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 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 1

Tome I  L'HUMANISME DÉVOT (1580-1660)

PARIS

LIBRAIRIE BLOUD ET GAY 3, RUE GARANCIÈRE, 3

1924

Nibil obstat : Parisiis, die 10a augusti 1915.

Fr. UBALD, o. m. c.
Imprimatur : Parisiis, die 4a septembris 1915.

H. ODELIN, v. g.

AVANT-PROPOS
Il y a deux façons de concevoir l'histoire de la littérature religieuse. Enumérer les principaux écrivains religieux de telle période ou de tel pays, décrire leurs oeuvres, discuter l'originalité de chacun d'eux, son mérite littéraire ou philosophique, c'est une première méthode. Ainsi font, par exemple, la plupart des critiques anciens ou modernes, qui étudient les Pères de l'Eglise ou les docteurs du Moyen âge ; ainsi le docte compilateur de la Bibliothèque universelle des écrivains ecclésiastiques, Ellies Du Pin ; ainsi encore Nisard et ses émules dans leurs chapitres sur Pascal et sur Bossuet. La curiosité de ces historiens ne se porte pas d'abord sur le caractère proprement religieux des oeuvres qui les occupent. Ils se maintiennent dans l'ordre littéraire et dans les analyses qui relèvent de cet ordre. Newman chez les Anglais et Sainte-Beuve chez nous, ont mis en honneur une autre méthode, morale ou religieuse plus encore que littéraire. Érudition, plaisirs du goût, joies de l'esprit, ils ne se refusent rien de ce qui borne l'ambition des autres, mais dans une suite d'ouvrages religieux, c'est avant tout la religion elle-même, son influence profonde, son histoire, son progrès ou ses éclipses qui les intéresse. Leur objet direct est de pénétrer le secret religieux des âmes, d'un Augustin

 

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par exemple ou d'un Saint-Cyran, et les nuances particulières d'un pareil secret. Ces poètes chrétiens, ces prédicateurs, ces auteurs dévots, quelle était leur vie intime, leur prière vraie, quelle enfin leur expérience personnelle des réalités dont ils parlent, voilà ce que l'on voudrait avant tout connaître. De ces deux méthodes, j'ai choisi la seconde, et c'est là ce que veut indiquer le titre qu'on vient de lire : Histoire littéraire du sentiment religieux en France.

Dans la première partie de cette histoire, je me propose d'étudier la vie intérieure du catholicisme français pendant le XVII° siècle, les origines, les directions principales et l'évolution d'une renaissance religieuse que tant d'historiens ont célébrée, mais qui, je le crois du moins, n'a été racontée jusqu'ici que d'une façon très sommaire.

Cette renaissance, où commence-t-elle et où finit-elle; quelles en sont les causes ; quelle en est l'orientation particulière; en quoi diffère-t-elle de tels autres réveils analogues ; par quelles étapes a-t-elle passé ; quels fruits a-t-elle donnés; de quelle façon a-t-elle pénétré la vie morale, littéraire, sociale ou politique de notre pays ; quelle place tient-elle dans l'histoire générale du catholicisme : autant de problèmes dont les pages qui vont suivre rendront la solution plus facile.

Les catholiques lettrés liront mon livre sur la foi du titre. Comment se désintéresseraient-ils d'un pareil sujet? Quant aux incroyants que je voudrais atteindre aussi, je pourrais leur rappeler que sans un appendice de ce genre, l'histoire de notre pays et plus particulièrement peut-être, celle du XVII° siècle, reste incomplète, pour ne rien dire de plus (1), mais je préfère leur

 

(1) Comme l'a dit un de nos maîtres, « négliger les choses religieuses du XVII° siècle ou les estimer petitement, c'est ne pas comprendre l'histoire de ce siècle, c'est ne pas le sentir ». E. Lavisse, Hist. de France, VII, I, p. 88.

 

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offrir en guise d'apologue ce trait charmant. Un des ouvriers de la première entente cordiale entre la France et le roi de Siam, le missionnaire Bernard Martineau, désireux de connaître à fond « les livres et fables de la religion siamoise », avait pris pension dans une pagode de talapoins, à Ténasserim. Comme chacun sait, les talapoins sont des moines de ce pays-là. Les bonnes gens l'avaient reçu avec amitié et le supérieur lui-même s'était chargé de l'instruire. a Lorsque ce vieux me donnait leçon, raconte Martineau, et m'expliquait des fables qui sont du moins aussi ridicules ou davantage qu'aucune des anciens païens, il était assez simple de croire que j'y donnais foi, parce qu'à la vérité je l'écoutais avec attention et ne lui répugnais en rien, pour ne le pas détourner de me découvrir toutes ces mystérieuses superstitions. Voyant que je m'appliquais à l'étude de ses livres, il me disait souvent une chose qui me donnait bien sujet de rire : « Ecoutez, me disait-il, voulez-vous que je vous dise pourquoi vous « vous appliquez avec tant de zèle et d'affection à l'étude de la langue et des livres de Siam? C'est qu'anciennement vous avez été siamois et habile homme dans l'intelligence de tous ces livres, et il est demeuré en vous un petit reste et comme une certaine réminiscence de ce que vous avez été premièrement, qui a fait que d'abord que vous êtes arrivé dans ce royaume et que vous avez entendu la langue et vu les livres, vous avez été réveillé comme d'un assoupissement ; vous étiez un esprit éperdu et poussé par une inclination enracinée, forte et secrète vers une chose que vous aviez

 

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autrefois uniquement cultivée ». Il ajoutait qu'étant siamois et grand docteur, j'avais fait quelque petit péché par châtiment duquel j'étais tombé à naître français, mais qu'enfin je devais me consoler dans mon bannissement, puisque, étant fini par la mort, je renaîtrais une autre fois siamois et deviendrais un grand roi (1). » Avec bien plus de raison que ce vénérable talapoin, nos mystiques et nos dévots du temps passé pourraient tenir, tiendront, je l'espère, au lecteur un langage presque semblable. Ils sont beaucoup plus près de nous que nous ne le pensons. De ce qu'ils furent jadis « il est demeuré en nous un petit reste et comme une certaine réminiscence ».

Pour ne pas encombrer cette préface, je vais dire, dans une note spéciale à l'adresse des critiques, le détail de la méthode que j'ai cru devoir suivre, le plan et les sources du présent travail. Il ne me reste donc ici qu'à remercier tous ceux qui ont cordialement aidé mes recherches : les religieuses du Premier Carmel de Paris qui m'ont communiqué de précieux inédits ; les RR. PP. bollandistes qui m'ont ouvert toute grande leur riche bibliothèque, et qui m'ont encouragé de bien des manières à poursuivre mes recherches ; le R. P. dom Thibaut, de Maredsous, qui a mis à ma disposition sa collection de mystiques bénédictins et les notes qu'il avait préparées sur un sujet tout voisin du mien; le R. P. Edouard d'Alençon, archiviste général des FF. mineurs capucins ; M. Raymond Toinet, qui m'a fait connaître et généreusement prêté des poèmes rarissimes ; mon compatriote Edouard Aude, conservateur

 

(1) Joseph Grandet. Les saints prêtres français du XVII° siècle, ouvrage publié pour la première fois, d'après le manuscrit original, par G. Letourneau. Paris, 1898, III, pp. 347, 348.

 

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de l'insigne bibliothèque Méjanes, qui avait comme fait sien mon propre travail ; enfin et surtout mon cher ami, André Pératé, à qui je dois plus que je ne saurais dire et qui, je l'espère. achèvera bientôt la présente histoire par une étude sur l'illustration des livres religieux au XVII° siècle.

Paris, juillet 1914.
 
 

OBJET, SOURCES, MÉTHODE ET DIVISIONS (1)

 

I. J'écris l'histoire littéraire, et non pas l'histoire tout court du sentiment religieux en France. Je ne puise donc qu'aux sources littéraires: biographies; livres de piété; essais de philosophie dévote, de morale ou d'ascétisme; sermons ; poésies chrétiennes ou autres ouvrages du même genre, laissant aux érudits les autres sources moins accessibles au vulgaire: testaments; fondations; contrats; diaires tenus par le directeur d'une paroisse, d'une confrérie, d'un pèlerinage; en un mot toutes les pièces d'archives qui, par elles-mêmes, n'ont communément rien de mystique, mais qui fournissent des indications abondantes sur les habitudes et les tendances religieuses d'une époque. En règle générale, je néglige aussi les inédits littéraires. Limité aux seuls imprimés, le travail que j'entreprends donnerait d'assez beaux fruits, si j'étais de force à suivre convenablement le programme jadis fixé par Bacon à l'histoire littéraire. De modo autem hujus historiæ conscribendae, disait ce grand homme, illud imprimus monemus, ut materia et copia ejus, non tantum ab historicis et criticis petatur, verum etiam per singulas annorum centurias, aut etiam minima intervalla, SERIATIM LIBRI PRAECIPUI, qui eo temporis spatio conscripti sunt, in consilium adhibeanlur ; ut ex eorum, non perfectione — id enim in fiinitum radant esset sed DEGUSTATIONE ET OBSERVATIONE ARGUMENTI, STYLI, METHODI, GENIUS ILLIUS TEMPORIS LITTERARIUS (ici, RELIGIOSUS), VELUTI INCANTATIONE QUADAM A MORTUIS EVOCETUR. Distinguer les principaux ouvrages religieux du XVII° siècle — textes dévots et biographies — les savourer, en observer le style et la méthode, en dégager l'esprit, enfin les presser de telle sorte qu'ils nous rendent présent

 

1 Ce que je vais dire dans ces notes se rapporte directement aux quatre premiers volumes du présent livre. Quand nous en viendrons à la littérature religieuse des XVIII° et XIX° siècles, il y aura lieu de modifier sur plus d'un point la méthode qui m'a paru convenir à cette première partie.

 

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et vivant le génie religieux qui les inspire ou dont ils nous. montrent les victoires, voilà ce que je voudrais essayer de faire.

II. La fin que l'on vient de dire doit fixer l'orientation générale et le détail de nos recherches documentaires. Impressions esthétiques, curiosités profanes, nous ne nous interdisons pas tout à fait ce genre de distractions; mais ce ne seront là pour nous que distractions, que « reposoirs ». Notre but principal est de connaître la vie religieuse du XVII° siècle; pour parler la langue moderne, toutes nos « fiches » doivent alter à ce but.

D'où il suit que lorsque nous rencontrons un personnage, dont s'occupent, par ailleurs, ou dont devraient s'occuper les historiens de notre littérature — François de Sales, Yves de Paris, Bossuet, Fénelon — c'est directement la vie intérieure de ce personnage, et non son mérite littéraire qui nous intéresse. Il en va de même pour le rôle qu'il a pu jouer dans l'histoire politique de son temps. Le chancelier de Marillac est pour nous l'ami de Mme Acarie et non la victime de Richelieu. Ainsi du P. Joseph, fondateur d'Ordre, écrivain mystique, dont nous n'irons pas apprécier le génie diplomatique ou guerrier. Ce parti pris nous imposera des sacrifices qui pourront surprendre certains lecteurs. Ainsi nous ne ferons qu'une place assez modeste aux poètes chrétiens. Toute proportion gardée, j'en dis autant des prédicateurs. Nous ne les négligerons point, mais nous nous défierons toujours un peu de leur éloquence. Chaque ligne de François de Sales ou des grands spirituels est une confidence involontaire, un témoignage qui ne force rien. On n'en peut dire autant de la plupart des sermons. D'où il suit encore que dans l'importance plus ou moins grande que nous attacherons à tel écrivain, dans le choix que nous ferons de celui-ci à l'exclusion de celui-là, nous ne nous règlerons pas d'abord sur des canons esthétiques. Je ne parlerai qu'en passant du vieux Balzac. Je l'ai lu, certes, et je l'estime fort, néanmoins je le sacrifie à d'autres écrivains dévots qui sont loin de l'égaler, mais qui, du point de vue où je me place, m'intéressent beaucoup plus que lui. Que si, au contraire, je rencontre deux écrivains d'une même intensité religieuse et qui rendent le même témoignage, il va sans dire que j'irai droit à celui qui écrit le mieux. Enfin, et toujours pour les mêmes raisons, nous ne suivrons pas l'auteur de Port-Royal dans ses excursions qui, d'étape en étape, l'ont amené à faire le tour de tout le grand siècle. Il est Sainte-Beuve, il use de

 

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son droit léonin. Je crois du reste avec lui que tout est dans tout, mais je dois m'en tenir à l'objet essentiel de mon travail. Je ne rapprocherai donc pas l'Astrée de l'Introduction à la Vie dévote et celle-ci des tragédies de Racine. L'enclos mystique dans lequel je m'enferme est bien au milieu de la cité, il a des portes et des fenêtres qui donnent sur la rue ; je me mettrai parfois à la fenêtre, mais je ne franchirai pas les portes.

III. Cet enclos est exclusivement catholique. Si je m'étais proposé de donner un tableau complet du XVII° siècle religieux, il est clair que j'aurais dû étudier les dévots et les mystiques protestants. Mais non omnia possumus omnes. J'ignore donc les hétérodoxes jusqu'à l'heure tardive et fatale où ils interviennent directement, avec Poiret, dans l'histoire de nos mystiques. Je laisse de même, et très à contre-coeur, divers chapitres de l'histoire anglicane qui auraient éclairé notre propre histoire. Plus érudit et disposant de plus de place, j'aurais aimé à montrer, chez les anglicans de la première moitié du XVII° siècle, un mouvement analogue à notre humanisme dévot et lointain précurseur du mouvement d'Oxford; à montrer aussi que l'influence de nos auteurs et notamment de François de Sales s'est fait sentir de l'autre côté du détroit.

Je n'irai pas non plus refaire l'histoire du jansénisme. Sainte-Beuve est là, corrigé — mais déjà que de corrections, que de « repentirs » dans ses notes ! — et complété par nos érudits contemporains, M. Jovy entre autres. Du reste, comme je l'expliquerai bientôt, mon histoire décline en même temps que progresse le jansénisme. Deux raisons qui me permettent de ne pas beaucoup m'étendre sur celui-ci.

IV. Des auteurs que j'aurai cru devoir retenir, je ne dois pas tout retenir, mais cela seul qui me paraîtra particulier au XVII° siècle. Pourquoi noterai-je dans mes fiches que Mme Acarie allait à la messe du dimanche, que Fénelon se confessait régulièrement et que François de Sales, à telle page de tel volume, enseigne explicitement le dogme de la Trinité? Mais, au contraire, que je remarque chez nos auteurs une réelle insistance à recommander telle dévotion — le Verbe incarné ; l'Enfance ; le Calvaire ; les Anges — que, dans nos biographies, je trouve les mêmes dévotions pratiquées avec une ferveur spéciale, mon étonnement lui-même m'avertit que si rien de tout cela n'est exclusivement propre au XVII° siècle, il y a là pourtant quelque chose qui mérite notre attention.

On l'a déjà dit, mais on ne saurait trop le redire, ces livres

 

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religieux que nous retenons sont de deux sortes : il y a les biographies ; il y a les traités didactiques. La tendance commune des historiens est d'isoler l'une ou l'autre de ces deux classes : ainsi le morne Picot dans son Essai historique sur l'influence de la religion en France pendant le XVII° siècle, ou tableau des établissements religieux formés à cette époque et des exemples de piété, de zèle et de charité qui ont brillé dans le même intervalle (Paris, 1823), néglige tout à fait l'enseignement des spirituels et ne s'intéresse qu'aux seuls exemples des saints ; de son côté, Fortunat Strowski, dans le beau travail qu'il a entrepris sur le Sentiment religieux au XVII° siècle, insiste de préférence sur les manifestations littéraires et spéculatives de ce sentiment dans l'oeuvre des grands écrivains : François de Sales, Pascal, Fénelon. Pour moi, je voudrais suivre une autre méthode : éclairer, mesurer l'une par l'autre l'action des écrivains et celle des saints. La littérature dévote n'est jamais platonique : elle ne s'adresse à l'imagination et à l'intelligence que pour remuer la volonté. Un livre dévot a, dans l'histoire intime de la communauté chrétienne, une répercussion qui varie naturellement avec le succès et la diffusion de ce livre, et inversement, la vie d'un saint non seulement édifie ceux qui la lisent, mais encore modifie, colore en quelque façon l'intelligence et l'imagination religieuse de ceux-ci. La doctrine produit les miracles et les miracles enrichissent la doctrine. D'où il suit que l'historien de la vie religieuse, tel que je le comprends, devrait rapprocher constamment et contrôler l'une par l'autre, ces deux branches de la littérature religieuse. En principe, il faudrait épingler à chaque traité dévot une dizaine de biographies correspondantes, et aux grandes biographies, les traités dévots qui, de près ou de loin, dérivent d'elles. En fait nous le pouvons assez fréquemment, mais pas toujours. L'histoire de sainte Chantal et des premières visitandines traduit littéralement, ligne par ligne, les écrits de François de Sales, et, pour ne pas parler de leur sainteté personnelle, M. Olier et nombre d'oratoriens traduisent dans leurs traités spéculatifs la vie du P. de Condren par Amelote. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, nous ne pouvons faire ces rapprochements, il reste pourtant certain que la plupart des spirituels ont vécu leurs propres livres et se sont racontés eux-mêmes en les écrivant; certain aussi que la doctrine de ces livres a été vécue, au moins par l'élite de leurs lecteurs.

V. Ayant ainsi déterminé notre objet, il nous faut, d'après

 

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la consigne baconienne, chercher les textes les plus significatifs : libri præcipui. Il est évident que nous ne donnons pas seulement cette qualité à la biographie des quatre ou cinq personnages que tout le monde connaît et aux classiques éternels de la littérature religieuse, François de Sales, Pascal, Bossuet, Fénelon. Nous ne la réservons pas non plus aux quelques saints et aux très rares écrivains dont le nom seul a surnagé, Bérulle, Camus par exemple ; vaine survivance qui ne peut suffire à nous guider, puisqu'elle a été refusée à plusieurs qui l'ont pourtant méritée. Est præcipuus pour nous d'abord tout dévot ou saint personnage qui, soit par ses livres, soit par le rayonnement de sa vertu, aura exercé de son vivant une influence notable, et en qui, par suite, se sera pour ainsi dire incarné l'un des aspects du « génie religieux » de cette époque. Juste ou non, l'oubli qui a pu s'étendre sur de tels hommes ou de tels ouvrages ne fait rien à l'affaire. La postérité a choisi comme elle a voulu. Nous ne la querellons pas, nous ne demandons pas que l'on mette Marie de Valence sur les autels, ou que l'on réimprime Yves de Paris; nous disons simplement que les décisions des siècles postérieurs ne changent pas les réalités de l'histoire. Approuverait-on l'historien de notre littérature qui négligerait ce Balzac, la plus grande force littéraire de son temps et qu'on ne lit plus ? Et, tout de même, libre à nous de préférer une page des Elévations sur les mystères aux cent volumes du P. Binet, mais nous ne devons pas ignorer que ce jésuite a exercé sur le sentiment religieux de son siècle une influence beaucoup plus étendue et plus efficace que ne le fut celle de Bossuet.

Mais ceux-ci ne suffisent pas. Præcipuus encore, aux yeux de l'historien, tout personnage, plus ou moins éclatant, qui aura ou préparé, ou secondé, ou continué l'action de ces maîtres de l'heure, et aussi, l'excentrique, l'indépendant qui, d'une manière appréciable, aura combattu ou modifié cette action.

Double action, ne nous lassons pas de le répéter ; celle des saints, celle des écrivains, l'une s'ajoutant à l'autre, l'amorçant, la prolongeant ou la complétant.

VI. Ces vieux textes religieux sont devenus rares, la Révolution française n'ayant veillé que très mollement sur les dépouilles des anciennes bibliothèques monacales, premier et souvent unique noyau religieux de nos dépôts publics. Beaucoup de ces textes, et non des moins précieux, vous les

 

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demanderiez en vain à la Bibliothèque Nationale. J'ai exploré de riches collections, soit à Bruxelles, chez les bollandistes, soit à la Méjanes, d'Aix-en-Provence, soit à Rome, où les bibliothèques monacales ont moins souffert que les nôtres, bien qu'elles aient aussi changé de maîtres. Bref j'ai fait de mon mieux et j'espère avoir mis la main sur les auteurs les plus importants, mais, à coup sûr, nombre de minores — quelques-uns exquis peut-être — m'auront échappé.

VII. Aussi bien lorsqu'il s'agit, non de compiler un dictionnaire, mais d'écrire une histoire, littéraire et morale, comme celle-ci, l'érudition bibliographique ne doit pas être le principal de nos soucis. Toujours amusante, la chasse à l'anecdote, au livre curieux, devient dangereuse dès qu'elle nous entraîne à négliger cette dégustatio des textes essentiels, cette observatio dont parle Bacon. A mesure que l'on avance dans ces recherches documentaires et que s'élèvent les fiches, une voix mystérieuse, et de plus en plus pressante, nous somme de mettre fin à un travail trop dispersant. Dépouillement insensible qui se fait en nous et malgré nous, et auquel tôt ou tard nous devons nous prêter.

Ainsi l'on a vite l'impression — d'abord importune et combattue, mais depuis, cent fois confirmée — que le XVII° siècle religieux, celui du moins qui mérite d'absorber le meilleur de notre attention, n'est pas le siècle de Louis XIV. Je n'aime pas beaucoup ce mot de Contre-Réforme, pour la simple raison que le mouvement qu'on appelle ainsi a commencé bien avant Luther, mais enfin, et pour parler comme les savants d'aujourd'hui, au moment de l'apogée du grand roi, la Contre-Réforme française n'est déjà plus qu'un souvenir et déjà lointain. Du reste les historiens les plus compétents sont de cet avis. Des abus du règne de Louis XIV, écrit M. Letourneau, « plusieurs écrivains catholiques (ont voulu) conclure que le XVII° siècle était une époque assez pauvre pour le clergé de France. Il y a, dans toutes ces attaques, des affirmations bien inconsidérées. On pourrait faire remarquer, par exemple, que plusieurs de nos modernes censeurs font intervenir, en tout ce débat, avec une étourderie assez bizarre, la mémoire de Louis XIV. Louis XIV n'est pas le XVII° siècle et, tout spécialement, il n'est pas notre XVII° siècle ecclésiastique. Lorsque le jeune fils de Louis XIII commença à gouverner personnellement, en 1661, notre grande réforme sacerdotale touchait presque à son terme. A cette date, le cardinal de Bérulle et

 

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le Père de Condren avaient terminé leur carrière depuis de longues années. M. Olier était mort depuis quatre ans, et saint Vincent de Paul était mort l'année précédente, âgé de plus de quatre-vingts ans. Or, qui ne sait que ces noms, à eux seuls, représentent l'époque la plus pure et la plus féconde du siècle (1) ».

M. le Curé de Saint-Sulpice ne parle, comme on le voit, que de l'un des aspects de notre sujet, mais voici une affirmation plus générale que j'emprunte à un chartiste des moins frivoles. « Le XVII° siècle, écrivait Léon Aubineau, n'est pas seulement une époque de gloire et de splendeur littéraire et politique, c'est un temps où la sainteté abonde. Les premières années surtout sont merveilleuses : les anciens Ordres sont réformés, de nouveaux se fondent; c'est de toutes parts une renaissance religieuse admirable. Ce n'est pas seulement la charité qui se répand, à l'instigation de saint Vincent de Paul, comme un fleuve rafraîchissant sur la France entière, l'enseignement de suint François de Sales et l'incroyable diffusion des Visitandines révèlent partout les charmes de la dévotion et glissent ses parfums dans tous les cœurs ; à la voix de l'héroïque et sublime Thérèse, les austérités les plus redoutables attirent les âmes, les séduisent et les affolent. Le monde et le cloître se touchent et se pénètrent pour ainsi dire de toutes parts (2). »

Mais qu'allons-nous chercher l'autorité des historiens modernes ? Les faits sont là, nombreux, éclatants et qui nous commandent d'insister longuement sur la première moitié du XVII° siècle, de passer beaucoup plus vite sur la seconde. Celle-ci ne manque certes pas d'intérêt : nous y rencontrons de si grands hommes ! Elle est aussi très curieuse en ce qu'elle nous montre chez plusieurs la survivance de l'ancien esprit et chez d'autres, Fénelon, par exemple, la noble ambition, et qui fut malheureuse, de ramener au mysticisme de leurs pères une génération trop humainement raisonnable, sinon déjà trop rationaliste pour ne pas trouver chimériques et ridicules de semblables espérances. Aussi réserverons-nous à cette seconde période notre quatrième volume, consacrant les trois autres exclusivement à la première.

VIII. Ce n'est là qu'un premier dépouillement et qui nous

 

(1) Grandet-Letourneau, op. cit., I, p. XI.

(2) L. Aubineau. Notices littéraires sur le XVII° siècle, Paris, 1859, pp. 27-28.

 

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laisse encore trop riches de textes, trop pauvres de connaissances. Il nous faut dégager de ces textes les caractères essentiels de la renaissance religieuse qu'ils nous ont révélée ; il nous faut connaître ce que présente de particulièrement, d'uniquement merveilleux, la première moitié du XVII° siècle. Et cela vraiment n'est pas difficile. Très vite en effet, l'on voit se dessiner un vaste courant dont l'importance frapperait les moins attentifs, et auprès duquel les petits ruisseaux voisins semblent méprisables. Ce courant n'est pas simplement dévot, il est mystique au sens propre et sublime de ce mot. Pendant cette période, chez nous, en France, dans les deux clergés, dans toutes les congrégations de femmes, dans toutes les classes de la société, les mystiques abondent. Tel est le fait capital, que l'on n'avait pas encore vu, que l'on n'a plus revu depuis, celui qui domine tous les autres et vers lequel tous les autres convergent ; celui que doit retenir l'histoire Je ne dis pas, on l'entend bien, que chaque fidèle de cette époque ait eu des extases. Trouve-t-on du génie à tous les poètes, à tous les citoyens romains du siècle d'Auguste? La vie religieuse a ses minores, elle a ses minimos tous intéressants, mais dont la poussière restera toujours rebelle aux résurrections de l'histoire. Condamnés à ignorer les minimos, je ne dis pas que nous devrons négliger les minores — sans eux il n'est pas d'histoire, — mais sur la foi de nos documents, ces minores eux-mêmes nous les étudierons, si j'ose ainsi parler, en fonction des véritables mystiques, groupés autour de ceux-ci, et, de la sorte, dépendant eux-mêmes de cette vie supérieure ou dirigés vers elle (1).

 

(1) Evidemment je na fais ici qu'affirmer ce que je démontrerai plus tard. Voici l'affirmation contraire. « L'esprit régénérateur se manifesta d'abord par un élan de mysticisme avec saint François de Sales... mais l'esprit de la société moderne exigeait, pour l'adopter, que ce sentiment religieux devînt pratique : qu'il se mêlât au siècle. Si la France se couvre promptement de couvents de tous ordres, de toutes les couleurs, grâce à Vincent de Paul, elle voit bientôt à côté autant et plus d'hôpitaux, d'écoles. Comme Font bien remarqué M. Henri Martin et M. Caillet, un des traits les plus caractéristiques de cette régénération du catholicisme français, c'est la prédominance de l'élément agissant et social sur l'élément ascétique et solitaire... On ne songe plus à s'absorber en Dieu, mais à aller à lui par le travail et le service des pauvres. » Feillet, La misère au temps de la Fronde, 4e édit., Paris, 1868, pp. 207, 208. Il y a là, d'après nous, une erreur de fait, car dès ses débuts, cette renaissance a été tout ensemble, mystique et agissante ; il y a là, de plus, une analyse qui nous paraît imparfaite : c'est dans la vie mystique elle-même de tous ces fondateurs d'oeuvres charitables qu'il faut aller chercher le principe de leur zèle.

 

XIX

 

Comme tous les autres mouvements littéraires ou religieux, le nôtre suit une courbe, qui n'est sans doute pas d'une netteté et d'une rigueur géométriques, mais qui peut se décrire. De la fin de la Ligue à la mort de François de Sales (1622), c'est d'abord une floraison soudaine ; c'est ensuite, de 1621 à l'époque de la majorité de Louis XIV, un progrès constant, une diffusion et comme une organisation magnifique; c'est, enfin, de 1661 à la mort du roi, un déclin rapide que rien n'arrêtera plus. D'où la matière et les titres de trois de nos volumes (II, III, IV) : l'Invasion mystique; la Conquête mystique; la Retraite des mystiques. Division, je le répète, qu'il faut prendre humainement, mais qui nous est indiquée par les faits et que l'école des chartes avait esquissée avant nous. Dès 1859, à vue de pays et se basant sur les quelques biographies qu'il avait étudiées, Léon Aubineau fixait déjà les étapes de la route que nous devrions suivre. « Dans quelque temps, il faut l'espérer, disait-il, l'histoire du XVII° siècle ne se dédoublera pas; et à côté des renseignements sur la littérature, les arts, l'esprit, la conversation et les événements politiques, on aura soin de montrer la vie, les progrès et aussi la décadence peut-être de la sainteté (1).» « Sainteté » est un mot trop vague pour notre curiosité moderne; nous disons donc : naissance, progrès, décadence de la vie mystique.

A ces trois volumes, presque uniquement narratifs, j'ai cru devoir en ajouter un autre dont le caractère est tout différent. C'est le premier que, pour certaines raisons qui seront expliquées en leur lieu, j'intitule : l'humanisme dévot, et dans lequel j'étudie les tendances communes, la vie intérieure, l'esprit du monde dévot pendant les années qui ont vu se produire le mouvement mystique qui fait l'objet de mes trois autres volumes. Les moeurs et les oeuvres de ces dévots, leurs vertus particulières, je ne les raconte pas, puisque aussi bien la suite de mon livre nous promet des histoires plus éclatantes, mais la vie profonde de leur coeur et de leur esprit, voilà, m'a-t-il semblé, ce que je ne devais pas négliger. En effet, et en dehors même de l'intérêt que présente une pareille étude d'ensemble, comment nous résigner à ne pas connaître l'atmosphère spirituelle que nos mystiques ont respirée? Ils ont été formés par les mêmes maîtres que les dévots ordinaires, et la sublime grâce qui les élève au-dessus du commun non seulement ne

 

(1) Aubineau, op. cit., p. 28.

 

XX

 

contrarie pas, mais encore achève cette formation. Curieux de saisir ou d'entrevoir quelques-unes des causes historiques qui ont présidé à une telle diffusion du haut mysticisme, nul historien, nul philosophe ne me reprochera d'avoir écrit cette longue introduction. Longue, je le sais bien, mais non pas trop longue si l'on prend garde à son importance ; austère aussi et que plusieurs craindront rebutante, mais qui l'est moins peut-être qu'on ne l'imaginerait à première vue. J'ignore le mérite de l'édifice, mais les matériaux en sont rares, je veux dire les textes que j'apporte. Il y a là quantité de citations toujours curieuses et pittoresques, souvent magnifiques et parfois divertissantes. Qui sait même si, pour certains choix que j'ai faits et que j'ai dû faire, quelques inhumains ne m'estimeront pas trop frivole ? (1)

J'ai cru devoir diviser cette histoire de l'humanisme dévot en trois parties ; dans la première, j'étudie les directions principales, la doctrine foncière de cette école ; dans la seconde le progrès de cette école et les applications diverses de la doctrine ; dans la troisième, les derniers maîtres de l'humanisme dévot. Cette division m'oblige à couper en deux le chapitre de

 
 
 

(1) Pour cette quantité de citations, deux raisons l'expliquent. Ce ne sont pas là de simples documents, mais des documents d'ordre littéraire, ayant leur mérite propre. On les affaiblirait, on les fausserait même en les résumant. De plus, bon nombre de ces documents sont aussi inconnus, et aussi peu accessibles au commun des lecteurs que des textes syriaques. François de Sales, Pascal, Bossuet, qui ne les possède, mais où trouverait-on Richeome, Jean de La Cépède, Yves de Paris ? L'exemple de Taine qui, dans son histoire de la littérature anglaise, cite copieusement des textes moins inabordables, était là pour me rassurer. Ces textes sont imprimés en caractères plus menus, afin que soit plus complète une anthologie que, sans doute, on rte refera pas de sitôt.

Ceci n'est vrai que pour les citations plus abondantes du premier volume. Dans les trois autres, il ne s'agit plus d'une étude littéraire, morale et plus ou moins didactique, mais — ordinairement du moins — d'une suite de récits. Pour ces récits, il m'arrive de m'approprier les vieux biographes, lorsque je trouve à leur prose une saveur particulière — ainsi M. Boutroux dans son Pascal. Dans ces cas-là, je me contente de mettre entre guillemets ce qui n'est pas de mon cru. En revanche, lorsque j'ai à reproduire des textes proprement mystiques — lettres, élévations, etc., — je reprends le petit caractère des citations du premier volume. Sauf lorsque l'orthographe du temps présente des singularités intéressantes, j'emploie l'orthographe moderne, mais sans me permettre jamais de moderniser autrement les textes.

Un mot encore sur les notes que l'on trouvera peut-être parfois un peu longues. Si l'on n'est pas l'homme d'une seule curiosité, l'on ne peut remuer tant de vieux livres sans faire une foule de rencontres intéressantes. J'ai consigné dans les notes le souvenir de quelques-unes de ces rencontres à l'adresse des curieux.

 

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Camus, — Camus écrivain spirituel, Camus romancier; en trois le chapitre de Binet — docteur ascétique, encyclopédiste dévot, représentant du burlesque dévot. Dans la première partie, je me place au point de vue des principes généraux, dans la seconde au point de vue des « genres littéraires » qui s'inspirent de ces principes. Je vois les défauts de cette division, mais je n'ai pas su trouver mieux.

IX. Je n'écris pas ici un livre de spéculation, mais de littérature et d'histoire. A la vérité, les beaux textes que j'apporte et les belles actions que je raconte ou bien formulent expressément, ou bien supposent, en la traduisant dans l'ordre des fana, la doctrine catholique de la vie intérieure que j'accepte sans hésiter, mais que je n'ai pas à exposer dogmatiquement. Ce qui nous intéresse présentement, ce n'est pas l'expérience mystique elle-même, mais la vie mystique. Au théologien, au psychologue d'analyser cette expérience, à nous d'en suivre le rayonnement dans l'histoire et dans les écrits des mystiques.

Nous le verrons, l'extase ne fait pas le vide dans l'âme du mystique. Quoi qu'il en soit du mystérieux enrichissement qu'elle apporte au centre même de cette âme, elle stimule toutes les facultés et devient par là un facteur historique de premier ordre. L'action intense des mystiques et leur influence, voilà des faits qui, d'une manière ou d'une autre, ont marqué dans le développement de notre civilisation, et qui, de ce chef, doivent retenir l'historien, croyant ou non. Nul bon esprit ne met aujourd'hui ce principe en doute.

Les mystiques ont aussi contribué au progrès de la langue et des lettres. Si leur expérience est ineffable, intraduisible, les idées, les imaginations et les sentiments qu'elle fait naître, ne le sont pas. Cette expérience d'ailleurs, bien qu'insaisissable, l'extatique essaie de la plier au langage humain. Poètes et philosophes d'une part, et de l'autre écrivains qui luttent avec l'invisible, ils s'imposent deux fois à l'attention du lettré. Ruysbroeck, écrit à ce sujet M. Auger, a n'a pas dû créer la prose néerlandaise, comme on le répète depuis un demi-siècle,… elle était cultivée avant lui. Il n'est pas le premier non plus qui s'en soit servi pour exprimer des idées abstraites. Mais il est certainement le premier qui l'ait employée à exposer un système original de hautes spéculations philosophiques et de doctrines élevées, sur les mystères chrétiens. Par là, Ruysbreeck a rendu à sa langue maternelle le même service que les mystiques

 

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d'Outre-Rhin aux dialectes allemands. Le brabançon est devenu entre ses mains un instrument d'une richesse, d'une souplesse, d'une douceur, d'une force incomparables (1) ». Notre français moderne a des origines plus mêlées, mais, très certainement, l'étude des mystiques, et notamment de ceux qui nous occupent ici, est indispensable à qui veut connaître à fond l'histoire de notre langue.

Enfin, ils méritent de vivre ou de revivre pour la simple et décisive raison qu'a donnée Robert Browning : if precious be the soul of man to man. Sceptique, ce qu'à Dieu ne plaise, ils ne me sembleraient ni moins dignes d'étude, ni moins attachants. Je leur dirais encore ce que saint Bernard écrivait à Hildebert du Mans : Desiderio desideravimus in sacrarium tuæ familiaritatis ingredi. Je crois du reste qu'ils ne se sont pas trompés et comme on l'a dit de l'un d'entre eux, je crois qu'ils nous viennent « du pays de la vérité ».

Ici je dois laisser la parole à meilleur que moi. « Tels qu'ils se présentent à nous dans l'histoire, ceux que l'élan mystique a distingués parmi leurs frères pour les rendre, sinon toujours plus saints, du moins plus avancés ici-bas dans la voie d'union qui se terminera pour les justes à la vision bienheureuse de la face de Dieu, ces privilégiés offrent des leçons dont nous pouvons tous profiter. Les expériences de ces avant-coureurs, de ces enfants perdus de notre race, élancés vers le Bien sans ombre, ces expériences nous restent, consignées par eux, comme les documents rapportés par les explorateurs des terres presque inaccessibles. Les grands mystiques sont les pionniers et les héros du plus beau, du plus désirable, du plus merveilleux des mondes.

« Mais de plus, pour tous ceux qui, s'efforçant de développer leur religion personnelle, cherchent leur Créateur à tâtons dans l'aridité des tâches quotidiennes, les mystiques restent, à leur place et à leur rang, des témoins. Après le grand Témoin qui nous a révélé le Père, après les apôtres et les martyrs, toute proportion et toute différence gardée, les grands mystiques peuvent dire ce que disait le disciple bien-aimé : « ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, ce que nos mains ont touché, nous vous l'annonçons ». Et de les entendre nous le raconter, notre âme frémit d'espoir et d'attente. Ils

 

(1) A. Auger, Etude sur les mystiques des Pays-Bas au Moyen-âge. Bruxelles, 1892 (t. XLVI des Mémoires de l'Acad. roy. de Belgique, p. 28e.

 

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sont ainsi les témoins de la présence amicale de Dieu dans l'humanité (1). »

Quant au témoin de ces témoins, quant au scribe lui-même, il est semblable à un calligraphe copiant avec amour des chefs d'oeuvre qu'il n'entend point. Si quelques-uns, a écrit un de ses devanciers (2), « trouvent à redire que j'ose allier la voix de Jacob aux mains d'Esaü, je les prie de recevoir pour ma justification ces paroles que Sulpice-Sévère dit de lui-même, au commencement de la vie de saint Martin : si ipsi non viximus ut allia exemplo esse possimus, dedimus tamen operam ne is lateret qui esses imitandus » (3).

 

 

(1) P. de Grandmaison, La religion personnelle, Etudes, 6 mai 1913. pp. 334-335.

(2) Vie de la R. M. de Ponçonas, préface.

(3) Comme on va le voir, je me suis approprié, sans plus de façon, un beau frontispice de Huret qui semble, en vérité, avoir été dessiné pour nous et qui résume excellemment tout l'esprit du présent volume. Ni l'exemplaire que je me suis procuré, ni celui du cabinet des estampes à la Bibliothèque nationale, ne portent le titre du livre auquel ce frontispice était destiné. Peut-être ne fut-ce là qu'un projet.
 

PREMIÈRE PARTIE.
SAINT FRANÇOIS DE SALES, LES ORIGINES ET LES TENDANCES DE L'HUMANISME DÉVOT
 

CHAPITRE PREMIER. DE L'HUMANISME CHRÉTIEN A L'HUMANISME DÉVOT

 

I. L'humanisme dévot, être de raison qui représente pour nous les tendances communes, les directions principales de la littérature religieuse pendant la première moitié du XVII° siècle.

II. Qualités et défauts des humanistes. — Qu'il ne faut pas les juger sur quelques enfantillages. — Particularités de l'humanisme au temps de la Renaissance. — Le lettré du Moyen âge et le lettré d'aujourd'hui. — Térence et Shakespeare. — How beauteous mankind is!

III. Que l'humanisme de la Renaissance est une culture morale et une philosophie. — Glorification plus ou moins enthousiaste de la nature humaine.

IV. Chaque humaniste adapte à sa propre conception religieuse l'esprit de l'humanisme. — Humanisme naturaliste et humanisme chrétien. — L'Eglise et l'humanisme chrétien. — Adversaires de l'humanisme; les Occamistes. — Le cardinal Morone et Salmeron. — Que la plupart des théologiens des XVe et XVIe siècles sont des humanistes. — Les jésuites et l'humanisme.

V. L'humanisme dévot, moins spéculatif, plus pratique et plus populaire que l'humanisme chrétien.

 

 

I. Du Père Richeome au Père Yves de Paris, du plus ancien au plus jeune, les auteurs dévots dans l'intimité desquels nous allons entrer, bien qu'ayant publié leurs ouvrages entre 1590 et 166o, appartiennent tous encore à ce grand seizième siècle qui ne s'est décidé à mourir pour de bon qu'après la mort de Louis XIII et qui, d'ailleurs,

 

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n'avait pas attendu pour naître l'année 1499. A bien prendre les choses, cela est vrai plus ou moins des écrivains profanes, mais les religieux, moins soucieux ou moins au courant de la mode, sont rarement des écrivains d'avant-garde. Stat crux dum volvitur orbis. Ils savent que le siècle qui les a précédés a travaillé pour eux; ils moissonnent, dans la joie et dans la clarté, les semences déjà anciennes qui ont grandi, souvent dans la tristesse et presque toujours dans les ténèbres. Omnia propter electos... sinite crescere. Ainsi l'histoire dévote du temps d'Henri IV et de Louis XIII est le dernier chapitre de l'histoire de la Renaissance. Ainsi nos auteurs achèvent l'oeuvre de Pic de la Mirandole et de Sadolet. Humanistes comme ceux-ci, mais d'un nouveau genre. Pour les distinguer de leurs pères nous les appelons humanistes dévots.

Ai-je besoin de le dire? L'humanisme dévot n'est qu'un être de raison, comme l' « esprit classique » de Taine, la « sociabilité française » de Brunetière, ou le « romantisme » de M. Lasserre. Nous rassemblons un certain nombre de témoignages sur la vie religieuse, morale, politique ou littéraire d'une période ; nous tâchons de réduire ces témoignages à l'unité — seul moyen pour nous de connaître ou de croire que nous connaissons ; enfin cette synthèse, d'abord provisoire, puis de plus en plus confirmée par des observations nouvelles, nous la cristallisons en deux mots. Chaque historien fait ainsi, bien inspiré si, d'une part, il n'impose pas despotiquement aux faits qu'il étudie un ordre que ces faits repoussent, et si d'autre part, il ne prête pas à de simples abstractions la solidité des choses réelles. Ai-je su discerner et interpréter les textes, le lecteur en jugera puisqu'on va mettre ces textes sous ses yeux, mais, avant d'aller plus loin il reste bien entendu, premièrement, que sur une foule de points que mon hypothèse veut secondaires, tel humaniste dévot peut et doit différer de tel autre, comme le jour de la nuit; secondement, que

 

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chez ses représentants les plus authentiques, cet humanisme dévot, est et doit être ou modifié ou même combattu par d'autres esprits.

II. C'est une règle que nous apprenons à nos dépens et que trop d'historiens ont méconnue, quand on aborde l'étude de la Renaissance, il faut se décider une fois pour toutes à n'attacher qu'une importance secondaire aux enfantillages de tant d'humanistes, à leurs pantagruélismes, leurs outrances de plume et d'attitude — affectations conscientes, voulues, qui ne prouvent rien. La mesure n'était pas la qualité maîtresse des humanistes pris dans leur ensemble. Ils jettent leur gourme, ils montrent les qualités et les défauts, l'enthousiasme, l'ardeur, l'indiscrétion, l'impatience, les bizarreries et les folies de leur âge. Car ce sont des hommes nouveaux ou qui se croient tels — et cela revient au même : magnifiques parvenus, mais qui ont brûlé l'étape, et chez qui s'étale parfois la naïve outrecuidance, commune aux primaires de tous les temps ; enfants drus et bien nourris qui battent leur nourrice, le Moyen âge. Je les traite avec le sans-façon que permet une longue amitié, une admiration sûre d'elle-même. Comme tout homme d'aujourd'hui, je suis leur fils et je m'en fais gloire. Ils ont fait, pour mieux dire, ils ont commencé de grandes choses et qui ne passeront pas. Mais j'ai d'autres pères, ceux dont ils descendent eux-mêmes et qu'au besoin je saurais défendre contre eux. Après tout, qu'ont-ils inventé? Détail par détail, que trouve-t-on chez eux dont le germe ou la fleur ne se trouve pas déjà dans la Patrologie de Migne? En fait de résultats dogmatiques proprement nouveaux, leur « nouvelle science » nous parait courte. Où est la Somme de cette science, où leur saint Thomas? Bégaiements spéculatifs, aspirations et non pas systèmes. Burckhardt, insigne d'ailleurs, s'est donné une peine infinie h tâcher de les « construire », et le résultat est médiocre. La plupart des historiens de la Renaissance irritent fort quiconque n'ignore pas

 

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tout à fait la pensée complexe, hardie, vivante du Moyen âge. Quoi qu'il en soit, ne jugez pas les humanistes sur leurs airs de bravoure, ne prenez pas Gargantua pour un géant, Erasme pour un Voltaire. Les meilleurs d'entre eux sont beaucoup plus timides qu'ils ne veulent le paraître. Individualistes, va-t-on répétant. J'aime peu ce mot que je n'arrive pas à comprendre, mais je sais que l'humaniste, frondeur à ses heures, est au fond un ami de l'ordre, un conservateur. L'Eglise ne s'est pas mal trouvée de leur avoir fait un si large crédit, puisqu'enfin la plupart d'entre eux, les plus grands, les plus libres, les plus frondeurs, ont terriblement déçu les espoirs et gêné les progrès de la Réforme. Au demeurant, l'expérience, les bonnes lettres, leur propre vertu aussi, peu à peu les rendront sages. Morus, le futur martyr, collabore joyeusement à l'Eloge de la Folie. « Nous aurions écrit avec moins de liberté, dira-t-il plus tard, si nous avions prévu Luther. » Léon X l'avait-il prévu? Pardonnez-leur d'être jeunes. Le jour n'est pas loin où un nouvel humanisme, moins exubérant mais aussi moins croyant, moins traditioniste que le premier, causera des inquiétudes plus sérieuses. Du point de vue chrétien, l'ivresse platonisante de Pic et de Ficin, les saillies d'Erasme et de Morus, paraissent moins redoutables que la tranquille sagesse des Essais.

Bien qu'on les appelle souvent du même nom, l'humaniste de la Renaissance ne ressemble que de loin à nos lettrés ou à nos scholars modernes — Rapin, Jouvency, Fénelon, Rollin, l'abbé Barthélemy, Boissonnade, Sainte-Beuve, sir Richard Jebb ou nos deux Croiset. Ce type d'humaniste qui menace à son tour de disparaître bientôt se rencontre, toutes choses égales d'ailleurs, beaucoup plus fréquemment au Moyen âge que pendant le siècle de Léon X (1).

 

(1) J'étonnerai peut-être plus d'un lecteur en faisant ainsi remonter l'humanisme — et proprement dit — jusqu'au Moyen-âge. Deux historiens que j'estime fort, veulent en effet que l'humanisme soit un des faits nouveaux et, en somme, le fait nouveau de la Renaissance. « L'humanisme, dit M. Hauser dans son article de l'Humanisme et de la Réforme en France (reproduit dans ses Etudes sur la Réformé française, Paris, 1909) qui vaut à lui seul un gros ouvrage — est essentiellement la conception des litteræ humaniores, c'est-à-dire, l'affirmation hardie que l'étude des lettres antiques rendra l'humanité plus civilisée, plus noble, plus heureuse... Or, cette idée apparaît pour la première fois dans le monde, avec Pétrarque » (ib., p. 9). D'après M. Imbart de la Tour (cf. sa grande histoire des Origines de la Réforme, II, Paris, 1909, pp. 315, seq), le Moyen âge n'aurait pas pénétré le génie et la culture » antiques, il n'aurait vu dans les chefs-d'oeuvre classiques « qu'une préparation du christianisme », il ne les aurait étudiés « qu'à la lumière et en fonction du christianisme ». Je suis très assuré de n'avoir pas saisi le plein sens de ces affirmations qui, telles que je les entends, me paraissent invraisemblables a priori et contraires aux faits les plus certains. Il est invraisemblable qu'un long et studieux commerce avec les anciens ne soit pas « civilisant ». Quoi qu'il en soit, des textes sans nombre nous prouvent que le Moyen âge a cherché, et directement, ce résultat civilisateur. Dès le VIe siècle, saint Colomban chante une certaine muse qu'il ne tâche aucunement de métamorphoser en sibylle : lnclyta vates — nomine Sappho. De Gerbert, voici ce que dit sir Richard Jebb, lui-même humaniste consommé : « He had not merely read a great deal of the best Latin literature, but had appreciated it on the literary ride, had imbibed something of ifs spirit, and had found in it an instrument of self culture » (Cambrigde Modern history, I, p. 536 (Cf. aussi H. O. Taylor : The medieral mind, Londres, 1911, t. II, ch. XXX : The spell of the classics). Bernard de Chartres et son élève Jean de Salisbury sont humanistes, au plein sens du mot. Et combien d'autres! Je ne parle pas du culte de Virgile. On pourrait épiloguer là-dessus, mais Ovide, niais Térence, leurs poètes de prédilection? Et que dire du Roman de la Rose et des Carmina Burana? Que dire des remords qu'inspirait à plusieurs leur trop de goût pour les lettres anciennes : « Olim mihi Tullius dulcescebat, dit Pierre Damien, blandiebantur carmina poetarum... et sirenes usque in exitium dulces meum incantaverunt intellectum (Taylor, op. cit., I, 260). Et que dire encore de la prodigieuse influence de Boèce ? Très certainement, le Moyen âge n'a pas regardé les littératures anciennes comme l'unique principe de toute civilisation, mais la Renaissance non plus.

Dans cette idée maîtresse de l'humanisme, M. Hauser distingue quatre éléments qu'il ne me parait pas difficile de retrouver dans la littérature du Moyen âge : 1° L'idée que l'homme est à lui tout seul pour l'homme an digne sujet d'étude, et cette idée est l'humanisme même — et je le renvoie aux théologiens médiévaux, aux romans, à tant de traités et d'allégories sur les passions ; 2° l'idée et le désir de la gloire — et je le renvoie aux lettres d'Héloïse; en quoi Abailard est-il moins a glorieux a que Pétrarque ? 3° l'idée de la continuité du monde antique dans le monde actuel — mais pour ne pas parler de la rage qu'ils avaient de descendre des Troyens (cf. Le Roman de Troie), le Moyen âge a certes cru à la continuité de l'homme éternel; 4° enfin l'idée de beauté — et je le renvoie, entre cent autres, à un très vieil ancêtre de Joachim du Bellay, à Hildebert de Lavardin (B. Hauréau, Mélanges poétiques de H. de L., Paris, 1882, p. 60).

 

Par tibi, Roma, nihil, cum sis proue iota ruina...

hic superum formas superi mirantur et ipsi

Et cupiunt fictis vultibus esse pares...

Vultus adest his numinibus...

Urbs felix…

 

Non, rien de tout cela n'est absolument nouveau,mais à ces choses très anciennes, la Renaissance donne, pour ainsi dire, un accent nouveau que nous essaierons de dégager à quoi les travaux de M. Hauser et de M. Imbart de la Tour nous aideront puissamment.

 

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Pourquoi nous reprocher d'étudier les anciens — écrit Pierre de Blois, lequel est mort aux environs de 1200 — n'est-il pas dit que : in antiquis est scientia ? Jérôme se vante d'avoir lu Origène, Horace, d'avoir relu cent fois son Homère.

 

Origène, Homère, remarquez ce rapprochement.

 

Quel profit pour moi, quand j'étais gamin, à mettre en vers des histoires vraies ; quel profit encore à savourer les lettres de Hildebert du Mans, ces lettres d'un si joli ton et d'une si exquise gentillesse ! Enfant, on me les faisait apprendre par

 

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coeur. J'ai vécu dans l'intimité de Trogne-Pompée, de Josèphe, de Suétone... de Tacite et de Tite-Live... et j'en ai la d'autres, oh ! tant d'autres, qui ne sont pas, mais pas du tout, des historiens. Chez tous, que de fleurs charmantes n'ai-je pas cueillies et quelles bonnes leçons d'urbanité ne nous donne pas leur doux style ! (1)

 

N'est-ce pas déjà tout Fénelon, et le culte des bonnes lettres comme on l'a pratiqué depuis? Culte paisible et modeste. Semblable à nos modernes, l'humaniste du XIX° siècle est un sage, un délicat, un raffiné. Il a laissé tomber l'ardeur des folles passions. Quel que soit son âge — il ne peut avoir moins de trente ans — nous le voyons presque vénérable et nous le reconnaissons dans le portrait de l' « honnête homme n tracé par un des plus fameux humanistes du Moyen âge, Bernard de Chartres. « Le grand vieillard de Chartres, senex carnotensis, nous dit Jean de Salisbury, avait énuméré les clefs de la sagesse dans ces vers dont je goûte médiocrement la musique, mais dont le sens me va tout à fait :

Mens humilis, studium quærendi, vita quieta,

Scrutinium tacitum, paupertas, terra aliena (2). »

 

(1) Petrus Blesensis, P. L., 207, col. 312.

(2) Polycraticus, P. L., 199, col. 666.

 

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Lettré fervent, discret, qui n'est fanatique de rien, pas même des lettres, auxquelles il ne demande que ce qu'elles peuvent donner. Elles ne gênent pas sa religion, s'il en a une, mais elles ne s'y mêlent qu'à peine. Sa vie morale s'organise en dehors d'elles, à cette exception près qu'elles le rendent plus humain en tout. Humanisme indépendant, séparé. Le plaisir que lui donne la contemplation des chefs-d'oeuvre est très noble, très civilisant, mais enfin il n'est qu'un plaisir. Grecs et latins le ravissent, mais ne l'exaltent point au-dessus de lui-même; ils le déprimeraient plutôt s'ils ne lui avaient appris que la médiocrité est toute dorée. Que si dans les rêves que ses livres lui procurent, il lui arrive parfois de prendre quelque attitude héroïque, de refaçonner le monde, de jouer à l'imperator ou au demi-dieu, il se réveille bientôt, souriant de ses propres enfantillages, content de sa vie cachée, résigné à son néant.

 

Then, smilingly, contentedly, awakes

To the old solitary nothingness (1).

 

L'humaniste de la Renaissance est tout différent. Ne lui parlez pas de son néant, du néant de l'homme ; il crierait au sacrilège. Les délices du goût, savourer mollement quatre vers d'Horace, qu'est-ce que cela? Ce qu'il demande avant tout aux modèles antiques, c'est de le rendre lui-même plus homme. Dans ces vieux textes, il a retrouvé les titres perdus de sa propre noblesse, la carte des immenses domaines qui lui appartiennent de droit et qu'il entend conquérir. A lire Platon ou Virgile, il s'enivre d'orgueil plus que de plaisir. On répète qu'ils ont restauré te culte de la beauté ; dites plutôt le culte de l'homme glorifié par la beauté qu'il imprime à ses ouvrages. Beauté, science, philosophie, autant d'esclaves qui poussent le char ,de son propre triomphe. L'anima mi s'aggrandisce,

 

(1) C'est la magnifique et intraduisible péroraison du discours de Capnn sacchi dans The Ring and the Book de Browning.

 

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mi se magnifica l'intelletto, disait Giordano Bruno. Tout son être se dilate, se gonfle, se soulève, il se sent devenir — ou redevenir — roi, presque dieu : il touche du front les étoiles.

D'où vient que la découverte de l'Amérique n'a pas moins d'importance dans l'histoire de l'humanisme, que la fameuse apparition des savants grecs et de leurs manuscrits exilés de Constantinople. Maîtres d'un continent et d'un ciel nouveau, ils se sentirent plus hommes. Les Indiens que l'on exhiba chez nous et que Ronsard acclamait si chaudement, c'étaient des survivants de « l'âge doré », des hommes d'avant les livres, d'avant la mythologie classique et par suite, encore plus vrais, encore plus hommes. Ils n'avaient pas écrit le Manuel d'Epictète, ils le vivaient, maîtres d'eux-mêmes, « capitaines de leurs âmes », libres de s'épanouir à leur guise.

 

Vivez heureusement, sans peine et sans souci

Vivez joyeusement, je voudrais vivre ainsi.

 

Mais ils voudraient vivre aussi toutes les vies imaginables, tout pouvoir et pour cela tout savoir. Humani nil alienum, c'est leur devise. Devise aussi de l'humanisme éternel, mais pour nous et le Moyen âge, devise d'humilité, d'indulgence, de compassion, d'humanité au sens le plus tendre de ce mot. Quand nous répétons le vers de Térence, nous voulons surtout dire que nulle des humaines faiblesses ne nous étonne et que nous prenons notre part de la commune misère. Pleurant près de sa mère morte, François de Sales s'écrie : « hélas, je suis tant homme que rien plus ! » — en d'autres termes : je ne rougis pas de n'être qu'un homme. Pour la Renaissance au contraire, Humani nil alienum est consigne d'assaut, d'espérance, promesse et cri de victoire. Rien de ce que peuvent atteindre les facultés de l'homme n'est trop pour nous. Vous n'êtes qu'un homme! Eh quoi! N'est-ce pas déjà assez beau ? Un homme, la splendide chose, dira le dernier

 

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et le plus grand des poètes de la Renaissance : How beauteous mankind is ! (1)

III. Ces deux humanismes qu'on vient de décrire, l'humanisme éternel et celui que je voudrais qu'on appelât l'humanisme flamboyant, malgré les particularités qui les distinguent, s'inspirent d'un même esprit, traduisent une même philosophie, le premier avec plus de modération, le second avec plus de fougue. L'esprit commun qui les anime est cette curiosité, cette sympathie qui nous inclinent vers toutes les manifestations de l'activité, vers tous les aspects de l'histoire humaine; tendance extra-littéraire, si l'on peut ainsi parler, morale plutôt et sans laquelle il n'y a pas d'humanisme au sens propre; — morale ici ne veut pas dire ascétique. Education, civilisation, mais par le plaisir. Humanisme n'est pas vertu. Il ne se confond pas avec la charité, ni même avec la bienveillance, la tendresse qu'il développe en nous n'ayant pour objet que des êtres imaginaires, ou mieux n'ayant en définitive, d'autre objet que nous-mêmes. « Nous sommes charmés de la douleur que Nisus et Euryale nous coûtent. » « On croit être au milieu de Troie. » « Il faut... que je m'imagine voir ce beau lieu... que j'envie le bonheur de ceux qui sont dans cet autre lieu dépeint par Horace. » — C'est toute la Lettre de Fénelon à l'Académie, ce parfait manuel d'humanisme, qu'il faudrait citer. Dans la vie réelle, beaucoup d'humanistes manquent tout à fait d'humanité. Tel pleure sur Didon qui n'a pas le droit de jeter la pierre au pieux Enée. « Le danger d'une éducation littéraire et élégante, disait Newman, est de rompre la relation entre le sentiment et l'action. » De là vient peut-être en partie du moins, soit dit en passant, la faiblesse morale de certains humanistes, même chrétiens. L'humanisme dévot, comme nous verrons, exclut nécessairement cette faiblesse.

 

(1) Cf. Henry Sidgwick « There is no thing more characteristic of the Elizahethan time than enthusiasm for human excellence ». Miscellaneous assays and addresses, Londres, 1904, p. 118.

 

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Quant à la doctrine fondamentale de l'humanisme, elle est simple. En effet on ne s'intéresse pas longtemps, on s'attache moins encore à ce que l'on méprise. L'humaniste ne croit pas l'homme méprisable. Il prend toujours et cordialement le parti de notre nature. Même s'il la voit misérable et impuissante, il l'excuse, il la défend, il la relève. Confiance inébranlable dans la bonté foncière de l'homme, toute sa philosophie tient dans ces deux mots et s'adapte sans peine aux autres philosophies — naturalistes, mystiques, peu importe pour l'instant — qui s'accommodent elles-mêmes d'un tel optimisme. Aussi bien, dans l'expression de ce dogme unique, et dans les sentiments qui en découlent, autant de nuances que d'humanistes particuliers. Humble toujours et content de peu, l'humaniste ordinaire mêle beaucoup de pitié à la confiance que lui inspire ou son propre moi ou celui des autres ; l'humaniste flamboyant, au contraire, ne connaît que notre grandeur et la sienne propre. Il magnifie la nature humaine avec un enthousiasme éperdu. La splendide chose que l'homme. How beauteous mankind is ! (1) Mais extrême ou modérée, il n'est pas d'humaniste qui ne se fasse une haute idée de l'homme, et qui ne règle sur cette idée sa propre vie littéraire, sociale, intérieure et religieuse. Aspiration plus ou moins indéterminée, ou doctrine précise,

 

 

(1) Sur ce point qui me parait capital, je suis très heureux d'avoir pour moi la grande autorité de M. Mauser. Dès 1531-1535, dit-il, à propos de Marguerite d'Angoulême, l'on peut discerner chez elle a le point où se sépareront bientôt la Renaissance littéraire et la Renaissance religieuse (la Réforme). L'Evangile, à son avis, n'a pas de plus perfide ennemi, ni Satan de suppôt plus habile que le Cuyder. Or, « Cuyder », c'est-à-dire la confiance de l'homme en soi, ce n'est pas seulement la croyance que nous serons sauvés par nos propres mérites, c'est encore, d'une façon plus générale, le sens individuel, l'orgueil de vivre et d'agir, le sentiment qu'on est quelque chose : mais tout cela, c'est la Renaissance » (op. cit., p. 39). Oui, si l'on s'en tient au simple cuyder, si l'on ne va pas jusqu'à l'outre cuyder, jusqu'à cette a cuydance » « fille de fol amour » dont parlait déjà le roi René (cf. Dict. de Godefroy). L'humanisme chrétien, le seul après tout qui s'occupe de la théologie du salut, ne croit pas à la suffisance, mais à l'efficacité du mérite humain; il ne prêche pas l'orgueil, mais la joie de vivre et d'agir; il veut l'épanouissement, mais non l'affranchissement absolu du sens individuel.

 

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l'humanisme est essentiellement une tendance à la glorification de la nature humaine. Seule définition, me semble-t-il, qui convienne à tout le défini, qui aille vraiment au fond des choses et qui nous permette de distinguer l'humaniste du simple lettré. Helléniste distingué, grand écrivain, Calvin nous humilie et nous accable, il désespère de nous il n'est donc pas humaniste.

IV. Qu'est-ce que l'homme, d'où vient-il, où va-t-il, l'humanisme, livré à ses seules lumières, n'est pas en mesure de répondre à ces questions. A chacun de les résoudre d'après sa philosophie ou sa théologie particulière. D'où les deux groupes qui se partagent les vrais renaissants, d’une part l’humanisme chrétien, le seul qui nous intéresse présentement, d'autre part l'humanisme naturaliste. En face des uns et des autres se dresse la Réforme protestante.

L'humanisme chrétien plie aisément aux dogmes et à l'esprit de l'Eglise les deux devises que nous avons dites; avec Térence, et mieux et plus que Térence, il entend bien que rien d'humain ne lui soit étranger, et cela, parce que dans tout ce qui est humain il reconnaît l'image de Dieu, et un frère dans chaque homme; avec Shakespeare et plus haut que Shakespeare, il s'écrie lui aussi : que l'humanité est belle ! et cela parce que l'humanité a été rachetée par un Dieu fait homme et que la grâce l'élève au-dessus de sa naturelle perfection. Eh quoi! N'est-ce rien de plus nouveau, de plus rare? — Qu'attendait-on de plus ? Comme théologie, l'humanisme chrétien accepte purement et simplement celle de l'Eglise. Le prenait-on pour une secte? Il n'est qu'un esprit. Sans négliger aucune des vérités essentielles du christianisme, il met de préférence en lumière celles qui paraissent les plus consolantes, les plus épanouissantes, en un mot les plus humaines, qu'il tient du reste pour les plus divines, si l'on peut dire, pour les plus conformes à la bonté infinie: Ainsi il ne croit pas que le dogme central, c'est le péché originel, mais

 

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la Rédemption. Qui dit Rédemption dit faute, mais faute bienheureuse, puisqu'elle nous a valu un tel et si grand et si aimable Rédempteur : o felix culpa! Ainsi encore, il ne met pas en question la nécessité de la grâce, mais cette grâce, loin de la mesurer parcimonieusement à quelques prédestinés, il la voit libéralement présentée à tous, plus anxieuse de nous atteindre que nous ne pouvons l'être de la recevoir. L'homme qu'il exalte n'est pas uniquement ni principalement, mais il est aussi l'homme naturel, avec les dons simplement humains que celui-ci aurait eus dans l'état de pure nature et qu'il garde aujourd'hui encore, plus ou moins blessé depuis cette chute, mais non pas vicié, corrompu dans ses profondeurs et incapable de tout bien. Sur tous ces points, l'Eglise condamne des exagérations opposées, d'une part Pélage et les semi-pélagiens, d'autre part, Calvin, Baïus et Jansénius. Entre ces extrêmes, elle permet aux docteurs d'interpréter à leur guise le dogme commun, de mettre l'accent où ils veulent, de faire pencher la balance en faveur du rigorisme ou de l'humanité. L'humanisme chrétien va d'instinct à cette crémière. Qu'on les prenne, par exemple, lorsqu'ils discutent le sort des enfants morts sans baptême. Le système qu'ils combattent, ils le jugent faux parce qu'il est inhumain. Le mot y est et souvent.

Pourquoi n'y serait-il pas? Le jansénisme accréditera plus tard cette idée que plus on élève l'homme et plus on l'invite à se passer de Dieu. Nos humanistes disent au contraire, avec l'un des auteurs préférés de sainte Thérèse, le grand scotiste Ossuna : Quo major est creatura, eo amplius eget Deo (1). Mais à quoi bon prolonger cette description ! En matière doctrinale, humanisme chrétien et humanisme dévot ne font qu'un et ce dernier nous dira i bientôt ce qu'il pense.

Je n'ai pas à présenter ici l'apologie — eh! qu'a-t-il

 

(1) Cf. la belle série : Ossuna et Duras Scot, du R. P. Michel-Ange. Etudes franciscaines, 1910, article III, La Vie en Dieu, p. 184.

 

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besoin d'être défendu, lui que tant de papes ont encouragé? — ni à résumer l'histoire — près de trois siècles — de l'humanisme, mais je dois dire un mot de ses adversaires.

En face de lui se dressent en effet, non pas seulement, comme je l'ai déjà rappelé, la réforme protestante, mais encore une école que l'Église a tolérée jusqu'aux décisions de Trente et qui a compté de nombreux adeptes dans les milieux catholiques les plus fervents. Occamistes, au moins d'esprit, ceux-ci n'étaient pas des révoltés, mais ardemment soucieux de maintenir en face du naturalisme toujours menaçant, en face du paganisme éternel, la doctrine fondamentale du christianisme — la gratuité, la transcendance, la nécessité du don divin qui nous fait enfants de Dieu — ils tiraient de ces vérités essentielles des conséquences inacceptables, concevant de la façon la plus dure, les droits de Dieu, les principes de la morale, la misère de l'homme déchu. Un Dieu terrible, façonnant au gré de son caprice des lois morales qu'il pourrait aussi bien remplacer par un code tout contraire ; l'intelligence humaine, raisonnant à vide, condamnée à ne produire que des concepts abstraits et purement « nominaux », incapable d'atteindre à une réalité quelconque; la foi en contradiction flagrante avec la raison, la surnature avec la nature : bref en religion, la terreur; en morale, le rigorisme; en philosophie, le scepticisme, Luther et Calvin plus encore ont sans doute exagéré cette doctrine inhumaine mais ils ne furent pas les premiers à la soutenir. De 1450 à 1550, je parle à vue de pays, cet esprit dont la contre-réforme commençante s'est inspirée mais pour s'en affranchir peu à peu, cet esprit, plus ou moins explicitement formulé, plus ou moins atténué par l'esprit contraire a possédé, en les exaltant et en les déprimant tout ensemble, des âmes très hautes, Michel-Ange par exemple, Vittoria Colonna, Morone, Contarini. Et voilà qui suffit à nous expliquer la résistance

 

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prolongée que l'humanisme chrétien a rencontrée dans l'Église même. Ajoutez à cela les imprudences, les hardiesses, le seini-naturalisme, ou foncier ou du moins apparent, de quelques représentants de la « science nouvelle ».

Un bel épisode nous rend ce conflit sensible. Je veux parler de la mémorable querelle entre l'humaniste Salmeron, jésuite, l'un des théologiens de Trente, et l'insigne cardinal Morone, l'un des Pères du même concile, catholique certes décidé mais séduit, plus que de raison, par le pessimisme d'Occam.

Très lié avec les premiers compagnons de saint Ignace, Morone avait fait venir Salmeron dans sa ville épiscopale que menaçait la propagande luthérienne. J'assistai à un de ses sermons, racontera-t-il plus tard « et je l'entendis exalter tellement les mérites des oeuvres qu'il me sembla donner par là aux hommes l'occasion d'être plus arrogants et superbes envers Dieu. Je l'appelai en particulier; nous commençâmes une conférence tous les deux et nous en vînmes au point en question. Lui, jeune, hardi, savant, me parlait avec vivacité, et je l'ai reconnu depuis, uniquement guidé par la ferveur de son zèle. J'eus peu de patience : moins poli que mon interlocuteur, et irrité par ses discours, je me levai le premier et lui dis, je pense, maintes sottises. Je me rappelle celle-ci seulement : que je ne connaissais pas tous ces mérites; que même en disant la messe, la plus sainte des oeuvres que l'homme puisse accomplir, je faisais un péché. Salmeron me répliqua que c'était là une opinion mauvaise. Elle l'est en effet, si l'on entend que dire la messe est un péché; mais ma pensée était qu'il m'arrivait souvent, à cause de mon peu de dévotion et de respect, ou des distractions de mon esprit, d'être forcé de me repentir des manquements commis dans un si grand mystère. Toutefois, je confesse avoir mal agi dans cette rencontre, et depuis, j'ai réparé mes torts envers Salmeron, non seulement par des paroles, mais par des

 

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actes » (1). En bon humaniste, le jésuite n'admettait pas que pour une peccadille, on mît en question le mérite des bonnes oeuvres, il ne permettait pas non plus que l'on présentât Dieu comme un maître inhumain. Morone, de son côté, n'allait certainement pas à ces extrêmes, mais d'une conscience délicate et plus ou moins sous l'influence des doctrines occamistes, il n'avait pas assez le courage de son humanisme. Beaucoup des écrivains que nous allons étudier sont ainsi très indulgents, très larges avec le prochain, impitoyables vis-à-vis d'eux-mêmes. Mais en rapportant ce trait, je voulais surtout qu'il symbolisât l'étroite alliance qui fut scellée de bonne heure entre l'humanisme et la Contre-Réforme. On sait bien que la Compagnie de Jésus a collaboré à celle ci d'une manière assez efficace, mais beaucoup d'historiens semblent ignorer que, pendant leur premier siècle, les jésuites ont soutenu, sans relâche, et continué brillamment les traditions de l'humanisme chrétien. Laynès, Salmeron, Canisius, Campion, l'helléniste délicat, le martyr, Maldonat, le grand Maldonat, Molina, Lessius, Possevin — l'humaniste errant à la vie épique, le maître de François de Sales, — Petau enfin et combien d'autres, c'est bien toujours le même esprit, la même doctrine. Croyez-en plutôt la belle injure que leur prodigueront leurs adversaires: pélagien, semi-pélagien, façon un peu sommaire, un peu vive de dire : humaniste chrétien. Ainsi quand les barbares disent : pédant, il faut entendre : lettré (1).

 

 

(1) J'ai cité la traduction que donne le P. Prat dans sa vie du P. Claude Le Jay, Lyon, 1874, pp. 455, 456. Sur les suites de cet incident, cf. Cantu, Les hérétiques d'Italie, t. II, de la trad. franç., p. 520, sqq, et, mieux encore, le P. Tacchi-Venturi, Storia della Camp. di Gesu in Italia, Rome, iglo, t. I, pp. 533-538. D'après Salmeron, Morone aurait été plus extrême et dit : quod pro bona opera sua merebatur infernum (cf. Tacchi-Venturi, p. 540). Hyperbole manifeste et que Salmeron eut le tort de prendre à la lettre, car il conclut de cet entretien que Morone était presque luthérien. Etrange conclusion, si l'on pense que Morone fut un des fondateurs les plus généreux du Collège Germanique.

 

(2) En soulignant le « premier siècle » de l'Ordre, j'entends le distinguer des générations d'humanistes qui ont suivi, les Rapin, les Commire, humanistes et chrétiens sans doute, mais non pas humanistes chrétiens, au sens historique de ce mot.

 

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Ceci nous rappelle qu'on n'a pas encore écrit l'histoire vraie de l'humanisme. On oublie toujours de faire leur juste part dans cette histoire aux théologiens proprement dits. Parmi ceux-ci les humanistes abondent, l'esprit de l'humanisme domine. Pour s'en convaincre à vue de pays, que l'on prenne par exemple les auteurs si bien résumés par Dupin dans sa Bibliothèque. On se laisse absorber et étourdir par le fracas des grandes batailles publiques. Or il n'y a là souvent que des frères ennemis que la passion aveugle et qu'un entretien pacifique de quelques heures aurait mis d'accord. On accorde trop d'importance aux prétendus défenseurs du passé — ennemis du grec, troyens, comme on disait à Oxford du temps de Morus, — minorité plus bruyante que dangereuse et vaincue d'avance, puisque très certainement l'Eglise n'était pas avec elle. Le Dr Barry l'a fort justement remarqué, les humanistes, Erasme notamment, ne se sont jamais plaint que les chefs de l'Eglise eussent manqué à leur devoir de protéger la science (1). Laissons-les se débattre et songeons au bon et paisible travail qui se poursuivait dans les cellules et qui préparait les définitions dogmatiques de Trente; à l'union facile et nécessaire qui se nouait insensiblement, à la transfusion féconde qui s'opérait entre la vieille scolastique et le jeune humanisme. Historiquement voilà ce qui compte, mais cela, pour le bien connaître, il faudrait suivre de près le mouvement théologique de cette longue période, les grands théologiens du Concile et l'élite qui les a suivis, Maldonat, Molina, Bellarmin, Ripalda, Lugo, Petau et tant d'autres. Pas de révolution — cela eût été providentiellement et moralement impossible — mais progrès constant. Lentement on s'est corrigé, on a laissé tomber les inutiles subtilités de la scolastique décadente, on a parlé une langue moins barbare — Cano,

 

(1) « Nowhere does he hint, under no provocation is he (Erasmus) tempted to imagine Chat authority frowns upon « good letters ». (Cambridge modern history, I, p. 642.)

 

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Maldonat, Bellarmin, Petau, autant d'écrivains de marque; mais surtout on a continué activement la vie ancienne, on s'est enrichi, développé et toujours selon les directions convergentes de la théologie traditionnelle et de l'humanisme chrétiens.

V. L'humanisme chrétien est plus spéculatif que pratique, plus aristocratique que populaire ; il cherche d'abord le vrai et le beau plutôt que le saint, il s'adresse à l'élite plutôt qu'à la foule. Ces deux traits le distinguent de l'humanisme dévot. Celui-ci en effet est avant tout une école sainteté personnelle ; une doctrine, une théologie sans doute, mais affective et toute dirigée vers la pratique. D'un autre cote s propagande veut atteindre tous les fidèles, même les plus simples. Philothée n'aurait compris ni Pic de la Mirandole, ni Sadolet, ni Molina; elle pourra comprendre François de Sales. En d'autres termes l'humanisme dévot applique aux besoins de la vie intérieure, met à la portée de tous et les principes et l'esprit de l'humanisme chrétien.

 

 

(1) On peut consulter à ce sujet le livre — savant, pénétrant, original mais déconcertant — de M. Humbert : Les origines de la théologie moderne, Paris, 1911. Dans ce livre qui n'était qu'une introduction, l'auteur allait à montrer, je crois, que la théologie moderne — celle qui s'est cristallisée pour la première fois à Trente — est due, en grande partie, au travail des humanistes. D'un autre côté, il établit une sorte d'opposition absolue entre l'humanisme et la tradition catholique, ce qui me paraît contraire à l'histoire, et ce qui est certainement contraire au dogme. Nil innovetur nisi quod traditum est. Cf. un article de moi, un peu dur : L'humanisme chrétien et les origines de la théologie moderne. (Annal. de phil. chrét., 40 série, XI, n° 5.) Pour voir que je n'exagère rien en parlant des directions a convergentes » de l'humanisme et de la théologie traditionnelle, cf. l'article du R. P. Cavallera : Le Décret du Concile de Trente sur le péché originel (Bulletin de Toulouse, juin-juillet 1913). Il est d'ailleurs évident que Bains, Jansénius et les autres vont sinon toujours contre la lettre expresse, du moins contre l'esprit du Concile. Mais ici encore, on doit regretter que les historiens ignorent l'activité proprement doctrinale de ce concile et ne s'intéressent qu'aux décrets de réforme. Cf. H. Bremond, Léonce Couture et l'humanisme chrétien. La Correspondance, 25 mars 1912.
 
 
 
 
 

CHAPITRE II LOUIS RICHEOME (1544-1625)

 

 

I. La littérature pieuse en France avant l'Introduction à la vie dévote. —  Importance de Richeome parmi les autres précurseurs de François de Sales. — Sa naissance et son éducation. — Jean Maldonat. — L'imago primi saeculi. — Carrière de Richeome.

II. Oeuvres polémiques. — La Compagnie de Jésus et ses adversaires. — Richeome, les jésuites et le siège de Henri IV.

III. Les dauphins du Catéchisme royal. — Caractère littéraire et attrayant des ouvrages spirituels de Richeome. — La Peinture spirituelle. — Promenade pittoresque autour d'un couvent. — Le roman de Lazare. — L'esprit d'enfance.

IV. Les images religieuses. — Tableaux et estampes de saint André au Quirinal. — Richeome et ses illustrateurs. — Les Tableaux sacrés. — Le cheval d'Abraham. — L'ange d'Elie.

V. Plaisir et piété. — Esprit d'émerveillement et de joie. — Les merveilles des jardins. — Le glaïeul et le lys. — L'arche de Noë. — Le coeur des bêtes. — Bataille d'abeilles. — La « lézarde » et le singe.

VI. Richeome moraliste. — Clairvoyance et bienveillance. — L'humour de Richeome. — Orgueil des théologiens. — Vanité des habits. — Le banquet burlesque.

VII. Optimisme chrétien. — Beauté de l'homme. — Le visage et les mains, — Hymne au franc-arbitre. — Excellence du désir de la gloire. — La concupiscence. — Richeome et Bossuet. —L'appareil de l'âme au combat. — L'adieu de l'âme laissant le corps.

VIII. Richeome écrivain. — Diversité de ses dons. — Son ars dicendi. — Son amour pour tous les mots de la langue. — Richesse de son lexique. — Fascination du détail. — Richeome et le génie de François de Sales.

 

I. On admet communément que saint François de Sales enseigna, le premier chez nous, aux simples fidèles, la « vie dévote », c'est-à-dire, la vie parfaite. « Quand il composait son admirable Introduction à la vie dévote, écrit Jacquinet, saint François de Sales faisait une chose entièrement nouvelle; il écrivait en français, pour les mondains,

 

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sous forme familière et dans le langage du monde lui-même, un traité de morale pratique, s'appliquant à tous les détails de la vie, dans toutes les conditions sociales... Ce genre d'écrit religieux était encore à créer (1). » Etrange assertion et qui paraîtrait plus que paradoxale si l'on prenait garde aux conséquences qu'elle renferme. Ainsi, depuis l'invention de l'imprimerie jusqu'à 1609, tous les moralistes chrétiens de langue française n'auraient écrit, ou à peu près, que pour les couvents ! Rien de plus invraisemblable, rien de moins exact. Avant François de Sales, on a vu des centaines d'introductions à la vie dévote, écrites en français et qui s'adressaient à tout le monde. fendant les trente dernières années du XVI° siècle et les toutes premières du XVII°, des prêtres, des religieux, — notamment les Chartreux de Bourgfontaine, des laïques enfin ont mis en notre langue presque tous les grands mystiques, de saint Denis à sainte Thérèse. Nous reviendrons en son lieu sur ce point d'une importance capitale. Mais, en dehors de ces textes plus sublimes qui atteignaient alors jusqu'à de simples villageoises, une foule de livres pieux circulaient par toute la France. Ajoutez à cela quantité de cahiers manuscrits ou de feuilles volantes. François de Sales ne faisait rien non plus de nouveau lorsqu'il rédigeait, pour l'usage particulier de ses pénitentes, ces petits « écrits », qui, à peine retouchés et complétés, sont devenus l'Introduction à la vie dévote.

Original, certes, unique, mais à la façon de Corneille qui ne fut pas le premier à écrire des tragédies. Le génie et la sainteté renouvellent tout. Pour le reste, objet, méthode, esprit, doctrine, François de Sales a eu, non seulement dans le passé chrétien, mais chez les modernes, de très nombreux précurseurs. Parmi ces derniers, un seul me semble mériter vraiment d'être remis en lumière. C'est le jésuite Louis Richeome, jadis fameux et que ses

 

(1) JACQUINET. Des prédicateurs au XVII° siècle avant Bossuet, p. 77.

 

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frères appelaient le Cicéron français. En lui; je voudrais peindre, sinon le premier — sait-on jamais qui est le premier en quoi que ce soit? — du moins le plus remarquable représentant de l'humanisme dévot avant François de Sales. Celui-ci du reste n'a pas ignoré ce devancier qu'il devait si vite et si complètement éclipser. « Cet auteur, dit-il, dans la préface du Traité de l'Amour de Dieu, est tant aimable en sa personne et en ses beaux écrits qu'on ne peut douter qu'il le soit encore plus écrivant de l'amour même (1). » « Aimable » va bien à Richeome et je ne doute pas qu'on le trouve, en effet, assez attachant. Nous lui demanderons surtout de nous renseigner sur l'orientation, sur les disciplines pieuses et de son époque et des jésuites français.

Né à Digne en 1544, et de vingt-trois ans plus âgé que le futur évêque de Genève, Richeome s'est toujours fait gloire de sa qualité de provençal qu'il mentionne ordinairement à la première page de ses livres. C'était, si l'on veut, la mode du temps, mais il s'y tient plus que d'autres, évoquant d'ailleurs volontiers les souvenirs de son pays. Il oppose quelque part, et non sans fierté, aux citrons italiens les prunes de Brignoles et les figues de Marseille (2) Son style ne perdra jamais l'accent natal. Richeome avait pourtant quitté Digne d'assez bonne heure, attiré par les écoles de Paris. En 1564, on le voit au collège de Clermont parmi la jeunesse universitaire qui se presse aux leçons de Maldonat. Un an après, il entre chez les jésuites où, par un insigne privilège, il retrouve le même Maldonat, comme directeur spirituel et comme professeur de théologie. A cette date, la Compagnie de Jésus, canoniquement fondée en 1640 par la Bulle de Paul III, Regimini militantis, n'avait pas encore atteint le milieu de ce « premier siècle »

 

(1) Oeuvres de saint François de Sales, t. IV, p. 6.

(2) La Peinture spirituelle, pp.471-472. N'ayant pu me procurer les premières éditions de ce livre, je renvoie au t. II des Oeuvres complètes de Richeome.

 

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dont l'imago étalée par elle avec trop de faste en 1640, égaiera si joliment et si méchamment le début de la cinquième Provinciale. « Allez, anges prompts et légers ! (1) » Que Port-Royal et ses amis en pensent ce qu'ils voudront il y eut alors, coup sur coup, chez les jésuites, trois générations de géants dont les fabuleuses prouesses éclateront à tous les yeux, lorsque, soit la Compagnie, soit le catholicisme moderne auront enfin trouvé leur historien. Après tout, l'imago primi sæculi n'avait fait que développer; avec une emphase un peu ridicule, ce que Montaigne, un assez bon juge, avait écrit dans ses notes de voyage. « C'est merveille, dit-il, combien de part ce Collège (le Collège romain, séminaire et forteresse de la Compagnie) tient en la chrétienté ; et crois qu'il ne fut jamais confrérie et corps parmi nous qui tint un tel rang... Ils possèdent tantôt toute la chrétienté; c'est une pépinière de grands hommes en toute sorte de grandeur. (2) »

Inférieur à ses maîtres et à ses modèles des deux premières générations, mais digne d'être célébré tout après eux, Richeome avait vécu dans leur intimité et n'était pas homme à négliger une telle grâce.

 

J'ai noté en cette compagnie, écrira-t-il sur ses vieux jours.., plusieurs savants personnages. J'ai connu, en France, Jean Maldonat, espagnol, réputé à bon droit un des plus doctes de son temps. J'ose assurer qu'il avait l'humilité en plus haut degré encore que la science. C'était un lion en chaire, un agnet en conversation ; plus que docteur, enseignant et disputant, moindre que novice, conférant avec ses frères... J'ai connu Jacques Tyrius, écossais, qui a enseigné à Paris, de même temps, plusieurs années, la philosophie... Il était aussi très humble, même à confesser ce qu'il ne savait pas. J'étais alors écolier théologien et ayant un jour demandé à mes régents de m'éclaircir de certain doute, je m'adressai encore à lui. Il me

 

(1) Sur la fameuse Imago primi saeculi, Maynard a dit tout ce qu'il fallait dire, dans son édition des Provinciales, t. I, pp. 215-217.

(2) Édition Querlon,t. II. p, 177. Cf. PRAT, Maldonat et l'Université de Paris, p. 482.

 

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répondit net qu'il ne l'entendait pas lui-même, réponse qui me contenta plus que les autres qu'on m'avait données... J'ai connu Jacques Salès, d'Auvergne... J'ai connu ici, à Rome, Christophe Clavius, allemand... J'ai vu tous ceux-là de mes propres yeux (1).

 

 

Mais celui qu'il a vu de plus près et le plus longtemps, à l'âge avide et souple où le culte de nos héros nous façonne, c'est bien le grand homme dont il a placé le nom en tête de sa liste glorieuse. L'humanisme dévot n'a pas à rougir de ses origines, puisque, par l'intermédiaire de Richeome, il se relie à Jean Maldonat.

Ses études achevées, Richeome fut envoyé à l'Université de Pont-à-Mousson qui était alors un des foyers de la renaissance catholique, puis à Dijon où il fonda le collège qui devait plus tard compter Bossuet parmi ses élèves. Fin, sage, ferme et bénin, ce provençal était né pour gouverner. Pendant les quarante dernières années de sa vie, il n'a pas cessé d'occuper les plus hautes charges de son ordre, à Lyon, à Bordeaux, à Rome où il résida comme « assistant » de France, de 1607 à 1616. Il mourut à Bordeaux en 1625. Je n'ai pas vu de portrait de lui, mais ses ouvrages nous le montrent au naturel et ce naturel me paraît charmant (2).

 

(1) L'Académie d'honneur, pp. 89-90.

(2) La bibliothèque de Bordeaux garde plusieurs des lettres que lui adressaient ses frères, plus jeunes que lui et qui avaient vécu sous ses ordres. M. Bertrand en a publié plusieurs. Elles nous montrent que Richeome était bien l'homme de ses livres. Tous lui parlent avec une vénération attendrie et la plus affectueuse franchise. On en peut juger sur ces ligues touchantes que lui envoie un jésuite bordelais, le P. Fr. Mosnier. Sachant son vieux maître installé à Bordeaux, Mosnier aurait eu double joie à revenir dans sa ville natale, mais l'obéissance le fixant à Lyon lui-même « ne me suis pas voulu transporter si loin, écrit-il, sans prier l'ange gardien de mon pays, par le crédit que m'y peut avoir donné la nature, d'y traiter et conserver Votre Révérence mieux que moi-même, faisant pour moi-même je n'y révère pas ses cendres en un tombeau, devant que j'aie longuement joui de sa présence en sa chambrette, et renouvelé l'usufruit de nos entretiens de Rome. C'est le voeu que j'appends volontiers ou à l'autel de l'Eglise ou à l'oratoire de V. R., ici ou de là ; car aussi bien n'en suis-je ici éloigné que d'un pas, ayant été logé en ce collège de Lyon, dans la chambre de V. R., que m'attendrit grandement en la mémoire de l'avoir vue par le passé ou le désir de la voir à l'avenir ». A. DE LANTENAY (BERTRAND). Mélanges de biographie et d'histoire, Bordeaux, 1885, p. 303.

 

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II. Dans ses dernières années, Richeome avait préparé une édition-revue de ses Oeuvres complètes qui parut, après sa mort, et qui est dédiée à Richelieu (1628). Le second de ces énormes in-folio renferme les écrits spirituels ; le premier, les Oeuvres de combat contre les ennemis de l'Église et surtout des jésuites. C'est par ces dernières Oeuvres que Richeome garde, aujourd'hui encore, l'ombre d'une place dans notre histoire littéraire et religieuse, ayant constamment ferraillé contre des personnages qui survivent eux aussi tant bien que mal, Étienne Pasquier, Servin et Arnauld, Arnauld le burgrave, « le père de tous les nôtres » comme dit Sainte-Beuve. Quand je faisais le tour des bouquinistes pour leur demander du Richeome, au lieu de la rarissime Peinture spirituelle ou de l'Académie d'honneur, on m'offrait invariablement la Plainte apologétique, la Chasse du renard Pasquin, ou d'autres écrits d'où se dégageait une même odeur de poudre et dont mes études pacifiques n'avaient que faire. Non pas que ces livres-là manquent de saveur. Richeome fut un des bons polémistes de son temps. Charles Nisard, libéral, érudit, mais qui lisait vite, le trouve d'une violence inouïe'. Je n'ai pas eu la même impression. Moins truculent et moins extravagant que Garasse, Richeome me paraîtrait plutôt courtois et discret. Aussi bien, plusieurs oublient-ils que, dans ces duels homériques, les jésuites ne faisaient que se défendre et contre des querelleurs sans scrupules, décidés à les étrangler par tous les moyens, d'ailleurs maladroits en diable et qui allaient au-devant des verges. De quoi se mêlent-ils, par exemple, lorsqu'ils reprochent aux Constitutions des jésuites — c'est

 

(1) CHARLES NISARD. Les gladiateurs de la république des lettres... II, p. 293 : « Affreux libelle dit-il au sujet de la Chasse du renard Pasquin découvert et pris en sa tanière, dont Pasquier s'est amusé à compter les injures, doutant « s'il fut jamais p... au plus débordé b... du monde qui se débordât tant en injures que ce jésuite. » — Gracchus de seditione quaerens. Je n'ai pas lu le renard Pasquin, l'autre in-folio de Richeome m'ayant assez occupé. Mais les quatre ou cinq écrits polémiques de lui que je connais bien, me paraissent relativement modérés.

 

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leur leit motiv — d'être contraires à la doctrine et au droit de l'Église? Qu'en savent-ils et qu'est-ce que cela peut bien leur faire? Pasquier ne semble-t-il pas assez ridicule lorsqu'il adjure les jésuites de « ne rien innover à notre Église catholique, apostolique et romaine » ; Richeome n'a-t-il pas les rieurs pour lui, lorsque, ayant cité cette ligne essoufflée, il ajoute : « Oh ! qu'il a de la peine de bien prononcer ces trois mots » ? (1)

 

Il se glorifie, écrit ailleurs Richeome, d'avoir dit que notre ordre n'est ni séculier, ni régulier, et partant qu'il est hermaphrodite, qui est tirer une affirmation de deux négations par une dialectique non ouïe ; autant que si quelqu'un disait : l'homme n'est ni cerf, ni biche, donc il est cerf et biche ensemble, car l'hermaphrodite contient les deux sexes. Aussi bonne logique que celle de l'avocat Arnauld qui avait dit sur un même sujet : les jésuites ne sont ni séculiers, ni réguliers ; que sont-ils donc ? Ils sont espagnols. Il pouvait aussi rondement fermer sa conclusion et dire : ils sont donc suisses ou péruviens (2).

 

 

S'il y a plus fin, à qui la faute? Quoi qu'il en soit de ces discussions fastidieuses, ce qui fait le plus d'honneur à la stratégie de Richeome et des jésuites, est d'avoir hardiment saisi de leur cause le roi lui-même, qui ne les connaissait pas encore et ne leur voulait aucun bien. Très humble remontrance et requête des religieux de la Compagnie de Jésus, au roi très chrétien de France et de Navarre, Henri IV, en 1598, au lendemain de la Ligue, ce titre d'un des premiers livres de Richeome était, à lui seul, un trait

 

(1) Plainte apologétique, p. 347.

(2) Plainte apologétique, pp. 3,5-316. Les jésuites sont un Ordre mendiant. Le Pape leur reconnaissant ce caractère, ni Pasquier ni moi nous n'y pouvons rien. Là-dessus l'imprudent Pasquier leur oppose qu'onques de sa vieil ne les a rencontrés en posture de demander l'aumône. « Cuidant obscurcir ce qu'il voit être louable, répond Richeome, il déclare sa vergogne et le peu de soin qu'il a eu de bien faire aux pauvres ; car, non seulement, il n'a donné aucune aumône à nos profès de Saint-Louis, à Paris, où ils l'ont demandée l'espace de quatorze ans, sin il n'a pas su s'ils la demandaient. » Plainte apologétique, p. 363. Naïveté voulue et revanche anticipée du jésuite des Provinciales.

 

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de génie. Suspects de longue date au fils de Jeanne d'Albret, chassés de plusieurs provinces après l'attentat de Châtel, les jésuites s'adressent tout haut, publiquement, librement, cordialement, à la sagesse, aux meilleurs instincts de ce diable d'homme, duquel on pouvait à la fois et tout craindre et tout espérer. Richeome avait deviné le roi. Ecoutez comme il lui parle :

 

Sommes-nous, pour être religieux, plus barbares que les barbares mêmes., que les cannibales et mamelus, qui, ne sachant rien faire que haïr, néanmoins aiment leur prince ?

 

Il l'aime vraiment, déjà, et cela se sent rien qu'au rythme de la phrase. Le livre entier respire la même fierté confiante. Plus rusé à lui seul que tous les jésuites, Henri IV ne peut se tromper à de tels accents.

 

Qu'ils disent hardiment, qu'ils publient ces millions , ces gazes, ces draps d'or, ces richesses orientales qu'ils ont trouvées (dans nos maisons)... Nous confessons néanmoins que nous avions deux grands trésors, et aussi opulents et riches qui fussent, non seulement en votre royaume, mais encore en toute l'Europe. C'étaient deux bibliothèques... notre arsenal, notre munition, notre grand magasin, notre grand trésor et richesse. Ces deux trésors, Sire, nous avons perdus avec un extrême regret. Pour le reste nous avons été réduits bien avant à la besace, et c'est ainsi que nous sommes riches, en n'ayant rien et en perdant tout (2).

 

N'est-ce pas ainsi que parle la nature ? On ne saurait être, en l'espèce, ni plus émouvant, ni plus adroit. Que redouterait Henri IV de ces hommes qui n'ont pas d'autre passion

 

(1) Très humble remontrance..., p. 27.

(2) Ib., pp. 76-77. Il parle des deux bibliothèques de Paris, celles de la maison professe de Saint-Louis, léguée aux jésuites par le cardinal de Bourbon, celle du collège. On sait que la maison professe hérita plus tard des livres de Huet. Sur le pillage des bibliothèques dont parle Richeome. cf. Prat, Recherches historiques sur la C. de Jésus en France du temps du P. Coton, Lyon, 1876, I, p. 191. Passerat eut, dit-on, sa bonne part du butin.

 

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que leurs livres ? Plus direct et plus vif, ce qui suit est encore plus fort.

 

Il (un des libellistes anti-jésuites avise Votre Majesté de se garder de nous mieux que Jules César ne se garda de Brutus... L'avis calomnieux et la comparaison criminelle ! Car, combien que Votre Majesté ait la vaillance et clémence commune avec César, si n'a-t-elle rien de commun avec lui en ce qui fit tramer la conjuration contre lui, ni nous, Dieu merci ! avec les conspirateurs. César, ayant envahi la majesté de t'empire romain et asservi la liberté de sa patrie, contre le droit des gens, il jeta le flambeau de haine dans le coeur de ses compatriotes impatients et arma leur audace et leur main contre sa personne. Votre Majesté est entrée par la porte qu'il fallait entrer en son royaume et n'a rien envahi d'autrui, rien acquis par son épée en France qu'elle ne tînt par droit héréditaire de sang royal. Nous vous comparions à César en clémence et vaillance qui sont les seules qualités qui l'ont rendu recommandable. Celui-ci, contre le commun langage de tous, appelle cette clémence, sotte bonté et lie la comparaison en ce qui est seul odieux, vous avertissant de vous garder plus sagement que César, comme s'il y avait une même cause de craindre! Et vous garder, Sire, de qui ? Des jésuites, des religieux, gens de bréviaire, de livre et de plume, aussi semblables à ces romains, les ennemis de César que les brebis aux lions et les tourterelles aux sacres !

Mais qu'a cet homme à composer telles comparaisons, à si souvent inculquer ces mots de tyran, odieux à tout prince et peuple bien né et notamment aux français ? Mots qui ne peuvent être proférés, comme il les profère, sans injure devant un roi. Et toutefois il n'y a presque page en ce franc discours où il ne fasse quelque mention de tyran, aussi bien que d'assassin, d'attentat et de meurtre. Et semble voir qu'il est en délices quand il trempe sa plume au sang et qu'il est marri que vous soyez bénin (1).

 

Qu'on lise ce passage à haute voix et qu'on en remarque la composition, le mouvement, le rythme. « Nous vous

comparions à César... Et vous garder, Sire, de qui ?... » Ne dirait-on pas d'un discours de Tite-Live? Rhétorique

 

(1) Plainte apologétique..., pp. 185-187.

 

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supérieure, mais d'un homme qui regarde bien dans les yeux et celui qu'il veut convaincre, et l'adversaire qu'il veut perdre ; qui sait admirablement le point faible d'un roi soupçonneux ; qui devine enfin tout le programme de cette politique pacificatrice à laquelle Henri IV va se rallier. Tyrans et couteaux, il faut que jusqu'au vocabulaire de la Ligue, tous ces maudits souvenirs soient effacés de la mémoire du peuple. Honte à l'imprudent, au mauvais français qui remue ces images dangereuses ! Avec cela nulle platitude. Sous la plume d'un jésuite, cette quasi-absolution de Brutus est bien remarquable. Mais quoi! Richeome ne discute pas, dans l'abstrait, sur le régicide, comme Mariana va bientôt le faire. Châtel n'est pas Brutus : le roi de France, en chair et en os, n'est pas un tyran.

Ainsi commença, dès 1598, le siège de Henri IV par les jésuites. Lorsque nous en viendrons au grand ami de Richeome, au P. Coton, nous raconterons la seconde phase de cette histoire et nous verrons mieux alors que ces incidents, menus en apparence, touchent en réalité de très près aux destinées religieuses de notre pays. Si je parle d'un siège et dans les règles, je n'y mets aucune malice. Il est très clair que cette opération, entamée par les écrits de Richeome, poursuivie, achevée par le génie et la séduction personnelle du P. Coton, a été savamment concertée entre les principaux de la Compagnie. Très délibérément, et non pas, je le crois, sans avoir rencontré chez leurs propres frères d'assez vives résistances, Richeome, Coton et les autres, oubliant le passé de Henri de Navarre, ont pressenti, ont escompté l'avenir de Henri IV. Rompant d'un geste décisif avec les défiances hargneuses qui sévissaient encore partout et qui menaçaient d'ergoter sans fin sur la sincérité du nouveau catholique, ils ont fait un large crédit, non seulement à la grâce divine, mais encore à la riche nature, aux nobles instincts du béarnais. Quoi de plus intelligent, de plus patriotique et même de plus chrétien! Pour moi, loin de trouver à reprendre dans cette

 

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politique encore plus généreuse q l'habile, je suis ravi de la voir s'accorder si parfaitement avec les belles idées qui triomphaient alors parmi l'élite du monde chrétien. On peut, je crois, sans trop de subtilité, discerner des analogies profondes entre les initiatives de Richeome auprès du roi, et les autres manifestations sociales, morales, littéraires, pieuses de l'humanisme. Si la conversion du roi restait jusque-là plus ou moins douteuse, la confiance de ces bons français l'aura converti pour de lion. Ainsi, avant eux, d'autres renaissants avaient obligé Platon et Virgile à parler chrétien (1).

III. En 1605, Richeome était venu à la Cour, Coton ayant désiré l'avoir auprès de lui pour le règlement de certaines affaires délicates. On le conduisit chez le Dauphin qui fit en sa présence « la montre de guerre, marchant le premier en chef d'armes » et qui lui dit, en lui montrant le portrait du Pape : « C'est lui qui gouverne l'Église » (2). Jolis souvenirs qui, précieusement ruminés, suggérèrent au jésuite la pensée d'écrire un Catéchisme royal à l'usage du Dauphin. Dans ce livre, Richeome met en scène le Roi, le Dauphin et un Docteur, penchés tous les trois sur des gravures doctrinales qu'on fait

 

 

(1) Je n'avais pas le droit d'en dire plus long sur les écrits apologétiques de Richeome qui resta, jusqu'à sa mort, le défenseur officiel de ses frères, répondant avec une verve infatigable, soit à l'Anti-Coton, soit aux autres libelles de ce genre. Tous ses écrits s'adressent invariablement à Henri IV, ou à Marie de Médicis, ou à Louis XIII. Un des plus curieux est la Consolation envoyée à la Reine, mère du Roi et régente en France, sur la mort déplorable du feu Roi très chrétien de France et de Navarre, son très honoré seigneur et mari. Ce livre, composé à Rome et approuvé dans cette ville, le 15 juillet 1510, est à la fois un panégyrique du prince et un plaidoyer pour la Compagnie. Oraison funèbre, et non sans défauts, mais souvent d'une pénétration et d'une vie singulières. L'éloquence de Henri IV, écrit Richeome « n'était pas une tissure de phrases mignardes et de fleurs de rhétorique, mais un discours nerveux, d'un langage mâle et martial, laconique et sentencieux, prenant sa source d'une profonde prudence et subtilité naturelle. » Pouvait-on mieux dire ? Richeome mériterait aussi d'occuper les historiens. Il fut à Rome un des agents officieux du roi et comme son garant auprès du gouvernement pontifical. L'Espagne veillant au grain, ce n'était pas là une sinécure pour le jésuite français. Cf. Prat. Recherches. III, pp. s94, sq.

(2) Prat. Recherches, II, p. 251

 

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expliquer au petit prince. Soit, par exemple, les dauphins qui prennent leurs ébats dans l'encadrement des gravures.

 

LE Roi. — Mais, mon fils, vous laissez l'exposition de ces petits dauphins qui s'égaient aux ondes, au bas du tableau, et suivent un grand dauphin.

MONSIEUR LE DAUPHIN. —Monsieur, il est aisé de voir que c'est

le peintre qui a donné ce fond du tableau en faveur du Dauphin de France, avec un sens caché et bien notable que j'expose comme et je l'ai appris. Les petits dauphins sont les chrétiens, poissons spirituels et royaux, engendrés es sacrés fonts du baptême... Ce grand dauphin, c'est Jésus-Christ, notre grand poisson, notre roi et conducteur en la mer orageuse de cette vie; et tous ses enfants s'égaient en lui et le suivent, afin de trouver par lui, le port de repos et le salut sur les eaux du ciel. Monsieur, je désire fort être un jour tel dauphin en ce magnifique et éternel royaume.

LE Roi. — C'est un souhait digne de vous, mon fils, je le souhaite encore pour moi-même (1).

 

N'est-ce pas là une jolie méthode et déjà fénélonienne d'apprendre la religion à un enfant. Cette page nous montre du reste assez exactement la manière habituelle de Richeome dans ses ouvrages spirituels. Il regarde ses lecteurs comme de grands enfants que la doctrine, sèche et nue, ferait bâiller. Pas un de ses livres qui ne cherche à captiver l'imagination, qui ne se présente comme une Oeuvre d'art. On trouve deux longs poèmes et quantité de belles histoires dans l'Adieu de l'âme dévote laissant le corps, livre singulier qui me paraît le chef-d'Oeuvre de Richeome (2). La peinture spirituelle ou l'art d'admirer,

 

(1) Le Catéchisme royal, très court, et malheureusement sans les images, de l'édition séparée, se trouve au tome II des Oeuvres, pp. 1025-1037.

(2) Il avait eu le dessein d'insérer dans son livre Le jugement général, toute une tragédie de sa façon et en vers français. Nous le savons par un de ses amis qui lui parle de ce projet et le presse de l'exécuter (cf. les lettres publiées par Bertrand, 1. c., pp. 300-301). L'érudit M. Bertrand dit n'avoir pu retrouver trace de ce drame. Moi non plus, mais ce devait être une Jérusalem détruite dont Richeome cite plusieurs vers dans le Jugement général, p. 205. Pièce de collège, vraisemblablement, et qui par suite a dû être composée avant 1599, puisque, à cette date, le Ratio studiorum ne permet plus que les pièces latines,

 

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aimer et louer Dieu en toutes ses Oeuvres a tirer de toutes profit salutaire, a déjà un titre assez alléchant. Le contenu l'est bien davantage. Promenade à travers le noviciat des jésuites à Saint-André du Quirinal, le livre décrit et commente les « divers tableaux spirituels de grâce et de nature qui se voient » dans cette maison. Viennent d'abord les tableaux de l'église Saint-André; puis ceux du réfectoire « avec les considérations spirituelles du repas corporel » ; puis les chambres et corridors ; puis l'infirmerie et des réflexions sur « les causes morales et naturelles des maladies » ; puis, une longue et délicieuse visite aux arbres, aux fleurs, aux oiseaux et aux insectes des divers jardins ; enfin, une dernière station dans la petite église Saint-Vital qui se trouvait alors à l'extrémité de la propriété des jésuites. Un très aimable coin de la Rome de 1611 ressuscite ainsi à nos yeux, et nous apprenons, par surcroît, tout ce que l'on peut apprendre de la perfection chrétienne, en faisant le tour de ce paradis (1). Un autre livre de Richeome nous est offert comme une Académie d'honneur, dressée par le Fils de Dieu, au royaume de son Église sur l'humilité, selon les degrés d'icelle, opposés aux marches de l'orgueil. Fastueuse façade à laquelle répond fort convenablement l'édifice. Car Richeome ne ressemble pas à la plupart de ses contemporains ou devanciers — à Pierre Doré par exemple — dont les enseignes enflammées, enluminées ou cocasses couvrent souvent de très abstraites ou d'insignifiantes marchandises. Il tient exactement les promesses de ses titres et souvent il les dépasse. Ainsi dans

 

(1) Tout cela a bien changé depuis Richeome. L'église Saint-André qu'il nous montre a fait place à l'église berninesque de Saint-André du Quirinal. A-t-on placé dans cette nouvelle église quelques-uns des tableaux de l'ancienne, je le croirais, mais je n'ai pas eu le temps de m'en assurer sur place. Saint-Vital est toujours le même ; on l'aperçoit, dans un trou, en descendant de la gare des Thermes, à deux pas du musée. Le livre de Richeome à la main, on peut encore assez aisément reconstituer la maison et les jardins qu'il nous présente, en regardant le Quirinal des fenêtres neuves du Collegio Angelico.

 

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son Pèlerin de Lorette. Les deux premiers tiers du livre sont médiocres. L'âme dévote, représentée par un pèlerin, fait en cheminant les Exercices de saint Ignace. Ombre de fiction que nul détail ne vient rendre vivante. Il n'y a là que des méditations banales, mais soudain, sans que l'on sache pourquoi et lorsqu'on laissait tomber le livre, ce pèlerin, anonyme et fantôme jusque-là, prend un nom, Lazare, un état civil, des yeux, une voix. Il a des compagnons qu'il sème en route et qu'il retrouve dans des circonstances tragiques. Il rencontre des brigands dont l'un, Tristan, finit par se convertir. Du haut d'un arbre, il assiste au plus authentique sabbat. Bref, chacune de ses méditations — car il garde le temps d'en faire et de nous les résumer — est précédée ou suivie de quelque nouvelle aventure, tant qu'enfin, étant rentré au château paternel, il embrasse les siens et court s'enfermer dans un couvent (1).

Pour ne pas tenir certains lecteurs en suspens, je dois vite avouer que ce roman de Lazare est moins amusant que les Trois mousquetaires et le voyage autour de Saint-André du Quirinal, moins attachant que le Voyage autour de ma chambre. Bien qu'ils renferment nombre de morceaux curieux ou même excellents, ces livres n'ont pas été écrits pour l'éternité. Mais là n'est pas la question. Que Richeome ait plus ou moins réussi à égayer la dévotion, peu importe ; l'intéressant pour nous est qu'il ait voulu et constamment voulu l'égayer. Un jésuite, soudant, bon gré mal gré, un roman aux Exercices de saint Ignace, voilà sûrement un fait remarquable et d'autant

 

(1) Pour se déguiser pendant son voyage, le pèlerin a avait changé le nom qu'il portait de son enfance, qui était Aime-Dieu et s'était fait appeler Lazare ». Le Pèlerin de Lorette, p. 333. Cet Aime-Dieu de Richeome ne serait-il pas le frère et le parrain de Philothée. Le livre de Richeome a paru en i6oa et j'ai des raisons de croire que François de Sales l'avait lu. Le rapprochement n'a pas d'autre importance, mais il serait amusant que l'auteur de l'Introduction eût délibérément voulu donner à son héroïne le nom que Richeome avait enlevé à son héros. Dans le fameux Pilgrim's progress de Bunyan — qui n'offre avec le livre de Richeome que des ressemblances très lointaines — le pèlerin s'appelle Chrétien.

 

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plus que, dans ce jésuite, l'Ordre entier consent à se reconnaître. Richeome n'est pas un excentrique, un enfant terrible comme Garasse. Tour à tour et longtemps supérieur de deux des provinces françaises, il a depuis vécu de longues années à Rome, dans l'intimité du général Claude Aquaviva, l'un des personnages les plus marquants de la Compagnie. C'est d'abord pour les novices romains que Richeome a composé sa Peinture spirituelle, et c'est à Claude Aquaviva qu'il a dédié ce livre. Du reste, qu'on ne croie pas qu'en donnant à ses écrits spirituels une forme humainement délectable, cet homme grave cherche simplement à se faire petit avec les petits. Richeome se prend le premier aux fictions qu'il imagine. Ses histoires, ses tableaux, ses promenades, non seulement ne le distraient pas d'une occupation plus sévère, mais encore se mêlent aisément, spontanément à sa prière personnelle. Les aventures de Lazare, comme les jardins du Quirinal l'enchantent, le soutiennent dans sa dévotion elle-même. Enfant, dira-t-on! Mais justement, il se fait gloire de l'être. Quand le vaste mouvement de piété que présentement nous voyons naître atteindra son apogée, l’« esprit d'enfance » ne paraîtra-t-il pas aux Bérulle, aux Renty et à tant d'autres mystiques, l'idéal suprême de la perfection?

Les images religieuses sont une des joies, un des jeux ordinaires de l'enfance spirituelle. Elles enseignent, elles rappellent « profitablement, vivement et délicieusement », disait Richeome, « les vertus, les fruits et les délices » de nos mystères.

 

Il n'y a rien, disait-il encore, qui plus délecte et qui fasse plus suavement glisser une chose dans l'âme que la peinture, ni qui plus profondément la grave en la mémoire, ni qui plus efficacement pousse la volonté pour lui donner branle et l'émouvoir avec énergie

 

(1) Les tableaux sacrés, p. 7. L'avant-propos de ce livre est tout un traité de symbolisme religieux.

 

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A ce mot de « peinture », qui revient souvent sous sa plume, il donnait trois sens, distinguant d'abord la « peinture muette », celle des peintres ou des graveurs; puis la peinture parlante, c'est-à-dire les descriptions littéraires, enfin la «peinture de signification », qui s'applique à dégager des deux premières une leçon morale ou mystique. La division n'est pas nouvelle mais ce qui paraît beaucoup plus original, c'est le goût très vif que montre Richeome pour l'Oeuvre des artistes chrétiens et pour les tableaux imaginaires, pour les visions de l'esprit. Simple, trop jeune de coeur pour s'aventurer volontiers dans la forêt des symboles, les images l'attirent le plus ordinairement par leur beauté propre. Il les regarde ou il les évoque avec une sorte de passion, longuement curieux de leurs moindres détails, même de ceux que d'autres que lui jugeraient profanes. Contemplez, dit-il à ses novices, ce tableau du martyre de saint André, dans votre église, et n'allez pas négliger

 

ce porte-enseigne qui est là debout en morgue et posture d'homme de guerre, ayant la main droite portée derrière et tenant en sa gauche le drapeau romain... Il montre la cour et suite du proconsul qui, possible, n’est guères loin de là. Ce gendarme ne semble pas se soucier beaucoup des paroles et des tourments du martyr (1).

 

Intéressez-vous et par le menu, dit-il encore aux mêmes novices, intéressez-vous à ces belles estampes de la vie de saint Ignace qui ornent vos corridors de Saint-André, à celle-ci par exemple, où l'artiste a représenté l'humiliation du saint fondateur, battu de verges dans une salle de Sainte-Barbe.

 

Ces quatre petits morveux, qui sont là-haut dans cette chaire comme geais en cage, dont les deux assis sur le pupitre, branlent les jambes en enfants sans souci, qu'attendent-ils là ? (2)

 

(1) La Peinture spirituelle, p. 369.

(2) Ib., p. 400.

 

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Il aime si fort à voir des images et à les décrire que lorsqu'il n'en trouve pas assez dans cette maison où il nous promène, il en invente de sa grâce. Il montrera, écrit-il à propos des tableaux qui égaient l'infirmerie de Saint-André, « tant ceux qui y sont, comme autres qui n'y sont pas, que l'auteur décrit néanmoins comme s'ils y étaient (1) ».

Car il était peintre, lui aussi. Par la fécondité, le détail minutieux et l'éclat de ses conceptions, il devait faire l'envie, la joie et le désespoir des artistes qu'il employait à l'illustration de ses livres. En cet heureux temps, éloquence, poésie, peinture, tous les beaux-arts collaboraient aux livres dévots. Richeome envoyait à ses illustrateurs des canevas, des cartons inépuisables. Il disposait des premiers graveurs de l'époque, de Léonard Gaultier, par exemple, mais ceux-ci n'arrivaient jamais à le satisfaire. Il lui aurait fallu un Pinturrichio ou un Gozzoli. Ne les ayant pas, il les supplée, invitant ses lecteurs à enrichir de mille nouveaux traits, à colorier mentalement ces gravures impuissantes (2). Dans l'illustration des Tableaux sacrés de Richeome, Gaultier certes a fait de son mieux pour nous représenter Abraham — ou plutôt Alexandre — rendant hommage à Melchisedech, mais comment aurait-il rendu, avec du noir sur du blanc et dans un espace fort exigu, le bucéphale que Richeome prête au patriarche.

 

(1) La Peinture spirituelle. Table des matières. Aussi ne saurons-nous

jamais si, dans l'infirmerie de Saint-André, parmi les a tableaux des remèdes » était, oui ou non, a cet oiseau égyptien, appelé ibis (lequel) avec son bec se met de l'eau dans les entrailles pour se purger et enseigner la syringue aux apothicaires », ib., p. 433.

 

(2) A la fin des Tableaux sacrés, se trouve un curieux « avertissement » de Richeome qui éclaire les relations entre auteurs et dessinateurs, et le joli problème de l'illustration des livres. « S'il y a quelque chose es tableaux gravés qui ne corresponde aux tableaux parlants (au texte), le lecteur suppléera le défaut de la peinture, s'il lui plaît, la corrigeant avec la parole du texte qu'il suivra en tout, comme meilleure guide du sens de l'histoire » (à la fin, après l'achevé d'imprimer). Hélas ! Richeome aurait-il pu le prévoir? Aujourd'hui, on n'achète plus ses livres que pour les images. Encore se trouve-t-il des brocanteurs sacrilèges pour déchirer et briller le texte, ne garder que les images!

 

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C'est, écrit le jésuite, ce coursier de poil bai-doré, balzan des deux pieds qui montre par la belle façon de tout son corsage qu'il est bien maniant et adroit et digne d'être monté d'un grand capitaine. Contemplez un peu sa tète petite, ses oreilles de rat accrestées, le front décharné et large, marqué d'une étoile droit au remoulin ; le col de moyenne longueur, grêle joignant la tête, gros vers la poitrine et doucement voûté par le milieu ; voyez comment en mâchant superbement son frein, il jette l'écume blanche, ouvrant ses naseaux enflés et montrant le vermeil du dedans (1).

 

Et il continue, dessinant avec la même ferveur paisible les moindres particularités de ce cheval merveilleux, jusqu'à « la corne des ongles lisses, bien arrondie et large ». Telle est sa manière descriptive, deux fois remarquable si l'on se rappelle qu'il écrivait sous Henri IV et que ces

enluminures minutieuses entretiennent sa dévotion. Le genre du reste quoiqu'un peu dur au lecteur moderne est moins monotone qu'on ne croirait. Richeome varie et dose ses effets pittoresques au gré de sa fantaisie personnelle — ainsi pour le cheval d'Abraham — ou selon les convenances du sujet. Ayant par exemple à représenter l'ange qui apporte un pain à Élie, on trouvera presque naturel qu'il donne une page entière à l'ambassadeur céleste et qu'il dessine le prophète en très peu de mots. Voici d'abord l'ange et ses deux ailes.

 

Le peintre lui a fait (aurait dû lui faire, s'il avait été fidèle au carton de Richeome) le visage lumineux, en forme d'éclair représentant par cet éclat, sa nature spirituelle et subtile ; sa perruque volante en arrière est de couleur d'or : il lui a mis aussi des ailes au dos... Vous les voyez étendues en l'air inégalement, l'une montrant le dedans et l'autre le dehors, merveilleusement belles. Les guidons d'icelles et les deux grosses pennes premières sont de couleurs de ver-luisant, comme celles d'un paon ; les autres de même rang sont entremêlées de jaune, orange, rouge et bleu à guise d'arc-en-ciel; les cerceaux et petites plumes qui revêtissent les tuyaux de celles-ci et les autres qui suivent en divers ordres sont riopiolées à

 

(1) Les Tableaux sacrés..., pp. 74, 75.

 

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proportion des premières ; le duvet qui couvre le dos de l'aile est comme une entassure de menues et petites écailles de diverses couleurs mises sur du coton.

 

Ne vous étonnez pas qu'il ait pris le temps de le contempler; le sujet lui commandait une longue pause; en effet, nous dit-il « ce pendant que je parle, le bon vieillard (Élie) dort toujours ». L'ange aura fort à faire pour le réveiller. Une fois sur pied, une fois en route, Richeome ne songe plus qu'à évoquer allègrement les grandes enjambées de ce vif départ.

 

S'il vous plait attendre qu'il soit debout, vous le verrez ceint de sa grande ceinture de cuir sur une soutane cendrée, longue jusques à mi-jambe, couvert d'un petit manteau volant, et qui ne faudra d'obéir... Le voilà debout qui tire ja à grand erre pour gagner la montagne d'Horeb (1).

 

Imaginez une bible illustrée par Richeome dans le goût de cette dernière vignette. Ce serait exquis. Pour les peintures plus travaillées — les naseaux vermeils du cheval ; les plumes « riopiolées » des anges — Richeome a du moins la sagesse et la franchise de ne les compliquer d'aucun symbolisme. Il ne cherche qu'à s'égayer « sur quelque digne sujet... avec honnête récréations ». Dieu, qui veut notre joie, nous a donné, dans la bible et dans l'histoire des saints, un album inépuisable d'images. Le plaisir que nous prenons à contempler, à colorier ces images n'est-il pas, lui-même, une prière ?

V. Cette façon de mêler ainsi les délices naturelles à la vie chrétienne, de faire servir les premières à la seconde, les sanctifiant ainsi et les rendant encore plus délectables, nous aide à saisir l'intime philosophie que Richeome ne formule point mais qui baigne tous ses ouvrages. Le jésuite dirait volontiers de la piété ce que Fénelon a dit de l'éducation : « Il faut que le plaisir fasse

 

(1) Les Tableaux sacrés..., pp. 303-305.

(2) Ib pp. 7, 8.

 

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tout », ou du moins qu'il seconde tout, qu'il germe de tout, qu'il achève tout. Richeome n'élargit pas le chemin étroit, mais il le voit fleuri même aux passages les plus rocailleux. Disposition sainte, héroïque que nous retrouverons chez François de Sales et tant d'autres, jusqu'à la victoire de Port-Royal sur l'humanisme dévot. Dans la cellule où Richeome nous fait méditer, pas une place qui ne soit ou fresque ou vitrail. Libre à vous de préférer le fond d'un puits, mais ne dites pas que l'Arena de Padoue ou que la Sainte Chapelle gênent le vol de la prière. Ainsi encore Richeome nous propose bien les degrés les plus rebutants de l'humilité, mais comme les étapes glorieuses d'une Académie d'honneur : l'honneur, ce roi des plaisirs pour les hommes de son temps. Du reste, ce n'est pas là pour lui un arsenal de recettes, une méthode pédagogique, le dessein un peu naïf d'enduire de miel les bords d'une coupe amère, mais l'expression spontanée de toute l'âme. Cet optimisme chrétien qu'il a appris de Maldonat, et la nature et la grâce avaient préparé Richeome à le comprendre, à l'accueillir, à le vivre. Il aurait eu des peines infinies, il aurait dû se renier lui-même, s'il avait trouvé dans l'enseignement de l'Église quelque raison de mettre en doute la bonté divine, et, ce qui revient au même, la bonté essentielle des Oeuvres de Dieu. « Mon Dieu, je suis content de vous », s'écriait, avec une familiarité sublime, Bourdaloue, Bourdaloue que Sainte-Beuve annexerait volontiers aux jansénistes. Content de Dieu, Richeome l'est plus encore, avec une allégresse plus jeune et plus tendre. « Mes bien-aimés », écrit-il aux novices de Saint-André, vous remercierez Dieu

 

nuit et jour, en santé, en maladie, en prospérité, en adversité, aux champs, aux villes, aux églises, aux cabinets, à chaque pas que vous faites.., prenant matière d'admiration, de dilection et de louange de tout ce que vous oyez et touchez en l'école de sou Eglise et de la nature

 

(1) La Peinture spirituelle.., p. 524

 

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De pareils accents ne trompent pas. Il voudrait envelopper de joie la vie entière des jeunes religieux auxquels il s'adresse. « Son Église », c'est-à-dire, tout le divin révélé, « la nature », c'est-à-dire tout le créé — l'homme compris — s'ils ont le coeur assez pur et assez bon, chacun de leurs pas leur fera trouver quelque nouvelle matière « d'admiration, de dilection et de louange ».

Une pareille disposition correspond sans doute à ce que l'Écriture appelle « l'esprit des enfants » lequel ne peut être qu'un esprit de joie. Joie des yeux, joie de l'esprit, joie du coeur. Mais, chez Richeome et la plupart de ses contemporains, fils de la renaissance raffinée et savante, cet émerveillement joyeux est plus complexe, plus longuement et minutieusement savouré. Certaines de ses « peintures » ressemblent aux aquarelles patientes du premier Ruskin. Sensible à mille beautés, mais surtout, dirait-on, aux plus exiguës, à celles qu'il peut tenir dans la main, caresser de tous ses yeux.

 

N'avez-vous jamais admiré la figure des glaïeuls violets quand ils sont épanis? Avez-vous considéré la posture de leurs feuilles dont trois alternativement courbées en arcade et jointes à la pointe, et trois autres, recourbées et couchées alternativement aussi vers la tige, faisant trois espaces vides, représentent une couronne impériale ? Avez-vous contemplé le velours violet de celles qui se courbent avec les petites broches rangées en long sur le mitan comme ouvrage de frise ou canatil (1).

 

Il renonce à « déchiffrer dignement les figures des tulipes », mais non pas les lys

 

posés dessus leur tige comme dessus un sceptre, épanis à six feuilles, ayant au dedans leurs verges d'argent aux martelets d'or qui sortent du coeur (2).

 

Du lys il décrit aussi les feuilles, les feuilles que nul ne regarde et dont il a suivi, saison par saison, les multiples

 

(1) La Peinture spirituelle..., p, 484.

(2) Ib., p. 464.

 

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aventures (1). Les fruits, les cerises, par exemple, « ces morceaux de gelée délicate (2) », ne l'arrêtent pas moins. Sa plume se fait gourmande pour les célébrer (3). Encore ne dit-il pas tout, car, dans son livre de la Peinture spirituelle où sont les passages qu'on vient de lire, il se borne au seul jardin du Quirinal. Mais que les romains sachent qu'il est d'autres paradis au monde.

 

Combien, leur dit-il, que votre jardin soit riche en une infinité de belles fleurs, si n'en a-t-il pas une infinité d'autres qu'on voit ailleurs... Il vous faudrait au moins être en France, en la bonne ville de Bordeaux, chez ce pieux, docte et grave président Cheysac, qui a fait venir les Indes orientales et occidentales et les richesses de leurs fleurs en son jardin... ou à Montpellier, au jardin du Roi (4).

 

Rapprochés de vingt autres passages analogues, ces derniers mots, d'ailleurs d'un si joli ton, sont plus révélateurs qu'on ne croirait. Ils nous disent en effet la curiosité passionnée de Richeome. Merveilles des plantes, des insectes, des oiseaux, bref de la nature universelle, il se désole de ne pouvoir tout embrasser. Une fleur et la première venue suffit à François de Sales. Richeome les voudrait toutes. Une mouche l'occupe, l'amuse, l'émeut et le désespère.

 

Quel philosophe sera si savant qu'il voie clair la nature, le corps et l'âme d'icelle ; la façon de ses ailerons ; les jointures de ses membres..., les ressorts intérieurs qui lui font remuer et rouler sa tête et ses yeux et mouvoir son petit corcelet ? Qui saura... comment elle se porte droit avec des pieds tortus, comment elle glisse sur une table, ou fond à marches mesurées, comme une galère poussée des avirons sur la surface de la mer ; comment elle entortille ses jambettes devant et derrière, les faisant passer sur sa tête et sur sa croupe, pour donner le fil à son bec et force à son vol ?

 

(1) L'Adieu de l'âme..., pp. 69-70.

(2) La Peinture spirituelle..., p. 471.

(3) L'abricot « gracieux à la bouche » sans doute, mais « moins succulent » que la pèche. La Peinture spirituelle, p. 471.

(4) La Peinture spirituelle..., p. 465.

 

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Et quant on aurait éclairci les mystères d'une seule mouche,

 

qui pourra savoir l'essence de mille autres sortes de mouches et moucherons que nous ne vîmes jamais (1)?

 

Joie des yeux et de l'esprit, mais aussi du coeur, disions-nous. Cette passion de voir et de connaître se tourne à aimer. Qui? Dieu, sans doute, plus que tout le reste et dans tout le reste, mais aussi les créatures, chacune avec le degré de tendresse qu'elle mérite et qu'elle semble nous demander. Richeome veut du bien à toute fleur, mais davantage encore à la plus insignifiante des bêtes. Que l'on compare à sa description du glaïeul ou du lys celle de la mouche ; la première, appliquée, superficielle, un peu froide ; la seconde, vivante, chantante, ailée, attendrie. Ici et là, ce n'est plus la même plume, le même pinceau ; ou mieux, ici, un pinceau, là, une plume ; ici, l'échec fatal du pur descriptif qui ne nous fera jamais voir ce que nous n'avons pas déjà vu — et si nous l'avons vu, à quoi bon nous le faire voir ? là, le plein succès d'un véritable écrivain. Avec des mots, qu'on le veuille ou non, on ne peindra jamais convenablement que des âmes et sur le modèle de la nôtre. Prêter une sensibilité à la plante ou à la pierre, on y viendra plus tard. Le simple Richeome n'y pense pas. Comme un enfant, il colorie son album. Mais les enfants eux-mêmes, les enfants surtout, conversent fraternellement avec les bêtes ; ils les humanisent, si l'on peut ainsi parler. Ainsi feront plus tard, dans l'ordre littéraire, La Fontaine et Francis Jammes. Enfant, poète, artiste comme eux, Richeome, dans l'ordre dévot, les a devancés. Sa « lézarde », que nous verrons bientôt, ferait tout à fait bien dans le Roman du lièvre; son moucheron, que nous allons voir et entendre, vaut celui de La Fontaine.

 

Il n'y a si petit animal que Dieu n'ait armé de quelque

 

(1) L'Académie d'honneur..., pp. 85, 86.

 

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instrument naturel, jusques aux moucherons lesquels nous voyons être montés dessus leurs petites ailes comme sur leur coursier et savoir très bien donner la carrière, sonner la trompette et la lance baissée, joindre et piquer l'adversaire (1).

 

De tels croquis ne sont pas rares dans l'Oeuvre ascétique de Richeome où l'on trouve, au contraire, toute une arche de Noé, ou, pour mieux dire, toute une ménagerie tapageuse, amusante, et, pour nous, bien curieuse. Que l'on puisse en effet découper, dans une série d'ouvrages pieux, les tableaux et les scènes que Richeome va nous offrir et que je prends entre vingt autres du même genre, voilà certainement qui nous aide à mieux connaître la piété même du jésuite et de son époque. Il n'y a pas de ménagerie dans les Essais de Nicole. Sous Louis XIV, on affectera de se voiler la face parce qu'on aura trouvé, parmi les livres de Mme Guyon, deux ou trois comédies de Molière et un volume dépareillé du Don Quichotte. Plus heureux les dévots des générations précédentes qui, sans craindre le scandale, trouvaient matière à récréations innocentes jusque dans leurs livres de dévotion.

Les bêtes de Richeome ont, pour la plupart, un mérite qui n'est pas commun et qui manque souvent, par exemple, aux amies, plus ou moins fabuleuses ou lointaines de Théotime et de Philothée. Le jésuite ne les a pas rencontrées seulement dans l'in-folio de Pline. Il les a vues de ses yeux. Pour les françaises et familières, on peut s'en rapporter à lui. Il les aimait trop pour dédaigner de les regarder : quant aux exotiques, lions et autres, il avait avidement saisi toutes les bonnes fortunes qui les lui montraient, chaque rencontre nouvelle faisant date dans sa vie.

 

Je vis en Avignon, l'an 1592, un caméléon qu'on avait apporté du Portugal (2).

 

(1) L'Adieu de l'âme..., 13o, 131. Rien ne prouve, mais il n'est pas non plus impossible que « le confrère Jean de la Fontaine s, quand il était encore à l'Oratoire, ait feuilleté ce livre de Richeome. L' «excrément de la terre » y est aussi, mais il vient de beaucoup plus loin.

(2) La Peinture spirituelle..., p. 528.

 

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Il écrit ainsi dix ans après cet événement et sans doute il voit encore la longue langue sinistre dardée sur sa proie. Pour peu que des histoires lui paraissent difficiles à croire, il donne ses références. Les sceptiques n'auront qu'à y aller voir (1).

Autre qualité, plus rare encore, ces bêtes ne parlent pas, je veux dire, ne prêchent pas, ou si peu que rien. Leur mérite naturel leur suffit. On pense bien que Richeome a toujours quelque bonne raison pour nous les présenter, mais cette raison, il l'oublie vite (2). Du reste. dans l'utilisation de ses bêtes, il préfère les grandes et simples leçons morales ou philosophiques, aux symboles, ou, comme il dit, aux « hiéroglyphes », en cela beaucoup plus semblable à La Fontaine qu'à François de Sales. Chose amusante, il ne charge guère de symboles officiels que les rares créatures qu'il n'aime pas. C'est ainsi qu'en deux lignes, il congédie le moineau

 

criard, lascif et importun, de peu de vie et de peu de profit, hiéroglyphe d'une âme babillarde, lascive et pécheresse (3).

 

Le plus souvent, il est sobre dans ses descriptions (4). Comme La Fontaine, il se contente de quelques traits

 

(1) « Pour n'être trop long, écrit-il, en une matière si fertile — l'obéissance que nous rendent les bêtes — je veux dire seulement ce que je vis naguères. A Saint-Va?lier, en Dauphiné, un bon seigneur avait un barbet nommé Gaillard, si bien appris à obéir que, lui baillant un loupin de pain et lui disant : garde, il ne l'eût osé toucher, tout affamé qu'il eût été, et le gardait fidèlement entre ses pattes et jetant parmi quelques soupirs et plaintes sourdes qui montraient bien sa peine, jusqu'à ce que le maître lui disait : pille, auquel mot il était aussi fort obéissant. » (L'Adieu de l'âme..., pp. 92, 93). — Il a dans la Peinture spirituelle (p. 495) une très jolie page sur le fourmi-lion, symbole du diable. Il prend bien soin de dire qu'il a été « spectateur » et « avec plaisir » du manège de ce petit animal « à Loubeinz, maison champêtre de M. de Lancre, conseiller et noble membre du noble parlement de Bordeaux ».

(2) Dans le roman du pèlerin, il raconte, en chasseur passionné, toutes les péripéties d'une chasse. Le récit fini, il songe enfin a à nous relever de terre et tirer de notre chasse corporelle un profit immortel » auquel profit, ajoute-t-il naïvement, « à la vérité nous ne pensions pas. » Cf. le Pèlerin de Lorette, p. 516-531.

(3) La Peinture spirituelle..., p. 489.

(4) Il se hasarde bien encore à colorier, mais certains oiseaux rares et qui ne semblent pas avoir d'autre âme que leurs plumes, « l'oiseau cardinal du Brésil » par exemple et l'oiseau du Paradis. Voici ce dernier tout éblouissant : « petit de corps, aux grandes et longues pennes partout et divinement colorées : sa tête est jaune, son col émaillé d'un vert gai, ses ailes teintes de tanné pourprin et le reste du corps d'or paillé » (Les Tableaux sacrés, p. 25). Plus tard, dans l'Académie d'honneur, Bicheome a ramassé cette peinture en deux mots « jaune-vert, aux ailes de pourpre tanné et sans pieds » (p. 262). Voici le cardinal. « De la grandeur d'une aigrette, au col et bec long et courbé en faucille, et aux jambes longues à proportion, portant le manteau de ses plumes d'une écarlate plus vive et plus éclatante qui se puisse trouver; ayant les bouts de quatre grosses pennes teints du violet de pareille vivacité, etc., etc. » (Académie d'honneur, p. 262).

 

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saisissants. Il va droit à l'âme et, comme il dit, au « cœur » de ses bêtes. Ainsi, de l'autour, de l'épervier et autres semblables, il admire

 

les entreprises belles, le vol grand et hautain, avec un certain sentiment de l'honneur (1).

 

En deux lignes dune noblesse et d'une vigueur peu communes, il nous fait admirer

 

la majesté du gerfaut, ses pointes hautes, ses descentes roides, ses griffades serrées, ses beccades pénétrantes (2).

 

Volontiers, il les met aux prises, racontant ces petits drames avec un mélange charmant d'humour, d'admiration et de pitié. Au début du roman de Lazare, deux essaims d'abeilles se livrent une bataille qui commence, semblable aux jolies images des Münchener Bilderbogen, et qui s'achève dans un fracas d'épopée :

 

Chacun avait son roi qui voltigeait au milieu de ses troupes, beau, luisant et plus gros de corps la moitié qu'aucun de ses soldats et, bourdonnant, les exhortait gravement de se montrer vaillants en la nécessité présente. Il y avait, d'un côté et d'autre, plusieurs bataillons de diverse figure, les uns ronds, les autres carrés, quelques-uns triangulaires, les autres en forme de croissant, tous armés des mêmes armes, qui était une cote d'écailles, et de même courage, tous lanciers montés dessus leurs ailerons.

Le signe donné par un confus bourdonnement de l'un et de

 

(1) Le Pèlerin de Lorette, p. 528.

(2) Ib., p. 528.

 

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l'autre côté, le choc commença, escadron contre escadron, donnant tantôt de front, tantôt par les flancs, ores repoussant ores agressant, d'une si furieuse mêlée et tuerie qu'on voyait en l'air comme une grêle de fèves ou de balles de harquebuse donnant les unes contre les autres et tombant à terre, dru et menu.

 

« C'était fait de ces deux peuples », si Lazare ne les avait

pas séparés, « lui faisant mal » de voir ces bonnes bêtes « se couper la gorge et perdre leur état par cette guerre

civile » (1).

Plus humaines et plus naïvement profondes, les peintures de la « lézarde » et du singe résument presque toute la théologie de la mystérieuse amitié que nous avons, ou que nous devrions avoir pour les animaux.

 

(1) Le Pèlerin de Lorette, pp. 347, 348. Je ne puis me tenir de citer encore, au moins en note, une de ces belles anecdotes. e Un de nos pères me contait, ces jours passés, qu'ayant exposé une fourmi qui était demeurée enclose dans une fiole trois jours, à la bouche de la caverne dont elle était sortie, elle fut aussitôt attaquée de plusieurs qui la pinçaient aussi rudement que la colère de fourmi leur donnait de force à la châtier de son absence et oisiveté. Et tandis qu'on la harassait, quelques-unes rentrèrent dans la caverne, comme allant accuser au consistoire leur débauchée. Enfin en sortit une plus grande de toutes qui saisit de son bec l'échine de cette pauvrette et la porta demi-morte loin de la caverne, comme la banissant de la république. » (La Peinture spirituelle, pp. 493, 494.) Ici, Richeome est pris tout à fait en flagrant délit d'oublier la morale de ses fables. Il a voulu d'abord nous détourner de la paresse, mais bientôt il ne laisse plus parler que sa pitié pour la fourmi victime d'une république sectaire. Il y a plusieurs autres combats d'animaux. Le plus admirable de tous — celui du serpent et de la belette — est malheureusement trop long pour que j'aie le droit de le reproduire. Le serpent est « étendu en plusieurs cercles aux rayons du soleil ». Avant qu'il ait achevé de se « désengourdir », la belette l'a vivement attaqué. Elle « rondait légèrement, sautillant çà et là ». Le serpent s'échauffe enfin à l'escrime a et déjà enflait le col et le levait un pied sur terre, se virait, se traînait, sifflant et dardant la langue à traites et saillies redoublées. La belette.., lui passait dessus et dessous et à travers si vitement qu'elle semblait voler..., enfin la belette... lui planta les dents sur le col joignant la tète et le serra de si près, criant et jetant son urine, que le serpent ayant fait plusieurs tours et retours de son corps, demeura mort sur la place ». (Le Pèlerin de Lorette, pp. 410, 411.) C'est ici le symbole que Richeome oublie, mais tout à fait. D'après Aristote et Pline, c'est pour avoir mâché de la rue que la belette se trouve ainsi de force à vaincre le serpent. On voit les mille symboles possibles. François de Sales aurait comparé cette rue à l'eucharistie qui nous donne la force de terrasser le démon. Richeome a entrevu quelque chose de ce genre, mais l'histoire même l'a bientôt passionné tout entier et, en achevant, il ne sait plus qu'admirer la sagesse du Créateur.

 

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Vous voyez souvent de petites lézardes ramper sur les arbres, parois et parterres de votre jardin. Ce sont hôtesses sans malice et sans dommage. Elles ne vous coûtent rien à nourrir; c'est aux dépens de mouches et de quelques autres bestioles dont elles prennent leur pension, et, pour louage de la maison et usufruit de votre jardin, elles vous donnent sujet de plaisir, en l'inspection de leurs petits corps et en la science que vous apprenez de leur gaillardise, habileté et légèreté à se porter sur terre, et en la muraille contremont, en droite ligne, comme un trait.

Elles se plaisent à regarder l'homme au visage. C'est pourquoi vous les voyez s'arrêter parfois â vous regarder fixement. Ce sont vos lézardes. Je ne veux pas faire venir ici les lézards verts qui courent les champs et les haies, plus gros et plus vaillants beaucoup que ces petites femelles. Seulement, je vous avise, quand vous en verrez, qu'ils sont amis de l'homme et se plaisent fort à le contempler et le défendre contre les serpents (1).

 

Heureux, les novices que de tels préceptes auront formés à la perfection ; heureuses, les bêtes qu'ils auront rencontrées sur leur chemin, et plus encore les âmes qui seront venues leur confier leurs doutes ou leurs angoisses. Tout se tient en effet. A leur discrète façon, les lézardes de Richeome sont molinistes. Port-Royal les accuserait de ne rien comprendre à Saint Augustin.

Le singe gambade et fait ses grimaces dans un chapitre de l'Adieu de l’âme dévote où Richeome a voulu prouver que Dieu, ayant fait « symboliser le corps de chaque chose avec sa forme », notre corps doit être immortel.

 

Les singes, dit-il là-dessus, ont une âme folâtre et ridicule ; ils ont le corps tout propre pour faire rire, retiré au portrait de leur âme. Les uns l'ont du tout escoué (sans queue) et pelé en cet endroit; les autres, comme les guenons, avec une longue et difforme tirasse de queue ; leurs pieds ne sont ni pieds ni mains, semblables néanmoins à tous les deux ; leur face n'est ni visage d'homme ni face de bête, difformément ridée, perlée de verrues, enveloutée de poil follet, la gueule fendue

 

(1) La Peinture spirituelle..., p. 497.

 

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jusqu'aux oreilles, et en somme extrêmement difformes d'une très artificielle et plaisante laideur (1).

 

Négligeons la beauté et limitons-nous à la métaphysique de ce merveilleux tableau. En effet, tout cela va plus loin que l'on ne pense. Richeome admet donc que la mission naturelle et providentielle du singe, que sa raison d'être, est de faire rire. C'est pour ce but que Dieu lui a donné, d'abord une âme « ridicule », c'est-à-dire risible, ensuite le corps le mieux fait pour exprimer cette âme. Sa laideur est « artificielle », c'est-à-dire encore, savamment combinée par le Créateur et toujours en vue de nous amuser. Laideur « très plaisante ». D'où il suit que rire est non seulement toléré, mais encore simplement bon. N'en déplaise à l'auteur des Maximes sur la comédie, Dieu nous le permet, il nous y invite même, sachant mieux que nous ce qui nous convient et ce qu'exige le sérieux de la vie chrétienne. Ainsi, amis ou bouffons, les animaux travaillent à nous rendre le paradis terrestre. Les lézardes ont regardé Adam des mêmes yeux qu'elles nous regardent ; les singes l'ont fait rire. La faute originelle n'a pas plus envenimé tous les animaux qu'elle n'a mortellement corrompu nos coeurs. Un jardin, aussi beau peut-être que l'Éden, est encore ouvert à ceux qu'anime et que réjouit l'esprit des enfants.

VI. Le spectacle du monde moral n'altérait pas la sérénité joviale et tendre de Richeome. Non pas qu'il fût un naïf ni un bénisseur à outrance. Il avait beaucoup d'esprit et de franchise, des yeux excellents. Il connaissait le fort et le faible du coeur humain pour l'avoir étudié sur le vif, à « l'école de l'expérience prise tant sur ses périls et actions, que sur celles d'autrui ». « Chères âmes, dit-il au début de l'Académie d’honneur, vous avez en cette Oeuvre de l'humilité, les enseignements que j'ai pu tirer des trésors des saints livres et les expériences que j'ai

 

(1) L’Adieu de l’âme..., pp. 82, 83

 

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faites l'espace de quarante-huit ans. » (1) Dans son roman du pèlerin, nous assistons à un grand repas où se trouvent des convives très mêlés, y compris un ministre protestant. Dès avant le rôti, Lazare qui « parlait peu, mais qui notait tout, sans faire de l'étonné... savait déjà les qualités et la portée de tous les conviés » (2). Je le crois sans peine, Lazare ayant de qui tenir. Pour n'être pas misanthrope, un moraliste ne manque pas fatalement de clairvoyance. Chose curieuse et rare en matière de littérature pieuse, Richeome ne semble écrire que pour l'une des deux moitiés de l'univers. Sauf « la bonne mère » Eve qu'il ne peut pas ne pas rencontrer dans le tableau du Paradis terrestre, il ne s'adresse presque jamais au sexe dévot'. Sans doute, ayant habituellement vécu dans les charges, il avait peu confessé les femmes. Cela expliquerait, en partie du moins, que la vogue de ses livres n'ait pas duré plus longtemps. Philothée aime fort qu'on lui parle d'elle. En revanche, il a beaucoup regardé les milieux universitaires, religieux et parlementaires, à Pont-à-Mousson, à Lyon, à Bordeaux, à Rome. Dès qu'il ne s'occupe plus de l'âme dévote en soi, dès que ses observations morales s'appliquent à une classe déterminée, il vise directement les gentilshommes, les savants, les novices de la Compagnie, les théologiens, les prédicateurs et, — c'est déjà son mot — « les gens de lettres ». Aux uns

 

(1) L'Académie d’honneur. Avant-propos non paginé.

(2) Le Pèlerin de Lorette, p. 517. Toute cette scène du repas est très curieuse, à qui veut se représenter un jésuite de 1600 dans le beau monde. Lazare surveille, conduit et spiritualise la conversation avec une maîtrise consommée et très amusante.

(3) Cf. Tableaux sacrés, p. 28. Dans sa « peinture parlante » de la gravure du paradis, il fait un petit discours à Eve et conclut ainsi : « Excusez-moi, spectateurs, la peinture me transporte et me fait parler à cette image comme si c'était Eve même ». Ib. Encore un joli mot pris dans cette mime description : a Il y a là, dit-il, plusieurs belles pierres précieuses, mais personne ne les ramasse parce qu'il n'y a encore qu'Adam et Eve au monde ; leurs enfants les cueilleront après », p. 22. — Je dois ajouter néanmoins qu'un des premiers livres de Richeome, L'Adieu, est dédié à deux dames, Louise d'Ancezune et Diane de Crussol. Louise d'Ancezune venait de fonder le Noviciat d’Avignon. Cf. FOUQUERAY. Histoire de la Compagnie de Jésus, t. II, Paris, 1913, pp. 309-310.

 

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et aux autres, il montre, et vivement parfois, qu'il les connaît bien, mais sa morale n'est jamais amère, méprisante ou décourageante . Impitoyable à la vanité plus qu'aux vaniteux, surtout à la vanité des orateurs, même quand il s'abandonne le plus librement à sa verve satirique, il ne se départ jamais de l'optimisme foncier que nous avons déjà remarqué chez lui et sur lequel nous devrons bientôt revenir.

Il se distingue du commun des moralistes par de certaines saillies périodiques et qui me paraissent tout à fait curieuses. Ce n'est exactement ni l'esprit français ni le provençal, mais une sorte d'humour. Il s'agit bien toujours de nous représenter les misères ou les ridicules de l'humanité pécheresse. Mais, au lieu de nous faire réaliser ce néant par des éclairs brusques, comme Pascal, ou par de longues analyses exclusivement morales, comme Nicole, Richeome a recours à des évocations concrètes, menues, insistantes, souvent comiques et qui rappellent d'assez près la manière des grands anglais.

Soit le néant de la gloire :

 

Qu'on prenne, dit Richeome, le plus renommé de la France. Il est certain que le tiers de la France ne le connaît point. Je dis davantage, que la dixième partie de Paris ne connaît point celui qui est plus renommé dans Paris... Mille et mille artisans, femmes et petits enfants, ne les connaissent en aucune façon (1).

 

C'est bien la méthode, mais ici, comme on le voit, l'étincelle n'a pas jailli; la voici maintenant et qui va faire une belle flamme.

 

Les Thomistes tiennent leur fort et leurs pièces de batterie en une école; les Scotistes en l'autre, et chacun pense être le plus fort... Je me suis trouvé souvent aux disputes et ouï subtilement colleter diverses questions et, entre autres, oyant parfois parler, à grandes boutades, de la nature et des actions des anges, me suis représenté les bons anges présents qui,

 

(1) Académie d’honneur, p. i53.

 

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possible, se riaient et portaient compassion à ceux qui parlaient tout autrement de leur essence, de leur façon d'entendre et d'agir que la vérité ne portait. M'a semblé aussi de voir les démons se moquer et se rire superbement, voyant les disputants échauffés en l'escarmouche de leur ignorance (de celle des démons), principalement s'ils les voyaient s'enfler de l'opinion de leur savoir. Or que l'orgueilleux soit un de ces disputants de haute lutte et qu'il sache mettre au sac... les plus huppés... de quoi peut-il faire trophée, sinon de l'ignorance d'autrui qui ne lui sait répondre, et d'une vaine opinion de son savoir qui n'est en vérité qu'une mêlée de plusieurs ignorances (1)?

 

Ces tribunes soudain visibles au-dessus d'une dispute scolastique, ces démons ricanant d'entendre un théologien hâbleur qui s'échauffe à démontrer leur ignorance, ce savoir « une mêlée de plusieurs ignorances », il est fort heureux que le sourire compatissant des bons anges domine la scène et en atténue la cruauté.

On savait déjà que notre science des anges est courte. mais où a-t-on vu que l'humour se piquât de nouveauté ? Les truismes le ravissent. A lui de les débanaliser, si l'on peut dire, par quelque tour imprévu, par une façon bout:-forme, absurde parfois de découvrir, de rendre nouvelles, irritantes même et par là franchement saisissantes, les vérités les plus simples.

 

Si nous voyons un singe couvert d'un hoqueton, ou une autruche portant un haut-de-chausses, nous nous prenons à rire, car ce n'est pas leur habit naturel, ains un parement façonné en la boutique d'un couturier, à la mode humaine ; et si, étant mis sur des bêtes, il y a pour rire, à cause de la disproportion, nous en sommes auteurs et nous rions de noire propre solécisme, ce pauvre animal n'en pouvant mais, qui n'est que le faquin et la butte de la risée. Mais si toutes les bêtes pouvaient noter les incongruités de nos habits en nous, et faits par nous, si elles pouvaient aussi bien rire et se gausser des vêtements pris de leur dos et chargés sur le nôtre, que diraient-elles, je vous prie ?... Que diraient les brebis de le

 

(1) Académie d’honneur, pp. 214, 215.

 

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voir faire bravade de leur toison? Que diraient les loups, les renards et tout le monde des bêtes de le voir vêtir, chausser et piaffer de leurs peaux ? Que diraient les autruches, les paons et les autres oiseaux, leur voyant porter leurs chapperons, leurs queues, leurs ailes sur la tête? Et si chaque bête, selon le droit, prenait le sien où il se trouve, que deviendrait ce pauvre piaffeur habillé d'emprunt et de friperie...?

 

Ainsi lancé, l'occasion de dire leur fait aux coquettes était bien tentante. Pour une fois, Richeome se tournera donc de leur côté. On peut douter néanmoins que ces dames trouvent la digression de leur goût.

 

Mais que peut dire le ciel voyant des dames chrétiennes de notre temps, spécialement en leurs têtes, chargées de pierres et de métaux, et parées d'une façon, non seulement vaine, mais encore monstrueuse ? Leurs cheveux entortillés en serpent, étendus en chauve-souris, frisés à la moresque ; leurs habits déchiquetés, balafrés, mouchetés, bigarrés, vertugadés, hausse-pliés... Que fera Jésus de ces têtes enserpentées, enchauvesourisées et emmoresquées ? N'en fera-t-il pas une butte de confusion, au jour de jugement? (1)

 

Dans le fond, il n'y a rien là que n'aient répété mille prédicateurs, mais un tour rare — les bêtes pillées ou copiées par nous — a rajeuni le couplet classique. Richeome a sa façon d'ouvrir les yeux sur le monde, de voir ce qu'on ne voit pas. En face d'un théologien orgueilleux,

il évoque des diables moqueurs. Il déshabille un fat et invite, une à une, les bonnes bêtes à rentrer en possession de leurs biens volés. Une coiffure ridicule s'anime pour lui, devient serpent ou chauve-souris. Curieuse méthode, qui, si elle n'était maîtrisée par une charité compatissante, rappellerait l'idéalisme cynique de l'auteur du Gulliver. Voici encore de lui une imagination bouffonne que l'on voit très bien illustrée par Jean Veber. Richeome s'adresse ici aux novices de Saint-André et veut leur montrer que a le manger et le boire » est bas et abject.

 

(1) L’Adieu de l’âme..., pp. 68, 69.

 

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Représentez-vous plusieurs hommes assemblés en quelque grande salle comme est la vôtre, et assis en une ou plusieurs tables couvertes de soles, de saumons, de perdrix, de chapons et d'autres pièces inconnues à votre cuisine et fort désirées de la gueule des friands... De ces hommes, les uns coupent la viande..., les autres portent la main au plat et, après, le morceau à la bouche ; les autres... mâchent à rencontre de mâchoires ce qu'ils ont emboetté, remuant le menton ; les autres... ouvrent et serrent les lèvres et avalent la boisson, baissant ou fermant les yeux et perdant la parole.

Ces gestes et actions, connus par l'expérience et naïvement représentés quelquefois par Homère... ne sont-elles pas dignes (le risée ? Si on y prend bien garde... Prenez-moi quelqu'un qui n'ait jamais vu manger ni boire... Si cet homme entrait en une salle garnie de tels hôtes, jouant à l'escrime avec telles armes, faisant tels carnages et telles gesticulations, ne serait-il pas énormément étonné? Ne dirait-il pas en soi-même : que font-ils donc, maintenant... écartelant ces corps morts et rôtis ; tirant de ces sépulcres de pâte les morceaux de mort et portant toutes ces pièces dans un trou et remuant le menton et les extrémités de ce trou ; versant encore dans ce trou les verres ou gobelets ? En quel abîme jettent-ils ces étoffes ? Sont-ce des magiciens qui font des tours de leur art? Ainsi dirait cet homme... autant alors ébahi comme vous seriez de présent, si vous voyiez une grande tablée de gens buvant et mangeant par les oreilles (1).

 

Je ne dis pas que le tableau soit d'un goût très éthéré. Quant au reste, on ne pouvait mieux rendre, je ne dis pas, encore une fois, le procédé, mais un des mouvements les plus spontanés de cet esprit. C'est d'abord une impression de vaste dégoût devant ces gourmands attablés. Manger est laid. Ainsi Byron ne voulait-il pas assister au repas de ses maîtresses. Alors, soudain, jaillit le cocasse. « Si l'on y prend bien garde », c'est-à-dire si l'on revêt, par fantaisie, les sentiments de quelqu'un qui n'aurait jamais rien vu de pareil, et par suite, si l'on rend à la scène son étrangeté, son horreur native. Laid toujours, mais encore risible, absurde, incompréhensible. « Ces

 

(1) La Peinture spirituelle, p. 380.

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corps morts et rôtis », ce trou béant et mouvant. Pourquoi pas les oreilles ? Ainsi tantôt de la vue d'une autruche en haut-de-chausses. « Si l'on y prend bien garde », ne sera-t-on pas encore plus « énormément surpris a devant un homme habillé ?

VII. Comme on a pu le voir, l'humour de Richeome n'a rien d'acide. Plus tapageuses que sanglantes, les vives sorties où l'entraîne parfois sa verve d'écrivain et son zèle, ne nous invitent jamais à désespérer de la condition humaine, à nous mépriser tout entiers. On n'est pas moins janséniste que lui, moins décidément contraire, — humeur, doctrine, — aux formes diverses du pessimisme.

