurs pour punir
les fautes de leurs ouailles, c’est lui-même qui sévira alors
contre les mauvaises actions des pasteurs. Voilà pourquoi, entré
dans le Temple, il se fit lui-même une sorte de fouet avec des cordes,
et rejetant les marchands corrompus hors de la maison de Dieu, il renversa
les sièges des vendeurs de colombes; car s’il punit les fautes des
ouailles par l’intermédiaire de leurs pasteurs, il châtie
lui-même les vices des pasteurs. Maintenant, certes, on peut nier
devant les hommes ce qu’on fait en secret. Mais le Juge s’apprête
à venir, et personne ne pourra se cacher de lui en se taisant, ni
le tromper en niant.
14. Il y a encore une chose, frères
très chers, qui m’afflige beaucoup dans la vie des pasteurs, mais
pour que mon affirmation ne risque pas de paraître injurieuse à
l’un ou l’autre, je m’accuse moi aussi du même travers, quoique ce
soit sous la contrainte des nécessités d’une époque
barbare que je gis, bien malgré moi, dans une telle situation. Nous
nous sommes abaissés aux affaires extérieures, et la pratique
de notre fonction ne correspond plus à la charge que nous avons
reçue. Nous délaissons le ministère de la prédication,
et c’est, je pense, pour notre châtiment qu’on nous appelle des évêques,
quand nous gardons le nom de notre charge sans l’exercer.
Ceux qui nous sont confiés
abandonnent Dieu, et nous nous taisons. Ils gisent dans leur dépravation,
et nous ne leur tendons pas la main en les corrigeant. Chaque jour, ils
se perdent par toutes sortes de vices, et nous les voyons avec indifférence
prendre le chemin de l’enfer. Mais comment pourrions-nous corriger la vie
des autres, puisque nous négligeons la nôtre? Car tout occupés
des soucis du monde, nous devenons d’autant plus inintelligents pour les
réalités du dedans qu’on nous voit plus appliqués
à celles du dehors. En effet, à force de se donner du souci
pour les biens de la terre, l’âme devient insensible au désir
des choses du Ciel. Et cette insensibilité qu’elle acquiert à
l’usage, sous l’influence du monde, la rend incapable de s’émouvoir
pour ce qui regarde l’amour de Dieu.
C’est donc bien à propos
que la sainte Eglise dit de ses membres infirmes : «Ils m’ont mise
à garder des vignes; ma vigne à moi, je ne l’ai pas gardée.»
(Ct 1, 6). Nos vignes sont les offices que nous remplissons par notre travail
quotidien. Mais mis à garder des vignes, notre vigne à nous,
nous ne la gardons pas, car tout adonnés à remplir des offices
étrangers à notre vocation, nous négligeons de nous
acquitter de notre office propre.
Je suis persuadé, frères
très chers, que Dieu n’endure rien de pire que le tort que lui causent
les évêques : il voit ceux qu’il a établis pour corriger
les autres donner eux-mêmes des exemples d’inconduite; il nous voit
pécher, nous qui devrions faire cesser le péché. Et
souvent — ce qui est particulièrement grave — les évêques,
qui devraient donner leurs propres biens, vont jusqu’à piller ceux
des autres. Souvent encore, ils raillent les personnes qu’ils voient vivre
dans l’humilité et la continence. Pensez donc à ce que peuvent
devenir les troupeaux quand les pasteurs se font loups. Car ceux qui reçoivent
la garde du troupeau sont ceux-là mêmes qui ne craignent pas
de tendre des pièges au troupeau du Seigneur, et c’est contre ces
pasteurs qu’il faudrait garder les troupeaux de Dieu.
Nous ne recherchons en rien les
intérêts des âmes, nous nous adonnons chaque jour à
nos penchants, nous désirons les biens de la terre, nous mettons
toute l’application de notre esprit à capter la gloire qui vient
des hommes. Et comme, du fait même de notre élévation
au-dessus des autres, nous avons plus de facilité pour agir à
notre guise, nous faisons servir à notre vaine ambition le ministère
dont notre ordination nous a investis. Nous délaissons la cause
de Dieu pour nous adonner aux affaires de la terre. Nous avons reçu
une charge sainte, et nous sommes empêtrés dans les offices
terrestres. En nous s’accomplit assurément ce qui est écrit
: «Et il en sera du prêtre comme du peuple.» (Os 4, 9).
Car le prêtre ne se distingue plus du peuple si, dans ses œuvres,
il ne dépasse pas le commun des hommes par les mérites de
sa vie.
15. Demandons à Jérémie
de nous prêter ses larmes. Laissons-le méditer sur notre mort
et dire en se lamentant : «Comment l’or s’est-il terni? Comment sa
couleur si belle s’est-elle changée? Comment les pierres du sanctuaire
se sont-elles dispersées au coin de toutes les places?» (Lm
4, 1). L’or s’est terni, en ce sens que la vie des évêques,
qui resplendissait autrefois de la gloire des vertus, apparaît maintenant
méprisable par la bassesse des fonctions qu’ils exercent. Sa couleur
si belle s’est altérée, parce que du fait des offices terrestres
et vils qui l’accompagnent, ce saint état de vie est devenu un objet
de mépris et d’ignominie. Quant aux pierres du sanctuaire, elles
étaient gardées à l’intérieur de celui-ci,
et n’étaient portées par le grand-prêtre que lorsqu’il
entrait dans le Saint des Saints pour y apparaître dans l’intimité
de son Créateur. C’est nous, frères très chers, c’est
nous qui sommes les pierres du sanctuaire : nous ne devons apparaître
que dans l’intimité de Dieu. Il ne faut jamais qu’on nous voie au-dehors,
c’est-à-dire dans des fonctions étrangères à
notre vocation. Mais les pierres du sanctuaire se sont dispersées
au coin de toutes les places, car ceux qui, par leur vie et leur prière,
auraient dû demeurer toujours au-dedans, se répandent au-dehors
dans une vie digne de réprobation. Voici qu’il n’y a presque plus
aucune fonction séculière qui ne soit exercée par
des évêques. Quand les activités de ceux qui appartiennent
à ce saint état de vie sont extérieures, ils ressemblent
aux pierres du sanctuaire qui gisent au-dehors. Puisque, selon son étymologie
grecque, «place» dérive de «largeur», les
pierres du sanctuaire sont sur les places lorsque les religieux suivent
les larges routes du monde. Et ce n’est pas seulement sur les places, mais
au coin6 des places qu’ils ont été dispersés : mus
par leur convoitise, ils s’adonnent aux activités de ce monde, et
ils s’efforcent cependant de parvenir au sommet des honneurs par le biais
de leur état religieux. Ils ont donc été dispersés
au coin des places, parce que tout en étant tombés bien bas
par les travaux qu’ils accomplissent, ils veulent être honorés
pour une apparence de sainteté.
16. Vous voyez de quel terrible
glaive le monde est frappé, sous quels grands coups le peuple meurt
chaque jour. Quelle en est la cause, sinon principalement notre péché?
Voici que les villes dévastées, les bourgs saccagés,
les églises et les monastères détruits ont tous été
réduits en une campagne désertique. Le peuple meurt, et nous
sommes cause de sa mort, nous qui devions le conduire à la vie.
Car c’est par suite de notre péché que le peuple a péri
en masse, puisque du fait de notre négligence, il n’a pas appris
le chemin de la vie.
Nous pouvons bien dire que les âmes
des humains sont la nourriture du Seigneur, parce qu’elles ont été
créées pour passer en son corps, c’est-à-dire pour
contribuer à l’accroissement de son Eglise éternelle. Mais
de cette nourriture, nous aurions dû être l’assaisonnement.
En effet, comme nous l’avons mentionné un peu plus haut, le Seigneur
déclare aux prédicateurs envoyés en mission : «Vous
êtes le sel de la terre.» Si donc le peuple est la nourriture
de Dieu, les évêques devraient être l’assaisonnement
de cette nourriture. Mais comme nous abandonnons la pratique de la prière
et de la sainte prédication, le sel est affadi, et il n’est plus
capable d’assaisonner la nourriture de Dieu; aussi notre Créateur
ne la prend-il plus, car du fait que nous sommes affadis, elle se trouve
privée de tout assaisonnement.
Réfléchissons bien
: qui nous est-il arrivé de convertir par notre parole? Et quels
sont ceux que nos reproches ont fait renoncer à leurs mauvaises
actions et ont menés à la pénitence? Qui a abandonné
la luxure à la suite de notre prédication? Qui a quitté
le chemin de l’avarice, ou celui de l’orgueil? Demandons-nous quel gain
nous avons procuré à Dieu, nous qui, ayant reçu un
talent, avons été envoyés par lui pour le faire valoir.
Il dit en effet : «Faites-le valoir jusqu’à ce que je revienne.»
(Lc 19, 13). Le voici déjà qui vient, et il va réclamer
ce que nous avons gagné par notre faire-valoir. Combien d’âmes
lui montrerons-nous comme gain de notre négoce? Et combien de gerbes
d’âmes apporterons-nous en sa présence comme moisson de notre
prédication?
17. Mettons-nous devant les yeux
ce jour de si grande rigueur où le Juge viendra et fera les comptes
avec ses serviteurs à qui il a confié des talents. Alors,
on le verra paraître en sa terrible majesté au milieu des
chœurs des anges et des archanges. En de telles assises, on lui amènera
la multitude de tous les élus et de tous les réprouvés,
et ce que chacun a fait sera révélé. Là apparaîtra
Pierre, entraînant à sa suite la Judée convertie. Là
Paul, conduisant, si j’ose dire, le monde entier converti. Là, en
présence de leur Roi, chacun conduisant la région qu’il a
convertie : André avec l’Achaïe7 à sa suite, Jean avec
l’Asie, Thomas avec l’Inde. Là apparaîtront tous les béliers
du troupeau du Seigneur avec les âmes qu’ils ont gagnées,
chacun entraînant à sa suite le troupeau qu’il a soumis à
Dieu par ses saintes prédications.
Lorsque tant de pasteurs s’avanceront
avec leurs troupeaux sous les yeux du Pasteur éternel, que pourrons-nous
donc dire, malheureux qui arrivons devant notre Seigneur les mains vides
au retour de notre travail, et qui, après avoir porté le
titre de pasteurs, nous trouvons dépourvus des brebis qu’il nous
fallait nourrir pour les lui présenter? Ici-bas appelés pasteurs,
et là-haut sans troupeau!
18. Mais si nous sommes négligents,
le Dieu tout-puissant abandonne-t-il pour autant ses brebis? En aucune
façon, car il les fera paître en personne, comme il l’a promis
par la voix du prophète (cf. Ez 34, 23); tous ceux qu’il a prédestinés
à la vie, il leur inculque l’esprit de componction par l’aiguillon
des châtiments. Il est vrai que c’est par nous que les fidèles
parviennent au saint baptême, que c’est par nos prières qu’ils
sont bénis, et que c’est par l’imposition de nos mains qu’ils reçoivent
de Dieu l’Esprit-Saint8. Mais tandis qu’ils parviennent ainsi au Royaume
des cieux, voici que par notre négligence, nous-mêmes descendons.
Les élus, purifiés par les mains des évêques,
entrent dans la patrie céleste, et les évêques, eux,
par leur mauvaise vie, se précipitent dans les supplices de l’enfer.
A quoi comparerai-je ces mauvais évêques, sinon à l’eau
baptismale, qui efface les péchés des baptisés et
les envoie au Royaume céleste, puis s’écoule elle-même
dans l’égout?
Oh! mes frères, redoutons
un tel sort! Que nos actions soient à la hauteur de notre ministère.
Faisons chaque jour des efforts pour nous débarrasser de nos fautes,
de crainte de laisser dans les liens du péché une vie dont
le Dieu tout-puissant se sert chaque jour pour en délivrer les autres.
Considérons sans cesse ce que nous sommes, songeons quelle fonction
est la nôtre; oui, songeons au fardeau dont on nous a chargés.
Dressons tous les jours, seul à seul, le bilan des comptes qu’il
nous faut rendre à notre Juge.
Mais nous devons veiller sur nous-mêmes
sans pour autant négliger de veiller sur notre prochain, en sorte
que tous ceux qui viennent nous trouver soient assaisonnés du sel
de notre parole. Quand nous voyons un célibataire livré à
la luxure, engageons-le à s’efforcer de contenir ses débordements
par le mariage, afin qu’une action permise lui apprenne à triompher
d’une autre qui ne l’est pas. Quand nous voyons un homme marié,
engageons-le à ne s’appliquer aux affaires du siècle qu’en
prenant garde de ne pas les faire passer avant l’amour de Dieu, et à
ne complaire à la volonté de sa femme qu’à condition
de ne pas déplaire à son Créateur. Quand nous voyons
un clerc, engageons-le à vivre de telle manière qu’il donne
le bon exemple aux gens du monde, de peur que s’il prête à
une juste critique, il ne porte atteinte, par son vice, à la bonne
réputation de la hiérarchie ecclésiastique. Quand
nous voyons un moine, engageons-le à respecter toujours son saint
habit en ses actes, ses paroles et ses pensées, à abandonner
totalement ce qui est du monde, et à se montrer, par ses mœurs,
tel aux yeux de Dieu que son habit le fait paraître aux yeux des
hommes.
Celui-ci est-il déjà
saint? Engageons-le à croître encore en sainteté. Celui-là
est-il encore dans le péché? Engageons-le à se corriger.
Et que tous ceux qui viennent trouver l’évêque s’en retirent
relevés de quelque assaisonnement par le sel de sa parole. Méditez
bien tout cela en vous-mêmes, mes frères, et mettez-le en
pratique avec vos proches. Préparez-vous à présenter
au Dieu tout-puissant le fruit que vous devez recueillir de la charge que
vous avez reçue.
Mais toutes ces choses que nous
vous disons, nous comptons plus sur notre prière que sur nos paroles
pour les obtenir.
Prions :
O Dieu, qui avez voulu que dans
le peuple, on nous appelle pasteurs, donnez-nous de réaliser à
vos yeux le nom que nous donnent les hommes. Par Notre-Seigneur…
_______________________________
1 Dans le latin du vie siècle,
le mot sacerdos peut désigner le prêtre ou l’évêque.
Comme la présente Homélie s’adresse à des évêques,
nous l’avons traduit par «évêque», sauf là
où il ne peut signifier que «prêtre».
2 Saint Grégoire joue ici
sur deux mots latins de même racine : salutare (saluer) et salus,
salutis (le salut [éternel]). Ce jeu de mots se retrouve en français.
3 Ces versets du livre de Job illustrent
la juste protestation des fidèles en face des pasteurs qui n’accomplissent
pas leur devoir d’état. La terre qui crie, c’est l’Eglise diocésaine
qui murmure contre son évêque. Les sillons qui pleurent, ce
sont les chrétiens qui s’affligent de la vie de leur évêque.
Pourquoi ces murmures, pourquoi ces larmes? Parce que le pasteur mange
le bénéfice de sa charge (le fruit) sans le payer, c’est-à-dire
qu’il ne s’acquitte pas de son devoir de prédication. Le bon pasteur,
au contraire, ne fait ni crier sa terre, ni pleurer ses sillons, car
il n’en mange pas le fruit sans le payer : il prêche comme il le
doit.
4 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
5 Les bases étaient des socles
d’airain destinés à recevoir des bassins pour les ablutions
des prêtres. Munies de quatre roues de char, elles étaient
très soigneusement décorées.
6 In capite : au point le plus noble.
7 Ancienne contrée de la
Grèce.
8 Allusion au contexte baptismal
de cette Homélie, prononcée aux Fonts baptismaux du Latran
à la fin de la quatrième semaine de Carême, celle des
«scrutins».
Homélie 18
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Pierre,
apôtre
1er avril 591 (cinquième dimanche
de Carême)
Jésus et Abraham
«Celui qui est de Dieu entend
les paroles de Dieu» : voilà le critère fondamental
d’une véritable vie chrétienne. Entendre les paroles de Dieu,
c’est les mettre en pratique. Le faisons-nous? demande Grégoire
à ses ouailles.
Ainsi, l’évangile du jour
nous montre le comportement de Jésus affronté à la
haine de ses adversaires juifs : c’est un modèle à imiter
par les disciples du Christ lorsqu’ils se trouvent, comme leur Maître,
en butte aux affronts et aux vexations des incrédules. Le prédicateur
analyse finement les diverses attitudes adoptées par Jésus,
et les met en relation avec celles que nous prendrions spontanément
en telle occasion. Chacun peut ainsi sentir par lui-même le chemin
qui lui reste à parcourir pour imiter parfaitement son Sauveur.
Le pape note ensuite l’incohérence
des chrétiens qui reprochent aux Juifs d’avoir refusé le
Christ, alors qu’ils le refusent eux-mêmes bien souvent, en ne voulant
pas quitter leurs péchés. Insensiblement, l’orateur a ramené
ses auditeurs au critère premier qu’il cherche à mettre en
valeur : «Celui qui est de Dieu entend les paroles de Dieu.»
Sans doute, conclut-il, le Seigneur est patient et attend notre pénitence,
mais un jour il nous jugera…
Voici une Homélie qui donne
beaucoup à réfléchir.
Jn 8, 46-59
En ce temps-là, Jésus
disait aux foules des Juifs et aux princes des prêtres : «Qui
de vous me convaincra de péché? Si je dis la vérité,
pourquoi ne me croyez-vous pas? Celui qui est de Dieu entend les paroles
de Dieu; si vous n’entendez pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu.»
Alors les Juifs lui répondirent : «N’avons-nous pas raison
de dire que tu es un Samaritain et un possédé du démon?»
Jésus répondit : «Je ne suis pas possédé
du démon, mais j’honore mon Père, et vous, vous me déshonorez.
Moi, je ne cherche pas ma gloire : il y a quelqu’un qui la cherche et qui
juge. En vérité, en vérité, je vous le dis,
si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort.» Alors
les Juifs lui dirent : «Maintenant, nous savons que tu es possédé
du démon. Abraham est mort, les prophètes aussi; et toi,
tu dis : si quelqu’un garde ma parole, il ne goûtera jamais la mort.
Serais-tu plus grand que notre père Abraham, qui est mort? Et les
prophètes aussi sont morts. Qui prétends-tu être?»
Jésus répondit : «Si
je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien. C’est mon Père
qui me glorifie, lui dont vous dites qu’il est votre Dieu. Et vous ne le
connaissez pas; mais moi, je le connais; et si je disais que je ne le connais
pas, je serais comme vous un menteur. Mais je le connais, et je garde sa
parole. Abraham, votre père, a exulté à la pensée
de voir mon jour; il l’a vu, et il s’est réjoui.» Alors les
Juifs lui dirent : «Tu n’as pas encore cinquante ans, et tu as vu
Abraham?» Jésus leur dit : «En vérité,
en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je
suis.» Alors ils apportèrent des pierres pour les lui jeter,
mais Jésus se déroba et sortit du Temple.
Considérez, frères
très chers, la bonté de Dieu. Il était venu pardonner
les péchés, et il disait : «Qui de vous me convaincra
de péché?» Il ne dédaigne pas de prouver qu’il
n’est pas pécheur, lui qui, par sa puissance divine, pouvait justifier
les pécheurs. Mais ce qui suit est vraiment terrible : «Celui
qui est de Dieu entend les paroles de Dieu; si vous n’entendez pas, c’est
que vous n’êtes pas de Dieu.» Si celui qui est de Dieu entend
les paroles de Dieu, et si celui qui n’est pas de Dieu ne peut les entendre,
chacun doit s’interroger pour savoir s’il reçoit les paroles de
Dieu dans l’oreille de son cœur, et il en déduira d’où il
est. La Vérité commande de désirer la patrie céleste,
de réprimer les désirs de la chair, de renoncer à
la gloire du monde, de ne pas convoiter les biens d’autrui, de donner largement
des siens. Que chacun de vous se demande donc, à part soi, si cette
voix de Dieu s’est affermie dans l’oreille de son cœur, et il reconnaîtra
par là s’il est de Dieu.
Il en est qui ne daignent même
pas prêter l’oreille du corps aux préceptes de Dieu. Il en
est encore qui y prêtent bien l’oreille du corps, mais sans que leur
esprit les embrasse avec amour. Il en est enfin qui reçoivent volontiers
les paroles de Dieu, au point d’en être même touchés
de componction1 jusqu’aux larmes, mais passé le temps des larmes,
ils retournent à leur iniquité. Tous ceux-là n’entendent
évidemment pas les paroles de Dieu, puisqu’ils négligent
de les mettre en pratique. Repassez donc votre vie, frères très
chers, devant les yeux de votre âme, et qu’une sérieuse réflexion
vous remplisse d’appréhension à l’égard de la parole
que proclame la Vérité par sa bouche: «Si vous n’entendez
pas, c’est que vous n’êtes pas de Dieu.» Mais ce que la Vérité
dit des réprouvés, les réprouvés le confirment
par leurs œuvres. Car le texte poursuit : «Alors les Juifs lui répondirent
: ‹N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et un possédé
du démon?›»
2. Ecoutons ce que le Seigneur répond
à un tel affront : «Je ne suis pas possédé du
démon, mais j’honore mon Père, et vous, vous me déshonorez.»
Samaritain signifie «gardien»; or le Seigneur est véritablement
un gardien, puisque le psalmiste déclare à son sujet : «Si
le Seigneur ne garde la maison, en vain veillent ceux qui la gardent»
(Ps 127, 1), et qu’Isaïe s’adresse à lui en disant : «Gardien,
où en est la nuit? Gardien, où en est la nuit?» (Is
21, 11). C’est pourquoi le Seigneur n’a pas voulu répondre : «Je
ne suis pas un Samaritain», mais : «Je ne suis pas possédé
du démon.» Deux accusations ont été portées
contre lui : il en a nié une, et par son silence, il a admis l’autre.
Car il était bien venu comme gardien du genre humain, et s’il avait
dit qu’il n’était pas un Samaritain, il aurait nié être
un gardien. Mais il a passé sous silence ce qu’il admettait, et
avec calme, il a rejeté ce qu’il entendait dire de faux : «Je
ne suis pas possédé du démon.» Ces paroles ne
sont-elles pas la confusion de notre orgueil, qui ne peut supporter la
plus légère blessure d’amour-propre sans y répondre
par des injures plus cinglantes que celles qu’il a reçues? Il fait
tout le mal qu’il peut, et menace en outre de faire celui qu’il ne peut
pas. Voyez comme sous l’injure, le Seigneur ne se met pas en colère
et ne répond pas par des paroles blessantes. Pourtant, si à
ceux-là mêmes qui lui disaient de telles choses, il avait
voulu répondre : «C’est vous qui êtes possédés
du démon», il aurait certainement dit vrai, parce que ses
ennemis ne pouvaient pas parler de Dieu d’une façon si méchante
sans être pleins du démon. Cependant, après avoir reçu
une telle injure, la Vérité s’est retenue de dire même
ce qui était vrai, de peur de paraître, non pas dire la vérité,
mais répondre à la provocation par une parole injurieuse.
Cela ne nous montre-t-il pas qu’au moment où nous recevons de nos
proches des affronts inspirés par la calomnie, nous devons taire
ce qui est mauvais en eux, même si c’est vrai, pour éviter
de transformer en instrument de notre passion le service d’une juste correction?
Puisque quiconque a le zèle
de Dieu est déshonoré par les hommes dépravés,
le Seigneur nous a proposé en lui-même un exemple de patience,
en disant : «Mais j’honore mon Père, et vous, vous me déshonorez.»
Et ce que nous devons faire dans un tel cas, il nous le montre encore par
son exemple quand il déclare : «Moi, je ne cherche pas ma
gloire : il y a quelqu’un qui la cherche et qui juge.» Il est écrit,
nous le savons bien, que le Père a donné au Fils tout jugement,
et pourtant, voyez comme sous les outrages, ce même Fils ne se soucie
pas de sa gloire. Les injures qu’il reçoit, il les réserve
au jugement du Père, pour nous faire sentir, assurément,
combien nous devons être patients, puisque lui, le Juge, ne veut
pas encore se venger. Et lorsque s’accroît la perversité des
méchants, bien loin de cesser la prédication, il faut l’intensifier.
C’est ce que nous montre le Seigneur par son exemple, car après
avoir été traité de possédé du démon,
il répand plus largement les bienfaits de sa prédication,
par ces mots : «En vérité, en vérité,
je vous le dis, si quelqu’un garde ma parole, il ne verra jamais la mort.»
Mais si les bons deviennent infailliblement meilleurs par le fait même
des injures, les bienfaits reçus ne font que rendre plus mauvais
les réprouvés. En effet, ayant entendu la prédication,
ils affirment à nouveau : «Maintenant, nous savons que tu
es possédé du démon.» Parce qu’ils s’étaient
assujettis à la mort éternelle, et qu’ils ne voyaient pas
cette mort à laquelle ils s’étaient assujettis, ils ne considéraient
que la seule mort de la chair, et ne comprenaient donc rien aux paroles
de la Vérité; c’est pourquoi ils disaient : «Abraham
est mort, les prophètes aussi; et toi, tu dis : si quelqu’un garde
ma parole, il ne goûtera jamais la mort.» Ainsi, à la
Vérité en personne, ils préférent Abraham et
les prophètes, qu’apparemment ils vénèrent. Mais un
raisonnement évident nous montre que ceux qui ne connaissent pas
Dieu ne peuvent que vénérer faussement les serviteurs de
Dieu.
3. Remarquons que le Seigneur, qui
a vu les Juifs lui résister ouvertement, n’a pourtant pas renoncé
à les instruire à nouveau; il leur déclare : «Abraham,
votre père, a exulté à la pensée de voir mon
jour; il l’a vu, et il s’est réjoui.» Abraham a vu le jour
du Seigneur quand il a reçu chez lui les trois anges figurant la
Très Sainte Trinité : trois hôtes auxquels il s’est
assurément adressé comme à un seul, car même
si les personnes de la Trinité sont au nombre de trois, la nature
de la divinité est une.
Mais les esprits charnels des auditeurs
du Seigneur n’élèvent pas leurs regards au-dessus de la chair,
et ne considérant en lui que l’âge de son corps de chair,
ils lui disent : «Tu n’as pas encore cinquante ans, et tu as vu Abraham?»
Alors, doucement, notre Rédempteur détourne leurs regards
de son corps de chair pour les élever à la contemplation
de sa divinité, en déclarant : «En vérité,
en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je
suis.» «Avant» indique le passé, et «Je
suis» le présent. Parce que sa divinité n’a ni passé
ni futur, mais existe toujours, le Seigneur ne dit pas : «Avant Abraham,
je fus», mais : «Avant Abraham, je suis.» C’est pourquoi
Dieu a déclaré à Moïse : «Je suis celui
qui suis», et : «Tu diras aux enfants d’Israël : ‹Celui-qui-est›
m’a envoyé vers vous.» (Ex 3, 14). Abraham a donc eu un avant
et un après, lui qui a pu aussi bien venir [en ce monde] en manifestant
sa présence que quitter [ce monde], emporté par la course
de sa vie. Au contraire, il appartient au Christ, qui est la Vérité,
d’exister toujours, car rien, pour lui, ne commence dans un temps qui lui
serait antérieur, ni ne finit dans un temps qui suivrait.
Mais les incroyants, dont l’esprit
ne pouvait supporter ces paroles d’éternité, courent chercher
des pierres, et ils cherchaient à lapider celui qu’ils ne parvenaient
pas à comprendre.
4. Ce qu’a fait le Seigneur pour
se soustraire à la fureur de ceux qui voulaient le lapider est indiqué
aussitôt après : «Jésus se déroba et sortit
du Temple.» Il est bien étonnant, frères très
chers, que le Seigneur ait évité ses persécuteurs
en se dérobant, alors que s’il avait voulu exercer la puissance
de sa divinité, il pouvait, d’un ordre silencieux de sa volonté,
les paralyser sous ses coups ou les frapper d’une mort subite. Mais puisqu’il
était venu pour souffrir, il ne voulait pas exercer son pouvoir
de juge. Au moment de sa Passion, n’a-t-il pas montré ce qui était
en son pouvoir, tout en supportant cependant jusqu’au bout ce pour quoi
il était venu? Car dès qu’il eut dit aux persécuteurs
qui le cherchaient : «C’est moi» (Jn 18, 6), leur orgueil se
trouva renversé par ces seuls mots, et il tombèrent tous
à terre.
Lui qui aurait pu, ici également,
échapper aux mains de ceux qui voulaient le lapider sans se dérober,
pourquoi donc s’est-il dérobé? Parce que s’étant fait
homme parmi les hommes, notre Rédempteur nous dit certaines choses
par sa parole, et d’autres par son exemple. Et que nous dit-il par cet
exemple, sinon de fuir avec humilité la colère des orgueilleux,
même quand nous pouvons y résister? C’est en ce sens que Paul
déclare : «Laissez agir la colère.» (Rm 12, 19).
Que tout homme considère avec quelle humilité il doit fuir
la colère de son prochain, puisque Dieu lui-même a évité,
en se dérobant, la fureur de ceux qui étaient en colère
contre lui. Que personne, par conséquent, ne se cabre face aux outrages
qu’il a reçus, ni ne rende injure pour injure. Car il est plus glorieux
de vouloir imiter Dieu par la fuite silencieuse de l’affront que de prendre
le dessus en y répondant.
5. Tout à l’encontre, l’orgueil
dit en notre cœur : «Quelle honte! On t’insulte, et tu te tais! Tous
ceux qui te voient te taire lorsqu’on t’outrage, loin de penser que tu
fais preuve de patience, s’imaginent que tu te reconnais coupable.»
D’où procède en notre cœur cette voix opposée à
la patience, sinon du fait que nous ne prêtons d’attention qu’aux
choses d’en bas, et que recherchant notre gloire sur la terre, nous ne
nous soucions pas de plaire à celui qui nous voit du haut du Ciel?
Quand nous recevons des injures, mettons donc en pratique cette parole
de Dieu : «Moi, je ne cherche pas ma gloire : il y a quelqu’un qui
la cherche et qui juge.»
Ce qui est écrit du Seigneur
: «Il se déroba», peut aussi être compris autrement.
Il avait prêché beaucoup de choses aux Juifs, mais ceux-ci
se moquaient des paroles de sa prédication. Bien plus, cette prédication
les avait rendus pires, au point qu’ils voulaient lui lancer des pierres.
En se dérobant, le Seigneur fait comprendre que lui, la Vérité
en personne, se dérobe à ceux qui dédaignent d’observer
ses paroles. Il fuit l’âme qu’il ne trouve pas humble. Et combien
aujourd’hui réprouvent la dureté des Juifs qui ne voulurent
pas écouter la prédication du Seigneur, et commettent pourtant
vis-à-vis des œuvres ce qu’ils reprochent aux Juifs vis-à-vis
de la foi! Ils entendent les commandements du Seigneur, ils connaissent
ses miracles, mais ils refusent de sortir de leurs dérèglements.
Voici que le Seigneur appelle, et nous ne voulons pas revenir. Voici qu’il
nous supporte, et nous feignons d’ignorer sa patience. Pendant qu’il en
est encore temps, mes frères, que chacun renonce à sa vie
déréglée, et qu’il craigne fort la patience de Dieu,
de peur d’être un jour dans l’impossibilité d’échapper
à la colère de celui dont il dédaigne maintenant la
tranquille douceur.
________________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
2 Saint Grégoire joue sur
la ressemblance entre les mots grecs eleos (miséricorde) et elaion
(huile d’olive).
3 Les entrailles sont, selon la
Bible, le siège de la compassion et de la tendresse.
Homélie 19
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Laurent, martyr
28 mars 591 (mercredi de la quatrième
semaine de Carême)
Les ouvriers de la onzième heure
En ce jour de «scrutin»,
le peuple s’est réuni pour accompagner les catéchumènes
dans l’une des étapes qui vont les conduire au baptême : la
tradition du symbole de la foi. C’est pour ces futurs néophytes
que le pape souligne les exigences de vie nouvelle que comporte la foi
dont ils vont faire profession.
Le commentaire de la parabole des
ouvriers embauchés aux diverses heures du jour n’est pas chose aisée.
Après avoir dit qui sont le père de famille, la vigne et
les ouvriers, saint Grégoire propose une double exégèse
des heures du jour auxquelles sont embauchés les ouvriers, et il
en déduit deux interprétations différentes des ouvriers
de la onzième heure. Il lui faut encore expliquer ce qu’est ce mystérieux
denier que tous reçoivent également en récompense,
et pourquoi chacun le perçoit sans distinction du travail effectué,
ce qui est le point choquant de la parabole.
La sentence qui clôt l’évangile
— Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus — permet au
prédicateur une finale contrastée, riche de paradoxe chrétien.
Car s’il insiste d’abord sur les œuvres dont la foi doit s’accompagner
pour nous mériter le Ciel, il repart bientôt dans une direction
inattendue : si notre prochain se conduit mal, nous ne devons pas le juger,
puisque nul ne connaît les trésors de la miséricorde
divine. Et pour mieux inculquer une vérité si importante,
le pape raconte une première version de l’histoire du jeune Théodore,
qu’il reprendra en termes différents dans l’Homélie 38 (16)
et dans les Dialogues (IV, 40, 2-5). Ce récit poignant nous fait
toucher du doigt la miséricorde de Dieu qui se manifeste dans les
âmes. Grégoire sait ainsi à la fois souligner l’intransigeance
de la parole de Dieu et ne pas tomber dans le piège du rigorisme.
«Etroite est la voie qui mène à la vie», mais
il n’y a pas de bornes à la miséricorde divine.
Merveilleux pédagogue, notre
orateur exploite toutes les ressources que lui offrent les histoires édifiantes
: outre les exemples de vertu héroïque, il y a les précédents
de conversions inattendues. Les fidèles ont besoin d’entendre les
uns et les autres, car à quoi leur servirait de comprendre ce qu’ils
doivent pratiquer, si on ne leur donnait l’espoir d’y parvenir malgré
les péchés et les vices où ils se débattent
encore?
Mt 20, 1-16
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples cette parabole : «Le Royaume des cieux
est semblable à un père de famille qui sortit dès
le point du jour afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Ayant convenu
avec les ouvriers d’un denier par jour, il les envoya dans sa vigne. Il
sortit aussi vers la troisième heure, et en vit d’autres qui se
tenaient là, sur la place, sans rien faire. Il leur dit : ‹Allez
vous aussi dans ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera juste.› Et ils
y allèrent. Il sortit encore vers la sixième et vers la neuvième
heure, et refit de même. Enfin, étant sorti vers la onzième
heure, il en trouva d’autres qui se tenaient là, et il leur dit
: ‹Pourquoi êtes-vous là, toute la journée, sans rien
faire?› Ils répondirent : ‹Parce que personne ne nous a embauchés.›
Il leur dit : ‹Allez vous aussi dans ma vigne.› Quand le soir fut venu,
le maître de la vigne dit à son intendant : ‹Appelle les ouvriers
et paie leur salaire, en commençant par les derniers arrivés
et en finissant par les premiers.› Ceux de la onzième heure vinrent
et reçurent chacun un denier. Les premiers, venant à leur
tour, pensaient qu’ils recevraient davantage. Mais ils reçurent
aussi chacun un denier. En le recevant, ils murmuraient contre le père
de famille, en disant : ‹Ces derniers n’ont travaillé qu’une heure,
et tu leur donnes autant qu’à nous qui avons porté le poids
du jour et de la chaleur!› Mais le maître, s’adressant à l’un
d’eux, répondit : ‹Mon ami, je ne te fais pas de tort; n’as-tu pas
convenu d’un denier avec moi? Prends ce qui te revient et pars. Je veux
donner à ce dernier autant qu’à toi. N’ai-je pas le droit
de faire ce que je veux? Ou bien ton œil est-il mauvais parce que je suis
bon?› Ainsi, les derniers seront les premiers, et les premiers seront les
derniers; car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.»
L’explication de cette lecture du
Saint Evangile appelle de longs développements, mais je veux si
possible vous les résumer, pour éviter qu’un discours trop
prolixe, s’ajoutant à une longue cérémonie1, ne vous
soit à charge.
Le Royaume des cieux est comparé
à un père de famille qui embauche des ouvriers pour cultiver
sa vigne. Or qui peut être plus justement comparé à
ce père de famille que notre Créateur, qui gouverne ceux
qu’il a créés, et exerce en ce monde le droit de propriété
sur ses élus comme un maître sur les serviteurs qu’il a chez
lui? Il possède une vigne, l’Eglise universelle, qui a poussé,
pour ainsi dire, autant de sarments qu’elle a produit de saints, depuis
Abel le juste jusqu’au dernier élu qui naîtra à la
fin du monde.
Ce Père de famille embauche
des ouvriers pour cultiver sa vigne, dès le point du jour, à
la troisième heure, à la sixième, à la neuvième
et à la onzième heure, puisqu’il n’a pas cessé, du
commencement du monde jusqu’à la fin, de réunir des prédicateurs
pour instruire la foule des fidèles. Le point du jour, pour le monde,
ce fut d’Adam à Noé; la troisième heure, de Noé
à Abraham; la sixième, d’Abraham à Moïse; la
neuvième, de Moïse jusqu’à la venue du Seigneur; et
la onzième heure, de la venue du Seigneur jusqu’à la fin
du monde. Les saints apôtres ont été envoyés
pour prêcher en cette dernière heure, et bien que tard venus,
ils ont reçu un plein salaire.
Le Seigneur ne cesse donc en aucun
temps d’envoyer des ouvriers pour cultiver sa vigne, c’est-à-dire
pour enseigner son peuple. Car tandis qu’il faisait fructifier les bonnes
mœurs de son peuple par les patriarches, puis par les docteurs de la Loi
et les prophètes, enfin par les apôtres, il travaillait, en
quelque sorte, à cultiver sa vigne par l’entremise de ses ouvriers.
Tous ceux qui, à une foi
droite, ont joint les bonnes œuvres furent les ouvriers de cette vigne,
bien qu’à des degrés divers et selon des mesures différentes.
Les ouvriers du point du jour, de la troisième, de la sixième
et de la neuvième heure, désignent donc l’ancien peuple hébreu,
qui, s’appliquant en la personne de ses élus, depuis le commencement
du monde, à rendre un culte à Dieu avec une foi droite, n’a,
pour ainsi dire, pas cessé de travailler à la culture de
la vigne. Mais à la onzième heure, les païens sont appelés,
et c’est à eux que s’adressent ces paroles : «Pourquoi êtes-vous
là, toute la journée, sans rien faire?» Car tout au
long de ce si grand laps de temps traversé par le monde, ceux-ci
avaient négligé de travailler en vue de la vie [éternelle],
et ils étaient là, en quelque sorte, toute la journée,
sans rien faire. Mais remarquez, mes frères, ce qu’ils répondent
à la question qui leur est posée : «Parce que personne
ne nous a embauchés.» En effet, aucun patriarche ni aucun
prophète n’était venu à eux. Et que veut dire : «Personne
ne nous a embauchés pour travailler», sinon : «Nul ne
nous a prêché les chemins de la vie.»
Mais nous, que dirons-nous donc
pour notre excuse, si nous nous abstenons des bonnes œuvres? Songez que
nous avons reçu la foi au sortir du sein de notre mère, entendu
les paroles de vie dès notre berceau, et sucé aux mamelles
de la sainte Eglise le breuvage de la doctrine céleste en même
temps que le lait maternel.2
2. Nous pouvons aussi distribuer
ces diverses heures du jour entre les âges de la vie de chaque homme.
Le petit jour, c’est l’enfance de notre intelligence. La troisième
heure peut s’entendre de l’adolescence, car le soleil y prend alors déjà,
pour ainsi dire, de la hauteur, en ce que les ardeurs de la jeunesse commencent
à s’y échauffer. La sixième heure, c’est l’âge
de la maturité : le soleil y établit comme son point d’équilibre,
puisque l’homme est alors dans la plénitude de sa force. La neuvième
heure désigne la vieillesse, où le soleil descend en quelque
sorte du haut du ciel, parce que les ardeurs de l’âge mûr s’y
refroidissent. Enfin, la onzième heure est cet âge qu’on nomme
vieillesse décrépite ou extrême vieillesse. De là
vient que les Grecs n’appellent plus gerontas ceux qui sont très
âgés, mais presbyterous, afin de souligner que ces personnes
qu’ils dénomment «plus avancées en âge»
ont dépassé le stade de la vieillesse. Puisque les uns sont
conduits à une vie honnête dès l’enfance, d’autres
durant l’adolescence, d’autres à l’âge mûr, d’autres
dans la vieillesse, d’autres enfin dans l’âge décrépit,
c’est comme s’ils étaient appelés à la vigne aux différentes
heures [du jour].
Examinez donc votre façon
de vivre, frères très chers, et voyez si vous avez commencé
à vous conduire comme les ouvriers de Dieu. Réfléchissez
bien tous à vos actes, et considérez si vous travaillez à
la vigne du Seigneur. Car celui qui en cette vie ne recherche que son intérêt,
n’est pas encore venu à la vigne du Seigneur. Ceux-là en
effet travaillent pour le Seigneur qui pensent au profit de leur Maître
et non au leur, qui, sous l’impulsion de la charité, s’appliquent
aux œuvres de miséricorde, s’efforcent de gagner des âmes
et s’empressent d’entraîner les autres à marcher avec eux
vers la vie. Quant à celui qui vit pour lui-même et se repaît
des voluptés de la chair, on lui reproche avec raison de rester
sans rien faire, puisqu’il ne travaille pas à faire avancer l’œuvre
de Dieu.
3. Celui qui, jusqu’en son dernier
âge, a négligé de vivre pour Dieu, est comme l’ouvrier
resté sans rien faire jusqu’à la onzième heure. Et
c’est à bon droit qu’on dit à ceux qui se croisent les bras
jusqu’à la onzième heure : «Pourquoi êtes-vous
là, toute la journée, sans rien faire?» C’est comme
si l’on disait clairement : «Si vous n’avez pas voulu vivre pour
Dieu durant votre jeunesse et votre âge mûr, repentez-vous
du moins en votre dernier âge; il est très tard, et vous ne
pourrez plus beaucoup travailler, mais venez quand même sur les chemins
de la vie.» Ceux-là aussi, par conséquent, le Père
de famille les appelle; souvent, d’ailleurs, ils sont récompensés
les premiers, parce qu’ils quittent leur corps pour le Royaume avant ceux
qui avaient été appelés dès leur enfance. N’est-ce
pas à la onzième heure que vint le larron (cf. Lc 23, 39-43)?
Ce n’est pas par son âge avancé, mais par son supplice qu’il
se trouva parvenu au soir [de sa vie]. Il confessa Dieu sur la croix, et
il exhala son dernier souffle presque au moment où le Seigneur rendait
sa sentence. Et le Père de famille, admettant le larron avant Pierre
dans le repos du paradis, a bien distribué le denier en commençant
par le dernier.
Il y eut tant de pères avant
la Loi comme sous la Loi! Et pourtant, seuls ceux qui furent appelés
lors de l’avènement du Seigneur parvinrent sans délai au
Royaume des cieux. Ceux qui avaient commencé à travailler
à la onzième heure reçurent donc ce denier auquel
aspiraient de tout leur désir ceux qui travaillaient depuis la première
heure. Car tous ont obtenu la même récompense, celle de la
vie éternelle, qu’ils aient été appelés dès
le commencement du monde ou qu’ils soient venus au Seigneur à la
fin du monde. C’est pourquoi ceux qui s’étaient mis les premiers
au travail disent en murmurant : «Ces derniers n’ont travaillé
qu’une heure, et tu leur donnes autant qu’à nous qui avons porté
le poids du jour et de la chaleur!» Ils ont en effet porté
le poids du jour et de la chaleur, ceux qui ont été appelés
dès le commencement du monde, puisqu’il leur échut de vivre
longtemps ici-bas, et qu’ils furent obligés de supporter plus longuement
les tentations de la chair. Or, porter le poids du jour et de la chaleur,
n’est-ce pas être éprouvé par les ardeurs de la chair
pendant une plus longue durée de vie?
4. Mais on peut se demander pourquoi
l’on nous présente en train de murmurer des gens qui ont été
appelés à entrer dans le Royaume, fût-ce tardivement.
Car personne n’obtient le Royaume des cieux s’il murmure; personne non
plus ne peut murmurer s’il l’obtient. Cependant, quelque juste qu’ait été
leur vie, les anciens Patriarches, qui vécurent avant l’avènement
du Seigneur, ne furent pas conduits dans le Royaume tant que ne descendit
pas celui qui devait, par sa mort, ouvrir aux hommes les portes fermées
du paradis. Leur murmure n’est donc autre chose que ce long retard qu’ils
ont souffert dans l’obtention du Royaume, après avoir vécu
comme ils le devaient pour l’obtenir. Ils furent en effet reçus
aux enfers après avoir mené une vie juste, et bien qu’ils
y eussent connu la paix, cela revint pour eux à avoir travaillé
à la vigne puis murmuré. Ils ont pour ainsi dire reçu
leur denier après avoir murmuré, eux qui sont parvenus aux
joies du Royaume après un long séjour aux enfers.
Mais nous, arrivés à
la onzième heure, nous ne murmurons pas après avoir travaillé,
et nous recevons notre denier, puisque venus en ce monde après le
Médiateur, nous sommes admis au Royaume dès que nous quittons
ce corps, et que nous recevons immédiatement ce que les anciens
Pères n’ont mérité d’obtenir qu’après un long
délai. Aussi le Père de famille dit-il : «Je veux donner
à ce dernier autant qu’à toi.» Et parce que l’admission
dans le Royaume ne relève que de son bon vouloir, c’est à
juste titre qu’il ajoute : «N’ai-je pas le droit de faire ce que
je veux?» C’est en effet une grande folie pour l’homme d’élever
une plainte contre la bonté de Dieu. Il n’aurait d’ailleurs pas
sujet de se plaindre que Dieu ne donne pas quand il n’y est pas tenu, mais
seulement s’il ne donnait pas quand il y est tenu. C’est pourquoi il est
ajouté bien à propos : «Ou bien ton œil est-il mauvais
parce que je suis bon?»
Que personne ne s’enorgueillisse
de son travail ni de la longue durée de celui-ci, puisqu’après
avoir proféré ces paroles, la Vérité déclare
aussitôt : «Ainsi, les derniers seront les premiers, et les
premiers seront les derniers.» Car même si nous connaissons
la nature et le nombre de nos bonnes actions, nous ignorons encore de quelle
manière pénétrante le Juge céleste les examinera.
Il faudrait du reste se réjouir beaucoup d’être dans le Royaume
des cieux, quand bien même on y serait le dernier.
5. Cependant, ce qui fait suite
à ces paroles est vraiment terrible : «Car il y a beaucoup
d’appelés, mais peu d’élus.» Beaucoup, en effet, viennent
à la foi, mais bien peu arrivent au Royaume des cieux.3
Voyez comme nous sommes venus nombreux
à la fête de ce jour; voici que l’église est comble,
et pourtant, qui sait combien peu d’entre nous seront comptés au
nombre des élus de Dieu? Car tous, par leur voix, proclament le
Christ, mais tous ne le proclament pas par leur vie. Beaucoup suivent Dieu
en paroles, mais le fuient par leur conduite. C’est d’eux que Paul déclare
: «Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renient
par leurs actes.» (Tt 1, 16). Et Jacques affirme : «La foi
sans les œuvres est morte.» (Jc 2, 26)
C’est dans le même sens que
le Seigneur dit par la bouche du psalmiste : «J’ai annoncé
et j’ai parlé, ils se sont multipliés au-delà du nombre.»
(Ps 40, 6). A l’appel du Seigneur, les fidèles se multiplient au-delà
du nombre, parce que certains viennent à la foi, qui n’obtiennent
pas d’être au nombre des élus. Ils sont mêlés
aux fidèles ici-bas dans la confession d’une même foi, mais
du fait de leur mauvaise vie, ils ne méritent pas de partager dans
l’au-delà le sort des fidèles. Cette bergerie qu’est la sainte
Eglise reçoit les boucs comme les agneaux. Mais l’Evangile nous
l’atteste : lorsque le Juge viendra, il séparera les bons des méchants,
comme le pasteur met les brebis à part des boucs (cf. Mt 25, 32).
Impossible pour ceux qui se sont adonnés ici-bas aux plaisirs de
la chair d’être comptés là-haut au nombre des brebis.
Et le Juge prive là-haut du sort des humbles ceux qui élèvent
ici-bas leurs cornes avec orgueil. Même si l’on persévère
dans la foi qui vient du Ciel, on ne peut atteindre le Royaume des cieux
en recherchant ici-bas de tout son désir les biens de la terre.
6. Des gens qui se conduisent ainsi,
frères très chers, vous en voyez beaucoup dans l’Eglise;
eh bien, vous ne devez ni les imiter, ni désespérer de leur
sort. Ce que chacun est aujourd’hui, nous le voyons bien, mais ce qu’il
sera demain, nous ne le savons pas. Souvent, celui-là même
qui semblait être derrière nous en vient à nous dépasser
par la promptitude qu’il met à avancer dans les bonnes œuvres; et
nous suivons avec peine celui que la veille nous paraissions devancer.
Pendant qu’Etienne mourait pour la foi, Saul gardait les vêtements
de ceux qui le lapidaient (cf. Ac 7, 58). C’était donc bien lui
qui lapidait Etienne par les mains de tous ceux qui le lapidaient, parce
qu’il permettait à tous de le lapider plus à l’aise. Et pourtant,
dans la sainte Eglise, Saul a précédé par l’ampleur
de ses travaux celui-là même dont il avait fait un martyr
en le persécutant.
Deux points doivent donc retenir
notre particulière attention. Le premier est que, puisqu’il y a
beaucoup d’appelés, mais peu d’élus, nul ne doit être
trop sûr de lui, car même s’il a déjà été
appelé à la foi, il ne sait s’il est digne du Royaume éternel.
Le second est que personne ne doit se permettre de désespérer
de son prochain, quand bien même il le verrait plongé dans
le vice, parce que nul ne connaît les trésors de la miséricorde
divine.
7. Je vais, mes frères, vous
raconter une histoire arrivée récemment, pour que, si vous
vous reconnaissez pécheurs du fond du cœur, vous en aimiez davantage
la miséricorde du Dieu tout-puissant. Cette année, dans mon
monastère situé près de l’église des bienheureux
martyrs Jean et Paul, un frère vint pour mener la vie religieuse;
il fut reçu pieusement, et vécut plus pieusement encore.
Son frère le suivit au monastère : par le corps, non par
le cœur. Ayant en horreur la vie et l’habit monastiques, il vivait comme
hôte dans ce monastère. Ses mœurs l’éloignaient de
la vie des moines, mais il ne pouvait cesser d’habiter au monastère,
car il n’avait ni de quoi s’occuper, ni de quoi vivre. Sa nature dépravée
était une charge pour tous, mais tous le toléraient avec
patience par amour pour son frère. Orgueilleux et luxurieux, il
ignorait qu’une vie dût suivre celle de ce monde, et il se moquait
de ceux qui voulaient lui en parler. Ainsi, vivant avec l’habit du siècle
dans le monastère, il était léger en paroles, instable
par ses passions, orgueilleux dans son esprit, recherché dans son
habillement et dissipé dans ses actes.
Or, au mois de juillet dernier,
il fut frappé par cette épidémie de peste que vous
savez. Parvenu à la dernière extrémité, il
se trouva sur le point de rendre l’âme. La mort avait déjà
saisi les extrémités de son corps; il n’y avait plus de vie
que dans sa poitrine et sa langue. Les frères, réunis autour
de lui, le soutenaient de leurs prières en ses derniers moments,
autant que Dieu le leur accordait. Mais il vit tout à coup venir
vers lui un dragon prêt à le dévorer, et il se mit
à pousser de grands cris : «Voici qu’on m’a donné en
pâture au dragon. Votre présence seule l’empêche de
me dévorer; pourquoi me faire attendre? Laissez-le faire. Qu’on
lui permette de me dévorer.» Et comme les frères lui
recommandaient de faire sur lui le signe de la croix, il répondit,
autant que ses forces le lui permirent : «Je veux me signer, mais
je ne peux pas, car le dragon m’en empêche; la bave de sa gueule
inonde mon visage, ma gorge suffoque sous sa gueule. Voici qu’il écrase
mes bras, et ma tête est déjà dans sa gueule.»
Comme il disait cela pâle, tremblant et agonisant, les frères
se mirent à prier avec une ferveur redoublée, pour venir
ainsi en aide à celui que retenait l’emprise du dragon. Alors, tout
à coup libéré, le mourant se mit à pousser
de grands cris : «Dieu soit loué! Voilà qu’il est parti,
voilà qu’il est sorti; devant vos prières, le dragon qui
m’avait pris s’est enfui.»
Aussitôt, il fit vœu de servir
Dieu et de se faire moine; depuis lors, les fièvres continuent à
l’oppresser, et il souffre toujours beaucoup. Il a bien été
soustrait à la mort, mais il n’a pas encore été entièrement
rendu à la vie. Parce qu’il a été très longtemps
l’esclave de son iniquité, il subit une longue maladie, et son cœur
dur est brûlé par le feu plus dur encore de l’expiation. La
divine Providence a ainsi voulu qu’une maladie prolongée brûle
des vices prolongés. Qui aurait jamais cru que Dieu maintiendrait
en vie cet homme en vue de sa conversion? Qui peut considérer une
si grande miséricorde de Dieu? Voilà qu’un jeune homme débauché
aperçut à sa mort le démon qu’il avait servi pendant
sa vie; et cette vision, loin de lui faire perdre la vie, lui permit de
connaître celui dont il s’était rendu l’esclave, afin que
le connaissant, il pût lui résister, et que lui résistant,
il en triomphât. Celui qui auparavant le possédait sans qu’il
le vît, il lui fut donné, à la fin, de le voir, pour
ne plus se laisser posséder par lui. Quelle langue pourrait décrire
les entrailles4 de la miséricorde divine? Quel esprit ne resterait
stupéfait devant de telles richesses de bonté? Ce sont bien
ces richesses de la bonté divine qu’avait en vue le psalmiste lorsqu’il
disait : «Toi, mon secours, je te célébrerai par mes
chants, parce que tu es, ô Dieu, mon refuge, ô mon Dieu, ma
miséricorde.» (Ps 59, 18). Ayant considéré de
quelles souffrances est tissée la vie humaine, le psalmiste appela
Dieu son secours; et parce qu’au sortir de la présente tribulation,
Dieu nous accueille dans le repos éternel, il l’appelle encore son
refuge. Le psalmiste a également considéré que Dieu
voit nos mauvaises actions, mais les supporte, et que malgré nos
fautes, il patiente afin de nous conduire à la récompense
par la pénitence; aussi n’a-t-il pas voulu se contenter de dire
que Dieu est miséricordieux, il l’a nommé la Miséricorde
en personne : «O mon Dieu, ma miséricorde.»
Remettons donc devant nos yeux le
mal que nous avons commis; reconnaissons avec quelle douce patience Dieu
nous supporte; considérons les entrailles de sa bonté paternelle
: non seulement il se montre indulgent pour les fautes, mais il promet
encore le Royaume des cieux à ceux qui, après leurs fautes,
font pénitence. Et du plus profond de notre cœur, disons tous et
chacun : O mon Dieu, ma Miséricorde, qui vivez et régnez,
trois dans l’unité et un dans la Trinité, à jamais,
pour les siècles des siècles. Amen.
Homélie 20
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Jean-Baptiste,
le samedi des Quatre-Temps avant
Noël
22 décembre 591
La Prédication de saint Jean-Baptiste
Prononcée à la fin
du temps de l’Avent, en un jour pénitentiel, cette Homélie
veut à la fois préparer les fidèles à la venue
du Seigneur et les engager à faire pénitence. Grégoire
y commente verset par verset le récit évangélique
de la prédication de saint Jean-Baptiste. Il exalte au passage l’humilité
de Jean, inculque la crainte du jugement dernier à ses ouailles,
et leur montre la nécessité de faire de dignes fruits de
pénitence, en expliquant soigneusement quel sens a ici le mot «digne».
Aux Juifs remués par sa prédication
et qui lui demandaient : «Que devons-nous faire?» Jean indique
les œuvres de miséricorde comme la plus efficace des pénitences.
«Celui qui accueille un prophète en qualité de prophète
recevra une récompense de prophète», à l’exemple
de l’orme qui sert de tuteur à la vigne sans porter lui-même
de fruit. Sur quoi le pape s’engage dans un très long commentaire
de l’oracle d’Isaïe sur le désert changé en étang,
attribuant un sens symbolique à chacun des arbres que le prophète
aperçoit dans le désert, pour en arriver à ce fameux
orme qui supporte la vigne (cf. Pline, Naturalis Historia 14, 3 : «Sur
le territoire campanien, on marie les vignes aux peupliers; […] celles-ci
grimpent de branche en branche jusqu’à la cime.» Justinus
parle des «vignes de Falerne mariées à l’ormeau»).
Quelques-uns trouveront l’exégèse du texte d’Isaïe un
peu forcée. Mais pourquoi n’essaieraient-ils pas de dépasser
cette première impression? Ils reconnaîtraient alors dans
ce type de commentaire patristique «un jeu spontané de l’âme
possédée par le Christ. Rien de plus naturel, pour qui a
l’esprit rempli du Mystère, que de le retrouver partout. Pour découvrir
ainsi le Christ et son Eglise derrière chaque ligne de l’Ancien
Testament, il suffit de laisser parler la foi et l’amour qui nous habitent.
Les fameux ‹sens› de l’Ecriture, qui paraissent aujourd’hui si artificiels,
ne sont en réalité que les voies où s’engage instinctivement
le cœur du chrétien, pour peu qu’on lui lâche la bride.»
(A. de Vogüé, postface du livre de B. de Margerie, Introduction
à l’histoire de l’exégèse, Paris, 1990, t. 4, p. 267)
Après son long détour
chez Isaïe, saint Grégoire revient sur la nécessité
absolue de la pénitence pour emporter par violence le Royaume des
cieux, dont nos péchés nous ont interdit l’entrée.
Lc 3, 1-11
La quinzième année
du règne de Tibère César, Ponce Pilate étant
procurateur de la Judée, Hérode, tétrarque de Galilée,
Philippe, son frère, tétrarque d’Iturée et de Trachonitide,
Lysanias, tétrarque d’Abilène, sous les grands-prêtres
Anne et Caïphe, la parole du Seigneur fut adressée à
Jean, fils de Zacharie, dans le désert. Et il vint dans toute la
région du Jourdain, prêchant un baptême de pénitence
pour la rémission des péchés, comme il est écrit
dans le livre des oracles du prophète Isaïe: «Voix de
celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur,
rendez droits ses sentiers. Toute vallée sera comblée, toute
montagne ou colline sera abaissée. Les chemins tortueux deviendront
droits, et les raboteux seront aplanis. Et toute chair verra le salut de
Dieu.»
Il disait aux foules qui venaient
se faire baptiser par lui : «Race de vipères, qui vous a appris
à fuir la colère qui vient? Faites donc de dignes fruits
de pénitence, et n’essayez pas de dire en vous-mêmes : ‹Nous
avons Abraham pour père.› Car je vous l’affirme, de ces pierres
mêmes, Dieu peut faire des enfants d’Abraham. Déjà
la cognée est à la racine de l’arbre. Tout arbre qui ne porte
pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu.» Et les
foules lui demandaient : «Que devons-nous donc faire?» Il leur
répondait : «Que celui qui a deux tuniques en donne une à
celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même.»
Le temps où le précurseur
de notre Rédempteur reçut la parole de sa prédication
est désigné par la mention du chef de l’Etat romain et des
rois de Judée : «La quinzième année du règne
de Tibère César, Ponce Pilate étant procurateur de
la Judée, Hérode, tétrarque de Galilée, Philippe,
son frère, tétrarque d’Iturée et de Trachonitide,
Lysanias, tétrarque d’Abilène, sous les grands-prêtres
Anne et Caïphe, la parole du Seigneur fut adressée à
Jean, fils de Zacharie, dans le désert.»
Puisque Jean-Baptiste venait annoncer
celui qui devait racheter quelques Juifs et beaucoup de païens, le
temps de sa prédication est désigné par la mention
de l’empereur des païens et des princes des Juifs. Mais parce que
les païens devaient être réunis, et les Juifs dispersés
à cause de leur incroyance, cette description du gouvernement du
monde indique qu’un chef unique était à la tête de
l’Etat romain, alors que le royaume de Judée, partagé en
quatre, était gouverné par plusieurs princes. Notre Rédempteur
n’a-t-il pas dit : «Tout royaume divisé contre lui-même
court à sa ruine.» (Lc 11, 17). Il est donc clair que celui
de Judée était arrivé au terme de son existence comme
royaume, puisqu’il était divisé entre tant de rois.
C’est encore bien à propos
que cet évangile ne nous dit pas seulement sous quels rois, mais
aussi sous quels prêtres ces faits se produisirent. Jean-Baptiste
annonçait celui qui devait être à la fois Roi et Prêtre;
c’est pourquoi l’évangéliste Luc situe le temps de la prédication
de Jean en référence aux autorités royales et sacerdotales.
2. «Et il vint dans toute
la région du Jourdain, prêchant un baptême de pénitence
pour la rémission des péchés.» Il est évident
pour tous les lecteurs que Jean n’a pas seulement prêché le
baptême de pénitence, mais qu’il l’a aussi administré
à certains, sans pouvoir toutefois conférer par ce baptême
la rémission des péchés. En effet, la rémission
des péchés nous est accordée par le seul baptême
du Christ. Aussi faut-il remarquer qu’il est dit : «Prêchant
un baptême de pénitence pour la rémission des péchés»,
car ne pouvant administrer le baptême qui remet les péchés,
il l’annonçait. De même que la parole de sa prédication
était l’avant-coureur de la Parole du Père faite chair, ainsi
son baptême, par lequel les péchés ne pouvaient être
remis, devait être l’avant-coureur du baptême de pénitence,
par lequel les péchés sont remis; et de même que sa
parole était l’avant-coureur de la personne du Rédempteur,
ainsi son baptême, précédant celui du Seigneur, devait
être l’ombre de la vérité.
3. Le texte poursuit : «Comme
il est écrit dans le livre des oracles du prophète Isaïe
: ‹Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin
du Seigneur, rendez droits ses sentiers.›
(Is 40, 3).» Interrogé
sur ce qu’il était, Jean-Baptiste répondit : «Je suis
la voix de celui qui crie dans le désert.» (Jn 1, 23). Comme
nous venons de le dire, s’il fut appelé «la voix» par
le prophète, c’est qu’il précédait la Parole.
La suite nous révèle
ce qu’il criait : «Préparez le chemin du Seigneur, rendez
droits ses sentiers.» Tous ceux qui prêchent la foi droite
et les bonnes œuvres, que font-ils d’autre que préparer le chemin
au Seigneur qui vient dans les cœurs de ceux qui les écoutent? Leur
dessein est que la force de la grâce pénètre ces cœurs,
et que la lumière de la vérité les éclaire;
ils veulent rendre droits les sentiers du Seigneur, en suggérant
aux âmes des pensées pures par leur bonne prédication.
«Toute vallée sera
comblée, toute montagne ou colline sera abaissée.»
Que désignent ici les vallées, sinon les humbles, et les
montagnes ou les collines, sinon les orgueilleux? A la venue du Rédempteur,
les vallées ont donc été comblées, et les montagnes
ou les collines abaissées, parce que, suivant sa parole, «tous
ceux qui s’élèvent seront abaissés, et tous ceux qui
s’abaissent seront élevés» (Lc 14, 11). Oui, la vallée
est comblée et son niveau s’élève, tandis que la montagne
ou la colline est abaissée et que son niveau descend : par leur
foi au Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ fait
homme (cf. 1 Tm 2, 5), les païens ont reçu la plénitude
de la grâce, tandis que les Juifs, en s’écartant de la vérité
par leur refus de croire, ont perdu cela même qui faisait leur orgueil.
Toute vallée sera comblée, car les cœurs des humbles, recevant
la doctrine sacrée de l’Ecriture, seront remplis de la grâce
des vertus, selon ce qui est écrit : «Il fait jaillir des
sources dans les vallées» (Ps 104, 10), et aussi : «Les
vallées regorgeront de froment.» (Ps 65, 14). L’eau s’écoule
du haut des montagnes, c’est-à-dire que la doctrine de vérité
abandonne les esprits orgueilleux; mais les sources naissent dans les vallées,
en ce sens que les esprits humbles reçoivent la parole de la prédication.
Que les vallées regorgent de froment, nous le voyons et le constatons
déjà, puisque tant d’hommes doux et simples, qui paraissaient
méprisables à ce monde, ont été comblés
à satiété de l’aliment de la vérité.
4. Ayant reconnu de quelle admirable
sainteté Jean-Baptiste était investi, le peuple voyait en
lui cette montagne d’une hauteur et d’une fermeté incomparables,
dont il est écrit : «A la fin des jours, la montagne de la
maison du Seigneur sera affermie au sommet des montagnes.» (Mi 4,
1). Car on pensait que Jean était le Christ, ainsi que le rapporte
l’Evangile : «Comme le peuple était dans l’attente et que
tous se demandaient dans leur cœur, au sujet de Jean, s’il n’était
pas le Christ, ils l’interrogèrent : ‹Serais-tu le Christ?›»
(cf. Lc 3, 15). Mais si Jean ne s’était pas considéré
comme une vallée, il n’aurait pas été rempli de l’esprit
de grâce. Et pour bien montrer ce qu’il était, il déclara
: «Un plus fort que moi vient après moi. Je ne suis pas digne
de dénouer la courroie de sa sandale.» (Mc 1, 7). Il dit ailleurs
: «Celui qui a l’épouse est l’époux, mais l’ami de
l’époux, qui se tient là et l’écoute, se réjouit
d’une grande joie à la voix de l’époux. Ainsi, ma joie est
complète. Il faut qu’il croisse et que je diminue.» (Jn 3,
29-30). Voyez : alors que Jean se montrait d’une vertu si extraordinaire
dans ses œuvres qu’on le prenait pour le Christ, il répondit non
seulement qu’il n’était pas le Christ, mais même qu’il n’était
pas digne de délier la courroie de sa sandale, c’est-à-dire
de sonder le mystère de son Incarnation. Ceux qui le prenaient pour
le Christ croyaient aussi que l’Eglise était son épouse;
mais il affirma : «Celui qui a l’épouse est l’époux.»
C’est comme s’il avait dit : «Je ne suis pas l’époux, mais
l’ami de l’époux.» Et il déclarait se réjouir,
non pas du fait de sa propre voix, mais à la voix de l’époux.
En effet, ce qui réjouissait son cœur, ce n’était pas que
le peuple écoute sa parole avec humilité, mais que lui-même
entende au-dedans la voix de la Vérité qui le faisait parler
au-dehors. C’est ce qu’il appelle justement une joie complète; car
celui qui se réjouit de sa propre voix n’a pas une joie parfaite.
5. Le Précurseur ajoute encore
ceci : «Il faut qu’il croisse et que je diminue.» Ici, il faut
se demander en quoi le Christ a crû, en quoi Jean a diminué.
Ne serait-ce pas que le peuple, voyant l’austérité de Jean
et le considérant éloigné des hommes, pensait qu’il
était le Christ, alors qu’apercevant le Christ lui-même mangeant
avec les publicains et circulant au milieu des pécheurs, il croyait
qu’il n’était pas le Christ, mais un prophète? Mais lorsqu’au
bout d’un certain temps, le Christ, qu’on pensait être un prophète,
fut reconnu comme étant le Christ, tandis que Jean, qu’on croyait
être le Christ, se découvrit n’être qu’un prophète,
ce que le Précurseur avait dit du Christ se réalisa : «Il
faut qu’il croisse et que je diminue.» Dans l’opinion du peuple,
en effet, le Christ a grandi en étant reconnu pour ce qu’il était,
et Jean a baissé en cessant d’être dit ce qu’il n’était
pas. Ainsi, puisque Jean a persévéré dans la sainteté
pour être demeuré dans l’humilité du cœur, alors que
beaucoup d’autres sont tombés pour s’être gonflés de
pensées d’orgueil, c’est à bon droit qu’on dit : «Toute
vallée sera comblée, toute montagne ou colline sera abaissée.»
Car les humbles reçoivent le don que repoussent les cœurs orgueilleux.
6. Le texte poursuit : «Les
chemins tortueux deviendront droits, et les raboteux seront aplanis.»
Les chemins tortueux deviennent droits quand les cœurs des méchants,
que l’injustice a tordus, sont ramenés à la rigueur d’une
droite justice. Et les chemins raboteux sont aplanis lorsque les esprits
violents et colériques redeviennent doux et bons par l’infusion
de la grâce céleste. En effet, quand un esprit colérique
n’accueille pas la parole de vérité, c’est comme si un chemin
raboteux détournait les pas du marcheur. Mais lorsque cet esprit
colérique, ayant reçu une grâce de bonté, accueille
la parole de réprimande ou d’exhortation, le prédicateur
trouve une route aplanie au lieu du chemin raboteux qui l’empêchait
auparavant d’avancer, c’est-à-dire de poser le pied de sa prédication.
7. Le texte poursuit : «Et
toute chair verra le salut de Dieu.» «Toute chair» signifie
tout homme; or il n’a pas été donné à tout
homme de voir en cette vie le salut de Dieu, c’est-à-dire le Christ;
il est donc bien clair que dans cette sentence prophétique, le prophète
a en vue le jour du jugement dernier, où, devant les cieux ouverts,
le Christ apparaîtra sur son trône de majesté, au milieu
des anges qui le serviront et des apôtres qui siégeront avec
lui. Tous, élus et réprouvés, le verront pareillement,
en sorte que les justes se réjouissent sans fin de leur récompense
et que les pécheurs gémissent à jamais dans le supplice
de leur châtiment. Et comme cette sentence vise ce que toute chair
verra au jugement dernier, le texte ajoute bien à propos : «Il
disait aux foules qui venaient se faire baptiser par lui : ‹Race de vipères,
qui vous a appris à fuir la colère qui vient?›» La
colère qui vient, c’est la punition du châtiment final, auquel
le pécheur ne saurait échapper s’il ne recourt dès
maintenant aux larmes de la pénitence. Et remarquez que les mauvais
rejetons qui imitent les actions de leurs mauvais parents sont appelés
«race de vipères», parce que portant envie aux bons
et les persécutant, rendant le mal à autrui et cherchant
à nuire à leurs proches, ils suivent en tout cela les traces
de leurs pères selon la chair, et sont, pour ainsi dire, des enfants
venimeux nés de parents venimeux.
8. Mais puisque nous avons péché
et que nous sommes devenus esclaves de nos mauvaises habitudes, que Jean
nous dise ce qu’il nous faut faire pour fuir la colère qui vient.
Le texte poursuit : «Faites donc de dignes fruits de pénitence.»
En ces paroles, nous devons remarquer que l’ami de l’époux ne nous
exhorte pas seulement à faire des fruits de pénitence, mais
de dignes fruits de pénitence. En effet, une chose est de faire
un fruit de pénitence, une autre de faire un digne fruit de pénitence.
Et pour bien parler des dignes fruits de pénitence, il faut savoir
que celui qui n’a rien fait de défendu peut de plein droit user
des choses permises : il lui est ainsi possible de pratiquer les œuvres
de charité sans pour autant se priver des biens de ce monde contre
son gré. Mais si quelqu’un est tombé dans une faute de fornication,
ou bien encore — ce qui est plus grave — dans l’adultère, il doit
renoncer d’autant plus à ce qui est permis qu’il se rappelle avoir
commis ce qui ne l’est pas. Car on n’est pas tenu d’accomplir le même
fruit de bonne œuvre selon qu’on a plus ou moins péché :
selon qu’on n’a commis aucun péché, qu’on en a commis quelques-uns,
ou qu’on est tombé en beaucoup de fautes. Ces paroles : «Faites
de dignes fruits de pénitence» prennent donc à partie
la conscience de chacun, et l’invitent à se constituer par la pénitence
un trésor de bonnes œuvres d’autant plus riche que ses fautes lui
ont mérité de plus lourds châtiments.
9. Mais les Juifs, tout enorgueillis
de la noblesse de leur peuple, ne voulaient pas se reconnaître pécheurs,
parce qu’ils descendaient de la lignée d’Abraham. Jean leur dit
à juste titre : «Et n’essayez pas de dire en vous-mêmes
: ‹Nous avons Abraham pour père.› Car je vous l’affirme, de ces
pierres mêmes, Dieu peut susciter des enfants d’Abraham.» Qu’étaient
donc ces pierres, sinon les cœurs des païens, qui restaient réfractaires
à la connaissance du Dieu tout-puissant? De même, il est dit
de certains Juifs : «J’enlèverai de votre chair le cœur de
pierre.» (Ez 11, 19). Ce n’est pas sans raison qu’on désigne
les païens par le mot «pierres», en ce sens qu’ils adoraient
des pierres. Aussi est-il écrit : «Qu’ils leur deviennent
semblables, ceux qui font des idoles, ainsi que tous ceux qui se confient
en elles.» (Ps 115, 8). C’est bien de ces pierres que furent suscités
des enfants d’Abraham, puisque les païens au cœur dur crurent à
la descendance d’Abraham, c’est-à-dire au Christ, et devinrent par
là les enfants d’Abraham, en étant unis à sa descendance.
Voilà pourquoi l’éminent prédicateur [Paul] déclare
aux païens : «Si vous êtes au Christ, alors vous êtes
la descendance d’Abraham.» (Ga 3, 29). Si donc, par la foi au Christ,
nous sommes désormais la descendance d’Abraham, les Juifs, eux,
par leur refus de croire, ont cessé d’être les enfants d’Abraham.
Or, au jour du terrible jugement, les bons parents ne seront d’aucune utilité
à leurs mauvais enfants, comme en témoigne le prophète
: «Si Noé, Daniel et Job se trouvaient parmi eux, par ma vie,
dit le Seigneur Dieu, ils ne sauveraient ni fils ni fille, mais eux, par
leur justice, sauveraient leur âme.» (Ez 14, 16). D’autre part,
de bons enfants ne seront d’aucune utilité à de mauvais parents,
mais la bonté des enfants contribuera plutôt à augmenter
la faute des mauvais parents, comme l’a dit la Vérité en
personne aux Juifs incroyants : «Si moi, c’est par Béelzéboul
que je chasse les démons, vos fils, par qui les chassent-ils? C’est
pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges.» (Lc 11, 19)
10. Le texte poursuit : «Déjà
la cognée est à la racine de l’arbre. Tout arbre qui ne porte
pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu.» L’arbre
de ce monde, c’est le genre humain tout entier. La cognée, c’est
notre Rédempteur, qu’on tient, en guise de manche et de fer, par
son humanité, mais qui tranche en vertu de sa divinité. Cette
cognée est déjà à la racine de l’arbre, car
même si notre Rédempteur attend avec patience, on voit pourtant
ce qu’il s’apprête à faire. «Tout arbre qui ne porte
pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu», puisque
les hommes pervers, qui négligent de porter du fruit ici-bas par
leurs bonnes œuvres, trouvent les flammes dévorantes de la géhenne
toutes prêtes à les recevoir. Et il faut observer que Jean
ne dit pas que la cognée s’attaque aux branches, mais qu’elle est
à la racine. En effet, quand on supprime les enfants des méchants,
ce sont bien les rameaux improductifs de l’arbre qu’on coupe. Mais lorsqu’on
supprime toute une génération avec le père, c’est
l’arbre improductif lui-même qu’on coupe à la racine, pour
qu’il n’en puisse plus jamais surgir de rejets dépravés.
Ces paroles de Jean-Baptiste troublèrent
les cœurs de ceux qui l’écoutaient, comme on peut le déduire
de la suite immédiate du texte : «Et les foules lui demandaient
: ‹Que devons-nous donc faire?›» Il fallait en effet qu’ils fussent
frappés d’une grande crainte pour lui demander ainsi conseil.
11. Le texte poursuit : «Il
leur répondait : ‹Que celui qui a deux tuniques en donne une à
celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même.›»
La tunique nous est d’un usage plus nécessaire que le manteau, ce
qui signifie que les dignes fruits de pénitence nous commandent
de partager avec notre prochain non seulement certains objets extérieurs
qui nous sont moins nécessaires, mais même ce qui nous est
le plus nécessaire, comme la nourriture dont vit notre corps ou
la tunique dont nous sommes vêtus. Car il est écrit dans la
Loi : «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» (Lv 19,
18; Mt 22, 39). Ne pas partager même ce qui nous est nécessaire
avec notre prochain quand il est dans la nécessité, c’est
donc prouver qu’on l’aime moins que soi-même. Et si le précepte
du partage avec le prochain est donné pour deux tuniques, c’est
qu’il ne pouvait l’être pour une seule : une fois divisée,
elle ne vêtirait plus personne. Avec une moitié de tunique,
celui qui la recevrait demeurerait nu et celui qui la donnerait également.
Il faut ici reconnaître la
puissance des œuvres de miséricorde, puisqu’en matière de
dignes fruits de pénitence, elles nous sont commandées avant
toutes les autres œuvres. A ce sujet, la Vérité en personne
déclare : «Faites l’aumône, et tout sera pur pour vous.»
(Lc 11, 41). Le Seigneur affirme aussi : «Donnez, et il vous sera
donné.» (Lc 6, 38). Il est écrit également :
«L’eau éteint le feu ardent, et l’aumône expie le péché.»
(Si 3, 30). Il est dit en outre : «Enferme l’aumône dans le
sein du pauvre, et c’est elle qui intercédera pour toi.» (Si
29, 12). Et le bon père recommande à son fils innocent :
«Si tu as beaucoup de bien, donne largement; si tu en as peu, même
ce peu, aie soin de le partager de bon cœur.» (Tb 4, 8)
12. Pour montrer quelle grande vertu
c’est de nourrir et de recueillir ceux qui sont dans le besoin, notre Rédempteur
déclare : «Celui qui accueille un prophète en qualité
de prophète recevra une récompense de prophète; et
celui qui accueille un juste en qualité de juste recevra une récompense
de juste.» (Mt 10, 41). Il faut noter qu’en ces paroles, le Seigneur
ne dit pas qu’on recevra une récompense pour le prophète,
ou une récompense pour le juste, mais une récompense de prophète
et une récompense de juste. Car ce n’est pas la même chose
qu’une récompense pour un prophète et une récompense
de prophète, ni qu’une récompense pour un juste et une récompense
de juste. Que veut dire : «Il recevra une récompense de prophète»,
sinon que celui qui, par charité, assure l’existence d’un prophète,
obtiendra auprès du Seigneur tout-puissant la récompense
qui revient au don de prophétie, bien qu’il n’ait pas lui-même
le don de prophétie? Il se trouve peut-être que ce prophète
est aussi un homme juste, et qu’il est d’autant plus porté à
parler sans crainte pour la cause de la justice qu’il ne possède
rien en ce monde. Or celui qui a des biens en ce monde et assure l’existence
de ce juste, sans oser encore, peut-être, parler lui-même librement
pour la justice, se rend participant de la liberté que met celui-ci
à défendre la justice, et il recevra de ce fait la même
récompense que ce juste qu’il a aidé en lui assurant l’existence,
et à qui il a permis de parler librement pour la justice. En effet,
ce dernier a beau être plein de l’esprit de prophétie, il
n’en doit pas moins nourrir son corps : si celui-ci n’était pas
alimenté, il est certain que sa voix viendrait à défaillir.
Ainsi, celui qui a donné à manger à un prophète
parce qu’il était prophète, lui a fourni les forces dont
il avait besoin pour prophétiser. Et il recevra avec le prophète
une récompense de prophète, car même sans être
rempli de l’esprit de prophétie, il a cependant offert aux yeux
de Dieu ce à quoi il a contribué. A ce propos, l’apôtre
Jean dit à Caïus, au sujet de certains frères venus
de l’étranger : «C’est pour le nom du Christ qu’ils sont partis,
sans rien recevoir des païens. Nous devons donc, quant à nous,
soutenir de tels hommes, afin de travailler avec eux pour la vérité.»
(3 Jn 7-8). Celui qui prête le secours de ses ressources temporelles
à ceux qui possèdent des dons spirituels devient leur collaborateur
dans l’exercice même de leurs dons spirituels. Puisqu’il en est peu
qui reçoivent les dons spirituels, et que beaucoup possèdent
les biens temporels en abondance, c’est en consacrant leurs richesses à
venir en aide aux saints pauvres que les riches se rendent participants
des vertus de ces pauvres.
Aussi, quand par la voix d’Isaïe,
le Seigneur promit aux païens livrés à eux-mêmes,
c’est-à-dire à la sainte Eglise, le bienfait des vertus de
l’esprit comme autant d’arbres [qu’il planterait] dans le désert,
il promit notamment un orme : «Je changerai, dit-il, le désert
en étang, et la terre sans chemin en cours d’eau; je placerai dans
la solitude le cèdre et l’acacia épineux, le myrte et le
bois d’olivier; je planterai dans le désert à la fois le
sapin, l’orme et le buis, afin qu’ils voient, qu’ils sachent, qu’ils réfléchissent
et qu’ils comprennent tous ensemble.» (Is 41, 18-20)
13. Le Seigneur a changé
le désert en étang, et la terre sans chemin en cours d’eau,
lorsqu’il a fait couler les flots de la sainte prédication sur les
païens, dont l’âme, dans son aridité, ne portait auparavant
aucun fruit de bonnes œuvres; et de cette terre, autrefois si rude et si
sèche que les prédicateurs ne pouvaient s’y frayer un chemin,
se répandirent par la suite les cours d’eau de la doctrine. C’est
encore aux païens qu’est faite cette grande promesse : «Je placerai
dans la solitude le cèdre et l’acacia épineux.» Nous
voyons à bon droit dans le cèdre, bois odorant et imputrescible,
le signe d’un bien promis. Quant à l’acacia épineux, n’a-t-il
pas été dit à l’homme pécheur : «La terre
te produira des épines et des chardons.» (Gn 3, 18). Comment
donc s’étonner que Dieu promette à la sainte Eglise, pour
le châtiment de l’homme pécheur, la multiplication de cet
acacia épineux?
Le cèdre représente
ceux que leurs actions pleines de vertus et de miracles font connaître,
et qui peuvent dire avec Paul : «Nous sommes pour Dieu la bonne odeur
du Christ.» (2 Co 2, 15). Leurs cœurs sont si bien établis
dans l’amour de l’éternité que la putréfaction d’aucun
amour terrestre ne peut plus les corrompre.
L’acacia épineux représente,
quant à lui, les hommes qui enseignent la doctrine spirituelle.
Lorsqu’ils parlent des péchés et des vertus, tantôt
en menaçant des supplices éternels, tantôt en promettant
les joies du Royaume céleste, ils blessent les cœurs de ceux qui
les écoutent et transpercent si bien leur esprit de la douleur de
la componction1, que de leurs yeux coulent ces larmes qui sont pour ainsi
dire le sang de l’âme.
Le myrte possède une vertu
pour apaiser la douleur : il remet les membres démis par son action
apaisante. Que représente-t-il donc, sinon ceux qui savent compatir
aux afflictions de leurs proches et les apaiser dans leurs tribulations
par la compassion? C’est ainsi qu’il est écrit : «Nous rendons
grâce à Dieu, qui nous console dans toutes nos tribulations,
en sorte que nous puissions nous aussi consoler ceux qui sont dans toute
espèce d’affliction.» (2 Co 1, 4). En portant une parole ou
un secours qui console à leurs proches qui sont dans l’affliction,
ils les remettent debout pour les empêcher de se laisser briser par
le désespoir sous le coup d’un malheur excessif.
Qu’entendre par l’olivier, sinon
les miséricordieux? Car en grec, «miséricorde»
s’énonce eleos2, et les fruits de la miséricorde brillent
devant les yeux du Dieu tout-puissant, comme peut le faire l’huile d’olive.
Le texte ajoute cette promesse :
«Je planterai dans le désert à la fois le sapin, l’orme
et le buis.» Que représente le sapin, qui grandit extrêmement
et monte bien haut dans le ciel, sinon ceux qui, dans la sainte Eglise,
contemplent les choses célestes avant même de quitter leur
corps terrestre? Bien qu’ils soient sortis de la terre par leur naissance,
ils portent cependant déjà la pointe de leur esprit jusqu’au
Ciel par la contemplation.
Quant à l’orme, que désigne-t-il,
sinon l’esprit des séculiers? Du fait que ceux-ci s’adonnent encore
aux affaires de la terre, ils ne portent aucun fruit dans les vertus spirituelles.
Mais si l’orme n’a pas de fruit propre, il sert pourtant souvent de support
à la vigne et à ses grappes, car si, dans la sainte Eglise,
les gens du siècle n’ont pas en eux les dons spirituels, lorsqu’ils
soutiennent cependant par leur générosité les saints
hommes qui en sont pleins, ils servent bien de support à la vigne
et à ses grappes.
Le buis, lui, ne grandit guère,
et bien que sans fruit, il reste toujours vert. Que représente-t-il,
sinon ceux qui, dans la sainte Eglise, ne peuvent encore porter de bonnes
œuvres du fait de leur âge trop tendre, mais n’en gardent pas moins
la croyance de leurs parents fidèles, et conservent ainsi à
leur foi une verdeur perpétuelle?
Suite à tout ceci, le texte
ajoute bien à propos : «Afin qu’ils voient, qu’ils sachent,
qu’ils réfléchissent et qu’ils comprennent tous ensemble.»
Le cèdre est planté dans l’Eglise pour que celui qui reçoit
de son prochain l’odeur des vertus spirituelles ne demeure pas lui-même
tiède dans l’amour de la vie éternelle, mais s’enflamme du
désir des biens célestes. L’acacia épineux est planté
pour que celui qui a été percé de componction par
la parole de sa prédication apprenne lui aussi, à son exemple,
à percer de componction, par la parole de sa prédication,
les cœurs de ceux qui l’entourent. Le myrte est planté pour que
celui qui, au plus fort de ses tribulations, aura reçu un réconfort
apaisant grâce à la parole ou à l’action d’un prochain
compatissant, apprenne lui-même comment procurer un tel réconfort
à ses proches qui sont dans la peine. L’olivier est planté
pour que celui qui connaît les œuvres de miséricorde d’autrui
apprenne comment il doit lui aussi avoir pitié de son prochain qui
est dans le besoin. Le sapin est planté pour que celui qui reconnaît
la vigueur de sa contemplation soit lui-même rempli d’ardeur pour
contempler les récompenses éternelles. L’orme est planté
pour que celui qui aura vu cet arbre, qui ne peut produire les fruits des
vertus spirituelles, mais soutient cependant ceux qui sont pleins des dons
spirituels, se voue lui aussi, avec toute la générosité
possible, au service de la vie des saints, et procure ainsi un soutien
aux grappes de raisin des biens du Ciel, qu’il ne peut produire par lui-même.
Le buis est planté pour que celui qui considère cette multitude
d’un âge encore si tendre animée d’une foi authentique et
pleine de verdeur, rougisse d’être lui-même incroyant.
C’est donc avec raison qu’ayant
décrit tous ces arbres, le prophète dit : «Afin qu’ils
voient, qu’ils sachent, qu’ils réfléchissent et qu’ils comprennent.»
Et il ajoute ici bien à propos : «Tous ensemble.» Puisqu’il
y a, dans la sainte Eglise, des modes de vie et des rangs variés,
il faut que les fidèles s’instruisent ensemble, en regardant ensemble
les hommes spirituels divers par la qualité, l’âge et le rang
qu’elle propose à leur imitation.
Mais voilà qu’en cherchant
à expliquer la signification de l’orme, nous nous sommes égarés
longuement parmi les diverses catégories d’arbres. Revenons donc
à la raison pour laquelle nous avons cité le témoignage
du prophète. «Celui qui accueille un prophète en qualité
de prophète recevra une récompense de prophète.»
