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 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 10


Tome 10 La Prière et les prières de l'Ancien Régime
 
 
 
 
 

Librairie Bloud et Gay 1932
 
 
 
 
 

Nihil obstat :
H.X. ARQUILIERE
Vice-Doyen de la faculté de théologie de Paris
le style="font-size: 10pt;"15 mars 1932
 
Imprimatur :
Lutetiæ Parisiorum, die 18e martiis 1932
V. DUPIN vic. gen.
 
 
 
 
 

CHAPITRE PREMIER : CRITIQUE DE LA PRIÈRE DITE VOCALE
 
 
 

I. Le problème de la prière vocale au XVII° siècle. - Tendance moderne à déprécier les formules ; M. Vincent et « la disgrâce de n'être qu'une prière vocale ». - Origines de cette tendance : diffusion foudroyante de la prière dite « mentale ». - François de Sales a-t-il méprisé la pièce vocale ? - Que pour lui, et pour toute la tradition, il n'y a pas de prière vocale qui ne soit mentale.
II. L'étude de la prière vocale tient peu de place dans la littérature spirituelle de cette époque. - Que la peur du psittacisme tourne à la phobie. - Guilloré et les illusions des prières vocales. - Bonnes pour les « trop bouchés » ou « trop grossiers ». - Trois désastres. - Les alarmes de Guilloré et la prière liturgique. - Encore la « disgrâce ».
III. Arnauld et une critique plus philosophique des formules. - Facilité des actes de contrition; difficultés de la contrition elle-même. - La psychologie janséniste de l'amour. - Les actes expriment bien des pensées, mais leur niveau est de n'exprimer que des pensées.- Les outrances d'Arnauld modérées par Nicole. - Dynamisme foncier des formules. - Qu'on ne saurait trop recommander la prière vocale.
IV. Les formules et l'angoisse des spirituels. - La prière vocale vengée par Duguet. - « Qu'il me soit fait selon votre parole », non selon la mienne. - Jésus-Christ est « tout l'esprit », et la vérité de nos formules.
 
Ce siècle sublime, qu'on peut appeler le siècle de l'Esprit, ou encore du Pur Amour, est aussi, parmi les siècles chrétiens, un des plus attachés, non seulement à la vie sacramentelle de l'Église, comme nous l'avons montré dans le volume précédent, mais encore, et c'est l'objet des présents chapitres, aux formules de la prière, soit officielle, soit privée.
Dès le début nous arrête un problème qui a tourmenté
 
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plus que de raison certains esprits, inquiets ou extrêmes, de ce temps-là, Antoine Arnauld, par exemple, et le jésuite Guilloré, mais que, d'ailleurs, la claire conscience du plus grand nombre a tranché, comme elle devait faire, par un haussement d'épaules, c'est-à-dire en n'admettant même pas que le problème se posât. C'est le problème des formules religieuses ou dévotes, ou, pour me servir d'une expression mal venue et pleine d'équivoques, le problème de la Prière vocale.
Ouvrons Richelet : « Vocal, mot qui vient du latin et qui veut dire : qu'on entend, qui est articulé, formé par la voix (une prière vocale; elle est opposée à la prière mentale.) - Vocalement opposé à mentalement». Et le docile Larousse : « Vocal... Relig. Prière vocale : se dit par opposition à mentale. » Ainsi, par définition, celui qui récite une prière vocale, n'agit pas en homme raisonnable, ou mentalement, mais en perroquet; aucune de ses activités mentales ne participe à l'exercice ridicule qui l'occupe; son intelligence n'attache aucun sens aux mots qu'il débite ; sa volonté ne s'approprie d'aucune façon les sentiments que ces mots expriment. Bref, la prière vocale est un cercle carré ou un cadavre vivant; elle prie, puisqu'elle est prière, et puisqu'elle est vocale, elle ne prie pas.
Sainte Thérèse, ayant rencontré cette définition qui, de son temps, avait déjà cours, souffle sur elle en riant :
 
Quand je dis le Credo, écrit-elle, il me semble qu'il est à propos que j'entende et que je sache ce que je crois, et quand je dis le Pater, l'amour requiert que je connaisse qui est ce Père... Ainsi, je désire que vous sachiez que, pour bien réciter le Pater, il ne faut point vous tenir loin du Maître qui vous l'a enseigné. Vous me direz (avec Richelet) que c'est là une considération, et que vous ne pouvez ni ne voulez prier que vocalement... Vous avez raison de dire que c'est déjà oraison mentale; mais je vous dis certainement que je ne sais pas comment.., si on pense à qui on parle,
 
on peut prier vocalement sans prier mentalement. « Penser
 
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à ce que nous disons et entendre avec qui nous parlons..., c'est oraison mentale... Que le nom ne vous épouvante point (1) ! » Dom Baker est encore plus net sur ce point. « La division commune entre prière vocale et prière mentale ne tient pas debout: car les deux termes de cette division are coincident. En tant qu'elle se distingue de la prière mentale, et, à plus forte raison, en tant qu'elle s'oppose à celle-ci, la prière vocale n'a plus rien d'une prière (2). »
En dehors de certaines expériences peu communes - l'oraison de silence, par exemple, où, du reste, se glissent toujours me semble-t-il, quelques mots imperceptibles - l'expression « prière vocale » est un pléonasme comme panacée universelle ou comme humides marais. Pour l'immense majorité des humains, prier c'est parler à Dieu. Exaudi vocem meam..., Labia mea aperies... L'Évangile nous invite à la prière solitaire, ou secrète, mais non pas à une prière sans paroles. Après les Prophètes, Notre-Seigneur rappelle sans doute que les lèvres toutes seules ne sauraient prier, mais il n'en canonise pas moins la prière parlée, et par ses leçons et par son exemple : « Pater noster... Prolixius orabat, eumdem sermonem dicens », la même « prière vocale ». Ainsi, je crois tous les Pères. Un des premiers, semble-t-il, qui ait appliqué aux expériences de la vie intérieure une sorte de curiosité scientifique, Cassien commence génialement par où finiront les. mystiques du XVII° siècle, c'est-à-dire par l'apothéose des « oraisons jaculatoires ». In adjutorium meum intende. Peu de mots, sans doute, mais enfin des mots. A une date que j'ignore,
 
(1) J'emprunte ces textes aux Justifications de Mme Guyon, Cologne, 122o, pp. 179-181.
(2) Holy Wisdom (édition de Dom Sweeney), p. 343. Excellente définition de Benoît, XIV : « Oratio vocalis ea est quae voce exprimitur, ita tamen ut mens ori conjuncta sit... ; Oratio vero mentalis sine voce sensibili expletur. » De can. III, c. 25. « La prière mentale est celle que l'on adresse intérieurement à Dieu sans aucun mouvement de voix et sans aucun bruit de paroles; la prière vocale est celle où la parole extérieure s'ajoute au mouvement de l'esprit. » Fayet, Examen des « Institutions liturgiques », Paris, 1846, pp. 58, 59.
 
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l'agglutination « prière vocale » s'impose aux savants par où ils veulent distinguer des formes plus hautes ou plus libres de la prière la simple, mais toute religieuse, récitation de formules fixes. Ce n'est certainement que beaucoup plus tard que se formera autour de ces dévotes syllabes un je ne sais quel halo de misère. « La disgrâce, (pour le chapelet), écrit un auteur contemporain, de n'être qu'une prière vocale (1) ! » « Disgrâce » hélas ! que partagent le Pater et le Canon de la messe! Pour aboutir sous nos yeux à de telles étourderies, il aura fallu sans doute une longue série d'à peu près et d'équivoques. Mais cette série, où s'amorce-t-elle? La campagne de l'humanisme chrétien contre les superstitions du moyen age finissant est peut-être à l'origine de cette défaveur. Non pas qu'Érasme, pour ne nommer que lui, ait été l'ennemi des formules, en tant que formules. Il rappelle bien, avec saint Jean qu'il n'y a de vraie prière que la prière « en esprit » «Il faut donc que vous deveniez esprit, si vous voulez vous entretenir avec celui qui est un pur Esprit » (2) - mais il n'en est pas encore à imaginer que seule soit « prière en esprit » la prière sans paroles. Et tout au contraire :
 
L'on n'emploie pas trop de paroles dans la prière lorsqu'on n'en emploie qu'autant qu'il en faut pour exprimer nos désirs. Il n'y a point de répétition trop fréquente, lorsqu'un esprit animé comme une flamme qui paraît plus grande de moment à autre, emploie les mêmes paroles; autrement vous blâmeriez dans les Psaumes une sainte et continuelle répétition.... Le Seigneur n'a pas dit simplement : « Ne parlez pas beaucoup », mais il ajoute « comme les payens car ils croient qu'ils seront écoutés à force de parler (3). »
 
(1) Francis Vincent, Saint François de Sales directeur d'âmes, Paris, 1923, p. 361.
(2) La manière de prier Dieu, trad. de 1713, p. 77.
(3) Ib. pp, 67-68. Il n'est d'ailleurs question, dans ce livre délicieux, que des formules de prière : la formule type qui est naturellement le Pater ; puis les formules innombrables que l'on trouve dans les Saints Livres; puis celles « qui nous ont été laissées par les Anciens ». « On les appelle Collectes... ; ces sortes de prières ressentent et respirent un certain esprit apostolique et pour la plupart en peu de paroles finissent le sens d'une manière très claire. » p. 136-137. Il y a là de très curieuses observations. sur ce qu'on pourrait appeler la rhétorique de la prière, qui n'est pas la rhétorique de Cicéron : « Je vous ai donné trois formules de prière, quoique rien n'empêche que l'on ne puisse se servir de n'importe quelles paroles pour faire connaître à Dieu les dispositions de son coeur, surtout lorsque l'on prie seul, pourvu qu'on demande au nom de J.-C. Il n'était pas permis aux payens, lorsqu'ils invoquaient Jupiter, de se servir d'autres paroles que de celles qui étaient marquées; et celui qui ignore les manières ordinaires de parler aux rois... doit craindre lorsqu'il a quelque chose à leur demander...; (mais) Dieu n'est pas difficile à contenter; il prend tout en bonne part et ne s'offense pas des mauvais termes dont on se sert en priant,. pourvu que le mobile soit sincère. » pp. 193-14o.
 
 
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L'heure de la « disgrâce » n'aura donc sonné, semble-t-il,. pour la « prière vocale » que vers le milieu du XVI° siècle, lorsque s'établit dans les masses catholiques, et avec quelle étonnante rapidité! l'usage de la méditation méthodique
exercice qui n'était certes pas nouveau., mais qui se classait désormais parmi les pratiques normales de la vie dévote.. A cette conquérante, célébrée par tant de voix et de plumes, il fallait donner un nom; et fatalement, on lui en donnerait plusieurs. « Méditation », qui disait tout le nécessaire et qui ne se teintait d'aucune nuance agressive, aurait suffi; ou encore, bien que plus équivoque « Oraison » ; ou, Si l'on voulait une appellation plus savante « Oraison discursive; mais, le diable peut-être s'en mêlant qui aime la pêche en eau trouble, on ajouta à ces nombreux synonymes, tous innocents, « Oraison mentale » qui ne l'était pas : mot d'ailleurs fâcheux, puisqu'il pouvait faire croire aux étourdis que, jusque dans ses colloques, la méditation est muette. Remontez à l'origine de toutes nos querelles, vous y trouverez presque toujours quelque baptême manqué. Honni soit, par exemple le maladroit qui eut l'idée saugrenue d'appeler passive la plus active de toutes les prières. A la vérité, on ne prévoyait pas alors, et on souhaitait moins encore les fâcheuses conséquences que pourrait avoir ce baptême-ci; et l'auteur des Exercices spirituels moins que personne. Mais les mots ont leur destin. Bon gré mal gré, un impérialisme confus gonflait les voyelles d'« Oraison mentale ». Un jour viendrait où d'autres maladroits dégageraient, ou
 
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sembleraient dégager, ce monopole latent; et où la méditation parai trait mentale, non seulement par excellence, mais encore en vertu d'un privilège exclusif, les autres formes de la prière étant exilées de ce chef, en dehors des frontières de l'intérieur, dans la zone pharisaïque ou puérile des psittacismes. Il y a des centaines d'Académies, mais pour les bonnes gens il n'y en a qu'une. A Delphes, sur la porte du gardien des fouilles, j'ai lu de mes yeux cette carte : X... officier de l'Académie française. Auprès de la grande, les petites sont comme si elles n'étaient pas. Plus piteuse encore l'apparence de la prière vocale. Son nom même crie sa honte. Comparée à la mentale, elle a si peu d'âme qu'elle se confond avec les autres bruits de la nature., la grêle sur les toits ou le tic-tac des moulins. Comment lutter contre un bloc de spiritualité pure? Que peuvent les flèches mêmes fugitives des oraisons jaculatoires contre l'épais trident des trois puissances ?
Ainsi aura commencé l'humiliation des formules. Leur « eau pure a fui goutte à goutte », leur gloire s'est obscurcie, rayon par rayon. J'ai cité plus haut un historien d'aujourd'hui, proclamant cette déchéance comme un lait acquis désormais, et qui plus est, comme une des victoires de l'esprit moderne. L'honneur en reviendrait, nous dit encore M. Vincent, à saint François de Sales. On reconnaît loyalement que le saint docteur a eu ses enfances comme tout le monde ; ses premiers écrits laissent encore paraître un goût fâcheux pour le psittacisme de nos seize premiers siècles. « Il commença, lui aussi, nous dit-on, par subir l'influence de l'opinion courante et par se montrer assez préoccupé de formules. Il en demande à son ami AntoineFavre : «Nous avons entendu dire, lui écrit-il, que notre confrère..., l'excellent Saldoz, possède une centaine de formules de prières à Notre-Seigneur crucifié. Nous ne voyons pas le moyen de nous en procurer à moins qu'il ne nous en cède dix ou douze exemplaires. » - Aurait-il demandé à son ami quelque abraxas, ou une pierre de bézoar (remède souverain contre
 
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la pierre) qu'on serait à peine moins stupéfait. Des formules dévotes, voyons, voyons, Monseigneur, à un génie tel que le vôtre, le «mental» ne suffit-il pas? Il grandira toutefois :
 
Mais il se dégage vite... En i6o8, il écrit : « Ne vous mettez pas en peine de faire beaucoup d'oraisons vocales...» Ce n'est pas, en tout cas au nombre des prières que s'évalue la sainteté,
 
comme on l'avait cru, hélas ! jusque là. Mais, il n'est jamais trop tard.
 
Un autre, dit-il, avec une pointe d'ironie, s'estimera dévot, parce qu'il dit une grande multitude d'oraisons tous les jours. » On trouvera même assez souvent sous sa plume l'expression d'un certain détachement à l'égard de la prière articulée... A la différence d'un saint Antonin qui, un siècle plus tôt, accablait de récitations ses dirigées, il tend à réduire dans la vie chrétienne la part des prières vocales.
 
Noble dessein, mais dont l'exécution exigeait beaucoup de prudence. Déjà tout « mental », lui-même, François de Sales sent bien en effet que ses contemporains ne sont pas encore mûrs pour la prière des purs esprits. Nous autres chrétiens, nous avons dans nos églises de vieux meubles qu'il ne faut pas secouer trop brusquement.
 
Ce serait encore le mal connaître que de le croire hostile aux prières consacrées par la tradition et surtout aux prières données à l'humanité par Dieu. Aux prêtres... il prêche l'amour de leur office, aux fidèles la dévotion au Credo, à l'Ave, au Pater.
 
Logique ou non avec les principes qu'on lui prête, le saint fait habilement la part du feu. Il ira même jusqu'à dire - et c'est là, paraît-il, quelque chose d'extrêmement « curieux » - que le Pater « est la générale et nécessaire prière de tous
les fidèles ». M. Vincent n'en croit pas ses yeux. Mais les textes sont là. Reste à les tourner; et c'est bien facile. Apprenez donc que si, pendant de trop longs siècles,
 
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l'antique Pater a connu « la disgrâce de n'être qu'une prière vocale », une magique transmutation, dûe à la hardiesse géniale de François de Sales, l'a enfin, enfin! réhabilité.
 
Même les prières saintes qui nous viennent en droite ligne de l'Evangile et de la Tradition apostolique, même le Pater, l'Ave et le Credo,
 
« même », c'est-à-dire, celles de ses bonnes vieilles prières qui semblaient se refuser le plus désespérément à la métamorphose qui se prépare ;
 
sont élevées par lui à la dignité de prières intérieures. Leur valeur éducative est à ce prix
 
Ceci est bien remarquable : Notre-Seigneur nous apportant la lettre du Pater; rien que la lettre; François de Sales, l'esprit; un miracle donc, ou plutôt deux; avant François de Sales, le Pater n'était qu'une pauvre chose - une prière vocale - et dénuée comme telle d'abord de toute « valeur religieuse », ce qu'on pourrait lui pardonner, mais ce qui est bien plus grave, de toute valeur « éducative », ou moralisante; avec François de Sales, ce même Pater change de nature : a) il cesse d'être prière vocale; b) il dépouille radicalement son théocentrisme original; il se consacrera désormais et uniquement au perfectionnement moral de l'humanité. C'est ainsi que « dans le système », heureusement révolutionnaire, du saint novateur, « toutes les prières », jusque là extérieures, matérielles, simple « mouvement des lèvres », en un mot, vocales « tendent à se spiritualiser, à se ramener au même type » : l'oraison mentale (1).
 
(1) Vincent, op. cit. pp. 355-363, passim. Comme on le voit, l'auteur rattache ici à ce qui fait l'objet propre du chapitre que nous discutons, c'est-à-dire à la critique de la prière vocale, ses propres vues, non moins singulières, sur la philosophie générale, ou sur la lin même de la prière, de toute prière : vues où se ramène tout son livre sur François de Sales, et que nous avons nous-même longuement discutées déjà. (Cf. Métaphysique des Saints, I, pp. 26-37. Introduction à la philosophie de la prière, pp. 164-171.) Quelle que soit la fin de la prière : éducative, moralisante, et donc anthropocentrique, comme le veut M. Vincent; religieuse, et donc théocentrique, comme le veut la tradition, présentement il importe peu. « Comment, se demande M. Vincent, pourrions-nous être perfectionnés par notre prière, si cette prière n'était que mouvement des lèvres? » (p. 363). Nous dirions de notre côté; « Comment notre prière pourrait-elle honorer Dieu, si elle n'était que « psittacisme? ». Il y a là deux problèmes distincts que d'ailleurs M. Vincent semble tenir à amalgamer : « La fin de tout dans la spiritualité salésienne ce n'est pas en effet, de payer à Dieu un tribut de paroles, c'est de nous élever moralement (p. 363). Connaît-il donc une école spirituelle qui ait pour fin « de payer à Dieu un tribut de paroles » ; en d'autres termes, fait-il théocentrisme synonyme de psittacisme ? Puisque l'occasion s'en présente à moi, et puisque ce débat sur la fin même de la prière me paraît d'une extrême importance, je veux donner un nouvel exemple de la déformation perpétuelle que M. V. fait subir à la pensée de François de Sales. « La prière n'est autre chose, écrit le saint, que parler à Dieu ; or il est certain que parler à Dieu sans être attentif à lui et à ce qu'on lui dit est une chose qui lui est fort désagréable ». N'est-il pas évident que ce qui inquiète ici François de Sales, c'est d'abord l'honneur de Dieu. Il ne dit pas, bien que cela soit aussi vrai, qu'une prière psittaciste dégrade moralement celui qui la récite; il dit que cette prière offense Dieu, et il ne dit que cela. Il reste donc uniquement au point de vue que nous appelons théocentrique. A M. Vincent maintenant : « Sommes-nous, écrit-il, cultivés spirituellement par cette prière inattentive ? Tout est là pour notre saint » (op. cit. p. 36o). L'opposition saute aux yeux. D'un côté un pur théocentrisme; de l'autre, un antropocentrisme absolu; peu importe, paraît-il, qu'une prière inattentive déshonore Dieu; le mal souverain est qu'elle ne collabore pas à notre culture spirituelle.
 
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Ai-je besoin de dire que tout cela n'est qu'un roman, d'ailleurs très utile à méditer, puisqu'il nous fait comme toucher du doigt le terme extrême de l'évolution descendante dont nous tâchons laborieusement de tracer la courbe. Heureuse et fringante logique des enfants terribles; ils nous livrent dans des formules de cristal les derniers secrets de la maison et jusqu'à ceux que leurs timides parents ne s'avouaient pas à eux-mêmes. C'est ici, en effet, à l'état pur, cette phobie de la prière vocale, dont les premiers symptômes se laissent entrevoir chez nous, vers le milieu du XVII° siècle, mais imperceptibles, honteux, scrupuleusement effacés aussi vite qu'ébauchés. Quel chemin - mais rectiligne - parcouru depuis le jour lointain où l'on eut la fâcheuse idée d'appeler la méditation « prière mentale »! Toutes les fautes se paient, tôt ou tard, même celle des lexicographes. Quant au Docteur incomparable, assurément il n'eût voulu à aucun prix des éloges dont l'accable M. Vincent. Construire, en un tel sujet, un nouveau « système »
 
 
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lui eût paru le comble de l'extravagance. Et, en effet, il n'a jamais rien dit sur la prière que toute l'Église, ni même que Notre-Seigneur n'ait dit avant lui. Bien loin de condamner les formules, il trouva toujours à les réciter un goût merveilleux. Il veut certes que vaille que vaille, on en saisisse le sens :
 
Si vous me croyez, vous direz votre Pater, votre Ave Maria et le Credo en latin; mais vous apprendrez aussi à bien entendre les paroles qui y sont en votre langage, afin que, les disant au langage commun de l'Église, vous puissiez néanmoins savourer le sens admirable et délicieux de ces saintes oraisons, lesquelles il faut dire, fichant profondément votre pensée et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hâtant nullement pour en dire beaucoup, mais vous étudiant de dire ce que vous direz cordialement (1)...
 
Est-ce là une nouveauté dans l'Église? Ne pas se hâter pour en dire beaucoup, est-ce n'en pas dire? Ayant à diriger des âmes inquiètes qui se feraient scrupule de suivre l'attrait divin qui les arrête sur un des mots de la formule commencée, François de Sales les libère de ces vaines contraintes, jugeant tout naturel, qu'en dehors des récitations liturgiques, la prière à forme fixe s'achève en une prière - non pas sans paroles - mais improvisée. On nous rappelle, et fort justement, qu'il avait une prédilection pour la pratique des oraisons jaculatoires, et on ne prend pas garde que ces formules, pour être courtes, n'en sont pas moins prières vocales au sens rigoureux du mot. Qu'il se plie, le cas échéant, à la convention verbale, qui semble réserver la qualité de mentale, ou de spirituelle, ou d'intérieure à telle oraison particulière, il n'en estime pas moins avec sainte Thérèse - avec le bon sens - que la « prière vocale », puisqu'elle est prière est aussi bien « mentale » que la méditation discursive. De l'une à l'autre, différence d'intensité, ou simplement de méthode, non pas de nature.
 
(1) Vincent, op. cit. p. 361.
 
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Mais vous me direz : si l'on prononce ces paroles vocalement, pourquoi l'appelerez-vous oraison mentale? Parce qu'elle se fait aussi mentalement et qu'elle part premièrement du coeur (1).
 
Que si elle n'en partait pas, elle serait tout ce qu'on voudra, mais non pas du tout « prière ». D'où M. Vincent conclut qu'il n'y a pour François de Sales, de « prière véritable que la mentale (1) ». Eh ! bien entendu ! mais ce n'est pas là une «théorie » proprement salésienne : c'est la doctrine éternelle de l'Église. Que si, d'ailleurs, toute prière vocale est prière mentale, on peut dire également qu'en dehors de quelques états sublimes, toute prière mentale est vocale. A qui lui demande comment il faut prier, Notre-Seigneur répond par une formule de prière : Domine, doce nos orare... Cum oratis, dicite...
 
II. - Il est vrai pourtant que ceux qui traitent aujourd'hui de si haut la prière vocale, ne sont pas tout à fait absque patre, absque matre. Une tendance confuse, sinon à mépriser, du moins à humilier, voire à égratigner les formules perce d'ici de là, et plus souvent qu'on ne le voudrait, dans la littérature religieuse du XVII° siècle. Phénomène singulier, paradoxal, pathétique, et qui n'a peut-être pas assez retenu l'attention des historiens. D'autant plus curieux qu'il coïncide avec un phénomène tout contraire: le goût persistant, peut-être croissant pour la prière récitée ou lue, soit officielle, soit privée. Mais, après tout, un certain désaccord entre la spéculation et la pratique n'est pas pour nous étonner. Dépréciation le plus souvent enveloppée, implicite. Attaquer de front les formules, on n'y songe ni de près ni de loin; au besoin on s'en défendrait. Critique plutôt négative, par prétérition. Ne trouve-t-on pas surprenant, si l'on y pense, que depuis la contre-réforme, l'initiation à la prière vocale, tienne si peu de place dans les ouvrages dévots. Avant Dom Guéranger et le renouveau liturgique de nos jours,
 
1. Cf. Vincent, op. cit., pp. 362, 363.
 
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connaît-on beaucoup de livres qui aient pour objet principal la défense et l'illustration, l'analyse fervente, minutieuse, poétique de nos incomparables formules : quelque manuel qui remplace et dépasse le livre d'Erasme ? Lacune d'autant plus surprenante que peu de siècles ont été plus catéchistiques, si l'on peut dire, que le siècle de Descartes. Sur l'oraison discursive, des centaines de méthodes; pour la prière vocale, quelques lignes, d'ici de là, courtes, clairsemées, froides, sommaires. Je n'en juge naturellement qu'à vol d'oiseau, n'ayant pas tout lu (1). Je sais bien, du reste, qu'il y a nombre d'exceptions; ainsi telle paraphrase dévote des psaumes, ou tel manuel du Rosaire. Mais ce sont là, pour la plupart, des ouvrages de pratique immédiate et dont les auteurs ne songent pas à dégager ni à généraliser la méthode instinctive qu'ils appliquent. Bref une curiosité qui dort encore. Aussi bien la psychologie religieuse d'aujourd'hui, cette science encore au maillot, semble-t-elle n'attacher qu'une médiocre importance au problème de la prière écrite et parlée. Les formules n'intéressent d'ordinaire ces philosophes que, dans la mesure où elles tiennent de l'incantation. Large mesure, du reste, pour beaucoup d'entre eux, si tant est qu'ils ne confondent pas tout à fait prière vocale et magie (2).
 
(1) Que l'on prenne, par exemple, l'Index de P. Le Gaudier, spirituel éminent, et, qui plus est, philosophe d'une pénétration rare. Sur les sujets difficiles, c'est toujours par lui que je commence mes enquêtes. Or, sur la prière vocale, il n'a presque rien. La littérature anglicane me paraît - toujours à vue de pays - plus riche sur ce point, Jéremy Taylor et W. Law par exemple.
(2) M. Segond est trop maître de son sujet pour négliger les formules, mais il passe rapidement sur la prière dite vocale pour en venir aux rites (lesquels, du reste, sont aussi prière vocale pour un philosophe). Cf. La Prière, 2° édition, refondue, Paris 1925, ch. VIII, La prière collective et rituelle; Cf. aussi l'excellent chapitre de M. J. Bissett Pratt, Prayer and private worship dans The religious consciouness, New-York, 1921. En revanche, une foule de vues et de suggestions sur la prière parlée dans les deux volumes de M. Will, Le Culte, Paris, 1925, 1929, et dans le livre de M. Heiler sur la Prière (traduction française, Paris, 1931). Mais on sait bien que les savants préfèrent explorer les deux régions polaires de l'expérience religieuse, les non-civilisés et les hauts mystiques. L'entre-deux (c'est-à-dire les neuf dixièmes de la carte) les attire moins.
 
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Autre indice, négatif encore, mais très significatif. S'il faut en croire les traités sur l'oraison dite mentale, rien n'est plus facile, ni plus doux, ni plus sûr que de méditer. La nature nous y prépare dès le berceau. Le plus stupide n'a qu'à tourner le commutateur des trois puissances et la machine marche toute seule. Nul danger à craindre : une promenade en voiture sur une route macadamisée. Que la scène change, et le ton et l'esprit dès qu'on en vient à nous parler de la pauvre vocale! Après le court salut rituel      « Elle est toute sainte » - qu'il faut bien qu’on exécute, on se hâte d'ouvrir la boîte aux épouvantails; psittacisme, pharisaïsme, que sais-je encore ? Pas un qui ne croie urgent d'apprendre à ses lecteurs que remuer les lèvres ne suffit pas. Pour qui écrivent-ils donc? Ceux qui achètent ces livres seraient-ils donc fatalement ou des nigauds ou des comédiens? Au jeune photographe qui va prendre l'essor, les anciens redisent-ils avec insistance qu'avant tout il doit se bien garder d'installer sa boutique au fond d'un puits? « Elle est toute sainte... mais..., mais..., et songez aussi... » La récitation du moindre chapelet prend les proportions d'une aventure formidable; la route est semée de pièges; un diable se cache sous chaque buisson. A la veille d'une traversée critique, la mère de l'aviateur ne paraît pas plus inquiète, et quand notre guide nous a quittés sur une dernière recommandation tragique, nous n'osons plus nous mettre à genoux.
Si l'on croit que je m'amuse ou que j'exagère, on n'a qu'à lire le traité du P. Guilloré - ce n'est pas le premier venu, mais, au contraire, un des maîtres les plus fameux et les plus excellents de cette époque - sur « les illusions des prières vocales et des pratiques ». Il commence par le cliché rituel, par le salut que j'ai dit : « Dieu me garde, Théonée, de vous dissuader des prières vocales; car je tomberais ainsi moi-même dans l'illusion... » A ce prélude obligatoire, nous sentons déjà que les formules vont passer un mauvais quart d'heure. Du moins a-t-il le mérite de ne
 
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pas s'attarder à ces précautions. Encore une ligne, et le coup de poing aura succédé à la caresse :
 
La plupart des esprits étant trop bouchés et trop grossiers pour être capables de faire oraison, il est nécessaire qu'ils soient occupés de ces sortes de prières et de toutes ces manières extérieures,
 
pour un peu, il dirait : grimaces,
 
qui entretiennent la dévotion populaire. Je ne veux donc pas en combattre l'usage ;
 
bien sûr, et à Dieu ne plaise, mais seulement le discréditer. N'est:ce pas déjà fait, du reste, personne, même parmi les plus humbles, n'aimant à se classer parmi les « trop bouchés » ni les « trop grossiers (1) ».
Trois vers rongent, paraît-il, incessamment, infailliblement la prière vocale, toutes les prières vocales. 1° « leur grande longueur »; 2° « leur grande diversité » ; 3° « la grande attache » qu'on y a.
1° « Leur grande longueur ». Nul n'ignore en effet qu'il n'est pas de prière vocale qui ne se prolonge pendant plusieurs heures. D'où suivent, avec une même nécessité, une avalanche de désastres :
 
Quand on en dit tant, elles se disent sans attention, et on en est avec cela tout fatigué... Ce ne sont qu'extravagances de l'esprit... ; si bien qu'on ne fait plus que battre l'air d'un son de paroles, tandis que l'esprit se promène... (II) n'est pas moins véritable qu'on en est tout fatigué; car on en voit à qui cette longueur de prières est si tuante
 
qu'au sortir de l'église, il faut les conduire à l'hôpital. Pour la dévotion, n'en parlons pas. Avouez donc, Théonée,
 
qu'alors vous n'avez pas plus de sentiment... qu'une souche; que votre esprit en est tout stupide d'en tant dire... et qu'en un mot toutes ces prières ne sont pas plus en la bouche qu'une chanson.
 
(1) Les progrès de la vie spirituelle... suivis de secrets... qui en découvrent les illusions (réédition de Paris, 183o, pp. 353, 354.
 
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Et moi j'ajouterai, Théonée, que de telles prières méritent plutôt d'être vomies de la présence de Dieu; elles font sortir la personne bien plus criminelle qu'elle n'y est entrée (1).
 
2° C'est en vain que pour atténuer la catastrophe, on tâche de varier formules et pratiques : remède pire que le mal. Ce n'est là en effet
 
qu'une pure impatience de nature, qui veut toujours courir à cent choses...; c'est l'instabilité de cette même nature qui, par la légèreté qui lui est naturelle, puisqu'on veut lui donner malgré elle de la dévotion, remue toujours, s'impatiente et s'ennuie pour passer sans cesse à de nouveaux changements (2).
 
Pendant que l'esprit divague, le corps se console comme il peut; on s'étire « on ne fait que bailler » ; immodesties de toutes sortes qui n'accompagnent jamais, comme vous savez, la méditation discursive. On ne veut pas néanmoins quitter cet exercice, ne serait-ce que pour une demi-heure « d'oraison ». C'est bien simple. Nous tenons à ces formules parce qu'elles sont tout ensemble une contrefaçon de la vraie prière et un refuge contre la vraie prière; elles nous font croire que nous prions et elles nous dispensent de prier.
 
Voulez-vous, Théonée, aller jusqu'au secret de ceux qui font ces longues prières vocales. Ce n'est point autre chose sinon qu'ils veulent éviter la peine qu'il y a à prier en esprit, dont la manière est infiniment plus fatigante...; aussi ces personnes se condamneront-elles plutôt à dire des prières vocales l'espace de plusieurs heures qu'à faire une demi-heure d'oraison, parce quelles en sont quittes pour remuer les lèvres en donnant toute la liberté à leur imagination; et, faisant l'oraison, il faut donner sans cesse la gêne à son esprit: c'est ce qu'elles ne peuvent supporter (3).
 
Prière indigne de ce nom, puisqu'elle est toute extérieure et qu'il n'est de vraie prière que de l'esprit.
 
(1) Illusions, p. 355.
(2) Ib., p. 357.
(3) Ib., pp. 355-356.
 
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Cette occupation diverse et tumultuaire de pratiques et de prières vocales est bien dommageable à la vie intérieure, puisque cette vie y trouve aussi sa perte dans la paresse de l'esprit...
 
Non pas, grands dieux! que, si réfractaires qu'elles soient à « l'esprit », Guilloré veuille qu'on se dispense
 
jamais entièrement des prières vocales. Ce serait une grande illusion d'en user ainsi. Il n'y a que les illuminés qui s'en défont et qui croient que c'est un abaissement qui empêche l'élévation de l'esprit; c'est où ils renvoient les âmes communes qui en ont absolument besoin pour s'occuper (2).
 
Tiens! tiens ! mais, vous-même tantôt ne faisiez-vous pas de la prière vocale la suprême ressource des « bouchés » et des « grossiers » ? Il faut aussi, Théonée, que je lève
 
une difficulté qui peut vous tomber dans l'esprit, et qui regarde principalement les prières vocales que les religieux chantent en choeur, des cinq ou six heures par jour; où vous devez savoir que cette sorte de prières a été réglée par l'Eglise..., et que selon l'intention de leur établissement, elles doivent être faites par forme d'oraison,
 
tandis que, manifestement, le chapelet ne saurait être une  « forme d'oraison »,
 
et que le fonds en est divin, n'étant que le pur langage de l'esprit de Dieu,
 
tandis qu'un simple Pater, un Ave Maria... !
 
J'ai donc la vénération la plus profonde pour cette sorte de prières, ne voulant ici parler que de celles dont la dévotion des particuliers fait le choix (1) ;
 
telles que rosaire, chemin de croix, et autres pratiques , dévotes d'ailleurs recommandés aux particuliers par l'Église. L'étrange façon de raisonner! Ce qui est vrai de la prière
 
(1) Illusions, p. 36o.
(2) Ib., p. 356.
 
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vocale en soi, doit l'être aussi de la prière liturgique, où vos trois vers de tantôt se seront vite glissés. «Cinq à six heures », c'est assez long; vingt et quelques psaumes, des leçons, des hymnes..., c'est assez « divers » et éparpillant. Et pour que rien ne manque à ces ferments de corruption, ne voilà-t-il pas que nombre de religieux, voire de chanoines, « s'attachent », les malheureux ! à leur office. Conclusion pratique.
 
Lorsque vous aurez de certain temps libre..., ne délibérez jamais du choix; mais, laissant la vocale, occupez-vous toujours de la mentale. La vocale ne doit être que comme un délassement de l'oraison, ou bien quelque fois comme un souffle pour en allumer les ardeurs... Sitôt que quelque temps favorable pour l'oraison se présente, n'en donnez rien, tant que vous le pourrez, aux prières vocales : car ce serait en avilir le saint usage, en pouvant le rendre précieux (1).
 
Il finit donc comme il avait commencé, je veux dire par le mépris : la vocale, un pis-aller, tout au plus un « délassement » et qui « avilit » le temps même qu'on y perd.
Là-dessus qu'on ne dise pas qu'il n'en veut qu'aux abus, ou « illusions » de la prière vocale. C'est bien là son propos sans doute, mais la psychologie qu'il invoque va beaucoup plus loin, puisqu'elle oppose comme deux activités essentiellement différentes, et le plus souvent ennemies, la récitation d'une formule, et la prière de l'esprit. Ce qui est vrai de la formule endormie aux pages ,d'un livre fermé, ou de la même formule débitée par un phonographe, il semble le croire également vrai de la formule ressuscitée et spiritualisée par le chrétien de bonne volonté qui la récite. Fasciné par un suridéalisme qui lui fait oublier jusqu'aux éléments de la théologie sacramentelle, il se représente la prière normale comme un je ne sais quel solo de l'esprit pur - solo sans paroles, mais aussi, qu'il y prenne garde, sans pensées. Et comme tout de même il ne peut escamoter le grand fait de la prière universelle, qui fut toujours parlée et mimée, il
 
(1) Illusions, p. 361.
 
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permet aux lèvres d'associer parfois leur vile gymnastique au chant de l'esprit - oh ! le plus rarement possible, et seulement quand le soliste lui-même ou bien menace de s'endormir, ou bien a besoin de quelque « délassement ». L'idée ne lui vient pas que, dans la réalité vivante d'une récitation humaine, les lèvres et l'esprit, les mots et les pensées, l'intérieur et l'extérieur ne font qu'un ; qu'il n'y a pas là juxtaposition chaotique de deux activités disparates mais une seule et même prière où tout l'homme est engagé (1).
 
III. -Paresse des dévots qui, pour fuir l'effort de l'oraison méthodique, marmotteront plutôt des milliers de prières vocales; je veux bien, mais encore paresse des moralistes eux-mêmes qui, plutôt que de réfléchir sur le problème de la prière parlée, s'étendent à perte de vue sur les abus qu'entraîne fatalement la pratique de cette prière. Prendre sur le fait, stigmatiser éloquemment soit le pharisaïsme, soit le psittacisme dévot, quoi de plus facile, de plus vain, de plus imprudent. Ni les perroquets ni les tartuffes ne renonceront pour si peu à leur routine ou à leurs grimaces. Dans ces tableaux satiriques - lieux communs qu'on se passe de génération en génération, - seules se reconnaîtront ces bonnes âmes qui n'ont déjà que trop de pente à douter de leur prière. Combien plus philosophique, et du coup plus
 
(1) Le bons sens n'est pas la qualité maîtresse de Guilloré, ni la mesure Mais bien qu'il l'expose avec une outrance et une imprudence qui ne me paraissent pas défendables, la doctrine de ce chapitre est foncièrement exacte. Il ne le dit pas, et devrait le dire, mais enfin il ne s'adresse qu'à des âmes déjà très hautes, et qu'il voudrait apprivoiser avec l'oraison de recueillement, ou de silence, à laquelle il les croit appelées. Tout en écrivant, il vise telles ou telles de ses pénitentes, qui ont dû souvent l'agacer, encombrées qu'elles étaient de prières et de pratiques. L'opposition est ici, non pas entre la prière vocale et la méditation, mais entre l'une et l'autre de ces deux prières et une oraison plus dépouillée. Il sait mieux que nous que les critiques qu'il fait ici de la prière vocale, il pourrait aussi bien les adresser à la méditation discursive - et il ne s'en privera pas. Cf. Des illusions de l'oraison, p. 535, seq.
Aussi bien, après tout un traité sur les Illusions des prières vocales, en consacre-t-il un autre aux Illusions de ceux « qui prétendent que pour vaquer à l'oraison, il faut laisser toute sorte de prières vocales » (p. 548. seq.). Mais de l'un à l'autre de ces deux chapitres, sa philosophie des formules ne change pas d'une manière appréciable.
 
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bienfaisante, une analyse qui, traversant, pour ainsi dire la crasse de ces abus, dégagerait l'âme de prière solide qui anime également, étincelle ou flamme, et l'oraison la plus sublime, la moins dépendante des mots, et la récitation la plus mécanique en apparence des formules. Mais cette curiosité affectueuse et pénétrante, d'autant plus pénétrante qu'elle est plus affectueuse, nous ne la demanderons pas au grand Arnauld. Lui aussi, et bien avant le Père Guilloré, il aborde, ou plutôt il effleure le problème des formules, nais en moraliste, en redresseur de torts et en polémiste, non en philosophe. C'est ici encore un épisode important.
 
Nous l'avons déjà rappelé, le livre de la Fréquente Communion (1643) a pour objet principal, unique presque, la dénonciation des abus - naturellement! - qui, paraît-il, abondaient alors dans l'administration du sacrement de pénitence. Le vrai titre en devrait être : De l'absolution fréquente, instantanée ou automatique. On sort de tuer sa mère; on court au confessionnal ; on raconte cet accident ; on récite un « acte de contrition, » et le prêtre ayant expédié de son côté le nécessaire, on se relève absous, plus blanc que la neige. Arnauld y voudrait plus de façons, et s'explique à ce sujet en quelques centaines de pages. C'est par le biais de cet abus qu'il est amené à discuter la valeur religieuse des formules. On voit bien, en effet, que cette polémique particulière met en cause, avec l'acte de contrition, les autres actes de même nature - foi, espérance, charité..., en un mot la prière parlée elle-même. Joli morceau du reste, plus intelligent que les pages de Guilloré, mais panaché, comme on pouvait s'y attendre, d'outrance déclamatoire et d'étourderie. Arnauld pense toujours contre quelqu'un, et le plus souvent, ici, par exemple, contre les jésuites. Mauvaise condition pour penser tout à fait juste. Nicole toutefois, qui avait le goût plus fin, l'esprit plus serein et plus sûr, appréciait fort cette critique arnaldienne des actes ; il s'en approprie de longs extraits dans son propre
 
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Traité de l'Oraison (1679), qui est, à mon avis, un chef-d'oeuvre (1).
 
Je ne crois pas, écrivait Arnauld, au début du chapitre que Nicole a reproduit, qu'il y ait rien de plus pernicieux aux âmes que la confiance qu'on leur donne dans ces actes imaginaires de contrition et d'amour de Dieu, qu'ils pensent assurément avoir faits, quand ils ont récité certaines prières que l'on dresse pour cet effet.
 
Et peu après, moins nuancé, plus impotens et violent, s'il est possible :
 
Tout pauvres et tout misérables qu'ils sont, ils s'imaginent qu'avec l'aide de certains termes, toutes les fois qu'il leur plaira, ils se donneront à eux-mêmes les trésors de la charité (2).
 
Accusation, que d'Abra de Raconis, un de ceux qui ont répondu à la Fréquente, réfute assez joliment, et à la moderne :
 
Calomnie partout! mais calomnie formée pour avoir lieu de.... décréditer les exercices ordinaires de la dévotion; comme si c'était une espèce de magie, et les termes qu'on emploie pour former des actes de contrition, quelques paroles d'enchantement. Où est l'honneur? Où est la conscience (3)?
 
 
Calomnie ou non, pour l'instant, peu nous importe. Mais la critique d'Arnauld est ici beaucoup moins simpliste – et banale - que ne la fait voir Raconis ; et, je le répète, beaucoup plus sérieuse et pénétrante que celle de Guilloré. Ne voir dans l'usage des formules qu'une magie ou qu'un psittacisme, c'est la dépréciation, en quelque sorte classique, et où s'arrêtent le plus souvent, soit l'amplification facile des prédicateurs et des moralistes, soit la jeune candeur de la « science des religions » ; - l'enfance de l'art. Le psittacisme poursuivi par Arnauld et par Nicole, n'est pas moins
 
(1) Revu, refondu et augmenté, le Traité de l'Oraison, assez rare aujourd'hui, est devenu le Traité de la Prière - deux petits volumes souvent réimprimés, et que je cite d'après l'édition de 1724.
(2) Fréquente Communion, 2 part. c. 12 ; Traité de la Prière, II, pp. 29, 33.
(3) Raconis, p. 381.
 
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mental, si l'on peut dire, que verbal : des perroquets sans doute, mais raisonnables. Ils ne prétendent pas que les pénitents des jésuites, absous en un tournemain, n'attachent aucun sens aux actes qu'ils récitent. L'esprit n'y a pas moins de part que la langue, ou, si l'on veut, nos deux philosophes ne creusent pas de fossé entre la langue et l'esprit. Bref, avec eux, nous passons enfin, - enfin ! - de la prière parlée, en tant que parlée à la prière tout ensemble parlée et pensée. On avouera bien que ce pas est
d'importance.
 
La contrition et l'amour de Dieu sont des actions de la volonté, et les actions de la volonté ne sont pas des pensées, mais des mouvements, des inclinations, des pentes du coeur vers son objet. Or, dire à Dieu, soit extérieurement, soit intérieurement que nous l'aimons et dresser notre esprit vers lui n'est ;qu'une pensée et une réflexion d'esprit, et par conséquent ce n'est point un acte d'amour de Dieu, mais tout au plus un témoignage de celui que nous lui portons, si nous lui en portons véritablement.
 
« Qu'est-ce donc qu'aimer Dieu? » C'est-à-dire quels doivent être à son endroit les mouvements de notre coeur, pour que nos actes de charité, bien que nous en pensions tous les termes, soient autre chose qu'un psittacisme ou qu'une magie ? Comme, ou précisément parce que l'amour n'est pas une pensée, la réponse est difficile. Néanmoins on peut essayer.
 
Qu'est-ce que tous les hommes entendent quand ils disent d'une honnête femme aime son mari ? Ne veulent-ils marquer autre chose sinon que cette femme pense souvent en elle-même qu'elle l'aime, comme on prétend que former la même pensée au regard de Dieu soit I'aimer? Jamais personne n'eut ce sentiment. Et il se trouvera beaucoup de femmes, qui ont eu des affections très ardentes pour leurs maris, et qui peut-être jamais en leur vie n'ont fait de semblables réflexions.
 
Le voilà bien, toujours le même : prodigieux mélange d'opacité doctorale et d'intelligence. Après ce beau paragraphe où il ramasse en quelques lignes les principaux éléments
 
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d'une philosophie de la prière - et de ces lignes sortira tout le livre de Nicole - il commence à battre la campagne, ivre d'abstractions, hermétiquement fermé aux réalités humaines. Une femme a mille façons, non pas seulement de prouver, mais de dire à son mari qu'elle l'aime. Les yeux ne parlent-ils pas? Ce mari absent, est-il inouï qu'aux nouvelles qu'elle lui envoie de la maison, elle mêle quelques, formules affectueuses ? Que si elle ne fait pas de a réflexions » sur son amour, il faut bien qu'elle le pense, puisqu'elle le vit. Et comme cet amour n'est pas immuable, il faut bien aussi, puisqu'elle est honnête, qu'à de certains moments, elle se l'affirme à elle-même, qu'elle se le prouve, l'empêchant par là de s'évaporer, Combien plus naturelles et nécessaires, ces protestations et donc ces formules - lorsqu'il s'agit d'un amour tout spirituel, qui plus est, tout volontaire, qui se forme à la fine pointe de l'âme et à qui sont refusées très souvent les certitudes, d'ailleurs douteuses, du contact sensible ! Ce Dieu, qui est toujours présent, mais qui est, sinon toujours muet, du moins toujours invisible, ceux qui l'aiment le mieux ne sont pas sûrs de l'aimer, comme il veut qu'on l'aime, et s'ils multiplient les actes d'amour, c'est pour s'entraîner à l'aimer enfin. Mais ces évidences douloureuses, Arnauld ne les soupçonne même pas, englué qu'il est dans une notion livresque, inhumaine et irréligieuse de l'amour. Pour lui pas d'amour que n'ait provoqué une délectation victorieuse et qui même ne se confonde avec cette délectation; dès qu'il vient de naître, cet amour est déjà parfait; en d'autres termes, ou il est parfait ou il est mensonge. Pas de degrés : la plénitude d'abord, et consciente, et sensible. Ou le paroxysme, ou le néant. « Il semble, disait Mme Necker de Saussure, qu'on croit ou qu'on ne croit pas. Pourtant que de nuances infinies (1). » Entre aimer Dieu et ne pas l'aimer, il n'y a pas moins de nuances.
 
 
(1) E. Causse, Madame Necker de Saussure et l'éducation progressive, Paris, 193o, I, p. 163
 
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Une honnête femme donc ne vit que de, que pour son mari..
 
C'est par cette image imparfaite que nous devons juger si l'amour de Dieu règne dans nos âmes. Si nous sentons dans le fond de notre coeur un détachement des choses du monde, un attachement à celles de Dieu, un mépris des vanités...; une joie dans l'attente des biens éternels.
 
De ce pied-là, il peut aller loin : j'abrège donc :
 
et enfin une véritable disposition dans la volonté d'abandonner père, mère, frères, soeurs, parents, amis, fortune, grandeurs, honneur, estime, plutôt que d'abandonner le service de Jésus-Christ et la voie étroite de l'évangile; si, dis-je, sans nous flatter et sans nous séduire nous-même nous trouvons (en nous) ces dispositions..., nous avons quelque sujet de croire que nous aimons Dieu et de rendre grâce à sa miséricorde. Mais s'il n'y a rien de tout cela, c'est en vain que nous nous persuadons que, pour avoir prononcé certaines paroles, ou formé certaines pensées, nous avons produit des actes d'amour de Dieu (1).
 
Bref l'acte de charité, n'est un acte religieux que lorsqu'il s'accompagne, au moins implicitement, de la formule jumelle: « Je vous rends grâces de ne pas ressembler au commun des hommes..., à ce publicain... » Après quoi du reste, comme effrayé de ses propres cris, Arnauld recommande à tous, et même aux pécheurs, ces mêmes actes, qu'il ne se souvient déjà plus d'avoir mis à mal.
 
Afin que la calomnie ne dresse point de piège à mes paroles, je proteste encore une fois que je suis très éloigné de vouloir blâmer ces actes.., qui se trouvent dans les livres de dévotion, J'en loue et approuve extrêmement le bon usage, je n'en reprends que l'abus (2).
 
Tel le chasseur impulsif qui jette sa cigarette encore allumée sur les feuilles mortes des collines provençales et qui, trois heures plus tard, gourmande à perte d'haleine les pompiers retardataires. Ainsi, plus haut, le P. Guilloré se
 
(1) Traité de la Prière, II, pp. 31-32.
(2) Ib., p. 36.
 
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défendant d'avoir même songé à humilier les offices liturgiques : également sincères l'un et l'autre, mais ils ne prennent pas garde que, surtout lorsqu'il s'agit des pratiques dévotes, l'abus est si voisin de l'usage qu'il faut parfois de très bons yeux pour les distinguer, et qu'à injurier le premier avec trop de fracas, on risque d'éclabousser le second.
 
IV. - Le prudent Nicole a bien senti ce danger; aussi, après avoir transcrit docilement les tirades véhémentes d'Arnauld, a-t-il jugé nécessaire de revenir, propria marte et avec plus, de sérénité, à la philosophie des formules (1). Nous avons, M. Arnauld, et moi, écrit-il, représenté plus haut,
 
l'abus qu'on fait souvent de ce qu'on appelle des actes, en les prenant comme étant certainement des mouvements de la volonté, au lieu qu'ils peuvent n'être que des pensées; mais ce serait un autre abus que d'en vouloir donner du mépris aux fidèles... (qui) en peuvent faire un très bon usage.
 
Même lorsque, parla faute de celui qui les récite, ces formules ne correspondent pas à un mouvement de l'âme, mais seulement à une « pensée », il faut bien saisir le caractère particulier de cette pensée ; son caractère cinétique, dirait aujourd'hui Nicole; c'est la pensée d'un saint mouvement :
 
Ces actes sont (au moins) de saintes pensées... Ils ne nous proposent pas seulement des objets (des vérités doctrinales) qu'il est bon de considérer, mais aussi l'image des mouvements et des dispositions où nous devons être en les regardant.
 
Encore une fois, la description anticipée d'une promenade n'est pas un exercice de marche ; un mouvement pensé n'est pas nécessairement vécu ; mais le seul fait de le penser, et de l'affirmer par un acte, nous invite à le vivre, à « faire
 
(1) Du vivant d'Arnauld, Nicole intitulait ce nouveau chapitre : Des actes et de leur utilité. (Traité de l’Oraison, p. 106); Arnauld disparu, le titre change: Que ce serait un grand abus que de condamner généralement les actes (Traité de la Prière II, p. 297).
 
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passer ces dispositions » dans notre coeur. « S'exciter à l'amour de Dieu par des pensées qui nous représentent les motifs que nous avons de l'aimer, et les mouvements que nous devons avoir pour lui », serait-ce une « spiritualité nouvelle », comme certains le prétendent ? Eh quoi! le livre des Psaumes contient-il autre chose que des formules « d'actes de contrition, de reconnaissance, d'humilité... » ?
 
Et ainsi, comme la récitation des Psaumes, dans tous les temps de l'Église, a été la dévotion perpétuelle des chrétiens, la pratique de ces actes a été aussi continuelle dans l'Église.
 
Aux bourdonnements emportés d'Arnauld comparez cette analyse tranquille et lucide :
 
Celui qui a dit à Dieu avec l'Église : « Heureux ceux qui se conservent purs dans la voie! », doit concevoir deux choses : l'image de ce bonheur; l'image du désir que nous en devons avoir. Car l'un et l'autre est marqué par ce mot heureux, qui représente l'élancement de l'âme vers ce bonheur. Il est vrai que, par la force de cette parole, l'élancement n'est que conçu,
 
et cette infirmité, celui qui récite le psaume, la connaît bien; mais il espère « que le coeur secondera cette pensée par le mouvement de l'esprit de Dieu, et, en le récitant (il) sollicite et presse la volonté de le former ».
 
Il faut donc bien se donner de garde de détourner le chrétien de la pratique de ces actes, et l'on ne saurait au contraire les y exciter trop.
 
Evidemment, évidemment, conclut le cher bonhomme, l'illusion est toujours à craindre. Quand on récite une formule, on n'est jamais sûr d'avoir prié pour de bon. Il se peut toujours faire,
 
comme nous l'avons prouvé, que tout cela ne soit encore que des pensées. Mais nous ne le savons pas et nous savons que ces pensées sont utiles et que Dieu s'en sert souvent pour faire impression sur notre coeur (1).
 
(1) Traité de la Prière p. II, pp. 297-300 - Cette rencontre - et bientôt ce contraste - entre Arnauld et Nicole seraient à étudier de plus près. 11 faut comprendre que le problème des formules n'intéresse pas directement (pas plus du reste, je ne saurais trop le redire, que la question de la communion) l'auteur de la Fréquente Communion. Son objet est tout négatif et agressif ; harceler les. jésuites qui symbolisent pour lui la doctrine de la « voie large s, du salut facile. Dans toute cette discussion autour des actes, écrit-il, « je prétends seulement que lorsqu'il s'agit de ramener une âme à Dieu, et de l'arracher au démon et au péché, ce n'est pas une chose si facile que l'on puisse croire raisonnablement qu'aussitôt qu'on lui aura demandé si elle ne déteste pas le péché de tout son coeur, et si elle n'est pas résolue de servir Dieu à l'avenir, et qu'elle aura répondu qu'oui, l'effet suive la parole et qu'à l'instant même elle brise toutes ses chaînes, pour s'élever jusque dans le sein de Dieu ; que son coeur qui était de pierre se change tout à coup en un coeur de chair, et au lieu qu'auparavant tous ses désirs se terminaient à la créature, elle entre en un moment dans une volonté pleine de ne servir plus que Jésus-Christ. S'y attende qui voudra ! » (Nicole, op. cit., II p. 36). Et encore : « Comment pouvons-nous imiter aujourd'hui cette prudence des Pères, si nous nous persuadons que le plus grand pécheur du monde, en se servant d'une certaine formule qu'on appelle un acte de contrition... est dans le moment tout changé... et devient en un instant digne de la couronne éternelle? » A quoi Raconis répondait : « Prétend-il imputer aux confesseurs et directeurs des âmes qui leur donnent ces formules... qu'ils les assurent qu'en les récitant de bouche et tout au plus dans une pensée intérieure..., ils seront en un moment tout changés ? Ce serait une calomnie atroce. » (Raconis, p. 379). C'est là se faire aisément la partie belle et prêter à Arnauld des énormités qu'il n'a jamais dites. Il est trop évident que nul confesseur, même jésuite, n'a jamais dispensé ses pénitents de ce mouvement du coeur sans lequel l'acte de contrition n'est qu'une pensée. Arnauld dit simplement qu'en de certains cas tout se passe comme si l'on attribuait en effet aux formules une vertu magique et foudroyante. Reproche très exagéré sans doute, mais qui n'était pas, semble-t-il, calomnie pure. En fait les instructions sévères qui furent alors données aux confesseurs par les autorités compétentes montrent que l'abus n'était pas imaginaire, et jusqu'à un certain point donnent raison à Arnauld (Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, II, pp. 19o-191). Le problème pratique est d'ailleurs aussi douloureux que troublant. Si vivement qu'il secoue ses pénitents, comment veut-on que le confesseur arrive à être sûr qu'ils se trouvent dans les dispositions requises ? Comme les prétendus relâchés, les rigoristes sont bien obligés de s'en tenir, en définitive, aux protestations du pénitent. Mais c'est ici la zone du réel et du contingent, de l'humain en un mot, où l'on sait bien qu'Arnauld n'a jamais mis les pieds. Quoi qu'il en soit, la Fréquente fait ici le procès, beaucoup moins des formules, que de l'automatisme pénitentiel, si je puis dire; le procès, en d'autres ternies, du salut à bon marché. Ai-je besoin d'ajouter que la théologie de la voie étroite, bien que chère aux jansénistes, n'est pas janséniste?
Nicole, au départ, ne se distingue pas d'Arnauld. Pour lui aussi, l'essentiel est de rappeler que « Dieu n'a pas voulu que le salut fût si facile ni que la porte de la vie fût si large « (II, p. «4). Mais Nicole a ce qui manquera toujours à son ami, la curiosité désintéressée du savant. Il commence la discussion, comme Arnauld la commence et la finit, en partisan, en polémiste; mais presque aussitôt il se mue en philosophe. De la critique des abus, qui seule intéresse le grand boxeur, Nicole passe à la critique purement scientifique; et, par la force même des choses ou de la vérité, venu, comme Balaam pour maudire les formules; il se met bientôt à les bénir; renversement qui me paraît du plus extrême intérêt; et d'autant plus remarquable que c'est la vive, mais passagère intuition d'Arnauld sur l'essence des formules, - images ou pensées de mouvement et non mouvements - qui, approfondie par Nicole, amène celui-ci à saisir le lien psychologique entre l'image conçue d'un mouvement et ce mouvement. - Aux philosophes d'aujourd'hui, cette analyse peut sembler sommaire. Mais à cette époque, c'était là, me semble-t-il, une initiative presque nouvelle.
 
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C'est ainsi que, grâce à Nicole, mis lui-même sur la voie par les intuitions d'Arnauld, la critique de la prière parlée s'insinue sans bruit parmi les catégories encore très incertaines de la psychologie religieuse. Nous verrons plus loin, du reste, que d'autres chapitres du beau Traité de l’Oraison creusent plus profondément le problème des formules.
N'oublions pas néanmoins que cette curiosité de Nicole, bien que relativement nouvelle, est née d'une angoisse proprement religieuse, qui était encore moins nouvelle, mais que le mystique progrès de ce temps-là rendait peut-être plus aiguë qu'elle ne l'avait jamais été. A mesure qu'elle s'enrichit, l'expérience religieuse perd toujours plus ou moins de sa primitive simplicité! Plus elles s'appliquent aux diverses formes de l'oraison, plus les âmes sont tentées de se regarder vivre ; plus elles s'écoutent prier, si l'on peut ainsi parler. Aussi les vraiment ferventes n'avaient-elles
 
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pas besoin qu'on les mît en garde avec une telle insistance contre les abus de la prière parlée. Elles n'inclinaient déjà que trop à s'accuser elles-mêmes de routine, voire de mensonge, dans la récitation de ces formules, qui, d'ailleurs, les soutenaient et les ravissaient. Elles avaient besoin au contraire qu'on leur ordonnât de passer outre, sans plus s'attarder aux introspections indéfinies qu'exigeaient d'elles les cruelles déclamations d'Arnauld. C'est là ce que Nicole a fort bien senti, avec autant d'humanité et de bon sens que de religion véritable; il se peut toujours faire que les formules récitées par nous ne soient que des pensées; « mais nous ne le savons pas » ni ne le saurons jamais ici-bas ; et nous savons que Dieu veut se servir de ces pensées « pour faire impression sur notre coeur ». « Il ne faut pas, écrit-il dans un autre Traité, s'imaginer qu'on soit effectivement
 
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dans l'esprit de pénitence sitôt qu'on s'occupe de pensées de pénitence ;
 
mais il est bon néanmoins de s'en occuper, en priant Dieu qu'il nous les mette dans le coeur, la pensée jointe à la prière étant la voie ordinaire par laquelle Dieu forme les dispositions dans le coeur; et c'est pourquoi il se faut prescrire certains exercices qui renouvellent en nous cet esprit de pénitence, et le mettent souvent devant nos yeux. C'en est un, par exemple, de faire quelques prières expressément le matin, à midi, au soir, pour demander à Dieu l'esprit de componction, en partageant par exemple à ces trois temps différents les sept Psaumes de la pénitence,
 
qui sont des formules.
 
Monsieur l'Évêque d'Alet ne manquait pas de les réciter plusieurs fois le jour ; on le pourrait donc bien faire une fois (1).
 
Duguet, moraliste plus sévère et dévot plus tendre que Nicole, plus intraitable, du reste, sur la « délectation victorieuse » et qui, de ce chef, n'a jamais compris la tradition mystique sur la ferveur sensible, Duguet paraît d'abord se
 
(1) Essais de morale, V p, 278, XIIe traité : de la Préparation à la mort Dans son Instruction sur les Etats d'Oraison, Bossuet que, d'ailleurs. nous retrouverons plus loin, traite assez dédaigneusement les formules. « De tous ces actes, les plus grossiers sont ceux qu'on réduit en formules et qu'on fait comme on les trouve dans les livres... Acte de contrition, de demande... Ces actes sont très imparfaits et même ne sont souvent qu'un amusement de notre imagination, sans qu'il en entre rien dans le coeur, Ils ont cependant leur utilité dans ceux qui commencent à goûter Dieu. C'est une écorce, il est vrai, mais à travers cette écorce, la bonne sève se coule; c'est la neige sur le blé qui, en le couvrant, engraisse la terre et fournit au grain de la nourriture; on en vient peu à peu aux actes du coeur » (Livre V §. 23). « Les plus impurs, les plus grossiers sont ceux qu'on réduit en formules » (Ib. § 24). N'oublions pas que la Fréquente d'Arnauld avait fait sur Bossuet, comme sur presque tous les contemporains, une impression profonde. N'oublions pas non plus que, dans cet ouvrage, il tâche de donner un sens orthodoxe à ceux des mystiques autorisés dont se réclamait Mme Guyon. Quoiqu'il en soit, tout cela me paraît beaucoup mieux dit que pensé. Neige, écorce, comme il voudra; mais comment expliquera-t-il un effet sans cause, c'est-à-dire le coeur déjà plus ou moins remué par une pratique où ce même coeur ne serait engagé d'aucune façon. Il parle des âmes qui « commencent à goûter Dieu » et non pas de simples perroquets. Pour que le grain se nourrisse, ne faut-il pas qu'il soit déjà là; pour que la sève coule à travers l'écorce, ne faut-il pas que l'arbre soit vivant. D'où viendrait, d'ailleurs, cette grossièreté, ou impureté des formules? Sans doute de ce qu'elles sont stéréotypées, et que le fidèle ne les improvise point. Mais le Pater n'est-il pas stéréotypé, lui aussi? Que de confusions
 
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ranger, et non, sans éclat, parmi les adversaires des for-mules :
 
Si l'âme est froide et languissante, si le coeur n'est point attendri..., tout ce langage est inutile; c'est une espèce d'hypocrisie ; c'est une illusion que l'esprit fait à la volonté; c'est une méthode pour se tromper soi-même, et pour essayer, s'il était possible, de tromper Dieu.
 
C'est le lieu commun, fatigué, maussade, mais que nous allons voir bientôt s'évanouir comme une fumée :
 
J'avoue néanmoins qu'il y a des états où l'on se trouve si dur et si pesant qu'on a besoin d'être soutenu par des prières réduites en méthode. Sainte Thérèse en avait souvent éprouvé l'utilité, et elle avait elle-même écrit certains entretiens fort vifs et fort tendres, pour exciter sa ferveur... après la sainte communion. « Afin, dit-elle, que je me cherche et que je tâche de me retrouver moi-même dans ce que j'écris ; car souvent, mon Dieu, je me sens si faible et si lâche que je ne sais plus qu'est devenue votre servante...
 
Et nous donc ! Mais Duguet n'est pas encore convaincu. « Ces occasions, dit-il, et ces besoins sont rares. » Chez lui, sans doute, qui est toute suavité, qui vit dans un ermitage. Mais nous !
 
Je craindrais qu'un attachement trop littéral à de certaines prières,
 
saluons en passant, notre vieil ami Guilloré,
 
ne produisît deux mauvais effets ; l'un d'endormir le coeur faute d'exercice, et l'autre de dégoûter l'esprit par une lassante uniformité.
 
Alors que faire ? Renoncer aux formules ? Jamais de la vie. Il faut, au contraire nous en gorger, si j'ose lui prêter de tels mots :
 
Rien n'est plus fertile ni plus abondant pour les âmes stériles et pauvres, que le 4e livre de l'Imitation de Jésus-Christ.
 
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Il conseille aussi une douzaine de psaumes, autant dire une grande variété de formules. Tout le fracas par où il avait commencé se réduit à proscrire un « attachement trop littéral » aux mêmes actes. Aussi bien, écrit-il à une darne qui l'avait un peu agacé en lui demandant de rédiger pour elle, de sa propre main, de nouveaux « actes après la communion » : à quoi bon, vous avez l'Imitation, vous avez les Psaumes. Ce qui, d'ailleurs, car il est plein de bonté et n'a pas fait voeu, on l'a bien vu, de cohérence, ne l'empêche pas de rédiger aussitôt quelque trente pages de prières. Et c'est bien heureux pour nous, car il a trouvé moyen de ramasser dans ces actes une admirable philosophie, théologie plutôt, des formules.
 
Je puis me tromper, en croyant que j'ai dans le coeur ce qui n'est peut-être que dans mon imagination ; et, dans cette incertitude, que puis-je faire de mieux que de m'abandonner à votre miséricorde ; d'espérer en elle malgré même les raisons qui combattent cette espérance; de jeter dans votre sein mes doutes et mes inquiétudes?
 
Puis attendrissant et illuminant, comme presque seul il sait le faire, la doctrine un peu sèche de Nicole :
 
Tout ce que je vous demande, o mon Dieu, est que vous ne mesuriez pas votre miséricorde sur mes dispositions ; que vous ne borniez pas vos grâces à mon avidité, et que vous ne les fassiez pas dépendre de ce que je suis, mais de ce que vous êtes : consultez pour agir dans moi, votre puissance,
 
et non la grandeur de la foi et de l'amour que décrivent et qu'exagèrent sans doute mes formules.
 
Au lieu de me dire comme vous le disiez souvent dans l'Evangile : Qu'il vous soit fait selon votre foi et votre désir ; permettez-moi de vous dire avec la Sainte Vierge : Qu'il nie soit fait selon votre parole (1).
 
(1) Préparation pour la Confession, par M. Daguet, pp. 12-15; 22-23. J'ai trouvé cette plaquette, reliée avec d'autres opuscules dévots, dans un recueil de la fin du XVIII° siècle. La destinataire de la lettre n'est pas nommée ; peut-être Mme d'Aguesseau pour qui Duguet avait écrit sa conduite d'une dame chrétienne. Duguet, a du reste, un sens catholique et traditionnel trop vif pour faire fi des formules. « Aimez la prière... Préférez la publique et la commune à toute autre. Regardez les psaumes comme dictés par le Saint-Esprit pour vous en particulier; attendrissez-vous en les prononçant (ce qui veut dire, hélas ! : soyez un autre Duguet) ; entrez dans les intentions du Prophète et prêtez à ses paroles un coeur tel que le sien. Relisez les Confessions de saint Augustin, pour y apprendre à prier et à gémir avec ce grand homme..., et si vous ne pouvez suivre son ardeur et son amour, répétez au moins ses paroles; et unissez-vous à ce que vous entendrez si vous n'êtes pas assez heureuse pour l'éprouver et le sentir. » (Lettres, I, pp. 66-67).
 
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Verbum tuum substitué au verbum meum : divine psychologie qui demande au dogme de la grâce sanctifiante de résoudre le problème des formules ; Dieu faisant siennes les formules que déjà nous tenons de lui ou de l'Église, les priant en nous, et leur rendant ainsi leur réalité originelle, toujours plus ou moins appauvrie dans le passage du coeur à l'esprit, de l'esprit aux lèvres. Spiritus oris nostri, Christus. Jésus-Christ est « tout l'esprit » de nos formules, écrivait le P. Noulleau :
 
Mon Dieu, n'étouffez jamais en ma bouche.., cet esprit de ma bouche, mais plutôt ne permettez jamais que mes péchés l'y étouffent. Et qu'ainsi Jésus-Christ seul demande éternellement tout en moi (1).
 
Même psychologie, tremblante à la fois et confiante, chez le P. Lejeune :
 
Mon fils! tu as dit souvent ces paroles : « Je ne veux que Dieu seul. Celui-là est bien avare à qui Dieu ne suffit... » Voilà en effet, de belles paroles, mais tu es bien loin de ton compte. - Pardonnez-moi, mon Seigneur, je n'userai plus de ces compliments spirituels... mais néanmoins je voudrais bien que vous fussiez mon tout (2).
 
Puisqu'il le veut, qu'il le dise sans plus d'inquiétude. Plus ils se tourmentent à la pensée que leurs prières ne sont que des mots, plus ils montrent qu'elles sont de véritables
 
(1) L'Esprit du Christianisme, 1664, III, pp. 499, 5oo.
(2) Solitude de dix jours, p. 319.
 
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prières (1). Aussi bien et quoi qu'il en soit de la théorie, il faut bien que le xvlle siècle religieux ait refusé de se laisser affoler par la critique des formules, puisqu'il a constamment recours dans sa prière, soit aux formules officielles de la liturgie, soit aux formules de la dévotion privée.
 
(1)Cf. Les Regrets d'une âme touchée d'avoir abusé longtemps de la sainteté du Pater en le récitant sans y apporter assez d'attention - Paris, 1698 ; livre très répandu, semble-t-il, dans les milieux rigoristes. « Avec quel front, ai-je osé, mon Dieu, vous dire si souvent ces paroles (Ne nos inducas...) moi qui, jusqu'ici, bien loin de craindre les tentations, me suis jeté au milieu d'elles... Tous mes désirs vous crient : Non, mou Dieu, ne m'ôtez point cette tentation... Arrive ce qui pourra, je veux jouir de ce plaisir. Si donc, o mon Dieu, vous écoutez bien plus la voix du coeur que celle de la langue, n'ai-je pas sujet de craindre qu'en voyant mes désirs cachés, vous ne me livriez à moi-même et que, pour punir cette hypocrisie avec laquelle je vous prie en apparence de me délivrer du péril, vous ne m'y ayez déjà abandonné. » pp. 141-142. Evidemment ! et c'est ainsi que plus tard Newman prêchera contre les unreal words, ou contre la prière psittaciste. Mais cette analyse du ne nos induca parait bien épaisse : ou bien la formule a été récitée machinalement - et alors, s'agissant d'un acte qui n'est pas humain, il n'y a plus d'hypocrisie; ou bien elle a été récitée avec une certaine volonté de prier et une volonté de prier, en tant que telle, est incompatible avec un vrai désir de céder à la tentation. Cf. dans le Bouquet (protestant) d'Eden, l'admirable prière « du fidèle qui s'afflige de ce qu'il ne prie pas Dieu comme il faut », empruntée à « M. Le Faucher » : « Quand je pense te prier, je me trouve comme possédé d'un esprit muet... Si je récite quelque prière, je la prononce bien de bouche, mais mon coeur n'y est point... Je doute souvent s'il ne me vaudrait point mieux ne te prier point que de te prier de la sorte. Car je t'offense en cela même, et ma prière m'est tournée en péché... (mais) si tu m'avais abandonné entièrement, je n'aurais point ces sentiments. Car ce n'est pas ma chair qui les produit en moi... Je fais ce que je puis par la voix, par le geste et par autres moyens pour échauffer mon coeur...; mais tant plus je m'efforce, tant plus je reconnais que la faculté de te bien prier n'est pas une habitude qui se puisse acquérir par l’industrie humaine... O Dieu, qui embrasas jadis le sacrifice d'Elie, encore qu'il fût couvert et environné d'eaux... Tu as exaucé David autrefois, encore que bien souvent ses prières fussent plutôt des cris et des rugissements confus que des prières distinctes et bien formées... » Le Bouquet d'Eden ou recueil des plus belles prières et méditations des principaux auteurs modernes, par Abraham Preye..., Francfort, 1673, p. 325, seq.
 
 
 
 

CHAPITRE II : L'ANNÉE CHRÉTIENNE DE LETOURNEUX ET LA PROPAGANDE LITURGIQUE
 
 
 

I. La Liturgie sous l'ancien régime. Trois mouvements qui intéressent l'histoire proprement religieuse : études critiques ; réformes ; propagande. - Les réformateurs et leur préoccupation foncièrement religieuse. - Urbain VIII et les quatre jésuites. - Les nouveaux offices : sainte Marie l'Egyptienne.
II. Nicolas Letourneux et l'Académie française. - Persécuté et calomnié. - L'Année chrétienne à l'Index. - Si l'Année chrétienne est une oeuvre janséniste. - Letourneux et le réquisitoire passionné du P. de Colonia. - Letourneux est-il presbytérien ? - Ou socinien ? - Le trouble du Christ ; Letourneux et Bossuet. - Orthodoxie foncière de l'Année chrétienne.
III. De Letourneux à Dom Guéranger. - Un même dessein : initier les fidèles aux choses de la Liturgie. - In populo gravi laudabo te.
IV. Succès prodigieux de l'Année chrétienne, peu à peu délaissée par les catholiques. - Et remplacée par celle du P. Croiset. - Les trois Années: Letourneux; Croiset; Guéranger. - Que le livre du P. Croiset n'est pas un manuel d'initiation liturgique, mais un recueil de « méditations ». - Deux dimanches de Croiset.
 
Dans l'évolution liturgique du XVII° siècle - progrès ou décadence? nous verrons bien, - on peut distinguer trois mouvements : 1° Le glorieux renouveau des études liturgiques, Mabillon, Martène, D'Achery, Thomassin, Chardon, Guyet, Morin, Habert, Th. Raynauld, Renaudot, Le Brun, de Vert, J.-B. Thiers... ; 2° Les réformes : rituels, missels, bréviaires; 3° La propagande par où les simples fidèles sont initiés à la vie liturgique. Science ; réformes ; vulgarisation, il va sans dire que de l'un à l'autre de ces mouvements, les échanges sont constants. C'est à des spécialistes que les autorités diocésaines confient la préparation des réformes, et d'un autre côté la propagande met à profit les recherches des
 
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savants. Nombreux les spécialistes qui font aussi figure de vulgarisateurs, Lazare Bocquillot par exemple. De ces trois mouvements, le dernier seul, lequel, du reste, est le moins connu, fait l'objet des présents chapitres. Les deux autres, bien qu'ils appartiennent également à l'histoire religieuse, échappent à ma compétence. Ni Mabillon, ni Thomassin, ni même l'abbé Thiers ne sont en effet de simples savants, de simples curieux : la science de la prière antique ajoute une poésie ou une ferveur particulière à leur science personnelle; un liturge sec ou pur, si l'on peut dire, est déjà, comme il le sera toujours, une exception. Heureuse science qui emprisonne ses adeptes dans le Saint des Saints. Aussi, pour être complet, devrais-je étudier d'un point de vue tout mystique ces in-folio érudits qui tournent d'eux-mêmes à la lecture spirituelle, comme aussi bien les livres plus abordables de nos Cabrol, nos Morin, nos Willmart, nos Guardini... Mais je ne saurais prétendre à être complet.
On en peut dire autant des réformateurs. C'est ici un point sur lequel, si chétif que je sois, je dois résister à l'autorité infiniment vénérable et à la séduction véhémente de Dom Guéranger. Non que je veuille défendre une à une les innovations que malmènent si rudement ses Institutions liturgiques. Peut-être en exagère-t-on quelque peu l'horreur, s'il est vrai, comme il me semble, que la récente réforme de Pie X s'inspire souvent des principes qui ont présidé aux réformes dites gallicanes. Mais je n'entends goutte à ces choses-là. Ce sont les mobiles premiers de ce mouvement, son inspiration dominante, son âme profonde que Dom Guéranger, si je ne me trompe, a cruellement méconnus. A l'origine de ces diverses tentatives, comment n'a t-il pas discerné un ferment tout religieux, voire tout dévot : cette inquiétude liturgique, si l'on peut dire, qui, depuis la Contre réforme, travaillait la conscience catholique, et qui, grâce à Dieu et à Dom Guéranger lui-même, la travaille encore aujourd'hui : un tel amour pour la prière officielle de l'Église qu'on voudrait adapter l'essentiel et immobile
 
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de cette prière aux besoins légitimes, voire à certains caprices du présent. Cette inquiétude, les commissaires choisis par M. de Harlay, étaient-ils donc les premiers à
l'éprouver? Quignones était-il gallican, et les Pères de Trente jansénistes? Pie V, Clément VIII nourrissaient-ils le dessein de tarir dans l'Église les sources de la piété ?
Ou, ce pauvre Urbain VIII, réformateur lui aussi – vous ne le savez que trop - avec ses quatre jésuites. Urbain VIII qui osa substituer à la strophe éblouissante d'autrefois
 
Protecti Paschæ vespere
A devastante Angelo,
Erepti de durissimo
Pharaonis imperio,
 
celle-ci, que certains humanistes, païens, bien entendu ! moi par exemple, nous persistons à trouver et plus poétique et plus religieuse :
 
Sparsum cruorem postibus
Vastator horret Angetus,
Fugitque divisum mare,
Merguntur hontes fluctibus.
 
Enfantillages, penserez-vous et qui montrent que ces pédantesques stoppeurs ignoraient jusqu'aux éléments de la poétique médiévale? Comme il vous plaira. Je veux dire simplement qu'à ces corrections, si ridicules qu'elles paraissent, ils n'attacheraient eux-mêmes qu'une importance médiocre si l'esthétique seule les leur commandait. La religion n'y est pas. moins intéressée que le goût. Ou plutôt,
ils prient tels qu'ils sont, tels que l'éducation contemporaine les a faits. A devastante Angelo - qui, pour moi, du moins, n'a rien perdu avec les années de sa mauvaise grâce originelle - gêne leur prière parce que d'abord il choque leur goût. Que le nôtre soit plus fin ou plus rustique, peu importe. C'est la prière de leur temps, et non celle du nôtre qu'ils ont mission de nourrir. Voilà ce que l'on oublie toujours,
 
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bien que la Bulle Divinam psalmodiam (1631) se soit expliquée à ce sujet avec un rare bonheur.
 
Il est de toute convenance, écrivait Urbain VIII, que la divine psalmodie de l'Epoux, se consolant dans son exil de l'absence de l'Epoux céleste, soit sans ride et sans tache. Fille de cette hymnodie qui se chante sans cesse devant le trône de Dieu et de l'Agneau, elle ne doit, afin d'être plus semblable à sa mère, rien offrir, autant que possible, qui puisse DISTRAIRE OU CHOQUER LES ESPRITS DE CEUX QUI LA CHANTENT, tout attentifs qu'ils doivent être à Dieu et aux choses divines, comme cela se produirait si l'on y rencontrait, d'ici de là, dans ses sentences ou dans ses paroles, des choses disposées avec moins d'art et d'harmonie que ne le demande un Office voué à un si noble ministère (1).
 
Plût à Dieu, écrivait Bourdaloue à Santeul, que toutes les hymnes « du bréviaire romain fussent de votre façon, car il y en a qui ne sont pas soutenables, quoiqu'elles aient le mérite de l'antiquité! » Humanisme pédantesque? Non. Qui est moins frivole que Bourdaloue ? ou que l'abbé de Rancé ? « J'ai vu les hymnes (de Santeul) pour le jour de saint Bernard. écrivait celui-ci à Nicaise. Elles valent beaucoup mieux que les anciennes, et si la plus grande partie de celles que nous avons étaient changées et faites avec autant
 
(1) Je cite, en la retouchant à peine, la traduction de Bonnetty, Annales de philosophie chrétienne, novembre 1854, p. 374. Il va bien sans dire que je n'entends pas justifier par là toutes les corrections d'Urbain VIII. Il en est d'impardonnables et que seul a pu dicter l'esprit de vertige. Ainsi, dans la pièce que nous venons de citer, remplacer le Ad coenam Agni du premier vers par Ad regias Agni dapes ; ne pas sentir la différence entre le chrétien coenam et le virgilien dapes! Mais, de bonne foi, comment trouver et plus poétique et plus religieux le ructare musti crapulam (Hymne de la Pentecôte) que le madere musto sobrios d'Urbain VIII ! Cette seule énormité ructare crapulam justifierait le Pape et ses quatre complices. J'en parle, non en savant, mais en simple fidèle. Qu'on me pardonne ce ridicule, mais il me semble qu'on est injuste envers cette équipe, ce quadrige poétique. Je suis persuadé qu'ils n'étaient pas moins sensibles que nous au charme de ces vieux poèmes. Ils partent d'une théorie que nous savons fausse, mais, dans l'application, quel respect, quelle souplesse, et que de précieuses trouvailles ! Malheur à qui ne sent la beauté du sparsum cruorem postibus ! et n'oublions pas, quoiqu'on s'obstine à l'escamoter, qu'il y a, parmi les rameurs de la galère urbanienne, un incontestable et très grand poète, Sarbiewski. Cf. Ch. Daniel, Des études classiques dans la société chrétienne, Paris, 1853, pp. 418, seq.
 
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de succès, IL Y AURAIT BEAUCOUP PLUS DE PIÉTÉ A LES DIRE (1). »
Des préoccupations du même ordre, je veux dire religieuses d'abord, expliqueraient plusieurs des réformes qui furent ainsi rêvées ou tentées chez nous, pendant les XVII° et XVIII° siècles. Certaines légendes, par exemple, qui, aujourd'hui, grâce au romantisme, ne peuvent plus que nous attendrir, les agaçaient, et d'autant plus que leur qualité de légende était alors moins universellement reconnue.
La critique venait à peine de naître; elle les grisait un peu, comme plus tard nous éblouiront de confiance les plus plates cantilènes du moyen âge. Ajoutez à cela que l'expression du sentiment religieux varie avec les époques ; les sermons de Bourdaloue leur semblaient plus dévots que ceux de Bossuet et ils trouvaient de l'onction jusque dans les Essais de Nicole. Plus encore, j'espère, dans le bréviaire de Harlay. Car il y a là de très belles prières dignes d'être comparées aux anciennes. Ainsi l'Office de Marie l'Égyptienne, composé par M. Letourneux, et qui passa longtemps pour une merveille liturgique. Cette pécheresse était une de leurs saintes préférées. On sait qu'après sa conversion, claquemurée dans une cellule, et se croyant indigne de s'entretenir avec Dieu, une courte prière et toujours la même faisait toute son oraison. D'où une des antiennes que Letourneux a empruntée au livre de Judith : « Prosternens se Domino, clamnabat dicens : Subveni, quæso, te mihi, Domine Deus meus. » C'est presque l'oraison jaculatoire de l'Égyptienne : Qui plasmasti me, miserere mei. Imagine-t-on rien de plus ingénieusement - et liturgiquement - délicieux? Les antiennes des vêpres sont du même goût : Venit Filius hominis quærere... Vadit ad ovem quæ perierat... Cum invenerit..., etc., etc. Fête de la pénitence - et pourquoi pas? serait-ce là une vertu janséniste? - mais aussi de la confiance. L'hymne des Vêpres, qui est
 
(1) Cf. Vissac, La poésie latine en France au siècle de Louis XIV, p. 145.
 
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de Santeul chante même le salut facile aux femmes perdues.
 
Et monstrat faciles prævia port us
Passis naufragium triste pudoris.
 
Si un jésuite s'était permis ce faciles, tout le jansénisme aurait injurié cet ennemi de la « voie étroite » ; et si, contraint par la mesure du vers, Santeul avait mis difficiles, de l'autre côté on aurait crié au jansénisme. Beaucoup des critiques doctrinales que l'on prodigue à nos bréviaires gallicans sont de cette force. Que, du reste, il se soit glissé parmi les réformateurs, des esprits inquiets, excessifs ou maniaques de nouveautés, c'est fort possible ; mais que, dans l'ensemble, on ait eu pour objet principal de janséniser sournoisement la prière des fidèles, non certainement, quoiqu'en ait pensé le fougueux auteur des Institutions liturgiques. « Il faut voir dans l'ouvrage de Dom Guéranger, écrit Sainte-Beuve, le curieux chapitre où tout ce travail de diffusion de la prière et de l'instruction chrétienne au dix-septième siècle est présenté comme le résultat d'une grande conspiration qui se tramait contre la foi des fidèles (1). » Et, en effet, ce n'est là qu'une vision. Comment Dom Guéranger ne s'est-il pas aperçu que son propre et magnifique idéal, le XVII° siècle l'a poursuivi, lui aussi? Comment n'a-t-il pas reconnu les siens? Parmi ces prétendus conspirateurs, comment a-t-il choisi pour tête de turc, si j'ose dire, celui-là même qu'il aurait dù épargner plus que tous les autres. « Avec l'ensemble de ses pieux et prudents écrits, dit encore Sainte-Beuve de plus en plus déconcerté, (M. Letourneux) est surtout l'objet d'attaques singulières (2). » Letourneux, le Dom Guéranger de ce temps-là; plus grave et plus gris que le nôtre - il est d'une époque où Lacordaire s'appelait Bourdaloue - mais non moins fervent (2).
 
(1) Port-Royal, V, p. 233.
(2) Cf. Encore une fois, il ne saurait être question ici de faire, - pas même d'esquisser - l'histoire critique de ces réformes : vaste et veau sujet qui devrait tenter un jeune chercheur. Que les chapitres hâtifs des Institutions liturgiques soient à reprendre, personne, je crois, n'en doute aujourd'hui. Il n'est pas moins évident que, dans l'ordre disciplinaire, la cause est finie ; mais non pas dans l'ordre religieux, littéraire, poétique, ni même peut-être liturgique. On trouvera un rapide résumé de Dom Cabrol dans Liturgia, Liturgies néo-gallicanes, pp. 864-871. Ai-je besoin de dire que je ne me donnerai pas le ridicule de discuter les conclusions d'un tel maître, d'ailleurs beaucoup plus nuancées que celles de Dom Guéranger. Je ne songe pas davantage à justifier les erreurs qui furent alors commises. Je persiste néanmoins à croire que, dans l'ensemble, l'inspiration des réformateurs fut sérieusement, et même dévotement religieuse; et à ne pas croire que dans l'ensemble, les réformateurs se soient servi « des nouveaux textes pour insinuer leurs erreurs » (Dom Cabrol, p. 87o). Il y a là un fait qui domine tout, me semble-t-il : c'est que la plupart des prélats qui ont pris l'initiative et la responsabilité de ces réformes, Harlay, Vintimille, entre autres, étaient nettement anti-jansénistes.
Le P. Vigier, qui eut la haute main sur le bréviaire de Vintimille, était-il, comme on l'a cru, teinté de jansénisme ? Non, me semble-t-il. Les Lettres sur le Nouveau Bréviaire ne sont qu'un furieux pamphlet, et la réponse qu'y fit Vigier parut alors décisive (Cf. Picot, Mémoires pour servir à l'Histoire ecclésiastique du XVIII° siècle, Paris, 1853, II, pp. 397, seq. Picot gallicanise peu ou prou, mais on ne l'a jamais soupçonné de janséniser). - Enfin, et quoi qu'il en soit des critiques de détail, pourquoi semble-t-on oublier toujours qu'au moins dans ses grandes lignes - et notamment pour l'emploi exclusif des textes scripturaires - la réforme du Bréviaire romain, telle que l'aurait voulue et que ne put l'exécuter Benoit XIV, coïncidait avec la réforme gallicane. Cf. la fameuse lettre du cardinal de Tencin, citée par A. Chevalier, Poésie liturgique des Eglises de France, Paris, 1913, pp. 87, seq. « Que les rédacteurs des nouveaux bréviaires aient emprunté leurs antiennes au texte pur de l'Ecriture, on ne saurait leur en faire un reproche sérieux; et il est à noter que Pie VI, en autorisant et encourageant l'Ordinaire de Cambrai à rééditer et à corriger son antique liturgie, lui donnait précisément cette règle. » Léonce Couture, Revue de Gascogne, novembre 1891, p. 517.
Quant à l'exploitation ou au maniement liturgique, si l'on peut dire, des textes scripturales, il faut vraiment être plus que prévenu pour ne pas reconnaître que nos réformateurs y excellent. J'ai donné plus haut un exemple de cette dextérité dans l'office de Marie l'Egyptienne. Mais il suffit de parcourir ces bréviaires. Cette virtuosité y éclate à chaque page. Et comment s'en étonner, quand on se rappelle que le figurisme - dans la première moitié du XVIII° siècle surtout - était devenu, chez plusieurs, une véritable passion et qui allait parfois jusqu'à la manie. « Nous conviendrons.., écrit Dom Guéranger qui n'a pu se dérober tout à fait à une telle évidence, qu'un nombre assez (très) considérable des nouveaux Répons et des nouvelles Antiennes présente des accidents d'une haute poésie; mais on doit l'attribuer à la divine magnificence des Livres saints, dont les fragments, si mutilés qu'ils soient, gardent souvent encore une partie de leur éclat. C'est donc à l'inspiration de l'écrivain sacré qu'il faut en faire honneur, et non au goût de nos docteurs, qui en EST DEMEURE TOTALEMENT INNOCENT M. Ib.p. 422. C'est exactement comme si l'on disait que le goût de Fénelon est innocent des poétiques beautés qui se trouvent rassemblées - par on ne sait quel accident - dans la Lettre à l'Académie.
 
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II. On peut dire presque sérieusement et, j'espère, sans désobliger ni compromettre personne, que l'Année chrétienne de Nicolas Letourneux a eu l'Académie Française pour marraine. C'est, en effet, le prix d'éloquence qui, en
 
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1675, a tiré de l'ombre ce jeune prêtre, dont ni la Cour, ni la ville, ni la province ne savaient le nom. Comme on le décernait alors pour la troisième fois, ce prix avait encore tout son lustre, et, si parva licet.., l'efficace de ce prix contemporain qui impose l'inconnu de la veille aux regards de l'univers. Mais il y a plus : en distinguant ainsi M. Letourneux, l'Académie lui révélait son propre génie, cette maîtrise clans la paraphrase des textes liturgiques, épîtres et évangiles des dimanches, que nul, au XVII° siècle, ne contestait à l'auteur de l'Année chrétienne, et qui fait la nouveauté bienfaisante de cet ouvrage. Ce génie ne se laissait qu'entrevoir dans les premiers essais de Letourneux, une traduction de l'Office de la semaine sainte (1673), et une Histoire de la Vie de Jésus-Christ (1673). Or il se trouva, précisément que le concours académique de 1675 donnait à paraphraser un texte de l'Évangile : Marthe, Marthe, vous vous empressez trop... Une seule chose est nécessaire... Bienheureuse étincelle! Le don de Le Tourneux était mûr et il éclata. Aussi bien l'Académie fit-elle ce jour-là coup double, si elle me permet de parler ainsi, puisqu'elle aidait aussi Letourneux à prendre conscience de sa vocation oratoire, préparant ainsi à la France un prédicateur qui, si qua fata aspera... ! eût égalé, dépassé même peut-être Bourdaloue, ou plutôt qui aurait ramené chez nous l'éloquence de la chaire à l'ancienne simplicité. Tout comme l'Année chrétienne, le fameux carême prêché par Letourneux à Saint-Benoît en 1682, et qui, hélas! ne devait pas avoir de lendemain, tant il avait réussi ! sonnait le triomphe de la paraphrase homilétique. Quel est donc, demandait un jour Louis XIV à Boileau, un prédicateur nommé Letourneux? On dit que tout le monde y court. Est-il si habile? - Sire reprit Boileau, Votre Majesté sait qu'on court toujours à la nouveauté; c'est un prédicateur qui prêche l'Évangile. Et comme le roi insistait pour avoir son sentiment, il répondit: « Quand il monte en chaire, il fait si peur par sa laideur qu'on voudrait l'en voir sortir; et, quand il a commencé à parler, on craint qu'il n'en
 
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sorte.» Jusqu'à ce qu'il revienne un homme, disait La Bruyère en pensant à Letourneux, « qui avec un style nourri des Saintes Écritures, explique au peuple la parole divine uniment et familièrement, les orateurs et les déclamateurs seront suivis (1). » N'est-il pas beau qu'en le couronnant l'Académie de 1675 ait invité Nicolas Letourneux à exterminer l'académisme ?
Et c'est encore l'Académie qui, en la personne de l'académicien modèle, idéal, a conseillé à son lauréat d'entreprendre l'Année chrétienne. « Enhardi par ses succès, nous dit-on encore, et encouragé par Pellisson dont il était devenu l'ami, (Letourneux) donna son Carême chrétien (1682), tout composé des Épîtres, Évangiles et pièces récitées dans l'Église en ce saint temps, avec des explications saines, instructives et populaires. C'est par là qu'il débuta dans son Année chrétienne, continuée depuis avec un succès croissant, et à laquelle est resté attaché son nom (2) ». C'était tin de ces hommes envers qui on peut tout se permettre. On est sûr qu'ils ne se rebifferont jamais. Deux fois irritants d'ailleurs, parce qu'on n'arrive pas à les prendre en faute. Sans défense et sans ambition; d'une piété et d'une douceur invincibles. Cédant de lui-même aux influences ennemies qui avaient juré de l'éteindre, il se retira dans la solitude, suivi de quelques jeunes gens qu'il façonnait aux saintes Lettres et aux Offices liturgiques. Il mourut bientôt du reste, à peine âgé de quarante-sept ans (1686), et n'ayant achevé que les six premiers volumes de l'Année chrétienne (3). Je n'ai pas à en dire plus long sur le détail de cette vie innocente et persécutée. Le chapitre, justement incolore, mais affectueux et vengeur, que Sainte Beuve a consacré dans son Port-Royal (t. V) à M. Le Tourneux, me semble parfait. Seul, d'ailleurs, nous intéresse présentement la propagande liturgique à laquelle
 
(1) Cf. Port-Royal, V, pp. 213, 214.
(2) Port-Royal, p. 212.
(3) Les autres volumes sont de M. de Ruth d'Ans.
 