 

Considérez, s'écrie-t-il quelque part, combien est inique la plainte, combien grande l'ignorance, combien détestable l'ingratitude des enfants d'Adam qui murmurent contre ce bon et grand Seigneur, l'accusant comme eschars et chiche envers l'homme, au lieu d'adorer d'une profonde humilité et révérence son infinie bonté, reconnaissant ses largesses, et accuser plutôt la perversité de ceux qui si iniquement emploient les dons et grâces à eux faits sur tous les animaux du monde (1).

 

Tout Richeome est dans cette splendide phrase où l'on retrouve l'écho à peine affaibli du plus grand écrivain du XVI° siècle, et un clair pressentiment de Bossuet. Semi-pélagien, soupirerait Sainte-Beuve. Laissons-le faire et n'allons pas perdre le temps à venger l'orthodoxie plus que manifeste du jésuite. Dans l'homme, diminué sans doute par la faute originelle, mais depuis, enrichi divinement, Richeome voit une merveille et de grâce, et même encore de nature. Il le contemple, il l'exalte. Son Adieu de l’âme dévote laissant le corps, n'est qu'un long cantique d'admiration, de confiance et de joie.

« Le créateur... a marié l'âme divinement belle à un corps divinement beau (2). » Cette vive phrase résume

 

(1) L'Adieu de l'âme, p. 236.

(2) Ib., p. 107.

 

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l'Adieu, indique l'unité profonde d'une Oeuvre, d'ailleurs capricieuse et diffuse. Membre par membre, puissance par puissance, Richeome, dans ce livre, fait cent fois le tour de l'homme, cette « cité royale », ce « grand monde » qui a toutes les perfections du reste de l'univers et qui les dépasse.

 

N'y a créature vivante sous le ciel de la grosseur de l'homme dont le corps, à proportion, touche moins, en marchant, la terre que lui, et bien peu s'en faut que le corps en son mouvement ne s'élève du tout en l'air et soit céleste en certaine manière, portant en cela l'image de la beauté divine de l'âme sa consorte (1).

 

 

Os homini sublime. Ovide l'avait déjà dit, mais Richeome avait-il lu dans La Fontaine

 

Une herbe n'aurait pas

Porté l'empreinte de ses pas?

 

Aussi bien, notre humaniste avait-il beaucoup de lecture. Aristote et Pline lui sont familiers; mais ce que les livres lui ont appris à mieux voir, il l'a regardé de ses yeux, à la loupe, au microscope, longuement et passionnément. Peu nous importe d'ailleurs que sa ferveur lui inspire parfois les métaphores les plus saugrenues. C'est cette ferveur même qui nous intéresse et non pas son goût littéraire, bon ou mauvais.

 

En tout le corps, il n'y a rien de plus beau que le visage... Y a-t-il partie au corps humain où tant de pièces soient rapportées ensemble si diversement et avec plus bel accord ?... Le front doucement arrondi tient le haut bout, comme le trône de la raison ; les yeux suivent après comme torches, flambeaux et étoiles d'icelle; les oreilles...; le nez est le quatrième en rang, comme le canal des odeurs, gouttière du cerveau et huissier pour introduire le souffle aux poumons...

Les sourcils limitent le front par deux belles arcades, servant de toit et couverture aux yeux..., le nez, élevé comme

 

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une tournelle, les divise et les flanque, aboutissant au milieu des sourcils. Les oreilles sont arrière, élevées en coquilles, immobiles en l'homme seul... Les joues et le menton, par spéciale prérogative donnés au seul homme, sont l'accomplissement des parties de ce beau frontispice et excellent écusson.

Quant est des couleurs, il y en a plus ici qu'en tout le corps... Pour le regard de la proportion et symétrie, elle y est aussi admirable... et cette proportion est si belle et si divine qu'elle a servi et sert encore de moule à tous les architectes... pour compasser leurs moulures, frises, architraves et autres pièces (1).

 

Ce n'est là qu'un premier crayon d'ensemble, une première série d'émerveillements. Richeome reprend ensuite chacun de ces traits pour montrer leur valeur expressive, leur admirable « correspondance » avec l'âme. De ce point de vue, la main l'occupe encore plus longuement que le visage. Elle aussi, elle est l'image de l'âme

 

voire plus divine que n'est la face, à cause qu'elle la représente non par des traits et figures plates, mais par des vives actions tirées en relief (2) ;

 

à cause aussi qu'elle figure ce qu'il y a de plus divin en nous, à savoir la volonté.

 

Y a-t-il rien de plus gaillard, plus libre, ni plus à soi des membres apparents, que le bras et la main ? Tout le corps de l'homme, à cause de la droiture, est fort libre, car il se hausse, s'abaisse et se tourne plus facilement qu'aucun animal ; mais, en tout le corps, il n'y a partie extérieure plus gaie et plus démêlée que le bras avec la main ; il se joue à tout mouvement ; il s'avance ; il se retire ; il monte ; il descend ; il se contourne ; il se forme en rond, en triangle, en demi-cercle ; il s'entrelace ; il se joint; il se met derrière le corps ; il se met devant, à côté, sur la tête, sous les pieds, et n'y a endroit au corps où il ne commande. N'est-ce donc pas un vrai portrait du franc arbitre et d'une liberté vraiment seigneuriales (3).

 

(1) L’Adieu de l’âme..., pp. 105, 106.

(2) Ib., p. 129.

(3) Ib., pp. 104, 105.

 

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Laissez quelques détails enfantins ; ce passage n'en demeure pas moins capital. Il répond d'avance à l'Augustinus. Qu'est-ce en effet que le bras et la main, sinon l'image, et très imparfaite, du franc arbitre, et celui-ci qu'est-il à son tour, sinon, de toutes nos facultés, celle en qui « reluit principalement l'image de Dieu ? »

 

Cette puissance est l'argent vif, l'or, le coeur, le nerf de l'âme et le propre fond où Dieu a couché au vif ce divin tableau de son image et semblance... Le franc arbitre... est, en certaines manières, tout-puissant, car il peut résister à toute puissance, tant soit-elle haute, en tant qu'il ne reçoit du ciel ni de la terre aucune influence ni sorte de contraintes... Dieu même ne le force point... car s'il forçait la volonté, il détruirait son image et ferait que la volonté ne serait plus volonté... (Dieu veut que l'homme) soit maître au ménage de ses actions... La volonté est à soi et maîtresse de soi.

 

En elle reluit aussi la souveraine bonté, la toute sagesse,

 

et comme, par cette faculté, l'homme peut toujours croître en bonté, aussi peut-il acquérir plus grande sagesse sans pause, quand il vivrait dix mille ans en ce monde... Il peut, avec la grâce de Dieu, d'un côté s'échauffer de plus grande charité, et de l'autre s'illuminer de plus grand savoir, s'employer à meilleurs usages, et devenir toujours plus sage et plus parfait, sans terme et sans fin, à la semblance d'une bonté et sagesse infinie (2).

 

Eh! sans doute, Richeome n'a pas inventé le franc arbitre. Mais la manière est bien de lui, jeune, sonore, lyrique, entraînante. Tout ce chapitre de l'Adieu sonne comme un hymne triomphal à la louange de la volonté.

Les nobles et divins objets qui l'attirent donnent à cette faculté de l'homme un lustre nouveau. Où va-t-elle d'abord, invinciblement, quand elle est bien faite, sinon à la gloire, et qu'y a-t-il de plus beau qu'un pareil attrait ?

 

(1) On entend bien que Richeome ne nous soustrait pas à l'influence de la grâce, mais bien à toute « contrainte ».

(2) L’Adieu de l’âme..., pp. 97-99. Cf. L'Académie d’honneur, pp. 264-266.

 

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Dieu a donné cet instinct à l'homme, parce qu'il l'a créé à la gloire, comme il dit; c'est pourquoi il invite à la vertu... par cette amorce. « Je glorifierai, dit-il, celui qui m'honorera et rendrai roturier celui qui me deprisera... » Le Fils de Dieu, venu en ce monde..., commença ses leçons par la gloire et en fit ses premiers serinons... (1)

 

Louable aussi et magnifique, le désir de la gloire humaine, pourvu qu'il s'ordonne à la vertu, à la science, au u bien

public ». Il semble, dit Richeome,

 

que la Providence divine fait tenir en pied les états et conserve les gouvernements de ce monde par l'esprit et sentiment des honneurs, sans lesquels il n'y aurait ni roi, ni capitaine..., ni écolier, ni aucun noble membre de monarchie ou république. Nulle royauté, nulle communauté bien réglée, et la sentence qui dit : L'honneur entretient les arts est très véritable et doit s'entendre pour toutes les communautés... Où il n'y a point de gloire pour la vertu... il n'y a personne qui s'efforce de devenir vaillant, ou savant, ou même bon artisan... Nous voyons nos petits écoliers être excités à mieux étudier par les titres qu'on leur donne de roi, de président, de sénateur... quand ils ont bien fait ; et par telles ombres puériles d'honneur s'avient au chemin de la gloire solide. Raisons et expériences qui montrent que, non seulement il est loisible, mais encore nécessaire de mettre ces amorces en toutes vacations, pour donner le fil aux esprits gaillards, et la pointe aux gens bien nés à bien faire et soutenir l'Etat (2).

 

Port-Royal murmure. D'autres comme lui. Voilà, pensent-ils, un théologien qui en prend à l'aise avec le vieil Adam

 

 

(1) L'Académie d’honneur, p. 321.

(2) Ib., pp. 3a3, 324. Ces mêmes idées reprises plus tard et amplifiées burlesquement par Garasse ont beaucoup scandalisé Pascal (IY° provinciale). Rien de plus naturel et logique si l'on part de la théologie de Jansénius, mais il est prodigieux qu'un si beau génie n'ait pas reconnu la parfaite, l'aimable et spirituelle innocence du texte de Garasse. R Quand un pauvre esprit travaille beaucoup, pour ne rien faire qui vaille... Dieu lui en donne une satisfaction personnelle qu'on ne peut lui envier sans une injustice plus que barbare. C'est ainsi que Dieu, qui est juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant. » Comme le remarque Maynard « la morale sera-t-elle perdue si on souffre un pauvre poète se complaire dans des vers sifflés de tout le monde ». Maynard, Provinciales, I, 416.

 

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et la triple concupiscence. J'y venais, répond le jésuite, et vous n'aurez rien perdu pour attendre. Là-dessus, il entame un nouveau chapitre, où il prouve avec la même joie débordante que « les restes du péché originel » contribuent glorieusement à la beauté du monde moral.

 

Le Philosophe. — (Le péché originel) est-il du tout effacé par le baptême ?

Le Théologien. — Du tout (c'est-à-dire, tout à fait).

Le Philosophe. — D'où vient donc la rébellion de la chair à

ceux qui sont baptisés et nettoyés de cette ordure ?

Le Théologien. — De l'amorce qui en est restée?

Le Philosophe. — Je n'entends pas ceci : car puisqu'il n'y a aucun venin de péché résidu... d'où vient l'enflure de notre âme et de notre corps ? Si la racine de corruption est arrachée, et la sentine vidée, d'où bourgeonnent tant d'épines, de quelle source coulent tant d'infirmités?

 

 

Mon Dieu ! que tout cela est simple, explique alors le théologien ! Nous admettons, n'est-il pas vrai, que cette

concupiscence n'est point péché, mais simplement amorce de péché. La miséricorde divine est donc sauve puisqu'elle a ôté « le mal, qui seul est si formidable, à savoir l'infection du péché ». Quant à « ces quelques pointures de la plaie guérie » (1), il est trop certain qu'elles piquent; elles nous sont bonnes pourtant. D'ailleurs n'allez pas vous exagérer la cuisson de cette bienheureuse cicatrice. Dieu, ayant remis « en sa force et beauté » la partie supérieure de l'âme

 

permet demeurer l'inférieure avec quelque rébellion, qui, facilement est réglée avec l'assistance divine et la raison maîtresse, par ceux qui veulent être soigneux de leur salut. Il écrase la tête du serpent, où consiste le venin et le danger, et laisse le tronçon du corps et la queue, qui peut bien se remuer et faire

 

 

(1) Cette plaie guérie est sûrement le péché originel, et non la concupiscence. On voit d'ailleurs dans tout ce chapitre, le « coup de pouce » d'un optimiste décidé, mais pour le fond, images, doctrine, tout est conforme aux canons de Trente, comme me l'affirme un théologien éminent de qui j'ai voulu prendre l'avis en cette matière délicate.

 

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voir que c'était un serpent, mais non pas nuire, si l'on n'en veut prendre sa réfection.

 

Ces tronçons et cette queue, « engeance et race mutine du péché originel » ; cet aiguillon dont les pointes « font rougir une âme gaillarde, comme si elle recevait des soufflets », ont une foule d'avantages. Ils nous maintiennent dans l'humilité; ils nous donnent chaque jour des occasions de victoire. Et Richeome de réciter les triomphes de Pompée, de Mithridate, de Titus et des autres si fiers d'attacher à leur char l'ennemi vaincu et vivant.

 

Octavian eût mieux aimé Cléopâtre, reine d'Egypte, vive en son entrée triomphale que toutes les autres magnificences.

 

 

Dieu nous laisse à nous notre Cléopâtre, la concupiscence toute vive, pour que notre triomphe en devienne plus glorieux. Il la laisse « pour les vaillants ».

 

Si les lâches et les paresseux s'en fâchent, et y ont de la confusion, les vertueux s'en réjouissent, non pour sentir telle amorce, mais parce que c'est la volonté et ordonnance divine qu'ils soient prouvés en tel feu et d'autant qu'ils en espèrent de la gloire et ne demandent pas mieux, tant qu'il plaira à Dieu. Un coeur noble et hardi s'ennuie s'il n'a quelque sujet pour s'exercer.

Alexandre le Grand, autant de fois qu'il oyait dire que son père avait pris quelque grosse ville, il se fâchait... disant que son père ne lui laisserait aucun ennemi (1).

 

Il y a loin de ces pages triomphantes au petit livre, sublime, certes, mais accablant que Bossuet écrira près d'un siècle plus tard, sur les trois concupiscences, qu'il écrira, dis-je, pour des religieuses. On entend bien que je ne compare ni les styles, ni les doctrines, mais les tendances profondes. Sauf quelques divergences théologiques sur lesquelles nous n'avons pas à nous expliquer (2), ils

 

(1) L’Adieu de l’âme..., pp. 165-17o.

(2) Malgré le concile de Trente que du reste, il semble avoir curieusement négligé, Bossuet ne s'est jamais franchement décidé à abandonner la vieille théorie qui assimile plus ou moins péché originel et concupiscence. Très certainement il aurait grondé plusieurs fois en lisant les explications de Richeome sur les restes du péché originel. S'il n'était pas de Port-Royal, doctrinalement, il voisinait avec lui, mais chez Bossuet, comme d'ailleurs chez tout le monde, la doctrine formulée et oratoirement orchestrée n'est pas toujours l'expression de la vie profonde. On l'a montré, jusqu'à l'évidente, aussi « quiétiste », que Fénelon (cf. mon Apologie pour Fénelon, Parie, 1910, dernier chap.). Nous montrerons de même plus tard que, par le fond de sa vie intérieure, il était beaucoup plus près de « l'esprit des enfants a que nombre de ses écrits doctrinaux ne le feraient croire.

 

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admettent bien tous les deux le même dogme, mais pas toujours dans le même esprit. Ce que l'un a écrit, l'autre aurait pu l'écrire, l'a écrit même, mais d'un autre accent. De l'un à l'autre, l'horizon des âmes pieuses s'est assombri. Nous verrons monter ces tristes nuages. La morale y gagnera-t-elle? Je n'en sais rien, mais je vois mal à quelles enseignes? Richeome nous permet-il de faire bon ménage avec ce qui resté en nous du vieux serpent? Il n'y parait pas. Au lieu de nous hypnotiser de terreur devant

« cette race maudite », il nous invite à la mépriser comme une bête qui n'a plus ni tête ni venin et qui n'est que sale. Au lieu de nous déprimer par une peinture outrée de notre corruption, il s'adresse aux plus nobles instincts de notre nature. Il nous hausse jusqu'à l'héroïsme en nous traitant comme des héros.

Dès qu'il en vient au détail, Richeome ne nous prêche pas la vie commode, mais ce qu'il nous propose de plus affreux, il semble toujours le faire en chantant, j'allais même dire, en jouant. Quelque âge qu'il nous prête, il nous parle comme si nous avions quinze ans. Que ne puis-je citer, en son entier, un des derniers chapitres de l'Adieu : De l'appareil de l'âme au combat. Le titre sonne comme une fanfare guerrière ; tout le chapitre est une longue suite d'images qui pourraient illustrer un roman de Walter Scott. Il y a là du précieux, du puéril, mais balayés par une allégresse extraordinaire. On nous mène vraiment à une fête, tour à tour belle comme un tournoi, amusante, comme la visite d'un vieux château.

 

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Aussitôt retirée en sa citadelle (l'âme tentée) pourvoira de garnisons nécessaires à toutes les avenues... contre-minera tous les lieux suspects avec les engins de prudence ; fermera les cinq portes des sens extérieurs, la grille des sens intérieurs abaissée, bouchant les entrées aux espions de curiosité, et à toutes mettra leurs corps de garde des vertus ; ... n'oubliera de faire la patrouille sur la nuit de cette tentation, marchant premier l'examen de conscience ; et visitera tous les forts et défenses, pour reconnaître si d'aventure il y aurait quelque enfant de paresse ou de vaine gloire caché... lequel, elle trouvant, le fera aussitôt ou corriger, ou déloger par la secrète porte de confusion, pour ne donner l'alarme sans fruit.

 

Par là-dessus, jeûne, cilice et le reste. Enfin, le démon paraît. L'âme

 

marchera aux murailles avec ses saintes compagnes, plus fortes amazones que jadis les anciennes ne furent, qui sont les vertus... La pénitence ira des premières portant le drapeau aux armoiries de sable, semé de larmes, avec un Tau d'argent, le chef des armoiries d'azur et une couronne d'or chargée de douze pierres précieuses, de pourpre, de gueule, de sinople et d'azur, trois de chaque couleur entremêlées par art (1).

 

On nous expliquera ce blason symbolique. Mais tel quel, il nous suffit. L'éblouissement de ces couleurs donnerait au plus lâche du courage et de la joie. N'oubliez pas que le démon grimpe déjà sur le rempart. L'âme le voit bien, mais pendant qu'il fait rage en pure perte, elle se délecte à contempler ses propres armes et sa bannière. Peut-elle

craindre qu'il la séduise? Non, la grâce est là, et notre nature qui esta de haïr ce qui est laid et mauvais comme, au contraire, d'aimer ce qui est beau et bon ». Que si le démon « fait plus grande violence »,

 

la raison dira, parlant en son silence à la volonté : ... Donneras-tu ton amour à celui qui est extrêmement laid et méchant, coquin et pauvre en tout, sinon en ruses, iniquités et

 

(1) L’Adieu de l’âme..., pp. 209-211. Un autre tableau féodal avait précédé celui-ci. On y voyait « la sensualité... qui toujours épie de la basse guérite » par le moyeu des sens, « la raison qui en est la haute tour », etc., p. 2o5.

 

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supplices... Le serviras-tu à tels gages? Abandonneras-tu la souveraine beauté... qui, de rien, a fait ce beau monde pour toi, gravant l'image de sa sainte divinité en toi, afin de te faire capable d'un plus beau monde (1).

 

D'émerveillement en émerveillement, de fête en fête, de victoire en victoire, Pâmé arrive enfin au dernier combat, facile, joyeux comme tous les autres. Mais ici, devant la mort, Richeome parait encore plus humain, s'il est possible. Certains passages de son noble poème : L’Adieu de l’âme dévote laissant le corps, égalent presque l'Oeuvre fameuse de Newman, ce Dream of Gerontius qui fut la dernière lecture de Gordon mourant. L'heure a passé des jeux enfantins et des prouesses de plume. Il n'y a plus là que gravité, sérénité et tendresse. Le « cher compagnon » de l'âme essaie d'abord de la retenir.

 

Le Corps.        Hélas ! qui te contraint te départir de moi?

L’Ame.            De Dieu, juste et puissant, l'irrévocable loi.

Le Corps.        Cette loi nous a-t-elle unis pour nous dissoudre ?

L’Ame.            Elle veut que tout corps mortel devienne poudre.

Le Corps.        Dieu me forma pour t'être un logis éternel.

L’Ame.            Ce dessein fut rompu par Adam criminel...

Le Corps.        Et qui me recevra, délaissé de toi, Dame ?

L’Ame.            La mère des mortels en dépôt sous la lame.

Le Corps.        Que ferai-je reclus en tel hébergement?

L’Ame.            Sans douleur, dormiras jusques au Jugement.

 

Pour le consoler, elle lai promet une résurrection, certaine, prochaine. « Le terme n'est pas loin » où sa « dissoute nature », « ralliée » par Dieu, il deviendra

 

Impassible, subtil, léger, resplendissant,

Comme le ciel, l'esprit, l'éclair, l'astre luisant.

 

Bientôt, doucement, il cesse de se plaindre, il accepte, il bénit l'épreuve suprême.

 

Le Corps.        Adieu donc, jusqu'alors, puisqu'il est nécessaire,

L’Ame.            Adieu, chère partie, adieu, mon aîné frère.

 

(1) L’Adieu de l’âme..., pp. 207, 208.

 

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Le Corps.        Adieu, ma douce vie, adieu mes vrais amours..

Va, prends possession de ce noble héritage.

Désormais dedans moi tu languis, ta langueur

Me dérobe les sens et flétrit ma vigueur.

Mon oreille, mon oeil manquent à leur office ;

De mes membres aucun ne te prête service;

La glace entre en mes os, pour la mort y loger,

Chez moi tu ne peux pas longuement héberger.

Adieu, ma vie, adieu, je consens, prends la voie

Selon ton grand désir, de l'immortelle joie.

L’Ame.            Adieu, ne sois marri si, première, je vais,

Te laissant ici-bas, voir le grand Roi des rois.

Ton jour viendra un jour, sans longuement attendre.

Que, dévalant des cieux, viendrai pour te reprendre.

Jusques à ce jour-là, toi, sépulcre marbré,

Garde fidèlement ce mien gage sacré.

Garde-le jusqu'alors que la claire trompette

Du monde et des mondains sonnera la retraite,

Proclamant les Etats des âmes et des corps...

 

 

Ici, l'âme qui se voit déjà elle-même a d'un trait plus pénétrant », a une seconde d'angoisse, mais la confiance revient aussitôt. Vois, dit-elle à Dieu,

 

Vois mes iniquités rayées par ta grâce,

Vois le sang de ton fils qui tous péchés efface...

 

enfin c'est le grand adieu.

 

Adieu, ma chair, je sors, sans plus te donner peine,

Portée par le vol de ta dernière haleine,

Et vole à toi, mon Dieu, suprême charité.

Niche-moi dans le sein de ta félicité (1)

 

(1) L’Adieu de l’âme, pp. 2-6. Ce poème que Richeome avait sans doute déjà dans ses papiers est devenu le prélude et la matière de tout l'ouvrage qui est censé le commenter. Dans les derniers chapitres, l'auteur a placé un autre poème parallèle : Le débat angoissant de l'âme désespérée sortant du corps, pp. 182-585. Ce n'est ni très bon ni tout à fait mauvais. Ces deux poèmes, avec la tragédie mentionnée plus haut, les vers du Catéchisme royal et quelques cantiques, insérés dans le Pèlerin de Lorette, forment, je crois, tout le bagage poétique de Richeome. Encore ne suis-je pas sûr que les cantiques lui appartiennent. En tout cas, ils ne méritent pas d'être cités.

 

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VIII. Notre but principal étant ici d'analyser la pensée, l'imagination et la sensibilité religieuse du XVII° siècle commençant, nous n'avons pas à' nous étendre sur le mérite littéraire ou sur les défauts de Richeome. Très lu, très admiré de ses contemporains, son influence, qui fut grande, paraît d'autant plus significative qu'elle représente plus exactement une des maîtresses forces du catholicisme français à cette; époque, la Compagnie de Jésus. Comme écrivain, il n'était, me semble-t-il, ni des plus grands, ni des ,moindres ; ni Rabelais, ni Amyot — ces incomparables

ni même Henri Estienne, mais au moins l'égal de Pasquier, ce dernier plus savant, certes, que Richeome et peut-être plus intelligent, mais aussi moins artiste, moins alerte et moins divers. Je crois en effet que le jésuite vaut surtout par la richesse et la variété de ses dons. Il n'est le premier en rien, mais le troisième ou le quatrième en tout. Il devise, il décrit, il raisonne, il raconte en homme qui fait de sa plume tout ce qu'il veut. Copieux et truculent à l'insigne manière du XVI° siècle, il annonce aussi déjà la discrétion, la retenue qui vont bientôt triompher et sur tant d6 ruines ! Moins parfait, mais combien plus français que Bouhours ! On trouve chez lui tour à tour la fraîcheur, le tumulte de la jeunesse et la sagesse malicieuse d'un vieillard indulgent. Du reste il avait eu de bons maîtres; s'il avait peu lu, semble-t-il, ses contemporains de langue française — il ne les cite presque jamais, lui très exact à donner ses sources — il avait appris à écrire dans le commerce de Cicéron. Il mettait Homère et Platon au-dessus de tout, Homère que les jésuites prochains sacrifieront souvent à Virgile. Avec cela, une foule de pressentiments, de curiosités modernes, ou même modernistes. Ses rythmes sont beaux, expressifs, souples et sonores. Il y aurait même un certain profit à les étudier en détail. Qui ne goûterait, par exemple, l'orchestration verbale de cette brève anecdote :

 

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(Saint Macaire), une fois, emmy le désert, surpris du tard, prit son logis dedans un sépulcre où il soupa a souhait de la méditation de la mort; et qui fut plus, le diable, toute la nuit bruyant et faisant craquer d'une effroyable façon les os des corps, ne le sut jamais faire déloger, et demeura, ce bon champion, maître du logis, en dépit de trois hôtes épouvantables, du diable, de la mort et de la nuit (1).

 

Il se fait ou se laisse lire. Don royal qui prime tous les autres, il n'est jamais ennuyeux. J'ignore s'il raturait beaucoup ses brouillons et je lui prêterais plutôt un grain de paresse. Mais écrire lui est un plaisir. Comme François de Sales, il adorait le métier et comme lui, il en savait les mille secrets. Primesaut, joie, science, en faut-il davantage ? Ayant longuement réfléchi sur l'art d'écrire, et à sa façon menue, infinitésimale, il avait ou croyait avoir découvert la pierre philosophale, « l'artifice pour acquérir une belle, une riche et une copieuse élocution ». Nous savons ce détail alléchant par la lettre d'un jeune jésuite qui supplie Richeome de lui passer la clef d'or. Richeome fit la sourde oreille et brûla, sans doute, son ars dicendi. Un scrupule candide et touchant lui défendait de livrer au public un secret si beau mais si dangereux. Il craignait « que quelque tète plus ingénieuse que vertueuse » n'en « mésusât» « pour battre l'innocence » (2). C'est grand dommage. Du moins ai-je découvert une de ses recettes littéraires, égarée, avec d'autres perles, dans l'Académie d’honneur. Elle se résume ainsi: Aimez les mots, tous les mots de votre langue, et non seulement les abstraits, chargés d'orgueil et vides de moelle, mais les concrets, les mots de l'atelier, de la rue, des champs. Pour les mots des prédicateurs et des philosophes — deux ou trois cents, et encore ! — vous les avez au bout de la plume. Sortez de cette prison et de ce désert. Gagnez le pays où l'on parle dru,

 

(1) L’Adieu de l’âme, p. 65.

(2) Cf. Bertrand, op. cit., pp. 301, 302.

 

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où naissent et pullulent les beaux proverbes. Mettez-vous à l'école des humbles, de tous les humbles, bêtes et gens.

 

La soumission à recevoir instruction des bêtes comme des gens simples et de petite condition, avec le fruit d'humilité, porte encore louange de prudence et de sagesse (1),

 

et de style. Prenez-moi, écrit-il encore, le plus parfait orateur,

 

combien de mots et façons de parler ignore-t-il en sa propre langue ? Combien trouvera-t-on de gens simples qui lui enseigneront ce qu'il ne sait en son langage maternel? Qu'il parle à un laboureur, à un vigneron, à un marinier, à un veneur; qu'il entre dans la boutique d'un orfèvre, d'un peintre, d'un serrurier, d'un cordonnier et d'autres artisans d'une bonne ville ; qu'il nomme, s'il peut, leurs outils, leurs actions et ouvrages et leurs parties, et s'il se trouve muet en mille et mille rencontres, n'apprendra-t-il pas, s'il sait apprendre, qu'il est ignorant d'autant de langages et mots en sa patrie et en sa terre?... Et s'il use de ces mots... sans savoir leur signification, et emphase, ne se rendra-t-il pas ridicule à autant de gens qui oyront son ignorance éloquente et son éloquence ignorante?... Et laissant les mots propres des arts et sciences, combien y en a-t-il en la nature des créatures, au ciel et en la terre, qu'on ne saurait nommer ! Combien d'os et de pièces au seul corps humain, ains en la moindre bestiole, dont les noms sont inconnus, aussi bien que l'essence, aux plus éloquents ! Pourquoi donc trancheras-tu du Mercure... et lèveras la tête ramée des corps de ta vanité, te voyant admiré par une populace ignorante, encore que tu sentes ta conscience endurer la disette d'une infinité de mots? (2)

 

Est-ce Rabelais qui parle de la sorte, ou Théophile Gautier ? Richeome aurait voulu tout connaître et pouvoir tout dire. Son vocabulaire me parait beaucoup plus riche que celui de François de Sales lequel l'est encore beau-

coup plus que celui de Fénelon ou de Racine. Ainsi notre

 

(1) L'Académie d’honneur, p. 394.

(2) Ib., 101-103.

 

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langue ira-t-elle s'appauvrissant. Sa ruine, nous assure-t-on, a fait sa gloire. Qui le nie? La gaillarde fille est devenue reine. Vaugelas, Bouhours ont surveillé sa toilette, Voltaire et Rivarol, corrigé ses discours du trône. Belle toujours, mais d'une autre beauté. Dieu fasse qu'elle n'ait pas payé trop cher le sceptre du monde que doit lui décerner un jour l'Académie de Berlin !

De tous les secrets du métier, il en est un qui manque à Richeome et le principal. Il compose fort bien une page, il ne sait pas faire un livre (1). Il cause, il cause. Moins spirituel, moins sérieux et moins touchant, il bavarderait. Comme un enfant, il est tout entier dans la minute présente. Tableaux, contes, malices, jamais il ne résiste aux mille tentations du chemin. Veut-il prouver que tout le monde craint la mort, et que cette « crainte naturelle nous est donnée pour sauvegarde de la vie », il songe soudain à « divers exemples de l'industrie des bêtes pour détraper leur vie de danger ». Tout un chapitre là-dessus. Mais ayant ouvert la porte de l'Arche de Noé, il ne peut plus la fermer. Encore un chapitre : « deux exemples sur le même propos, d'un lion tué par une jument, et d'un homme échappé du danger d'une ourse ». Cette dernière aventure remplit quatre pages et d'un mouvement superbe (2). Ainsi toujours et ce défaut n'est que l'indice d'une faiblesse plus fâcheuse. Richeome a l'esprit myope, comme les yeux. Aucune ampleur, aucune envergure. Nous avons dégagé de son Oeuvre une sorte de philosophie, simple, noble et bienfaisante. Elle y est, je crois, elle traduit exactement sa propre vie intérieure. Mais ces vues d'ensemble qui ne sont même pas des principes, il en est

 

(1) Le seul de ses livres qui soit vraiment composé est l'Académie d’honneur, mais ici Richeome tombe dans un autre excès. Ce livre est divisé comme un sermon, et il a plus de six cents pages, un sermon unique, à la Bourdaloue et d'une symétrie désespérante. La formation littéraire que Richeome avait reçue était, semble-t-il, exclusivement oratoire mais, très libre et plein de verve, il s'abandonne, le plus souvent.. à son naturel.

(2) L’Adieu de l’âme, pp. 23, 28.

 

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pénétré, il les respire, si j'ose dire, plutôt qu'il ne les conçoit. La vie, chez lui, bien qu'assez intense, n'est pas encore devenue doctrine. François de Sales, tout au contraire. Lui aussi, il a commencé par vivre son livre avant de l'écrire, mais lorsqu'il met la main à la plume, il sait nettement ce qu'il veut faire et l'esprit qu'il veut répandre. Comme Richeome, comme tout écrivain digne de ce nom, il aime, il caresse le détail, mais il ne perd jamais de vue la fin qu'il s'est proposée. Non pas que l'Introduction soit un aussi rare chef-d’oeuvre d'ordonnance que le Traité de l'amour de Dieu. L'auteur était jeune, il n'avait pas eu le temps de mieux construire son livre et le sujet souffrait un cadre moins rigoureux. L'oeuvre est une, pourtant et son caprice même cache une direction très consciente, très décidée. Richeome a ébauché, sans le savoir, quatre ou cinq introductions à la vie dévote. Lorsque parut la véritable Introduction, l'unique, il ne s'est pas dit : voilà donc le livre que je portais en moi, que j'aurais dû faire, que je n'ai pas fait. Dans ce beau portrait de lui-même, dans cette expression achevée et définitive de son propre génie, sans doute, il ne s'est pas reconnu (1).

 

(1) Pierre de Deimier, dans son Académie de l'art poétique (1610) place Richeome parmi les maîtres de ce temps-là. « L'on voit qu'aujourd'hui, écrit-il, les plus célèbres écrivains pour la prose ont un style clair, doux et majestatif et du tout vide de figures étranges... on peut connaître clairement que M. le cardinal du Perron, les R. P. Richeome, Coton et Coëffeteau. M. le Président du Vair, le marquis d'Urfé et M. Renouard ont leurs oeuvres toutes remplies de cette parfaite façon d'écrire. » Cité par M. G. Replier, Le roman sentimental avant l'Astrée, p. 339. Voici maintenant de quelle façon Richeome sera jugé par ses propres frères en l'an de grâce 1655. « Il mérita d'être appelé de son temps le Cicéron français, mais les beaux esprits trouvent déjà fade et insipide cette éloquence qui est, à leur sens, remplie d'expressions vieillies et surchargée de métaphores. » Abram, H. de l'Université de Pont-à-Mousson, dans les mélanges Carayon, t. XXII, p. 137. — D'après Alegambe, cité par Abram (ib., p. 138) Richeome aurait écrit 4 volumes de confessions. Qui retrouvera ce trésor ?

 
 
 
 
 
 

CHAPITRE III FRANÇOIS DE SALES

 

I. Les rides de Philothée. — Sa gloire est d'avoir vieilli, de paraître vieille. — Hardiesse, nouveauté, importance de l'Introduction à la vie dévote. — François de Sales, la Renaissance et l'humanisme dévot.

 

II. François de Sales humaniste. — Son humanité. — Simplicité et com. plexité. — Cordialité et faiblesse. — La sensibilité pieuse. — Contemplation des mystères. — Deux processions. — Indépendance de coeur. — Le dédoublement. — Activité et souplesse d'assimilation.

 

III. Les scrupules de sa jeunesse. — Le premier séjour à Paris. — Le gouverneur. — La grande tentation. — La Vierge Noire de Saint-Etienne-du-Grès. — Complications théologiques de la crise. — Conséquences de la victoire. — Adieux au thomisme.

 

IV. Padoue, Annecy, le Chablais. — Mission diplomatique à Paris en 16oa. — Son importance dans le développement du saint. — Il prend le ton. — Retour aux classiques. — La cité des saints. — François de Sales et les mystiques parisiens. — Effacement et observation. — L'épanouissement final et les premières lettres de direction.

 

V. L'esprit de François de Sales. — Exigences de sa direction. — Mort de l'amour-propre. — « Le plus mortifiant de tous les saints ». — Si la douceur de son esprit est purement de surface ? — Suavité envers le prochain, envers Dieu, envers soi-même. — Guerre à toutes les formes de l'inquiétude. — Les diversions. — L'esprit de joie.

 

VI. Théologie et philosophie. — La pensée salésienne et ses caractères. — Fondement dogmatique et expérimental de son optimisme. — « L'inclination naturelle à aimer Dieu par-dessus tout ». — L'aube de l'amour divin chez un infidèle. — Talisman contre l'obsession pessimiste ; la distinction entre les deux parties de lame. — François de Sales et les moralistes du grand siècle. — La liberté des âmes. — Unité et solidité du système salésien. — François de Sales et la civilisation catholique.

 

I. Philothée qui n'a jamais dédaigné de plaire et qui plaît encore sous ses cheveux blancs, n'aime pas les compliments ridicules. Qui lui dirait qu'elle a tout à fait gardé l'éclat de sa fraîcheur première l'amuserait fort. Elle ne veut pas de ce mensonge qui d'ailleurs lui enlèverait sa

 

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meilleure gloire. Elle a des rides, beaucoup de rides : si vieille aujourd'hui qu'on ne peut guère imaginer qu'elle ait jamais été jeune et que plusieurs l'aient jadis, du haut de la chaire, traitée d'effrontée. Sagesse, prudence, gravité sereine, elle a toutes les vertus de son âge, elle en a aussi les demi-défauts. Elle dit les plus belles choses du monde, mais que tous nous savons déjà, et qui sont devenues banales depuis trois siècles qu'elle les répète. Et puis, n'était la distinction exquise, un peu surannée, de ses manières et de son langage, comment la distinguerions-nous de ses filles innombrables, dressées par elle à sa ressemblance, pénétrées de ses idées? Non, elle ne peut plus être pour nous ce qu'elle fut pour nos pères, qui l'accueillirent, les uns avec transports, les autres avec une cruelle défiance. Quand elle fit ses premiers pas dans le monde, quelques-uns la trouvèrent d'un modernisme inquiétant, la plupart la saluèrent comme une libératrice, messagère de ferveur et de paix. Aux âmes droites et bonnes, il semblait que cette fille du ciel ouvrait des terres nouvelles. Le cloître l'acclamait aussi chaudement que le monde, ou, pour mieux dire, grâce à elle, le monde et le cloître semblaient ne plus faire qu'un. Avons-nous changé tout cela? Non, et tout au contraire. Le message de Philothée a été si bien entendu, il a été repris par tant d'autres voix, qu'il a perdu pour nous les vives grâces de l'imprévu, des révélations éblouissantes. Il n'a plus que la tranquille et sûre clarté des vérités éternelles. Aussi avons-nous quelque peine à nous expliquer le prodigieux succès des premières éditions de la Philothée; aussi pensera-t-on peut-être que j'exagère en affirmant que la publication de ce livre est une date mémorable dans Phistoire de la pensée et de la vie chrétienne. Charme du style, finesse et profondeur des analyses morales, aucun lettré n'est insensible aux mérites secondaires de François de Sales ; on voit moins unanimement l'originalité foncière qui fait de son livre une oeuvre unique et d'une importance

 

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capitale. L'auteur de l'Introduction à la vie dévote a eu le sort de tant d'autres fameux pionniers. Le raccourci qu'il a tracé d'une main hardie et conquérante est devenu la route commune où sauf quelques attardés, revêches ou timides, la foule se presse aujourd'hui. Il est vrai que la route porte le nom de Francois de Sales ; mais, si nous n'y prenions garde, cette attribution reconnaissante nous surprendrait. Il nous semble que, depuis toujours, tout le monde a passé par là.

On le pense bien, l'originalité de François de Sales ne consiste pas à proposer une doctrine précisément nouvelle. Le plus savant de ses admirateurs, Dom Mackey s'égare sans doute ou parle improprement quand il assure que « l'enseignement moral de l'Eglise a été considérablement augmenté par saint François de Sales (1) ». Qu'on nous cite ces apports prétendus, nous montrerons aisément que l'auteur de l'Introduction, même lorsqu'il paraît tout nouveau, ne dit rien qu'il n'ait appris des autres —il le reconnaît expressément — ou que d'autres n'aient dit avant lui. Sa nouveauté n'est pas là, mais dans le choix très particulier qu'il a voulu faire parmi les enseignements de ses devanciers; mais dans les principes qui ont dirigé, soutenu, animé sa diligente synthèse ; mais dans l'accent très personnel de son oeuvre. Jean-Pierre Camus l'avait bleu compris, lui qui s'est proposé de décrire l'esprit du bienheureux François de Sales, l'esprit, et non les théories, les systèmes, comme il aurait fait pour saint Augustin ou saint Thomas. Quant à cet esprit lui-même, il n'est pas non plus tout à fait nouveau. Et comment le serait-il, puisqu'il ne saurait être qu'une des formes de l'esprit chrétien? Nous venons de l'entendre bégayer sur les lèvres du vieux Richeome. Le grand mérite de

 

(1) Oeuvres de saint. François de Sales, III, p. XXXI. On verra que si je critique librement Dom Mackey, j'ai pour lui une très grande admiration. Rappelons qu'il n'était pas français. Beaucoup de ses impropriétés , de langage viennent de là. Mais enfin, pour ma part, je lui suis plus redevable qu'à n'importe quel autre commentateur de François de Sales.

 

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François de Sales est de lui avoir donné une voix, limpide, pressante, charmante, de l'avoir imposé au monde par la double autorité de son propre génie et de sa personne.

C'est l'esprit de l'humanisme chrétien, de Sadolet, par exemple, de Reginald Pole, mais appliqué délibérément à la vie pieuse et présenté à toutes les âmes. Nous avons déjà marqué cette progression lorsque nous expliquions le titre et le sujet du présent livre. L'humanisme en soi n'est ni chrétien ni païen : il peut aisément devenir l'un ou l'autre, suivant les dispositions de chaque humaniste. Quant à l'humanisme chrétien, bien qu'il ne repousse aucunement, qu'il implique plutôt, le souci de la vie intérieure et de la perfection personnelle, il fut assez ordinairement plus spéculatif que pratique. Il compte des saints parmi ses adeptes, mais il n'est pas, de lui-même, école de sainteté. Dans tous les cas, il semblait réservé, sinon aux savants proprement dits, du moins à une élite de catholiques bien nés qui avaient du loisir, de la culture et le goût des lettres anciennes. Tel quel, il portait en lui et ne pouvait manquer de développer une philosophie, des vues générales sur Dieu, l'homme et le monde. Philosophie, d'abord assez vague, assez incertaine et qui a dû, par un long travail de précision ou de correction, s'accorder enfin pleinement avec la théologie orthodoxe. C'est ainsi que nous avons vu l'humanisme chrétien, dûment allégé de tout élément suspect, siéger triomphalement parmi les Pères de Trente et marquer, de sa noble empreinte, quelques-unes des décisions les plus remarquables — je voudrais pouvoir dire, sensationnelles, epochmaking, car elles l'étaient en effet — de ce magnifique concile. Philosophie, théologie, savantes disciplines auxquelles la foule n'est pas invitée, mais qui visent néanmoins l'éducation morale et la sanctification de tous. Restait donc, après cette lente évolution qui avait définitivement annexé le meilleur humanisme à la haute pensée chrétienne, restait une suprême expansion qui ferait

 

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pénétrer cette haute pensée chrétienne dans la vie commune des simples fidèles. A ce travail, aussi difficile que le premier, et somme toute, plus important, écrivains et prédicateurs, Richeome, par exemple, se sont consacrés d'assez bonne heure, mais, quoi qu'il en soit de ces tentatives, l'Eglise, au début du XVII° siècle, attendait encore l'homme de génie qui réaliserait parfaitement cette adaptation, cette vulgarisation nécessaire. Francois de Sales a paru, mettant si l'on peut ainsi parler, toute la renaissance chrétienne, à la portée des plus humbles, dans un petit livre de dévotion.

II. Une thèse de doctorat nous l'a prouvé dernièrement et par le menu : François de Sales, élève appliqué des jésuites, est un humaniste tout court, au sens profane du mot, comme on l'était à la fin de la Renaissance (1). Il a fait d'excellentes humanités ; il tient ses classiques au bout de la plume, les poètes latins surtout; il écrit lui-même un joli latin, maniéré, sémillant, précieux, qui l'a conduit insensiblement au français de l'Introduction à la vie dévote, puis à celui du Traité de l'amour de Dieu qui vaut mieux encore. Mais à lui tout seul, et pour nous du moins, cet humanisme-là, indice parfois trompeur d'un humanisme véritable, ne tirerait pas à conséquence. L'homme ici, le directeur, le saint, nous intéresse plus que le styliste et cet homme est en effet un des plus humains qu'on ait jamais vus. A bien prendre cette noble qualité que l'Apôtre n'a pas craint d'appliquer au Christ, tout ce qu'on peut dire de François de Sales se ramène là. « Je suis tant homme que rien plus (2) » disait-il. « Eh quoi! n'avons-nous pas un coeur humain et un naturel sensible (3). » Il ajoute ailleurs avec une précision nouvelle : « Je ne suis point homme extrême et me laisse volontiers emporter

 

(1) A. DELPLANQUE, Saint François de Sales humaniste et écrivain latin, Lille, 1907.

(2) Oeuvres..., XIII, p. 330.

(3) Ib..., XIV, p. 264.

 

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à mitiger (1) ». Ainsi fait, donnez-lui des âmes à conduire et il écrira pour elles l'Introduction. « Palmelio, dira plus tard J.-P. Camus qui, dans son roman de Parthénice, a donné ce nom symbolique à François de Sales, Palmelio nous mène au royaume de Dieu avec une gerbe toute florissante et pleine de doux fruits d'honneur et de suavité (2). »

Nous n'avons de lui que des portraits irritants, Philippe de Champagne étant venu au monde vingt ans trop tard (3). Mais nous savons à n'en pas douter qu'il était beau à voir, d'une beauté fleurie, vermeille, éclatante qui lui causa de nombreux ennuis. « Il a été souvent tenté et rudement par diverses personnes » raconte sainte Chantal (4). Comment le sait-elle? Eh ! c'est lui-même qui le lui a dit. Bonne occasion de rappeler que la délicatesse a des nuances changeantes et que le XVII° siècle n'est pas le XX°; bonne occasion de défendre en passant l'honnête Camus du sot reproche que lui font quelques-uns pour les naïves libertés de ses romans, approuvés du reste par François de Sales. Aussi pur qu'on peut l'être ici-bas, celui-ci ne craignait aucunement de faire à la très pure Jeanne de Chantal des confidences qu'un évêque d'aujourd'hui garderait pour soi. Il écrivait en effet à la sainte au sujet de deux prêtres apostats qu'il venait de convertir :

 

Ce m'a été une grande consolation de les voir revenir entre les bras de l'Eglise... Hélas! ils étaient religieux... La jeunesse, la vaine gloire et la chair les avaient emportés en cet abîme... O Dieu, quelle grâce ai-je reçue d'avoir été tant de temps, et si chétif, parmi les hérétiques, et si souvent invité par les mêmes amorces, sans que jamais mon coeur ait seulement voulu regarder ces infortunés et malheureux objets (5).

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 39.

(2) Parthénice, p. 3;3.

(3) Il n'avait que vingt ans au moment de la mort de François de Sales. fin revanche, il a fait un très beau portrait de Camus (musée de Gand).

(4) Oeuvres de sainte Jeanne de Chantal, II, 349.

(5) Oeuvres..., XIV, pp. 37, 38.

 

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Une autre fois il écrit encore :

 

Mais moi, attaqué par tant de moyens, en un âge frêle et fluet, pour me rendre à l'hérésie... et que jamais je ne lui ai pas seulement voulu regarder au visage, sinon pour lui cracher sur le nez (1).

 

Comme on le voit, il flairait, sous de tels pièges, une manoeuvre hérétique. C'est possible, mais à Paris et à Padoue, villes très catholiques, il fut en butte à des obsessions du même genre. Les biographes nous ont laissé là-dessus de trop longs détails que, de son côté, J.-P. Camus, — il les tenait sans doute de François de Sales — a dramatisés dans le roman de Parthénice. Etranges anecdotes qui datent de la fin de son adolescence et qui nous le montrent crédule encore et candide comme un enfant. Plus que les livres, l'expérience l'a rendu prudent.

Montagnard, d'un esprit subtil et que l'observation avait rendu un peu défiant, il n'était pas simple et de beaucoup s'en fallait. Mais de toute la pente de son coeur profond, il tendait à la candeur des enfants. Prudence du serpent, simplicité de la colombe, il avait médité souvent cette consigne dont sa vie de prêtre avait confirmé la sagesse et qui pourtant le gênait.

 

Je ne sais si vous me connaissez bien, écrivait-il à sainte Chantal ; je pense que oui, pour beaucoup de parties de mon coeur. Je ne suis guère prudent et si (pourtant) c'est une vertu que je n'aime pas trop. Ce n'est que par force que je la chéris, parce qu'elle est nécessaire, je dis très nécessaire et sur cela je vais tout à la bonne foi, à l'abri de la Providence de Dieu. Non, de vrai, je ne suis nullement simple, mais j'aime si extrêmement la simplicité que c'est merveille. A la vérité dire, les pauvres petites et blanches colombelles sont bien plus agréables que les serpents, et quand il faut joindre les qualités de l'une à celles de l'autre, pour moi, je ne voudrais nullement donner la simplicité de la colombe au serpent, car le serpent ne laisserait pas d'être serpent, mais je voudrais

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 94.

 

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donner la prudence du serpent à la colombe, car elle ne laisserait pas d'être belle... La fâcheuse duplicité, c'est celle qui a une bonne action doublée d'une intention mauvaise ou vaine (1).

 

Ce texte capital, merveilleux de finesse, nous éclaire toute une famille d'âmes, droites et compliquées tout ensemble, sûres et insaisissables, qui déconcertent les simples. Colombe et serpent. Fénelon était de ces âmes, mais chez lui, c'est le serpent, un bon serpent, qui est devenu colombe, chez François de Sales, c'est la colombe qui, sans plus de joie que d'effort, a pris les qualités du serpent.

« Il écoutait tout le monde paisiblement et si longtemps que chacun voulait; la façon et le parler de ce bienheureux étaient grandement majestueux et sérieux, mais toutefois le plus humble, le plus doux et naïf que l'on ait jamais vu... Il parlait bas, gravement, posément, doucement et sagement.., il ne disait rien de trop, ni de trop peu, ains ce qui était nécessaire... parmi les affaires sérieuses, il jetait des mots de grande affabilité cordiale (2). » Ces lignes de sainte Chantal nous le montrent mieux que n'aurait fait le plus grand peintre. Un trait m'arrête néanmoins, cette majesté sur laquelle la sainte revient à plusieurs reprises. Très certainement, il était comme elle l'a vu, avec un je ne sais quoi pourtant qu'elle a bien vu, mais qu'elle a mieux aimé ne pas dire. Une légende trop répandue fait de lui un violent qui se serait héroïquement ; transformé en un miracle de douceur. Timide et faible plutôt, presque trop bénin. Les quelques peccadilles d'impatience qu'on lui connaît sont d'un homme paisible et lent, irrité soudain pour une minute par qui le presse ou le bouscule. D'instinct, il céderait toujours et s'il lui faut se vaincre, c'est pour se résigner à la raideur, à la

 

(1) Oeuvres..., XIII, pp. 303, 304.

(2) Oeuvres de sainte Chantal, II, pp. 221, 222, 169.

 

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résistance. Ce qu'il veut, certes il le veut bien et d'une volonté de montagnard, mais toute lutte de front le contrarie. Tendance si naturelle chez lui qu'il lui obéit encore, d'une façon toute sainte comme nous verrons bientôt, jusque dans le combat spirituel. « Quand vous rencontrerez des difficultés et contradictions, enseigne-t-il, ne vous essayez pas de les rompre, mais gauchissez dextrement (1). » « Que voulez-vous, répondait-il un jour au P. Binet qui lui reprochait d'accepter trop de sermons, c'est mon humeur qui me porte à cette condescendance; je trouve le mot non si rude au prochain que je n'ai pas le courage de le prononcer lorsque on me demande quelque chose de raisonnable (2). » « Je ne contredis jamais à personne », dit-il encore (3). Autant que faire se peut, cela va de soi.

A l'occasion, il sait parler ferme. « Moi qui ai quelquefois du courage » (4), dit-il. On le voit bien à certaines lettres de lui, calmes toujours, niais de bonne encre. Pour peu néanmoins que son devoir le lui permette, il cède, il cède toujours. Sur une question qui avait à ses yeux beaucoup d'importance, je veux dire sur les règles de la Visitation, si laborieusement rédigées par lui, n'a-t-il pas cédé presque sans combat, aux singulières exigences du cardinal de Marquemont? Humilité ? Je veux bien, mais teintée de quelque faiblesse. Au demeurant, ses familiers savent qu'il n'est pas terrible, qu'ils n'ont pas à se gêner avec lui. Soit à Paris, soit même à Padoue il se laisse traiter par son gouverneur en petit garçon ; évêque, il bat en retraite devant son valet de chambre, le farouche Rolland qu'un des premiers biographes du saint nous montre

 

(1) Oeuvres..., XII, p. 339.

(2) Cité par E. Griselle. Panégyrique de saint François de Sales, p. 11 (cf. Etudes religieuses, mars 1868).

(3) Oeuvres..., XIII, pp. 228, 229.

(4) Ib., XVI, 227.

 

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« tranchant, coupant et ordonnant de tout sans contradiction » (1).

 

Si vous n'avez pas du beau papier pour écrire, mande-t-il à sainte Chantal, envoyez-en prendre vers M. Rolland, mais à votre nom, car, si c'était au mien, il se courroucerait, parce que j'en ai trop dépensé la semaine passée (2).

 

D'autres encore, je le crois, du moins, — et par exemple son frère Jean-François qui devait lui succéder — le harcelaient vivement, critiquant ses actes et ses idées, attribuant sa débonnaireté « à bêtise », c'est lui-même qui l'a dit un jour, excédé (3). Je n'oublie pas qu'il parle souvent des efforts qu'il a dû faire pour devenir pacifique. Mais c'était surtout vis-à-vis de Dieu et de lui-même, non du prochain. Prendre en patience ses propres infirmités, assister sans émoi aux retours offensifs du vieil homme, se résigner aux silences de Dieu, il n'était pas arrivé d'emblée à la paix intérieure. « L'édifice auquel je travaille, disait-il encore en 1609, est de bien établir mon âme dans une constante paix (4). » Quant à la douceur proprement dite, qui sera naturellement doux, s'il ne l'était pas? (5) Cette douceur faite de bienveillance, de compassion, de gentillesse mondaine et de charité chrétienne n'est pas exactement la tendresse que l'on pourrait croire, ou, si l'on aime mieux, cette tendresse est plus spirituelle que profonde. Non pas qu'il manque de sensibilité, mais son coeur est comme un domaine fermé qu'il n'entr'ouvre qu'avec des précautions infinies et où ne pénètrent tout à fait que les

 

(1) Oeuvres..., XVI, p. 141.

(2) Ib., XVI, p. 141.

(3) Ib., VI, p. 411.

(4) Ib., XIV, p. 117.

(5) Un de ses amis lui fait dire : « Quand j'étais jeune garçon je m'adonnais à l'exercice de la douceur... » (cité par E. GRIBELLE, Panégyrique... p. 8.) Il n'y a pas lieu de contester l'authenticité du propos, d'abord parce qu'on n'est jamais trop aimable, ensuite parce que le jeune François de Sales, timide, réservé, un peu fermé, a dû faire effort pour se montrer au dehors affable et cordial.

 

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affections célestes. Ses livres, d'où le miel ruisselle, nous révèlent encore imparfaitement l'étonnante suavité de sa vie intérieure. Pour bien le connaître sous cet aspect, il faut lire les lettres à sainte Chantal où il résume souvent et reprend sa propre prière.

 

Hé ! vrai Jésus ! que cette nuit est douce (Noël), ma très chère fille ! « Les cieux, chante l'Eglise, distillent de toutes parts le miel », et moi je pense que ces divins anges qui résonnent en l'air leur admirable cantique viennent pour recueillir ce miel céleste sur les lys où il se trouve, sur la poitrine de la très douce Vierge et de saint Joseph. J'ai peur, ma chère fille, que ces divins esprits ne se méprennent entre le lait qui sort des mamelles virginales et le miel du ciel qui est abouché sur ces mamelles. Quelle douceur de voir le miel sucer le lait ! (1)

 

L'esprit joue plus qu'on ne voudrait peut-être dans cette prière (2). Il faut bien que toutes les facultés soient de la fête. Mais qui ne voit que le sentiment domine? Aussi quelle différence entre ces contemplations et celles que faisait laborieusement le bon Richeome ! François de Sales ne

songe pas à peindre les plumes des anges. Ce miel et ces lys, il les aspire plus qu'il ne les voit. Elle aussi pourtant, son imagination s'amuse autour du mystère mais avec quelle vivacité, avec quelle grâce !

 

Il n'est pourtant point dit que Notre-Dame et saint Joseph, qui étaient les plus proches de l'enfant, ouyssent la voix des

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 392.

(2) Pour les jeux et raffinements de style, la correspondance nous donne une foule d'exemples que M. Delplanque aurait pu mettre à profit dans sa thèse sur François de Sales humaniste, exemples d'autant plus significatifs que le procédé est ici plus spontané, une lettre n'étant pas un sermon. Voici une cueillette rapide. « Ce béni saint a nourri l'amour de notre coeur et le coeur de notre amour » (XV, p. 33); « Prenez du repos et du repas suffisamment » (XV, p. 74) ; « Cet homme angélique ou cet ange humain » (XV, p. Ira) ; « La cloche me presse, je m'en vais au pressoir de l'Eglise, au saint autel » (XIII, p. 145) ; « Le doux Jésus ne naquit-il pas au coeur du froid ? Et pourquoi ne demeurerait-il pas aussi au froid du coeur , (XIII, p. 313) ; « O qu'il nous faut désirer cet amour et... aimer ce désir! » (XIII, p. 355) ; « Que je vous défende ce mot de saint quand vous écrivez de moi.., je suis plus feint que saint » (XIII, p. 36o) ; s La mère de la fleur de Jessé et la fleur des mères e (XV, p. 207).

 

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anges ou vissent les lumières miraculeuses. Au contraire, au lieu d'ouyr les anges chanter, ils oyaient l'enfant pleurer et virent, à quelque lumière empruntée de quelque vile lampe, les yeux de ce divin garçon tout couverts de larmes et transissant sous la rigueur du froid. Or, je vous demande en bonne foi, n'eussiez-vous pas choisi d'être en l'étable ténébreux et plein des cris du petit? (1)

 

On ne trouvera rien de pareil chez Richeome. Les passages pieux ne manquent pas dans son Oeuvre, mais ils ne sont pas les plus saisissants. Il parait ou plus artiste ou plus religieux que suavement dévot. D'où que cela vienne, dès qu'il se met à prier pour de bon, je suis tenté de tourner la page. Il est ému sans doute, mais pas assez pour nous émouvoir. Dans la piété de François de Sales au contraire,le pittoresque même devient tendre. On oublie l'artiste, qui est là pourtant avec ses pinceaux, on ne voit plus que le saint.

 

A la mort de notre doux Jésus, il se fit des ténèbres sur toute la terre. Je pense que Madeleine... était bien mortifiée de ce qu'elle ne pouvait plus voir son cher seigneur à pur et à plein : seulement elle l'entrevoyait là sur la croix, elle se relevait sur ses pieds, fichait ardemment ses yeux sur lui, mais elle n'en voyait qu'une certaine blancheur pâle et confuse ; elle était néanmoins aussi près de lui qu'auparavant (2).

 

Les cérémonies de l'Église le remuaient délicieusement et jusqu'aux larmes. Le voici par exemple, deux années de suite, 1609, 1610, pendant la procession du Saint-Sacrement. Je mets ces textes sur deux colonnes, pour mieux marquer leur parallélisme et pour donner aux jeunes prêtres qui voudront bien me lire une idée des études sans nombre qui restent à faire sur la psychologie des saints.

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 203.

(2) Ib., XIII, p. 81.

 

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            Mon Dieu ! que mon coeur est plein de choses pour vous dire... car c'est aujourd'hui... le jour de la grande fête de l'Église, en laquelle portant le Sauveur à la procession, il m'a, de sa grâce, donné mille douces pensées, emmi lesquelles j'ai eu peine à réprimer les larmes. O Dieu, je mettais en comparaison le grand-prêtre de l'ancienne loi avec moi, et considérais que ce grand-prêtre portait un riche pectoral sur sa poitrine, orné de douze pierres précieuses, et en icelui il voyait les noms des douze tribus... Mais je trouvais mon pectoral bien plus riche, encore qu'il ne fût composé que d'une seule pierre, qui est la perle orientale... Car, voyez-vous, je tenais ce divin Sacrement, bien serré sur ma poitrine et m'était avis que les noms des enfants d'Israël étaient tous marqués en icelui. Oui, et le nom des filles spécialement, et le nom de l'une encore plus... Et me semblait que j'étais chevalier de l'ordre de Dieu.. (1609).

 
 

            Or, il est vrai, chère seul ma fille, j'ai été un peu la de corps (après la procession mais d'esprit et de coeur comme le pourrais-je être après avoir tenu sur ma poitrine et tout joignant mon coeur un si divin épithème comme j'ai fait ce matin tout au long de la procession !... Le passereau troua un repaire et la tourterelle un nid où elle met ses poussins, dit David. Mon Dieu que cela m'a attendri, quand on a chanté ce psaume ! Ça je disais : o chère reine du ciel, est-il possible que vota poussin ait maintenant pou son nid ma poitrine ! Cette parole de l'Épouse m'a bien encore touché : mon bien-aimé est mien... il demeure, entre mes mamelles, car je tenais là... Y a-t-il une douceur comparable? (1610) (1).

 

 

 

Douces pensées qui viennent en foule, symbolisme rares ou ingénus, rappels dos amitiés saintes, retours attentifs vers Dieu, c'est là proprement l'activité dévote, « consolation », comme parlent les mystiques, prise su le vif, avec son rythme abondant et paisible, son miel et,

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 169 ; XIV, pp. 313, 314.

 

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sa poésie. Comment ne sera-t-on pas charmé et gagné lorsqu'un tel homme écrira sur la dévotion ? Et qu'on y prenne garde, cette sensibilité qu'émeuvent les réalités invisibles, reste humaine, toute voisine de la sensibilité commune. Rien là qui nous semble étrange. Nature et grâce, chez lui, se rencontrent, s'adaptent et se compénètrent avec une aisance merveilleuse. On en jugera mieux sur ces autres lignes, si belles :

 

Il y a quatre jours que je reçus à l'Église et en confession un gentilhomme de vingt ans, brave comme le jour (1), vaillant comme l'épée. O sauveur de mon âme, quelle joie de l'ouïr si saintement accuser ses péchés !... Il me mit hors de moi-même; que de baisers de paix que je lui donnai (2) !

 

 

Qui douterait de la tendresse d'un pareil coeur? Je n'en doute pas, mais pour revenir à l'analyse que nous amorcions tout à l'heure, je répète hardiment que ce coeur, non seulement ne s'attache à rien de créé, mais encore se refuse ou se dégage beaucoup plus facilement que d'autres. « Quand il n'avait plus les personnes présentes, écrit sainte Chantal, il n'eût su dire comme leur visage était fait. Je lui ai ouï dire cela. (3) » Ce n'est là qu'un indice, d'ailleurs curieux, des dispositions que je lui prête. Nous avons des preuves plus convaincantes. Il écrivait en effet :

 

Si j'étais aussi vivement et fortement joint à Dieu comme je suis absolument disjoint et aliéné du monde, mon cher Sauveur, que je serais heureux !

 

(1) « Brave » c'est-à-dire « beau ». Plus loin le même mot veut dire « fort » (p. 122) et c'est aussi un de ses vrais sens. Par suite de quel caprice, s brave » signifie-t-il souvent aujourd'hui presque le contraire, lorsqu'il est placé devant le nom ? Fantaisie imposée, je crois, à l'île de France par la langue d'oc. Quand M. Jules Lemaître dit que Bossuet était c un brave homme », il ne veut sûrement pas en faire un héros.

(2) Oeuvres..., XIII, p. 84.

(3) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 148.

(4) Oeuvres..., XIV, p. 178.

 

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Il disait encore et de manière à enlever toute équivoque :

 

J'aime les âmes indépendantes, vigoureuses et qui ne sont point femmelettes.,. car cette si grande tendreté brouille le coeur, l'inquiète et le distrait de l'oraison amoureuse envers Dieu... Je suis le plus affectif du monde et (c'est-à-dire : et pourtant) il m'est avis que je n'aime rien du tout que Dieu et toutes les âmes pour Dieu (1).

 

Très affectueux et cependant très détaché, détaché de tout et même de ce qui lui inspire les sentiments les plus suaves, ces paroles décisives sont plus vraies qu'on ne saurait dire. Pour en égaler la justesse, pour en dépasser l'énergie, il ne faut rien moins que la plume de sainte Chantal.

« Il ne dépendait, a-t-elle écrit magnifiquement, ni de mort ni de vie, ni de parents ni d'amis. Son esprit régentait au-dessus de tout cela. Voilà quelle était la magnanimité de notre bienheureux. (2) »

Ce détachement n'est pas de l'égoïsme, il est même en un sens tout le contraire Si nul être créé n'absorbe François de Sales, son propre néant ne l'absorbe pas davantage. On n'est pas plus loin que lui de l'idolâtrie du moi. Il se dispute, il se refuse lui-même à lui-même, comme il fait aux autres. Il se traite, comme il nous traite, sans rudesse, sans passion, et, si l'on peut dire, avec une même sympathie. C'est là un des traits originaux de sa vie intérieure. Il se regarde faire ou pâtir; il assiste, curieux, amusé, ou résigné, comme d'un balcon, aux mouvements de son être. On le dirait attentif à un orage lointain ou à des enfants qui s'agitent. Il écrit, à propos de je ne sais quel trouble :

 

(1) Texte recueilli par sainte Chantal. Oeuvres de la sainte, II, 494.

(2) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 203.

(3) On peut de ce chef l'opposer à ce que j'ai appelé « l'autocentrisme » de Newman, sorte d'égoïsme religieux et supérieur dont l'étude est un des leitmotiv de mon livre : Newman, essai de biographie psychologique,

 

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Je me moquais en moi-même de ma faiblesse et mon esprit voyait, clair comme le jour que tout cela était une inquiétude de vrai petit enfant (1).

 

et encore, après une tentation d'ailleurs infinitésimale :

 

Je la voyais, ce me semblait, là-bas, bien bas, au fin fond de la partie inférieure de l'âme, qui s'enflait comme un crapaud (2).

 

Il attend cette le tumulte soit fini ou qu'il recommence, blotti; à l’abri du monde, de lui-même et du démon, dans là lus haute partie de son être, celle où se fait la rencontre entre Dieu et lui. La divine paix qu'il met au-dessus de tout n'est pas autre chose que l'oubli de soi en Dieu. Il ne veut, ni pour lui, ni pour les autres, de la moindre e tendreté sur soi-même », retranchant, cela va sans dire, les « tendretés sur nos corps qui sont grandement contraires à la perfection », mais encore et plus impitoyablement « celles que nous avons sur nos esprits » (3). Tout lui paraît sot et funeste dans les empressements où nous porte le vif souci de notre moi, et jusque « dans le désir trop ardent de la répression des défauts ou de l'acquisition des vertus » (4). A quoi bon ces inquiétudes ; elles ne nous font pas avancer d'une ligne, elles nous troublent, elles nous tirent de notre vrai centre. « Qui est bien attentif à plaire amoureusement à l'amant céleste, n'a ni le coeur, ni le loisir de retourner sur soi-même. » (5) Lorsque bientôt nous ferons la synthèse de son optimisme, nous n'oublierons pas ces beaux éléments.

La controverse lamentable entre Fénelon et Bossuet a tellement compliqué les choses les plus simples que plus d'un soupçonnera peut-être une ombre d'apathie ou de quiétisme dans la disposition que je viens de décrire

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 118.

(2) Ib., XIII, p. 368.

(3) Ib., VI, p. 49.

(4) Ib., VI, p. XXXVII. Ces mots sont de Dom Mackey.

(5) Ib., VI, p, 217.

 

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Comme si l'âme de l'âme n'était qu'une puissance endormie et la maîtrise de soi une discipline paralysante ! Si Philothée mène une vie morne et immobile, qu'elle ne se flatte pas de ressembler à son maître. Plus il s'affranchit de toute idolâtrie de lui-même et mieux il cultive son moi. Il ne dort que dans son lit, où, soit dit en passant, il dort à poings fermés, pour se réveiller « le matin, plus gai que jamais » (1). Il va se réalisant, s'enrichissant et se nuançant toujours davantage, paisible mais volontaire, attentif aux inspirations de chaque rencontre, docile à toute leçon, d'où qu'elle lui vienne, prodigieusement curieux des autres et de lui-même, le coeur et l'esprit toujours présents à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il voit. Il n'est pas chez lui jusqu'à l'écrivain qui ne monte et ne se transforme sans cesse. En moins de vingt ans, il a parcouru toute la gamme des styles français qui pouvaient exprimer sa complexe et souple nature. Ce n'est du reste pas ici le lieu de le suivre dans chacune de ses ascensions. Seule, son Oeuvre maîtresse, telle que nous l'avons définie en commençant, doit nous occuper, et, avec elle, l'ensemble assez compliqué déjà, de circonstances, de préparations, d'assimilations et d'adaptations qui ont fait de François de Sales l'homme de cette Oeuvre. Encore ne pourrons-nous qu'effleurer cette si vaste matière. Attachons-nous du moins aux trois moments principaux, critiques de ce développement, je veux dire, à la fameuse tentation de désespoir que François de Sales eut à surmonter pendant ses premières années de Paris ; au voyage de Paris en i6oa ; à la rencontre de sainte Chantal. Ce dernier chapitre n'appartenant pas à l'histoire de l'humanisme dévot, mais à celle de l'invasion mystique que nous raconterons dans le prochain volume, je ne l'indique ici que pour rappeler l'unité et la richesse de cette admirable vie.

III. La jeunesse de François de Sales fut peut-être moins

 

(1) Oeuvres..., XIII, pp 318, 221.

 

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souriante qu'on ne pourrait croire, surtout lorsqu'il eut quitté sa famille pour venir étudier à Paris. Très pieux toujours, très épris de perfection, sa vertu semble avoir été quelque peu craintive et tendue. « Étant jeune écolier, a-t-il raconté, il me prit une ferveur et une envie d'être saint et parfait : je commençai à me mettre en la fantaisie que pour cela il fallait que je repliasse ma tête sur mon épaule en disant mes heures, parce qu'un autre écolier qui était vraiment un saint, le faisait; ce que je fis soigneusement quelque temps durant. (1)» A la veille de son départ pour Paris, effrayé des dangers qui l'attendaient, il aurait, dit-on, supplié son père de ne pas l'envoyer à Navarre, comme on l'avait d'abord décidé, mais chez les jésuites, au collège de Clermont. Externe et prenant pension à quelques pas du collège, il n'était pas du reste livré à lui-même. On lui avait donné pour gouverneur, un prêtre, M. Déage, qui suivait de son côté les cours théologiques de Sorbonne, honnête homme assurément, mais rude, sinon brutal, et qui sentait un peu la marmotte. Quand le jeune homme paraissait plus mélancolique, M. Déage lui proposait des distractions que plus tard l'auteur de l'Introduction ne condamnera point mais qui, pour l'instant, l'ennuyaient ou l'épouvantaient. Beaucoup plus jeune que son âge, il était encore un enfant et le paraissait plus encore parmi les hardiesses du quartier latin. Nature affectueuse et délicate qu'il fallait rendre plus virile, mais que la direction épaisse de M. Déage a souvent meurtrie (2). Déjà porté

 

(1) Oeuvres..., VI, p. 141.

(2) Ce chapitre n'a jamais été étudié d'une façon critique et je ne puis garantir la justesse de mes impressions. Il serait d'ailleurs trop long n'indiquer ici les menus indices qui me guident dans mes conjectures. Pour Déage, la plupart des biographes de François de Sales le canonisent, M. de Baudry entre autres. Rien de ce que nous savons de lui n'autorise cette apothéose. Quelques anecdotes du temps de son préceptorat le montrent grossier. Il gifle son élève, il le mortifie en public. Y eut-il intimité réelle entre les deux, je ne le crois pas. Le saint en fera plus tard son vicaire général. Les convenances ou d'autres raisons le voulaient ainsi peut-être. Mais je ne crois pas me tromper en disant que Déage fut un de ceux qui l'ont le plus gêné dans son entourage. Nous avons quantité de documents. D'où vient que son nom y paraît si rarement ? Où sont les lettres qu'il a reçues du saint — celle du 1er mars 1608 (attribution conjecturale) est un simple billet et sans tendresse. Nulle part, on ne le voit figurer parmi les intimes. Camus affirme qu'au moment de la grande tentation, François de Sales n'a rien voulu dire à son gouverneur. M. Baudry n'en veut rien croire, mais pourquoi Camus aurait-il inventé ce détail ? Il y a d'autres indices convergents, mais, encore une fois, cette menue question n'est pas de notre sujet.

 

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à se défier de ses forces, peu communicatif avec ses camarades parisiens, il se replia davantage sur lui-même, exagérant la gravité de ses fautes innocentes et se désolant de ne pas opposer une résistance plus héroïque aux séductions diverses qui le harcelaient. Il était seul, comme il le sera même plus tard, malgré l'extrême gentillesse qu'il eut toujours et l'affabilité cordiale qui s'épanouira vite chez lui. Je n'ai garde d'oublier les jésuites qu'il avait pour maîtres et pour confesseurs, ou les capucins dont il suivait souvent les offices. Avec tous, je le crois du moins, il fut longtemps assez réservé. Pendant la terrible tentation que nous allons dire, il semble bien ne s'être ouvert à personne de son douloureux secret.

 

Ce bienheureux me racontait une fois — je cite la déposition de sainte Chantal—pour me fortifier en quelque trouble que j'avais, qu'étant écolier à Paris, il tomba dans de grandes tentations et d'extrêmes angoisses d'esprit ; il lui semblait absolument qu'il était réprouvé et qu'il n'y avait point de salut pour lui, ce qui le faisait transir... Nonobstant l'excès de cette souffrance, il eut toujours au fond de son esprit la résolution d'aimer et de servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie, et avec d'autant plus d'affection et de fidélité qu'il lui semblait qu'il n'en aurait pas le pouvoir pour l'éternité. Cette peine lui demeura trois semaines pour le moins ou environ six, avec une telle violence qu'il perdit l'appétit et le sommeil et devint maigre et jaune comme de la cire. Or, le jour qu'il plut à la divine Providence de le délivrer, comme il passait devant une église, il alla se mettre devant un autel de Notre-Dame où il trouva l'oraison memorare collée sur une planche. Il la dit tout du long; ensuite, il se leva et au même instant il se trouva parfaitement et entièrement guéri, et il lui sembla que son mal était tombé comme des écailles de lèpre (1).

 

(1) Cité par l'abbé de Baudry dans sa Dissertation, sur la controverse entre Fénelon et Bossuet (Migne. Oeuvres de saint François de Sales, t. IX, p. 513). L'abbé de Baudry a réuni, à deux reprises, les pièces du dossier de la tentation, une fois dans la dissertation que je viens d'indiquer, une autre fois au t. IV de son véritable esprit de saint François de Sales. Je renverrai toujours à ces deux recueils où il est plus commode de trouver les diverses pièces de ce dossier. Nous ne savons pas la date exacte de la tentation. Le chanoine Gard, dont le témoignage, en toute cette affaire, est très important, dit sans plus : 1586. François de Sales est resté à Paris pour ses études de 1582 à 1588. La tentation ayant eu la couleur théologique que nous allons dire, il faut, semble-t-il, la placer dans les dernières années du séjour à Paris — soit entre 1585 et 1588. — L'église est Saint-Etienne-du-Grès qui se trouvait tout près de l'Hôtel de la Rose blanche où demeurait l'étudiant. Cette église a disparu, mais on a pu suivre les voyages de la Vierge noire de Saint-Etienne. Mise en vente pendant la révolution, Huysmans a prit devant elle dans la chapelle de la rue de Sèvres où les religieuses de Saint-Thomas l'avaient placée. Ces religieuses ayant quitté la rue de Sèvres pendant les travaux du boulevard Raspail, la Vierge noire les a accompagnées à Neuilly-sur-Seine. On trouve dans la réédition de M. Hamon par M. Letourneau une reproduction de cette image (Vie de saint François de Sales, Paris, 1889, I, p. 63).

 

 

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Telle est la version la plus authentique de cette histoire, plus ou moins romancée depuis par les biographes. Ici nous entendons François de Sales lui-même. Jusqu'aux expressions, tout semble de lui. A la vérité, il n'a pas tout dit, réservant plus d'un détail dont la sainte n'avait que faire. Nous allons y revenir. Mais déjà l'on peut saisir l'importance de cette épreuve dans la formation d'un directeur que Dieu préparait à pacifier tant d'âmes. C'est par sa propre expérience, comme le dit J.-P. Camus, qu'il apprit « à compatir aux infirmités des autres ».

 

Dites-moi, je vous supplie, écrira-t-il longtemps après « à un gentilhomme qui était tombé dans une profonde mélancolie », quel sujet avez-vous de nourrir cette triste humeur qui vous est si préjudiciable ? Je me doute que votre esprit est encore embarrassé de quelque crainte de la mort soudaine et des jugements de Dieu. Hélas ! que c'est un étrange tourment !... Mon âme qui l'a enduré six semaines durant, est bien capable de compatir à ceux qui en sont affligés (1).

 

Les émotions les plus vives passent, les principes restent. Ce n'est pas seulement le coeur du saint qui s'est formé dans cette épreuve, c'est encore son esprit, sa

 

(1) Le véritable esprit de saint François de Sales..., par l'abbé de Baudry, Paris, 1846, IV, pp. 181-189.

 

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pensée, sa théologie. La Vierge noire de Saint-Etienne ne lui a pas fait seulement entendre une réponse de paix, elle lui a comme imposé une doctrine pacifiante. Nous savons en effet que la détresse qui fut dissipée ce jour-là était pour ainsi parler d'ordre dogmatique : je veux dire qu'un système particulier de théologie ou l'avait directement causée, ou du moins l'avait rendue plus intense. Ce système, François de Sales avant et pendant la tentation le regardait comme infiniment probable : la tentation passée, il se rallie pour toujours à un système contraire. Ce n'est pas là pour nous l'aspect le moins intéressant de cette aventure.

Représentons-nous ce jeune étudiant, pieux, timoré, au moment où lui est proposée pour la première fois la doctrine attribuée au maître des maîtres, à saint Thomas, sur la prédestination. Il apprend ce que peut-être il craignait confusément déjà, il apprend que certaines âmes sont créées à la seule fin de faire éclater infailliblement la justice divine par une éternité de souffrances ; système toujours affolant — je le vois ainsi du moins — mais deux fois plus encore pour cette intelligence d'un tour concret et réaliste, pour cette âme scrupuleuse, tourmentée par les tentations ordinaires à cet âge, et qui n'avait déjà que trop de pente à se ranger elle-même parmi les prédestinés à l'enfer.

Il se vit perdu. Damné, moi damné, par suite de la volonté que saint Thomas prête à Dieu de montrer ainsi sa justice — me damnatum voluntate quam ponit Thomas in Deo ut ostenderet Deus justitiam (1) Eh! pourquoi pas lui aussi, comme d'autres, lui si faible, si languissant? Certitude? non, mais affreuse probabilité, de plus en plus vraisemblable à mesure qu'il la fixe davantage. Je n'ai pas besoin d'insister sur l'horreur de cette agonie.

Ce ne sont pas là des conjectures. Nous avons là-dessus

 

(1) Véritable esprit, IV, pp. 197-198

 

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les propres paroles du saint, une protestation de confiance rédigée, nous ne savons quand, peut-être le soir même de la délivrance, peut-être des années plus tard, mais assurément, et palpablement sous l'impression, toujours présente, de cette crise. Nous ignorons du reste la courbe de ses mouvements pendant ces semaines pathétiques. Le dernier et le meilleur de ses biographes, M. Hamon, semble croire à une atténuation progressive. Il voit la tentation décliner insensiblement et s'évanouir enfin aux pieds de la Vierge de Saint-Etienne. De mon côté, je serais tenté de choisir une description toute contraire, d'appuyer sur la soudaineté merveilleuse du dénouement. La crise n'aurait pas cessé de s'aggraver, elle aurait atteint son paroxysme à la minute précise où elle prit fin. Bref, je ramasserais en un instant rapide comme l'éclair, le changement dont H. Hamon échelonne les phases diverses pendant plusieurs jours (1).

 

(1) Je viens de dire que nous ne savions pas à quelle date fut rédigée la protestation qui éclaire si vivement cette histoire. Ce disant, je me heurte à M. Hamon qui place cette rédaction avant même la fin de la crise. En bonne critique, cette assertion me paraît difficilement soutenable. Qu'on lise le texte (Hamon-Letourneau, 1, pp. 56-57). On ne parlerait pas sous le coup du désespoir avec une telle plénitude de confiance et d'allégresse. Il y a plus et de graves indices tendent à montrer que la pièce a été rédigée longtemps après. Celui qui nous l'a transmise, le chanoine Gard, l'a trouvée dans la bibliothèque du saint, à la fin d'un recueil de notes théologiques où la question de la prédestination est traitée d'une manière approfondie, et par un homme déjà pleinement maître de sa doctrine. Ce ne sont pas là les notes d'un étudiant, même supérieur. J'ajoute que dans ces notes, François de Sales assure que le plus grand nombre des modernes et beaucoup d'anciens sont d'un avis contraire à celui de saint Thomas. S'il avait connu ce « torrent » traditionnel, comme parle Bossuet, la thèse thomiste l'aurait moins troublé. De plus, il cite dans cette note le commentaire de Tolet sur saint Jean. Or le bref de Sixte-Quint qui sert de privilège à ce livre est de novembre 1587. Saint François de Sales a quitté Paris dans le courant de 1588. Il a eu mathématiquement le temps de prendre connaissance du livre, mais cela paraît moins probable. Il y a plus encore. Dans ces notes, le saint invoque le souvenir qu'il a de l'enseignement du P. Carrillo. Memini Alphonsum Carrilium... eamdem sententiam tenuisse. Or nous savons que Carrillo fut professeur au collège de Clermont après Maldonat et qu'il a quitté Paris en 1587. Saint François de Sales a pu et dû le connaître à Paris. S'il écrivait la note en 1585, 1586, 1587 et même en 1588. dirait-il memini? Ce mot semble désigner une époque relativement éloignée de celle où le saint faisait ses études. Enfin M. Hamon n'apporte pas la moindre raison en faveur de sa conjecture.

 

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Il entre donc à Saint-Etienne-du Grès, plus malade que jamais; aussi près que possible de s'abandonner au désespoir — c'est mon hypothèse. Il s'agenouille devant la Vierge noire, il récite la prière qui se trouve là, collée sur une planchette. Alors brusquement, les nuages tombent, l'horizon s'illumine, l'obsession s'apaise. C'est comme une croûte de lèpre qui se détache. Un éclair, avons-nous dit; ou mieux deux éclairs qui se suivent coup sur coup. Eh bien! s'écrie-t-il, non pas encore joyeusement, mais avec une générosité déjà toute calme, eh bien! soit; si je suis prédestiné à glorifier la seule justice de Dieu par ma damnation, j'accepte de plein gré la fin qui m'est assignée dans les décrets éternels.

Au moment même où le jeune homme s'incline ainsi devant les décrets éternels, une soudaine certitude lui dessille les yeux, lui persuadant que ces prétendus décrets ne sont qu'une pauvre invention humaine, et que personne n'est ainsi prédestiné à glorifier la seule justice divine. Une voix céleste le relève, lui promet le ciel. « Puisque tu as bien voulu servir à faire éclater mes perfections ente sacrifiant toi-même s'il le fallait, quoiqu'il n'y eût en cela qu'une médiocre gloire pour moi, qui n'aspire pas à perdre, mais à sauver les hommes, je te constituerai dans un éternel bonheur, pour que tu chantes mes louanges, seule gloire qui m'est chère. » Ces dernières lignes sont textuellement traduites de la protestation latine que nous avons dite et qu'on peut sûrement regarder comme une transposition dans l'ordre dogmatique de la scène de la délivrance. Précieuse relique, moins haletante, moins passionnante que l'amulette de Pascal, mais d'une richesse doctrinale bien supérieure. Il faut la lire dans son latin, ces deux mots surtout que je ne puis rendre : je ne m'appelle pas celui qui damne, mon nom est Jésus : glorificatio nominis mei qui non est damnator, sed Jesus.

Qui brise avec le thomisme— bien entendu sur le point précis qui nous intéresse — est obligé de passer dans

 

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l'autre camp. Orienté vers la doctrine des jésuites par la réponse de la Vierge noire, François de Sales s’y est converti pour de bon. Longtemps après, il écrira à un de leurs docteurs les plus en vue, au P. Lessius, une lettre d'adhésion cordiale, restée fameuse dans l'histoire de cette dispute éternelle.

 

Dans la bibliothèque des jésuites de Lyon, lui dit-il, j'ai vu votre Traité de la Prédestination et quoique je n'aie eu le temps que de le parcourir à la hâte, j'ai remarqué que vous y embrassez et soutenez l'opinion de la prédestination à la gloire après la prévision des mérites, cette opinion si noble à tant de titres, puisqu'elle est si ancienne, si consolante... Cela m'a été une grande joie ; car j'ai toujours (1) regardé cette doctrine comme la plus vraie, la plus aimable et la plus conforme à la miséricorde de Dieu et à sa grâce, ainsi que je l'ai un peu indiqué dans mon Traité de l'amour de Dieu (2).

 

 

Veriorem ac amabiliorem, l'intime liaison de ces deux épithètes est chère à l'humanisme dévot. Quant à cette doctrine, plus vraie et plus aimable, elle anime, non pas seulement le Traité de l'amour de Dieu comme le saint vient de le dire, mais encore tous ses autres écrits. En

faut-il davantage pour justifier la curiosité intense et minutieuse que nous avons apportée au récit de la tentation (3) ?

 

(1) Il veut dire depuis très longtemps.

(2) Véritable esprit..., IV, p. 126. On trouve aussi dans le livre de M. de Baudry un fac-similé de l'autographe. C'est qu'en effet l'authenticité de la lettre a été niée par de bons esprits. Piquante anecdote qui montre deux fois à quel point l'esprit de parti émousse le sens critique. Si la lettre n'était pas un faux, disait eu effet le thomiste Serry, on la trouverait dans le recueil des lettres spirituelles du saint ; elle ne s'y trouve pas ; donc. — Est-il possible de mieux se berner soi-même ! Des centaines de lettres du saint ne se trouvent pas dans ce premier recueil. Le plus amusant est que la lettre, lorsqu'elle fut publiée par les jésuites, suait le faux, si l'on peut ainsi parler. On l'avait en effet datée de 1613. Si le P. Serry avait mis ses lunettes, il aurait vu que le saint ne pouvait pas parler en 1613 du Traité sur l’amour de Dieu qui est de 1616. Le saint avait écrit 1618, mais son 8 ressemble beaucoup à un 3.

(3) Reste un problème très alléchant mais insoluble. Comment expliquer que le saint ait ainsi attendu la réponse de la Vierge noire pour rompre avec le thomisme, lui qui était élève des jésuites ? Mais l'était-il, et à quel point, c'est ce qu'on ne peut dire. On ne l'avait pas envoyé à Paris pour qu'il y fit ses études théologiques et c'est comme en cachette, dit-on, qu'il les a faites. Il semblerait donc qu'au lieu de suivre, au grand jour, les classes du P. Carrillo s. j., il prenait pour texte les cahiers de Sorbonne que lui passait son gouverneur, Deage, élevé lui-même en Sorbonne. Cahiers thomistes sans doute : on sait d'ailleurs que François de Sales avait la plus grande vénération pour Saint Thomas. La Protestation elle-même le montre : il lui en a coûté beaucoup de se séparer de lui et d'Augustin, même sur un point. Quoi qu'il en soit, pour le troubler ainsi, il faut que le système thomiste lui ait paru plus probable que l'autre. Quand il a fait sa prière devant la Vierge noire, il était fermement thomiste : quand il s'est relevé, il ne l'était plus. Je ne crois pas d'ailleurs, qu'on puisse affirmer sans plus une relation certaine entre le thomisme et la tentation de désespoir que nous venons d'étudier. Moliniste ou thomiste, tout le monde est susceptible d'une pareille tentation. Aucun système ne résout en effet la difficulté dernière ; mais celui des jésuites offre l'immense avantage de changer la perspective, de tourner notre attention sur nous-même et l'usage que nous sentons que nous pouvons faire de notre libre arbitre, au lieu de nous hypnotiser sur le mystère des décrets divins. Je dis ceci par un scrupule critique, ne me reconnaissant pas le droit d'affirmer que l'adhésion du jeune étudiant au thomisme ait déchaîné la tentative de désespoir. Mais enfin la construction que je viens d'essayer, me parait de beaucoup la plus vraisemblable. Il est en effet presque impossible de ne pas reconnaître dans la Protestation, un clair et vibrant souvenir de la crise.

 

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IV. Quinze ans après, nous retrouvons François de Sales à Paris. Il y est venu pour une mission diplomatique dont nous n'avons pas à parler; il y passe environ sept mois, du 20 janvier au 20 septembre (?) 1602 (1). Qu'avait-il appris et désappris entre ces deux séjours dans notre capitale, étudiant en droit à Padoue (2), chanoine et prévôt

 

(1) Il quitte la Savoie le 3 janvier 16os ; Mâcon, Dijon ; le 20 à Paris. Du ace février au 7 avril, il prêche le carême ; le 14 avril (Quasimodo) il prêche devant le Roi; le 17 avril, il prononce à Notre-Dame l'oraison funèbre du duc de Mercoeur; autres sermons en divers lieux; juillet, août; affaire des Carmélites. Cf. Griselle. Panégyrique de saint François de Sales (documents, pp. 37-38) et le tome VII des Oeuvres du saint.

 

(2) Le séjour à Padoue, mal étudié jusqu'ici, paraît bien curieux. C'est là qu'il a rédigé le règlement de vie qui est un document psychologique de première importance, surtout en ce qui concerne les relations avec le prochain (Cf. Hamon, I, 73-80). Je crois qu'on a exagéré la fréquence et l'intimité des rapports de l’étudiant avec l'illustre Possevin. Ce qui nous reste de leurs lettres le montre. Les débuts à Annecy sont mal connus. Les biographes laissent peut-être un peu trop dans l'ombre la très intéressante figure de Mgr de Gravier. (Cf. La vie du révérendissime évêque Claude de Granier, prédécesseur de François de Sales par le P. Boniface Constantin, Lyon, 1640.) On n'a pas tout dit sur la part du saint dans la réforme de divers monastères. Il reste enfin bien des points obscurs sur la mission du Chablais. (Cf. André Peraté. La mission de François de Sales dans le Chablais. Mélanges de l'école française de Rome, t. VI.) Comme on l'a fait pour le coadjuteur, on a une tendance à isoler le jeune missionnaire de ses nombreux et très actifs collaborateurs, capucins, jésuites, attitude d'autant plus fâcheuse que voulant exalter le saint, en ne nous montrant que lui, en réalité on nous le cache. Je n'écris ceci que très hésitant, mais je me demande si François de Sales missionnaire ne reste pas, plus qu'il ne voudrait, sous l'influence de ses collaborateurs, dont quelques-uns paraissent plus ardents que lui. Bref, on ne saurait trop répéter que l'histoire critique de François de Sales n'est pas encore faite.

 

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d'Annecy, bras droit de l'évêque, chef de la mission aux protestants du Chablais, nous laisserons tous ces longs chapitres, d'ailleurs encore mal connus et qui nous touchent de moins près. On a l'impression qu'il se cherche, qu'il ne s'est pas encore trouvé. Paris va le révéler lui-même à lui-même (1).

En 1602, Paris était déjà Paris, c'est-à-dire, avec Rome, le plus beau théâtre du monde. Le jeune coadjuteur de Genève avait alors trente-cinq ans. Il arrivait de sa province lointaine qui n'était même pas française. Sa mission allait le mettre en contact avec les grands de la terre, prélats, courtisans, le roi lui-même. Lorsque, plus tard, sa mère, Mme de Boisy, rencontrera la baronne de Chantal, elle se fera toute petite devant la riche et brillante bourguignonne. Personne, chez nous, semble-t-il, ne trouva que François de Sales sentait l'étranger. On le caressa, on lui fit fête, on l'applaudit, on dit gentiment à ses compatriotes qu'il éclipsait tous nos autres prédicateurs (2). Nul doute néanmoins qu'à sa défiance et de lui-même et d'autrui, ne se soit alors ajoutée une timidité nouvelle. Après tout, qu'a-t-il dans son humble bagage qui puisse lui donner beaucoup d'assurance? Un livre de controverse, tes trophées d'une mission aux protestants, une éloquence qui a ravi la Savoie. Orateurs, convertisseurs, controversistes ne manquaient pas dans l'entourage du roi de

 

(1) Je ne parlerai pas davantage des relations entre Henri IV et Francois de Sales, n'étant pas arrivé à me faire une opinion sur ce point. J'ai l'impression que tout ce chapitre a été fortement romancé et, dans tous les cas, j'ai beaucoup de peine à croire que le roi ait été pour si peu que ce soit, l'inspirateur de l'Introduction. Il est certain que les deux hommes étaient faits pour se comprendre, certain que l'esprit de François de gales s'accordait parfaitement avec la politique pacificatrice de Henri IV.

(2) Cf. Hamon-Letourneau, I, p. 408.

 

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France. Très modeste d'ailleurs, il se juge peu de chose. Qu'il parle de Duperron, de Bérulle, de Richelieu qu'il rencontrera plus tard, ou d'autres illustres, lui aussi il se fait petit devant eux. On peut soupçonner une pointe d'emphase italienne dans les compliments qu'il prodigue volontiers, mais, très sincèrement, il se voit chétif. « Je ne saurais répondre, écrit-il de Paris à un gentilhomme, le 15 juin 1602, à la courtoisie dont la lettre que M. votre fils m'a donnée de votre part est remplie, car je n'ai pas assez de bonnes et belles réparties. (1)» S'il ne les a pas encore, elles lui viendront, et vite, car il est à bonne école et bon élève. A Paris plus qu'ailleurs, et à cette date plus que jamais, il se tait, il observe, il admire, il critique, il se surveille, il s'applique, il prend le ton. Des constatations ingénieuses et mathématiques, faites récemment, confirment l'impression que je veux rendre : « C'est à partir de 1602 seulement, écrit M. Delpianque, que l'on commence à rencontrer souvent dans ses sermons des histoires ou des souvenirs de Pline », de Pline qui va bientôt collaborer, si activement, à la Philothée. « Cette année 1602... fut pour quelque chose dans cette habitude d'emprunter aux littératures anciennes des arguments ou de simples ornements qu'il portera désormais dans ses discours et dans ses ouvrages. Il semble en tout cas, que s'étant trouvé alors pour la première fois en contact avec un auditoire particulièrement épris de la littérature ancienne, il se soit un peu assujetti à la mode et qu'il ait dès lors pris un goût nouveau et contracté une habitude nouvelle (1). »

Cette attitude d'adaptation, et même de concession, était tout à fait dans sa manière. Que l'on étudie de ce

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 116-117.

(2) Saint François de Sales humaniste et écrivain latin, p. 141. M. Delplanque a pris la peine de compter les citations classiques faites par saint François de Sales dans ses premiers sermons, du début de sa prédication à la fin de 1602. Il y en a 32. De ce nombre, une dizaine seulement appartiennent aux sermons qui précèdent le voyage de Paris. Minuties, mais révélatrices.

 

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point de vue l'oraison funèbre qu'il a donné à Notre-Dame. pièce d'autant plus intéressante qu'elle s'élève moins au-dessus du médiocre.

Il se travaille à écrire dans le goût du jour, il a fréquenté les orateurs de la capitale, il les imite, se faisant parisien comme eux, plus qu'il n'aurait dû, plus qu'il ne l'aurait voulu peut-être. Dix ans après, il le reconnaît et bat sa coulpe. Au sujet d'un carême qu'il devait et qu'il n'a pas pu donner, « je me promettais, écrit-il en 1612, de prêcher un peu plus mûrement, solidement, et pour le dire tout en un mot... un peu plus apostoliquement que je ne faisais il y a dix ans (1) ». Quoi qu'il en soit, son zèle d'humaniste prit alors un nouvel élan. Il se remit aux classiques : il étudia de plus près les mystères de notre langue qui l'intéressèrent toujours depuis ; application deux fois significative, si l'on songe que pendant cette même période, il faisait d'autres expériences et prenait d'autres leçons.

Il avait déjà vu des chrétiens pieux et fervents, mais rien encore qui ressemblât, même de loin, au prodigieux spectacle que Paris lui réservait. Des saints, de véritables saints, et en grand nombre, et partout. Cette Babylone qui jadis l'effrayait si fort, quand il suppliait son père de ne pas l'envoyer au collège de Navarre ; ce foyer de plaisir, de tapages, de guerres civiles était la cité des saints. Autre surprise, aussi douce pour son coeur affectueux et humble, cette foule céleste, à voir l'empressement qu'elle mettait à l'accueillir, à lui ouvrir ses rangs, à lui dire ses secrets, on aurait cru qu'elle le connaissait depuis longtemps, qu'elle l'attendait. Ce fut une des grandes joies, une des plus vives lumières de toute sa vie. Il y avait là des docteurs de Sorbonne, Asseline, Gallemant, Duval; un futur chancelier, Marillac ; des religieux, le chartreux Beaucousin et tant d'autres; des femmes et de jeunes

 

(1) Oeuvres..., IV, p. 22.

 

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filles du monde, des princesses, des servantes; une nouvelle Thérèse, Madame Acarie. Nous reviendrons à tous ces personnages, dans notre prochain volume, quand nous aurons à faire le tableau du Paris mystique au commencement du XVII° siècle. Pour l'instant, le seul François de Sales nous occupe ; il s'agit de montrer que ce long séjour à Paris achève de l'épanouir et de le mûrir, transforme ce controversiste de la veille en un directeur incomparable, lui met à la main la plume qui écrira après-demain l'Introduction à la vie dévote.

Qu'on l'ait accueilli avec joie et confiance, cela n'est pas douteux, mais il ne faut pas intervertir les rôles, faire du nouveau venu, l'arbitre principal de cette académie de sainteté où il vient prendre ses grades, le soleil de ce petit monde qui ne l'avait pas attendu pour fleurir et porter ses fruits. Il a reçu plus qu'il n'a donné.

Nul ne dépassera bientôt, n'égalera même son influence sanctifiante. Maintenant, c'est lui qui se forme, Attendons M. de Genève, laissons grandir le jeune coadjuteur. Il n'était pas seulement très humble, très conscient de ses limites, il était aussi d'une rare délicatesse. Doué d'une grâce naturelle, né pour commander aux âmes dévotes par son onction séduisante, il aurait pu dès lors s'imposer, jouer au maître. Mine Acarie qui l'avait deviné, essaie de lui faire brûler les étapes. Elle lui pose de ces questions qui amènent des demandes plus intimes, elle se montre prête aux confidences. Il feint de ne pas entendre, sauf à regretter plus tard d'avoir ainsi perdu l'occasion d'approfondir cette âme sublime. Il la traite avec la réserve qui convient à un confesseur de passage. Visiblement, il ne veut pas s'engager. Le plus ignorant des prêtres peut recevoir la confession d'une extatique. Pour le reste, elle a Bérulle et d'autres. Il n'empiétera pas sur le terrain de ces personnages. Il s'efface devant eux et il a raison de le faire ; si tous agissaient ainsi, il s'élèverait

 

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moins d'orages chez les mystiques et chez les dévots.

Il ne parait pas moins discret avec Marie de Beauvillier, avec Asseline, avec Bérulle, enfin avec tous. Dans le parloir des couvents, où l'on discute de la réforme, dans le salon de Mme Acarie, où les futures carmélites s'initient à la sainteté, François de Sales est à l'école. Il s'instruit, il s'édifie, observant par le menu les progrès de la vie dévote dans ces âmes qui ne sont pas toutes pour le cloître. Sa position lui permet d'approcher également les directeurs et les dirigés. Il prend son temps, comme il fait toujours; il écoute plus qu'il ne parle, et s'il parle, il dit oui plus souvent que non. Timidité, gentillesse, modestie, mais aussi précaution, lente prudence. Tout cela est encore trop nouveau pour lui. Il suspend ses jugements, il contrôle ses impressions, il multiplie ses expériences. Ne craignez pas qu'il se laisse éblouir par qui que ce soit, qu'il s'assimile rien de contraire à la mission qui se dessine devant ses yeux, comme devant être la sienne propre, mais sur les mille complexités de laquelle il hésite encore. Il se définit au contact des autres, ne retenant que ce qui lui plaît. Il les juge tous avec autant de pénétration que de bienveillance. Il dira plus tard que Bérulle lui «revient» tout à fait, qu'il voudrait être Bérulle. Entendez qu'il veut être saint autant que lui, mais pas exactement comme lui. Car il connaît le fort et le faible de chacun. Du faible, il ne dit rien présentement. Dans dix ou quinze ans, si l'occasion favorable se présente, il dira presque tout ce qu'il pense. Le docteur Asseline, une des lumières du groupe Acarie, a l'esprit trop scolastique, formaliste, tranchant, et curieux d'inutilités. Admirable néanmoins et saint à canoniser. Demain il entrera chez les feuillants où il continuera du reste à philosopher et à publier ses cours. François de Sales a fait le tour d'Asseline. Sur place, il ne lui a pas marchandé ces compliments qu'un docteur aime toujours. Longtemps après, d'un petit mot, très enveloppé, très

 

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doux, il lui marquera ses péchés mignons : soyez donc moins intellectualiste — il parlait mieux que cela — et plus affectif (1). Précieuse leçon qu'il a digérée lui-même avant de la faire aux autres. C'est à Paris, en effet, c'est à force de fréquenter les docteurs de Sorbonne, qu'il a mieux réalisé le néant, le danger des querelles vaines ou irritantes. Et par leurs qualités et par leurs défauts, ses maîtres l'ont formé deux fois.

Aussi le voyons-nous s'affirmer — enfin ou déjà —tout à fait maître de ses idées, de son esprit, de sa méthode, dès le lendemain de son départ de Paris. Phénomène curieux, qu'on prendrait pour une construction arbitraire, mais qui n'en est pas moins indiscutable. A peine a-t-il quitté Paris, il se met, pour la première fois, à écrire de vraies lettres de direction, lettres tellement parfaites que si nous n'avions pas leurs dates, nous les croirions contemporaines de l'Introduction. Soudaine, complète et définitive réalisation de lui-même, après une préparation aussi longue (2). Dom Mackey l'a fort bien remarqué. « Les premières lettres de direction, écrit-il,... ont un mérite qui leur est propre, celui d'offrir le premier épanouissement des idées de saint François de Sales sur la piété. Philothée, les Entretiens, le Traité de l'Amour de Dieu ne feront qu'ex-poser, il est vrai avec plus de plénitude et une ordonnance plus rigoureuse, les mêmes pensées. Mais ici nous avons le jet initial dans toute sa naïveté et sa fraîcheur. (3) » Cela est si vrai que dès le mois de novembre 1602, envoyant à des religieuses parisiennes une sorte d'exhortation collective, il parle en propres termes de « sa » méthode qu'il oppose à celle des autres et qu'il décrit avec une extrême netteté.

 

(1) Cf. l'admirable lettre à Asseline (Dom Eustache de Saint-Paul) sur le projet d'une somme de théologie. Oeuvres..., XV, pp. I16-120.

(2) On peut observer un développement analogue chez un compatriote de François de Sales, chez Joseph de Maistre : même lente préparation : même éclosion soudaine.

(3) Oeuvres..., XII, p. 11.

 

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Je me doute encore, dit-il, qu'il y ait un autre empêchement à votre réformation : c'est qu'à l'aventure, ceux qui vous l'ont proposée ont manié la plaie un peu âprement. Je loue leur méthode, bien que ce ne soit pas la mienne, surtout à l'endroit des esprits nobles et bien nourris comme sont les vôtres. Je crois qu'il est mieux de leur montrer simplement le mal et leur mettre le fer en main afin qu’ils fassent eux-mêmes l'incision (1).

 

Aucune âpreté; compter pleinement sur la noblesse e la générosité de l'âme dévote, dès ses premiers mots, il est optimiste. Ne l'oublions pas.

La seconde, ou plutôt la première de ces lettres de direction (16 janvier 1603), puisque enfin celle que je viens de rappeler est un sermon plus qu'une lettre, doit nous arrêter davantage. Elle est adressée à une religieuse parisienne.

 

J'aime votre esprit fermement parce que je pense que Dieu le veut, et tendrement parce que je le vois encore faible et jeune.

 

Il a déjà conscience et de son rôle, infiniment délicat, et de la manière qu'il entend suivre en le remplissant. Il écrit à une femme. Raison qui le fait hésiter deux fois avant de se mettre à l'Oeuvre. Je jurerais qu'il a rédigé un brouillon et que celui-ci était couvert de ratures. Ce a j'aime », si décidé, coupe court aux scrupules qu'il aurait lui-même ou qui pourraient venir à sa dirigée, La confiance ne se donne qu'à l'amour ; le bien ne se fait que par l'amour. Quant aux inquiétudes qui viendraient gêner cette confiance et paralyser le bien, il les balaie en trois mots: « Votre esprit », « fermement », « Dieu le veut ». Après quoi le « tendrement » parait plus que simple. Et puis ne revenons pas sur ces préambules. « Cela soit dit une fois pour toutes. »

 

(1) Oeuvres..., XII, p. 148.

 

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Il connaît mal cette femme (1). La lettre qu'il a reçue d'elle n'est pas limpide, pas intelligente, peut-être pas tout à fait franche.

 

Vous me demandez si vous pouvez recevoir et prendre des sentiments, que sans eux votre esprit languit et néanmoins vous ne pouvez les recevoir qu'avec soupçon, et vous semble que vous les devez rejeter.

 

De quels sentiments parle-t-elle ? Sans doute des suavités pieuses qu'elle désire et qui l'inquiètent lorsqu'elles lui viennent. Elle n'aura pas compris quelque discours sur le dépouillement absolu. Une autre fois, qu'elle particularise, qu'elle donne « un exemple ». On s'entendra mieux. Mais encore, quelle mouche la pique ?

 

J'ai... un scrupule en ce que vous me dites que ces sentiments sont de la créature. Mais je pense que vous avez voulu dire qu'ils viennent à vous par la créature et néanmoins de Dieu... Mais quand ils seraient de la créature, encore ne seraient-ils pas à rejeter, puisqu'ils conduisent à Dieu ou du moins qu'on les y conduit.

 

Comme il souffle sur les fantômes, comme il la met à l'aise et l'affranchit ! Ne reconnaît-on pas là une de ses pensées maîtresses ! Il en est dès lors tellement sûr, tellement pénétré qu'il la propose à une cervelle qu'il devine petite ou très embrouillée. Autre doctrine salésienne, ou plutôt nouvel aspect d'une seule et même doctrine. Pourquoi tant raffiner, s'éplucher, se tourmenter, tant chercher à savoir ce que l'on est et ce que l'on vaut?

 

Il me semble que je vous vois empressée avec grande inquiétude à la quête de la perfection... Dieu « n'est ni au vent fort, ni en l'agitation, ni en ces feux, mais, en cette douce et tranquille portée d'un vent presque imperceptible ». Laissez-vous gouverner à Dieu, ne pensez pas tant à vous-même...

 

(1) Sa pénétration est lente. Il hésite, il tâtonne longtemps autour d'une Sme. Qu'il a mis de temps avant de bien connaître sainte Chantal !

 

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Vous savez que Dieu veut en général qu'on le serve, en l'aimant sur tout... ; en particulier, il veut que vous gardiez une règle ; cela suffit, il le faut faire à la bonne foi, sans finesse et subtilité, le tout à la façon de ce monde où la perfection ne réside pas, à l'humaine et selon le temps...(1).

 

Eh ! quoi, ces idées qui semblent si simples, lui étaient-elles donc nouvelles? A-t-il donc fallu qu'il vint à Paris pour lés! apprendre. Non, certes. C'est bien vers cette conception de la vie spirituelle qu'il tendait constamment depuis sa prime jeunesse. Nous ne parlons pas d'une génération spontanée, d'une conversion, mais d'un épanouissement. Les vues, les réflexions, les impressions que son intelligence patiente amassait chaque jour, autant de semences que Paris a fait lever. Plein de pressentiments, d'aspirations plus ou moins confuses, mais orientées vers une seule fin, François de Sales, à l'âge ou l'homme arrive à se définir, s'est trouvé soudain transporté au plus touffu, au plus intime des deux mondes pour lesquels il était fait, le monde des saints et celui des directeurs. Paris lui a montré, comme dans un vaste raccourci, la vérité, la richesse, la complexité, les difficultés, le plein sens de la vie dévote. Il a regardé vivre des âmes véritablement saintes, mais encore trop inquiètes et trop empressées; il a vu d'excellents directeurs, et se mettant en leur place, les jugeant sur les résultats bons ou mauvais qu'ils obtenaient, il a fixé son propre programme de sainteté et de direction.

Encore une de ses premières lettres et nous l'aurons tout entier. Pour celle-ci, nous le savons, il n'a pas écrit moins de deux brouillons. C'est qu'il s'adresse à Marie de Beauvillier, à l'abbesse des abbesses, et pour lui proposer certaines remarques passablement délicates. Afin qu'on saisisse mieux l'importance particulière et le piquant de ce message entre les lignes duquel il faut lire, rappelons;

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 163-170.

 

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que Marie de Beauvillier exerçait alors dans Paris et par toute la France un prestige extraordinaire. Nous l'étudierons à loisir plus tard, au chapitre des abbesses mystiques, et peut-être alors essaierons-nous vainement d'égaler notre sympathie à l'admiration que mérite la rare vertu de cette femme. Toute jeune et presque seule, elle avait entrepris et mené à bien la réforme de l'abbaye de Montmartre qu'elle avait trouvée dans un état lamentable. Sur elle devaient bientôt se façonner les autres réformatrices. Grandes dames, religieux, prêtres venaient souvent sur la sainte colline encourager l'abbesse héroïque ou lui demander des conseils. François de Sales y était venu avec ses amis et Marie de Beauvillier l'avait certainement distingué puisque, à peine parti, elle lui envoie une lettre intime. Mais sur place, elle n'avait obtenu de lui que des paroles banales. J'ai déjà dit qu'il s'était fait une consigne d'écouter, d'observer et de se taire. Le parloir de Montmartre avait été un de ses postes d'observation. Nous l'imaginons sans peine, souriant doucement pendant que Marie de Beauvillier raconte les difficultés qu'elle doit vaincre ou développe ses vastes projets. Même attitude pendant que tel ou tel directeur approuve ou stimule l'abbesse. Non, ce n'est pas tout à fait ainsi qu'il dirigerait la jeune femme, un peu impérieuse, raide, inhumaine ; ce n'est pas ainsi qu'il conduirait une réforme. L'abbesse a-t-elle saisi ces critiques silencieuses ? En tout cas, elle demande conseil à François de Sales et celui-ci va lui répondre, non sans avoir pesé tous ses mots. Il avait fait dans le parloir de Montmartre une curieuse découverte. Cette abbesse qui dispose de tout l'état-major spirituel de Paris et que tant de hauts personnages semblent diriger, en vérité ne se dirigerait-elle pas toute seule ?

Surtout, je vous supplie prévalez-vous de l'assistance de quelques personnes spirituelles, desquelles le choix vous sera bien aisé à Paris, la ville étant fort grande.

 

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Naïve malice de ce préambule. Les personnes dont il parle sont déjà dans la place. Marie de Beauvillier ne peut pas l'ignorer.

 

Car je vous dirai, avec la liberté d'esprit que je dois employer partout... votre sexe veut être conduit, et jamais en aucune entreprise, il ne réussit que par la soumission ; non que bien souvent, il n'ait autant de lumière que l'autre, mais parce que Dieu l'a ainsi établi.

 

On voit qu'il ne perdait pas son temps dans le parloir de Montmartre. Qu'a-t-il vu encore ? Que la réforme de l'abbaye est menée trop tambour battant, qu'on la compromet en prétendant l'imposer de vive force et sans distinction à toutes les moniales. Il y en a, parmi celles-ci, qui ont vieilli sous l'ancien régime et dont la mauvaise humeur, en face d'une révolution imprévue, n'est pas sans excuses.

 

Il faut avoir égard aux vieilles ; elles ne peuvent s'accommoder si aisément; elles ne sont pas souples, car les nerfs de leurs esprits, comme ceux de leurs corps, ont déjà fait contraction.

 

Double critique et qui vise les directeurs de l'abbesse autant que l'abbesse elle-même. Comment ne lui a-t-on pas déjà fait ces remarques? Excès de zèle, indiscrétion, âpreté au bien de part et d'autre. On n'a pas réalisé l'attitude intérieure de ces bonnes vieilles; on n'a songé qu'à briser une arrière-garde indolente et rétive. En faisant plus miséricordieusement la part des vieilles, que d'obstacles réformatrice et réformateurs n'auraient-ils pas évités ?

Aussi bien, jeunes ou anciennes, pourquoi ces allures militaires, cette sévérité inflexible, cette ardeur tumultueuse? A prendre ainsi les choses, on s'agite plus qu'on n'agit : on trouble les autres et on se trouble soi-même.

 

Le soin que vous devez apporter à ce saint ouvrage doit être un soin doux, gracieux, compatissant, simple et débonnaire.

 

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Votre âge et, ce me semble, votre propre complexion le requiert ; car la rigueur n'est pas séante aux jeunes. Et, croyez-moi, Madame, le soin le plus parfait c'est celui qui approche du plus près au soin que Dieu a de nous, qui est un soin plein de tranquillité et de quiétude et qui, en sa plus grande activité, n'a pourtant nulle émotion... (1)

 

Je le répète : ce sont là ses toutes premières lettres de direction. Dès ces débuts, il a pris nettement conscience de sa vraie mission auprès des âmes, de sa méthode et de son esprit.

V. Nous avons vu l'esprit de François de Sales naître, en quelque sorte, et rayonner des plus intimes tendances du

saint; puis, nous l'avons vu s'affirmer, mûrir et s'épanouir au cours de deux séries d'expériences mémorables, la grande tentation de 1586, le voyage de Paris en 1602.

Nous devons maintenant l'aborder de haut, essayer de le décrire. On me pardonnera d'être long, si l'on se rappelle que cet esprit salésien est l'expression la plus exacte et la plus parfaite de l'humanisme dévot.

Devrons-nous répéter qu'il n'enseigne, ni ne suggère, ni ne tolère le minimisme moral, la sensiblerie religieuse, la mollesse, rien enfin qui ressemble en quoi que ce soit aux formes même les plus bénignes du relâchement. Laissons le style, souvent plus vigoureux qu'on ne l'imagine, mais quelquefois trop sucré. Telle mission, tel style. François de Sales se propose de pacifier les âmes. Ne lui demandez pas d'écrire à la façon de Pascal qui certes nous ravit davantage mais en vous troublant. Pour la doctrine, elle ne parait accommodante qu'aux profanes et encore aux très étourdis, mais l'élite pieuse qu'elle vise, elle entend bien la mener aussi loin que n'importe quelle autre doctrine spirituelle, sans excepter celle de

Port-Royal. On ne prend pas assez garde que, sous la plume du saint, «dévotion » est synonyme de « perfection »,

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 171-174.

 

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et « perfection », d' « amour pur » au sens crucifiant que les plus hauts mystiques donnent à ce mot. La Philothée de l'Introduction n'en est pas encore à ce dernier terme, elle y viendra si elle se prête à la grâce. Le programme qu'on lui donne est tout solide : le coeur le moins ouvert aux joies sensibles de la prière peut le remplir. Très exigeant envers lui-même, le saint l'était aussi avec les autres, minutieux, entrant dans le détail de tout, comme Fénelon. A sa première rencontre avec la baronne de Chantal, il la trouva trop élégante : « Madame, si ces dentelles n'étaient pas là, laisseriez-vous pas d'être propre ? » a Une fois, raconte la Mère de Chauty, biographe de sainte Chantal, étant à la table de la bienheureuse, il savait qu'elle avait une naturelle aversion à manger des olives, c'est pourquoi il lui en servit avec la signification de sa volonté qu'elle en mangeât, ce qu'elle fit avec une extrême répugnance. Il lui fit de même une autre fois pour des limaces fricassées. (1) »

 

Non, ma chère fille, lui écrit-il à propos d'une dévotion un peu simple qu'il lui avait recommandée, quand je vous destinai le chapelet de saint François, je le fis à raison de la dignité de sa matière ; mais sur-le-champ, il me vint en l'esprit que vous en seriez mortifiée, et sur cela je dis : eh bien ! tant mieux (2).

 

Il va plus avant, craignant toujours qu'un reste de tendresse mondaine gêne les progrès de la jeune veuve qui n'était pas encore au couvent.

 

Coupez, tranchez les amitiés et ne vous amusez pas à les dénouer. Il faut les ciseaux et le couteau. Non, les noeuds sont minces, entrefichés, entortillés... Vos ongles (sont) trop courtes pour passer toutes ces boucles. Ce n'est qu'au couteau tranchant qu'on les coupe. Aussi bien les cordons ne valent rien. Qu'on ne les épargne point (3).

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, I, pp. 72, 73.

(2) Oeuvres..., XIII. p. 340.

(3) Ib., XIV, p. 108.

 

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Religieuse, pour une imperceptible faute qu'elle avait commise, il la tance en public « d'une voix puissante » et la regarde longtemps pleurer sans lui dire un mot. Bagatelle que tout cela, auprès de l'abnégation totale où il voulait enfin l'amener, la dégageant peu à peu de tout et même de ce qu'il pouvait y avoir de trop humain dans la très pure amitié qu'elle avait pour lui. Ce n'est pas ici le lieu de raconter cette histoire frémissante(1). Voici pourtant les mots de la fin.

 

Mon vrai père, écrit sainte Chantal à saint François de Sales qui vient de lui donner le signal du sacrifice suprême, que le rasoir a pénétré avant ! Hélas ! mon unique père, il m'est venu aujourd'hui à la mémoire qu'un jour vous me commandiez de me dépouiller ; je répondis : « Je ne sais plus de quoi », et vous me dites : « Ne vous l'ai-je pas dit, ma fille, que je vous dépouillerais de tout ? » Oh ! Dieu, qu'il est aisé de quitter ce qui est autour de nous ! Mais quitter sa peau, sa chair, ses os et pénétrer dans l'intime de la moelle, qui est, ce me semble, ce que nous avons fait, c'est une chose grande, difficile et impossible, sinon à la grâce de Dieu ;

 

et le saint de répondre:

 

Notre seigneur vous aime, ma mère; il vous veut toute sienne ; n'ayez d'autre bras pour vous porter que le sien... Tenez votre volonté si simplement unie à la sienne que rien ne soit entre deux. Ne pensez plus ni à l'amitié, ni à l'unité que Dieu a faite entre nous, ni à vos enfants, ni à votre coeur, ni à votre âme (2).

 

Trouvera-t-on plus de mollesse dans la lettre suivante (3) où il décide une autre de ses pénitentes à je ne sais quoi de très dur.

 

Mais, ce me dira la prudence humaine, à quoi voulez-vous nous réduire? Quoi, qu'on nous foule aux pieds, qu'on nous torde le nez, qu'on se joue de nous comme d'une marmotte ?... Oui, il est vrai, je veux cela... O, me direz-vous, ma fille, mon

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, III (Lettres), pp, 109-118.

(2) Ib., pp. 115, 118.

 

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père, vous êtes bien sévère tout à coup. Ce n'est pas tout à coup, certes, car, dès que j'eus la grâce de savoir un peu le fruit de la croix, ce sentiment entra dans mon âme, il n'en est jamais sorti (1).

 

Mais pourquoi parler de telle ou telle de ses directions particulières ? Qu'on prenne l'Introduction, qu'on en mesure la vraie portée et l'on avouera que ce petit livre caressant ne s'adresse ni ne convient aux âmes douillettes, mais seulement à qui veut, coûte que coûte, devenir parfait (2).

Mais, sous prétexte que François de Sales, a prêché, autant et mieux que personne, la « parfaite mortification de l'amour-propre », irons-nous méconnaître le caractère distinctif de son ascétisme, dire, par exemple, avec M. Olier que l'auteur de la Philothée a été « le plus mortifiant de tous les saints »? Non, certainement. A vrai dire, il n'y a pas de plus ou de moins en ces matières. Qui ne nous conduit pas à la mortification, à la croix, n'a pas lu l'Évangile, n'est pas chrétien. On comprend du reste, que les interprètes du saint, irrités et inquiétés par certaines explications doucereuses de sa doctrine, jugent parfois nécessaire de rappeler, comme nous venons justement de le faire, que cette doctrine est foncièrement héroïque. Mais qu'ils n'aillent pas tomber dans le paradoxe contraire. « Ne voit-on pas, nous disent-ils par exemple, quelques bonnes âmes glisser sans y prendre garde sur l'austérité foncière de la doctrine et de

 

 

 

(1) Cité par STROWSKI. La pensée chrétienne. Saint François de Sales, Paris, 1908, p. 96.

(2) Dom Mackey fait à ce propos une remarque très intéressante. Rappelant que les fameuses Conférences de Cassien — écrites, comme l'on sait, pour les Pères du désert — sont une des sources principales de l'Introduction, il dit que l'esprit de ce dernier livre « est essentiellement l'esprit monastique ou religieux ». « Deux fois, ajoute-t-il, dans les manuscrits originaux, est émise cette pensée que Philothée devra pratiquer, bien qu'à un degré inférieur, les vertus obligatoires aux personnes consacrées à Dieu. » Oeuvres de saint François de Sales, III, p. XXXVIII-XLI. Dom Mackey est orfèvre, je veux dire, moine, mais il n'écrit pas à la légère et tout ce qu'il écrit mérite attention.

 

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l'esprit de saint François de Sales, et arrêter seulement leur attention sur la douceur et l'aménité de son style, prendre la forme en laissant le fond (1). » Pensée très juste, mais qui paraît fausse parce qu'elle n'a pas su s'exprimer. Quelle idée singulière et choquante ne nous donnerait-on pas en effet d'un homme dont l'aménité serait toute de surface, de protocole ou de style, et dont l'âme profonde aurait pour douteuse parure le contraire de l'aménité? Cette opposition entre fond et forme, si on la réalisait vivement, on verrait aussitôt que soit la vie, soit les ouvrages du saint la repoussent. On s'en rend du reste si bien compte qu'après avoir marqué nettement cette opposition, lorsqu'on veut résumer d'un mot l'originalité de François de Sales, on ne sait plus que s'écrier : « La douceur! toujours la douceur! » Si rien n'est plus banal, rien n'est plus juste. Forme et fond, style, méthode, pensée, esprit, enlevez à ce vague mot de douceur ce qu'il peut éveiller de sensiblerie ou de faiblesse, donnez-lui son plein sens humain et divin — discite a me quia mitis sum — et vous aurez défini l'Introduction à la vie dévote, les lettres spirituelles, les Entretiens, le Traité de l'amour de Dieu. Nous avions déjà le Combat spirituel et tant d'autres livres qui nous rappellent la face austère du

 

(1) Oeuvres de saint François de Sales, XIV, p. XIV. Ces lignes sont du R. P. Navatel qui a pris la place de Dom Mackey à partir du XIII° volume. Il écrit encore dans le même sens : a Bien des observateurs superficiels se sont mépris sur les apparences faciles, sur l'extérieur humain et débonnaire, sur la façade de l'édifice, jusqu'à s'imaginer que saint François de Sales a réellement adouci l'austérité de la vie chrétienne et atténué peut-être les exigences des conseils évangéliques. » XIV, XIV. Parmi ces observateurs superficiels, il nous faut compter sainte Chantal elle-même. La sainte dit en effet qu'il a élevait les âmes à un amour envers Dieu si suave que toutes les difficultés que l'on croit être en la vie dévote s'évanouissent » Oeuvres de sainte Chantal, t. II, p. XLI. Il nous faut aussi compter Dom Mackey écrivant : « Il ne veut pas effaroucher les âmes timides, mais les rendre parfaites sans même qu'elles s'en doutent s, t. III, p. XLI. Il y a là du reste presque autant d'équivoque que de mots. Retenons la dernière. « Adoucir » a deux sens. Il veut dire : rendre douces, aimables, faciles, les vertus les plus rudes ; il veut dire aussi : mitiger, atténuer. Précisément l'originalité de saint François de Sales, du moins d'après sainte Chantal et Dom Mackey et jusqu'au R. P. Navatel, presque tout le monde, est de tout adoucir sans jamais rien atténuer.

 

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devoir chrétien, qu'avions-nous besoin de l'évêque de Genève, si celui-ci n'a pas entrepris de mettre les âmes et le fond des âmes a en posture de suavité (1) ».

Suavité envers le prochain, envers Dieu, envers nous-mêmes.

 

La sainte Eglise n'est point si rigoureuse que l'on pourrait penser; — François de Sales parle ici à des religieuses — si vous avez une soeur malade de la fièvre tierce seulement et qu'un jour de fête son accès la dût prendre pendant la messe, vous pouvez et devez perdre la messe pour demeurer auprès d'elle, bien qu'en la laissant seule, il ne lui en dût point arriver de mal; car, voyez-vous, la charité et la sainte douceur de notre bonne mère l'Eglise sont partout surnageantes (2).

 

On a remarqué les précisions très décidées qui soulignent la condescendance du charitable casuiste. Il ne s'agit pas là d'une crise violente. Le doute, dans ce cas, n'aurait pas été permis. La malade est dans un tel état que, d'une part, en temps ordinaire, on se ferait scrupule

de la laisser seule et que, d'autre part, un jour de dimanche, on hésiterait à u perdre la messe » pour rester auprès d'elle. Qu'on n'hésite pas ! Le second texte est peut-être encore plus beau, et peut-être moins prévu.

 

Etant à Paris, raconte le saint, et prêchant en la chapelle de la reine, du jour du Jugement, — ce n'est pas un sermon de dispute — il se trouva une demoiselle, nommée Mlle de Perdreauville (protestante), qui était venue par curiosité ; elle demeura dans les filets, et, sur ce sermon, prit résolution de s'instruire, et, dans trois semaines après, amena toute sa famille à confesse vers moi, et fus leur parrain à tous en la confirmation. Voyez-vous, ce sermon-là, qui ne fut point contre l'hérésie, respirait néanmoins contre l'hérésie... Depuis, j'ai toujours dit que qui prêche avec amour, prêche assez

 

(1) Oeuvres..., XIV, p. 9. « Tâchez de remettre votre esprit en posture de suavité.

(2) Oeuvres..., VI, p. 309. Les Entretiens que je viens de citer ne nous sont connus que par les notes prises, d'ailleurs admirablement, par les religieuses. Pour le présent texte nous avons deux sténographies d'où il résulte que le saint a parlé presque textuellement comme on le fait parler.

 

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contre les hérétiques, quoiqu'il ne dise un seul mot de dispute contre eux'.

On entend bien qu'il ne condamne pas la controverse ; il dit seulement qu'un prêtre remplit tout son devoir, « prêche assez », quand il se contente de l'apologétique de l'amour.

Regarder le prochain avec tendresse n'est que le plus humble et facile degré de la perfection. Ce prochain, après tout, les vrais dévots le trouvent d'autant plus aimable qu'ils ont plus de peine à se supporter eux-mêmes. Quoi de plus simple que d'ignorer les misères morales d'autrui, ou de les atténuer, ou enfin de laisser à Dieu le soin de les guérir! Et puis, saints ou non, si l'on veut y réfléchir, on verra que c'est notre tune à nous qui nous pèse, cette âme envers laquelle nous nous montrerions plus doux si nous savions nous mettre a en posture

 

(1) Oeuvres..., XIV, pp. 96, 97. Voici encore quelques citations qui feront plaisir à plus d'un. « Je hais par inclination naturelle, par la condition de ma nourriture, par l'appréhension tirée de mes ordinaires considérations, et, comme je pense, par l'inspiration céleste, toutes les contentions et disputes qui se font entre les catholiques, desquelles la fin est inutile et encore plus celles desquelles les effets ne peuvent être que des dissensions et différends, mais surtout en ce temps plein d'esprits disposés aux controverses, aux médisances, aux censures et à la ruine de la charité. » Oeuvres, XV, p. 95. « Il n'y a point de plus mauvaise façon de mal dire que de trop dire. Si on dit moins qu'il ne faut dire, il est aisé d'ajouter ; mais après avoir trop dit, il est malaisé de retrancher... or voici le haut point de la vertu : de corriger l'immodération modérément... les chasseurs poussent partout dans les buissons et reviennent souvent plus gâtés que la bête qu'ils ont cuidé gâter ». Ib., XV, p. 114. En 1619, il écrivait à Germonio au sujet des affaires de France : « Il serait bon (la lettre est traduite de l'italien) de ménager, par l'entremise de prélats dévoués et prudents, l'union et la bonne intelligence entre la Sorbonne et les Pères jésuites... Si, en France, les prélats, la Sorbonne et les religieux étaient bien unis, c'en serait fait de l'hérésie en dix ans. » Ib., XV, pp. 188, 189. — « Je dis qu'il faut user quelquefois de caresses, je le dis tout de bon, et ne ris pas, en certain temps, comme quand une fille est malade ou affligée et un peu mélancolique : car cela leur fait si grand bien. » Ceci est pris des entretiens aux Visitandines, Oeuvres, VI, p. 68. Mais je n'en finirais pas. Voici enfin une réponse de sainte Chantal à la question que lui posait une supérieure. « Quant à ce que vous me demandez si l'on peut mettre supérieure une fille qui n'est pas légitime, notre bienheureux Père lui-même a résolu cette demande, et dit que les enfants ne peuvent être maîtres de leur naissance et ne portent pas l'iniquité de leurs père et mère... Sainte Brigitte était bâtarde d'un esclave. » Oeuvres de sainte Chantal, V, p. 996.

 

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de suavité » vis-à-vis de l'amour divin qui l'a créée, et qui se reflète en elle. Ainsi l'entend François de Sales. Du reste le souci du prochain n'est pas étranger à cette consigne de douceur envers Dieu et envers nous-mêmes.

 

Je ne veux point une dévotion fantasque, brouillonne, mélancolique, fâcheuse, chagrine ; mais une piété douce, suave, agréable, paisible et en un mot, une piété toute franche et qui se fasse aimer de Dieu premièrement et puis des hommes (1).

 

Il ne s'agit pas là d'une simple montre et, si l'on peut dire, de jeter. de la poudre aux yeux de nos proches. Certes, si pesant qu'on trouve le joug, mieux vaut garder la souffrance pour soi, mais mieux vaut encore être joyeux tout de bon. N'oublions pas que François de Sales s'adresse à des âmes intérieures, en route vers la perfection et que le découragement guette à chaque pas. Les profanes soupçonnent peu les détresses de ce petit monde fermé, et tout ce qu'un directeur maladroit ou mal instruit peut faire souffrir à des innocents. Que de frénésies, que de convulsions morales — Dieu sait que je ne parle pas en l'air! — épargnent aux âmes pieuses les directeurs fidèles à l'esprit de la Philothée! Que de fléaux déchaînés ou envenimés par l'esprit contraire, lequel aura toujours ses adeptes et qui en aurait aujourd'hui bien davantage si François de Sales n'était pas venu. Quoi qu'il en soit, les tristesses, les empressements, les inquiétudes, les scrupules que notre pacifique docteur n'a jamais cessé de combattre, n'ont rien de commun avec l'Amari aliquid dont parle Lucrèce. Le désespoir est mauvais pour tous, même pour un pécheur obstiné, mais à celui-ci, François de Sales ne propose pas « une certaine humilité joyeuse qui ait plaisir de voir et connaître notre misère » (2). Il y a misère et misère : l'une qui tend à réveiller les

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 59.

(2) Ib., XIV, p. 7.

 

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consciences endormies, l'autre qui harcèle inutilement les bonnes volontés et les paralyse.

 

Mais, ma fille, je vous en prie que toutes ces méditations-là des quatre fins finissent toutes par l'espérance et non pas par la crainte et l'effroi : car, quand elles finissent par la crainte, elles sont dangereuses, surtout celles de la mort et de l'enfer (1).

 

Nous avons déjà vu avec quelle insistance il supplie ses filles spirituelles de ne pas se tourmenter. Il y revient constamment.

 

La première fois qu'il nous arriva, dit la relation d'une de ses visites à un monastère, il nous entretint environ une heure et demie de la tranquillité d'esprit, avec ressentiment de dévotion ; il nous dit plusieurs fois qu'il ne fallait se mettre en peine de rien, ni perdre la paix du coeur pour chose qui nous pût arriver (2).

 

On contrarie cette paix en s'épluchant à perte de vue. Faisons-nous crédit et à Dieu. Résignons-nous à ne pas savoir qui nous sommes, où nous en sommes. Pas de ces curiosités malsaines, cruelles et d'ailleurs vaines, pas de ces retours indéfinis sur nos actes, nos intentions, et

l'intention même que nous apportons à nous discuter.

 

O ma chère fille, gardez-vous de ces réflexions, car il est impossible que l'esprit de Dieu demeure en un esprit qui veut savoir tout ce qui se passe en lui (3).

 

« Elles veulent trop bien faire, écrit-il au sujet d'un de ses couvents, cela les presse un peu. Hier nous fîmes un entretien où je m'essayai de les mettre un peu au large » (4). Les vertus, il ne faut pas les désirer avec trop d'âpreté. « N'aimez rien trop, je vous supplie, non pas même les vertus que l'on perd quelquefois en les outrepassant » (5).

 

(1) Oeuvres..., XII, p; 333.

(2) Ib., VI, p. 407.

(3) Ib., VI, p. 419.

(4) Ib., VI, p. XIV.

(5) Ib., XIII, p. 53.

 

 

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« C'est cela que je veux, que vous ne vous tourmentiez point, ni par les désirs, ni par autres quelconques » (1), comme serait le déplaisir de vos fautes, « lequel sans doute n'est pas pur », dès « qu'il inquiète » (2). Et prenez y garde, il ne faut pas que cette fuite de tout ce qui trouble devienne à son tour une obsession nouvelle :

 

Voici ce que vous faites : grand cette bagatelle se présente à votre esprit, votre esprit s'en fâche et ne voudrait point voir cela. Il craint que cela ne s'arrête. Cette crainte retire la force de, cotre esprit et laisse ce pauvre esprit tout pâle, triste et tremblant; cette crainte lui déplaît et engendre une autre crainte que cette première crainte et l'effroi qu'elle donne ne toit cause du mal et ainsi vous vous embarrassez. Vous craignez la crainte, puis vous craignez la crainte de la crainte ; vous vous fâchez de la fâcherie et puis vous vous fâchez d'être fâchée de la fâcherie... C'est comme j'en ai vu plusieurs qui s'étant mis en colère, sont après en colère de s'être mis en colère et semble tout cela aux cercles qui se font en l'eau quand on y a jeté une pierre, car il se fait un cercle petit, et celui-là en fait un plus grand et cet autre un autre (3).

 

Sainte-Beuve et M. Strowski trouvent ici qu'il raffine. C'est, peut-être, que ni l'un ni l'autre n'a jamais entendu la confession de Philothée. Ces ondulations et reprises indéfinies d'inquiétude, ces retours sur des retours, c'est la vie même.

 

Le mot que je vous ai dit si souvent qu'il ne faut point trop pointiller en l'exercice des vertus, mais qu'il y faut aller rondement, franchement, naïvement, à la vieille française, avec liberté, à la bonne foi, grosso modo. C'est que je crains l'esprit de contrainte et de mélancolie (4).

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 305.

(2) Ib., XIII, p. 167. Newman dit exactement le contraire, dans un de ses sermons « To be at esse, is to be unsafe », inquiétez-vous de ne pas vous inquiéter.

(3) Ib., XIII, p. 373-375.

(4) Ib., XIII, p. 392. Il écrit souvent « à la grosse mode », ou « à la bonne Marguerite ». Voici encore, du même conseil, une application intéressante. Il s'agit de la contemplation des mystères, selon la méthode ignatienne. « Il ne faut ni s'y amuser, ni la du tout mépriser..., ni trop particulariser, comme serait de penser la couleur des cheveux de Notre-Dame, la forme de son visage..., mais simplement en gros, que vous la voyiez soupirante après son fils... et cela en gros ». Oeuvres, XII, pp. 183-184.

 

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Sous tant d'aspects incessamment renouvelés, c'est bien toujours la même doctrine, moins commune qu'on ne le croirait peut-être chez les spirituels d'avant saint François de Sales. Dom Mackey l'a remarqué avec une élégante subtilité au sujet de la vertu de force. « Cette force, dit-il, notre docteur l'entend à la façon des anciens; c'est principalement une vertu passive qui consiste à s'abstenir et à soutenir. Elle exige dans le grand travail de la réformation de soi-même le calme et la patience, bien plus que l'ardeur provocatrice et la lutte violente. Élève des Pères jésuites, le fondateur de la Visitation connaissait et appréciait. l'habile stratégie de saint Ignace ; toutefois, il ne l'introduit pas dans son Institut. Pour lui, le plus sûr moyen de perfection est d'anéantir l'amour-propre, non pas en lui déclarant une guerre ouverte, mais en méprisant ses attaques; il importe moins de renverser les obstacles que de s'en détourner humblement et simplement; moins de vaincre ses ennemis en bataille rangée que de passer à travers leurs rangs. C'est ce que notre saint appelle répugner à ses répugnances, contredire à ses contradictions, décliner de ses inclinations, se divertir de ses aversions. Dans les troubles intérieurs, il enseigne à « divertir notre esprit de son trouble et de sa peine », à « se resserrer auprès de Notre-Seigneur et lui parler d'autre chose ». Éprouve-t-on un sentiment d'aversion contre le prochain : « l'unique remède à ce mal, comme à toute autre sorte de tentation, c'est une simple diversion, je veux dire, n'y point penser » (1).

 

(1) Oeuvres..., VI, p. XXXI, XXXII. Ce passage capital se trouve dans l'introduction aux Entretiens, une des plus pénétrantes de cette remarquable série. J'aurais voulu que Dom Mackey rattachât cette doctrine morale, à la doctrine psychologique, à la distinction entre les deux parties de l'âme, distinction sur laquelle nous allons bientôt revenir et qui est une des maîtresses pierres de tout le système. La stratégie de saint Ignace que l'auteur oppose à celle du saint se résume en ces deux mots : Agendo contra — doctrine qui admet plus de nuances que Dom Mackey ne semble le supposer.

 

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Réveillez souventes fois en vous l'esprit de joie et de suavité, et croyez fermement que c'est le vrai esprit de dévotion ; et si parois vous vous sentez attaquée du contraire esprit de tristesse et d'amertume, élancez, à vive force, votre coeur en Dieu... Mis, tout soudainement, divertissez-vous à des exercices contraires, comme de vous mettre à quelque conversation sainte, mais de celles qui vous peuvent réjouir. Sortez à vous promener, lisez quelque livre de ceux que vous goûterez le plus, et comme dit le saint apôtre; chantez quelque chanson dévote... Et ceci, vous le devez faire souvent, car, outre que cela récrée, Dieu en est servi (1).

 

Combien d'autres citations me tentent, mais qui n'a maintenant une claire vision de cet esprit? Ajoutons que cet esprit n'exprime pas seulement une nature débonnaire, mais, très ferme et solidement liée, une doctrine de paix.

VI. Malgré son goût très vif pour la spéculation platonicienne, il n'était ni philosophe ni théologien de profession. Mais il avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi sur les dogmes qui, de près ou de loin, touchent à la vie intérieure et par suite à la direction ; sur les possibilités de l'homme déchu; sur la nature et la grâce ; sur nos relations avec Dieu. Il suffit pour s'en convaincre, de lire attentivement les premiers livres du Traité de l'amour de Dieu, charte magnifique de l'humanisme dévot (2) ; — je ne dis rien de la partie mystique du livre qui, pour l'instant, n'est pas de notre sujet. Théologie savante et affective, cela va sans dire, mais encore concrète, réelle, vivante. On n'insistera

 

(1) Oeuvres..., XIII, p. 112.

(2) Il dit expressément dans sa préface : « Les quatre premiers livres. et quelques chapitres des autres pourraient sans doute être omis au gré des âmes qui ne cherchent que la seule pratique de la sainte dilection... (mais) j'ai eu en considération la condition des esprits de ce siècle et je le devais : il importe beaucoup de regarder en quel âge on écrit » Oeuvres, IV, p. 9. Cette préface du Traité de l'amour de Dieu est, à elle seule, un parfait chef-d’oeuvre.

 

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jamais assez sur ce caractère. François de Sales devrait être appelé doctor experimentalis, si ce mot n'était pas si laid. De tout ce que les livres dogmatiques lui ont appris, il a éprouvé la pleine vérité par de longues expériences et sur lui-même et sur les autres. Définitions ou systèmes théologiques, l'adhésion qu'il donne est toujours ce que Newman appelle real assent. Je connais peu de pensées moins nominales, moins abstraites. Il est aussi réel que Newman et plus sainement. Aucune de ses observations, même les plus décevantes, n'ont jamais ébranlé son optimisme. Newman observateur reste hanté par le souci de son âme propre, François de Sales s'oublie lui-même dans la contemplation du divin qu'il sait voir partout. Deux fois solide et persuasif, puisque d'une part il s'appuie sur une connaissance approfondie du dogme chrétien et d'autre part sur l'expérience, il n'a formulé didactiquement sa doctrine que dans un seul de ses livres, mais il s'en inspire toujours. Un théologien, le R. P. Rousselot, nous faisait récemment remarquer une sorte de dualisme doctrinal chez plusieurs docteurs du moyen âge, Hugues de Saint-Victor et saint Bernard, par exemple. « En ce temps où la spéculation est encore toute scolaire, les concepts définis sont facilement en désaccord avec les intuitions profondes. Les effusions pieuses de leurs sermons ou de leurs ouvrages ascétiques, contiennent une philosophie implicite qui ne se trouverait pas d'accord avec la doctrine explicite de leurs ouvrages proprement didactiques (1).» Rien de semblable chez François de Sales, beau génie synthétique et d'une cohérence admirable. Sa pensée est une, toujours la même. Dégagez, formulez la métaphysique latente de la Philothée, des entretiens, des lettres, et vous aurez le Traité de l'amour de Dieu.

Il connaît toutes nos misères. Aucune de nos bassesses ne l'étonne. Bien que personne n'ait été plus compatissant

 

(1) Pour l'histoire du problème de l'amour au moyen âge, par Pierre Rousselot — Munster, 1908, pp. 4,5.

 

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que lui, bien que, moliniste fervent, il nous ait prophétiquement forgé les armes les plus sûres contre le pessimisme janséniste, il n'entretient que peu d'illusions: sur les pauvres êtres que nous sommes. Il croit néanmoins fermement à « la beauté de la nature humaine », à la bonté profonde, et, ici-bas, invincible, de ces chétifs, de ces malheureux, de ces pervers qui, soit avant, soit après la chute originelle, soit au dedans, soit au dehors de l'Église, n'arriveront jamais à étouffer en eux tout à fait l’« inclination naturelle à aimer Dieu sur toutes choses », à se fermer tout à fait aux influences de la grâce.

 

Sitôt que l'homme pense un peu attentivement à la divinité, il sent une certaine douce émotion du coeur qui témoigne que Dieu est Dieu du coeur humain, et jamais notre entendement n'a tant de plaisir qu'en cette pensée de la divinité... ; que si quelque accident épouvante notre coeur, soudain il recourt à la divinité, avouant que quand tout lui est mauvais, elle seule lui est bonne.

Ce plaisir, cette confiance que le coeur humain prend naturellement en Dieu ne peut certes provenir que de la convenance qu'il y a entre cette divine bonté et notre âme : convenance grande, mais secrète ; convenance que chacun connaît et que peu de gens entendent (1)...

 

Observation et raisonnement qui se compénètrent, juxtaposition de l'ordre historique et du dogmatique, c'est le caractère particulier de notre docteur.

 

Or, bien que l'état de notre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la santé et droiture originelle.., et qu'au contraire, nous soyons grandement dépravés par le péché, est-ce toutefois que la sainte inclination d'aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme aussi la lumière naturelle par laquelle nous connaissons que sa souveraine bonté est aimable sur toutes choses ; il n'est pas possible qu'un homme pensant attentivement en Dieu, voire même par le seul discours naturel, ne ressente un certain élan d'amour que la secrète inclination de notre nature suscite au fond du coeur,

 

(1) Oeuvres..., IV, p. 74 (Traité de l'amour de Dieu, I, XV).

 

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par lequel à la première appréhension de ce premier et souverain objet, la volonté est prévenue et se sent excitée à se complaire en icelui.

Entre les perdrix, il arrive souvent que les unes dérobent les oeufs des autres afin de les couver... et voici chose étrange mais néanmoins bien témoignée, car le perdreau qui aura été éclos et nourri sous les ailes d'une perdrix étrangère, au premier réclame qu'il oyt de sa vraie mère... il quitte la perdrix larronnesse, se rend à sa première mère et se met à sa suite, par la correspondance qu'il a avec sa première origine ; correspondance toutefois qui ne paraissait point, ains fut demeurée secrète, cachée et comme dormante au fond de la nature, jusque à la rencontre de son objet... Il en est de même, Théotime, de notre coeur ; car quoi qu'il soit couvé, nourri et élevé parmi les choses corporelles, basses et transitoires, et, par manière de dire, sous les ailes de la nature, néanmoins, au premier regard qu'il jette en Dieu, à la première connaissance qu'il en reçoit, la naturelle et première inclination d'aimer Dieu, qui était comme assoupie et imperceptible, se réveille en un instant, et à l'imprévu paraît, comme une étincelle qui sort d'entre les cendres, laquelle touchant notre volonté, lui donne un élan de l'amour suprême dû au souverain et premier principe de toutes choses (1)...

 

Est-il étonnant qu'après avoir médité de telles pages, un solide théologien, Dom Mackey, aussi peu suspect de fantaisie que de naturalisme, ait observé qu' « une secrète sympathie, une sorte d'affinité rapproche la grande âme de saint François de Sales des patriarches de la philosophie : Aristote, Socrate, Platon, Épictète a le plus homme de bien de toute l'antiquité » (2)? Quant à cette inclination naturelle, elle

ne demeure pas pour néant dans nos coeurs : car, quant à Dieu il s'en sert comme d'une anse pour nous pouvoir plus suavement prendre et retirer à soi, et semble que par cette impression, la divine bonté tienne en quelque façon attachés nos coeurs, comme des petits oiseaux, par un filet par lequel il nous puisse tirer quand il plaît à sa miséricorde d'avoir pitié

 

(1) Oeuvres..., IV, pp. 78.79 (Traité, I, XVI).

(2) Ib., IV, pp. XXXIII-XXXIV.

 

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de nous ; et quant à nous, elle nous est un indice et mémorial de notre premier principe et créateur à l'amour duquel elle nous incite, nous donnant un secret avertissement que nous appartenons à sa divine bonté. Tout de même que les cerfs auxquels les grands princes font quelquefois mettre des colliers avec leurs armoiries, bien que peu après ils les font lâcher... ne laissent pas d'être reconnus par quiconque les rencontre (1)...

 

Sur ce coeur humain qui l'attend, qui le réclame, voici maintenant Dieu qui se penche.

 

Que c'est un plaisir délicieux de voir l'amour céleste, qui est le soleil des vertus, quand, petit à petit, par des progrès qui insensiblement se rendent sensibles, il va déployant sa clarté sur une âme et ne cesse point qu'il l'ait toute couverte de la splendeur de sa présence, lui donnant enfin la parfaite beauté de son jour ! O que cette aube est gaie, belle, aimable et agréable !

 

A voir l'allégresse de ce tableau, qui croirait que François de Sales ne parle encore ici que des infidèles, que « des mouvements d'amour qui précèdent l'acte de la foi requis à notre justification » ? Ce sont là seulement

 

les premiers bourgeons verdoyants que l'âme, échauffée du soleil céleste, comme un arbre mystique, commence à jeter au printemps, qui sont plutôt présage de fruits que fruits (2).

 

Si l'aube est déjà si belle, que sera le jour ! Il sera plus beau que celui du paradis terrestre et d'une « blancheur incomparablement plus excellente que celle de la neige de l'innocence ». C'est le : o felix culpa déjà chanté par Richeome et que répéteront tous nos humanistes. «L'état

de la rédemption vaut cent fois mieux que celui de l'innocence. »

 

Comme l'arc-en-ciel touchant l'épine Aspalatus la rend plus odorante que les lys, aussi la rédemption de Notre-Seigneur.

 

(1) Oeuvres..., IV, p. 84 (Traité, 1. XVIII).

(2) Ib., IV, p. 130 (Traité, II, XIII).

 

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touchant nos misères, elle les rend plus utiles et aimables que n'eût jamais été l'innocence originelle (1).

 

Mais oublions la misère de l'homme, ne songeons qu'aux ascensions de l'amour, ascensions que la grâce rend faciles.

 

Dieu ne nous donne pas seulement une simple suffisance de moyens pour l'aimer, et en l'aimant, nous sauver, mais... une suffisance riche, ample, magnifique et telle qu'elle doit être attendue d'une si grande bonté comme est la sienne (2).

 

Et cet amour, « il ne tient pas à la divine bonté » que nous ne l'ayons « très excellent » (3), Dieu « par un progrès plein de charité ineffable », conduisant l'âme « d'amour en amour, comme de logement en logement, jusqu'à ce qu'il l'ait fait entrer en la terre de promission... la très sainte charité, laquelle... est une amitié et non pas un amour intéressé » (4), mais bien le pur amour des mystiques.

Telles sont les premières assises, dogmatiques, expérimentales de l'optimisme salésien. Mais à ces vérités qui tout ensemble exaltent une âme et la rassérènent, les timorés, les inquiets, les scrupuleux font une objection redoutable. L'accès de ce beau palais leur est défendu. Plus ils font effort pour atteindre cette vision de paix, plus elle s'éloigne. Leur esprit n'est que ténèbres, leur cœur n'est que glace, leur volonté, que faiblesse ; leur désir de perfection n'est qu'une velléité aussitôt contredite par des inclinations toutes contraires et beaucoup plus fortes ; enfin, ils n'arrivent pas à entendre cette voix de Dieu qu'on dit qui les presse. La doctrine, vraie pour tous les autres, ne l'est pas pour eux.

François de Sales oppose un merveilleux talisman à cette détresse qu'il a éprouvée lui-même et dont Philothée lui a fait l'aveu tant de fois. Pascal, au plus vif d'une tentation

 

(1) Oeuvres..., IV, pp. 104, 105 (Traité, II, VI).

(2) Ib., IV, p. 313 (Traité, II, VIII).

(3) Ib., IV, p. 121 (Traité, II, XI).

(4) Ib., IV, p. 163 (Traité, II, XXII).

 

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de ce genre, avait reçu la révélation consolatrice : tu ne me chercherais pas, situ ne m'avais déjà trouvé. Au fond, ces quatre mots disent tout et notre docteur ne nous fera pas d'autre réponse, mais cette même réponse, telle qu'il la fait, n'a plus rien de fulgurant, de quasi miraculeux; elle peut convenir à tout le monde, même à ceux qui n'auront jamais eu l'occasion de s'écrier : Feu... Joie, joie, pleurs de joie ; bref, elle ne tombe pas du ciel; elle se dégage doucement, sûrement, d'un retour plus attentif sur les diverses activités de l'homme. Nous l'avons déjà rappelé, François de Sales distingue deux parties en nous, la supérieure et l'inférieure, entendant par cette dernière, non pas uniquement, comme on pourrait croire, le domaine des sensations et des appétits, mais aussi les régions troubles et moins hautes de nos facultés spirituelles. Armé de cette distinction, un peu subtile peut-être, mais qu'il sait bien le moyen de rendre évidente aux esprits les plus confus, il n'a presque pas de peine à nous établir dans la paix (1). Chez l'âme dévote qu'il étudie, qu'il veut apaiser, les agitations, les oscillations, les plaintes, les révoltes, les pesanteurs, enfin l'inertie ou le vacarme de la partie inférieure n'ont pas d'importance. Rien de tout cela ne compte vraiment. « Vos misères et infirmités ne vous doivent pas étonner : Dieu en a bien vu d'autres. (2) » Ni surprise, ni, à plus forte raison, tristesse. Nous n'y pouvons rien. « Il n'y a que faire. » « D'empêcher que le sentiment de colère ne s'émeuve en nous, et que le sang ne nous monte au visage, jamais cela ne sera. (3) » Ainsi du trouble inévitable que déchaînent les autres passions.

 

(1) La distinction est proposée didactiquement dans les chapitres si et xii du Livre I de l'amour de Dieu. On peut étudier aussi une thèse parallèle, la distinction entre amour-propre et amour de nous même. « Il m'a souvent dit, écrit Camus, que la confusion de ces termes, amour propre et amour de nous-même faisait naître beaucoup de confusion dans les pensées et dans les actions des hommes. » Cf. Baudry. Véritable esprit, I, p. 134.

(2) Oeuvres, XVI, p. 68.

(3) Ib., VI, p. 143.

 

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Inversement, et pour le même motif, les diverses activités ou passions qui rendraient la prière facile et douce, n'ont qu'une valeur très secondaire. Ce n'est pas dans cette zone changeante que se forme la vraie prière. Pas n'est besoin de sentir Dieu ni de sentir nos propres vertus.

 

Vous bandez trop votre esprit au désir de ce souverain goût qu'apporte à l'âme le ressentiment de la fermeté, constance et résolution. Vous avez la fermeté... mais vous n'en avez pas le sentiment.

 

Alors, pourquoi ce « pantèlement de coeur », ce « débattement d'ailes », cette « agitation de volonté », cette « multiplication d'élancements », pour arriver à des émotions qua vous ne pouvez d'ailleurs pas vous donner présentement, et qui n'ajouteraient qu'une douceur fuyante à la solide réalité de votre vertu? « Puisque notre volonté est à Dieu, sans doute nous sommes à lui. Vous avez tout ce qu'il faut ; mais vous n'en avez nul sentiment ; il n'y a pas grande perte en cela (1). »

 

Vous dites bien, en vérité, ma pauvre chère fille Péronne-Marie, ce sont deux hommes ou deux femmes que vous avez en vous. L'une est une certaine Péronne, laquelle, comme fut jadis saint Pierre, son parrain, est un peu tendre, ressentante et dépiterait volontiers avec chagrin quand on la touche ; c'est cette Péronne qui est fille d'Eve et qui, par conséquent, est de mauvaise humeur. L'autre, c'est une certaine Péronne-Marie qui a une très bonne volonté d'être toute à Dieu et tout simplement humble et humblement douce envers tous les prochains... Et ces deux filles se battent... et celle qui ne vaut rien est si mauvaise que quelquefois la bonne a bien à faire à s'en défendre et lors il est avis à cette pauvre bonne qu'elle a été vaincue et que la mauvaise est la plus brave (forte). Mais non certes, ma pauvre chère Péronne-Marie, cette mauvaise-là n'est pas plus brave que vous, mais elle est plus afficheuse, perverse, surprenante et opiniâtre ; et quand vous allez pleurer, elle est bien aise, parce que c'est toujours autant de temps perdu (2).

 

(1) Oeuvres..., XII, pp. 384,385. C'est une des plus belles lettres à sainte Chantal.

(2) Ib., XVI, p. 242.