En effet, même si l’orme ne produit pas de fruits, il porte cependant
la vigne et ses grappes, et fait siennes les œuvres de ceux qu’il s’applique
à soutenir.
14. Jean nous recommande d’accomplir
de grandes choses : «Faites donc de dignes fruits de pénitence.»
Et encore : «Que celui qui a deux tuniques en donne une à
celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même.»
N’est-ce pas donner à comprendre clairement ce que la Vérité
affirme : «Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant,
le Royaume des cieux souffre violence, et ce sont les violents qui le ravissent.»
(Mt 11, 12). Ces paroles qui nous viennent d’en haut, nous devons les méditer
avec une grande attention. Il faut rechercher comment le Royaume des cieux
peut souffrir violence. Qui donc pourrait faire violence au Ciel? Et si
le Royaume des cieux peut souffrir violence, il reste à se demander
pourquoi c’est depuis les jours de Jean-Baptiste qu’il supporte cette violence,
et pourquoi il n’en était pas ainsi auparavant. Quand la Loi déclare
: «Si quelqu’un fait ceci ou cela, il mourra de mort», tous
ceux qui la lisent comprennent à l’évidence qu’elle a frappé
les pécheurs d’une peine rigoureuse, sans les ramener à la
vie par la pénitence. Mais lorsque Jean-Baptiste, annonçant
la grâce du Rédempteur, prêche la pénitence pour
que le pécheur, mort par sa faute, vive par l’effet de sa conversion,
c’est bien que depuis les jours de Jean-Baptiste, le Royaume des cieux
souffre violence.
Qu’est-il, ce Royaume des cieux,
sinon le séjour des justes? Car c’est aux seuls justes que sont
dues les récompenses de la patrie céleste, en sorte que les
humbles, les chastes, les doux, les miséricordieux parviennent aux
joies d’en haut. Mais quand des pécheurs qui étaient gonflés
d’orgueil, souillés par les péchés de la chair, brûlés
par la colère ou remplis de cruauté, reviennent à
la pénitence après avoir commis ces fautes et obtiennent
la vie éternelle, ils entrent en quelque sorte dans un pays étranger.
Ainsi, depuis les jours de Jean-Baptiste, le Royaume des cieux souffre
violence, et ce sont les violents qui le ravissent, puisqu’en enjoignant
la pénitence aux pécheurs, Jean leur a appris à faire
violence au Royaume des cieux.
15. Repensons donc, frères
très chers, au mal que nous avons fait, et consumons-nous [de repentir]
en pleurant sans cesse. Cet héritage des justes que nous n’avons
pas su obtenir par notre vie, ravissons-le par la pénitence. Le
Dieu tout-puissant veut souffrir de nous une telle violence, car le Royaume
des cieux ne nous étant pas dû en vertu de nos mérites,
il veut que nous le ravissions par nos larmes. Que nos mauvaises actions,
quelque graves et nombreuses qu’elles soient, n’infléchissent en
rien, par conséquent, la certitude de notre espérance. C’est
une grande confiance d’être pardonnés que nous procure le
bon larron, digne de vénération (cf. Lc 23, 39-43). Non pas
qu’avoir été un larron l’ait rendu tel; mais larron par cruauté,
il devint par sa confession digne de vénération. Songez donc,
songez combien sont incompréhensibles les entrailles3 de miséricorde
du Dieu tout-puissant. Ce larron, qui avait du sang sur les mains, fut
retiré de son coupe-gorge et pendu au gibet de la croix. Là
il confessa, là il fut guéri, là il mérita
d’entendre : «Aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis.» (Lc
23, 43). Qui saurait dire ou mesurer une si grande bonté de Dieu?
Du châtiment même du crime, le larron parvint aux récompenses
de la vertu. Si le Dieu tout-puissant a permis que ses élus tombent
dans certaines fautes, c’est afin de rendre l’espoir du pardon à
d’autres qui gisent dans le péché, à condition qu’ils
reviennent à lui de tout leur cœur, et pour leur ouvrir la voie
de l’amour par les larmes de la pénitence.
Appliquons-nous donc nous-mêmes
aux larmes, effaçons par des pleurs et de dignes fruits de pénitence
les fautes que nous avons commises. Ne laissons pas se perdre le temps
qui nous
est accordé pour l’indulgence.
Car nous voyons beaucoup d’hommes désormais guéris de leurs
iniquités : n’est-ce pas là tenir le gage de la miséricorde
divine?
_________________________________
1 La phrase qui suit commente l’expression
de la Vulgate in unum locum, qui signifie littéralement: «en
un seul lieu». Cette traduction n’offrant guère de sens en
ce passage de l’Evangile, nous avons utilisé celle qu’on rencontre
assez couramment : «dans un autre endroit».
2 Allusion à la première
communion des néophytes lors de la vigile pascale, célébrée
la nuit précédente.
3 Allusion à l’onction de
Saint-Chrême reçue par les néophytes.
4 La vision de l’Agneau et la transparence
mutuelle des âmes sont réservées pour le Ciel.
LIVRE II
Homélie 21
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de la bienheureuse
Vierge Marie,
le saint jour de Pâques
15 avril 591
La résurrection
Saint Grégoire innove en cette
Homélie : pour la première fois, il improvise sans texte
préalablement dicté. Pensant que sa parole directe aura plus
d’impact sur la foule, il se lance avec confiance, malgré son peu
de force physique, car il sait que Dieu l’aidera. Son plan est simple,
et il le reprendra très souvent dans le cycle pascal. Il commente
d’abord le texte de l’évangile du jour, en soulignant son sens allégorique,
puis il s’attache à la méditation du mystère célébré.
I- (1-5) Le prédicateur insiste
sur la joie pascale, marquée par le vêtement blanc de l’ange
qui apparaît aux saintes femmes. Notre fête est aussi la fête
des anges : en nous ramenant au Ciel, elle a complété leur
nombre. N’ayez pas peur, dit l’ange : si Dieu est effrayant pour les pécheurs,
il est doux pour les justes. Les femmes venues au tombeau sont envoyées
prévenir Pierre, et Grégoire donne la raison de cette mention
expresse de Pierre. Les apôtres reverront Jésus en Galilée
: ce nom de lieu est riche d’indications spirituelles, que le pape souligne.
II- (6-7) Il parle ensuite du mystère
de la résurrection de la chair, que le Seigneur a voulu nous révéler
en sa Résurrection. L’orateur explique pourquoi il nous est désormais
impossible de douter, et montre comment Samson, qui s’échappa de
Gaza avec les portes de la ville sur son dos, est une figure très
parlante du Christ ressuscitant. Aimons donc cette fête qui nous
ouvre l’accès du Ciel, conclut le saint, et hâtons-nous vers
la Patrie.
Mc 16, 1-7
En ce temps-là, Marie-Madeleine,
Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates
afin d’aller embaumer Jésus. Et le premier jour de la semaine, de
grand matin, elles vinrent au tombeau, le soleil étant déjà
levé. Elles se disaient entre elles : «Qui nous roulera la
pierre qui ferme la porte du tombeau?» Et levant les yeux, elles
aperçurent que la pierre avait été roulée de
côté. Or elle était fort grande. Entrant alors dans
le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu
d’une robe blanche, et elles en furent saisies de frayeur. Il leur dit
: «Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth,
qui a été crucifié; il est ressuscité, il n’est
pas ici. Voici le lieu où on l’avait mis. Mais allez dire à
ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée.
C’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit.»
Dans nombre de mes commentaires
d’Evangile, frères très chers, j’ai pris l’habitude de vous
parler à l’aide d’un texte dicté [à l’avance]; mais
quand le piètre état de mon estomac m’empêche de lire
moi-même ce que j’ai dicté, j’en vois certains d’entre vous
qui écoutent moins volontiers. Je veux donc me forcer à déroger
à cette habitude, et vous commenter le passage du Saint Evangile
lu au cours de la messe en m’entretenant directement avec vous au lieu
de passer par un texte dicté. Puisse notre parole être reçue
comme elle vient, car le ton d’un entretien direct réveille mieux
les cœurs assoupis que celui d’un sermon lu : il les secoue, pour ainsi
dire, d’une main pleine de sollicitude, afin de les tirer du sommeil.
Il est vrai que je vois mal comment
je vais pouvoir suffire à cette tâche; mais si mes forces
me trahissent du fait de mon incapacité physique, ma charité
leur portera secours. En effet, je sais qui a dit : «Ouvre ta bouche,
et je la remplirai.» (Ps 81, 11). Appliquons-nous donc à vouloir
cette bonne œuvre, et l’aide de Dieu saura la mener à son achèvement.
L’importance même de cette solennité de la Résurrection
du Seigneur nous donne l’audace de parler, car il serait vraiment indigne
que le jour même où la chair de son Créateur a ressuscité,
notre langue de chair taise les louanges qu’elle doit rendre.
2. Vous l’avez entendu, frères
très chers : les saintes femmes qui avaient suivi le Seigneur sont
venues au tombeau avec des aromates, et entraînées par leur
dévouement, elles continuent à servir, même après
sa mort, celui qu’elles ont aimé pendant sa vie. Leur conduite n’est-elle
pas le signe de ce qui doit s’accomplir dans la sainte Eglise? Car nous
devons écouter le récit de leurs actions en méditant
sur ce qu’il nous faut faire, à notre tour, pour les imiter. Nous
aussi, donc, qui croyons en celui qui est mort, si nous sommes remplis
d’un parfum de vertus et que nous cherchions le Seigneur accompagnés
d’une réputation de bonnes œuvres, c’est comme si nous nous rendions
à son tombeau avec des aromates.
Ces femmes venues avec leurs aromates
voient des anges, car les âmes qui, mues par de saints désirs,
marchent vers le Seigneur avec les parfums de leurs vertus voient les habitants
de la cité d’en haut. Il nous faut remarquer ce que signifie le
fait qu’elles voient l’ange assis à droite. Que symbolise la gauche,
sinon la vie présente, et la droite, sinon la vie éternelle?
C’est pourquoi il est écrit dans le Cantique des Cantiques : «Son
bras gauche est sous ma tête, et sa droite m’étreint.»
(Ct 2, 6). Puisque notre Rédempteur s’était affranchi de
la corruption de la vie présente, il était normal que l’ange
venu annoncer sa vie éternelle fût assis à droite.
Il est apparu vêtu d’une robe blanche, parce qu’il annonçait
les joies de notre fête. L’éclat de son vêtement est
le signe de la splendeur de notre solennité. Devons-nous l’appeler
notre solennité ou la sienne? Mais pour parler plus exactement,
appellons-la à la fois la sienne et la nôtre. La Résurrection
de notre Rédempteur fut bien notre fête, parce qu’elle nous
a ramenés à l’immortalité; elle fut aussi la fête
des anges, puisqu’en nous faisant revenir au Ciel, elle a complété
leur nombre. Un ange est donc apparu en vêtements blancs en ce jour
qui est en même temps sa fête et notre fête, car tandis
que la Résurrection du Seigneur nous ramène au Ciel, elle
répare les pertes subies par la patrie céleste.
3. Ecoutons ce que l’ange dit aux
femmes quand elles arrivent : «Ne vous effrayez pas.» C’est
comme s’il disait clairement : «Ils peuvent bien craindre, ceux qui
n’aiment pas la venue des habitants de la cité d’en haut; ils peuvent
bien trembler, ceux qu’étouffent les désirs de la chair et
qui désespèrent d’arriver à se joindre à leur
société. Mais vous, pourquoi trembler? Vous voyez là
ceux qui habitent la même cité que vous.»
C’est pourquoi Matthieu décrit
ainsi l’apparition de l’ange : «Son aspect ressemblait à l’éclair,
et ses vêtements étaient blancs comme la neige.» (Mt
28, 3). L’éclair évoque l’effroi et la crainte, mais la blancheur
de la neige, une douceur caressante. Or le Dieu tout-puissant est à
la fois effrayant pour les pécheurs et doux pour les justes; c’est
donc bien à propos que l’ange, témoin de la Résurrection,
s’est montré avec un visage pareil à l’éclair et un
habit tout blanc, afin que son apparence même terrifiât les
réprouvés et rassurât les saints. La même raison
explique que le peuple marchant dans le désert ait été
précédé la nuit par une colonne de feu, et le jour
par une colonne de nuée (cf. Ex 13, 21-22). Car le feu provoque
l’effroi, mais la nuée est douce à regarder. Le jour, c’est
la vie du juste; la nuit, la vie du pécheur. Aussi Paul déclare-t-il
à des pécheurs convertis : «Vous étiez autrefois
ténèbres, mais vous êtes à présent lumière
dans le Seigneur.» (Ep 5, 8). La colonne s’est donc manifestée
le jour sous forme de nuée, et la nuit sous forme de feu, parce
que le Dieu tout-puissant apparaît à la fois doux pour les
justes et effrayant pour les méchants; lorsqu’il vient pour juger,
il rassure les premiers par la douceur de sa mansuétude, tandis
qu’il terrifie les seconds par la rigueur de sa justice.
4. Ecoutons maintenant ce que l’ange
ajoute : «Vous cherchez Jésus de Nazareth.» Le mot «Jésus»
se rend en latin par salutaris, «celui qui sauve», c’est-à-dire
«le Sauveur». Beaucoup, à cette époque, pouvaient
porter le nom de Jésus, non pourtant en son sens profond, mais comme
simple prénom. C’est pourquoi l’ange ajoute son lieu d’origine pour
préciser de quel Jésus il s’agit : «de Nazareth»;
et il indique aussitôt sa caractéristique : «qui a été
crucifié». Il poursuit alors : «Il est ressuscité,
il n’est pas ici.» L’expression «Il n’est pas ici» s’entend
de sa présence corporelle, car il n’est aucun lieu où il
ne soit par sa présence de majesté.
«Mais allez dire à
ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée.»
Il faut nous demander pourquoi, après avoir mentionné les
disciples, l’ange désigne encore Pierre par son nom. Mais si l’ange
n’avait pas cité le nom de celui qui avait renié son Maître,
il n’aurait pas osé venir parmi les disciples. On l’a donc appelé
par son nom, de peur qu’il ne désespérât du fait de
son reniement. Nous devons ici considérer pour quelle raison le
Dieu tout-puissant a permis que celui qu’il avait décidé
de mettre à la tête de toute l’Eglise tremblât à
la voix d’une servante et reniât son Dieu. Nous savons que ce fut
par une disposition de la grande bonté de Dieu, pour que celui qui
devait être le Pasteur de l’Eglise apprît par sa propre faute
comment il devrait avoir pitié des autres. Dieu révéla
Pierre à lui-même avant de le mettre à la tête
des autres, afin que l’expérience de sa propre faiblesse lui fît
connaître avec quelle miséricorde il devrait supporter les
faiblesses d’autrui.
5. C’est bien à propos qu’il
est dit de notre Rédempteur : «Il vous précède
en Galilée. C’est là que vous le verrez, comme il vous l’a
dit.» Galilée signifie en effet «passage achevé».
Oui, il était désormais passé, notre Rédempteur,
de la Passion à la Résurrection, de la mort à la vie,
du supplice à la gloire, de l’état corruptible à l’incorruptibilité.
Et c’est en Galilée, après la Résurrection, que ses
disciples le virent tout d’abord, parce que nous ne verrons plus tard avec
joie la gloire de sa Résurrection que si nous passons maintenant
de nos vices aux sommets de la vertu. Ainsi, celui qui se fait annoncer
au tombeau apparaît ensuite au «passage» [en Galilée],
puisque celui qu’on connaît en mortifiant sa chair, on le voit au
moment du passage de l’âme [dans l’autre monde].
Voilà, frères très
chers, que nous n’avons fait que parcourir le commentaire de l’évangile
lu en ce jour de fête si solennel, mais nous serions heureux de vous
dire encore quelque chose de plus particulier au sujet de la fête
elle-même.
6. Des deux vies qui existaient,
nous en connaissions une et ignorions l’autre. L’une est une vie mortelle,
l’autre une vie immortelle; l’une est corruptible, l’autre incorruptible;
l’une appartient à la mort, l’autre à la résurrection.
Voici pourtant que vint le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
fait homme (cf. 1 Tm 2, 5), qui assuma la première et nous révéla
la seconde. Il mena l’une jusqu’au bout en mourant, et nous révéla
l’autre en ressuscitant. La vie mortelle, nous la connaissons; si donc
il nous avait promis la résurrection de la chair sans nous la faire
voir, qui aurait cru en ses promesses? C’est pourquoi, s’étant fait
homme, il apparut dans la chair, daigna mourir de son plein gré,
ressuscita par sa propre puissance et révéla à travers
son exemple ce qu’il nous promettait comme récompense.
Mais quelqu’un dira peut-être
: «Lui, c’est de plein droit qu’il est ressuscité : il ne
pouvait être retenu par la mort, puisqu’il était Dieu.»
Aussi notre Rédempteur ne s’est-il pas contenté de l’exemple
de sa Résurrection pour instruire notre ignorance et fortifier notre
faiblesse. Seul à mourir, en ce temps-là, il ne fut pourtant
pas seul à ressusciter. Il est écrit en effet : «Les
corps de beaucoup des saints qui dormaient là ressuscitèrent.»
(Mt 27, 52). Tous les arguments de l’incrédulité se trouvent
ainsi éliminés. Pour écarter l’objection qu’un homme
ne saurait espérer pour lui ce que l’Homme-Dieu nous a montré
en sa chair, voici que nous apprenons qu’avec Dieu, des hommes aussi ressuscitèrent,
dont nous ne doutons pas qu’ils étaient de simples hommes. Si nous
sommes les membres de notre Rédempteur, soyons donc assurés
de voir se réaliser en nous ce qui apparaît avec évidence
en notre chef. Et si nous nous sentons très misérables, les
derniers des membres du Christ, nous devons espérer [quand même]
voir s’accomplir en nous ce que nous avons appris au sujet de ses membres
plus éminents.
7. Mais voilà que me revient
à la mémoire l’insulte que les Juifs lançaient au
Fils de Dieu crucifié : «S’il est le roi d’Israël, qu’il
descende de sa croix, et nous croirons en lui.» (Mt 27, 42). S’il
était alors descendu de la croix, cédant ainsi à ceux
qui l’insultaient, il ne nous aurait pas montré la force de la patience;
mais il a préféré attendre un peu, supporter les injures,
accepter qu’on se moque de lui, garder patience, et remettre à plus
tard le moment de donner sujet à l’admiration; et lui qui ne voulut
pas descendre de la croix, il s’est relevé du tombeau. Se relever
du tombeau, c’était plus que descendre de la croix; détruire
la mort en ressuscitant, c’était plus que garder sa vie en descendant
[de la croix]. Cependant, quand les Juifs constatèrent que malgré
leurs insultes, il ne descendait pas de la croix, lorsqu’ils le virent
mourir, ils crurent qu’ils l’avaient vaincu et se réjouirent comme
s’ils avaient effacé son nom. Mais voilà que cette mort,
par laquelle la foule des incroyants pensait avoir effacé son nom,
a exalté ce nom dans tout l’univers. Et celui que la foule se réjouissait
de voir frappé mortellement, elle déplore qu’il soit mort,
parce qu’elle sait que par le supplice, il est parvenu à la gloire.
Tout cela est bien représenté
dans le livre des Juges par les actes de Samson (cf. Jg 16, 1-3) : il était
entré dans Gaza, la ville des Philistins; ceux-ci, ayant très
vite appris son entrée, bloquèrent aussitôt la ville
avec des postes de soldats et envoyèrent des gardes; déjà,
ils se réjouissaient d’avoir capturé Samson le colosse. Mais
nous savons ce que fit Samson. Au milieu de la nuit, il enleva les portes
de la ville et gagna le sommet d’une montagne. Ce faisant, de qui, frères
très chers, de qui Samson était-il la figure, sinon de notre
Rédempteur? Que désigne la ville de Gaza, sinon les enfers?
Et que représentent les Philistins, sinon l’incrédulité
des Juifs? Lorsqu’ils virent le Seigneur mort, et son corps déjà
déposé dans le tombeau, ils dépêchèrent
aussitôt des gardes, et tout comme s’ils avaient pris Samson dans
Gaza, ils se réjouirent d’avoir rendu captif dans la prison des
enfers celui qui s’était manifesté comme l’Auteur de la vie.
Mais Samson ne s’est pas contenté de sortir au milieu de la nuit,
il a aussi enlevé les portes [de la ville] : notre Rédempteur,
ressuscitant avant le jour, ne s’est pas non plus contenté de sortir
libre des enfers, mais il en a également détruit les portes.
Il enleva les portes et gagna le sommet d’une montagne, puisqu’il emporta
par sa Résurrection les portes de la prison des enfers et qu’il
pénétra par son Ascension dans le Royaume des cieux.
Cette Résurrection, annoncée
en figure avant d’être manifestée en acte, aimons-en la gloire,
frères très chers, de tout notre esprit, et mourons pour
son amour. Voilà qu’à la Résurrection de notre Créateur,
nous reconnaissons pour concitoyens les anges, ses serviteurs, qui habitent
la même cité que nous. Hâtons-nous donc vers la fête
solennelle à laquelle se pressent en foule les habitants de cette
cité. Joignons-nous à eux par le désir et la pensée,
puisque nous ne le pouvons pas encore par la vision. Passons des vices
aux vertus, pour mériter de voir notre Rédempteur en Galilée.
Que le Dieu tout-puissant nous aide à désirer la vie, lui
qui, pour nous, a livré à la mort son Fils unique, Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui, étant Dieu, vit et règne avec lui
dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Amen.
_______________________________
1 En latin, sinister (gauche) signifie
aussi défavorable, mauvais (d’où le terme français
«sinistre»).
2 Saint Augustin fait le même
jeu de mots dans son commentaire sur l’Evangile selon saint Jean : Piscis
assus, Christus est passus.
Homélie 22
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Jean, dite Constantinienne
6 avril 592 (jour de Pâques)
Le tombeau vide
Près de deux mois se sont
écoulés depuis que saint Grégoire a prêché
pour la dernière fois. Sa santé ne s’améliore pas.
Elle ira d’ailleurs en empirant jusqu’à la fin de son pontificat.
Avant même de devenir pape, il est passé par des crises de
goutte et de gastralgie (maux d’estomac) qui duraient des mois, et qui
auraient anéanti un tempérament moins énergique. Il
signale dans les Dialogues (III, 7) qu’il était alors en proie à
des angoisses lancinantes et frôlait à chaque instant la syncope.
Surmontant son état de santé
déplorable, le prédicateur s’est rendu à la basilique
du Latran pour y commenter un évangile différent de celui
de la fête de Pâques de l’année précédente.
Est-ce parce qu’il n’a pu aller à Sainte-Marie-Majeure qu’il a fait
changer la lecture du jour? Quoi qu’il en soit, le pape interprète
le récit de l’arrivée de Pierre et de Jean au tombeau le
matin de Pâques; puis il médite sur le mystère pascal
à partir du texte de l’Exode où Moïse détermine
comment on doit manger l’agneau pascal.
I- (1-5) La première partie
contient la page célèbre sur la course des deux apôtres,
figures de la Synagogue et de l’Eglise des païens : belle interprétation
symbolique, qui s’appuie sur d’autres affirmations de l’Ecriture et débouche
sur des données de solide théologie. Ici encore, l’homme
moderne doit accepter de se plier à ce qu’Henri-Irénée
Marrou appelle très justement «un jeu poétique»,
jeu qui nous fait «pénétrer dans un enseignement d’une
richesse et d’une sûreté incomparables. Car par ces cheminements
singuliers, c’est à une doctrine toute simple, saine, vigilante
et forte qu’on est conduit […] et qui s’exprime, d’ailleurs, dans un style
d’une incomparable douceur.» (in La Vie Spirituelle, 69, 1943, p.
453)
II- (6-9) Par-delà une grille
allégorique dont la virtuosité nous déroute un peu,
la seconde partie nous introduit dans le mystère pascal. Pâques
est bien la «Solennité des Solennités», parce
que le Seigneur nous y ouvre les portes du Royaume céleste. Et puisque
l’agneau mangé par les Juifs est la figure du Christ, tout ce que
Moïse a dit de l’agneau pascal peut s’appliquer à Jésus,
l’Agneau de Dieu. Son sang qui nous préserve, c’est sa Passion,
célébrée à la messe et imitée dans nos
vies. Le pain sans levain et les laitues sauvages, la tenue dans laquelle
on mange l’agneau, ces diverses indications, moyennant les explications
de Grégoire, fournissent aux nouveaux baptisés de la nuit
pascale de précieuses consignes de vie chrétienne, que le
pape les engage à mettre en œuvre sans retard. Aujourd’hui, ils
le peuvent encore; qui sait si demain, ce ne sera pas trop tard…
Jn 20, 1-9
En ce temps-là, le premier
jour de la semaine, Marie-Madeleine vint au tombeau, dès le matin,
alors que régnaient encore les ténèbres, et elle vit
la pierre retirée du tombeau. Elle courut donc et vint trouver Simon-Pierre
et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et leur dit : «On
a enlevé le Seigneur du tombeau, et nous ne savons pas où
on l’a mis.»
Pierre et cet autre disciple partirent
donc, et ils vinrent au tombeau. Ils couraient tous deux ensemble, mais
l’autre disciple courut plus vite que Pierre, et il arriva le premier au
tombeau. Et s’étant penché, il vit les linges posés
là, mais il n’entra pas. Alors Simon-Pierre, qui le suivait, arriva
à son tour et entra dans le tombeau. Il vit les linges posés
là, et le suaire qui avait entouré la tête, non pas
posé avec les linges, mais roulé à part dans un autre
endroit. Alors le disciple qui était arrivé le premier au
tombeau entra à son tour; il vit et il crut. Car ils n’avaient pas
encore compris l’Ecriture, selon laquelle il devait ressusciter d’entre
les morts.
Le mal chronique qui ronge mon estomac
m’a longtemps empêché de commenter à votre charité
les lectures d’Evangile. Ma voix elle-même ne résiste pas
à l’effort que lui impose la déclamation, et incapable de
me faire entendre d’un grand nombre, je rougis, je l’avoue, de devoir parler
à un vaste auditoire. Mais je me reproche à moi-même
cette honte que j’éprouve. Eh quoi! ne pas pouvoir être utile
à beaucoup, est-ce une raison pour ne pas prendre soin de quelques-uns?
Et si je ne puis rapporter un grand nombre de gerbes de la moisson, dois-je
pour autant revenir à l’aire de battage les mains vides? Bien que
je ne puisse pas en porter autant que je le devrais, j’en porterai au moins
quelques-unes, ne fût-ce que deux ou même une seule. Et puis,
l’effort même qu’on demande à sa faiblesse est sûr d’être
rémunéré, car si notre Juge suprême prend en
considération le poids [de nos œuvres] lors de la rétribution,
il tient cependant compte de la mesure de nos forces dans l’estimation
de ce poids.
2. La lecture du Saint Evangile
que vous venez d’entendre, mes frères, est très claire quant
au récit, mais elle contient des mystères qu’il nous faut
examiner brièvement. «Marie-Madeleine vint au tombeau, alors
que régnaient encore les ténèbres.» Le récit
note l’heure, mais le sens mystique nous renseigne sur l’état d’esprit
de celle qui cherchait. Marie, en effet, cherchait au tombeau le Créateur
de toutes choses, qu’elle avait vu mort en sa chair; et ne le trouvant
pas, elle crut qu’il avait été enlevé. Les ténèbres
régnaient donc encore quand elle vint au tombeau.
Elle courut bien vite et annonça
la nouvelle aux disciples. Ceux-là coururent le plus vite qui aimaient
le plus, à savoir Pierre et Jean. «Ils couraient tous deux
ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre, et il arriva
le premier au tombeau.» Sans toutefois oser entrer. Pierre arriva
le second, et il entra. Eh bien, mes frères, que signifie cette
course? Cette description si précise de l’évangéliste,
doit-on la croire dépourvue de mystères? Non, certes! Jean
dirait-il qu’il est arrivé le premier, mais qu’il n’est pas entré,
s’il n’avait pensé que son hésitation même renfermait
un mystère? Que symbolise donc Jean, sinon la Synagogue, et Pierre,
sinon l’Eglise? Ne nous étonnons pas que la Synagogue soit représentée
par le plus jeune, et l’Eglise par le plus âgé, car même
si la Synagogue a rendu un culte à Dieu avant l’Eglise des païens,
la multitude des païens a usé des choses de ce monde avant
la Synagogue, comme l’atteste Paul : «Ce n’est pas ce qui est spirituel
qui vient en premier, mais ce qui est animal.» (1 Co 15, 46). Pierre,
le plus âgé, figure donc l’Eglise des païens, et Jean,
le plus jeune, la Synagogue des Juifs. Ils ont couru tous deux ensemble,
puisque de leur naissance jusqu’à leur déclin, les païens
et la Synagogue ont couru dans une seule et même voie, bien qu’ils
n’eussent pas une seule et même façon de voir.
3. La Synagogue est arrivée
la première au tombeau, mais elle n’est pas entrée : elle
avait bien reçu les commandements de la Loi et entendu les prophéties
de l’Incarnation et de la Passion du Seigneur, mais elle ne voulut pas
croire en un mort. Jean vit les linges posés, mais il n’entra pas
: la Synagogue a connu les mystères de la Sainte Ecriture, mais,
incrédule, elle a différé d’y entrer par la foi en
la Passion du Seigneur. Celui qu’elle avait depuis si longtemps annoncé
par les prophètes, elle le vit quand il fut là et elle le
refusa; elle méprisa sa condition d’homme, et elle ne voulut pas
croire en un Dieu devenu mortel du fait de son Incarnation. C’est pour
cela qu’elle courut plus vite et resta pourtant sans rien faire devant
le tombeau.
«Alors Simon-Pierre, qui le
suivait, arriva à son tour et entra dans le tombeau.» Car
le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ fait
homme (cf. 1 Tm 2, 5), l’Eglise des païens, arrivant à son
tour, l’a reconnu mort en sa chair, puis le voyant en vie, elle a cru qu’il
était Dieu.
«Il vit les linges posés
là, et le suaire qui avait entouré la tête, non pas
posé avec les linges, mais roulé à part dans un autre
endroit.» Que peut bien signifier, mes frères, le fait que
le suaire de la tête du Seigneur ne se trouve pas avec les linges
dans le tombeau, sinon que, «la tête du Christ étant
Dieu», comme l’affirme Paul (1 Co 11, 3), les incompréhensibles
mystères de la divinité sont hors de la portée de
nos faibles connaissances humaines, et que sa puissance transcende la nature
créée? Il faut d’ailleurs remarquer que selon le récit,
le suaire n’est pas seulement trouvé à part, mais aussi roulé
dans un autre endroit. Or une toile roulée, on n’en voit ni le commencement
ni la fin. Il est donc bien à propos que le suaire de la tête
ait été trouvé roulé, puisque la grandeur de
la divinité n’a pas plus commencé à exister qu’elle
n’a cessé d’être. Elle ne commence pas par une naissance,
et elle n’est pas resserrée par un terme.
4. Le texte ajoute : «Dans
un autre endroit»1. C’est fort bien dit, car Dieu n’est pas dans
la division des esprits : Dieu est dans l’unité, et seuls méritent
d’obtenir sa grâce ceux qui ne se séparent pas les uns des
autres par des schismes qui scandalisent [les âmes].
Mais comme les travailleurs se servent
habituellement d’un suaire pour essuyer leur sueur, le mot «suaire»
peut aussi exprimer la peine laborieuse de Dieu. Sans doute Dieu demeure-t-il
en lui-même dans un continuel et immuable repos, mais il ne nous
révèle pas moins la peine laborieuse qu’il éprouve
à porter les terribles dépravations des hommes. C’est ainsi
qu’il affirme par la voix du prophète : «J’ai peiné
à les supporter.» (Jr 6, 11). Dieu, apparu en notre chair,
a peiné du labeur inhérent à notre faiblesse. Et quand
les incroyants l’ont vu peiner du labeur de sa Passion, ils n’ont pas voulu
lui rendre un culte. Le voyant mortel en sa chair, ils ont refusé
de le croire immortel en sa divinité. D’où la parole de Jérémie
: «Tu leur rendras, Seigneur, selon les œuvres de leurs mains; tu
leur donneras ta peine en guise de bouclier pour leur cœur.» (Lm
3, 64-65). Les incroyants, qui méprisaient la peine que se donnait
le Seigneur dans sa Passion, s’en sont servi à la manière
d’un bouclier, pour éviter à leur cœur d’être pénétré
par les aiguillons de la prédication, en sorte que le fait même
de le voir peiner jusqu’à la mort empêchait ses paroles de
parvenir jusqu’à eux.
Ne sommes-nous pas nous-mêmes
les membres de notre tête, c’est-à-dire de Dieu? Aussi les
linges de son corps symbolisent-ils les bandelettes des pénibles
travaux qui enserrent ici-bas tous les élus, ses membres. Et le
suaire qui avait entouré sa tête se trouve à part,
car la Passion de notre Rédempteur est bien distincte de la nôtre
: il a souffert la sienne sans avoir commis de faute, tandis que nous subissons
la nôtre chargés de nos fautes. Cette mort à laquelle
nous n’allons que forcés, il a voulu de lui-même s’y livrer.
5. Le texte poursuit : «Alors
le disciple qui était arrivé le premier au tombeau entra
à son tour.» Après que Pierre fut entré, Jean
entra lui aussi. Il entra le second, alors qu’il était arrivé
le premier. Il faut remarquer, mes frères, qu’à la fin du
monde, même le peuple juif sera amené à la foi au Rédempteur,
comme l’atteste Paul : «…jusqu’à ce que la totalité
des païens soit entrée, et que de la sorte Israël soit
sauvé.» (Rm 11, 25-26)
«Il vit et il crut.»
Que faut-il donc, mes frères, que faut-il penser qu’il crut? Que
le Seigneur, qu’il cherchait, était ressuscité? Certainement
pas, puisque les ténèbres régnaient encore près
du tombeau, et que les paroles qui suivent disent le contraire : «Car
ils n’avaient pas encore compris l’Ecriture, selon laquelle il devait ressusciter
d’entre les morts.» Que vit donc Jean, et que crut-il? Il vit les
linges posés là, et il crut que, comme la femme l’avait dit,
le Seigneur avait été enlevé du tombeau.
Il nous faut apprécier ici
avec quelle magnifique sagesse Dieu a tout disposé : il a enflammé
les cœurs de ses disciples pour qu’ils cherchent, tout en permettant qu’ils
ne trouvent pas tout de suite. Ainsi, leur âme faible et tourmentée
de tristesse, en même temps qu’elle se purifiait pour trouver, devenait
aussi d’autant plus motivée pour conserver ce qu’elle cherchait
après l’avoir trouvé, qu’elle avait davantage tardé
à le découvrir.
6. Ayant parcouru rapidement, frères
très chers, le texte de notre évangile, il nous reste maintenant
à vous dire quelque chose de l’excellence d’une si grande solennité
[celle de Pâques]. N’est-ce pas bien à propos que je parle
d’excellence pour cette solennité, qui a le pas sur toutes les autres?
Et de même que l’Ecriture Sainte dit, pour en marquer la grandeur,
«le Saint des Saints» ou «le Cantique des Cantiques»,
on peut à juste titre appeler cette fête la Solennité
des Solennités, puisqu’elle nous est donnée comme l’exemplaire
type de notre résurrection, nous ayant ouvert l’espérance
de la patrie céleste et permis d’anticiper déjà sur
la gloire du Royaume d’en haut. Par elle, les élus sont ramenés
aux douceurs du paradis, car même s’ils jouissaient d’une pleine
tranquillité, ils n’en étaient pas moins retenus dans la
prison des enfers. Le Seigneur a accompli en sa Résurrection ce
qu’il avait déclaré avant sa Passion : «Lorsque j’aurai
été élevé de terre, j’attirerai tout à
moi.» (Jn 12, 32). Il a tout attiré à lui, ne laissant
aucun de ses élus aux enfers. Il a tout emmené, à
savoir tous ses élus. En effet, en ressuscitant, le Seigneur n’a
pas régénéré par son pardon les incroyants,
ni ceux qui étaient condamnés pour leurs fautes aux supplices
éternels. Mais il a arraché de la prison des enfers ceux
qu’il a reconnus comme lui appartenant par leur foi et leurs œuvres.
C’est pourquoi il dit aussi avec
raison, par la voix d’Osée : «Mort, je serai ta mort; enfer,
je serai ta morsure.
(Os 13, 14). Tuer, c’est faire cesser
d’exister quelque chose; mordre, c’est arracher une partie et en laisser
une autre. Ainsi, puisque le Seigneur a entièrement tué la
mort en ses élus, il a été la mort de leur mort. Mais
parce qu’il n’a enlevé qu’une partie de l’enfer et en a laissé
une autre, il n’a pas entièrement tué l’enfer, se contentant
de le mordre. Il affirme donc : «Mort, je serai ta mort.» C’est
comme s’il disait clairement : «Je serai ta mort, car je te supprime
entièrement en mes élus; enfer, je serai ta morsure, puisqu’en
t’enlevant mes élus, je te déchire en partie.»
Quelle est donc cette solennité
qui a brisé la prison des enfers et nous a ouvert les portes du
Royaume céleste? Enquérons-nous plus à fond de son
nom. Interrogeons le prédicateur éminent [Paul].
7. Voyons ce qu’il nous a fait connaître
de sa pensée : «Le Christ, notre Pâque, a été
immolé.» (1 Co 5, 7). Si le Christ est notre Pâque,
nous devons examiner ce que la Loi dit de la Pâque, afin de rechercher
plus à fond si cela peut s’appliquer au Christ.
Voici ce que dit Moïse : «On
prendra du sang de l’agneau, et l’on en mettra sur les deux montants et
sur le linteau de la porte des maisons dans lesquelles on le mangera; et
l’on mangera, cette nuit-là, les chairs rôties au feu avec
des pains sans levain et des laitues sauvages. Vous n’en mangerez rien
cru, ni cuit à l’eau, mais seulement rôti au feu. Vous dévorerez
la tête avec les pieds et les entrailles, et il n’en restera rien
au matin. S’il en reste quelque chose, vous le brûlerez au feu.»
Et Moïse ajoute: «C’est ainsi que vous le mangerez : vous vous
ceindrez les reins, vous aurez les sandales aux pieds, le bâton à
la main, et vous le mangerez à la hâte.» (Ex 12, 7-11).
Toutes ces choses deviendront pour nous très édifiantes si
nous en expliquons le sens mystique.
Ce qu’est le sang de l’agneau, ce
n’est plus pour en avoir entendu parler que vous avez appris à le
connaître, mais pour en avoir bu2. Ce sang, on en met sur les deux
montants de la porte lorsqu’on ne l’absorbe pas seulement par la bouche
du corps, mais aussi par celle du cœur. On met le sang de l’agneau sur
les deux montants de la porte quand, recevant pour son salut le sacrement
de la Passion du Seigneur, on pense aussi de tout son esprit à l’imiter.
Car celui qui reçoit le sang de son Rédempteur sans vouloir
pour autant imiter sa Passion ne met ce sang que sur un seul montant, alors
qu’il lui faudrait en mettre aussi sur le linteau de la porte des maisons.
Les maisons, au sens spirituel, ne signifient-elles pas nos esprits, que
nous habitons par la pensée? Et le linteau de telles maisons, c’est
la volonté qui préside à notre action. Ainsi, celui
qui applique sa volonté et sa pensée à imiter la Passion
du Seigneur met le sang de l’agneau sur le linteau de sa maison. A moins
que nos maisons ne soient nos corps eux-mêmes, en lesquels nous habitons
tant que nous vivons : nous mettons le sang de l’agneau sur le linteau
de la maison lorsque nous portons sur notre front la croix de sa Passion.3
Le texte ajoute encore à
propos de cet agneau : «Et l’on mangera, cette nuit-là, les
chairs rôties au feu.» C’est bien la nuit que nous mangeons
l’Agneau, puisque nous ne recevons le corps du Seigneur que sacramentellement,
sans que nous puissions encore voir les consciences les uns des autres.4
Ses chairs doivent être rôties
au feu : dans une cuisson à l’eau, les chairs se délitent
sous l’action du feu, tandis qu’elles se raffermissent si elles sont grillées
au feu sans eau. Elles ont bien été grillées au feu,
les chairs de notre Agneau, car c’est la véhémence même
de sa Passion qui lui a conféré plus de puissance en sa Résurrection
et l’a rendu plus ferme en son incorruptibilité. Les chairs de celui
qui fut revigoré par la mort ont donc été raffermies
par le feu. C’est pourquoi le psalmiste affirme : «Ma force s’est
desséchée comme un tesson de poterie.» (Ps 22, 16).
Avant de passer au feu, le tesson de poterie n’est que de la terre molle.
C’est le feu qui le solidifie. Ainsi, la vertu de l’humanité du
Seigneur s’est desséchée comme un tesson, puisque le feu
de la Passion lui a communiqué une vertu d’incorruptibilité.
8. La seule réception des
sacrements de notre Rédempteur ne suffit pas à en célébrer
vraiment la solennité, si nous n’y ajoutons aussi les bonnes œuvres.
A quoi bon, en effet, recevoir par la bouche le corps et le sang du Seigneur,
si l’on s’oppose à lui par de mauvaises mœurs? C’est pourquoi le
texte ajoute qu’il faut manger également «des pains sans levain
et des laitues sauvages». Manger des pains sans levain, c’est accomplir
des œuvres justes sans les corrompre par la vaine gloire, c’est observer
les commandements de miséricorde sans y mêler le péché,
de peur de dévier, par la perversion, ce qu’on avait, pour ainsi
dire, construit bien droit. C’était ce même ferment du péché
qu’avaient mélangé à leurs bonnes actions ceux que
le Seigneur blâmait par la voix du prophète, en leur disant
: «Allez à Béthel et agissez comme des impies.»
Et un peu plus loin : «Et offrez un sacrifice de louange avec du
levain.» (Am 4, 4-5). Offrir un sacrifice de louange avec du levain,
c’est préparer un sacrifice à Dieu avec le produit de la
rapine. Quant aux laitues sauvages, elles sont fort amères. Les
chairs de l’agneau doivent donc être mangées avec des laitues
sauvages, en ce sens que nous devons verser des larmes pour nos péchés
quand nous recevons le corps du Rédempteur, afin que l’amertume
de notre pénitence purge notre estomac spirituel des humeurs que
notre vie désordonnée y a introduites.
Et le texte d’ajouter : «Vous
n’en mangerez rien cru, ni cuit à l’eau.» Voici que les paroles
mêmes de ce récit nous rejettent loin d’une interprétation
littérale. Serait-ce donc, frères très chers, que
le peuple d’Israël ait eu coutume de manger l’agneau cru pendant son
séjour en Egypte, pour que la Loi lui dise : «Vous n’en mangerez
rien cru», et qu’elle ajoute : «Ni cuit à l’eau»?
Mais que signifie l’eau, sinon la science humaine? C’est ce qu’affirme
Salomon lorsqu’il met ces paroles dans la bouche des hérétiques
: «Les eaux dérobées sont plus douces.» (Pr 9,
17). Quant aux chairs crues de l’agneau, que symbolisent-elles, sinon l’humanité
du Seigneur, que notre esprit ne prend pas en considération, et
dont il détourne sa pensée et son respect? Car tout ce que
nous approfondissons par la pensée, nous le cuisons pour ainsi dire
en notre esprit. Mais la chair de l’agneau ne doit pas être mangée
crue, ni cuite à l’eau, parce qu’on ne doit pas plus considérer
notre Rédempteur comme un pur homme que sonder par l’humaine sagesse
comment Dieu a pu s’incarner. Ceux qui croient que notre Rédempteur
n’était qu’un pur homme, ne mangent-ils pas crues les chairs de
l’Agneau, puisqu’ils refusent de les cuire en considérant sa divinité?
Et ceux qui s’efforcent de pénétrer le mystère de
son Incarnation d’après l’humaine sagesse, veulent cuire à
l’eau les chairs de l’Agneau, c’est-à-dire éclaircir le mystère
de l’économie du salut au moyen de leur pauvre science impuissante.
Celui qui désire célébrer dans la joie les fêtes
pascales ne doit donc ni cuire l’Agneau à l’eau, ni le manger cru
: ni désirer pénétrer le mystère de son Incarnation
par l’humaine sagesse, ni croire en lui comme en un pur homme; mais il
lui faut manger les chairs de l’Agneau rôties au feu, c’est-à-dire
savoir que tout a été disposé par la puissance du
Saint-Esprit.
Notre texte ajoute alors bien à
propos : «Vous dévorerez la tête avec les pieds et les
entrailles.» Notre Rédempteur n’est-il pas en effet l’alpha
et l’oméga, c’est-à-dire Dieu avant les siècles et
homme à la fin des siècles? Nous vous l’avons déjà
dit, mes frères, nous avons appris tout à l’heure, grâce
au témoignage de Paul, que «la tête du Christ, c’est
Dieu». Manger la tête de l’Agneau, c’est donc reconnaître
sa divinité par la foi. Manger les pieds de l’Agneau, c’est suivre
son humanité à la trace en l’aimant et en l’imitant. Quant
aux entrailles, que sont-elles, sinon les commandements cachés et
symboliques contenus en ses paroles? Nous les dévorons lorsque nous
absorbons avidement les paroles de vie. Ce mot «dévorer»
nous reproche assurément notre paresseuse inertie : nous qui d’une
part, ne nous enquérons pas de ses paroles et de ses mystères,
et d’autre part, ne les écoutons qu’à regret quand d’autres
nous les exposent.
«Et il n’en restera rien au
matin», puisqu’il nous faut scruter les paroles du Seigneur avec
beaucoup de soin, de telle manière que tout ce qu’il nous commande,
nous l’assimilions dans la nuit de la vie présente en nous appliquant
à le comprendre et à le mettre en pratique, avant que n’apparaisse
le jour de la résurrection. Mais comme il est très difficile
de parvenir à comprendre toute la Sainte Ecriture et à assimiler
tout son mystère, le texte ajoute avec raison : «S’il en reste
quelque chose, vous le brûlerez au feu.» Pour nous, brûler
au feu ce qui reste de l’Agneau, c’est réserver humblement à
la puissance du Saint-Esprit ce que nous ne pouvons pas comprendre ou assimiler
dans le mystère de l’Incarnation, de sorte qu’on n’ait pas l’orgueil
de mépriser ou de refuser ce qu’on ne comprend pas, mais qu’on le
passe au feu, en le réservant au Saint-Esprit.
9. Puisque nous voilà renseignés
sur la manière dont il faut manger la Pâque, apprenons maintenant
en quelles dispositions on doit le faire. Le texte poursuit : «C’est
ainsi que vous le mangerez : vous vous ceindrez les reins.» Que désignent
les reins, sinon la délectation de la chair? C’est pourquoi le psalmiste
fait cette prière : «Passe mes reins au feu.» (Ps 26,
2). S’il ne savait pas que le désir charnel a son siège dans
les reins, il ne demanderait pas à Dieu de passer ceux-ci au feu.
Et parce que le pouvoir du diable sur le genre humain a surtout prévalu
par la luxure, le Seigneur prononce à son sujet cette parole : «Sa
force est dans ses reins.» (Jb 40, 16). Manger la Pâque exige
donc d’avoir les reins ceints, en sorte que célébrant la
solennité de la Résurrection et de l’incorruptibilité,
on ne se rende plus l’esclave d’aucune corruption par ses vices, on domine
entièrement la volupté et on éloigne sa chair de la
luxure. Car celui que son incontinence soumet encore à la corruption,
ne sait pas ce qu’est cette solennité de l’incorruptibilité.
Ces paroles sont dures à entendre pour certains, mais elle est étroite,
la porte qui mène à la vie (cf. Mt 7, 14). Et nous avons
déjà beaucoup d’exemples de personnes qui ont vécu
chastement.
C’est pourquoi il est encore ajouté
fort à propos : «Vous aurez les sandales aux pieds.»
Les pieds, en effet, ce sont nos œuvres, et les sandales, des peaux d’animaux
morts qui nous renforcent les pieds. Ces animaux morts dont les peaux nous
renforcent les pieds, ce sont les anciens Pères qui nous ont précédés
dans la patrie éternelle. Nous renforçons les pieds de nos
œuvres par la méditation de leurs exemples. Avoir les sandales aux
pieds, c’est donc méditer la vie de ces morts et préserver
nos pas de la blessure du péché.
«Le bâton à la
main.» Que désigne la Loi par le bâton, sinon la charge
pastorale? Il faut remarquer que la Loi nous prescrit d’abord de ceindre
nos reins, et après seulement, de tenir notre bâton : ne doivent
assumer le soin des âmes que ceux qui ont d’abord su dominer dans
leur corps les faiblesses de la luxure, afin que prêchant aux autres
le courage, ils n’aillent pas eux-mêmes succomber lâchement
aux désirs sensuels.
Le texte ajoute avec raison : «Et
vous le mangerez à la hâte.» Remarquez, frères
très chers, remarquez bien l’expression «à la hâte».
Les commandements de Dieu, les mystères du Rédempteur, les
joies de la patrie céleste, hâtez-vous de les connaître.
Et hâtez-vous d’accomplir les préceptes de vie. Qu’il soit
encore possible de faire le bien aujourd’hui, nous le savons; si cela le
sera demain, nous l’ignorons. Mangez donc la Pâque à la hâte,
c’est-à-dire aspirez aux fêtes de la patrie céleste.
Que personne ne s’endorme dans le chemin de cette vie, de crainte de perdre
sa place dans la patrie. Que personne n’apporte de retard dans l’exécution
de ses desseins, mais que tous achèvent ce qu’ils ont entrepris,
de peur de ne pouvoir finir ce qu’ils commencent. Si nous ne mettons pas
de paresse à aimer Dieu, c’est celui même que nous aimons,
Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous aidera, lui qui, étant
Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit,
dans tous les siècles des siècles. Amen.
______________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
Homélie 23
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Pierre, apôtre,
le lendemain de Pâques
16 avril 591
L’apparition aux disciples d’Emmaüs
Au lendemain de Pâques, l’auditoire
est plus clairsemé, mais aussi plus fervent. Saint Grégoire
allège donc son discours habituel. Il se dispense d’un commentaire
exégétique détaillé. Le long évangile
où le Christ se fait reconnaître des disciples d’Emmaüs
lui fournit l’occasion de chanter les louanges de la grande vertu d’hospitalité.
Ces deux disciples aimaient Jésus
: il leur offre sa présence. Ils doutaient de lui : il ne s’en laisse
pas reconnaître. Ils lui proposent l’hospitalité, et il leur
révèle son identité à la fraction du pain.
Ce n’est donc pas en entendant les commandements de Dieu qu’ils sont éclairés,
mais en les mettant en pratique. Pour comprendre davantage, commençons
par mettre en pratique ce que nous avons déjà compris. Aimons
l’hospitalité, par laquelle nous donnons asile au Christ caché
dans le voyageur, comme cela arriva effectivement à un bon père
de famille, dont le prédicateur raconte l’histoire.
Fidèle à son habitude,
il conclut sur la perspective du jugement dernier : «Voici que le
Seigneur venant pour le jugement dira : ‹Ce que vous avez fait à
l’un des plus petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez
fait.›» Phrase capitale pour apprécier l’action et la pensée
du saint pape. Fasciné par la venue prochaine du Juge et l’imminence
de la fin du monde, il ne s’éloigne pourtant pas du siècle,
et poursuit sans relâche son action sociale multiforme. Certains
historiens se sont étonnés que la tension eschatologique
ne le poussât pas à se désintéresser des choses
de la terre. Grégoire ne demande qu’à leur expliquer cet
apparent paradoxe. Le monde est proche de son terme. Aussi devons-nous
mépriser comme caduc tout ce qu’il nous propose, et prendre nos
distances par rapport aux puissants de l’heure, destinés à
disparaître. Cependant, la fin du monde va amener la venue de notre
Juge, qui considérera tout ce que nous avons fait pour nos frères
comme si nous l’avions fait pour lui. C’est donc l’approche même
de ce qu’il croit être la fin du monde qui engage le pape à
l’action sociale.
Lc 24, 13-35
En ce temps-là, deux disciples
de Jésus faisaient route, ce même jour, vers un village du
nom d’Emmaüs, situé à soixante stades de Jérusalem,
et ils parlaient entre eux de tout ce qui était arrivé. Pendant
qu’ils discouraient, échangeant leurs pensées, Jésus
lui-même, s’approchant, fit route avec eux. Mais leurs yeux étaient
empêchés de le reconnaître. Il leur dit : «De
quoi vous entretenez-vous ainsi en marchant, que vous soyez tout tristes?»
L’un d’eux, nommé Cléophas, lui répondit : «Tu
es bien le seul de passage à Jérusalem à ne pas savoir
ce qui y est arrivé ces jours-ci.» Il leur dit : «Quoi
donc?» Ils répondirent : «Ce qui concerne Jésus
de Nazareth, qui était un prophète puissant en œuvres et
en paroles devant Dieu et devant tout le peuple. Et comment les grands-prêtres
et nos chefs l’ont livré pour être condamné à
mort et l’ont crucifié. Quant à nous, nous espérions
que ce serait lui qui délivrerait Israël, mais avec tout cela,
c’est aujourd’hui le troisième jour que ces choses sont arrivées.
Cependant, quelques-unes des femmes qui sont avec nous nous ont fait peur
: avant le jour, elles sont allées au tombeau, et n’ayant pas trouvé
son corps, elles sont venues dire qu’elles avaient vu des anges, qui leur
ont affirmé qu’il était vivant. Quelques-uns des nôtres
sont allés au tombeau et ont trouvé toutes choses comme les
femmes l’avaient dit; mais lui, ils ne l’ont pas trouvé.»
Alors Jésus leur dit : «O hommes sans intelligence, et dont
le cœur est lent à croire tout ce qu’ont annoncé les prophètes!
Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ainsi pour entrer dans sa
gloire?» Puis, commençant par Moïse et parcourant les
prophètes, il leur interpréta dans toutes les Ecritures les
passages qui le concernaient.
Ils approchaient alors du village
vers où ils se rendaient. Et lui feignit d’aller plus loin. Mais
ils le pressèrent, en disant : «Reste avec nous, car il se
fait tard, et déjà le jour baisse.» Et il entra avec
eux. Or, pendant qu’il était à table avec eux, il prit du
pain, le bénit, puis le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux
s’ouvrirent et ils le reconnurent, mais lui devint invisible à leurs
yeux. Et ils se dirent l’un à l’autre : «Notre cœur n’était-il
pas tout brûlant au-dedans de nous, pendant qu’il nous parlait en
chemin et qu’il nous expliquait les Ecritures?» Se levant à
l’heure même, ils retournèrent à Jérusalem,
où ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons,
qui leur dirent : «Le Seigneur est vraiment ressuscité, et
il est apparu à Simon.» Eux-mêmes racontèrent
ce qui était arrivé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu
à la fraction du pain.
Pour vous qui prenez la peine de
participer aux fêtes de chaque jour, il n’est pas opportun d’en dire
beaucoup; et le peu que j’en dirai n’en sera peut-être que plus utile,
car il arrive souvent qu’on mange d’autant meilleur appétit que
les aliments sont servis en quantité moindre. Je me suis donc résolu
à vous donner le sens général de l’évangile
qui vous a été lu, sans le suivre mot par mot, pour ne pas
risquer d’être à charge à votre charité par
une interminable explication de texte.
Vous venez de l’entendre, frères
très chers : aux deux disciples qui marchaient sur la route et qui,
tout en ne croyant pas en lui, parlaient pourtant de lui, le Seigneur est
apparu, sans toutefois se montrer à eux sous une forme qu’ils pussent
reconnaître. Le Seigneur a donc réalisé à l’extérieur,
aux yeux du corps, ce qui en eux s’accomplissait à l’intérieur,
aux yeux du cœur. A l’intérieur d’eux-mêmes, les disciples
aimaient et doutaient tout à la fois; à l’extérieur,
le Seigneur leur était présent sans cependant manifester
qui il était. A ceux qui parlaient de lui, il offrait sa présence;
mais à ceux qui doutaient de lui, il cachait son aspect familier,
qui leur aurait permis de le reconnaître. Il échangea quelques
paroles avec eux, leur reprocha leur lenteur à comprendre, leur
expliqua les mystères de l’Ecriture Sainte le concernant, et pourtant,
leur cœur lui demeurant étranger par manque de foi, il feignit d’aller
plus loin. Feindre [Fingere] peut aussi vouloir dire [en latin] modeler;
c’est pourquoi nous appelons les modeleurs de terre des potiers [Figuli].
La Vérité, qui est simple, n’a donc rien fait avec duplicité,
mais elle s’est simplement manifestée aux disciples dans son corps
telle qu’elle était dans leur esprit.
Il fallait les éprouver pour
voir si, ne l’aimant pas encore comme Dieu, ils étaient du moins
capables de l’aimer comme voyageur. La Vérité cheminant avec
eux, ils ne pouvaient demeurer étrangers à l’amour : ils
lui proposèrent l’hospitalité, comme on le fait pour un voyageur.
Pourquoi d’ailleurs disons-nous qu’ils lui proposèrent, alors qu’il
est écrit dans notre évangile : «Ils le pressèrent.»
Cet exemple nous montre bien que nous ne devons pas seulement offrir l’hospitalité
aux voyageurs, mais les contraindre à l’accepter.
Les disciples mettent la table,
offrent de quoi manger; et Dieu, qu’ils n’avaient pas reconnu à
l’explication de l’Ecriture Sainte, ils le reconnaissent à la fraction
du pain.
2. Ce n’est donc pas en entendant
les commandements de Dieu qu’ils ont été éclairés,
mais en les mettant en pratique. N’est-il pas écrit : «Ce
ne sont pas ceux qui écoutent la Loi qui sont justes devant Dieu,
mais ceux qui la mettent en pratique seront justifiés.» (Rm
2, 13). Ainsi, celui qui veut comprendre ce qu’il a entendu doit se hâter
d’accomplir par ses œuvres ce qu’il a déjà réussi
à comprendre. Vous le voyez, le Seigneur n’a pas été
reconnu lorsqu’il parlait, mais il a daigné se laisser reconnaître
quand on lui a donné à manger. Aimez donc, frères
très chers, l’hospitalité, aimez les œuvres qu’inspire la
charité. Paul affirme à ce sujet : «Que la charité
fraternelle demeure en vous, et gardez-vous d’oublier l’hospitalité.
Car c’est par elle que certains se sont rendus agréables [à
Dieu] en hébergeant des anges.»
(He 13, 1-2). Pierre dit à
ce propos : «Soyez hospitaliers les uns pour les autres sans rechigner.»
(1 P 4, 9). Et la Vérité elle-même déclare :
«J’ai été étranger, et vous m’avez reçu.»
(Mt 25, 35)
Voici une histoire bien connue,
que nous a transmise le récit de nos anciens. Un père de
famille et toute sa maisonnée pratiquaient l’hospitalité
avec beaucoup de zèle, recevant quotidiennement des voyageurs à
leur table. Or il advint qu’un jour, un voyageur survenant parmi d’autres
fut conduit à table. Et comme le père de famille voulait,
selon une coutume pleine d’humilité, verser de l’eau sur les mains
de son hôte, s’étant retourné, il prit la cruche, mais
ne trouva plus, l’instant d’après, celui sur les mains duquel il
voulait verser l’eau. Tandis qu’il admirait la chose à part soi,
la nuit même, le Seigneur lui dit dans une vision : «Les autres
jours, tu m’as reçu dans mes membres, mais hier, c’est moi en personne
que tu as reçu.»
Voici que le Seigneur venant pour
le jugement dira : «Ce que vous avez fait à l’un des plus
petits d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait.»
(Mt 25, 40). Voici qu’avant ce jugement, lorsqu’on le reçoit dans
ses membres, il visite par lui-même ceux qui le reçoivent.
Et nous nous montrons pourtant si tièdes pour pratiquer l’hospitalité!
Considérez, mes frères, quelle grande vertu est l’hospitalité.
Recevez le Christ à vos tables, pour mériter d’être
reçus par lui au banquet éternel. Donnez asile aujourd’hui
au Christ qui se présente à vous en étranger, pour
qu’au jour du jugement, vous ne soyez pas pour lui comme des étrangers
qu’il ne connaît pas (cf. Lc 13, 25), mais qu’il vous reçoive
comme siens en son Royaume. Que lui-même nous aide à y parvenir,
lui qui, étant Dieu, vit et règne dans les siècles
des siècles. Amen.
Homélie 24
Prononcée devant le peuple
dans la basilique (hors-les-murs)
du bienheureux Laurent, martyr,
le mercredi de Pâques
18 avril 591
La deuxième pêche miraculeuse
Dans l’évangile du jour, saint
Jean relate l’apparition de Jésus ressuscité sur le rivage
du lac de Tibériade en plusieurs tableaux, qui inspirent les développements
successifs de cette Homélie. Saint Grégoire s’y emploie à
dégager le sens allégorique des principaux éléments
du récit, avant d’inviter ses auditeurs à vivre dans l’esprit
du Christ et dans la perspective du Ciel.
Pierre retourne pêcher : l’orateur
explique d’abord pourquoi il lui était permis de continuer à
exercer ce métier. Puis il expose subtilement le sens caché
de cette seconde pêche miraculeuse, et pourquoi c’est Pierre qui
tire le filet à terre. Maîtrisant parfaitement la symbolique
des nombres, le prédicateur énonce ensuite ce que figurent
les cent cinquante-trois gros poissons. Puis il nous éclaire sur
la signification du poisson grillé, du rayon de miel et du repas
que Jésus prend avec sept disciples. Si les conclusions exégétiques
que Grégoire parvient à tirer de réalités aussi
prosaïques nous surprennent, elles n’en sont pas moins fort consolantes,
puisque le saint nous assure que nos imperfections ne nous empêcheront
pas de prendre part au banquet du Ciel. Il y met cependant une condition…
Le passage sur les cent cinquante-trois
gros poissons nous permet d’évoquer la place du symbolisme des nombres
dans la pensée de notre auteur. En plein accord avec l’usage biblique
et la ligne suivie par les Pères précédents, il considère
le nombre comme un moyen de parvenir à la connaissance de la vérité
divine. Il dit ainsi dans notre Homélie : «L’évangéliste
ne prendrait pas la peine de formuler le nombre total [de poissons] avec
cette précision, s’il ne l’avait jugé plein de mystère
(plenum sacramento).» Toutes les données du symbolisme qu’il
met en œuvre, le pape les emprunte à la Sainte Ecriture (dix
1 Amor ipse notitia est. Pour l’âme, connaître Dieu n’est autre chose que l’aimer, parce qu’en ce cas c’est l’amour qui connaît. Per amorem agnoscimus, dit saint Grégoire dans les Morales (10, 13). Et Dom Gillet commente (Sources Chrétiennes 32 bis, Introduction, p. 36-38) : «[Dans l’acte de contemplation] l’intelligence est élevée au-dessus de ses modes habituels de connaître. […] Nous contemplons la beauté de commandements, sept dons du Saint-Esprit, trois personnes divines, etc.). C’est donc à l’intérieur d’un cadre fermement dessiné par la Parole divine qu’il construit son interprétation, d’ailleurs tout orientée à l’utilité de ses auditeurs. Rien en tout cela ne peut être qualifié de ridicule. Apprenons plutôt à y reconnaître un magnifique effort pour faire pénétrer les vérités de foi dans l’âme des fidèles, sous une forme qui leur soit facilement assimilable. Nos contemporains, si friands de jeux de chiffres et de lettres, y trouveront-ils à redire?
__________________________________
1 Amor ipse notitia est. Pour l’âme,
connaître Dieu n’est autre chose que l’aimer, parce qu’en ce cas
c’est l’amour qui connaît. Per amorem agnoscimus, dit saint Grégoire
dans les Morales (10, 13). Et Dom Gillet commente (Sources Chrétiennes
32 bis, Introduction, p. 36-38) : «[Dans l’acte de contemplation]
l’intelligence est élevée au-dessus de ses modes habituels
de connaître. […] Nous contemplons la beauté de notre Créateur
dans une connaissance d’amour.»
2 Jeu de mots facile à faire
sentir en accentuant les mots latins : amicus (ami) = á[ni]mi
cús[tos] (dépositaire de ses volontés).
3 Saint Grégoire se réfère
ici à Ex 17, 4 : «Moïse cria vers le Seigneur en disant
: ‹Que ferai-je pour ce peuple? Encore un peu, et ils me lapideront.›»
Nous n’y lisons toutefois pas que Moïse ait été effectivement
lapidé.
Jn 21, 1-14
En ce temps-là, Jésus
apparut de nouveau à ses disciples au bord de la mer de Tibériade.
Il apparut ainsi : Simon-Pierre, Thomas, appelé Didyme, Nathanaël,
qui était de Cana en Galilée, les fils de Zébédée
et deux autres de ses disciples étaient ensemble. Simon-Pierre leur
dit : «Je vais pêcher.» Ils lui dirent : «Nous
allons nous aussi avec toi.» Ils sortirent donc et montèrent
dans la barque; mais ils ne prirent rien cette nuit-là.
Le matin venu, Jésus se trouva
sur le rivage, mais les disciples ne savaient pas que c’était Jésus.
Or Jésus leur dit : «Enfants, n’avez-vous rien à manger?»
Ils lui répondirent : «Non.» Il leur dit alors : «Jetez
le filet à droite de la barque, et vous trouverez.» Ils le
jetèrent donc, et voilà qu’ils ne pouvaient plus le tirer,
à cause de la multitude de poissons. Alors le disciple que Jésus
aimait dit à Pierre : «C’est le Seigneur.» Simon-Pierre,
ayant entendu que c’était le Seigneur, mit sa tunique — car il était
nu — et se jeta dans la mer. Les autres disciples vinrent avec la barque
— ils étaient peu éloignés de la terre : environ deux
cents coudées — et ils tirèrent le filet plein de poissons.
Lorsqu’ils furent descendus à
terre, ils virent là des charbons allumés, du poisson mis
dessus et du pain. Jésus leur dit : «Apportez des poissons
que vous venez de prendre.» Simon-Pierre monta dans la barque et
tira à terre le filet rempli de cent cinquante-trois gros poissons.
Et malgré leur nombre, le filet ne se rompit pas. Jésus leur
dit : «Venez manger.» Et aucun de ceux qui s’étaient
mis à table n’osait lui demander : «Qui es-tu?» Car
ils savaient que c’était le Seigneur. Jésus vint, prit le
pain et le leur donna, et il fit de même du poisson. C’était
déjà la troisième apparition de Jésus à
ses disciples depuis qu’il était ressuscité des morts.
Le passage du Saint Evangile que
vos oreilles viennent d’entendre lire, mes frères, pousse notre
âme à se poser une question, et l’invite par le fait même
à faire preuve de discernement. On peut en effet se demander pourquoi
Pierre, qui avait été pêcheur avant sa conversion,
est retourné à la pêche après sa conversion,
et pourquoi il est revenu à ce qu’il avait quitté, alors
que la Vérité déclare : «Celui qui met la main
à la charrue et regarde en arrière n’est pas digne du Royaume
de Dieu.» (Lc 9, 62). Mais si l’on a recours à la vertu de
discernement, on voit vite que ce ne fut pas une faute [pour Pierre] de
revenir, après sa conversion, à un métier qu’il exerçait
sans péché avant sa conversion. Pierre, nous le savons, était
pêcheur, et Matthieu percepteur d’impôts; or si Pierre retourna
à son métier de pêcheur après sa conversion,
Matthieu, lui, ne reprit pas sa charge de percepteur. Car tirer sa subsistance
de la pêche est une chose, accroître sa fortune par les gains
de la perception des impôts en est une autre. Il y a en effet bon
nombre de métiers qu’il est à peu près ou même
tout à fait impossible d’exercer sans pécher. A ces métiers
qui entraînent au péché, l’âme doit absolument
s’interdire de retourner après sa conversion.
2. On peut aussi se demander pourquoi,
après sa Résurrection, tandis que ses disciples peinaient
en mer, le Seigneur s’est tenu sur le rivage, lui qui, avant sa Résurrection,
avait marché sur les flots sous les yeux de ses disciples (cf. Mt
14, 25). On en saisit vite la raison en considérant la cause sous-jacente
à cette différence. En effet, que symbolise la mer, sinon
le monde présent, battu par les flots tumultueux des affaires et
les remous de cette vie corruptible? Et que représente la fermeté
du rivage, sinon la pérennité du repos éternel? Les
disciples peinaient donc en mer, puisqu’ils étaient encore pris
dans les flots de la vie mortelle. Mais notre Rédempteur, après
sa Résurrection, se tenait sur le rivage, parce qu’il avait déjà
échappé à la corruptibilité de la chair. C’est
comme s’il avait voulu se servir de ces choses pour parler à ses
disciples du mystère même de sa Résurrection, en leur
disant : «Je ne vous apparais plus sur la mer, car je ne suis plus
avec vous dans l’agitation des flots.» C’est dans le même sens
qu’en un autre endroit, il a affirmé à ces mêmes disciples
après sa Résurrection : «Je vous ai dit ces choses
quand j’étais encore avec vous.» (Lc 24, 44). Ce n’est pas
qu’il ne fût plus avec eux : son corps était présent
et leur apparaissait; il déclarait pourtant ne plus être avec
eux, puisqu’il s’était éloigné de leur corps mortel
par l’immortalité de sa chair. Le Seigneur, en ce passage, disait
à ses disciples ne plus être avec eux, bien qu’il se trouvât
au milieu d’eux; ici [en notre évangile], c’est la même chose
qu’il signale par la position de son corps, lorsqu’aux yeux des disciples
qui naviguent encore, il se montre désormais établi sur le
rivage.
3. Grande fut pour les disciples
la difficulté de la pêche, pour qu’à la venue du Maître,
grande aussi soit la mesure de leur admiration. Jésus dit aussitôt
: «Jetez le filet à droite de la barque, et vous trouverez.»
Le Saint Evangile rapporte par deux fois que le Seigneur a commandé
de jeter les filets pour pêcher : l’une avant sa Passion, l’autre
après sa Résurrection. Mais tandis qu’avant la Passion et
la Résurrection, notre Rédempteur a ordonné de jeter
les filets pour pêcher sans préciser s’ils devaient l’être
à droite ou à gauche, lors de son apparition aux disciples
après la Résurrection, il commande de jeter le filet à
droite. Dans la première pêche, on prend tant de poissons
que les filets se rompent; dans la seconde, on en prend beaucoup, mais
les filets ne se rompent pas.
Qui ne sait que la droite signifie
les bons, et la gauche les mauvais? La première pêche, où
l’on ne prescrit pas de jeter le filet d’un côté plutôt
que de l’autre, symbolise donc l’Eglise présente : elle ramasse
les bons avec les méchants, sans choisir ceux qu’elle entraîne,
puisqu’aussi bien elle ignore ceux qu’elle peut choisir. Dans l’autre pêche,
qui a lieu après la Résurrection du Seigneur, le filet est
jeté à droite, et à droite seulement, car seule parvient
à la vision de la splendeur de la gloire du Seigneur l’Eglise des
élus, en qui l’on ne trouve rien des actions de la gauche1.
Si le filet est rompu dans la première
pêche par le grand nombre des poissons, c’est que parmi les élus
qui s’avancent aujourd’hui pour confesser la foi, se mêlent aussi
beaucoup de réprouvés, qui déchirent l’Eglise par
des hérésies. Mais si dans la seconde pêche, on prend
des poissons à la fois nombreux et gros sans que pourtant le filet
se rompe, c’est que les schismes ne peuvent plus déchirer la sainte
Eglise des élus, celle qui repose à jamais dans la paix de
son Fondateur.
4. Après la prise de tant
de gros poissons, «Simon-Pierre monta dans la barque et tira à
terre le filet». Je suppose que votre charité saisit pourquoi
ce fut Pierre qui tira le filet à terre. C’est à lui, en
effet, que la sainte Eglise a été confiée, c’est à
lui qu’il a été dit personnellement : «Simon, fils
de Jean, m’aimes-tu? Pais mes brebis.» (Jn 21, 16). Ainsi, ce qui
par la suite fut clairement énoncé en paroles est maintenant
signifié par une action. C’est le prédicateur de l’Eglise
qui nous sépare des flots de ce monde; il est donc nécessaire
que Pierre mène à terre le filet plein de poissons. Et il
a tiré en personne les poissons sur la terre ferme du rivage, puisqu’il
a fait connaître aux fidèles, par sa sainte prédication,
l’immutabilité de la patrie éternelle. Il l’a fait par ses
paroles comme par ses épîtres, il le fait encore chaque jour
par ses miracles. Toutes les fois qu’il nous porte à l’amour du
repos éternel, toutes les fois qu’il nous détache du tumulte
des choses terrestres, ne sommes-nous pas des poissons pris dans les filets
de la foi, qu’il tire au rivage?
En affirmant que le filet est rempli
de gros poissons, le texte en précise aussi la quantité,
à savoir cent cinquante-trois. Ce nombre renferme un grand mystère,
dont la profondeur même sollicite toute votre attention. En effet,
l’évangéliste ne prendrait pas la peine de formuler le nombre
total avec cette précision, s’il ne l’avait jugé plein de
mystère. Vous savez que tout ce que nous devons faire nous est prescrit,
dans l’Ancienne Alliance, par les dix commandements, tandis que dans la
Nouvelle, un nombre croissant de fidèles reçoit la force
d’accomplir les mêmes œuvres par la grâce septiforme de l’Esprit-Saint,
telle que l’a annoncée le prophète : «Esprit de sagesse
et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de science et
de piété, et Esprit de crainte du Seigneur, qui le remplira.»
(Is 11, 2). Mais on n’obtient d’agir par cet Esprit que si l’on adhère
à la foi trinitaire, croyant et confessant que le Père, le
Fils et ce même Esprit-Saint sont d’une seule et même puissance,
d’une seule et même substance. Et puisque sept [dons] — nous venons
d’en parler — nous sont accordés à profusion par le Nouveau
Testament, tandis que dix [commandements] nous sont imposés par
l’Ancien, toutes nos vertus et toutes nos œuvres peuvent être comprises
dans le dix et le sept. Multiplions dix et sept par trois, nous obtenons
cinquante et un : nombre qui renferme assurément un grand mystère,
car nous lisons dans l’Ancien Testament que la cinquantième année
doit être appelée une année jubilaire, pendant laquelle
le peuple entier se repose de tout travail (cf. Lv 25, 11). Mais le vrai
repos est dans l’unité, qui ne peut être divisée; en
effet, là où il y a une fissure de division, il n’y a pas
de vrai repos. Multiplions cinquante et un par trois, pour obtenir cent
cinquante-trois. Puisque toutes nos œuvres, accomplies dans la foi en la
Trinité, nous conduisent au repos, nous avons multiplié dix-sept
par trois, de manière à obtenir cinquante et un. Et notre
vrai repos étant atteint par la connaissance de la gloire de cette
même Trinité, que nous croyons fermement exister au sein de
l’unité divine, nous multiplions cinquante et un par trois et nous
tenons la somme totale des élus dans la patrie céleste, que
figure ce nombre de cent cinquante-trois poissons. Il convenait que le
filet jeté après la Résurrection du Seigneur prît
le nombre de poissons qu’il fallait pour désigner les élus
qui habitent la patrie céleste.
5. Par ailleurs, les passages d’Evangile
lus hier et aujourd’hui nous stimulent à chercher avec soin pourquoi
on y lit que le Seigneur, notre Rédempteur, a mangé du poisson
grillé après sa Résurrection. Ce qu’il a accompli
par deux fois ne peut être sans mystère. On nous a lu aujourd’hui
qu’il mangeait du pain et du poisson grillé, et dans la lecture
d’hier, c’était du poisson grillé avec un rayon de miel (cf.
Lc 24, 42-43). Que peut bien symboliser, à votre avis, le poisson
grillé [piscem assum], sinon le Médiateur entre Dieu et les
hommes, qui a souffert [passum]2? Car il a daigné se cacher dans
les eaux du genre humain; il a voulu se laisser prendre dans le filet de
notre mort et être, pour ainsi dire, rôti par la souffrance
au temps de sa Passion.
Mais celui qui a daigné se
faire poisson grillé en sa Passion s’est montré pour nous
rayon de miel en sa Résurrection. Et si dans le poisson grillé,
il a voulu figurer la souffrance de sa Passion, n’a-t-il pas voulu exprimer,
dans le rayon de miel, la double nature de sa personne? Un rayon de miel,
c’est du miel dans de la cire; et le miel dans la cire, c’est la divinité
dans l’humanité.
Cela n’est pas en désaccord
avec la lecture d’aujourd’hui : le Seigneur mange du poisson et du pain.
Celui qui a pu, en tant qu’homme, être grillé comme un poisson,
nous restaure de pain en tant que Dieu. Il l’a affirmé : «Je
suis le Pain vivant descendu du Ciel.» (Jn 6, 51). Il mange donc
du poisson grillé et du pain pour nous montrer, par ses aliments
mêmes, qu’il a accompli sa Passion en vertu de l’humanité
qu’il partage avec nous, et qu’il nous a procuré notre nourriture
en vertu de sa divinité.
Si nous regardons attentivement,
nous voyons aussi comment il nous convient de l’imiter. Car le Rédempteur
ne se révèle à nous, qui le suivons, que pour nous
ouvrir la voie et nous permettre de l’imiter. Notre-Seigneur a voulu, dans
son repas, joindre un rayon de miel au poisson grillé, parce qu’il
reçoit dans son corps pour l’éternel repos ceux qui, malgré
les tribulations qu’ils subissent ici-bas pour le Seigneur, ne perdent
pas l’amour de la douceur intérieure. Avec le poisson grillé,
il mange un rayon de miel, puisque ceux qui souffrent ici-bas pour la Vérité
sont rassasiés là-haut de la véritable douceur.
6. Il faut encore remarquer que
selon l’Evangile, le Seigneur a pris ce dernier repas avec sept de ses
disciples; il est en effet indiqué que Pierre, Thomas, Nathanaël,
les fils de Zébédée et deux autres de ses disciples
y étaient. Pourquoi le Seigneur célèbre-t-il le dernier
festin avec sept disciples, sinon pour enseigner que seuls ceux qui sont
remplis de la grâce septiforme du Saint-Esprit seront avec lui au
banquet éternel? Par ailleurs, c’est entre les sept jours que le
temps présent déroule son cours, et le nombre sept symbolise
souvent la perfection. Ceux-là donc, au dernier festin, se rassasient
de la présence de la Vérité, qui dépassent
maintenant les choses de la terre par leur zèle pour la perfection,
sans se laisser entraver par l’amour de ce monde, ni décourager
de mener à bien leurs désirs naissants, même si le
monde les trouble de mille manières par ses sollicitations.
C’est à propos de ce dernier
festin que Jean déclare en un autre passage : «Bienheureux
ceux qui sont appelés au souper des noces de l’Agneau.» (Ap
19, 9). S’il ne dit pas qu’ils sont appelés au déjeuner,
mais au souper, c’est que le festin de la fin du jour est le souper. Ceux
qui, au terme de la vie présente, parviennent au banquet de la contemplation
céleste, ne sont donc pas appelés au déjeuner de l’Agneau,
mais à son souper. Celui-ci est signifié par ce dernier festin,
auquel on nous indique que sept disciples étaient présents,
car c’est alors que le Seigneur, comme nous l’avons dit, restaure intérieurement
ceux qui, remplis ici-bas de la grâce septiforme, aspirent à
l’amour que leur infuse l’Esprit.
Faites donc ainsi, mes frères.
Désirez être comblés de la présence de cet Esprit.
Jugez, par l’état où vous êtes maintenant, de ce qui
peut vous arriver plus tard. Voyez si vous êtes remplis de cet Esprit,
afin de savoir si vous méritez de parvenir à ce festin. Car
assurément, quiconque n’est pas ici-bas régénéré
par l’Esprit n’aura pas là-haut de part au festin du banquet éternel.
Souvenez-vous de ce que Paul déclare
au sujet de cet Esprit : «Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ,
il n’appartient pas au Christ.» (Rm 8, 9). Cet Esprit d’amour est,
pour ainsi dire, un signe de notre appartenance à Dieu. Peut-il
en effet avoir l’Esprit du Christ, celui dont l’âme se laisse tirailler
par la haine, enfler par l’orgueil, emporter par la colère jusqu’à
l’égarement de l’esprit, torturer par l’avarice, ou amollir par
la luxure? Réalisez bien ce qu’est l’Esprit du Christ. C’est assurément
un Esprit qui nous fait aimer nos amis et nos ennemis, mépriser
les biens de la terre, brûler de désir pour ceux du Ciel,
châtier notre chair pour ses vices, empêcher notre âme
de suivre ses concupiscences. Voulez-vous savoir si vous êtes vraiment
à Dieu? Examinez bien qui vous possède. Voici que Paul nous
crie en toute vérité ce que nous vous avons dit : «Si
quelqu’un n’a pas l’esprit du Christ, il n’appartient pas au Christ.»
C’est comme s’il disait clairement : «Celui qui n’est pas dirigé
ici-bas par le Dieu qui l’habite ne pourra jouir plus tard de la vision
de la gloire divine.»
Mais, hélas! nous sommes
faibles pour accomplir ce qui vient de nous être dit, et loin encore
du sommet de la perfection. Eh bien, avançons chaque jour dans la
voie de Dieu au pas d’un saint désir. La Vérité nous
console, puisqu’elle fait dire au psalmiste : «Tes yeux m’ont vu
encore imparfait, mais sur ton livre, tous seront inscrits.» (Ps
139, 16). Notre imperfection ne nous causera donc pas de vrai dommage si,
engagés dans le chemin de Dieu, nous ne regardons pas vers ce qui
est passé, et si nous nous hâtons d’avancer vers ce qui nous
reste [à accomplir]. Car celui qui a la bonté d’allumer des
désirs en des âmes imparfaites les fortifiera un jour pour
les amener à la perfection, par Notre-Seigneur Jésus-Christ,
qui, étant Dieu, vit et règne avec lui dans l’unité
du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.
_________________________________
1 Si saint Grégoire exclut
ici les supérieurs, c’est, semble-t-il, parce qu’en plus de la nature
humaine, il nous faut honorer en eux l’autorité dont ils sont revêtus.
Nous ne devons donc pas seulement rendre honneur à leur nature faite
à l’image de Dieu, mais aussi à l’autorité que Dieu
leur a donnée sur nous.
Homélie 25
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Jean,
dite Constantinienne
20 avril 591 (vendredi de Pâques)
L’apparition à Marie-Madeleine
Saint Jean raconte l’apparition du
Christ ressuscité à sainte Marie-Madeleine, près du
tombeau : tout en pleurs, celle-ci croit le Seigneur enlevé, jusqu’au
moment où elle le reconnaît sous les traits de celui qu’elle
prenait pour le jardinier. Grégoire commente cette page d’Evangile
avec émotion. Il ne cache pas sa vénération pour Marie-Madeleine,
qu’il considère comme ne faisant qu’une avec la pécheresse
que saint Luc nous montre aux pieds de Jésus (cf. Lc 7, 36-50, passage
commenté dans l’Homélie 33) et avec Marie, sœur de Lazare.
Très heureusement, l’orateur rapproche Marie-Madeleine de l’Epouse
du Cantique des Cantiques. Amour, larmes et désir caractérisent
en effet ces deux personnages.
L’Homélie se présente
en deux parties : la première commente l’évangile verset
par verset; la seconde expose la doctrine de la Rédemption, victoire
du Christ sur la mort, Satan et le péché. La conclusion convie
les pécheurs à la pénitence.
I- (1-6) Pécheresse, Marie
a lavé par ses larmes la souillure de ses fautes. Elle reste seule
au tombeau après le départ des disciples, et mérite
ainsi de voir le Seigneur. Toute cette première partie de l’Homélie
est consacrée par saint Grégoire à chanter en Marie-Madeleine
la force immense de la charité quand elle embrase une âme.
On ne peut lire un tel passage sans se sentir gagné par le feu qui
brûlait dans le cœur du prédicateur.
II- (7-10) Passant ensuite à
un thème proprement théologique, le pape compare la Rédemption
à la pêche à l’hameçon de Léviathan,
dont parle Job. Le diable a mordu à l’appât de l’humanité
du Christ, et l’aiguillon de la divinité lui a perforé la
mâchoire, le contraignant ainsi à relâcher ses autres
proies. Grâce à quoi il nous est maintenant possible d’échapper
à sa gueule par la pénitence. Et c’est là que notre
orateur rejoint sainte Marie-Madeleine, dont il paraissait s’être
tant éloigné. Que d’exemples des miséricordes du Seigneur
nous sont donnés, s’écrie-t-il : Pierre, le larron, Zachée
et Marie. Comme eux, renaissons donc par les larmes et évitons désormais
le péché.
Jn 20, 11-18
En ce temps-là, Marie se tenait
près du tombeau, au-dehors, et pleurait. Tout en pleurant, elle
se pencha et regarda dans le tombeau; elle vit deux anges vêtus de
blanc, assis l’un à la tête, l’autre aux pieds de l’endroit
où l’on avait déposé le corps de Jésus. Ils
lui dirent : «Femme, pourquoi pleures-tu?» Elle leur dit :
«Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où
on l’a mis.» Ayant dit cela, elle se retourna et vit Jésus
debout, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus
lui dit : «Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?» Elle,
croyant que c’était le jardinier, lui dit : «Seigneur, si
c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je
le prendrai.» Jésus lui dit : «Marie!» Elle se
retourna alors et lui dit : «Rabboni!», c’est-à-dire
: «Maître». Jésus lui dit : «Ne me touche
pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père. Mais
va vers mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et
votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.» Marie-Madeleine
alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur et qu’il lui avait
dit ces choses.
Marie-Madeleine avait été
une pécheresse dans la ville. Mais en aimant la Vérité,
elle lava par ses larmes la souillure de ses fautes. Ainsi s’accomplit
la parole de la Vérité : «Ses nombreux péchés
lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé.» (Lc 7, 47).
Car elle que le péché avait d’abord maintenue dans la froideur,
l’amour la fit ensuite brûler ardemment.
Arrivée au tombeau et n’y
ayant pas trouvé le corps du Seigneur, elle crut qu’on l’avait enlevé,
et elle l’annonça aux disciples. Ceux-ci vinrent, constatèrent
et crurent qu’il en était bien comme cette femme le leur avait dit.
Le texte note alors à leur sujet : «Les disciples s’en retournèrent
donc chez eux.» (Jn 20, 10). Puis il ajoute : «Marie, elle,
se tenait près du tombeau, au-dehors, et pleurait.» Voilà
qui doit nous faire mesurer la force de l’amour qui embrasait l’âme
de cette femme. Les disciples s’éloignaient, mais elle, elle ne
s’éloignait pas du tombeau du Seigneur. Elle cherchait celui qu’elle
n’avait pas trouvé; elle pleurait en le cherchant, et enflammée
par le feu de son amour, elle brûlait du désir de celui qu’elle
croyait enlevé.
Ainsi arriva-t-il qu’elle fut alors
seule à le voir, elle qui était restée pour le chercher.
Car c’est bien la persévérance qui donne son efficacité
à la bonne œuvre. La Vérité ne l’affirme-t-elle pas
: «Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera
sauvé.» (Mt 10, 22). D’ailleurs, selon les préceptes
de la Loi, la queue de la victime devait être offerte en sacrifice,
parce que la queue est à l’extrémité du corps. Or
celui-là fait une bonne offrande qui conduit le sacrifice d’une
bonne œuvre à son achèvement normal. Dans le même sens,
on raconte que Joseph était seul parmi ses frères à
avoir une robe descendant jusqu’aux talons. Et une robe descendant jusqu’aux
talons représente la bonne œuvre menée à son terme.
2. Marie, tout en pleurant, se pencha
et regarda dans le tombeau. Assurément, elle avait déjà
vu que le tombeau était vide; elle avait déjà annoncé
l’enlèvement du Seigneur. Pourquoi donc se penche-t-elle encore?