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s'est consacré ce prêtre excellent et où il a magnifiquement réussi.
L'année chrétienne ayant été mise à l'index, neuf ans après la mort de son auteur (1695), ai-je le droit d'aller plus avant? Non, si j'entendais protester par là contre un acte du Saint-Siège, ou si l'idée saugrenue me venait de préparer une édition nouvelle de l'ouvrage condamné. - Ruineuse spéculation, soit dit en passant, et qui ne séduirait aucun éditeur, notre Année chrétienne à nous, je veux dire, l'Année liturgique de Dom Guéranger étant, grâce à Dieu,entre toutes les mains. - Oui, si comme l'exige le titre même de mon propre volume, et comme je l'ai déjà fait pour tels autres écrivains qui tiennent compagnie à Letourneux dans le catalogue de l'Index - Surin, Bernières, Canfeld, Boudon, par exemple, et le P. de Colonia - je me borne à raconter l'Année chrétienne, à en décrire le caractère, à m'en expliquer le succès. Sur le fait de Letourneux, l'Église nous laisse libres. Il en va tout autrement pour le fait de Jansénius ou pour celui de Quesnel. Entre la Bulle Unigenitus - qui anathématise les Réflexions morales - document solennel, infaillible, cent et une fois motivé, de toute façon irréfragable et la mise à l'index de l'Année chrétienne, il n'y a pas de comparaison possible. En vérité nul ne connaît les raisons doctrinales de cette dernière mesure, et il me parait presque certain qu'elle a voulu d'abord et surtout frapper la traduction en français de l'Ordinaire de la messe, qui figure en tête de chaque volume (1) : mesure de pure discipline, que nous avons étudiée jadis, et qui, très certainement, n'engageait pas l'avenir, puisque aujourd'hui l'Église permet la traduction du Canon. Toutefois, pour n'être aucunement brûlante, la question où nous entrons n'en est pas moins fort compliquée. Au moins doit la juger telle le paresseux que
 
(1) « Le Nonce du Pape dit un jour au P. de La Chaise que Sa Sainteté demandait qu'on supprimât quelques lignes et, entre autres, l'Année chrétienne, parce que la Messe y est traduite en français.. ». De là défense de l'archevêque (Harlay) au libraire Elie Josset de ne plus vendre dorénavant des Années Chrétiennes » Port-Royal, V, p. 221.
 
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je suis. Il faut savoir que, réunis en un seul paquet, les dix ou douze volumes de l'Année chrétienne ne sauraient peser beaucoup moins que le rocher de Sisyphe. Plus de six cents pages par volume, et d'une impression très dense. A la vingtième page, Sainte-Beuve dormait déjà; dès avant la vingtième, Dom Guéranger n'était plus maître de ses nerfs. Quoique plus habitué que le premier aux choses de la dévotion, et moins impétueux que le second, je ne puis me vanter de les avoir tous lus ligne à ligne. Non que je les aie trouvés aussi accablants que je l'aurais cru d'abord. La grâce d'état sans doute. De l'ennui, certes, mais assez délectable. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas le droit d'affirmer que dans tel ou tel des passages qui m'ont échappé, ne se cache pas le venin d'une des propositions janséniennes. Mais après tout je m'en rapporterai sur ce point à un détective professionnel, à l'auteur de la Bibliothèque janséniste, qui a fureté de tous ses yeux dans les derniers recoins de l'Année chrétienne, passionnément désireux d'y trouver enfin, comme cette femme de l'Évangile, la drachme perdue, c'est-à-dire de prendre son homme en flagrant délit d'hérésie. Qui réussirait dans cette battue si le P. de Colonia s'y est escrimé en vain?
Il est vrai que le plus sûr des experts en ce qui touche à l'histoire du jansénisme, Sainte-Beuve semble donner raison à Colonia. « M. Letourneux, écrit-il, bien que venu tard, toujours contrarié et si vite emporté, est une des vraies figures de Port-Royal; il en a tous les caractères, y compris la persécution. » C'est fort juste. Mais n'oubliez donc pas que le Port Royal de Sainte-Beuve est celui de M. de Saint-Cyran, que Rapin lui-même reconnaît n'être pas janséniste; de Tillemont; de M. Ramon, de M. du Fossé, non celui d'Arnauld. Ni de près ni de loin, Letourneux ne s'est mêlé soit aux querelles doctrinales soit aux intrigues du parti.
Si j'ai des amis qui me louent, écrit-il, et qui en me louant
 
(1) Port-Royal, V, p. 229.
 
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en blâment d'autres, c'est à mon insu et sans mon aveu qu'ils le font... Je n'approuverais point dans mes amis ce que je n'approuverais point dans moi-même. On ne m'a pas ouï parler avec aigreur ni avec mépris de ceux qui me paraissent contraires, et si je savais quelqu'un qui en usât autrement que moi, je l'en empêcherais s'il m'était possible (1).
 
Aussi bien tenons-nous la preuve la plus irréfutable de sa correction parfaite, à savoir le choix qu'a fait de lui, en 1681, l'archevêque de Paris, comme confesseur des religieuses de Port-Royal. Harlay, le courtisan à l'état pur, si l'on peut dire, et de ce chef « le bon chien de chasse », enfin le persécuteur que l'on sait, eût-il introduit au coeur de la place un prêtre qui n'eût pas signé le formulaire et dont la pleine soumission à l'Église eût été suspecte.
Reste donc le réquisitoire de la Bibliothèque janséniste, accablant, je l'avoue, mais encore plus délirant.
 
Tout ce qui vient de Letourneux écrit le P. de Colonia, ne doit pas être regardé d'un autre oeil que ce qui porte le nom de Quesnel, d'Arnauld, de Saint-Cyran, de Jansenius, de Bains et de Calvin (2).
 
Ainsi parti, pourquoi ne pas ajouter à cette macédoine quelques piments de haut goût, Arius, Luther, par exemple? Car évidemment s'il regarde l'Année chrétienne de cet oeil-là, il trouvera, sans trop de peine, dans ces dix mille pages, de
quoi se justifier à lui-même sa propre fureur. C'est ainsi, par exemple, qu'il déniche, au fond du tome IX un Letourneux
 
(1) Port-Royal, V, p. 226. Letourneux, écrit le P. de Colonia « devint fameux... par son audace à professer hautement les dogmes janséniens, et à les semer dans les écrits dont il a empoisonné le public. » Dictionnaire, I, p. 9o. Autant de mots, autant de... contre-vérités.
(2) Dictionnaire des livres jansénistes, I. p. 203. C'est à l'article, non pas de l'Année Chrétienne - celui-ci va nous occuper - mais du Bréviaire Romain en Latin et en Français, traduction posthume de Letourneux : « Le Bréviaire français, dit Colonia, est un livre presque aussi dangereux que L'année Chrétienne. » Ib. p. 203. Si l'Année Chrétienne est à peine plus dangereuse qu'une simple traduction de Bréviaire, nous voici déjà plus que rassurés. Il est vrai que ce Bréviaire français fut condamné en 1688 par le servile archevêque, mais à la stupeur, et au scandale de tous, Bossuet comprit. Cf. Correspondance de Bossuet. III, 5o6, 507, 518.
 
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plus presbytérien que les soldats de Cromwell.
 
L'autorité épiscopale est combattue ou plutôt anéantie par Letourneux... en voici la preuve :
T.9. Saint Appollinaire, 23 juillet. « Il n'est pas permis dans l'Église de commander par autorité; c'est-à-dire en sorte que l'autorité seule soit la raison qui fasse obéir »...
Ibid. « Les rois commandent à ceux qui ne veulent pas obéir et les évêques à ceux qui le veulent »
Ibid. « Un véritable Pasteur ne commande qu'à ceux qui veulent bien obéir. »
Comment les évêques pourraient-ils souffrir de si rudes atteintes portées à leur autorité ?
 
 
Comment? C'est bien simple : en relisant dans saint Luc le statut du commandement chrétien. « Scitis quia hi, qui videntur principari gentibus, dominantur eis..., non ita est autem in vobis (1). Mais continuons :
 
Letourneux, après les avoir ainsi réduits à la seule autorité de persuasion, veut encore que ce pouvoir n'ait pas été donné en propre au premier Pasteur.
« On défère un coupable à l'Église..., soit qu'on le défère à toute l'assemblée des fidèles, soit qu'on le défère seulement aux Pasteurs » (T. IV, p. 6o) (2).
 
Ce dernier texte, où Letourneux se borne à constater un usage primitif, montrerait, à lui tout seul, qu'il fait une différence entre les pasteurs et les simples fidèles. Mais qu'est-il besoin de discuter des affirmations pareilles? On prouverait aussi bien que le bonhomme ne croit pas à la divinité de Jésus-Christ. C’est bien là du reste où l'on voudrait nous conduire.
 
Il y a des choses indécentes et qui tiennent du blasphème. Par exemple, t. IV, p. 396. Evang. du sam. de la sem. de la Passion, p. 6, on lit ces paroles: « J.-C. délibéra s'il prierait son Père de le dispenser de mourir, ou peut-être même qu'il lui fit en effet
 
(1) Luc, X. 42, seq,
(2) Dictionnaire, pp. 65, 66.
 
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cette prière; mais il se corrigea aussitôt ». Dire que J.-C. délibéra, c'est supposer en lui de l'ignorance. Dire qu'il se corrigea, c'est supposer qu'il avait fait une faute (1).
 
Et tant d'autres textes qui rendent le même son.
Voici le passage, assurément difficile, qu'il s'agissait d'expliquer :
 
Maintenant mon âme est troublée. Et que dirai-je? Mon Père., délivrez-moi de cette heure. Mais c'est pour cela que je suis venu (1)
 
c'est-à-dire, ajoute Letourneux, pour mourir. N'y a t-il pas là tous les dehors d'une délibération? Quid dicam? Le mais semble y couper court. Mieux aurait valu peut-être : « feignit de se corriger », et mieux encore, « de se reprendre ». Mais enfin le vrai sens que Letourneux donne à ces mots, il vient de l'éclairer dans les lignes précédentes, que le P. de Colonia, qui sait son métier, s'est bien gardé de citer. « Le Fils de Dieu, avait-il écrit, se troubla volontairement, afin de nous apprendre à nous soumettre, comme lui, à la volonté de Dieu, malgré toutes les répugnances de la nature. » Et peu après : « Il renouvela en lui le même trouble. » Il n'y a là de blasphème que celui qu'on est bien décidé, per fas et ne fas, à y glisser. Aussi bien un plus grand que Letourneux n'a t-il pas craint de souligner, tout de même l'apparence de délibération et de revirement que présentent, bon gré mal gré, les propres paroles de Notre-Seigneur
 
Le trouble de l'âme, écrit Bossuet, consiste principalement dans la diversité des pensées qui nous montent dans l'esprit... Les pensées dont l'âme est agitée, en sorte qu'elle ne sait quel parti prendre et à quoi se déterminer, c'est ce qui trouble : elle ne se possède plus, elle n'est plus maîtresse d'elle-même.
 
Quelle joie pour Colonia que ces coups de plume, s'il avait eu la bonne fortune de les trouver dans l'Année Chrétienne.
 
(1) Bibliothèque, p. 64.
 
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Oserons-nous dire, poursuit Bossuet, qu'il y a eu quelque chose de semblable dans l'âme sainte de Jésus? « Maintenant mon âme est troublée et que dirai-je?... Voilà cette diversité de pensées : on voit une espèce de perplexité dans ces paroles : Que dirai-je? une sorte d'irrésolution clans celles-ci : Que demanderai-je à mon Père? qu'il me délivre de tant de maux? Mais tout se termine enfin par s'abandonner tout entier à Dieu.
Y a t-il eu une véritable irrésolution dans la sainte âme de Jésus? A Dieu ne plaise... ! Mais encore qu'il n'y eût point une véritable irrésolution dans une âme si ferme et éclairée, il y eut quelque chose de semblable.
 
Suivent cinq nouvelles pages sur le « trouble de Notre-Seigneur. » « Ce trouble était volontaire en Notre-Seigneur et nécessaire pour nous (1) ». De l'un à l'autre, la différence paraît-elle si considérable? Letourneux n'est pas Bossuet; il ne dispose que de quelques lignes ; enfin il s'adresse à des lecteurs qui n'ont pas besoin qu'on les entraîne à scruter bien avant de tels mystères. Mais s'il blasphème dans ce passage, condamne Bossuet au même bûcher.
Bref voilà un homme perdu! « On est même allé, écrit Sainte-Beuve, car la calomnie de ce côté est prompte et la bêtise s'y mêle aisément, jusqu'à incriminer sa foi en Jésus-Christ. Des écrivains catholiques, sans aucune critiqué, ont reproduit une odieuse insinuation de Feller contre la sincérité de M. Letourneux : « La manière dont il a parlé de la prière de Jésus-Christ dans le Jardin des Oliviers a répandu des doutes sur ses sentiments à l'égard de la divinité du Sauveur des hommes (2) ». Feller a une excuse, si c'en est une. Il n'a lu de l'Année Chrétienne - dix milles pages - que les huit découpures, qu'en cite l'auteur de la Bibliothèque janséniste (3). Excusable après tout, lui aussi, Dom Guéranger de leur avoir fait confiance à l'un ou à l'autre.
 
(1) Méditations sur l'Evangile, La Cène, Ière partie, 13e , 14e, 15e et 16e jour.
(2) Port-Royal, V, p. 233.
(3) Et ces quelques pages, Feller ne les a lues qu'au galop. Le texte blasphémateur, auquel manifestement il fait allusion, ne se trouve pas dans l'explication de l'Agonie, mais dans la paraphrase du ch. XIIe de saint Jean.
On comprendra que je ne discute pas ici, un à un, les textes de Letourneux dénoncés par le P. de Colonia, Il me suffit d'avoir pris en flagrant délit la méthode critique de ce dernier : méthode où sombrerait l'orthodoxie de saint Thomas lui-même, et plus vite encore, celle de saint Augustin. Ainsi pour les « deux amours », ou pour les différents motifs de nos actions « qui se réduisent tous à deux, celui de la cupidité et celui de la charité ». Sur la question de la grâce, tout se ramène à prétendre que l'Année Chrétienne ne se distingue des Réflexions Quesnelliennes que par le titre. Que si l'on en doute, en voici la preuve : « L'auteur des N.N. E.E. (Nouvelles ecclésiastiques) dans sa feuille du 12 Décembre 1747, fait lui-même cet aveu important : Nous convenons... que la doctrine de M. Letourneux est la même que celle du P. Quesnel ». Mais, bien entendu ! Les Nouvelles ne conviennent-elles pas également, et avec elles, tout le jansénisme du XVIII° siècle que toutes les propositions de Quesnel, condamnées par la bulle Unigenitus, reproduisent parfaitement et exclusivement la doctrine de saint Paul, de saint Augustin et de saint Thomas, en un mot de toute l'Eglise avant Molina.
 
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III. J'estime donc, sous les réserves de droit, que les théologiens, auxquels appartient le dernier mot en ces matières, ne trouveraient pas l'Année Chrétienne beaucoup plus authentiquement janséniste que les sermons de Bourdaloue : ni même beaucoup plus jansénisante, ce qui est tout autre chose. Je n'ai pas d'ailleurs l'impression que ces lourds volumes soient d'une lecture décourageante. Rigide plus que rigoriste; grave plutôt que triste. La passion moralisante et l'incompréhensible sérieux du grand siècle. C'est la marque du classicisme dévot. Mais, si curieux que cela nous semble, cette morne littérature les mettait en dévotion. Ai-je besoin d'avertir que Nicolas Letourneux n'avait pas lu le Génie du Christianisme. Moins fermé néanmoins que nous ne pourrions le croire à la splendeur de nos offices. Pas besoin non plus de répéter que je préfère, et de beaucoup, les carillons de Dom Guéranger à la crécelle de Letourneux. Mais quand tout est dit, la propagande liturgique de celui-ci, puisqu'elle n'eut pas moins de succès que l'autre, reste un événement mémorable dans l'histoire que nous racontons.
Religieuse d'abord et plus que tout, cette crécelle est aussi quelque peu cartésienne ; ce qui ne veut pas dire rationaliste. Quand on reproche à ces vulgarisateurs de la piété liturgique de n'avoir pas eux-mêmes et de ruiner
 
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chez les autres le sens du mystère, on les calomnie, comme nous l'avons longuement montré dans notre chapitre sur la messe. Mais ils veulent que, dans la participation à la prière publique de l'Église, l'intelligence des plus simples ne soit pas condamnée à l'inertie. Elle s'agenouillera devant le mystère comme l'intelligence des savants, mais, comme celle-ci, elle peut et doit comprendre le sens des cérémonies qui se déroulent devant elle, et des paroles qui sont récitées. « Que voulait M. Letourneux? écrit admirablement Sainte-Beuve, que voulaient ses amis (Pellisson, en tête) par l'ensemble des travaux qu'ils réclamaient de lui avec instance et auxquels il était si propre ? Par ses traductions de l'Office de la Semaine Sainte, puis par son Carême où il ne traduisait plus seulement, mais où il ajoutait un commentaire abrégé, une explication des Épîtres, et Évangiles que l'Église en ce saint temps donne toujours nouvelles pour chaque jour, puis dans son Avent et dans ce qu'il a fait des dimanches d'après Pâques, M. Letourneux essayait, au sein d'une société encore chrétienne, de faire participer les fidèles, par l'intelligence comme par le coeur, à tous les actes de la vie chrétienne. Il les voulait mettre à même d'apporter le plus de raison et de réflexion possible dans l'usage des choses incompréhensibles (et qui ne le sont pas moins pour les savants que pour les simples). L'Église, tout en se réservant le latin comme langue sacrée dans le service public, n'interdisait pas aux fidèles en particulier de prier en leur langue et de goûter intelligemment la parole de Dieu. Donner cours à des publications pareilles, c'était faire le meilleur appel et opposer la plus excellente réponse aux protestants, alors très invités à se convertir et sollicités d'entrer; c'était leur montrer ce que c'était que la messe, tant décriée et insultée par eux, et les forcer à la respecter. Cela n'était propre qu'à faire honneur, comme disait Arnauld, à la religion catholique... Quand on a lu Letourneux, on se rend compte, si l'on est croyant, des motifs de sa foi et de son culte, des diverses formes et des appropriations de la prière
 
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de la composition et de l'ordonnance que l'Église a données à l'Année chrétienne, et de l'appui qu'y trouve une âme chrétienne à chaque instant; de la station qu'elle y peut faire à chaque degré; on s'en rend compte par le sens moral et pratique, en restant Français, et paroissien de son temps et du XVII° siècle, si l'on était du XVII° siècle (1). » « Il faut insister sur ce point, écrit de son côté un docteur ès sciences liturgiques, Ulyse Chevalier ; ce fut la grande et pieuse pensée de Letourneux de populariser le culte, de mettre la liturgie à la portée de tous (2). » Par des routes différentes, l'un dans la paix, l'autre dans la joie ; l'un tout populaire et classique, l'autre patricien et romantique, les deux frères ennemis, Letourneux et Guéranger, poursuivent une seule et même fin, chantant aux modes près le même cantique : l'un : Confitebor tibi in ecclesia magna; in populo gravi laudabo te; l'autre : Laudate eum in cymbalis bene sonantibus (3).
 
(1) Port-Royal, V. pp. 231, 232.
(2) Poésie liturgique des Eglises de France, Paris, 1913, p. LXV.
(3) Psaume 34, 18; 15o, 5.
D'Avrigny parle de Letourneux avec beaucoup d'aigreur et de mépris. « Cet ouvrage (Année chr.) a été et est encore (172o) fort à la mode parmi les femmes d'une certaine dévotion (janséniste apparemment). Celles qui ne se piquent pas de beaucoup d'esprit en font leur lecture ordinaire..; les autres en font l'ornement de leurs bibliothèques. Une douzaine (13) de volumes bien reliés (et, en effet, la reliure de mon exemplaire est belle) a quelque chose qui plaît à la vue... Quelque cours que l'on ait donné à cet ouvrage, ceux qui ont connu le sieur Letourneux ont sujet de s'étonner... (qu'on) le mette au rang des savants distingués de son temps (allusion, je crois, à l'article Letourneux dans le t. XVIII de la Nouvelle Bibl. Ecclés. d'Ellies du Pin). On est docte à bon marché quand on sait s'étayer de gens qui ont l'art, etc., etc. Quelques pieuses réflexions qui ne coûtent guère à l'esprit, etc., etc. » (Mém. chron.), IV, (1685). Malveillance et perfidie. D'autres plus tard ne se priveront pas de déprécier, et, en partie, pour les mêmes raisons, saint Alphonse de Liguori, doctor rudium. Le jugement tout contraire de Mme de Sévigné est assez connu. Au tome III des Mémoires de du Fossé (édit. Bouquet, Rouen) se trouvent recueillis les nombreux passages des Lettres où est célébré M. Letourneux. « Un sérieux et une solidité qui me plaît fort... Il fait grand bruit... Il faut songer à sa conscience, lire M. Letourneux et se recueillir. » Ce n'était pas pour elle une lecture à moitié profane, ou du moins divertissante, comme les Essais de Nicole, mais de pénitence. Il est curieux que Chaudon, (plus ou moins jansénisant), tout en mettant très haut M. Letourneux, le trouve un peu sec. « On y désirerait seulement un peu plus de cette chaleur douce et pénétrante qui fait lire les écrits pieux de Fénelon avec tant de plaisir. » (Nouveau Dict. hist. 1804). Qui songe à les comparer? Mais il ne faut pas oublier que Letourneux écrit d'abord pour les plus humbles, uniquement soucieux. de mettre à leur portée l'explication qu'il donne des textes liturgiques. Ce n'est pas, à proprement parler, un livre de dévotion; mais plutôt une sorte de catéchisme liturgique. - La bibliographie de l'Année chrétienne serait à suivre de près.
 
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IV. On voudrait pouvoir suivre, avec la fortune tourmentée de ce livre mémorable, les variations de la piété liturgique pendant les XVII° et XVIII° siècles : curieux sujet que dom Guéranger n'a pas effleuré, n'imaginant pas, semble-t-il, qu'on ait jamais pu demander à cet insignifiant Letourneux autre chose qu'une théologie suspecte et que des leçons de révolte contre l'Église. Il est vrai sans doute que, pendant la guerre implacable entre constitutionnaires et appelants, quelques furies des deux sexes ont dû manipuler avec fracas le gros volume de l'Année qu'elles portaient aux Offices, comme d'autres insurgés arboreront plus tard l'églantine du 1er mai. Mais je crois que la plupart - de ceux, veux-je dire, qui tenaient de près ou de loin au parti - lisaient Letourneux dans le même esprit que leurs arrière-neveux ou nièces lisent aujourd'hui Dom Guéranger. La carte de ce petit monde n'a pas encore été dressée par l'histoire impartiale, ni leur psychologie creusée avec l'attention qu'elle mérite. Les appelants, même les plus farouches, n'appellent pas du soir au matin, à chaque fois que sonnent les heures. Quand ils récitent leur chapelet, ils prient bonnement la Sainte Vierge, à peu près comme nous faisons et sans penser au futur Concile. Quoi qu'il en soit, j'imagine, que dès le début du XVIII° siècle, l'Année Chrétienne, tant dénoncée comme toute pernicieuse dans les ouvrages de controverse et jusque dans les sermons, ne figure plus que, par aventure dans la bibliothèque des catholiques soumis. Je l'ai rencontrée plusieurs fois, en compagnie des Essais de Nicole et de la Prière de Duguet, chez de pauvres couventines qui ne pouvaient s'offrir les livres modernes, et qui lisaient innocemment ces maudits qu'elles prenaient sans doute pour des Révérends Pères. Latet anguis in herba. Tout est
 
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sain aux saints. Je crois néanmoins qu'on y a mis bon ordre. Mais enfin, soit que certains, dans les milieux les plus orthodoxes, aient souffert de la privation qu'on leur imposait, soit que l'expérience de la direction ait montré aux maîtres de l'époque le bienfait de cette propagande liturgique, fas est ab hoste doceri, une autre Année Chrétienne parut bientôt qu'on pourrait conseiller à tous, puisqu'elle avait pour auteur un pieux jésuite, le P. Croiset. Pour éviter qu'on ne prît la mauvaise Année pour la bonne, ou par un sentiment de courtoisie littéraire, les volumes du P. Croiset eurent d'abord pour titre, non pas l'Année Chrétienne, mais Exercices de piété pour tous les jours de l'année, contenant l'explication du mystère, ou la vie du saint de chaque jour, avec des réflexions sur l'Épître et une méditation sur l'Évangile de la messe et quelques pratiques de piété propres à toutes sortes de personnes. Première édition, Lyon 1712-1720; douze volumes. Le titre Année chrétienne ne paraîtra qu'après la tourmente révolutionnaire (1). L'oeuvre fut extrêmement goûtée comme elle méritait de l'être, et on n'a cessé de la réimprimer jusqu'à ces dernières années.
Ce n'était pas là, d'ailleurs, comme certains l'ont affirmé, la première rencontre entre la Compagnie de Jésus et la chose liturgique; - j'entends sur le terrain proprement dévot, car pour la science pure, qui ne connaît Maldonat, Bellarmin, Tamburini, Sirmond, Oudin, l'ami charmant du président Bouhier, et tant d'autres (2)?
L'année même où le pauvre Letourneux venait au monde, y venait aussi - et plus robuste que lui, car il est énorme - le premier tome en deux volumes de l'Année Chrétienne du Père Jean Suffren : L'Année chrétienne ou le saint et
 
(1) Cependant, soit pour activer la vente, soit pour tendre l'hameçon aux jansénistes, les relieurs gravaient sur le dos des volumes, non pas le titre imprimé, qui eût d'ailleurs tenu beaucoup de place, mais tout simplement Année chrétienne. Je n'ai pas manié tous les exemplaires et je m'en rapporte au mien propre, qui est de 1735.
(2) Cf. une liste imposante chez le R. P. Cavallera, Ascétisme et Liturgie, Paris, 1914, pp. 93-96.
 
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profitable emploi du temps pour gagner l'éternité, où sont enseignées diverses pratiques et moyens pour saintement s'occuper durant tout le cours de l'année, conformément à l'ordre de l'année, inspiré par le Saint-Esprit à l'Église chrétienne -. Mais cette oeuvre monumentale - quatre in-quarto, de plus de mille pages chacun - est bien plutôt une encyclopédie dévote, - pleine d'intérêt pour l'historien, car il y est question absolument de tout - qu'une année chrétienne ou liturgique proprement dite. On ne la lisait d'ailleurs plus, et pour cause, et depuis longtemps, lorsque parut le Carême Chrétien de Letourneux (1). Revenons au P. Croiset.
L'Année chrétienne de Letourneux étant à classer parmi les livres dangereux, « on' souhaitait depuis plusieurs années - écrivent les Pères de Trévoux en 1713 - qu'un livre pareil nous vînt d'une main catholique. Le Père Croiset remplit avantageusement ce pieux souhait. Son ouvrage renferme la vie du saint de chaque jour, ou un discours historique et moral sur le mystère qu'on solennise, l'Épître qu'on lit à la messe traduite avec des réflexions, l'Évangile aussi traduit suivi d'une courte méditation, l'oraison du jour en français (grande hardiesse en ce temps-là!), quelques aspirations tirées de l'Écriture, quelques pratiques de piété propres à la fête ». Je souligne les mots intéressants. « Le même Évangile, poursuivent-ils, et la même Épître reviennent assez souvent; mais (chiquenaude à Letourneux) (2) les mêmes réflexions ne reviennent pas. L'auteur a eu soin de les varier; il a eu encore plus de soin de lier entre eux les exercices de piété de chaque jour et de les rapporter à une
 
(1) Le vrai titre du premier tome (de Suffren) devrait être La journée chrétienne, voire le mois chrétien ; ou encore Pratique de la vie dévote. Avec un peu de bonne volonté, on peut aussi comparer à l'Année de Letourneux, le Journal des Saints ou méditation pour tous les jours de l'année, oeuvre du P. Grosez, S. J., publiée à Lyon en 1670; cf. Cavallera, op. cit. p. 98. Il est difficile d'imaginer un livre dévot qui, par une brèche ou par une autre, ne rentre dans le cadre de l'Année liturgique.
(2) Quand revient, au cours de l'Année liturgique, un évangile qu'il a déjà paraphrasé, Letourneux recopie la première paraphrase. Et le moyen de varier, quand on se borne à rendre un texte accessible à tous.
 
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même fin... C'est partout un caractère de sagesse, d'intelligence, d'onction, de piété qu'il est plus aisé de sentir, quand on n'est pas mal disposé, que de le faire sentir aux autres » (1).
Rien de plus juste. Sans être original - pour le fond ou pour la forme - ce livre me semble excellent. Une piété grave et prenante, une érudition ecclésiastique des plus aimables; en un mot, très supérieur comme lecture spirituelle à celui de Letourneux ; au moins comparable, de ce point de vue, à celui de Guéranger (2). Mais est-ce là vraiment une Année chrétienne, ou liturgique, au sens que nos deux frères ennemis, Letourneux et Guéranger, donnent à ce mot? Pour ma part, j'en doute fort. « On a raison, écrit à ce sujet, un savant jésuite, de louer l'Année liturgique. Il ne faudrait pas cependant prendre trop à la lettre la déclaration publiée par (Guéranger) dans la préface des Institutions liturgiques : Nous indiquons seulement ici le projet d'une Année liturgique, travail destiné à mettre les fidèles en état de profiter des secours immenses qu'offre à la piété chrétienne la compréhension des mystères de la liturgie. Cet ouvrage n'aura rien de commun avec les diverses Années chrétiennes qui ont été publiées jusqu'ici. Il sera destiné à aider les fidèles dans l'assistance aux offices divins ; on pourra le porter à l'église et il y tiendra lieu de tout autre livre de prières. » Ce que nous allons dire des PP. Suffren, Grosez, reprend le R. P. Cavallera, et surtout du P. Croiset, montrera « que la parenté entre les Années chrétiennes et l'Année liturgique est moins éloignée qu'on ne le soupçonnerait d'après ces indications, et qu'elles apportent un témoignage
 
(1) J'emprunte ces divers extraits des Mémoires de Trévoux au R. P. Cavallera, op. cit. p. 99-100.
(2) Je note, en passant, comme assez curieuse pour l'époque, une adhésion éclatante au figurisme. « Les prophéties d'Isaïe sont pleines de menaces et de promesses; et toutes ses peintures se trouvent fausses et outrées, si on les borne à ce qui est arrivé dans l'Etat des Juifs. On ne peut les appliquer que figurément. Jésus-Christ, sa passion, sa mort, ses victoires, son Eglise; c'est là où se vérifient toutes les grandes expressions d'Isaïe. » (1er  samedi de Carême). Duguet n'aurait pas mieux dit. Mais en ce temps-là, plus ils sont d'accord, plus ils s'exterminent.
 
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qui n'est pas à négliger, sur l'attitude pratique des jésuites à l'égard de la liturgie (1). »
On mêle ici, me semble-t-il, deux choses bien différentes : la docilité pratique aux observances liturgiques, et la vie liturgique elle-même, liturgiquement vécue, si j'ose ainsi m'exprimer. Dom Guéranger n'a l'intention ni de déprécier ni de subtiliser les Exercices de Croiset; il les goûte fort, il leur fera même, nous assure-t-on, plus d'un emprunt. Il sait donc fort bien que ce Père ne place pas le Mercredi des Cendres après l'Ascension, et ne profite pas de Pâques pour méditer sur les abaissements du Sauveur. On imagine difficilement un livre de dévotion catholique dont l'auteur ait
fait table rase de la Liturgie, Guéranger connaissait peut-être aussi l'ouvrage, longtemps populaire, d'un saint mauriste, Dom Firmin Rainssant, beaucoup plus vieux que les Exercices de Croiset et qui a pour titre : Méditations pour tous les jours de l'année tirées des Évangiles qui se lisent à la messe et pour les fêtes principales des saints avec leurs octaves, 1647. Croiset n'est qu'un Rainssant en dix-huit volumes. L'un et l'autre, et avec eux une infinité de spirituels, ils transforment en oraison mentale proprement dite, c'est-à-dire en méditation méthodique, la prière publique de l'Église. Prenez par exemple le sixième dimanche après l'Épiphanie. Vient d'abord, chez Croiset, ce qu'il appelle d'un mot charmant, mais trop prometteur : l'Histoire du sixième dimanche après l'Épiphanie. Cette histoire étant un peu courte, il en comble les vides avec une dissertation sur le sénevé dont parle l'Évangile de ce jour-là. On y apprend de si jolies choses qu'on risque fort, si on me ressemble, de passer toute la messe à les savourer.
 
Le grain de senevé devient arbre. Rien n'était plus connu aux gens du pays que cette comparaison. Dans les pays chauds, les plantes deviennent d'une hauteur fort au-dessus de tout ce qu'on voit dans nos climats. On lit dans le Talmud de Jérusalem
 
(1) R. P. Cavallera, op. cit. pp. 96-97.
 
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et de Babylone, c'est-à-dire dans les deux recueils des traditions judaïques qui furent faits l'un à Jérusalem et l'autre à Babylone, qu'un juif nommé Simon avait une tige de sénevé, qui devint si haute, si forte qu'un homme aurait pu monter dessus sans 'a rompre. On y trouve aussi qu'un autre pied de sénevé avait trois branches, dont l'une servait d'ombrage à quelques potiers de terre qui travaillaient dessous, pendant l'été, pour se garantir des ardeurs du soleil.
 
A cette invitation au voyage, s'accroche, comme elle peut, l'oraison, où l'on demande à Dieu de nous remplir « de pensées saintes et raisonnables » - rationabilia meditantes. Puis l'Épître et les quelques réflexions qui la suivent nous font cingler sur Thessalonique. Le senevé reparaît avec l'Évangile. Enfin, enfin, après tous ces préludes, l'opus diei ! On sonne le branlebas des trois puissances, et on nous propose une « méditation ». Sur quoi? sur le sénevé, le levain, la collecte, ou bien sur la ferveur dont les Thessaloniciens viennent de nous donner l'exemple? Non : sur la Mort! Rien que deux points, mais pleins de très belles choses, qui peut-être nous feront oublier les deux Talmud. Celle-ci par exemple : « Considérez qu'à la mort chacun a l'esprit chrétien. » Suit le bouquet spirituel : des « Aspirations dévotes durant le jour » - memorare novissima - et des « pratiques de piété » : penser constamment à la mort ; ne passer aucun mois sans méditer plusieurs fois sur une vérité si intéressante ». Le dimanche suivant ne nous comblera pas moins : « Le savant Alcuin, si célèbre dès le temps de Charlemagne, demande pourquoi on a donné le nom de septuagésime à ce dimanche si privilégié... » Quatre pages pour lui répondre : Le savant Théodulphe, etc., etc... C'est d'ailleurs le plus encyclopédique des dimanches. L'Épître nous invite aux jeux olympiques. Cinq espèces de combats. Apprenons, en passant, des Anciens que « le vrai moyen de vivre en santé, de vivre longtemps, est de vivre de régime ».
 
Un seul remportait le prix, et ce prix qu'on savait bien qu'un seul pouvait remporter, n'était qu'une couronne faite de branches
 
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de quelques arbres, ou de quelques plantes, comme d'olivier, de myrte, de chêne, de laurier, ou d'ache, qui est une espèce de persil qui croît dans les marais et qui a des fleurs blanches ou jaunes au bout de la tige.
 
J'en passe, j'en passe ; car il développe, et le mieux du monde, le symbolisme de tous ces détails, n'oubliant - et je le regrette - que celui de l'ache. Ce ne sont là, du reste, que des « réflexions », toutes convergentes vers la méditation finale : Des divertissements du carnaval.
Bien que j'aie l'air de m'en amuser, est-ce que je réprouve ce pieux tumulte? A Dieu ne plaise ! Feuilletant ces dix-huit volumes, je suis touché, au contraire, d'y trouver la confirmation d'une de mes idées les plus chères, à savoir l'influence profondément civilisatrice de cette vieille littérature, qui, tout en les formant d'abord à bien vivre, faisait suivre aussi aux plus humbles fidèles un vrai cours d'Humanités. Un bachelier d'aujourd'hui, si j'en juge par mon expérience personnelle, et peut-être même un docteur ès-lettres, y apprendrait beaucoup de choses, mais enfin il ne s'y façonnerait d'aucune façon aux disciplines spéciales de l'esprit liturgique (1). La liturgie n'intervient ici que pour prêter ses cadres à l'oraison discursive, qui reste libre de s'y maintenir ou de s'en évader comme il lui plaît. Les activités que celle-ci met en branle ne sauraient s'accorder avec les mouvements de la prière publique; l'une subordonne tout à la louange divine; avec l'autre, la louange elle-même tourne
 
(1) Pas davantage dans l'Année chrétienne de Suffren. Qu'on en juge sur « les adresses et pratiques » pour le mois de juin. Deux séries parallèles de films discursifs. Dans la première, les « Entretiens de l'âme sur l'état de Jésus au Saint-Sacrement ». (Remarquons en passant que le P. Suffren ne dédaigne pas de s'approprier la spiritualité de son grand ami Bérulle). Soit huit méditations, où ce mystère est « considéré… en soi » ; huit autres, où Jésus dans l'hostie « est considéré comme un Maître en sa chaire, enseignant les vertus évangéliques » ; huit enfin, où « il est considéré comme un miroir dans lequel paraissent dix principales perfections divines. ». Dans la seconde série, qui s'adaptera, comme elle pourra, à la première, on demande aux saints du mois de juin « quelques pratiques et instructions particulières de ce jour-là ». (Volume second du tome II, pp. 365-485). Avouez qu'entre l'Année de Suffren et celle de Letourneux, il n'y a de commun que le titre.
 
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vite à l'introspection. La fièvre imaginative ou spéculative qui tourmente d'abord la méditation méthodique, cherche le repos : arrêtez-vous, lui commande saint Ignace, dès qu'une pensée dévote commence à vous remuer; laissez-vous longuement pénétrer par elle, si loin qu'elle vous entraîne du mystère que la fête de ce jour-là vous est l'occasion de méditer. La liturgie court, elle vole. Pourquoi m'attarder à ces évidences? Il n'est pas question d'exalter l'une de ces deux activités aux dépens de l'autre; mais simplement de mettre en lumière l'originalité du mouvement religieux - ancien et nouveau - qui s'ébauche, encore très confus du reste, lourd et massif, avec l'Année chrétienne de Letourneux et dont le grand abbé de Solesme doit reprendre un jour la direction avec une maîtrise incomparable (1).
 
(1) Je borne mon enquête sur la propagande liturgique de cette époque à ce qui me paraît l'essentiel, les formules mêmes, laissant de côté les rites. Sur le renouveau rituel, inauguré par Bourdoise, et secondé si efficacement par Saint-Sulpice et par l'Oratoire (n'oublions pas que Malebranche était un maître des cérémonies modèle), sur les messes solennelles, les processions, sur les « saluts s, la vie canoniale, les enfants de choeur, etc., il y aurait tout un volume à écrire, mais non omnia possumus omnes. Sur la ferveur liturgique de l'Oratoire, nombreux détails dans les trois volumes de Cloyseault publiés par le P. Ingold.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE III : HYMNI GALLICANI
 
 

L'hymnaire gallican refuge de notre poésie religieuse pendant plus d'un siècle. - Raison d'étudier cette poésie oubliée.
 
§ 1. - La scola gallicane et l'évolution de l'hymne liturgique.
 
Originalité de la scola.- Méprise et injustice de Dom Guéranger. - Boileau et Santeul.
 
I. Différences entre l'hymnaire gallican et celui de la Renaissance. - Restaurer, à la manière d'Urbain VIII, et non détruire. - Un exemple de ces restaurations gallicanes : le Primo dierum de saint Grégoire et le Die dierum principe de Coffin.
II. Exégèse lyrique des Livres saints. - Ils ne prient et ils ne chantent que bibliquement.
III. Didactisme catéchétique de l'hymne gallicane, - Letourneux et l'hymne apologétique de Pâques. - Coffin et les hymnes fériales. -Le symbolisme statique et spectaculaire des anciennes hymnes; dynamique des nouvelles.
IV. Caractère populaire de nos hymnes.
V. La formule acceptée par toute la scola. - Les trois grands : Santeul, Besnault, Coffin.
VI. La scola gallicane et la résurrection des proses. - La longue disgrâce des proses. - L'hymne et la prose.
 
§ 2. - Le lyrisme liturgique de la scola gallicane. Prière et poésie. - Les trois ferments lyriques.
 
A. LE LYRISME TRIOMPHAL
 
a) Le triptyque santolien de la Purification : Templi sacratos... Fumant Sabæis... Stupete gentes... - Vaines critiques du Stupete. - Bossuet et le caractère proprement religieux du lyrisme triomphal.
b) La marche des saints. - Saint Pierre, saint Paul et les saints de France. - Le triomphe des Communs. - Les Apôtres : topant, coruscant, perpluunt. - Le cortège des Docteurs. - Rancé et la Trappe. - Les Veuves. - Le tryptique santolien de la Toussaint. - Jam vos pascit Amor...
 
B. LE LYRISME DRAMATIQUE
 
Du récit évangélique à l'hymne. - Gourdan et Béthanie. - De fessus ad Martham Deus. - Le triptyque de Besnault pour la Circoncision. - Hors du temps et de l'espace : Intrat; Stillat, graditur. - La danse de Salomé.
 
C. LE LYRISME MYSTIQUE. PRIÈRE ET POÉSIE
 
Gourdan et les Proses de « l'Intérieur de Jésus » . - Constant retour à l'intérieur : Intimus; Inscrit, Cordis penetratio. - Tendresse confiante des hymnes gallicanes : Opus taenen su,nus tuum. - Dévotion à Marie : les hymnes de Claude Santeul pour l'Expectatio Partus : Nascere ! nascere ! - La Sainte Tunique. - Tendance à ne plus assez distinguer la prière liturgique de la prière privée.
 
CONCLUSION
 
Léonce Couture et l'excellence de l'hymnaire gallican. - O Christe, dum fixas... O quando lucescet... Moraris heu... Que le rite romain aurait pu s'accommoder et de la prière et de la poésie française. - On préféra tout détruire. - Rupture funeste entre le classicisme dévot et le romantisme catholique.
 
EXCURSUS
§ 1. - O luce qui mortalibus...
§ 2. - Santeul et Coffin, ou les deux péchés originels de l'hymnaire gallican.
A : L'indignité de Santeul
B : L'indignité de Coffin.
§ 3. – « Tombelaine » dans le bréviaire de Huet.
§ 4. - Les hymnes rimées du P. Clairé.
§ 5. - Les pièces liturgiques traduites en vers français.
§ 6. - Le « lutrin » de Santeul.
 
 
C'est à dire hymnes que l'Eglise de France, ou que le catholicisme français a chantées pendant la longue période que nous explorons. Ai-je besoin de rappeler que gallicanes ne signifie pas gallican au sens sinistre que peut prendre ce mot ; pas plus que res publica ne signifie république? Ces deux mots indiquent assez, du reste, que le présent chapitre sera tout panaché, tout fleuri, ou, si l'on préfère, tout hérissé de latin. Mais que ceux de mes lecteurs qui ne seraient pas bacheliers ne s'effarouchent pas pour si peu. Le Stabat est si simple, disait Ozanam, « que les bonnes femmes et les enfants en comprennent la moitié par les mots, l'autre moitié par le chant et par le coeur (1). » Il en ira de même pour la plupart des vers latins que je serai amené à citer.
 
Stupete, gentes, fit Deus hostia
 
n'est pas plus difficile que
 
Quis est homo qui non fleret?
 
 
(1) Les Poètes franciscains. Paris, 187o, p. 182.
 
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et
 
Da, Christe, nos tecum mori
 
est au moins aussi limpide que
 
Fac ut portem Christi mortem !
 
Aussi bien, quand nous nous heurterons à quelque passage d'apparence plus rébarbative, en demanderons-nous la traduction à nos anciens livres d'heures et, par exemple aux Hymnes selon l'usage de Paris traduites en vers (1706), ou aux Hymnes du nouveau bréviaire de Paris traduites en vers français (1786). Et puis, comme disait J. J. Ampère dans son histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle,
 
ce que nous cherchons dans la littérature, c'est ce qu'y cherchent tous ceux qui en font une étude sérieuse; nous prétendons tracer l'histoire du développement intellectuel et moral de notre nation.
 
Nous, de son développement religieux.
 
Que ce développement se traduise dans une langue ou dans une autre,
 
il importe peu ;
 
Ce n'est pas ma faute si César a conquis les Gaules; si le christianisme les a trouvées latines; si les Barbares ont été forcés de dépouiller leur propre idiome, si le moyen age, même après l'introduction de la littérature vulgaire, a continué l'usage du latin; si, à la Renaissance, l'Europe a été latine encore une fois, si le XVII° siècle, averti par son instinct profond du génie de notre langue... s'est refait presque complètement latin (1).
 
Après tout, le latin de nos hymnes, même et surtout celui de Santeul et de Coffin, est si français et si chrétien qu'Horace l'aurait pris pour de l'étrusque; mais, quoi qu'il en soit, est-ce ma faute, dirai-je à mon tour, si la poésie catholique
 
(1) Cf. Montalant Bougleux, J. B. Santeul et la poésie latine sous Louis XIV, Paris, 1855, p. 16.
 
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des XVII° et XVIII° siècles, exorcisée par Boileau, s'est réfugiée dans les catacombes de nos bréviaires et de nos missels? Je la prends où je crois la trouver. Splendide ou piteuse, nous verrons bien, mais je ne la trouve que là. « Une conséquence heureuse de la révolution liturgique en France, écrit Ulysse Chevalier, à été la renaissance de la poésie chrétienne. L'honneur de voir leurs oeuvres insérées dans les bréviaires a excité parmi les poètes latins de l'époque une noble émulation. Il en est résulté un ensemble de productions qu'il n'est pas possible de passer sous silence dans les études d'ensemble sur la littérature des XVII° et XVIII° siècles (1) », encore moins dans une histoire littéraire du sentiment religieux en France. Alors même, du reste, que de ces mille et mille poèmes toute poésie serait absente, comme on le répète les yeux fermés, depuis quelque cent ans, nos hymnographes n'en mériteraient pas moins le long et trop sommaire chapitre que je me suis fait une fête de leur consacrer (2). Ouvriers, si l'on peut dire, et témoins de notre prière nationale sous l'ancien régime, ils ont aidé et ajouté à la dévotion de fidèles sans nombre; leurs hymnes ont été chantées avec autant de ferveur que de joie dans toutes les églises de France : fait certain, dont nul historien des choses religieuses ne contestera l'importance. Que si de beaucoup plus grands que moi ont voué nos vieilles hymnes, fond et forme, au mépris des connaisseurs, voire à l'exécration du monde chrétien, dois-je pour cela me
 
(1) Poésie liturgique des Eglises de France aux XVII° et XVIII° siècles. Recueil d'hymnes et de proses usitées à cette époque et distribuées suivant l'ordre du Bréviaire et du Missel, par le chanoine Ulysse Chevalier, Paris, 1913, p. XX.
(2) « Si l'Eglise a cru dans sa sagesse devoir éteindre autant qu'il était en elle un des rayons de la gloire de Louis XIV, il appartient à la littérature, sans perdre son respect pour l'Eglise, de rallumer ce rayon en faisant passer Santeul, ou une partie de lui, des pages du bréviaire qui le repoussent dans les pages de l'histoire littéraire qui le réclament », Montalant-Bougleux op. cit. brave p. 84. Ceci est dit en toute bonne foi, et sans ombre de malice, par un brave homme en qui luttent plusieurs sentiments : l'admiration pour les hymnes de Santeul, le respect pour les décisions de l'Eglise, et la peur de Dom Guéranger. Mais le texte est si amusant et au fond si juste, que, sans m'en approprier la candeur, je ne puis me tenir de le citer.
 
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croire tenu à dissimuler l'admiration, la confiance et l'amitié qu'elles m'inspirent? Non, me semble-t-il. Qui dispute, je ne dis pas seulement à Sainte-Beuve, mais au plus humble des critiques, le droit de réhabiliter les poètes d'avant Malherbe, tant méprisés par Boileau? Du point de vue exclusivement poétique et historique où je me place, l'autorité de Dom Guéranger ne saurait me paralyser. Ce qui passionne l'Abbé de Solesme, et souvent jusqu'à l'aveugler, à savoir le retour à la liturgie romaine, n'est pas de ma compétence. Question de discipline pure, sur laquelle je m'en tiens bonnement aux volontés de l'Église. Ces querelles, du reste, sont bien loin de nous. Lorsque furent balayés les derniers débris des liturgies dites gallicanes, Walter Scott et Jules Verne faisaient tout mon bréviaire. J'avoue bien que, plus tard, il m'est arrivé de regretter le peu de place que fait le Missel romain aux Proses d'Adam de Saint-Victor, voire de trouver telle hymne de Coffin plus pieuse que l'Ut queant laxis de notre bréviaire. Mais ce sont là des excentricités innocentes, qui ne mettent en péril ni la foi ni les moeurs. Je ne les abjure certes pas, mais à Dieu ne plaise que je me livre, dans les pages qui vont suivre, au petit jeu facile et ridicule des comparaisons. Le lyrisme chrétien de saint Ambroise est-il plus lyrique, est-il plus chrétien que celui de saint Thomas ? Qui agite de tels problèmes n'entend rien ni à la poésie ni à la prière. Je prends nos hymnes telles qu'elles sont, et en elles-mêmes et pour elles-mêmes, uniquement curieux de leur qualité soit poétique, soit religieuse, si tant est qu'on puisse distinguer dans une hymne ce qui est poésie de ce qui est
prière (1).
 
(1) Autant que je sache, le sujet tel que je le comprends est à peu près vierge. Jusqu'ici l'épée flamboyante de Dom Guéranger en garde l'entrée. En 1855, un brave homme, Montalant-Bougleux, essaie timidement de défendre Santeul contre l'auteur des Institutions liturgiques : six chapitres, dont un seul est consacré aux Hymnes. Ce livre, qui ne manque pas tout à fait d'intérêt a surtout le mérite d'avoir amené Sainte-Beuve à écrire son article sur Santeul. (Lundis, XII, 1857) ; De 1854 à 1857, Bonnetty s'acharne contre Santeul, - une vingtaine d'articles, - dans les Annales de Philosophie chrétienne. Campagne parallèle à celle du gaumisme. Quoique bien documentée, on n'imagine rien de plus diffus, ni de plus mais que cette série. C'est vraiment le coup de pied de l'âne. Quand on songe qu'un philosophe aussi débile, qu'un tel illettré a régenté pendant si longtemps le clergé de France, on est frappé de stupeur. Dans sa thèse (classique parce qu'elle n'a pas encore été remplacée) sur la Poésie latine en France au siècle de Louis XIV, l'abbé Vissac, bien qu'il reconnaisse que « les hymnes sont le triomphe de notre poésie latine », ne consacre à ce triomphe qu'une dizaine de pages, et très superficielles. Manifestement, il tremble lui aussi. La thèse latine de Gazier, De Santolii Victorini sacres hymnis, Paris 1875, ne tremble naturellement pas. On y trouve quelques remarques intéressantes, notamment dans le dernier chapitre où Letourneux, Coffin et les autres hymnographes sont comparés à Santeul. Tous les préjugés littéraires d'il y a plusieurs siècles : Santeul et Coffin mis très au-dessus d'Ambroise, de Prudence, etc... Fourier-Bounard, Histoire de Saint-Victor de Paris (19o6), a un chapitre, superficiel mais judicieux, sur Santeul (p, 169-187); presque rien sur les hymnes de Gourdan. Bref le sujet n'est enfin abordé sérieusement que par Ulysse Chevalier : Poésie liturgique des Eglises de France au XVIII siècle, ou recueil d'hymnes et de proses... Paris, 1913. Longue introduction de 90 pages, mais où il se place exclusivement au point de vue littéraire. D'ailleurs, il tremble encore lui aussi. Très certainement il n'ose pas dire toute sa pensée. Son recueil est indispensable, bien que très incomplet, et je m'y réfère constamment; nous devons aussi à Chevalier : Hymnes et proses inédites de Claude Santeul (de Saint Magloire), Paris, 1900. Enfin quelques pages de Léonce Couture, que je citerai à la fin de mon chapitre, et qui disent tout.
 
§ 1. - La scola gallicane et l'évolution de l'hymne liturgique.
 
Lorsque François de Harlay entreprit la réforme des livres liturgiques de son diocèse, il trouva toute prête, une équipe d'hymnographes, Habert, Letourneux, Santeul et d'autres. Achevée en 168o, la réforme fut si bien accueillie que bientôt les autres diocèses voulurent l'imiter. D'où une nouvelle moisson d'hymnes. Près de cinquante ans plus tard, (1736), sous l'épiscopat de Vintimille, nouvelle réforme parisienne; révision des hymnes que l'on chantait déjà; création d'hymnes nouvelles. J'ai déjà dit que les questions de droit canonique ou liturgique n'étaient pas de mon ressort; pas davantage, bien que je le regrette, la poésie essentielle de tous ces livres liturgiques, à savoir la distribution du psautier, les collectes, les antiennes, les répons et autres pièces de ce genre, liturgiquement beaucoup plus importantes que les hymnes. Mais ces technicités me dépassent. Seules m'intéressent les hymnes, où, du reste, qu'elles se trouvent. Car il s'en est produit un nombre infini, et plu-sieurs de celles que j'aurai à citer ne figurent dans aucun bréviaire. Une voie lactée, ou trois nébuleuses, de chacune desquelles se détache un astre de première grandeur. Au début de l'évolution, c'est la nébuleuse Harlay, avec son étoile du matin, J.-B. Santeul; au terme de l'évolution, la nébuleuse Vintimille, avec son étoile du soir, Ch. Coffin. Entre les deux, une nébuleuse provinciale qui nous est à peine connue, mais où étincelle un autre soleil, Sébastien Besnault. Évolution, disons-nous, mais d'un seul et même genre, l'hymne gallicane. La formule en est fixée bien avant l'entrée en scène de Santeul le Victorin, et nos trois grands,
 
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Santeul, Besnault, Coffin s'y adapteront scrupuleusement, chacun selon son génie. Formule mi-traditionnelle, mi-nouvelle que nous aurons à fixer, ou, plutôt, qui se fixera elle-même, chemin faisant. Petits ou grands, qu'ils se connaissent et s'entraident ou non, ils se tiennent tous. C'est une famille, une véritable scola : Facies haud omnibus una, haud diversa tamen. Qu'on me pardonne ces précisions pédantesques, mais indispensables. La méprise fondamentale de Dom Guéranger est, me semble-t-il, d'avoir méconnu l'originalité, profondément dévote et toute française, de cette scola.
Expliquer la genèse de sa méprise nous mènerait dans un pays où nous n'avons pas encore le droit d'aborder. Qu'il me suffise de dire que la violente campagne que nous savons, contre la poésie liturgique de l'Ancien Régime, se rattache étroitement à l'histoire générale, si belle et si trouble, du romantisme catholique. Il en va de même pour la campagne toute voisine qui fut menée par les mêmes chefs vers le même temps contre les « classiques païens » Ultramontain et gothique - pour eux ces deux panaches n'en faisaient qu'un ; - le romantisme catholique - celui dont je parle et qui n'est exactement celui ni de Chateaubriand, ni d'Ozanam., ni de Manzoni - faisait profession, plus ou moins ouvertement, de haïr le siècle de Louis XIV. C'est là peut-être son péché originel, et peut-être aussi la raison principale de ses nombreuses faillites. Haïr n'est que le mot juste. Nous avons vu, dealers yeux, l'arrière-garde frénétique et pitoyable de ce mouvement, brandir, comme un trophée, dans ses conseils de guerre, le ridicule papier où ils croyaient lire un contrat de mariage entre Bossuet et Mlle de Mauléon. Réponse bien plus foudroyante, pensaient-ils, que le Concile du Vatican aux articles de l'Église gallicane ! D'où venait cette fureur? Ils l'avaient héritée en partie, je crois, du romantisme profane, mais plus encore de Joseph de Maistre et de Lamennais. Anticlassicisme à la fois littéraire et religieux, tour à tour exaspéré par l'Art Poétique et par la Déclaration
 
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de 1682. D'un siècle tout païen naît un siècle schismatique, ou inversement, car ils brouillent tout.
 
Comment ne voit-on pas, écrit Dom Guéranger, que les hymnes de Santeul sont tout simplement le produit, ou même si l'on veut, le chef-d'śuvre d'une école littéraire qui ne voyait le beau que dans la seule imitation des classiques anciens? Faut-il donc que l'Eglise aille prendre parti dans cette querelle, et décider, jusque dans ses Offices, pour le Parnasse de Boileau? Voilà pourtant ce qu'on a fait.
 
Eh! que faites-vous autre chose?
 
 
Mais, comme il arrive toujours, le monde littéraire a fait un pas;
 
 
Hernani a bousculé Phèdre,
 
la notion du véritable chef-d'śuvre a été tant soit peu déplacée. Que fera enfin la France de son Santeul, quand elle s'apercevra enfin qu'il a vieilli comme l'Art poétique de Despréaux (1) ?
 
comme les cantiques de Racine, la chapelle de Versailles, les Élévations de Bossuet? Multa renascentur... Mais ce n'était pas assez de confusion. Même secondé par Bossuet et par Louis XIV, Boileau n'aurait pas été de force à paganiser, du jour au lendemain, la France d'Adam de St-Victor, de saint Louis et des cathédrales. Le mal venait de plus loin, et l'on ne tarda pas, du reste, à étendre l'excommunication jusqu'à la première coupable : c'est, comme vous savez, la Renaissance, bloc maudit où s'amalgament, Dieu sait comment, la Réforme et l'Humanisme.
Mais, quoi qu'il en soit de cette philosophie romantique de l'histoire, qui annexe au paganisme une demi-douzaine au moins de siècles chrétiens, et qui met le Saint-Siège lui-même en assez fâcheuse posture; comment ne voit-on pas
qu'il n'y a quasi rien de commun entre notre scola gallicane et les hymnographes - païens ou non - de la Renaissance
 
(1) Dom Guéranger, op. cit., II, p. 125. Notons en passant que Boileau n'aimait pas Santeul.
 
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- à cela près, bien entendu que, de part et d'autre on reste éperdument fidèle à la prosodie classique. Une formule nouvelle, disions-nous : il est temps de le montrer; déterminons en quelques mots, cette nouveauté.
 
I. - S'il faut en croire Dom Guéranger, notre scola se serait imposé « la rude tâche de refaire en masse le répertoire des chants chrétiens », remplaçant ainsi « l'oeuvre successive des peuples chrétiens par les simples ressources d'une inspiration unique et individuelle ». On assure encore qu' « ils se mirent à refaire la Liturgie de fond en comble, sans s'être jamais douté que c'était sur la plus haute poésie qu'ils s'exerçaient » Autant de contre-vérités que de mots. Détruire de fond en comble l'antique poésie chrétienne, lui substituer des hymnes toutes neuves, c'est bien peut-être ce qu'avait ambitionné l'hymnographe officiel de la Renaissance, Ferreri, encouragé en cela, du reste, par Léon X et solennellement approuvé par Clément VII (2). L'insolation cicéronienne les avait presque tous détraqués, Érasme excepté et quelques autres. Crimes contre le goût, si l'on veut, ou du moins contre notre goût, non pas nécessairement contre la piété elle-même, la strophe alcaïque n'étant pas irréductiblement brouillée avec l'Évangile. Quoi qu'il en soit, de telles innovations ne pouvaient satisfaire que les raffinés. On s'aperçut bientôt que l'on allait trop vite et trop loin. Peu à peu une réaction se dessina, qui fut puissamment aidée, me semble-t-il, par la renaissance religieuse du XVI° siècle et qui aboutit, dans la première moitié du xvlle, à la réforme poétique d'Urbain VIII. Cette réforme, tant critiquée et que, si l'on osait, on appellerait païenne, on n'a pas assez vu qu'elle faisait vaillamment la part du feu. Il n'était plus question, comme sous Léon X et Clément VII, de détruire; simplement de corriger, ou, comme nous
 
(1) Guéranger, op. cit., II p. 41o.
(2) Sur l'hymnaire de Ferreri cf. Batiffol, Histoire du Bréviaire romain, Paris, 1911, pp. 269-274.
 
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dirions aujourd'hui, de « restaurer ». Viollet-le-Duc et non pas Soufflot. C'est tout différent. Les oreilles des humanistes ne seraient plus déchirées par les hiatus et par les rythmes prétendus barbares des vieilles hymnes, mais la foule s'apercevrait à peine de ces imperceptibles métamorphoses. Je suis trop ignorant pour rien affirmer, mais j'ai le sentiment que notre scola gallicane s'est formée et cristallisée sous le signe des abeilles barbériniennes. Non pas que la France ait beaucoup goûté le travail des quatre jésuites. Mais le principe même qui avait présidé à ce travail dut les enchanter : le principe du vieux-neuf, si j'ose dire : restaurer sans rien détruire de ce que l'on tenait alors chez nous pour infiniment précieux. Dom Guéranger s'est fait de ces prétendus révolutionnaires l'idée la plus fausse. Dévotes personnes, pour la plupart, recueillies, solitaires même, aussi peu esthètes ou académiciennes que possible. Léon X les eût trouvées quelque peu rustiques, sauf peut-être le grand Victorin dont il aurait fait un cardinal; je dis peut-être, parce que les Italiens n'aiment pas Santeul. - Entre nous, il était beaucoup plus fervent que le cardinal de Retz; mais il n'aurait pas fallu trop le montrer. - Versifier était pour eux une façon de prier. Pourquoi pas? Rien du gendelettres. Heureux d'entendre chanter dans les églises cinq ou six de ses hymnes, Claude Santeul - le frère du Victorin - en gardait quelques centaines parmi ses cahiers de méditations. Quant à leur faire entendre qu'il n'y a pas de différence appréciable entre un trochée et un iambe, autant prêcher à un fort en thème la beauté du solécisme. En face des vieilles hymnes, leur coeur et leurs oreilles se livraient de rudes combats. Leur prière s'y épanouissait, leur culture de collège y souffrait mort et passion. Nec tecum possum vivere, nec sine te. L'initiative d'Urbain VIII mettait fin à ce martyre. Quoi de plus simple, de plus innocent! On garderait toutes les perles du collier, on n'en laisserait tomber, avec la monture, que les fausses. Ils ne se doutaient pas, nous dit-on, que «c'était sur la plus haute poésie qu'ils s'exerçaient. » Dieu fasse que
 
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cette poésie, nous la. sentions aussi voluptueusement que les Gourdan, les Claude Santeul, les Coffin ! Une édition critique de l'hymnaire gallican rendrait palpable la vénération dont ils entouraient ces antiques merveilles. II suffirait d'imprimer en lettres rouges les fragments d'Ambroise, de Prudence, voire d'Adam de St-Victor qu'ils ont enchassés dans leurs propres poèmes. Adam, que plusieurs d'entre eux - c'est du moins mon impression savaient par coeur. Prenons, par exemple, la première strophe de l'hymne pour les matines du dimanche. Je transcris d'abord, côte à côte, l'ancien texte et la correction des quatre jésuites.
 
 
(St Grégoire)
 
Primo dierum omnium
Quo mundus extat conditus,
Vel quo resurgens Conditor
Nos morte vicia liberat.
(Urbain VIII)
 
Primo die quo Trinitas
Beata mundumn condidit,
Vel quo resurgens Conditor
Nos morte vicia liberat.
 
Hélas! hélas ! se désole le bon abbé Pimont, dans son livre sur les Hymnes du Bréviaire romain, « la non élision (dierum omnium) n'a pu trouver grâce devant les correcteurs d'Urbain VIII. Nous le regrettons d'autant plus que le nouveau texte nous semble singulièrement altérer la beauté primitive du passage... (Saint Grégoire) a voulu, avant tout, mettre ici en relief l'éminente dignité de ce grand jour, qui, dans L'ordre du temps comme dans ceux de la grâce et de la gloire, prime tous les autres, qui a vu l'accomplissement du plus grand mystère, et dont les clartés, etc... etc... Primo die tout court ne réveille aucune de ces grandes idées mystiques; comme il est pâle- à côté de l'imposant début de saint Grégoire ! Bien plus, le retranchement de ces deux grands mots entraîne fatalement, la ruine du deuxième vers : Quo mundus extat conditus, lequel implique une pensée capitale qu'on ne retrouve pins dans la substitution des correcteurs. L'un et l'autre texte expriment, à la vérité, la condition du monde, mais l'ancien accuse sur le nouveau une supériorité incontestable, en paraissant résumer la création
 
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tout entière dans celle de la lumière, dont l'apparition ne fut cependant que l'oeuvre unique du premier jour. Mundus extat conditus. Le monde est, en quelque façon, tout créé avec la lumière... Or quand on songe que cette lumière du premier jour n'est que l'image de la lumière incréée, de la lumière vraie qui illumine tout homme venant en ce monde, quand surtout on étudie le rapport de ce deuxième vers, avec les deux suivants
 
Vel quo resurgens Conditor
Nos morte vicia liberat,
 
n'est-on pas induit à penser que cette clarté matinale, qui renferme, comme dans un germe divin, toute la création première, est la même dont les splendeurs fécondes, au jour glorieux de la résurrection de Jésus-Christ, enfanteront le monde nouveau de la grâce (1)? » On verra bientôt pourquoi j'ai dû me résigner à transcrire jusqu'au bout ce texte candide.
Voici donc face à face une hymne de l'ancienne Rome et une de la nouvelle - saint Grégoire et Urbain VIII; - la première accompagnée de sa paraphrase, en prose, mais extatique. A la France païenne maintenant, je veux dire à Ch. Coffin et au classicisme dévot :
 
Die dierum principe,
Lux è tenebris eruta;
Christus sepulcri carcere,
Lux vera mundi, prodiit (2),
 
Que peut-il sortir de bon du bréviaire gallican ! Absorbons-nous sur le premier vers, le véritable enjeu du débat, s'il faut en croire Pimont, ou le thème du concours : Primo dierum omnium - Primo die quo Trinitas - Die dierum principe : Pimont a raison, l'élève Urbain VIII est déjà battu
 
(1) Abbé Pimont, Les hymnes du Bréviaire romain; études critiques, littéraires et mystiques, Paris, 1874, I, pp. 27-28.
(2) Chevalier, op. cit., p. 3.
 
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par la vieille Rome, avec son die évanescent, honteux, encore plus maigre que « pâle », un jour de quelques secondes, alors qu'il fallait lui donner l'immensité d'un siècle. Quo ne fait que rendre pesante cette fâcheuse anémie. Trinitas est plat et opaque; il bloque les ondes lyriques; en France, du moins, il invite les chantres et les serpents à un tass plus que douloureux. Quatre mauvais points aux quatre jésuites. Mais Primo dierum omnium, vous parait-il aussi grandiose qu'à Pimont? Non, j'espère. Il dit bonnement et prosaïquement ce qu'il veut dire. Un germe néanmoins, une amorce de talisman poétique : dierum. L'Église gallicane ne laissera pas tomber ce génitif sonore, peu commun, et riche d'évocations. Mais elle saura en dégager, en tripler la valeur poétique.
 
Die dierum principe.
 
Par cette splendide mise en place, le morne die d'Urbain VIII nage dans une lumière éternelle et le dierum de Grégoire, aveuglé par ses acolytes : primo, omnium, brille enfin de tous ses feux. Coffin a-t-il songé au dies diei du psaume ou au truditur dies die d'Horace? Je ne sais, mais il a fait mieux? Ou s'est-il rappelé Racine : le jour annonce au jour? Un des lieutenants de Newman, Isaac Williams, scholar et poète, a peut-être embelli encore cette merveille franco-latine :
 
Morn of morn and day of days (1)
 
Principe achève l'incantation; comparez-le, pour le son, au Trinitas d'Urbain VIII, et pour la mystique à ce primo
 
(1) Hymns translated from the Parisian Breviary, style="" lang="EN-GB"London, 1839, p. 1. Je supplie le lecteur de bien regarder ce titre : the Parisian Breviary. Si peu anglicisant qu'il soit, il ne traduira pas Parisian par Roman. Pour humilier nos hymnographes, Dom Guéranger, Pimont, et d'autres font sonner très haut l'admiration des Tractarians d'Oxford pour le Bréviaire romain. A merveille ! Newman l'a célébré en effet. Mais il avait célébré d'abord le Bréviaire de Paris et si chaudement qu'un de ses disciples, Isaac Williams, se mit aussitôt à traduire en vers les hymnes de Santeul et de Coffin. Etrange façon d'écrire l'histoire!
 
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de Grégoire qui enlève l'abbé Pimont au troisième ciel; « Le grand mot! », dit-il. Comme Pimont, Coffin sait bien que ce jour doit « primer tous les autres n; mais ce primat, il ne se contente pas de l'énoncer : primo; il le chante : principe. Le premier de tous les jours, en est devenu le roi.
Gémirons-nous avec Pimont sur « la ruine du deuxième vers :
 
Quo mundus extat conditus?
 
Ma foi, non! il est trop mauvais. Quoi qu'on en dise, ce fut d'abord pour éliminer ce monstre que les quatre jésuites ont voulu remanier la strophe. Car, entre nous, ils valaient à eux quatre plusieurs centaines de Piments. Extat me torture comme fait aujourd'hui l'odieux s'avère. S'il évoque la création de la lumière - ce dont je ne suis pas sûr - en même temps il l'enténèbre. I1 coule dans un plomb vil l'éclair de la genèse : Fiat lux et facta est. Elle a jailli, vive et légère, d'une épaisse nuit :
 
Lux e tenebris et uta... (1)
 
Quant aux mystiques symbolismes que l'on prête à la strophe grégorienne, ils y sont peut-être, mais comme le soleil plongeant dans la nuit avant le premier matin, au lieu que la strophe gallicane rapproche expressément les deux lumières, la visible : Lux e tenebris; l'invisible : Lux vera mundi; et non moins expressément l'apparition du soleil et la sortie du tombeau : e tenebris eruta... Christus sevulcri carcere. Curieux phénomène de contamination! Pimont croit lire Grégoire, en réalité il lit Coffin qu'il savait, du reste, par
 
(1) Qu'on m'entende bien! malgré le quo, qui me glace, malgré les deux us, - mundus, conditus, - qui m'agacent, malgré le coup de massue que me donne extat, le vers de Grégoire (?) m'est infiniment précieux. A la place d'Urbain VIII, je l'aurais laissé tel qu'il est, même si j'avais eu sous la main un Virgile pour le corriger. Chantées pendant tant de siècles, ces vieilles hymnes sont pour moi des objets religieux », comme des sacramentaux. Si les quatre jésuites n'ont pas senti cela, tant pis pour eux. Mais ici, j'accepte la discussion telle que me la proposent Dom Guéranger et Pimont, et sur le terrain de la poétique pure.
 
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coeur, puisque, en 1874, date de son livre, il venait à peine d'échanger le bréviaire de Paris contre le romain. Après cela comment prendre au sérieux le cliché déclamatoire du même Pimont : « L'Église, écrit-il dans sa préface, n'a pas cru devoir encore emprunter une seule pièce au répertoire de ces divers auteurs (nos hymnographes), pour les mettre à la place de la plus humble de ses hymnes; et il n'est venu jusqu'ici à l'esprit de personne de s'appliquer sérieusement - eh! à son insu peut-être, que vient-il de faire? - à l'interprétation de ces productions faciles (??), où le vers horatien (et ambroisien) se joue plus ou moins élégamment sans doute, mais qui demeurent généralement fermées aux larges et profonds horizons du mysticisme, et dans lesquelles l'âme qui vise Dieu d'abord... se trouve le plus souvent attardée par un vain luxe de mots qui l'embarrassent toujours, quand ils ne l'amusent pas. Notre vieil hymnaire, au contraire, où, sous l'écorce d'une diction qui déconcerte parfois par son étonnante simplicité, on sent circuler la sève divine des Écritures, etc… etc... (1)» On a vu que tout le mysticisme que Pimont a glissé entre les lignes de saint Grégoire, il l'a emprunté à Coffin. « De ce vain luxe de mots » un lecteur impartial ne trouvera pas la moindre trace dans une hymne dont le seul défaut serait peut-être une excès de densité. En quatre petits vers il ramasse et il vivifie cinquante lignes de Pimont. J'avoue bien que je suis encore plus prolixe moi-même, et je m'en excuse. Mais l'occasion était bonne de rendre sensible, par l'analyse attentive de quelques vers, la légèreté et l'injustice criante de ces excommunications globales. Aujourd'hui plus qu'oublié, Pimont a eu jadis son heure d'importance. Avec ses trois volumes sur les Hymnes du Bréviaire romain s'achevait triomphalement la campagne, commencée vingt ans plus tôt par les Institutions liturgiques. Le coup de grâce, la dernière pelletée de terre (2).
 
 
(1) Pimont, op. cit., p. LXXXIII.
(2) Piment, du reste, manque de courage. Pour les quatre jésuites d'Urbain VIII, à peine les a-t-il effleurés de sa férule, qu'il se hâte de leur demander pardon : « Pourquoi faut-il que, au premier vers de notre premier hymne (Primo die quo Trinitas) nous nous trouvions en désaccord déjà avec la revision d'Urbain VIII ?... Ceci pourrait bien peut-être faire prendre le change sur le véritable caractère de ce travail... Ces études ne sont pas et ne veulent pas être une attaque plus ou moins inconvenante contre l'oeuvre d'un Pape illustre et si bien intentionné (!!), mais simplement une discussion. toujours respectueuse, en dépit même quelquefois de la vivacité du mot... et toujours humblement soumise au jugement du Saint-Siège. » (pp. 26-25). Que ce maladroit se tienne en paix. Le Saint-Siège n'est pas si ombrageux. Il nous laisse libre de préférer le syllabisme du moyen âge à la prosodie des quatre jésuites ou inversement. Libre aussi d'admirer la poétique de Coffin qui est celle des jésuites. Du point de vue exclusivement esthétique où on se place, pourquoi deux mesurés ? Il y a, d'ailleurs, de bonnes choses dans les volumes de Piment, une érudition sérieuse pour ce temps-là, et une chaleur émouvante. Mais trop d'éloquence et le parti pris enfantin de trouver mille merveilles dans chaque vers, dans chaque mot. Ainsi pour les hoc de Aeterne rerum conditor : Hoc excitatus... Hoc munis errorum... Hoc nauta,.. Hoc ipsa petra... « Le Hoc, écrit Pimont, quatre fois reproduit et symétriquement placé à la tête des vers n'est pas... une disgracieuse redondance,. mais un mot de rappel, dont le heurt réfléchi provoque de plus en plus l'attention sur chacun des effets symboliques du chant du coq ». (p. 52) Pour un peu il y verrait un chef-d'oeuvre d'harmonie imitative : Hochochoc... A ce propos, je dois confesser un des rares péchés mortels de Coffin. Disciple de Boileau pour une fois, - et, du reste avec Racine : « L'oiseau vigilant nous réveille » - Gallus doit lui paraître peu noble! En suite de quoi, il a étranglé, je crois, presque tous les coqs du bréviaire. C'est peut-être aussi qu'il n'y avait pas de coqs sur la montagne Sainte-Geneviève, ou bien qu'il y eu avait trop.
 
 
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Nous verrons chemin faisant, ce que pèsent leurs autres mépris. Divide et impera. Dans le présent paragraphe, je me borne à dégager une de leurs directions principales : le souci constant qu'ont nos hymnographes de n'innover que le moins possible et de greffer sur le vieux tronc de l'hymnaire romain leurs créations les plus neuves (1). Nous aurons souvent l'occasion de constater cette libre et
 
(1) Sans doute aussi voulaient-ils par là comme apprivoiser les simples avec ces innovations qu'à tort où à raison ils croyaient nécessaires. Ce n'étaient pas du tout les hurluberlus que l'on nous a dits. Dans la refonte de son Bréviaire d'Avranches, Huet nous explique lui-même qu'il n'osa pas toucher aux hymnes « où les changements eussent dérouté les habitudes populaires ». « Ab iis solum abstinuimus quibus insuefactæ piæ plebis aures mutationem ægre tulissent »- Sa préface est, d'ailleurs, très intéressante : « Ita instaurata est hæc Breviarii nostri forma ut in ea adornanda caverirnus imprimis ne a priscis Abrincensis Ecclesiæ et Breviarii legibus.., discederemus, rati scilicet tenendas traditiones quas didicimus, nec transgrediendos termines antiques quos posuerunt patres nostri, et sanctus sacres que habendos esse unicuique Ecclesiæ suos ritus quos multorum. armorient consuetudo et perpetuus majorum consensus consecravit. » Je ne crois pas que l'auteur des Institutions liturgiques ait cité ces graves paroles. Cf.. J. Travers, le Bréviaire de P. D. Muet, (Mémoires de l'Académie de Caen, 186o). Le Breviarium Abrincense de Huet a été imprimé à Paris en 1698.
 
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virgilienne dépendance. Mais on a pu voir, avec quelle respectueuse et poétique tendresse ils s'approprient les infaillibles talismans de leurs devanciers. Die dierum principe... Entre tous Coffin y excelle et notamment dans les hymnes des dimanches et des féeries qui passent pour son chef-d'oeuvre (1).
II. - Que penseriez-vous d'une étude littéraire qui débuterait ainsi : « M. Pierre Loti, nous assure-t-on, est officier de marine. A le lire qui l'eût soupçonné? Il a dû arriver au Borda parla voie des airs, puisqu'il ne parle jamais de Brest. De ses voyages, nulle trace. Pas une Japonaise dans ses romans, pas même une Turque... » Vous penseriez que ce critique se moque de vous, si quelque mauvais plaisant ne l'a d'abord mystifié lui-même. Pimont n'est pas moins ahurissant quand il se plaint que ne « circule » pas, dans les hymnes gallicanes, « la sève divine des Écritures ». Empêcheront-ils l'hymnaire gallican d'être ce qu'il est de sa première à sa dernière page, à savoir une exégèse lyrique des Livres saints? La plume nous tomberait des mains si nous tentions de réunir et de mettre en ordre les mille et mille souvenirs scripturains qui traversent et illuminent ces
 
(1) Ainsi encore, dans cette même hymne du dimanche, - qui n'est pas comme celle d'Urbain VIII une simple correction du Primo dierum, mais une oeuvre originale, - la seconde strophe commence par : Et mors et horrendum chaos, qui nous. rappelle aussitôt l'illabitur tetrum chaos d'une autre hymne. Les quatre jésuites avaient remplacé le Sicut Prophetam novimus un peu incertain de Grégoire par un Propheta sicut præcipit qui n'est que bourre. De ces deux vers médiocres, la dextérité prodigieuse de Coffin sauve le mot principal : Legem, Prophetas, et sacro - Psalmos calentes numine, - Probana dum silent loca, - Divina templa personent. Rien de plus ambrosien ni tout ensemble de plus moderne et vivant que ces derniers vers. Comparez-les à la strophe de Summæ Deus clementiæ ; Ut quique horas noctium - Nunc concinendo rumpimus. - Et qui n'aimerait la troisième strophe : Umbris sevulta dum stupet. - Natura, lucis fui... Surgamus et noctem piis. - Exerceamus canticis. - While the dead world sleeps around.- Let the sacred temples sound. (Williams) Pimont est assurément bien à plaindre s'il a pu réciter pendant quelque vingt ans cette hymne du bréviaire parisien, sans y rien trouver de poétique. Son siège était fait. Si l'hymne de Coffin était de saint Grégoire, avec quel enthousiasme ne soulignerait-on pas la fidélité du poète au symbolisme des deux lumières! Lux e tenebris..., Lux vera mundi..., Lucis filii..., sacro lumine, quatre rappels! tandis que dans le Primo dierum, la mystique de la lumière ne paraît pas une seule fois, sauf peut-être et encore ! dans le Paterna claritas de la 5e strophe.
 
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poèmes. On aurait plus tôt fait de recopier la Bible elle-même. Pourquoi disputer au XVII° siècle sa gloire la plus éclatante qui est de n'avoir pensé et prié, si j'ose dire, que bibliquement. Pour une citation de la Bible dans les hymnes anciennes, vous en trouverez vingt chez Claude Santeul, trente chez Coffin. La symbolique du moyen âge leur est familière, mais elle ne leur suffit pas. De tous les côtés ils la débordent. Agnus implebo moriens figuras... Christi figuram prætulit... Legis figuris pingitur - Christi corona nobilis (1). De ce point de vue le contraste paraît encore frappant entre les hymnographes de la Renaissance et les nôtres. Soit que le latin de la Vulgate les choquât, soit que les extravagances du moyen âge finissant les ait dégoûtés du symbolisme, soit enfin que, dans leur engouement pour la jeune critique textuelle, ils n'aient trouvé d'intérêt qu'à l'interprétation littérale de la Bible, les premiers humanistes avaient besoin qu'Érasme leur rappelât que la prière chrétienne ne saurait trop s'approprier « les termes et les pensées de l'Écriture ». « Car il y a dans ces paroles, leur disait-il, une force particulière et Dieu les écoute plus volontiers parce que ce sont ses propres paroles (2). » « Saint Bernard, s'il faut en croire l'abbé Thiers, n'a presque rien mis de l'Écriture dans l'Office de Saint Victor qu'il a composé. » Et, pour revenir à l'humanisme, « Vivès... n'a presque rien pris de l'Écriture sainte dans l'Office qu'il a composé de la Sueur de Jésus-Christ (Sacrum diurnum de Sudore Tesu Christi) (3). » Comparez à l'hymne de Santeul sur la couronne d'épines :
 
Quo forma cessit par Deo
Non vultus idem, non decor;
 
(1) Chevalier, op. cit., pp. n5, 36, 199.
(2) Erasme, La manière de prier Dieu, Paris, 1713, p. 136. Il revient souvent à cette idée. Au demeurant, ce que je viens de dire sur l'Ecriture sainte et la prière de la Renaissance demanderait à être contrôlé. Je parle à vue de pays.
(3) Observations sur le nouveau Bréviaire de Cluny, Bruxelles, 1702, I, PP. 192-193.
 
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Atro fluentem sanguine
Et ora fædum vidimus (1).
 
D'abord saint Paul : « Cum in forma Dei esset » ; puis Isaïe : « Non est species ei, neque decor. »... « Vidimus eum, et non erat aspectus... Et quasi absconditus vultus ejus ... » Dans l'hymne du même Santeul sur la Nativité de la Vierge :
 
Uti potens exercitus,
Tu, Virgo, terror hostium,
 
suit, d'aussi près que possible. « Terribilis ut castrorum acies ». Si vous tenez à castrorum, vous l'aurez ici quelques lignes plus bas : Ut castra quæ bellum parant (2).
 
Cette strophe de Letourneux
 
Granum solo reconditum
Iners manere non potest;
Vix mortuum, jam germinat.
Hinc quanta pullulas seges (3)
 
c'est manifestement l'Évangile qui l'a dictée; comme Isaïe cette strophe de Claude Santeul :
 
Deserta florebunt Deo,
Inculta fructus proferent;
Ponet leo ferociam
Venena serpens nesciet (4).
 
« Laetabitur deserta... et florebit.... prius dracones... non exit ibi leo. » Autant qu'ils le peuvent, ils insèrent, dans leur mosaïque, les paroles mêmes du texte sacré. « Hostiam noluisti, dit le Christ dans l'épître aux Hébreux, corpus autem aptasti mihi ». Et Besnault, aux Laudes de la Circoncision :
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 199-
(2) Ib. p. 22o.
(3) Ib. p. 44.
(4) Hymnes et Prose inédites de Claude Santeul, publiées par le chanoine Ulysse Chevalier, Paris, 1909, p. 6.
 
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Non placet fusas cruor hostiarum,
Quad mihi aptasti, Pater, ecce corpus (1)!
 
Mais sait-on jamais? Quand il récitait dans son bréviaire ce vers de Coffin :
 
Rorate, caeli, desuper (2),
 
peut-être M. Pimont le prenait-il pour un vers d'Horace.
 
III. - Deux fois catholique, puisqu'elle plonge de toutes ses racines dans le double trésor universel - l'ancienne prière chantée de l'Église et la Bible - l'hymne gallicane est aussi, comme on pouvait s'y attendre, toute gallicane, je veux dire française. Honni soit qui mal y pense ! Vous la reconnaîtrez à ce signe qu'elle ne peut souffrir - pas assez peut-être, - ni la savante incohérence d'Horace ni le « beau désordre » recommandé par Boileau. Didactisme d'abord! la poésie suivra comme elle pourra. Le prodige est que, d'ordinaire, elle emboite le pas à cette prose. Elle traîne un peu la jambe, mais elle est là. Il faut savoir que, dans la pensée de nos réformateurs, le bréviaire devait être une sorte d'encyclopédie - biblique, théologique, historique, mystique et parénétique - où le commun du clergé et l'élite des fidèles apprendraient ou repasseraient l'essentiel de la religion. Un memento, un catéchisme de persévérance. Dom Guéranger se gausse fort de cette conception, mais je ne crois pas que Rome la trouve si ridicule. A cet enseignement quotidien, l'hymne doit participer aussi activement et directement que les autres pièces liturgiques. Aucune d'elles n'échappe aux consignes de la « composition classique ». Comme n'importe quel « discours », chacune peut être réduite en un tableau synoptique : a); b); c). Pas beau-coup plus de caprice ni de fantaisie chez Coffin que chez Bourdaloue. De Santeal lui-même le prétendu pindarisme
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 24.
(2) Ib. p. 2o.
 
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n'est qu'une apparence. Ce bouillant poulain ne s'écarte jamais de la piste quo ses managers lui ont d'avance tracée, M. Letourneux, par exemple, aussi peu fait aux bêtes de sang que le jésuite du maréchal d'Hocquincourt. Je vous les donne tels que nous les a donnés le fabricateur souverain, avec leurs qualités et leurs impuissances. Et avec leurs préjugés, d'où qu'ils viennent. Car pour moi, c'en est un de vouloir trop enchaîner soit la poésie, soit la prière au pesant quadrige du discours. Ici trop d'ergo en toutes lettres, et combien plus d'ergo qui, pour être invisibles, n'en font pas moins sentir leur présence impérieuse.
Mais enfin ils sont Français, et qui plus est scolastiques. Ainsi Letourneux, dans son hymne pour les matines de Pâques. Je traduis grossièrement pour mieux souligner les attaches dialectiques;
 
L'aube va naître du jour promis. Sors enfin du sépulcre, ô toi qui es Dieu. A cette heure nul doute n'est plus possible, ta mort est trois fois prouvée.
 
Satis superque probata; ce souci apologétique va conduire toute la pièce. Mais dès le second vers, éclate déjà la passion ratiocinante :
 
Sepulte jam prodi, Deus!
 
Il imite certainement le Salve festa dies de Fortunat :
 
Pollicitam sed redde fidem, precor, alma potestas (1)
Tertia lux rediit, surge sepulte meus!
 
Poésie, d'un côté et quelle poésie! prose de l'autre. Cet adorable meus remplacé par Deus; la prière éteinte par l'argument. Sors du tombeau, puisque tu es Dieu; pour montrer que tu es Dieu.
 
C'est d'ailleurs en vain que leur folle fureur fait garder la
 
(1) « Pollicitam... redde fidem » est traduit pars « Promisses en instat dies » et ne gagne certes pas au change.
 
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tombe, en vain que ces perfides ont apposé leurs scellés sur la porte du caveau. Quittez cette crainte ridicule : Nemo cadaver auferet. - Il se ressuscitera de lui-même, lui (nouvel argument) qui n'est mort que parce qu'il l'a voulu.
Et, en effet, il peut bien sortir du tombeau sans en briser les scellés, puisqu'il a pu venir au monde sans blesser la virginité de sa Mère.
Il est vrai que la foule ricanait le voyant pendu à la croix : - Descends, lui criait-elle, et nous te croirons Dieu » - Mais toi, comme tu voulais obéir jusqu'au bout à ton Père, tu as achevé le sacrifice, jusqu'à la dernière goutte de ton sang.
C'est vrai, il n'est pas descendu de la croix, mais il a fait beaucoup plus. Plus fecit. Tout mort que vous l'avez vu, le voici qui se rend lui-même à la lumière. Avouez donc enfin qu'il est Dieu.
Evidemment cette progression rectiligne ne rappelle guère les zig-zag bondissants de l'Ad coenam ou du Victimæ paschalis, aubades célestes, aussi enfantines que sublimes. C'est que la grave Église gallicane veut raisonner son
allégresse avant de la chanter - ou de la danser plutôt, comme elle fera demain avec cet O Filii qui lui est si propre et si cher : une des trop rares miettes de son trésor qu'elle ait sauvées du naufrage. Au surplus, on aura bien vu avec quelle mauvaise foi pédagogique, ma traduction s'est amusée à pétrifier et à peindre en rouge les articulations de ce poème-discours. Et puis n'est-il pas bon qu'avant de sonner les cloches de Pâques, notre piété s'attarde sur le Calvaire encore. chaud du sang divin?
 
At tu, Paternis obsequens
Ad usque mortem legibus,
Orbem sacerdos victima
Toto piabas sanguine (1).
 
Cela vous parait-il si prosaïque ? Au demeurant, Letourneux n'est-il qu'un excellent catéchiste. Mais, soit par son
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 43-44. Dans le bréviaire de Vintimille, la première strophe Promissus en instat dies a été remplacée par une autre que je croirais de Coffin. L'étude de ces remaniements indéfinis serait bien curieuse.
 
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exemple, soit par ses conseils, il a montré à d'authentiques poètes que l'hymne gallicane doit catéchiser.
Trois hymnes pour les grandes fêtes, sinon davantage, trois compositions, mais non pas indépendantes les unes des autres, ni encore moins de l'Office particulier dont elles orchestrent le thème et dont elles doivent suivre le mouvement. Ce difficile programme, Coffin l'a rempli avec une extraordinaire maîtrise. « Lorsqu'il compose toutes les hymnes d'un Office, écrit Chevalier, elles sont liées par le sens et il ne serait pas possible d'en intervertir l'ordre. C'est pour chaque fête un, petit poème en trois chants, parfaitement homogène ». Il a fait mieux. « Les anciennes hymnes du dimanche et des féries avaient pour thème les différents moments de la journée, avec des pensées morales qu'ils suggèrent, sauf celles des vêpres qui s'inspiraient des époques de la Genèse. » On mariait ainsi, au petit bonheur, le Cathemerinon de Prudence et l'Hexameron des Ambroise et des Basile : noces délicieuses, mais où ni la raison ni la poésie ne s'accordent sans effort. Coffin n'a plus voulu de ce dualisme. Il a sacrifié sans pitié, et en poète plus encore, me semble-t-il, qu'en logicien, le poème des heures aux poèmes des six jours. L'art est fait de tels sacrifices. Je veux certes bien qu'on lui reproche d'avoir tiré le rideau sur les deux crépuscules ou d'avoir coupé le cou aux coqs du Romain, mais ne regrettez-vous pas aussi que ce même Romain - pour ma part, je ne m'en console pas - nous ait privés de l'hymne prudentienne. « Pour l'heure où l'on allume les lampes ». Amiel ne pardonnait pas à La Fontaine d'avoir ignoré, je ne sais plus quelle bête, le tapir, je crois. Quoi qu'il en soit, reprend Chevalier, « Coffin n'a conservé le rappel de l'heure que dans l'office du dimanche; il a formé des hymnes des sept jours un tout suivi et varié, en s'inspirant chaque jour du récit mosaïque de la création, ou des souvenirs évangéliques; il a écrit de la sorte un ample et majestueux cantique à la gloire de Dieu créateur », - ou, pour parler plus exactement, à la gloire parallèle de
 
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la Trinité créatrice et du Verbe rédempteur - « et en a déduit pour les hommes les plus nobles leçons. Dom Gué-ranger n'a pu s'empêcher de reprocher à Coffin ce « symbolisme arbitraire de la semaine », et il le définit ainsi : « Accomplis chaque jour le devoir présent. » Evidemment tout est discutable, surtout les conceptions de la prière, mais pourquoi nier un effort vers un idéal esthétique (1)? » On peut tout ridiculiser, ajouterai-je : livrez à Voltaire, ou simplement à Scarron, le Bréviaire romain. lls auront tôt fait de le « travestir ». Dom Guéranger a le goût trop fin et trop chrétien pour ne pas sentir la religieuse beauté de ces hymnes. Mais il s'est donné une cause à plaider : l'indignité de l'ancienne France, et il la plaide par tous les moyens. Jouant, du reste, sur le velours, car il sait bien que la trop facile offensive du tac au tac ou du talion - hymne pour hymne - répugnerait aux catholiques romains qu'il flagelle. Nul ne lui dira qu'à travers notre scola gallicane presque toutes ses épigrammes tombent sur Rome. Me faut-il répéter qu'il n'est ici question que de poésie ?
Invisibilia enim ipsius... per ea quæ facta sunt intellecta conspiciuntur. Remplacez ce discursif intellecta par un mot, si vous en connaissez un, qui désigne une connaissance proprement poétique, vous aurez ici le dogme principal de la poésie chrétienne (et, pour moi, de toute poésie). Symbolisme donc, mais il en est de deux sortes : il y a, qu'on me pardonne ces vilains mots - un symbolisme statique et spectaculaire, celui des Pères et du moyen âge (Honorius d'Autun, Hugues et Adam de Saint-Victor... Émile Mâle) et un symbolisme dynamique et pragmatiste, celui du classicisme dévot et de Coffin. Pas plus que le second, le premier ne se perd dans les choses visibles, mais il s'y arrête avec une complaisance que s'interdit le second. Celui-là est descriptif et pittoresque; celui-ci presque tout spirituel. C'est que le premier contemple d'abord l'oeuvre des six
 
(1) Chevalier, op. cit., p. LXXXIII.
 