 

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Je sais bien qu'on avait déjà parlé de la sorte. Ce qui est nouveau, unique même, c'est l'insistance avec laquelle il revient à cette psychologie, c'est la construction d'optimisme qu'il fonde sur elle. Qu'il y ait deux hommes en nous, tous le répètent, mais d'ordinaire, pour s'en désoler. François de Sales triomphe au contraire de ce dualisme. Il disqualifie la partie inférieure de l'âme : il la traite comme un hôte encombrant, mais ridicule, inoffensif presque dès qu'on cesse de l'écouter. A force de manquer ses effets, ce fâcheux finira bien par se taire. Enfin qu'il se taise ou non, il n'est pas nous-mêmes. Pour mieux saisir du reste l'originalité bienfaisante de cette doctrine, il suffit de comparer François de Sales aux moralistes du grand siècle, à La Bruyère, à La Rochefoucauld, à Nicole. Ces derniers, et même Nicole qui vise pourtant le monde pieux, s'enferment ordinairement dans la « partie inférieure a de l'homme. Est-il surprenant qu'ils nous découragent, et, tranchons le mot, qu'ils nous ignorent, puisqu'enfin ils ne connaissent de nous que ce qui n'est pas vraiment nous.

N'oublions pas néanmoins que cette psychologie reste sans efficacité aussi longtemps que les inquiets et les timides refusent de s'y reconnaître ou d'en accepter le bénéfice. Eh ! que sais-je, après tout, de cette partie supérieure de mon être et des conditions où elle se trouve : que sais-je, si les désordres de l'inférieure n'exprimeraient pas — signe, contre-coup, châtiment — la malice profonde de mon vrai moi? Nous voilà au rouet. Si les ruisseaux trop visibles m'épouvantent, la source ténébreuse, maudite peut-être, m'épouvante encore davantage. Suprême anxiété que nulle psychologie générale ne peut résoudre. Il n'y faut rien moins qu'un acte de foi. Cet acte de foi, François de Sales met toute sa dextérité insinuante, toute sa claire raison, toute son énergie, toute sa foi à le rendre facile, à l'imposer aux âmes innocentes qu'il dirige. Têtues, fermées, ergotantes, il n'y a rien à faire, mais pour peu

 

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que ces âmes soient dociles elles finissent insensiblement par se laisser convaincre. A ces profondeurs, l'on ne discute plus, l'on affirme ou l'on nie. A force d'affirmer lui-même, il les amène à l'affirmative victorieuse, à l'acte de foi de saint Jean : credidimus charitati : je crois que Dieu

m'aime et que mon vrai moi aime Dieu. « Sans doute (c'est-à-dire, sans aucune espèce de doute) nous sommes à lui : vous avez tout ce qu'il faut (1). »

 

Mes déportements sont pleins d'une grande variété d'imperfections contraires, et le bien que je veux, je ne le fais pas mais je sais pourtant bien qu'en vérité et sans feintise, je le veux et d'une volonté inviolable.

 

Il parle ici de lui-même, mais pour dresser sainte Chantal à une pareille assurance :

 

Mais, ma fille, comment donc se peut-il faire que sur une telle volonté tant d'imperfections paraissent et naissent en moi ? Non certes, ce n'est pas de ma volonté, ni par ma volonté quoique en ma volonté et sur ma volonté. C'est, ce me semble, comme le gui, qui croît et paraît sur un arbre, bien que non pas de l'arbre ni par l'arbre (2).

 

Aussi bien, nous ne sommes pas seuls dans cette partie supérieure. Oasis, forteresse et centre de notre vrai moi, elle est encore un sanctuaire. Là demeure invisible, mais agissant, celui que nous cherchions en vain dans la région de nos sentiments. Il est là, au centre de notre coeur; sa droite a cimenté les pierres de la forteresse intérieure, planté les palmes de l'oasis.

 

Notre raison, ou pour mieux dire, notre âme en tant qu'elle est raisonnable est le vrai temple du grand Dieu, lequel y réside plus particulièrement. « Je te cherchais, dit saint Augustin, hors de moi » et je ne te trouvais point, parce que « tu étais en moi » (3).

 

(1) Oeuvres,.., XII, p. 385.

(2) Ib.,XIV, PP. 178,179.

(3) Ib., IV, p. 67 (Traité, I, XII).

 

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Ceci non plus n'est pas nouveau, mais François de Sales le renouvelle et le rend comme sensible par la suave pénétration de ses analyses. Nous ne pouvons le suivre dans ce détail. Qu'il nous suffise de rappeler qu'il achève, attendrit et vivifie par ces vues mystiques la doctrine des grands stoïciens qui semble l'avoir aidé à se préciser à lui-même la distinction entre les deux parties de l'âme. Son ataraxie ne nous emprisonne pas dans l'orgueil et la gloire de notre pensée : elle nous dégage de tout le reste pour nous livrer à l'amour. De là découle enfin la loi première de sa direction : acheminer les âmes à ces retraites intimes et les abandonner ensuite à l'esprit de Dieu.

 

Il laissait volontiers agir l'esprit de Dieu dans les âmes, dit sainte Chantal, suivant lui-même l'attrait de cet esprit divin et les conduisant selon la conduite de Dieu, les laissant agir selon les inspirations divines plutôt que par ses instructions particulières. J'ai reconnu cela en moi-même (1).

 

Il le dit de son côté mais avec une énergie solennelle :

 

Je combats pour une bonne cause quand je défends la sainte et charitable liberté, laquelle, comme vous savez, j'honore singulièrement, pourvu qu'elle soit vraie et éloignée de la dissolution et du libertinage qui n'est qu'un masque de liberté (2).

 

Il ne se reconnaît d'autre mission que d'aider le directeur invisible.

 

Si Françoise veut de son gré être religieuse, bon ; autrement je n'approuve pas qu'on prévienne sa volonté par des résolutions, mais seulement, comme celle de toutes les autres, par des inspirations suaves. Il nous faut, le plus qu'il est possible, agir dans les esprits, comme les anges font, avec des mouvements gracieux et sans violence (3).

 

(1) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 900.

(2) Oeuvres.... XIII, p. 185.

(3) Ib., XII, p. 361.

 

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Il n'est pas le maître de l'âme, il n'entend pas la contraindre.

 

Parlons d'une règle générale que je veux vous donner : c'est que tout ce que je vous dis : ne pensez pas ceci, cela... ne regardez pas, et semblables, tout cela s'entend grosso modo, car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu

S'il vous advient de laisser quelque chose de ce que je vous ordonne, ne vous mettez point en scrupule, car voici la règle générale de notre obéissance écrite en grosses lettres.

IL FAUT TOUT FAIRE PAR AMOUR ET RIEN PAR FORCE; IL FAUT PLUS AIMER L'OBÉISSANCE QUE CRAINDRE LA DÉSOBÉISSANCE.

Je vous laisse l'esprit de liberté (2)...

 

Qu'est-ce à dire ?

 

La liberté de laquelle je parle, c'est la liberté des enfants bien-aimés. C'est un désengagement du coeur chrétien de toutes choses pour suivre la volonté de Dieu reconnue (3).

 

Il ne suffit pas de s'écrier : comme tout cela est beau, noble, humain, souverainement bienfaisant; mais encore : esprit, doctrine, menues applications, directions d'ensemble, comme tout cela se tient! Qu'il se trompe en un seul point et tout le palais s'écroule. L'épreuve est faite. Il ne s'écroulera pas. Ai-je trop parlé de ce grand homme, l'ai-je trop cité ? Non, me semble-t-il. D'abord parce qu'il est incontestablement l'incarnation la plus parfaite de l'humanisme dévot qui présentement nous occupe, ensuite parce qu'il me semble que le monde lettré auquel je voudrais pouvoir m'adresser ne lui a pas encore rendu la justice qu'il mérite. Sainte-Beuve n'a jamais vu en François de Sales qu'un Lamartine pieux, qu'un écrivain, qu'un homme charmant. On s'arrête à son onction, à sa grâce. Il est aussi une pensée, et quelle pensée! une force, et quelle force !

 

(1) Oeuvres..., XIII, 374.

(2) Ib., XII, p. 359.

(3) Ib., XII, p. 363.

 

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Nous venons de l'entendre et si nous ne l'avons certes pas épuisé, nous le connaissons. Je demande donc à tous ceux qui ont le sens de l'histoire : est-ce un événement négligeable que la propagation indéfinie d'une telle doctrine? La Philothée qui suppose, comme on l'a vu, toute la philosophie du Traité de l'Amour de Dieu, la Philothée a formé des générations de chrétiens. N'est-ce pas là un fait capital? Je ne dis pas que tous ceux qui ont lu ce livre, en aient pleinement revêtu l'esprit, je suis persuadé du contraire. Mais beaucoup en ont retenu quelque chose. Ou les mots n'ont plus de sens, ou vous devez tenir la doctrine salésienne comme un des ferments de la civilisation moderne. Jugez-le comme vous faites les autres, Erasme, Montaigne, par exemple. Son influence s'est exercée d'ordinaire sur une autre fraction du public, mais elle n'a été ni moins étendue ni moins profonde. Si je répète après cela que cette influence n'est pas un phénomène isolé, mais au contraire qu'elle se rattache à l'immense mouvement de la renaissance, qu'elle continue et couronne ce mouvement en en faisant bénéficier la foule des humbles, n'avouera-t-on pas qu'il faut placer cet homme-là parmi les très grands? Encore n'avons-nous étudié jusqu'ici qu'un seul des aspects de son génie et de sa mission. Si les premiers livres du Traité de l'Amour de Dieu sont comme la charte de l'humanisme dévot, les derniers livres de ce chef-d’oeuvre sont la charte du haut mysticisme français pendant le XVII° siècle : notre prochain volume le prouvera sans aucune peine.
 

CHAPITRE IV LES MAITRES SALÉSIENS. — I. ÉTIENNE BINET

 

I. Influence de François de Sales. — Prompte popularité de son culte. — S'il a été beaucoup lu ? — Pluie de livres et courants nouveaux. — Il règne encore. — Ses deux interprètes. — Binet et Camus, les deux maîtres salésiens. — Importance d'Etienne Binet.

 

II. Trivialité précieuse et rhétorique. — Bienheureux les aveugles, bienheureux les sourds! — Prouesses verbales. — La garde-robe. — La femme. — Grossièretés. — L'éloquence de Binet. — Gemmes et viandes.

— Urbanité et mysticisme.

 

III. L'imagination pieuse de Binet. — Figures eucharistiques. — Le drame d'Isaac. — Cléopâtre, Artémise et l'Eucharistie. — Puérilités. — Pâmoisons.

 

IV. Binet continuateur authentique de François de Sales. — La dévotion des malades. — Le dévot fainéant. — La miséricorde de Dieu.

 

V. La politique sacrée. — « Quel est le meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux ? » . — Les despotes de couvent. — Le style des anges. — La tendresse du pape Grégoire. — Binet et l'humanisme dévot.

 

 

I. Un écrivain, canonisé ou à la veille de l'être, un fondateur d'Ordre, n'exerce pas son influence uniquement par ses livres. Des chrétiens sans nombre qui n'ont jamais lu François de Sales, ont été façonnés par lui. Nous savons en effet que dès le lendemain de sa mort, son culte s'est répandu promptement dans le monde catholique où il est bientôt devenu aussi populaire, et en France du moins, plus populaire que le culte de Charles Borromée. Chez lui, nous l'avons déjà dit, la personne et la doctrine ne font qu'un. L'aimer lui-même, c'est déjà aimer, prendre son esprit. Il n'était du reste pas le seul témoin personnel de cet esprit, et il n'était pas mort tout entier. Sainte Chantal, qui lui survécut si longtemps, s'était formée à sa

 

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ressemblance : elle vivait de lui et de sa pensée : on venait à elle comme à une relique vivante de François de Sales. La Visitation elle aussi, qui ne cessa de s'étendre, évoquait sur tous les points du royaume, le souvenir de son fondateur. Cet Ordre fut longtemps à la mode, si j'ose parler ainsi. Grands seigneurs et grandes dames, prêtres et religieux assiégeaient les couvents où l'on relisait sans fin la Philothée, les Entretiens, l'Amour de Dieu, les vies des premières mères. En dehors de ces couvents, François de Sales avait sans doute beaucoup de lecteurs, mais peut-être moins qu'on ne croirait. Le monde dévot est comme l'autre. Ses classiques ne lui suffisent pas. Il veut du nouveau et, juste ciel, il en trouve toujours. La production lyrique, romanesque, dramatique même se ralentit par moments : les plumes pieuses ne chôment jamais. Celles des oratoriens, des jésuites et des autres ont travaillé sans relâche et avec une intensité particulière pendant les années qui nous intéressent. Parmi ces milliers de volumes, tous assurément ne respiraient pas l'esprit salésien. Il se dessinait des courants plus ou moins nouveaux : la littérature oratorienne, par exemple, avait son originalité propre que nous aurons plus tard l'occasion de définir. D'un autre côté les écluses de Port-Royal ne tarderont pas à s'ouvrir. Tout ce qui viendra de là, combattra, de près ou de loin, saint François de Sales. Mais enfin, et à prendre les choses dans l'ensemble, on peut dire que, pendant la première moitié du xvn° siècle, l'auteur de la Philothée règne presque sans conteste et ses idées avec lui. Nous en aurons bientôt d'autres preuves, quand nous étudierons les manifestations particulières de l'humanisme dévot, mais d'ores et déjà la fécondité sans mesure, l'indiscutable popularité de ses deux principaux interprètes — E tienne Binet, Jean-Pierre Camus — vont nous le montrer.

Ces deux écrivains sont très différents l'un de l'autre, mais ils ont ceci de commun qu'ils ont maintenu la tradition

 

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salésienne avec un même zèle, un même succès et qu'ils ne sont, ni l'un ni l'autre, de simples disciples, de simples échos. Ils ont commencé d'écrire avant d'avoir reçu l'empreinte de François de Sales et s'ils n'avaient jamais connu celui-ci, ils auraient écrit, Binet surtout, à peu de chose près comme ils ont écrit. Même quand ils J'imitent, ils restent plus ou moins originaux. Ils se sont trouvés en le trouvant. Il en va souvent de même dans le progrès des grands mouvements humains — littéraires, philosophiques, religieux. Viennent d'abord des ébauches, plus ou moins réussies — c'est par exemple, Richeome, dans l'histoire que nous racontons. Puis, un ou plusieurs hommes rares en qui s'incarne l'âme profonde du mouvement; — c'est ici François de Sales, enfin, soit avant, soit ordinairement après l'apparition du type achevé, suprême, indépassable, des quantités de personnages, timides et incertains ou, au contraire, excessifs et trop accusés, tous frères pourtant, disciples nés du maître qu'ils doivent servir et que, bien ou mal, ils serviront en réalité, même, si d'aventure, ils ne le connaissent pas. Pline dit qu'en dessinant les fleurs des champs, la nature se faisait la main à créer les lys : rudimenta naturæ lilia facere condiscentis. Le lys une fois paru, on peut croire que la nature, le trouvant si beau, veut recommencer ses expériences, composer sur ce modèle achevé de nouvelles fleurs. La grâce, ayant formé François de Sales, tâche aussi de multiplier les vives images de cette merveille : elle sait bien qu'elle ne va pas se surpasser, mais enfin elle nous donne Binet, Camus et les nombreux humanistes qui nous attendent. Une autre mystérieuse alchimie, spinas facere condiscens, prépare à cette même heure, l'âme de Jansénius, celles de Saint-Cyran et du grand Arnauld.

II. Avant de le célébrer, comme il le mérite, on doit parler rudement du P. Binet, coupable non pas seulement d'avoir reculé les frontières du bavardage pieux, mais encore d'avoir gaspillé par là même un admirable talent.

 

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Camus n'a rien commis de pareil. C'était un génie, une force de la nature. Lui demander de se surveiller et de se réduire, c'est le supprimer. D'ailleurs moins ennuyeux que Binet. Il est vrai que celui-ci, même s'il eût modéré sa faconde, n'aurait jamais fait qu'un maître de second ou troisième rang. Son intelligence manque de vigueur et d'élévation. Mais il avait beaucoup d'esprit et de sens, une imagination somptueuse, un tour caressant et persuasif, de très beaux dons d'écrivain. Son oeuvre est aussi riche que curieuse; elle nous présente, et parfois excellemment, quelques-uns des aspects les plus intéressants de l'humanisme dévot. Quand nous aurons à parler bientôt des encyclopédistes dévots ou des burlesques, nous retrouverons Etienne Binet, et en bonne place; nous le retrouverons aussi dans nos prochains volumes, aidant de ses conseils telle mystique fameuse, et, d'un autre côté, préparant délibérément la réaction anti-mystique dont il aurait dû prévoir les conséquences désastreuses. Pour l'instant, nous nous contentons de lier connaissance avec un personnage aussi considérable et d'étudier celles de ses oeuvres qui continuent expressément les directions essentielles de François de Sales (1).

 

(1) J'ai déjà dit que la biographie proprement dite de nos auteurs n'était pas de notre sujet. On ne sait d'ailleurs sur Etienne Binet que fort peu de chose. Un jeune prêtre qui l'a choisi pour sa thèse de doctorat, nous en apprendra, sans doute, plus long, car les pistes ne manquent pas. Né à Dijon en 1569, Etienne Binet fit, dit-on, une partie de ses études au collège de Clermont où il aurait eu François de Sales pour condisciple. Ils se verront maintes fois dans la suite et très amicalement. Jésuite en 1590, il doit s'exiler de l'autre côté des Alpes pour suivre sa vocation et, peut-être, ne rentrer en France qu'après l'édit de Rouen (1603). Il est presque toute sa vie dans les charges, recteur ou provincial, souvent à Paris. Dans les circonstances difficiles que traversait alors sa Compagnie, on ne l'aurait pas laissé si longtemps au gouvernail, s'il avait été le premier venu. Souple, habile, ferme et d'une finesse qui n'était pas sans malice. On peut juger de celle-ci sur le petit chef-d'oeuvre qu'il écrivit en 1623 pour la défense de son Ordre dont les privilèges étaient alors très menacés. (Réponse aux demandes d'un grand prélat (Zamet), touchant la hiérarchie de l'Eglise et la juste défense des privilégiés et des religieux par François de Fontaine.) Miel et aiguillon, c'est le livre d'une abeille, et le miel, pour cette fois, n'est pas rance. Binet n'a rien écrit de plus fort et jamais, à ma connaissance, les religieux ne se sont mieux défendus. (Cf. Garasse. Histoire des jésuites de Paris, édit. Carayon, pp. 45, 46; édition Nisard, p. 60, 61 et PRAT, Recherches, IV, pp. 668 seq.) Binet semble avoir eu des succès comme prédicateur (PRAT, ibid. III, p. 73,  pp. 341-343). C'était à n'en pas douter un directeur éminent et il faisait autorité dans Paris. Il est souvent question de lui dans la correspondance de sainte Chantal et pas toujours à son avantage. Il aurait voulu modifier gravement les constitutions visitandines, et il poursuivait sa pointe avec une ténacité qui fit beaucoup souffrir la sainte. Les lettres qu'elle lui écrit pour le faire renoncer à ses idées sont merveilleuses d'énergie et délicatesse. Du reste très vertueux et bon, mais qui nous échappe, à moi du moins. Je n'arrive pas à le voir. Il était sans doute moins doucereux que ses écrits ne nous le montrent et peut-être aussi moins candide. La  dédicace qu'il fait d'un de ses livres — Le riche sauvé... — à sa mère est d'une naïveté presque gênante. Nourrisson, il ne voulait que le lait de mère : ce lait était du sang; il n'en est pas mort; elle non plus, etc., et La liste de ses ouvrages n'a pas de fin. Dans les moments difficiles, il faisait voeu d'écrire un nouveau livre si sa prière était exaucée. Hélas ! que ne faisait-il voeu de moins écrire. Il mourut à Paris en 1639.

 

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Imaginez, chez un même écrivain, la piquante et peu aimable rencontre du précieux et du trivial, du suave e du grossier, de François de Sales et de Garasse, vous aurez, non pas, j'espère, le vrai Binet, mais la figure, mon avis très artificielle, que Binet se donne à plaisir Ni Garasse d'ailleurs, ni François de Sales, il n'a pas le noble rayon du second, la franche et cordiale nature dl premier. Sous sa plume, le procédé paraît constant. Il, beaucoup de verve, mais toujours avec un soupçon de rhétorique. Il me fait penser— qu'on me pardonne ce rapprochement tout littéraire — à tel poète d'aujourd'hui qui rose normalien dans la partie la plus farouche de son oeuvre Binet amplifie, selon la consigne scolaire de son temps - je ne lui en fais pas un reproche — et il arrive peut-être se griser lui-même de ce lyrisme voulu. Soit, par exemple ce thème de déclamation : il est bon d'être aveugle et sourd.

 

Que verriez-vous, si vous aviez bon oeil ? Des femmes plâtrées et, sans masque, toujours masquées... Des fleurs, dl métaux et des viandes, des maisons tapissées et tranchées e quelque croûte de marbre ou d'un éclat d'or, des hommes des animaux, des arbres... Je vous prie, ôtez ces beaux titre et appelez chaque chose par son nom. Qu'est-ce que tout cela sinon du foin coloré, de la terre ensoufrée, des cadavres rôti et ensanglantés, des beaux sépulcres, des bêtes à deux pieds et à quatre, des souches de bois ?

 

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L'air et les oiseaux, ce n'est qu'un grand vide.., un rien formé en campagne où jouent par mille bricoles de petits bastions couverts de plume..., c'est une fournaise d'éclairs, un réservoir d'eau... Que verriez-vous? Les voûtes azurées du ciel et ces belles médailles enchâssées là-dedans, le soleil, la lune et les étoiles ? A la vérité, Tobie ne regrettait pas cela... De l'eau glacée et du cristal taillé en voûte ; le soleil, un ballon de feu ; la lune, une glace allumée d'un rayon argentin ; les étoiles, des lopins de verre étincelants et collés dans la peau du firmament...

 

Tout cela veut commenter la prière du psalmiste : détourne mes yeux, pour qu'ils ne voient pas la vanité. Donnez-lui un autre texte : les cieux annoncent la gloire divine ; il écrira tout le contraire. Inspiré d'un mot de Sénèque, son éloge de la surdité, aussi peu sincère, est plus amusant.

 

Qui médit, qui déchire, qui blasphème, qui mord, qui pipe... qui épie vos paroles et fait du mouchard, vous tirant les vers du nez... Que voulez-vous entendre ? Un avocat qui enfile mille déguisements... une femme... qui vous entête en ses criailleries, qui, jour et nuit, vous martelle de ses indiscrétions et sottes jalousies ; ... un huguenot... un musicien et la douceur des instruments ? Plusieurs bouchent les oreilles pour ne les point entendre : car, qui soupire, qui gronde, qui braie, qui criaille... qui se précipite du haut en bas sur les pointes de cinquante crochets, qui se mutine et s'opiniâtre sur une même maxime... et si la quinte les prend et la verve de bécarre, quand vous devriez crever, ils ne chanteraient pas une toute seule note...

 

Las de bourdonner contre cette vitre, il passe à la voisine. Heureux sourds, qui n'entendez pas la musique des hommes, enchantez-vous du concert des vertus.

 

L'humilité chante le bassus ; l'amour tient le superius ; la pénitence fait la taille ; la dévotion, la haute-contre ; la contrition fait les soupirs... la faveur dévide les crochets et développe d'une haleine longue de belles tirades ; la prudence bat la mesure ; la crainte fait les dièses... ; les anges font les points d'orgue sur la douce harmonie des cieux. En un mot qui est

 

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sourd en terre, oit s'il veut toute la musique du Paradis. N'est-ce pas là pour être bien content ? (1)

 

Le faux goût ne serait rien, on lui passerait même quelques calembours. Mais ce vide est écoeurant. Il ne s'agit ni d'être ému, ni de penser, mais d'écrire et quoi que ce soit. Ne craignez pas d'ailleurs que les mots lui manquent. Il a tant de recettes pour les faire venir ou pour multiplier leurs services. Il jongle avec eux :

 

Soleil du paradis, paradis de douceur, douceur du ciel, ciel de miséricorde (2).

 

ou bien, il a recours au coq-à-l'âne phonétique :

 

Venez, canailles, venez tous les soldats d'enfer ! Qu'une armée de maux, des morts, des maures infernaux m'assiègent (3).

 

En voilà plus qu'il n'en faut pour expliquer l'abondance du P. Binet. Une fois parti, pas de raison pour qu'il s'arrête. Bavard, que nous hasardions tantôt, est encore trop doux ; grossier de même :

 

N'êtes-vous donc sur terre que pour faire de votre estomac un garde-manger cousin germain d'une garde-robe ? (4)

 

De telles images font ses délices. Croyez bien qu'il ne se contente pas de les effleurer. Nous le verrons mieux plus tard quand nous étudierons sa Consolation aux malades, dans le chapitre du burlesque dévot. En ce genre vil, rien ne le rebute. Il a quelque part deux pages, d'une précision fâcheuse, sur la maladie et la mort de Philippe II. L'étrange goût ! Tout se tient d'ailleurs. Binet traite volontiers la femme sur le même ton.

 

La colère des hommes n'est que sucre et miel comparée au fiel et à la colère d'une mauvaise femme... Encore lui faut-il

 

(1) La fleur des psaumes..., I, pp. 63-65. Cf. la bibliographie à l'appendice.

(2) La consolation aux malades..., p. 637.

(3) Ib., p. 638.

(4) Ib., p. 536.

 

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demander pardon après avoir été outragé d'elle : cela crie, cela pleure, cela menace... Vous la voyez écumer par la bouche, darder des rayons de feu de ses yeux allumés... enfler les veines au beau mitan du front, se prendre par les flancs, frapper des pieds, des mains, de la langue, de tout. Si vous ne dites mot, elle enrage de dépit ; si vous répondez, ô Dieu, quels cris, quel tonnerre!... Elle dit, puis redit, puis dédit, puis maudit... Que si, par malheur, elles sont deux ou trois qui soient, d'accord..., Dieux immortels, ô quel tintamarre! (1)...

 

Elles n'écument pas seules! En vérité à quoi bon ce vulgaire fracas dans un livre qui ne s'intitule pas le Mannequin d'osier, mais La Fleur des psaumes ? Dans ce même livre, il y a plus grave et plus bas :

 

Vous fierez-vous à vos parents? O les harpies, ô les vautours ! O les loups-garous ! Ils ne vous aiment, cruels, que pour ronger barbarement votre pauvre carcasse, casser vos os félonnement et pour avidement en sucer les moelles et le sang encore tout bouillant (2).

 

La noble raison pour nous décider soit aux bonnes œuvres, soit à la restitution du bien mal acquis !

 

Quelle horreur, je vous prie, qu'il faille être un voleur en sa vie, un désespéré à sa mort et un damné pour tout jamais, afin de laisser ses biens à trois petits morveux qui se moqueront de vous après votre mort et volontiers ne voudraient de leur gré donner trois carolus pour faire dire une pauvre messe pour vous qui vous êtes damné pour eux ! O le grand sot de père qui se damne pour des ingrats et possible bâtards ! O le dragon de fils ! Ne vous fiez pas à vos enfants, ce sont des voleurs (3).

 

Que cette suprême injure à votre femme — « possible bâtards » — et à vos enfants — « ce sont des voleurs », ne vous chagrine pas plus que de raison. Ce n'est là que le climax d'une amplification oratoire. On pense bien du

 

(1) La fleur des psaumes..., II, p. 313.

(2) Ib., II, p. 529.

(3) La consolation aux malades..., p. 618, 619.

 

 

reste que si Binet ne valait pas mieux que cela, nous l'aurions laissé dans son moulin. Il est souvent mieux inspiré, quand il dirige sa verve pittoresque sur un sujet digne de lui et de nous.

 

Que ferez-vous donc à un homme qui a la vive foi enracinée dans son coeur ? Le jetterez-vous au feu (je coupe, car voici paraître une salamandre. Avec Binet, il faut toujours manier les ciseaux)... Assommez-le de coups de pierre ; les cailloux de saint Etienne, en même temps qu'ils entament le corps, ébrèchent tout le paradis... Coupez-lui les deux jambes ; tous les anges du ciel lui prêteront leurs ailes... Faites-le mourir es déserts, le bannissant de la terre habitable ; le vieux corbeau sait bien encore où est le pain qu'il portait à saint Paul, plus de soixante ans durant... Que ferez-vous donc à ce coeur tout-puissant (1) ?

 

Fièvre lyrique, et non véritable passion, je l'entends bien de la sorte. Il saisit plus qu'il ne touche. Mais Binet est ainsi fait. Il avait, je crois, plus d'ingéniosité que de force. Son éloquence est d'un précieux qui tâche de s'entraîner à de grands effets. Aussi excelle-t-il dans le symbolisme pieux. Que ne puis-je citer ici tout entier un long chapitre de lui, sur les « douze précieuses gemmes » dont « la foi se pare »!

 

La première est le jaspe, jetant un rayon vert et un peu langoureux et sombre... La seconde est le saphir qui a une petite nuée comme d'un rouge pourprin ; son air est comme une flamme perse, tachée de petits grains d'or. Or ce brun azurin, sursemé de sable d'or, ressemble fort le ciel, quand en pleine beauté, il marque clairement et allume toutes ses étoiles. Il rompt les charmes, ce dit-on, et contre-garde le coeur de venin et de peste ; au reste, il est si dur que jamais on n'y peut ancrer ni graver chose aucune. La foi donc est toute céleste... ce ne sont que petites étoiles allumées dans le feu sacré de l'Evangile. Toutes nos actions, animées de foi, sont toutes diaprées de grains d'or de charité.

 

(1) La fleur des psaumes..., II, pp. 275, 276.

 

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... Saint Jean met après la sardoine qui a la couleur de la chair vive cachée sous l'ongle bien lissé... (1)

 

et ainsi des autres. Bon ou médiocre, c'est très doux à lire. Il décrit minutieusement, paisiblement chacune de ces gemmes avec une sorte de tendresse. En même temps qu'il aime en elles la vertu qu'elles représentent, il les aime aussi pour leur beauté propre. Tout irait bien si

Binet s'en tenait là. Mais non. Ses écrins à peine fermés il se bat les flancs et crie de plus belle.

 

Où êtes-vous, maintenant, catholiques de boue et de fumier... Montrez-nous votre foi !... O hommes sans âmes et âmes sans raison et raison sans religion et religion sans Dieu. Si fait, dea, vous en avez un qui se nomme le ventre. Mais tel dieu, tel service. Vos poumons sont son temple ; le foie, son autel, toujours couvert de sang et de voirie ; l'estomac, l'encensoir ; les fumées qui en sortent sont l'encens le plus doux ; la graisse est la victime ; le cuisinier est votre aumônier qui est toujours en service... et vos inspirations ne dévalent à vous que par la cheminée ; les sauces sont vos sacrements et les hoquets, vos plus profondes prophéties. Toute votre charité bouillonne dans vos grasses marmites ; votre espérance à l'étuvée toujours couverte entre deux plats (2).

 

(1) Si l'on veut du raffinement, en voici : « Prenez l'ongle de saint Thomas, mettez-le sur la chair vive du côté ouvert de Jésus-Christ... et vous verrez une parfaite sardoine ».

(2) La fleur des psaumes, II, 268-271. A chacun son dû, ce dernier mouvement oratoire, en germe dans le quorum deus venter est de l'Écriture, avait déjà tenté Tertullien. De jejunio. Le prêtre cuisinier est de lui. Binet avait ce lieu commun dans son tiroir. Il a dû s'en servir plusieurs fois dans ses sermons. Cf. par exemple : Question de ce temps, à savoir si chacun se Peut sauver en sa religion. Il semble avoir tenu à ce dernier sermon qu'il a placé dans son recueil des oeuvres spirituelles et qui est en effet très intéressant. Je me permets de l'indiquer aux historiens du « libertinage » au XVII° siècle. On trouve du reste dans la partie agressive des oeuvres de Binet, une foule de traits de moeurs, et parmi eux, quelques-uns sur lesquels les autres moralistes n'ont pas coutume d'appuyer. En voici un par exemple qui a son prix. « Ils se confessent à de pauvres bons prêtres qu'ils savent être très ignorants. Comment jugera-t-il, s'il n'y voit goutte; comment déliera-t-il, s'il est perclus d'esprit... s'il n'y entend non plus que le haut allemand ; comment vous obligera-t-il à restituer s'il ne sait ce qu'est restitution ? Et là-dessus, ayant le moyen de vous confesser à quelque savant homme, vous irez en quelque malotru village, choisir quelque pauvre lourdaud et qui ne sait bonnement pas lire... Si c'est pour vous moquer de Dieu, de lui, de vous et du métier, vous avez bien choisi... Quelque pauvre hère tout déchiré qui tremble devant vous et qui dînera possible avec vos laquais après la messe. » (La fleur des psaumes..., I, pp. 175-176) (cf. Les dix jours, du P. Joseph, Toulouse, 1913, p. 327). Le dernier trait n'est-il pas digue de La Bruyère ? Signalons encore la commune distraction de ceux qui, sur les traces de Jacquinet, ont étudié la prédication d'avant Bossuet. Ils ne s'occupent que des œuvres qui portent l'enseigne : sermons. Or, il est manifeste qu'un très grand nombre de livres à enseigne dévote ne sont en réalité que des fragments ou des souvenirs de sermons.

 

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Ces grasses odeurs, chassant l'imperceptible mais exquis parfums de la cassidoine, est-il rien de plus déplaisant? Le moyen, en vérité, de représenter, de continuer François de Sales quand on lui ressemble si peu?

Nous avons indiqué déjà la solution du problème. C'est la rhétorique qui a fait tout le mal, la rhétorique, notre éternelle ennemie dans le présent livre, car elle menace toujours de nous dérober la vraie vérité des écrivains qui nous intéressent. Tantôt et le plus souvent elle nous les montre plus beaux, plus fervents que nature ; tantôt moins sérieux et plus laids. La moitié des oeuvres de Binet est verbiage oratoire et, par suite, ne compte pas. Il paraît bien pourtant que même sa vie profonde n'est pas sans quelque vulgarité. Beaucoup d'orateurs, plus grands que Binet, sont faits de la sorte. Précieux, très fin, distingué peut-être, Binet avait un gros bon sens, un peu épais, un peu terre à terre. Si la remarque est juste, elle expliquerait, en partie du moins, l'attitude sarcastique et méprisante qu'il a trop souvent cru devoir prendre envers le mysticisme, et sur laquelle nous aurons à revenir. Nous ne confondons pas le divin et le profane, le mysticisme et l'urbanité. L'expérience nous montre pourtant que les âmes les plus saintes — Thérèse, François de Sales, Jeanne de Chantal — sont aussi les plus exquises. Plus elle nous déifie, plus la grâce nous humanise. Les harmonies providentielles le veulent ainsi.

III. La dévotion proprement dite du P. Binet nous présente le même tumulte. Elle nous gêne et nous irrite

 

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parfois, elle n'arrive pas à nous gagner tout à fait. Théotime très salésien par la suavité confiante de sa piété, mais trop agité, mais trop éloquent. Dans sa façon de contempler les mystères, d'appliquer au Nouveau Testament les symboles de l'Ancien, il nous rappelle de très près le bon Richeome.

 

Ce qui peut aider l'âme à se préparer (à la communion) c'est de voir l'appareil de ces anciens Pères, pour manger les ombres de ce que nous avons réellement en ce sacrement. Repassez donc à loisir par votre esprit la sainte ferveur d'Abraham, de Sarah, des serviteurs. Ils courent, ils volent, ils s'échappent à eux-mêmes de ferveur, pour traiter trois anges en habits de pèlerins à l'ombre d'un arbre, où il (Abraham) leur donne de l'eau, du pain cuit sous la cendre, un veau, du lait et son coeur même, tant y va-t-il de bonne façon. Courez de roideur après ce bon vieillard. Dieu vous dira comme à Sarah : Allez, ma mie, vous aurez un fils nommé Isaac, c'est-à-dire, ris et réjouissance ; car s'il y a plaisir au monde, c'est d'avoir dignement communié et enchâssé Dieu sur le plus tendre de votre coeur...

Voyez le roi David, couvert d'un crêpe blanc ou d'une neige crespée, la harpe au poing, bondissant devant l'Arche, assisté de mille clairons... Toute la ville en réjouissance, sacrifices à chaque bout de rue, paradis en terre, pour introduire l'Arche dans sa maison... Je ne vous dirai point les festins d'Esther, de Judith... et cent merveilles semées dans l'Ecriture sainte. Vous aurez plus de plaisir de cueillir ces belles fleurs de votre main propre. Mais je vous donne avis que vous ne soyez pas si simple de croire qu'il faille, tous les jours que vous communierez, parcourir toutes ces histoires. Il n'en faut, à chaque fois, qu'une ou deux et les savourer tout à l'aise (1).

 

Sa très curieuse méditation sur le sacrifice d'Isaac tient du mystère médiéval et de la tragédie de collège :

 

« Prends ton cher fils Isaac. » Le coeur me tremble. Je ne sais pas si celui d'Abraham est fait de même. Je prévois ici quelque malheur. Que ne prend-on plutôt Ismaël ?

 

(1) La fleur des psaumes..., I, pp. 193, 194.

 

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Suivent les objections qu'Abraham aurait pu faire, et qu'il ne fit pas. Mais comment décidera-t-il sa femme à se résigner comme lui?

 

Vraiment, dira-t-elle, il fallait bien tant de cérémonies et nous envoyer ces trois anges pour nous promettre un fils, pour enfin le tuer comme une bête !

 

Et Isaac, que lui dira son père pour lui faire accepter la triste nouvelle?

 

O que Dieu est bon d'avoir défendu qu'on ne nous eût point fait le récit de ce colloque... Nul homme du monde n'eût pu lire ces paroles sans pâmer de douleur!...

 

Un si beau colloque pourtant ! Binet ne se tient pas de l'imaginer :

 

Lecteur, auriez-vous bien le coeur assez fort pour en voir un échantillon et entendre deux ou trois mots de cet adieu ?

 

Deux ou trois mots, c'est une façon de parler. Binet a lu son contiones et il s'en souvient :

 

« Si je ne connaissais, mon fils, votre bon naturel...

— Mon père, voilà une nouvelle qu'à vrai dire, je n'attendais pas, ni de vous ni du ciel... »

 

Enfin Abraham « dégaine son coutelas, retrousse son bras... et le voilà sur le point de faire le grand coup ». Binet, comme il convient, l'interrompt et prolonge, à sa façon, cet effet d'horreur. Tout s'arrange enfin et le drame s'achève sur un mot de comédie :

 

Hélas ! pour ne rien faire, Seigneur, fallait-il donc faire tant de choses ! (1)

 

Naïveté vraie, ou de pure rhétorique, ou les deux ensemble, on ne sait presque jamais. Du reste, ni le baroque, ni le saugrenu, rien ne l'arrête.

 

(1) Les attraits tout-puissants de l'amour de Jésus-Christ, pp. 3-52.

 

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Lui qui d'un mot change l'eau en vin... il lui eût été aussi aisé de changer tout le puits et toute la rivière en parfait hypocras que ces six cruches remplies d'eau. Mais, ces bonnes gens... n'eurent pas l'assurance de l'en importuner davantage (1).

 

A leur place, Binet aurait-il donc été moins discret? En tout cas, son littéralisme le conduit à des imaginations qui me paraissent fâcheuses, pour ne rien dire de plus. « Quel est, se demande-t-il, le morceau le plus délicat et le plus précieux qui fut jamais au monde ? » Comme on le devine, il veut en venir au pain eucharistique.

 

Les uns disent que ce fut Cléopâtre qui le mangea, avalant une perle qui valait plus de 250.000 écus, avec un filet de vinaigre. Les autres disent que ce fut cet empereur gourmand qui mangea le Phénix ; — ou on lui fit accroire qu'il l'avait mangé à son dîner. Qui veut que ce soit la reine Artemisia, qui pulvérisa le corps mort du roi Mausolus, son seigneur et mari, et mêlant cette chère cendre avec du vin dans une tasse d'or, elle l'avala et vérifia mieux que personne ces paroles-là : erunt duo in carne una. Qui dit que ce fut Adam mangeant de cette pomme... (2)

 

Ces bouffonneries panachées de macabre sont deux fois déplacées en un tel sujet. Pour ce qui suit, on hésite à le transcrire. Mais ne devons-nous pas montrer le fort et le faible de nos personnages, méditer sur les aberrations du sentiment religieux, rappeler enfin qu'aux meilleurs s'adresse toujours plus ou moins le reproche que faisait le Christ à de plus grands que Binet : adhuc et vos sine intellectu estis?

 

Ajoutez à ceci cette douce pensée : c'est qu'il y a eu plusieurs qui ont eu plus longtemps le corps précieux de Jésus-Christ dans leur sein que Notre-Dame dans les neuf mois de sa grossesse virginale. Car, en calculant, vous trouverez qu'en neuf mois il n'a été que 275 jours qui font 6.600 heures, et dans un qui aurait dit la messe quarante ans durant qui font

 

(1) Les Attraits..., p. 691.

(2) Ib., pp. 550, 551.

 

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14 600 jours, quand il ne demeurerait tous les jours qu’une heure devant que les espèces soient consumées, il y demeure bien de compte fait 14 600 heures (1).

 

Ce sont encore des puérilités sur lesquelles il appuie sans fin :

 

Dites-nous, Madame... (c'est la sainte Vierge) quel ouvrage il (l'enfant Jésus dans l'atelier de Joseph) faisait de ses bénites mains et combien on vendait ce qui était de sa façon; car pour la moindre pièce qu'il avait façonnée, on aurait donné... les monarchies entières (suit une page d'amplification)... Si on eût vu la marque, ou bien qu'on eût écrit : fecit Jesus Christus, que n'eût-on pas donné pour avoir ces riches pièces (2) !

 

Dans les insinuations de sainte Gertrude, dans les visions de Catherine Emmerich ou de Marie d'Agreda, on ne songerait pas à relever de semblables passages. La tendre candeur de Binet semble affectée. Assurément très dévot, il s'efforce trop de le paraître. Il nous dit trop souvent qu'il pleure, que son coeur se « fend de pure joie » (3), et qu'il va se pâmer :

 

Ha pardon ! Je ne sais ce que je dis... ni quel brasier est ceci qui m'enflamme si fort qu'à n'en point mentir, si ceci dure, il me faudra mourir. Autant vaudrait donner un coup de dague à mon coeur que de lui nommer seulement ce mot d'amour, de paradis ou de mon bon maître Jésus ! Lecteur, mon grand ami, retirons-nous d'ici, nous y pourrions bien faire quelque chose comme la reine de Saba qui, voyant le roi Salomon... tomba pâmée et demi-morte à ses pieds... (4)

 

Il y a là plus d'un trait digne de Mascarille et l'on comprend que Nicole et Pascal aient fait des gorges chaudes en feuilletant ce jésuite. Il faut en prendre notre parti. Binet ne sera le plus souvent qu'un François de Sales

 

(1) Les Attraits..., pp. 562, 563,

(2) Ib., pp. 316, 217.

(3) Ib., p. 373, cf. p. 616,

(4) Ib., p. 677.

 

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intempérant, épais et vulgaire. Un tel nom et de telles épithètes ! Hélas, toute vulgarisation n'est-elle pas à ce prix. Je ne dirai d'ailleurs pas avec l'abbé Maynard que Binet n'est que ridicule (1). Manquer de goût à ce point, c'est aussi manquer d'une certaine justesse. Philothée, ainsi peinte et parfumée à la villageoise, n'est plus tout à fait notre unique Philothée. Ces réserves faites, il reste néanmoins que pour le fond même de la doctrine et de l'esprit, Binet a pleinement le droit de se réclamer de François de Sales. Il mêle quelques fleurs potagères à la cueillette de la bouquetière Glycera, mais c'est bien encore à peu près le même bouquet.

 

IV. Si nous en doutions, si le meilleur Binet ne nous était pas connu par ses livres mêmes, un mot décisif de sainte Chantal achèverait de nous réconcilier avec lui. « Je n'ai jamais ouï, dit-elle, un esprit plus conforme en solide dévotion à celui de Monseigneur (François de Sales), en la conférence particulière des choses de l'âme. (2) » Même théologie, même direction pacifiante et libératrice. Si le tour que Binet donne à ses propos est d'un jovial qui frôle trop souvent le cocasse, ce n'est là peut-être qu'une façon de rasséréner les timorés en les égayant. Ainsi, après avoir proposé l'exemple de sainte Claire, il ajoute : « Je vous défends très expressément d'imiter cette vierge sainte ; c'est assez pour vous de l'admirer » ; ou encore : « Pensez-vous que tout le monde doive avoir la dévotion d'un capucin ou d'un chartreux? (3) » N'étaient quelques calembours qui paraissent ici moins déplacés, son chapitre « de la dévotion des malades, aisée et bien douce », est exquis et presque salésien. Il conseille d'abord « la lecture d'une dizaine de lignes de quelque bon livre» (Gerson,

 

(1) Les Provinciales... et leur réfutation..., par M. l'abbé Maynard, I, pp. 391-395. Pascal se moque de Binet dans la neuvième lettre : « Notre célèbre père Binet qui a été notre provincial, etc., etc.,

(2) Lettres de sainte Chantal, II, p. 14.

(3) La consolation aux malades..., p. 625.

 

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l'évêque de Genève, Grenade on la Bible), puis l'usage familier « de petits versets amoureux de l'Écriture sainte » :

 

Je me suis donné la peine de vous en choisir afin que vous n'ayez nulle excuse et que sur ce moule vous en jetiez des autres... ce réglisse remâché adoucira l'amertume de votre bouche.

 

Suit une provision de textes. Il y en a pour quarante ans. Autre recette:

 

Faire appendre en votre chambre des tableaux excellents... un beau crucifix, une Notre-Dame qui vous regarde de bon oeil, un saint Etienne, grêlé d'un orage de cailloux, qui meurt du mal de la pierre... Parlez avec eux... Prenez garde au reste qu'on change de temps en temps les tableaux, car le même à la longue vous ennuierait... Vous ne croiriez pas comme leurs vues et leurs secrètes voix réjouiront votre coeur.

 

Ici, une sortie contre les « images lascives » :

 

Que font ces incestes de bois, de soie, de peinture, et ces sales amourettes sur le manteau de votre cheminée... que fait ce petit pendart de Cupidon?

 

Quant au quatrième et dernier moyen, il est

 

gai et plein de douceur. Prenez plaisir que quelqu'un touche le luth ou l'épinette... Ne faites point ici le scrupuleux... Les poètes, bien sagement, ont voilé une belle vérité sous le crêpe d'une fable bien douce...

 

Orphée et son violon, Amphion. Pourquoi pas ? « Ne faut-il pas que la dévotion fredonne sur le coeur? »

 

Vous ne croiriez pas la force que l'harmonie des accords a sur l'harmonie de nos corps, répondant à l'harmonie des cieux qui font aller secrètement tout l'univers à la cadence de leur musique (1).

 

Douze lignes d'un bon livre, quelques versets de l'Écriture, un regard sur une image sainte, un air d'épinette,

 

(1) La consolation aux malades..., pp. 630-645.

 

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n'est-ce pas charmant ? Ici l'accent même parait salésien. Le plus souvent Binet garde sa voix propre, plus sonore, plus grasse et plus chaude, mais pour dire les mêmes choses que son maître :

 

Ils (les dévots) se rendent des droits fainéants sous couleur de solitude, des songe-creux au lieu de contemplatifs, des vrais hypocondriaques au lieu de modestes et graves. Ce ne sont pas là les effets des sacrements ni de la grâce qui est gaie, active, ardente, forte et toujours à coeur joyeux et à visage riant. Il faut qu'un homme bien dévot fasse plus d'affaires et mieux que trois autres... Judas Macchabée priait en frappant, frappait en priant et assénait plus brusquement les coups qu'il dardait, après avoir poussé plus ardemment vers le ciel ses prières (1).

 

François de Sales, moins bruyant, est aussi viril, mais plusieurs qui ne savent pas lire le trouvent un peu féminin. N'est-il pas bon que ses disciples accusent à leur façon la vive générosité et l'entrain de son esprit, qu'ils offrent à Philothée l'armure de Jeanne d'Arc? Ainsi Racine a ses interprètes naturels, Sainte-Beuve, Jules Lemaître ; heureux pourtant si des esprits moins nuancés ou même plus rudes, Brunetière, Francisque Sarcey, poussent le char de son triomphe.

 

Que criez-vous ici et pourquoi vous démenez-vous ainsi, hommes de petit coeur ? Bas, bas, que tout le monde parle bas et se taise ! Le Paradis s'entr'ouvre et Dieu veut parler. Silence !

— Les montagnes, dit-il, couleront et les collines trembleront au son de nia parole ; mais vous, mon coeur et mes entrailles, vous, mes bons serviteurs, pourquoi vous par troublez-vous? Je vous jure par moi-même que jamais mes miséricordes ne s'éloigneront de votre coeur. Donnez-moi votre main, prenez la mienne, faisons une bonne paix... Quelque chose qui vous arrive, tenez pour tout assuré que jamais le coeur de nies miséricordes ne vous sera fermé (2).

 

(1) La fleur des psaumes..., I, p. 178.

(2) La consolation aux malades,.., p. 672.

 

 

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V. Dans cette forêt confuse qu'est l'oeuvre du P. Binet, se dresse comme une palme, un précieux petit livre dont le titre et la doctrine sont également délicieux. Quel est le meilleur gouvernement, le rigoureux ou le doux (1) ? Binet qui est mort septuagénaire n'avait plus que deux ans à vivre lorsqu'il publia ce livret (1637). A cette date, l'épuisement physique, et plus encore, je l'espère, le développement continu de sa propre vie intime et l'épanouissement de sa bonté naturelle l'ont tout à fait dépouillé de sa truculence première (2). A la vérité, d'ici de là, l'étrange sans-façon avec lequel il traitait jadis les sujets les plus augustes reparaît encore. Un autre que Jésus, dit-il par exemple, «eût mangé toute vive la Madeleine, la voyant chargée de tant de crimes énormes », mais aussitôt le ton change :

 

Il aime mieux l'enchasser dans son coeur ou s'enchasser lui-même dans le sien (3).

 

Ainsi encore lorsqu'il oppose l'Ancien Testament au Nouveau :

 

Le Vieux Testament fut la loi de rigueur où on ne parle que de morts, que de foudres, et du Dieu des armées. Or que gagna-t-il avec cela ? Il faisait fuir tout le monde ; personne quasi ne le voulait servir; on aimait mieux parler à Moyse qu'à lui. Au Nouveau Testament, le Verbe incarné se nomma un agneau... Cette bénignité attira le coeur de tout le monde (4).

 

Mais il n'y a là plus rien d'excentrique, ni de puéril, ni d'affecté. Le plus humain de tous les ouvrages de Binet en est aussi le plus vrai. Maintenant qu'il ne sait plus crier

 

(1) L'ouvrage, curieusement imprimé, a deux titres. J'ai donné le second, voici le premier : Du gouvernement spirituel doux et rigoureux. Livret pour les supérieurs de religion.

(2) Ce progrès est très remarquable. C'est ainsi que tel autre ouvrage de sa vieillesse : Le grand chef-d'œuvre de Dieu et les souveraines perfections de la sainte Vierge (1634) est excellent presque de tous points, bien que toujours trop verbeux. En 1855, le P. Jennesseaux a publié une, édition fâcheusement modernisée de ce livre.

(3) Du gouvernement spirituel..., pp. 87, 88.

(4) Ib., pp. 91, 92.

 

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et qu'il a presque complètement oublié sa rhétorique, ses phrases les plus simples nous émeuvent. Sa longue expérience de religieux et de supérieur ne lui a laissé aucune amertume. On voit qu'il a beaucoup souffert de l'injustice ou de la bassesse des hommes, mais dans son coeur il n'y a de place que pour la pitié et pour l'amour. Si parfois sa verve caustique menace de se rallumer, c'est uniquement pour prêcher plus efficacement la mansuétude évangélique aux despotes de couvent.

 

Se tenir toujours dans les termes d'une âme rigide, ne savoir dire autre chose sinon qu'il se faut mortifier, qu'il faut obéir, qu'on est trop délicat, que les autres ne sont pas si difficiles que lui qui parle, qu'il ne s'adonne pas assez à la vertu, et semblables discours, sont signes d'un homme austère qui n'a ni coeur, ni entrailles ; ou s'il en a, elles sont d'acier et inflexibles et ne sont point entrailles.

Ceux qui sont de complexion bien forte, qui ne sont guère ou quasi jamais malades..., sont fort sujets d'être fort rudes et fort déterminés; comme ils ne savent que c'est que du mal, ils condamnent fort aisément les antres ; ils les croient fort délicats, et ils ont l'âme si dure que la commisération n'y saurait quasi faire brèche. Ils couvrent ce défaut du mot de fermeté d'esprit et d'une âme généreuse... et ils se moquent quand on leur allègue le proverbe : summum jus summa injuria (1).

 

Si Philothée avait été prieure de quelque couvent, François de Sales ne lui aurait pas donné d'autres conseils. Comme lui, du reste, Binet nous met à l'école des anges.

 

Les anges qui sont nos corps de garde et nos doux gouverneurs, pourraient bien, s'ils voulaient, user de leurs pouvoirs... Mais ces divins esprits nous conduisent d'un air du paradis. Ils nous inspirent doucement ce qu'ils veulent et coulent si amoureusement leurs commandements dans nos coeurs qu'avec ces chaînes d'or ils nous tirent là où il leur plaît. Raphaél disait au petit Tobie : « Mon petit frère, vous plairait-il que nous fissions ceci ou cela ? » Pouvait-il pas bien le tirer rudement, ou le pousser brusquement et lui dire: « Allez là, car

 

(1) Du gouvernement spirituel, pp. 116, 117.

 

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Dieu le veut ainsi et qu'on se garde bien d'y faillir. Allons donc, car si vous n'y allez, on vous y fera bien aller plus vite que le pas. » Ce langage-là est inconnu au ciel et ce n'est pas là le style des anges (1).

 

Les saints non plus ne parlent pas ce langage, même s'ils ont à gouverner toute l'Église.

 

C'est un plaisir non pareil quand on remarque le style de saint Grégoire le Grand, qui, étant souverain pontife, pouvait, s'il eût voulu, parler à coups de tonnerre et lancer des foudres de censures et d'excommunications. Mais le saint homme y va bien d'un autre air. Et dit tantôt: «s'il plaisait à votre douceur », tantôt : « votre suavité agréera bien que je lui dise »... Au lieu donc de répandre la grêle et les tonnerres sur la tête, des humains, ce saint homme faisait rouler des torrents de miel et emportait tout, sans qu'il y eût homme du monde qui osât branler seulement ou faire semblant de vouloir contredire (2).

 

Le livre s'achève par un admirable chapitre : L'idée d'un bon supérieur en la personne du bienheureux monsieur de Genève. François de Sales n'était mort que depuis quinze ans et déjà l'on pouvait écrire de lui :

 

Quiconque veut savoir ce qu'il faut faire, il ne faut que regarder et imiter tout ce qu'il a fait (3).

 

Précieux petit livre et qu'on n'aurait pas dû laisser périr. A nous, simples historiens, il présente un intérêt particulier. Il nous rappelle que l'humanisme dévot embrasse tout. Binet, qui lui a rendu d'autres services comme nous verrons, lui a donné son manuel de politique sacrée, son de regimine principum. Ce n'est pas là une gloire médiocre. Au reste, je ne dis pas que ce livret soit d'un spéculatif original et profond. Mais où a-t-on vu que l'humanisme dévot se piquât de nouveauté? Son nom même le lui défend.

 

(1) Du gouvernement spirituel, pp. 126, i27.

(2) Ib., pp. 128, 139.

(3) Ib., pp. 268-312. C'est, à mon avis, un des meilleurs Panégyriques du saint.
 
 
 

CHAPITRE V LES MAITRES SALÉSIENS. — II. JEAN-PIERRE CAMUS

 

I. Le sérieux de Camus. — Son mérite et ses travers. — Le roman de sa jeunesse et l'innocence des premières amours. — Sa vocation. — Ses études théologiques. — Premiers ouvrages. — Belley Aunay, Rouen. — Dernières années de Camus.

 

II. Camus et ses campagnes contre les moines. — Le P. Sauvage et le Projet de Bourgfontaine. — Si Camus a été janséniste? — Les treize panégyriques de saint Ignace. — Défense des jésuites. — Luttes contre Arnauld. — Le molinisme de Camus.

 

III. Camus et François de Sales. — Les commencements de leur amitié. — Contrastes entre les deux évêques. — Hero-worship de Camus. — Intimité croissante. — Formation de Camus par François de Sales. — Du sérieux de cette amitié. — François de Sales n'a pas à en rougir. — L'Esprit du B. François de Sales.

 

IV. Camus et la propagande salésienne. — Ses livres et livrets spirituels. — Le sérieux et l'importance de cette oeuvre. — Camus directeur de conscience. — Prière à Dieu pour une âme tentée. — Camus et la Bible. — Le mariage de Zéphire et de Flore. — Les spéculations théologiques de Camus. — Un Nicole moliniste. — L'esprit de système. — Le prétendu quiétisme de Camus. — Joinville et le pur amour. — Le triomphe de Caritée.

 

 

Jean-Pierre Camus n'est pas du tout le personnage folâtre que nous impose une légende aujourd'hui très répandue, et qui aurait singulièrement choqué les contemporains du fameux évêque de Belley. Il avait beaucoup d'esprit. Nombre de ses bons mots ont survécu à ses livres. D'où l'on a doctoralement conclu qu'il badinait du matin au soir et ne faisait pas autre chose. C'est ainsi que l'on raisonne communément dans un pays qui regrettera toujours, semble-t-il, de n'être pas germanique. Que répondre à cela sinon que les écrivains qui méprisent Camus du haut de leur gravité laissent assez voir qu'ils ne l'ont pas lu ?

 

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Qui d'ailleurs se vanterait d'avoir seulement parcouru ses deux cents volumes? Quant à moi, je n'en connais pour de bon qu'une vingtaine, mais ce peu me permet de déclarer hardiment qu'on doit prendre Camus au sérieux. Disciple, mais très personnel, de François de Sales, il continue, il représente son maître de la façon la plus honorable. Je ne demande pas qu'on réédite ses innombrables traités spirituels, mais je dis que beaucoup d'entre eux me paraissent excellents et que l'historien n'a pas le droit de négliger un écrivain qui a eu des milliers de lecteurs et dont l'influence fut très bienfaisante. Camus a trop écrit, c'est entendu et sa faconde devient par moments intolérable. Mais l'appeler proprement bavard me paraît injuste. Il l'est beaucoup moins qu'Étienne Binet, le plus illustre de ses émules. Sa langue et sa plume ont beau faire, elles n'égalent pas la prodigieuse activité de son esprit. Ayant avoué lui-même avec son ingénuité et son outrance coutumières qu'il manquait de jugement, on a trouvé facile de le croire sur parole. On le calomnie. Il lui arrive de déraisonner, très souvent il juge fort bien. Ni son esprit, ni même son goût littéraire ne sont foncièrement et constamment faux. Il a dit qu'il ne prenait pas la peine de se relire, entendant par là qu'il n'avait cure des bagatelles du style. On a compris qu'il écrivait sans savoir ce qu'il allait dire. On n'a pas pris garde que cet improvisateur, non seulement était un homme très réfléchi, mais encore un écrivain de race, vivement attentif aux rythmes de ses phrases et diligent dans le choix des mots qu'il emploie. Il a d'étranges absences, une inspiration capricieuse. Enchaînez-le comme la sibylle virgilienne, laissez tomber son bourdonnement et attendez son oracle ; vous serez surpris de sa gravité, de son élévation, de sa cohérence profonde. Il a un système très lié, très juste à mon sens et très beau, une sorte de platonisme salésien et fénélonien tout ensemble, auquel il revient, et, chose plus rare, dont il vit lui-même toujours. Car c'est indiscutablement

 

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une âme droite, bonne, pieuse et magnanime. Rien de bas chez lui, rien que de noble. S'il a écrit de violents pamphlets contre certains moines — le seul péché de sa vie — il l'a fait sans méchanceté, uniquement poussé parles égarements de son zèle. Candide comme un enfant malgré sa malice, humble, détaché de lui-même comme on ne l'est pas. Richelieu disait de lui que le jour où il laisserait les capucins tranquilles, il faudrait le canoniser. « Un véritable évêque » dit Mgr Baunard (1) ; « un des plus saints prélats de l'Église de France » ajoute le pieux et savant évêque de Gap, Mgr Dépery (2) ; « eruditionis miraculum, gallicanæ eloquentiæ flumen, vitæ innocentia pietateque insignis » écrivent les jésuites dans leur réponse au Petrus Aurelius (3). Enfin, deux de nos saints les plus chers nous le recommandent : François de Sales dont il fut l'ami intime ; la fondatrice des Filles de la Charité, Louise de Marillac (Mlle le Gras) dont Camus fut le premier directeur et qu'il donna lui-même à Vincent de Paul (4).

Originaire du Lyonnais, il naquit à Paris en 1583. Paris « cette grande ville, écrira-t-il, hors de laquelle tout le reste du monde est un exil (5) ». Son père, Camus de

 

 

(1) BAUNARD. La Vénérable Louise de Marillac, Paris, 1904, p. 22.

(2) DÉSERT. Histoire hagiologique du diocèse de Belley. Le chapitre consacré à Camus est excellent.

(3) Cité par l'abbé De BLAUDRY. Véritable esprit de saint François de Sales, I, p. LXVIII. L'innocence de ses moeurs est universellement reconnue. Il disait lui-même en 1625 : « Jusqu'ici mes ennemis ne m'ont point reproché de crimes qui me puissent non pas diffamer, mais décréditer a. La Pieuse Julie, p. 533. Les pamphlétaires, disait Tallemant « ont bien épluché sa vie, mais n'ont jamais rien trouvé à y mordre ».

(4) Bernard, « le pauvre prêtre », un des saints de Paris, avait été converti par Camus et mourut entre ses bras.

(5) La Pieuse Julie, p. 290. La vie de Camus est mal connue. On ne l'a jamais étudiée sérieusement. Les documents abondent. Il a été en relations avec tous les personnages considérables de son temps et il s'est très certainement raconté dans ses propres romans. Le malheur a voulu qu'on lui ait consacré une thèse de doctorat très insuffisante et qui aura sans doute bloqué la voie aux vrais chercheurs. Ils auront cru que le sujet était épuisé. On peut promettre une foule d'heureuses surprises à qui se laisserait de nouveau tenter par J.-P. Camus. Voici, du reste, que les érudits reviennent à lui. Cf. E. Griselle, Camus et Richelieu en 1632, R. H. L., juillet, décembre, 1914.

 

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Saint-Bonnet, gouverneur d'Étampes, avait, dit-on, une belle fortune qu'il mit sans compter au service de Henri IV. Les Camus ne sont pas du côté de la Ligue et ils tiennent à l'honneur plus qu'à l'argent (1). L'évêque de Belley jouait volontiers de son propre nom, sauf à répondre d'assez bonne encre aux libellistes qui abusaient de cette plaisanterie facile.

 

Mais que je me plaise à entretenir ces braves gens en leur belle humeur. Est-ce peut-être... que le nom de Camus, qui est celui de ma race, laquelle a produit des personnes assez qualifiées, et pour les armes et pour les lettres, leur soit à contre-coeur et qu'à cause de cela ils s'imaginent que mes ouvrages n'ont pas de nez? Si c'est cette charitable pensée, je les prie de se tirer d'inquiétude de ce côté-là : car si les grands nez donnent grand poids aux écrits, je les avise que nous avons jadis été ainsi nommés par antiphrase, parce que je n'en connais point en notre lignage dont le nez ne démente le nom, si bien que nous sommes ainsi nommés, comme la guerre par les latins et les Euménides par les grecs, à contre-sens et comme propres à chausser des lunettes à voir de loin l'impertinence de ces censeurs (2).

 

Ses parents le voulaient magistrat et lui-même, d'abord, il n'entendait pas quitter le monde. Du moins je le vois ainsi et, pour le dire sans plus de façons, je crois qu'il eut, très jeune, son petit roman. N'évoque t-il pas en effet des souvenirs personnels lorsqu'il chante, comme il le fait

 

(1) Je me suis perdu dans la généalogie de Camus. Moreri n'est pas bien clair sur le sujet. Le grand-père paternel aurait eu un poste élevé dans les Finances sous Henri III. Les ancêtres plus lointains viendraient d'Auxonne. Rien sur la mère de Jean-Pierre qui pourtant semble avoir eu beaucoup d'influence sur lui et de laquelle il devait tenir. Il parle d'elle avec une affection extrême. Elle doit se trouver quelque part dans ses romans. H ne semble pas avoir été l'aîné, car il avait personnellement peu de fortune. Je me demande s'il n'aurait pas été placé comme page dans une grande maison, tel le Procore du roman de Callitrope. Il a beaucoup voyagé : France, Italie, Espagne, peut-être Allemagne. Mais où placer ces voyagea dans une vie si occupée? — Sur la Ligue on peut lire une jolie nouvelle de Camus : l'Amour et la mort (Evénements singuliers, Ire partie p. III).

(2) La Pieuse Julie, pp. 543-545. Cette page est tirée du dessert art lecteur qui suit le roman et qui est un des morceaux les plus étourdissants de Camus.

 

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à plusieurs reprises, les charmes et l'innocence des premières amours?

 

Je ne saurais marquer le temps auquel je commençai de l'aimer — dit Procore dans Callitrope au sujet de la belle Euphémie — ni celui auquel elle témoigna d'agréer mes services, parce qu'il me semble que dès le moment que je la vis, je fus entièrement à elle... Notre amitié peut être comparée à ces fleuves qui portent des bateaux dès leur source, parce qu'elle fut accomplie dès son origine... Vraiment, c'était bien avec tant d'innocence que nous commençâmes ce chaste et bienheureux commerce de nos volontés que nous nous aimions avalat que nous sussions ce que c'est que d'aimer... Malheureux morceau de nos premiers parents qui nous a, comme à eux, ouvert les yeux, sur le bien et le mal, ou plutôt malheureuse malice du péché qui a répandu un venin sur les fleurs des actions qui se justifient par la simplicité d'une nature non corrompue. Qu'on ne m'en parle plus! L'Amour est enfant et il ne convient qu'à l'âge voisin de l'enfance ; aussitôt qu'il n'a plus de bandeau, il n'est plus Amour ; il s'envole d'un coeur qui commence à faire réflexion sur soi et qui entre en la connaissance de soi-même. On n'aime plus quand on s'aperçoit que l'on aime, car, lors les soupçons, les jalousies, les défiances, les convoitises, les espérances, les désespoirs tyrannisent le coeur et en bannissent cette douce émotion qui échauffe l'âme sans la brûler, qui donne des inquiétudes sans anxiété et des désirs justes, non des angoisses déréglées (1).

 

A qui sait lire de juger si cette page pure, tendre et vraie renferme ou non quelque confidence. Camus du reste revient en d'autres endroits à ce même thème et toujours avec le même accent. Poussons plus avant nos conjectures. Touchée par une grâce imprévue, l'Euphémie de Procore entre au couvent. Le jeune homme la pleure, comme il convient, mais bientôt l'imite. Son Euphémie n'aurait-elle pas joué le même rôle dans la propre histoire de Camus ? Celui-ci ne serait-il pas Procore, à moins plutôt qu'il ne soit le vieil ermite Artemius que nous rencontrons aussi

dans le roman de Callitrope. Cette seconde ressemblance

 

(1) Callitrope, pp. 179-182.

 

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irait à souhait, car l'aventure d'Artemius est encore plus singulière et par suite plus digne de Camus que celle de Procore. Lui aussi, au sortir de l'enfance, Artemius a donné son coeur à une Euphémie dont on ne dit pas le nom : mais celle-ci, pauvre comme lui, ne s'est réfugiée dans le cloître que pour fuir la poursuite importune d'un riche vieillard. Artemius désolé s'est fait ermite.

 

Peu à peu la grâce travaillant avec le temps effaça de sa pensée les traits de ce visage aimé et en sa place se mit la beauté de celui qui n'a point son pareil entre les enfants des hommes, selon que le Prophète a chanté de lui :

 

La grâce de son front nonpareille dépasse

Toute l'humaine race.

 

En un mot, le Créateur, prenant une possession absolue de son coeur, en effaça les idées des créatures, en la même façon que le soleil engloutit tous les matins la splendeur des étoiles (1).

 

Ce ne fut pas là chez lui ferveur passagère. Il apprend soudain que son amie s'est échappée du couvent, qu'elle lui fait signe de le rejoindre. Vains efforts. Elle n'aura de lui qu'un sermon, du reste fort beau, et de guerre lasse, elle épousera le vieillard. L'aventure a tout l'air d'être authentique. Jean-Pierre Camus n'en serait-il pas le héros ?

Quoi qu'il en soit, vers dix-huit ou vingt ans, peut-être plus tôt, il voulut se retirer dans une chartreuse. Il l'aurait fait, nous le savons encore de sa bouche, s'il n'eût pris peur au dernier moment. Nerveux, impressionnable, il craignit de rencontrer au désert trop de revenants, trop de fantômes, et il resta prêtre séculier. Ses études ecclésiastiques, sur lesquelles on ne nous dit rien de précis, furent assurément excellentes. Même comme théologien, Camus ne parait pas le premier venu. Il s'embrouille parfois dans ses allégories et risque des formules douteuses, mais sa doctrine foncière ne manque ni de sagesse, ni

 

(1) Callitrope, p. 254.

 

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d'étendue, ni de profondeur. Un bon juge, Richard Simon, mettait si haut le livre de Camus sur la controverse protestante qu'il en donna lui-même une nouvelle édition (1). Ordonné prêtre par le cardinal de Sourdis, il commence dès 1608 à prêcher et à écrire. Il avait vingt-cinq ans et déjà paraissait de lui ce Parénétique de l'Amour divin que François de Sales célèbre dans la préface du Traité de l'Amour de Dieu (2). Cette :même année, Henri IV, ami de sa famille, lui donna l'évêché de Belley, humble siège qui aurait bientôt fait place à un autre plus éclatant si le jeune et saint évêque n'avait pas trouvé « la petite femme... assez belle pour un Camus ». Il ne divorcera, pour continuer sa métaphore, qu'après plus de vingt ans d'un labeur infatigable, rendu plus pénible par les vives luttes que J.-Pierre Camus eut à soutenir contre de multiples et graves abus. Il n'était pas volage, comme on l'a dit, mais il se dépensait avec trop de fougue (3). Belley, Paris, chaires de province, il était partout. Conduite de son diocèse, directions, livres, sermons, énervé par cet héroïque surmenage, ses premières aspirations vers la solitude le reprenaient périodiquement. En 1629, il échange son évêché de Belley contre l'abbaye d'Aunay en Normandie.

Mais bientôt l'archevêque de Rouen, Harlay, vient lui demander son concours. Il ne sait pas refuser; le voilà vicaire général d'un immense diocèse et très important. A Rouen, un jeune inquisiteur de la foi, Blaise Pascal,

 

(1) Ce livre est de fait extrêmement curieux. Je ne doute d'ailleurs pas que Simon ait mis quelque malice anti-bossuétiste à le publier de nouveau. L'oeuvre de Camus ayant en somme le même genre de mérite que l'Exposition, l'occasion parut piquante de montrer M. de Meaux moins original qu'on ne le disait.

(2) Oeuvres de saint François de Sales, IV, pp. 6, 7.

(3) On trouverait, je crois, dans ses oeuvres, bien des renseignements sur son activité épiscopale. Ainsi, dans un sermon prêché à Chambéry, il rappelle à ses auditeurs, témoins du fait, comment il conduisit à Notre-Dame de Mians, cinq mille de ses diocésains. Chambéry donna l'hospitalité, pendant deux nuits, à cette multitude. Cf. Homélies-panégyriques de saint Ignace, p. 164.

 

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somme le conciliant et docte Camus de maintenir plus sévèrement la bonne doctrine menacée, paraît-il, par les témérités du F. Saint-Ange. Des livres, des livres encore. Niceron renoncera à les trouver tous. Il en compte 186. A cette liste, Mgr Dépery ajoute une dizaine de numéros. Et quelques-uns de ces livres ont plusieurs volumes. Nouvelle crise de lassitude et d'épuisement. Camus, bientôt septuagénaire, revient à Paris, s'installe à l'hospice des Incurables et ne fait plus rien que visiter les pauvres. Ce repos l'a-t-il fatigué? On ne sait pas. Toujours est-il qu'en 1652, le Roi le nomme à l'évêché d'Arras. Camus n'a pas le temps de se rendre dans son nouveau diocèse. Il meurt le 26 avril 1652, âgé de soixante-dix ans. Mort toute sainte comme sa vie. Ainsi qu'il l'a voulu, on l'enterre dans l'église des Incurables. Godeau fait son oraison funèbre. Et puis, très et trop vite, c'est le grand oubli. Ses livres s'en vont en poussière. On ne connaît plus de J.-Pierre Camus que le souvenir de quelques-uns de ses bons mots : on ne lit plus de lui que son Esprit du bienheureux François de Sales. Heureux du moins de se survivre par une telle oeuvre, d'être à jamais inséparable du plus cher de ses amis.

II. Dans ce rapide aperçu biographique, nous n'avions pas à raconter l'ardente campagne menée par l'évêque de Belley contre certains ordres religieux. Si graves qu'aient pu et dû lui paraître les abus particuliers qui le décidèrent à entamer une lutte où il reçut lui-même de si indignes coups, il eut tort de généraliser le débat, plus encore de le passionner et plus encore de le porter devant le public. Là se borne tout ce que nous avons à dire sur un conflit qui n'est aucunement de notre sujet et qui, du reste, n'a jamais été étudié par de véritables historiens (1). En

 

(1) On trouvera là-dessus de longs détails dans la thèse de M. Boulas (Un moraliste chrétien, J.-P. Camus) et dans la notice déjà citée de M. de Baudry. Mais il faut lire les textes eux-mêmes, tous les textes et c'est ce que, pour bien des raisons, je n'ai pas fait. Si j'en juge d'après ceux que j'ai consultés, ces textes doivent être fort curieux. Du point de vue défensif, Camus se propose tour à tour de restaurer l'autorité des évêques et la vie paroissiale qui lui paraissent menacées par l'exemption et par les chapelles des religieux. Il ne demande certes pas qu'on ferme celles-ci, mais il insiste ardemment sur les privilèges et les avantages de la vie paroissiale (Cf. Les devoirs du bon paroissien, livre de combat mais où l'on trouvera de très sages remarques). Disons aussi que Camus ne conteste pas en principe l'exemption des réguliers. Peu d'évêques gallicans ont mieux défendu que lui les droits du Saint-Siège. Mais l'exemption, telle du moins qu'elle est entendue alors, lui paraît un mystère impénétrable. Quand il ne s'emporte pas, il parle là-dessus avec une très jolie et très inoffensive malice. Simples boutades qui traversent périodiquement ses sermons, ses romans et ses livres de piété. Un religieux, d'esprit bien fait, ne peut que sourire. Ce ne sont pas là les traits d'un ennemi et on calomnie purement et simplement J.-P. Camus lorsqu'on fait de lui l'adversaire déclaré de tous les religieux. Du point de vue agressif, il mène trois croisades. 1° Il veut réduire les directeurs de conscience à ne plus s'occuper que des intérêts spirituels de leurs dirigés (Cf. le Directeur désintéressé); ce qu'il dit s'adresse à tout prêtre, séculier ou régulier ; 2° mettre fin aux quêtes des ordres mendiants ; 3° imposer aux religieux l'obligation du travail manuel. On voit la corrélation logique entre ces trois campagnes. La dernière est tellement chimérique qu'elle tient de la manie. En rapprochant ces divers pamphlets, on marquerait aisément la courbe de cette idée fixe. Un des points obscurs — et essentiels — serait de découvrir les causes initiales du conflit. Je crois que Camus fut d'abord exaspéré par les indiscrétions et abus de pouvoir de certains moines intéressés ou paraissant l'être — et cela dans son propre diocèse. Mais je crois aussi qu'il pensa retrouver la main de ces mêmes moines dans les oppositions fréquentes et violentes qu'il rencontra sur son chemin, soit comme évêque, soit comme prédicateur. Des ennemis invisibles, acharnés, le décriaient sourdement partout et tâchaient de paralyser son ministère. Les ennemis de François de Sales venaient vraisemblablement du même lieu. Tout cela est bien mystérieux, pour moi du moins. Quand il en eut assez, Camus déchaîna sa verve et peu à peu, chemin faisant, construisit le système que je viens de résumer. A tant d'obscurités, s'ajoute le mystère bibliographique. Pour la publication de tel de ses pamphlets les plus violents, nous ne savons pas quelle est exactement la responsabilité de Camus. Sous l'ancien régime, pour l'élucidation d'histoires de ce genre. il faut toujours tenir compte des éditeurs « pirates », friands de scandales, se procurant per fas et nefas des manuscrits qu'ils envenimaient à leur façon et que l'auteur lui-même ne pouvait ni reconnaître ni désavouer tout à fait. Remarquons de plus que Camus, étant populaire, on a publié sous son nom des textes entiers qui ne sont pas de lui. Il s'en est plaint lui-même plusieurs fois.

 

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revanche nous ne pouvons pas négliger une légende qui a quelque peu compromis la mémoire de Camus, et nous obligerait à ranger l'ami de François de Sales, non plus, comme nous faisons, parmi les maîtres, mais parmi les adversaires de l'humanisme dévot.

S'il faut en croire cette légende, l'évêque de Belley n'aurait été ni plus ni moins qu'un des sept de la fameuse conspiration de Bourgfontaine. On sait l'histoire. En 1621,

 

 

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c'est-à-dire du vivant même de François de Sales, Camus, de concert avec Jansénius, Saint-Cyran et d'autres, aurait arrêté le programme, non pas seulement de la prochaine campagne janséniste, mais aussi d'une guerre diaboliquement sournoise contre les dogmes chrétiens, et particulièrement contre la divinité du Christ. Telles furent du moins les belles nouvelles qu'apprit au monde, en 1654, un avocat poitevin du nom de Filleau. A cette date, on était encore trop près des événements ; ni d'un côté de la barricade ni de l'autre on n'avait tout à fait perdu la tête. La divulgation du complot n'eut donc pas le résultat qu'on s'en était promis. Du reste, tout s'oublie en ce bas monde, même quelquefois la calomnie. Mais aussi tout recommence. Un siècle plus tard (1755) le P. Sauvage, jésuite, reprenant la piste de Filleau, prétendit démontrer la réalité du projet de Bourgfontaine et perdre d'honneur les sept conjurés, Jean-Pierre Camus comme ses complices. Le jésuite, écrit l'honnête et paisible abbé de Baudry, « déchire de toutes ses forces l'évêque de Belley : il le présente comme un déiste, un chef des jansénistes, un ennemi des religieux, un auteur obscène » (1), bref comme un démon. Discutons de sang-froid la seule de ces injures qui puisse à la rigueur ne point sembler frénétique, le jansénisme de notre Camus (2).

 

(1) Le véritable esprit de saint François de Sales, I, p. LXIV.

(2) Je n'ai pas qualité pour parler ici du projet de Bourgfontaine. Ce sont là de ces choses que l'on admet ou que l'on rejette d'instinct selon que l'on croit ou non aux fantômes. Je parle ici du projet tel que Filleau et Sauvage nous le présentent. Prêter aux sept conjurés le dessein d'écraser l'infâme, une pareille folie ne se discute pas. D'autre part comment expliquer les révélations produites par Filleau et les précisions quasi-judiciaires qu'elles présentent ? Il y a moyen peut-être d'ajouter quelque chose aux justes remarques de Sainte-Beuve (Port-Royal, I, pp. 245, 246, 288, 289). Pas plus que lui, je ne crois à une mystification pure et simple. Il est certain que Jansénius et, plus encore, Saint-Cyran, tenaient des sortes de conciliabules, dans lesquels ils dévoilaient (et peut-être concevaient sur l'heure), leurs projets ardents et fumeux, leur désir, d'abord très vague, non pas de ruiner l'Eglise, mais de la ramener à son austérité primitive et à la pure doctrine d'Augustin. Conciliabule n'est pas le mot juste. On rencontrait Saint-Cyran, on causait, on écoutait ce curieux homme. Rien d'un complot. Qu'on se soit rencontré en 1621 à la chartreuse de Bourgfontaine, qu'on ait été sept ce jour-là et Camus du nombre, la chose n'a rien d'impossible et ne tire pas à conséquence. Bérulle, Condren, Vincent de Paul ont assisté à des conférences de ce genre. L'anonyme (l'un des sept) qui aurait en 1654 révélé sa propre participation au complot et tous les autres détails de l'aventure, aura peut-être ingénument magnifié et dramatisé ses souvenirs. Eclairé par ce qu'il voyait de ses yeux en 1654, il aura prophétisé après coup, se reprochant l'approbation qu'il avait jadis donnée aux propos de Saint-Cyran, s'exagérant le sens de ces propos et plus encore l'adhésion que leur donnaient les autres personnes présentes. Des remords et des imaginations semblables ont dû venir en 1793 à de vieux gentilshommes se rappelant leurs étourderies de jeunesse. N'oublions pas du reste que les noms des conjurés ne furent pas d'abord publiés, mais seulement les initiales de ces noms. Le conjuré P. C. est devenu Pierre Camus, lequel signait J.-P. C. (Jean-Pierre).

 

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Les vrais jansénistes et, à plus forte raison, les chefs de la secte, montrent d'ordinaire peu de goût pour les jésuites, si, pour obéir à l'Evangile, ils ne font pas profession expresse de les haïr. Partant de là, comment le P. Sauvage expliquera-t-il que Jean-Pierre Camus ait multiplié les marques de sa vénération affectueuse envers la Compagnie de Jésus? Parmi les autres prélats de l'Eglise gallicane, je n'en sache pas qui ait témoigné sur ce point de plus de zèle et, si j'ose dire, qui se soit affiché avec plus de crânerie. Je ne puis naturellement parler que des oeuvres de Camus qui me sont familières, mais on a bien le droit d'affirmer que s'il avait quelque part attaqué les jésuites, cela se saurait. Eh ! quel bruit n'a-t-on pas mené chez les ennemis de l'Eglise, autour de ses pamphlets contre les capucins ! Quant aux écrits particuliers, aux sermons et aux ouvrages dogmatiques où Camus s'est expliqué sur le compte des jésuites, ou bien le P. Sauvage les a lus, ou il ne les a pas lus : monstre d'ingratitude dans le premier cas, ou d'étourderie dans le second. « Moi, archijésuite de coeur, d'âme et de tout (1) », écrivait le bon évêque au recteur de Chambéry. En public, il allait

 

(1) La lettre, fort jolie, a été publiée par le P. Carayon, dans son édition de l'Histoire des jésuites de Paris... écrite par le P. F. Garasse, pp. 931, 232. Le P. Carayon, homme terrible, peu suspect de sympathiser avec les ennemis de son Ordre et qui s'est exprimé sur Bérulle d'une façon peu décente, se montre plein d'égards envers Camus et se refuse à accepter la légende que son confrère Sauvage remit en honneur. « Quand nous verrons, écrit-il, un évêque, le disciple et l'ami de saint François de Sales, convaincu d'avoir pactisé avec les jansénistes et les ennemis de l'Eglise, nous le leur abandonnerons », mais pas avant.

 

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presque aussi loin. Il parle même, dans une préface, de je ne sais quelle affiliation qui « le rend en quelque manière membre » de la Compagnie (1). Qu'on lise du reste un livre de Camus, unique en son genre, et d'un grand intérêt, ses homélies-panégyriques de saint Ignace de Loyola, soit treize discours, tous exclusivement consacrés à célébrer, à défendre saint Ignace et la Compagnie de Jésus (2). L'entreprise était, paraît-il, assez nouvelle. Camus se vante du moins de n'avoir pas eu de devancier.

 

Hélas ! chère Compagnie, s'écrie-t-il, tu peux bien dire avec cet empereur ancien : ô amis, il n'est point d'amis! Car de tant de milliers de gens qui ont sucé le lait de tes mamelles, je suis encore à trouver celui qui ait mis la main à la plume, ou pour la louange de tes Pères qui sont au ciel, ou pour la défense de ceux qui sont en terre. Ne semble-t-il pas qu'il faille étendre les murailles du monde pour loger une telle méconnaissance (3).

 

Il y a là plusieurs passages d'une véritable éloquence, et, ce qui vaut mieux, d'une sincérité manifeste. On y reconnaît partout le ton d'une « pure et libre amitié », comme le dit Camus lui-même. Il n'a pas été l'élève des jésuites et il le regrette fort; « Si mes jeunes ans, leur dit-il, eussent passé sous vos mains et savantes et charitables,... je serais à présent autre que je ne suis. n Personnellement il ne leur doit ni « l'obligation éternelle de l'institution d'une enfance », ni rien d'autre. Il ne leur demande rien; il n'attend rien de leur influence. Mon amour pour vous, continue-t-il,

 

en sera d'autant plus franche et plus forte qu'elle sera nue, c'est-à-dire, dépouillée de devoir pour le passé, d'intérêt pour

 

(1) Préface des Homélies panégyriques de saint Ignace. Le P. Sauvage aurait dû, semble-t-il, au moins parcourir ce livre.

(2) Je recommande aux amateurs le panégyrique prèché à Paris, en l'église Saint-Louis, le 31 juillet 1621. C'est un très beau et émouvant parallèle entre saint Ignace et le patriarche Jacob.

(3) Homélies-panégyriques... préface.

 

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le présent et de prétention pour l'avenir. C'est ainsi que j'aime et, si je ne me trompe, c'est ainsi qu'il faut aimer (1).

 

Le voilà bien, tel du moins que je le connais, très cordial mais aussi très indépendant. Il exalte sans cesse, dans ses livres, cette indépendance qui lui paraît, je ne sais pourquoi, une des marques de l'esprit français. Les Camus sont plus rares chez nous qu'on ne le croit., Nous en tenons un. Regardons-le à loisir. Il n'est pas de plus sûr moyen de faire tomber les ridicules préventions qui pèsent sur lui. Aussi m'attardé-je plus que de raison à ce noble livre qui du moins nous fait pénétrer dans l'intimité de ce méconnu, et qui se rattache, par des liens étroits, à notre sujet. On le trouve là presque tout entier avec sa générosité, son culte des héros, son zèle, sa candeur, sa malice et ses jolies maladresses. Ces dernières ne se comptent pas dans les homélies-panégyriques et plus d'une fois les jésuites qui l'écoutaient ont dû regretter, avec le P. Garasse, que Camus les aimât trop (2). Avec cela très fin et ne disant que ce qu'il veut dire, mais aimant à côtoyer les abîmes. Ainsi il s'aventure jusqu'à prier Dieu d'ouvrir les yeux des évêques moins favorables à la Compagnie.

Ne permettez pas que les Pasteurs de votre Église, tant redevables au secours de cette troupe auxiliaire, qui leur est si

 

(1) Homélies panégyriques... préface.

(2) « M. l'évêque de Belley, raconte Garasse, par trop d'affection pour nous cuida renouveler (nos plaies). Ayant été prié de prêcher le jour de Saint-Ignace, l'an 1626, dans notre église de la maison professe, il le fit avec plus de passion et de véhémence que nous ne l'eussions désiré... (disant) que les jésuites en ce temps sont de vrais martyrs, et leurs ennemis de vrais tyrans, et puis, se tournant vers la chapelle... qui garde les os du feu P. Coton, il apostropha ce grand serviteur de Dieu avec des paroles si pleines de véhémence qu'on n'entendait en son auditoire que larmes et sanglots... Le lendemain..., il y eut arrêt contre M. l'évêque de Belley et commandement au gardien... des Cordeliers, où il devait prêcher le jour suivant, de lui fermer la chaire de son église. * Garasse-Carayon, op. cit., pp. 231-233. Ce panégyrique ne se trouve pas dans le recueil que nous parcourons présentement et qui fut publié en 1623. Camus aurait donc prêché pour le moins, non pas 13, mais 14 panégyriques de saint Ignace. C'est là sans doute un record, si l'on peut ainsi parler.

 

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prompte, si obéissante, si en main, taisent ses dues louanges, et méconnaissent ses loyaux services, sa fidèle emploite, ses justes grandeurs...

 

Qu'un aimable conseil s'ajoute ici aux éloges, Camus est tout à fait capable de ce joli tour. Mais que tout cela paraît bien dosé pour un homme qui, nous dit-on, parla sans savoir ce qu'il veut!

 

Oui, parlant charitablement et sans jalousie... quelle congrégation, en si peu de temps, a fait un tel progrès, produit tant de savants, vu tant de parts du monde, converti tant d'âmes, fait tant de livres, enfanté tant de lumières ?

 

Dites en quelle part de la terre où nous sommes,

Croissent de telles fleurs, naissent de si grands hommes (1).

 

Ailleurs, il loue les Exercices spirituels et d'une manière qui n'est point banale.

 

C'est une façon de spéculation si simple, si humble, si naturelle, si aisée et qui s'accommode tellement à l'esprit des plus grossiers qu'elle ne laisse pas d'être utile aux plus subtils, gardant une moyenne voie entre les trop sublimes élévations d'entendement et les considérations trop ravalées (2).

 

Chemin faisant, il justifie avec beaucoup d'esprit les

innovations que, d'un peu tous les côtés, l'on reprochait alors aux jésuites. Soit par exemple, la suppression de l'office du choeur.

 

Or ça, venons à compte. Exceptez d'un collège de jésuites les coadjuteurs temporels qui servent au ménage, que leur ignorance même excuse de la psalmodie; exemptez-en ceux qui enseignent, qui catéchisent, qui prêchent et qui visitent les malades; et du reste, je consens qu'on eu compose des choeurs de combattants et des bataillons de choristes. Mais, le vous dirai-je, il ne s'en trouve un seul de supernuméraire, si ce n'est quelque infirme qui s'étant usé la poitrine et le poumon au service des âmes, traîne peut-être en un coin d'infirmerie une vie

 

(1) Homélies-panégyriques..., p. 43.

(2) Ib., p. 223.

 

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languissante, servant de squelette et de spectacle de mort, tous les jours, au repas de ses frères, selon l'usage des lacédémoniens en leurs festins (1).

 

 

Ne dites pas qu'il manque de goût. On le sait bien, quoi-qu'après tout... Mais en vérité, qui aurait le courage de retrancher ces « bataillons de choristes » et même cette évocation des festins de Lacédémone ? Tout cela n'est-il pas au service de la raison même ? Pour finir, laissons-lui montrer que saint Ignace n'est pas espagnol.

 

Quant au corps, il est donc navarrais : quant à l'esprit, vrai français (la Sorbonne l'a formé) ; et, de corps et d'esprit, vrai, naturel et légitime sujet du Roi très chrétien de France et de Navarre...

 

De sorte qu'un célèbre personnage de ce temps avait raison d'appeler la sainte Compagnie de Jésus, Compagnie française, fille bien-aimée et bien-aimante de l'Eglise gallicane, conçue et née au beau milieu de son coeur... Notre Ignace est donc, quoique remâchent les contrariants, vrai français, et pour étouffer toute opposition, je dis hautement que Dieu l'a dit... par la bouche de ses oeuvres... N'est-il pas tout avéré... que, comme on portait le corps de ce bienheureux homme à la sépulture, une femme, affligée de ce mal que les rois de France ont le privilège céleste de guérir par leur attouchement, ayant étendu sa main sur son cercueil... s'en trouva délivrée ? Merveille évidemment française et qui montre clairement combien ce bienheureux personnage avait profondément gravé l'amour du Roi de France dedans son coeur... Il y a bien des français, vrais français et qui se trompettent à pleine gorge français, qui ne sont pas si français ni à telles enseignes (2).

 

Qu'importe l'argument ! Les auditeurs et Camus lui-même sourient comme nous, mais ils savent bien que ces vives flèches visent en pleine poitrine les Pasquier, les Marion, les Arnauld et autres ennemis des jésuites. Si l'évêque de Belley avait eu partie liée avec tout ce monde, aurait-il publié ces treize discours ?

 

(1) Homélies-panégyriques..., pp. 419, 420.

(2) Ib., pp. 68. 69.

 

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Il y a beaucoup plus. Camus en effet ne se contente pas de défendre les jésuites; dès que les jansénistes commencent leur propagande, il se dresse, il se multiplie pour les confondre. En 1643, parait la Fréquente Communion du grand Arnauld. Coup sur coup, dans les deux années qui suivent, le vieil évêque publie cinq volumes contre le premier manifeste du parti (1). Dès lors, plus de trêve aux disciples de l'évêque d'Ypres. « Ces messieurs les Ypriens, écrit-il, sont gens de peu de foi, ce sont des gomarites raffinés, puisqu'ils combattent sous les enseignes de François Gomar » Gomar était, comme l'on sait, un théologien calviniste qui avait fait condamner par le synode de Dordrecht le système plus humain et presque catholique de son collègue Arminius. Ce farouche personnage ne semble pas avoir été sans quelque influence sur la formation de Jansénius. Camus, dès 1644, parle déjà, comme fera plus tard le jésuite Rapin, historien du jansénisme. Aussi bien, avons-nous déjà dit que l'évêque de Belley ne manquait pas de doctrine. Il avait étudié très sérieusement la matière de la grâce et tout en se gardant de condamner le thomisme, il ne cachait pas ses préférences pour le système contraire.

 

Pour moi, écrivait-il, je fais une profession solennelle de la neutralité apostolique et quand un janséniste s'élève en ma présence contre ceux que l'on appelle molinistes, je lui rive les clous de la belle sorte et je ne souffre pas qu'il taxe d'erreur une opinion que j'estime fort bonne... Lisez les ouvrages du B. François de Sales, notre oracle... et vous ne pourrez alors ignorer quel a été le sentiment de ce bienheureux touchant la grâce suffisante.

 

(1) Ce sont, en 1644: L'usage de la pénitence et de la communion; Du rare et fréquent usage de l'Eucharistie; Pratique de la fréquente communion; en 1645, La fausse alarme du côté de la Pénitence — excellent titre, comme on le voit; Exposition des passages allégués dans le livre de la Fréquente communion. Cf. Le véritable esprit de saint François de Sales, I, p. LXXIV.

(2) Véritable esprit de saint François de Sales, I. p. LXX. — Sur la querelle entre Arminius et Gomar. Cf. RAPIN. Histoire du jansénisme, pp. 83, seq.

 

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Ce sentiment, nous le connaissons déjà. Camus va plus loin et donne aux molinistes un ancêtre plus qu'infaillible.

 

Il me semble que le psaume 138, Domine probasti me et cognovisti me, a été dicté par le Saint-Esprit pour peindre la science moyenne et la grâce de congruité (1).

 

Après cela, s'il est vrai que jansénisme et molinisme s'opposent comme la nuit et le jour, où trouvera-t-on, je ne dis pas une raison, mais l'ombre d'une excuse aux imaginations du P. Sauvage? Camus janséniste! Autant parler de l'antimilitarisme de Déroulède. Du reste qu'avons-nous besoin de ces professions de foi explicite? Sermons, traités spirituels, romans, l'oeuvre entière de Camus « respire », pour parler comme François de Sales, contre le rigorisme de Jansénius et pour l'humanisme dévot (2).

III. Annecy et Belley se touchent. Lorsque, en 16og, François de Sales donna la consécration épiscopale à Jean-Pierre Camus, plusieurs durent trouver assez piquant le contraste que présentaient ces deux hommes. L'évêque de Genève a tant d'esprit et de grâce qu'il nous est aujourd'hui difficile d'imaginer la majesté, la pesanteur même de son allure, l'extrême lenteur de ses gestes et de ses discours. « Le prudent Théophile qui va le pas de Saturne en ses entreprises », dira de lui et très joliment Jean-Pierre Camus (3). Verve, pétulance, mobilité parfois trépidante, saillies imprévues, ce dernier parut d'abord assez extraordinaire sinon inquiétant à son paisible voisin. L'ardente bourguignonne qu'était Jeanne de Chantal avait déjà causé plus d'une surprise à François

 

(1) L'abbé de Baudry a réuni ces derniers textes, empruntés à un ouvrage que Camus fit paraître l'année même de sa mort : Epîtres théologiques sur les matières de la prédestination, de la grâce et de la liberté. Cf. Véritable esprit, I, pp. LXIX-LXXIII.

(2) Sainte-Beuve (loc. cit.) étudie le même problème par le revers janséniste et montre sans peine que l'évêque de Belley n'eut jamais la faveur de Port-Royal.

(3) La mémoire de Darie, p. 126

 

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de Sales. Camus, qui l'étonna plus encore, acheva néanmoins de le gagner à l'humeur de notre race, de lui révéler le sérieux et le solide que dissimulent souvent notre primesaut et nos apparences frivoles. Camus lui-même a esquissé, dans une page très amusante, ce parallèle entre Paris et la Savoie.

 

Il me vint une fois, dit-il, en fantaisie, de l'imiter en prêchant... Je fis comme ces mouches qui ne se pouvant prendre au poli de la glace d'un miroir, s'arrêtent sur l'enchassure... Je m'amusai, et... m'abusai en me voulant conformer à son action extérieure, à ses gestes, à sa prononciation. Tout cela en lui était lent et posé, pour ne pas dire pesant, à cause de sa constitution corporelle..., la mienne étant tout autre, je fis une métamorphose si étrange, que je n'étais plus connaissable à mon cher peuple de Belley... Je leur pesais à la main, il semblait que je tirasse mes paroles de mes talons et au lieu de cette extrême vivacité et promptitude qui les étonnait auparavant... je leur paraissais tout de glace... Somme, je n'étais plus moi-même : j'avais gâté mon propre original pour faire une fort mauvaise copie...

Notre bon Père fut averti de tout ce mystère... Un jour, à propos de sermons : «Mais, ce me dit-il, comme par surprise, il y a bien des nouvelles ; on m'a dit qu'il vous a pris une humeur de contrefaire l'évêque de Genève en prêchant ». Je repoussai cet assaut en lui disant : « Eh bien ! est-ce un si mauvais exemplaire ? — Ah ! certes, répliqua-t-il, oh ! non, à la vérité, il ne prêche pas si mal, mais le pis est que l'on m'a dit que vous l'imitez si mal..., qu'en gâtant l'évêque de Belley, vous ne représentez nullement celui de Genève ».

 

Laissez-moi faire, répond Camus, à la fin mes copies passeront pour des originaux. A quoi le saint :

 

« Joyeuseté à part, vous vous gâtez... et vous démolissez un beau bâtiment pour en refaire un contre toutes les règles de la nature et de l'art; et puis en l'âge où vous êtes, quand vous aurez comme le camelot pris un mauvais pli, il ne sera pas si aisé de le défaire... Si les naturels se pouvaient changer, que ne donnerai-je de retour pour un tel que le vôtre. Je fais ce que je puis pour m'ébranler, je me pique pour me hâter et, plus je me presse, moins j'avance. J'ai de la peine à tirer

 

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mes mots, plus encore à les prononcer... ; je ne puis ni m'émouvoir, ni émouvoir autrui. Vous allez à pleines voiles et moi à la rame; vous volez, et je rampe ou je me traîne comme une tortue. Vous avez plus de feu au bout du doigt que je n'en ai en tout le corps... Et maintenant vous pesez vos mots, vous comptez... vos périodes, vous traînez l'aile, vous languissez et faites languir vos auditeurs après vous... Est-ce là cette belle Noémi du temps passé ? » (1)

 

Le conseil était sage. Camus avait mieux à faire que de poursuivre cette puérile et d'ailleurs impossible métamorphose. Mais s'il devait renoncer à régler son extérieur sur François de Sales, rien en revanche ne lui était plus facile que de se façonner intérieurement à l'image de son maître. Cette recherche ne contrariait pas le moins du mondé ses propres inclinations. De toute sa pente, il allait à l'esprit du saint et en trouvant celui-ci, comme nous le disions plus haut, il se trouvait lui-même. Ses bizarreries, qui nous frappent aujourd'hui plus qu'elles ne frappaient les contemporains, ne font rien à l'affaire. Ce sont là défauts plus apparents que réels, moins graves que choquants, et qui n'intéressent pas le fond d'une âme. Pour avoir lui aussi des étrangetés qui parfois nous gênent, l'admirable M. Olier n'en paraît pas moins la vive ressemblance de son maître, un autre Condren. « En écoutant l'étrange parole de ce Camus, disait un critique du goût le plus fin, bien souvent on croirait entendre un saint François de Sales en belle humeur, plus folâtre, plus exubérant et plus bizarre : l'imitation indiscrètement et follement poussée, va, si l'on veut, jusqu'à la charge; mais au fond la méthode se retrouve à peu près pareille : le genre est le même (2)». On ne parle ici que de

 

(1) Esprit du Bienheureux François de Sales, part. I, sect. 23. Cf. BAUDRY. Le véritable esprit, III, 371-373.

(2) Des prédicateurs du XVII° siècle avant Bossuet, p. 83, 84. Jacquinet semble du reste oublier que l'évêque de Belley avait déjà fait ses preuves. avant qu'il eût rencontré François de Sales. Comme écrivain, il s'est formé ou déformé tout seul. La réserve est sans importance. Ils suivent tous deux, plus ou moins, le goût de leur temps.

 

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leur rhétorique et que de leur style, mais, pour la pensée profonde, les analogies paraissent encore plus frappantes, Camus étant moins folâtre, mois exubérant et moins bizarre dans ses livres proprement spirituels que

dans son œuvre oratoire. Aucun de ses traités de dévotion n'est comparable à la Philothée : la plupart néanmoins rendent exactement le même son que ce livre unique. On recueillerait chez lui des pages sans nombre où se retrouve le plus exquis de François de Sales et que

l'on croirait écrites par le saint lui-même (1).

La chère amitié qui devait un jour unir les deux évêques voisins mit, je crois, assez de temps à s'épanouir. Camus ne demandait qu'à se donner tout à fait dès le premier jour de leur rencontre. François de Sales était moins pressé. Il n'avançait que pas à pas, observant ce tumultueux personnage qui d'ailleurs peut-être l'encombrait un peu.

 

Je fus appelé si jeune à l'épiscopat, dit l'évêque de Belley, que je me vis capitaine presque en même temps que je m'enrôlai dans la milice ecclésiastique, de sorte que j'étais si neuf à cette fonction que tout me faisait ombre... Nos résidences n'étaient éloignées que de huit lieues. Cette proximité me donnait le moyen d'avoir promptement de ses nouvelles, pour me résoudre sur toutes les difficultés qui m'arrivaient dans l'exercice de ma charge, en laquelle il était mon premier mobile... J'avais un petit laquais qui ne servait quasi qu'à ce voyage de Belley à Annecy pour y porter mes lettres, et en rapporter ses réponses qui étaient pour moi... des oracles (2).

 

(1) Ces ressemblances ne sont pas fortuites. Il y a là un cas très curieux de ce mimétisme volontaire, et d'ailleurs très original qui n'est aucunement plagiat. Nous avons de cela une jolie preuve. Camus ayant publié en 1624, « conformément à l'esprit de la bénite Philothée », son livre de l'Acheminement à la dévotion civile, la « matière » de deux chapitres de ce livre sembla, nous dit-il « à quelques-uns si rapportante à l'esprit de ce bienheureux prélat, que ces chapitres ont été imprimés plusieurs fois en divers recueils qui ont été faits de ses œuvres, principalement dans un petit livre que l'on a nommé Les Reliques du Bienheureux François de Sales, s'imaginant que la Pasithée à qui j'adresse ma parole, fut la Philothée de ce bienheureux homme » (Les devoirs du bon paroissien), pp. 457, 458.

(2) Esprit du Bienheureux François de Sales, part. IV, sect. 20. Cf. BAUDRY, III, p 397.

 

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Camus, bien que très sévère pour lui-même, avait la conscience bien faite. Sa direction est humaine et pacifiante. A ses débuts toutefois, et dans l'ignorance totale où il se trouvait du ministère pastoral, les scrupules le prenaient. Il craignait de malédifier ses diocésains par des solutions trop larges. Un jour, les capitaines de quelques compagnies d'infanterie, qui prenaient leurs quartiers d'hiver autour de Belley, lui demandent permission pour leurs soldats de manger des oeufs et du fromage pendant le carême. L'évêque hésite et, comme toujours en pareille circonstance, il mande son petit laquais chez François de Sales. « Vraiment, répond celui-ci avec une pointe d'impatience, voilà un cas bien digne de consultation ! » Vite, qu'on permette à ces bonnes gens de manger non seulement « des oeufs mais même des boeufs..., et non seulement du fromage, mais même les animaux dont il s'extrait... N'est-ce pas encore beaucoup que ces bonnes gens se soumettent à l'Eglise et lui défèrent à respect de demander son congé et sa bénédiction (1) ? »

 

C'est ainsi qu'il le façonnait peu à peu et dans le plus menu détail. Quand ils se trouvaient ensemble, c'était mieux encore. Aucun défaut n'échappait à l'évêque de Genève, et il corrigeait paternellement sans relâche les amis dont il était sûr. Il eut bientôt vu que l'évêque de Belley ne regimberait pas contre l'aiguillon et il ne se privait pas de lui proposer des vérités parfois assez mortifiantes. Avec lui il pouvait tout dire.

 

Je crois, lui écrivait Camus, qu'il y a des esprits secrets dans les caractères qui partent de vous, tant ils sont flexanimes, et que d'en haut découlent des influences particulières sur vos persuasions, comme si la déesse Python avait établi son trône sur vos lèvres. Jamais livre ne me toucha comme le vôtre, jamais lettres ne me contournèrent à leur gré comme celles qui me viennent de vous. Ne vous ennuyez pas de m'écrire...

 

(1) L'Esprit..., part. IV, sect. 20 et part. XV, sect. 33. Cf. BAUDRY III, PP. 397-399.

 

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Vous pouvez sur moi tout ce que vous voulez. Votre jugement a un tel ascendant sur le mien et votre volonté régente si absolument la mienne que je rumine vos paroles comme des oracles... Ne dites point que je vous en conte. Je dis la vérité de mon sentiment (1).

 

L'abbé de Longueterre n'avait sans doute pas lu cette noble et touchante lettre que pourtant il reproduisait, presque mot pour mot, deux ans après la mort de François de Sales. « Quand feu M. de Genève parlait, écrit-il, vous eussiez vu cet autre évêque, avec un si grand respect et une si particulière affection, recevoir ses discours, que vous l'eussiez pris pour un enfant qui écoutait la leçon de son maître, Il recueillait tout ce qui venait de sa part comme des feuilles de Sibylle et laissait toutes ses occupations et ses plus sérieuses études pour entretenir ceux qui le venaient voir de sa part. Partout il paraissait incomparable ; mais devant ce père il témoignait tant de soumission et d'obéissance ilu'il n'osait lever les yeux pour le regarder. On a vu cet écolier maître partout; les plus éminentes chaires de l'Europe ont reçu ses instructions avec un applaudissement qui a fait taire l'envie et a converti le coeur des plus endurcis pécheurs. Mais quand il s'est vu devant ce grand spirituel, il s'est tu tout court... L'évêque de Genève avait un tel empire sur sa volonté qu'il n'a fait aucune action, pour indifférente qu'elle semblât être, sans avoir consulté son oracle (2). »

Une telle docilité, une dévotion si affectueuse méritaient leur récompense. L'élève devint insensiblement l'ami, un des plus intimes amis du maître. « François de Sales, écrit fort justement Mgr Baunard, avait en France un autre lui-même dans la personne de l'évêque de Belley (3). »

 

(1) Oeuvres de saint François de Sales, XVI, pp. 389-390.

(2) Soupirs de Philothée, p. 132, cité par Baudry. Le véritable esprit de saint François de Sales, I, pp. LXVI-LXVII.

(3) La vénérable Louise de Marillac, Mlle Le Gras, p. 21.

 

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Mais citons plutôt un des innombrables textes où Camus lui-même parle de cette amitié.

 

Il y avait en ce même temps-là, écrit-il dans la Pieuse Julie, un autre prédicateur en l'église Saint-André-des-Arts — c'est lui, sous le nom de Périandre — lequel bien qu'il fût éloigné en science et en savoir, non seulement de l'éminence du grand Arnulphe (c'est le P. Arnoux, un autre héros du même roman), mais encore de tant d'autres beaux astres... si est-ce que, ou pour je ne sais quelle grâce et bénédiction de Dieu répandue en ses lèvres, ou pour le zèle qu'il témoignait au salut des âmes, ou pour sa douceur en la correction des mœurs dépravées, ou pour la facilité de son esprit, ou, ce qui est plue croyable, pour tenir quelque grade en l'Eglise qui le rendait plus visible, et même pour être disciple et disciple bien-aimé du Père des dévots de notre âge, était assez bien ouï (1).

 

Camus, nous le savons, ne se flattait aucunement lorsqu'il se donnait un si beau titre que personne du reste n'oserait lui contester. Il en est pourtant, aujourd'hui du moins, parmi les dévots de François de Sales que cette rare intimité semble un peu gêner. Ils en rougissent pour

lui. Ils l'excusent, donnant à entendre qu'après tout les plus grands saints ont besoin parfois de se récréer. Qu'est-ce à dire ? Parce que Jean-Pierre Camus avait de l'esprit, et très pétillant, s'imagine-t-on qu'il n'était bon qu'à faire rire ?

 

Quand je l'allais visiter à Annecy, a-t-il dit lui-même, nous passions tous les jours en de continuels exercices de piété ; car c'étaient toutes ses récréations. On y parlait peu de promenades, et point du tout d'entretiens frivoles : prières, sermons, conférences, discours de doctrine, visites de malades ou de maisons de dévotion, fréquentation de sacrements et occupations semblables (2).

 

François de Sales n'était pas si méprisant. Si, d'aventure,

 

(1) La Pieuse Julie, pp. 207-208.

(2) Esprit de saint François de Sales, part. II, sect. 10. Cf. BAUDRY, III, 352. Naturellement Camus force un peu la note. (Cf. Port-Royal, P. 229.)

 

 

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il plaisantait volontiers avec son voisin, il voyait surtout en lui, et il estimait grandement l'homme de Dieu, l'évêque, le savant, le prédicateur, même, et pourquoi pas, l'écrivain. Aurait-il trouvé beaucoup d'esprits mieux faits pour le comprendre, beaucoup d'amis aussi dignes de lui, aussi nobles, aussi foncièrement bons? Certes nous n'égalons, et à Dieu ne plaise, ni ces deux génies, ni ces deux grâces. Néanmoins, qu'on y prenne garde. A trop vouloir séparer Jean-Pierre Camus de François de Sales, non seulement on les blesse l'un et l'autre, mais encore on se met sur le chemin de les ignorer (1).

Il nous reste un monument singulier de cette amitié fameuse, l'Esprit du Bienheureux François de Sales par J.-P. Camus (2). C'est du François de Sales parlé, si j'ose! dire, traduit ou camusiné, qu'on me passe encore ce mot, puis indéfiniment commenté. Livre d'or et de plomb. Aussi longtemps que l'auteur se borne à raconter le saint et à nous redire ses propos, il est exquis et au plus hauts point. Les dissertations interminables qu'il soude vaille qui vaille à ces souvenirs et dans lesquelles il expose à bâtons rompus quelques-unes de ses idées favorites, paraissent naturellement moins heureuses. Il y a néanmoins de

l'excellent, même dans ce fatras, et Camus s'est tellement pénétré de l'esprit de son maître qu'on a toujours l'impression que François de Sales est de la partie. Il écoute, il

 

(1) Je fais ici allusion à certains jugements sur Camus qui ont parai dans l'édition des oeuvres de François de Sales (t. XIV) et sur lesquels je m'expliquerai plus longuement dans un appendice.

(2) Le livre parut, en 6 volumes, de 1639 à 1641. Dès 1624, l'abbé de Longueterre ou le provoquait, ou l'annonçait officieusement au publia n Si ce compagnon de ses travaux, disait-il parlant de Camus et de Fram cois de Sales, son fils et son père, ce grand génie de la nature, cette pluma d'aigle qui consume toutes les autres, qui dévore tous les travaux de, autres par la fertilité des siens, et qui, lassée de porter le fardeau dl l'évêché de Belley ne veut plus avoir d'autre souci que de soi-même; s donc cet incomparable personnage qui a la théorie et la pratique dl toutes les sciences de M. de Genève, vient à écrire son histoire, ce sera un grand sujet de joie pour ceux qui aiment vraiment Philothée. » (Soupirs de Philothée, pp. 132 sq. cité par Baudry. Le véritable esprit..., 11 p. I, p. LXVII.

 

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sourit, il approuve, quelquefois, très rarement, il fronce un peu le sourcil ou bien il sommeille et nous avec lui. Dès son apparition le livre eut une vogue extraordinaire et fit les délices des âmes pieuses. Jusqu'à la Révolution française, on n'a pas cessé de le lire, soit dans le texte original qui est énorme, soit dans le résumé qu'en donna le Dr Collet et que Sainte-Beuve juge excellent. 1789 est une date fatale dans l'histoire de la dévotion. Les habitudes qui se passaient de génération en génération, les douces et bienfaisantes routines, qui maintenaient les mêmes livres sur les tablettes d'une même maison ou sur les prie-dieu du même oratoire, tout cela fut bouleversé. L'Esprit ou le résumé de Collet flottèrent encore quelque temps parmi les autres épaves, puis rentrèrent dans le néant. Réimprimé en 1840 par un prêtre de sainte et savante mémoire, M. Dépery, depuis évêque de Gap, l'Esprit du Bienheureux François de Sales n'intéresse plus aujourd'hui que les amateurs. Sans l'avoir néanmoins jamais ouvert, tout le monde le connaît. Il est certain en effet que l'évêque de Belley a contribué plus que personne à fixer la physionomie morale de François de Sales dans l'imagination catholique et à populariser l'esprit du saint. Aujourd'hui encore, tous ou presque tous, nous voyons celui-ci des yeux de Camus, ainsi que les Anglais, le D' Johnson, des yeux de Boswell. De toute façon, le chef-d'oeuvre de Camus est un des ouvrages essentiels de notre littérature religieuse. A ce titre, à ce titre seul, bien entendu, et dans l'ordre historique où nous nous sommes placés, il a presque la même importance que l'Introduction à la vie dévote (1).

IV. Camus a publié une quantité de livres ou de livrets spirituels qui forment comme autant de chapitres particuliers de l'Esprit du bienheureux François de Sales. Quoi qu'il écrive en ces matières, il se propose toujours

 

(1) On trouvera à l'appendice des notes critiques sur la véracité de Camus historien, ou plutôt mémorialiste.

 

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d'expliquer et de répandre la pensée de son maître. A plusieurs de ses titres est ajoutée la mention : tiré de la doctrine, ou selon la doctrine, ou selon l'esprit du Bienheureux François de Sales. A chaque page il cite le propre texte du saint. « Ne vous imaginez pas, lecteur, dit-il dans une de ses préfaces, que ce trésor se soit trouvé caché dans mon champ... Je le tiens et le tire d'une plus riche mine.., de la doctrine de mon très honoré Père… tant de celle que j'ai reçue de sa bouche durant quatorze ans... que de celle que j'ai puisée de ses écrits. (1) » « Ayant comme juré en ses paroles, dit-il ailleurs, et embrassé ses préceptes comme des oracles de piété et comme des termes de vérité... pourrais-je bien vous enseigner, Eutrope, autre chose que ce que j'ai appris, soit de ses écrits, soit de sa vive voix et vous imprimer d'autres sentiments de dévotion que ceux qu'il a gravés sur mon âme (2)? » On a répété, fort injustement du reste que, dans l'Esprit du Bienheureux François de Sales, il n'y a d'excellent que ce qui ne vient pas de Camus. Celui-ci n'avait pas attendu qu'on lui rappelât son indignité. Les enseignements de mon maître, dit-il au lecteur vers la fin d'un de ses propres traités, « te seront aussi aisés à distinguer de ceux qui sont de mon cru que l'or l'est d'avec le cuivre » (3). N'en croyez rien. Il s'est tellement assimilé les idées et la manière de François de Sales qu'on ne sait pas toujours où celui-ci finit, où Camus commence. Du moins tranchera-t-il par ses excentricités légendaires? Non encore. Si les critiques qui jugent et méprisent en bloc l'oeuvre de Camus avaient pris la peine de parcourir un seul de ses livres spirituels, ils auraient été surpris, déçus peut-être de trouver ce livre constamment sérieux, presque toujours grave. S'il plaisante assez volontiers

 

(1) Préface de L'unité vertueuse, secret spirituel pour arriver par l'usage d'une vertu au comble de toutes les autres.

(2) De la réformation intérieure, pp. 1-2.

(3) Ib., p. 34.

 

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dans ses longs sermons — crime souvent très pardonnable; s'il laisse courir sa verve joyeuse dans ses romans, comme il en a certes le droit; l'intimité de la direction, les besoins pressants des âmes que tourmentent de cruels scrupules, impressionnent profondément cette vive et tendre nature. Il sourit encore par moments, mais comme peuvent et doivent sourire les saints. D'ici, de là, quelques vivacités, quelques saillies innocentes, du bel-esprit, mais jamais rien qui pèche contre les convenances du sujet, qui paraisse déplacé sous la plume d'un évêque. Le plus grand tort de ces livres est d'être légion et ce tort n'est pas sans excuse. Camus ne cherche ni la gloire, ni le plaisir d'écrire. Pour la gloire, il en fait fi, et quant au plaisir, ses romans qu'il improvise avec une joie si visible, lui auraient largement suffi. Mais il se formait l'idée la plus haute et la plus rigoureuse de ses devoirs d'évêque, et il plaçait la direction spirituelle au premier rang de ces devoirs. Il confessait et il dirigeait un grand nombre d'âmes (1). C'est pour celles-ci qu'il rédige d'abord ses écrits spirituels. Tel de ses livres n'a été écrit que

 

(1) Les filles de la Charité conservent dans leurs archives plusieurs lettres de direction envoyées par l'évêque de Belley à leur fondatrice. Je n'ai pas vu ces inédits, mais les quelques citations qu'en a faites Mgr Bau-nard dans la vie de Mme Le Gras, sont fort belles. « Il la détournait, écrit Mgr Baunard, de l'inquiète discussion d'elle-même pour la dilater dans la lumière joyeuse. Ainsi pas de confessions générales incessantes, inutiles, troublantes... a Vous voilà donc toujours dans les confessions générales ! Oh ! combien de fois je vous ai dit : grâce soit des confessions générales pour votre coeur ! Oh ! non, le jubilé ne vient point pour cela pour vous, mais pour vous réjouir en Dieu votre salut. » De même dans une autre lettre : « J'attends toujours que la sérénité vous revienne, après cet nuages qui vous empêchent de voir la belle clarté de la joie qui est au service de Dieu. Ne faites point tant de difficultés aux choses indifférentes. Détournez un peu votre vue de vous-même et l'attachez à Jésus-Christ... » Même discrétion de conduite pour les retraites que volontiers elle eût multipliées, prolongées... « Je suis consolé de savoir que les exercices de recueillement et les retraites spirituelles vous soient si utiles et si savoureuses. Mais il en faut prendre pour vous comme du miel, rarement et sobrement ; car vous avez une certaine avidité spirituelle qui a besoin de retenue u... Baunard. La vénérable Louise de Marillac, pp. 22-23. — Avais-je tort de prétendre qu'il n'est pas toujours facile de distinguer entre l'or de François de Sales et le cuivre de Camus? Ces lettres sont de 1619 ou de 1620. Camus ne les a donc pas calquées sur la correspondance du saint lequel vivait encore.

 

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pour l'instruction ou la consolation d'une seule personne. Plus tard, jugeant l'oeuvre assez bien venue et voyant qu'elle avait atteint son but, le bon évêque se laissait arracher — oh ! sans trop de peine — son manuscrit par les éditeurs.

 

Ce Théopiste à qui je parle en ce petit ouvrage — dit-il dans l'avertissement de la Lutte spirituelle — est une âme fort pieuse qui affligée jusques à l'extrémité des pensées d'infidélité et de blasphème... eut recours à moi... Qui n'en eût eu pitié, eût eu sans doute un rocher à la place du cœur... Sa vue donnait de la compassion, tant la tristesse avait desséché ses os où sa peau était collée, on lisait sur son visage que les douleurs de la mort l'environnaient et que les terreurs de l'enfer lui donnaient l'épouvante... Cette compassion que j'eus de sa misère tira de ma plume cet écrit que je te présente, lecteur, afin qu'en mon absence elle y eût recours (1).

 

Quelques lignes touchantes et persuasives que j'emprunte à ce même ouvrage font bien connaître le ton le plus ordinaire de Camus écrivain spirituel, et le sens de sa direction. Peut-être aussi pourraient-elles excuser la fécondité intarissable du bon évêque.

 

Prière à Dieu pour une âme tentée

 

O Jésus, mon Seigneur, pourrais-je bien voir en peine mon frère Théopiste, sans prendre part à sa tribulation, voyant clairement que vous y êtes vous-même avec lui en cette angoisse qui le trouble, avec dessein de l'en tirer et de l'en couronner de gloire. N'êtes-vous pas toujours auprès de ceux qui ont le cœur serré et qui vous invoquent?... O quel bonheur d'être votre coadjuteur et collaborateur en cette bonne action !... Malheur à moi si je n'évangélise, si je retiens la vérité prisonnière.., si je me tais quand il est question de Sion et du bien d'une âme... si ma langue n'est une plume ou si ma plume n'est une langue, pour mettre en vos voies les pas de ceux qui ont besoin d'y être adressés ! Hélas ! très aimable Sauveur,

 

(1) Avertissement de La lutte spirituelle ou encouragement à une âme tentée de l'esprit de blasphème et d'infidélité.

 

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voilà Théopiste, ce pauvre Théopiste que vous aimez et que je sais qui vous aime d'une charité non feinte et d'une affection véritable ; ce Théopiste, mon cher frère selon votre esprit, est non seulement malade, mais il endure violence. C'est à vous de répondre pour lui, puisque étant uni à vous comme un pampre à son cep, comme un membre à son chef, vous prenez part à ses afflictions, comme du temps de ce Saul dont vous fîtes un Paul, vous ressentiez les persécutions de vos fidèles...

Voilà, mon cher Théopiste, la prière que je fais sur votre affliction, c'est le baume que je répands sur votre plaie, suivant en cela le conseil de l'Apôtre qui veut que l'on prie sur celui qui est triste, que l'on pleure avec celui qui est fâché ; et il me semble que je ne sais quelle secrète voix m'assure que cette infirmité ne sera point à la mort, mais que par elle se manifestera davantage en vous la gloire de Dieu. Que si vous avez patience, vous verrez bientôt reluire sur vous les splendeurs de son divin visage (1).

 

Saint Anselme, saint Bernard, saint François de Sales, Fénelon, quel est celui de ces très grands que l'on amoindrirait en lui attribuant cette page ? J'ose à peine faire remarquer au lecteur la sûreté, la fluidité et la mollesse d'une telle prose, mais je ne sache personne chez nous qui se soit assimilé avec plus d'aisance les tours, les images et jusqu'à l'accent de la Bible. Rabelais, Amyot, Montaigne ayant fait leur,œuvre, le français de 1620 semblait mûr pour cette traduction nationale des livres saints que nous attendons encore et qui sans doute ne viendra jamais. Après Vaugelas et Bouhours, il sera trop tard chez nous pour une telle oeuvre. La grande bible anglicane, qui a marqué d'une telle empreinte le génie anglais, s'achevait à peu près vers ce même temps. Or, de tous les contemporains de Henri IV, d'Élisabeth et de Louis XIII, nul peut-être ne se trouvait mieux préparé que Jean-Pierre Camus à cette magnifique entreprise, assez grand et tout ensemble assez chétif pour traduire. Les rythmes latins ne l'enchaînent

 

(1) La lutte spirituelle..., p. 3-7

 

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pas, comme Balzac, cet illustre esclave. Son goût s'égare parfois, mais du moins n'est jamais timide. I1 a l'ingénuité suave de François de Sales, et la vivacité, la verdeur française qui manquent à l'évêque savoyard. Il serait — peut-être, peut-être, — aussi harmonieux que les traducteurs anglicans, et peut-être encore, moins uniformément majestueux, plus flexible. Bref, nous avons laissé passer l'occasion unique. Ainsi feront plus tard les évêques catholiques d'Angleterre qui n'oseront pas confier pour de bon à Newman la refonte, urgente pourtant, — de la Bible de Douai. La langue biblique n'est plus chez nous, comme au temps de saint Bernard et de J.-P. Camus, l'idiome naturel des écrivains catholiques. La Sainte Écriture, quand nous daignons nous inspirer d'elle, prend sous nos plumes un je ne sais quoi qui sent l'étranger.

Après cette digression, qu'on me permette de revenir en passant à ce caractère musical de la prose camusienne. On a beaucoup ri et médit de ses sermons. Voici l'exorde d'une de ses homélies sur le Cantique.

 

Des inspirations, leur suavité et leur progrès.

 

Surge Aquilo, veni Auster, perfla hortum meum, et fluant aromata illius.

 

Il va sans dire qu'on doit lire cette page à haute voix.

 

Ce mariage de Zéphire et de Flore, que les anciens s'imagina rient, ne voulait enseigner autre chose que la vertu secrète qu'a ce doux vent sur la production des fleurs, lorsque les vents rigoureux de l'hiver ayant fait place au printemps, par ses douces haleines, il va tapissant la terre d'une riche diaprure et répandant partout le parfum délicieux de ses ailes musquées. C'est ce souffle gracieux qui ouvre le sein de la terre et qui découvre les trésors qu'elle y recélait durant l'inclémence de la froide saison.

Si nous disons que le souffle divin de l'inspiration sacrée fait un même effet en nos coeurs, faisant paraître des fleurs en leur terre, nous ne dirons que ce que l'expérience ordinaire

 

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nous fait comme voir à l'oeil. O Seigneur, dit le chantre-roi, envoyez votre esprit et nous serons recréés et la face de notre terrain intérieur sera renouvelée. O chères halenées, que vous nous devez être précieuses et combien soigneusement vous devons vous ménager puisque de vous dépendent toutes les fleurs de nos bons désirs, tous les fruits de nos meilleures actions ! Hé ! venez Saint-Esprit et répandez sur le jardin de mon âme votre souffle sacré, afin que les parfums de votre parole se communiquent à ceux qui m'entendent. Divin zéphire, nous vous réclamons par l'entremise de cette racine de Jessé, d'où est sortie la fleur des champs et le lys des vallées. Ave Maria (1).

 

Qu'il faudra peu de chose pour que cette langue devienne celle de Fénelon ! Ni Bossuet, ni Saint-Simon, oh ! je l'entends bien de la sorte, mais pourquoi mépriser une seule de nos richesses. Je sais encore que le Télémaque n'est plus à la mode, mais j'ai peine à comprendre que tout ensemble un même critique raille l'épisode de Thermosiris et prétende goûter Renan ou France. Quoi qu'il en soit, tel est le style ordinaire des écrits spirituels de Camus, telle est aussi la couleur, si j'ose dire, et la musique de sa direction : tendresse, compassion, humanité, confiance filiale et, comme il l'écrit lui-même, rayonnement de « la belle clarté de la joie qui est au service de Dieu ».

Il n'y a pas lieu d'étudier en détail cette doctrine spirituelle, l'évêque de Belley ressemblant comme un frère aux maîtres que nous connaissons déjà, à Richeome, à Binet et surtout à François de Sales. J'indiquerai seulement quelques particularités intéressantes qui me paraissent distinguer Jean-Pierre Camus et de ses émules et de son maître.

Il se montre beaucoup plus spéculatif que les autres, avide de clarté, curieux de définir pleinement les objets qui l'occupent, ne résistant pas au plaisir de discuter

 

(1) Homélies spirituelles sur le Cantique des Cantiques..., pp. 331-332.

 

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doctoralement les problèmes dogmatiques ou moraux — ces derniers surtout — qu'il rencontre sur son , chemin et qui n'intéressent pas directement le progrès spirituel du lecteur. Théologien, un peu amateur sans doute, — car le temps lui a manqué — mais peut-être d'autant plus zélé, il regarde d'un oeil d'envie et avec une certaine crainte révérentielle, les docteurs de profession. Il voudrait marcher leur égal, non par vanité, mais par goût naturel pour ces hautes disciplines. Guetté, harcelé par des censeurs qu'il sait bien décidés à ne pas lui faire la moindre grâce, d'ailleurs très désireux de rester dans les limites du dogme, convaincu que « tout esprit particulier est une folie universelle » il évite soigneusement de donner prise à ces « subtils » qui « ne veulent qu'un petit mot pour décrier tout un ouvrage, faisant comme cet ange qui transporta un prophète par un cheveu dans une fosse de lions » (2).

 

J'ai eu, dit-il par exemple, un soin particulier et une attention presque continuelle en ce petit écrit de répéter et, pour ainsi d'inculquer souvent l'efficace de la grâce et de sort opération dans la syndérèse, et, même par une section entière, j'ai traité de l'union et concours de ces deux pièces que je fais toujours marcher ensemble, quoique l'avantage de la grâce soit sans comparaison (3).

 

C'est bien du reste pour elles-mêmes que ces questions le passionnent, notamment la théologie de la grâce, ce qu'on appelle le traité des actes humains, en un mot tout ce qui touche aux fondements dogmatiques ou psychologiques de la vie intérieure. Ayant toujours sur sa table, la Somme de saint Thomas et les écrits de François de Sales, sa méthode habituelle est de pousser plus avant les

 

(1) De la syndérèse, p. 133.

(2) Ib., p. 128. « Chacun sait, écrit-il ailleurs, que j'ai en tête certains esprits qui ne regardent mes médailles que par le revers et qui sont en possession de ne prendre que de la gauche ce que je présente de la droite. » Caritée..., p. 42.

(3) Caritée, p. 131.

 

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analyses morales que ces deux maîtres ont amorcées. Il écrit ainsi tout un livre, et très intéressant, sur la syndérèse , en d'autres termes, sur l'invincible attrait de naissance qui incline notre volonté vers le bien (1). Ainsi encore, il poursuit, à sa façon, dans son traité de la réformation intérieure, la description du « centre de l'âme » qui tient une telle place dans le système salésien et dont nous avons parlé plus haut. Tout cela me paraît très au-dessus du médiocre. Il y a là de l'ingéniosité,'de la pénétration, beaucoup d'esprit, d'onction et de grâce. Il me rap-pelle un autre amateur qui ne fut pas sans gloire, qui eut l'humble mérite d'écrire en français et qui du reste défend une doctrine contraire. Dans les passages descriptifs et spéculatifs de son oeuvre spirituelle, Camus est un Nicole, moins délié peut-être, mais également lucide, moins gris, plus aimable et, cela va sans dire, plus consolant.

Il ne se contente pas d'éclairer et d'approfondir par des recherches de détail la doctrine salésienne, mais il ajoute encore à cette doctrine un certain caractère de rigueur systématique que François de Sales, plus réaliste, plus sage, plus simple et moins absolu ne lui aurait jamais donné.

Qu'il s'agisse d'une question sans importance, ou des principes premiers de la vie spirituelle, Camus se laisse trop vite et trop complètement absorber par les théories qui l'enchantent. Vienne la contradiction et cela tourne insensiblement à l'idée fixe, à la manie véritable. Par là s'expliquent certainement les pamphlets que cet évêque foncièrement charitable a écrits contre les franciscains; par là aussi les ouvragés trop nombreux, trop pressants, trop agités, d'ailleurs beaucoup moins répréhensibles qu'il a consacrés à défendre le pur amour. Que François de Sales ait enseigné très expressément une doctrine toute semblable, qu'il ait formellement voulu que l'on cherchât non « le paradis de Dieu, mais le Dieu du paradis »,

 

(1) De la syndérèse; discours ascétique

 

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qu'il ait enfin orienté sa vie intime et sa direction vers l'amour désintéressé, la chose, en dépit de Bossuet, n'est pas contestable. Mais sur ce point comme sur tous les autres, sa merveilleuse sagesse lui dictait infailliblement les justes nuances et les tempéraments nécessaires. Quant à l'évêque de Belley, pénétré et possédé de ces hautes vérités qui répondaient à la générosité de sa nature, je ne crois pas que dans les développements infinis qu'il leur donne, il s'écarte jamais sérieusement de l'exactitude théologique. Tout ce qu'il a écrit là-dessus, du moins tout ce que j'en ai lu, peut et doit se défendre. Il me paraît même ou plus précautionné ou plus sûr que l'auteur des Maximes des Saints, plus étroitement fidèle à la Somme de saint Thomas et au Traité de l'Amour de Dieu qu'il suit pas à pas. Mais si, à tout prendre, il ne bronche point, il menace peut-être d'égarer son lecteur par l'insistance même, la onesidedness avec laquelle il poursuit « l'esprit mercenaire » et l'esprit de crainte. En ces matières délicates, à trop appuyer et trop constamment sur un seul principe, on risque d'amoindrir, d'effacer les autres. « L'évêque de Belley, — écrivait Fénelon à Bossuet, — ami intime de saint François de Sales, fut accusé, depuis l'an 1639 jusqu'en 1642, d'enseigner l'illusion sous le nom du pur amour. On lui disait presque ce que vous me dites. On assurait qu'il voulait faire oublier le paradis et l'enfer, étouffer l'espérance et la crainte, enfin saper les fondements de la religion... Après une longue controverse, sa doctrine prévalut (1). » Elle ne pouvait pas ne pas prévaloir, puisque la pensée de Camus sur l'amour désintéressé est la pensée même de l'Eglise. Je crois néanmoins que l'évêque de Belley, s'il avait paru, je ne dis pas plus exact, mais moins systématique, aurait aisément prévenu ces accusations injustes et mis ses adversaires dans l'impossibilité de lui nuire.

 

(1) Cf. BAUDRY. Le véritable esprit de saint François de Sales..., I, p. XLI.

 

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Ce fut du reste un curieux débat, et, si j'ose dire, une « première » assez plaisante de la controverse autrement tragique qui, soixante-dix ans plus tard devait mettre aux prises Fénelon et Bossuet. Pour vaincre des ennemis que leur violence même disqualifiait par avance, Camus n'eut qu'à se montrer ; c'est ce qu'il fit, comme il écrit lui-même, « avec ornement et apparat (1) », lisez, avec un brillant tapage. Cette aventure triomphale nous montrant sur le vif les allures de ce bizarre et naïf et noble génie, on me permettra de la raconter en peu de mots.

Il avait trouvé dans Joinville une magnifique histoire, vivant symbole de la théologie du pur amour. Comme Frère Yves le Breton, envoyé par saint Louis au calife de Syrie, arrivait au terme de son ambassade, vint à sa rencontre une femme qui portait de la main droite une cruche pleine d'eau et de l'autre une torche ardente.

 

Avec ce flambeau allumé, dit-elle, (c'est Camus qui la fait ainsi parler) je désire mettre le feu au paradis et le réduire tellement en cendres qu'il n'en soit plus parlé ; et, répandant cette eau sur les flammes de l'enfer, je prétends les éteindre et qu'il n'y ait plus de tourments ni de supplices en ce lieu malheureux ; afin que désormais Dieu soit aimé et servi pour l'amour de lui-même, sans servilité et sans mercenaireté, et d'une manière si pure et si désintéressée que ce ne soit plus la crainte de l'enfer qui nous retire principalement en fin dernière du péché, mais son amour, et parce que la coulpe l'offense et lui déplaît, et que nous nous adonnions aux bonnes oeuvres sans mettre notre dernière et souveraine visée dans la récompense, mais en la dilection et en la gloire de Dieu qui en est honoré et à raison qu'elles lui plaisent (2).

 

J'ai souligné les coups de plume du théologien qui mettent au point la doctrine de ce discours. Qui ne voit

 

(1) La Caritée, p. Gui. L'aventure est racontée tout au long à la fin de ce livre.

(2) Ib., p. 103.

 

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d'ailleurs qu'il s'agit ici d'une série de métaphores dramatisées ? Nul esprit bien fait n'est tenté de craindre que cette femme ait voulu pour de bon brûler le ciel, éteindre l'enfer.

Quoi qu'il en soit, notre évêque romancier marqua d'un caillou blanc le jour où lui avait été montrée l'héroïne de Joinville. Celle-ci lui devint aussi présente que Mme de Chantal. Il la baptisa, lui donnant le seul nom qu'on pût imaginer pour elle : Caritée; il la catéchisa longuement et lui enseigna par le menu la théologie du pur amour. Ainsi faite, il la présentait, dans ses conférences pieuses, aux « sanctimoniales » de Normandie et toujours avec un même succès d'entraînement héroïque. Une fois le succès fut tel que son auditoire, épris de Caritée, en voulut avoir l'image. Justement un peintre se trouvait là, et qui plus est, le modèle, je veux dire, une gravure en taille douce que le jésuite Jérémie Drexelius avait insérée dans son petit livre sur la pureté d'intention. La peinture achevée, on la plaça dans le parloir du couvent. Le fameux Abraham de Bosse devait bientôt la graver. Caritée, en Andromaque, debout, le cou renversé, les yeux en extase, d'une main allume les nuages avec sa torche, de l'autre commence à inonder la gueule enflammée du monstre de Théramène. Jusqu'ici tout allait bien, lorsque les vieux ennemis de l'évêque de Belley passèrent par le couvent.

 

Le pourchas — raconte Camus qu'il me faut citer ici pour qu'on ait l'idée de sa manière satirique — amenant ordinairement en ces lieux de bons personnages pour y prêcher la quatrième demande de l'oraison dominicale (panem nostrum) autant qu'aucune autre pièce de l'Evangile, dans les parloirs où leur résidence est assez assidue, ce tableau de Caritée tomba aussitôt sous leur aspect, duquel jugeant à boute-vue et sur l'étiquette, ils l'accusèrent aussitôt de sacrilège et d'impiété, comme abolissant tous les fondements de la religion, anéantissant l'enfer et le paradis (1).

 

(1) La Caritée, p. 618. Camus profite de l'occasion pour rappeler la campagne menée par les mêmes personnages contre l'Introduction à la vie dévote. « Quelques-uns en vinrent jusqu'à ces transports, de rendre les chaires de vérité des théâtres de leurs passions intéressées et d'y publier que ce livre était plus pernicieux que tous ceux des hérétiques... Et quelques-uns enflammés d'un zèle immodéré, après avoir secoué devant leurs auditoires, la poudre de leurs chaussures et lavé leurs mains comme des Pilates, criant contre le défaut de justice, se rendaient eux-mêmes juges et exécuteurs, et lacéraient et déchiraient ce livre à la vue de leurs audiences. Je sais ces véritables particularités de fort bonne part. » Ibid., p. 631-634. Je crois en effet que, d'ailleurs incapable de mentir, il n'invente rien dans la circonstance. Il faut bien que le scandale ait été bruyant pour que François de Sales ait cru devoir en parler publiquement lui-même. Mais, comme je l'ai dit, Camus semble imputer à l’ Ordre entier des franciscains les violences inexcusables de quelques-uns de ses membres. Dans l'ensemble, cet Ordre est avec François de Sales. On le verra mieux plus tard quand nous célébrerons l'école franciscaine et Yves de Paris. Il a suffi d'une poignée d'énergumènes pour dénoncer les hérésies de François de Sales et l'impiété de Camus.

 

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Toute la France connaissant Jean-Pierre Camus, une si absurde dénonciation ne pouvait avoir qu'un médiocre succès. Néanmoins, continue l'évêque de Belley,

 

mes amis estimèrent pour renverser le malheur de ce scandale sur le visage de ses auteurs, qu'il était à propos que je prêchasse publiquement cette histoire (de Caritée). Ce que je fis devant une assez grande affluence d'auditeurs, et avec tant de succès que, comme un signe de croix fait disparaître en un instant tout un sabbat de sorciers, tous les prestiges dont la calomnie avait fasciné les esprits furent dissipés... Et ce qui avait été débité pour impiété, abomination, athéisme par la négociation qui chemine en ténèbres... fut vu pour armes de lumière, marchant honnêtement au jour de la vérité (1).

 

A quelque temps de là, ayant produit sa Caritée dans les chaires de Paris, et ses ennemis ayant encore « dégainé » « contre cette pauvre histoire, l'Écriture, les Pères, les Conciles », Camus décida de désarmer l'opposition ou du moins de l'écraser. En conséquence, et dûment approuvé par la Sorbonne, il publia un livre de 650 pages, où la théologie du pur amour est magistralement exposée et qui a pour titre : La Caritée ou le portrait de la vraie charité, histoire dévote tirée de la vie de

 

(1) La Caritée, pp. 621, 622. En descendant de chaire, il fit voir à ses auditeurs la petite image qui est au frontispice du livre de Drexelius et qu'il fit ensuite reproduire pour sa Caritée. On en trouvera ci-contre la reproduction exacte.

 

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saint Louis. C'est le résumé des nombreux serinons qu'il avait prêchés sur cet unique thème, un véritable fatras, mais où se trouvent éclairés d'avance la plupart des malentendus entre Fénelon et Bossuet (1).

 

Tel est Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, telle son oeuvre de propagande salésienne. De plus en plus prévenu en sa faveur à mesure que je l'étudiais davantage, si je ne crois pas avoir dissimulé ses nombreux travers, j'espère avoir montré qu'on manque tout à la fois et de justice et de clairvoyance, lorsqu'on refuse de prendre au sérieux un personnage aussi considérable, aussi excellent. Que n'a-t-il vécu au temps des Pères? On se disputerait aujourd'hui le débris de son oeuvre immense : on le trouverait presque tout divin ; il serait le Sidoine, le Synesius de notre Gaule et mieux encore. Il est venu au mauvais moment, après les Pères, après le moyen âge, avant Louis XIV ; trop tard ou trop tôt. Paix et louange à sa très noble mémoire. Il fut l'un des plus spirituels parisiens qui aient jamais traversé le Pont-Neuf, un très grand écrivain manqué, un saint évêque. Cette impression qu'il nous laisse et l'amitié qu'il nous demande seront-elles gênées par la lecture de ses romans, « gentille et brave question », comme il aurait dit lui-même, et que nous aborderons bientôt.

 

(1) Fénelon écrivait à Langeron (17 oct. 17ot, t. VII, 551) : « Souvenez-vous des ouvrages de M. de Belley, Carithée, etc. ; j'en ai un vrai besoin. » Il y aurait trouvé en effet, s'il avait étudié ces livres à temps, d'assez utiles lumières, par exemple sur la facilité, ou sur la pratique relativement inconsciente du pur amour. Camus est revenu sur ce sujet dans uni autre ouvrage, tout paisible et qui n'est pas loin d'être un chef-d'oeuvre, d'exposition catéchistique. C'est son Catéchisme spirituel (1642).
 
 
 
 

SECONDE PARTIE.
PROGRÈS ET MANIFESTATIONS DIVERSES DE L'HUMANISME DÉVOT.
 
 

CHAPITRE PREMIER IN HYMNIS ET CANTICIS
 
 

I. Printemps de la dévotion. — Attardés et égarés. — Le culte des poètes. — Citations poétiques. — Garasse et la poésie française. — Les derniers défenseurs de Ronsard.
 
II. Le sacré et le profane. — L'humanisme dévot et les poètes païens. — Richesses de l'Egypte. — Richeome, Binet et les larcins poétiques de l'antiquité. — Le mythe d'Hermaphrodite et la réunion des églises.
 
III. Les poètes chrétiens. — « Les muses françaises... bientôt toutes chrétiennes ». — Martial de Brives et son cantique des créatures.
 
IV. Les cantiques populaires. — Le Parnasse séraphique. — Propagande précieuse et pieuse. — Paul de Barry. — Lazare de Selve. — Les miracles de sainte Fare.
 
V. Les cantiques mystiques. — Le P. Surin et Béranger. — Le dénuement, l'abandon, la quiétude. — Les cantiques de Surin et la controverse du quiétisme. — Les cantiques et l'extase. — Sainte Chantal.
 
1. The April's in her eyes; it is love's spring. Avril est dans ses yeux, c'est le printemps de l'amour. Que ce vers de Shakespeare serve d'épigraphe au présent chapitre et à toute notre seconde partie. Les écrivains oubliés que nous allons ressusciter pour une heure ont avril dans les yeux; leurs oeuvres respirent l'allégresse du printemps. Je ne m'arrêterai pas à dénoncer leurs défauts qu'aussi bien ils ne cachent guère. Ils manquent de goût sinon de génie; ils n'ont pas écrit pour l'éternité. Mais ils sont
 
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jeunes, mais ils chantent. Que ne pardonne-t-on pas à la jeunesse et à ses chansons ? Avril est dans leurs yeux : c'est le printemps de la dévotion, de l'amour sacré. Qu'ils écrivent en vers ou en prose, ils sont poètes :
 
Les bons rimeurs, pris d'une frénésie,
Comme des dieux gaspillaient l'ambroisie,
Si bien qu'enfin pour mettre le holà,
Malherbe vint et que la poésie
En le voyant arriver s'en alla.
 
Malherbe est déjà venu, tyran des mots et des syllabes. S'il n'y avait que lui, le mal ne serait pas grand. Malherbe gênera-t-il beaucoup le grand Corneille? Mais il y a Saint-Cyran, tyran plus redoutable, qui va bientôt déprimer les consciences. Pour l'instant, nos libres et joyeux chanteurs ne l'écoutent guère, le narguent plutôt. Attardés, égarés, comme dit M. Lanson des écrivains rebelles à la révolution classique. Oui, sans doute, et pour le goût qui n'est pas ici notre affaire, et surtout pour les idées, pour la philosophie de la vie. En retard, très en retard, sûre façon quelquefois d'être aussi très en avance, puisque, grâce à Dieu, rien d'excellent ne finit ici-bas que pour recommencer quelque jour. Combien la plupart des vaincus avec qui nous allons lier connaissance paraissent-ils plus voisins de nous que leurs vainqueurs, que le grand Arnauld, par exemple, ou que Pierre Nicole! Comme nous les comprenons mieux ! Attardés, égarés, oui encore mais, à peu d'exceptions près, leur siècle étincelant et bizarre, le siècle de Louis XIII s'attarde, s'égare avec eux. Ils retardent pourtant même sur leur siècle, sur les penseurs et les poètes profanes ou semi-profanes de la même génération, Balzac, Descartes, Régnier, Théophile, Bertaut, le vieux Duperron lui-même. Leur doctrine est plus joyeuse, leur poésie plus lyrique. Ils sont de leur temps, ils savent le prix d'un Malherbe, ils vont à l'école de Sénèque et de Balzac. ils adorent l'Italie précieuse dont
 
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volontiers ils aiguisent les pointes, mais, tète et coeur, ils remontent jusqu'au temps de la Pleïade, plus loin encore, jusqu'aux premiers humanistes. Il en va souvent ainsi avec les dévots. Leur montre n'est pas à l'heure ; ils attendent les dernières mesures du concert pour entonner leur cantique. Ils sentent un peu leur province. De nos jours encore, les derniers romantiques, c'est parmi le clergé ou ses élèves qu'il faut les aller chercher. Doux collège ecclésiastique, aux pinèdes sonores, au cloître fleuri, à la chapelle moyen âge, où nos maîtres, vers 1880, découvraient Musset deux mois avant nous, où, quand ils disaient : Virgile, ils nous permettaient d'entendre aussi : Victor Hugo. Ainsi de nos humanistes, ou du moins de beaucoup d'entre eux. Dans le monde qui les entoure, l'entrain commence à se ralentir, la gravité succède à la joie, le lyrisme replie ses ailes, ils continuent pourtant de s'écrier avec Jean-Pierre Camus : « Qui nous empêchera, comme des David, de sauter devant cette arche retirée des mains des Philistins ; pourquoi ne trépignerons-nous point au son des instruments musicaux? (1) »
Ils lisent les poètes avec passion et ils ne peuvent écrire vingt lignes de prose sans y glisser quelques vers. Dès le collège, ils avaient commencé des recueils de citations poétiques qu'ils sauraient par coeur et qu'ils utiliseraient plus tard dans leurs livres, leurs plaidoyers ou leurs sermons (2). Ainsi mis en goût, ils ne s'arrêteraient plus. A
 
(1) Roselis, p. 601.
(2) Connaître les poètes grecs ou latins était alors un moyen de parvenir. Armand de Rancé, dit Chateaubriand, a à peiue sorti des langes expliquait les poètes de la Grèce et de Rome. Un bénéfice étant venu à vaquer, on mit sur la liste des recommandés le filleul du cardinal de Richelieu; le clergé murmura; le P. Caussin, jésuite et confesseur du Roi, fit appeler l'abbé en jaquette. Caussin avait un Homère sur sa table, il le présenta à Rancé. Le petit savant expliqua un passage à livre ouvert. Le jésuite pensa que l'enfant s'aidait du latin placé en regard du texte, il prit les gants de l'écolier et en couvrit la glose. L'écolier continua de traduire le grec. Le P. Caussin s'écria : habes linceos oculos, il embrassa l'enfant et ne s'opposa plus aux faveurs de la Cour... A l'âge de 19 ans (1638) Rancé donna son Anacréon... » cf. P. ne ROCHEMONTEIX (Nicolas Caussin et le cardinal de Richelieu..., Paris, 1911, pp. 399 sq.
 
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vingt ans, Polycarpe de la Rivière, l'un des amis de Peiresc, connaissait déjà d'original tous les poètes des deux antiquités classiques, presque tous ceux de la Renaissance italienne et de la française. Ses préférences vont, nie semble-t-il, à Homère, à Virgile, à Sénèque le tragique, à Martial, à Pétrarque, à Ronsard qui est pour lui « le prince des poètes français Les muses le conduisirent à la Grande Chartreuse, et lui tinrent compagnie dans sa solitude. Nous avons de lui plusieurs ouvrages pieux, notamment l'Adieu du monde ou le mépris de ses vaines grandeurs et plaisirs périssables. Je conseillerais la lecture de ce gros livre à qui voudrait ou repasser ou même faire ses humanités en huit jours. Ce n'est là qu'un exemple auquel je me suis arrêté parce qu'il nous présente un humaniste dévot de haut goût. Beaucoup moins érudit, François de Sales s'en tient le plus souvent, pour Ies poètes classiques, à ses cahiers de collège, mais il a toujours, sous la main, les Cent psaumes de Desportes. Polir Jean-Pierre Camus, de Ronsard à Théophile, tout le Parnasse français bourdonne dans sa merveilleuse mémoire. « Gentils poètes, que je vous aime, écrit le P. Binet, et que j'aime vos nobles larcins, empruntant l'étoffe de la vérité pour la broder de mille gaietés fabuleuses voirement, mais bien mystérieuses », c'est-à-dire ici, religieuses (2). Ainsi des autres qu'il serait inutile de citer. Parmi ces dévots amis des beaux vers, le fameux Garasse mérite pourtant une mention particulière. « Les esprits médiocres qui n'ont jamais hanté que les collèges, disait Racan dans sa harangue de réception à l'Académie (1635), font un si grand mépris de notre langue qu'ils ne pensent pas qu'il s'y puisse rien faire de raisonnable. Ils ne craignent point d'appeler divin et incomparable le plus fin galimatias de Pindare et de Perse et se contentent d'appeler agréables et jolis les
 
(1) L'Adieu du monde... (1617), p. 226.
(2) Recueil..., p. 645.
 
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vers miraculeux de Bertaut et de Malherbe. » On ne fera pas ce reproche au P. Garasse. C'est une joie de voir ce terrible lutteur s'attendrir soudain lorsqu'il rencontre ou fait venir une occasion de célébrer nos poètes. Il les aime, il les juge en connaisseur. « MM. Duperron, Malherbe et Bertaut, écrit-il dans la Somme théologique, qui font le noble triumvirat des esprits excellents et qui ont été, de nos jours, comme les principaux légataires des Muses mourantes (1). » On voit le ton qui est exquis. Il reprend cet éloge dans son livre contre Pasquier.
 
Pour les odes pindariques, horatiennes, anacréontiques, il ne faut point flatter l'antiquité jusques à ce point que nous ne reconnaissions les faveurs que Dieu fait à notre nation... (en nous donnant) Malherbe, Bertaut et Lingendes (2).
 
Il invoque souvent l'autorité de Malherbe en matière poétique, et avec une insistance qui, vers 1620, n'était pas chez nous si commune.
 
Je suis de l'avis du sieur Malherbe en fait de poésie, en ce qu'il tient et montre par expérience qu'on ne saurait être trop sévère pour les rimes françaises, d'autant que nous, n'ayant d'autre contrainte en notre poésie que celle de la rime, si nous relâchons en celle-là, nous rendons notre poésie trop triviale et la mettons entre les mains des barbiers (3).
 
Pour les vers satiriques « qui s'approchent de l'épique » — jolie et juste remarque — on pense bien que Mathurin,
 
(1) La Somme théologique... Cf. GRENTE, Jean Bertaut, Paris, 1903, p. 333.
(2) Recherches des recherches... de M. Estienne Pasquier, p. 529. A ces lyriques contemporains, il ajoute Porchères. On ne sait pas assez la place que la haute critique littéraire occupe dans ce curieux livre, d'ailleurs si amusant. C'est un beau duel entre l'humanisme et le pédantisme. Garasse entreprend de prouver, mieux que ne l'a fait Pasquier et par des exemples plus topiques, l'excellence des muses françaises. S'il avait entrepris comme Pasquier, dit-il par exemple, a de faire un recueil de quelques bonnes pointes », il aurait prouvé sans peine que « les français sont plus capables que les grecs de faire un livre aussi beau que leur Anthologie ».
(3) Recherches..., p. 636, cf. p. 364. « Ce n'est pas pour contredire maître Pasquier, mais je m'assure que Malherbe n'est pas de son avis, ni moi non plus. »
 
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« le sieur Régnier », était son homme. « Jamais, dit-il, la langue et l'esprit des romains n'est parvenu jusques à cette naïveté » (1).
 
Quoiqu'en plusieurs endroits, dit-il encore, on voie les imitations toutes crues, néanmoins elles sont si bien dépaysées du latin, elles sont si naturalisées à l'air de notre langue, qu'il semble que les intentions d'Horace soient contretirées sur celles de Régnier... Par la lecture de cet homme seul les nations étrangères et la postérité pourront connaître ce que peuvent nos esprits lorsqu'ils se forcent à bien faire (2).
 
La belle assurance! Ainsi plus tard, Fénelon, un autre dévot, dira de Molière : « Encore une fois, je le trouve grand. » Mais, au-dessus de tous les poètes, vivants ou morts, cet insigne amateur exalte Ronsard.
 
Je sais bien, écrit-il magnifiquement dans sa Doctrine curieuse, que nos beaux esprits prétendus me diront qu'ils ne sont pas de mon avis, en ce qui touche l'esprit de Ronsard et tâcheront de le mettre au rabais comme un esprit fainéant, inculte, rimailleur, qui n'avait autre dessein que de faire de gros livres. Il est vrai que je ne suis pas gagé pour défendre tout ce qui est dans les écrits de Ronsard, et je suis en cela de l'avis de Malherbe, que s'il revenait, il retrancherait ou polirait beaucoup de pièces, qui lui sont un peu trop aisément échappées de la main : mais qu'il ne fut excellent en pensées, héroïque et généreux en desseins, sublime en inventions et comparable à la force du meilleur esprit qui jamais mania les lettres, c'est cela que je maintiens ; et pour les répréhensions renchéries de nos grises mines, je leur réponds ce que le sieur Régnier répondit aux mépriseurs de Desportes son oncle :
 
Or, Rapin, quant à moi, je n'ai point tant d'esprit,
Je vais le grand chemin que mon oncle m'apprit (3).
 