Pourquoi désire-t-elle voir à nouveau? Mais c’est que pour
celui qui aime, regarder une fois ne suffit pas, car la force de l’amour
augmente la volonté de chercher. Elle a cherché d’abord sans
rien trouver; mais parce qu’elle a persévéré dans
sa recherche, elle a fini par trouver. Que s’est-il passé? Ses désirs
se sont accrus de n’être pas rassasiés, et en s’accroissant,
ils ont étreint ce qu’ils avaient trouvé. On retrouve là
ce que dit l’Eglise au sujet de l’Epoux dans le Cantique des Cantiques
: «Au lit, pendant la nuit, j’ai cherché celui qu’aime mon
âme. Je l’ai cherché, et je ne l’ai pas trouvé. Je
me lèverai et parcourrai la ville. Dans les rues et sur les places,
je chercherai celui que mon cœur aime.»
(Ct 3, 1-2). Et comme elle ne trouve
pas celui qu’elle cherche, elle répète : «Je l’ai cherché,
et je ne l’ai pas trouvé.» Mais quand on ne se lasse pas de
chercher, on ne tarde pas à trouver; c’est pourquoi elle ajoute
: «Les gardes m’ont rencontrée, ceux qui veillent sur la ville
: ‹Avez-vous vu celui qu’aime mon âme?› A peine les avais-je dépassés
que j’ai trouvé celui qu’aime mon âme.» (Ct 3, 3-4).
Nous cherchons le Bien-Aimé au lit lorsque dans les brefs moments
de repos de la vie présente, nous désirons avec ardeur notre
Rédempteur. C’est dans la nuit que nous le cherchons, parce que
même si notre âme veille en lui, nos yeux n’y voient encore
rien. Mais si quelqu’un n’a pas trouvé son Bien-Aimé, il
ne lui reste qu’à se lever et à parcourir la ville, c’est-à-dire
à passer en revue dans son âme la sainte Eglise des élus.
Qu’il le cherche par les rues et par les places, c’est-à-dire qu’il
examine ceux qui s’avancent par la voie étroite ou par la voie large,
afin de s’efforcer de découvrir en eux des traces du Bien-Aimé,
car il y a des actes de vertu à imiter même chez certains
séculiers.
Tandis que nous cherchons, les gardes
qui veillent sur la ville nous rencontrent, en ce sens que les saints Pères,
qui veillent sur l’Eglise, subviennent à nos bons désirs
de savoir et nous enseignent par leurs paroles et leurs écrits.
A peine les avons-nous dépassés que nous trouvons celui que
nous aimons, puisque même si notre Rédempteur fut par humilité
un homme parmi les hommes, il demeure cependant, par sa divinité,
au-dessus des hommes. Lorsque nous avons dépassé les gardes,
nous trouvons donc le Bien-Aimé, parce qu’en voyant que les prophètes
et les apôtres lui sont inférieurs, nous en venons à
le considérer comme au-dessus des hommes, lui qui est Dieu par nature.
Dieu commence par se faire chercher
sans se laisser trouver, afin qu’on le retienne plus étroitement
quand on l’a trouvé. En effet, ainsi que nous l’avons dit, les saints
désirs s’accroissent de n’être pas rassasiés tout de
suite. Si, au contraire, ils s’affaiblissent de n’être pas rassasiés
tout de suite, c’est qu’ils n’étaient pas de vrais désirs.
Quiconque a pu toucher la Vérité s’est embrasé de
cet amour. C’est pourquoi David s’écrie : «Mon âme a
soif du Dieu vivant. Quand viendrai-je et paraîtrai-je devant la
face de Dieu?» (Ps 42, 3). Et il nous adresse ce rappel pressant
: «Cherchez sa face constamment.» (Ps 105, 4). Le prophète
affirme de même : «Mon âme vous a désiré
pendant la nuit, et mon esprit veillera pour vous dès le matin,
au plus intime de moi.» (Is 26, 9). L’Eglise déclare également
dans le Cantique des Cantiques : «Moi, je suis blessée d’amour.»
(Ct 5, 8). Il est juste que l’Eglise soit guérie à la vue
du Médecin, elle qui le désire avec une telle ardeur qu’elle
porte en son cœur une blessure d’amour. Aussi dit-elle encore : «Mon
âme s’est fondue lorsque mon Bien-Aimé a parlé.»
(Ct 5, 6)
L’âme de celui qui ne cherche
pas la face de son Créateur reste froide en elle-même et s’endurcit
de mauvaise manière. Mais qu’elle commence à brûler
du désir de suivre celui qu’elle aime, et la voilà qui court,
toute fondue par ce feu de l’amour. Tourmentée par le désir,
elle en vient à ne plus attacher de valeur à tout ce qui
lui plaisait dans le monde; elle n’aime plus rien en dehors de son Créateur,
et ce qui auparavant la charmait lui devient dès lors terriblement
insupportable. Rien ne console sa tristesse tant qu’elle ne voit pas l’objet
de ses désirs. Elle s’afflige; la lumière elle-même
lui est en dégoût. Par un tel feu, la rouille de ses péchés
est décapée : comme l’or dont l’éclat s’est terni
à l’usage, l’âme embrasée retrouve son brillant par
cette chaleur brûlante.
3. Cette femme qui aime, qui se
penche à nouveau dans le tombeau qu’elle avait déjà
examiné, voyons à quel fruit aboutit la force de l’amour
qui la pousse à recommencer sa recherche : «Elle vit deux
anges vêtus de blanc, assis l’un à la tête, l’autre
aux pieds de l’endroit où l’on avait déposé le corps
de Jésus.» Pourquoi, en ce lieu qu’avait occupé le
corps du Seigneur, ces deux anges apparaissent-ils assis l’un à
la tête et l’autre aux pieds, sinon parce que le mot [grec] «ange»
signifie en latin «celui qui annonce»? Or, à l’issue
de sa Passion, il fallait annoncer celui qui est à la fois Dieu
avant les siècles et homme à la fin des siècles. Un
ange est pour ainsi dire assis à la tête, quand l’apôtre
Jean proclame : «Au commencement était le Verbe, et le Verbe
était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu.»
(Jn 1, 1). Et un ange est pour ainsi dire assis aux pieds, lorsque Jean
affirme : «Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi
nous.» (Jn 1, 14)
En ces deux anges, nous pouvons
encore reconnaître les deux Testaments : l’un qui précède,
l’autre qui suit. Ces anges sont en effet reliés l’un à l’autre
par la place qu’avait occupée le corps du Seigneur : puisque les
deux Testaments s’accordent pour annoncer un Seigneur incarné, mort
et ressuscité, c’est comme si l’Ancien Testament s’asseyait à
la tête, et le Nouveau aux pieds. C’est pourquoi les deux chérubins
qui couvrent [de leurs ailes] le propitiatoire se regardent l’un l’autre,
le visage tourné vers lui (cf. Ex 25, 20). Chérubin signifie
«plénitude de la connaissance». Que peuvent donc symboliser
les deux chérubins, sinon les deux Testaments? Quant au propitiatoire,
il figure le Seigneur incarné, de qui Jean déclare : «C’est
lui qui est victime de propitiation pour nos péchés.»
(1 Jn 2, 2). L’Ancien Testament annonce ce qui doit être accompli
par le Seigneur, et le Nouveau le proclame, une fois accompli. Ils sont
donc comme les deux chérubins : ils se regardent l’un l’autre en
tournant leur visage vers le propitiatoire. Car du fait qu’ils voient le
Seigneur incarné placé entre eux, leurs regards sont en harmonie,
puisqu’ils concordent dans tout ce qu’ils rapportent du mystère
de son plan de salut.
4. Les anges interrogent Marie :
«Femme, pourquoi pleures-tu?» Elle leur répond : «Parce
qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a
mis.» La Sainte Ecriture, qui fait couler en nous des larmes d’amour,
les adoucit pourtant, quand elle nous promet que nous verrons notre Rédempteur.
A propos de ce récit, remarquons
que la femme ne répond pas : «On a enlevé le corps
de mon Seigneur», mais : «On a enlevé mon Seigneur.»
La Sainte Ecriture exprime parfois le tout par la partie, ou la partie
par le tout. Par exemple, une partie signifie le tout lorsqu’il est écrit
au sujet des fils de Jacob : «Jacob descendit en Egypte avec soixante-dix
âmes.» (Gn 46, 27). Car ces âmes ne descendirent pas
en Egypte sans leur corps! Mais par l’âme seule, on désigne
l’homme tout entier, une partie exprimant le tout. Inversement, seul le
corps du Seigneur gisait dans le tombeau, et cependant, Marie ne cherchait
pas le corps du Seigneur, mais le Seigneur qui avait été
enlevé, le tout désignant la partie.
«Ayant dit cela, elle se retourna
et vit Jésus debout, mais elle ne savait pas que c’était
Jésus.» Notons-le, Marie, qui doutait encore de la Résurrection
du Seigneur, eut à se retourner pour voir Jésus. C’est que
son doute lui avait, pour ainsi dire, fait tourner le dos au Seigneur :
elle ne croyait pas du tout qu’il fût ressuscité. Mais parce
qu’elle aimait et doutait en même temps, elle le voyait sans le reconnaître;
l’amour le lui montrait, le doute le lui cachait. Son ignorance est encore
exprimée dans ce qui suit : «Elle ne savait pas que c’était
Jésus. Jésus lui dit : ‹Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?›»
Cette question sur la cause de sa douleur vise à augmenter son désir,
afin qu’en nommant celui qu’elle cherche, son amour s’embrase avec plus
d’ardeur. «Elle, croyant que c’était le jardinier, lui dit
: ‹Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu
l’as mis, et je le prendrai.›» Il se pourrait bien que cette femme,
tout en se trompant, puisqu’elle prenait Jésus pour le jardinier,
ne se soit pas [vraiment] trompée. N’était-il pas pour elle
un jardinier de l’âme? N’est-ce pas lui qui semait au cœur de Marie
la semence de son amour, pour y faire pousser de verdoyantes vertus?
5. Pourquoi donc, en voyant celui
qu’elle prenait pour le jardinier, lui dit-elle sans avoir encore précisé
qui elle cherchait : «Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté…»
Elle parle de lui sans l’avoir nommé, comme si elle avait déjà
désigné celui dont le désir provoquait ses larmes.
Mais n’est-ce pas dans l’âme l’effet habituel d’un violent amour,
que de se persuader que personne n’ignore celui auquel on pense sans cesse?
C’est avec raison que cette femme, qui ne dit pas qui elle cherche, dit
cependant : «Si c’est toi qui l’as emporté…», car elle
ne peut supposer inconnu d’autrui celui qu’un désir continuel lui
fait pleurer.
«Jésus lui dit : ‹Marie!›»
Il l’appelait tout à l’heure d’un nom commun à tout son sexe,
et elle ne le reconnaissait pas; maintenant, il l’appelle par son nom.
C’est comme s’il lui disait clairement : «Reconnais donc celui qui
te reconnaît.» Il fut déclaré à un homme
parfait lui aussi : «Je t’ai connu par ton nom.» (Ex 33, 12).
Homme est notre nom commun à tous, Moïse est un nom propre,
et le Seigneur lui affirme à juste titre qu’il le connaît
par son nom, comme pour lui dire clairement : «Je te connais, non
pas d’une manière globale comme tous les autres, mais d’une façon
toute particulière.» Et parce qu’elle s’entend ainsi appelée
par son nom, Marie reconnaît son Créateur et l’appelle aussitôt
«Rabboni», c’est-à-dire : «Maître»
: il était à la fois celui qu’elle cherchait au-dehors, et
celui qui au-dedans lui apprenait à chercher.
L’évangéliste n’ajoute
pas ce que fit la femme, mais on le devine à ce qu’elle entendit
Jésus lui dire : «Ne me touche pas, car je ne suis pas encore
remonté vers mon Père.» Ces paroles montrent que Marie
voulut embrasser les pieds de celui qu’elle avait reconnu. Mais le Maître
lui dit : «Ne me touche pas.» Ce n’est pas que le Seigneur
refuse d’être touché par des femmes après sa Résurrection,
puisqu’il est écrit des deux femmes venues à son tombeau
: «Elles s’approchèrent et tinrent ses pieds embrassés.»
(Mt 28, 9)
6. Mais la raison pour laquelle
il ne doit pas être touché est indiquée dans ce qui
suit : «Je ne suis pas encore remonté vers mon Père.»
En notre cœur, en effet, Jésus remonte vers son Père lorsque
nous le croyons égal au Père. Car dans le cœur de ceux qui
ne le croient pas égal au Père, le Seigneur n’est pas encore
remonté vers son Père. C’est donc celui qui croit le Fils
co-éternel au Père, qui touche véritablement Jésus.
Ainsi Jésus était-il déjà remonté vers
le Père dans le cœur de Paul, quand cet apôtre déclarait
: «Celui qui était de condition divine n’a pas considéré
comme une usurpation d’être l’égal de Dieu.» (Ph 2,
6). Jean, lui aussi, a touché notre Rédempteur des mains
de la foi, puisqu’il affirmait : «Au commencement était le
Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était
Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout a été
fait par lui.» (Jn 1, 1-3). Il touche donc le Seigneur, celui qui
le croit égal au Père par l’éternité de sa
substance.
Mais d’aucuns se posent peut-être
cette question sans l’exprimer : «Comment le Fils peut-il être
égal au Père?» L’humaine nature s’étonne, en
pareille matière, de ne pouvoir comprendre; il lui reste la possibilité
de reconnaître, à partir d’autres sujets d’étonnement,
que ce mystère est crédible. Car elle possède ce qu’il
lui faut pour découvrir rapidement une réponse à cette
question. Il est en effet certain que le Fils a créé sa mère,
et c’est pourtant dans son sein virginal qu’il a été créé
en son humanité. Pourquoi donc s’étonner qu’il soit égal
à son Père, celui qui a précédé sa mère?
Nous avons également appris, par le témoignage de Paul, que
«le Christ est Puissance de Dieu et Sagesse de Dieu» (1 Co
1, 24). Ainsi, penser que le Fils est inférieur au Père,
c’est faire un tort tout particulier au Père, en proclamant que
sa sagesse ne lui est pas égale. Quel homme puissant supporterait
sans broncher qu’on vienne lui dire : «Tu es grand, certes, mais
cependant, ta sagesse est plus petite que toi.» Le Seigneur lui-même
déclare : «Le Père et moi, nous sommes un.» (Jn
10, 30). Il affirme par ailleurs : «Le Père est plus grand
que moi» (Jn 14, 28), et il est aussi écrit de lui : «Il
était soumis» à ses parents (Lc 2, 51). Comment donc
s’étonner que le Fils se considère comme inférieur
à son Père du Ciel en vertu de son humanité, lui qui,
par elle, était déjà soumis à ses parents sur
terre?
C’est selon cette humanité
qu’il parle maintenant à Marie : «Va vers mes frères
et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers
mon Dieu et votre Dieu.» Puisqu’il dit «mon» puis «votre»,
pourquoi ne pas fusionner les deux en disant «notre»? C’est
qu’une telle distinction montre la différence de relation qui existe
entre lui et nous vis-à-vis de cet unique Père et Dieu. «Je
monte vers mon Père», qui l’est par nature, «et votre
Père», qui l’est par la grâce. «Vers mon Dieu»,
parce que je suis descendu; «vers votre Dieu», parce que vous
monterez. Je suis homme, moi aussi, il est donc Dieu pour moi; vous êtes
délivrés de l’erreur, il est donc Dieu pour vous. Ainsi,
Père et Dieu, il l’est pour moi d’une façon différente,
car celui qu’il a engendré comme Dieu avant tous les siècles,
il l’a avec moi fait homme à la fin des siècles.
«Marie-Madeleine alla annoncer
aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur et qu’il lui avait dit ces choses.»
Voici que la faute du genre humain est détruite en la source même
d’où elle était sortie. Puisqu’au paradis, c’est une femme
qui a versé à l’homme [le poison de] la mort, c’est une femme
aussi qui, venant du tombeau, annonce la vie aux hommes. Et celle qui rapporte
les paroles de celui qui la vivifie est celle qui avait rapporté
les paroles mortifères du serpent. Le Seigneur semble ainsi vouloir
user non du langage des mots, mais de celui des faits, pour dire au genre
humain : «De la main qui vous a tendu le breuvage de mort, oui, de
cette même main, recevez la coupe de la vie.»
7. Nous avons commenté brièvement
le texte de cet évangile; maintenant, avec l’aide du même
Seigneur dont nous parlons, considérons la gloire de sa Résurrection
et la tendresse de son amour paternel. Il a voulu se relever de la mort
en toute hâte, pour que notre âme ne demeure pas longtemps
dans la mort de l’incroyance. Aussi le psalmiste dit-il fort justement
: «Au torrent, il s’abreuve en chemin; c’est pourquoi il redresse
la tête.» (Ps 110, 7). Dans le genre humain, depuis le commencement
même du monde, s’était répandu un torrent de mort;
mais à ce torrent, le Seigneur s’est abreuvé en chemin, parce
qu’il n’a goûté la mort qu’en passant. Il a également
redressé la tête, car ce qu’en mourant, il avait déposé
dans le tombeau, en ressuscitant, il l’a élevé au-dessus
des anges. Et là même où il permit que les mains de
ses persécuteurs exercent un moment leur fureur contre lui, il a
frappé l’antique ennemi pour l’éternité. C’est ce
que le Seigneur indique clairement au bienheureux Job : «Et Léviathan,
le pêcheras-tu à l’hameçon?» (Jb 40, 25)
8. Léviathan, dont le nom
signifie «Ajout-à-eux», désigne ce monstre marin
qui dévore le genre humain : celui qui, en promettant à l’homme
de lui «ajouter» la divinité, le dépouilla de
son immortalité. C’est lui également qui a suggéré
la faute de trahison au premier homme, et qui, en y engageant ceux qui
le suivent par une détestable persuasion, accumule sur eux peine
sur peine.
Sur un hameçon, on montre
l’appât, mais on cache l’aiguillon. Le Père tout-puissant
a ainsi attrapé Léviathan à l’hameçon en envoyant
à la mort son Fils unique incarné, en lequel se joignaient
la chair accessible à la souffrance, qu’on pouvait voir, et la divinité
inaccessible à la souffrance, qu’on ne pouvait pas voir. Et quand,
par les persécuteurs du Seigneur interposés, le Serpent mordit
à l’appât du corps dans le Christ, l’aiguillon de la divinité
le transperça. Au début, le monstre avait bien reconnu à
ses miracles que Jésus était Dieu, mais de voir ce Dieu ainsi
passible le fit douter de ce qu’il avait d’abord reconnu. Comme un hameçon
qui attire un animal vorace par un morceau de chair apparent, puis s’accroche
au gosier de qui l’a avalé, la divinité s’est cachée
au temps de la Passion pour porter un coup mortel. Le monstre s’est laissé
prendre à l’hameçon de l’Incarnation : appâté
par le corps, il fut transpercé par l’aiguillon de la divinité.
Là se tenait l’humanité pour attirer à elle l’animal
vorace; là se trouvait la divinité pour le transpercer. Là
se voyait la faiblesse pour attirer [le ravisseur]; là se cachait
la force qui lui ferrerait le gosier. Il fut donc attrapé à
l’hameçon, puisque c’est en mordant qu’il périt. Il perdit
les mortels, qui lui appartenaient en droit, pour avoir osé exiger
la mort d’un immortel, sur qui il n’avait aucun droit.
9. Si cette Marie dont nous parlons
est vivante, c’est parce que le Seigneur, qui ne devait rien à la
mort, a accepté de mourir pour le genre humain. Et nous-mêmes,
qui nous donne de revenir chaque jour à la vie après nos
péchés, sinon le Créateur sans péché,
qui descendit pour subir notre châtiment? Oui, l’antique ennemi a
désormais lâché le butin qu’il avait pris sur le genre
humain. Il a perdu [le fruit de] sa victoire obtenue par la ruse. Chaque
jour, des pécheurs reviennent à la vie; chaque jour, ils
sont arrachés de sa gueule par la main du Rédempteur. Aussi
est-ce à juste titre que la voix du Seigneur demande encore au bienheureux
Job : «Lui perforeras-tu la mâchoire avec un anneau?»
(Jb 40, 26). Un anneau encercle et resserre ce sur quoi on le referme.
Que désigne donc cet anneau, sinon la divine miséricorde
qui nous enveloppe? Celle-ci perfore la mâchoire de Léviathan
lorsqu’elle continue de nous montrer le remède de la pénitence
après nous avoir vus commettre ce qu’elle défend. Le Seigneur
perfore d’un anneau la mâchoire de Léviathan : dans l’ineffable
puissance de sa miséricorde, il s’oppose à la méchanceté
de l’antique ennemi en le contraignant parfois à relâcher
même ceux qu’il tenait déjà. Quand ceux qui ont péché
reviennent à l’innocence, c’est comme s’ils tombaient de la gueule
du monstre. Et si cette gueule n’était pas transpercée, qui,
parmi ceux qu’il a une fois engloutis, en réchapperait? Ne tenait-il
pas Pierre dans sa gueule, lorsque celui-ci renia [son Maître]? Ne
tenait-il pas David dans sa gueule, lorsque celui-ci se plongea dans un
tel abîme de luxure? Mais quand ils revinrent tous deux à
la vie par la pénitence, c’est un peu comme si Léviathan
les avait relâchés par le trou de sa mâchoire. Pierre
et David ont échappé à sa gueule par le trou de sa
mâchoire, lorsqu’après avoir fait tant de mal, ils sont revenus
au bien en faisant pénitence.
Quel homme peut échapper
à la gueule de Léviathan, en ne commettant aucune faute?
C’est bien là que nous reconnaissons tout ce que nous devons au
Rédempteur du genre humain! Il ne nous a pas seulement interdit
de nous jeter dans la gueule de Léviathan, mais il nous a encore
permis d’en ressortir. Il n’a pas enlevé l’espérance au pécheur,
car il a troué la mâchoire du monstre pour y laisser une voie
d’évasion : ainsi, l’imprudent qui n’a pas voulu prendre par avance
les précautions lui évitant d’être mordu, peut du moins
s’échapper après la morsure. La médecine céleste
vient donc partout à notre secours : elle donne à l’homme
des préceptes pour qu’il ne pèche pas, et s’il a péché
quand même, elle lui donne des remèdes pour qu’il ne désespère
pas. Craignons donc par-dessus tout de nous laisser prendre dans la gueule
de ce Léviathan par l’attrait du péché; et cependant,
si nous y sommes pris, ne désespérons pas : si nous pleurons
bien tous nos péchés, nous trouverons encore dans sa mâchoire
une ouverture par où nous évader.
10. Marie, celle dont nous parlons,
peut ici comparaître en témoin de la miséricorde divine,
elle à propos de qui le pharisien, voulant empêcher le jaillissement
de la Bonté, disait : «Si cet homme était prophète,
il saurait bien qui et de quelle espèce est cette femme qui le touche,
et que c’est une pécheresse.» (Lc 7, 39). Mais elle lava de
ses larmes les souillures de son cœur et de son corps, et elle toucha les
pieds de son Rédempteur, en abandonnant ses voies perverses. Elle
était assise aux pieds de Jésus, et elle écoutait
la parole de sa bouche. Elle s’était attachée à Jésus
vivant; mort, elle le cherchait : elle trouva vivant celui qu’elle cherchait
mort. Et la grâce lui fit occuper une telle place près de
lui que c’est elle qui porta son message aux apôtres, ses messagers
en titre.
Que devons-nous donc voir en cela,
mes frères, que devons-nous voir, sinon l’immense miséricorde
de notre Créateur, qui nous donne en exemple de pénitence
ceux qu’il a fait revivre par la pénitence après leur chute?
Je jette les yeux sur Pierre, je considère le larron, j’examine
Zachée, je regarde Marie, et je ne vois partout qu’exemples d’espérance
et de pénitence exposés à nos yeux. Regarde Pierre,
toi dont la foi, peut-être, a défailli : il pleura amèrement
sur la lâcheté de son reniement. Regarde le larron, toi qui
as brûlé de méchanceté et de cruauté
contre ton prochain : sur le point de mourir, il se repentit pourtant et
parvint aux récompenses de la vie. Regarde Zachée, toi qui,
dévoré d’une ardente avarice, as dépouillé
autrui : il rendit le quadruple à ceux qu’il avait pu voler. Regarde
Marie, toi qui, consumé par le feu d’un désir mauvais, as
perdu la pureté de la chair : elle a brûlé en elle
l’amour charnel par le feu de l’amour divin.
C’est ainsi que le Dieu tout-puissant
nous met partout devant les yeux des modèles à imiter, que
partout il nous propose des exemples de sa miséricorde. Prenons
donc en horreur les mauvaises actions, même celles que nous avons
commises. Le Dieu tout-puissant oublie volontiers que nous avons été
coupables; il est prêt à compter notre pénitence pour
de l’innocence. Si nous nous sommes souillés après les eaux
salutaires [du baptême], renaissons par les larmes. Et selon la parole
du premier Pasteur, «comme des petits enfants venant de naître,
désirez ardemment le lait» (1 P 2, 2). Revenez, petits enfants,
au sein de votre Mère, la Sagesse éternelle; sucez les généreuses
mamelles de la tendresse de Dieu; pleurez vos fautes passées, évitez
celles qui vous menacent. Notre Rédempteur consolera vos larmes
d’un jour par une joie éternelle, lui qui, étant Dieu, vit
et règne avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit,
dans tous les siècles des siècles. Amen.
_______________________________
1 Le ciel aérien, qui entoure
la terre (l’atmosphère), est lui-même enveloppé par
le ciel éthéré (l’éther). Selon saint Basile
(IVe siècle), le ciel éthéré est un lieu créé
bien avant le monde visible, et donc entièrement distinct du ciel
aérien que nous voyons (cf. Hom. 1 in Hexæmeron, n. 5, PG
29, 13).
2 Homo purus : un homme qui n’est
qu’homme, qui n’est pas à la fois homme et Dieu comme le Christ.
3 «Nous la gardons comme une
ancre de l’âme, sûre et ferme, cette espérance qui pénètre
jusqu’au-delà du voile, dans le sanctuaire où Jésus
est entré pour nous comme un précurseur.» (He 6, 19-20)
Homélie 26
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Jean, dite Constantinienne
21 avril 591 (samedi de Pâques)
Jésus ressuscité et Thomas
L’évangile commenté
dans cette Homélie relate l’apparition de Jésus ressuscité
à Thomas et la transmission du pouvoir des clés. Ces deux
faits permettent divers développements sur la foi et le sacrement
de pénitence.
Que le Seigneur entre malgré
les portes fermées est un mystère qu’on ne peut comprendre,
mais que Grégoire met en relation avec d’autres mystères
qui l’éclairent, avant d’expliquer en quel sens Jésus peut
dire qu’il envoie les apôtres comme le Père l’a envoyé.
Puis le pape se demande pourquoi le Christ a envoyé deux fois le
Saint-Esprit : du Ciel (à la Pentecôte) et de la terre (dans
l’apparition d’aujourd’hui).
Le pouvoir de remettre les péchés,
que le Seigneur donne aux apôtres et à leurs successeurs,
est un grand honneur, mais aussi une lourde responsabilité. Le prédicateur
prend à partie ses confrères dans l’épiscopat quant
à leur manière d’administrer ce sacrement. De la condamnation
de l’arbitraire, il passe à une règle générale,
et utilisant le récit de la résurrection de Lazare comme
une parabole, il établit ce qu’exige le bon exercice d’un tel pouvoir
:
1°- la contrition du pénitent,
née par l’effet de la grâce prévenante de Dieu, doit
précéder l’absolution du prêtre (résurrection
de Lazare);
2°- de cette contrition doit
naître la confession, par laquelle le pécheur fait connaître
son péché au prêtre (Lazare sort du tombeau);
3°- l’absolution doit venir
soustraire le pécheur à la peine qu’il a méritée
(les disciples délient Lazare).
Saint Grégoire revient ensuite
à Thomas, qui guérit notre incrédulité en touchant
les blessures du Christ. Nous sommes dits bienheureux de croire sans voir,
à condition pourtant que notre foi soit suivie d’œuvres. Les fêtes
de la terre passent; ce qui compte, c’est de ne pas manquer celles du Ciel.
Craignons donc le jugement de Dieu, à côté duquel celui
des hommes n’est rien.
Comment croire que de la poussière
puisse retrouver vie par la résurrection? L’orateur, partant des
petits miracles que nous voyons dans la nature, répond à
cette difficulté à la fin de son Homélie. C’est depuis
la discussion qui l’opposa au patriarche Eutychios, au temps de son ambassade
à Constantinople (579-585), que Grégoire s’est particulièrement
préoccupé d’étayer la foi en la résurrection
de la chair avec des arguments de raison.
Jn 20, 19-31
En ce temps-là, le soir de
ce même jour, le premier de la semaine, les portes du lieu où
se trouvaient les disciples étaient fermées par crainte des
Juifs; Jésus vint, et se tenant au milieu d’eux, il leur dit : «La
paix soit avec vous!» En disant cela, il leur montra ses mains et
son côté. Alors les disciples furent remplis de joie à
la vue du Seigneur. Il leur dit de nouveau : «La paix soit avec vous!
Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.»
Et ayant dit cela, il souffla sur eux et il leur dit : «Recevez l’Esprit-Saint.
Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront
remis; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.»
Or Thomas, l’un des Douze, surnommé
Didyme, n’était pas avec eux quand vint Jésus. Les autres
disciples lui dirent donc : «Nous avons vu le Seigneur.» Mais
il leur dit : «Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous,
et si je ne mets pas mon doigt à la place des clous, et si je ne
mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.»
Huit jours après, les disciples
se trouvaient de nouveau à l’intérieur, et Thomas était
avec eux. Jésus vint, les portes étant fermées, et
se tenant au milieu d’eux, il leur dit : «La paix soit avec vous!»
Puis il dit à Thomas : «Mets ton doigt ici, et regarde mes
mains; approche aussi ta main, et mets-la dans mon côté; et
ne sois plus incrédule, mais croyant.» Thomas lui répondit
: «Mon Seigneur et mon Dieu!» Jésus lui dit : «Parce
que tu m’as vu, Thomas, tu as cru; bienheureux ceux qui n’ont pas vu et
qui ont cru.»
Jésus fit encore devant ses
disciples une multitude d’autres miracles, qui ne sont pas écrits
dans ce livre. Mais ceux-ci ont été écrits pour que
vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en
croyant, vous ayez la vie en son nom.
A la lecture de cet évangile,
une première question agite notre esprit : comment le corps du Seigneur,
une fois ressuscité, est-il resté un véritable corps,
alors qu’il a pu entrer auprès des disciples malgré les portes
fermées? Mais nous devons savoir que l’action divine n’aurait plus
rien d’admirable si elle était comprise par la raison, et que la
foi n’aurait pas de mérite si la raison humaine lui fournissait
des preuves expérimentales. De telles œuvres de notre Rédempteur,
qui ne peuvent en rien se comprendre par elles-mêmes, doivent être
méditées à la lumière de ses autres actions,
en sorte que nous soyons amenés à croire à ces faits
merveilleux par d’autres qui le sont plus encore. Car ce corps du Seigneur
qui s’est introduit auprès de ses disciples malgré les portes
fermées est le même que sa Nativité fit sortir aux
yeux des hommes du sein fermé de la Vierge. Il ne faut donc pas
s’étonner si notre Rédempteur, après être ressuscité
pour vivre à jamais, est entré malgré les portes fermées,
puisque venant [en ce monde] pour mourir, il est sorti du sein de la Vierge
sans l’ouvrir.
Comme la foi de ceux qui regardaient
ce corps visible demeurait hésitante, le Seigneur leur montra aussitôt
ses mains et son côté; il leur présenta à toucher
cette chair qu’il venait d’introduire malgré les portes fermées.
En cela, il a manifesté deux choses étonnantes, et fort contradictoires
entre elles au regard de la raison humaine, puisqu’après sa Résurrection,
son corps se révélait tout à la fois incorruptible
et tangible. Or, ce qui se touche se corrompt nécessairement, et
ce qui ne se corrompt pas ne peut être touché. Mais d’une
manière qui force l’étonnement et dépasse l’entendement,
notre Rédempteur nous a donné à voir après
sa Résurrection un corps à la fois incorruptible et tangible
: en le montrant incorruptible, il nous invitait à la récompense;
en le donnant à toucher, il nous confirmait dans la foi. Il se fit
donc voir à la fois incorruptible et tangible, pour bien manifester
qu’après sa Résurrection, son corps restait de même
nature, mais qu’il était élevé à une gloire
tout autre.
2. Il leur dit : «La paix
soit avec vous! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous
envoie.» C’est-à-dire : «De même que moi qui suis
Dieu, le Père qui est Dieu m’a envoyé; moi qui suis homme,
je vous envoie, vous qui êtes des hommes.» Le Père a
envoyé le Fils en décidant qu’il s’incarnerait pour la rédemption
du genre humain. Il a voulu que celui-ci vînt dans le monde pour
souffrir, et cependant il a aimé ce Fils qu’il envoyait pour souffrir.
Les apôtres qu’il a choisis, le Seigneur ne les envoie pas non plus
dans le monde pour en goûter les joies, mais il les envoie, tout
comme lui-même a été envoyé, pour y souffrir.
Ainsi, de même que le Père aime le Fils et l’envoie quand
même pour souffrir, le Seigneur aime aussi ses disciples et les envoie
quand même dans le monde pour y souffrir. C’est pourquoi il affirme
: «Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.»
Autrement dit : «En vous envoyant au milieu des pièges des
persécuteurs, je vous aime de cette même charité dont
m’aime le Père, qui m’a fait venir [dans le monde] pour y endurer
les souffrances.»
«Etre envoyé»
peut pourtant s’entendre aussi dans l’ordre de la nature divine [du Christ].
En effet, on dit du Fils qu’il est envoyé par le Père en
ce qu’il est engendré par le Père. Bien que le Saint-Esprit,
qui est égal au Père et au Fils, ne se soit pas incarné,
le Fils témoigne qu’il l’envoie, en disant : «Lorsque viendra
le Paraclet, que je vous enverrai d’auprès du Père.»
(Jn 15, 26). Si l’on ne devait comprendre «être envoyé»
qu’au seul sens de «s’incarner», il est évident qu’on
ne pourrait aucunement dire du Saint-Esprit qu’il est envoyé, puisqu’il
ne s’est nullement incarné. Mais sa «mission» [missio
: le fait d’être envoyé] est la procession en vertu de laquelle
il procède du Père et du Fils. C’est pourquoi, de même
qu’on dit de l’Esprit qu’il est envoyé en tant qu’il procède,
on peut aussi dire du Fils, sans se tromper, qu’il est envoyé en
tant qu’il est engendré.
3. «Et ayant dit cela, il
souffla sur eux et il leur dit : ‹Recevez l’Esprit-Saint.›» Il nous
faut chercher pourquoi Notre-Seigneur nous a donné le Saint-Esprit,
une première fois durant son séjour sur la terre, puis une
autre fois depuis qu’il règne au Ciel. Car nulle part ailleurs,
on ne nous indique clairement que l’Esprit-Saint est donné, si ce
n’est ici, où il est reçu dans un souffle, et, postérieurement,
quand il se révèle comme venant du Ciel sous forme de langues
multiples (cf. Ac 2, 1-4). Pourquoi donc est-il d’abord donné aux
disciples sur la terre, puis envoyé du Ciel, sinon parce qu’il y
a deux préceptes de charité, l’amour de Dieu et l’amour du
prochain? L’Esprit nous est donné sur la terre pour aimer le prochain,
et il nous est donné du Ciel pour aimer Dieu. De même qu’il
n’y a qu’une seule charité, mais deux préceptes, il n’y a
aussi qu’un seul Esprit, mais il est donné deux fois : la première
fois par le Seigneur séjournant sur la terre, la seconde fois du
haut du Ciel. N’est-ce pas par l’amour du prochain qu’on apprend comment
parvenir à l’amour de Dieu? D’où la parole de Jean : «Celui
qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu
qu’il ne voit pas?» (1 Jn 4, 20)
Si dès avant la Résurrection,
l’Esprit-Saint a résidé dans les cœurs des disciples pour
les amener à la foi, il ne leur fut cependant donné visiblement
qu’après la Résurrection. Aussi est-il écrit : «L’Esprit
n’avait pas encore été donné, parce que Jésus
n’avait pas encore été glorifié.» (Jn 7, 39)
Moïse dit au même sujet
: «Ils ont sucé le miel du rocher et l’huile de la roche dure.»
(Dt 32, 13). Or, quand bien même on étudiera tout l’Ancien
Testament, on n’y trouvera aucun fait d’histoire correspondant. Le peuple
n’y suce nulle part le miel du rocher, non plus que l’huile. Mais puisque,
d’après le mot de Paul, «le Rocher était le Christ»
(1 Co 10, 4), ceux qui ont vu les faits et les miracles de notre Rédempteur
ont sucé le miel du Rocher. Et ils ont sucé l’huile de la
Roche dure, car après sa Résurrection, ils ont mérité
d’être oints par l’effusion de l’Esprit-Saint. C’est donc pour ainsi
dire un Rocher encore peu ferme qui a donné le miel, quand le Seigneur,
encore mortel, a montré la douceur de ses miracles aux disciples.
Mais l’huile s’est écoulée d’une Roche dure, puisque le Seigneur,
qui ne peut plus souffrir après sa Résurrection, a répandu
le don de son onction sainte par le souffle de l’Esprit.
4. C’est de cette huile que le prophète
affirme : «Le joug pourrira par la présence de l’huile.»
(Is 10, 27). Le démon nous tenait sous le joug de sa domination,
mais nous avons été oints par l’huile de l’Esprit-Saint.
Et le joug de la domination du démon a pourri du fait que la grâce
de la liberté nous a oints, comme l’atteste Paul : «Là
où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté.»
(2 Co 3, 17)
Sachons-le bien : si les disciples
ont commencé par posséder l’Esprit-Saint pour vivre eux-mêmes
dans l’innocence et se rendre utiles à un petit nombre par leur
prédication, ils ont reçu ce même Esprit de manière
visible après la Résurrection du Seigneur, pour pouvoir se
rendre utiles non plus seulement à quelques personnes, mais à
un grand nombre.
D’où la parole qui accompagne
ce don de l’Esprit : «Ceux à qui vous remettrez les péchés,
ils leur seront remis; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur
seront retenus.» Il fait bon considérer à quel sommet
de gloire Dieu fait parvenir ces disciples qu’il avait appelés à
de si lourdes humiliations. Voici que non seulement il les rassure pour
eux-mêmes, mais il leur accorde aussi le pouvoir de relâcher
autrui de ses chaînes et d’exercer la primauté du jugement
céleste, en sorte que tenant la place de Dieu, ils retiennent les
péchés à certains et les pardonnent à d’autres.
C’est bien ainsi que méritaient d’être élevés
par Dieu ceux qui avaient consenti pour lui à un tel abaissement.
Voyez : ceux qui craignent le sévère jugement de Dieu deviennent
juges des âmes; et ceux qui redoutaient leur propre condamnation
condamnent ou libèrent les autres.
5. Ce sont sans aucun doute les
évêques qui tiennent aujourd’hui la place de ces disciples.
Ceux qui se voient confier la juridiction [épiscopale] reçoivent
le pouvoir de lier et de délier. L’honneur est grand, mais la responsabilité
correspondant à cet honneur est lourde. Il est dur, pour ceux qui
ne savent pas tenir les rênes de leur propre vie, de devenir juges
de la vie des autres. Or il n’est pas rare d’en voir certains exercer une
charge de juge alors qu’ils ne mènent pas une vie en harmonie avec
une telle fonction. Il leur arrive fréquemment, ou bien de condamner
ceux qui ne le méritent pas, ou bien d’absoudre autrui quoiqu’ils
soient eux-mêmes liés. Souvent, pour lier ou délier
leurs ouailles, ils ont égard aux inclinations de leur volonté
propre, et non à la gravité des fautes jugées. Il
s’ensuit qu’ils perdent ce pouvoir de lier et de délier, pour l’avoir
exercé selon leur volonté propre, et non selon ce qu’exigeait
la conduite de leurs pénitents.
Il advient souvent que les pasteurs
se laissent guider par leur aversion ou leur sympathie envers un de leurs
proches. Or ils ne peuvent juger dignement les causes de leurs ouailles,
ceux qui suivent en cela leur aversion ou leur sympathie. C’est pourquoi
le prophète dit fort justement : «Ils faisaient périr
des âmes qui ne sont pas mortes, et ils faisaient vivre des âmes
qui ne vivent pas.» (Ez 13, 19). Il fait périr quelqu’un qui
n’est pas mourant, celui qui condamne un juste; et il s’efforce de faire
vivre quelqu’un qui ne pourra vivre, celui qui tente d’épargner
à un coupable le supplice qu’il mérite.
6. Il faut donc bien examiner chaque
cas avant d’exercer le pouvoir de lier et de délier. Il faut voir
la faute qui a précédé, et la pénitence qui
a suivi cette faute, en sorte que ce soit bien ceux que le Dieu tout-puissant
visite par la grâce de la componction1 qui soient absous par la sentence
du pasteur. En effet, l’absolution du prélat n’est valide que si
elle suit la décision du Juge intérieur.
La résurrection de Lazare,
mort depuis quatre jours, exprime bien cette vérité; elle
la manifeste en ce que le Seigneur commença par appeler le mort
et lui rendit la vie, en disant : «Lazare, viens dehors!» (Jn
11, 43), et que celui-ci étant sorti vivant du sépulcre,
il fut ensuite délié par les disciples, comme il est écrit
: «Lorsque celui qui était lié par des bandelettes
fut sorti, le Seigneur dit à ses disciples : ‹Déliez-le et
laissez-le aller.›» (Jn 11, 44). Vous voyez que les disciples délient
vivant celui qui, mort, avait été ressuscité par le
Maître. Car s’ils avaient délié Lazare quand il était
encore mort, ils auraient plutôt découvert sa puanteur que
fait paraître leur pouvoir. Il nous faut tirer de cette remarque
l’observation suivante : nous devons délier, par notre autorité
pastorale, seulement ceux dont nous reconnaissons que notre Créateur
leur a rendu la vie en les ressuscitant par sa grâce. Et leur retour
à la vie commence à se manifester par la confession des péchés,
avant même d’avoir pu se traduire en œuvres de justice. C’est pourquoi
le Seigneur ne dit pas à Lazare, qui était mort : «Revis!»
mais : «Viens dehors!» Tout pécheur qui dissimule sa
faute dans sa conscience se cache et se terre en lui-même au fin
fond de son âme. Mais le mort vient dehors lorsque le pécheur
confesse spontanément son iniquité. Lazare s’entend donc
dire : «Viens dehors!» comme n’importe quel homme mort en son
péché pourrait s’entendre dire clairement : «Pourquoi
caches-tu ta faute dans ta conscience? Avance au-dehors en confessant cette
faute, toi qui te dissimules au-dedans en refusant de l’avouer.»
Ainsi, que le mort vienne dehors, c’est-à-dire que le pécheur
confesse sa faute. Et que les disciples délient celui qui vient
dehors, c’est-à-dire que les pasteurs de l’Eglise lui retirent la
peine qu’il avait méritée, puisqu’il n’a pas eu honte de
confesser ce qu’il avait fait.
J’ai donné ces quelques indications
sur l’ordre à observer pour absoudre, afin que les pasteurs de l’Eglise
ne s’appliquent à lier ou à délier qu’avec un grand
discernement. Mais que la sentence par laquelle le pasteur lie soit juste
ou injuste, elle doit être respectée par les fidèles,
de peur que celui qui la subit, bien qu’il ait peut-être été
lié injustement, n’en vienne à mériter par une autre
faute cette sentence qui le lie. Que le pasteur craigne donc d’absoudre
ou de lier sans réfléchir. Mais que le sujet soumis à
sa puissance craigne d’être lié, fût-ce injustement,
et qu’il se garde de critiquer avec témérité le jugement
de son pasteur, de peur que même s’il a été lié
injustement, il ne se rende coupable, par l’orgueil de sa critique présomptueuse,
d’une faute qu’il n’avait pas encore commise.
Vous ayant dit ces quelques mots
en manière de digression, reprenons le fil de notre commentaire.
7. «Or Thomas, l’un des Douze,
surnommé Didyme, n’était pas avec eux quand vint Jésus.»
Ce disciple seul était absent; de retour, il entendit ce qui s’était
passé, mais il refusa de croire ce qu’il entendait. Le Seigneur
vint une seconde fois; il offrit au disciple incrédule de toucher
son côté, il lui montra ses mains, et lui faisant voir la
cicatrice de ses blessures, il guérit la blessure de son incrédulité.
Que remarquez-vous, frères
très chers, que remarquez-vous donc en cela? Est-ce par hasard,
selon vous, que ce disciple choisi est d’abord absent, qu’à son
retour il entend [ce récit], que l’entendant il doute encore, que
dans son doute il touche, et qu’en touchant il croit? Non, cela n’est pas
dû au hasard, mais à une disposition divine. La bonté
céleste, en effet, a tout conduit d’une manière admirable,
pour que ce disciple, sous l’empire du doute, touche en son Maître
les blessures de la chair, et guérisse ainsi en nous les blessures
de l’incrédulité. Et l’incrédulité de Thomas
a été plus utile pour notre foi que la foi des disciples
qui croyaient : quand Thomas est ramené à la foi en touchant
[les plaies de Jésus], notre esprit est délivré de
tous ses doutes et se trouve conforté en sa foi.
Le Seigneur permit ainsi qu’un disciple
doutât après sa Résurrection, sans pourtant l’abandonner
dans ce doute, de même qu’il voulut qu’avant sa naissance, Marie
[sa mère] eût un époux, qui néanmoins ne consomma
pas le mariage. Et le disciple, en doutant puis en touchant, devint le
témoin de la vérité de la Résurrection, comme
l’époux de la Mère [de Jésus] avait été
le gardien de l’inviolable virginité de celle-ci.
8. Thomas toucha et s’écria
: «Mon Seigneur et mon Dieu!» «Jésus lui dit :
‹Parce que tu m’as vu, Thomas, tu as cru.›» Comme l’apôtre
Paul nous dit que «la foi est la réalité des choses
qu’on espère, la preuve de celles qu’on ne voit pas» (He 11,
1), il est fort clair que la foi est la preuve des choses qui ne peuvent
être vues. Car celles qui sont visibles ne relèvent pas de
la foi, mais de la connaissance. Mais puisque Thomas vit et toucha, pourquoi
lui dit-on : «Parce que tu m’as vu, tu as cru.» C’est que Thomas
vit une chose et en crut une autre. La divinité ne peut être
vue par un homme mortel. Thomas vit donc l’homme, et il confessa Dieu,
en s’écriant : «Mon Seigneur et mon Dieu!» Il crut en
voyant, puisqu’en considérant celui qui était vraiment homme,
il proclama qu’il était Dieu, ce qu’il ne pouvait voir.
9. La suite du texte nous procure
une joie immense : «Bienheureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont
cru.» Cette phrase ne nous désigne-t-elle pas tout spécialement,
nous qui nous attachons à notre Rédempteur selon l’esprit,
sans l’avoir jamais vu de nos yeux de chair? C’est bien nous que cette
phrase désigne, si cependant notre foi s’accompagne d’œuvres. Car
celui-là croit vraiment qui met en pratique dans ses œuvres ce qu’il
croit. A l’inverse, Paul dit au sujet de ceux qui ne sont fidèles
que par le nom : «Ils font profession de connaître Dieu, mais
ils le renient par leurs actes.» (Tt 1, 16). Et Jacques affirme :
«La foi sans les œuvres est morte.» (Jc 2, 26)
C’est dans le même sens que
le Seigneur déclare au bienheureux Job à propos de l’antique
ennemi du genre humain : «Il absorbera le fleuve et ne s’en étonnera
pas, et il garde confiance que le Jourdain va se déverser dans sa
bouche.» (Jb 40, 23). Que symbolise le fleuve, sinon le cours rapide
du genre humain, qui s’écoule depuis ses origines jusqu’à
sa fin, et comme un torrent formé des eaux de la chair, poursuit
sa course jusqu’au terme qui lui est fixé? Et que représente
le Jourdain, sinon les baptisés? Puisque c’est dans le fleuve du
Jourdain que l’Auteur de notre Rédemption a daigné se faire
baptiser, le Jourdain désigne à bon droit l’ensemble de ceux
qui ont reçu le sacrement de baptême. L’antique ennemi du
genre humain a donc absorbé le fleuve, parce que de l’origine du
monde à la venue du Rédempteur, à l’exception d’un
très petit nombre d’élus qui lui ont échappé,
il a entraîné tout le genre humain dans le ventre de sa méchanceté.
Il est dit fort justement à ce sujet : «Il absorbera le fleuve
et ne s’en étonnera pas», car il ne fait pas grand cas de
ravir des infidèles. Mais ce qui suit est très grave : «Et
il garde confiance que le Jourdain va se déverser dans sa bouche»,
c’est-à-dire qu’après avoir ravi tous les infidèles
depuis l’origine du monde, il pense pouvoir attraper aussi les fidèles.
Et la gueule de sa malfaisante persuasion dévore en effet, jour
après jour, ceux dont la mauvaise vie est en désaccord avec
la foi qu’ils confessent.
10. Craignez donc un tel sort, frères
très chers, craignez-le de toutes vos forces! Mettez pour y réfléchir
toute l’attention de votre esprit. Voici que nous célébrons
les solennités pascales; mais il nous faut vivre de telle manière
que nous puissions parvenir aux fêtes éternelles. Elles passent,
toutes les fêtes que nous célébrons en cette vie. Vous
qui participez aux solennités présentes, prenez garde de
ne pas être exclus de l’éternelle solennité. A quoi
bon prendre part aux fêtes des hommes, si nous en venons à
manquer la fête des anges? La solennité de cette vie n’est
que l’ombre de la solennité à venir. Nous ne célébrons
la première chaque année que pour nous acheminer vers celle
qui ne sera plus annuelle, mais éternelle. En fêtant la première
à date fixe, nous nous souvenons mieux qu’il faut désirer
la seconde. Puisse notre esprit, par la participation à cette joie
transitoire, s’échauffer et brûler d’amour pour les joies
éternelles, afin que nous goûtions dans la Patrie à
la pleine réalité de cette joie dont l’ombre fait l’objet
de nos méditations dans le chemin.
Remodelez donc, mes frères,
votre vie et vos mœurs. Considérez par avance avec quelle sévérité
viendra vous juger celui qui ressuscita de la mort plein de douceur. Au
jour de son redoutable jugement, il apparaîtra avec les Anges, les
Archanges, les Trônes, les Dominations, les Principautés et
les Puissances, tandis que les cieux et la terre s’embraseront et que tous
les éléments le serviront en tremblant de terreur. Gardez
donc bien devant les yeux ce Juge si terrifiant, et craignez-le tandis
qu’il s’apprête à venir, afin de n’être pas effrayés,
mais pleins d’assurance, quand il viendra. En somme, il faut le craindre
pour ne plus avoir à le craindre. Puisse la terreur qu’il nous inspire
nous pousser aux bonnes œuvres, et la crainte préserver notre vie
de toute inconduite. Croyez-moi, mes frères, nous serons alors d’autant
plus rassurés en sa présence que maintenant, nous nous inquiétons
davantage de nos fautes.
11. Si l’un de vous avait à
se présenter demain à mon tribunal avec son adversaire pour
y défendre sa cause, inquiet pour lui-même et l’esprit agité,
il passerait peut-être toute une nuit d’insomnie à ressasser
ce qu’on pourrait bien lui dire le lendemain, et ce qu’il répondrait
aux accusations. Il aurait grand peur que je ne sois intraitable à
son égard, et il redouterait de me paraître coupable. Or,
qui suis-je moi-même? ou plutôt, que suis-je? Dans peu de temps,
après avoir été homme, je ne serai plus que ver, et
après avoir été ver, poussière. Si donc on
tremble avec tant d’appréhension devant le jugement de ce qui n’est
que poussière, avec quel sérieux ne faut-il pas penser au
jugement [d’un Dieu] d’une telle majesté, et avec quel effroi ne
faut-il pas le prévoir?
12. Mais puisqu’il en est qui hésitent
au sujet de la résurrection de la chair, et que notre enseignement
va mieux au fait s’il répond aux questions que vous vous posez secrètement
en vos cœurs, il nous faut parler un peu de la foi en la résurrection.
Car beaucoup doutent de la résurrection — comme cela a pu aussi
parfois arriver à [certains d’entre] nous : constatant à
la vue des sépulcres que la chair tombe en putréfaction et
les os en poussière, ils n’arrivent pas à croire que la chair
et les os puissent se reformer à partir de cette poussière;
et ils concluent pour ainsi dire en se demandant à part eux : «Comment
un homme pourrait-il être reformé à partir de la poussière?
Comment ferait-on pour rendre une âme à la cendre?»
Nous leur répondrons brièvement
que pour Dieu, restaurer ce qui existait est bien moindre que créer
ce qui n’existait pas. Et qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il
refasse un homme à partir de la poussière, lui qui a tout
créé à la fois à partir de rien? Il est en
effet plus admirable d’avoir créé le ciel et la terre sans
partir de rien de préexistant que de restaurer l’homme à
partir de la terre. Mais on ne prête d’attention qu’à la cendre,
et tandis qu’on désespère de la voir redevenir chair, on
cherche en quelque sorte à embrasser par la raison la puissance
de l’œuvre divine.
De telles réflexions leur
viennent du fait que des miracles divins qui sont quotidiens perdent pour
eux de la valeur à cause de leur fréquence. N’est-il pas
vrai pourtant que la masse tout entière d’un arbre qui va naître
se cache en une seule graine minuscule? Remettons-nous devant les yeux
l’image magnifique d’un arbre immense, puis inquiétons-nous de savoir
d’où est né cet arbre qui a atteint par sa croissance une
telle masse. Assurément, nous trouverons qu’il tire son origine
d’une toute petite graine. Examinons maintenant cette petite graine : où
donc se cachent, en celle-ci, le bois plein de robustesse, l’écorce
rugueuse, le goût et l’odeur intenses, les fruits généreux
et les feuilles bien vertes? Au toucher, la graine n’est pas robuste; d’où
procède donc la dureté du bois? Elle n’est pas non plus rugueuse;
d’où jaillit la rugosité de l’écorce? Elle n’a pas
de goût; d’où lui vient la saveur de ses fruits? Elle ne sent
pas; d’où s’exhale l’odeur de ses fruits? En elle, rien de vert;
d’où est sortie la verdeur de ses feuilles? Toutes ces choses se
trouvent ensemble cachées dans la semence, bien qu’elles ne soient
pas appelées à en sortir ensemble. La semence produit une
racine, de la racine sort la pousse, de la pousse naît le fruit,
et dans le fruit se reforme une semence. Ajoutons donc qu’une semence se
cache également dans la semence. Quoi d’étonnant, dès
lors, à ce que Dieu fasse revenir de l’état de poussière
des os, des nerfs, de la chair et des cheveux, lui qui renouvelle chaque
jour le prodige de faire sortir d’une petite semence le bois, les fruits,
les feuilles qui forment la masse immense d’un arbre?
Ainsi, lorsqu’une âme, en
proie au doute, cherche à s’expliquer quelle puissance peut produire
la résurrection, il faut l’interroger sur des faits qui sont de
la réalité courante et qu’on ne peut pourtant pas du tout
comprendre par la raison, en sorte que cette âme, se voyant incapable
de pénétrer une chose qu’elle voit, après l’avoir
constatée de ses yeux, en vienne à croire à cette
puissance dont elle entend la promesse.
Réfléchissez donc
en vous-mêmes, frères très chers, à ce que Dieu
nous promet; ces choses-là demeureront. Méprisez en revanche
ce qui passe avec le temps, comme si c’était déjà
perdu. Empressez-vous de tout votre désir vers cette gloire de la
résurrection, dont la Vérité nous montre en elle la
réalisation. Fuyez les désirs de la terre, qui nous séparent
de notre Créateur, car la contemplation du Dieu tout-puissant à
laquelle vous atteignez est d’autant plus haute que vous aimez plus exclusivement
le Médiateur entre Dieu et les hommes, lui qui, étant Dieu,
vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit,
dans tous les siècles des siècles. Amen.
_________________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
2 Allusion à la tour que
les hommes voulurent construire à Babel, «dont le sommet soit
dans le ciel». Et Yahveh dit : «Ils sont un seul peuple et
ils ont pour eux tous une seule langue […]. Descendons et confondons leur
langage, de sorte qu’ils n’entendent plus le langage les uns des autres.»
(Gn 11, 6-7)
3 La station du jour est à
Saint-Pierre, basilique construite sur le tombeau du premier pape. Grégoire
y prêche assis, comme c’est la coutume pour les évêques.
Homélie 27
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Pancrace,
martyr,
le jour de sa fête
12 mai 591
Le grand commandement
Saint Pancrace est un adolescent
d’origine phrygienne qui a été décapité à
Rome pour sa foi en 304. Aussi lit-on pour sa fête le célèbre
passage de saint Jean où Jésus déclare : «Il
n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.»
Dans son Homélie, saint Grégoire
s’applique d’abord à commenter le grand commandement qui ouvre cet
évangile: «Que vous vous aimiez les uns les autres comme je
vous ai aimés.» Il se demande pourquoi le Seigneur parle comme
si ce commandement était le seul, alors que l’Ecriture est pleine
de préceptes. Et il répond que ces derniers découlent
tous de celui de l’amour, puisque toutes les vertus naissent de la charité,
qui est leur racine commune. La réponse du saint contient déjà
en germe les affirmations futures de saint Thomas d’Aquin : il ne peut
y avoir de vraie vertu sans charité; la charité est la forme
de toutes les vertus (IIa-IIæ, q. 23, a. 7 et 8). Les erreurs jansénistes
qui ont prétendu s’appuyer sur ces données obligent à
préciser que même une œuvre qui ne découle pas de l’amour
surnaturel de Dieu peut être bonne, bien qu’elle ne le soit jamais
assez pour nous mériter la vie éternelle. Seules les œuvres
procédant de la charité sont méritoires.
Le pape nous met ensuite en garde
contre les ruses du démon, qui veut nous exciter à la haine
envers ceux qui cherchent à dérober nos biens. Défions-nous
de ce voleur de nos âmes, et prenons modèle sur le Christ,
qui a pardonné à ses bourreaux sur la croix.
Le Seigneur nous appelle ses amis
: quel immense honneur! Quelle exigence aussi! Grégoire développe
longuement les conditions à remplir pour mériter un tel titre.
Etablis pour porter du fruit, et un fruit qui demeure (la vie éternelle),
nous ne verrons cependant ce fruit qu’à notre mort, quand tout le
reste disparaîtra. Nous obtenons tout ce que nous demandons au nom
de Jésus, mais que faut-il entendre par là? Le pape l’indique
en quelques mots, précisant à quelles intentions il est permis
de prier. Il ajoute que la condition indispensable pour voir nos prières
exaucées est de pardonner à nos ennemis, comme le Pater lui-même
nous l’enseigne. Triompher de nos rancunes exige sans doute de nous de
durs efforts, mais ne pouvant, comme saint Pancrace, donner notre corps
pour le Christ, rendons-nous du moins victorieux de notre âme.
Jn 15, 12-16
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples : «Ceci est mon commandement, que vous
vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a
pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous êtes
mes amis si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appellerai
plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître.
Mais je vous ai appelés amis, parce que tout ce que j’ai entendu
de mon Père, je vous l’ai fait connaître. Ce n’est pas vous
qui m’avez choisi; mais c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai établis
pour que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure,
en sorte que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il
vous l’accordera.»
Puisque les Saintes Ecritures sont
toutes pleines des préceptes du Seigneur, pourquoi nous parle-t-il
de l’amour comme d’un commandement unique : «Ceci est mon commandement,
que vous vous aimiez les uns les autres.» Pourquoi, sinon du fait
que tout commandement concerne le seul amour, et que tous les préceptes
n’en sont qu’un, puisque seule la charité leur donne de la fermeté?
Car de même que les nombreux rameaux d’un arbre poussent d’une seule
racine, toutes les vertus tirent leur origine de la seule charité.
Et le rameau d’une bonne œuvre ne garde quelque verdeur que s’il demeure
enraciné dans la charité. Les préceptes du Seigneur
sont donc à la fois multiples et un : multiples par la diversité
des œuvres accomplies, un par l’unique amour où celles-ci s’enracinent.
Le Seigneur nous laisse entendre
comment demeurer dans cet amour, lorsqu’en bien des sentences de son Ecriture,
il nous commande d’aimer nos amis en lui, et nos ennemis à cause
de lui. En effet, celui-là possède vraiment la charité
qui aime à la fois son ami en Dieu, et son ennemi à cause
de Dieu.
Il en est qui aiment leurs proches,
mais [seulement] par le sentiment qui vient de la parenté et de
la chair. Sans doute cet amour ne les met-il pas en opposition avec les
livres saints. Mais ce qu’on accorde spontanément à la nature
est une chose, ce qui est dû aux commandements du Seigneur par une
obéissance de charité en est une autre. Et si de tels hommes
aiment assurément leur prochain, ils n’en obtiendront pas pour autant
les sublimes récompenses de l’amour, parce que leur affection ne
s’exerce pas selon l’esprit, mais selon la chair. C’est pourquoi, après
avoir dit : «Ceci est mon commandement, que vous vous aimiez les
uns les autres», le Seigneur a aussitôt ajouté : «Comme
je vous ai aimés.» C’est comme s’il disait clairement : «Aimez
pour le motif qui m’a fait vous aimer.»
2. Ici, frères très
chers, il nous faut analyser avec finesse ce que fait l’antique ennemi
: lorsqu’il pousse notre cœur à se complaire dans la jouissance
des choses transitoires, il excite contre nous un prochain moins favorisé,
qui s’efforce de nous enlever ces biens mêmes que nous aimons. Non
que l’antique ennemi se soucie par là de nous priver de ces biens
de la terre, mais parce qu’il veut blesser la charité en nous. En
effet, nous nous enflammons aussitôt de haine, et pleins du désir
de l’emporter à l’extérieur, nous sommes gravement blessés
à l’intérieur. En cherchant à conserver à l’extérieur
des choses infimes, nous en perdons de grandes à l’intérieur,
puisqu’en aimant une chose qui passe, nous perdons l’amour véritable.
Quiconque nous prend ce qui nous appartient est un ennemi. Mais si nous
nous laissons gagner par la haine de notre ennemi, c’est un bien intérieur
que nous perdons. Ainsi, quand notre prochain nous fait souffrir quelque
chose au-dehors, soyons en garde au-dedans de nous contre le voleur caché
: on ne peut mieux le vaincre qu’en aimant le voleur du dehors. La première
et suprême preuve de la charité, c’est d’aimer même
celui qui s’oppose à nous. C’est pourquoi la Vérité
en personne, tout en endurant le supplice de la croix, ne cesse pas de
répandre la tendresse de son amour sur ses persécuteurs,
en disant : «Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce
qu’ils font.» (Lc 23, 34)
Quoi d’étonnant alors que
les disciples aiment leurs ennemis pendant leur vie, quand le Maître
va jusqu’à aimer ses ennemis au moment où ils le mettent
à mort? Notre Rédempteur exprime le degré suprême
de l’amour lorsqu’il affirme : «Il n’y a pas de plus grand amour
que de donner sa vie pour ses amis.» Le Seigneur était venu
mourir pour ses ennemis eux-mêmes, et il déclarait cependant
qu’il donnerait sa vie pour ses amis. N’était-ce pas pour nous montrer
qu’on peut, en aimant, tirer profit de ses ennemis, en sorte que nos persécuteurs
eux-mêmes deviennent pour nous des amis?
3. Mais personne, dira-t-on, ne
nous persécute jusqu’à la mort. Comment donc pouvons-nous
savoir si nous aimons nos ennemis? Eh bien, même quand la sainte
Eglise jouit de la paix, il nous reste un devoir dont l’accomplissement
nous permet de nous assurer qu’au temps de la persécution, nous
serions capables de donner notre vie par amour. Jean ne dit-il pas : «Si
quelqu’un possède les biens de ce monde, et que voyant son frère
dans la nécessité, il lui ferme ses entrailles, comment l’amour
de Dieu demeure-t-il en lui?» (1 Jn 3, 17). Dans le même sens,
Jean-Baptiste affirme : «Que celui qui a deux tuniques en donne une
à celui qui n’en a pas.» (Lc 3, 11). Si au temps de la tranquillité,
on ne sait pas donner pour Dieu sa tunique, comment donnera-t-on sa vie
lors de la persécution? Ainsi la vertu de charité doit-elle
se nourrir de miséricorde dans la tranquillité pour ne pas
être vaincue dans la tourmente : qu’elle apprenne à chacun
à donner d’abord ses biens au Dieu tout-puissant, avant de se donner
soi-même.
4. Le texte poursuit : «Vous
êtes mes amis.» Oh! qu’elle est grande, la miséricorde
de notre Créateur! Nous ne sommes même pas de bons serviteurs,
et il nous appelle ses amis! Qu’elle est donc grande, la dignité
des hommes, d’être les amis de Dieu! Mais puisque vous avez entendu
quelle gloire nous confère cette dignité, écoutez
maintenant quelles sont les peines du combat : «Si vous faites ce
que je vous commande.» Vous êtes mes amis si vous faites ce
que je vous commande. C’est comme s’il disait clairement : «Vous
vous réjouissez d’atteindre à un tel sommet : mesurez par
quelles peines on y parvient.»
Quand les fils de Zébédée
demandèrent, par l’entremise de leur mère, que l’un pût
s’asseoir à la droite de Dieu et l’autre à sa gauche, ils
s’entendirent répondre : «Pouvez-vous boire le calice que
je vais boire?» (Mt 20, 22). D’emblée, c’est la place d’honneur
qu’ils réclamaient, mais la Vérité les ramène
au chemin qui conduit à un tel honneur. C’est comme si le Seigneur
leur disait : «Vous voudriez jouir dès à présent
de la place d’honneur, mais commencez par vous inquiéter du chemin
pénible [qui y conduit]. C’est en goûtant au calice qu’on
parvient à la grandeur. Si votre esprit désire ce qui caresse,
buvez d’abord ce qui fait souffrir. On ne parvient à la joie du
salut que par l’amère potion du remède.»
«Je ne vous appellerai plus
serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître.
Mais je vous ai appelés amis, parce que tout ce que j’ai entendu
de mon Père, je vous l’ai fait connaître.» Tout ce qu’il
a entendu de son Père et qu’il a voulu faire connaître à
ses serviteurs pour en faire ses amis, qu’est-ce là donc, sinon
les joies intérieures de la charité et les réjouissances
de la patrie d’en haut, qu’il inspire chaque jour à nos cœurs par
le souffle de son amour? Dès que nous en venons à aimer ce
que nous avons entendu au sujet du Ciel, nous commençons à
le connaître, car l’amour est lui-même connaissance1. Aussi
le Seigneur avait-il tout fait connaître à ceux qui, dégagés
des désirs terrestres, brûlaient des flammes d’un très
grand amour.
Ce sont ces amis de Dieu que le
prophète avait aperçus lorsqu’il disait : «Pour moi,
ô Dieu, tes amis ont été honorés à l’excès.»
(Ps 139, 17). On appelle en effet ami celui qui est comme le dépositaire
des volontés d’autrui2. Le psalmiste ayant remarqué que les
élus de Dieu, détachés de l’amour de ce monde, gardaient
la volonté de Dieu en pratiquant les commandements du Ciel, il a
proclamé son admiration pour ces amis de Dieu : «Pour moi,
ô Dieu, tes amis ont été honorés à l’excès.»
Et comme si nous lui demandions de nous expliquer les causes d’un tel honneur,
il a aussitôt ajouté : «Leur empire s’est extrêmement
fortifié.» Voyez comme les élus de Dieu dominent leur
chair, affermissent leur esprit, commandent aux démons, brillent
par leurs vertus, méprisent les choses présentes; ils annoncent
la patrie éternelle par leurs paroles et leurs bonnes mœurs, cette
patrie qu’ils aiment jusqu’à en mourir et où ils parviennent
par les tourments. On peut les tuer, mais on ne réussit pas à
les fléchir. Oui, vraiment, leur empire s’est extrêmement
fortifié. Et au travers de ces souffrances mêmes qui les ont
fait tomber dans la mort de la chair, voyez à quel sommet leur âme
est parvenue. D’où leur vient une telle gloire, sinon du fait que
leur empire s’est extrêmement fortifié? Mais des hommes d’une
telle grandeur sont peut-être en petit nombre? Le psalmiste ajoute:
«Je les compterai, et ils seront plus nombreux que les grains de
sable.» (Ps 139, 18). Considérez, mes frères, le monde
entier : il est rempli de martyrs. Il y a désormais presque plus
de témoins de la vérité que de spectateurs parmi nous
pour les voir. Si pour Dieu ils sont faciles à compter, pour nous
ils sont plus nombreux que les grains de sable, puisque nous n’en pouvons
embrasser le nombre.
5. Mais celui qui est parvenu à
la dignité du titre d’ami de Dieu doit à la fois jeter ses
regards en lui-même sur ce qu’il est, et au-dessus de lui sur les
dons qu’il a reçus. Il ne doit rien attribuer à ses mérites,
pour éviter de donner prise aux puissances maléfiques. C’est
pourquoi le Seigneur ajoute : «Ce n’est pas vous qui m’avez choisi;
mais c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai établis pour que
vous alliez et que vous portiez du fruit.» Je vous ai établis
pour [recevoir] le don gratuit, je vous ai plantés pour que vous
alliez — en ayant dessein d’agir — et que vous portiez du fruit — en passant
à l’action. J’ai dit : «que vous alliez en ayant dessein d’agir»,
parce que vouloir faire quelque chose, c’est déjà y aller
en esprit.
Le Seigneur ajoute quelle sorte
de fruit doivent porter ses disciples : «Et que votre fruit demeure.»
Tout le travail que nous faisons pour la vie présente subsiste tout
au plus jusqu’à la mort. En effet, la mort survient et abolit le
fruit de notre travail. En revanche, ce qu’on accomplit pour la vie éternelle,
on le conserve même après la mort; le profit commence à
en apparaître au moment même où le fruit de nos travaux
charnels sort de notre champ de vision. Ainsi, la récompense du
Ciel prend naissance là où finit celle de la terre. Que celui
qui a commencé à connaître les choses de l’éternité
n’ait donc en son âme que mépris pour les fruits éphémères.
Travaillons pour les fruits qui
demeurent; travaillons pour ces fruits que la mort elle-même fait
naître au moment où elle met fin à tout le reste. Car
le prophète atteste que les fruits de Dieu trouvent leur origine
dans la mort, quand il déclare : «Lorsqu’il donne à
ses bien-aimés le sommeil, c’est alors l’héritage du Seigneur.»
(Ps 127, 2-3). Tout homme qui s’endort dans la mort perd son héritage;
mais lorsque Dieu donne à ses bien-aimés le sommeil, c’est
alors l’héritage du Seigneur, puisque c’est une fois parvenus à
la mort que les élus de Dieu trouveront leur héritage.
6. Le texte poursuit : «En
sorte que tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous
l’accordera.» Voici qu’il affirme en ce passage : «Tout ce
que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l’accordera.»
En un autre endroit, le même évangéliste lui fait déclarer
: «Si vous demandez quelque chose au Père en mon nom, il vous
le donnera. Jusqu’à présent, vous n’avez rien demandé
en mon nom.» (Jn 16, 23-24). Si le Père nous donne tout ce
que nous demandons au nom de son Fils, comment expliquer que Paul ait renouvelé
par trois fois une prière au Seigneur sans mériter d’être
exaucé, mais pour s’entendre répondre : «Ma grâce
te suffit, car la force donne toute sa mesure dans la faiblesse.»
(2 Co 12, 9). Ce prédicateur si éminent n’a-t-il pas demandé
au nom du Fils? Pourquoi donc n’a-t-il pas obtenu ce qu’il a demandé?
Comment peut-il être vrai que tout ce que nous demanderons au Père
au nom du Fils, le Père nous l’accordera, si l’Apôtre a pu
demander au nom du Fils que l’ange de Satan soit éloigné
de lui, sans obtenir ce qu’il a demandé? Eh bien, c’est que le nom
du Fils est Jésus. Or Jésus signifie «Sauveur»,
ou même «celui qui procure le salut». Demander au nom
du Sauveur, c’est donc demander ce qui se rapporte à notre salut
véritable. Si l’on demande ce qui ne convient pas, ce n’est pas
au nom de Jésus qu’on demande au Père. Aussi le Seigneur
déclare-t-il à ses apôtres encore faibles : «Jusqu’à
présent, vous n’avez rien demandé en mon nom.» C’est
comme s’il disait clairement : «Vous n’avez pas demandé au
nom du Sauveur, puisque vous ne savez pas chercher le salut éternel.»
C’est pourquoi Paul non plus n’a pas été exaucé :
être délivré de la tentation n’aurait pas été
utile à son salut.
7. Nous voyons, frères très
chers, combien vous êtes venus nombreux célébrer la
fête du martyr [saint Pancrace]. Vous êtes à genoux,
vous vous frappez la poitrine, vous priez et vous confessez Dieu à
haute voix, des larmes coulent sur vos visages. Mais réfléchissez,
je vous en prie, à vos demandes; examinez si vous demandez au nom
de Jésus, c’est-à-dire si vous implorez les joies du salut
éternel. Car ce n’est pas Jésus que vous cherchez dans la
maison de Jésus, si vous venez prier mal à propos, en ce
temple d’éternité, pour obtenir des biens éphémères.
Voyez : l’un recherche dans sa prière une épouse, un autre
demande une propriété, un autre réclame un vêtement,
un autre supplie pour obtenir de quoi manger. Sans doute faut-il demander
ces biens au Dieu tout-puissant quand ils nous manquent. Mais nous devons
sans cesse nous rappeler le commandement reçu de notre Rédempteur
: «Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces
choses vous seront données par surcroît.» (Mt 6, 33).
Ainsi, on ne se trompe pas en demandant ces choses à Jésus,
pourvu cependant qu’on ne les demande pas avec trop d’ardeur.
Mais un autre encore, ce qui est
plus grave, réclame la mort de son ennemi et poursuit de sa prière
celui qu’il ne peut poursuivre de son épée. Si celui qui
est ainsi maudit reste en vie, celui qui le maudit est pourtant tenu dès
lors pour coupable de sa mort. Dieu nous commande d’aimer nos ennemis,
et nous voici en train de l’implorer pour qu’il les fasse mourir! Celui
qui prie de la sorte combat contre son Créateur par ses prières
elles-mêmes. N’est-il pas écrit à propos de Judas :
«Que sa prière se tourne en péché.» (Ps
109, 7). La prière se tourne en péché si elle demande
cela même qu’interdit celui à qui on le demande.
8. La Vérité dit à
ce sujet : «Lorsque vous vous présentez pour prier, si vous
avez quelque chose sur le cœur contre quelqu’un, pardonnez-lui.»
(Mc 11, 25). Nous vous ferons sentir plus clairement l’efficacité
du pardon en vous apportant un témoignage de l’Ancien Testament.
Les hommes de Judée ayant offensé la
justice de leur Créateur
par des fautes qui criaient vengeance, le Seigneur défendit à
son prophète de prier [pour eux] : «Ne te charge pas de louanges
et de prières en leur faveur.» (Jr 7, 16). «Même
si Moïse et Samuel se tenaient devant moi, mon âme ne se tournerait
pas vers ce peuple.» (Jr 15, 1). Comment expliquer que le Seigneur,
laissant de côté tant d’autres Pères, ne cite à
comparaître que Moïse et Samuel, dont il souligne l’étonnant
pouvoir qu’ils ont d’obtenir [ce qu’ils demandent], tout en déclarant
qu’ici, même eux ne peuvent intercéder? C’est comme s’il disait
clairement : «Même ces deux hommes, dont je respecte la prière
à cause des mérites qui l’accompagnent, je ne les écoute
pas.» Et pourquoi donc Moïse et Samuel sont-ils préférés
à tous les autres Pères lorsqu’il s’agit d’intercéder?
C’est que dans tous les textes de l’Ancien Testament, ils se trouvent être
les seuls à avoir prié pour leurs ennemis eux-mêmes.
Le premier [Moïse] est accablé de pierres par le peuple3, et
il prie cependant le Seigneur pour ceux qui le lapident; le second [Samuel]
est écarté de la charge suprême, et quand on vient
lui demander de prier [pour le peuple], il déclare pourtant : «Loin
de moi de pécher contre le Seigneur en cessant de prier pour vous.»
(1 S 12, 23)
«Même si Moïse
et Samuel se tenaient devant moi, mon âme ne se tournerait pas vers
ce peuple.» C’est comme si le Seigneur disait clairement : «Je
me refuse à écouter même les prières que me
font maintenant en faveur de leurs amis ces deux hommes, qui cependant,
je le sais, se sont acquis tous les mérites d’une grande vertu en
priant pour leurs ennemis eux-mêmes.»
C’est donc la perfection de la charité
qui fait la force d’une vraie prière. Et ceux qui demandent convenablement
sont exaucés lorsqu’ils ne laissent pas la haine d’un ennemi assombrir
leur âme quand ils demandent. Nous arrivons généralement
à vaincre les résistances de notre âme en priant pour
nos ennemis eux-mêmes. Notre bouche fait entendre une prière
pour nos adversaires, mais puisse notre cœur s’astreindre à aimer.
Or, s’il nous arrive souvent de prier pour nos ennemis eux-mêmes,
c’est en nous acquittant de cette prière plus par précepte
que par charité. Car tout en demandant la vie de nos ennemis, nous
craignons pourtant d’être exaucés. Mais puisque le Juge intérieur
prête plus d’attention à l’esprit qu’aux paroles, c’est ne
rien implorer pour ses ennemis que de prier pour eux sans charité.
9. Mais voici qu’un ennemi a commis
contre nous une faute grave, qu’il nous a causé du dommage, qu’il
nous a offensés alors que nous l’aidions, qu’il nous a persécutés
alors que nous l’aimions. Toutes ces offenses devraient être retenues,
si nous n’avions nous-mêmes des fautes à nous faire pardonner.
Notre Avocat nous a composé
une prière pour plaider notre cause; s’il est notre Avocat, il est
d’ailleurs également le Juge de cette cause. Or, dans la prière
qu’il a composée, il a introduit une condition : «Remettez-nous
nos dettes, comme nous les remettons aussi à nos débiteurs.»
(Mt 6, 12). Puisque celui qui s’est constitué notre Avocat est celui-là
même qui vient nous juger, c’est encore lui qui va exaucer la prière
qu’il a composée : «Remettez-nous nos dettes, comme nous les
remettons aussi à nos débiteurs.» Par conséquent,
ou bien nous formulons ces paroles sans les mettre en pratique, et nous
nous lions nous-mêmes encore plus en les prononçant; ou bien,
récitant la prière, nous passons cette condition sous silence,
et notre Avocat, qui ne reconnaît plus la prière qu’il a composée,
se dit aussitôt à part soi : «Je sais bien ce que j’ai
enseigné : cette prière n’est pas celle que j’ai faite.»
Comment devons-nous donc nous conduire,
sinon en ayant pour nos frères des sentiments de vraie charité?
Ne gardons rien de méchant en notre cœur. Et que le Dieu tout-puissant,
considérant la charité dont nous faisons preuve envers notre
prochain, puisse ainsi épancher sa bonté paternelle sur nos
iniquités. Rappelez-vous l’avertissement : «Remettez, et l’on
vous remettra.» (Lc 6, 37). Voici qu’on nous doit et que nous devons.
Remettons donc à autrui ce qu’il nous doit, pour que nous soit remis
ce que nous devons. Mais notre esprit se cabre devant de telles exigences
: s’il veut accomplir ce qu’il entend, il se débat pourtant.
Nous nous tenons devant la tombe
du martyr [Pancrace]. Et nous savons par quelle mort il est parvenu au
Royaume céleste. Pour nous, si nous ne donnons pas notre corps pour
le Christ, soyons du moins victorieux de notre âme. Ce sacrifice
nous rend Dieu propice; la victoire de notre apaisement lui est agréable
quand il nous juge en sa bonté paternelle. Car il voit la lutte
que soutient notre cœur; et celui qui doit récompenser plus tard
les vainqueurs aide dès maintenant ceux qui combattent, par Jésus-Christ,
son Fils, Notre-Seigneur, qui, étant Dieu, vit et règne avec
lui dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des
siècles. Amen.
_______________________________
1 Dieu a fait connaître à
chacun, par la lumière de son intelligence, comment on doit se comporter
envers son prochain exemplo sui, en ce sens que les hommes trouvent en
leur conscience la règle d’or qu’il y a gravée en les créant
: «Ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas à
autrui.»
2 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
3 «Tout ce qui n’a pas de
nageoires ni d’écailles dans les eaux, soit dans la mer, soit dans
les rivières […] vous ne mangerez pas de leur chair.» (Lv
11, 10-11). «Nageoires» se dit en latin pennulæ, qui
signifie d’abord «petites ailes». Le rapport entre les pennulæ
et le fait de voler est donc beaucoup plus probant en latin.
Homélie 28
Prononcée devant le peuple
dans la basilique des saints Nérée
et Achille,
Le jour de leur fête
12 mai 592
La guérison du fils de l’officier Royal
Saint Nérée et saint
Achille sont morts à la fin du premier siècle. Ils pourraient
avoir appartenu aux cohortes prétoriennes de Néron. Après
leur martyre, ils ont été enterrés dans le cimetière
des Flaviens chrétiens.
L’évangile du jour raconte
la guérison du fils de l’officier, peut-être en rapport avec
la qualité d’officiers des deux martyrs. Cet épisode, dit
Grégoire, a plus besoin d’exhortation que d’explication, sauf sur
un point : pourquoi le Christ reproche-t-il son manque de foi à
un homme qui manifeste justement sa foi en demandant la guérison
de son fils? L’orateur montre ce qui manque à la foi de cet officier.
Il note aussi que Jésus a
refusé de se rendre auprès du fils de l’officier royal, bien
qu’il ait fait le déplacement pour le serviteur du centurion. C’est
pour nous apprendre à ne pas avoir égard à la richesse
ni aux honneurs, mais à la seule nature des hommes, créés
à l’image de Dieu. Nous devons considérer en chacun ce qu’il
est («sa dignité de personne», dirait-on de nos jours),
non ce qu’il a. C’est aussi un appel à nous humilier quand nous
sommes riches.
Aujourd’hui, remarque enfin le prédicateur,
c’est le monde lui-même, tout rempli de calamités, qui vient
nous apprendre à ne pas l’aimer, et nous ramène ainsi à
Dieu.
Jn 4, 46-53
En ce temps-là, il y avait
un officier du roi dont le fils était malade à Capharnaüm.
Comme il avait entendu dire que Jésus venait de Judée en
Galilée, il alla vers lui et le pria de descendre pour guérir
son fils, qui était à la mort. Jésus lui dit : «Si
vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas.» L’officier
du roi lui dit : «Seigneur, viens avant que mon fils ne meure.»
Jésus lui dit : «Va, ton fils vit.»
L’homme crut ce que lui disait Jésus
et partit. Comme il s’en retournait, ses serviteurs vinrent au-devant de
lui et lui annoncèrent que son fils vivait. Il leur demanda l’heure
à laquelle il s’était trouvé mieux, et ils lui dirent
: «Hier, à la septième heure, la fièvre l’a
quitté.» Le père reconnut alors que c’était
l’heure à laquelle Jésus lui avait dit : «Ton fils
vit.» Et il crut, lui et toute sa maison.
La lecture du Saint Evangile que
vous venez d’entendre, mes frères, n’a pas besoin d’explication.
Mais pour que je ne paraisse pas l’avoir laissée passer sans rien
dire, je vous en parlerai quand même en quelques mots, plutôt
pour vous exhorter que pour vous l’expliquer.
Je ne vois d’ailleurs qu’un point
dont il nous faille chercher l’explication, c’est de savoir pourquoi cet
homme venu demander la guérison de son fils s’est entendu dire :
«Si vous ne voyez des signes et des prodiges, vous ne croyez pas.»
N’est-il pas évident qu’il croyait, cet homme qui implorait la guérison
de son fils? Aurait-il imploré cette guérison de la part
du Seigneur, s’il n’avait pas cru qu’il était le Sauveur? Pourquoi
donc Jésus dit-il : «Si vous ne voyez des signes et des prodiges,
vous ne croyez pas», à celui qui a cru avant de voir un signe?
Souvenez-vous pourtant de ce que
cet homme a demandé, et vous verrez clairement qu’il a douté
dans sa foi. Car il a prié Jésus de descendre pour guérir
son fils. Il désirait donc la présence corporelle du Seigneur,
alors que celui-ci n’est absent d’aucun lieu par son esprit. L’officier
royal ne croyait donc pas assez fermement en Jésus, puisqu’il ne
le jugeait pas capable de rendre la santé sans être physiquement
présent. Si la foi de cet homme avait été parfaite,
il aurait été persuadé qu’il n’y a pas de lieu où
Dieu ne soit présent. Il a ainsi considérablement manqué
de foi, parce qu’il n’a pas rendu honneur à la Majesté [du
Seigneur], mais à sa seule présence corporelle. Il a donc
demandé la guérison de son fils, mais sa foi se mêlait
de doute, puisque tout en croyant que celui à qui il s’adressait
avait le pouvoir de guérir, il a toutefois pensé qu’il était
absent d’auprès de son fils mourant. Mais le Seigneur, qu’il supplie
de venir, lui montre qu’il est déjà là où il
l’invite : d’un simple commandement, il rend la santé, lui dont
la volonté a créé toutes choses.
2. Il nous faut ici considérer
avec grande attention ce que le témoignage d’un autre évangéliste
nous apprend du centurion qui vient au Seigneur et lui dit : «Seigneur,
mon serviteur est couché dans ma maison, frappé de paralysie,
et il souffre cruellement.» Jésus lui répond aussitôt
: «J’irai le guérir.» (Mt 8, 6-7). Pourquoi donc notre
Rédempteur refuse-t-il d’aller corporellement auprès du fils
de l’officier royal, qui lui avait pourtant demandé de venir, alors
qu’il promet d’aller corporellement auprès du serviteur du centurion,
sans cependant qu’on l’en ait prié? Il ne consent pas à se
rendre par lui-même auprès du fils de l’officier royal; il
ne refuse pas d’aller auprès du serviteur du centurion. Pourquoi
cette manière d’agir, sinon pour réprimer notre orgueil,
qui ne nous inspire de l’estime que pour les honneurs et les richesses
des hommes, et non pour leur nature faite à l’image de Dieu? Quand
nous jaugeons les biens dont les gens s’entourent, il est clair que nous
ne nous soucions pas de leur être intérieur; et lorsque nous
considérons leur aspect physique, pourtant bien digne de mépris,
nous ne nous intéressons pas à ce qu’ils sont. Mais notre
Rédempteur ne voulut pas aller auprès du fils de l’officier
royal, et se montra prêt à se rendre auprès du serviteur
du centurion, pour bien faire voir que les saints doivent mépriser
ce qui est élevé pour les hommes, et ne pas mépriser
ce que les hommes jugent digne de mépris. Notre orgueil se trouve
ainsi blâmé, lui qui ne sait pas estimer les hommes par ce
qui les fait hommes, et qui ne regarde, comme nous l’avons dit, que les
choses extérieures qui les environnent, sans considérer leur
nature, ni reconnaître l’honneur de Dieu en eux. Voici que le Fils
de Dieu ne veut pas se rendre auprès du fils de l’officier royal,
et qu’il est prêt pourtant à aller guérir le serviteur.