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jours, le soleil; océan; animaux... - qui sont pour lui des images ou des reflets de la beauté divine; le second s'absorbe d'abord sur l'activité créatrice elle-méme, image de l'activité rédemptrice ou de la grâce sanctifiante. Ici le poète s'unit longuement, savoureusement à l'approbation dominicale que le Créateur donne à son oeuvre ; là, il se prête au travail divin par où se poursuit et se renouvelle sans cesse la création du monde surnaturel. Au cantique de l'hexameron patristique et médiéval, tous nos sens participent, les yeux surtout : l'hexameron de Coffin est le cantique d'un aveugle-né, ou d'un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas. Si donc vous attendez de lui des descriptions colorées et chaudes, vous serez déçu. A peine a-t-il pris ses mornes pinceaux qu'il les abandonne :
 
Ad templa nos rursus vocat
Surgentis auroræ nitor.
 
Un aveugle, vous dis-je; il n'a jamais vu naître le soleil. Nitor, ce mot noir, ou abstrait - c'est la même chose Comparez aux aurores de Prudence :
 
Lux ecce surgit aurea (1)...
 
Le bond, l'éblouissement!
 
Lux intrat, albescit polus
 
Ce nitor, du reste, assez maussade pourtant, et qui ne donnerait de distractions à personne, Coffin se hâte de l'effacer :
 
At victor auroram suo
Fulgore Christus obruit (2).
 
L'aurore surnaturelle replonge l'autre dans la nuit, elle l'éteint, la découronne, l'écrase, obruit.
 
(1) Par respect pour la tradition prudentienne, le bon Coffin s'est appliqué une ou deux fois à peindre l'aurore. Sinusque pandens aureos, - Ignita vibrat spicula. (Chevalier, op. cit., p. 5) Simple cliché. On voit bien que le coeur n'y est pas.
(2) Chevalier, op. cit., p. 3.
 
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Poète néanmoins, quand il évoque, en deux ou trois vers, et parfois avec un art consommé, les grandes scènes cosmogoniques des premiers jours de la création, mais toujours pressé de rejoindre, derrière ces augustes paysages, ce qu'il
appelle magnifiquement les «occulta... Numinis magnalia », et le jour éternel :
 
 
Quem vix adumbrat splendida
Flammanlis astri claritas (1).
 
La journée du lundi est consacrée à la séparation des eaux :
 
Poli stupemus alveo
Stagnare pensiles lacus
 
Pesez ces trois derniers mots ; et aux infiltrations de la grâce jusqu'au plus intime des âmes. Le mardi, à la formation de la terre et à l'amour du prochain :
 
Quos orbis unus continet,
Fac una jungat caritas.
 
Des arbres, des fleurs pas un mot (1). Le mercredi est le jour de l'Espérance : les vicissitudes perpétuelles des astres opposées à l'immobilité des promesses divines.
 
Sol novit occasus suos...
 
Encore une citation biblique :
 
Sol cognovit occasum suum .
 
Tour à tour les astres nous volent (furantur) et nous rendent le jour, au lieu que
 
Tu semper idem, nescius
Mortalium spem fallere.
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 4-6.
(2) Duguet, au contraire, dans son Commentaire sur l'oeuvre des six jours, a de longues pages sur le vert des herbes et sur la peinture des fleurs. Ami sans doute de Duguet, Coffin a lu cet ouvrage, publié en 1732, et lorsqu'il travaillait déjà, je le crois du moins, à ses hymnes. Délibérément il n'a rien retenu de tant d'exquises descriptions.
 
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On pouvait bien s'y attendre, les poissons et les oiseaux du jeudi l'inspirent moins.
 
Pisces natant, volant oves...
 
Bien entendu, quoiqu'il y ait aussi des poissons qui volent, des oiseaux qui nagent. Mais, volants ou non, Coffin n'a jamais vu de poissons. Tout ce qu'il en sait est qu'on les mange : paratur esta corpori. Qu'est-ce que le corps? Seule compte la nourriture de l'âme, qui est la foi. Le vendredi : création première, chute et nouvelle création de l'homme. Enfin le sabbat du septième jour et le repos du ciel :
 
O caritas, o veritas!
O Lux perennis ! en erit
Post tot labores, ut tuo
Tandem fruamur sabbato (1).
 
Il y a plus d'ordre que dans l'ambroisien, un didactisme plus précis, mais n'est-ce pas le même esprit, et ce qui leur importait davantage, la même ferveur? L'architecture, à la fois massive et capricieuse, lourde et ailée, confuse et printanière de l'ancienne semaine liturgique (Ambroise et Prudence; Hexameron et Cathemerinon; les hymnes traduites par Racine); a changé, mais ils en ont gardé précieusement et l'âme et les pierres les plus émouvantes. Pour ma part, je me serais passé de cette refonte et je ne
regrette pas du tout que Dom Guéranger ait rouvert la vieille église hispano-lombarde à laquelle, du reste, le bréviaire de Harlay n'avait pas osé toucher.. Mais, puisque le goût et la prière du XVIII° siècle demandaient une refonte, je ne crois pas qu'il eût été possible de mieux concilier l'amour du passé et les tendances du moment.
IV. - Dans l'oeuvre de justice poétique et religieuse que poursuit le présent chapitre, si je ne devais éviter jusqu'à l'apparence du paradoxe, j'ajouterais une quatrième
 
(1) Chevalier, op. cit., pp, 7-16, passim.
 
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caractéristique et je dirais bravement que l'hymne gallicane veut être, qu'elle est en effet la traduction en vers de la prière commune, ces prétendus pastiches d'Horace obéissant très docilement aux consignes de la poésie populaire. Par là, elles se rapprochent, une fois encore, de l'idéal primitif. Lorsque saint Ambroise compose ses hymnes, il ne songe certes pas à mériter les éloges de Symmaque ni à convertir Augustin. C'est pour le peuple, le très petit peuple de Milan qu'il écrit. Nos hymnographes, pour le « bas clergé » de France qui est peuple aussi, et pour ses ouailles. L'évêque de Verdun ayant soumis à Fontenelle de nouvelles hymnes qu'il se proposait d'insérer dans son bréviaire, eut cette réponse : « J'insiste principalement sur l'obscurité de certains endroits, et rien ne me paraît plus contraire à la nature d'Hymnes ecclésiastiques, ,qui doivent être chantées par des gens peu savants pour la plupart, et entendues par un nombre d'autres qui ne le sont pas davantage (1). » C'est bien ainsi que nos hymnographes comprennent leur humble besogne. Auprès d'eux, je ne dis pas seulement l'hymnographe de Léon X, mais Adam de Saint-Victor, non moins subtil que charmant, font figure de raffinés. Au prêtre le moins cultivé, au collégien même le moins précoce, le latin bonhomme de Letourneux, de Claude Santeul, paraîtra presque aussi limpide que celui de l'Évangile. Quoique foncièrement simple, ingénu même, Coffin est un tel artiste que ses talismans - comme, du reste, ceux de Prudence, voire d'Ambroise, - n'agissent que d'une manière confuse sur la foule.. Le charme opère néanmoins et le courant passe. Quant à Santeul, eût-il parlé grec, on l'aurait compris. Patricien et badaud de Paris, Horace et Rouget de l'Isle, parmi tous les poètes de l'Ancien Régime, je n'en connais pas de plus populaire.
 
V. - Traditionnelle, biblique, didactique, populaire, tels seraient donc les caractères distinctifs de la scola
 
(1) Mélanges historiques et philosophiques de Michault, Paris, 1755, II, p. 25.
 
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gallicane. Telles les directions essentielles qu'ils suivent tous. La poésie elle-même de ces hymnes, nous l'analyserons tout à l'heure; pour la formule que nous venons d'en dégager, chacun l'appréciera comme il le voudra, mais j'ai assez montré qu'une critique attentive ne nous permet pas de la confondre avec la formule de l'humanisme, comme a fait dom Guéranger. L'évolution saute aux yeux : progrès, très grand progrès, me semble-t-il, mais certainement l’action, spontanée d'ailleurs et inévitable, si l'on songe aux autres évolutions -mystiques, intellectuelles, morales, littéraires - qui se poursuivaient ou s'achevaient, ou commençaient à décliner pendant le demi-siècle (168o-1736) où fut élaborée la réforme des liturgies gallicanes. La formule était dans l'air. Letourneux et Claude Santeul en fixeront les contours. Santeul l'électrisera, mais elle se dessinait déjà très nettement dans les hymnes d'Habert, évêque de Vabres, mort en 1668, et de La Brunetière - condisciple de Bossuet et mort évêque de Saintes en 17o2. Le Bréviaire de Paris leur a emprunté plusieurs hymnes à l'un et à l'autre, honorables sans plus, mais que les réformateurs n'auraient pas conservées si elles avaient contrarié leur idéal. Ils ont aussi entr'ouvert notre hymnaire à deux jésuites, Pétau, mort en 1652 et Commire, en 1702. Pour le premier, trois hymnes seulement (sainte Geneviève) d'un pindarisme asthmatique; pour Commire, quatre (sainte Ursule; saint Martin) un peu moins académiques, mais aussi tièdes. Simples invités et qui ne sont pas de la maison. Il est, d'ailleurs, significatif que les jésuites, ces princes du vers latin, se soient tenus à l'écart de l'entraînement hymnographique de ce temps-là, j'allais dire de l'épidémie. Ont-ils eu peur, comme l'a dit Vissac, de collaborer à une entre-prise gallicane? Non : l'ultramontanisme du P. La Chaise n'allait pas jusqu'à la phobie (1). Je croirais plutôt que la formule nouvelle, humble et populaire, souriait peu à leur
 
 
(1) Sans craindre d'encourager le gallicanisme, un de leurs poètes les plus exquis, le P. Oudin - l'ami de Bouhier et de La Monnoie, - avait composé, de toutes pièces, un bréviaire de Verdun, resté manuscrit je crois, un Office de saint François Xavier et des hymnes pour l'Eglise d'Autun, Oudin était incapable d'écrire rien de médiocre, malheureusement je n'ai pu me procurer ces divers morceaux. Cf. le t. II, des Mémoires de Michault où il est longuement parlé de ce charmant homme. - Je recommande ce sujet de thèse à un jeune travailleur. - Un des rares hymnographes de la Compagnie au XVII° siècle, le P. Glairé nous est plus connu. Nous aurons, chemin faisant, l'occasion de le saluer.
 
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humanisme (1). N'oublions pas toutefois qu'ils ont deviné - qui ne l'eût fait? - et formé Santeul. Mais seulement le Santeul - génial certes déjà! - des Inscriptions, de Pomone, des pièces de salon ou d'apparat. Comme Port-Royal, le jeune Racine. Élève perpétuel, du reste. Même après ses abjurations intermittentes, on le voit constamment chez les jésuites, pressé de leur soumettre ses brouillons ou de leur réciter ses chefs d'oeuvre. Santeul ne savait de prosodie que l'indispensable et son latin n'était pas des plus scrupuleux. Son vieux maître, Cossart, Jouvency, toutes les muses de Clermont, du noviciat ou de la Maison Professe radoubent ses hymnes. Au besoin, s'il n'est pas sage, s'il fait mine de chanter les saints ou les saintes de Port Royal, on le menace de révéler le cuisant secret. Preuve, entre cent autres, que ce chanoine tzigane n'était pas le scandaleux, le vitandus que Dom Guéranger nous a dit. Les jésuites l'auraient caché, au moins aux novices. Il les a si follement amusés sa vie durant que la Compagnie aurait dû l'inscrire au nombre de ses bienfaiteurs. Mais on n'aura pas voulu chagriner l'irritable P. Comnlire qui n'a jamais compris qu'on lui préférât ce primaire. O tempora, o mores! Mais enfin pour l'hymne, l'étincelant Victorin a d'autres maîtres : son frère Claude, M. Letourneux, le P. Gourdan, victorin lui aussi. Partage amusant, et symbolique. D'un côté le métier, la forme; de l'autre le fond ; et entre les deux, Santeul, qui, dans cette division du travail, n'apporte, n'a en propre que son génie, écoutant docilement tour à tour et tout ensemble les uns et les autres. Apis mantina et calvariana. Car, pas plus que la prosodie, la spéculation n'est son fort. Letourneux et Claude font ses
 
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maquettes. Ils lui passent les idées qui l'allumeront. Les moins imprévues l'émerveillent : un Dieu qui se fait hostie, est-ce possible? Stupete gentes, fit Deus hostia! A peine sûr d'avoir d'abord bien compris, il rumine sa leçon, il la transpose insensiblement sur le plan poétique, il la fait lyriquement sienne. D'autres grands poètes se gouvernent tout de même, sans nous confier toutefois le nom de leur Letourneux. J'ai de la peine à expliquer ce que je veux dire, mais il faut admettre que, dans l'histoire de notre scola, Santeul n'a pas l'importance prépondérante qu'on lui attribue. Un accident, un panache. S'il n'avait pas éclaté au bon moment, si les jésuites avaient réussi à l'emprisonner sur la pente du Parnasse, ou dans les jardins du P. Rapin, si enfin, trop pudibond, Claude et Letourneux avaient hésité à s'annexer ce bohème, rien d'essentiel n'aurait été changé à la ligne de notre hymnaire. Il n'aurait perdu que son flamboiement.
Mais c'eût été là une catastrophe, sinon liturgique, au moins poétique. De l'une à l'autre, soit dit en passant, il n'y aurait pas si loin. Et non seulement parce qu'un hymnaire n'est jamais trop beau, mais parce que les feux de Santeul ont montré la voie à d'autres poètes authentiques, Besnault et Collin. lls doivent beaucoup à leur aîné, et bien qu'ils se promettent de ne pas imiter ses défauts, ils l'admirent fort. Je crois qu'on les aurait surpris et peinés si on leur avait dit qu'un jour viendrait où ils seraient exaltés l'un et l'autre aux dépens d'un si grand maitre1. Et moi-même si j'avais à
 
(1) Gazier ne goûte qu'à moitié Santeul, bien qu'il le mette au-dessus de Prudence. Mais très au-dessous de Coffin. Dom Guéranger pensait déjà de même. C'est aussi Gazier qui, le premier je crois, des modernes, a mis en évidence les mérites éclatants de Besnault. Il n'était pas loin non plus d'égaler Claude Santeul à Jean. Ce qui ne serait peut-être pas non plus l'hérésie que l'on pourrait croire. Pris en lui-même, le jugement de Gazier, - scrupuleusement conforme à la poétique de l'ancien concours général, - pèserait peu. Mais comme il était le gardien pieux de la tradition janséniste, on peut croire que les appelants admiraient fort, non seulement Coffin, ce qui va sans dire, puisqu'il est mort appelant, mais Claude et Besnault. Du moins n'avaient-ils rien à leur reprocher. Ulysse Chevalier plus érudit que lettré, fait siennes les impressions de Gazier. Il tend, lui aussi, à déprécier quelque peu la poésie de Santeul. Pour moï, sans fixer de rangs, je tiens avec eux Santeul et Coffin bien entendu, mais aussi Claude et Besnault pour d'authentiques poètes.
 
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dresser un palmarès... mais quelle sottise! De Sébastien Besnault nous ne savons rien sinon qu'il était curé de Saint-Maurice de Sens et qu'en 168o il avait peut-être l'âge déjà du vers latin, puisqu'on incline à lui attribuer certaines hymnes anonymes du bréviaire de Harlay. Vocation aussi tenace que précoce : il hymnographiait encore après la majorité de Louis XV. Nous le retrouverons. C'est lui qui fait le pont entre Santeul et Coffin. Chez ce dernier (1676-1749) c'est bien toujours la même formule., mais parvenue à l'état parfait. On pense bien, du reste, que dans une si longue évolution la formule seule technique ; métier - reste identique. La poésie même de Coffin n'est plus celle de Santeul ; sa prière, pas davantage. Nous essaierons de tracer la courbe de ces variations, mais auparavant, je dois signaler la singularité la plus charmante et la moins connue de notre scola gallicane (1).
 
(1) Nul besoin de confesser que cette rapide esquisse est insuffisante. Il suffisait à mon dessein de montrer que la scola gallicane a une existence propre : hymnographie spéciale qu'on ne saurait confondre comme on l'a fait trop souvent avec l'hymnographie de l'Humanisme. C'est un vaste sujet et que les érudits n'ont pas encore défriché. Pour stimuler leurs recherches, je veux indiquer les lacunes qui me font le plus de honte. 1° Je prends notre scola en 168o, au moment où elle affirme avec éclat son existence, s'étant trouvée toute prête à intervenir dans la réforme de Harlay. Mais de sa pré-histoire, j'ignore à peu près tout et je n'ai retenu, parmi les précurseurs immédiats de Letourneux, que La Brunetière et Habert. Il faudrait, je crois. chercher aussi du côté de Saint-Maur et de Saint-Vanne. Voici un texte tantalisant, dans l'Histoire de la Congrégation de Saint-Maur par Dom Martène, publiée comme l'on sait, avec une érudition infinie, par Dom G. Charvin, T. IV, (1656-1667), Ligugé, 193o, p. 225... « Ouvrages de Dom Hugues Vaillant. Il paraît par quelques lettres de Dom Hugues Vaillant, maître de rhétorique à Pont-Levoi, qu'on imprimait cette année (1667) à Paris quelques poésies de sa composition, qu'il avait composé un office de saint François de Sales que l'évêque d'Auxerre voulait faire recevoir dans son diocèse, de même que l'archevêque de Narbonne dans toute sa province qui est composée de 11 évêchés, et qu'il était alors occupé à faire des hymnes pour les chanoines de l'église cathédrale de Saintes. » Qui ne serait bouleversé par ces quelques lignes! Les hymnes du Propre bénédictin que Solesme, .chante encore aujourd'hui sont, comme on sait, de Dom Vaillant. Mais l'Office de François de Sales, mais les hymnes de lui qu'on a dû chanter dans les 11 évêchés de la Narbonnaise... qui les retrouvera? Avec cela, il travaille pour la cathédrale de Saintes, ce qui est peut-être grave : les hymnes du bréviaire de Harlay que l'on attribue à La Brunetière ne seraient-elles pas, au moins un peu, de Vaillant ? Thiers, juge difficile, l'estimait fort. « Dom Hugues Vaillant... avait beaucoup de talent pour les hymnes... Les trois de Saint-Maur (dans le bréviaire de Cluny) sont de lui ». Op. cit. II. 245. Je laisse la ruche de Harlay, qui nous est moins inconnue et j'arrive à la fièvre hymnographique allumée précisément par la réforme parisienne. Coup sur coup, les bréviaires des autres diocèses se renouvellent. Soit une végétation d'hymnes, très certainement luxuriante. J'incline à croire qu'à Sens et grâce à liesnault, l'activité lyrique a été d'une intensité particulière. Aux érudits d'étudier, de ce point de vue, tous ces bréviaires (j'ai dit un mot de celui de Huet qui est plein d'intérêt). 3° pendant la dernière période hymnographique, - celle où étincelle Coffin et qui arrive à son apogée avec le bréviaire de Vintimille, que d'hymnes encore que j'ignore! Ce chant du cygne gallican a pu être merveilleux. Je lis, par exemple, - nouvelle secousse! - dans l'éloge de Dom Mopinot (1685-1724), encore un mauriste, et de la race des géants, puisqu'il a continué Doue Pierre Cous-tant. Tout jeune, on l'envoya professer « les humanités à Pontlevoy, abbaye dans le diocèse de Blois, où les bénédictins ont un collège très estimé. » Certes! le voici donc en possession de la chaire poétique de Dom Le Vaillant : « Les bénédictins, continue-t-on, estiment qu'ils n'ont jamais eu un professeur d'humanités si estimé... Il réussissait.., dans tous les genres de poésie...; il lit une tragédie... On chante dans plusieurs monastères de sa congrégation des hymnes de sa composition aussi claires et aussi pompeuses que celles de Santeul et plus pieuses, je dirais même plus latines que celles de cet illustre poète. » Me croira-t-on si je dis que plusieurs de nos mauristes d'aujourd'hui suppliés, sommés par moi de retrouver ces hymnes, ont dû renoncer à me satisfaire? Etiam periere ruinæ. Je ne me console pas davantage d'ignorer les épigrammes de Mopinot. Car, nous dit-on encore, « il n'eût pas moins réussi dans la satire, si la piété n'eût arrêté son génie; oà a cependant quelques pièces en ce genre, qui lui sont échappées et qui lui ont coûté bien des remords : une entre autres, qu'il fit sur le chemin de Saint-Denis en passant entre Montmartre et Montfaucon. » Perte irréparable! Encore un trait de lui, et qui éclaire tout le présent chapitre : « Quoique ses vers fussent excellents, il les faisait très facilement et quelquefois sur le champ. Un jour, ayant offert le redoutable sacrifice de la Messe pour un saint évêque (M. de Langle, évêque de Boulogne) à qui il avait été fort attaché, comme il était tout occupé de la sainteté de ce prélat, il fit ces quatre vers en sortant de l'autel et avant que d'arriver à la sacristie : Si pietas, si religio, si regula veri. - Non perit, æternum vives venerande sacerdos... » Par où l'ont voit que le latin n'était pas pour eux une langue morte, et que ce latin, bien que tout imprégné de Virgile, n'était pas plus païen, quoi qu'en dise Dom Guéranger, que n'importe laquelle des langues par où les fidèles expriment leur prière (Cf. Continuation des Mémoires... (Desmolets) Paris 173o, I, p. 27-3o. - Pour Saint-Vanne, nous avons plusieurs hymnes de Dom Gody. Cf. Jean Godefroy : Un moine poète. La vie de Dom Simplicien, Gody poète et écrivain mystique, Ligugé, 1931. 4° le mouvement ne s'est pas arrêté net avec le bréviaire de Vintimille. Il a dû se poursuivre et peut-être jusqu'à Louis-Philippe. Après les Institutions liturgiques, les hymnographes se cacheront dans des caves. Mais avant ??
 
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VI. - Un prêtre de mes amis, plus romain que Dom Gué-ranger et farouche anti-moderniste, me confiait un jour, non sans rougir, qu'à la sainte Messe, dans le court trajet de l'Épître à l'Évangile, il avait chaque matin à refouler une tentation, non pas de révolte ni précisément de colère, mais
 
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de mauvaise humeur contre le Saint-Siège, ou, du moins, contre saint Pie V. Et comme j'allais me scandaliser, « eh quoi! me dit-il, auriez-vous le malheur de ne pas adorer les proses, ou bien ne sauriez-vous pas que des quantités de proses que chantait le moyen âge, une par jour ou à peu près, ce cruel pape n'en a conservé que cinq. Victimae Paschali; Veni sancte spirites; Lauda Sion; Stabat Mater; Dies Iræ? Que voulez-vous? La poésie n'est pas leur affaire. Rome l'a reconnu elle-même depuis longtemps. Excudent alii spirantia mollius... A d'autres les hymnes splendides et les séquences frissonnantes, Adam de Saint-Victor et Santeul; Tu regere... D'ailleurs, toute prête à romaniser le génie des autres races. Tous les éléments poétiques ou dramatiques de ce qui est devenu sa liturgie, la sévère majesté de Rome les a tour à tour empruntés à l'Orient, à Milan, à l'Espagne, à l'Irlande ou à nos Gaules. Si les proses lui paraissaient trop simplettes ou trop sautillantes, était-il indispensable qu'elle en imposât le très dur sacrifice à l'infirmité française ? Un savant bénédictin, Dom Wilmart fait écho à cette plainte innocente. « On sait, écrit-il, que le Missel de Saint Pie V, n'a conservé, et ainsi légitimé, que cinq proses... Et c'est fort peu assurément, un très faible souvenir d'une immense littérature qui fit la joie des chrétiens du rit latin, depuis le Xe siècle jusqu'au XVI° siècle (1). »
Hâtons-nous d'ajouter que notre Scola gallicane jugea comme nous que cinq proses, c'était bien peu, et que, grâce à elle, cette chère littérature devait renaître et fleurir chez nous jusqu'au milieu du siècle : épisode bien oublié aujourd'hui et qui prouve une fois de plus l'attachement que gardaient ces prétendus novateurs à ce qu'ils trouvaient de plus pieux tout ensemble et de plus populaire dans la tradition liturgique du moyen âge. Le recueil d'Ulysse Chevalier - une anthologie et assez timide - qui fait naturellement la part du lion aux hymnes proprement dites, n'en renferme
 
 
(1) Dom A. Wilmart, L'Hymne et la séquence du Saint-Esprit, La vie et les arts liturgiques, Juillet 1924, p. 481.
 
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pas moins une soixantaine de proses dont plusieurs sont de vrais bijoux.
Sur ce point encore, nous sommes mal renseignés.. J'imagine qu'il y avait une gauche et une droite dans les commissions de réforme : les partisans farouches de la quantité et les amis impénitents du syllabisme; sans doute aussi les solennels et les tendres. La vieille séquence les départagea. Pour les Hymnes, on obéirait religieusement à la prosodie classique, mais, en même temps, on sauverait du naufrage les plus belles proses du passé et an en composerait de nouvelles. Par là je crois aussi qu'on aura voulu donner un apaisement, comme on dit aujourd'hui, au goût et à la piété des fidèles. « On connaît par expérience, écrira plus tard le savant abbé Lebeuf, grand érudit et grand musicien, que le chant des Proses bien cadencées est un grand attrait pour Les fidèles ; la mesure qu'on sait à présent leur donner, fait sur eux le même effet que les chants dont saint Adelin, évêque de Sherborn en Angleterre, sut adroitement se servir au vile siècle pour gagner à Dieu quantité de peuples. A Rome, où les Proses sont plus rares, la coutume était, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, d'en chanter à la fin du repas que le pape donnait aux grandes fêtes à tout le clergé, et il est certain que plusieurs papes (Hélas! Pie V n'était pas de ceux-là) conçurent une grande idée de Notker .. sur ce qu'il en avait mis en chant un grand nombre. Il y a un livre de proses imprimées sans chant à l'usage du diocèse de Paris. Il y aurait aussi de quoi en former un de celles qui sont à la fin du nouveau Missel de Sens (1). » Nouvelle raison d'admirer Sébastien Besnault, si, comme tout nous le fait croire,. c'est bien à lui qu'est dû le Missel de Sens. Cet hymnographe génial avait donc, lui aussi, beaucoup de goût pour ces humbles proses : plus soucieux, lui aussi, de piété que de beau langage, puisqu'il a emprunté plusieurs des proses de son missel à un Victorin, beaucoup moins éclatant
 
(1) Mercure de France, août 1726.
 
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que Santeul, et qui même n'éclatait pas du tout, le bon Père Simon Gourdan.
De ce dernier, Santeul écrivait un jour : « Il a fait une prose de saint Augustin dans le genre qui est la turpitude du nôtre, mais c'est un jargon dont les dévots sont convenus (1). » Précieux aveu : encore une preuve de l'alliance qui s'était nouée chez nous, entre la prière et les proses.
Avant de la dénouer, pourquoi faut-il qu'on ait négligé de consulter les intéressés ? Quieta non rnovere; religiosa, moins encore. Il est facile de les proscrire, moins facile de les remplacer. Mais gardez-vous de prendre au sérieux le mépris de Santeul. Il fait plus de cas de ce prétendu jargon et du syllabisme qu'il ne veut le dire. A certains moments, je crois bien qu'il enrage du somptueux exil qui l'emprisonne sur le Parnasse latin, et de ne pouvoir chanter en sa langue maternelle. La nature le voulait poète français et syllabisant. Les jésuites, ses Inaitres, lui ont fait manquer sa vocation. Il vénérait, du reste, son confrère Gourdan, il lisait les innombrables proses qu'enfilait ce bonhomme, moins génial qu'appliqué et il en faisait son profit. L'Hymne et la Prose : l'aigle et la colombe. Oh! une colombe grise et dolente, mais toute dévote. Les voici de compagnie : Santeul pour les matines de saint Jean l'Évangéliste.
 
Tu, quem præ requis Christus amaverat
O dattes hominis deliciæ Dei...
 
Fortunate nimis, cul licitum fuit
Attrectare manu Verbum
 
Jesu, tu placido dunt recabas sinu,
Potas, plena Deo flumine ;
Illapsu tacito se propius tuis
Numen sensibus inserit.
 
La Prose maintenant, et Gourdan :
 
O te Deo saturatum,
Ipso Deo te potatum,
 
(1) Fourrier-Bonnard, op. cit., II, p. 170.
 
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Nunc, Joannes, colimus;
Sinu Christi recumbebas,
Inexhaustum lac sugebas
Præ sociis intimus
 
Caena dulci dam pinguescis,
Sacras inter conquiescis
Ulnas dilectissimus...
 
Per te caelo suspirare,
Sedem pacis habitare,
Fonte vitæ redundare
Et ad Agni recubare
Det Pater convivium.
Cujus induis observasti,
Cujus artus contrectasti,
Cujus pectus penetrasti,
Cujus throno pervolasti,
Christo sit imperium (1).
 
Cette doxologie, si affectueusement traînante, si on l'avait rencontrée parmi les Proses d'Adam..., mais qu'allais-je dire, n'est-il pas entendu que nos gallicans manquent d'onction ?
Beaucoup de ces proses, - on ne sait pas exactement lesquelles, - sont de François Vivant, docteur de Sorbonne, chancelier de l'Université (le Paris, et, soit dit en passant, un des marteaux du jansénisme (1688-1739). On peut suivre d'assez près l'élaboration naïve et savante de ces petits poèmes : sorte de compromis entre les anciens modèles et la formule de l'hymnographie gallicane. Il est touchant de voir les gros doigts de ces docteurs parcourir avec allégresse les touches du carillon médiéval. La prose gallicane est si l'on peut dire, une hymne détendue, l'hymme de Letourneux et de Santeul.
Santeul, par exemple, pour l'Assomption :
 
Cunctis caelitibus celsior una,
Solo facta minor, Virgo, Tenante.
 
(1) Chevalier, op. cit., pp. 125-128.
 
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La prose :
 
Virgo cælo celsior...
Solo minor Numine;
 
puis un rappel du voeu de Louis XIII.
 
Tibi se rex consecrat
Et suum imperium;
Salva Regem Galliæ (1).
 
Santeul, pour l'Invention de la sainte Croix:
 
Tu lectus in quo nos paris,
Suggestus è quo nos docet;
 
La prose :
 
Lectus Dei morientis
Est cathedra nos docentis (2).
 
On voit la transition du latin savant au populaire; de suggestus a cathedra; de tu lectus, sans verbe à est cathedra.
La prose de sainte Madeleine ne fait que transposer sur un ton preque aussi joyeux que celui de l'O Filii l'hymne auguste de Santeul.
 
Maria sacro saucia vulnere...
Myrrham quid a ffers, vanaque balsama... ?
 
Les beaux mots ! Combien plus simples, mais si affectueusement vulgaires :
 
Christi noces ultimas
Audit totis auiribus.
 
« De toutes ses oreilles, elle écoute les dernières paroles du Christ.
 
(1) Chevalier, op. cit., pp. 2o2-2o4.
(2) Chevalier, pp. 154-155. Une de nos hymnes pour la fête du Sacré-Coeur s'inspire également de Santeul : Ultoris exarmas manum - Placatur, ut te respicit - Iras et obliviscitur (p. 154).
 
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Santeul :
 
Ingens amantem te dolor indicat;
 
la prose :
 
At non morte vincitur
Fortior dilectio;
Ad sepulcrum sequitur
Amal sub sudario.
 
Pour la rencontre, Santeul :
 
Amans vicissim se Deus obtulit ;
 
la prose :
 
Amorem mutuum !
Ad te venit obvius!
 
Dans la noble strophe de Santeul, Tu prima testis, jadis fameuse, le mouvement de Madeleine, bien que rapide, garde une majesté céleste :
 
Tu prima testis, prima que nuntia,
Velox in urbem pralinas advola,
Christique nutantes ministros,
Plena Deo propiore firma.
 
Si pleine de Dieu qu'on ne songe pas à la regarder courir. Dans la prose, les va et vient de la désolée, puis de la messagère, combien plus près de la vie réelle !
 
Surgit, urbem circuit,
Ne vigil prohibent.
Heu! dilectus latuit;
It, redit, dum teneat...
 
Prima Christi gloriæ
Testis est et nuntia...(1)
 
A ces rythmes légers ils plient sans trop d'effort les plus
 
(1) Chevalier, op. cit., pp. 188-189.
 
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hauts de nos mystères. Ainsi dans la prose pour la sainte Trinité.
 
Molis expers et mens tolus,
In se manens, se beatus
Sibi Deus sufficit
Est in Deo totum quod est
Quod  est Deus, lotus hoc est :
Mens narrando deficit.
 
Ante tempus, tempus supplet ;
Extra locum, locum implet
Ipse locus omnium;
Cuncta creat increatus,
Mutat cuncta non mutatus,
Agens servat otium (1).
 
On a reconnu au passage un souvenir de saint Thomas, sufficit, deficit; voici maintenant les Actes des Apôtres;
 
Non egentem cujusquam colimus,
In hoc sumus, movemur, vivimus...
 
Les grelots ingénus que n'intimide point cette haute métaphysique : les doutes contre la foi balayés dans l'allégresse de croire : et toujours ce je ne sais quoi qui change en prières ces mnémotechnies.
 
Os superbum conticescat,
Simplex fides acquiescat
Dei magisterio (1).
 
On ne saurait plus habilement, ou pour mieux dire, plus naïvement, ou continuer ou renouer une ancienne tradition. Aux nuances près, qui n'arrêtent que les connaisseurs, le passage est insensible de la prose médiévale à celle du dix-
septième siècle finissant. On hésite parfois à croire tel de ses poèmes contemporain de Louis XIV et de Boileau. C'est qu'aussi bien il s'en trouve dans le nombre qui nous viennent, à peine retouchés, semble-t-il, de cet âge d'or
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 55.
 
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qu'on accuse notre scola d'avoir méprisé, et qu'après tout Dom Guéranger ne nous a pas rendu. Ainsi la prose prestigieuse de la Dédicace, qu'on avait délaissée depuis la réforme de Pie V, et que nos classicistes se sont donné la joie ou de ressusciter ou de maintenir.
 
Jerusalem et Sion
 
Unique merveille, sauvée par un autre miracle de la ruine universelle et que, gràce à eux, nous pouvons chanter aujourd'hui encore, sinon, hélas ! par toute la France, au moins dans le diocèse de Paris. Aussi exaltante que pacifiante et d'un branle-bas qui réveille les plus inertes. A Notre-Dame, lorsque j'arrive impatient et déjà comblé à la strophe du milieu, j'ai le sentiment que l'immense nef se détache de ses ancres et cingle vers l'éternité.
 
Hæc est cymba qua tuti vehimur,
Hoc ovile quo tecti condimur,
Hæc columna qua firmi nitimur
Veritatis (1).
 
Mais les caractères distinctifs de notre scola nous ont assezretenus. Venons à l'étude plus immédiatement poétique et religieuse de son oeuvre.
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 210. Chevalier semble attribuer cette prose à nos hymnographes. Mais elle est probablement d'Adam de Saint Victor. Il y a des variantes bien curieuses. Ainsi au lieu de Mater Eva, qui est heureusement resté, plusieurs missels donnent Hostis Eva, qui est bien dur. La strophe, si jolie mais un peu redondante, où l'Eglise est comparée à la reine de Saba - Hæc quae venit a terrae finibus, - est souvent retranchée. Le bon P. Gourdan s'est approprié, mais en l'immobilisant, la strophe mer-veilleuse. Navis Petri non quassatur. Navis, et qui plus est Petri, au lieu de cymba : quelle cargaison! Avec quassatur, la barque s'enlise déjà. Contra fluctus obfirmatur, Hac in in arca grex salvatur, - Integer credentium. Ce n'est même pas un dreadnought. C'est un rocher. Obfirmatur! arcagrex! On pense à Boileau quand il coule son plomb dans une fable de La Fontaine. Cf. Chevalier op. cit., p. 69. Au surplus, ce corpus des proses gallicanes mériterait-il d'abord d'être rassemblé, puis d'être critiqué à fond? Beaucoup d'hymnographes semblent persuadés que la séquence n'a pas survécu au moyen âge.
 
§ 2. - Le lyrisme liturgique de la scola gallicane.
 
D'un poème lyrique profane - Horace, Victor Hugo - à un poème liturgique - hymme ou séquence - il y a plus loin que d'une fable de La Fontaine à l'Odyssée. L'hymne en effet a ceci de particulier qu'elle doit mettre en branle chez celui qui la récite, comme on doit la réciter, deux activités, parallèles d'ailleurs et toute voisines, mais distinctes : l'activité poétique et l'activité de prière. Il est vrai qu'un incroyant peut trouver à lire Adam de Saint-Victor le même plaisir qu'à lire Virgile (1); mais du fait de son incroyance, l'hymne cesse d'être pour lui une hymne au sens propre du mot; tout comme à ce même incroyant la messe, n'est plus la messe, mais une simple représentation dramatique (1). Laissant néanmoins de côté ces précisions méta-physiques, je ne veux insister ici que sur les modifications profondes, essentielles même que l'Église fait subir aux poèmes qu'elle insère dans sa liturgie. Perrault l'a fort bien dit dans son éloge de Santeul. « On ne les aura pas chantées (ses hymnes) cinq ou six fois aux grandes fêtes..., qu'elles ne respireront plus que la sainteté des mystères et des grandes actions qu'elles célèbrent (2). » C'est beaucoup plus vrai que Perrault ne le pensait, puisqu'on en peut dire autant d'une pièce au-dessous du médiocre, comme il
 
(1) Un incroyant, disons-nous, et non pas un homme, s'il en est de tels, chez qui le sentiment religieux se trouverait tout à fait paralysé; cet homme, eu effet, serait aussi incapable de poésie que de prière; c'est du moins ce que j'ai essayé de montrer dans Prière et Poésie et dans Racine et Valéry.
(2) Cf. Vissac, op. cit., p. 148.
 
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s'en rencontre dans toute les liturgies. Telles strophes de l'Iste confessor, du Te Joseph, ou des hymnes plus récentes du romain, si défaillantes qu'elles nous paraissent, respirent elles aussi, on ne sait comment, « la sainteté des mystères ». Quelle qu'en soit la splendeur ou la tendresse, une pièce liturgique se trouve revêtue d'un caractère sacré; elle rentre dans la catégorie des « objets religieux », au même titre que les voûtes d'une église ou que les cires de l'autel. Et comme il y a ce qu'on appelle des «messes blanches », où tous les rites ordinaires se déroulent, la consécration exceptée, on devrait pouvoir dire qu'ily a aussi des « hymnes blanches », toutes celles qu'une liturgie officielle n'a pas consacrées en les adoptant. Nous en avons beaucoup, par exemple, de Claude Santeul, publiées récemment par Ulysse Chevalier, et dont plusieurs sont d'une grande beauté. Blanches toutefois, puisqu'elles sont restées sur le seuil de l'hymnaire gallican. Ai-je besoin d'ajouter que la consécration liturgique dont nous parlons ne transforme pas en poésie ce qui est né prose. D'une plate versification l'Église ne peut faire un poème. Pour l'hymne, l'idéal serait et il se réalise souvent, qu'à la grâce de prière qui seconde et récompense la récitation pieuse d'une formule, bien ou mal venue, s'ajoutât cette mystérieuse incantation qu'opère la poésie véritable, incantation, servante elle-même de la prière. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas à nous occuper ici du dynamisme surnaturel dont l'Église enrichit les hymnes de son choix. « Blanches » ou proprement liturgiques, peu nous importe pour l'instant. Seule nous intéresse leur poésie même dans sa beauté propre et dans ses rapports avec la prière de l'ancienne France.
Nous distinguerons, schématiquement bien entendu, et sans oublier que l'hymne, comme tout poème, est un organisme vivant, nous distinguerons dans nos hymnes, trois moments, ou, pour mieux dire, trois courants lyriques. D'abord un premier contact soudain, ébloui, confus, global, avec le mystère, que l'Office du jour a déjà commencé
 
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de célébrer - car l'hymne n'est que par accident une pièce de cabinet, elle fait partie intégrante de la liturgie; ensuite une application plus paisible, plus ordonnée au;détail, si l'on peut dire, dogmatique ou historique de ce mystère; enfin une appropriation personnelle, intime, de ce même mystère. Émerveillement, contemplation, prise de possession. La seconde de ces trois phases, si on pouvait l'isoler - ce qu'il ne faut pas - des deux autres, ne serait qu'improprement lyrique; des réflexions; des descriptions; un récit; les deux autres, au contraire, où le sentiment domine, sont essentiellement lyriques ; mais la première, d'un lyrisme en quelque sorte pur, c'est-à-dire où le poète s'oublie tout à fait lui même pour se perdre dans l'objet qui l'enthousiasme; la dernière, d'un lyrisme plus réfléchi, plus apaisé inquiet, douloureux même parfois, où se mèle à l'amour et au désir d'union que la première exaltation a fait naître, et que la contemplation du mystère a rendu plus pressant, le sentimeut des impuissances qui gênent la réalisation de ce désir. Bref, si l'on veut bien me pardonner la trompeuse rigidité de mes pédantismes, trois sources, ou trois ferments de lyrisme nous occuperont tour à tour : un lyrisme que j'appellerai triomphal; un autre, dramatique; un troisième enfin mystique.
 
 
A. LE LYRISME TRIOMPHAL
 
a) L'embarras est de choisir. Car, plus ou moins exalté, voilé par endroits, ce lyrisme entraîne presque tous nos poèmes. Ainsi la strophe émerveillée de Besnault pour les premières vêpres de la Circoncision :
 
Debilis cessent elementa legis,
Sat diu mentes timor occupavit,
Foedus æterni stabilire Jesus
Coepit amoris,
 
ou, en vers français - omnibus debitor sum – fatalement
 
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médiocres puisqu'ils ne rendent que le gros du sens :
 
Disparais, faible Loi; disparais, Loi de crainte !
Tu n'as que trop régné. Que la grâce ait son tour!
Jésus vient établir une alliance sainte,
Alliance d'amour (1).
 
Mais nous retiendrons de préférence le groupe lyrique de la Présentation de Jésus au Temple et de la Purification de Marie : trois hymnes particulièrement fameuses de Santeul (premières vêpres; nocturne; secondes vêpres) ; et la Prose anonyme de la messe (2) : ensemble triomphal d'une éclatante sonorité (2).
A travers le bariolé charmant et dévot de la scène - l'enfant au bras de sa mère, les tourterelles, le vieillard Siméon, la prophètesse - le poète va, d'un premier bond,
au plus invisible et au plus sublime du mystère : que la porte s'ouvre au Christ prêtre et victime.
 
Templi sacratas pande, Sion, fores :
Christus sacerdos intrat et hostia :
Cedant inanes veritati
Quæ se animis aperit figuræ
 
Ouvre ton Temple, O Sion bienheureuse
Jésus victime et prêtre y doit entrer (3).
 
C'est là, du reste, - le sacerdoce et le sacrifice du Christ - un des thèmes les plus familiers à la dévotion du XVII° siècle, comme nous l'avons montré dans le volume
précédent; et sacerdos un des mots qui reviennent le plus souvent dans nos hymnes.
Dès cette heure doit paraître néanmoins, et parait, en effet, mais elle aussi, toute sublime, celle qu'ils appelleront Virgo Sacerdos.
 
(1) Hymnes du nouveau bréviaire de Paris, traduites en vers français. Paris, 1786, p. 73.
(2) Je laisse de côté l'hymne de Laudes, qui est de Coffin.
(3) Chevalier, p. 140. Traduction de 1706.
 
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Testes tot inter magnanimo, Deus,
Tibi litabat firma silentio;
Verbi silentis muta mater,
 
ainsi associée directement au sacrifice : litabat. Il va sans dire que nulle traduction ne rendra ces quatre mots : Verbi silentis muta mater. Une seule l'a tenté du reste :
 
Entre tant de témoins, magnanime et fidèle,
La Mère, en se taisant, sacrifie au Seigneur;
Le Verbe est sans parole, elle en fait son modèle (1).
 
Nul ne traduira non plus le vers étonnant, une des prouesses de l'ex-abrupto santolien, par où commence l'hymne du nocturne :
 
Fumant Sabæis temples vaporibus
Nos sacra poscunt : jam præit hostia...
 
On reconnaît le fragrans odor thuris Sabæi de Prudence (O sola magnarum). Mais ici tout le Temple - et quel Temple! nous le voyons, nous y sommes - fume comme un encensoir. Sortilège des mots bien choisis et bien placés. Il ne dit pas que c'est aussi la fête des lumières; il fait mieux :
 
Lumen ministret splendidior fides...
D'une foi vive apportons la lumière (2).
 
Un rapide regard an vieillard Siméon, mais qui ramène aussitôt le thème du sacrifice :
 
Sit fas beato cum sene commori!
Ut quem sub aris immolatum
Vidimus, hoc etiam fruamur.
 
Hoc est malheureux, mais le moyen de ramasser tant d'émotions en si peu de mots ?
 
O que ce Dieu qui s'immole pour nous
Nous inspire une forte envie,
Heureux vieillard de mourir avec vous! (3)
 
(1) Traduction de 1786, p. 170.
(2) Traduction de 1706.
(3) Traduction de 17o6, p. 174.
 
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Puis, avec la messe, l'apaisement délicieux de la prose; mais le sacrifice n'est pas oublié
 
Ave plena gratia,
Cujus inter brachia
Se litat Deo Deus.
Fac me templum visere,
Tibi fac occurrere,
Amor, o Jesu, meus!
 
De la majesté écrasante du Temple - Fumant Sabæis, - au désir enfantin : Fac me Templum visere; de la religion à la dévotion, toute la gamme de la prière. Non moins délicieux le passage du Nunc dimittis au nunc dimitte.
 
Nunc dimitte famulos,
Nil tenet hic oculos;
 
encore le latin des enfants :
 
Da te palam cernere!
 
Mais s'il nous faut vivre encore, donnez-nous la grâce de croître avec cet enfant et par lui de ressusciter.
 
Da cum Jesu crescere,
Da per Nunc resurgere.
 
Une autre prose - le galoubet et le tambourin après les orgues de Santeul, - répète, â sa façon, mais de mot à mot, les deux premières hymnes et prépare les émerveillements de la troisième.
 
Tellus et sidera
Vos obstupescite.
Virgo puerpera
Se piat; pandite,
Templi vos ostia;
Fit Deus hostia.
 
Siméon naturellement n'est pas oublié
 
Senex, jam morere...
Seni da commori...
 
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Mais cet inconcevable mystère - Deus hostia, - qui a déjà ébloui toute une journée, plus on tâche de le pénétrer, plus on s'y abîme. Le second soir venu, l'émerveillement bouillonne encore; il éclate enfin
 
Stupete gentes : fit Deus hostia!
Se sponte legi Legifer obligat ;
Orbis Redemptor nunc redemptus;
Seque piat sine labe Mater.
 
 
Quelle merveille! un Dieu se sacrifie !
Sous la loi même est le Législateur.
Une Vierge se purifie,
Et l'on rachète ici le Rédempteur (1) !
 
Le second vers a un je ne sais quoi d'abstrait, Voltaire n'aimait pas l'antithèse du troisième – redemptor ; redemptus — qui lui paraissait un jeu de mots (2). Mais s'il y a des pauvretés, elles disparaissent dans les fracas du premier vers, tant admiré par nos pères. On n'entend que lui. Un médiocre, le seul de ses contemporains qui ait méprisé Santeul, l'abbé Thiers - qui a gagné, pour si peu, les bonnes grâces de Dom Guéranger; ce même Thiers qui ne souffrait pas davantage les claquettes du Stabat Mater! - jugeait le Stupete ridicule. « Quel si grand sujet d'étonnement pour les
nations, écrit-il, que Jésus-Christ devienne une victime?... Ne dit-il pas lui même dans le Prophète-Roi : In capite libri, etc. S'il s'y est engagé de toute éternité, doit-on être surpris qu'il accomplisse sa parole, lui qui est la vérité même? » Faut-il répondre à de telles niaiseries? La merveille des merveilles n'est pas que Dieu ait tenu sa parole, mais qu'il l'ait donnée. Et puis qui ne voit que l'accomplissement - ici les premiers sacrifices du Christ - ajoute au merveilleux de la promesse? Quand l'auteur des Élévations et du Discours
 
(1) Traduction de 1706, p. 168.
(2) « Fallait-il racheter le Rédempteur ? Le Rédempteur portait en lui-même la figure des esclaves et des pécheurs: sa sainte mère ne pouvait le conserver en sa puissance qu'en le rachetant... Rachetez-le, pieuse mère ! » Bossuet, Elévations sur les mystères, 18e semaine.
 
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sur l'histoire universelle s'extasie devant les mystères, lui direz-vous : Eh! Monseigneur, d'où sortez-vous? Quel âge avez-vous? Puisqu'elles vous étonnent à ce point, auriez-vous oublié les vérités du catéchisme? - Au surplus nous n'avons pas à défendre ici la poésie elle-même, qui est seule en cause, le poète - sacré ou profane - ayant précisément pour mission de réveiller en nous le sens du mystère. Il s'agit bien de comprendre ou de savoir! Au poète qui les réalise de toute son âme, les vérités les moins imprévues semblent nouvelles, à plus forte raison les vérités de la foi. Obstupescite, crie le prophète, et admiramini... ; inebriamini et non a vino. Et Adam de Saint-Victor :
 
Super tali genitura
Stupet usus et natura,
Deficitque ratio.
Res est ineffabilis,
Tam pia, tam humilis
Christi generatio !
 
L'hymne continue :
 
Ara sub una se vovet hostia
Triplex : honorem virgineum immolat
Virgo sacerdos, parva mollis
Membra puer, seniorque vitam.
 
Un même autel donne une triple hostie
La Vierge pure offre un honneur si cher,
Un vieillard immole sa vie,
Un saint Enfant son innocente chair.
 
Ha! que de traits doivent percer votre âme
Mère divine, et que de coups mortels!
Cet Agneau dans sa vive flamme
 De tout son sang rougira les autels (1)
 
Thiers a fait de l'hymne, dans son ensemble, une critique à peine moins incongrue. « Ces trois façons de parler, dit-il, Fit deus hostia; se sponte legi...; orbis Redemptor... ne signifient-elles
 
(1) Traduction de 1706, p. 17o.
 
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pas la même chose...? Ces paroles : Quem gestas in ulnis - imbuet hic sacer agnus aram, disent-elles quelque chose de plus que celles-ci : Crescet, profuso vir cruore - Omne scelus moriens piabit? Il y a trop souvent de ces tautologies dans les hymnes de Monsieur Santeul (1). » C'est toujours, chez ce malheureux, la même atrophie congénitale du sens poétique. L'admiration lyrique ayant pour objet ce qui ne peut ni se comprendre ni se dire, les miracles soit de la nature soit de la grâce, quoi d'étonnant que, si elle essaie de s'exprimer, elle se répète? A la cinquième strophe, le miracle d'un Dieu prêtre et victime n'est pas moindre qu'à la première. Une excellente manière d'honorer les mystères, disait Bossuet, « c'est, à la vue des bontés et des mer-veilles de Dieu, de demeurer devant lui en grande admiration et en grand silence ». On ne peut demander au poète de se taire, mais, après tout, ses « tautologies » prétendues sont une ébauche du silence extatique. Dans ce genre d'oraison, poursuit Bossuet - ou de poème - « il ne s'agit pas de produire beaucoup de pensées, ni de faire de grands efforts; on est devant Dieu; on s'étonne des grâces qu'il nous fait, on dit cent fois, sans dire mot - ou avec les premiers mots venus - avec David : Quid est homo?... Et on s'abîme dans l'étonnement et la reconnaissance. »
« Il y a dans l'admiration, dit-il encore, une ignorance soumise qui, contente de ce qu'on lui montre des grandeurs de Dieu, ne demande pas d'en savoir davantage, et, perdue dans l'incompréhensibilité des mystères, les regarde avec un saisissement intérieur, également disposée à voir et à ne voir pas... CETTE ADMIRATION EST UN AMOUR. Le premier effet de l'amour, c'est de faire admirer ce qu'on aime. Cette manière d'honorer Dieu est marquée dans les saints dès les premiers temps. Mais quoi! elle est de David, lorsqu'il dit : Quam admirabilia! Quid est homo... » (2).
 
(1) Observations sur le nouveau bréviaire de Cluny, Bruxelles, 1702, II, PP. 245-247.
(2) Elévations sur les mystères, 18e semaine, XIe Elévation.
 
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Baissez le ton de plusieurs degrés, comme il convient lorsqu'on descend de l'extase à l'enthousiasme, et vous aurez, dans ces fortes paroles de Bossuet, la définition de ce que nous appelons le lyrisme triomphal. Sa justification aussi, puisque, de nos jours, il faut, parait-il, le défendre. C'est que la vraie notion de l'hymne est presque perdue. Nous oublions que ces poèmes ont leur fonction propre dans l'ensemble liturgique et qu'ils ne doivent remplacer ni le Pater, ni les Collectes, ni les Litanies, bref qu'ils ne répondent pas à tous les besoins des âmes pieuses. Aujourd'hui, lues dans le privé, méditées et savourées plutôt que chantées, beaucoup d'hymnes - et non pas seulement celles de Santeul - nous intéressent plus qu'elles ne nous émeuvent, quand elles ne nous ennuient pas. « Lisez, écrivait Joseph de Maistre - lequel d'ailleurs ne manquerait pas cette occasion de diminuer le grand siècle - lisez les hymnes de Santeul, un peu légèrement adoptées peut-être par l'Église de Paris (non ! par toute la France). Elles font un certain bruit dans l'oreille, mais jamais elles ne prient (1) ». « Elles prient peu », corrige un juge moins absolu, Léonce Couture, que nous retrouverons bientôt. Beaucoup trop durs, l'un et l'autre. Remarquez toutefois qu'ils opposent cette carence - vraie ou prétendue - non pas aux hymnes du Bréviaire romain mais aux autres hymnes du Parisien Santeul à la mer, le vaisseau voguerait encore. Fluctuat nec mergitur. Qu'il y ait chez Santeul moins de ferveur sensible que chez Coffin, nul ne le nie, bien que certaines strophes iambiques du Victorin soient vraiment pieuses. Eh! delà justement vient
 
(1) Soirées de Saint-Pétersbourg, VIe entretien. « Il était seul quand il les composa », explique J. de Maistre. C'est-à-dire loin de Dieu ou dans la lune. Jugement deux fois téméraire. D'une part, en effet, Santeul, j'en suis persuadé, a plus de vie intérieure qu'il n'en faut, non pour être un saint, mais pour remplir décemment, surnaturellement même, sa vocation d'hymnographe; et, d'autre part, il ne fait d'ordinaire que s'approprier les idées, foncièrement dévotes, de son frère Claude ou de Letourneux. « La beauté de la prière, dit encore J. de Maistre, n'a rien de commun avec celle de l'expression. » Il confond deux choses très différentes; la prière même de chacun, et les formules écrites dont s'aide cette prière; formules qui, en règle générale, ont d'autant plus d'efficacité qu'elles sont mieux composées.
 
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en partie la confusion. Ce qui nous paraîtrait d'abord ou ne pas prier, ou « prier peu » dans ces grandes odes, c'est moins la poésie même de Santeul; que le cadre savant dans lequel il les emprisonne : saphiques, alcaïques, asclépiades, et autres formes dont la prière privée s'accommode malaisément. Moins prévenus, ou plus francs, nous ne trouverions pas plus d'onction - pour ma part, j'en trouve moins - à l'Ut queant laxis, au Te Joseph, aux hymnes classiques d'Urbain VIII ou de Léon XIII qu'au Stupete Gentes. Beaucoup avoueraient de même que tel distique, pourtant con-sacré par la liturgie, les entraîne peu... In tua se clausit... Le paganisme n'a rien à voir là-dedans, à moins qu'on ne fasse de Léon XIII un prêtre de Jupiter. L'iambique, d'ail-leurs, n'est ni plus ni moins chrétien que l'asclépiade. Mais c'est un fait d'expérience que la prière occidentale préfère à tous les autres ce vers léger, si voisin de la prose et frère aîné de nos octosyllabes, sans doute parce qu'elle n'aime ni le bruit, ni l'artifice, ni la contrainte. La prière privée, s'entend, ou encore celle des féries liturgiques, non pas celle de la cathédrale, aux jours des fêtes solennelles. Le Stupete ne fait pas plus de bruit que les orgues. Plus religieux que dévot, je le sais bien, religieux tout de même, puisque l'admiration est aussi prière. Laudate eum... in cymbalis bene sonantibus (1).
b) Comme pendant au triomphe de la Présentation – Christus sacerdos intrat et Hostia - écoutez maintenant leur Marche des Saints. Cymbales, trompettes et autres bruits somptueux. De Rome au Ciel, en passant par la France, la Rome de Pierre et de Paul, qu'on nous dit que le bréviaire gallican n'aime pas !
 
(1) Il va sans dire que la stupeur leur est commune à tous. Amoris o miraculum ! - O cordis humanis stupor (p. 4). De Coffin encore, première strophe d'une hymne de la Passion : Fando quis audivit? Dei. – Quis grande dicta brachium? - Perculsa mens confunditur, - Stupet fides, vox deficit. (P. 4o) En français : Quel prodige inouï ! quel mystère ineffable ! - Oeuvre du bras du Tout-Puissant; - Il étonne la foi la plus inébranlable, - Glace la voix, l'esprit succombe en y pensant. (Traduction de 1786, p. 110.)
 
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Magna vos vidit, stupuit que Roma;
Roma, tot diris habitata monstris,
Vidit excisis penitus sepulta
Numina fanis
 
Dans ces deux derniers vers, respirez le parfum et la poésie des fouilles archéologiques.
 
Totus in Roma superatus orbis (1).
 
Et encore, pour la commémoration de saint Paul, ce vers magnifique :
 
Tandem Roma virum vidit, inanium
Cultrix Roma deum... (2)
 
Ceci est de Claude; à Coffin maintenant :
 
Superba sordent Caesares cadavera
Queis Urbs litabat impii cultus ferax
Apostolorum gloriatur ossibus
Fixamque adoras collibus suis crucem (3).
 
Interminable cortège où pas un de nos Français n'est oublié : saint Eloi :
 
Spirat in gemmis amor et decoro
Fulget in auro.
 
Fulva metalla... Dum faber... Saint Josse. Judocus; d'après Gazier une des plus parfaites de Santeul (4). Saint François de Sales :
 
Excubans cassis Amor in libellis...
 
Saint Séverin, sainte Opportune, saint Honoré :
 
Honorantes Honoratum,
Christe tibi psallimus,
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 166 (L'hymne est de Claude Santeul.)
(2) Ib. p. 173.
(3) Ib. p. 17o.
(4) « Haut equidem dubitaverim inter pulcherrima Santolii opera hymnum de sancto Judoco numerari. » Gazier, op. cit., p. 41. L'hymne me paraît d'ailleurs assez médiocre.
 
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Merito sic nominatum...
Honoratus ad honorum
Apicem erigitur...
 
Comment imaginer que les fidèles n'aient pas compris ce latin? Saint Germain de Paris :
 
Voce clara, corde puro
Plebs Parisiensium...
 
Sainte Clotilde, saint Médard. Saint Landry, pendant la famine :
 
Se bonis postquam spoliavit ultro;
Mox Dei sacras spoliavit aras ;
Nudus in terris Deus induendus,
Pauper alendus
 
Vasa templorum bene fregit audax;
Quod manus fabri studiosa sculpsit
Charitas rumpit, meliore flamma
Sponte liquescunt.
 
La tradition populaire a son intérêt :
 
Landry vend sa vaisselle encor que de bas prix.
Quand il a tout donné, sa bonté surprenante
Dépouille les autels pour couvrir Jésus-Christ...
L'or des vases sacrés sert à leur nourriture,
La charité du saint consent qu'ils soient vendus ;
On eût dit qu'à l'ardeur d'une flamme si pure,
Ils se hâtaient d'être fondus.
 
Saint Cyr et sainte Juliette, les saints Gervais et Protais, saint Martial, Exultet Aquitania! Saint Christophe :
 
Qui, si mole gigas, plus meritis fuit.
D'un homme encor plus grand en vertu que de corps;
 
Saint Germain d'Auxerre, saint Roch, saint Fiacre, saint Médéric, saint Cloud, saint Marcel :
 
Ille, sub Francis rudioris oevi
Regibus
 
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Saint Eustache, saint Martin... Combien encore! (1) Mais nous ne regarderons que la fin du cortège, à savoir ces groupes anonymes que la liturgie appelle d'un mot fâcheux « le commun des Saints ». Hélas ! d'autres hymnographes, que je ne veux pas nommer, ont fait la chose aussi morne que le mot. Vous vous rappelez, ces vagues confesseurs non pon tifes, qui nous ont appris, dès le collège que la perfection manque de charme :
 
 
Pieux, prudent, humble, pudique
Sobre non moins, voire sans tache,
 
et cela qui l'eût cru?
 
 
Pendant qu'il était en vie,
 
comme le certifient deux vers infinis :
 
Donec humanos animavit ore
Spiritus artus.
 
Le puzzle de ces deux vers m'a toujours exercé, quand j'étais enfant. Après cela, qu'on reproche à nos hymnographes de parler pour ne rien dire. Quoi qu'il en soit, une de leurs gloires incontestables est d'avoir tiré de sa cave le « Commun des Saints » (2). Ils rendent la vie à ces familles de fantômes, une vie extraordinaire et flamboyante. Mors et vita duello. Dans cette série de duels entre les Universaux et la Poésie, Santeul, me semble-t-il parait le premier. Tous les autres l'ont suivi.
Du feu d'artifice santolien pour le Commun des Apôtres, la première allumette, si j'ose dire, vient d'Isaïe : Qui sunt
 
(1) Pour la liste que je viens de donner, je me suis contenté de feuilleter les Hymnes propres des saints Patrons des Paroisses et Communautés du Diocèse de Paris, livret qui,malgré la pagination et le caractère différents, fait suite dans mon exemplaire et, sans doute, dans beaucoup d'autres, à la traduction anonyme des Hymnes de l'Eplise selon l'usage de Paris, 1706. Les Hymnes de Claude Santeul célèbrent un grand nombre d'autres saints.
(2) Nul besoin de dire que les pièces antiques du bréviaire échappent à toute comparaison. Nos hymnographes ont remanié le Tristes erant apostoli auquel manifestement il ne fallait pas toucher.
 
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isti qui ut nubes volant; la seconde, d'Adam de Saint-Victor :
 
Hi sunt nubes coruscantes,
Terram cordis irrigantes,
Nunc rore, nunc pluvia.
 
Nunc... nunc... Santeul avait donc à choisir entre la rosée et la foudre. On peut croire qu'il n'aura pas hésité longtemps :
 
Totum per orbem nuntii,
Nubes velut, titi volant :
Verbo graves, verbo Deo
Topant, coruscant, perpluunt.
 
Verbo graves ! A la gravité souriante des vieux âges le XVII° siècle ajoute un sublime qui n'est qu'à lui. Non sans quelque fracas. Mais la foudre s'en prive-t-elle?
 
Christum sonant; versæ ruunt,
Arces superbæ Dæmonum;
Circum tubis clangentibus,
Sic versa quondam moenia.
 
Lourds de sommeil, que ces trompettes célestes nous réveillent; aveugles, que ces éclairs nous rendent la vue. C'est l'hymne du Nocturne, attendrie bientôt et comme décongestionnée dans la prose de la Messe :
 
Deo pleni, citi volant,
Ardent, mitant, umbras fugant...
Verbo potens, turba sacra
Mox evertit simulacrat
 
 
(1) Thiers lui-même avoue que les deux premiers vers (Totum per orbem) sont bien, et que le troisième est beau. (Verbo graves) Mais, grogne-t-il, « pour que le quatrième le fût aussi il fallait renverser la gradation, et dire : pluunt, coruscant, detonant..., car quoiqu'il éclaire et qu'il tonne quelquefois en un temps fort serein, néanmoins il pleut fort souvent avant que d'éclairer et il éclaire avant que de tonner. » (op. cit., p. 321). Misset donne les sources de la prose d'Adam. Santeul a pu les trouver dans la cellule de Gourdan ou chez Letourneux ou chez Claude. Clef de Meliton : « Nubes apostoli; » Pierre le Chantre : « la pluie de leur doctrine, le tonnerre de leurs paroles; l'éclair de leurs menaces » ; Hugues de Saint-Victor, cher à Gourdan « Nubes enim pluunt et protegunt, coruscant et volant » ; « Dogmata sacra pluunt » dit l'Hortus déliciarum. La prose d'Adam est merveilleuse, mais pour la cristallisation poétique du Nubes volant biblique, Santeul me semble presque parfait. Cf. Misset, Symbolisme d'Adam de Saint Victor (Lettres chrétiennes, 1882, pp. 388, 889.
 
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Cette transposition constante de l'hymne à la prose, que nous avons déjà constatée plusieurs fois, est un des phénomènes poétiques et liturgiques les plus curieux que je con-naisse. Transition manifestement voulue, et commandée par une psychologie de la prière, inconsciente peut-être, mais très sûre. Et quel hommage rendu à la fascination de Santeul !
Pendant que je m'amuse, étourdi, à ces commentaires, le gros de la procession, anges, martyrs, pontifes... a disparu dans l'azur. Mais le grondement d'une fanfare prochaine renouvelle nos attentions. On dirait la marche wagnérienne des pèlerins. Des auréoles s'allument, de lourdes bannières claquent au vent; le silence de la foule qui nous bouscule se fait plus haletant. Voici venir de l'auguste rue Saint-Jacques, si voisine de Saint-Victor, les héros de la pensée, les théologiens, ou, pour leur donner le plus éclatant de leurs noms, les Docteurs. Santeul disait qu'il n'avait rien écrit de plus beau que son hymne pour le Commun des Docteurs : O qui perpetuus nos monitor doces. Et ce premier vers, à lui seul, pourrait bien lui donner raison. Gazier y déplore une certaine jejunitas - maigreur, sécheresse, densité ? - qui sent, dit-il, son théologien. Il en admire la technique vertigineuse : incredibilis... poeseos scientia. Mais ces vers ne lui semblent pas assez brouillés avec la prose, non salis abhorrere; si bien que le poète semble plutôt marcher sur la terre solide que nager dans les nues, in coelum tolli. Eh! c'est justement par là que Santeul nous montre, une fois de plus, qu'il est poète, électrisé, possédé tour à tour par la poésie particulière du sujet qu'il traite. Voler ou tonner comme les apôtres - sicut nubes, citi volant - ne convient pas aux Docteurs. La science sacrée n'a même pas le droit de courir. Et le pourrait-elle
 
(1) Gazier, op. cit., p. 39.
 
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dans l'étroit chemin de ronde, aux dalles glissantes, où elle monte la garde autour du dépôt divin?
 
Hi semper vigilant, ne quid adulterum
Corrumpat fidei virgineum decus :
Lædi vel leviter non patitur fides,
His custodibus integra...
 
Patrum canitiem, tot venerabiles
Rugas objiciunt, unde nitet fides ;
Quæ sunt prisca, docent; quae nova, subruunt;
Servant depositum Dei
 
Ce n'est pas là du tout la jejunitas théologique, ou plutôt c'est la théologie elle-même réalisée et comme sentie par un poète. La dernière strophe revient splendidement au Perpetuus monitor de la première, au maître intérieur de Malebranche :
 
Sit suprema tibi gloria, Veritas,
Quæ per scripta Patrum quando foris sonas,
Nullo vocis egens corda doces sono
Et te mentibus inseris.
 
Religion profonde de tout cela : les bannières sonores des Docteurs s'inclinant devant le silence tout-puissant du Verbe. Les hymnes de l'office nocturne et de Laudes me
paraissent presque aussi vibrantes :
 
Nobis qui vehimur cæca per æquora
Lacent perpetuæ faces...
Vos succensa Deo splendida lumina...
 
A la prose maintenant d'attendrir la gravité doctorale, et de fondre, aux pieds de l'autel, dans une même prière joyeuse, la simplicité et la science :
 
Mendax eloquentia
Vana sapientia,
Tui, Christe, nescia!
Verus hic est sapiens
Cujus Christus patiens
Omnis est scientia.
 
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Évidemment, les docteurs en savent plus long que nous; mais toute leur science, ils nous la donnent, et si, d'aventure, nous les comprenons de travers, ils nous redressent d'une main gentille :
 
Et manum errantibus Dat
amicam placidus.
 
Auprès de l'unique lumière, leur flambeau et nos pauvres cierges, c'est tout un :
 
Ad te, Deus, oritur
Et ad te reyertitur
Omnis sapientia;
Tu lux es scientium,
Doctor es docentium
Extra quem nox omnia (1).
 
Suit la cohorte, à peine moins éclatante, de saint Benoit et de ses moines ; ou plutôt, de saint Benoit, de M. de Rancé et des trappistes Le poète encore ! Incapable de se passionner pour le vague. Santeul est allé à la Trappe, au moins de désir; il en est revenu bouleversé.
 
Felices nemorum pangimus incolas,
Certo concilio quos Deus abdidit
Ne contagio secli
Mores laederet integros.
 
Pendant longtemps, la France chrétienne a su par coeur la noble strophe :
 
Illis summa fuit gloria, despici;
Illis divitiæ, pauperiem pati;
Illis summa voluptas,
Longo supplicio mori (2).
 
Sainte-Beuve, pour qui le Stupete gentes « a été touché
 
(1) Chevalier, op. cit., pp. 81-184.
(2) Ib. op. cit., p. 85.
 
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du souffle sacré », n'était pas loin de lui égaler le Felices memorum.
J'en passe, j'en passe... Enfin se glisse, à la suite des autres triomphateurs, le groupe noir et mauve des veuves. Les cuivres alcaïques se sont tu. Pour scander cette marche timide, essoufflée, l'iambique lui-même serait trop vif ou trop éclatant; les rimes d'Adam trop joyeuses. Un cantique néanmoins, mais c'est Gourdan qui bat la mesure :
 
Pulchra viduitas
Qua pene feminæ
Redit Virginitas...
Secundas femina
Nescit hæc nuptias...
Evadens retia,
Non quærit amplius...
 
Toutes maigres - apparet macies, - mais leur interna facies scintille comme une étoile, sidereis radiis :
 
O vere vidua !
 
et qui ne se mêle jamais aux jeux d'ici-bas :
 
Et cum ludentibus
Nunquam se miscuit;
 
pas même aux jeux de la poésie, et on le voit bien (1) !
La liturgie gallicane n'est dont pas la païenne raffinée et dédaigneuse qu'on nous avait dit. Poésie, jargon même, s'il le faut; que lui importe, soucieuse d'abord de donner une voix à la prière de tous.
Que s'ouvrent maintenant à cette foule bienheureuse les portes du Ciel. Pour ses trois hymnes de la Toussaint, Santeul s'inspire des hymnes du Romain, vieilles pièces plus vénérables que belles, et d'une rusticité qu'il m'est impossible de trouver délicieuse. Elles ont donné beaucoup de mal aux quatre jésuites d'Urbain VIII. Il n'est manifestement
 
(1) Chevalier, op. cit.. pp. 1o5-1o6.
 
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pas vrai, d'ailleurs, quoi qu'on en ait dit, qu'elles « nous transportent sur le seuil du Paradis, pour nous en décrire les splendeurs (1). » Étrange paradis, d'où le Très-Haut est absent et où l'on n'entend que les supplications désolées de l'Église militante. Praeterita, præsentia - Futura mala pellite. Il semble que de prochaines catastrophes menacent. Gentem auferte perfidam; ou bien c'est la difficulté du salut qui fait trembler ces voix apeurées. Salutem posce miseris. Rien de mieux, et tel était je crois le caractère primitif de la Toussaint. Dans la liturgie gallicane, cette fête célèbre d'abord le triomphe des saints. Ainsi le veut leur théocentrisme foncier, et leur « Pur Amour ».
 
Læti vestra simul præmia pangimus...
 
Si joyeux de la joie des saints que nous en oublions nos misères :
 
Jam vos pascit amor, nudaque Veritas;
De pleno bibitis gaudia flamine.
Illic perpetuam mens satiat sitim
Sacris ebria fontibus.
 
Encore une de ces strophes santoliennes - et il y en a tant! - qui se fixent à jamais dans la mémoire! Intraduisible, bien entendu. En voici un pauvre décalque :
 
L'Amour, la Vérité qui, pure, se déploie
Font désormais votre aliment;
Vous buvez à pleins bords au fleuve de la joie,
Et la soif de votre âme, éternelle, se noie
A la source sans fond d'un doux enivrement (2).
 
L'ordonnance de ce triptyque est à elle-même un chef-
 
(1) Albin, La poésie du Bréviaire, I, Les hymnes, Paris, s. d., p. 374. « On reconnaît du reste, que cette supplication répétée donne à la prière une impression de tristesse douce, que nous appelons, d'un mot tout évangélique inconnu des anciens, le recueillement. » C'est très bien, pourvu qu'on ne limite pas au « recueillement » ainsi compris le lyrisme liturgique ; ou bien sacrifiez l'Exultet du samedi saint.
(2) Montalant-Bougleux, op. cit. 323.
 
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d'oeuvre. Aux premières vêpres, la description du ciel : dans un lointain auguste, le trône inaccessible :
 
Altis secum habitans in penetralibus,
 
et, au milieu, la vision de l'Apocalypse :
 
Altari medio cui Deus insidet,
Agni fumat adhuc innocuus cruor.
 
L'hymne du nocturne fait « passer comme en revue tous les ordres du bienheureux avec les traits singuliers qui les caractérisent (1). »
Enfin, à Laudes, le désir du Ciel :
 
Quand viendra le moment, où libres de nos chaînes
Nous nous joindrons à vous, sainte et céleste cour;
Où, quittant notre exil, et finissant nos peines
Les ombres feront place à la clarté du jour (2)?
 
Hymnes presque trop belles, ou trop accablantes, de sublime d'abord, puis de pathétique. Mais voici bientôt, avec la prose de la messe, une catharsis toute céleste :
 
Nudato numine,
Agnus qui cernitur,
In suo sanguine
Adhuc immergitur.
 
Perennis hostia.
Non est qui Filio
Matre sit propior,
Erecta solio
Et coelo purior.
 
Que je voudrais connaître le nom, les traits, l'histoire intime du prodigieux anonyme,, qui, en se jouant, dégage ainsi des eaux de vie santoliennes ces élixirs de simplicité et d'allégresse ! Le chancelier Vivant peut-être, mais
 
(1) Traduction de 1786, p. 197.
(2) Ib., p. 301.
 
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assurément quelque docteur de Sorbonne. Quel autre eût-il remarqué et déploré l'absence des docteurs dans l'hymne de Matines ? Fâcheux oubli que la prose va réparer :
 
Doctores lucidi,
Victis erroribus,
In Deo placidi,
Paris de fontibus
Verum exhauriunt.
 
Un soupçon de malice ou d'humour : lucidi... placidi... Après quoi plus rien ne manque à ce chef-d'śuvre collectif; le triomphe des saints chanté par la scola gallicane (1).
 
B. LE LYRISME DRAMATIQUE
 
 
Le thème dramatico-lyrique - j'allais dire le scenario - leur est imposé par l'évangile du jour. Mais, pas plus que le texte, la traduction en vers latins de cette page d'histoire ne serait à proprement parler poétique, encore moins lyrique, ou ne le serait, si j'ose dire, qu'en puissance. Il
 
(1) La 3e strophe de la 1ère des hymnes pour la Toussaint, Altis secum habitans in penetralibus, portée aux nues par les uns, a été sévèrement censurée par les autres? Un seul vers litigieux; le Rex ipse suo contuitu beat. Quelle image, écrit Dinouart (un des compilateurs du Santoliana). Ici l'esprit. frappé... se perd dans la contemplation de l'Idée de l’Etre suprème qui fait lui-même son propre bonheur. - Non, répond Voltaire, « s'exprimer ainsi, n'est-ce pas peindre Dieu comme un fat occupé sans cesse à se regarder dans sa glace ? » Et il traduit fort irrévérencieusement : « Dans ses appartements le monarque suprême - se voit avec plaisir et vit avec lui-même ». Cf. Montalant-Bougleux, op. cit., pp. 67, 407. Il est visible que Voltaire ne veut pas comprendre, mais je ne dirais pas avec Montalant-Bongleux que cette cri-tique est uniquement voltairienne. Le problème est beaucoup moins théologique qu'esthétique. « Suo contuitu beat », bien qu'irréprochable du point de vue métaphysique, éveille, peut-ètre par le seul mot beat des associations fâcheuses. Santeul s'est contenté de mettre en latin l'idée qui lui avait été fournie par ses conseillers ordinaires, mais cette idée. il ne l'a pas réalisée poétiquement, comme il l'avait fait pour le premier vers. Voici quelques traductions qui, consciemment ou non, tâchent d'éviter l'écueil « Qui seul trouve sa gloire en son être divin » (anonyme de 1706). « Se contemple en son être et fait seul son bonheur » (anonyme de 1786). « Dieu, de son propre aspect fait sa béatitude » (Montalant-Bougleux). « L'éternel se complaît dans ses propres grandeurs ». Trad. de Poupin, 177o.
« Lui seul qui créa tout trouve en lui son bonheur », Saurin, 1699. « Trouve en son propre sein la source du bonheur », Duval, 18o6. La traduction anglaise d'Isaac Williams a laissé tomber le vers.
 
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nous faut donc essayer de saisir, de rendre sensible, autant que possible, la réalisation toute personnelle, l'assimilation émue, enfin le mystérieux courant grâce auxquels le récit évangélique devient, dans nos hymnes, un véritable poème.
Ce je ne sais quoi parait déjà, bien que presque imperceptible et très intermittent, dans l'hymne du moins poète de la bande, le bon Gourdan, pour la fête de saint Lazare. Les fins lettrés qui ont présidé à la confection de l'hymnaire gallican ne se faisaient aucune illusion sur le génie du saint homme. Ils voyaient mieux que nous ce qui lui manquait. Si donc ils lui ont emprunté cette hymne c'est qu'ils l'ont jugée convenable à l'idéal qui les inspirait, et digne de figurer, quoique assez chétive, à côté des deux hymnes parallèles, l'une et l'autre éminemment santoliennes.
J'aurais fait comme eux, n'eût-ce été que pour la première strophe dont le premier vers m'enchante, et qui nous offre, chose rare parmi nos hymnes, une « composition de lieu » à la manière de saint Ignace. Chose rare, et qui doit l'être, soit dit en passant. Pour y faire tenir un vaste mystère, l'hymnographe ne dispose que de cinq ou six strophes. Quel besoin, par exemple, que Paul Diacre nous parle de ses lèvres souillées : solve polluti labii? Comme il assiste à l'Office - ou devrait y assister - il a déjà récité quatre fois : Domine labia mea aperies. Qu'il s'abandonne pour le reste à l'indulgence de saint Jean-Baptiste. Il va sans dire que notre scola pose ses décors ainsi qu'il lui plaît. Mais, d'ordinaire, quelques mots suffisent : Fumant Sabæis templa
vaporibus, qui vaut une toile de Lebrun. Dans l'hymne de Santeul pour la Visitation, si on donne deux vers aux collines, c'est qu'on veut qu'elles participent au mystère.
Montes superbum verticem - Qua Virgo transit subdite. Ici néanmoins quatre vers :
 
Intrante Christo Bethanicam domum,
Curramus omnes : hospite splendidam
Simone coenam proeparante,
Tam celebrem penetremus aulam.
 
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Je suis sûr que les réformateurs, bons humanistes, mais avant tout dévots, n'ont pas résisté à la séduction de Bethanicam domum. Naïf talisman, mais authentique. Hospite splendidam ne les aura pas moins gagnés. Ce n'est plus une composition de lieu, une maison, mais un buisson ardent. Pour qu'on goûte mieux la saveur populaire de cette pièce à forme savante, la voici devenue cantique.
 
Sans plus tarder, allons d'un pas léger
Dans la maison où Jésus veut loger;
Passons au lieu de l'aimable festin
Que fait Simon au monarque divin.
 
Quand Marthe a soin de l'hospitalité,
Et qu'au banquet son frère est invité,
Alors Marie à ce Maître des cieux
Offre humblement des parfums précieux.
 
La traduction suit le texte de très près. Je ne lui par-donne pas toutefois d'avoir escamoté la trépidation de Marthe. Hic dum ministrat Martha celer gradu ; bien qu'entre nous, ces mots charmants, Gourdan les ait, j'en ai peur, volés à Santeul : Quo tendis et cito gradu. - Conscendis alta montium? (Visitation) - à moins qu'ils ne l'aient volé de compagnie à quelque païen. Avec les poètes on ne sait jamais.
 
Ses pieds sacrés sont baignés de ses pleurs,
Elle y répand d'abondantes liqueurs;
Et brise même un vaisseau de grand prix.
Dont l'odeur seule embaume le logis.
 
Le latin, bien que de Gourdan, est moins simplet : Et vase fracto mox inundans - Tecta novo recreas odore.
 
Aveugles Juifs, pourquoi vous indigner?
Un grand amour peut-il rien épargner?
Ah! vous montrez plus d'ardeur pour l'argent
Que vous n'avez de soins de l'indigent.
 
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Celle de qui le zèle est censuré
Verra ce zèle à jamais révéré.
Elle prévient les honneurs du tombeau
Que l'on doit rendre à l'immortel Agneau.
 
Dans tous les lieux où règnera la foi,
Où des Chrétiens se répandra la loi
Résonnera, dans ces climats divers
Ce qu'elle a fait au Dieu de l'univers (1)
 
Comme on le voit, bien que très pieuse, ce n'est là qu'une sorte de mnémotechnie exgétique et oratoire ; assez inutile, d'ailleurs puisque l'Évangile du jour qu'elle traduit docilement, verset par verset, a été déjà lu et commenté au cours de l'Office, ou qu'il le sera bientôt. Parmi les nombreux sujets d'où l'inspiration aurait pu naître, Gourdan. ne choisit pas ; successivement il donne à chacun d'eux les quatre vers dont il dispose. Pour mieux dire, l'inspiration n'est pas venue : une leçon bien récitée et non pas un chant. L'hymne, telle que la conçoivent d'ordinaire nos
hymnographes, est tout autre chose. Le poème anonyme des premières vêpres, pour ce même jour, rendra sensible cette différence. De la riche matière qui s'offrait à lui, le poète n'a retenu que l'épisode central, les deux soeurs ; et de ces deux, il n'a retenu que Marthe. Quoi de plus inattendu! mais l'inspiration souffle où elle veut.
 
Flagrans amore, perditos
Dum nos Redemptor qucereret,
Defessus ad Martham
Deus Sese recepit hospitam.
 
Caprice lyrique et qui semble narguer l'exègese littérale. Ce n'est plus la Bethanica domus que Gourdan nous ouvrait tantôt ; c'est la maison de Marthe. Les quatre notes
 
(1) Traduction de 1706, p. 16o-162. L'avant-dernier vers, tel qu'on l'imprime, étant faux : on saura dans ces climats divers, je me suis permis, d'accord avec Gourdan : per populos resonabit omnes, de le corriger.
 
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de la mélodie ont déjà sonné : Defessus ad Martham Deus.
 
Beata quæ tantum suis
Amica tectis hospitem
Fovere gaudes, et Deo
Inferre convivæ dapes !
 
Le poète avouera-t-il qu'elle n'a pas choisi la meilleure part? Oui, puisqu'il ne peut s'en dispenser, mais en courant, et pour la lui rendre aussitôt.
 
Dum Martha pascit, pascitur
Maria felix, ac sedens
Magnoque tutu judice,
Partem potitur optimam.
 
Primauté donc de Marie, mais éphémère. Si, d'ailleurs Marthe restait assise, qui servirait l'hôte fatigué? Un peu d'agitation, mais nécessaire et toute sainte, que récompensera demain la passivité bienheureuse.
 
Nunc Martha, nunc sedens Deo
Et ipsa verbo pasceris:
Et juge se tuas tibi
Conviva dat convivium.
 
Hospitam, hospitem; pascit, pascitur; sedens, sedens; conviva, convivium, quelle musique profonde et suave dans le retour ou dans l'opposition de ces mots ! et quelle exquise tendresse dans le nunc, nunc sedens Deo! Enfin, enfin, tu te reposes. Mais j'admire peut-être encore davantage, et d'autant plus qu'on ne l'attend pas, la reprise triomphale du thème mélodique dans la doxologie :
 
Da Christe, sanctorum quies,
Sic nos ad unum tendere…
 
L'activité de Marthe - de celle à qui il a été dit : turbaris - ainsi présentée, réalisée, je voudrais pouvoir dire sentie, comme une ascension constante vers la quiétude ; le drame de Béthanie évoqué et dénoué tout à la fois ; la leçon
 
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de ce mystère - Unum necessarium - rappelée - et tout cela en quatre petites strophes sans apparence, n'est-ce pas vraiment merveilleux?
Commandée, le plus souvent, par un événement historique, - l'hospitalité de Béthanie par exemple - l'hymne n'est pourtant pas un récit. Le minimum de curiosité que doit éveiller le récit lui est étranger, contraire même. Elle commence par le dénouement, ou plutôt le dénouement lui est déjà présent quand elle commence, puisqu'elle a pour premier mobile une impression de « stupeur ». Fit Deus hostia : dès le second vers le noeud du mystère est tranché. Nul ordre chronologique parmi les détails qu'il plaira au poète d'évoquer. Dans le triptyque de Besnault sur la Circoncision, un des modèles les plus achevés du genre, le sacrifice précède l'acceptation du sacrifice. Aux premières vêpres : Stillat excisos pueri per artus... sanguis; à Laudes :
 
Noxium Christus simul introivit
Innocens orbem : Pater, inquit, adsum.
 
Bien que dramatique au sens large du mot, l'hymne n'est pas davantage un drame proprement dit, un « mystère » médiéval en miniature. Les très rares dialogues où elle s'aventure, ne sont qu'une feinte. Un seul acteur, et qui ne quitte jamais la scène : ni le Christ, ni la Vierge, mais le poète lui-même, s'appropriant les sentiments, l'activité de la Vierge ou du Christ; entraînant dans son propre mouvement les mouvements divers par où s'est accompli, dans le temps et dans l'espace, le mystère, l'unique mystère, toujours le même et aux réalisations sans nombre, l'incarnation du Rédempteur. Parmi ces mouvements, tels que l'Évangile les a fixés, le poète choisit à son gré celui ou ceux que l'inspiration du moment a revêtu pour lui d'une je ne sais quelle phosphorescence ; il y entre, il les plie à
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 215.
 
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sa musique intérieure, il les active de son propre élan, il les prolonge; il les sort du temps et de l'espace, il les replonge par là, si j'ose encore dire, dans l'activité immo-
bile et éternelle qui s'est manifestée par ces démarches passagères.
 
Christus sacerdos intrat et hostia.
 
Dans la réalité historique, l'entrée de l'enfant Dieu aux bras de sa Mère n'est qu'un prélude à la Présentation, et celle-ci, à son tour, n'est qu'une cérémonie fugitive. Dans l'hymne, cette même entrée ne fait qu'un, non seulement avec le rite de l'oblation, mais avec la réalité perpétuelle du divin sacrifice ; l'élan lyrique de Santeul s'est comme fondu dans l'élan intime du Christ, acceptant dès l'aube des jours, le décret divin qui le veut prêtre et hostie, et renouvelant à jamais son sacrifice. Invincible élan qui jaillit de la première strophe de la première hymne, et qui se communique aux trois poèmes : Intrat. L'incantation poétique aurait pu s'allumer à un autre geste, se produire par d'autres mots, mais c'eût toujours été le même élan, et du Christ et du poète. Ainsi pour la Circoncision, le Stillat du début, qui se prolonge jusqu'à la fin du poème. Ce n'est pas : j'ai versé, mais je verse telle goutte de sang pour toi. Ainsi l'emergit undis de l'hymne du Baptême (1) ; par ces mots-mouvements, l'activité essentielle, le momentum, le pondus de la scène évangélique, se trouve captée et chaque fidèle entraîné à la faire sienne ; et cela, je le répète, grâce à une sorte de magnétisme, suspendu, non pas à l'idée elle-même, si belle soit-elle, mais aux mots qui auréolent de poésie cette idée. Comparez la strophe maîtresse de Besnault que je viens de rappeler :
 
Stillat excisos pueri per artus
Efficax noxas abolere sanguis ;
Obligat morti pretiosa totum
Stilla cruorem,
 
(1) Chevalier, op. cit., p. 34.
 
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à cette traduction exacte, mais fatalement prosaïque
 
C'est pour les abolir (nos crimes) qu'en un âge si tendre
Il verse ici son sang pour la première fois ;
Et par ce rude essai, s'engage à le répandre
Tout entier sur la Croix (1).
 
Il saute aux yeux que ce miraculeux stillat, avec le stilla du dernier vers qui en redouble le rayonnement, perd toute sa force poétique, et même le plus exquis et le plus vibrant de son sens, d'abord à être transporté dans le second vers et précédé du lourd : c'est pour..., ensuite à être traduit une fois par verse, et une autre fois par répandre. Beaucoup moins artiste que Besnault, l'auteur de l'hymne délicieuse pour la Présentation de Marie, nous donne un autre exemple de ces vibrations cristallisées si j'ose dire, autour d'un présent de l'indicatif – temps lyrique par excellence, puisqu'il est en dehors du temps
 
Quam pulchre graditur filia principis,
Templi cum properat limina tangere (2) !
 
Flanqué de ce pulchre naïf et charmant, et de l'heureuse imprécision : Filia principis, ce graditur est irrésistible. La fresque de Tiepolo qui nous montre la jeune Vierge déjà parvenue au haut des degrés, et presque noyée dans l'ombre de l'immense grand prêtre, n'est pas une invitation à monter, celle de Titien plutôt, mais la petite Vierge de celui-ci, a plus de peine à franchir les hautes marches cette robe relevée trahit un effort. La princesse gallicane est toute à la joie de monter - pulchre graditur - et nous avec elle. On dit que chez Santeul la pensée ne marche pas. C'est possible, mais peu importe, si le branle donné dès le premier vers ne s'arrête plus. Pas de reposoirs : son chant ne s'essouffle ni ne piétine. De ce point de vue, les
 
(1) Traduction de 1786.
(2) Chevalier, op. cit., p. 24o.
 
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deux hymnes pour la Décollation de saint Jean-Baptiste me paraissent d'une virtuosité presque troublante; grave et sauvage tout ensemble, la danse abominable autour du plat sanglant, scande et obsède toute les strophes.
 
Ecce saltantis pretium puellae
Fertur in disco caput amputatum.
 
La danse rebondit aux secondes vêpres, et avec une telle frénésie que la commission du bréviaire a pudiquement supprimé la strophe la plus contagieuse.:
 
Palluit coelum, trepidavit aula,
Ipsa sese horret feritas tyranni;
Soles saltairix ovat, execrandi
Conscia facti
 
Sévérité inutile. Santeul est si maître de son archet qu'il saura bien plier ce rythme cruel à une musique céleste :
 
Non tamen frontis, gravitas serenae
Cessit immiti violata ferro;
Dura mitescit placido sub ore
Morris imago (1).
 
Le maudit charme est rompu ; le démon en fuite. Salomé danse toujours, mais comme si elle n'était pas là ; nous nous abandonnons à l'hérolque sérénité de cette auguste relique, hîératisée déjà, qui ne saigne plus.
C'est ainsi que chez eux la description épouse le chant sans le retarder ; abstraite, imprécise le plus souvent, plus chaude que pittoresque. D'ici de là néanmoins une enluminure s'ébauche, mais rapide elle-même et chantante : les tourterelles de la Purification; teneras volucres (2); le gril de saint Laurent : ardens cubile (3) ; la couronne d'épines : junco
 
(1) Chevalier, op. cit., pp. 213, 214.
(2) Ib., p. 14o.
(3) Ib., op. cit., p. 96.
 
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palustri… textilibus spinis (1) ; les parvae manus de saint Louis enfant (2) ; la prison mamertine : nigro specu (3); Jean-Baptiste, cinctus hirsuti spoliis cameli (4) ; la croix renversée de saint Pierre : invertis in terram caput (5) ; Ies cheveux blancs : frontis canities, de saint Jean dans l'huile bouillante (6); les amica stagna de Tibériade (7); le silex de la Circoncision : vulnus silicis cruentae (8) touches concrètes qui fixent l'imagination et qui n'effleurent les réalités de la terre que pour nous rendre plus réels et plus attirants les mouvements de la grâce.
 
C. LE LYRISME MYSTIQUE. PRIÈRE ET POÉSIE
 
Si humbles, presque tous, et si fervents, la plus cruelle peine qu'on eût pu faire à nos hymnographes eût été de leur dire que leurs hymnes « ne priaient pas ». Et, de toutes les critiques c'eut été assurément la plus injuste. Envoyant aux Messieurs de Saint-Sulpice les hymnes et les proses de « l'Intérieur de Jésus », que ces bérulliens l'avaient prié de composer,
 
« pour traiter un si admirable sujet, écrivait Dourdan, il aurait fallu être tout retiré, tout perdu, tout consommé dans l'intérieur de Jésus et ne plus respirer que son amour et une haute religion pour ses plus adorables mystères; il aurait fallu être mêlé de coeur aux adorations et aux hommages de l'incomparable Marie; il aurait fallu être animé de l'esprit du Sacerdoce et du Sacrifice et n'être embrasé que du feu de l'autel. Cependant je ne nuis
 
 
(1) Chevalier, p. 198.
(2) Ib., op. cit. , p. 206.
(3) Ib., op. cit., p. 193.
(4) Ib., op. cit., p. 16o.
(5) Ib., op. cit., p. 166.
(6) Ib., op. cit., p. 156.
(7) Anonyme de 2706; p. III.
(8) Chevalier, op. cit., p. 25.
 