(1) « Naïveté », sous la plume de Garasse, il n'est pas de plus bel éloge. Le lexique de notre critique littéraire étant si pauvre, c'est grand dommage que nous ayons laissé perdre un des sens, et le sens original, de ce beau mot.
(2) Recherches..., p. 525-529. Ailleurs, voulant rappeler les « descriptions du printemps » les plus excellentes, « lisez, écrit-il, le sophiste Longus au premier des amours pastorales de Chloé », p. 368. Curieux éloges, sous la plume du pourfendeur de Théophile, mais que ces riens nous éclairent sur l'esprit d'une époque encore saturée d'humanisme !
(3) La doctrine curieuse..., p. 123. Tout ce chapitre de la Doctrine où Garasse veut montrer que a les meilleurs esprits français, « Ronsard, Rapin, Tournebus, Sainte-Marthe », « ont cru en Dieu par sentiment de religion » est très important. (Cf. notamment l'histoire de la mort de Rapin et les souvenirs de la croisade contre l'athée « Mézence », p. Ia, I sq.). Garasse mettait aussi très haut du Bellay et Desportes, cf. Recherches, p. 520. « Le petit chien Belot faisant la guerre aux puces et aux mouches » le comblait d'aise.
 
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L'heureux temps, où des religieux, des théologiens aimaient les bonnes lettres d'un tel amour, où un Garasse défendait avec une si noble émotion, avec un discernement si rare, nos plus hautes gloires déjà menacées ! Certes les beaux esprits ne manqueront pas dans le monde religieux du grand siècle. Racine soumettra ses tragédies à la lime d'un autre jésuite. Mais, de Garasse à Bouhours, quelle transformation ! Décadence, progrès, comme il vous plaira. La dévotion va suivre exactement la même courbe. Décadence, progrès ? Le présent volume et les trois suivants ont pour but de répondre à cette question.
II. Bien qu'elle paraisse très significative et par suite très intéressante à l'historien, cette rage de souvenirs, d'allusions et de citations poétiques, qui possède la plupart de nos écrivains dévots n'en est pas moins assez ridicule. On l'a remarqué vingt fois à propos des prédicateurs de ce temps-là, Valladier, Pierre de Besse et les autres ; il n'y a pas lieu d'y revenir. Encore faut-il comprendre le vrai sens, les raisons lointaines d'une pareille tendance et ne pas la critiquer de travers, comme on le fait trop souvent. « Le sacré et le profane ne se quittaient point, dit La Bruyère, ils s'étaient glissés ensemble jusque dans la chaire. Saint Cyrille, Horace, saint Cyprien, Lucrèce parlaient alternativement. Les poètes étaient de l'avis de saint Augustin et de tous les Pères. » Le trait est piquant sans doute, moins peut-être qu'il ne l'a voulu. Mêler gauchement le sacré et le profane, les réunir par des soudures subtilement artificielles, assurément c'est manquer de goût et parfois de tact; mais trop les séparer, mais ne pas saisir les convenances naturelles ou surnaturelles qui les
 
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rapprochent, c'est peut-être manquer d'un autre sens et plus précieux que le goût. Trouve-t-on si plaisant qu'un noble esprit, aimant l'ordre et l'unité, s'efforce de rassembler, dans un seul et même concert, toutes les voix qui émeuvent les profondeurs de son être, Virgile, par exemple et saint Augustin ? Fils de l'humanisme, nos dévots prétendent — et pourquoi pas? — que les richesses de l'Egypte, je veux dire, ce qu'il y a de vraiment exquis chez les classiques, appartient au peuple de Dieu. Trésor incorruptible, inaliénable et qu'ils purifieront aisément des souillures
qu'il a contractées entre les mains de ses détenteurs éphémères. Richeome le dit à propos de l'arbre de vie et des autres symboles de notre immortalité :
 
Les vieux poètes parlant de leur ambroisie et nectar, qu'ils disaient être la viande et le vin des dieux, ne signifiaient autre chose que cet arbre, ne sachant toutefois, ni même croyant ce qu'ils disaient et jargonnaient de la vérité, comme les perroquets imitent le vrai langage des hommes, sans rien entendre.
 
Ainsi du nepenthes et de l'herbe moly « souvent louée par Homère ».
 
Le diable, continue Richeome, selon son ancienne et malicieuse routine, avait fait proférer cette vérité, comme plusieurs autres, par la bouche de ses suppôts menteurs, afin de la rendre odieuse et suspecte aux gens de bien, ne plus ne moins que si quelqu'un faisait apprêter et tâter une bonne viande à quelque sale cuisinier, afin que les gens honnêtes en eussent horreur ; ou qui mettrait une fille d'honneur parmi des p... pour la rendre infâme. Cette fraude diabolique a fait branler à l'athéisme et autres infidélités plusieurs de ce siècle qui aveuglés de leur orgueil et trop gourmands des curiosités profanes, n'ayant su apercevoir les ruses de ce vieux serpent, ont si fort rempli leur estomac de fables qu'ils estiment que tout est fable, ne reconnaissant plus la femme d'honneur, à laquelle ils étaient mariés, parmi les femmes impudiques.
Mais s'ils eussent retenu la modestie chrétienne, en quelque part que la vérité se fût présentée devant eux, quoique parmi les fables, ils eussent fort bien aperçu les traits de son visage,
 
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et su cueillir les perles parmi les fumiers et retirer l'or d'entre les mains des Egyptiens, et ramener la vraie doctrine à sa source (1).
 
Binet pense tout de même. Les poètes païens ne sont pour lui que d'heureux voleurs. « Sait-on pas bien qu'ils ont dérobé quelques mots de Moyse ou des autres ? » (2) Qu'ils nous rendent ce qu'ils nous ont pris ! « Je ne veux pas découvrir le larcin de l'antiquité qui a fait semblant de croire qu'Orphée, etc., etc. » (3) Orphée, c'est le Christ.
 
Que les poètes sont fols, écrit-il encore, quand ils disent que Dieu ne pouvant forcer un coeur invincible d'une chaste princesse..., il se coula dans son sein en forme d'une rosée d'or!... Ce sont fables ou plutôt larcins (4).
 
Ils ont sali un de nos symboles.
 
Cieux, répandez votre rosée
Et que la terre enfante son sauveur !
 
« Je n'ai jamais vu aucun professeur de lettres humaines qui sût tant de vers que lui — raconte le P. Amelote dans sa vie du P. de Condren — ce fut par cette lecture des poètes qu'il se rendit si intelligent dans les cérémonies et dans les religions des païens, qu'il en remarquait les moindres particularités et il employait tout à l'éclaircissement de l'Ecriture sainte et des vérités catholiques (5). »
Ne brûlons pas ces poètes, gardons-les plutôt en nous armant de « l'antidote » de notre foi, et « dans un esprit de
 
(1) L'Adieu de l'âme dévote,.., pp. 152, 153.
(2) Les attraits..., p. 277.
(3) Ib., p. 344.
(4) Ib., p. 581. Il va sans dire que ce même principe s'applique à tous les auteurs classiques, poètes ou non. D'où, par exemple, le droit de nous annexer Platon et Sénèque. « Sénèque, dit ailleurs le P. Binet, est toujours Sénèque et toujours un oracle ». (Recueil... p. 542).
(5) Vie du P. de Condren.,,, p. 467.
 
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chrétienté ». Nous lisons, écrit Dom Laurent Bénard, cet insigne bénédictin dont je parlerai bientôt,
 
en la vie de sainte Ode, abbé de Cluny, l'un des plus lettrés de son siècle et qui faisait la poésie fort joliment pour un homme de son temps et de son état, que Dieu, un jour, lui fit entendre en une vision quel jugement il devait faire de Virgile. Il lui fit voir un beau vase à merveille, mais il était tout grouillant de serpents, à raison que ce poète avait rempli sa poésie si bien dorée, son style tant éloquent, d'une quantité de fables, d'idolâtries et de blasphèmes qui sont pour emprisonner, comme serpents venimeux, un esprit qui les lirait sans l'antidote et préservatif d'un esprit de chrétienté (1).
 
Ces principes posés, le reste n'était plus qu'affaire de discrétion et de mesure, deux vertus que l'esprit français ne possédait pas encore et qu'il n'achètera pas sans les payer chèrement. C'était le temps où, par l'entremise des dramaturges et des autres poètes, les fables antiques descendaient jusqu'à la foule. Façonnés par leurs prêtres à cette méthode symbolique, souvent bizarre mais en somme très élevée, les simples fidèles s'étaient faits à des rapprochements qui nous surprennent aujourd'hui, qui parfois nous choquent, mais qui leur donnaient de la dévotion. On leur disait par exemple : « Dieu, ayant formé sa sapience que les gentils appellent Minerve, nous le Verbe ». On leur apprenait à considérer « en l'image de Cupidon l'amour divin » (2) et on leur faisait chanter :
 
Sainte Diane de nos bois,
Seule maîtresse de mon âme
Vierge et mère, écoute ma voix (3).
 
Je serais infini si je voulais discuter ici, en détail, les imaginations de nos chercheurs de symboles. Toute
 
(1) Parénèses chrétiennes... par Dom Laurent Bénard (1616) p. 358, 359.
(2) Cinq livres des hiéroglyphiques... de feu M. P. Dinet, p. 618.
(3) La chartreuse ou la sainte solitude par M. Perrin que j'ai lue dans : Le Paradis terrestre des emblèmes sacrés de la solitude... avec un recueil des plus beaux vers... sur la solitude.
 
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l'antiquité y a passé. La vérité chrétienne, cette « fille d'honneur », comme dit Richeome, a beau prendre les déguisements les plus ténébreux, les plus impurs, les plus saugrenus, ils la reconnaissent toujours, ils l'enlèvent, ils l'épousent. De ces prouesses je ne donnerai qu'un exemple, mais deux fois rare, et parce qu'il me parait d'une
absurdité charmante, et parce que l'auteur à qui je l'emprunte est aussi peu connu que possible. Celui-ci s'appelle Alexandre Filère, il est toulousain je crois, et il a écrit en 1607, un discours poétique à messieurs de la religion prétendue réformée, étrange discours, tendre et pressant, dont voici la péroraison (1).
 
On dit qu'une naïade, au temps que dedans l'eau
Pénétrait le pouvoir de l'amoureux flambeau,
Voyant Hermaphrodite au gracieux visage,
De la flamme d'amour alluma son courage...
Un jour ce beau mignon voulut en la fontaine
Eviter la chaleur que l'été nous amène...
Il ne fut pas plutôt dans le sein de cette onde,
Que la nymphe accourut, que de sa tresse blonde
Que de ses bras divins son corps elle embrassa
Et au sien amoureux doucement le pressa;
Mais ce froid et revêche, empêchant que la flamme
De l'archerot vainqueur ne l'éprît en son âme,
Rejetait, dénouait ces amoureuses mains.
 
La nymphe invoque les dieux : « Faites, leur dit-elle, que nos deux corps en un corps soient réduits ». Sa prière fut exaucée. On savait déjà cette fable, mais on se demande sans doute ce qu'elle vient faire ici. Rien de plus simple :
 
Ainsi semble à mes yeux que l'Eglise amoureuse
Appelle l'hérésie, et que, trop dédaigneuse,
 
(1) Brunet cite une plaquette, mais en prose, du même Filère. Les savants toulousains, que j'ai consultés sur leur compatriote, n'ont pu retrouver ses traces. Son discours poétique sert d'avant-propos à une série de sermons sur le Saint-Sacrement, prêchés à Castres en 1606, par le P. Gilles Camart, minime, et publiés à Toulouse, chez Colomier, en 1607. Je n'ai pas le titre exact de ce volume, mon exemplaire portant, par une erreur de brochage ou autre, un titre qui ne lui convient certainement pas.
 
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Cette nouvelle secte, hélas ! qui l'aurait cru !
Refuit de s'allumer à l'ardeur de son feu.
L'Eglise tend ses bras, lui découvre sa flamme,
Montre les traits d'amour qui lui traversent l'âme,
Pour elle, de soupirs importune les cieux,
Mignarde, lui sourit et lui fait les doux yeux.
Mais, las ! cette hérésie à son mal obstinée
Refuit de l'embrasser par un saint hyménée.
Elle veut ignorer les doux embrassements
Et les charmeurs plaisirs de deux parfaits amants.
Mais cette sainte église, en voyant que sa glace
Ne peut fondre aux beaux rais de sa divine face,
Ira tant réclamant le céleste secours
Qu'elle verra mûrir le fruit de ses amours ;
Qu'elle verra bientôt, par un saint assemblage
Ne vivre dans deux corps qu'un semblable courage,
Et la divine main bannissant leurs discors
De leurs membres divers ne composer qu'un corps.
 
 
Je l'ai déjà dit : ce sont des enfants ; ils ont le coeur pur, l'imagination en fête. Laissons-les chanter.
III. On le voit, ils ne se contentent pas d'admirer les vers d'autrui, de les citer à tout propos et hors de propos. La prose qui pour se plier à leurs transports se fait ou reste lyrique, à l'heure même où Balzac travaille à la rendre éloquente, la vieille prose du XVI° siècle, drue, haletante, crépitante, torrentielle ne leur suffit pas. Bons ou mauvais, peu importe, et il en est d'excellents, le nombre des poètes religieux atteint, pendant la période qui nous intéresse, à des proportions fabuleuses. Formidable concert dans le bruit duquel se perdaient les grelots du Parnasse
satirique, les flûtes précieuses et les grandes orgues de Malherbe. « Les muses françaises, écrivait Godeau vers la fin du règne de Richelieu, ne furent jamais si modestes et je crois qu'elles seront bientôt toutes chrétiennes. (1) »
 
(1) Poésies chrétiennes d'Ant. Godeau (p. 11 dans l'édition de 1646). Le livre est dédié à Richelieu. Le discours préliminaire où Godeau réfute d'avance les théories de Boileau sur l'art chrétien, est, de ce chef, assez important. Le P. Lemoyne disait aussi : « Il n'y a plus de Muse de réputation qui ne soit religieuse ou qui ne fasse pénitence », cité par H. Chérot. Etude sur la vie et les œuvres du P. Le Moyne, Paris, 1887, p. 67.
 
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Et, de son côté, M. Lachèvre, l'aimable érudit qui possède le mieux l'histoire poétique de ce temps-là : « La bibliographie du-xvue siècle, écrit-il, met en pleine lumière la prédominance de l'idée religieuse aussi bien dans les classes les plus instruites et les plus élevées de la société française que dans les plus modestes. Des avocats, des magistrats, des grands seigneurs traduisaient alors à l'envi les psaumes ou les livres sacrés ; la même fièvre animait laïcs, séculiers et réguliers. Jamais, depuis l'invention de l'imprimerie on n'avait vu une pareille floraison de poésie chrétienne et cependant cette floraison a passé inaperçue' ». Qu'on se rassure ou qu'on nous pardonne. Notre intention n'est aucunement d'écrire ici l'histoire de cette poésie religieuse. Choisir est notre devise, choisir, non pas toujours les textes les plus beaux, mais ceux qui mettent le mieux en lumière les tendances dominantes de ce vaste mouvement, je veux dire, ce que nous avons nommé l'humanisme dévot, et pour l'instant, parmi ces multiples tendances, la joie, la vivacité printanière de nos humanistes, les rythmes bondissants de leur prière chantée. Mousse légère, ivresse verbale et pindarisme d'adolescents, nous leur demanderons ailleurs, au chapitre de la vie intérieure, des cantiques moins sonores et plus émouvants (2).
 
(1) F. Lachèvre. Le libertinage au XVII° siècle. Une seconde révision des œuvres de Théophile de Viau, Paris 1911, p. 138.
(2) Dans son maître livre, le Pétrarquisme au XVII° siècle (Paris, 1909) M. Vianey a définitivement éclairci les origines de cette poésie religieuse. Sur un signal donné par Ronsard — Discours sur les misères du temps — cette poésie envahit tous les genres, élégante et spirituelle, chez les catholiques, oratoire et morale chez les réformés, et non pas encore simplement et cordialement pieuse. C'est précisément, d'après moi, l'humanisme dévot qui la rendra telle. En 1577, paraissent treize sonnets religieux de Desportes. Or à cette date, treize sonnets de Desportes peuvent beaucoup « pour créer un courant de poésie nouvelle ». En 1582, parait le recueil — catholique — de la Muse chrestienne, laquelle muse, bien qu'assez mal baptisée et encore semi-païenne, suscitera « une nuée de vers chrétiens ». Régnier lui-même doit se mettre de la partie. Je n'avais pas, me semble-t-il, à parler de Desportes, de Bertaut, de du Perron et de Malherbe qui d'ailleurs sont assez connus, et qui, très certainement, ont appris l'art des vers à mes humanistes. Mais sans mettre en doute, ni certes l'excellence des poésies chrétiennes de ces grands hommes, ni même leur sincérité religieuse, on peut dire que les poètes chrétiens dont je m'occupe, dans l'ensemble pétrarquisent moins, sont plus vivement lyriques et surtout beaucoup plus pieux. Sur la sincérité religieuse du pétrarquisme français, cf. le livre de M. VIANEY, chap. IV.
 
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Entre ces innombrables recueils poétiques, je choisirai le Parnasse séraphique du P. Martial de Brives, d'abord parce que cette « muse... capucine » est une véritable muse, ensuite parce qu'elle représente excellemment les principaux caractères du lyrisme pieux à cette époque (1). Lettré des plus rares, le P. Martial est en même temps un homme d'oraison. Il médite, il prie en vers, suivant une habitude assez répandue. Poète savant, raffiné même, il est aussi un poète populaire. Ainsi Pierre Corneille. A cette date on n'a pas encore coupé tous les ponts entre
 
(1) Le poète s'appelait Paul Dumas et était fils d'un lieutenant général de la sénéchaussée de Brives. Le jeune homme, après de brillantes études à l'Université de Paris, se retira chez les capucins de Toulouse. D'une santé frêle, il ne put résister longtemps aux fatigues de la prédication, et sa courte vie fut exclusivement consacrée à la poésie et à la prière. Il n'ambitionnait pas la gloire, n'écrivant que pour lui-même ou pour ses amis. Ses vers couraient pourtant ou bien anonymes, ou sous des signatures étrangères. Il mourut au plus tard en 1653. Après sa mort, on eut, semble-t-il, quelque peine à réunir ses poèmes, il avait « si dépaysé » sa muse et a en tant de lieux divisée, s dit le préfacier du Parnasse séraphique! Ces recueils d'abord assez peu considérables ne portaient pas le titre de Parnasse séraphique qui fut donné, en 1660, par le P. Zacharie de Dijon à tout ce que celui-ci avait pu retrouver des oeuvres de son confrère, soit 12,588 vers. Je m'en tiens au chiffre fixé par M. Raymond Toinet qui a bien voulu me communiquer son précieux exemplaire du Parnasse séraohique. Ce volume parait d'ailleurs assez inquiétant et je ne voudrais pas jurer que tout ce qu'il renferme soit du P. Martial. N'aurait-on pas publié sous son nom telle pièce d'autrui, copiée par lui et qui dormait dans ses papiers ? Autre problème critique. Avant de connaître le P. Martial, j'avais remarqué dans un livre de l'augustin Cortade (Les Sept saints tutélaires de l'Agenais, Agen, 1664) un long et curieux poème sur la grotte de saint Vincent à Agen ; le poème est en réalité du P. Martial, mais ces deux versions présentent des différences considérables. Dans le Parnasse, ce n'est qu'une description poétique de la grotte ; dans les Sept saints, cette description est mêlée très artistement, et toujours en vers, à l'histoire du martyr saint Vincent. De qui est ce remaniement? De Cortade, peut-être, qui dans ce cas prendrait rang dans le choeur des poètes dévots, mais peut-être aussi du P. Martial lui-même. Cf. Le Père Martial de Brive. La muse séraphique au XVII° siècle, par M. G. CLÉMENT-SIMON, Champion, s. d. Cette excellente brochure est extraite du Bulletin de la Société scientifique, historique et archéologique de la Corrèze, t. X.
 
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l'élite et la foule. Moins à la mode, moins précieux, notre capucin aurait eu moins de succès chez les simples fidèles. D'ailleurs très inégal, parfois recherché jusqu'au ridicule, parfois, bien que plus rarement, d'une extrême platitude, mais dans ses bons moments, poète au vrai sens du mot. Comme Desportes, Bertaut, Godeau, comme tout le monde, le P. Martial aime à mettre en vers les poèmes bibliques. Il ne les traduit pas, il les paraphrase, un seul mot du texte sacré lui fournissant la matière d'une grande strophe héroïque. Voici, par exemple, quelques fragments
d'un de ses cantiques des créatures, de son Benedicite omnia opera Domini Domino.
 
Lampe d'argent au ciel pendue,
De qui le pâle feu nous luit
Pendant que l'horreur de la nuit
Dessus la terre est épandue ;
Lune, de qui les pâles rais,
Ensemble lumineux et frais,
Possèdent des clartés sans flammes,
Bénissez le Dieu des bontés
Qui n'extermine pas nos âmes
Les voyant sans amour connaître vos beautés.
 
A la lune du même cantique, Desportes avait donné un demi-vers « soleil ardent, humide lune »; Bertaut, un alexandrin sans intérêt, Godeau, souvent plus heureux, cette strophe trop prévue...
 
Bénis sa main toute-puissante
Toi qui d'un coeur si diligent,
Sur un char d'ébène et d'argent,
Fournis ta carrière inconstante;
Astre que le silence suit
Lune, qui de l'obscure nuit
Illumines les sombres voiles,
Qui régnant au ciel à ton tout,
Te fais un trône des étoiles
Et consoles nos yeux de la perte du jour.
 
Malgré ce joli vers sur « la carrière inconstante »,
 
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refusera-t-on le prix au P. Martial ? Il a plus de couleur et plus de piété. Cette lumière pâle le touche et l'instruit, symbole pour lui de la connaissance qui « ne se tourne pas à aimer ».
 
Paillettes d'or, claires étoiles,
Dont la nuit fait ses ornements,
Et que, comme des diamants,
Elle sème dessus ses voiles ;
Fleurs des parterres azurés,
Points de lumière, clous dorés
Que le ciel porte sur sa roue,
De vous soit à jamais béni
L'Esprit souverain qui se joue
A compter sans erreur votre nombre infini.
 
Dans une autre pièce, il donne aux étoiles de nouvelles louanges :
 
Roses d'or sur l'azur semées,
Agréables yeux de la nuit,
Beaux astres qui campez sans bruit
Vos étincelantes armées.
 
Car il ne tarit pas. Dans le Cantique des trois enfant, la neige est pour lui une « belle soie au ciel raffinée. », le « tremblant albâtre de nos plaines ». Le psaume Laudate Dominum la chante d'une autre façon :
 
Céleste et délicate laine,
Neige dont les flocons liés
Font de grands tapis dépliés,
Sur la surface de la plaine ;
Litière de l'air épaissi,
Marbre sur l'ivoire adouci,
Couche des perles distillées,
Louez d'une étude jaloux
L'adorable lys des vallées,
Qui vous fait la faveur d'être blanc comme vous.
 
Montes et colles, Bertaut avait écrit :
 
Faites-la dire (la gloire de Dieu) aux bois dont vos fronts se couronnent
Grands monts, qui comme roi les plaines maîtrisez :
Et vous, humbles coteaux, où les pampres foisonnent.
 
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Très noble musique, et déjà lamartinienne, mais un peu courte, peut-être même un peu vide. « Grands monts », « humbles coteaux », ces épithètes suffisent sans doute à la description classique, mais elles ne portent aucune leçon. Notre muse capucine, d'ailleurs plus fidèle au symbolisme biblique, humilie volontiers les « orgueilleuses montagnes » « dont le sommet choque les cieux », elle tremble pour tant de superbe audace.
 
Piliers du monde, arcs triomphaux...
Bénissez Dieu, craignez ses coups
Et sachez que votre hautesse
Ne vous sert qu'à sentir sa main plus près de vous.
 
Plus heureux, plus tendrement aimés et loués, les « humbles coteaux » :
 
Collines utiles et belles
Que, pour l'entretien des brebis,
La terre, sous ses beaux habits
Soulève comme des mamelles ;
Agréables voûtes d'émail,
Où l'on monte avec un travail,
Plus doux que n'est le repos même,
Trône de la fertilité,
Bénissez l'arbitre suprême
Qui donne tant de gloire à votre humilité.
 
Ecoutons encore son cantique de la rosée :
 
Grains de cristal, pures rosées
Dont la marjolaine et le thin,
Pendant leur fête du matin,
Ont leurs couronnes composées;
Liquides perles d'Orient,
Pleurs du ciel qui rendez riant
L'émail moirant de nos prairies,
Bénissez Dieu qui par les pleurs
Redonne à nos âmes flétries
De leur éclat perdu les premières couleurs (1).
 
(1) Le Parnasse séraphique, pp. 18 sq. (Benedicite), p. I sq. (Laudate), Dans ces oppositions, dans ces avalanches de définitions métaphoriques, on trouve bien la formule ordinaire du lyrisme précieux. Ainsi, par exemple, le P. Le Moyne, « Les astres, ces danseurs illustres, —D'éternels brillants couronnés » ; « Les perles, ces larmes caillées — Qui tombent des yeux du soleils (Les Peintures morales, t. LI, pp. 401, 403). Ainsi encore notre P. Martial: « Dragons, soldats de la nature » ; « ventres affamés des vaisseaux » (abîmes) ; « glace, belle croûte de l'onde » ; « vives et volantes galères » (oiseaux) ; « majestés du ciel écoulées » (rois) ; « boutons de la nature humaine » (jeunes gens) (tout ceci dans le Benedicite). « Eté, bile de l'univers » ; « glissante écorce des ruisseaux » (glace) ; « ingénieuse bouquetière » (la terre) ; « rubans verts attachés sans noeuds; — froides languettes de verdure » (herbes) ; « veines des champs, longs serpents d'eau » (fleuves); « voix visibles, sons emplumés; — luths vivants, orgues animés s (oiseaux) (tout ceci dans le Laudate. — Cette formule du lyrisme précieux est par moments assez voisine du lyrisme romantique. Le bon P. Martial, comme d'ailleurs le P. Lemoyne, me font souvent penser à Victor Hugo. Le P. Le Moyne dit à propos des abeilles : « Devant ces guerrières dorées » (ibid., p. 405). Voici encore une strophe de Martial :
 
Anges sans forme et sans matière,
Clairs atomes d'éternité,
Nombres proches de l'Unité,
Fruits de flamme et fleurs de lumière ;
Feux animés, rayons vivants
Zéphirs de gloire, augustes vents, etc., etc.
 
J'ai de même trouvé chez notre capucin, plusieurs vers dont M. Rostand n'aurait pas eu trop à rougir. Ainsi dans un long poème dramatique sur la Madeleine, Jésus, ayant déjà parlé du tournesol, « de la fleur safranée », qui a tourne vers le soleil sa tète couronnée », ajoute :
 
Il (l'amour de Madeleine) la tourne vers moi par le soin de me plaire Afin qu'étant soleil, j'aie une fleur solaire (p. 227).
 
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Mignard, précieux, les belles nouvelles ! mais le cantique intérieur ne l'est pas. Il y a là un sentiment tout franciscain, une émotion vraie (1).
 
IV. On trouve aussi dans le Parnasse séraphique un certain nombre de pièces populaires sur les commandements, le Pater, les sacrements, et que sais-je encore. La vogue de ces mnémotechnies poétiques est presque aussi vieille que le monde, mais, aux vers dorés, aux lourds quatrains moraux d'autrefois, le siècle de Louis XIII préférait des rythmes plus légers et plus chantants. Le P. Richeome avait déjà mis toute la doctrine chrétienne en strophes menues. D'autres Jésuites qui furent longtemps
 
(1) Comme le dit en vers l'éditeur du Parnasse séraphique, la muse du P. Martial n'est point profane — et jamais Philis ni Diane — n'ont . tiré des vers de son sein. Nous lui devons néanmoins quelques poèmes, moins directement dévots, et qui sont assez curieux. Le bon Père avait un goût très vif pour la description lyrique. Il aimait notamment à peindre des grottes et des ermitages. C'est ainsi qu'il a composé des strophes nombreuses sur la grotte du martyr saint Vincent à Agen.
 
Bon Dieu! que ma vue est charmée
De voir avec quels doux efforts
La Garonne baise les bords
De cette plaine bien-aimée...
 
Suit une vue du « cours » d'Agen, à l'heure où la ville vient prendre le frais :
 
Ce lieu qu'au bord de ce rivage
Tant d'arbres font paraître noir,
Forme-t-il pas un promenoir
Délicieusement sauvage ?
C'est là qu'en la saison du chaud
Sur le point que le jour deffaut,
Agen verse toute sa joie,
Et le temps s'étant rafraîchi
L'éclat de l'or et de la soie
Y fait tous les soirs un midi.
 
(Parnasse séraphique, p. 272 sq.)
 
Les couplets de Chapelle et Bachaumont, dans leur joli voyage, sont un peu de ce même goût. Il a aussi une longue description du « château de Fénelon en Quercy », poème qui a dû naître à peu près la même année que le futur archevêque de Cambrai. Le P. Martial devait être en relation avec la pléiade des beaux esprits toulousains et gascons. Il a composé un long poème pour Molinier, le fameux prédicateur dont Bossuet n'a pas méprisé les sermons. Je crois aussi qu'il était lié avec le P. Cortade, autre gloire encore plus oubliée que Molinier. De toute façon, il y aurait intérêt, je crois, à étudier de plus près cette oeuvre poétique et l'âme charmante qu'elle nous révèle, et l'histoire extérieure du P. Martial, et sa gloire posthume qui a mis, je crois, bien du temps à périr.
 
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temps goûtés par les âmes pieuses, le P. Adam, le P. Coyssart avaient fait de même. Bien que plus raffiné, le P. Martial, non seulement ne dédaignait pas ce genre modeste, mais encore il y trouvait, je crois, un aliment pour sa propre dévotion.
 
Bien d'autrui tu ne prendras
 
Que ton âme insensée,
Pressée
Par une avare faim,
Ne dévore en pensée
Le bien de ton prochain (1).
 
(1) Le Parnasse séraphique, p. 44. Godeau s'était exercé dans le même genre. Cf. les dernières pièces de ses Poésies chrétiennes.
 
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Panem nostrum.
 
Notre unique tout,
Sevrez notre goût
Des douceurs infâmes,
Et que votre main
Nous donne le pain
Des corps et des âmes (1).
 
Si l'on trouvait ces mélodies enfantines dans les oeuvres de Verlaine, on n'en serait pas trop surpris. Avec cela, nombre de cantiques proprement dits, qui, très curieusement, propageaient à la fois chez les simples et le goût précieux et la dévotion.
 
Adoration des yeux de Jésus naissant.
 
Nul brillant ne luit dans les cieux
Devant ses beaux yeux,
Et le flambeau
Sans qui la terre n'aurait rien de beau,
Devant ces yeux cachant la pourpre fière
De sa lumière,
Dit tout honteux
Qu'il faut enfin qu'un soleil cède à deux (2).
 
Ce chapitre des cantiques populaires aurait certes son intérêt, mais n'ayant pas entrepris d'écrire l'histoire de la poésie religieuse, je me contenterai de cueillir une ou deux fleurettes dans cet immense parterre. Soit, par exemple, les vers du P. Paul de Barry — une des victimes de Pascal — à l'honneur de sainte Madeleine.
 
J'ai quitté tous mes promenoirs,
J'ai cassé tous mes beaux miroirs,
J'ai rompu mes robes de soie.
Mes rubis et riches brillants
Je les ai tous donnés en proie
Aux pauvres et à mes servants.
 
(1) Le Parnasse séraphique, p. 32.
(2) Ib., p. 82.
 
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J'ai décousu tous mes clinquants,
J'ai ôté du col mes carquants,
J'ai jeté par la fenêtre
Toutes mes pommes de senteur
Et mes fards, pour ne plus paraître
Belle aux yeux du monde menteur.
 
J'ai brûlé tous mes vieux romans
Et les lettres de mes amants.
J'ai craché dessus la peinture
De ce portrait que je gardais
Et que je voyais à toute heure,
Pensant à celui que j'aimais (1).
 
 
Fleurs de papier, mais dont le calice garde un peu d'histoire, s'il est permis de parler ainsi. Tel autre cantique du même rimeur nous rappelle un fait très important et très mystérieux, la poussée des dévotions nouvelles et le déclin des anciennes.
 
Alexis fut jadis
Le saint du paradis
Pour qui mon coeur sans cesse soupirait.
Rien qu'Alexis mon esprit n'admirait.
Joseph le non-pareil
A pris sa place,
Comme un beau soleil
Qui tous les saints en tout efface (1).
 
 
Comme le livre du P. de Barry est dédié aux élèves des Ursulines, voici des élévations subtiles sur la patronne de
ces pensionnats.
 
Jamais aucun martyr
Ne s'est trouvé pâtir
 
(1) La dévotion à la glorieuse sainte Ursule, par le P. P de Barry. Lyon, 1645.
(2) Ibid., On sait que la dévotion à saint Alexis fut longtemps très répandue. Ainsi de la dévotion à sainte Ursule. La manchette nous avertit que nous pouvons, à notre gré, remplacer Alexis par Ursule dans ce couplet. Au lieu de « le saint », mettez celle et vous aurez : Ursule fut jadis — celle du paradis. — Rien qu'Ursule mon esprit n'admirait.
 
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Comme Ursule voyant d'un air serein
Ses compagnes trépasser sur le Rhin...
Présente à chaque mort
Sa belle vie
Par ce grand effort
Lui fut autant de fois ravie...
Ayant ce bonheur
D'être onze mille fois martyre (1).
 
La date n'y est pour rien. Le bon Père aujourd'hui encore ne ferait pas mieux. Voici des vers contemporains ale ce monstre (1620) et d'un style un peu différent.
 
Levez-vous de cette prairie,
Et quittant votre bergerie,
Venez voir le fils de Marie
Tout plein d'amour ;
Levez-vous, pasteurs, je vous prie
Et venez tôt, car il est jour.
 
Déjà la luisante aurore
La cime de ces monts redore
Et ce petit Dauphin honore,
Pleine d'amour ;
Venez et que chacun l'adore,
Et venez tôt, car il est jour.
 
L'Ange en, a porté la nouvelle
Ecoutez comme il vous appelle,
Il chante une chanson si belle
Toute d'amour ;
Venez donc voir cette pucelle,
Et son fils plus beau que le jour...
 
Venez voir sa bouche pourprine,
Sa main et sa façon poupine,
Venez voir sa face enfantine,
Pleine d'amour ;
Venez voir sa clarté divine,
Et venez tôt car il fait jour (2).
 
(1) La dévotion à la glorieuse sainte Ursule.
(2) Les Oeuvres spirituelles..., de Mre Lazare de Selve (Paris 1620) p. 200, 201.
 
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Ecoutons enfin une rustique et joyeuse merveille que j'ai eu la bonne fortune de trouver dans une histoire de sainte Fare.
 
En août le troisième,
Fête de saint Etienne
Mil six cent vingt-deux,
La Patronne de Brie
Fit en son abbaye
Des effets merveilleux.
 
L'événement est bien connu. A cette date, et pendant les jours qui suivirent, de nombreux malades avaient été guéris auprès de la châsse de la sainte abbesse. Dans le cantique, chacun des miraculés, religieuses de l'abbaye ou bonnes gens du voisinage, a son petit couplet.
 
La bonne Claude Alleaume
Ne peut chanter de psaume
Pour n'avoir plus de voix;
Elle lui est rendue,
La relique ayant vue
Seulement une fois.
 
N'oublions pas Martine
Dont je vous acertine
Que Dieu par sa bonté,
Guérit la surdité...
 
Marie la meunière,
Ayant fait sa prière
Avec dévotion
Par la sainte relique
De sa grand sciatique
Reçut la guérison.
 
Puis le petit Modène
Est délivré de peine...
 
La rime est assez riche et le style n'a pas vieilli. Peut-on rien trouver de plus populaire, de plus entraînant! Auprès du barde anonyme, qui a rimé ces miracles, Béranger fait la figure d'un poète de cour. Tout ensemble
 
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émue, égayée, on entend la bonne foule chanter à pleins poumons ces vers légers sous les voûtes de l'antique abbaye, et, dans le choeur, la soeur Alleaume s'unir de toute sa voix au psaume qui célèbre sa guérison. De tels cantiques vivent plus de soixante ans. L'abbaye de Sainte-Pare est dans le diocèse de Meaux. Les alouettes ne tremblent pas devant l'aigle. Pardonnant à cet « acertine » que l'Académie réprouve, pourquoi Bossuet n'aurait-il pas entendu complaisamment ces humbles strophes, les achevant lui-même à sa façon par un verset de l'Ecriture : ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem?
 
V. Que diront maintenant les délicats, si je leur rappelle que le cantique des âmes les plus hautes, égale parfois la rusticité, le sans-façon, la joyeuse liberté des cantiques populaires ? Il en est ainsi pourtant. Bien que, de son vol naturel, la poésie mystique s'élève bien au-dessus de Shelley et de Lamartine, il lui arrive souvent de descendre un peu plus bas que Nadaud. Egalement imparfaite et bégayante, également sublime et dans sa grandeur et dans sa bassesse. Les mystiques emploient fatalement le vocabulaire commun, mais les objets et les émotions qu'ils essaient de rendre n'en sont pas moins au delà des mots. Que leur parole nous semble ou sublime ou vulgaire, elle échappe d'un même élan à la critique profane ; que celle-ci les admire ou les méprise, elle ne les entend jamais qu'à moitié. Du reste n'oublions pas que le premier effort des mystiques est d'atteindre à la simplicité de l'enfance. Dépris de nos conventions, de nos vanités et de nos mensonges, les expressions, les musiques les plus humbles leur suffisent. Ils élèvent, ils divinisent tout à leur façon qui trop souvent nous reste cachée. Quoi qu'il en soit, bien ou mal, ils chantent, ils ne peuvent pas ne pas chanter. C'est là même une des lois qui semblent régir ce monde mystérieux. Plusieurs, et notamment l'historien des Minimes, le P. Louis Dony d'Atticby, l'ont fait observer avant nous.
 
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« Chose remarquable, écrit celui-ci, en tous les saints qui ont été contemplatifs et anagogiques, qu'ils se sont grandement plu à la musique et harmonie. » Le « P. de Binans, continue le même auteur, était grand amateur de musique et prenait un singulier contentement à l'entendre comme un moyen fort propre à hausser... son esprit... vers Dieu... Il avait même composé certains airs spirituels ou plutôt mondains dont il avait spiritualisé la lettre, qu'il chantait volontiers allant par les champs (1) ». Mettre des paroles saintes sur des airs frivoles, cette pratique était alors universellement répandue. Le plus souvent, l'on se contentait d'une poésie primitive. Sainte Chantal disait qu' « elle ne se souciait point de la bonne rime pourvu qu'elle trouvât de la dévotion » dans ces cantiques (2). Il s'agissait bien des règles de l'art ! Pour les airs, on ne se montrait pas moins accommodant; on prenait les premiers venus, ceux des salons ou du Pont-Neuf, ceux que serinaient les boîtes à musique familiales et que tout le monde savait par coeur : Contre mon gré je chéris l'eau; Vive Condé, vive Conti; En filant ma quenouillette; Ami ne passe pas Créteil; Bergère en passant — d'un coeur gémissant. C'était encore les dépouilles de l'Egypte, une façon ingénue d'exorciser le malin, de purifier le souvenir du passé, les bruits de la rue. Les jolis titres qu'on vient de lire, je les ai pris à l'un des maîtres suréminents de la vie intérieure, au P. Surin lui-même, ce grand homme, que nous étudierons plus tard à loisir, ayant en effet composé sur les airs populaires de son temps, une série de cantiques où se trouvent exposés les principes les plus élevés de la vie mystique. « J'ai tâché, nous dit-il dans sa préface, de régler tellement les saillies et la liberté de la poésie que je puis assurer qu'il est fort peu de points importants à la conduite spirituelle que je n'aie
 
(1) Histoire générale des minimes, par le P. Louis Dom D'ATTICHY, P. 394
(2) Oeuvres de Sainte Chantal, I, p. 400.
 
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marqués dans la simplicité de ces vers, afin que ceux qui voudront s'en servir, rencontrent, dans un abrégé moins étudié que les grands ouvrages, ce qui appartient aux mystères cachés de la perfection. (1) » L'entreprise n'était pas banale, mais l'exécution l'est encore moins. Rappelez-vous les bribes de Béranger qui flottent dans votre mémoire : reluite et style, appliquez-les aux mystères ineffables de l'union divine et vous aurez les cantiques du E. Surin. C'est là du moins la première impression que nous laisse ce livre étrange.
 
 
Délaissement de tout pour vivre parfaitement
 
AIR : l'Archevêque de Rouen.
 
Mon esprit n'est plus en gêne,
Puisque je vis sans effroi,
Et Socrate et Diogène
Etaient moins contents que moi.
Je ne sens ni poids ni charge
Mon coeur a trouvé le large.
Après avoir tout quitté
J'ai trouvé ma liberté...
 
Il me faudrait d'Hippocrate,
Les maximes observer,
Contre les maux de la rate
Mille remèdes trouver ;
Médecins, Apothicaires,
Je renonce à vos mystères.
Après avoir, etc...
 
L'oiseau par l'air se promène,
Louant l'auteur de tout bien,
Il ne prend ni soin ni peine,
Sans jamais manquer de rien.
Mon coeur en fait tout de même,
Je ne plante ni ne sème.
Après avoir, etc...
 
(1) Cantiques spirituels de l' amour divin... Avis au lecteur. Je cite d'après l'édition de 1731 qui, chose étrange, est généralement conforme aux premières éditions, du moins au recueil de 1664, le seul que j'aie pu consulter.
 
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On dit qu'on arme la flotte
Pour aller jusqu'au Levant ;
Partout la gazette trotte,
L'on n'attend plus que le vent ;
Que l'on tourne, que l'on vire
De tout je ne fais que rire.
Après avoir, etc... (1)
 
Comme je montrerai plus loin que nos mystiques étaient patriotes, je ne me suis pas fait scrupule de garder ce dernier couplet.
 
Abandon pour arriver à l'amour de Dieu.
 
AIR : Amaryllis, je renonce à vos charmes.
 
Je veux aller courir parmi le monde
Où je vivrai comme un enfant perdu ;
J'ai pris l'humeur d'une âme vagabonde
Après avoir tout mon bien répandu.
Ce m'est tout un que je vive ou je meure
Il me suffit que l'Amour me demeure...
 
Allons, Amour, allons à l'aventure,
Avecques toi je n'appréhende rien;
Quelque travail que souffre la nature
Te possédant je serai toujours bien.
Ce m'est tout un, etc...
 
Je ne veux plus ni lettres, ni science ;
J'aime bien mieux demeurer ignorant.
J'ai tout remis jusqu'à ma conscience,
Puisque l'Amour en veut être garant.
Ce m'est tout un, etc... (2)
 
« Jusqu'à sa conscience » ! Bossuet dresse l'oreille. Ne sommes-nous pas en plein quiétisme? Bossuet? nous l'attendons de pied ferme.
 
Je vois un Docteur qui s'avance,
Et d'un accent plein de terreur,
 
(1) Cantiques spirituels, p. 8, sq.
(2) Ib., p. 15 sq.
 
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M'avertit, me presse et me tance
Disant que je suis en erreur.
Il se forme une épaisse nue
Dont mon âme serait émue.
Je suis au pouvoir de l'Amour
Je lui servirai nuit et jour (1).
 
Je n'ai du reste pas besoin de dire que la doctrine de ce profond théologien est très sûre et très bienfaisante.
Ecoutez-le définir en maître la vraie quiétude. Sa muse, encore trop facile, s'élève d'un vol plus noble, lorsqu'elle Vient à parler de l'action même de Dieu.
 
Comme, quand d'une main subtile
Le peintre accomplit son tableau,
Il faut qu'une toile immobile
Reçoive les traits du pinceau;
Ainsi Dieu ne se représente
Dans le fonds d'une âme mouvante.
Je suis au pouvoir, etc...
 
Pendant que ce Maître paisible,
Verse dans l'âme un si grand bien,
L'effet en est si peu sensible
Que les yeux n'en découvrent rien.
Plus cette merveille est sublime,
Et plus au coeur elle est intime.
Je suis au pouvoir, etc...
 
La lumière est d'autant plus pure
Que moins elle paraît en l'air...
 
Lorsque cette âme est attentive
A l'Amour qui la veut régir,
L'homme qui croit qu'elle est oisive,
S'empresse pour la faire agir:
Il prend le feu, puis il l'allume
Il met le fer et bat l'enclume.
Je suis au pouvoir, etc...
 
(1) Cantiques spirituels, p. 40.
 
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S'il ne voit de longues prières,
S'il n'y reconnaît des ferveurs,
Et des manifestes lumières,
Ou d'autres divines faveurs,
Il croit pour lors qu'elle recule,
Mais en secret, Amour la brûle.
Je suis au pouvoir, etc... (1)
 
et plus loin, ces vers magnifiques au sujet des parole.
presque insensibles de l'Amour.
 
Il chante une chanson secrète
Que le cœur même ne sait pas (2).
 
Mais ceci est encore trop savant, trop loin de l'enfance. Aussi riche de sens, le cantique du pèlerin mystique ressemble tout à fait à une berçeuse. Le pèlerin chante, une à une, les étapes de son voyage au pays de l'oraison, chaque nouvelle étape, commençant par un « Quand nous fûmes » qui est charmant.
 
Quand nous fûmes dans la demeure
Du saint repos
On nous fit bien attendre une heure
Fort à propos.
Nous y fûmes reçus par un
Dévot ermite,
Qui nous dit ici : mes enfants
On ne va guère vite.
 
« Quand nous fûmes dedans les landes », puis, « dans les montagnes », puis ce vers où courent des frissons délicieux :
 
Quand nous fûmes au pont qui tremble...
 
Ne croyez-vous pas entendre le : Tout au beau milieu des Ardennes? — Enfin, enfin,
 
Quand nous fûmes dedans la ville
Du saint Amour,
 
(1) Cantiques spirituels, p. 41.
(2) Ib., p. 47.
 
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Nous la trouvâmes si gentille
Que nuit et jour
Nous ne faisions rien que chanter (1).
 
De tels vers auront éclairé et rasséréné bien des consciences. On ne peut les lire, encore moins les chanter, sans être aussitôt gagné par la joie invincible qu'ils respirent. J'aurais pu les citer moins longuement, épargner davantage les oreilles dédaigneuses. Mais, quoi ! n'est-il pas capital de montrer que d'une extrémité à l'autre du monde religieux à cette époque, chez Philothée et chez Théotime, chez les commençants et chez les parfaits, domine la même allégresse ; n'est-il pas utile de constater une fois de plus la merveilleuse harmonie qui règle les âmes dévotes et qui les rattache à l'humanité commune ? Humbles et divins poèmes, ils mettent à la portée d'une pauvre femme ignorante, des mystères qui, soixante ans plus tard, exciteront dans l'Église gallicane, de si vains et de si lamentables conflits.
Comme nous le verrons mieux dans les prochains volumes, nos mystiques sont tous ainsi. De leurs pauvres rimes, ou de leur prose souvent maladroite, rayonne l'extase. Quand le P. César de Bus vit sa mort prochaine, raconte le biographe du saint, « il écrivit à M. Paul d'Agar de lui faire quelques vers de dévotion, dont il lui donna la matière : car, disait-il, je veux faire comme le cygne, sortir de cette vie en chantant puisque j'y suis entré en pleurant » (2). « Le jour de Saint-Basile 1632, raconte la Mère de Chaugy dans son Mémoire sur sainte Chantal, notre bienheureuse Mère soutint un assaut très grand de l'amour divin qui l'empêchait de pouvoir parler à la récréation ; elle demeurait les yeux fermés avec un visage tout enflammé ; elle tâchait de se divertir à filer sa quenouille, et demeurait prise à la moitié de son aiguillée. Quand elle
 
(1) Cantiques spirituels..., p. 50 sq. Ce cantique est calqué sur le vieux cantique des pèlerins de Saint-Jacques.
(2) La Vie du R. P. César de Bus..., par le P. I. MARCEL, p. 399.
 
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vit qu'elle ne pouvait faire autrement, elle fit chanter et s'essaya de chanter elle-même ce cantique qu'elle s'était fait faire autrefois par notre très honorée Mère de Bréchard :
 
Pourquoi donner à mon âme
Quelque travail ou souci,
Puisque l'amour qui l'enflamme
Ne le permet pas ainsi ?
 
Il me meut et me gouverne
Tout au gré de son désir,
Et je n'ai ni but, ni terme
Que son céleste plaisir.
 
Mon coeur n'a de complaisance
Qu'aux entretiens amoureux
De cette divine essence,
Seul objet des Bienheureux.
 
 
« Ce chant la divertit un peu et pour cacher la grâce, elle s'essaya de nous parler, mais avec des paroles de feu...
« Mes chères filles (dit-elle), saint Basile, ni la plupart de nos saints Pères et piliers de l'Église n'ont pas été martyrisés : pourquoi vous semble-t-il que cela soit arrivé ? » Après que chacune eut répondu : « et moi, dit cette bienheureuse Mère, je crois que c'est parce qu'il y a un martyre qui s'appelle le martyre d'amour, dans lequel Dieu soutenant la vie de ses serviteurs et servantes, pour les faire travailler à sa gloire, il les rend martyrs et confesseurs tout ensemble... Le divin amour fait passer son glaive dans les plus secrètes et intimes parties de nos âmes et nous sépare nous-mêmes de nous-mêmes. Je sais une âme, ajouta-t-elle, laquelle l'amour a séparée des choses qui lui ont été plus sensibles que si les tyrans eussent séparé son corps de son âme par le tranchant de leurs épées ». Nous connûmes bien qu'elle parlait d'elle-même (1). »
 
(1)Oeuvres de Sainte Chantal, I, pp. 355-357.
 
 
 

CHAPITRE II LES HAUTES ÉTUDES RELIGIEUSES
 
I.  Des oeuvres dévotes de ce temps-là qui par leurs mérites d'ordre scientifique ou littéraire appartiennent à la littérature universelle. — De la division du travail qui fera plus tard de la littérature dévote une littérature séparée. — L'humanisme dévot hostile, par définition, à cette séparation des genres. — Ignorance prétendue du clergé français au début du XVIIe  siècle. — Les livres qui se lisaient alors. — Prestige, valeur et rayonnement de la Sorbonne. — L'humanisme dévot et la scolastique. — Il lui apprend le beau langage et il l'attendrit. — François de Sales et une Somme de théologie. — Renaissance théologique et renaissance mystique. — Les oeuvres de haute vulgarisation religieuse. — Quelques noms.
 
II. Le programme de la réforme bénédictine. — Travail intellectuel et oraison mentale. — Le « hanap » de la dévotion et le « portail de la retraite des Muses ». — Dom Laurent Bénard et ses Parénèses. — Causes morales de la décadence bénédictine. — L'Abbé désarmant les jeunes moines « de lettres et de vertus ». — Que l'Abbé doit être savant. — Le prophète Balaam. — Les ignorants jaloux et les dangers prétendus de la science. — Panégyrique de « l'homme docte ». — « Jamais un grand savant homme n'est bas de cœur ». — Que l'Abbé doit être éloquent.
 
III. L'histoire de l'Eglise. — Prestige et action de Baronius. — La table chronographique de Gaultier. — Dom Laurent Bénard et l'Eglise des Pères — et les moines du moyen âge. — Histoire intime de l'Eglise. — Le cyclope de Péronne.
 
 
I. Pour la plupart des spirituels qui nous occupent, les hautes études religieuses ont peu de secrets. A ne lire que leurs oeuvres proprement dévotes, on a bientôt vu qu'ils possèdent à fond la scolastique de leur temps, qu'ils se passionnent pour les grandes controverses théologiques et qu'ils ont étudié les Pères, très souvent de première main. De telles ou telles de ces oeuvres, il est parfois difficile de dire si elles s'adressent de préférence aux dévots ou aux savants. Les uns et les autres peuvent en faire
 
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également leur profit. Alors même qu'il ne serait pas un maître écrivain, François de Sales n'en appartiendrait pas moins à la littérature universelle. Descartes qui ne médite pas à la manière des cloîtres a trouvé stimulantes les élévations de Bérulle et de plusieurs oratoriens. Nous l'avons déjà montré, je crois, par des citations convaincantes, nous le montrerons encore, un profane même, un simple honnête homme, s'il est sérieux, a plaisir à lire ces livres. Il en admire le style, les analyses morales, les constructions métaphysiques. Je sais bien que cette rencontre ne devrait étonner personne. Il est tout naturel qu'une oeuvre d'édification soit aussi une oeuvre d'art ou de science. Mais si j'en fais la remarque à propos de nos auteurs, c'est que les choses n'iront pas toujours ainsi. Heureuse à tant de titres, fâcheuse à tant d'autres, la division du travail fera peu à peu et de plus en plus de la littérature dévote une littérature spéciale, séparée, moins spéculative que pratique, qui se suffit à elle-même et n'empiète pas sur les autres provinces du savoir humain. Je ne dis pas, et à Dieu ne plaise, que les spirituels modernes fassent profession d'ignorance. Il y a sans doute parmi eux des lettrés de race, des philosophes, des théologiens et des savants de métier; mais ceux-ci, lorsqu'ils écrivent des livres pieux ne laissent presque rien paraître de leur science ou de l'originalité de leur esprit, et presque rien de leur dévotion quand ils écrivent des livres savants. A tort ou à raison, l'humanisme dévot ne saurait s'accommoder d'une division du travail aussi rigoureuse, d'une vie intérieure ainsi partagée un divers étages qui ne communiquent entre eux que par un grêle escalier de service, toujours obstrué. La renaissance chrétienne finira comme elle a commencé, poursuivant d'un même élan, avec une même joie lyrique, le vrai et le beau, la science et la vertu ; quelquefois brouillant un peu ces objets, mais d'ordinaire très habile à fondre harmonieusement les plus nobles activités de l'homme. Nos humanistes dévots ressembleront à leurs
 
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pères, les humanistes dont Nicolas Rapin a chanté l'avidité magnifique :
 
On les voyait sur un tome
Ou de saint Jean Chrysostome
Ou bien de saint Augustin ;
Passant et soir et matin
Dessus la sainte Ecriture,
En prière ou en lecture;
Puis extraire de Platon,
De Plutarque et de Caton,
De Tulle et des deux Sénèques,
Les fleurs latines et grecques;
Mêlant d'un soin curieux
Le plaisant au sérieux.
De là leur esprit agile
S'égayait dans le Virgile
Dont la pure netteté
Ne sent que la chasteté...
 
Ils étaient alors fort nombreux, les prêtres, les laïques et même les femmes qui auraient pu se reconnaître dans ce lyrique portrait. On a trop gémi sur la décadence du clergé français pendant le XVI° siècle et les premières années du XVII° ; les biographes de saint Ignace, de
Bérulle, de Condren, d'Olier, ont trop montré ces grands réformateurs catholiques tombant du ciel, pour ainsi dire, dans une France avilie et morte. « Les débauches et la négligence des prêtres, écrit le P. Amelote dans sa vie au P. de Condren, avaient laissé entrer les hérésies, les erreurs populaires et l'ignorance des ecclésiastiques les avait rendus vils et méprisables... Le nom même de prêtre était devenu honteux et infâme et il ne s'employait presque plus dans le monde que pour exprimer un ignorant et un débauché (1). » On n'a pas le droit de parler ainsi,
de faire porter à tous la honte de quelques-uns. S'il y avait, en ce temps-là, de graves abus et trop de scandales,
 
(1) Vie du P. de Condren, pp. 390 391.
 
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si l'on rencontrait dans la foule obscure des desservants plusieurs prêtres qui savaient à peine lire, l'histoire ne justifie aucunement les amplifications éloquentes du P. Amelote. L'histoire, j'entends celle qui se rapproche le plus des certitudes mathématiques. Il est facile de dresser une statistique approximative des livres sérieux qui furent imprimés et réimprimés à l'usage du clergé pendant cette période qu'on affirme si ténébreuse. Sérieux n'est pas assez dire. C'étaient souvent des livres énormes, des montagnes d'in-folio. Les imprimeurs de Lyon, s'ils avaient cru que prêtre et ignorant étaient synonymes, auraient-ils publié par exemple, et à tant d'exemplaires, les vingt ou trente volumes de Suarez, déjà publiés à Rome ou à Coïmbre? Ainsi pour Baronius — je prends les plus gros — Baronius qui se vendait alors chez nous comme aujourd'hui Fustel de Coulanges ou Albert Vandal. Combien d'autres ouvrages de même importance ne pourrais-je pas rappeler, combien de plus modestes mais qui pourtant feraient peur aux moins frivoles d'aujourd'hui ! Nous avons un autre moyen de contrôle qui nous impose exactement les mêmes résultats. Nous connaissons, par le menu, l'histoire de' la Sorbonne, nous savons le nombre de ses élèves qui accouraient de toutes les provinces, nous savons le mérite, le prestige et l'influence de ses maîtres. « C'est une aire d'aigles que l'illustre famille de Sorbonne » (1), écrit encore le P. Amelote et dans l'ouvrage même que nous venons de citer. L'image est à peine trop poétique et plus tard Bossuet n'exaltera pas avec moins d'enthousiasme cette « maison » qui l'avait formé.
Insigne maison en vérité, mère et maîtresse d'une multitude d'excellents esprits. Elle a disparu depuis si longtemps, et les sujets qui la passionnaient nous sont devenus si étrangers, qu'oubliant sa grandeur nous ne connaissons plus que ses ridicules. Pour un peu, guidés par Pascal,
 
(1) Vie du P. de Condren, p. 251.
 
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nous assimilerions aux chanoines du Lutrin tant d'estimables docteurs qui ont travaillé, pour leur bonne part, au développement de notre génie classique. « Une aire d'aigles », nous dit-on ; mais quoi, ces aigles avaient de qui tenir : fortes creantur fortibus et leurs aiglons portaient dans la France entière le rayonnement de la Sorbonne (1). Les disciplines qui président aujourd'hui à la formation des jeunes clercs sont-elles supérieures à celles de ce temps-là, je l'ignore. Certes nos séminaires diocésains ont réalisé le progrès le plus bienfaisant : ils atteignent tous les candidats au sacerdoce; ils rendent impossible cette ignorance totale et sordide qui humilia jadis les basses couches du clergé français. Quoi qu'il en soit, nos vieux docteurs ont grand air. Ils manquent d'originalité, d'éclat, de génie, mais ils nous en imposent toujours par leur solidité, leur universelle maîtrise, leur sobre élégance et par je ne sais quelle majesté. Je comprends très bien que Sainte-Beuve ait été si fort impressionné par Antoine Arnauld, mais je comprends moins qu'un tel curieux ne
 
(1) Prenons une promotion de Sorbonne, au début du XVII° siècle, et, par exemple, la « licence » de 1604, François Gaultier, élève de Navarre, tient le premier rang ; Philippe Cospean, le second ; Asseline, le troisième. Cospean est bien connu. Il a fait depuis un beau chemin. Asseline, qui entrera bientôt chez les Feuillants où il prendra le nom d'Eustache de Saint-Paul, est un de nos mystiques. Nous aurons plus tard à le célébrer. Ses manuels de philosophie furent longtemps populaires. J'ignore la carrière de Gaultier, mais il me suffit qu'il ait momentanément éclipsé Cospean et Asseline. Viennent ensuite : Paul Baudot, futur évêque de Saint-Omer, puis d'Arras ; Georges Froget, curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet; Louis Messier, curé de Saint-Landry; Yves Kerbic, théologal de Tréguier; Claude Durand qui publiera un abrégé de Baronins Noël Mars, bénédictin de Marmoutiers, un des initiateurs de la réforme bénédictine; Laurent Bénard, supérieur du collège de Cluny, réformateur lui aussi et dont nous parlerons bientôt. Je ne cite naturellement que les plus connus et j'ajoute d'ailleurs que ce fut là une promotion exceptionnellement brillante. On disait alors : la licence de 1604, comme nous disons : la promotion About. (Cf. La vie du R. P. Dom Eustache de Saint-Paul, Asseline par Antoine de Saint-Pierre, pp. 15 sqq. Ce livre donne une idée très nette de l'activité intellectuelle dans la Sorbonne de cette époque. Evidemment ces vieux noms ne nous émeuvent plus guère, mais enfin on parlait alors d'André Duval et de Gamache, comme nous parlions hier de Villemain et aujourd’hui de M. Bergson. Bérulle est d'une licence à peine plus ancienne : François de Sales aussi, Condren est plus jeune.
 
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se soit pas avisé que, sous le règne de Louis XIII et de Louis XIV, il y avait chez nous quelques centaines d'Arnaulds.
L'humanisme dévot intervient directement et d'une façon très efficace dans cette renaissance des hautes études religieuses qui, prise en elle-même, ne serait pas de notre sujet. Humanistes pour la plupart, ces théologiens sont des lettrés. Ni la langue spéciale et peu élégante, ni certaines abstractions plus ou moins absconses de la scolastique ne leur agréent pleinement. Ce n'est pas qu'ils se révoltent contre la méthode traditionnelle, contre ce que l'un d'eux appelle « la rude, mais nécessaire expression du cahier » (1). Ils possèdent fort bien ces rudes cahiers, mais, leurs grades conquis, ils veulent je ne sais quoi de plus humain dans la manière soit d'approfondir soit de traduire la doctrine. « Consultons les Pères, dont les pensées sont plus libres et moins chicaneuses que celles des scolastiques », s'écrie le même humaniste (2). Les étudiants, écrit Dom Laurent Bénard,
 
ne doivent prendre qu'en passant les études des matières qui sont d'elles-mêmes sèches et stériles, pour craindre d'éteindre en eux la ferveur de l'esprit... partant ils ne doivent prendre des abstractions quintessenciées d'une scolastique, des arguties et sophistiqueries d'une dialectique, sinon autant qu'il en faut pour bien entendre les fondements et la substance d'une théologie et philosophie (3).
 
Toujours tout à fait sage dans l'expression de sa pensée, François de Sales ne pense pas autrement sur le fond des choses. Un docteur de Sorbonne, Dom Eustache de Saint-Paul, désirait soumettre à l'approbation du saint une
 
(1) Octave du Saint-Sacrement..., par le R. P. Germain Cortade, p. 216.
(2) Ib., p. 208.
(3) Parénèses chrétiennes... (1616), p. 361. Il ajoute, et ces mots sont remarquables, qu'on doit garder les forces de son corps et de son esprit « pour comprendre et pratiquer les sciences solides et vraiment utiles d'une positive, d'une controverse, des cas de conscience ou de la prédication », p. 362.
 
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Somme de théologie dont il lui avait envoyé la première ébauche.
 
Mon opinion serait, dit François de Sales, que vous retranchassiez, tant qu'il vous serait possible, toutes les paroles méthodiques, lesquelles, bien qu'il faille employer en enseignant, sont néanmoins superflues, et, si je ne me trompe, importunes en écrivant.
 
Paroles d'autant plus significatives qu'il s'agit ici d'un ouvrage proprement scolaire. Le saint veut encore que l'on s'étende « en questions de conséquence » et qu'on expédie promptement les « questions inutiles à tout ».
 
Certes, il n'est pas grand besoin de savoir « si les anges sont dans le lieu par leur essence ou par leurs opérations ; s'ils se meuvent d'un endroit à un autre sans passer par un milieu » (1).
 
Enfin et surtout, François de Sales demande à son ami d'écrire « en style affectif» — style qu'il distingue expressément du style oratoire — « en style affectif, sans amplifier, ains en abrégeant » (2). Ce conseil résume, renforce et couronne les autres. On ne saurait écrire dévotement, cordialement, humainement sur des « questions inutiles ». Si la nature même du sujet qu'il traite condamne un théologien à la froideur et à la sécheresse, qu'il se ravise aussitôt, qu'il abandonne une matière indigne de lui.
C'est qu'en effet les vrais humanistes tiennent pour stérile et vaine toute science qui se nourrit d'elle-même et ne se tourne pas à aimer. La spéculation les enchante, mais celle-là seule qui promet d'entretenir et de stimuler la vie intérieure. Ils ne disent pas tout à fait avec l'auteur de l'Imitation qu'ils aiment mieux sentir la componction que savoir la définir. Certes, s'il fallait choisir, qui hésiterait? Mais il ne faut pas choisir. Savoir et sentir sont
 
(1) C'était là, vraisemblablement, un des problèmes indiqués par Dom Eustache dans le projet soumis au saint. Le problème est en latin dans le texte des lettres.
(2) Oeuvres de saint François de Sales..., XV, pp. 117-110.
 
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bons tous les deux et d'une même bonté. Ils s'appellent et s'enrichissent l'un l'autre. Plus on connaît le bien, plus on le désire; le définir, c'est déjà commencer à le posséder. Un de nos auteurs, Molinier, l'a fort bien dit, remerciant Dieu de l'avoir fait naître à l'apogée d'une grande renaissance théologique qui est en même temps une grande renaissance mystique.
 
N'est-il pas vrai, s'écrie-t-il avec allégresse, que jamais la connaissance des divins mystères ne fut si grande au monde — il écrit en 1646 — jamais l'Ecriture si expliquée, la Théologie si éclaircie, les difficultés si décidées, la vérité si manifestée ;... que jamais on ne vit tant de théologiens, tant de casuistes, tant de contemplatifs et spirituels en voix et en encre, en chair et en papier, tant de voies et tant d'adresses ouvertes vers le ciel (1)?
 
Les lettres humaines d'une part — nous l'avons vu plus haut — les sciences religieuses de l'autre, autant « d'adresses ouvertes vers le ciel », Tel était le sentiment unanime de nos écrivains. Lettrés, théologiens et dévots, ou s'explique dès lors que l'idée leur soit venue de composer ces oeuvres de haute vulgarisation religieuse dont je parlais au début de ce chapitre, et qui ne sont, à proprement parler, ni de simples essais littéraires, ni des traités scientifiques, ni des livres de piété, mais qui satisfont tout ensemble les amateurs, les savants et les âmes saintes. Les humanistes dévots de langue française ont implanté chez nous ce genre dont le Socrate chrétien fut un des premiers chefs-d'oeuvre et dans lequel excelleront plus tard le Malebranche des Conversations chrétiennes et des Entretiens, Bossuet, Fénelon, l'auteur de l'Essai sur l'indifférence et celui des Soirées de Saint-Pétersbourg. Il ne s'agit pas d'égaler nos oubliés à tous ces génies, mais de rappeler la fécondité et la noblesse de tant de bons travailleurs qui ont su rendre aimable à nos pères la méditation des sujets
 
(1) Le lys du Val de Guaraison, p. 65.
 
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les plus relevés. J'en ai célébré déjà plusieurs, j'en célébrerai d'autres encore. Mais comment-les nommer tous, comment les connaître? Du moins saluerons-nous en passant, puisque nous n'aurons plus l'occasion de le retrouver, le plus jeune de cette équipe, Nicolas de la Fayolle, qui avait dix-huit ans lorsqu'il publia son Génie de Tertullien (1), et un autre laïque, un vieux magistrat forézien, très fier de venir du pays de l'Astrée, le sieur Henrys, a premier avocat du Roi au Présidial de Foretz » qui dédiait en 1645, à Alphonse de Richelieu : l'Homme-Dieu ou le parallèle des actions divines et humaines de Jésus-Christ. Mon attention a plus ou moins sombré dans ces deux in-quarto qui n'ont pas de fin, mais j'ai retenu quelques lignes de la préface.
 
Nous étant voué dès notre jeunesse au barreau, et ayant toujours cru que ce n'est point vivre que d'être inutile au monde nous avons cru pareillement qu'après avoir été avocat des parties et depuis avocat du roi, nous pouvions l'être de Dieu et qu'il exigeait de nous nos dernières veilles. Nous voulons dire qu'après avoir soutenu le droit de Titius et de Mevius et ensuite l'intérêt du Prince et du public, nous devions enfin maintenir la cause de Dieu et plaider pour lui contre tant de libertins, ou, pour mieux dire, d'athées.
Si le lecteur... trouve encore étrange que, laissant nos Digestes, nous nous soyons mêlés d'écrire de nos mystères... qu'il sache que notre jurisprudence est une théologie et qu'elle enveloppe aussi bien la connaissance des choses divines que des affaires humaines. Qu'il sache qu'un jurisconsulte parle aussi bien du ciel que du monde et des lois de Dieu que de celles que les princes établissent; qu'en effet nos codes, tant du Droit romain que français, parlent premier de Dieu que des hommes et de leur foi que de leurs négoces... Que si c'est
 
(1) Ce jeune homme fait dans sa préface une remarque qu'il n'avait certainement pas empruntée à Pascal : « Je n'ai pas été si scrupuleux que de ne pousser par exemple une antithèse de peur de redire un mot dont je me serais peut-être servi dans quelques pages d'auparavant ».
(2) La manchette porte ici les mots de Senèque : Otium sine litteris mors est. La traduction libre de ce beau texte confirme ce qui vient d'être dit sur l'humanisme dévot qui n'admet ni la science pour la science, ni l'art pour l'art.
 
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être théologien que de parler de Dieu, ne devons-nous pas tous l'être, puisque nous ne pouvons pas être ses enfants sans le connaître, ni le connaître sans parler de lui. Quoi qu'en dise Charron, nos langues et nos plumes ne sauraient avoir un emploi ni plus digne, ni plus juste. Dieu... n'a conversé parmi les hommes que pour leur révéler ses mystères et les obligez à les publier, aussi bien que ses louanges (1).
 
 
II. Un des épisodes les plus marquants dans l'histoire ecclésiastique du XVII° siècle, une des plus éclatantes victoires de l'humanisme dévot, je veux dire la réforme française de l'ordre bénédictin, confirme, par de rares
exemples, les observations générales que nous avons faites sur la renaissance des hautes études religieuses et sur l'étroite relation qu'on établissait alors entre la science et la prière. Cette réforme a donné lieu à une foule de livres et de pamphlets qui sont parfois d'une violence extraordinaire. Les réformateurs notamment n'y allaient pas de main morte.
 
N'est-il pas vrai, écrit l'un d'eux, qu'à présent les monastères de saint Benoit sont comme l'arche de Noé où toute sorte d'animaux sont tous les bienvenus (2).
 
 
On imagine les fauves développements qu'amorce une telle phrase. Nos pauvres moines, bousculés dans la possession de privilèges déjà anciens, n'avaient d'autre recours que d'anathématiser la modernité de leurs adversaires. On leur répondait de bonne encre :
 
Je me moquerai hardiment, avec saint Bernard, de ceux, lesquels ne pouvant trouver une couleur assez propre pour ternir une chose bonne, ont accoutumé de la barbouiller du
 
(1) L'Homme-Dieu..., I, pp. 6-8.
(2) L'anatipophile bénédictin aux pieds du Roi... peur la réformation de l'ordre bénédictin... Paris, 165, p. 31. Ce petit livre, fort curieux, ressembl?°trop souvent à l'Apologie pour Hérodote. Comme presque tous les réformateurs, l'auteur de l'Anatipophile exagère certainement. C'est là du moins mon impression. Je reviendrai plus tard là-dessus dans le chapitre des Abbesses bénédictines.
 
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nom de nouveauté... (tirant) du trésor de leur vieille malice le brocard de nouveleté... vieux boucs qui ne peuvent plus supporter la force du vin nouveau (1).
 
Ce vin nouveau, dont la seule odeur faisait tomber en pâmoison ces moines dégénérés, c'était le travail intellectuel, c'était l'oraison mentale. Nos réformateurs ne séparent jamais ces deux articles essentiels de leur programme :
 
Aurions-nous opinion que notre Père (saint Benoit) ait voulu que ses enfants séjournassent ordinairement dans une nuit obscure d'ignorance ? Non, il a voulu et commandé étroitement qu'après avoir acquis le grade d'orateur mental et la maîtrise de la vie dévote, ils s'adonnassent à recueillir les roses vermeilles de la doctrine, dans le parterre des sciences (2).
 
Ou encore :
 
C'est un malheur déplorable de voir ceux qui n'ont jamais touché de l'extrémité des lèvres le sucré hanap de la douce dévotion ni jamais salué le portail de la retraite des Muses, contre-carrer impudemment... la réforme louable et nécessaire (3).
 
Mais j'ai hâte d'en venir à un moine d'une autre envergure, à Dom Laurent Bénard, le réformateur de Cluny. Celui-ci est tout à fait grand et son témoignage n'a pas de prix. De tous les auteurs oubliés que mon étoile m'a fait rencontrer, après Yves de Paris et Bonal, aucun ne me parait mériter plus d'admiration, plus de sympathie que Bénard. Trop jeune sans doute, trop exubérant et trop chaud, mais vivant d'une vraie vie, ardente et harmonieuse, allègre et profonde. Il avait certainement quelques-uns des dons qui font l'écrivain, et, ce qui vaut mieux, une nature très noble et très généreuse. Docteur de Sorbonne, avant d'entrer à Cluny, élève de Gamache, condisciple
 
(1) L'Anatipophile, pp. 86, 87.
(2) Ib., p. 99.
(3) Ib., p. 315.
 
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de Cospean et d'Asseline, il fut un des collaborateurs les plus actifs de Dom Didier de la Cour dans cette magnifique réforme de Saint-Vanne d'où devait naître la congrégation de Saint-Maur. De son collège de Cluny, Bénard nous montre Saint-Germain-des-Prés. Il annonce Mabillon (1).
Lui non plus, il ne manque pas de vivacité dans ses descriptions de la décadence bénédictine.
 
Ordre monastique... où sont tes grands Basile, tes Athanase... tes quatorze mille écrivains... Le Seigneur a ôté du milieu de moi tous mes magnifiques .. Mes frères, n'est-ce pas cela, la voix de votre mère veuve ? Ha ! pauvre veuve de si grands et vénérables abbés... Comme est-ce que le Seigneur... a couvert de ténèbres, a enseveli d'ignorance, la fille de Sion ? Doms Abbés, Pères Prieurs, les ambitions et avarices d'aucuns de vos devanciers ont fait cette défaite. Quand, pour être absolus et régner sans contredit comme des Césars, quand pour remplir leurs coffres comme des Crésus... ils ont avorté dans le ventre ceux qui les en pouvaient empêcher, ils ont désarmé de lettres et de vertus la jeunesse d'un cloître, comme jeunes poulets de leurs petits ergots, et de coqs courageux en ont fait des peureux et dégénérés chapons... Sur cela, qu'est-ce que Dieu a fait ? Il a ruiné de fond en comble les maisons et exterminé du monde la race de ces Abbés parâtres... Et nous, mes frères, qui craignions qu'une jeunesse ne devînt plus savante, plus vertueuse que nous, nous avons mieux aimé nous donner en proie aux... commendataires que de devoir à l'éloquence, au savoir et à la vertu de nos.., frères cadets notre défense et garantie. Soyez sages à notre exemple, vous autres, mes chers petits frères... n'enviez à vos confrères la science et la vertu : ce sont vos garde-corps, les tutélaires domestiques et gratuits de vos monastères (2).
 
Comme on le voit, il ne se contente pas de gémir ou de s'indigner : il veut s'expliquer à lui-même la ruine de ce grand Ordre, il met à nu la plaie la plus funeste peut-être,
 
(1) Sur Dom Laurent Bénard, cf. l'excellente brochure de Dom DIDIER-LAURENT : Dom Didier de la Cour... et la réforme des bénédictins de Lorraine (Nancy, 1604), passim et pp. 187 sqq.
(2) Parénèses chrétiennes (1616), p. 385-388.
 
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cette jalouse bassesse des supérieurs et des moines « désarmant de lettres et de vertus » la jeunesse monacale, les premiers persuadés qu'ils régneront plus à leur aise sur le néant; les seconds donnant leur suffrage à d'indignes abbés plutôt que d'encourager le mérite de moines pieux et
savants. Les mêmes idées reviennent dans un beau chapitre qui a pour titre : que l'Abbé doit être savant. Le passage que je vais citer est un peu fort, mais soulevé par une de ces nobles passions qui excusent presque tout. Il paraphrase l'histoire de Balaam et de son ânesse :
 
Voilà le juste emblème du supérieur ignorant... C'est un baudet qui conduit un âne... Que si, par aventure, le pauvre âne est plus ouvert de vue que n'est son ânier, si le moine est plus entendu, plus savant que son abbé et que, voyant le danger, il le veuille esquiver, s'excuser de faire, dire ou aller contre Dieu et son ange... cet ignorant de supérieur, comme un aveugle Balaam, le battra de censures, à grands coups de disciplines, à belles injures... Hélas, nies frères, gardez-vous de tels abbés: pauvres montures, Dieu vous garde de semblables écuyers!
 
Les autres, les jaloux ont aussi leur tour :
 
Il me semble que je vois déjà ces vieux ignorants et envieux tout ensemble, qui, comme une armée de frelons mutinés bourdonnent dans un cloître contre les études d'une belle jeunesse. Ces Balaam aveuglés, ces ânes débâtés, brayent, crient, tempêtent que le service de Dieu en demeurera, que cette jeunesse se perdra et deviendra orgueilleuse, qu'elle perdra l'air du cloître et de la régularité, qu'elle ne voudra plus reprendre le collier, subir le joug régulier du culte divin... Tout beau, tout beau, un peu de patience, il y a remède à tout (1).
 
Ce remède contre les mauvais effets de l'étude, mais il est dans la science elle-même :
 
Il est donc vrai, écrit ce grand moine avec l'enthousiasme des tout premiers humanistes, il le faut confesser, malgré l'envie mesquine et casanière des gros ignorants : l'homme
 
(1) Les parénèses..., pp. 349-353.
 
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docte, dit le Sage, est d'un esprit précieux. Les âmes des autres sont tirées d'une carrière de pierres communes, mais celle d'un savant homme, comme elle est taillée en diamant, aussi est-elle coupée d'une roche de pierre précieuse. Et pourrions-nous dire à bon droit si les âmes étaient petites tranches et parcelles de Dieu, selon Anaxagoras, si Dieu avait des membres, comme le voulaient les Anthropomorphites, que l'homme savant serait tiré de ses yeux et l'ignorant de son talon, tant y a de différence entre l'un et l'autre... Ne craignez donc plus, mes frères, que la science et l'éloquence qui a sauvé l'Église, ruine la religion, altère la piété. Tout au contraire, c'est la science et la connaissance qui fait la dévotion, qui engendre la piété, comme la foi attire la charité.
 
Le grave Mabillon aura moins de flamme, il sera moins pénétrant et moins décisif peut-être, quand il réfutera plus tard les mêmes sophismes si maladroitement réédités par
Rancé :
 
Coeur ne veut ce qu'oeil ne voit. Ignoti nulla cupido... L'ignorance du bien rend l'ignorant tout froid ; c'est une sauce d'eau. Appétit de rien. Ne me parlez pas de cela pour un serviteur de Dieu...
 
Nam neque mutatur nigra pice lacteus humor,
Nec quod erat candens, fit terebinthus, ebur.
 
Le lait doux et blanc ne se tourne pas en poix et l'ivoire blondissant en un noir térébinthe. Vous avez toujours pied ou aile de raison avec un homme docte, en dépit qu'il en ait, car la raison le touche, l'entame et pénètre... Pour s'en secouer et libérer, il vous accorde quelque chose et se met à moitié raison...
 
Quelle complexité séduisante ! Il a du bon sens, toutes les ardeurs d'une âme neuve, et la finesse d'un observateur très délié. Par cette pente psychologique de son esprit, il me fait souvent penser à Newman. Il conclut splendidement :
 
Ne craignez, mes Pères, jamais un grand savant homme n'est bas de coeur (1).
 
(1) Parénèses chrétiennes..., pp. 379-382.
 
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Au moine de son rêve, à l'abbé surtout, la science ne suffit pas. Avec Maldonat, Dom Laurent Benard voulait « qu'un chacun fût éloquent en la langue du pays, qu'il parlât la latine congrûment, qu'il entendît le grec et pût lire l'hébreu » (1). Jolie gradation descendante. Orateur et
poète, un P. Abbé mène, comme il le veut, le coeur et l'esprit de ses moines : « Il n'a que faire de la crosse au poing ».
 
Il ne se peut dire combien une langue diserte a d'empire et de pouvoir sur les esprits; c'est elle qui baille le goût et le tranchant de l'appétit à tout ce que nous voulons ; c'est l'éperon qui donne carrière et met en course les esprits plus rétifs et la bride qui retient et ramène les plus effrénés ; c'est la grande hache qui retranche les vices et le bouclier qui tient l'innocence à couvert et la vertu sous sa sauvegarde ; c'est un lénitif de douleurs aiguës et poignantes; c'est un feu sous le ventre qui fait sauter et bondir à la vertu une âme languissante. Aussi, se dit l'Apôtre, pour cet effet la vertu de Jésus-Christ, ce Verbe du Père, cette langue céleste, a paru en terre pour rompre et dissiper les oeuvres du diable ; raison pourquoi les grecs surnommèrent Périclès, l'Olympien (2).
 
Indissoluble alliance des lettres, de la science et de la piété, pouvais-je rencontrer un représentant plus authentique de l'humanisme dévot?
III. L'histoire de l'Église, pittoresque, émouvante, édifiante et chargée de dogme devait nécessairement passionner ces hommes qui menaient ainsi de front le plus de vies possible, si l'on peut ainsi parler. Certes, ils ne négligeaient ni la critique qui est un des legs sacrés de l'humanisme, ni les sciences auxiliaires de l'histoire. On n'ignore pas que la chronologie et la géographie furent parmi les derniers jeux de la Renaissance expirante (3). Mais ces disciplines plus rigoureuses n'entraînaient pas encore
 
(1) Parénèses chrétiennes, p. 363.
(2) Ib., pp. 364-372.
(3) On voit que je fais allusion à Scaliger et à Petau par exemple. Quant à la géographie qui fut une des idoles du XVII° siècle, on a souvent remarqué l'estime qu'en faisaient les jésuites.
 
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cette curiosité impersonnelle et froide, ce détachement que Richard Simon va bientôt pousser assez loin. A l'histoire de l'Eglise, la plupart de nos écrivains demandent avant tout de belles visions, des thèmes oratoires, des arguments apologétiques, des leçons de théologie et des exemples de sainteté'. Je parlais tantôt de ce Baronius qui les a presque tous marqués de son empreinte. Ils l'ont lu et relu avec des transports incroyables, si bien que l'on ne saurait exagérer l'importance de cette oeuvre monumentale dans le développement du catholicisme moderne. Pour la première fois, les fastes du passé chrétien se présentaient à leurs yeux comme une fresque immense. l'Eglise ressuscitait devant eux. Ils la saluaient avec les prophètes :
 
Quelle Jérusalem nouvelle
Sort du fond du désert brillante de clartés!
 
Aux prédicateurs, aux controversistes, aux prêtres de paroisse qui n'auraient pas eu le temps de relire Baronius, le jésuite Jacques Gaultier présentait le manuel — d'ailleurs in-folio et pesant — qui a pour titre Table chronologique de l'état du christianisme depuis la naissance de Jésus-Christ.
 
Je n'ai eu, disait-il, en ce petit miroir de l'état de l'Église, et ne veux avoir d'autre but que de faire voir oculairement à un chacun qu'elle est et qu'elle a toujours été la vraie Epouse de l'Agneau (2).
 
Ce curieux livre, dédié par l'auteur à Henri IV et qui se trouva bientôt dans toutes les bibliothèques, mérite une mention particulière. C'est « un tableau synoptique en douze colonnes, où sont indiqués, par centuries ou par siècles, les noms des Souverains Pontifes, des anti-papes, quand il y en a eu, des Conciles et des Patriarches, des écrivains
 
(1) Newman aussi d'ailleurs (cf. Historical Skteches et un long chapitre dans mon Newman, essai de biographie psychologique, pp. 118-z52).
(2) Cf. PRAT. Recherches sur la compagnie de Jésus... du temps du P. Coton, II, p. 573.
 
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sacrés, des saints et autres personnages illustres dans l'Église, des empereurs, des rois de France, des souverains des autres principales monarchies, des écrivains profanes, des hérétiques, et les événements les plus remarquables de l'histoire ecclésiastique... Sublime tableau où l'on voit l'Église de Dieu dans sa majestueuse unité s'avancer triomphalement à travers les siècles, au milieu des sociétés politiques qui s'élèvent, se supplantent et disparaissent, et des trônes qui croulent à ses pieds, comme pour rendre hommage au privilège de son immutabilité. Victorieuse des persécutions, de la force brutale, de l'orgueil de l'esprit humain, des hérésies qu'elle foudroie, elle est défendue par ses docteurs et elle resplendit des vertus célestes de ses saints et de la gloire de ses martyrs » . Le P. Gaultier montrait aussi, plus en détail, les a variations » de toutes les hérésies et, comme le dit Henri IV lui-même dans une belle lettre au jésuite, « la conformité de notre créance avec celle de nos pères de siècle en siècle » (1).
Sur ces canevas somptueux, toutes les facultés de nos humanistes dévots se donnaient carrière. Lisez plutôt cette page frémissante, écrite par Dom Laurent Bénard, sous la dictée de Baronius :
 
Passerons-nous sous silence le grand Athanase, la colonne de l'Orient, l'épouvantail des empereurs hérétiques, la terreur de Julien l'Apostat, la grande hache de l'idolâtrie, le Marcellus et le Fabius de l'Église romaine, son épée de chevet, et son bouclier impénétrable contre tout l'arianisme. Pendant que « tout un monde était en pleurs, tout le christianisme en larmes pour se voir arien en ses chefs et évêques qui y avaient souscrit, jusqu'à cinq cents prélats au concile d'Ariminie » ; pendant qu'un Hosius, le père des évêques, le dictateur des conciles généraux, le grand agent de toute l'Eglise de Dieu, s'oubliant soi-même, se rendait à l'empereur Constance, signait l'arianisme au lieu de l'Homousios, au lieu du symbole de Nice qu'il avait conçu et dicté à tout le christianisme, comme président qu'il était à ce premier concile ;
 
(1) Cf. PRAT, loc. cit., p. 571-575.
 
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pendant que la pierre fondamentale de toute l'Église de Dieu chancelait toute tremblante aux furieux assauts des portes d'enfer ; lorsque le pape Liberius semblait parlementer pour se rendre à l'arianisme ; presque un seul Athanase était debout, tenant l'enseigne déployée contre les peuples, les évêques et empereurs hérétiques, quarante ans durant. C'était être catholique que lui être associé ; c'était être hérétique, de lui faire contre-pointe ; c'était lui qui donnait aux catholiques le mereau de la foi orthodoxe, la signature et la lettre formée de la vraie chrétienté ; son clergé était aux chrétiens l'église catholique ; son Alexandrie, leur Rome ; sa maison épiscopale, leur concile oecuménique, stationnaire et arrêté: cet homme, plus qu'homme, était moine et quand il se voulait vanter et mettre sur ses grands chevaux, tout Athanase qu'il était, il se vantait d'avoir été serviteur au désert du Père des moines, l'ermite saint Antoine, de lui avoir plusieurs fois donné à laver (1).
 
N'est-ce pas déjà presque Bossuet, et, chose plus curieuse, n'est-ce pas déjà presque Lacordaire ? Ce qui me frappe en effet, dans ces sensations historiques, c'est leur caractère moderne et, pour tout dire, leur romantisme. Dom Laurent Bénard comprend le moyen âge et il le sent comme il a compris et senti l'église primitive. Son évocation de saint Anselme au concile de Bar est d'une couleur et d'un sentiment admirables (2). Bossuet historien-orateur n'a pas d'égal, mais les frontières de son enthousiasme sont plus limitées. Aurait-il écrit avec Dom Laurent : « Nous mettons encore aujourd'hui le portail de l'église de Reims entre les raretés plus singulières de France... ce miracle d'ouvrage » ? (3). Des moines d'occident, ce bénédictin du temps de Louis XIII parle avec la même émotion que Montalembert. Sa parénèse septième : du nom de moine et de son excellence, réimprimée en 1850, aurait précipité une centaine de jeunes gens sur la route de Solesmes. Le seul nom de Cluny est miel sur ses lèvres.
 
(1) Parénèses chrétiennes, p. 147-149.
(2) Ib., pp. 374-376. Le morceau est malheureusement trop long pour que je le cite.
(3) Ib., p. 582.
 
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Sont aussi été les moines cénobitiques qui ont toujours tenu table ouverte à tout un monde, comme les hôtes communs de tout l'univers ; témoin en est non seulement Cluny pour jadis, mais encore pour le jourd'hui, un moine de Cluny, digne cénobite, digne écolier jadis de notre collège de Cluny... Dom Pierre Donnauld (1).
 
Il parle enfin de « ce grand Abbé de Père éternel » et des anges dans son ciel, dans sa grande Abbaye » (2).
Moderne aussi me parait la curiosité qui porte plusieurs de nos écrivains à décrire la vie intime de l'Église. L'individualisme luthérien dont il avait fallu combattre les séductions; les travaux du Concile de Trente sur la grâce habituelle; le rationalisme déjà commençant; la fréquentation assidue des Pères et notamment des Pères grecs; toutes ces causes et d'autres encore avaient dirigé de plus en plus les théologiens, Ripalda, Lugo, par exemple, vers la psychologie religieuse — nouveau nom d'une vieille chose. On pense bien que nos humanistes n'éprouvaient que joie à suivre cette heureuse consigne.
 
Je m'étonne, disait l'un d'eux, que les écrivains ont été si diligents à rechercher et mettre en vue les monstres de nature avec tout ce que les causes secondes produisent de plus hideux sur la surface de la terre, et qu'ils aient été si négligents à remarquer les prodiges de la grâce et ce que la vertu d'en haut opère de plus divin dans la sainte Église. J'en vois un, homme docte (Gabriel du Préau, tome II de son histoire sous Henri III), et savant qui a fait profession d'écrire les histoires et produire en public l'état et succès de l'Église, s'être porté de curiosité à remarquer le monstrueux Cyclops qui naquit à Péronne, l'an 1577, etc comme un autre Callimache français,
 
 
(1) Parénèses..., pp. 205-206. La charité de Donnauld qui fut évêque de Mirepoix est bien connue (cf. Picot, I, 237, 194). Par ses aumônes, continue Dom Laurent Bénard, il n sauva la vie, il y a bien quinze ans, à 10.000 pauvres, et l'année dernière passée, 1614, en nourrissait par jour de 7 à 8 mille et avait l'ouïe tant battue du tonnerre de leurs voix, leur aumônant en personne, qu'il la perdit pendant une semaine qu'il ne leur parla que par signes ». Il dit ailleurs avec un orgueil ingénu « Pierre Abélard, notre moine de Cluny », p. 192.
(2) Parénèses..., p. 745, 52.
 
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par une trop rare et affectée diligence, coter la paroisse et mettre la date du mois et du jour ; en après, en médecin et chirurgien, déduire toutes les parties du corps et en faire l'anatomie : de plus, en astrologue, conjecturer ce que pouvait augurer de sinistre cette monstrueuse aventure... Or, si son dessein était en la production de ce monstre de nature de nous imprimer la crainte des jugements de Dieu, et nous faire entendre la rigueur de sa justice, pourquoi, par le narré des merveilles de la grâce, ne nous a-t-il pas donné plutôt moyen d'espérer et de respirer par l'air de sa miséricorde (1).
 
Il a raison et plus peut-être qu'il ne le pense lui-même. Que veut-il en effet sinon que l'historien de l'Église nous rende avant tout comme visible la vie religieuse de l'Église. Pas de monstres, ou le moins possible. Entendez cette consigne humoristique et complétez-la. Du point de vue proprement religieux, beaucoup sinon la plupart des incidents qui encombrent les histoires ecclésiastiques présentent à peine plus d'intérêt que la naissance ou l'anatomie du cyclope de Péronne. L'histoire de l'Église n'est, à la bien prendre, que l'histoire intime des saints, en donnant à ce nom de saint le sens que lui donnaient les apôtres. Or il se trouve qu'à cette histoire des saints l'humanisme dévot s'est consacré avec un zèle
 
(1) Le pèlerinage de Notre-Dame de Moyen-Pont... par le R. P. T. Jean le Boucher, péronnais, religieux minime (1623) préface. — C'est un charmant livre. Ne demandez pas ce que vient faire cette sortie dans un livre sur un pèlerinage. J'ai déjà dit que la division du travail n'était pas encore inventée. Du reste, quoi de plus simple! L'auteur se demande comment il se fait que personne n'ait encore décrit les merveilles du Moyen-Pont. Voici, par exemple, un docteur en théologie, un historien, un péronnais, qui se mêle d'écrire, et qui va nous parler d'un cyclope. Pourquoi pas du Moyen-Pont ? Bon, voilà-t-il pas encore, qu'en la même ville de Péronne, est né, le 27 janvier 1621, un autre enfant monstrueux. Pourvu qu'on n'aille pas encore écrire sur lui ! — Cette question des monstres, pour le dire en passant, occupa longtemps les esprits. On se demandait s'il fallait les baptiser. On trouve là-dessus de curieux renseignements dans la vie de Lazare Bocquillot (le fameux liturgiste et l'un des appelants). Bocquillot avait posé le cas à plusieurs médecins et plusieurs docteurs de Sorbonne, tous concluant, contre le rituel romain, qu'il faut baptiser. Une des consultations médicales est signée : Dodart. Cf. Vie et ouvrage de M. Lazare-André Bocquillot — et sur ce livre, les mélanges hist. et phil. de Michault (II, p. 403).
 
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extraordinaire confine le chapitre suivant nous le montrera (1).
 
(1) Un de nos auteurs, aujourd'hui totalement oublié, le P. Rapine, recollet, a composé une sorte de grande histoire psychologique de l'Eglise, un immense discours sur l'histoire universelle prise, si j'ose dire, par le dedans, à la manière de Neander, de Newman et, pour citer un nom plus récent, du P. Tacchi-VENTURI (Storia della Compagnia di Gesu, t. I. La vita religiosa in Italia durante la prima eta dell ordine (Rome, 1910). Ce Rapine est un esprit très original, un peu hardi peut-être, un véritable érudit et un écrivain très éloquent. Son oeuvre devait comprendre de neuf à dix volumes. Je ne connais que les III et IV, car il est parmi les introuvables. Le premier volume est consacré au Christianisme naissant. Rapine y expose « la foi, la religion et l'innocence des hommes sous la loi de nature ». Le second volume : Le Christianisme florissant donne « le portrait de Jésus-Christ..., celui de la vraie religion... et celui de la sainteté ». Les deux volumes que j'ai sous la main ont pour titre général Le christianisme fervent dans la primitive Eglise et languissant dans celle de nos derniers siècles, pour titres particuliers : tome I : La face de l'Eglise universelle où il est traité de l'établissement de l'Église dans le monde, de sa perpétuité dans la communion romaine, de sa police sacrée et de ses principales affaires en tous les temps. Tome II : La face de l'Eglise primitive considérée dans ses exercices de piété où il est traité des sacrements. La lecture de ce Rapine a quelque chose d'enivrant comme une visite aux basiliques de Rome.
 

 CHAPITRE III LA VIE DES SAINTS
 
 

I. Nombre et variété des vies de saints publiées de 1600 à 1670. — Deux groupes très distincts, les vies des saints d'autrefois, celles des contemporains. — La légende et l'esprit critique. — Sainte Brigitte d'Irlande. — Sainte Fare et son biographe. — Sur un épi de blé. — Imagination et fantaisie. — Cortade et les martyrs d'Agen. — Les saints au village. — Professions et métiers. — Influence de ces livres. — La communion des saints.
 
II. Biographie des saints du XVIIe siècle. — Un genre nouveau. — Résistance des anciens Ordres. — Probité et mérites littéraires des biographes. — Le goût du détail concret et du document. — Curiosité psychologique. — Vues synthétiques. — Le P. Amelote. — L'exil des mystiques et la fin de la grande école hagiographique. — Le P. Bouhours.
 
Saint Aderold, saint Amable, saint Arnould, saint Babolin, saint Benezet, saint Éloi, saint Hubert, saint Guillaume, saint Marcoul, saint Médard, saint Nicaise, le bienheureux Pierre de Luxembourg... sainte Anne, sainte Berthe, sainte Isabelle, sainte Reine... ; les saints et les saintes des premiers siècles ; de l'époque mérovingienne ; du Moyen âge ; de la Renaissance; les patrons de vingt provinces, de cent églises, je n'en finirais jamais si je voulais simplement énumérer les vies qui ont été publiées chez nous de 1600 à 1660 et qui se trouvent à la Bibliothèque nationale. Ajoutez à cela que nombre de saints ont eu plusieurs biographes, saint Yves, par exemple, au moins trois (1618, 1623, 1640) ; saint Spire, trois encore (1614, 1627, 1658). Ajoutez que la Bibliothèque nationale ne possède, selon toute vraisemblance, que le tiers des ouvrages de ce genre. Ajoutez que je ne
 
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parle que des saints d'autrefois (1). La litanie des pieux personnages du XVII° siècle commençant qui ont été racontés au lendemain de leur mort, ferait un autre poème. Nous viendrons bientôt à ces derniers. Ce sont là en effet deux littératures toutes différentes : la première plus ou moins légendaire et toujours d'une naïveté médiévale ; la seconde, strictement historique et psychologique. Saints d'autrefois et saints de la veille, le rapprochement entre ces deux séries est déjà plein de leçons. Elles s'adressaient aux mêmes lecteurs qui passaient avec une même édification de la vie de sainte Aure à celle de Mme Acarie, de saint Benezet au Père de Condren. Nulle sainteté n'était étrangère à nos humanistes. Toutes les époques de l'Église les intéressaient et nourrissaient leur curiosité fervente. Catholiques, au plein sens du mot, et comme nous ne le sommes plus, nous qui choisissons, nous qui, fidèles aux dévotions du moment, acceptons sans peine d'ignorer les autres (2).
 
 
(1) Quant au nombre de ces livres et à la pauvreté relative de la Bibliothèque nationale, ce que j'en dis n'est manifestement que conjectural. Je pars de ce fait que j'ai trouvé dans d'autres dépôts, et notamment chez les bollandistes et à la bibliothèque Méjanes, plusieurs vies de saints qui ne se trouvent pas à la Nationale. Je crois aussi que beaucoup de ces livres, dont plusieurs ont été imprimés en province et pour la province, sont aujourd'hui perdus. Ne nous lassons pas de répéter que les bibliothèques de couvents ont été pillées deux ou trois fois depuis 1789. Quelle collection incomparable ne trouverait-on pas aujourd'hui chez les bollandistes, si ceux-ci, la tourmente passée, n'avaient pas dû recommencer leur bibliothèque
(2) Dans la littérature hagiographique, cette décadence progressive de l'ancienne curiosité universelle, est une sorte de loi extrêmement curieuse. Soit, par exemple, le XIX° siècle. Le romantisme catholique (en France, avec Montalembert et Ozanam ; en Allemagne, avec Guerres ; en Angleterre, avec les tractariens qui se partagèrent les saints du moyen âge) mit à la mode l'hagiographie ogivale. Puis, sous le second Empire, malgré quelques essais de retour aux saints des premiers siècles, la ferveur se concentre autour des saints modernes, ceux notamment du XVII° siècle français (Ecole Dupanloup et école ultramontaine, Veuillot, Maynard, Loth, Aubineau). Naturellement beaucoup d'exceptions. De nos jours, on délaisse le passé et on s'attache volontiers aux saints du présent (Les biographies de M. Baunard). Quelques auréoles anciennes, sainte Thérèse, saint François de Sales, sainte Chantal, scintillent encore, mais en petit nombre. Je ne parle pas des lettrés et des artistes, du née. romantisme de Huysmans et de la rénovation des études franciscaines, je dis seulement que les goûts du grand public dévot se sont de plus en plus rétrécis. L'histoire chrétienne les touche peu. Il y aurait là-dessus de minutieuses enquêtes à conduire. J'ajoute que certains indices paraissent annoncer une réaction.
 
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Quand je fais allusion au caractère légendaire de la plupart de ces vies, je n'entends pas dire que tous nos biographes admettent comme parole d'évangile les faits merveilleux qu'ils rapportent. L'esprit critique était déjà né. Le fondateur des bollandistes n'a que quelques années de moins que François de Sales. Tel de nos auteurs dit expressément qu'il ne croit pas à l'existence de saint George, mais qu'il garde cette histoire pour sa valeur symb?lique. Tel autre, après de longues pages sur les origines d'une vierge miraculeuse, ajoute prudemment :
 
en quelque sorte et manière que cette image soit arrivée là, que nous ignorons toutefois, nous savons bien qu'elle y est arrivée au bonheur des circonvoisins (1).
 
Les bourreaux ayant dépouillé sainte Foi de ses vêtements, la chair délicate de la sainte, écrit Germain Cortade,
 
trouva dans une chemise de fin lin et très blanc, envoyée soudainement du ciel, comme dit l'histoire, ou bien en chose qui par miracle paraissait telle, un asile bien prompt et bien assuré (2).
 
Quoi qu'il en soit, ces belles histoires les émeuvent et ils les racontent avec une grâce charmante. C'est ainsi que l'on peut respirer la poésie de l'Irlande dans « la vie admirable de sainte Brigide » (3).
 
(1) Le pèlerinage de Notre-Dame du Moyen-Pont, p. 28. Les ouvrages de ce genre sont très précieux. On y trouve une foule de détails de moeurs. « Qui niera, écrit par exemple l'historien du Moyen-Pont, qu'il n'y ait de l'irrévérence en ce saint pèlerinage, à badiner, rire, folâtrer qu'il n'y ait du sacrilège à se montrer nu en chemise et virer à l'entour de la chapelle. Cette sorte de cérémonie ne doit être observée, mais comme un abus es choses saintes, abrogée et retranchée », p. 78.
(2) Les sept saints tutélaires de l'Agenais, p. 31.
(3) Par Noël de Mérode (1652).
 
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Il n'y a rien de plus faible que l'ombre ou le rayon ,le soleil et cependant c'est de cela que notre sainte se sert, sans y penser, comme d'un appui. Ce fut que, retournant de garder les moutons en la campagne (surprise par un orage), elle dut retourner en sa maison, ses habits tout trempés. Arrivée qu'elle y fut, se dévêtit et jeta ses menus habits en l'air, sans avoir bonnement égard à la place où elle les jetait, d'autant que le soleil, sortant des nuages, lui éblouissait les yeux; et dans un de ses rayons, qui par une crevasse avait percé la muraille, elle s'imaginait de voir une cordelette.
Il y avait en la même heure, un saint personnage fraîchement arrivé avec bonne suite, qui, annonçant la parole de Dieu, tint tellement l'esprit de la sainte et de ses auditeurs arrêtés en la douceur de la doctrine céleste, qu'on fut étonné de se voir comme insensiblement arrivé àla minuit. Ce fut lors que certain de la troupe — qui avait longtemps considéré la merveille de ce rayon avec les habits de la sainte y pendus sans être soutenus d'autre appui que du seul rayon de soleil, lequel par un secret de la Providence, y avait persévéré depuis le retour de la sainte — lui dit : reprenez, o bonne vierge vos habits, et déchargez ce rayon qui les a soutenus depuis le jour d'hier (1).
 
Celui-ci ne fait que paraphraser de tout son coeur un vieux texte. D'autres donnent carrière à leur imagination. Le dominicain Labarde publie en 1628 le théâtre sanglant de sainte Catherine martyre sur lequel sa vie et sa mort sont représentées par quatorze divers actes. Un vrai mystère et auquel on assiste sans ennui. Drame aussi, la vie de sainte Fare, abbesse de Faremoustier, par le minime Robert Regnaultz; mais que n'est-elle pas encore? Effusions lyriques, savantes dissertations, parenthèses à la Sterne, l'auteur s'abandonne à sa fantaisie comme une feuille au vent, ou plutôt comme une alouette. Bavard, pédant, absurde, mais si joyeux, si tendrement épris de la sainte qu'on n'a pas la force de fermer le livre. « Madame,
 
(1) Histoire de Sainte Brigide, p. 145.
(2) La vie et miracles de sainte Fare, Paris, 1626. L'auteur appartenait au fameux couvent de la Place Royale, le couvent de Mersenne. Hélas, il n'en reste plus que le cloître qu'on dit menacé.
 
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durant le consulat de Marcus Licinius... », il commence ainsi, dédiant son œuvre à l'abbesse des « saintes vestales » de Faremoustiers. Chapitre premier : De l'origine et état des Français et de leurs religions. Déjà il a pris son vol :
 
Toutes les Gaules, comme une grande cité, ont pour fossés les mers Océane et Méditerranée, avec les fleuves du Rhône et du Rhin ; pour murailles, les montagnes des Alpes et des Pyrénées, dans lesquelles les monts Cenis et de Saint-Godart sont comme des éperons qui flanquent ses courtines entre le Levant et le Midi, et les monts du Languedoc, des bastions qui la défendent vers le Ponant et les Espagnes.
 
Nous voilà pris par cet exorde magnifique. Ce qui vient près, s'il n'est pas toujours de la môme qualité, retient
pourtant un esprit curieux, soit, par exemple, de doctes recherches sur les noms dans l'antiquité. Mais venons enfin à sainte Fare. En somme, on ne sait pas grand'chose sur elle. Qu'importe, une ligne, mais exquise de sa chronique, va nourrir plusieurs longs chapitres.
 
Un jour le saint Abbé (Colomban) allant visiter sa sainte et petite amie, il remarqua qu'elle tenait en ses mains des épis de blé tout mûrs et en une saison hors de saison. La rare nouveauté de ce fruit fit rentrer Colomban en lui-même et lui fit croire que cette maturité préavancée en temps d'hiver était plutôt un secret extraordinaire du ciel, prophétique des grâces de la petite Fare.
 
Vite, ce secret! Non, pas encore. Profitons de l'occasion pour méditer d'abord sur la lenteur normale de la végétation, puis sur le mythe de Cérès, puis sur le symbolisme du blé. Comme le montrent plusieurs médailles romaines et deux vers de Tibulle — spicamque teneto, le
blé symbolise la paix ; comme a nous l'avons remarqué dans les médailles antiques de Carthage », il symbolise aussi la fertilité et combien d'autres choses (1) ! « Ce fut la
 
(1) « Et dit à ce propos Guillaume du Choul, docte en l'antiquité, avoir vu la Providence représentée sous la figure d'une fourmi tenant en son bec trois épis de blé, et ce, dans la gravure d'un riche jaspe qu'il gardait chèrement... » Qu'on nie pardonne, mais, séduit par ce livre que je n'avais que pour peu de temps à ma disposition, j'ai oublié de noter les pages. Les chapitres sur l'épi de blé sont les chapitres XI-XV.
 
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belle considération en laquelle entra » saint Colomban. Mais ceci est encore trop vague. Deux, trois nouveaux chapitres « expliqueront » cet épi.
 
Tirant... à part et à partie la petite comtesse, il lui dit : « Petite Fare, le ciel détermine de faire de vous quelque merveille plus illustre.. que n'a été le Phare d'Égypte... Cette petite main tient autre chose et plus qu'elle ne pense... Cet épi de blé est un des crayons figuratifs de l'humanité (du Christ)... Votre fidèle pudicité aura un pareil avantage sur les affections saintes de Jésus, prince natif de Bethléem, que la pudique fidélité de Ruth a eu sur les légitimes amours de Booz, prince domicilié en Bethléem...
 
Ce roi qui tous les rois en mérite surpasse
Est pris de tes beautés et désire ta grâce.
 
O petite comtesse... que Jésus soit tout votre et vous, toute à Jésus.
 
Lui qui sitôt qu'il sort de ses palais d'ivoire,
Toute chose s'égaie à l'aspect de sa gloire,
Et les filles des rois en atours précieux
Font l'honneur de sa cour et contentent ses yeux...
 
La petite comtesse — je franchis des pages et des pages — s'était laissé si insensiblement transporter aux discours de saint Colomban qu'elle en était toute ravie... Le saint Abbé... tirant un grain... de ce niysterieux épi et lui mettant dessus la main : voilà, dit-il, ce que Dieu désire de vous, c'est-à-dire la partie de votre corps semblable à ce beau fruit, c'est votre chaste coeur...
 
 
et nous revoilà dans l'absurde :
 
Le coeur, comme ce grain, est d'une figure pyramidale, c'est-à-dire ronde mais longue, tirant sur la forme d'une perle en poire ou d'une pomme de pin.
 
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Suivent trente anatomies, cinquante symboles, floraison folle autour d'une fresque de l'Angelico. Je ne dis pas, mais l'impression d'ensemble est délicieuse. « Toute chose s'égaie » auprès de cette main d'enfant qui tient un épi.
L'imagination règne encore, mais beaucoup moins poétique ou fantaisiste, plus réglée et déjà toute oratoire dans l'histoire des martyrs d'Agen par le Père Germain Cortade (1664). Ce livre, comme beaucoup d'autres ouvrages du même genre, appartient à la fois par sel qualités et par ses défauts au siècle de Louis XIV et à celui de Louis XIII, ce dernier siècle ne s'étant pas laissé vaincre sans résistance par son rigide successeur. Cortade manque de goût, comme on dit — c'est juste et
d'ailleurs si vite dit — mais il a de beaux dons, la couleur, la flamme. Avec cela, très habile homme. Un de ses héros, saint Vincent, semble avoir éprouvé devant le martyre une angoisse de quelques jours. Sagesse ou faiblesse, il est resté caché dans une grotte des environs d'Agen. Le voici courant s'offrir au bourreau. La comparaison empruntée par Cortade à Sénèque le tragique est assez hardie. Pour en sentir la force expressive et la finesse, il faut se rappeler la première hésitation du héros.
 
Je me représente un chien de chasse qui court après le sanglier. Il a été longtemps retenu, de peur qu'il ne perdît les voies ou qu'il ne prît le change. Il semblait souffrir assez patiemment son attache. Il allait d'un pas lent et tardif, portant son museau en terre et le relevant pour prendre l'air de la proie... Mais, dès que, les naseaux ouverts, son odorat a été touché de plus près, qu'il a senti la bête ou qu'elle a paru, cervice tota pugnat, il ne connaît plus de silence, il échappe avec effort à la laisse, gemitu vocat dominum morantem seque retinenti eripit... Telle fut la démarche précipitée et le beau feu de notre prélat, du rocher vers le temple (1).
 
(1) Les sept saints de l'Asenais, pp. 68, 69.
 
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A côté des monographies, il faudrait citer les recueils dont quelques-uns. tel celui des saints de l'Auvergne par Brousse ont parfois beaucoup de saveur, et, à côté des recueils, les feuilles volantes qu'on distribuait aux fidèles. Qui croirait que la critique littéraire et l'histoire aient à glaner dans ces humbles papiers! Mais quoi, rien n'est méprisable de ce qui a été mêlé à la vie d'autrefois. D'une de ces chétives séries volantes ressuscite à nos yeux un village français tel qu'il était vers 1660. C'est le Nouveau recueil de vies des saints propres pour servir d'exemple à toutes sortes de personnes de quelque vacation qu'elles soient dans la campagne, où l'on ne fait point mention de leurs miracles, mais seulement des actions qu'un chacun peut imiter et de celles qu'il doit éviter en sa vacation. (1) Soit une série de courtes méditations sur les patrons, et surtout sur les vertus et les tentations particulières de chaque métier. Le dramatis personæ est un charme. Il y a là saint Apronien, sergent ; saint Marcien, notaire et martyr; saint Phocas, jardinier; saint Armogaste, porcher ; saint Picménie, maître d'école ; saint Homebon, marchand; saint Gentien, hôtelier; et que ,sais-je encore, en un mot, tout le village. Chacun d'eux dit son petit rolet, prêche à ses compagnons de métier .des résolutions minutieusement pratiques et qui ne se perdent point dans le vague. Saint Onuphre, tisserand, s'estime heureux « dans la campagne » où il n'est employé .« qu'à faire de grosses toiles. » Tisser des voiles de gaze, c'est collaborer au péché d'autrui.
 
Je comparerai aux araignées ceux qui font les toiles déliées
 
(1) Par un docteur en théologie de la Faculté de Paris..., Paris, 1668. Le livre devait se vendre en feuilles. Dans l'exemplaire de la Méjanes que j'ai consulté, ces feuilles sont réunies et par l'éditeur. Le docteur ne laisse percer qu'une fois le bout de l'oreille. C'est dans la vie de sainte Juste et sainte Rufine, potières. Voici une des résolutions : « Je m'humilierai dans les mystères de notre foi et en particulier dans la prédestination, où Dieu s’est servi de la comparaison de mon ministère ». Manifestement ceci dépasse un peu le niveau du village. Tout le reste est merveilleusement adapté au besoin du lecteur.
 
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comme elles. Comme les mouches s'y prennent, aussi ils attrapent les hommes par la vue des nudités.
 
Saint Marcien, notaire a faisait donner le denier à Dieu au profit des pauvres de la paroisse ». Résolutions du notaire :
 
Je mettrai une croix au haut du papier (des actes) que je passerai.
 
Résolution du vigneron :
 
Je tâcherai d'être toujours le premier dans ma paroisse à offrir à Dieu du vin pour la messe. Quand je n'en présenterai que plein une burette, ce sera toujours devant que j'en goûte moi-même de celui de l'année, puisque c'est Dieu qui me l'a donné.
 
Ces simples mots ne vous font-ils pas penser aux Mémoires de Mistral? Le porcher ne doit pas se décourager de la bassesse de sa vocation, puisqu'il y peut vivre en chrétien. La vue des maudits vers qui rongent son bois rappellera au menuisier que la mort nous guette. Aussi ne fera-t-il point u d'ouvrage avec nudité qui puisse scandaliser le prochain ». Saint Baldomer, maréchal et serrurier,
 
s'il lui fallait ferrer un cheval, sa pensée était qu'il n'était pas besoin de harnois pour aller au ciel... S'il lui fallait faire une clef, il se ramentevait les clefs de l'Eglise.
 
Résolution du serrurier :
 
Je me donnerai bien de garde de faire de fausses clefs... ou rien ouvrir qu'à celui qu'il appartiendra et en présence de témoins.
 
Saint Homebon marchand « commençait toujours son trafic par le denier à Dieu » ; les saints Come et Damien, médecins, apothicaires et chirurgiens « étaient extrêmement chastes ce qui n'arrive pas toujours aux personnes de leur vacation » ; saint Apronien, sergent
 
ne fut jamais de deux parties, c'est-à-dire qu'il se contentait
 
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d'un salaire modique de la partie qu'il servait en justice, sans s'accommoder avec la partie adverse, ni tirer quelque chose d'elle pour délai de poursuite. 2. S'il lui fallait faire une saisie ce n'était jamais les outils ou autre chose nécessaire à l'entretien on acquit de la vacation de celui sur lequel il la faisait.
 
Que de maux n'auront pas empêchés ces simples lignes ! Résolutions du sergent :
 
1° Mon Dieu, mon dessein est... de n'avoir nulle... collusion avec la partie adverse de la mienne.
2° Je me propose... de ne jamais saisir chevaux ou ce qui servira au gain de la vie des débiteurs...
Saint Apronien, priez pour moi et pour tous les sergents!
 
Ces résolutions vont parfois jusqu'à l'héroïsme, et plus
d'un tailleur aura eu quelque peine à se moquer « des modes et de leurs changements » devant les coquettes de son village. Il l'a promis pourtant :
Je dégoûterai de la vanité et luxe des habits ceux qui m'emploieront à les vêtir.
 
Ainsi des « résolutions d'une fille » : « Je demanderai à Dieu d'être plutôt bonne que belle, à l'exemple de sainte Agnès » ; ainsi du maître d'école :
 
Je n'épargnerai point le châtiment aux enfants du gros du lieu, s'ils l'ont mérité.
 
En revanche, quel honnête hôtelier se refuserait à mettre dans « toutes ses chambres, des images pour donner de la dévotion et de la retenue » ; quelle nourrice, à imiter la sagesse de sainte Concorde ?
 
Je réprimerai mes passions plus que jamais, pendant que je nourrirai un enfant de peur de lui imprimer aucun dérèglement par le trouble de mon lait.
 
Ces feuilles volantes, ce jeu de cartes, en faut-il davantage pour civiliser, humaniser et sanctifier Pierrot, Chalotte,
 
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tout le village? Sous le patronage de ces bons saints, abstraits pour nous — le couvreur, le maçon en soi — mais réels pour ces âmes simples, de telles leçons de morale appliquée et d'élévations symboliques, remuaient doucement une foule de consciences. Je sais bien qu'il est vain de juger d'une société uniquement sur les livres pieux dont elle se nourrit, mais il n'est pas moins vain de la juger sur les comédies ou les romans qui prétendent la décrire. Rien ne se perd. Gutta cavans lapidem... Grâce au nombre et à la variété des vies de saints qui furent     publiées à cette époque, et les gens cultivés et, nous venons de l'indiquer, les simples eux-mêmes, vivaient familièrement parmi les images des héros chrétiens. A genoux pour réciter la prière « des filles » — « mon Dieu, donnez-moi d'être plutôt bonne que belle, à l'exemple de sainte Agnès » — Charlotte ou ne sait peut-être pas ou ne veut pas toujours ce qu'elle dit : ou bien encore elle pense à Pierrot, mais parfois il lui arrive aussi d'y aller de bon coeur pour une seconde ; elle voit de ses yeux la vierge au doux nom, qui porte une palme et qui paît ses agneaux dans une prairie céleste. D'une façon obscure la simplette qui n'a pas visité plus de pays que le Tityre de l'Églogue, sent qu'elle a pour soeur cette belle princesse vêtue de blanc, martyrisée, il y a si longtemps, cent ans peut-être, dans la ville du Pape. Mère et grand-mère, elle apprendra la même prière à d'autres Charlottes, maintenant ainsi la tradition catholique de la communion des saints et reliant son humble village à l'Église universelle.
II. Nous l'avons déjà remarqué, rien ne ressemble moins à cette littérature hagiographique si jeune, si libre, si touffue et souvent si fantaisiste, que les livres, presque aussi nombreux, où des écrivains de la même époque ont fixé la physionomie de saints personnages qui venaient à peine de disparaître. Ces livres gardent encore, et par bonheur, la grâce archaïque, les aimables défauts du style Louis XIII — ils les garderont jusqu'aux environs
 
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de 1680 : mais à ce charme qui ne leur est point particulier et à l'irrésistible séduction du « j'étais là ; telle chose m'advint », ils ajoutent un sérieux, une ferveur, un sublime parfois qui ne seront peut-être jamais dépassés. Verrons-nous deux fois cette rencontre entre la simplicité de Joinville et la magnificence de Bossuet? Printemps encore, car c'était vraiment un genre presque nouveau et qui était appelé dans la littérature profane à de hautes destinées. Plus discrets que nous et sur ce point plus délicats, nos anciens trouvaient hardi, téméraire de divulguer le secret de Dieu, de raconter les saints de la veille. Écrivant en 1646 la vie d'Eustache de Saint-Paul, l'auteur,, feuillant lui-même, remarque que c'est la première vie de feuillant que l'on ait publiée, et que celle même du fondateur de l'Ordre, Jean de la Barrière, est encore à faire. Il s'excuse presque de son entreprise. Dieu, dit-il,
 
n'étale pas ses trésors comme un Ezéchias sans retenue : il est trop riche et le monde n'aurait pas assez d'yeux ni d'esprit pour tout voir. Il cache une infinité de lumières... et il fait gloire même de tenir en réserve, hors la connaissance des hommes, des milliers de fidèles adorateurs. Voilà pourquoi il ne faut pas condamner indifféremment tous ceux qui ne produisent point aux yeux de tout le monde les hommes illustres de leur connaissance... C'est chose bien remarquable que la plupart des ordres monastiques a eu cet usage de retenir sans scrupule et cacher même avec soin un très grand nombre de belles lumières... On s'étonnera si je dis que les R. P. Chartreux ont autrefois défendu de procurer la canonisation de Ieurs saints et que nos anciens Pères de Citeaux ont même ordonné par leurs décrets qu'on n'écrirait point la vie d'aucun des leurs (1).
 
Cela est en effet très remarquable. Les Ordres nouveaux, les capucins et surtout les jésuites, suivirent, dès leurs débuts, une inspiration toute contraire. Ils avaient raison les uns et les autres et du reste tous les Ordres ont fini
 
(1) La vie du R. P. Dom Eustache de Saint-Paul..., préface.
 
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par abandonner la méthode silencieuse. Ce ne fut pas sans une résistance opiniâtre. Longtemps encore, les dominicains et les bénédictins observèrent jalousement l'ancienne réserve. Le fameux Dom Martène ayant écrit en 1697 la vie de Dom Claude Martin qui était mort l'année précédente, ce livre, un chef-d'oeuvre, ne put obtenir l'approbation des moines de Saint-Maur ; il parut en contrebande et on parvint presque à le supprimer.
Les héros de ces biographies, je veux dire, les spirituels et les mystiques de la première moitié du grand siècle, étant les héros mêmes du présent ouvrage — nous aurons trop souvent l'occasion de citer et d'admirer leurs biographes pour qu'il soit besoin de consacrer à ces derniers une longue étude. Quelques mots nous suffiront. On peut
d'abord établir comme une sorte de loi, à savoir que parmi
tant de vies, il en est relativement peu d'insipides. La plupart de nos historiens connaissent les exigences morales et littéraires de leur vocation : ils sont en mesure d'y satisfaire.
 
Je sais, écrit l'un d'eux, que la vérité est l'âme de l'histoire ; c'est à celle-là que je me suis attaché. La clarté et la brièveté lui donnent de la grâce; j'ai tâché de les y apporter par l'ordre que j'ai donné aux matières. Les amplifications et les digressions sont à charge à une histoire; j'espère que le lecteur ne s'en plaindra pas... (1).
 
 
Peu solennels, sagement curieux, ils savent le prix du détail concret, d'une date même (2) ; ils s'effacent volontiers devant leurs documents, font une grande place aux lettres, aux notes intimes. Quoi de plus simple, dira-t-on ? Sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que pendant deux siècles, sinon davantage, leurs successeurs prendront
 
(1) La vie du R. P. Dura Eustache de Saint-Paul... (1646), préface.
(2) De ce point de vue, je signale comme tout à fait intéressante la vie se Claude Granier — le prédécesseur de François de Sales à Genève — par le jésuite Constantin, Lyon, 1660. L'auteur a voulu se rendre compte de tout.
 
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un autre chemin. Quand ils en ont eu l'occasion, ils ont contemplé leur modèle et de tous leurs yeux :
 
Demeurant en un même couvent avec le P. Paul — nous dit le biographe du minime Paul Tronchet — je prenais soin de me loger au choeur à son opposite, afin que pendant l'office divin j'eusse le moyen de portes mes yeux sur lui, ce que je faisais assez souvent. Et si la face est l'image de l'âme, il nie semblait voir l'état de la sienne à travers son visage pâlissant d'austérités et sa bouche flétrie de sécheresse, à travers ses yeux en couleur de mort (1).
 
Il écrit en 1656; il n'a pas lu Michelet; il fait ce qu'il peut.
 
La plainte de Chrysostome, dit-il encore, était bien raisonnable de ce que nous savons si peu de choses des vertus pratiquées par les premiers fondateurs de l'Eglise. Nous pouvons former la même plainte au regard de tous les serviteurs de Dieu qui aspirent à la sainteté et de ceux-là mêmes qui ont vécu parmi nous dont à peine savons-nous les moindres de leurs actions vertueuses.
 
Par cette avidité, par cette souffrance devant l'inconnaissable intérieur, n'est-il pas encore des nôtres?
 
Voilà pourquoi, ajoute-t-il, nous rendons respect aux cellules qu'ils ont habitées et à tous les petits meubles qui leur ont servi comme à des fidèles témoins des actions d'une perfection héroïque, lesquelles ne sont pas venues à notre connaissance. Tout ce que nous disons des austérités, des oraisons, des rigueurs pratiquées par les serviteurs de Dieu n'est que la montre de la pièce. Et nous pourrions à ce sujet nous servir du trait de ce peintre, lequel ne pouvant représenter les onze mille vierges dans un seul tableau, comme on le lui avait ordonné, il se contenta d'en peindre une à la porte d'un château, laquelle, marquant le logis, disait par un rouleau que l'adresse du pinceau faisait sortir de sa bouche : aliae sunt intus (2).
 
(1) La vie du v. s. de Dieu, le Père Paul Tronchet... par le P. F. Antoine Morel, pp. 79-80.
(2) Ib., pp. 149-150.
 
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Cet esprit d'analyse n'étouffe, ne gêne pas chez eux l'esprit de synthèse. Les idées générales, les grandes vues théologiques ne les occupent pas moins que l'anecdote et les notations concrètes. Le plus curieux, le plus pittoresque et le plus vivant de tous ces livres — la vie du P. de Condren par le P. Amelot -f en est aussi le plus doctrinal. Modèle de biographie intime, tableau de la vie religieuse au temps de Louis XIII, cette oeuvre incomparable résume splendidement toute la spiritualité de l'Oratoire. Je ne sais pas de plus bel éloge. Sans avoir le même éclat, beaucoup de nos autres biographies restent aujourd'hui encore le modèle du genre, soit par exemple la vie de Mme Acarie par André Duval, celle de Vincent de Paul par Abelly, les Mémoires de la Mère de Chaugy, les Eloges de la Mère de Blétnur.
Après cela, qu'on ne demande pas comment il se fait que de tant de nobles livres, la plupart aient été si vite vaincus. Il est trop facile de répondre qu'ils ont subi la même destinée que leurs sublimes héros. La fin de cette grande école hagiographique suit naturellement la dé.. route des mystiques que nous aurons à raconter plus tard et que nous tâcherons de nous expliquer. Après François de Sales, Nicole; après le P. Amelote, le P. Bouhours. Ce dernier a écrit la vie de saint Ignace, la vie de saint François Xavier comme il aurait fait celle de l'Empereur de la Chine. Coeur de grammairien, cerveau d'amplificateur. Il écrit certes bien, le malheureux, si bien qu'il finit par écrire mal. Il a publié en 1691 la vie de la Mère de Bellefonds. Eh bien, cette grande abbesse, dont il avait pourtant reçu les confidences et qu'il vénérait sans doute, non seulement il ne nous la montre pas — les hommes comme lui ne montrent jamais rien — mais encore il nous la cache. Elle devient un je ne sais quoi de morne, de glacial, d'abstrait. Si elle exista jamais, on se demande ce qu'elle est allée faire dans cette abbaye : on plaint les moniales qui ont dît s'ennuyer mortellement sous la crosse
 
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de ce mannequin, les novices, les pensionnaires : on plaint ses amis, Brébeuf et Pierre Corneille. Dans cette nuit, dans ce désert, dans ce cloître fantôme, un seul être respire à l'aise et s'épanouit. C'est Bouhours. Il pèse ses phrases, il choisit ses mots. Et puis, il a tant de goûts !
 
 
(1)Voici quelques dates : 1619. Vie de César de Bus par Marcel; 1621, Vie de Benoit de Canfeld par Faustin de Diest, traduite par J. Brousse; 1628, Vie de Marguerite d'Arbouze par Ferraige; 1634, Vie de François de Sales par Charles Auguste ; 1643, Vie de Condren par Amelote; 1646, Vie d'Asseline par un feuillant ; 1650, Vie de Marie de Valence par Louis de la Rivière ; 1656, Vie du P. Fourier par Bedel et de Tronchet par Morel ; 1664, Vie de Vincent de Paul par Abelly; 1679, Eloges de la mère de Blémur... 1691, Vie de la mère de Bellefonds par Bouhours. — Sauf le dernier, tous les ouvrages cités ont une véritable valeur ; j'aurais pu en citer beaucoup d'autres. Il va du reste sans dire que le triomphe de l'école Bouhours n'empêcha pas la publication de quelques autres volumes qui suivent encore pleinement l'inspiration antérieure. Ainsi la Vie de Dom Martin par Martène (1697). Il est clair aussi que les deux renaissances (mystique, hagiographique) ne peuvent coïncider à dix années près. Le héros précède le poète épique et il faut une atmosphère déjà mystique pour que devienne possible une floraison de biographies mystiques.

CHAPITRE IV LES ENCYCLOPÉDISTES DÉVOTS
 
 

I. L'encyclopédisme avant l'Encyclopédie. — La passion de tout connaître. — Moyen âge, Renaissance, première moitié du XVIIe siècle. — Les écrivains dévots et la vulgarisation encyclopédique. — L'essai des merveilles de Binet. — Modernité et caractère « objectif » de l'ouvrage. — Tableau de la France et de Paris en 1620. — L'encyclopédisme annexé à la rhétorique. — « Richesses d'éloquence » dans les glossaires et lexiques spéciaux. — Morceaux de bravoure.
 
II. Curiosité et vie dévote. — Nos auteurs passent outre à ces antinomies apparentes et propagent l'esprit de curiosité dans les milieux pieux. — Le P. Léon. François Chevillard et son Petit-Tout. — L'Encyclopédie dialoguée. — L'éléphant. — La leçon d'anatomie. — Condren et la pierre philosophale. — De l'humanisme encyclopédique au mysticisme.
 
I. A cette époque, on pouvait encore se flatter de tout savoir. En fait, paraissaient, d'ici de là, des hommes qui savaient tout, Peiresc, Gassendi, Mersenne, pour ne parler que de quelques français. On admirait ces omniscients, on les enviait, on essayait de les suivre. Du reste, et au moins depuis Aristote, qui disait : philosophie, science, disait : encyclopédie. Ainsi l'avaient compris Albert le Grand, saint Thomas, Grosseteste et Bacon. Au Moyen âge, tout ce qui était capable de quelque culture, ne se montrait pas moins avide. Des écrits en langue vulgaire, l'Image du monde, par exemple, répondaient tant bien que mal au commun besoin Loin de favoriser, comme on le croit trop souvent les goûts spéciaux, étroits des lettrés ou des esthètes, la Renaissance n'avait fait, au contraire,
(1) Cf. le précieux manuel de M. Ch. V. Langlois. La connaissance de la nature et du monde au Moyen âge. Paris, 1911.
 
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qu'enflammer cette passion de tout connaître. « Les oeuvres de l'Antiquité, dit excellemment M. Villey, n'étaient pas seulement, comme aujourd'hui, une source de plaisirs esthétiques : elles étaient avant tout une source de connaissances et souvent la source unique de connaissances qui apparaissaient tout à coup comme très nécessaires à la vie et auxquelles l'autorité des anciens donnait un prix démesuré (1). » D'où venait l'amitié extrême vouée par les humanistes à Pline l'ancien. La découverte de l'Amérique, les textes récemment publiés des classiques, les conquêtes de l'astronomie et de la physique, tant de nouveautés enfin, n'effrayaient aucunement une curiosité qui se croyait encore et qui était, bon gré mal gré, capable de tout engloutir. Si nous n'avions pas la fabuleuse correspondance de Peiresc et cent documents de même taille, nous refuserions de croire aux prouesses de ces géants. On voit d'ailleurs que ce formidable appétit n'était pas uniquement le fait de quelques prodiges. C'est là même un des phénomènes qui m'ont le plus impressionné pendant que je préparais le présent travail, je veux dire la quantité et la variété des livres de tout genre qu'ont lus et bien digérés nos auteurs dévots. L'encyclopédisme, ainsi conçu, ne pouvait naturellement pas survivre à ces générations héroïques. Les plus ambitieux durent enfin avouer leur impuissance à tout embrasser des choses de la nature et de la grâce. Peu à peu s'accrédita, s'imposa le principe de la division du travail. L'ère des spécialistes s'ouvrit.
Je me demande si le premier découragement qu'on éprouva vers la fin du règne de Louis XIII, devant l'immensité des connaissances possibles, n'expliquerait pas en partie l'orientation de plus en plus moralisante qui marque
 
(1) Bibliothèque française; XVI° siècle; Les sources d'idées, Paris, 1913, p. 13. Je me suis déjà expliqué plus haut sur la soudaineté prétendue de la Renaissance, sur le « tout à coup » de M. Villey. Dans l’histoire des idées, il n'y a jamais de « tout à coup ».
 
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la seconde moitié du XVII° siècle. Le monde s'étendant à perte de vue, on se sera replié d'instinct sur le microcosme. Après Marin Mersenne est venu Pierre Nicole, pleinement heureux avec sa Bible, saint Augustin, Térence et la petite lanterne qu'il promène dans les retraites du coeur humain. Quant à la fièvre encyclopédique du XVIII° siècle, cela n'est plus de notre sujet.
Cette curiosité universelle, les humanistes dévots ne se contentèrent pas de la partager eux-mêmes, ils vouturent aussi la stimuler autour d'eux et l'entretenir même dans les milieux les plus endormis. Leur message ne s'adressait pas directement aux savants que du reste il atteignait, mais à la foule. Ils avaient reçu la mission providentielle de continuer, de vulgariser et de sanctifier en même temps l'oeuvre de la Renaissance. Parmi tant de livres qui d'une façon ou d'une autre concouraient à ce dessein, si nous rencontrons des encyclopédies proprement dites, la chose nous paraîtra naturelle, mais peut-être n'apprendrons-nous pas sans étonnement que l'un au moins de ces humbles manuels d'omniscience est un vrai trésor (1).
 
(1) Je ne parle bien entendu que des encyclopédies en langue vulgaire et compilées par des auteurs proprement dévots dans une pensée d'édification plus ou moins directe. Les gros livres latins abondent. En France et en Angleterre surtout c'est une fureur. Encyclopédiste lui-même, le P. Léon, carme, dont nous parlerons plus loin, fait allusion à ses nombreux devanciers et leur reproche une érudition chaotique. « Ailleurs, dit-il, principalement du côté d'Allemagne, vous trouvez des monceaux et des forêts. Un tas confus qui ne fait qu'accumuler les sciences et les arts, sans ordre, sans liaison et sans dépendance naturelle ni artificielle. (Le Portrait de la sagesse universelle, préface). Charles Sorel cite plusieurs de ces ouvrages dans sa Science universelle (IV, p. 344). Il y eut aussi beaucoup de sommes particulières. J'en ai vu trois, reliées ensemble, par les soins de l'éditeur lyonnais Soubron : le de sacra philosophia de Vallesius (philosophie, mais au sens large) ; l'étude de Lemnius sur la bota nique biblique et celle de Ruceus sur les gemmes apocalyptiques (1622). Dans son Petit-Tout dont nous parlerons aussi, Chevillard mentionne quelques-uns de ces dictionnaires, « le petit Cluver », un autre manuel encyclopédique qui s'appelle : Le Monde, la botanique de Daleschamps, etc.) Je ne connais pas de bibliographie générale du sujet, mais qui étudierait, à la manière de M. Duhem, cet encyclopédisme d'avant l'Encyclopédie, ferait de précieuses trouvailles. On distinguerait bientôt trois courants : l'encyclopédisme objectif, exclusivement curieux et scientifique — courant qui aura mis bien du temps à triompher des deux autres ; l'encyclopédisme moralisateur qui me semble avoir dominé pendant le XVI° siècle (ainsi Chasseneuz) et l'encyclopédisme à tendances métaphysiques, occultistes, mystiques. Notons en passant l'influence de Raycuoud Lulle sur la diffusion de cet esprit de reductio ad unitatem.
 
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Celui-ci, un in-12 de 600 pages, arbore un titre digne de lui, juste et alléchant. Essais des merveilles de nature et des plus nobles artifices — et il a pour auteur René François, prédicateur du roi, pseudonyme aisément déchiffrable (René = bis né) de notre ami, le P. Etienne Binet (1). Théophile Gautier qui raffolait de ce genre d'ouvrages, aurait fait de l'Essai des merveilles un de ses livres de chevet. Romanciers, historiens, simples amateurs le liraient avec délices. Malgré sa jolie patine archaïque, cette encyclopédie est conçue dans un esprit déjà tout moderne. Très différent sur ce point des compilateurs qui l'ont précédé et de la plupart de ses contemporains, Binet n'emprunte pas son érudition à l'autorité des anciens. Merveilles de la nature, des métiers et des arts, il semble avoir tout observé de ses yeux. Il s'est fait jardinier, médecin, chasseur, astronome et que sais-je encore.
 
Mon grand ami, dit-il dans sa préface..., j'ai vogué sur mer pour apprendre le pilotage ; j'ai tourné la roue pour épier les
 
 
(1) L'édition dont je me sers, la onzième, est de 1638. J'en ai vu d'autres mais toutes mal imprimées. Binet étant loin, on a pris toutes les libertés imaginables avec son manuscrit. Il y a eu certainement des éditions contrefaites comme pour tous les livres à succès. Un travail critique sur les enrichissements progressifs de l'édition originale serait fort curieux. Il n'est pas douteux que le livre ne mérite d'être réimprimé. On le trouve sans trop de peine, mais il exigerait une impression plus décente et force notes. A cause de l'importance de ce livre, je crois bon de donner ici la table des matières, chef-d'oeuvre de désordre épique ou de fantaisie : La Vénerie ; Lièvre charmé; La Fauconnerie; Les Oiseaux; Le Phénix; Le Paon; Le Moucheron; Le Rossignol; L'Abeille; Le Miel; L'Arondelle; La Marine; L'Eau; Les Poissons; Remora; Tempête; La Guerre; Tirage des armes; L'Artillerie; Duel à cheval; Les Pierreries; L'Orfèvrerie; La Coupelle; Le Départ de l'or; L'Or battu, filé; De l'émail; L'or battu en feuille; De l'or en général; Les Métaux: Les Fleurs; Fleurs et fruits; Ambre gris; Jardinage; Les Entes; Le Citron; Epi de blé; Le Vin; L'Imprimerie ; Plate-peinture ; L'Imagerie ; Broderie; Les Armoiries; Le Papier ; Le Verre; La Teinture; La Médecine; Architecture; Perspective; La Menuiserie; Mathématiques; Style du Palais; Enrichissements d'éloquence ; La Musique; La Voix; L'Homme; Le Cheval; Vers de soie; Le Ciel; Le Feu et l'air; La Rosée; L'Arc-en-ciel.
 
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secrets de l'affinage des pierreries ; j'ai visité les boutiques et disputé avec de fort bons maîtres pour apprendre quelque chose que vous puissiez apprendre après moi (1).
 
Il se vante à peine quand il parle ainsi. Mieux encore et plus moderne: l'intérêt qu'il porte à chacune de ses recherches est direct et tout objectif, si l'on peut ainsi dire. Attitude héroïque pour un auteur dévot de cette époque, pour un salésien, les applications symboliques ne l'occupent en somme presque jamais (2). Observer pour observer lui suffit. Autre sacrifice, plus méritoire, peut-être. La moraliste s'efface presque tout à fait et de bon coeur devant le savant, je devrais dire, devant le poète (3). Le jésuite se donne en effet avec un enthousiasme qui n'est certainement pas de commande, à chacun des objets qu'il entreprend de décrire. Il a bientôt fait de se mettre en règle avec les scrupules qui viendraient le refroidir. Arrivé à son long chapitre de la guerre,
 
Cruelle barbarie, s'écrie-t-il, or quand j'aurai bien crié, certes il n'en sera autre chose, et tant que le monde sera monde, je le vois bien, il y faut de la guerre... A tout le moins, je vous veux donner les termes, afin de la maudire de meilleure grâce et la détester comme il faut (4).
 
(1) Essai, préface.
(2) De ce point de vue on peut l'opposer, par exemple, à un autre encyclopédiste pieux, Dinet. Cf. « Cinq livres des hiéroglyphiques où sont contenus les plus rares secrets de la nature et propriétés de toutes choses, (publié en 1614 mais plus ancien). Voici, en gros, le sommaire des Hieroglyphiques. I. Terre ; métaux; pyramides; colonnes; colosses; autels; eau; feu; vents ; galères; torches; chariots. II. Plantes ; champignons; ognons, incidemment des larmes. III. Animaux; araignées. IV. Homme; centaures ; tritons ; satyres ; sirènes; pygmées; cyclopes; lyre ; armes; habits; ceintures ; noeud gordien. V. Des dieux des anciens ; de la lune ; Hécate ; de la lune selon les chrétiens ; du songe ; ciel ; vertu; éternité.
(3) La préoccupation morale domine dans la plupart des recueils antérieurs. C'est ainsi que Barthélemy de Chasseneuz, l'illustre président du Parlement de Provence, a composé son Catalogue de la gloire du monde en vue de « montrer à l'homme les conditions de stabilité dont il ne peut s'écarter sans que le trouble paraisse ». Cf. H. PIGNOT. Un jurisconsulte au XVI° siècle. Barthélemy de Chasseneuz, Paris, 1880. Sur d'autres recueils plus ou moins semblables, cf. Visses. Les sources d'idées, pp. 215-217.
(4) Essai..., p. 133.
 
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Là-dessus, le voilà parti, expliquant le maniement des armes, l'organisation des milices, le détail de l'artillerie moderne avec enthousiasme d'un sergent-recruteur. La même casuistique lui permet de s'attarder indéfiniment dans la boutique des orfèvres.
 
Fallait-il, détestable, fouir dans le coeur de la terre... pour nous empoisonner de ce maudit métal ? Mais par crier, on ne gagnera guère... A peine le monde était éclos que déjà les orfèvres avaient façonné des pendants à Rebecca, à Rachel... (1)
 
D'où sa logique, un peu complaisante, déduit qu'il faut « savoir le moyen de parler » de cet affreux métier, en « connaître la façon et les termes ». Binet s'acquitte de ce devoir avec un zèle où ne perce aucune répugnance. Semblable au prophète Balaam, il est peut-être venu pour maudire, mais il ne sait que bénir (2).
Enfin le jésuite, au lieu de poursuivre des problèmes chimériques ou bizarres, au lieu de disserter sur les êtres fabuleux ou sur les monstres, s'intéresse au contraire presque uniquement aux objets les plus simples, aux spectacles de la vie commune. Cela encore est d'un novateur 3. A la faune et à la flore fantastique, il préfère les fleurs et les oiseaux de France; au crocodile et à l'éléphant qui fascinaient ses contemporains, nos chiens de chasse et les poissons de nos mers; aux tritons et aux
 
(1) Essai..., pp. 196-197.
(2) Une fois seulement,, il s'abandonne à cette verve lourde et grasse que nous avons déjà regretté de rencontrer souvent chez lui. C'est, naturellement, dans le chapitre sur la beauté féminine, chapitre encore plus épais que la satire de Boileau. « Une belle question me monte en tête, dit-il en finissant, c'est de savoir qui est plus fol ou les hommes qui se laissent coiffer et si aisément mener à la boucherie pour acheter de la chair déguisée et toute boursouflée, ou les femmes qui prennent tant de peine pour emmufler des veaux. » (Essai..., pp. 559-560. Singulière époque ! Celui qui ne rougissait pas d'écrire aussi bassement, était pourtant l'intime confident des femmes les plus délicates, de Marguerite d'Arbouze, de Mme Acarie, de Jeanne de Chantal.
(3) De ce point de vue que l'on compare l'Essai avec les fameuses Leçons de Pierre Martyr, l'un des livres les plus populaires à la fin de la Renaissance, ou aux lettres non moins fameuses de Guevara. Cf. PIERRE VILLEY, op. cit., p. 211 sq.
 
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sirènes, les boutiquiers de la Place royale. C'est un bourgeois de Paris, dont le rêve a les ailes courtes, ami de tout ce qui brille ou fait tapage, l'oeil et l'oreille toujours au guet, musant aux devantures, ne manquant pas une parade, avec cela curieux de tout, ayant quelque chose à apprendre du moindre compagnon, harcelant de ses questions les hommes de l'art, suivant sur la carte les mouvements de nos troupes, critiquant nos généraux et dessinant du bout de sa canne les fortifications de la Rochelle. Chaque soir, pendant vingt ans, il a consigné sur un gros registre ses découvertes quotidiennes, préparant ainsi une histoire naturelle, un art de se passer du médecin, une collection de manuels Roret, une bibliothèque des merveilles, un tableau de Paris et de la France. N'ai-je pas raison de célébrer ce livre extraordinaire sur le mode lyrique, de le recommander à tous ceux que délecte l'histoire des progrès humains et l'évocation du passé?
Encore n'ai-je pas tout dit. Dès le sous-titre de l'Essai, Binet présente son livre comme une « pièce très nécessaire à ceux qui font profession d'éloquence ». Son encyclopédie est un chapitre de l'Art de parler et d'écrire. Rien que pour cette idée, le jésuite mériterait une statue. Brillant causeur, écrivain, prédicateur, c'était d'abord pour son usage personnel qu'il avait réuni les éléments de ce prodigieux répertoire, pour n'être jamais pris de court et pour avoir toujours le mot propre sur quelque sujet que ce fût. S'étant bien trouvé de cette méthode, il veut nous faire profiter de son immense travail.
 
Peu de gens, dit-il, parlent des artifices et des choses qui ne sont pas de leur métier, sans faire de vilains barbarismes... Combien pensez-vous qu'il y ait d'affineurs qui rient au sermon quand ils entendent dire aux jeunes prédicateurs que le sang de bouc mollit le diamant et que le marteau et l'enclume se casseront plus tôt que jamais ébrécher la dureté opiniâtre du même diamant? Il y a mille choses où, pensant faire merveille de bien dire, certes on ne dit chose qui vaille et les gens du
 
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métier s'en moquent tout leur saoul. C'est bien pis quand faute de savoir le propre mot de quelque chose, ils vont tournoyant tout autour du pot et par une périphrase languissante ou une grande traînée de paroles, ils font pitié à l'auditeur qui reconnaît assez qu'ils sont au bout du monde et au bout de leur français... Tous les grands orateurs ont pris une peine incroyable pour savoir cette science... On les a vus dans les simples boutiques, les tablettes au poing, prendre leurs leçons et disputer avec les compagnons à dessein de leur ouvrir la bouche et de les faire parler. Là ils remarquaient les mots, les maximes, les ouvrages, les proverbes, mille et mille secrets ; de là ils tiraient des comparaisons si naïves, si bien prises, si riches, que l'auditeur d'aise ne pouvait se tenir de rire et par ce souris témoigner son contentement (1).
 
Encore Rabelais et le « train d'études » de son héros! Déjà le P. Richeome nous avait imposé ce souvenir. Dans chacune de ses vingt ou trente préfaces — car chaque chapitre de l'encyclopédie a la sienne — Binet revient énergiquement sur la même idée. Ainsi pour le chapitre des fleurs :
 
Quelle vergogne, dit-il, de voir qu'on ne sait pas parler de ces belles beautés, et quelle fantaisie de savoir leurs noms en grec et en latin, et en français ne savoir ni les noms ni les parties des fleurs... Quand les plus huppés ont dit la rose, le lis, l'oeillet, le bouton et la feuille... ils sont au bout de leur savoir (2).
 
A vrai dire, le motif de sa curiosité est d'ordre littéraire ou même mondain, plutôt que scientifique. Professeur de rhétorique, il forme de beaux parleurs à qui les mots ne manquent jamais et qui paraissent toujours à leur avantage.
 
Pour en parler donc, écrit-il, en façon que vous puissiez acquérir de l'honneur, je vous dirai... que les chiens blancs, dits baux, surnommés greffiers, sont de race de Barbarie. Le premier, en France, s'appelle Souillard (3).
 
(1) Essai..., épître (passim).
(2) Ib., pp. 244, 245.
(3) Ib., p. 6.
 
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J'aime mieux Rabelais qui va droit au but, qui veut d'abord savoir pour savoir et non pas savoir pour parler. Mais dans la pratique tout cela revient au même. On n'apprend pas les mots sans apprendre aussi les choses. Pour le reste, comptez sur la fascination des objets eux-mêmes. Vivement curieux, d'une fraîcheur et d'un enthousiasme juvénile, nous avons déjà rappelé que tout passionne le P. Binet.
 
C'est un plaisir de roi que la volerie et c'est un parler royal que de savoir parler du vol des oiseaux (1).
 
Pharmacie et médecine ne le ravissent pas moins :
 
On ne croirait pas les richesses d'éloquence qui y sont cachées... Il y a là mille mots qui sont aussi beaux que mille diamants quand ils sont bien enchâssés dans le discours et sont là comme étoiles dans le ciel... Sauriez-vous que veut dire : anodin, essuyer et décharger le suif, prendre l'esprit des choses, humer l'odeur des métaux, mondifier et ressouder les plaies, scaréfier, tarir les eaux flottantes entre cuir et chair, écailler les ulcères, épierrer les reins.., si vous ne l'apprenez des médecins, et le sachant, quelle grâce cela donne à vos propos ! (2)
 
Ne me citez pas le Malade imaginaire, ne raillez pas cette lexicomanie délirante. A tous ceux qui aiment le français et qui pleurent, avec Vaugelas, sur tant de vieux mots qu'on a laissé mourir, pareille maladie doit être sacrée. Qui ne verrait sans émotion cet excellent homme se résigner douloureusement à ne pas tout connaître du
langage de la Marine !
 
Les mariniers qui hantent diverses contrées de l'océan, ont aussi divers patois et des termes fort dissemblables. Ceux de Provence... ont beaucoup de mots écorchés d'Italie, de Barbarie... et cela mêlé avec un peu de fin provençal fait un étrange langage. Les autres qui font vie sur l'Océan... tiennent
 
(1) Essai..., p. 34.
(2) Ib., p. 393, 394.
 
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un autre jargon, car ils ont tiré beaucoup de mots d'Espagne, des Indes, des Anglais et de ces diables de mers qui sont aujourd'hui si puissants sur les deux océans (1).
 
Qu'on lui pardonne donc si, dans un chapitre de vingt pages, il doit renoncer à nous donner la clef de toutes ces langues. Du moins a-t-il vu « l'une et l'autre mer », à notre intention, car, dit-il, « les plus riches pièces d'éloquence et de poésie sont empruntées de la mer » (2) . En effet bien que tout l'enchante, il a ses prédilections à savoir, si je l'ai bien compris, la Marine, l'orfèvrerie, la vénerie et les fleurs (3).
Binet prend un plaisir si manifeste à chacune de ses promenades, il égrène si joyeusement les mille et mille
 
(1) Essai, p. 303.
(2) Si parva... magnis... on peut comparer la méthode que Binet a suivie dans ce chapitre de la marine et dans tous les autres, à celle de Mistral préparant le Trésor du Félibrige. « Je le vis à Maguelonne, raconte Gaston Paris, s'enquérant auprès des pêcheurs de tous les termes spéciaux qu'ils pouvaient employer... Il était là, assis dans le bateau, maniant en connaisseur chacun des agrès, touchant chacune des parties du petit bâtiment et disant : Nous autres, chez moi, nous appelons ça ainsi, et vous ? — et les pêcheurs, riants et émerveillés, lui disaient tout leur vocabulaire. »
(3) Je n'ai pas besoin d'insister sur l'intérêt que présente ce recueil aux amis du vieux français. Ainsi pour le langage des oiseaux : « Chaque oiseau a son ramage à part et ses cris propres : la colombe roucoule ; le pigeon caracoule ; la perdrix cacabe ; le corbeau croaille ou croasse ; on dit du coq, coqueliquer ; du coq d'Inde, glougoter ; des poules, clocloquer, cracqueter, clouser; ... des cailles, carcailler ; du geai, cageoler ; du rossignol, gringotter ; du grillon, gresillonner ; de l'harondelle, gazouiller; du milan, huyr; ... du pinson, frigotter; ... de la cigale, claqueter; des huppes, pupuler ; ... de l'alouette, tirelirer, adieu Dieu, Dieu adieu.., le moineau dit piliery », p. 60. Recueil de mots, recueil d'épithètes, mais mieux ordonné, plus descriptif que le recueil de la Porte. « La fleur est en mille façons : mince, charnue, molle, cotonnée, rude, replissée, aplatie, relevée, voûtée, torse, renversée à mode de tuile, recoquillée, pointue, fendue, en ovale... à l'abandon, en coeur, en amande, découpée, bordée, dentelée, unie, hérissée de pointelettes, ayant des barbes entassées, poussant des filets en amont, des martelets au bout... tranchée de veines..., marquetée et mouchetée de bigarrures, fouettée à veines rouges, pommée, godronnée, déchiquetée, recourbée, entortillée, crespée et ridée, à rebordements passementés. L'odeur est aussi admirable qu'innombrable : douce, forte, pesante, brusque, aiguë, punaise, sombre, endormie, vive, délicate, sèche, malfaisante, chancie, bâtarde..., amortie, pénétrante, fuyante, affadie, âcre, mortifiée..., attrempée, fade, sucrine, parfumante, aromatisante, qui sent le hâle, passée, subtile..., émoussée, noyée dans la pluie, éveillée... Les couleurs sont infinies... » p. 246, 247.
 
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grains de ses divers lexiques, il évoque en passant des traits do moeurs si pittoresques, que son encyclopédie se lit tout uniment comme un livre proprement dit. Mais les hommes de cette époque, enfants eux-mêmes, nous font toujours la grâce de nous traiter comme des enfants. Est-ce uniquement pour nous divertir, n'est-ce pas aussi pour mieux nous montrer les ressources que présente à l'écrivain ce vaste répertoire, je ne saurais dire ; quoi qu'il en soit les chapitres lexicographiques se trouvent périodiquement coupés par des morceaux de bravoure, descriptions ou récits d'une verve extraordinaire (1). Ce Larousse devient tour à tour un Walter Scott ou un Buffon ; Binet nous raconte une chasse à courre ou un duel à cheval », il célèbre lyriquement le moucheron ou le cheval, le miel et le citron (2). Hélas, que ne puis-je citer ici l'histoire du jeune roi des abeilles et de son escorte — ces petites gens ne sont que feu et colère qui vole » (3) ; la frénésie du rossignol défié par l'écho — « tout honteux il se jette dans le bois où il crève de rage » (4) ; et surtout la chasse gracieuse d'un lièvre charmé » (5). Ce dernier morceau, épique et bouffon, est un chef-d'oeuvre. Quand il n'écoute que son démon, quand il oublie sa préciosité et sa vulgarité coutumières, ce jésuite égale presque les meilleurs écrivains de son temps.
II. On pensera peut-être que pour un historien de la littérature et de la vie religieuse, je me montre bien frivole. Tréfilage de l'or, taille du diamant, galiotes et caravennes,
 
(1) A propos du cheval, Binet cite un long fragment de du Bartas. Rencontre significative. Il me parait certain en effet que la première Semaine a beaucoup impressionné et stimulé la plupart de nos descriptifs dévots.
(2) Pour le dire en passant, le citron occupait fort à cette date le monde lettré. Le président de Nesmond lui consacre toute une harangue.
(3) Essai..., p. 85.
(4) Ib., P. 75.
(5) Ib., p. 29. Sur le livre de Binet, cf. une note de M. Paul Godefroy (Rev. d'hist. litt. de la Fr., est.-déc., 1902, p. 640-5) et l'édition critique de l’éloquence française de Du Vair par M. Radouant, pp. 179-180.
 