Si le serviteur de tel ou tel nous demandait de nous rendre auprès
de lui, aussitôt notre orgueil nous répondrait en secret dans
notre pensée : «N’y va pas! Ce serait t’abaisser, te déshonorer,
et avilir ta charge.» Celui qui vient du Ciel ne refuse pas d’aller
sur terre auprès d’un serviteur, et nous qui venons de la terre,
nous n’acceptons cependant pas d’être humiliés sur terre.
Quoi de plus vil, quoi de plus méprisable devant Dieu que de rechercher
la considération des hommes et de ne pas craindre le regard du témoin
intérieur!
Aussi le Seigneur dit-il aux pharisiens
dans le Saint Evangile : «Vous êtes de ceux qui se font passer
pour justes devant les hommes; mais Dieu connaît vos cœurs, et ce
qui est élevé aux yeux des hommes est abominable aux yeux
de Dieu.» (Lc 16, 15). Remarquez, mes frères, remarquez bien
ces paroles. Car s’il est vrai que ce qui est élevé aux yeux
des hommes est abominable aux yeux de Dieu, alors les pensées de
notre cœur sont d’autant plus basses aux yeux de Dieu qu’elles sont plus
hautes aux yeux des hommes, et l’humilité de notre cœur est d’autant
plus haute aux yeux de Dieu qu’elle est plus basse aux yeux des hommes.
3. Tenons donc pour rien ce
que nous faisons de bien. Ne nous laissons pas exalter par nos travaux,
ni élever par l’abondance ou la gloire. Si la profusion de toutes
sortes de biens nous gonfle d’orgueil, nous sommes dignes du mépris
de Dieu. Au contraire, le psalmiste déclare à propos des
humbles : «Le Seigneur garde les petits enfants.» (Ps 116,
6). Et parce que ceux qu’il appelle de petits enfants sont les humbles,
sitôt après avoir exprimé cette sentence, il ajoute
une réflexion comme pour répondre à notre désir
de savoir ce que Dieu fera pour ces humbles : «Je me suis humilié,
et il m’a délivré.»
Voilà ce à quoi il
vous faut bien réfléchir, mes frères, voilà
ce que vous devez méditer avec toute l’attention possible. N’estimez
pas dans vos proches les biens de ce monde. N’ayant que Dieu en vue dans
les hommes, ne rendez honneur qu’à leur nature faite à l’image
de Dieu — je ne parle pourtant ici que des hommes qui ne sont pas vos supérieurs1.
Vous observerez cela vis-à-vis de vos proches si vous commencez
vous-mêmes par ne pas laisser vos cœurs se gonfler d’orgueil. Car
celui que les choses éphémères exaltent encore ne
sait pas respecter dans son prochain ce qui dure. Ne considérez
donc pas en vous-mêmes ce que vous avez, mais ce que vous êtes.
Voyez comme il s’enfuit, ce monde
qu’on aime! Ces saints auprès de la tombe desquels nous sommes assemblés
ont foulé aux pieds avec mépris un monde florissant. On y
jouissait d’une longue vie, d’une santé continuelle, de l’abondance
matérielle, de la fécondité dans les familles, de
la tranquillité dans une paix bien établie. Et ce monde qui
était encore si florissant en lui-même était pourtant
déjà flétri dans leur cœur. Alors que tout flétri
qu’il soit maintenant en lui-même, il demeure toutefois florissant
dans nos cœurs. Partout la mort, partout le deuil, partout la désolation;
de tous côtés nous sommes frappés, de tous côtés
nous sommes abreuvés d’amertumes; et cependant, dans l’aveuglement
de notre esprit, nous aimons jusqu’aux amertumes goûtées dans
la concupiscence de la chair, nous poursuivons ce qui s’enfuit, nous nous
attachons à ce qui tombe. Et comme nous ne pouvons retenir ce qui
tombe, nous tombons avec ce que nous tenons embrassé dans son écroulement.
Si le monde nous a autrefois captivés
par l’attrait de ses plaisirs, c’est désormais lui qui nous renvoie
à Dieu, maintenant qu’il est rempli de si grands fléaux.
Songez bien que ce qui court dans le temps ne compte pas. Car la fin des
biens transitoires nous montre assez que ce qui peut passer n’est rien.
L’écroulement des choses passagères nous fait voir qu’elles
n’étaient presque rien, même quand elles nous semblaient tenir
ferme. Avec quelle attention, frères très chers, nous faut-il
donc considérer tout cela! Fixez votre cœur dans l’amour de l’éternité;
et sans plus chercher à atteindre les grandeurs de la terre, efforcez-vous
de parvenir à cette gloire dont votre foi vous donne l’assurance,
par Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui, étant Dieu, vit et
règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans
tous les siècles des siècles. Amen.
________________________________
1 Le «cœur charnel» est
le cœur asservi au péché.
2 Defensor : magistrat chargé
de défendre les populations contre l’arbitraire des gouverneurs.
Cette charge a pris de l’importance au vie siècle.
Homélie 29
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Pierre, apôtre,
le jour de l’Ascension
24 mai 591
L’Ascension
L’Homélie du jour de l’Ascension
tire son originalité du fait qu’elle constitue une petite anthologie
biblique sur le mystère célébré : saint Grégoire
y a rassemblé, en un discours pastoral très accessible, les
textes que l’Ecriture et la liturgie proposent en ce jour à notre
piété.
I- (1-8) Le pape commente d’abord
l’évangile. Il remarque que le retard qu’ont mis les disciples à
accepter la Résurrection donne plus d’assurance à notre foi.
Jésus leur montre la vérité de son corps en mangeant
avec eux, avant de monter au ciel. L’orateur explique en quel sens c’est
«à toute créature» que les disciples sont envoyés
prêcher l’Evangile. Il donne à cette occasion un bel aperçu
de la notion antique de l’homme, considéré comme un microcosme
de toute la création. Il expose ensuite de quelle façon il
faut entendre que ceux qui croiront seront sauvés, pourquoi les
miracles promis aux croyants étaient réservés aux
débuts de l’Eglise, et comment ils continuent sur un plan spirituel,
qui n’en a que plus de valeur. Grégoire résout enfin l’apparente
contradiction entre le texte de saint Marc, qui présente Jésus
assis au Ciel, et le témoignage de saint Etienne, qui le voit debout
à la droite du Père.
II- (9-11) Méditant le mystère
de l’Ascension, le pape y voit avant tout un mystère de joie : joie
de l’élévation de notre nature humaine, de l’effacement du
décret qui nous condamnait à la mort, et de notre délivrance
de la captivité.
L’Homélie s’achève
par un vibrant appel à jeter dans le Ciel l’ancre de notre espérance
: Dieu ne décevra pas le désir que lui-même nous inspire.
Mc 16, 14-20
En ce temps-là, Jésus
apparut aux Onze pendant qu’ils étaient à table; et il leur
reprocha leur incrédulité et leur dureté de cœur,
parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité.
Et il leur dit : «Allez dans le monde entier; prêchez l’Evangile
à toute créature. Celui qui croira et sera baptisé
sera sauvé; celui qui ne croira pas sera condamné. Et voici
les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom ils chasseront
les démons, ils parleront de nouvelles langues, ils prendront en
main des serpents, et s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur
fera aucun mal. Ils imposeront les mains sur les malades, et ceux-ci seront
guéris.»
Après leur avoir ainsi parlé,
le Seigneur Jésus s’éleva au ciel; et il siège à
la droite de Dieu. Pour eux, ils s’en allèrent prêcher en
tout lieu, le Seigneur travaillant avec eux et confirmant la Parole par
les signes qui l’accompagnaient.
Le retard qu’ont mis les disciples
à croire en la Résurrection du Seigneur n’a pas tant été
de leur part une infirmité que pour nous, si j’ose dire, le gage
de notre future fermeté. En effet, à cause de leur doute,
cette Résurrection a été démontrée par
des preuves nombreuses; et découvrant ces preuves à la lecture,
c’est par les doutes mêmes des disciples que nous sommes affermis.
Marie-Madeleine, qui a cru plus vite, m’a été moins utile
que Thomas, qui a douté longtemps. Car lui, dans son doute, a touché
les cicatrices des plaies, ôtant ainsi de notre cœur la plaie du
doute.
Pour mieux nous persuader que le
Seigneur est vraiment ressuscité, il nous faut noter ce que Luc
rapporte : «Comme il était à table avec eux, il leur
recommanda de ne pas s’éloigner de Jérusalem.» (Ac
1, 4). Et un peu après : «Tandis qu’ils le regardaient, il
fut élevé, et une nuée le déroba à leurs
yeux.» (Ac 1, 9). Observez ces paroles, remarquez bien le mystère
: «Comme il était à table avec eux… il fut élevé.»
Il mange et il monte : il se nourrit pour faire connaître qu’il a
une chair véritable.
Quant à Marc, il rappelle
qu’avant de monter au ciel, le Seigneur a repris ses disciples pour leur
dureté de cœur et leur incrédulité. Nous devons considérer
ici que si le Seigneur a choisi, pour réprimander ses disciples,
le moment où il les quittait corporellement, c’est afin de graver
plus profondément dans le cœur de ses auditeurs les paroles qu’il
prononçait en partant.
Ecoutons ce qu’il demande aux disciples
après leur avoir reproché leur dureté : «Allez
dans le monde entier; prêchez l’Evangile à toute créature.»
2. Fallait-il donc, mes frères,
prêcher le Saint Evangile à des objets inanimés, ou
à des animaux sans raison, pour que le Seigneur dise ainsi à
ses disciples : «Prêchez à toute créature.»
Non, bien sûr! C’est l’homme qu’on désigne par l’expression
«toute créature». Car si les pierres existent, elles
ne vivent pourtant pas, et elles n’ont pas de sensations. Si les herbes
et les arbres existent, s’ils vivent même, ils n’ont cependant pas
de sensations; ils vivent, dis-je, non par un souffle animal, mais par
une force végétale, puisque Paul affirme : «Insensé!
Ce que tu sèmes ne reprend pas vie s’il ne meurt auparavant.»
(1 Co 15, 36). Ce qui meurt pour reprendre vie, vit donc. Ainsi, les pierres
existent, mais elles ne vivent pas. Les arbres existent, ils vivent, mais
ils n’ont pas de sensations; les animaux sans raison existent, ils vivent,
ils ont des sensations, mais ils ne peuvent juger. Les anges, eux, existent,
ils vivent, ils ont des sensations et ils peuvent juger. Or l’homme possède
en lui quelque chose de chacune de ces créatures : être lui
est commun avec les pierres, vivre avec les arbres, avoir des sensations
avec les animaux, comprendre avec les anges. Si donc l’homme a quelque
chose de commun avec toute créature, il est en quelque manière
toute créature. Par conséquent, prêcher l’Evangile
au seul homme, c’est le prêcher à toute créature, puisque
c’est l’enseigner à celui pour qui tout sur terre a été
créé, et à qui rien de ce qui existe n’est étranger,
du fait qu’il présente quelque similitude avec tout le reste.
L’expression «toute créature»
peut aussi désigner toutes les nations païennes. En effet,
si le Seigneur avait commencé par dire : «N’allez pas vers
les païens» (Mt 10, 5), il ordonne maintenant: «Prêchez
à toute créature.» La prédication des apôtres,
que les Juifs avaient d’abord repoussée, nous est ainsi venue en
aide, dès lors que ces orgueilleux, en la rejetant, ont témoigné
de leur damnation. Et quand le Christ, qui est la Vérité,
envoie les disciples prêcher, il ne fait rien d’autre que d’y répandre
la semence dans le monde. Il n’envoie que quelques graines en semences,
pour recueillir en retour les fruits de moissons abondantes issus de notre
foi. Car une si grande moisson de fidèles n’aurait pu lever sur
le monde entier, si la main du Seigneur n’avait fait venir, sur la terre
des intelligences, ces graines de choix que sèment les prédicateurs.
3. Le texte poursuit : «Celui
qui croira et sera baptisé sera sauvé; celui qui ne croira
pas sera condamné.» Peut-être chacun se dit-il en lui-même
: «Moi, maintenant, j’ai cru, et donc je serai sauvé.»
Il dit vrai, si sa foi inclut les œuvres. Car une foi véritable
exige qu’on ne contredise pas dans sa conduite ce qu’on affirme par ses
paroles. C’est pourquoi Paul déclare à propos de certains
faux fidèles : «Ils font profession de connaître Dieu,
mais ils le renient par leurs actes.» (Tt 1, 16). Et Jean : «Celui
qui dit connaître Dieu, mais ne garde pas ses commandements, est
un menteur.» (1 Jn 2, 4). Puisqu’il en est ainsi, c’est en examinant
notre vie que nous devons vérifier la vérité de notre
foi. En effet, nous ne sommes vraiment croyants que si nous accomplissons
en nos œuvres ce que nous promettons en nos paroles. Le jour de notre baptême,
nous avons promis de renoncer à toutes les œuvres et à toutes
les séductions de l’antique ennemi. Que chacun d’entre vous se considère
donc lui-même avec les yeux de l’esprit : si après le baptême,
il garde ce qu’il avait promis avant le baptême, qu’il soit certain
d’être un [vrai] croyant, et qu’il se réjouisse. Mais s’il
est tombé en commettant de mauvaises actions ou en désirant
les séductions de ce monde, il n’a pas gardé ce qu’il avait
promis. Voyons s’il sait pleurer maintenant ses égarements. Car
devant le Juge miséricordieux, celui qui revient à la vérité
ne passe pas pour un menteur, même après avoir menti : le
Dieu tout-puissant, en recevant volontiers notre pénitence, couvre
lui-même nos égarements par sa sentence.
4. Le texte poursuit : «Et
voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom ils
chasseront les démons, ils parleront de nouvelles langues, ils prendront
en main des serpents, et s’ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur
fera aucun mal. Ils imposeront les mains sur les malades, et ceux-ci seront
guéris.» Cela, mes frères, vous ne le faites pas; est-ce
à dire que vous ne croyez pas? Non, bien sûr! Ces signes ont
été nécessaires au début de l’Eglise. La foi,
pour croître, devait alors en être nourrie. Nous aussi, quand
nous plantons des arbres, nous leur versons de l’eau jusqu’à ce
que nous ayons constaté qu’ils ont repris; mais une fois leurs racines
fixées en terre, nous cessons de les arroser. D’où le mot
de Paul : «Les langues sont un signe, non pour les croyants, mais
pour les incroyants.» (1 Co 14, 22)
A propos de ces signes et de ces
manifestations, il nous reste quelque chose à considérer
de plus près : c’est que la sainte Eglise opère spirituellement
chaque jour ce qu’elle opérait corporellement par les apôtres
en leur temps. En effet, que font les prêtres de l’Eglise quand ils
exorcisent les fidèles en leur imposant les mains, et qu’ils interdisent
aux esprits malins d’habiter dans leur âme? Que font-ils, sinon chasser
les démons? Et que font les fidèles lorsque délaissant
les paroles mondaines de leur vie passée, ils proclament les saints
mystères et chantent tant qu’ils peuvent les louanges et la puissance
de leur Créateur? Que font-ils, sinon parler de nouvelles langues?
Et ne prennent-ils pas en main des serpents quand ils enlèvent le
mal du cœur des autres en les exhortant au bien? Et lorsqu’ils entendent
des conseils empoisonnés sans se laisser pourtant entraîner
à de mauvaises actions, n’est-ce pas là boire un breuvage
mortel, mais sans qu’il leur fasse de mal? Et que font les hommes qui,
dès qu’ils voient leur prochain faiblir dans l’accomplissement des
bonnes actions, volent à son secours de toutes leurs forces, et
raffermissent par l’exemple de leurs œuvres la vie de ceux dont le comportement
devenait chancelant? Que font-ils, sinon imposer les mains sur les malades
pour qu’ils soient guéris?
Ces miracles sont d’ailleurs d’autant
plus grands qu’ils sont spirituels, d’autant plus grands que ce ne sont
pas des corps, mais des âmes qu’ils régénèrent.
Et ces signes-là, frères très chers, vous-mêmes,
en vous plaçant sous la gouverne de Dieu, vous pouvez les accomplir
si vous le voulez. Les signes extérieurs ne peuvent obtenir la vie
à ceux qui les opèrent. Car si ces miracles corporels manifestent
parfois la sainteté, ils ne la font pas exister. Au contraire, les
miracles spirituels, qui se réalisent dans l’âme, ne manifestent
pas au-dehors la vertu de notre vie, mais ils font exister cette vertu.
Si même des gens mauvais sont capables des premiers, seuls les bons
peuvent jouir du fruit des seconds. D’où ce mot de la Vérité
à propos de certains hommes : «Beaucoup me diront en ce jour-là
: Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé,
en votre nom que nous avons chassé les démons, et en votre
nom que nous avons fait beaucoup de miracles? Alors je leur affirmerai
avec assurance : Je ne vous connais pas; éloignez-vous de moi, artisans
d’iniquité.» (Mt 7, 22-23). N’aimez donc pas, frères
très chers, ces signes que les réprouvés peuvent eux
aussi réaliser. Mais aimez ceux dont nous venons de parler, les
miracles de charité et de piété, qui sont d’autant
plus sûrs qu’ils sont cachés, et d’autant mieux récompensés
du Seigneur qu’ils sont moins glorifiés des hommes.
5. Le texte poursuit : «Après
leur avoir ainsi parlé, le Seigneur Jésus s’éleva
au ciel; et il siège à la droite de Dieu.» Nous savons
par l’Ancien Testament qu’Elie a été ravi au ciel (cf. 2
R 2, 11). Mais outre le ciel aérien, il y a le ciel éthéré1.
Le ciel aérien est proche de la terre : ainsi, nous parlons des
oiseaux du ciel, parce que nous les voyons voler dans les airs. Or c’est
dans ce ciel aérien qu’Elie a été élevé
pour être conduit soudainement dans une région secrète
de la terre, où il vit dans un grand repos de la chair et de l’esprit
jusqu’à ce qu’il revienne à la fin du monde et acquitte sa
dette envers la mort. S’il a en effet remis sa mort à plus tard,
il n’y a pas échappé. Notre Rédempteur, au contraire,
n’ayant pas remis sa mort à plus tard, en a été vainqueur;
il a détruit la mort en ressuscitant, et manifesté la gloire
de sa Résurrection en montant au ciel. Il faut encore noter qu’Elie,
d’après ce que nous lisons, est monté au ciel dans un char
: cela montrait bien que n’étant qu’un homme2, il avait besoin d’une
aide extérieure. Ces secours et les signes qui nous les révèlent
sont le fait des anges : Elie, appesanti qu’il était par la faiblesse
de sa nature, ne pouvait monter par lui-même au ciel, fût-ce
le ciel aérien. Quant à notre Rédempteur, on ne lit
pas qu’il fut élevé par un char ou par les anges : celui
qui avait tout créé n’avait besoin que de sa propre puissance
pour se voir porté au-dessus de tout. Il s’en retournait là
où il était déjà; il s’en revenait de là
où il demeurait, puisque lors même qu’il montait au ciel par
son humanité, il contenait à la fois la terre et le ciel
par sa divinité.
6. De même que Joseph, vendu
par ses frères, a figuré la vente de notre Rédempteur,
Enoch, transporté (cf. Gn 5, 24), et Elie, élevé au
ciel aérien, ont symbolisé l’Ascension du Seigneur. Ainsi,
le Seigneur eut des précurseurs et des témoins de son Ascension,
l’un avant la Loi, l’autre sous la Loi, pour que vînt un jour celui
qui serait capable de pénétrer vraiment dans les cieux. D’où
l’ordre qui existe entre l’élévation du premier et celle
du second, lesquelles se distinguent par une certaine gradation. Car on
nous rapporte qu’Enoch fut transporté, et Elie élevé
au ciel, pour que vînt ensuite celui qui, sans être ni transporté
ni élevé, pénétrerait dans le ciel éthéré
par sa propre puissance. Par le transfert de ces deux serviteurs qui symbolisaient
son Ascension, puis en montant lui-même au ciel, le Seigneur a voulu
aussi manifester qu’il allait nous accorder, à nous qui croyons
en lui, la pureté de la chair, et faire croître par son aide
la vertu de chasteté à mesure que les temps se développeraient.
Enoch eut en effet une épouse et des fils. Par contre, on ne lit
nulle part qu’Elie ait eu une épouse et des fils. Mesurez donc par
quels degrés la sainte pureté s’est accrue, d’après
ce que ces serviteurs transportés et le Seigneur en personne dans
son Ascension nous font voir clairement : Enoch, qui fut engendré
par une union charnelle, et qui engendra de la même manière,
fut transporté; Elie, qui fut engendré par une union charnelle,
mais qui n’engendra pas lui-même de cette façon, fut enlevé;
quant au Seigneur, qui n’engendra pas ni ne fut engendré par une
union charnelle, il s’éleva au ciel [par sa propre puissance].
7. Il nous faut aussi considérer
pourquoi Marc affirme : «Il siège à la droite de Dieu»,
alors qu’Etienne dit : «Je vois les cieux ouverts, et le Fils de
l’homme debout à la droite de Dieu.» (Ac 7, 56). Pourquoi
Etienne assure-t-il le voir debout, alors que Marc le voit assis? Mais
vous le savez, mes frères : siéger convient à celui
qui juge, se tenir debout, à celui qui combat ou qui vient au secours.
Puisque notre Rédempteur, élevé au ciel, juge dès
à présent toutes choses, et qu’à la fin des temps
il viendra en Juge universel, Marc nous le représente siégeant
après son élévation, puisqu’au terme, après
avoir été glorifié en son Ascension, il apparaîtra
en Juge. Etienne, lui, en proie aux souffrances du combat, vit debout celui
qui le soutenait : pour qu’il pût triompher de l’incroyance de ses
persécuteurs sur la terre, Dieu combattit pour lui du haut du Ciel
en le secondant de sa grâce.
8. Le texte poursuit : «Pour
eux, ils s’en allèrent prêcher en tout lieu, le Seigneur travaillant
avec eux et confirmant la Parole par les signes qui l’accompagnaient.»
Que devons-nous considérer en cela, que devons-nous en confier à
notre mémoire, sinon que l’ordre du Seigneur fut suivi d’obéissance,
et l’obéissance de miracles?
Mais puisque Dieu nous a guidé
pour parcourir avec vous ce passage d’Evangile en l’expliquant brièvement,
il ne nous reste plus qu’à vous faire part de quelques considérations
sur la grande solennité [d’aujourd’hui].
9. Il faut d’abord nous demander
pourquoi nous ne lisons pas [dans l’Evangile] que les anges apparus après
la naissance du Seigneur se fussent montrés vêtus de blanc,
alors que nous le lisons de ceux envoyés lors de son Ascension,
comme le dit l’Ecriture : «Tandis qu’ils le regardaient, il fut élevé,
et une nuée le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient
leurs regards fixés vers le ciel pendant qu’il s’éloignait,
voici que deux hommes parurent auprès d’eux, vêtus de blanc.»
(Ac 1, 9-10). Les vêtements blancs manifestent au-dehors la joie
et la fête de l’esprit. Pourquoi donc les anges n’apparurent-ils
pas vêtus de blanc après la naissance du Seigneur, mais vêtus
de blanc lors de son Ascension, sinon parce que l’entrée au Ciel
du Dieu fait homme a constitué pour les anges une grande fête?
Si par la naissance du Seigneur, la divinité semblait abaissée,
par son Ascension, l’humanité a été glorifiée.
Or des vêtements blancs conviennent mieux à une glorification
qu’à un abaissement. Les anges devaient donc se montrer vêtus
de blanc au moment où le Seigneur montait [au ciel], puisque celui
qui dans sa naissance était apparu comme un Dieu abaissé
se manifestait dans son Ascension comme un homme glorieusement élevé.
10. Mais en cette solennité,
frères très chers, il nous faut considérer avant tout
que le décret qui nous condamnait a été aujourd’hui
abrogé, et abolie la sentence qui nous vouait à la corruption.
Car cette même nature à qui il avait été dit
: «Tu es terre, et dans la terre tu iras» (Gn 3, 19), est aujourd’hui
montée au ciel. C’est en vue de cette élévation de
notre chair que le bienheureux Job, parlant du Seigneur d’une manière
figurée, le nomme un oiseau. Considérant que le peuple juif
ne comprendrait pas le mystère de l’Ascension, Job déclare
à propos du manque de foi de ce peuple : «Il n’a pas reconnu
la route de l’oiseau.» (Jb 28, 7). C’est à juste titre que
le Seigneur a été appelé «oiseau», puisque
son corps de chair s’est élancé vers l’éther. Celui
qui n’a pas cru à l’Ascension du Seigneur au ciel n’a pas reconnu
la route de cet oiseau.
C’est de la fête d’aujourd’hui
que le psalmiste affirme : «Ta magnificence s’est élevée
au-dessus des cieux.» (Ps 8, 2). Et encore : «Dieu est monté
au milieu d’une grande joie, le Seigneur au son de la trompette.»
(Ps 47, 6). Et enfin : «Montant sur les hauteurs, il a emmené
en captivité notre nature captive; il a offert des dons aux hommes.»
(Ps 68, 19). Oui, montant sur les hauteurs, il a emmené en captivité
notre nature captive, puisqu’il a détruit notre corruption par la
puissance de son incorruptibilité. Il a également offert
des dons aux hommes : ayant envoyé du Ciel l’Esprit, il a accordé
à l’un une parole de sagesse, à un autre une parole de science,
à un autre le pouvoir d’opérer des miracles, à un
autre le don des guérisons, à un autre la diversité
des langues, à un autre l’interprétation de la parole (cf.
1 Co 12, 8-10). Il a donc bien offert des dons aux hommes.
C’est aussi de cette glorieuse Ascension
que [le prophète] Habacuc a dit : «Le soleil s’est élevé,
et la lune s’est maintenue à sa place.» (Ha 3, 11, d’après
les Septante). En effet, que désigne le prophète par le terme
de soleil, sinon le Seigneur, et par le terme de lune, sinon l’Eglise?
Tant que le Seigneur ne s’était pas encore élevé dans
les cieux, sa sainte Eglise était paralysée par la crainte
des oppositions du monde, tandis qu’après avoir été
fortifiée par son Ascension, elle s’est mise à prêcher
ouvertement ce qu’elle avait cru en secret. Le soleil s’est donc élevé,
et la lune s’est maintenue à sa place, puisque le Seigneur ayant
atteint le Ciel, l’autorité de la prédication de sa sainte
Eglise s’en est accrue d’autant.
Au sujet encore de l’Ascension,
Salomon prête à cette Eglise la parole suivante : «Le
voici qui vient, bondissant sur les montagnes et franchissant les collines.»
(Ct 2, 8). Considérant les points saillants des grandes œuvres du
Seigneur, l’Eglise dit : «Le voici qui vient, bondissant sur les
montagnes.» Car le Seigneur, en venant pour nous racheter, a exécuté,
si je puis dire, des bonds. Voulez-vous les connaître, ces bonds,
frères très chers? Du Ciel il est venu dans le sein [de la
Vierge], du sein [de la Vierge] dans la crèche, de la crèche
sur la croix, de la croix au sépulcre, et du sépulcre il
est retourné au Ciel. Voilà les bonds que la Vérité
manifestée dans la chair a accomplis en notre faveur, pour nous
faire courir à sa suite, car «le Seigneur s’est élancé
joyeux comme un géant pour parcourir sa voie» (Ps 19, 6),
afin que nous puissions lui dire de tout notre cœur : «Entraîne-nous
après toi, et nous courrons à l’odeur de tes parfums.»
(Ct 1, 4)
11. Il nous faut donc, frères
très chers, suivre le Seigneur par le cœur là où nous
croyons qu’il est monté par le corps. Fuyons les désirs terrestres,
et que rien parmi les choses d’ici-bas ne puisse désormais nous
séduire, nous qui avons un Père dans les cieux. Considérons
bien que celui qui s’est élevé au ciel tout pacifique sera
terrible lors de son retour, et que tout ce qu’il nous a commandé
avec douceur, il l’exigera alors avec rigueur. Faisons donc tous grand
cas du temps qui nous est accordé pour faire pénitence; prenons
soin de notre âme tant que c’est possible. Car notre Rédempteur
reviendra nous juger d’autant plus sévèrement qu’il se sera
montré plus patient avant le jugement.
Souciez-vous donc de ces choses,
mes frères, et ressassez-les en toute sincérité. Bien
que votre âme soit encore ballottée par le remous des affaires,
jetez pourtant dès maintenant l’ancre de votre espérance
dans la patrie éternelle3; affermissez l’orientation de votre esprit
dans la vraie lumière. Le Seigneur est monté au ciel, ainsi
que nous venons de l’entendre; méditons donc sans cesse ce que nous
croyons. Et si nous sommes encore retenus ici-bas par l’infirmité
de notre corps, suivons cependant notre Dieu à pas d’amour. Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui nous a donné un tel désir, ne le laissera
pas sans réponse, lui qui, étant Dieu, vit et règne
avec Dieu le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous
les siècles des siècles. Amen.
________________________________
1 C’est-à-dire sa nature humaine.
2 Virtus confessionis : il semble
qu’il faille comprendre par là «une force qui nous pousse
à confesser nos fautes». Jésus a retiré aux
commandements de la Loi leur caractère écrasant (les hommes
ne parvenaient pas à les mettre en pratique) : en même temps
qu’ils nous font connaître nos péchés, ils incluent
maintenant la possibilité d’être délivrés de
nos fautes en les confessant. En ce sens, le Christ leur a donc communiqué
une force qui nous pousse à confesser nos péchés.
Homélie 30
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Pierre, apôtre,
le jour de la Pentecôte
3 juin 591
La Pentecôte
Cette Homélie est construite
selon le plan en deux parties qu’affectionne particulièrement saint
Grégoire :
I- (1-3) Commentaire de l’évangile,
permettant au prédicateur d’appliquer aux besoins de ses fidèles
les paroles qu’ils viennent d’entendre. Quelle fête de loger Dieu
en notre cœur! Encore faut-il, pour qu’il y demeure, que nous ayons soin
d’éviter tout péché et que nous le laissions opérer
en nous, supplier en nous, et nous enseigner intérieurement par
son onction. Le pape nous montre comment on doit s’ouvrir à l’action
de l’Esprit-Saint.
II- (4-10) Méditation du
mystère de la fête :
En utilisant le passage des Actes
(2, 1-11) qui relate l’événement de la Pentecôte (épître
de la messe du jour), et en le mettant en parallèle avec l’autre
descente du Saint-Esprit, lors du baptême du Christ dans le Jourdain,
Grégoire se pose plusieurs questions au sujet des apparences sous
lesquelles l’Esprit s’est manifesté en ces deux occasions :
— pourquoi du feu?
— pourquoi des langues de feu?
— pourquoi tantôt sous la
forme d’une colombe, tantôt sous forme de feu?
— pourquoi sur Jésus sous
la forme d’une colombe, et sur les apôtres sous forme de feu?
La réponse à ces quatre
questions ébauche un petit traité de théologie spirituelle
sur le Saint-Esprit, qu’on lit avec grand profit.
Le prédicateur utilise ensuite
divers textes traitant de l’action de l’Esprit dans l’âme des apôtres
: trouvés faibles et craintifs, les disciples ont été,
après la Pentecôte, remplis d’ardeur pour prêcher et
pour souffrir pour le nom du Christ.
Sans doute, remarque enfin l’orateur,
notre intelligence ne peut-elle connaître directement l’Esprit de
Dieu, qui est invisible, mais nous pouvons le contempler dans l’âme
des saints qu’il remplit, comme on voit le soleil par le sommet des montagnes
qu’il éclaire. Le pape conclut en prêchant l’amour du prochain,
sans lequel notre amour de Dieu est mensonger, et en nous invitant à
tendre de toutes nos forces vers le Ciel.
Jn 14, 23-31
En ce temps-là, Jésus
disait à ses disciples : «Si quelqu’un m’aime, il gardera
ma parole, et mon Père l’aimera, et nous viendrons à lui,
et nous ferons en lui notre demeure. Celui qui ne m’aime pas ne garde pas
mes paroles. Et la parole que vous avez entendue n’est pas de moi, mais
du Père qui m’a envoyé.
«Je vous ai dit ces choses,
tant que je demeure avec vous. Mais le Paraclet, l’Esprit-Saint, que le
Père enverra en mon nom, lui vous enseignera toutes choses, et il
vous rappellera tout ce que je vous ai dit. Je vous laisse la paix, je
vous donne ma paix. Je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que
votre cœur ne se trouble pas; qu’il ne s’effraye pas. Vous avez entendu
que je vous ai dit : Je m’en vais, et je viens à vous. Si vous m’aimiez,
vous vous réjouiriez de ce que je m’en vais au Père, car
le Père est plus grand que moi. Et maintenant je vous ai dit ces
choses, avant qu’elles n’arrivent, afin que lorsqu’elles seront arrivées,
vous croyiez. Je ne m’entretiendrai plus beaucoup avec vous, car voici
venir le prince de ce monde, et il n’a rien en moi [qui lui appartienne].
Mais c’est afin que le monde sache que j’aime le Père, et que j’agis
selon le commandement que le Père m’a donné.»
Il nous plaît, frères
très chers, de passer rapidement sur les paroles de l’évangile
qu’on nous a lu, afin de pouvoir donner plus de temps ensuite à
la considération d’une si grande solennité. C’est aujourd’hui,
en effet, que le Saint-Esprit est venu tout à coup avec bruit sur
les disciples, et qu’il a changé les esprits de ces êtres
charnels, les rendant tout amour pour lui. Et tandis que des langues de
feu paraissaient au-dehors, leurs cœurs au-dedans devenaient de flamme,
car recevant Dieu sous la forme de ce feu apparent, ils se mirent à
brûler d’un amour très doux (cf. Ac 2, 1-4). C’est que le
Saint-Esprit lui-même est amour. Aussi Jean déclare-t-il :
«Dieu est charité.» (1 Jn 4, 16). Celui qui désire
Dieu de tout son esprit possède donc déjà, sans nul
doute, celui qu’il aime; en effet, personne ne pourrait aimer Dieu s’il
ne possédait en lui celui qu’il aime.
Mais voici que si l’on interroge
chacun de vous pour savoir s’il aime Dieu, vous répondez, pleins
de confiance et d’assurance : «Je l’aime.» Or, au début
même de cette lecture, vous avez entendu ce qu’affirme la Vérité
: «Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole.» L’amour se prouve
donc par les œuvres qui le manifestent. D’où la parole de Jean dans
son Epître : «Celui qui dit : J’aime Dieu, mais ne garde pas
ses commandements, est un menteur.» (cf. 1 Jn 2, 4). Car nous n’aimons
vraiment Dieu que si nous nous efforçons de suivre ses commandements
en nous restreignant dans nos plaisirs. Il est en effet bien évident
que celui qui se perd encore en des désirs défendus n’aime
pas Dieu, puisque sa volonté s’oppose à lui.
2. «Et mon Père l’aimera,
et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.»
Mesurez, frères très chers, quelle fête c’est de loger
Dieu en son cœur! Si un ami riche et puissant entrait dans votre maison,
vous la nettoieriez tout entière en grande hâte, pour que
rien ne puisse heurter le regard de l’ami qui entre. Ainsi, que celui qui
prépare à Dieu une demeure en son âme efface les souillures
de ses œuvres mauvaises.
Mais voyez ce que déclare
la Vérité : «Nous viendrons, et nous ferons en lui
notre demeure.» Il arrive en effet que Dieu vienne dans les cœurs
de certains sans y faire sa demeure, lorsque ces personnes, touchées
de componction1, sont visitées par la pensée de Dieu, mais
oublient au temps de la tentation qu’elles avaient d’abord été
touchées de componction, et retournent à leurs fautes anciennes
comme si elles ne les avaient pas pleurées. Mais celui qui aime
vraiment Dieu et qui garde ses commandements, le Seigneur vient dans son
cœur et y fait aussi sa demeure, car l’amour de Dieu le pénètre
tellement qu’il ne s’en éloigne pas au temps de la tentation. Celui-là
aime donc vraiment, qui ne se laisse pas dominer par la délectation
du péché au point d’y consentir. En effet, plus on se complaît
dans ce qui est bas, et plus on s’éloigne de l’amour d’en haut.
D’où la suite du texte : «Celui qui ne m’aime pas ne garde
pas mes paroles.»
Rentrez donc en vous-mêmes,
frères très chers, et recherchez si vous aimez vraiment Dieu;
que personne, cependant, n’accepte la réponse de son âme s’il
ne peut y joindre le témoignage de ses œuvres. Pour vérifier
qu’on aime son Créateur, c’est sa langue, sa pensée et sa
vie qu’il faut interroger. L’amour de Dieu n’est jamais oisif. S’il existe,
il opère de grandes choses; mais s’il ne veut rien faire, ce n’est
pas de l’amour.
«Et la parole que vous avez
entendue n’est pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé.»
Vous savez, frères très chers, que celui qui parle, le Fils
unique de Dieu, est lui-même Parole du Père, et que pour cette
raison, les mots prononcés par le Fils ne sont pas du Fils, mais
du Père, parce que le Fils est lui-même Parole du Père.
«Je vous ai dit ces choses,
tant que je demeure avec vous.» Quand cesserait-il donc de demeurer
avec eux, lui qui, sur le point de monter au Ciel, a fait cette promesse
: «Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation
des siècles.» (Mt 28, 20). Mais le Verbe incarné demeure
et s’en va tout à la fois; il s’en va par son corps, il demeure
par sa divinité. Il déclare donc être demeuré
jusque-là avec les disciples, puisque s’il était toujours
présent par sa puissance invisible, il allait désormais s’éloigner
de leurs yeux de chair.
3. «Mais le Paraclet, l’Esprit-Saint,
que le Père enverra en mon nom, lui vous enseignera toutes choses,
et il vous rappellera tout ce que je vous ai dit.» Vous êtes
très nombreux à savoir, mes frères, que le mot grec
«Paraclet» veut dire en latin «Défenseur»
ou «Consolateur».
Si on l’appelle Défenseur,
c’est du fait qu’il intercède auprès de la justice du Père
pour les pécheurs égarés. On dit que cet Esprit consubstantiel
au Père et au Fils prie pour les pécheurs, parce qu’il fait
prier ceux qu’il a envahis. D’où le mot de Paul : «L’Esprit
lui-même supplie pour nous en des gémissements ineffables.»
(Rm 8, 26). Or celui qui supplie est inférieur à
celui qui est supplié; comment
donc peut-on dire que l’Esprit supplie, alors qu’il n’est pas inférieur?
Eh bien, l’Esprit supplie en ce sens que ceux qu’il a envahis, il les incite
ardemment à supplier.
Cet Esprit est aussi appelé
Consolateur, parce qu’en disposant à l’espérance du pardon
ceux qui se désolent d’avoir péché, il soulage leur
âme d’une tristesse accablante.
On nous promet de lui à juste
titre : «Il vous enseignera toutes choses.» Car si cet Esprit
n’est présent au cœur de l’auditeur, la parole du docteur ne sert
à rien. Que nul n’attribue à l’homme qui l’enseigne ce que
la bouche de cet enseignant lui fait comprendre : s’il n’y a quelqu’un
pour nous enseigner au-dedans, c’est bien en vain que la langue du docteur
travaille au-dehors. Voyez : vous entendez tous de la même manière
une unique voix qui vous parle, et vous ne saisissez pourtant pas de la
même manière le sens de cette voix que vous entendez. Puisque
la voix est la même pour tous, comment expliquer que l’intelligence
de cette voix ne soit pas la même dans le cœur de chacun d’entre
vous, sinon du fait de l’existence de ce Maître intérieur
qui enseigne certains d’une manière toute personnelle, afin de leur
donner l’intelligence des paroles d’exhortation qui s’adressent à
tous d’une manière générale? De cette onction de l’Esprit,
Jean dit encore : «De même que son onction vous enseigne sur
toutes choses.» (1 Jn 2, 27). C’est donc que la voix n’instruit pas
si l’âme ne reçoit pas l’onction de l’Esprit. Mais pourquoi
parler de l’enseignement des hommes, quand le Créateur lui-même
ne peut instruire l’homme par des paroles sans lui parler aussi par l’onction
de l’Esprit? Avant de commettre son fratricide, Caïn a entendu : «Tu
as péché, arrête.» (Gn 4, 7, d’après les
Septante). Mais parce qu’en raison de ses fautes, l’onction de l’Esprit
n’accompagnait pas la voix qui l’avertissait, il put bien entendre les
paroles de Dieu, mais il ne se soucia pas de les mettre en pratique.
Il faut encore nous demander pourquoi
l’on nous dit de cet Esprit : «Il vous rappellera tout», alors
que rappeler [suggerere : subgerere] est d’ordinaire propre à un
inférieur. Mais du fait que nous employons parfois subministrare
[apporter par en dessous ou en secret] pour suggérée, lorsqu’on
dit que l’Esprit invisible nous rappelle [tout], on ne veut pas dire qu’il
nous apporte la science d’en bas, mais la science de ce qui est caché.
«Je vous laisse ma paix, je
vous donne ma paix.» Ici-bas, je la laisse; à ceux qui parviennent
[là-haut], je la donne.
4. Voilà, frères très
chers, que nous avons expliqué rapidement les paroles du texte sacré;
passons maintenant à la contemplation d’une si grande fête.
Et puisqu’avec la lecture de l’évangile, vous a aussi été
faite celle des Actes des apôtres, tirons-en quelque chose pour nourrir
notre contemplation.
Vous avez entendu, en effet, que
l’Esprit-Saint apparut au-dessus des disciples sous forme de langues de
feu et leur donna la connaissance de toutes les langues. Que signifiait
donc ce miracle, sinon que la sainte Eglise, remplie de cet Esprit, allait
parler la langue de tous les peuples? Ceux qui essayèrent de construire
une tour pour s’opposer à Dieu perdirent la communauté et
l’unité de langue2, tandis que [à la Pentecôte] c’est
en faveur de ceux qu’animait une humble crainte de Dieu que se faisait
l’unité de toutes les langues; ici, l’humilité a donc obtenu
le prodige; là, l’orgueil a produit la confusion.
5. Il nous faut rechercher pourquoi
le Saint-Esprit, coéternel au Père et au Fils, est apparu
sous forme de feu (a); pourquoi à la fois sous forme de feu et de
langues (b); pourquoi il s’est montré tantôt sous la forme
d’une colombe (cf. Lc 3, 21-22), et tantôt sous forme de feu (c);
pourquoi il est apparu sur le Fils unique sous l’aspect d’une colombe,
et sur les disciples sous forme de feu, de telle sorte qu’il ne vint pas
sur le Seigneur sous forme de feu, ni sur les disciples sous la forme d’une
colombe (d). Revenons donc, pour y répondre, à ces quatre
questions que nous venons de poser.
a) Si l’Esprit coéternel
au Père et au Fils s’est montré sous forme de feu, c’est
parce que Dieu est un feu incorporel, ineffable et invisible, comme l’atteste
Paul : «Notre Dieu est un feu consumant.» (He 12, 29). Dieu
est appelé feu, car par lui la rouille des péchés
est consumée. C’est de ce feu que la Vérité déclare
: «Je suis venu jeter le feu sur la terre, et que désiré-je,
sinon qu’il s’allume?» (Lc 12, 49). Ce sont les cœurs terrestres
qui sont désignés par la terre, parce qu’amoncelant toujours
en eux des pensées très basses, ils sont piétinés
par les esprits malins. Mais le Seigneur jette le feu sur la terre quand,
par le souffle du Saint-Esprit, il enflamme le cœur des hommes charnels.
Et la terre s’allume lorsqu’un cœur charnel, tout refroidi en ses mauvais
plaisirs, abandonne les concupiscences de ce siècle et s’enflamme
d’amour pour Dieu. C’est donc bien à propos que l’Esprit est apparu
sous forme de feu, puisqu’il chasse le froid engourdissement de tous les
cœurs qu’il envahit, et qu’il allume en eux le désir de son éternité.
b) C’est sous forme de langues de
feu que l’Esprit s’est montré, parce que cet Esprit est coéternel
au Fils, que rien n’est plus proche de la parole que la langue, et que
le Fils est la Parole du Père. Ainsi, la substance de l’Esprit et
de la Parole [le Verbe] étant une, cet Esprit a dû se rendre
visible sous forme de langues. Ou encore, comme c’est par la langue que
se forme la parole, l’Esprit est apparu sous forme de langues du fait que
quiconque est touché par l’Esprit-Saint confesse celui qui est la
Parole de Dieu, c’est-à-dire le Fils unique; et il ne peut nier
la Parole de Dieu quand déjà il possède la langue
du Saint-Esprit. Ou bien encore, l’Esprit est apparu sous forme de langues
de feu parce qu’il fait à la fois brûler et parler tous ceux
qu’il a envahis.
Les docteurs ont des langues de
feu, car lorsqu’ils prêchent qu’il faut aimer Dieu, ils enflamment
les cœurs de leurs auditeurs. Vaine, en effet, est la parole de celui qui
enseigne, si elle ne peut provoquer l’embrasement de l’amour. Cet embrasement
de doctrine, ils l’avaient vu s’écouler en eux de la bouche même
de la Vérité, les disciples qui disaient : «Notre cœur
n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, pendant qu’il
nous parlait en chemin et qu’il nous expliquait les Ecritures?» (Lc
24, 32). L’âme s’enflamme de la parole qu’elle entend, sa froide
torpeur la quitte; dans son désir du Ciel, l’esprit ne connaît
plus de repos, et il se rend étranger aux concupiscences terrestres.
L’amour véritable qui a rempli cette âme la tourmente jusqu’aux
larmes; mais celle-ci, tourmentée d’une telle ardeur, se nourrit
de ses propres tourments. Elle se plaît à écouter les
enseignements du Ciel, et les commandements dont elle est instruite sont
comme autant de torches qui l’enflamment. Elle, tout apathique autrefois
en ses désirs, brûle maintenant des paroles [entendues]. D’où
le mot de Moïse, bien à propos ici : «Dans sa droite
est une loi de feu.» (Dt 33, 2). Si la gauche désigne les
réprouvés, qui doivent un jour être placés à
gauche, la droite de Dieu, elle, est l’appellation des élus. Dans
la droite de Dieu est donc une loi de feu, puisque les élus n’entendent
pas les commandements du Ciel d’un cœur froid, mais qu’ils s’enflamment
pour eux aux torches de l’amour intérieur. La parole parvient à
leur oreille, et leur esprit irrité contre lui-même se consume
d’une douce flamme intérieure.
c) L’Esprit-Saint s’est montré
tantôt sous la forme d’une colombe, tantôt sous forme de feu,
parce qu’il rend simples et ardents tous ceux qu’il a envahis : simples
par l’innocence, ardents par la ferveur. Car ni la simplicité sans
le zèle, ni le zèle sans la simplicité ne peuvent
plaire à Dieu. La Vérité en personne dit à
ce sujet : «Soyez prudents comme des serpents et simples comme des
colombes.» (Mt 10, 16). Il faut noter ici que le Seigneur n’a pas
voulu proposer en modèle à ses disciples la colombe sans
le serpent, ni le serpent sans la colombe, voulant à la fois que
la ruse du serpent éclaire la simplicité de la colombe, et
que la simplicité de la colombe modère la ruse du serpent.
Paul dit à ce propos : «Ne soyez pas des enfants sous le rapport
du jugement…» Voici que nous venons d’entendre la prudence du serpent;
laissons-nous maintenant exhorter à la simplicité de la colombe
: «…mais pour la malice, soyez comme de petits enfants.» (1
Co 14, 20). Dans le même sens, il est écrit au sujet du bienheureux
Job : «C’était un homme simple et droit.» (Jb 1, 1).
Qu’est-ce que la droiture sans la simplicité, ou la simplicité
sans la droiture? Puisque l’Esprit nous enseigne à la fois la droiture
et la simplicité, il devait donc lui-même apparaître,
et sous forme de feu, et sous la forme d’une colombe, de sorte que tout
cœur touché par sa grâce fût en même temps pacifié
par la douceur de sa bonté et embrasé par le zèle
de sa justice.
6. d) Il faut en dernier lieu se
demander pourquoi c’est sous la forme d’une colombe que l’Esprit est apparu
sur notre Rédempteur, Médiateur entre Dieu et les hommes,
et sous forme de feu sur les disciples.
Le Fils unique de Dieu est le Juge
du genre humain. Mais qui pourrait supporter sa justice s’il voulait mettre
toute la rigueur de son zèle à examiner nos fautes, avant
de nous avoir ramenés à lui par sa douceur? Fait homme pour
les hommes, il se montra donc doux avec les hommes. Il ne voulut pas frapper
les pécheurs, mais les ramener à lui. Il voulut commencer
par les corriger avec bonté, pour en avoir ensuite à sauver
lors du jugement. C’est donc sous la forme d’une colombe que l’Esprit devait
apparaître sur celui qui ne venait pas alors pour frapper les péchés
avec rigueur, mais pour les supporter encore avec douceur. Sur les disciples,
au contraire, l’Esprit-Saint devait se montrer sous forme de feu, afin
que ceux qui étaient de simples hommes, et par conséquent
des pécheurs, soient enflammés contre eux-mêmes de
l’ardeur de l’Esprit et se punissent eux-mêmes par la pénitence
des péchés que Dieu, dans sa bonté, leur pardonnait.
Même ceux qui adhéraient à l’enseignement divin ne
pouvaient être sans péché, comme l’atteste Jean en
affirmant : «Si nous disons que nous sommes sans péché,
nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n’est pas
en nous.» (1 Jn 1, 8). Il vint donc sur les hommes sous forme de
feu, tandis qu’il apparaissait sur le Seigneur sous la forme d’une colombe,
parce que nos péchés, que dans sa douceur le Seigneur supporte
avec bonté, nous devons, nous, les considérer attentivement
avec un zèle rigoureux et les consumer sans cesse par l’ardeur de
notre pénitence. Ainsi, l’Esprit s’est montré sur le Rédempteur
sous la forme d’une colombe, mais sur les hommes sous forme de feu, puisque
plus la sévérité de notre Juge s’adoucit à
notre égard, et plus notre faiblesse doit pour sa part s’enflammer
contre elle-même.
Voilà donc achevée
l’explication des quatre propositions; passons à la contemplation
des dons de cet Esprit.
7. Il est écrit à
son sujet : «Son Esprit a orné les cieux.» (Jb 26, 13).
En effet, les ornements des cieux sont les vertus des prédicateurs.
Ce sont ces ornements qu’énumère Paul quand il dit : «A
l’un a été accordée par l’Esprit une parole de sagesse,
à un autre une parole de science en vertu du même Esprit,
à un autre la foi dans le même Esprit, à un autre le
don des guérisons dans un seul et même Esprit, à un
autre le pouvoir d’opérer des miracles, à un autre la prophétie,
à un autre le discernement des esprits, à un autre la diversité
des langues, à un autre l’interprétation de la parole. Mais
c’est un seul et même Esprit qui opère tout cela, distribuant
ses dons à chacun comme il lui plaît.» (1 Co 12, 8-11).
Tous ces dons des prédicateurs sont donc autant d’ornements des
cieux.
Il est encore écrit à
ce propos : «C’est par la Parole du Seigneur que les cieux sont affermis.»
(Ps 33, 6). En effet, la Parole du Seigneur, c’est le Fils du Père.
Mais pour bien montrer que ces mêmes cieux, c’est-à-dire les
saints apôtres, sont l’œuvre de toute la Sainte Trinité ensemble,
on ajoute immédiatement, au sujet de la divinité de l’Esprit-Saint
: «Et toute leur vertu vient de l’Esprit de sa bouche.» Ainsi,
la vertu des cieux vient de l’Esprit : jamais les apôtres n’auraient
osé s’opposer aux puissances de ce monde, si la force de l’Esprit-Saint
ne les avait affermis. Car ce qu’étaient les docteurs de la sainte
Eglise avant la venue de l’Esprit, nous le savons bien; et la force d’âme
en laquelle ils furent établis après sa venue, nous l’avons
sous les yeux.
8. Ce Pasteur de l’Eglise, dont
le corps très saint est tout proche du lieu où nous sommes
assis3, il suffira d’interroger la servante qui était à la
porte, pour qu’elle nous dise quelles furent sa faiblesse et sa terreur
avant la venue de l’Esprit (cf. Jn 18, 17). Une seule parole de femme suffit
en effet à l’ébranler : craignant la mort, il renia la Vie.
Et Pierre renia sur la terre au moment même où le larron affirmait
sa foi sur la croix. Mais cet homme qui s’était abandonné
à une telle terreur, écoutons comment il se comporte après
la venue de l’Esprit. Une assemblée de magistrats et d’anciens se
réunit; elle enjoint aux apôtres, qu’elle a fait rouer de
coups, de ne plus parler au nom de Jésus. Pierre répond avec
une grande autorité : «Il vaut mieux obéir à
Dieu qu’aux hommes.» (Ac 5, 29). Et encore : «Jugez s’il est
juste devant Dieu de vous écouter, vous, plutôt que Dieu.
Car pour nous, nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et
entendu.» (Ac 4, 19-20). «Quant à eux, ils se retirèrent
de devant le Conseil, tout joyeux d’avoir été jugés
dignes de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus.» (Ac
5, 41). Voici que Pierre se réjouit pour des coups, lui qui auparavant
prenait peur pour des paroles. Et si la question d’une servante suffit
d’abord à l’effrayer, il résiste, après la venue du
Saint-Esprit, à toute la force des princes, même une fois
battu.
Il nous plaît de jeter un
regard de foi sur la puissance de cet Artisan, et de considérer
çà et là les Pères de l’Ancien et du Nouveau
Testaments. Voici qu’ayant ouvert les yeux de la foi, je contemple David,
Amos, Daniel, Pierre, Paul et Matthieu, et que je veux m’arrêter
à examiner quel artisan est l’Esprit, mais je reste court en un
tel examen. Car il envahit un jeune joueur de cithare, et il en fait un
psalmiste (cf. 1 S 16, 18). Il remplit un bouvier occupé à
tailler les sycomores, et il en fait un prophète (cf. Am 7, 14).
Il remplit un sobre jeune homme, et il en fait le juge des vieillards (cf.
Dn 13, 45-64). Il remplit un pêcheur, et il en fait le prédicateur
des nations (cf. Mt 4, 19). Il remplit un persécuteur, et il en
fait le Docteur des nations (cf. Ac 9, 1-15). Il remplit un publicain,
et il en fait un évangéliste (cf. Lc 5, 27-28).
Oh! quel merveilleux artisan que
cet Esprit! On apprend de lui, sans délai, tout ce qu’il a voulu.
A peine a-t-il touché l’esprit qu’il l’enseigne; et pour lui, avoir
seulement touché, c’est avoir enseigné. En effet, sitôt
qu’il illumine l’esprit humain, il le change : il le fait renoncer en un
moment à ce qu’il était, pour qu’en un moment il apparaisse
ce qu’il n’était pas.
9. Considérons en quel état
l’Esprit a trouvé aujourd’hui nos saints prédicateurs, et
en quel état il les a transformés. Eux qui se tenaient dans
une même salle par crainte des Juifs, ils connaissaient assurément
tous leur langue maternelle, et pourtant, même en cette langue qu’ils
connaissaient, ils n’osaient pas parler du Christ ouvertement. L’Esprit
alors survint; il enseigna à leur bouche une multitude de langues,
affermissant leur esprit par la garantie de son autorité. Ils se
mirent alors à parler du Christ dans des langues étrangères,
eux qui auparavant craignaient d’en parler même dans la leur. Car
leurs cœurs tout embrasés méprisèrent les tortures
qu’ils craignaient jusque-là. L’amour du Créateur y triompha
de l’emprise de la crainte charnelle. Et ceux qui avaient d’abord succombé
par crainte de leurs adversaires commandèrent désormais à
ces derniers avec autorité. Que dire, par conséquent, de
celui qui les a élevés à de tels sommets, sinon qu’il
a transformé en cieux les esprits de ces hommes terrestres?
Mesurez, frères très
chers, si après l’Incarnation du Fils unique de Dieu, il y a une
solennité de l’importance de celle de ce jour où nous fêtons
la venue du Saint-Esprit. Cette seconde fête est bien digne d’être
honorée à l’égal de la première. Car si dans
la première, Dieu, sans cesser d’être ce qu’il était,
a assumé l’humanité, dans la seconde, les hommes ont reçu
la divinité venant du Ciel. Dans la première, Dieu s’est
fait homme selon la nature; dans la seconde, les hommes ont été
faits dieux par adoption. Si donc nous ne voulons pas rester des êtres
charnels soumis à la mort, aimons, frères très chers,
cet Esprit qui donne la vie.
10. Mais puisque la chair n’entend
rien à l’esprit, l’un ou l’autre, pensant selon la chair, risque
peut-être de se dire en lui-même : «Comment puis-je aimer
quelqu’un que je ne connais pas?» Nous sommes bien d’accord sur ce
point : l’esprit occupé des choses visibles ne sait pas voir l’invisible.
Il ne pense, en effet, qu’à ce qui peut se voir; même au repos,
il en traîne en lui les images. Et tant qu’il gît ainsi parmi
les images corporelles, il ne peut s’élever aux réalités
incorporelles. De là vient que l’esprit connaît d’autant moins
bien son Créateur qu’il entretient en sa pensée plus de familiarité
avec les créatures corporelles.
Si nous ne pouvons pas voir Dieu,
nous avons pourtant d’autres moyens pour porter jusqu’à lui l’œil
de notre intelligence. S’il ne nous est aucunement possible de le voir
en lui-même, nous pouvons dès maintenant le voir dans ses
serviteurs. En constatant qu’ils accomplissent des merveilles, nous devenons
certains que Dieu habite dans leur esprit. Il nous faut savoir tirer parti,
dans ces réalités incorporelles, de l’expérience que
nous donnent celles qui sont corporelles : nul d’entre nous ne peut regarder
directement le soleil en portant le regard sur son disque au moment où
il se lève dans tout son éclat, car les yeux fixés
sur ses rayons en sont éblouis; mais nous regardons les montagnes
que le soleil illumine, et nous voyons par là qu’il s’est levé.
Ainsi, puisque nous ne pouvons voir en lui-même le Soleil de justice,
regardons les montagnes que sa clarté illumine, c’est-à-dire
les saints apôtres, qui brillent par leurs vertus, resplendissent
par leurs miracles et sont inondés de la clarté répandue
par ce Soleil levant, lequel, bien qu’invisible en lui-même, s’est
rendu visible à nos yeux par leur intermédiaire comme par
autant de montagnes illuminées. En effet, la puissance de la divinité
en elle-même, c’est le soleil [vu] dans le ciel; la puissance de
la divinité [répandue] sur les hommes, c’est le soleil [répandu]
sur la terre. Regardons-le donc sur la terre, ce Soleil de justice que
nous ne pouvons encore voir dans le ciel, en sorte que marchant grâce
à lui sur la terre sans trébucher en nos œuvres, il nous
soit donné un jour de lever les yeux pour le contempler dans le
ciel.
Mais nous ne faisons route sur la
terre sans trébucher que si nous aimons Dieu et le prochain de tout
notre esprit. Car on ne peut aimer vraiment Dieu sans aimer le prochain,
ni aimer vraiment son prochain sans aimer Dieu. Et c’est pour cela, comme
nous l’avons déjà dit dans un autre sermon, que l’Esprit
a été donné aux disciples à deux reprises :
d’abord par le Seigneur quand il vivait sur la terre, puis par le Seigneur
quand il régnait au Ciel. Il nous est donné sur la terre
pour aimer le prochain, du Ciel pour aimer Dieu. Mais pourquoi d’abord
sur la terre et ensuite du Ciel, sinon pour nous donner clairement à
entendre cette parole de Jean : «Celui qui n’aime pas son frère
qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas?» (1 Jn
4, 20)
Ainsi, mes frères, chérissons
bien notre prochain; aimons celui qui est proche de nous, pour qu’il nous
devienne possible d’aimer celui qui est au-dessus de nous. Que notre esprit
s’exerce à rendre au prochain ce qu’il doit à son Dieu, afin
de mériter de jouir en Dieu d’une joie parfaite avec ce même
prochain. C’est alors que nous parviendrons à cette joie des habitants
du Ciel, dont nous avons déjà reçu le gage par le
don du Saint-Esprit. Tendons de tout notre amour vers cette fin où
nous nous réjouirons sans fin. Là se trouve la sainte société
des citoyens du Ciel; là, une fête certaine; là, un
repos assuré; là, une paix véritable, qui désormais
ne nous sera plus seulement laissée, mais donnée par Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui, étant Dieu, vit et règne avec le
Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles
des siècles. Amen.
_____________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
2 Raphaël n’a pas touché
lui-même les yeux de Tobie, qui a été guéri
par le fiel d’un poisson, que son fils a étalé sur ses yeux.
Mais comme c’est l’Archange qui a procuré le remède, il a
en quelque sorte touché les yeux par cet intermédiaire.
3 «A ce qu’on rapporte»
(fertur) peut s’entendre soit du texte de Denys (saint Grégoire
peut ne pas en avoir vu l’original grec, et donner sa pensée de
seconde main), soit de l’identité de Denys (Grégoire n’est
peut-être pas très sûr que le texte qu’il a en main
soit vraiment du disciple de l’Apôtre des nations). Cette deuxième
hypothèse nous semble mieux fondée, car Grégoire résume
ici fort bien l’opinion de Denys (Hiérarchie céleste III,
3, Sources Chrétiennes n° 58, p. 91-92; IV, 3, p. 98; VII, 1.
9-13, p. 105-107), mais sans s’y rallier entièrement, puisqu’il
montre ensuite de façon discrète que l’affirmation du Pseudo-Denys
manque de base scripturaire solide : «Pour notre part, nous ne
voulons pas affirmer ce que nous ne pouvons prouver par des textes clairs
et indubitables.»
Homélie 31
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Laurent,
martyr
9 juin 591 (samedi des Quatre-Temps
d’été)
Le figuier stérile et la femme courbée
L’Homélie de ce jour porte
sur la parabole du figuier stérile et sur l’épisode de la
femme courbée, guérie par Jésus. Ces deux faits, note
d’abord saint Grégoire, soulignent une même bonté de
Dieu penchée sur nos misères. Après cette remarque
préalable, il commente en détail les deux parties de l’évangile.
I- (1-5) A propos du figuier stérile,
le pape explique pourquoi le maître vient trois ans de suite chercher
du fruit sur son arbre. Puis il expose les deux effets du péché
: il rend l’âme à la fois stérile en elle-même
et stérilisante pour son entourage. L’unique remède consiste
en ce fumier qu’on verse à son pied : entendons par là qu’on
lui rappelle ses péchés pour l’exciter au repentir.
II- (6-8) A travers la femme courbée,
le prédicateur nous fait voir l’âme vicieuse, liée
par ses fautes répétées, dont la courbure vers la
terre signifie qu’elle ne pense qu’aux choses d’en bas, livrant ainsi passage
aux démons. Grégoire s’étend sur cette courbure, et
au moyen d’images extrêmement variées et originales, il s’efforce
d’en donner honte à ses auditeurs, leur montrant la voie du salut
dans la contrition. L’ancien moine insère ici des indications fort
précieuses sur la nature de la contemplation : réservée
aux chrétiens qui sont munis des ailes de la vertu et soulevés
par le désir du Ciel, elle ne peut durer ici-bas, du fait de la
pesanteur de notre nature.
De structure très simple,
cette Homélie nous ramène dans chacune de ses deux parties
à une même résolution : laver nos fautes dans le bain
des larmes. Cependant, si l’orateur nous laisse entendre que le figuier
ne profite pas du bon fumier de la contrition et finit par être coupé,
la femme courbée, elle, se redresse. Ces deux issues très
différentes mettent bien en évidence la place de la liberté
humaine : qui ne voudra pas pleurer sera condamné, qui y consentira
verra ses larmes essuyées par le Christ. Car ces pleurs de courte
durée, souligne le pape pour conclure, nous conduiront à
une joie éternelle. Et c’est sur cette perspective consolante qu’il
laisse ses ouailles.
Lc 13, 6-13
En ce temps-là, Jésus
dit à la foule cette parabole : «Un homme avait un figuier
planté dans sa vigne; il vint en chercher les fruits, et n’en trouva
pas. Il dit alors à celui qui cultivait sa vigne : ‹Voilà
trois ans que je viens chercher les fruits de ce figuier, et je n’en trouve
pas; coupe-le donc : pourquoi occupe-t-il le terrain?› Mais le vigneron
lui répondit : ‹Seigneur, laisse-le encore cette année, jusqu’à
ce que j’aie creusé tout autour et que je lui aie mis une hotte
de fumier. Peut-être portera-t-il du fruit; sinon, tu le couperas
alors.›»
Jésus enseignait dans une
synagogue un jour de sabbat. Il y avait là une femme possédée
depuis dix-huit ans d’un esprit qui la rendait infirme : elle était
courbée, et ne pouvait absolument pas regarder vers le haut. Lorsque
Jésus la vit, il l’appela et lui dit : «Femme, tu es délivrée
de ton infirmité.» Et il lui imposa les mains; aussitôt,
elle se redressa, et elle glorifiait Dieu.
Dans son Evangile, le Seigneur,
notre Rédempteur, s’adresse à nous quelquefois par des paroles,
et quelquefois par des actions; et c’est tantôt des choses différentes
qu’il nous dit par ses paroles et par ses actions, tantôt la même
chose. Vous avez, mes frères, entendu rapporter deux faits dans
cet évangile : le figuier stérile et la femme courbée.
Or ces deux faits mettaient en jeu la bonté miséricordieuse
[de Dieu]. Le premier l’exprimait par une comparaison, le second la rendait
sensible par une action. Mais le figuier stérile signifie la même
chose que la femme courbée, le figuier épargné la
même chose que la femme redressée. Le maître de la vigne
vint trois fois voir le figuier et n’y trouva aucun fruit; la femme redressée,
elle, était courbée depuis dix-huit ans. Ces dix-huit ans
représentent la même chose que les trois fois où l’on
nous dit que le maître de la vigne est venu voir le figuier stérile.
Après avoir ainsi donné
rapidement l’idée générale de ce texte, expliquons-en
maintenant chaque point dans l’ordre de la lecture.
2. «Un homme avait un figuier
planté dans sa vigne; il vint en chercher les fruits, et n’en trouva
pas.» Que signifie le figuier, sinon la nature humaine? Et que symbolise
la femme courbée, sinon cette même nature? Celle-ci fut bien
plantée comme le figuier, bien créée comme la femme,
mais tombée dans le péché par sa propre volonté,
elle n’a su conserver ni le fruit du travail [de son Maître], ni
l’état de rectitude [de sa nature], puisqu’en se jetant de son propre
mouvement dans le péché, elle a perdu l’état de rectitude,
pour n’avoir pas voulu porter le fruit de l’obéissance. Créée
à la ressemblance de Dieu, mais ne persistant pas dans sa dignité,
elle n’a rien fait pour se conserver telle qu’elle avait été
plantée ou créée.
C’est trois fois que le maître
de la vigne vint au figuier, car il a sollicité le genre humain
avant la Loi, sous la Loi et sous la grâce : en l’attendant, en l’avertissant
et en le visitant.
3. «Il dit alors à
celui qui cultivait sa vigne : ‹Voilà trois ans que je viens chercher
les fruits de ce figuier, et je n’en trouve pas.›» Dieu est venu
avant la Loi, parce qu’il a fait savoir à chacun, par la lumière
de sa raison naturelle, qu’il doit traiter autrui comme un autre soi-même1.
Il est venu sous la Loi, du fait qu’il nous a enseignés par ses
commandements. Il est venu après la Loi par sa grâce, puisqu’il
nous a montré sa bonté en se rendant lui-même présent.
Cependant, il se plaint de n’avoir pas trouvé de fruits en ces trois
années, car il y a des hommes dépravés dont l’âme
ne peut être corrigée par la loi insufflée en notre
nature, ni instruite par les commandements, ni convertie par les miracles
de son Incarnation.
Que figure le vigneron, sinon l’ordre
des prélats, qui sont préposés à la conduite
de l’Eglise pour prendre soin de cette vigne du Seigneur, dont l’apôtre
Pierre a été le premier ouvrier? Nous sommes nous-mêmes
ses bien indignes successeurs dans la mesure où nous travaillons
à vous instruire en vous enseignant, en vous suppliant et en vous
reprenant.
4. Il nous faut à présent
écouter avec une grande crainte ce que le maître dit au vigneron
à propos de cet arbre stérile : «Coupe-le donc : pourquoi
occupe-t-il le terrain?» Chacun à sa manière, du fait
de la place qu’il tient dans la vie présente, occupe le terrain
comme un arbre stérile s’il ne porte pas le fruit des bonnes œuvres,
puisqu’il empêche les autres de travailler dans la place que lui-même
occupe. Mais un homme puissant en ce monde, s’il ne porte pas le fruit
des bonnes œuvres, est également un obstacle pour les autres, car
tous ceux qui lui sont soumis sont assombris par l’exemple de sa mauvaise
conduite comme par une ombre de corruption. Tandis qu’au-dessus se dresse
l’arbre sans fruit, la terre au-dessous gît stérile. Au-dessus,
l’ombre de l’arbre sans fruit est épaisse, et elle ne permet pas
aux rayons du soleil d’atteindre la terre; ainsi, en voyant les exemples
pervers de leur supérieur pervers, les inférieurs demeurent
eux aussi sans fruit, privés qu’ils sont de la lumière de
vérité. Etouffés par l’ombre, ils ne reçoivent
pas la chaleur du soleil : placés en ce monde sous la protection
d’un mauvais maître, ils restent glacés loin de Dieu.
Mais Dieu ne s’enquiert déjà
presque plus de cet homme pervers et puissant. Car une fois que celui-ci
s’est perdu, il n’y a plus qu’à se demander pour quelle raison il
étouffe les autres. Aussi le maître de la vigne dit-il bien
à propos : «Pourquoi occupe-t-il le terrain?» Occuper
le terrain, c’est peser sur les âmes des autres; occuper le terrain,
c’est ne pas faire valoir par de bonnes œuvres la charge qu’on détient.
5. Pourtant, il est de notre devoir
de prier pour de tels supérieurs. Ecoutons en effet ce que demande
le vigneron : «Seigneur, laisse-le encore cette année, jusqu’à
ce que j’aie creusé tout autour.» Qu’est-ce que creuser autour
du figuier, sinon faire des reproches aux âmes qui ne portent pas
de fruit? Dans un trou qu’on creuse, le sol est abaissé. Et il est
évident qu’une réprimande humilie, puisqu’elle révèle
à l’âme ce qu’elle est. Chaque fois que nous reprenons quelqu’un
de sa faute, c’est donc comme si nous creusions autour d’un arbre sans
fruit pour le cultiver selon les règles.
Ecoutons ce qu’ajoute le vigneron
après avoir creusé : «Et que je lui aie mis une hotte
de fumier.» Qu’est-ce que la hotte de fumier, sinon le souvenir des
péchés? Car on désigne par le fumier les péchés
de la chair. D’où la parole du prophète : «Les bêtes
de somme ont pourri dans leur fumier.» (Jl 1, 17). Que les bêtes
de somme pourrissent dans leur fumier, cela signifie que les hommes charnels
achèvent leur vie dans la puanteur de la luxure. Aussi, chaque fois
que nous reprochons ses péchés à une âme charnelle,
chaque fois que nous lui rappelons ses vices passés, c’est comme
si nous versions une hotte de fumier à un arbre sans fruit, pour
qu’elle se souvienne des mauvaises actions qu’elle a commises, et qu’elle
retrouve, pour parvenir à la grâce de la componction2, une
fertilité extraite, pour ainsi dire, de la puanteur. On met donc
bien une hotte de fumier à la racine de l’arbre quand on met en
contact la mémoire et la méditation [du pécheur] avec
le souvenir de sa dépravation. Et lorsque par la pénitence,
l’esprit s’excite aux larmes et se réforme pour bien agir, c’est
en quelque sorte le contact des racines du cœur avec le fumier qui le rend
fécond pour opérer de bonnes œuvres et lui fait déplorer
ce qu’il se rappelle avoir commis : il s’afflige au souvenir de ce qu’il
a été, il dirige contre lui ses efforts et s’enflamme du
désir de devenir meilleur. L’arbre reprend donc vie en passant de
la puanteur aux fruits, puisque c’est par la considération de ses
péchés que l’âme se ranime pour les bonnes œuvres.
Il s’en trouve pourtant beaucoup qui entendent les reproches, mais négligent
de revenir à la pénitence : ils restent verdoyants en ce
monde, mais ils sont sans fruit pour Dieu.
Ecoutons ce qu’ajoute l’homme qui
cultivait le figuier : «Peut-être portera-t-il du fruit; sinon,
tu le couperas alors.» Car si l’on ne veut pas tirer parti des reproches
en ce monde pour se remettre à porter du fruit, on se condamne à
tomber dans l’autre monde en un lieu d’où l’on ne pourra plus se
relever par la pénitence; et dans l’avenir, on sera coupé,
même si, sans porter de fruit, on paraît rester verdoyant ici-bas.
6. «Jésus enseignait
dans une synagogue un jour de sabbat. Il y avait là une femme possédée
depuis dix-huit ans d’un esprit qui la rendait infirme.» Nous avons
dit tout à l’heure que la triple venue du maître avait la
même signification pour son figuier sans fruit que le nombre des
dix-huit ans pour la femme courbée. C’est en effet le sixième
jour que l’homme a été créé (cf. Gn 1, 27-31),
et en ce sixième jour, toute l’œuvre du Seigneur a été
achevée. Or le nombre six multiplié par trois donne dix-huit.
Ainsi, puisque l’homme, créé le sixième jour, n’a
pas voulu rendre ses œuvres parfaites, mais qu’il est demeuré infirme
avant la Loi, sous la Loi et au début du règne de la grâce,
c’est pendant dix-huit ans que la femme fut courbée.
«Elle était courbée,
et ne pouvait absolument pas regarder vers le haut.» Le pécheur,
préoccupé des choses de la terre et ne recherchant pas celles
du Ciel, est incapable de regarder vers le haut : comme il suit des désirs
qui le portent vers le bas, son âme, perdant sa rectitude, s’incurve,
et il ne voit plus que ce à quoi il pense sans cesse.
Faites retour sur vos cœurs, frères
très chers, et examinez continuellement les pensées que vous
ne cessez de rouler en votre esprit. L’un pense aux honneurs, un autre
à l’argent, un autre encore à augmenter ses propriétés.
Toutes ces choses sont basses, et quand l’esprit s’y investit, il s’infléchit,
perdant sa rectitude. Et parce qu’il ne se relève pas pour désirer
les biens célestes, il est comme la femme courbée, qui ne
peut absolument pas regarder vers le haut.
7. Le texte poursuit : «Lorsque
Jésus la vit, il l’appela et lui dit : ‹Femme, tu es délivrée
de ton infirmité.› Et il lui imposa les mains; aussitôt, elle
se redressa.» S’il l’a appelée et redressée, c’est
qu’il l’a éclairée et aidée. Il appelle sans pour
autant redresser, lorsque sa grâce nous illumine sans toutefois pouvoir
nous aider, du fait de nos fautes. Souvent, en effet, nous voyons ce que
nous devrions faire, mais nous ne l’accomplissons pas. Nous faisons des
efforts, puis nous faiblissons. Le jugement de l’esprit voit bien la voie
droite, mais la force manque pour le faire suivre d’œuvres. Cela fait partie
de la peine due au péché : le don [de la grâce] nous
rend capables de voir le bien, mais en rétribution de nos actes,
nous nous trouvons détournés de ce que nous avons vu. Une
faute répétée lie si bien l’âme qu’elle ne peut
reprendre sa position droite. Elle fait des efforts, puis elle rechute
: la faute où elle a persisté longtemps par sa volonté,
elle y retombe par contrainte même quand elle ne le veut plus.
Le psalmiste a fort bien décrit
notre courbure quand il a dit de lui-même comme figurant tout le
genre humain : «J’ai été courbé et humilié
à l’excès.» (Ps 38, 7). Il considérait que l’homme,
bien que créé pour contempler la lumière d’en haut,
a été jeté hors [du paradis] à cause de ses
péchés, et que par suite, les ténèbres règnent
en son âme, lui faisant perdre l’appétit des choses d’en haut
et porter toute son attention vers celles d’en bas, en sorte qu’il ne désire
nullement les biens du Ciel, et ne s’entretient en son esprit que de ceux
de la terre. Et le psalmiste, souffrant de voir le genre humain, auquel
il appartient, réduit à un tel état, s’est écrié
en parlant de lui-même : «J’ai été courbé
et humilié à l’excès.» Si l’homme, perdant de
vue les choses du Ciel, ne pensait qu’aux nécessités de la
chair, il serait sans doute courbé et humilié, mais non pourtant
à l’excès. Or, comme non seulement la nécessité
fait déchoir ses pensées de la considération des choses
d’en haut, mais qu’en outre le plaisir défendu le terrasse, il n’est
pas seulement courbé, mais courbé à l’excès.
A ce sujet, un autre prophète
affirme à propos des esprits impurs : «Ils ont dit à
ton âme : Courbe-toi, que nous passions.» (Is 51, 23). Quand
l’âme désire les biens d’en haut, elle se maintient droite,
sans se courber aucunement vers le bas. Et les esprits malins, la voyant
demeurer en sa droiture, ne peuvent passer par elle. En effet, passer consiste
pour eux à semer en elle des désirs impurs. Ils lui disent
donc : «Courbe-toi, que nous passions», car si elle ne s’abaisse
pas elle-même à désirer les choses d’en bas, leur perversité
n’a aucune force contre elle, et ils ne peuvent passer par elle : l’inflexibilité
qu’elle montre à leur égard, en s’appliquant aux choses d’en
haut, la leur rend redoutable.
8. C’est nous, frères très
chers, c’est nous qui livrons passage en nous aux esprits malins lorsque
nous convoitons les choses de la terre, et que nous nous courbons pour
rechercher les biens qui passent. Rougissons donc de convoiter ainsi les
choses de la terre. Rougissons d’offrir le dos de notre esprit aux adversaires
qui veulent y monter.
Celui qui est courbé regarde
toujours la terre; et celui qui recherche les choses d’en bas oublie en
vue de quelle récompense il a été racheté.
D’où la prescription de Moïse interdisant absolument aux bossus
d’être promus au sacerdoce (cf. Lv 21, 17-21). Or, nous tous qui
avons été rachetés par le sang du Christ, nous sommes
devenus les membres de ce Grand-Prêtre. C’est pourquoi Pierre nous
déclare : «Vous êtes une race élue, un sacerdoce
royal.» (1 P 2, 9). Mais celui qui est bossu ne regarde que vers
les choses d’en bas; il se voit donc écarté du sacerdoce,
puisque celui qui n’a souci que des choses de la terre témoigne
lui-même qu’il n’est pas membre du Grand-Prêtre.
A ce sujet encore, le peuple fidèle
se voit interdire de manger les poissons qui n’ont pas de nageoires [de
petites ailes]3. Car les poissons munis de nageoires et d’écailles
ont coutume de sauter hors de l’eau. Que représentent donc ces poissons
ailés, sinon les âmes des élus? Il n’y a assurément
que les âmes soutenues à présent par les nageoires
de leurs vertus qui passent dans le corps de l’Eglise du Ciel : elles connaissent
l’art de sauter [hors de l’eau] par le désir du Ciel, en se portant
avidement vers les choses d’en haut par la contemplation, même si
elles retombent ensuite de nouveau sur elles-mêmes par le poids de
leur nature mortelle.
Ainsi, frères très
chers, si nous avons maintenant reconnu les biens de la patrie céleste,
prenons en horreur notre courbure. Gardons devant les yeux la femme courbée
et l’arbre sans fruit. Rappelons-nous le mal que nous avons commis, et
mettons une hotte de fumier à la racine de notre cœur, afin que
cela même qui nous répugnait ici-bas dans la pénitence
nous fasse porter un jour, par son action fertilisante, le fruit de la
récompense. Et si nous ne pouvons pratiquer la perfection des vertus,
Dieu lui-même se réjouit de nous voir le déplorer.
Nous lui serons agréables par le commencement même de notre
justice, nous qui nous punissons des actions injustes que nous avons commises.
Et nos pleurs seront de courte durée, puisque des joies éternelles
auront bientôt fait d’essuyer nos larmes passagères, par Notre-Seigneur
Jésus-Christ, qui, étant Dieu, vit et règne avec le
Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles
des siècles. Amen.
_______________________________
1 Cette pensée est tirée
d’une épître de saint Cyprien (10, 5, 2). C’est la seule citation
non scripturaire des Homélies.
2 «Murmurer» est un
terme biblique très fort, qui exprime un mouvement de violente révolte
contre Dieu ou ses représentants.
Homélie 32
Prononcée devant le peuple
dans la basilique des saints Processus
et Martinien,
le jour de leur fête
2 juillet 591
Le renoncement et la croix
Jésus donne dans l’évangile
du jour deux commandements nouveaux : se renoncer et porter sa croix.
I- (1-2) «C’est peu, remarque
saint Grégoire, de renoncer à ce qu’on a, mais c’est considérable
de renoncer à ce qu’on est.» Prenant soin de distinguer en
l’homme la nature créée par Dieu et l’état où
le péché l’a mise, le pape précise que l’homme doit
renoncer au mal qu’il a fait, mais non à l’être que Dieu lui
a donné.
II- (3-6) La suite de l’Homélie
apprend aux auditeurs les deux manières dont ils peuvent porter
leur croix : en leur chair par l’abstinence, en leur âme par la compassion.
Un écueil, cependant, menace chacune des deux vertus, et le prédicateur
l’expose : la vaine gloire chez l’ascète abstinent, l’indulgence
pour le péché chez l’homme compatissant. Poursuivant son
commentaire de l’évangile, Grégoire explique comment on peut,
hors des temps de persécution, perdre sa vie pour la gagner. L’ancien
moine revient ici à l’idée du martyre non sanglant, si chère
aux Pères du monachisme. Rester fidèle aux exigences du christianisme,
quoi qu’il puisse en coûter, est une bonne manière de ne pas
rougir du Christ devant les hommes.
III- (7-9) La dernière phrase
de l’évangile, où Jésus promet à ses disciples
qu’ils ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Royaume de Dieu,
est bien énigmatique, et elle exige quelques explications de notre
orateur. Le Seigneur, sachant combien il nous serait difficile de croire
en la vie future, est venu au secours de notre espérance. Il nous
montre, par celles de ses promesses qu’il réalise dès ici-bas,
que celles de l’au-delà seront également honorées.
Nous sommes aidés dans le même sens par l’exemple des saints
martyrs fêtés en ce jour : certains de l’existence d’une vie
éternelle, ils n’ont pas craint de tout lui sacrifier. Et leurs
âmes ont si bien trouvé la vie désirée que même
leurs os morts rendent aujourd’hui la santé et la vie. Le pape raconte
ici une histoire capable de stimuler la ferveur des fidèles. On
y entend les martyrs du lieu promettre à une pieuse femme, venue
les prier, de se faire ses défenseurs au jour du jugement dernier.
Selon son habitude, le prédicateur achève ainsi son Homélie
sur la perspective des comptes à rendre au dernier jour : la plus
apte à faire sentir combien est sérieux l’enjeu de la vie,
et à quel point il faut désirer la miséricorde divine.
Lc 9, 23-27
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples : «Si quelqu’un veut venir après
moi, qu’il se renonce lui-même, qu’il porte sa croix chaque jour
et qu’il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra; et celui
qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera. Que sert à l’homme
de gagner le monde entier, s’il se perd lui-même et se fait tort
à lui-même?
«Car celui qui aura rougi
de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme rougira de lui lorsqu’il viendra
dans sa majesté et dans celle du Père et des saints anges.
Je vous le dis en vérité, il y en a quelques-uns ici qui
ne goûteront pas la mort qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.»
Le Seigneur, notre Rédempteur,
étant venu en ce monde comme un homme nouveau, il a donné
au monde des préceptes nouveaux. A notre vie ancienne, toute nourrie
dans le vice, il a opposé sa nouveauté. Que savait faire
le vieil homme, l’homme charnel, sinon garder pour lui ses biens, s’emparer,
s’il le pouvait, de ceux des autres, ou, s’il ne le pouvait, les convoiter?
Mais le Médecin céleste applique à chacun de nos vices
le remède contraire. De même que l’art médical soigne
le chaud par le froid et le froid par le chaud, Notre-Seigneur applique
à nos péchés les remèdes qui leur sont opposés.
Il prescrit, par exemple, la continence aux débauchés, la
libéralité aux avares, la douceur aux coléreux, l’humilité
aux orgueilleux.
Tandis qu’il proposait ainsi de
nouveaux commandements à ceux qui le suivaient, il leur déclara
: «Quiconque ne renonce pas à tout ce qu’il possède
ne peut être mon disciple.» (Lc 14, 33). C’est comme s’il disait
clairement : «Vous que votre ancienne vie entraîne à
convoiter les biens d’autrui, soyez portés par votre vie nouvelle
à donner même vos propres biens.» Mais écoutons
ce que dit le Sauveur dans l’évangile qu’on vient de nous lire :
«Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même.»
Dans le premier texte, il nous demande de renoncer à nos biens;
dans le second, de nous renoncer nous-mêmes. Peut-être n’est-il
pas difficile à un homme de quitter ses biens, mais il lui est extrêmement
difficile de se quitter lui-même. C’est peu de renoncer à
ce qu’on a, mais c’est considérable de renoncer à ce qu’on
est.
2. Si nous venons à lui,
le Seigneur nous commande de nous détacher de nos biens, car en
entrant dans le combat de la foi, nous entreprenons de lutter contre les
esprits malins, qui ne possèdent absolument rien en ce monde. C’est
donc dévêtus que nous devons lutter avec ceux qui le sont.
En effet, si quelqu’un lutte sans enlever ses vêtements contre un
adversaire dévêtu, il est bien vite jeté à terre
par ce dernier, parce qu’il lui donne prise. Tous les biens de la terre
ne sont-ils pas comme des vêtements pour le corps? Que celui qui
engage le combat contre le diable s’en dépouille donc pour ne pas
succomber. Qu’il ne possède rien en ce monde avec attache du cœur,
qu’il ne recherche aucun des plaisirs que procurent les choses qui passent,
de peur que les vêtements dans lesquels il aime à se draper
ne donnent prise pour le faire tomber.
Quitter nos biens ne suffit pourtant
pas si nous ne nous quittons aussi nous-mêmes. Nous quitter aussi
nous-mêmes, qu’est-ce à dire? Si nous quittons notre propre
moi, où irons-nous en dehors de nous? Et comment aller [quelque
part] si l’on s’est abandonné soi-même? Mais une chose est
ce que nous sommes par notre chute dans le péché, une autre
ce que nous avons reçu de la nature par notre création; une
chose est ce que nous avons fait, une autre ce que nous avons été
faits. Quittons-nous nous-mêmes, tels que nous nous sommes faits
en péchant, et demeurons nous-mêmes, tels que nous avons été
faits par le don de Dieu. Voilà quelqu’un qui était orgueilleux
: s’il devient humble en se convertissant au Christ, il s’est quitté
lui-même. Si un débauché est passé à
une vie de continence, il a bien renoncé à ce qu’il était.
Si un avare, ayant cessé de convoiter, a appris à faire largesse
de ses biens après avoir volé les biens d’autrui, peut-on
douter qu’il s’est quitté lui-même? Il reste assurément
lui-même quant à la nature, mais il n’est plus lui-même
quant à la malice. Aussi est-il écrit : «Retourne les
impies, et ils cesseront d’exister.» (Pr 12, 7). Les impies, une
fois convertis, cesseront en effet d’exister, non parce qu’ils cesseront
tout à fait d’exister dans leur essence, mais parce qu’ils cesseront
d’exister dans leur état de péché et d’impiété.