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qu'un profane, indigne d'entrevoir des mystères si sublimes et d'expliquer des profondeurs de grâce et de sainteté si impénétrables. Je l'ai fait pour obéir... Priez donc N.-S. J.-C. qu'il ne m'impute point cette témérité, qu'il me retire dans son intérieur divin, qu'il veuille accepter mon offrande et mon holocauste, et qu'il n'y ait rien en moi qui mette obstacle à l'oeuvre de sa grâce... L'excellence et l'étendue de la matière m'a charmé et m'a comme emporté... Il faudrait une plume d'or et un coeur pour ainsi dire divinisé, pour traiter un sujet si vaste (1).
 
Gourdan est un saint à canoniser, de ce chef une exception. Mais cette lettre admirable, toute notre scola l'eût signée en rougissant, et, tout le premier, Santeul. Le Vietorin, veux-je dire, car son frère Claude paraît à peine moins perdu en Dieu que Gourdan. « Se mêler de coeur » aux mystères qu'ils célèbrent, les revivre lyriquement certes, mais plus encore pieusement, aider le peuple fidèle à les revivre avec eux, telle est leur ambition première, telle la règle fondamentale de leur Art poétique.
J'ai dit à quel point leur était familier le lexique du sacrifice : hostia, sacerdos, litat - plus familier encore le lexique de la vie intérieure. Intimus revient mille fois.
 
Altis medullis intimus
Tostos per artus it dolor,
Menti Deus sed intimae
Praesens dolorem tempera (2).
 
Par delà les dernières fibres martyrisées, une retraite plus profonde où la souffrance ne parvient pas. Pour les Mages,
 
Dum sidus admonet foris..,
Lux fulget intus clarior (3).
 
(1) Lettre inédite, récemment publiée par M. Levesque, dans sa brochure sur les Anciens Offices propres de Saint-Sulpice, Dumont, Limoges, 1922, PP. 7-8.
(2) Chevalier, op. cit., p. 197.
(3) Ib., op. cit., p. 3o.
 
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Le chant lugubre du carême déplaît au Seigneur
 
Ni corde pulsas intimo
Sensum doloris indicet (1)
 
O divine vérité, qui frappe si délicieusement nos oreilles clans les écrits de saint Augustin, mais qui nous pénètre sans le secours d'aucune parole, au plus intime de nous-même !
 
Sit suprema tibi gloria, Veritas,
Quæ, dam scripta foris auribus insonant,
Nullo vocis egens corda dotes sono,
Et te mentibus inseris (2)!
 
Ils aiment ce dernier verbe :
 
Quam libenter hic pudicis
Inserit se cordibus (3)!
 
Et Santeul, dans l'hymne de saint Jean :
 
Se propius tuis
Numen sensibles inserit (4).
 
Leur dévotion au Sacré-Cceur ne s'arrête pas au coeur de chair et va droit au plus intime du Christ :
 
Quae Christi latitant Corde sub intimo...
In templum Genitor pectoris intima
Praesens ipse suo numine consecrat...
Ardens interius...
 
Que de richesses cachées dans ces profondeurs, in penetralibus !
 
O vitæ latices, vivida flumina!
O sacros aditus pectoris intimi (5)!
 
(1) Chevalier, p. 38.
(2) Ib., op. cit., p. 21o.
(3) Ib., op. cit., p. log.
(4) Chevalier. op. cit., p. 125.
(5) Ib., op. cit., p. 59-6o.
 
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Ces deux vers ont été pris à une strophe antérieure de Claude Santeul; pourquoi ont-ils laissé tomber le dernier vers : O Cordis penetralia? Ce ne sont pas là de simples transports lyriques. De l'intérieur des mystères ils rapprochent leur propre intérieur, soit pour approfondir leur indignité, soit pour la diminuer en y insérant la force du Christ. Passage du lyrisme proprement dit à l'introspection et à l'union mystique. Horace, dans Caelo tonantem, s'approprie lyriquement Regulus, mais pas une fois, au cours de cette ode, l'impétuosité du poète n'est ralentie ou déviée par un retour humilié sur les défaillances morales qui, dans la vie réelle, l'empêchent d'être lui-même un héros. Pas davantage, il ne songerait - idée absurde pour lui! - à s'appliquer cet héroïsme, sur lequel il n'a aucun droit, n'étant pas uni à Regulus, comme les membres le sont au chef. La doctrine bérullienne de la vie du Christ en nous, préside au contraire au développement de l'hymne gallicane. Le passage y est constant de l'émerveillement à l'humilité; de l'union lyrique à l'union mystique. Ainsi dans l'hymne de Coffin pour Noël :
 
Agis magistrum vel tacens,
Ex hac cathedra nos doces.
 
Un maître et un modèle, sans doute, mais beaucoup plus que cela :
 
Castos aurores nutriens,
Sanans tumentes spiritus,
Divine, nostris, o Puer
Præcordiis innascere (1).
 
Tuos per ortus nascimur, avait déjà dit Claude Santeul (2).
Une plus belle étoile et plus active que celle des Mages rayonne jusqu'au plus intime de nos coeurs.
 
(1) Chevalier, p. 22.
(2) Claude Santeul, op. cit., p. 2.
 
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Micante dum nos allicis,
O Christe, stella gratiæ,
Ne tarda coelesti sinas
Obstare corda lumini (1) .
 
Ce sont les épines de nos péchés qui ont tressé la couronne de Jésus : qu'il les arrache de nos coeurs, et qu'il sème à leur place les épines célestes de la pénitence :
 
Culpis satæ mortadium
Te, Christe, spinæ vulnerant:
Evelle nostras, cordibus
Tuasque nostris insere (2).
 
Plus une âme pénètre et se fixe dans ces retraites de l'intérieur, plus sa religion s'attendrit. Ce qu'on trouve ainsi dans les profondeurs du Christ, et de Dieu lui-même, c'est bien toujours la sainteté sans doute, mais plus encore la bonté. Ainsi l'hymne de Santeul pour la fête du Saint-Sacrement :
 
Non ut olim, monte sancto
Hic, Deus, nos territas.
Inter ignes non minaris,
Hic amas mitescere (4).
 
Cette vérité si admirablement exprimée, - Hic amas mitescere - tous les mystères la leur redisent. Nos pires misères ne l'offusquent point. Est Deus melior, chante une de nos Proses (4). Au mépris des élégances classiques, ils
répètent ce tamen, si peu janséniste, que nous avons déjà rencontré :
 
Judex tremende, nos premit
Immensa moles criminum;
Immensa sed, clemens Pater,
Parcendo vinces crimina.
 
(1) Chevalier op. cit., p. 3o.
(2) Ib., p. 200.
(3) Ib., p. 58.
(4) Ib., p. 88.
 
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Nos, testa quanquam fictilis
Opus tamen sumus tuum (1).
 
C'est pour ne pas nous épouvanter qu'il se cache sous les voiles eucharistiques :
 
Quam bonus prudensque celas
Hic tuam praesentiam (2)!
 
ou sous les traits d'un nouveau-né :
 
Ut blandiaris sontibus,
Divina celas lamina;
Adire nunc mortalibus
Jam Numen in cunis licet (3).
 
Que si parfois la crainte du Très-Haut menaçait de les accabler, la Sainte Vierge, toujours présente à leur prière, les aura bientôt rassérénés. A elle du moins, Dieu ne peut rien refuser.
 
Matris nihil tibi
Potens proles negat (4).
 
C'est par toi que nous sommes liés à Dieu, chante Santeul :
 
Per te Dei nos filii,
Per te Dei fratres sumus (5).
 
Et encore :
 
Audi, namque potes fleclere Natum
Virgo mater, amas nos quoque natos (6).
 
Et encore :
 
Ne dedisce genus, nostra fuisti (7).
 
(1) Chevalier, p. 37.
(2) Ib., p. 58.
(3) Claude Santeul, op. cit., p. 4.
(4) Ib. op. cit., p. 59.
(5) Chevalier, p. 218.
(6) Ib., p. 202.
(7) Ib., p. III.
 
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Claude Santeul regrettait sans doute que l'ancienne liturgie de l'Avent ne fit pas assez de place à la Sainte Vierge - et l'Église avait bien ce sentiment puisqu'elle a voulu fêter d'une manière plus spéciale l'Expectatio Partus. Il a composé pour cette fête cinq poèmes de grande allure, mais où.. on ne peut dire ce qui domine le plus de la solennité ou de la tendresse :
 
Foecunda Virgo Numine proximam
Expectat horam…
 
L'heure va sonner qu'ont appelée tant de siècles :
 
Hora venit, venit hora sæclis.
 
Il s'adresse tour à tour, et sur un ton différent, à l'enfant qui va naître,
 
jamque prodi
Magne puer medeare mundo;
 
et à celle qui va l'enfanter :
 
Depone, Mater, pondus amabile;
 
et il l'interroge :
 
Maria partus conscia Numinis
Quis sensus in te? Quae tua mens erat
Tot rapta miris?
 
Il la fait parler; il l'entend qui hâte de ses voeux la bien-heureuse naissance
 
Hæc virgo tecum : nascere, nascere (1) !
 
Notre : venez, venez, venez sur les lèvres de la Vierge, quel ravissement ! Nascere, nascere ! Dès qu'ils parlent d'elle, une suavité baigne leurs strophes. Pour fêter la Visitation,
 
(1) Claude Santeul, op. cit., p. 1-2
 
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les deux frères, le Victorin et Claude, rivalisent de tendresse :
 
Beata quam pressit pede
Tellus ! beata semita !
Colles beati, qui simul
Cum Matre sensistis Deum (1) !
 
Claude trouve ces chemins trop pierreux, ces collines trop hautes
 
Judæa saxa molliat
Montesque sternat asperas,
Promptos humus flores ferat
Aspirez aura Virgini (2) !
 
Que les anémones réjouissent les rudes sentiers ; qu'une brise embaumée rafraichisse « la fleur des Vierges » : O flos... virginum (2) ! Même intimité affectueuse avec les saints. On a dit que les rapports de nos gallicans avec saint Pierre étaient quelque peu tendus. J'ai déjà répondu qu'à les entendre, il n'y paraît pas.
 
Serva, tuere, pasce nos, Pastor bone:
Illius et nos, Petre, pars gregis sumus (3).
 
Et, pour que Dom Guéranger les entende bien, ils insistent : nous sommes du troupeau et de la moisson :
 
Quæ, quanta surrexit seges!
Et ista nos seges sumus (4) !
 
Mais quoi! n'a-t-on pas affirmé de même - et avec quelle assurance ! - qne la dévotion à la Sainte Vierge leur pesait et que leur religion ne connaissait que la crainte? En vérité, loin de regretter qu'ils n'aient pas assez d'onction, une critique sérieuse leur reprocherait - oserai-je bien le
 
(1) Chevalier, p. 174.
(2) Claude Santeul, op. cit., p. 53.
(3) Chevalier, p. 134.
(4) Ib., p. 68.
 
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dire ? - d'en avoir trop. En cela, notre scola aurait de qui tenir et continuerait une antique tradition nationale. « Le Gallicanum, écrit Dom Cabrol... si étroitement apparenté au missale Gothicum, ne lui cède en rien pour la richesse, l'élévation, et d'ordinaire, la précision de la doctrine... ; plusieurs oraisons, adressées directement au Christ sont très remarquables..., surtout par l'onctïnn, le ton de tendresse
et d'intimité dont on a fait avec raison ressortir la différence avec le style plus précis et plus austère des formules . romaines. » Parfois, hélas ! « ce style gallican tombe dans la préciosité, le raffinement, la prolixité (1) ». Qualités, défauts, nuances caractéristiques, on en peut dire autant de notre hymnaire moderne. Mais, en ces délicates matières, il n'est pas toujours facile de décider où finissent les qualités, où
commencent les défauts. Prenez par exemple une hymne de Claude fort belle, me semble-t-il, sur la sainte Tunique :
 
Par Deo Verbum, Patris æqua Proles,
Quam dies pestit rutilumque lumen,
Hoc adorandum tenuiore cinxit
Tegmine corpus.
 
Début grandiose, qui suffit, me semble-t-il, à sublimer, je veux dire à rendre profondément religieuses et proprement liturgiques les strophes qui suivent, même celle-ci qui pourrait inquiéter un liturgiste sévère : Heureuse, cette laine qu'ont travaillée les mains de la Vierge !
 
Quam fuit felix manibus Mariæ
Lana tractari, docilis magistræ
Vincla nectebat, properans in aptos
Numinis usus ! (2)
 
Vincla nectebat est d'un joli métier. Mais n'y a-t-il pas là quelque raffinement, corrigé, du reste, plus ou moins par l'auguste Numinis de la fin ? Mièvrerie ne serait pas le mot
 
(1) Dictionnaire de théologie catholique, fascicules LXXII-LXXIII, p. 810.
(2) Claude Santeul, op. cit., p. 43-44.
 
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juste ? La dévotion privée n'a pas à s'embarrasser de ces scrupules ; mais il semble que la prière publique de l'Église doive être plus austère, peut-être même moins tendre. Quoi qu'il en soit, telle serait la nuance propre ne nos hymnes : plus dévotes parfois que religieuses - parfois, dis-je et non pas toujours, de beaucoup s'en faut; - elles tendraient à confondre la prière liturgique avec la dévotion privée ; l'oratoire et l'Église. Plus près de saint François de Sales que de saint Grégoire. Tendance moins sensible dans les hymnes du XVII° siècle, bien que déjà très pieuses, que dans celles du XVIII° Robinet, Coffin sont moins romains que Letourneux, que Santeul. Progrès ou décadence ? II faut bien que le problème se pose, puisque Dom Guéranger, qui se croit tout romain, préfère Coffin à Santeul.
 
CONCLUSION
 
J'ai gardé pour la fin une page de Léonce Couture qui résume excellemment, et avec une autorité qui me manque, tout ce que j'ai essayé de dire : « Considérée comme oeuvre littéraire - j'entends de littérature sacrée - la liturgie auscitaine (ou gallicane ; la distinction de celle-ci à celle-là n'aurait ici aucun intérêt) mérita l'admiration et l'amour de plusieurs générations d'ecclésiastiques à la fois intelligents, instruits et pieux : tous les hommes de mon âge ont pu recevoir des confidences décisives à ce sujet. » Ceci a été écrit en 1891. « Il entrait sans doute dans cette admiration quelques préjugés d'éducation et un certain classicisme exagéré. Aussi la réaction en faveur de l'art médiéval, qui a marqué le commencement de ce siècle, a-t-elle été pour beaucoup dans les anathèmes souvent injustes jetés aux oeuvres religieuses des deux derniers siècles, y compris la liturgie. En somme, nos véritables maîtres n'avaient pas tort d'admirer en général le choix et l'agencement des textes scripturaires, la belle série des leçons patristiques, la rédaction correcte et noblement élégante des leçons historiques, enfin les proses et les hymnes, pour la plupart modernes, de notre liturgie auscitaine. Je voudrais bien dire quelque chose de chacun de ces articles, le défaut d'espace me permet à peine de toucher seulement à l'hymnographie, et encore en fort peu de mots... »
Les hymnes « de Santeul sont parfois tapageuses à l'excès, j'en conviens, mais c'est trop de les appeler« creuses »
 
 
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(comme avait fait le savant dont l'article de Couture louait les travaux), et il faut bien convenir que si elles prient peu, elles rendent souvent avec quelque éloquence le sens de nos grandes solennités. » (Et n'est-ce pas là le principal mérite d'une hymne liturgique ? Aussi bien me suis-je déjà expliqué à ce sujet.) « Mais ce que les nouveaux critiques liturgiques devraient surtout reconnaître, c'est l'onction
touchante des hymnes quotidiennes composées par Coffin. Notez que la pensée en est habituellement empruntée aux hymnes romaines correspondantes, en quoi l'auteur s'est montré plus sage que la plupart de ses émules, mais il les a dépassés principalement dans l'expression des sentiments les plus intimes de la piété chrétienne. M. Dubarat cite avec une juste admiration une strophe ((émue »i de l'une des hymnes bayonnaises à saint Léon ; je pense qu'il accorderait la même admiration à beaucoup de strophes des hymnes fériales du Parisien et de l'Auscitain, Peut-être faut-il les avoir chantées souvent au plus bel âge de La vie pour les aimer comme je les aime, mais dites-moi pourquoi Alfred de Musset adorait ce quatrain de l'hymne de none, l'heure où Jésus-Christ fut mis en croix :
 
O Christe, dum fixus  cruci
Expandis orbi brachia,
Amare da crucem, tuo
Da nos in amplexu mori ?
 
« Dites-moi pourquoi les plus durs pédants s'attendrissaient en faisant réciter cette strophe de complies, qui avait obtenu les honneurs de la prosodie classique :
 
O quando lucescet tuas
Qui nescit occasum dies!
O quando sancta se dabit,
Quae nescit hostem patria !
 
« Enfin ne contestez pas que l’Oluce qui mortalibus remuait les âmes les moins mystiques par ces beaux élans de nostalgie céleste
 
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Moraris, heu ! nimis diu,
Moraris optatas dies !
Ut te fruamur, noxii
Linquenda moles corporis.
 
His cum soluta vinculis,
Mens evolarit, o Deus !
Videre te, laudare te
Amare te non desinet.
 
« On sait que Louis Veuillot, qui ne devait pourtant pas avoir de faiblesses gallicanes, a voulu traduire cette hymne en vers français. Je ne dis pas qu'il y ait réussi pleinement. Me permettra-t-on de citer ici, au même sujet, un petit trait de ma jeunesse enseignante ? C'était au collège de Lectoure, à l'époque où nous prîmes le. rite romain, sans plainte aucune, et même avec joie. Mais quelques regrets partiels se produisaient, et par exemple, nos jeunes élèves eux-mêmes, privés aux vêpres de leur chère hymne O luce, demandèrent instamment et obtinrent qu'elle fût chantée quelquefois pendant la messe quotidienne.
« La liturgie auscitane est morte, et elle ne méritait pas de vivre. Ce n'est pas une raison de lui refuser pleine justice pour ce qu'elle renfermait de bon et de beau (1). »
C'est ici un témoignage capital, d'autant plus décisif qu'il vient de plus haut et qu'il s'enveloppe de plus de réserve. Manifestement Couture ne livre ici que le moins possible de sa vraie pensée. Il se borne à orienter les jugements de l'avenir sur une controverse dont les cendres fument encore; il empêche la prescription. D'où l'incohérence apparente ou l'équivoque de ses conclusions. La liturgie gallicane « ne méritait pas de vivre. » Pourquoi donc? Ou plutôt qu'est-ce à dire? Ne vient-il pas lui-même
(1) Revue de Gascogne, novembre 1891, pp. 521-523. Couture dit encore : « La plupart des usages et des textes liturgiques, dénoncés comme suspects de jansénisme, ou d'autres erreurs, n'ont pas nécessairement cette portée; par là-même, une fois admis dans des milieux. d'une irréprochable orthodoxie, ils ont été pris et interprétés en bonne part, et cette interprétation, a fait loi. » Ib. pp. 513-514.
 
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de proclamer les très hauts mérites de cette liturgie, et dans une autre page que je n'ai pas citée, d'écarter les soupçons d'hétérodoxie qu'on a fait peser sur elle? Si belle, si profondément pieuse, si chère à plusieurs générations cléricales, qu'y a-t-il en elle qui exige qu'on l'extermine? Elle méritait si peu de mourir que déjà Benoît XIV en aurait voulu faire siennes les directions principales, et que la récente réforme de Pie X l'a implicitement, si l'on peut dire, ressuscitée (1). Qu'il plaise demain à l'Église de nous imposer cette liturgie, et elle vivra. Il était bon toute-fois qu'au prix de n'importe quels sacrices, la France revint à la liturgie romaine, et c'est là sans doute ce que veut dire Léonce Couture. Il aurait pu ajouter, et c'est l'évidence même, que ce retour au rit romain n'entraînait pas l'abandon total de notre littérature liturgique. Rien dans nos hymnes qui les empêche d'être naturalisées romaines, comme l'ont été avant elles le Veni sancte spiritus, le Mea maxima culpa du Confiteor et tant d'autres prières. Pour être française, O Luce qui mortalibus ne professe ni les cinq propositions de Jansénius ni les « quatre articles. » Je ne parle ici que des hymnes, mais on sait bien que telle de nos préfaces ne déshonorerait pas le Missel romain. Malheureusement, écrit un spécialiste encore plus autorisé que Léonce Couture et non moins romain, « malheureusement, écrit Dom Cabrol, cette réforme se fit trop souvent sans discernement, et les diocèses, en même temps qu'ils rejetaient les liturgies sans autorité, par lesqu'elles on avait remplacé la liturgie romaine, ne s'avisèrent pas de conserver des usages locaux, consacrés par des siècles de possession et qu'ils auraient pu garder légitimement (2). » Où commence la possession? Combien de siècles faut-il pour qu'une hymne soit conservée? Qu'elle ait réchauffé et réjoui pendant plus de cent ans la prière de tout un peuple, cela ne suffit-il
 
(1) Sur Benoît XIV, Cf. Chevalier, op. cit., pp. LXXXVI, seq.
(2) Dictionnaire de théologie, op. cit., p. 843.
 
 
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pas? Deux heures après sa naissance, le Veni sancte Spiritus n'appelait-il pas de toutes ses strophes incomparables, la consécration officielle qui l'égalerait aux poèmes de Fortunat? Je n'entends rien, du reste, 'à ces choses canoniques. Mais, vers 184o, j'eusse imaginé volontiers une commission de réforme, dont Rome aurait eu, comme il se doit, la présidence et où quelques prêtres éminents de notre ancien clergé se seraient rencontrés pacifiquement avec les leaders ultramontains et romantiques, Ozanam et Dom Guéranger. Elle n'aurait proposé son rapport qu'après un demi-siècle de recherches, de tâtonnements. Elle aurait écarté le médiocre d'où qu'il fùt venu; conservé ou restauré ce que notre poésie latine, de Fortunat à Coffin, présente de plus exquis. Catholique dans le temps comme dans l'espace, tout romain d'ailleurs, cet hymnaire nouveau eût permis de suivre les variations de la piété et de nous associer tour à tour, à la prière de tous les temps. Semblable à la cathédrale d'Aix en Provence, dont les assises datent de l'Empire romain, et où s'enchevêtrent, sans trop se déchirer, tous les styles imaginables. Au cours du demi-siècle ainsi consacré à la composition de cette sorte d'anthologie liturgique, la première effervescence de Dom Guéranger se serait calmée. On aurait eu le temps de lui accorder beaucoup plus qu'il ne demandait, par exemple l'insertion au Missel romain, ou au Propre français de ce Missel, quelque trente proses d'Adam de Saint-Victor; en retour, il aurait fait grâce aux plus beaux poèmes des deux Santeul, de Besnault et de Coffin. Un siècle de poésie chrétienne eût été sauvé. Quoi de plus sage, de plus conforme à la tradition? Mais le vent de l'ultramontanisme romantique n'était pas à la sagesse. On préféra tout détruire. Du point de vue de la poésie et de la religion elle-même, sinon de la liturgie, il est permis de le regretter. Bien plus déplorable toutefois la rupture que cette campagne précipita entre le classicisme dévot et le romantisme catholique. La Révolution française avait commencé à couper les ponts, les agités de l'antigallicanisme
 
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en, achevèrent la ruine. Il fut admis, dès lors, comme un fait constant, que de Louis XIV à Louis XVI, le sens de la vie chrétienne avait été profondément perverti chez nous. « Depuis bientôt deux siècles, écrivait Dom Guéranger, le jansénisme est le grand fait religieux de l'Église de France (1). » Mes gros volume n'auraient-ils fait qu'exterminer ce paradoxe encore plus néfaste qu'insoutenable, ils n'auraient pas été inutiles.
 
(1) Institutions liturgiques, II, p. IX.
 
EXCURSUS
 
§ 1. - O luce qui mortalibus...
 
Plus d'un lecteur sera content de trouver ici le texte complet de cette hymne, si chère à la piété de l'ancienne France (cf. plus haut, p. 142).
 
O Luce qui nortalibus
Laces inaccessâ, Deus!
Præsente quo Sancti tremunt
Nubuntque vultus Angeli :
 
Hic, ceu profondâ conditi
Demergimur caligine;
Aeternus at noctem suo
Fulgore depellet dies.
 
Hunc nempe nobis præparas,
Nobis reservas hunc diem,
Quem vix adumbrat splendida
Flammantis astri claritas.
 
Moraris, heu ! nimis diu
Moraris, optatus dies!
Ut te fruamur, noxii
Linquenda moles corporis.
 
His cum soluta vinculis
Mens evolarit, o Deus,
Videre te, laudare te
Amare te non desinet.
 
Ad omne nos apta bonum,
Foecunda donis Trinitas :
Fac lucis usuræ brevi
Æterna succedat dies.
 
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Voici la traduction de Duval (18o6)
 
Roi qu'une lumière environne,
Inaccessible aux sens, invisible à nos yeux :
Qui vois les Séraphins jusqu'au pied de ton trône
Effrayés de l'éclat que tu répands sur eux.
 
Plongés dans une nuit profonde,
Et comme ensevelis, nous vivons ici-bas.
Mais au jour éternel, retirés de ce monde,
Une clarté nouvelle éclairera nos pas.
 
Non, le bel astre qui partage
Les saisons et les jours dans son cours radieux,
N'est qu'un faible tableau, qu'une infidèle image
Du jour que tu promets à tes saints dans Ies cieux.
 
Hélas ! quand paraîtra l'aurore
De ce jour par les tiens si longtemps désiré?
Mais pour te posséder, il faut attendre encore
Que le voile de chair soit enfin déchiré.
 
Quand l'âme aura brisé sa chaîne
Qu'elle aura pris l'essor pour s'élever vers toi;
Enivrée à ta vue, o Beauté souveraine
T'aimer et te louer sera son seul emploi.
 
Voici le Moraris traduit par Isaac Williams :
 
Why lingers thus light's golden wheel
Which shah Io us that day reveal?
But we must cast this flesh aside
Ere we with Thee aside.
 
But when the soul shall take her wing
From out her dark enveloping,
To see Thee, praise Thee, love  Thee still
Her urn within shall fill.
 
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Je donnerai aussi l'hymne de Complies :
 
Grates, peracto jam die
Deus, tibi persolvimus;
Pronoque, dam nox incipit,
Prosternimus vultu preces.
 
Quod longa peccavit dies
Amarus expiet dolor,
Somno gravatis ne nova
Infligat hostis vulnera.
 
Infestus usque circuit
Quærens leo quem devoret :
Umbra sua alarum taos
De fende filios, Pater!
 
O quando lucescet tuus
Qui nescit occasum dies!
O quando sancta se dabit
Quæ nescit hostem patria !
 
La doxologie est banale - La traduction paraphrasée de l'abbé de Majainville (1786) n'est pas tout à fait insupportable :
 
Avant qu'au jour fuyant la nuit sombre succède
Et nous dérobe ses rayons,
Nous vous prions, Seigneur, nous implorons votre aide,
Vous rendant grâces de vos dons...
 
Des esprits ténébreux rompez pour nous les armes,
Brisez les traits de l'ennemi :
Ecartez loin de nous ses songes pleins de charmes
Qui flattent le corps endormi...
 
Mettez vos enfants sous votre aile...
 
Oh ! quand paraîtrez-vous, Éternité chérie,
En votre éclatante beauté,
Quand luira de ce jour en l'aimable patrie
La pure et charmante clarté?...
 
15o
 
Je préfère Williams :
 
And now the day is past and gone,
Holy God, we bow to Thee,
Again as nightly shades come on,
To Thy sheltering side we flee.
 
For all the ills this day hath done,
Let our bitter sorrow plead,
And keep us from the wicked one
When ourselves we cannot heed.
 
Ravening he prowls Thy fold around,
In his watchful circuitings :
Father, this nibht let us be found
Neath the shadow of Thy wings.
 
O when shall that Thy day have conte,
Day ne'er sinking to the west;
That country aud that hoty home,
Where no foe shall break our rest.
 
Comme les enfants du collège de Lectoure, les graves disciples de Newman aimaient ces hymnes : quelle gloire pour Coffin, et pour le bréviaire gallican!
 
§ 2. - Santeul et Coffin, ou les deux péchés originels de l'hymnaire gallican.
 
Ce procès ne me paraissant pas sérieux, et, du reste, ayant été jugé depuis longtemps par de plus autorisés que moi, je n'ai pas cru devoir l'aborder à mon tour dans le chapitre qu'on vient de lire. Un excursus schématique et sommaire sera plus que suffisant. En deux mots voici le réquisitoire : La seule collaboration de
 
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Santeul et de Coffin à l'hymnaire gallican, leur seule présence dans nos livres liturgiques, salit, disqualifie, déshonore à jamais cette liturgie ; le premier, par ses extravagances et par son adhésion à l'hérésie janséniste ; le second, par son appel. A quoi je pourrais répondre que, de sa nature, l'hymne est un poème impersonnel, anonyme, ou qui ne porte d'autre nom que celui de l'Église qui l'a inséré officiellement dans ses livres liturgiques Jam lucis est une hymne romaine; Stupete gentes, une hymne gallicane - ou pour mieux dire romano-gallicane. Dans quel embarras ne plongerez-vous pas les fidèles, voire les chanoines, si, avant de chanter une hymne, il leur faut mener une enquête sur la vie intérieure et les moeurs du poète qui l'a composée? Beaucoup nous sont inconnus. Rien ne prouve qu'un priscillianiste obstiné, qu'un faux dévot, qu'un pécheur impénitent, ou qu'un simple esthète ne se soit pas glissé parmi eux. D'ailleurs, où commence l'indignité? Fortunat était ou se proclamait gourmand :
 
Deliciis variis amide me ventre tetendi
Omnia sumendo...
 
Première enquête : est-ce un aveu sincère ou un simple jeu poétique? Seconde enquête : sa gourmandise le rend-elle si indécent que l'on doive renoncer au Vexilla Regis? - Votre autel, y compris le tabernacle, a été sculpté par un huguenot, répondait humblement Santeul à un religieux qui ne voulait pas de ses hymnes, sous prétexte que leur auteur ne serait jamais canonisé. - En si absurde chemin, où s'arrêter?
Ce vieux marbre sur lequel nous célébrons nos mystères, nous rougirions peut-être s'il nous racontait par le menu son histoire d'avant le Christ. Tel pape, à I'heure même où il fulmine telle bulle, où en est sa conscience? Le rédacteur de tel document pontifical, ou sans chercher si loin, tel prédicateur de carême... A vous suivre, l'Église enseignée ne sera bientôt plus qu'une Haute-Cour en permanence. Qui aura le temps de prier? L'Évangile nous a sauvés de ces casse-tête: Faites ce qu'ils vous disent et ce que l'Église vous dit par leur bouche ; s'ils font mal ne faites pas comme ils font. Tout ceci pour le principe ; mais dans les deux cas particuliers qui nous intéressent, nul besoin d'en venir à ces extrémités.
 
A : L'indignité de Santeul
 
1° Les extravagances. - Laissons le Santoliana ou autres almanachs
 
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de ce genre. Naïf ou malveillant qui prend au tragique et même au sérieux de tels ragots, Voici le pire et peut-être un peu forcé : « A le voir, on eût dit d'un Cou, d'un Jean Farine, d'un saltimbanque, et quelquefois d'un possédé. Je l'ai vu faire des cabrioles, je l'ai vu faire la couleuvre et siffler comme cet insecte; je l'ai vu en fureur contre ses serins (il en avait une volière toute pleine), parce qu'ils s'obstinaient à ne point chanter. Quand l'enthousiasme le prenait, son visage, ses pieds, ses mains étaient dans une agitation qu'on ne peut bien représenter; cet air maniaque ou polisson - au sens propre « se dit des jeunes écoliers et autres petits garçons malpropres et un peu fripons » - le faisait désirer dans les meilleures compagnies, pour y servir de baladin, rôle bien indigne d'un religieux. D'un autre côté ses poésies étaient si belles qu'on oubliait en les disant toutes ses indignités, ou du moins on ne faisait qu'en rire...» (Mémoires de Legendre, p. 184.) On a là toute la gamine: à une extrémité, le délire de la Pythie, at Phoebi nundum patiens : crise physiologique, non jouée, indépendante de sa volonté, mais dont il n'est pas fâché de prolonger le spectacle, quand l'accès commence à passer; à l'autre extrémité, l'instinct bouffon. Au reste, ces deux états dépendent l'un de l'autre (Cf. sur la liaison de ces deux expériences, le cas de saint Philippe de Néri étudié dans mes Divertissements devant l'Arche, pp. 96 sq. « Revers bouffon d'une émotivité extraordinaire ou détente aussi invincible que bienfaisante, etc. » ) Nul besoin, j'espère, de marquer les différences. Parmi tant d'excentricités, Santeul garde, je ne sais comment, un je ne sais quoi de très distingué. Baladin n'est certainement pas le trot juste. Le régal des délicats. « Vous ne sauriez croire, écrit La Monnoye, combien les personnes qui aiment l'esprit le regrettent... Ses saillies, ses plaisanteries, au travers desquelles il faisait paraître un sens exquis, étaient les plus agréables du monde. Je voudrais que vous eussiez assisté à la description d'un chapitre que tinrent ses confrères, pour délibérer s'ils chanteraient ses hymnes dans leur congrégation. Je défie tous les Scaramouches de mieux copier les personnages qui composèrent cette assemblée : ce n'était plus Santeul, c'était une vingtaine de visages, d'airs et de sons... » (Oeuvres choisies de B. de la Monnoye, 177o, III, p. 215). Tout le monde sait par coeur le Théonas des Caractères : « Simple, ingénu, volage..., un enfant aux cheveux gris... Permettez-lui de se recueillir ou plutôt de se livrer à un génie qui agit en lui... quelle verve, quelle élévation..! Il crie, il s'agite, il se roule à terre, il se relève, il tonne..., et, du milieu de cette tempête, il sort une
 
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lumière qui brille et qui réjouit. Il parle comme un fou, et il pense comme un homme sage... Deux âmes qui ont chacune leur tour ou leurs fonctions toutes séparées. » (Des jugements, II, pp. 101-1o2.) Une de ces âmes est à Dieu. La lettre de La Bruyère à Santeul est peut-être encore plus significative. « Tout le monde est fort content de vous, vous loue, vous estime, vous admire. » II, p. 515. Voilà comme le jugent ceux qui l'ont vu. Rancé, Bourdaloue, Bossuet, Fénelon, Pellisson, etc., l'aiment tous. « On ne pouvait le pratiquer sans l'aimer. » (La Monnoye, loc. cit.. S'il avait été l'indésirable qu'on nous présente, comment expliquer l'intimité de ses relations avec ce que le XVII° siècle a de plus grave, de plus raffiné, de plus religieux? Pour s'avouer lui-même indigne de chanter les saints, il n'a pas attendu les remontrances de Dom Guéranger ; ce contraste lui est un remords constant. Abélard disait déjà : « Censebam... quasi sacrilegium videri antiquis sanctorum carminibus nova peccatorum preferre vel æquare. » Cf. son Traité d'hymnologie, préface des hymnes qu'il envoie au Paraclet. Annales de phil. chrét., janvier 1844, p. 22. Pour les moeurs, pas une tache, pas l'ombre d'un soupçon. Et cela seul en dit assez long. La piété la plus vive. « Souvent il allait à l'église la nuit avec le saint P. Gourdan, pour y passer de longues heures à genoux en prière. » Cf. Fourrier-Bonnard, excellent sur ce point, et la belle lettre qu'il cite. Santeul écrit à son ancien supérieur le P. Gourreau : « Si l'amour de la liberté - je ne veux pas dire libertinage - ne m'avait aveuglé, j'allais à vous d'inclination. Ma vie dément entièrement les vertus que j'ai mis en beaux vers... Une femmelette sera sauvée, n'ayant su que son chapelet et les poètes orgueilleux, élevés sur leurs cothurnes, seront humiliés... Ne désespérons de rien. Dieu est bon. Venite ad me omnes qui laboratis. J'y viens; j'y accours.» (Fourrier-Bonnard, op. cit., pp. II, 183-184.) Pour moi, si j'étaisl'Eglise gallicane, je ne voudrais que cette lettre pour lui ouvrir mon hymnaire. Nous avons mieux sa prière au Christ non seulement si belle, mais si manifestement vraie ou vécue !
 
O nostri miserere, humilemque agnosce poetam
Qui non sese audet dicere jure tuum...
Nec crucies flammis qui paris ignibus arsit
Interdum, laudis raptus amore tuae.
 
A qui ne sent la force de ces vers, a qui ne reconnaît dans cet interdum pathétique, sa propre histoire, piteuse presque toujours, mais par moments élevée de terre, je n'ai rien à dire.
 
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2° Le jansénisme. - « On sait par l'histoire, écrit Dom Guéranger, que la soumission de ce personnage - Santeul - aux décisions de l'Église fut, toute sa vie, un problème. » Non, « l'histoire » n'a jamais su rien de pareil. Janséniste si l'on veut, mais comme nous le sommes tous depuis Sainte-Beuve, c'est-à-dire poétiquement. Port-Royal est notre vallée de Tempé, et qui vaut bien la païenne. Parce qu'il a célébré la campagne romaine, ferez-vous de Chateaubriand un Veuillot? On continue : « Il osa composer cette inscription pour le monument destiné par les religieuses de Port-Royal à recevoir le coeur de leur Athanase :
 
Ad SANCTAS rediit SEDES ejectus et exul.
Hoste TRIUMPHATO, tot tempestatibus actus,
Hoc PORTU in PLACIDO, hac SACRA TELLURE quiescit,
Arnaldus VERI DEFENSOR et ARBITER ÆQUI. »
 
Les majuscules sont, bien entendu, de Dom Guéranger. Et il poursuit : « Quel catholique aurait jamais appelé Arnauld le Défenseur de la vérité!... Cet ennemi terrassé, serait-ce le Siège Apostolique, qui tant de fois a fulminé contre ses écrits incendiaires (par exemple en se refusant, malgré la pression que l'on sait, à condamner la Fréquente Communion. Ces bulles innombrables contre Arnauld, où sont-elles?) Cette Sainte demeure... c'est Port-Royal, c'est la demeure de ces filles rebelles à l'Église... En faut-il davantage aux gens d'une foi vraiment catholique, pour signaler Santeul comme fauteur des hérétiques? » (II. pp. 117-118). Mais oui, il en faudrait beaucoup plus, ces vers ne prouvant absolument rien, sinon que Santeul est poète et qu'il a beaucoup lu Virgile. Car, pour moi, je les trouve beaux. Les derniers surtout, d'une telle humanité !
 
Huc coelestis Amor rapidis cor transtulit alis
Cor nunquam avulsum, nec amatis sedibus absens.
 
Tout cela est poésie, n'est que poésie. La théologie n'y viendrait que faire. Le seul nom du vieux proscrit remuait profondément les imaginations de ce temps-là. Un Victor Hugo qui serait mort à Guernesey. Il s'agit bien des cinq propositions! On ne songe qu'à la grandeur de cet invincible. Au pied de cet autel.. Rappeliez-vous l'épitaphe « de toute beauté et de toute grandeur », a dit Saint-Beuve, que Boileau tint renfermée dans son tiroir « de peur que les jésuites ne lui fissent des affaires
 
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fâcheuses ». Santeul n'est pas moins inspiré. Son thème est d'ail-leurs plus émouvant : ce coeur ballotté, enfin au repos; l'exil et la terre promise; les vautours et les colombes..., pour le roi des antithèses, quelle fête. Rebelles, les religieuses? Qu'importe si le poète qui les vénérait et à qui elles avaient toujours été bonnes, ne songe ici qu'à la joie douloureuse que leur apporte ce cor nunquam avulsum? A identifier ces hostes triumphatos, il ne songe pas davantage. Ce n'est certainement pas le Saint-Siège. Qui donc? Eh! il n'en sait rien. Le bloc des pygmées acharné contre le géant. Pour la bataille burlesque entre lui et les jésuites, autour de cette épitaphe, Sainte-Beuve l'a réduite, j'espère, à ses vraies proportions. « Les jésuites firent les furieux contre Santeul; le Père Jouvency lui écrivit une lettre (trente suivirent, et en vers) qu'on ne peut croire qu'à demi-sérieuse. » (Port-Royal, V, p. 622.)
La seconde preuve - on n'en apporte que deux et pour cause! - est de même force. Dans une des hymnes pour l'office des Évangélistes, Santeul - sous la dictée de plus savant que lui, probablement M. Letourneux ou Gourdan, ou Claude; - compare à la Loi nouvelle que vont prêcher les Fvangélistes, l'ancienne qui fut promulguée sur le Sinaï, coelo tonante - Inter tubas et fulgura. Thème vénérable, magnifiquement développé par Adam de Saint-Victor.
 
Lex proecessit in figura,
Lex poenalis, lex obscura
Lumen evangelicum.
 
C'est à propos de la Pentecôte.
 
In tabellis saxeis,
Non in linguis igneis.
 
Et encore :
 
Ignis, clangor buccinae
Fragor cum caligine..
Terrorem incutiunt,
Nec amorem nutriunt
Quem infundit unctio (1) ,
 
(1) Oeuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor (Gautier) 3e édit., Paris, 1894, pp. 66-67.
 
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Santeul, serrant de plus près la pensée de saint Paul sur « la Loi », écrit.
 
Insculpta saxo lex velus
Præcepta, non vires dabat :
Inscripta cordi lex nova
Quidquid jubet dat exequi.
 
Il saute aux yeux que, de la maquette paulinienne à lui fournie par Ietourneux, Santeul a retenu surtout l'antithèse entre les deux lois. L'étincelle est partie de là. Mais venons à l'opposition plus profonde - tout abstraite et subtile - que traduisent, comme ils peuvent, le troisième et le quatrième vers. S'il faut en croire Dom Guéranger, ces deux vers rendraient « avec énergie » au moins trois des propositions quesnelliennes que la Bulle Unigenitus a condamnées. (N'oublions pas que ni Letourneux ni Santeul n'ont pu connaître cette Bulle.) L'abbé de Solesmes, écrit le cardinal d'Astros, regarde « comme un problème insoluble... de savoir comment quelqu'un peut être obligé, sous peine de péché, à réciter une hymne qui contient matériellement une doctrine qu'on ne pourrait soutenir sans encourir l'excommunication... Examinons la chose de sang-froid... » Après avoir cité les propositions de Quesnel, « la strophe, continue le cardinal, dit seulement que la loi de Moïse... « imposait les préceptes sans donner force de les accomplir ». Elle ne dit pas que ceux qui vivaient sous cette loi ne recevaient cette force d'aucun endroit; de manière que Dieu leur imposât des commandements qu'il leur était impossible de garder. Erreur grossière ». Comme ceux du Nouveau Testament les justes de l'Ancien ne peuvent rien (pour le salut) sans la grâce. « Or ce n'était assurément pas la loi de Moïse... qui leur donnait cette grâce; ils la recevaient d'en haut en vertu des mérites du Sauveur. » Præcepta non vires dabat. D'Astros justifie ensuite le quatrième vers et il conclut que la strophe n'est pas hérétique. Il ajoute un détail plein d'intérêt. Pour que la strophe ne donnât prise à aucun contresens, on avait ainsi modifié le quatrième vers dans le Bréviaire parisien de 1787 : Dat posse quidquid imperat. La première version toutefois « a été rétablie clans le Bréviaire publié par Hyacinthe de Queslen. A coup sûr, on ne s'y est déterminé qu'après un mûr examen ». Dom Guéranger reconnaissant lui-même que, dans le bréviaire de Queslen, « les maximes qui avaient présidé à la rédaction du bréviaire de Harlay et de Vintimille ont été reniées ». Bref « tout le venin consiste dans les intentions qu'il prête aux
 
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rédacteurs ». (L'Église de France injustement flétrie dans un ouvrage ayant pour titre : Institutions Liturgiques... par Mgr l'Archevêque de Toulouse, 2e édition, Toulouse, 1843, pp. 95-96, 109.
Pour moi, sans entrer dans un débat où je n'entends goutte (cf. R. P. Lemonnyer, Théologie du Nouveau Testament, pp. 85-89) je m'en tiens 'a la réponse qui fut faite à Dom Guéranger par une âme simple : « Au point de vue littéraire, écrit Montalant-Bougleux, nous voyons là une des belles antithèses (santoliennes)... Au point de vue religieux, nous avions tiré de là cet enseignement plein d'onction, que l'obéissance est plus facile quand elle a sa source dans le coeur, que quand elle est dictée par la crainte; qu'en un mot l'amour est plus persuasif que la menace des lois... ; mais Dom Guéranger, qui juge Santeul au point de vue théologique et rigoureux, y voit ce que, dans notre simplicité de coeur et d'esprit aussi bien que dans notre enthousiasme de curieux... nous n'avions nullement aperçu : il y voit une tache d'hérésie, et Santeul et son oeuvre sont chassés du Temple comme impies... Dès que la poésie affectueuse est transformée en poésie militante, nous n'avons rien à voir dans la question; nous n'avons plus qu'à nous incliner en soupirant. » (op. cit. pp. 51-52). On le trouvera un peu simplet, mais ce cri du coeur est à retenir. Nous en avons dejà entendu un autre, presque tout semblable, la désolation de ces jeunes clers privés d'une hymne de Coffin qui leur donnait beaucoup de dévotion (cf. plus haut pp. 143). Dans le cas présent néanmoins, soupirons et résistons. Encore une fois, c'est la seule strophe de tout Santeul qui ait paru hérétique à Dom Guéranger. S'il en avait trouvé d'autres, soyez sûrs qu'il nous l'aurait dit. Aussi l'a t-il citée je ne sais plus combien de fois, jouant avec elle comme le chat avec la souris. Par bonheur un autre chat, le jésuite Arevalo, fameux hymnologue, peu tendre d'ailleurs à Santeul, mais certainement incapable de transiger sur la question janséniste, un autre chat, dis-je, après l'avoir retournée sur toutes ses faces, a rendu la liberté à cette bestiole innocente « L'abbé Desfontaines, écrit-il, à déjà réfuté la censure portée par je ne sais plus qui contre cette strophe de Santeul : Inscripta saxo... Je sais bien que certains ont accusé le bonhomme d'avoir incliné vers les erreurs de ce temps-là, bien que d'autres plus nombreux l'aient jugé incapable de comprendre quoi que ce soit à l'hérésie janséniste. Pour ma part, je n'arrive pas à trouver dans cette strophe l'ombre même d'une erreur. » Dom Guéranger essaie en vain d'atténuer cette sentence (II. p. 780). Arevalo sait fort bien
 
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de quoi il parle. Que Montalant-Bougleux se rassure : « In illa certe stropha nihil mali subesse puto. » Ou, en anglais : Much ado about nothing.
Puisque je la tiens, je conseille aux amateurs la lecture de cette critique de Santeul par Arevalo. Le morceau est d'autant plus curieux que Arevalo commence par critiquer la critique de Santeul par B. de La Mannoye. Il justifie Santeul sur plus d'un point, Le conflit de ces deux experts, La Monnoye et lui, est tout ce qu'on peut imaginer de savoureux. On peut en rapprocher, pour que rien ne manque au symposium - les critiques toujours rageuses, parfois justes, souvent ridicules de l'abbé Thiers dans ses Observations sur le nouveau bréviaire de Cluny. Arevalo censure ces deux vers dans l'hymme du pape saint Célestin :
 
Fleverat quando triplici tiara
Vidit ornatant radiare frontena...
 
Anachronisme, corrige Arevalo : la triple tiare date d'Urbain V. Santeul ayant dit que N-S. « se sponte fecit exulem », Arevalo lui rappelle que le Christ jouissant de la vision béatifique n'était pas exilé du ciel. Il n'aime pas, dans l'hymne de sainte Barbe : Deo superba conjuge, superbus ne pouvant signifier qu'arrogant. C'est un gallicisme. Santeul en est du reste rempli. Il n'aime pas qu'on appelle obstetrix la lance qui a percé la poitrine de Jésus en croix, et il a certes raison. Mais cette image ne choquait pas les contemporains de Santeul. Il n'approuve pas le Vix Pater dans l'hymne sur la Passion ; théologiquement, la censure me parait sévère : ut quid me dereliquisti justifie suffisamment, me semble-t-il, Vix Pater; mais poétiquement, il me choque. En somme, Arevalo trouve Santeul plutôt médiocre. C'est son droit. Je note là-dessus deux lignes de lui assez amusantes : « Une autorité grave en faveur de Santeul serait le Père Bourdaloue, s'il n'était pas Français et s'il se fût distingué dans la poésie comme dans la chaire. » Et encore : « Si les Italiens sont experts en fait de poésie latine..., Santeul ne doit pas être placé au premier rang parmi les poètes... Je n'ai trouvé les hymnes de Santeul à Rome... que dans la bibliothèque du Collège romain... Jamais les Italiens ne citent Santeul, mais les Français, je pense, n'ont pas besoin d'admirateurs; il leur en natt assez chez eux. »
Le texte latin d'Arevalo est reproduit à l'appendice des Instutions liturgiques (t. II). Les Annales de phil. chrét. en ont donné la traduction (1843), et le texte de La Monnoie (1854).
 
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B : L'indignité de Coffin.
 
La pureté de nos sources, un ciel ami des amandes, et d'autres circonstances que les érudits n'ont pas encore débrouillées, ont fait de la ville austère où je suis né, Aix-en-Provence, une des capitales de 1a, gourmandise. Il se trouve aussi que, depuis des siècles, le monopole de la haute confiserie a été laissé chez nous à nos frères de la Réforme. Qu'en eût dit Calvin, deux fois intéressé en cette affaire, puisque nos confiseurs nous étaient venus de Suisse? Entre eux et nous, libéraux que nous sommes, jamais le moindre conflit. Avant de quitter Aix pour Paris, où il allait s'immortaliser par son bréviaire, Vintimille aura dégusté maintes fois les dragées ou les calissons des Riederer, des Cangina, des Kuntzmann, noms suavement familiers à mes oreilles d'enfant. Ils étaient restés d'ailleurs, c'est bien le cas de le dire, la créme des gens. Trève trois fois séculaire des confiseurs ; mais que, de mon temps, je ne sais plus quel ardélion fut pressé de rompre. Nous vîmes donc s'élever une confiserie catholique, mais si lamentable que ceux-là même qui s'étaient d'abord, et non sans héroïsme, dévoués pour elle, cessèrent bientôt de la fréquenter. Elle s'abîma dans le dégoût. Plus sage que nous, comme il me semble, ou plus insensé, comme il plaît à Dom Guéranger, Mgr de Vintimille ne connut pas ces déchirements entre l'orthodoxie et le goût. Les poèmes qu'il Iui fallait pour son bréviaire, il les demanda bonnement à un poète, au prince des poètes latins, à Charles Coffin. Celui-ci, par malheur, en appelait de la Bulle Unigenitus au prochain Concile. Vintimille s'en doutait bien, mais, une fois de plus sa gourmandise fut la plus forte. Au grand scandale de Dom Guéranger, comme Cangina jadis, il garda Coffin (1).
Dom Guéranger est ici victime d'une illusion d'optique ; il ne réalise pas la complexité infinie et désespérante des cas de conscience qui se posaient alors à l'épiscopat français, j'entends, comme il va sans dire aux évêques constitutionnaires, à ceux qui ne pactisaient ni de près ni de loin avec les adversaires de la Bulle. Vintimille était de ceux-là et au premier rang. C'est parce qu'on était quatre fois sûr de lui qu'on l'avait appelé à gouverner le diocèse de Paris. On ne peut, sans calomnie, le soupçonner de
 
(1) Waprès Vissac, Coffin, pour une de ses hymnes (fête des saints Pierre et Paul), aurait reçu du pape un bref de félicitation (op. cit. 149). Il ne donne malheureusement pas sa référence. Mais si le fait est certain, il rend toute discussion inutile.
 
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la moindre compromission doctrinale. Aussi catholique certainement et plus chrétien que les pamphlétaires impertinents qui le rappellent à l'ordre et auxquels Dom Guéranger n'aurait pas dû faire l'honneur de les approuver. Déjà difficile au temps du premier jansénisme, la situation était devenue inextricable. Au lieu de 5 propositions, admirablement dressées, il y en avait plus de cent et celles-ci, rien ne prouve que les appelants les aient acceptées au sens où l'Eglise les condamnait. Dom Guéranger semble confondre appelant et hérétique. Non, cela fait deux. Désobéissance formelle, révolte, schisme, si l'on veut. C'est déjà beaucoup trop, mais jusqu'à preuve du contraire, nous n'avons le droit de prêter à Coffin ni les erreurs de Jansénius ni même celles de Quesnel. Aussi bien faut-il prendre garde que, pendant cette « affaire » qui dura près d'un siècle, les ponts n'étaient pas coupés entre les deux camps. En dehors des frénétiques - il y en eut malheureusement des deux côtés, - on ne vivait pas sur le pied de guerre. Relations fréquentes, amicales, où l'on évitait charitablement de toucher au point névralgique. Pour assister à la messe d'un appelant, on n'était pas excommunié. Jusqu'à la résistance des lits de mort, on ne les regardait pas comme retranchés de la société chrétienne.
Quoi qu'il en soit, plus Coffin paraît suspect, plus on est sûr. - connaissant Vintimille comme nous le connaissons - que chaque strophe, chaque vers auront été soumis à l'examen le plus rigoureux. On voulait bien du poète, on n'aurait pas souffert l'appelant. Je ne dis pas seulement la moindre affirmation hérétique, ni même la moindre insinuation, mais la moindre phrase équivoque, susceptible de suggérer un mauvais sens, auraient été impitoyablement condamnée. Et de fait la critique prévenue et passionnée de Dom Guéranger n'a rien trouvé à lui reprocher. Dieu sait pourtant qu'il excelle à voir dans la perle la plus pure une pierre de scandale. S'il rencontre, par exemple, dans le bréviaire de Paris ces paroles de la Bible : Scuto circumdabit te veritas ejus ; non timebis a timore nocturno, défions-nous, écrit-il, latet anguis in herba : « Qu'est-ce que cette vérité qui sert de bouclier au fidèle? Quelle est cette nuit dont il ne faut pas craindre les terreurs? La Vérité, c'est la doctrine opposée à la Bulle; la nuit, c'est l'obscurcissement de l'Eglise (1). » A ce jeu, le Pater lui-même devient diabolique : regnum tuum, c'est-à-dire la la canonisation du diacre Pâris; a malo, c'est-à-dire des jésuites.
 
(1) Institutions llturgiques, II, p. 323.
 
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Est-ce bien sérieux? A de telles perversions, Coffin toutefois ne semble pas avoir fourni l'ombre d'un prétexte. Son crime à lui est tout négatif. Coupable, non d'avoir enseigné ou insinué les erreurs de Quesnel, mais de n'avoir pas réfuté dans ses vers les cent et une propositions condamnées. A cela, le cardinal d'Astros répond fort pertinemment, et qui plus est, en homme qui a le sens des choses poétiques : « On accuse les hymnographes du bréviaire parisien de ne jamais rien dire contre les hérésies du temps... Si les mystères de la religion sont de beaux sujets pour la poésie, il n'en est pas de même des points de controverse. Par exemple, que le Fils de Dieu soit mort pour le salut du monde, cette bonté incompréhensible est bien capable d'enflammer le génie du poète; mais s'il lui fallait argumenter pour prouver aux jansénistes que le Sauveur n'est pas mort pour les seuls élus, son enthousiasme se soutiendrait difficilement. Du reste, le mystère de la mort de Jésus-Christ pour notre salut est souvent traité dans nos hymnes. On y dit même qu'il est mort pour le salut de tous :
 
Lignum crucis mirabile
Totem per orbem prominet,
In qua pependit innocens
Christus, redemptor omnium.
 
« C'est encore une erreur des jansénistes de dire que la grâce fait tout en nous dans le bien que nous opérons; que notre libre arbitre n'y est pour rien... Eh bien! cette erreur est attaquée dans l'hymne que l'on dit à Laudes, depuis le dimanche de la Septuagésime :
 
Qui nos creas solus Pater,
De pristino lapsos statu,
Non solus instauras : simul
Nostros labores exigis (1). »
 
De cette orthodoxie foncière et constante, aussi précautionnée, précise, formelle, qu'on peut la demander à un poète, nous avons une preuve amusante et douloureuse tout ensemble. L'Eglise de France avait alors un nouveau François de Sales, M. de Lamotte, évêque d'Amiens. Sa foi alarmée, raconte le biographe de ce bon prélat, « trouvait des dangers jusque dans les formules
 
(1) D'Astres, op. cit., pp. 144-146.
 
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traditionnelles de la liturgie romaine » - eh! Dom Guéranger n'en trouve-t-il pas dans les psaumes? Il crut donc « s'apercevoir que maintes formules du bréviaire romain... ne présentaient pas une parfaite innocuité, à raison des erreurs du moment et il n'hésita pas à remanier ce livre de la prière (1). » Et cependant, qui le croirait! ainsi anxieux d'expulser du bréviaire romain tous les textes qui pouvaient induire en tentation de jansénisme, ce même prélat n'a pas hésité à insérer dans son nouveau bréviaire les hymnes du janséniste Coffin, et non, j'imagine, sans les avoir épluchées ligne à ligne, avec une vigilance presque morbide. A lui aussi elles ont paru, non seulement innocentes, mais toutes bonnes.
Il n'est pas seul, du reste, avec Vintimille. « Dom Guéranger, écrit encore le cardinal d'Astros, nous dit que « trente ans après l'apparition du bréviaire de 1736... plus de cinquante cathédrales » (l'avaient adopté) ; j'en conclus, et tout homme qui connaît l'attachement des évêques de Franee à la foi ne pourra s'empêcher d'en conclure, que ce bréviaire, que tant d'évêques s'empressaient d'adopter, devait non seulement être exempt d'erreurs, mais encore offrir de grandes beautés (2) ».
Mais à quoi bon tant d'arguments extrinsèques? Les hymnes de Coffin, nous avons vu qu'elles se défendaient toutes seules. Elles respirent, si l'on peut dire, contre le jansénisme. Pas un mouvement de crainte que ne submerge aussitôt une vague de confiance
Turbata quid mens fluctuet ?
Cura Paterna nos regis.
Aeterna si cordi salus
Aeterna nos salus manet (Chevalier, p. 10)
 
et encore :
 
Desideratam si dare
Opem moraris; spes tamen,
Tenacis instar ancoræ
Immola fundat pectora. (p. 11 )
 
Ce tamen me gêne : du moins n'est-il pas janséniste. Le voici encore :
 
Flagella nos terrent tua
Non illa spem demunt tamen. (p. 13.)
 
(1) Delgove, Histoire de Monseigneur de La Motte, Paris, 1872, p.441, 442.
(2) D'Astres, op. cit., p. 153.
 
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Nos testa quanquam fictilis,
Opus tamen sumus tuum. (p. 37.)
 
Et ainsi à toutes les pages.
Il n'est pire sourd néanmoins... Voici quelques lignes, où le candide Charles Sainte-Foi - menaisien connu - s'essouffle à répéter et à dépasser Dom Guéranger : Les réformateurs du bréviaire « ne nièrent point les rites et les cérémonies del'Eglise, mais ils essayèrent d'en retrancher tout ce qu'elles renfermaient de symbolique, d'onctueux et d'édifiant. » ! ! La liturgie parisienne « est, dans son ensemble et dans ses détails et dans son principe et dans son but l'oeuvre » des jansénistes Arnauld et Letourneux, « chefs du parti janséniste » ! ! « Ils se servirent de la parole de Dieu elle-même pour détourner de lui les âmes dont il avait le salut en vue.., cherchant ainsi par un monstrueux renversement des choses à rendre l'Esprit saint complice de leurs erreurs et de leurs funestes desseins ». Est-il besoin d'ajouter que, pour lui aussi, nos hymnes ignorent la Vierge et les saints? (Université catholique, 1843, pp. s31-136.) - Parmi les sottises de Ch. Jourdain, il en est encore une que je veux citer, non sans m'excuser au préalable auprès des RR. PP. Dominicains. L'historien doit avoir tous les courages. Que ceux-ci apprennent donc qu'ils ne sont pas catholiques, aussi longtemps du moins qu'ils s'obstinent à garder leur antique liturgie. « La patrie du chrétien, gémit Sainte-Foi, ne s'étend pas chez nous au delà d'un rayon de vingt lieues », etc. etc. (p. 132). Entendez que, si l'on va de Paris à Rouen, on ne croit plus se trouver en terre chrétienne, Pourquoi? Eh! parce que le bréviaire de Paris n'est pas identique au bréviaire de Rouen. A plus forte raison a-t-on l'impression que l'on se trouve dans une mosquée, lorsqu'on assiste à la messe du P. Lacordaire ou à la milanaise des Borromée et de Mgr Ratti. Niaiserie? C'est bien mon avis, mais aussi bourrage de crâne. C'est par de tels moyens qu'on a surexcité chez nous, pendant de longues années, l'humeur frondeuse du jeune clergé. Quel besoin de leur rendre odieuse la liturgie de l'ancienne France ! Il suffisait de prêcher pacifiquement le retour à la liturgie romaine.
 
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§ 3. – « Tombelaine » dans le bréviaire de Huet.
 
Dans le nouveau bréviaire d'Avranches, les hymnes pour la fête de saint Aubert sont de Huet. Pendant qu'Aubertus fundit preces, saint Michel sereno labitur axe, et demande
 
Ut sibi templum struat, ac novenis
Alitum turmis jubet in propinqua
Rupe, quam TUMBAM populus vetusto
Nomine dixit.
 
Ille cunctatur trepidatque jussa
Esxsequi, verum Michael morantem
Increpans rursus redit ac severis
Vocibus urget.
 
Præsul accingens operi, cacumen
Montis exscindit, spatiumque laxat,
Quo superstructi pretiosa surgant
Moenia templi.
 
(Cf. Travers, op. cit., p. 136). En dehors de ce remarquable Rumbam, il y a là un essai de paysage assez intéressant.
 
§ 4. - Les hymnes rimées du P. Clairé.
 
Les Hymnologues se contentent de mentionner en deux mots la curieuse initiative du jésuite Martin Clairé. Donnons-lui sans barguigner les deux pages qu'elle mérite. Je ne connais qu'un de ses livres : Hymni ecclesiastici novo cultu adornati, mais qui m'a beaucoup
 
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amusé. C'en est - chose remarquable, - la troisième édition publiée à Paris en 1681, et dédiée au prince Ferdinand de Furstemberg, évêque de Munster, lequel consacrait ses loisirs aux bonnes lettres et n'avait garde d'aspernari decentem politamque poesim. Entendez qu'il avait demandé des hymnes au P. Glairé pour le diocèse de Munster. La préface est pleine d'intérêt. Elle prend le taureau par les cornes, je veux dire qu'elle aborde nettement le conflit entre la poésie quantitative et la syllabique - « An vero ad sacros exornandum hymnos adsiscendi etiam rhythmi sint, non levis potest esse controversia. Non desunt enim qui Ecclesiæ precibus et canticis rhythmice scriptis impense faveant; (à la bonne heure, et voilà une précieuse constatation!) aliis tamen reclamantibus, qui hunc extremarum syllabarum lusum (ce jouet d'un sou) novum veluti ac barbarum imperitorum inventuin vix ac ne vix quidem ferre possint. » La vraie question est de savoir ce que l'Église approuve. Or il n'est pas douteux qu'elle adore le rythme et la rime. « Si universam hymnorum quotquot exstant conberiem inspicere non piget fatendum erit omnino illorum quamplurimos et vetustissimos quidem reperiri, qui nulla carminis lande, sed solius rythmi commendatione valeant. » On voit que le P. Glairé, nulla carminis laude, suppose le problème résolu et contre le syllabisme. Mais il parle ad hominem, trop bon Français, du reste, pour ne pas admettre que si, d'aventure, la poésie avait horreur du rythme, mieux vaudrait renoncer à la poésie. En effet, poursuit-il rien ne vaut notre syllabisme, d'abord pour enfoncer les vers dans la mémoire, ensuite et surtout pour rendre la piété délicieuse au coeur des fidèles. Harmonie préétablie - necessitudo - entre l'hymne et les rythmes. Pour peu qu'on ait de sens ou d'oreille, qui ne voit que l'hymne idéale est celle qui marie le syllabisme à la quantité, ou qui ad legitimam (toujours le même préjugé !) quidem poeseos formam elaboratus, paribus, nihilominus et similiter desinentibus verborum juxta ac cantus sonis, simul constet? D'où sa grande trouvaille : coudre des rimes et marquer le rythme, tout en observant scrupuleusement les règles de la prosodie classique : et par là novum aliquod formare ecclesiastici carminis genus. Le malheur est que Glairé n'avait pas le je ne sais quoi. Voici quelques-unes de ses prouesses : Ceux qui lisent cet excursus n'ont pas besoin que je donne les références des textes remaniés.
 
Crux, Dei sedes beata
Digna coeli culmine,
 
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Ligna vincis una cuncta
Fronde, flore, germine;
Tota dulcis, tota sancta
Tincta Christi sanguine.
 
Qui diceris Paraclitus
Fons vivus, ardor inclytus,
Donum Dei, dilectio,
Et spiritalis unctio.
 
Comme on le voit il aime tant la rime qu'il ne manque pas une occasion de léoniser : vivus, inclytus ; mundus Christus ; dans Ales diei nuntius
 
Auferte, clamat, lectulos
En sponsus, adsint lampades;
Vult hic amantes sedulos;
Odit sopore desides.
 
C'est ce qu'il appelle un délice.
 
Vexilla Christi regia
Crucis micant insignia...
 
Vagit infans inter arcta
Conditus cunabula;
Membra pannis inroluta
Alligat Virguncula ;
Et manus pedesque stricta
Jam coercent vincula.
 
Virguncula! Son Ave Maris stella n'est pas moins extraordinaire :
 
Ave Maris stella,
Summi regis aula,
Digna Dei mater
Manens virgo semper.
 
Ce mélanee odieux a et er l'enchante :
 
Solve culpæ vincla,
Longe fac pericla...
Esto nobis mater,
Quibus Christus frater.
 
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Saint Thoner lui semblait un peu confus, et il corrige : Fitque sanguis ante vinum. Le Tantum ergo lui-même y passera :
 
Ecce panem consecratum.
Procidamus cernui;
Omne cedat institutum
Christiano ritui;
Det fades juvamen aptum
Sensuum defectui.
 
Il a eu, au moins, trois éditions, ne l'oublionspas. Pour saint André
 
Qui pauper arte victitans,
Tendebat hamos piscibus,
Cymbaque prædam quæritans
Vitam trahebat retibus.
 
Sot métier, pense Clairé :
 
Hac sorte despicabilis,
Captator ante piscium
Christo votante, nobilis
Piscator es peccantium.
 
Ce novum carminis genus il ne pouvait pas ne pas en faire bénéficier les saints de la Compagnie, saint Louis de Gomague par exemple.
 
Et in Deo se perdidit...
 
Saint Ignace,
 
Urget palam nefarios,
Pravosque mores corrigit,
Et hæresum sectarios,
Et caeteros non negligit.
 
Que pensez-vous de ce dernier vers, déjà gros d'impérialisme. Il y a néanmoins plus beau :
 
UNUS, IGNATI, LOCA CUNCTA REPLES !
 
Horreur ou fou-rire, qu'il a dû exaspérer ou divertir les humanistes de la Compagnie!
 
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Puisque j'en suis à ces ressemelages désolants, voici comment d'autres que le P. Clairé ont martyrisé le Dies irae :
 
Dies iræ, dies illa
Crucis expandens vexilla,
Solvet soeclum in favilla.
 
On a voulu par là congédier la Sibylle. Ils n'ont pas senti que cet expandens rompait le rythme.
 
Dies illa, dies irae,
Debet saeclum qua perire
Et in flammas totum ire.
 
ou encore :
 
Dies irae, dies illa,
Pandit Christus cum vexilla
Qua nigrescunt sol et luna.
 
(Chevalier, p. 116.)
 
§ 5. - Les pièces liturgiques traduites en vers français.
 
C'est un fait que, pendant les deux derniers siècles de l'ancien régime, le peuple fidèle a toujours manifesté un goût très vif pour ces traductions. Ne pouvant songer à traiter ce vaste sujet, je me borne à quelques détails. Je prends pour point de départ : Le Thrésor des prières, oraisons et instructions chrétiennes pour invoquer Dieu en tout temps, Paris, 1585. Curieux livre qui nous occupera bientot, ayant été réédité avant la fin du XVII° siècle (i686). Cette réédition nous donne le nom du compilateur, Jean de Ferrières, curé de Saint-Nicolas-des-Champs.
J'y trouve une « paraphrase sur le Libera » qui a belle allure :
 
Délivre-moi, Seignenr, de la mort éternelle
Et regarde en pitié mon âme criminelle,
 
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Languissante, étonnée et tremblante d'effroi:
Cache-là sous ton aile au jour épouvantable,
Quand la terre et les cieux s'enfuiront devant toi,
En te voyant si grand, si saint, si redoutable,
 
Les anges frémiront au regard de ta face.
Hélas ! oit pourront donc les méchants trouver place?
Où se pourront cacher ceux qui sont réprouvés?
Où faudra-t-il, Seigneur, que lors je me retire,
Si les justes seront à grand peine sauvés,
Misérable pécheur, pour apaiser ton ire ?
 
Que dirai-je, o chétif!, que me faudra-t-il faire?
Je ne trouverai rien qui ne me soit contraire,
Je verrai mon péché s'élever contre moi.
Mon juge est juste et saint, je suis plein d'injustice,
Hélas! je suis rebelle et je verrai mon Roi,
Mon Roi clair et luisant, et moi noirci de vice.
 
Une bruyante voix est partout épandue,
Et du plus haut des cieux en la terre entendue :
Or vous, morts, qui gisez nourriture des vers,
Laissez les monuments, reprenez la lumière;
Notre grand Dieu se sied pour juger l'univers.
Accourez et oyez la sentence dernière
 
O Seigneur, dont la main toutes choses enserre,
Père éternel de tout, qui m'as formé de terre,
Qui rends par ton pur sang mes péchés nettoyés,
Et qui feras lever mon corps de pourriture,
Entends mes tristes cris jusqu'au ciel envoyés,
Et prends pitié de moi qui suis ta créature.
 
Exauce, exauce, o Dieu, ma prière enflammée,
Détourne loin de moi ta colère allumée,
Fais porter mon esprit par un doux jugement
Dans le sein d'Abraham avec tous les fidèles,
Afin que ton saint nom je chante incessamment
Jouissant, bienheureux des clartés éternelles.
 
La traduction du Te Deum est beaucoup plus ancienne.
 
Le Seigneur Dieu des armées est saint.
Le Seigneur est environné et ceint
 
170
 
De grand vertu...
Le noble choeur des douze apôtres tiens
Et I'ordre saint des pères anciens.
 
« Oraison pour dire avant le repas »
 
O Souverain pasteur et maître,
Regarde ce troupeau petit,
Et de tes biens souffre le paître,
Sans désordonné appétit ;
Nourrissant petit à petit
A ce jourd'huy ta créature,
Par Jésus, qui pour nous vétit
Un corps sujet à nourriture...
 
Dans l’Étendart de la saint Croix, François de Sales transcrit tout du long le Vexilla. « saint et dévot hymne composé (pense-t-il), par le bon Théodulphe, ( Oeuvres, II, pp. 341-342. Je n'en sais rien, mais je présume que la traduction n'est pas de lui. Il la goûtait fort. (Cf. Ib. p. 37o).
 
L'étendart vient du Roi des rois
Le mystère luit de la Croix
Ou pend en chair sainte, sacrée
Cil qui toute chair a créée
 
Où de plus est ja mort blessé
Le flanc par la lance percé,
Pour nous rendre nets de souillure
Le sang sort, et l'eau tout à l'heure.
 
Ores on voit vérifié
Ce que David avait crié
Que Dieu par le bois qui le serre
Régnerait un jour sur la terre.
 
Arbre beau, tout resplendissant
De la pourpre du Roi puissant,
Arbre sur tous autres insigne
Par l'attoucher de chair si digne !
 
Heureux qui tins es bras pendu
Le prix du monde tout perdu,
Le corps deça comme en balance,
Delà l'enfer et sa puissance !
 
171
 
Je te salue, o sainte Croix,
Notre espoir seul en ces détroits,
Donne aux bons accroit de justice,
Pardonne aux pécheurs leur malice.
 
 
Pour traduire le psautier en français,  Blaise de Vigenère avait imaginé un moyen terme, à base octosyllabique, entre la prose et la poésie. J'en ai déjà parlé dans mes Deux musiques de la Prose (Paris, 1924). Mais je ne connaissais pas alors que sa traduction du psautier. Depuis j'ai trouvé à l'Arsenal, un livre du même pionnier qui a pour titre : Des prières et oraisons qui se doivent conformer toutes à l'Écriture sainte, selon que l'Église catholique les règle et les ordonne. Paris, 1595. C'est déjà la thèse que soutiendront les réformateurs du bréviaire gallican. Dans la dédicace à Louis de Comague, « Il vous plut de me commander, écrit Vigenère, de ranger les psaumes de David en prières, de cette sorte de DEMI-POÉSIE dont j'avais quelques années auparavant orné le psautier ». Il y donne de nouveaux exemples de cette « demi-poésie ». De profundis
 
De ces profondes solitudes,
A toi, j'ai élevé ma voix,
Seigneur exauce ma prière. !
 
Tes oreilles soient attentives
A la voix de mon oraison,
Rends-toi propice à ma complainte.
 
Si tu regardes à nos fautes
De si près, Seigneur, qui pourra
Subsister devant ta présence ?
 
Dès que l'aube du jour se lève
Jusqu'à la nuit close, Israël
Au seigneur sa fiance mette.
 
Car en Dieu toute grâce abonde,
Et c'est lui qui rachètera
Les siens de toutes leurs offenses.
 
Cantique d'Ezechias :
 
A mi carrière de ma vie,
J'irai donc aux portes d'enfer...
 
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Même méthode pour les hymnes :
 
Viens à nous, Esprit créateur,
Visite des tiens les pensées,
Emplis de la divine grâce
Ces coeurs-ci que tu as créés.
 
Tu es dit le Consolateur,
O doigt de la dextre divine...
 
Il n'est pas impossible que cette demi-poésie ait séduit le Père Suffren, qui, malheureusement, n'était pas même une moitié de poète : Adoro te.
 
Dévotement je vous adore Divinité cachée
Qui vous couvrez de ces espèces et figure du pain ;
Mon coeur se soumet tout à vous
Car en vous contemplant il défaut en lui-même.
 
Jésus, mon Sauveur, pitoyable Pélican,
Nettoyez avec votre sang les souillures de mon coeur,
Puisqu'une goutte de votre sang a été bastante pour ôter
tous les péchés du monde.
(Année chrétienne, I, pp. 395-396).
 
Celui qui a ramassé en un petit volume les énormes inquarto de Suffren, aura eu honte de transcrire l'original : et l'a poétisé de son mieux.
 
Mon âme vous adore, o Déité cachée,
Jésus sous cette espèce où vous êtes voilé...
O sacré pélican, Jésus-Christ mon Seigneur,
Que votre sacré sang mon âme purifie!
Une goutte seule peut être notre bonheur
Et le rachat de nous tous le salut et la vie
 
(Avis et exercices spirituels... par le R. P. Suffren... Lyon, 1688, p. 51.) Dans ce même recueil se trouve un Abrégé qui veut être octosyllabique de la Vie du Verbe Incarné ; une sorte de rosaire.
« Le mardi. Pater Noster : Gloire vous soit mon doux Jésus, qui ayant quitté Nazareth et pris Capharnaüm pour demeure, votre renom croissant alliez parmi la Galilée parcourant les villes et les villages, préchant et guérissant partout. Ave, gloire, etc. Qui avez
 
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appelé saint Pierre, saint André, saint Jacques (et) saint Jean (et étant pécheurs de poissons), les avez fait des pêcheurs d'hommes » (p. 147).
J'ai souligné les quelques syllabes indiscrètes qui se sont glissées dans ce concert. Si ce pieux divertissement m'était ici permis, j'aimerais à déblayer les chemins obscurs par où cet humble cursus octosyllabique rejoint les iambes de saint Ambroise et de Coffin. On ne saurait dire a quel point la prière est amie de la poésie. Il semble que la prière occidentale oscille entre deux cursus : celui des anciennes Collectes et de quelques préfaces (notre incomparable préface gallicane de la Messe des morts par exemple); cursus que j'appellerais ciceronien; et le cursus iambique, réalisé plus ou moins gauchement dans l'Abrégé dont je viens de citer une strophe, parfaitement dans l'hymne ambrosienne.
Des deux le premier paraîtrait plus religieux, voire plus liturgique, le second plus dévot. Si je reviens toujours à cette distinction, c'est que je la crois très importante. Il y aurait à étudier â ce sujet la jolie contreverse entre Dom François Lamy et Gibert : celui-ci apologiste, celui-là ennemi de la rhétorique d'Aristote. D'après Lamy, la rhétorique - et par suite, la poétique - seraient au service des trois concupiscences. En faisant appel aux passions, la rhétorique menacerait de corrompre « le goût de l'esprit », « cette finesse de discernement pour la vérité »... La dangereuse efficace du style figuré vient du péché originel. Comme Gibert lui opposait les figures des Livres saints et des Pères, Lamy répond que les figures du rhéteur nous empêchent de goûter, celles de la Bible nous aident à goûter « la vérité toute pure ». Au fond Lamy annonce Fontenelle, Lamotte et la campagne rationaliste du XVIII° siècle contre la poésie. (Cf. Prière et poésie, passim). Voici toute la controverse in a nutshell, comme disent les Anglais. M. Gibert, écrit Lamy, « dit encore qu'un homme ne sera point touché de ces paroles : Sancte Spiritus, veni et coelitus emitte radium tuæ lacis, à moins qu'on ne les lui dise de cette manière nombreuse et cadencée : Veni Sancte Spiritus...; pouvait-il mieux déclarer qu'on n'en veut qu'au sensible, qu'on n'aime la vérité que par ses parures et que sans cela, elle n'a que de la sécheresse » (La Rhétorique de Collège trahie par son apologiste, Paris, 17o4, p. 183.) On voit qu'il y va de tout et que Lamy rejoint ici l'auteur du Traité de la Concupiscence. Par bonheur, l'Église ne leur donnera jamais raison.
Ici devrait venir une étude sur les traductions poétiques des Psaumes, mais je ne m'embarquerai pas sur cet océan. Aux
 
174
 
psaumes de Desportes qui enchantaient saint François de Sales, succèdent les psaumes de Godeau et de beaucoup d'autres (Cf. Dans mes Divertissements devant l'Arche, Paris, 193o, le chapitre : A propos d'une anthologie de la poésie catholique, où est cité et commenté le splendide Domine probasti me de Germain Habert, p. 246, seq.) La Mère Fontaine « avait continuellement au cśur et à la main les psaumes de David mis en vers par le P. Le Breton jésuite; elle les chantait encore sur la note » (La vie de la P. M. Louise Eugenie de Fontaine... Paris, 1695, p. 255. Atria longa patescunt...
Je devrais explorer aussi la traduction des hymmes du breviaire par les Messieurs de Port-Royal, Saci, Racine et d'autres. Bien qu'effleuré par Sainte-Beuve (Port-Royal, VI, p. 91. à propos de Racine) et serré de plus près par Paul Mesnard, dans le Racine des grands écrivains, le sujet est loin d'être épuisé; c'est ainsi, par exemple, que tout le monde n'a pas lu, bien que très amusante et plus qu'amusante, la « Lettre au P. Adam jésuite sur la traduction qu'ila faite envers de quelques hymnes de l'Eglise, Paris 1651, par De La Tour, lequel n'est autre que l'abbé de Haute-Fontaine, G. Le Roy (Cf. dans mon Abbé Tempête le duel Rancé-Le Roy).
Le P. Adam y est traité sans entrapélie, mais il ne l'a pas volé. Ne pouvant souffrir le grand succès des hymnes port-royalistes, il s'était juré de faire mieux, c'est-à-dire plus poétique et plus orthodoxe. Il éclipsera les poèmes ennemis, et tout ensemble il redressera les hérésies que ces poèmes, venant d'un tel lieu, ne peuvent pas ne pas professer. Et nous revoici à l'assommante ritournelle : un ami de Port-Royal n'écrit pas une ligne que les cinq propositions n'empoisonnent. Quel besoin, par exemple y avait-il, lui dit Le Roy « de faire imprimer en grosses lettres ce
vers : «VEUT BIEN SAUVER TOUS LES HUMAINS », pour marquer cette
grande vérité, dont tout le monde demeure d'accord qui est contenue dans ces paroles latines : « Christe redemptor omnium »? Mais vous avez prétendu, par ce beau vers faire un reproche à cet exellent traducteur (Saci) qui s'est contenté de traduire en cette manière : « Jésus divin Sauveur... » Si vous aviez été intelligent et équitable vous auriez considéré que cet auteur, ne voulant pas faire plus de vers qu'il y en a dans le latin, a pu fort raisonnablement se contenter d'expliquer ces paroles : Christe redemptor omnium par celles-ci Jésus divin Sauveur... » (p. 9),
Des hérésies, mais on trouverait aussi bien dans les hymnes du P. Adam, cette doxologie, par exemple :
 
175
 
Gloire soit au Père éternel,
Au fruit de son coeur Paternel,
Au Saint-Esprit qui en procède ;
Et gloire soit encore au ventre qui possède La fleur de sa virginité
En nous donnant le fruit de sa maternité.
 
En effet, mais c'est encore plus atrocement laid qu'hérétique.
A quoi l'on oppose la doxologie correspondante dans les hymnes de Port-Royal :
 
Gloire au Père éternel, au Fils notre espérance,
A l'Esprit, notre heureuse paix !
Qu'ils règnent en ce jour qui jamais ne commence
Et ne finit jamais.
 
« Si forts, si fidèles, si éloquents, si pleins d'onction ». Autre doxologie adamite.
 
Au Père, au Fils, au Saint-Esprit
Vole une hymne sur les étoiles
Et demeure à jamais au fond de nos mouelles,
Ecrit en lettres d'or le nom de Jésus-Christ!
 
« Il faudrait écrire estouelles ou écrire mollies, en quoi vous ne trouverez pas votre compte. » p. 19. Le Pange lingua est d'une rare bouffonnerie :
 
Quand la mort d'un morceau de pomme
Eut étranglé le premier homme...
 
« Je laisse à part. ce qui semble selon la construction.., qu'un morceau de pomme mourut et que sa mort étrangla le premier homme, et je demeure d'accord de bonne foi que vous avez voulu dire : quand la mort eut étranglé le premier homme avec un morceau de pomme... En vérité, vos vers ne font-ils pas concevoir que la mort précède la désobéissance de l'homme et qu'elle a employé la pomme pour le faire mourir... A-ce été la mort, mon révérend Père, n'a-ce pas été Satan qui nous a séduits...? De plus, mon Père, où avez-vous vu dans l'Ecriture qu'Adam, après avoir mangé de cette pomme, en ait été étranglé?
 
Quand, ça-bas le Verbe éternel
Vint de juge être criminel...
 
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Et, prenant au sein de sa mère
Ce qu'il faut pour payer pour nous,
Exécute à ses propres cousts
Cet étrange arrêt de son Père :
En la mort d'un, la vie à tous.
 
« A ses propres cousts, cela ne peut avoir lieu que dans le style des notaires et des procureurs. Ne dissimulez point, mon Père, est-il pas vrai qu'il ne faut que jeter les yeux sur vos vers pour connaître combien ils sont hideux et difformes, rustiques et ridicules? Mais quel est le stoïcien, quel est l'Héraclite qui ne donnât quelque moment de surséance à sa gravité et à sa tristesse en lisant ceux-ci :
 
Il fit lors la première brèche
Au camp du monde par sa crèche ?
 
« Car, pour avoir fait ces deux vers ne faut-il pas s'être imaginé que N.-Seigneur, comme un géant formidable a pris sa crèche, étant encore dans le berceau, et l'a jetée avec impétuosité contre un camp pour y faire brèche? » (p. 28-29)
« Quel horrible chaos voyons-nous entre le Père Adam et M. l'évêque de Grasse, M. d'Andilly, l'excellent traducteur du poème de saint Prosper (Saci), et l'illustre M. Dumont! Qui n'est rempli de satisfaction en lisant les beaux vers de cet auteur :
 
Dieu, voyant a regret la blessure profonde
Dont Adam, par un fruit funeste à tout le monde,
S'était percé le coeur,
Voulut, pour réparer cette injure soufferte
Que si l'arbre autrefois avait causé sa perte,
Il causât son bonheur.
 
Le véritable Dieu nait enfant véritable,
Il est faible et muet, il pleure en une étable,
Et le Verbe est sans voix.
Sa mère de drapeaux l'enveloppe et le serre
Liant ses petits bras qui lancent le tonnerre
Et font trembler les rois.
 
« Vous entremêlez presque toujours le burlesque avec l'obscur dans votre composition, et il n'y a rien de si grand dans nos mystères que vous ne fassiez concevoir bassement. » (p. 35). C'est
 
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là, en effet, le péché mortel de ces traductions, et un reproche que nul ne peut faire à celles de Port-Royal.
 
Vierge avant et après tes couches
 
« Pourquoi avez-vous été si hardi que de vouloir faire imaginer des couches d'une vierge? ». « Mais, mon Père, a-ce été pour donner lieu de faire des allusions et des montmorismes sur votre nom que vous avez pris plaisir à faire des fautes grossières sur le sujet de ce fruit qui fit pécher nos premiers parents ? Pourquoi avez-vous voulu que la pomme vous fût si funeste ?
 
La faute qu'Ève fit jadis,
Quand par une extrême folie,
Pour une pomme un peu jolie,
Elle perdit son paradis. (pp. 51-53)
 
« Pourquoi n'avez-vous pas été averti par le P. Le Moyne, qui a tant de naturel pour la poésie, et qui fait quelquefois de si beaux vers ? Etant beaucoup plus intelligent dans ce genre d'écrire que vous n'êtes, et ayant bien vu l'excellence des vers de Port-Royal, il n'a eu garde d'entreprendre ce que vous avez entrepris. » (p. 64). Bref le P. Adam a fait « ce livre en travaillant de tout son coeur à donner aux catholiques un manuel de dévotion capable de faire haïr et de faire abandonner les excellentes Heures (de Port-Royal), qui reçoivent chaque jour de nouveaux éloges..., qui sont regardées comme un chef-d'oeuvre. » (p. 41)
Chef-d'oeuvre n'est pas le mot juste. « M. le pasteur Verny me disait un jour : « Le Veni Creator de M. de Saci est charmant. » - Eh bien! non, je viens de relire ce Veni Creator traduit; ce n'est pas mal, mais ce n'est pas charmant... » (Port-Royal, VI, p. 93) Bien entendu ! Si l'on en excepte les traductions de Racine, cet hymnaire n'est que décent. Mais les simples fidèles sont moins exigeants que nous. Aussi bien ne semble-t-il pas, que, depuis, on ait fait mieux. Albin, dans son recueil, La Poésie du Bréviaire, où il donne la traduction de toutes les hymnes, s'approprie souvent les traductions de Port-Royal.
Venons à l'hymnaire gallican.
La première traduction - médiocre et d'ailleurs très incomplète-, des hymnes de Santeul, est d'un abbé Saurin, de l'académie royale de Nîmes ; 1er édition en 1691. A la fin de la préface, deux lignes de Santeul : Je reconnais cette traduction « comme
 
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une copie parfaite de l'original ». J'espère qu'il n'en croyait rien. Dédiée à mine de Maintenon : « Si l'on veut savoir ce que vous valez, il suffit de consulter... » Louis XIV. Plusieurs fois réimprimée. L'approbation sorbonique nous assure que « la traduction ne s'écarte non plus des sentiments de la vraie foi que son original. » A la fin de mon exemplaire (1699). « Divers airs de musique composés par M. Mon tarin sur lesquels l'on chantera la traduction ci-dessus. » Six airs passe-partout (Pour les hymnes elles-mêmes, on en trouvera douze notés, à la fin de l'édition des Hymni sacri (1698). Deux airs pour le Stupete.) Nouvelle traduction, celle-ci complète, mais également médiocre, publiée en 176o par Jean Poupin, prieur d'Auxonne. J'ai mentionné la traduction de quelques hymnes choisies par Montalant-Bougleux. Mais on en trouverait beaucoup d'autres, sans parler de celles qui accompagnent dans les livres d'Heures, les autres hymnes du bréviaire. Ces recueils nous intéressent plus particulièrement ici, où nous ne voyons en Santeul qu'un des maîtres de la Scola gallicane.
J'en connais trois : Les Hymnes de l'Eglise selon l'usage de Paris traduites en vers. La Sorbonne de 17o6 « ne peut refuser son approbation à un ouvrage si utile au public. » C'est la traduction populaire que j'ai citée plusieurs fois. Trois livrets : dont la pagination est différente, mais qui devaient être reliées en un seul volume de poche : Hymnes de l'ordinaire ; Hymnes propres des saints patrons des paroisses et communautés pariennes; Proses des principales fêtes ; plus deux tables « des hymnes.. avec les airs sur lesquels on peut les chanter ». Chansons du temps. -
Hymnes du nouveau bréviaire de Paris traduites en vers français :
attribuée, dans le privilège, à M. L. M. B. de M. (Besgue de Majainville ?). La traduction est décente, et le commentaire perpétuel qui l'accompagne me parait excellent;- Les Hymnes de l'Office de l'Eglise de France, traduites en vers français par M. Duval, prêtre, Angers, veuve Pavie et fils, 18o6. Dédicace à Charles Montault, évêque d'Angers. La préface a bien son prix. Ou n'a point à lutter ici, écrit Duval, « contre mille difficultés qui étonnent un traducteur de Pindare ou d'Horace. Quelque élégante et quelle que soit la latinité d'un homme né français, son génie est toujours à peu près le nôtre, et ses idées conservent toujours beaucoup d'analogie avec celles du siècle où il écrit. » Il écrit encore : « Comment l'homme sans foi.., qui regarde cette vertu comme la vertu d'un niais, pourrait-il être frappé des beautés d'une hymne chrétienne dont l'objet est de ranimer
 
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la foi... ? » D'après Duval, M. de la Harpe aurait traduit, et fort. bien, en prose « la plus grande partie des hymnes de Coffin. » Je n'ai pu retrouver cette traduction. Celle de Duval n'est pas sans mérite, mais je lui préfère les deux précédentes.
 
§ 6. - Le « lutrin » de Santeul.
 
Bien que tout profane, qu'on me permette de citer ici un poème de Santeul, qui a fait pendant longtemps les délices des délicats. Divi Maglorii Querimonia. On verra bientôt à quelles enseignes je le compare au Lutrin. Dans l'article de lui que j'ai déjà cité, (Mercure de France, août 1726) l'abbé Lebeuf résume fort bien l'épisode qui a été l'occasion de ce poème.
« Lorsque Santeul eut composé des hymnes en l'honneur de saint Magloire, évêque de Dol, le Père Fursy, de l'Oratoire, grand Maître des Cérémonies du séminaire qui porte son nom dans Paris, eut la faiblesse de condescendre à ceux qui n'aimaient pas qu'on les tirât de leur grand commun, et de la routine ordinaire, et il empêcha qu'on ne chantât les nouvelles hymnes dans la propre église du saint le jour de sa fête. Ce revers de fortune ne tarda guère à exciter dans l'esprit de Santeul certains mouvements qui lui firent bientôt apercevoir le P. Fursy atteint d'une maladie dangereuse, forcé et contraint de demander humblement pardon au saint évêque de ce qu'il avait empêché qu'il n'y eût de l'extraordinaire à sa solennité. Le saint apparut au malade dans une nuée lumineuse et terrible, et lui fit une verte réprimande de la hardiesse qu'il avait eue de s'opposer à l'ardeur que toute la jeunesse du séminaire avait témoignée pour ces nouveaux chants, et on lui promit d'obtenir sa guérison à condition que l'année suivante il se donnerait bien de garde de retomber dans la même faute. J'ai entre mes mains cette pièce précédée d'une vignette qui représente l'apparition fort
 
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au naturel. C'est saint Magloire qui parle d'un ton de maître au pauvre Père de Fursy étendu sur son grabat :
 
Sic habitas mea templa, et templis demis honores
Alme senex...
Et fraudas cultus et laudibus invidus obstas...
Crudelis ! quo cessit honor, quo gloria nostri
Numinis? Anne putas impune lacescere divos?»
 
Pour saisir l'humour des vers qui suivent, il faut savoir que le P. de Fursy était, comme dit Batterel (III, p. 438.) « le plus parfait rubriquaire qui fût à Paris de ce temps-là. Il possédait à fond le cérémonial écclésiastique. Aussi était-il consulté comme un oracle sur ces matières, et il se faisait peu de sacres où il ne fût appelé. » Le voici représenté dans l'exercice de ses augustes fonctions.
 
Pontificum ritus et jura antiqua tueri,
Sacrorumque rudes scis informare ministros,
Atque incompositas modulari et flectere voces
Certos ad numeros; concessum hoc munus ab alto
Crediderim; neque te proestantior extitit unquam
Imperitare choris et corda accendere cantu.
Ungendi si pontifices, si sacra paranda,
Promptus ades; numero e magno tu posceris unus ;
Ad tua suspensi stant circum jussa ministri,
Quo tu cumque vocas, dociles, nutumque sequuntur...
 
Cantoris si munus obis, quae gracia vocis!
Quam gravis incessus! qua majestate sacerdos,
Longe omnes supra, in mediis penetralibus adstans,
Aureâ veste nites, stratamque tapetibus amplis
Quam bene verris humum! Media inter sacra putarim
Te sentire Deum, præsensque agnoscere Numen.
In te omnes defixi oculos, mirantur et hærent
Attonite, tanta est placidi reverentia vultus!
 