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richesses de notre langue, qu'y a-t-il en effet de commun entre tout cela et la dévotion ? Rien, certes, mais précisément, qu'un religieux, qu'un maître de la vie spirituelle, non seulement s'occupe lui-même de ces objets que du point de vue céleste il doit regarder comme bagatelles, mais encore qu'il fasse profession d'y intéresser les autres, voilà, pour nous, une rencontre significative. Le prestige du P. Binet était considérable : devant un livre de lui, bibliothèques de couvents ou de presbytères s'ouvraient d'elles-mêmes. Le jésuite répandait ainsi, et, manifestement de propos délibéré, l'esprit encyclopédique de l'humanisme, dans ces milieux simples et retirés où le nom de Mersenne ou de Peiresc n'était pas connu. Saine et bienfaisante propagande. Quelques saintes parenthèses, jetées d'ici de là suffisaient à rassurer les âmes scrupuleuses, leur apprenant qu'il est beaucoup de voies pour aller à Dieu et que, même après la chute d'Adam, le monde reste une merveille. Cantique des créatures, des métiers, des jeux, de toutes les formes honnêtes de l'activité humaine, une douce et facile harmonie rapprochait le ciel et la terre. C'était bien ainsi que l'entendaient nos auteurs. L'antinomie apparente que nous signalons ne leur était pas moins sensible qu'à nous. Ils la relèvent souvent, mais pour passer outre avec une généreuse confiance. L'un des plus excellents parmi les encyclopédistes dévots, le P. Léon de Saint-Jean, provincial des Carmes réformés, auteur du Portrait de la sagesse universelle avec l'idée générale des sciences, écrit par exemple :
 
Dieu, par sa miséricorde, m'a fait la grâce il y a assez longtemps de mettre le gros et le détail des sciences, au nombre de toutes ces grandes vanités, dont le monde est rempli... Cette si grande variété et multiplicité me semblent un peu éloignées de cette chère Unité pour laquelle j'ai tant d'amour (1).
 
(1) Le Portrait de la Sagesse... A celui qui lit.
 
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C'était un mystique et il avait eu pour maître le fameux Jean de Saint-Simon. Il n'en publie pas moins coup sur coup une énorme encyclopédie latine en deux volumes, et un résumé français de cette oeuvre à l'usage des simples fidèles, particulièrement du sexe dévot. Pour le dire en passant, il estimait que « la distinction des sexes ne se trouve point dans les esprits », et que les femmes, plus faibles, plus délicates « à cause de cela même sont bien moins éloignées qu'elles ne pensent peut-être elles-mêmes, de l'étude des plus subtiles et de plus sublimes vérités » (1).
Pendant une même période, toutes les encyclopédies se ressemblent nécessairement plus ou moins. Il n'y a donc pas lieu de nous étendre plus longuement sur ce sujet qui nous conduirait à des diversions ou trop savantes ou trop peu sérieuses. Si toutefois je laissais dans l'ombre le plus universellement docte et le plus ingénu de nos encyclopédistes, les érudits me trouveraient sans excuse.
Dans un éclatant sonnet liminaire, bâti par un poète de ses amis, François Chevillard, curé de Saint-Germain d'Orléans, laisse comparer les quatre volumes de son encyclopédie à la création elle-même.
 
Ainsi de l'univers, l'Eternel est le père,
De ta plume féconde il en a fait la mère
Et comme il fit un grand, tu fais un petit tou .
 
(1) Préface. Ce livre a eu quelque succès. J'en connais plusieurs éditions. Il est touffu, lourd, mais intéressant. Léon a ses idées à lui sur tout, même sur l'orthographe. Il jure par Raymond Lulle. J'aurai du reste plusieurs fois l'occasion de citer d'autres ouvrages de lui. Ce n'était certainement pas le premier venu, même comme prédicateur, malgré de graves défauts. Au point de vue où je me place, le grand mérite du P. Léon est d’avoir vulgarisé Ies enseignements mystiques de Jean de Saint-Samson. Pour son portrait de la sagesse, je suis très porté à croire qu'il s'inspire plus d'une fois du livre de Binet. Orateur lui aussi, il annexe son encyclopédie à la rhétorique. Il veut apprendre aux prédicateurs à parler couramment de tout. Il importe de le rappeler, l'esprit oratoire joue, dans le développement de la littérature religieuse, le même rôle absorbant que l'esprit journalistique dans le développement de la littérature profane contemporaine. Lorsque les historiens de la chaire se bornent à étudier les sermons proprement dits, ils négligent ou la moitié ou les trois quarts de leur sujet.
 
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Le Petit-tout, tel est en effet le litre de cette oeuvre où l'on trouve un exposé de toutes les sciences imaginables : théologie, anatomie, physiologie, géographie, histoire naturelle, droit canon, histoire de l'Église et du monde connu (1). Malgré son ambition démesurée, ce je sais tout, bien que toujours plaisant, n'est presque pas ridicule. Il a beaucoup vu, beaucoup lu, et même beaucoup réfléchi. Condescendant comme ses pareils de ce temps-là, il dramatise son érudition. Le Petit-tout se présente à nous sous la forme d'un dialogue à trois personnages : Adelphe, le maître, Chevillard lui-même ; Egisthon, le disciple, yeux ronds et bouche bée; enfin l'opérateur dont on a parfois besoin, Clite.
 
— Comment est-il possible, seigneur Adelphe, que l'homme (Adam) ait pu pécher et se laisser tromper en cet état?
— La question est belle, Egisthon...
— Quel péché avait-il commis?...
— L'Angélique en compte beaucoup...
— Qui fut la femme de Caïn?
— Il fallut que ce fût sa soeur, Egisthon (2).
 
Ils vont ainsi, de ce pas tranquille, dans les jardins de . la connaissance ; on les accompagne sans le moindre ennui, avec moins de fatigue encore. Souvent assez prévues, les leçons d'Adelphe ne manquent pas de grâce. « L'ancolie, nous dit-il, est une fleur jolie. » «Les crapauds sont des grenouilles terrestres. » Egisthon, discret et ravi, n'en demande pas davantage. Du reste il a un peu l'air de tomber de la lune. Il n'a jamais entendu « le murmure obscur » que font entendre les chats lorsqu'on les flatte en leur « passant la main sur le dos ». Nous n'ignorions pas ce détail, mais la sérénité, l'humour inconscient
 
(1) Le Petit-tout a été publié en 1664, niais il a été vécu, si j'ose dire, pendant l'époque qui nous intéresse. De toutes façons, il est à nous car Chevillard est assurément beaucoup moins moderne, beaucoup plus retardataire que Binet.
(2) Petit-tout. J'ai perdu la référence et n'ai plus sous la nain ce livre rarissime. Ce passage est dans un des premiers chapitres de la IIIe partie.
 
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d'Adolphe nous mettent en joie. On songe aux mille découvertes qui ont fait de la vie de ce digne homme une longue extase.
 
Je ne sais pas si tout ce qu'on... dit (des éléphants) est véritable, mais je sais fort bien que j'en ai vu, moi et plusieurs autres de la ville d'Orléans. On y en amena deux en divers temps, dont le dernier prenant une enseigne avec sa trompe la faisait voltiger adroitement autour de son corps; puis, prenant une épée, s'en escrimait contre son maître avec autant d'adresse que si c'eût été un maître de salle. On montait librement tantôt sur son oreille et tantôt sur sa trompe..., il frappait du pied contre terre autant de coups que son gomite en désirait (1).
 
C'est un homme prudent et qui n'affirme rien à l'aventure. Non pas qu'il méprise les légendes, mais, comme il dit fréquemment, il « s'en rapporte ». Heureux état d'esprit qui nous est devenu plus difficile. Il croit et ne croit pas tout ensemble aux belles histoires de Pline, « ce grand
secrétaire de la nature », à la magie, à la chiromancie, à l'astrologie judiciaire. Il ne demande qu'à s'émerveiller. Le voici dans la salle de dissection.
 
Entrez, Egisthon, dans ce cabinet; considérez ces deux corps par dehors attentivement, auparavant qu'ils soient ouverts ; ne vous offensez pas de voir ces nudités ; s'il y a quelque chose de honteux, ce n'est pas la nature qui l'a fait, c'est le péché.
Prenez garde, Egisthon, que toutes ces parties tiennent de la figure ronde... admirez cette face... peu de poils sur le corps.
 
Suit un hymne à l'excellence du corps humain. « Lui seul se peut asseoir! » Clite est de la fête avec son scalpel. Clite, ouvrez-moi ce ventre et faites adroitement » ; Clite, coupez ce péritoine depuis le haut, jusques en bas» ; Clite, ouvrez le scrotum » ; « Clite, rasez ce poil ».
 
(1) Petit-tout, II, p. 131.
 
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Cependant, Egisthon, gagné à l'enthousiasme de son maître, va de découvertes en découvertes.
 
            — Intestins et boyaux, c'est donc la même chose, seigneur Adelphe?
— Oui, Egisthon.
— Que la nature est merveilleuse, seigneur Adelphe !
— Ce n'est rien encore, Egisthon, voici... le foie... Clite, ouvrez cette femme! (1)
 
 
N'ayant jamais ouvert personne, je ne puis juger de la science anatomique de François Chevillard. Que nous importe! Le beau est de voir ce prêtre, visiblement très pieux et qui s'intéresse passionnément à tant de choses, au corps humain, aux bêtes de l'Arche de Noé, à la danse des derviches, à d'impossibles histoires de chasse que lui a contées un Münchausen « de Guyenne », aux cantiques de la Bible qu'il traduit en vers, aux « maladies du poil », à la théologie de la grâce — il était fervent moliniste ; — à « la marche du grand Seigneur allant en public » ; — un chapitre là-dessus, — en un mot à tout. — Curiosité enfantine ou sérieuse que nous rencontrons chez tous nos amis de cette époque et qui ne gênait aucunement leur ascension mystique (2). Avant d'entrer dans les ordres, le futur P. de Condren avait écrit force traités sur « les secrets de la nature ». Dès sa jeunesse, nous raconte le biographe de ce grand spirituel, « il apprit par la seule conférence avec un excellent homme de ses parents, l'art et les secrets de la chimie et s'y perfectionna tellement avec le temps, par
 
(1) Petit-tout, II, 3-62.
(2) On trouverait dans le Petit-tout quelques remarques vraiment curieuses. Chevillard se demande par exemple si les plantes n'auraient pas s une espèce de sentiment ». Moins évocateur que Binet, il nous aide pourtant à ressusciter la France de l'ancien régime. Il m'a appris, entre autres choses, que la chasse au furet était alors « rigoureusement défendue ». Il proteste contre l'abandon e des anciens motets » et contre les « branles, gigues et sarabandes » qu'on joue dans les églises. Je n'ai rien dit de son mérite d'écrivain qui n'est pas toujours médiocre. Il a quelques bons croquis d'animaux. Enfin on peut lire avec profit ses remarques sur la controverse protestante et sur les cérémonies de l'Eglise.
 
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l'entretien qu'il eut avec diverses personnes très curieuses qui le recherchaient, que, sans avoir mis la main au charbon ni au fourneau, il a connu les plus grandes raretés de cette philosophie. Je lui ai ouï dire que si la pierre philosophale était possible, il croyait savoir le moyen de la faire » (1). Ainsi tous les chemins de l'humanisme dévot conduisent au mysticisme. Telle devrait être, à mon sens, la haute conclusion du présent volume. « Ces bons esprits sont si épurés et si démêlés de la terre, écrit le P. Hilarion de Coste dans sa vie du P. Mersenne, et ont les yeux si nets et si brillants qu'ils s'enflamment par la moindre amorce à la méditation des choses du ciel et à l'amour de Dieu (2). » Quoi de plus simple et de plus logique ! « La présence de Dieu dans une créature quelque peu considérable qu'elle soit en elle-même, l'oblige (le mystique) à la considérer et à se comporter envers elle avec modestie et à ne la regarder qu'avec respect, à ne la toucher qu'avec révérence et à ne lui être point fâcheux de peur de l'être à Dieu..., mais plutôt à lui être doux et bénin, croyant que tout ce qu'elle est, ou pour lui ou contre lui, elle l'est de la part de Dieu et que Dieu agit véritablement en elle et par elles. »
A côté des encyclopédistes, je devrais citer ici les auteurs dévots qui se sont appliqués, et dans un esprit dévot, à l'étude de quelque science particulière, mais leur nombre est infini. J'indiquerai seulement deux traités de
 
(1) Amelote, Vie du P. de Condren, pp. 465, 466. L'auteur ajoute ces plaisants détails. « Je lui demandai en riant pourquoi donc il ne la faisait pas (la pierre philosophale), à quoi il me répondit des choses dignes de sa piété et de son esprit. Que si elle était faisable, infailliblement Adam l'avait sue, mais qu'il avait mieux aimé faire pénitence durant l'espace de neuf cent trente ans... Je crois, disait-il, que si elle n'est pas une pure imagination, Salomon ne l'a pas ignorée. »
(2) La vie du R. P. Marin Mersenne..., p. 103. Mersenne chantait souvent le verset : Omnis spiritus laudet Dominum (cf. ibid., p. 101). Comme il ne manquait pas de subtilité, j'imagine qu'il sanctifiait par cette « aspiration », ses grands travaux sur la musique.
(3) L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien..., par le R. P. Timothée de Régnier..., p. 97, 98.
 
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politique Les politiques chrétiennes d'E. Molinier (1647) et La véritable politique du prince chrétien, du jésuite Mugnier (1647). Ce que fait Molinier n'est jamais banal (1) ; le livre de Mugnier est plus médiocre (2). Il se laisse lire néanmoins et tous deux nous rappellent que saint Pierre Fourier lui-même rédigea, pour un gentilhomme de ses amis, le manuel de l'ambassadeur chrétien (3).
 
(1) Ses chapitres sur l'éloquence, notamment celui de la fausse éloquence de ce temps, sont tout à fait curieux.
(2) En revanche, le frontispice, dessiné et gravé par Boulanger, est des plus intéressants. Le livre étant dédié au jeune vainqueur de Rocroy, et continuant le panégyrique de Henri de Bourbon, modèle du prince chrétien, l'artiste montre à sa façon, que le prince de Condé est et sera la vive image de son père.
(3)Cf. le texte de cette oeuvre dans la vie du saint par Bedel, pp. 298-313.

CHAPITRE V LE ROMAN DÉVOT (1)
 
I. Charles Perrault et Camus. — L'art de conter. — Le départ d'un cadet de Gascogne. — Virgile. — Rigault et Sainte-Beuve. — Il n'est pas vrai que rien des romans de Camus « n'a jamais eu vie ».
 
II. Camus écrit ses romans, avant tout, pour le plaisir du lecteur. — Et pour le sien propre. — Que ceux qui « ne sont bons qu'à l'Eglise » ne doivent ni ne peuvent écrire de romans. — Camus et les moeurs des divers pays. — Son Espagne. — Son Italie. — Les dames de Gênes. — La contrainte italienne et la liberté française. — Nos provinces : Normandie ; Gascogne. — Le prêtre et le parisien. — La chaste Suzanne. — La piété dans les romans de Camus. — Deux parisiennes sous la pluie. — Les ressorts mystiques. — Les citations poétiques.
 
III. Les romans de Camus sont des « méditations historiques ». — Il n'invente presque rien. — Un Tallemant ingénu. — La Pieuse Julie et la baronne de Veuilly.
 
IV. Les morales des romans de Camus. — Peintures et critiques des moeurs du temps. — Indulgence foncière de l'évêque-romancier. — Des amourettes. — L'amour naissant. — L'amour honnête. — Palombe. — Théorie platonicienne de l'amour. — Innocence des romans de Camus.
 
I. « Dans ce temps, écrit Perrault — l'insigne Perrault des Contes, des Mémoires et des Hommes illustres, — les romans vinrent fort à la mode, ce qui commença par celui de l'Astrée, dont la beauté fit les délices et la folie de toute la France, et même des pays étrangers les plus éloignés. L'évêque de Belley, ayant considéré que cette lecture était un obstacle au progrès de l'amour de Dieu dans les âmes, mais ayant considéré en même temps qu'il était comme impossible de détourner les jeunes gens d'un
 
(1) Sur les origines du roman dévot, cf. quelques indications dans l'Histoire du roman sentimental avant l'Astrée par M. G. REYNIER, p. 353, 354. — Je me borne au seul Camus qui est de beaucoup le plus intéressant de tous ces auteurs et qui a eu le plus d'influence.
 
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amusement si agréable et si conforme aux inclinations de leur age, il chercha les moyens de faire diversion en composant des histoires où il y eût de l'amour, et qui par là se fissent lire ; mais qui élevassent insensiblement le coeur à Dieu par les sentiments de piété qu'il y insérait adroitement, et par les catastrophes chrétiennes de toutes leurs aventures : car toujours (lisez : souvent) l'un ou l'autre des amants, ou tous les deux ensemble, ayant considéré le néant des choses du monde, la malice des hommes, le péril que l'on court sans cesse de son salut en marchant dans les voies du siècle, prenaient la résolution de se donner entièrement à Dieu, en renonçant à toutes choses et en embrassant la vie religieuse. Ce fut un heureux artifice que son ardente charité, qui le rendait tout à tous, lui fit inventer et mettre heureusement en oeuvre; car ses livres passèrent dans les mains de tout le monde, et comme ils étaient pleins non seulement d'incidents fort agréables, mais de bonnes maximes très utiles pour la conduite de la vie, ils firent un fruit très considérable, et furent comme une espèce de contre-poison à la lecture des romans (1). » On ne devrait jamais citer ces hommes du grand siècle. Ils sont décourageants. Ils disent tout et parfaitement, allant droit aux définitions essentielles. Ce que nous avons ajouté depuis à leur plénitude semble presque vain auprès de cette sagesse lumineuse et de ces formules définitives. Aussi devrais-je m'en tenir à cette page, si Camus ne nous intéressait ici pour des raisons particulières dont Perrault n'avait pas à s'occuper. Il est oublié. Nous n'avons pas l'ambition de le remettre à la mode, un meilleur que nous, Hippolyte Rigault, ayant échoué dans une semblable entreprise. Il y a prescription. Ceux qui sont morts sont morts. Goethe lui-même ne nous imposera pas du Bartas. Mais quelque jugement que l'on porte aujourd'hui sur l'évêque romancier,
 
(1) Les hommes illustres, Camus.
 
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celui-ci n'en reste pas moins le d'Urfé, ou plutôt, le Walter Scott de l'humanisme dévot. A ce titre nous ne lui refuserons pas notre attention, assurés du reste que le moins grave de nos lecteurs visitera sans trop d'ennui ces ruines pittoresques et parfois assez touchantes.
Même pour un romancier, il a prodigieusement écrit. Agathonphile ; Élise ; Dorothée ; Alexis ; Spiridion ; Parthénice; Alcime; Palombe; Damaris, histoire allemande; Hyacinthe, histoire catalane; Régale, histoire belgique; La Tour des miroirs... la simple liste de ses romans tiendrait plusieurs pages : celle de ses nouvelles — Spectacles d'horreur ; Pentagone historique; Événements singuliers; Divertissements historiques — n'en finirait pas. Le lire d'un bout à l'autre, passerait les forces humaines. Non pas qu'il soit à proprement parler ce qui s'appelle ennuyeux. Je viens de reprendre les soixante nouvelles de ses Événements singuliers. Tel moderne, qu'on place haut, ne résisterait pas à cette épreuve. Il a, comme Ourliac, comme Edmond About et comme Assollant, ce don chétif qui fait les conteurs et que la capricieuse nature a
refusé à de plus grands hommes.
 
Hellénin... n'ayant de ses parents que l'honneur d'être sorti de bonne et ancienne race, sortit de leur maison, à l'âge de quinze ou seize ans, avec une épée au côté, un bidet sous les jambes, vingt écus dans sa bourse et une lettre de recommandation à Paris pour trouver une place au régiment des gardes de Henri III. Ayant si bien ménagé ce peu qu'il avait qu'il gagna cette grande ville sans mettre pied à terre, la vente de son bidet lui donna le moyen d'y faire quelque peu de séjour, jusques à ce qu'il eût vu éclore l'effet de sa lettre par une arquebuse qu'un capitaine des gardes lui donna en sa compagnie. Comme il était de bonne mine, d'esprit accort et d'humeur complaisante, il se fit aimer par ses compagnons et affectionner par ses chefs qui d'ailleurs sachant sa maison et désireux d'acquérir en lui quelque obligation sur ses parents, eurent un soin particulier de le bien dresser en l'art militaire, qui est celui de tuer des hommes bien à propos, et, comme
 
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ils disent, en gens de bien et vaillamment... Le commencement du règne de Henri III fut aussi joyeux et paisible que la fin en fut sanglante et funeste. Il semblait, après les tragédies dont la France avait été le théâtre du temps de son prédécesseur, que le siècle d'or nous fût venu revoir. Les jeux, les pompes, la danse et toute sorte de délices étaient les occupations de l'oisiveté de la Cour. Bien plus, c'est que les délices s'étaient glissées dans la dévotion et la piété à la mode était délicieuse. Notre cadet (1)...
 
Ne dirait-on pas le début des Trois Mousquetaires? Il continue de ce joli ton qui est, si je ne m'abuse, le ton français. Préférez-vous une allure plus imposante, Camus sait Virgile par coeur. Voici qui ferait bien dans une épopée.
 
Représentez-vous une aigle royale qui vient fondre sur une troupe de hérons, branchés ou pêchant sur le courant d'un fleuve. L'un se plonge dans l'eau, l'autre se tapit dans les roseaux, l'autre gagne le creux d'un arbre, celui-là se sauve dans un tas de pierres, celui-ci en des halliers, l'autre fend l'air d'une plume plus vite que le vent. Cet assaut étant passé, et l'aigle ayant repris le haut de l'air, ils se rassemblent et par un doux murmure semblent se communiquer la peur qu'ils ont eue. Tel était le concert des juges et du peuple (2).
 
Je n'aurais que trop de plaisir à prolonger ces remarques qui ne sont pas de notre sujet. Quand on s'attache à un auteur oublié, on finit toujours par le célébrer plus qu'il ne convient. Ainsi l'entomologiste qu'émerveille le plus modeste de ses scarabées. Il le voit joli comme un papillon. Semblable aventure arriva sous l'empire, à un écrivain qui passait alors pour l'atticisme fait homme. Hippolyte Rigault, cet enfant sublime de la Sorbonne et des Débats, ayant parcouru quelques romans de l'évêque de Belley, se laissa prendre à cet aimable génie qui avait déjà séduit les bons esprits du temps de Louis XIII, Naudé par exemple. Il écrivit sur Camus une longue étude très affectueuse;
 
(1) Hellénin..., p. 21..24.
(2) Roselis..., p. 522.
 
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il publia même un de ses romans : Palombe ou la femme honorable. Brunetière, éditant une chanson de geste, n'aurait pas déployé une audace plus imprévue. Rigault avait sa réputation à ménager; il craignait de paraître dupe; il faisait donc les réserves d'usage et trouvait pour cela des mots charmants. Camus, disait-il ainsi, « a quelquefois une manière fine et discrète d'indiquer les situations délicates qu'on prendrait facilement pour du goût: par exemple, dans la scène de la déclaration de Fulgent à Glaphire » (1). On voit le professeur, craignant de trop s'engager.
Il est gagné toutefois et plus qu'il ne veut le dire. Mal lui en prit. Sainte-Beuve, l'homme aux boiteuses et sûres vengeances — retro antecedentem... — quand il jugea le moment venu, fondit sur Rigault et l'étrangla dans une de ses notes prudemment féroces. « C'est, dit-il, une erreur de goût, ou un jeu par trop artificiel, de prétendre faire quelque chose de rien, de croire qu'on peut ressusciter ce qui n'a jamais eu vie (2). » En ces matières, ce que dit Sainte-Beuve est toujours très grave. Ses rancunes mêmes aiguisent sa clairvoyance au lieu de l'obscurcir. J'ose croire néanmoins que pour une fois, il se trompait. Exalté par des amis trop complaisants, rival possible, Rigault lui faisait peut-être ombrage. Je le dis sans joie, mais avec Sainte-Beuve, il faut parfois descendre à examiner ces fâcheux dessous. Son coeur était moins droit et moins noble que sa raison magnifique. Du reste, il détestait Camus qu'il ne connaissait que par ouï-dire, mais que le jansénisme avait maudit. Soutenir que dans les romans de l'évêque de Belley, rien « n'a jamais eu vie », c'est, à mon sens, nier la lumière du jour. Et quand cela serait vrai, nous ne savions pas l'auteur du Port-Royal et des Lundis si méprisant
 
(1) Palombe, p. XXXV. Cette introduction de Rigault est excellente presque de tous points. Mais j'ai beau le relire, j'ai peine à comprendre qu'il ait passé de son temps pour une des plus jolies plumes de France.
(2) Port-Royal, I, p. 242.
 
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pour les minores. A ne voir en lui que l'écrivain, Camus est beaucoup moins près du néant que Duguet, que M. Hamon, que tous les Arnaulds du monde, le grand excepté.
II. Le roman est avant tout, s'il n'est pas uniquement, une oeuvre divertissante. Camus l'entend bien de la sorte. Il ne prend pas les airs que l'on pourrait croire, il prêche moins que nombre de modernes; souvent, il oublie de moraliser. Son but principal est d'offrir au lecteur, et de s'offrir à lui-même une récréation honnête. Conter pour conter lui est un sensible plaisir.
 
Durant les jours caniculaires, écrit-il dans son livre de Darie, je prenais un peu d'air en cette belle maison de X... et je trompais les chaleurs des après-dînées à tracer (cette histoire) par forme de divertissement, sans autre dessein que de tuer l'importunité de ces ardeurs immodérées... Tant de cahiers se sont insensiblement amoncelés que l'on en ferait un juste livre. Je charmais ainsi mon loisir, amusé de la douceur de ce genre d'écrire que certes je trouve friand et qui m'a laissé dans le coeur l'aiguillon du désir de m'y remettre sur quelque autre histoire ancienne (1).
 
Cette belle humeur de l'ouvrier se communique naturellement à l'oeuvre elle-même. Trés sérieux, nous l'avons vu , dans ses traités spirituels , l'évêque-romancier se promet bien d'éviter « le sauvage... le farouche et le rébarbatif » de « messieurs nos maîtres » de Sorbonne et des « pères révérends », de ceux, dit-il assez cavalièrement, qui « ne sont bons qu'à l'Eglise ». Le moyen, dit-il encore, que ces pesants personnages écrivent des romans dignes de ce nom? « La joie marche rarement à leurs côtés, le ris les fuit et les mignardises les abandonnent... (Ils) ont sous des fronts de Caton, des sourcils d'Aristarque et des yeux d'Héraclite. » Nulle souplesse, nul entregent. Eh ! que peuvent-ils connaître « des affaires du
 
(1) La Mémoire de Darie..., p. 472.
 
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monde », quelle figure feraient-ils « dedans une salle, dans un cabinet et en la conversation des personnes mondaines? » « Ils ne savent pas l'air du bureau, ni le goût de la cité, ni les moyens de plaire à tant de palais malades. » Et puis leur style, abstrait, frotté de latin, comment passerait-il « sous la lime d'un cabinet et sous la censure des esprits délicats que produit notre siècle » (1) ? D'un mot, très bien né lui-même, il écrit pour ses pareils et il emploie en toute liberté la langue des honnêtes gens.
Aussi bien, si d'une manière ou d'une autre, de près ou de loin, per fas et nefas, les innombrables intrigues de Camus arrivent toujours, comme dit Perrault, à « une catastrophe chrétienne », tant s'en faut que leur auteur s'emprisonne dans les sujets religieux. « Le grand champ du monde » lui appartient (2) « Chose légère », — ce qui n'a jamais voulu dire frivole, — curieux, chargé de malice, grand observateur, les objets les plus divers l'intéressent, l'amusent ou le passionnent. Ainsi, pour n'en donner qu'un exemple d'ailleurs assez piquant, il ne manque jamais l'occasion d'exprimer en quelques traits l'image d'une nation ou d'une province (3). « Le théâtre naturel de ces belles histoires, dit Rigault, c'est l'Espagne, c'est l'Italie; une Espagne et une Italie comme celles de M. de Musset, où il n'y a ni gouvernement ni police. » Autant de mots, presque autant d'erreurs. Aussi bien que les pays latins, Camus semble avoir parcouru les Flandres et l'Allemagne où il a placé plusieurs de ses romans ou de ses nouvelles. A-t-il vu tous ces pays-là de ses yeux, je ne le crois pas, mais il les connaît. Il met le français au-dessus le tout mais il marque une certaine sympathie pour la
 
(1) La pieuse Julie, p. 557, 558.
(2) Préface des Événements singuliers.
(3) Il est même documenté sur telles particularités — plus qu'innocentes mais un peu spéciales — des moeurs germaniques des premiers jours de leur lune de miel) — qu'il aurait pu décrire avec moins de complaisance. Il voyait là sans doute un lointain souvenir du livre de Tobie. Cf. Événements singuliers, II, 42.
 
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simplicité germanique. « La nation allemande, écrit-il, est franche, et a le coeur aussi rond que l'estomac (1). »
 
Pour dire la vérité, sans offenser la nation — écrit-il encore et que M. Barrès lui pardonne ! — ce bon Austrasien tenant un peu plus de l'allemand que du français, était fort éloigné de cette gaillardise et politesse qui prennent les filles par les yeux... il n'était pas des plus agréables, ni de mine fort attrayante. Toutefois sa fidélité et son ardeur devaient couvrir tous ses défauts et si cette fille eût été bien judicieuse, elle eût connu qu'il n'est rien sous le ciel qui soit comparable à une âme constante en son affection (2).
 
Ailleurs il nous apprend qu'
 
en Allemagne, la profession de tenir hôtellerie est autant honorable qu'elle est peu considérée en France, et presque vile et servile en Italie et en Espagne. Il y a des personnes de qualité, même des nobles, qui s'en mêlent et qui la conduisent avec tant de gravité et de courtoisie que les voyageurs se louent pour l'ordinaire de leur traitement (2).
 
Pour l'Espagne, je ne sais pas non plus s'il y est allé. Du moins l'a-t-il étudiée dans les nouvelles de Cervantes, lequel était sans doute mieux renseigné qu'Alfred de Musset sur « le gouvernement et la police » de cette nation. « Ayant lu (ces nouvelles), dit-il, j'ai trouvé cet esprit fort grand en ces petites choses, un homme du monde et railleur et qui étale proprement et fait bien valoir sa marchandise (4). » Il reste vrai néanmoins que son Espagne est un peu cornélienne, sinon romantique. En revanche, l'Italie a peu de secrets pour lui. Il avait fait incognito, et
peut-être à pied, le pèlerinage de Lorette. Il a bien vu Rome, où l'ont conduit tantôt la route de Milan et de Florence, tantôt celle de Pise ou de Sienne. Chemin faisant,
 
(1) Les événements singuliers, II, 41.
(2) Ib., II, 208.
(3) Ib., II, p. 431.
(4) Préface des Événements singuliers.
 
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il a regardé de tous ses yeux, écouté de toutes ses oreilles. Somme toute, soit patriotisme, soit pour une autre raison, il a peu de sympathie pour les Italiens, Génois et Génoises surtout lui sont en horreur :
 
Etant donc en cette superbe ville de Gênes où les personnes sont si fines et si rusées, ce ne fut pas grande merveille s'il (Maximin, un provençal) y fut aisément abusé. Vraiment c'était bien à un jeune homme de commencer son trafic par la rivière de Gênes... Son commerce était avec les dames, et quelles dames! je le laisse à deviner à celui qui a vu la contrée (1).
 
A vingt reprises, il remarque que « jouer des prunelles » est un : langage fort intelligible en Italie » (2), S'il aime Sienne, c'est parce que cette ville est plus franche, « tenant encore quelque chose de cette liberté française que les Siennois n'ont pas tout à fait oubliée » (3).
 
Celles qui sont nourries sous la liberté de l'air français, dit-il encore, sont beaucoup plus difficiles à pervertir, que celles qui sont élevées dans les contraintes de delà les monts. Car là le moindre signe est un engagement absolu et une paction expresse ; mais parmi nous les muguetteries, les cajoleries et même les présents sont des vagues contre des rochers (4).
 
Qui ne l'aimerait, lorsqu'il parle ainsi ! On redoutait un prédicateur et on trouve un galant homme. Enfin, pour négliger mille observations du même genre, Rome elle-même ne trouve pas tout à fait grâce aux yeux de Camus, Rome « la grande cité, à qui le séjour de Sa Sainteté, la multitude des corps saints donne le nom de sainte, plutôt que les moeurs de ceux dont elle est habitée » (5).
 
(1) Les événements singuliers, I, 64.
(2) Ib., II, 242.
(3) Ib., II, 24I.
(4) Ib., I, p. 276-
(5) Ib., II, p. 249. Cf. Ib., I, 164, de curieuses observations sur la paresse italienne.
 
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Toute la France lui est précieuse, Paris d'abord, puis chacune de nos provinces.
 
Il n'y a rien de si contraire à l'humeur de notre air que la contrainte et l'esclavage. Sous notre ciel, nous respirons un air plus franc et où comme la bonne foi est plus grande, la défiance est moindre (1).
 
Ayant beaucoup vécu en Normandie, il a peut-être une prédilection pour
 
cette contrée de notre Gaule que l'on tient communément pour le pays où habite la sapience et où le septentrion rend l'air si subtil qu'il passe jusques aux esprits des habitants, lesquels sont extrêmement fins, déliés et accorts en leur conduite. Vous jugez bien que je parle de la Neustrie (2).
 
Languedoc et Gascogne l'amusent prodigieusement. Un cadet de cette dernière province ayant été réduit à l'hôpital, le père de ce malheureux, nous dit Camus, « ne pouvait faire entrer cela en sa créance, car la vanité naturelle du climat y résistait avec opiniâtreté » (3).
 
Les Provinces de la France qui ôtent tout aux cadets pour revêtir les aînés, en envoient (à la Cour) des flottes et des caravanes entières. Principalement la Guyenne, aussi fertile en cadets que les cadets sont riches en courage. Aussi est-ce tout leur bien, si vous y ajoutez la cape et l'épée. Chacun sait la gentille humeur de cette nation et comme elle ne s'abat jamais sous les disgrâces de la fortune. Ceux qui n'ont point de noblesse ont le coeur si bon qu'ils veulent passer pour gentilshommes, et ceux qui en ont la poussent dans une si reculée antiquité, qu'ils comptent toujours des rois entre leurs ancêtres et croient ne devoir céder à personne ni en sang ni en rang, au reste désireux de parvenir et de paraître artisans de leur fortune, ardents à l'avancer, hardis à se pousser, croyant que c'est là le vrai soin d'un homme raisonnable et que celui qui
 
(1) Les événements singuliers, II, 499.
(2) Ib., II, 29.
(3) Hellénin, p. 101.
 
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le néglige ne mérite pas d'avoir accès parmi les honnêtes gens (1).
 
Avouons qu'il sait son métier. Il a le bel entrain du style mousquetaire mais tempéré par une distinction, une élégance qui lui est propre. Plus mêlé, plus verbeux que Sorel ou que l'auteur du Roman comique, mais combien plus délicat! Assurément de tels passages, et tant d'autres que je n'ai pas le droit de citer ici, ne risquaient pas d'effaroucher les mondains qui n'ouvrent ce genre de livre que pour leur plaisir. On peut tuer le temps en moins aimable compagnie et je crains plutôt que de l'autre côté, l'on ne se demande avec inquiétude ce que viennent faire dans un roman dévot ces malices caressantes et ces curiosités profanes. Mais quoi, l'évêque de Belley n'a-t-il pas dit qu'il se proposait de nous divertir? Imagine-t-on qu'il y ait deux manières, l'une ecclésiastique, l'autre civile d'arriver à cette fin ? Du moins le verra-t-on changer d'allure, passer le surplis et l'étole, lorsqu'il touche enfin au plus religieux de ses histoires, par exemple, aux péripéties intérieures d'une vocation. Non encore, ou si peu que rien. Il se rappelle toujours, et sans effort, qu'il est dans un salon et non pas dans une église. Si d'aventure le prêtre esquisse un geste solennel, le parisien se montre aussitôt et inversement, le prêtre achève, efface par un pur cantique les indiscrétions ou les maladresses trop libres que l'autre vient d'amorcer. Je veux donner de ceci une preuve un peu singulière mais tout ingénue. Camus s'attache si fort à ces personnages que, malheureux ou fortunés, il n'a plus la force de les abandonner, même quand sa présence
 
(1) Hellénin, p. 20, 21. Il dit ailleurs (Ibid., p. 44) que la harpe est un « exercice merveilleux aux mains d'un gascon ». Que ne puis-je indiquer une foule de remarques du même genre. « Il n'en est pas des demoiselles du Languedoc, comme de celles de France, abattues dans la délicatesse, ce climat leur donnant une mâle vigueur, qui les porte souvent à des exercices de la chasse et de la guerre, qui les font paraître amazones.» Lus événements singuliers, II, 197, etc., etc.
 
 
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menace de gêner le lecteur aussi bien que les héros. C'est ainsi qu'ayant béni le mariage de Roselis (la Suzanne de la Bible) et de Joachim, et ayant accompagné l'heureux couple jusqu'au seuil de leur palais, il prolonge ses adieux et ses voeux un peu plus qu'on ne voudrait.
 
Mais il est temps que nous nous retirions et que nous laissions en paix la chaste Roselis dans le palais de son époux. Elle s'éjouira en Dieu et en lui, et lui en Dieu et elle ; ils vont prier ensemble, comme Isaac et Rebecca. O Hymen, c'est ici que tu attaches un ruban vermeil sur mes lèvres et que tu voiles beaucoup de choses à mon esprit, volant à ce discours plusieurs considérations qui le pourraient autant adoucir qu'enrichir... Laissons Roselis à Joachim et Joachim à Roselis. Jouissez, pair sans pair, de la possession de vous-mêmes. Dormez et reposez tranquillement en Dieu, en ce Dieu qui vous chérit si tendrement qu'il ne vaut pas qu'on vous réveille (1).
 
Il est tellement pur et naïf que sa gaucherie nous laisse elle-même sous une impression fraîche et pieuse.
Il s'est trouvé néanmoins de nos jours des esprits mal faits pour reprocher amèrement au pauvre Camus ce qu'ils appellent l'indécence de ses peintures. Calomnie ridicule.
Pour ma part, ce que j'ai trouvé chez lui de plus vif est bien innocent. « Tout est net aux personnes nettes, disait-il lui-même après saint Paul, tout est souillé aux personnes immondes (2). »
Le gentilhomme aux propos légers et piquants, l'artiste
 
(1) Roselis, p. 613.
(2) Quoi qu'on lui reproche aujourd'hui, Camus n'a d'ailleurs pour se défendre invinciblement qu'à rappeler le nombre et la qualité de ses lecteurs. S'il avait scandalisé, si peu que ce fût, ses contemporains, François de Sales l'aurait-il approuvé, la censure n'aurait-elle pas arrêté ce scandale ? Camus lui-même que nous savons si timoré, n'aurait-il pas brisé sa plume de romancier, au premier avertissement que n'aurait pas manqué de lui donner ou François de Sales, ou tel autre ami ? Sauf quelques pamphlétaires, personne n'a même songé à protester. « N'oublions pas, dit à ce propos le sage Rigault, qu'en matière de décence dans le langage, il n'y a de bons juges que les contemporains : quand ils ne se sentent pas blessés, c'est qu'il n'y a pas de blessure. La langue ne peut être soumise à une sorte de chasteté rétrospective qui condamne dans le passé ce qui ne serait pas excusable dans le présent. Nous ne pouvons exiger que nos pères aient été aussi raffinés que nous. » Palombe, p. XXXII. Ainsi, un évêque d'aujourd'hui n'écrirait pas comme Camus : « Lampsaque avait sur le front d'autres rayons que ceux de Moyse ». (Les événements singuliers, II, p. 57.)
 
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avec ses couleurs et ses jeux de plume, le prêtre, avec sa foi, sa ferveur, son zèle, tous ces personnages n'en font qu'un dans le roman de Camus. Effusions pieuses et saillies spirituelles, élévations morales ou théologiques et observations malicieuses, s'entrecroisent, s'appellent, se rejoignent sous sa plume et c'est là peut-être le plus haut mérite de l'évêque romancier. Comme cette remarque est importante, on me permettra de l'appuyer une fois pour toutes sur une citation un peu longue niais qui me paraît savoureuse, ou du moins tout à fait caractéristique. Je l'emprunte au meilleur peut-être des romans de Camus, à la Pieuse Julie. Julie est une jeune veuve hésitante et timide qui rêve d'entrer au couvent. Autour d'elle, sa soeur Diane et son beau-frère montent jalousement la garde, favorisant de tout leur pouvoir les projets amoureux d'un gentilhomme, Montange, qui s'est follement épris de Julie. Celle-ci n'a pour elle et dans son secret qu'une de ses suivantes, Secondine, désireuse, elle aussi, de quitter le monde. Un même cloître, Sainte-Elisabeth, les attend l'une et l'autre et elles épient « l'occasion de se sauver de l'Egypte en fuyant et par surprise ; car de s'en retirer autrement, il y avait de l'impossibilité... mille aguets, tous les serviteurs et les servantes aux écoutes, sentinelles partout ». Miracle! Lorsque Julie « y pensait le moins, la voilà en sauveté par le trait d'une inspiration soudaine ». En effet, le jour de l'anniversaire de sa belle-mère étant arrivé, Julie se rend pour cette cérémonie à l'église des Cordeliers. Secondine l'accompagne, et une autre fille qui bientôt « ennuyée de la longueur de l'office... demande permission à Julie pour aller à quelque sien négoce ». N'oublions pas de dire qu'il pleuvait fort ce matin-là. Grande ferveur pendant cette messe. « L'office achevé et midi approchant, il était temps de faire la
 
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retraite »... Arrêté sans doute par l'orage, le carrosse n'est pas encore là. Pendant que le petit laquais court le chercher,
 
O activité de l'esprit de Dieu... voici arriver la bienheureuse inspiration, ce moment duquel dépend l'éternité... L'esprit de Dieu... s'empare du coeur de Julie, et lui fait voir en un clin d'oeil que c'était là le temps destiné à sa délivrance... Sans consulter autrement, elle prend cette occasion aux cheveux, et étant avec Secondine, sous le portail, attendant la venue du carrosse : « Ma chère amie, lui dit-elle, pourrions-nous espérer une plus favorable occurrence pour la fuite que nous projetons il y a tant de jours?.. Votre compagne et mon autre femme de chambre se sont écartées pour divers sujets, ce petit émerillon de laquais n'y est pas, le carrosse ne paraît point...
 
Secondine y pensait de son côté. Les voilà parties sous la pluie battante et Camus sur leurs talons. A lui maintenant :
 
Je prie le lecteur, principalement s'il a... séjourné quelque temps en cette grande ville, hors de laquelle tout le reste du monde est un exil, de se représenter un grand lavage de pluie... Alors, de tous côtés, par les gouttières qui pendent sur les rues, se répandent comme des torrents d'eaux qui changent les ruisseaux en de petites rivières. Et parce que la situation de cette cité est trop plate, la pente en est si molle que les aux qui tombent du ciel sont aisées à se ramasser, et difficiles à écouler. Alors, les carrosses sont de saison... car, quant à ceux qui sont à pied, l'impossibilité de tirer chemin les oblige... à la retraite dans les maisons, jusques à ce que ces petits torrents aient désenflé leur orgueil. Nonobstant toutes ces difficultés, comme si Julie et Secondine eussent marché sur les eaux, elles se mettent en la voie sans autre guide que de la belle étoile de l'inspiration qui les conduit, et sans autre escorte que de la colonne du feu de leur zèle et de leur résolution déterminée.
Imaginez-vous encore, lecteur, combien il y a loin depuis la porte de Saint-Germain (des Prés, auprès de laquelle est assis le grand couvent des Cordeliers et les marais du Temple, où est le monastère de Sainte-Elizabeth. Car et le temps, et la saillie, et l'occasion, et la distance des lieux, et la qualité des
 
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personnes, et leur façon de cheminer, et le conseil, et le cou-rage, et la promptitude de l'exécution sont toutes circonstances considérables en cette occurrence (Quis, quid, ubi, etc.).
Mais ce n'est pas assez qu'elles passent par l'eau, et qu'elles nagent, s'il faut ainsi dire, entre deux eaux ; il faut aussi.., qu'elles traversent les feux, comme faisaient ceux qui devaient jadis aborder le Roi des Tartares. En voulez-vous de plus chauds que ces rencontres ? Nos deux timides colombelles, s'étant glissées par ces petites rues qui vont des Cordeliers à Saint-André-des-Arts, pour éviter l'embarras ordinaire de la rue de la Harpe, et aussi le Palais comme un écueil, de peur d'y rencontrer le mari de Diane..., en s'écartant de Scille, elles tombent en Caribde. A peine avaient-elles passé Saint-Séverin pour aller par le Petit-pont sur celui de Notre-Dame, qu'elles trouvent au Petit-Châtelet un embarrassement si grand, à cause du rainas des eaux qui y faisait un petit fleuve... qu'il n'y avait aucune apparence de pouvoir aller plus avant. Les carrosses, les charrettes et les chevaux tracassaient, roulaient, se débattaient avec un bruit et un fracas qui passe le moyen de le bien exprimer. Les gens de pied, béant aux boutiques voisines, sont contraints d'imiter ce rustique du poète qui attend en vain qu'un ruisseau soit écoulé pour passer. La pluie-ne cesse point et les ruisseaux encore moins... le retardement est un coup mortel à nos nymphes fugitives : car si, une fois elles sont reconnues... Pour ne faire donc point comme les oiseaux qui pour être longtemps perchés sur une branche, donnent loisir à celui qui les couche en joue de les tirer..., elles repassent par la rue de la Huchette et gagnent le Pont Saint-Michel, pour continuer leur chemin par le Marché-Neuf vers le Pont de Notre-Dame. Et ne voilà-t-il pas qu'au sortir du Marché-Neuf, assez près de l'Hôtel-Dieu, elles vont rencontrer le mari de Diane !
 
Julie explique qu'elle va jusqu'à l'Hôtel-Dieu, selon son habitude, et prie qu'on lui envoie bientôt le carrosse. Son beau-frère hésite et parlemente, mais dans ce brouhaha de chevaux galopant et de charrois embourbés « le cocher touche et voilà Julie délivrée.
 
« Madame, lui dit Secondine, prenons courage, Dieu est avec nous. — Il est bon de s'assurer, dit Julie, mais sans présomption, car il arrive bien des accidents entre le verre et la
 
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lèvre. Mais, quoi qu'il arrive, il faut passer ou mourir. » — Elles étaient déjà crottées et mouillées à toute extrémité. Quand elles furent sur le pont de Notre-Dame, à chaque chevalier qu'elles rencontraient en housse..., elles s'imaginaient... que c'était Montange, ce qui leur fit faire divers plongements dans les boutiques... comme ces perdrix qui pensent n'être pas aperçues, quand elles ont la tète cachée... mais Dieu veuille les préserver de l'amoureux baron !
Comme elles étaient auprès de l'échelle du Temple, elles entendirent venir de loin un carrosse qui allait au galop... ; plusieurs chevaux couraient après et une grande suite. Chacun s'écarte de ce torrent. Nos dames, à l'avantage, se jettent dedans la première porte qu'elles rencontrèrent. Secondine, qui avait toujours l'oeil au guet, reconnut, aux livrées vertes, que c'était Monsieur de Guise qui revenait du Louvre.
 
L'amoureux baron, Montange, galopait à la portière. Elles en sont quittes pour la peur et touchent enfin à Sainte-Elisabeth,
 
en un équipage tel qu'elles pouvaient dire à la lettre avec David : les eaux ont pénétré jusqu'à mon âme, je me suis enfoncé en de profondes boues, je ne suis que fange en toute ma substance... A la vérité, comme a depuis assuré le Père Victor (aumônier du couvent), c'était une chose digne de ris et de compassion tout ensemble de les voir en la façon qu'elles arrivèrent ; car si Paris tire son nom en latin d'un autre qui signifie boue, à cause des perpétuelles fanges de cette grande ville... imaginez-vous quelle elle devait être durant ce lavage d'eaux, sinon un abîme de crotte.
Certes l'équipée de ces dames, quand je l'ouïs réciter, me fit aussitôt souvenir de celle de l'Amante sacrée, dedans le Cantique, laquelle cherche son bien-aimé par les rues, les places et les carrefours de la cité, où elle fait tant de fâcheuses rencontres, et principalement des gardes de la ville, qui la battent, lui enlèvent son manteau, et la prennent pour une coureuse, bien qu'elle passât en pudeur l'honnêteté même.
Prosternées aux pieds du P. Victor, elles lui racontent tout simplement leur inspiration..., et le conjurent de leur faire ouvrir, non la porte de leur asile seulement, mais, comme il leur semblait, celle du Paradis; parce qu'elles aimaient les portes de Sion plus que tous les tabernacles du Seigneur.
 
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On les admet sans retard et on les emprisonne dans une cachette où elles passeront quelques semaines, attendant que soit calmé le bruit de leur fuite.
Pardonnons à nos pères qui ont aimé ce vivant récit. Epiloguer sur les défauts du romancier et de l'écrivain, à quoi bon en vérité ! Il se fait lire, tout est là pour lui. Il résout, on ne sait comment, le difficile problème de nous édifier en nous amusant. Il n'y a que lui, je ne dis pas seulement pour jalonner de textes mystiques, les étapes d'une aventure en somme commune — deux femmes traversant Paris sous la pluie — mais encore pour animer surnaturellement toute cette histoire, la gonfler de sainteté, si l'on peut ainsi parler. Je n'ai pas dit, en effet, par où il commence et par où je comptais finir. Avant ce retard imprévu sous le porche de l'église, avant cette minute d'inspiration qui va fixer le sort de nos deux héroïnes, celles-ci ont reçu la communion. C'est de la table sainte qu'elles ont pris leur élan, cet élan extraordinaire dont nous avons pu mesurer l'intensité.
 
O pain d'Elie, qui donnez la force aux plus faibles pour arriver à la montagne d'Horeb !... Courage, belles âmes, vive Emmanuel, le Seigneur est avec vous. Embarquez-vous hardiment sur la mer de l'entreprise qui vous va être inspirée... Cette table vous est mise au devant contre tous ceux qui vous veulent troubler : ce bâton de Jacob vous consolera et vous soutiendra ; avec lui, vous passerez le torrent et vous le gaierez gaiement sans vous noyer. O Seigneur, Dieu des vertus, qu'heureux est celui qui jette en vous toute son espérance !
 
C'est bien le prêtre qui parle ainsi, mais les moins dévots le subissent et lui font volontiers crédit. Ils sentent bien qu'après tout ces élévations révèlent les ressorts intérieurs de l'aventure qui s'annonce. Et puis, bâton de Jacob, gué, torrent, pain des forts, ces images bibliques leur promettent des surprises pittoresques et des
 
(1) La pieuse Julie, pp. 283-299.
 
évocations moins pieuses : les gouttières et les boues de Paris ; le cortège galopant et ruisselant, les livrées vertes du duc de Guise; les deux fugitives, plongeant, comme des perdrix affolées, dans les boutiques du pont Notre-Dame.
Enfin, notre bon prélat humanise ses fables d'une autre manière sur laquelle il faudrait écrire un gros volume et que je dois rapidement indiquer. Il savait par coeur à peu près tous les vers français connus de son temps, et les italiens par surcroît. Estimant, d'un autre côté, que les passions, portées à un certain degré, ou doivent se taire ou ne peuvent parler qu'en vers, dès que les sentiments de ses personnages touchent au paroxysme, il sonne un poète.
 
Que devint Julie, écrit-il par exemple, à la nouvelle de cet étrange accident (l'assassinat qui l'a rendue veuve), je ne le dois avancer parce que je ne le puis exprimer. II faut ici le voile du peintre. Ce sont les menues douleurs qui se doivent représenter, les excessives surmontent les paroles... Tout ce que je puis faire pour ne traiter point avec ingratitude tant de chères douleurs — le voilà bien dans ces derniers mots! — c'est d'emprunter un excellent tableau de semblables peines, façonné par une des plus douces et délicates veines de notre temps. Les couleurs en sont si vives et si fortes qu'elles me semblent en quelque manière capables de soutenir l'inconsolable détresse de Julie... (1)
 
Dans le roman de Callitrope, l'amour malheureux de Procore pour Euphémie est illustré de même façon par une quinzaine de poèmes : madrigaux (tous italiens), dixains, stances et sonnets. Ainsi toujours. Où puise-t-il? Fréquemment chez Desportes, un de ses demi-dieux, mais
 
(1) La pieuse Julie, pp. 170, 171. Cette complainte pour Julie est la complainte de Bertaut : Non, non, il n'est point vrai (Les oeuvres poétiques de M. Bertaut, édit. 1620, pp. 416-418). La pièce de Bertaut e 13 strophes, Camus n'en transcrit que 8, mais littéralement à deux exceptions près, dont l'une est insignifiante, l'autre curieuse : « Pour que sans jugement... moi qui désespéré t'appelle à mon secours », ainsi avait dit Bertaut. Camus a remplacé : désespéré par : sans réconfort. C'est probablement pour la même raison qu'il a omis telles autres strophes où il était parlé de désespoir.
 
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aussi chez tout le monde. Seul, un érudit de la taille de M. Vianey ou de M. Lachèvre nous édifierait sur ce point. On comprend ainsi, on plutôt on ne comprend pas, que M. Boulas, auteur d'une thèse sur Camus, ait célébré, en pleine Faculté de Lyon, les mérites poétiques du personnage. Celui-ci donne bien, sans doute, quelques vers de son cru, mais le plus souvent, il adapte à ses propres desseins le bien d'autrui, plus ou moins démarqué. Qu'il indique ou non ses emprunts, personne alors ne pouvait s'y tromper. Quant aux poètes, ils ne perdent rien à ce traitement qui les replace dans l'atmosphère sentimentale de l'époque, qui les replonge — ou les plonge — dans la vie réelle, leur donnant, par là, une vérité que d'eux-mêmes ils n'ont pas toujours.
 
C'est maintenant, dit Procore, que non plus par feinte et mignardise, mais par un véritable ressentiment des déplaisirs qui me dévorent, je me puis appliquer la gentille comparaison d'un de nos meilleurs et plus célèbres poètes...
 
Suit un beau sonnet (1).
III. Lorsqu'on l'appelle romancier — comme j'ai fait
 
(1) Hellénin... ensemble Callitrope, p. 200. Camus donne rarement le nom de ses poètes. Je n'ai guère vu indiqué par lui que Duperron. Voici en quels termes : « Ces belles paroles de David, mises en notre langue par un autre David français, ce grand cardinal que sa science incomparable éleva en son temps sur le plus haut perron de la gloire ». La pieuse Julie, p. 274. De fait les vers qu'il cite du cardinal sont d'une rare beauté. A. vue de pays, l'anthologie que l'on formerait en réunissant tous les poèmes cités par Camus, serait merveilleusement abondante. Ce travail s'imposerait, à plusieurs points de vue, nous révélant, par exemple, des oeuvres aujourd’hui perdues. Que M. Vianey, ou M. Raymond Toinet, que M. Lachèvre enfin, se laissent tenter ou quelqu'un de leurs disciples.
Nous devons déjà à M. Lachèvre une note extrêmement précieuse sur Jean-Pierre Camus... et Théophile de Viau (Le libertinage au XVII° siècle. Une seconde revision des oeuvres du poète. Théophile de Viau, Paris, 1911). L'évêque de Belley compte en effet, non pas seulement parmi les admirateurs — ce qui va sans dire puisqu'il se connaissait en poésie — mais parmi les apologistes décidés de Théophile — ce qui, sans doute, fait moins d'honneur à la perspicacité de Camus qu'à son extrême bienveillance. En tous cas il cite longuement Théophile, mais, presque toujours, il « apporte de tels changements au texte que les vers deviennent méconnaissables » . Cf. Lachèvre, loc. cit., p. 135, avec exemples à l'appui.
 
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moi-même pour me conformer à l'usage, on contrarie notre Camus, et, chose plus grave, on le méconnaît. Ces oeuvres que nous croirions d'imagination pure, il les place hardiment sous le patronage de Baronius. Ce sont des « ouvrages historiques », des « méditations historiques », des « histoires saintes, pieuses et vraies » (1).
 
Il y a autant de différence, écrit-il, entre ces histoires que je vous offre et celles que vous lisez dedans le monde avec autant d'empressement, qu'entre le jour et la nuit. Car les romans sont ou totalement fabuleux comme les Amadis et les Bergeries ; ou bien ce sont des histoires qui ont quelques principes véritables, comme les faits de Charlemagne... mais remplis de tant de feintes et de contes frivoles, ridicules..., que tous ces fatras se terminent en fadaise... Or, puisque j'entreprends de combattre, et, si je le pouvais, d'abattre ces fables chimériques qui occupent si vainement tant de cerveaux... pensez qu'il serait bien à propos que j'opposasse des vanités à des vanités... Je chante avec David :
 
J'ai fait le choix pour mon partage
Du chemin de la vérité.
 
Que si les changements des noms, et les déguisements que j'apporte aux circonstances des temps et des lieux, et les liaisons des histoires différentes, et les événements de peu d'importance insérés en passant, semblent en quelque façon altérer la vérité, dont la nudité est le plus bel ornement... je réponds que les historiens mêmes... ne laissent pas de se donner la liberté de dire plusieurs choses qui n'ont pas été dites, comme quand ils font haranguer des capitaines et des rois... et même que selon la variété des rapports qui leur sont faits, ils ont le choix du plus vraisemblable (2).
 
Ces déclarations, que je crois pleinement sincères et véridiques, paraîtront à tous les curieux d'une importance considérable. Pour une pareille époque, un historien, ou un chroniqueur, ou, si l'on veut, un journaliste de plus, n'est certes pas à dédaigner. Voyageur avide de
 
(1) La pieuse Julie, pp. 563, 538, 512, 563.
(2) Ib., pp. 573, 574.
 
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recueillir les événements singuliers qui ont ému les divers pays qu'il traverse, prédicateur que se disputent les grandes villes, directeur très apprécié dans la capitale, lié, d'ailleurs, par ses relations de famille avec la haute société parisienne, Camus a appris, souvent de première main, tes plus étourdissantes et les plus saintes aventures qu'il a depuis reproduites, à la façon qu'il vient de nous dire, dans ses prétendus romans. Spectacles d'horreur, amours innocentes ou perverses, coups de poignard, empoisonnements, folles équipées, scènes de brelans, enlèvements, conversions miraculeuses, gestes héroïques, en un mot, comédies, tragédies et mélodrames, sa malice indulgente, son bon coeur, son ardente imagination ont ainsi trouvé partout dans la vie réelle des romans tout faits, beaucoup plus étranges et passionnants que ceux qu'il aurait imaginés de lui-même. Comment n'a-t-on pas encore songé à exploiter cette mine de faits divers horrifiques ou pittoresques, ce Tallemant ingénu? (1) Pour montrer l'intérêt
 
(1) Rigault a bien flairé cette piste. Les romans de Camus a seraient pour nous, écrit-il, un trésor d'anecdotes historiques et une chronique allégorique du temps », si Patru nous avait donné la clef de ces romans comme il a fait celle de l'Astrée (Palombe, p. XXX). Rare exemple de l'incuriosité historique de cette génération. Une porte, un trésor derrière cette porte, mais pas de clef. Rigault se résigne et s'en va. Mais cette clef, puisque Patru ne l'a pas donnée, c'est à nous, ou plutôt, c'est aux érudits de la forger. Il y faudrait manifestement la merveilleuse érudition de l'annotateur du Cardinal de Retz ou de l'annotateur des lettres de Bossuet, mais certainement on doit trouver. Du reste Camus nous aide lui-même. Il déploie une coquetterie subtilement enfantine à nous cacher tout ensemble et à nous suggérer le véritable nom de ses personnages. Pour s'initier à ce petit jeu — souvent anagrammatique — on peut commencer par la Mémoire de Darie, où Camus a romancé la mort d'un jeune couple qui lui était cher, le baron de Thorens, frère de François de Sales, et la baronne, fille de J. de Chantal. Chantal est devenue Achante ; le président Fabre, Fabrice ; Jacqueline Favre, Angélique (ce sont les mêmes lettres) ; Charlotte de Bréchard, Carline; l'archevêque de Bourges, André Frémyot, Archandre ; Thorens, Sentor. Quant à l'évêque de Genève, auteur de la Philothée, comment ne pas le reconnaître dans la personne de Théophile, pasteur des Allobroges? Dans La pieuse Julie, dont je vais parler, le héros Piralte s'appelait, de son vrai nom, Ripault. Un u de plus ou de moins ne fait rien à l'affaire. Quant à la valeur documentaire des romans et des nouvelles, il va sans dire qu'elle diminue — ou du moins qu'elle veut être contrôlée de plus près — à mesure que l'auteur s'éloigne davantage de son temps et de sou pays. Je crois néanmoins que dans les plus abracadabrantes de ses nouvelles, il ne dit presque rien —pour l'ensemble que lui-même il ne tienne pour historique.
 
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que pourraient offrir ces recherches, qu'on me permette de revenir à l'une des plus étranges de ces histoires, à La pieuse Julie.
Julie qui dès ses tendres années pensait au couvent, se trouve néanmoins amenée à épouser le jeune Piralte qui, lui-même, a fait un stage chez les capucins d'où son père, aidé de la force armée, l'a retiré pour l'obliger à prendre femme (1). Piralte adore Julie autant qu'il regrette la bure franciscaine. Bientôt la neurasthénie le prend. On est sur le point de l'interner. Julie le calme et l'entraîne à la campagne où ils vivent parfaitement heureux, décidés l'un et l'autre à se donner à Dieu le plus tôt qu'ils le pourront, c'est-à-dire après la naissance prochaine du premier fruit de leur amour. Là-dessus de méchants voisins tranchent les jours de Piralte. Julie se lamente en prose et en vers, accouche d'un fils, s'attarde quelques mois chez sa soeur Diane où elle repousse de son mieux les amoureuses poursuites du baron Montange. Elle s'évade enfin et disparaît dans le couvent de son choix comme nous l'avons déjà vu. A ces nouvelles, que fera Montange, car c'est lui désormais qui va mener le roman? Des folies sans nom. Aidé du beau-frère et de Diane, il lance d'abord la police à la recherche de la fugitive. Quand la retraite de celle-ci est enfin découverte, ce qui ne fut pas sans peine, Montange vient au parloir, crie, se pâme, fait mine de se détruire. Sans la crise de nerfs qui l'interrompt à temps, il serait mort sous les yeux de Julie. Bientôt, il renoue ses trames. Enfin il se convertit et meurt aussitôt après. Tel est, en deux mots, le sujet du livre. Pour les ornements poétiques et mystiques, pour le menu détail de chacune de ces aventures, il va sans dire que notre Camus s'en donne à coeur-joie.
Eh bien, tout cela est la vérité pure ! Camus n'a presque rien ajouté de son cru qu'une magnifique histoire de
 
(1) La description du couvent des capucins à Meudon, et l'histoire du siège de cette maison par le père de Piralte, sont fort bien menées.
 
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cambriolage et d'imbroglio policier, histoire parfaitement véridique elle aussi, mais qui s'est déroulée près de Grenoble, et dans laquelle ni Julie ni Montange n'ont aucune part. Piralte, comme nous aurions dû le deviner, s'appelait de son vrai nom, Ripault, baron de Veuilly. Pour le tirer de chez les capucins, son père a bien fait le siège du couvent de Meudon. Je n'ai pas la preuve matérielle de la neurasthénie de Piralte, mais je la regarde comme un fait certain et, pour le dire en passant, la description de cette curieuse maladie n'est pas le moindre ornement du livre. Il est bien mort assassiné par des voisins de campagne. Sa femme, la jeune baronne de Veuilly, ayant accouché peu après, est allé s'enfermer dans le couvent de Sainte-Elisabeth, aussitôt qu'elle a pu échapper à la surveillance de sa soeur. L'aumônier du couvent qui l'a reçue, toute ruisselante de pluie, le P. Victor, n'est autre que le fameux Père Chrysostome, l'ami de M. de Renty. Quant à Montange, un tel frénétique a dû laisser vingt traces de ses prouesses, mais je ne sais pas son nom.
Ayant appris que la baronne de Veuilly était en religion, nous dit un grave historien, « son amour devint une furie. Il court au monastère tout forcené, presse, pleure, tempête, voulant de gré ou de force voir celle qui faisait son martyre. Le refus qu'elle en fait anime son courage. Il présente une requête au lieutenant-criminel, comme si on lui eût ravi sa femme. Il l'accusait et aussitôt il la canonisait. Ses pleurs et ses évanouissements trouvèrent un commencement de compassion dans les juges et dans la multitude. Mais, les uns et les autres s'étant aussitôt re-connus, l'on se contenta d'excuser ses emportements et de pardonner ses folies. L'amour toujours ingénieux lui suggère de nouvelles inventions... Il fait entendre à la Reine-Mère, Marie de Médicis, que si on lui rendait sa femme, il savait les moyens de faire rendre au roi la ville de Soissons qui tenait pour les princes. L'avis en étant donné à la dame... dix jours après son entrée, elle prend
 
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l'habit. Cette action jette le poursuivant dans le dernier désespoir. Il y veut perdre la vie. Il attente de forcer le couvent, si les gardes qui y furent mis trois mois durant n'eussent empêché les transports de sa folie érotique. Il emploie la comtesse de Soissons... pour venir au monastère. Il y entre lui-même, déguisé en manoeuvre pour reconnaître les lieux par où il pourrait l'enlever... Il va trouver un écolier qui étudiait pour être prêtre, et, le pistolet sous la gorge, le contraint de lui donner une fausse attestation qu'il les avait épousés. Le jeune homme échappé de ses mains se rend prisonnier, et, sur sa déclaration, le gentilhomme est saisi et mis en prison » (1). Tout ceci se passait entre 1616 et 1617. Quand on lit ces affreux détails on trouve le roman de Camus bien pâle. Mais il ne faut pas oublier que ce livre a suivi de près les événements (1625). A cette date, Montange avait disparu sans doute, mais l'évêque n'en était pas moins obligé à une foule de réticences. Et puis la folie furieuse n'intéresse pas un véritable artiste. Camus n'a pris et retenu des transports de Montange que ce qui pouvait être dit en vers. Quoi qu'il en soit, la pieuse Julie s'accorde, point par point, avec l'histoire proprement dite de la baronne de Veuilly (mère Marie de Saint-Charles), qui fut publiée en 1671, par un carme du plus haut mérite, le P. Léon.
Il y a mieux encore, ou plus imprévu. Camus lui-même est en effet l'un des héros de cette invraisemblable histoire. Il y figure sous le nom de Périandre (Jean-Pierre; Pierre-Jean; Périandre). Non seulement il a connu de
 
 
(1) La vie de la V. M. Marie de Saint-Charles, par le R. P. Léon. Paris, 1671, pp. 50-53. — La baronne de Veuilly était fille d'Amos de Tixier, baron de Maisons; né calviniste, celui-ci avait été converti par sa femme (Françoise Hurault). Le frère aîné de la baronne, est le P. Charles de Tixier, feuillant : ses soeurs ; la marquise de Dampierre ; une clarisse et Mme de Beaufort-Ferrand. Notre héroïne, née en 1593, avait épousé, en 1609, le baron de Veuilly, dont le frère, Archange Ripault, était capucin. La baronne prit le nom de soeur Marie de Saint-Charles. La pieuse Julie est en effet dédiée par Camus : à la pieuse Julie, S. M. D. S. C. Elle mourut en 1665. Le P. Léon cite de nord Buses lettres d'elle à son fils, baron de Veuilly, à sa bru et à leurs enfants.
 
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près les personnages, comme « tous ceux, nous dit-il, qui ont quelque peu de connaissance des familles de notre ville-monde » ; mais encore c'est lui qui a dirigé la pieuse Julie; lui qui, d'accord avec le jésuite Arnoux (Arnulphe) et le P. Chrysostome (Victor) a décidé de la vocation de la jeune veuve; lui qui a prêché pour sa profession et devant le tout-Paris des grands jours ; lui qui a converti blontange. Enfin c'est à la pieuse Julie en personne qu'il a dédié La pieuse Julie.
 
Je m'essaie autant que je puis — dit-il à son héroïne — de rendre en vous représentant à vous-même par réflexion une image telle à vos yeux que vous y puissiez reconnaître les faveurs de celui qui vous a rendue si signalée que vous pouvez servir d'exemple et de miroir de vertu à la postérité (1).
 
Bizarres mais précieuses révélations. L'heureux hasard qui nous a fait rencontrer la vie de la baronne de Veuilly, au moment où nous avions encore la cervelle étourdie par les aventures de la pieuse Julie, nous a permis de contrôler, sur un exemple insigne, les affirmations de Camus que nous avons rapportées plus haut. Bons ou médiocres, ses romans sont de l'histoire ou plutôt, comme il les nomme lui-même, des « méditations historiques », — beau titre que M. Barrès aurait pu donner à sa Colline inspirée. Relus à cette lumière, que d'indications ces livres ne donneraient-ils pas sur la haute société parisienne au temps de Louis XIII (2) ?
 
(1) Epitre-dédicace non paginée. Il me parait quasi certain qu'avant d'écrire sou livre, Camus est allé se renseigner minutieusement, auprès de la baronne de Veuilly, sur les incidents qu'il ne pouvait connaître que par ouï-dire. De là, le double intérêt des longues pages consacrées à la neurasthénie de Piralte.
(2) Camus dit bien, dans sa dédicace, qu'il s'est avisé de mettre le nom de son héroïne a à l'abri sous des ombres impénétrables, aux rais de la curiosité », Oui, peut-être, mais seulement pour la province. Dans la capitale, qui aurait pu s'y tromper? « Je n'ai pu si parfaitement déguiser cette histoire, qu'aussitôt elle ne soit dévoilée par ceux qui ne sont point étrangers à Paris... » Sans doute, les noms sont changés mais « ils ne sont point sans quelque raison et ont rapport aux personnes dont je parle ». (Piralte, Ripault, par exemple.) Bref « il me suffit que la chose soit couchée en sorte que ne pouvant être cachée à ceux qui la savent aussi bien que moi, elle soit assez voilée » aux autres... De cette façon, « cet ouvrage sera comme la colonne d'Israël, claire aux uns, ténébreuse aux autres » (pp. 521, 522). Je n'ai rien dit de Diane, la soeur de Julie, qui est un personnage important du livre. Naturellement elle était furieuse contre Yériandre (Camus), qui secondait les saints projets de Julie, mais elle eut honte de ces mauvais sentiments et vint demander pardon à l'évêque. La scène, racontée par Camus dans le roman, est touchante. « Eh ! quoi, s'écrie Diane, vous ne me reconnaissez pas... moi qui ressemble tant à ma soeur... mais il est vrai que vous ne regardez jamais les femmes ». Je rappelle, à ce propos, que dans la Mémoire de Darie, Camus se défend de parler de la beauté de sainte Chantal. « Je ne sais ce que c'est que la beauté et m'entends encore moins à la dépeindre, n'étant pas permis de la dire à qui il n'est pas permis de la regarder, joint que celle-ci — (la beauté de la sainte en 1691) n'est plus que relative... le temps et la mortification l'ayant heureusement effacée. »
 
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IV. Comme il est à peine besoin de le dire, ces « méditations historiques » illustrent soit les principes généraux, soit les applications particulières de la morale ou de la philosophie chrétienne.
 
Darie par l'image d'une belle vie fait espérer une heureuse mort. Agathonphile répond à son titre et a pour but de conduire au bien les affections en la vie civile, enseignant par divers exemples l'art de bien et saintement aimer. Parthénice fait voir qu'il n'y a bourrasque d'adversité, ni vent flatteur de prospérité qui puisse détourner de sa résolution un chaste courage. Elise montre comme, parmi tant d'humaines erreurs, il est malaisé de vivre en sûreté, puisque l'innocence même peut devenir coupable, au moins paraître si criminelle, que la seule mort peut expier l'offense qui lui est imputée et qui se reconnaît par-après tardivement et hors de saison. Dorothée, par un succès déplorable, enseigne aux parents à ne violenter point la volonté de leurs enfants, soit pour embrasser l'état religieux soit pour se jeter dans les liens du mariage, mais, d'imiter Dieu qui gouverne librement les créatures qu'il a douées d'un franc arbitre.
Les pèlerinages d'Alexis ont à prix fait d'enter la dévotion civile dans le pèlerinage de cette mortelle vie. Eugène, par un étrange événement, fait connaître les dangereux effets de la jalousie... Spiridion bat en ruine les mariages clandestins, perte des jeunes gens et la peste des républiques. Hermiante est une pierre de touche pour discerner les bons des mauvais hermites... Oléastre fait connaître que la passion du désespoir est utile quand elle aboutit à bien, comme quand elle fait faire une heureuse banqueroute au monde, pour se précipiter dans
 
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un cloître... (dans) La pieuse Julie, j'ai dessein de faire voir la jalousie de Dieu par les justes châtiments qu'il fait sentir à ceux qui par force ou par ruse s'essaient de lui arracher ses épouses d'entre ses bras (1).
 
Il savait mieux que nous ce qu'il voulait faire. Croyons-le donc sur sa parole, mais non sans remarquer discrètement que l'évêque moralise, plus d'une fois, à la mode de La Fontaine. Le « cette fable montre » vient là comme il peut. A Dieu ne plaise que je lui en fasse un crime ! D'ailleurs pourquoi se laisserait-il distraire des intrigues et des catastrophes qui le passionnent ? Ne sait-il pas que tôt ou tard les crimes seront punis et la vertu récompensée, que la Providence règle tous les événements d'ici-bas et que « comme que ce soit, il en faut venir à cette maxime que Dieu fait tout pour ses élus » (2)? De ce point de vue — si évident pour un chrétien qu'on n'a pas besoin de le rappeler sans cesse — toute histoire devient morale par cela seul qu'elle est véritable. Quant aux faits divers qui se rattachent d'une manière moins éclatante à cette philosophie de l'histoire, ils ont du moins l'avantage immédiat — et lui aussi, providentiel — de divertir honnêtement les honnêtes gens. Aussi bien qu'est-il nécessaire que je rassure le lecteur sur la moralité profonde qui ne peut pas ne pas pénétrer, ensemble et détails, l'oeuvre entière d'un homme si excellent. Camus peut tout dire. Je le défie bien de troubler qui que ce soit. Néanmoins, de temps en temps, le remords le pique. Il craint de nous avoir trop amusés. Et le voilà qui se met martel en tête pour imaginer quelque subtil moyen de rendre sérieux ce qui ne l'est pas. Ainsi pour le cambriolage et l'imbroglio policier qui remplissent plus de soixante pages dans La pieuse Julie. Cet épisode, écrit-il,
 
ne sera point sans fruit, si l'on considère combien les larrons
 
(1) La pieuse Julie..., p. 511, 512.
(2) Hellénin..., p. 121.
 
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sont subtils en leurs inventions... Ce qui avertira les personnes qui dorment paisiblement dans leurs maisons de prendre garde
à elles (1).
 
A côté de ces axiomes indiscutables, on rencontre dans les romans de Camus, nombre de vues plus originales, souvent hardies, toujours généreuses et qui sont d'un moraliste supérieur. Avec sa bonhomie ordinaire, niais très librement, il critique les divers abus de son époque. Il sait par exemple et il dit que bien que le gouvernement monarchique soit une « vive image de la divinité », « les faveurs qui règnent dans les cours des monarques, coupent la gorge au mérite » (2). Il sait et il dit que la justice a souvent deux mesures, l'une pour les puissants, l'autre pour les misérables.
 
J'ai une particulière attention, écrit-il... en tous ces ouvrages ici de priser avec excès ce qui est estimable, et de décrier aussi le vice quelque part que je le rencontre, fût-il sous une tiare, sous un diadème, sous un mortier et sous un capuce, ne le traitant pas de main-morte (3).
 
On reconnaît bien là, l'audacieux prédicateur qui s'écriait dans son homélie retentissante sur les désordres des trois ordres :
 
Pauvre peuple, seras-tu toujours l'âne surchargé de la fable et portant le fardeau du cheval fringant? Tu vas crever sous le faix et vous, richards, que deviendrez-vous quand vos métairies seront désertes, vos champs dépeuplés, l'agriculture abandonnée ?
 
Mais quoi qu'il en soit de ces critiques sociales ou de ces vives peintures de moeurs dont l'étude nous est ici défendue, Camus reste presque toujours le plus humain,
 
(1) La pieuse Julie..., p. 530.
(2) Les événements singuliers..., p. 32.
(3) La pieuse Julie..., p. 523.
(4) Homélie des désordres des trois ordres, p. 78, cité dans la thèse de M. Boulas.
 
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le plus compatissant et le plus miséricordieux des romanciers moralistes'. Nous le connaissons déjà sous ce jour, aussi me contenterai-je d'apporter un seul exemple — mais aussi peu banal que possible — de sa pénétration indulgente. Il s'agit d'une intrigue commençante entre l'étudiant en droit Marcion et Pélagie, femme du vieillard Alcuin.
 
Pour ne m'arrêter pas ici à la vaine description de leur accointance, je me contenterai de dire qu'il trouva dans l'esprit de cette femme de la correspondance. Et quand je dis : en l'esprit, ne mettez pas aussitôt tout à feu et à sang, et ne vous imaginez pas que le corps fut de la partie ; mais représentez-vous en cette mutuelle intelligence, ces frivoles inclinations que l'on appelle communément amourettes.
Ce sont des flammes volages qui ne font que voltiger autour du coeur, lequel demeure empêtré dans les rets de certains désirs, qui par leur imperfection ne se peuvent pas bien expliquer ; ce sont des desseins indéterminés, des visées sans but, des prétentions incertaines, et, s'il faut ainsi dire, des volontés involontaires, parce que ces faibles esprits veulent et ne veulent pas en même temps : ils veulent, poussés au mal par la mauvaise et corrompue inclination de la nature, et ne veulent pas, retenus par la honte ou par la crainte, ou par quelques autres respects... Ce ne sont que langueurs, mais agréables ; inquiétudes, mais plus douces que le repos; soupirs, mais délicieux ; souhaits, mais timides ; larmes, mais délicates ; paroles, mais affectées; plaintes, mais mignardes. Contents de détremper leurs coeurs dans une certaine complaisance maligne, qui les gêne en les délectant et qui les chatouille en
 
 
(1) Rigault fait à ce sujet une remarque juste et intéressante. « La sensibilité même de Camus l'empêche d'être aussi moral qu'il voudrait. Pour peu que ses héros soient malheureux, il s'attendrit et leurs infortunes lui font oublier leurs fautes. Mainfroy, l'amant de Solvage (Rencontres funestes), se bat avec Galdéon, son rival, le blesse, est condamné à mort. Solvage paie un soldat, fait tuer Galdéon, avoue son crime et meurt avec Mainfroy. Camus pleure sur leur sort. « Ce spectacle tragique, dit-il, donna de la pitié à tous ceux qui le virent, car on ne saurait exprimer avec combien de résolution et de constance ces deux généreux amants finirent leurs jours. Le bourreau lui-même, cet homme qui ne vit que de la mort des autres..., le bourreau pleura. » Cependant Camus songe qu'il faut une morale, et il ajoute en guise de réflexion : o Quand ces deux chevaux furieux, l'amour et le désespoir, sont attelés au chariot d'un coeur, où le peuvent-ils traîner que dans les précipices?» Palombe..., pp. XXIV, XXV.
 
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les tourmentant. Ce sont proprement ces amants que le vulgaire appelle transis.
Entre ces misérables gens dont les ailes sont empâtées de ces gluaux, il se passera souvent des années entières, sans qu'il se passe rien quant aux actions, qui soit directement contraire à la chasteté, bien que leurs coeurs soient frelatés et tracassés de mille tentations et troubles, et semblables à ceux que le Sage compare à une mer bouillante. Néanmoins, à voir leurs mines et leurs contenances, on dirait que leur jeu est pire qu'il n'est ; si bien que dans la pureté et l'innocence même, s'il y en a en ces folles prétentions, la réputation se fléchit et l'honneur court risque de se perdre, telle souvent étant plus diffamée par ces apparences sans effet, qu'une autre qui cachera ses fautes véritables sous une feinte modestie (1).
 
Ces remarques ne peuvent surprendre que les étourdis, et scandaliser que les sots. L'évêque ne se place pas sur le terrain des principes, mais seulement de l'observation morale. S'il condamne, et vivement, la promptitude aux soupçons, il en a deux fois le droit, son expérience de prêtre ayant confirmé, maintes fois sur ce point, ses incli-
nations naturelles. D'ailleurs, il ne professe pas la moindre bienveillance envers un jeu dangereux dont il met à nu les troubles ressorts. Bienveillant toutefois et pitoyable, qui lui jetterait la pierre atteindrait un plus infaillible, un plus saint que lui.
Pour l'amour proprement dit, Camus le décrit et le célèbre, tour à tour ou tout ensemble, avec tendresse, avec respect, avec une curiosité bienveillante et parfaitement chaste, avec enthousiasme, comme il convient à un vieillard indulgent, à un disciple de Platon, à un romancier, à un prêtre subtil et pieux. J'ai dit plus haut que les premiers pas de ce petit dieu, que l'heureuse ignorance de l'amour naissant, ravissaient le bon évêque.
 
Cette passion flatteuse qui fait aimer, écrit-il, ne semble être en son jour qu'en l'âge voisin de l'enfance... L'ignorance
 
(1) Les événements singuliers, II, p. 83, 85.
 
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en cet exercice tient lieu de science, car l'art le ruine tout à fait et noircit sa belle et honnête blancheur, toute pleine d'innocence... Et tout de même que saint Antoine disait que celui qui prie véritablement doit tellement être transporté en Dieu qu'il ne s'avise pas qu'il prie, ainsi, en aimant, c'est une imperfection de penser qu'on aime. Ces rets pour être véritables, doivent être imperceptibles. Qui a loisir de faire réflexion sur cette occupation, se guérit de ce doux mal... Eh ! pourquoi peint-on l'Amour enfant, aveugle, volant... sinon pour montrer qu'il ne sait que bégayer, non bien exprimer ses pensées, ses conceptions confuses étant beaucoup plus élevées que toute la bienséance du monde; son aveuglement témoigne que ceux qui le voient, le perdent, témoin le conte de Psyché (1).
 
Faut-il que l'amour s'envole avec le printemps qui l'a vu naître, Camus ne le pense pas.
 
— J'ai aimé — dit Cléobule au comte Fulgent dans l'histoire de Palombe... je suis dans l'âge auquel ce doux mal semble inévitable et presque nécessaire ; mais je n'ai pas été jusqu'à la folie. Je crois qu'il faut tâter de cette passion, comme du miel, médiocrement. Prise modérément, elle éveille l'âme, lui donne une chaleur agréable qui n'est pas sans lumière ; c'est elle, disait Platon, qui est mère de l'honnêteté, de la gentillesse, de la politesse et de toute vertu ; mais, quand l'excès y est, c'est une frénésie; la discrétion, la courtoisie, la civilité, la bienséance se perdent; ce n'est plus que brutalité, violence, injustice. J'ai aimé, non selon le cauteleux conseil de cet ancien, comme ayant à haïr un jour, car cet avis répugne à la franchise et sincérité, âme de la vraie amour, mais discrètement et honorablement, sans perdre le respect et la révérence qu'on doit à la chose aimée.
— A ce que je vois, reprit le comte, vous aimez philosophiquement, et il semble que, vous soumettant aux lois et au service d'une dame, vous voulez être possesseur de vous-même... ceux qui aiment avec tant de modération sont bien voisins de n'aimer pas du tout...
— L'amour honnête, répondit Cléobule, n'a pas la vue bandée comme le déshonnête, encore qu'il ait aussi bien que l'autre son brandon, son arc, ses flèches et son carquois (2).
 
(1) Roselis, p. 121, 122.
(2) Palombe..., p. 31, 32.
 
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De ces pures ardeurs que vante Cléobule, l'héroïne du livre, Palombe, est elle-même doucement et uniquement consumée. Qu'on lise plutôt l'admirable lettre qu'elle écrit à son mari qui la trompe :
 
Ma jalousie, si j'en ai, n'est-ce pas la marque de mon amour ? Au fond, ma faute est de vous aimer trop. ,Et pourtant, bien que je susse qu'une autre me dérobait le coeur qui m'était dû, lui ai-je jamais montré mauvais visage... Je considérais que j'eusse été déraisonnable de m'irriter contre elle pour votre crime. Comment eussé-je pu haïr son innocence, puisque je n'avais aucune aversion de vous qui m'offensiez ? Voyez jusqu'où allait l'indulgence de mon amour : je cherchais en ses beautés des excuses pour votre faute... Il y a encore de secrètes et invisibles liaisons qui unissent nos âmes ; mais vous ne les apercevez pas, parce que vous n'êtes ni à vous ni en vous-même... O mon Dieu, rendez-moi mon Fulgent, ou plutôt, en me rendant à lui, rendez-moi à moi-même (1)?
 
Cette délicatesse passionnée n'annonce-t-elle pas Andromaque ou Bérénice, et, d'un autre côté, l'évêque de Belley, lorsqu'il insinue de tels sentiments dans l'âme de ses lectrices, n'a-t-il pas quelque raison de croire à l'action bienfaisante de ses romans? Pourquoi ne parlerait-il pas
librement, et même avec allégresse, de l'amour ainsi compris?
 
C'est affaire aux choses honteuses de chercher les ténèbres et de se cacher, mais ce qui est vertueux chemine en la lumière du jour et en la splendeur des saints. Pourquoi rougirait-on d'aimer ? Il n'y a rien de si saint, quand il est juste ; il n'y a rien de si beau, quand il est conduit selon les règles de la pureté. La loi chrétienne est toute d'amour et pour l'amour ; hors de la, c'est la mort. Nous n'aurons point de honte à faire paraître que nous aimons un tableau, un cheval, une maison, jusques à une guenuche ou un petit chien : nous le mignarderons, caresserons, baiserons, et nous aurons vergogne de chérir une image de Dieu, une créature raisonnable, une personne bien née. bien nourrie, qui fait état de l'honneur et de la vertu?
 
(1) Palombe..., P. 99, 100.
 
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Car ce sont là les qualités les plus aimables, non la beauté qui n'en est qu'une faible écorce, qui ne doit être considérée que comme une marque de bonté (1).
 
Malgré le cliquetis des idées, qui ne voit d'où lui vient son audace ingénue? Amour naissant, amour conjugal, amitié$, chacun de ces objets n'est en vérité pour lui qu'une image, qu'un rayonnement de l'amour divin ou qu'un acheminement à celui-ci. Philosophie confuse, qu'il sent plus qu'il ne l'exprime mais qui le possède. Ecoutons-le une fois encore avant de lui dire adieu. Il s'adresse à certain « mélancolique », lequel lui reprochait de ne parler que d'amour.
 
Si je ne craignais d'émouvoir sa mauvaise humeur je lui répondrais avec un ancien lyrique grec :
 
Volontiers je décrirais
Les faits guerriers de nos rois,
Mais ma lyre ne s'accorde
Qu'à mignarder une corde
Pour l'amitié seulement...
En essai dernièrement
Je changeai cordes et lyre,
Et jà, commençais à dire
D'un haut style la grandeur
De nos rois et leur splendeur ;
Mais toujours elle résonne
L'Amitié qu'elle fredonne...
Adieu Mars, adieu ton ire
Puisque mon luth ne veut dire
Que l'amitié, désormais,
Adieu, princes, pour jamais.
 
Mais j'aime mieux repaître sa triste et morne gravité des paroles sérieuses du grand saint Augustin : mon amour c'est le poids de la balance de mon coeur... Quoi ! si l'Apôtre a dit que chacun est entraîné et emporté par sa propre convoitise,
 
(1) Les événements singuliers, II, p. 135.
(2) « Aux âmes mieux faites, écrit-il, l'amitié a toujours la prééminence au-dessus de l'amour; d'autant que la raison y est maîtresse de la passion et leurs actions sont conduites par la prudence. » Evénements singuliers, II, 206.
 
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quelle puissance aura sur un bon courage une juste et honnête dilection ! L'amour est l'esprit de Dieu, cet esprit de Dieu c'est l'âme du monde, c'est le point d'Archimède qui enlève tout à soi... Qui aime a accompli la loi : l'oeuvre qui procède de ce tronc n'est pas une branche sèche... D'où vient donc que je suis battu pour une bonne oeuvre, faisant des histoires qui servent de collyre pour dessiller les yeux des mondains ?... D'où vient que ce mot d'amour, si bien reçu dans les livres des spi-rituels et dévots.., est devenu criminel en ma plume? Quelle contagion peut-elle avoir pour infecter ainsi un terme indifférent ?... Faudra-t-il donc rayer le Cantique des sacrés cahiers, pour contenter ces sourcils refrognés et austères ? Faudra-t-il effacer ce mot de beauté, qui est si fréquent dans les divines pages? Quiconque tu sois, esprit chagrin et misanthropique, sache qu'il n'appartient qu'au diable... de n'aimer point (1).
 
Amitié, amour humain, amour divin, délibérément il rapproche ces divers objets au point de paraître les confondre. Tranchons le mot, il brouille un peu tout. Mais, chose touchante et charmante, il ne s'aperçoit même pas de cette confusion. Il n'y a là ni ruse de guerre, ni pure subtilité d'esprit. Il s'assimile naïvement, gauchement, mais avec une conviction très sincère et très haute, de toute son âme, le platonisme chrétien. Concluons avec le sage Rigault : « Il y a dans les récits de Camus une pureté si visible d'intention, une telle ferveur de zèle chrétien, un tel accent de vertu que le caractère de l'homme donne un vif attrait aux préceptes du directeur et compense les
 
(1) Hellénin, ensemble Callitrope... pp. 122-126. Je n'avais rien à dire ici de l'amour coupable, de l'amour-frénésie dont Camus a fait de nombreuses peintures. Si tout cela est médiocre, c'est du moins très inoffensif. Il y a là quelques narrations, vivement conduites, surtout dans les nouvelles, mais ce que les amateurs y trouveront, je crois, de plus curieux, c'est l'orchestration poétique dont j'ai parlé plus haut, plusieurs de ses amants empruntant la langue des dieux pour traduire leurs émotions, Notons aussi la verve mordante, implacable avec laquelle Camus poursuit les amours séniles, ainsi dans le roman de Roselis (la chaste Suzanne) et dans plusieurs nouvelles des Evénements singuliers, v. g. I, 88. Ceci est assez curieux au point de vue de l'histoire littéraire. J'ai trouvé à la Bibliothèque Méjanes (D. 2446, recueil) une plaquette de 7 pages, d'un joli style : Le pitoyable mariage de Damoiselle Gentile de Saint-Aubert, Dauphinoise..., 1609. Gentile est sacrifiée à un vieillard jaloux. Je ne serais pas étonné que notre Camus ait tiré parti de cette histoire qui semble authentique.
 
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défauts de sa direction. Et puis, cette douceur de morale, cette mollesse que lui reprochait la sévérité de Port-Royal, ne semblera pas un tort bien grave, de notre temps... Qui ne lui pardonnerait aujourd'hui de se mettre volontiers du côté des affections honnêtes opprimées, et d'attaquer les parents qui, par cupidité ou défiance, empêchent les mariages et « séparent les coeurs ». Il veut que l'on combatte les désirs qu'on inspire et les tentations qu'on éprouve, mais il reproche à Parthénice d'avoir voulu se défigurer et il blâme vertement Origène. Il vante le couvent, mais il loue aussi le mariage et il parle avec charme des unions heureuses. Ses héroïnes finissent par le cloître (1); il en est visiblement satisfait : si elles pouvaient se marier, il les bénirait de tout son coeur. En un mot, il y a dans ses livres beaucoup de modération, beaucoup de charité, beaucoup de douceur. Il ne méprise pas la vie, il ne calomnie pas le monde; il croit à l'honnêteté et à la vertu. Sa manière d'être moral est de rendre la religion aimable ; c'est encore, après tout, le plus sûr moyen de la faire aimera. »
 
(1) Pas toutes, encore une fois.
(2) Palombe..., pp. XLIII, XLIV.
 
 

CHAPITRE VI LE RIRE ET LES JEUX
 
I. La vertu d'eutrapélie et le rire. — Le Démocrite chrétien. — Etienne Binet et la dévotion en belle humeur. — La consolation et réjouissance pour les malades. — La goutte. — Médecine et médecins. — L'imagination et les maladies. — Cure par le rire. — Symbolismes médicaux.
 
II. Les jeux de la plume. — L'écriture artiste. — Les vers latins. — Les Lusus allegorici du P. Sautel. — Les mouches. — Marche funèbre d'une puce.
 
III. Emblèmes et allégories.
 
Il y a dans le commun du monde des esprits si mal faits que quand ils voient rire un religieux, ils l'estiment un perdu et réprouvé... Mais, mon Dieu, que voudraient ces gens de nous ? Que nous fussions toujours en larmes? Que nous gémissions comme les marmousets des voûtes qui font une grimace pleurarde, comme si la voûte les crevait de pesanteur, quoiqu'ils ne portent aucune charge. (1)
 
Ainsi parle le P. Garasse dans son Apologie. Rire est humain et bon; quand on fait métier de prêcher ou d'écrire, faire rire, est sinon devoir strict, du moins vertu et vertu chrétienne.
 
Il y a, continue Garasse qui porta cette vertu jusqu'à l'héroïsme, une vertu nommée Eutrapélie, qui est entre la trop grande sévérité et la bouffonnerie, par laquelle vertu un homme d'esprit fait de bonnes et agréables rencontres qui réveillent l'attention des auditeurs ou des lecteurs, appesantie par la longueur d'une écriture ennuyeuse ou d'un discours trop sérieux. Et cette humeur est non seulement compatible avec la sainteté de vie, mais encore une marque évidente de cette
 
(1) Apologie du P. François Garassus (1624), p. 45.
 
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allégresse intérieure que Dieu demande à ses serviteurs : hilarem enim datorem diligit Deus (1).
 
Le Démocrite chrétien de Pierre de Besse, qui suivit l'Héraclite chrétien du même auteur, professe les mêmes principes légèrement panachés de stoïcisme.
 
(Ami lecteur), tu as vu... le ploreur (Héraclite) ; voici maintenant le gausseur qui se présente. S'il rit, ne pense pas pour cela qu'il se moque ; car, en riant, il dit les vérités et, faisant le railleur ne laisse pas d'être sage. J'ai bien estimé les larmes de ce dolent, mais je fais encore plus d'état des moqueries de ce folâtre. Car se laisser aller à la passion, c'est entrer en appréhension et s'adonner aux larmes est montrer une lâcheté de coeur et se défier de son courage. Mais rire et se moquer au fort des afflictions, c'est braver les vanités du monde, c'est montrer de la vertu et faire paraître qu'on est homme... Il faut que je rie, que je gausse, que je bouffonne et que je me moque de toutes choses (2).
 
Ce lourdaud n'y entend rien. Il ne rit pas lui-même et ne peut que nous agacer. Néanmoins, tenons-lui compte de son intention. L'essentiel est ici pour nous de constater que nos écrivains, en cela tout à fait d'accord avec les principes directeurs de l'humanisme, revendiquent très haut le droit de plaisanter, comme plaisantent les honnêtes gens de leur époque. Je ne dis pas qu'ils usent tous de ce droit. Il y a chez eux des auteurs constamment graves, mais nous en avons aussi de fort gais, quelques-uns même de franchement comiques, un entre autres qui nous fera nécessairement penser à Molière. Celui dont je parle et qui doit nous suffire n'est pas un excentrique, un suspect, un enfant perdu; c'est au contraire un des maîtres spirituels de son époque, un auteur des plus populaires, un saint homme, l'un des représentants officiels d'un grand Ordre. Du reste nous le connaissons déjà, bien que nous
 
(1) Apologie..., pp. 41, 42.
(2) Le Démocrite chrétien, p. I, 2.
 
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ne sachions pas encore jusqu'où s'aventure sa verve bouffonne : il s'appelle Etienne Binet.
Cet insigne personnage que, bon gré mal gré, nous rencontrons sur toutes nos voies, n'a peut-être jamais rien écrit de plus singulier que sa Consolation et réjouissance pour les malades et personnes affligées (1). Le livre est en forme de dialogue entre le malade ou l'affligé d'une part, le consolateur de l'autre, réels, vivants tous les deux, le second surtout, et vrais personnages de comédie. Du reste on nous tient dans le concret presque tout le temps : un chapitre sur la goutte, un sur « le mal des yeux n et la surdité, un sur les hypocondriaques, un sur la médecine et les médecins, un sur la fièvre et le manque d'appétit : dans ces titres, que de promesses ! Elles sont largement tenues.
On devine déjà qu'il ne ressemble pas aux consolateurs ordinaires. Pieux certes, et par moments jusqu'au melliflu, il emploie ordinairement une méthode moins onctueuse. Dur, bourru, trivial, et d'une jovialité débordante, étourdissante, ou bien il bouscule, il humilie, il nargue, il harcèle de toutes façons le malade, ou bien il s'emploie à le faire, comme il dit, « crever de rire ».
 
Le Malade. — J'ai la goutte bien serrée.
Le Consolateur. — Certes, mon bon ami, je vous plains bien.
 
Et pour le lui prouver, il décrit par le menu, longuement, amoureusement, en bourreau, les tortures de la goutte. Rien qu'à le lire, on se sent devenir goutteux.
 
Le M. — Hélas ! que le ciel est donc rigoureux !...
Le C. — Je vois bien clair que vous avez la goutte non seulement au pied, mais au cerveau... C'est la maladie du monde la plus noble et qui ne se plaît qu'es lits dorés. Les autres maux sont roturiers. Celui-ci tranche du gentilhomme. Il n'appartient
 
(1) Je cite ce livre d'après la réédition qui en est faite dans le recueil des oeuvres spirituelles du R. P. Et. Binet. La première édition (séparée) doit être de 16ao. J'ai vu aussi la seconde qui est de 1627.
 
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qu'aux rois... et aux grands hommes d'avoir la goutte. C'est... le relief des plaisirs de haute lice... On vous traite en prince, ingrat, et vous vous plaignez (1) !
 
On voit le ton. Il n'est pas jusqu'aux thèmes dévots sur
la fonction providentielle de la douleur qui ne prennent, nus sa plume, une tournure cocasse.
 
Le Paradis, écrit-il, est fait comme la France où nos anciens Gaulois avaient de coutume, étant à la porte de l'église quand le prêtre mariait les fiancés, de charger de coups le nouveau marié ; à force de coups de poing le menaient tambour battant jusques au grand autel. Ce n'était pas par haine ; non, mais par une vieille courtoisie de ce bon temps-là. Car, au reste, ces beaux batteurs étaient les père, frères, parents et amis de ce pauvre battu qui aussi ne faisait que rire sous la grêle de coups ; et, au bout, il leur fallait dire grand merci et leur faire bonne chère.
Cette coutume dure encore pour le Paradis. La fièvre, la goutte, la pierre, les tristesses, mille maux sont les batteurs qui s'accordent comme maréchaux sur l'enclume, nous martelant les uns après les autres, et ne nous laissent jamais qu'ils ne nous aient poussé dedans le temple du Dieu vivant (2).
 
Avec cela, une pluie d'allusions à l'instrument de Molière et d'anecdotes bouffonnes.
 
A propos, il n'est pas que vous n'ayez lu l'histoire de France. Sous Charles neuvième, le bon M. l'archevêque de Bourges était attaché à son lit avec des gouttes cruellement opiniâtres. Messieurs les médecins l'avaient manié de toute sorte. Et toujours la goutte aux pieds. Il échut que la ville fut prise. Le bruit en vola à Monseigneur qui ne se le fit pas dire deux fois, mais trouva tout aussitôt ses jambes. Et là vous eussiez vu le bon prélat courir à la porte comme un dromadaire, quatre à quatre sauter les degrés. Le voilà : il gagne la grosse tour et vous monte si vite qu'il laissa en mi chemin ses gouttes et ne les trouva onques plus (3).
 
(1) La consolation..., pp. 474-477.
(2) Ib., pp. 686-687.
(3) Ib., p. 525.
 
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Il a comme cela, tout un répertoire de contes plaisants qui ne sont pas dans une musette. Il ne tarit pas sur la médecine et les médecins. Malade et consolateur, ce beau sujet met d'accord les deux personnages.
 
Ils nous viennent ici avec des visages hippocratiques : leur seule ombre est capable d'altérer le pouls d'un pauvre patient... le soleil éclaire leur venue et la terre couvre leurs fautes... un bon soldat et un mauvais médecin rabaissent bien le louage des maisons. Je vous prie, donnez quelque chose à mon mal, il faut que je me dégorge, il me semble que, criant contre les médecins, j'épouvante ma fièvre (1).
 
On apprend beaucoup à les entendre gémir tous deux sur les drogues dont ces messieurs donnent le « recipe en arabe que personne ne sait lire ».
 
Si on pouvait entamer l'estomac d'un malade et ouvrir sa poitrine ou bien y enchâsser une glace de Venise, pour voir à travers, mon Dieu, après qu'un pauvre corps a passé par les mains de ces messieurs, que vous y verriez un étrange mélange! Combien d'amer, de douceâtre, de noir... ; de la corne d'un cerf, de la queue d'un jeune loup, de la mousse séchée d'un prunier, du bout de la hante d'un javelot tirée de la douille et canon d'icelui, de la coque d'une tortue, du pied gauche d'un élan, de la chair d'une momie d'Egypte; hélas, qui le croirait ce qu'ils nous font dévaler dans nos pauvres estomacs (2)!
 
En revanche, trois et trois fois heureux
 
ces simples villageois qui vivent encore à la bonne vieille gauloise ! Car sont-ils malades d'une fièvre bien forte, aussitôt on vous leur présente le plus gras chapon de la maison, on fait provision d'une bouteille du plus fort vin et là, devant un beau grand feu, on vous le fait bien dîner. Le pauvre garçon sue à grosses gouttes et à tant il faut bien, en dépit des médecins, que la fièvre, bon gré mal gré s'en aille, et bien vite, car le bonhomme ou crève bientôt ou guérit bientôt. Aussi bien n'a-t-il pas le loisir d'être longtemps malade. Le lendemain, il
 
(1) La consolation, pp. 527, 522.
(2) Ib., pp. 510, 509.
 
 
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va à la charrue ou bien au cimetière. Que sert cela de tant et tant languir et puis au bout mourir (1) !
 
Quand le malade a fini de « se dégorger », le consolateur lui prêche, mais un peu à la Molière, le respect des médecins.
 
S'ils font quelque petit coin du cimetière bossu, sans eux tout le monde ne serait qu'un cimetière... Ont-ils d'autres recettes pour eux que pour vous ? S'ils donnent à leurs femmes et à leurs enfants ce qu'ils vous ordonnent, qu'avez-vous à clabauder contre eux (2)?
 
Ce dernier trait est d'une humanité charmante.
 
Qui fit médecin, ne fit pas devin... Est-ce si grand cas d'en envoyer tous les ans une demi-douzaine en Paradis un peu plus tôt qu'ils n'eussent fait d'eux-mêmes (3) ?
 
On devine aisément où vont ces propos. Plus le malade s'échauffe contre les médecins et plus il oublie son mal. A un certain moment, comme il s'arrêtait, un peu confus de ses invectives, Binet l'engage à continuer.
 
Dites, dites. Vous voilà en belle humeur. La couleur vous monte déjà au visage. A Dieu ne plaise que je coupe votre discours ! Qui sait si vous guérirez point, disant des injures à votre médecin (4) ?
 
Ces mots nous découvrent la stratégie du bon Père. Qu'il secoue un peu violemment la torpeur ou qu'il fouette la verve de son malade, c'est toujours le cerveau qu'il entend guérir.
L'imagination « est un peintre qui est ivre », elle
 
(1) La consolation... p. 522. Binet estime fort ce genre de remède. a Ce bon médecin de Bourgogne, qui, assailli d'une fièvre bouillante, faisait percer le meilleur vin blanc de sa cave... et à grands coups de verres de vin de Beaune, il vous chassait la fièvre de Chalon » (p. 569). Binet avait connu ce digne homme qui du reste mourut un jour de ce traitement.
(2) La consolation..., p. 526.
(3) Ib., p. 511.
(4) Ib., p. 524.
 
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« peint dans le tableau de notre esprit les plus étranges grotesques du monde» ; elle exaspère nos maladies authentiques, elle nous en donne que nous n'avons pas.
 
Cyppus, roi d'Italie, s'imagina toute la nuit que les cornes perçaient son front, le matin il se trouva de la confrérie des bêtes à cornes (1).
 
Par tous les moyens, il faut occuper, divertir cette faculté qui peut également ou nous perdre ou nous guérir.
 
Ces années passées, il y avait en Languedoc un honnête homme (quoique ce soit chose assez rare d'en trouver aujourd'hui en Europe) qui à la seule vue du gobelet (2), sans autre injection que par les yeux de son imagination faisait tout ce qu'il se devait faire en tel cas; et tiens pour assuré que si les médecins pouvaient brider l'imagination et lui donner de bonnes serres, ils feraient des merveilles (3).
 
La brider, ou mieux encore, lui ouvrir de plus nobles carrières.
 
Ne fut-ce pas un trait digne d'être écrit en lettres de diamant au temple de l'Eternité, ce qu'Alphonse, roi d'Aragon, lâcha en dépit des médecins ? On avait fait de son estomac un réservoir de sirops et de son pauvre corps une vraie anatomie cicarrizée, sans l'avoir aucunement soulagé. Il fit casser les gobelets, chasser tous les médecins et à tant se mit à lire Quinte-Curce des prouesses d'Alexandre, mais ce fut bien avec une telle volupté que par le charme d'un si noble plaisir il brisa l'opiniâtreté de son mal. Et adonc s'écria Vive Quinte-Curce! Dieu vous garde, mon souverain médecin ! Pour vous autres, Messieurs, je vous baise les mains, vous, empereur Hippocrate, vous, roi Galenus, vous, Avicenne, prince de siringues, roi des gobelets, empereur des médecines (4).
 
(1) La consolation..., pp. 159, 160.
(2) Le gobelet paraît à toutes les pages du livre : « Vous croyez, dit-il ailleurs, que chaque mouche qui bruit à vos oreilles, ce soit le garçon de l'apothicaire qui vous porte le triste gobelet » ; p. 562.
(3) La consolation..., p. 560. Binet tient beaucoup à cette dernière anecdote et la répète à plusieurs reprises. Il la savait de l'intéressé lui-même, cf. Ib., p. 514.
(4) La consolation..., p. 526. I1 a pris cette anecdote dans Aeneas Sylvius.
 
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Honni soit qui mal y pense! L'humanisme et l'esprit gaulois s'entendent fort bien. Pour ma part j'aime cette allégresse vaillante et saine. Assurément ce n'est pas à ce franc rire que s'adresse l'anathème de l'Evangile. Quoi qu'il en soit, la médecine dévote du P. Binet était du goût de nos pères qu'elle guérissait peut-être ou que du moins elle mettait en belle humeur. Ne serait-ce que pour la curiosité, la verdeur et la vivacité du style, j'en veux citer une dernière page où se trouvent follement combinés tous les éléments du livre, sa tendre piété, sa préciosité, son burlesque, son entrain joyeux.
 
Le Malade. — Notre-Dame, que vous m'en baillez ici de belles !... J'attendais quelque recette de votre main, bien aisée... Je parlais du corps et vous vous êtes rué sur l'esprit pour médicamenter ses maladies.
Le Consolateur. — Je croyais que vous fussiez malade sans plus, mais à ce que je vois, vous êtes fol d'abondant. Quand votre esprit sera bien rassis, votre corps sera bientôt remis en nature. Or ça, voulez-vous donc que je fasse le médecin... Vraiment je veux vous consoler, niais trouvez bon que je joigne le spirituel avec le temporel. Autrement je m'en déporte.
Etes-vous oppillé et vous sentez-vous persécuté de tranchées? Usez de la flambe... Si vous prenez six dragmes de vrai amour de Dieu cela désopillera votre coeur.
 
A chaque maladie, son remède, aussitôt suivi du remède spirituel qui guérira la maladie morale correspondante. Indigestion, sciatique, tout y passe.
 
Le M. — Ce qui me persécute le plus est une jambe qui est cassée.
Le C. — Me voulez-vous donc faire chirurgien ? Ça, ça, pour ses amis, il faut tout hasarder. Il est bien sot, ce dit-on en Suisse qui ne sait faire qu'un métier... (Prenez) un baume de vermolissure de vieux bois... voire les vers éclos de ce bois pourri... ajoutez du sang de dragon. Savez-vous ce qui a cassé les jambes à vos vertus ?...
Le M. — Auriez-vous point de remède pour la palmitation de coeur?
Le C. — Que me dites-vous là? Quoi, vous m'estimez donc
 
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pour un homme qui n'ignore rien ? Savez-vous ce que c'est que cela ! C'est la rate qui s'est voulu jouer avec votre coeur... Le jus de rose soulage bien fort... C'est un médicament bénin... Ne suis-je pas un singulier médecin qui ne vous ordonne que sucre et roses ? Mais à bon escient savez-vous qui secoue ainsi votre coeur... C'est la conscience... Employez-y des roses d'une juste rougeur...
Le M. — Que dites-vous du mal de dents? J'en ai un couple de creuses qui me font dépassionner souvent.
Le C. — Seigneur Dieu... me ferez-vous encore un arracheur de dents ! Jetez dans ce creux... un peu de cédrie... Disons mieux, ce mal de dents vient de la pomme d'Eve... Le haut cèdre, c'est la croix ; le fruit, Jésus-Christ ; la cédrie, son précieux sang (1).
 
A-t-on jamais dit qu'il eût du goûtMais il est vivant; mais on entend, on voit ses deux bonshommes, mais on finit bien par rire avec eux. Binet n'en demande pas davantage. Rire est bienfaisant, chasse le diable, ouvre la voie aux inspirations divines. Quel malade refuserait au zèle bouffon du jésuite, un acte de résignation joyeuse ou de mépris
des souffrances ? Répétons enfin que ces vieux auteurs dévots ont bien travaillé à l'éducation de notre langue. Ils ont plié le français aux tendresses mystiques. Après cela, si d'aventure, ils ont préparé Molière, leur en voudra-t-on?
II. Avec le rire, tous les jeux littéraires sont permis à nos humanistes. Nombres parfaits ou rares, dosage savant de l'ionien et de l'attique, itérations de synonymes (2), métaphores
 
(1) La consolation..., pp. 621-624.
(2) M. Rébelliau (histoire de la langue et de la littérature française publiée sous la direction de M. P. de Julleville, t. III, chap. VII, II) a vu dans ces a iterations de synonymes » : « pensées et cogitations » ; « avis et conseils » ; « suade et exhorte » ; etc., etc. — un des caractères de la langue et du style de François de Sales. Il a raison certes, mais cette habitude se remarque chez presque tous les écrivains de ce temps-là, et chez nombre d'écrivains plus récents. M. Delplanque estime de son côté, avec juste raison, que cette habitude littéraire vient de la langue latine. (François de Sales humaniste, p. 165.) Cette langue, dit-il, aime les répétitions « pour la plénitude et l'ampleur de l'expression, pour la symétrie et l'harmonie de la phrase u. Mais de combien d'autres langues n'en pourrait-on pas dire autant, à commencer par l'hébreu dont la poésie est faite, en partie du moins, d'itérations analogues ? N'y a-t-il pas là un instinct commun à presque tous les hommes ? Nous sentons si bien que les mots ne rendent pas notre pensée, que nous éprouvons comme le besoin de répéter au moins deux fois ce que nous voulons dire. Le peuple répète mot pour mot. On peut étudier à ce sujet les paysans de G. Eliot. Plus cultivés, non avons recours aux synonymes et, comme il arrive souvent, de cet instinct naturel, dûment raffiné, Cicéron et les humanistes ont fait une élégance.
 
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longuement filées, désinences qui se font écho, allusions, calembours, on n'imagine plus aujourd'hui la quantité d'artifices délectables qui tentaient les bonnes plumes de ce temps-là. Classiques et décadents, deux et trois fois stylistes — et c'est une triple joie, puisqu'ils dis-posent simultanément de trois claviers, le grec, le latin et le français. Ils adaptent à chacune de ces langues les tours des deux autres. Quand on les étudie à la loupe, on est ébloui de leur virtuosité. Que du reste, parmi tant et tant de contraintes, François de Sales, Camus, Binet, Garasse, aient pu conserver leur verve naturelle, c'est là pour nous un mystère. La rhétorique des collèges leur avait appris à ciseler, à tarabiscoter leurs phrases. On fait toujours bien ce que l'on aime, et ils aimaient fort ces jeux-là. L'écriture artiste ne date pas chez nous de Balzac ou de Mal-herbe. Avant eux, il n'y avait déjà que trop de chaînes, mais celles-ci paraissaient légères et ne gênaient que les maladroits.
De tous ces jeux, rappelons seulement celui qui fut le plus cher à nos humanistes, le hochet, le cerceau, la balle de ces grands enfants. C'est le vers latin que je veux dire. Ici encore, notre imagination, par trop dépaysée, demeure impuissante. Ainsi des autres plaisirs auxquels nous n'avons pas goûté, de tel repas de Lucullus par exemple ou d'un hors-d'oeuvre circassien. Non, nous ne pouvons ni sentir, ni même comprendre la parfaite volupté que trouvaient nos pères dans l'achèvement d'un distique bien venu (1).
 
(1) Saint Pierre Fourier, pendant ses humanités à Pont-à-Mousson, fit le vers suivant : Animosus ore pete perosus omina, c'est-à-dire : « encouragez-vous, et prenez la hardiesse de consulter vous-même l'oracle et d'en prendre les présages » traduction libre donnée par le P. Bedel dans la vie du saint. Le biographe découvre « deux merveilles de cette poésie à ceux qui ne l'entendent pas ; la première que lisant ce vers à rebours... on y trouve les mêmes paroles qu'en lisant à l'ordinaire... ; la seconde que coupant ce vers justement au milieu après la lettre T inclusivement, et de là retournant en haut vers le commencement, vous trouvez le vers entier dans cette moitié, et de même, commençant par la fin... vous trouvez pareillement le vers entier dans cette autre moitié, qui sont les plus grands miracles que puissent faire les déesses du Parnasse ». « Je conjecture, continue le P. Bedel, qu'il fit ce chef-d'oeuvre pour la solennité annuelle de l'Académie, car ensuite il dit que le P. Sirmond, qui était son maître, digne maître d'un tel écolier, voulut que sa pièce fût affichée. » « J'écrivis donc, — raconte le saint lui-même et longtemps après, —la moitié de ce vers et mis au-dessous une épigramme que j'ai oubliée, mais il disait en substance : Passant, arrête et lis ici un vers entier puisqu'il y est écrit : tu t'étonnes et dis qu'il n'y est qu'à demi ; n'arrête donc plus, mais recule et tu trouveras ce que je dis : passe et dis que les écoliers de notre classe sont savants jusqu'au miracle, puisqu'ils font que la moitié soit égale à son tout. » La vie du T. R. P. Pierre Fournier, par le R. P. Jean Bedel (1670), pp. 26,27.
 
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Qu'on me permette de célébrer en peu de mots un des représentants de cette race disparue. « Pierre-Juste Sautes, né à Valence en Dauphiné l'an 1613, fut, dit l'abbé Coupé qui s'y connaissait mieux que moi, l'un des plus ingénieux et des plus élégants poètes des jésuites. Il adopta un genre assez froid en lui-même, le genre allégorique, surtout lorsqu'il est prolongé. Mais il y répandit tant de grâce et une morale si douce qu'on le lit encore avec intérêt (1). » Nous savons en effet que jusqu'à la Révolution française, Sautel a été lu autant que Rapin et Commire. On peut même croire sans témérité que La Fontaine l'a mis à profit
Il a chanté les fleurs, les fourmis, les abeilles, les araignées, les mouches, surtout les mouches. Il avait de la tendresse pour ces bestioles. « Tu n'étais pas méchante, dit-il à l'une d'elles qui vient de se noyer dans une jatte de lait, ta minuscule trompe n'a jamais fait de mal à personne,
 
Sed blando affrictu titillatura volentem
Molliter illecebras deliciosa dabas (2).
 
(1) Les soirées littéraires, t. XII (An VI de la R.), p. 152.
(2) Sautel a été réédité souvent. L'édition que j'ai de lui vient de chez Barbon, ce qui est bon signe. Son poème à la louange du perroquet : Psittacus loquax, a peut-être inspiré l'auteur de Vert-Vert. Qu'on en juge sur ce vers : Et modo blanditias dicit, modo jurgia nectit. — Lusus poetici allegorici, (Barbou), p. 4o. Coupé a traduit un certain nombre sis ces poèmes, mais platement.
(3) Lusus..., p. 4.
 
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Quand Ovide sommeille, il n'écrit presque pas mieux. Mais le distique en soi est une telle merveille que, si peu qu'il s'élève au-dessus du très médiocre, il berce toujours agréablement certains amateurs. C'est bien le cas des vers de Sautel. Autre mérite, ils ne prêchent pas. Ces menus drames — une mouche qui se noie, une autre qui s'embarrasse dans une toile d'araignée — l'intéressent pour eux 'mêmes, pour leur pittoresque et leur pathétique. Se rappelant que l'art n'est pas le tout de l'homme, il termine ordinairement ses élégies par quelque allégorie morale ; au demeurant, tant qu'il est avec ses mouches, il ne songe qu'à s'amuser. Dans un livre aussi grave que le mien, oserai-je écrire en toutes lettres le titre de tel de ses poèmes? Pourquoi pas? Un jour donc qu'il était mollement couché sur la rive du Rhône, l'idée lui vint — on ne sait ou l'on devine trop à quelle occasion — de mettre en vers latins la mort sanglante et la marche funèbre d'une puce (1). Au jour fixé, parents, alliés, amis de la morte s'empressent au rendez-vous funèbre.
 
Festinavit apis, festinavere locustæ...
Huc fratres venere, piæ veneres sorores,
Nubilis hic venit filia, venit avus.
 
 
Ces imaginations enfantines rappelleront sans doute à plusieurs la joie extrême, inépuisable, que nous donnaient jadis les Animaux peints par eux-mêmes.
Larmes, chants funèbres. « Si l'on peut en un sujet si mince évoquer ces grandes infortunes, ainsi se lamentaient les Troyens sur Hector traîné dans la poussière... » « L'heure est venue de former le cortège. Quatre fourmis rampent sous le cercueil et le lèvent sur leurs épaules; le ver-luisant ouvre la marche avec son flambeau... les premiers derrière le cercueil, les parents
 
 
(1) Hoc ego quæ patula ludebam lentus in umbra. — Qua Rhodanus properis currit in aequor aquis (p. 153). Il était sans doute professeur au collège de Tournon quand il écrivait ainsi.
 
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éplorés en robe brunâtre, à pas égaux et lents. L'abeille, en guise de pleureuse, bourdonne le long du chemin une dolente mélopée... Enfin, arrivés au terme, la petite dépouille est descendue dans la fosse qu'on lui a creusée... O terre, sois-lui légère comme elle te fut légère. Elle est moins lourde en vérité que le grain de sable qui la couvre toute (1). »
Tardivement confus d'avoir consacré tant de vers à si peu de chose, le poète se ravise bientôt et prend l'offensive. Il cite l'Ecclésiaste : ecce universa vanitas. Suis-je donc seul, s'écrie-t-il, à m'occuper de bagatelles? Combien d'hommes, prétendus graves, et pourtant moins sérieux que moi ! Et puis rien n'est inutile de ce qui amuse un honnête homme :
 
Parce hilares lusus, eacuæ joca carpere Musae
Parce, nec ad sensus exige cuncta tuos.
 
III. Cette jeunesse d'âme, dont je viens d'apporter un nouvel exemple, inspirait à d'autres humanistes la pensée de voiler sous des apparences aimables ou piquantes le sérieux foncier de la doctrine spirituelle. Séries d'emblêmes, palais, jardins, tapisseries, galeries de statues ou de tableaux, autant de façons de solliciter l'attention et de condescendre à la frivolité du public. C'est ainsi qu'en 1602, le capucin Laurent de Paris offrait à Marie de Médicis Le Palais d'amour divin de Jésus et de l'âme chrétienne; ainsi qu'en 1627, Alexis de Jésus publiait son Theopneste, où l'on apprend les secrets de la vie dévote en se promenant le long d'un parterre et dans les salles d'une demeure princière (2); ainsi qu'en 1643, le P. Fichet insérait une longue fable quasi pré-raphaélite dans son histoire de sainte Chantal (3). Aussi bien, Richeome d'abord,
 
(1) Lusus... p. 141 sqq. Pulicis exequiae.
(2) Miroir de toute sainteté en la vie (de)... Bernard de Menton avec le Cours de la vie spirituelle sous le nom de Theopneste.
(3) Les Saintes reliques de l'Erothée, chap. XIV de la IVe partie. Sainte-Beuve a déjà remarqué le déluge d'ouvrages allégoriques qui furent consacrés à François de Sales, « sa vie symbolique par Gambart, avec figures et emblèmes, les Caractères ou les Peintures et la vie du bienheureux François, par Nicolas de Hauteville, le magnifique triomphe de saint François ». Il cite encore Cynosura mysticce navigationis, c'est-à-dire, la petite ourse de la mystique navigation de saint François. Il a tout à fait raison de railler cette littérature amphigourique, tout à fait tort de croire que la littérature de ce temps-là se réduit à ces « fadaises séraphiques ». Cf. Port-Royal, I, 246,247.
 
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Camus ensuite et François de Sales lui-même nous ont-ils déjà donné l'occasion d'étudier cette tendance. Le plus souvent ces beaux prometteurs ne tiennent pas leurs engagements, ou bien, s'ils les tiennent, souvent aussi nous sommes déçus. Sérieux, ils se fatiguent vite de l'allégorie qu'ils ont choisie et finissent par l'oublier; ainsi Laurent de Paris. Courts d'esprit, ou par trop gauches, ils s'enlisent dans leurs symboles et deviennent plus difficiles à suivre qu'un auteur franchement abstrait. Le genre est bon toutefois, puisque tant et tant d'essais malheureux ont préparé l'un des chefs-d'oeuvre de la littérature universelle, le Pilgrim's progress de Bunyan
 
(1)Je ne parle pas ici de certains livres aux titres grotesques : La tabatière spirituelle pour faire éternuer les âmes dévotes vers le Seigneur; La douce moelle et sauce friande des saints et savoureux os de l'Avent ; Lunettes spirituelles;... Seringue mystique pour les âmes constipées en dévotion, etc., etc. Je n'en parle pas, dis-je, parce que je n'ai pas entrepris d'écrire une histoire bibliographique de la littérature dévote ; parce que, défauts ou qualités, je ne m'intéresse ici qu'à des écrivains raisonnables; enfin parce que nous sommes très mal renseignés sur la plupart de ces livres. De la part des écrivains de cette époque, rien ne doit nous surprendre, mais enfin qui a vu tel ou tel de ces livres, et par exemple, la Seringue spirituelle ? Ce dernier et plusieurs autres ne feraient-ils pas partie de ces catalogues mythiques mis à la mode par Rabelais ? S'ils existent en réalité, ces livres ne seraient-ils pas souvent de véritables parodies, comme le sermon bouffon de Haute-Bruyère composé vraisemblablement par Fléchier ? —Dans ses Variétés sérieuses et amusantes, Sablier imagine une « bibliothèque curieuse ou liste de livres pour former le cabinet d'une dévote de profession : Il cite le Petit pistolet du prêtre qui tire contre les hérétiques, puis, sans transition, les opuscules spirituels de Mme Guyon et la Théologie de l'amour ou la vie et les ouvres de sainte Catherine de Gênes. Tous ces livres lui causent un même fou rire.
 
 

CHAPITRE VII RECUEILLEMENT, VIE INTÉRIEURE
 
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I. Les médiocres : saugrenus, bavards. — L'humanisme dévot n'est pas responsable de ces misères. — Il a ses défauts pourtant. — L'excès de douceur, « la voie de lait et de roses ». — Sucreries dévotes. — Sérieux, dignité de la littérature dévote avant Port-Royal.
 
II. Le recueillement des humanistes dévots. — L'ermitage d'amour de Desportes et ses transpositions soi-disant pieuses. — Trellon et sa « muse guerrière » au désert. — Du goût de la solitude au temps de Louis XIII. — « De la retraite d'Alcippe »—Les pèlerinages et le sentiment de la nature sauvage. — Nervèze et la solitude chrétienne. — Les « Entretiens solitaires. » — Dignité, familiarité sainte, optimisme de Brébeuf.
 
III. Du peu de place que tient la contemplation des scènes évangéliques dans la prière de Brébeuf et de ses contemporains. — Et, au contraire, de l'importance que la première génération des humanistes dévots attache à cette contemplation. — Jean de la Cépède et ses théorèmes. — Souvenirs et symbolismes bibliques. — Tableaux animés de la Passion. — Qualité religieuse de la contemplation des mystères.
 
I. Jusqu'ici nous n'avons peut-être pas dit que la grande majorité des écrivains religieux, pendant la première moitié du XVII° siècle, était au-dessous du médiocre. Mais qui en douterait ? A quelque moment qu'on la prenne, de quelle littérature, profane ou religieuse, n'en dirait-on pas autant? J'ai dû lire, ou essayer de lire, quantité d'ouvrages soi-disant pieux dans lesquels je défie bien qu'on trouve une lueur de talent, une étincelle de dévotion. Il y a là d'affreux bavards qui délaient platement, interminablement, des banalités écoeurantes et qui n'ont pas même le touchant mérite d'être ridicules. Car on en vient, dans cette foule imbécile, à se prendre d'affection pour les saugrenus, pour les joueurs de castagnettes, par
 
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exemple, pour Claude Le Roux, théologien lyonnais qui a publié, en 1631, La tourterelle gémissante sur Jérusalem (1).
La dite plaquette, prodigieusement érudite, n'est qu'un chapelet de coq-à-l'âne, à la manière du sermon que Sganarelle adresse à Don Juan. Galimatias souvent incompréhensible, mais écrit avec une verve tintamarres que, et semé de vieux mots très savoureux. Cela se lit avec un certain plaisir et ne peut faire aucun mal. En revanche qui dira l'ennui malfaisant qu'exhalent tant d'autres livres pieux de cette époque, et, entre tous peut-être, l'in-folio de 848 pages dans lequel Puget de la Serre, conseiller du Roi, historiographe de France, a recueilli ses oeuvres chrétiennes (2). Les bourreaux! Nos pères les ont subis pourtant
 
(1) Voici un autre de ces pauvrets qui du moins, longuement suppliés, finissent par nous divertir un peu. C'est le P. Joseph Filère, jésuite, qui a publié plusieurs ouvrages, en vers et en prose, entre autres : La sage Abigaïl mariée malheureusement à Natal et très heureusement à David. Idée de l'âme vertueuse qui soupire sous le joug des vanités du monde, corrige ses folies et aspire à l'union avec Dieu (Lyon, 1641). Malgré ce titre alléchant, je n'ai trouvé que deux perles dans ce livre.
 
CONSIDÉRATION XII. La chaussure magnifique des patins royaux envoyés à Abigaïl et les saintes résolutions.
 
1. Considérez que les souliers sont tellement nécessaires aux voyageurs que... Les bonnes résolutions sont encore plus nécessaires... Demandez ces souliers...
2. Dieu « veut faire paraître sa magnificence » dans les souliers « vies âmes qu'il chérit ».
AFFECTIONS
 
1. Hélas ! mon Dieu... ne savez-vous pas que les souliers des bonnes et fermes résolutions me sont nécessaires.
2. Vous m'en aviez donné déjà de beaux et de bons... mais je les ai... usés et rompus.
3. Je veux regarder, comme le paon, mes pieds sales, afin d'abattre la roue de mon orgueil... Vous me donnerez, s'il vous plaît, des souliers qui ne soient point sujets à se pourrir... et de plus vous les embellirez de petites lunes que vous y mettrez dessus comme ceux que portaient les filles de Jérusalem.
Prenez-y garde. Ce n'est pas là du psittacisme, mais de la piété véritable. Le coeur y est, mais le reste a perdu ses souliers en route. Le bon Père dit encore « O Divin Esprit... O belle colombe blanche, hélas, quand vous offrirai je un coeur net pour y faire votre nid et y éclore vos œufs ». C'est tout ce que j'ai trouvé de remarquable chez le P. Filère, mais quel heureux homme ne serais-je pas si de chacun des livres pieux que j'ai dû lire, j'avais rapporté un pareil butin !
 
(2) Les oeuvres chrétiennes de M. de la Serre (Les pensées de l’éternité; Les douces pensées de la mort; Le Bréviaire des Courtisans; Le tombeau des plaisirs du monde; Les saintes affections de Joseph et de Marie ; La Vierge mourante sur le Calvaire ; Le réveille-matin des dames; Les délices de la mort;... Le tombeau des Athées; La tragédie de Thomas Morus, etc., etc., etc.), Paris, 1647. Les livres de la Serre sont très souvent illustrés de fort jolies images, ainsi le tombeau des plaisirs. On trouve dans l'in-folio le portrait en pied de l'auteur, tout à fait le niais sombre et vaniteux que nous aurions juré qu'il était.
 
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et, sous des noms nouveaux, nous les subissons encore. Race morne et féconde. L'aube de la contre-réforme les a vus naître. Ils se sont abattus sur l'Europe catholique, choisissant de préférence nos pays latins. Ils ont infesté, ils infestent les avenues de la prière, les treilles du jardin sacré, supplantant les vrais maîtres de la vie spirituelle, façonnant les simples à leur propre image, émoussant la noblesse ou flétrissant la fraîcheur des uns, nourrissant, exaltant la vulgarité des autres. Vienne un grand concile qui tâche d'exterminer cette engeance, ils reprendront la plume pour commenter onctueusement leur arrêt de mort et le noyer sous leurs phrases.
Nous avons le droit de négliger ce néant. C'était du reste notre marché. Que voulons-nous en effet sinon dégager d'un immense fatras de livres, ce qui nous parait le principe vivifiant de l'esprit et du sentiment religieux pendant les années qui nous occupent? Il nous suffit que ce principe anime visiblement les oeuvres maîtresses de cette période ; qu'il rayonne assez ordinairement des oeuvres secondaires, et qu'il touche parfois d'une vive illumination jusqu'aux médiocres. A ce principe, à cette vie, à cette lumière nous avons donné un nom qui, bien ou mal trouvé, dit assez exactement ce qu'il veut dire. Je n'ai pas besoin de rappeler que cet humanisme dévot n'a jamais existé dans la nature des choses. Il n'a même pas la demi-réalité que possède un groupement littéraire, comme le Cénacle, une confrérie, comme la Compagnie du Saint-Sacrement. Esprit, direction, ensemble de tendances, nous l'opposons à la conception morale et religieuse qui dominera la seconde moitié du siècle, et que nous appelons jansénisme, donnant à ce mot le sens le plus
 
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large et le moins sectaire. Ceux du reste que nous classons parmi les humanistes dévots ne méritent pas constamment ce nom, et leurs adversaires eux-mêmes le méritent quelquefois. Lorsque le P. Binet raille grossièrement la femme, il abjure provisoirement l'humanisme : lorsque Port-Royal traduit les comédies de Térence, il oublie sa propre doctrine. Romantisme, esprit classique, il en va toujours ainsi pour les objets de ce genre qui ne sont jamais que des constructions de notre esprit, bien qu'elles naissent de la réalité même, comme tous les universaux. Quoi qu'il en soit, ayant cru constater sur un nombre suffisant de clairs exemples, que l'humanisme dévot représente ce qu'il y a de plus caractéristique, de plus excellent dans la littérature religieuse sous Henri IV et sous Louis XIII, nous n'avons pas à nous occuper ici des banalités innombrables qui fatalement encombrent cette même littérature. Rien n'est parfait en ce monde, mais il faut voir les belles et nobles choses par leurs beaux et nobles côtés. C'est encore le plus sûr moyen de les voir dans leur vérité profonde.
Nous ne disons pas cependant que l'humanisme dévot soit lui-même sans reproche. Bien que sa pure essence les repousse avec abomination, il semble inviter assez naturellement à de certains excès plus ou moins fâcheux. L'accuser, avec Pascal, d'avoir propagé dans l'Église une casuistique immorale, me paraît foncièrement injuste. Qui affirme si haut la liberté de l'homme n'est pas près d'atténuer la responsabilité de nos actes; qui permet, qui demande à toutes nos puissances de louer Dieu, ne prêche pas la torpeur. Qu'en face de la commune faiblesse, l'humanisme penche d'instinct vers l'indulgence, qu'il redoute le désespoir plus qu'une confiance téméraire, j'en conviens sans peine; mais sa morale propre, plus humaine que celle du rigorisme, est aussi plus haute et plus exigeante. Par sa chère doctrine de l'amour désintéressé, l'humanisme conduit les âmes jusqu'au porche mystique, de tout son élan
 
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il les pousse à entrer dans le sanctuaire. Logiquement, il nous veut, il commence à nous faire saints ; nous le montrerons mieux plus tard. Si enfin il propose la vraie dévotion à tout le monde, s'il la croit aisée, il se contredit lui-même lorsque d'aventure il la rend vulgaire, molle, un peu niaise, comme il l'a fait quelquefois.
 
O homme, ô femme ! s'écriait à ce sujet le célèbre P. Léon, dans son oraison funèbre du saint et farouche Père Yvan, tu te plaignais il y a cinquante ans que la dévotion n'était qu'un fruit du cloître, que la vertu était trop rude et la sainteté une maîtresse trop rigoureuse. Voilà la Providence qui t'a fourni, au commencement de ce siècle, le bienheureux évêque de Genève, François de Sales, qui mêle l'huile avec le vinaigre, qui polit les rochers de la vertu et qui aplanit les montagnes de la dévotion. Cette douceur devenant trop fade et se corrompant parle mauvais usage, commençait à engendrer des crudités, des vers et des maladies contagieuses. Que fait Dieu qui veille sans cesse sur son Israël ? Il sanctifie Antoine Yvan d'une manière âpre, rude, sévère et austère. Et il le fait vivre jusqu'à la moitié de notre siècle, pour être le vrai contre-poison de la dévotion à la mode ; le sel de cette douceur trop fade ; le correctif de ces spirituels délicats et sensuels qui ne veulent aller à Dieu que par le chemin des lumières, par la voie de lait et de roses, en un mot qui s'imaginent si fort les caresses de l'amour de Dieu qu'ils mettent en oubli la terreur des jugements redoutables (1).
 
C'est un prédicateur, il prêche pour son saint et certainement il exagère sa propre pensée, ou plutôt il explique de travers l'impression très juste que nous laissent aujourd'hui encore les ouvrages auxquels il fait allusion. Non il n'est pas vrai que de 1621 à 1650 la piété soit allée en
s'affadissant — nos prochains volumes établiront le contraire ; mais il est certain qu'on vit alors et trop souvent se débiter je ne sais quelle confiserie dévote, contrefaçon maladroite du style de la Philothéé. Un peu mièvre
 
(1) Le vrai serviteur de Dieu, éloge du R. P. Antoine Yvan... par le R. P. Léon (Paris, 1654), p. 127, 128.
 
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parfois, mais viril, malicieux et plus sensé que personne, François de Sales, tout en attendrissant la piété, avait su la maintenir dans les limites d'une respectueuse décence. Il fallait suivre ce rare modèle, marier, comme il l'avait fait, la gravité à la tendresse, l'énergie à la douceur. Au
lieu de cela, quelques-uns des disciples de François de Sales ont eu l'étrange idée d'ajouter du sucre au miel d’Annecy.
Lisez plutôt, si vous le pouvez, cette insupportable romance du chartreux Polycarpe de la Rivière, sur les larmes de l'Homme-Dieu.
 
Et vos larmes, ô ma vie, vos larmes me seront-elles moins utiles et profitables que le dictame au chevreuil et le roseau à l'hippopotame, pour me saigner et guérir des blessures qui pénètrent mon coeur ! A jamais, ô rayons de miel distillants, à jamais soyez vous ma viande plus aimée ! Puisse la bouche de mon coeur toujours suçoter vos canaux et sacrés et sucrés ! Où volez-vous, blondes avètes? Où allez-vous travailler si loin vos ailerons crespés ? Venez avec moi. Venez et dressez votre vol sur les yeux, sur les cieux de mon très cher Jésus et là, en tout temps, vous lécherez les perlettes rosines et musserez dans vos tendres cuissettes, les douceurs confites de nectar et de miel que l'amour y fait naître, que les grâces y distillent en fraîche rosée et que les Zéphirs pillotants changent en soupirs pour embaumer notre air (1)!
 
Dom Polycarpe n'a pas le monopole d'un pareil style. Je pourrais emprunter à d'autres qu'à lui des pages plus irritantes (2). Mais c'est déjà trop d'un seul exemple. Aussi bien
 
(1) Le mystère sacré de notre rédemption... par Dom Polycarpe de la Rivière (1621), p. 860.
(2) Cf. par exemple, dans l'Antidotaire sacré de Nicolas Salicète... revu, corrigé et augmenté par le franciscain Pierre Andrieu (1607) a l'oraison de tous les membres de la sacrée Vierge Marie ». Je cite ce livre parce qu'il n'est lui-même que l'adaptation d'une oeuvre plus ancienne et parce qu'il a paru avant la Philothée. C'est qu'en effet le travers que nous critiquons ici remonte plus loin qu'aux imitateurs de François de Sales. L’histoire en serait très intéressante, quoique très pénible. Tant s'en faut du reste que tout soit mauvais dans ce livre de prières, exquis par endroits. Corruptio optimi pessima. Sur la délicieuse et toute sainte tendresse que ces maladroits ont ainsi plus ou moins sensualisée, cf. le P. Rousselot (Christus, Paris, 1912, p. 843, sqq.). Du reste, ce genre tint bon plus longtemps qu'on ne pourrait croire. Cf par exemple la Dévote salutation aux membres sacrés du corps de la glorieuse Vierge Marie, par le H. P. J. H., capucin, Paris, 1678.
 
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de tels excès ne sont-ils pas nécessairement le fait d'un coeur efféminé, d'une vertu molle. Dom Polycarpe et la plupart de ses fades émules ne cheminent pas, n'entendent pas conduire les autres par u une voie de lait et de roses». Austères et doucereux tout ensemble, ils aiguisent le piquant de leurs cilices de la même main qui pétrit ces fondants poisseux. Bref, il n'y a là sans doute que les extravagances d'une préciosité délirante. Mais enfin les aberrations du goût intéressent toujours plus ou moins la prière elle-même. Si rien n'est beau, rien aussi n'est bon que le vrai. L'expression que ces piètres écrivains tâchent de donner à leur piété dépasse ou bien les sentiments qu'ils éprouvent, ou ceux qu'ils devraient éprouver. D'où le caractère malsain de pages semblables, mauvaises aux esprits solides qu'elles dégoûtent, plus dangereuses aux imprudents qu'elles séduisent et qui voudront les vivre à leur tour. Sensiblerie grossière et basse qui d'un côté menace de rendre la dévotion ridicule, qui, de l'autre, l'avilit.
Il faut distinguer expressément, mais il faut aussi rapprocher en quelque façon du vice qu'on vient de décrire, d'autres misères plus menues, plus innocentes, néanmoins fâcheuses. Minauderies, fausses grâces, efforts essoufflés vers le bel esprit, ou, au contraire, vers la candeur, ou vers les deux à la fois. Des fleurs partout et quelles fleurs! On dirait souvent de ces effluves nauséabonds qui baignent les fabriques de parfumerie et leurs alentours. Quelques-uns, étriqués, mesquins, semblent réduire toute la dévotion à quelques recettes empiriques (1).
 
(1) Tout le monde connaît le jésuite Paul de Barry que Pascal a caricaturé dans la neuvième provinciale. Bien que j'aie personnellement peu de sympathie pour ce bon Père, je dois affirmer, en connaissance de cause, que la critique foncière que Pascal fait de son oeuvre est d'une cruelle injustice. M. Maynard l'a fort bien prouvé. Il n'est pas vrai, mais pas vrai du tout que le P. de Barry ait jamais présenté « des pratiques toutes matérielles, comme des moyens infaillibles de sanctification, sans qu'il fût nécessaire d'y joindre le plus petit mouvement du coeur, le moindre effort de volonté ». Il n'est pas vrai non plus que, prises une à une, les pratiques que le P. de Barry conseille à sa Philagie, soient ridicules. Il me semble néanmoins que cette direction menue risque de rapetisser quelque peu la dévotion. Quelle différence, à ce point de vue, entre François de Sales, le P. Jacquinot, le P. Saint-Jure d'un côté et le P. de Barry de l'autre; entre Philagie et Philothée. Confessons au demeurant que Pascal a bien choisi sa victime. Simplet, béat, le Père a le don d'égayer tout ce qu'il touche. On dirait qu'il le fait exprès. Mais non, s'il n'a pas de talent, c'est de tout sou coeur. Il est né un peu ridicule, mais non patelin — et cela sans doute vaut mieux pour sa gloire. C'est lui peut-être qui a donné à Pascal la première idée du jésuite des Provinciales. Lisez plutôt ces deux lignes de lui « Philagie, que vous dit le coeur?... vous voilà toute prête à faire aujourd'hui quelque coup digne de l'amour que vous avez pour Jésus et pour les pauvres. Que si vous n'avez pas de quoi, ou même tant de bonne volonté que je désirerais bien, JE SUIS HOMME A TROUVER DES EXPÉDIENTS PARTOUT » (L'Année sainte ou l'instruction de Philagie, I, p. 97)
 
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D'autres sont franchement cocasses ; ils passent du sublime à l'absurde avec une aisance réjouie qui nous déconcerte, ils greffent leurs effusions mystiques sur un pédantisme extravagant (1). Il convient, je le sais, du reste juger tous, non pas seulement d'après les canons littéraires de leur époque, mais encore en se mettant à leur point de vue qui n'est pas celui du monde (2). Certes on doit permettre ou pardonner beaucoup à la simplicité des âmes pieuses, mais pas la bêtise, laquelle ne peut jamais avoir rien de commun avec la véritable piété. Il est bon de redevenir enfant, mauvais de faire des enfantillages. Qu'on se garde pourtant d'exagérer. Dès l'aube du XVII° siècle, le ton de la plupart, des meilleurs du moins, est déjà sérieux. Nous avons critiqué librement les quelques erreurs du P. Binet, mais tels de ses contemporains, de ses frères, le P. Jacquinot par exemple,
 
(1) C'était là du reste un défaut assez commun parmi les moralistes, même profanes, de cette époque. S'ils ont du génie, ce défaut devient charmant. Ainsi, le délicieux auteur de la Religio medici, sir Thomas Browne (cf. là-dessus une page excellente de Leslie Stephen (Hours in a library, I, p. 286 sqq.).
(2) M. Hauréau, grand savant, mais d'esprit très positif, oublie cette consigne élémentaire. Il trouve grotesques des pages qui ne paraîtront qu'édifiantes à une âme pieuse. Cf. sa notice de Jean Boucher (Histoire littéraire du Maine, II, p. 164 sqq.). Certes Boucher est souvent ridicule, moins pourtant qu'Hauréau ne le pense.
 
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écrivent déjà avec une sobriété, une décence parfaite (1). Ainsi le feuillant, Dom Sans de Sainte-Catherine (2). Je nomme ce dernier, entre plusieurs autres, parce que sainte Chantal retrouvait en lui l'esprit même de François de Sales. Dom Sans néanmoins ne sourit jamais : il est d'une gravité presque trop sévère. Ce n'étaient donc pas les fleurettes, les enjolivures salésiennes que les âmes vraiment dévotes de ce temps-là prisaient le plus dans la Philothée. Quand il fut question de publier la correspondance de François de Sales, sainte Chantal aurait même voulu qu'on fauchât ces floraisons trop charmantes.
 
Vous ferez bien, disait-elle, de retrancher les lettres de compliment, s'il y en a de trop. Car il en faut laisser quelque peu, à ce que l'on dit, afin que l'on voie le bel esprit de ce saint en tout (2).
 
Son « bel esprit », c'est-à-dire, en somme, le moins rare, le dernier de ses dons. Quoi qu'il en soit, candide, fleurie au début du siècle, mais déjà sérieuse et virile, la dévotion devient plus grave, plus auguste, à mesure que le vaste mouvement de rénovation religieuse que nous racontons étend ses conquêtes. On s'en rendra mieux compte quand nous étudierons les grandes oeuvres spirituelles qui ont paru chez nous de 1620 à 1650 et qui n'ont pas encore été dépassées. Laissant, pour l'instant, les maîtres eux-mêmes, nous interrogerons sur ce point quelques personnages moins importants, des gens de lettres, des poètes. Ni les uns ni les autres de ceux que j'ai choisis n'ont passé par Port-Royal. On verra pourtant que leur vie intérieure ne manque pas de sérieux.
II. Hommes de lettres ou poètes, ces laïques ne redoutaient pas le recueillement, la retraite, la solitude. Je ne
 
(1) Cf. par exemple son Adresse chrétienne pour vivre selon Dieu dans le monde (1628). Un peu sec, peut-être, c'est un livre excellent.
(2) Cf. Oeuvres spirituelles du R. P. Sans de Sainte-Catherine. Encore un livre parfait.
(3) Oeuvres de sainte Chantal, II, p. 538.
 
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parle naturellement pas de ceux qui, diables ou non, jeunes ou vieux, jurent de se faire ermites. Simple jeu poétique, transposition purement littéraire d'un des thèmes amoureux que l'irrévérencieuse Pléiade avait elle-même emprunté aux habitudes chrétiennes. On connaît l'ermitage d'amour chanté par Desportes :
 
Je me veux rendre ermite et faire pénitence,
De l'erreur de mes yeux pleins de témérité,
Dressant un ermitage en un lieu déserté
Dont nul autre qu'Amour n'aura la connaissance...
 
Et toujours, pour prier, devant mes yeux, j'aurai
La peinture d'Amour et les yeux de ma Dame (1).
 
 
On peut broder indéfiniment là-dessus des strophes moins profanes mais qui ne paraîtront pas nécessairement beaucoup plus dévotes.
 
Adieu mes chers amis, adieu douce demeure
Adieu plaisirs mondains par trop délicieux
Je m'en vais rendre ermite,
 
ainsi parle le mousquetaire pétrarquisant qui a publié en 1604 la Muse guerrière.
 
 
(1) Diane, II, VIII. Cette utilisation et profanation littéraire des choses sacrées n'est donc pas un travers moderne, comme plusieurs semblent le croire. On pourrait en citer d'autres exemples. Ainsi pour les ermites d'amour, cette élégie de Motin
 
Je cherche un lieu désert aux mortels inconnu
Où berger ni troupeau ne soit jamais venu,
Dans le sein ténébreux des roches ombragées
D'éternelles forêts de dix siècles âgées,
Bois sacrés à l'horreur, noirs ennemis du jour...
Là je veux, dans le creux de quelque vieux rocher...
Creuser un temple obscur à faire ma demeure,
Amoureux pénitent, jusqu'à tant que je meure.
 
Il ne fait du reste que paraphraser Desportes, mais il file sa métaphore avec plus de ténacité.
 
Mon corps pâle et défait se traînera vêtu
De l'écorce d'un tronc par l'orage abattu.
Le nombre des vertus d'une telle déesse
Sera le chapelet que je dirai sans cesse... etc., etc.
 
Les délices de la poésie française... (2618), p. 654, sqq.
 
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Le nom de l'auteur n'est pas sur la couverture du livre, mais on ne tarde pas à l'apprendre.
 
Je m'appelle Trellon, ma maîtresse, Sylvie (1).
 
 
La raison qui le décide à quitter le monde n'est pas des plus saintes. Sylvie le croit d'humeur légère. Elle changera d'avis, mais trop tard pour elle, quand elle le saura « dans le creux d'un rocher », mangeant « toujours debout », et
 
Battant son estomac d'un grand roc endurci.
 
Néanmoins, ermite pour de bon :
 
Lorsque son coeur ira d'amour ressouvenant
Il lui fera sentir un long fouet bien poignant.
 
Une fois maté, il aura tout le temps d'admirer sa « haute montagne ».
 
Là, saintement ravi, contemplant ce grand tour
Il se promènera tant que luira le jour.
 
 
Avant de partir, ce qui le désole, c'est que ni ses amis
 
(1) La muse guerrière dédiée à M. le comte d'Aubijoux. Trellon est un disciple de Desportes, de Baïf, de Bertaut, de Duperron, tour à tour sentimental et capitaine Fracasse. « Il chante à la soldade et selon son humeur. » Qu'on l'admire, ou bien qu'on redoute sa rapière :
 
Qui que tu sois, lecteur, avant que me reprendre
Pense bien si je faux en ces vers que j'écris,
Je porte à mon côté ma réponse pour rendre
Confus en un moment les plus savants esprits.
 
Muse guerrière comme on le voit. Voici comme il parle à sa belle :
 
Vous ne le voulez pas, dites par votre foi...
La chose d'ici-bas la plus douce et plus belle
Vous ne la voulez pas ? Hé, dites-moi pourquoi.
 
Ou encore :
 
Madame, rien n'est vrai de ce qu'on vous a dit.
 
Le personnage étant peu connu, on me pardonnera de le saluer en pas. saut. 11 en est de plus misérables.
 
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ni Sylvie elle-même ne voudront pas croire à sa conversion :
 
Je sais bien qu'on dira, lisant mon ermitage,
Comment dans peu de temps je suis venu si sage,
Je sais bien qu'on dira : Trellon était ceci,
Trellon était cela, Trellon vivait ainsi.
 
Mais il a de quoi les convaincre tous. Au plus haut de sa montagne, il fera un feu de joie avec tous ses livres d'amour. Le moyen de ne pas le prendre au sérieux, devant ce bûcher d'Hercule?
Sylvie a raison pourtant et nous qui voulons prouver que Port-Royal n'a pas inventé l'ermitage intérieur, nous n'opposerons pas à Sainte-Beuve l'autorité de Trellon. Il est tout de même assez remarquable que la montagne, le désert, les vastes solitudes effarouchent si peu la muse de cette époque. Tout n'est pas littérature dans les poèmes où furent alors célébrés les avantages de la retraite. Les deux natures, la petite et la grande, l'allée de saules et les rochers effroyables, on aimait vraiment, on comprenait tout cela beaucoup plus que les historiens de notre littérature ne semblent le croire. Malgré son orgueil et son ambition, Balzac a vécu plus de vingt ans loin des villes et « très satisfait» de sa condition. Il avait son allée de saules : un petit canal, « la plus secrète partie de son désert ». « Pour peu que je m'y arrête, disait-il, il me semble que je retourne en ma première innocence. » Que la solitude lui ait été bonne, l'ait rendu très sérieusement chrétien, pour ma part je n'en doute pas (1). Plus jeune que Balzac, mais beaucoup plus « Louis XIII» que lui, le grand humaniste normand, Moisant de Brieux, n'avait de l'esprit, disait-il lui-même, que dans sa maison des champs qui s'élevait seule au bord de l'Océan.
 
Du côté que la mer seulement retenue
Par la secrète loi qui bride sa fierté
 
(1) Cf. SABRIÉ. Les idées religieuses de J. L. Guez de Balzac, Paris, 1913, pp. 58, 59.
 
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Flue et reflue au bord d'une campagne nue,
Et montre vastement son affreuse beauté,
La maison de Brieux, seule à perte de vue (1)...
 
En 1655, un anthologiste publiait un « recueil des plus
beaux vers latins et français sur la solitude » auquel il donnait pour titre : Le Paradis terrestre ou emblèmes sacrés de la solitude dédiés au saint Ordre des Chartreux. Un de ces poèmes, la Retraite d'Alcippe ne contient pas moins de dix odes à la gloire de la Chartreuse et de son paysage sublime (2).
Comparés aux délices d'un pareil séjour, que peuvent être les jours « d'un homme savant »
 
A l'ombre d'un saule rêvant ?
 
Ce ne sont pas de très beaux vers, mais ils surprennent agréablement le lecteur moderne.
 
Parmi ces monts audacieux
Qui servent de limite aux Gaules
Et qui semblent porter les cieux
Sur la cime de leurs épaules,
Est un grand parc de monts chenus
Couronnés de rochers cornus (3)...
 
Leucippe aime-t-il ce tableau sauvage? Peut-être, mais certainement il en est ému. Les sous-bois ténébreux le prennent aussi.
 
Ce n'est pas ici que la nuit
Ramène l'aube et le silence;
Le jour est comme elle sues bruit,
Sans lumière et sans violence.
 
(1) Mémoires de l'Académie... de Caen (1872), p. 49, 50.
(2) La plupart des poèmes contenus dans ce recueil étaient imprimés pour la première fois. On trouve là les divers emblèmes de la solitude chrétienne, chacun illustré par une gravure (cloche ; ruche ; chrysalide ; rivière, etc., etc.). La retraite d'Alcippe est de Perrin. N'ayant plus l'exemplaire sous la main, je ne puis affirmer que ce dernier poème fasse partie intégrante du recueil. Peut-être a-t-il été ajouté au Paradis par un amateur de solitude. Il y a eu d'autres recueils du même genre.
(3) Ode seconde, toute consacrée à la description de la Chartreuse.
 
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Sous le couvert des pins touffus,
Les yeux aveuglés et confus
Perçent à peine dans les ombres,
Et sur les sommets colorés
Discernent quelques feux dorés
Au milieu des ramages sombres (1).
 
Balzac loue son petit canal « d'imposer silence aux plus
grands parleurs aussitôt qu'ils s'en approchent » et de les faire « rêver » (2). Ainsi notre Leucippe dans les forêts de la Chartreuse.
 
Cet organe faible et suspect,
Cette cajoleuse indiscrète,
La langue, en ce lieu de respect,
Est toujours paisible et secrète
 
Plus loin, il esquisse un Granet, montrant les religieux « dans un sombre choeur »,
 
Les bras croisés, les yeux modestes.
 
Ces vieux écrivains nous ressemblent plus qu'on ne pense. Le pittoresque monacal les frappe tout comme nous.
 
Parfois dans la belle saison,
L'on voit la troupe sainte et blanche,
 
 
(1) J'ai trouvé dans un sermon du P. Cortade un autre sous-bois qui m'a paru remarquable et que je me permets de transcrire, pour attirer l'attention sur ce prédicateur d'un goût douteux mais qui a parfois d'admirables élans. « Revelabit condensa... Pour nous en tenir autant qu'il ae peut au sens naturel de ce passage : après que l'orage a secoué une forêt, ce qu'il y avait de plus sombre au-dedans vient à paraître. Le soleil... y entre par les brèches que le vent a faites. Des troncs abattus et des branches emportées dans le plus épais du gaignage, y laissent voir les objets. Ces feuillages unis semblaient se déclarer contre la lumière, nais, pompeuse et triomphante, elle en fait des ennemis désarmés, dès que l'effort d'un vent impétueux les a pu diviser. Ils faisaient de leurs chevelures vertes comme un bouclier opposé à l'or de ces beaux rayons. Mais, revelabit condensa... Les orgueilleux rameaux qui semblaient menacer le ciel balaient la terre, et le jour, si cette expression n'est permise, en conquérant heureux et politique, casse les privilèges de cette rebelle nuit. Messieurs, pardonnez à ce tour de paraphrase qui semble un peu poétique et qui tient du Parnasse presque autant que du Calvaire. » Octave du Saint-Sacrement... par le R. P. Germain Cortade..., pp. 88, 89,
(2) Cf. Sabrié, loc. cit., p. 59.
 
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Qui dégorgeant de sa prison,
Parmi les montagnes s'épanche (1).
 
Il y aurait encore beaucoup à dire sur l'intelligence émue qu'on avait alors des vastes solitudes, sur ce qu'on pourrait appeler la sanctification du paysage. Tout refleurissait en cet heureux temps. Les ermites, balayés par la tourmente des guerres civiles, reprenaient possession de leurs ermitages. On saluait de loin avec piété, avec une malice mêlée de quelque terreur, leur silhouette jadis familière (2). Les pèlerinages saccagés, abandonnés, se relevaient de leurs ruines, accueillaient des foules innombrables. Chacun de ces lieux sacrés avait son historien, son poète. Dans l'esprit, l'imagination, le coeur de ces humbles topographes s'épanouissait un romantisme ingénu.
 