Nous quitter nous-mêmes, nous
renoncer nous-mêmes, c’est donc éviter ce qui en nous ressortissait
au vieil homme, et tendre à nous transformer en cet homme nouveau
que nous sommes appelés à devenir. Mesurons combien Paul
s’était renoncé lui-même, lui qui affirmait : «Et
si je vis, ce n’est plus moi qui vis.» (Ga 2, 20). En lui, le cruel
persécuteur avait été anéanti, et le prédicateur
plein de bonté avait commencé à vivre. S’il avait
continué à être lui-même, il n’aurait assurément
pas été plein de bonté. Mais cet homme qui déclare
ne plus vivre, qu’il nous dise d’où il tire le pouvoir de proclamer
la doctrine de vérité par de saintes paroles. Le texte ajoute
aussitôt : «C’est le Christ qui vit en moi.» C’est comme
si Paul disait clairement : «Assurément, je suis mort à
moi-même, puisque je ne vis plus selon la chair; mais mon essence
n’en est pas anéantie pour autant, car je vis dans le Christ selon
l’esprit.»
Laissons donc la Vérité
nous dire et nous redire : «Si quelqu’un veut venir après
moi, qu’il se renonce lui-même.» A moins de se séparer
de soi-même, on n’approche pas de celui qui est au-dessus de nous,
et l’on ne peut atteindre ce qui nous dépasse si l’on ne sait pas
sacrifier ce qu’on est. C’est ainsi qu’on transplante les légumes
pour les faire profiter, et qu’on les arrache, si j’ose dire, pour les
faire grandir. C’est ainsi que les semences des êtres meurent, une
fois mises en terre, pour se relever et multiplier ensuite leur espèce
avec d’autant plus de fécondité. Et là où elles
paraissent avoir perdu ce qu’elles étaient, elles trouvent en fait
de quoi devenir ce qu’elles n’étaient pas.
3. Mais celui qui renonce désormais
à ses vices doit encore chercher à acquérir les vertus
dans lesquelles il lui faut croître. Car le Seigneur, ayant dit :
«Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce lui-même»,
ajoute aussitôt : «Qu’il porte sa croix chaque jour et qu’il
me suive.» On peut porter sa croix de deux façons : soit qu’on
mortifie son corps par l’abstinence, soit qu’on afflige son âme par
la compassion envers le prochain. Considérons comment Paul avait
porté sa croix de l’une et l’autre façon, lui qui affirmait
: «Je châtie mon corps et le réduis en servitude, de
peur qu’après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même
réprouvé.» (1 Co 9, 27). C’est là nous faire
entendre ce que fut la croix de sa chair dans la mortification de son
corps; écoutons maintenant
ce que fut la croix de son esprit dans la compassion envers son prochain:
«Qui est faible, demande-t-il, sans que moi aussi je le sois avec
lui? Qui vient à tomber sans qu’un feu me dévore?»
(2 Co 11, 29). Ce parfait prédicateur, voulant nous donner l’exemple
de l’abstinence, portait la croix en son corps; et comme il assumait la
peine des faiblesses d’autrui, il portait la croix en son cœur.
4. Mais puisque certains vices sont
proches des vertus elles-mêmes, il nous faut dire quels sont ceux
qui font le siège de l’abstinence de la chair et de la compassion
de l’esprit.
L’abstinence de la chair est parfois
assiégée étroitement par la vaine gloire, puisqu’on
loue la vertu que révèlent la maigreur du corps et la pâleur
du visage. Cette vertu va se perdre d’autant plus vite au-dehors qu’elle
s’extériorise davantage aux yeux des hommes par la pâleur
qu’on manifeste. Il advient alors souvent qu’on croie une action accomplie
pour Dieu, alors qu’elle ne l’est que pour gagner la faveur des hommes.
Une telle attitude est bien symbolisée par ce Simon qui, rencontré
sur le chemin, est réquisitionné pour porter la croix du
Seigneur (cf. Mt 27, 32). Car c’est être réquisitionné
pour porter le fardeau d’un autre, que de faire quelque chose par vanité.
Que représente donc Simon, si ce n’est ceux qui pratiquent l’abstinence
et s’en flattent? Ils affligent sans doute leur chair par l’abstinence,
mais sans en rechercher le fruit intérieur. Simon est réquisitionné
pour porter la croix du Seigneur, puisque n’étant pas animé
par une volonté bonne en cette œuvre bonne, il effectue en pécheur
un travail de juste, et n’en recueille pas les fruits. C’est pourquoi Simon
porte la croix, mais ne meurt pas : ainsi, ceux qui pratiquent l’abstinence
et s’en flattent affligent assurément leur corps par l’abstinence,
mais continuent de vivre pour le monde en désirant la gloire.
Quant à la compassion de
l’âme, une fausse bonté en fait souvent un siège insidieux,
en l’entraînant parfois à la condescendance pour les vices,
alors que le péché ne mérite pas la compassion, mais
le zèle [de la correction]. La compassion est due aux hommes, mais
la rigueur aux vices, en sorte qu’en un seul et même homme, nous
sachions à la fois aimer le bien de son être fait par Dieu
et pourchasser le mal que lui-même a fait, de peur qu’en lui remettant
ses fautes imprudemment, nous ne fassions pas paraître une charité
compatissante, mais une négligence complice.
5. Le texte poursuit : «Car
celui qui voudra sauver sa vie la perdra; et celui qui perdra sa vie à
cause de moi la sauvera.» Le fidèle s’entend dire : «Celui
qui voudra sauver sa vie la perdra; et celui qui perdra sa vie à
cause de moi la sauvera», un peu comme on dirait à un cultivateur
: «Si tu gardes ton blé, tu le perds; si tu le sèmes,
tu le renouvelles.» Qui ne sait, en effet, que le blé, une
fois semé, disparaît à la vue et se perd dans la terre?
Mais là même où il est tombé en poussière,
il reverdit en pousses nouvelles.
Puisque la sainte Eglise connaît
tantôt un temps de persécution, tantôt un temps de paix,
notre Rédempteur diversifie ses préceptes en fonction des
temps susdits. Au temps de la persécution, on doit donner sa vie;
au temps de la paix, on doit briser les désirs de la terre qui risquent
le plus de nous assujettir. Aussi le Seigneur nous dit-il maintenant :
«Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il se perd
lui-même et se fait tort à lui-même?» Nous devons,
lorsque nos ennemis cessent de nous persécuter, mettre beaucoup
plus de vigilance à garder notre cœur. Car au temps de la paix,
comme il nous est permis de vivre, nous prenons aussi plaisir à
désirer. Cette avidité, il nous est assurément possible
de la maîtriser, en considérant attentivement l’état
de celui qui désire. Pourquoi, en effet, s’appliquer instamment
à amasser, quand celui-là même qui amasse ne peut subsister?
Que chacun considère donc
ce qu’il aura à courir, et il reconnaîtra que le peu qu’il
possède lui suffit. Mais peut-être craint-on de manquer de
ressources sur la route de cette vie? La brièveté même
du chemin nous blâme de porter nos désirs au loin. Il est
inutile de se charger de gros bagages lorsque le but à atteindre
est tout proche.
Nous parvenons ordinairement à
vaincre notre avidité, mais un obstacle demeure : tout en marchant
dans la voie droite, nous ne veillons pas suffisamment à la perfection.
Souvent, en effet, nous méprisons tout ce qui passe, mais nous restons
pourtant entravés par notre respect humain : nous gardons la droiture
dans notre esprit, sans avoir encore la force de l’exprimer par la parole.
Et s’agissant de défendre la justice, nous tenons d’autant moins
compte du regard de Dieu que nous craignons davantage celui des hommes
qui s’opposent à la justice. Mais le Seigneur ajoute également
ce qui convient pour soigner une telle blessure, quand il déclare
: «Car celui qui aura rougi de moi et de mes paroles, le Fils de
l’homme rougira de lui lorsqu’il viendra dans sa majesté et dans
celle du Père et des saints anges.»
6. Mais voici maintenant que les
hommes se disent en eux-mêmes : «Nous ne rougissons plus du
Seigneur et de ses paroles, puisque nous le confessons ouvertement.»
Je leur réponds qu’il en est plus d’un, en ce peuple chrétien,
qui ne confessent le Christ que parce qu’ils voient que tous sont chrétiens
: si le nom du Christ n’était pas aujourd’hui en tel honneur, la
sainte Eglise ne compterait pas tant de membres pour confesser le Christ.
Confesser sa foi par des paroles ne suffit donc pas pour en fournir la
preuve, car l’ensemble des hommes en faisant autant, on n’a pas lieu d’en
avoir honte. Il y a cependant pour chacun des occasions de s’interroger,
pour savoir s’il confesse véritablement le Christ : ne rougit-il
plus de son nom? A-t-il triomphé du respect humain par une pleine
vigueur spirituelle?
En temps de persécution,
les fidèles pouvaient être couverts de confusion, dépouillés
de leurs biens, démis de leurs charges et roués de coups.
Mais puisque ces persécutions font défaut en temps de paix,
il y a pour nous d’autres occasions de faire nos preuves. Nous craignons
souvent le mépris de nos proches, nous refusons de supporter des
mots d’injures; et s’il nous arrive à l’occasion de nous disputer
avec notre prochain, nous avons honte de faire réparation les premiers.
Car le cœur charnel1, recherchant la gloire de cette vie, n’a que faire
de l’humilité. Et si l’homme qui s’est mis en colère souhaite
ordinairement se réconcilier avec celui dont l’a séparé
la discorde, il a pourtant honte de faire le premier pas. Considérons
ce qu’a accompli la Vérité, pour voir par où pèchent
les actions de notre nature dépravée. Si en effet nous sommes
les membres de ce chef suprême, il nous faut imiter celui avec qui
nous formons un même corps. Paul, l’illustre prédicateur,
ne nous enseigne-t-il pas en ces termes : «C’est pour le Christ que
nous faisons les fonctions d’ambassadeurs, comme si Dieu [vous] exhortait
par nous; nous vous en supplions au nom du Christ : laissez-vous réconcilier
avec Dieu.» (2 Co 5, 20). Voici qu’en péchant, nous avons
mis la discorde entre Dieu et nous, et c’est cependant Dieu qui, le premier,
nous a envoyé ses ambassadeurs, afin qu’ainsi appelés, nous
venions, nous qui avons péché, faire la paix avec Dieu. Qu’il
rougisse donc, l’orgueil humain; qu’il soit confondu, celui qui ne fait
pas le premier réparation à son prochain, puisqu’après
notre faute, Dieu, qui est lui-même l’offensé, nous supplie
par le moyen de ses ambassadeurs de nous laisser réconcilier avec
lui.
7. Le texte poursuit : «Je
vous le dis en vérité, il y en a quelques-uns ici qui ne
goûteront pas la mort qu’ils n’aient vu le Royaume de Dieu.»
Il arrive parfois, frères très chers, que dans la Sainte
Ecriture, le Royaume de Dieu ne désigne pas le Royaume à
venir, mais l’Eglise présente. Aussi est-il écrit : «Le
Fils de l’homme enverra ses anges, et ils rassembleront tous les scandales
pour les enlever de son Royaume.» (Mt 13, 41). Or il n’y aura pas
de scandales dans le Royaume à venir, où les réprouvés
ne sont évidemment pas admis. Un tel exemple nous permet de conclure
qu’en notre texte, le Royaume de Dieu désigne l’Eglise présente.
Et puisque certains des disciples devaient vivre en ce corps assez longtemps
pour voir l’Eglise de Dieu bien établie, et la considérer
dressée face à la gloire de ce monde, le Rédempteur
fait maintenant cette promesse consolante : «Je vous le dis en vérité,
il y en a quelques-uns ici qui ne goûteront pas la mort qu’ils n’aient
vu le Royaume de Dieu.»
Mais pourquoi était-il nécessaire
que le Seigneur, après nous avoir demandé par tant de préceptes
d’accepter la mort, en vienne tout à coup à cette promesse?
Si nous examinons finement cette manière d’agir, nous reconnaissons
avec quelle sagesse il dispense sa bonté paternelle. A des disciples
non confirmés, il fallait en effet promettre des choses touchant
même la vie présente, pour qu’ils soient plus solidement fortifiés
dans [leur espérance de] la vie future. C’est ainsi que Dieu promit
la «terre de la promesse» (He 11, 9) au peuple juif qui allait
être libéré de la terre d’Egypte, et que ce peuple,
appelé aux dons célestes, fut attiré par des promesses
terrestres. Pourquoi cela? Pour que recevant quelque chose dans l’immédiat,
il crût plus fidèlement ce qu’on lui laissait entendre dans
le lointain. Car ce peuple charnel n’aurait pas cru aux grandes choses
s’il n’en avait reçu de petites. Le Dieu tout-puissant lui accorda
donc les choses de la terre pour l’attirer à celles du Ciel, en
sorte que recevant ce qu’il voyait, il apprît à espérer
ce qu’il ne voyait pas, et qu’il devînt d’autant plus assuré
des choses invisibles que les choses visibles qui lui avaient été
promises soutenaient la certitude de son espérance. C’est pourquoi
le psalmiste dit à bon droit : «Il leur a donné les
terres des païens, et ils possédèrent le fruit du travail
des peuples, afin qu’ils gardent ses commandements et observent sa Loi.»
(Ps 105, 44-45). La Vérité, parlant en notre évangile
à des disciples non confirmés, leur promet donc de voir le
Royaume de Dieu sur la terre, pour qu’affermis dans leur foi, ils espèrent
voir ce Royaume dans le Ciel. Et c’est à partir du Royaume dont,
déjà en ce monde, il nous est donné de constater la
très haute élévation, que nous sommes conduits à
espérer le Royaume dont nous croyons bénéficier au
Ciel.
Il en est à qui l’on donne
le nom de chrétiens sans qu’ils aient pourtant la foi chrétienne.
Ils considèrent que seules les choses visibles existent; ils n’ont
aucun désir des choses invisibles, puisqu’ils pensent qu’elles n’existent
même pas. Nous nous tenons ici, mes frères, près du
corps des saints martyrs. Ceux-ci auraient-ils accepté de livrer
leur chair à la mort sans être tout à fait certains
que la vie en vue de laquelle ils devaient mourir existait bien? Or voyez
comme ceux qui ont eu une telle foi brillent par leurs miracles! Des hommes
bien vivants se présentent auprès de leurs corps éteints
: les uns viennent malades et sont guéris, d’autres viennent parjures
et sont malmenés par le démon, d’autres enfin viennent possédés
et sont libérés. Comme ces martyrs doivent donc vivre, là
où ils vivent, puisqu’ici où ils sont morts, ils vivent par
tant de miracles!
8. Je vais, mes frères, vous
raconter une histoire qui tient en peu de mots, mais n’en est pas moins
digne d’intérêt. J’en ai eu connaissance par le récit
que m’en ont fait de pieux vieillards. Il y avait, au temps des Goths,
une femme de grande piété, qui venait avec assiduité
en l’église de ces saints martyrs. Un jour, comme elle était
venue prier selon son habitude, elle remarqua, en sortant, deux moines
qui se tenaient là, en habit de voyage. Elle les prit pour des voyageurs
et commanda qu’on leur donnât quelque chose en guise d’aumône.
Mais avant que son intendant n’ait eu le temps de s’en approcher pour leur
donner l’aumône, ils se trouvèrent tout près d’elle
et lui dirent : «C’est toi qui, maintenant, nous visites; eh bien,
au jour du jugement, c’est nous qui nous enquerrons de toi et qui ferons
pour toi tout ce que nous pourrons.» Sur ces mots, ils disparurent.
Epouvantée, cette sainte femme retourna prier et répandit
des larmes abondantes. Elle devint, depuis ce jour, d’autant plus assidue
à la prière qu’elle était plus certaine de ce qui
lui avait été promis. Si, selon le mot de Paul, «la
foi est la réalité des choses qu’on espère, la preuve
de celles qu’on ne voit pas» (He 11, 1), comment pourrions-nous continuer
à vous dire de croire en la vie à venir, quand ceux-là
mêmes qui y vivent se manifestent de façon visible aux yeux
des hommes? Car il vaut mieux dire de ce qu’on peut voir qu’on le connaît;
c’est plus exact que de dire qu’on le croit. Le Seigneur a donc préféré
nous faire connaître la vie à venir plutôt que de nous
y faire croire, puisqu’il nous a montré d’une façon visible
comme vivant près de lui ceux qu’il a reçus [au Ciel] de
façon invisible.
9. Ces martyrs, frères très
chers, faites-en donc vos protecteurs dans la cause que vous aurez à
soutenir devant le Juge rigoureux. Prenez-les comme défenseurs2
en ce jour si terrible. Si demain votre cause devait être présentée
devant quelque grand juge, n’est-il pas vrai que vous passeriez tout le
jour à y réfléchir? Et puis, mes frères, vous
vous chercheriez un protecteur, vous vous dépenseriez en instances
pour qu’un défenseur se présente en votre faveur auprès
d’un si grand juge. Voici que Jésus, le Juge rigoureux, va venir.
Quel effroi suscite l’assemblée de ses anges et de ses archanges!
C’est dans ces assises que notre cause va être plaidée, et
cependant nous ne cherchons pas à présent des protecteurs
qui puissent nous servir alors de défenseurs. Nous les avons à
nos côtés, nos défenseurs : ce sont les saints martyrs.
Ils veulent être priés, et ils cherchent, si j’ose dire, à
ce qu’on les recherche. Recherchez donc leur assistance dans vos prières;
trouvez en eux des protecteurs pour prendre la défense des coupables
que vous êtes. Le Juge lui-même veut que nous le suppliions,
pour ne pas être obligé de nous punir de nos péchés.
C’est pourquoi il nous menace si longtemps de sa colère, bien qu’il
nous attende dans sa miséricorde. Laissons cette miséricorde
ranimer nos forces, mais sans nous rendre en rien négligents. Permettons
au souvenir de nos péchés de nous troubler, mais sans précipiter
notre âme dans le désespoir : malgré notre certitude
quant à l’avenir, nous gardons la crainte, et malgré cette
crainte, nous avons l’espérance d’acquérir bientôt
le Royaume éternel, par celui qui, étant Dieu, vit et règne
avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les
siècles des siècles. Amen.
________________________________
1 Debita carnis : le dû conjugal.
Cf. 1 Co 7, 3 : «Que le mari rende à la femme ce qu’il lui
doit, et que la femme agisse de même envers son mari.»
Homélie 33
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Clément
fin septembre 592 (au cours des Quatre-Temps
d’automne)
La pécheresse chez le pharisien
Saint Grégoire a les larmes
aux yeux pour commenter l’évangile où Luc nous montre la
pécheresse aux pieds de Jésus. Il ne fait pour lui aucun
doute que cette femme est Marie-Madeleine, elle-même identifiée
à la sœur de Lazare. Les Pères de l’Eglise s’étaient
montrés très divisés sur cette question, et c’est,
semble-t-il, sous l’influence de saint Augustin que notre auteur a adopté
sa position. Si l’Eglise ne s’est jamais prononcée officiellement
sur ce point, l’opinion du saint pape s’est cependant imposée à
presque tous les auteurs du moyen âge latin.
L’orateur commence par exposer le
sens littéral de la scène (l’histoire), puis il en donne
le sens symbolique, avant d’en tirer un hymne vibrant à la miséricorde
divine.
I- (1-4) Le récit montre
que la pénitence de Marie a été complète :
elle a offert en sacrifice tout ce qui lui avait servi à pécher.
L’histoire fait voir également que le pharisien était peut-être
aussi malade que la pécheresse, mais qu’en plus il l’ignorait. Combien
d’évêques, hélas, ressemblent à ce pharisien
et regardent avec mépris les pécheurs qui se confessent à
eux! Qu’ils commencent donc par pleurer leurs propres péchés,
et tirent de là un peu plus de compassion pour leurs pénitents.
II- (5-6) L’allégorie considère
le pharisien comme le type du peuple juif, et la femme comme celui des
païens convertis. Grégoire nous dit ce que représentent
les pieds du Sauveur, nos cheveux, les baisers dont nous couvrons ses pieds,
et le parfum que nous y versons. Sous ces images, il nous donne avec son
talent habituel une belle leçon de théologie morale sur les
vertus de foi et de charité.
III- (7-8) Le prédicateur
devient lyrique à la fin, comme chaque fois qu’il est amené
à chanter la bonté miséricordieuse du Seigneur envers
les pécheurs. S’inspirant du Cantique des Cantiques, il nous montre
notre Dieu très aimant venant à nous comme le petit faon
qui cherche un peu de fraîcheur à l’heure brûlante de
la canicule. Usant ensuite d’images bibliques très parlantes, l’orateur
explique que les commandements nous sont devenus supportables, depuis que
Dieu nous invite par eux à confesser nos manquements. Il est prêt
à nous accueillir après tous nos adultères : ne gâchons
pas une telle chance, et jetons-nous dans le sein de sa miséricorde.
Voici une Homélie à
faire lire à nos contemporains, qui ont tant besoin de miséricorde.
Lc 7, 36-50
En ce temps-là, un pharisien
invita Jésus à manger avec lui. Jésus entra dans la
maison du pharisien et se mit à table. Or voici qu’une femme qui
était une pécheresse dans la ville, ayant appris qu’il était
à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre
plein de parfum, et se tenant derrière lui, à ses pieds,
elle se mit à les arroser de ses larmes et à les essuyer
avec les cheveux de sa tête; et elles les baisait et y répandait
du parfum.
Voyant cela, le pharisien qui l’avait
invité se dit en lui-même : «Si cet homme était
prophète, il saurait bien qui et de quelle espèce est la
femme qui le touche, et que c’est une pécheresse.» Mais prenant
la parole, Jésus lui dit : «Simon, j’ai quelque chose à
te dire.» «Parle, Maître», dit ce dernier. «Un
créancier avait deux débiteurs. L’un devait cinq cents deniers,
l’autre cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi payer leur dette, il
en fit grâce à tous deux. Lequel donc l’aimera davantage?»
Simon répondit : «Celui, je pense, auquel il a fait grâce
de plus.» Et Jésus lui dit : «Tu as bien jugé.»
Et se tournant vers la femme : «Tu
vois cette femme? dit-il à Simon. Je suis entré dans ta maison,
et tu n’as pas versé d’eau sur mes pieds; elle, au contraire, a
arrosé mes pieds de ses larmes et les a essuyés de ses cheveux.
Tu ne m’as pas donné de baiser; elle, au contraire, depuis qu’elle
est entrée, n’a pas cessé de me baiser les pieds. Tu n’as
pas répandu d’huile sur ma tête; elle, au contraire, a répandu
du parfum sur mes pieds. A cause de cela, je te le dis, ses nombreux péchés
lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. Mais celui à
qui l’on remet moins aime moins.» Puis il dit à la femme :
«Tes péchés te sont remis.» Et ceux qui étaient
à table avec lui se mirent à dire en eux-mêmes : «Quel
est donc celui-ci, qui remet même les péchés?»
Mais il dit à la femme : «Ta foi t’a sauvée! Va en
paix.»
Quand je pense au repentir de Marie,
j’ai plus envie de pleurer que de dire quelque chose. En effet, quel cœur,
fût-il de pierre, ne se laisserait attendrir par l’exemple de pénitence
que nous donnent les larmes de cette pécheresse? Elle a considéré
ce qu’elle avait fait, et n’a pas voulu mettre de limite à ce qu’elle
allait faire. La voici qui s’introduit parmi les convives : elle vient
sans y être invitée, et en plein festin, elle offre ses larmes
[en spectacle]. Apprenez ici de quelle douleur brûle cette femme,
elle qui ne rougit pas de pleurer même en plein festin.
Celle que Luc appelle une pécheresse,
et que Jean nomme Marie (cf. Jn 11, 2), nous croyons qu’elle est cette
Marie de laquelle, selon Marc, le Seigneur a chassé sept démons
(cf. Mc 16, 9). Et que désignent ces sept démons, sinon l’universalité
de tous les vices? Puisque sept jours suffisent à embrasser l’ensemble
du temps, le chiffre sept figure à bon droit l’universalité.
Marie a donc eu en elle sept démons, car elle était remplie
de tous les vices. Mais voici qu’ayant aperçu les taches qui la
déshonoraient, elle courut se laver à la source de la miséricorde,
sans rougir en présence des convives. Si grande était sa
honte au-dedans qu’elle ne voyait plus rien au-dehors dont elle dût
rougir.
Que faut-il donc admirer le plus,
mes frères : Marie qui vient, ou le Seigneur qui l’accueille? Dois-je
dire qu’il l’accueille, ou bien qu’il l’attire? Je dirai mieux encore :
il l’attire et l’accueille, car c’est bien le même qui l’attire de
l’intérieur par sa miséricorde et l’accueille au-dehors par
sa douceur.
Mais voyons maintenant, à
travers le texte du Saint Evangile, l’ordre même qu’elle observe
pour venir à sa guérison.
2. «Elle apporta un vase d’albâtre
plein de parfum, et se tenant derrière Jésus, à ses
pieds, elle se mit à les arroser de ses larmes et à les essuyer
avec les cheveux de sa tête; et elles les baisait et y répandait
du parfum.» Il est bien évident, mes frères, que cette
femme, autrefois adonnée à des actions défendues,
s’était servi de parfum pour donner à sa chair une odeur
[agréable]. Ce qu’elle s’était accordé à elle-même
d’une façon honteuse, elle l’offrait désormais à Dieu
d’une manière digne de louange. Elle avait désiré
les choses de la terre par ses yeux, mais les mortifiant à présent
par la pénitence, elle pleurait. Elle avait fait valoir la beauté
de ses cheveux pour orner son visage, mais elle s’en servait maintenant
pour essuyer ses larmes. Sa bouche avait prononcé des paroles d’orgueil,
mais voici que baisant les pieds du Seigneur, elle fixait cette bouche
dans la trace des pas de son Rédempteur. Ainsi, tout ce qu’elle
avait en elle d’attraits pour charmer, elle y trouvait matière à
sacrifice. Elle transforma ses crimes en autant de vertus, en sorte que
tout ce qui en elle avait méprisé Dieu dans le péché
fût mis au service de Dieu dans la pénitence.
3. Cependant, à la vue de
telles actions, le pharisien conçoit du mépris, et il ne
blâme pas seulement la femme pécheresse qui vient, mais aussi
le Seigneur qui l’accueille, se disant en lui-même : «Si cet
homme était prophète, il saurait bien qui et de quelle espèce
est la femme qui le touche, et que c’est une pécheresse.»
Voyez ce pharisien, avec en lui cet orgueil véritable et cette fausse
justice : il blâme la malade de sa maladie et le Médecin de
ses soins, alors qu’il est lui-même malade, sans le savoir, de la
blessure de l’élèvement. Le Médecin se trouvait là
entre deux malades. Mais l’un de ces malades, en proie à la fièvre,
gardait pleine conscience, alors que l’autre, lui aussi en proie à
la fièvre en sa chair, avait en plus perdu conscience en son esprit.
La femme pleurait ce qu’elle avait fait; le pharisien, lui, gonflé
de sa fausse justice, rendait son mal encore plus virulent. En sa maladie,
il avait donc aussi perdu conscience, lui qui ne savait même pas
qu’il était loin de la santé.
Mais un gémissement vient
ici nous contraindre à jeter les yeux sur certains évêques
: arrive-t-il par hasard qu’ils aient, dans l’exercice de leurs fonctions
sacerdotales, accompli quelque action extérieurement bonne, fût-elle
insignifiante, et les voilà qui se mettent à regarder leurs
ouailles avec mépris, à dédaigner tous les pécheurs
qui se rencontrent dans le peuple, à refuser de compatir avec ceux
qui leur avouent leurs fautes, et enfin, tout comme le pharisien, à
ne pas se laisser toucher par la femme pécheresse. Car si cette
femme était venue aux pieds du pharisien, il l’aurait certainement
repoussée de sa chaussure pour qu’elle s’en aille. Il aurait cru
[sinon] se souiller du péché d’autrui. Mais parce qu’il n’était
pas rempli de la justice véritable, il était malade du fait
de la blessure d’autrui. C’est pourquoi, lorsque nous voyons des pécheurs,
leur malheur doit toujours nous inciter à pleurer d’abord sur nous-mêmes,
puisque nous sommes peut-être tombés dans des fautes semblables,
ou que, si nous n’y sommes déjà tombés, nous pourrions
y tomber.
Et si la sévérité
du supérieur doit toujours poursuivre les vices au nom de la discipline,
il nous faut cependant bien observer que nous devons être sévères
pour les vices, mais compatissants pour la nature. S’il est en effet nécessaire
de punir le pécheur, nous devons veiller à la formation du
prochain. Or, du moment que notre prochain se punit lui-même de ses
actes passés par la pénitence, il n’est déjà
plus un pécheur : uni à la justice de Dieu, il se dresse
contre lui-même et corrige en lui ce que cette même justice
y trouve de répréhensible.
4. Ecoutons maintenant le jugement
qui va confondre ce pharisien plein d’orgueil et d’arrogance. Le Seigneur
lui rétorque la parabole des deux débiteurs, dont l’un doit
moins et l’autre plus; il lui demande lequel des deux débiteurs
va aimer davantage celui qui leur aura remis leur dette à tous deux.
A quoi le pharisien répond aussitôt : «Celui-là
aime davantage auquel on remet le plus.» Il faut noter ici que lorsque
le pharisien fournit par son propre jugement ce qui va le confondre, il
agit comme le fou qui apporte la corde pour le lier. Le Seigneur lui énumère
alors les bonnes actions de la pécheresse et ses mauvaises actions
de faux juste : «Je suis entré dans ta maison, et tu n’as
pas versé d’eau sur mes pieds; elle, au contraire, a arrosé
mes pieds de ses larmes et les a essuyés de ses cheveux. Tu ne m’as
pas donné de baiser; elle, au contraire, depuis qu’elle est entrée,
n’a pas cessé de me baiser les pieds. Tu n’as pas répandu
d’huile sur ma tête; elle, au contraire, a répandu du parfum
sur mes pieds.» A cette énumération, le Seigneur ajoute
une sentence : «A cause de cela, je te le dis, ses nombreux péchés
lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé.» Que pensons-nous
que soit l’amour, mes frères, sinon un feu? Et la faute, sinon de
la rouille? C’est pour cela que le Seigneur déclare : «Ses
nombreux péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup
aimé.» C’est comme s’il disait clairement : «Elle a
complètement consumé en elle la rouille du péché,
parce qu’elle est tout embrasée du feu de l’amour.» Car la
rouille du péché est d’autant mieux consumée que le
cœur du pécheur brûle du grand feu de la charité.
Voilà guérie celle
qui était venue souffrante à son Médecin; mais voilà
aussi que d’autres souffrent du fait de sa guérison. Les convives
qui mangeaient avec le Seigneur se sont en effet indignés, et se
sont dit au-dedans d’eux-mêmes : «Quel est donc celui-ci, qui
remet même les péchés?» Mais le céleste
Médecin ne méprise pas les malades, alors même qu’il
voit leur état empirer à l’occasion de ses soins.
Quant à celle qu’il a guérie,
il l’affermit par ce jugement plein de bonté : «Ta foi t’a
sauvée! Va en paix.» La foi l’a en effet sauvée, puisqu’elle
n’a pas douté de pouvoir obtenir ce qu’elle demandait. Mais elle
tenait la certitude même de son espérance de celui à
qui l’espérance lui faisait demander le salut. Elle reçoit
l’ordre d’aller en paix, afin de ne plus dévier hors de la route
de la vérité dans un chemin de scandale. C’est en ce sens
que Zacharie dit : «Pour diriger nos pas sur la voie de la paix.»
(Lc 1, 79). Car nous dirigeons nos pas sur la voie de la paix quand le
chemin suivi par nos actes ne nous éloigne pas de la grâce
de notre Créateur.
5. Nous avons, frères très
chers, parcouru cet évangile en suivant le déroulement historique
des faits; nous allons maintenant, si vous le voulez bien, l’examiner dans
son sens symbolique. Que figure le pharisien qui présume de sa fausse
justice, sinon le peuple juif ? Et que désigne la femme pécheresse
qui se jette aux pieds du Seigneur en pleurant, sinon les païens convertis?
Elle est venue avec son vase d’albâtre, elle a répandu le
parfum, elle s’est tenue derrière le Seigneur, à ses pieds,
les a arrosés de ses larmes et essuyés de ses cheveux, et
ces mêmes pieds qu’elle arrosait et essuyait, elle n’a cessé
de les baiser. C’est donc bien nous que cette femme représente,
pour autant que nous revenions de tout notre cœur au Seigneur après
avoir péché et que nous imitions les pleurs de sa pénitence.
Quant au parfum, qu’exprime-t-il, sinon l’odeur d’une bonne réputation?
D’où la parole de Paul : «Nous sommes en tout lieu pour Dieu
la bonne odeur du Christ.» (2 Co 2, 15). Si donc nous accomplissons
de bonnes œuvres, qui imprègnent l’Eglise d’une bonne odeur en en
faisant dire du bien, que faisons-nous d’autre que verser du parfum sur
le corps du Seigneur?
La femme se tient près des
pieds de Jésus. Nous nous dressions contre les pieds du Seigneur
quand nous nous opposions à ses voies par les péchés
où nous demeurions. Mais si, après ces péchés,
nous opérons une vraie conversion, nous nous tenons dès lors
en arrière près de ses pieds, puisque nous suivons les traces
de celui que nous avions combattu.
La femme arrose de ses larmes les
pieds de Jésus : c’est ce que nous accomplissons nous aussi en vérité
si un sentiment de compassion nous incline vers tous les membres du Seigneur,
quels qu’ils soient, si nous compatissons aux tribulations endurées
par ses saints et si nous faisons nôtre leur tristesse.
La femme essuie de ses cheveux les
pieds qu’elle a arrosés. Or les cheveux sont pour le corps une surabondance
inutile. Et quelle meilleure image trouver d’une excessive possession des
choses de la terre que les cheveux, qui surabondent bien au-delà
du nécessaire et qu’on coupe sans même qu’on le sente?
Nous essuyons donc de nos cheveux
les pieds du Seigneur lorsqu’à ses saints, envers qui la charité
nous fait compatir, nous manifestons aussi de la pitié au moyen
de notre superflu, en sorte que si notre esprit souffre pour eux de compassion,
notre main aussi montre par sa générosité la souffrance
que nous éprouvons. Car il arrose de ses larmes les pieds du Rédempteur,
mais ne les essuie pas de ses cheveux, celui qui, tout en compatissant
à la douleur de ses proches, ne leur manifeste cependant pas sa
pitié au moyen de son superflu. Il pleure, mais n’essuie pas [les
pieds du Seigneur], celui qui accorde [à son prochain] des paroles
de compassion pour sa souffrance, mais sans diminuer en rien l’intensité
de cette souffrance en subvenant à ce qui [lui] manque.
La femme baise les pieds qu’elle
essuie : c’est ce que nous accomplissons pleinement nous aussi si nous
montrons de l’empressement à aimer ceux que nous soutenons de nos
largesses, de crainte, sinon, que la nécessité où
se trouve le prochain ne nous paraisse pesante, que l’indigence à
laquelle nous subvenons ne devienne pour nous un fardeau, et qu’au moment
où notre main fournit le nécessaire, notre âme ne commence
à s’engourdir à l’écart de l’amour.
6. Les pieds peuvent aussi symboliser
le mystère de l’Incarnation, par lequel Dieu a touché la
terre en assumant notre chair : «Le Verbe s’est fait chair, et il
a habité parmi nous.» (Jn 1, 14). Nous baisons donc les pieds
du Rédempteur quand nous aimons de tout notre cœur le mystère
de son Incarnation. Nous répandons du parfum sur ses pieds lorsque
nous prêchons la puissance de son humanité par tout le bien
qu’en dit la Sainte Ecriture.
Le pharisien voit la femme agir
ainsi et l’en jalouse, parce que du fait de la malice qui l’habite, le
peuple juif est rongé d’envie, en constatant que les païens
prêchent [le vrai] Dieu. Mais notre Rédempteur énumère
les actes de cette femme, comme il pourrait le faire des bonnes actions
des païens, pour que le peuple juif reconnaisse le mal où il
gît. A travers le pharisien réprimandé, c’est, comme
nous l’avons dit, le peuple juif incrédule qui est représenté.
«Je suis entré dans
ta maison, et tu n’as pas versé d’eau sur mes pieds; elle, au contraire,
a arrosé mes pieds de ses larmes.» Si l’eau est pour nous
quelque chose d’extérieur, les larmes, elles, sont au-dedans de
nous; ainsi, même ses biens extérieurs, le peuple juif infidèle
ne les a jamais accordés au Seigneur, alors que les païens
convertis ne se sont pas contentés de lui sacrifier leurs biens,
mais ont été jusqu’à répandre leur sang pour
lui.
«Tu ne m’as pas donné
de baiser; elle, au contraire, depuis qu’elle est entrée, n’a pas
cessé de me baiser les pieds.» Le baiser est un signe de l’amour.
Et le peuple juif infidèle n’a pas donné à Dieu de
baiser, puisqu’il n’a pas voulu aimer par charité celui qu’il servait
par crainte. Au contraire, les païens, appelés [au salut],
ne cessent de baiser les pieds de leur Rédempteur, car ils soupirent
d’amour pour lui continuellement. Ce qui fait dire à l’épouse
du Cantique des Cantiques au sujet de son Rédempteur : «Qu’il
me baise d’un baiser de sa bouche.» (Ct 1, 2). C’est à bon
droit que l’épouse désire le baiser de son Rédempteur
quand elle se prépare à lui obéir par amour.
«Tu n’as pas répandu
d’huile sur ma tête.» Si nous considérons que les pieds
du Seigneur représentent le mystère de son Incarnation, sa
tête est un symbole approprié de sa divinité. D’où
la parole de Paul : «La tête du Christ, c’est Dieu.»
(1 Co 11, 3). C’est bien en Dieu
et non en eux-mêmes, simples humains, que les Juifs faisaient profession
de croire. Mais le Seigneur dit au pharisien : «Tu n’as pas répandu
d’huile sur ma tête», parce que le peuple juif a négligé
de prêcher par de dignes louanges cette puissance même de la
divinité en laquelle il s’était engagé à croire.
«Elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds»,
puisque par leur foi au mystère de l’Incarnation du Seigneur, les
païens ont prêché par de très hautes louanges
même ce qu’il avait de plus bas1.
Notre Rédempteur conclut
son énumération de bonnes actions lorsqu’il y ajoute cette
sentence : «A cause de cela, je te le dis, ses nombreux péchés
lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé.» C’est comme
s’il disait clairement : «Même si la chose qu’on doit brûler
est très coriace, le feu de l’amour surabonde pourtant, en sorte
qu’il consume même ce qui est coriace.»
7. On a plaisir à considérer
en tout cela tant de bonté miséricordieuse. En quelle estime
faut-il que la Vérité tienne les œuvres de cette femme pécheresse
mais pénitente, pour les énumérer à son contradicteur
avec un tel luxe de précisions! Le Seigneur était à
la table du pharisien, mais se délectait des nourritures de l’âme
auprès de la femme pénitente. Chez le pharisien, il prenait
une nourriture extérieure, mais chez la femme pécheresse
et néanmoins convertie, une nourriture intérieure. Voilà
pourquoi la sainte Eglise, qui recherche son Seigneur sous la forme du
petit faon des cerfs, lui demande dans le Cantique des Cantiques : «Dis-moi,
ô toi que mon cœur aime, où tu mènes paître,
où tu reposes à midi.» (Ct 1, 7). Le Seigneur est appelé
le petit faon des cerfs, lui qui, en vertu de la chair qu’il a assumée,
est le fils des anciens Pères. A midi, l’ardeur de la canicule se
fait plus brûlante, et le petit faon cherche un endroit ombragé,
à l’abri des attaques embrasées de la chaleur. Le Seigneur
se repose donc dans les cœurs qui ne sont ni brûlés par l’amour
du siècle présent, ni consumés par les désirs
de la chair, ni desséchés d’anxiété sous l’effet
de la brûlure des convoitises de ce monde. C’est ainsi que Marie
s’entendit déclarer : «L’Esprit-Saint viendra sur toi, et
la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.» (Lc 1,
35). Si le petit faon cherche un endroit ombragé pour paître
à midi, c’est que le Seigneur choisit pour y paître des âmes
tempérées par l’ombre de la grâce, qui ne sont plus
brûlées par le feu des désirs corporels. La femme pénitente
nourrissait donc le Seigneur au-dedans, d’une nourriture plus substantielle
que celle fournie au-dehors par le pharisien : tel un petit faon, notre
Rédempteur, s’éloignant de l’embrasement charnel, venait
se réfugier en l’âme de cette pécheresse, qui, après
avoir brûlé du feu des vices, avait retrouvé la fraîcheur
dans l’ombre de la pénitence.
8. Mesurons l’immense bonté
qui le pousse non seulement à admettre près de lui la femme
pécheresse, mais aussi à lui offrir ses pieds à toucher.
Considérons la grâce du Dieu de miséricorde, et condamnons
la multitude de nos fautes. Voici que nous péchons : il le voit
et le supporte. Voici que nous lui résistons : il le tolère
et n’en continue pas moins dans sa bonté à nous appeler chaque
jour par son Evangile. Il ne requiert que notre aveu fait d’un cœur pur,
et il pardonne tout ce que nous avons fait de mal. Il adoucit pour nous
la sévérité de la Loi par sa miséricorde de
Rédempteur. N’était-il pas écrit dans cette Loi :
si quelqu’un fait ceci ou cela, il mourra puni de mort; si quelqu’un fait
telle ou telle chose, on le lapidera (cf. Lv 20)? Notre Créateur
et Rédempteur étant apparu dans la chair, ce n’est plus le
châtiment, mais la vie qu’il promet à l’aveu des péchés
: il accueille la femme qui confessait ses blessures, et la renvoie guérie.
Il infléchit donc la dureté de la Loi dans le sens de la
miséricorde : ceux que la Loi condamne dans sa justice, lui-même
les délivre dans sa miséricorde.
Aussi est-il écrit fort à
propos dans la Loi : «Comme les mains de Moïse étaient
alourdies, ayant pris une pierre, ils la placèrent sous lui. Il
s’assit dessus, et en même temps Aaron et Hur soutenaient ses mains.»
(Ex 17, 12). Moïse s’assit sur une pierre lorsque la Loi vint se reposer
dans l’Eglise. Mais cette même Loi avait les mains alourdies, parce
qu’elle ne supportait pas les pécheurs avec miséricorde,
mais les frappait avec une grande sévérité. Or le
nom d’Aaron veut dire «montagne de la force», et celui d’Hur,
«feu». Que symbolise donc cette montagne de la force, sinon
notre Rédempteur, dont il est dit par le prophète : «Il
arrivera, à la fin des jours, que la montagne de la maison du Seigneur
sera établie au sommet des montagnes.» (Is 2, 2). Et que figure
le feu, sinon l’Esprit-Saint, dont le Rédempteur déclare
: «Je suis venu jeter le feu sur la terre.» (Lc 12, 49). Ainsi,
Aaron et Hur soutiennent les mains alourdies de Moïse et les rendent,
de ce fait, plus légères, puisque le Médiateur entre
Dieu et les hommes, venant avec le feu du Saint-Esprit, a montré
que si les lourds commandements de la Loi ne pouvaient être portés
tant qu’ils étaient observés selon la chair, ils nous devenaient
tolérables quand nous les comprenions au sens spirituel. Car il
rendit légères, pour ainsi dire, les mains de Moïse,
en changeant le poids des commandements de la Loi en force de confession2.
A nous qui faisons usage de cette force, il promet la miséricorde
lorsqu’il affirme par le prophète : «Je ne veux pas la mort
du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive.» (Ez
33, 11)
Il dit encore à ce sujet
à chacune de nos âmes pécheresses, figurées
par la Judée : «Si un homme a quitté son épouse
et que celle-ci, une fois partie, est devenue la femme d’un autre, [le
premier homme] reviendra-t-il encore vers elle? Cette femme n’aura-t-elle
pas été profanée et souillée? Mais toi, tu
t’es adonnée à la débauche avec beaucoup d’amants!
Cependant, reviens à moi, dit le Seigneur.» (Jr 3, 1). Voyez
cette parabole de la femme impudique que Dieu nous a donnée. Il
nous fait voir que son mari ne peut plus la reprendre après ses
désordres. Mais il dépasse par sa miséricorde la parabole
même qu’il nous a proposée, puisque tout en disant que la
femme qui s’est livrée à la débauche ne peut aucunement
être reprise, il attend cependant pour la reprendre l’âme qui
s’est livrée à la débauche. Considérez, mes
frères, l’excès de cette bonté : il dit qu’on ne peut
pas faire telle chose, et se montre pourtant prêt à l’accomplir,
contre le cours normal des choses. Voyez comme il appelle ceux-là
mêmes dont il dénonce les souillures, et recherche pour les
embrasser ceux-là mêmes dont il se plaint d’avoir été
abandonné.
Que personne ne perde le moment
favorable à une telle miséricorde. Que nul ne rejette les
remèdes offerts par la bonté divine. Voici que l’amour bienveillant
de Dieu nous invite à revenir lorsque nous nous sommes détournés,
et qu’il prépare le sein de sa bonté pour notre retour. Que
chacun mesure de quelle dette il est redevable, quand Dieu l’attend sans
s’exaspérer de se voir dédaigné. Celui qui a refusé
de persévérer, qu’il revienne. Celui qui a négligé
de rester debout, qu’il se relève du moins après sa chute.
Notre Créateur nous fait saisir l’amour immense avec lequel il nous
attend, lorsqu’il dit par la bouche du prophète : «J’ai fait
attention et j’ai écouté : nul ne parle comme il faut; il
n’y en a aucun qui amende ses pensées en son cœur et qui dise :
‹Qu’ai-je fait là?›» (Jr 8, 6). Nous n’aurions jamais dû
avoir de pensées perverses; mais puisque nous n’avons pas voulu
avoir des pensées droites, voici que Dieu patiente encore, pour
nous permettre d’amender nos pensées. Voyez ce sein d’une bonté
si pleine de tendresse, et considérez quel giron de miséricorde
vous est ouvert : ceux qui avaient des pensées perverses étaient
perdus pour Dieu, mais il les recherche quand leurs pensées se retournent
vers le bien.
Ramenez donc les yeux de votre esprit
sur vous, frères très chers, oui, sur vous, et proposez-vous
d’imiter l’exemple de cette pécheresse pénitente. Pleurez
toutes les fautes que vous vous souvenez d’avoir commises aussi bien dans
votre adolescence que dans votre jeunesse; lavez par vos larmes les taches
de vos mœurs et de vos œuvres. Aimons désormais les pieds de notre
Rédempteur, que nous avons méprisés en péchant.
Voici que, comme nous l’avons dit, le sein de la miséricorde céleste
s’ouvre pour nous recevoir, sans mépris pour notre vie corrompue.
En concevant de l’horreur pour nos souillures, nous nous accordons à
la pureté intérieure. Le Seigneur nous embrasse avec tendresse
quand nous revenons à lui, parce qu’il ne peut plus juger la vie
des pécheurs indigne de lui, dès lors qu’elle est lavée
par les larmes, dans le Christ Jésus Notre-Seigneur, qui, étant
Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit,
dans tous les siècles des siècles. Amen.
________________________________
1 Comme les vaches restent attachées
aux petits veaux qu’elles ont laissés à l’étable.
2 C’est-à-dire l’argent nécessaire
à la construction.
Homélie 34
Prononcée devant le peuple
dans la basilique des bienheureux
Jean et Paul
29 septembre 591
(le samedi des Quatre-Temps, qui
tombait,
cette année-là, le
jour de la Saint-Michel)
La brebis et la drachme
Saint Grégoire a été
condamné tout l’été au silence par son état
de santé. Aussi son discours s’allonge-t-il aujourd’hui. Il s’attache
d’abord à commenter les paraboles de la brebis et de la drachme
perdues puis retrouvées, lues en ce jour liturgique, avant de s’engager
dans une longue digression sur les anges, que lui inspire probablement
la fête de saint Michel. L’Homélie s’achève par une
exhortation à la vigilance et à la pénitence.
I- (1-6) Les pharisiens s’indignent
de la bonté du Christ pour les pécheurs. Pour soigner leur
orgueil, Jésus leur raconte une parabole : le Créateur laisse
ses quatre-vingt-dix-neuf brebis au désert (les anges au Ciel) pour
chercher et ramener celle qui s’est perdue (l’homme tombé). Le pape
explique pourquoi il y a plus de joie au Ciel pour le pécheur qui
se repent que pour un juste qui n’est jamais tombé : le pénitent
est excité au zèle par le souvenir de ses péchés
à expier; le juste, lui, risque de s’attiédir dans une fausse
sécurité. L’idéal serait donc d’être à
la fois juste et pénitent. L’opinion exprimée ici par notre
orateur est un lieu commun de la littérature monastique : Cassien,
par exemple, affirme lui aussi qu’il est beaucoup plus facile d’amener
un pécheur à la conversion que de faire sortir de sa tiédeur
«le moine qui n’est pas entré résolument dans les voies
de la perfection et a laissé s’éteindre en lui le feu de
sa première ferveur» (Conférences 4, 19). De la brebis
perdue et retrouvée, Grégoire passe à la drachme,
dont la signification est la même. Neuf drachmes demeurent à
la femme de la parabole, puisqu’il y a neuf chœurs d’anges : habile transition,
qui permet au prédicateur d’aborder son deuxième sujet.
II- (7-14) Tout en feignant de perdre
le fil de son discours, le saint pape nous livre en fait un véritable
petit traité d’angélologie. Il montre comment l’Ecriture
distingue neuf chœurs d’anges, ce que signifient les noms de ces chœurs,
et quelle leçon morale en tirer. Il discute au passage une opinion
d’un auteur qu’on dit être Denys l’Aréopagite.
III- (15-18) Revenant à l’homme
et à ses faiblesses, l’orateur engage ses auditeurs à prendre
garde à ne pas tomber s’ils sont debout, et à se relever
bien vite par la pénitence s’ils sont tombés. Sur quoi, il
entreprend de définir les composantes d’une véritable pénitence,
occasion pour lui de reprendre son thème initial : l’éloge
de la miséricorde de Dieu, cette miséricorde qui s’est manifestée
de façon éclatante sur le moine Victorinus, dont Grégoire
raconte ici l’histoire. Les sentences finales gravent dans les âmes
des auditeurs la leçon à retenir de l’Homélie.
Lc 15, 1-10
En ce temps-là, les publicains
et les pécheurs s’approchaient de Jésus pour l’entendre.
Et les pharisiens et les scribes murmuraient, disant : «Cet homme
accueille des pécheurs et mange avec eux.» Il leur dit alors
cette parabole :
«Lequel d’entre vous, s’il
a cent brebis et vient à en perdre une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf
autres dans le désert pour s’en aller après celle qui s’est
perdue, jusqu’à ce qu’il la trouve? Et quand il l’a trouvée,
il la met sur ses épaules, tout joyeux, et de retour chez lui, il
assemble ses amis et ses voisins, et leur dit : ‹Réjouissez-vous
avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue!›
C’est ainsi, je vous le dis, qu’il y aura plus de joie dans le Ciel pour
un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes
qui n’ont pas besoin de repentir.
«Ou bien, quelle femme, si
elle a dix drachmes et vient à en perdre une, n’allume une lampe,
ne met sa maison sens dessus dessous et ne cherche avec soin jusqu’à
ce qu’elle la trouve? Et quand elle l’a trouvée, elle assemble ses
amies et ses voisines, et leur dit : ‹Réjouissez-vous avec moi,
car je l’ai retrouvée, la drachme que j’avais perdue!› C’est ainsi,
je vous le dis, qu’il y aura de la joie devant les anges de Dieu pour un
seul pécheur qui se repent.»
Le climat de l’été,
qui est tout à fait contraire à mon corps, m’a empêché
depuis déjà longtemps de vous parler pour vous expliquer
l’évangile. Mais ce n’est pas parce que ma langue est restée
muette que ma charité a cessé de brûler. Chacun de
vous peut constater par lui-même ce que je dis là : il arrive
souvent que l’embarras des occupations extérieures vienne empêcher
l’effet de la charité, qui, tout en continuant à brûler
sans diminution dans notre cœur, ne se laisse cependant plus voir dans
nos œuvres, tout comme le soleil caché par les nuages, qu’on ne
voit pas sur la terre et qui continue pourtant à briller dans le
ciel. C’est ainsi que notre charité peut se trouver empêchée
: elle continue à faire sentir au-dedans l’ardeur de son feu, mais
ne montre plus au-dehors les flammes de ses œuvres.
Cependant, puisque voici revenu
le temps de parler, je m’y sens tout enflammé par votre ferveur,
et j’ai d’autant plus de plaisir à le faire que vos âmes l’attendent
avec plus de désir.
2. Vous avez appris, mes frères,
par la lecture de l’évangile, que les pécheurs et les publicains
s’approchèrent de notre Rédempteur, et qu’il les admit non
seulement à s’entretenir avec lui, mais encore à partager
son repas. A cette vue, les pharisiens furent indignés. Vous pouvez
en conclure que la vraie justice est pleine de compassion, la fausse pleine
d’indignation. Ce qui ne veut pas dire que les justes ne puissent aussi
s’indigner à bon droit contre des pécheurs. Mais une chose
est d’agir par orgueil et arrogance, une autre d’être mû par
le zèle pour la loi morale. Les justes s’indignent en effet, mais
comme s’ils ne s’indignaient pas; ils désespèrent des pécheurs,
mais comme s’ils n’en désespéraient pas; ils les prennent
à partie, mais par amour; car même s’ils multiplient au-dehors
les reproches par souci de la morale, ils conservent cependant au-dedans
la douceur par souci de la charité. En leur for intérieur,
ils s’estiment habituellement inférieurs à ceux qu’ils corrigent,
et même ceux qu’ils jugent, ils les considèrent comme meilleurs
qu’eux. Ce faisant, ils veillent à la fois sur leurs ouailles par
la loi morale et sur eux-mêmes par l’humilité.
Mais ceux, au contraire, qu’une
fausse opinion de leur justice fait enfler d’orgueil, méprisent
tous les autres et ne marquent aucune miséricorde ou condescendance
pour les faibles, et ils deviennent d’autant plus pécheurs qu’ils
s’imaginent ne pas l’être. Les pharisiens étaient assurément
de ce nombre, car en jugeant le Seigneur pour l’accueil qu’il réservait
aux pécheurs, ils blâmaient la source même de la miséricorde
avec un cœur tout desséché.
3. Mais parce qu’ils étaient
malades au point de n’en rien savoir, le Médecin céleste,
voulant les ramener à une juste connaissance d’eux-mêmes,
entreprend de les soigner par de doux remèdes. Il leur propose une
parabole pleine de bonhomie et comprime dans leur cœur la tumeur de l’abcès
qui les blesse. Il leur dit en effet : «Lequel d’entre vous, s’il
a cent brebis et vient à en perdre une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf
autres dans le désert pour s’en aller après celle qui s’est
perdue?» Voyez comme la Vérité, dans sa bonté,
sait bien pourvoir à tout en nous donnant une telle comparaison
: l’homme peut en reconnaître en soi le bien-fondé, quoiqu’elle
concerne plus spécialement le Créateur des hommes lui-même.
Puisque cent est le nombre de la perfection, Dieu eut cent brebis quand
il créa la nature des anges et des hommes. Mais une brebis vint
à se perdre lorsque l’homme, en péchant, quitta le pâturage
de la vie. Le Créateur laissa alors les quatre-vingt-dix-neuf brebis
dans le désert, car il abandonna les très hauts chœurs des
anges dans le Ciel.
Mais pourquoi le Ciel est-il appelé
désert, sinon parce que désert veut dire «abandonné»?
C’est quand l’homme pécha qu’il abandonna le Ciel. Quatre-vingt-dix-neuf
brebis demeuraient au désert, pendant que le Seigneur en cherchait
une seule sur la terre : les créatures raisonnables, anges et hommes,
qui toutes avaient été créées pour contempler
Dieu, voyaient en effet leur nombre diminué par la perte de l’homme,
et le Seigneur, voulant rétablir au Ciel le nombre complet de ses
brebis, cherchait sur la terre l’homme qui s’était perdu. Car là
où notre évangéliste dit «au désert»,
un autre évangéliste dit «dans les montagnes»
(Mt 18, 12), pour signifier «dans les hauteurs», puisque les
brebis qui n’avaient pas péri se tenaient dans les hauteurs du Ciel.
«Et quand il l’a trouvée,
il la met sur ses épaules, tout joyeux.» Il a mis la brebis
sur ses épaules, parce qu’ayant assumé la nature humaine,
il a porté lui-même nos péchés.
«Et de retour chez lui, il
assemble ses amis et ses voisins, et leur dit : ‹Réjouissez-vous
avec moi, car je l’ai retrouvée, ma brebis qui était perdue!›»
La brebis une fois retrouvée, il retourne chez lui, puisque notre
Pasteur, ayant sauvé l’homme, retourna au Royaume céleste.
Là, il retrouve ses amis et voisins, c’est-à-dire les chœurs
des anges, lesquels sont bien ses amis, du fait que désormais fixés
[en Dieu], ils gardent continûment sa volonté, et aussi ses
voisins, parce qu’ils jouissent assidûment de l’éclat de sa
vision. Il faut aussi remarquer qu’il ne dit pas : «Réjouissez-vous
avec la brebis que j’ai retrouvée», mais : «Réjouissez-vous
avec moi», car notre vie est toute sa joie, et notre retour au Ciel
porte à leur plénitude ses solennelles réjouissances.
4. «C’est ainsi, je vous le
dis, qu’il y aura plus de joie dans le Ciel pour un seul pécheur
qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin
de repentir.» Il nous faudrait ici examiner, mes frères, pourquoi
le Seigneur déclare qu’il y a plus de joie dans le Ciel pour la
conversion des pécheurs que pour la persévérance des
justes; mais l’exemple quotidien de ce que nous avons sous les yeux nous
l’enseigne : souvent, ceux qui ne se sentent pas coupables de grands péchés
demeurent bien dans la voie de la justice, et ils ne commettent aucune
action défendue, mais ils ne ressentent pas non plus beaucoup d’ardeur
pour la patrie céleste, et ils se privent d’autant moins des choses
permises qu’ils ne se souviennent pas d’en avoir commis de défendues.
Ainsi demeurent-ils souvent paresseux dans la pratique des bonnes œuvres
élémentaires, se sentant en pleine sécurité
du fait qu’ils n’ont jamais péché de façon vraiment
grave.
Au contraire, certains de ceux qui
se souviennent d’avoir accompli des actions défendues, se trouvant
transpercés de componction1 par leur douleur même, s’enflamment
d’amour pour Dieu et s’exercent à de grandes vertus; ils entreprennent
tous les difficiles combats de la sainteté, ils abandonnent tous
les biens du monde, fuient les honneurs, se réjouissent des outrages
reçus, brûlent de désir [pour la vie éternelle]
et aspirent à la patrie céleste. Et considérant qu’ils
s’étaient écartés de Dieu, ils rachètent leurs
pertes du passé par les profits qu’ils font dans la suite de leur
vie.
Il y a donc plus de joie dans le
Ciel pour la conversion d’un pécheur que pour la persévérance
d’un juste, de même qu’un chef préfère dans la bataille
le soldat qui, revenu après s’être enfui, charge l’ennemi
avec vigueur, à celui qui n’a jamais tourné les talons devant
l’ennemi, mais ne l’a jamais non plus vraiment combattu avec courage. Ainsi,
le paysan préfère la terre qui, après les épines,
porte des fruits abondants, à celle qui n’a jamais eu d’épines,
mais ne produit jamais non plus de riche moisson.
5. Cependant, il faut savoir qu’il
y a bien des justes dont la vie est une telle joie [pour le Ciel] qu’elle
ne le cède en rien à la vie pénitente des pécheurs.
Car il en est beaucoup qui, tout en n’ayant conscience d’aucune mauvaise
action, font pourtant paraître une douleur aussi grande que s’ils
étaient chargés de tous les péchés. Ils refusent
toutes choses, même celles que Dieu autorise; ils s’enveloppent d’un
souverain mépris pour le monde, s’interdisent absolument tout, se
privent même des biens licites, se détournent du visible et
s’enflamment pour l’invisible; ils mettent leur joie dans les lamentations
et s’humilient eux-mêmes en tout; d’autres pleurent les péchés
de leurs actions, mais eux, ils pleurent les péchés de leur
pensée. Aussi, que dire de ces hommes, sinon qu’ils sont à
la fois justes et pénitents, puisqu’ils s’humilient dans la pénitence
pour les péchés de leur pensée, sans jamais cesser
de persévérer dans la droiture par leurs œuvres? Il nous
faut donc reconnaître quelle immense joie un juste doit donner à
Dieu par les larmes de son humilité, quand un pécheur en
cause déjà une si grande dans le Ciel en se punissant, par
la pénitence, de ce qu’il a fait de mal.
6. Le texte poursuit : «Ou
bien, quelle femme, si elle a dix drachmes et vient à en perdre
une, n’allume une lampe, ne met sa maison sens dessus dessous et ne cherche
avec soin jusqu’à ce qu’elle trouve la drachme perdue?» C’est
une seule et même personne que symbolisent le pasteur et la femme,
car c’est une seule et même personne qui est Dieu et Sagesse de Dieu.
Et comme les drachmes sont frappées d’une image, la femme a perdu
sa drachme lorsque l’homme, qui avait été créé
à l’image de Dieu, s’est, en péchant, écarté
de la ressemblance qu’il avait avec son Créateur. Mais la femme
a allumé sa lampe, parce que la Sagesse de Dieu s’est manifestée
dans une nature humaine. La lampe est en effet une lumière dans
un vase de terre cuite; or qu’est-ce qu’une lumière dans un vase
de terre cuite, sinon la divinité dans la chair? C’est de ce vase
de terre cuite, c’est-à-dire de son corps, que la Sagesse en personne
affirme : «Ma force s’est desséchée comme un vase de
terre cuite.» (Ps 22, 16). Puisque la terre cuite se durcit dans
le feu, sa force s’est desséchée comme un vase de terre cuite
: la chair qu’il avait assumée a été endurcie par
les tourments de sa Passion en vue de la gloire de sa Résurrection.
La femme, ayant allumé sa
lampe, a mis sa maison sens dessus dessous : dès que la divinité
de la Sagesse a brillé à travers sa chair, toute notre conscience
en a été secouée. Car la maison est mise sens dessus
dessous quand la conscience de l’homme se trouble à la vue de ses
fautes. L’expression «mettre sens dessus dessous» ne diffère
pas beaucoup du verbe «nettoyer» qu’on lit à sa place
en d’autres manuscrits; en effet, un esprit dévoyé ne peut
être nettoyé de ses vices invétérés que
si l’on commence par le mettre sens dessus dessous par la crainte. C’est
donc une fois qu’elle a mis la maison sens dessus dessous que la femme
retrouve la drachme, puisque c’est par l’ébranlement profond de
sa conscience que l’homme est rétabli à la ressemblance de
son Créateur.
«Et quand elle l’a trouvée,
elle assemble ses amies et ses voisines, et leur dit : ‹Réjouissez-vous
avec moi, car je l’ai retrouvée, la drachme que j’avais perdue!›»
Qui sont amies et voisines, sinon les puissances du Ciel dont j’ai parlé
plus haut? Elles sont d’autant plus près de la Sagesse céleste
que la grâce d’une contemplation continuelle les en approche davantage.
Ne manquons pas ici de nous demander pourquoi cette femme qui figure la
Sagesse de Dieu nous est montrée en possession de dix drachmes,
et pourquoi elle en perd une et la retrouve après l’avoir cherchée.
Le Seigneur a créé la nature des anges et des hommes pour
le connaître, et du fait qu’il les a voulus destinés à
l’éternité, il les a assurément créés
à sa ressemblance. Ainsi, cette femme avait dix drachmes, parce
qu’il y a neuf chœurs des anges, mais qu’afin de compléter le nombre
des élus, l’homme fut créé en guise de dixième,
et qu’après sa faute, celui-ci n’a pas péri loin de son Créateur
: la Sagesse éternelle, qui brillait en la chair par ses miracles,
l’a sauvé au moyen de la lumière [de sa divinité]
allumée en un vase de terre cuite.
7. Nous avons dit qu’il existe neuf
ordres d’anges. Nous savons en effet, par le témoignage de la Sainte
Ecriture, qu’il y a les Anges, les Archanges, les Vertus, les Puissances,
les Principautés, les Dominations, les Trônes, les Chérubins
et les Séraphins. Qu’il y ait des Anges et des Archanges, presque
toutes les pages de la Sainte Ecriture l’attestent; quant aux Chérubins
et aux Séraphins, chacun sait que les livres des prophètes
en parlent souvent. L’apôtre Paul énumère pour les
Ephésiens les noms de quatre autres ordres lorsqu’il dit : «Au-dessus
de toute Principauté, Puissance, Vertu et Domination.» (Ep
1, 21). Il dit encore, en écrivant aux Colossiens : «Aussi
bien les Trônes que les Puissances, les Principautés ou les
Dominations.» (Col 1, 16). S’adressant aux Ephésiens, il avait
déjà cité les Dominations, les Principautés
et les Puissances; mais avant d’en parler aussi aux Colossiens, il met
en tête les Trônes, dont il n’avait rien dit aux Ephésiens.
Si donc on joint les Trônes aux quatre ordres que Paul cite aux Ephésiens
— Principautés, Puissances, Vertus, Dominations — cinq ordres se
trouvent ainsi mentionnés nommément; et si l’on y ajoute
les Anges et les Archanges, les Chérubins et les Séraphins,
on trouve sans nul doute qu’il existe neuf ordres d’anges.
C’est pourquoi le prophète
affirme au premier ange qui fut créé : «Tu as été
le sceau de la ressemblance, plein de sagesse et parfait de beauté
dans les délices du paradis de Dieu.» (Ez 28, 12-13). Il faut
noter ici qu’il ne le dit pas créé à la ressemblance
de Dieu, mais sceau de sa ressemblance, afin de faire comprendre que sa
nature est marquée d’une ressemblance plus exacte à l’image
de Dieu, du fait qu’elle est d’une perfection plus achevée. Le même
texte poursuit aussitôt : «Ton vêtement est tout couvert
de pierres précieuses : sardoine, topaze et jaspe, chrysolithe,
onyx et béryl, saphir, escarboucle et émeraude.» Ce
sont neuf noms de pierres précieuses qui sont énumérés,
puisque les ordres d’anges sont au nombre de neuf. Le premier ange nous
apparaît orné et couvert de ces neuf ordres d’anges, parce
qu’ayant la prééminence sur toutes les milices angéliques,
il semble encore plus brillant de gloire si on le compare avec les autres.
8. Mais pourquoi avoir énuméré
ces différents chœurs des anges, demeurés au Ciel, si nous
n’expliquons pas également en détail leurs ministères?
Le mot Ange signifie en grec «Annonciateur», et Archange, «Grand
Annonciateur». Il faut encore savoir que le terme d’Ange désigne
une fonction, et non une nature. Car si les esprits bienheureux de la patrie
céleste sont toujours des esprits, ils ne peuvent pas toujours être
appelés des Anges; ils ne sont Anges que lorsqu’ils annoncent quelque
chose. C’est pourquoi le psalmiste affirme : «Des esprits, il fait
ses Anges.» (Ps 104, 4). C’est comme s’il disait clairement : «Lui
qui a toujours les esprits à sa disposition, il en fait ses Anges
quand il le veut.» On appelle Anges ceux qui annoncent les choses
de moindre importance, Archanges ceux qui annoncent les plus élevées.
Voilà pourquoi ce ne fut pas un Ange, mais l’Archange Gabriel que
Dieu envoya à la Vierge Marie (cf. Lc 1, 26). En un tel ministère,
en effet, il convenait que le plus grand des Anges vînt lui-même
annoncer la plus grande des nouvelles.
Certains de ces Anges reçoivent
aussi des noms particuliers, pour exprimer par des mots l’étendue
de leur action. Car ce n’est pas dans la cité sainte, où
la vision du Dieu tout-puissant confère une science parfaite, qu’on
leur attribue un nom propre : on n’y a pas besoin de nom pour connaître
leurs personnes; mais c’est quand ils viennent s’acquitter envers nous
de quelque service qu’ils tirent un nom particulier de ce ministère.
9. C’est ainsi que Michel signifie
«Qui est comme Dieu?» Gabriel, «Force de Dieu»;
Raphaël, «Médecine de Dieu». Chaque fois qu’il
est besoin d’une puissance extraordinaire, l’Ecriture nous dit que c’est
Michel qui est envoyé : son action et son nom font comprendre que
nul ne peut se targuer d’accomplir ce qui est réservé au
seul pouvoir de Dieu. L’antique ennemi, dévoré de l’orgueilleux
désir de s’égaler à Dieu, déclarait : «Je
monterai au ciel, j’élèverai mon trône au-dessus des
étoiles du ciel, je m’assiérai sur la montagne de l’alliance
aux côtés de l’Aquilon, je monterai sur le sommet des nues
et je serai semblable au Très-Haut.» (Is 14, 13-14). Or l’Ecriture
nous atteste qu’à la fin du monde, abandonné à sa
propre force et condamné à périr dans le supplice
final, il combattra contre l’Archange Michel : «Il se fit, dit Jean,
un combat avec l’Archange Michel.» (Ap 12, 7). Dans son orgueil,
le diable s’était exalté jusqu’à se faire l’égal
de Dieu; mais il faut qu’ainsi défait par Michel, il apprenne que
personne ne doit s’élever par l’orgueil à la ressemblance
de Dieu.
A Marie, c’est Gabriel qui est envoyé,
lui dont le nom signifie «Force de Dieu». Ne venait-il pas
annoncer celui qui a daigné paraître dans l’humilité
pour combattre les puissances de l’air? Le psalmiste dit à son sujet
: «Princes, exhaussez vos portes; élevez-vous, portes éternelles,
et le Roi de gloire entrera. Quel est ce Roi de gloire? C’est le Seigneur
fort et puissant, c’est le Seigneur puissant au combat.» Et encore
: «Le Seigneur des armées, voilà le Roi de gloire.»
(Ps 24, 7-10). Il fallait donc que ce fût par «Force de Dieu»
que soit annoncé le Seigneur des armées, puissant au combat,
qui venait faire la guerre aux puissances de l’air.
Enfin, comme nous l’avons dit, Raphaël
signifie «Médecine de Dieu». En effet, cet Archange
a dissipé les ténèbres qui rendaient Tobie aveugle,
en touchant pour ainsi dire ses yeux par l’intermédiaire des soins
qu’on lui a prodigués (cf. Tb 11, 7-8)2. Celui qui a été
envoyé pour soigner fut donc bien digne d’être appelé
«Médecine de Dieu».
Puisque nous avons donné
quelques mots d’explication sur les noms des anges, il nous reste maintenant
à commenter brièvement les termes utilisés pour désigner
leurs fonctions.
10. Par les Vertus, on désigne
les esprits par lesquels s’opèrent le plus souvent les signes et
les miracles.
Par les Puissances, on désigne
ceux qui ont reçu, dans leur ordre, plus de pouvoir que les autres
pour soumettre les forces adverses à leur autorité, limiter
leur puissance et empêcher ainsi qu’elles ne tentent les cœurs des
hommes autant qu’elles le voudraient.
Par les Principautés, on
désigne ceux qui commandent aux autres bons esprits angéliques
eux-mêmes, qui distribuent à ceux qui leur sont soumis les
ordres de tout ce qu’ils doivent faire, et qui les dirigent dans l’accomplissement
des missions divines.
Par les Dominations, on désigne
les esprits qui dépassent de loin la puissance des Principautés.
Car avoir la principauté consiste à tenir le premier rang
dans un groupe, tandis que dominer, c’est également avoir chacun
des autres sous son autorité. On appelle donc Dominations les troupes
des anges qui, par leur puissance admirable, ont le pas sur les autres,
du fait que ceux-ci sont tenus de se soumettre à eux par l’obéissance.
Par les Trônes, on désigne
les milices que préside toujours le Dieu tout-puissant pour exercer
la justice [en étant assis devant elles]. Puisque [le mot grec]
trône signifie «siège» en latin, on nomme Trônes
de Dieu les esprits qui sont comblés par la grâce divine avec
une telle abondance que le Seigneur siège en eux et se sert d’eux
pour prononcer ses jugements. C’est pourquoi le psalmiste affirme : «Tu
sièges sur un Trône, ô toi qui juges avec équité.»
(Ps 9, 5)
Chérubin veut dire «plénitude
de la science». Les troupes plus élevées sont appelées
Chérubins, car ce sont des esprits d’autant plus parfaitement remplis
de la science de Dieu qu’ils contemplent sa gloire de plus près;
à leur mesure de créatures, ils ont une connaissance de toutes
choses d’autant plus complète qu’ils s’approchent davantage de la
vision de leur Créateur, en vertu de leur dignité.
On appelle enfin Séraphins
les milices des saints esprits qui brûlent d’un amour incomparable
du fait de la proximité singulière où ils se trouvent
vis-à-vis de leur Créateur. Séraphin signifie en effet
«ardent et brûlant». Ils sont à ce point unis
à Dieu qu’aucun autre esprit ne se place entre eux et lui. Ils sont
donc d’autant plus embrasés qu’ils le voient de plus près.
La flamme dont ils brûlent est assurément celle de l’amour,
car leur amour est d’autant plus ardent qu’ils contemplent la gloire de
la divinité avec un regard plus pénétrant.
11. Mais à quoi bon avoir
dit ces quelques mots au sujet des esprits angéliques, si nous ne
prenons pas la peine de les faire tourner à notre progrès
par une réflexion adaptée? La cité céleste
se compose en effet des anges et des hommes, et nous croyons qu’y monteront
autant de représentants du genre humain qu’il y est demeuré
d’anges élus, ainsi qu’il est écrit : «Il a fixé
les limites des peuples d’après le nombre des anges de Dieu.»
(Dt 32, 8). Il nous faut donc tirer profit pour notre vie des distinctions
qui existent entre les habitants de la cité d’en haut, afin de nous
enflammer nous-mêmes d’une sainte ardeur à croître dans
la vertu. Car s’il est vrai que le nombre des hommes destinés à
monter au Ciel est égal à celui des anges qui y sont demeurés,
ces mêmes hommes qui retournent à la patrie céleste
se doivent d’imiter en quelque chose les milices qu’ils rejoignent là-haut.
Les diverses manières de vivre des hommes correspondent bien, en
effet, à chacun des ordres des milices célestes, et nous
recevons une place dans leurs rangs d’après la similitude de notre
manière de vivre avec la leur.
Il en est beaucoup qui ne comprennent
que d’humbles vérités, mais ne cessent de les annoncer à
leurs frères avec bonté : de tels hommes courent rejoindre
la troupe des Anges.
D’autres, fortifiés par les
dons de la largesse divine, sont capables de comprendre et d’annoncer les
mystères célestes les plus élevés : où
les placer, sinon au nombre des Archanges?
D’autres encore réalisent
des choses admirables et opèrent des miracles d’une grande puissance
: quel est le rang et la place qui leur conviennent, sinon ceux des Vertus
d’en haut?
Certains obligent les esprits malins
à fuir hors du corps des possédés, et les chassent
par la vertu de leur prière et de la puissance qui leur a été
donnée : avec qui obtiennent-ils de jouir du fruit de leurs mérites,
sinon avec les Puissances célestes?
Il en est qui surpassent, par les
vertus qu’ils ont reçues, les mérites des autres élus;
meilleurs que les bons eux-mêmes, ils exercent une principauté
jusque sur leurs frères élus : en quel groupe prennent-ils
rang, sinon parmi les Principautés?
D’autres dominent si bien en eux
tous les vices et tous les désirs, que leur pureté leur donne
droit à être appelés des dieux parmi les hommes, comme
le Seigneur l’a dit à Moïse : «Vois : je t’ai constitué
le dieu de Pharaon» (Ex 7, 1) : à laquelle des milices courent-ils
se joindre, sinon à celle des Dominations?
D’autres encore mettent un soin
vigilant à se dominer eux-mêmes et une attention toujours
en éveil à s’examiner : ne se départant jamais de
la crainte de Dieu, ils obtiennent en récompense de leurs vertus
le pouvoir de bien juger également les autres. Le Seigneur, tenant
à la disposition de leur esprit la contemplation de sa divinité,
préside en eux comme de son trône, et il examine par eux les
actes d’autrui, réglant toutes choses avec un ordre admirable du
haut de son siège. Que sont donc de tels hommes, sinon les Trônes
de leur Créateur? Et où les inscrire, sinon au nombre des
Sièges célestes? Et puisque c’est par eux que la sainte Eglise
est régie, même les élus sont habituellement jugés
par eux pour leurs actes de faiblesse.
Certains sont remplis d’un tel amour
de Dieu et du prochain qu’on les nomme à bon droit Chérubins.
Si en effet, comme nous l’avons déjà affirmé, Chérubin
veut dire «plénitude de science», et si, comme nous
le savons par le témoignage de Paul, «la charité est
la plénitude de la Loi» (Rm 13, 10), tous les hommes qui aiment
Dieu et leur prochain avec une plénitude dépassant celle
des autres ont mérité d’être mis au nombre des Chérubins.
Il en est enfin qui sont enflammés
par la contemplation des choses d’en haut et aspirent de tout leur désir
à leur Créateur; ils ne souhaitent plus rien en ce monde,
ils se nourrissent du seul amour de l’éternité, rejettent
tous les biens terrestres, s’élèvent par l’esprit au-dessus
de tout ce qui passe; ils aiment et ils brûlent, et ils prennent
leur repos dans cette brûlure même; ils brûlent en aimant,
ils embrasent les autres en leur parlant, et font aussitôt brûler
de l’amour de Dieu ceux qu’ils touchent par leurs paroles. Que dire de
tels hommes, sinon qu’ils sont des Séraphins? Leur cœur, changé
en feu, éclaire et brûle, puisque tout en tournant les yeux
des âmes vers les lumières d’en haut, ils les purifient de
la rouille de leurs vices en les faisant pleurer de componction. Oui, ceux
que l’amour de leur Créateur enflamme à ce point ont bien
reçu vocation à prendre place parmi les Séraphins.
12. Mais tandis que je vous dis
tout cela, frères très chers, faites retour sur vous-mêmes
et jugez ce que valent vos mérites et vos pensées cachées.
Examinez si vous pouvez déjà vous prévaloir au-dedans
de vous de quelque bien que vous auriez accompli. Examinez encore si, comme
vous y êtes appelés, vous trouvez votre place parmi les milices
que nous avons évoquées rapidement. Malheur à l’âme
qui ne reconnaît en elle aucun des biens que nous avons énumérés!
Malheur pire encore si se voyant ainsi privée des dons [de la grâce],
elle ne le déplore pas! Comme il faut déplorer, mes frères,
l’état d’un tel homme, puisque lui-même ne le déplore
pas!
Mesurons donc les récompenses
qu’ont reçues les élus, et aspirons de toutes nos forces
à grandir dans l’amour d’une si haute destinée. Si nous ne
constatons pas le moindre don de la grâce en nous, déplorons-le.
Et si nous nous reconnaissons gratifiés de dons de moindre valeur,
n’envions pas pour autant les dons plus grands que d’autres ont reçus,
car même les hiérarchies célestes des esprits bienheureux
ont été créées de telle sorte que les unes
ont prééminence sur les autres.
Denys l’Aréopagite, père
ancien et vénérable, affirme, à ce qu’on rapporte3,
que ce sont les anges appartenant aux milices inférieures qui sont
envoyés au-dehors, de façon visible ou invisible, pour accomplir
leur ministère; en effet, ce sont les Anges ou les Archanges qui
viennent pour réconforter les hommes. Les milices supérieures,
elles, ne s’éloignent jamais des régions les plus intérieures
[du Ciel], parce que du fait de leur prééminence, elles sont
dispensées de tout ministère extérieur. Une telle
assertion semble être contredite par la parole d’Isaïe : «Et
l’un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main une pierre
brûlante qu’il avait prise sur l’autel avec des pincettes, et il
en toucha ma bouche.» (Is 6, 6-7). Mais on doit entendre cette parole
du prophète en ce sens que les esprits envoyés en mission
prennent le nom de ceux dont ils accomplissent la fonction. On appellera
ainsi Séraphin — ce qui veut dire «flamme» — l’ange
qui porte le charbon ardent pris à l’autel pour livrer aux flammes
les péchés de la langue. Il n’est pas déraisonnable
de voir une confirmation de cette opinion dans ce que dit Daniel : «Mille
milliers le servaient, et dix mille centaines de milliers se tenaient debout
devant lui.» (Dn 7, 10). Ce n’est pas la même chose de servir
Dieu et de se tenir debout devant lui : ceux qui le servent, ce sont ceux
qui sortent pour nous annoncer des messages, tandis que ceux qui se tiennent
debout devant lui, ce sont ceux qui jouissent de la contemplation intérieure,
de telle sorte qu’ils ne sont jamais envoyés en mission au-dehors.
13. Mais puisque nous avons appris,
par différents textes de l’Ecriture Sainte, que certaines actions
sont réalisées par des Chérubins et d’autres par des
Séraphins, devons-nous comprendre qu’ils accomplissent ces choses
par eux-mêmes, ou qu’ils les réalisent par l’intermédiaire
des anges auxquels ils commandent, en sorte que ces derniers, venant de
la part de leurs supérieurs, partagent, selon ce que dit Denys,
les noms de ces supérieurs? Pour notre part, nous ne voulons pas
affirmer ce que nous ne pouvons prouver par des textes clairs et indubitables.
Nous savons cependant de façon certaine que pour accomplir un ministère
venant d’en haut, certains esprits en envoient d’autres, comme l’atteste
le prophète Zacharie : «Et voici que l’ange qui parlait en
moi sortit, et voici qu’un autre ange sortit à sa rencontre et lui
dit : ‹Cours et parle à ce jeune homme et dis-lui : C’est sans murailles
que Jérusalem sera habitée.›» (Za 2, 7-8). Du moment
qu’un ange peut dire à un autre ange : «Cours et parle»,
il n’y a aucun doute que l’un envoie l’autre. Ce sont les inférieurs
qui sont envoyés, et les supérieurs qui envoient. Mais pour
ce qui est des anges qui sont envoyés, nous tenons aussi pour certain
que même lorsqu’ils viennent à nous, ils remplissent leur
ministère extérieur sans cependant jamais quitter intérieurement
la contemplation de Dieu. Ainsi, tout en étant envoyés, ils
se tiennent debout devant Dieu, car même si un esprit angélique
est limité, l’Esprit suprême qu’est Dieu n’est pas limité.
C’est pourquoi les anges peuvent être simultanément en mission
et devant lui : où qu’ils soient envoyés, quand ils s’y rendent,
c’est encore au sein de Dieu qu’ils courent.
14. Il faut savoir en outre que
les ordres des esprits bienheureux reçoivent souvent en partage
le nom d’un ordre voisin. Les Trônes, sièges de Dieu, sont,
comme nous l’avons dit, un ordre spécial d’esprits bienheureux,
et le psalmiste dit cependant : «Toi qui sièges sur les Chérubins,
parais.» (Ps 80, 2). Les Chérubins se trouvant en effet tout
voisins des Trônes dans la hiérarchie des milices, cette proximité
fait dire au psalmiste que le Seigneur siège également sur
les Chérubins. C’est ainsi que certains biens sont attribués
dans la cité céleste à l’un ou à l’autre sans
qu’ils cessent pourtant d’être communs à tous. Et ce dont
chacun reçoit une participation se trouve possédé
tout entier par les esprits d’un autre ordre.
Tous ne sont pas pour autant désignés
d’un seul et même nom : l’ordre qui a été chargé
plus spécialement de telle mission doit aussi recevoir le nom qui
la désigne. Nous avons dit que Séraphin signifie «flamme»,
alors que tous brûlent de l’amour du Créateur; et Chérubin
veut dire «plénitude de science», bien que nul ne puisse
ignorer quoi que ce soit là où tous voient Dieu, source de
toute science. Les Trônes sont ainsi nommés parce qu’ils sont
les milices sur lesquelles préside le Créateur, mais qui
peut être bienheureux si le Créateur ne préside pas
sur son esprit? Les noms particuliers qu’on attribue aux divers esprits
reflètent donc des qualités que tous possèdent en
partie, mais dont quelques-uns ont reçu une participation plus plénière.
Et même si là-haut certains esprits détiennent quelque
chose dont les autres ne peuvent disposer — comme c’est le cas pour les
Dominations et les Principautés, qu’on appelle d’un nom spécifique
— en ce lieu toutes choses appartiennent à chacun, puisque par la
charité de l’Esprit-Saint, tout ce qui est possédé
par l’un l’est aussi par les autres.
15. Mais voici que notre recherche
sur les secrets des citoyens du Ciel nous a entraînés dans
une longue digression, qui nous a fait perdre le fil de notre commentaire.
Aspirons donc à rejoindre ceux dont nous venons de parler, mais
revenons à nous-mêmes. Nous devons en effet nous rappeler
que nous sommes chair. Gardons pour l’instant le silence sur les secrets
du Ciel, mais effaçons aux yeux de notre Créateur, au moyen
de la pénitence, les taches dont notre poussière nous a souillés.
Voici ce que la divine Providence nous a elle-même promis : «Il
y aura de la joie dans le Ciel pour un seul pécheur qui se repent.»
Le Seigneur n’en dit pas moins par la bouche du prophète : «Si
le juste vient un jour à pécher, je ne me souviendrai plus
en rien de toutes ses bonnes actions.» (Ez 18, 24). Mesurons, si
nous le pouvons, comme la bonté de Dieu dispose tout avec sagesse.
Il menace d’un châtiment ceux qui sont debout, au cas où ils
viendraient à tomber; mais il promet miséricorde à
ceux qui ont péché, pour qu’ils désirent se relever.
Il fait peur aux uns, pour qu’ils ne soient pas trop assurés dans
leurs bonnes actions; il rend courage aux autres, pour qu’ils ne désespèrent
pas à cause de leurs mauvaises actions. Es-tu juste? Crains la colère,
de peur de tomber. Es-tu pécheur? Aie confiance en la miséricorde,
afin de te relever. Hélas! voici que nous sommes tombés;
nous n’avons pu rester debout, et nous gisons dans nos désirs pervertis.
Cependant, celui qui nous avait créés dans la droiture nous
attend encore et nous incite à nous relever. Il nous ouvre son sein
plein de bonté et cherche à nous faire revenir à lui
par la pénitence.
Mais nous ne pouvons faire dignement
pénitence si nous ne savons pas comment nous y prendre. Faire pénitence
consiste à la fois à pleurer les mauvaises actions qu’on
a commises et à n’en plus commettre qu’on devrait ensuite pleurer.
Car celui qui, tout en pleurant ses péchés, en commet d’autres,
ou bien n’a pas commencé à faire pénitence, ou bien
ne sait pas s’y prendre. A quoi bon, en effet, déplorer ses fautes
de luxure, si l’on reste dévoré par les feux de l’avarice?
Ou à quoi bon se mettre à pleurer des fautes de colère,
si l’on n’en continue pas moins à se consumer des ardeurs de l’envie?
Mais il y a encore bien plus à
faire : il ne suffit pas à celui qui regrette ses péchés
de s’abstenir entièrement de commettre ce qu’il déplore,
ni à celui qui pleure ses vices de craindre d’y retomber.
16. Il faut considérer sérieusement
que celui qui se souvient d’avoir commis des actions illicites doit faire
l’effort de s’abstenir même de certaines qui sont licites, et acquitter
ainsi sa dette envers son Créateur : ayant commis ce qui lui était
défendu, il doit se refuser même ce qui lui est permis, et
se reprocher ses plus petites fautes quand il se souvient d’être
tombé en de plus grandes.