Il faut être d'Église pour rendre à cette merveilleuse évocation la justice qu'elle mérite. Quam bene verris humum est « une joie pour toujours. »
Le saint continue : Grâce aux fils de Bérulle à qui a été confié mon sanctuaire - Saint-Magloire - je m'étais promis que me serait désormais rendu un culte digne de moi. Suit un magnifique
 
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éloge de l'Oratoire, rehaussé de quelques vers bouffons contre les moines.
 
Sic ego legitimos sperabam posse renasci
Qui duri exciderant vitio sermonis, honores.
Hanc spem animo dederat, novus hospes et ora disertus
Hospes, purpurei proies generosa Berulli,
Aurea gens, ipsi Superum acceptissima Regi,
Vororum leges quam milice et vincla coercent,
Sed pietatis amor regit, et pars optima nostri
Religio, ratioque cornes non indiga fræni.
Illa quidem humanos ut se componat ad usus
Non habitu bicolor, torta non cannabe cincta,
Non pedibus male nuda, gravi non horrida sacco,
Nec gestans patulo promissam in pectore barbam...
 
N'oublions pas que toute la pièce n'est qu'une plaisanterie.
« Sur la fin, reprend Lebeuf, le saint évêque s'adresse au Père Senault, à qui il témoigne son chagrin de voir l'ignorance rentrer dans les temples du Seigneur, et l'exhorte à fronder avec son style d'orateur contre un tel procédé; puis, se retournant pour la dernière fois vers le malade, il lui fait sentir la témérité de son entreprise, d'avoir voulu détruire ce que des gens en place, des gens de meilleur goût que lui, avaient puisé de tous côtés dans les livres de son église, pour augmenter la célébrité de l'Office, et la tirer du grand commun.
 
Illi carus eram, mihi charus et ille vicissim,..
Quin etiam addiderat dulces mihi providus hymnos,
Omnibus e libris quos barbarus expunxisti.
Et causam morbi ulterius temerarie quæris!
 
Tout cela me paraît d'un goût exquis, et Boileau bien épais si on le compare à Santeul. Barbarus expunxisti ! mais rien n'égale : quam bene verris humum !
Sur la technique de nos hymnographes, voici quelques observations de Lebeuf.
« Maintenant on ne se borne plus comme autrefois à n'avoir dans les offices divins presque que des vers iambiques, une ou deux hymnes saphiques, autant d'asclépiades, et quelques trochaïques en petit nombre. On a cru qu'il convenait assez de faire pour l'Eglise des hymnes de toutes sortes de mesures. Le nombre
 
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des saphiques est augmenté de beaucoup, aussi bien que celui du genre d'asclépiade dont la strophe finit par un vers glyconique. Il y a à présent dans les livres d'office beaucoup plus d'hymnes trochaïques et alcmanes... On a même pris l'anacréontique des poésies de Prudence. Le siècle dernier a produit des poètes dont la veine fut trouvée plus féconde en ces sortes de vers lyriques, que dans ceux de la mesure iambique..., et on n'a pas lieu d'être mécontent de leurs ouvrages... » Dans le nouveau bréviaire de Paris, (Harlay) au siècle dernier, « rarement étaient-elles alcaïques, ou de cette sorte d'asclépiades dont le 3e vers est phérecrace et le dernier glyconique. Il n'y a eu que le célèbre Santeul qui en ait donné un grand nombre de tous les mètres, et qui le premier a eu la gloire d'avoir multiplié les hymnes de toute sorte d'espèces, aussi bien que celle d'avoir surpassé tous les autres poètes sacrés, par la sublimité de ses pensées, la noblesse de ses expressions, et la clarté presque inimitable de son style... Ceux qui ont essayé de le remplacer ont peut-être mieux imité les actions des saints qu'ils ne les ont chantées, et, quoique la perte soit irréparable, il a cependant paru depuis sa mort des hymnes suffisamment pleines d'onction, et assez remplies de nobles expressions » (Lebeuf, op., cit., p. 1734-I735).
Lebeuf d'un goût si exquis, se rallie donc sans hésiter au jugement presque unanime de l'Ancien Régime, Lebeuf, dis-je, qui n'ignorait pas Coffin. Pour lui, nul de nos hymnographes n'est comparable à Santeul.
 
 
 
 
 

CHAPITRE IV : LES MOULES LITURGIQUES. -
 

 I° LES LITANIES
 
 
 
 

I. La litanie et la prière. - Développement de la prière litanistique. - Végétation litanistique de l'ancien régime.
II. La formule nouvelle : Madariaga et Jacques de Jésus. – « Litanies des saints anges mentionnés dans l'Ecriture ». - Les « Litanies tirées de l'Ecriture Sainte », 1673. - Caractéristique ; excellence et succès de ce recueil. - Litanies du « Père éternel ». - Les saints Anges. - Fénelon et la prière litanistique. - Edme Calabre - Les désordres de la Régence et les litanies du P. Maugras. - Gourdan et les litanies du Sacré-Coeur. - Ferveur litanistique du siècle « gallican et janséniste ».
 
EXCURSUS
§ 1. - Les litanies de la Providence.
§ 2. - L'Anglicanisme et les Litanies.
§ 3. - Psychologie et critique de la prière litanistique.
 
 
I. - « Les litanies réalisent une forme très populaire de prière liturgique... Leur nom même indique qu'elles viennent de l'Orient, où elles apparaissent vers la fin du ive siècle. D'après la voyageuse Etherie, à Jérusalem, chaque jour, à la fin du « lucernaire », un diacre faisait diverses commémorations, après chacune desquelles un groupe d'enfants répondait : Kyrie eleison... On trouve, au début de la liturgie des Constitutions apostoliques, cinq séries de prières analogues : pour les catéchumènes, les énergumènes, les « illuminés » , les pénitents et les fidèles. Ayant invité successivement à la prière chacun de ces groupes, un diacre formule une série d'intentions, et à chacun de ces énoncés le peuple et surtout les enfants répondent Kyrie eleison; puis chaque série se clôt par une prière de l'évêque » (1). Ainsi parlent les savants, mais on voit bien que seule ici les occupe la première organisation rituelle de cette forme de
 
1. Abbé H. Rabotin, Les textes liturgiques, Liturgia, p. 35o.
 
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prière. Car, pour l'histoire préliturgique de la prière litanistique, elle doit commencer au paradis terrestre. Le mouvement spontané de la prière est en effet tout litanistique (1) : de courtes supplications et que l'on sent le besoin de répéter à plusieurs reprises, précisément parce qu'elles sont courtes. Comptez les miserere mei, soit dans le Psautier, soit dans les Évangiles. La prière du Christ lui-même au jardin - eumdem sermonem dicens - n'est-elle pas une litanie? Forme d'ailleurs si connaturelle à la prière qu'elle reparaît, presque à l'état pur dans les oraisons jaculatoires des mystiques. « Il est très difficile, poursuivent les savants, de dire l'origine de nos litanies actuelles, dont le type apparaît vers zoo. Elles se composent : 1° du Kyrie et du Christe eleison, suivis du Christe audi nos; 2° d'une liste plus ou moins longue de noms de saints, avec la réponse : ora pro nobis; 3° du Propitius esto...; 4° d'une double série de formules, l'une énonçant des maux redoutés (ab omni malo), l'autre des motifs empruntés aux mystères du Christ (per crucem tuam), que suit la réponse : libera nos Domine (noter que Domine désigne le Christ); 5° une série de demandes fort proches des litanies anciennes, sous forme optative : ut pacem dones, avec la prière : te rogamus, audi nos (à rapprocher du chant des soldats de Licinius, le 1er mai 313). » A ces précisions si riches de poésie, succèdent des conjectures aussi passionnantes que litigieuses. Ce type de litanies, dérive-t-il, comme le veut Bishop, « d'un original grec, fruit de la dévotion privée de Syriens... réfugiés à Rome dans la seconde moitié du VIIe siècle », ou bien est-il né plus près de nous? Laissons-les se disputer : il nous suffit présentement qu'au plus tard, dès le début du IXe siècle, « ce
 
(1) Aux historiens comme aux philosophes, l'Académie permet les néologismes, pourvu qu'avant de les employer on les maudisse une fois pour toutes. Ici, l'équipe de Liturgia emploie litanique. J'avais déjà forgé litanistique; plus expressif, me semble-t-il, je ne le trouve pas beaucoup plus laid : il a, d'ailleurs, le mérite d'afficher son pédantisme avec moins de respect humain. Je m'y tiendrai donc, si on veut bien me le pardonner, dans les pages qui vont suivre.
 
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nouveau type de litanies » ait eu chez nous, gallicans, « le plus grand succès » et le plus durable (1).
L'emploi liturgique des litanies est donc à peu près fixé depuis très longtemps. Mais cette cristallisation officielle ne doit pas nous faire oublier la vie débordante qui bouillonne dans une forme de prière aussi intimement liée que celle-ci avec la religion elle-méme. La prière litanistique a dû contribuer très activement à la formation de cette langue nouvelle et nécessaire : le latin chrétien ou mystique. De très bonne heure, les aspirations pressées, haletantes, la simplicité populaire des litanies tendent à dénouer la période cicéronienne. Rome fera la part du feu. Gardienne inflexible du latin savant, dont la majesté lente convient si bien à ses propres moeurs, elle accueille peu à peu des rythmes nouveaux, tous plus ou moins apparentés au style litanistique. Les hymnes d'Ambroise n'ont cure de respecter l'arabesque si compliquée d'Horace. Le Gloria in excelsis, plus tard le Te Deum, et plus tard le Salve regina, autant de prières litanistiques. Le latin des Confessions appelle celui de saint Bernard, et il n'y a pas si loin des proses victorines aux litanies de Lorette. Je parle, bien entendu, à vue de pays, mais j'ai l'impression que, du moyen âge au siècle de Louis XIV, la ferveur litanistique va toujours croissant. La Contre-Réforme litanise, si j'ose encore dire, avec passion. Redoublement deux fois significatif, si l'on songe que c'est aussi le temps où l'oraison discursive se propage, dans les milieux dévots, avec une rapidité surprenante. La litanie cède si peu néanmoins au prestige du discours, la prière dite vocale à la prière dite mentale, que la végétation litanistique devient presque inquiétante. L'abbé Thiers, toujours grognon, et ritualiste dans les moelles, déplorera plus tard ce débordement. On s'est alors, écrit-il, « donné la liberté de faire des Litanies de nos Mystères, du Nom de Jésus, de la sainte Vierge, de quantité de saints et de saintes. Il y
 
(1) Liturgia, p. 35o-351.
 
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en a des livres entiers », dont le plus scandaleux serait, paraît-il, « le Thesaurus Litaniarum ac Orationum sacer du P. Thomas Sailli, jésuite, à Paris en 1599 (1), » - Aussi Rome dut-elle intervenir. Un décret de Clément VIII (septembre 16o1) : « 1° condamne la licence que les particuliers prennent de faire de nouvelles litanies, sous prétexte d'entre-tenir la dévotion des fidèles; 2° dit que quelques-unes de ces litanies contiennent des sentiments badins et impertinents, et que quelques autres en contiennent de dangereux; 3° défend sous de grandes peines de publier de nouvelles litanies sans l'approbation de la Congrégation des Rites; 4° déclare que sans cette approbation, on n'en saurait chanter publiquement de nouvelles sans péché; 5° défend de dire publiquement aucune des anciennes litanies (autres que celles des Saints et celles de la sainte Vierge) à moins qu'elles n'aient été approuvées par la même Congrégation (2). » Sages mesures, certes, mais qui, manifestement ne réprouvent pas une des formes les plus vénérables, et, si on peut dire, les plus inévitables de la prière. Le Pape entend bien aussi mettre une digue aux quelques extravagances qui s'étaient fatalement mêlées à un développement légitime, mais son objet principal est d'empêcher que la liturgie soit envahie, comme elle menaçait de l'être, par les formules,
 
(1) De la plus solide, la plus nécessaire, et souvent la plus négligée de toutes les dévotions, II, pp. 753-754. Ritualiste jusqu'au pharisaïsme et, d'ailleurs, fermé à toute espèce de poésie, Thiers critique, par le menu, un certain nombre de litanies. Celles de saint Augustin : « On l'y appelle par excellence Firmamentum Ecclesiæ », quoiqu'il y ait plusieurs autres saints docteurs... Vas divinæ scientiæ. Sol lucens in templo Dei, ce qui lui est commun avec plusieurs autres saints Pères». « Dans celles de saint François, on appelle ce saint, l'Enseigne ou le Cornette de Jésus-Christ... Vexillifer.., le Chevalier du Crucifix, Eques ciucifixi.., le prédicateur des sauvages, ou des villageois.., Silvestrium.., le cocher ou le chartier de notre milice, Auriga militiæ nostræ : qui sont des qualités extraordinaires. » Celles de saint François Xavier ne lui déplaisent pas moins ni le Regina sacratissimi Rosarii, ajouté par les Dominicains aux litanies de Lorette. Voyons, voyons ! Sacrati ne suffisait-il pas? Réservons le superlatif à l'Eucharistie. Quelle idée ont eue les carmes d'appeler Marie, Decor Carmeli Flos Carmeli, Patrona Carmelitarum?» Il n'y a rien de sûr que de s'attacher aux commandements de Dieu, dont l'observation nous conduit infailliblement à la vie éternelle. » (Ib. pp. 756-76o). On n'est pas plus sot.
(2) Thiers, op. cit., pp. 754-755.
 
 
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moins précautionnées et trop verbeuses, de la dévotion privée. Aussi constaterons-nous sans étonnement l'extrême ferveur litanistique du classicisme dévot. Le décret de Clément VIII gardera force de loi. Non moins rigoureuse en ces matières que Rome elle-même, la liturgie gallicane ne s'annexera aucune des litanies innombrables dont nous allons parler : toutes destinées, non pas à la prière officielle de l'Église, mais aux réflexions et aux effusions solitaires des fidèles. Aussi bien ces litanies diffèrent-elles assez profondément des anciennes. C'est bien toujours le même rythme, mais adapté aux tendances particulières de ce temps-là. ici, comme dans tous les autres chapitres du présent volume, nous avons affaire à une littérature aussi copieuse que monotone et que je ne me flatte pas d'avoir méticuleusement dépouillée. Je m'en tiens aux quelques ouvrages que je sais avoir été particulièrement goûtés, ou qui, pour une raison ou pour une autre, ont piqué mon attention.
 
II. - L'évolution me paraît s'annoncer dans un recueil publié à Paris en 1633: Litanies d'honneur et de louange du saint nom de Jésus, recueillies de toute l'Écriture sainte, avec les citations des lieux parle R. P.D. L. Madariaga, chartreux. Un Portuguais, j'imagine, mais assez Français pour nous puisqu'il est imprimé à Paris, et que, de plus, il parle latin. Sauf toutefois, un ou deux mots qui viennent de beaucoup plus loin : Jehosuagh Jehovagh, miserere nobis. Chaque jour de la semaine a sa litanie spéciale. Lundi : « litanie de la Génération divine du Sauveur »; mardi : « de la Génération humaine »; mercredi : « du Royaume et de la Principauté»; jeudi : « de la Providence Paternelle et des amoureux entre-tiens avec Notre-Seigneur »; vendredi, de la Passion; samedi, de la Résurrection; dimanche : « de l'Ascension et de la dernière venue de Notre-Seigneur. »
Ici paraissent déjà les traits les plus caractéristiques de nos litanies : elles emploient, autant que possible, les propres
 
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paroles de l'Écriture sainte; elles se déroulent autour de quelque mystère, biblique et doctrinal, tout ensemble. C'est ainsi qu'or trouvera une sorte d'encyclopédie angélique, si l'on peut dire, dans l'émouvante plaquette de Jacques de Jésus : Litanies des saints Anges mentionnées dans l'Écriture sainte, pour réciter à l'intention d'obtenir de Dieu la paix et la conserver par l'entremise de la Reine des Anges... Paris, 1655. Les approbations sont de 1652 (1).
Pour le dire en passant, la dévotion aux saints Anges était alors des plus florissantes. Combien je regrette de n'avoir 'pu lui consacrer une étude particulière ! D'autant plus que, de nos jours, on ne sait pourquoi, elle s'est quelque peu refroidie. Cette litanie qui a, sans doute, consolé beau-coup de Français pendant les guerres de ce temps-là, aurait-elle eu la même action bienfaisante sur la France de 1914 ? « On ne peut les improuver, écrit l'évêque de Condom, Jean Destrades, sans violer le respect qui est dû à l'autorité de l'Ancien et Nouveau Testament, d'où elles sont fidèlement extraites. Celui qui a pris le soin de les recueillir a heureusement rencontré tout ce que l'Écriture nous enseigne de remarquable, touchant les emplois charitables que Dieu donne à ses Anges pour les hommes. Comme il n'est per-sonne qui ne gémisse sous le fléau de la guerre, et qui ne soupire après la paix, qui est maintenant le grand objet de nos voeux, je crois que tous seront bien aises d'implorer pour ce sujet, par les litanies, la faveur de ces nobles Intelligences. » Six pages inquarto, et très serrées.
 
Saint-Ange, qui vous déclarâtes être du parti de Josué, le glaive nu à la main, priez pour nous...
Saint Ange, qui apparûtes aux enfants d'Israël, au lieu des Plorants, à la sortie de Galgalis...
 
(1) Se trouvent à la fin des Exercices de dévotion sur la vie de Notre-Seigneur..., Paris 1653. La 1ère édition est de 1644. Je ne sais rien de ce Jacques de Jésus qui signait aussi parfois Jacques de Sainte-Barbe, sinon que les contemporains l'estimaient grandement. Je n'ai pas rencontré les premières éditions séparées de ces litanies.
 
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Saint Ange, qui avez maudit les habitants de la terre de Meroz, pour n'être venus au secours du peuple de Dieu...
Comme dans les litanies de Madariaga, « les lieux » sont marqués :
Saints Anges de paix, qui pleurez les désordres de la guerre, priez pour nous. Isaïe, c.33.
Saints Anges, qui vîntes au secours des Machabées et qui parûtes à la tête de leurs troupes, en forme d'un cavalier en habit blanc, avec des armes d'or, menaçant d'une lance... 2 Mach. II.
 
Après l'Ancien Testament, l'Évangile, puis six longues évocations où est résumée l'Apocalypse :
 
Saints Anges, qui, du milieu du soleil, appelez à grande clameur les oiseaux qui volent parmi l'air, c'est-à-dire les saints contemplatifs, de qui la conversation est au ciel, qu'ils aient à venir au grand souper de Dieu...
Saints Anges, protecteurs des Potentats de la terre, et des Ministres de leurs États...
Saint Ange, protecteur de ce royaume (1).
Saint Ange, qui, à la fin du monde...
 
Cette revue, plus humaine encore que grandiose, des armées, et tout ensemble, des amitiés célestes, ne vous semble-t-elle pas d'un très noble goût et très religieux ?
Franchissant quelque vingt années, pendant lesquelles la production litanistique ne chôme point, mais où je ne trouve rien de tout à fait marquant (2), j'arrive à l'étape la
 
(1) Pourquoi ne l'appelle-t-il pas de son nom ? Peut-être parce qu'il a rappelé, dès le début, la victoire de saint Michel sur le dragon.
(2) En 1658, Amelote publie deux litanies de l'Enfance. Je ne saurais dire si elles sont de sa façon. Elles ont dû être composées - peut-être remaniées - sous l'inspiration de Marguerite de Beaune. (Cf. dans mon Ecole Française le chapitre sur la dévotion bérullienne à l'Enfance). Le métier, car c'est un métier que de faire une litanie, m'en parait assez médiocre. Certains effets de style ou de pensée : Infans imago Patris; Infans origo matris. Origo n'est pas bon. Infans donum Patris; munus matris. On ne voit pas d'abord grande différence entre donum et munus. Infans senex a puero, bien que théologiquement exact manque de grâce. La seconde litanie, centon biblique, n'a de remarquable que son titre : Litanies en l'honneur de N.-S. tirées de la Sainte Ecriture, pour demander son avènement en nous et son règne dans toutes les âmes. Thymiama odoris suavissimi super altare... aureum. Le Petit office du Saint Enfant Jésus, 2° édition, Paris, 1658, I, p. 35; II, p. 102. De ces deux litanies, il semble que la première ait eu le plus de succès. J'en trouve la traduction dans un livre de 1762, qui n'est peut-être que la réédition d'un livre de 1683 : Méditations sur la Passion par un solitaire. La traduction vaut le texte : Infans origo matris : Enfant, l'origine de la Mère (!) Infans senex a puero : Enfant, vieux dès votre enfance. (pp. 352, 353). Dans ce même recueil, de 1762 plusieurs litanies, parmi lesquelles les litanies de la Providence auxquelles nous consacrerons un excursus. Curieuse traduction mi-paraphrasée des litanies de Lorette : Vous qui êtes un vase consacré et rempli d’une rare piété. Vous qui êtes une rose mystérieuse, qui répand la bonne odeur de J.-C. Vous qui êtes comme une tour d'ivoire, dont la pureté est inviolable... » (p. 379-380). Je mentionne ce détail sans la moindre indignation. Dans la critique des formules dévotes, il ne faut pas se mettre uniquement, mais il faut toujours se mettre au point de vue que j'appellerais paroissial, ou missionnaire. A nous, mandarins, si j'ose dire, Turris eburnea suffit. Non à une fraction importante de la communauté paroissiale. Il me semble, pour le dire en passant, que dans telles études récentes - et magnifiques - sur la liturgie, on oublie parfois quelque peu cette belle parole qui est, je crois, dans l'Evangile ou qui, en tous cas, est évangélique au premier chef. Pauperes liturgisantur. Je pense notamment à Guardini, L'Esprit de la Liturgie, Paris, 1929. - Aussi bien ne saurait-il être ici question de mentionner une à une toutes les litanies qui furent alors composées; il y en eut des quantités, et par exemple celles de sainte Pélagie la pénitente, qui est attribuée à Rancé. Cf. Prières chrétiennes en forme de méditations (Quesnel), nouvelle édition, Paris, 1732, II. p. 471, seq. Nombreuses litanies du Saint-Sacrement, de la Passion (v. g. dans l'Exercice de la mort de la Mère de Blémur ; et encore dans les Méditations sur la Passion que nous venons de citer). - On complétait volontiers les Litanies liturgiques des Saints par la mention des saints locaux. Ainsi Bossuet à Mme d'Albert : « J'y ajouterais (aux prières qui devraient être faites pour les besoins particuliers à Jouarre) les litanies, en y joignant en particulier, avec les saints de l'Ordre (bénédictin) celui (le nom) des saints et des saintes dont les reliques reposent à Jouarre, et surtout des saintes abbesses et des saintes religieuses, et des saints évêques sous qui cette maison a fleuri, particulièrement saint Ebrigisille... sans oublier saint Faron », Correspondance de Bossuet, IV, 237.
 
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plus importante dans l'évolution qui nous occupe, c'est-à-dire aux Litanies tirées de l'Écriture sainte, publiées pour la première fois en 1673, « par l'ordre de Monseigneur l'évêque et comte de Chalons », Vialart, et depuis très souvent rééditées (1). La préface, qui est de Vialart, accuse nettement les deux caractères que nous avons dits : biblique, didactique. D'ailleurs fort belle.
 
(1) Litanies tirées de l'Ecriture sainte qui contiennent en substance toute la doctrine chrétienne. Je cite d'après l'édition de 1722 « revue, corrigée et augmentée de nouvelles litanies de saint Joseph ». Curieuse addition, si l'on songe que le recueil original ne renferme aucune litanie de Marie (peut-être pour ne pas toucher au privilège des litanies de Lorette). La bibliographie, et l'étude critique des remaniements successifs qu'a dû subir ce recueil seraient peut-être intéressantes. Il n'est pas impossible que tel des remaniements ait eu pour objet de jauséniser quelque peu ces litanies. a Seigneur qui... daignez honorer la condition des hommes jusqu'à, donner à chacun d'eux (en faveur de ceux à qui l'héritage du salut est destiné) un ange pour le garder et le secourir » (p. 339).
 
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Puisque, selon la maxime des saints Pères, les prières que l'Eglise met dans la bouche des fidèles doivent être la règle de leur foi, et que, selon saint Augustin, l'instruction que nous devons davantage désirer est celle que nous recevons de l'Esprit de Dieu, en cette école si admirable et si éloignée des sens où il est lui-même le Maître et nos coeurs sont ses disciples; il est sans doute qu'il n'y a point de manière d'instruire plus utile et plus accommodée à cette communication intérieure et divine... que celle de la prière. En instruisant les fidèles de cette sorte, on parle à leur coeur, et l'on engage aussi leur coeur à parler à Dieu, et à recevoir de lui-même dans le plus intérieur de leur âme les enseignements qu'on leur donne au dehors.
 
Didactisme donc et catéchétique, mais en fonction, si j'ose dire, du didactisme intérieur et céleste.
 
Mais il est certain qu'entre toutes les manières de prier, il n'y en a point de plus animée que celle des Litanies,
 
 
Ah ! comme ils nous dépassent! Jusqu'ici, essayant de montrer l'excellence de la prière litanistique, ai-je rien trouvé d'aussi lumineux que ce simple mot : la « plus animée » des prières ?
 
ni, par conséquent, de plus propre à échauffer le coeur et à le remplir des sentiments de piété, principalement quand elles sont toutes tirées, comme celle-ci, de la parole de Dieu... Il faut donc... qu'un coeur soit étrangement dur et rebelle, s'il n'est pénétré par des prières aussi vives et aussi touchantes que sont celles qui sont composées des propres termes de l'Ecriture sainte et qui contiennent les vérités de la foi, comme Dieu lui-même a voulu nous enseigner.
 
Quoi qu'en aient dit certains écrivains, passionnés et confus, Vialart n'était pas janséniste. Simplement ami de Port-Royal, ce qui n'est pas un péché; aussi devons-nous lui savoir gré, à lui si grave, de ne pas identifier la dévotion à l'ennui.
 
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La diversité des vérités qu'on y rencontre, doit empêcher de... trouver (ces litanies) ennuyeuses : et la distinction qu'on y a mise doit empêcher de les trouver longues. Chaque verset est une élévation et une prière courte et fervente, pendant laquelle on ne doit pas avoir le temps d'être distrait.
 
Ce « on ne doit pas » est exquis.
 
Il est certain que cette variété de prières est extrêmement propre à entretenir et à renouveler l'attention et la ferveur, à l'augmenter quand on n'en a pas encore assez, et à fournir les pensées et les sentiments dont il faut que notre âme soit occupée en communiquant avec Dieu. C'est pourquoi, désirant de tout notre coeur de voir croître la piété véritable et solide dans les fidèles de notre diocèse, et n'y jugeant rien de plus propre que des prières qui les instruisent en les élevant à Dieu, nous les exhortons à bien profiter de ce recueil dont nous leur avons procuré l'impression.
 
Le bel évêque ! Un précieux détail qu'il ajoute en finissant nous apprendrait, si nous ne le savions déjà, à quel point ces nouvelles formules de prières répondent à l'instinct catholique de l'âge moderne.
 
Au reste, on doit au saint prêtre Horstius (le Rhénan Jacques Merlo, mort en 1644)... la première pensée de ce recueil. Elle a été conçue en lisant de semblables litanies dans un petit livre qu'il a nommé : le Paradis de l'âme ,
 
un des maîtres livres de la dévotion moderne (1).
 
mais parce qu'on a vu en voulant traduire les litanies de cet auteur, qu'elles n'étaient que comme une ébauche et comme un essai, selon qu'il le dit lui-même, on a cru en devoir faire d'autres sur les siennes, en y mettant beaucoup plus de versets, et tâchant de les disposer avec plus d'exactitude et plus d'ordre (2).
 
(1) Traduit par le bon Fontaine, un de nos messieurs, en 1685. « Cette traduction, écrit Chaudon, est suspecte à quelques personnes, mais l'original jouit de l'estime générale à cause de l'onction et du grand goût de piété qui y est répandu. Il serait à souhaiter que ceux qui blâment la version de Port Royal, voulussent bien en entreprendre une meilleure. » (Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques.)
(2) Litanies, pp. 6-12. passim.
 
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Oeuvre toute catholique, mais aussi toute française ; à mon avis, un des monuments les plus remarquables de notre classicisme dévot. Onze groupes de litanies, pour ne pas compter celles de saint Joseph, addition postérieure : La Sainte Trinité ; le Père Éternel ; le Verbe incarné; le Saint-Esprit; le Saint-Sacrement; les Saints; le Baptême; la Pénitence ; les Vertus des Saints de l'Ancien et du Nouveau Testament; les Saints Anges; recours à Dieu dans les maladies et les autres afflictions. Pour les litanies de la Vie de Jésus-Christ, et pour celles de la Vierge, on se promettait d'en faire un volume à part, mais qui, je crois, n'a jamais paru.
 
Seigneur qui n'avez point de semblable, et qui nous faites connaître qu'il n'y a point d'autre Dieu que vous...
Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob (1)...
 
Celles du Père Éternel sont d'une rare beauté :
 
Père de la grande famille du Ciel...
Père céleste, qui avez une bonté infinie pour agir vers nous...
Père céleste, de qui descend toute grâce excellente...
Père de Jésus-Christ, qui nous avez élus en lui, avant la création du monde, par un pur effet de votre bonté...
Père éternel, qui avez parlé en diverses manières aux anciens fidèles par vos prophètes, mais qui nous parlez par votre Fils.
Père éternel, qui donnez à chacun de nous, par votre Esprit d'adoration et d'amour, la hardiesse de vous crier mon Père, mon Père (2)...
 
On dira que ces augustes centons ne peuvent être que fulgurants. Sans doute, mais ni le choix, ni l'agencement, ni l'ordre, ni le style lui-même ne sont du premier venu.
 
Seigneur, qui tendez les bras tout le jour à des incrédules et à des rebelles...
 
(1) Litanies, pp. 1-2.
(2) Ib., pp. 21, seq.
 
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Homme céleste et intérieur, qui devez habitez dans nos coeurs par une foi qui soit animée de votre amour...
Seigneur, qui nous avez ordonné d'apprendre de vous, comme une doctrine capitale, que vous êtes doux et humble de coeur (1) ...
 
Mais comment choisir ?
 
Jésus, auteur de tous nos bons mouvements, qui mîtes dans le cśur de Zachée de vous recevoir dans sa maison avec confiance et avec joie, et dans le coeur du Centurion de n'oser vous recevoir en la sienne, par un sentiment sincère de respect et d'humilité, ayez pitié de moi.
Afin que, toutes les fois que j'ai le bonheur de vous recevoir, j'ai toujours également au fond de mon coeur ces deux dispositions d'amour et de crainte, de refus et de confiance (2).
 
On ne dira pas que les pierres d'une telle mosaïque sont rassemblées au hasard. En voici d'ailleurs, plus loin, une sorte de doublet.
 
Saint Paul... priez pour moi.
Afin qu'avant de m'approcher de ces mystères terribles, je m'éprouve et je m'examine, selon l'avertissement que vous m'en donnez.
Saint Jean... qui, dansla dernière Cène, par la hardiesse que vous donna votre amour vers ce divin Maître, et par la confiance que vous eûtes en l'amour qu'il avait pour vous, ne craignîtes point de vous reposer sur son sein..., priez pour moi.
Afin que je sois plutôt attiré par l'amour vers le Sauveur résidant en ce Sacrement, que je n'en sois éloigné par la terreur. (3)
 
Ces litanies au Saint-Sacrement me paraissent la perfection même. Remarquez cette invocation :
 
Saint Thomas, qui par votre excellente doctrine et par votre esprit angélique, avez singulièrement augmenté dans l'Église la vénération et le culte du Très Saint-Sacrement...
 
(1) Litanies, pp. 56-59,
(2) Ib., p. 135-136.
(3) Ib., pp. 157, 158.
 
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Sainte Julienne, que N.-S. J.-C. à suscitée pour rendre plus solennelle l'adoration de l'Eucharistie (1)..
 
L'histoire de l'Église aussi bien que le dogme, ce catéchisme lyrique donne encore plus que ne promettait le titre : Litanies... qui contiennent en substance toute la doctrine chrétienne. Nous y retrouvons les Litanies des Saints Anges, naturellement tissées des mêmes textes que celles de 1652, mais plus riches de théologie, plus sublimes et de pensée et de style.
 
Anges saints, qui avez représenté la majesté de Dieu même, et qui avez parlé en son nom aux Patriarches et aux Prophètes...
Anges saints, que les anciens fidèles ont écoutés comme si Dieu leur avait lui-même parlé...
Ange du Seigneur, descendu du ciel pour être le premier prédicateur de sa résurrection glorieuse...
Anges saints, que l'élévation et la gloire de votre état n'empêche pas de prendre soin même des entants...
Saints Moissonneurs du champ de l'ÉEglise, qui séparerez à la fin du monde les mauvais grains du bon grain...
V/. Armées du Seigneur, bénissez-le toutes
R/. Vous qui êtes ses ministres et exécutez ses volontés...
V/. C'est lui qui commande à ses Anges
R/. De te garder en toutes tes voies
V/. Les Anges du Seigneur campent à l'entour de ceux qui le craignent.
R/. Afin de les délivrer et de les mettre en sûreté.
V/. Mon Dieu, je vous chanterai des hymnes en présence de vos Anges.
R/. Je vous adorerai dans votre Temple saint et je bénirai votre nom (2).
 
Que l'on songe au chemin parcouru depuis les premiers Kyrie eleison. Se dégage d'elle-même la loi qui préside à la vie des formules religieuses, et qui tour à tour rapproche ces formules de la liturgie, et les en éloigne. Au début les mouvements spontanés et les bégaiements de la prière
 
 
(1) Ib., pp. 164-167.
(2) Litanies, pp. 325-339.
 
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personnelle : ces litanies, « prières de dévotion », usitées par les Syriens de langue grecque, ou par des moines carolingiens, et que peu à peu la prière liturgique fait siennes. Le rythme fondamental ne changera plus. Puis, de nouvelles variations de la prière privée, finissant par imposer à la liturgie officielle, les enluminures du lyrisme médiéval. Avec la Contre-Réforme, cette végétation litanistique, par trop luxuriante, que nous avons dite et que la dévotion privée cherche en vain à intégrer dans la liturgie officielle; celle-ci, instinctivement fidèle aux exigences de sa nature se refusant à l'assimilation. Le développement litanistique ne fléchira pas pour cela : nous venons de voir au contraire, la vie intérieure du catholicisme moderne plier cette ancienne forme; toujours la même, à tous ses besoins : progrès, d'autant plus libre qu'il est maintenu par la force des choses, dans la zone de la dévotion privée. Si toutefois leur plenitude doctrinale, affective et poétique ne permet plus à ces litanies de prétendre aux honneurs sévères de la prière publique et publiquement chantée, elles n'en restent pas moins, de par leur rythme, en relations étroites avec celle-ci : ce ne sont ni des méditations, ni des élévations proprement, dites, mais des prières semi ou quasi liturgiques, prolongement et orchestration des grandes litanies officielles.
Trop sérieusement et, j'allais dire, trop catholiquement et trop intelligemment mystique, pour mépriser la prière dite vocale, Fénelon doit aussi être mentionné parmi les témoins de cette même évolution. « Il y a dans son Manuel de Piété, écrit un fénelonien de marque, l'abbé Delplanque, des Litanies d'un caractère à part. » Non, dites plutôt d'un caractère pleinement conforme à une tradition déjà établie. « Toutes les raisons de croire et d'aimer servent comme de considérants aux invocations. Ainsi : « Jésus, voie qui nous mène à la vérité; vérité qui nous promet la vie; vie dont nous vivrons à jamais dans le sein du Père, ayez pitié de nous ». - « Jésus, qui guérissiez toutes les langueurs du corps, pour préparer la guérison des plaies de notre âme,
 
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ayez pitié de nous ». Les Prières du soir sont faites de même. Ici les Litanies sont celles de la Sainte Vierge. Toute l'histoire de la Sainte Vierge est résumée d?ns ces invocations. Toutes nos raisons d'estimer et d'aimer la Sainte Vierge... sont exposées tour à tour, en une phrase nette, en un admirable raccourci, dans chacune de ces invocations. Ainsi : « Marie, qu'un prophète admirait de loin, mettant au monde le Fils du Très-Haut, priez pour nous »... « Marie, dont les yeux virent Jésus mourant sur la croix, et dont le coeur fut percé par le glaive que Siméon avait prédit, priez pour
nous (1) ».
Un oratorien qui ne nous a laissé que peu de pages, mais toutes saintes, le P. Edme Calabre (1665-171o), a composé d'admirables Litanies de Jésus-Christ pour les pécheurs et les pénitents, tirées de l'Écriture Sainte.
 
Jésus-Christ, qui, par tant de paraboles, avez marqué le désir que vous aviez de la conversion du pécheur, la joie qu'elle vous donnait...
Donnez-nous de sentir au fond du coeur, jusqu'à la fin de nos jours, combien il est malheureux de vous avoir offensé, Jésus-Christ, nous vous en conjurons par l'amertume du péché que vous avez porté dans votre âme, tous les jours de votre chair...
Élevez-nous aux choses du ciel autant que nous avons été appesantis vers la terre, Jésus-Christ, nous vous en conjurons par votre Ascension glorieuse.
Fils de l'homme, ayez compassion de nous.
Fils de Dieu, exaucez-nous (2).
 
On sait que la littérature la plus profane s'est annexé le tremblement de terre de Lisbonne. Cette même catastrophe, ainsi que la peste de Marseille, ont inspiré à un Doctrinaire,
 
(1) A. Delplanque, La pensée de Fénelon, Paris, 1930, p. 216.
(2) Homélie ou paraphrase du psaume L..., composée par feu le R. P. Edme Calabre, nouvelle édition, Paris, 1748 (la 1ère est de 1723), pp. 227-244. - les litanies se trouvaient reproduites, sans le nom de l'auteur, dans les Exercices du Pénitent, Paris, 1748 (1° édition 1727; plusieurs réimpressions. Mais l'attribution à Calabre me paraît probable. Dans ce même recueil, Entretiens (d'un goût plus mêlé) avec J.-C. dans le Saint-Sacrement, en forme de litanies.
 
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aussi pieux que lettré, le P. Maugras (+ 1756), avec une Ode sur l'endurcissement des hommes insensibles aux plus grandes marques de la colère de Dieu, deux petits volumes fort curieux d'Instructions chrétiennes sur les afflictions, où se trouvent des Litanies tirées de l'Écriture Sainte pour demander à Dieu la grâce d'éviter les trois causes de nos malheurs, l'injustice, la débauche, et l'impiété. La première édition, il y en eut d'autres, est de 1721. Soit une critique des moeurs contemporaines - la Régence - tirée des propres paroles de l'Écriture. Après cela, on ne sait pas de quel côté le genre litanistique pourrait tourner ses conquêtes. L'évolution est achevée.
Avec les jansénistes - et je n'ai pas encore compris qu'on pût leur en faire un crime, - pour mieux dire, avec tout le classicisme dévot et avec l'Église éternelle, Maugras estime que
 
les meilleures prières.., sont celles qui sont tirées de l'Éeriture Sainte; parce que la prière n'est jamais plus parfaite ni plus utile que quand le Saint-Esprit, appelé par le prophète un esprit de prières, nous met lui-même en la bouche les expressions dont nous nous servons pour parler à Dieu (1).
 
Puisons donc « dans cette source divine, des prières proportionnées à des besoins » qui ne furent jamais si pressants. « Jamais les hommes n'ayant moins aimé leur prochain : ils n'ont jamais été plus injustes. »
Pour nous abstenir de l'injustice !
 
Seigneur, qui par votre Prophète, vous plaigniez de Jérusalem, dont les murailles étaient nuit et jour environnées d'iniquité, ayez pitié de nous...
Vous qui inspirâtes à Bescleel et à Ooliab la fidélité nécessaire pour ne se rien approprier dans la construction du tabernacle, ayez pitié de nous.
Afin que ceux qui vivent de leur travail s'abstiennent de toute injustice, et de toute fraude dans les matières qu'ils emploient, et dans les paiements qu'ils exigent.
 
(1) Maugras, op. cit., I, pp. 97-98.
 
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Vous qui donnâtes à Lydie la piété et la bonne foi dans la marchandise, ayez pitié de nous.
Afin que ceux qui vivent de leur commerce évitent avec soin ce que vous avez en horreur : deux sortes de poids et mesures (1)…
 
Pour ne pas tomber dans l'impiété
 
Vous qui, dans le jour des vengeances, accablerez d'une con-fusion terrible les impies qui ne croient point l'immortalité de leur âme, ayez pitié de nous,
Afin que toute hauteur qui s'élève contre votre science soit détruite, et tout raisonnement humain confondu...
Vous qui submergeâtes Pharaon au milieu des eaux pour avoir osé dire : Je ne connais pas le Seigneur, ayez pitié de nous.
Afin que ceux qui nient votre existence et votre providence vous connaissent, vous obéissent et redoutent vos jugements.
Vous, pour le nom duquel les fidèles d'Ephèse, nouvellement convertis, brûlèrent en présence de tout le monde pour cinquante mille deniers de livres impies, ayez pitié de nous.
Afin que, quelque chers et quelque agréables que puissent être les mauvais livres, ou tout autre instrument de péché, ceux qui veulent retourner à vous aient le courage de les sacrifier (2).
 
Ce parallélisme perpétuel entre le passé biblique et les réalités les plus concrètes du présent - la bibliophilie incrédule ou libertine, par exemple - devait émouvoir la société, chrétienne encore, de ce temps-là. Suivent des prières, un peu longues, mais d'un beau style :
 
Nous avons cherché dans la créature, et contre votre volonté, une félicité que nous ne croyions pas trouver en vous et que nous ne pouvions trouver en nous-mêmes. Il n'y en a pas une à qui nous n'ayons fait violence pour la détourner du service qu'elle vous rendait, et pour l'engager, malgré son instinct le plus naturel, à contribuer, en quelque chose à nos crimes; mais il n'y en a pas une qui ne vous ait été fidèle, qui ne nous ait abandonné, et qui maintenant ne prenne les armes pour vous venger et nous punir. Le soleil semble ne luire que pour allumer des pestes... L'air n'entre dans nos poumons que pour les corrompre.
 
(1) Mangras, op. cit., p. 1o4-105.
(2) Ib., p. 112-114.
 
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Inondations, tremblements de terre, incendies.
 
Votre Prophète nous apprend que vous nous avez tous écrits en vos mains ; sans doute par la pointe des clous et par votre sang. Lisez donc, o Dieu de bonté, lisez cette Ecriture favorable. Voyez vos plaies et nous guérissez; voyez votre sang et nous sauvez (1).
 
Je finirai cette revue par un petit livre aussi intéressant pour l'histoire de la dévotion au Sacré Coeur que pour l'histoire des Litanies : Le Coeur chrétien formé sur le Coeur de Jésus-Christ selon les maximes de l'Écriture et des saints Pères, en forme de litanies et d'oraisons latines et françaises pour chaque jour de la semaine par l'auteur du Sacrifice perpétuel - Paris 1732. C'est notre vénérable ami, le P. Simon Gourdan, que nous avons déjà rencontré dans le chapitre sur les hymnographes gallicans. On est d'abord surpris de ne pas trouver dans ce petit livre la moindre allusion aux révélations de sainte Marguerite-Marie, dont il est impossible qu'à cette date le P. Gourdan n'ait pas entendu parler. C'est manifestement que la dévotion de Paray-le-Monial, telle qu'il la comprenait, ne lui présentait à l'esprit rien de nouveau. Il ne la distinguait pas de celle qu'avait propagée le P. Eudes, disciple lui-même de l'École française Coeur synonyme d'intérieur (2). Il faut, écrit Gourdan,
 
 
adorer le Coeur ou l'Intérieur de Jésus; c'est-à-dire l'union de son esprit et de son coeur avec la Divinité et le commerce éternel qu'il entretenait avec elle, et s'y lier par imitation; cette vie
 
(1) Maugras, op. cit., pp. 136-141. Maugras ne m'intéresse particulièrement ici que par cette contribution originale à la littérature litanistique. Mais la suite de ses Instructions chrétiennes sur les afflictions mériterait une étude. Ainsi les Pensées chrétiennes pour tous les jours du mois sur le bon usage des afflictions (de la pauvreté dans les meubles... ; du gain modique; du défaut d'ouvrage; du salaire retenu; des pratiques enlevées; de la cherté des vivres; des enfants rebelles; des antipathies; des mauvaises manières; des intentions mal interprétées...) : Non moins curieux ni bienfaisants ses Exercices... pour pratiquer la patience dans toutes les occasions. Je ne suis pas sûr qu'on ait fait mieux depuis.
(2) Je me suis expliqué longuement sur ces deux dévotions, dans mon volume sur l'Ecole française; distinction dont de plus compétents que moi ont depuis reconnu la justesse et que s'est appropriée, entre autres, un des maîtres du sujet, le R. P. Ramon.
 
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divine et cette retraite du Coeur de Jésus en Dieu son Père était si profonde, si intime, si inaltérable que, soit qu'il demeurât caché ou parût en public, soit qu'il se tînt en silence on répandît ses paroles de grâce, soit qu'il agît, soit qu'il souffrît, rien n'a jamais pu interrompre le langage de son coeur, ni les applications de son âme toute sainte. Il faut à proportion qu'un coeur véritablement chrétien porte en soi Jésus-Christ profondément gravé, en quelque occupation qu'il se trouve... Le Coeur de Jésus doit être son premier mobile dans tous ses mouvements (1).
 
Tout l'intérieur du Christ, tous ses mouvements, surtout « ses devoirs infinis et perpétuels d'adoration, de louanges... et d'holocaustes de soi-même (2) ». Au lieu que la dévotion de Paray a pour objet l'amour de Jésus pour nous symbolisé dans son coeur de chair.
 
Quelque mystère... que l'Eglise célèbre, un adorateur du Coeur de Jésus ne se contente pas d'honorer les circonstances du mystère, de se rendre fidèle à tous les devoirs et à toutes les pratiques de piété qu'il inspire ; il pénètre plus avant..., il sonde avec religion les dispositions du Coeur de Jésus et s'y unit de tout son coeur.., se rend avec lui un même esprit, un même coeur, et une même victime.
 
C'est là, comme on le voit, tout le bérullisme; c'est notamment la distinction essentielle que j'ai marquée maintes fois, entre l'imitation du Christ et l'adhésion à la vie intérieur du Christ.
 
S'il faut prier, c'est dans le Coeur de Jésus qu'il prie et qu'il offre à Dieu ces gémissements ineffables que l'Esprit saint forme dans les coeurs ouverts à celui de Jésus... Quelque action qu'il fasse..., c'est au Coeur de Jésus qu'il s'offre et qu'il s'unit, afin qu'il reçoive dans son propre coeur, comme une cire molle ses divines impressions; qu'il ne vive pas, mais Jésus en lui; qu'il suive tous ses sentiments, qu'il s'attache à tous ses mouvements d'une liaison très intime, et qu'il demeure en lui comme dans un tabernacle vivant (3).
 
 
(1) Le Cśur chrétien, pp. 13-14.
(2) Ib., p. 19.
(3) Ib., p. 21-24. Le R. P. Ramon ne mentionne pas cet ouvrage. Des, écrits de Gourdan sur le Sacré-Coeur, il semble ne connaître que la lettre de 1711 au cardinal de Noailles. Aussi bien, de 111 à 1722, la pensée de Gourdan n'a-t-elle pas varié. « Simon Gourdan, écrit le R. P. Ramon, ne comprend pas la dévotion au Sacré-Coeurs omme la comprend la bienheureuse Marguerite-Marie ». Histoire de la dévotion au Sacré-Cśur, III, Paris, 1928, p. 4o9. Dans la revue Regnabit (juin 1825), M. Buron cite de longs extraits du Cśur chrétien, mais d'après une réédition plus complète que celle que je cite moi-même. Détail curieux la belle gravure qui se trouve dans le Coeur chrétien paraît s'inspirer davantage de la dévotion parodienne.
 
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Tout le bérullisme, encore une fois, et toute la métaphysique des saints.
Tant s'en faut néanmoins que les litanies de Gourdan s'adaptent, comme je l'avais espéré d'abord et comme il aurait fallu, à ce bel exposé dogmatique. Ni à l'ancienne, ni à la nouvelle mode, ce ne sont là de vraies litanies, mais une pauvre contrefaçon maussade, piétinante et inanimée. Il n'y a là de mouvement ni doctoral ni lyriqne. Armé d'une concordance, il s'est imposé le tour de force puéril de clouer, vaille que vaille, le mot Cor dans chacune des invocations : il y en a plus de cinq cents! martyrisant pour cela et le latin de la Vulgate et les lèvres de ses lecteurs. Essayez plutôt de prononcer à voix haute les grincements que voici :
 
Jesu, contra quem cor malum induratur tanquam lapis et stringitltr quasi malleatoris incus.
 
Il a trouvé moyen de rendre plus pesante la carapace du Leviathan. (Job 41, 15.) Son français n'est pas plus liquide :
 
Jésus, contre qui le coeur mauvais s'endurcit comme une pierre et se roidit comme une enclume...
 
Ou encore, « Jésus, par la seule grâce duquel... (1)» Béni soit le décret de Clément VIII qui nous a épargné la torture de chanter dans nos églises Jesu urens cor (2) et autres cacophonies non moins cruelles. Par exemple :
 
Jesu detestans cujus car concupiscentia subvertit.
 
(1) Le Cśur chrétien, pp. 159-161.
(2) Ib., p. 81. Renvoi au psaume 25 : « Ure renes mens et cor meum.»
 
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Jésus qui détestez celui dont les passions criminelles ont perverti le coeur (1).
 
Pas plus de goût que de musique. Il ne pouvait naturellement pas oublier le texte d'Osée : Ecce ego lactabo eam et ducam eam in solitudinem, et loquar ad cor ejus. Un enfant lui aurait dit que, dans une invocation litanistique les quatre premiers mots offusqueraient la beauté de ceux qui suivent ; qu'ils devaient tomber. Pas du tout. Non seulement il les garde, mais encore il les pétrifie :
 
Jesu, sponsam lactans et ducens in solitudinern et loquens ad cor ejus (2).
Par où l'on voit que la litanie est un art, comme, d'ail-leurs, tout ce qui touche à la liturgie. La piété la plus vive n'y suffit pas. Gourdan, qui a composé ces litanies pour son usage, montait peut-être au septième ciel, rien qu'à prononcer Jesu urens cor, on contra quem cor, mais à beaucoup de fidèles, ces atroces consonnes, du coup, fermeraient le ciel. Par où l'on appréciera d'avantage l'humble mérite des autres prières que nous avons rencontrées plus haut. Elles ne caressent pas toujours l'oreille, mais elles évitent de la déchirer. Gourdan est mort. en 1729. Après cette date, et jusqu'à la Révolution française, il ne parait pas que la dévotion litanistique diminue chez nous. Maison ne me demande pas de pousser plus loin mes recherches (3). C'est affaire aux érudits. Et voici qu'achevant ce chapitre, me tombent par hasard sous les yeux deux lignes qui me dictent ma péroraison. Elles sont d'un vrai savant que j'admire fort et que, pour cette raison, je n'ai pas le courage de nommer. « Le siècle gallican et janséniste, écrit-il, a méconnu le moyen âge...
 
(1) Le coeur chrétien, 172.
(2) Ib., p. 172.
(3) Dans un recueil de l'abbé Briquet - Élévation et prières à la Sainte Vierge, Paris, 1727, plusieurs litanies : Voici la plus curieuse : Litanies du Saint-Esprit par rapport à Marie son Epouse bien-aimée.
 
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Le discours et la période déclassent la litanie (1). » Quand donc renoncerons-nous à ce cliché ridicule et malfaisant. Ce maudit grand siècle est aussi le siècle de François de Sales, de Bérulle, d'une foule de mystiques, de Bossuet et de Fénelon. Mais enfin, serait-il gallican jusqu'au schisme et plus délibérément janséniste que Jansénius, on ne peut vraiment pas lui reprocher d'avoir méprisé « la litanie ». J'avoue d'ailleurs que si l'ignorance où ils sont de ce siècle me déconcerte, leur modération m'étonne encore d'avantage. Puisqu'ils y sont, que n'affirment-ils donc pas avec une même assurance que l'Ancien régime tout gallican, tout janséniste et, j'allais l'oublier, tout quiétiste, faisait gras le vendredi saint et ne manquait pas une messe noire.
 
(1) De quel moyen âge parle-t-on? Ou bien prenez-vous saint Bernard, que le xvne siècle a beaucoup aimé, et que peut-être il pratiquait plus que nous, pour un contemporain ou d'Auguste ou de Louis XIV? Mais laissant de côté la ferveur proprement litanistique de l'Ancien Régime, il n'est pas vrai du tout que la littérature dévote de ce temps-là n'ait connu que le style périodique. Les grandes oeuvres apologétiques, catéchétiques, ou morales, oui, peut-être - et j'ai assez montré, par exemple, à maintes reprises, le balzacisme des écrivains d'avant la majorité de Louis XIV, Yves de Paris, par exemple. Mais dans les oeuvres qui s'ouvrent d'elles-mêmes au lyrisme - les passages proprement dévots des sermons, par exemple, les méditations, etc., - le style litanistique reprend ses droits. Ainsi déjà chez le P. Hercule, balzacien pourtant (Cf. Métaphysique des saints, I). Sans chercher si loin, le savant et charmant ami que je suis en train de pourfendre n'aurait-il rencontré que des périodes cicéronienncs dans les Sermons de Bossuet, les Elévations, etc., ou dans les écrits métaphysiques de Fénelon? J'ai déjà dit qu'on semble toujours oublier que le XVII° siècle catholique - même dans l'ordre littéraire - dépend de saint Bernard autant que de Balzac. A plus forte raison de saint Augustin. J'attends aussi qu'on me montre que, dans la partie la plus essentielle de la liturgie romaine, « le discours et la période » ne « déclassent » pas « la litanie ». Rien de plus anti-romain  (littérairement) que cette façon de défendre Rome en démolissant le grand siècle. Tous leurs coups tombent dru sur la moindre Bulle, ce qui va sans dire, mais encore sur les collectes du Missel et du Bréviaire romain.
 
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EXCURSUS
 
§ 1. - Les litanies de la Providence.
 
On sait que J.-J. Rousseau les admirait fort.
Deux textes de Bernardin : a) La vie et les ouvrages de Rousseau, éd. Souriau, pp. 1o6-1o8. » Arrivés. Conduits à la chapelle. Litanies de la Providence. – « Providence, qui avez soin des empires, des voyageurs. » - Il me dit : « ... Ces litanies de la Providence sont belles. » b) Etudes de la Nature, 2e édit., 1786, III, pp. 5o7-5o8, en note : « Nous arrivàmes chez eux (Mont-Valérien) un peu avant qu'ils se missent à table, et pendant qu'ils étaient à l'église. J.-J. Rousseau me proposa d'y entrer et de faire notre prière. Les hermites récitaient alors les litanies de la Providence, qui sont très belles. Après que nous eumes prié Dieu... et que les hermites se furent acheminés à leur réfectoire, Jean-Jacques me dit avec attendrissement : « Quand plusieurs d'entre vous seront rassemblés en mon nom, je me trouverai au milieu d'eux. Il y a ici un sentiment. de paix et, de bonheur qui pénètre l'âme ». Je lui répondis : « Si Fénelon vivait, vous seriez catholique. » - Il me répondit hors de lui et les larmes aux yeux : « Oh ! si Fénelon vivait, je chercherais à être son laquais, pour mériter d'être son valet de chambre. » Cf. André Monglond, Vies Préromantiques, p. 67, note 1 et 2.
Chose plus curieuse, Sylvain Maréchal aussi, du moins s'il en faut croire Grégoire. « Sylvain Maréchal, auteur d'un volume de poésie contre l'existence de Dieu et d'une brochure anonyme intitulée : Culte et loi d'une société d'hommes sans Dieu... Par une contradiction étrange, il allait à Notre-Dame dans le temps des offices : il a même fait un commentaire sur les Litanies de la Providence » (Histoire des sectes religieuses, Paris, 1828, I, p. 24.) En lisant ces litanies de la Providence dans la Journée du Chrétien de Lamennais, l'idée m'était venue qu'une au moins des invocations - et non pas la moins belle - avait été ajoutée
 
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assez récemment au texte original. La voici : « Providence de Dieu, conduite par le Coeur de Jésus-Christ, ayez pitié de nous. » Or j'ai trouvé - tant il est vrai que la critique interne est par-fois maîtresse d'erreur ! - cette même invocation dans un texte de ces litanies - qui est, au plus tard de 1762. Réédité pour la huitième fois en 1762, l'ouvrage où j'ai rencontré ce texte, à savoir : Méditations sur la Passion de Notre-Seigneur pour tous les jours du mois par un solitaire, a été publié pour la première fois en 1693 (Le solitaire s'appelait Antoine Montagnon). Il est d'ailleurs possible que les litanies de la Providence ne figurent pas dans cette première édition, que je n'ai pu lire. On voudrait être sûr que ce beau texte est du xvue siècle et que le remarquable verset : « conduite par le Coeur de Jésus » est du même temps. Le texte de Montagnon (1762) et celui de Lamennais sont identiques. Deux changements, dont l'un n'est peut-être qu'une faute d'impression 1762. Providence de Dieu, consolation de l'âme pèlerine ; Lamennais : Consommation de l'âme pèlerine. 1762 : Trésor inépuisable de tous biens; Lamennais : de tous les biens.
L'oraison est la même dans les deux textes. Une seule correction, et amusante : 1762. Accordez-nous.., la grâce que nous nous abandonnions si absolument à tous les ressorts de cette mdme Providence... que nous puissions arriver... Lamennais, très délibérément sans doute, a remplacé ressorts par desseins. Scrupule littéraire? Je ne crois pas, mais il veut qu'aucune difficulté de langue ou de sens n'arrête les fidèles qui se servaient de son recueil.- La Journée du Chrétien par M. l'Abbé F. de Lamennais se trouve encore en vente aujourd'hui à la librairie Téqui (fonds Sagnier et Bray) : c'est l'édition de 1852.
 
§ 2. - L'Anglicanisme et les Litanies.
 
On sait la place très importante que tiennent les Litanies dans la liturgie anglicane. « The oldest thing in our Prayer Book. » Plus ancienne même que le Book of Common Prayer.
 
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La première Letanie a été composée en 1544 par Cranmer. Cf. une foule de détails -curieux et charmants dans : The Litany : a Sermon preached in Trinity college Chapel... by H. F. Stewart, University Press, Cambridge, 1931. Ce sermon nous apprend que nombre d'anglicans d'aujourd'hui auraient moins de goût pour cette forme de prière : ils diraient même que « it tends to keep men away from Chapel ». « The Litany as a whole, estime au contraire M. Stewart, is so precious, so comforting... Chat I rejoice to restore it to its place », c'est-à-dire « in our Sunday devotions before the Eueharist... They help to unite us to Him and to our brethren..., in one Holy Communion. » Et il ajoute ces paroles, extrêmement remarquables sur la nécessité d'une préparation à la communion. (Cf. dans La Vie chrétienne, le chapitre sur la communion fréquente) : « Something of the kind is, I feel, much wanted now. The very frequency of Communion, which is, thanks be to God, a feature of our present religions life, tends to obscure the duty of thougtful preparation for that great gift. It is not easy to imagine a better preparation than the Litany. » (P. 8.)
L'usage des litanies de dévotion, plus ou moins semblables à celles que nous venons d'étudier, était également fort répandu chez les anglicans d'autrefois. Jeremy Taylor a composé plusieurs litanies, et fort belles. Voir aussi les Dévotions, toutes litanistiques, de l'évêque Andrews. Newman les admirait fort et les a rendues populaires en les traduisant (du grec) et en en disposant avec un art infini l'ordonnance typographique. C'était même, avant sa conversion, un de ses livres préférés : The Devotions of Bishop Andrewes translated from the greek and arranged anew. Oxford, 1841 (traduction qui avait paru d'abord dans les Tracts for the Times). Après sa conversion, Newman est resté fidèle à cette forme de prière. Voir des litanies de lui dans ses Méditations aux Dévotions (trad. franç. par Mlle A. Peraté, Gabalda).
 
§ 3. - Psychologie et critique de la prière litanistique.
 
Sur ce beau sujet que je n'ai pu qu'effleurer, on trouvera des vues intéressantes dans le grand ouvrage de M. Robert Will :
 
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Le culte : étude d'histoire et de philosophie religieuse, surtout dans le tome II, Strasbourg, 1929, pp. 383, seq. Voir aussi l'index.
« Zimendorf, qui avait un sens liturgique plus aiguisé que le piétisme, a introduit la litanie dans la communauté des Frères Moraves. M. Otto voudrait reconquérir à la litanie une place dans le culte protestant. Nous nous associons à son voeu. Elle nous semble être une forme potentielle de la prière. Elle en augmente l'intensité, en la soutenant sur un plan élevé et en conduisant même, degré par degré, plus haut, les puissances affectives de la foi. La régularité de ses répons apaise l'esprit, d'autre part leur brièveté, on dirait volontiers leur entrain agressif, exalte les désirs de l'âme profonde. « Quelle vie, quelle action réciproque, quel mouvement et quelle impétuosité, dit Lohe, le liturgiste luthérien...; quiconque a appris à prier renoncera au préjugé moderne contre la litanie. »
 
 
 
 
 

CHAPITRE V : LE MOULE LITURGIQUE.
 

II. LES OFFICES DE DÉVOTION
 

Cristallisation liturgique des dévotions nouvelles : L'Office de l'Enfance. - Les « petits Offices » pour chaque jour de la semaine : Suffren et l'Exercice spirituel. - Les grands Offices de dévotion. - Le Bon Pasteur. - Le Pénitence. - Pour la Conversion des Juifs : Nobis mitans, caecus sibi. - Office du Triomphe de la Foi.
 
Au moins jusqu'à la fin du XVII° siècle, la récitation de ce qu'on appelle les « Petits Offices » est un des exercices les plus familiers au peuple dévot. Nouvelle preuve de la fascination que la liturgie exerçait sur eux. L'idée de ces raccourcis d'Offices n'était certes pas nouvelle. Le moyen âge les connaissait, les aimait déjà. Ils répondaient à la touchante nostalgie qui a fait naître les Tiers-Ordres. Comme ceux-ci organisent une sorte de moyen terme entre la vie proprement religieuse et la séculière, les petits Offices laissent croire aux simples fidèles qu'ils appartiennent eux aussi à l'élite sacrée des chapitres et des abbayes. Aussi bien la poésie liturgique, la poésie des « heures » n'est-elle pas le bien commun de toute l'Église, une des créations les plus bienfaisantes du génie chrétien ? « On a mis cette prière en forme d'Office, écrit, au milieu du XVIII° siècle, l'auteur d'un Office de la Pénitence, parce que cette manière de prier est consacrée par l'usage de l'Église, qui verrait avec joie tous les fidèles, non seulement ouvrir leurs coeurs, mais joindre leur voix, sept fois chaque jour, à celle de ses ministres (1). »
 
(1) Exercices du Pénitent, Paris, 1758, p. 355.
 
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C'était aussi par là que se. propageaient les dévotions nouvelles, canonisées, au sens étymologique du mot, par cette patine liturgique. Ainsi Marguerite de Beaune dictera, nous ne savons à qui, un « petit Office en l'honneur de l'enfance de N.-S. Jésus-Christ, où chaque heure est consacrée à un des mystères de ses douze premières années ». Santeul avait lu, peut-être l'hymne de Prime, en l'honneur de la Circoncision.
 
Legem subis abs te datant
Et munus imptens victimæ,
Vix dam coactum sanguinem
Infans Sacerdos immolas.
 
Il est en latin et charmant, avec ses miniatures de psaumes. Ainsi, pour les secondes vêpres « en l'honneur du saint Enfant Jésus retournant d'Égypte. »
 
Antienne. Angelus domini.
Vineam de Aegypto transtulisti; ejecisti gentes et plantasti eam.
Dux itineris fuisti...
Antienne. Surge.
Deus cum egredereris in conspectu populi tui; cum pertransires in deserto.
Terra mota est, etenim coeli distillaverunt a facie Dei Sinaï : a facie Dei Israel.
Viderunt ingressus tuos Deus; ingressus Dei mei, Regis mei, qui est in sancto.
Gloria.. Surge et accipe puerum (1)...
 
Nova et vetera. Un autre exemple nous rend sensible cette greffe du nouveau sur l'ancien. Dans ses Conduites pour les principales actions de la vie chrétienne (1677, au plus tard), le Père Saint-Jure avait inséré en latin « L'office de la Sapience incarnée, composé par Henry Suso ». Et voici, en 1693, un « Office de la sagesse éternelle; mis en français, et dédié au roi » par le jeune de Franqueville. Vous y trouverez ces quelques lignes qui résument tout le bérullisme.
 
(1) Amelote, Le Petit Office du saint enfant Jésus... Paris, 1658.
 
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Oblation au saint Enfant Jésus : Je vous regarde, je vous révère, je vous adore en votre sainte enfance. Je m'applique à vous en cet état, comme en un état auquel je m'offre, je me voue, je me dédie, pour vous rendre un hommage particulier, pour en tirer grâce, direction, protection, influence et opération singulière, et afin qu'il soit comme un état qui serve de fondement à l'état de mon âme, tirant vie, dépendance, subsistance et fonction de la conduite de cette enfance divine, comme de l'état de mon état, et de la vie de ma vie.
 
Ici, une fois encore, s'est produit le phénomène d'ailleurs prévu, que nous avons constaté dans le développement des litanies. La dévotion privée a fait craquer le moule liturgique. Ce n'est plus une collecte, c'est une contemplation parlée.
Réduit à ses éléments essentiels, ce genre de littérature est presque fatalement assez médiocre. C'est un résumé et pas plus qu'un poème, un Office ne se résume. Que l'hymne en fasse le noyau, rien de mieux, selon moi, je veux dire rien de plus conforme aux goûts religieux de ceux des fidèles pour qui sont composés les petits Offices. Vox populi, qui, au besoin apprendrait aux liturges officiels que les hymnes ne sont pas une parure adventive. Mais qu'est ce qu'une hymne distribuée en petits morceaux aux sept heures de la journée. Un des manuels les plus répandus à cette époque, l'Exercice spirituel contenant la manière d'employer toutes les heures du jour au service de Dieu - titre magnifique ! nous reviendrons bientôt, du reste, à ce recueil - nous offre d'abord sept petits Offices : De la Sainte-Trinité, pour le dimanche ; du Saint-Esprit, pour le lundi; du Saint Nom de Jésus, pour le mardi ; des Saints Anges gardiens, pour le mercredi; du Saint Sacrement, pour le jeudi ; de la Passion, ou de la Sainte-Croix, pour le vendredi ; de la Vierge, pour le samedi. Puis, trois supplémentaires : le petit Office du nom de Marie; de sainte Anne, qu'on peut dire le mardi ; et de saint Joseph qu'on peut dire le mercredi.
Chacune des heures a son bout de strophe, qui, avec l'invitation, l'antienne et l'oraison, fait tout l'Office. Ainsi
 
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pour le Saint-Esprit, Veni Creator à Matines; Tu septiformis à Tierce, etc. Au reste, il n'est pas douteux que, dans cette partie de son recueil, l'Exercice spirituel imite de très près les Avis et exercices spirituels du P. Suffren, publiés, pour la première fois, semble-t-il en 1642 (1). L'Exercice spirituel ayant été réimprimé plus d'une fois pendant le XVIII° siècle, les petits Offices que je viens d'énumérer auront donc été d'un usage commun chez nous, pendant une centaine d'années. Tous ces Offices sont en latin. Est-ce pour cette raison que, vers la moitié duXVIII° siècle, les nouveaux recueils de prière semblent les négliger? Dans la Journée du chrétien, dédiée à Madame de France - livre également très répandu - Lyon, 1755, les petits Offices ne figurent plus parmi les pratiques « de dévotion pour tous les jours de la semaine. » L'usage n'est certainement pas aboli, ni ne le sera de longtemps, mais il commençait, semble-t-il, à rentrer dans la catégorie des dévotions plus ou moins extraordinaires (2).
 
 
(1) Dans les Avis et Exercices, petit livre de poche, on a essayé de faire tenir les deux premiers tomes - grand in 4° - de l'Année chrétienne, plus vieux de quelque vingt ans. Chose curieuse, les Petits Offices des Avis ne se trouvent pas dans l'Année chrétienne. Ou ils m'auraient échappé. Deux mille pages ! Ce qui indiquerait peut-être que, vers 1642, cette pratique de dévotion serait revenue à la mode. Quelques différences, qui ont peut-être leur intérêt entre ces deux groupes de Petits Offices : Suffren consacre le lundi au Père Éternel; le mardi aux Saints Anges, etle mercredi au Saint-Esprit. Au lieu que l'Exercice s'en tient presque uniquement aux hymnes du bréviaire, Suffren divise entre les Offices du Père éternel, du Saint-Esprit, et de la Passion, un curieux poème mnémotechnique, vraisemblablement plus ancien, et que les savants identifieraient. Ainsi pour sexte du lundi : Vox patris intonuit, tunc cum in Jordane - Baptizari voluit Christus a Joanne - Et in Thabor splenduit, sicut sol in mane - Ac tonitru claruit aër per inane. Les rimes sont amusantes. A tierce du mercredi : Septiformem gratiam tunc acceptaverunt - Quare idiomata cuncta cognoverunt. A la fin une recommandation, foncièrement la même, et bien connue, mais curieusement adaptée à l'Office du jour : Has horas canonicas devotione - Tibi, sancte, Spiritus, via ratione - Dixi ut nos visites insoiratione - Et vivamus
jugiter in caeli regione. La pièce choisie pour le samedi est d'un autre mètre : Mors nil ausa tibi Virgo - Amor percussit cor tuum, - Non mortis ergo ferro - Sed est amore mortuum. Ce sont peut-être là des pastiches, mais je n'en sais rien.
(2) Dans la Journée de 1755, un léger changement dans les attributions. L'exercice spirituel consacrait le mardi au saint nom de Jésus : la Journée supprime cet Office et consacre le mardi aux Saints Anges, ce qui lui permet de donner officiellement à saint Joseph un jour de la semaine, le mercredi : La consécration, intéressante, du lundi au Saint-Esprit dans l'Exercice est maintenue. - On a par conséquent : Sainte-Trinité; Saint-Esprit; Ange gardien; Saint Joseph; Saint-Sacrement; Jésus souffrant; la Sainte Vierge. Ce sont là des minuties, mais peut-être significatives, et que les savants recueilleraient précieusement s'ils les rencontraient dans les monuments babyloniens. - Un livre de 1789, qui doit avoir une certaine importance dans l'histoire de la dévotion au Sacré-Coeur - Le parfait adorateur du Sacré-Coeur de Jésus ou exercice très nécessaire pour la dévotion du Sacré-Coeur... par Gabriel Nicollet, très humble adorateur du Sacré-Coeur de Jésus, Saint-Malo, 1789, propose deux petits Offices : Sacré-Coeur de Jésus ; Sacré-Coeur de Marie - En français, et tout en hymnes (d'ailleurs médiocres) « Dans ce coeur sont formés les arrêts immuables - Qui de cet univers règlent tous les destins - De lui coulent encor ces grâces secourables - qui font le bonheur des humains. »
 
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Pour la plupart, ces raccourcis stéréotypés n'ont pas coûté de longs tourments à leurs auteurs. Ils valent ce qu'ils ont coûté. A tous les points de vue, les « grands Offices » de dévotion qui, en ce temps-là n'étaient pas moins à la mode que les petits, paraissent beaucoup plus intéressants. Ce sont là de véritables poèmes, calqués presque toujours exactement sur les Offices canoniques, et souvent dignes d'être comparés à ces modèles. Ulysse Chevalier, plus curieux de liturgie que d'histoire, trouve « exorbitant qu'un simple prêtre - en l'espèce Frédéric Foinard - ait composé un bréviaire avec l'intention de le proposer à l'Église ». L' « essai » de Foinard est de 1720, et il a pour titre : Projet d'un nouveau bréviaire, dans lequel l'Office divin sans en changer la forme ordinaire, serait particulièrement composé de l'Écriture sainte, instructif, édifiant, dans un ordre naturel, sans renvois, sans répétition, et très court (1). Tout un bréviaire, c'est beaucoup peut-être pour un seul liturge. Mais, après tout, pourquoi pas, l'adoption de ce fantastique projet restant soumise au jugement de l'Église? Imaginez que pareille idée fût venue à Hugues de Saint-Victor, à Gerson, voire à Bossuet. Quelle fête pour nous ! Ou bien estime-t-on que chacun de nos Offices est la perfection même? Avec cela, trouverons-nous dans l'antique Romain un Office de Jeanne d'Arc ou de Notre-Dame de Lourdes? N'a-t-il pas fallu qu'on les confiât l'un et l'autre
 
(1) Chevalier, Poésie liturgique des Eglises de France..., pp. XIV-XV.
 
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à quelque Iiturge, moins vénérable, si l'on veut, mais peut-être aussi habile du moins n'est-ce pas impossible - que ses précurseurs de l'an 1000? J'ai connu un bon père jésuite, qui ne devait pas avoir beaucoup plus de génie que Foinard,
et qui, cependant, après cinquante ans d'instances, a fait canoniser par l'Église un Office de la Sainte Famille. Quel que soit, d'ailleurs, le mérite propre des diverses pièces dont je vais parler, ce qu'il y a ici pour nous de plus intéressant est de constater, une fois de plus, la ferveur, j'allais presque dire la hantise liturgique du classicisme dévot. La prière de ce temps-là incline à s'organiser, à se cristalliser en Office.
Un des plus beaux, l'Office du Bon Pasteur, latin et français, Paris, 1700, se trouve souvent relié avec la Relation abrégée de la vie de Madame de Combé, institutrice de la Maison du Bon-Pasteur; ouvrage non signé de l'abbé Boileau. L'Office ne serait pas indigne de ce prêtre éminent, mais rien ne prouve qu'il en soit aussi l'auteur. Noailles avait permis aux « Filles pénitentes » de chanter cet Office et
la messe qui l'accompagne, dans leur église de Paris. Hymne des premières vêpres :
 
Per lata centenas oves
Ducebat almus pascua ;
Fidoque Pastor a grege
Arcebat instantes lupos.
 
Aberrat et caulas ovis
Relinquit una pristinas,
Ferisque præda tristibus
Errore fertur devio.
 
Sensit benignus perditam
Pastor, dolore percitus,
Requirit amissam, gregem
Totumque mæstus deserit.
 
Tandem fame, siti, via
Confectus, ægram reperit;
Amplectitur, sinu fovet
Dorsoque defessam levat...
 
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O Pastor, o Jesu bone,
Istæc imago te notas,
Evravimus, peccavimus,
Quæris, reducis, expias.
 
Chaque hymne est traduite, vaille que vaille, en vers français :
 
Dans une riante prairie,
Un berger menait cent brebis...
 
Les spécialistes ne mépriseront pas, j'espère, ce Répons de Matines :
 
R/. Erraverunt oves meæ in solitudine, in inaquoso. Sed ego requiram eam, dicit Dominus.- Et suscitabo super eas Pastorem unum qui pascat eas. Alleluia... Visitabo oves meas et educam eas de populis. - Et suscitabo... Gloria... Et suscitabo
 
Pas davantage l'Introït de la Messe : Congratulamini mihi alleluia, quia inveni ovem meam... Misericordias Domini... Bien entendu, ils n'ont pas oublié la prose :
 
Pastor bone, te laudamus
Et qua præstas imploramus
Supplices clementiam.
Lapsas oves redemisti,
Fugitivas reduxisti,
Fove per custodiam.
 
L'Office de la Pénitence (1758) est plus morne, comme il convient. Un peu de latin nous le rendrait aimable peut-être, mais il est malheureusement tout français. Les versets des psaumes y sont flanqués d'une paraphrase ; chaque leçon, flanquée d'une élévation. Bref, il n'a d'un Office que le nom.
 
Pécheurs, si les plus saints succombent,
Est-ce de quoi vous rassurer?
Vous tombez avec ceux qui tombent,
Mais avec eux, il faut pleurer (1).
 
(1) Exercices du Pénitent.., Paris, 1758, pp. 336-346. Plus de cent pages.
 
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Nous avons aussi un Office de la Providence, latin-français, dressé selon le bréviaire et le missel de Paris, 1742. J'aime bien ces deux vers de la séquence :
 
Christe, scis hominis
Quæ sit tenuitas.
 
Mais je réciterai avec plus de goût, si jamais l'Église l'approuve - encore une fois, pourquoi pas? - les Prières particulières en forme d'Office ecclésiastique pour demander à Dieu la conversion des Juifs et le renouvellement de l'Église. En France, 1778. En France nous indiquerait, si besoin était, que cet ouvrage, d'inspiration janséniste, se distribuait sous le manteau. Tout catholique a certes le droit de prier pour la conversion des Juifs, mais non, ce faisant, de sous-entendre aveu Duguet et nombre d'appelants, que la Bulle Unigenitus a été dictée par l'Antechrist, et que, par suite, la fin du monde ne saurait tarder (1).
 
Cet Office aurait pour auteur le jansénisant Dom Foulon, et Dom Poisson l'aurait publié. Une fois désinfecté, il me paraît magnifique. Hymne de Prime.
 
Sopore mortis obruta,
Judæa plebs ad unicam
Quæ Christus est, vitam, Deus
Tuo resurget spiritu.
 
Voici, du reste, la traduction :
 
Sous un sommeil de mort longtemps ensevelie,
Par ton souffle, Seigneur,
Que Sion ressuscite à Jésus, notre vie
Recourant au Sauveur!
 
(1) La Préface est un beau morceau que M. le sénateur F. Ruffini aurait médité avec profit, quand il préparait son chapitre sur Alessandro Manzoni e il ritorno d'Israele. La vita religiosa di Alessandro Manzoni (Bari, 1931, II, pp. 371, seq.) Je compte revenir au Sionisme figuriste et au millenarisme dans raton volume sur le XVII° siècle.
 
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Triste enfant de la nuit, qu'elle soit revêtue
De la clarté du jour !
Puisse la vérité qu'elle avait combattue,
Gagner tout son amour !
 
Brillant d'un vif eclat la colonne céleste
Portait aussi la nuit.
Ta loi n'offre à Juda qu'un nuage funeste
Et son flambeau nous luit
 
La strophe latine est intraduisible :
 
Noctem ferebat et diem
Columna nubis prævia :
Nobis mitans, ccecus sibi,
Legis facem fert Israël.
 
Israël, nobis mitans, cæcus sibi, n'est-ce pas beau?
 
Honteusement chassé du séjour de ton père,
Malheureux Israël,
Tu vas mourir de soif près d'une eau salutaire,
Comme un autre Ismaël.
 
Jésus, enveloppé dans la sainte Écriture,
Au Juif découvre-toi :
Imprime dans son coeur non point la lettre obscure,
Mais l'esprit de la loi.
 
Ou bien et cent fois mieux :
 
Sacris latens in paginis,
O Christe ! Judæ luceas !
Non littera, sed spiritu
Inscribe legem pectori.
 
Mais pourquoi n'ai je pas cité d'abord l'hymne de Matines ?
 
Mutatus auri cur color optima ?
Hebræa proles, primas amor Dei...
 
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Qui n'aimera ce Primus amor Dei?
 
Horroris erras victima publici..
Agnosce patrum vota furentium...
 
Il y a une Prose, bien entendu :
 
Quis abyssos Dei scientiæ
Inaccessas mortalibus
Demetiri; quis sapientiæ
Thesauros ausit sensibus.
Abditos recludere?
 
Amor tus alternis vicibus
Plebs Judeae, plebs Gentium.
Omnimodis a te muneribus
Cumulatur...
 
Abramidis; Deus,  flebilibus
Adesto; flecle rigidos...
 
Errabundus, nec certis sedibus...
 
et une Préface, d'ailleurs si longue qu'elle briserait les poumons d'un géant, mais qui n'en est pas moins de toute splendeur :
 
Deus Abraham, Deus Isaac, Deus Jacob, qui zelatus es Sion zelo magno, et indignatione magna zelatus es eam. Quoties voluisti congregare filios ejus...
 
En janvier 1771, l'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, permit à la paroisse de Saint-Roch de célébrer par un Office propre « le Triomphe de la Foi » (Dimanche dans l'Octave des Rois.)
 
L'objet de cette fête n'est point de célébrer quelque triomphe récent, quelque victoire nouvelle remportée par l'Église. Il serait à désirer sans doute que son zèle et ses voeux obtinssent pour les âmes plongées dans l'erreur un retour à la foi qui ferait leur bonheur et sa gloire. Elle célébrerait un si beau triomphe sans
 
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vanité, mais avec joie. Celui dont elle s'occupe aujourd'hui en est un, moins éclatant peut-être, mais plus frappant.
 
C'est la victoire de la Foi à travers les âges, depuis dix-huit cents ans. « Des âmes pieuses » ont désiré l'institution de cette fête.
 
Alarmées des dangers qui menacent, non l'Église, puisqu'elle est inébranlable sur ses fondements, mais les membres qui la composent, elles ont souhaité que cette solennité fût pour nous une occasion de leur rappeler, tant dans nos instructions, que dans la composition de l'Office même, que c'est la foi qui seule fixe l'esprit de l'homme, règle son cśur, triomphe, depuis la création du monde, de la vanité des opinions humaines...
C'est dans cet esprit qu'est composé tout l'Office. Chanter la gloire de l'Église..., prévenir les fidèles contre les dogmes pernicieux qu'on affecte de répandre, et prier pour la conversion des malheureux que
 
l'incrédulité contemporaine a séduits (1).
Une pareille initiative me paraît extrêmement remarquable. Les liturges contemporains, Dom Festugière entre autres, ont fort bien dégagé la valeur apologétique de la liturgie : exposition religieuse, poétique et rayonnante des dogmes chrétiens. On veut même, et avec raison, qu'elle figure parmi les « lieux théologiques ». Voici mieux, néanmoins, je veux dire un Office, proprement et directement
apologétique, présenté comme tel, et, qui plus est, expliqué d'avance aux fidèles dans un Epitome analytique : bref, une réponse liturgique aux attaques des « Philosophes ». 1772, le moment est bien choisi. Office malheureusement incomplet : messe, vêpres et complies seulement, à quoi l'on ajoute des prières du même style pour la procession triomphale, et chose assez nouvelle, pour « le Salut (2) ».
Introït - Diminutæ sum veritates... Vana locuti sunt... Exsurgat Deus.
Collecte... Ne quis decipiat nos per philosophiam...
 
(1) Office du Triomphe de la foi... Paris, 1775, Avis, passim.
(2) Pour les matines, et pour les petites heures, on récite l'Office du jour.
 
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Longue épitre : celle de saint Jude. Et, en effet : Nubes sine aqua... despumantes suas confusiones... Prose :
 
Vincit errorem Fides,
Triumphet Ecclesia!
Impie, quam non vides
Respice, lux prævia
Ex alto dimittitur.
 
On s'est contenté de traduire en prose.
 
Il n'est point de Dieu, disent les impies; tout est soumis au caprice d'un sort aveugle. Ils s'endorment dans cette confiance ; la mort vient, les surprend et rompt le charme de leur délire. Solvitque delirium
Plongés dans l'erreur d'un songe, faites leur grâce, ô mon Dieu, source de la vraie lumière. Parce somniantibus...
L'impiété ose attaquer l'immortalité de l'âme..., elle nie le libre arbitre... Philosophes, laissez-vous vaincre... Abandonnez vos dogmes; ils sont funestes aux nations. Ces systèmes ennemis des rois, abjurez-les. Rendez la paix à vos coeurs :
 
Inimica gentibus,
Abnuite dogmata;
Inimica regibus
Linquite systemata.
Vobis pacem reddite
 
Hymne de Vêpres :
 
Quid triste, clamant, quid patimur jugum?
 
Soyons libres enfin; ne connaissons plus ni de dieux ni de maîtres.
 
A Complies :
 
Scriptis, ludibriis acriter, impie
Oppugnate fidem : vos radiis premet.
 
Il faut bien essayer de leur ouvrir les yeux; mais jamais ce Triomphe ne tourne à la haine. On a déjà lu ces belles paroles de l'avis préliminaire. Victorieuse des « Philosophes »,
 
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l'Eglise « célébrerait un si beau triomphe sans vanité », sans fracas. L'Epitome rappelle aussi que la charité doit présider à cette fête :
 
O chrétiens ! ils sont nos frères, membres d'un même corps. Supportons cette partie de nous-mêmes. En nous préservant de la contagion, faisons nos efforts pour lui rendre la vie. Enfants de la Foi, ramenons à leur mère ces fils rebelles.
 
Ce trait de nos anciennes moeurs chrétiennes est aujourd'hui si peu connu, même des érudits, que je ne m'excuse pas de m'y être arrêté un peu longuement. Aussi bien n'ai-je pu explorer qu'à la hâte cette littérature oubliée. (1).
 
(1) Dans notre volume sur la Vie chrétienne, j'ai déjà mentionné, à la fin du chapitre sur la Dévotion au baptême, un « projet d'Office pour l'anniversaire du saint baptême avec vigile et octave..., le tout tiré de l'Ecriture sainte et de la Tradition. Un volume plus gros que nos bréviaires. L'Étude approfondie des « Offices propres » qui furent composés pendant les XVII° et XVIII° siècles, nous mènerait loin. Ainsi les splendides Offices, si profondément bérulliens, de Saint-Sulpice : Vie intérieure de Jésus-Christ; Sacerdoce de Jésus-Christ; Vie intérieure de Marie. Cf. la très intéressante brochure de M. Levesque : Anciens offices propres de Saint-Sulpice, Limoges (Dumont) 1922. Vienne le jour où la joie de réciter ces Offices sera offerte à tout le clergé de France! Multa renascentur...
 
 
 
 
 

CHAPITRE VI : LES FORMES FIXES ET QUASI-LITURGIQUES DE LA PRIÈRE PRIVÉE
 
 

I. Différences entre la prière liturgique, et la prière privée. - Comment celle-ci tend à se rapprocher de celle-là. - Naissance et développements extraordinaires des liturgies privées. - La littérature des prières de dévotion » fâcheusement négligée, soit par les historiens, soit par les philosophes de la prière.
II. Le Thrésor de Jean de Ferrières, 1583. Le Calendrier historiai de l'humanisme dévot. - Traduction de plusieurs prières d'Erasme. - Particularisation croissante des formules. - « Avant d'étudier sa leçon. » - « Pour la Paix de l'Église. » - Esprit oecuménique et désintéressé de ces formules. - Les lacunes du Thrésor et la réédition de 1686.
III. - Le recueil de Godeau, 1646. - Godeau et les courants spirituels de son temps. - Nombre de formules bérulliennes. - Prière « d'un Officier de finance. »
IV. Multiplication croissante des recueils. - Les Avis de Suffren. - Plus de distinction entre religieux et laïcs. - L'Exercice spirituel de 1664. - Perfection et Pur Amour. - Échelles et Degrés. - L'Exercice du matin.
V. L'Exercice spirituel revisé en 1682, par les « habiles ». - L'Académie française et les prières françaises de dévotion. - Les Prières propres de Pellisson.- Le rythme de la prière française. - Dévotion et Atticisme.
VI. Le recueil de Sanadon 1702, et les formules du XVIII° siècle
 
EXCURSUS
Le Bouquet d'Eden.
Huysmans et les « Oraisons » du XVII° siècle.
 
 
I. - « La prière liturgique et la prière privée, écrit Dom Wilmart sont des espèces distinctes » : distinction qui n'est pas nouvelle, puisqu' « elle correspond à la nature des choses et qu'on la retrouve dans l'Évangile », Notre-Seigneur ayant enseigné tour à tour ces deux formes de prière : « Quand tu pries... ferme ta porte et prie ton père en secret... »; « là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d'eux ». « Les chrétiens des premiers siècles, ont entendu et pratiqué ce double enseignement ». Pendant que la persécution de Dèce faisait rage, saint Cyprien « écrit à
 
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un groupe de confesseurs romains : « Nous faisons mémoire de vous, jour et nuit, et soit que (réunis) à plusieurs, nous accomplissions la Prière (canonique) par les sacrifices, soit que, retirés, nous nous livrions à des prières privées, nous supplions le Seigneur » de vous aider à mériter la couronne. Aussi bien, poursuit Dom Wilmart, « la liturgie de l'Église étant limitée dans son exercice, n'épuise pas, ne saurait épuiser, en principe, les activités du chrétien qui s'unit à Dieu par la prière... Strictement, la liturgie consiste en des actes de culte déterminés : dans l'oblation du Saint Sacrifice, l'administration des sacrements, la sanctification des heures canoniales. Tout le reste dans l'espace et le temps, appartient à la piété, selon que l'âme individuelle y est portée par ses propres désirs, ou plutôt selon la souveraine maxime... Spiritus ubi vult spirat. L'Esprit souffle où il lui plan, pour l'épanouissement de l'âme qui demeure dans le concert de l'Église, et telle est la loi qui autorise, tout en la réglant, la piété privée. » Non certes, que l'Esprit ne souffle pas, pendant les Offices liturgiques, et qu'il réserve ses inspirations à qui prie « dans le secret ». « La liberté trouve encore à s'employer, à se déployer dans le domaine auquel préside l'autorité de la liturgie. Car celte-ci n'est point faite pour comprimer les élans du chrétien qui y prend part; tout au contraire, pour leur donner plus de force et de sûreté. Ceci n'ira pas sans une correspondance active et personnelle du sujet; dans les gestes et les mots convenus, les mêmes pour tous, chacun fera passer sa propre ferveur. Dans l'accord de la prière publique, chaque fidèle prie donc selon ses modes à lui, rend l'hommage que lui seul est capable de rendre. Tous ces hommages individuels, nécessairement limités et dispersés, plus ou moins imparfaits, c'est l'Église elle-môme qui les rassemble et les fond dans l'unité de son hommage parfait. » Bref « la liturgie et la piété sont, pour ainsi dire, exactement coextensives... sans cesser d'être distinctes (1). »
 
(1) Dom Wilmart, Pour les prières de dévotion. (La vie et les arts liturgiques, septembre 1923, pp. 481-483.) Cf. des vues analogues chez Romano Guardini, L'Esprit de la Liturgie, Paris, 1929, pp. 97-139.
 
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Si juste qu'elle soit, si intéressante et si nécessaire, il faut bien comprendre, et le savant bénédictin nous y invite lui-même, que cette distinction nous maintient à la surface et à l'apparence des choses. Du point de vue, non plus extérieur et disciplinaire, où se place d'abord Dom Wilmart, mais psychologique, je veux dire proprement religieux, voire littéraire, qui est le mien, les différences entre la prière liturgique et la prière privée s'atténuent jusqu'à disparaître presque. L'une et l'autre de ces deux prières répondent également à la définition de la prière en soi, ou prière pure; l'une et l'autre réalisent une: seule et même expérience, à savoir un certain contact avec le divin, une certaine « élévation de l'âme vers Dieu. » Il en va de même pour ces mystérieux éléments, ou courants, par où telles pages de Bossuet, de Chateaubriand, de Barrès, entièrement libres des contraintes prosodiques, sont rendues poétiques au plein sens du mot. Peut-être même devrait-on dire que, sur les lèvres de chaque fidèle, la prière publique n'est prière que si elle exprime la ferveur personnelle - toujours intime, secrète, ineffable, - de ceux qui la récitent. Quoi qu'il en soit, la distinction qui nous occupe, achèvera presque de se dissoudre, si l'on prend garde à un fait aussi constant que surprenant, et dont jusqu'ici les psychologues religieux ne s'émerveillent pas assez. Comme on l'a vu, Dom Wilmart semble opposer l'entière liberté de la prière privée, aux « gestes », aux « mots convenus », fixés d'avance, commandés par la liturgie. Dans l'abstrait, rien de plus exact. Mais l'expérience de tous les siècles nous montre que la dévotion privée, loin de s'abandonner au « souffle de l'Esprit », est assez communément désireuse d'aliéner son indépendance originelle et de s'enchaîner soit à des formules, soit à des rites convenus, traditionnels, clichés, si j'ose dire, et presque immuables. C'est là, je le répète, un fait prodigieux, et qui, par son universalité dans le temps et dans l'espace, a tous
 
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les caractères d'une loi, si bien que l'histoire de la prière chrétienne, écrite comme il le faudrait, nous ferait assister à un double développement parallèle : d'une part, l'élaboration lente et précautionnée des prières liturgiques; - élaboration qu'on peut regarder comme achevée, ou de peu s'en faut, à la fin du XVI° siècle; d'autre part, une production incessante, surabondante, infinie et indéfinie, de pieuses formules, que l'Église officielle contrôle sans doute, mais qu'elle ne fait pas siennes. S'obstinant à répéter le Doce nos orare des apôtres, chaque génération nouvelle demande qu'on lui « apprenne à prier »; demande, c'est-à-dire, qu'on ajoute au trésor, encombré déjà, mais toujours insuffisant, de ses formules. Bref, nous assistons au développement de deux liturgies, l'une canonique, l'autre privée, et c'est à quoi se ramène, dans l'ordre religieux la distinction dont nous étions partis. Distinction qui, pour nous, du moins s'amenuise encore si l'on songe qu'avant d'être insérées dans les livres liturgiques, nombre de formules dont l'Église prescrit la récitation, ont été d'abord au service de la dévotion privée. D'où vient que, jusqu'au XVI° siècle, la frontière entre les deux reste indécise. Un saint homme du moyen âge trouve trop courtes, trop indéterminées ou trop sèches les prières de la messe. Il les prolonge à son gré, les particularise, les attendrit. D'autres bientôt lui emprunteront ses formules. C'est ainsi que, dans un missel du XVe siècle, le Domine non sum dignus est suivi d'une longue paraphrase. D'après d'autres missels plus anciens, le prêtre, avant de communier « doit observer une rubrique qui annonce : Salutation du corps du Seigneur.
 
Ave in æternum, sanctissima Caro; mihi in perpetuum summa dulcedo.
 