(1) Je ne cite qu'un seul exemple dans chaque genre, mais si La retraite d'Alcippe ne m'avait paru préférable, j'aurais pu choisir aussi le Divertissement d'Ergaste (Liège, 1642) qui a tout à fait le même objet. L'auteur (Breusché de la Croix) célèbre, en prose et en vers, sa propre solitude et le « saint désert de Marlagne, proche de Namur, habité par les révérends Pères Carmes déchaussés ».
(2) Comment n'a-t-on pas encore écrit sur les ermitages au XVII° siècle, une thèse de doctorat, un livre ? Imagine-t-on plus curieux, plus riche sujet, riche non seulement en beaux exemples d'édification, mais en drames de tout genre ? Camus avait composé un roman pour apprendre aux fidèles le moyen de distinguer entre bon et mauvais ermite. On trouvera dans mon livre : La Provence mystique au XVII° siècle (Paris, 1906) deux têtes d'ermites assez caractéristiques. Les ermites du mont Valérien sont fameux. Nous les retrouverons dans l'histoire de la réforme bénédictine. Cf. La vie de l'ermite de Compiègne..., Paris, 1692. Let ermite était né à Poissy en 1617. Il était filleul de Michel de Marillac. A seize ans, soldat. Capitaine de cavalerie, pendant quinze ans. « Un officier, très brave homme, fut tué dans une rencontre. René se trouva présent lorsqu'on porta cette nouvelle au général qui dit seulement en l'apprenant : « le pauvre garçon! j'en suis fâché », et incontinent après parut l'oublier. » Cette vive preuve de notre néant le convertit. Il commença par une vie de pèlerinages. Trois fois à Rome. Puis, il s'installe sur le haut du mont Saint-Marc, à Compiègne. Il allait à la messe chez les célestins de Saint-Pierre-en-Chartre, et était aussi fort bien accueilli par les jésuites qui avaient près de là une maison de campagne. Marie-Thérèse l'alla voir deux fois. Le duc du Maine lui donna une pendule. Il eut quelque temps avec lui des « officiers » qui avaient été jadis de sa connaissance. Leur vocation érémitique ne tint pas. Il mourut en 1691.
Picot (Essai historique sur l’influence de la religion en France pendant le XVII° siècle, I, pp. 110, 261 ; II, pp. 302, 308) donne des indications, mais tout cela n'est rien à côté des trésors qui dorment dans les archives.
 
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Le lieu de Guaraison, écrivait Molinier vers 1646, a des attraits particuliers... pour disposer les coeurs les plus endurcis à la douleur, aux larmes, à la confession de leurs offenses. Les forêts, la solitude, les fougères, la stérilité des campagnes, la face triste de la terre qui se présente tout autour, le ciel qui semble pleurer à cet objet, le vallon enfoncé sous les coteaux arides et secs, la chapelle au fond du vallon, les ermitages, les arbres, les montjoyes, le silence, l'horreur qui environne la chapelle, sont-ce pas autant de semonces de récollection, autant d'aiguillons d'un saint repentir, autant de tableaux où l'image de la contrition est empreinte? (1)
 
Je pourrais citer bien d'autres exemples, qui rendent le même son, mais qui nous maintiendraient, plus qu'il ne convient, sur les frontières de la vraie solitude chrétienne. Nombre de poètes allaient plus avant et leur solitude était prière. Le jardin sacré de l'âme solitaire, qui a pour auteur Antoine de Nervèze et qui parut dans les dernières années du XVI° siècle, est un de ces petits livres, à demi religieux, à demi littéraires, qu'on peut lire dans une église et non sans profit. On n'attendait pas cela de Nervèze, polygraphe médiocre et dont plusieurs écrits sont assez éloignés du genre pieux. Mais quoi, lui-même nous avertit de ne pas juger « la qualité religieuse du présent » qu'il nous fait, sur « la profession mondaine du donateur ». « Il n'est pas incompatible, ajoute-t-il, qu'un naturel mondain conçoive quelquefois des pensées dévotes et que des lèvres impures prononcent des choses saintes ». Pour moi, le livre est d'une sincérité manifeste (2). Lui aussi, mais avec beaucoup plus de délicatesse que Trellon,
 
(1) Le lys du Val de Guaraison... par M. E. Molinier... (1646), p. 747.
(2) M. Gustave Reynier, dans son docte livre : Le roman sentimental avant l'Astrée, rencontre vingt fois Nervèze. Cf. notamment, pp. 265, 266. Il n'avait du reste pas à étudier son jardin sacré qui n'est pas un roman, et qui m'explique, mieux que les romans de Nervèze, la curieuse réputation de styliste, de chef d'école, qu'on avait faite à cet écrivain. La vie de Nervèze est mal connue et ses livres sont introuvables. Avec le jardin, je n'ai lu de lui que sa Jérusalem assiégée, faible imitation de Tasse, et ses épîtres morales. Ce dernier livre, très inférieur au jardin, ne présente rien de bien curieux.
 
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il fait se rencontrer au désert l'amour de la créature et l'amour de Dieu.
 
Bien que l'amour divin et celui du monde soient différents en leurs sujets, si est-ce qu'ils ont quelque ressemblance aux accidents, soit en l'humeur solitaire qu'ils inspirent, ou aux agréables peines qu'ils font souffrir ; parce que la solitude n'est autre chose que se plaire avec soi-même, pour être paisible à penser à l'objet aimé; et les douces tristesses qui l'accompagnent ne procèdent que d'un désir violent du bien que l'on pourchasse, chose qui est convenable à ceux qui sont heureusement épris de l'amour du Tout-Puissant, lesquels cherchent les déserts pour penser paisiblement en lui et endurer des travaux en attendant la jouissance de ses grâces.
 
La solitude l'a converti. A l'heure même où ses « premières amours » le possédaient encore, et dans ces lieux écartés où il discourait de sa passion trop humaine, déjà Dieu lui « parlait souvent... par ses inspirations » ; un ange le prenait par la main, le conduisant dans la direction du jardin sacré (1). Il s'est laissé faire ; il ne s'est pas révolté contre les premières difficultés de « la vie contemplative ». Les nouveaux convertis, dit-il avec une touchante justesse, envoient au ciel « plutôt les sens que l'esprit ». De quel droit se dépiteraient-ils « contre Dieu pour ne s'être voulu laisser voir à leur sensualité » (2) ? Les mondains, de leur côté, comment ne mépriseraient-ils pas les douceurs de la solitude pieuse?
 
Il les estiment des plaisirs supposés, croyant que les déserts ne peuvent produire que des fruits sauvages. Comme ils sont charnels, aussi ne cherchent-ils que ce qui est plus propre à la chair qu'à l'âme ; ne considérant pas que ce n'est point dans les feuilles et les branches de nos déserts que nous cueillons nos douceurs, ains en ce grand et fertile arbre de vie où pendent pour fruits des consolations spirituelles (3).
 
(1) Le jardin sacré, pp. 57, 58.
(2) Ib., pp. 67, 68.
(3) Ib., pp. 68, 69.
 
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Sa phrase n'en finit pas, sa pensée manque de moelle ; il a néanmoins, je ne sais comment, une façon à lui de nous faire réaliser la « sourde industrie » des inspirations divines, ce travail profond dont les « signes mornes » ne paraissent pas « en la disposition muette du corps » et qui « ne se peut accorder à l'humeur remuante de l'homme actif» (1). La religion de Nervèze est bien celle de nos humanistes, paisible, confiante. La solitude ne l'a pas assombrie.
 
(Les Hébreux) vous estimaient terrible et furieux, — c'est une de ses prières — et prenaient l'effroi de vos foudres et de vos tonnerres : n'osant parler à vous que par la bouche de leur conducteur. Et nous vous croyons si doux que c'est à vous-même que nous adressons nos voeux et nos prières; non avec ces craintes serviles qui font plutôt haïr qu'aimer, ni avec ces défiances tyranniques qui font plus craindre qu'espérer... Non, en craignant à cause de vous, car vous êtes trop bon, non en espérant à cause de nous, car nous sommes trop méchants, mais pour partager ces deux contraires à votre miséricorde et à votre justice. A vous donc, mon Dieu, s'adressent ces dévotes conceptions de mon âme. C'est à vous à qui je parle ; c'est vous que j'ai offensé et c'est de vous que j'attends la consolation et le repos de mes jours, si travaillés des nuits et des ennuis de cette vie (2).
 
Même comme écrivain, Nervèze nous intéresse. Styliste raffiné chez qui l'on rencontre des jeux de plume que nous aurions cru d'hier (les nuits, les ennuis) et par moments d'une musique très douce, d'un rythme parfait.
 
Ainsi, ô Jérusalem, tu as perdu la splendeur de ton empire... Tes habitants en qui tu voulais être vénérée et vénérable, bannis de tes murailles, te réclament pitoyablement en cette contrée lointaine ; nous t'appelons à toute heure, disant : où êtes-vous, notre mère, nos plaisirs et nos ébats? Vos enfants, dénués de leur liberté, n'ont autre sujet en leur pensée que votre veuvage. Nous crions, nous crions, et nos voix qui s'accordent
 
(1) Le jardin sacré, p. 69.
(2) Ib., pp. 148, 149.
 
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à la douleur n'ont autre réponse que le résonnement de ces vallées. Nous demandons à nous-mêmes : où sont les campagnes que nos yeux voulaient voir, ces eaux, ces fleurs et ces hauts édifices qui s'offraient ordinairement pour objet à notre vue, cette douce terre de promission donnée à nos pères (1)?
 
Les miraculeuses ressources de notre langue ! En 1598, après Rabelais, après Amyot, Antoine de Nervèze la plie à des harmonies qui semblent toutes nouvelles. Jeune, souple, libre encore du corset d'airain qu'on ne tardera pas à lui mettre, elle se donne à ce chétif qui, du moins, n’est pas un tyran.
Soixante ans plus tard, c'est-à-dire au moment où l'évolution que nous racontons, pleinement achevée, a déjà fléchi sous la poussée des forces contraires, un des derniers poètes de l'humanisme dévot, et non le moindre, publie à son tour un petit recueil de méditations dont le titre plus humble, plus grave rappelle pourtant le jardin sacré de l'âme solitaire. Je veux parler du chef-d'oeuvre de Brébeuf, et d'un des plus beaux livres de notre littérature pieuse, des entretiens solitaires (2).
A l'exception de quelques fervents, personne chez nous ne connaît ce livre. Boileau ne l'avait pas lu. Guidés par une heureuse étoile, nous le découvrons toujours trop tard et nous restons alors stupéfaits que nos maîtres religieux aient négligé de nous vanter cette oeuvre si profondément chrétienne et d'une si haute poésie. A quatorze ans, mon professeur d'humanités nous révélait Prudence. Hélas ! je n'étais plus jeune, quand j'ai rencontré Brébeuf. Encore Prudence est-il délicieux, mais que de méchants livres soi-disant dévots ne nous a-t-on ou recommandés ou laissé lire, qui nous faisaient désapprendre et le français et la prière. Imaginez Brébeuf
 
(1) Le jardin sacré, pp. 81, 82.
(2) La première édition est de i660. D'après M. Harmand (Essai sur la vie et les oeuvres de Georges de Brébeuf, Paris, 1897), l’ouvrage aurait été composé en 1656.
 
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anglican. Ses Entretiens seraient aujourd'hui indéfiniment réédités par la Society fer promoting Christian Knowledge ou par d'autres, comme le Temple de G. Herbert, la Christian Year de Keble et le Gerontius de Newman. « On trouve dans les entretiens solitaires, écrit un lettré des plus fins, sous la forme d'un noble lyrisme, les élévations, les intimités d'une âme repentante et apaisée. Je ne connais pas de plus beaux vers chrétiens, au XVII° siècle, parmi ceux qui se dégageant de toute traduction (Corneille, Racine) ont un caractère essentiellement personnel (1) ».
Beaux vers, en effet, mais que nous ne trouvons tels qu'en nous appropriant les sentiments qu'ils expriment. Sincères, mais si simplement, si profondément qu'il faut les vivre pour les aimer. Il leur manque ce rayon qui illumine le moindre mot des confessions de Saint Augustin, ou les vers des très grands poètes. Eu quelque façon, ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, ou, si l'on préfère, ils nous pénètrent peu à peu, ils ne nous ravissent pas. On tremble de les citer. Méditations brèves, denses, qui ne sont pas, mais que d'abord on croirait abstraites, ou plutôt sujets de méditations, et non pas cantiques. Sauf le splendide poème sur le pur amour qui me paraît digne de l'auteur de Polyeucte, les autres sont graves, sobres, comme la poésie liturgique, mais beaucoup moins vifs, moins sonores, moins éclatants.
Brébeuf reprend les pensées, les mots des autres solitaires
 
(1) RAYMOND TOINET. Quelques recherches autour des poèmes héroïques épiques français du XVII° siècle (Tulle, 1899), p. 179. Sainte-Beuve savait le prix de Brébeuf que M. Faguet a fort bien loué en Sorbonne. La thèse de M. R. Harmand est remarquable, mais ne dispense pas tout à fait de lire la notice de M. Ch. Marie sur les trois Brébeuf (Paris, 1875), le poète, son frère, le Prieur, curé de Venoux et leur oncle, le jésuite Jean de Brébeuf, admirable missionnaire qui fut martyrisé par les Hurons en 1649. L'histoire de Brébeuf rencontre à plusieurs reprises, la grande histoire, religieuse ou politique. Il a été lié très intimement avec la fameuse abbesse Laurence de Bellefonds. C'est lui qui a dirigé l'éducation du futur général de Bellefonds, l'ami de Bossuet et de Mlle de la Vallière. Enfin, il touche de plus ou moins près au groupe des mystiques normands.
 
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chrétiens. Lui aussi, il est allé au désert pour y trouver Dieu.
 
Là tout jusques à l'ombre et ;osques au silence
Des rochers et des bois,
Pour me parler de vous, ne sera qu'éloquence
Et ne sera que voix...
 
Souvent les seuls regards des rochers et des plantes
Rendent nos yeux savants.
Ce sont de vos grandeurs des images parlantes,
Et des portraits vivants.
 
Il piétine, il se répète. Ce rythme léger ne convient pas à un méditatif comme lui.
 
Et là que je pourrai dans vos moindres ouvrages
Vous voir presque des yeux (1).
 
Pauvre vers, mais qui dessine exactement l'attitude religieuse du poète. Dieu lui est présent. Il le voit là devant lui.
 
Je me mets si bas de moi-même
Qu'à m'abaisser encore, votre pouvoir suprême
Ne pourra se résoudre et ne le voudra pas.
Je ne suis à mes yeux que faiblesse et misère,
Qu'un souffle décevant, qu'une vapeur légère ;
Pourrais-je descendre plus bas ? (2)
 
Prenez-y garde : ce n'est pas là une amplification, pas tin monologue, mais un entretien. On a l'impression très vive qu'il s'adresse à Dieu, qu'il le défie humblement. « Pourrais-je descendre plus bas ? », il ne faut pas crier ce vers, le faire suivre de trois points d'exclamation. Simple question. Nous sommes en présence non pas d'un artiste plus ou moins heureux, non pas d'un poète qui s'écoute lui-même et se grise de s'écouter, mais d'un homme qui parle à quelqu'un. Et nous voilà transportés
 
(1) Les entretiens (Édition de 1668), pp. 240, 241.
(2) Ib., p. 7.
 
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au-dessus de l'ordre lyrique, dans l'ordre des réalités pieuses. Je ne mets pas en doute la sincérité religieuse des lyriques chrétiens, des prédicateurs, mais je ne trouve pas à la plupart d'entre eux ce degré de vérité simple, d'intériorité qui me touche dans les vers de Brébeuf. Seuls, à genoux, priant pour de bon, je me dis, je sais que leur prière ne ressemblerait pas tout à fait à leurs strophes, à leurs discours. Brébeuf, au contraire :
 
Quoi? mon Dieu, vous me recherchez !... (1)
Pouvez-vous me connaître et ne me haïr pas ?...
Dans cet objet hideux que pouvez-vous chérir ?...
Mais hélas ! ce néant est devenu coupable,
Et cependant, Seigneur, il est cher à vos yeux (2).
 
 
Vous ! moi! moi ! vous! Au fond tout est là. Le reste n'a pour but que de préparer, que d'éclairer cette rencontre ineffable, d'en redire, hélas, et d'en délayer le souvenir. Vous! moi ! Verlaine reprendra ce thème. Poète, il dépasse Brébeuf, est-il plus prenant? (3).
 
Quoi ! mon Dieu, vous me recherchez !
 
 
Qui ne peut dire cela, et pourtant qui le dirait mieux?
Cette familiarité que l'Evangile nous prêche, on voit combien elle reste digne et décente. « Ce n'est pas déshonorer la religion que de la renvoyer chez les simples » disait Brébeuf, mais il disait aussi: « Il ne faut pas s'imaginer que Dieu ait le coeur bas ;... il est la grandeur même, et il n'y a que la grandeur qui l'attire » (4). Quoi de plus
 
(1) Les entretiens., p. 272.
(2) Ib., pp. 68, 6g.
(3) C'est aussi le thème d'un des plus beaux poèmes de Herbert :
Love said, a you shall be he »
— I, the unkind, ungrateful? Ah! my dear
I cannot look on thee...
 
Je me suis demandé souvent si Verlaine n'aurait pas lu, n'aurait pas imité d'assez près le Temple de G. Herbert.
(4) Cf. MARIE, Notice sur les trois Brébeuf, pp. 85, 83.
 
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grand et de plus simple, de plus affectueux et de plus grave que l'humilité ?
Brébeuf nous montre aussi que l'optimisme chrétien n'est pas toujours cette joie exubérante, et parfois d'apparence un peu folâtre, que l'on rencontre dans la première génération de l'humanisme dévot. Pauvre, timide, indolent, incapable de se pousser, Brébeuf a manqué sa vie. De
nombreux déboires l'ont aigri, découragé. La fièvre le ronge. Il mourra phtisique. Il est généreux, enthousiaste, mais en même temps craintif, un peu étroit, scrupuleux. Ne craignez pas néanmoins que le jansénisme l'attire. Dès la préface des entretiens, il répudie expressément, techniquement — car il était bon théologien — la dure doctrine et tout son livre s'inspire de la doctrine opposée. A la vérité, il tremble devant les jugements de Dieu et le mystère de la grâce. L'espérance, chez lui, n'est pas présomption.
 
Aimons un Dieu tout bon, craignons un Dieu tout juste...
Au lieu de consentir que sa haute clémence
Fasse notre impudence,
Espérons humblement et ne présumons pas...
Et bien qu'il ait promis la tendresse d'un père
Au remords salutaire
Il n'a pas au pécheur promis ce beau remords
 
Mais la crainte n'est pas la plus forte,
 
L'espoir que la grâce produit
Laisse peu de place à la crainte (1).
 
Mais il ne veut pas d'une dévotion farouche, cruelle :
 
C'est donc une injure visible
De l'accuser d'une fierté
Qui ressemble à la cruauté
Et la rend presque inaccessible.
Homme, laisse ces sentiments
A ces rebelles jugements
 
(1) Les entretiens, p. 89.
(2) Ib., p. 182.
 
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Que tout irrite et que tout blesse,
Et qui mettent dans la vertu
Et le chagrin et la tristesse
Dont leur esprit est combattu (1).
 
Que l'on se mette à la sainteté, ou plus simplement, que l'on commence à la trouver belle et déjà l'on est tout près de l'atteindre.
 
Au même instant que la vertu
Devient notre plus douce envie
Notre esprit en est revêtu (2).
 
Et encore, et enfin, nous sommes si peu de chose, Dieu est si bon!
 
Que pourrait vous servir ma révolte punie,
Ou que ferait pour nous la clémence infinie
S'il n'était point d'iniquités ? (3)
 
Je ne voulais pas le citer. J'avais raison. Un lecteur pressé remarquerait-il la tendre hardiesse, la sublime familiarité de ces derniers vers ?
III. La dernière génération de l'humanisme dévot, celle de Brébeuf, celle de Pierre Corneille, celle dont le P. Yves de Paris nous parait le représentant le plus achevé, se rencontre manifestement sur une foule de points essentiels avec la génération toute salésienne qui la précède, mais elle n'a plus tout à fait la même vie intérieure. Phénomène singulier, presque troublant que nous tâcherons d'éclaircir plus tard, mais sur lequel les entretiens solitaires de Brébeuf, attirent déjà notre attention. N'est-il pas en effet bien remarquable que chez cet excellent catholique, et foncièrement pieux, le souvenir des Evangiles trouve relativement si peu de place ? Je n'insinue certes pas que la religion du poète soit vague, incertaine et, pour
 
(1) Les entretiens, p. 155.
(2) Ib., p. 163.
(3) Ib., p. 3.
 
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tout dire, qu'elle penche au déisme. Il vit de la vie de l'Eglise, il fréquente les sacrements, il invoque la Sainte Vierge avec une dévotion touchante, semblable en cela à Pierre Corneille. Mais enfin la pensée du Dieu-Homme l'occupe moins qu'on ne l'aurait cru. Il ne contemple pas son histoire, les mystères de sa naissance ou de sa passion. De presque tout ce qui est récit dans les évangiles, on croirait qu'il n'a jamais entendu parler. Et sans doute, il n'a pas tout dit, il n'avait pas à tout dire, mais enfin si ces visions lui étaient plus familières, sa prière intime, d'une manière ou de l'autre, y reviendrait moins rarement. De ce point de vue, quelle différence n'y a-t-il pas entre lui et le P. Richeome ou François de Sales? Beaucoup de ses contemporains me laissent la même impression. Leur livre de chevet, c'est le psautier, c'est l'Imitation, ce n'est pas la vie du Christ. Expliquerons-nous cela par les infiltrations jansénistes, oublierons-nous que l'auteur des Provinciales a écrit le mystère de Jésus? Non, Port-Royal n'est pour rien dans ce changement d'attitude, il l'aurait plutôt retardé. D'autre part, il ne serait pas moins injuste de nous en prendre aux Jésuites, d'oublier que, dans les exercices de saint Ignace, trois semaines, sur quatre, sont consacrées à la « contemplation des mystères ». Les causes que nous cherchons viennent de plus haut, de plus loin et sont plus diffuses. C'est l'esprit du temps, ce je ne sais quoi de dépouillé, d'auguste, de sec, d'étroitement raisonnable qui, dès avant la majorité de Louis XIV, commence à dominer dans les tendances, les goûts, la prière même du grand siècle. Mais cela encore, ne faudrait-il pas l'expliquer. Pense-t-on que je me crée un fantôme de mystère? Pour se heurter à celui-ci, il suffit d'ouvrir les yeux.
Un savant Jésuite, le R. P. Longhaye, critique prudent et respectueux, la sagesse même, n'a-t-il pas avoué l'étonnement, l'inquiétude peut-être, que lui cause la prière, de qui, juste ciel! — de Fénelon, prière que ne remplit pas
 
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assez, que n'émeut, que ne soulève pas assez la pensée du Christ. Encore un coup, ce n'est pas ici le lieu d'aborder un pareil chapitre. Brébeuf nous a donné seulement l'occasion d'y préparer l'esprit du lecteur. Revenons maintenant à la vie intérieure de nos laïques, de nos poètes et puisque le méditatif Brébeuf nous a caché les visions, les imaginations pieuses qui édifiaient sa solitude, prenons un « contemplateur ».
Pour peu que nous rebroussions chemin vers les premières années du XVII° siècle, nous n'aurons que l'embarras de choisir. Cruel embarras du reste. Voici, entre beaucoup d'autres, deux poètes qui nous sollicitent. Ils sont magistrats tous deux : l'un nous vient du Nord, l'autre du Midi : le premier, Lazare de Selve, est « président pour Sa Majesté es villes et pays de Metz, Toul, Verdun », et il a publié des sonnets sur tous les évangiles du carême; le second, Jean de la Cépède, seigneur d'Aygalades est « premier président en la Cour des comptes, aides et finances de Provence », et il a publié trois centuries de sonnets sur la Passion. Ni l'un ni l'autre ne me parait méprisable, mais celui-ci nous est recommandé par Malherbe en personne.
 
J'estime La Cépède et l'honore et l'admire,
Comme un des ornements les premiers de nos jours...
 
Prenons La Cépède (1).
Ce provençal a les caractères qui distinguaient jadis l'élite cultivée, l'humble noblesse, la bonne bourgeoisie de son pays. C'est un lettré, fervent admirateur des modèles classiques, diligent, exigeant, raffiné même, néanmoins il reste peuple. On sait que la langue provençale reflète à merveille cette heureuse combinaison : nulle préciosité ne
 
(1) Les théorèmes de Messire Jean de la Cépède sur les sacrés mystères de notre rédemption (Toulouse, 1613). Quant à Lazare de Selve, j'ai cité plus haut un Noël de sa façon. Si je le néglige, quoique lorrain, c'est d'abord qu'il me paraît avoir imité celui du midi, ensuite parce qu'il est plus inégal, moins, beaucoup moins pittoresque. Il résume en quelques traits la description des scènes évangéliques et court aux symboles. Voici. du reste un sonnet de lui :
 
Sur l'arrivée de Jésus-Christ au mont d'Olivet.
 
Vois, mon âme, aujourd'hui la sainte colombelle
Qui cueille de l'olive un rameau verdissant,
Pour montrer que ces eaux vont ores s'abaissant
Qui noyèrent d'Adam la race criminelle.
Vois le Samaritain, plein d'amour et de zèle
Au Mont des Oliviers les olives pressant,
Pour faire F huile saint dont il va guérissant
Du pauvre homme navré mainte plaie mortelle.
Il est l'oint du Seigneur qui veut oindre les siens,
Le Christ qui fait le chrême et qui nous fait chrétiens
Prenant pour lui le fruit vert, amer et moleste.
Il est notre grand roi qui, sacré en la croix,
De l'huile et des rameaux, nous veut tous comme rois
Sacrer et couronner au royaume céleste.
 
(Les oeuvres spirituelles, p. 47.)
 
J'aurais pu citer aussi de lui le sonnet du bon Pasteur, simple, touchant et dont la fin est vraiment belle.
 
Mes brebis entendant ma voix et mon langage
Me vont suivant partout et moi, pour pâturage,
Je leur donne à la fin l'éternel Paradis (p. 39).
 
Ce Lazare de Selve n'appartient-il pas à la famille limousine de ce nom? Jean de Selve, premier président du Parlement de Paris et négociateur du traité de Madrid en 1526, était originaire de Marcillac. Les Dumas étaient apparentés aux de Selve. Ainsi le P. Martial de Brive (Dumas) serait peut-être un cousin de notre Lazare. Cf. la brochure de M. Clément-Simon sur le P. Martial, citée plus haut.
 
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lui coûte ; et, d'un autre côté, rien n'est trop libre pour elle (1). Demandez-lui si elle préfère la grenade d'Aubanel aux olives noires de Roumanille, elle ne comprendra pas la sotte question. Vienne un miracle qui réunisse dans une seule tête ce que ces deux éléments du génie provençal ont de plus exquis, vous aurez Mistral. En religion, même contraste apparent qui dissimule aux étrangers la simple et souple unité de cette race. La prière provençale est mystique jusqu'à l'abstrait, colorée, pittoresque, populaire jusqu'au tapage. Je parle bien entendu de choses qui auront bientôt achevé de disparaître. Sed hoec prius fuere.
Sous Louis XIII, la formation religieuse d'un magistrat provençal était passablement compliquée. Jean de la Cépède
 
(1) La Cépède s'excuse, l'ingrat ! de n'avoir pas tout à fait oublié son s ramage natal » (avant-propos).
 
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possède à fond les Pères de l'Eglise et les principaux exégètes. Dans ses notes justificatives, il en cite près de deux cents que manifestement il a lus, médités, d'original. Ainsi muni, pas un verset de l'Evangile qui n'éveille chez lui mille souvenirs augustes. Les rapports infinis entre l'Ancien et le Nouveau Testament lui sont familiers.
Il écrit, s'adressant au Christ :
 
Tous vos faits, tous vos dits ont un sens héroïque (1),
 
ou encore, sur un détail du récit évangélique,
 
L'Esprit de l'Eternel va sans doute étalant
Quelque profond secret en ce coup violent (2).
 
La vie du Christ tout entière prête ainsi à des méditations infinies, et plus encore, s'il est possible, l'histoire de la Passion.
 
Tout est plein de mystère en cette tragédie (3).
 
Alors surtout, le Christ nous déchiffre «tous les tableaux secrets » du vieux Testament (4), alors surtout,
 
Il remplit le crayon des antiques figures (5).
 
Assimilée, maïtrisée par un vif esprit, cette riche substance donne aux théorèmes beaucoup de solidité et d'éclat. Comme le dit le poète lui-même, c'est « un fort drap d'or ». Tantôt il ramasse en quelques mots de longues séries de souvenirs ou de symbolismes bibliques. Ainsi pour l'arbre de la croix :
 
Mariniers qui cinglez vers la terre promise,
Pour surgir à son port, ayez pour entremise
Ce bâton, ce couteau, ce trident et ce bois (6),
 
(1) Les Théorèmes, I, XXX.
(2) Ib., I, LX.
(3) Ib, I, LX.
(4) Ib., III, LXXIX.
(5) Ib., II, XXV.
(6) Ib., III, XXIV.
 
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Ou bien il déploie largement l'étoffe scintillante. Ainsi devant le Christ qu'Hérode fait revêtir d'une robe blanche :
 
Blanc est le vêtement du grand Père sans âge ;
Blancs sont les courtisans de sa blanche maison ;
Blanc est de son Esprit l'étincelant pennage ;
Blanche est de son Agneau la brillante toison ;
 
Blanc est le crêpe saint dont, pour son cher blason,
Aux noces de l'Agneau l'Epouse s'avantage ;
Blanc est or' le manteau dont par même raison
Cet innocent époux se pare en son noçage ;
 
Blanc était l'ornement dont le Pontife vieux
S'affublait pour, dévot, offrir ses voeux aux cieux;
Blanc est le parement de ce nouveau Grand-Prêtre ;
 
Blanche est la robe due au fort victorieux ;
Ce vainqueur, bien qu'il aille la mort se soumettre,
Blanc, sur la dure mort triomphe glorieux (1).
 
 
Cette érudition, loin d'étouffer les symbolismes plus personnels, les encourage au contraire.
Écoutez cette prosopée au manteau de pourpre :
 
O pourpre, emplis mon test de ton jus précieux,
Et lui fais distiller mille pourprines larmes,
A tant que méditant ton sens mystérieux,
Du sang trait de mes yeux, j'ensanglante ces carmes.
 
Ta sanglante couleur figure nos péchés
Au dos de cet Agneau par le Père attachés ;
Et ce Christ t'endossant se charge de nos crimes.
 
 
(1) Les théorèmes, II, LIV. Toujours les dépouilles de l'Egypte. Je
jurerais que cette symphonie en blanc est la transposition d'un thème cher à la renaissance. Qu'on se rappelle les sonnets de Shakespeare à la dark lady. Notre président ne les avait pas lus, mais il avait puisé aux mêmes sources que Shakespeare.
 
La modeste vénus, la honteuse et la sage,
Etait par les anciens toute peinte de noir...
La tourtre aussi fut faite avec un noir plumage;
La sommeilleuse nuit qui nos peines soulage,
Qui donne bon conseil se fait noire apparoir.
Les mystères sont noirs, profonds à concevoir;...
Noire est la vérité, cachée en un nuage...
(Amadis Jamyn, I, p. 129). Cf. SYDNE7 LEE, The French renaissance in England..., p. 273.
 
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O Christ, ô saint Agneau, daigne-toi de cacher
Tous mes rouges péchés, brindelles des abîmes,
Dans les sanglants replis du manteau de ta chair (1).
 
La superposition, si j'ose dire, et la fusion de ces trois effets de rouge : le passage de la pourpre au sang, puis du sang au péché, voilà, me semble-t-il, qui passionne, qui sanctifie les subtilités souvent froides et creuses du symbolisme. Ce n'est là du reste qu'un seul des aspects, et non le plus original, de ce curieux et complexe génie. La piété de La Cépède ne parait pas moins populaire que savante. Les yeux, tous les sens ne la nourrissent pas moins que l'esprit.
Drame « plein de mystères », mais enfin drame tout court, il assiste au spectacle de la Passion avec l'ardente, l'insatiable curiosité des simples. Il n'a jamais assez vu. Ce grave magistrat, cet exégète, cet ami de la Pleïade, évoque la divine histoire, il la ressuscite, scène par scène, geste par geste, plus vivement, plus crûment que nous ne pourrions le faire en appelant à notre aide le souvenir d'Oberammergau. Ses théorèmes, ou pour parler plus clair, ses visions, ses tableaux ont tour à tour la vie bariolée, éclatante d'un Rubens, le mordant d'une eau-forte, la candeur appliquée, paisible d'une enluminure.
 
Le tribun prend la tête et conduit sa cohorte,
Maint fifre, maint tambour anime le soudard ;
Parmi les bataillons vole maint étendard
Et cent armés à cru font la seconde escorte.
 
De cent chevau-légers l'une et l'autre aile est forte ;
Au mitan les bourreaux mènent Christ par la hart ;
Tout autour les sergents font un double rempart ;
Tout marche en ordonnance.
On arrive à la porte (2).
 
 
(1) Les théorèmes..., II, LXIII.
(2) Les théorèmes..., II, c. A la fin du volume, La Cépède a placé la traduction de quelques hymnes. Son Vexilla regis commence par ce bel alexandrin.
 
Les cornettes du Roi volent par la campagne.
 
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Il n'a pas moins de trois sonnets sur le jeune homme qui s'enfuit, laissant, aux mains des soldats, le drap dont il s'était hâtivement revêtu.
 
L'insolente rumeur de la tourbe indiscrète
Qui fit dans ce jardin le Sauveur prisonnier
Vint promptement donner dans la pauvre logette
Où gisaient les valets du maître jardinier.
 
Un jeune adolescent s'éveille matinier
S'affuble d'un linceul, hors du chalit se jette,
Ouvre un peu la fenêtre, épie, écoute, guette
Sort, s'approche et craintif, talonne le dernier,
 
Voyant mener le Christ, il le suit pitoyable ;
Tandis, quelque mâtin de la troupe effroyable
Voit cet homme inconnu qui la cohorte suit ;
Il l'attaque, il l'empoigne, il le tient, il le mène ;
Le jeune homme fait force et laisse à qui l'entraîne
Son linceul pour son corps, et s'échappe, et s'enfuit (1)
 
Ayant achevé sa vive pochade, il se mettra lourdement à déchiffrer les sens cachés de cette anecdote. Mais son premier mouvement a été de curiosité. Remarquez d'ailleurs que cette curiosité ne gêne aucunement la
prière d'une âme simple. L'évangile est aussi un livre d'images, et regarder ces images, c'est oeuvre pie. La précoce vieillesse du XVII° siècle veut une prière constamment sublime. Brébeuf se serait fait scrupule de glisser pareille vignette dans ses Entretiens solitaires. Disons mieux, l'idée ne lui en serait pas venue.
Saint Pierre intéresse fort Jean de la Cépède. Il l'amuse même, comme il devait faire au temps des mystères.
 
Et le coq dégoisa sa première chanson... (2)
Pauvret, l'amour le pousse et la peur le retient... (3)
 
(1) Les théorèmes... 1, LXXXVI.
(2) Ib., II, V.
(3) Ib., II, XIII.
 
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Pierre, au feu des valets, sa glace dégelait...(1)
Il maudissait encore, quand l'ergoté trompette
Pour la seconde fois entonna sa chanson (2).
 
Tout un sonnet, gentiment railleur, aux rimes matamoresques, le poursuit lui et ses frères :
 
J'accompare ces onze aux apprentis de Mars,
Chauds à l'apprentissage et vaillants en boutades,
Qui semblent au seul vent de leurs rodomontades,
Atterrer, enterrer les plus braves soudards.
 
Mais dès qu'il faut sortir à la merci des dards,
Choquer les ennemis, boire les mousquetades,
Les voilà tous en fuite : adieu, leurs incartades ,
Adieu leur assurance, adieu leurs étendards ;
 
Ainsi le bon saint Pierre, avec toute sa bande...
 
Quand il rencontre Pilate, notre président se trouve en présence d'un de ses pairs. Il le traite en conséquence :
 
Hors du prétoire, au lieu qu'on nomme pavement,
S'élève en demi-rond un siège magnifique,
Où notre juge époint d'un soudain mouvement,
Vient s'asseoir comme aux jours d'audience publique.
 
Là séant, il semblait d'un courage héroïque
Vouloir braver la peur qui l'assaut vivement,
Voir cette cause à fond, la juger gravement
Et sauver le Sauveur de la rage hébraïque (4).
 
Tout cet appareil, et en venir enfin à la forfaiture ! Pour l'honneur de la robe, La Cépède en souffre deux fois. Aussi bien, n'ignore-t-il pas que Pilate a fait école :
 
Tout pouvoir est du ciel. Le ciel le donne aux rois,
Les rois aux magistrats, pour rendre la justice
Dont les justes décrets, dont le saint exercice,
Par l'effort de la peur sont forcés maintes fois.
 
(1) Les théorèmes..., II, XXVI.
(2) Ib., II, XXIX.
(3) Ib., II, X.
(4) Ib., II, LXXXIII.
 
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« Maintes fois », même sous Louis XIII ! Il est vrai que le Christ a eu un mot d'indulgente compassion pour Pilate, mais,
 
Juges, qu'aucun ne soit de ce mot amorcé.
L'excuse de la force est vile et décevante.
Qui sait et veut mourir ne peut être forcé (1).
 
Corneille était encore au collège quand le poète provençal frappait ces grands vers.
Je ne puis citer les chaudes peintures qu'il fait des princes des prêtres :
 
La rage qui préside à cette aigre tournelle (2)
 
ou de la foule :
 
Ores, un le brocarde
Ore un autre le pince ou l'autre le nazarde (3),
 
car il est temps d'en venir à la tendresse, au réalisme pathétique des nombreux sonnets où La Cépède oublie le décor et les comparses et les acteurs pour s'absorber dans la contemplation du Christ lui-même. « O belle et chère tête ! » « O mon Christ! » c'est ainsi qu'il parle, et visiblement de tout son coeur (4). Il a voulu peindre une à une les blessures de la divine victime ; lui aussi, il en a compté tous les os. Devant l'Ecce Homo, il remarque
 
Le corail de sa bouche est ores jaune-pâle...
Le reste de son corps est de couleur d'opale... (5)
 
Il prête aux éléments sa propre détresse, à l'aube du vendredi-saint par exemple :
 
Tandis l'aube à regret sortant de la marine
Notre horizon remonte à pas mornes et lents
 
(1) Les théorèmes..., II, LXXXI.
(2) Ib., I, XXXVI.
(3) Ib., II, XCI.
(4) Ib., II, LXVII.
(5) Ib., II, LXX.
 
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Un crêpe basané voile sa tresse orine
Son front est nuageux: ses yeux sont distillants.
Ce noir matin... (1)
 
La croix plantée émeut, déchire toutes les fibres du poète .
 
Puis la levant debout, la pointe on précipite
Si roide dans ce trou creusé sur le rocher
Que le coup s'en va bruire au centre du Cocyte (2).
 
Et maintenant, qu'il voie son Christ lentement, savamment remodelé par la mort
 
Dès que cette oraison fut par lui prononcée,
Il laisse un peu sa tête à main droite pencher,
Non tant pour les douleurs dont elle est offensée
Que pour semondre ainsi la Parque d'approcher.
 
Voilà soudain la peau de son front dessécher ;
Voilà de ses beaux yeux tout à coup enfoncée
L’une et l'autre prunelle et leur flamme éclipsée
Leur paupière abattue et leurs reaux se cacher (3).
 
Ses narines à peine étant plus divisées
Rendent son nez aigu ; ses tempes sont creusées;
Sur ses lèvres s'épand la pâleur de la mort ;
 
Son haleine est deux fois perdue et recouverte,
A la tierce, il expire avec un peu d'effort
Les yeux à demi clos et la bouche entr'ouverte (4).
 
Il n'y a plus ici qu'à s'agenouiller et à se taire, comme fait le prêtre, à la messe, quand il arrive à l'inclinato
 
(1) Les théorèmes..., II, XXXII.
(2) Ib., III, XVIII.
(3) Les reaux ou mieux les « rehauts, explique-t-il lui-même, sont les jours de la superficie ou circonférence des yeux, du nez... ; par ces rehauts, et ces ombres, la peinture fait ses reliefs et combien que le visage et les membres d'un corps mort aient aussi leurs rehauts, ils sont toutefois sombres et bien différents de ceux d'un corps vivant qui sont clairs et bien égayés. Or ceux-ci se perdent en l'homme mourant : en Jésus-Christ toutefois nous ne disons pas qu'ils se perdirent; mais qu'ils se cachèrent, pour ce qu'ils reparurent bientôt après quand il ressuscita » (p. 484; En vérité, la précieuse note !
(4) Les théorèmes..., III, LXXXV.
 
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capite, emisit spiritum. Que dire enfin du Stabat de Jean de La Cépède ! La Vierge est là, blanche comme une morte
 
Jean son fils adoptif a la même couleur
Et les dames encore qui l'avaient approchée
Dont l'une fait épaule à sa tête penchée,
L'autre, frappant ses mains, rappelle sa chaleur.
Tandis, grosse de deuil, la sainte débauchée
Sur le corps du Sauveur tient sa vue fichée
Sans plaintes à la bouche et sans larmes aux yeux (1).
 
Imagine-t-on rien de plus saisissant ? Quoique du reste on puisse penser du mérite littéraire de ces vers, on conviendra qu'ils traduisent un sentiment profond. La Cépède se fait du Christ une image précise et touchante, il revit l'histoire de la Passion avec une intensité extraordinaire. Artiste, oui sans doute. On l'est toujours, ou l'on veut l'être quand on met la main à la plume, mais artiste qui décrit une véritable prière et même qui prolonge celle-ci en la décrivant. Cette manière d'aborder l'oraison en peintre, en historien, nous l'avons déjà étudiée chez le P. Richeome. Qu'on préfère une méthode moins pittoresque, moins curieuse, qui prenne moins l'homme tout entier et qui reste à la cime de l'esprit, c'est affaire au goût de chacun, mais il faut tout comprendre. On me dira que cela est trop divertissant et par suite que ce n'est pas assez religieux. Peut-être, mais qu'on n'aille pas étriquer, dessécher la religion en la voulant trop sublime. Pour mieux se représenter la pêche miraculeuse, Jean de la Cépède était homme à prendre le coche d'Aix à Marseille, et à se promener deux ou trois heures le long du vieux port, choisissant des types d'apôtres, se mettant bien dans les yeux la vue d'une barque chargée de poissons, préparant ainsi le prélude mystique que saint Ignace appelle la « composition du lieu ». Là-dessus, rentré dans son
 
(1) Les théorèmes..., III, XCVII.
 
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oratoire, le souvenir de cette jolie promenade l'occupera peut-être plus que de raison. Il mêlera un peu les deux tableaux. Du moins s'est-il pénétré davantage de la vérité des scènes évangéliques ; il sait, il sent que les apôtres ont été des hommes, des pêcheurs et non des fantômes ; il arrive par là à entrevoir, à serrer de plus près la réalité humaine de celui que les apôtres ont vu de leurs yeux, touché de leurs mains.
C'est là sans doute un des résultats que se proposait saint Ignace, mais il escomptait aussi je ne sais quel mimétisme surnaturel que la « contemplation des mystères s, que « l'application des sens » à la longue ne peut manquer de produire. « Les marqués de ton coin », dit encore La Cépède dans un sonnet à l'Arbre de la Croix, où il rappelle l'histoire des hébreux en Égypte,
 
Les marqués de ton coin n'eurent jadis à craindre ;
Je ne craindrai non plus, s'il te plaît de t'empreindre
Par le burin d'amour sur le roc de mon coeur (1).
 
 
(1)Les théorèmes..., III, XXI. On ne s'étonnera pas, j'espère, de me voir citer un si petit nombre de poètes, et de n'avoir pas toujours choisi les plus grands. Dans une enquête du genre de la nôtre, les poètes ne sont aucunement des témoins privilégiés. Cela est de toute évidence. J'ajoute que souvent ils paraissent d'autant moins intéressants que leur génie éclate davantage. Certes il est dur de s'étendre sur Brébeuf, sur La Cépède et de négliger Corneille. Mais celui-ci n'est représentatif que de lui-même, si l'on peut aussi fâcheusement parler, au lieu que les deux autres traduisent avec plus ou moins de talent les sentiments, la prière, non pas de la foule, mais d'une foule. Sur la poésie chrétienne de Corneille, cf. le gros livre, un peu long, mais assez fortement pensé d'Auguste Nisard (Les deux imitations... le de imitatione et l'imitation de Corneille comparées dans leurs parties principales, Paris, 1888), et mieux encore l'excellent travail de M. V. Poucel (Une poésie dévote : « l'Imitation » de Pierre Corneille. Études religieuses, novembre, décembre 1910).
 
 
 

CHAPITRE VIII OPTIMISME CHRÉTIEN
 
 
I. L'humanisme dévot foncièrement optimiste. — Au confluent des deux optimismes, celui de la Renaissance et celui des mystiques, il fait la synthèse entre l'un et l'autre. — « Tous les biens de cette vie en attendant un autre monde meilleur ». — Laurent de Paris et les litanies de l'homme. — L'honnête homme. — Les vertus naturelles. — Le P. Le Moyne et le « portrait du sauvage ». — Le P. Hayneufve. — Eloge du temps présent. — Misères de cette époque. — « L'esprit purement et parfaitement chrétien ne s'est pas retiré de notre siècle ».
 
II. Fondements théologiques de cet optimisme. — Les humanistes disciples des grands docteurs du XVI° siècle. — Douceur et a précieux ajustements « de la grâce prévenante ». — « Le tambour bat, mais la cloche sonne ». — Condescendances de la grâce. — Felix culpa. — Le grand nombre des élus. — « Le consolateur des âmes scrupuleuses ». — « Soit donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi ». —Camus et les hardiesses de l'espérance chrétienne.
 
III. De la dévotion aisée de Le Moyne et du vain tapage que l'on a fait autour de ce livre.
 
I. Comment l'humanisme dévot ne serait-il pas optimiste? Son nom même parle de sérénité, de confiance, de joie. Des éléments qui le composent, aucun ne menace de le déprimer, tous promettent de l'épanouir. Il a greffé le mysticisme de la contre-réforme sur les orangers de la renaissance ; il garde l'éblouissement et les transports de la « nouvelle science » ; il les corrige, il les exalte par une foi plus haute et invinciblement heureuse. Quelle privation le rendrait triste, quelle inquiétude l'assombrirait-elle? Terre et ciel, nature et grâce, les deux mondes lui appartiennent : sa raison d'être, sa mission est de les unir dans une pieuse synthèse. Ce n'est plus tout à fait la joie claustrale, le jardin fermé. François de Sales est venu et
 
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l'on ne dit plus avec le petit Joas : « Tout profane exercice est banni » de la vie dévote. Pendant que le futur P. de Condren faisait « sa retraite d'élection », un des anciens de l'Oratoire le vint voir et lui tint les discours ordinaires sur les avantages de la vie religieuse et les dangers d'une vocation séculière. « Ce bon Père, dit Condren, faillit à tout gâter. Je ne trouvais point que le monde m'empêchât de servir Dieu et si je n'eusse regardé la vie régulière que comme un asile, je l'eusse beaucoup moins estimée (1). » Forte pensée, humaine et sainte à la fois, mais qui, cent ans plus tôt aurait paru suspecte à plusieurs. On n'oublie pas la malédiction qui pèse sur les mondains, mais l'on annexe le monde lui-même au royaume de la dévotion. Le Théopneste du P. Alexis de sus est un des nombreux enfants de Théotime. La grâce
 
lui montre un palais sur le roc, tout étoffé de diamants, à trois cent cinquante pavillons et davantage où (se trouvent) diverses mansions correspondantes à celles de l'Empyrée.
 
Est-ce le ciel, ou le cloître? non, c'est le tableau de la vie du monde. Là
 
divers s'exerçaient en diverses vertus, qui en la miséricorde, qui en la sapience... qui en l'exercice de la justice, noblesse, lettres, armes, tous néanmoins sous la régence de la dévotion, tous la face angélique, la conversation céleste..., aimés et prisés du ciel et de la terre, contents et heureux au Paradis de tous les biens de cette vie, en attendant un autre encore meilleur.
Puis le voyant épris et désireux de tel sort : eh bien, lui dit (la grâce) ne vaut-il pas mieux un dévot qu'un. monde d'indévots ?... — Comme une perle vaut mieux que tous les grains de sable, répondit-il. Mais ce qui me plaît le plus est que je les vois es mêmes charges et exercices que les autres, sauf le péché : en la Cour, aux Parlements, aux armes, aux licites récréations, conversations, visites, n'ayant que la diversité d'intention et mode qui dore de grâce et mérite
 
(1) Vie du P. de Condren..., p. 304.
 
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toutes leurs actions... Tant peut un vol de volonté conforme à son Dieu ! (1)
 
La splendide chose que l'humanité, disait Shakespeare! Nos humanistes pensent comme lui. Un d'eux, le capucin Laurent de Paris, dans son Palais de l'Amour divin, va jusqu'à écrire les litanies de l'homme. En voici quelques versets :
 
L'homme contemplé honorable en sa nature.
 
Le modèle de concorde, de tous les animaux le plus accostable, le plus sociable...
Homme de son naturel, animal politique et civil...
Seul entre les bêtes, se plaisant aux odeurs, signe de sou naturel honnête, amateur de vertus...
Le compas et mesure de toutes choses...
Divin intellect, lié de terrestres liens...
La possession de Dieu, difficile héritage, qui ne peut être vil esclave puisque Dieu l'a choisi pour son peculium...
Amas et assemblage de toutes perfections...
Grand Protée et noble caméléon qui peut-être fait toutes
choses et revêtu de toutes formes créées et incréées...
Le très droit et très prudent, le très noble et très haut...
Perfection de l'univers, abîme de capacité en son intellect,
en son estimative, en sa volonté...
Provide animal, sage, caut, plein de desseins et de replis, subtil, mémoratif, plein de raison et de conseil, constant de corps et d'âmee..., né pour la justice et la vertu...
Perle des créatures, le joyau du monde...
Jusques ici s'étend le pourpris de l'excellence humaine, quant à sa nature et capacité naturelle (2).
 
Si l'homme considéré en sa nature » les enthousiasme à ce point, ne craignez pas qu'ils refusent leur admiration aux « vertus naturelles » qui font « l'honnête homme ».
 
Anciennement — écrit le P. Timothée de Régnier dans son Idée du parfait chrétien, — quand on voulait louer un homme
 
(1) Miroir de toute sainteté... avec le cours de la vie spirituelle sous le
nom de Theopneste... (1627), pp. 31-33.
(2) Le palais de l'amour divin (1602), pp. 9-4.
 
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d'honneur on disait que c'était un homme pudique. Le temps n'a pas effacé mais plutôt poli cette façon de parler et on dit aujourd'hui de meilleure grâce : c'est un honnête homme, c'est-à-dire un homme plein d'honnêteté qui n'est autre que la pudeur. La pudeur est un amour de sa propre réputation (1).
 
Juliane Morelle, dominicaine d'Avignon que ses contemporains comparaient à Pic de la Mirandole, parle dans le même sens et cite, à l'appui de son dire, l'autorité du grand mystique, Alvarez de Paz.
 
Il faut aussi, dit-elle, que nous parlions d'une façon douce, bénigne, affable, bannissant de nous toutes paroles qui ressentent âpreté, rudesse ou rusticité, comme fort éloignées de l'Institut religieux. Car, comme dit ce miroir de doctrine et, de piété en notre siècle, le R. P. de Paz, la vie religieuse est une vie ensemble très sainte et très agréable : en tant qu'elle aime la sainteté, elle recherche toute sorte d'honnêtetés es moeurs et en la vie ; et en tant qu'elle est agréable, elle a en horreur tout vice de rusticité et malgracieuseté (2).
 
Il y aurait plaisir à suivre nos écrivains sur cette voie, à montrer que sans perdre de vue leur but premier qui était l'édification, ils n'ont pas laissé d'enseigner la gentillesse et l'urbanité à nombre de lecteurs que n'aurait pas atteints la propagande précieuse (3). Mais nous avons là-dessus un
 
(1) L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien... (1602),
(2) Traité de la vie spirituelle par saint Vincent Ferrier..., traduit par soeur Juliane Morelle (1617), p. 83. Nous retrouverons Juliare quand nous parlerons des mystiques.
(3) C'est ainsi, notamment, qu'ils ont contribué à purger la littérature dévote et la chaire, de la grossièreté répugnante qui semblait jadis permise à l'égard des femmes. Qu'on lise par exemple, le Traité de l’amour de Dieu de l'augustin Fonseca, traduit par le Fr. Nicolas Maillard, célestin de Paris (1604). L'auteur est amené par son sujet à nous mettre en garde contre les séductions féminines, et, par suite, à faire le procès des femmes. Mais il a toujours peur d'en dire trop et de blesser de justes délicatesses. Son embarras est touchant. « Si on lit quelque chose qui ne soit en faveur des femmes, dit-il, cela doit être entendu des abandonnées femmes... car, pour parler des femmes d'honneur..., qui pourra nier qu'icelles ne surpassent les hommes en dévotion, piété, miséricorde, libéralité, en bonté et religion chrétienne ?... Si un pauvre frappe à leur porte, jamais ne se partira mal satisfait : car, le cas venant qu'elles ne puissent lui donner quelque chose... le renvoient avec telle compassion en paix que le pauvret estime plus une bonne parole d'une femme qu'une pièce de pain de la main d'un homme », pp. 454, 455. «Toujours nous devons porter respect et honneur aux femmes. Ce qui se pratique en toutes les cours des rois. Car celui lequel se porte mal envers les dames est tenu et estimé pour vilain et indigne. Et semble que cette usance soit fondée sur l'Evangile », p. 476. Il a un mot délicieux sur le malheureux que Dieu travaille, de toute façon, à détacher d'une amour funeste, « et cependant ne la peut oublier », p. 460. Il conte et fort joliment, avant tel autre conteur, l'aventure du jeune moine qui, rencontrant une compagnie de femmes, demande à un vieil ermite « quels animaux ce devaient être ». A quoi sagement répondit le saint homme que c'étaient des diables, et le reste. Nous savons d'ailleurs que ce progrès fut très lent. Je trouve en 1658, chez le P. Paul de Barry, à propos des nudités de gorge, une atroce histoire que je n'ai pas le droit de reproduire. L'auteur ne se contente pas de rappeler que Louis XIII a témoigna toujours une grande aversion de ces gorges découvertes », mais il nous donne de cette aversion des preuves écoeurantes. Le roi est à Dijon : il déjeune ; il a, en face de lui, une « demoiselle... habillée et découverte à la mode ». « Le roi s'en prit garde, et tint son chapeau enfoncé et l'aile abattue tout le temps du dîner du côté de cette curieuse pour ne la voir, et la dernière fois qu'il but, il retint une gorgée de vin en la bouche... » Je n'achève pas. Gorgée, gorge, le bel esprit de Barry ajoute à l'ignominie de cette aventure. (La mort de Paulin et d'Alexis..., p. 94). Ai-je besoin d'ajouter que je ne serais pas à court d'exemples analogues ? Il n'y en a que trop.
 
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texte jadis fameux qui peut nous suffire puisqu'il résume, en les outrant jusqu'aux limites du bouffon, les autres témoignages analogues que je pourrais apporter. Je veux parler du portrait du Sauvage où le P. Le Moyne a voulu représenter « les moeurs d'un homme insensible aux affections honnêtes et naturelles ».
 
Le Sauvage... est sans coeur pour les devoirs naturels et pour
les obligations civiles... Il est sans yeux pour les beautés de la nature et pour celles des arts : les roses et les tulipes n'ont rien de plus agréable pour lui que les épines et les orties... ; la plus rare statue du monde ne sera pas traitée de lui plus civilement qu'un tronc d'arbre... La musique qui est une beauté invisible et demi-spirituelle, qui ne saurait être aimée qu'honnêtement et qui ne peut plaire qu'aux âmes harmonieuses et réglées... est pour lui une criarde importune... Il n'est pas moins ennemi des parfums que de la musique ; cela pourtant est étrange qu'il soit tourmenté par des choses si douces et si bienfaisantes...
 
 
Quel goût de la vie ne respirent pas ces quelques lignes! Le jésuite ne ressemble-t-il pas au duc de Comme il vous plaira à qui tout donne du plaisir, un arbre, un ruisseau,
 
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une pierre, and good in everything? Hélas ! Il court à sa honte. Port-Royal s'est reconnu dans le portrait du sauvage et Le Moyne a scandalisé Pascal. J'ai souligné les passages qu'a stigmatisés l'auteur des Provinciales et je vais le faire encore.
 
Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi peu sensible que s'il avait des yeux et des oreilles de statue... Il s'aime mieux dans une grotte ou dans le tronc d'un arbre que dans un palais ni sur un trône... Il croirait s'étre chargé d un fardeau fort incommode, s'il avait pris quelque matière de plaisir pour soi et de bienfait pour les autres... Les jours de fêtes et de réjouissances lui sont des jours de deuil et d'affliction. La joie qui a tant de poursuivants et d'amoureux... n'a que ce seul ennemi dans le monde. Elle l'offense parce qu'elle n'a rien de rude ni de farouche ; parce qu'elle est agréable et parée ; parce qu'elle porte des bouquets et qu'elle est couronnée de fleurs.
 
Il ira plus loin encore, le malheureux jésuite. Et qui ne le voit venir. Le voici déjà au bord de l'abîme. Préparons-nous à rougir pour lui.
 
Les Grâces mêmes, si elles s'étaient présentées devant lui, en seraient maltraitées ; et au lieu de leur chanter des hymnes et de leur donner de l'encens et des guirlandes, il leur donnerait des malédictions et leur jetterait de la boue au visage. Une belle personne lui est un spectre; il n'en saurait souffrir la vue ; et ces visages impérieux et souverains, ces agréables tyrans, qui font partout des prisonniers volontaires et sans chaînes, ont le même effet sur ses yeux que le soleil a sur ceux
des hiboux... Ce caractère est une peinture du sauvage qui n'ayant pas les affections honnêtes et naturelles qu'il devrait avoir est opposé au tempérant qui les a justes et modérées et à l'intempérant qui les a déréglées et excessives (1)
 
(1) Les peintures morales (1640), p. 620 sq. On trouvera le passage reproduit intégralement dans la thèse du P. Chérot sur Le Moyne. (Pièces justificatives, XI.) Le Moyne a-t-il voulu faire la caricature du janséniste, la chose est possible, mais non pas certaine. J'y verrais surtout un morceau de bravoure. Quant à la justification morale et dogmatique du passage, on la trouvera dans les notes de Maynard (édition des Provinciales) et dans le P. Chérot. Ainsi, pour la ligne la plus critique « rappelons-nous, écrit le docte chanoine, que le P. Le Moyne était un peu homme du monde et que d'un autre côté, il n'est pas nécessaire, pour être saint, qu'un beau visage blesse les yeux comme le soleil ceux des hiboux » (I, p. 412) . C'est trop évident, mais comment ni Chérot ni Maynard n'ont-ils songé à demander à Le Moyne de se défendre lui-même ? Il l'a fait excellemment, à mon gré. Le portrait du sauvage est inséré, à sa place, dans une discussion philosophique sur « la bonté et la malice des passions s. Il n'est qu'une application de principes énoncés plus haut, à savoir que les passions « ne peuvent d'elles-mêmes être mauvaises puis-qu'elles ont été données par la nature, qui est la meilleure de toutes les mères, et qui n'a jamais fait que de bons présents à ses enfants s, I, p. 464. Voilà le point. Si Pascal, comme l'a fait Bossuet, confond plus ou moins péché originel et concupiscence, il a raison de poursuivre Le Moyne. Mais cette malheureuse confusion n'est plus admise aujourd'hui par les théologiens. Passons maintenant au 2e volume des Peintures morales (1654). Nous y trouvons une réponse directe au scandale de Pascal. « Pourquoi regardons-nous les belles personnes plus grossièrement et d'une vue plus sauvage que les belles statues ? Que n'employons-nous là cette intelligence si fine et ces abstractions si subtiles et si judicieuses qui nous permettent à la vue d'un beau corps d'y reconnaître incontinent le caractère de Dieu et l'impression de ses doigts?... Est-ce qu'il travaille moins savamment... que Phidias ?... Est-ce que sa lumière laisse moins d'éclat où elle tombe ? » p. 847. Plus loin il nous propose diverses autres considérations spirituelles par lesquelles « la beauté peut être estimée saintement », p. 859. Il dit enfin (p. 864) « Nous devrions rougir d'être si prompts à suivre un petit rayon qui nous donne dans la vue, de prendre feu si aisément à la lueur d'un peu de neige tiède ; de porter avec tant de complaisance le joug qui nous est imposé par des mains de terre peinte qui ne seront demain que de la pourriture et d'être si froids et si pesants s à la beauté divine. S'il en était besoin, le voilà vengé. « Beauty, disait G. Eliot, has an expression beyond and far above Me one woman's soul that it clothes ;... it is more Chan a woman's love that moves us in a woman's eyes... The noblest nature sees Me most ofthis impersonal expression in beauty ». — Enfin quoi qu'il en soit de cette application particulière, la philosophie générale de ce portrait du sauvage est la philosophie même de l'Ecole, celle qu'un éminent scolastique, le dominicain Massoulié résume en ces termes : « Ce n'est pas ce qui est naturel et sensible qu'on doit s'étudier de rejeter ou d'étouffer ; on doit plutôt apprendre à en bien user, à le soumettre et à le faire servir à le charité ». Traité de l’Amour de Dieu..., pp. 230, 231.
 
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Laissons Pascal lorsqu'il cesse d'être humain, et disons bien haut que cette page nous paraît non seulement inoffensive, mais encore saine et bienfaisante. Très peu de nos auteurs l'auraient écrite, cela ne venant pas à leur sujet, mais aucun d'eux n'aurait eu le droit de la condamner, car elle formule bravement et sans fausse honte un des principes essentiels de l'humanisme dévot. Aussi bien de quoi s'agit-il ? Le Moyne a-t-il oublié que l'Évangile nous conseille de mortifier souvent nos « affections honnêtes et naturelles ? » Non, il estime simplement que ces affections sont bonnes, que tout homme bien né les « devrait avoir ». Le sauvage les ignore ou les salit; le saint voit
 
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en elles un reflet de la divine ressemblance, prêt d'ailleurs a se refuser à lui-même le plaisir innocent qu'elles nous offrent. Dira-t-on qu'il n'est pas besoin qu'un religieux nous apprenne le charme d'un beau paysage, d'une belle musique, d' « une belle personne » ? Non encore; il est bon néanmoins qu'un religieux, d'ailleurs approuvé par les théologiens de son Ordre et par la rigide Sorbonne, nous apprenne à ne jamais mépriser notre nature et à nous moquer des puritains. La transparente candeur de Le Moyne ajoute du reste à l'efficacité de sa leçon.
J'aime qu'il ne songe même pas à nous indiquer les conséquences fâcheuses qu'on pourrait tirer de sa doctrine, à nous rappeler expressément que la vue d'une belle personne n'est pas toujours sans dangers. Eh ! l'ignore-t-on et quel jugement ferions-nous du niais ou de l'hypocrite qui s'armerait de l'autorité du jésuite pour braver les bonnes moeurs? Il parle en honnête homme à d'honnêtes gens. Sans penser à mal, il répète avec Shakespeare et avec le psalmiste : que l'homme est une belle chose et que le monde est bien fait ! Benedicite omnia opera Dominai Domino!
Veut-on là-dessus le témoignage plus grave, plus calme d'un théologien de marque, d'un spirituel insigne; qu'on parcoure le très beau livre du jésuite Julien Hayneufve : L'ordre de la vie et des moeurs qui conduit l'homme à son salut et le rend parfait en son état (1).
 
Ces pauvres passions, dit le P. Hayfneuve, qui avaient été condamnées par les stoïques, en ont appelé aux chrétiens qui, cassant par arrêt la sentence de ces philosophes impertinents, ont déclaré hautement qu'on ne pouvait accuser ces premiers mouvements sans injustice, qu'il n'y avait rien de plus naturel de plus indifférent, de plus innocent (2).
 
En effet, ces mouvements n'étant que des effets de
 
(1) Paris, 1639.
(2) L'Ordre..., I, p. 328.
 
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notre nature « nous ne saurions les blâmer qu'en blâmant la sagesse de Celui qui nous a faits comme nous sommes » (1). « Nos inclinations sont tellement dans la main de notre raison qu'elles ne sauraient faire le moindre mal sans sa permission. » Notre volonté régente de très haut sur ce monde tumultueux et imaginaire. Elle est « tellement libre en ses actions que Dieu même ne la voudrait contraindre »; libre de même en face de cet « aiguillon de la chair (qui) est émoussé par les pointes de l'esprit qui sont plus fortes » ; car « ce corps de péché demeure sans âme quand la volonté ne lui donne point son consentement ».
 
J'avoue bien que depuis le malheur qui nous a fait naître esclaves du démon... notre volonté a été beaucoup affaiblie de son pouvoir naturel. Mais aussi il faut confesser qu'elle est tellement renforcée surnaturellement par le secours de la grâce que si elle a perdu d'un côté, elle a incomparablement plus gagné de l'autre (2).
 
Aussi, donnera-t-il de longues pages à la considération de l'ordre naturel pris en général et au mystère de chaque « naturel u en particulier.
Adorons dans notre naturel cette loi éternelle de notre Dieu qui par sa providence admirable nous l'a départi tout particulièrement pour être glorifié de nous d'une façon particulière... Si nous savions bien nous servir de notre naturel, que nous deviendrions surnaturels (3) !
 
Puisque Dieu veut bien
 
s'accommoder à notre naturel pour trouver de l'entre dans nos âmes, n'est-il pas juste que nous nous accommodions à ses volontés, et que, conspirant avec une si grande bonté pour accomplir notre bonheur, nous nous servions de nos inclinations naturelles pour consentir à ses grâces, comme ses grâces
 
(1) L'Ordre.... I, p. 333.
(2) Ib., I, p. 456-461.
(3) Ib., I, pp. 457, 458.
 
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et ses inspirations se servent de nos inclinations pour nous attirer et pour nous persuader (1).
 
Mais, dira Jansénius,
 
A quoi bon nous rompre la tête avec le naturel puisque nous sommes élevés dans un ordre tout surnaturel... Ne nous citez donc personne, ou citez-nous toujours un Saint Paul qui ne parle que d'un Jésus-Christ... ne nous parlez donc plus de Socrate ni de Platon, puisque ils ne sont pas canonisés; ne nous parlez plus ni de la raison, ni de l'appétit, ni du naturel, ni des passions, puisque tout cela sent le profane et le païen. Il faut que nos écrits soient sacrés et que tout ce qui sortira de nos bouches et de nos plumes, ne soit que mystique, que surnaturel, que divin, que grâce, qu'onction et qu'esprit.
 
C'est en deux mots tout le procès de l'humanisme dévot. Au jésuite de répondre :
 
Voilà un discours qui semblé favoriser entièrement la dévotion et qui cependant n'est capable que de la décréditer dans le monde et de faire passer cette sainte vertu qui s'accorde avec tout ce qui n'est point déraisonnable, pour une farouche et une sauvage dont personne ne voudrait s'approcher (2).
 
S'émerveiller devant la nature humaine, consentir un si long crédit à l'homme en soi, tout humaniste a cet optimisme dans le sang; mais il est plus difficile d'admirer les hommes, de ne pas céder à la tentation quotidienne de noircir le présent et de le maudire. Nos auteurs ont cet héroïsme. Certes, ils ne se faisaient pas faute de regretter l'âge d'or. Passons-leur ce lieu commun qui ne tire pas à conséquence. Ils n'étaient non plus ni des naïfs ni des chimériques . Ils connaissaient et déploraient
autant que personne les nombreuses misères de leur temps. Libertins et a machiavélistes » faisaient rage. Si je ne crois pas du tout à l'arithmétique fabuleuse du Père Mersenne — cinquante mille athées dans le seul Paris —si les pièces mêmes du procès de Théophile ne semblent
 
(1) L'Ordre..., I, pp. 427-49.
(2) Ib., 1, pp. 527-529.
 
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pas toutes décisives, il est certain que le rationalisme montait sourdement, beaucoup moins conscient, résolu, ne le sera pendant la seconde moitié du siècle, mais déjà très redoutable. Ajoutez à cela une foule de désordres sociaux, vingt fléaux que notre imagination, pétrie par le Code civil, a peine à réaliser. On fut saisi d'horreur, il y a cinquante ans, lorsque parut le livre de Feillet sur la Misère au temps de la Fronde. Que d'autres livres aussi désolants ne pourrait-on pas écrire, sans même fureter dans les inédits et à la seule lumière des ouvrages religieux de ce temps-là — traités de morale, sermons, biographies pieuses ! Que l'on prenne entr'autres l'histoire des couvents dans les pays frontières, en Lorraine par exemple. Menaces constantes, sièges, famines, fuites, vie errante à la débandade, c'est à n'y pas croire. De tels abus et tant d'autres encore avaient naturellement leur contre-coup sur la vie religieuse elle-même. Alors, du reste, comme de tout temps, la médiocrité, la tiédeur étaient partout, dans toutes les classes. C'était néanmoins le temps des miracles, une des périodes les plus saintes que l'Église ait jamais connues. Nous savons aujourd'hui le reconnaître, mais chose rare, nos humanistes l'avouaient déjà. Ils jugeaient la France chrétienne du XVII° siècle comme j'espère montrer qu'on doit la juger.
 
Cet esprit purement et parfaitement chrétien, écrivait en 1675 un des derniers témoins de cette glorieuse époque, le jésuite Camaret, ne s'est pas retiré de notre siècle : il se produit tous les jours en des coeurs nobles, triomphant de l'esprit du monde au milieu du monde par la grâce de Jésus-Christ qui fait toujours gloire d'avoir à soi les mille forts d'Israël (1).
 
Camaret n'est pas un enthousiaste. Sceptique plutôt, il ne croyait guère aux historiens. « Jugez de ce que fait l'histoire, disait-il très joliment, par ce que vous en voyez vous-même. N'est-il pas vrai que les choses que vous
 
(1) Le pur et parfait christianisme. Cette phrase est tirée de la dédicace (non paginée) à la marquise de Piennes.
 
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avez vu passer devant vos. yeux, sont tellement déguisées dans les livres qui les racontent que vous ne les connaissez plus (1). » Le témoignage qu'il rend à la vie religieuse du XVII° siècle n'en est que plus précieux. Il parle visiblement d'après son expérience et ses impressions personnelles. Il dit encore :
 
On ne peut démentir ce que l'on voit, qu'il n'y a pas toute la perfection qu'on y pourrait souhaiter. Disons sans déguisement la vérité. Jésus-Christ n'est pas obéi partout avec la fidélité qu'on lui doit. Mais Jésus-Christ ne laisse pas d'y être souverain. Il y a bien de saintes âmes qui lui sont connues et qui le connaissent pour roi. J'ose dire qu'il y en a peu qui ne reviennent à lui dans le fonds de leurs coeurs et qui ne reçoivent ses commandements et qui ne lui rendent hommage. Si la fragilité de la volonté humaine, si l'attrait charmant des objets les détournent de l'obéissance, elles s'en condamnent, elles en font pénitence (2).
 
Il va sans dire que de pareilles affirmations sont plus rares chez les sermonnaires. On les trouve plutôt dans les biographies contemporaines, les auteurs de ces ouvrages étant naturellement amenés à rappeler que « le bras de Dieu n'est pas raccourci », que l'âge des saints dure encore. Mais presque tous, ils se refusent à gémir sur la décadence du christianisme.
Tout ce qui a été fait, écrit, hardiment le P. Binet, se peut encore bien faire… L’Eglise est faite comme le ciel qui rouant et roulant sans cesse sur nos têtes… jamais ne nous montre aucune partie qui ne soit luisante et toute semblable à  celles qui sont passées devant. Partem coeli unam qui viderit, viderit totum Chriysostome). Ainsi, dans le ciel de l’Eglise on voit passer ce qui est déjà passé et ce qui viendra après nous sera ce que nous sommes et jamais il n’y aura nul des rangs de l’Eglise où il n’y ait des saints et de belles étoiles, possible des soleils (3).
 
(1) Le pur et parfait christianisme, I, p. 275.
(2) Ib., I, pp. 311-312. Tout le livre est d'ailleurs très beau.
(3) De la sainte hiérarchie. Vie de Saint Aderald, pp. 25-26.
 
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II. Une théologie très clairement définie soutient et nourrit cet optimisme, la théologie de Trente et des grands docteurs du XVI° siècle, que nos humanistes ont précisément pour mission d'illustrer à l'usage des simples
fidèles et d'appliquer à l'ordre dévot. C'est ainsi qu'ils reviennent avec un goût particulier à cette doctrine de la grâce prévenante qui n'était pas sans doute une découverte nouvelle mais que les modernes écoles, plus
curieuses de psychologie naturelle et surnaturelle, avaient creusée plus à fond. De quelle manière attrayante et pacifiante le P. Léon ne présente-t-il pas
 
ces bénédictions de douceur, ces préventions de miséricorde, ces précieux ajustements qui accommodent la grâce aux inclinations de la nature et aux occasions qui se présentent comme naturellement, et, ce semble, presque par hasard, pour faire la conjonction de notre vocation et l'heureux moment de notre salut (1).
 
Cortade nous donne quelques exemples pittoresques de ces ajustements » providentiels.
 
Pendant que la comédie arrête des oiseux en un quartier de la ville, une sainte octave appelle à l'autre les dévots : le tambour bat, mais la cloche sonne. Lorsque le cours entraîne ce qu'on appelle beau monde à la promenade ; que le mélancolique échiquier fait perdre le temps et l'argent aux mauvais ménagers de l'un et de l'autre, l'office qu'on sonne, la bénédiction qu'on va donner, retirent de toutes ces mauvaises occasions les âmes qui, bien souvent, eussent risqué d'y périr. Dans les badines mais, d'ordinaire criminelles licences du carnaval... une oraison de quarante heures...; l'engagement d'une confrérie où il faut parer les autels et fréquenter les sacrements; les affiches d'Indulgences attachées à la porte de l'Eglise, tout cela qu'est-ce qu'autant d'attraits à inviter les voisins et les passants? Ils entrent, quelquefois sans dessein formé, mais ils ne s'en retournent jamais sans quelque profit (2).
 
(1) La France convertie... (1661), p. 119.
(2) Octave du Saint-Sacrement «(1666), pp. 114-115.
 
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« Le tambour bat, mais la cloche sonne » : l'appel au plaisir et l'appel à la prière: s'il y a beaucoup de tambours, il y a aussi tant de cloches. Dieu nous attire à lui de tant de façons!
 
Aussi est-ce un trait de la divine Providence, écrit Dom Laurent Bénard, de porter chaque chose à son but et à sa perfection, par une douce traînée et disposition de moyens accorts. Ce qu'elle fait si doucement qu'elle semble n'y point toucher, mais que les choses s'y coulent d'elles-mêmes parce que les moyens qu'elle tient sont si proportionnés l'un à l'autre qu'ils semblent nés l'un pour l'autre, le corps pour l'esprit, l'esprit pour la vertu, la vertu pour la grâce, la grâce pour la gloire (1).
 
De tous les côtés nous sommes enveloppés dans un réseau, saisis par un engrenage de grâces. Bossuet tonnera plus tard contre les maudites fascinations de la nouveauté. Admirez plutôt, dit Molinier, comment
 
entre toutes les circonstances extérieures qui, pour être plus conformes à la commune inclination des hommes, donnent à la grâce la victoire sur les volontés, l'une des principales, c'est la nouveauté des occasions que la Providence divine ne cesse de produire pour nous retirer du mal, et nous porter au bien : nouveauté de soi-même agréable à l'esprit humain, curieux de sa nature, et qui, comme une amorce ajoutée à l’hameçon de la grâce, sait gagner finement les coeurs, lorsque ne pensant que se prendre à l'appât de la curiosité, ils se trouvent sans y penser pris à la dévotion. De là nous voyons continuellement sortir au jour tant de nouveaux ordres religieux, tant de nouvelles confréries, tant de nouvelles chapelles où les peuples accourent à la foule, tant de nouveaux livres, pratiques, méthodes, introductions, acheminements, adresses de la vie spirituelle, qui, comme fleurs de tous les jours nouvelles... peignent le jardin de l'Eglise (2).
 
Comme les jansénistes, ils ramènent tout à la théologie de la grâce mais au rebours des jansénistes, c'est dans
 
(1) Parénèses chrétiennes..., p. 3.
(2) Le lys du Val de Guaraison..., pp. 6-8.
 
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cette théologie elle-même qu'ils trouvent la raison dernière de leur optimisme. A ce dogme du péché originel sur lequel Jansénius a construit son pessimisme, ils appuient leur invincible espérance. Ils prennent à la lettre et sans en restreindre le bénéfice à un petit nombre d'élus, le fameux texte de l'Exultet : O Félix culpa. « O l'heureux péché qui a mérité d'avoir un si excellent et si puissant Rédempteur (1)! » Sévères pour eux-mêmes, ils atténuent le plus qu'ils le peuvent et le nombre et surtout la malice des péchés d'autrui. Marie de Valence, l'insigne mystique dont nous aurons à parler plus tard, contemple, dans une vision, les foules innombrables auxquelles ses propres prières doivent mériter le ciel : pécheurs convertis, pénitents, innocents et autres.
 
Les innocents, raconte Louis de la Rivière secrétaire et biographe de la voyante, lui semblaient être distingués en deux bandes : l'une était de ceux qui à cause de leur bas-âge ne savaient ce que c'est que de pécher et l'autre comprenait ceux qui à force d'être stupides et grossiers sont incapables de se savoir bien adresser au créateur et de pratiquer ce que l'Eglise commande.
 
Et Louis de la Rivière se rallie allègrement à cette doctrine :
 
De fait, continue-t-il, nous voyons des gens si pesants d'esprit et notamment en nos montagnes du Dauphiné qu'onques on ne leur a su faire entendre ce que c'est qu'excommunication, que péché mortel, que véniel, ni même apprendre le Pater, Qui n'admirera la bonté de notre Dieu qui excuse les fautes
 
 
(1) Le P. Saint-Pé de l'Oratoire a écrit tout un livre, Le nouvel Adam, pour commenter cette exclamation. C'est un catéchisme théologique dune limpidité et d'une onction admirables. « Ces paroles (O feux cuba), dit-il, contiennent en abrégé... le fonds de la religion chrétienne et, sans rien diminuer de la malice du péché, comprennent les avantages inestimables de l'état des chrétiens sous Jésus-Christ, par-dessus la condition que devaient avoir les hommes sous Adam, même considéré revêtu de tous les ornements et de tous les privilèges de l'état d'innocence. s Le nouvel Adam, I, p. 4. Un janséniste pourrait souscrire à cette doctrine mais, comme je viens de le dire, il en restreindrait le bénéfice à un très petit nombre de privilégiés.
 
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des idiots et qui veut même que leur peu de jugement serve en quelque façon à leur salut (1).
 
Frères mystiques des casuistes, ils voudraient tout excuser chez les autres, minimiser le mal, ouvrir mille brèches à l'espérance. Ils ne se résignent pas à voir Dieu farouche, impitoyable, moins humain que nous.
 
Stillabit furor meus super Jerusalem, dit en chaire le P. Séguiran, remarquez ce mot : Stillabit, il distillera. Il ne dit pas : fluet, ô nenni, mais : il distillera. Cette ire de Dieu petit à petit descendra... ce sera goutte à goutte, tout bellement et avec tardiveté. Mais voulez-vous ouïr parler de ce qui touche son amour : Fundam fluvium pacis super te... Dieu, tout clément et miséricordieux, est lent et tardif à châtier et punir ses créatures, et les punit loin à loin de sorte qu'à peine le peuvent-elles ressentir?... Que diriez-vous, chrétiens, de voir que Dieu va si lâchement en ce qui est de son courroux, de sorte qu'il semble qu'il soit en chartre lorsqu'il veut punir ?... Et m'avantagerai jusque-là même que de dire qu'il a plus de paroles pour le regard des châtiments que non pas d'effets... Pour châtier, il semble que Dieu aie des pieds de plomb... Mais pour faire grâce et pardon, non seulement il court, mais il vole (2).
 
Guillaume Gazet, chanoine d'Aire, publie, en 1610, « pour les pusillanimes » son Consolateur des âmes scrupuleuses. L'excellent homme n'a pas d'autre originalité que la tendresse communicative de son optimisme. Il a lu et bien lu tous les mystiques de la renaissance. Une tradition consacrée nous parle par lui. Dans le dernier chapitre du livre, il abandonne la forme didactique et laisse le Christ consoler lui-même l'âme pécheresse.
 
Tu diras : j'ai commis des péchés infinis, dois-je avoir contrition de chacun particulièrement? — Ma fille... j'ai remis à Marie-Madeleine beaucoup d'offenses, parce qu'elle a aimé beaucoup et non pour ce qu'elle a aimé beaucoup de fois...
 
(1) Histoire de la vie et moeurs de Marie Tessonnière... (1650), PP. 543-544.
(2) Sermons sur la parabole de l'enfant prodigue... (1612), pp. 52I-523.
 
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D'autant plus que tu as de péchés, d'autant plus volontiers je te pardonne. Je ne suis pas dur, je ne suis pas chiche... aine entièrement libéral et large en ton regard, ô ma fille...
Sache donc m'être surtout agréable que tu juges et opines de moi en bonté... Estime-moi bénin, doux, pitoyable, plein de compassion, miséricorde et très bon... Tu ne me peux estimer trop pitoyable... tu ne te peux aussi trop confier en moi.
Soit donc ton exercice d'avoir bonne opinion de moi... Si tout le monde n'était qu'une boule de feu et au milieu d'icelui fût jetée une poignée de lin, icelle, de sa naturelle inclination, ne serait éprise et allumée aussitôt que le pénitent et désireux de se convertir est reçu dans l'abîme de mes misérations. Car en la susdite opération naturelle est requis quelque espace de temps, petite qu'elle soit et presque imperceptible, mais ici, il n'y a nulle ni quelconque espace ou retardement entre le gémissant et celui qui exauce les gémissements (1).
 
Disons enfin, pour montrer sous tous ses aspects ce môme sentiment de confiance, qu'ils vont parfois jusqu'à une sorte de pieuse audace. Ils semblent défier le Très-Haut de leur refuser sa grâce et le ciel. Qu'on en juge sur ces beaux vers très profanes de Bertaut, qui, dûment retouchés par Jean-Pierre Camus, chantent les certitudes de l'espérance chrétienne. Dans la transcription que j'en vais faire, je soulignerai les mots, en somme peu nombreux, qui sont de Camus.
 
I.         D'avoir contre vos lois révolté ma pensée
Je l'avoue, ô Seigneur, votre grandeur blessée
De ces rébellions à bon droit se ressent ;
Mais voyez quel ennui m'en fait payer l'amende,
Si mes péchés sont grands, ma repentance est grande ;
Qui se repent du mal, il est presque innocent.
 
II.       Vous pouvez, s'il vous plaît, d'un trait impitoyable
Saccager en fureur cette place coupable,
Ce coeur qui contre vous a bien osé tenir ;
Mais d'un tel châtiment qu'aurez-vous que dommage?
Car vous irez en moi ruinant votre image
Et vous vous détruirez en me voulant punir.
 
(1) Le consolateur des âmes scrupuleuses..., pp. 663-687.
 
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III.      Jadis un puissant roi différa de surprendre
Un lieu qu'il assiégeait, de peur de mettre en cendre
Un tableau dont les traits honoraient une tour;
Puisqu'il révéra tant une morte peinture
Conservez, ô grand Dieu, votre vive figure
Peinte dedans mon cœur, par votre pur amour...
 
IV.       De rien vous fîtes tout et de ce tout encore
Pouvez faire un néant; c'est vous que l'on honore
Du titre de tout bon comme de tout-pouvant;
Aussi votre bonté fait sa force reluire
En montrant le pouvoir qu'elle a de tout détruire,
Non en détruisant tout, mais en tout conservant...
 
V.        Certes, j'ai fait du mal, mais j'ai fait du service;
Que l'un se récompense et l'autre se punisse,
Soyez juste au loyer autant qu'au châtiment.
A bon droit par l'erreur la peine est établie
Vous n'êtes pas celui qui tout le bien oublie
Et ne se ressouvient que du mal seulement...
 
VI.       Mais, ô Roi de nos cœurs, vos plus chères ouvrages,
Si les nobles esprits, oubliant les outrages,
Vont des services seuls la mémoire gardant,
Puisque, étant à vos lois ma franchise asservie,
Vous avez dessus moi droit de mort ou de vie
Montrez-le en me sauvant plutôt qu'en me perdant (1).
 
Nous n'avons pas à discuter ici la méthode littéraire de Camus. Il rencontre de beaux vers adressés à une dame
 
(1) C'est dans Bertaut, la pièce : D'avoir contre vos lois (p. 450 sq.) Voici, rétablis, strophe par strophe, les mots corrigés par Camus I : rébellé. — J'ai failli... et votre âme offensée. — De ce jeune forfait. Si le péché fut grand. II : D'une âme. — Vous irez, détruisant votre propre héritage. — Et vous appauvrirez. III : Vous respectez un peu. — Que je porte en mon coeur faite des mains d' IV : Dieu qui de rien fit tout et qui de tout encore. — Peut faire un antre rien. — Aussi fait sa bonté sa puissance. — Et montre le pouvoir qu'il a  V : Mais ingrat est celui. VI : O Reine des. — Camus a supprimé quelques strophes, notamment les deux dernières, l'envoi si curieux :
 
D'un style de soldat, je vous écris ces plaintes
Au front de deux cités que nos armes ont ceintes
Et qu'encor vingt canons battent d'infinis coups.
Bien peu me souciant si les grands de la terre
Y viendront faire entre eux ou la paix ou la guerre,
Car ma guerre et ma paix ne dépend que de vous.
Mille balles..., etc.
 
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et il les transforme en cantique. Ainsi faisait la primitive église, consacrant au vrai Dieu les temples des idoles. Quant à la doctrine du poème, laissons Camus l'excuser et la défendre.
 
Je sais, dit-il, qu'en ces vers, il y a quelques traits qui semblent relever le mérite des oeuvres par-delà les bornes de l'humilité : mais où ne se haussent Ies opérations accompagnées de la grâce, puisqu'un verre d'eau, donné avec amour, a pour salaire l'éternité ? Qui saura comme Job traite avec Dieu, se plaignant d'être manié bien rudement et contrebalançant son châtiment à ses fautes, trouvera que cette poésie ne prend point plus de licences que s'en donne ce grand saint... Les âmes des justes ont en elles de certaines confiances.., qui ne doivent pas être mesurées aux règles communes : car comme elles parlent en Dieu, Dieu parle en elles et y parle des paroles de paix et d'un amour très tendre (1).
 
III. La logique du présent chapitre veut que nous parlions ici d'un livre à scandale, de la Dévotion aisée du P. Le Moyne. Nous aurons bientôt fait, car rien n'est moins sérieux que le tapage mené par les jansénistes autour de ce livre. Qui ne voit en effet que, sur de tels sujets, on peut soutenir le pour et le contre avec une égale vraisemblance, et en évoquant, des deux côtés du rempart, l'autorité de l'Évangile ? Les fardeaux dont le Seigneur charge nos épaules sont légers et cependant le royaume de Dieu souffre violence. Suivant qu'il s'adresse aux outrecuidants ou aux timides, un sage directeur appuiera davantage sur l'un ou sur l'autre de ces deux principes. Tout est difficile, même un signe de croix : tout est facile, même le martyre.
La dévotion aisée est de 1652. Quelques années plus tôt, un autre jésuite, le P. Mugnier avait soutenu dans sa Véritable politique du prince chrétien que « la perfection chrétienne est aisée » (2). Thèse beaucoup plus hardie que
 
(1) Roselis..., p. 497—504.
(2) La véritable politique du prince chrétien... (1647), p. 185 sqq. — Au reste, l'idée ne viendra jamais à personne de classer le P. Le Moyne ou tel autre humaniste, parmi les maîtres de la vie spirituelle, et de former sur la seule Dévotion aisée les apprentis à la perfection. De ces livres la doctrine est irréprochable, l'esprit, je ne dirai pas frivole, mondain, mais moins fervent qu'on ne le voudrait. Un chrétien qui n'aurait pour se guider que les conseils du bon Père, inclinerait peut-être assez vite, soit au naturalisme, soit à la morale relâchée. Quant à montrer que l'optimisme chrétien, pris en soi, se concilie aisément avec le sérieux et la sévérité de la vie chrétienne, nous l'avons déjà fait plusieurs fois, notamment dans le chapitre consacré à François de Sales. Nous allons le faire une fois de plus dans le chapitre suivant.
 
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l'autre où il n'est parlé que de dévotion. Personne pourtant ne s'était voilé la face. Lorsque plus tard le mélancolique Brébeuf tâchera de prouver en vers a que la vertu est facile à tout le monde », on ne jettera pas les hauts cris. Qu'arrivera-t-il, au XIX° siècle, lorsque d'astucieux conspirateurs, pour ameuter le public contre l'immoralité des jésuites, auront l'idée saugrenue de rééditer la Dévotion aisée? On trouvera le livre plaisant, innocent, pieux même ; on ne comprendra pas l'indignation de Pascal. Après tout, le livre de Le Moyne ne fait que paraphraser quelques chapitres de l'Introduction à la vie dévote. Le bel esprit remplace l'onction, mais c'est de point en point, ensemble et détail, la même doctrine. Port-Royal s'en doutait bien, mais ceux qui le mènent ont de la prudence. N'osant pas s'en prendre au maître, ils livrent les disciples au fouet de Pascal (1).
 
(1) Sur la Dévotion aisée et les satires jansénistes du livre ef. la thèse du P. Chérot. Celui-ci trouve regrettable, non pas le livre lui-méme, mais le titre. Je n'ai pas compris pourquoi. Du reste le P. Chérot — je ne sais pas non plus, pourquoi — fait l'impossible en vue de ne pas paraître trop favorable à Le Moyne. En revanche l'abbé Maynard va beaucoup trop loin lorsqu'il se dit ravi par la Dévotion aisée. Cf. son édition des Provinciales.
 
 
 

CHAPITRE IX VERS LE PUR AMOUR
 
 

Le beau et le bien. — La Diotime de Platon. — « La beauté jamais ne saoule. » — Panégyrique de l'amour humain parle général des feuillants. — Friar Lawrence. — Vrai caractère de cette philosophie. — Loin d'être trop facile, elle nous veut saints. — Que l'humanisme conduit logiquement au mysticisme. — Contre l'amour mercenaire et contre la crainte. — Le culte de Marie-Madeleine au ante siècle. — Patronne des humanistes et des mystiques. — Raisons de ce culte. — Littérature magdaléenne. — Marie-Madeleine et Marie de Valence.
 
Ils tendent à confondre ces deux objets de l'amour, le beau et le bien. De plus en plus christianisé, Platon, le Platon de la Renaissance, règne encore sur les esprits.
 
Le passage n'est pas si malaisé, disaient-ils, de l'Académie de Platon, à celle de la crèche et du calvaire. L'on peut dire de cette philosophie surnommée la divine, qu'elle est à l'égard du christianisme ce qu'est la campanelle à l'égard des fleurs de lys : rudimentum naturæ lilium facere condiscentis (1).
 
Le Moyne qui s'inspire souvent de Platon, pense trouver dans le discours de Diotime, quantité de propositions abstraites et relevées qui ressemblent fort aux lumières de nos mystiques. Mais Diotime, ajoutait-il, est toute chrétienne, quand Platon lui fait dire, que les beautés inférieures sont comme des degrés par lesquels il faut que l'amour de l'homme s'élève pied à pied jusqu'à ce qu'il arrive à la jouissance de la beauté souveraine... A mon gré, ces lumières sont bien pures et semblent être plutôt du Thabor ou du Carmel que du jardin des Académiques (2).
 
(1) La France convertie, par le P. Léon, p. 92.
(2) Les peintures morales, II, p. 41.
 
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Ce discours de Diotime, des livres de dévotion le commentaient à l'usage des simples fidèles. Dans le Traité de l’amour de Dieu par le P. Fonseca, traduit en 1604, se trouve tout un chapitre sur « l'amour de la beauté humaine ». Eh, comment passerait-on sous silence, dans l'échelle des beautés qui peuvent et doivent nous conduire à Dieu, celle dont « le bien... souvent surpasse tous les autres.», et que Zenon appelle « fleur de vertu » ?
 
A la personne belle (Dieu) a posé un signe, afin que chacun lui porte respect et fasse quelque bien... Et tout ainsi que les choses divines ne déplaisent ni attédient jamais la personne, aussi la beauté jamais ne saoule, ainsi cause un désir immortel...
Comme sur la noblesse relait la vertu, et l'émail par dessus l'or, aussi sur la beauté reluit et fait une consonance et harmonie divine, le beau corps et la belle âme...
C'est pourquoi ceux lesquels ont écrit les vies des saints et saintes vierges, avec la vertu et noblesse de l'esprit, ont pareillement remarqué la beauté du corps... (1)
 
On invoque à cet effet, les canonistes et les savants.
 
Alexandre... dit que si la femme riche, noble, mais laide est mariée avec un pauvre homme lequel soit beau et gaillard de sa personne, se doit estimer bien mariée.
Rasio, grand astrologue, dans un livre qu'il a dédié au roi Almanzor, tient pour chose difficile qu'un homme contrefait en la face soit de coutumes honnêtes et bonnes... Et bien, que cette règle ne se trouve vraie universellement, d'autant qu'il s'est trouvé au monde des hommes fort contrefaits toutefois généreux, il suffit qu'elle est vraie pour la plus grande partie (2).
 
Un personnage plus considérable, le P. Dom Charles de Saint-Paul, supérieur général des feuillants, écrit de son
 
 
(1) Traité de l’Amour de Dieu, pp. 478-482.
(2) Ibid., p. 484. — « L'extravagante » (ce n'est pas une épithète) De jurejurando, dit encore Fonseca, détermine que si quelqu'un avait donné la foi de mariage à une femme, à laquelle puis après arrive quelque fortune eu sa beauté, il n'est plus obligé d'observer la foi promise » p. 484.
 
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côté un véritable panégyrique de l'amour humain. Les anciens, dit-il,
 
lui donnaient des ailes, pour montrer qu'il rehausse et relève un esprit par dessus l'humeur rampante et grossière des âmes stupides et insensibles à ses traits. Le flambeau... était pour enseigner qu'il fait naître dedans les âmes une infinité de belles lumières et de connaissances excellentes qui sont cachées à ceux qui ne savent ce que c'est de son mérite. La façon mignarde et gentille qu'ils lui donnaient, apprend qu'il n'y a rien de si propre à polir l'esprit que l'amour honnête (1). S'ils le faisaient jeune, ce n'était pas pour le blâmer d'aucune inconsidération... mais pour montrer que le vrai et parfait amour ne vieillit point... Les traits de l'arc ne veulent dire autre chose, sinon qu'il fait... de puissantes impressions sur les courages, impressions que l'on a tort d'appeler des pries... (car) elles sont accompagnées de tant de douceurs, de plaisirs, de délices et de contentements qu'il n'y ait personne qui les ait ressenties, qui ne les préfère toujours à la plus entière santé (2).
 
Ainsi pensait le frère Laurence dans Roméo et Juliette :
 
Le Moine : Grand saint François quel est ce changement ! Rosaline que tu aimais si chèrement est donc si vite oubliée ! L'amour des jeunes gens n'est donc que mensonge...
Roméo : Mais vous m'avez grondé si souvent pour aimer Rosaline ?
 
(1) C'est là, dit-il ailleurs, e une vérité qui se reconnaît tous les jours évidemment dans les cours des princes, en la noblesse que l'on voit nouvellement arriver de la campagne, qui ne s'étant accoutumée à autre chose qu'à commander avec insolence à des sujets... est demeurés grossière, ignorante, sans galanterie et sans adresse. Mais, elle n'aura pas sitôt conçu le dessein de se faire aimer des grands... qu'on la reconnaît à l'oeil changée de moeurs... »
(2) Tableau de la Madeleine... (1628), pp. 22-17. — C'est un curieux moine que tout émeut et ravit. a Les orgues, dit-il, cet admirable instrument sur lequel la musique est comme en son char de triomphe », p. 47. Ailleurs il décrit le repas des petits enfants attachés au sein de leurs mères. « Il arrive.., tout incontinent que les vapeurs (que le lait) envoie à leurs cerveaux ferment leurs petits yeux et les réduisent dans un doux assoupissement, pendant lequel ils ne quittent pas le tétin, mais ils y demeurent collés sans faire autre action qu'un lent et presque insensible mouvement de leurs lèvres dont ils sucôtent, sans qu'on s'en aperçoive, le sein de leurs mères », p. 192.
 
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Le Moine : Pour la cajoler, oui, mon petit, mais pas pour l'aimer (1).
 
Naïve, humaine et céleste philosophie. C'est toujours l'harmonieuse synthèse que poursuit l'humanisme, toujours la « douce traînée et disposition de moyens accorts » dont parlait plus haut Dom Laurent Bénard. « Le corps pour l'esprit, l'esprit pour la vertu, la vertu pour la grâce, la grâce pour la gloire. » Ajoutez : l'amour humain pour l'amour divin. Dédiant aux vraies amoureuses son poème de la Madeleine :
 
celles que l'amour possède, écrira plus tard Desmarets, et qui possèdent quelqu'un par amour, apprendront ici à changer d'objet et s'étant déjà portées et arrêtées à l'unité, seront plus capables, avec la grâce, de se porter à l'amour du Fils de Dieu (2).
 
et, avant lui, l'intime de François de Sales, le président Favre :
 
Changez, non point d'humeur, mais d'objet seulement.
Aimez, mais Dieu qui seul vous aime constamment (3).
 
Qui la trouverait trop facile et accommodante, montre-rait assez qu'il entend de travers cette philosophie de l'amour. On lui reprocherait moins injustement de trop exiger de nous et d'ignorer notre faiblesse. Telle est en effet, comme nous le montrerons à la fin de ces études, la suprême grandeur de l'humanisme. En bonne logique, il nous veut saints. Il ne réalise pleinement sa doctrine qu'en la dépassant. La synthèse qu'il poursuit n'est que l'ébauche de l'union mystique. Le Moyne a raison, la Diotime de Platon montre le Carmel : la vie dévote de la Philothée n'est que l'apprentissage du pur amour.
 
(1) III, 3. For doting, not for loving, pupil mine.
(2) Marie-Madeleine ou le triomphe de la grâce (préface). Nous parlerons plus tard de Desmarets et de ses délices de l'esprit.
(3) Entretiens spirituels..., I, XIV.
 
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Aussi voyons-nous que, sans aller jusqu'au mysticisme proprement dit, beaucoup de nos humanistes l’annoncent expressément et la préparent. L’amour tel qu’ils le conçoivent est premièrement désintéressé, oublieux de soi. « Comme si la crainte avait plus d'ascendant sur une belle âme que l'amour! » s'écrie l'un d'eux (1). Le P. Louis d'Attichy nous présente un de ses héros comme « n'ayant point un amour mercenaire qui eût l'csil à la récompense mais plutôt servant Dieu simplement pour lui complaire, quand il n'eût fallu rien espérer » (2). L'amour, écrit le P. Charles de Saint-Paul, « ne mérite nullement d'être nommé parfait s'il est intéressé et mélangé ou de la crainte des rigueurs de la justice divine ou de l'espérance des récompenses » (3). Cortade, qui semblable à beaucoup d'orateurs, a peu de goût pour le mysticisme, écrit néanmoins :
 
Quand la crainte ne serait pas une passion reprochable : — odium timor spirat, dit Tertullien — et quand elle ne porterait pas en son caractère quelque honte et quelque lâcheté qui nous flétrit, il est d'ailleurs certain que ce n'est pas cette basse impression que veut faire dans nos coeurs celui qui repose sur nos autels, mais une bien plus noble et bien plus généreuse (4).
 
Des laïques même marquent très nettement la différence entre l'amour de Dieu et les joies sensibles de la prière ; ainsi le président Favre :
 
Ce n'est être dévot que prendre ses plaisirs
A sentir Dieu présent, il faut que nos désirs
Aiment tout ce qu'il veut, fût-ce notre enfer même (1).
 
« Fût-ce notre enfer ». J'ai vingt et trente auteurs qui parlent de même et que Fénelon aurait pu citer pour sa
 
(1) Le pèlerinage de Notre-Dame du Moyen-Pont... (préface).
(2) Histoire générale de l'Ordre sacré des Minimes..., p. 393.
(3) Tableau de la Madeleine..., p. 184.
(4) Octave du Saint-Sacrement..., p. 241.
(5) Les entretiens spirituels..., III, VI.
 
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défense. Mais ici nous n'avons plus le droit d'avancer. Que la commune patronne des humanistes et des mystiques nous ramène dans les limites de notre sujet.
« Marie-Madeleine, écrit M. Raymond Toinet, a été l'héroïne préférée du XVII° siècle ; on ferait aisément un gros ouvrage sur les causes de cette préférence » Ces causes, les pages qui précèdent nous les indiquent. Madeleine fait parcourir à nos humanistes tous les degrés de l'échelle de Diotime. Parfaitement belle, ils voient dans sa beauté un reflet de la beauté divine : cette humaine beauté leur semble, ou bien appeler, ou bien achever en quelque façon, ou du moins parer les grâces d'une sainteté sublime. Pulchrior et pulchro veniens in corpore virtus. Elle triomphe des instincts terrestres, mais sa pénitence ajoute à ses charmes. En elle, on aime sans trouble ce que la terre a de plus charmant. Enfin elle reste par excellence la sainte du pur amour et de la quiétude mystique. En faut-il davantage pour que trois générations de saints et de poètes soient à ses genoux.
 
Comme elle a été le plus digne objet des faveurs de Jésus en l'ordre de la nature, écrit le général des feuillants, aussi a-t-il voulu qu'elle fût... un vrai miracle d'amour en l'ordre de la grâce (2).
 
Puisqu'ils l'aimaient tant, comment ne les a-t-elle pas découragés d'écrire sur elle ? Qu'ajouteraient-ils à son évangile, ne risquaient-ils pas de le profaner? Odes, stances, sonnets, cantiques, poèmes épiques, sermons, livres de dévotion ou de morale, ils l'ont traitée comme les médiocres d'aujourd'hui traitent Jeanne d'Arc. Autres temps, autres fléaux. Aujourd'hui la platitude et le néant : avant-hier, les pointes, le faux-goût et la mièvrerie. Il y a là sans doute quelques bonnes pages, l'ensemble est
 
(1) Quelques recherches autour des poèmes héroïques-épiques français..., I, p. 110.
(2) Tableau de la Madeleine, p. 31.
 
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affreux. De tous ces magdaléens, le plus connu, le P. de Saint. Louis figure parmi les grotesques du temps de Louis XIII, piteuse gloire que plusieurs de ses rivaux auraient le droit de lui disputer et que les autres ne méritent même pas (1).
A tout ce fatras, préférons les discrètes confidences de tous les mystiques; à tant de magdaliades, l'exquise anecdote que le biographe de Marie de Valence va nous rapporter. Madeleine lui était souvent apparue, écrit Louis de la Rivière,
 
elle n'en parlait guère qu'avec des épanouissements de coeur... Que si les prédicateurs, ou en chaire ou en devis familiers, exagéraient, avec trop peu de prudence et d'honnêteté, ses défauts, cela la mortifiait et piquait juqu'au vif : « Qu'est-il besoin, disait-elle, de regratter si fort et d'exprimer avec des paroles messéantes, les manquements de cette sainte, puisque la miséricorde de Dieu a assé l'éponge dessus... (Pourquoi) rouvrir si cruellement des plaies que Notre Seigneur a guéries et encore avec des termes qui ne sont ni beaux ni bienséants en la bouche de ceux qui font profession de pudeur et d'honnêteté ? » — Un certain prédicateur, prêchant le carême à Valence, traita assez inconsidérément de sainte Madeleine ; quelques-uns des auditeurs vinrent trouver notre Marie et lui témoignèrent que le sermon... ne leur avait pas agréé. — Ni à moi aussi, fit-elle tout simplement. Cela vint aux oreilles du prédicateur lequel
 
(1) On trouvera dans les Recherches de M. Toinet un essai de statistique magdaléenne. L'auteur compte six poèmes épiques : Les perles. ou les larmes de sainte Madeleine, de César de Nostre-Dame (1606) ; la Magdaliade, de Durant (16o8j ; la Magdeleine, de Rémy de Beauvais (1617) ; l'Uranie pénitente. de Le Clerc (1628); la Madeleine au désert de la Sainte-Baume, du P. de Saint-Louis (1668) ; la Marie-Madeleine, de Desmarets (16681. M. Toinet cite aussi quelques autres poètes, Cotin, Martial de Brive, Godeau, Jean de Bussières et Juste Sautel (ce dernier, poète latin comme il a été dit plus haut). A côté de Sautel, il faudrait citer aussi la Magdalena de Balduini Cabilliavi (Anvers, 1625). C'est une série de centons catulliens. Le titre de la première élégie en dit long : Sub amorum myrto Magdalena se comit. Mais si nous ajoutions les Magdaléens de langue latine, où nous arrêterions-nous ? Peu de sermons qui m’aient paru mériter une mention. Du petit livre de Charles de Saint-Paul : Tableau de la Madeleine ou l'état de parfaite amante de Jésus, j'ai donné quelques extraits. Des élévations de Bérulle nous aurons à parler plus tard. L'humanisme anglais a chanté aussi la Madeleine. Cf. le poème de R. Crashaw : The weeper. — The dew no more will weep — peut-être imité de César de Nostre-Dame.
 
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n'y prit pas plaisir. Le mois de juillet suivant, il arriva que le R. P. Bazan, de notre compagnie (Minime), prêcha le jour de la fête de cette sainte et sans savoir ce qui s'était passé, en discourut honorablement et trancha net qu'il fallait parler en public des fragilités, es quelles elle pouvait autrefois être tombée, avec beaucoup de retenue, de prudence et de discrétion.
 
L'autre prédicateur était encore là. Il crut que Marie avait monté le minime, cria, courut chez l'évêque et remua tout pour se venger.
Mon pur et saint amour, écrit Marie dans ses notes intimes, un certain prédicateur traita de la glorieuse sainte Madeleine en son sermon, avec si grande irrévérence que j'en frémis en moi-même...
 
Puis elle raconte les récentes prouesses de ce brouillon :
 
Or, ajoute-t-elle, comme je m'étonnais grandement de trouver telles gens dans le clergé, j'ouïs intérieurement que vous jugiez à propos de laisser vivre ici-bas telles personnes remuantes et querelleuses pour l'augmentation des mérites de vos... bien-aimés (1).
 
Mais tout ceci n'est que l'amorce et du chapitre qui terminera le présent volume et des trois volumes suivants.
 
(1) Histoire de la vie et amours de Marie Tessonnière... (1650), pp. 69.
 
 
 

TROISIÈME PARTIE
YVES DE PARIS
ET LA FIN DE L'HUMANISME DÉVOT
 
 

CHAPITRE PREMIER L'HUMANISME DÉVOT CONTRE LE JANSÉNISME (1)
 
 
 

I. De la Fréquente communion d'Arnauld et de la « révolution » que ce livre a déterminée « dans la manière d'entendre et de pratiquer la piété ». — Des causes qui ont pu faciliter le succès de ce livre. — Défiance croissante à l'égard des humanistes dévots. — Accusations équivoques et mal fondées. — L'optimisme chrétien. — La vertu facile. — La morale des humanistes plus exigeante que celle de Port-Royal.
 
II. Deux philosophies du christianisme. — Les humanistes dévots et la controverse janséniste. — François Bonal. — Sa manière. — Dangers de cette controverse. — La métaphysique Irréelle de Jansénius. — Recours au sens chrétien des a simples » et à l'expérience intime. — Les lumières de la spéculation et celles de la vie. — Anti-jansénisme des spirituels jansénistes. — Fermer les livres des doctes et ouvrir l'Évangile. — De l'autorité de saint Augustin.
 
III. Modération de Bonal. — Le tempérament janséniste. — « Ils ne trouvent grand que ce qui est immense. » — « Philosophes tragédiens. » — « Une religion de roman. »
 
IV. La fable de l'âge d'or. — L'exaltation de l'Église primitive aux dépens de la moderne. — « De tout temps, il y a eu peu de parfaits. » — Prétendue décadence du christianisme. — La « pénitence de belle humeur ». — Esprit chimérique des réformateurs. — « Une réformation mitigée. » — Développement et non dégénérescence. — Des deux
 
(1) Le présent chapitre — comme les autres d'ailleurs — est tout historique. Je montre comment l'humanisme dévot a jugé et devait juger le jansénisme. Que si j'avais à parler en mon propre nom de cette hérésie, je distinguerais soigneusement entre ses exagérations manifestes — que pour ma part je repousserais ardemment même si l'Eglise ne les avait pas condamnées — et l'âme profonde de vérité que recouvrent de telles erreurs. Il y aura lieu de revenir sur ces distinctions quand nous parlerons de Pascal.
 
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âges de l'Eglise et des merveilles de sa vieillesse. — Louange de siècle présent.
 
V. Le roman de la grâce janséniste, — Conséquences de la théologie inhumaine. — La morale relâchée moins dangereuse que le rigorisme. — Jansénistes et libertins.
 
VI Du salut des infidèles. — Une « créance sauvage ». Des enfants morts sans baptême. — Agar et Ismaël. — La « sobre sagesse » et la sensibilité de Bonal. — Sa théologie de la grâce. — Définition du chrétien.
 
L'année 1643 qui vit paraître la Fréquente communion d'Arnauld est une date critique dans l'histoire de la littérature religieuse. « Ce livre en effet, écrit Sainte-Beuve, détermina comme une révolution dans la manière d'entendre et de pratiquer la piété... Sans dire rien de bien nouveau pour les hommes mêmes de Port-Royal, lesquels, d'ailleurs, à cette époque, étaient encore très peu nombreux, sans embrasser non plus toute l'étendue et la profondeur vive des principes de Jansénius et de Saint-Cyran, il proclama et divulgua en un instant au dehors cette doctrine restaurée de la pénitence..., il en informa le public, les gens du monde, les étonna, les fit réfléchir, les édifia. Ce fut, à vrai dire, le premier manifeste de ce Port-Royal de Saint-Cyran, qui jusque-là était demeuré assez dans l'ombre... Arnauld vint rompre ces voiles, et nettement, à haute voix, expliquer à tous en quoi consistait cette doctrine nouvelle de piété et de pénitence, qui n'était autre que l'antique et unique esprit chrétien. » — « Unique », ne le chicanons pas sur une simple épithète et si dextrement décochée. Se faire une âme janséniste, parler comme ces messieurs, c'est le jeu et l'ironie de tout son livre. Laissons-le continuer, car pour tout le reste, ce qu'il dit est capital. « Depuis l'Introduction à la vie dévote de saint François de Sales, publiée au commencement du siècle, aucun livre de dévotion n'avait fait autant d'effet et n'eut plus de suites ; ce fut toutefois, en un sens, on peut le dire, différent, le livre de François de Sales étant plutôt pour réconcilier les gens du monde par l'onction et l'amabilité de la religion,
 
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et celui d'Arnauld pour leur en rappeler le sévère et le terrible. Mais l'un et l'autre vinrent à point et remplirent leur effet (1). »
Tout cela parait exact, du moins dans l'ensemble, car, pour le détail on sait bien que ces panoramas historiques, même brossés par Sainte-Beuve, ne veulent pas être regardés de trop près. Ce merveilleux esprit oublie que le jansénisme n'explique pas tout et qu'il faut encore expliquer le jansénisme. A lui tout seul, le livre d'Arnauld n'aurait pas suffi à bouleverser profondément et a transformer le monde dévot. Le public ne se rallie pas si aisément à des idées qui lui sont toutes nouvelles, ce public-là moins que les autres. De quelque façon que l'on s'y prenne, on doit bien admettre que la France de 1643 était déjà prête à accepter sans trop de résistance la dure doctrine, comme on avait accepté, trente ou quarante ans auparavant, les premiers manifestes de la doctrine contraire. Un seul jour n'a pas fait de Philothée une puritaine ; un seul livre n'a pas ruiné chez tant de chrétiens ni ébranlé chez tant d'autres les traditions de l'humanisme dévot. Autant dire que, dès avant 1640, je ne sais quelle défiance plus ou moins justifiée, mais assez générale et assez vive, planait sur l'oeuvre de nos humanistes, défiance qui devait faciliter la victoire prochaine de leurs adversaires. Rien certes ne prouve que la dévotion, ni même les moeurs, aient sensiblement décliné pendant les années qui ont précédé le mouvement janséniste. A ma connaissance, tout prouverait plutôt le contraire, comme j'essaierai de le montrer dans les volumes suivants. Les mystiques, les saints abondaient. Mais quoi, justement, tant de sublimes exemples que l'on vit alors, loin d'atténuer l'inquiétude habituelle des moralistes, semblaient la rendre plus aiguë. Le contraste paraissait trop éclatant entre la ferveur des uns et la misère des autres. Peut-être
 
(2) Port-Royal, t. II, pp. 164, 168.
 
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être aurait-on conçu moins d'alarmes devant une médiocrité plus égale et pour ainsi dire, plus fondue. Quoi qu'il en soit, il y avait matière à censure, beaucoup de mal à côté de beaucoup de bien, et comme il arrive en pareil  cas, te mal présent que l'on avait sous les yeux paraissait à plusieurs beaucoup plus lamentable que le mal des siècles passés. On n'avait jamais rien vu de pareil, et si l'on n'y portait point un prompt remède c'en était fait de la religion en France. Comment d'ailleurs hésiter sur les causes de cette décadence, comment ne pas accuser d'abord ces prêtres, ces religieux qui depuis un demi-siècle avaient imposé des idées et des méthodes nouvelles et dont les leçons trop écoutées avaient insensiblement énervé les consciences ? S'en prendre directement à François de Sales, on n'osait, on ne pouvait pas ; mais avec ses disciples, on avait beau jeu. D'où serait venu ce relâchement général, sinon de leur complaisance étourdie et de la mollesse de leur doctrine ? Ils avaient humanisé le Dieu terrible de l'ancienne foi, exalté la nature corrompue, élargi la voie étroite, marié le monde à la dévotion, et que sais-je encore. Novateurs d'autant plus redoutables qu'ils occupaient toutes les avenues de la pensée et de la vie chrétienne. Théologie pure, morale, administration des sacrements, direction, partout le même assaut contre l'Évangile. Les molinistes exaltaient la liberté humaine aux dépens de la grâce et escamotaient, si l'on peut dire, le péché originel: plus répandus encore, les probabilistes effaçaient la distinction entre le bien et le mal; d'autres éteignaient les flammes de l'enfer; un évêque permettait le bal à sa Philothée; un autre écrivait des romans d'amour; d'autres prêchaient le culte des muses païennes : partout le même naturalisme ; la même conspiration inconsciente peut-être, mais effective et désastreuse avec les thélemites d'hier et les libertins d'aujourd'hui.
Tels étaient les sentiments plus ou moins confus qui préparaient de loin la réaction janséniste. Saint-Cyran,
 
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dans ses conciliabules, Arnauld et Pascal, dans leurs écrits, les formuleront avec plus de précision et d'outrance, mais dès avant eux, et de bien des côtés, on commentait à se détacher de l'humanisme dévot, naïvement rendu responsable d'une foule d'abus qui l'avalent précédé et qui devaient lui survivre. Car enfin, aucune de ces accusations ne résiste à l'examen sérieux des textes incriminés (1). Sans le vouloir, on joue sur les mots. L'optimisme de nos humanistes n'est pas celui des chansons de Béranger : il ne consiste pas à nier le péché originel ou la nécessité de la grâce, mais à croire, d'une part, que notre nature n'a pas été mortellement corrompue par la faute du premier homme, et, d'autre part, que la grâce, toujours indispensable, est offerte à chacun de nous par la divine miséricorde avec une libéralité sans mesure. De ces deux principes, ils tirent cette conséquence que la dévotion, que la perfection même doivent être faciles à la magnanimité naturelle et aux ressources surnaturelles du chrétien honnête homme. « Vertu facile », on joue encore sur ce mot, on se persuade, et de bonne foi, qu'à l'idéal évangélique, nos humanistes ont substitué une règle de vie molle et basse, à la portée des plus lâches. Qu'on se mette à leur école, et l'on reculera bientôt peut-être devant l'abnégation qu'ils nous imposent, devant le mysticisme crucifiant où ils nous mènent. N'en doutez pas, car c'est l'évidence même, la doctrine morale de Saint-Cyran ou du grand Arnauld est beaucoup moins exigeante que celle de François de Sales ou de Jean-Pierre Camus. Quand on vient à la pratique, on trouve la seconde beaucoup plus rude que
 
(1) A une imputation globale, j'oppose naturellement une réponse globale. J'ai déjà cité assez de textes et j'en citerai d'autres encore. J'ai choisi et dû choisir les plus caractéristiques, c'est-à-dire les plus humains, ceux, par suite, que les adversaires de l'humanisme dévot doivent trouver les plus scandaleux. Au lecteur d'apprécier. Il va du reste sans dire, que, dans cette immense littérature, il a dû se rencontrer ou des imprudents, ou des maladroits, ou des nigauds qui auront ou bien transigé ou bien paru transiger avec le monde. Si je n'en ai pas moi-même rencontré de tels, d'autres chercheurs seront peut-être plus heureux. Qu'importe pour nos conclusions! Une et vingt hirondelles ne font pas le printemps.
 
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la première. Et comment Port-Royal demanderait-il à l'es-prit de crainte ce qu'on peut librement demander à l'es-prit d'amour? On s'explique néanmoins que l'impression contraire ait si longtemps prévalu, non pas dans le monde des saints mais chez les curieux. En dehors des fervents et des confesseurs, on ne juge de ces choses que sur l'apparence et l'idée ne vient même pas qu'un moraliste souriant et caressant, comme l'auteur de la Philothée, puisse être plus rigoureux que l'âpre auteur de la Fréquente communion. Saint Jean-Baptiste qui se nourrit de sauterelles paraît plus mortifié que l'autre saint Jean qui mange comme tout le monde; saint Jérôme, avec son caillou et ses gronderies, paraît plus héroïque que saint Augustin.
II. La lutte de nos humanistes contre le grand Arnauld et les premiers jansénistes est un des épisodes les plus significatifs et les plus brillants de l'histoire que nous racontons. Sainte-Beuve ne semble pas s'en être douté. Pour lui et la plupart des critiques, la controverse se ramène au long duel entre Port-Royal et les jésuites, aux discussions fastidieuses sur le sens de l'Augustinus ou la signature du Formulaire. Il y eut pourtant d'autres polémiques, plus spéculatives, plus hautes, moins personnelles et d'un intérêt plus durable. Escobar et Jansénius, pris en soi, ne nous touchent plus. Ce ne sont que des hommes, des théologiens plutôt et de seconde grandeur; le hasard seul leur a donné une façon d'immortalité. Ce qui nous touche ou devrait nous toucher encore, c'est le fond même du débat, c'est le conflit entre ces deux philosophies du christianisme, celle que nous avons appelée l'humanisme dévot et celle que l'on peut appeler le jansénisme éternel.
Ce conflit nous est présenté d'une manière saisissante et relativement sereine dans quelques beaux livres aujourd'hui totalement oubliés et que le hasard seul m'a fait rencontrer. Le plus ancien de ces livres : les Miséricordes de Dieu en la conduite de l'homme, publié en 1645 par le capucin Yves de Paris, est une réponse directe à la Fréquente
 
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communion d'Arnauld. Paraissent ensuite, en 1649, les Justes espérances de notre salut opposées au désespoir du siècle, par le capucin Jacques d'Autun : c'est enfin peu d'années après, en 1655 le Chrétien du temps par le P. François Bonal, de l'observance de saint Francois. Comme ils nous viennent tous u camp franciscain, et non de chez les jésuites, peut-être certains esprits les trouveront-ils moins suspects. Ne pouvant du reste les étudier tous ici longuement, je m'attacherai de préférence à François Bonal.
Du personnage lui-même j'ignore tout. L'écrivain est très original, très curieusement moderne, parfois même au point de m'étonner quelque peu. Nous sommes toujours si rétifs à constater que nos pères nous ressemblaient. Il a des lettres et de l'éloquence. Il a sûrement pratiqué
Balzac, mais sans trop sacrifier de son ardeur naturelle. Il me rappelle souvent un des bons prédicateurs de cette époque, Étienne Molinier, que nous avons salué à plusieurs reprises. Lui aussi, il est un de ceux chez qui l'on voit poindre Bossuet, si l'on peut ainsi parler.
 
Qu'on cherche dans les archives des rois, écrit-il, et les vieux titres des empires, dans les chronologies des siècles, avec toutes les annales du monde, parmi les pays les plus polis et les mieux policés.. se trouvera-t-il ailleurs que parmi nous, qui succédons aux juifs, une histoire sainte et religieuse oit il ne soit traité que du procédé perpétuel de Dieu à l'égard du genre humain et des hommes envers Dieu ; une relation ponctuelle, prise depuis la naissance de l'univers et la création de l'homme, et poursuivie d'un fil continu, et comme une espèce de journal de ce qui s'est passé de divin depuis qu'il y a un monde et des âmes (1) ?
 
Trois lignes comme ces dernières, et l'on sent que l'inspiration a passé par là. Voici du Balzac, mais plus détendu :
 
Nous avons admiré avec raison comme la mémoire des plus grands empires s'est éteinte et les écrits de quelques pauvres
 
(1) Le chrétien du temps, I, 58. Le volume a quatre parties qui ont eiiacune leur pagination particulière.
 
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bergers subsistent encore parmi les ruines de tant de siècles. Quel plus grand miracle de la Providence de Dieu, Théophron, que de voir que le monde n'a rien de l'histoire de Ninus et de ses successeurs... ni de tant d'autres rois et de satrapes... et nous avons toutes les vies de ceux qui ont gardé les ânesses et les brebis en Israël! Nous savons par coeur les paroles de ces rustiques. Nous lisons les prophéties d'un Amos qui était un pasteur de village, nous chantons par toute la terre les psaumes que David a faits en paissant les troupeaux auprès de Bethléem (1).
 
Comme on le voit par ces quelques lignes d'un si aimable accent et d'un si noble tour, le gros livre de Bonal n'est pas uniquement consacré à la controverse. Il faut même être déjà du métier pour s'apercevoir qu'en réalité chacune de ces élévations sur les origines du christianisme et l'économie du salut, tend à renverser ce que Bonal appelle admirablement « la théologie inhumaine ». Il affecte même une sorte de neutralité entre les fidèles du grand Arnauld et ses adversaires.
 
Nous devons présumer, dit-il, que l'intention des uns et des autres est très pure, et il se peut faire qu'un même objet considéré de différents biais, aura plusieurs jours et portera de différentes images aux yeux des regardants. Il n'est pas impossible d'envisager la pénitence de divers côtés.
 
Ni les rigoristes ni les condescendants ne manquent de bonnes raisons pour justifier chacun leur méthode. Ils trouvent même dans la Bible de quoi se défendre.
 
Les premiers font comme Giesi, qui va dans le logis de la veuve porter le bâton du prophète sur le corps de l'enfant mort et le bâton ne fait point de miracle ; les seconds font comme Elisée, qui descend lui-même en personne et se raccourcit par condescendance sur le corps du petit défunt afin de le ressusciter. Les premiers, pour défendre l'Arbre de vie, l'environnent d'épines ou, pour empêcher l'entrée du paradis, y mettent un ange portier avec une épée de flamme ; les
 
(1) Le chrétien..., I, p 87.
 
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seconds ouvrent le temple au publicain, admettent Zachée à leur table, reçoivent au cénacle Simon Pierre, la nuit même de son reniement.
 
Son ironie laisse assez voir où vont ses propres préférences, mais quoi qu'il en soit,
 
si ces deux méthodes sont disputables, continue-t-il, qu'il me soit permis de crier ici : accordez-vous, médecins querelleux, devant que de vous approcher du lit du patient; ou bien... que n'allez-vous vider vos controverses loin de son oreille?... Ne faudrait-il pas décider ces questions entre les pasteurs et les directeurs, sans exposer une doctrine de la dernière conséquence à la discrétion des premiers venus, dont les uns, par scrupule, douteront s'ils sont bien absous ; les autres, par ignorance, s'ils se doivent confesser à ceux-ci ou à ceux-là ; les autres, par impiété, laisseront et ceux-ci et ceux-là et tous les sacrements, jusqu'à ce qu'on soit mieux d'accord... ; les autres enfin, par indignation de voir l'Eglise déchirée par l'opposition des sentiments, se plaindront des docteurs de l'un et de l'autre parti qui s'amusent à contester une victoire d'esprit, un triomphe d'encre et de papier au lieu de contribuer ensemble à l'édification des âmes?... C'est une affaire du sénat et du palais, Théophron, et non pas une cause du peuple et de la halle (1).
 
 
(1) Le chrétien..., III, pp. 135-139. Sainte-Beuve et Kant feront une remarque analogue au sujet des Provinciales; on pourrait la faire au sujet des trop nombreux ouvrages publiés pour ou contre le pur amour. Cf. là dessus un très curieux texte de Bossuet qui voit la difficulté dans toute sa force et néglige de la résoudre (Apologie pour Fénelon, pp. 399-400) et le témoignage capital du P. de Caussade déclarant que Bossuet, très malgré lui, naturellement, mais du fait de ses attaques contre les faux mystiques, a rendu suspects et ridicules les vrais mystiques eux-mêmes (Ibid., p. 438). Brunetière, à l'époque du moins où il éditait les Provinciales à l'usage des collèges, était d'un avis nettement contraire. « Quant au prétendu danger qu'il y aurait toujours, disait-il, selon de certaines gens, rien qu'à toucher de certains sujets, l'Eglise même a répondu « que son amertume la plus amère et la plus douloureuse était dans la paix », et l'esprit moderne répond à son tour qu'il ne saurait réserver à personne le privilège unique de traiter la morale et la philosophie » (Les Provinciales. Classiques français, Hachette, pp. XXVII-XXVIII. — Tout cela me semble ne donner que l’apparence d'une réponse. Pour le texte biblique, in pace amaritudo, visiblement Brunetière ou s'amuse ou sommeille. L'esprit moderne n'approuve pas que l'on soumette des controverses techniques et difficiles à un tribunal d'incompétents. Comment le grand public distinguera-t-il entre vrais et faux mystiques, alors que les doctes eux-mêmes ont parfois tant de peine à distinguer entre le P. Surin et Mme Guyon ? Et puis, il ne s'agit pas ici de l'esprit moderne, mais du cas de conscience tel qu'il devait se poser à un Bossuet, à un Pascal, c'est-à-dire à des croyants qui n'admettaient pas le libre examen en matière de foi.
 
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Il dit encore dans le même sens :
 
Toute la colère qui s'allumerait au pays des thèses, sans passer outre, ne pourrait pas faire de grands embrasements... mais quand les opinions, échauffées et armées, sortent des cahiers et des portefeuilles des universités, se mêlent dans les conversations du monde et montent dans les chaires ; quand elles vont dans les ruelles et sur les théâtres ; quand elles inondent la Cour et les villes, c'est alors que d'une affaire de classe, il se fait un intérêt d'Eglise, que les partis de dévotion se changent en bandes de factions.., et le pis est qu'il n'y a pas si petit partisan qui n'appelle son avis : Vérité, Religion, Christianisme ; quoiqu'il y ait plus de distance de ce jeu querelleux, suffisant et amer à l'esprit de la foi chrétienne que... des songes de l'homme aux oracles de Dieu (1).
 
On s'extasie souvent sur la sérieuse culture de ce grand siècle où la moindre femmelette avait un mot à dire sur la prédestination. François Bonal ne partage guère ces admirations.
 
La démangeaison de disputer, dit-il, est un fléau de nos jours et une je ne sais quelle espèce de contagion théologique qui est devenue une maladie populaire (2).
 
Scolastique de salon, mise en faveur par des scolastiques de décadence. En effet, d'après notre Bonal, le système janséniste ne serait qu'une sorte de psittacisme savant, qu'une de ces métaphysiques irréelles dont les écoles s'occupent le plus sérieusement du monde, mais  auxquelles personne ne croit pour de bon. S'il avait connu la distinction lumineuse de Newman, il aurait dit que ni Jansénius ni ses disciples n'ont jamais donné à leur propre doctrine une adhésion réelle, un real assent. Leur dogme impitoyable leur ferait horreur, s'ils en réalisaient le plein
 
(1) Le chrétien..., Préface.
(2) Ib., II, p. 94.
 
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sens. Sincères, qui le nie? Les idéologues le sont tous ou le deviennent. Jansénius a cru que les inventions, que les constructions de son esprit répondaient à la vérité; mais cette d'ordre tout abstrait, il ne l'a pas transposée, essayée et vérifiée dans l'ordre des réalités vivantes. Le Rédempteur dont il parle n'est pas le Christ, mais une idée pure; les âmes dont il dispose ne sont pas des âmes, mais des signes algébriques. Il pense à vide, si l'on peut ainsi parler.
A la vaine science de ces intellectuels, Bonal oppose la docte ignorance, le sens très sûr du « peuple fidèle » :
 
La plupart de ces inventions, dit-il, n'ont point de cours ni d'usage hors de l'étude et de l'exercice des écoles... Le peuple fidèle prendrait pour importun et pour fantasque ce qu'ils ont trouvé de plus fin et de plus subtil. Il leur a fallu, ce me semble, Théophron, faire comme ces ingénieurs qui pour élever une éguille ou dresser une pyramide, sont obligés d'employer tant de cordages, tant de roues, tant de ressorts et de composer de si grandes machines, que les échafaudages sont de plus grands frais, occupent plus d'espace, causent plus d'embarras incomparablement que toute la principale besogne (1).
 
Que c'est bien cela, en effet, dans le cas présent ! D'une part la vérité solide et nourrissante : faiblesse de l'homme; besoin de la grâce ; grandeur de Dieu; d'autre part les échafaudages d'une scolastique conceptuelle, les in-folio de l'Augustinus.
 
Interrogeons les simples, c'est-à-dire, ceux en qui la foi est toute pure, ceux que la lecture n'a point corrompus; que la science n'a point enflés ; que l'Ecole n'a point embarrassés ; que la dispute n'a point éblouis ; que l'autorité des savants n'a point subornés ; que la subtilité des arguments n'a point préoccupés ; que l'amour de leur opinion n'a point altérés ; que l'animosité des partis n'a point échauffés ; je veux dire, ceux qui n'ont dans leur esprit que la foi seule, sincère et
 
(1) Le chrétien..., II, p. 154.
 
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vive. Y en a-t-il aucun qui par le seul instinct de son baptême et par la simple analogie de la foi, sans connaître seulement les noms de syllogisme, ni de thèse, ni de distinction logique, ne soit prêt à soutenir jusqu'au martyre que Dieu veut sauver toutes les âmes (1) ?
 
Et inversement, il n'est pas de « plus naïve solution » contre le jansénisme que la « commune et muette horreur» inspirée par cette doctrine à tous ceux qui la réalisent (2). Comme Bonal, Yves de Paris en appelle aussi des raffinements spéculatifs au jugement plus sûr de la conscience chrétienne.
 
Après tant de courses inutiles du coeur et de la pensée, dit-il dans son beau langage, notre âme revient en elle-même, dans un repos où elle se rend attentive à la voix intérieure qui nous assure que nous sommes les enfants de Dieu, qui nous donne la confiance de l'appeler à notre secours, comme notre Père, avec les cris et les transports impatients d'un amour abandonné à ses seules miséricordes (3).
 
Ne craignons pas d'insister sur ces textes qui me paraissent d'une si grande importance. Nos humanistes ne méprisent pas les spéculations de l'esprit, mais ils veulent et que la science se tourne à aimer et que l'amour juge la science. C'est ainsi que plus tard le, célèbre oratorien Jean Leporcq ajoutera à sa réfutation technique du jansénisme « une dix-septième preuve tirée des sentiments qu'inspire l'Esprit de piété ».
 
J'y fais voir, écrit-il, que ce que l'esprit de piété dit au coeur de ceux qu'il anime est formellement opposé à la doctrine de Jansénius : qu'il porte l'âme à penser et à croire que Dieu ne manque jamais le premier de fidélité au juste et qu'il y a des grâces sans nombre que nous recevons en vain... qu'ainsi il n'est pas vrai que la grâce impose à la volonté une nécessité de lui donner son consentement. Il est peu d'ouvrages
 
(1) Le chrétien..., II, pp. 29-30.
(2) Ib., II, p. 11.
(3) Des miséricordes de Dieu..., p. 189.
 
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de piété ou plutôt il n'y en a aucun où ces sentiments ne se remarquent (1) ;
 
et il choisit, à l'appui de son dire, non pas des spirituels jésuites ou capucins, mais des jansénistes, Hermant, la Mère Agnès, Desmares, Sacy, Nicole, Saint-Cyran. Tant il est vrai que ces auteurs ne croient pas de toute leur âme à ce qu’ils soutiennent dans leurs controverses théologiques! Ils cessent d'être jansénistes, dès qu'ils parlent humainement, ou, comme le dit notre Sonal, dès qu'ils vont « étudier paisiblement la théologie de la grâce dans le pur texte de l'Évangile (2) ».
 
Il faut avouer, dit-il encore, poussant presque à l'extrême son idée maîtresse, que nous trouvons une si grande différence entre la parole des hommes et la parole de Dieu, en toute matière et singulièrement en celle de la prédestination éternelle et de la grâce divine, que je n'entends jamais parler les hommes, je dis même les plus savants et les plus saints, pour si bien qu'ils s'expliquent, qu'ils ne m'embarrassent... je n'entends jamais parler Dieu qu'il ne me soulage et ne m'assure, et c'est ici où il me semble que toute âme a plus de sujet... de s'écrier avec l'Epouse du grand Cantique : Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche...
C'est pourquoi, ne vous étonnez pas, en cette occasion, Théophron, où souvent les discours des plus grands hommes vous alarment, si je vous conseille pour un temps de fermer les livres des doctes que vous n'entendez pas, pour ouvrir l'Evangile de Jésus-Christ...
Partout où l'homme mortel met la main, il y paraît toujours quelque marque de son néant et quelque impression d'humanité. Comme toute sorte de corps porte partout son ombre, tout esprit créé laisse après lui un vestige de créature, c'est-à-dire ou quelque difficulté, ou quelque contradiction, ou quelque doute, ou quelque ambiguïté, ou quelques ténèbres (3).
 
(1) Les sentiments de saint Augustin sur la grâce opposés à ceux de Jansénius, par le P. Jean Leporcq, 2° édition (1700), préface. C'est, je crois, une des premières fois que la littérature dévote est ainsi introduii.e dans un livre de doctrine. Lu il y a bien longtemps, ce livre du P. Leporcq est un de ceux qui m'ont donné l'idée du présent travail.
(2) Le chrétien..., II, p. 218.
(3) Ib., II p. 216.
 
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« Tout esprit créé » et par suite, les Pères de l'Église eux-mêmes, et « l'incomparable saint Augustin ». Celui-ci n'a sans doute pas dit ce que Jansénius lui fait dire, mais enfin tels de ses textes ne sont pas sans nous troubler quelque peu. D'un autre côté, comment le quitter même d'un pas ? Laissez faire notre Bonal.
 
(Saint Augustin) est si habile que s'il me persuade, je suis ù lui et ne m'en puis dédire, et il est si dévot que s'il ne me persuade pas, je ne suis pas pour cela contre lui et ne lui ose contredire. Ainsi, dans la lecture de ses écrits, encore que je ne sois pas quelquefois vaincu, je ne laisse pas de demeurer toujours gagné; parce que quand la raison n'a pas la force d'emporter mon consentement, l'onction de l'esprit a la vertu d'édifier ma conscience. La grâce est répandue sur ses lèvres , pour cela, Dieu l'a béni éternellement ; partout il demeure pour cela le maître. Quoique je fasse, c'est un vaillant victorieux qui me désarme, ou un saint enchanteur qui me ravit. Lorsque mon entendement ne se rend point, ma volonté pourtant le veut suivre. Soit donc qu'il ceigne son épée sur son côté, pour parler aux termes du prophète, il est très puissant, les peuples tombent sous lui, ses flèches aiguës percent le coeur des ennemis du roi, soit qu'il entreprenne quelque chose par sa seule bonne grâce et par sa beauté, il réussit avec prospérité, il règne sans résistance ; c'est-à-dire que soit qu'il prouve ses opinions, soit qu'il ne les prouve pas ; soit qu'il argumente subtilement, soit qu'il discoure éloquemment; soit qu'il conclue dans la vérité, soit qu'il conjecture dans la vraisemblance, je n'acquiesce pas seulement à l'efficace de ses preuves, mais tantôt j'admire l'artifice de sa méthode, tantôt je cède à l'autorité de ses préjugés et si je ne tiens pas que toutes ses conclusions sont article de foi, cela ne m'empêche pas de respecter jusqu'à ses conjectures (1).
 
(1) Le chrétien..., 11,p. 298. Yves de Paris écrit plus rondement: « Quand je dis l'Eglise, je n'entends pas seulement les saints docteurs, parce qu'ils sont personnes dont les écrits portent quelquefois avec soi tant de difficultés que les hérétiques les allèguent pour la défense de leurs fausses opinions... Saint Augustin semble vouloir éteindre toutes les puissances de la nature pour soutenir la nécessité de la grâce... Il semble que saint Jérôme improuve le mariage... enfin l'on ne doit pas tirer des conséquences infaillibles et absolues des textes des Pères. » Des miséricordes..., pp. 161-162.
 
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Qu'il manque peu de chose à la perfection de cette page ! Pourquoi Sainte-Beuve, si bien fait pour la goûter, ne l'a-t-il pas connue ? Il aurait aimé ce balancement harmonieux et subtil entre la soumission et l'indépendance, cette tendresse dans l'admiration, cette délicatesse dans la critique, et comparant le culte des héros tel qu'il se pratique à Port-Royal et chez nos humanistes, il aurait préféré sans doute la religion de ceux-ci au fétichisme de celui-là.
III. Bonal est relativement très modéré pour un controversiste de cette époque. Ce n'est qu'en passant qu'il souligne le péché mignon de ses adversaires.
 
Le blâme de l'Eglise présente, dit-il par exemple, peut être équivoque et dangereux particulièrement en la bouche de ceux qui se piqueront, comme le pharisien, de n'être pas faits comme les autres hommes et qui, dès qu'ils ont perdu de vue les clochers de la ville, dès qu'ils ont passé trois jours aux champs dans la retraite, dès qu'ils ont fait quatre repas d'herbes ou de légumes, s'érigent en pénitents parfaits, en saints anachorètes, en suprêmes législateurs et sont tentés de dire chacun à Dieu comme le prophète Elie : « je suis demeuré seul en Israël (1).
 
Mais à ces piqûres d'épingle qui, après tout, ne sont qu'amusantes, combien je préfère, dans l'oeuvre de Bonal, ces vives intuitions qui nous aident à réaliser la psychologie de Port-Royal. C'est ainsi qu'il reproche à ces « docteurs extrêmes » ce qu'il appelle, d'un très beau mot, « l'ambition » de leur pensée. A leur gré, dit-il,
 
il n'y a rien de vertueux, s'il n'est héroïque; rien de chrétien, s'il n'est miraculeux; rien de tolérable, s'il n'est inimitable. Cela tient plus de la roideur du stoïque ou du faste du pharisien que de la mansuétude du chrétien... Ce sont certains tempéraments d'esprit exquis et délicats qui ont plus de peine qu'ils ne devraient à se contenter de la raison et qui cherchent le bon et le beau avec plus de superstition que de
 
(1) Le chrétien..., III, p. 201.
 
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soin. Tout ce qui se peut mieux faire est pour eux très mal fait; la médiocrité à leur goût est un vice; ce qui n'est pas excès est un manquement; ce qui n'est pas singulier est trop trivial. Ils ne trouvent grand que ce qui est immense. Ils n'estiment que ce qui ravit ou qui étonne... Ils méprisent les ouvrages de tout art qui sont inférieurs à la suprême idée (1).
 
Ne croirait-on pas qu'il définit le romantisme et qu'il reproche au grand Arnauld de manquer de goût ? Profanes ou non, tous les humanistes réagissent nécessairement de la même manière en face des multiples aspects de l'inhumanité, de l'outrance. Voilà encore qui aurait satisfait Sainte-Beuve, en l'éclairant sur la contradiction essentielle de son Port-Royal. Le plus curieux des moralistes a certes le droit de s'attacher à tant de personnages si compliqués et d'une diversité si riche, mais le plus grand des lettrés modernes, s'il veut suivre la logique de son propre goût, ne peut hésiter sérieusement entre le P. Bonal et Saint-Cyran. Je l'admire trop du reste pour supposer qu'il n'ait pas senti ce désaccord. Ses notes, ses repentirs nous montrent assez combien lui pesaient, dans l'âge mûr, les parti-pris volontaires et provisoires de sa jeunesse. Au gré d'un parfait janséniste la « médiocrité » est un vice ; au gré de Sainte-Beuve, elle ne peut être qu'une vertu.
 
Il y a, continue le P. Bonal, des philosophes tragédiens comme des poètes. Ceux-là font leurs sages, comme ceux-ci leurs personnages, plus grands que la taille naturelle. Le christianisme a ses Zénon, ses Chrysippe, ses Diogène, dont les préceptes ont une raideur de statue, une hauteur de colosse... Chacune de leurs paroles est une hyperbole ; chaque maxime est un paradoxe ; toutes leurs propositions sont hardies ; toutes leurs idées sont extrêmes ; toutes leurs promesses sont immenses ; ce sont les géants des sectes (2).
 
Cabotins ou matamores d'austérité, non pas; c'est leur esprit même qui manque fatalement de mesure. Irréels,
 
(1) Le chrétien..., III. Introduction, § 24.
(2) Ib., III, Introduction, § 36.
 
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excessifs, ils se font une « religion de roman n' qui défie également la sagesse du dogme chrétien et l'expérience humaine. Ils se passionnent très sincèrement pour les mythes que leur imagination a créés : fabuleuse, leur conception du péché originel et de la grâce ; fabuleux, le contraste absolu qu'ils imaginent entre la sainteté de l'Église primitive et la décadence du christianisme moderne. Pour faire court et pour éviter la théologie pure, ne retenons que cette dernière mythologie. Beau sujet, qui n'a rien perdu de son intérêt et que Bonal développe avec autant de pénétration que de hardiesse.
 
C'est une question à traiter à fond dans nos jours, Théophron, où quelques-uns font profession d'avoir si mauvaise opinion de leur siècle qu'ils n'en peuvent parler sans invective et comme d'un temps tout à fait réprouvé, incurable et désespéré. Et pour cela, n'ont rien de si fréquent à la bouche que la pureté de la primitive Eglise, comme si tout l'esprit du christianisme s'en était envolé de la terre, il y a tantôt plus de mille ans... La race des bons chrétiens a fini, dit-on... nous n'avons plus que les derniers abois de l'Église finissante; Jésus-Christ est parti d'ici-bas et ne nous a laissé que ses draps funèbres avec l'aloès et les autres parfums de ses obsèques... je veux dire, quelques restes de dévotion extérieure avec les cérémonies et les sacrements (2).
 
Bonal s'explique fort bien du reste « la facilité qu'on a de croire que nos pères valaient mieux que nous, que les premiers hommes étaient faits d'une plus riche étoffe ».
 
Les belles actions qu'on nous raconte et qu'on ne nous montre point, viennent à notre connaissance avec tout leur appareil et tout leur lustre, c'est-à-dire séparées de leurs circonstances odieuses et de leur contrepoids... Il ne s'oppose rien en nous qui leur conteste la louange ou qui diminue leur dignité, au lieu que nous ne regardons guère la plus parfaite vertu des vivants autrement qu'accompagnée de toutes les conditions désavantageuses qui peuvent rabattre de son estime...
 
(1) Le chrétien..., III, Introduction, § 28.
(2) Ib., III, p. 100 ; IV, p. 105.
 
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Ainsi le bien absent qui est un objet de l'ouïe, l'emporte facilement sur le bien présent, qui est l'objet de la vue, soit que la censure de l'oeil soit plus exacte et plus sévère... soit que les idées que nous concevons du bien moral soient plus grandes que les actions qui se présentent (1).
 
Aux justes raisons que nous avons d'admirer l'antiquité chrétienne et même, si l'on veut, de l'exalter au-dessus des derniers âges de l'Église, se mêle a souvent beaucoup de tromperie ».
 
Si l'on se tenait dans les bornes de la vérité, tout irait bien ; mais l'esprit humain prend la licence de bâtir sur un peu d'histoire beaucoup de fable et surtout quand il fait en veillant ce beau songe qu'il a été des années privilégiées et bienheureuses, toutes de fin or et qui ne viendront plus, auxquelles le bien était tout pur (2).
 
Et néanmoins, « c'est un vieux mal que le nôtre et de tout temps, il y a eu peu de parfaits (3) ».
 
Ce serait lourdement errer que d'aller croire que la grosse masse des premiers chrétiens fut toute pure... On péchait en toutes manières du temps des martyrs et des apôtres... L'art de faire des crimes n'est pas une invention si moderne qu'on penserait bien... C'est songer les yeux ouverts que de penser qu'il y ait jamais eu un peuple entier de vrais austères, une Eglise toute faite de grands mortifiés. Le gros du christianisme a été de tout temps composé d'infirmes et d'imparfaits (4).
 
Oui, peut-être, confessera le romantisme historique du grand Arnauld et du Port-Royal, mais du moins l'Église primitive opposait-elle à la faiblesse de ses enfants l'inflexible rigueur de sa discipline pénitentielle, au lieu que l'Église d'aujourd'hui pactise trop aisément avec la délicatesse du monde. Bonal n'esquivera pas cette objection;
 
(1) Le chrétien..., III, p. 121.
(2) Ib., III, pp. 103-104.
(3) Ib., III, pp. 18-19.
(4) Ib., IV, p. 111 ; III, p. 152.
 
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il l'amplifie au contraire avec une verve qui annonce les prochaines Provinciales.
 
Cela ne fournit-il pas matière d'invectiver contre l'impénitence de notre temps, Theophron, par la comparaison de la sévérité primitive avec nos relâchements prodigieux ? Cela ne donne-t-il pas envie de crier : qui l'eût jamais dit que l'on dût un jour faire un jeu d'une si terrible et si lamentable tragédie que celle (de l'ancienne pénitence) ?... Qui eût dit qu'on inventerait des abrégés de pénitence, et que toutes ces pénibles suites de travaux imposés aux premiers pécheurs se réduiraient enfin à la seule peine de se confesser? Qui eût dit encore que non seulement la coutume de refaire les mêmes crimes confessés, mais aussi celle de les redire souvent en toutes les confessions, ferait avec le temps que comme on les commettrait presque sans remords, on les raconterait aussi de même sans confusion ? Enfin qui eût dit que la réconciliation après le péché mortel, qui coûtait anciennement è la plupart un an entier de tristesse, de jeûne, viendrait à ne coûter à l'avenir que la récitation de quelques oraisons dominicales ou de quelques psaumes, et que l'on trouverait bien le moyen de trousser tout cela en moins d'une heure?
Ne semble-t-il pas que cette comparaison donne lieu d'accuser la théologie complaisante du temps d'avoir décrassé le visage de la pénitence primitive et que ce n'est plus cette pénitence mélancolique, pleureuse, chétive, maigre et affamée du temps passé, mais qu'on a mis à sa place une pénitence de belle humeur, civile, vermeille, grasse, refaite, en un mot une douleur riante, un sabbat délicat, , une pénitence mignonne laquelle n'incommode que fort peu le péché (1).
 
Faut-il qu'il soit paisible dans la possession de sa vérité, pour faire la part aussi belle aux déclamations de ses adversaires ! C'est la sérénité du bon sens opposée aux ivresses morales (2) » du puritanisme. Car enfin où ces réformateurs veulent-ils en venir?
 
S'il fallait entreprendre de réformer généralement le
 
(1) Le chrétien..., III, p. 163.
(2) « Il peut y avoir des excès de dévotion et des ivresses morales qui causent des indigestions et des dégoûts d'esprit et font des âmes malades au lieu de les faire robustes. » Le chrétien..., III, p. 153.
 
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christianisme sur ces modèles sublimes, sur ces règles fières et hautaines, sur ces paradoxes spécieux, sur ces hyperboles morales qui nous bravent au lieu de nous corriger, ce ne serait pas un petit ouvrage. Certes, on aurait plutôt replanté le paradis terrestre par toutes nos campagnes qu'on n'établirait, en ce sens, ce qu'on peut appeler pureté de la primitive Église, dans toutes les vies des chrétiens (1).
 
Pour lui, cette opposition entre l'ancienne sévérité et l'indulgence présente de l'Eglise, ne le gêne aucunement.
 
Si l'on n'oblige plus le vieux christianisme à toutes les rigueurs des anciens canons... à la confession publique, à la longue abstinence de la communion, aux retardements de l'absolution... au sac, au cilice et à la cendre visible, c'est qu'il n'est plus en âge de ces fortes et généreuses pratiques qui demandaient une valeur robuste de jeunesse, une ferveur de novice, une fougue de nouveau soldat. Il lui faut sur son déclin une réformation mitigée (2).
 
Dégénérescence? Non pas, mais, au contraire, développement normal et béni de Dieu, mais progrès peut-être.
 
Les grâces de l'Église jeune et robuste étaient la ferveur du martyre et l'austérité de la vie pénitente. Maintenant le vrai partage de l'antiquité de notre Église, vers la fin du monde, c'est la plénitude de la doctrine et l'adresse de la direction et de la conduite.
 
Autrefois, Ignace d'Antioche et les stylites, aujourd'hui François de Sales.
 
Depuis que les miracles n'ont plus fait les conversions, que la foi n'a plus été exposée aux martyres..., l'on a vu un autre âge du christianisme plus froid, qui est comme l'âge de la prudence et de la raison chrétienne, le temps de la science et de la théologie expliquée, la saison de l'étude et de la persuasion (3).
 
(1) Le chrétien..., III, pp. 152-153.
(2) Ib., III, pp. 142, 143.
(3) Ib., III, pp. 141, 142
 
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Que,le lecteur veuille bien suspendre son jugement sur ce parallèle, très curieux, très dense et qui ne fait que commencer. La matière en est fort délicate. Elle gêne un peu, non pas l'intelligence haute et pénétrante, mais les habitudes littéraires de Bonal. Celui-ci, comme on l'a vu, recourt d'ordinaire aux redoublements de l'amplification balzacienne. Tous les textes que j'ai cités de lui jusqu'ici nous le montrent rompu à cette vieille méthode que nous négligeons trop aujourd'hui, qui est excellente mais qui ne convient pas à tous les sujets. Il faudrait ici plus de concision et, tout ensemble, plus de souplesse. La nécessité où il se trouve d'employer une métaphore consacrée — jeunesse et vieillesse de l'Église — ajoute à son embarras et lui impose des épithètes plus ou moins équivoques. « Froid » par exemple s'oppose à « ardent », à « fougueux », à enthousiasme»; c'est le froid de la raison, non celui de l'agonie. La question a une telle importance qu'on me pardonnera ces minuties. Faisons crédit à notre Bonal. Pour lui, vu du dehors, le dernier âge de l'Église est moins éclatant, il n'est pas moins chrétien que le premier.
 
L'esprit du christianisme ne s'occupe pas toujours à faire des prophètes, des martyrs et des anachorètes ; il s'applique à faire de bons pères, de bons enfants, de bons maîtres et de bons valets (1).
 
Les multitudes sont venues à l'Église. Prétendre les faire entrer, de gré ou de force, dans le cadre héroïque des premiers temps, rien de plus chimérique.
 
Ce qui se peut et qui se doit faire et qui se fait par la grâce de Dieu tous les jours, c'est de rétablir dans la vie des particuliers, cette fidèle correspondance à notre vocation, cette riche médiocrité, cette sobre sagesse qui doit régler nos devoirs suivant les lois de notre institut ou de notre office et la capacité de nos forces (2).
 
(1) Le chrétien.., III, p. 154.
(2) Ib., III, p. 153.
 
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Voilà ce qu'il appelait plus haut une « réformation mitigée » : ainsi compris, le mot n'a rien d'inquiétant. « Riche médiocrité », « sobre sagesse », cela ne veut pas dire que le chrétien d'aujourd'hui soit dispensé de porter sa croix, mais seulement qu'on n'exige plus de lui les pratiques des premiers temps. Changement tout superficiel et qui loin
d'autoriser le relâchement véritable, impose au contraire une vie spirituelle plus intense. L'Église,
 
cette sage mère se conduit aucunement sur le modèle de Dieu... qui gouverne autrement les anciennes générations des hommes, autrement les modernes et qui, bien que la Synagogue des hébreux et l'Église des chrétiens ne fasse devant ses yeux qu'une même république, après avoir chargé les premiers d'un nombre étrange de cérémonies scrupuleuses, n'impose aux seconds que ce qu'il y a de moral et de spirituel dans toutes les immenses forêts des lois judaïques (1).
 
Pratiques et cérémonies, d'ailleurs nécessaires, tout cela, l'Eglise le subordonne au moral, au spirituel, à l'intime, en un mot au développement de ce royaume de Dieu qui « vient sans fracas », qui « est au dedans des âmes ».
 
Dans le siècle où nous sommes, il est aisé de voir que la vraie mortification de l'esprit est souvent plus sûre et plus propre que l'excessive macération du corps et qu'enfin Dieu sanctifie bien plus d'âmes dans l'Eglise finissante, par la vie commune de Jésus-Christ et de Moyse, que par la vie austère de saint Jean-Baptiste et d'Élie.
 
A cette loi suprême de l'intimisme, s'oppose en vain le formalisme un peu judaïque, le primitivisme puéril des jansénistes.
 
C'est aussi pour cette considération, Théophron, que la terreur et la sévérité doivent être aujourd'hui tellement ménagées dans la direction des âmes que, pour trop vouloir gagner, on ne se mette pas en péril de tout perdre. Tirons de nos
 
(1) Le chrétien..., III, p. 170.
 
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chrétiens l'essentiel, le capital et le nécessaire et leur faisons quitte du surnuméraire (1).
 
Le « surnuméraire », c'est, par exemple, la confession publique que le grand Arnauld, cet enfant solennel, rêve de restaurer; c'est le pécheur couvert de cendres à la porte du temple; c'est tout l'appareil dramatique de l'ancienne pénitence. « L'essentiel, le capital et le nécessaire », c'est
la perfection intime, c'est la charité, cette charité que les déclamations puritaines, paralysent, étouffent même.
 