Ce que je viens de dire paraîtrait
exagéré si je ne le confirmais par le témoignage de
l’Ecriture Sainte. La Loi de l’Ancien Testament défend assurément
de désirer la femme d’autrui (cf. Ex 20, 17), mais elle n’interdit
pas au roi, comme une chose répréhensible, de commander des
actions dangereuses à ses soldats, ni d’avoir envie qu’on lui apporte
de l’eau. Or nous savons tous comment David fut poussé par l’aiguillon
de la concupiscence au point de désirer la femme d’un autre et de
la lui enlever (cf. 2 S 11, 2-4). De dignes châtiments suivirent
sa faute, et il expia dans les lamentations de la pénitence le mal
qu’il avait commis. Se trouvant, longtemps après, à proximité
de formations ennemies, il désira très vivement boire de
l’eau de la citerne de Bethléem (cf. 2 S 23, 15). Des soldats d’élite
traversèrent les troupes ennemies et rapportèrent, sans être
blessés, l’eau désirée par le roi. Mais celui-ci,
que les épreuves avaient instruit, se reprocha aussitôt d’avoir
mis en péril la vie de ses soldats en désirant cette eau,
et il la répandit en libation pour le Seigneur, comme il est écrit
: «Il en fit une libation au Seigneur.» (2 S 23, 16). L’eau
répandue est ainsi devenue un sacrifice offert au Seigneur, puisque
le roi a expié son péché de concupiscence en s’infligeant
une peine pour sa correction. Celui qui, dans le passé, n’avait
pas craint de désirer la femme d’autrui s’est ensuite effrayé
d’avoir désiré un peu d’eau : le souvenir des actions défendues
qu’il avait accomplies le rendait désormais sévère
pour lui-même, et l’amenait à s’abstenir même des choses
permises. C’est ainsi que nous ferons [une digne] pénitence si nous
pleurons de tout notre cœur les fautes que nous avons commises.
Considérons les richesses
célestes de notre Créateur. Il nous a vus pécher,
et il l’a supporté.
17. Dieu, qui, avant la faute, nous
a défendu de pécher, ne cesse pas cependant, après
la faute, de nous attendre pour nous pardonner. Voyez comme celui-là
même que nous avons méprisé nous appelle. Nous nous
sommes détournés de lui, mais lui ne se détourne pas
de nous. C’est bien ce qu’affirme Isaïe : «Et tes yeux verront
celui qui t’enseigne; et tes oreilles entendront derrière toi la
voix de celui qui t’avertit.» (Is 30, 20-21). L’homme fut pour ainsi
dire averti par-devant lorsque créé dans l’état de
justice, il reçut les préceptes de la vie droite. Mais quand
il méprisa ces préceptes, il tourna en quelque sorte le dos
de son âme au visage de son Créateur. Celui-ci, cependant,
nous suit encore par-derrière pour nous avertir : une fois rebuté
par nous, il ne cesse toutefois de nous appeler. Nous lui tournons pour
ainsi dire le dos en méprisant ses paroles et en foulant aux pieds
ses préceptes. Mais se plaçant derrière nous, il nous
rappelle, nous qui nous sommes détournés de lui. Se voyant
méprisé, il crie pourtant par ses commandements et nous attend
avec patience.
Considérez donc, frères
très chers, quelle serait votre réaction si le serviteur
à qui vous parliez faisait tout d’un coup l’orgueilleux et vous
tournait le dos. Est-ce qu’ainsi méprisés dans votre dignité
de maître, vous ne châtieriez pas son orgueil et ne lui infligeriez
pas les blessures d’un sévère châtiment? Mais nous,
voici qu’en péchant, nous tournons le dos à notre Créateur,
et pourtant il nous supporte. Il rappelle avec bonté ceux qui se
sont détournés de lui avec orgueil, et lui qui aurait bien
pu nous frapper quand nous nous détournions de lui, il nous promet
des récompenses pour nous faire revenir. Qu’une si grande miséricorde
de notre Créateur fasse donc fondre notre endurcissement dans le
péché. Et que l’homme, à qui les coups auraient pu
faire comprendre le mal qu’il avait commis, rougisse du moins en voyant
que Dieu l’attend.
18. Je vais ici, mes frères,
vous raconter en quelques mots une histoire que j’ai apprise par le récit
du vénérable Maximien, qui était alors Père
de mon monastère et prêtre, et qui est maintenant évêque
de Syracuse. Si vous acceptez de me prêter une oreille attentive,
je ne doute pas que votre charité s’en trouve raffermie pour longtemps.
Il y eut en des temps proches du
nôtre un certain Victorinus, appelé aussi Æmilianus,
qui, par rapport à la condition moyenne, avait une très honnête
fortune. Mais le péché de la chair se trouvant fréquemment
favorisé par la richesse, il en vint à tomber dans une faute
qu’il aurait dû particulièrement redouter, tout en méditant
sur l’horreur de la mort qui l’attendait. Transpercé de componction
à la pensée de son crime, il réagit contre lui-même,
abandonna tous les biens de ce monde et entra au monastère. Là,
il donna les marques d’une telle humilité et d’une telle rigueur
envers lui-même que tous les frères qui s’exerçaient
à grandir dans l’amour de Dieu ne purent que mépriser leur
propre vie à la vue de ses pénitences. Car il s’appliquait
de toute la force de son âme à crucifier sa chair, à
briser sa volonté propre, à faire des prières en cachette,
à laver chaque jour ses fautes dans les larmes, à rechercher
le mépris, et à craindre la vénération de ses
frères.
Il avait pris l’habitude de se lever
bien avant les vigiles nocturnes que célébraient les frères.
Il tirait parti du lieu écarté qu’offrait une proéminence
sur le côté du mont où est situé le monastère,
et il s’y rendait tous les jours avant l’office nocturne pour s’y mortifier
dans les larmes de la pénitence, d’autant plus libre en cela que
l’endroit était plus secret. Il contemplait la sévérité
de son Juge qui allait venir, et punissait par ses pleurs les souillures
de son péché, afin d’être d’avance en plein accord
avec ce Juge.
Une nuit, l’abbé du monastère,
qui ne dormait pas, le vit sortir en cachette et le suivit à pied
au-dehors sans se faire voir. Quand il l’eut vu se prosterner pour prier
dans ce coin retiré de la montagne, il décida d’attendre
qu’il se relevât pour connaître la durée de sa prière.
Or une lumière venue du Ciel se répandit tout à coup
sur le moine qui se tenait prosterné en prière, et la clarté
s’en répandit en ce lieu avec une telle abondance que toute cette
partie de la montagne resplendissait de la même lumière. A
cette vue, l’abbé se mit à trembler et s’enfuit. Comme le
frère s’en revenait au monastère après une bonne heure,
son abbé, qui voulait savoir s’il avait eu conscience de la lumière
si brillante qui s’était répandue sur lui, s’efforça
de l’interroger en ces termes : «Frère, où étais-tu?»
Le frère, pensant pouvoir garder le secret, répondit qu’il
était au monastère. Constatant sa réticence, l’abbé
fut obligé de dire ce qu’il avait vu. Se voyant alors découvert,
le frère révéla à l’abbé ce qu’il ignorait
encore : «Quand vous avez vu la lumière qui du Ciel descendait
sur moi, une voix l’accompagnait, qui me disait : ‹Ton péché
t’a été remis.›»
Il est bien certain que le Dieu
tout-puissant aurait pu lui pardonner son péché sans parler;
mais en faisant entendre sa voix et briller sa lumière, il a voulu
qu’un tel exemple de sa miséricorde provoque nos cœurs à
la pénitence. Nous admirons, frères très chers, que
le Seigneur ait terrassé Saul, son persécuteur, depuis le
Ciel, et qu’il lui ait parlé du haut du Ciel. Or voilà que
récemment encore, Victorinus, pécheur et pénitent,
a entendu une voix venue du Ciel. S’il avait été dit au premier
: «Pourquoi me persécutes-tu?» (Ac 9, 4), le second,
lui, a mérité d’entendre : «Ton péché
t’a été remis.» Ce pécheur pénitent est
bien inférieur à Paul quant aux mérites. Mais puisque
le Saul dont nous parlons ici respirait encore la cruauté et le
meurtre, on peut dire hardiment que Saul entendit pour son orgueil la voix
qui lui faisait des reproches, et Victorinus pour son humilité la
voix qui le consolait. La divine bonté a relevé ce dernier,
parce que son humilité l’avait jeté à terre, tandis
que la divine sévérité a humilié le premier,
parce que son orgueil l’avait relevé.
Ayez donc grande confiance, mes
frères, en la miséricorde de notre Créateur; pensez
bien à ce que vous faites, repensez à ce que vous avez fait.
Considérez les largesses de la bonté d’en haut, et venez
tout en larmes à votre Juge miséricordieux pendant qu’il
vous attend encore. Sachant qu’il est juste, ne traitez pas vos péchés
avec négligence; sachant qu’il est bon, ne soyez pas désespérés.
Le Dieu fait homme porte l’homme à faire confiance à Dieu.
Quelle grande espérance pour nous qui faisons pénitence,
puisque notre Juge s’est fait notre avocat, lui qui, étant Dieu,
vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles
des siècles. Amen.
_______________________________
1 Nous avons traduit partout altilia
par «grasses volailles», mais étymologiquement, ce mot
signifie «bêtes bien nourries».
2 Cf. Ap 2, 6 : les Nicolaïtes
sont les sectateurs du diacre Nicolas.
3 Le mot latin habitus peut signifier
la façon dont on est vêtu, la manière d’être
ou l’état de vie (monastique ou séculier). Nous le traduisons
toujours par «habit», mais il faut garder à l’esprit
cette richesse de sens. Pour saint Grégoire, l’habit fait le moine
: il désigne l’état de vie qu’il signifie. Revêtir
l’habit, c’est entrer dans la vie monastique (cf. Dialogues II, prol.).
4 Il s’agit de l’Homélie
19 (7). La première version de ce récit diffère beaucoup
de celle qu’on lit ici. L’essentiel de cette histoire a ensuite été
repris par saint Grégoire dans ses Dialogues (IV, 40, 2-5), où
il nous apprend que le jeune converti dont il va être question s’appelle
Théodore.
Homélie 35
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Menne,
martyr,
le jour de sa fête
11 novembre 591
Les signes précurseurs de la fin des temps
Saint Menne est mort en Egypte pendant
la persécution de Dioclétien. Son culte a pris très
vite une immense ampleur. On usait des ampoules d’huile de son sanctuaire
dans tout le bassin méditerranéen, et l’on y avait élevé
partout des églises en son honneur. A Rome, on en bâtit une
hors les murs, entre la porte d’Ostie et la basilique de saint Paul. C’est
là que Grégoire a prêché l’Homélie de
ce jour, qui porte sur le passage de Luc où Jésus annonce
les malheurs qui marqueront la fin du monde.
Après avoir commenté
le texte de l’évangile verset par verset, le pape traite assez longuement
de la vertu de patience, bien qu’il ait annoncé d’emblée
qu’il serait bref, vu la marche nécessaire pour revenir dans la
Ville.
I- (1-3) La fin du monde sera marquée
par de grands maux, que le Christ nous fait connaître par avance
pour nous les rendre plus faciles à supporter. Ces maux nous viendront
de tous les éléments, en châtiment des péchés
auxquels nous les avons fait servir. Ils puniront le monde d’avoir persécuté
les chrétiens. Ces derniers doivent se consoler par la certitude
que Jésus mènera lui-même la lutte qu’ils auront à
soutenir; leur récompense sera proportionnée à leurs
peines, puisqu’ils ressusciteront. En attendant, c’est par la patience
qu’ils posséderont leur âme. Le prédicateur va donc
traiter plus longuement de cette vertu.
II- (4-9) La patience est pour nous
le moyen de posséder notre âme, en souffrant les maux venant
d’autrui sans broncher, ni garder de ressentiment, ni préparer de
revanche, mais en continuant, malgré tout, à aimer celui
qui nous tourmente. Elle exige une très haute victoire intérieure
sur nous-mêmes. Elle fait de nous des martyrs en nous permettant
de boire au calice du Christ, comme le prouve l’exemple de patience de
l’abbé italien Etienne, dont l’orateur relate la mort admirable.
Il achève son Homélie en énumérant les trois
grands agents qui exercent notre patience : Dieu, le diable, le prochain.
Supporter l’épreuve est peut-être au-dessus de nos possibilités,
mais Dieu ne demande qu’à nous donner les forces qui nous manquent
: il nous suffit de l’en prier.
Qu’on ne s’étonne pas d’entendre
si souvent le saint pape prêcher la patience à ses auditeurs.
Les épreuves innombrables qui accablent le peuple romain rendent
cette insistance bien nécessaire. Grand malade, Grégoire
a appris par ses souffrances combien il en coûte de porter sa croix
en silence.
Lc 21, 9-19
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples : «Quand vous entendrez parler de combats
et de guerres civiles, ne vous effrayez pas, car il faut d’abord que cela
arrive, mais ce ne sera pas encore la fin.» Il leur dit alors : «Les
nations se dresseront contre les nations, et les royaumes contre les royaumes;
il y aura de grands tremblements de terre, des pestes et des famines en
divers lieux, des phénomènes effrayants venant du ciel, et
de grands prodiges.
«Mais avant tout cela, on
mettra la main sur vous et l’on vous persécutera; on vous traînera
dans les synagogues et dans les prisons, on vous traduira devant les rois
et les gouverneurs à cause de mon nom. Toutes ces choses vous arriveront
en témoignage. Mettez-vous bien ceci dans l’esprit : vous n’avez
pas à préparer vos réponses, car c’est moi qui vous
donnerai un langage, et une sagesse à laquelle aucun de vos adversaires
ne pourra résister ni répondre. Vous serez livrés
même par vos parents et vos frères, par vos proches et vos
amis; ils condamneront à mort plusieurs d’entre vous. Et vous serez
haïs de tous à cause de mon nom. Mais pas un cheveu de votre
tête ne périra. C’est par votre patience que vous posséderez
vos âmes.»
Comme nous nous sommes bien éloignés
de la Ville, il faut nous contenter d’un bref commentaire de ce texte du
Saint Evangile, de peur que l’heure trop tardive ne nous empêche
de rentrer.
Le Seigneur, notre Rédempteur,
nous annonce les maux qui précéderont la fin du monde, pour
que nous soyons d’autant moins perturbés lorsqu’ils surviendront
que nous les aurons connus d’avance. Car les traits blessent moins quand
on peut les voir venir, et les malheurs du monde nous semblent moins intolérables
si nous nous en protégeons par le bouclier de la prévoyance.
Voici en effet que le Seigneur nous
dit : «Quand vous entendrez parler de combats et de guerres civiles,
ne vous effrayez pas, car il faut d’abord que cela arrive, mais ce ne sera
pas encore la fin.» Il faut méditer ces paroles de notre Rédempteur
: elles nous annoncent que nous aurons à souffrir au-dedans et au-dehors.
Car les combats sont relatifs à des armées ennemies, les
guerres civiles à des concitoyens. Et si le Seigneur nous déclare
que nous aurons à souffrir ici des armées ennemies et là
de nos frères, c’est pour nous faire voir que nous serons mis dans
le trouble tant au-dedans qu’au-dehors. Mais ces maux préalables
ne devant pas être aussitôt suivis de la fin, il ajoute : «Les
nations se dresseront contre les
nations, et les royaumes contre les royaumes; il y aura de grands tremblements
de terre, des pestes et des famines en divers lieux, des phénomènes
effrayants venant du ciel, et de grands prodiges.» Ou, selon certaines
variantes : «des phénomènes effrayants venant du ciel
et des tempêtes», à quoi s’ajoute : «de grands
prodiges». L’ultime tribulation est précédée
de nombreuses autres, et ces maux fréquents qui arriveront les premiers
ne feront que signaler les maux éternels qui les suivront. Ainsi,
ce ne sera pas encore la fin après les combats et les guerres civiles,
car il faut une longue suite de malheurs pour annoncer un malheur qui ne
doit pas avoir de fin.
Mais là où sont énoncés
tant de signes de dérangement, un rapide examen de chacun d’eux
s’impose à nous, puisqu’il nous faut souffrir telles choses du ciel,
telles de la terre, telles des éléments et telles des hommes.
Quand le Seigneur déclare : «Les nations se dresseront contre
les nations», il s’agit d’un désordre venant des hommes; lorsqu’il
dit : «Il y aura en divers lieux de grands tremblements de terre»,
il fait allusion aux effets de la colère d’en haut; «il y
aura des pestes» concerne le dérèglement des corps;
«il y aura des famines» désigne la stérilité
de la terre; «des phénomènes effrayants venant du ciel
et des tempêtes» décrit le dérèglement
de l’atmosphère.
Puisque toutes choses doivent être
détruites, toutes sont ainsi ébranlées avant leur
destruction. Et nous qui avons péché par toutes ces choses,
nous sommes aussi frappés par toutes, afin de réaliser ce
qui a été dit : «Le monde entier combattra pour lui
contre les insensés.» (Sg 5, 20). Car tout ce que nous avons
reçu pour vivre, nous le faisons tourner au péché;
mais tout ce que nous avons infléchi en vue d’un usage criminel
se retourne contre nous pour notre châtiment. La tranquillité
provenant de la paix entre les hommes, nous en concevons une sécurité
illusoire : nous avons préféré l’exil de la terre
au séjour de la Patrie. Nous avons fait servir la santé de
nos corps à l’entretien de nos vices. L’abondance née de
la fécondité du sol, nous l’avons détournée
pour alimenter nos plaisirs pervers, au lieu d’en user pour subvenir à
nos besoins corporels; même le charme du ciel d’azur, nous l’avons
asservi à notre amour des plaisirs terrestres. Par conséquent,
il est bien normal que les éléments, que nous avions soumis
tous ensemble à nos mauvais penchants pour satisfaire nos vices,
viennent tous ensemble nous frapper, et que nous soyons obligés
de souffrir autant de tourments nous venant du monde que nous y avons eu
de joies quand tout allait bien.
Il faut noter qu’on nous parle de
«phénomènes effrayants venant du ciel et de tempêtes».
Les tempêtes qui éclatent en hiver appartiennent au cours
habituel des saisons. Pourquoi donc sont-elles ici prédites comme
un signe de malheur, sinon parce que les tempêtes dont le Seigneur
nous annonce la venue ne respectent pas le rythme des saisons? Celles qui
viennent en leur temps ne sont pas des signes, mais les tempêtes
ont un caractère de signe lorsqu’elles ne suivent plus l’ordre naturel
des saisons. N’est-ce pas là ce que nous venons d’éprouver
récemment, quand tout un été s’est trouvé changé
en hiver par l’abondance des pluies?
2. Puisque tous ces désordres
viennent, non pas de l’injustice de celui qui châtie, mais de la
faute du monde qui les souffre, le Seigneur nous décrit d’abord
les exactions des hommes dépravés en ces termes : «Mais
avant tout cela, on mettra la main sur vous et l’on vous persécutera;
on vous traînera dans les synagogues, on vous traduira devant les
rois et les gouverneurs à cause de mon nom.» C’est comme s’il
disait clairement : «Ce sont d’abord les cœurs des hommes, puis les
éléments qui seront bouleversés.» Ainsi voit-on
clairement ce que cette confusion de l’ordre des choses vient punir. Car
bien que cela tienne à la nature même du monde d’avoir une
fin, le Seigneur, ayant en vue tous les hommes pervers, indique quels sont
ceux qui méritent d’être écrasés sous les ruines
du monde : «On vous traduira devant les rois et les gouverneurs à
cause de mon nom. Toutes ces choses vous arriveront en témoignage.»
En témoignage contre ceux qui vous mettent à mort quand ils
vous persécutent, ou bien qui ne vous imitent pas lorsqu’ils vous
voient. Si en effet la mort des justes est un secours pour les bons, elle
vient en témoignage contre les mauvais, en sorte que cela même
qui sert à porter les élus au bien pour qu’ils vivent, enlève
toute excuse aux méchants quand ils périssent.
3. Mais les cœurs des disciples
encore faibles auraient pu être troublés d’entendre tant de
choses terrifiantes; aussi le Seigneur y joint-il une consolation, en ajoutant
aussitôt : «Mettez-vous bien ceci dans l’esprit : vous n’avez
pas à préparer vos réponses, car c’est moi qui vous
donnerai un langage, et une sagesse à laquelle aucun de vos adversaires
ne pourra résister ni répondre.» C’est comme s’il disait
clairement à ses membres infirmes : «Ne craignez pas; ne vous
effrayez pas. C’est vous qui allez au combat, mais c’est moi qui mène
la lutte. C’est vous qui prononcez les mots, mais c’est moi qui parle.»
Le texte poursuit : «Vous
serez livrés même par vos parents et vos frères, par
vos proches et vos amis; ils condamneront à mort plusieurs d’entre
vous.» Les maux causent moins de douleur s’ils nous sont portés
par des étrangers. Mais ils nous font souffrir davantage si nous
les subissons de la part de ceux en qui nous avions confiance, car à
la souffrance du corps vient alors se joindre celle d’avoir perdu une amitié.
Voilà pourquoi le Seigneur, par la bouche du psalmiste, dit au sujet
de Judas qui l’a trahi : «Si mon ennemi m’avait maudit, je l’aurais
supporté; et si celui qui me haïssait avait proféré
sur moi des paroles orgueilleuses, je me serais simplement tenu caché
loin de lui. Mais toi qui ne faisais qu’un avec moi, mon guide et mon ami,
qui partageais avec moi les doux mets de ma table, nous marchions en plein
accord dans la maison de Dieu.» (Ps 55, 13-15). Et ailleurs : «Même
l’homme qui était mon ami, qui avait ma confiance et qui mangeait
mon pain, a levé le talon contre moi.» (Ps 41, 10). C’est
comme s’il disait clairement à propos de celui qui l’a trahi : «J’ai
d’autant plus souffert de sa trahison que je l’ai ressentie comme venant
de celui qui paraissait être tout à moi.»
Ainsi, tous les élus, du
fait qu’ils sont les membres de la tête suprême, suivent aussi
dans les souffrances celui qui est leur chef : il leur faut subir dans
la mort l’inimitié de ceux dont la vie leur inspirait confiance,
et ils voient la récompense de leurs œuvres s’accroître d’autant
plus que la perte d’une amitié fait plus avancer en vertu.
4. Mais comme ces prédictions
de persécution et de mort sont très dures, le Seigneur parle
aussitôt après de la consolation et de la joie de la résurrection
: «Pas un cheveu de votre tête ne périra.» Nous
le savons, mes frères, la chair souffre lorsqu’on la coupe, mais
pas les cheveux. Le Seigneur déclare donc à ses martyrs :
«Pas un cheveu de votre tête ne périra», ce qui
signifie en clair : «Pourquoi craindre de voir périr ce qui
souffre quand on le coupe, puisque même ce qui en vous ne souffre
pas quand on le coupe ne peut périr?»
Le texte poursuit : «C’est
par votre patience que vous posséderez vos âmes.» Si
la possession de l’âme gît dans la vertu de patience, c’est
que la patience est la racine et la protectrice de toutes les vertus. C’est
par la patience que nous possédons nos âmes, car ce n’est
qu’en apprenant à nous dominer nous-mêmes que nous commençons
à nous posséder nous-mêmes. La patience consiste à
souffrir avec sérénité les maux venant d’autrui et
à n’être tourmenté d’aucun ressentiment contre celui
qui nous les inflige. Supporter les mauvaises actions du prochain tout
en souffrant en silence et en préparant l’heure de la revanche,
ce n’est pas posséder la patience, mais en avoir seulement les dehors.
Il est écrit en effet : «La charité est patiente; elle
est bienveillante.» (1 Co 13, 4). Elle est patiente en ce qu’elle
supporte les maux venant des autres; elle est bienveillante en ce qu’elle
aime ceux-là mêmes qu’elle supporte. La Vérité
en personne dit dans le même sens : «Aimez vos ennemis, faites
du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous
persécutent et vous calomnient.» (Mt 5, 44). Si donc, aux
yeux des hommes, c’est vertu de supporter ses ennemis, aux yeux de Dieu,
la vertu est de les aimer. Car le seul sacrifice que Dieu tienne pour agréable
est celui qu’il voit consumé par la flamme de la charité
sur l’autel de nos bonnes œuvres.
5. Il faut d’ailleurs savoir que
nous ne paraissons souvent patients que parce que nous ne pouvons pas rendre
le mal pour le mal. Mais, comme nous l’avons déjà dit, ne
pas rendre le mal parce qu’on n’en a pas le pouvoir, ce n’est évidemment
pas être patient, puisque la patience est à chercher dans
le cœur, et non dans ce qu’on fait voir au-dehors.
Le vice de l’impatience détruit
même la bonne doctrine, la mère nourricière des vertus.
Car il est écrit : «La bonne doctrine de l’homme se révèle
par sa patience.» (Pr 19, 11). Ainsi, plus on laissera paraître
son impatience, moins on passera pour docte. Impossible en effet de dispenser
le bien par son enseignement, si dans sa vie on ne supporte pas avec patience
le mal causé par autrui.
Salomon indique encore à
quel sommet atteint la vertu de patience, en affirmant : «Celui qui
est patient vaut mieux que l’homme fort; et celui qui est maître
de son âme vaut mieux que le guerrier qui prend des villes.»
(Pr 16, 32). Prendre des villes est une moindre victoire, puisqu’on ne
l’emporte qu’au-dehors. L’emporter par la patience est plus grand, parce
que c’est d’elle-même que l’âme triomphe alors, et c’est encore
elle qu’elle soumet à elle-même quand sa patience la contraint
à une humble résignation.
Il faut d’ailleurs savoir qu’il
est habituel à ceux qui endurent des malheurs ou entendent des injures,
de n’éprouver sur le moment aucun ressentiment, et de faire preuve
d’assez de patience pour pouvoir garder l’innocence du cœur. Mais lorsque
peu après, ils se rappellent tout ce qu’ils ont souffert, ils sont
enflammés d’un très violent ressentiment : ils cherchent
un moyen de se venger, et changeant d’attitude, ils se départent
de la douceur qu’ils avaient mise à supporter le mal.
6. Le rusé adversaire, en
effet, suscite la guerre aux deux partis : l’un qu’il enflamme de colère
pour l’amener à proférer le premier des insultes, l’autre
qu’il excite, une fois blessé, à répondre aux insultes.
Mais parce qu’il s’est rendu victorieux de celui qu’il a poussé
à proférer des insultes, il n’en est que plus amer contre
celui qu’il n’a pu pousser à répondre aux injures. Il s’ensuit
qu’il se dresse de toute sa force contre celui qu’il voit supporter vaillamment
les insultes. N’ayant pu l’exciter au moment où il recevait les
coups, il cesse de l’attaquer ouvertement, et dans le secret de ses pensées,
il guette le moment favorable pour le tromper; ayant perdu la guerre déclarée,
il s’ingénie à tendre des pièges en cachette. A l’heure
de la tranquillité, il revient à l’âme qui l’avait
vaincu, et lui rappelle soit les dommages causés à ses biens,
soit les injures qu’elle a reçues. Il lui répète en
l’exagérant tout ce qu’on lui a fait subir, et le lui présente
comme intolérable. Celui qui s’était apaisé, il l’enflamme
d’une telle fureur que cet homme patient, pris au piège malgré
sa victoire, en vient souvent à rougir d’avoir supporté tout
cela avec égalité d’âme, à regretter de n’avoir
pas répondu aux insultes, et à s’efforcer de rendre le mal
avec usure si l’occasion s’en présente.
A qui donc comparer de telles âmes,
sinon aux guerriers qui l’emportent par leur courage sur le champ de bataille,
mais qui ensuite, par leur négligence, se laissent capturer dans
l’enceinte de la ville? Ou bien à ces hommes qu’une grave maladie
n’a pas arrachés à la vie, mais qu’un léger regain
de fièvre conduit à la mort. Ainsi, celui-là garde
vraiment la patience qui, sur le moment, endure sans ressentiment les maux
causés par le prochain, et quand par la suite il s’en souvient,
se réjouit de les avoir supportés, afin de ne pas perdre
au temps de la paix le bienfait de la patience conservée dans la
tempête.
7. Puisque nous célébrons
aujourd’hui la fête d’un martyr, mes frères, nous devons nous
sentir concernés par la forme de patience qu’il a pratiquée.
Car si nous nous efforçons avec l’aide du Seigneur de garder cette
vertu, nous ne manquerons pas d’obtenir la palme du martyre, bien que nous
vivions dans la paix de l’Eglise. C’est qu’il y a deux sortes de martyres
: l’un consistant en une disposition de l’esprit, l’autre joignant à
cette disposition de l’esprit les actes extérieurs. C’est pourquoi
nous pouvons être martyrs même si nous ne mourons pas exécutés
par le glaive du bourreau. Mourir de la main des persécuteurs, c’est
le martyre en acte, dans sa forme visible; supporter les injures en aimant
celui qui nous hait, c’est le martyre en esprit, dans sa forme cachée.
Qu’il y ait deux sortes de martyres,
l’un caché, l’autre public, la Vérité l’atteste en
demandant aux fils de Zébédée : «Pouvez-vous
boire le calice que je vais boire?» Ceux-ci ayant répliqué
: «Nous le pouvons», le Seigneur répond aussitôt
: «Mon calice, vous le boirez en effet.» (Mt 20, 22-23). Que
devons-nous comprendre par ce calice, sinon les souffrances de la Passion,
dont il dit ailleurs : «Mon Père, s’il est possible, que ce
calice passe loin de moi.» (Mt 26, 39). Les fils de Zébédée,
à savoir Jacques et Jean, ne moururent pas tous les deux martyrs,
et pourtant il leur fut dit à tous deux qu’ils boiraient le calice.
En effet, bien que Jean ne soit pas mort martyr, il le fut cependant, puisque
les souffrances qu’il n’avait pas subies dans son corps, il les éprouva
dans son esprit. Il faut donc conclure de cet exemple que nous pouvons
nous aussi être martyrs sans passer par le glaive, si nous conservons
la patience dans notre âme. Je ne crois pas hors de propos, frères
très chers, de rapporter ici pour votre édification un exemple
de cette vertu de patience.
8. Il se trouva, en un temps proche
du nôtre, un personnage répondant au nom d’Etienne, qui fut
abbé du monastère situé près des remparts de
la ville de Rieti. C’était un homme très saint, remarquable
surtout par sa patience. Beaucoup de ceux qui l’ont connu sont encore vivants,
et ils racontent sa vie et sa mort. Son langage n’était pas savant,
mais sa vie était celle d’un sage. Il avait tout méprisé
pour l’amour de la patrie céleste, et il refusait de rien posséder
en ce monde; il évitait l’agitation des hommes et s’appliquait à
des prières longues et répétées. La vertu de
patience avait tellement grandi en lui qu’il tenait pour des amis ceux
qui lui avaient causé du tort, et qu’il remerciait des outrages
reçus. Malgré son dénuement, il prenait pour un grand
avantage les dommages qu’on lui infligeait, et il ne voyait en tous ses
adversaires que des soutiens. Quand arriva le jour de la mort pour l’obliger
à sortir de son corps, nombreux furent ceux qui vinrent recommander
leur âme à cette âme si sainte qui quittait le monde.
Tous ces gens s’étaient groupés autour du lit. Les uns virent
de leurs propres yeux des anges qui entraient, sans toutefois pouvoir articuler
un mot; les autres ne virent rien du tout. Et toute l’assistance fut saisie
d’une crainte si violente que personne ne put rester là pendant
que cette sainte âme sortait [de son corps]. Ceux qui avaient vu,
comme ceux qui n’avaient rien vu du tout, tous s’enfuirent frappés
et terrifiés de la même crainte, et aucun d’eux ne put assister
à cette mort.
Considérez donc, mes frères,
de quelle terreur le Dieu tout-puissant nous frappera lorsqu’il viendra
en juge plein de menace, s’il a frappé d’une telle terreur ceux
qui étaient là quand il est venu en juge bienveillant pour
récompenser, et combien il y aura lieu de le craindre lorsqu’il
se rendra visible à nos yeux, s’il a ainsi effrayé ceux qui
étaient présents alors qu’ils ne pouvaient le voir.
Voilà, frères très
chers, quelle fut la grandeur de la récompense dont Dieu a gratifié
la patience que ce saint homme avait conservée dans la paix de l’Eglise.
Quel grand bien le Créateur a-t-il dû donner à ce saint
au-dedans de lui, puisqu’il nous l’a fait connaître au-dehors par
une telle gloire au moment de sa mort! Ne devons-nous pas penser qu’il
a été associé aux saints martyrs, celui qui a été
accueilli par les esprits bienheureux, comme certains en ont eu l’assurance
par leurs yeux corporels? Ce n’est pas d’un coup de glaive qu’il mourut,
et il reçut cependant en sa mort la couronne de la patience qu’il
avait gardée en esprit. Nous vérifions chaque jour la vérité
de ce qui a été dit avant nous : «La sainte Eglise
regorge des fleurs des élus : dans la paix, elle a des lys; dans
la persécution, des roses.»1
9. Il faut encore savoir que la
vertu de patience peut être pratiquée de trois façons,
selon qu’il s’agit d’épreuves imposées par Dieu, par l’antique
ennemi ou par le prochain. Du prochain, nous supportons persécutions,
dommages et injures; de l’antique ennemi, les tentations; et de Dieu, les
épreuves. L’âme doit donc veiller en elle-même avec
grand soin sur ces trois terrains : elle ne doit ni se laisser entraîner
à rendre au prochain le mal pour le mal, ni se laisser séduire
par les tentations de l’ennemi jusqu’à la complaisance et jusqu’au
consentement à la faute, ni se révolter contre les épreuves
envoyées par le Créateur au point de murmurer2 contre lui.
Car pour être parfaitement victorieuse de l’ennemi, notre âme
doit à la fois refuser toute complaisance et tout consentement en
face de la tentation, se garder de toute haine en face des outrages venant
du prochain, et ne pas murmurer en face des épreuves envoyées
par Dieu.
En agissant de la sorte, nous ne
devons pas chercher notre récompense dans les biens de la vie présente.
Car les biens qu’il nous faut espérer en récompense de nos
efforts de patience se situent dans la vie à venir : nous commencerons
à jouir du fruit de nos peines au moment où toute peine cessera.
C’est en ce sens que le psalmiste dit : «A la fin, on n’oubliera
pas le pauvre; la patience des pauvres ne périra pas à la
fin.» (Ps 9, 19). Il semble pour ainsi dire que la patience des pauvres
périt, puisque les humbles ne reçoivent en ce monde aucune
récompense. Mais la patience des pauvres ne périra pas à
la fin, car c’est au moment où toutes leurs peines trouveront un
terme qu’ils en recevront la gloire.
Cette [vertu de] patience, mes frères,
exercez-la donc en esprit, et mettez-la en acte quand le besoin s’en fait
sentir. Qu’aucune parole injurieuse ne vous conduise à haïr
votre prochain, que nulle perte subie en vos biens périssables ne
vous trouble. Si vous gardez toujours à l’esprit la crainte de la
perte éternelle, vous ne ferez plus aucun cas de la perte des choses
qui passent. Si vous considérez la gloire de l’éternelle
récompense, vous ne vous affligerez pas pour d’éphémères
injustices. Supportez donc vos ennemis; mais aimez comme des frères
ceux que vous supportez. Recherchez d’éternelles récompenses
pour des pertes qui ne sont qu’éphémères. N’allez
pourtant pas croire que vous pourrez parvenir à une telle vertu
par vos propres forces, mais priez pour l’obtenir de celui qui vous ordonne
de la pratiquer. Nous savons que Dieu a plaisir à s’entendre demander
ce que lui-même nous commande. Car à ceux qui ne cessent de
frapper à sa porte en priant, il accorde son aide sans retard dans
la tentation, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui, étant
Dieu, vit et règne avec lui dans l’unité du Saint-Esprit,
dans les siècles des siècles. Amen.
______________________________
1 Sur le mot «componction»,
cf. l’introduction à l’Homélie 15.
2 L’exacteur est un officier de
justice chargé de faire payer aux gens ce qu’ils doivent.
3 L’Isaurie et la Lycaonie sont
d’anciennes contrées d’Asie Mineure.
4 Les entrailles sont, selon la
Bible, le siège de la compassion et de la tendresse.
Homélie 36
Prononcée devant le peuple
dans la basilique des bienheureux
apôtres Philippe et Jacques
9 décembre 591 (dimanche à
la fin des récoltes)
Les invités qui se dérobent
Dieu invite à son souper,
mais les invités se dérobent. Saint Grégoire s’étend
d’abord sur les diverses invitations de Dieu, puis montre quels sont les
renoncements nécessaires pour y répondre.
I- (1-9) Le prédicateur introduit
son propos par une réflexion pleine de finesse sur la différence
entre les biens sensibles, qui attirent d’emblée, mais déçoivent
à la fin, et les biens spirituels, qui sont d’abord peu attrayants,
mais qu’on désire toujours plus vivement à mesure qu’on les
goûte. Tout le problème consiste donc à vaincre le
dégoût premier où nous sommes des biens spirituels,
et c’est ce que le Seigneur s’efforce de réaliser par la parabole
du jour, qui nous invite à son souper éternel. Hélas!
bien des hommes s’excusent, préférant mettre toute leur pensée,
qui aux affaires de la terre, qui à la curiosité envers autrui,
qui aux voluptés de la chair. Aussi le Seigneur envoie-t-il chercher,
pour remplacer les premiers invités, les pauvres et les infirmes,
puis les gens de la campagne. Le pape explique en détail toutes
ces figures.
II- (10-13) Après avoir engagé
ses auditeurs à ne pas mépriser l’appel de Dieu sous peine
d’être laissés à la porte du Ciel, l’orateur leur montre
comment un laïc, marié et doté de biens, peut user du
monde comme n’en usant pas : d’abord à travers le commentaire d’un
texte de saint Paul, puis par l’exemple récent du comte Théophane,
dont la mort fut marquée de signes non équivoques de sainteté.
Cette Homélie est bien caractéristique
de l’éloquence simple et incarnée de Grégoire, qui
se préoccupe toujours de fournir un enseignement en continuité
avec l’expérience des fidèles qu’il instruit, en recourant
à des allusions à la vie quotidienne, à des exemples
concrets et à des modèles que tous puissent imiter. Chacun
se sent ainsi invité à appliquer l’idéal évangélique.
Ces procédés font du saint pape un des créateurs de
la rhétorique populaire, du sermo humilis, qui aura tant de succès
durant tout le moyen âge.
Lc 14, 16-24
En ce temps-là, Jésus
dit aux pharisiens cette parabole : «Un homme donna un grand souper
et y convia beaucoup de monde. A l’heure du souper, il envoya son serviteur
dire aux invités : ‹Venez : maintenant, tout est prêt.› Et
tous, unanimement, se mirent à s’excuser. Le premier lui dit : ‹J’ai
acheté une propriété, et il faut que j’aille la voir;
je t’en prie, excuse-moi.› Un autre dit : ‹J’ai acheté cinq paires
de bœufs, et je pars les essayer; je t’en prie, excuse-moi.› Un autre dit
: ‹Je viens de prendre femme, et c’est pourquoi je ne peux venir.›
«Le serviteur, à son
retour, rapporta cela à son maître. Alors, pris de colère,
le maître de maison dit à son serviteur : ‹Va vite sur les
places et dans les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les
infirmes, les aveugles et les boiteux.› Et le serviteur lui dit : ‹Maître,
vos ordres sont exécutés, et il y a encore de la place.›
Le maître dit alors à son serviteur : ‹Va sur les chemins
et le long des haies, et force les gens à entrer, afin que ma maison
soit remplie. Car je vous le dis, aucun de ceux qui avaient été
d’abord invités ne goûtera de mon souper.›»
Entre les délices du corps
et celles du cœur, frères très chers, il y a ordinairement
cette différence : les délices corporelles allument en nous
un grand désir avant d’être éprouvées, mais
quand on s’en repaît, elles se changent bientôt en dégoût
sous l’effet de la satiété; au contraire, les délices
spirituelles sont en dégoût avant d’être éprouvées,
mais lorsqu’on y goûte, on en vient à les désirer,
et celui qui s’en nourrit en est d’autant plus affamé que dans sa
faim il s’en nourrit davantage. Désirer les premières est
plaisant, en user déplaisant; désirer les secondes est peu
attrayant, mais en user très plaisant. Désirer les premières
mène à s’en rassasier, et s’en rassasier à s’en dégoûter.
Désirer les secondes pousse à s’en rassasier, et s’en rassasier
à les désirer de plus belle. Les délices spirituelles
augmentent en effet le désir dans l’âme à mesure qu’elles
la rassasient. Car plus on goûte leur saveur, mieux on les connaît,
et plus on les aime avec avidité. Et si elles ne peuvent être
aimées avant d’être éprouvées, c’est que leur
saveur est alors inconnue. Qui pourrait en effet aimer ce qu’il ignore?
D’où l’invitation du psalmiste : «Goûtez et voyez combien
le Seigneur est bon.» (Ps 34, 9). C’est comme s’il disait clairement
: «Vous ne connaissez pas sa bonté si vous ne la goûtez
pas; mais touchez l’aliment de vie avec le palais de votre cœur, pour faire
l’expérience de sa douceur et devenir capables de l’aimer.»
Or l’homme a perdu ces délices
quand il a péché au paradis terrestre. Il s’est banni lui-même
lorsqu’il a fermé sa bouche à l’aliment des douceurs éternelles.
Voilà pourquoi nous qui sommes nés dans les peines de cet
exil, nous en sommes venus ici-bas à un tel dégoût
que nous ne savons plus ce que nous devons désirer. Et ce dégoût
maladif s’accroît d’autant plus que notre âme s’éloigne
davantage de cet aliment plein de douceur. Si elle ne désire plus
ces délices intérieures, c’est qu’elle a perdu depuis trop
longtemps l’habitude de les savourer. C’est donc notre dégoût
qui nous fait dépérir, et le lent épuisement consécutif
à la privation de nourriture [spirituelle] qui nous exténue.
Et parce que nous ne voulons pas goûter la douceur qui nous est offerte
au-dedans — hélas! malheureux que nous sommes — nous aimons la faim
qui nous consume au-dehors.
Mais même si nous l’abandonnons,
la Bonté d’en haut ne nous abandonne pas.
2. En effet, elle remet devant les
yeux de notre mémoire ces délices que nous avons méprisées,
et elle nous les propose à nouveau. Elle nous arrache à la
torpeur par ses promesses et nous incite à rejeter notre dégoût,
en disant : «Un homme donna un grand souper et y convia beaucoup
de monde.» Quel est donc cet homme, sinon celui dont le prophète
a dit : «Et c’est un homme, et qui l’a reconnu?» (Jr 17, 9,
d’après les Septante). Il a donné un grand souper, puisqu’il
nous a préparé de la douceur intérieure à satiété.
Il a convié beaucoup de monde, mais peu de gens viennent, parce
que même ceux qui lui sont soumis par la foi se mettent souvent,
par leur mauvaise vie, dans l’impossibilité de participer à
son banquet éternel.
Le texte poursuit : «A l’heure
du souper, il envoya son serviteur dire aux invités : ‹Venez.›»
Que désigne l’heure du souper, sinon la fin du monde? Nous y sommes
assurément parvenus, comme déjà Paul en témoignait
naguère en déclarant : «Nous sommes arrivés
à la fin des temps.» (1 Co 10, 11). S’il est donc déjà
l’heure de souper quand nous recevons l’invitation, il nous faut d’autant
moins chercher à nous dérober à ce banquet divin que
nous voyons combien s’est rapprochée la fin des temps. En effet,
plus nous mesurons l’insignifiance de ce qui nous reste à vivre,
plus nous devons craindre de voir expirer le temps de grâce qui nous
est accordé. Ce banquet divin n’est pas appelé un déjeuner,
mais un souper, car si après le déjeuner, il y a encore le
souper, après le souper, il n’y a plus de banquet. Et il est bien
à propos d’appeler le banquet éternel de Dieu un souper,
et non un déjeuner, puisqu’il nous sera préparé tout
à la fin.
Que représente le serviteur
envoyé par le maître de maison pour porter ses invitations,
sinon l’ordre des prédicateurs? C’est à cet ordre que nous
appartenons malgré notre indignité présente, et malgré
le poids accablant de nos péchés. Nous sommes pourtant bien
dans les derniers jours, et lorsque je prononce quelques paroles pour votre
édification, je me comporte comme le serviteur de notre évangile
: je suis en effet le serviteur du souverain Maître de maison. Quand
je vous exhorte à mépriser le monde, je viens vous inviter
au souper de Dieu. Que nul n’aille me mépriser en cette affaire
à cause de ma pauvre personne. Si je ne parais pas digne de vous
inviter ainsi, ce sont cependant de grandes joies que je vous promets.
Ce que je dis là, mes frères, n’est-il pas monnaie courante?
Il arrive souvent qu’un personnage puissant ait un serviteur méprisable;
si ce maître fait parvenir une réponse à des parents
ou à des étrangers par l’intermédiaire de ce serviteur,
on ne méprise pas la personne du serviteur qui parle, du fait de
la révérence qu’on garde en son cœur pour le maître
qui l’envoie. Et ceux qui l’écoutent ne font pas attention à
celui qui parle, mais à ce qu’il dit et à celui qui l’envoie.
C’est donc ainsi, mes frères, oui, c’est ainsi qu’il vous faut agir,
et quand bien même vous nous mépriseriez à bon droit,
gardez pourtant en votre âme la révérence due au Seigneur
qui vous appelle. Pour devenir les convives du souverain Maître de
maison, obéissez volontiers. Examinez votre cœur, et chassez-en
le dégoût mortel. Car tout est prêt désormais
pour repousser ce dégoût. Mais si vous êtes encore charnels,
peut-être cherchez-vous des nourritures charnelles? Or voici que
Dieu a changé pour vous les nourritures charnelles en aliment spirituel,
puisque c’est pour effacer le dégoût de votre âme que
l’Agneau unique entre tous a été tué pour vous au
souper du Seigneur.
3. Mais que faire? N’en voyons-nous
pas encore beaucoup se comporter comme ceux dont le texte dit : «Et
tous, unanimement, se mirent à s’excuser.» Dieu offre ce qu’on
aurait dû lui demander, et sans qu’on le lui demande, il consent
à donner ce qu’on pourrait à peine espérer lui voir
accorder si on l’en avait prié. Or cela même, on le méprise.
Il annonce que les délices d’un éternel banquet sont prêtes,
et voici cependant que tous, unanimement, se mettent à s’excuser.
Mettons d’humbles réalités
sous les yeux de notre esprit, pour pouvoir en considérer convenablement
de plus hautes. Si un grand personnage envoyait inviter un pauvre, que
pensez-vous que ferait ce pauvre — frères, je vous le demande —
sinon se réjouir qu’une telle invitation lui soit adressée,
y répondre humblement, changer de vêtement et s’y rendre en
toute hâte, de peur qu’un autre ne se présente avant lui au
banquet de ce grand personnage? Ainsi, un homme riche invite, et le pauvre
se hâte d’accourir; nous sommes invités au banquet du Seigneur,
et nous nous excusons. Mais ici, je me doute bien de l’objection que vous
vous faites en vos cœurs. Car peut-être vous dites-vous dans le secret
de vos pensées : «Nous ne voulons pas nous excuser. Nous ne
pouvons, en effet, que nous féliciter d’être appelés
à ce plantureux festin du Ciel et d’y prendre part.»
4. Quand elles parlent ainsi, vos
âmes ne se trompent pas, s’il est vrai que vous ne préférez
pas les biens de la terre à ceux du Ciel, et si vous n’êtes
pas plus occupés des choses du corps que de celles de l’esprit.
Car l’évangile nous mentionne en ce lieu la raison qu’avancent ceux
qui s’excusent : «Le premier dit : ‹J’ai acheté une propriété,
et il faut que j’aille la voir; je t’en prie, excuse-moi.›» Que désigne
cette propriété, sinon notre subsistance terrestre? Il va
voir sa propriété, celui dont toute la pensée est
occupée des réalités du dehors en vue de sa subsistance.
«Un autre dit : ‹J’ai acheté
cinq paires de bœufs, et je pars les essayer; je t’en prie, excuse-moi.›»
Que devons-nous entendre par ces cinq paires de bœufs, sinon les cinq sens
corporels? On parle très justement de paires à leur sujet,
puisqu’ils existent dans l’un et l’autre sexe. Impuissants à saisir
l’intérieur des choses, mais s’arrêtant à la connaissance
de l’extérieur, les sens corporels laissent de côté
l’intime des réalités pour n’en atteindre que le dehors :
ils désignent donc bien la curiosité; celle-ci cherche à
percer à jour la vie d’autrui, et ne s’applique par là même
qu’aux choses du dehors, en demeurant toujours dans l’ignorance de ce qui
se trouve en son intime à elle. Que la curiosité est donc
un défaut gênant, puisqu’en amenant l’esprit à concentrer
son attention sur l’extérieur de la vie du prochain, elle lui cache
toujours le plus intime de lui-même! Ainsi, l’esprit, s’il connaît
les autres, ne se connaît pas lui-même, et l’âme du curieux
se trouve d’autant plus ignorante de ses propres mérites et démérites
qu’elle est plus instruite de ceux du prochain. C’est pour cela que l’invité
dit de ces cinq paires de bœufs : «Je pars les essayer; je t’en prie,
excuse-moi.» Quand cet homme dit en s’excusant : «Je pars les
essayer», de telles paroles sont en plein accord avec son vice, car
habituellement, le fait de vouloir essayer relève de la curiosité.
Mais il faut noter que les invités
qui s’excusent de ne pas venir au souper, l’un à cause de sa propriété
et l’autre à cause de ses paires de bœufs à essayer, insèrent
tous les deux une parole d’humilité parmi leurs excuses : «Je
t’en prie, excuse-moi.» En effet, dire : «Je t’en prie»,
et ne pas se soucier pour autant de venir, c’est faire paraître de
l’humilité dans ses paroles et de l’orgueil dans ses actes. Remarquez
que tous les hommes pervers condamnent de telles choses quand ils les entendent;
mais ils ne cessent pas pour autant d’accomplir ce qu’ils condamnent. Si
nous disons à quelqu’un qui fait le mal : «Convertis-toi,
mets-toi à la suite de Dieu, abandonne le monde», ne l’invitons-nous
pas au souper du Seigneur? Mais lorsqu’il répond : «Prie pour
moi, car je suis un pécheur; ce que tu me demandes, je ne peux pas
le faire», n’est-ce pas là répondre à la fois
«Je t’en prie» et «Excuse-moi»? En déclarant
: «Je suis un pécheur», notre interlocuteur manifeste
bien quelque humilité, mais en ajoutant : «Je ne peux pas
me convertir», c’est son orgueil qu’il exprime. Ainsi répond-il
«Je t’en prie, excuse-moi», celui qui met un vernis d’humilité
dans sa parole et un fond d’orgueil dans son action.
5. «Un autre dit : ‹Je viens
de prendre femme, et c’est pourquoi je ne peux venir.›» Qu’entendons-nous
par cette femme, sinon la volupté de la chair? En effet, bien que
le mariage soit une bonne chose, puisqu’il fut institué par la Providence
divine pour la propagation de l’espèce, certains cependant n’y recherchent
pas une nombreuse descendance, mais plutôt la satisfaction des désirs
voluptueux; c’est pourquoi l’on peut désigner sans trop d’inconvenance
par une chose juste une autre qui ne l’est pas.
Le souverain Maître de maison
vous invite donc au souper du banquet éternel, mais du fait que
les uns se trouvent pris par l’avarice, d’autres par la curiosité,
d’autres encore par la volupté de la chair, tous, sans nul doute
réprouvés, se mettent à s’excuser unanimement. Comme
le souci des biens terrestres occupe les uns, que la soif de savoir ce
que fait le prochain en ravage d’autres, et que les plaisirs de la chair
souillent l’âme des derniers, tous se montrent dédaigneux
du festin de la vie éternelle, sans mettre aucun empressement à
s’y rendre.
6. Le texte poursuit : «Le
serviteur, à son retour, rapporta cela à son maître.
Alors, pris de colère, le maître de maison dit à son
serviteur : ‹Va vite sur les places et dans les rues de la ville, et amène
ici les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux.›» Voyez
: celui qui s’intéresse plus qu’il ne convient aux biens terrestres
refuse de venir au souper du Seigneur; celui que tiraille la curiosité
n’a pas de goût pour l’aliment de vie qui lui est préparé;
celui qui est esclave de ses désirs charnels méprise les
nourritures du banquet spirituel. Puisque les orgueilleux refusent ainsi
de venir, les pauvres sont invités. Pourquoi cela? Parce que, selon
le mot de Paul, «Dieu a choisi dans le monde ce qui est faible pour
confondre ce qui est fort» (1 Co 1, 27).
Il faut noter comment sont décrits
ceux qui sont invités au souper et y viennent : «pauvres et
infirmes». Ils sont dits pauvres et infirmes, ceux qui d’eux-mêmes
se reconnaissent faibles. Ne sont-ils pas pauvres, mais pour ainsi dire
forts, ceux qui s’enorgueillissent malgré leur pauvreté?
Les aveugles, ce sont ceux qui n’ont aucune lueur d’intelligence, et les
boiteux, ceux qui n’ont pas une démarche droite dans leurs actions.
Mais puisque les infirmités des organes figurent ici les vices des
mœurs, il est fort clair que si les invités qui ne voulurent pas
venir étaient des pécheurs, les invités qui viennent
le sont tout autant. Cependant, là où les pécheurs
orgueilleux sont exclus, les pécheurs humbles sont élus.
7. Si Dieu choisit ceux que le monde
méprise, c’est qu’un tel mépris fait souvent rentrer l’homme
en lui-même. Celui qui avait quitté son père et dépensé
avec prodigalité la part de fortune qu’il avait reçue, revint
en effet en lui-même après avoir commencé à
souffrir de la faim, et il se dit : «Combien de mercenaires dans
la maison de mon père ont du pain en abondance?» (Lc 15, 17).
Il s’était fort éloigné de lui-même en péchant.
Et il ne serait pas rentré en lui-même s’il n’avait eu faim;
car ce n’est qu’après avoir manqué des biens terrestres qu’il
commença à penser aux biens spirituels qu’il avait perdus.
Les pauvres, les infirmes, les aveugles et les boiteux sont donc appelés
et ils viennent, parce qu’il arrive souvent que les infirmes et ceux que
le monde traite avec mépris écoutent d’autant plus volontiers
la voix de Dieu que le monde n’a pour eux rien d’agréable.
C’est ce que figure bien l’épisode
du jeune Egyptien esclave des Amalécites (cf. 1 S 30, 11-20). Ceux-ci,
parcourant et pillant le pays, l’avaient abandonné sur la route,
malade et mourant de faim et de soif. David le trouva pourtant, et lui
donna nourriture et boisson. Cet Egyptien se rétablit aussitôt,
et se fit le guide de David. Il retrouva les Amalécites tandis qu’ils
festoyaient, et lui qu’ils avaient abandonné tout infirme, il en
vint à bout avec une grande vigueur. Amalécite signifie «peuple
lécheur». Et que peut bien symboliser le «peuple lécheur»,
sinon les esprits mondains? Ils lèchent pour ainsi dire toutes les
choses de la terre en les recherchant, puisqu’ils mettent leur jouissance
dans les seuls biens transitoires. Le «peuple lécheur»
fait en quelque sorte du butin, quand ceux qui aiment les biens de la terre
grossissent leurs gains au préjudice de leur prochain. Et l’enfant
égyptien est laissé malade sur le bord de la route, car le
pécheur qui a commencé à être affaibli par les
vents [contraires] de ce monde, s’attire aussitôt le mépris
des esprits mondains. David le trouve pourtant, et lui donne nourriture
et boisson, parce que le Seigneur, dans sa puissance, ne rejette pas de
sa main ceux que le monde exclut; il ramène souvent à la
grâce de son amour ceux qui, n’ayant plus la force de suivre le monde,
demeurent pour ainsi dire sur le bord du chemin, et il leur donne la nourriture
et la boisson de sa parole; et c’est comme s’il se choisissait des guides
parmi eux, en chemin, quand il en fait ses prédicateurs. Car ceux-ci,
en introduisant le Christ dans le cœur des pécheurs, guident en
quelque sorte David contre ses ennemis. Et ils passent par le glaive de
David les Amalécites qui festoient, puisqu’ils jettent à
terre, par la force du Seigneur, les orgueilleux qui les avaient méprisés
en ce monde. Ainsi, l’enfant égyptien abandonné sur la route
tue les Amalécites, parce que ce sont souvent ceux-là mêmes
qui ne pouvaient auparavant suivre les mondains dans leur course en ce
monde, qui dominent désormais les âmes de ces mondains par
leur prédication.
8. Ecoutons maintenant ce que le
serviteur ajoute après avoir amené les pauvres au banquet
: «Maître, vos ordres sont exécutés, et il y
a encore de la place.» Nombreux parmi les Juifs sont ceux qui ont
été ainsi rassemblés pour le souper du Seigneur, mais
la multitude de ceux du peuple d’Israël qui ont cru ne suffit pas
à remplir la salle du banquet céleste. Les Juifs sont déjà
entrés en grand nombre, mais il reste encore place au Royaume pour
y accueillir la foule des nations païennes. C’est pourquoi le maître
dit au serviteur : «Va sur les chemins et le long des haies, et force
les gens à entrer, afin que ma maison soit remplie.» Lorsque
le Seigneur invite à son souper ceux des rues et des places, il
désigne le peuple qui a su observer la Loi et mener le genre de
vie policé de la ville. Mais quand il commande d’aller chercher
ses convives sur les chemins et le long des haies, c’est le peuple grossier
des campagnes, c’est-à-dire les païens, qu’il cherche à
rassembler. C’est en ce sens que le psalmiste dit : «Alors tous les
arbres de la forêt pousseront des cris de joie devant la face du
Seigneur, parce qu’il vient.» (Ps 96, 12-13). Si les païens
sont appelés arbres de la forêt, c’est qu’ils sont toujours
restés tordus et sans fruit du fait de leur incroyance. Ceux qui,
abandonnant leurs usages grossiers et campagnards, se sont convertis, sont
donc venus au souper du Seigneur, pour ainsi dire, du long des haies.
9. Il faut noter que dans cette
troisième invitation, le maître ne dit pas : «Invite-les»,
mais : «Force-les à entrer.» Les uns sont appelés
et dédaignent de venir; d’autres sont appelés et viennent;
quant à ceux de la troisième invitation, il n’est pas dit
qu’ils sont appelés, mais qu’ils sont forcés à entrer.
Ils sont appelés et dédaignent de venir, ceux à qui
il est donné de comprendre sans qu’ils fassent suivre de bonnes
œuvres ce qu’ils ont compris. Ils sont appelés et viennent, ceux
qui, ayant reçu la grâce de comprendre, la traduisent en œuvres.
Et certains sont appelés qui sont même forcés à
entrer.
En effet, il en est qui comprennent
le bien qu’ils devraient faire, mais s’abstiennent de le réaliser;
ils voient ce qu’ils devraient accomplir, mais ils ne le désirent
pas. Or, comme nous l’avons dit tout à l’heure, les désirs
charnels de ces hommes viennent souvent se heurter aux contrariétés
de ce monde; ils s’efforcent d’atteindre une gloire transitoire, mais n’y
parviennent pas; et chaque fois qu’ils se proposent de voguer en haute
mer, c’est-à-dire de briguer les plus hautes responsabilités
de ce siècle, ils sont inexorablement ramenés aux rivages
de l’échec par des vents contraires. Voyant ainsi leurs espoirs
brisés par l’opposition du monde, ils se souviennent qu’ils sont
les débiteurs de leur Créateur, si bien qu’ils reviennent
à lui pleins de honte, après l’avoir abandonné avec
orgueil par amour du monde. Car il arrive souvent à ceux qui poursuivent
la gloire transitoire, ou bien de dépérir dans une longue
maladie, ou bien de succomber sous les injustices, ou bien encore d’être
accablés par de lourds malheurs. Et ils voient, par la souffrance
qui leur vient du monde, qu’ils n’auraient jamais dû avoir confiance
dans les jouissances que ce monde leur offrait; se blâmant alors
eux-mêmes de les avoir désirées, ils tournent leur
cœur vers Dieu.
C’est de ces hommes que le Seigneur
dit par la voix du prophète : «Voici que je vais fermer son
chemin avec des ronces. Je le fermerai d’un mur, et [mon épouse]
ne trouvera plus ses sentiers. Elle poursuivra ses amants et ne les rejoindra
pas; elle les cherchera et ne les trouvera pas, et elle dira : ‹J’irai
et je retournerai vers mon premier mari, car j’étais alors plus
heureuse que maintenant.›» (Os 2, 8-9). Le mari de toute âme
fidèle, c’est Dieu, puisqu’elle lui est intimement liée par
la foi. Mais cette âme qui avait été liée à
Dieu poursuit ses amants quand l’esprit qui a commencé à
croire par la foi se soumet encore dans ses actes aux esprits impurs, recherche
les honneurs du monde, se repaît des plaisirs de la chair, se nourrit
de voluptés raffinées. Cependant, il arrive souvent que le
Dieu tout-puissant jette un regard de miséricorde sur cette âme
et empoisonne ses plaisirs en y mêlant l’amertume. C’est pourquoi
il dit : «Voici que je vais fermer son chemin avec des ronces.»
Nos chemins sont fermés avec des ronces lorsque nous trouvons les
piqûres de l’épreuve dans l’objet même de nos désirs
déréglés. «Je le fermerai d’un mur, et elle
ne trouvera plus ses sentiers.» Nos sentiers sont fermés d’un
mur quand le monde met de fortes oppositions à nos convoitises.
Et nous ne pouvons pas retrouver nos sentiers, parce que nous sommes empêchés
d’atteindre ce que nous recherchons avec malice. «Elle poursuivra
ses amants et ne les rejoindra pas; elle les cherchera et ne les trouvera
pas.» En effet, si l’âme s’est soumise aux esprits malins en
ses désirs, elle n’a pourtant pas pu les rejoindre pour leur faire
réaliser ces désirs. Mais le texte montre combien cette opposition
salutaire s’est révélée utile : «Et elle dira
: ‹J’irai et je retournerai vers mon premier mari, car j’étais alors
plus heureuse que maintenant.›» Après avoir trouvé
ses chemins fermés de ronces, et après n’avoir pu rejoindre
ses amants, elle revient donc à l’amour de son premier mari. En
effet, c’est souvent après n’avoir pu obtenir en ce monde ce que
nous y voulions, et après nous être lassés de ne pouvoir
réaliser nos désirs terrestres, que nous repensons à
Dieu et que commence à nous plaire celui qui nous déplaisait
d’abord. Nous sentons dès lors de la douceur à nous souvenir
de celui dont les commandements nous paraissaient amers. Et notre âme
pécheresse, qui s’efforçait de se rendre adultère
sans pouvoir le devenir par un acte manifeste, décide de redevenir
une épouse fidèle. Ces hommes qui, brisés par les
adversités du monde, reviennent à l’amour de Dieu et sont
guéris des désirs de la vie présente, que sont-ils,
mes frères, sinon des convives qu’on force à entrer?
10. La parole que le maître
ajoute aussitôt après doit nous pénétrer d’une
grande crainte. Recueillez cette parole en votre cœur d’une oreille attentive,
mes frères et mes seigneurs — mes frères en tant que vous
êtes pécheurs, mes seigneurs en tant que vous êtes justes.
Recueillez cette parole d’une oreille attentive, afin d’en ressentir d’autant
moins de frayeur au jour du jugement que vous l’aurez écoutée
avec plus de crainte dans notre prédication. Le maître déclare
en effet : «Car je vous le dis, aucun de ceux qui avaient été
d’abord invités ne goûtera de mon souper.»
Voilà que Dieu vous appelle
par lui-même, qu’il vous appelle par ses anges, qu’il vous appelle
par ses patriarches, qu’il vous appelle par ses prophètes, qu’il
vous appelle par ses apôtres, qu’il vous appelle par ses pasteurs,
et voici même qu’il vous appelle par nous; il vous appelle souvent
par des miracles, souvent aussi par des châtiments, tantôt
par des succès en ce monde, tantôt par des infortunes. Que
nul ne dédaigne de tels appels, car celui qui s’excuse lorsqu’on
l’appelle risque de ne plus pouvoir entrer quand il le voudra. Ecoutez
ce que dit la Sagesse par la bouche de Salomon : «Alors on m’invoquera,
et je n’écouterai pas; on se lèvera dès le matin,
et l’on ne me trouvera pas.» (Pr 1, 28). On peut entendre dans le
même sens la supplication des vierges folles arrivées en retard
: «Seigneur, Seigneur, ouvre-nous.» Mais le Seigneur répond
alors à celles qui cherchent à entrer : «En vérité,
en vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas.»
(Mt 25, 11-12). Que devons-nous donc faire, frères très chers,
sinon abandonner toutes choses, mettre au second plan les soucis du monde,
et n’avoir de désirs que pour l’éternité? Mais cette
vertu n’est donnée qu’à un petit nombre.
11. Je vous conseillerais bien d’abandonner
toutes choses, mais je n’ose pas. Si donc vous n’êtes pas encore
capables de quitter toutes les choses de ce monde, du moins ne vous liez
pas à elles au point d’être liés par elles en ce monde.
Possédez les choses de la terre sans vous laisser posséder
par elles. Maintenez- les sous l’emprise de votre esprit, de peur que celui-ci,
enchaîné par l’amour des choses de la terre, ne se laisse
asservir par celles qu’il possède. Usez donc des choses qui ne durent
pas, mais n’attachez votre désir qu’à celles qui sont éternelles.
Prenez pour le chemin les choses qui ne durent pas, mais désirez
celles qui sont éternelles pour le terme du voyage. Il ne faut regarder
que comme un à-côté tout ce qu’on fait ici-bas, et
porter les yeux de notre esprit en avant, pour fixer, avec toute l’attention
dont ils sont capables, le but à atteindre. Extirpons les racines
des vices, non seulement de nos actes, mais aussi des pensées de
notre cœur. Que ni la volupté de la chair, ni la curiosité
excessive, ni le feu de l’ambition ne nous empêchent de partager
un jour le souper du Seigneur. Même les activités honnêtes
que nous menons en ce monde, n’y touchons que par la surface de l’âme,
en sorte que les biens terrestres qui nous plaisent servent à notre
corps sans nuire à notre cœur.
Frères, nous n’osons donc
pas vous dire de tout abandonner, mais vous pouvez, si vous le voulez bien,
tout abandonner en conservant tout : il suffit pour cela qu’en traitant
des choses du temps, vous tendiez cependant de toute votre âme vers
celles de l’éternité.
12. N’est-ce pas ce que dit l’apôtre
Paul : «Le temps est court; désormais, que ceux qui ont une
femme soient comme s’ils n’en avaient pas; ceux qui pleurent, comme s’ils
ne pleuraient pas; ceux qui se réjouissent, comme s’ils ne se réjouissaient
pas; ceux qui achètent, comme s’ils ne possédaient pas; ceux
enfin qui usent de ce monde, comme s’ils n’en usaient pas; car elle passe,
la figure de ce monde.» (1 Co 7, 29-31). Il a une femme, mais comme
s’il n’en avait pas, celui qui sait s’acquitter des devoirs de la chair1
sans que sa femme le contraigne pourtant à s’immerger tout entier
dans le monde. Notre éminent prédicateur affirme encore :
«Celui qui a une femme a souci des choses du monde, des moyens de
plaire à sa femme.» (1 Co 7, 33). Il a donc une femme comme
s’il n’en avait pas, celui qui s’efforce de plaire à sa femme sans
toutefois déplaire à son Créateur. Il pleure, mais
comme s’il ne pleurait pas, celui qui, affligé par les malheurs
temporels, garde cependant toujours en son âme la pensée consolante
des biens éternels. Il se réjouit, mais comme s’il ne se
réjouissait pas, celui qui trouve de la joie dans les biens transitoires
sans perdre pourtant de vue les tourments éternels, et qui, lorsque
la joie soulève son esprit, la modère en s’exerçant
à craindre continuellement [le châtiment] qu’il connaît
d’avance. Il achète, mais comme s’il ne possédait pas, celui
qui ne se dispose à user des biens terrestres qu’en prévoyant
avec prudence qu’il devra bientôt les abandonner. Enfin, il use de
ce monde, mais comme s’il n’en usait pas, celui qui, faisant servir toutes
les choses qui lui sont nécessaires à l’entretien de sa vie
corporelle, ne les laisse toutefois pas dominer son esprit, et qui se les
soumet si bien qu’elles le servent au-dehors sans jamais briser l’élan
de son âme vers les sommets.
Tous ceux qui agissent ainsi usent
assurément de tout en ce monde, mais sans plus rien désirer.
Car ils se servent bien du nécessaire, mais ils ne veulent rien
avoir de ce qu’on ne peut posséder sans péché. Ils
s’acquièrent même chaque jour des mérites au moyen
de ce qu’ils possèdent, et se réjouissent davantage du bien
qu’ils font que du bien qu’ils possèdent.
13. Pour qu’un tel programme ne
paraisse pas trop difficile à certains, je vais vous raconter une
histoire qui concerne une personne que beaucoup d’entre vous ont connue;
je l’ai apprise moi-même il y a trois ans à Civitavecchia,
de personnes dignes de foi. Il y eut récemment dans cette ville
un comte du nom de Théophane; c’était un homme adonné
aux actions charitables, zélé pour les bonnes œuvres, et
qui pratiquait très particulièrement l’hospitalité.
Pris par les devoirs de sa charge de comte, il devait bien s’occuper de
choses terrestres et transitoires, mais comme sa fin le fit voir plus clairement,
c’était davantage par devoir que par inclination.
Peu avant sa mort, une très
grosse tempête se déchaîna, qui risquait d’empêcher
de le conduire au cimetière. Tout en pleurs, son épouse lui
demandait : «Que vais-je faire? Comment te mener au tombeau, puisqu’une
telle tempête m’interdit de franchir le seuil de cette maison?»
Il lui répondit : «Ne pleure pas, pauvre femme, car dès
que je serai mort, le beau temps reviendra.» Sur ces mots, il mourut,
et le beau temps fut de retour aussitôt après.
Ses mains et ses pieds, atteints
par la goutte, étaient gonflés de liquide et couverts d’ulcères
purulents. Mais lorsqu’on eut mis son corps à nu, selon l’usage,
pour le laver, on trouva ses mains et ses pieds aussi sains que s’ils n’avaient
jamais eu d’ulcères. On l’emporta alors et on l’ensevelit. Quatre
jours après, son épouse jugea bon de changer la dalle de
marbre qui recouvrait la tombe. Quand on eut enlevé cette dalle
de marbre qui recouvrait le corps, il se dégagea de son corps un
parfum aussi suave que si la fermentation de sa chair pourrissante avait
produit, non des vers, mais des aromates.
Je vous ai raconté cette
histoire pour vous montrer par un exemple récent que certains hommes
portent la livrée du monde sans avoir pour autant l’esprit du monde.
En effet, ceux qui sont retenus dans le monde par une obligation qui leur
interdit de s’en libérer complètement, doivent s’occuper
des affaires du monde, sans se laisser pourtant dominer par elles sous
l’effet de l’abattement.
Méditez donc cet exemple,
et si vous ne pouvez abandonner tout ce qui est du monde, accomplissez
au-dehors, de votre mieux, les choses du dehors, tout en vous empressant
ardemment au-dedans vers les biens éternels. Que rien ne puisse
freiner le désir de votre âme. Que la jouissance d’aucune
chose ne vous enchaîne en ce monde. Aimez-vous quelque bien? Que
votre âme mette sa joie dans des biens meilleurs, c’est-à-dire
ceux du Ciel. Craignez-vous quelque mal? Que votre esprit se représente
les maux éternels. Considérant ainsi que tout l’emporte dans
l’au-delà, aussi bien ce qu’on y aime que ce qu’on y redoute, rien
ne vous fixera plus ici-bas. Nous disposons pour cela de l’aide du Médiateur
entre Dieu et les hommes; si nous brûlons pour lui d’un amour véritable,
nous obtiendrons tout sans retard par celui qui, étant Dieu, vit
et règne avec le Père et le Saint-Esprit, dans les siècles
des siècles. Amen.
______________________________
1 La cellule (chambre de moine ou
de moniale) est ici, semble-t-il, une maisonnette accolée à
l’église.
Homélie 37
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Sébastien, martyr,
le jour de sa fête
20 janvier 592
Les conditions pour être disciple
Le passage d’Evangile expliqué
par Grégoire énonce la grande loi du renoncement, puis l’illustre
par deux courtes paraboles : celle de l’homme qui calcule la dépense
avant de construire une tour, et celle du roi qui s’apprête à
combattre un adversaire deux fois plus puissant. Le saint pape, commentant
ce texte à son peuple, va s’efforcer de lui inculquer qu’il est
à la fois nécessaire de se renoncer et d’obtenir de Dieu
le pardon de ses fautes. Il passe très habilement de la première
nécessité à la seconde à l’occasion de la parabole
du roi en guerre.
I- (1-6) Le prédicateur commence
par insister sur les grands efforts indispensables pour parvenir aux récompenses
infinies de l’éternité. Il explique en quel sens Jésus
nous demande de haïr nos proches et notre âme, ce que signifie
porter notre croix et le suivre, à quoi nous invitent à réfléchir
la comparaison de l’homme qui calcule sa dépense pour bâtir
une tour et celle du roi en guerre. Ce roi dont les forces sont insuffisantes
nous représente : nous avons des comptes à rendre à
notre souverain Juge, et nous ne pourrons jamais y suffire. Que faire?
II- (7-10) Nous devons, de toute
nécessité, éviter la rencontre frontale avec l’armée
de notre Roi, et envoyer à cette fin au-devant de lui l’ambassade
de nos larmes, de nos aumônes et du saint sacrifice pour obtenir
notre pardon. Une histoire, connue de l’auditoire, vient rappeler ici opportunément
que la messe est très efficace pour nous délivrer des chaînes
de nos péchés. Et la belle mort de l’évêque
Cassius, qui célébrait la messe chaque jour en y joignant
des larmes et des aumônes, montre à quel degré de sainteté
peut nous faire parvenir l’ambassade du saint sacrifice. Si donc nous ne
pouvons tout quitter comme nous le demande notre Roi, apaisons-le du moins
par nos prières.
Lc 14, 26-33
En ce temps-là, Jésus
dit aux foules : «Si quelqu’un vient à moi sans haïr
son père et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses
frères, et ses sœurs, et jusqu’à sa propre âme, il
ne peut être mon disciple. Celui qui ne porte pas sa croix et ne
vient pas après moi ne peut être mon disciple.
«Qui de vous, en effet, s’il
veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense
et voir s’il a de quoi l’achever? De peur qu’après avoir posé
les fondations, il ne puisse l’achever, et que tous ceux qui le verront
ne se mettent à se moquer de lui, en disant : ‹Cet homme a commencé
à bâtir, et il n’a pas pu achever!› Ou encore, quel est le
roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commence par
s’asseoir pour examiner s’il peut faire face, avec dix mille soldats, à
un ennemi qui s’avance vers lui avec vingt mille? S’il ne le peut, il envoie,
tandis que l’autre est encore loin, une ambassade pour négocier
la paix.
«Ainsi donc, quiconque d’entre
vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être
mon disciple.»
Si notre âme, frères
très chers, prend en considération la nature et l’abondance
de ce qui lui est promis dans les cieux, elle fera bon marché de
tout ce qu’elle possède en cette terre. Car en comparaison des joies
d’en haut, les biens de la terre sont un fardeau, non un soutien. Et cette
vie éphémère, comparée à la vie éternelle,
doit plutôt être appelée une mort qu’une vie. Le dépérissement
quotidien de notre corps corruptible n’est-il pas, en effet, une mort à
petit feu?
Quelle langue pourra exprimer, quelle
intelligence pourra comprendre l’abondance des joies de la cité
d’en haut : prendre place parmi les chœurs des anges, être admis
en présence de la gloire du Créateur en compagnie des esprits
bienheureux, contempler de près le visage de Dieu, voir la lumière
infinie, ne plus rien avoir à craindre de la mort, se réjouir
du don de l’éternelle incorruptibilité? Notre âme s’enflamme
en entendant ces choses, et la voilà qui désire être
admise là où elle espère se réjouir sans fin.
Mais on ne peut parvenir à ces grandes récompenses que par
de grandes et laborieuses épreuves. Paul, l’éminent prédicateur,
déclare à ce sujet : «On ne recevra la couronne que
si l’on a combattu selon les règles.» (2 Tm 2, 5). Notre esprit
doit donc se réjouir de la grandeur des récompenses, mais
sans s’effrayer des épreuves laborieuses. C’est pourquoi celui qui
est la Vérité dit aux foules qui viennent à lui :
«Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père et
sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses
sœurs, et jusqu’à sa propre âme, il ne peut être mon
disciple.»
2. Il est bon de nous demander comment
il nous est commandé ici de haïr nos parents et nos proches
selon la chair, alors qu’il nous est ordonné d’aimer même
nos ennemis. D’ailleurs, la Vérité déclare aux hommes,
au sujet de leur épouse : «Ce que Dieu a uni, que l’homme
ne le sépare pas.» (Mt 19, 6). Et Paul leur dit : «Maris,
aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise.» (Ep 5,
25). Voilà que le disciple prêche d’aimer sa femme, alors
que le Maître dit : «Celui qui ne hait pas sa femme ne peut
être mon disciple.» Le Juge peut-il déclarer une chose,
et son héraut en proclamer une autre? Ou bien pouvons-nous en même
temps haïr et aimer? Mais si nous réfléchissons bien
à la signification exacte de chaque précepte, nous devenons
capables de les mettre tous deux en pratique, en opérant des distinctions
: nous pouvons à la fois aimer ceux qui nous sont unis par la parenté
de la chair en les reconnaissant comme nos proches, et les ignorer en les
haïssant et en les fuyant quand ils s’opposent [à notre avancement]
dans la voie de Dieu. N’est-ce pas pour ainsi dire aimer au moyen de la
haine que de refuser d’écouter celui qui juge des choses selon la
chair quand il nous induit au mal?
Pour nous montrer que cette haine
envers nos proches ne vient pas d’un manque d’affection, mais de la charité,
le Seigneur ajoute aussitôt : «Et jusqu’à sa propre
âme». Invités à haïr nos proches, nous le
sommes aussi à haïr notre âme. Il est donc évident
que celui qui doit haïr son prochain comme lui-même, doit le
haïr en l’aimant. C’est en effet haïr notre âme de la bonne
façon que de ne pas consentir à ses désirs charnels,
de mettre un frein à ses attirances et de résister à
ses voluptés. Par conséquent, mépriser son âme
pour la rendre meilleure, c’est pour ainsi dire l’aimer au moyen de la
haine. Et c’est en opérant les mêmes distinctions que nous
devons haïr nos proches, en sorte que tout en aimant ce qu’ils sont,
nous haïssions en eux ce qui nous fait obstacle dans la voie de Dieu.
3. Lorsque Paul se rendait à
Jérusalem, le prophète Agab lui prit sa ceinture et s’en
servit pour se lier les pieds, en affirmant : «L’homme à qui
appartient cette ceinture sera ainsi lié à Jérusalem.»
(Ac 21, 11). Mais que dit alors l’Apôtre, qui haïssait son âme
si parfaitement? «Pour moi, je suis prêt, non seulement à
être lié, mais encore à mourir à Jérusalem
pour le nom du Seigneur Jésus-Christ.» (Ac 21, 13). Il avait
déjà déclaré : «Je ne regarde pas mon
âme comme plus précieuse que moi.» (Ac 20, 24). C’est
ainsi qu’il haïssait son âme en l’aimant, ou plutôt qu’il
l’aimait en la haïssant, puisqu’il souhaitait la livrer à la
mort pour Jésus, afin de la ramener de la mort du péché
à la vie.
Tirons du discernement opéré
dans la haine envers nous-mêmes le modèle de la haine envers
le prochain. Il nous faut aimer en ce monde tous les hommes, fussent-ils
nos ennemis; mais il nous faut détester ceux qui s’opposent [à
notre avancement] dans la voie de Dieu, fussent-ils nos proches. Car celui
qui a commencé à désirer les biens éternels
doit, pour la cause de Dieu qu’il a embrassée, se rendre étranger
à son père, étranger à sa mère, étranger
à sa femme, étranger à ses enfants, étranger
à ses amis, étranger à lui-même, afin de connaître
Dieu avec d’autant plus de vérité qu’il ne veut plus reconnaître
personne quand il s’agit de sa cause. Il est fréquent, en effet,
que les affections charnelles fassent dévier l’élan de l’esprit
et l’aveuglent; elles ne nous font pourtant aucun mal si nous les maîtrisons.
Nous devons donc aimer notre prochain
et témoigner de la charité à tous, aussi bien aux
étrangers qu’aux personnes qui nous sont proches, mais il ne faut
pas qu’une telle charité nous détourne de l’amour de Dieu.
4. Nous savons que lorsque l’arche
du Seigneur revint de la terre des Philistins à celle des Israélites,
elle fut placée sur un chariot, auquel on attela des vaches dont
on dit qu’elles avaient vêlé et que leurs petits étaient
enfermés à l’étable. Et il est écrit : «Les
vaches allaient tout droit par la route qui mène à Beth-Samès;
elles suivaient toujours la même route, en marchant et en mugissant,
sans se détourner ni à droite ni à gauche.»
(1 S 6, 12). Que symbolisent ces vaches dans l’Eglise, sinon les fidèles,
qui se chargent pour ainsi dire de l’arche du Seigneur sur leurs épaules
en méditant les préceptes de l’Ecriture Sainte? Il faut bien
noter qu’on dit de ces vaches qu’elles avaient vêlé, car ils
sont nombreux, ceux qui, engagés intérieurement sur la voie
de Dieu, restent attachés extérieurement par des affections
humaines1; mais ceux qui portent l’arche de Dieu dans leur cœur ne s’écartent
pas du droit chemin. Remarquez en effet que les vaches marchent vers Beth-Samès.
Or Beth-Samès signifie «Maison du soleil», et le prophète
affirme : «Pour vous qui craignez le Seigneur, le Soleil de justice
va se lever.» (Ml 3, 20). Si donc nous nous dirigeons vers la demeure
du Soleil éternel, il convient assurément que les affections
charnelles ne nous écartent pas du chemin de Dieu. Car il nous faut
observer très attentivement que les vaches attelées au chariot
de Dieu marchent et mugissent : elles poussent des gémissements
venant du tréfonds d’elles-mêmes, sans laisser cependant leurs
pieds dévier de la route. C’est ainsi que les prédicateurs
de Dieu et tous les fidèles doivent se comporter à l’intérieur
de la sainte Eglise : il leur faut compatir à leur prochain par
charité, sans se laisser pourtant détourner de la voie de
Dieu par cette compassion.
5. Par les paroles qui suivent,
la Vérité nous manifeste quelle sorte de haine on doit avoir
pour son âme : «Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient
pas après moi ne peut être mon disciple.» Le mot «croix»
[crux] vient de cruciatus [tourment]. Et nous portons la croix du Seigneur
de deux façons : ou bien en mortifiant notre chair par l’abstinence,
ou bien en faisant nôtres les malheurs du prochain par la compassion.
Car celui qui ressent de la douleur pour les malheurs du prochain porte
sa croix en esprit.
Il faut savoir qu’il en est qui
ne pratiquent pas l’abstinence de la chair pour l’amour de Dieu, mais par
vaine gloire. Et beaucoup ne sont pas animés pour leur prochain
d’une compassion spirituelle, mais d’une compassion charnelle, en lui manifestant
une pitié qui l’encourage à pécher au lieu de favoriser
sa vertu. Ceux-là semblent bien porter la croix, mais ils ne suivent
pas le Seigneur. Aussi la Vérité déclare-t-elle à
bon droit : «Celui qui ne porte pas sa croix et ne vient pas après
moi ne peut être mon disciple.» Car porter sa croix et aller
à la suite du Seigneur, c’est pratiquer l’abstinence de la chair
ou compatir à son prochain en vue de l’éternité. En
effet, celui qui s’acquitte de telles actions pour obtenir une récompense
transitoire, porte sans doute sa croix, mais refuse d’aller à la
suite du Seigneur.
6. Comme ce sont des préceptes
très élevés que notre Rédempteur nous donne
ici, il les fait suivre aussitôt de la comparaison avec un édifice
très élevé à construire, quand il dit : «Qui
de vous, en effet, s’il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir
pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi l’achever? De peur
qu’après avoir posé les fondations, il ne puisse l’achever,
et que tous ceux qui le verront ne se mettent à se moquer de lui,
en disant : ‹Cet homme a commencé à bâtir, et il n’a
pas pu achever!›» Nous devons faire précéder toutes
nos actions d’un effort de réflexion. Remarquez en effet que selon
la parole de la Vérité, celui qui bâtit une tour se
prépare d’abord à la dépense nécessaire pour
cette construction. Si donc nous désirons construire la tour de
l’humilité, nous devons d’abord nous préparer à supporter
les adversités de ce monde. Car il y a cette différence entre
l’édifice de la terre et celui du Ciel, que l’édifice de
la terre se construit en rassemblant de l’argent, alors qu’il faut en distribuer
pour construire celui du Ciel. Si l’on veut entreprendre des dépenses
pour bâtir sur la terre, il faut se procurer ce qu’on ne possède
pas2; si l’on veut entreprendre des dépenses pour bâtir dans
le Ciel, il faut renoncer même à ce qu’on possède.
Ces dernières dépenses,
le jeune homme riche n’a pu les faire. Il détenait de grands biens
et demanda au Maître : «Bon Maître, que dois-je accomplir
pour posséder la vie éternelle?» (Mt 19, 16). Mais
quand il eut entendu le précepte de tout abandonner, il se retira
tout triste, d’autant plus resserré en son cœur que ses richesses
le mettaient plus au large au-dehors. Parce qu’il aimait dépenser
en cette vie pour s’élever, il ne voulut pas dépenser en
vue de la vie éternelle pour s’humilier.
Il faut aussi considérer
ces mots : «Et que tous ceux qui le verront ne se mettent à
se moquer de lui», car suivant la parole de saint Paul, «nous
sommes donnés en spectacle au monde, aux anges et aux hommes»
(1 Co 4, 9). Et nous devons tenir compte, dans tout ce que nous faisons,
de nos adversaires cachés, qui ne cessent d’observer nos actes et
de se féliciter de nos défaillances. C’est en ayant ces adversaires
devant les yeux que le prophète dit : «Mon Dieu, en toi je
me confie : que je n’aie pas à rougir. Que mes ennemis n’aient pas
sujet de se railler de moi.» (Ps 25, 2). Car si nous ne nous gardons
pas avec vigilance des esprits malins quand nous travaillons à une
bonne œuvre, nous devons subir les railleries de ceux-là mêmes
qui nous incitent au mal.
Après la comparaison avec
l’édifice à bâtir, le Seigneur en ajoute une autre
plus noble, pour nous aider à comprendre les réalités
supérieures à partir de celles qui sont moins dignes. Le
texte poursuit en effet : «Ou encore, quel est le roi qui, partant
faire la guerre à un autre roi, ne commence par s’asseoir pour examiner
s’il peut faire face, avec dix mille soldats, à un ennemi qui s’avance
vers lui avec vingt mille? S’il ne le peut, il envoie, tandis que l’autre
est encore loin, une ambassade pour négocier la paix.» Un
roi vient pour combattre un autre roi, son égal, et s’il estime
pourtant qu’il n’a pas suffisamment de forces, il lui envoie une ambassade
pour négocier la paix. Dans le terrible compte que nous avons à
rendre à notre Roi, quelles larmes ne devons-nous pas verser pour
trouver un espoir de pardon, nous qui ne venons pas au jugement en égaux,
puisque notre condition, notre faiblesse et nos torts nous mettent assurément
en situation d’inférieurs!