Ainsi, continue Dom Wilmart, « les missels se tiennent assez près des recueils proprement dits de preces ou oraisons privées. Ceux-ci, conçus pour l'usage de tous sans distinction, clercs et laïques, nous fourniraient beaucoup de textes,
 
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non moins dignes de remarque (1). » Autour des antiques formules, une végétation de prières privées qui aspirent toutes, pour ainsi dire, à devenir proprement liturgiques, et qui, pratiquement, sont déjà regardées comme telles par ceux qui les récitent.
Dira-t-on que le peuple chrétien s'attacherait moins à ces formules, s'il ne leur attribuait un caractère plus ou moins magique ? Non, cela n'expliquerait la vogue que d'un petit nombre d'entre elles. Saint Augustin nous apprend que les doctes de son temps corrigeaient « tous les jours beaucoup de prières » qui passaient par leurs mains, et où il se trouvait « beaucoup de choses contraires la foi catholique. » Ils les jugeaient donc peu orthodoxes, mais non pas supertitieuses. Saint Augustin ne croyait même pas qu'on dût trop s'acharner à les proscrire. « Ce qu'il y a de mauvais dans ces prières, disait-il, ne détruit pas ce qu'il y a de bon; au contraire, ce qu'il y a de bon peut suppléer à ce qu'il y a de mauvais » Par où l'on voit aussi que cette curieuse avidité pour les formules ne date pas du moyen âge. Multorum preces emendantur quotidie, si doctioribus fuerint recitatæ. A quelques exceptions près, nul doute, d'ailleurs, que l'immense majorité des formules médiévales n'expriment la piété la plus pure et la plus vive. D'où l'extrème intérêt qu'une telle végétation présente à l'historien. « Cette littérature, dit encore Dom Wilmart, pour être négligée de nos jours. n'en est pas moins
 
(1) D. Wilmart, op. cil., pp. 531-532. On trouvera une foule d'autres exemples dans le beau travail de M. Leroquais sur les Livres d'heures manuscrits de la Bibliothèque Nationale.
(2) Cf. Thiers, De la plus nécessaire de toutes les dévotions, II, p. 753 et. Chaponnet, De l'usage de célébrer le service divin en langue vulgaire, Paris, 1.687, pp 5o-51. De ces textes d'Augustin que Thiers apporte pour montrer le danger des formules dévotes, Chaponnet tire au contraire une réponse aux protestants qui reprochaient à Rome l'emploi du latin dans la liturgie : s Si... les prières composées par les hérétiques ne sont pas iuutiles, selon saint Augustin, à ceux qui ne les entendent pas et qui croient ne rien dire que de bon, si l'affection de celui qui prie supplée souvent au défaut de sa prière, et si Dieu ne regarde pas tant à ce que nous disons qu'à ce que nous voulons dire, combien plus les prières de l'Eglise seraient-elles profitables à ceux qui ne les entendent pas, pourvu qu'ils y assistent avec un esprit de foi et de dévotion ! »
 
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précieuse à consulter. Elle ne traduit pas seulement, parfois dans les termes les plus heureux, l'esprit religieux de nos ancêtres. A son tour, et pour sa part, elle montre en action les principes qui nous semblent régler les formes de la prière chrétienne (1). » Avec les tendances particulières des saints personnages - j'allais dire, des professionnels - qui les ont composées, ces formules nous révèlent aussi les sentiments des foules pieuses qui ne les auraient pas choisies ni préférées, entre beaucoup d'autres, si elles n'y avaient reconnu soit leurs sentiments les plus vrais, soit la dévotion où elles désiraient se hausser. C'est grâce à une sorte de plébiscite qu'elles sont devenues populaires; et grâce à une autre sorte de plébiscite - celui-ci tout négatif - que telles ou telles ont cessé de l'être.
A partir de l'âge moderne, j'entends dès la Renaissance, mais plus particulièrement pendant la période qui nous intéresse, le nombre des prières imprimées dépasse l'imagination; et même le nombre des recueils où ont été rassemblées les plus aimées de ces prières. Six générations bénédictines ne suffiraient pas à défricher ces terres inconnues; puis à suivre de formule en formule, de recueil en recueil, d'édition en édition, les variations de la prière française. Les quelques détails que l'on va trouver ici marqueront du moins l'intérêt de cette littérature, si fâcheusement négligée, et orienteront les recherches de ceux qui viendront après moi (2).
II. - « C'était une humble église au cintre surbaissé - l'église où nous entrâmes... »; ces vieilles prières, que
 
(1) Wilmart, op. cit., p. 536.
(2) Il va sans dire que l'étude comparée que je propose ne devrait pas être limitée aux recueils français. L'Allemagne catholique, la Flandre, l'Italie, l'Espagne ne sont pas, j'imagine, moins riches que nous. Dans les recueils anglicans, et il en a paru plus de quatre-vingts pendant la seconde moitié du XVI° siècle, nombre de prières catholiques ont été rassemblées, cf. par exemple le recueil de Bull qui date de 1566, et qui a été republié en 1852 par la Parker Society : Christian Prayers and holy meditations as well for private as public exercise. Et plus tard, le recueil de l'évêque Cosin : A collection of private devotions in the practice of the ancient Church, called the Hours of Prayer.
 
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feuillette aujourd'hui la tiède curiosité de l'historien ou du philosophe, n'oublions pas qu'elles ont été d'abord et longtemps priées, si l'on ose s'exprimer ainsi. Que notre imagination, essayant d'évoquer les deux siècles du classicime dévot, se fixe donc dans une église parisienne - Saint-Étienne-du-Mont, par exemple ; observatoire où tant de raisons nous invitent; - et qu'elle se penche, avide, indiscrète, sur quelqu'un des fidèles qui se sont tour à tour agenouillés près de telle de ces colonnes. Leurs sentiments les plus intimes nous échappent; nous pouvons néanmoins les entrevoir, en écoutant les formules qu'ils récitent par coeur, ou en lisant, sur leur épaule, les livres qui ne les quittent presque pas. Les minutes - je ne dis pas les heures - vraiment religieuses de leur vie, ces formules les ont son-nées. De ces formules à leur âme, le courant divin a passé : une seule et même grâce, un double courant : celui qui, venant de la formule a réveillé l'âme, et celui, qui venant de l'âme, a vivifié la formule. Pendant ces deux siècles, les recueils ont succédé aux recueils, moins souvent toutefois que les fidèles aux fidèles. Comme anneau extrême de cette chaîne, je prendrai le recueil de Sanadon, qui a eu, pendant tout le XVIII° siècle, une vogue extraordinaire; et, au début du XVII°, un livre publié en 1585, mais dont la vogue, peu à peu déclinante, a dû se prolonger jusqu'à la majorité de Louis XIV. C'est le Trésor des prières et oraisons, compilé par Jean de Ferrières, curé de Saint-Nicolas-des-Champs (1).
Pourquoi préférer ce dernier livre à ses frères, nombreux sans doute, je veux dire, aux recueils du même genre qui ont paru sous les derniers Valois? D'abord, parce que c'est le seul que je connaisse bien, les recueils de ce temps-là étant devenus fort rares, sinon introuvables. Heureux
 
(1) Le Thrésor des prières, oraisons et instructions chrétiennes pour invoquer Dieu en tout temps... Auvray, rue Saint-Jean, Au Bellérophon couronné. - Le titre de l'édition originale ne mentionne pas le nom de l'auteur.
 
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hasard, du reste, car ce Thrésor, qui, même médiocre suffirait à l'enquête présente, est très savoureux. Tout voisin de celui d'Amyot, le style m'en paraît charmant  (1). Que je regrette de n'avoir pas eu ce livre sous les yeux quand je préparais mon volume sur les Humanistes dévôts ! Jean de Ferrière est de leur école. Lisez plutôt le Calendrier hystorial qu'il a mis en tête de son recueil. Vous ne demanderez pas, j'espère, ce que vient faire un calendrier dans un livre qui pourrait s'appeler aussi bien : L'Année sainte, ou la Journée du Chrétien. Tous les anniversaires qui doivent émouvoir un chrétien, un humaniste, et un Français de Paris, s'y trouvent marqués, depuis le déluge jusqu'au 20 décembre 1571, « jour où fut abattue la croix de Gastine,
érigée en la rue Saint-Denys, et plantée dans le Cimetière des Saints-Innocents »; voire jusqu'au « Brûlement des Cordeliers de Paris (19 novembre 158o) et qui plus est jusqu'au Io juillet 1585 - le Thrésor est imprimé cette année même - jour où, « le Roi assistant au Palais de Paris, fit abolir l'Édit de Pacification avec ceux de la Religion, la volonté du Roi étant qu'il n'y eût qu'une religion ». L'auteur de ce Calendrier sait tout de la chronologie du déluge, et Noé est un de ses patriarches favoris :
 
14 février. Ce jour, l'an 23o5, devant la Nativité de N.-S., Noé envoya hors de l'arche une colombe.
18 février. Noé mit derechef hors la colombe... Ce jour célébraient les Romains leurs Bacchanales, ce que, de notre temps, au grand scandale de la chrétienté, nous semblons imiter ou faire pire, à mieux parler, le jour qu'on nomme de Carême-prenant.
2 mars. Anthonius Pius fut élu empereur, homme benin, l'an 14o.
 
(1) Nous avons d'Amyot un livre de prières, beaucoup moins complet que le Thrésor et qui ne s'adresse pas au peuple chrétien. C'est le Psaultier des Chevaliers, autrement les prières du Saint-Esprit. Mon exemplaire est de 16o1. Ce n'est, d'ailleurs, que par conjecture que je l'attribue au traducteur de Plutarque. Il me paraît probable que la Prière du Roi au Saint-Esprit est de lui. Pourquoi pas également le Psaultier lui-même ?
 
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3 mars. Monsieur d'Aumale, tué d'un coup de mousquet devant La Rochelle. 1573.
10 mars. Ce jour, Jésus-Christ reçoit les nouvelles de la maladie de saint Lazare - C'est le jour que le roi class="SpellE"François-le-Grand revint d'Espagne, ayant laissé ses enfants en hostage.
20 mars. 41 ans après J.-C., naquit Ovide.
21 mars. J.-C. maudit le figuier.
7 avril. Ce jour, 427 devant J.-C., naquit le divin philosophe Platon.
18 avril. Ce jour, le peuple d'Israël passa la Mer Rouge à pied sec.
8 mai. Jeanne la Pucelle fait quitter aux Anglais le siège devant Orléans. 1429.
10 mai. Dieu commanda à Noë de porter vivres en l'arche. La nuit précédente ce jour, fut soustraite l'une des vraies Croix de la Sainte-Chapelle, 1573.
17 mai. Noë entra en l'Arche. Création des Capitaines Bourgeois de Paris par le roi Charles IX. 1562.
27 mai. Ce jour, Noë sortit de l'Arche, 2304 ans devant N.-S.
31 mai. La Pucelle d'Orléans, brûlée à Rouen par les Anglais 1431.
 
De Noé, plus de nouvelles pendant le mois de juillet. Mais l'humanisme dévot ne chôme pas :
 
1er juillet. Thomas Morus, décapité en Angleterre, 1535.
11 juillet. MORT D'ERASME. 1535.
12 juillet. Ce jour naquit Jules César.
14 juillet. Ange Politian naquit à Florence, 1454.
 
La balance est plus égale, dans les autres mois, entre le sacré et le profane :
 
1er août. Aaron mourut en la montagne d'Oreb, âgé de 123 ans.
4 août. Cicéron exilé; le même jour, l'an suivant, rappelé. Le même jour, 154o, mourut Guillaume Budé.
20 août. L'an du monde 93o, ce jour mourut Adam, premier homme.
24 août. La journée dite Saint-Barthelemy, 1572.
28 septembre. Couronnement de Guillaume le Roux à Westmontier par l'évêque de Cantorbie, 1087.
 
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1er octobre. La fête des Trompettes commandés aux Juifs. Ce jour mourut Pompée.
15 octobre. Devant N.-S. 62 ans, naquit Virgile, prince des poètes latins.
16 octobre. Démosthène meurt. 322.
18 octobre. Ce jour, l'Arche se reposa sur la montagne d'Ararat en Arménie.
2 novembre. Pline, 112 ans après J. C. fut englouti dans le Vésève, montagne ardente de soufre.
2 décembre. François Xavier, premier fondateur de l'Ordre des Jésuites, mourut ès Indes de la Nouvelle Espagne, 1552.
10 décembre 1547. Environ 10 heures du matin, se rompit par le milieu tout le long du flanc le Pont Saint-Michel à Paris, et tombèrent les maisons dans la rivière du côté du Châtelet.
31 décembre. Charles VIII, roi de France, entra en Rome. 1493.
 
Ces carambolages de synchronismes n'offusquaient pas les chrétiens cultivés de cette époque. Ils nous amuseraient moins n'était le divorce qui s'est consommé chez nous entre  la dévotion et l'humanisme. Grâce à eux, les âmes simples
apprenaient confusément à vénérer, devant Dieu, toutes les grandeurs de l'esprit. Montagnes, louez le Seigneur! (1)
Quand j'ai lu pour la première fois, ce Thrésor de Jean de Ferrières, il m'a semblé que d'ici de là je me retrouvais en pays de connaissance. En y regardant de plus près, je me suis aperçu que plusieurs de ses prières, venaient en droite ligne, d'Érasme. On a laissé de côté les quatre oraisons saisonnières. - Pour le printemps; pour l'été; pour l'automne ; pour l'hiver (2) ; - mais on en a traduit plusieurs autres : ainsi, l'Oraison de celui qui se veut mettre sur mer :
 
Seigneur Jésus-Christ, qui, à la requète de tes apôtres et disciples,
 
(1) Quatre vers de mirliton recommandent la lecture perpétuelle de ce calendrier : - « Qui veut savoir par coeur de mainte histoire - Le jour, le mois et l'an sans varier. - Il portera toujours, s'il veut me croire - Avecques lui ce petit calendrier. » - Peut-être le vendait-on détaché du Thrésor.
(2) Cf. Recueil de prières et l'explication de l'oraison dominicale. Traduction d'Erasme, Paris 1712 La prière pour le printemps est délicieuse : « La terre qui semble se renouveler, en quelque endroit que nous jetions les yeux, ne nous parle que de votre bonté. »
 
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as, par ta seule parole, apaisé l'impétuosité des vents, et fait que les eaux enflées furent en bien peu de temps faites calmes, et qui as cheminé à pied ferme sur les eaux coulantes..., fais-nous cette grâce... qu'en rejetant et condamnant l'impiété commise ès personnes d'un Castor et Pollux, dieux étranges, tu nous sois toi-même un astre luisant, comme tu es, pour parachever cette navigation. (1)
 
Sic fratres Helenæ, lucida sidera... Quelquefois Érasme n'a fourni que le canevas. Sa prière « Avant que de voyager » est deux fois moins longue que celle du Thrésor, et les broderies nouvelles ne sont pas à dédaigner :
 
Garde, Seigneur, que mes pieds ne glissent par chûte ou rencontre... Délivre-moi du péril de l'eau; fais que je ne tombe ès mains des voleurs ;
 
et ceci qui est charmant :
 
Fais, quand il me faudra loger que je tombe ès mains de gens de bien, et qui exercent envers moi toutes oeuvres de charité.
 
Erasme n'avait rappelé qu'un seul voyage biblique, celui du jeune Tobie; Jean de Ferrières ajoute les deux expéditions de Jacob, en Mésopotamie et en Égypte; puis la marche des Enfants d'Israël, « tant par la Mer Rouge que par les déserts inhabitables ».
 
Car je m'assure et promets, que maintenant..., tu ne t'éloigneras jamais de moi, mais que tu m'accompagneras avec ton sauf-conduit. Pour ce je recommande en tes mains mon corps, mon âme, ma femme, mes enfants, ma maison et tout ce que j'ai en ce monde de plus cher. (2)
 
Où nous prenons sur le fait une des multiples lois qui président à l'évolution de ces prières : peut-être la principale de ces lois, à savoir la progression de l'abstrait ou de l'universel au concret et au détail. Loi de particularisation
 
(1) Thrésor, édition de 1686, pp. 93-94.
(2) Ib., pp. 90-93.
 
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croissante, dirai-je pédantesquement (1). Érasme goûtait, mieux peut-être que nous ne faisons, la densité harmonieuse des collectes liturgiques. « Ces sortes de prières, disait-il, ressentent et respirent un certain esprit apostolique, et, pour la plupart en peu de paroles finissent le sens d'une manière très claire (2). » Mais cela ne l'a pas empêché de composer nombre d'oraisons particulières où l'on demande à Dieu qu'il nous préserve ou nous délivre, non pas seulement a malo, mais, un à un, de tel ou tel mal, de la calomnie, par exemple : Prière pour conserver une bonne réputation. Ainsi le Thrésor : Oraison pour dire en sortant hors de la maison ; - avant que commencer son oeuvre; - oraison oour l'enfant à dire devant qu'étudier sa leçon ;
 
Seigneur, qui es la fontaine de toute sagesse et science, puisqu'il te plaît me donner le moyen d'être instruit en l'âge de mon enfance, pour me savoir saintement et honnêtement gouverner tout le cours de ma vie, veuilles aussi illuminer mon entendement, lequel est de soi-même aveugle, à ce qu'il puisse comprendre la doctrine qui me sera donnée; veuilles conserver ma mémoire pour bien retenir, veuilles disposer mon coeur à la recevoir volontiers, et avec tel désir qu'il appartiendra; afin que, par mon ingratitude, l'occasion que tu me présentes, ne périsse. (2)
 
Oraison pour dire au temps de peste; - de sécheresse; - oraison pour dire quand on veut lire la sainte Écriture... (3) oraison de celle qui se veut marier.
 
Seigneur, Dieu et Père de tout l'humain lignage, puisque, dès le commencement, tu as voulu montrer le soin spécial de notre
 
(1) Cette même loi commande aussi le développement des prières anglicanes de dévotion. Deux exemples magnifiques : Lancelot Andrewes, dont nous avons parlé plus haut (cf. p. 207) et William Law. Le principal Whyte admire fort « the power and the beauty, the breadth and at the time the particularity of Andrewes's intercessions ». « William Law, dit-il aussi, is always insisting on particulars, and instances and speci fccations ; on naines of people., names of olaces, and names of things. » A. Whyte, Thirteen Appreciations, Edinburgh, s. d.
(2) La manière de prier Dieu, traduction de 1713, p. 137. Il a même sur le latin liturgique des remarques fort curieuses que la traduction de 1713 n'a pas conservées.
(3) Thrésor, pp. 5o-51.
 
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imbécillité et faiblesse, quand tu as ordonné l'homme pour être comme conduite, support et sauvegarde à la femme, quand il te plait m'appeler pour être mise sous la charge d'un chef et supérieur..., fais-moi accepter d'un franc courage celui qui par ta grâce me sera donné pour mari.
 
Et celui-ci, de son côté :
 
Fais que l'autorité laquelle de ta grâce tu as donnée au mari par dessus sa femme, ne me fasse point élever en orgueil, pour exercer cruauté, ou tyrannie sur elle.
 
Chose curieuse, de ces deux prières, la plus dévote n'est pas celle de la femme (1) :
 
Cependant qu'il te plaise régler cet amour en moi selon ta volonté; que je t'aime par dessus tout, comme mon Créateur et mon Dieu; et que l'amitié que je dois à ma femme ne déroge nullement à l'amour qui t'est dû.
 
On remarquera cette curieuse nuance : à sa femme, l'amitié; à Dieu, l'amour :
 
Mais que tu sois le premier aimé, obéi, servi et honoré. Afin que, sans empêchement aucun, je la puisse instruire, admonester et vivement reprendre, si elle ne se voulait ranger à ton obéissance (1).
 
A les prendre dans leur ensemble, ces oraisons du xvi0 siècle finissant paraissent peut-être plus oecuméniques, ou, si l'on veut, plus sociales, moins saintement égoïstes, si l'on peut dire, que celles de la fin du siècle. Et par là même, plus proches des prières liturgiques. Ainsi l'Oraison pour la paix de l'Église :
 
Nous avons besoin de ta voix, Seigneur Jésus, seulement dis la parole, la tempête s'apaisera... Tu avais promis de pardonner à tant de mille de méchantes gens, si tu eusses trouvé dix hommes justes en Sodome; maintenant tant il y a de milliers d'hommes qui aiment la gloire de ton nom, à leurs prières ne rabaisseras-tu point ton ire ?
 
(1) Thrésor, pp. 1o4-1o8.
 
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Tu agenças le passé ce chaos premier, portant en soi une confusion universelle de toutes choses, en laquelle les semences d'icelles étaient pêle-mêle, sans accord, ordre, ni grâce; et, par un ordre merveilleux, sus bien joindre en perpétuel appointement les choses qui étaient naturellement contraires.
 
Quelle splendide Préface d'une messe pour la fin des guerres civiles qui déchiraient dès lors l'Église.
 
Or combien plus laide est cette confusion en laquelle il n'y a ne charité, ne foi, ne alliance ne révérence aux lois, n'obéissance aux supérieurs, ne accord en doctrine, mais, comme en une danse désaccordante chacun chante sa chanson. Il n'y a point de dissension entre les cieux... et tu permettras ton Épouse, pour laquelle tu as tout créé, être affligée par continuels distords? Endureras-tu que quelques mauvais esprits, auteurs de toute dissensions, exercent leur tyrannie en ton royaume... Tu es le Prince de Paix, inspire nous dilection de l'un à l'autre (1).
 
Chaque dimanche, une oraison « pour tous rois, princes et pasteurs de l'Église, et pour ceux qui soitt en affliction..., et en général pour tous hommes »,
 
et singulièrement pour le Roi notre sire, pour tout le sang royal, pour les Seigneurs tant du Conseil Privé qu'autres..., et les Seigneurs et Magistrats de cette ville,
 
Pour les Pasteurs,
 
afin qu'ils soient trouvés fidèles et loyaux ministres de ta gloire, ayant toujours ce but que toutes les pauvres ouailles égarées soient recueillies et réduites au Seigneur Jésus-Christ, souverain Pasteur et Prince des évêques.
 
Pour les incrédules, les égarés, pour
 
les peuples que tu affliges par peste, guerre ou famine; les per-sonnes battues de pauvreté, prison, maladie, bannissement..., tous nos pauvres frères, destitués quelque part qu'ils soient de la terre habitable, parmi les infidèles et barbares...
 
(1) Thrésor, pp. 164-173 - Toute cette longue prière est d'une grande beauté.
 
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Et ce n'est qu'après avoir ainsi passé en revue tout l'univers, que le fidèle songe enfin à sa propre misère :
 
Finalement, o Dieu et Père.., mortifie notre vieil Adam, pour nous renouveler en une meilleure vie (1).
 
Je ne prétends pas insinuer que, dans la seconde moitié du XVII° siècle, lorsque triomphe de tous les côtés, la renaissance religieuse que nous racontons, les dévots, absorbés par le souci de leur perfection propre, se soient désintéressés de l'Église universelle et de leurs frères humains. Mais on abuse toujours des meilleures choses, et il ne me parait pas douteux que les médiocres de toutes les écoles - Port-Royal compris, bien entendu - ne donnent parfois des signes de self consciousness ou, pour répéter le vrai mot, d'égoïsme. Hypertrophie du moi surmené. D'où vient que les vrais mystiques, de Condren à Fénelon, vont tant insister - et jusqu'à l'excès peut-être - sur l’« indifférence », l' « abandon », la sainte « désoccupation de soi-même ». Le Thrésor n'en dit pas si long, mais il tend ingénument à désoccuper d'eux-mêmes ceux qui en récitent les généreuses formules.
Je tarde à lui dire adieu, ayant rencontré peu de livres, parmi les recueils de ce genre, qui m'aient enchanté davantage. Son vieux françois, j'en ai peur, y est pour quelque chose. Il faut néanmoins que ce Thrésor ait de quoi séduire puisque, Louis XIV glorieusement régnant et Vaugelas, c'est-à-dire en 1686, on ait eu l'idée d'en publier une édition nouvelle, où, détail qui tient vraiment du miracle, on a respecté scrupuleusement le texte de 1585. Dans l'histoire des livres de dévotion, c'est là une des très rares exceptions que je connaisse. En règle générale, on ne les réédite qu'après les avoir mis en français du jour, pour ne pas parler des mille autres remaniements qu'on leur fait subir. Résurrection d'ailleurs franche et courageuse, comme en
 
(1) Thrésor, pp. 14o-145.
 
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témoigne l’ « approbation des Docteurs », morceau, qui, lui non plus, ne manque pas de saveur :
 
La doctrine nous en a paru orthodoxe, et les oraisons d'autant plus propres pour l'usage des fidèles qu'elles sont toutes tirées mot à mot de l'Ecriture sainte, ou composées de ses sentences les plus choisies.
 
Que Dom Guéranger leur pardonne ! C'est chez eux, comme chez le vieil Érasme, une sorte d'obsession. Ils croient que nul ne connaît mieux que le Saint Esprit la philosophie de la prière. Il y a un « mais », et que je n'aurais garde de leur reprocher, puisque moi-même, à la première rencontre de ce livre, je m'étais demandé s'il ne protestantisait pas quelque peu. A quoi, du reste, il avait bientôt répondu sans réplique.
 
Quoique l'auteur ne se soit pas attaché à toutes les actions de la religion catholique, et qu'elle renferme beaucoup de pratiques essentielles dont il n'a pas parlé, ce qui serait à désirer qu'il eût fait, pour l'entière perfection de son Trésor; ce qui en relève le prix, c'est qu'il apprend dans le détail à faire saintement beaucoup d'actions dont il n'est parlé qu'en général dans nos exercices de dévotion.
 
Ces lacunes, quelles sont-elles ? Je n'en vois pas de plus graves que l'oubli de la confession sacramentelle. Il y a plusieurs prières pour la communion, mais l'auteur a l'air de croire qu'on ne se confesse qu'à Dieu. « Confession et reconnaissance des péchés commis pour dire au soir et au matin » ; « Confession générale que les fidèles font des péchés ». Celle-ci, d'ailleurs fort belle :
 
Il n'y a que froidure en nous ; nous sommes vides de ton Esprit; sans la paix intérieure, sans joie, sans justice, sans sapience divine... Nos consciences ne sont point touchées d'étonnement de ton horrible jugement... Notre affection, notre plaisir et joie, gît ès oeuvres de ténèbres... et de mort.
Nous confessons aussi que nous sommes coupables en beaucoup de maux et de concupiscenses furieuses, et infinies pensées
 
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perverses, et consentement à icelles, et en ce dédain fâcheux que nous avons aux choses qui te sont bonnes et agréables...
Nous reconnaissons que nous sommes coupables de tous les fruits malicieux de notre coeur, tout les fruits, dis-je, qui ont accoutumé par trop de sortir du suc de venin intérieur, combien qu'ils ne soient encore venus jusqu'à l'oeuvre.(1)
 
Pour un catholique, évidemment, ce n'est pas assez. Ouvrez le recueil de Sanadon, postérieur de cent ans au Thrésor: tout le chapitre des péchés y est en fonction de la confession sacramentelle. Ainsi : Action de grâce après la Confession :
 
Je l'ai entendue, ô mon Dieu, cette douce et consolante parole : Je vous absous de vos péchés. C'est un homme qui l'a prononcée sur la terre, mais c'est un homme qui tient votre place (2). . .
 
Différence très curieuse, mais qui ne doit pas trop nous troubler. Curé de Saint Nicolas-des-Champs, au temps de la Ligue, il n'y a pas d'apparence que Jean de Ferrières ait fait disparaître, comme de simples lutrins, les confessionnaux de sa paroisse. Nul doute non plus qu'il ait prêché la dévotion à la Sainte Vierge, bien que son Thrésor soit presque muet sur ce point. Pas un mot sur le Rosaire, par exemple. Mais le Père Sanadon n'en parle pas davantage. Le Thrésor a une méditation sur l'Ave Maria. Sanadon se borne à insérer le texte des Litanies de la Vierge, pour la prière du soir. Quoi qu'il en soit, concluent nos Docteurs, la réimpression du Thrésor « ne peut être que très utile; et elle ne sera pas même désagréable à ceux qui s'attachent plutôt aux choses qu'à la manière de les exprimer, qui est un peu vieille dans cet ouvrage » ; un peu est charmant. Rien, du reste, ne donne à penser que la réédition de ce vrai Thrésor ait été destinée aux rares amateurs du vieux style. L'approbation si vigilante des Docteurs montre le contraire, mais, ainsi offert à la religion du commun des fidèles, nous ignorons fâcheusement le succès de sa nouvelle carrière.
 
(1) Thrésor, pp. 135-137.
(2) Prières et instructions chrétiennes, édition de 1738, p. 237.
 
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III. - J'ignore de même - et je n'en suis pas moins fâché -comment furent accueillies, en 1646, les Instructions et Prières chrétiennes pour toutes sortes de personnes, par Antoine Godeau, évêque de Grasse. Fort bien, j'imagine, comme tout ce que publiait alors ce maitre de l'heure. Sur la foi d'une jolie épigramme, qui ne veut pas dire grand'-chose, Godeau, converti fort jeune et à fond, Godeau évêque pendant de si longues années et l'un des plus vénérables de son temps, reste, pour l'histoire littéraire, le Nain de Julie On a d'autant moins de scrupules à ne pas le prendre au sérieux que, pour le juger équitablement, il faudrait avoir lu les mille et mille pages, certes peu folâtres, que son zèle lui a dictées. Pour moi, je ne fais de lui ni un Bossuet ni un Fénelon, mais je m'explique aisément que ses contemporains l'aient placé très haut. D'une érudition, d'une intelligence, et, qui plus est, d'une sensibilité profondément religieuses ; très attentif à l'efficacité croissante des ferments spirituels qui travaillaient alors la conscience catholique; grand admirateur de Saint-Cyran et du Port-Royal, mais aussi en pleine communion avec l'École française : assez fermé, d'ailleurs au sublime des contemplatifs, mais non pas au sérieux de l'Évangile.
Le recueil s'ouvre par un « Discours de la Prière chrétienne », et dès ce noble prélude, on sent que, de 1585 à 1646, la piété française n'est pas restée immobile.
 
Le chrétien doit toujours être dans l'esprit d'oraison, c'est-à-dire dans l'esprit de sacrifice, d'adoration et d'hommage vers Dieu, dans une continuelle oblation de soi-même.
 
            N'est-il pas merveilleux qu'à cette date, 1646, soit proposée au commun des fidèles, si nettement, si expressément une telle définition de la prière? C'est déjà, ramassé en quelques mots, tout ce que nous avons appelé la métaphysique des Saints. Admirez aussi que, dans son lointain diocèse, qu'il ne quitte guère, parviennent à Godeau les ondes spirituelles, les plus subtiles, qui rayonnent de Paris.
 
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De cette oraison, il n'y a ni temps, ni affaires, ni maladies, ni affliction qui nous puissent légitimement dispenser. Car elle ne demande point de temps, elle ne rompt point l'attention requise pour nos affaires, elle s'accorde avec toutes nos infirmités, elle n'exige point de contention d'esprit, elle ne veut ni grandes pensées, ni paroles sublimes, et, en quelque assiette que se trouve l'esprit, il en est capable. C'EST UN ÉTAT CONSTANT DE SERVITUDE ET DE DÉPENDANCE A L'ÉGARD DE DIEU, QUI EST IMPRIMÉ DANS LE FOND DE L'AME ; C'est un poids divin qui entraîne toutes ses affections; c'est une vie secrète qui anime toutes ses oeuvres; c'est une source cachée d'où s'écoulent les ruisseaux que les autres voient; c'est la racine qui produit tous les fruits dont l'arbre est fertile, et qui leur imprime une véritable bonté.
 
Avec la même décision, il s'approprie le théocentrisme salésien et bérullien; il extermine toute espèce de « moralisme ».
 
La prière est un sacrifice ;de louange, et le sacrifice regarde premièrement la gloire de Dieu, auquel seul il appartient.
 
Sacrifice, prière, ils ne séparent pas ces deux notions. Nous avons d'ailleurs constaté maintes fois déjà cette primauté du sacrifice dans la pensée religieuse de l'Ancien Régime.
 
L'Oraison dominicale est la forme de toutes les prières chrétiennes... Or ses premières demandes ne regardent-elles pas la reconnaissance de la grandeur de Dieu et de sa Paternité, la sanctification de son nom, et l'avènement de son règne? Les Juifs, qui priaient dans l'esprit de la Loi, qui était un esprit d'intérét et de servitude, ne demandaient que des biens pour eux et ne glorifiaient Dieu que pour obtenir des récompenses. Mais les Chrétiens, qui ont reçu l'esprit d'adoption, REGARDENT PREMIÈREMENT L'HONNEUR DE LEUr PÈRE, ET APRÈS, ILS SONGENT A LEURS BESOINS PARTICULIERS, DANS LESQUELS MÊMES ILS NE VEULENT ÊTRE ASSISTÉS QUE POUR SA GLOIRE. D'ABORD, ILS LE REGARDENT TOUT SEUL, Et QUAND ILS SE REGARDENT EUX-MÊMES CE N'EST QUE POUR L'AMOUR DE LUI.
 
La prière pure est un « hommage vers la divine Majesté, mais un hommage d'amour » ; car la justice chrétienne
 
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n'est autre chose, selon saint Augustin, que l'ordre de l'amour, et cet ordre veut que l'on regarde Dieu devant que de se considérer soi-même, et que l'on ne se considère soi-même que pour Dieu.
 
Humilité, foi, espérance, toutes ces dispositions en supposent une comme fondamentale et universelle, qui est de prier par Jésus-Christ
 
Prier par Jésus-Christ, c'est soumettre son esprit au sien dans l'action de la prière ; c'est se donner à lui pour faire cette action selon sa volonté, et par sa conduite.
 
C'est ainsi que le climat, si l'on peut dire, de tout ce recueil est bérullien, par où il se distingue du Thrésor de Jean de Ferrières. Nombre d'oraisons relèvent immédiatement de l'École française : « A Notre Seigneur Jésus-Christ comme Prêtre éternel ; - A  Jésus-Christ sur la crèche, pour obtenir la simplicité de l'enfance chrétienne. Cette dernière dévotion est très chère à ce prétendu précieux, au Nain de Julie. A notre Seigneur Jésus-Christ conversant avec les hommes, pour obtenir la grâce de converser saintement. Encore tout érasmien néanmoins, et de deux façons :
 
J'ai affecté les allusions fréquentes au langage de l'Écriture sainte, qui a des expressions merveilleuses pour élever les esprits à Dieu.
 
Comme Erasme aussi, et Jean de Ferrières, il est très soucieux de la particularisation que nous avons dite :
 
Les Chrétiens ne songent pas assez à leurs obligations particulières selon la différence de leur condition. Et j'ai cru que la meilleure façon de (les) leur apprendre, c'était de les leur faire demander à Dieu dans la prière (1).
 
Mais il pousse plus loin que ses devanciers l'analyse de ces mille particularités.
Prière de l'homme marié; et de la femme, mais avec cela :
 
(1) Discours de la prière chrétienne (non paginé), passim.
 
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Prière du mari en la mort de sa femme; - des parents qui veulent marier leurs enfants ou leur donner des charges et des emplois; - des pères et mères en la mort d'un enfant unique; - des personnes mariées qui n'ont point d'enfants; d'un enfant de famille qui veut choisir sa condition; - d'un enfant orphelin... j'en passe : Prière d'un ministre d'Etat; - d'un juge; - d'un officier de finance :
 
Seigneur... qui sera celui, au milieu des trésors, et dans les occasions faciles d'amasser de l'or et de l'argent, qui conservera ses mains nettes... Que je songe incessamment que les deniers que je manie sont sacrés, puisqu'ils sont les finances de l'État... Que je songe que c'est le sang du peuple que l'on tire pour la conservation du royaume; et si je ne puis empêcher ces saignées, qu'au moins je ne triomphe pas de la calamité publique par des dépenses scandaleuses. Que j'aie horreur de faire des festins, tandis que tant de personnes, rachetées comme moi du sang de votre Fils, n'ont pas du pain à manger...
Sur toutes choses, Seigneur, éclairez mon esprit dans mes entreprises, afin que je ne me trompe pas moi-même ou que je ne sois pas trompé, m'engageant dans des affaires injustes, qui ouvrent des moyens de rigueur et de violence contre les particuliers, sous le faux prétexte de la nécessité publique... Si jusqu'ici j'ai acquis du bien par des moyens illicites, faites-les moi connaître, s'il vous plaît, et donnez-moi la force d'imiter Zachée en sa restitution (1).
 
Prière d'un marchand; - d'un serviteur ; - des personnes qui ont des procès :
 
Seigneur, je voudrais bien pouvoir pratiquer ce que nous enseigne votre Fils.. et pouvoir donner ma tunique à celui qui me veut ôter mon manteau; mais comme c'est un conseil de grande perfection,... Enfin, puisque je ne saurais m'empêcher de plaider, et que les intérêts de ma famille m'y obligent, que je plaide en chrétien, et que ce qui, de sa nature, éteint l'union que l'on doit avoir avec le prochain, ne produise pas ce mauvais effet en moi.
 
Prière durant une famine; - pour les besoins de l'Église;
 
(1) Instructions et prières chrétiennes, pp. 38o-381.
 
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- pour les Pasteurs de l'Église.., pour demander les différentes vertus; il y en a ainsi pour tous les besoins imaginables ou presque. Si abondantes qu'elles soient, ces for-mules gardent néanmoins ce caractère de discrétion, voire de sobriété qui est le propre des oraisons liturgiques. Elles sont plus religieuses que dévotes, et, par là, diffèrent assez profondément des longues effusions qui nourriront la piété du XVIII° siècle.
 
IV. -Pendant la seconde moitié du XVII° siècle, les recueils de prières vont se multipliant de plus en plus, et se transformant. Faut-il répéter que je ne saurais dessiner que d'une manière très approximative la courbe de cette évolution : soit parce que je n'ai pu mettre la main sur tous les recueils qui furent alors publiés, soit parce que l'étude comparée de ces innombrables formules d'abord, puis de leur fortune, occuperait plusieurs vies? En chacune d'elles, se reflètent, d'une manière ou d'une autre, la spiritualité consciente ou les tendances confuses, soit de celui qui l'a composée, soit du compilateur qui l'a jugée de bonne prise. Chaque recueil, lui aussi, peut avoir, expresse ou latente, sa philosophie propre, qu'il n'est pas toujours facile de dégager. Telle omission qui nous frappe peut-être révélatrice; elle peut n'avoir presque pas de sens. Pourquoi le P. Sanadon a-t-il presque oublié la Sainte Vierge dans son recueil? Ferons nous tourner les tables pour le lui demander ? Avec cela, d'imperceptibles coups de plume suffisent parfois à faire passer une formule d'une école à l'autre. Rassemblez, si vous le pouvez, et rapprochez, dans un tableau à trois colonnes, tous les actes de contrition qui ont été récités en France de Louis XIII à Louis XVI. Deux ou trois lignes, mais où s'affrontent la peur de l'enfer et le pur amour. Le peu que nous savons déjà sur les principaux courants spirituels qui ont traversé le siècle nous est souvent d'un grand secours. Pas besoin d'un microscope pour constater le bérullisme de Godeau. Mais, en bien des cas, le fil
 
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conducteur nous manque, et notamment lorsqu'il s'agit de constater le progrès ou le fléchissement de dévotions particulières. Certaines perdent peu à peu du terrain; d'autres, résistent vigoureusement aux variations de la mode ; ainsi, la dévotion aux saints Anges ou à l'Ange gardien qui n'oscille presque pas chez nous, me semble-t-il, jusqu'à la fin de l'Ancien régime.
Dans l'histoire de cette évolution, j'attacherais une assez grande importance aux Avis et Exercices spirituels, du Père Jean Suffren, pour bien employer les jours, les semaines, les mois et les années de la vie, que nous connaissons déjà. A suivre scrupuleusement l'ordre chronologique, ce recueil, publié pour la première fois en 1642, aurait dû nous occuper avant celui de Godeau (1646), mais il a, je crois, vécu plus longtemps, et de deux façons; d'abord parce qu'on l'a sou-vent réimprimé et jusqu'en 1688; ensuite, parce qu'il servira de modèle à la plupart des recueils analogues qui, bien avant la fin du siècle, le remplaceront.
Suffren ne particularise pas moins que Godeau. C'est la loi première du genre, et sa raison d'être. Nos recueils sont destinés en effet à monnayer, pour ainsi dire, l'oraison dominicale et les quelques formules essentielles de la prière. Mais au lieu que Godeau, fidèle à la tradition érasmienne et à l'exemple du Thrésor, diversifie ses formules au gré des circonstances particulières où peuvent se trouver les fidèles, Suffren se limite aux seuls besoins immédiats du chrétien en soi. Vous ne trouverez pas chez lui d'oraison pour les « personnes qui ont des procès », ni celle « du mari à la mort de sa femme », ni celle du juge ou de l'artisan ; encore moins, hélas! l'oraison d'Érasme et du Thrésor pour celui qui va prendre la mer. Ce retour à l'universel et à l'abstrait nous désole un peu. Puisque le libera nos a malo, qui disait déjà tout le nécessaire, a inspiré l'oraison liturgique : pro quacumque necessitate, pourquoi arrêter l'analyse en si beau chemin, et ne pas spécifier un à un, avec Érasme et Godeau, les divers fléaux, voire les
 
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menues misères qui nous affligent. Pour l'historien, et pour le simple curieux, il y a là une déception que n'expliquent pas seules, du reste, les variations du goût et la fatale victoire de la raison classique, mais aussi la « division du travail » C'est qu'en effet, de 1646 à la fin de l'Ancien Régime, les bibliothèques dévotes s'enrichiront sans mesure. Au lieu d'une formule à l'usage des « mariés », ils auront trois, quatre volumes uniquement consacrés au mariage chrétien. Vous regrettez la formule de Godeau pour un « serviteur » : qu'à cela ne tienne : vous aurez bientôt l'admirable ouvrage de Fleury, puis les Instructions et Prières de Collet à l'usage des domestiques et des personnes qui travaillent en ville (1758). Ainsi pour les Magistrats, les Vierges, les Célibataires, les Pauvres, le Clergé séculier, que sais-je encore ? Il y a mieux toutefois, et cette nouvelle étape dans l'évolution de nos recueils montrerait à elle seule, que, dès le milieu du XVII°  siècle, on admet communément que tout chrétien, est appelé à la vie parfaite ; qui est le principe fondamental de la doctrine salésienne.
 
J'ai évité autant que possible, disait Godeau la sublimité des pensées, et les élévations d'esprit, qui sont plus propres aux personnes déjà avancées en la vie spirituelle et retirées du monde, qu'aux personnes qui sont engagées dans le siècle, et qui mènent une vie commune, comme sont ceux pour qui j'ai entrepris ce travail (1).
 
Suffren en dirait peut-être autant, mais, à son insu, il ne fait aucune distinction entre les gens du monde et les religieux. Compilé à l'usage, non plus du commun des fidèles, mais des jésuites ses frères, ce livre, qui nous invite constamment à la pratique des méthodes ignatiennes, différerait à peine de celui que nous avons (2). C'est, d'ailleurs, une véritable forêt d' « adresses », de pratiques et de recettes.
 
(1) Discours de la Prière chrétienne,
(2) Cela est encore plus vrai des deux volumes de l'Année chrétienne; le résumé que les Avis donnent de ces deux volumes semble d'une pratique plus facile, mais ce n'est là qu'une apparence.
 
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Le malheureux qui voudrait suivre de point en point ces directions absorbantes tournerait bientôt soit au formalisme dévot, soit à la manie. Les recueils qui vont suivre seront plus discrets, et, de plus en plus.
Quelque vingt ans après Godeau et Suffren paraît un nouveau recueil de prières, qui aura bientôt fait oublier les anciens, et qui, pendant plus d'un siècle, jouira d'une vogue extraordinaire. C'est l'Exercice spirituel où le chrétien peut apprendre la manière d'employer toutes les heures du jour au service de Dieu, par V. C. P., dédié à Madame la Chancelière (Séguier, manifestement). Comme le recueil s'achève par une prière des auteurs à Jésus-Christ pour ce livre :
 
Seigneur, bénissez cet ouvrage,
Qu'il touche le coeur des lecteurs
Et qu'il ne souffre aucun dommage
De l'indignité des auteurs!
 
on peut étre sûr que ces auteurs sont au moins deux ; trois plutôt V. C. et P. ; mais je n'ai pu percer leur anonymat. Ils ont puisé à toutes mains dans les anthologies de leurs devanciers, et sans mépriser le moyen âge. Quelques-unes de leurs formules relèvent de la tradition que, pour faire court, j'ai appelée érasmienne. Ainsi la Prière que les femmes enceintes peuvent dire le matin : d'autres doivent remonter plus haut : par exemple, les Oraisons de sainte Brigitte sur la Passion ; formules longtemps populaires et auxquelles on attribuait plus d'efficace qu'une saine théologie ne le permettrait ; ou encore une Prière qu'on peut dire quand il tonne (1) .
Pour les autres prières, plus modernes, et qui ont fait, je le crois, le succès du livre, les auteurs doivent beaucoup au
 
(1) Celle-ci est extrêmement cuvieuse. Au cas où les érudits ne la connaîtraient pas, en voici les premières lignes : + Christus vincit; + Christus regnat; + Christus imperat. - JÉSUS, MARIA, ANNA, JOSEPH - Mulier amicta sole, in te est Deus, in te est Dominas salvator noster, in te est Deus homo Tu circumdas Deum Emmanuelem nostrum... L'édition de 1744 l'a conservée, Cf., pp. 372-373.
 
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P. Suffren, esprit et méthode. Comme lui, ils visent très haut, aussi haut que les mystiques les plus sublimes. Voici, par exemple, une des «résolutions chrétiennes » qu'ils font prendre à leurs lecteurs, dès l'entrée du livre:
 
Je ferai tous mes efforts pour acquérir l'état de la vie future sous le bon plaisir de Dieu, non pas tant pour y trouver mon contentement propre, que pour y chanter ses louanges, pour n'y respirer que sa gloire, pour lui être uni plus intimement, et pour voir toutes mes puissances et mes opérations parfaitement soumises à l'empire de la bonté souveraine de mon Créateur (1).
 
Les exercices pour chaque jour de la semaine, à la manière de Suffren, nous proposent la perfection la plus haute. Un peu trop de morcellement peut-être, comme chez Suffren. Mais on sait que la dévotion a toujours aimé les échelles, les degrés, les partitions de tout genre, la réalité et les apparences de l'ordre. Pour le dimanche on se façonnera, tout en invoquant les Saints Anges, aux Douze degrés d'humilité:
 
... 4. Choisir les dernières places dans les compagnies...
8. Refuser les charges et les offices honorables...
12. Et sur toutes choses, ne point mépriser nos parents à cause de leur bassesse et de leur pauvreté.
Avoir toujours eu mémoire cette parole du Fils de Dieu : « Si vous ne devenez petits comme des enfants... Pour cet effet, imaginez-vous être en présence de Dieu comme un enfant dont les infirmités sont telles :
1. Qu'il ne peut de lui-même se soulager des infirmités et saletés de la nature...
6. Pour comble de ses véritables misères, il ne peut demander ce qu'il lui faut et même il ne le connaît pas pour le demander.
Prière à Jésus pour demander l'humilité...
 
Le lundi, - saint Jean-Baptiste, les Patriarches et les Prophètes - Six degrés d'obéissance. Le mardi, - saint Pierre et tous les Apôtres - Quatre degrés de patience.
 
(1) Exercice spirituel, édition de 1744, p. 5.
 
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Le mercredi, - les saints Innocents - Trois actes de la parfaite mansuétude. Le jeudi, - saint Étienne et tous les martyrs - Conditions de la Charité. Le vendredi, - les saints Confesseurs et Pontifes - Cinq actes de la pauvreté spirituelle. Le samedi, - la sainte Vierge - Six actes de la parfaite chasteté.
Dans ces Exercices, les formules proprement dites alternent avec ce que les spirituels appelaient alors si joliment des « adresses » : courtes directions ; petites sommes de morale ; chapelets de « maximes chrétiennes » ; « Avertissements généraux pour se conduire » ; - « Avis pour employer le temps utilement » ; - « Moyen de dire l'Office de la Vierge avec attention. »
 
Gardez l'uniformité dans votre vie, et faites en sorte qu'il ne se rencontre ni des hauts ni des bas dans votre conduite, c'est-à dire soyez égal dans vos exercices  (1).
 
Dans la « formule de confession pour les personnes qui se confessent souvent » :
 
J'ai chancelé touchant quelque article de foi.
Je n'ai pas eu tout le respect et toute la vénération que l'on doit avoir pour les décisions de l'Église.
J'ai voulu pénétrer avec trop de curiosité la profondeur de nos mystères...
J'ai menti par crainte ou par complaisance.
 
Suit une parenthèse significative : Le mensonge est un péché, pour quelque léger et sous quelque prétexte que ce soit.
 
Je ne me suis pas retiré des engagements de tendresse, dans lesquels je ne voyais point clairement de fin légitime.
 
Pour les formules, je me bornerai à citer, mais un peu longuement, si on le veut bien, celles de l'Exercice du matin.
 
(1) Exercice, p. 89.
 
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Au réveil
 
Faites, o mon Dieu, que mes yeux ne s'ouvrent que pour admirer vos merveilles, et ma bouche que pour chanter vos louanges; agréez l'offrande que je vous fais de moi-même; soyez toujours le maître de mon coeur.
 
Autre
 
Pendant que je repose commodément, combien y a-t-il de femmes qui souffrent par les nécessités de la vie... Que vous ai-je fait, o mon Dieu, et quel service vous ai-je rendu pour me traiter plus favorablement qu'eux?
 
En sortant du lit, faites le signe de la croix, et dites :
 
Que la sainte et indivisible Trinité soit bénie maintenant et toujours et pendant la durée de tous les siècles. Ainsi soit-il ! C'est ainsi qu'un jour je sortirai du tombeau...
 
En prenant vos habits, élevez votre coeur à Dieu, et dites :
 
Mon âme, confuse en la honte de sa nudité, s'offre à vous, mon Dieu, pour être parée du riche vêtement de votre grâce.
 
En vous habillant :
 
C'est mon péché, o mon Dieu, qui m'oblige à cette servitude d'habits, et a tant d'autres nécessités de mon corps. Quand est-ce que j'en serai délivré et que je me verrai en état de ne penser qu'à. vous et de n'aimer rien que vous (1)...
 
En vous lavant les mains, dites
 
Ayez la bonté, mon Dieu, de me laver, et d'effacer toutes mes iniquités, afin que je puisse paraître sans tache à vos yeux. Ne permettez pas que l'intérieur démente l'extérieur, et que je ressemble à un sépulcre blanchi.
Lorsque vous serez habillé, entrez en votre cabinet ou oratoire... mettez-vous à genou, et récitez les prières suivantes. Si le temps ou vos affaires ne vous permettent pas de les dire, et toutes les
 
(1) « Il n'est pas impossible en vous habillant d'entendre lire quelque livre spirituel, afin que le temps qui est si précieux ne se passe point sans quelque fruit. » Exercice, p. 15.
 
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autres prières françaises, qui conviennent pour le matin, vous pourrez, ne dire que les prières latines dont l'église se sert, qui sont en quelque manière d'obligation.
 
Suivent de nouvelles formules, dont plusieurs se trouvent encore dans nos manuels d'aujourd'hui.
 
V. - Tout cela me paraît d'un tour exquis, d'une sobriété proprement romaine - au sens liturgique du mot - et d'une justesse parfaite. Et le beau français ! Quel progrès depuis le balzacien prolixe et un peu mou qu'était Godeau ! A cet ensemble de développements, vingt ans auraient-ils suffi, 1646-1664? Non, sans doute, mais c'est ici que nous attend la plus délectable surprise. Lisez plutôt dans l'Avis au lecteur de l'édition de 1682, ces lignes prestigieuses.
 
Ce livre est en même temps ancien et nouveau. Il est ancien, ayant été fait pour et de l'ordre de Madame la Chancelière Séguier : le nombre presque incroyable d'éditions que l'on en a faites du depuis (de 1664 à 1682), prouve l'estime universelle avec laquelle il a été reçu de toute la Chrétienté : IL EST NOUVEAU, PAR LES SOINS QU'ONT PRIS MESSIEURS COUSIN, PELLISSON ET AUTRES HABILES, DE REMANIER TOUTES LES PRIÈRES ET LES TRADUCTIONS FRANÇAISES, ET D'EFFACER LES RIDES DE LA VIEILLESSE QUE LE GÉNIE DE NOTRE LANGUE NE PEUT SOUFFRIR, ET SANS LEUR RIEN ÔTER DE CE QUI LES RENDAIT ESTIMABLES, LEUR DONNER PLUS DE FORCE ET DE BEAIITÉ QU'ELLES N'EN AVAIENT EU CI-DEVANT (1).
 
Que de merveilles dans ce bienheureux Avant-Propos !
 
(1) Je cite d'après l'édition de 1744, mais celle ci reproduit très certainement l'Avant-Propos de 1682. - La comparaison entre le texte pie 1664 et celui de 1682 serait plus qu'intéressante. Mais je n'ai pu m'y livrer, ayant à ma disposition que la réédition du XVIII° siècle. J'ai rencontré jadis, il y a bien longtemps, je ne sais plus où, un exemplaire de 1664. Mais les quelques notes où j'ai fixé le souvenir de cette rencontre sont trop sommaires. A coup sûr, toutes les formules de 1661 n'ont pas été reproduites en 1682. Il y aura eu des additions ; et la révision n'aura pas uniquement porté sur le style. Bref, il y a là tout un travail de comparaison, dont je n'ai pas besoin de souligner l'intérêt, mais que je dois abandonner aux jeunes chercheurs.
D'après une note manuscrite - sur l'exemplaire de l'Exercice que possède l'Arsenal (c'est la réédition de 1735) « des lettres V. C. P. (qui figurent sur le titre) les deux dernières désignent dit on, M. Cousin et Pellisson. » - Non certainement, puisque l'édition de 1664 est attribuée aux mêmes V. C. P. et qu'en 1664 Pellisson n'était pas encore converti.
 
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Faire sonner ainsi les qualités proprement littéraires et linguistiques d'un recueil de prières, c'est là déjà un fait peu commun. Les « habiles », dont on nous parle vivaient encore en 1682. Qu'on nous ait livré leurs noms, et manifestement pour que nul doute ne fût possible sur l'excellence de la révision dont ils s'étaient chargés, cela non plus n'est pas ordinaire. Ces nouveautés, déjà si curieuses, pâlis-sent néanmoins devant l'événement mémorable qu'on nous apprend, à savoir la part, assurément prépondérante qu'a eue, dans ce minutieux travail, le fameux académicien, Paul Pellisson, qui passait alors, et à bon droit, pour l'héritier légitime de Vaugelas et de Patru, pour une des meilleures plumes de France. Et des plus savantes, on ne disait pas encore des plus artistes. On l'a trop oublié, mais Pellisson est un styliste consommé, bien supérieur de ce chef, je le sens ainsi du moins, à La Bruyère. Il possède mieux que lui tous les secrets de notre langue et il les applique avec une aisance où l'autre n'eût jamais atteint. Ce n'est pas à lui qu'il faut donner le conseil accablant par où le grand goût du XVII° siècle a marqué l'infirmité congénitale de La Bruyère : utere lactucis. Grand écrivain? Non pas. L'autre, non plus, du reste ; mais parfait et qui ne nous donne que trop de plaisirs. Quand je transcris ses prières, comme je le fais ici, la séduction de ces beaux mots, si bien choisis et si bien placés, est telle sur moi que j'ai beaucoup de peine à en goûter le suc proprement dévot. Lex orandi, lex credendi; les oraisons liturgiques nous apprennent la foi de l'Église, disent les théologiens; Lex orandi, lex loquendi gallice, dirai-je à mon tour des prières qu'a revisées l'Académie française elle-même, en la personne de Pellisson. Pendant plus de cent ans, les fidèles sans nombre qui ont lu et relu, qui ont récité par coeur les formules de l'Exercice spirituel, se sont formés à parler le français le plus exquis, à penser et à sentir en français. De tous les académiciens, nul n'aura mieux que Pellisson rempli la mission fondamentale de l'Académie française.
 
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VI. - Pellisson ne s'est pas contenté de franciser dextrement, par de menus coups de plume, les formules archaïques de 1664. Cette besogne, qui très certainement lui fut chère, lui aura, je crois, révélé son génie propre, sa vocation, qui était d'amener le français liturgique à la perfection dont il est capable. Nous avons parlé dans un autre volume des courtes prières qu'il avait composées pour la messe et que lui ont empruntées plusieurs auteurs dévots du XVIII° siècle,
notamment l'insigne Père Judde. Pellisson a publié, de son vivant, deux ou trois recueils de ce genre, et qui furent dès lors très goûtés, comme en témoigne M. Bergeret, en recevant à l'Académie Fénelon, qui succédait à Pellisson. « Il y a dans ces prières, disait-il, un feu divin et une sainte onction qui marquent tous les sentiments d'une véritable piété. » Moins frivole que nous, Bergeret n'ajoutait pas que ces mémes prières sont d'un style incomparable. « Je vais me rouler un peu, écrivait un jour Elémir Bourges, sur Perret d'Ablancourt, qui me paraît un bien raffiné joueur de flûte et à modulations exquises (1). » Les prières de Pellisson l'auraient enchanté davantage. Mais, d'une langue plus exquise que celle de d'Ablancourt, elles ne sont pas d'un raffiné : simplement d'un délicat. Mlle de Scudéry écrivait de lui à Huet :
 
L'éloquence qui paraît dans le Traité de l'Eucharistie,
 
ouvrage de Pellisson, malheureusement inachevé,
 
n'est pas une éloquence qui farde, car, après avoir persuadé l'esprit, elle touche le coeur, et je vous assure, Monseigneur, que cette foi vive, cette charité et cet amour de Dieu qui vous touchent encore plus que tout le reste, vous toucheraient moins sans ce petit rayon d'éloquence naturelle qui brille dans tout cet ouvrage, sans lui ôter rien de cette noble simplicité qui doit accompagner ces sortes de matières (2).
 
(1) Lettres publiées par A. Thomas, Le Divan, juin 1926, p, 245.
(2) Rathery et Boutron, Mademoiselle de Scudéry, sa vie et sa correspondance, Paris, 1873, p. 376.
 
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C'est encore plus juste que charmant, et encore plus vrai des Prières que du Traité. Malheureusement, je n'ai pu retrouver qu'un seul de ses recueils, les Prières au Saint-Sacrement de l'Autel pour chaque semaine de l'année, avec des méditations sur divers psaumes de David (1).
 
Je m'approcherai donc, Seigneur, avec confiance du trône de votre grâce. O Vie! O Vertu! O Chemin!
 
S'il a mis chemin, plus vrai, plus simple, au lieu de voie, soyez sûr qu'il l'a fait délibérément.
 
Je ne puis aller à vous que par vous... Je vous apporte toutes mes iniquités, afin qu'elles disparaissent devant vous. Portez encore une fois toutes mes langueurs, toutes mes faiblesses. 0 Créateur, vous n'exigez de votre créature que ce qu'elle peut. Je vous imiterai selon ma mesure, c'est-à-dire comme le rien et le néant peuvent imiter l'Être des êtres;... Je veux, Seigneur (mais je ne le puis que par votre grâce), m'unir et me confondre tout entier avec vous, par les mouvements de mon amour et du vôtre : être en vous, Seigneur, au moins durant ces précieux et délicieux moments où vous serez en moi (1).
 
Même dans la révision de 1682 qui en respecte le rythme, les formules de l'exercice rappellent d'assez près les périodes, les balancements, les suspensions, le nombre savant des collectes liturgiques. Ici, très délibérément Pellisson a brisé
ce rythme. De courtes phrases, d'ailleurs très pleines, et que des liens imperceptibles relient les unes aux autres. Ce n'est pas non plus le style litanistique, mais un entre-deux, le style parlé.
 
Comment vous me donnerez votre chair à manger, ce n'est pas ce qui me met en peine. Mais comment, après m'être éprouvé par votre ordre, Seigneur, mon impureté pourra servir à la pureté même, et ma corruption se mêler et s'incorporer au Saint des Saints, voilà, Seigneur, tous mes doutes et toutes mes craintes.
 
Ici, le sujet même, un problème, voulait une quasi-
 
(1) Edition de 1734.
(2) Prières, p. 14.
 
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période. La suite ira d'une allure plus vive, mais sans haleter :
 
Vous dirai-je comme un de vos Apôtres : Éloignez-vous de moi?... Non, Seigneur, si je ne puis me rendre digne de votre grâce, je puis encore moins la rejeter. Je lui laisse toute son étendue. Qu'elle comble, s'il vous plaît, l'abîme qui me sépare de vous. Je sais que je vous offenserai sans cesse, mais je sais que j'aurai sans cesse le dessein de vous plaire et de vous servir (1).
 
Parfois des raccourcis qui gênent un peu notre épaisseur d'aujourd'hui; le XVII° siècle, précisément parce qu'on y adore la raison, ne croit pas nécessaire de tout expliquer :
 
Je vous offre mes sécheresses, même pour vous, et la misérable surdité de mon esprit sur votre sujet, au lieu de sa vaine fertilité pour tout ce qu'il y a de frivole (1).
 
Et encore, pour commenter le : comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés :
 
Otez-moi, Seigneur, toutes mes répugnances, toutes mes aversions, toutes mes tiédeurs, toutes mes précautions d'une fausse prudence pour mes ennemis réconciliés.
 
Remarquez cet enchevêtrement d'ellipses.
 
Que je m' abandonne, que je me donne intimement à eux, et par eux, à vous-même; qu'ils me crucifient, qu'ils me méprisent qu'ils abusent de ma facilité. Que me peut-il arriver... qui ne vous arrive tous les jours, mon Seigneur et mon Dieu (2) !
 
Quelle richesse de sens - relisez plutôt ! - quelle densité même. Et cependant, aux quelques mots près que j'ai soulignés, quelle limpidité, et quelle musique !
 
Mais, Seigneur, pardonnez à la poudre et à la cendre, si elle ose vous parleravec trop de confiance. Où sont nos frères que vous nous avez commandé d'aimer, comme nous-mêmes? Ils vous cherchent
 
(1) Prières, p. 3o.
(2) Ib., p. 49.
(3) Ib., pp. 68-69.
 
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et ils ne vous trouvent pas... Qu'avaient-ils fait de plus que nous contre votre divine Majesté?... Il ne vous en coûtera, Seigneur, ni un nouveau sang à répandre, ni une nouvelle mort à souffrir... O abîme de sagesse, de justice et de miséricorde, nous ne vous sondons point. Le vase d'argile ne dira point à celui qui l'a fait : pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Mais, Seigneur, pour l'honneur de votre saint nom, multipliez le nombre des vases d'honneur, et diminuez celui des vases d'opprobre (1).
 
Il pense manifestement, et avec douleur, à ses anciens coréligionnaires. On voit bien, j'espère, que ce ne sont pas là des exercices de style, des prières faites sur commande. Il y a là un accent de vérité qui ne trompe pas :
 
Dieu tout puissant, mais tout bon..., pour peu que vous m'abandonniez, je vous prierai de la langue et non de l'esprit; je m'approcherai de l'autel avec l'orgueil du pharisien... Je vous rendrai grâces de n'être pas aussi méchant que beaucoup d'autres, comme si vous m'étiez fort obligé de n'être pas tombé dans les grands crimes où l'occasion ne m'a pas encore porté. Je vous mettrai en ligne de compte les prétendus services extérieurs que je vous rends tous les jours, ou chaque semaine, par règle et par habitude, bien plus que par dévotion et par zèle. Je vous craindrai, mais en esclave, non en fils, comme on craint un ennemi, comme s'il ne fallait vous révérer que pour le mal que vous pouvez faire; ma prière enfin ne sera qu'intéressée : Je m'aimerai beaucoup moi-même, mais sans vous aimer (2).
 
J'ai souligné quelque-unes de ces familiarités étonnantes. On s'at'eadait sans doute à trouver un auteur, et on trouve un homme. Un « honnête homme » d'ailleurs, avec Dieu, comme avec tout le monde, mais là est justement le charme, et même la nouveauté. Ni tirades solennelles, ni transports célestes :
 
Ces instants d'amour que je sens pour vous (3).
 
(1) Prières, pp. 44, 45.
(2) Ib., pp. 1-3.
(3) Ib., p. 158.
 
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Un entretien coeur à coeur, d'une parfaite décence, mais de l'abandon le plus confiant.
 
Vous savez, Seigneur, que je vous aime, et que je désire de vous aimer, ou que je désire de le désirer. Subvenez à mes faiblesses infinies par votre infinie bonté. Je ne vous ai pas promis de vous servir ni de vous plaire sans vous... Ce joug sera comme tous les autres, qui se portent à deux; oui, Seigneur, vous porterez vous-même votre joug avec moi (1).
 
Et encore :
 
Dites-lui, Seigneur, mais d'une voix haute et forte qui perce la pierre de son tombeau : Lazare, sortez dehors! et elle viendra à vous toute enveloppée et liée qu'elle est, comme à celui qui seul peut la développer et la délier. Alors elle vous aimera beaucoup, parce que vous lui aurez pardonné beaucoup, parce qu'elle aura beaucoup aimé (2).
 
 
Il aime la vivacité de ces beaux mais: « Que je comprenne, mais que je comprenne parfaitement (3)... »
 
Non, Seigneur, pour être véritablement bon, il est bon que vous soyez bon aux mauvais (4).
Que je sois, je ne le puis dire sans confusion, tout le contraire de ce que je suis (5).
Toutefois, Seigneur, combien s'en faut-il que je ne vous aime; puisque je ne veux pas le mal que je fais, puisque je veux le bien que je ne fais pas, il faut sans doute que je vous aime (6).
Oserai-je vous le dire, Seigneur, tout misérable et tout détestable que je suis, vous savez que je vous aime. Vos paroles me paraissaient dures autrefois et le joug de votre foi insupportable. Vous me l'avez rendu, non seulement léger, mais charmant (7).
Ne perdez point le sang que vous avez répandu pour nous.
Qu'en présence de mon maître..., et non seulement en sa
 
(1) Prières, pp. 157-159.
(2) Ib., pp. 125-126.
(3) Ib., p. 129.
(4) Ib., p. 143.
(5) Ib., p. 13o.
(6) Ib., p. 124.
(7) Ib., p. 39.
 
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présence, mais aussi avec lui tout entier, d'esprit à esprit, de corps à corps et de chair à chair (1)...
 
Je ne sais comment louer ces formules sans me répéter, ou sans les blesser en quelque sorte elles-mêmes par des épithètes grandiloquentes. Exquis est encore le seul mot qui en dise exactement la qualité. Attique vaudrait mieux encore, mais j'ose à peine l'employer ici. Laissons donc le mot, tout en gardant la nuance, indéfinissable en de tels sujets. Puis-je dire encore le précieux défaut que je trouve à ces prières ? Elles sont trop vraies. Il semble que pour obtenir la faveur des fidèles, ce genre de littérature soit condamné à dépasser quelque peu la vérité commune des âmes. Plus sonores, plus augustes ou plus enflammées, elles nous donnent l'illusion, sinon, comme dit Pellisson, d'être tout le contraire de ce que nous sommes, au moins d'être plus religieux ou plus dévots que nous ne le sommes. C'est peut-être mieux ainsi. En prêtant leur sublimité à notre néant, les Préfaces et les Collectes liturgiques nous élèvent de quelques degrés au-dessus de nous-mêmes. Il est possible aussi que l'extrême ferveur de tant de formules dévotes nous échauffe quelque peu. Quoi qu'il en soit, j'ai peine à croire que les prières propres de Pellisson aient pu être aussi populaires que celles de l'Exercice spirituel remaniées par lui. La mission académique dont nous parlions tantôt, c'est par ce minutieux travail de révision qu'il l'aura le mieux remplie. Mais enfin n'est-il pas beau que ces humbles recueils d'oraisons, restent parmi les rares, les très rares témoins de l'atticisme français? Comme le disait en 1734 l'avant-propos des Prières au Saint-Sacrement de l'Autel, M. Pellisson est « le plus excellent modèle que l'on puisse se proposer presque en tous les genres ».
 
VII. - L'heureuse carrière de l'Exercice spirituel n'a dû s'achever qu'à la fin de l'Ancien régime. Toutefois, dès les débuts du XVIII° siècle, la vogue extraordinaire dont il avait joui depuis 1664, et qu'avait redoublée la révision de 1682,
 
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semble plus ou moins menacée par le recueil du jésuite Sanadon : Prières et instructions chrétiennes pour bien commencer et pour bien finir la journée, pour entendre saintement la messe haute et basse, et pour approcher avec fruit des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. La première édition est de 17o1, mais on n'a pas cessé de le réimprimer pendant tout le XVIII° siècle.
J'ai cru, lisons-nous dans la préface,
 
que je ne pouvais rien faire de plus conforme aux devoirs de ma profession et de mon emploi que de faciliter l'usage de la prière, en composant quelques oraisons, qui, d'un côté, remissent devant les yeux à un chrétien, plusieurs fois le jour, l'importance de son salut, son indigence et le besoin continuel qu'il a de la grâce; et, de l'autre, lui fournissent des sentiments tendres et affectueux pour représenter ses misères à Dieu et pour attirer sa misericorde... Ma vue a été qu'on trouvât dans un seul livre, et les avis nécessaires pour vivre en parfait chrétien, et des prières pour obtenir en tout temps la grâce sans laquelle on connaît en vain tous les devoirs de la religion.
 
Il y a là beaucoup moins de formules que dans les recueils précédents; et il n'y en a aucune qui ne convienne également à tous les chrétiens. Je ne m'explique pas bien cette simplification croissante ni le peu de goût que trahit ce recueil pour les oraisons spéciales, particulières, d'autrefois. Ce n'est certainement pas sobriété, mais ce livre répondrait plutôt au besoin, croissant lui aussi, qu'ont alors les fidèles qu'on leur « fournisse... des sentiments tendres et affectueux. » Moins nombreuses, les formules sont beaucoup plus longues. Nous remarquons, du reste, une même évolution, dans les autres livres religieux de cette époque. Chez presque tous, l'oraison tourne à l'effusion. Ici, de la page 6o à la page 152, - prières « pour entendre saintement la messe », - près de cent pages consacrées à la « paraphrase » de quelques psaumes; quime à la « paraphrase » du Pater. Ajoutez des préparations non moins longues à la confession, et à la communion, à la mort, et vous aurez tout le volume.
 
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Formules non plus quasi-liturgiques, ou modelées sur la liturgie, comme dans les autres recueils, mais extra-liturgiques. La prière rie se distingue plus de la méditation dis-cursive proprement dite. Ainsi le voulaient les contemporains. Les formules des recueils jansénistes ne sont pas en effet moins abondantes. Triomphe de l'onction et de l'éloquence. Ce n'est pas ici le lieu de ramener à leurs causes profondes - il y en a tant! - les variations du goût et du sentiment religieux. Il nous suffit de les constater, et non sans rappeler, une fois encore, en finissant que, pour mille raisons, le présent chapitre ne pouvait être qu'une esquisse. Quelles que soient néanmoins les variations, il reste infiniment remarquable - infiniment n'est pas assez dire - que, du milieu du XVII° à la fin du XVIII° siècle, ces recueils ignorent délibément l'ancienne opposition entre religie ux et laïcs, entre parfaits et imparfaits. Ils supposent tous, chez ceux qui récitent leurs formules, un désir sincère d'aller à Dieu par le plus sublime.
 
EXCURSUS
 
Le Bouquet d'Eden.
 
Le Bouquet d'Eden ou recueil des plus belles prières et méditations des principaux auteurs modernes sur divers sujets par Abraham Preye, Hanau-Francfort, 1673. Ce recueil doit être bien oublié aujourd'hui. De mes amis protestants que j'ai consultés à son sujet, aucun ne le connaît. On y trouvera néanmoins de très belles formules. L'anthologiste, Abraham Preye, qui les a recueillies, était un homme de goût. Voici la « Table des auteurs qui ont composé les prières et méditations du présent recueil » : Joseph Hal, évêque de Norwich, spirituel des plus aimables et qui a été plusieurs fois traduit chez nous; Pierre du Moulin (Paris, Sedan); Louis Bayle, chapelain du roi de la Grande-Bretagne ; Jacques Merlin « ministre du grand amiral de Châtillon »; François Murat, pasteur à Grenoble; Simon Goulard, à Genève; Michel Le Faucheur, à Paris; Bénédict Tunetin, à Genève; Fratley, docteur anglais; H. Belon; Daniel Pastor, pasteur à Pragela; Edouard Saporte, à Montpellier; Jean Fonquembergues, à Dieppe; Pierre du Moulin (fils) chapelain du roi d'Angleterre. Nombre d'anonymes. C'est un énorme recueil, carré, de l'épaisseur de deux briques; 936 pages, sur un gros papier de misère. Pathétique, par endroits, mais sans amertume : Prière générale pour l'Eglise militante et pour tous les martyrs qui sont au monde; - pour celui qui perd ses biens pour la profession de l'Evangile ; - prière de celui qui est banni de son pays pour la profession de l'Evangile; - du fidèle absent de saintes assemblées à cause des persécutions ». Les prières des persécutés, qui d'ailleurs, sont en petit nombre, me paraissent, dans l'ensemble, plus belles que les prières analogues de Port-Royal. La plupart n'ont rien de proprement « confessionnel »  si
 
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l'on peut parler ainsi. Admirable « Prière du fidèle qui s'afflige de ce qu'il ne prie point Dieu comme il faut ». Il y en a une pour les soldats « qui entrent en garde en temps de guerre », une pour ceux qui se préparent « pour le jour de la bataille ».
 
: « Nous sommes sur le point de rencontrer aujourd'hui l'ennemi qui, premier, nous a injustement suscité cette guerre; et de notre part nous sommes assurés en nos consciences, par ta parole, que nous défendons une bonne et juste querelle... O Éternel, tu es un vaillant guerrier... Ne permets donc, Seigneur, que nous perdions le jugement lorsqu'il sera question du choc et de la mêlée et qu'ayant bien commencé nous tournions le dos... Fais-nous la grâce, O Seigneur, qu'en la poursuite de nos ennemis (si tu nous en donnes le dessus...), nous n'abusions point en la capture des prisonniers de la licence des armes en cruauté, ne discernant point entre le temps du sang justement ému ou du sang froid. » pp. 651-654.
 
Cette dernière est de Merlin, à qui je donnerais volontiers le premier prix, dans ce concours des belles prières. Voici de lui encore, très supérieure à celle d'Erasme, la « Prière de celui qui voyage sur mer ».
« Seigneur notre Dieu, il semble bien à la raison humaine que nous soyons plus proches de la mort, étant sur mer que voyageant sur terre. Mais tu es le conservateur de tous les hommes, et sur la mer et sur le sec... Et comme ainsi soit que ceux qui descendent sur mer dedans navires, faisant trafic parmi les grandes eaux, voient tes oeuvres et tes merveilles aux lieux profonds : élève notre coeur à toi en la considération d'icelles, pour admirer en ce grand amas d'eaux et en tant de sortes d'animaux que tu y nourris, ta puissance, ta bonté et ta sagesse.
« Tu as commencé, Seigneur, à donner un vent propice au vaisseau, continue, s'il te plaît... Que si toutefois il te plaît de faire comparaître le vent de tempête pour élever les vagues de la mer, afin de monter jusqu'aux cieux, et puis descendre aux abimes, notre âme se fondant d'angoisse, et la sagesse défaillant tant au maître pilote qu'aux autres mariniers : fais-nous la grâce que nous adressions notre clameur vers toi en ces détresses... »
« Que si les pirates... etc., etc.
 
Plusieurs prières pour les vieillards, curieusement oubliés dans nos recueils catholiques. J'ai, pour ma part grande dévotion à celle du vieux Drelincourt : Prière pour la vieillesse :
 
« 0 Dieu, qui es l'Ancien des jours et le Père d'éternité; tu veux
 
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qu'en tout âge et saison, tes enfants soient disposés à la mort. Combien plus m'y dois-je préparer, qui suis rassasié de jours, et qui ai déjà un pied dans le tombeau ! Que cet homme extérieur, qui se déchêt à vue d'oeil, fasse que l'intérieur se renouvellc de jour en jour. Que ce corps infirme, qui se courbe vers la terre, m'apprenne à élever mon esprit jusque dans le Ciel... Que l'âge qui fait trembler mes genoux et blanchir mon poil, fortifie ma foi et fasse reverdir mes espérances : et que la mort qui me talonne me fasse embrasser le Prince de vie...
« Ne me délaisse point en ma blanche vieillesse. Et maintenant que ma vigueur se retire, sois le rocher de mon coeur et la force de ma vie. Mes ans se sont écoulés comme une ravine d'eau et je ne suis plus que l'ombre d'une ombre qui n'est plus... Ravive et réchauffe cette morte et froide cendre. Mais plutôt, tends-moi la main d'en haut. Tire-moi hors de cette maison qui est toute pourrie de vieillesse, et me retire en ta nouvelle Jérusalem. J'ai perdu le goût de la viande et du breuvage de la terre. Il est temps que tu me rassasies des délices de ta sainte table et que je boive le vin nouveau de ton royaume. Je suis déjà comme hors du monde. Ma vie ne tient plus qu'à un filet. Seigneur, laisse aller ton serviteur (ta servante) en paix, selon ta sainte et divine parole, car mes yeux ont vu ton salut. Amen » (pp. 665-668). De Gerson, - voire de saint Bernard - à l'auteur des Paroles d'un Croyant, qui nous donnera une histoire comparée du français biblique, ou de l'influence de la Bible sur le développement et de la langue et de la stylistique française ?
 
Huysmans et les « Oraisons » du XVII° siècle.
 
« Durtal referma le volume (oraisons de Gaston Phoebus) et déplora qu'il fût si parfaitement inconnu des catholiques. Ils en étaient tous à remâcher le vieux foin déposé en tète ou en queue dés Journées du chrétien ou des Eucologes, à lapper
 
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des oraisons solennelles, issues de la lourde phraséologie du XVII° siècle, des suppliques où l'on ne percevait aucun accent sincère, rien, ni un appel qui partît du coeur, ni un cri pieux. » La Cathédrale, p. 302.
- « Il n'avait que cela pour lui, mais il l'avait au moins, l'amour passionné de la mystique et de la liturgie, du plain-chant et des cathédrales... Ah ! pensait-il, comment ressasser ces prières toutes faites dont les paroissiens débordent, dire à Dieu, en le qualifiant « d'aimable Jésus », qu'Il est le bien-aimé de mon coeur, que je prends la ferme résolution de n'aimer jamais que Lui, que je veux mourir plutôt que de Lui déplaire. N'aimer jamais que Lui ! quand on est moine et solitaire peut-être, mais dans la vie du monde ! puis sauf les saints, qui préfère la mort à la plus légère des offenses? Alors pourquoi vouloir le berner avec ces simagrées?... Non, fit Durtal, en dehors des exorations personnelles, des entretiens intimes où l'on se risque à lui raconter tout ce qui passe par la tête, seules les prières de la liturgie peuvent être empruntées impunément par chacun de nous, car le propre de leur inspiration c'est de s'adapter à travers les temps, à tous les états d'âme, à tous les âges. Si nous exceptons encore les prières consacrées de quelques saints, qui sont, en somme, des adjurations de pitié et d'aide, des appels à la miséricorde, des plaintes, les autres suppliques, issues des froides et fades sacristies du XVII° siècle, ou, ce qui est encore pis, imaginées à notre époque par des marchands de piété qui transfèrent dans ces paroissiens, les bondieuseries de la rue Bonaparte, toutes ces mensongères et prétentieuses oraisons sont à fuir pour les pécheurs qui, à défaut d'autres qualités veulent se montrer au moins sincères. » Ib. pp. 94-95.
 
Tout cela est plus amusant que sérieux. En veut-il aux « prières toutes faites » ? Si oui, qu'il brûle missel et bréviaire; qu'il ne récite plus le Pater. « Se montrer... sincère », qu'est-ce à dire ? Pense-t-il que le premier chrétien venu s'assimile sans effort toutes les formules liturgiques? La plupart de celles-ci ne disent pas notre vérité du moment, mais celle où nous désirons nous hausser, et où ces formules même nous aident à nous hausser. Il en va de même pour la poésie. Des principes de Huysmans, il faudrait conclure que Virgile seul peut lire poétiquement Virgile. Si dénué qu'il soit de dialectique, il trahit quelque embarras. De quel droit sauver du feu « les prières consacrées de quelques saints? », celles, précisément n'est-il pas vrai, qu'osera le moins s'approprier celui qui veut se montrer « au
 
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moins sincère ». Il aime passionnément la mystique ou la liturgie. Rien de mieux. Mais par écrits mystiques, il entend surtout les oraisons gertrudiennes, mechtildiennes et autres seinblables formules qui ne sont pas moins enflammées que celles de nos Journées chrétiennes. Que si, des principes ou en vient aux faits, presque toutes les formules du XVII° siècle qui se lisent encore aujourd'hui dans nos manuels - les prières du matin, par exemple, certaines méthodes pour la messe, - me paraissent excellentes, et d'une telle sobriété, d'un tel goût que le chrétien moyen peut les réciter de tout son coeur - Huysmans confond ici deux choses, les journées chrétiennes ou les manuels et l'ensemble des livres dévots. -Dans ces livres-là, mais seulement à partir du XVIII° siècle, abondent les « effusions » - Notons en passant le jugement sur Jeanne de Matel « mystique », au sens que Huysmans donne à ce mot, et, qui plus est, célébrée par Hello, Huysmans est obligé de l'admirer, à quoi il ne parvient pas sans peine, - et je le comprends. Cf. le chapitre de mon t. VI sur les mystiques flamboyants. » « Parfois, écrit-il, la mendicité de son style secouru afflige, mais enfin, étant donné qu'elle vit au XVII° siècle, elle n'est pas au moins une bredouilleuse de pâles oraisons, ainsi que la plupart des écrivains pieux de son temps. » Lesquels, je vous prie? En bon romantique, Huysmans continue la tradition ; il ignore tout du XVII° siècle (ou il aurait trouvé cent mystiques dont les écrits sont infiniment supérieurs à ceux de J. de M.), et il le maudit. Romantisme et en même temps mandarinat esthétique. Si Pellisson au lieu d'écrire : Seigneur, avait écrit, Sire, on l'égalerait à Gaston Phoebus.
 
 
 
 

CHAPITRE VII : LES FORMULES DE PRIÈRES, L'ACTIVITÉ DES « PUISSANCES» ET LA VIE DE L'ÂME
 
 

I. Déjà si attaché aux formules soit liturgiques, soit quasi-liturgiques, l'Ancien Régime a aussi beaucoup de goût pour les formules plus étendues qui l'aident à pratiquer l'oraison dite mentale. - La prière écrite de Boivin l'aîné. - Difficultés de l'oraison méthodique. - Deux solutions : regarder l'oraison comme un exercice d'ascèse, se résigner, comme à une croix, à l'impossibilité où l'on se trouve de discourir. - Mme de Maintenon, Bourdaloue et l'oraison écrite. - Autre solution : les méditations toutes faites.
II. Les formules d'oraison. - Lois du genre. - Jacques de Jésus. - A la manière de saint Augustin. - L'Élévation oratorienne sur la Passion. - Via media entre la prière dite vocale et l'oraison discursive.
III. Les paraphrases de l'Ecriture Sainte et les formules d'oraison. - Pierre de Cadenet. - Les effusions de Dom Morel. - Le maître des méditations bibliques, M. Duguet. - L'Agonie au jardin. - Application des sens et contemplation ignatienne. - Le Chrit au tombeau. - Le christianisme mystique de Fénelon: bourgeois de Duguet.
IV. Lecture et prière. - Bienfait des formules d'oraison. - Que l'effort intellectuel dont elles dispensent n'est pas la prière même.
 
Dimanche dans l'octave de l'Épiphanie - Sur le mystère de N.-S. J.-C. perdu, cherché, et trouvé.
Prière
EXCURSUS
I. - De l'emploi littéraire et pédagogique des formules de prières, en dehors de recueils semi-liturgiques.
§ 1. Prière de Pellisson pour le retour des protestants.
§ 2. - Miroir pour les personnes colères.
§ 3. - Elévations devant la mer ou Digression morale sur les merveilles de Dieu que j'ai vues durant mes visites sur les côtes maritimes, que je consacre à sa divine Majesté comme un divin cantique à sa louange.
Mirabiles elationes maris, mirabilis in altis Dominus. Testimonia tua credibilia facta sunt nimis.. Psal.. XCII.
§ 4. - Directions pour les Fonctions du Prêtre.
II. - Diffusion de la formule oratorienne O Jesu vivens in maria.
III. - Jacques de Jésus et la contemplation imaginative ou romancée des mystères.
IV. - Les méthodes « faciles ».
A. - Facilité de l'oraison discursive.
B. - Facilité de la prière pure.
VI. - Les retraites.
APPENDICE
I. - Notes pour la Défense et l'Illustration de la prière vocale.
A. - Les mystiques et la prière vocale.
B. - Le Procès des formules.
II. - Les gestes de la prière.
 
 
 
I. - Notre premier chapitre a étudié, chez certains représentants de la pensée chrétienne au XVII° siècle, une tendance confuse à déprécier la prière dite vocale : crise bientôt dénouée, en théorie, par le bon sens et la pénétration de Nicole ; dans l'ordre pratique, par la religion vivante de ce temps-là. Solvitur ambulando. On les mettait en garde contre ce que M. l'abbé Vincent appellera « la disgrâce » de la prière vocale; ils ont répondu en manifestant un goût de plus en plus vif, soit pour les formules de la prière liturgiques proprement dite, soit pour les formules également toutes faites, également immobiles, en un mot quasi-liturgiques,
 
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de leurs Trésors, de leurs Exercices, de leurs Conduites ou Journées chrétiennes. Ce n'est pas assez et je voudrais montrer maintenant qu'ils ont poussé beaucoup plus loin cette contre-offensive, qui, certes, ne fut pas conduite de propos délibéré, mais qui, pour avoir été spontanée, n'en paraît que plus significative. Nous allons donc voir que leur vie intérieure la plus « mentale », aime à se traduire par des formules, autant dire à emprunter le secours de la prière dite vocale. Pour prier leur prière, il semble qu'ils aient besoin, non seulement de la parler, mais encore d'emprunter pour cela les paroles d'autrui. En est-elle pour cela moins intérieure, moins « mentale », Si j'ose dire, moins vraie et plus menacée de dégénérer en psittacisme, ou, ce qui ne vaut pas mieux au point de vue surnaturel, en « littérature » ? Non, pensent-ils, et tout au contraire.
Une des gloires de l'ancienne académie des Inscriptions, Boivin l'aîné, ayant perdu sa mère lorsqu'il était encore au collège, fit « un voeu en forme, qui était bien digne d'un savant : ce voeu fut de renouveler tous les ans le souvenir de la perte de sa mère par quelque pièce de prose ou de vers en son honneur ». On a trouvé dans ses papiers quelques-unes de ces lettres, ou de ces prières. L'une « a pour titre : Lettre à mon père et à ma mère dans le ciel. Il serait difficile de rien imaginer de plus affectueux que cette lettre, nous osons même dire de plus sensé, en ce que l'auteur l'a chargée de presque toutes les réflexions qui pouvaient naturellement y servir de réponse ». Vivre et écrire, pour lui c'était même chose. Son maître, Chapelain, lui ayant rudement conseillé de ne plus versifier qu'en latin, « à la lettre, il en pensa mourir, et, peu de jours après, confiant au papier le récit de sa disgrâce, il composa un discours (préromantique !) que nous avons vu écrit de sa main, avec ce titre singulier : Flux de mélancolie. Il commence ainsi :
 
Dans l'état où je suis, il n'y aque Dieu qui puisse me consoler... Je suis si ennuyé du monde que si ce chagrin me continue, j'espère au moins qu'il m'en tirera bientôt. Il me semble que
 
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j'écris mon testament. On m'a fait entendre que ce n'était pas mon talent de faire des vers français, quoiqu'il me semble que je ne saurais vivre sans cela.., Mon naturel est porté aux vers plus qu'à tout autre chose, et un des plus judicieux hommes de France n'approuve pas que j'en fasse de français (1).
 
Précieuse anecdote et deux fois symbolique. Ceux qui reçoivent les confidences littéraires de nos contemporains connaissent hélas! une foule de Boivin qui ne sauraient vivre sans faire de vers. Mais combien plus nombreuses les âmes qui ne sauraient vivre sans prier, et qui ne sauraient prier sans parler leur prière. Non moins désespérés les uns que les autres, les premiers, quand on leur donne à entendre qu'ils n'ont pas la vocation poétique ; les seconds, quand les mots et les phrases se refusent à leurs essais de prière. Entre les deux, il y a pourtant une différence : à ceux-là on répète, depuis le commencement des âges, que l'art des vers est le privilège de quelques rares élus; à ceux-ci, on répète, depuis la Contre-Réforme, que, discourir étant la chose la plus commune du monde, qui n'arrive pas à discourir dans sa prière doit se tenir pour une sorte de monstre ou pour un maudit. D'où la contradiction qui semble présider au développement de l'abondante « littérature » consacrée à propager l'oraison dite mentale : on assure d'une part que toute personne raisonnable et de bonne volonté ne peut éprouver la moindre peine à se passer de formules toutes faites dans ses entretiens avec Dieu; et d'un autre côté, on ne se lasse pas de proposer de nouvelles méthodes qui rendent enfin accessible au commun des fidèles « l'art de prier ».
Je voudrais, écrit le P. Crasset, dans la préface de sa Méthode d'oraison, - encore une après tant d'autres, et ce ne sera pas la dernière,
 
(1) Histoire de l'Académie royale des Inscriptions, 175o, II, pp. 351-357. Délicieux bonhomme. Dans un portrait qu'il a fait de lui-même, il écrit: Je cache « Si peu mes défauts que souvent j'en fais vanité, et rarement qu'imaginé-je qu'ils n'aient pas quelque chose d'héroïque. »
 
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je voudrais faciliter l'usage de la méditation à ceux qui ont beau-coup de distractions dans leurs prières. Le mal est si grand et si universel qu'il se trouve peu de personnes, si spirituelles qu'elles puissent être, qui n'en soient travaillées. Quelques-unes, pour se délivrer de leur importunité, quittent tout à fait l'oraison. D'autres ne vont pas à cette extrémité; ils n'abandonnent pas tout à fait ce saint exercice, mais ils s'y pré-sentent avec chagrin, ils en sortent avec dégoût..., (ils) demeurent continuellement altérés auprès d'un rocher dont ils ne sauraient tirer une goutte de dévotion... Il est certain qu'il y a quantité de saintes âmes qui n'arrivent jamais à la terre de promission, pour ne savoir pas la route qu'il faut tenir dans ces pays déserts et inconnus. C'est ce qui m'a obligé de composer ce petit ouvrage (1).
 
Ce fait n'est que trop constant : mille témoignages nous le révèlent que je n'ai pas à produire ici; et c'est là du reste un des faits les plus considérables dans l'histoire de la spiritualité moderne (2). Prier d'esprit et de cśur - ou « mentalement » - on l'a toujours fait, depuis le commencement du monde, car la prière est mentale ou elle n'est pas. Mais au lieu que, dans le passé, des formules toutes faites - la liturgie; les prières de dévotion; - supprimaient la plus grave des difficultés qu'une religion moyenne éprouve à s'entretenir longuement avec Dieu; la diffusion d'une prière,
non pas sans paroles, mais dont chaque fidèle devrait improviser lui-même les paroles - intérieures, extérieures, peu importe; - cette diffusion, dis-je, a rendu plus aiguë qu'elle ne l'était jadis la souffrance que le P. Grasset vient de nous décrire. Du jour où l'oraison discursive est devenue un des exercices réguliers de la vie dévote, « quantité de saintes âmes » ont gémi de l'impuissance où elles étaient de discourir avec Dieu, de parler à Dieu comme on parle
 
(1) Méthode d'oraison avec une nouvelle forme de méditation. Réédition de Lyon, 1742, préface. J'ai étudié cette e nouvelle forme », dans la Métaphysique des Saints (II), au chapitre du P. Grasset.
(2) Cf. à ce sujet mon Introduction à la Philosoohie de la Prière, Paris, 1929, notamment l'essai : Ascèse ou Prière (pp. 29-123). Sur la prétendue facilité de l'oraison discursive, cf. l'Appendice du présent volume.
 
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aux hommes. De tous les côtés, s'exhale, chaque matin, à l'heure de cet exercice, la plainte du Prophète : Ah! ah! ah! nescio loqui. Tant est grande et douloureuse, disait Malaval, « la difficulté que nous avons à nous figurer que nous ne fassions rien de bon si nous ne parlons! (1) »
En présence de cette détresse quasi-universelle, les spirituels - ceux, du moins, qui ne se paient pas de mots ; ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre; - se partagent. En dehors des mystiques proprement dits qui tranchent le mal par sa racine comme nous l'avons longuement montré dans la Métaphysique des saints, deux solutions principales, ou deux compromis : pour les uns, cette impuissance est une croix, à laquelle il faut se résigner comme on fait aux autres : une croix librement choisie, héroïquement portée. Ils ont fait rentrer la prière dans les cadres épineux de l'ascèse; la méditation discursive est d'abord pour eux un exercice, qui, sans doute a pour but de stimuler les activités de prière, mais qui n'en garde pas moins son excellence propre, l'excellence de l'effort. Ils savent bien que « l'application » persévérante des « puissances », n'est pas la fête facile que vantent quelques naïfs; mais quoi! nul exercice ascétique n'est facile; le cilice n'est pas une volupté. Aussi ne veulent-ils pas que l'en tourne, de quelque façon que ce soit, les exigences de la méthode discursive. Pas de formules toutes faites : sous couleur de l'alléger, la récitation d'une formute paralyse l'application des puissances. A la préparation elle-même de cet exercice, un bref schema, et qui lui non plus n'ait rien d'une formule, doit suffire. «Je me suis contenté, écrit Dom Rainsant, dans l'Avant-Propos de ses Méditations pour tous les jours de l'année,
 
de fournir la matière, laissant à un chacun d'y mettre la forme que le mouvement intérieur de Dieu lui donnera; et quant à la matière même, je la donne succinctement, afin que chacun
 
(1) Pratique facile... p. 40.
 
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ait la liberté de s'étendre, à cause que les pensées que nous formons de nous-mêmes font d'ordinaire une plus forte impression (1).
 