L'abrégé de la vraie dévotion spirituelle et la fin du précepte comme l'enseigne saint Paul, c'est la charité;... ce qui n'a rien de commun avec cette noire religion toujours effrayée, inquiète et fiévreuse qui pour faire la vertu austère et fière, érige la mélancolie en titre de perfection et consacre la tristesse comme une chose céleste; qui d'un pensif, d'un scrupuleux et d'un chagrin veut faire un inspiré, un saint, un prophète ; qui canonise ses peurs et ses vapeurs, ses songes et ses fantômes, ses convulsions et ses maladies et les débite pour visions, pour oracles, pour révélations et pour souffrances divines. Rien de tout cela n'est christianisme, puisque pour l'homme intérieur, la fin du précepte, c'est la charité qui vient du fond d'un coeur purifié et de la bonne conscience, bien loin de toute superstition tremblante, sombre, embarrassée et maladive, qui craint Dieu comme un tyran au lieu de l'aimer comme un père; qui se défie de lui comme d'un chicaneur au lieu de s'abandonner à lui comme à un protecteur ; qui tâtonne à chaque pas qu'elle fait ; qui s'alarme d'une ombre ; qui se désespère d'un néant; qui prend toute tentation pour péché et tout soupir pour dévotion (2).
 
Les adoucissements que l'indulgence de l'Église a apportés à la discipline extérieure, ont-ils entraîné une sensible diminution de ferveur intime, Bonal ne le croit pas, et s'il voulait nous livrer toute sa pensée, il croirait plutôt le contraire.
 
Que si aujourd'hui l'Église finissante a la vieillesse et la stérilité pour son partage, c'est à la façon de ces illustres et
 
(1) Le chrétien..., III, p. 145.
(2) Ib., III, Pp. 144, 145.
 
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saintes femmes, Sara et Elisabeth, qui, stériles par nature et vieilles par l'âge, ne laissent pas d'avoir une vieillesse féconde et de concevoir par miracle. Il y a des Isaac et des Jean-Baptiste qui naissent dans le dernier âge du christianisme. Il y a de vrais chrétiens encore dans notre siècle cassé, flétri, froid et ridé.
 
On ne conteste pas d'innombrables défaillances, mais
 
il se trouvera, à tout prendre, un aussi grand nombre d'âmes saintes que jamais dans le sein de l'Eglise, en qui la foi reluit avec toute sa lumière, en qui la charité brûle avec toute sa chaleur. A tourner la tête sur les siècles passés, et même sans excepter les cinq premiers... les affaires de la république chrétienne ont été souvent en plus mauvais termes qu'elles ne sont et le christianisme a été encore plus malade qu'on ne le voit aujourd'hui... On pourrait encore dire quelque chose de plus à l'avantage de notre siècle en particulier, si l'on voulait faire ici en détail une exacte comparaison avec les précédents ; mais nous consolons notre humilité et nous n'affectons point de plaider en forme la cause de notre préséance.
 
Qu'il nous suffise d'affirmer
 
que dans le plus fort de l'hiver des siècles, l'esprit chrétien par une sorte d'antipéristase, se réchauffe en plusieurs fidèles et qu'il se produit aujourd'hui des actions de perfection évangélique aussi pures qu'on en puisse trouver dans l'âge d'or et dans la plus haute innocence du christianisme (1).
 
Il est temps du reste, d'abandonner enfin une métaphore importune dont nos adversaires ont trop abusé.
 
A proprement parler, l'Église de Dieu peut être ancienne, mais non pas vieille... L'Epouse de Dieu, cette Eglise, ce temple sacré qu'il bâtit de pierres vives pour régner en lui dans l'éternité, ne relève point de la juridiction du temps, ni ne doit point de tribut à la vieillesse... C'est-à-dire que, quelque temps qu'il fasse, quelque froid qui gèle les âmes, quelque sommeil qui assoupisse le monde, à quelque heure que l'on cherche cette sage Epouse de Dieu, l'on trouvera, en toute saison, du feu et de la lumière dans son logis, de la doctrine
 
(1) Le chrétien..., III, p. 120-124.
 
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et de la sainteté, jusqu'à la fin du monde. Oui, l'on trouvera dans nos jours des saints de tous degrés. Il y en a quelques-uns qui surpassent beaucoup d'anciens ; plusieurs qui les égalent; quantité qui les suivent de loin et montent lentement à la montagne du Seigneur, mais qui à la fin y parviennent; une infinité qui, après être tombés ou après avoir rebroussé chemin, reprennent leur cours et leur voyage et doublent le pas, pour arriver au moins sur le tard, malgré leur lassitude, leur amusement et leurs chutes au gîte du salut (1).
 
IV. Sur le fond même de la doctrine et sur ce roman cruel que les jansénistes ont édifié sur la théologie de la grâce, Bonal ne paraît ni moins sensé ni moins éloquent. Il y a plus que du plaisir à suivre les réactions spontanées, les répulsions invincibles de ce noble penseur en face de ce qu'il appelle tout uniment, d'un mot qui est pour lui décisif, « la théologie inhumaine (2) ». Quelques-uns, dit-il, trouvent ce système
 
fort chrétien, quoiqu'ils ne se puissent empêcher de le sentir et de l'avouer non seulement dur, mais encore horrible. Mais aussi, comme ils confondent leur langage avec celui de saint Paul, la dureté même et la terreur semblent raffiner leur dévotion et plus ils tremblent de peur, plus ils s'imaginent être transis de piété... Il se trouve des yeux faits ainsi, qui ne prendront qu'un fade plaisir à voir des tableaux de paysage divertissants dans une galerie et qui se repaîtront d'une terrible volupté dans les peintures des embrasements, des naufrages... parce que ce sont des objets plus piquants et amusants, plus ils sont funestes et tragiques (3).
 
Système malsain et d'autant plus que le caractère de piété rigide qu'il affecte augmente sa puissance de contagion sur les âmes religieuses si souvent portées au scrupule. Quoique l'on puisse penser des victimes des Provinciales— et je suis de ceux que ce chef-d'oeuvre n'a pas convaincus — nos auteurs n'appartiennent pas à cette
 
(1) Le chrétien..., III, pp. 128, 124.
(2) Ib., II, p. 11.
(3) Ib., II, Introduction, § 14.
 
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école. Ils estiment néanmoins la morale janséniste aussi dangereuse que la morale relâchée, et même bien davantage, cette dernière après tout ne pouvant tromper que ceux qui veulent se laisser tromper par elle.
 
Les fruits de la doctrine trop rigide... ne sont pas moins à craindre et à fuir que les effets de la théologie trop indulgente. Il y a bien de quoi déplorer l'injure que font à Jésus-Christ ceux qui, par leur complaisance, flattent la mollesse des âmes, affaiblissent la vigueur de l'esprit chrétien, s'accommodent avec les relâchements du temps et promettent impunité aux vices. Mais il n'y a pas lieu d'approuver pour cela le génie bravache de ceux qui prennent le christianisme d'une si merveilleuse hauteur que personne n'y peut atteindre (1).
 
Yves de Paris, plus philosophe, va encore plus loin.
 
On a toujours moins offensé, dit-il, la dévotion du christianisme, en prêchant un grand relâche de vie, où la conscience ne consent pas, qu'en réduisant ses pratiques à des rigueurs insupportables, au deça de toutes les règles de la discrétion. Car la nature ne pouvant pas souffrir ces violences, recourt à sa liberté par un grand effort et pour n'y point faillir, elle s'emporte jusque dans les autres extrémités... C'est de là, dit Platon, que les superstitions qui donnent à Dieu ce qui ne lui convient pas, se terminent ordinairement en une impiété qui le nie. Car on cesse de le croire et de l'adorer, après se l'être figuré sous des conditions impossibles et déraisonnables (2).
 
« Où la conscience ne consent pas a, voilà en deux mots, selon moi, la réponse la plus concluante aux indignations de Pascal. Ou bien il a mal compris les casuistes, ou s'il les a bien compris, ceux-ci ne sont pas si redoutables. Ils ne feront pas ce que nul ici-bas n'a encore pu
faire, ils n'étoufferont pas la voix de la conscience. Tout au plus fourniront-ils un prétexte à l'hypocrisie. Mais il y a dans les parties inférieures du sentiment religieux, quelque chose qui « consent       aux terreurs énervantes de la
 
(1) Le chrétien..., III. Introduction, § 36.
(2) Des miséricordes..., Avant-propos.
 
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deisidaimonia antique, de l'affreuse superstition dont Lucrèce a maudit les cauchemars.
 
Horribili super aspectu mortalibus instans,
 
et qui, même au sein du christianisme, peut encore inspirer tant de crimes et causer tant de souffrances. Tantum relligio potuit... Port-Royal a eu ses Iphigénies, Marie-Claire Arnauld, par exemple, torturée par Saint-Cyran. Sous couleur d'exalter l'Eglise primitive et de défendre la grâce, il peut se former, dit encore Bonal,
 
une secte hardie et superbe de réformateurs qui effaroucheront les plus doux naturels... et qui, à force de hérisser le christianisme et d'en faire une profession épineuse, effroyable et inaccessible, feront peut-être, avec quelque petit nombre d'austères suffisants, beaucoup d'infirmes désespérés et plus encore de libertins impénitents (1).
 
Nos auteurs s'accordent en effet à marquer cette liaison quasi-nécessaire entre le rigorisme dogmatique et moral d'une part et le libertinage de l'autre.
 
Quel plaisir ont les relâchés et les impies de pouvoir se persuader et dire que tout le monde se trompe ; qu'ils ne sont pas les seuls mauvais chrétiens ; que ceux qui vivent toujours et absolument mal, sont autant avancés que ceux qui s'efforcent souvent de mieux vivre ; que ceux qui se confessent et communient souvent, avec une disposition imparfaite et ordinaire, sont autant impénitents, et si vous voulez, plus sacrilèges encore que ceux qui ne communient jamais! Enfin la doctrine la plus sévère leur est un champ ouvert.., pour rendre méprisable la dévotion possible et réelle, à force de rendre nécessaire une réformation idéale et inaccessible.
 
Que rapportent-ils de leur commerce avec les réformateurs,
 
sinon ces trois vices... qui sont un désespoir d'être jamais bons chrétiens au prix où l'on met le christianisme; après cela,
 
(1) Le chrétien.., III, p. 143.
 
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une mauvaise opinion de tout leur siècle, qui n'est point de la couleur ou de la mesure de leur auteur ou de leur parti, et enfin, une audace et une opiniâtreté prête à décider tous les points de la foi et des moeurs, autrement que l'Église ne les juge et ne les décide (1) ?
 
Quand elle ne mène pas droit au désespoir, la doctrine janséniste est une prime à la paresse.
 
Quoi de plus doux, écrit Jacques d'Autun, que de souffrir les mouvements de Dieu et de les attendre et de ne pas embarrasser son esprit de satisfaction ni de pénitence ; de croire que si l'on est prédestiné, elle est superflue, et sans profit à qui est du nombre des réprouvés ; qu'en vue du péché d'origine, notre sort est jeté et que, si Dieu nous laisse dans cette masse, il faut périr dans la corruption, mais que s'il nous en doit tirer, c'est assez de le souffrir ; qu'il opère en nous le pouvoir, le vouloir et le faire, et que notre concours ne sert de rien pour la conversion du pécheur; que nos bonnes oeuvres sont toutes de Dieu et que, ne méritant rien, nos empressements sont inutiles (2) !
 
Raisonnement extrême jusqu'à l'absurde, que manifestement nul janséniste sérieux n'a jamais tenu et qui, lui non plus, ne saurait émouvoir une conscience honnête. Mais si l'on se rappelle l'éclat qui fut imprudemment donné à la prédication de ce déterminisme théologique, on trouvera moins excessives les craintes de Bonal et de Jacques d'Autun. Un aimable témoin, assez désintéressé dans la querelle, ne leur donne que trop raison.
 
Elle (la marquise de Sablé) trouve donc mauvais que j'aie prononcé une sentence de rigueur contre M. Arnauld, écrivait Mme de Choisy à Mme de Maure, voyons s'il est juste qu'un particulier, sans ordre du Roi, sans bref du Pape, sans caractère d'évêque ni de curé, se mêle d'écrire incessamment pour réformer la religion et exciter par ce procédé-là des embarras dans les esprits, qui ne font d'autre effet que de faire des libertins et des impies. J'en parle comme savante,
 
(1) Le chrétien..., III, Introduction, § 35, 36.
(2) Les justes espérances..., II, pp. 775, 776.
 
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voyant comment les courtisans et les mondains sont détraqués depuis ces propositions de la grâce, disant à tous moments : Hé ! qu'importe-t-il comme l'on fait, puisque si nous avons la grâce, nous serons sauvés, et si nous ne l'avons point, nous serons perdus. Et puis ils concluent par dire : « Tout cela sont fariboles ; voyez comme ils s'étranglent trétous; les uns soutiennent une chose, les autres une autre ».
Avant toutes ces questions-ci, quand Pâques arrivaient, ils étaient étonnés comme des fondeurs de cloches, ne sachant où se fourrer et ayant de grands scrupules. Présentement ils sont gaillards et ne songent plus à se confesser, disant : ce qui est écrit est écrit. Voilà ce que les jansénistes ont opéré à l'égard des mondains. Pour Ies véritables chrétiens, il n'était pas besoin qu'ils écrivissent tant pour les instruire, chacun sachant fort bien ce qu'il- faut faire pour vivre selon la loi (1).
 
VI. Mais ce que nous devons surtout retenir dans ces longues controverses de l'humanisme dévot contre l'esprit janséniste, ce sont les manifestations positives, les certitudes passionnées de l'esprit contraire. Qu'il s'agisse du salut des infidèles, du sort des enfants morts sans baptême, de l'administration des sacrements, de la définition même du christianisme et de la grâce, nos auteurs et Sonal en particulier, puisque nous l'avons choisi comme porte-parole de son parti, s'expliquent avec une décision, une générosité, une chaleur éloquente qui, je le crois, rallieront presque tous les suffrages.
 
Se doit-on imaginer que Dieu n'a pris aucun soin et qu'il n'a tendresse quelconque pour toutes ces âmes sans nombre qui n'ont jamais rien vu ou connu des mystères de l'Evangile? Peut-on se former une certitude si hardie que de dire sans douter que tant de gens qui n'ont point porté le nom de chrétien, n'ont eu aucune part à la grâce chrétienne? Il s'en trouve qui l'assurent de la sorte, comme si Dieu le leur avait révélé. Et, qui plus est, il y en a qui croient honorer Dieu et,
 
(1) Cette lettre qui est de décembre 1655 et, par conséquent, contemporaine du livre de Bonal, se trouvait dans les papiers de Conrart. C'est, je crois, L. Aubineau qui l'a publiée le premier, dans un article sur l'édition des Provinciales par Maynard (1852) article qui a été reproduit dans les notices littéraires d'Aubineau sur le XVIIe siècle (1859).
 
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sa grâce par cette créance sauvage!... Arrêt véritablement farouche, qui se discrédite par l'horreur de ses propres termes, et qui bien loin de tenir rien de cet air divin que les saintes lettres appellent : le sens du Seigneur, n'a pas seulement un rayon, ni une apparence de sens humain, puisqu'il ne respire qu'inhumanité (1).
 
«Sauvage », le mot est fort. Qui le trouvera trop dur? Non,
 
l'église de Dieu ne reçoit point de sentiments si cruels et ne se peut pas persuader que durant plus de quarante siècles, depuis Caïn jusques après la mort de Jésus-Christ et de ses apôtres, il se soit fait, à faute de grâce, un débris si général et si effroyable de tant d'âmes perdues sans ressource, et qu'il s'en fasse encore autant jusqu'à la fin du monde, partout où l'on ne peut avoir aucune nouvelle de Jésus-Christ (2).
 
 
Bonal montre, s'il se peut, plus de tendresse encore, aux enfants morts sans baptême.
 
Certes si Periclès a dit autrefois, haranguant les Athéniens, que priver la république de la jeunesse, ce serait la même chose que d'ôter le printemps à l'année, nous aurions encore meilleure raison de dire que priver les enfants du salut
 
 
(1) Le chrétien..., II, p. 4.
(2) Ib., II, 262. Toute. grâce nous vient par le Christ, et il n'est de salut que par lui. Bonal n'oublie naturellement pas ce dogme des dogmes. « Toute religion aboutit au Christ, écrit-il, c'est-à-dire, à humaniser Dieu pour diviniser les hommes », I, p. 24. « Si le nom de chrétien a pris son commencement dans Antioche, la foi des chrétiens a pris le sien dans le paradis terrestre », I, p. 24. « La révélation,de la doctrine chrétienne a été, en tout siècle, la même en son essence et en sa vérité, encore qu'elle n'ait pas été, en tout temps, distribuée en même degré, en même mesure... Nous pouvons dire que Jésus-Christ a fait le jour de toutes les lois, comme le soleil fait celui de toutes les zones et de la glacée et de la tempérée et de la torride. Je veux dire qu'il est le seul prince de la lumière spirituelle et de la grâce surnaturelle en tout le cours de la durée du monde, à l'égard de ceux qui ont vécu en la loi naturelle, en la loi écrite et en la loi de l'Evangile », I, p. 9. Ceux donc qui sont sauvés sans avoir connu explicitement le Christ, ne sont sauvés que par lui. Je n'ai pas du reste à justifier ici techniquement la théologie de Bonal, et je n'apporte ces textes que pour leur magnificence. De son côté, Yves de Paris, à propos de la thèse janséniste sur les vertus des païens qui ne seraient que des péchés, « voilà, disait-il, l'idole la plus abominable, l'opinion la plus sacrilège qu'on puisse élever dans les esprits contre », la justice et la miséricorde divine. Des miséricordes..., p. 61. Sur la connaissance implicite du Christ, cf. Bonal II, ch. XXVI, § 15.
 
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éternel, ce serait arracher toutes les fleurs de l'Eglise militante et triomphante. Il n'y a point d'apparence que celui qui a ouvert le royaume des cieux aux femmes débauchées et aux publicains, ait voulu le fermer à ces petites âmes innocentes, qui n'ont jamais eu le loisir ni la volonté de pécher. Depuis que le Verbe incarné a uni sa divinité aux membres d'un enfant et qu'il a consacré les entrailles où il a été conçu, le sein qu'il a sucé, les maillots qui l'ont enveloppé et le berceau où il a bégayé, il n'y a point de si petit âge qui soit incapable de salut et qui ne soit assez mûr pour la grâce (1).
 
Ceci n'est qu'un prélude. Quand il en arrive au point douloureux de cette obscure controverse, Bonal hésite naturellement davantage. Au moins dit-il fermement que ceux qui « n'ont senti aucun plaisir de leur coulpe... ne sentiront aucun déplaisir de leur peine » et que « dans une
paisible indolence, ils n'auront ni bien ni mal en l'autre monde » (2). Telle était l'opinion presque générale des bons esprits de ce temps. Pourquoi faut-il que cette opinion ait scandalisé Bossuet?
Païens d'avant le Christ, enfants, pécheurs endurcis, il voudrait sauver tout le monde.
 
L'histoire de la Genèse représentant la disgrâce de la misérable Agar... raconte que, comme elle errait dans le désert de Barsabée, la provision d'eau vint à lui manquer. En cette extrémité, cette mère désolée n'eut pas le courage de voir mourir son fils. Elle le mit au pied d'un arbre et se détourna loin à l'écart, aimant mieux avancer sa perte que d'y assister. Mais un Ange l'appela du ciel pour lui dire que « Dieu avait exaucé la voix de l'enfant n, et dès lors les yeux lui furent
 
(1) Le chrétien..., II, p. 306.
(2) Ib., II, pp. 332. Il semble que, dans son for intérieur, Bonal ait admis sur ce point une opinion beaucoup plus consolante. « Nous ne disons pas ici avez. Cajetan que Dieu accepte en faveur des enfants le désir du baptême enfermé dans les prières et dans la dévotion des parents. Nous ne disons pas même, ce que semblent croire Alexandre de Halès, saint Bonaventure, Sylvestre, Gabriel, Gerson et d'autres grands théologiens et saines docteurs de l'Eglise catholique, que Dieu s'est réservé la liberté d'appliquer les mérites de Jésus-Christ sans cérémonie extérieure... Il en est ce que Dieu sait et ce qu'il n'a découvert encore qu'à sa Jérusalem d'en haut... Mais sans suivre ni condamner aucune de ces conjectures... », II, p. 312.
 
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ouverts, pour découvrir un puits tout proche, d'où elle puisa de l'eau pour sa vie et pour celle de son Ismaël.
Cela ne veut-il pas dire, Théophron, que Dieu est le premier père des créatures délaissées, et des mères sans consolation et des enfants sans secours... S'il est obligeant envers le fils de la mère libre, il n'est pas cruel pourtant à celui de la mère esclave. S'il écoute les prières et la dévotion du peuple fidèle qui sait implorer son saint nom, il ne dédaigne point l'ignorance et l'aveuglement des nations infidèles qui ne connaissent point les mystères de son culte ni les secrets de sa révélation. Car, quand il n'y aurait ni cri, ni larme, la misère des enfants. est une voix qui monte jusqu'au trône du Père infini et il n'a pas besoin de requête, d'avertissement ni de mémoire, ni pour pardonner à la personne du pécheur, ni pour se souvenir et de quel limon est pétrie cette nature infirme et que tout homme n'est rien que chair. C'est assez demander que d'être misérable devant ses yeux... Enfin, Théophron, s'il y a de l'eau assez au milieu des sablonnières et de la sécheresse du désert, il y a de la grâce de Dieu suffisamment pour les âmes des réprouvés au milieu de leur erreur et de leur malice. Et cela, parce que « le Fils de l'homme est venu chercher et sauver tout ce qui était perdu ; et que ce n'est pas la volonté de Votre Père qui est aux cieux, qu'aucun de ces petits périsse » (1).
 
Les portes de Port-Royal ne prévaudront pas contre la solide et bienfaisante beauté de cette page. Quelle noble sensibilité ne nous cachaient pas la « sobre sagesse » de Bonal, son bon sens paisible et la discrétion de son goût ! Il n'a pas les éclats soudains d'un Pascal ou d'un Bossuet. Rien qui ressemble à l'enthousiasme d'un prophète. Tous
tes excès, même de plume, lui font peur.
 
Les esprits modérés et sincères, dit-il quelque part, cherchent un christianisme plus calme et plus pacifique (que celui de Jansénius) qui assure et console le coeur et non pas une religion fiévreuse et agitée qui d'abord fait des transports au cerveau et qui tourmente et gêne la conscience au lieu de la guérir (2).
 
(1) Le chrétien..., II, pp. 26. 27.
(2) Ib., préface.
 
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Réduire, écrit-il ailleurs, toute la vie chrétienne a « massacrer le corps de peines indiscrètes (et) l'esprit de terreurs paniques,
 
ce sont les deux partis de la fausse et superbe dévotion, laquelle ne connaît point les bornes du culte raisonnable et tranquille que Dieu demande de nous et ne croit point que les sacrifices soient assez religieux, s'ils ne sont passionnés et tragiques. Comme ces amants de théâtre qui pensent que leur scène est plate et froide s'ils font l'amour sans fureur... (1)
 
« Raisonnable », a paisible », « modéré », ces épithètes reviennent sans cesse sous sa plume d'humaniste et il prend toujours « tragique » dans le mauvais sens. Ces riens jugent l'homme. Quelle chaleur néanmoins dans tout ce qu'il pense et comme il se donne de toute son
âme généreuse à ses convictions !
 
Certes, Théophron, nous serions bien malheureux si nous avions un Père au ciel de l'humeur que nous ne voudrions pas avoir un père en terre, c'est-à-dire qui n'eût pas les entrailles plus tendres que cela. Le Dieu des chrétiens n'a pas un cœur de roche ni des yeux de fer pour faire naître et pour voir traîner tant d'hommes au monde, destitués de tout aide surnaturel, qui n'ont d'autre crime que celui d'être nés d'Adam, n'étant point en leur pouvoir de naître d'un autre et qui cependant, pour cela seulement, sont destinés irrémissiblement par son divin ordre à ne recevoir de lui aucun bien et condamnés à ne souffrir que du mal. Notre foi nous élève dans de meilleurs sentiments (2).
 
Notre foi, ce n'est pas là en effet une vague sentimentalité, c'est une théologie. Port-Royal parle toujours comme s'il était seul à défendre le dogme de la grâce. Rien ne lui donne droit à ce monopole. Le conflit n'est pas entre grâce et nature, mais entre deux conceptions, l'une inhumaine, l'autre humaine, de l'ordre surnaturel.
 
(1) Le chrétien..., III, p. 144.
(2) Ib., II, p. 274.
 
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La grâce, dit Jacques d'Autun, a plus de complaisance que la nature; comme elle est soeur de l'amour, ou l'amour même, elle fait tout par douceur (1).
 
Et notre Bonal :
 
La grâce opère tout entière dans les moindres actions de la vie ou domestique ou populaire. Cette grâce est comme une lumière ou influence céleste, souple, pure et facile. Partout où elle se trouve, elle conserve sa dignité. Elle ne force rien ; elle s'accommode à toute sorte de matière..., elle règle le trafic des marchands et l'ordre des familles privées, comme la discipline des armées et la politique des conseils ; elle sanctifie les sobres repas de ceux qui ont besoin de manger et de boire, comme les austères abstinences de ceux qui jeûnent; elle conduit le ménage d'une simple femmelette dans la voie de salut, comme la direction d'un contemplatif dans les vols d'esprit de la vie extatique. La même pluie arrose les cèdres du Liban et l'hyssope de la campagne (2).
 
Grâce qui n'est refusée à personne, et dont les inspirations travaillent chacun de nous.
 
Sur la connaissance que nous pouvons tirer de la pratique des hommes, mais bien plus encore sur le soin que nous savons et sentons, chacun à part nous, que Dieu prend de notre homme intérieur, ne feignons point d'avancer hardiment que dans toutes les parties de la terre habitable, dans toute secte, dans toute superstition, dans tout genre de vie, il y a peu de personnes qui n'expérimentent, presque tous les jours, qui plus, qui moins, ce commerce profond et cette communication interne et continuelle de Dieu, touchant, excitant, prévenant, avertissant, reprochant, appelant, sollicitant, ou d'une manière ou d'une autre. Il en est, sans doute, qui n'y prêtent ordinairement que la superficie de leur attention, comme qui sommeille ou qui dort. Et si encore ne peuvent-ils s'empêcher d'ouïr très souvent, dans les cavernes obscures de leurs coeurs, retentir l'écho de cette divine voix, qui leur dit : sauve ton âme; retourne, retourne, ne pèche plus. Mais, au bout, il n'en est point du tout, ni n'en sera d'un bout du monde à
 
(1) Les justes espérances..., I, p. 485.
(2) Le chrétien..., III, pp. 154, 155.
 
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l'autre qui, jamais, en aucune rencontre, en aucune bonne heure de sa vie, n'ait reçu un seul bon mouvement, ni aucune inspiration de Dieu. Qui niera que partout où il y a conscience, il n'y ait quelque impression de la grâce de Dieu (1) ?
 
Ainsi nos humanistes ne paraissent jamais plus humains que lorsqu'ils glorifient la grâce. Ils feraient un moindre crédit à notre nature s'ils ne la voyaient pas divinisée, dès le lendemain de la chute, par les mérites du rédempteur. Si pour eux « théologie inhumaine » est synonyme de théologie inexacte, c’est que Dieu a créé l'homme à son image et l'a racheté en se faisant homme. Bien loin de répugner à la grâce, tout ce qui est noblement et profond dément humain s'accorde merveilleusement avec elle. Elle nous achève. Elle nous couronne sans nous mutiler.
 
Qu'est-ce donc que le chrétien, Théophron ? Premièrement notre chrétien suppose en chaque condition l'homme de bien, l'honnête homme, l'homme d'honneur, et puis par-dessus tout cela, c'est l'homme de Dieu (2).
 
S'il entend bien cette formule, — qui est la formule même de l'humanisme dévot — un vrai janséniste ne la souscrira jamais.
 
(1) Le chrétien..., II, p. 251.
(2) Ib., III, p. 14.
 
 

CHAPITRE II YVES DE PARIS. — L'HOMME ET L'ÉCRIVAIN

 

I. Comment le P. Yves est-il aujourd'hui si oublié ? — Sa place dans l'histoire de l'humanisme. — Sa naissance. — Ses débuts au barreau. — Qu'il n'avait pas l'esprit juridique. — La vocation religieuse. — Ce qui l'attirait chez les capucins. — Liberté et simplicité de l'Ordre. — Les missions dans les campagnes. — L'activité littéraire du P. Yves.

 

II. Que la contemplation vaut mieux que l'action. — Description de la contemplation. — Ses délices. — La promenade du sage. — Lever de soleil. — Dévotion à la lumière. — Les infiniment petits. — Le musée. — Autres objets de la contemplation du P. Yves. — Les voyages. — Différences entre le contemplateur et le curieux. — Que la contemplation est une vertu. — De la contemplation à l'extase.

 

III. Style du P. Yves. — Les rythmes. — Les images.

 

IV. Le mage. — La philosophie chrétienne et l'astrologie. — Le défi aux étoiles. L'horoscope des empires. — Le Fatum universi et les pré-dictions du P. Yves.

 

 

I. Lorsque je commençais le présent travail et même, lorsque je pensais toucher au terme de mes recherches, j'ignorais encore tout d'Yves de Paris et jusqu'à son nom. Ou plutôt je l'entrevoyais, mais comme un de ces êtres fictifs que nous nous créons à nous-mêmes et qui incarnent pour nous l'esprit, la perfection souveraine, l'idée enfin d'une époque ou d'un mouvement. C'était vers lui que j'allais, c'était lui qu'ébauchaient, que préparaient et qu'auraient dû être les Camus, les Binet, les Bonal et autres personnages de moindre valeur. Il était pour moi l'archétype de l'humanisme dévot, un Marsile Ficin qui aurait écrit l'introduction de la vie dévote; un François de Sales qui aurait soutenu les neuf cents thèses mirandoliennes de omni re scibili; un Sadolet raffiné et populaire tout ensemble qui,

 

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laissant la langue de Cicéron, aurait manié le français avec la souplesse persuasive d'un Fénelon ou d'un Malebranche. Qu'un pareil homme eût jamais existé en chair et en os, et pendant le XVII° siècle, c'eût été trop beau. Quant à rencontrer ce Platon dévot sous la bure franciscaine et, pour tout dire, capucin, l'espoir ne m'en serait jamais venu. Ainsi toujours nous confondront les miracles incessants de la nature, du génie humain et de la grâce.

Il semble que ses contemporains aient reconnu le mérite de ce personnage extraordinaire que l'éditeur de ses oeuvres posthumes appelle « le beau génie de son siècle, le porte-plume de son temps et l'honneur de son Ordre par sa vie également dévote et savante » (1) : mais il semble encore, et ceci est plus surprenant que tout le reste, il semble que dès avant la mort du P. Yves de Paris, l'oubli ait commencé à se faire autour de lui, un oubli que depuis lors, plus de deux siècles ont solidement consacré. Dès 1679, quelques années après la mort du P. Yves, un de ses admirateurs les plus enthousiastes, le célèbre bénédictin Hugues Mathoud, s'irritait contre cette indifférence croissante. Peut-on s'expliquer, écrivait-il des eaux de Bourbon à l'abbé de Saint-Martin, a le profond silence que gardent les capucins au sujet de leur P. Yves ? N'est-ce pas navrant et stupéfiant ? J'en vois plusieurs ici, dans ce trou où toute la France boit ou se baigne ; je les harcèle de mes questions sur le P. Yves. Les uns se taisent, les autres font la petite bouche ». De son côté, l'abbé de Saint-Martin, annotant la lettre de son ami avant de la placer dans ses tablettes, déclare faire sienne la colère du P. Mathoud — me querimoniæ conscium multus profiteor, et parle avec la même amertume du silence

 

(1) Les fausses opinions du monde... (Paris, 1688), avis au lecteur. De même, dans la préface du Magistrat chrétien (1688), il est dit que « personne, sans injustice, ne lui peut refuser d'être la forte plume du siècle, le fléau de l'hérésie, le défenseur de l'Eglise, l'admiration de l'univers ». Ajoutons que l'éditeur de ces oeuvres posthumes est le propre neveu du P. Yves, dont il avait pris le nom en entrant à son tour chez les capucins.

 

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criminel des capucins : de Yvone nostro silentibus perperam capucinis (1).

Il n'est que trop vrai; les capucins n'ont presque rien fait jusqu'à nos jours pour sauver la mémoire d'un de leurs plus grands hommes. Négligence d'ailleurs plus fàcheuse que coupable. Yves les gênait-il par la hardiesse ou la bizarrerie de quelques-unes de ses idées? Je ne le crois pas. Ceux de sa génération l'ont aimé, l'ont placé très haut. Nous en avons des preuves certaines et nous savons qu'il n'aurait tenu qu'à lui d'occuper les premières charges de son Ordre. Mais il a vécu trop longtemps et quand il a disparu, âgé de plus de quatre-vingts ans, les beaux jours de l'humanisme dévot étaient passés. Finies les hautes spéculations platoniciennes, bridée la curiosité universelle, éteinte l'ardeur confiante et libérale, assombri l'optimisme de cette époque généreuse. Les capucins de 1679 qui n'avaient pas lu le P. Yves ou qui haussaient les épaules en parlant de lui, étaient les contemporains de Nicole et de Bouhours. Réfractaires sans doute comme le P. Yves à l'esprit de Port-Royal, ils acceptaient néanmoins toutes les autres disciplines du grand siècle, les plus déprimantes comme les plus saines. Eh quoi! ne voyons-nous pas les jésuites eux-mêmes, ordinairement plus soucieux des gloires de leur Ordre, oublier bientôt le P. Binet, faire fi du P. Garasse et traiter le vieux Richeome avec

 

(1) Cette curieuse pièce qui m'a été fort aimablement communiquée par le savant archiviste des capucins, le R. P. Edouard d'Alençon, se trouve à la bibliothèque d'Auxerre dans un recueil de pièces diverses intitulé : Bibliothèque d'un senonais (t. IX, p. 299 sq.). Au reste, un savant capucin qui a bien voulu lire les épreuves du présent livre, estime que le P. Mathoud exagère. Non seulement Wadding (165o) traite le P. Yves de « vir insignis », mais encore Bernard de Bologne (1747) lui consacre quatre colonnes dans des éloges des capucins illustres. « Inter illustriores nostræ religionis virus recensendus quin et totius Galliæ sua ætate communiter appellatur Phoenix. Sublimi et perspicacissimo potens ingenio ». — Oui, sans doute, les bibliographes et les historiens de l'Ordre le mettent très haut. mais si les capucins du XVIII° siècle et du XIXe siècle avaient conservé le culte de leur P. Yves, leur premier soin eût été de le rééditer, de le répandre, ce qu'ils n'ont pas fait. Toutes les apparences semblent montrer que, dix ans après sa mort, le P. Yves n'était plus connu que d'un très petit nombre d'amateurs.

 

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une compassion presque méprisante? Notre capucin est certes plus grand que tous ceux-là, mais où a-t-on vu que l'immortalité fût nécessairement promise au génie ? Hé, s'écriait le P. Yves,

 

combien y a-t-il de grands personnages, de princes, de capitaines, d'hommes admirables en doctrine et en prudence dont la mémoire est ensevelie dans l'oubli!...

 

Il ne pensait pas à lui-même quand il parlait de la sorte, au reste plus joyeusement résigné que personne à faire bon marché de sa propre gloire.

 

Je suppose, continuait-il, qu'on ait quelque lien dans l'histoire : quel grand avantage y a-t-il d'être nommé de ceux qui ne connaissent pas nos personnes ; et qu'un petit nombre de curieux, dans la postérité, ne soient informés des actions de notre vie que pour nous mettre au-dessous d'une infinité de grands personnages ?... Il me semble que cela ne mérite pas les empressements de nos esprits (1).

 

Quoi qu'il en soit, un hasard bienheureux m'a mis sur les traces de ce capucin oublié, un de ces hasards que le P. Yves attribuait à la conjonction des astres ou aux secrètes directions des anges. Je l'ai rencontré où il devait naturellement se trouver, mais où je ne le cherchais guère, à savoir dans un mémoire catalan sur Raymond de Sebonde. Dans un des chapitres de ce travail, l'auteur, un bon élève de Menendez y Pelayo, indique les principales « théologies naturelles » qui ont été composées depuis le fameux Liber creaturarum traduit par Montaigne, et entre autres, celle du P. Yves (2).

Par bonheur, j'étais à Rome où les vieux livres religieux se trouvent plus facilement qu'à Paris, et j'eus bientôt sous la main non seulement la Théologie naturelle, œuvre maîtresse du P. Yves, mais dix autres volumes

 

(1) La théologie naturelle..., II, pp. 362-363.

(2) SALVADOR BOVÉ.  Assaig critich sobre'l filosoph barceloni en Ramon Sibiude, Barcelone, 1896, p. 121.

 

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de lui. Quelle surprise, quel éblouissement, quelle joie parfaite! Pogge ne fut pas plus ému lorsqu'il découvrit l'Institution de Quintilien dans les oubliettes de Saint-Gall. Auprès de ce beau génie lumineux, Richeome qui m'occupait alors, et Binet et les autres faisaient une figure si misérable que j'eus un moment la tentation de les délaisser. Mais, ce faisant, j'aurais sacrifié une des conclusions les plus réconfortantes de mes recherches. Il est bon de penser que de tels hommes ne sont exceptionnels que par les dons de l'esprit ou du style, continuant, pour le reste, une tradition déjà ancienne et fort répandue. François de Sales et Bonal exceptés, le P. Yves l'emporte et de beaucoup sur tous les écrivains que nous avons étudiés jusqu'ici, mais il est bien de leur famille. Suprême représentant de l'humanisme dévot, il achèvera l'histoire que nous avons entreprise et lui donnera son plein sens.

Un chartiste arriverait sans doute à reconstituer l'histoire extérieure du P. Yves, mais pour l'instant nous n'avons sur ce sujet qu'un nombre insignifiant de certitudes. Les annalistes de son ordre disent qu'il avait trente ans lorsqu'il fut admis chez les capucins en 1620, et quatre-vingt-huit ans lorsqu'il mourut en octobre 1679. Il est donc né à Paris — son nom de religion l'indique — dans la dernière décade du XVI° siècle : quant à son nom de famille, je n'ai pu le retrouver. Il était certainement de bonne et très riche maison (1). Noblesse de robe, sans doute. Son livre du gentilhomme chrétien nous le montre initié aux usages du grand monde. Vous avez, dans les académies, dit-il par exemple,

 

les exercices de la danse qui rendent les mouvements du corps si flexibles, si souples, si prompts, néanmoins si réguliers qu'ils suivent tous les accords, les demi-tons, les feintes, les délicatesses du violon... Au fleuret, ils vont aussi vite que

 

(1) Son ami, le bénédictin Mathoud l'affirme dans la lettre citée plus haut.

 

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le temps ; ils le devancent même et le prennent en son défaut, quand un même coup pare et porte, soutient et blesse son ennemi... Au voltiger, le corps vole sans aile, s'abat, se relève, fait ses voltes, se soutient en équilibre, se remet en selle après mille surprenantes passades, comme s'il était sans os, sans pesanteur, et qu'il eût déjà, par avance, l'agilité des bienheureux... Là, le principal des exercices est de bien monter à cheval... Il est impossible de ne pas aimer un animal si généreux et tellement d'accord avec l'homme... L'inclination qu'on a pour lui fait qu'on en prend le soin, qu'on étudie ses passions et les marques extérieures qu'on peut avoir de ses bonnes qualités (1).

 

Fond et forme, son oeuvre entière est d'un gentilhomme. Ce contemporain de Garasse et de Binet n'a pas moins de délicatesse que Fénelon. Même sur le chapitre des femmes, il est d'une urbanité parfaite et, sauf une seule ligne, ou trop naïve ou presque vulgaire, on peut tout citer de lui.

Le patron qu'il se choisit en entrant chez les capucins nous indique sa première vocation. Avocat de grand avenir, nous dit-on, sa jeune éloquence aurait frappé les contemporains : in ipso Galliorum primo senatu eloquentim forensis laurea sublimis (2). « Il brilla dans sa jeunesse, disent de leur côté les capucins, dans le plus fameux Parlement du monde, et il s'y fit admirer lorsque les autres à peine savent-ils balbutier. Il n'y a fait que passer quelques années. Il s'est fait regretter pendant plusieurs autres (3) ». Sa vraie place néanmoins ne pouvait être au palais. La rigueur étroite et le formalisme de l'esprit juridique gênaient le vol naturel de sa pensée. Quelle sujétion, dira-t-il plus tard, de

 

demeurer toute une longue matinée fixe sur un siège, l'esprit si attentif aux faits que l'on pose et aux discours qu'on

 

(1) Le gentilhomme chrétien..., pp. 182-184.

(2) Lettre déjà citée de Matboud.

(3) Éloges historiques de tous les grands hommes et très illustres religieux capucins de la province de Paris... B. N. F. fr. 25046 (pp. 353-359).

 

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lui tient... qu'à l'instant il en faut juger avec une exactitude à qui rien n'échappe, sous peine de la conscience et de l'honneur! Cela ne peut être que désagréable à une bonne âme, réduite à retirer ses pensées des entretiens délicieux de la philosophie et de la contemplation, pour les attacher à cette chicane (1).

 

A la justice abstraite et faillible des codes, il opposait a l'équité », c'est-à-dire la loi de la nature gravée dans nos âmes par la main de Dieu ».

 

Les lois civiles, disait-il encore, portent leurs décisions en termes impérieux qui ne veulent que le respect et l'obéissance, sans alléguer de raisons ni recevoir de réplique ; mais d'autant qu'elles sont faites sur des cas qui arrivent le plus souvent, non pas toujours, elles pécheraient contre la justice qu'elles veulent établir, si ces résolutions générales s'étendaient sur des choses, dont les considérations sont fort éloignées de celles qu'elles eurent pour fin. De là vient le commun reproche qu'un droit général est une souveraine injustice. Pour l'empêcher, il faudrait autant de lois qu'il y a d'affaires parce que chacune a ses circonstances qui la tirent du commun et qui demandent un droit particulier. Or, comme tant de lois ne peuvent pas être faites et que les contingences, ayant des diversités infinies, ne peuvent ni être prévues ni être réglées, nous avons besoin de quelque remède général. Il faut nécessairement que les personnes publiques aient recours à l'équité naturelle ; qu'elles soient des lois vivantes pour tempérer les lois écrites et pour ne se pas tenir dans la rigueur insupportable des tyrans ou des formalistes, attachés opiniâtrement à la lettre qui tue, sans considérer l'esprit d'où dépend la vérité (2).

 

Nous n'avons aucun détail sur les circonstances qui ont décidé de sa vocation religieuse, mais nous savons qu'entrer chez les capucins fut pour lui une chose toute simple et comme naturelle. Platon, Sénèque, Épicure n'auraient pas moins fait, s'ils avaient connu le vrai Dieu.

 

Les nerfs qui se terminent à l'extrémité des pieds sont toujours tressaillants d'esprits qui s'offensent beaucoup du

 

(1) Gentilhomme chrétien... pp. 48-49.

(2) L'Agent de Dieu dans le monde..., pp. 284-285.

 

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moindre froid... Platon nous décrit l'amour nu-pieds et fort pauvrement couvert, parce qu'il est libéral jusqu'à en devenir pauvre, par des largesses qui seraient une prodigalité, s'il ne donnait aucunement à lui-même en donnant à celui qu'il aime. Demandez à un religieux pourquoi il s'expose à ces incommodités. Il vous dira qu'il a plu à Dieu d'allumer dedans son coeur les flammes d'un amour si violent qu'il a cru pouvoir vaincre le froid et la nudité (1).

 

Où, mieux que dans un cloître, trouverait-il cette « tranquillité d'esprit » vers laquelle soupiraient avant lui « Épicure et les stoïciens », et qui n'était pour eux

 

qu'une disposition propre à vaquer avec plus de liberté à la connaissance du Souverain Bien et pour s'y arrêter, n'en étant pas distraits par le tracas des affaires et par le mouvement déréglé des passions (2) ?

 

Contempler sans relâche le souverain bien, telle était pour le P. Yves la fonction essentielle de tout Ordre religieux et même des plus actifs. Une congrégation, disait-il, « fait montre » de ses prédicateurs, elle les

 

expose comme une écorce pendant qu'elle conserve au dedans le germe de sainteté en la personne des contemplatifs desquels Dieu se fait un sanctuaire qui ne doit pas être profané par une grande conversations (3).

 

Yves de Paris semble avoir été pleinement heureux dans sa vocation. A vrai dire, il ne répond pas tout à fait à l'idée que l'on se fait aujourd'hui d'un capucin, mais on ne le

 

(1) Les heureux succès de la piété (édit., 1633), p. 547. Il dit plus haut que Jésus-Christ « a fait voir les essais » de la perfection chrétienne « en la vie des philosophes » (Ib., p. 2) et que Sénèque « était la plus sublime pratique de la morale » (Ib., p. 33).

(2) Les heureux succès..., p. 41.

(3) Ib..., p. 211. C'est sur ce principe qu'il s'appuie lorsqu'il veut répondre aux attaques de J. P. Camus contre les capucins. « Juger, disait-il, de la perfection d'un ordre par l'un de ses religieux qui s'emploie dans la vie active et qui quelquefois se relâche un peu de la mortification, par condescendance ou par faiblesse, c'est juger du tempérament d'un corps par tut doigt blessé ». Ib., p. 212.

 

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voit non plus, ni chanoine, ni bénédictin, ni jésuite ni même oratorien. Il faudrait créer un ordre religieux, séraphique et platonicien tout ensemble, pour cet unique et très singulier personnage. Après tout la bure franciscaine, symbole d'austérité, d'humilité et de je ne sais quelle indépendance, est encore l'habit qui lui va peut-être le mieux. Très indépendant et réfractaire à la plupart des contraintes sociales ou mondaines, il aimait fort la liberté et l'intrépidité capucines. « Il faut un pauvre religieux, écrivait-il, pour dire la vérité et pour faire la correction des crimes sans appréhension des puissances temporelles (1).»

 

Il est rare, disait-il encore, de rencontrer un autre qu'un religieux qui parle hardiment, qui condamne en chaire les vexations d'un pauvre peuple, les abus de la justice, les simonies, et qui dise plus encore s'il voit que l'occasion lui soit favorable (2).

 

Malgré sa délicatesse naturelle et le raffinement de sa culture, il trouvait bon que le religieux fût ou se fit peuple, oubliât ou méprisât l'artifice des salons. Connu au palais pour son éloquence et lié d'amité avec de grandes familles, il aurait facilement brillé parmi ceux qui ne veulent « déclamer que dans les grandes paroisses » et qui « font l'amour aux chaires des villes » (3). Ennemi de toute espèce de faste, et entre autres, du faste oratoire; plein de tendresse et de piété pour les simples, il préférait ces missions dans les campagnes auxquelles il a dû se consacrer dans les premières années de son ministère.

 

Vous verriez, à la seule publication du pouvoir qu'ont les religieux d'absoudre lors des cas réservés, tous les habitants d'un village quitter leurs exercices ordinaires pour apprendre ceux de piété... Ils veillent des nuits entières dans les églises...

 

(1) Les heureux succès..., p. 655.

(2) Ib., p. 654.

(3) Ib., p. 656.

 

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On entend les voûtes qui résonnent des frappements de poitrine, des grands soupirs qui en sortent et des voix plaintives qui, par élans, s'élèvent au ciel pour en obtenir miséricorde. Ils assiègent les confessionnaux de tous côtés... Aussi ces pauvres personnes reçoivent tant de soulagement de ces visites et de ces remèdes sacrés qu'ils ne sauraient abandonner leurs libérateurs, quoique la nécessité du vivre les rappelle à leur travail, ils ne laissent pas de les suivre en procession par les villages circonvoisins (1).

 

Ces processions rustiques sont la seule gloire humaine que le P. Yves ait ambitionnée. L'histoire a de ces fantaisies qui dérangent le simplisme de nos constructions. Qui l'aurait pensé, que la Renaissance vaincue et proscrite trouverait un dernier asile dans le coeur et dans l'esprit d'un capucin, d'un vrai capucin!

Tout fait croire qu'après quelques années d'enseignement ou de missions, on aura permis au P. Yves de se consacrer uniquement à la prière et à l'étude. Il regardait la solitude comme « le pays des Muses » (2); il savourait, mieux que personne, « les délices que nous recevons d'une sérieuse retraite en nous-mêmes » (3), et il avait soif de cette paix bienheureuse « où l'âme respecte la majesté de ses pensées » (4). En 1632 paraît son premier volume : les Heureux succès de la piété (5) et dès lors, il ne cessera plus de produire.

 

(1) Les heureux succès..., pp. 657-660.

(2) Ib., p. 615.

(3) La théologie naturelle..., I, p. 593.

(4) Les morales chrétiennes..., II, p. 463.

(5) Dans ce livre, Yves s'était proposé de défendre les capucins attaqués par Jean-Pierre Camus avec autant d'étourderie que de violence, comme nous l'avons dit plus haut. Il y a là quelques malices à l'adresse du clergé séculier, et un chapitre, d'ailleurs injuste, sur les romans de Camus. Yves ne nomme pas l'évêque de Belley mais il le»vise directement quand il parle des mauvais livres. J'aime à croire qu'il n'avait pas lu les romans de Camus. « Donner les impressions d'un amour charnel, écrit-il, en faisant semblant d'instruire à la piété, c'est tomber dans l'abomination de ceux qui, étant dans le temple, tournaient le dos à l'autel et pleuraient Adonis dans le sanctuaire », p. 644. Le livre, du reste, n'est pas dans son ensemble une oeuvre de combat, mais d'exposition paisible et, qui mieux est, de psychologie religieuse. Nous ne voulons nous défendre, dit excellemment le P. Yves, qu' « avec ce que nous avons de divin » , et il tient sa promesse, montrant le « divin » dans les règles et les pratiques de l'Ordre, et dans la vie des religieux (prédicateurs, écrivains, novices, frères lais). Comme description apologétique de la vie religieuse, je ne connais rien de plus pénétrant, de plus touchant, de plus convaincant. Néanmoins le livre fit un beau tapage et aurait été condamné par l'Assemblée du clergé de 1634, si Louis XIII n'avait pas interposé son veto. La lettre de Louis XIII est du 10 mars 1634. L'année précédente, le roi avait désigné trois docteurs de Sorbonne. Duval, Isambert, Lescot, pour examiner le livre incriminé, et ces docteurs avaient confirmé solennellement les premières approbations. Le livre a d'ailleurs quelques hardiesses de plume, mais aucune, me semble-t-il, qui justifie le ridicule projet de censure. On trouvera ce dernier dans les Analecta juris pontificii (février 1884). La vieille querelle entre séculiers et réguliers — dont cette histoire n'est qu'un épisode — n'a pas d'intérêt pour nous, mais le livre garde toute sa valeur positive et objective.

 

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Ses quarante dernières années se comptent par ses livres. Ce sont, pour ne citer que les principaux, les quatre volumes de la Théologie naturelle (1633-1636) ; les quatre volumes des Morales chrétiennes (1638-1642) ; les quatre volumes des Progrès de l'amour divin (1642-1643) ; le livre des Miséricordes de Dieu que nous avons mentionné plus haut (1645) ; les quatre in-folio du Digestum sapientiæ (1648-1672) ; le Fatum universi (1654) ; l'Agent de Dieu dans le monde (1656) ; le Jus naturale (1658) ; et le Gentilhomme chrétien (1666). Oeuvre grandiose, mais inégale. Yves n'est jamais banal, ou même, à proprement parler, verbeux, mais on le voudrait moins opulent et plus ramassé. Philosophe magnifique, mais surtout poète, dès que son imagination commence à s'éteindre, il devient assez monotone. Il a trop écrit et surtout trop longtemps. Aucun livre de lui ne peut être rangé parmi les chefs. d'oeuvre de premier plan, comme sont, par exemple, le Traité de l’Amour de Dieu ou la Recherche de la Vérité. Le chef-d'oeuvre, le miracle, c'est Yves de Paris lui-même.

II. Contempler est l'exercice habituel du P. Yves, sa fin, sa raison d'être, la faction qu'il doit remplir ici-bas.

 

(1) Voici le titre complet de cette oeuvre gigantesque : Digestum sapientiae in quo habetur scieniiarum omnium rerum divinarum atque humanarum nexus et ad prima principia reductio. J'ai dû renoncer à me reconnaître dans cette forêt, mais j'ai lu, avec plaisir, le Jus naturale rebus creatis a Deo constitutum. Le latin du P. Yves est un peu laborieux et ne vaut pas son français.

 

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Tous les sages demeurent d'accord que l'homme ne peut avoir un emploi plus excellent que la contemplation qui met la plus noble de ses puissances en exercice, qui l'attache à Dieu comme les pures intelligences. Le gouvernement n'est qu'une mécanique de cette éminente théorie ; il est tout dans l'action, dans une foule d'affaires sans fin, dont les particularités abattent l'esprit et l'attachent à la matière, sans lui permettre presque un moment de liberté pour s'élever aux choses divines. Les charges publiques ne sont donc pas le propre emploi des grands esprits qui souffrent quand ils s'abaissent à ces négoces particuliers et qui néanmoins, dans leur repos, agissent plus utilement pour le monde raisonnable, qui est la république de tous les hommes, que dans les affaires importantes à la félicité d'un état (1).

 

 

Contempler, contemplation, ces mots reviennent constamment sous sa plume ; si nous les définissons tels qu'il les entend, nous l'aurons défini lui-même. Platon et les métaphysiciens poètes; saint Thomas et les dialecticiens; « le grand chancelier d'Angleterre » et les expérimentateurs; Lulle, Ruyesbroeck et les mystiques; un vrai contemplateur est à la fois, le disciple de tous ces maîtres (2). La contemplation est en effet un acte unique mais qui met en branle toutes les puissances de l'âme ; elle est tout ensemble, analyse et synthèse, observation et déduction, sensation et intuition pure. Connaissance parfaite, elle épuise tout son objet : elle saisit l'éternel dans l'éphémère, la cause dans l'effet, l'effet dans la cause et tout cela d'une prise à la fois spirituelle et sensible. Universelle, elle

 

(1) Les vaines excuses du pécheur..., I, pp. 49-100.

(2) Ce n'est pas ici le lieu d'étudier les sources du P. Yves et de pare courir sa bibliothèque. Voici pourtant quelques-uns de ses auteurs préférés : Platon, Plotin, Philon, Jazblique, Hermes Trismegiste et les platoniciens de la renaissance, Marszle Ficin entre autres ; saint Thomas, qui lui est toujours présent; Raymond Lulle et le cardinal de Cusa et Ruyesbroeck ; Paracelse et autres hardis aventuriers de la pensée et de la science; Ciceron, Sénèque, enfin Bacon. Il cite peu les Pères, relativement du moins. Aussi bien tous ces auteurs, il se les est assimilée profondément; il les invoque ou les paraphrase plus qu'il ne les cite. Chose remarquable pour cette époque, les citations poétiques sont chez lui extrêmement rares.

 

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s’intéresse à tous les objets possibles : unifiante, elle « trouve tout en chaque chose » (1).

Sa contemplation est joie. Nul scrupule ne la trouble, nul ascétisme ne la gêne. Elle est le libre et chaste jeu du sage, du chrétien qui sait que l'univers lui appartient et qui se promène dans la création, dans l'histoire, dans la vie réelle, dans les idées pures, aussi paisible, aussi roi que le premier homme dans le paradis terrestre. Nous savons que ce roi porte un cilice et s'impose une règle très mortifiante, nous le savons, mais à le suivre, qui s'en douterait? Dans ses exercices sublimes, il ne cherche, il ne trouve que du plaisir.

 

L'homme qui est la fin du monde matériel et l'image plus expresse de l'Archétype, se doit donner la jouissance de la vie, avec des tranquillités et des douceurs qui surpassent incomparablement celles de la nature. Il en a de grands sujets, car la sagesse conduit sa contemplation par l'ordre des causes jusqu'à la première, où il puise les plus solides et les plus innocentes voluptés en leur source ; elle lui fait un spectacle continuel de toutes les merveilles de la nature (2).

 

Pour aller au spectacle, prend-on des habits de deuil ?

 

Platon condamne les Athéniens de ce qu'en leurs sacrifices ils usaient d'un chant lugubre, qui n'est nullement convenable aux félicités de Dieu ni même à la condition des hommes, qui en ayant reçu des faveurs immenses, ne lui en doivent pas rendre les actions de grâces avec des larmes, si elles ne sont

 

(1) Il dit ceci à propos de l'éducation du gentilhomme chrétien auquel on doit apprendre « les grandes maximes... dont toutes les choses qui se disent et qui se traitent ne sont que des conséquences D. « Pour faire cette réduction, écrit-il, pour composer, pour ajuster à la morale des histoires ou des paraboles en apparence ridicules, comme celles de Raymond Lulle en son arbre des exemples, il faut un esprit hors le commun qui sache monter et descendre par l'échelle de la nature et trouver tout en chaque chose. » Le gentilhomme chrétien..., p. 737.

 

(2) Il revient souvent à cette même idée. Ainsi dans son Jus naturale. Le sage, dit-il, « adest huic mundano spectaculo, cum ad id se natum et in amphitheatri medio positum intelligat. Videt placide siderum, principuni. legum, regnorum ortus et interitus; hæc que multis sæculis suspenses tenuere populos, apud ilium sunt velut per horam scena vel actes magne illius tragi-comediæ », pp. 259-260.

 

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de joie. Ils doivent offrir leurs victimes couronnées de fleurs, en témoignage de leur allégresse, pour montrer aussi que la souveraine bonté leur donne un printemps comme éternel dans une vie à qui les beautés et les altérations mêmes de toutes les autres créatures servent d'ornement (1).

 

Suivons notre contemplateur « quand il se promène en plein air », marchant « entre les créatures avec la confiance d'un souverain qui a les affections de son peuple pour garde ». L'aube va poindre. Respirons les premières délices d'une journée toute délicieuse.

 

Au sortir de votre logis, vous êtes reçu d'un zéphir qui vous flatte de sa fraîcheur et qui, en fermant les pores, rend les esprits plus arrêtés aux magnificences d'un spectacle dont les feuilles commencent de vous avertir par un petit bruit d'admiration. La lumière qui remplit l'air de ses douces et toujours croissantes effusions, sans que l'on en voie le principe, vous montre par le commencement de cette journée quel était celui du monde, devant qu'il y eût des astres. Et certes, il semble que toutes choses reçoivent l'être, quand elles sortent des confusions de la nuit avec les différences de leurs figures et de leurs couleurs...

Le plaisir que reçoit l'oeil de voir les grands espaces de l'air blanchir de lumière et les corps parés de différentes couleurs, le presse (le sage) de chercher l'origine de ces beautés, et sans une longue consultation, il se tourne, comme par sympathie, vers l'Orient. Là que de richesses et que de miracles ! Ces petits nuages, dont l'envie n'est pas assez forte pour obscurcir l'astre du jour, se revêtent de ses livrées, et se rendent les hérauts de sa venue. Ils se frisent, ils se crespent en petites ondes de feu ; ils font des trônes de cristal, de longs portiques de rubis et de diamants, des rues pavées d'agathes, des tapisseries brodées d'or et de perles, et nous représentent comme les foules d'un petit peuple lumineux qui marche devant le char de son triomphe.

Il paraît enfin par un filet d'une lumière enflammée qui, en moins de rien, croît en un demi-cercle et peu après se forme en un globe tout achevé. Ne perdez pas ces instants précieux où il vous est permis d'arrêter un peu votre vue sur ce beau

 

(1) Les morales chrétiennes..., II, p. 569.

 

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soleil, lorsque toutes les vapeurs élevées à fleur de terre, depuis l'horizon jusqu'à vous, lui font un voile transparent qui l'adoucit afin de le faire voir. Admirez cette roue flamboyante dont les extrémités plus rouges et plus supportables laissent au milieu des espaces qui se blanchissent, à mesure qu'ils s'étendent et qu'ils se perdent dans des éloignements, des fonds, des abîmes impénétrables de lumière (1).

 

Je ne m'arrête ni aux quelques détails un peu cherchés, ni aux précisions étincelantes de cette page. Il y aurait certes beaucoup d'intérêt à rapprocher de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand ce descriptif de 1639, mais la sensibilité de notre contemplateur me frappe plus encore que son imagination. Comme il s'ouvre et s'abandonne à ces voluptés innocentes, comme il en prolonge les délices! Ce moine parisien aime la lumière avec la ferveur d'un enfant d'Athènes, il semble l'adorer comme un prêtre du soleil.

 

Je crois, dit-il ailleurs, que si un homme nourri dans les ténèbres depuis sa naissance et qui n'aurait jamais connu d'autre lumière que celle de la ratiocination, était tout d'un coup tiré du cachot et mis en présence du soleil, la clarté de cet astre éblouirait moins ses yeux que son esprit et que cet objet, d'une beauté dont jamais il n'aurait eu l'idée, le mettrait dans l'extase. Mais, après que ses yeux se seraient petit à petit dessillés pour le contempler et que sa raison se serait mise en état d'en faire le jugement, il serait à craindre qu'après les complaisances d'amour que son coeur concevrait pour tant de beauté, il n'en vînt aux adorations et ne se persuadât que cet astre fût le Dieu dont il avait eu plusieurs fois des pensées confuses. Et, à la vérité, sa créance semblerait être appuyée de la raison, parce que la lumière a trop de beauté pour n'être pas quelque chose de surnaturel : ses qualités sont trop éminentes, son pouvoir trop absolu, ses effets trop miraculeux pour naître du corps et de la matière (2).

 

Cependant le sage continue sa promenade. A chaque pas, c'est une surprise, une joie nouvelle.

 

(1) Les morales chrétiennes, II, pp. 440-443. J'aurais pu de même citer le beau coucher de soleil de la page 467: « Il se couche, il meurt, il s'ensevelit enfin dans une nuée d'écarlate ».

(2) La Théologie naturelle..., I, pp.       178-179.

 

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Ce spectacle magnifique de la nature le met dans une douce suspension de pensées qui laissent le monde et qui soupirent pour quelque chose d'infini (1).

 

Comment voir par exemple, un « parterre brillant de fleurs »,

 

sans que le coeur ne se dilate par une secrète joie, sans que l'âme ne soit en fête et qu'elle ne fasse cesser toutes ses autres occupations pour se donner plus entièrement aux magnificences d'un spectacle si solennel (2)?

 

Les infiniment petits ne l'arrêtent pas moins, « les cuisses plates et raboteuses » (3) de cette abeille, le convoi de ces fourmis, ces deux limaçons en route. Regardez

 

ces cornes mobiles qui tâtonnent, qui s'avancent et qui se retirent... C'est un plaisir de voir comment ils prennent une juste proportion des lieux qu'ils abordent avec ce compas sensible... Ce petit excrément de la terre... coule d'un mouvement si grave, si égal qu'il semble un repos, et laisse des traces éclatantes sur les matières qui le portent (4).

 

Tous les sens ont leur part de cette fête.

 

L'oreille attentive aux moindres bruits craint qu'on ne vienne interrompre un contentement où l'abord de qui que ce frit serait importun ; elle ne veut être remplie que d'un doux bruissement de feuilles agitées et du concert des oiseaux (5).

 

En un mot,

 

toute la journée se passerait en ces ravissements si l'heure

 

(1) Les morales chrétiennes..., II, p. 447

(2) Ib., II, p. 473. Il conseillait le jardinage et jardinait lui-même.

(3) Ib., II, p. 458.

(4) Ib., II, pp. 461-46a. Je ne puis malheureusement citer nombre d'observations rendues avec une vive justesse, ainsi du limaçon qui, « prévoyant l'hiver, s'emplit de nourriture avec des avidités extrêmes et puis se cache dans quelque caverne... A mesure que son corps diminue, sa bave, qui se sèche à fleur de coquille, y fait un châssis bien tendu, d'une matière transparente comme du vernis, assez forte pour le défendre du froid ». Ib.

(5) Ib., II, p. 463.

 

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du repas ne vous rappelait au logis, l'esprit tout plein d'espèces qui peuvent entretenir une année de méditations (1).

 

Plaisirs de plein air et par suite plus exquis ; en effet

 

il est certain que les plantes, les arbres, les pierres... font une continuelle, quoique imperceptible, effusion de leurs vertus dans une certaine circonférence où la promenade les va prendre toutes pures, et jouir de cette douce opération de chimie que le ciel fait constamment en notre faveur (2).

 

Mais on ne peut pas aller toujours au-devant de la nature. Il faut donc qu'elle vienne à nous, d'une manière ou d'une autre, « au moins en peinture ». Ayez donc « dans un cabinet, de quoi promener vos yeux et votre esprit par tout le monde ».

 

J'y souhaiterais un ordre de toutes les pierres précieuses, de tous les métaux, de tous les fossiles, de toutes les fleurs, de tous les insectes, de tous les oiseaux, des plantes, des arbres, des bêtes terrestres et marines ; d'avoir au moins en peinture ce qui ne se peut pas conserver au naturel (3)... C'est un indicible contentement de se rendre familier à tout ce que la nature a fait rare ; de voir à souhait ce dont les livres parlent avec admiration (4).

 

Une vie entière ne suffirait pas à épuiser les plaisirs qu'il se promet de la nature, et pourtant celle-ci n'est pas le seul objet de sa contemplation ni même le plus ordinaire. Le monde des âmes l'occupe davantage, et plus encore, « les spéculations universelles, libres du temps, du lieu (et) de la matière » (5). Le détail de l'activité humaine, les particularités des différentes nations, l'histoire des

 

(1) Les morales chrétiennes..., Il, p. 464.

(2) Ib., II, p. 438.

(3) Ib., II, p. 466.

(4) Ib., II, pp. 137-138. Parlant de la physique, il dit ailleurs La physique qui est la science des choses naturelles la plus agréable, la plus curieuse de toutes et qui a tant de beautés qu'on n'a point d'esprit si ou ne l'aime v. Le gentilhomme chrétien..., p. 174.

(5) La Théologie naturelle, I, p. 159.

 

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religions, les révolutions des empires, les principes de la

métaphysique et de la morale, les mystères de la foi, tout en un mot passionnait ce contemplateur.

 

C'est un spectacle digne de merveille, écrit-il, dont un oeil et un esprit curieux ne se lasse point, de voir un vaisseau bien équipé, sortir du port pour une longue navigation, avec l'éclat de ses banderoles, la fanfare de ses trompettes, le bruit de ses canons, et une fourmilière d'hommes qui, d'habits, de gestes et de voix, donnent tous les témoignages possibles de leur allégresse (1).

 

Que le menu peuple « s'attache au négoce dans les villes... comme les coquillages aux rochers, les tortues, les taupes, les vers dans un petit espace de terre », mais le gentilhomme, mais le sage doit voyager.

 

Si les plus nobles d'entre les corps sont les plus mobiles, il appartient, par préciput, au gentilhomme, de prendre l'essor, de visiter tout le monde, comme le domaine de l'homme.

 

A quoi pense Platon qui ne permet le voyage que depuis

quarante jusqu'à soixante ans? « Ce philosophe présente à boire quand on n'a plus soif. » C'est un si généreux

 

plaisir de voir les campagnes où se sont données les grandes batailles, de remarquer les éminences favorables aux victorieux; de voir deux villes dans Rome — nous savons qu'il les avait vues — une vieille, qui, en ses ruines, dispute encore le prix de la beauté avec les magnificences et les éclats de la jeune (2).

 

(1) Le gentilhomme chrétien, p. 326.

(2) Ib..., pp. 205-207. « En '643..., à son retour de Rome où il avait fort brillés nous disent les annales des capucins, Il avait dû être envoyé à Rome pour les affaires de son Ordre. Mathoud qui très certainement n'avait pas lu la notice que je viens de citer, nous dit aussi que Home avait fait fête au P. Yves et avait essayé de le retenir : Majoribus prime sedis gratiis reventes, non consensit; purpuratorum patrum eolloquio dignatus, non admisit. Tout le chapitre du gentilhomme chrétien sur les voyages est fort curieux. En Italie, dit le P. Yves, « vous trouverez des esprits capables de tout, excepté de la franchise et de la candeur, semblables au caméléon qui, pour se déguiser, prend toutes les couleurs. Les courtoisies apparentes y sont excessives ; les défiances extrêmes ; les injures, sans pardon; les défiances, cachées, furieuses, éternelles. Si vous faites comparaison de ce qu'ils furent autrefois, les victorieux du monde, avec ce qu'ils sont à présent, vous jugerez qu'ils ont suivi l'humeur de leurs princes, et que leurs anciens courages sont dégénérés en finesse », p. 208. Voici maintenant les Espagnols : « hommes de grand coeur, de grand esprit, affables quand on leur défère; des lions, si on leur résiste; et qui, portant leurs idées beaucoup plus loin que leurs actions, s'en donnent au moins la gloire en paroles », p. 209. Pour les Allemagnes, il les voit a abruties » par « l'intempérance du vin ». Ils font des « festins d'un demi-jour dont l'autre partie s'emploie à dormir », p. 210. Plus il voit l'étranger, plus il aime son pays. « Et ensuite, faire plus d'estime de notre France où toutes choses se font dans une médiocrité qui est le tempérament de la vertu », p. 213. Nul chauvinisme d'ailleurs et un sentiment tout contraire. « Si l'on remarque des animosités entre quelques peuples, elles viennent beaucoup moins de la nature que de l'opinion et du ressentiment des injures que l'on a reçues pendant les guerres. Les princes entretiennent quelquefois leurs peuples dans ces aversions, afin de les rendre plus courageux, quand il en faut venir à l'attaque d'un pays qu'on leur figure comme ennemi. Les plus sages ne s'impriment pas si facilement de ces trompeuses idées et de ces illusions politiques. Ils laissent à l'Etat le droit de poursuivre ses intérêts et se réservent inviolable celui de l'amitié et de la fidélité qu'ils doivent à leurs anciens correspondants. » Les vaines excuses..., II, pp. 193-193.

 

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Mais à quoi bon plus de détails sur les contemplations du P. Yves ? Nous avons assez vu et, chemin faisant, nous verrons encore que tout l'occupe, que tout le ravit. Il est plus important de rappeler que cet exercice n'est pas seulement curiosité, avidité de savoir pour savoir, mais qu'il est aussi et plus encore, perfectionnement moral, prière, rencontre de Dieu.

Par elle-même cette contemplation nous diviniserait déjà en quelque sorte, puisqu'elle nous associe à l'activité du Verbe de Dieu, de l'Archétype.

 

Le sage qui sait connaître la grandeur de sa condition, ne fait pas un moindre jugement de son âme que d'un empire ; et comme sa raison y tient la lieutenance du Verbe divin, il tâche d'en imiter les lumières et les vérités par une spéculation universelle.

 

Merveilleux mimétisme qui nous fait participer à la sérénité, à l'indépendance, à l'impassibilité, à l'inviolabilité du créateur.

 

Il découvre toute la terre de son cabinet : il assiste aux batailles sans péril ; il entre au secret conseil des princes ; il condamne leurs amours, leurs ambitions, leurs cruautés, leurs

 

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tyrannies. Les événements des choses passées le rendent prophète pour l'avenir et sans émotion au présent. Il a déjà vu jouer les tragédies que l'on impose à l'inconstance de la fortune et qui tiennent les peuples en admiration. Il est accoutumé à voir les parricides des princes, la décadence des royaumes, les disgrâces des favoris, la mutinerie des peuples qui reprennent leur liberté et enfin le retour des républiques à la monarchie. Il prévoit ces grands changements après le cours de quelques années, comme après quelques jours et quelques heures, il prédit la crise d'une fièvre ou le reflux de la mer. Et, comme il ne voit rien de nouveau au gouvernement des états, il ne lui arrive rien d'étrange en son particulier. Les coups qui le frappent sont volontaires parce qu'il les a prévus et qu'il s'y est résolu... Rien.., ne peut l'étonner (1).

 

Noble prose qui a l'éclat et la sonorité de l'airain. On dirait d'une belle version latine. Mais après tout ce n'est encore là que la contemplation d'un Sénèque ou d'un Epictète. Nous avons le droit de demander davantage à ce franciscain.

 

Il n'y eut jamais, dit-il ailleurs, de philosophie si contemplative que la chrétienne et qui tirât plus de fruit de ses connaissances : si elle regarde cette belle disposition des parties du monde, c'est pour concevoir la toute-puissance, l'infinie bonté de son Créateur; c'est pour passer des choses sensibles aux intellectuelles, du rapport des sens aux discours de la raison et dans les transports de la piété. Si elle s'entretient sur les éminentes conditions de la nature angélique, elle forme aussitôt cette pensée qu'il y a des lumières plus éclatantes que celles de la raison et de la foi ; elle ne considère plus la sagesse humaine que comme une petite lueur qui ne donne pas une nette définition des objets et elle soupire après ce grand jour de l'éternité où l'âme jouira pleinement de son soleil. Cependant, elle nous instruit à faire une visite continuelle du monde pour entendre toutes les créatures qui nous crient qu'elles sont les oeuvres de Dieu, pour recueillir ces voix, et y joignant les jubilations de notre coeur, les acclamations d'un amour qui ne peut exprimer autrement l'excès de ses complaisances, en faire un sacrifice solennel à la souveraine majesté. L'âme

 

(1) La Théologie naturelle, I, pp. 291-293.

 

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chrétienne se perd heureusement dans ces sentiments de dévotion ; il lui semble qu'elle se répand dans des espaces infinis avec une extrême tranquillité ; elle n'est plus touchée des plaisirs du monde, depuis que son intérieur entend comme une musique céleste, qui lui fait connaître qu'elle approche les tabernacles des bienheureux (1).

 

Montons encore, car cette dialectique, même ainsi passionnée, tient néanmoins séparés les deux êtres que la haute contemplation doit unir.

 

C'est une liaison si étroite et un rapport si nécessaire de la loi à la puissance supérieure, du gouvernement au gouverneur que comme l'effet ne peut être sans l'influence de sa cause, aussi l'esprit n'en peut avoir une parfaite pensée, si ce n'est des deux ; qu'en disant : la loi, il ne conçoive le prince et qu'admirant la nature, il n'adore Dieu (2).

 

La curiosité, même la plus noble, nous disperse, nous déchire, en nous portant, tour à tour, vers l'un ou vers l'autre de ces a deux ». Plus elle semble nous remplir, plus elle nous vide, mais

 

cette sublime connaissance importe moins à la satisfaction de notre curiosité qu'au règlement de nos vies... Car, quand je connais un premier principe, j'adore une bonté qui n'a point de bornes. Dans l'humilité de mes sentiments, j'espère tout de cette cause qui a formé tout de rien... Quand je contemple le monde qui n'est rien de son origine et qui n'a qu'une inclination qui le précipite dans le néant, je baise la main qui le soutient et qui lui donne sa subsistance. Tous mes amours sont pour celui qui possède tous les biens...

Que les pensées sont douces qui transportent mon esprit dans cet instant infini qui a devancé le monde, qui l'accompagne et qui le doit suivre (3).

 

Ainsi la contemplation est tout ensemble connaissance et amour, une connaissance, un amour qui déjà passent

 

(1) Les morales chrétiennes, I, pp. 130-131.

(2) La Théologie naturelle, I, p. 120.

(3) Ib., I, p. 391,394.

 

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l'humain et qui tendent vers l'extase. Quand le P. Yves s'écrie : « Allons donc nous ravir dans le tableau de la nature ! » (1) c'est d'un ravissement au sens propre qu'il entend parler.

 

Les sentiments de Dieu qui nous surprennent, dit-il, qui comblent les bonnes âmes de consolation, qui, en un instant, instruisent des laideurs du vice et des mérites de la vertu, sont des demi-extases, des voix de l'éternité que nous entendons et qui nous la font reconnaître pour notre patrie (2).

 

Et, plus explicitement, dans une page extraordinaire :

 

Ces délices de la contemplation ne sont que de faibles préparatifs à celles qui sont réservées dans une autre espèce de connaissance plus haute et plus divine. Car quand quelquefois l'âme, élevée au-dessus des choses matérielles, découvre le rayon de la vérité, elle se ramasse tout en elle-même et rallie toutes ses puissances pour se donner la force de la soutenir. Auparavant elle montait des effets à leurs causes ou descendait des causes à leurs effets ; elle s'entretenait par les raisonnements, comme on se paît (nourrit) de discours et de peintures, à l'absence de l'objet qu'on aime : mais sitôt qu'elle découvre le visage de la vérité, elle quitte les représentations pour le naturel, elle se défait de tout ce que les sens et l'imagination lui montrent d'espèces, pour se donner tout entière à cette bienheureuse jouissance.

Cependant le corps devient immobile, les sens demeurent pâmés, soit parce que les douceurs de cet objet gagnent toutes les attentions de l'âme, ou qu'il ne lui faille pas moins de toutes ses forces pour le comprendre. On dit que Trismegiste, Socrate, Platon, Plotin et autres anciens philosophes se sont vus, une infinité de fois, ravis des jours entiers, sans autre mouvement que d'une légère respiration qui faisait connaître qu'ils n'étaient pas morts.

Mais il ne faut point consulter l'antiquité ni les livres pour trouver les exemples de cette merveille, puisque notre âge nous en fournit une infinité. Nos yeux ont vu un homme de sainte vie qui, étant en oraison mentale, dans une solennité

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 109.

(2) Ib., I, p. 265.

 

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publique, perdit petit à petit l'usage des sens par un progrès de douceurs assez remarquable en ses postures. Après une longue prière à genoux qui l'avait tenu immobile, l'on vit le corps chancelant s'appuyer contre une muraille qui était proche et là, demeurant ferme, les mains entrelacées et tombant autant que le permettait la longueur des bras, les yeux entr'ouverts, un peu mouillés, la bouche agréable, les joues colorées d'un vermillon qui rendait le visage plus beau que son ordinaire.

Etant emporté de là pour le sauver de l'affluence du peuple qui l'eût accablé, on le mit dans un lieu de repos où je le contemplais d'un oeil fixe et avec une sainte horreur qui me faisait ressentir quelque chose de divin et d'extraordinaire. C'était peu d'avoir la vue de ce corps, honoré des hommes de ce qu'il était alors négligé de l'âme ; chacun des assistants eût bien voulu pénétrer dans ses pensées ; au moins tous faisaient conjecture de leur douceur par un profond et respectueux silence, cependant que les coeurs, dédaignant le monde, poussaient des soupirs pour je ne sais quoi d'infini qu'ils ne pouvaient bien concevoir (1).

 

Ainsi la contemplation du P. Yves, si elle n'est pas déjà proprement mystique, touche néanmoins aux frontières du mysticisme ; ainsi se vérifie une fois de plus, la grande loi qui préside au développement normal de l'humanisme dévot.

III. On a déjà pu s'en rendre compte, le P. Yves n'est pas un écrivain médiocre. Il a les dons naturels du style ; il a le métier. Très différent en cela de la plupart des écrivains que nous avons étudiés jusqu'ici, loin d'être en retard sur son siècle, il le devance plutôt. Rien d'archaïque. Il a presque dépassé la zone balzacienne ; même pour le style, il annonce déjà Malebranche et Fénelon.

Ses rythmes sont très sûrs, très harmonieux, encore un peu trop latins peut-être, mais d'une monotonie délectable. On n'a pas pu ne pas remarquer ses « clausules » cicéroniennes. Beaucoup de ses phrases se laissent scander comme des strophes.

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 260-262.

 

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Les jeux de sa plume sont aussi bien curieux à suivre dans les passages, relativement assez nombreux, où le P. Yves s'aventure sur quelque route nouvelle. De ce point de vue le discours apologétique qui précède la Théologie naturelle est à lire de très près. Je ne puis le citer ici mais pour prendre un exemple plus court on aimera, je pense, les méandres de cette phrase sur Judith :

 

Judith s'en servit (de sa beauté) dans une occasion plus périlleuse pour assassiner Holopherne... Si, en cette action, vous mettez à part la justice de sa cause et les particulières inspirations du ciel, vous jugerez que pour un effet fort incertain, elle hasardait trop de se mettre entre les mains de ceux qui étaient plus ennemis de sa pudicité que de sa ville ; que si vous prenez les intérêts de cette armée mise en déroute par la mort de son général, vous admirerez où se précipite le courage d'une femme et quelles perfidies elle couvre sous le charme de sa beauté (1).

 

Aux amateurs de savourer l'hésitation piquante et les imprévus de ce passage, la flexible maîtrise de beaucoup d'autres. Pousser plus avant l'étude de ces jeux de plume ne serait pas de notre sujet.

On a déjà pu remarquer les mérites descriptifs du P. Yves. Comme la plupart des idéalistes — Platon, Berkeley, Malebranche — comme presque tous les mystiques, il est très attentif à l'éclat fuyant du monde visible. Les nuances d'une couleur, les caprices d'une ligne le touchent. Il sait, par exemple, qu'après un orage, « les feuilles paraissent avec un vert plus vif et comme naissant » (2) ; il sait que, contemplés du haut d'une montagne, les fleuves a ne paraissent qu'un cordon gris ou d'azur, jeté par hasard, avec des plis irréguliers, dessus une plaine » (2). Il réalise toujours, il dramatise souvent les détails d'une scène qui l'occupe.

 

(1) Les morales chrétiennes, IV, p. 169.

(2) Ib., II, p. 465.

(3) Ib., II, p. 448.

 

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Le mort se lève aussitôt — écrit-il de Lazare ressuscité — couvert de son suaire et embarrassé des autres équipages de sa sépulture. On voit sensiblement la métamorphose de sa personne, les membres qui se ramollissent, qui se dénouent; le teint, la couleur, les forces et le mouvement qui lui reviennent; la pâleur qui se dissipe comme une petite nue devant le soleil (1).

 

J'entends bien que sous les formes et les couleurs du monde invisible, il saisit toujours l'invisible, mais cet invisible même, il le voit et il sait le montrer sensible. De là vient chez lui cette prodigieuse abondance de comparaisons et d'images. Il rencontre partout « des rapports à faire avec la foi » (2), avec la morale et la plus haute métaphysique.

 

Les personnes, dit-il, qui se convertissent à Dieu, après avoir longtemps pratiqué le monde, ont ce déshonneur d'avoir été prisonniers de leurs ennemis. Si leurs plaies sont refermées, elles en portent les cicatrices qui offensent leur beauté. Elles sont comme ces provinces reconquises où une nation barbare a laissé des marques de sa tyrannie par une désolation publique, et de son ambition par les trophées et les images qu'elle a élevés (3).

 

 

Veut-il montrer que « les astres nous donnent quelque présage de l'avenir », il dira qu'

 

une partie des arrêts de la Providence, devant qu'ils s'exécutent sur les choses matérielles, nous paraissent affichés sur ces superbes portiques (4).

 

Il estime que certains prédicateurs, de vie médiocre, ne laissent pas d'être utiles à l'église,

 

comme la lune sert grandement aux choses inférieures par l'abondance de sa lumière, encore qu'elle ait un grand défaut de chaleur;

 

(1) La Théologie naturelle, IV, p. 2433.

(2) Les heureux succès, p. 635.

(3) Ib., pp. 970-277.

(4) La Théologie naturelle, I, p. 160.

 

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et, sur le même sujet délicat :

 

Le chrétien, dit-il encore, peut monter au ciel par le ministère des mauvais prêtres, comme par des degrés immobiles (1).­­­­­­­­

 

S'il voit « des violettes revêtues à la royale et riches en parfums sous des forêts qui n'ont rien de ces belles qualités » ; ou bien « de petites anémones rampantes sur terre qui représentent mieux l'astre du jour par la vivacité de leurs couleurs que les plus grands arbres », il tire de là cette considération

 

que le Ciel donne quelquefois aux personnes particulières des faveurs plus signalées qu'aux grandes puissances, à l'ombre desquelles elles vivent et qu'elles ne sont pas moins gratifiées de la Cause universelle que les républiques (2).

 

Simples ou sublimes, précieuses parfois, ces images ne sont jamais banales ou basses. J'en veux citer encore une qui me paraît aussi rare que charmante. Comme il tient à se rendre compte de tout, il se demande quelque part pourquoi les lois sont et doivent être plus indulgentes au luxe des femmes qu'à celui des hommes, et il répond, après d'autres considérations plus métaphysiques :

 

Ce sexe infirme qui a part aux biens de la communauté et qui n'en a pas la disposition, se console au moins d'en porter la montre. Et parce que ces corps délicats supportent néanmoins les grands travaux de l'enfantement, l'amour, pour les faire reconnaître, les enrichit de cette forme, comme d'une récompense d'honneur, comme d'un triomphe de ses victoires, comme des livrées de ses espérances et comme il attache les fleurs aux branches qui portent les fruits (3).

 

(1) La Théologie naturelle, IV, pp. 549,55o.

(2) Ib., III, pp. 277,278.

(3) Les morales chrétiennes, IV, p. 223,224 . Nous verrons plus tard que son chapitre des femmes est obscurci par de bizarres préjugés. Ici même, il trouve pour expliquer l'éminente beauté des femmes, des raisons assez mêlées. Les hommes, dit-il, en encourageant le luxe féminin « ont achevé le dessein de la nature qui rend les choses moins nobles plus belles, comme les pierres que les métaux, les métaux que les plantes, les plantes que les arbres, les insectes que les animaux parfaits et qui récompense ainsi le défaut de leur essence par la perfection de l’extérieur. Les femmes ont de la beauté pour servir de contrepoids au pouvoir des hommes, etc., etc. » puis, vient le passage que j’ai cité dans le texte.

 

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C'est là, peut-on dire sans hésiter, la splendeur même du bon et du vrai. « Les riches idées, pensait-il, donnent le moyen de faire des expressions magnifiques (1). » Toute sa rhétorique est dans ces deux mots (2).

IV. Il faut enfin que j'avoue en rougissant l'unique infirmité du P. Yves, en rougissant deux fois, pour lui d'abord et pour moi ensuite, car peu s'en faut qu'il ne m'ait gagné à son innocente manie. Après tout, pourquoi ne croirait-on pas à l'influence des astres sur nos destinées misérables; pourquoi les secrets de la Providence et de l'avenir ne seraient-ils pas affichés sur les portiques du ciel ? Et puis comment s'expliquer l'aberration tant de fois séculaire de tant de génies — même chrétiens — qui ont tenu pour vénérable et sainte une science qui nous parait aujourd'hui folie?

 

Les anciens, écrit le P. Yves, faisaient une espèce de théologie de la considération des cieux, et la sainteté était tenue ignorante et imparfaite si elle n'était pas conduite et échauffée par cette contemplation. L'Astrologie fut la première entre les sciences, lorsque les premiers d'entre les hommes l'avaient en estime ; que les rois de Perse, un Atlas, un Ptolémée et d'autres princes, en faisaient leur étude principale et que les sphères étaient maniées des mêmes mains que les sceptres (3).

 

Il était donc mage lui aussi, mais mage aussi précautionné qu'enthousiaste. Comme presque tout le monde avant lui, il était persuadé que « les choses inférieures relèvent de l'influence des astres » (4). C'est là, pour lui, une sorte d'axiome. Il y revient constamment.

 

 

(1) Les morales chrétiennes, IV, pp. 88,89.

(2) Il donne ailleurs une très intéressante définition du beau. a La beauté n'est autre chose qu'un empire de la forme sur la matière où elle établit l'ordre avec un grand éclat d'activités au lieu des ténèbres, de la faiblesse et de la confusion. » La Théologie naturelle, III, p. 111.

(3) La Théologie naturelle, I, p. 160.

(4) Ib., I, p. 381.

 

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Il faut avouer, dit-il par exemple, que ce monde relevant des astres en emprunte aussi bien ses défauts que sa perfection ; qu'il y a des aspects heureux et infortunés dont les effets sont également décrétés de Dieu et exécutés par les intelligences motrices (1).

 

Quoi qu'il en soit, l'homme reste libre et domine aux astres. Sur ce point fondamental le P. Yves ne biaise jamais.

 

Sans fuir devant les astres, comme le conseille Ptolémée, et sans leur quitter la place avec quelque peu de honte, on peut parer dextrement leurs coups, ou par une généreuse résolution de ne pas faire ce à quoi on se sentira porté, ou si l'affaire dépend du concours de plusieurs causes naturelles, on peut les mettre en état d'agir autrement que le ciel n'ordonne (2).

 

Voilà certes le plus original de tous les mages ! S'il n'était chrétien, il adorerait les étoiles et cependant il se mesure avec elles, il les défie, il les nargue presque et, secouant leur envoûtement, il leur crie, il leur montre qu'elles ne peuvent rien sur sa volonté.

Mais enfin, l'effort même de qui brave les étoiles avoue leur puissance. Leur résister, c'est reconnaître l'empire qu'elles exercent sur la plupart des hommes; c'est donc reconnaître en même temps que la science des horoscopes, bien que toujours faillible puisque tout homme énergique peut la démentir, est le plus souvent sérieuse, puisque la plupart des volontés humaines manquent d'énergie. Malgré bien des réticences, le P. Yves ne recule pas devant cette conclusion. Seulement il a l'esprit trop vaste pour s'intéresser aux horoscopes individuels. Que lui importe de savoir par avance la destinée de Pierre ou de Jacques? Dans le faux comme dans le vrai, il voit toujours grand. Ce qu'il brûle de savoir, c'est la destinée des empires, les victoires futures de l'Église et de la

 

(1) La Théologie naturelle, I, pp. 581,582.

(2) Ib., II, p. 302.

 

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France, la date fatale qui doit amener la défaite des Anglais et la chute du Croissant. Il n'avoue pas toujours cette ambition chimérique; souvent même il la raille tout le premier :

 

Le moyen, dit-il, de dresser raisonnablement l'horoscope d'un état dont l'être consiste en personnes... plus variables en leur suite que l'air ne l'est en ses agitations? Qui peut prévoir ce qui se fera dans l'État d'ici à trois ou quatre siècles, ne sachant pas l'humeur, l'esprit, les qualités, les forces de ceux qui pour lors seront en charge (1)?

 

Il dit encore dans le même sens :

 

Ce n'est pas que les conjonctions des planètes supérieures qui se font en ces signes, particulièrement au Bélier, tous les 794 ans, soient capables d'apporter des changements de royaumes, moins encore de religions... parce que, en un mot., ces grands effets dépendent de la liberté de l'homme qui domine aux astres et d'un ressort particulier de la Providence qui se réserve ces dispositions.

 

Oui, sans doute, Yves l'entend bien ainsi,

 

néanmoins, continue-t-il, il faut avouer que la rencontré de ces planètes attache de puissantes qualités à la matière et que comme les aspects ordinaires sont des changements d'un jour, ainsi ces grandes conjonctions impriment de profondes influences qui répondent à l'étendue des siècles et ne laissent guère autre chose que la volonté des hommes libre de leur violence (2).

 

Ces grandes conjonctions, la science les annonce avec certitude. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas essayer de tirer l'horoscope des races futures, d'écrire, à la lumière des étoiles, l'histoire conjecturale, mais infiniment vraisemblable, des catastrophes mondiales qui doivent épouvanter ou réjouir nos petits-neveux?

Cette belle et folle aventure a tenté notre capucin. Se

 

(1) La Théologie naturelle, III, p. 274.

(2) Ib., I, pp. 196, 197.

 

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trouvant au Croisic, vers 1652, il avait fait la connaissance d'un gentilhomme du voisinage, le marquis d'Asserac « chef de nom et d'armes de l'illustre maison de Rieux » (1). Les astres les voulaient amis. Pendant de longs jours et de longues nuits, le gentilhomme et le capucin travaillèrent ensemble au grand oeuvre, tant et si bien qu'en 1653 ils purent donner au monde le résultat de leurs observations, une nouvelle méthode d'astrologie et l'histoire future de l'univers : Fatum universi. Ni l'un ni l'autre du reste ne mirent leur nom sur la couverture du livre. Et la nova méthodus et le Fatum universi paraissaient comme l'oeuvre de François Allæus, arabe chrétien (2).

La méthode consiste en un jeu de rondelles superposées et mobiles, qui, manoeuvrées avec précision, doivent nous conduire aux prophéties désirées. Soit la figura Henrici IV, Calliarum regis. Faites tourner les rondelles de cette figure et vous saurez aussitôt qu'Henri IV doit périr de malemort en 1610. Quant aux prédictions de nos deux mages, elles vont, si j'ai bien compris ce latin, jusqu'à notre XX° siècle et même plus loin. Louis XIV sera l'ange exterminateur qui conduira la suprême et prochaine croisade; en 1720, nous échapperons, non sans peine, à de graves troubles intérieurs; en 1770, une révolution éclatera et la famille régnante sera chassée : res turbatæ et

 

(1) Ropartz, qui ne fait ici du reste que copier la biographie universelle prétend que le P. Yves aurait été envoyé en disgrâce au Croisic après cette affaire des heureux succès de la piété qui l'avait brouillé avec l'Eglise gallicane. (Ropartz : Etudes sur quelques ouvrages rares et peu connus... écrits par des Bretons, Nantes, 1878.) Je n'en crois rien. L'histoire en question remontait à 1633. et pendant les vingt années qui vont de 2633 à 1652 ou 1653, date du prétendu exil au Croisic, le P. Yves avait publié, à l'applaudissement de tous, ses meilleurs ouvrages et avait été regardé comme la lumière de sen Ordre. Il semble plutôt que, grand ami de la solitude et de la nature, il aura demandé la permission de faire une retraite prolongée au Croisic.

(2) Ce livre, devenu rare et pour cause, contient généralement trois parties : l'Astrologiae nova methodus; le Fatum universi, et l'apologie du tout par le P. Yves lui-même, qui, cette fois, signe de son nom. Brunet décrit l'ouvrage et Ropartz (l. c.) l'étudie assez longuement. Du reste, le nom d'Asserac est à la fin de la préface. Voici cette fin : Mihi et amicis. Procul esto pro fanum vulgus. Asserac.

 

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inclinantes ad mutationem familiae ; en 1850, aura lieu quelque manifestation mémorable de la « Vierge » : Lourdes, sans doute : enfin 1860 verra la France magnifiquement prospère et plus étendue que jamais : maxima felicitas et regni summa propagatio : c'est le second empire, c'est l'annexion du comté de Nice et de la Savoie. Ceci pour la France. L'Angleterre, de son côté, n'est pas oubliée. Pour elle, ce ne seront que terribles cataclysmes. 1666, 1691, 1705, 1756, autant de dates fatales. En 1884, elle s'écroulera tout à fait.

L'Angleterre prit mal ces fâcheuses nouvelles, et demanda, par la voie diplomatique, un châtiment exemplaire, sinon pour l'arabe chrétien, dont le nom n'était pas connu, du moins pour son oeuvre. Tout devait être bouffon dans cette aventure. Chargé d'instrumenter contre le Fatum universi, le parlement de Bretagne ne trouva rien de mieux que de confier au P. Yves lui-même l'examen théologique de l'ouvrage Incriminé. Le P. Yves conclut gravement à la parfaite innocence de l'arabe chrétien. Quelques cartons voilèrent les prophéties anglophobes et l'affaire, semble-t-il, n'alla pas plus loin.

Jusqu'à quel point le P. Yves prenait-il au sérieux ses rêveries astrologiques, à ceux-là de répondre qui ont donné plus d'attention qu'il ne voudraient l'avouer à des fantaisies analogues, à la chiromancie par exemple. En ces matières, on croit et on ne croit pas. Les sciences, dites exactes, sont tellement courtes, le strict raisonnable est si vide, que certains esprits frappent volontiers aux portes du mystère, scrutent les songes, déchiffrent les mains, interrogent les voyantes. « Nous sommes des enfants, écrit le P. Yves dans sa préface du Fatum, tourmentés par tant de misères spirituelles, la sainte Église notre mère se relâche parfois de sa majesté et nous permet des jeux innocents, Iudicra quaedam, comme est celui de consulter les étoiles. »

Il parle ainsi et je le crois sincère. Mais tout n'est pas

 

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amusement dans ses recherches astrologiques. « Je ne suis pas fort crédule en ces observations, écrira-t-il en 1661,

 

néanmoins... Gerson nous enseigne, que dans les affaires politiques, il ne faut pas négliger le jugement des personnes bien versées en l'astrologie, mais en faire un poids fort considérable, quand il s'accorde avec les nécessités et les raisons de l'états.

 

Quoi qu'il en soit, voilà tout ce que j'ai pu recueillir sur

la personne du P. Yves. Même dans ses erreurs, il continue, en quelque façon, à mériter le splendide éloge que faisait de lui un de ses amis. Totus ipse lumen (2). Il n'est que lumière. L'examen de sa doctrine nous confirmera, je crois, dans ce sentiment.

 

(1) L’Agent de Dieu, p. 368,369.

(2) Lettre déjà citée du P. Mathoud.

 
 
 

CHAPITRE III : YVES DE PARIS. — LA DOCTRINE

 

Caractères généraux de cette doctrine. — Son orthodoxie. — Son apparence profane.

 

§ 1. — Le meilleur des mondes.

 

I. Ici-bas « plus de perfections que de défauts ». — « Le bien devance toujours le mal». — Les larmes de l'enfant qui vient de naître. — Que notre plaisir est a sans relâche ». — Que nous n'avons d'inclination que pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance. — Les scrupuleux. — « Beau mariage entre la nécessité et le plaisir. » — Le fou rire, revanche de l'ordre. — Du rire des pauvres.

 

II. Des « lâches pensées de la misère de l'homme ». —Les passions. Que la vertu est aisée. — « Se persuader aisément des perfections » du prochain. — Bonté des demi-vertus. — Du sentiment de l'honneur. — De la mode. — La fidélité conjugale en France. — Misères de l'Eglise.

 

III. Que les défauts de la création concourent à son excellence. — Felix culpa. — Facilité de la conversion. — Victoire de l'Amour.

 

§ 2. — Abus et plans de réformes.

 

La farce du monde. — Tartufe. — Confréries et cabales. — Des vocations forcées. — Décadence de la noblesse. — Des pages. — Académie gratuite pour l'éducation des enfants nobles mais pauvres. — Mariages d'argent. — Contre les nourrices mercenaires. — La misère publique et les exactions des gouvernants. — Du sort malheureux des ouvriers. — Projet d'une caisse syndicale de secours aux ouvriers infirmes.

 

§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.

 

I. La loi des sympathies. — Son origine divine. — Sa fin.

 

II. De l'amitié des domestiques pour leurs maîtres. — Que le riche subsiste « par la miséricorde des pauvres ». — Du sexe infirme. — Le mariage et « la mort de la liberté ». — Harmonies conjugales.

 

III. De l'amitié « remède général à toutes les infirmités de l'âme ». — Du mystère des sympathies et de leur origine divine. — Panégyrique de l'amitié.

 

IV. Des anges guérisseurs. — Les anges, et la « bonne fortune », et la conservation des Etats. — De l'ange gardien.

 

§ 4. — Dieu sensible au coeur.

 

I. Que « l'homme a un sentiment naturel de Dieu ». — Que cette connaissance de Dieu peut se « comparer à l'attouchement ». — Les païens idolâtres, prodigues de ce sentiment. — Que ce sentiment est invincible et inaliénable. — De quel droit mettre un a instinct » au-dessus de la raison raisonnante ? — Que cet instinct est intelligence. — Des trois « portions » de l'âme. — Le sentiment de Dieu « apanage de la partit supérieure ». — Rapport entre ce sentiment et « connaissance mystique. — La pointe de l'âme.

 

II. Que « les plus grands docteurs ne sont pas les plus connaissants ». — Des humbles et des frères lais. — Infirmités de la raison raisonnante.

— De la docte ignorance.

 

§ 5. — De la beauté et de l'amour.

 

I. L'échelle des beautés. — Attrait de la diversité. — Excellence de l'unité. — Que toute beauté est spirituelle. — Révélation de la beauté.

— Des premières flammes de l'amour. — Que la beauté corporelle n'est qu'une ombre de la divine. — Panégyrique de l'Amour.

 

II. Mysticisme personnel du P. Yves. — Ses réserves contre l'exagération des faux mystiques. — Du pur amour. — Vers l'extase. — Le P. Yves, les dangers possibles et la fin de l'humanisme dévot.

 

Dans ce chapitre, le P. Yves parlera lui-même. Nous l'interromprons à peine. Le texte, ou pour mieux dire, nos quelques paragraphes de soudure, seront de lui. Nous nous contentons de choisir et de classer, laissant une libre carrière au mouvement de cette contemplation paisible et splendide. Le lecteur n'a pas besoin que j'arrête son attention sur la noblesse et l'originalité des pensées, sur la magnificence ou l'imprévu des images, sur l'ardeur sereine du sentiment. Quant aux réserves que pourront appeler tel ou tel passage, chacun les fera comme il l'entendra. Plusieurs, j'imagine, refuseront de s'associer aux rêveries métaphysiques du P. Yves sur l'infériorité foncière du « sexe infirme ». D'autres, dont je ne suis pas, seront plus ou moins déconcertés par son optimisme. «Laissons donc ces lâches pensées de la misère de l'homme ; faisons voir les excellences de sa nature »; chez qui rencontre

 

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contre soudain de telles paroles, quelque émoi est excusable, mais l'ensemble du discours rassurera, j'espère, les théologiens sur l'orthodoxie du P. Yves. Celui-ci, du reste, s'adresse au grand public et parle la langue des honnêtes gens. De là, peut-être, dans certaines de ces expressions, un peu moins de rigueur technique qu'il ne conviendrait. On trouvera peut-être aussi que l'accent de la plupart de ces beaux passages est d'un sage plutôt que d'un croyant. Ce n'est là qu'une apparence et trompeuse. Un sage, oui, mais chrétien et même mystique.

 

Les philosophes, dit-il, semblent avoir formé quelques souhaits de cette bienheureuse vie, quand les uns ont dit que notre âme se devait entretenir dans une étroite sympathie avec la planète de qui elle dépend ; les autres qu'elle devait avoir cette alliance avec l'âme du monde... Or Jésus-Christ est la véritable âme du monde et la forme universelle que donne la vie de la grâce... C'est l'astre de chacun, encore qu'il le soit de tous (1).

 

Cette pensée et la distinction fondamentale entre l'ordre naturel et le surnaturel lui sont toujours présentes. Si le P. Yves tend constamment, et parfois avec une certaine exagération, à platoniser le christianisme, il tâche encore plus de christianiser et de surnaturaliser Platon.

 
§ 1. — Le meilleur des mondes.

 

I. C'est le nôtre, ce beau monde que nous habitons, cet autre monde infiniment plus beau que nous sommes.

 

Dans toute l'étendue de la nature qui est une production et qui porte quelque vestige du Souverain Bien, il y a toujours plus de perfections que de défauts, plus de sérénités que d'orages, plus de légitimes naissances que de monstrueuses, plus de santés que de maladies, plus de vertus que de vices (2).

 

(1) Les morales chrétiennes, I, p. 195.

(2) Les vaines excuses..., I, p. 54.

 

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On n'y peut rien trouver à redire « sinon que les merveilles y sont trop communes » (1).

 

Il n'y a point de mal en toute l'étendue de la nature (2).

 

Le bien devance toujours le mal : le naturel est plus fort que le violent ; la liberté est devant la servitude. Le tempérament de l'adolescence est le plus heureux : ainsi les premières actions de l'esprit sont les plus saines; ces lumières sont les plus pures qui viennent immédiatement du ciel sans être obscurcies de passion (3).

 

Qu'on n'aille pas nous opposer, comme prophétiques, les premières larmes de l'enfant qui vient de naître.

 

J'avoue que l'homme pleure à l'entrée du monde et si c'était par une connaissance qu'il eut de sa condition; je (dirais) qu'il appréhende moins les disgrâces de cette vie que le délai de l'éternité et que ses larmes sont plutôt d'amour et de désir que de crainte. Je veux qu'il pleure en effet, mais c'est parce que son tempérament trop délicat est blessé de l'air où il n'a pas encore pris son habitude ; ou bien parce que son corps se resserre en une nouvelle solidité, comme le corail au sortir de l'eau... Sa douleur ne vient que d'une abondance qui l'étonne, jusques à ce que les quarante jours en ayant fait la digestion, il commence à ressentir sa félicité et le transport de sa joie le fait rire, comme plus heureux, même dans la faiblesse de ce premier âge, que le reste des animaux, même en

 

(1) La Théologie naturelle..., I, p. 378.

(2) Ib., II, p. 503.

(3) « C'est pourquoi Platon dit que le sentiment de la religion se rencontre aux deux extrémités de notre âge, mais qu'il est moins pur dans les vieillards qui le conçoivent par expérience ou par crainte, que dans la jeunesse qui le tient de l'inspiration de Dieu. Comme le miel que les abeilles font au printemps est beaucoup meilleur que celui qu'elles ,ménagent en automne, par une puissance déjà lassée et par l'appréhension qu'elles ont de l'hiver. « Vos jeunes hommes, dit Dieu à son peuple, par le Prophète, verront des visions et vos vieillards songeront des songes. » Ce que la vieillesse comprend des choses divines par l'expérience et par la crainte, n'est proprement qu'un fantôme et une image confuse de a vérité, si on le compare aux inspirations que le ciel en donne à l'adolescence... Ils suivent le bien purement, parce qu'il est tel et sans en avoir fait la comparaison avec celui du monde, dont l'expérience suppose toujours un doute dans l'esprit, une dureté de coeur qui suit les intérêts et qui ne se rend qu'à la force, après avoir abusé des premières impressions de la grâce. » Les heureux succès, pp. 270-279.

 

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leur état de perfection. Encore qu'il soit nu, la nature lui imprime cette confiance allègre... Quelle apparence donc de plaindre cette créature comme misérable qui a l'empire des autres et pour le service de laquelle le monde est bâti (1)!

 

Notre ingratitude étourdie se persuade que « le corps est plutôt un sujet de douleur que de volupté » ; alors qu'en vérité « le plaisir y est sans relâche », la douleur éphémère ou intermittente.

 

Que si ce plaisir ne nous donne point des tressaillements de joie, c'est parce que la coutume en amortit le ressentiment ou que comme il (le plaisir) est extrêmement ami de notre nature, il continue avec une douceur semblable à celle des fleuves qui cachent leur cours sous une surface polie et ne soulèvent leurs flots que quand ils trouvent de la résistance (2).

 

Borné dans ses désirs, infini dans ses voeux, disent les poètes, exagérateurs-nés de l'humaine misère. Mais non, chacun de nos désirs peut être exaucé : « nous n'avons point d'inclination naturelle que pour ce dont nous pouvons avoir la jouissance » (3). La nature ne nous donnerait pas les inclinations si de chacune d'elles, l'effet n'était « possible, même aisé » (4). « Nous ne voyons point d'appétits naturels qui soient inutiles, toutes les puissances trouvent des activités qui les satisfont (5). »

Nos inclinations, hautes ou chétives, l'univers entier et la grâce toujours présente nous aident à les satisfaire. Au-dessous de nous et au-dessus, tout semble ne chercher que notre plaisir. Les créatures sont belles, pour faire

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 27, 28.

(2) Ib., II, p. 450.

(3) Ib., I, p. 159.

(4) Le gentilhomme chrétien, p. 171.

(5) La Théologie naturelle, II, p. 327. Il n'est pas de principe sur lequel le P. Yves revienne plus souvent et avec plus de conviction. « L'homme serait la plus misérable des créatures (hypothèse absurde) si toutes ayant les instincts qui leur sont propres, lui seul demeurait éternellement privé des connaissances dont il est capable et n'avait que le désir au lieu de la possession. » La Théologie naturelle, II, p. 233.

 

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naître en nous de l'amour, c'est-à-dire « du contentement », car l'amour-souffrance est une invention perverse de l'homme (1). Pourquoi bouder à ces plaisirs que Dieu lui-même nous offre, ou de sa main, ou par l'entremise des créatures ?

 

C'est une très importante considération de voir combien la science a de sympathies avec les qualités du chrétien que le texte sacré nomme enfant de la lumière (2).

 

Voulez-vous des joies moins spirituelles ?

 

Tant de parfums que les plus heureux climats produisent et qui se rencontrent avec tant de suavité sur nos fleurs sont des présents que la nature ne nous ferait pas s'il ne nous était permis de les recevoir. Otez les excès de ces trop grandes délicatesses.., il ne faut point douter qu'on ne puisse prendre le plaisir des bonnes odeurs avec innocence, puisque de tout temps la piété s'en est servie dans les sacrifices (3).

 

Arrière les scrupuleux qui « se font un crime des plus innocentes satisfactions de la vie » !

 

Tout ce qui leur agrée les offense ; ils calomnient la moitié des oeuvres de Dieu qui ne sont recommandables que par la beauté.

 

« Tout instruit qu'étant chargé d'un corps périssable... il ne peut pas vivre dans toute la pureté des bienheureux », le chrétien

 

ne condamne pas le beau mariage que la divine miséricorde a voulu faire du plaisir avec la nécessité (4).

 

Beau mariage et qui témoigne de notre noblesse :

 

L'exercice de la culture des fleurs est le seul qui ne prétend que le plaisir ; ainsi comme il est plus éloigné d'un commerce

 

(1) Les vaines excuses..., I, pp. 34, 35.

(2) Les morales chrétiennes, IV, p. 78.

(3) Ib., IV, p. 151.

(4) Ib., I, PP- 593-597.

 

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mécanique, il semble plus noble et celui de tous qui montre la liberté, la magnificence, l'empire de l'homme sur le monde (1).

 

Æneadum genetrix, hominum divomque voluptas...

 

Nous tenons la vie de la volupté; elle anime, elle assaisonne, elle récompense toutes les actions ordinaires, elle porte les sens à leurs objets qui ne leur seraient pas assez propres, s'ils ne leur étaient agréables. Aussi la nature témoigne tant d'aversion de la douleur qu'elle ne la peut supporter longtemps, sans s'en faire quitte par les remèdes ou par la mort. Son mouvement doit être fort court en l'orateur, dit Quintilien, parce que les auditeurs s'en lassent bientôt, et les lois de tous les peuples ont prescrit un certain temps au deuil qu'on fait en la mort des personnes les plus chères, d'autant qu'on ne la peut pas continuer toujours sans la contrefaire. Nous avons vu les assistants d'un malade, dans l'agonie de deux ou trois jours, après avoir versé beaucoup de larmes, le coeur pâmé, l'esprit confus de douleur, en un moment, pour un sujet nullement considérable, éclater ensemble en un ris involontaire, par un transport de la nature qui vengeait ses droits et se rétablissait en conjurant cette humeur mélancolique, sans attendre les ordres de la raison (2).

 

Revanche de l'ordre. Ce fou rire nous rappelle que

l'homme n'a pas été fait pour les larmes. Duègnes de charité, aumôniers moroses, vous n'admettez pas que les pauvres mendiants de votre ressort, paraissent gaillards et en joie, qu'ils chantent, qu'ils dansent et que « les estropiats trouvent l'adresse d'aller en cadence ». Vos miséricordes se refusent à ces misères « qui vous montrent des joies et des satisfactions plus grandes que celles des riches, parce qu'elles sont nécessaires, sans déguisement et sans affectation ».

 

Mais si vous agissez plus par raison que par un mouvement sensitif, les petites relâches de ces misérables ne refroidiront pas votre charité. C'est votre gloire, et ce doit être votre

 

(1) Les morales chrétiennes, II, p. 473.

(2) L'Agent de Dieu..., pp. 171, 172.

 

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contentement que (cette charité) pourvoie de sorte à leurs nécessités que, comme la providence divine, elle aille jusqu'au plaisir. Les bêtes que nous tenons à l'attache, les chiens, les singes, les fouines font des tours de gaîté dans la petite étendue de leurs chaînes. Ne soyez donc si ennemi des inclinations de la nature, que vous teniez les pauvres pour des hypocrites, si, dans une longue misère, ils sont quelquefois joyeux (1).

 

II. Pourquoi les ombres du monde moral assombri-

raient-elles ce riant tableau ? N'avons-nous pas marqué plus haut qu'il y a « toujours » ici-bas a plus de vertus que de vices » ?

 

Tout ce que je regrette..., c'est de voir que ceux qui se rendent maîtres de la sagesse, ne remarquent en l'homme que du défaut et se persuadent de le bien connaître quand ils le chargent d'autant d'injures qu'en méritent les plus infortunées productions du monde. Qu'il me fâche quand, pour les titres honorables qui lui sont dus, on lui donne ceux de vanité, de faiblesse, d'inconstance, de misère, de présomption ; quand je vois que les artifices de l'éloquence agrandissent ses imperfections... ! Ce n'est pas là une libre confession de notre misère, mais une calomnie de notre excellence, puisque ces disgrâces sont les infirmités et non pas les apanages de notre nature, et mesurer à cela notre condition, c'est juger du soleil par son éclipse, de la beauté d'une fleur, quand elle est passée, de la générosité d'un lion, quand il est mort. Quelle fureur d'être ennemis de nous-mêmes, de n'avoir des yeux que pour voir en nous ce qui n'est point nôtre!... Ils rendent les défauts possibles comme nécessaires; ils nous font un ordinaire d'un accident; ils ressemblent à un législateur qui n'aurait de lois que pour les crimes, et leur sagesse se réduit à traiter l'homme par une continuelle application de remèdes sans lui faire prendre de nourriture... Pourquoi donc accuser plutôt l'homme des misères qui le travaillent que le louer des vertus qui en triomphent ?

 

Pense-t-on qu'en amplifiant de la sorte notre infirmité, on avancera l'amendement de notre vie? Mais non, cette

 

(1) L'Agent de Dieu..., pp. 172, 173.

 

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rhétorique nous accable et nous diminue, au contraire. « C'est absoudre les crimes, crier liberté à toutes les passions, de les dire propres à notre espèce et les mettre sous la protection de la nature. » Quelles grandes actions attendriez-vous d'un petit courage? « L'homme ne s'élèvera jamais à Dieu s'il ne se croit plus puissant que tout le monde ; plus fort que les passions, que les charmes de la volupté, que les gênes de la douleur; s'il ne se met au-dessus du temps ; s'il n'est une éternité et s'il ne s'unit au premier principe par quelque sorte de ressemblance. »

 

Laissons donc ces lâches pensées de la misère de l'homme; faisons voir les excellences de sa nature... pour nous acquitter d'une reconnaissance envers Dieu, d'un devoir de justice envers nous-mêmes et pour ne point tomber dans le désespoir de la vertu (1).

 

Les passions elles-mêmes sont « avantageuses à notre nature ».

 

Dieu qui veut notre bien les a rendues communes à tous les hommes... Puisque sa providence nous a composés de corps et d'âme, de sens et de raison, pourquoi veut-on qu'une de ces deux parties demeure inutile, qu'elle soit morte, sans action dans cette alliance mystérieuse qui fait notre vie, qui marque l'union inséparable du Verbe divin avec notre nature (2)?

 

L'étrange prévention des stoïciens qui « supposent toujours la passion en un excès qu'ils disent ne se pouvoir non plus arrêter qu'une flèche partie de l'air » (3)! Lorsqu'elles tâchent de se soulever contre l'esprit, quelle débile et maladroite figure ces passions ne font-elles pas ? Leurs « premiers mouvements ne sont que des avis à la raison d'être sur ses gardes ».

 

Ce sont de petites vapeurs semblables à celles qui nous font paraître la lumière du soleil tremblotante à son lever et

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 16-22.

(2) Les vaines excuses..., II, p. 17.

(3) Ib., II, p. 18.

 

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qui se dissipent en rosée lorsqu'il a plus d'élévation sur notre hémisphère. L'âme se roidit contre des forces qu'elle trouve inégales aux siennes ; elle s'irrite à venger la rébellion de ses sujets.

 

Commençantes ou exaspérées, un geste de notre liberté

met les passions dans l'impuissance de nuire. Si l'âme « veut employer son autorité, elle prend un empire absolu dessus la matière et sur les sens, qui en qualité de sujets ne peuvent prescrire contre elle » (1) . Bon pour des héros, direz-vous ? Mais non, la vertu est aisée (2); « comme la plus heureuse des habitudes, (elle) est toujours accompagnée de plaisir » (3).

 

Je veux qu'elle soit mêlée de quelque travail et que ses joies intérieures soient interrompues par quelques souffrances. C'est une espèce de permutation d'un bien du corps avec celui de l'esprit; une réaction très équitable que la nature autorise en tous ses progrès. Et n'est-il pas juste que l'homme se fasse quelque violence pour se ployer et s'ajuster aux lois immuables de la vérité éternelle (4) ?

 

Pour parler « ingénument », avouons qu'obligés de «vivre au monde comme dans un pays d'ennemis », la vertu est une conquête qui nous coûte parfois « de grandes fatigues ». En revanche comment ne pas reconnaître que «nous avons accru nos infirmités par opinion » ? Foin des moralistes gémissants! Affolée par eux, la vie de la plupart des hommes ressemble aux imaginations des mélancoliques qui se figurent des disgrâces et des horreurs entre les magnificences et les caresses de leurs amis. A force de dire que la vertu n'est pas au pouvoir de notre nature, ils s'impriment cette créance ; toutes les occasions de la vie leur paraissent des périls inévitables et une terreur panique les met en déroute comme ceux qui prirent autrefois

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 376-378.

(2) Ib., II, p. 20.

(3) Ib., III, p. 162 ou 102.

(4) Ib., III, p. 447.

 

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les arbres pour des embuscades, ou les tintamarres d'un écho... pour le tumulte d'une grosse armée (1).

 

A ces vues générales sur l'excellence de l'homme en soi, que les pessimistes ne se flattent pas d'opposer la misère morale des particuliers.

 

Si quelquefois les prophètes se sont emportés en de sévères invectives contre la corruption des moeurs, comme si elle était générale, c'est par un zèle de sainteté à qui les moindres fautes paraissent grandes... Mais s'entretenir de sang-froid dans cette mauvaise estime de tous les hommes, qu'ils sont des méchants, des ennemis couverts, déterminés à faire le mal toutes les fois qu'ils en trouvent les occasions et qu'ils en ont la puissance, c'est la plus injurieuse et la plus injuste pensée dont on puisse offenser la société civile (2).

 

La bienveillance, l'indulgence sont beaucoup plus clairvoyantes que les dispositions contraires. Le sage et, à plus juste raison, le philosophe chrétien

 

se persuade aisément des perfections dans une créature qui porte l'image d'une infinie bonté et qui est l'objet de son amour. Il n'a point d'yeux pour voir des offenses dans un état de grâces et de miséricordes, dans un corps mystique dont le chef possède la gloire, dans une église où nous sommes en communauté de biens avec les âmes qui jouissent de la béatitude, où le Fils de Dieu renouvelle continuellement ses triomphes (3).

 

C'est ainsi, par exemple, qu'un éducateur doit assister, non seulement sans trouble, mais avec une secrète joie,

aux emportements de son élève.

 

Il faut se résoudre à voir toujours quelque escapade de la jeunesse. Les grands hommes, comme les bons chevaux, ont eu ce jeune âge des fougues qui deviennent des générosités par le moyen de l'instruction (4).

 

(1) La Théologie naturelle, III, p. 443.

(2) Les vaines excuses..., I, pp. 54, 55.

(3) Les morales chrétiennes, III, p. 492.

(4) Ib., III, PP. 354, 355.

 

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Ainsi encore qu'il faut permettre, qu'il faut même encourager certaines ambitions et fiertés naturelles, qui d'abord ne sembleraient pas devoir s'accorder avec la perfection évangélique.

 

Je ne voudrais pas passer dans cette austère philosophie qui se moque des personnes engagées dans un grand emploi, comme si elles achetaient bien chèrement leurs inquiétudes, et qui regardent la magnificence de leur train comme la pompe funèbre de leurs âmes mortes pour elles-mêmes... J'avoue franchement que le dessein est généreux et de grand mérite d'employer ses conseils, ses soins et ses forces pour le soulagement des peuples (1).

 

Générosité, noblesse, honneur, autant d'objets qui réjouissent le moraliste chrétien.

 

Ce sentiment de l'honneur, plus vif en la noblesse, est néanmoins commun à tous les hommes, et c'est le plus doux, le plus efficace motif qui oblige les enfants d'apprendre ce qu'ils sont honteux de ne pas savoir... c'est ce qui échauffe l'esprit et la main des ouvriers pour exceller chacun en son art (2).

 

Vertu imparfaite et mêlée, mais vertu quand même.

 

La plus grande part des courtisans ne se proposent que cette fin d'avoir de l'honneur, sans travailler à l'acquisition de la vertu dont il est le fruit... Quoique en cela leurs intentions ne soient pas si pures, c'est un bien en ce qu'il empêche beaucoup de mal et qu'ils se tiennent dans les mêmes modérations qu'on pourrait attendre d'une essentielle probité (3).

 

Que n'a-t-on pas écrit pour ridiculiser le luxe des habits et les variations de la mode ? Un esprit large et pénétrant, nuance, atténue, comme il convient, le lieu commun trop facile, il ne conseille pas des ornements trop coûteux, mais il laisse un certain jeu au goût, à la fantaisie du moment.

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 540, 541.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 310,

(3) Ib., p. 315.

 

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Une voix commune charge les Français d'être... plus inconstants que les autres peuples qui gardent la forme de leur habit, comme de leur peau, toujours la même et qui, comme les corbeaux, quoiqu'ils se renouvellent en leurs mues, sont toujours noirs. Je ne crois pas que les hommes soient dignes de blâme de se conformer à la nature qui, par les mouvements du ciel, de l'air, des eaux, des choses inférieures, des quatre saisons de l'année, fait que le monde est dans une continuelle diversité, afin que, passant par cette multitude sans bornes, il ait un plus grand rapport à l'infinité de son principe (1).

 

De ces parades sociales, passons à l'intérieur de la société domestique. Si nous savons regarder, nous verrons bientôt que « la fidélité n'est point rare dans les mariages » (2).

 

Avec tout ce que l'amour, l'envie, la médisance peuvent inventer, les adultères se trouvent plus rares dans une ville que les monstres en la nature et que les éclipses au soleil (3).

 

Il en va de même et à plus forte raison de la société surnaturelle des âmes. Abus, misères, d'ici et de là, même chez les religieux et chez les pontifes, qui le nie, mais

 

quand même le mal s'attacherait aux parties qui semblent les principales, il n'en faudrait pas faire un préjugé désavantageux pour les autres, parce qu'ils reçoivent leur beauté et leur nourriture d'un chef invisible. Dieu prend le gouvernail quand les pilotes sont endormis (4).

 

III. Se résigner, comme il le faut bien du reste, aux défauts du monde est d'un petit courage et d'une intelligence courte. Ces défauts, on doit comprendre que d'une sûre manière ils concourent à l'excellence foncière de la création.

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 351, 352.

(2) Les vaines excuses..., II, p. 64.

(3) Ib., II, p. 59. Comparant les rigueurs orientale, espagnole, italienne à la facilité française, Yves, d'accord en cela avec J.-P. Camus, estime que chez nous « les fidélités... sont plus entières dans une honnête liberté e, Ib., p. 65. Cf. plus haut, p. 281.

(4) Les heureux succès..., pp. 212, 213.

 

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Ces faiblesses... qui font que les uns ont besoin des autres, sont l'origine et le fondement des républiques ; elles sont aussi de puissants attraits de l'amour dont les femmes se savent servir quand elles affectent des craintes et des délicatesses pour gagner des cœurs qui font profession de vaillance. Les vieillards, où l'on suppose beaucoup de sagesse et d'expérience, aiment tendrement les petits enfants... Ce serait bannir l'amour et le commerce du monde d'en vouloir ôter tous les défauts ; ce serait rendre le tout imparfait sous prétexte de perfectionner les parties (1).

 

Cela est vrai non seulement des défauts du monde, mais de son péché, de l' « heureux péché », qui nous a valu « un tel Rédempteur ». Restent nos fautes individuelles. Si énormes, si invétérées qu'on les suppose, combien ne paraissent-elles pas fragiles et peu résistantes! C'est l'infirmité essentielle du mal, frère du néant.

 

Les maladies se doivent guérir à la longue... et la nature ne saurait souffrir le passage d'une extrémité à l'autre sans les moyens et le temps qui en préparent l'entrée. Mais, quoiqu'on ait passé sa vie dans les désordres et contracté de vicieuses habitudes, il ne faut qu'un seul acte, qu'une ferme résolution pour se remettre au chemin de la vertu (2).

 

Cette résolution, nous ne la saurions prendre de nous-même, mais la grâce est toujours prête à nous en donner la force; la miséricorde divine toujours prête à recevoir le pécheur

 

sitôt qu'il se convertit, quand même il aurait passé toute sa vie dans les abominations et les sacrilèges. Il y a de grands périls... à remettre la pénitence à l'extrémité de la vie, à ne donner à Dieu que la lie de nos actions et le rebut de la volupté. Néanmoins, il est si bon qu'il nous reçoit en quelque temps qu'on recoure à lui. Et je crois qu'il faut que les démérites des hommes soient extrêmes pour encourir sa condamnation, d'autant qu'il nous a créés à sa ressemblance et pour jouir de

 

(1) La Théologie naturelle, III, pp. 232, 233.

(2) Ib., II, pp. 377, 378.

 

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sa gloire... Nous avons toutes les conjectures possibles de notre salut en ce qu'il accomplit la fin qu'il (Dieu) s'est proposée (1).

 

Même pécheur, l'homme tend vers Dieu « d'un amour qui n'a point de bornes et qui ne veut pas finir ». Dieu, prototype de notre nature, « doit donc avoir plus d'amour pour les hommes que les hommes, qui sont ses créatures, pour lui » (2).

 

Si les centres redoublent leurs attractions sur les corps quand ils sont prêts de s'y réunir, il est à croire que la bonté divine rend ce dernier acte de miséricorde plus signalé qui doit terminer tous les mouvements de notre vie et nous reporter à lui comme à notre centre, quoique nous soyons partis de divers endroits de la circonférence.

 

Dieu a surmonté « notre néant originaire par sa puissance »,

 

pourquoi n'excéderait-il pas nos mérites pour nous donner la béatitude (3) ?

 

L'iniquité abonde, il est vrai, mais abonderait-elle encore davantage, le philosophe chrétien garderait son espérance inébranlable, non pas seulement dans le triomphe infaillible du bien, mais dans la miséricorde céleste.

 

Cette multitude de pécheurs lui paraît une grande étendue de matière sur qui l'amour divin doit pousser ses flammes et qu'il peut convertir en soi (4).

 

Comme l'a répété la grande mystique de Norwich, l'amour, l'amour aura nécessairement le dernier mot.

 

(1) La Théologie naturelle, III, pp. 515, 516.

(2) Ib., II, pp. 329, 33o.

(3) Ib., III, p. 516.

(4) Les morales chrétiennes, III, p. 547.

 
§ 2 — Abus et plans de réformes.

 

Si l'amour doit avoir le dernier mot, comme il a eu le premier, joueront librement dans l'intervalle, la sottise, la méchanceté et la bassesse, non pas de l'homme, mais des hommes.

 

Le monde nous serait une farce continuelle si nous avions la vue de l'intérieur comme du visage (1).

 

Encore si les hommes n'étaient que ridicules, mais il en est qu'on a peine à ne pas trouver odieux, les tartufes, par exemple.

 

Leur habit, leur front, leurs yeux sont composés dans une modestie qui publie de loin leur intégrité... Si on les approche, leurs bouches forment de fréquents soupirs et prononcent avec beaucoup de poids leurs paroles comme des oracles. Leurs entretiens seront des mystères d'une vie cachée et d'une éminente contemplation... Sitôt qu'il se présente quelque occasion de satisfaire leur concupiscence... ces bêtes affamées qui contre-faisaient les mortes se jettent avec fureur dessus leur proie... Aujourd'hui (1637) les plaintes sont publiques de ces dévotions masquées (2).

 

Un autre abus, tout voisin quoique moins répugnant, sans doute, est celui qui menace de transformer les confréries de prière ou de charité en cabales politiques.

 

Cependant que la charité (de ces compagnies dévotes) répand ses vues sur ce qui se passe dans les négoces du monde, pour y empêcher le mal et y faire tout le bien possible, c'est une

 

(1) La Théologie naturelle, II, p. 155.

(2) Les morales chrétiennes..., I, pp. 618-620.

 

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conduite très judicieuse de ne point entrer dans les intrigues de l'État. De tout temps les politiques ont trouvé l'adresse de faire servir la religion à leurs desseins et, sous des prétextes éclatants de sainteté, exposent les plus zélés, comme des esclaves, pour la sûreté de leurs intérêts et de leurs personnes. Ils les emploient à répandre des nouvelles ordinairement fausses, à donner de la réputation à de pernicieuses entreprises, à débaucher les courages, à jeter les fondements d'une révolte. En tout cela, comme la religion agit pour ce qu'elle ignore et qu'elle s'engage dans un péril qu'elle ne voit pas, elle souffre la première par le combat des ambitieux. Sitôt que le Prince s'aperçoit que vous entrez dans un parti, que vous concertez avec ceux qui jettent le trouble dans les affaires, il vous tient avec raison comme suspects et vous ôte la liberté de vos exercices. Si les principaux de la compagnie... découvrent leurs sentiments à leurs confrères, c'est les publier et les perdre ; tous ne seront pas d'un même avis ; les divisions et les résistances à ce point pourront causer des refroidissements au reste des meilleures entreprises. S'ils tiennent ces négoces sous le secret, le déguisement qui cache tout ne se peut tellement cacher qu'il ne donne des jalousies... Enfin, ce mélange du divin avec le profane risque beaucoup ; avance peu dans les premiers innocents desseins de la Compagnie parce qui... il fait une notable diversion des pensées qu'on devait tout entières aux pratiques de la charité (1).

 

Tel autre abus, compromet à la fois le bonheur des particuliers et la sainteté de la religion. A la vérité les enfants souffrent paisiblement les privilèges qu'une ancienne tradition réserve à l'aîné de la famille;

 

mais l'inégalité que le père fait de leurs personnes leur est incomparablement moins supportable... quand de plusieurs enfants après l'aîné, il en destine un ou deux pour être chevaliers de Malte, les autres pour être d'église et qu'il enferme les plus jeunes dans les collèges de religieux, à dessein de leur en faire prendre l'habit. Des filles, on n'en réserve que la plus belle pour le mariage, les autres sont mises de leur gré ou

 

(1) L’Agent de Dieu..., pp. 217-219. J'ai tenu à citer ce passage extrêmement curieux d'un livre publié peu après la Fronde (1656). En lisant ce développement et ces allusions prudentes, il est difficile de ne pas songer à la Confrérie du Saint-Sacrement.

 

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par de mauvais traitements, en religion. Je n'ai rien à dire contre ceux que l'on fait chevaliers de Malte (1)... mais que l'on destine des enfants ou à l'église ou au cloître sans examiner leurs vocations, leurs volontés ni la portée de leurs esprits, n'est-ce pas une entreprise manifeste sur les droits de Dieu?... On lui donne des domestiques par force... Quant aux enfants qu'on met par force en religion... les coeurs seront inhumains qui ne seront pas touchés de pitié de voir ces pauvres victimes qu'on immole, non pas à Dieu, mais à la vanité de leurs familles (2).

 

Comme « on leur donne ce tombeau à l'entrée du monde », les malheureux s'obligent par leurs voeux, « à ce qu'ils ne connaissent pas ».

 

Que doit-on attendre de ces petites âmes que la crainte, que le respect, que la force, que les menaces ont jetées dans cette profession? Quand l'âge a réveillé le sentiment de ces pauvres créatures et qu'elles commencent à désirer ce qui ne leur est plus permis; quand elles se voient à la chaîne pour toute leur vie..., Dieu! que d'inquiétudes, que de sacrilèges, que de désespoirs! Il faudrait qu'un coeur fût de bronze pour n'être point amolli par ces voix de sang qui crient vengeance devant le trône de Dieu (3).

 

Quand le mal n'est plus réparable, du moins faut-il que le père, que le frère de ces religieuses malgré elles, emploient

 

toute sorte de moyens pour adoucir l'esprit de ces pauvres infortunées, par des témoignages d'amitié, par de petites pensions qui soulagent leurs plus pressantes incommodités, afin de les réduire à faire de nécessité vertu et à confirmer leurs voeux par un nouvel holocauste de leurs personnes (4).

 

Cet abus n'est qu'une des suites, entre plusieurs, de la décadence de la noblesse française.

 

(1) Comme nous le verrons plus bas, le P. Yves estimait qu'il est mieux pour le sage de ne pas se marier.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 127-131.

(3) Les morales chrétiennes, III, pp. 362, 363.

(4) Le gentilhomme chrétien, p. 541.

 

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Anciennement les gentilshommes tenaient en France toutes les dignités de l'église, de la justice, de la guerre, mais comme leur courage les engageait et que les nécessités de l'Etat les appelaient beaucoup plus aux armes qu'aux autres emplois, la jeunesse s'y jeta sans retenue et sans réserver les faiblesses mêmes de leurs premières années pour les études. Ainsi les charges de la justice sont tombées entre les mains des personnes populaires dont les nobles ne pouvant souffrir la domination, se sont retirés dans leurs maisons de campagne... N'ayant plus de charges, ils ont reçu moins d'honneurs, moins de profits... Ensuite les dignités, appartenant à ceux qui ne tendent qu'à l'utile ,sont entrées dans le commerce, sont devenues vénales, sont montées à des prix exorbitants qui sont.., la honte de l'Etat, la ruine des maisons, enfin du commerce quand tout l'argent du royaume se met en ces négoces stériles. Voilà le tort que les nobles se sont fait à eux-mêmes et au public par le mépris des sciences, quoique étant les chefs du peuple, employés au gouvernement, ils dussent les posséder avec avantage (1).

 

Comment du reste la noblesse qui est désintéressée par

définition progresserait-elle « dans un siècle où tout est vénal » (2)? Il faudrait néanmoins tâcher de lui rendre son ancien prestige et pour cela, commencer par donner au jeune gentilhomme pauvre l'éducation qui convient à sa naissance.

 

Ceux qui n'ont pas moyen de soutenir les frais de l'académie.... sont ordinairement mis pages, ce semble plutôt pour soulager leur famille que pour servir à leur instruction. Exceptez la maison du Roi, des Princes, des grands seigneurs, les pages ne font point les exercices de cheval, de danse, de mathématique... et leur continuelle conversation parmi les laquais leur donne de pernicieuses habitudes dont il sera difficile de se dépouiller pour être honnête homme.

 

Il conviendrait donc de créer des académies gratuites pour « l'éducation des enfants nobles mais pauvres ».

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 166, 167.

(2) Ib., p. 192.

 

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Mais « où prendre un fonds capable de les entretenir » ? Le Roi pourrait assigner quelque chose sur les revenus de la province ; les grandes familles contribueraient à ces fondations ; divers impôts ou sur les riches successions ou sur les successions nobles qui tomberaient en quenouille, feraient le reste (1).

Il est permis au gentilhomme d'épouser une fille pauvre pour sa beauté; en revanche, il est mauvais d'épouser une roturière laide, pour son argent. Aujourd'hui l'on ne pense plus ainsi :

 

un gentilhomme recherche ordinairement une fille de basse naissance, non pas pour sa beauté ni pour sa vertu, mais pour ses richesses, sans considérer comment elles sont acquises.

 

Triste mariage. « Le profit qu'en reçoit ce gentilhomme... passera bientôt. Il en paiera peut-être ses dettes, mais il s'oblige, en même temps, à beaucoup de déplaisirs. » Quant à sa femme, ainsi élevée à un rang qui n'était pas pour elle, que de cruelles humiliations l'attendent !

 

Puisque la Providence vous a fait naître gentilhomme... mettez ce titre entre les choses sacrées qui n'entrent point dans le commerce.

 

Du reste « un choix de telle importance se doit... faire avec une franche liberté... Les inclinations, les sympathies, les réciproques attraits de la nature sont les principaux agents à conclure ce traité d'amour ». Loi fondamentale qui devrait régler toutes les unions, même celles des enfants des rois. Mais hélas! « les meilleures tètes d'un royaume travaillent aux alliances des princes », et cependant,

 

la volonté de ces jeunes gens souffre une extrême violence... et leur amour est esclave sous la prudence de ces vieillards qui

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 197 sq. Le P. Yves a repris ce plan dans son Agent de Dieu, pp. 317-327.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 92-101.

 

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allient moins les coeurs que les possessions et qui immolent les contentements particuliers aux intérêts de l'Etat ou d'une famille. Leurs plus sincères avis sont injustes ; leur autorité est une usurpation, parce qu'ils jugent de ce qu'ils ne connaissent pas et qu'ils disposent des affections sur lesquelles ils n'ont point de droit (1).

 

Anciennement les mères ne manquaient jamais au « devoir de nourrir leurs enfants de leur mamelle. Les femmes des Patriarches, qui étaient de grandes dames, étaient les plus fidèles à garder cette loi de la nature ».

 

Les nourrices mercenaires, mal élevées, peut-être de mauvaises moeurs, ne peuvent donner leur lait que comme il est, plein de leurs esprits qui passent en la substance de l'enfant et changent infailliblement sa complexion.

 

Mais pourquoi faire là-dessus un long discours qui ne changerait pas « une coutume universellement reçue au siècle où nous sommes (1666) ? »

 

Au moins, si la mère ne nourrit pas son enfant, qu'il soit ordinairement auprès d'elle, pour le voir, le caresser, en avoir le soin et tenir en exercice l'amour naturel que l'absence ou des pratiques moins familières pourraient éteindre ou affaiblir (2).

 

Mais de tous les abus, ceux qui ajoutent à la souffrance du peuple sont les plus graves. Que penser d'une société où l'on voit « équiper les carrosses et les laquais du sang et de la sueur des pauvres (3) »? Je ne fais ici

 

que demander miséricorde au nom du pauvre peuple que des rigueurs insupportables ont réduit à une condition pire que celle des bêtes, puisque, après beaucoup de travail, on lui refuse la nourriture. Nous devons croire que Dieu qui donne un prince à ses peuples, répand dans son coeur les douces inclinations de miséricorde, telles que les doit avoir un père pour ses enfants ; mais les personnes qui l'approchent, qui

 

(1) Les heureux succès..., pp. 265, 266.

(2) Le gentilhomme chrétien, pp. 134, 135.

(3) Les heureux succès..., p. 101.

 

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cherchent leurs avantages dans les ruines de l'État, étouffent ces mouvements sacrés d'humanité par des maximes fausses et abominables. Que faire dans cette désolation où les parties sont les juges, où l'esprit du prince est obsédé par le rapport de ceux qui, dans les autres affaires, ont mérité sa créance?... La voix lamentable de tant de peuples, les remontrances, les plaintes universelles des provinces, ne demandent-elles pas que le Roi s'informe de la vérité par d'autres personnes que celles qu'il doit juger sensiblement intéressées, de ce que, sans distinction des temps, elles ne concluent jamais qu'à des levées toujours plus grandes et moins supportables. Plusieurs sages princes se sont souvent déguisés, sans suite, sous des habits et des visages contrefaits, ont visité leurs provinces, pour voir de leurs yeux et entendre de leurs oreilles le fort ou le faible, les satisfactions ou les mécontentements de leurs peuples, afin de donner des ordres convenables (1).

 

Parmi tant de malheureux, les artisans, les villageois, vieux ou infirmes, paraissent dignes d'une miséricorde particulière. Tant qu'ils l'ont pu, ils n'ont « épargné ni leurs industries, ni leur forces ». La disgrâce qui les a frappés « ne vient pas de leur faute, mais d'une force majeure invincible ».

 

Le travail de ces manoeuvres, de ces artisans, de ces villageois suffisait pour leur donner la subsistance d'un jour à l'autre, mais non pas pour mettre en réserve des sommes capables de pourvoir aux nécessités futures. Tellement que si la maladie les abat au lit, ils consomment en peu de temps leur petite épargne, leurs meubles, ce qu'ils empruntent du voisin ; et puis, les voilà sans nourriture, avec moins de regret de n'en avoir pas pour eux que pour leur famille désolée.

 

N'est-il pas rigoureusement juste de les secourir ? « Vous avez profité de leurs services et vous leur en avez donné de si petites récompenses, qu'à peine ont-elles suffi pour leur nourriture de chaque jour. » Vous êtes la « cause » de leurs infirmités ; vous en devez réparer les suites.

 

(1) L’Agent de Dieu, pp. 280, 281.

 

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Si les bêtes qu'on a d'emprunt ou de louage, meurent ou tombent malades, parce qu'on les a trop violentées, on est obligé d'en payer le prix... Les pauvres manoeuvres ont porté quasi seuls la peine... de gagner leur pain à la sueur de leur visage ; ils ont souffert ces fatigues et en ont soulagé les autres ; le peu de récompense qu'ils en ont reçu les a réduits à la pauvreté d'où procèdent leurs maladies. Pourquoi le public ne serait-il pas tenu aux indemnités où les lois obligent pour les animaux, je dis, par une raison de justice, quand le motif de la charité chrétienne manquerait?

 

Pour remédier en partie à ce désordre, il faudrait que tous ces artisans syndiqués eussent « un coffre commun pour l'assistance de leurs associés » en cas de besoin. Pour alimenter cette caisse, il serait à souhaiter

 

que de la succession d'un artisan on en prit quelque partie qui n'incommodât point les héritiers, et qui étant fidèlement conservée dans leur recette commune, pût servir à soulager les pauvres de la même profession. Cela pourrait grossir par la dévotion des plus riches, par les amendes (et) par d'autres contributions (1).

 

Comme on le voit sur ces quelques exemples, les occasions ne manqueront pas à la patience, au zèle, à la charité du sage. Quoi qu'il en soit, fuyons les tentations de la tour d'ivoire. Méprisable, le prétendu sage, l'égoïste contemplateur qui ne voudrait pas être « un agent de Dieu dans le monde ». D'ailleurs nos plus longues extases sont brèves. Le « divin soleil ne se montre pas plutôt qu'il ne s'éclipse », Dieu se cache « pour donner de l'exercice à notre courage » ;

 

mais surtout, je crois que Dieu ne se laisse pas ici ni voir ni posséder parfaitement, afin que nous le chérissions en notre prochain qui est son image...

Ainsi les Perses qui adoraient le soleil, ne pouvant rien ajouter à ses beautés par leurs sacrifices et se voyant contraints d'en perdre la jouissance plus de la moitié du temps,

 

(1) L’Agent de Dieu, pp. 261-266.

 

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considérèrent le feu comme son lieutenant dans le monde, à cause de sa lumière et de sa chaleur qui le représentent. Ils le nourrissaient de bois précieux, dans des vases d'or; l'entretenaient sur les autels avec tout ce qui se peut de cérémonies; le faisaient porter devant le Roi par autant de beaux jeunes pages, richement parés, qu'il y avait de jours en l'an (1).

 

(1) L’Agent de Dieu, pp. 44-46.

 
§ 3. — Des Sympathies et de l'Union.

 

I. « Les plus importantes et les plus agréables actions », de la nature et de la grâce, « s'achèvent par le moyen de la sympathie ». C'est elle qui retarde la dissolution des corps; qui préside à la nourriture et à la croissance des êtres animés; « qui fournit des forces à la passion, des charmes à la volupté et qui donne de la constance à toutes les unions ». La nature « n'ayant pu loger toutes les perfections... dans l'étendue du peu de matière nécessaire à la formation d'un être particulier », imprime aux choses « une mutuelle inclination de se rejoindre, afin que la diligence de leurs recherches supplée au défaut de leurs conformations et qu'elles se possèdent au moins par amour, quand la distance des lieux, du temps et de la matière les a divisées ». Quand les créatures témoignent ainsi « de la complaisance en leurs approches, qu'elles s'y portent avec des élans passionnés et qu'elles se ravissent d'une joie extraordinaire en leurs unions, c'est qu'elles ont l'unité pour premier principe à laquelle elles se rendent plus conformes par leurs alliances. Elles reviennent à l' Unité (1) ».

Ceux qui vont déclamant sur la misère de l'homme ne prennent pas garde à cette merveilleuse économie qui nous a créés perfectibles et qui met tout un monde, ou plutôt deux mondes, en travail pour nous secourir ou nous parfaire. Mille sympathies servent de trait d'union entre ces deux mondes et chacun de nous. De part et d'autre, on s'attend, on s'appelle avec impatience, on se rencontre,

 

(1) La Théologie naturelle, I, première partie, ch. XXVI, passim. C'est dans ce chapitre que le P. Yves a expliqué le plus longuement sa philosophie de la sympathie et des sympathies.

 

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on se reconnaît, on se rejoint avec des facilités et des douceurs extraordinaires. « Les sympathies nous viennent du ciel mais... les moyens qui nous y engagent nous sont inconnus et incompréhensibles, aussi bien que la première Unité qui nous en donne les mouvements » :

De là même dépend l'admirable liaison des parties du monde... qui consiste en ce que les êtres supérieurs se communiquent aux inférieurs pour imiter la bonté du premier Principe, et animer les hommes au devoir de la charité. Ainsi les moindres petites choses étant invitées à la grandeur par celles qui la possèdent sans jalousie, quittent avec de grands efforts la bassesse de leur origine et s'élèvent à une qualité plus éminente que ne le permettrait le degré de leur espèce. Il se fait là un concert d'affections qui aspirent également à l'unité et à la grandeur pour se rendre plus conforme à leur principe et à leur idée » :

 

De semblables inclinations animent les êtres, qui nous sont inférieurs, à nous enrichir de leur humble abondance. Ils ont des perfections qui nous manquent, et ils aspirent vers la joie de nous compléter. Ainsi de nos serviteurs dans l'ordre social ; ainsi de la femme. Dans l'amitié, nos égaux se donnent à nous. Enfin d'autres sympathies réciproques nous unissent à nos supérieurs, aux créatures angéliques. Nous dirons quelques mots de ces différentes sympathies, réservant à un autre chapitre l'étude du sentiment naturel qui nous élève jusqu'à Dieu lui-même (1).

 

II. Tous les domestiques seraient des espions à gage, des voleurs, des assassins, s'ils n'avaient de l'amitié pour celui qu'ils servent et si la part qu'ils prennent par amour en ses intérêts, ne les détournait de tout le mal qu'ils pourraient faire impunément. Le secret qu'ils gardent de vos désordres dont ils sont témoins oculaires; leur courage à soutenir votre honneur contre la médisance qui le blesse, à ne se point rebuter îles saillies et des violences de votre mauvaise humeur, sont des faveurs qui vous épargnent et que vous ne sauriez assez

 

(1) La Théologie naturelle, 1, pp. 393, 394.

 

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reconnaître. La vie d'un prince dépend de son médecin, dans la maladie ; de son cocher, dans le voyage ; d'un pilote, dans la navigation ; de son cuisinier, en tous les repas ; d'un valet de chambre et d'un laquais, à toute rencontre.

 

L'ordre, la conservation d'une famille, ou de l'Etat lui-même, dépendent de cette union cordiale entre les grands et les petits.

 

Ce n'est point la sage conduite d'un chef; ce ne sont point les luis ni les menaces qui retiennent les personnes de basse condition dans leur devoir, car l'intérêt particulier peut trouver assez de moyens pour tromper les yeux d'un maître ou de la justice. C'est un sentiment ce bonté, de charité, de compassion qui les empêche de chercher leurs avantages dans la ruine d'une famille ou d'un état dont ils font partie. Ce sentiment intérieur de conscience vient de Dieu, qui sauve et l'âme du serviteur et la fortune du maître par les douces impressions de ses grâces. Il est donc bien étrange que vous, riche, qui subsistez par la miséricorde des pauvres, ne soyez jamais en état de la pratiquer pour eux. C'est contre le droit commun du Inonde, que la plénitude soit moins libérale que l'indigence ; qu'un riche reçoive beaucoup des pauvres et leur donne peu (1).

 

Parmi les unions qui concourent à l'ordre du monde et qui nous aident soit à désirer soit à atteindre l'Unité parfaite, il faut compter l'union conjugale. Incommode sujet pour un galant homme et très humain, mais philosophe. En bonne métaphysique, le beau sexe est nécessairement le « sexe infirme », celui qui a « le moins de vertu intérieure » (2); en fait, la femme est trop souvent un moulin à paroles (3), une « vipère », une « lionne » ou « un diable familier » (4). A Dieu ne plaise, néanmoins, qu'en face de cette créature étrange, la plus belle et la plus embarrassante de toutes, l'optimisme s'avoue vaincu.

 

(1) L’Agent de Dieu..., pp. 92-97.

(2) La Théologie naturelle, I, p. 408. Inutile de répéter qu'ici, comme

dans tout ce chapitre, c'est le P. Yves qui parle.

(3) Les vaines excuses..., II, pp. 34, 35.

(4) Les morales chrétiennes, I, p. 305.

 

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Je ne saurais goûter l'opinion de ceux qui disent que la femme n'est pas produite selon le dessein de la nature qui aspire toujours au plus parfait. La beauté qui lui est propre, la délicatesse de sa complexion, la vivacité de son esprit montre que la nature ne s'est point trompée (1).

 

Il n'y a donc pas lieu de condamner le mariage, bien que le sage doive hésiter beaucoup avant de s'engager dans une aventure aussi périlleuse (2). Eh! sans doute « le mariage... est... la mort de la liberté », mais d'un autre côté, « l'amour est le souverain appareil aux plaies que le mariage fait à la liberté » (3).

 

Il est vrai que c'est un sujet de plainte d'être réduit, par la condition de la nature, à faire la moitié de soi-même d'un sexe infirme. Mais si les inclinations de cette femme sont douces, elles sont (par là même) susceptibles de toutes Ies bonnes impressions que vous leur voudrez donner. Vous la formerez facilement à votre humeur. L'ayant animée de votre prudence, vous la considérerez comme votre ouvrage et comme le double objet de votre amour. Votre continuelle conversation lui peut inspirer un esprit mâle, dont vous pourrez quelquefois tirer du conseil dans les affaires, et toujours de notables soulagements dans le ménage. Que si vos diligences ne peuvent ôter ce que la nature a mis de faiblesse dans ce petit coeur, considérez que la Providence le permet ainsi pour servir de tempérament à votre inclination peut-être trop agissante. Ses craintes arrêtent la témérité de vos entreprises; ses larmes éteignent le feu de vos colères ; ses tendresses, ses petites vanités mêmes vous donnent le soin des petites choses dont votre humeur un peu trop sauvage se dispenserait contre l'ordre de la bienséance. Rendez-vous ce sein assez fidèle pour y mettre vos sentiments en dépôt, pour vous servir comme d'asile contre les passions qui vous travaillent. Qu'il soit assez fort pour y décharger une partie de vos inquiétudes, assez amoureux pour en recevoir les consolations et les assistances nécessaires dans les maladies (4).

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 582.

(2) « Jamais on ne tirera son consentement au mariage, parce qu'il craint le mal qu'il a fait aux autres. » Le gentilhomme chrétien, p. 521.

(3) Les morales chrétiennes, III, pp. 296, 327,

(4) Les morales chrétiennes, IV, pp. 295, 296.

 

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Et que le sage, mal marié, n'aille pas, superbe et méprisant, se réfugier dans l'égoïste conviction de sa supériorité métaphysique.

 

L'on est dans une condition d'amour ; il faut aimer et commander la complaisance à ses inclinations, pour avoir la paix, puisqu'on la pratique bien (cette complaisance) dans les cours pour élever sa fortune. La sagesse peut en cela forcer les astres et les sens : elle se peut faire des habitudes et apprendre un langage de dilection; elle peut rendre des preuves d'amour pour en recevoir et charmer un coeur par cette innocente magie (1).

 

III. « L'unité de l'être singulier par laquelle il est séparé des autres, lui tiendrait lieu d'une affreuse solitude où il languirait de misère et n'aurait pas même sa subsistance, si un nombre de puissances et de propriétés ne le secouraient (2). » Certes, se recueillir est bon, mais une trop grande retraite nous déprime et nous diminue. Les divertissements du sage, la promenade, le spectacle de la nature, l'étude, « se prennent en des objets qui ne rencontrent pas toujours ni les sens ni l'esprit en état d'y prendre plaisir et qui ne viennent pas jusqu'au coeur pour lui donner ce qu'il demande de consolation ». Pour le mariage, il ne convient pas à tous et, du reste, il n'est souvent qu'une solitude orageuse. Comme « remède général à toutes les infirmités de l'âme », il n'est donc rien de comparable à « l'entretien des âmes » (3).

 

Les plus fermes et les plus puissantes amitiés se contractent entre les hommes sans dessein et sans autre fondement que l'inclination de la nature, qui fait le mariage clandestin des coeurs devant les recherches (4).

Cet amour d'inclination n'est point fondé sur la connaissance des perfections de l'âme et des bonnes qualités qui la rendent recommandable ; mais c'est un prompt mouvement de la partie

 

(1) Les morales chrétiennes, III, p. 329.

(2) La Théologie naturelle, I, pp. 394, 395 (2° édit.).

(3) Les morales chrétiennes, II, p. 549.

(4) La Théologie naturelle, I, p. 391 (2° édit.).

 

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sensitive qui surprend notre choix et qui a beaucoup de rapport avec les sympathies qui se remarquent dans les animaux, les pierres et les plantes. Il ne peut donc procéder que du rencontre favorable des esprits et des vertus occultes qui sortent du corps par une continuelle transmission, qui, étant semblables, s'unissent comme des gouttes d'eau, se sentent aux approches, comme le fer et l'aimant, qui s'entre-communiquent leur perfection et veulent rejoindre des vertus qui ne sont qu'une dans l'idée de la nature. Ils s'envoient mutuellement leurs attraits et se donnent le mouvement de leurs appétits par une rencontre d'égalité, comme un luth qu'on touche fait tressaillir de loin les cordes d'un autre monté sur un même ton. Ou bien une humeur infirme devant être soulagée par une autre, comme la mélancolique par la joyeuse, lui rit, s'émeut, s'ouvre pour recevoir cette effusion d'esprits et de qualités qui sont son remède (1).

 

Il y a des amitiés, ainsi que des mariages, d'intérêt ou de

raison. Comme on le voit nous ne parlons pas de celles-ci, mais seulement de ces amitiés merveilleuses que les astrologues n'ont peut-être pas tort d'attribuer en partie à l'influence des étoiles (2), et que le « Dieu des rencontres a a certainement préparées lui-même (3). Dans la pratique, on

ne peut pas s'y méprendre.

 

Si c'est une amitié contractée par sympathie, les esprits se réveillent à la rencontre de leurs semblables ; ils se fortifient dans leurs bonnes qualités... ; ils se reforment selon le premier dessein de la nature... C'est pourquoi l'abord d'un ami est une lumière qui dissipe, en un instant, toutes les ombres, tous les fantômes de la mélancolie (4).

 

Comment louer dignement de telles amitiés, la meilleure joie que le sage chrétien puisse éprouver ici-bas? « Les

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 415, 416.

(2) « Il est certain que les astres contribuent beaucoup au tempérament, que leurs influences servent pour attirer et pour faire l'union des esprits et des qualités occultes dont on dit que la rencontre cause l'amour. » La Théologie naturelle, II, p. 417. En d'autres endroits, le P. Yves se montre plus hésitant sur ce point.

(3) L'expression est du P. Fichet dans son livre sur sainte Chantal : les saintes reliques de l'Erothée.

(4) Les morales chrétiennes, II, p. 549.

 

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paroles sont trop grossières pour expliquer les consolations que les personnes spirituelles goûtent dans leurs conférences. »

 

Ces affections sont les plus étroites qui se contractent par l'entremise du premier amour; les coeurs se répandent l'un dans l'autre ; ils se pénètrent et ne semblent plus divisés, étant réunis au centre de la charité. Quelles délices inexplicables... de vérifier ses sentiments, d'éclaircir ses difficultés par les fidèles expériences des autres ; d'entrer en communauté de trésors qu'on se figurait incommunicables ; de s'entendre, comme les anges, par d'autres manières que celle de la parole ; de s'éclairer, de se purger, de se fondre, de se transformer par des réflexions de flamme et de lumière ; d'employer plusieurs coeurs avec le sien pour mieux aimer un objet infini (1).