7. Peut-être avons-nous déjà
rompu avec le péché dans nos actes, peut-être évitons-nous
maintenant tous les désordres extérieurs; mais parviendrons-nous
pour autant à rendre compte de nos pensées? Car si l’on dit
que le premier roi vient avec vingt mille soldats, il est très insuffisant
pour l’autre de venir contre lui avec dix mille. Dix mille face à
vingt mille, c’est le simple en face du double. Or nous, avec tous nos
progrès, c’est à peine si nous gardons nos actes extérieurs
dans le droit chemin. Même si nous avons maintenant coupé
avec la luxure de la chair, nous n’avons pas encore arraché ses
racines de notre cœur. Mais celui qui vient pour nous juger, c’est à
la fois l’extérieur et l’intérieur qu’il juge; il pèse
les actes aussi bien que les pensées. Il vient donc avec une armée
double de la nôtre, lui qui examine et nos œuvres et nos pensées,
quand nous nous sommes à peine préparés à répondre
de nos œuvres seules. Que nous faut-il donc faire, mes frères, sinon
reconnaître qu’une simple armée ne peut nous suffire contre
celle, deux fois plus importante, de notre Juge, et lui envoyer une ambassade
pour négocier la paix, tant qu’il est encore loin? Si l’on dit qu’il
est loin, c’est que sa présence ne s’est pas encore manifestée
par le jugement. Envoyons-lui nos larmes en ambassade, envoyons-lui nos
œuvres de miséricorde, sacrifions sur son autel des victimes expiatoires,
reconnaissons que nous ne pourrons lui tenir tête au jour du jugement.
Considérons son infinie puissance, et négocions la paix avec
lui. Car telle est l’ambassade qui peut apaiser le Roi qui s’avance.
Considérez, mes frères,
l’immense bonté de ce Roi : il pourrait nous écraser par
sa venue, mais il tarde à venir. Envoyons-lui en ambassade, ainsi
que nous venons de le dire, des larmes, des aumônes et l’offrande
du saint sacrifice. Le sacrifice offert sur le saint autel avec des larmes
et un cœur plein de bonté est particulièrement efficace pour
nous obtenir l’absolution, puisque celui qui, ressuscité des morts,
ne meurt plus, souffre à nouveau pour nous dans le mystère
de cette oblation. Car chaque fois que nous lui offrons le sacrifice de
sa Passion, nous renouvelons en nous [l’effet de] sa Passion pour notre
absolution.
8. Beaucoup d’entre vous, frères
très chers, connaissent, je le pense, l’histoire que je veux maintenant
vous raconter pour rafraîchir votre mémoire. On rapporte en
effet l’événement suivant, arrivé en des temps assez
proches du nôtre : un homme, ayant été capturé
par des ennemis, fut envoyé fort loin d’ici et demeura longtemps
retenu dans les chaînes, au point que son épouse, ne le voyant
pas revenir de sa captivité, pensa qu’il avait cessé de vivre.
Aussi prit-elle désormais soin de faire offrir pour lui le saint
sacrifice chaque semaine, comme pour un mort. Or les chaînes du prisonnier
se détachaient dans sa prison chaque fois que son épouse
faisait offrir le saint sacrifice pour la délivrance de son âme.
Le prisonnier, de retour chez lui longtemps après, fit savoir à
son épouse, en s’en étonnant vivement, que ses chaînes
se détachaient chaque semaine à jour fixe. Son épouse
reconnut, en examinant les jours et l’heure du phénomène,
que cette libération se produisait au moment même où
le sacrifice, selon son souvenir, était offert pour son mari. Vous
pouvez en déduire infailliblement, frères très chers,
quelle vertu doit avoir le saint sacrifice pour délier en nous les
liens du cœur, lorsque nous l’offrons nous-mêmes, puisqu’offert par
un autre, il a pu délier [en ce prisonnier] les chaînes du
corps.
9. Beaucoup d’entre vous, frères
très chers, ont connu Cassius, évêque de Narni, qui
avait coutume d’offrir quotidiennement le sacrifice eucharistique, en sorte
que presque aucun jour de sa vie ne se passait sans qu’il immolât
au Dieu tout-puissant la victime de propitiation. Sa vie même s’accordait
parfaitement avec le saint sacrifice : il distribuait tous ses biens en
aumônes, et quand l’heure venait pour lui d’offrir le saint sacrifice,
se répandant tout en larmes, il s’immolait lui-même avec une
grande contrition du cœur.
J’ai connu sa vie et sa mort par
le rapport d’un diacre de vie vénérable, qui avait été
formé par lui. Il racontait qu’une nuit, le Seigneur s’était
montré à l’un des prêtres de Cassius, en lui disant
: «Va et dis ceci à ton évêque : ‹Fais bien ce
que tu fais, continue à pratiquer ce que tu pratiques. Que ni ton
pied ne s’arrête, ni ta main ne s’arrête. Le jour de la fête
des Apôtres [Pierre et Paul], tu viendras à moi, et je te
donnerai ta récompense.›» Le prêtre se leva, mais comme
la fête des Apôtres n’était plus éloignée,
il n’osa pas annoncer à son évêque le jour d’une fin
si proche. Le Seigneur revint une autre nuit, reprocha vivement au prêtre
sa désobéissance et lui renouvela son ordre dans les mêmes
termes. Le prêtre se leva alors pour l’exécuter, mais sa faiblesse
l’empêcha à nouveau d’aller faire sa révélation.
Il persista à désobéir à l’avertissement de
cet ordre réitéré, et négligea de révéler
ce qu’il avait vu. Mais comme d’ordinaire la colère de Dieu proportionne
son châtiment au mépris qu’on fait de sa douceur et de sa
grâce, le Seigneur apparut à ce prêtre une troisième
fois, et joignant les coups aux paroles, il le frappa avec une telle rigueur
que les blessures de son corps amollirent la dureté de son cœur.
Alors, instruit par cette correction, il se leva et se rendit chez l’évêque,
qu’il trouva déjà prêt à offrir le saint sacrifice,
près du tombeau du bienheureux martyr Juvénal, selon sa coutume.
Il demanda un entretien secret loin des assistants et se jeta à
ses pieds. Comme l’évêque avait pu relever, non sans peine,
l’homme qui pleurait à chaudes larmes, il s’efforça de connaître
la cause de ses pleurs. Le prêtre, avant de raconter sa vision, enleva
le vêtement qui couvrait ses épaules et montra ses plaies,
qui témoignaient pour ainsi dire de la vérité [de
ses paroles] et de sa faute. Il fit voir de quel châtiment sévère
les coups reçus avaient marqué ses membres meurtris. A cette
vue, l’évêque fut horrifié, et très étonné,
il lui demanda qui avait osé lui donner de tels coups. Le prêtre
répondit : «C’est pour vous que je les ai endurés.»
L’étonnement de l’évêque et son effroi en grandirent
d’autant. Sans plus opposer de retard aux interrogations de l’évêque,
le prêtre lui découvrit alors la révélation
secrète qu’il avait reçue, et lui rapporta le commandement
du Seigneur, lui répétant ces paroles qu’il avait entendues
: «Fais bien ce que tu fais, continue à pratiquer ce que tu
pratiques. Que ni ton pied ne s’arrête, ni ta main ne s’arrête.
Le jour de la fête des Apôtres, tu viendras à moi, et
je te donnerai ta récompense.» A ces mots, l’évêque
se prosterna pour prier avec une grande contrition du cœur, et lui qui
était venu offrir le saint sacrifice à la troisième
heure, il en retarda la célébration jusqu’à la neuvième
heure, du fait de la prolongation de sa prière.
Depuis ce jour, il fit des progrès
de plus en plus notables dans l’amour de Dieu, d’autant plus courageux
à la tâche qu’il était plus assuré de la récompense.
Car le Seigneur, dont il avait été le débiteur, était
devenu lui-même, en vertu de sa promesse, le débiteur de cet
évêque. Celui-ci avait pris l’habitude d’aller à Rome
chaque année pour la fête des Apôtres, mais inquiet
depuis la révélation du prêtre, il ne voulut pas y
aller selon sa coutume. Cette année-là, il fut donc sur ses
gardes; la seconde et la troisième année, il resta en suspens
dans l’attente de sa mort, et également les quatrième, cinquième
et sixième années. Il aurait pu désespérer
de la vérité de la révélation si les coups
reçus par le prêtre n’avaient garanti l’exactitude de ses
paroles.
Or voici que la septième
année, alors qu’il était parvenu en bonne santé jusqu’aux
vigiles de la fête attendue, la fièvre le saisit doucement
pendant ces vigiles. Et le jour même de la fête, il dit à
ses fils, qui l’attendaient, qu’il ne pourrait célébrer la
sainte messe. Ses fils, qui supposaient eux aussi que le moment de sa mort
était venu, allèrent tous ensemble le trouver et protestèrent
qu’aucun d’entre eux ne célébrerait la messe ce jour-là
si leur évêque ne se faisait leur intercesseur auprès
du Seigneur. Devant leur insistance, l’évêque dit alors la
messe dans son oratoire; de sa propre main, il leur distribua à
tous le corps du Seigneur et la paix. Puis, après avoir achevé
le saint sacrifice, il retourna au lit; là, se voyant entouré
de ses prêtres et de ses ministres, il les encouragea, en guise de
dernier adieu, à conserver entre eux le lien de la charité,
et leur recommanda de rester unis dans une grande concorde. Au milieu de
ces paroles de sainte exhortation, il cria soudain d’une voix terrible
: «C’est l’heure!» Il donna aussitôt de ses mains aux
assistants le linge qu’on a coutume de placer sur le visage des morts.
Dès qu’on l’eut disposé, il rendit l’esprit, et son âme
si sainte s’affranchit de la corruption de la chair pour parvenir aux joies
éternelles. Cet évêque, frères très chers,
n’a-t-il pas imité en sa mort celui qu’il avait contemplé
durant sa vie? Car il sortit de ce corps en disant : «C’est l’heure»,
de même que Jésus, ayant tout achevé, avait dit : «Tout
est consommé», avant d’incliner la tête et de rendre
l’esprit (cf. Jn 19, 30). Ce que le Seigneur avait accompli par sa propre
puissance, son serviteur l’a fait par le don d’un appel.
10. Voilà la paix et la grâce
qu’a obtenues du Roi qui vient cette ambassade du sacrifice quotidien,
jointe à des aumônes et à des larmes.
Que celui qui en est capable abandonne
donc toutes choses. Quant à celui qui n’a pas la force de tout quitter,
qu’il envoie une ambassade au Roi pendant que ce dernier est encore éloigné,
et qu’il lui présente les offrandes de ses larmes, de ses aumônes
et du saint sacrifice. Car ce Roi sait bien que sa colère ne pourra
être supportée; aussi veut-il être apaisé par
nos prières. S’il tarde à venir, c’est qu’il attend que nous
lui envoyions cette ambassade pour demander la paix. S’il l’avait voulu,
il serait déjà venu et aurait anéanti tous ses adversaires.
Mais tout en faisant savoir que sa venue sera terrible, il tarde cependant
à venir, parce qu’il voudrait ne trouver plus personne à
punir.
Il nous fait voir quel crime nous
commettons en le méprisant, lorsqu’il nous déclare : «Ainsi
donc, quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède
ne peut être mon disciple»; il nous donne pourtant un remède
capable de nous procurer le salut espéré, car celui dont
on ne peut supporter la colère veut bien se laisser adoucir par
une ambassade de paix.
Lavez donc par vos larmes, frères
très chers, les taches de vos péchés; effacez-les
par vos aumônes, expiez-les par le saint sacrifice. Que votre cœur
ne soit plus attaché aux choses dont vous n’avez pas encore abandonné
l’usage. Fixez votre espérance dans le seul Rédempteur, passez
en esprit dans l’éternelle patrie. Car si vous savez ne plus rien
posséder avec amour en ce monde, on peut dire que vous avez déjà
abandonné toutes choses, même si vous continuez à les
posséder. Que Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui nous a donné
des remèdes en vue de la paix éternelle, nous accorde aussi
les joies que nous désirons, lui qui, étant Dieu, vit et
règne avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans
tous les siècles des siècles. Amen.
Homélie 38
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Clément, martyr
10 février 592 (un dimanche)
Les invités au festin
Saint Grégoire commente la
parabole du banquet des noces tout au long, mais il insiste davantage sur
la robe nuptiale et sur la sentence finale de Jésus : «Beaucoup
sont appelés, mais peu sont élus.»
I- (1-8) Sans vouloir imposer son
opinion, le pape penche pour la distinction entre le banquet des noces
de notre évangile et le souper dont parle saint Luc (14, 16-24 :
passage commenté dans l’Homélie 36). Ce dernier figurerait
alors l’éternité, tandis que l’autre banquet désigne
l’Eglise présente, dont on peut encore exclure un indigne, non revêtu
de l’habit nuptial. L’orateur démontre qu’on peut appeler Royaume
des cieux l’Eglise de la terre, puis il détermine successivement
ce que représentent les noces, le refus opposé par les invités
et le châtiment qui leur est infligé par le roi. Bons et mauvais
se retrouvent dans la salle des noces, car ici-bas les bons doivent se
résoudre à ce mélange inextricable où dominent
les mauvais. Comme l’arche de Noé qui se resserre en haut, l’Eglise
compte beaucoup de pécheurs et peu de parfaits. Pourtant, les méchants
sont utiles aux bons, qu’ils font devenir encore meilleurs.
II- (9-13) Nous devons prendre garde
à porter la robe nuptiale, qui est la charité. Le prédicateur
exprime par deux images que cette charité doit inclure l’amour de
Dieu et l’amour du prochain. C’est selon Dieu, ajoute-t-il, que nous sommes
tenus d’aimer notre prochain, ce dont nous sommes plus facilement certains
quand il s’agit d’ennemis, que nous ne pouvons aimer qu’en Dieu. Toute
excuse tombera quand le Juge paraîtra : les pieds et les mains déjà
liés invisiblement par le péché, nous serons jetés
dans les ténèbres extérieures, qui correspondent à
notre aveuglement intérieur.
III- (14-16) Car «beaucoup
sont appelés, mais peu sont élus». Ne pouvant savoir
si nous serons élus, nous sommes invités à nous humilier.
Grégoire, sachant les exemples plus efficaces que les paroles, relate
deux histoires passionnantes, complémentaires l’une de l’autre.
Trois de ses tantes s’étaient engagées ensemble dans une
vie de chasteté. Deux d’entre elles y progressèrent jusqu’à
la mort, mais la dernière ne persévéra pas et se maria.
A l’inverse, raconte ensuite le pape, un jeune homme très corrompu,
se convertissant juste au moment où il allait mourir, reste en vie
et s’adonne à la pénitence. Ainsi, une sainte moniale se
pervertit et finit par se damner, tandis qu’un pécheur endurci se
convertit in extremis. Tremblons donc pour l’imperfection de nos actions,
et ne mettons notre joie que dans la miséricorde de Dieu.
Mt 22, 1-14
En ce temps-là, Jésus
parlait en paraboles aux chefs des prêtres et aux pharisiens, leur
disant : «Le Royaume des cieux est semblable à un roi qui
fit des noces pour son fils. Il envoya ses serviteurs appeler ceux qui
avaient été invités aux noces, et ils ne voulurent
pas venir. Il envoya encore d’autres serviteurs, en disant : ‹Dites aux
invités : Voici que j’ai préparé mon festin; mes taureaux
et mes grasses volailles sont égorgés; tout est prêt,
venez aux noces.› Mais ceux-ci n’en tinrent pas compte et s’en furent,
l’un à son champ, l’autre à son négoce. Certains même
saisirent les serviteurs, et après les avoir maltraités,
ils les tuèrent. Le roi, l’ayant appris, se mit en colère
et envoya ses armées; il fit périr ces assassins et brûla
leur ville. Alors il dit à ses serviteurs : ‹Le repas des noces
est prêt, mais ceux que j’y avais invités n’en étaient
pas dignes. Allez donc à l’issue des chemins, et tous ceux que vous
trouverez, invitez-les aux noces.› Ces serviteurs, sortis sur les chemins,
rassemblèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, mauvais et bons;
et la salle des noces fut remplie de convives.
«Le roi entra pour voir ceux
qui étaient à table, et ayant aperçu là un
homme qui n’était pas revêtu de la robe nuptiale, il lui dit
: ‹Mon ami, comment es-tu entré ici sans avoir la robe nuptiale?›
Et cet homme resta muet. Alors le roi dit à ses serviteurs : ‹Liez-lui
les mains et les pieds, et jetez-le dans les ténèbres extérieures.
Là seront les pleurs et les grincements de dents.›
«Car beaucoup sont appelés,
mais peu sont élus.»
Mon dessein, frères très
chers, est de parcourir brièvement, s’il m’est possible, le texte
de cet évangile, pour avoir le temps d’élargir mon propos
à la fin. Mais il faut rechercher tout d’abord si le récit
[du banquet] qu’on nous a lu dans l’Evangile de Matthieu coïncide
avec celui de Luc qui parle d’un souper. Il semble assurément exister
quelques différences entre les deux, car ici on mentionne un déjeuner,
et là, un souper. Dans le premier texte, celui qui est entré
aux noces sans un vêtement approprié a été chassé,
alors que dans l’autre, on ne dit pas qu’aucun de ceux qui sont entrés
ait été chassé. Nous pouvons en conclure sans nous
tromper que dans le récit d’aujourd’hui, les noces représentent
l’Eglise de la terre, tandis que dans l’autre récit, le souper figure
le banquet final de l’éternité. En effet, si quelques-uns
ressortent du premier banquet après y être entrés,
quiconque sera entré au second n’en ressortira plus.
Mais si quelqu’un voulait absolument
soutenir que c’est ici et là le même passage d’Evangile, je
préfère, puisque la foi n’est pas en cause, me rendre à
l’opinion d’autrui que d’avoir à me disputer avec lui, parce qu’on
peut sans doute admettre que Matthieu parle de cet homme expulsé
pour être entré sans vêtement de noces, et que Luc n’en
parle pas. Même le fait que l’un parle d’un souper et l’autre d’un
déjeuner ne vient pas contredire notre manière de comprendre,
car le déjeuner se prenait toujours chez les anciens à la
neuvième heure et pouvait donc être aussi appelé un
souper.
2. Je me souviens de vous avoir
déjà dit maintes fois que c’est souvent l’Eglise de la terre
qui est appelée Royaume des cieux dans le Saint Evangile. En effet,
on désigne l’assemblée des justes sous le nom de Royaume
des cieux. Et puisque le Seigneur déclare par la voix du prophète
que «le ciel est son trône» (Is 66, 1), que Salomon affirme
que l’âme du juste est le trône de la Sagesse (cf. Sg 7, 27-28),
et que Paul dit que «le Christ est Puissance de Dieu et Sagesse de
Dieu» (1 Co 1, 24), nous devons en conclure avec assurance que Dieu
étant la Sagesse et l’âme du juste le trône de la Sagesse,
l’âme du juste est bien un ciel, puisqu’on appelle ciel le trône
de Dieu. D’où cette parole du psalmiste à propos des saints
prédicateurs : «Les cieux racontent la gloire de Dieu.»
(Ps 19, 2). Le Royaume des cieux est donc l’Eglise des justes, car ceux-ci
ne désirant plus rien sur la terre et soupirant vers les choses
d’en haut, le Seigneur règne déjà en eux comme dans
les cieux.
Notre texte peut donc dire : «Le
Royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces pour
son fils.»
3. Votre charité comprend
bien quel est ce roi, père d’un fils qui est roi lui aussi; c’est
celui à qui le psalmiste dit : «O Dieu, donne ton jugement
au roi, et ta justice au fils du roi.» (Ps 72, 1)
«Il fit des noces pour son
fils.» Dieu le Père fit des noces pour Dieu son Fils lorsqu’il
lui unit la nature humaine dans le sein de la Vierge, et quand il voulut
que celui qui était Dieu avant les siècles devînt homme
à la fin des siècles. Mais ce n’est pas parce que l’union
conjugale se fait normalement à partir de deux personnes, que nous
pouvons admettre l’idée que la personne de Jésus-Christ,
notre Rédempteur, Dieu et homme, résulte de l’union de deux
personnes. Nous disons qu’il est de deux natures et subsiste en deux natures,
mais nous nous gardons, comme d’un blasphème, de le croire composé
de deux personnes.
Il est donc plus clair et plus sûr
de dire que le Père fit des noces pour le roi son Fils en lui associant
la sainte Eglise par le mystère de l’Incarnation. Le sein de la
Vierge Mère fut le lit nuptial de cet Epoux. Aussi le psalmiste
dit-il : «Il a dressé sa tente dans le soleil; et lui-même
est comme l’époux qui sort de la chambre nuptiale.» (Ps 19,
5-6). Le Dieu incarné est en effet sorti comme un époux de
la chambre nuptiale, en quittant le sein non altéré de la
Vierge pour s’unir à l’Eglise.
Il a envoyé ses serviteurs
inviter ses amis à de telles noces. Il les a envoyés une
première, puis une seconde fois, car pour annoncer l’Incarnation
du Seigneur, il s’est d’abord servi des prophètes, puis des apôtres.
Il a donc envoyé ses serviteurs inviter [ses amis] par deux fois,
puisqu’il a annoncé par les prophètes qu’allait se réaliser
l’Incarnation de son Fils unique, et qu’une fois réalisée,
il l’a fait connaître par les apôtres.
Mais parce que ceux qui avaient
été les premiers invités n’ont pas voulu venir au
banquet des noces, le roi envoie dire par une seconde invitation : «Voici
que j’ai préparé mon festin; mes taureaux et mes grasses
volailles sont égorgés; tout est prêt.»
4. Que devons-nous voir, frères
très chers, dans les taureaux et les grasses volailles, sinon les
Pères de l’Ancien et du Nouveau Testaments? Comme je parle au peuple,
ce sont les mots mêmes de notre évangile que je suis obligé
d’expliquer. Nous appelons «bien nourries» [altilia] les bêtes
qui ont été engraissées : parce que l’origine latine
est le verbe nourrir [alere], nous les disons «bien nourries»
[altilia ou alitilia].1
Du fait qu’il est écrit dans
la Loi : «Tu aimeras ton ami (Lv 19, 18), et tu détesteras
ton ennemi» (cf. Mt 5, 43), les justes s’étaient vus autorisés
à écraser de toute leur force leurs ennemis et ceux de Dieu,
et même à les tuer par l’épée sans injustice;
permission qui est sans aucun doute retirée par le Nouveau Testament,
lorsque la Vérité en personne nous prêche en ces termes
: «Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent.»
(Mt 5, 44). Que symbolisent donc les taureaux, sinon les Pères de
l’Ancien Testament? En effet, puisque la Loi leur avait permis de frapper
leurs adversaires pour se venger de la haine [que ceux-ci leur manifestaient],
n’étaient-ils pas pour ainsi dire des taureaux, quand ils heurtaient
de la corne leurs ennemis, en usant de leur force physique?
Et que figurent les grasses volailles,
sinon les Pères du Nouveau Testament? Lorsqu’ils reçoivent
le don divin d’une nourriture intérieure très riche, se dégageant
de leurs désirs terrestres, ils sont soulevés vers les sommets
par les ailes de leur contemplation. Appliquer ses pensées aux choses
d’en bas, n’est-ce pas un certain dessèchement de l’esprit? Mais
ceux dont les saints désirs se repaissent déjà des
biens d’en haut en les savourant intérieurement par la méditation
des choses du Ciel, se nourrissent pour ainsi dire grassement d’une nourriture
plus copieuse. C’est bien de cette graisse que le prophète désirait
se gorger lorsqu’il disait : «Que mon âme soit rassasiée
comme de moelle et de graisse.» (Ps 63, 6)
Ainsi, puisque les prédicateurs
envoyés pour annoncer l’Incarnation du Seigneur, les prophètes
d’abord, puis les saints apôtres, furent persécutés
par les infidèles, le roi fait dire à ceux qui étaient
invités mais qui ne voulaient pas venir : «Mes taureaux et
mes grasses volailles sont égorgés; tout est prêt.»
C’est comme s’il leur disait plus clairement : «Considérez
la mort des Pères qui nous ont précédés, et
songez à porter remède à [la corruption de] votre
vie.» Il faut noter qu’il n’est pas question des taureaux et des
grasses volailles lors de la première invitation, tandis qu’on les
déclare égorgés à la seconde invitation. Le
Dieu tout-puissant joint en effet des exemples à ses paroles lorsque
nous ne voulons pas écouter ces dernières : apprendre que
d’autres ont déjà traversé les mêmes difficultés
nous donne meilleur espoir de parvenir à ce que nous estimons impossible.
5. Le texte poursuit : «Mais
ceux-ci n’en tinrent pas compte et s’en furent, l’un à son champ,
l’autre à son négoce.» Aller à son champ, c’est
s’adonner avec excès aux travaux de la terre. Aller à son
négoce, c’est convoiter avidement le profit qu’on recueille des
activités du siècle. Que l’un soit trop attentif aux travaux
de la terre et l’autre trop absorbé par les activités de
ce monde, cela les empêche de méditer le mystère de
l’Incarnation du Seigneur et de vivre en harmonie avec lui; n’est-ce pas
pour ainsi dire refuser de venir aux noces du Roi, en se rendant à
son champ ou à son négoce? Et souvent, ce qui est plus grave
encore, il en est qui ne se contentent pas de rejeter la grâce du
Dieu qui les appelle, mais qui persécutent [ceux qui la leur annoncent].
D’où la suite du texte : «Certains même saisirent les
serviteurs, et après les avoir maltraités, ils les tuèrent.
Le roi, l’ayant appris, envoya ses armées; il fit périr ces
assassins et brûla leur ville.» Il fait périr les assassins,
puisqu’il tue les persécuteurs. Il brûle leur ville par le
feu, car ce ne sont pas seulement leurs âmes, mais aussi la chair
dans laquelle elles habitaient qui est torturée par les flammes
éternelles de l’enfer.
Il est précisé que
les homicides ont été exterminés par les armées
envoyées [contre eux]. En effet, le jugement [de Dieu] envers les
hommes se manifeste toujours par l’intermédiaire des anges. Et que
sont les troupes des anges, sinon les armées de notre Roi? Aussi
ce même Roi est-il appelé le Seigneur Sabaoth, Sabaoth signifiant
«des armées». Le Seigneur envoie donc une armée
pour faire périr ses ennemis, puisqu’il exerce sa vengeance par
ses anges. La puissance de cette vengeance, nos pères en entendaient
parler; mais nous, nous l’avons à présent sous les yeux.
Où sont, en effet, les hommes pleins d’orgueil qui persécutaient
les martyrs? Où sont ceux qui, en leur for intérieur, dressaient
la nuque contre leur Créateur et s’enflaient de la gloire meurtrière
de ce monde? La mort des martyrs fleurit désormais dans la foi des
vivants, tandis que ceux qui se glorifiaient de leur cruauté envers
eux ne nous viennent plus à la mémoire, fût-ce au nombre
des morts. Nous constatons ainsi dans les faits ce que nous entendons dans
les paraboles.
6. Mais le roi qui voit son invitation
méprisée ne laissera pas vide la salle des noces du roi son
fils. Il envoie ses serviteurs vers d’autres personnes, puisque même
si la parole de Dieu souffre des difficultés auprès de certains,
elle finira pourtant par trouver un lieu où se reposer. D’où
la suite du texte : «Alors il dit à ses serviteurs : ‹Le repas
des noces est prêt, mais ceux que j’y avais invités n’en étaient
pas dignes. Allez donc à l’issue des chemins, et tous ceux que vous
trouverez, invitez-les aux noces.›» Si dans l’Ecriture Sainte, les
chemins désignent les actions, ne doit-on pas comprendre par l’issue
des chemins les actions qui échouent? Car ce sont souvent ceux qui
ont échoué dans les actions de la terre qui viennent plus
facilement à Dieu.
7. Le texte poursuit : «Ces
serviteurs, sortis sur les chemins, rassemblèrent tous ceux qu’ils
trouvèrent, mauvais et bons; et la salle des noces fut remplie de
convives.» La précision apportée ici quant à
la qualité des convives nous fait maintenant voir clairement que
les noces du roi symbolisent l’Eglise de la terre, où les mauvais
se joignent aux bons. L’Eglise voit se mêler en son sein des fils
bien divers, car si elle les engendre tous à la foi, les fautes
de certains d’entre eux lui interdisent cependant de les conduire tous
à la grâce spirituelle qui les rendrait libres, moyennant
un changement de vie. Tant que nous vivons ici-bas, nous ne pouvons éviter
de parcourir le chemin de la vie présente dans ce mélange
inextricable [de mauvais et de bons]. C’est à l’arrivée que
nous serons séparés. Les bons ne se trouvent seuls nulle
part sinon au Ciel, et les mauvais ne sont seuls nulle part sinon en enfer.
Et puisque la vie présente, située entre le Ciel et l’enfer,
constitue un moyen terme entre les deux, elle accueille ensemble les citoyens
de l’un et l’autre camp. Cependant, si la sainte Eglise les reçoit
maintenant sans distinction, elle les séparera ensuite, quand ils
sortiront de la vie.
Si vous êtes bons, supportez
donc les mauvais avec patience aussi longtemps que vous demeurez en cette
vie. Car celui qui ne veut pas supporter les mauvais témoigne lui-même
par là qu’il n’est pas bon. Il refuse d’être un Abel, celui
qui n’accepte pas que Caïn le tourmente de sa méchanceté.
Le grain de blé ne se cache-t-il pas sous la paille, quand on le
foule sur l’aire de battage? La fleur ne naît-elle pas au milieu
des épines? La rose parfumée ne croît-elle pas avec
l’épine piquante? Le premier homme eut deux fils : l’un fut élu,
l’autre réprouvé (cf. Gn 4, 1-5). Trois fils étaient
dans l’arche de Noé : deux d’entre eux furent élus, le troisième
réprouvé (cf. Gn 9, 25-27). Abraham eut deux fils : l’un
fut élu, l’autre réprouvé (cf. Gn 21, 10). Isaac eut
deux fils : l’un fut élu, l’autre réprouvé (cf. Gn
27, 37). Jacob eut douze fils : parmi ceux-ci, l’un dut à son innocence
d’être vendu, les autres durent à leur malice d’être
les vendeurs de leur frère (cf. Gn 37, 28). Douze apôtres
furent choisis, mais l’un d’eux [Judas], qui mit les autres à l’épreuve,
se trouva mêlé aux Onze, qui furent éprouvés
par lui (cf. Ac 1, 16-17). Sept diacres furent ordonnés par ces
apôtres (cf. Ac 6, 5) : six demeurèrent fidèles à
leur foi, un se montra source d’erreur2. Ainsi ne peut-il y avoir, dans
cette Eglise de la terre, de méchants sans bons, ni de bons sans
méchants. Rappelez-vous donc, frères très chers, les
temps passés, et fortifiez-vous pour supporter les méchants.
Car si nous sommes les fils des élus, il nous faut nécessairement
marcher à leur exemple. Et nul ne fut bon sans avoir accepté
de supporter les méchants. A ce sujet, le bienheureux Job affirme
de lui-même : «J’ai été le frère des dragons,
le compagnon des autruches.» (Jb 30, 29). Et par Salomon, la voix
de l’Epoux dit à la sainte Eglise : «Tel un lys au milieu
des épines, telle mon amie parmi les jeunes filles.» (Ct 2,
2). Le Seigneur déclare aussi à Ezéchiel : «Fils
de l’homme, des incrédules et des révoltés sont avec
toi, et tu habites avec des scorpions.» (Ez 2, 6). Et Pierre glorifie
en ce sens la vie du bienheureux Lot, lorsqu’il affirme : «Et il
a délivré le juste Lot affligé par la conduite injuste
de ces scélérats, car à cause de ce qu’il voyait et
entendait, ce juste, continuant à habiter au milieu d’eux, avait
chaque jour son âme vertueuse torturée par leurs actions iniques.»
(2 P 2, 7-8). Paul loue et encourage la vie des disciples dans le même
sens, en disant : «Au milieu de ce peuple pervers et corrompu, dans
le sein duquel vous brillez comme des flambeaux dans le monde, attachez-vous
à la parole de vie.» (Ph 2, 15-16). Jean l’atteste aussi à
l’Eglise de Pergame par ces mots : «Je sais où tu habites
: là où se trouve le siège de Satan; mais tu es fermement
attachée à mon nom, et tu n’as pas renié ma foi.»
(Ap 2, 13). Voyez, frères très chers, en parcourant l’Ecriture,
nous constatons presque partout que nul ne fut bon sans avoir été
mis à l’épreuve par les dérèglements des méchants.
On peut dire, par manière de comparaison, que le fer de notre âme
ne parvient pas à la finesse d’un bon tranchant sans les coups de
lime que lui infligent les dérèglements d’autrui.
8. Vous ne devez pas vous effrayer
qu’il y ait dans l’Eglise beaucoup de méchants et peu de bons, car
l’arche portée sur les eaux du déluge, qui était la
figure de l’Eglise de la terre, était large dans sa partie inférieure
et étroite dans sa partie supérieure, se rétrécissant
même tout en haut jusqu’à la largeur d’une coudée (cf.
Gn 6, 15). On doit supposer que la partie inférieure contenait les
quadrupèdes et les reptiles, la supérieure les oiseaux et
les hommes. Elle se fait large en bas pour contenir les bêtes, étroite
en haut pour garder les hommes, puisque la sainte Eglise est vaste en sa
partie charnelle, étroite en sa partie spirituelle. Elle élargit
davantage son sein là où il lui faut tolérer le genre
de vie bestial des hommes. Tandis que là où elle renferme
les hommes animés d’un mode de vie spirituel, elle touche sans doute
au sommet, mais en se resserrant, car de tels hommes sont peu nombreux.
«Large, en effet, est la voie qui mène à la perdition,
et nombreux sont ceux qui la suivent. Etroite est celle qui conduit à
la vie, et il en est peu qui la trouvent.» (Mt 7, 13)
L’arche se rétrécit
au sommet jusqu’à la mesure d’une coudée, puisque dans la
sainte Eglise, plus les âmes sont saintes, moins elles sont nombreuses,
et que cette Eglise trouve son couronnement dans le seul Homme parmi les
autres hommes à être né saint (cf. Lc 1, 35), celui
à qui nul autre ne peut être comparé. A son sujet,
le psalmiste affirme : «Il est devenu comme un passereau solitaire
sur un toit.» (Ps 102, 8). Il faut donc d’autant mieux supporter
les méchants qu’ils sont plus nombreux, car on ne trouve aussi sur
l’aire de battage que quelques grains à engranger, alors qu’il y
a des monceaux de paille à brûler au feu.
9. Mais puisque vous devez aux largesses
du Seigneur d’être déjà entrés dans la maison
des noces, c’est-à-dire dans la sainte Eglise, prenez bien garde,
mes frères, à ce que le Roi, en entrant, ne trouve rien de
blâmable dans l’habit3 de votre âme. En effet, il faut considérer
avec une grande crainte ce que le texte ajoute aussitôt après
: «Le roi entra pour voir ceux qui étaient à table,
et il aperçut là un homme qui n’était pas revêtu
de la robe nuptiale.» Quel symbolisme attribuerons-nous, frères
très chers, à cette robe nuptiale? Allons-nous dire qu’elle
représente le baptême, ou bien la foi? Mais qui aurait pu
entrer dans la salle des noces sans le baptême ou sans la foi? Car
celui qui n’a pas encore cru est par le fait même en dehors [de l’Eglise].
Que devons-nous donc entendre par la robe nuptiale, sinon la charité?
Il entre en effet pour les noces, mais il entre sans la robe nuptiale,
celui qui est dans la sainte Eglise et qui a la foi, mais auquel manque
la charité.
C’est avec raison qu’on appelle
la charité une robe nuptiale, puisque notre Créateur la portait
quand il vint aux noces pour s’y unir à l’Eglise. N’est-ce pas en
vertu de son seul amour que Dieu envoya son Fils unique pour s’unir les
âmes des élus? D’où la parole de Jean : «Dieu
a tant aimé le monde qu’il a donné pour nous son Fils unique.»
(Jn 3, 16). Celui qui vint aux hommes par amour a fait ainsi connaître
que son amour est la robe nuptiale.
Tous ceux d’entre vous qui appartiennent
à l’Eglise et croient en Dieu sont donc déjà entrés
dans la salle des noces, mais s’ils n’ont pas gardé la grâce
de la charité, ils n’y sont pas venus avec la robe nuptiale. Assurément,
mes frères, si quelqu’un se trouvait invité à des
noces humaines, il changerait de vêtements et manifesterait par la
beauté même de ses habits qu’il va se réjouir avec
l’époux et l’épouse; il rougirait de se montrer avec des
vêtements négligés parmi les gens en liesse qui célèbrent
cette fête. Et nous qui allons aux noces de Dieu, nous ne nous soucions
pas de changer le vêtement de notre âme! Les anges se réjouissent
de concert quand les élus montent au Ciel. Dans quel état
d’esprit abordons-nous donc ces fêtes spirituelles, nous qui ne portons
pas cette robe nuptiale qu’est la charité, alors qu’elle seule nous
fait paraître beaux?
10. Il nous faut savoir que comme
on tisse les vêtements en deux sens, à savoir la chaîne
et la trame, de même la charité est fondée sur deux
préceptes, l’amour de Dieu et l’amour du prochain. Il est écrit
en effet : «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme et de toutes tes forces, et ton prochain comme toi-même.»
(Mc 12, 30-31). Nous devons ici remarquer que le Seigneur met une mesure
à l’amour du prochain lorsqu’il nous indique : «Tu aimeras
ton prochain comme toi-même», mais qu’il ne fixe pas de bornes
à l’amour de Dieu, puisqu’il nous dit : «Tu aimeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.»
Car ce précepte ne règle pas la mesure de notre amour, mais
de quel fond il doit sortir, quand il nous dit «de tout». Aimer
vraiment Dieu, c’est en effet ne rien garder pour soi de ce qui est à
soi.
Quiconque prend soin d’avoir la
robe nuptiale pour les noces est donc tenu d’observer ces deux préceptes
de la charité. C’est pour cela que, selon le prophète Ezéchiel,
le vestibule de la porte de la cité établie sur la montagne
mesure deux coudées (cf. Ez 40, 9); car l’accès de la cité
céleste ne nous est ouvert que si nous gardons bien l’amour de Dieu
et du prochain dans cette Eglise de la terre, dite vestibule du Ciel du
fait qu’elle lui est encore extérieure. C’est pour la même
raison qu’il est prescrit de teindre deux fois à l’écarlate
les tentures du Tabernacle (cf. Ex 26, 1). C’est vous, mes frères,
oui, c’est vous qui êtes les tentures du Tabernacle, puisque par
la foi, vous voilez les secrets du Ciel dans vos cœurs. Mais on doit employer
pour les tentures du Tabernacle un tissu teint deux fois à l’écarlate.
Or l’écarlate a l’aspect du feu. Et qu’est-ce que la charité,
sinon un feu? Mais cette charité doit être teinte deux fois,
une fois par l’amour de Dieu, une autre par l’amour du prochain. Car celui
qui aime Dieu, mais qui néglige son prochain pour s’adonner à
la contemplation, est sans doute teint à l’écarlate, mais
ne l’est pas deux fois. A l’inverse, celui qui aime son prochain, mais
délaisse, par amour pour lui, la contemplation de Dieu, est bien
teint à l’écarlate, mais ne l’est pas deux fois. Pour que
votre charité puisse être teinte deux fois à l’écarlate,
il lui faut s’enflammer, et de l’amour de Dieu, et de l’amour du prochain;
elle ne doit ni délaisser la contemplation de Dieu par compassion
pour le prochain, ni négliger la compassion pour le prochain par
trop d’attache à la contemplation de Dieu. Ainsi, tout homme vivant
parmi les hommes doit aspirer à celui qu’il désire sans se
désintéresser pourtant de celui avec qui il court; et il
doit assister son prochain sans laisser aucunement ralentir la course par
laquelle il se hâte vers Dieu.
11. Il faut encore savoir que l’amour
du prochain comporte lui-même deux préceptes, puisqu’un sage
nous dit : «Ce que tu serais fâché qu’on te fasse, veille
bien à ne pas le faire à un autre» (Tb 4, 15), et que
la Vérité en personne nous prêche en ces termes : «Ce
que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le aussi pour eux.»
(Mt 7, 12). En effet, nous respectons pleinement nos devoirs de charité
si tout en accordant aux autres ce que nous voulons à bon droit
qu’on nous procure, nous évitons de leur faire ce que nous ne voulons
pas qu’on nous fasse.
Mais qu’on ne s’imagine pas trop
vite avoir la charité parce qu’on aime quelqu’un, si l’on n’a pas
d’abord examiné la valeur même de l’amour qu’on lui porte.
Car aimer une personne sans l’aimer à cause de Dieu, ce n’est pas
avoir la charité, mais seulement s’imaginer qu’on l’a. La vraie
charité consiste à aimer ses amis en Dieu, et ses ennemis
à cause de Dieu. En effet, savoir aimer qui ne vous aime pas, c’est
bien aimer à cause de Dieu ceux qu’on aime : la charité ne
se prouve d’ordinaire que face à l’hostilité et à
la haine. D’où la parole du Seigneur lui-même : «Aimez
vos ennemis; faites du bien à ceux qui vous haïssent.»
(Lc 6, 27). Celui-là est donc certain d’aimer, qui aime à
cause de Dieu celui dont il sait ne pas être aimé.
Que tout cela est grand, que tout
cela est élevé et difficile à pratiquer pour beaucoup!
Mais c’est pourtant cela, la robe nuptiale. Il est fort à craindre,
pour celui qui s’est attablé aux noces sans l’avoir revêtue,
qu’un jour, le Roi venant à entrer, il ne soit jeté dehors.
Car voici ce qui est dit : «Le roi entra dans la salle des noces
pour voir ceux qui étaient à table, et il aperçut
là un homme qui n’était pas revêtu de la robe nuptiale.»
C’est nous, frères très chers, qui sommes assis aux noces
du Verbe, nous qui avons la foi et nous trouvons dans l’Eglise, nous qui
nous nourrissons de l’Ecriture Sainte et nous réjouissons d’être
l’Eglise unie à Dieu. Considérez, je vous en conjure, si
vous êtes venus à ces noces revêtus de la robe nuptiale;
faites un examen attentif et soigneux de vos pensées. Scrutez vos
cœurs sur chacun des points suivants : si vous n’avez de haine contre personne,
si le feu de l’envie ne vous enflamme pas contre le bonheur d’un autre,
si une méchanceté secrète ne vous pousse pas à
essayer de nuire à quelqu’un.
12. Voici que le Roi entre pour
les noces et qu’il considère l’habit de notre cœur. A celui qu’il
ne voit pas revêtu de charité, il demande aussitôt avec
irritation : «Mon ami, comment es-tu entré ici sans avoir
la robe nuptiale?» Il est tout à fait étonnant, frères
très chers, que tout en appelant cet homme son ami, il le condamne.
C’est comme s’il lui disait plus clairement : «Tu es mon ami, et
tu n’es pas mon ami : tu es mon ami par la foi, mais tu n’es pas mon ami
par les œuvres.»
«Et cet homme resta muet»,
car — on ne peut le dire sans gémissement — devant la rigueur du
châtiment final, toute excuse tombe d’elle-même, puisque celui
qui, au-dehors, éclate en reproches contre l’âme est le même
qui, au-dedans, l’accuse par le témoignage de sa conscience.
Il faut savoir ici que celui qui
a revêtu ce vêtement de vertu, bien qu’encore imparfaitement,
ne doit pas désespérer du pardon à l’arrivée
du Roi plein de bonté, car lui-même nous en a donné
l’espérance par cette parole du psalmiste : «Tes yeux m’ont
vu encore imparfait, mais sur ton livre, tous seront inscrits.» (Ps
139, 16)
Puisque nous avons dit ces quelques
mots pour la consolation de ceux qui ont [la robe], mais qui sont faibles,
parlons maintenant de ceux qui ne l’ont pas du tout.
13. Le texte poursuit : «Alors
le roi dit à ses serviteurs : ‹Liez-lui les mains et les pieds,
et jetez-le dans les ténèbres extérieures. Là
seront les pleurs et les grincements de dents.›» On lie alors les
pieds et les mains, par une sentence rigoureuse, à ceux qui n’ont
pas voulu être liés jusque-là en s’abstenant de leurs
œuvres mauvaises, par l’amendement de leur vie. On peut dire aussi que
la peine lie alors ceux que le péché liait jusque-là
en les tenant à l’écart des bonnes œuvres. Car les pieds
qui négligent de visiter les malades, les mains qui ne donnent rien
aux indigents, se sont liés par leur volonté, en s’écartant
des bonnes œuvres. Ainsi, ceux qui se lient ici-bas de leur plein gré
dans le vice seront alors liés contre leur gré dans le supplice.
C’est bien à propos que le
roi ordonne de rejeter dans les ténèbres extérieures
l’homme dépourvu de la robe nuptiale. En effet, les ténèbres
intérieures signifient l’aveuglement du cœur, et les ténèbres
extérieures, la nuit éternelle de la damnation. Le damné
n’est donc pas jeté dans les ténèbres intérieures,
mais dans les ténèbres extérieures, parce qu’on jette
là-bas contre son gré dans la nuit de la damnation celui
qui est tombé ici-bas de son plein gré dans l’aveuglement
du cœur. Là, nous dit-on, sont les pleurs et les grincements de
dents : là grincent les dents qui mettaient ici-bas leur jouissance
à manger; là pleurent les yeux qui s’adonnaient ici-bas aux
désirs défendus. Ainsi, chacun des membres du corps se voit
soumis à un supplice, puisque chacun d’eux s’était soumis
ici-bas à un vice.
14. Dès que l’homme qui représente
l’ensemble des méchants a été expulsé, le texte
s’achève sur une sentence générale : «Car beaucoup
sont appelés, mais peu sont élus.» Ce que nous entendons
là, frères très chers, est tout à fait effrayant.
Par la foi, nous avons déjà tous été appelés
à venir aux noces du Roi céleste, nous croyons au mystère
de son Incarnation et nous le professons, nous prenons part au banquet
du Verbe divin; mais voici qu’au jour futur du jugement, le Roi de justice
entrera. Nous savons que nous sommes appelés, mais nous ignorons
si nous sommes élus. Chacun de nous doit donc s’humilier d’autant
plus profondément qu’il ne sait s’il est élu. En effet, il
en est qui ne commencent pas même à faire le bien; d’autres,
qui ont bien commencé, ne persévèrent pas. L’un mène
une existence désordonnée pendant presque toute sa vie, mais
en revient peu avant la fin de sa vie par les larmes d’une sévère
pénitence; un autre mène une vie d’élu, et en vient
pourtant à s’égarer dans le mal peu avant la fin de sa vie.
L’un commence bien sa vie, et la finit mieux encore; un autre se jette
à corps perdu dans le mal dès sa prime jeunesse, et meurt
après n’avoir cessé de devenir toujours plus mauvais dans
les mêmes dérèglements. Chacun doit donc craindre pour
lui-même avec d’autant plus d’inquiétude qu’il ignore le temps
qui lui reste; car c’est une chose qu’il faut répéter souvent,
sans jamais l’oublier : «Beaucoup sont appelés, mais peu sont
élus.»
15. Mais puisque pour convertir
les esprits des auditeurs, les exemples des autres chrétiens sont
souvent plus efficaces que les paroles de ceux qui les enseignent, je veux
vous relater ce qui est arrivé à quelqu’un qui nous est proche.
Vos cœurs l’entendront avec d’autant plus de crainte qu’il s’agit d’une
personne plus proche de nous. Car nous ne racontons pas ici des faits très
anciens, mais nous vous en rapportons dont les témoins sont encore
vivants pour nous attester qu’ils y ont assisté.
Mon père avait trois sœurs,
toutes trois vierges consacrées. L’une s’appelait Tarsilla, l’autre
Gordiana, la troisième Æmiliana. Toutes trois, entrées
en religion avec la même ardeur et consacrées en même
temps, s’étaient donné une règle très stricte
et menaient la vie commune dans leur propre maison. Comme elles se trouvaient
depuis longtemps dans ce genre de vie, Tarsilla et Æmiliana se mirent
à grandir de jour en jour dans l’amour de leur Créateur :
seul leur corps demeurait ici-bas, tandis que leur âme passait chaque
jour un peu plus vers les biens éternels. L’âme de Gordiana,
au contraire, commença à laisser refroidir en elle de jour
en jour l’amour de la vie intérieure, pour retourner peu à
peu à l’amour de ce monde. Tarsilla disait souvent à sa sœur
Æmiliana, en pleurant beaucoup : «Je vois que notre sœur Gordiana
ne vit pas en harmonie avec nous; je dois bien reconnaître qu’elle
se laisse aller aux choses du dehors, et que son cœur ne garde pas ce qu’il
s’était proposé.» Les deux sœurs prenaient soin de
corriger Gordiana chaque jour par de tendres remontrances, pour la faire
revenir de sa légèreté de mœurs à la gravité
qui convenait à son habit. Celle-ci reprenait sans doute sur le
coup un visage grave quand on la réprimandait, mais sitôt
l’heure de la réprimande passée, la vertu de gravité
qu’on voulait lui imposer passait elle aussi, et Gordiana revenait à
la même légèreté de parole. Elle se plaisait
dans la société des jeunes filles du monde, et la compagnie
de celles qui n’étaient pas mondaines lui pesait beaucoup.
Mieux que ses sœurs, ma tante Tarsilla
s’était élevée à l’honneur de la plus haute
sainteté par sa prière continuelle, son application à
se mortifier, son abstinence peu commune et la gravité de sa vie
vénérable. Or, une nuit, comme elle l’a raconté elle-même,
mon ancêtre Félix, qui a été évêque
de cette Eglise de Rome, lui apparut dans une vision et lui montra le séjour
de la clarté éternelle, en lui disant : «Viens, car
je vais te recevoir dans ce séjour de lumière.»
Bientôt, saisie par la fièvre,
elle arriva à son dernier jour. Et comme, lorsqu’une femme ou un
homme noble se meurt, beaucoup de personnes se rassemblent afin de consoler
leurs proches, à l’heure de la mort de ma tante, hommes et femmes
affluèrent nombreux autour de son lit; ma mère y était
aussi. Tarsilla leva soudain les yeux, et voyant Jésus qui venait,
elle se mit à crier à ceux qui l’entouraient, sur un ton
de vif reproche : «Partez! partez! Jésus arrive.» Et
pendant que son regard était tendu vers celui qu’elle voyait, sa
sainte âme quitta son corps. Aussitôt se répandit un
parfum si merveilleux qu’il apparut à chacun par cette odeur délicieuse
que l’Auteur de toutes délices était venu là. Quand
le corps de Tarsilla fut dévêtu pour être lavé,
comme il est d’usage pour les morts, on trouva que la peau était
durcie aux coudes et aux genoux, comme celle d’un chameau, par suite de
ses longues prières. Ce que son âme avait fait tout au long
de sa vie, sa chair en témoignait après sa mort.
Tous ces événements
se déroulèrent avant la Nativité du Seigneur. La fête
en étant passée, Tarsilla apparut bientôt en vision
à sa sœur Æmiliana au cours de la nuit, et elle lui dit :
«Viens! J’ai déjà dû fêter Noël sans
toi, maintenant je voudrais fêter l’Epiphanie avec toi.» Æmiliana,
qui se souciait du salut de sa sœur Gordiana, lui répondit aussitôt
: «Si je viens seule, à qui vais-je confier notre sœur Gordiana?»
Mais à son objection, Tarsilla répéta avec tristesse
: «Viens, car notre sœur Gordiana est destinée à prendre
place parmi les femmes du monde.» La maladie suivit de peu cette
vision et fit de tels progrès qu’Æmiliana mourut avant l’Epiphanie
du Seigneur, comme il lui avait été dit. Quant à Gordiana,
dès qu’elle se retrouva seule, ses vices s’accrurent, et le mal
qui était jusque-là caché au fond de ses mauvais désirs
parut désormais dans le désordre de ses actions. Au mépris
de la crainte du Seigneur, au mépris de toute pudeur et de tout
respect de soi, au mépris enfin de sa consécration, elle
épousa par la suite le fermier de ses terres.
Voyez ces trois sœurs : elles s’étaient
consacrées à Dieu dans un même mouvement de ferveur,
mais elles ne sont pas demeurées animées d’un seul et même
zèle. C’est que, selon la parole du Seigneur, «beaucoup sont
appelés, mais peu sont élus». Je vous ai raconté
ces choses pour que ceux qui accomplissent à présent de bonnes
œuvres ne s’en attribuent pas le mérite, et ne mettent pas leur
confiance dans leurs actions. Car s’ils savent aujourd’hui ce qu’ils sont,
ils ignorent encore ce qu’ils seront demain. Nul ne doit donc se réjouir
dès à présent de ses bonnes œuvres comme s’il en était
sûr : tant qu’il demeure parmi les aléas de cette vie, il
ne sait comment il finira.
Mais vous ayant rapporté
cette histoire, qui vous a donné à craindre la sévérité
de Dieu, je vais vous en raconter une autre, qui me concerne de près,
et dans laquelle l’exemple de sa miséricorde consolera vos cœurs
effrayés. Je me souviens de l’avoir déjà dite dans
un autre sermon4, mais vous, vous n’étiez pas là.
16. Il y a moins de deux ans de
cela, un frère vint mener la vie religieuse dans mon monastère
situé près de l’église des bienheureux martyrs Jean
et Paul. On le reçut enfin, après le long délai imposé
par la Règle. Son frère le suivit dans ce monastère,
non par goût de la vie religieuse, mais entraîné par
son affection fraternelle. Celui qui était venu pour mener la vie
religieuse se rendait très agréable aux moines; son frère,
au contraire, était bien éloigné de sa vie et de ses
mœurs. Il vivait toutefois au monastère, mais plutôt par nécessité
que par un choix volontaire. Et bien qu’il se montrât corrompu dans
tous ses actes, tous le supportaient avec patience par amour de son frère.
Il était léger dans ses paroles, dépravé dans
ses actes, recherché dans ses vêtements, grossier dans ses
mœurs, et ne supportait pas qu’on lui parle de vivre sous l’habit monastique.
Sa vie était devenue pénible à voir pour tous les
frères, mais cependant, tous, comme je l’ai dit, le supportaient
par égard pour son frère. Il repoussait rudement celui qui
lui parlait de réformer sa mauvaise conduite. Non seulement il ne
pouvait pas faire le bien, mais il ne pouvait pas même en entendre
parler. Il protestait, avec force jurons, accès de colère
et ricanements, qu’il n’accepterait jamais de prendre l’habit de la vie
monastique.
Or, au cours de l’épidémie
de peste qui dévora récemment une grande partie de la population
de cette ville [de Rome], une tumeur à l’aine l’entraîna rapidement
vers la mort. Quand il fut sur le point de mourir, les frères se
réunirent pour protéger sa fin par leurs prières.
Son corps se trouvait déjà mort en ses extrémités,
et il ne gardait plus qu’un peu de chaleur vitale dans la poitrine. Tous
les frères se mirent à prier pour lui d’autant plus instamment
qu’ils le voyaient déjà s’en aller rapidement. Il se mit
soudain à crier aussi fort qu’il le pouvait, interrompant par de
grandes clameurs les prières des frères qui l’entouraient
: «Retirez-vous! Retirez-vous! Voici que j’ai été donné
en pâture au dragon. Votre présence seule l’empêche
de me dévorer; ma tête est déjà dans sa gueule.
Eloignez- vous, pour qu’il ne me torture pas davantage, mais qu’il fasse
ce qu’il doit faire. Si j’ai été donné à lui
en pâture, pourquoi me faut-il attendre à cause de vous?»
Alors les frères se mirent à lui dire : «Qu’est-ce
que tu racontes là, frère? Fais sur toi le signe de la sainte
croix.» Il répondit comme il le pouvait : «Je veux me
signer, mais je ne le peux pas, car le dragon m’écrase.» En
entendant cela, les frères se prosternèrent à terre,
et tout en larmes, ils se mirent à prier avec encore plus de ferveur
pour sa délivrance. Et d’un coup le malade se mit à aller
mieux et à exprimer sa joie aussi fort qu’il le pouvait, en disant
: «Dieu soit loué! Le dragon qui m’avait reçu en pâture
est en fuite. Vos prières l’ont chassé, et il n’a pu rester.
Intercédez maintenant pour mes péchés, car je suis
prêt à me convertir et à abandonner complètement
la vie du monde.» Ainsi, cet homme qui avait, comme je l’ai déjà
dit, les extrémités du corps presque mortes, fut rendu à
la vie, et il se convertit à Dieu de tout son cœur. Se trouvant
instruit par de longues et continuelles souffrances dans cette vie nouvelle,
et sa maladie s’aggravant, il mourut peu de jours après. Mais au
moment de mourir, il ne revit plus le diable, parce qu’il l’avait vaincu
par la transformation de son cœur.
Voyez, mes frères, comment
cette Gordiana dont je vous ai parlé tout à l’heure a déchu
depuis les hauteurs du saint habit de moniale jusqu’au supplice; voyez
aussi comment le frère dont je viens de vous raconter la vie est
remonté des portes de la mort jusqu’à la vie éternelle.
Personne ne peut donc savoir ce qu’il en est de lui dans les secrets jugements
de Dieu, car «beaucoup sont appelés, mais peu sont élus».
Ainsi, puisque personne ne peut avoir la certitude d’être élu,
tous doivent trembler et craindre pour l’imperfection de leurs actions,
et mettre leur joie dans la seule miséricorde divine, sans jamais
présumer de leurs propres forces. Il couronnera notre confiance,
celui qui a daigné assumer notre nature humaine, Jésus-Christ,
qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père dans l’unité
du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Amen.
Homélie 39
Prononcée devant le peuple
dans la basilique du bienheureux
Jean, dite Constantinienne
À une date inconnue
Jésus pleure sur Jérusalem
Saint Grégoire commente d’abord
brièvement l’évangile dans son sens littéral, puis
il s’étend sur l’application qu’on peut en faire à notre
âme, en donnant le sens allégorique.
I- (1-2) La destruction de Jérusalem
annoncée par le Christ a bien eu lieu. Sa cause fut le refus par
cette ville de reconnaître l’heure de la visite divine, ainsi que
le péché de ses prêtres, comme l’indique l’action de
Jésus chassant les vendeurs du Temple.
II- (3-9) Notre évangile
garde cependant un sens pour éclairer l’homme d’aujourd’hui. Jérusalem
figure en effet l’âme qui abandonne la vie sainte et met toute sa
joie dans les plaisirs de ce monde. Le poids futur de la colère
divine sera pour elle d’autant plus lourd qu’elle le redoute moins. A sa
mort, les démons, ses ennemis, l’entoureront et lui rappelleront
ses péchés pour pouvoir la jeter dans le désespoir
et l’entraîner en enfer. Dieu l’avait visitée par ses commandements,
par les épreuves, par les miracles, mais elle n’a pas voulu rougir
de ses péchés. Quant au Temple, il peut représenter
la vie des religieux et des prêtres, tout adonnés au commerce
des choses saintes, ou bien l’âme des fidèles, pleine de pensées
méchantes. Pour fuir le mal qui est en elle, l’âme doit écouter
le Christ qui enseigne chaque jour dans le Temple, et méditer sur
les peines de l’enfer. Quelle terreur, à notre mort, quand tous
les biens de la vie passeront en un instant, nous laissant face aux démons,
venus chercher dans l’âme ce qui leur appartient! Un seul remède
: trouver refuge en Jésus, en qui le démon n’a rien qui soit
à lui. Ce n’est possible qu’à la condition de nous unir à
notre Sauveur par la foi et les œuvres.
III- (10) Un exemple entraîne
mieux que de longs discours, aussi Grégoire raconte-t-il en conclusion
l’histoire du moine Martyrius. Celui-ci prit un jour sur son dos un pauvre
lépreux, qui se révéla être le Christ : «Toutes
les fois que vous l’avez fait à l’un des plus petits d’entre mes
frères, c’est à moi que vous l’avez fait.»
Lc 19, 41-47
En ce temps-là, comme Jésus
approchait de Jérusalem, voyant la ville, il pleura sur elle et
il dit : «Ah! si tu avais reconnu, toi aussi, au moins en ton jour,
ce qui pouvait t’apporter la paix; mais cela a été caché
à tes yeux. Viendront sur toi des jours où tes ennemis t’environneront
de tranchées, et ils t’enfermeront et te serreront de toutes parts;
ils te renverseront par terre, toi et tes enfants qui sont en tes murs.
Et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas
reconnu le temps où tu étais visitée.»
Puis, entré dans le Temple,
il se mit à en chasser les vendeurs et les acheteurs, en leur disant
: «Il est écrit : Ma maison est une maison de prière,
et vous en avez fait une caverne de brigands.»
Et chaque jour, il enseignait dans
le Temple.
Cette courte lecture du Saint Evangile,
je ne veux en faire, si possible, qu’un court commentaire, pour laisser
davantage de temps à la réflexion de ceux qui savent penser
beaucoup à partir de peu.
Que la destruction de Jérusalem
annoncée par le Seigneur en larmes fût celle réalisée
par les empereurs romains Vespasien et Titus, tous ceux qui ont lu l’histoire
de cette destruction le savent. Ce sont bien les chefs romains que notre
Rédempteur désigne en disant : «Viendront sur toi des
jours où tes ennemis t’environneront de tranchées, et ils
t’enfermeront et te serreront de toutes parts; ils te renverseront par
terre, toi et tes enfants qui sont en tes murs.» Ce que le texte
ajoute aussi : «Et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre»
est attesté par le déplacement de la cité : la première
Jérusalem a bien été entièrement détruite,
comme le dit notre évangile, puisque la nouvelle se trouve maintenant
rebâtie au lieu où le Seigneur avait été crucifié,
en dehors des portes [de l’ancienne ville].
La suite du texte nous indique le
péché pour lequel Jérusalem se voit condamnée
à cette destruction : «Parce que tu n’as pas reconnu le temps
où tu étais visitée.» Car le Créateur
de toutes choses a daigné visiter cette ville par le mystère
de son Incarnation, sans qu’elle se soucie de le craindre ou de l’aimer.
C’est en voyant cela que le prophète appelle même les oiseaux
du ciel à témoigner contre la dureté du cœur humain
: «Le milan dans le ciel, dit-il, connaît sa saison; la tourterelle,
l’hirondelle et la cigogne observent le temps de leur migration; mon peuple,
lui, ne connaît pas le droit du Seigneur.» (Jr 8, 7)
Mais il nous faut d’abord rechercher
ce que signifient ces mots : «Voyant la ville, il pleura sur elle
et il dit : ‹Ah! si tu avais reconnu, toi aussi.›» Le Rédempteur
a en effet pleuré à l’avance la ruine de cette cité
perfide, qu’elle-même ignorait devoir survenir. Aussi est-ce bien
à propos que le Seigneur en larmes lui dit : «Ah! si tu avais
reconnu, toi aussi…», sous-entendu : «…tu pleurerais, puisque
tu ne te réjouis maintenant que par ignorance de ce qui te menace.»
Et il ajoute : «Au moins en ton jour, ce qui pouvait t’apporter la
paix.» Car pendant que Jérusalem se livrait aux voluptés
de la chair sans prévoir les maux à venir, elle avait en
son jour tout ce qui pouvait lui apporter la paix. La raison pour laquelle
les biens qu’elle avait alors contribuaient à sa paix lui est indiquée
ensuite : «Mais cela a été caché à tes
yeux.» En effet, si les malheurs qui la menaçaient n’avaient
pas été cachés aux yeux de son cœur, elle ne se serait
pas réjouie dans les prospérités qu’elle connaissait
alors. Le texte continue par la description des châtiments que, comme
je l’ai dit, les empereurs romains allaient faire fondre sur la ville.
2. L’évangile ajoute ce que
fit le Seigneur après avoir décrit ces châtiments :
«Entré dans le Temple, il se mit à en chasser les vendeurs
et les acheteurs, en leur disant : ‹Il est écrit : Ma maison est
une maison de prière, et vous en avez fait une caverne de brigands.›»
Que notre Rédempteur ait exposé les malheurs à venir
et soit entré aussitôt après dans le Temple pour en
chasser les vendeurs et les acheteurs, nous fait bien comprendre que la
ruine du peuple est due principalement à la faute des prêtres.
En frappant les vendeurs et les acheteurs dans le Temple juste après
avoir décrit la destruction de Jérusalem, le Seigneur a montré,
par son action même, où se trouve la cause de cette catastrophe.
Un autre évangéliste
nous apprend qu’on vendait des colombes dans le Temple (cf. Mc 11, 15).
Et que signifient les colombes, sinon le don de l’Esprit? Notre Rédempteur
fait sortir les vendeurs et les acheteurs du Temple, parce qu’il condamne
aussi bien ceux qui imposent les mains contre un présent que ceux
qui essayent d’acheter le don de l’Esprit. Puis il ajoute ces quelques
mots au sujet du Temple : «Ma maison est une maison de prière,
et vous en avez fait une caverne de brigands.» Car il est bien évident
que ceux qui demeuraient dans le Temple pour gagner de l’argent s’efforçaient
de blesser ceux qui ne leur en donnaient pas. La maison de prière
était donc devenue une caverne de brigands, puisqu’ils avaient pris
l’habitude de se rendre au Temple à seule fin de persécuter
physiquement ceux qui ne leur donnaient pas d’argent ou de faire mourir
spirituellement ceux qui leur en donnaient.
Mais parce que notre Rédempteur
ne refuse pas même aux indignes et aux ingrats la parole de sa prédication,
aussitôt après avoir rétabli la rigueur de sa discipline
en chassant les méchants, il fait paraître le don de sa grâce,
comme l’ajoute la suite du texte : «Et chaque jour, il enseignait
dans le Temple.»
Nous avons ainsi brièvement
parcouru cet évangile en expliquant son sens littéral.
3. Mais puisque nous savons que
Jérusalem se trouve maintenant détruite et changée
par sa destruction en une cité meilleure, puisque nous avons appris
que les brigands ont été chassés du Temple et que
le Temple lui-même a été abattu, il nous faut tirer
en nous quelque comparaison de ces événements extérieurs,
et nous inspirer du renversement de ces édifices faits de murs pour
redouter la ruine de nos mœurs.
«Voyant la ville, il pleura
sur elle et il dit : ‹Ah! si tu avais reconnu, toi aussi.›» Il a
répandu ses larmes une fois, quand il a annoncé que la ville
allait être détruite; mais notre Rédempteur ne cesse
aussi d’en répandre chaque jour par l’intermédiaire de ses
élus, lorsqu’il voit certaines personnes abandonner leur vie sainte
pour adopter des mœurs de réprouvés. Ainsi pleure-t-il sur
des gens qui ne savent pas pourquoi on doit les pleurer, car d’après
les paroles mêmes de Salomon, «ils se réjouissent à
faire le mal et se complaisent dans les pires actions» (Pr 2, 14).
S’ils connaissaient la damnation qui les menace, ils mêleraient leurs
larmes à celles des élus pour pleurer sur eux-mêmes.
La phrase qui suit convient bien
à une âme qui se perd : «Au moins en ton jour, ce qui
pouvait t’apporter la paix; mais cela a été caché
à tes yeux.» L’âme pervertie a son jour ici-bas quand
elle trouve sa joie en ce temps qui passe. Ce dont elle dispose peut lui
apporter une certaine paix : elle met toute sa joie dans les choses temporelles,
elle s’enorgueillit des honneurs, elle s’amollit dans les plaisirs de la
chair, et elle ne craint aucunement les peines à venir; bien qu’ayant
en tout cela une certaine paix en son jour, c’est l’écrasante horreur
de sa damnation qu’elle aura à subir au jour de l’adversité.
Car elle sera affligée en ce jour où les justes se réjouiront.
Et tout ce qui contribue maintenant à sa paix se changera alors
pour elle en un sujet d’amer reproche, parce qu’elle se mettra à
se reprocher de n’avoir pas redouté la damnation qui l’afflige,
et d’avoir fermé les yeux de son âme à ces malheurs
à venir, pour ne pas les voir. D’où la parole que le Seigneur
lui adresse : «Mais cela a été caché à
tes yeux.» L’âme pécheresse, tout adonnée aux
choses présentes et amollie par les voluptés terrestres,
se dissimule les malheurs à venir, puisqu’elle refuse de penser
par avance à un futur qui lui gâche sa joie présente.
Mais n’est-ce pas se jeter dans le feu les yeux fermés que de s’abandonner
ainsi aux charmes de la vie présente? D’où le mot si juste
de l’Ecriture : «Au jour du bonheur, n’oublie pas le malheur.»
(Si 11, 25). Dans le même sens, Paul déclare : «Que
ceux qui se réjouissent soient comme s’ils ne se réjouissaient
pas.» (1 Co 7, 30). Car il nous faut vivre les joies que nous pouvons
rencontrer dans la vie présente sans jamais oublier l’amertume du
jugement à venir, en sorte que transpercée par la crainte
du châtiment final, l’âme apaise d’autant mieux la colère
qui va suivre qu’elle tempère sa joie présente. N’est-il
pas écrit : «Heureux l’homme qui est continuellement dans
la crainte! Mais celui qui a un esprit endurci tombera dans le malheur.»
(Pr 28, 14). En effet, le poids de la colère [de Dieu] sera d’autant
plus lourd à porter lors du jugement à venir qu’on le redoute
moins maintenant au milieu même de ses péchés.
4. Le texte poursuit : «Viendront
sur toi des jours où tes ennemis t’environneront de tranchées.»
Existe-t-il de plus grands ennemis de l’âme humaine que les esprits
malins qui viennent l’assiéger au moment où elle sort de
son corps, après l’avoir excitée par des délectations
trompeuses lorsqu’elle vivait dans l’amour de la chair? Ils l’environnent
de tranchées en remettant sous les yeux de son âme les fautes
qu’elle a commises et en s’efforçant de l’entraîner dans leur
commune damnation, en sorte que surprise en ses derniers instants, tout
en voyant par quels ennemis elle est cernée de toutes parts, elle
ne puisse pourtant pas trouver d’issue pour s’échapper, parce qu’elle
ne peut plus accomplir le bien qu’elle a refusé de faire lorsqu’elle
le pouvait.
C’est encore au sujet de ces esprits
qu’on peut comprendre la suite du texte : «Ils t’enfermeront et te
serreront de toutes parts.» Les esprits malins serrent l’âme
de toutes parts quand ils viennent lui rappeler les fautes qu’elle a commises
non seulement en actions, mais aussi en paroles et même en pensées
: l’âme qui ici-bas en a pris à son aise dans le péché
de bien des manières se trouve ainsi, en ses derniers instants,
serrée de tous les côtés lors du châtiment.
Le texte poursuit : «Ils te
renverseront à terre, toi et tes enfants qui sont en tes murs.»
L’âme est abattue à terre par la pensée de ses fautes
lorsque sa chair, qu’elle croyait être toute sa vie, est menacée
de retourner bientôt en poussière. Ses enfants tombent dans
la mort quand les desseins mauvais auxquels l’âme donne maintenant
le jour s’évanouissent dans le châtiment où vient finir
sa vie, selon qu’il est écrit : «En ce jour-là, tous
leurs desseins périront.» (Ps 146, 4). Ces desseins endurcis
peuvent être aussi signifiés par les pierres. En effet, le
texte poursuit : «Et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre.»
Quand une âme perverse ajoute à une pensée perverse
une autre qui l’est plus encore, que fait-elle, sinon poser une pierre
sur une pierre? Mais une fois la ville détruite, on n’y laisse pas
pierre sur pierre, car lorsque l’âme est conduite à son châtiment,
toute la construction de ses pensées se disperse.
5. La cause de ce châtiment
nous est indiquée dans la suite : «Parce que tu n’as pas reconnu
le temps où tu étais visitée.» Le Dieu tout-puissant
a coutume de visiter chaque âme pécheresse de multiples façons.
Il la visite sans relâche par ses commandements, parfois par une
épreuve, parfois encore par un miracle, en sorte qu’elle entende
les vérités qu’elle ignorait, et — si malgré cela
elle demeure pleine d’orgueil et de mépris — qu’elle revienne [à
Dieu] dans la douleur de la componction1, ou bien, vaincue par les bienfaits,
qu’elle rougisse du mal qu’elle a commis.
Mais parce que cette âme n’a
pas reconnu le temps où elle était visitée, elle est
livrée à la fin de sa vie à des ennemis dont elle
sera obligée, par un jugement de damnation éternelle, de
partager à jamais la société. L’Ecriture le dit ailleurs
: «Lorsque tu vas te présenter avec ton adversaire devant
le magistrat, tâche, en chemin, de te libérer de lui, de peur
qu’il ne te traîne devant le juge, et que le juge ne te livre à
l’exacteur2, et que l’exacteur ne te jette en prison.» (Lc 12, 58).
Notre adversaire sur le chemin est la parole de Dieu, qui s’oppose à
nos désirs charnels en la vie présente. S’en libérer,
c’est se soumettre avec humilité à ses commandements. En
cas de refus, l’adversaire livrera au juge, et le juge à l’exacteur,
c’est-à-dire que le pécheur se trouvera convaincu de sa faute
devant le tribunal du Juge par son mépris pour la parole du Seigneur.
Le Juge le livre à l’exacteur, car il permet à l’esprit malin
d’entraîner cette âme au châtiment, afin que cet esprit
force à le suivre au supplice celle qui s’est volontairement entendue
avec lui pour pécher. L’exacteur jette le pécheur en prison,
puisque l’esprit malin l’expédie violemment en enfer en attendant
le jour du jugement, à partir duquel ils seront torturés
ensemble dans les flammes de l’enfer.
6. Après avoir décrit
la ruine de la cité, où nous avons reconnu la perte de l’âme,
le texte ajoute aussitôt : «Puis, entré dans le Temple,
il se mit à en chasser les vendeurs et les acheteurs.» Ce
que le Temple de Dieu était dans la cité, la vie des religieux
l’est dans le peuple fidèle. Or il n’est pas rare qu’on prenne l’habit
religieux et qu’on reçoive la charge des saints ordres, puis qu’on
détourne ses fonctions ecclésiastiques pour en faire un commerce
tout terrestre. Les vendeurs dans le Temple sont ceux qui se font payer
ce qui revient en droit à certains. Car c’est vendre la justice
que de la rendre moyennant finance. Et les acheteurs dans le Temple sont
ceux qui, refusant de rendre au prochain ce qu’ils lui doivent et dédaignant
de faire ce que leur commande la justice, rachètent leur péché
en donnant de l’argent à des protecteurs. Le Seigneur a bien raison
de leur dire : «Ma maison est une maison de prière, et vous
en avez fait une caverne de brigands» : comme ce sont souvent des
hommes pervers qui occupent les charges ecclésiastiques, le glaive
de leur malice donne la mort à leurs proches, alors que l’intercession
de leur prière aurait dû les vivifier.
7. Le Temple et la maison de Dieu
représentent aussi l’âme et la conscience des fidèles.
Les pensées mauvaises que l’âme conçoit parfois contre
le prochain, lorsqu’elles percent les innocents de leur glaive, sont un
peu comme des brigands dans leur caverne, qui tuent ceux qui passent sans
méfiance. Car l’âme des fidèles n’est plus une maison
de prière, mais une caverne de brigands, quand s’étant détournée
de l’innocence et de la sainte simplicité, elle s’efforce de trouver
un moyen de nuire au prochain.
Mais puisqu’à travers la
Sainte Ecriture, nous sommes instruits sans cesse contre toutes ces méchancetés
par les paroles de notre Rédempteur, c’est que continue à
se réaliser jusqu’à présent ce qui, d’après
notre évangile, se passait alors : «Et chaque jour, il enseignait
dans le Temple.» Car lorsque la Vérité apprend en détail
à l’âme des fidèles comment se détourner du
mal, elle enseigne chaque jour dans le Temple.
Sachons-le cependant, les paroles
de la Vérité ne peuvent nous instruire vraiment que si nous
considérons sans cesse avec crainte les malheurs ultimes qui nous
menacent, selon ce que déclare un sage : «Dans toutes tes
œuvres, souviens-toi de ta fin, et tu ne pécheras jamais.»
(Si 7, 36). Oui, nous devons penser chaque jour à ce que nous avons
entendu par la voix même de notre Rédempteur : «Au moins
en ton jour, ce qui pouvait t’apporter la paix; mais cela a été
caché à tes yeux.» Car pendant que le Juge rigoureux
patiente sans laisser encore retomber sa main pour frapper, pendant le
peu de temps où nous demeure encore un semblant de sécurité
avant le règlement de compte final, nous devons penser aux malheurs
qui vont suivre, gémir en y pensant, les éviter en gémissant;
et il nous faut considérer sans cesse les péchés que
nous avons commis, pleurer en les considérant, et les effacer en
pleurant. Ne nous laissons amollir par aucune de ces joies dues à
une prospérité passagère, ni boucher les yeux de l’âme
par les choses qui passent, ni conduire par elles en aveugles au feu [de
l’enfer]. Car si l’on y pense sérieusement, on peut découvrir
par la bouche de la Vérité quel poids a le reproche adressé
au négligent insoucieux de l’avenir : «Au moins en ton jour,
ce qui pouvait t’apporter la paix; mais cela a été caché
à tes yeux.»
8. Il faut bien considérer
quelle terreur accompagnera l’heure de notre mort, quel tremblement d’esprit,
quel souvenir de toutes nos mauvaises actions! Il sera bien oublié,
alors, le bonheur passé! Mais quelle crainte, quelle appréhension
devant le Juge! Quel plaisir peut-on donc mettre dans les biens présents,
quand tous doivent passer en un seul et même instant, sans que puisse
passer le châtiment qui nous menace, quand ce que nous aimons est
appelé à disparaître complètement, pour faire
place à une souffrance qui ne disparaîtra jamais? Les esprits
malins recherchent en l’âme mourante ce qu’ils y ont accompli; ils
lui rappellent les fautes qu’ils lui ont inspirées afin de l’attirer
en leur compagnie dans les tourments.
Mais pourquoi ne parlons-nous ici
que des âmes pécheresses, alors que les esprits malins vont
aussi au-devant des élus mourants pour y trouver, s’ils le peuvent,
quelque chose qui leur appartiendrait? Or il n’y a jamais eu qu’un homme
à pouvoir dire hardiment avant sa Passion : «Je ne m’entretiendrai
plus beaucoup avec vous, car voici venir le prince de ce monde, et il n’a
rien en moi.» (Jn 14, 30). En effet, le prince de ce monde, voyant
que le Christ était un homme mortel, s’imagina qu’il pourrait trouver
en lui quelque chose qui lui appartînt. Mais c’est sans aucun péché
qu’il sortit de ce monde de corruption, celui qui était venu sans
péché dans le monde.
Pierre lui-même n’a pas osé
se vanter que le prince de ce monde n’ait rien en lui, et il avait pourtant
mérité d’entendre : «Tout ce que tu lieras sur la terre
sera lié dans le Ciel, et tout ce que tu délieras sur la
terre sera délié dans le Ciel.» (Mt 16, 19). Paul n’a
pas davantage osé s’en vanter, et il parvint cependant jusqu’aux
arcanes du troisième ciel avant même de mourir (cf. 2 Co 12,
2). Jean non plus n’en a pas eu l’audace, bien qu’il ait reposé
sur la poitrine du Rédempteur, lors de la Cène, en sa qualité
de disciple le plus aimé (cf. Jn 21, 20). Puisque le prophète
affirme : «Voici que j’ai été conçu dans l’iniquité
et que ma mère m’a enfanté dans le péché»
(Ps 51, 7), qui pourrait être sans faute dans le monde après
être venu au monde avec la faute? Le même prophète dit
à ce sujet : «Aucun homme n’est juste à vos yeux.»
(Ps 143, 2). Et Salomon déclare : «Il n’y a pas sur terre
d’homme juste qui fasse le bien et qui ne pèche pas.» (Qo
7, 20). Dans le même sens, Jean affirme : «Si nous disons que
nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes,
et la vérité n’est pas en nous.» (1 Jn 1, 8). Et Jacques
assure : «Nous péchons tous en beaucoup de choses.»
(Jc 3, 2)
Il est en effet avéré
qu’en tous ceux qui ont été conçus dans le plaisir
de la chair, le prince de ce monde a trouvé quelque chose qui lui
appartenait, soit dans leurs actions, soit dans leurs paroles, soit dans
leurs pensées. Mais s’il n’a pu ensuite les entraîner, ni
s’en emparer avant, c’est que le Christ, qui, sans qu’il le dût,
a payé pour nous la dette de la mort, les a délivrés
de leurs dettes; ainsi, nos dettes ne nous retiennent plus au pouvoir de
notre ennemi, puisque le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
fait homme (cf. 1 Tm 2, 5), s’est acquitté pour nous en toute gratuité
d’une dette qu’il n’avait pas contractée. Car celui qui a livré
pour nous son corps à la mort sans qu’il le dût, a délivré
notre âme de la mort qui lui était due. Il affirme donc :
«Il vient, le prince de ce monde, et il n’a rien en moi.»
Aussi nous faut-il prendre soin
de méditer chaque jour dans les larmes avec quelle furie et sous
quel aspect terrifiant le prince de ce monde viendra, le jour de notre
mort, nous réclamer ce qui en nous lui appartient, puisqu’il a osé
s’adresser même à notre Dieu quand il mourait en sa chair,
pour chercher en lui quelque chose [qui lui appartînt], sans rien
pouvoir trouver.
9. Que pourrons-nous donc dire ou
faire — malheureux hommes que nous sommes! — nous qui avons commis d’innombrables
fautes? Que déclarerons-nous à l’ennemi lorsqu’il cherchera
et trouvera en nous beaucoup de choses lui appartenant, sinon cette seule
vérité qui est pour nous un refuge assuré et une solide
espérance, à savoir que nous ne faisons plus qu’un avec celui
en qui le prince de ce monde a cherché quelque chose qui lui appartînt
sans rien pouvoir trouver, puisque seul il est «libre parmi les morts»
(Ps 88, 6)? Et nous sommes ainsi dès à présent délivrés
de la servitude du péché par une liberté véritable,
puisque nous sommes unis à celui qui est vraiment libre. Il est
certain — nous ne pouvons le nier, et nous l’avouons même en toute
loyauté — que le prince de ce monde a en nous beaucoup de choses
qui lui appartiennent; il ne peut cependant s’emparer de nous à
notre mort, puisque nous sommes devenus les membres de celui en qui il
n’a rien.
Mais à quoi bon être
unis à notre Rédempteur par la foi, si nous en sommes désunis
par nos mœurs? N’est-ce pas lui-même qui affirme : «Ce ne sont
pas tous ceux qui me disent : ‹Seigneur, Seigneur!› qui entreront dans
le Royaume des cieux.» (Mt 7, 21). Joignons donc la droiture des
œuvres à la droiture de la foi. Effaçons chaque jour par
nos gémissements nos mauvaises actions passées. Faisons triompher
en nous la droiture des œuvres qu’inspire l’amour de Dieu et du prochain
sur nos dérèglements d’hier. Ne refusons à nos frères
aucun des services que nous pouvons leur rendre. Car il n’y a pour nous
d’autre moyen de devenir membres de notre Rédempteur que d’adhérer
à Dieu et de compatir aux souffrances de notre prochain.
10. Mais puisque les exemples entraînent
souvent plus efficacement le cœur des auditeurs à l’amour de Dieu
et du prochain que les paroles, je vais porter à la connaissance
de votre charité un miracle que notre cher fils, le diacre Epiphanius,
ici présent, venu de la province d’Isaurie, a coutume de nous raconter.
Il s’est passé dans une région voisine de la sienne, la Lycaonie3.
Il advint, nous dit Epiphanius, qu’un certain Martyrius, moine de vie très
vénérable, sortit de son monastère pour rendre visite
à un autre monastère, qui avait à sa tête un
père spirituel. Tandis qu’il cheminait, il rencontra sur la route
un lépreux aux membres défigurés par une multitude
de plaies d’éléphantiasis. Ce pauvre homme voulait rentrer
à son gîte, mais, épuisé, il n’en avait plus
la force. Il disait avoir son gîte justement sur la route où
le moine Martyrius s’avançait d’un bon pas. L’homme de Dieu, plein
de pitié pour la fatigue du lépreux, jeta aussitôt
à terre le manteau dont il était vêtu, l’étala,
puis y déposa le lépreux avant de le charger sur son épaule
en le maintenant bien serré dans son manteau; et reprenant sa route,
il l’emporta avec lui. Comme il approchait déjà des portes
du monastère, celui qui en était le père spirituel
se mit à crier d’une voix forte : «Courez, ouvrez vite les
portes du monastère : le frère Martyrius arrive en portant
le Seigneur!» Aussitôt que Martyrius fut parvenu à l’entrée
du monastère, celui qu’il croyait être un lépreux descendit
de son dos et lui apparut tel qu’on a coutume de se représenter
le Rédempteur du genre humain, le Christ Jésus, Dieu et homme.
Puis, tout en s’élevant au ciel sous les yeux de Martyrius, il lui
dit : «Martyrius, tu n’as pas rougi de moi sur la terre, je ne rougirai
pas de toi au Ciel.» Dès que le saint homme fut entré
dans le monastère, le père du monastère lui demanda
: «Frère Martyrius, où est celui que tu portais?»
Le frère lui répondit : «Ah! si j’avais su qui il était,
je l’aurais retenu par les pieds.» Et il racontait que lorsqu’il
le portait, il ne sentait pas du tout son poids. Ce qui n’a rien d’étonnant
: comment aurait-il pu sentir son poids, puisqu’il portait celui qui le
portait?
Tout ceci doit nous apprendre quel
pouvoir nous donne notre compassion fraternelle, et quelle force ont les
entrailles4 de miséricorde pour nous unir au Dieu tout-puissant.
Car c’est en nous rabaissant au-dessous de nous par compassion pour le
prochain que nous nous rapprochons de celui qui est au-dessus de tout.
Si nul ne peut, quant aux choses corporelles, atteindre les hauteurs sans
tendre vers elles, il est bien évident, quant aux choses spirituelles,
que nous approchons des hauteurs avec d’autant plus de vérité
que nous laissons la compassion nous attirer [vers le bas].
Voyez le Rédempteur du genre
humain. Dans son désir de nous amener au bien, il ne lui a pas suffi
d’affirmer qu’il nous dirait lors du jugement dernier : «Toutes les
fois que vous l’avez fait à l’un des plus petits d’entre mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait» (Mt 25, 40), mais il a encore
manifesté cette vérité en lui-même avant le
jugement : il nous a montré que les bons services que nous rendons
maintenant aux miséreux, c’est bien à lui que nous les offrons,
puisque nous les accomplissons par amour de lui. Et l’on recevra une récompense
d’autant plus grande qu’on se sera abstenu de dédaigner un pauvre
qui paraissait devoir être davantage dédaigné. Quelle
chair est plus haute en dignité parmi les hommes que celle du Christ,
qui a été élevée au-dessus des anges? Et quelle
chair est plus abjecte parmi les hommes que la chair des lépreux,
crevassée par des plaies purulentes et dégageant une odeur
fétide? Mais voici que le Christ est apparu sous l’aspect d’un lépreux,
et que celui qui doit être révéré au-dessus
de tous n’a pas craint de se montrer méprisé au-dessous de
tous. Pourquoi cela? N’est-ce pas pour nous faire prendre garde, nous qui
sommes si lents à comprendre, que celui qui se hâte d’aller
prendre place près du Seigneur au Ciel ne doit pas refuser de se
laisser humilier sur la terre, ni de se montrer compatissant pour ses frères,
fussent-ils abjects et méprisables?
J’avais décidé de
parler brièvement à votre charité; mais puisque la
voie de l’homme n’est pas en lui (cf. Jr 10, 23), il ne peut retenir sa
parole de suivre le cours que lui trace celui-là même dont
nous parlons, lui qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père
dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Amen.