Ainsi pensait déjà, bien avant lui, l'auteur des Exercices spirituels. Mais est-ce bien sûr? Le premier venu est-il communément capable de former des pensées qui n'appartiennent qu'à lui? D'autres diraient que la grêle satisfaction qu'apportent ces « pensées », ne compense pas la peine que l'on éprouve à les produire. Aussi bien, écrit le P. Massoulié, « plus l'entendement fait d'effort à raisonner sur un objet (et donc à former des pensées originales), plus la volonté devient faible à produire des actes... Plus on applique l'esprit, plus la volonté demeure sèche... Les savants.., ne l'éprouvent que trop à leur préjudice (2) ».
Quoi qu'il en soit, plutôt que de renoncer à ces improvisations laborieuses qui leur semblent un des éléments essentiels de l'oraison mentale, quelques-uns vont jusqu'à conseiller le recours aux inspirations de l'encrier Écrire est encore une façon de parler et de prier. Bonus, sinon, optimus magister orandi stylos. Comme Boivin les lettres à sa mère.
Mme de Maintenon écrivait ses oraisons : à quoi Bourdaloue, fort curieusement, ne trouve rien à reprendre.
 
Je trouve très bon, lui écrit-il, que, pour pouvoir fixer votre esprit dans l'oraison, vous écriviez, en la faisant, les lumières et les vues que Dieu vous donne... Il faut seulement prendre garde que l'application que vous aurez à écrire, à force d'occuper votre esprit, ne dessèche votre coeur et ne l'empêche de s'unir à Dieu par des affections vives et tendres... Car alors ce que vous appelez oraison, deviendrait une pénible étude.
 
(1) Firmin Rainsant, Méditations pour tous les jours de l'année tirées des Evangiles qui se lisent à la messe..., Paris, 1647. Ce recueil - un des premiers de ce genre qui aient été publiés chez nous, - fut, je crois, bien accueilli, et mériterait d'être étudié d'assez près.
(2) Traité de la véritable oraison, éd. Rousset, Paris, v. d. II. pp. 14-17. Cf. dans mon Introduction à la philosophie de la prière le chapitre sur « les discours » et la prière », pp. 65, seq.
 
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Pourquoi pénible ? Sur n'importe quel sujet, Mme de Maintenon écrit dans la joie.
 
Ce ne serait plus prier, mais composer. Je connais, en particulier, que votre dernière lettre était pour vous une véritable oraison (1).
 
Amen ! L'heureuse dévote ! Pour moi, je veux bien qu'elle prie, même en écrivant une lettre. Je doute fort néanmoins que saint Ignace eût approuvé cette façon d'appliquer les trois puissances. Après tout, c'est de guerre lasse qu'elle écrit sa prière, après avoir essayé vainement de la parler. Écrire, pour elle, est un moindre effort, n'est même pas un effort. Prier n'est pas composer, nous assure-t-on. C'est bien ma pensée, mais je voudrais qu'on marquât plus précisément où cesse l'exercice proprement dévot de l'application intellectuelle à un sujet; où commence l'exercice proprement littéraire. Quoi qu'il en soit, le moins que l'on puisse dire de cette méthode, est qu'elle contrarie l'idée que presque tout le monde se fait confusément de la prière. Les savants, de qui c'est le métier de composer des sermons, n'auraient aucune peine à suivre dans leur prière l'exemple de Boivin et de Mme de Maintenon, mais de cette facilité ils se défieraient pour la plupart ; quant à l'immense majorité des âmes simples, leur détresse resterait la même, à cela près qu'au lieu de dire, comme autrefois, nescio loqui, elles gémiraient désormais, et encore plus, de ne pas savoir écrire.
D'autres spirituels, beaucoup plus nombreux, font aussi, mais d'une autre façon, la part du feu. Ils ne mettent pas en question, ce qu'à Dieu ne plaise ! l'excellence, la nécessité même de la méditation quotidienne; mais ils pensent que, plus cet exercice est bienfaisant, plus on doit tâcher de le rendre accessible à tous. Vous ne parvenez, dans vos exercices, disent-ils à ces dévots en détresse, ni à « former des pensées » qui vous soient ou qui vous paraissent
 
(1) Oeuvres complètes de Bourdaloue, Cattier, VI, p. XXI.
 
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propres, ni, comme il suit, du reste, nécessairement de cette infirmité initiale, ni à improviser des formules de prières ; qu'à cela ne tienne, nous, vos directeurs, nous penserons et nous parlerons en votre place, vous proposant, non pas des prières toutes faites, mais des « applications » d'esprit, ou des méditations toutes faites, mais des formules toutes faites. Votre effort à vous, le seul dont nous ne voulons ni certes ne pouvons vous libérer, sera de convertir en prières qui soient vraiment vôtres, les for-mules de notre cru. Qu'on me pardonne l'épaisseur de mes propos. Il s'agit ici d'expliquer non pas précisément la genèse des méditations toutes faites, ou de l'oraison men-tale mise en formules - usage beaucoup plus vieux que les Confessions d'Augustin - mais le prodigieux développement de cette littérature spéciale pendant les deux derniers siècles de l'Ancien Régime. On n'attend pas ici de moi que je passe en revue ces miliers d'ouvrages, du milieu desquels émergent de purs chefs-d'oeuvre que tout le monde connaît - les Méditations et les Élévations de Bossuet, entre autres. Comme tantôt, pour les prières non liturgiques de dévotion, quelques exemples nous donneront une idée du genre lui-même et de la philosophie latente qui l'anime.
 
II. - Ces méditations écrites dispensent donc, ou pro-mettent de dispenser le chrétien dévot qui se les approprie en les lisant devant Dieu, le dispensent, dis-je, non pas, certes, de toute activité spirituelle mais de presque tout l'effort d'ascèse intellectuelle, imaginative, affective qu'exige l'oraison discursive, telle que l'a codifiée saint Ignace. De ce chef, les auteurs de ces recueils ressemblent aux écrivains publics d'autrefois, à cela près que, tout en méditant pour nous, ils méditent d'abord ou devraient méditer pour eux-mêmes.
 
J'ai jugé à propos, écrit Jacques de Jésus, dans la préface de ses Exercices de dévotion, de faire part aux âmes dévotes, non
 
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seulement des petits Exercices que je veux pratiquer le reste de mes jours, mais encore leur communiquer, dans un esprit d'humilité et de charité, les pieux mouvements et diverses affections que la Sainte Vierge m'a obtenus.
 
Et dans son invocation liminaire à la Sainte Vierge :
 
Je confesse mon insuffisance , j'espère toutefois que tant d'âmes dévotes... vous prieront instamment de me pardonner, puisqu'elles ont voulu charger ma conscience et m'accuser d'injustice, si je ne leur communique ce que je crois avoir reçu de Dieu par vos saintes intercessions (1).
 
C'est ici une des lois du genre. Si nous passons à ces habiles le plus laborieux de la besogne méditative, nous sous-entendons toujours que cette besogne a d'abord été chez eux un exercice proprement dévot, et non pas seulement littéraire. C'est un métier que d'écrire des méditations, mais ces belles formules, que nous ne saurions composer nous-mêmes et que pour cela nous leur empruntons, ont d'abord exprimé leur propre prière.
Composition du lieu, évocation pittoresque, voire même romancée du mystère, leçons morales qu'il en faut tirer, sondages introspectifs, affections, aspirations, notre « écrivain public » se charge de tout.
 
Entrez dans l'étable, qui est maintenant un lieu sacré et voyez la Sainte Mère à genoux...
 
Prenez garde qu'un de ces pasteurs lève les yeux au ciel, puis regarde l'Enfant divin attentivement, et joignant les mains s'écrie ainsi : O Dieu admirable ! L'autre étend les bras en signe d'allégresse... Le doux enfant, voyant leur ferveur, fait sortir de sa face un rayon de lumière qui leur donne des connaissances admirables de ses grandeurs.
Sachez que si, durant ce saint temps, vous vous montrez fidèle et fervent..., ce béni Rédempteur ne manquera pas de vous illuminer... Dites à ce sujet...
 
suit une longue formule, imprimée en gros caractères.
 
(1) Exercices de dévotion sur la vie de Notre Seigneur..., par Jacques de Jésus, Paris, 1655.
 
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Vous pouvez aussi considérer la Sacrée Mère qui est en oraison..., disant...
 
Encore une formule, celle-ci prêtée à Marie. Une autre enfin. Et voilà une contemplation toute faite (1).
 
Vous vous contenterez, nous avait-on conseillé en commençant, de lire sur chaque mystère autant d'articles qu'il vous plaira, jusqu'à ce que Dieu vous touche de quelque inspiration... Il y a, pour cet effet, sur chaque mystère, plusieurs considérations desquelles vous en pourrez pratiquer plus ou moins autant que votre dévotion s'y délectera (2).
 
« Pour ce qui est de la manière d'écrire dont on s'est servi », lisons-nous dans la préface d'un autre recueil de Meditations, à l'usage, non plus des simples fidèles, mais des religieux,
 
voilà comme l'auteur s'est trouvé engagé à la choisir plutôt qu'une autre. D'abord il n'avait dessein que de composer des méditations pour la retraite qui précède la vêture,
 
et qu'on appelle en d'autres milieux la retraite d'élection.
 
Et comme ceux qui entrent dans les monastères ne savent, pour l'ordinaire, ce que c'est qu'oraison mentale, il crut que, pour leur faciliter dans le commencement la pratique de eet exercice, il fallait, en leur donnant des matières à méditer, leur faire aussi concevoir la manière dont ils pourraient s'en entretenir devant Dieu, et leur donner...
 
quoi donc? Une méthode, un directoire? Non mais
 
comme un modèle des mouvements qu'ils devraient tâcher d'exciter dans leur coeur en les méditant... Ayant ensuite poussé son dessein plus loin, il n'a pas cru qu'il fût nécessaire de changer sa manière d'écrire.
 
S'adressant, veut-il dire, dans la seconde partie de son
 
(1) Jacques de Jésus, op. cit., pp. 63-64.
(2) Ib., Préface.
 
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recueil, a des religieux déjà formés, il n'a pas cru les devoir traiter d'une autre façon qu'il avait fait des novices;
 
et s'en trouvant plus touché lui-même, il s'est persuadé que cela produirait le même effet dans les autres. Au reste, cette manière d'écrire des méditations en forme de colloques, avec Dieu et avec soi-même, n'est pas sans exemples, même dans l'antiquité, et saint Augustin nous en fournit un qui vaut seul tous les autres, dans cet admirable livre de ses Confessions, qui n'est qu'une perpétuelle effusion de son coeur devant Dieu (1),
 
Lui, toujours lui! Les chercheurs de « sources » l'oublient trop souvent ; qu'il s'agisse de théologie, de philosophie, ou plus simplement de dévotion, on ne peut faire deux pas sur les routes spirituelles du grand siècle sans y rencontrer saint Augustin. Il règne en souverain sur la littérature spéciale qui nous occupe présentement.: le roi des formules extra-liturgiques, le modèle, et tout ensemble, si
besoin est, le vengeur des méditations toutes faites. Je me trompe peut-être, mais ne voit-on pas, dans les dernières lignes que je viens de citer, l'indice d'une opposition, d'ailleurs pacifique, entre l'ascétisme discursif des méthodes nouvelles, et la prière, moins laborieuse, de l'antiquité ? L'auteur ne semble-t-il pas éprouver le besoin de justifier, par l'autorité d'Augustin, sa propre « manière d'écrire des méditations en forme des colloques avec Dieu et avec soi-même »
Leur lexique souligne peut-être ce même contraste. A méditation beaucoup de nos spirituels préfèrent élévation, qui éveille moins l'idée de l'effort discursif. Quesnel a publié en 1676, et non sans le marquer de son empreinte, qui, en ce temps-là, n'était pas encore trouble, un petit livre composé jadis par un des premiers oratoriens, le Père Desmarets, et dont les personnes pieuses continuaient à
 
(1) Méditations sur les plus importantes vérités chrétiennes et sur les principaux devoirs de la vie religieuse, pour les retraites.., Paris, 1692. Ce livre dont l'auteur m'est inconnu - un moine toutefois sans aucun doute - est d'un grand mérite. Comme prélude à l'élection, je n'en connais pas d'aussi remarquable.
 
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se disputer les copies. C'est l'Élévation à Jésus-Christ Notre Seigneur sur sa passion et sa mort, contenant des réflexions de piété sur les mystères, pour servir de sujets de méditation durant les carêmes et les vendredis de l'année. Très simple et très sobre, toute populaire, cette Élévation est un des modèles du genre, et un des trésors de l'École française. La préface en est pour nous pleine d'intérêt.
 
Je ne dis rien, y lisons-nous, de la forme de ce petit écrit, qui est par manière d'élévation à Jésus-Christ même. Je sais bien qu'elle ne serait pas du goût de tout le monde, et que les critiques trouveraient qu'une élévation de si longue haleine n'est guère naturelle, et pourrait être fatigante et ennuyeuse... Mais comme elle n'a pas été faite pour les savants, ils ne trouveront pas mauvais qu'on n'ait point eu d'égard à leur délicatesse, ni au jugement qu'ils pourraient porter de cette manière d'écrire. On l'a préférée à celle d'un simple narré, parce qu'elle est plus touchante, qu'elle est plus capable de rendre le lecteur attentif, de le tenir dans le respect et dans la présence de Dieu, plus approchante de la prière,
 
pesez, je vous prie, ces deux derniers mots qui disent tout;
 
et plus propre à ouvrir le coeur aux mouvements de piété que cette lecture doit exciter avec le secours de Dieu. Saint Augustin,
 
je l'attendais, bien sûr qu'il ne manquerait pas au rendez-vous;
 
et plusieurs autres saints ont employé cette manière d'écrire en des ouvrages beaucoup plus longs que celui-ci, et sur des sujets auxquels elle ne paraissait pas convenir naturellement ;
 
il doit penser à saint Anselme ;
 
mais Notre-Seigneur nous en a donné lui-même un modèle excellent dans le XVII° chapitre de l'Évangile de saint Jean.
 
Comme cette préface est une sorte de discours sur les lois, l'esprit, la technique et la pratique de ce genre d'ouvrage, je continue à la citer.
 
Si c'était un écrit qui fût fait pour être lu tout d'une haleine,
 
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il y aurait quelque chose à redire, mais on a supposé, comme on le devait, qu'on ne le lirait que par articles. Et en effet, le respect qu'on doit à de si grands mystères, et le dessein qu'on doit avoir d'en profiter, demandent qu'on considère attentivement toutes les circonstances, qu'on se donne le loisir de les peser au poids de la foi et de la charité... Il faut interrompre même la lecture de temps en temps pour écouter Dieu, et ce qui lui plaira dire au coeur qui S'APPLIQUE A LIRE, DANS UN ESPRIT ET UNE DISPOSITION DE PRIERE, l'histoire du sacrifice d'où dépend notre sanctification et notre salut.
          On ne doute pas qu'il n'arrive souvent que les pensées et les mouvements de piété qui se trouvent ici, ne serviront que d'ouverture et d'occasion pour recevoir de l'Esprit de Dieu quelque chose de beaucoup meilleur et de plus capable d'élever et d'unir à J.-C. les âmes qui s'y appliqueront (1)...
 
Comme ils savent où ils veulent mener les âmes, et comme ils savent le dire! Pour mieux les apprivoiser avec l'exercice spirituel - et le plus sûr moyen est de ne pas présenter la prière comme une tâche laborieuse, - ils avaient imaginé une sorte de moyen terme entre les formules quasi-liturgiques des Journées chrétiennes et les for-mules méditatives, si l'on peut ainsi parler. Ainsi le recueil, indéfiniment réédité, qui a pour titre : Prières chrétiennes en forme de méditations sur tous les mystères de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge, et sur les dimanches et les fêtes de l'année. Deux parties dans chacun des exercices : la Prière, - il y en a de très belles; - les Pratiques.
 
Dimanche dans l'octave de l'Épiphanie - Sur le mystère de N.-S. J.-C. perdu, cherché, et trouvé.
Prière
 
Je ne m'étonne pas, o Jésus..., de vous voir comme le bon Pasteur courir après une brebis égarée... Je ne suis pas surpris non plus de vous voir cherché par les pécheurs... Mais de vous voir cherché comme égaré et perdu... par votre sainte mère et
 
(1) Je le cite d'après la réédition - il y en eut beaucoup - de 1768. Avertissement, pp. VI-VIII.
 
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par son saint époux, les deux plus saintes de vos créatures, qui n'ont jamais mérité de vous perdre par aucune infidélité et qui vous ont toujours porté dans leur coeur, c'est ce que mon entendement a peine à comprendre...
Vous avez peut-être voulu nous faire connaître dans ces deux excellents membres de votre corps, l'état de l'liglise voyagère, qui était représentée par votre sainte Famille. Toute son occupation sur terre est de vous chercher à la faveur de la lumière de la foi, par les mouvements de son espérance, et par les désirs embrasés de sa charité...
Il me semble aussi que, dans votre sainte Mère, qui représente l'Église, je remarque l'amour et la sollicitude de cette Mère des élus, qui cherche continuellement ses enfants pour les attirer dans son coeur..., et que, dans saint Joseph, l'image des Pasteurs, je vois la vigilance et le zèle des saints évêques..., des bons curés..., et des courageux missionnaires...
Mais n'est-ce pas vous, Seigneur, que tous les chrétiens cherchent en cette vie... C'est vous que nous cherchons dans vos Ecritures... C'est vous que les âmes charitables cherchent dans les cabanes, dans les hôpitaux, dans les cachots... Quand un pécheur pénitent cherche votre grâce qu'il a perdue, un chrétien l'esprit de son baptême qui s'est éloigné de lui, un religieux la ferveur de sa profession qui s'est ralentie..., en un mot, quelque autre chose que l'on cherche qui ait rapport à la piété, à la vérité et au salut, non seulement c'est par vous et pour vous qu'on la doit chercher, mais c'est vous-même que l'on y doit uniquement chercher.
 
Je ne compare pas ces formules à celles de Bossuet, mais songeons qu'elles sont proposées au commun des fidèles : pas une trace de verbiage dévot; familières sans la moindre vulgarité, limpides et à la portée des plus humbles, riches de sens, si profondément, si exclusivement religieuses. Comme via media entre la prière dite vocale et la méditation discursive; comme acheminement aussi impérieux qu'imperceptible de l'une à l'autre, il est difficile de faire mieux. Les Pratiques ne me paraissent pas moins excellentes. J'y relève un paragraphe admirable, et celui-ci, de grand style, sur la Sainte Vierge, reine des penseurs chrétiens.
 
Il les faut chercher particulièrement (les vérités chrétiennes)
 
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sous la protection de la Sainte Vierge, la Mère, la Nourrice, l'amante, la première disciple et l'adoratrice perpétuelle de la Vérité incarnée; la compagne inséparable, l'assistante religieuse, et la sacrificatrice intérieure de la Vérité crucifiée et sacrifiée sur le Calvaire,
 
Virgo sacerdos, chantera Santeul;
 
ensevelie et cachée dans le tombeau; et qui, après les trois jours de la sépulture, figurés par les trois jours de la perte de Jésus en son enfance, fut aussi le premier témoin, la première admiratrice et la coopératrice la plus fidèle de la Vérité ressuscitée et retrouvée dans ce temple de sa gloire.
 
Rencontre imprévue ! à la fin de cette prière-méditation sur le mystère de Jésus-Christ perdu, cherché, trouvé, paraît saint Antoine de Padoue. Dans quelque recherche que ce soit, on peut
 
employer encore l'intercession des autres saints... que l'on a coutume d'invoquer en ces occasions. Car on est bien éloigné de vouloir étouffer ces dévotions ; on désire seulement qu'elles soient réglées, que les saints y viennent à leur rang, après Jésus-Christ, après la sainte Vierge et saint Joseph.
 
Ce dernier « après », cette primauté, veux-je dire, accordée à saint Joseph, est remarquable.
 
Et non seulement, on peut, pour retrouver ce que l'on a perdu, employer l'intercession de saint Antoine de Padoue, mais encore celle des saints Anges gardiens, et de tous les autres saints, dont il plaît à Dieu que nous dépendions dans cette occasion (1).
 
(1) Prières chrétiennes, édition de 1738, pp, 37-48. Le recueil est communément attribué au P. Quesnel, et, de ce chef, réprouvé comme « dangereux » par le P. de Colonie. De 1667 à 1719, il n'a pas été approuvé moins de sept fois (1667; 1687; 1694; 1698; 1704; 1712; 1719); et ces approbations successives disent assez que le livre a été constamment revu et augmenté tous remaniements qui sont dus, sans aucun doute, à la plume intarissable de Quesnel I. 1ère  édition, 1667 est-elle de lui ? Je le croirais assez volontiers, car il a commencé, de très bonne heure, à publier ce qu'il trouvait de plus beau dans les archives de l'Oratoire, ainsi l'Elévation de Desmarets, en 1676; l'Idée du sacerdoce, qui est en partie de Condren, en 1677. Des Prières chrétiennes, compilées beaucoup plus tôt, j'inclinerais à dire ee que Batterel dit de ces deux recueils (Elévation, sacerdoce) : « J'attribue cet ouvrage au P. Quesnel, quoique le fond, non plus que celui du suivant, ne soient pas de lui. Mais il les a si fort retouchés l'un et l'autre, soit pour le style, soit par les augmentations considérables qu'il y a faites que, si le P. Desmarets, auteur de celui-ci, revenait au monde, il ne s'y reconnaîtrait plus, tant il se trouverait embelli. J'en dis de même du P. de Condren. » (Batterel, IV, p. 435). Batterel admirait éperdument les ouvrages dévots de Quesnel. Ainsi faisaient tous les contemporains. Il avait, en effet, pour ce genre d'écrire, une sorte de génie. Dans quelle mesure a-t-il peu à peu quesnellisé ces ouvrages ? Je ne puis répondre à cette question, qui demanderait des années de recherches. Sur la jansénisation, assez probablement délibérée, des Réflexions morales, la Bulle Unigenitus tranche le problème. Pour beaucoup de ses ouvrages antérieurs, pour ceux, veux-je dire, dont je fais état, je les crois innocents. Voici ce que le P. de Colonia trouve d'hérétique dans les Prières chrétiennes. « Ses partisans en ont fait faire grand nombre d'éditions. Dans les Prières sur la Fête de S. Bernard, il insinue l'hérésie de la décadence et de la vieillesse de l'église, et il fait un magnifique éloge des religieuses de Port-Royal, ouvertement révoltées contre les deux puissances. » Jugement qui paraîtra plus que téméraire à qui prendra la peine de lire cette Prière. Il y a bien là un panégyrique de la mère Angélique, mais où il est uniquement parlé de la réforme introduite par elle à Port-Royal. J'y trouve, en revanche, toute une page sur l'Eglise romaine et sur les Papes. « Continuez, grand saint, de les protéger en la personne de leur digne successeur, Clément XI, qui, prenant pour lui les instructions que voua aviez données à un de ses prédécesseurs, s'est rendu votre disciple, dès le moment qu'il est devenu le premier maître des fidèles... Aidez-le donc... à remplir son ministère, en s'élevant contre les erreurs et les nouveautés profanes, et contre le relâchement de la discipline ecclésiastique et de la morale chrétienne » (pp. 267-268). Est-ce là insinuer l'hérésie de la décadence... de l'Eglise? « Cet ouvrage, conclut le P. de Colonia, se reconnaîtra aisément à cette façon singulière de commencer : Il est donc vrai, ô mon Dieu, etc. » Non, il n'y a là de singulier que la critique elle-même qu'on fait du début que voici du reste : « Il est donc vrai, ô mon Dieu, que vous avez tellement aimé le monde que vous lui avez donné votre Fils unique; et que ce Fils que vous engendrez éternellement... s'est anéanti lui-même... » Ce sont les premiers mots de la première de ces prières (sur le mystère de l'Incarnation, pour le temps de l'Avent). Il faut vraiment que le livre soit inattaquable, pour que, faute de mieux, on lui cherche de si absurdes querelles. Nous ne savons pas, du reste, la part qu'a prise le P. Quesnel aux divers remaniements qu'ont subis les premières éditions. Batterel « doute que soit » de Quesnel un très curieux morceau, ajouté à l'édition de 1718: « Prière à J.-C. au nom des jeunes gens et de ceux qui désirent de lire la parole de Dieu et surtout l'Evangile, avec des pratiques et des maximes tirées de l'Ecriture sainte et des saints Pères » (pp. 462-5o6, dans l'édition de 1738). Qui nous donnera enfin un travail vraiment critique sur Quesnel ?
 
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III. - Ils n'ont donc jamais assez de formules. Appartiennent également à cette famille littéraire les paraphrases dévotes de l'Écriture Sainte : formules greffées sur les formules divines. « Je mêle des élévations spirituelles dans l'expression du sens, pour entretenir la piété des âmes dévotes », écrit l'oratorien Pierre de Cadenet, dans la préface de sa Paraphrase dévote, littéraire et mystique sur les psaumes du prophète royal David (166o), vieux livre qui se
 
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laisse lire aujourd'hui encore. Qui dat nivem sicut lanam.. , je ne sais pourquoi, lorsque je pense aux vêpres dominicales, c'est toujours ce mystérieux et poétique verset qui me revient d'abord à la mémoire.
 
C'est lui qui couvre les campagnes de neiges, qu'il fait tomber par petits flocons, comme si c'était de la laine, pour couvrir les blés nouvellement levés et les réchauffer... Il fait élever les brouillards en l'aie, les brumes et les frimas, aussi menus que la cendre, pour conserver les arbres fruitiers.
6. Et comme toutes créatures obéissent à ses ordres, il fait geler les eaux en gros morceaux qui se durcissent... Le froid est la figure des pécheurs endurcis, les uns plus, les autres moins, à proportion de la froide qualité dont ils ont été touchés.
7. Mais toutes ces neiges, ces frimas et ces glaces, au moindre souffle de se parole fondent soudain et se résoudent en eaux, qui fluent pour arroser la terre... Son Verbe, qu'il a envoyé, a réchauffé les coeurs des hommes, qui étaient refroidis et glacés de l'extrême froid qu'ils avaient senti par le péché (1).
 
Le P. Jean Maillard, jésuite, publie en 1683 : Les occupations intérieures de l'âme chrétienne, tirées des sentiments les plus tendres de l'Écriture sainte :
 
Surge Aquilo, et veni Auster.,. Esprit malin, qui es semblable à un vent froid et sec, et qui gâtes tous les bons fruits de mon âme, retire-toi de moi... ; mais vous, o Saint-Esprit, qui portez avec vous, comme un vent chaud et humide, la fécondité des actions saintes, venez (2).
 
Et le P. Dom Innocent Le Masson, général des Chartreux, publie en 1699, la Psalmodie intérieure de l'Office de la sainte vierge. Les livres de ce genre ne se comptent pas. Un des plus goûtés, et des plus dignes de l'être, est l'Homélie ou Paraphrase du Miserere par l'oratorien Edme Calabre :
 
(1) Le livre est dédié à Marie (très belle dédicace:« David... est aussi votre prophète... », et au comte de Charost « capitaine des gardes du corps de S. M..., gouverneur des villes, Calais et pays reconquis... » « La dévotion que vous avez pour la Vierge... la vénération que vous avez pour l'Ecriture Sainte... »)
(2) Les occupations..., pp, 10-11.
 
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Mei, Deus. Ces deux mots augmentent la crainte et la con-fiance de David, et l'on ne fera jamais un vrai pénitent si l'on ne réunit ces deux dispositions, lesquelles, étant séparées, ne font pas un pénitent, mais un désespéré ou un présomptueux... C'est comme s'il disait « Frappez, mais je sais qu'il suffit de s'offrir à vos coups pour les éviter et pour désarmer votre main irritée. Je suis la misère même, et vous êtes la miséricorde essentielle et il n'est pas plus naturel au feu de brûler, ni au soleil de luire qu'à vous de pardonner. Laissez donc faire votre miséricorde et ma grâce est assurée. Vous êtes Dieu, je suis homme ; j'ai péché, je m'en repens : vous n'en exigez pas davantage. Miserere mei, Deus (1).
 
Vers la fin du XVII° siècle, la multiplication de ces paraphrases devient inquiétante. Nos pères qui les ont lues et relues étaient des héros ou de dévotion ou de patience. On me pardonnera sans doute d'être moins cuirassé contre
l'ennui. Nous avons plus haut fait connaissance avec le bon P. Simon Gourdan. Déjà redoutable quand il versifie en latin, combien plus dans ses Elévations en prose française! Si j'avais essayé de lire, ce qui s'appelle lire, le bénédictin Dom Robert Morel (1653-1731), je ne serais plus de ce monde. Je le dis en rougissant, car enfin le jésuite Tournemine, un délicat, « estimait tellement son Effusion du coeur sur chaque verset des psaumes et des cantiques de l'Église qu'il lisait (ce livre)... tous les jours.; et lorsqu'il était obligé d'aller à la campagne, il en portait un volume avec lui. Il voulut même en connaître l'auteur et lui demanda sa bénédiction à genoux. » Ce qui est très bien de sa part, le pieux Dom Morel ayant été odieusement calomnié par le P. de Colonia. Mais enfin, trop est trop : quatre volumes d'Entretiens spirituels sur les Évangiles du dimanche ; un volume d'Entretiens spirituels pour la fête du Saint-Sacrement; un autre « pour servir de préparation à la mort; deux volumes de méditations chrétiennes, etc., etc. Plus une « traduction nouvelle » de l'Imitation « avec une Prière
 
(1) Homélie, édition de 1748, pp. 37-38.
 
 
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affective ou Effusion du coeur à la fin de chaque chapitre. » « Il avait commencé environ un an avant sa mort un ouvrage du même genre sur Job. La plupart de ses ouvrages, dit encore Chaudon - très bon juge, aussi - ne sont que des prières continuelles... C'est ce qui (leur) donna une grande vogue, et ce qui excita en même temps l'envie des ennemis de l'auteur, regardé par eux comme janséniste (1). » Jalousé par ses rivaux, comme aujourd'hui, par les siens, un romancier à gros tirages, voilà qui en dit long sur le goût, constant et croissant, qu'avaient les dévots de l'Ancien Régime pour les formules de méditations, je veux dire, pour la méditation elle-même.
C'est encore du « tout fait», mais d'une qualité infiniment supérieure, que nous trouvons dans les commentaires bibliques de Duguet, plus particulièrement dans les six volumes sur la Genèse, et dans les quatorze volumes sur le Mystère de la Croix. Sainte-Beuve est bien excusable, mais aussi bien à plaindre de n'avoir que feuilleté ces milliers de pages. Pour moi, je ne m'en lasse pas. Incapable d'apprécier la valeur exégétique d'une oeuvre qui se donne d'abord comme une « explication » littérale des Livres Saints, je n'en retiens que les aspects proprement spirituels et poétiques -Daguet est, en effet, un des beaux poètes chrétiens de l'âge moderne. L'auteur des Rayons jaunes, l'a déjà montré comme seul il pouvait le faire. Mais nous n'avons ici qu'à saluer en lui un des maîtres de la prière écrite, et de toutes les formes de cette prière : méditations proprement dites; contemplations ; élévations ; cantiques affectifs ; colloques... Le plus indépendant, et le plus insaisissable des maîtres. Car il ne relève d'aucune école particulière : bérullien certes et à fond, mais plus encore augustinien et biblique. Avec cela médiéval par moments, et, de tous les spirituels de son temps, Fénelon excepté, celui que nous sentons le plus près de nous. Cela encore, Sainte-Beuve,
 
(1) Nouveau dict. hist., Lyon, 1804; et Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques, Lyon, 1767.
 
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l'a bien vu. Raisonneur acharné et jusqu'à la subtilité, mais incapable de se plier à la contrainte des méthodes modernes. Une liberté magnifique; une spontanéité constamment jaillissante. Je ne crois pas qu'il doive rien aux jésuites : et cependant pour l’« application des sens » et de l'imagination à la prière, combien ne paraît-il pas plus ignatien que Bourdaloue.
Surignatien, oserais-je dire, ou préignatien. La prière faite homme, dirais-je encore, si, d'un côté, son primitivisme rigide, et de l'autre, la tendresse presque féminine de sa dévotion ne l'avaient rendu imperméable au rayonnement - et à la philosophie profonde - des mystiques modernes.
« Rendez-moi », demandait-il à Dieu, et cette prière aurait pu servir d'épigraphe à toute la série de ses commentaires,
 
Rendez-moi les mystères de votre mort et de votre résurrection aussi présents que si j'en avais été le témoin; et faites maintement que l'activité de ma foi me tienne lieu de tout ce que je n'ai pas vu et de tout ce que je n'ai pas entendu; parce qu'en effet, elle peut m'approcher des temps où vous avez vécu, et me lier à vous aussi étroitement que si j'avais été l'un des disciples que vous avez choisis (1),
 
Qui ne sent la plénitude et le bienfait d'un tel programme ! Il semble, lisons-nous encore, aux « personnes saintement affligées », ou persécutées, et Duguet était de ce nombre,
 
que toutes les Ecritures soient faites pour elles ; que tous les psaumes les aient eues en vue, que toutes les expressions des Prophètes aient eu pour objet leur état... Elles se trouvent par-tout et elles s'y trouvent avec vérité... Il n'est pas nécessaire de leur proposer une matière qui serve à fixer leur esprit. Des l'ouverture des Livres saints tout fait impression et tout est capable d'attacher. Il n'est pas même toujours nécessaire de les ouvrir, tant le coeur est préparé à la prière, tant il est attendri, tant il est prêt à s'écouler comme l'eau, et à se répandre. Un
 
(1) Explication de l'ouverture du Célé et de la Sépulture de Jésus-Christ, Bruxelles, 1731, p. 118.
 
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mot, un verset de l'Ecriture, un simple sentiment de leur état, sont quelquefois la source d'une longue prière (1).
 
Ces écluses toujours ouvertes, on ne saurait mieux définir ses propres dons, ni la vocation qu'il avait de stimuler chez ses lecteurs les multiformes activités de la priére. Prenons la scène de l'Agonie au jardin :
 
« Il les trouva encore endormis. » Jésus-Christ savait bien qu'il les trouverait en cet état, et il savait bien aussi que cette seconde visite paraitraît aussi inutile que la première : mais il voulait instruire les Pasteurs, et les consoler : les instruire, en allant troubler le sommeil et la fausse paix de ses disciples; les consoler, en leur montrant par son exemple que le succès ne répond pas toujours aux soins les plus assidus. C'est peu, ce semble, que de réveiller pour des moments des hommes endormis ; mais le mal serait encore plus grand si on ne les réveillait jamais.
Ces intervalles, quoique fort courts, sont comme les éclairs qui percent les ténèbres d'une sombre nuit. Il ne faut pas les regarder comme un réveil sérieux; il faut au contraire s'en défier comme de ces mouvements faibles et passagers que des hommes appesantis par le sommeil font quelquefois quand on les excite. Mais on peut les considérer comme des signes qu'on n'est pas accablé par une léthargie mortelle... En rendant ces réveils plus fréquents, on peut faire qu'ils deviennent continuels. On demandera compte au pasteur de son silence, mais on n'exigera pas de lui qu'il guérisse la surdité. Il est coupable, s'il est muet; mais il ne l'est pas s'il parle à des morts...
Il y a des vérités qui germent plus lentement dans de certains esprits. Elles ne sont pas stériles, quoiqu'elles demeurent Ion-temps cachées. Une pluie salutaire un rayon de soleil, un changement secret arrivé dans le fond de la terre qui les retenait, peuvent les faire promptement éclore. Dans la nature, ni dans la grâce, ce n'est pas le ministre extérieur qui donne la fécondité. Il est douteux, quand il travaille, si son travail réussira, mais il n'est pas douteux que, s'il ne travaille pas, il ne pourra pas recueillir ce qu'il n'aura pas semé (1).
 
(1) Traité de la Croix de Notre-Seigneur ou Explication du mystère de la Passion, t. VI, Paris, 1733, pp. 334-335.
(2) Traité de la croix..., VI, pp. 312-314.
 
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Méditation pure et simple: une vérité paisiblement pénétrée et développée. Il a une telle façon de dire les choses qu'on ne peut se refuser à méditer avec lui. Le ton s'échauffe insensiblement.
 
« Il alla encore prier pour la troisième fois, se servant des mêmes termes. » Je l'ai déjà dit, mais je ne puis m'empêcher de le dire avec une nouvelle effusion de cśur, que rien ne me paraît plus admirable, ni plus digne de nos réflexions que la simplicité de de la prière de Jésus-Christ, sa persévérance à repéter les mêmes termes, et l'ordre qu'il a donné à ses Evangélistes de nous en conserver le souvenir. Pour moi, je ne puis me lasser de considérer la Sagesse éternelle, prosternée pour nous devant son Père, réduite a ce peu de mots : Mon Père, si ce calice ne peut passer..., les répétant comme une leçon qui lui est prescrite, et ne paraissant pas capable d'y rien ajouter de son propre fond.
O Sauveur des hommes, que vous avez bien connu notre orgueil, et quel était le remède qui pouvait le guérir ! O Sagesse incréée, que vous avez bien démontré le mépris que vous faites de la sagesse humaine, de ses fausses lumières, de sa frivole éloquence, de la vanité de ses discours (1) ...
 
Réflexion et prière d'un timide à la vue du Christ agonisant :
 
Toutes mes défiances se convertissent en actions de grâces, et je me hâte d'accourir à mon Libérateur, réduit à un état, où tout est disparu, excepté sa charité et sa compassion pour les pécheurs. Je me prosterne auprès de lui, avec une secrète confiance qu'il ne me rejettera pas, surtout dans l'extrême faiblesse où il est : car je n'oserai pas en approcher de si près, si je ne le voyais par terre.
Je recueille en tremblant quelques gouttes du sang dont il l'a abreuvée; j'en sanctifie mes yeux; je les répands sur ma tête; je les mets sur mon coeur, comme un puissant bouclier contre les tentations; j'en purifie mes mains; j'en dédie et j'en consacre tout ce qui est moi.
Je baise mille fois la terre, qui a reçu le sang du véritable Abel, que les mains de Caïn n'ont point encore versé, mais que la charité, plus puissante que la jalousie et la haine, a fait répandre.
 
(1) Traité de la Croix, VI, pp. 324.-325.
 
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« Réflexions sur le bonheur d'un homme plein de foi qui saurait profiter de l'état où la sueur de sang à réduit Jésus-Christ ».
 
Quel séjour pour un homme qui aurait beaucoup de foi, que celui où l'on peut être avec Jésus-Christ offert à son Père par ses propres mains! où l'on peut sonder, sans être interrompu par les cris et le tumulte des impies,. l'abîme de son amour ; où l'on peut, en se traînant sur ses genoux, s'approcher tellement de lui qu'on touche ses vêtements, et qu'on ose ensuite se pencher sur sa poitrine (1) .
 
Je doute fort qu'on trouve, dans les oeuvres complètes de Bourdaloue, une « application des sens », comme parle saint Ignace, aussi directe, vive et dramatique. Et chez qui, trouvera-t-on à cette date, une dévotion aussi tendrement humaine envers Jésus-Christ, j'allais dire une dévotion qui surnaturalise sans doute, mais qui redoute si peu les mots, les gestes, les frissons de la chair et du sang. Tendresse frileuse, d'ailleurs, inquiète, peureuse même, toujours menacée de céder la place à la crainte. C'est encore là une des singularités les plus pathétiques de Duguet. Comblé de tant de dons, si affectueusement que je l'admire, je ne l'égalerai jamais aux très grands. Il y a chez lui un je ne sais quoi de presque morbide, et, oserai-je bien le dire, de presque bourgeois. A-t-on remarqué plus haut cette ligne qui vaut une confession et que je n'ai pas transcrite sans répugnance? Le pasteur, le directeur ou l'écrivain religieux, entendez Duguet lui-même, « est coupable, s'il est muet; mais il ne l'est pas, s'il parle à des morts ». Ne dirait-on pas que l'unique affaire pour lui, dans l'exercice de sa vocation apostolique, est de ne pas commettre de faute qui mette en péril son propre salut? S'il parle à des morts, puisque son devoir est de parler, il ira au ciel tout de même que s'il les avait réveillés. Tant pis pour les morts ! J'exagère cruellement; mais enfin, est-ce là, je vous le
 
(1) Traité de la Croix, VI, pp. 417-42o.
 
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demande, la voix de saint Paul. Cupio anathema esse pro fratribus? Après quoi, je m'étonne moins qu'il se sente dépaysé parmi les mystiques. Dans cette zone où règne l'oubli de soi, il respire mal. Sainte-Beuve a beaucoup peiné de tout son génie, mais en vain peut-être, à saisir la nuance qui sépare Duguet de Fénelon. Elle est là : c'est la nuance qui sépare le christianisme bourgeois de la noblesse évangélique ; la dévotion, voire la plus tendre, du pur amour, même le plus sec, des mystiques (1). Relisez la Contemplation du Christ au jardin. Pas une seconde, Duguet ne s'y oublie. Pascal, non plus, je le sais bien, dans une prière toute voisine de celle-ci : « Telle goutte de sang pour toi » Oui certes, mais aussi et d'abord pour Dieu; oui encore, mais en la versant, il a souffert. Ici l'accent est sur le moi racheté, non sur la souffrance rédemptrice (2). Mais enfin, telle est
 
(1) Cf. Port-Royal, VI, pp. 4o, seq. Pour la psychologie religieuse, le parallèle Fénelon-Duguet, a infiniment plus d'importance que dans l'ordre littéraire, le parallèle Corneille Racine; et, précisément, si ces pages de Sainte-Beuve, quoique fort belles, nous paraissent un peu courtes, c'est qu'il semble y ramener tout le débat à un problème de pure littérature.
(2) Ceci me suggère une observation que je me permets de soumettre aux philosophes de la liturgie. - et qui rejoint, du reste, les vues profondes de Dom Wilmart et de Guardini. Le contraste, que nous venons de marquer entre Duguet et Fénelon - christianisme bourgeois; christianisme mystique - nous le retrouvons entre les formules de méditation et les formules liturgiques. Un des avantages de ces dernières, une de leurs gloires est précisément qu'elles coupent court à ces introspections passionnées, dont les prières de Duguet nous offrent un exemple si pathétique, et en même temps si troublant. Cette timidité presque morbide, la liturgie, non seulement ne lui permet pas de s'exprimer et par là de s'exagérer, mais encore elle la guérit, pour ainsi dire, in radice. En nous empêchant de tant penser à nous-même, la liturgie nous fait vivre, sans effort et à notre insu, la religion la plus haute qui est adoration désintéressée et pur amour. Cela est vrai aussi, dans une certaine mesure, des formules semi-liturgiques que nous avons étudiées dans le chapitre précédent. D'où, pour l'historien, le devoir de distinguer entre les deux groupes de formules pieuses, d'une part les recueils semiliturgiques (Thrésor, Godeau: Exercice spirituel) et les formules que nous étudions présentement. Une première différence qui saute aïx yeux : la brièveté relative des uns, la longueur des autres n'est que l'indice d'un contraste plus profond. Dans les méditations écrites (Bossuet, Duguet, Morel, tant d'autres), les variations de la temliérature religieuse, si j'ose dire, se font beaucoup plus sentir. Il arrivera mème que ces dernières ne coïncideront pas toujours avec les autres. Les recueils semi-liturgiques sont plus constamment et absolument théocentriques, ils révèlent plutôt l'idéal permanent où tâche de se hausser la piété d'une époque donnée; les méditations écrites nous renseignent plus complètement sur les difficultés intimes qu'éprouvent certaines âmes à poursuivre cet idéal.
 
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leur vérité profonde - sinon totale - à l'un et à l'autre, et ils ont le don si rare de l'exprimer. Duguet aussi parfaitement que Pascal. Lisez plutôt ses Prières à Jésus-Christ enseveli et dans le tombeau », vous plaindrez Sainte-Beuve de ne pas les avoir connues :
 
J'entre donc dans ce sanctuaire avec une humble frayeur, et me trouvant seul dans le creux de ce rocher, où repose Celui qui est la résurrection et la vie, je me demande à moi-même comment il est possible qu'un Dieu immortel se réduise à l'humiliation du tombeau.
 
« Composition du lieu », suivie de quelques réflexions morales, fort belles, mais prévues et plus ou moins piétinantes. « Où le pêcheur ne doit-il pas descendre en voyant jusqu'où le Créateur lui-même est descendu pour le sauver?» Duguet est lent, thésaurisateur. Bourgeoisie encore. On sent néanmoins, dès les premiers mots, que l'inspiration est proche, ou pour mieux dire, le double frisson - timidité, tendresse - que nous connaissons déja.
 
Ah! Seigneur! qu'il me soit permis de profiter de la solitude où je vous vois, et de l'étrange dénument où vous êtes réduit pour l'amour de moi : tout ce que vous avez quitté et tout ce qui vous manque me rassure ; je n'oserais, si vous étiez environné de vos disciples, m'approcher de vous; je vous dirais, comme saint Pierre. « Seigneur, retirez-vous de moi, parce que je suis pécheur. » Si vous donniez des preuves de votre puissance par des miracles, la majesté seule de votre visage m'intimiderait; vos regards, qui pénètrent jusqu'au fond des coeurs, me mettraient en fuite au lieu de m'attirer; j'aurais peine à soutenir la vue des plaies que mes crimes vous ont faites, si votre corps n'était voilé; je craindrais jusque à la figure de votre visage, dont la mort n'a pas altéré la dignité, s'il m'était montré à découvert. Mais les voiles qui le cachent me donnent la confiance de m'approcher, et de répandre mon âme devant la table sacrée qui vous sert d'autel, et sur laquelle vous ne conservez pas même l'apparence de victime, quoique vous en reteniez toute la réalité et tout l'effet.
 
J'aurais pu laisser tomber ces dernières lignes qui, sous
 
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une autre plume contrarieraient le frémissement de tout le poème; mais Duguet n'oublie jamais non plus son moi doctrinal. Maître en Israël, il se doit à lui-même, et il doit à ses lecteurs de tout expliquer, de tout préciser.. D'autant plus solennel qu'il s'apprête à être hardi. La strophe où nous amènent ces prudents sentiers, prudente elle-même, et, harmonieusement tâtonnante... mais écoutons-la.
 
Souffrez que je verse des l'armes devant vous, comme à votre insu et que j'imprime sur votre sépulcre et sur les linges qui vous couvrent, des baisers pleins de respect et de reconnaissance, que je m'interdirais, s'ils n'étaient comme dérobés en secret, et si mon imagination, trompée par votre silence et par votre immobilité, ne me faisait croire qu'ils ne sont pas défendus, parce que vous n'y êtes pas attentif.
 
Madeleine, Gertrude, Thérèse, les imaginez-vous sentant de la sorte, et osant dire, pesant tous leurs mots, ce qu'elles sentent? Si occupées d'elles-mêmes qu'elles soient heureuses que ces yeux ne les voient pas, que ces oreilles ne les. entendent pas, que ce corps se laisse faire à leurs caresses ; craintives jusque là, enfin rassurées puisqu'il est mort. Quelle vérité néanmoins dans ces extraordinaires propos : la vérité même de Duguet tendre, timide, self-conscious, précieux! Et il s'y enfonce avec délices : un des immenses bienfaits de la prière est qu'elle nous permet de nous mon-
trer, de nous exposer à Dieu tels que nous sommes.
 
C'est ici encore un mystère plus propre à nous rassurer, que celui de votre naissance et. de votre crèche. Le lieu où était votre crèche était solitaire et creusé dans le roc, comme celui de votre sépulcre : mais vous y étiez plein de vie : les anges environnaient votre grotte;. une Vierge encore plus pure que les anges et qui était mère, vous montrait aux pasteurs; et je ne sais si les grâces qui éclataient sur votre visage, auraient pu calmer une conscience aussi justement alarme que la mienne. Mais ici, Seigneur, tous les vestiges, non seulement de votre sainteté, mais de votre éclat et de votre figure sont supprimés; personne n'est enfermé dans votre tombeau; personne n'y parle de vous, et n'apprend aux autres ce que vous êtes ; personne ne vient vous y adorer, et
 
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il semble que, s'il y a un moment favorable pour un pécheur, c'est celui où j,e me. trouve maintenant, où le silence, est général, et où je parais seul pour vous adorer.
 
Ici, encore un scrupule dogmatique
 
Je sais bien que je me tromperais, si je croyais être seul prosterné devant vous, puisque, étant dans le tombeau, aussi bien que dans le ciel, tous les esprits célestes sont en adoration devant vous : mais tout ce que je discerne au dehors me favorise; et je ne saurais me persuader que, dans un abandon extérieur si général, vous entriez en jugement avec un serviteur unique, qui ose vous chercher dans le tombeau, et vous y reconnaître pour son libérateur (1).
 
Ce poème, que d'autres que moi j'espère trouveront prestigieux, s'arrête là; mais l'oraison continue encore pendant plusieurs pages. Duguet nous l'a dit plus haut. Un mot de l'Écriture, pas même cela, le bruissement d'une feuille, il n'en faut pas davantage pour que jaillissent chez liai les sources de l'inspiration; tant son « coeur est préparé à la prière, tant il est attendri, tant il est prêt à s'écouler comme l'eau »! tant sa plume est rompue aux jeux de l'amplification pieuse. Le miracle est que cette abondance ne tourne presque jamais au verbiage. Je ne puis me flatter d'avoir lu; d'un bout à l'autre, les quarante volumes de ses Explications bibliques - sauf les six de la Genèse, dont chaque page est une joie; mais, à quelque page que j'aie ouvert n'importe lequel de ses livres, j'ai constaté mille fois que le charme opère toujours. En tous cas, et c'est ici l'important, il n'ennuyait pas nos pères. Comment s'en étonner si l'on songe queles Effusions de Dom Morel les comblaient. Mais enfin, demandera-t-on, ce perpétuel recours aux formules, quel jour nous ouvre-t-il sur la vraie religion de cette époque. A tant de lectures, leur vie intérieure se nourrit-elle, progresse-t-elle? N'est-il pas à craindre, au contraire qu'une. pratique, si peu ascétique, si peu « exercice » en apparence et qui l'est
 
(1) Explication de l'ouverture du côté et de la Sépulture de Jésus-Christ. Bruxelles, 1731, pp. 1o7-113.
 
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certes beaucoup moins que l'application toute personnelle et vigoureuse des puissances, exigée par les méthodes modernes de la méditation discussives, que cette pratique, dis-je, ne les dispense insensiblement de penser et de prier ? Bref cette littérature, de plus en plus copieuse, destinée à initier les âmes à l'oraison dite mentale, n'aura-t-elle pas atténué, suspendu même l'heureuse évolution qu'elle se proposait de stimuler? Question difficile, qui intéresse plus directement la philosophie que l'histoire de la piété et que j'abandonnerais aux spécialistes si elle n'avait pas occupé les spirituels que je raconte (1).
 
(1) Dans les paragraphes qu'on vient de lire, nous avons vu évoluer les formules des prières sur leur terrain naturel, et dans leur climat propre, la littérature d'édification (méditations et élévations écrites, paraphrases bibliques). Ce domaine, bien qu'assez vaste, ne leur suffit pas. Les chrétiens de l'ancien Régime (humanisme et classicisme dévot) associaient la prière sinon à toutes les activités de l'esprit, du moins aux plus hautes. Pour Malebranche, par exemple, « philosophie et religion, écrit M. Gouhier, ne sont qu'une même chaîne de vérités ... La métaphysique s'achève naturellement en prière et la prière remonte vers Dieu lourde de métaphysique. Il semble que cc soit pour répondre à cette ferveur de l'intelligence que Malebranche ait composé ses méditations. v. Ramasser ainsi toute sa philosophie dans une suite de méditations et de colloques, n'était, dans la pensée de Malebranche, ni une feinte didactique, ni un simple procédé littéraire. « J'ai éprouvé, dit-il lui-même, que cette manière d'écrire m'édifiait » et « j'ai cru qu'elle serait propre à édifier les autres... Dieu m'est témoin de ce que je dis, et j'espère que par sa grâce de tous les ouvrages que j'ai faits, celui-là sera le plus utile à tous ceux qui le liront dans le même esprit que je l'ai composé », c'est-à dire qui le liront en priant, mieux encore qui le prieront comme il a été d'abord prié par Malebranche lui-même, si l'on peut s'exprimer ainsi. Méditations chrétiennes avec une introduction et des notes par Henri Gouhier, Paris, 1928, pp. 33-35.
Tout le monde sait par coeur, et qui mieux est, tout chrétien peut réciter à genoux la sublime formule par où s'achève le Traité de la Concupiscence. « Je me suis levé pendant la nuit avec David... » Le Traité de l'Existence et des attributs de Dieu n'est qu'un tissu de prières, comme aussi bien les nombreux ouvrages de Dom François Lamy, philosophe et écrivain de seconde zone, mais si curieux et si aimable que je me désole de n'avoir pu jusqu'ici le citer qu'en passant. Je recommande notamment aux connaisseurs les « Leçons de la sagesse sur l'engagement au service de Dieu, Paris, 17o3 » : très beau livre. Cet excellent bénédictin, d'ailleurs très original et qui ne détestait pas la bataille - il avait servi avant d'entrer à Saint-Maur, - grand admirateur, voire disciple de Descartes (il lui en coûta quelques lettres de cachet) - de Malebranche et de Fénelon, un des premiers apologistes qui aient exploité les Pensées de Pascal, avec cela d'une belle candeur intellectuelle, Dom François, dis-je, n'a jamais rien écrit de banal. J'espère que nous aurons bientôt sur lui une thèse de doctorat; et en vérité, il n'est que temps. Avec cela, et en dehors des prières philosophiques, on pense bien que lorsqu'un chrétien fervent de cette époque écrit ses mémoires - ses Confessions - il mêlera au récit de sa vie nombre de formules, sur le modèle de saint Augustin. Il yen a de bien curieuses dans les Mémoires de Beurrier, publiés par M. Jovy, notamment une élévation sur l'eau - mirabiles elationes maris - qui est un morceau de haut goût. Moins amusantes, mais d'une grave beauté religieuse, les prières que Thomas du Fossé insère dans ses mémoires. L'oraison finale - que je donne toute entière dans l'Excursus qui suivra le présent chapitre - est un document sans prix sur l'histoire intérieure du jansénisme. La moisson de formules que l'on recueillerait chez les petits moralistes chrétiens des XVII° et XVIII° siècles ne serait pas à négliger non plus. Ainsi, à la fin du Miroir pour les personnes colères, où, en découvrant les malheureux effets de cette passion, l'on trouve au même temps les moyens de s'en guérir (Liège, 1686), il y a de nombreuses formules (plus de cinquante pages) « pour demander la grâce de surmonter la colère ». Une étude sur ce genre littéraire ne serait pas inutile : au moins nous faudrait-il, avec un répertoire bibliographique, un recueil où se trouveraient réunies les plus belles d'abord de ces formules, mais aussi les plus curieuses, celles, veux-je dire, qui ont une valeur de document. Cf. l’Excursus qui va suivre.
 
 
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IV. - Il est impossible de fixer une ligne de démarcation rigoureuse entre les diverses formules qui nous ont occupés jusqu'ici : prières proprement liturgiques; prières quasi-liturgiques; méditations ou élévations écrites. Elles changent de caractère au gré de celui qui en fait usage. Liturgique lorsqu'on le récite à la messe, le Pater, rentre dans la catégorie des formules d'oraison, dès qu'on se donne le temps de le méditer. Il en va de même pour les prières extra-liturgiques, et à plus forte raison pour les plus longues d'entre elles, celles de Sanadon, par exemple. Disons donc simplement que les formules que nous étudions présentement ont cela de propre qu'elles sont faites, non pour être récitées, au sens liturgique du mot, mais pour être lues; on sait bien qu'il y a plusieurs façons de lire, mais justement la question est ici de savoir ce qu'il faut entendre par lecture. Nos maîtres vont nous l'apprendre :
 
Aimez la prière, écrit Duguet dans ses Avis à une religieuse..., dès qu'elle languit tout languit... Préférez la publique et la commune à toute autre. Regardez les Psaumes,
 
ceux manifestement que la prière publique lui prescrit de réciter,
 
comme dictés par le Saint-Esprit pour vous en particulier attendrissez-vous en les prononçant; entrez dans les intentions du Prophète, et prêtez à ses paroles un coeur tel que le sien.
 
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Ces premières lignes sont déjà très lumineuses. Primauté de la prière liturgique, étant bien entendu qu'elle n'est pas moins mentale que vocale. Bienfait des formules méditées :
 
Relisez les Confessions de saint Augustin pour y apprendre à prier...
 
 
Relisez-les, d'abord sans doute comme un modèle sur lequel vous vous façonnerez en dehors des heures consacrées à l'oraison; mais aussi relisez-les pendant l'oraison elle-même,
 
et, si vous ne pouvez suivre son ardeur et son amour, répétez au moins ses paroles; et unissez-vous à ce que vous entendrez, si vous n'êtes pas assez heureux pour I'éprouver et le sentir.
 
 
Mais quoi, lire ainsi, est-ce prier d'esprit et de coeur? oui, certainement, pensent-ils.
 
Faites grand état de la prière intérieure et mentale, pour vous accoutumer à bien faire celle qui a besoin de paroles et qui est très inutile si elle ne consiste qu'en paroles. Persévérez-y malgré votre dégoût.
 
Il n'est donc pas question de renoncer à méditer;
 
mais évitez-y les efforts de l'esprit et de l'imagination qui éptiisent la tête et dégoûtent le coeur. Substituez la lecture à la stérilité de votre esprit, et ne perdez pas inutilement le temps à cher-cher des pensées que la recherche même écarte quelquefois; ou à soutenir un ennui qu'un moment de lecture pourrait dissiper (1).
 
Éviter les efforts » recommande-t-il de nouveau dans une autre lettre. Ce n'est pas là un mol oreiller disposé sur les prie-Dieu; une leçon de paresse. On n'a jamais soupçonné Duguet de quiétisme. Il sait fort bien que le royaume de l'intérieur souffre violence et que la consigne évangélique Abneget semetipsum, tollat crucem, n'est pas suspendue pendant les heures de la prière. Mais il distingue ascèse et ascèse; effort et effort : les épines surnaturelles qui hérissent
 
(1) Lettres sur divers sujets de morale et de pitié, I, Paris, 1735, pp. 66, 67 : Cf. les mêmes avis proposés plus sommairement, t. VIII, Paris, 1736, pp. 47, sq. « Ypersévérer malgré son dégoût; s'y soutenir par la lecture: y éviter les efforts. »
 
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parfois les sentiers de l'oraison et celles que nous y semons de nos propres mains ; le cilice de notre choix et de notre fabrique ; le cilice que Dieu choisit et tisse pour nous; les dégoûts dont nous abreuve la privation des ferveurs sensibles; et les dégoûts qui suivent le stérile surmenage de nos puissances : en un mot, l'effort de qui se laisse faire par Dieu, et l'effort de qui tâche en vain d'amener Dieu à se laisser faire par nous le premier plus pénible sans doute que le second, puisque celui-ci a pour fin d'éviter la rudesse de celui-là. « Persévérez malgré les dégoûts. » - Sustine ; « Y éviter les efforts. » - Requiescite. Ces deux conseils ne sont pas contradictoires, puisqu'ils n'entendent pas régler les mêmes ressorts de l'âme.
On voit par où ces directions rejoignent la méthode discursive, telle que saint Ignace la propose, et par où elles s'en éloignent. Duguet ne demande pas à l'intelligence raisonnante de demeurer tout à fait inactive ou inappliquée pendant l'oraison : mais il ne veut pas davantage que cette application devienne un exercice laborieux et qu'on perde son temps « à chercher des pensées ». Ne pas en chercher et ne pas penser du tout, cela fait deux. Si elles se présentent Dieu aidant, comme d'elles-mêmes, à merveille! loin de gêner votre activité de prière, elles auront chance de la seconder; si elles font grève, n'essayez pas de secouer leur torpeur, comme font les collégiens en mal de dissertation, et contentez-vous bonnement des pensées et des déductions toutes faites que vous offrent les livres dévots. Nntôt que renoncer à « trouver des pensées», disait Bourdaloue, prenez la plume. A quoi bon, répond Daguet? L'oraison n'est pas une composition philosophique ou littéraire, pas même théologique; prenez un Iivre. Pourquoi, d'ailleurs, ce dédain du tout-fait? Ces pensées qui se pressent dans votre cerveau on sous votre plume, le plus souvent, c'est une lecture antérieure - ou un sermon - qui les a déposées chez vous ; les « consolations » intellectuelles n'étant d'ordinaire que des grâces de réminiscence. Avoir lu avant de méditer, lire
 
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en méditant, la différence psychologique de l'un à l'autre est presque nulle, à cela près que la seconde de ces deux méthodes ne risque pas de nous exalter à nos propres yeux. Dans l'une, notre esprit s'avoue stérile - « Substituez la lecture à la stérilité de votre esprit », - dans l'autre, il est parfois tenté de se complaire en sa propre fécondité.
Originales, du reste, ou empruntées; copieuses ou clair-semées; sublimes ou piteuses, peu importe la qualité même des pensées que nous mettons au service de la prière. Que l'eau du moulin ait traversé des champs de violettes ou des chaumes désolés, les roues n'en tourneront ni plus ni moins vite. L'intelligence n'est pas ici à ses pièces, elle ne travaille pas pour son propre compte, si l'on peut ainsi parler : simple servante, indispensable en dehors des hauts états mystiques, mais servante, et comme telle obligée de se plier aux deux activités maîtresses la grâce sanctifiante et la fine pointe - dont la collaboration transforme en prière les mouvements de nos diverses puissances. La prière intérieure, l'adhérence de l'âme profonde à Dieu est l'âme de la prière; les pensées, les raisonnements, les images, les mouvements affectifs n'en sont que l'écorce (1).
 
(1) La métaphore est de Bossuet lui-même dans un curieux passage où d'ailleurs l'influence directe d'Arnauld n'est que trop visible. Nous avons déjà rencontré ce passage mais il n'est pas inutile d'en reprendre l'examen : « Il est maintenant aisé, écrit Bossuet, d'expliquer les actes qui sont commandés (précieuse concession qui va loin, mais qu'il oubliera bientôt) au chrétien, et la manière la plus excellente de les pratiquer. De tous ces actes, les plus impurs et les plus grossiers sont ceux qu'on réduit en formule, et qu'on fait comme on les trouve dans les livres sous ce titre : Acte de Contrition, Acte d'offrande, et ainsi des autres. » - Et ainsi, Monseigneur, s'il m'est permis de vous interrompre, et ainsi de l'acte des actes, qui est l'oraison dominicale, une « formule » n'est-il pas vrai « et qu'on fait comme on la trouve e dans l'Evangile? - Il continue : « Ces actes sont très imparfaits, et même souvent ne sont qu'un amusement de notre imagination sans qu'il en entre rien dans le coeur. Ils ont cependant leur utilité dans ceux qui commencent à goûter Dieu. » - Les mystiques, répondrais-je, sont moins dédaigneux ils ne dispensent personne de ces actes, pas même les parfaits. - « C'est une écorce, il est vrai; mais, à travers cette écorce, la bonne sève se coule; c'est la neige sur le blé, qui, en le couvrant, engraisse la terre, et fournit au grain de la nourriture: on en vient peu à peu aux actes du coeur », (Instructions sur les états d'oraison, livre V. XXIII - Rien que peu à peu, croyez-vous ? Il me semble plutôt que c'est tout l'un où tout l'autre; si un « acte du coeur » n'accompagne pas la récitation des formules, cette récitation n'est qu'un psittacisme. « La prière intérieure écrit Duguet, est... l'âme de la prière vocale » (Traité de la Prière publique, édit, de Paris, 1713, p. 218). l'as de prière vocale qui ne soit, en même temps qu'un peu d'air battu, un « acte du coeur. ». On sent bien la gravité de ce débat. Il s'agit, en effet, de savoir si la prière intérieure - la seule vraie - est le privilège des parfaits. D'après Bossuet, les commençants n'y peuvent prétenare; ils n'y parviennent que peu à peu, c'est-à-dire qu'en cessant d'être des commençants et en rejoignant les parfaits. Quoi qu'il en soit l'image est admirable. Une écorce, tous les mots des formules, oui certes; mais les pensées ne sont pas, si j'ose dire, logées à une autre enseigne que les mots. Comprendre les mots d'une formule, est-ce prier ? Plus encore, ces mouvements affectifs que, très probablement, Bossuet veut signifier par ces a actes du coeur », ces goûts, ces émotions, pris eu eux-mêmes et non encore animés, informés par la volonté profonde de prier et par la grâce sanctifiante, ces affections, dis-je, ne sont pas encore prière, - et chez celui qui prie pour de bon, elles ne sont, comme les pensées, comme les mots, que l'écorce de la prière.
 
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On pourrait aussi comparer, je crois, la part des activités proprement intellectuelles dans la prière, à la part du souffleur dans une tragédie. Si belle que sa propre voix lui paraisse, le souffleur n'est pas là pour que le public l'entende, mais uniquement pour aider l'acteur à tenir son rôle. Comparaison, d'ailleurs défaillante, puisque après tout le souffleur, lui aussi, parle comme fait l'acteur, et en se servant des mêmes organes, au lieu que l'activité propre de la prière diffère de l'activité discursive. Et, pour prendre cette même comparaison d'un autre biais, comme il importe peu au succès d'une tragédie que l'acteur puisse ou non se passer du souffleur, il n'importe pas davantage au succès de l'oraison qu'elle emprunte ou non à des formules toutes faites les quelques pensées que la mystérieuse alchimie de l'intérieur transformera en prières (1).
 
(1) L'histoire vraie de l'oraison dite mentale, aux XVII° et XVIII°» siècles, nous échappe. Des deux doctrines que nous venons d'exposer : l'une qui fait appel à la seule activité spontanée des puissances, l'autre qui permet le recours fréquent aux formules d'autrui, nous ne savons quelle est celle qui s'est imposée avec le plus de succès, lI me paraît néanmoins assez probable que les contraintes ascétiques de la première sont allées se desserrant peu à peu. C'est ainsi que nous avons vu succéder aux schémas squelettiques de Dom Rainssant les méditations intarissables de Dom Morel. D'où l'abondante littérature que nous venons d'explorer et qui a dû servir, le plus sou-vent, non pas à la simple préparation de l’« oraison mentale », comme les textes de Rainssant, mais à la pratique même de cette oraison. Revanche éclatante des formules et de l'oraison dite vocale : retour insensible et comme instinctif à l'ancienne Lectio divina. Celui qui préside à l'évolution de la prière, similis est homini patrifamilias qui profert de thesauro suo Nova ET VETERA.
 
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EXCURSUS
 
I. - De l'emploi littéraire et pédagogique des formules de prières, en dehors de recueils semi-liturgiques.
 
A l'appui de ce qui a été dit plus haut, pages 292, 293, voici quelques-unes de ces formules qui donneront une idée du genre. J'emprunte la première à un ouvrage de controverse (Pellisson); la seconde à un traité de morale (Miroir pour les personnes colères); la troisième aux Mémoires de Beurrier ; c'est un pastiche très amusant de saint Augustin ; la quatrième, au manuel d'initiation sacerdotale de Mathieu Beuvelet, livre très remarquable par sa date, 164o; d'ailleurs sans éclat, mais plein d'onction, livre aussi tout bérullien et qui montre à. quel point la spiritualité de l'Ecole française avait pénétré le clergé de l'ancien régime. Inutile de citer les belles prières métaphysiques de Fénelon et de Malebranche. Qui ne les connaît ? Cf. les éditions excellentes qu'ont données M. Bridet des Conversations chrétiennes (Garnier, 1929) et M. Gouhier des Méditations chrétiennes ( Ed. Montaigne, 1928).
 
§ 1. Prière de Pellisson pour le retour des protestants.
 
Mais c'est vous, Père Eternel, Père des miséricordes, qui commencez et qui finissez en nous votre propre ouvrage.
Fils éternel, Fils bien-aimé, c'est vous qui par amour pouvez tirer toutes choses au Père et à vous.
Esprit Eternel et Saint, c'est vous qui touchez les esprits.
Unité que nous adorons en la Trinité, il n'appartient qu'à vous de réunir au grand et véritable Corps des Chrétiens tous ceux qui vous adorent, et qui vous invoquent.
Pour les péchés des hommes, Seigneur, vous avez justement affligé votre Eglise de tant de schismes. Veuillez la consoler pour l'honneur de votre nom même.
Le grand Roi que vous nous avez donné, comblé de tant de bénédictions, couronné de tant de gloire, fait sa plus grande
 
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gloire pourtant de n'être que votre image. Que ses soins et ses travaux ne soient aussi qu'une légère image des vôtres.
Qu'on vous reconnaisse, qu'on vous obéisse en lui, d'une obéissance véritable et sincère.
Pasteur des pasteurs, ne courrez-vous point après ces brebis égarées, soit qu'elles vous layent, soit qu'elles vous cherchent;
Et que deviendra cette bonté infinie qui vous a fait mettre jusqu'à votre vie pour elles?
Encore que tout le troupeau ne puisse vivre sans vous, si vous écoutez ses voeux et ses souhaits, vous le quitterez plutôt que d'abandonner celles qui périssent.
Fortifiez, Seigneur, ce qui est infirme, guérissez ce qui est malade, rétablissez ce qui est démis ou rompu, rapportez sur vos épaules ce qui n'est pas en état de vous suivre.
Vos entrailles ont été émues de compassion, quand vous avez vu une grande multitude errante après vous au désert, comme brebis sans pasteur, prête à défaillir en chemin, si on la renvoyait sans nourriture.
Vos Apôtres doutaient ; nais cinq pains se sont multipliés entre vos mains pour se partager à cinq mille personnes, et demeurer néanmoins en plus grande abondance qu'auparavant..
Pain descendu du ciel, pain du ciel, pain de vie, pain vivant, il ne vous est pas plus difficile de vous multiplier vous-même pour la nourriture de vos fidèles, sans qu'il y ait aucun changement en vous.
Que le coeur de nos Frères brûle en eux, quand vous leur expliquerez les Ecritures qu'ils croyent entendre, et n'entendent pas. Obligez-les de vous désirer, afin qu'ils vous forcent de demeurer avec eux.
Que leurs yeux soient ouverts à la fin pour vous reconnaître en la fraction du pain; et que tous ensemble, en ces sacrés symboles d'union et de paix, ou plutôt en votre propre corps, et en votre propre sang, nous ne soyons qu'un avec vous, comme vous n'êtes qu'un avec votre Père céleste.
(Réflexions sur les Différends de la Religion, Paris, 1686, pp. 98-1o1.)
 
§ 2. - Miroir pour les personnes colères.
 
A. - Prière pour demander la grâce de surmonter la colère.
 
Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Dieu, je suis persuadé que si l'on peut modérer sa colère en se regardant dans un miroir,
 
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je trouverai un secours bien plus prompt et bien plus efficace en vous regardant étendu en croix entre deux larrons, où vous êtes un parfait miroir de patience, et de douceur. Si les Juifs en regardant le serpent d'airain, ont été guéris des morsures des serpents, sans doute qu'en vous considérant attentivement avec foi, espérance, et charité, ou je ne me laisserai pas mordre par le serpent cruel de la colère, ou, s'il me pique, j'en serai infailliblement guéri en faisant réflexion sur votre patience, qui a été si grande, qu'elle a été une preuve suffisante de votre Divinité et qu'elle a rendu les Juifs inexcusables dans leur endurcissement, puisqu'ils auraient dû vous reconnaitre pour le vrai Dieu; un simple homme n'étant pas capable d'une telle patience. Faites, mon Sauveur, que je jette souvent les yeux du corps et ceux de l'esprit sur votre image, et que j'aie honte de ne pas vouloir souffrir sans murmurer et sans me fâcher, après que vous m'en avez donné si souvent l'exemple vous-même.
 
B. - Aux saints Anges.
 
Esprits bienheureux, qui par la condition de votre nature spirituelle, êtes exempts des mouvements sensibles et corporels que produisent dans nos corps la colère et les autres passions, j'ai recours à votre intercession pour obtenir de Dieu la grâce de vaincre ma colère. Obtenez-moi, je vous supplie, de sa bonté et de sa miséricorde infinie, que je considère tous les premiers mouvements qui s'élèvent malgré moi dans mon cśur comme des sujets de honte et de confusion... Que, par le secours efficace de la grâce de Jésus-Christ, j'écrase ces petits serpents dès leur naissance, j'étouffe ces enfants de Babylone contre la pierre, qui n'est autre que la douceur de Jésus-Christ...
Vous êtes les ministres de Dieu..., qui êtes plus Iégcrs que le vent et plus prompts et plus ardents que le feu, lorsqu'il s'agit d'accomplir ses ordres : un seul d'entre vous, dans une seule nuit, a défait une armée entière et tué cent quatre-vingt-cinq mille hommes...; mais vous n'êtes pas émus de colère non plus que lui, parce qu'il vous rend participants de son immutabilité, et que vous ne cherchez dans tous les maux que vous faites souffrir à ces malheureux que la simple exécution de sa justice adorable. Les officiers des rois.., qui punissent les criminels..., y mêlent souvent leur intérêt et leur passion... Vous êtes bien éloignés de ces défauts... Priez sa divine Majesté qu'elle me fasse la grâce de ne jamais agir par colère..., lorsque mon état et ma condition m'obligeront de reprendre et de châtier les personnes
 
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qui seraient soumises à ma charge : que je sois tout de feu comme vous par un zèle très ardent, mais qu'il ne s'y mêle point de fumée; que je sois aussi prompt que le vent, mais qu'il n'y ait point de tourbillon qui renverse aussi bien ce qui était solide que ce qui était fragile...
 
C. - Si vous ne pouvez vous guérir, passez du moins votre colère sur le démon.
 
Disons-lui pour décharger notre colère toutes les injures que la vérité nous permet de proférer, appelons cet infortuné un esprit impur ; c'est la qualité infâme que les Evangélistes et les Apôtres lui ont donnée. Nommons-le la plus laide et la plus difforme de toutes les créatures, un calomniateur; c'est ce que signifie le mot de diable, un serpent dangereux, un lion rugissant, un père de mensonge, un fourbe, un trompeur, un homicide dès le commencement du monde, un singe de la Divinité, un jaloux de la gloire du vrai Dieu, un corrupteur des bonnes moeurs, qui a introduit toutes les tromperies, toutes les superstitions, l'idolâtrie, toutes les impiétés et toutes les abominations qui ont paru dans le monde; le Prince des ténèbres, l'inventeur de la malice, l'empoisonneur du genre humain, qui a présenté au premier homme le poison qui lui a donné et à tous ses descendants la mort de l'âme et du corps, un enragé, un furieux, un damné, en un mot l'auteur de tous les maux.
Ajoutons, si nous voulons, toutes les autres imprécations qu'il est aisé de recueillir dans la Sainte Écriture, et dans les ouvrages des saints Pères de l'Eglise, chassons par des anathèmes et des malédictions ce malheureux, crions après lui, il sera contraint de s'enfuir, confus de notre résistance vigoureuse. Résistez au diable et il prendra la fuite. Retire-toi dans les cachots souterrains, où tu as été justement précipité par tes péchés, ennemi de tout bien, source de tout mal, demeure à jamais dans une confusion éternelle. Tu étais plus beau que le soleil, tu étais l'image la plus parfaite de la Divinité, tu étais la première de toutes les créatures; mais ton orgueil t'a fait tomber dans le plus profond de l'abime. Je me réjouis de tout mon coeur avec toute la dilatation dont il est capable, de ce que la tyrannie que tu avais usurpée a été détruite par Jésus-Christ, mon Sauveur et mon Roi, que les temples profanes où tu étais honoré ont été détruits, que les idoles et les simulacres abominables dans lesquels tu rendais de faux oracles ont été renversés.. J'ai une joie indicible de ce que les Gentils que tu avais abusés ont reconnu la vérité de
 
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la Religion chrétienne, que toutes les persécutions sanglantes que tu as excitées contre l'Eglise de Jésus-Christ par la fureur des empereurs idolâtres, par toutes les puissances de la terre, par la fausse sagesse des philosophes païens,. par le zèle indiscret et emporté des Juifs, par la fureur des Schismatiques, par l'aveuglement des Hérétiques, par le dérèglement des Chrétiens, par les fausses maximes des, mondains, par les folies des Athées, n'ont pu et ne pourront jamais jusqu'à la fin du monde ébranler la vérité de la foi catholique, ni ralentir la charité des fidèles, ni ravir un seul des prédestinés des mains de Jésus-Christ. Je me réjouis de ce que tu as été réduit à la nécessité de demander à notre divin Sauveur comme une faveur et une grâce, la liberté de te jeter dans le corps d'un troupeau de cochons pour les précipiter ensuite dans la nier : tu as été contraint malgré toi de faire connaître clairement par cette demande que tu es un esprit plein de malice, et qui te plais dans l'ordure.
Je suis ravi de ce que toutes les entreprises que tu as faites depuis le commencement du monde, et que tu continueras jusqu'à la fin pour détourner les hommes du service de Dieu, et pour les engager avec toi dans les supplices de l'enfer, ne serviront qu'à te charger de honte, et augmenter la grandeur de tes tourments. Plus tu auras de complices de tes crimes, et plus grands seront tes supplices. Tu en seras l'infâme bourreau durant toute l'éternité; leur grand nombre ne servira qu'à allumer le feu qui te tourmente, et le rendre plus ardent; plus ce lieu de toutes les immondices de l'univers sera rempli, plus tu seras enfoncé dans l'ordure et dans la puanteur ; la bonté de Dieu paraîtra en dépit de toi, dans le salut de ses élus ; et son indépendance dans le grand monde des damnés. Et tout l'univers par ce moyen publiera à jamais sa miséricorde et sa justice qui sont également adorable. (Miroir pour les personnes colères, où, en découvrant les malheureux effets de cette passion, l'on trouve au mdme temps les moyens de s'en guérir, Liège, pp. 3o4-3o5 ; 338-342, soixante pages de prières.)
 
§ 3. - Elévations devant la mer ou Digression morale sur les merveilles de Dieu que j'ai vues durant mes visites sur les côtes maritimes, que je consacre à sa divine Majesté comme un divin cantique à sa louange.
Mirabiles elationes maris, mirabilis in altis Dominus. Testimonia tua credibilia facta sunt nimis.. Psal.. XCII.
 
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I. Je me sens obligé, ô mon Dieu, de confesser votre nom adorable et de vous remercier des bons sentiments que vous m'avez communiqués en voyant les ouvrages de vos toutes-puissantes mains, et singulièrement cet élément de l'eau, qui est une belle glace et un excellent. miroir de vos grandeurs et qui me doit faire souvenir de ma naissance chrétienne, puisque vous me l'avez voulu choisir pour servir de matière à ma régénération : c'est en cette eau salutaire que j'ai déposé les ordures contractées dans ma première naissance, sans que cette eau en soit souillée.
II. Votre grand serviteur, saint Anastase Sinaïte, dans son ouvrage des six jours, m'apprend. que nous ne devons approcher de cet élément qu'avec respect, et que la raison pour laquelle, mon Seigneur Jésus, vous l'avez fait servir à votre baptême et au nôtre plutôt que toute autre matière, c'est que l'eau est une vierge féconde., qu'elle est le lieu et la demeure de la pudeur, que les poissons qui la remplissent aiment la pudicité, dont Tertullien me fait connaître la raison tirée de votre Sainte Lcriture, à savoir que votre divin esprit de pureté la lui a communiquée en la couvrant de son ombre. Aussi Pline et lien m'enseignent que la plupart des poissons évitent les approches, qu'ils conçoivent par le vent et par l'eau à laquelle vous avez communiqué une vertu séminale et féconde, ce qui se voit par l'expérience des turbots, des huîtres. et de tous les poissons qui naissent danse des coquilles, comme aussi ceux dont le sang tient de la pourpre; les. conques qui conçoivent les perles sont autant de productions vierges qui s'engendrent du limon vivifié par le soleil. Je puis dire avec fondement que le dauphin qu'on nomme le roi des poissons, a une naissance virginale : car faisant un jour la visite dans notre maison de Graville, à une lieue du Havre-de-Grâce, l'après-dîner du jour de la rénovation des voeux que j'avais fait faire, nous étant allés promener par récréation sur les bords de la mer pour y admirer vos merveilles, j'eus la curiosité de ramasser deux moules, l'un était rond et l'autre carré, dans le dessein de considérer la nature et les membres des. huîtres qui y étaient enfermées, ce que je fis le soir en présence de nos religieux. Je fis apporter un réchaud de feu., une grande écuelle pleine d'eau, je la mis, avec ces deux moules dans cette écuelle, sur le réchaud, et, après que la chaleur du feu eût ouvert ces coquilles, je pris celle. qui était ronde qu'on appelle communément coquille de Saint-Michel, parce que ce lieu en est bien plus peuplé, et on les voit sur le sable en allant au Mont. Je retirai l'huître fort adroitement de sa conque avec
 
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une épingle, je la considérai et la montrai à nos religieux anatomiquement. Je leur fis remarquer un petit poisson de la même forme que les dauphins; sur sa tête il y avait une petite couronne de chair jaunâtre qui y tenait par deux petits filets de chair; elle était ouverte par le milieu, et le tout était comme ciselé en forme de tresse et le reste du corps fait comme les dauphins. Dans l'autre qui était plus longue que large, nous y trouvâmes un petit poisson qui ressemblait à un petit cochon de lait, ce qui nous fit conjecturer que les dauphins et les marsouins prennent leur naissance virginale dans des coquilles pareilles à celles-là. Soyez béni à jamais, mon Dieu, auteur de ces merveilles!...
III. Il est constant que rien ne me fait mieux connaître votre virginale fécondité, ô mon Dieu, comme la fécondité des eaux : car si j'entre dans ces abîmes de l'océan et que je veuille faire le compte de tous les poissons qui y naissent et qui y vivent, il me sera impossible d'y réussir. J'ai vu en une pêche d'un seul filet, étant un jour au Tréport, une infinité de poissons grands et petits de différentes espèces qui me surprirent par leur diversité. L'on fit présent au R. P. Boulard qui avait demeuré autrefois dans notre abbaye d'Eu, d'une morue fraîche que nous mangeâmes le lendemain; c'était un mets très délicieux. Les naturalistes et les physiciens sont tous d'accord qu'il y a plus d'animaux dans la mer qu'il n'y en a dans les airs et sur la terre ensemble : aussi voit-on des poissons qui ressemblent et portent le nom de la plupart des animaux terrestres et des oiseaux, et Pline nous assure que dans la mer il y a au moins cent septante et six espèces différentes de poissons, sans les autres qui nous sont inconnues, et le P. Rapine, traitant de votre divine Providence, prouve que, dans les trois éléments de l'air, et de la terre, et de l'eau, il y a deux cent cinquante-deux mille six cent vingtquatre millions d'animaux dont chacun est estimé aussi gros et aussi pesant que l'homme. O que votre maison ou votre famille est grande, ô mon Dieu, et que le lieu de votre possession est peuplé et étendu: 11 faut avouer que vous êtes un grand Père nourricier, qui satisfaites à tant de bouches et qui ne laissez périr de faim aucun de ces animaux...
C'est vous qui dites à la nier lorsqu'elle paraît la plus furieuse et la plus indomptable : « Vous ne passerez point les bornes que je vous ai marquées, vous viendrez jusque-là et vous briserez là l'orgueil de vos flots », comme je l'ai plusieurs fois remarqué avec admiration de ce que des petits grains de sable arrêtaient
 
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toutes ces vagues impétueuses, lesquelles, un jour que j'étais au bord de la nier monté sur mon cheval, pour lui affermir les jambes fatiguées par son eau salée, une vague poussa l'eau sur ma tète et s'arrêta incontinent, car vous donnez, ô mon Dieu, des limites à la fureur des méchants, et selon l'ordre de votre sagesse et de votre justice, la tempête de la persécution s'élève ou se calme quand il vous plaît. J'en ai remarqué cent exemples à mon égard...
Cette vérité constante me fait connaître, particulièrement dans le passage de vos serviteurs, les enfants d'Israël, par la mer Rouge, que votre route est dans la mer et vos sentiers sur les grandes eaux, qu'on ne pourra connaître que dans le ciel les traces de vos pas et les ressorts de votre divine conduite sur vos élus :
 
Ta main fit dans l'Egypte avec magnificence
Paraître jadis sa puissance
Pour ton peuple affligé.
Déployant de ton bras la force redoutable,
Tu tiras de Jacob la race misérable
Des fers d'un tyran enragé.
 
Du superbe océan les campagnes te virent,
Leurs tremblants abîmes te firent
Un passage nouveau.
Nos pères à pied sec sur le bord arrivèrent
Et leurs persécuteurs à leur honte y trouvèrent
Et le supplice et le tombeau.
 
Toi seul à tes enfants, juste arbitre du monde,
Pouvais faire au milieu de l'onde
Un sentier inconnu.
Toi seul la refermant après ces grands prodiges
Pouvais dessus les flots effacer les vestiges
Du chemin qu'ils avaient tenu.
 
(Ernest Jovy. Pascal inédit. III : Les contemporains de Pascal... d'après les mémoires inédits du P. Beurrier, Vitry-le-François, 191o, pp. 47-54. Les vers sont, je crois, de Godeau.)
 
§ 4. - Directions pour les Fonctions du Prêtre.
Pour baptiser.
 
Je vous adore, mon Sauveur, instituant le Sacrement du Baptême pour le salut des hommes : ô que béni soyez-vous à
 
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jamais de cette grâce ! Faites, mon Sauveur, que nous soyons tous affranchis de nos péchés ; je déteste tous ceux que j'ai jamais commis, en considération de vos bontés. Et puisque vous désirez que je sois l'organe de votre parole pour la sanctification des âmes par le saint Baptême, je me donne à vous pour entrer dans ce haut dessein, spécialement à l'égard de cet enfant que j'ai intention de baptiser, pour être fait membre de votre corps mystique ! Bannissez-en par vos opérations intérieures tout esprit de Satan; et prenez-en possession pour jamais : Sainte Vierge, impétrez la méme grâce à tous les Infidèles par le désir très ardent que vous avez de la sanctification du nom de votre Fils, et du salut de ceux qu'il a rachetés par son précieux Sang.
 
Pour donner la Communion.
 
Jésus, mon divin maître, je vous adore, donnant votre précieux Corps à vos Disciples, je me donne à vous pour entrer dans vos saintes dispositions. 0 que ne puis-je vous loger dans tous les coins du monde, et vous y faire régner entièrement ! Donnez, mon Seigneur à tous ceux qui se présentent pour vous recevoir et à tous les hommes, une faim de cette sacrée viande, une pureté angélique, un amour cordial, une humilité profonde, et toutes les dispositions que vous désirez en eux, ne permettez pas qu'il y ait un Judas à votre Table, et que mes péchés, dont j'ai regret pour l'amour de vous, empêchent les effets de vos miséricordes en eux.
 
Pour le Sacrement de Pénitence.
 
Deus propitius esto mihi peccatori abominando et terra ipsa indigno ! 0 Dieu de miséricorde ! je vous adore en qualité de souverain Prêtre et Juge de tous les hommes. Hélas, mon Seigneur, je suis criminel, et comment osé-je prétendre de sanctifier les autres ? Toutefois, vous le voulez, et je le dois pour obéir à vos ordres. Que. ce soit donc, mon Dieu, le motif unique de mon ministère de détruire le règne du péché dans les âmes pour y établir le vôtre. Je me donne à vous pour entrer dans l'horreur que vous avez du péché ; dans vos lumières pour juger les hommes et connaître vos desseins sur eux; dans votre charité divine pour concevoir des sentiments d'une compassion chrétienne à leur égard; je renonce à tout respect humain, tout intérét particulier, toute sensualité et curiosité. Donnez, mon Sauveur, à tous ceux que votre Providence adressera à moi, un
 
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coeur contrit, un esprit docile, une persévérance constante de votre service, et ne souffrez pas que sanctifiant les autres, jà devienne esclave du péché. C'est ce que j'espère par votre precieux Sang. Ainsi soit-il.
 
Pour la visite des malades.
 
Mon Sauveur Jésus-Christ, je vous adore visitant le serviteur du Centurion, ou la belle-mère de saint Pierre, avec une indicible charité. O que vous êtes un sage médecin ! vous rendez la santé, mais à l'âme plutôt qu'au corps; et c'est en vous seul que je trouve la parfaite consolation des affligés. J'adore votre sainte conduite en cette occasion, visitant plutôt le pauvre que le riche. Je me donne à vous pour être un instrument digne de vous. Donnez à mon coeur un sentiment de charité et de sainte compassion, que je considère davantage l'infirmité de l'âme que celle du corps : mettez en ma bouche des paroles d'une consolation solide, et ne souffrez pas que dans le dessein que j'ai de vous visiter en ce malade, je fasse aucune chose qui puisse déplaire à Votre Majesté.
 
Pour le Sacrement de Mariage et Bénédiction du lit.
 
J'adore, ô mon Seigneur Jésus, toutes les dispositions sainte avec lesquelles vous avez assisté aux noces de Cana en Galilées J'adore le très saint usage que vous y avez fait de vos très chastes yeux, de vos oreilles, de votre langue, et de tous vos sens. J'adore cette immense charité par laquelle vous y avez fait paraître la gloire de votre saint Nom opérant un miracle. J'adore enfin tous les mystères qui me sont cachés, et les desseins que vous aviez sur moi, et sur tous les hommes en cette occasion. Faites, mon Seigneur, que ma présence, par le mérite de vos dispositions divines, soit un moyen efficace pour empêcher toute dissolution, et que mon ministère contribue à la sanctification actuelle de mon prochain. Eloignez, mon Dieu, de l'âme de vos serviteurs tout obstacle à la grâce du Sacrement, afin qu'elle soit en eux un principe de bonnes oeuvres et de la sainte éducation des enfants pour la gloire de votre saint nom.
 
Pour le Clerc des Sacrements.
 
Mon Dieu, puisque la sainte obéissance m'assure, que Votre Majesté veut se servir de mon ministère pour coopérer à la
 
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sanctification des âmes, bien que je m'en connaisse très indigne pour mes péchés, dont je vous demande pardon; je m'offre à vous pour entrer dans la disposition de Jésus-Christ sanctifiant les hommes ; je désire de vous y glorifier uniquement, moyennant votre sainte grâce. Ainsi soit-il.
 
Pour le Catéchisme.
 
Etant arrivé à l'Église, il faut adorer la Sagesse incarnée résidante au très Saint Sacrement, faire un acte de contrition, el demander sa bénédiction pour faire cette action purement pour sa gloire...
Pour s'y porter avec plus de zèle, il faut considérer des yeux de la foi la ferveur de Notre-Seigneur, avec laquelle il allait de ville en ville, de village en village, annoncer aux pauvres le royaume de Dieu, et en cette considération se donner à lui pour entrer dans son saint zèle, et en recevoir quelque participation, disant :
O Jésus, mon cher Maître ! quand sera-ce que votre zèle me consommera, et que je n'aurai de l'amour et de la ferveur que pour la sanctification de votre Nom?
Ensuite, regarder par la Foi l'estime que Dieu fait des âmes et en particulier de celle du plus pauvre et du plus abject des enfants que l'on va enseigner; disant en son coeur; O Jésus mon Seigneur! que vous aimiez cette âme lorsque vous épanchiez votre Sang Précieux pour elle, et que vous souffriez tous les mépris, ignominies, toutes les croix et fatigues pour la sauver! O Dieu débonnaire, faites que je sois tendrement amoureux de ces âmes, et que nulle autre considération ne me fasse jamais entreprendre cette action. O pauvre enfant ! que tu es vil et abject aux yeux des hommes! mais que ton âme est précieuse et aimable dans les plaies sacrées de notre Sauveur !
Pacte avec Notre-Seigneur pour lui faire offre de toute la journée.
Bonorum meorum non eges. Psal. 15 v. 52.
 
O Jésus, Dieu de miséricorde, je suis très indigne, pour mes innombrables péchés, de paraître devant votre face, ou de vous donner aucune louange, néanmoins, sur la confiance que j'ai en votre bonté, pour la gloire de votre saint Nom et le salut de mon âme, je vous offre ce pacte que présentement je fais avec Votre
 
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Majesté, que toutes les fois que je regarderai le Ciel, je frappe-rai ma poitrine, que je regarderai quelque dévote image, que j'entendrai l'horloge ou le son des cloches, que je tiendrai un livre ou chapelet, à chaque moment, battement de mon coeur, clin de l'oeil, mouvement de mon coeur et de mon âme, lorsque le monde, la chair et le démon me livreront quelques attaques, et me solliciteront à faire quelque chose contre votre volonté, je déclare maintenant, que j'ai le désir de produire en la meilleure manière qu'il se peut, ces actes suivants, bien que je n'y fasse alors aucune réflexion, et n'en aie la pensée.
Je me réjouis et vous bénis de tout mon coeur, de ce que vous êtes infiniment parfait, et heureux que toutes les créatures dépendent entièrement de vous.
Je me réjouis et vous rends grâces de tous les biens qui se sont faits, se font et se feront, et que c'est par votre grâce qu'ils sont faits, de toutes les louanges que vous rendent tous les Saints et Anges à jamais.
Je vous offre tous les sacrifices qui ont jamais été offerts sont et seront, et pourront être offerts, dans une infinité de mondes à tout jamais, avec tous les sentiments de religion et de reconnaissance, que vous aviez sur la Croix.
Je suis très marri de vous avoir offensé, j'espère en votre miséricorde, et propose, moyennant votre grâce, de me corriger.
Je suis très marri des péchés qui se commettent par tout le monde, et voudrais pouvoir les empêcher en donnant mille vies, si je les avais, désirant que les Saints et les Anges vous bénissent à jamais pour réparer aucunement ces injures qui sont faites à Votre Majesté.
Je pardonne de tout mon coeur à tous ceux qui pourraient m'avoir offensé, leur désirant pour chaque injure une grâce nouvelle, afin que jamais ils ne vous offensent.
Je m'abandonne tout à vous, corps, âme, vie, actions, volonté, entendement, liberté pour en disposer et dans le temps, et dans l'éternité, selon votre bon plaisir.
Enfin, je vous offre votre vie, vos actions, vos peines, votre passion, et tout ce qui s'est passé en vous durant votre vie mortelle, pour être éternellement loué, béni et glorifié par vous-même, et en action de grâces de vos miséricordes.
J'ai intention de confirmer et réitérer chacun de ces actes à chaque instant de ma vie, en la meilleure manière qu'il se peut. (Conduite pour les exercices principaux, par Maître M. Beuvelet, pp. 219-226; 256 à 258.)
 
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II. - Diffusion de la formule oratorienne O Jesu vivens in maria.
 
Cette formule parfaite qui, grâce à l'esprit traditionnel des Messieurs de Saint-Sulpice, est familière aujourd'hui encore au clergé de France, devait être assez répandue, au XVII° siècle, en dehors des milieux bérulliens, puisque je la retrouve dans un livre de la Mère de Blémur Exercice de la mort contenant diverses pratiques de dévotion très utiles pour se disposer à mourir, Paris, 1677. Il est vrai que la distance n'est pas longue de Saint-Sulpice à la rue Férou, où était la maison mère des Bénédictines du Saint-Sacrement (fondation de la Mère Mechtilde, cf. t. IX, p. 207, sq.) et que Jacqueline de Blémur, sacramentine elle aussi, a dû vivre dans cette maison.
 
O Jésus, vivant en Marie, venez et vivez en moi, en votre esprit de sainteté, en la plénitude de votre vertu, en la perfection de vos voies, en la vérité de vos vertus, en la communion de vos divins mystères. Dominez en moi sur toutes les puissances ennemies, le monde, le diable et la chair, en la vertu du Saint-Esprit et pour la gloire de votre Père. (p. 14o.)
 
Et la revoici abrégée en latin, à la page 293.
 
Veni, domine Jesu, et vive in his famulabus tuis, in plenitudine virtutis tuæ, et dominare potestati adversæ.
 
« Famulabus » donnerait à croire que la formule latine était en usage chez les Sacramentines de la rue Férou.
 
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III. - Jacques de Jésus et la contemplation imaginative ou romancée des mystères.
 
Je voudrais ici attirer l'attention des bibliographes, des historiens, et plus encore des spirituels sur un très curieux personnage que je viens à peine de découvrir, et par qui se continue chez nous, jusque vers le milieu du XVII° siècle, la tradition médiévale du Pseudo-Bonaventure, de Ludolphe, de Gerson..., tradition qui jusqu'ici a plus occupé les historiens de l'art, que les historiens et que les philosophes de la prière. Cf. dans mes notes sur les Exercices de saint Ignace K Vie spirituelle, juin 1929) : la Composition de lieu [164-168]; la Contemplation de la Nativité [174-182]; cf. aussi, dans la même revue, avril 193o, mes Adieux à la Controverse [13-15].
Exercices de dévotion sur la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère la Sacrée Vierge Marie, où sont pieusement et familièrement déduits, non seulement les Mystères fréquentés de toute l'Eglise, mais encore les actions particulières de l'un et de l'autre, jusques aux moins connues aux fidèles, par Jacques de Jésus, prêtre, Paris, 1655. Le titre à lui seul vaut un long poème. Quant à la personne même de l'auteur, je n'en sais que ce qu'il a bien voulu nous en dire lui-même, dans son Avis au lecteur.
« Mon cher lecteur, après avoir excité les fidèles de l'Eglise l'espace de dix-huit ans, à compter dès l'an 1636, par centaines de milliers d'actes de piété, en livres, images et manuscrits, les uns sous le nom de Jacques de Sainte Barbe, - à savoir les Entretiens spirituels pour adorer le Saint Sacrement de l'Autel.., neuvième impression ; et les autres, sous le nom de Jacques de Sainte Marie, à savoir le livre intitulé : Exercices et considérations très utiles pour une âme dévote, qui désire fléchir Dieu à miséricorde pendant le temps de guerre..., dixième impression; le livre des Litanies des Saints Anges... quatrième impression; le livre intitulé Avis aux âmes dévotes touchant l'intérêt de Dieu
 
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négligé; le livre du Bouclier invincible, et celui de l'Ambassade de l'Eglise souffrante en purgatoire, envoyée à l'Eglise militante avec la réponse de l'Eglise militante à la souffrante : le tout imprimé chez Jacques Langlois, imprimeur du Roi à Paris, vis-à-vis de la Fontaine de sainte Geneviève.
« Après, dis-je, avoir tâché d'allumer la ferveur des fidèles par ces petites étincelles de zèle.., voici qu'enfin je viens me prosterner aux pieds de mon adorable Sauveur Jésus-Christ..., avec telle confiance que j'ai osé prendre le très aimable nom de Jacques de Jésus. Nomen Domini turris fortissima...
« Il est vrai que j'ai hésité sur le dessein de donner cette dernière effusion de mon coeur au public, jusqu'à ce que je me sois vu contraint de le faire éclore par les aimables poursuites de deux des plus vénérables et grands prélats de l'Eglise, lesquels mêmes ont demandé que ce dernier volume fût encore donné par parcelles (fascicules), afin de le rendre plus communicatif. »
Ces deux prélats sont peut-être l'évêque de Condom, et celui-de Périgueux : ils donnent en effet leur approbation aux Litanies des saints Anges dont il a été question plus haut, et qui sont reliées, avec d'autres opuscules de Jacques à la fin de nos Exercices.
Il ne sera sans doute pas difficile d'identifier ce personnage aux trois noms de plume, mais c'est l'affaire des érudits. Sa prière seule nous intéresse. Il nous dit lui-même qu'il a recueilli dans ce gros volume « les pieux mouvements et diverses affections » qu'il a obtenus de la sainte Vierge pendant ses années de prédication. Quant aux sources de cette prière, il nous les indique dans sa préface : « les contemplations de saint Bernard, de saint Bonaventure et de sainte Gertrude », à quoi il faut ajouter un commerce prolongé (immédiat ou non) avec les Évangiles apocryphes. Dès le début, il explique et justifie cette façon de contempler :
« Quoique le Saint-Esprit, par la bouche des Prophètes et des Evangélistes, ait suffisamment décrit les mystères de la Foi, si est-ce qu'il n'en a pas déclaré toutes les circonstances, afin que les âmes pieuses, en les ruminant, eussent de quoi s'exercer en la recherche et méditation de nouveaux objets de dévotion, non imprimés au Texte sacré, puisés pourtant en son fonds, sans préjudice de la première et principale vérité. De là vient que quelque-lois les saints personnages ont diversement considéré les gestes, les paroles et affections du Fils de Dieu et de sa très sainte Mère; et, suppléant à ce que les textes sacrés avaient omis, ils
 
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ont ajouté plusieurs pieux colloques, pour l'instruction et édification des fidèles, mais toutefois avec cette différence que la vérité du texte sacré ne peut recevoir aucun contredit et aucune altération, au lieu que les conceptions et méditations des saints Pères peuvent être différentes les unes des autres, sans obliger le lecteur à les suivre; bien que l'on puisse sans danger y adhérer. »
Ainsi pour la naissance de Marie :
« Vous pouvez pieusement croire que Dieu miséricordieux ne voulut exclure de cette joie les saints Pères du Limbe... Adam et Eve se conjouissent de ce que voici le commencement de la réparation... Abraham, David..., mais, sur tous autres le prophète Isaïe, qui depuis longtemps avait prophétisé l'avènement de cette Vierge.., tressaillit d'allégresse. » p. 7.
Fiançailles de la Vierge. Son « excellente beauté » : « Considerez, non seulement la beauté intérieure de la chaste Marie.., mais de plus concevez ce que vous pourrez avec saint Epiphane et autres... La prunelle de ses yeux était noire.., ses bénites lèvres pourprines, celle de dessous avançant tant soit peu celle de dessus qui... faisaient une porte de corail à la chasteté de ses paroles...; ses doigts étaient droits, longs et menus...; elle portait une robe de pourpre écarlate, et un manteau de bleu céleste. » p. 17.
Pour la Nativité : « Pensez que par bonheur vous rencontrez saint Joseph, lequel va en sa maison faire savoir cet Edit à son Epouse... » Plusieurs contemplations sur la fuite et le séjour en Egypte : « Voyez le Sauveur en l'âge de trois ans, dans la ville d'Amatheria, qui est debout sur le pas de la porte, et attend les petits enfants de la rue pour se promener avec eux... Contemplez ce bel Enfant.., et sa chevelure que sa bonne mère lui a agencée avec sa main délicate », et dites-lui : « Doux Jésus.., que je serais heureux d'être votre esclave... ! Je passerais souvent la nuit à deux genoux devant votre couche..., je vous chanterais un petit hymne le soir pour vous endormir..., j'irais tous les ans... en Bethléem, et verrais les Pasteurs, pour m'informer d'eux si Mérode est mort, et si on tue encore les petits Innocents; je porterais aussi de vos nouvelles au petit Jean-Baptiste... ; je dirais aux petits enfants de la rue qui vous êtes, et les exciterais à vous adorer avec moi : je leur apprendrais un petit air de musique pour se moquer d'Hérode qui n'a su vous trouver », pp. 113-115. J'imagine que ce dernier trait est de sa façon.
Moins de liberté dans l'évocation des scènes évangéliques ; mais
 
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toujours un vif souci du détail pittoresque et vivant. Lazare ressuscité : « l'un court aux habits de Lazare pour le vêtir; sainte Marthe va en diligence préparer à dîner... Entrez là-dedans pour considérer ce qui se passe, vous aurez ample matière de tirer diverses affections. » p. 241.
Gethsemani : « Faites état que vous êtes à la porte du Jardin, et que, dans l'obscure nuit, vous entendez un tintamarre de cris et cliquetis d'armes... Bouillants de furie, ils mènent Notre-Seigneur..., la lueur des falots vous donnera peut-être quelque peu de jour pour apercevoir sa face toute hâlée... Ils le mènent à travers les haliers épineux, ronces et chardons, choppant et heurtant à tous coups contre les cailloux, ce qui déchire ses jambes et la plante de ses pieds, voire lui arrachant les ongles de ses pieds, teignant tous les lieux où il passe du vermillon de son sang précieux. » p. 296.
Il y a là des pages d'un tel réalisme, d'une telle crudité que je n'oserais les transcrire : « L'un lui souffle au visage par mépris; l'autre par dérision le contrefait en ses miracles, mêle sa puante salive avec de la poussière et lui en frotte les yeux, voulant comme un singe représenter la guérison de l'aveugle-né... Ah ! Prophète royal, voici vos paroles accomplies : Circumdederunt me vituli multi, tauri pingues obsederunt me. Ces veaux et taureaux indomptés se prennent par les mains et dansent à l'entour du pitoyable Jésus... Pensez que l'on n'a pas épargné le vin afin d'attiser leur furie et que... ces ivrognes ayant bu, lui jettent au nez le reste de leur verre et disent une chanson à son mépris. Et in me psallebant qui libebant vinum. » pp. 309-31o.
« Comment Notre-Seigneur apparut à Joseph d'Arimathie... Vous pouvez méditer sur ce qui est écrit dans l'Evangile des Nazaréens, qui est tenu pour apocryphe, mais n'y ayant rien contre la foi, je l'ai mis ici, parce que vous en pouvez tirer quelque dévote affection. » p. 436. Après tout, n'est-il pas « certain que le Saint-Esprit communique toujours ses lumières à ceux qui s'exercent sérieusement à méditer par le menu » la divine histoire? p. 3o8. Nombreuses contemplations sur les dernières années de la Vierge. « Si la dévotion que vous avez envers la sainte Mère vous incite à tournoyer autour de sa maison... » p. 489. Marthe visitant la Mère de Jésus et lui amenant « des petites vierges », avant d'être transportée en Provence, où elle érigera « une congrégation de vierges », p. 49 . Une des dernières, est « sur le départ de saint Jean de la ville de Jérusalem » après la mort de Marie.
 
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« Le pieux disciple... prit congé des chrétiens et, avant que de se mettre en chemin, il recommença les stations de la voie douloureuse, portant son petit paquet, ou plutôt son trésor, j'entends quelques épines de la couronne de Jésus-Christ, ou bien l'éponge et quelques bouts des fouets encore teints du sang de son Seigneur, avec le suaire de... la sacrée Vierge Marie. Suivez-le de près en esprit, et voyez qu'ayant adoré et baisé chaque lieu où son Sauveur avait enduré quelque notable tourment, il par-vient au Calvaire où... il étend les bras et s'écrie tout haut : Adieu, Calvaire; Adieu, rochers qui avez témoigné votre compassion au Rédempteur du monde plus que les coeurs des humains.... Adieu, chère Croix ; Adieu, air consacré par le souffle de mon bon Maître, lorsqu'il ouvrit sept fois la bouche, proférant ses dernières paroles..., Adieu, pierre sacrée de l'onction ! - Puis, venant au sépulcre... Adieu, sépulcre, puisqu'en toi a été achevée la Passion de mon doux Jésus, qu'en toi il a commencé une vie immortelle... Afin qu'il vous communique ses dévots sentiments, présentez-lui la suivante prière : O disciple d'amour! puisqu'il faut que vous abandonniez ces saints lieux pour aller prêcher l'Evangile, désignez-moi Concierge du Calvaire..., afin que je n'aie ci-après autre demeure que les trous de la pierre, j'entends le tombeau de mon Rédempteur. » pp. 533, 534.
 
J'ai gardé pour la fin une de ses pages les plus étonnantes.
 
» De toutes les vertus que le Fils de Dieu a exercées durant sa Passion, la débonnaireté et la patience tiennent les premiers rangs; ce qu'il démontra clairement lorsqu'il connut que Judas approchait, car il leva la tête que sa détresse avait fait incliner sur la terre et se retira de la sueur sanglante dans laquelle son sacré corps baignait. De là il vint pas à pas vers ses disciples, le sang découlant de ses vêtements et, au lieu de les tancer comme il avait déjà fait, il leur dit amiablement : Dormez maintenant et reposez; et incontinent après, il ajoute : Levez-vous. . comme s'il disait : Dormez si vous pouvez, mais vous en êtes bien empêchés, car voici mes ennemis qui me cherchent : ne voyez-vous pas déjà les flambeaux et le traître... Surgite... Sus, sus, allons au-devant de Judas et de ses complices, afin qu'ils ne vous trouvent pas cachés dedans ces grottes, mais qu'ils sachent que volontairement et gaiement je me livre à la mort. »
Il est difficile etde peindre cette scène avec des couleurs plus vraies et plus chaudes; pas un détail n'est perdu.; ni d'en mieux rendre le mouvement; ni d'en saisir plus profondément l'esprit.
 
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« Ames pieuses, considérez attentivement ce qui se passe à l'heure que votre bien-aimé est appréhendé ; écoutez qu'ils font la huée. Puisque vous ne pouvez retenir la rage de ces tigres, regardez ce qu'endure votre Sauveur, afin de l'en remercier; voyez des yeux de l'âme que l'un lui met la main sur le collet, l'autre lui prend les mains, l'autre se jette à ses pieds, un autre lui met la corde au col, et les autres, de rage et d'indignation de ce qu'il les a renversés, le bouleversent, et comme s'il le voulaient écraser, le foulent aux pieds, lui marchent . sur la face, lui donnent du genouil dans le ventre, lui arrachent les cheveux et en après le garrottent... Ecoutez le cliquetis des armes et les magistrats du temple, qui incitent ces mâtins, disant : Empoignez, serrez-le étroitement, qu'il ne vous échappe point des mains. Judas aussi, à cause qu'il se voit découvert, court autour des soldats criant tout haut : Tenez-le bien, car il mettra les liens en pièces s'il veut; souvenez-vous que, lorsque vous le voulûtes précipiter, il passa à travers de vous; mettez-lui les menottes et les fers aux pieds. Soyez attentive, âme pieuse, à cette confusion de voix épouvantables, qui retentissent dans l'obscurité de la nuit : Ah ! séducteur, disent-ils, ah ! factieux, ô samaritain, magicien, disciple de Belzébuth, c'est à ce coup que nous te tenons; fais miracle, si tu peux, pour échapper de nos mains.
« Hé quoi! très chère âme, les cheveux de votre tête ne hérissent-ils pas? Votre poitrine ne s'échauffe-t-elle pas par l'abondance des sanglots qui en sortent; et vos yeux ne fondent-ils pas en larmes de voir ce doux agneau qui ne résiste à personne, ainsi se laisse enchaîner cruellement, et de plus il se relève du mieux qu'il peut.
« Voyez en après qu'il suit ses ennemis qui le traînent indignement hors du jardin et qui, d'une rage endiablée lui donnent de grands coups de poing sur les épaules, et de la paume de la main sur le col nu, qui dans les flancs, qui sur la joue, qui sur la bouche même et si rudement que, comme le même Sauveur révéla à sainte Brigitte, ses dents en furent ébranlées et ses gencives enflées.
« Pensez que volontiers vous l'empêcheriez d'endurer telle cruauté, mais vous craignez qu'il ne vous dise comme à saint Pierre : Ne veux-tu pas que je boive le calice... ? Or, puisque tel est son plaisir, du moins ne permettez pas qu'il sorte du jardin sans quelque reconnaissance de votre part. Vous lui donnerez un agréable soulagement, si vous faites propos d'imiter sa patience; si, parmi vos travaux et persécutions du prochain,
 
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vous ne laissez de pratiquer la vertu, et de rendre le bien pour le mal ; et de plus, si d'un coeur dévot, vous offrez au Père éternel les infinis mérites de cet adorable Rédempteur. »
Suit l'aspiration sur laquelle s'achève l'exercice, et qui, pour qu'on la puisse lire et relire plus commodément, est imprimée en caractère deux fois plus gros. Ainsi tout le long du volume.
« Recevez, Père débonnaire, les ferveurs d'oraison et les travaux que votre très aimé Fils vous a offerts dans le jardin des Olives, avec tant d'amour et de charité pour vous. Je vous offre le mérite Infini qu'il en a acquis pour votre louange éternelle, et pour le souverain remède de nos âmes, vous suppliant de convertir les pécheurs endurcis et dévoyés de votre grâce, et nous faire à tous miséricorde, » pp. 290-296.
 
*
*  *
 
On ne s'étonnera pas, je pense, que j'aie cité longuement un écrivain si remarquable, aujourd'hui tout à fait oublié et dont les oeuvres doivent être extrêmement rares. Que ne l'ai-je connu, lorsque je préparais mon volume sur l'Humanisme dévot! Mais, présentement, c'est d'un autre point de vue qu'il nous intéresse, je veux dire comme un des maîtres de la contemplation romancée ou imaginative.
On sait bien que cette façon de prière n'est pas nouvelle. Jacques de Jésus nous le rappellerait au besoin, lui qui, de son propre aveu, ne fait souvent que s'approprier les contemplatifs du moyen âge. Sur les origines, cf. le P. Rousselot dans Christus, (Le Christianisme du moyen âge), les nombreuses études de Dom Wilmart sur les prières de dévotion, et E. Mâle. Nombreux exemples dans les Lettres de François de Sales, et chez d'autres humanistes dévots. En soin me Jacques de Jésus ne fait qu'adapter, soit aux exercices de la vie intérieure, soit au goût du temps de Louis XIII, la grande vie de Ludolphe. Mais il le fait avec une continuité de vues, une ampleur, et une ferveur dévote qui n'ont peut-être jamais été dépassées.
Ce livre néanmoins paraît encore plus curieux si l'on songe qu'il annonce la décadence prochaine de cette prière imaginative dont il marque l'apogée. En employant, pour faire court, le mot de décadence, je veux dire simplement qu'à partir de 166o les innombrables recueils de méditations sur les mystères délaisseront de plus en plus cette méthode. Déjà, au moment où il est publié, 1655, plusieurs l'auront trouvé plus ou moins archaïque. Dix ans
 
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plus tard, il le serait tout à fait : il ne répondrait plus, ou du moins, il semblerait ne plus répondre aux goûts religieux du XVII° siècle. Cette remarque, si elle est juste, fait naître des réflexions infinies.
Ce qui rend cette décadence deux fois significative, est que les jésuites qui auraient pu l'entraver ne l'ont pas fait. Qui auraient pu, et, semble-t-il, qui auraient dû, puisque enfin la méthode de Jacques de Jésus est une de celles que saint Ignace avait codifiées, et qui, manifestement, lui tenaient le plus au coeur. Lorsqu'on écrira, d'une manière vraiment critique, l'histoire posthume des Exercices, on ne pourra pas ne pas constater que, plus on avance dans le XVII° siècle, plus les spirituels de la Compagnie se désintéressent - pratiquement - de cette méthode : application des sens ; contemplation au sens ignatien du mot. Le P. Cotton l'emploie encore avec beaucoup de suavité. Mais prenez l'ouvrage capital du P. Le Gaudier, De Perfectione vitae spiritualis, publié, posthume, en 1629. Cherchez à l'Index le mot contemplatio. Vous y trouverez nombre de renvois aux passages du livre où contemplatio est pris au sens classique du mot ; pour l'ignatienne, une seule référence : Contemplatio de Vita Christi, vide Meditatio. Ce vide est déjà très curieux, puisqu'il semble assimiler cette façon de contempler à l'oraison discursive. Le recours au texte aura bientôt confirmé cette impression. Évidemment quand il se borne à transcrire le texte d'Ignace, Le Gaudier fait une part à la méthode imaginative : speculari personas omnes... aspectus personarum... inter quos me adesse fugam... (III, p. 293, 297). Mais dès qu'il parle en son propre nom, il ne fait plus que discourir. Autant que possible, il réduit l'application des sens. « Dans les exercices qui vont suivre, nous pourrons bien, de temps en temps (interdum) regarder les personnages autres que Notre-Seigneur (et nous savons de quels yeux Jacques de Jésus les regarde) ; mais c'est le Christ lui-même qu'il nous faudra, non pas tant contempler que considérer : ses faits, ses paroles, ses pensées, tout cela nous le discuterons (discutienda), afin d'imprimer en nous la forme, non pas de ses traits, mais de son esprit. » (IJI, p. 291.)
Peut-être ont-ils senti qu'en France du moins cette manière de prier est moins suave et facile qu'on ne le croirait d'abord ; ou encore et surtout qu'elle ne peut être réduite en méthode. Tout le monde n'a pas l'imagination de Jacques de Jésus. Songez à l'embarras où nous nous trouvons presque tous s'ilnous faut décrire une scène, non seulement qui s'est déroulée jadis sous nos yeux,
 
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mais encore à laquelle nous venons d'assister. Pour beaucoup d'âmes pieuses que mettrait, d'ailleurs, en dévotion, la simple lecture de Jacques de Jésus, des essais personnels d'évocation pittoresque seraient une gêne ; et pour celles, au contraire, qui se livreraient à des exercices de ce genre avec la facilité de Jacques de Jésus, cette facilité même serait un danger. « Il vaut mieux, écrit un grand spirituel du XVII° siècle, Dom Le Masson, s'habituer à regarder par la foi (les scènes de la vie de Jésus) que de se former dans l'esprit quelques images de sa personne et de ses actions. » Cf. Vie spirituelle, juin 1929, pp. 181, sq.
Et puis et cette décadence - ou cet abandon - doit être commandée par les grandes lois qui président à l'évolution intellectuelle, littéraire et religieuse de ce temps-là. Rationalisme cartésien; débuts de la critique historique ; distinction des genres et mépris pour le moyen âge, (Boileau et « nos dévots aïeux... »). Chez la plupart des spirituels, la religion préférée, très justement d'ailleurs à la dévotion proprement dite. Chez d'autres, chez Bourdaloue, par exemple, si représentatif de son temps, la primauté du moralisme religieux: Les deux principaux courants : Religion d'abord, - et, bien entendu, chrétienne - et par suite, union, application, adhérence au Christ intérieur... Morale d'abord, et par suite, Notre-Seigneur considéré presque exclusivement comme un modèle...
Aussi bien n'avons-nous pas à discuter cette méthode de prier, Nous nous bornons à constater qu'elle paraît de moins en moins attrayante, utile, pratique aux maîtres de l'heure. L'enquête, sur ce point, devrait être menée, mystère par mystère. J'ai cru remarquer, par exemple, dans les sermons sur l'agonie, le peu de place qu'ils donnent à la sueur de sang. On peut, d'ailleurs, regretter cette réaction - instinctive, semble-t-il - contre la naïveté et la tendresse médiévale. Il y a là une lacune que le peuple chrétien sentait confusément et dont il souffrait. Ainsi, Mme de Sévigné, déçue par un sermon de Bourdaloue sur Noël : « J'ai été au sermon; mon coeur n'en a point été ému; ce Bourdaloue,
 
tant de fois éprouvé
L'a laissé comme il l'a trouvé.
 
« C'est peut-être ma faute. Adieu, mon enfant. » Avait-elle vraiment tort, demande Castets, et les sermons de Bourdaloue, sur ce mystère le plus aimable du christianisme, sont-ils aussi touchants qu'on le souhaiterait? La solidité de l'exposition, la richesse et la justesse de l'application morale ne suffisent point
 
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complètement dans un tel sujet. » Bourdaloue, II, p. 109. Et dans quel sujet suffiraient-elles ? Bourdaloue, écrit le P. Dæschler, « plutôt que de décrire les souffrances extérieures de la divine Victime avec le pathétique des sermonnaires du moyen âge finissant - eh ! c'est aussi le pathétique où conduit la contemplation ignatienne! - préfère emprunter à saint Paul un développement de « solide théologie »... ». La spiritualité de Bourdaloue, Paris, 1927, p. 146.
Il ne faut toutefois rien exagérer. Sainte Gertrude a eu des lecteurs au XVII° ne siècle. Saint Bernard ne leur était pas étranger. Il est aussi probable que la dévotion des foules réagissait à sa façon contre celle des écrivains spirituels. Aussi bien, avons-nous montré plus haut, que, dès avant la fin du grand siècle, la dévotion des élites retrouve, avec Duguet, non seulement la tendresse, mais encore la simplicité et même, dans une certaine mesure, le pittoresque de Jacques de Jésus.
 
IV. - Les méthodes « faciles ».
 
« Sera-t-il dit - se demandait en 1702 l'auteur de « réflexions sur l'état présent du clergé » - que tant de bons laïques, de l'un et de l'autre sexe, attachés par leur condition au monde et à ses nécessités trouvent tous les jours pour faire oraison une demi-heure et que des ecclésiastiques s'en excusent pour n'en avoir pas le temps ! » Abrégé de la discipline de l'Eglise... (par Loehon ?), Paris, 1702. (Bon livre, soit dit en passant ; critique discrète et non satire du clergé, et qui est bien loin de faire croire à une décadence.) « Tant de bons laïques », ainsi façonnés à la pratique de l'oraison mentale, que veut dire « tant » et que veut dire « oraison »?. Et les statistiques nous manquent et les précisions qu'il nous faudrait. Je pense que la plupart se contentaient d'une lecture méditée. Mais enfin de quelque façon qu'on la comprit, l'oraison mentale était quasi de règle dans les milieux
 
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dévots. A plus forte raison dans les couvents. La bibliographie, très abondante, des méthodes le prouverait au besoin. (J'ai déjà étudié quelques-unes de ces méthodes - Grasset, Séguenot - dans la Métaphysique des Saints et dans l'Introduction à la Philosophie de la prière. Pour la méthode bérullienne, cf. avec Séguenot, les Direction et Avis du Bourgoing, qu'on trouvera dans mon Introduction; le chapitre VII de la Ve partie du Trésor spirituel du P. Quarré, et l'avertissement de Quesnel en tête de la Piété envers Jésus-Christ, Rouen, 1696. Pour la méditation discursive, rien de mieux que le Traité de l’Oraison de Nicole.)
Mais cette « littérature » surabondante prouverait à elle seule que beaucoup, soit dans le inonde, soit dans les couvents, avaient une peine extrême à réussir dans cet exercice. Les quelques pages où j'ai étudié ce malaise (Introduct., pp. 28-36) deviendraient un in-folio si on les accompagnait des textes sans nombre qui avouaient cette détresse. Avec vos méthodes, écrira plus tard le P. Grou, craignez de « dégoûter de la méditation même le plus grand nombre dee personnes pieuses qui n'en sont pas capables » Intérieur de Jésus et de Marie, édition Ramon, Paris,
19o9, p. 166. Comprenez bien cet insigne mystique : il n'entend pas du tout que la majorité des personnes pieuses soit incapable d'oraison, mais seulement de méditation méthodique ou discursive. C'est là, du reste, un vaste et douloureux problème où nous n'avons pas à nous en engager. Ce que j'en dis est pour expliquer un fait bibliographique très intéressant, à savoir le nombre des méthodes qui se présentent comme faciles. Il en est de cieux catégories : dans les unes, - celles qui ont pour objet d'apprivoiser les dévots avec la méditation ignatienne ou discursive, - la méthode est « facile » parce que le « discours » est facile; dans les autres, - celles où on attache moins d'importance au « discours », - l'oraison est facile, parce qu'elle est un exercice d'amour, et qu'aimer est à la portée de toutes les âmes.
 
A. - Facilité de l'oraison discursive.
 
Dosithée ou la manière de bien méditer ou de faire l'oraison mentale expliquée méthodiquement et d'une façon familière et très facile, par le P. François Pomey, de la Compagnie de Jésus, Lyon, 1673. Très, très curieux, et même amusant. C'est le Pomey de l'Indiculus universalis et du Noves Rhetoricae candidates que remaniera le P. Jouvency. En passant de sa chaire de rhétorique au confessional, Pomey reste le même homme. Rien
 
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appris, rien désappris. Dosithée est encore un manuel de rhétorique, mais dévote. Un bon juge, le R. P. Cavaliena- ne reconnaît-il pas également dans l'Art de méditer du R. P. Roothaam « le procédé usité autrefois dans nos vieux traités de rhétorique si précieux pour former à l'art de la composition, » ou tout aussi bien, paraît-il, de l'oraison. Cf. Introduction à la philosophie de la Prière, p. 75, Sa préface est joviale, - comme tout son livre - mais significative plus encore :
« J'ai déjà prévu ce que vous m'allez dire, que je fais une chose déjà faite, et que je ne devais pas m'amuser à traiter un sujet sur lequel on a déjà fait tant de livres... J'avoue que cette objection m'est venue plus d'une fois à l'esprit; et elle m'a paru si raisonnable qu'il ne s'en est fallu de rien qu'elle ne m'ait fait quitter mon entreprise. Mais. croirez-vous bien qu'il s'est trouvé des gens de sens et de réputation qui, pour m'encourager à poursuivre... se sont servi de ce que vous m'objectez? Ils me disaient que bien loin de me rebuter par là multitude des (méthodes)... c'était pour cela que je devais donner celui-ci au public. Les raisons sur lesquelles ils appuyaient ce paradoxe sont de telle sorte qu'il est. mieux de vous les laisser deviner ». Ce à quoi nous n'aurons aucune peine. On lui aura dit que jusqu'à lu Pomey, ni saint Ignace, ni aucun de ses innombrables commentateurs n'avaient réussi à proposer une méthode vraiment pratique et facile. Qu'a-t-il d’une imagine de si neuf? Je l'ai déjà dit plus explicitement, plus minutieusement, surtout plus naïvement ou étourdiment que ses précurseurs, il ramène sa méthode aux procédés ordinaires de l'art de penser, de discourir et de parler. Son confrère, le P. Crasset un vrai et grand spirituel celui-ci  tentera bientôt de donner une méthode nouvelle, plus facile ou moins décevante que les autres, mais dont l'originalité sera toute autre : au lieu d'enseigner l'aride discourir  ce qui'avait été déjà fait des milliers de fois il essaiera de façonner les âmes à ne plus discourir et à contempler. « Si vous pouvez aimer, je vous dispense de  méditer ». Cf. la Métaphysique des Saints, Il, pp. 298, seq. Ce qui ne veut pas dire que la prière doive se passer de toute espèce de discours.
Reste donc à prouver que la rhétorique est à la portée des plus humbles, femmelettes. Rien de plus simple « Il n'est personne-au monde... qui ne sache méditer. et qui ne médite effectivement plusieurs fois le jour. Les plus méchants mêmes le savent faire. Dolos tota die meditabantur.... Voyez, je vous prie, comme un,
vindicatif, se souvenant de l'injure qu'il a reçue, en examine
 
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toutes les circonstances et toutes les suites. -Il m'a donné un soufflet, dira-t-il à part soi; c'est au milieu de la rue qu'il m'a fait cet affront... ; il m'a traité en faquin; il n'a point eu égard à mon âge... Si je dissimule cette injure, c'est fait de mon honneur, je passerais pour un lâche. Il en faut donc tirer raison... Eh bien! ne voilà-t-il pas une méditation achevée? Si, pour bien méditer, il faut employer les trois puissances de l'âme..., cet homme n'en sait-il pas excellemment la méthode? Premièrement, il se souvient de l'affront reçu: voilà l'exercice de la Mémoire; il en pèse les circonstances : voilà la considération de l'Entendement; il conçoit un désir efficace de s'en venger : voilà l'affection de la Volonté... Tout de bon, qu'en pensez vous; Dosithée? Cela ne s'appelle-t-il pas méditer? Or, dites-moi : si ce méchant homme changeait seulement de sujet; s'il voulait penser aussi facilement à l'offense que lui-même a commise contre son Dieu? Ne pourrait-il pas en considérer lagravité...? Qui peut douter que l'un ne soit aussi facile que l'autre?... Il  est tout vrai, me direz-vous, mais c'est le malheur de notre nature que les objets surnaturels ne nous touchent point... D'où vient que notre esprit ne s'y peut attacher qu'avec peine et violence... Vous avez raison... c'est le malheur de notre nature..., mais nous pouvons lui faciliter ce qu'elle trouve pénible. Quoi! l'on apprend... à des éléphants à danser, et l'homme, aidé de la grâce..., ne pourra pus vaincre les petites difficultés qu'il ressent à penser aux choses célestes? », pp. 18-21.
 
Pour nous aider à vaincre ces difficultés, Ponrey nous propose seize manières de méditer. Rien d'original que ce chiffre.
P. Boutauld, s. j. Méthode pour converser avec Dieu, Paris, 1679. C'est une tentative différente, et beaucoup plus sérieuse. Discourir a deux sens : Raisonner ; parler. Boutauld ne retient que le second. Laissant de côté la méditation proprement dite, il n'entend montrer que la facilité des colloques. Mais au fond c'est toujours la même philosophie exclusivement active et ascétique de la prière. Comme l'autre à raisonner, Boutauld nous apprend à parler. De quoi? peu importe; l'essentiel est de ne pas se taire.
« On ne vous demande autre chose sinon... que vous fassiez envers Dieu ce que vous faites chaque jour... envers ceux qui vous. aiment et que vous aimez. Il est comme. eux auprès de vous; dites-lui les mêmes choses que vous leur dites », p. 6. « Dites-lui ce que vous, savez de votre personne et de votre famille, et ce que vous ne. manqueriez pas de dire à un autre ami qui serait
 
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chez vous... Tout Dieu qu'il est, il lui est important de le savoir... Ne le prenez pas pour un roi qui ne voudrait avoir en l'âme que des pensées de roi », pp. 17-18. Exemple : « En vérité, mon cher Maître, je ne puis aller en aucun endroit, où je ne trouve des gens qui pleurent; et je puis dire que, depuis que j'ai commencé à voir des hommes..., je n'en ai connu presque aucun qui ne se plaignît et qui ne pleurât, ou qui n'eût de très justes sujets de le faire », pp. 4o-59.
Il y a là un étrange parallèle entre l'oraison mentale solitaire et la prière publique : la première toute de crainte, la seconde toute d'amour : « XVI. Ainsi donc, ô sainte Sulamite, dans le temple et aux heures des adorations et des sacrifices, ne paraissez en sa présence que comme une ombre anéantie par l'humilité; mais aux endroits et aux heures que j'ai dit, et durant vos conversations solitaires ou domestiques, vous êtes coupable et ingrate si vous n'avez toute la liberté et la familiarité et toute la tendresse qu'on doit avoir pour un époux qui aime tendrement, et qui pour lors ne parle point d'autre langue que celle de la tendresse et de l'amour. C'est là (il veut dire : c'est là seulement) qu'il vous appelle sa bien-aimée, son immaculée, sa colombe et qu'il vous défend de l'appeler Seigneur et Maître. Appelez-moi, vous dit-il, le Dieu de votre coeur... Non vocabis me ultra Baalim... »
Vue neuve, c'est bien le moins qu'on eu puisse dire; et que nous n'avons pas à discuter. Ce livre, si peu conforme qu'il nous paraisse au goût religieux du XVII° siècle, a eu, je crois, du succès. Encore une « méthode» et qui se disait « facile »; décourageante néanmoins pour les pauvres âmes qui précisément se désolent de ne pouvoir converser avec Dieu, comme « un ami avec un ami ».
 
Le secret de l'oraison mentale où l'on découvre la parfaite idée de la méditation et un moyen facile de la faire, Dijon, 168o.
Anonyme, l'auteur paraît tout ignatien. Préface : « Je découvre dans cet ouvrage un moyen de réussir dans les communications que nous avons avec Dieu. (Enfin! enfin!) C'est un secret important, c'est un secret curieux. Ayons la curiosité de l'apprendre. » Bien volontiers, certes ! Mais n'est-il pas, ou pathétique ou bizarre qu'en 168o on en soit encore à chercher cet indispensable secret. - Hélas! parturiunt montes... Notons néanmoins qu'il distingue expressément la méditation de la prière proprement dite. « Deux choses bien différentes en elles-mêmes. » pp. 2, 3. Dans le chapitre IX : « Que toutes sortes de personnes peuvent et
 
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savent méditer », il m'a tout l'air de copier purement et simplement le bon Pomey, son aîné de huit ans (1672). Le livre de celui-ci- un peu trop bonhomme à cette date - était peut-être mort en naissant.
 
Méthode facile d'oraison, par le P. Nepveu, s. j., Paris, 1691. Très souvent réédité. Je cite d'après l'impression lyonnaise de 1833. C'est toujours Pomey - plus que Boutauld - mais modernisé par un homme de goût. Quoi de plus facile! « Il ne faut qu'être raisonnable..., car l'oraison n'est autre chose qu'un exercice des trois puissances de notre âme. » - Eh! la composition d'une oeuvre littéraire, qui « n'est pas autre chose » non plus qu'un exercice de nos puissances, est-elle facile? Pour ma part, je le voudrais bien! « Un marchand sait fort bien réfléchir sur son commerce..., une femme sur son domestique... Qui empêche qu'on en fasse autant pour son salut? C'est là ce qu'on appelle méditer », pp. 56-59. Mais Nepveu a l'expérience des âmes. Il doit bien sentir que ce cliché laisse la difficulté entière. Résignez-vous, leur dit-il ou presque, à discourir moins facilement qu'on ne le fait dans le commerce. Au fond, que la méthode dite facile vous réussisse ou non, peu importe. « Comment peut-on mieux acquérir (les vertus) qu'en les pratiquant? Cet état d'aridité... nous donne une belle occasion d'exercer les plus excellentes vertus », p. 42. Bien entendu! Se résigner à ne pouvoir appliquer ses puissances dans l'oraison, et, par suite, se résigner à ne pouvoir « méditer », est un acte de patience très méritoire, bien plus sanctifiant que l'acte même de discourir. Mais, s'il en est ainsi, la méditation discursive sera d'autant meilleure, d'autant plus « pratique » qu'elle sera moins méditation discursive... A noter ce sage conseil qui est encore un aveu : « Si l'on n'est pas capable d'une longue méditation - mais quoi! tout le monde n'en est-il pas capable? un marchand..., une maîtresse de maison? - on peut au moins faire une lecture méditée », p. 33.
 
B. - Facilité de la prière pure.
 
Le parfait dénuement de l'âme contemplative dans un chemin de trois jours..., par le R. P. Alexandrin de la Cieutat (Ciotat), prédicateur capucin (20 édit.), Marseille, 1681. J'ai souvent mentionné ce beau livre, et dernièrement encore dans le tome II de la Métaphysique des saints où j'ai rappelé qu'un des maîtres principaux de la philosophie de la prière, le P. Piny, approuvait
 
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sans réserves la doctrine du P. Alexandrin. Métaphysique des saints, II, pp. 88 sq. C'est un traité de mystique, au sens fort de ce mot. Dans la « première journée :» toutefois, il n'est question que de « l'oraison mentale » commune. On y trouve au chapitre XX une « méthode pour l'oraison mentale très facile à toutes sortes de personnes »; et, au chapitre XXI°, un « exercice d'oraison selon cette même méthode ».
Le parallélisme entre lui et Pomey- parallélisme qui tourne vite au contraste - est extrême meut piquant. Lui aussi, Alexandrin, compare l'activité qu'on déploie dans l'oraison aux activités profanes, voire criminelles. La première est aussi « facile » que les secondes; mais ce qui lui parait facile, ici et là, ce n'est pas, comme chez Pomey, l'art de discourir, bien qu'il sache fort bien qu'ici et là, d'une manière ou d'une autre, on ne peut se dispenser de discourir : « D'éteindre tout d'un coup tout le discours, et de retrancher absolument tout raisonnement, c'est une illusion », p. 78. Mais écoutons-le :
« C'est une invention du démon de persuader aux gens du monde qu'il n'y a rien de plus difficile que la méditation, et que fort peu de personnes la peuvent et la savent faire... Elles s'imaginent que les personnes d'Eglise seulement peuveut s'appliquer à ce saint exercice... Et cependant je soutiens qu'il n'y a personne dans le monde qui ne doive, qui ne puisse et qui ne sache faire tout ce que l'on fait dans la méditation...; les jeunes et les vieux, les ignorants et les savants.
« Vous serez surpris si je vous dis (avec Pomey) que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier et que cette jeune demoiselle..., qui ne s'emploie qu'à dérober des coeurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l'oraison... » (Mieux encore! non seulement ils la savent faire, mais ils) « la font très bien chacun à sa mode ». Comment cela? Parce que tous ils raisonnent, disait Poney ; évidemment, répond Alexandrin, mais qu'importe, puisque raisonner n'est pas prier. Songez plutôt « qu'il n'est pas un de ceux-là qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu'on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.
« L'avare n'aime-t-il pas son or? » Le cavalier ne hasarde-t-il pas sa vie pour plaire à son prince? « Et cette jeune délicate, ne sait-elle pas très bien l'art d'aimer et de se faire aimer? Or, pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer... Il ne faut que changer d'objet. »
« Pour ne rien oublier de ce qui peut porter les gens du monde à ce saint exercice, je veux leur adresser une méthode qui sera
 
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conforme à tous les états, puisque je la veux minuter selon l'art d'aimer, qui est si familier dans le siècle où nous sommes, qu'il n'y a personne qui ait besoin de maître pour l'apprendre : les vieux, les jeunes… et tout ce qu'il ya de l'un et de l'autre sexe, sont tous des maîtres profès, sans ,passer par le noviciat... Je les prie donc de remarquer que l'oraison, que je veux appeler l'art d'aimer Dieu... a les mêmes moyens pour arriver à sa fin et pour s'y perfectionner que l'art d'aimer les créatures. Car l'un et l'autre, et le sacré et le profane, n'ont pour fin que l'union des coeurs, et les moyens que l'un et l'autre ont pour y arriver sont les mêmes, que je réduis à trois les reproches, les protestations et la jouissance, ou l'union. »
Les spécialistes, à qui s'adressent les présentes notes, n'auront aucune peine à retrouver dans cette « méthode» les directions essentielles de la Métaphysique des saints. Ils verront notamment d'eux-mêmes qu'il n'y a pas de distinction réelle entre cette « protestation » - c'est l'acte d'adhérence - et l'union. Que ce mot de « jouissance » ne les trouble pas  : « Quand je dis que, dans cette union, il faut goûter cette douceur et ce plaisir, je ne veux pas dire de le goûter comme plaisir et y adhérer comme à l'objet de la méditation. » Ce panhédonisme ue saurait tenter un si haut mystique. « Il le faut goûter sans adhésion (sensible), et seulement pour mieux imprimer dans l'esprit la bonté des miséricordes divines, parce que Dieu seul doit être l'unique objet de notre occupation », pp. 91-117.
Nul besoin, non plus, de montrer que cette philosophie de la prière et de ses méthodes, résout, ou plutôt supprime l'imbroglio où tantôt se débattait le P. Nepveu. Qui ne voit que si la prière est un art de raisonner, celui qui se trouve, comme il arrive souvent, dansl'impuissance de raisonner, croira se trouver, par l'a même dans l'impuissance de prier. On le console en lui disant qu'il pratiquera de hautes vertus en se résignant à cette impuissance. Ersats de prière, plus sanctifiant, si l'on veut, que la prière, mais enfin qui n'est pas prière. Acceptez la philosophie d'Alexandrin et de tous nos maîtres; le problème s'évanouit. Qui aime fait oraison ; qui adhère par amour à la volonté divine qui nrrus met dans l'impossibilité de « discourir », prie donc réellement, fait une oraison véritable et proprement dite, même en ne discourant pas.
 
Considérations sur les principales obligations de la vie ecclésiastique, pour servir de sujets de méditation, avec une méthode
 
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qui donne beaucoup de facilité pour le saint exercice de l'oraison, par messire Laurent Chénard, prêtre et docteur de Sorbonne, Paris, 1726. La première édition est de 1687. Encore une méthode facile! Remarquez, en passant, qu'elles crépitent, si j'ose dire, entre 167o et 1690. Ce qui en dit long sur la ferveur de cette période. J'aurais pu faire état d'un autre livre également significatif, mais plus confus : Les Progrès de l'âme chrétienne dans les progrès de la vie intérieure, par M. Louis Féraud, Paris, 1689. Chap. XII. : De la méthode de l'oraison : « Comme vous avez lu quantité de livres sur la méthode de l'oraison, je ne prétends point vous en donner une forme, et je serais d'avis que vous laissassiez l'ordre de la vôtre au Saint-Esprit. Gardez néanmoins fidèlement les règles qui vous ont été données, et ne manquez jamais de choisir un sujet d'oraison. Soyez cependant en assurance après que vous aurez fait toutes vos préparations ; car il est certain que très souvent Dieu ne permet pas à l'âme », de suivre, dans l'exercice lui-même la route qu'elle avait prévue en le préparant. Dieu « peut l'occuper d'abord et il s'en saisit souvent par la moindre vue des saints mystères... Ou enfin il permettra que l'âme reste impuissante», pp. 83, 84. Vue intéressante : Feraud limiterait volontiers à la préparation même l'effort proprement ascétique et discursif. On remarquera le néanmoins, bientôt quasi rétracté par le cependant ; mais bien plus significatif le très souvent que j'ai également souligné. Revenons à Chénart qui me semble plus remarquable. On le prendrait d'abord pour un discursif éperdu. Discursif, un docteur de Sorbonne ne peut pas ne pas l'être, mais celui-ci l'est tout autrement que Pomey. On se rappelle que son livre est un recueil de considérations : « Il ne faut donc pas croire, écrit-il, que, dans cette méthode d'oraison, l'on ne se serve point de considérations, et que l'on ne donne aucun lieu aux exercices de l'entendement. » Curieuse précaution, et qu'en apparence le titre à lui seul aurait dû rendre inutile. Mais Chénart sait fort bien que certains reprocheront à sa méthode de ne pas assez respecter la primauté du Discours. « Au contraire, poursuit-il, on l'y exerce (le discours) avec bien plus d'espérance de fruit, et moins de danger de s'incommoder, et l'on y trouve aussi plus facilement de quoi s'y entretenir ». Pour sa méthode, la voici appliquée à l'humilité : 1° considérer cette vertu en Notre-Seigneur ; 2° la considérer en elle-même, nature, causes, effets, etc. ; 3° considérer les pratiques, moyens, et occasion de la pratiquer. Tout cela excellent, mais sans grand intérêt pour nous. L'excellence vraie de ce qu'il
 
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écrit est dans la philosophie qui l'anime : philosophie essentiellement panmystique, et, de ce chef, toute semblable à celle que nous avons exposée dans la Métaphysique des saints.
« Il y a trois manières de considérer... La première est d'envisager une vérité, une vertu, un mystère, d'une vue simple, comme on envisagerait un tableau. Cette considération se doit faire par un acquiescement de foi, qui assujettit et captive notre esprit, et le tient lié à l'objet qui lui est présent; et cet acte se doit continuer doucement et sans effort... ; que si on est obligé de le renouveler, ce ne doit point être avec inquiétude et empressement d'esprit. Cette façon de considérer est la meilleure, et dont toutes sortes d'esprits sont capables, pourvu qu'ils soient simples et humbles. C'est néanmoins (quoique facile au commun) la façon où parviennent enfin les parfaits, et où tout homme qui désire de bien faire l'oraison doit tendre, tâchant toujours de simplifier son esprit, et de l'accoutumer à ne point tant agir, et à ne point tant multiplier ses considérations..., mais à s'arrêter et se reposer en une bonne, dont le suc se tire doucement comme d'un alambic, par le moyen du feu sacré de la sainte charité... Exercice de la foi, (qui) ne consiste qu'en un simple acquiescement. C'est là la vraie opération de la lumière divine et de la grâce, qui doit être le principe unique de toute bonne oraison : tout autre principe que le Saint-Esprit profane et souille son sacrifice. »
« La seconde sorte de considération est par manière de raisonnement » ; quoique ce ne soit pas la meilleure, « nous pouvons bien en user », car « la bonté de Dieu a coutume de s'accommoder... à nos faiblesses ». Discursif assez tiède, comme on voit ! Mais en user avec des précautions infinies. « Il se faut donner de
garde de l'amusement de l'esprit qui aime naturellement à raisonner. » Relinque curiosa. « Notre esprit, principalement dans les personnes d'étude, n'est jamais content, s'il ne trouve quelque chose de nouveau et de subtil, et s'il ne pénètre les difficultés qui le travaillent... ; ce qui l'occupe tout, et dessèche la volonté, qui secondant l'esprit, s'amuse avec lui en ce qui lui est agréable. » On trouvera les mêmes vues, lourdement orchestrées - comme si ce n'étaient pas des truismes ! - dans mon Introduction à la Philosophie de la Prière, pp. 75-8o. La troisième sorte est par
manière d'examen : conséquences pratiques, résolutions à prendre, etc.
Les « avis généraux touchant les affections » ne sont pas moins précieux. « C'est ici le principal et l'essentiel de l'oraison. »
 
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« L'oraison est la fille et la mère du saint amour; et tout ce qui se pratique dans l'oraison doit être une disposition à l'amour, ou un effet de l'amour. La meilleure règle... c'est qu'il faut aimer. Il n'est point besoin... d'autre méthode à celui qui aime, sinon d'acquiescer à l'amour et le laisser faire. » « Le meilleur n'est pas d'avoir multiplicité d'affections et d'actes différente souvent réitérés. . Et comme il est mieux pour les considérations,de n'en avoir qu'une par laquelle on s'applique par une seule vue, un regard et un acquiescement d'esprit très simple; de même aussi pour les affections, le mieux est de n'en avoir qu'une, eu laquelle on se repose par un simple acquiescement de la volonté, qui se laisse imbiber et pénétrer à l'affection qui la possède. »
Tout me paraît exquis dans ce chapitre sur les affections, dont je regrette de ne pouvoir donner ici que des fragments.
Il n'importe pas dans quelle affection l'âme se repose, d'anéantissement, de respect et d'adoration, d'admiration..., etc. Car toutes sont comprises les unes dans les autres, surtout (je ne m'explique pas ce surtout) quand l'amour en est le principe; et qui en produit une, les produit toutes ; et qui acquiesce et se repose en l'une, acquiesce et se repose en toutes. »
Le paragraphe 5 seule sensible est parfait. Si cela dépendait de moi, je le ferais afficher dans toutes les cellules de tous les couvents. Rien de nouveau, d'ailleurs, que la manière ferme, touchante et prenante d'énoncer les axiomes fondamentaux de la métaphysique des saints.
« Il faut bien se donner de garde de vouloir trop sentir et exprimer sensiblement les affections qu'on doit avoir dans l'oraison. Ce n'est point (par) des effets sensibles de coeur ni de tète qu'on vient à bout de bien faire l'oraison. Il se faut bien souvenir que les deux principes de ce divin exercice, c'est la foi et la charité. L'une et l'autre ne dépendent point .des sens, mais l'une et l'autre règlent et corrigent les sens extérieurs et intérieurs... S'il y a donc du sensible dans nos affections, la sainte charité le doit régler et s'en servir, mais elle n'en doit point dépendre, et son acte quoique souvent insensible, ne laisse pas d'être aussi véritable et efficace qu'accompagné de ce sentiment. Il est même quelquefois à craindre que (le sensible) ne fasse quelque tort, parce qu'on s'y amuse, on s'y plaît, on ne va pas plus outre... on fait effort pour s'exciter... Et on croit aussi n'avoir rien fait en l'oraison si on n'a senti ce qu'on y fait. »
On ne vient h l'oraison que u pour s'unir à son Dieu par la pure foi et charité. Il suffit d'être sincère et véritable au fond
 
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du coeur, nonobstant même tous les sentiments qui s'élèveraient au contraire. C'est assez de protester intérieurement à Dieu je crois, j'adore, j'aime..., quoiqu'on ne le sente pas; et quand même on serait tenté.., de haine de Dieu ou du prochain..., il suffirait de protester doucement qu'on n'y consent pas, et qu'on adhère aux actes contraires... Mente servio legi Dei : j'adhère dans la partie supérieure aux saints mouvements de l'amour... »
« Le mieux est, dans l'oraison, de ne point réfléchir sur soi... Si l'on a à examiner si l'on a bien fait, ce doit être hors de l'oraison... La réflexion sur la divine présence, et non pas sur nous-mêmes, nous doit remettre quand nous nous trouvons dissipés. » (Cette méthode est publiée, non paginée, en tête des considérations.)
 
VI. - Les retraites.
 
« C'est la coutume de tous les dévots de donner chaque année huit à dix jours à la retraite spirituelle ». Lemaître, Pratiques de piété, p. 11. Dans plusieurs communautés religieuses, la retraite durait dix jours. Ainsi chez les Minimes et à l'Oratoire. De cette coutume est née une « littérature » nouvelle qui mériterait une longue étude. Je me borne à quelques indications. Pour les retraites ignatiennes on trouvera, non pas encore le travail d'ensemble qu'il faudrait, mais de nombreux détails dans les fascicules de la Bibliothèque des Exercices. Je ne mentionnerai donc, parmi les livres de cette école que la Solitude de dix jours de l'insigne P. Paul Lejeune, Paris, 1665. C'est une adaptation très libre, toute personnelle et foncièrement bérullienne, des Exercices de saint Ignace. Lejeune amalgame curieusement en un seul exercice, la méditation fondamentale et la contemplation ad Amorem (première et dernière page des Exercices). Belle contemplation sur la Communion des Saints, curieuse adaptation des Deux Etendards : « Le matin, à mon réveil, je
 
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saluerai Jésus-Christ dans les honneurs que lui rendent les trois grandes armées qui composent ses trois Eglises. Je réunirai leurs respects et leurs adorations clans le coeur aimable de mon Sauveur, pour adorer la Très Sainte Trinité avec lui et avec ses troupes.
« J'entrerai dedans Dieu comme dans un temple tout rempli de la majesté de sa gloire. Je me trouverai là avec ses trois grandes armées. Je les verrai comme portées en divers quartiers, et me joignant avec l'escadron avec lequel je veux converser, et avec lequel je veux agir plus particulièrement ce jour-là, je rendrai avec lui mes profonds respects à la majesté de mon Dieu. Et si je me sens occupé de sa présence et de la vue de ses troupes, si je me trouve dans leurs respects et dans leurs adorations, je demeurerai là en silence, faisant ce qu'ils font, disant ce qu'ils disent, sans parler. Que si la porte de leur sanctuaire m'est fermée, je tâcherai de m'entretenir sur le sujet que j'aurai préparé... Que si je inc trouve sec et aride, si mon esprit s'enfuit de leur présence, je l'arrêterai si je puis, je lui ferai tourner visage, je parlerai tantôt aux uns, tantôt aux autres; je les provoquerai, je les visiterai, je frapperai si fort qu'on m'ouvrira la porte, ou du moins je crierai si haut qu'on m'écoutera. Que si, nonobstant mes cris et mes poursuites, personne ne me répond, si je demeure toujours dans les ténèbres..., je souffrirai. La Croix n'est pas un mauvais partage et la fidélité dans ce combat n'est pas moindre que la douceur de la dévotion », pp. 85, 86.
 
Exercices spirituels pour une retraite de dix jours. A l'usage des communautés ecclésiastiques et des séminaires, même des gens du monde... (par le P. Aveillon, oratorien; ne pas confondre avec Avrillon), Paris, 1699. Avertissement très remarquable. J'en cite le dernier paragraphe :
« Enfin il faut prier dans la vérité de Jésus-Christ; c'est-à-dire qu'il faut entrer dans les sentiments de son coeur au regard des sujets proposés dans l'oraison. Car il ne suffit pas de MÉDITER EN HOMME, c'est-à-dire en considérant et en approfondissant avec respect les vérités saintes : ni aussi de méditer en pécheur, c'est-à-dire en se tenant dans son néant, et en ressentant vivement devant Dieu la corruption de son coeur et la profondeur de ses plaies : mais il faut encore PRIER EN CHRÉTIEN, c'est-à-dire en adhérant à Jésus-Christ, en s'appuyant sur sa force, sur ses lumières, sur sa grâce ; et c'est ce qu'on appelle faire oraison dans la personne, dans la vérité et dans l'esprit du Fils de Dieu. »
Pratique familière pour se préparer à faire les voeux solennels
 
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de la Religion en esprit et en vérité, par le R. P. Soyer, religieux cordelier..., prédicateur ordinaire du Roi; revue et corrigée sur les manuscrits de l'auteur par le R. P. Courtot, du même Ordre, Paris, 1669. - Livre extrêmement savoureux. Il a - chose assez rare chez les spirituels du commun, et plus rare encore chez les prédicateurs, - l'horreur du psittacisme religieux. Ainsi, proposant à ses religieuses, une formule d' « entretien sérieux avec Dieu », il s'interrompt de vingt en vingt lignes
pour leur dire : « Relisez encore une fois cette protestation et pesez-la bien... ; n'allez pas si vite; pesez bien ce que vous dites », pp. 448, 449. Quand vous êtes au moment de commencer la retraite, « recommandez-vous... aux prières de la Communauté. Ce qui ne se devrait pas faire en courant et tracassant par tout le monastère avec des caresses, des larmes et des reproches si on a oublié une soeur ; mais, à mon avis, en pleine communauté, à genoux », p. 499. - L'examen de conscience qu'il propose est plein d'intérêt. Ainsi pour le premier commandement : « J'ai estimé les hérétiques en voie de salut, j'ai voulu savoir leurs opinions... ; j'ai assisté à leurs prêches », p. 125.
Beaucoup apprendront en le lisant que la coutume d'écrire ses péchés, en vue de la confession était alors assez répandue, cf. pp. 115, sq : « Comment il faut écrire les péchés? » « C'est une confession que vous écrivez et non pas une histoire... Qu'il est ennuyeux d'entendre dire à des pénitents : Je n'ai pas gardé dans mes paroles tolite la sincérité que j'ai due, et n'ai pas été exacte à dire en tout et partout la vérité... ; retranchez ce ridicule et inutile amas de mots... Il suffira de dire : J'ai menti tant de fois. » Qu'elles imitent la rondeur des gens du monde : « J'ai péché, disent-ils, ...en adultère vingt fois, j'ai blasphémé mille fois, j'ai fait dix homicides... Voilà une horrible vie et néanmoins cela est écrit en peu d'espace. »
Faut-il prendre des notes pendant une retraite? « C'est une étrange et fàcheuse prière pour une fille... ; néanmoins vous devez croire que c'est la plume qui rend l'homme savant. Vous devriez toujours avoir un portefeuille plein de remarques écrites des bonnes choses que vous lisez...
« C'est pendant la retraite qu'il faut absolument soulager votre mémoire par l'écriture. Je ne suis pourtant pas d'avis de vous accabler, eu vous obligeant à écrire toutes vos pensées, et à transcrire toutes vos oraisons, quoique de grands hommes le
souffrent et l'ordonnent; il faut qu'ils aient des lumières que je n'ai pas. Mais selon celles qu'il a plu à Dieu de me donner, je
 
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pense qu'il vous suffira de faire pour chaque jour un petit écrit qui contienne, en huit ou dix lignes, les réflexions qui vous oncle plus touchées, et la résolution que vous aurez prise. »
 
Méditation sur les plus. importantes vérités chrétiennes et sur les principaux devoirs de la vie religieuse pour les retraites de ceux qui veulent embrasser cet état, Paris, 1692 ouvrage. non seulement curieux, mais remarquable. Nous en. avons déjà cité quelques lignes peu banales (cf. plus haut, p. 275). Soyer nous introduisait derrière les grilles des couvents, de femmes; nous entendions les religieuses rire pendant ses entretiens, à l'évocation de leurs petits manèges, ou au catalogue des crimes séculiers - dix homicides, dans une seule confession. L'auteur anonyme de ces méditations - un bénédictin peut-être - nous révèle, si l'on peut dire, les dessous, la vie réelle d'une abbaye, et plus expressément d'un noviciat. Ecrivain très au-dessus du médiocre, bien qu'il ne méprise peut-être pas assez l'éloquence.
« Pour le mépris, Seigneur, oh! j'avoue qu'il m'est encore plus insupportable. Oui, j'aime beaucoup mieux être haï que d'être méprisé... L'amitié même qu'on aurait pour moi sans m'estimer, me serait un supplice. Mon coeur ne peut absolument souffrir qu'on ne l'aime que par pitié... »
Sur les mauvais supérieurs : « Quel serait mon malheur, ô mon Dieu, si je tombais quelque jour entre les mains d'un Supérieur à qui ces qualités manquassent ! Hé ! ne s'en trouve-t-il point, Seigneur? Ne se peut-il faire quelquefois que des habitants d'Aquilon, des gens sans zèle et sans charité, s'introduisait dans Jérusalem et se mettent pour ainsi dire sur son trône, pour gouverner votre peuple saint?... Peut-être, hélas ! tomberai-je quelque jour entre les mains de ces gens d'esprit... qui savent manier une affaire avec adresse ; qui peuvent conduire ou développer finement une intrigue ; qui considèrent une société régulière comme une espèce d'Etat politique; qui ont assez d'art pour en conserver l'ordre extérieur, mais en ne le regardant que comme une espèce de police humaine
« Et peut-être aussi, mon Dieu, trouverai-je de ces personnes dont la molle condescendance laisse faire à chacun cequi lui plaît... Que sais-je si je ne trouverai point encore pis que tout cela ?...
« Autre chose est d'obéir, autre chose d'avoir ces rapports intimes de confiance et d'ouverture de coeur  où l'on trouve tant de consolation... Comment pouvoir ouvrir, son coeur à des gens qui n'ont que de la sécheresse et de la dureté?... Comment
 
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confier ses peines à ceux qui semblent devoir les augmenter, par la manière sèche et dégoûtante dont ils recevront nos confidences? Et si je vais m'imaginer, ou même s'il est vrai que. mon Supérieur ne m'aime pas..., assurément je ne vois pas qu'il me soit possible de répandre mon coeur clans le sien.,. Que faudra t-il donc que je fasse?...
« Ah ! si je suis humble et simple dans mes voies, je n'ouvrirai pas tant les yeux, pour chercher des défauts dans ceux que vous me donnerez pour me conduire, le grand caractère de votre puissance gravé dans mon Supérieur imprimera dans mon coeur des sentiments si vifs de respect et de soumission, qu'ils suffiront pour m'empêcher de porter mes vues ailleurs... O mon Dieu..., faites que j'entre dans cet esprit d'enfance que vous chérissez avec tant de tendresse; donnez tant de larmes à mes yeux, pour pleurer mes propres misères, qu'elles forment une espèce de nuage qui m'empêche de voir autre chose que ce qui se passe au-dedans de moi », pp. 8o-86.
Très belles méditations sur les trois voeux de religion, et, à ce sujet, sur les trois concupiscences. Le problème de la vocation - et, de l'élection, pour parler comme saint Ignace - est traité avec une sincérité absolue.
« Avec quelle indignation, mon Dieu, ne regardez-vous pas ceux qui entrent dans votre Maison, non point pour se faire aimer de vous, mais pour y trouver des hommes qui vous aiment... Il y en a, Seigneur, qui commettent cette profanation presque sans y penser. Ceux qui les portent à s'engager, par les témoignages d'affection qu'ils leur donnent, par les caresses dont ils se servent... ne manquent pas en même temps d'employer des raisons spirituelles, des discours édifiants, des moiifs très purs et très saints. Tout cela fait une légère impression sur la surface de l'esprit, qui suffit. pour qu'on s'imagine être uniquement porté par ces raisons à s'engager dans la Religion... La piété n'est que le prétexte de l'engagement dans lequel on entre, et des raisons toutes humaines en sont le principe », pp. 161. 162.
 
APPENDICE
 
I. - Notes pour la Défense et l'Illustration de la prière vocale.
 
Ceux qui m'ont bizarrement reproché de ne connaître qu'une seule forme de prière, l'oraison dite de quiétude ou de silence, et de vouloir imposer à tous une oraison aussi transcendante, auront été fort surpris, s'il leur a plu de parcourir le présent volume, de le voir passionnément voué, à l'histoire, sans doute, mais aussi à la Défense et Illustration de la chétive prière vocale. Grâce à eux, me serais-je donc converti à une vue plus raisonnable des choses? Non, assurément. Pour tout ce qui touche à la philosophie même de la prière, ils chercheraient en vain l'ombre d'une contradiction entre ce dernier volume et les précédents. Qu'on me permette de reproduire ici, et en reprenant la discussion de plus haut, les passages les plus significatifs de la réponse que j'adressais à un de ces critiques. « 0 bonheur! s'était écrié celui-ci, la pierre philosophale est enfin trouvée ! M. Bremond résout tout en mystique! » A cette ironie, je répondais : « Mais, bien entendu!... (Cette) pierre philosophale, saint Paul l'avait trouvée avant moi : Vivo ego, jam non ego... Qu'y a-t-il donc là de si risible ? Aussi bien ai-je rappelé quelque soixante fois que je ne prends pas mystique au sens spécial, et beaucoup plus étroit que lui donnent communément les modernes. Est déjà mystique pour moi toute activité de prière, parce que, en vertu de la grâce sanctifiante, il n'est pas de prière, si chétive qu'on l'imagine, que N.-S. ne prie, si j'ose ainsi dire, avec nous... » « De même, écrit le R. P. Lemonnyer, que, par la grâce sanctifiante, nous avons part à la propre nature de Dieu, de même, par la toute première et foncière activité de la grâce, nous entrons, en participation de la vie essentielle de Dieu, qui est purement intérieure et
 
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contemplative. La contemplation de grâce n'est pas réservée à une caste spirituelle. C'est EN TOUTE ÂME CHRÉTIENNE, SI SIMPLE ET SI RÉDUITE QU'ELLE SOIT, LE FOND NÉCESSAIRE DE SA VIE SURNATURELLE. »
Splendide formule - combien plus riche et plus profonde que tout ce que j'ai pu écrire moi-même! - de ce que j'ai appelé panmysticisme. En revendiquant pour tout membre du corps mystique du Christ la qualité de mystique; en appelant proprement mystique l'activité à deux par laquelle le chrétien le moins extatique se réalise comme membre du Christ, bien loin de risquer une innovation dangereuse, je ne fais que rendre au mot mystique son sens étymologique et primitif...
« Bien loin de détraquer la moyenne des âmes, en faisant miroiter à leurs yeux des perspectives chimériques, mes deux volumes (VII et VIII) ont pour principal objet de glorifier, j'allais presque dire de venger la prière de tous. S'il m'était resté assez de place pour cela, j'aurais ajouté un dernier chapitre - (c'est tout le présent volume) - qui eût été un vrai chant à la louange de la prière liturgique et de la prière vocale, les seules prières que je puisse célébrer en mon nom sans impertinence, hermétiquement fermé que je suis pour ma part, non seulement à l'oraison de quiétude, mais encore à l'oraison discursive. Docile aux maîtres dont je dois présenter l'enseignement, s'il m'arrive avec eux, dans ces deux volumes, de toucher aux prières sublimes, c'est toujours, c'est uniquement pour montrer que, de toutes ces sublimités, la semence, le maître ressort, si je puis dire, se trouvent déjà dans la plus courte des oraisons jaculatoires ; ou en d'autres termes plus clairs et plus simples, pour montrer, avec le P. Lemonnyer, que nous sommes tous contemplatifs, « la contemplation de grâce » n'étant pas réservée « à une caste spirituelle ». Je ne fais même pas le panégyrique de l'oraison de simple regard, bien que celle-ci n'ait rien d'extraordinaire, et que, le plus souvent sans le savoir, des âmes sans nombre la pratiquent. C'est la paroisse de M. le chanoine Saudreau. La mienne est tout ce qu'on peut imaginer de plus humble. Pour nous, les discursifs eux-mêmes sont de si gros messieurs que nous n'osons pas les regarder. Du moins comprenons-nous, après quelque effort, ce qu'ils veulent dire avec leur application des puissances, bien que cette application nous paraisse quelque chose de prestigieux. Ah ! nous ne sommes pas tiers ! Et tout au contraire, nous avons sans cesse besoin qu'on nous relève à nos propre yeux. Et c'est là précisément l'immense bienfait que nous devons aux Maîtres de la Métaphysique des Saints, au bon Camus,
 
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entre autres, qui nous a presque persuadés que nous avions accès, nous aussi, à la « Divine Ténèbre », tout comme les princes de la quiétude, et par une voie plus simple que l'application des puissances. »
(Vie spirituelle (Supplément), avril 193o, pp. 15-17.)
Après quoi, je montrais que la philosophie de la prière, telle que je l'ai dégagée, dans mes tomes VII et VIII, de l'enseignement de nos maîtres, se réalise aussi bien dans la prière de demande que dans l'oraison la plus sublime. Il en va fatalement de même pour la prière vocale, comme je l'ai démontré dans le premier chapitre du présent volume. Dès qu'elle cesse d'être un simple psittacisme, dès qu'elle est prière, en elle se réalise également la définition même de la prière.
 
A. - Les mystiques et la prière vocale.
 
Il est vrai, du reste, et on l'a bien vu par l'exemple du P. Guilloré (cf. plus haut, chap. I) que certains mystiques, moins précautionnés se donnent l'air de mépriser la prière vocale (comme aussi bien, et pour les mêmes raisons, la méditation discursive). C'est qu'ils veulent sauvegarder avant tout l'essence même, toute mystique, de la prière; mais rien n'est plus contraire que ce mépris à la tradition constante des contemplatifs les plus sublimes.
Ecoutez d'abord Mme Guyon : « Qu'ils disent donc ainsi leur Pater en français, comprenant un peu ce qu'ils disent, et pensant que Dieu, qui est au dedans d'eux, veut bien être leur père... Après avoir prononcé ce mot de Père, qu'ils demeurent quelques moments en silence avec beaucoup de respect... Ensuite poursuivant le Pater... Ainsi du reste du Pater, dont messieurs les Curés peuvent les instruire.
« Ils ne doivent point se surcharger d'une quantité excessive de Pater et d'Ave... ; un seul Pater, dit à la manière que je viens de dire, sera d'un très grand prix... La manière de lire en ce degré est que, dès que I'on sent un petit recueillement, il faut cesser et demeurer en repos, lisant peu et ne continuant pas, sitôt qu'on se sent attiré... à moins que les prières ne fussent d'obligation; en ce cas, il faut les poursuivre. » C'est là, je le répète, l'enseignement commun des mystiques ; Guilloré, lui-même, n'y contredirait pas. Mais voici beaucoup plus profond et beau :
« La louange de la seule bouche n'est pas une louange, ainsi que Dieu le dit par son prophète... La louange, qui vient purement
 
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du fond, étant une louange muette, et d'autant plus muette qu'elle est plus consommée, N'EST PAS UNE LOUANGE ENTIÈREMENT PARFAITE : puisque l'homme étant composé d'âme et de corps, il faut que l'un et l'autre y concourent. La perfection de la louange est que le corps ait la sienne, qui soit de telle manière que loin d'interrompre le silence profond et toujours éloquent du centre de l'âme, ELLE  L'AUGMENTE PLUTOT; et que le silence de l'âme n'empêche point la parole du corps, qui sait donner à son Dieu une louange conforme à ce qu'il est. En sorte que la consommation de la prière, et dans le temps et dans l'éternité, se fait par rapport à CETTE RÉSURRECTION DE LA PAROLE EXTÉRIEURE UNIE A L'INTÉRIEURE. » (Textes empruntés au Moyen Court, et au Cantique dans Les Justifications de Mme J. M. B. Guyon..., II, Cologne, 1720, pp. 174-177; suivent dix pages d'Autorités.)
 
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On pourrait croire, on a cru que si les mystiques recommandent la prière vocale, c'est uniquement par prudence, et pour afficher leur orthodoxie. Rien de moins exact, ni même de moins intelligent. Leur philosophie même le leur permet, le leur commande. A savoir la distinction fondamentale entre l'activité de la fine pointe et l'activité des puissances. La première de ces deux activités, plus elle est intense, plus elle ébranle l'organisme tout entier, et plus elle tend à se manifester au dehors par des signes. Songez à la glossolalie, et, beaucoup plus tard, à certaines danses On pourrait dire que la fine pointe a son langage propre, qui rejoindra fatalement le langage des puissances intellectuelles, ou plutôt qui se l'appropriera, en le dépouillant de ce qu'il a précisément d'intellectuel. Dépouillement qui va quelquefois jusqu'à forger des mots qui n'ont aucun sens. Comment faire comprendre cela à un pur intellectualiste? Eh! par définition n'est-ce pas incompréhensible? Quand nous lisons ces deux mots : oraison de silence, notre premier mouvement est de croire qu'on veut désigner par là une prière sans paroles. Non. Le bruit dont les mystiques (parvenus à de certains degrés) ne veulent pas, est beaucoup moins le bruit des mots que le bruit des idées.
 
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S'ils méprisaient la prière vocale, en tant que vocale, les mystiques ne recommanderaient pas si chaudement, si unanimement
 
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la pratique des oraisons jaculatoires. Deus meus et omnia : ce sont là des mots. Donc prière vocale. Prenez-y garde toutefois; sur leurs lèvres ce ne sont pas là des mots comme les nôtres. Dans la plupart des ouvrages de vulgarisation, l'oraison jaculatoire est présentée comme la plus facile des prières, comme un succédané à l'usage des intelligences débiles : « La plus aisée et la plus douce à pratiquer», dit le P. Pomey (Dosithée ou la manière de bien méditer, pp. 267, 268). Les vrais contemplatifs, Blosius par exemple, et Dom Baker ne proposent ces oraisons, en apparence, diminuées qu'à des âmes déjà très avancées. Par ces quelques mots, se traduiraient, non pas des notions, mais, comme dit Baker, des actes immédiats de la volonté. Ces mèmes actes, les maîtres de la Métaphysique des Saints, le P. Piny surtout, nous ont aidé à les décrire. Les chapitres de Dom Baker sur ce sujet (extrêmement difficile à mon incompétence) me paraissent d'une importance majeure ; il serait fort à désirer qu'un philosophe de métier les étudiât plus directement qu'on ne le fait d'ordinaire. Baker a fait tout un recueil de ces oraisons jaculatoires, si ressemblantes, croirait-on, à celles de Pomey et des manuels pieux, en vérité si différentes. Devout exercises of immediate arts and affections of the will. Une centaine de pages, cf. Holy Wisdom, or Directions for the prayer of contemplation... by the V. F. Augustine Baker, édité par Dom Sweeney sur l'édition de 1657. Il est fort à désirer que ce livre soit enfin traduit dans notre langue.
 
B. - Le Procès des formules.
 
Sujet deux fois délicat, mais deux fois magnifique, puisque c'est aussi le procès de la poésie elle-même, Bien entendu, c'est aussi le procès de la prière liturgique. Mais, fort curieusement les philosophes de chez nous, j'entends ceux-là même qui, dans ces derniers temps, ont le mieux travaillé à exalter la prière liturgique, semblent négliger plus ou moins le problème préalable de la valeur des formules. Ou bien, se borner à prouver que les formules de prières ne sont pas nécessairement ni d'abord des « charmes », comme une psychologie religieuse rudimentaire (Wundt, par exemple) veut qu'elles soient. Vieux système, heureusement périmé, qui ne met pas de différence entre religion et magie. Le vrai problème des formules est beaucoup moins simple. Pour en donner une idée sommaire et globale, je citerai une page de M. Robert Will, professeur à la faculté de théologie
 
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protestante de Strasbourg. Il est vrai que, dans cette page, M. Will n'étudie qu'un problême particulier et plus immédiatement pratique : la question de savoir, si dans les assemblées religieuses (protestantes) le « Iiturge », doit « prier d'abondance » ou simplement réciter une formule fixe. Mais on voit bien que la même question se pose au sujet de la dévotion privée, au sujet de toute espèce de prière, liturgique, semi-liturgique, oraison discursive, etc., etc.
« La prière spontanée... exercera par sa puissance immédiate une action (plus efficace) sur les coeurs... Les grandes personnalités religieuses (en dehors du catholicisme) ne font usage que d'elle. Spencer ne se lasse pas de mettre en garde ses amis contre les formules liturgiques. Bunyan et Fox polémisaient contre la Common Prayer Book (de l'anglicanisme). Milton dit dans son Iconoclastes : « De vouloir emprisonner dans un enclos de paroles les deux choses les plus libres, notre prière et l'esprit divin qui nous y pousse, c'est une tyrannie », et il compare, dans la Defensio pro populo, la liturgie « au chant du coucou qui répète sans cesse la même litanie ». (Pour le dire en passant, il aurait pu comparer aussi à l'oiseau qui dépose ses oeufs dans le nid d'autrui, le fidèle qui s'approprie la prière toute faite qu'on improvise ou qu'on récite devant lui.) « Schleiermacher oppose également la prière spontanée et enthousiaste à l'usage formaliste et endormant des liturgies. Il faut, dit-il, « que la prière se crée ses propres paroles ». - Pour le dire encore en passant, je trouve prodigieux que ces critiques des formules ne sentent pas l'incohérence fondamentale de leurs propos. S'il n'est en effet de vraie prière que celle qui « se crée sa propre parole », les simples fidèles qui se borneront à s'approprier la prière - spontanée ou fixe - de leur pasteur, ne prieront donc pas pour de bon ! - « Il est certain, continue M. Will, que la prière qui sera le cri de l'âme sincère et simple..., d'un liturge doté du charisme de la prière, empoignera plus profondément l'assemblée que la prière lue, d'autant plus (observation très curieuse et qui va très loin) que la communauté n'a pas besoin, pour bien prier, de s'assimiler chaque parole, pourvu que l'émotion du coeur obéisse aux directives données par l'émotion de l'officiant. Cette prière libre expose pourtant le liturge à bien des écueils. (Ceci est fort bien développé, je renvoie le lecteur au texte lui-même)... Bersier parle des « cantilènes conventionnelles, des échauffements factices et des familiarités déplacées » de la prière improvisée. Th. Harnack résume judicieusement les arguments que l'on peut
 
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faire valoir contre la prière spontanée, en disant : « La prière libre procède d'une personnalité individuelle; quand même celle-ci vivrait intimement liée à la communauté, elle ne pourrait jamais (se défaire) d'une subjectivité qui s'opposerait à celle des autres. Dans ces conditions, les fidèles ne peuvent que répéter la prière (nach beten), mais non s'y associer (mit beten). » A. Bitzius fait remarquer qu'en négligeant la prière des liturgies, le pasteur prive la communauté de beaucoup de fruits du passé (A la bonne heure!) et... affaiblit son sentiment de solidarité. » Nous ne condamnons pas la prière d'abondance, quand, émanation d'une personnalité douée d'un charisme prophétique, elle réussit à être à la fais la puissante projection de la piété personnelle du liturge et de la conscience sociale de l'assemblée, mais nous recommandons le juste milieu entre l'objectivité réfrigérante d'une prière prescrite et la déliquescence d'une prière toute subjective; et, selon l'inspiration de l'heure, la combinaison des formes fixes et de formes libres. »
(Le Culte, étude d'histoire et de philosophie religieuses, par Robert Will, Strasbourg, 1925, t, I, pp. 23o-232. Cf. aussi dans le tome II, Strasbourg, 1929, nombre de passages qui se rapportent à notre sujet, notamment le beau chapitre sur la Parole Sacrée, pp. 342-391.) Je citerai encore quelques lignes que je goûte fort: La parole sacrée (lecture, homélie, cantiques) est appelée e à conduire la communauté empirique à la hauteur de la communauté idéale. Le choral protestant dépasse par exemple... les possibilités religieuses de la paroisse moyenne. Celle-ci (néanmoins) chante hardiment : « Ah l laissez-moi, terrestres joies, c'est en Jésus qu'est mon plaisir. »... EST-CE UN MENSONGE ? NON. En faisant rayonner l'image idéale et pourtant réelle d'une communauté chrétienne parfaite, le cantique invite le croyant à se rallier à cette communauté qui a déjà réalisé ce qui en lui n'est encore que dans le devenir. » (II, p. 379.) Le dogme de la grâce sanctifiante permet à la philosophie catholique de la prière d'articuler plus vigoureusement le « Non » de M. Will. Nous pouvons faire nôtres, en toute vérité, les sentiments des saints, puisque nous appartiennent aussi en quelque façon les sentiments mêmes du Christ. Puisque nous avons le droit de nous « appliquer » toute sa vie d'adoration et d'union à Dieu, nous avons également le droit de nous appliquer les paroles mêmes par où cette vie s'est exprimée. Ainsi toutes les demandes du Pater, le non sicut ego volo, etc., etc. Cf. à ce sujet le texte magnifique de Duguet cité plus haut, (pp. 3o, 31), secundum Verbum tuum.
 
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Mihi vivere Christus est, dit saint Paul, mihi loqui Christus est, pourrait-on dire, et pour la même raison, si le latin le permet-tait. On aura vite remarqué à quel point est débile la philosophie de la prière que supposent les critiques de Milton, de Bunyan contre les formules. Il me semble que du premier au second de ses volumes, la philosophie propre de M. Will va se rapprochant de la nôtre. C'est ainsi que (dans le paragraphe qu'il étudie) ee qu'il appelle, d'après Otto, « la parole numineuse », M. Will fait sienne et la parabole claudellienne d'Animus et Anima, et l'interprétation que j'ai moi-même donnée de cette parabole toute mystique : « Tant ce que M. Bremond dit de la Poésie pieuse, écrit M. Will, nous pouvons l'appliquer à toutes les expressions cultuelles de la parole numineuse » (p. 357). Mais, c'est bien ainsi que je l'entends.
 
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Bien que d'une psychologie assez courte, cette critique des formules (Milton; Bunyan; Schleiermacher...) nous étonnerait moins sous la plume d'un incroyant.. Celui-ci du moins, pour peu qu'il eût de logique, ne permettrait pas plus l'emploi des formules scripturaires - le Pater, les Psaumes - que l'emploi des formules proprement liturgiques. Mais un chrétien, comme Bunyan? Oui ou non se prive-t-il de réciter le Pater, les Psaumes... Si non, je ne comprends plus. Pour avoir une origine divine, ne sont-ce pas là des formules toutes faites, fixes; le contraire d'une prière spontanée, improvisée ?
 
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Le problème des formules a toujours occupé les théologiens anglicans. Ce qui nous a valu un beau sermon de Newman : Forms of private prayer.
« Seigneur, apprenez-nous à prier. » Curieuse demande! Disciples de Jean, puis de Jésus, ne semblent-ils pas avoir déjà all that was necessary for making prayers for themselves? Non, cependant; leurs coeurs sont comblés; leurs lèvres muettes. Ils demandent une formule. Their need has been the need of Christians ever since. Néanmoins, dans ces derniers temps, de prétendus sages sont venus qui, méprisant les formules, ont cru bien préférable to pray out of their own thoughts at random,
 
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using words which corne into their minds at the lime they pray. »
Pour la prière publique, la question ne peut sérieusement se poser. Mais il est moins évident que, dans la prière privée on doive recourir à des formes fixes, au lieu de prier extempore, comme ils disent.
La prière improvisée risque de devenir irreverent... et vagabonde... L'excellence de la prière à forme fixe est qu'elle nous sauve des excited thoughts... Il y a là quelques phrases parfaites : les apologistes contemporains des formules liturgiques, Guarini lui-même, ne diraient pas mieux : As a general rude, Forms of prayer should not be written in strong and impassioned language; but should be calm, composed and short. Our Saviour's own prayer is our model in this respect. How few are its petitions! how soberly expressed! how reverentlyl and at the saine time how deep are they! » L'exaltation ne doit pas être la disposition normale du chrétien. If we are encouraging within us this excitement, this unceasing rush and alternation of feelings, and think that this, and this only, is being in earnest in religion, we are harming our minds and (in one sense). I may even say, grieving the peaceful spirit of God, which would silently and tranquilly work His divine work in our hearts. » - Enfin, grâce aux formules, aucune des demandes essentielles n'est oubliée. (Parochial sermons, I, p. 2o.) J'en ai assez dit pour montrer l'intérêt de ce beau sermon. Il n'épuise pas le sujet, de beaucoup s'en faut, mais il en dégage les voies principales.
Sans critiquer directement son maître de ce temps-là, et même en se réclamant expressément de lui, William G. Ward souligne, dans the Ideal of a Christian church (ouvrage publié, comme on le sait, avant sa conversion, cf. Inquiétude religieuse, jra série), les inconvénients des formules et l'excellence de la prière improvisée, ou de l'oraison discursive : « It is quite neeessary that the Church should teach and encourage a practice of more individual, free, unrestrained, heartfelt, personal prayer, than consists with the exclusive adoption of appointed forms; that to divergence of individual character should correspond variety of individual devotion, and that each peculiarity of mind should have its full and unfettered scope, in fastening itself on some Heavenly correlative. » The Ideal..., p. 347. Il venait de découvrir l'existence de notre littérature ascétique, découverte qui l'avait très excité. Il y a là, me semble-t-il, et eût-il semblé à Newman, une bonne part d'illusion ou de chimère. J'y crois voir aussi une philosophie assez défaillante de la prière chrétienne.
 
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Il souligne par exemple le mot personal, sous-entendant par là que la prière liturgique n'est pas personnelle : une sorte de plagiat : le geai revêtu des plumes de paon. Difficile de pousser plus loin l'incompréhension.
 
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Il est très remarquable que Newman ne songe même pas à résoudre la plus grave des difficultés que l'on oppose aux formules; à savoir leur unreality essentielle, leur psittacisme, et, pour dire le mot, leur mensonge. Newman qui, dès ce temps-là, dénonçait très haut le danger et la honte des unreal words, et qui, dans le dernier de ses ouvrages, la Grammar of Assent, insistera encore, et si fort, sur la différence entre le real et le notional assent. Il sait mieux que nous que les formules de prière ne sauraient échapper à la malédiction qui pèse, depuis le péché originel, sur l'humain langage. Mais il sait aussi que nos pensées elles-mêmes ne psittacisent pas moins que nos paroles. Ou, en d'autres termes, que le mensonge peut aussi aisément se glisser dans une élévation ou dans une méditation sans paroles que dans la récitation d'une formule. Dans un sermon sur l'excellence de la prière à forme fixe, nul besoin d'insister sur un défaut dont cette prière n'a pas le monopole. Newman eût fait siennes, je le crois, ces fortes paroles de Godeau, par où je termine :
« Le Fils de Dieu, enseignant à ses disciples, la façon de prier, leur dit qu'ils ne doivent pas imiter les Gentils qui parlent beaucoup et qui pensent être exaucés par le nombre de leurs paroles. Or cette abondance de paroles ne doit pas seulement être entendue de celles que profère la bouche, mais je crois qu'elle regarde aussi la parole intérieure de l'esprit, la superfluité et la curiosité (à plus forte raison l'irréalité) des pensées, soit en l'oraison que l'on appelle mentale, où ce mal est principalement à craindre, soit dans l'oraison vocale où il se peut aisément glisser. (Discours sur la prière, en tête du recueil que nous avons étudié plus haut.)
 
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II. - Les gestes de la prière.
 
La piété de l'ancien régime est beaucoup plus démonstrative que la nôtre. Je m'étais promis de consacrer un chapitre aux manifestations extérieures du sentiment religieux ; mais j'ai dû y renoncer, déjà submergé que je suis par l'intérieur. Voici quelques pierres de cet opus interruptum.
« Eloignez-vous de l'autel et vous mettez dans les derniers rangs autant que vous le pouvez sans être observé, et souvenez-vous que vos crimes auraient dû vous interdire l'entrée de l'Eglise. » (Lettres édifiantes, de Dom F. Lamy.)
« On pourrait se tenir fort éloigné de l'autel, sans affectation, afin de se souvenir davantage de ce qu'on a mérité par ses crimes. »
(Lettres de M. (Boieau) sur différents sujets de morale et de piété, Paris, 1737, I, p. 34.)
Mme Maton « aimait à se tenir au pas de l'Eglise, et proche les fonts, se regardant comme une simple catéchumène. » Mémoires de Feydeau, édit.. Jovy, p. 370.
 
« Vous vous prosternerez cinq ou six fois pendant un intervalle fort court et vous prononcerez dans cette situation quelques versets tirés des Psaumes de la pénitence. » (Lettres édifiantes, de Dom Lamy.)
 
« Je voudrais qu'on commençât toujours la prière, quand on est seul, en se prosternant contre terre, et se reconnaissant comme un animal immonde, à l'exemple de la Chananéenne. » (Lettres de M. (Boileau), I, p. 33 )
 
« O mon Sauveur,... on peut se prosterner devant vous sans
 
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crainte; on peut baiser vos pieds adorables sans être frappé comme le téméraire Oza. » (Duguet, Lettres, I, p. 226.)
 
Les cinq plaies... « Nous baiserons en esprit avec un profond respect ces sacrées plaies l'une après l'autre »... (M. de Blémur) (Exercice de la mort, p. 148.)
 
« Se prosterner devant le crucifix, et même en baiser les pieds avec une foi humble et fervente. » (Lettres de M. (Boileau) sur différents sujets de morale et de piété, Paris, 1737, 1, p. 37.) Remarquez le même.
 
« Dom J. Mabillon avait coutume dans son voyage, lorsqu'il commençait à entrer dans quelque pays, d'en saluer aussitôt les saints tutélaires... Lorsqu'il apercevait l'église.., il descendait ordinairement de cheval et il se mettait à genoux... Le jour que nous devions arriver à Clairvaux., il ne fit autre chose, pendant tout le chemin, que de chanter... des hymnes et des cantiques... Mais quand, à la sortie du bois, nous arrivâmes à la vue de cette sainte maison, il se sentit transporté d'une dévotion si extraordinaire que j'en fus tout surpris. Il descendit de cheval et se prosterna à terre pour faire l'oraison. » (Dom Ruinart, cité par E. de Broglie, Mabillon et la Société de l'Abbaye de S. G. des Prés, II, pp. 324, 3a5.) Les personnes vraiment pieuses, « si elles font voyage, et qu'elles passent devant nos églises, elles ne manquent pas de descendre de cheval, si elles y sont, pour donner des marques de leur respect. » (Boudon, L'Homme intérieur ou la vie du V. P. Jean Chrysostome, Paris, 1684, p. 123.)
Mabillon à Subiaco. - « On ne peut se prosterner sur le rocher de ce saint antre sans jeter des larmes en abondance. Je n'oserais exprimer tout ce que j'en pense ». (E. de Broglie, op. cit., p. 1888, II, p. 2o.)
 
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« Il y a derrière le grand autel de l'église de l'Oratoire de Dijon un petit réduit ou ordinairement il (le P. Antoine Colongue, 1637-1684) passait la plus grande partie de la nuit à s'entretenir avec Jésus-Christ, lui parlant bouche à bouche et coeur à coeur; car il mettait tantôt sa bouche, tantôt sa poitrine contre l'ais du tabernacle dans lequel était enfermé le Saint Sacrement. » (Cloyseault-Ingold... Vies de quelques prêtres de l'Oratoire, III, p. 98.)
 
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Question XXI. - Faut-il s'empêcher de soupirer?
R. - Il n'y a point de tyran au monde qui ait empêché les misérables de se plaindre et de soupirer. Cependant l'amour de Dieu ne permet point ces faiblesses à ses chastes amantes. Il est vrai que les soupirs échappent quelquefois aux saintes âmes sans qu'elles s'en aperçoivent, et alors ils procèdent du Saint Esprit, ou plutôt de l'âme blessée d'amour et unie à ce divin Esprit. Mais quand on les pousse volontairement, ils peuvent procéder d'une âme tendre et d'un cceur,étroit qui ne peut porter les opérations de la grâce, et qui cherche secrètement sa consolation. » (Jean Crasset, Considérations sur les principales actions de la vie, Paris, 1675, p. 2o1.)
 
« La dévotion solide qu'il (l'académicien Boissat) embrassa pour le reste de ses jours, et même, si cela se peut, avec quelque sorte d'excès... Il négligeait ses cheveux, se laissait croître la barbe, affectait de porter des habits grossiers, attroupait et catéchisait les pauvres dans les carrefours, faisait de fréquents pèlerinages à pied. » (Pellisson, Histoire de l'Académie, édit. Livet, II, p. 84. Différent en cela de quelques autres écrivains convertis, Boissat « mutila ses oeuvres. » (Ib., p. 86.)
« Mais pour lui (B. Joly) la majesté de cette église, l'une des plus belles du monde (Reims), la pompe sacrée des belles cérémonies qu'on y fait, la magnificence des ornements dont on s'y sert, la sainte gravité des ministres destinés au service de l'autel, tout cela lui inspira un si profond respect pour Dieu... que... ce fut dans cet auguste temple qu'il prit sa dernière et invariable résolution d'embrasser un état qui l'approchait si près du sanctuaire. » (Vie de Beniggne Joly, p. 24.)
 
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« Sa coutume (de Jeanne Absolu) était de prendre le plus souvent qu'elle pouvait de l'eau bénite; particulièrement quand elle pensait avoir donné quelque liberté à quelqu'un de ses sens, elle les lavait d'eau bénite pour effacer cette tâche. » (M. Auvray, Modèle de la perfection religieuse, en la vie de la V. M. Jeanne Absolu, Paris, 164o, p. 120.).
fin tome 10.
 
 

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CH-1897 Le Bouveret (VS)

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