 

Aussi ne convient-il pas que le sage passe toute sa vie à, la campagne, « ces bienheureuses confédérations, ces ligues de charité » ne pouvant se nouer que dans les villes.

 

En ce monde intellectuel où tout est subordonné, plusieurs bonnes âmes forment ensemble un certain tempérament et se mettent en disposition de recevoir la forme de l'esprit divin qui promet de se trouver au milieu de deux ou trois assemblés en son nom... Là, comme chacun dit son sentiment avec franchise, sans scrupule et sans vanité, de ce qui se passe au secret de l'âme, on voit des miracles. Ces paroles intérieures, étant recueillies, forment un sens parfait qui porte et qui explique les volontés de l'amour divin. Ce grand soleil éclaire quelquefois les âmes avec des lumières qui n'y laissent plus de ténèbres et avec des chaleurs qui animent toutes leurs puissances ; mais il s'éloigne de nous plus de la moitié du temps et ses illustrations passent quelquefois comme des éclairs. L'unique moyen de fixer cette vertu passagère, l'invention de se faire des lumières et des chaleurs artificielles qui représentent le surnaturel, c'est d'avoir la conférence des saints. A mesure que chacun fait ses efforts pour expliquer ce qui est de ses expériences en ces mystères, les précieuses idées, les sentiments extatiques de la divinité, se renouvellent dans l'âme.

 

(1) Les morales chrétiennes, II, pp. 86, 87.

 

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Les espèces s'y établissent plus familières par des actes naturels qui se les adaptent, sans aucune diminution de leur dignité. Ces sentiments se perfectionnent, se polissent comme des diamants par la rencontre de leurs semblables, et c'est une merveille de voir comme ces forces unies deviennent puissantes en ce qui regarde la gloire de Dieu (1).

 

IV. Dieu nous a donné des serviteurs, des compagnons et des amis invisibles, ces anges qui « roulent et font aller comme ils veulent les sphères célestes » (2), et qui se proposent « en tournant leurs globes de concourir à la génération des hommes » (3). Ayant présidé à notre naissance, ils ne se désintéressent plus de nous.

 

Il n'appartient qu'aux anges de bien connaître (les premières qualités élémentaires) ; de porter la main dans les trésors de la nature ; de voir les formes, les essences, les degrés du tempérament ; d'apporter des extrémités des Indes ou de reconnaître dans les choses qui nous sont communes, des vertus que le ciel avait cachées pour notre remède. Ils sont ainsi les plus doctes et les plus expérimentés médecins de nos maladies et les secours qu'ils ont bien souvent apportés aux hommes, donnèrent sujet à l'antiquité de croire que la médecine était de l'invention des dieux. Pour moi, je rapporte à leurs inspirations ces appétits extraordinaires qu'ont les malades de certaines viandes qui les remettent en santé contre l'opinion de tous. Ces guérisons inespérées sans remèdes, ces digestions d'humeur, ces crises et tous ces effets pleins de merveille qu'Hippocrate donne à la nature, me semblent un secours des anges (4).

 

Ils sont les maîtres et les organisateurs de ce que nous appelons hasard ou fortune, des accidents heureux ou malheureux, des chances, bonnes ou mauvaises, de tout l'imprévu qui règle et nos vies chétives et l'histoire universelle.

 

(1) Les morales chrétiennes, II, pp. 552-555.

(2) Les heureux succès..., p. 631.

(3) La Théologie naturelle, II, p. 529.

(4) Ib., II, p. 584. Il montre plus loin (p. 585) l'intervention des ange dans la thérapeutique morale.

 

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La bonne fortune ne consiste pas en une qualité si passagère qu'elle suive le mouvement (des astres), mais en de profondes impressions, données aux personnes, aux familles, aux états dès leur naissance et en la sympathie des agents avec leurs emplois, où les choses universelles l'emportent toujours sur les particulières. Elle ne consiste pas aussi en des conduites préméditées de choix et de jugement, mais en de secrètes émotions à faire les choses justement au temps et dans les rencontre imprévues où elles se peuvent et se doivent faire. Saint Thomas dit que les impulsions viennent immédiatement de Dieu et des anges... Les cieux ne sont que les instruments de ces causes, peut-être aussi en sont-ils les montres, comme nos cadrans le sont du soleil (1).

 

Prenez toute espèce de gouvernement qu'il vous plaira. « Ce n'est autre chose qu'un assemblage accidentel de plusieurs personnes qui se sont réduites sous l'observation des mêmes lois et sous la conduite d'un même prince. Ainsi le voilà au nombre des composés dont les parties se doivent enfin désunir. » « Cependant ces états subsistent,

comme nous voyons, et ce qui, en apparence, ne devrait pas durer plus d'un an, s'entretient durant plusieurs siècles. » Qui ne voit que seule une « puissance surhumaine », les anges, cimente, entretient et renouvelle cette union?

 

Ce sont eux.., qui donnent aux princes cette majesté qui rend leur enfance même redoutable ; qui tiennent tant d'hommes souples aux volontés d'un seul... Ces bons génies savent bien l'art de gagner les coeurs et de faire approuver les lois sans y contraindre (2).

 

Enfin chacun de nous a son ange. A elle seule, l'expérience nous le prouverait.

 

Ce ne sont point ici de ces spéculations creuses... ce sont faits dont chacun se peut instruire en soi-même et s'y rendre docte par l'expérience. Car si l'on observe les mouvements de

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 33, 34.

(2) La Théologie naturelle, II, pp. 588-594.

 

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l'esprit dans les rencontres où il faut prendre parti du côté du vice ou de la vertu, l'on entend en son intérieur une voix qui nous persuade puissamment ce qui est de notre devoir et qui nous anime à vaincre les rébellions de la partie sensitive. Ces lumières qui nous viennent en un instant dans des affaires où de longues consultations ne nous avaient point donné d'ouvertures ; ces promptes résolutions dans nos incertitudes, ces acquiescements d'esprit dans les occasions qui semblaient douteuses; ces consolations inespérées qui devancent quelque bon succès ; ces présages de nos disgrâces ; ces défiances, ces secrètes aversions des personnes qui nous doivent manquer de foi ; mais surtout ces illustrations qui montrent à notre esprit la vanité des choses mortelles, l'horreur du péché, les perfections d'une sainte vie et les volontés de Dieu aussi nettement que si nous les voyions avec les yeux du corps, ce sont toutes preuves du secours et de la fidélité des Anges à notre service (1).

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 602, 603.

 
§ 4. — Dieu sensible au coeur.

 

I. « Coeur, instinct, principes » ; « le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point » ; « tu ne me chercherais pas, si tu ne me possédais » ; « je dis que le coeur aime l'être universel naturellement» ; « c'est le coeur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi, Dieu sensible au coeur, non à la raison », cette bienheureuse doctrine, le P. Yves l'a soutenue, développée, orchestrée magnifiquement : il en a fait, avant Pascal et comme Pascal, la pierre fondamentale de son apologétique et de sa vie intérieure. A la vérité, on ne trouve pas chez lui les for-mules saisissantes, les sublimes raccourcis des Pensées. Mais s'il nous frappe moins, peut-être nous satisfait-il davantage. A combien de sottes méprises n'ont pas donné lieu ces quelques fragments de Pascal! Si la raison est borgne, disent de prétendus défenseurs de cette raison, le coeur est aveugle. On ne désire, on n'aime, on ne veut que ce que l'on connaît. Intelligence d'abord! eh ! qui le nie ? Mais intelligence et raison peut-être sont deux. A défaut de Pascal qui n'a pas eu le temps de s'expliquer là-dessus, laissons parler le P. Yves.

 

En tous les autres sujets d'importance — il parle ainsi dans un des chapitres de sa Théologie naturelle qui a pour titre : L'homme a un sentiment naturel de Dieu — nous cherchons devant que de nous résoudre; la consultation précède l'éclaircissement de l'esprit, l'amour se mesure à la connaissance... Mais pour ce qui est de Dieu, nous ne raisonnons qu'après que nous avons connu et... l'amour nous livre aussitôt en sa puissance que son sentiment a éclairé notre coeur. Un instant nous fait voir cette lumière intellectuelle aussi bien que la

 

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sensible. Nous sommes plutôt au ciel que nous n'avons fait résolution de quitter la terre ; ce transport s'achève en un moment parce qu'il regarde une éternité, et qu'il se fait par le secours et par les attraits d'une vertu libre des longueurs et de la succession du temps.

Lorsque, dans le calme d'une belle nuit, l'azur des voûtes du monde se montre à la terre et que le silence qu'y gardent les astres en leurs courses, favorise notre attention ; comme nos yeux, de tous les objets, ne voient que le ciel, nos volontés ne ressentent rien de toutes les affections que celles qui surpassent la nature. Nos pensées doucement confuses s'emportent au delà du monde, dans je ne sais quelle étendue infinie de lumière qui tient toutes nos puissances en suspension, qui nous fait admirer plus que nous ne voyons et jouir d'une félicité que nous ne connaissons pas.

Si nous nous enfonçons dans la profonde solitude d'une forêt, parmi le silence et à l'aspect de ces grands arbres qui portent une certaine majesté dans la hauteur de leurs tiges et les vastes étendues de leurs branches : aussitôt notre esprit se recueille en soi-même, notre coeur sent des émotions inaccoutumées et tout le corps qui frémit d'une crainte respectueuse, nous avertit de la présence d'une grandeur infinie, qui, par ces devoirs que la nature lui rend sans contrainte, nous demande les libres hommages de nos volontés (1).

Sans maître et sans autre théologie, l'innocence réclame dans son oppression le secours d'une souveraine bonté ; les serments en attestent la vérité incorruptible ; les consciences coupables entendent dansa leur intérieur les menaces de sa justice et les bonnes sentent la faveur de ses consolations...

Ces libres aveux de la nature devraient suffire à l'homme pour le porter à l'adoration de Dieu, sans qu'il demandât d'autres démonstrations de son existence et de son pouvoir. Car quelle plus grande folie que de se servir de la raison pour se rendre bête et se vouloir faire ignorant de ce qu'il est impossible de ne pas savoir !... Hé, pourquoi douter des vérités que notre esprit comprend sans ratiocination et dont il a une

 

(1) Remarquons ici que le P. Yves n'est pas moins sensible au mystère des églises gothiques. « Il faut avouer, dit-il, que l'aspect de ces grandes voûtes qui laissent sous elles une lumière un peu sombre, tient les esprits recueillis et touchés dune sainte horreur. L'âme conçoit des sentiments conformes à l'étendue de ces vastes lieux et vous diriez qu'en son intérieur elle élève des arcs triomphaux pour l'entrée du Prince à qui elle n'est pas moins consacrée que ses temples. » Les morales chrétiennes, III, p. 167.

 

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naissance si familière qu'elle se peut dire sensible et comparer à l'attouchement  (1).

 

« Dieu sensible », il va plus loin: « Dieu palpable ». Si vive et si convaincante lui paraît cette impression du divin ! Mais quoi, ce sentiment est si naturel, si débordant que l'homme le gaspille en quelque sorte. C'est ainsi que s'explique l'idolâtrie.

 

L'homme étant possédé des objets sensibles et mesurant leur mérite à l'extrémité de ses affections qui étaient sans bornes, fut prodigue du sentiment intérieur qu'il avait d'une perfection infinie et l'appliqua aux choses mortelles, afin d'excuser la véhémence des transports qu'elles lui donnaient, ' comme s'il n'eût pas été assez criminel par les déréglementa de son esprit si de plus il ne se fût plongé dans le sacrilège (2).

 

Ce sentiment naturel qu'il a de Dieu, nul homme ne saurait l'éteindre.

 

J'en atteste la conscience de ces esprits forts et déterminés à ne rien croire; après avoir employé plus de discours, pour se persuader qu'il n'y a point de Dieu, qu'il n'en faut pour résoudre toutes les questions d'Aristote..., s'il n'est pas vrai qu'au milieu des plus énormes dissolutions, ils ont été piqués jusques au vif d'un grand sentiment de Dieu. Tout d'un coup l'esprit demeure ébloui de cet éclat, comme l'oeil qui au sortir d'un lieu ténébreux reçoit une grande lumière. Toutes les puissances quittent les charmes des choses sensibles pour se tourner devers cet objet; le coeur en est tout ému; la conscience criminelle, surprise dedans ses méfaits, tremble devant son juge ; elle répand la tristesse dessus le visage, la négligence au maintien, la langueur dans les actions, de quelque artifice que l'on tâche de divertir ses pensées. Le libertin.., ne peut non plus échapper à ce sentiment qu'à lui-même (3).

 

C'est que ce sentiment est ce qu'il y a de plus nous en nous, comme saint Augustin l'a dit tant de fois (4).

 

(1) La Théologie naturelle, I, pp. 66-68.

(2) Ib., I, pp. 110, 111.

(3) Ib., I, pp. 74, 75.

(4) Je n'ai pas besoin de montrer ici que le contexte exclut formellement l'interprétation panthéiste qu'on pourrait donner à de pareilles expressions. Assurément le P. Yves ne penchait pas de ce côté-là.

 

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Cette lumière est la dot et le domaine inaliénable de l'âme ; elle peut être prodigue des autres faveurs du ciel, mais elle tient celle-ci comme les choses sacrées qui ne tombent point sous le commerce, et avec les mêmes conditions que les empereurs romains imposèrent aux sénateurs de ne point disposer de leurs biens, de peur que leur dignité ne fût déshonorée par leur indigence (1).

 

Cette inexorable lumière qui triomphe de tous les écrans reste néanmoins assez obscure. Un «attouchement», une voix dans la nuit, plutôt qu'une vision.

 

Il semble que notre faiblesse se doive ici contenter d'une connaissance confuse et que le jugement que nous en pouvons porter est pareil à celui que ferait d'un luth un homme qui, ne l'ayant jamais touché, se laisserait insensiblement transporter à sa douceur (2).

 

Mais, s'il en est ainsi, quel crédit un homme raisonnable peut-il faire à une connaissance qui semble avoir tous les caractères, et qui, du reste, porte souvent le nom de l'instinct? — « Coeur, instinct, principes», disait Pascal. « Outre l'instinct naturel, disait le P. Yves, nous pouvons connaître Dieu par la raison. » — Comment dispenser une telle lumière du secours et du contrôle de la raison, comment, à plus forte raison, la préférer à la raison elle-même ?

Cette connaissance, bien que, pour la désigner, nous ayons forcément recours à des métaphores sensibles — coeur, instinct, sentiment — est pourtant beaucoup plus spirituelle que la raison, beaucoup plus libre de l'esclavage

 

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 78.

(2) La Théologie naturelle, I, p. 224. Le développement qui suit est bien curieux et révélateur. « Il se plonge dans de profondes pensées à mesure que les basses s'enfoncent dans le creux des notes ; il accompagne de ses soupirs les tons à demi mourants dans la mignardise de leurs langueurs ; il est attentif aux feintes, alarmé des passades, calme en la gravité des accords, allègre aux reprises, courageux dans les batteries ; enfin, revenant à soi de ces transports, sans examiner davantage cette musique complète en un seul instrument, il en juge l'excellence par le contentement de son oreille et la suspension de son esprit. » La Théologie naturelle, I, p. 224.

 

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des sens. Atteindre Dieu par « l'instinct naturel » et par la « raison »,

 

ces deux manières de connaissance sont fort convenables aux deux parties desquelles l'homme est composé. Car l'instinct universel en son étendue, libre du lieu, du temps, de la corruption, a de grands rapports avec les éminentes qualités de l'âme immortelle ; et la raison, lente en son procédé, fautive et sujette aux altérations, nous est à l'égard de Dieu ce que les sens nous sont pour les objets matériels. Et parce que, vivant entre les choses sensibles, nous avons beaucoup d'inclination pour les sens, nous n'agréons pas tant l'instinct qui nous donne une pensée de Dieu prompte, qui nous surprend et qui est sans suite, que la raison qui nous en instruit avec un progrès de certitude, tempéré à notre faiblesse (1).

 

Comme on le voit, le P. Yves ne fait ici aucune concession à l'agnosticisme, ni même au fidéisme. Il ne met pas en doute la valeur de notre raison (2); avec tous les scolastiques, nous remarquons seulement que celle-ci dépend en quelque sorte du sens — nihil est in intellectu nisi Arius fuerit in sensu — et que cette dépendance rend nos facultés raisonnantes, non pas moins capables de certitude, mais plus lentes, plus embarrassées, plus éloignées en un mot de l'intuition angélique. Comme la nature de l'homme est « mitoyenne » — âme et corps,

 

aussi l'on remarque en ses actions, un pouvoir mêlé et qui tient de deux différents principes. La portion supérieure porte un sentiment de Dieu d'où naît la religion commune entre tous les peuples. C'est où elle reçoit des lumières autres que du raisonnement; c'est où elle a l'idée du bien et du vrai qui donne des applaudissements à la vertu quand tout le monde

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 207.

(2) Citons ici, à l'adresse des théologiens de profession, un texte extrêmement curieux et qui va loin. « Comme les médicaments ne déploient leurs qualités dans nos corps que par le moyen des vertus contraires ou sympathiques qui s'y rencontrent, et de la chaleur naturelle qui leur donne la liberté de l'action, ainsi le raisonnement qui se tire de la considération du monde n'a son effet pour nous persuader un Dieu que par l'entremise du sentiment naturel que nous en portons dans l'âme. » Théologie naturelle, I, p. 592.

 

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lui serait contraire et qui fait la punition des crimes dans la conscience quand la flatterie des cours, la folie des peuples, l'usurpation de la tyrannie, leur dresseraient des trophées. Ces sentiments qui nous viennent sans les recherches de la raison, sont les apanages de la partie supérieure qui tient de l'indivisible, comme le point qui joint l'extrémité de la ligne à son centre.

En l'autre partie, elle emprunte les principes de ses connaissances du rapport des sens; elle fait de longues enquêtes parmi les choses matérielles, elle violente leurs inclinations et les met à la torture de mille expériences pour en tirer le secret d'une vérité. Ses discours s'étendent par un art sujet à mille fallaces ; l'on y voit des multiplicités, des divisions, des répugnances; ils se font avec le temps, ils sont limités à de certaines choses et n'ont le progrès que sous la contrainte de certaines règles. Quoique le raisonnement soit l'acte d'une puissance immatérielle, néanmoins il semble avoir rapport avec les sens, par ces multiplicités et les fautes qui s'y commettent, comme l'air se trouble en sa plus basse région par les vapeurs qui lui sont envoyées de la terre (1).

 

En d'autres termes, ce coeur à qui Dieu se rend sensible, cet instinct qui nous tourne naturellement vers Dieu ne sont ni le coeur de chair, ni l'instinct au sens propre du mot : ils sont lumière intellectuelle, ce qu'il y a de plus spirituel et de plus pur dans l'esprit de l'homme.

 

Il faut ici que nous considérions l'homme, comme faisant le milieu du monde, en sorte que son âme ait un triple étage de puissances : les unes, supérieures, auxquelles Dieu se communique ; les autres, moyennes, par lesquelles elle a connaissance de sa nature (c'est la raison raisonnante) ; les autres, plus basses, destinées aux opérations végétantes et sensitives du corps. Je crois que Dieu imprime le sentiment de l'immortalité en cette suprême partie de notre âme, sans le secours et les recherches de la ratiocination, à cause que cet objet est au-dessus du mouvement, et par une lumière rapportante à celle qu'il nous donne de son existence (2).

 

(1) La Théologie naturelle, II, pp. 195, 196.

(2) Ib., II, p. 65. D'après lui, l'âme ressentirait « par une secrète réflexion que son essence est incorruptible ». « J'avoue, ajoute-t-il, que ces connaissances ne sont pas si distinctes qu'on les pourrait souhaiter, mais au moins elles suffisent pour assurer l'âme qu'elle n'est pas mortelle, par une négative qui est au défaut d'une connaissance plus expresse et plus déterminée de l'état qu'elle doit avoir après cette vie... La créance de l'immortalité de l'âme se prouve et se fait connaître par elle-même comme la lumière. » Ib., II, pp. 66, 70. J'apporte ici cette théorie comme très intéressante, mais je n'en fais pas état dans le texte où je me propose uniquement d'utiliser la division des trois parties de l'âme telle que la conçoit le P. Yves. Cette division n'a rien que de parfaitement orthodoxe et les scolastiques ne la désavoueraient pas. S'applique-t-elle au cas particulier de l'immortalité de l'âme, ceci est moins évident. Le sentiment naturel, cet instinct, ne saisissent pas « une négative » ; ce n'est sûrement pas sous forme négative qu'ils atteignent Dieu.

 

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Entre cette division de nos facultés et celle que pro-posent les théologiens mystiques, tout le monde aura remarqué d'étroites ressemblances :

 

Arrêtez vos courses, âmes extravagantes, brisez sur vos pas, rentrez dans vous-même, montez jusqu'à la dernière pointe de votre intellect, vous toucherez cette suprême unité par la vôtre et vous comprendrez quelque chose de l'infinité qui vous comprend (1).

 

ou encore :

 

C'est après lui que nos cœurs soupirent par des élans prompts et inconcevables, parce qu'ils s'élèvent à l'infini, et la pointe délicate de notre âme approche cet indivisible par un concept qui surpasse la raison et par un amour qui prévient la recherche de la connaissance (2).

 

Est-ce à dire qu'on doive confondre avec les états de haute mysticité, le sentiment naturel, l'instinct que tout coeur humain peut avoir de Dieu, non certes. Les désirs et les malaises indéterminés d'une conscience rudimentaire ou pécheresse; « l'horreur sacrée » et soudaine que nous communique la vue du ciel étoilé, rien de tout cela n'est l'union mystique. Ces rencontres de Dieu, si différentes qu'elles paraissent les unes des autres, se font néanmoins dans la même région, à la même « pointe suprême » de notre âme. Décor unique où se joue le vrai drame de toute vie, de la plus haute comme de la plus humble, de

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 354.

(2) Ib., I, p. 340.

 

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la plus surnaturellement sainte comme de la plus ravalée. L'homme des cavernes aussi bien que sainte Thérèse, toute âme a sa pointe, son temple intérieur où Dieu lui parle, où elle est sûre de trouver Dieu. A cette pointe, les syllogismes n'atteignent pas ; de ce temple, la raison raisonnante n'a pas les clefs. C'est là que nous avons déjà trouvé Dieu pendant que nous croyons le chercher encore, là, dans cette âme de notre âme, plus sensible que les sens, plus intelligente que l'intelligence, et plus aimante que l'amour (1).

II. A cette même théorie se ramènent les nombreux passages où le P. Yves se plaît à humilier les lumières de l'esprit au-dessous des lumières de l'amour. Il y a « beaucoup de secrets en la vie spirituelle, disait-il, où les plus grands docteurs ne sont pas les plus connaissants » (2).

Dans l'apologie qu'il a écrite de son Ordre, il exalte les frères lais avec la conviction la plus tendre.

 

Encore qu'ils n'aient point d'études, ils ne sont pas néanmoins sans science. Ils savent les exercices de charité. Or Dieu est charité. Ils savent donc Dieu et leur doctrine commence par le point où les sciences humaines finissent... Ils sont les

 

(1) Je n'ai pas à entrer ici dans plus de détails, à montrer, par exemple, qu'entre cette pointe et le reste de l'âme (sensibilité, imagination, raison, volonté) il se fait un va-et-vient constant d'actions et de réactions. Le P. Yves a sur ce sujet quelques indications vagues mais précieuses. Il dit par exemple qu'une « suite de contemplations fera passer le sentiment naturel de Dieu en expérience ». Théologie naturelle, I, p. 128. Il veut dire ici manifestement, en expérience raisonnée. Ailleurs, il dit que « de l'instinct et de la raison, il en réussit un intime sentiment de la Divinité avec de bienheureux acquiescements » (Agent de Dieu, pp. 43, 44,) c'est-à-dire un sentiment plus précis, plus riche, plus lumineux. Ces deux lumières, loin de se combattre, s'appellent et se continuent. Le rôle de la raison dans la connaissance religieuse reste immense. Plus illimité encore, le rôle de la révélation et de la grâce. N'est-ce pas à la pointe de l'âme que la grâce opère principalement, et d'un autre côté le moindre mouvement de l'instinct qu'on vient de décrire, n'est-il pas lui-même — dans l'ordre présent — une véritable grâce surnaturelle ? Ou sait bien qu'historiquement l'ordre naturel n'a jamais existé. Quand le P. Yves parle d'un sentiment naturel de Dieu il entend pas là cette connaissance de Dieu qui, dans l'état de pure nature, aurait été concédée à toue les hommes.

(2) Les heureux succès..., p. 614.

 

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maîtres de l'humilité.., et leur vie qui s'écoule dans des exercices qui n'ont point d'éclat aux yeux des hommes, reçoit des récompenses et des couronnes particulières du Prince de l'innocence et des petits (1).

 

Au lieu de cela,

 

les connaissances qui s'acquièrent dans les écoles.., font quelquefois si peu de fruit pour les bonnes moeurs qu'on les peut comparer à ces régions voisines du pôle où les jours qui sont plus longs laissent l'air toujours chargé de nuages et la terre dans une éternelle stérilité (2).

 

C'est qu'en effet

 

la connaissance attire l'objet dedans soi et le reçoit à proportion de sa capacité, l'amour le va chercher au dehors, il s'y transporte... Les connaissances se forment par le moyen de certaines distinctions ; elles procèdent lentement, elles ne découvrent jamais toute la beauté de leur sujet. Mais l'amour est unitif. Un élan du coeur rejoint toute l'âme et avec elle tout le monde à son principe (2).

 

Comme les mystiques de la Renaissance, Yves souffre

impatiemment « ces discours de raison qui s'achèvent avec le temps », « ces longueurs de suppositions, de divisions, de raisonnements, d'instances, de réponses..., ce marcher chancelant et langoureux » (4).

 

Il faut que notre intellect raccourcisse les objets selon sa portée, pour les comprendre, de sorte qu'il leur ôte toute la grandeur dont il se trouve incapable;... ces idées si légères ou rompues, sont comme un miroir sans fonds ou mis en pièces qui ne représente pas bien ni la vérité ni l'unité de son objet.

 

N'est-il pas convenable que « nous retournions immédiatement à Dieu comme nous en sommes venus, par l'amour »?

 

(1) Les heureux succès..., pp. 744, 746.

(2) La Théologie naturelle, t. III, p. 41.

(3) Ib., III, pp. 133, 134.

(4) Ib., III, p. 39.

 

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Ce n'est pas à dire que l'amour soit dans les ténèbres : ses flammes portent la lumière avec la chaleur; ses vues simples sont de bienheureuses expériences qui ne laissent point de difficultés, qui nous approchent des spectacles éternels et qui nous montrent de près ce que la seule contemplation ne voit que de loin, avec des vues confuses et trompeuses.

 

O vous qui jouissez de cette heureuse et « docte ignorance »,

 

ne regrettez point la condition de ses savants qui, par de longues études, apprennent à douter de ce que vous expérimentez (1).

 

(1) L'amour naissant, ch. XIII. «La docte ignorance », passim. Ce titre est emprunté, comme l'on sait, à un ouvrage de Cusa.

 
§ 5. — De la beauté et de l'amour (1).

 

I. Les élévations du P. Yves sur la beauté et sur l'amour ne sont et ne pouvaient être qu'une paraphrase séraphique du Banquet. Rien là qui n'ait été enseigné avant lui, soit par Platon lui-même, soit par le platonisme chrétien, mais rien non plus qu'il semble devoir à qui que ce soit, tant ces magnifiques idées avaient pris possession de tout son être.

 

Dans cette grande fécondité d'esprit, dit-il quelque part, parmi tant de livres qui traitent de doctrine et d'éloquence, je crois que notre âge eût rencontré de lui-même ce qu'il a reçu des premiers auteurs, et que ceux qui ne font que suivre, auraient donné commencement aux sciences, si l'antiquité n'eût point prévenu leurs inventions (2).

 

Cette juste et naïve remarque s'applique aussi bien au P. Yves lui-même. Il aurait prévenu Platon si Platon ne l'eût prévenu.

« De l'union des choses corporelles u, qui est l'image de l'unité divine,

 

il naît un certain lustre que nous appelons beauté, si ravissant entre les objets sensibles que notre raison a trop peu de

 

(1) C'est le titre d'un des chapitres de La Théologie naturelle, I, pp. 397, 421. Presque toutes les citations que je vais faire appartenant à ce chapitre, je ne donnerai en note les références que pour les textes empruntés à d'autres endroits de la Théologie naturelle ou à d'autres ouvrages du P. Yves. La théorie de la beauté et de l'amour est aussi développée dans le Jus naturale, pp. 203, sqq. — Cf. aussi les quatre volumes sur les progrès de l'amour divin. — Amour naissant; souffrant; agissant; jouissant.

(2) Les heureux succès, pp. 626, 627.

 

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force pour expliquer sa nature et pour se défendre de ses charmes.

 

Au plus bas degré de l'échelle de beauté, se trouvent « les choses, dans l'union desquelles la diversité se rend remarquable »,

 

comme en l'émail des prés, dans les bigarrures de l'Iris, aux plumes changeantes des oiseaux, aux taches des panthères, aux jaspes, es différences des propriétés, des mouvements, des effets qui sont les coloris du tableau de la nature. C'est ce qui fait que nous recevons de la complaisance au rencontre des lieux champêtres, des solitudes sauvages, des jardins irréguliers, des voyages en plusieurs pays, des sciences mêlées. Et c'est pourquoi l'inconstance se nourrit du flux et reflux de ses opinions, qu'elle fait son plaisir de sa misère, en agréant des défauts qui lui montrent des nouveautés.

Mais la beauté est dans un degré de plus haute perfection et elle envoie des attraits plus pénétrants, quand les qualités des corps forment une union si étroite et un mélange si accompli que du rencontre de ce qu'elles ont de rare, il en rejaillit un lustre qui ne montre point de diversité.

 

Ainsi « un fin diamant » « qui bluette d'un feu vigoureux, satisfait beaucoup plus la vue que les changeantes couleurs des opales et la marqueterie des porphyres ». Disons-le en passant, voilà qui justifie et tout ensemble qui humilie le plaisir que nous donnent les écrivains de

décadence, Pétrone, par exemple, ou Barbey d'Aurevilley. Ainsi encore,

 

les contentements de l'étude ne sont point solides..., si l'on ne voit dans des principes généraux ceux des diverses sciences où s'embarrassent les esprits vulgaires. Ainsi les lys et les roses, mignardement mêlés sur le poli d'un visage bien compassé par les mains de la nature, donnent jour à cette douce beauté dont les hommes se sont fait une impitoyable idole.

 

Auprès de cette dernière, s'éclipsent toutes les autres beautés sensibles.

 

Enrichissez les cabinets des plus rares pièces de la peinture;

 

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que l'art y emploie, au lieu des coloris, le vert des émeraudes, le feu du rubis, l'éclat des diamants, le brillant plus ou moins sombre des autres pierreries, pour en composer des fleurs éternelles... toutes ces richesses, ajustées avec industrie, feront une plus grande beauté, mais elle sera morte auprès de celle qu'on voit simple, naïve sur un visage à qui l'âge a donné les derniers traits de la perfection.

Ces beautés artificielles plaisent à la vue par le prix de leur matière et de la nouveauté de leurs mélanges, mais celle d'un rare visage, où les yeux ont tous les brillants des astres, adoucis et animés, pénètre le coeur, passe jusques à l'âme qu'elle surprend et qu'elle s'assujettit (1).

 

C'est qu'en effet la nature de toute beauté est spirituelle.

 

L'ordre, la proportion des parties, les rapports des lignes, des couleurs, des ombrages ne sont que les mortes dispositions qui préparent la matière pour recevoir cette qualité céleste et pour lui dresser un trône d'où elle donne la loi avec plus de majesté.

 

Les yeux qui la présentent à l'âme restent eux-mêmes insensibles à cette beauté. Quant à l'âme,

 

après s'être tenue dans une surséance de jugement, comme en chose fort importante à son bien, par quelque résistance qu'elle fait de perdre sa liberté arrêtée par l'étonnement de ces merveilles, ou pour se donner le loisir de faire comparaison de cette image avec celle qu'elle a du ciel, (elle) lui passe enfin l'aveu de sa servitude et se met dessous sa puissance. Toute l'âme se ramasse aux yeux, afin de recevoir ces chères espèces avec plus de cérémonie et comme en triomphe. Les grandes familiarités ne diminuent rien de leur estime : au contraire, les désirs s'enflamment par la jouissance et la beauté change les premiers respects qu'on lui a rendus en adorations.

 

Adoration au sens propre. En effet,

 

de ce qu'elle agit en un instant avec tant de force sur une substance spirituelle, comme la lumière sur les corps, les

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 510,-513.

 

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platoniciens infèrent que c'est une splendeur divine qui prévient notre raison parce qu'elle est le terme de ses recherches et l'essai du Souverain Bien (1).

Elle est un rayon divin, répandu sur les choses matérielles, qui dore leur extérieur et leur communique plus de grâce et de vivacité que la lumière n'en donne aux couleurs ; sans elle, ces objets, dépendant de la matière et mesurés par la quantité, ne pourraient pas toucher des âmes immortelles, leur donner des délices sans rassasiements et des transports qui n'ont pas de bornes...; son pouvoir relève d'un être infini, en ce qu'il emporte les esprits d'un mouvement qui n'endure point de lassitude, qui croît dans la continue et qui ne se termine que par le ravissement.

De là vient que les premières flammes de l'amour paraissent innocentes et que ses premiers feux portent les courages à de généreuses entreprises. Elles réveillent l'âme des langueurs de l'oisiveté ; lui donnent l'invention des sciences, des arts, la politesse des moeurs et y produisent les mêmes effets qu'on dit avoir été répandus par la lumière sur l'ancien chaos. En ce commencement, l'amour se contente de lui-même ; sa fin, c'est d'aimer et ses mouvements n'échappent jamais à la raison que quand ils la passent par des excès qui lui font voir quelque chose de divin dans l'objet aimé et qui la tiennent dans une suspension de puissances, comme si elle était en la possession du Souverain Bien. Mais cette pureté s'altère bientôt par les secondes affections qui touchent les sens et les appétits dont la nature assortit les animaux pour la conservation de l'espèce. Néanmoins de quelques artifices que cette passion devenue brutale couvre ses ardeurs... l'âme endure d'étranges convulsions par ces amours illégitimes qui combattent ses naturelles inclinations... ; cela fait connaître:que la beauté corporelle n'est qu'une ombre et un crayon d'une autre divine qui est le véritable objet de notre amour, qui, étant d'une perfection infinie, peut donner une pleine satisfaction à nos puissances.

 

« Les commencements de toutes choses sont joyeux », et d'une joie pure. Les premières flammes de l'amour

 

éclairent plutôt qu'elles ne brûlent ; elles ne consistent qu'en des agréments, des complaisances qui naissant de la beauté, la

 

(1) L'Amour naissant, p. 177.

 

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reproduisent dans les moeurs, les habits, la bonne grâce en toutes les actions. L'amour échauffe, purifie, subtilise le sang et les

esprits (1)...

 

et, comme il est le maître de tous les arts, il nous enseigne aussi, il nous enseigne surtout notre origine céleste et que Dieu seul peut nous contenter.

 

Devant que les yeux lui eussent fait montre de la beauté (l'âme) était peut-être recueillie en elle-même, dans une pauvreté qui ne concevait pas seulement le désir du bien, et une morne langueur... Mais sitôt qu'elle est réveillée par les charmes de cet objet, et que le coeur lui a donné les premiers hommages de la complaisance, elle soupire en son intérieur pour un plus grand bien et quoiqu'elle n'en ait qu'une idée confuse, elle ne laisse pas de ressentir une puissante inclination de le rechercher plus loin que les corps...

Le portrait d'une personne qu'on aurait aimée en renouvelle le ressentiment et quoique à l'abord les yeux se jettent dessus avec une extrême avidité, quoiqu'ils se remplissent de ces espèces avec délices, néanmoins cette complaisance se change en douleur, quand on vient à s'apercevoir de l'absence et qu'on est réduit à ne voir qu'une morte représentation au lieu de la vérité qu'on passionne. Ces mêmes symptômes arrivent aux esprits gagnés par une beauté corporelle. Car les premières flammes de l'amour ne portent que de la lumière et des chaleurs, ce semble, si pures et accordantes à nos désirs, qu'à l'abord elles nous promettent toute sorte de félicités. Mais si on s'arrête trop à cet éclat qui charme les sens, si on donne le coeur à un objet qui ne doit servir qu'aux yeux, l'âme, désobligée de cette trompeuse rencontre, souffre plus qu'un famélique entre les peintures des viandes dont il recherche les réalités. Cela fait connaître que la beauté corporelle n'est qu'une ombre et un crayon d'une autre divine, qui est le véritable objet de notre amour.

 

D'où vient que les religieux « ne haïssent pas le none de l'amour », de l'amour humain. Ils ne haïssent pas davantage la beauté sensible, pourvu que nos passions ne la détournent pas de sa fin première qui est d'enchanter

 

(1) Le gentilhomme chrétien, p. 510.

 

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les yeux. Dois-je me priver « de la conversation des dames », demande le « gentilhomme chrétien » ? Non,

 

il n'en faut pas venir à ces extrémités. Le soleil nous est donné pour nous éclairer par sa lumière et pour réjouir nos yeux, non pas pour les perdre, en les arrêtant ouverts et fixés sur son globe... On ne vous demande pas que vous soyez aveugle pour les beautés de la Cour : il vous est permis de les voir de près, comme des pièces de cabinet, avec admiration, sans les toucher, comme des choses qui ne sont pas et qui ne doivent pas être à votre disposition, ni même à votre choix... Ces fleurs ne sont belles que sur le pied, elles flétrissent bientôt et deviennent inutiles à tout entre les mains qui les ont cueillies (1).

 

Car enfin la beauté sensible m'avertit elle-même qu'elle ne saurait être le « vrai centre » de mon coeur. Quand les transports de l'amour

 

laissent quelques intervalles à ma raison, je connais bien qu'un objet où l'ail et l'esprit ne rencontrent pas tout ce qu'ils remarquent ailleurs de perfections, que ce sujet si changeant, que cette fleur de peu de jours, ne mérite pas ce que je lui donne de respects, de voeux, d'adorations, de larmes, d'extases; que c'est une surprise, que, sans y penser, j'adore Dieu en son image (2).

 

Les termes si familiers aux amants,

 

de divinité, de voeux, d'offrandes, d'autels, de sacrifices, expliquent un autre objet à qui ils doivent rendre leurs amours et quand ils protestent qu'ils sont éternels, ils désavouent tacitement la beauté du corps.

 

« Rappelons donc nos pensées » et « que notre âme, quittant les choses matérielles, se recueille, à la pointe de son essence pour joindre l'indivisible ». Magna res est amor. L'amour est une si grande chose ! Il signifie :

 

un mépris des choses mortelles, un transport de la terre au ciel, une perfection de notre nature, des flammes qui purgent

 

(1) Le gentilhomme chrétien, pp. 517, 519.

(2) Les vaines excuses, I, pp. 185, 186.

 

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sans consumer, un mouvement sans lassitude, une assistance de l'esprit devant la bonté divine... On a sujet de dépeindre l'amour charnel, enfant et aveugle... Mais l'amour de Dieu a des yeux qui discernent le vrai d'avec le faux ; il voit Dieu partout... Que l'homme aime Dieu,... il jouira d'une paix qui passe tout ce que notre imagination se peut figurer d'heureux. Le monde lui paraît tout autre qu'à l'ordinaire ; il respire un air plus doux, comme au sortir d'une maladie et à l'entrée du printemps ; il lui semble qu'il se soit fait un renouvellement général de la nature et il se figure dedans les choses le changement qui s'est fait en lui. Rien ne le choque, mais tout flatte ses sentiments ; tout s'accorde à son humeur, à cause de l'extrême déférence qu'il rend à la Sagesse qui l'ordonne ou qui le permet ainsi ; et vous diriez qu'il jouisse du privilège de la nature supérieure, exempte de contrariété.

 

L'homme qui aime Dieu « étant revêtu d'une qualité divine » « fait des actions qui passent l'humain ».

 

Il se communique à tous avec une charité désintéressée, imitantla bonté du premier principe qui, comme cause universelle, prête son assistance à toutes les choses particulières... Il entre dans les négoces de la vie, comme la lumière se répand dessus la terre, pour y apporter le jour, sans y perdre rien de sa pureté ; et, dans les communautés, il fait les offices que la forme universelle, c'est-à-dire que Dieu exerce en la conduite du monde... Il a l'empire du monde par l'extrême complaisance qu'il reçoit de le voir gouverné par la sagesse divine, et l'amour qui anticipe, qui accomplit et qui proteste de suivre toujours les décrets de Dieu, le met dans un état qui tient du bonheur invariable de l'éternité.

 

II. C'est l'originalité du P. Yves, c'est peut-être une de ses faiblesses. Il s'exprime presque toujours comme un sage de l'antiquité. Mais sous les mots de cette langue il met les pensées, les émotions, les plus hautes réalités chrétiennes. S'élevait-il lui-même au-dessus de la prière commune et jusqu'à l'union mystique, je suis tenté de le croire, mais rien ne me permet de l'affirmer. D'une part en effet il n'écrit guère que pour le grand public dévot et d'autre part il n'aime pas à se mettre en scène.

 

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Mais, très certainement, l'amour qu'il célèbre dans presque tous ses ouvrages, est déjà le pur amour des mystiques. Je sais bien que, dans sa réponse au grand Arnauld, il s'explique à ce sujet d'une manière assez équivoque.

 

J'ai peur, disait-il, que ces dévotions si raffinées qui ne veulent qu'un pur amour ne soient vaines, qu'elles ne s'exhalent toutes en paroles, qu'elles n'ôtent le mouvement à notre amour, en lui ôtant la vue de son intérêt et qu'elles ne laissent point de matière à la grâce en détruisant si fort la nature (1).

 

Texte important qui nous rappelle que dès la première moitié du XVII° siècle et longtemps avant M' Guyon, les grands spirituels eux-mêmes ou plutôt leurs disciples avaient dû commettre quelques imprudences, au moins de langage. Quoi qu'il en soit, la pensée du P. Yves n'est pas douteuse.

 

Il y en a, dit-il, qui se consacrent à la vertu par le seul motif de la charité : il y en a qui, sans avoir aucune pensée de l'enfer ni du paradis, conçoivent un sublime sentiment de la divinité..., se sentent obligés par tant de raisons de justice, par des transports si impatients, des mouvements de grâce si impétueux qu'ils abandonnent toutes choses pour être plus libres à lui rendre leur adoration... Certes, si la nature porte tous les jours les choses particulières par des mouvements contraires à leur inclination, quand il s'agit d'un intérêt général, comme pour empêcher le vide, on ne doit pas s'étonner si la grâce élève l'homme jusques à quitter tous ses intérêts pour s'unir à Dieu qui est un bien universel... S'il se trouve des matières qui renvoient le rayon du soleil par la même ligne droite qu'elles l'ont reçu, pourquoi la grâce ne mettra-t-elle pas certaines âmes en état de réfléchir dessus Dieu une pure charité qui ne cherche que sa gloire, comme il n'a voulu que notre bien ?... Pourquoi ne pourra-t-elle pas faire que la créature, qui n'est rien de soi, ne se considère aucunement, lorsqu'il lui faut aimer le souverain bien dont elle tient tout ce qu'elle est?

 

Dans le commerce même du monde, les affections sont estimées véritables de ce qu'elles sont désintéressées et

 

(1) Des miséricordes..., p. 195.

 

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« la recherche du propre intérêt est un notable reproche à l'amitié », « sentiment universel entre tous les hommes » « qui nous apprend que le bien doit être aimé pour lui-même » :

 

Si la beauté, si la vertu, si la science s'attribuent cet avantage (d'être aimées pour elles-mêmes), et si ceux qui les recherchent pour d'autres motifs, semblent en profaner les mérites; ce ne sont que des essais qui doivent instruire notre coeur, à se donner avec de pures et entières affections au souverain bien (1).

 

Pour des esprits comme le sien, de belles métaphysiques, loin de refroidir la dévotion, la rendent au contraire plus ardente. Le retour aux premiers principes leur donne une sorte de joie sacrée, intense et paisible, qui résonne dans tout leur être et qui fait même tressaillir la chair et le

sang. Nous l'avons déjà dit plus haut et en finissant, nous pouvons le redire avec plus d'assurance, la contemplation du P. Yves touche aux limites même de la véritable extase. Il serait presque téméraire de croire qu'elle ne les a jamais franchies.

 

Notre amour demande un seul objet infini, où il puisse recueillir et conserver nos puissances toutes entières. Cependant ces actes de l'intellect et de la volonté les partagent et au lieu de les mettre dans l'union, ils les jettent dans la multitude. C'est pourquoi notre âme revient en soi-même, elle impose silence au raisonnement, elle se défait des espèces d'infini, d'immense, d'éternel, de sagesse, de toute puissance, de bonté, de miséricorde ; par un regard très pur et très simple, elle adore Dieu.

Elle se sent délicieusement touchée de cette souveraine bonté et comme ravie par un transport tout-puissant au-dessus du monde et de la nature ; elle se voit en présence d'une lumière infinie dont il lui est impossible de supporter les éclats ; elle se voit comme exposée à un torrent impétueux de délices, à un abîme de bontés qu'elle aime et qu'elle craint tout ensemble, parce qu'elle se sent incapable de s'y abandonner sans périr...

 

(1) L'Amour naissant, pp. 160. 164. Il est remarquable que le P. Yves place cette défense de l'amour pur, dans un livre où il étudie les premières étapes de la vie spirituelle.

 

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Mais, hélas ! quand elle craint cet excès, elle s'éloigne de ce qu'elle aime. C'est pourquoi, elle en redouble bientôt les désirs; elle s'abandonne ; elle se précipite ; elle se résout de faire périr la nature par un bienheureux naufrage dans l'essence de la vie, D'abord le coeur humain qui rencontre ces qualités divines, souffre des émotions semblables à celles que l'on voit en l'embouchure de deux rivières devant qu'elles aient mêlé leurs eaux et leurs mouvements : et puis, il se fait un calme, un silence mystérieux, une tranquille effusion de délices où les puissances naturelles sont comme absorbées dans l'immensité, sans plus y retenir la cause ordinaire de leurs actions.

La mémoire se trouve là toute dépouillée d'espèces ; le jugement abandonne le discours de la raison ; il est permis à la seule volonté d'avoir l'entrée dans ces splendeurs ineffables, dans ces spectacles éternels et d'y posséder plus de biens qu'elle n'en peut concevoir. Quelquefois, elle se trouve dans une fête solennelle, dans un saint repos qui la met hors des vicissitudes du monde et qui suspend l'exercice ordinaire de ses actions ; et puis, autrefois, elle se trouve emportée d'une invincible chaleur qui veut tout entreprendre...

Après ces lumières, ces délices, ces extases de l'amour, l'âme retombe bientôt dans sa constitution naturelle. Il est vrai qu'au sortir de ces splendeurs, elle n'en rapporte pas des espèces assez vives pour faire une nette connaissance; néanmoins, il en reste quelques idées confuses d'où procède la jubilation qui est le transport d'un amour qu'on ne peut ni taire, ni exprimer. En ces rencontres, les saints ont quelquefois des saillies de voix, de gestes ou d'actions peu convenables, qu'on appelle une sainte ivresse, parce que le coeur tout attentif à son souverain bien qu'il vient fraîchement de perdre, le poursuit encore sans considération de la bienséance morale. Il est tout en désirs dans son cher objet, sans se pouvoir encore résoudre à la nécessité qui l'oblige de le quitter pour descendre aux choses humaines, de sorte qu'il souffre en ce combat des convulsions semblables à celles d'une puissance demi-victorieuse et demi-surmontée du mal. En suite de ces douces inquiétudes qui tiennent encore de la jouissance, quand l'âme a repris le libre usage de la raison, elle juge bien qu'elle doit agir avec une plus grande retenue et garder les divines communications dé son amour sous le silence (1)

 

(1) L'Amour jouissant, pp. 179, 186.

 

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Nous le disions, en abordant les deux derniers chapitres, et nous avons maintenant, me semble-t-il, le droit de le redire avec plus d'assurance : Yves de Paris n'est pas seulement un humaniste dévot du plus rare mérite, il est encore, si j'ose dire, l'humanisme dévot fait homme, la synthèse vivante des. idées et des tendances que nous avons cru pouvoir appeler de ce nom. Certains, plus hésitants, ou de moindre envergure, ou bornés par le sujet particulier qu'ils s'étaient imposés, certains ont choisi parmi ces idées ou ces tendances, enseignant ou suivant les unes avec plus de décision, négligeant ou même combattant les autres. Yves les a toutes ou formelle-ment enseignées ou délibérément suivies. Non pas qu'il en ait fait la somme systématique. Bien qu'il implique une philosophie très organisée, l'humanisme dévot est moins une doctrine qu'un esprit, mais de cet esprit, nul peut-être, à l'exception de François de Sales, n'a été aussi profondément pénétré que le P. Yves. Richeome, du reste, et François de Sales, et Camus, et Binet, à chaque pas j'aurais pu montrer le parfait accord du P. Yves avec ces maîtres de l'humanisme, accord d'autant plus significatif que cet esprit très indépendant et original ne parait aucunement avoir subi l'influence des spirituels, ses contemporains. Mais, à chaque pas aussi, l'on a pu s'apercevoir que le P. Yves n'était pas tout à fait l'unanime de ces maîtres, qu'il avait une autre manière, un autre accent et qu'en lui s'annonçait, à des signes trop certains, l'évolution finissante, la faillite prochaine, non pas des idées qui ne peuvent périr, mais du mouvement lui-même. Les autres se continuaient et s'achevaient réciproquement; consciemment ou non, ils faisaient bloc. Binet reprend Richeome ; Camus se donne et à bon droit pour l'interprète de François de Sales. Yves est seul, on le croirait ou beaucoup plus ancien ou beaucoup plus jeune que ces écrivains qui ont à peu près le même âge que lui, qui ne le connaissent pas et qu'il ne connaît pas lui-même. Il ne parle pas

 

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leur langue; il ne semble pas s'adresser aux mêmes lecteurs. Etrange phénomène, si l'on songe à l'unanimité foncière que nous venons de rappeler et qui est assez manifeste. Etrange, mais révélateur. Essayons de l'expliquer.

François de Sales n'est pas un moindre philosophe que le P. Yves. Comme lui, frère spirituel de Pic de la Mirandole et de Sadolet, il a, pour les hautes spéculations, le même goût que les platoniciens de la Renaissance. Néanmoins la foule dévote peut le suivre. Imagine-t-on un ouvrage moins ésotérique, plus accessible que l'Introduction à la vie dévote? Autrement sublime, le Traité de l’amour de Dieu reste presque populaire. Il a été composé pour les premières visitandines et avec elles : une soeur converse n'en comprendra pas toutes les pages, mais elle y trouvera partout de quoi s'instruire et s'édifier. L'ensemble du livre la portera. Ainsi des autres humanistes dévots, au moins des maîtres. La scène change avec le P. Yves. Qu'il ait trouvé de nombreux lecteurs, la chose, pour n'être pas douteuse, n'en paraît pas moins surprenante. C'est un philosophe, un sage, chrétien certes, dévot, fervent jus-qu'au mysticisme, mais qui ne peut atteindre qu'une élite, et, semble-t-il, peu nombreuse. Il n'a pas l'égoïsme, l'immortification, les préjugés vaniteux des intellectuels, mais il en a l'habit, les allures, les curiosités, les nobles tendances, il en a parfois les manies. Il humilie volontiers la raison raisonnante, mais en lui empruntant à elle-même des armes subtiles : il exalte la « docte ignorance », mais en métaphysicien et ravi de l'être. Qu'est-ce à dire sinon qu'avec lui, l'humanisme dévot commence à dévier de sa mission historique, tend à redevenir l'ancien humanisme chrétien. Il demeure simplement et proprement dévot, cet humanisme, en ce qu'il vise toujours la pratique, en ce qu'il plie les idées pures aux besoins précis de la vie spirituelle. On ne peut même pas dire que la spéculation y tienne, mais il suffit qu'elle semble y tenir trop de place. Les autres font avant tout figure de

 

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directeurs; le P. Yves, de contemplateur. Ses livres continuent ses exercices intimes. On dirait qu'il ne les écrit que pour lui-même, pour son plus grand bien et son plaisir. Ainsi font les poètes et les philosophes; ainsi ne doit pas faire un auteur dévot. Et voilà, d'un autre côté, pourquoi il nous satisfait davantage. Les autres, qui vivent pourtant du même esprit que lui, ne s'inquiètent pas, le plus souvent, d'analyser et de définir cet esprit. Pour le P. Yves, vivre et contempler ne sont qu'un. D'où ce constant recours aux principes, ces descriptions infinies, cette plénitude lumineuse. Totus ipse lumen.

Et comme il n'écrit que pour lui-même ou pour les rares esprits qui lui ressemblent, il oublie de prévoir et de dissiper les interprétations fâcheuses qu'on pourrait donner à ses théories. Il nous suppose tous parvenus aux sommets de noblesse et de clarté où lui-même il s'élève sans effort et qu'il occupe avec une sérénité parfaite. Il ne méprise pas, il ignore les profanes. Pélagien, semipélagien, « naturaliste », il ne l'est pas, mais à plusieurs, il paraîtra l'être. La fausseté, le néant de ces doctrines lui sont tellement évidents qu'il ne songe pas à nous prémunir contre leur attrait. Le surnaturel est son élément, l'air, la lumière qu'il respire ; il ne voit, il ne peut voir la nature que surélevée intimement et constamment par la grâce rédemptrice. Ainsi fait, tous les mots qu'il emploie prennent un sens nouveau et comme divin : celui de plaisir, auquel il revient sans cesse, indique toujours, chez lui, des réalités déjà célestes. « Notre âme, dit-il, a deux portions dont l'une prompte, agile, pénétrante ne met ses dé. lices qu'aux opérations qui sont propres aux intelligences; l'autre, pesante, grossière, n'a de l'affection que pour le corps ni de commerce qu'avec les sens (1). » De ces deux âmes, il ne montre jamais que la première. La bête est souvent supprimée, l'ange reste seul. En d'autres termes, lui, qui voit si clair dans le fond des coeurs, lui qui, s'il le voulait, manierait l'ironie en maître, on dirait qu'il n'a pas

 

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le sens du péché. François de Sales qui s'inspire pourtant des mêmes principes que le P. Yves, est bien autrement précautionné. Ni la vigilance des sages, ni le zèle soupçonneux de Port-Royal ne le prendront jamais en défaut.

Pour tout ce qui touche à la dévotion proprement dite, le P. Yves risque d'éveiller chez plus d'un, des inquiétudes analogues. Là encore, il se maintient trop habituellement dans la région des idées et des belles contemplations. Sa piété que nous savons d'ailleurs simple, tendre, et pour tout dire, franciscaine, prend souvent je ne sais quel air philosophique, lointain, presque nuageux. Son Christ, qu'il a célébré magnifiquement, son Dieu même, qu'il a toujours à la bouche, on les prendrait parfois, non pour des personnes, mais pour des idées (2). Il nous fait penser à tel Père des premiers siècles ou à l'Aréopagite, plus qu'à saint Bernard. L'histoire évangélique lui est moins présente qu'on ne le voudrait. Il n'a pas, ou, du moins, il laisse peu voir cette « passion de l'humanité du Christ » (3) qui, depuis le moyen âge, et grâce peut-être surtout aux mystiques franciscains, marque la piété chrétienne; ou, pour mieux dire, il ne chante ce cantique nouveau, qu'en l'accordant à la musique des sphères.

 

Consens paterni luminis.

Lux ipse lucis, et dies...

 

Bien qu'il loue les jésuites avec sa courtoisie et sa cordialité ordinaire et qu'il reconnaisse qu'ils ont beaucoup fait pour la propagande spirituelle, il n'emprunte rien aux exercices de saint Ignace, qui avaient alors une telle vogue. Les méthodes oratoriennes lui sont également étrangères. Il a sur l'Eucharistie des élévations très

 

(1) La Théologie naturelle, I, p. 232.

(2) Je n'ai pu me procurer que deux de ses quatre petits volumes sur les progrès de l'amour, mais ceux-ci, tout de dévotion pourtant, confirment pleinement les présentes remarques.

(3) Cf. Christus, manuel d'histoire des religions, p. 842.

 

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belles, mais d'une beauté toute spéculative. De toutes les dévotions, celle qu'il célèbre avec le plus d'accent, c'est la psalmodie. Faut-il d'ailleurs que je le répète : pour lui, contemplation et pratique se confondent: sa métaphysique est aussi dévotion, action, ascèse même et union mystique. Mais combien peu sont faits comme lui! Combien peu le suivront sur une voie aussi étroite et glissante ? Il n'a pas à redouter pour lui-même les dangers du dilettantisme religieux et métaphysique, mais pour d'autres, pour le plus grand nombre sans doute, ces dangers ne sont-ils pas trop réels? Même appliquée aux objets les plus saints, la libido sciendi et contemplandi ne risque-t-elle point d'appauvrir, de vider les âmes en enchantant les esprits? Nous ferons plus tard des remarques plus ou moins semblables, à propos de Fénelon.

Non pas certes que j'entende rabattre quoi que ce soit des éloges que je lui ai prodigués et qui me gênent plutôt par leur pauvreté. Je le trouve incomparable, et de tous nos humanistes, il n'en est pas un seul que je lui préfère. C'est une de ces intelligences pures et rayonnantes qui ne semblent pas avoir péché en Adam. Totus ipse lumen.

Aussi aurions-nous moins insisté sur les réserves qu'on vient de faire si elles ne s'appliquaient, en quelque façon, à l'humanisme dévot lui-même. Riches, nuancées, subtiles, le système qui implique cet ensemble de doctrines et de tendances, pour être foncièrement orthodoxe, n'en exige pas moins chez celui qui l'enseigne à la foule, une sûreté de pensée et de plume, une délicatesse, une prudence infinies. Grâce à l'effort des théologiens modernes et aux décisions de Trente, aussi longtemps que l'on se maintient dans le domaine des principes, il n'est plus si difficile d'exalter la grâce sans déprimer injustement la nature, et la miséricorde de Dieu sans rien diminuer de sa justice; d'éviter, d'une part les paradoxes mortels de Jansenius et d'autre part les molles complaisances d'une

 

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morale énervée; mais combien la tâche du directeur ne paraît-elle pas plus malaisée lorsqu'on en vient aux applications de détail et à la pratique quotidienne, lorsqu'il s'agit de persuader non pas à l'élite, mais à la foule qu'une conception optimiste de l'univers, loin d'atténuer la sainte rigueur de l'Évangile, la rend au contraire plus étroite. Du reste n'avons-nous pas dit et n'allons-nous pas redire en terminant ce travail, que l'humanisme dévot, s'il veut être logique avec ses telles idées, doit aller jusqu'à la sainteté même, et si Dieu le veut, jusqu'à l'union mystique? Certes Port-Royal est plus commode, qui ne demande au directeur que de trembler lui-.même et de faire trembler les autres. L'optimisme chrétien est une doctrine d'héroïsme; le pessimisme une doctrine de lâcheté et les maîtres de la peur l'emportent sans peine sur les maîtres de l'amour. Pour toutes ces raisons et d'autres encore, il est donc tout naturel que le noble mouvement que nous venons de raconter n'ait duré qu'un demi-siècle. Non pas qu'il ait été vaincu tout entier et que rien ne soit resté d'une si active propagande et si concertée. L'autorité de François de Sales demeure, elle ne passera pas. Mais quand retrouvera-t-on aussi universellement répandues, cette jeune ardeur au bien, cette confiance filiale en l'amour divin, cette liberté, cette joie de vivre la vie chrétienne, cette vertu si peu morose, tant d'esprit et tant de fraîcheur ?

 

(1) Si je n'avais déjà passé les limites que je me suis prescrites, c'est ici que j'aurais dû parler d'un illustre capucin qui fut l'intime ami du P. Yves de Paris. Mais comment résumer en quelques pages l'oeuvre splendide — et d'ailleurs, dans l'ensemble presque profane —du P. Zacharie de Lisieux. Du moins citerai-je son très beau livre De la monarchie du Verbe Incarné (deux parties, 1639, 1649). On sait que sous le pseudonyme de Petrus Firmanius, il publia, en latin, trois ouvrages mémorables : le Sæculi genius; les somnia sapientis et le Gyges gallus. Il est aussi l'auteur de la non moins fameuse relation du pays de Jansénie. Cf. un excellent travail de M. l'abbé Ch. Guéry : Les oeuvres satiriques du P. Zacharie de Lisieux; Etudes franciscaines, 1912.

 
 

CHAPITRE IV DE L'HUMANISME AU MYSTICISME

 

I. Que le nom que nous lui donnons soit bien ou mal choisi, l'ensemble des tendances que nous avons appelées humanisme dévot, a prédominé dans le monde religieux pendant la première moitié du XVIIe siècle. — Importance de ce fait qui explique, en partie du moins, la renaissance mystique de cette même période.

 

II. Affinités entre l'humanisme et le mysticisme. — Tendances mystiques de la Renaissance. — Bembo, Despautère et les philosophes. — Déviations du sens mystique. — L'humanisme chrétien et les mystiques de la Contre-Réforme.

 

III. La dévotion de l'humanisme dévot et la vie mystique. — Anti-mysticisme de Port-Royal. — François de Sales.

 

I. Du temps de la Ligue jusqu'à la majorité de Louis XIV, et même au delà, voilà donc toute une pléiade, active et dense, — des évêques, des prêtres séculiers, des religieux, des laïques, — qui sans s'être donné le mot, parfois même en se combattant sur plusieurs points de détail, s'accordent pourtant à répandre, dans le monde pieux, le même esprit, les mêmes vues, les mêmes réponses aux questions essentielles que se pose la conscience chrétienne. « Humanisme dévot », avons-nous appelé ce vaste mouvement aux répercussions infinies. Mais, le nom importe peu. Que l'on en propose un autre mieux venu, si l'on veut, pourvu que l'on reconnaisse l'uniformité dont je parle et que tant de textes empruntés à tant d'écrivains différents, font paraître assez éclatante. A la vérité, je n'ai pas lu — eh! qui l'aurait fait ! — tous les ouvrages de dévotion qui ont été publiés pendant cette période longue et féconde,

 

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mais d'en ai rassemblé, me semble-t-il, un assez grand nombre pour que nul doute ne soit possible sur l'étendue, l'importance et la netteté du mouvement que je voulais mettre en lumière. Que parmi les auteurs qui m'ont échappé ou qui m'ont paru trop insignifiants, il doive s'en trouver plus d'un, étranger. hostile même à l'humanisme dévot, cette vraisemblance ne nous inquiète pas le moins du monde. Il nous suffit que les maîtres les plus écoutés et qu'une moyenne abondante, pensent et sentent de même, comme il suffit aux historiens de notre littérature, pour maintenir leurs divisions ordinaires, qu'à telle époque, les classiques, à telle autre, les romantiques aient rallié le plus de suffrages, déchaîné le plus d'imitations ou de plagiats (1).

Pris en lui-même, un tel phénomène intéresserait tout historien digne de ce nom, mais il s'imposera davantage à nos réflexions, si l'on songe à un autre phénomène, beaucoup plus considérable, beaucoup plus mystérieux, que l'histoire de l'humanisme dévot éclaire sans doute et qui éclaire, de son côté, l'histoire de l'humanisme dévot. Nous le disions dès nos premières pages: le but principal de nos recherches n'est pas la littérature pieuse de la première moitié du siècle, la vie religieuse commune de ce temps-là, sa dévotion en un mot, mais l'extraordinaire floraison mystique qui a rendu cette période mémorable entre toutes dans les fastes de la sainteté, et à laquelle, trois de nos volumes sur quatre seront consacrés. Or, il va de soi que malgré les différences essentielles qui les distinguent et que nous avons déjà rappelées, ces deux ordres de phénomènes, — dévotion et mysticisme, — où se résume toute la vie intérieure de l'église, se rencontrent, se croisent, se pénètrent de mille façons. Le mystique est le dévot parfait; le dévot, un mystique dans les langes,

 

(1) J'ai négligé, de propos délibéré, un ou deux auteurs assez importants, le P. Senault par exemple, que nous aurons plus tard l'occasion de retrouver.

 

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mystique d'orientation et de désir implicite. La Philothée de l'introduction n'est pas encore le Théotime du traité de l'amour de Dieu, mais elle s'élève déjà jusqu'à l'amour pur ; déjà, sans le savoir, elle tend vers l'union mystique. Théotime de son côté ne méprise pas son premier nom de Philothée au sortir de ses extases, il retourne humblement aux exercices de la vie dévote. Puisqu'il en est ainsi, puisque les motions parallèles du même Esprit divin procurent également et la plus simple des prières et la plus sublime des contemplations, comment n'y aurait-il pas une relation, difficile sans doute à définir, mais réelle entre le développement de la littérature pieuse et de l'activité mystique pendant une même période? Si d'une part, aussi longtemps que domine l'influence de l'humanisme dévot, les mystiques proprement dits surabondent; si d'autre part la vie mystique, ou s'étiole ou se cache dès que triomphent des influences contraires, celle de Port-Royal par exemple, comment ne pas croire que la première de ces influences est favorable à l'épanouissement mystique et la seconde, funeste ? Assurément de telles coïncidences ne sont pas fortuites, elles ont un sens et peut-être nous laissent-elles entrevoir une des lois qui président à l'histoire intérieure de l'Église.

Ce disant, nous n'oublions pas que l'esprit mystique souffle où et quand il veut. Aucune industrie humaine, aucune méthode, aucun effort personnel ne serait du moindre secours au téméraire et qui se flatterait d'atteindre à ces états supérieurs. L'humanisme dévot ne tient pas école de mysticisme et les initiés eux-mêmes, réduits à la seule description de leurs propres expériences, ne nous donnent pas les clefs du jardin fermé. S'offrir d'avance à cet esprit dans l'espoir timide qu'il daignera peut-être nous visiter, écarter les obstacles qui s'opposeraient à cette visite, seconder activement les humbles grâces qui semblent annoncer des faveurs plus hautes et nous façonner à les recevoir, aucune autre préparation ne

 

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nous est permise et possible. Mais quoi, si ce sont là justement les dispositions où l'humanisme dévot nous entraîne, n'aurons-nous pas le droit de considérer le travail intérieur qu'il produit en nous, comme une ébauche des grâces mystiques, ébauche à peine indiquée et trop incertaine, mais qui du moins n'offrirait pas de résistance aux achèvements du sculpteur divin.

II. L'humanisme dévot ne fait autre chose qu'appliquer les meilleures traditions de la Renaissance, soit à la sanctification personnelle de ceux qui le vivent, soit à la direction des fidèles. Il est donc tout ensemble humanisme et dévotion; celui-là tourné à la pratique et pieusement vulgarisé par celle-ci : celle-ci éclairée, épanouie, informée, si l'on peut dire, par celui-là. Il va du reste sans dire que, dans cette alliance féconde, c'est la dévotion qui domine. Elle régit l'humanisme, elle ne se plie pas à lui mais le plie à soi, le faisant servir à ses propres fins et le dépouillant, si besoin est, des éléments moins purs qui gêneraient son allure propre et ses lois. Examinons, l'un après l'autre, ces deux éléments ; nous serons mieux à même de comprendre leur union et d'en apprécier les heureuses conséquences.

Nous le remarquions, en commençant, l'humanisme — je ne dis pas encore l'humanisme chrétien qui déjà touche à la dévotion, mais l'humanisme tout court — n'est pas simplement, comme on le croit d'ordinaire, une culture telle quelle, littéraire, artistique ou scientifique. Tout cela, mais plus et mieux que cela. Le grammairien Bouhours; Sainte-Beuve et Jules Lemaître, lettrés s'il en fut; Descartes, philosophe et savant; Bayle, insigne curieux, ne sauraient être regardés comme des continuateurs de la Renaissance. Ici et là, on se donne aux mêmes objets, mais dans un esprit bien différent. « Ce que nos grands humanistes cherchent dans l'étude, écrit excellemment M. Imbart de la Tour, ce n'est pas seulement un passe-temps ou un plaisir, un ornement pour l'esprit, une

 

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créance sur la gloire. A leurs yeux, la culture ne se sépare point de la morale. Ils en proclament la dignité austère et s'ils en démontrent la noblesse, c'est à son rang, le second : « La vraie raison de la philosophie n'est point, nous dit Budé, la poursuite des jouissances trompeuses du savoir ou du nom frivole du bonheur, mais d'une vie droite, honnête, qui nous conduise à la gloire véritable (1) ». Rien de plus juste que ces remarques, pourvu qu'on les prenne au sens de nos humanistes, comme M. Imbart de la Tour ne peut manquer de le faire. Pour ma part, je ne dirais pas que les humanistes subordonnent la « nouvelle science » à la morale et lui donnent le second rang, mais plutôt, que dans leur pensée, ces deux objets s'impliquent et se confondent. « Quel est celui d'entre vous, s'écriait Mélanchton devant les étudiants de Tubingue, qui ne soit ravi de la bonté (honestate) de ces études ? Peut-être aurais-je dû vous exhorter à la vertu? Mais, vous y allez droit de vous-même... Qu'aucun amour infâme ne vous arrache de ces délices ; par amour infâme soit entendu celui qui vous éloigne des lettres et des saints enseignements 2. » Ce n'est du reste pas encore assez. Les hommes de ce temps-là ne séparent pas la morale de la religion, ils ne conçoivent pas un perfectionnement moral qui ne soit en même temps religieux. Pour eux, la « science nouvelle » est sainte et dans son objet et dans ses méthodes. A qui ne l'aborde pas d'un coeur et d'un esprit mystique, elle refuse ses plus beaux secrets.

Comme nous ne parlons pas encore des humanistes chrétiens, nous entendons ici par mysticisme cette disposition naturelle qui porte certaines âmes à saisir directement, amoureusement, par une sorte d'étreinte soudaine, le spirituel caché sous les apparences sensibles, l'un dans le

 

(1) Les origines de la Réforme, II, p. 380.

(2) Cité par M. A. Humbert, Les origines de la Théologie moderne, I, p. 10.

 

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multiple, l'ordre dans la confusion, l'éternel dans ce qui passe et le divin dans le créé.

On peut déceler la présence « ou, Si l'on veut, l'approche et l'aurore de la vie mystique », écrit à ce propos un théologien éminent, le R. P. de Grandmaison, « dès que, délaissant la manière suivie, particularisée, consciente de connaître, l'âme se porte vers un objet (ou subit son influence) d'un seul bloc, tout d'une pièce, sans distinction de facultés, sans suite logique ni démarche concertée...; pour que (cet) élément mystique croisse, il faut que s'accorde l'actif mouvement de l'intelligence avec ses comparaisons, ses abstractions, ses rapprochements. A certaines heures, l'âme est avide d'un autre pain et sent que toute cette agitation l'empêcherait de s'en emparer et de le goûter. Il lui faut une paix, un silence intérieur, une unification de puissances qu'entraveraient l'effort intellectuel ou ses contre-coups. Alors, dans le calme laborieusement conquis, ou directement imposé par les choses, voici que la diversité des pensées décroît. Les feuilles soulevées par le souffle de l'esprit tombent à terre, l'atmosphère se détend, les visions et les images se brouillent, l'homme sent, suivant le beau mot du poète américain, « son coeur « au dedans de lui et Dieu sur sa tête ». Le reste a disparu ou s'est tellement orienté à ces objets qu'il semble n'exister plus que pour eux et par eux... Parfois, dans la contemplation d'une oeuvre d'art, dans l'audition d'une mélodie, l'effort pour comprendre se desserre, l'âme se complaît simplement dans le beau qu'on devine... ou simplement un souvenir, une parole, un vers de Dante ou de Racine, jaillissant du fond obscur de nous-mêmes, s'impose à nous, nous recueille et nous pénètre. Ensuite nous ne savons rien de plus, mais nous avons l'impression de comprendre un peu ce que jusque-là nous connaissions à peine, de savourer un fruit dont nous avions seulement rongé l'écorce... Tels sont les états naturels profanes, où l'on peut déchiffrer les grandes lignes,

 

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reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états mystiques » proprement dits (1).

Comme on le voit, pareille attitude n'a rien de miraculeux, ni même de rare. Personne à qui toute espèce d'expérience mystique soit absolument impossible. Moins communes pourtant, les âmes qui ont de ces expériences une habitude familière, qui les font régulièrement concourir à l'entretien de leur vie intérieure. Or c'est là justement une des dispositions que l'on remarque, plus ou moins accusée, bien ou mal ordonnée, chez la plupart des humanistes. Et leurs études et leurs plaisirs intellectuels ou littéraires, tendent normalement à cette mystérieuse et immédiate rencontre, à cette union directe avec un objet qui passe les sens. Leur philologie, leur philosophie se soumettent sans doute aux règles propres de ces disciplines, à la critique des textes, à l'argumentation ordinaire, mais, dans leur travail le plus technique, une je ne sais quelle force les entraîne au delà du champ trop étroit que nos méthodes peuvent atteindre. Pas d'humaniste véritable qui ne soit, en quelque façon, un inspiré.

Aucun objet du reste qui ne leur paraisse éclairé d'un reflet divin. Il n'est pas jusqu'à l'art d'écrire qui ne puisse et ne doive les élever jusqu'à Dieu. « Pour moi, disait Bembo dans sa fameuse lettre à Jean-François Pic de la Mirandole, je pense que, de même qu'il y a en Dieu... une certaine forme divine de la justice, de la tempérance et des autres vertus, il s'y trouve aussi une certaine forme divine de bien écrire (reste scribendi speciem quamdam divinam), un modèle absolument parfait, qu'avaient en vue, autant qu'ils pouvaient le faire par la pensée, et Xénophon, et Démosthène, et Platon surtout... et, plus que tout autre, Cicéron, quand ils composaient et qu'ils écrivaient. A cette image qu'ils avaient conçue dans leur esprit, ils rapportaient leur génie et leur style. J'estime

 

(1) R. P. DE GRANDMAISON, Etudes, 5 mai 1913.

 

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que nous devons faire comme eux, tâcher de tous nos efforts, à nous rapprocher le mieux et le plus possible de cette image de beauté. » Tacher, oui, sans doute et en nous aidant de tous les artifices qu'enseignent les maîtres, mais en espérant pour prix de notre labeur, une communication mystérieuse de cette divine forme. « Sans un secours spécial d'en haut, — non sine divino numine — Pétrarque, disait Despautère, n'aurait pas déclaré la guerre aux barbares, rappelé les Muses de leur exil et ressuscité le culte de l'éloquence (1). » S'ils ne croient plus avec le jeune Ovide que chaque poète est un dieu, ils estiment du moins que toute poésie vient du ciel, qu'elle est pleine de mystère. Binet lui-même ne parlera-t-il pas quelque jour des « larcins mystérieux » qui ont enrichi les poètes de l'antiquité, n'approfondira-t-il pas avec un respect religieux leurs « mille gaietés fabuleuses... mais mystérieuses » ?

Il en va de même pour les hautes spéculations de l'es-prit. Leurs philosophes raisonnent certes à la manière ordinaire et parfois plus que de raison ; la scolastique que plusieurs d'entre eux se donnent l'air de combattre les a tous marqués; Aristote les tient encore; mais ni les uns ni les autres ne se contentent des lumières de la logique. Leur Aristote, ils ont trouvé le moyen subtil de le réconcilier, je ne dis pas seulement avec Platon, mais avec Plotin. Leur métaphysique est d'ordre mystique, et donne aux idées pures la solidité et la chaleur de la vie. Contemplateurs, poètes en même temps que philosophes, comme leur successeur authentique, cet Yves de Paris dont nous venons de parler. Ce disant, nous n'oublions pas que leur mysticisme conduit trop souvent ces poètes et ces philosophes, soit à des confusions sacrilèges, soit a des rêveries malsaines. L'idéalisme sensuel des uns, ajoute comme une perversité nouvelle à la séduction du

 

(1) Cf. Roersch, L'humanisme belge à l'époque de la Renaissance, Bruxelles, 1910, p. 6.

 

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paganisme, la métaphysique visionnaire des autres s'engage dans les sciences occultes avec une crédulité fervente qui nous déconcerte. Tels de leurs philosophes et de leurs savants, Guillaume Postel par exemple, ont décidément le cerveau brouillé. Mais quoi qu'il en soit de ces déviations extrêmes, d'ailleurs moins fréquentes qu'on ne l'a dit, il est vrai, comme le R. P. de Grandmaison nous le rappelait tantôt que dans « ces états naturels, profanes... on peut reconnaître l'image et déjà l'ébauche des états mystiques », au sens pur et céleste de ce dernier mot.

Nous avons esquissé déjà, en nous aidant de François de Sales et du P. Yves, cette géographie spirituelle qui distingue dans l'âme trois sortes de zones : la zone des sens; celle de la raison raisonnante, celle enfin où Dieu réside et se fait « sentir » à nous. C'est « le coeur » des pensées de Pascal, c'est la fine pointe dont les mystiques parlent constamment et où ils placent le théâtre de leurs sublimes expériences. C'est aussi le pays des muses, de toutes les muses; le lieu des inspirations; la patrie des humanistes. Il va sans dire que, dans cette zone immense, ceux-ci n'occupent que les régions les plus éloignées du centre. Qui ne voit néanmoins que leurs dons naturels, que leur culture, et surtout que leur «grâce », les rapproche des mystiques proprement dits? A moitié dégagés du cercle des sens et de la raison raisonnante, ils désirent ou entrevoient, par instants, une lumière moins fumeuse, moins froide et moins incertaine, image ou reflet d'une lumière meilleure. De là vient leur indiscutable noblesse, mais de là viennent aussi les responsabilités particulières qui pèsent sur eux. Leur propre rayon les condamne, si leur vie morale reste attachée à la matière pendant que leur contemplation les élève jusqu'au voisinage des saints. Qu'est-ce peut-être que leur « épicuréisme extatique », sinon le péché contre l'esprit ? « Ceux qui partagent ce système, disait Joubert, ne ramènent pas tout à Dieu, dans leurs mouvements religieux les plus

 

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vifs : mais ils ramènent Dieu à eux, sorte d'égoïsme moral par lequel au lieu de se conformer à la règle, on ajuste la règle à soi. » Déchéance lamentable que l'on peut sans doute reprocher à plus d'un humaniste, mais dont la honte ne rejaillit aucunement sur l'humanisme lui-même. Les humanistes chrétiens sont là pour nous le montrer.

De ces derniers nous avons largement parlé plus haut. Trop spéculatifs peut-être et même parfois assez nuageux, leur mysticisme foncier est maintenu sur les voies droites et saines par l'enseignement de l'Eglise. Il y a du reste parmi eux des sages presque trop sages, Erasme entre autres, un peu sec, bien que beaucoup plus tendrement pieux qu'on ne le croirait. En revanche, ils ont de vrais saints et tous, quelle que soit leur vertu personnelle, intimement liés aux héros de la Contre-réforme, ils secondent, du haut de leurs templa serena, ils dirigent même ce grand mouvement (1). Ils sont les poètes et les docteurs de cette croisade spirituelle. Ils célèbrent magnifiquement le but à atteindre ; ils propagent la théologie rassurante et stimulante qui entraîne les âmes jusqu'au pur amour. Humaniores litterae, humanior theologia, oui, plus humaine et, par suite, plus divine. Ils écartent délibérément les interprétations pessimistes qu'après les Occamistes, Luther donne à certaines paroles des Pères, triste semence qui lèvera plus

 

(1) Sur les relations entre l'humanisme et le mysticisme, cf. le beau chapitre de M. A. Reersch (Les origines de l'humanisme belge, pp. 1.37). Dans le même sens, M. Renaudet, cité par M. Reersch (p. 11) rappelle le très grand succès de l'Imitation, « l'un des ouvrages les plus répandus dans les premières années du ive siècles. Les Ordres réformés, dit encore M. Renaudet, encouragent ce goût de la littérature contemplative que partagent également, malgré leurs divergences, les humanistes et les scolastiques. Les humanistes aiment et vénèrent les mystiques; ils leur ont dû peut-dire quelques-unes de leurs conceptions religieuses. Souvent, les typographes qui publient les historiens ou les orateurs antiques, impriment avec autant de zèle les rêveries ( !) des solitaires ou des ascètes. Lefèvre d'Étaples les a goûtées. » (Ib., p. 11) Cf. aussi tout ce qu'a écrit M. Imbart de la Tour sur Lefèvre d'Etaples (Les origines de la Réforme, II et III) et la vie de saint Gaétan par Maulde de la Clavière (collection Les Saints). Il y a pourtant dans ce dernier livre, une bonne part de fantaisie, v. g., sur les relations entre Gaëtan et Sadolet (cf. la brochure savante et charmante du R. P. Orazio Prémoli: S. Gaetano Thiene, Crema, 1910).

 

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tard dans l'Augustinus. Ils rédigent les canons de Trente sur la grâce; ils forment les maîtres qui bientôt formeront saint François de Sales. Que reste-t-il en effet, sinon que cet esprit de la Renaissance, un grand humaniste et un grand saint, achève de le purifier pour mieux l'annexer à la dévotion?

III. Cette dévotion elle-même proposée, commandée à tous, n'est encore ni la sainteté parfaite, ni la haute vie mystique, mais elle favorise l'éclosion de ces beaux fruits. Et sans doute, on peut à la rigueur en dire autant de toute dévotion sincère et fervente, à quelque direction qu'elle se rattache, et par exemple, de la dévotion de Port-Royal. Car on pense bien que nous ne mettons pas en question la vertu de la Mère Angélique, de la Mère Agnès, de M. Hamon et de tant d'autres. Nous disons simplement que l'humanisme dévot est un ferment de sainteté et de mysticisme beaucoup plus actif et beaucoup plus sûr. Et cela se comprend sans peine, avant même que l'on en vienne à cette expérience des faits, qui est décisive et qui va nous occuper dans les volumes suivants. Fort de son optimisme invincible, l'humanisme dévot coupe court aux scrupules paralysants qu'entretient et qu'enrichit la doctrine contraire il affranchit et dilate les âmes, leur enseignant que, bien que déchue par la faute originelle, la nature humaine reste la merveille de la création, que la blessure du vieil Adam n'a pas gangrené tout notre être, que la grâce rédemptrice est toujours offerte, et libéralement et à tous.

Maladroitement, le jansénisme nous ramène sans cesse à la plus triste région de nous-mêmes : il nous fixe dans la zone des sens où domine la loi de mort, où saigne la chair de péché : il nous hypnotise devant le spectacle d'une misère naturelle dont nous ne sommes pas coupables et que nous ne pouvons guérir. Tellement enchaîné à la matière, tellement réfractaire au vrai mysticisme qu'il veut que notre piété même soit sensible et, comme il

 

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parle, « délectation ». Si notre chair et notre sang ne frémissent pas dans notre prière, Dieu est loin de nous, l'enfer nous attend : « dans l'absence de la grâce, dit Nicole c'est-à-dire, dans l'état de sécheresse » (1). L'humanisme dévot, au contraire, nous dégage autant que possible, de  cette obsession, égoïste et basse ; il nous invite à nous oublier nous-mêmes, à nous perdre dans les objets qui nous entourent, dans le spectacle du présent monde, notre royaume, dans la méditation des dons célestes; à nous oublier davantage encore en montant à la cime de notre être, au plus haut de cet intérieur, où ni les sens ni la dévotion sensible ne pénètrent. De toute sa pente logique, de tout son élan, l'humanisme dévot veut le pur amour. Qu'est-il besoin du reste que j'insiste davantage ? François de Sales, le maître de l'humanisme dévot, n'est-il pas aussi et un grand mystique et un grand saint? Omnia propter electos. Tout se fait pour les élus. Eh quoi ! ne convenait-il pas que la dernière page de l'histoire de la Renaissance, celle que nous venons d'écrire ici-même, servit de préface à l'un des plus beaux chapitres que renferme l'histoire des saints?

 

(1) Cf. Apologie pour Fénelon, p. 461.

APPENDICES

I. — NOTES CRITIQUES SUR J.-P. CAMUS

§ 1. — L'ABBÉ DE BAUDRY ET L'ESPRIT DU BIENHEUREUX FRANÇOIS DE SALES

 

L'abbé Dépery, vicaire général de Belley, depuis évêque de Gap, entreprit de publier à nouveau, en 1840, le texte intégral de l'Esprit du bienheureux François de Sales. Estimant que « la manie de corriger les vieux livres a déjà gâté bien des chefs-d'oeuvre », ne trouvant d'ailleurs rien de choquant ni d'hétérodoxe dans un ouvrage consacré par l'admiration universelle, il publia purement et simplement, et sans notes rectificatives, le texte primitif de Camus. Ce faisant, M. Dépery ne se doutait guère qu'il allait troubler le repos, alarmer la conscience de M. l'abbé de Baudry.

Celui-ci était un homme excellent. Très humble, sans ambition et du reste peu doué pour écrire, mais d'un zèle infatigable, il s'était consacré de bonne heure à l'apostolat de la plume. Les bibliophiles lui attribuent un petit roman : La pieuse paysanne, que je n'ai pu me procurer, A vrai dire, ce roman n'était pas de lui, l'abbé de Baudry s'étant contenté de refondre, d'augmenter et de baptiser à nouveau La vertueuse portugaise. Il préludait ainsi en 1820 au travail du même genre qu'il ferait plus tard sur Jean-Pierre Camus. Après d'autres essais littéraires, il s'était voué presque uniquement aux études salésiennes. Les fidèles de François de Sales doivent à l'abbé de Baudry beaucoup de gratitude. Très peu de chercheurs ont plus travaillé que lui sur ce beau sujet. Certes, on ne peut le comparer d'aucune façon à Dom Mackey. Il manquait de méthode et de flair critique. Il a néanmoins rendu de bons services. Ce qu'il y a de meilleur dans l'édition Migne, vient de l'abbé de Baudry. Ainsi fait, la publication de M. Dépery le bouleversa. « Les éditeurs, dit-il lui-même, encore sous le coup de cette émotion, assurent que Dieu a suscité Pierre Camus pour transmettre au public la vie entière du saint et le fidèle tableau de son esprit. J'avoue que je n'ai pu voir sans indignation qu'on induisit le public en erreur sur un objet aussi essentiel et qu'on présentât comme un résumé de tous les ouvrages de saint François de Sales un livre où sa doctrine est altérée en plusieurs endroits. » Nous discuterons bientôt cette indignation. Disons d'abord l'étrange projet qu'elle inspira à l'abbé de Baudry.

A sa place, qu'aurions-nous fait? Persuadés qu'il y a des livres que nul n'a le droit de refaire et que celui de Camus est du nombre, nous nous serions contenté de publier une brochure où nous aurions formulé les critiques diverses que nous aurait paru mériter ce confus et bizarre chef-d'oeuvre. Ou bien nous

 

(1) Louis-Joseph, comte de Baudry (1778-t854), d'abord sulpicien, puis chanoine et vicaire général d'Annecy, cf. Bertrand, Bibliothèque sulpicienne, II, pp. 221-225; III, pp. 288-292. Epouvanté par la Révolution de 1830, ii avait quitté Saint-Sulpice et la France, et s'était fixé à Genève qu'il ne quitta plus.

 

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aurions publié une nouvelle édition, renvoyant au bas des pages les corrections nécessaires. L'abbé de Baudry eut une autre idée que les juges les plus indulgents, M. Hamon par exemple, trouvent malheureuse. Il déchire Camus en mille morceaux, et, après avoir élagué, d'un côté les bavardages, de l'autre les pages défectueuses (soit un quart des six gros volumes), il dispose ce qui reste d'après un ordre nouveau, l'ordre même de l'Introduction à la vie dévote. Pour dédommager le lecteur des suppressions qu'il lui inflige, il remplace les pages proscrites par d'autres qu'il prend, de toutes mains, dans les oeuvres de François de Sales. Ces deux anthologies juxtaposées, ou plutôt confondues, forment donc quatre volumes qui ont pour titre : Le véritable esprit de saint François de Sales. Sont relégués à la fin du IVe volume les textes de Camus qui méritent une censure. Il va sans dire que l'abbé de Baudry modernise le style de sa victime. Les raisons qui avaient décidé l'abbé Dépery a reproduire le texte original, ne peuvent en effet « éblouir » qu' « un lecteur superficiel ». « Pour détruire le prestige, cette seule réflexion suffit: c'est que les mêmes reproches (adressés par Dépery aux traducteurs de Camus) pourraient, et avec beaucoup plus de raison, s'adresser aux traducteurs des oeuvres des Saints Pères », des grecs, par exemple, ou des syriaques ! Ce détail n'est rien, mais de tels raisonnements font connaître un homme. Quoi qu'il en soit, ce livre illisible est plein d'indications utiles. On le consultera, aujourd'hui encore, avec un véritable profit (1).

On se tromperait du tout au tout si l'on voyait dans l'abbé de Baudry un ennemi personnel de l'évêque de Belley. Il se montre au contraire non pas seulement respectueux, comme il le devait, mais tendre envers lui, très différent en cela du R. P. Navatel dont nous parlerons bientôt. Dans la longue et très intéressante notice qu'il lui consacre, il réduit à néant la plupart des calomnies que l'on a répandues contre l'évêque de Belley. Il ne devient farouche que lorsque les récits de Camus lui paraissent compromettre ou le caractère, ou surtout la science théologique de François de Sales. Bien entendue, cette prévention serait la sagesse même. Il est clair en effet que si Camus nous présentait quelque part un François de Sales hérétique, ou fâcheusement imprévu, nous aurions le devoir de mettre en quarantaine une affirmation déconcertante. Si l'abbé de Baudry pousse ou ne pousse pas plus loin qu'il ne faut cette juste prévention, c'est ce que nous examinerons bientôt, mais voyons auparavant les deux raisons qu'il croit avoir le droit d'opposer à l'ensemble du témoignage de Camus.

a) Celui-ci écrivait, comme on le sait, avec une facilité incroyable. Comment serait-il exact? Eh ! ne sait-on pas encore qu'il se piquait de ne jamais se relire, de ne jamais rien effacer de ce qu'il avait écrit? A cela nous répondons :

1° Lorsque J.-P. Camus nous dit qu'il ne prend pas la peine de corriger ses écrits, il entend par là manifestement qu'il n'a pas le moindre souci de leur toilette littéraire. Il se vante d'ailleurs un peu lorsqu'il parle ainsi. Qu'il se relise ou non, il a toujours devant les yeux, en écrivant, certains canons sinon littéraires, du moins lexicographiques, qu'il observe avec quelque scrupule. Comme François de Sales et plusieurs autres de cette époque fermentante, ii a des idées très arrêtées sur la langue et il s'y tient (2).

2° Camus écrit au petit bonheur, comme cela vient, mais ce défaut n'intéresse pas nécessairement la partie historique de son oeuvre, la seule qui nous touche présentement. Il rapporte un propos que lui a tenu François de Sales ; il délaie ensuite en vingt ou trente pages ce même propos. Qu'il y ait dans ce développement du verbiage et même parfois des formules plus ou moins heureuses, c'est fort possible, mais ce développement, il ne l'attribue pas au saint.

 

(1) Le livre fut publié, à Lyon, en 1846. Les passages que je viens de citer sont tirés de l’avertissement.

(2) « Je n'efface presque jamais rien, dit-il, que pour empêcher qu'il s'y glissât quelque terme écarté de l'usage commun. » Cf. Pétronille, p. 444. Qui efface, relit. Il suffit du reste d'étudier les périodes camusiennes pour se rendre compte qu'il n'écrit pas comme un hanneton, cf. les premières pages du Dessert au lecteur à la fin de la Pieuse Julie.

 

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C'est là son oeuvre propre qu'il faut lire comme un sermon de Camus. La sente question est donc celle-ci : lorsqu'il rapporte expressément, comme les ayant vus ou entendus, les gestes ou les propos de son ami, Camus s'abandonne-t-il à son imagination, à sa « facilité incroyable n ? Rien ne permet de répondre oui, en bonne critique : je suis au contraire persuadé que, la plupart du temps, il faut répondre non. Ceci du reste nous conduit à la seconde objection d'ensemble que propose M. de Baudry.

b)François de Sales est mort en 1622. Le livre de Camus n'a été publié qu'en 1639. Le moyen qu'après dix-sept ans, Camus puisse encore se rappeler tant de choses ? A quoi nous répondons :

1° La partie proprement historique dans le livre de Camus, je veux dire encore un coup, les anecdotes où le saint parait et les propos qu'on lui prête, est beaucoup moins étendue qu'on ne pourrait croire. Le livre est étonnamment grossi d'un côté, par les abondantes citations tirées des oeuvres de François de Sales, de l'autre, par les très nombreux passages où Camus parle en son propre nom.

2° Camus a vécu dans l'intimité du saint pendant près de quatorze ans. Il le consultait sur tout. Il lui disait dès lors qu'il conservait ses réponses comme autant d'oracles. Quoi qu'il fasse ou qu'il écrive, il se rapporte constamment aux souvenirs qu'il a gardés de ces longs entretiens.

3° Camus avait une mémoire prodigieuse.

4° C'est un honnête homme. Il a le mensonge en horreur et il se tiendrait lui-même pour sacrilège, s'il faisait dire à François de Sales ce que celui-ci n'aurait pas dit.

5° Qu'on prenne garde au danger de l'hypercritique. Si l'on rejette le témoignage de Camus, sous prétexte que ce témoignage n'a été rendu (publiquement rendu) qu'après dix-sept ans, que restera-t-il de la plupart des procès de béatification, de la plupart des récits que l'on s'accorde à regarder comme tout à fait certains? A se restreindre au procès de béatification et à l'histoire de François de Sales, combien de témoignages n'admet-on pas qui, devant n'importe quel tribunal sérieux, paraîtraient beaucoup plus douteux que le témoignage de Camus? C'est toujours le même paralogisme. Camus avait de l'esprit. Ses bons mots sont fameux ? Donc il n'est pas sérieux, Oublie-t-on que le Pape l'a choisi pour être un des trois commissaires du premier procès de béatification ? Il y a plus. Mon « prenez garde ! », M. de Baudry le répète constamment, lui coi nous avertit si souvent que les pages les plus défectueuses de Camus foulent de l'or, c'est-à-dire, de vivants et de précieux souvenirs de François de Sales. Lorsque Camus lui plaît, Camus a bonne mémoire après dix-sept ans, il n'a pas oublié : lorsque Camus le gène, voilà soudain le pauvre évêque frappé d'amnésie. Etrange méthode historique, et qui, je le répète, conduirait M. de Baudry et ses disciples où ni l'un ni les autres ne veulent aller !

Après cela, il ne m'en coûte rien de reconnaître, au risque de contrister le bon M. de Baudry, que, dans tous les souvenirs de Camus, tout, et même l'or, reste camusien. J'entends par là que Camus n'est pas un phonographe, et que tous les propos qu'il attribue à François de Sales n'ont pas été tenus, mot pour mot, comme on nous les rend. Les dix-sept ans ne sont pour rien dans cette adaptation fatale. Même au sortir d'une conférence avec son ami, Camus aurait raconté cette conférence à sa façon. C'est le cas de tous les témoins. Qu'y faire ? Nous résigner en pensant qu'après tout Camus reste un témoin privilégié. Avec sa miraculeuse mémoire, nous pouvons être assurés qu'il nous répète souvent quelques-unes des propres paroles du saint.

Reconnaissons enfin qu'il faut lire Camus les yeux bien ouverts et l'esprit au guet. Mais de quel autre mémorialiste n'en faut-il pas dire autant? C'est un bon témoin et tout à fait sincère; mais il a comme tout le monde ses manies, ses dadas, si j'ose dire, ses idées fixes, qui risqueront de l'amener parfois, non à inventer quoi que ce soit, mais, à tirer plus ou moins les plus authentiques de ses souvenirs vers une direction qui lui est chère. Tient-il à une doctrine théologique particulière, il ne dira pas que François de Sales a enseigné cette

 

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doctrine, si le fait n'est pas exact, mais il insistera sur tel propos du saint qui promet de favoriser cette doctrine. A-t-il une passion? Il ne la prêtera pas à son ami, mais, de ses entretiens avec celui-ci, il se rappellera volontiers tout ce qui, de près ou de loin, encourage ou justifie cette passion. Il en voulait, par exemple, à certains religieux qui se trouvaient avoir bataillé contre François de Sales ou l'avoir gêné en quelque façon. Le saint, quoique très bienveillant, a pu fort bien rappeler ses souvenirs devant un ami aussi intime, aussi dévoué que Camus. On peut croire que l'évêque de Belley aura écouté ce jour-là de toutes ses oreilles. Lisez-le de près néanmoins. Vous verrez qu'il reste, en somme, dans la juste mesure, lorsqu'il fait parler le saint.

Donnons un exemple que je n'emprunte pas à l'Esprit du B. François de Sales, mais au livre le plus violent peut-être que l'évêque de -Belley ait écrit contre ces mêmes religieux. En ce qui concerne ces derniers, dit-il dans son Directeur désintéressé, « je crois ne m'être point écarté des sentiments du saint prélat, de la bouche de qui j'ai ouï autrefois des choses qui avaient bien autant de pointe et de vigueur, que je ne die de rigueur, que celles que j'avarie, ici, quoiqu'il eût le lait et le miel sous la langue » (1). Que ferait M. de Baudry en présence de ce texte ? Il n'hésiterait pas à déclarer que J.-P. Camus dit ici une « fausseté ». Cependant 99 critiques sur 100, pour le moins, n'hésiteront pas non plus à reconnaître que lorsqu'il parle de la sorte, Camus fait appel à des souvenirs dont la véracité n'est pas douteuse. Oui, très certainement S. François de Sales lui a parlé avec vigueur des mêmes excès. Mais dans sa passion, il oublie que deux évêques, sûrs l'un de l'autre, parlent dans l'intimité autrement qu'ils ne le feraient en public. Il oublie aussi que François de Sales, même lorsqu'il portait sur quelques religieux des jugements sévères, restait maître de lui et paisible. S'il oublie cela, ou n'y prend pas garde, c'est que lui-même, il se croit paisible et maître de lui dans cette controverse. En tout cas, il a tort lorsqu'il se réclame de François de Sales. Si elle couvre plusieurs des idées de. Camus, l'autorité du saint ne couvre pas sa conduite. Qu'on me pardonne si j'enfonce ainsi des portes ouvertes, nous n'allons pas faire autre chose en répondant au réquisitoire de M. de Baudry. Ce réquisitoire existe. Le R. P. Navatel l'a cité récemment comme une oeuvre péremptoire. C'est là tout ce qui a été dit, là tout ce que sans doute on pourra jamais dire de plus fort contre la véracité de Camus. Bref, il convient, me semble-t-il, de l'examiner une bonne fois et d'en finir avec ce fantôme.

L'abbé de Baudry divise sa critique en deux parties : dans la première il relève les erreurs de Camus qui lui ont paru d'une gravité extrême ; dans la seconde, les erreurs ou les à peu près de moindre importance ; nous suivrons, une à une, toutes ces critiques.

 

§ I. — « Des doctrines fausses et des récits faux que Pierre Camus

met dans la bouche de saint François de Sales. »

 

1. Accord de la grâce et de la liberté. — Peu après son arrivée à Belley, le jeune évêque expose à François de Sales ses propres idées sur la grâce, désireux de savoir s'il est oui ou non sur la bonne voie. Le saint approuve cet exposé dans lequel M. de B. critique fort justement plusieurs expressions équivoques. Rien de mieux. Mais ce n'est pas là un e récit faux s. Rien ne permet de dire que Camus ait imaginé cet entretien, que d'ailleurs il rapporte d'une façon assez malheureuse. Ce qui importait dans la circonstance, était l'orientation générale de la pensée du jeune évêque. François de Sales ne lui a pas fait subir un examen théologique. Il l'a laissé dire, faisant peut-être quelques remarques de détail que Camus oublie de nous rapporter et approuvant grosso modo, comme il dit souvent, le fond, la couleur générale de ses idées. D'autres ouvrages de Camus nous présentent ces mêmes idées sous une

 

(1) Directeur désintéressé, 2° partie, chap. V.

 

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forme plus exacte. J'ai dit plus haut que Camus était moliniste. François de Sales l'était aussi (1).

2. Du nombre des élus. — François de Sales dit un jour à Camus « qu'il était persuadé qu'il y aurait peu de catholiques qui fussent damnés, parce qu'ayant la racine de la vraie foi, elle poussait ordinairement tôt ou tard son vrai fruit qui était le salut ». Sur quoi M. de B. : « La doctrine que lui attribue ici Pierre Camus est précisément le contraire de celle qu'enseignait le saint évêque. » Le contraire, juste ciel, en êtes-vous sûr? Oui, dit-il, parce qu'on lit dans un des sermons du saint : « Si l'on voit en toutes sortes d'états et de conditions, un si grand nombre de réprouvés, etc. ». D'où « récit faux ». Qui ne voit que M. de B. aurait dû opposer ici à Camus une vingtaine de textes du saint? Les aurait-il trouvés, nous n'aurions pas encore le droit de contester la véracité de Camus. C'est là une de ces questions sur lesquelles François de Sales pouvait avoir une opinion personnelle, une de ces opinions qu'on n'oserait pas trop affirmer en publie, mais sur lesquelles on s'explique librement dans l'intimité. François de Sales a pu dire : il y aura plus d'élus que de damnés, ou, beaucoup plus qu'on ne pense, ou que sais-je encore. Le sentiment que Camus lui prête paraît-il en désaccord avec la doctrine générale du saint qui disait : il n'y a que Dieu et moi qui aimions les pécheurs? Comme on le voit sur ce bel exemple, M. de B. est ordinairement victime de ce qu'on peut appeler : idola cathedrae. Il déclare inventé, « faux », tout propos de François de Sales qui ne présente pas la perfection, les sûres nuances doctrinales d'une définition conciliaire. Le saint ne parlait pas comme un livre et c'est de là que vient précisément l'extrême intérêt des souvenirs camusiens.

3. Invectives de Camus contre les détracteurs de l'Introduction à la vie dévote. — Camus parle ici en son nom et il orchestre avec vivacité les paroles que le saint a imprimées sur le sujet dans le Traité de l’amour de Dieu. M. de B. nous dit que François de Sales n'attaquait pas les intentions de ceux qui avaient cruellement bafoué sou livre de la Philothée? Camus dit-il le contraire? Il ne parle pas de cela. Il s'emporte contre ces accusateurs. Un peu de colère lui était permis.

4. Différence de conduite entre saint François de Sales et les religieux dans les travaux de la conversion du Chablais. — J'ai déjà touché ce point-là plus haut. Sauf quelques inexactitudes menues, tout ce que raconte ici Camus est confirmé par les documents, ou paraît du moins tout à fait vraisemblable, lorsque les documents se taisent. Pourquoi veut-on que François de Sales ait approuvé constamment tout ce que faisaient, auprès de lui, les autres missionnaires? Tel de ceux-ci, zélé mais un peu violent, a pu le choquer. Pourquoi le saint n'aurait-il pas fait cette confidence à Camus ? La mission du Chablais était un des événements de sa vie. La conversation a dû venir plusieurs fois là-dessus. M. de B. nous rappelle que « Pierre Camus n'a point été témoin oculaire » de cette mission. Lui non plus.

5. De la perfection et de l'état de perfection. — Cette discussion très spéciale et dans laquelle fourmillent les amorces d'équivoques, est présentée d'une façon tellement confuse, soit par Camus, soit par M. de B., que je n'entreprends pae de la résumer. Camus ne défend pas aux religieux d'être parfaits, mais il dit que, en tant que religieux, ils ne sont pas dans un état spécial de perfection. Son opinion, dont il est en effet très entêté, n'a pas cours, je crois, chez les bons théologiens. On peut donc estimer qu'il invoque ici à tort l'autorité de François de Sales. Il interprète inexactement des propos qui ont été sûrement tenus par le saint. Je dis « sûrement » et M. de B. semble le reconnaître lui-même.

6. Des directeurs. — François de Sales ayant écrit qu'il fallait choisir son directeur « entre dix mille », et Camus n'ayant pas dit « entre cent mille », son exagération sur ce sujet, ne me paraît pas si coupable. Il force la note, mais je ne crois pas du tout qu'il ait inventé la conversation qu'il rapporte.

(1) . Les plus sincères en la foi, dit-il lui-même, peuvent quelquefois donner dans les brisants de quelques termes ambigus », De la sindérese, p. 132.

 

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7. Sur la charité et le mérite des œuvres. — Il s'agit ici d'une opinion de Bellarmin vers laquelle Camus prétend que François de Sales « penchait beaucoup » et vers laquelle il penchait lui-même si fort qu'il l'embrassait. M. de B. reconnaît que ce sentiment de Bellarmin est « le plus généralement suivi par les théologiens n. Donc rien de bien inquiétant dans l'affirmation de Camus. François de Sales professait une doctrine moins exigeante. Cela est vrai, mais pourquoi, un jour ou l'autre, n'aurait-il pas penché vers la doctrine contraire?

8. Prétendu moyen de sanctifier les actions précédentes. — Quoi qu'il en soit de ce subtil problème, je note simplement que Camus ne fait pas ici appel aux entretiens qu'il a eus avec François de Sales, mais à un texte imprimé du saint. Camus interprète de la pensée écrite de celui-ci nous touche moins. Et voilà terminée la série des graves erreurs. A chacun d'apprécier. Quelques outrances de pensée sur des problèmes très spéciaux, quelques formules malheureuses, quelques emportements de plume, on a certes bien raison de redresser ces faux pas, mais il n'y a pas la matière à s'indigner. Encore est-il que sur plusieurs de ces huit points, les critiques de M. de B. me paraissent porter dans le vide.

 

§ 2. — « Divers points sur lesquels Pierre Camus présente les sentiments

de saint François de Sales d'une manière inexacte ou obscure. »

 

9. La tentation de François de Sales contre l'espérance. — Camus dit que la tentation a duré un mois. M. de B. dit : six semaines.

Camus dit encore que le jeune homme n'osa pas s'ouvrir à son confesseur d'une tentation qui, notons-le bien, n'était pas un péché. M. de B. affirme qu'il en a parlé à son confesseur parce qu'il était plus parfait d'en parler et que le saint, même à dix-huit ans, faisait toujours le plus parfait. Camus, ami intime de François de Sales, ajoute que le gouverneur du jeune homme ne fut pas non plus dans la confidence de cette même tentation. « Cela, répond M. de B., ne peut s'accorder avec la confiance que le saint évêque avait » pour son gouverneur. Soit, mais appliquons cette méthode historique à un autre fait. On raconte que François de Sales, prêchant un jour dans sa cathédrale, eut un fort mouvement d'impatience contre le sacristain, je crois, qui interrompait le sermon. M. de B. ne dirait-il pas ici qu'une telle vivacité a ne peut s'accorder » avec la patience et la douceur du saint évêque ? Nous savons néanmoins que le fait, raconté par François de Sales lui-même, est indiscutable.

10. Diversité de méthodes dans la conduite des âmes. — Simple anecdote sans importance. M. de B. la croit véridique, mais il aurait voulu plus de détails. Peut-être Camus nous a-t-il dit tout ce qu'il savait là-dessus.

11. Nombre des protestants convertis par le saint. — Camus dit une fois : 60.000; une autre fois : 60.000. La mère de Chaugy, dit 70.000, et elle « avait en main de nombreux documents ». 70.000 attestations en bonne et due forme, il est curieux que tout cela se soit perdu !

12. Moyen de procurer la conversion des protestants. — Camus prétend que François de Sales préférait la méthode pacifique à l'agressive. M. de B. sait bien que cela est vrai ; mais il a peur que quelque sot tire de là que le saint désapprouvait toute espèce de controverse. Camus, controversiste lui-même, n'avait pas songé à cette conclusion.

13. Que la sainteté est le plus grand des miracles. — Ici encore, on se contente de préciser la pensée du saint, d'ailleurs fidèlement rapportée par Camus.

14. Conseils sur le choix d'un état, même remarque.

15. De la véritable dévotion, même remarque.

16. Des trois degrés de ta charité. — Camus disserte ici en son propre nom.

17. Des soupçons contre le prochain. — Camus fait dire à François de Sales que s si une action pouvait avoir cent visages, il fallait la regarder toujours par celui qui était le plus beau a. M. de B. ne conteste pas l'authenticité du

 

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propos, mais il nous avertit que « Si une jeune fille prend toujours sous le beau côté la conduite et les paroles d'un jeune homme, elle risque peu à peu d'être entraînée dans le précipice ». Qui le nie ? Qui en doute ? Intelligenti pauca...

18. Si l'obligation de la résidence pour un évêque est de droit divin. — Oui, répond M. de B. mais de telle façon que le Pape a néanmoins le pouvoir de dispenser un évêque de la résidence. Camus ne fait pas cette distinction et raconte à ce sujet une anecdote qu'il dit tenir, et que certainement, il tient en effet de François de Sales. M. de B. nie tout cela en bloc et en détail. Je ne vois pas du tout à quelles enseignes.

19. Anecdote concernant le marquis d'Urfé. — François de Sales est à Belley, avec l'évêque. D'Urfé, voisin de celui-ci, vient les surprendre. a Il nous dit, raconte Camus, qu'il était venu chanter un trio et qu'il voulait être en tiers dans notre amitié, comme il l'était depuis longtemps dans celle qui existait entre l'évêque de Genève et Antoine Favre. Le B. François de Sales répondit que, sans faire tant de partage il valait mieux faire un carré ou quaternion d'amis ». (Lui-même, Camus, Favre et d'Urfé). Ecoutons maintenant M. de B. « L'intime amitié, dit-il, que Pierre Camus prétend avoir existé entre le marquis d'Urfé et saint François de Sales est un fait dénué de toute vraisemblance ». On pense rêver. Mais non. Ignorez-vous en effet que d'Urfé a écrit l'Astrée et que Céladon « n'est rien moins que chaste » ? Et puis, d'Urfé « était loin d'avoir dans le monde la réputation d'une grande sévérité de moeurs ». Je demeure bouche bée devant cette manière de raisonner. Je jurerais pourtant que J.-P. Camus n'a rien inventé de tout ce qu'il nous raconte, rien, et cette fois, pas même les mots de François de Sales, ce joli « quaternion », qui porte la marque du saint. Tout le récit ruisselle d'évidence, si j'ose parler ainsi. Remarquez d'ailleurs que Camus ne parle pas d'une amitié intimissime, il ne fait pas de d'Urfé un pénitent de François de Sales. Un ami tout bonnement. Quand le marquis vient à Annecy, il se plaît à rencontrer les deux gloires de cette ville, l'évêque et Antoine Favre. Voit-on le saint lui fermer la porte tant que d'Urfé n'aura pas brûlé son roman ? François de Sales est chez Camus. D'Urfé, grand ami de ce dernier qui ne lui ménage pas la morale, vient les rejoindre. Voit-on d'ici François de Sales refuser de lui parler? Après la mort du saint, raconte M. de B. lui-même e lorsque le convoi (de Lyon à Annecy) approchait de la ville de Saint-Rambert-en-Bugey, on vit arriver en poste le marquis d'Urfé qui avait fait trois lieues pour l'atteindre. Il se mit à genoux dans la boue, arrosa le cercueil de ses larmes et invoqua à haute voix l'intercession de l'homme de Dieu ». La belle scène ! Oui, dit M. de B. a ce seigneur partageait l'admiration générale pour les vertus du saint ». Mais comment voulez-vous que ces deux hommes se soient connus et aimés ? (1)

C'est tout, et comme on le voit, ce n'est rien. L'abbé de Baudry a épluché le livre de Camus avec une patience et une attention surhumaines. Il est prévenu. Tout ce qui, dans les souvenirs de Camus, contrariera peu ou prou l'idée qu'il s'est faite lui-même de la sainteté en général, et de François de Sales en particulier, tout cela sera déclaré faux, douteux ou mêlé. C'est là néanmoins tout ce qu'il a pu trouver de répréhensible. Dix-neuf corrections et l'ouvrage a six volumes in-8°. Encore faut-il faire un choix dans ces corrections. On a vu, je crois, jusqu'à l'évidence que le sens critique de notre censeur n'était pas à la hauteur de son zèle. Plusieurs de ces critiques n'ont pas d'importance, quelques-unes sont insoutenables. Qui admet pareille méthode peut, à bon droit, refuser de croire aux vérités historiques les plus certaines. Mettons les choses au pire. Donnons-lui raison sur tous ces points. Déchirons, du livre de Camus, trente ou cinquante pages. Ce qui reste, c'est-à-dire, en somme, le livre entier demeure plus solide que l'airain.

 

(1) Dans son livre sur d'Urfé. M. le chanoine Reure, impressionné par l'unique autorité de M. de Baudry, dit bien aussi qu'il ne faut pas lire Camus sans défiance ; néanmoins, le même auteur affirme sur les relations entre Francois de Sales et d'Urfé, exactement ce qu'avait affirmé Camus. Cf. La vie et les ouvres d'honoré d'Urfé, par le chanoine Reure, Paris, 1909, pp. 133, 185. 331.

 

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§ 2. — LA VISITATION D'ANNECY ET JEAN-PIERRE CAMUS

 

Il est longuement et durement parlé de J.-P. Camus, au XIV° volume de la grande édition de François de Sales, soit dans l'Introduction, soit dans une note infinie qui ressemble à un véritable manifeste. Cette introduction porte la signature du R. P. Navatel ; la note doit être du même savant (2). Quoi qu'il en soit, c'est lui qui a dirigé la préparation de ce volume, lui qui en prend la responsabilité devant le public. On peut croire toutefois que le R. P. Navatel ne parle ici ni en son nom propre, ni avec une conviction bien profonde. L'embarras, les négligences trop apparentes de ces pages le disent assez. Le R. P. appartient à une compagnie que l'évêque de Belley a chèrement aimée, qu'il a défendue avec la crânerie que nous avons dite, et qu'il a maintes fois publiquement célébrée. D'un autre côté, il ne semble pas que le R. P. lui-même ait eu à souffrir de J.-P. Camus et que, par exemple, la lecture de ce dernier l'ait beaucoup fatigué. De toute manière, cette proclamation, car c'en est une, nous fait connaître, non sans quelque solennité, les sentiments que les visitandines d'Annecy nourrissent aujourd'hui à l'endroit de J.-P. Camus et qu'elles désirent nous imposer.

« Camus, nous dit le R. P. Navatel à la fin de cette note, Camus fut un ami de la Visitation, mais un de ces amis contre lesquels il faut se défendre parfois ». Oui, sans doute, et nous le savions, mais il fut un ami, tendrement, efficacement dévoué. Imagine-t-on l'intime de François de Sales hostile à sainte Chantal, hostile à l'oeuvre préférée du saint? Qu'on lise du reste tout ce qui a trait à la Visitation, dans l'Esprit du B. Fr. de Sales, qu'on lise la Mémoire de Darie, et surtout l'exquise, l'admirable lettre que sainte Chantal écrivit à l'évêque de Belley, pour supplier celui-ci de ne plus attaquer les capucins. On n'écrit de la sorte qu'à un homme dont on est tout à fait sûr, que l'on estime grandement, que l'on sait profondément bon et à qui l'on peut tout dire (3). Mais enfin Camus avait ses défauts. Il lui prit un jour fantaisie de s'immiscer dans lss affaires intérieures du couvent de visitandines installé par lui dans sa ville épiscopale. Manque de tact, excès de zèle et qui fit souffrir sainte Chantal. Nous n'atténuerons pas cette faute, nous demandons seulement s'il y, avait grand avantage à en réveiller le souvenir. D'autres que lui et plus redoutables, le P. Binet, par exemple, ont causé à la même sainte des ennuis beaucoup plus graves. Je ne vois pas néanmoins que les éditeurs d'Annecy, lorsqu'ils ont à nous parler du P. Binet, se complaisent à diminuer cet illustre et saint personnage. Je vois au contraire que les visitandines d'Annecy ont soigneusement effacé, dans les lettres de la sainte fondatrice, nombre de passages qui auraient inutilement peiné les amis d'un grand Ordre religieux. Leur reprochons-nous cette délicatesse que nous avons imitée nous-mêmes lorsque nous avons eu à raconter sainte Chantal ? A Dieu ne plaise, il nous semble en effet qu'il faut une raison majeure pour compromettre, par des publications de ce genre, la réputation de qui que ce soit. Mais pourquoi deux mesures? Le seul Camus parmi les intimes du saint, n'aurait-il droit qu'à ce summum jus qui frôle souvent l'injustice ?

Au reste, le prudent P. Navatel a-t-il omis un autre souvenir que nous livre la candeur de M. de Baudry et qui, peu ou prou, pourrait expliquer les étranges sentiments que nous discutons. a Quelque joie, nous dit M. de B., qu'eut l'évêque de Belley d'avoir obtenu pour son diocèse des religieuses de la Visitation, il suivit son goût pour les mauvaises plaisanteries, et s'en permit une à l'occasion

 

(1) Oeuvres de saint François de Sales, pp. XX. XXI, 139, 140, 141.

(2) Simple conjecture de critique interne ; l'auteur de la note écrit : François de Sales, tout court, ce que les visitandines, je crois, ne font jamais. Elles écrivent : saint François de Sales.

(3) On la trouve dans la grande édition, t. XIV, pp. 417-411. Elle présente un contraste pénible avec l'introduction et la note que nous discutons présentement.

 

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de cet établissement. Il avait destiné quatre jeunes personnes du pays pour être le premier noyau de cette communauté naissante. On envoya d'Annecy cinq religieuses pour commencer l'établissement. Pierre Camus dit qu'on avait envoyé cinq filles pour en gouverner quatre. Le souvenir de cette raillerie se conserva longtemps parmi les religieuses de la Visitation et il en est fait mention dans une lettre écrite trente-sept ans après par la Mère de Chaugy. Voici comment elle parle : « Quand l'évêque ancien de Belley dit que l'on envoya cinq filles pour en gouverner quatre, il fut aussi déraisonnable et satirique qu'il l'a été pour tous les Ordres de l'Eglise de Dieu (rappelons en passant que ce « tous » ne peut se défendre) ; car s'il avait eu tant soit peu d'intelligence des maximes d'une vie régulière comme la nôtre, il aurait bien vu... que l'on ne peut pas mettre d'abord les prétendantes portière, sacristine, économe, maîtresse des novices. Dieu fasse paix à ce bonhomme ! Plus d'une fois il n'a été ni prophète, ni évangéliste» (1). Tantae ne animis caelestibus... ! Tant de flammes pour un bon-mot que très certainement Camus n'aurait pas craint de faire devant François de Sales lui-même, et que celui-ci aurait trouvé fort plaisant' A la vérité, je ne reconnais pas ici la Mère de Chaugy, si sage, si modérée et spirituelle ! Que si nous voulions l'imiter, prendre au tragique une plaisanterie manifestement inoffensive, noua lui ferions remarquer que bien qu'il soit très vrai qu'une prétendante ne peut être ni sacristine, ni économe, ni quoi que ce soit, on comprend moins pourquoi une ou deux religieuses formées, n'ayant à gouverner que quatre prétendantes, ne pourraient s'acquitter provisoirement de tous ces emplois. Mais qu'allons-nous parler de cela ? Camus n'a pas cherché si loin. Il n'a pas voulu renverser les « maximes de la vie régulière », trancher de l'évangéliste ou du prophète. C'est un parisien qui ne peut se tenir de rire, voyant quatre recrues commandées par cinq officiers. Et cependant, nous dit tristement le bon abbé de Baudry « le souvenir de cette raillerie se conserva longtemps parmi » les visitandines. S'y conserverait-il aujourd'hui encore ?

Dès son introduction — et on y revient dans la note — le R. P. Navatel se demande avec une stupeur inquiète, inquiétante, comment François de Sales et Camus, « deux natures aussi disproportionnées » — différentes aurait suffi — ont bien pu s'accorder ainsi. Cruelle énigme! On nous tire de peine en remarquant que François de Sales avait besoin d'une « amusette » et que d'ailleurs son amitié pour J.-P. Camus était « au service du Maître », c'est-à-dire, ramenée à la gloire de Dieu.

Les autres amitiés du saint ne l'étaient donc pas ? Si elles l'étaient, à quoi bon cette remarque? On défendait tantôt à François de Sales de serrer la main du marquis d'Urfé. Au tour de Camus maintenant. Tout au plus lui seras t-il permis d'être le bouffon du saint. Nous avons pourtant une autre raison, parait-il, de nous résigner à cette demi-faiblesse du saint. Tant que celui-ci vécut, « l'évêque de Belley prêcha, confessa, visita (son diocèse) avec une piété, un zèle qui nous étonne ». Juste ciel ! un évêque pieux et zélé vous étonne! — Après la mort de son ami, Camus a continué de prêcher, de confesser, de visiter ses diocèses (Belley, Rouen). Où le R. P. a-t-il appris que dès lors et dans ces diverses fonctions, l'évêque ait manqué de piété ou de zèle? Les contemporains affirment le contraire. On n'apporte aucune preuve à l'appui de ce que l'on semble insinuer. Le R. P. juge Camus inconstant parce que celui-ci, après vingt ans d'épiscopat, fatigué, surmené, s'est démis de son évêché. Ignore-t-on que François de Sales, de son côté, méditait très sérieusement une résolution toute semblable ? Mais il y a, nous dit-on, dans les romans de Camus des « peintures plus que profanes ». Nous avons déjà répondu à cette accusation. Ici encore, ignore-t-on que François de Sales, loin de condamner Camus pour ces romans, l'encourageait au contraire dans cette voie, ou bien a-t-on la preuve qu'après 1622, ces mêmes romans soient devenus encore plus profanes ? Quant aux écrits « furibonds » de Camus, pendant ses démêlés avec certains religieux, nous n'y reviendrons pas non plus. C'est un

 

(1) Le véritable esprit... I, XXVII, XXVIII.

 

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sujet très délicat et sur lequel les adversaires de Camus feraient bien de ne pas trop s'étendre. Que l'évêque ait eu de graves torts, nous le confessons, affirmant seulement que ses intentions furent droites. Pour le reste, si l'on veut m'en croire, qu'on laisse dormir les petits papiers.

Jusqu'ici, comme on le voit, nous piétinons. Ce n'est pas du tout notre faute. Je n'ai rien omis de ce que l'on a cru devoir alléguer contre la mémoire de Camus. Mais enfin où le manifeste veut-il en venir? A ceci, je crois, qui serait beaucoup plus grave, à disqualifier l'auteur de l'Esprit du Bienheureux François de Sales. « Eh bien ! s'écrie le R. P. Navatel, il faut le dire pour en finir avec une légende : (l'auteur de ce livre) ne mérite pas tant de sympathie et de confiance, de la part surtout des historiens qui le citent si complaisamment. » On n'est pas plus clair. Ce qui est en cause, c'est la valeur de Camus considéré surtout comme historien de François de Sales. Il s'agit de reléguer l'Esprit du Bienheureux François de Sales quelque part entre l'histoire et le roman. J'avoue que j'ai tremblé à la lecture de ces dernières lignes : « il faut le dire pour en finir avec une légende ! » La suite m'a rassuré pleinement.

Bien loin en effet de faire appel, pour prouver son dire, à tels documents inédits jusqu'à cette heure et écrasants pour la véracité ou le caractère de Camus, le R. P. Navatel se contente de nous renvoyer à un livre, vieux de soixante ans, que nous savions par coeur et que lui-même, chose étrange, il a lu très rapidement.

« Après, nous dit-il (puisqu'il faut le dire), après le consciencieux travail de M. l'abbé de Baudry : Le véritable esprit de saint François de Sales (Lyon, 1846) on ne peut plus regarder l'évêque de Belley comme l'interprète fidèle de la doctrine du saint et le peintre exact de son âme. En des points notables, il travestit ses pensées en lui prêtant les siennes propres et cela n'a rien d'étonnant chez un écrivain qui se pique, en mainte préface, de ne jamais rien relire ni effacer de ce qu'il écrit et qui citait de mémoire, dix-sept ans après la mort de François de Sales, les propos qu'il lui attribue ». En un mot, M. de Baudry a parlé et la question est si bien résolue qu' « on ne peut plus » la reprendre, causa finita est.

Nous ne sommes pas de cet avis et nous avons dit pourquoi. non sans avoir suivi ligne à ligne le réquisitoire de M. de Baudry. Ai-je eu tort de croire que le R. P. Navatel a peu pratiqué ce réquisitoire qu'il déclare irréfutable. Je ne pense pas. Je l'estime trop pour croire un seul instant qu'il approuve et fasse sienne l'invraisemblable méthode critique de M. de Baudry. L'homme qui repousse avant tout examen comme extravagante la seule idée que François de Sales ait pu converser amicalement avec l'auteur de l'Astrée et qui, fort d'une telle évidence, ne craint pas de donner un démenti formel à J.-P. Camus, ami personnel de l'un et de l'autre, cet homme-là, il n'y a pas deux façons de le juger dans la République des lettres. Le R. P. Navatel le sait comme moi. Que n'a-t-il donc lu M. de Baudry ou même Camus ? Il serait aujourd'hui convaincu plus que personne du sérieux et de la véracité du bon évêque.

 
II. — BIBLIOGRAPHIE

 

Je me borne à mentionner ici les textes dévots que j'ai directement utilisée — et de ces textes, j'indique seulement les éditions que j'ai eues sous la main. Je ne donnerai de bibliographie relativement complète que du seul Yves de Paris.

 

Alexis DE Jésus. — Miroir de toute sainteté en la vie du saint merveilleux Bernard de Menton... par révérend messire Roland Viot avec le Cours de la vie spirituelle sous le nom de Théopneste ou l'Inspiré par Alexis de Jésus, prédicateur français, Lyon, 1627.

 

(AMELOTE). La vie du P. Charles de Goudron... refaite et augmentée par l'auteur... Paris, 1657.

 

ANDRIEU. — L'antidotaire sacré de l'âme pieuse... disposé premièrement par M. Nicolas Salicete... et derechef revu, corrigé et augmenté par le R. P. F. Pierre Andrieu, angevin, Paris, 1607.

 

(Antoine DE SAINT-PIERRE). La vie du R. P. Dom Eustache de Saint-Paul Asseliae Religieux de la Congrégation des Feuillants, ensemble quelques opuscules spirituels, le tout recueilli par un religieux de la même congrégation. Paris, 1646.

 

D'ATTICHY. — Histoire générale de l'Ordre sacré des Minimes... par le P. Louis Dony d'Attichy, Paris, 1624.

 

BALZAC. — Oeuvres de J.-L. de Guez, sieur de Balzac, publiées sur les anciennes éditions par L. Moseau, Paris, 1854.

 

DE BARRY. — La dévotion à la glorieuse sainte Ursule... par le R. P. Paul de Barry, Lyon, 1645. L'année sainte ou l'Instruction de Philagie... par le P. Paul de Barry, Lyon, 1653.

La mort de Paulin et d'Alexis, illustres amants de la mère de Dieu et leurs lettres à diverses personnes par le P. Paul de Barry, Lyon, 1658.

Les cent illustres de la maison de Dieu... par le R. P. Paul de Barry, Lyon, 1660.

 

BEDEL. — La vie du très révérend Père Pierre Fourier, dit vulgairement le Père de Mataincourt (fac simile de l'édition de 1657 publié à Mirecourt en 1869).

 

BÉNARD. — Paroeneses chrétiennes... par Dom Laurent Bénard, prieur du collège de Cluny à Paris, Paris, 1616.

De l'esprit des ordres religieux... par Dom Laurent Bénard, Paris, i6i6.

Instructions monastiques sur la règle de saint Benoit. . par Dom Laurent Bénard, Paris, 1618.

 

BERTAUT. — Les oeuvres poétiques de M. Bertaut, évêque de Sées, dernière édition, Paris, 1620.

 

DE BESSE. — L'Héraclite chrétien, c'est-à-dire les regrets et les larmes du pécheur pénitent par M. Pierre de Besse, limousin, Paris, 1615.

Le Démocrite chrétien, c'est-à-dire le mépris et moquerie des vanités du monde par M. Pierre de liesse, limousin, Paris, 1615.

La Royale prêtrise... par M. Pierre de Besse (Cf. l'abbé Pierre de Beses, prédicateur du roi Louis XIII, étude littéraire par Emile FAGE, notice biographique par le Dr E. Longy, Tulle. 1885 ).

 

BINNET. — Ou trouvera la bibliographie complète dans Sommervogel, et la plupart des ouvrages de Binet à la Bibliothèque nationale. Pour moi, ne pouvant tout lire, je me suis borné aux ouvrages, suivants qui, après quelques autres incursions malheureuses, m'ont paru suffire au but que je me proposais.

 

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Recueil des œuvres spirituelles du R. P. Estienne Binet.., dédiées à Jésus-Christ et à sa très Sainte Mère et à la Reine, Mère du Roi, 2e édition, revue et augmentée, Rouen, 1637. Ce recueil — qui n'est pas un livre de poche — contient :

 

1. La fleur des psaumes de David.

2. La seconde partie de la fleur des psaumes.

3. La consolation aux malades.

4. La marque de prédestination,

5. L'oraison funèbre du feu Roi.

6. La vie du B. Amédée...

7. Un traité de la perfection.

8. Une épître d'un abbé à un religieux défroqué.

9. Un traité si chacun se peut sauver en sa religion.

 

Les attraits tout puissants de l'amour de Jésus-Christ et du paradis de ce monde par le R. P. Et. Binet, Paris, 1631.

Du gouvernement spirituel doux et rigoureux. Livret pour les supérieurs de religion... Paris, 1637. (Ce livre a paru sans nom d'auteur, et, chose plus curieuse, sans approbation (du moins dans les exemplaires que j'ai consultés).

Le grand chef-d'oeuvre do Dieu et les souveraines perfections de la Sainte Vierge, sa mère. Par L. R. P. Estienne Binet, Lyon, 1649. (La 1ère édition qui est de 1634 est dédiées Séguier. )

Le riche sauvé par la porte dorée du ciel et les motifs sacrés et grande puissance de l'aumône, par le R. P. Estienne Binet... Paris, 1629.

Essai des merveilles de nature et des plus nobles artifices, pièce très nécessaire à tous ceux qui font profession d'éloquence par René François, prédicateur du Roi, 11° édition, Paris, 1639.

 

(J. DE BLÉMUR). — Eloges de plusieurs personnes illustres en piété de l'ordre de Saint-Benoît décédées en ces derniers siècles... Paris, 1679 (je reviendrai dans le volume suivant sur la bibliographie difficile de cet ouvrage).

 

BONAL. — Le chrétien du temps en quatre parties. La première de l'origine du christianisme, la deuxième de la vocation de tous au salut des chrétiens, la troisième de la pureté primitive du christianisme, la quatrième du relâchement des chrétiens du tempe, par le R. P. François Bonal de l'Observance de Saint-François, Lyon. 1672. (La lot édition est de 1655.)

 

(BOUHOURS). — La vie de Mm. de Selleront, supérieure et fondatrice du monastère des religieuses bénédictines de N.-D. des Anges, établi à Rouen, Paris, 1691.

 

BRANCHE. — La vie des saints et saintes d'Auvergne et du Velay par messire Jacques Branche, au Puy, 1652.

 

BRÉBEUF. — Entretiens solitaires ou prières et méditations pieuses en vers français par M. de Brébeuf, Paris, 1660.

 

(BREUCHÉ DE LA CROIX). — Le divertissement d'Ergaste, Liège, 1642.

 

CAMARET. — Le pur et parfait christianisme ou l'imitation de N.-S, Jésus-Christ, par le R. P. Louis Camaret, de la compagnie de Jésus, Paris, 1675.

 

CAMUS

On trouvera une bibliographie, à peu près complète, mais peu critique, à la suite de la notice de Mg, Dépery, sur Camus (Histoire hagiologique du diocèse de Belley); et une foule d'indications dans le catalogue imprimé de la Bibliothèque nationale; mais cette bibliothèque ne possède pas toua les Camus L'abbé Dépery, alors vicaire-général de Belley et Mg, Devie, évêque de ce diocèse, avaient réuni 196 ouvrages de Camus à l'évêché de Belley. Le gouvernement, en s'emparant de cet évêché, a t-il veillé à la conservation de cette collection unique, je l'ignore. Je ne vais indiquer ici que les ouvrages de Camus qui m'ont été le plus utiles.

 

1. Traités spirituels.

 

Les devoirs du bon paroissien par Jean-Pierre Camus... à Paris, par Gervais Al-Bot... 1641. (Ce livre se présente dans des conditions typographiques assez curieuses : ni privilège, ni approbations doctorales. Il n'a peut-être circulé que sous le manteau.)

Homélies panégyriques de saint Ignace do Loyola... par Jean-Pierre Camus... Lyon, 1633. Homélies spirituelles sur le cantique des cantiques prêchées à Paris en l'Eglise de la congrégation de l'Oratoire, par messire Jean-Pierre Camus... Paris, 1620.

De l'unité vertueuse, secret spirituel pour arriver par l'usage d'une vertu au comble de toutes les autres... par Jean-Pierre Camus... Paris, 1631.

De la sindérèse, discours ascétique... par Jean-Pierre Camus... Paris, 1631.

La lutte spirituelle ou encouragement à une âme tentée de l'esprit de blasphème et d'infidélité, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1631.

 

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Traité de la réformation intérieure.., par Jean-Pierre Camus, Paris, 1631,

La Caritée ou le portrait de la vraie charité... par M. Jean.Pierre Camus, Paris, 1641

Catéchisme spirituel, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1641.

L'esprit du B. François de Sales (édition Depery, Paris. 1840).

 

2. Romans.

 

Hellénin et son heureux malheur ; ensemble Callitrope ou le changement de la droite de Dieu ; par M. l’évêque de Belley, Lyon. 1628.

La pieuse Julie. Histoire parisienne, par M. l'évêque de Belley, Paris, 1625. La mémoire de Darie... par M. l'évêque de Belley, Paris, 1620.

Roselis ou l'histoire de sainte Suzanne, par Jean-Pierre Camus... Paris, 1823.

Palombe ou la femme honorable, par Jean-Pierre Camus, précédée d'une étude littéraire sur Camus et le roman chrétien au XVIIe siècle par H. Rigault, Paris, 1853.

Les événements singuliers de M. de Belley, Paris, 1632. (Réimpression : le privilège est de 1628. Quatre parties en deux volumes. La première partie comprend 9 nouvelles; la seconde, 17 ; la troisième, 17 ; la quatrième, 27).

 

CHARLES DE SAINT-PAUL. — Tableau de la Madeleine en l'état de parfaite amante de Jésus par le R. P. Dom Charles de Saint-Paul, abbé et supérieur général de la congrégation des Feuillants, Paris, 1628.

 

CHEVILLARD. — Le Petit-Tout dans lequel l'homme aura la connaissance de soi-même... par M. François Chevillard, curé de Saint Germain d'Orléans, Paris, 1654.

 

CONSTANTIN. — La vie du révérendissine évêque Claude de Granier... prédécesseur du B. François de Sales en l'évêché de Genève, par le P. Boniface Constantin, de la Compagnie de Jésus, Lyon, 1660.

 

CORNEILLE. — Les quatre livres de l'imitation de Jésus-Christ traduits et paraphrasés en vers français par Pierre Corneille, Rouen, 1656.

 

CORTADE. — Octave du Saint Sacrement ou le Soleil de justice caché sous la nuée des espèces, par le R. P. G. Cortade,religieux augustin, Toulouse, 1661.

Les sept saints tutélaires de l'Agenais ou ce qu'a recueilli d'assuré de leurs vies dans les auteurs fidèles le R. P. Germain CORTADE... avec les sept sonnets du sieur D. P. L. S... Agen, 1664.

 

DE COSTE. — Les éloges et vies des reines et princesses, dames et damoiselles, illustres en piété, courage et doctrine qui ont fleuri de notre temps ou du temps de nos pères par F. Hilarion de Coste, Paris, 1630.

La vie du R. P. Marin Mersenne, Paris, 1649.

 

DESMARETS. — Marie-Madeleine ou le triomphe de la grâce : poème composé par Jean Desmarets, sieur de Saint-Sorlin, Paris, 1669.

 

DESPORTES. — Cent psaumes de David mis en vers par Philippe Desportes, Rouen, 1600. Oeuvres de Philippe Desportes, dernière édition, revue et augmentée, Paris, 1600.

 

DINET. — Cinq livres des hiéroglyphiques où sont contenus les plus rares secrets de la nature et propriétés de toutes choses... oeuvre de feu M. P. Dinet, Paris, 1614.

 

DUPONT. — La philosophie des esprits... par feu M. René du Pont... recueillie et mise en lumière par Le Heurt, Paris, 1606.

 

FAVRE. — Les entretiens spirituels d'Antoine Favre, divisés en trois centuries de sonnets, Paris, 1602.

 

FICHET. — Les saintes reliques de l'Erothée... en la sainte vie de Mère J.-Fr. de Frémyot, baronne de Chantal, excellent original de sainteté et vrai pourtraict de l'épouse de Jésus par le P. Alexandre Fichet, Paris, 1643.

 

FILÈRE. — La sage Abigaïl mariée malheureusement à Nabal et très heureusement à David... par le R. P. J. Filère,... Lyon, 1641.

 

FONSECA. — Traité de l’Amour de Dieu par le R. P. Christophe Fonsèque, de l'Ordre de Saint-Augustin... (traduit) par le Fr. Nicolas Maillard, célestin de Parie, Paris, 1604.

 

GABASSE. — Les recherches des recherches et autres oeuvres de M. Estienne Pasquier.,. Paris, 1622.

La doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels.., combattue et renversée par le P. François Garassus... Paris, 1624.

Apologie du Père Frauçois Garassus... pour son livre contre les athéistes et libertins de notre siècle... Paris, 1624.

Histoire des jésuites de Paris pendant trois années (1624-1626) écrite par le P. François

 

538

 

Garasse... et publiée par le P. Auguste Carayon, Paris, 1864. ( Les Mémoires de Garasse... publiés par Ch. Nisard, Paris, 1861, donnent un texte moins correct du même ouvrage.)

 

FRÉDÉRIC LACHÈVRE, un mémoire inédit de François Garassus... Paris, 1912 (R. H. L. oct.-déc. 1911).

 

GAZET . — Le consolateur des âmes scrupuleuses avec un recueil des consolations du R. P. Louis de Blois et autres anciens Pères... par M. Guillaume Gazet, chanoine d'Aire.... Arras, 1610.

 

GODEAU. — Paraphrase des psaumes de David par Antoine Godeau, Paris, 1659.

Poésies chrétiennes d'Antoine Godeau, évêque de Grasse, nouvelle édition, revue et augmentée. Paris, 1646.

 

HAYNEFVE. — L'ordre de la vie et des moeurs qui conduit l'homme à son salut et le rend parfait en son état, sur ce qu'a dit saint Augustin que l'Ordre est le guide qui nous mène à Dieu. Discours travaillé à la gloire de Jésus-Christ, chef de l'Ordre et divisé en trois parties par le P. Julien Hayneufve, de la C. de J., Paris, 1639. 1640.

 

HENRYS. — L'Homme-Dieu ou le parallèle des actions divines et humaines de Jésus-Christ par le sieur Henrys, conseiller et premier avocat du Roi au Prés deal de Forestz, Lyon, 1645.

 

JACQUES D'AUTUN. — Les justes espérances de notre salut opposées au désespoir du siècle, par le P. Jacques d'Autun, prédicateur capucin, Lyon, 1619.

 

JACQUINOT. — Adresse chrétienne pour vivre selon Dieu dans le monde, par le P. Barthélemy Jacquinot, de la Compagnie de Jésus... Lyon, 1638. (La 1re édition est de 1614.)

 

LABARDE. — Le théâtre sanglant de sainte Catherine, martyre, sur lequel sa vie et sa mort sont représentés par 14 divers actes, composé par le R. P. I. Jean Labarde, Paris, 1618.

 

LAURENT DE PARIS. — Le Palais d'Amour divin par le P. Laurent de Paris, Paris, 1604.

 

LA CEPPÈDE. — Les théorèmes de messire Jean de la Ceppède, seigneur d'Aygalades, chevalier conseiller du roi.. et premier président en sa Cour des Comptes de Provence, sur les sacrés mystères de notre Rédemption, Paris, 1613.

 

LA FAYOLLE. — Le génie de Tertullien par M. Nicolas de La Fayolle, avocat au Parlement, Paris, 1660.

 

LA SERRE. — Les oeuvres chrétiennes de M. de La Serre... historiographe de France... Paris, 1647. (Ce Martin Puget de La Serre n'est pas le Jean Puget de La Serre, ridiculisé par Boileau.)

 

LA RIVIÈRE. — L'Adieu du monde ou les mépris de ses vaines grandeurs et plaisirs périssables par Dom Polycarpe de la Rivière. Paris, 1611.

Le mystère sacré de notre Rédemption, par Dom Polycarpe de La Rivière, Lyon, 1641.

 

LE BOUCHER. — Le pèlerinage de Notre-Dame-de-Moyen-Pont près la ville de Péronne en Picardie par le R. P. F. Jean le Bouclier, péronnais, religieux minime, Paris, 1623.

 

LE MOYNE. — Les peintures morales où les passions sont représentées par tableaux, par caractères et par questions nouvelles et curieuses, par le P. Pierre Le Moine..., Paris, 1640.

Les peintures morales, seconde partie de la doctrine des passions où il est traité de l'amour naturel et de l'amour divin..., Paris, 1643.

La dévotion aisée, par le P. Pierre Le Moine..., Paris, 1652.

 

LÉON. — Le portrait de la sagesse universelle avec l'idée générale des sciences, par le P. Layes carme... Paris, 1655.

 

LE PORCQ. — Les sentiments de saint Augustin sur la grâce opposés à ceux de Jansénius par le P. Jean Leporcq, 2° édition, Paris, 1700.

 

LE ROUX. — La tourterelle gémissante sur Jérusalem par Claude le Roux, lyonnais, Paris, 1631.

 

MARCEL. — La vie du R. P. César de Bus... par le P. i. Marcel, Lyon, 1619.

 

MARILLAC. — Les psaumes de David et les X cantiques insérés en l'office de l'Eglise, traduits en vers français par Mre Michel de Marillac, Paris, 1630.

 

MARTIAL DE BRIVES. — Les oeuvres poétiques et saintes du R. P. Martial de Brises... augmentée. de nouveau et recueillies par le sieur Depuis, Lyon, 1655.

Le Parnasse séraphique et les derniers soupirs de la muse du R. P. Martial de Brives, capucin, Lyon, 1660.

 

MÉRODE. — La vie admirable de sainte Brigide, vierge thaumaturge aux royaumes d'Hiberme par M. Noël de Méraude, Tournay, 1653

 

MOLINIER. — Les politiques chrétiennes ou tableau des vertus politiques considérées en l'état chrétien.., par E. Molinier, toulousain, prêtre et docteur, Paris, 1631.

Le banquet sacré de l'Eucharistie... par M. Etienne Molinier... Toulouse, 1635.

 

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Le lys du Val de Onaralsou... par M. E. Molinier, 2° édition, Auch. s. d. (l'approbation est de 1646).

 

MOREL. — La vie du vénérable serviteur de Dieu, le Père Paul Tronchet, religieux de l'Ordre des Minimes par le P. F. Antoine Morel, religieux du mémo Ordre, Avignon, 1856.

 

MORELL. — Traité de la vie spirituelle par saint Vincent Ferrier... traduit du latin en français avec des remarques et annotations... par soeur Julienne Morel, religieuse à Sainte-Praxède en Avignon, Lyon, 1617.

 

MUGNIER. — La véritable politique du prince chrétien à la confusion des sages du monde et pour la condamnation des politiques du siècle... par le R. P. Hubert Mugnier, de la Compagnie de Jésus, Paris, 1647.

 

NERVÈZE. — Les épîtres morales du sieur de Nervèxe, Paris. 1603.

Le jardin sacré de l’âme solitaire par A. de Nervèze, Paris, 1603.

 

PERRIN. — Le paradis terrestre ou emblèmes sacrés de la solitude (par P. Martin). La retraite d'Alcippe et la Chartreuse ou la sainte solitude par M. Perrin, 3° édition, Paris, 1655.

 

RAPINE. — Le christianisme fervent dans la primitive église et languissant dans celle de nos derniers siècles, t. I, la face de l'Eglise universelle, t. II, la face de l'Eglise primitive, par le R. P. Rapine, récollet, Paris, 1871.

 

REGNAULT. — La vie et miracles de sainte Pare, fondatrice et première abbesse de Fare-Moustier en Brie, par Fr. Robert Regnault, religieux minime, Paris, 1626.

 

DE RÉGNIER — L'homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien par le P. Timothée de Régnier, Aix, 1662.

 

RICHEOME. — Les oeuvres spirituelles du R. P. Louis Richeome, provençal de la Compagnie ne Jésus, revues par l'auteur avant sa mort et augmentées de plusieurs pièces non encore imprimées, Paris, 1688. (C'est à cette édition que je renvoie pour les deux ouvrages suivant. dont je n'ai pas pu me procurer les éditions séparées. Catéchisme royal dédié à Ms' le Dauphin en la cérémonie de son baptême. La peinture spirituelle en l'art d'admirer, aimer et louer Dieu en toutes ses oeuvres et tirer de toutes profit sanitaire.)

 

1. Oeuvres polémiques ou apologétiques.

 

Très humble remontrance et requête des religieux de la Compagnie de Jésus présentée au très chrétien roi de France et de Navarre Henri IV l'an 1598 et réimprimée de nouveau 1602, à Bordeaux.

Plainte apologétique au roi très chrétien de France et de Navarre par la Compagnie de Jésus contre le libelle de l'auteur sans nom intitulé : le franc et véritable discours et avec quelques notes sur un autre libelle dit : le catéchisme des jésuites, par Louis Richeome... à Bordeaux... 1603.

Consolation envoyée à la reine mère du roi et régente en France sur la mort déplorable du feu roi très chrétien de France et de Navarre, son très honoré seigneur et mari, par le P. Louis Richeome... Lyon, 1810.

 

2. Oeuvres spirituelles.

 

L'adieu de l'âme dévote laissant le corps avec les moyens de combattre la mort par la mort et l'appareil pour heureusement se partir de cette vie mortelle composé par R. P. Louis Richeome... Rouen, 1602 (réimpression tardive et lamentable ; la dédicace de l'édition originale est datée de Tournon, 4 août 1590).

Le pèlerin de Lorette accomplissant son voeu fait à la glorieuse vierge Marie mère de Dieu par Louis Richeome, Paris, 1611 (réimpression et très négligée : le livre est de 1602). Tableaux sacrés des figures mystiques du très auguste sacrifice et sacrement de l'Eucharistie dédiés à la très chrétienne reine de Francs et de Navarre par Louis Richeome, Paris, 1601.

L'académie d'honneur dressée par le fils de Dieu au royaume de son église sur l'humilité selon les degrés d'icelle opposés aux marches de l'orgueil composé par le R. P. Louis Richeome, Lille, 1615 (réimpression, l'édition originale est de 1614).

Le jugement général et dernier état du monde divisé en cinq livres et dédié à nos seigneurs de la Cour du Parlement de Bordeaux par Louis Richeome, Paris, 1680.

 

ROSSET. — Les délices de la poésie française ou recueil des plus beaux vers de ce temps.. recueillis par Fr. de Rosset, Paris, 1618.

 

SAINT-PÉ. — Le nouvel Adam, première partie où sont expliquées en dix dialogues l'excellence de la Rédemption des hommes par Jésus-Christ, l'obligation qu'ils ont de l'aimer; deuxième partie, contenant la vie de Jésus-Christ, par un prêtre de l'Oratoire de Jésus, Paris, 1667.

 

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FRANCOIS DE SALES. — Oeuvres de saint François de Sales, évêque et prince de Genève et docteur de l'Eglise. Edition complète d'après les autographes et les éditions originales publiée... par les soins des religieuses de la Visitation du premier monastère d'Annecy, Annecy Lyon (1898...)

 

SANS DE SAINTE-CATHERINE. — Oeuvres spirituelles du R. P. D. Sans de Sainte-Catherine, Paris, 1650 (la 1ère édition est de 1628).

 

SAUTEL. — Lusus poetici allegorici... auctore P. Petro Justo Sautel societatis Jesu, Paris, 1754 (une des innombrables réimpressions).

 

(SÉGUIRAN). — Sermons sur la parabole de l'enfant prodigue... prêchée par un docte et célèbre personnage de notre temps, Paris, 1612.

 

DE SELVE. — Les oeuvres spirituelles sur toutes les évangiles des jours de carême et sur les fêtes de l'année de Mr Lazare de Selve... président pour Sa Majesté es villes et pays de Metz Toul et Vendun, Paris, 1620.

 

SURIN. — Cantiques spirituels de l'amour divin... composés par un Père de la Compagnie de Jésus... dernière édition, Paris, 1664.

 

TRELLON. — La muse guerrière dédiée à M. le comte d'Aubijoux. Rouen, 1604.

 

VALENTIN DE SAINTE-DOROTHÉE. — Le grand saint Augustin docteur de l'église par le R. P. Valentin de Sainte-Dorothée, Paris, 1655.

 

YVES DE PARIS (1).

 

1. Les heureux succès de la piété ou les triomphes que la vie religieuse a emportés sur le monde et sur l'hérésie (1ère édit.), Paris, 1632. (Bibi. Nat. D. 7061) cf. Le Rabat-Joie du triomphe monacal ou examen du livre de la vie religieuse du P. Yves (Camus) l'Isle,1634. Suite du Rabat-Joie, 1634.

2. Eclaircissement de quelques propositions extraites du livre des heureux succès de la piété, Paris, 1634.

(Il a été publié, en 1643, une 5e édition des heureux succès, mais seulement du 1er volume.)

3. La Théologie naturelle, Paris, t. I, 1633 ; t. II, 1635 ; t. III, 1635 ; t. IV, 1636. (Traduction latine par Yves lui-même, Paris, 1638, in-folio que je n'ai pu rencontrer). (Bibi. Nat. D. 341.)

4. Les morales chrétiennes, Paris, t. I, 1638; t. II, 1639 ; t. III, 1641; t. IV, 1642. (Traduction latine en 1677 ?). (Bibi. Nat. D. 4286.)

5. De l'indifférence des actes humains, Paris, 1640. (Bibi. Nat. D. 4587.)

6. Les progrès de l'amour divin, Paris, t. I, l'amour naissant, 1642; t. II, l'amour souffrant, 1642 ; t. III, l'amour agissant, 1643 ; t. IV, l'amour jouissant, 1643. (Le t. IV est à l'Arsenal.)

7. De Potestate Romani Pontifcis adversus lutheranos, calvinistas et alios hoereticos, Paris, 1613.

8. Très humbles remontrances présentées à la Reine contre les nouvelles doctrines de ce temps, Paris 1614. (Bibi. Nat. D. 1785.) Cf. Réponse à la remontrance (attribuée à Hermant). (Bibl. Nat. D. 1786.)

9. Des miséricordes de Dieu en la conduite de l'homme avant, durant et après le péché, Paris, 1645.

10. Le Souverain Pontife, Paris, 1645.

11. Digestum sapientia in quo habetur scientiarum omnium rerum divinarum atque humanaram nexus et ad prima principia reductio... Paris, t. 1, 1648 ? ; t. II, 1660 ; t. III, 1661; t. IV, 1673.

12. Des oeuvres de miséricorde en général et en particulier, Paris, 1650.

13. La conduite du religieux, Rennes, 1653.

14. Traité de la nécessité où l'on démontre que notre liberté est indépendante de toute nécessité morale, Paris, 1654.

15. Francisci Allaei arabis christiani astrologie nova methodus, Rhedonis, 1654,

16. L'agent de Dieu dans le monde, Paris, 1656. (Bibi. de Calais.)

17. Jus naturale rebus creatis a Deo constitutum ex observations P. Yvonis... Parisiis, 1658. (Bibi. Sainte-Geneviève, A. 800.)

18. Instructions religieuses tirées des annales et chroniques de l'ordre de Saint-François, Paris, 1661. (Arsenal.)

 

(1) Je transcris en les complétant les notes bibliographiques du P. Apollinaire de Valence qu'a bien voulu nie communiquer le R. P. Edouard d'Alençon et j'indique les bibliothèques de France où quelques-uns de ces divers ouvrages, aujourd'hui très rares, peuvent se trouver. Du reste, cette bibliographie est très compliquée. Pour tel ouvrage, v. g. La Théologie naturelle, les éditions se suivent à quelques moi, de distance. Rien n'avertit le lecteur qu'il a affaire à une édition nouvelle et cependant la pagination est toute différente.

 

19. Les vaines excuses du pécheur, Paris, 1662. (Bibi. Nat. D. 4563.)

20. Le gentilhomme chrétien, Paris, 1666.

 

Publications posthumes.

 

21. Les oeuvres françaises du P. Yves de Paris, capucin, nouvellement imprimées, revues, corrigées et augmentées, Paris, t. I, 1675 (théologie naturelle ; le Souverain Pontife ; les progrès de l'amour divin; pratiques de piété); t. II, 1880 (de la nécessité; de l'indifférence humble remontrance ; agent de Dieu ; miséricorde ; vaines excuses; heureux succès). (Bibl. de Vesoul.)

22. Le pénitent chrétien, Paris, 1880.

23. Les fausses opinions du monde ou le monde combattu dans ses maximes criminelles... Par le R. P. Yves de Paris, capucin, conservées et mises en ordre par les soins du P. Yves de Paris, son neveu, prédicateur capucin, Paris, 1688. (Arsenal.)

24. Le magistrat chrétien, par le R. P. Yves de Paris... conservé et mis en ordre par les seins du P. Yves de Paris, son neveu... Paris, 1688. (Bibi. Nat. D. 7099.)

 

ZACHARIE DE Lisieux. — De la Monarchie du Verbe Incarné ou de l'immense pouvoir du plus grand des rois, des hautes maximes politiques, et du merveilleux ordre qu'il observe dans le gouvernement de son Estat, par le R. P. Zacharie de Lisieux prédicateur capucin. Deuxième édition, Paris, 1643. (2)

 

Anonymes non identifiés.

 

Nouveau recueil de vies des saints propres pour servir d'exemple à toutes sortes de personnes de quelque vacation qu'elles soient dans la campagne... par un docteur de théologie de la Faculté de Paris, 2e édition, Paris, 1668 (Méjanes D. 2397). Ce livre, ayant été vendu en feuilles volantes, doit être assez rare.

La vie de l'hermite de Compiègne décédé le 18 septembre 1691, Paris, 1692.

L'Anatipophile bénédictin aux pieds du roi et de la reine pour la réformation de l'ordre de Saint-Benoit, nécessaire en ce royaume, Paris, 1615 (Méjanes). D'après Féret (la Faculté, de Paris, époque moderne, III, p. 396-398). l'Anatipophile, condamné par la Sorbonne en 1615 serait du célestin Charles de Campigny, provincial de son ordre, déposé en 1618, enfermé chez les Chartreux, puis admis à Saint-Maur.

 

(1) Je n'ai pu voir de mes yeux que les numéros 1, 3, 4, 5, 6 (t. I et IV), 8, 9, 11, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 23, 24. Pour les autres numéros, je m'en rapporte aux notes du P. Apollinaire de Valence.

(2) J'ai indiqué ici que le seul livre proprement dévot du P. Zacharie que j'aie pu me procurer. On trouvera une bonne bibliographie de lui dans les articles de M. l'abbé Guéry cités plus haut cf. p. 512.
 
 

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