Homélie 40
Prononcée devant le peuple
dans la basilique de saint Laurent,
martyr
à une date inconnue
Le pauvre Lazare et le mauvais riche
Saint Grégoire annonce d’abord
le plan de l’Homélie : à l’inverse de l’ordre normal d’un
commentaire scripturaire, il commencera par traiter en quelques mots du
sens allégorique de l’évangile, avant de s’étendre
plus longuement sur le sens littéral, car ce dernier raffermit les
mœurs des fidèles, qui en ont le plus grand besoin. Or on retient
mieux ce qu’on entend en dernier. Et l’orateur compte bien prolonger son
commentaire par un vibrant appel à l’aumône, en l’illustrant
d’une de ces histoires dont il a le secret.
I- (2) Le sens allégorique
voit dans le mauvais riche l’image du peuple juif, et dans Lazare, celle
des païens, qui ne sont pas admis à la connaissance de la Loi,
et doivent se contenter de miettes. Muni de cette clef, le prédicateur
interprète tous les détails de la parabole.
II- (3-9) Le sens littéral
de ce passage nous prouve combien sont exigeants les préceptes de
l’Evangile : ils nous commandent non seulement de ne plus voler, mais aussi
de faire servir ce que nous possédons au bien du prochain. Le pape
fait remarquer le surcroît de mérite et de damnation qu’encourent
respectivement pauvre et riche du fait de leur mise en présence,
puis la rigueur de la punition du riche. Il montre aussi que le riche ayant
été récompensé dès cette vie du bien
qu’il avait fait, tandis que le pauvre se purifiait dans les épreuves,
le premier est réprouvé après sa mort, et le second
récompensé. Voici un passage qu’il faut donner à méditer
aussi bien à ceux que la Providence gâte ici-bas qu’à
ceux qu’elle éprouve. A l’encontre d’une mentalité encore
trop répandue chez les chrétiens, richesse, santé,
réputation ne sont pas forcément des signes qu’on est béni
de Dieu.
III- (10-12) Grégoire exhorte
enfin ses auditeurs à se montrer avisés. Des Lazare, ils
en ont devant leur porte à volonté : qu’ils s’en fassent
donc des intercesseurs pour leurs fautes, se gardant bien de les mépriser,
même s’ils sont pécheurs. Plusieurs parmi eux sont d’ailleurs
des saints méconnus. Et le pape de relater la mort admirable de
la vieille Romula : ayant vécu en pauvre, elle a trouvé les
vraies richesses, celles de l’éternité.
Lc 16, 19-31
En ce temps-là, Jésus
dit à ses disciples : «Il y avait un homme riche qui s’habillait
de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour de façon
splendide. Et il y avait un pauvre, nommé Lazare, qui était
couché à sa porte, couvert d’ulcères; il aurait bien
voulu se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche, mais
personne ne lui en donnait; et les chiens venaient lécher ses ulcères.
Or il arriva que le pauvre mourut, et il fut porté par les anges
dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra dans l’enfer.
«Il leva les yeux, tandis
qu’il était en proie aux tourments, et il vit de loin Abraham, et
Lazare en son sein, et il se mit à crier : ‹Père Abraham,
aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans
l’eau pour m’en rafraîchir la langue, car je souffre cruellement
dans ces flammes.› Abraham lui dit : ‹Mon enfant, souviens-toi que tu as
reçu les biens pendant ta vie, et Lazare pareillement les maux.
Maintenant, il est ici consolé, et toi, tu souffres. De plus, entre
nous et vous, il y a un grand abîme, en sorte que ceux qui voudraient
passer d’ici chez vous ne le puissent pas, et qu’il soit impossible de
traverser de là-bas jusqu’à nous.›
«Le riche dit alors : ‹Je
te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père,
où j’ai cinq frères, pour leur attester ces choses, de peur
qu’ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de tourments.› Abraham lui
dit : ‹Ils ont Moïse et les prophètes : qu’ils les écoutent.›
Le riche répondit: ‹Non, père Abraham; mais si quelqu’un
des morts va les trouver, ils feront pénitence.› Mais Abraham lui
dit : ‹S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes,
quand bien même quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient
pas.›» Dans les paroles de la Sainte Ecriture, frères très
chers, il nous faut commencer par prêter attention à la vérité
du sens littéral, avant de chercher à comprendre le sens
allégorique et spirituel. On ne recueille en effet les fruits suaves
de l’allégorie que si l’on assure d’abord ses racines dans la vérité
du sens littéral. Mais puisqu’il arrive souvent que l’allégorie
fortifie notre foi et que le sens littéral raffermisse notre vie
morale, et comme, grâce à Dieu, nous parlons à des
croyants, nous jugeons opportun d’inverser l’ordre de notre propos. Votre
foi est déjà bien ferme; aussi vous suffira-t-il d’entendre
pour commencer quelques mots brefs traitant du sens allégorique,
tandis que nous garderons pour la fin de notre explication ce qui a trait
au récit et à la vie morale, et qui vous est absolument nécessaire.
On retient souvent mieux, en effet, ce qu’on a entendu en dernier.
2. Parcourons donc brièvement
le sens allégorique, pour pouvoir en venir plus vite au vaste champ
des applications morales. «Il y avait un homme riche qui s’habillait
de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour de façon
splendide.» Qui, frères très chers, peut bien symboliser
ce riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque
jour de façon splendide? Qui, sinon le peuple juif ? Il eut bien
une discipline de vie au-dehors, mais il fit servir les délices
de la Loi qui lui était confiée à sa vaine gloire,
sans en tirer de profit. Et que figure ce Lazare, couvert d’ulcères,
sinon le peuple des païens, qui, n’ayant pas eu honte de confesser
ses péchés lorsqu’il s’est converti au vrai Dieu, a vu sa
peau se couvrir de plaies? Car c’est par les plaies que le liquide infectieux
est drainé hors de l’intérieur des chairs et s’écoule
au-dehors. Qu’est-ce donc que confesser ses péchés, sinon
faire éclater des abcès? L’infection du péché
qui se cachait pernicieusement dans l’âme est en effet salutairement
mise au jour dans la confession. Les abcès de la peau n’attirent-ils
pas les humeurs putrides à la surface? Or, que faisons-nous d’autre,
en confessant nos péchés, que de mettre au jour le mal qui
se cachait en nous?
Lazare, tout blessé, aurait
bien voulu se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche,
mais personne ne lui en donnait, car ce peuple orgueilleux, qui méprisait
tous les païens, refusait d’en admettre aucun à la connaissance
de la Loi. Et puisque la doctrine de la Loi ne le portait pas à
aimer, mais à s’élever, il se gonflait pour ainsi dire des
bienfaits qu’il avait reçus. Et les paroles débordant du
trop-plein de sa science étaient comme des miettes tombant de sa
table.
Les chiens, quant à eux,
léchaient les plaies du pauvre gisant sur le sol. Il n’est pas rare
que dans la Sainte Ecriture, les chiens désignent les prédicateurs.
La langue des chiens guérit en effet les blessures en les léchant,
et les saints docteurs aussi, quand ils nous enseignent lorsque nous leur
confessons nos péchés, touchent en quelque sorte les plaies
de notre âme avec leur langue. Et puisqu’ils nous arrachent à
nos péchés par leurs paroles, c’est comme s’ils nous rendaient
la santé en touchant nos blessures. C’est bien parce que la langue
des prédicateurs est désignée par celle des chiens
que le psalmiste dit au Seigneur : «La langue de vos chiens [est
prise] par lui du milieu de vos ennemis.» (Ps 68, 24). C’est en effet
du milieu des Juifs infidèles que les saints prédicateurs
ont été choisis, et en venant affirmer la vérité
face aux voleurs et aux brigands, ils ont donné, si j’ose dire,
de grands aboiements pour le Seigneur. A l’inverse, par manière
de reproche, on accuse certains autres d’être «des chiens muets,
incapables d’aboyer» (Is 56, 10). Les chiens lèchent donc
les ulcères de Lazare, puisque les saints prédicateurs condamnent
les péchés et approuvent qu’on les confesse, en disant :
«Confessez vos péchés l’un à l’autre, et priez
les uns pour les autres, afin d’être sauvés.» (Jc 5,
16). Et du fait que les saints docteurs reçoivent à confession
les païens, ils guérissent les plaies de leur âme. On
traduit donc fort à propos le nom de Lazare par «Aidé»,
puisque les docteurs aident Lazare à se libérer en soignant
ses plaies par leurs paroles de réprimande.
Mais la langue léchante des
chiens peut aussi symboliser la langue bien large des flatteurs. L’habitude
qu’ils ont de complimenter à tort et à travers les actions
mauvaises que nous nous reprochons nous-mêmes intérieurement,
ne revient-elle pas à lécher nos plaies?
Or il arriva que l’un et l’autre
mourut. Le riche qui s’habillait de pourpre et de lin fin fut enterré
dans l’enfer; Lazare, lui, fut conduit par les anges dans le sein d’Abraham.
Que désigne le sein d’Abraham, sinon le lieu écarté
du repos des Pères? C’est de ce lieu que la Vérité
affirme : «Beaucoup viendront du levant et du couchant, et auront
place dans le Royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob, tandis que
les fils du Royaume seront jetés dans les ténèbres
extérieures.» (Mt 8, 11-12). Le riche habillé de pourpre
et de lin fin est à juste titre appelé fils du Royaume. Il
lève les yeux de loin pour voir Lazare, car les infidèles,
se trouvant plongés dans l’abîme par le supplice de leur damnation,
voient avant le jour du jugement tous les fidèles dans le repos
au-dessus d’eux; par la suite, ils ne pourront plus jamais contempler leur
joie. Et ce qu’ils regardent est loin, puisqu’ils ne peuvent y atteindre
par leurs mérites.
L’Ecriture nous montre que le mauvais
riche est brûlé surtout dans sa langue, lorsqu’il dit : «Envoie
Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour m’en rafraîchir
la langue, car je souffre cruellement dans ces flammes.» Le peuple
juif infidèle, tout en ayant les préceptes de la Loi dans
la bouche, négligea de les observer en actes. Il brûlera donc
davantage en celui de ses membres qui a laissé voir qu’il connaissait
ce qu’il n’a pas voulu accomplir. C’est pourquoi Salomon déclare
si justement de ceux qui savent et n’agissent pas : «Tout le travail
de l’homme est dans sa bouche, mais son âme ne sera pas rassasiée.»
(Qo 6, 7). En effet, quiconque ne travaille qu’à savoir ce qu’il
doit dire, prive son âme du fruit rassasiant de la science qu’elle
s’est acquise. Il désire être touché du bout du doigt,
car condamné aux supplices éternels, il souhaite recevoir
une part de la charité des justes, fût-ce la dernière.
Il lui est répondu qu’il
a reçu ses biens en cette vie, puisqu’il pensait que le bonheur
qui passe constituait toute sa félicité. Les justes aussi
peuvent posséder des biens ici-bas, mais sans qu’ils leur soient
comptés à titre de récompense : ils aspirent à
des biens meilleurs, c’est-à-dire éternels, et par suite,
aucuns des biens présents ne paraissent de vrais biens à
leurs yeux, à cause des saints désirs qui les enflamment.
C’est pour cela que le prophète David, qui jouissait des richesses
d’un royaume et de grands honneurs, tout en reconnaissant la nécessité
de ces biens, désirait ardemment un seul et unique bien, lorsqu’il
affirmait : «Pour moi, le bien, c’est d’être uni à Dieu.»
(Ps 73, 28)
Il faut ici remarquer ce qu’Abraham
dit au riche : «Mon enfant, souviens-toi.» Voici qu’Abraham
appelle son enfant celui qu’il ne délivre pourtant pas de son supplice,
puisque les Pères croyants, prédécesseurs de ce peuple
incroyant, considérant que beaucoup d’hommes se sont écartés
de leur foi parmi le peuple, ne compatissent pas à leur sort et
ne les arrachent pas à leurs tourments, bien qu’ils les reconnaissent
comme leurs enfants par le sang.
Le riche déclare, du milieu
des tourments, qu’il a cinq frères, parce que l’orgueilleux peuple
juif, déjà en grande partie condamné, sait que ses
descendants laissés sur terre sont livrés à leurs
cinq sens. Il désigne donc par le nombre cinq les frères
qu’il a laissés sur terre, car se trouvant lui-même en enfer,
il se désole que ses frères ne parviennent pas à la
connaissance spirituelle, et il demande qu’on leur envoie Lazare. Et quand
on lui dit qu’ils ont Moïse et les prophètes, il réplique
: «Ils ne croiront pas à moins que quelqu’un ne ressuscite
d’entre les morts.» Abraham lui répond aussitôt : «S’ils
n’écoutent pas Moïse et les prophètes, quand bien même
quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient pas.» La
Vérité n’affirme-t-elle pas au sujet de Moïse : «Si
vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il
a écrit.» (Jn 5, 46). Ce qu’Abraham répond s’est donc
accompli depuis. En effet, le Seigneur est ressuscité d’entre les
morts, mais le peuple juif, qui n’avait pas voulu croire Moïse, a
tout autant refusé de croire celui qui est ressuscité d’entre
les morts. Et ayant refusé de comprendre spirituellement les paroles
de Moïse, il n’a pas su reconnaître celui dont Moïse avait
parlé.
3. Ces quelques mots, frères
très chers, devraient nous suffire pour dégager les mystères
de l’allégorie, et il nous faut maintenant passer à un examen
plus approfondi des applications morales de ce récit.
«Il y avait un homme riche
qui s’habillait de pourpre et de lin fin, et qui festoyait chaque jour
de façon splendide. Et il y avait un pauvre, nommé Lazare,
qui était couché à sa porte, couvert d’ulcères.»
Il en est qui s’imaginent que les préceptes de l’Ancien Testament
sont plus sévères que ceux du Nouveau, mais ils se trompent
évidemment, vu le peu de fondement de leur affirmation. Car l’Ancien
Testament ne condamne pas l’avarice, mais seulement le vol (cf. Ex 20,
15), tandis que dans l’Evangile, on punit celui qui s’empare injustement
de quelque chose en l’obligeant à le restituer au quadruple (cf.
Lc 19, 8). Dans le présent passage, on blâme le mauvais riche,
non pour avoir pris le bien d’autrui, mais pour ne pas lui avoir donné
du sien. Et il n’est pas dit qu’il ait opprimé quelqu’un par la
violence, mais qu’il s’est enorgueilli de sa fortune. Il faut donc considérer
avec grande attention de quelle peine peut être frappé celui
qui vole, si celui qui ne donne pas largement de ses biens est condamné
à l’enfer. Que personne ne se sente en sécurité en
disant : «Je ne prends pas le bien d’autrui, mais je me contente
de jouir de biens honnêtement acquis.» Le riche, en effet,
n’est pas puni pour avoir volé les biens d’autrui, mais parce qu’il
s’est livré à un mauvais usage de ses propres biens. Il fut
aussi envoyé en enfer pour d’autres raisons, comme de n’avoir pas
gardé la crainte de Dieu au milieu de sa félicité,
d’avoir fait servir ses biens à sa propre vanité, d’avoir
fermé ses entrailles à tout sentiment de miséricorde,
et de n’avoir pas voulu racheter ses péchés, alors que ses
richesses lui en donnaient largement les moyens.
Il en est qui s’imaginent que la
recherche des vêtements fins et précieux n’est pas un péché;
mais si ce n’était pas une faute, la parole de Dieu ne noterait
pas avec tant d’insistance que le riche torturé en enfer avait été
habillé de pourpre et de lin fin. On ne recherche jamais les vêtements
élégants que par vanité, c’est-à-dire pour
paraître plus respectable aux yeux des autres. La vaine gloire est
bien l’unique motif qui fait rechercher des vêtements coûteux,
puisque personne ne voudrait s’en habiller s’il ne pouvait être vu
des autres. Cette faute nous est encore mieux démontrée par
l’exemple inverse, car si la pauvreté dans l’habillement n’était
pas une vertu, l’évangéliste n’indiquerait pas avec insistance
que Jean-Baptiste était vêtu de poil de chameau (cf. Mt 3,
4).
Il nous faut prêter une attention
particulière à l’ordre dans lequel la Vérité
nous parle du riche orgueilleux et de l’humble pauvre. Jésus nous
dit en effet : «Il y avait un homme riche», et il ajoute aussitôt
: «Et il y avait un pauvre, nommé Lazare.» Le nom des
riches est ordinairement plus connu parmi le peuple que celui des pauvres.
Que signifie donc le fait que le Seigneur, parlant d’un pauvre et d’un
riche, donne le nom du pauvre et non celui du riche? C’est que Dieu connaît
les humbles et les approuve, tandis qu’il veut ignorer les orgueilleux.
C’est pourquoi, au dernier jour, il déclarera à ceux qui
tirent vanité de la puissance de leurs miracles : «Je ne sais
d’où vous êtes; éloignez-vous de moi, artisans d’iniquité.»
(Mt 7, 23). Il affirme au contraire à Moïse : «Je t’ai
connu par ton nom.» (Ex 33, 17). Le Seigneur appelle donc le riche
«un homme», et le pauvre «un pauvre, nommé Lazare».
C’est comme s’il disait clairement : «Je connais le pauvre, qui est
humble; je ne connais pas le riche, qui est orgueilleux. Je connais le
premier, car je l’approuve; j’ignore le second, car mon jugement le réprouve.»
4. Nous devons aussi méditer
avec quelle sagesse et quelle prévoyance notre Créateur ordonne
toutes ses œuvres : il ne dispose pas un fait en vue d’un seul autre fait.
Le pauvre Lazare, couvert d’ulcères, est couché devant la
porte du riche. Or, par ce seul fait, le Seigneur accomplit deux jugements
distincts : le riche aurait pu avoir quelque excuse si ce pauvre Lazare
à la peau ulcérée n’avait pas été couché
devant sa porte, mais s’était trouvé plus loin, et que sa
misère n’avait pas importuné ses yeux; et le pauvre ulcéreux
aurait été moins tenté en son âme si le riche
avait été loin de ses yeux. Mais Dieu, en plaçant
le pauvre ulcéreux juste devant la porte du riche rassasié
de plaisirs, fournit à la fois, en ce seul et même fait, un
surcroît de condamnation au riche qui demeure sans pitié à
la vue du pauvre, et un supplément d’épreuve au pauvre tenté
chaque jour par la vue du riche.
Vous vous doutez quelles terribles
tentations devait subir en ses pensées ce pauvre assailli d’ulcères
de toutes parts! Il manquait de pain et il était malade; or il avait
sous les yeux ce riche qui possédait une bonne santé et jouissait
des plaisirs de la vie. En proie aux douleurs et au froid, il voyait le
riche se réjouir et se vêtir de pourpre et de lin fin. Il
était réduit à rien par ses plaies, et le riche regorgeait
de tous les biens. Il manquait de tout, et le riche ne voulait rien donner.
Pensons-nous, mes frères, au tumulte des tentations qui devait alors
s’élever dans le cœur du pauvre? La pauvreté n’aurait-elle
pas été pour lui une épreuve suffisante, sans que
vienne s’y joindre la maladie? Et à l’inverse, la maladie n’aurait-elle
pu suffire, même sans ce dénuement matériel? Mais la
pauvreté et la maladie se liguaient pour mieux anéantir le
pauvre et pour ainsi mieux l’éprouver. Le pauvre voyait en outre
que lorsque le riche se montrait en public, une foule de flatteurs venaient
lui faire la cour, alors que lui, personne ne le visitait dans son infirmité
et sa misère. Les chiens peuvent témoigner que personne ne
lui rendait visite, puisqu’ils avaient toute liberté de lécher
ses plaies.
En un seul fait, le Dieu tout-puissant
a donc fait paraître deux jugements, car en permettant que le pauvre
Lazare soit couché à la porte du riche, il fit en sorte à
la fois que le riche sans charité en accrût son châtiment
et que le pauvre, tenté, en augmentât sa récompense.
Le riche voyait chaque jour le pauvre sans avoir pitié de lui; et
le pauvre devait subir la vue du riche, qui lui valait un surcroît
d’épreuve. En bas, il y avait deux cœurs, mais en haut, un seul
[Dieu] pour les scruter, qui préparait l’un à la gloire en
le tentant, et attendait le moment de châtier l’autre en le supportant.
5. Le texte poursuit en effet :
«Or il arriva que le pauvre mourut, et il fut porté par les
anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et on l’enterra dans
l’enfer.» Ce riche, qui n’avait pas voulu secourir le pauvre Lazare
en cette vie, se mit à rechercher sa protection quand il se vit
livré au supplice. Car voici la suite : «Il leva les yeux,
tandis qu’il était en proie aux tourments, et il vit de loin Abraham,
et Lazare en son sein, et il se mit à crier : ‹Père Abraham,
aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans
l’eau pour m’en rafraîchir la langue, car je souffre cruellement
dans ces flammes.›» Oh! comme Dieu est exact dans ses jugements!
Et quelle rigueur il exerce dans la rétribution des bonnes et des
mauvaises actions! Ne nous disait-on pas tout à l’heure que Lazare
cherchait en cette vie à atteindre les miettes tombant de la table
du riche, et que personne ne lui en donnait? Et l’on nous dit maintenant,
quant au supplice du riche, qu’il désire que Lazare lui laisse tomber
du bout du doigt une goutte d’eau dans la bouche. C’est là, mes
frères, oui, c’est bien là qu’il faut juger quelle peut être
la rigueur de la sévérité de Dieu. Ce riche, qui n’a
pas voulu donner la moindre miette de son repas au pauvre couvert de plaies,
se trouve réduit, une fois plongé en enfer, à demander
ce qu’il y a de moindre. Car c’est une goutte d’eau qu’il implore, lui
qui a refusé des miettes de pain.
Mais il faut bien observer pourquoi
ce riche plongé dans le feu demande qu’on lui rafraîchisse
la langue. Il est habituel à la Sainte Ecriture d’affirmer une chose
pour en insinuer une autre à travers ce qu’elle dit. Le Seigneur
ne nous avait pas présenté tout à l’heure ce riche
orgueilleux comme adonné au bavardage, mais comme mangeant avec
excès. Il n’avait pas affirmé qu’il péchait par son
bavardage, mais par une gourmandise accompagnée d’orgueil et d’égoïsme.
Cependant, puisque les excès de bavardage sont habituels au cours
des banquets, l’homme qu’on nous décrit ici-bas comme coupable de
désordres de table, on nous affirme qu’en enfer, il est brûlé
spécialement dans sa langue.
Le premier péché commis
par ceux qui s’adonnent aux désordres de la table est le bavardage,
mais les danses frivoles en sont la suite normale. L’Ecriture Sainte témoigne
bien que la danse est la suite normale de la gourmandise, lorsqu’elle dit
: «Le peuple s’assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent
pour danser.» (Ex 32, 6). Mais avant même que le corps ne se
mette en mouvement pour la danse, la langue se met en mouvement pour les
plaisanteries et les paroles oiseuses. Comment donc comprendre que le riche
demande au milieu de ses tourments qu’on lui rafraîchisse la langue,
sinon parce que sa langue brûle plus atrocement en juste punition
de ses péchés les plus graves, commis par ses bavardages
de table?
6. C’est avec une très grande
crainte qu’il faut méditer la réponse d’Abraham : «Mon
enfant, souviens-toi que tu as reçu les biens pendant ta vie, et
Lazare pareillement les maux. Maintenant, il est ici consolé, et
toi, tu souffres.» Nous devons plutôt être épouvantés
de ces paroles, mes frères, que de nous soucier de les expliquer.
Car si vous avez reçu quelques biens extérieurs en ce monde,
c’est ce don lui-même, si j’ose dire, que vous devez redouter, de
peur qu’il ne vous ait été donné en récompense
de certaines de vos actions, et que le Juge qui vous paie en retour ici-bas
par ces biens extérieurs ne vous prive de toute rétribution
en biens intérieurs, ou de peur que l’honneur ou les richesses d’ici-bas
ne soient pas pour vous un encouragement à la vertu, mais le salaire
de votre travail. Voici en effet qu’en disant : «Tu as reçu
les biens pendant ta vie», Abraham indique que même ce mauvais
riche avait en lui quelque chose de bon, qui lui a mérité
des biens en ce monde. Et quand il dit, à l’inverse, que Lazare
a reçu les maux, il montre clairement que même Lazare avait
en lui quelque chose de mauvais, qu’il a dû expier. Mais le feu de
la misère a effacé les mauvaises actions de Lazare, alors
que le bonheur de cette vie transitoire récompensait les bonnes
actions du riche. La pauvreté a affligé et purifié
le premier, tandis que la richesse récompensait et réprouvait
le second.
Si donc, mes frères, vous
possédez du bien en ce monde, lorsque vous vous rappelez vos bonnes
actions, ayez grande crainte à leur sujet : redoutez que le bonheur
qui vous a été accordé ne soit la récompense
de ces bonnes actions. Et quand vous voyez des pauvres commettre tel ou
tel acte répréhensible, n’en concevez pas pour eux du mépris,
ne désespérez pas, car la fournaise de la pauvreté
peut suffire à les purifier de s’être rendus coupables de
débordements assez infimes. Soyez au contraire pleins d’appréhension
pour vous-mêmes, puisque certains voient suivre leurs mauvaises actions
d’une vie de bonheur. Quant à ces pauvres, considérez bien
que la misère est pour eux une maîtresse : elle crucifie leur
vie pour en rectifier l’orientation.
7. Le texte poursuit : «De
plus, entre nous et vous, il y a un grand abîme, en sorte que ceux
qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent pas, et qu’il soit
impossible de traverser de là-bas jusqu’à nous.» Il
faut ici bien nous demander comment on peut dire : «Ceux qui voudraient
passer d’ici chez vous ne le peuvent pas.» Il n’est pas douteux,
en effet, que les âmes qui sont en enfer désirent passer au
séjour des bienheureux. En revanche, en quel sens peut-on dire que
ceux qui ont été reçus au séjour des bienheureux
veulent passer chez ceux qui sont torturés en enfer? Mais de même
que les réprouvés désirent passer chez les élus,
c’est-à-dire échapper au tourment de leurs supplices, les
justes ont à cœur d’aller exercer leur miséricorde auprès
des âmes tourmentées et plongées dans les tortures,
et ils veulent les libérer. Cependant, les bienheureux qui veulent
passer de leur séjour chez les âmes tourmentées et
plongées dans les tortures, ne le peuvent pas. Car si les âmes
des justes sont portées à la miséricorde par leur
bonté naturelle, une fois qu’elles sont unies à la justice
de leur Créateur, elles sont dotées d’une si grande rectitude
de jugement qu’elles n’éprouvent plus aucune compassion pour les
réprouvés. Elles s’accordent pleinement avec le Juge auquel
elles adhèrent, et même la miséricorde ne leur permet
plus de condescendre au sort de ces âmes qu’elles ne peuvent délivrer.
Elles s’en voient alors d’autant plus étrangères qu’elles
comprennent mieux que leur Créateur, qu’elles aiment, a rejeté
ces âmes. Les méchants ne peuvent donc passer au sort des
bienheureux, puisqu’ils sont liés par une damnation éternelle,
ni les justes passer chez les réprouvés, car rectifiés
en leur jugement, ils n’éprouvent plus pour eux aucune compassion.
8. Le riche plongé dans les
flammes ayant vu s’évanouir toute espérance pour lui-même,
son âme revient aux proches qu’il a laissés derrière
lui. Il arrive en effet que le châtiment enduré vienne apprendre
la charité aux réprouvés — bien en vain, hélas!
Et les voilà qui s’animent d’un amour spirituel jusque pour leur
famille, alors qu’ici-bas, ils ne s’aimaient même pas eux-mêmes,
puisqu’ils aimaient leurs péchés. Aussi le texte ajoute-t-il
: «Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison
de mon père, où j’ai cinq frères, pour leur attester
ces choses, de peur qu’ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de tourments.»
Il nous faut remarquer ici tout
ce qui contribue à accroître les tourments du riche plongé
dans les flammes. Car la connaissance et la mémoire lui demeurent
pour augmenter son châtiment. Ainsi connaît-il Lazare, qu’il
a méprisé, et se souvient-il de ses frères, qu’il
a quittés. La punition qu’il mérite vis-à-vis du pauvre
ne serait pas complète s’il ne savait que le pauvre jouit de sa
récompense. Et la peine qu’il souffre dans le feu ne serait pas
non plus complète s’il ne craignait aussi pour les siens ce qu’il
souffre lui-même. Pour l’augmentation de leur punition, les pécheurs
voient ainsi, au milieu de leurs supplices, la gloire de ceux qu’ils ont
méprisés, mais ils sont encore tourmentés par le châtiment
de ceux qu’ils ont aimés en vain.
Soyons bien assurés que les
damnés aperçoivent certains justes dans leur repos dès
avant le jugement dernier, afin que les voyant dans la joie, ils soient
non seulement torturés par leur propre supplice, mais aussi par
le bonheur des justes. Quant aux justes, ils ont toujours le supplice des
pécheurs sous les yeux, pour que leur joie s’accroisse encore de
la vue du mal dont les a préservés la miséricorde
divine. Ils rendent d’autant plus grâces à leur Libérateur
qu’ils voient en d’autres ce qu’ils auraient pu souffrir s’ils avaient
été abandonnés. Le spectacle de la punition des réprouvés
n’assombrit pas dans l’âme des justes la clarté si brillante
de leur béatitude : une telle vue ne pourra en aucune manière
diminuer la joie des bienheureux, puisqu’il n’y aura plus là-haut
de compassion pour le malheur. Pourquoi s’étonner que la joie des
justes se trouve rehaussée par la vue des tourments des pécheurs?
Le fond noir ne rend-il pas plus éclatant le blanc ou le rouge de
la peinture? Pour les bons, comme je l’ai dit, quel accroissement de joie
quand ils voient se déployer sous leurs yeux les maux des damnés,
auxquels ils ont échappé! Et bien que les joies du Ciel suffisent
tout à fait à leur bonheur, il ne fait pourtant aucun doute
qu’ils voient continuellement les peines des réprouvés :
ils contemplent la gloire de leur Créateur, aussi peuvent-ils voir
tout ce qui s’accomplit dans la créature.
9. Au riche lui demandant d’envoyer
Lazare, Abraham répond aussitôt : «Ils ont Moïse
et les prophètes, qu’ils les écoutent.» Mais ce riche,
qui avait lui-même méprisé les paroles de son Dieu,
ne croyait pas que ses héritiers voudraient les écouter plus
que lui. C’est pourquoi il répond : «Non, mon père;
mais si quelqu’un des morts va les trouver, ils le croiront.» Et
Abraham de lui répondre avec beaucoup de vérité :
«S’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes,
quand bien même quelqu’un ressusciterait des morts, ils ne le croiraient
pas.» En effet, ceux qui méprisent les paroles de la Loi accompliront
d’autant plus difficilement les préceptes du Rédempteur ressuscité
des morts que ces préceptes sont plus exigeants. Car ce à
quoi la Loi nous engage est bien moindre que ce que nous commande le Seigneur.
La Loi prescrit de donner la dîme, et notre Rédempteur commande
à ceux qui veulent être parfaits de tout laisser. La Loi interdit
les péchés de la chair, et notre Rédempteur condamne
aussi les mauvaises pensées (cf. Mt 5, 28). «S’ils n’écoutent
pas Moïse et les prophètes, quand bien même quelqu’un
ressusciterait des morts, ils ne le croiraient pas.» En effet, comment
ceux qui négligent d’accomplir les préceptes bien inférieurs
de la Loi trouveraient-ils la force d’obéir aux commandements plus
élevés de notre Sauveur? Et c’est, sans aucun doute, refuser
de croire en lui que de ne pas vouloir accomplir ses paroles.
Nous en avons dit assez pour commenter
ce récit.
10. Mais vous, mes frères,
qui savez de quel repos a joui Lazare et de quelle punition le riche a
été frappé, montrez-vous avisés : cherchez-vous
des intercesseurs pour vos fautes et procurez-vous des avocats pour le
jour du jugement en la personne des pauvres. Car vous avez maintenant des
Lazare en abondance; ils sont là, gisant devant vos portes, et ils
ont besoin de ce qui tombe chaque jour de la table dont vous vous relevez
rassasiés.
Les paroles du texte sacré
doivent nous apprendre à accomplir les commandements de l’amour.
Tous les jours, nous trouverons des Lazare, si nous les cherchons. Tous
les jours, nous en rencontrerons même sans les rechercher. Voici
que les pauvres viennent nous importuner de leurs demandes, mais demain,
ce sont eux qui intercéderont pour nous. N’est-ce pas bien plutôt
nous qui devrions leur demander? Et c’est pourtant à nous qu’on
demande. Considérez si nous devons refuser ce qu’on nous réclame,
quand ce sont nos futurs avocats qui nous le réclament. Ne laissez
donc pas s’écouler en pure perte le temps de la miséricorde,
ne négligez pas les remèdes qui vous sont donnés.
Pensez au supplice avant que l’heure n’en soit venue.
Lorsque vous voyez en ce monde de
pauvres miséreux, ne les méprisez pas, même si vous
croyez découvrir en eux quelque chose à reprendre, car ceux
qui souffrent de quelque faiblesse morale peuvent fort bien guérir
par les remèdes de la pauvreté. Si vous rencontrez en eux
quelque chose de vraiment blâmable, faites-le servir, si vous le
voulez bien, à votre plus grande récompense; tirez de leurs
vices mêmes des occasions d’accroître votre charité,
en leur donnant à la fois le pain et la parole : le pain qui restaure,
et la parole qui corrige. Qu’ils reçoivent ainsi de vous deux aliments
là où ils n’en cherchaient qu’un : que la nourriture les
rassasie au-dehors, et la parole au-dedans. Par conséquent, si un
pauvre paraît mériter des reproches, il faut l’avertir, non
le mépriser. Et si l’on n’a rien à lui reprocher, il a droit
à toute notre vénération, puisqu’il sera un jour notre
intercesseur. Il est vrai que nous voyons bien des pauvres, et que nous
ne pouvons connaître les mérites de chacun. Il nous faut donc
tous les respecter : il t’est d’autant plus nécessaire de te montrer
humble avec tous que tu ignores lequel d’entre eux est le Christ.
11. Je vais vous raconter un fait
que mon frère prêtre, Speciosus, qui se trouve ici, a bien
connu. A l’époque où je suis entré au monastère,
une vieille femme nommée Redempta, qui portait l’habit monastique,
demeurait dans notre ville près de l’église de la bienheureuse
Marie toujours Vierge. Elle avait été disciple de cette Herundo,
femme très vertueuse qui, dit-on, avait mené la vie érémitique
sur les monts de Préneste.
Redempta avait deux disciples, religieuses
comme elle : l’une nommée Romula, et une autre encore en vie, que
je connais de vue, mais dont le nom m’échappe. Ces trois femmes
menaient dans un même logis une vie riche en vertus, mais pauvre
en biens terrestres. Cette Romula dont j’ai parlé devançait
par les grands mérites de sa vie sa compagne que j’ai mentionnée.
Elle était d’une patience admirable, d’une très grande obéissance;
elle savait imposer le silence à sa bouche, et mettait beaucoup
de zèle à s’adonner à une prière continuelle.
Mais ceux que les hommes jugent
déjà parfaits ont encore souvent quelques défauts
aux yeux du céleste Artisan. N’en est-il pas de même quand
nous, profanes en la matière, voyons des statues encore inachevées
et les admirons comme déjà parfaites, alors que l’artiste,
lui, les examine et les retouche encore, sans que les éloges entendus
le fassent cesser de les retravailler pour les améliorer? Voilà
pourquoi cette Romula dont j’ai parlé fut frappée de la maladie
que les médecins appellent d’un nom grec «paralysie».
Bien des années, elle dut rester au lit, ayant perdu l’usage de
presque tous ses membres. Mais ces épreuves ne purent susciter en
elle d’impatience. Ce qui causait du tort à ses membres était
tout au bénéfice de ses vertus, car elle s’adonnait avec
d’autant plus de zèle à la prière qu’elle ne pouvait
plus rien faire d’autre.
Une nuit, elle appela cette Redempta
dont j’ai parlé, et qui montrait la même attention pour ses
deux disciples que si elles avaient été ses filles : «Mère,
venez! Mère, venez!» Aussitôt, Redempta se leva, de
même que l’autre disciple. C’est grâce à leur double
témoignage que ces faits furent connus de nombreuses autres personnes,
et que je les ai moi-même appris dès cette époque.
Au milieu de la nuit, comme les
deux femmes entouraient le lit de la malade, une lumière céleste
emplit soudain toute la cellule1. Sa splendeur jaillit avec un tel éclat
que leur cœur fut saisi d’une terreur indicible; tout leur corps, comme
elles l’ont dit par la suite, devint raide, et elles restèrent figées
de stupeur. Elles commencèrent à entendre un bruit semblable
à celui d’une grande multitude qui entrait; la porte de la cellule
était ébranlée comme si elle était bousculée
par cette foule qui entrait. Elles percevaient, comme elles l’ont dit,
cette multitude de gens qui pénétraient, mais elles ne voyaient
rien, à cause de leur terreur et de la lumière excessive.
La crainte leur faisait baisser les yeux, et l’intensité de la lumière
les éblouissait. Celle-ci fut aussitôt accompagnée
d’un parfum merveilleux, dont la suavité réconforta leurs
âmes terrifiées par le rayonnement de la lumière. Mais
comme la clarté était d’un éclat impossible à
supporter, Romula, d’une voix bien douce, se mit à rassurer Redempta,
sa maîtresse spirituelle, qui tremblait auprès d’elle : «Ne
craignez pas, ma mère, je ne meurs pas tout de suite.» Et
pendant qu’elle répétait ces paroles, la lumière qui
avait envahi la pièce s’atténua peu à peu, mais la
bonne odeur qui l’avait suivie subsista. Le lendemain et le surlendemain
passèrent sans que disparût l’odeur du parfum répandu.
La quatrième nuit, Romula
appela de nouveau sa maîtresse. Quand celle-ci fut venue, elle lui
demanda le viatique, qu’elle reçut. Or, comme Redempta et son autre
disciple étaient encore près du lit de la malade, voici que
se trouvèrent tout à coup sur la place devant la porte de
la cellule deux chœurs qui psalmodiaient. Selon ce qu’elles en ont dit
ensuite, elles reconnaissaient des voix d’hommes et de femmes : les hommes
chantaient les psaumes, et les femmes leur répondaient. Et tandis
qu’on célébrait ces obsèques célestes devant
la cellule, l’âme sainte fut délivrée des liens de
la chair. Elle fut conduite au Ciel, et à mesure que les chœurs
qui psalmodiaient s’élevaient, la psalmodie se faisait de moins
en moins distincte, jusqu’à ce que son chuchotement s’estompe dans
le lointain en même temps que le parfum suave.
12. Aussi longtemps que Romula a
vécu en ce corps, qui lui aurait donc rendu honneur? Tout le monde
la considérait sans mérite, et tous la méprisaient.
Qui l’aurait jugée digne d’une visite? Qui se serait soucié
d’aller la voir? Mais dans le fumier se cachait la perle de Dieu. Ce fumier
dont je parle, mes frères, c’est son corps en tant que voué
à la corruption; c’est aussi l’ignominie de sa pauvreté.
Mais la perle cachée dans le fumier en a été tirée;
elle est devenue un ornement pour le Roi céleste; et la voilà
qui brille parmi les citoyens du Ciel, la voilà qui étincelle
parmi les pierres de feu du diadème éternel.
O vous qui êtes riches en
ce monde, soit que vous croyiez l’être, soit que vous le soyez réellement,
faites, si vous le pouvez, la comparaison de vos fausses richesses avec
les vraies richesses de Romula. Vous ne possédez sur le chemin du
monde que des choses qu’il vous faudra quitter; elle, elle n’a rien recherché
sur cette route, et elle a tout trouvé à l’arrivée.
Vous menez une vie joyeuse, mais vous redoutez une triste mort; elle, elle
a supporté une triste vie, mais elle est parvenue à une mort
joyeuse. Vous cherchez à plaire aux hommes en ce monde; elle, elle
est restée ignorée des hommes, mais elle a trouvé
l’amitié des chœurs angéliques. Apprenez donc, mes frères,
à mépriser tout ce qui est éphémère,
apprenez à dédaigner l’honneur transitoire pour n’aimer que
la gloire éternelle.
Honorez les pauvres que vous avez
sous les yeux. Vous les voyez au-dehors méprisés en ce siècle
: considérez-les au-dedans comme les amis de Dieu. Partagez avec
eux ce que vous avez, pour qu’ils daignent un jour partager avec vous ce
qu’ils ont. Méditez ces paroles sorties de la bouche du Maître
des nations : «Que votre superflu vienne suppléer en la circonstance
à leur pénurie, afin que pareillement leur superflu pourvoie
à votre pénurie.» (2 Co 8, 14). Méditez aussi
le mot de la Vérité en personne : «Toutes les fois
que vous l’avez fait à l’un des plus petits d’entre mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait.» (Mt 25, 40). Pourquoi mettre
si peu d’entrain à donner? Ce que vous accordez au malheureux qui
gît à terre, n’est-ce pas à celui qui siège
dans les cieux que vous l’offrez?
Que le Dieu tout-puissant, qui parle
à vos oreilles par ma bouche, daigne parler lui-même à
vos âmes, lui qui, étant Dieu, vit et règne avec le
Père dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles
des siècles. Amen.
INDEX ANALYTIQUE
- A -
Abraham vit le jour du Christ : 18,
3
Abstinence :
– vertus dont elle doit s’entourer
: 16, 6
– doit éviter la vaine gloire
: 32, 3-4 – 37, 5
Acacia épineux, figure des
prédicateurs : 20, 13
Acception de personnes : 28, 2
Actions du Seigneur, sont des enseignements
: 2, 1 – 17, 1
Agneau Pascal, signification du
rituel de l’Ancien Testament : 22, 7-9
Agnès : 11, 3
Ambassade à envoyer à
Dieu avant le jugement : 37, 6-9
Amis de Dieu :
– dignité et exigence de
cette amitié : 27, 4
– établis pour porter un
fruit d’éternité : 27, 5
– la foi seule ne suffit pas à
la perfection de cette amitié : 38, 12
Amos, transformé par le Saint-Esprit
: 30, 8
Amour :
– ne peut rester oisif : 30, 1-2
– s’exprime par des actes : 14,
4
– distinction amour de charité
– amour charnel : 27, 1
– commandement d’aimer ses ennemis
: 37, 2
– ce que doit être l’amour
du prochain : 37, 2 – 38, 11
– est connaissance : 27, 4
André, promptitude à
répondre à l’appel du Christ : 5, 1
Anges :
– comment mériter d’être
appelé un ange : 6, 6
– le Christ les réconcilie
avec les hommes : 8, 2
– pourquoi ils apparaissent vêtus
de blanc : 21, 2 – 29, 9
– symbolisent les deux Testaments
: 25, 3
– leurs pertes sont comblées
par les hommes : 21, 2
– leurs neuf ordres : 34, 8-10
– comment suivre leur exemple :
34, 11
– lesquels sont envoyés :
34, 12
Apostolat des laïcs : 6, 6
Apôtres :
– quittent promptement leurs biens
pour suivre le Christ : 5, 1
– leur faiblesse avant la Pentecôte
et leur force après : 30, 8
Arche de Noé, figure de l’Eglise
: 38, 8
Ascension :
– figurée dans une parabole
: 9, 1
– pourquoi le Christ mange auparavant
: 29, 1
– préfigurée par les
disparitions d’Elie et Enoch : 29, 6
– les anges y apparaissent vêtus
de blanc : 29, 9
– ce qu’y gagne l’humanité
: 29, 10
– suivre Jésus par le cœur
en ne désirant plus que le Ciel : 29, 11
Astrologie : 10, 5
Aumône :
– son éloge : 20, 11 – 40,
10
– partager le nécessaire
: 20, 11
– sera rendue au jour du jugement
: 32, 8
– figurée par les cheveux
de Madeleine : 33, 5
Avènement du Christ (le second)
: 1, 1 – 1, 6
Aveugle de Jéricho, guéri
par Jésus : 2, 1
- B -
Baptême de pénitence,
prêché par Jean : 20, 2
Bâton à la main, figure
de la charge pastorale : 22, 9
Bavardage, sévèrement
puni en enfer : 40, 5
Bonne volonté, Dieu la prend
en considération : 5, 3
Bon Pasteur : 14, 1
Bourse, figure la sagesse cachée
et inutile : 17, 5
Brebis perdue : 34, 3
Buis, figure les enfants croyants
: 20, 13
- C -
Cassius, évêque :
– célébrait la messe
tous les jours : 37, 9
– mort annoncée à
l’avance : 37, 9
Cèdre, figure les saints
(bonne odeur du Christ) : 20, 13
Charité :
– celui qui ne l’a pas perd tout
ce qu’il croit avoir : 9, 6
– consiste à aimer Dieu et
le prochain : 17, 1 – 26, 3 – 38, 11
– figurée par la robe nuptiale
: 38, 9
– brûle toujours dans le cœur
: 34, 1
Chasteté :
– figurée par les reins ceints
: 13, 1 – 22, 9
– progrès de cette vertu
d’Enoch à Notre-Seigneur : 29, 6
Chemins tortueux et raboteux : 20,
6
Chœurs des anges : 34, 6-11
Christ :
– la nature a confessé sa
divinité : 10, 2
– croire en sa divinité :
22, 3 – 22, 8 – 26, 8
– le croire égal au Père
: 25, 6
– ses deux natures : 10, 6 – 16,
4
– son unique personne : 38, 3
– pourquoi et comment il est tenté
: 16, 2-3
– l’exemple qu’il nous donne par
sa tentation : 16, 3
– seul il est sans péché
: 39, 8
– sa douceur : 18, 1-2 – 18, 4
– son humilité : 28, 2
– pourquoi il est ressuscité
: 21, 6
– sa mort est la mort de la mort
: 22, 6
– sa victoire sur le diable : 25,
8
– en quel sens il est lumière
: 34, 6
– pour aller au Ciel, il faut avoir
son esprit : 24, 6
– il faut l’imiter : 2, 8 – 18,
2 – 24, 5
– trouver refuge en lui à
la mort : 39, 9
– se rend proche des disciples d’Emmaüs
qui parlent de lui : 23, 1
Ciel :
– en désirer les joies :
14, 6
– grandeur de ces joies : 37, 1
Commandements de Dieu :
– comment ils sont tous contenus
dans celui d’aimer : 27, 1
– plus exigeants dans le Nouveau
Testament : 40, 3 – 40, 9
Compassion :
– moyen de porter notre croix :
32, 4
– doit éviter de devenir
une fausse bonté : 32, 4 – 37, 4-5
– nécessaire aux prêtres
: 33, 3
– figurée par les larmes
de Madeleine : 33, 5
– la vraie justice ne va pas sans
elle : 34, 2
– son utilité : 39, 10
– les élus n’en éprouvent
pas envers les damnés : 40, 7
Componction :
– les prêtres doivent laver
leurs péchés par les larmes : 17, 10
– y exciter les mauvais supérieurs
: 31, 5
– fait revenir l’âme à
Dieu : 39, 5
Confession des péchés
:
– son rôle : 26, 6
– Jésus donne une force qui
y pousse : 33, 8
Conversion :
– l’obstacle qu’y opposent nos vices
: 2, 3
– peut toujours être espérée
: 20, 6-7
Corps du Christ ressuscité
:
– palpable, mais incorruptible :
26, 1
– foi dans sa réalité
: 29, 1
Crainte de Dieu :
– empêche de se montrer négligent
: 1, 1 – 32, 9
– motivée par l’imperfection
des actions : 39, 3
Croix, deux façons de la
porter : 32, 3 – 37, 5
Curiosité envers autrui,
pourquoi il faut l’éviter : 36, 4
- D -
Daniel, transformé par le
Saint-Esprit : 30, 8
David :
– son humilité : 7, 4
– transformé par le Saint-Esprit
: 30, 8
– répare sa faute passée
: 34, 16
Délices spirituelles et charnelles,
ce qui les différencie : 36, 1
Demande (prière de), conditions
de sa légitimité : 27, 7
Denys l’Aréopagite, son identité,
ses vues sur les anges : 34, 12
Désir de Dieu, s’accroît
de ne pas trouver satisfaction : 25, 2
Désirs de la chair :
– les mettre à mort est une
forme de martyre : 3, 4
– les maîtriser, c’est perdre
sa vie pour la gagner : 32, 5
– figurés par la canicule
qui brûle à midi : 33, 7
Destin, n’est pas prédéterminé
par les astres : 10, 5
Détachement :
– rendu facile par l’écroulement
du monde : 4, 2
– nous rend semblables aux colombes
: 5, 4
Diable :
– pourquoi il put tenter le Christ
au désert : 16, 1
– comment il a été
pris à l’hameçon par le Christ : 25, 8
– son joug a été détruit
par le Saint-Esprit : 26, 4
– sa tactique pour pousser l’homme
à la haine : 27, 2
– passe dans notre âme en
y semant des désirs impurs : 31, 7
Don de soi, donner ses biens puis
sa vie : 14, 1
Douceur de Jésus : 18, 4-5
Drachme perdue, figure l’homme créé
à l’image de Dieu : 34, 6
- E -
Eglise :
– symbolisée par Pierre courant
au tombeau avec Jean : 22, 2
– renferme aussi des pécheurs
: 19, 5
– appelée Royaume des cieux
: 12, 1 – 19, 1
– rassemble plus de mauvais que
de bons : 38, 7
– semblable à un filet contenant
bons et mauvais : 11, 4
– comporte divers ordres de chrétiens
: 34, 11
– une seule et même Eglise
sous les deux Testaments : 19, 1
Elie, son enlèvement se distingue
de l’Ascension du Christ : 29, 5
Elus, personne ne peut avoir la
certitude d’en être : 38, 14-16
Encens, figure de la divinité
du Christ et de la prière : 10, 6
Enfer :
– le redouter : 11, 4
– châtiment de ceux qui refusent
l’invitation aux noces : 38, 5
– le mauvais riche y souffre cruellement
: 40, 2
– tout contribue à en augmenter
les souffrances : 40, 8
Espérance, ne trompe pas
: 32, 9
Esprit-Saint :
– envoyé deux fois aux apôtres
: 26, 3
– nécessité de ses
lumières : 26, 3
– ses manifestations visibles :
30, 3
– orne les âmes des prédicateurs
: 30, 7
– fait comprendre l’Evangile : 30,
3
– transforme les âmes qu’il
remplit : 30, 8-9
– visible dans ses œuvres (les saints)
: 30, 10
Etienne, exemple de patience : 35,
8
Etoile, annonce la naissance de
Jésus aux mages : 10, 1
Exemples, convertissent mieux que
les mots : 39, 10
Evêques, successeurs des apôtres
: 26, 5
- F -
Faon, figure du Christ dans le Cantique
: 33, 7
Félicité, son exemple
: 3, 3
Femme courbée redressée
: 31, 1-2
Festin de l’éternité
: 13, 4
Fêtes de la terre, doivent
nous faire désirer celles du Ciel : 26, 10
Feu :
– Dieu est un feu incorporel : 30,
5
– symbole de la ferveur qui doit
embraser les élus : 30, 5
– figure le zèle du repentir
: 30, 6
– celui de l’amour ôte la
rouille des péchés : 30, 5 – 33, 4
Fidèles (ceux qui ont la
foi) :
– comment ils peuvent devenir des
anges : 6, 6
– leurs pouvoirs : 29, 4
Figuier stérile, figure de
la nature humaine infructueuse : 31, 1-2
Filet lancé dans la mer :
– représente la sainte Eglise
: 11, 4
– celui de la deuxième pêche
miraculeuse symbolise le Ciel : 24, 4
Fin du monde :
– se réjouir de son approche
: 1, 3
– malheurs qui l’annoncent : 1,
1 – 35, 1
Foi :
– attestation de ce qui ne peut
être vu : 26, 8
– réclame une respectueuse
recherche de l’intelligence : 22, 8
– doit se prouver par les œuvres
: 26, 9 – 29, 3
– exige de croire à l’omniprésence
de la divinité du Christ : 28, 1
– plus répandue quand elle
est sans risques : 32, 6
– n’est véridique que si
elle sait pardonner les offenses : 32, 6
– nous sauve : 33, 4
Fruits de pénitence, doivent
être dignes : 20, 8
Fumier, figure du rappel des péchés
: 31, 5
- G -
Gabriel : 34, 9
Galilée, sens de ce nom :
21, 5
Gordiana (tante de saint Grégoire),
son inconstance : 38, 15
Grâce de Dieu, comment elle
a converti un homme dissolu : 19, 7
Grégoire :
– ses ennuis de santé, sa
maladie d’estomac : 21, 1 – 22, 1 – 34, 1
– ses saintes tantes : 38, 15
- H -
Habitation de Dieu en l’âme
: 30, 1
Haïr ses proches signifie les
fuir s’ils s’opposent au bien : 37, 2
Homme, comment il est un microcosme
de toutes les créatures : 29, 2
Honneur de Dieu, l’affirmer en soi
contre les vices : 8, 2
Hospitalité, recommandée
par des paroles et un exemple : 23, 2
Humilité :
– maîtresse et gardienne des
vertus : 7, 4
– élève devant Dieu
: 28, 2-3 – 40, 3
– pécher, c’est être
orgueilleux : 36, 4
– exemple du Christ : 28, 2
- I -
Incarnation :
– assimilée aux noces du
Fils de Dieu avec l’Eglise : 38, 3
– figurée par les pieds de
Jésus, baisés par Madeleine : 33, 6
– Jean se considère indigne
d’en sonder le mystère : 7, 3
– Dieu y prend une nature étrangère
et s’y fait nourriture : 8, 1
– les deux natures du Christ : 10,
6 – 16, 4
Invisible, connu par le visible
: 11, 1
Invitation pour le Ciel : 36, 2
- J -
Jean-Baptiste :
– le temps de sa prédication
: 20, 1
– ce qu’il voulait apprendre du
Christ par ses envoyés : 6, 1
– éloge de ses vertus : 6,
2-3
– son humilité : 7, 1 – 20,
4
– son baptême ne purifiait
pas du péché : 7, 3 – 20, 2
Jéricho signifie la lune
et représente la faiblesse humaine : 2, 2
Jésus, signification de son
nom : 21, 4
Jeûne :
– pourquoi la sainte Quarantaine
: 16, 5
– celui qui plaît à
Dieu : 16, 6
Juge (Dieu) :
– son avènement sera terrible
: 1, 1 – 1, 6 – 12, 4 – 26, 10-11 – 29, 11
– se préparer à sa
rencontre : 1, 6 – 4, 5
– revient demander des comptes :
9, 1
– figuré par l’époux
qui revient pendant la nuit : 12, 3-5
– les pasteurs doivent le faire
craindre aux fidèles : 17, 9
– les insondables jugements de Dieu
: 4, 1
Juif (peuple) :
– sa dureté de cœur : 10,
2
– symbolisé par le pharisien
Simon : 33, 5
– représenté par le
mauvais riche : 40, 2
– pourquoi il est appelé
le premier : 4, 1
– se convertira à la fin
des temps : 22, 5
Justice, la fausse et la véritable,
les signes pour les distinguer : 34, 2
- L -
Lampe allumée, figure de la
Sagesse de Dieu incarnée : 34, 6
Langues, forme sous laquelle le
Saint-Esprit se manifeste : 30, 4-5
Lazare (le pauvre) :
– figure des païens : 40, 2
– ses grands mérites : 40,
4
Lazare (saint), ce que symbolise
sa résurrection : 26, 6
Léviathan, pêché
à l’hameçon par le Christ : 25, 8-9
Loup :
– figure du démon ou de l’oppresseur
des humbles : 14, 2-3
– disciples envoyés comme
des agneaux au milieu des loups : 17, 4
Lucifer, premier de tous les anges
: 34, 7
- M -
Mages, signification de leurs présents
: 10, 6
Marie :
– son enfantement virginal : 26,
1
– son sein est la chambre nuptiale
du Christ et de l’Eglise : 38, 3
Marie-Madeleine :
– au tombeau : 25, 1-6
– annonce la Résurrection
aux apôtres : 25, 6
– aux pieds de Jésus : 33,
1-4
– modèle des pénitentes
: 33, 2
– figure des païens convertis
: 33, 5
Martyre, deux sortes : 35, 7
Martyrius, son exemple : 39, 10
Martyrs :
– leur certitude de la vie éternelle
: 32, 7
– leur intercession : 32, 9
– sont honorés, mais leurs
persécuteurs tombent dans l’oubli : 38, 5
Matthieu, transformé par
le Saint-Esprit : 30, 8
Mauvais chrétiens, redoutent
la conversion : 9, 3
Mépris du monde, amène
l’homme à la conversion : 36, 7
Mercenaires (distingués du
Bon Pasteur), qui ils sont : 14, 2
Mère du Seigneur, comment
le devenir : 3, 2
Messe, l’admirable vertu de sa célébration
: 37, 8
Métiers qui ne peuvent être
repris après la conversion : 24, 1
Michel : 34, 9
Miracles du Christ :
– leur signification morale : 2,
1
– leur raison d’être : 4,
3
Miséricorde divine :
– elle demeure toujours libre de
s’exercer ou non : 4, 1
– envers les pécheurs : 25,
9-10 – 30, 6 – 33, 8 – 34, 4
– avoir confiance en elle : 34,
18
Moïse :
– puissance de sa prière
devant Dieu : 27, 8
– figure du décalogue : 33,
8
Moisson abondante : 17, 3
Monde :
– sa fin approche : 1, 1
– se réjouir que sa fin soit
proche : 1, 3
– vieillit : 1, 5
– ses divers âges : 19, 1
Mort :
– figurée par le sommeil
des vierges : 12, 2
– son heure est inconnue, s’y préparer
: 13, 6
– tous les biens présents
passent en un instant à la mort : 39, 8
Murmure des ouvriers de la vigne
: 19, 4
Myrrhe, figure la chair mortelle
du Christ et la mortification : 10, 6
Myrte, figure ceux qui compatissent
: 20, 13
Mystères cachés :
22, 8
- N -
Nature humaine, sa dignité
: 8, 2
Noël, le pape y célèbre
trois fois la messe : 8, 1
Nourriture :
– Dieu se fait notre nourriture
à Noël : 8, 1
– le prédicateur mérite
sa nourriture par son labeur : 17, 7
- O -
Œuvres de miséricorde, leur
nécessité : 39, 10
Or, figure de la royauté
du Christ et de la sagesse : 10, 6
Orgueil :
– maladie de l’âme d’autant
plus grave que non consciente : 33, 3
– source du mépris qu’on
a pour autrui : 34, 2
– le pécheur cache son orgueil
sous un dehors d’humilité : 36, 4
Orme, figure ceux qui aident les
prédicateurs de leurs deniers : 20, 13
Ouvriers de la onzième heure
: 19, 1-3
- P -
Paix :
– revient sur le prédicateur
qui n’a pas été écouté : 17, 6
– laissée ici-bas, donnée
là-haut : 30, 3
– fausse paix de l’âme pervertie
: 39, 3
Pancrace : 27, 9
Pâques, la plus grande des
solennités : 22, 6
Paraclet, Consolateur ou Défenseur
: 30, 3
Pardon des offenses : 27, 7-8
Parole de Dieu :
– le ciel et la terre passeront,
non la parole de Dieu : 1, 4
– doit se conserver dans l’âme
pour la nourrir : 15, 2
– doit être entièrement
assimilée : 22, 8
– doit être mise en pratique
pour être comprise : 23, 2
Paroles oiseuses : 6, 6
Passion du Christ, prédite
aux apôtres pour les encourager : 2, 1
Pasteur :
– sa charge : 17, 9
– un salaire lui est dû pour
entretenir sa vie : 17, 7
– réprimande aux pasteurs
qui n’agissent pas : 17, 8 – 17, 17-18
– le peuple est puni du fait des
péchés des pasteurs : 17, 16
Patience :
– nécessaire pour porter
du fruit : 15, 4
– louange de cette vertu : 35, 4
– la vraie et la fausse : 35, 5
– exemples insignes de cette vertu
: 15, 5 – 35, 8
– les trois ordres où elle
trouve à s’exercer : 35, 9
Patience de Dieu, elle accroîtra
la rigueur de son jugement : 13, 5
Patrie (le Ciel), y revenir par
un autre chemin comme les mages : 10, 7
Paul :
– transformé par le Saint-Esprit
: 30, 8
– comparé à Victorinus
: 34, 18
Pauvres :
– il faut en faire ses intercesseurs
: 40, 10
– doivent être honorés
: 40, 10-12
– figurés par les pieds du
Seigneur : 33, 5
– invités au souper du Ciel,
après le refus des orgueilleux : 36, 6
Pauvreté (esprit de), nécessaire
pour lutter contre le démon : 32, 2
Pêches miraculeuses, comparaison
des deux : 24, 2
Péché :
– sa répétition courbe
l’âme vers la terre : 31, 7
– tous en sont souillés,
sauf le Christ : 39, 8
– source d’aveuglement : 18, 2
– y renoncer, c’est se quitter soi-même
: 32, 2
– tous les biens terrestres lui
servent : 35, 1
– peut rendre plus miséricordieux
envers le prochain : 21, 4
Pécheur pénitent,
en quel sens il réjouit le Ciel plus que le juste : 34, 4
Pénitence :
– faire pénitence tant qu’il
est temps : 12, 7 – 13, 5
– ne sera plus possible au jour
du jugement : 12, 5
– sa puissance : 20, 15
– est parfaite en Marie-Madeleine
: 33, 2
– vraie : 34, 15
– est couronnée : 34, 18
– comment ravir le Royaume des cieux
par violence : 20, 14-15
– utile même aux justes :
34, 5
Pensées mauvaises : 2, 4
Pentecôte, fête égale
à Noël : 30, 9
Père (Dieu), sa relation
à son Fils Jésus et à nous : 25, 6
Perle rare, image de la vie céleste
: 11, 2
Persécutions annoncées
par Jésus pour la fin du monde : 35, 2
Persévérance, donne
leur efficacité aux bonnes œuvres : 25, 1
Pierre :
– promptitude à répondre
à l’appel de Jésus : 5, 1
– pourquoi Dieu a permis sa chute
: 21, 4
– l’Eglise lui a été
confiée : 24, 4
– exemple de la miséricorde
de Dieu : 25, 10
– transformé par le Saint-Esprit
: 30, 8
– premier ouvrier de la vigne du
Seigneur : 31, 3
Pierres du sanctuaire dispersées
: 17, 15
Plaisirs :
– étouffent la Parole de
Dieu : 15, 3
– empoisonnés par Dieu pour
nous ramener à lui : 36, 9
Pleurs et grincements de dents :
11, 5
Poissons :
– leur nombre lors de la seconde
pêche miraculeuse : 24, 4
– poisson grillé, figure
de Jésus en sa Passion : 24, 5
– poissons ailés, figures
des chrétiens : 31, 8
Possédé du démon,
Jésus nie en être un : 18, 2
Pouvoir de lier et de délier
(pouvoir des clés) : 26, 4-5
Prédestination, le nombre
des prédestinés : 34, 11
Prédicateurs, figurés
par les serviteurs qui invitent au souper : 36, 2
Prêtres :
– sont les anges du Seigneur : 6,
6
– leurs péchés : 17,
8 – 17, 13-16
– leur mauvaise vie, cause de la
ruine du peuple : 39, 2
– doivent joindre componction, zèle,
douceur, science : 17, 10-12
Prier :
– au nom de Jésus : 27, 6-7
– pour ses ennemis : 27, 8
– quand les pensées mauvaises
nous oppriment : 2, 4
– avec larmes : 37, 7
– pour apaiser Dieu, irrité
par nos péchés : 37, 10
Priscillianistes, réfutation
de leur conception du destin : 10, 4-5
Providence, ses desseins cachés
: 4, 1-2
- R -
Raphaël : 34, 9
Renoncement, en quoi il consiste
: 32, 2
Respect humain :
– dénoncé par rapport
à l’héroïsme de Félicité : 3, 4
– le braver en faisant réparation
les premiers : 32, 6
Résurrection de la chair
:
– révélée dans
la résurrection du Christ et d’autres morts : 21, 6
– sa possibilité : 26, 12
Richesses, étouffent la Parole
de Dieu : 15, 3
Rivage de la mer, figure de la fin
du monde : 11, 4
Romula (vierge de grande vertu),
sa mort sainte : 40, 11
Royaume de Dieu, tout proche : 4,
2
Royaume des cieux :
– peut désigner l’Eglise
de la terre : 12, 1 – 32, 7
– en quel sens il souffre violence
: 20, 14
- S -
Sacerdoce royal des fidèles
: 31, 8
Saints, sont un moyen de connaître
l’Esprit-Saint : 30, 10
Samson, figure du Christ ressuscité
: 21, 7
Samuel, devient agréable
à Dieu en priant pour ses ennemis : 27, 8
Sandale :
– symbole de l’Incarnation : 7,
3
– figure ceux qui s’excusent par
l’exemple d’autrui : 17, 5
Sapin, figure les contemplatifs
: 20, 13
Semeur, le Seigneur en a expliqué
lui-même la parabole : 15, 1
Sens littéral :
– doit être assuré
avant de rechercher le sens allégorique : 40, 1
– sert ordinairement à réformer
les mœurs : 40, 1
Serviteurs envoyés, figurent
les prophètes et les apôtres : 36, 10
Servulus, son admirable patience
: 15, 5
Simonie : 4, 4 – 39, 2
Simplicité, figurée
par la colombe : 30, 5
Souper de l’Agneau, figure de la
vie éternelle : 24, 6 – 36, 2
Suaire, figure la peine que le Christ
a prise pour notre salut : 22, 4
Suivre Jésus, c’est l’imiter
par nos œuvres : 2, 8
Supérieurs mauvais : 31,
4
Synagogue :
– Jésus ne veut plus la reconnaître
comme sa mère : 3, 1
– symbolisée par Jean courant
au tombeau : 22, 2
- T -
Talents, leur sens symbolique : 9,
1
Tarsilla (tante de Grégoire),
sa piété : 38, 15
Taureaux, figurent les Pères
de l’Ancien Testament : 38, 4
Temple :
– annonce de sa destruction par
les Romains : 39, 1
– figure de la vie des religieux
: 39, 6
– figure de l’âme des fidèles
: 39, 7
Ténèbres extérieures,
en rapport avec les ténèbres intérieures : 38, 13
Tentation :
– ses trois phases (suggestion,
délectation, consentement) : 16, 1
– trois types de tentations subies
par Adam et le Christ : 16, 2-4
Théodore, sa conversion :
38, 16
Théophane, sa vertu : 36,
13
Thomas, combien son doute nous est
utile : 26, 7
Tolérance des mauvais chrétiens,
nécessaire ici-bas : 38, 7
Trésor caché dans
un champ : 11, 1
- V -
Vaine gloire, l’éviter sous
peine de perdre tout profit : 12, 1
Veilles de la nuit, figurent les
trois âges de la vie : 13, 5
Vêtements luxueux, sont répréhensibles
: 6, 3 – 40, 3
Viatique donné aux mourants
: 40, 11
Victorinus, sa patience salutaire
: 34, 18
Vieillesse du monde : 1, 5
Vie présente, temps de la
pénitence : 12, 4
Vierges folles et prudentes : 12,
1
Vigilance :
– sa nécessité : 12,
6 – 13, 3
– Dieu menace ceux qui sont debout
: 34, 15
Vigneron, figure des prélats
qui cultivent la vigne du Seigneur : 31, 3
Visites de Dieu à sa vigne
: 31, 3
Volailles grasses, figures des Pères
du Nouveau Testament : 38, 4
Voluptés de la chair, détournent
du Ciel : 36, 5
- Z -
Zachée, exemple de la miséricorde
de Dieu : 25, 10
Index scripturaire
On trouvera ci-dessous la liste des références bibliques insérées dans la traduction des Homélies, et les références des quarante évangiles commentés (caractères plus gras).
Exemples : Genèse 3, 5 : 16,
2 signifie que le verset 5 du chapitre 3 de la Genèse est cité
par saint Grégoire dans l’Homélie 16, au paragraphe 2 (les
chiffres en italique renvoient aux passages qui se réfèrent
à l’Ecriture Sainte sans toutefois la citer textuellement).
Exemples : Matthieu 2, 1-12 : 10
signifie que dans l’Homélie 10 sont commentés les versets
1 à 12 du chapitre 2 de S. Matthieu.
Genèse
1, 27-31 : 31, 6
3, 5 : 16, 2
3, 18 : 20, 13
3, 19 : 29, 10
4, 1-5 : 38, 7
4, 7 : 30, 3
5, 24 : 29, 6
6, 15 : 38, 8
9, 25-27 : 38, 7
19, 1 : 8, 2
21, 10 : 38, 7
27, 37 : 38, 7
37, 28 : 38, 7
46, 27 : 25, 4
Exode
3, 14 : 18, 3
7, 1 : 34, 11
12, 7-11 : 22, 7
13, 21-22 : 21, 3
17, 12 : 33, 8
20, 15 : 40, 3
20, 17 : 34, 16
25, 4 : 17, 11
25, 20 : 25, 3
26, 1 : 38, 10
32, 6 : 40, 5
33, 12 : 25, 5
33, 17 : 40, 3
37, 16 : 6, 6
38, 8 : 17, 10
Lévitique
19, 18 : 20, 11
38, 4
20 : 33, 8
21, 17-21 : 31, 8
25, 11 : 24, 4
27, 30 : 16, 5
Nombres
23, 10 : 15, 2
Deutéronome
32, 8 : 34, 11
32, 13 : 26, 3
33, 2 : 30, 5
Josué
5, 14 : 8, 2
Juges
16, 1-3 : 21, 7
1 Samuel
6, 12 : 37, 4
12, 23 : 27, 8
15, 17 : 7, 4
16, 6-13 : 7, 4
16, 18 : 30, 8
17, 35 : 7, 4
17, 49 : 7, 4
18, 27 : 7, 4
30, 11-20 : 36, 7
2 Samuel
5, 1-5 : 7, 4
6, 21-22 : 7, 4
11, 2-4 : 34, 16
23, 15 : 34, 16
23, 16 : 34, 16
1 Rois
7, 29 : 17, 12
2 Rois
2, 11 : 29, 5
Tobie
4, 8 : 20, 11
4, 15 : 38, 11
11, 7-8 : 34, 9
Job
1, 1 : 30, 5
26, 13 : 30, 7
28, 7 : 29, 10
30, 29 : 38, 7
31, 38-39 : 17, 8
40, 16 : 13, 1
22, 9
40, 23 : 26, 9
40, 25 : 25, 7
40, 26 : 25, 9
Psaumes
7, 12 : 13, 5
8, 2 : 29, 10
9, 5 : 34, 10
9, 19 : 35, 9
19, 2 : 38, 2
19, 5-6 : 38, 3
19, 6 : 29, 10
22, 16 : 22, 7
34, 6
24, 7-10 : 34, 9
25, 2 : 37, 6
26, 2 : 22, 9
33, 6 : 30, 7
34, 9 : 36, 1
38, 7 : 31, 7
40, 6 : 19, 5
41, 10 : 35, 3
42, 3 : 25, 2
45, 15 : 12, 1
47, 6 : 29, 10
50, 3 : 1, 6
50, 16 : 17, 3
51, 7 : 39, 8
51, 19 : 10, 7
55, 13-15 : 35, 3
56, 13 : 5, 3
59, 18 : 19, 7
60, 10 : 7, 3
63, 6 : 38, 4
65, 3 : 11, 4
65, 14 : 20, 3
66, 5 : 4, 1
68, 5 : 17, 2
68, 11 : 17, 9
68, 19 : 29, 10
68, 24 : 40, 2
69, 29 : 8, 1
72, 1 : 38, 3
73, 28 : 40, 2
80, 2 : 34, 14
81, 11 : 21, 1
82, 6 : 8, 2
88, 6 : 39, 9
95, 2 : 10, 7
96, 12-13 : 36, 8
102, 8 : 38, 8
104, 4 : 34, 8
104, 10 : 20, 3
105, 4 : 25, 2
105, 44-45 : 32, 7
109, 7 : 27, 7
110, 7 : 25, 7
115, 8 : 20, 9
116, 6 : 28, 3
127, 1 : 18, 2
127, 2-3 : 27, 5
139, 16 : 24, 6
38, 12
139, 17-18 : 27, 4
141, 2 : 10, 6
141, 5 : 12, 3
143, 2 : 39, 8
146, 4 : 39, 4
Proverbes
1, 24-28 : 12, 5
1, 28 : 36, 10
2, 14 : 39, 3
9, 17 : 22, 8
12, 7 : 32, 2
14, 13 : 10, 7
16, 32 : 35, 5
19, 11 : 35, 5
21, 20 : 10, 6
21, 30 : 10, 3
28, 14 : 39, 3
Ecclésiaste (Qo)
2, 2 : 10, 7
6, 7 : 40, 2
7, 4 : 10, 7
7, 20 : 39, 8
9, 10 : 13, 6
11, 9 : 13, 5
12, 11 : 6, 4
Cantique des cantiques
1, 2 : 33, 6
1, 4 : 29, 10
1, 6 : 17, 14
1, 7 : 33, 7
2, 2 : 38, 7
2, 6 : 21, 2
2, 8 : 29, 10
3, 1-4 : 25, 2
Cantique (suite)
5, 5 : 10, 6
5, 6 : 25, 2
5, 8 : 25, 2
8, 6 : 11, 2
Sagesse
5, 20 : 35, 1
7, 27-28 : 38, 2
Ecclésiastique (Si)
3, 30 : 20, 11
5, 4 : 13, 5
7, 36 : 39, 7
11, 25 : 39, 3
29, 12 : 20, 11
41, 14 : 17, 7
Isaïe
2, 2 : 33, 8
5, 21 : 7, 4
6, 6-7 : 34, 12
10, 27 : 26, 4
11, 2 : 24, 4
14, 13-14 : 34, 9
21, 11 : 18, 2
26, 9 : 25, 2
26, 10 : 13, 4
30, 20-21 : 34, 17
33, 15 : 4, 4
40, 3 : 17, 2
20, 3
Isaïe (suite)
40, 6 : 8, 1
40, 7 : 13, 6
41, 18-20 : 20, 12
51, 23 : 31, 7
55, 6 : 12, 4
56, 10 : 40, 2
58, 3-4 : 16, 6
58, 6-7 : 16, 6
60, 8 : 5, 4
66, 1 : 38, 2
Jérémie
3, 1 : 33, 8
4, 22 : 9, 1
6, 11 : 22, 4
7, 16 : 27, 8
8, 6 : 33, 8
8, 7 : 39, 1
10, 23 : 39, 10
15, 1 : 27, 8
17, 9 : 36, 2
Lamentations
3, 64-65 : 22, 4
4, 1 : 17, 15
Ezéchiel
2, 6 : 38, 7
3, 26 : 17, 3
11, 19 : 20, 9
Ezéchiel (suite)
13, 5 : 14, 2
13, 19 : 26, 5
14, 16 : 20, 9
18, 24 : 34, 15
28, 12-13 : 34, 7
33, 11 : 33, 8
34, 23 : 17, 18
40, 9 : 38, 10
Daniel
7, 10 : 34, 12
13, 45-64 : 30, 8
Osée
2, 8-9 : 36, 9
4, 8 : 17, 8
4, 9 : 17, 14
13, 14 : 22, 6
Joël
1, 14 : 16, 6
1, 17 : 10, 6
31, 5
Amos
4, 4-5 : 22, 8
7, 14 : 30, 8
Michée
4, 1 : 20, 4
Habacuc
3, 11 : 29, 10
Sophonie
1, 14-16 : 1, 6
1, 15-16 : 12, 4
Aggée
2, 6 : 1, 6
12, 4
Zacharie
2, 7-8 : 34, 13
7, 5-6 : 16, 6
12, 10 : 13, 4
Malachie
2, 7 : 6, 6
3, 20 : 37, 4
Matthieu
2, 1-12 : 10
3, 4 : 40, 3
3, 7 : 6, 4
4, 1-11 : 16
4, 18-22 : 5
4, 19 : 30, 8
5, 5 : 2, 8
5, 13 : 17, 9
5, 16 : 11, 1
13, 1
Matthieu (suite)
5, 19 : 12, 1
5, 28 : 40, 9
5, 43 : 38, 4
5, 44 : 35, 4
38, 4
6, 8 : 2, 7
6, 12 : 27, 9
6, 33 : 27, 7
7, 12 : 38, 11
7, 13 : 38, 8
7, 14 : 22, 9
7, 15 : 17, 4
7, 21 : 39, 9
7, 22-23 : 29, 4
7, 23 : 40, 3
8, 6-7 : 28, 2
8, 11 : 13, 4
8, 11-12 : 40, 2
8, 22 : 2, 8
10, 5 : 29, 2
10, 5-10 : 4
10, 8 : 17, 13
10, 16 : 30, 5
10, 22 : 25, 1
10, 41 : 20, 12
10, 42 : 5, 2
11, 2-10 : 6
11, 9 : 3, 3
11, 12 : 20, 14
12, 36 : 6, 6
Matthieu (suite)
12, 46-50 : 3
13, 22 : 15, 1
13, 41 : 12, 1
32, 7
13, 44-52 : 11
14, 25 : 10, 2
24, 2
16, 19 : 39, 8
17, 12 : 7, 1
18, 12 : 34, 3
19, 6 : 37, 2
19, 16 : 37, 6
20, 1-16 : 19
20, 22 : 27, 4
20, 22-23 : 35, 7
22, 1-14 : 38
22, 39 : 20, 11
24, 20 : 12, 7
25, 1-13 : 12
25, 11-12 : 36, 10
25, 14-30 : 9
25, 32 : 19, 5
25, 35 : 23, 2
25, 40 : 23, 2
39, 10
40, 12
26, 39 : 35, 7
27, 32 : 32, 4
27, 42 : 21, 7
27, 45 : 10, 2
Matthieu (suite)
27, 51 : 10, 2
27, 52 : 10, 2
21, 6
28, 3 : 21, 3
28, 9 : 25, 5
28, 10 : 3, 2
28, 20 : 30, 2
Marc
1, 7 : 20, 4
11, 15 : 39, 2
11, 25 : 27, 8
12, 30-31 : 38, 10
16, 1-7 : 21
16, 9 : 33, 1
16, 14-20 : 29
Luc
1, 17 : 7, 1
1, 26 : 34, 8
1, 35 : 33, 7
38, 8
1, 79 : 33, 4
2, 1-14 : 8
2, 14 : 5, 3
2, 24 : 2, 8
2, 51 : 25, 6
3, 1-11 : 20
3, 11 : 27, 3
3, 15 : 20, 4
Luc (suite)
3, 21-22 : 30, 5
5, 8 : 9, 3
5, 27-28 : 30, 8
6, 25 : 2, 8
10, 7
6, 27 : 38, 11
6, 37 : 27, 9
6, 38 : 20, 11
7, 36-50 : 33
7, 39 : 25, 10
7, 47 : 25, 1
8, 4-15 : 15
9, 23-27 : 32
9, 62 : 24, 1
10, 1-9 : 17
11, 17 : 20, 1
11, 19 : 20, 9
11, 41 : 20, 11
12, 35-40 : 13
12, 49 : 30, 5
33, 8
12, 58 : 39, 5
13, 6-13 : 31
13, 25 : 23, 2
14, 11 : 20, 3
14, 16-24 : 36
14, 26-33 : 37
14, 33 : 32, 1
15, 1-10 : 34
15, 17 : 36, 7
Luc (suite)
16, 15 : 28, 2
16, 19-31 : 40
18, 31-43 : 2
19, 8 : 5, 2
40, 3
19, 13 : 17, 16
19, 41-47 : 39
21, 2 : 5, 2
21, 9-19 : 35
21, 10-11 : 1, 1
21, 25-33 : 1
23, 34 : 27, 2
23, 39-43 : 19, 3
20, 15
23, 43 : 20, 15
24, 13-35 : 23
24, 32 : 30, 5
24, 42-43 : 24, 5
24, 44 : 24, 2
Jean
1, 1 : 7, 2
25, 3
1, 1-3 : 25, 6
1, 11 : 8, 1
1, 14 : 25, 3
33, 6
1, 16 : 7, 3
1, 19-28 : 7
1, 21 : 3, 3
Jean (suite)
1, 23 : 20, 3
1, 29 : 6, 1
2, 14-16 : 4, 4
17, 13
3, 16 : 38, 9
3, 29 : 7, 3
3, 29-30 : 20, 4
3, 31 : 6, 1
4, 46-53 : 28
5, 46 : 40, 2
6, 41 : 8, 1
6, 51 : 24, 5
7, 39 : 26, 3
8, 46-59 : 18
10, 9 : 14, 5
10, 11-16 : 14
10, 27-28 : 14, 5
10, 30 : 25, 6
11, 2 : 33, 1
11, 43-44 : 26, 6
12, 24 : 8, 1
12, 26 : 2, 8
12, 32 : 22, 6
14, 6 : 2, 2
14, 23 : 7, 2
14, 23-31 : 30
14, 28 : 25, 6
14, 30 : 39, 8
15, 12-16 : 27
15, 26 : 26, 2
Jean (suite)
16, 23-24 : 27, 6
18, 6 : 18, 4
18, 17 : 30, 8
19, 30 : 37, 9
19, 37 : 13, 4
20, 1-9 : 22
20, 10 : 25, 1
20, 11-18 : 25
20, 19-31 : 26
21, 1-14 : 24
21, 16 : 24, 4
21, 18 : 3, 3
21, 20 : 39, 8
Actes des Apôtres
1, 4 : 29, 1
1, 9 : 29, 1
1, 9-10 : 29, 9
1, 16-17 : 38, 7
2, 1-4 : 26, 3
30, 1
2, 41 : 4, 1
4, 4 : 4, 1
4, 19-20 : 30, 8
5, 29 : 30, 8
5, 41 : 30, 8
6, 5 : 38, 7
7, 56 : 29, 7
7, 58 : 19, 6
8, 18-24 : 4, 4
Actes des Apôtres (suite)
9, 1-15 : 30, 8
9, 4 : 34, 18
16, 6 : 4, 1
20, 7-12 : 4, 3
20, 24 : 37, 3
21, 11 : 37, 3
21, 13 : 37, 3
28, 7-10 : 4, 3
Romains
2, 4-5 : 13, 5
2, 13 : 23, 2
8, 9 : 24, 6
8, 26 : 30, 3
11, 25-26 : 22, 5
12, 1 : 16, 5
12, 16 : 7, 4
12, 19 : 18, 4
13, 10 : 34, 11
13, 11 : 13, 3
1 Corinthiens
1, 23 : 6, 1
1, 24 : 25, 6
38, 2
1, 27 : 36, 6
4, 9 : 37, 6
5, 7 : 22, 7
7, 29-31 : 36, 12
7, 30 : 39, 3
1 Corinthiens (suite)
7, 33 : 36, 12
9, 11 : 17, 7
9, 27 : 32, 3
10, 4 : 26, 3
10, 11 : 36, 2
11, 3 : 22, 3
33, 6
12, 8-10 : 29, 10
12, 8-11 : 30, 7
13, 4 : 35, 4
14, 20 : 30, 5
14, 22 : 4, 3
10, 1
29, 4
15, 34 : 13, 3
15, 36 : 29, 2
15, 46 : 22, 2
2 Corinthiens
1, 4 : 20, 13
1, 12 : 12, 1
2, 15 : 20, 13
33, 5
3, 17 : 26, 4
5, 20 : 32, 6
6, 2 : 12, 4
8, 14 : 40, 12
11, 29 : 32, 3
12, 2 : 39, 8
12, 9 : 27, 6
Galates
2, 20 : 32, 2
3, 29 : 20, 9
Ephésiens
1, 21 : 34, 7
2, 14 : 14, 4
5, 8 : 21, 3
5, 25 : 37, 2
Philippiens
2, 6 : 16, 2
25, 6
2, 15-16 : 38, 7
Colossiens
1, 16 : 34, 7
1 Thessaloniciens
5, 2 : 12, 3
1 Timothée
2, 5 : 20, 3
21, 6
22, 3
39, 8
5, 23 : 4, 3
2 Timothée
2, 5 : 37, 1
Tite
1, 16 : 19, 5
26, 9
29, 3
Hébreux
2, 18 : 16, 1
10, 31 : 1, 6
11, 1 : 26, 8
32, 8
11,
12, 29 : 30, 5
13, 1-2 : 23, 2
Jacques
2, 26 : 19, 5
26, 9
3, 2 : 39, 8
4, 4 : 1, 3
5, 16 : 40, 2
1 Pierre
2, 2 : 25, 10
2, 9 : 31, 8
3, 3 : 6, 3
4, 9 : 23, 2
2 Pierre
2, 7-8 : 38, 7
1 Jean
1, 8 : 30, 6
39, 8
2, 2 : 25, 3
2, 4 : 14, 4
29, 3
30, 1
2 , 15 : 1, 5
2, 27 : 30, 3
3, 17 : 27, 3
4, 16 : 30, 1
4, 20 : 26, 3
30, 10
Jean
7-8 : 20, 12
Apocalypse
2, 13 : 38, 7
12, 7 : 34, 9
19, 9 : 24, 6
22, 9 : 8, 2
22, 17 : 6, 6
Classement des Homélies
selon l’ordre liturgique
(Missel Romain de 1962)
Evangile Homélie
Temporal
1er dimanche de l’Avent Lc 21, 25-33
1
2e dimanche de l’Avent Mt 11, 2-10
6
3e dimanche de l’Avent Jn 1, 19-28
7
4e dimanche de l’Avent Lc 3, 1-61
20
Noël (messe de Minuit) Lc 2,
1-14 8
Epiphanie Mt 2, 1-12 10
Septuagésime Mt 20, 1-16
19
Sexagésime Lc 8, 4-15 15
Quinquagésime Lc 18, 31-43
2
1er dimanche de Carême Mt
4, 1-11 16
2e jeudi de Carême Lc 16,
19-31 40
1er dimanche de la Passion Jn 8,
46-59 18
Pâques Mc 16, 1-7 21
Lundi de Pâques Lc 24, 13-35
23
Mercredi de Pâques Jn 21,
1-14 24
Jeudi de Pâques Jn 20, 11-18
25
Samedi de Pâques Jn 20, 1-9
22
1er dimanche après Pâques
Jn 20, 19-31 26
2e dimanche après Pâques
Jn 10, 11-16 14
Ascension Mc 16, 14-20 29
Pentecôte Jn 14, 23-31 30
Temporal (suite)
2e dimanche après la Pentecôte
Lc 14, 16-24 36
3e dimanche après la Pentecôte
Lc 15, 1-10 34
9e dimanche après la Pentecôte
Lc 19, 41-47 39
Samedi des Quatre-Temps d’automne
Lc 13, 6-17 312
19e dimanche après la Pentecôte
Mt 22, 1-14 38
20e dimanche après la Pentecôte
Jn 4, 46-53 28
Sanctoral
30 novembre : saint André
Mt 4, 18-22 5
25 avril : saint Marc Lc 10, 1-9
17
14 juin : saint Basile le Grand
Lc 14, 26-35 373
10 juillet : les sept frères
martyrs Mt 12, 46-50 3
18 juillet : saint Camille de Lellis
Jn 15, 12-16 27
22 juillet : sainte Marie-Madeleine
Lc 7, 36-50 33
Commun des saints
Intret (pour plusieurs Martyrs)
Lc 21, 9-19 35
Statuit (pour un saint Evêque)
Mt 25, 14-234 9
Os justi (pour un saint Confesseur)
Lc 12, 35-40 13
Loquebar (pour une Vierge Martyre)
Mt 25, 1-13 12
Me expectaverunt (pour une V. Mart.)
Mt 13, 44-52 11
Saint Grégoire n’y commente
que les versets 6 à 13.
Saint Grégoire n’y commente
que les versets 26 à 33.
L’Homélie 9 porte sur les
versets 14 à 30.
Achevé d’imprimer le premier
Mai deux mille en la solennité de Saint Joseph sur les presses de
l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux