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 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 11


Tome 11 Le Procès des mystiques
 
 
 

Librairie Bloud et Gay 1933
 
 
Nihil obstat :
Parisiis, die Xe Junii, anni 1933
L. LABAUCHE
Imprimatur :
Lutetiae Parisiorum, die XIIe Junii 1933
V. DUPIN, v g.
 
 
 

PREMIÈRE PARTIE : ANTICIPATIONS
 
 
 
 

CHAPITRE PREMIER : ISABELLE BELLINZAGA, ACHILLE GAGLIARDI ET LA CHARTE DE L'AMOUR
 

Nous avons exposé maintes fois dans nos précédents volumes, et plus longuement dans notre Métaphysique des Saints, la charte de l'amour qui a réglé la religion du grand siècle ; charte sublime et simple, où se fondent en une synthèse vigoureuse la tradition augustinienne attendrie par saint Bernard, la théologie médiévale, enfin la psychologie plus subtile et les consignes plus mortifiantes des mystiques modernes. Au seuil du présent volume où je dois raconter les batailles incessantes qui se sont livrées, pendant tout le XVII° siècle, autour de cette charte fondamentale, peut-être n'est-il pas inutile que je dénonce une fois de plus le contresens qui a éternisé la querelle et qui offusque aujourd'hui encore, un trop grand nombre d'esprits, même parmi ceux à qui devraient être familiers les principes essentiels du christianisme. Car, pour les autres, il nous faut renoncer à les éclairer sur ce point. Comment les amener enfin à comprendre que l'oraison n'est pas un hachisch vaguement céleste, ni l'amour une de ces voluptés où la chair a autant de part que l'esprit; oubli de soi au contraire, dépouillement, anéantissement, sacrifice total, « inclination universelle », dit le P, Guilloré, et pressante et quasi automatique « à faire et à souffrir tout l’imaginable (1) ». On leur reprocherait avec plus  d'apparence de trop daigner les joies
 
 
(1) Guilloré, Conférences, pp. 159-160. Cf. Mon Introduction à la philosophie de la prière, pp. 99, seq.
 
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affectives, les « divins plaisirs » de la prière et de trop identifier l'amour à la croix. Mais ce reproche, répondraient-ils avec le P. Chardon, il faudrait l'adresser d'abord au Christ lui-même, qui proposito sibi gaudio sustinuit crucem, et dont la vie, plus encore que les paroles, nous enseigne que l'amour est abnégation, que l'abnégation est amour (1). Ainsi l'exige, du reste, le dogme de la grâce sanctifiante. D'une part en effet, comme dit Bérulle, « l'état de vie que nous recevons par la grâce de Jésus-Christ étant une sorte de vie non en nous, mais en autrui, il nous faut délaisser nous-mêmes pour entrer en cette vie » ; et d'autre part, cette vie « que nous recevons de lui... ne respire que croix et abnégation ». « Cette mort donc est vie, cette abnégation est possession (2).»
En dehors des ouvrages plus récents et plus parfaits que nous connaissons déjà - François de Sales, Bérulle, Chardon, Piny, - cette charte de l'amour dépouillant et crucifiant est déjà approfondie avec une rigueur géométrique et presque inhumaine, dans un extraordinaire petit livre que j'aurais dû célébrer plus tôt, puisqu'il date de la fin du XVI° siècle, mais dont je n'ai pressenti. que tout récemment la prodigieuse importance. Aussi bien trouvera-t-il ici même une place digne de lui (3).
 
(1) Cf. Métaphysique des Saints, II, pp. 32 seq.
(2) Oeuvres complètes de Bérulle (éd. Bourgoing, 1665), CXXXe élévation, pp. 653-655.
(3) Par une étrange rencontre qu'autrefois on eût jugée miraculeuse, nous nous sommes mis simultanément quatre ou cinq, et sans nous être donné le mot, à ressusciter le Breve Compendio. Le R. P. Viller nous a gagnés de vitesse, son étude sur l'Abrégé de la perfection de la Dame Milanaise, ayant paru dans le numéro de janvier 1931 de la Revue d’Ascétique et de Mystique. Je l'ai suivi dare-dare d'un pied non boiteux, dans la Vie spirituelle de février et de mars 1931: deux articles qui ont pour titre : Bérulle quiétiste, ou Gagliardi? Avant même qu'eût paru le second de ces articles, M. J. Dagens, professeur à l'Université de Nimègue, publiait, dans le n°2 (1931) de la Revue d'Histoire ecclésiastique, ses notes sur la source du Bref Discours de l'Abnégation intérieure. Puis ce fut dans le numéro d'avril 1931 de la Revue d’Ascétique et de Mystique, l'article de Don Giuseppe de Luca : Quelques manuscrits romains sur Gagliardi. De ces quatre thaumaturges, il va sans dire que je suis de beaucoup le moins érudit. Jusqu'aux révélations du P. Viller, je ne connaissais du Breve Compendio que sa fortune de ce côté-ci des monts. J'ignorais tout du versant italien et tout ce que je sais aujourd'hui, soit de la Darne Milanaise, soit du P. Gagliardi, je le dois au P. Piller et à Don Giuseppe de Luca. Aussi bien cet épisode est-il encore mal connu, mais du point de vue où je me place, la plupart des problèmes que pose le Breve Compendio n'ont pas d'importance.
 
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I. - Ce petit livre - Breve Compendio intorno alla perfezione cristiana, - nous arrivait d'Italie. Je n'ai pas qualité pour éclaircir les mystères dont sa naissance reste enveloppée et qui, d'ailleurs, n'intéressent pas la grande histoire. Qu'il nous suffise de savoir qu'il est dû à la collaboration d'une « dame Milanaise » et du fameux jésuite Achille Gagliardi (1537-16o7). La milanaise, Isabelle Christine Bellinzaga, née vers 1552, est morte à Milan en 1624, « avec une grande réputation de sainteté ». N'était qu'un siècle les sépare l'une de l'autre, on la prendrait pour une soeur de Mme Guyon. Sa grand'tante du moins ou son double. La parenté saute aux yeux ou la ressemblance. Même doctrine comme nous verrons, mêmes vertus, mêmes manies. Je ne parle bien entendu que de ce qui paraît au dehors, car ni de l'une ni de l'autre nous ne connaissons les derniers secrets. Chez toutes les deux un même attrait pour la « maternité spirituelle », mais avec cette particularité peu banale que les Fénelons et les Beauvilliers d'Isabelle appartiennent à la Compagnie de Jésus. Qu'avec Bossuet on se moque de ces femmes tant qu'on voudra et au risque d'éclabousser la mère spirituelle de Jean de la Croix, mais qu'on avoue du moins qu'elles ne manquent pas d'un certain discernement. Fénelon d'un côté, Gagliardi de l'autre, il y a moins exquis. Hélas, ne seraient-ce pas, d'aventure, ces heureux choix qu'on leur pardonne le moins. Si elles avaient montré plus de faveur à telles âmes vulgaires, à tels intrigants qui n'eussent demandé qu'à se mettre sous leur conduite et qu'à exploiter leur prestige, on les aurait peut-être moins persécutées l'une et l'autre.
Isabelle morte, les jésuites italiens qu'elle avait trop aimés, ou d'un amour trop encombrant, semblent s'être appliqués à tenir cette chandelle- ou ce candélabre - sous le boisseau.
 
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Les inédits assez nombreux qui la racontent, notamment la biographie enthousiaste qu'avait commencée le P. Gagliardi, c'est néanmoins un savant jésuite d'aujourd'hui qui nous les a mis sous les yeux. L'histoire vraie n'épouvante pas le R. P. Viller. Loyalement, il nous livre tout ce qu'il a pu rassembler sur Isabelle, sauf à la bousculer quelque peu, comme il en a certes le droit. Pour moi qui ne la connais que par lui, je serais moins rude à la sainte d'Achille Gagliardi, une longue expérience m'ayant appris que, dans le petit monde spirituel, les persécutés ont presque toujours raison, ou que, même lorsqu'ils se trompent, ils restent beaucoup plus dignes d'intérêt que ceux qui les persécutent. Je crois l'entrevoir moins vive, moins souple, moins séduisante, moins femme en un mot que Mme Guyon, mais avec autant d'intelligence - et c'est beaucoup dire - distante, rigide, impérieuse, plus sensée. Illuminée peut-être, mais qu'en savons-nous? peut-être aussi comblée des grâces les plus sublimes. Unicuique in arte sua credendum est. Avant de prendre en faute un spirituel aussi éminent que Gagliardi - ou que Fénelon - il faut y regarder à deux fois.
Comme Mme Guyon, elle vivait dans le monde, mais non pas sur les routes. « Femme de tête, nous dit le P. Viller, elle avait de tels dons pour l'administration et des qualités si universellement reconnues pour le gouvernement que plus d'une fois le saint cardinal Borromée se servit d'elle pour la gérance des hôpitaux et des monastères. C'est un beau titre de gloire d'avoir été l'auxiliaire de saint Charles. » Bien entendu, et, au surplus, un nouveau préjugé en faveur de Gagliardi. Mais parmi les ténèbres où nous sommes, notre critique doit serrer de plus près ,les miettes d'indices qui nous restent. Ainsi appelée à maintenir ou à rétablir l'ordre dans les hôpitaux, et, qui plus est, dans les monastères de Milan, cette femme énergique n'aurait-elle pas irrité certaines personnes dévotes dont il lui fallait ou corriger les erreurs, ou paralyser l'influence, ou brider les convoitises! Ce n'est là qu'une conjecture, mais fort
 
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vraisemblable ; elle éclaire peut-être l'origine des animosités qui, de très bonne heure, se sont déchaînées et liguées contre Isabelle. Un autre document, moins imprécis, et dont le P. Viller qui nous l'apporte ne semble pas avoir mesuré la portée, nous conduit, si je ne me trompe, au foyer principal où s'organisaient les complots contre Isabelle. En 1584, elle prononce les trois voeux de religion, mais d'une façon peu commune puisqu'elle s'engage, par son voeu d'obéissance, à suivre la direction de la Compagnie. Ce voeu, ajoute le P. Viller, « n'était que la confirmation d'une situation de fait existant depuis 1579. Cette année-là, à la suite de la visite du P. Sébastien Morales, chargé de faire une enquête sur la dame (on l'avait calomniée auprès du Général), Everard Mercurian, s'appuyant sur le rapport très favorable de son visiteur, avait accepté Isabelle « comme fille de la Compagnie de Jésus et sous l'obéissance des Pères (1) ». Lors de cette affiliation, Isabelle n'avait pas encore trente ans. Cette faveur, que le P. Viller déplore comme contraire à l'esprit de saint Ignace, nous étonne un peu ; mais combien davantage la démarche qui l'a précédée, et qui parait toute naturelle au P. Viller, je veux dire ce visiteur, envoyé de Rome par le général de la Compagnie pour enquêter sur une dame de Milan, soupçonnée, d'ailleurs très injustement, de nous ne savons quelles incartades: Si les méchants bruits qui sont arrivés jusqu'à Mercurien lui paraissent avoir quelque fondement, son zèle ne devrait-t-il pas se borner à mettre l'archevêque, saint Charles Borromée, en garde contre la dangereuse Isabelle ? Qui ne sent donc et c'est ce que le P. Viller aurait dû remarquer avant nous - que si le prudent général a cru devoir intervenir dans cette affaire, c'est d'abord qu'Isabelle lui aura été dénoncée par plusieurs jésuites de Milan, c'est qu'ensuite et plus encore lui auront été dénoncés en même temps d'autres jésuites de la même ville intimement mêlés aux prétendus scandales
 
(1) Viller, op. cit., pp. 77-79.
 
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dont on demandait la répression. D'où je conclus que, dès 1579, c'est-à-dire bien avant que Gagliardi ait connu Isabelle et l'ait orientée sur les hautes voies de la mystique, les jésuites de Milan se querellent au sujet de cette femme ; les uns la vénèrent au point de vouloir qu'elle soit affiliée à la Compagnie, les autres la détestent si fort que, pour la détruire, ils l'accusent solennellement et, nous le savons, calomnieusement, des fautes les plus graves. Entre les deux, il est au moins permis d'hésiter. Plus tard, quand recommenceront les manoeuvres contre Isabelle et ses disciples, nous ne nous hâterons pas de croire à la probité de ses ennemis. On ne peut pas dire : qui a empoisonné, empoisonnera, mais il est prudent d'envoyer d'abord au laboratoire la coupe que présente, pleine d'eau bénite, un ancien empoisonneur. Il me parait d'ailleurs certain que les jésuites ne sont pas seuls à batailler pour ou contre cette femme. Elle a des ennemis - un Père capucin notamment - et des fidèles, également passionnés, religieux, prêtres séculiers, laïques, assez nombreux sans doute et puissants, dans toute la région milanaise. Aux érudits de débrouiller cette longue aventure qui fit presque autant de tapage que celle de Mme Guyon.
Supérieur de la maison professe de Milan depuis les premiers jours de 1584, - il le restera dix ans - c'est probablement vers cette date qu'Achille Gagliardi aura fait la connaissance ou sera entré dans l'intimité d'Isabelle Bellinzaga. Presque aussitôt il fut fasciné. Fénelon, moins candide, pour ne pas dire moins naïf, résistera plus longtemps aux instances de Mme Guyon. Comment s'y prit-elle ? Nous l'aurions deviné sans peine, car elles ont toutes le même secret, mais Gagliardi s'est expliqué à ce sujet avec un détail et une chaleur qui nous rendent sensible la méthode, classique ou banale, je le répète, de ces enveloppements. Cette âme, écrira-t-il plus tard, lorsqu'il lui faudra se défendre de s'être laissé diriger par sa pénitente au lieu de la diriger,
 
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cette âme a un don particulier de pénétrer les coeurs et de savoir leur état dans les choses spirituelles, et, s'ils veulent, de les amender et de les pacifier d'une façon dont elle a donné des preuves merveilleuses... Les exemples des autres ne manquent pas ici. Pour moi, en ceci qui touche au propre coeur et à l'intime du Christ, j'ai une telle évidence que, quand je pense à ce que le Seigneur a opéré en moi par un tel moyen, j'en reste vraiment comme étourdi. Et ceci est arrivé en moi et en d'autres, non point parce que nous nous sommes laissés gouverner par elle; je n'entends d'aucune façon tirer cette conséquence;
 
lire dans une âme, comme dans un livre ouvert; gouverner cette âme, Gagliardi, habitué aux précisions scolastiques, estime que cela fait deux;
 
.., mais parce que, dans les choses qui touchent à nos défauts et aux remèdes nécessaires pour les guérir, nous l'avons écoutée avec attention; nous nous sommes humiliés devant Dieu, et nous avons trouvé en pratique que ses avis étaient les meilleurs, estimant l'aide que nous procuraient ses prières, avec beaucoup de simplicité et de sûreté. Nous avons découvert par des résultats évidents qu'elle pénétrait l'intime de nos coeurs, ce qui ne pouvait venir que de Dieu.
 
Là serait pour nous, et là seulement, le point faible de cette apologie. Mais Gagliardi pensait, avec tous ses contemporains, qu'un tel don de clairvoyance dépassait les forces de la nature. Il y fallait une intervention directe ou de Dieu ou du démon. Or, pensait-il encore, puisque ces lumières me sont bonnes, ne me sont que bonnes, comment viendraient-elles du mauvais?
 
C'est pourquoi, avec actions de grâces, nous avons accepté le tout, de peur de perdre un don et une faveur très grande, si nous le repoussions ou en faisions fi. Et dans une chose aussi importante, il semble que le fait de nous sentir découverts jusqu'au plus profond de notre âme a été le remède efficace qui nous a obtenu la grâce d'une rénovation sincère de la tète aux pieds avec une grande stupeur. Dites-le, vous, mes frères, si cela est vrai, si vous l'avez éprouvé, ou si c'est seulement imagination pure (1).
 
(1) Viller, op. cit., pp. 85-86. Sauf une ou deux retouches de style -pacifier au lieu d'apaiser - je transcris telle quelle, non sans maugréer, la traduction du P. Viller.. On aurait pu, je croie, rendre en un français moins épineux le latin de Gagliardi. Mais le P. Viller, exaspéré par la naïveté de ce malheureux, n'a pas manqué cette occasion de l'égratigner une fois de plus.
 
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Pauvre Gagliardi! Qu'on lui pardonne de ne pas mieux raisonner que la Samaritaine : Venite et videte hominem qui dixit mihi omnia quaecumque feci ; numquid ipso est Christus (1) ?
 
II. - Aussi bien, comme il le rappelle avec insistance, Gagliardi n'est-il pas le seul jésuite que l'araignée mystique de Milan ait pris dans ses toiles. Semblable à plusieurs autres, écrit encore le P. Viller, tout scandalisé, voici « un fait, raconté par le P. Jean-François Vipera, celui-là même, qui., à la fin de 1594, succéda à Gagliardi comme supérieur de la maison professe de Milan » - ce n'était donc pas le premier venu. « Un père de Milan est venu trouver Vipera à Gênes lui apportant un message d'Isabella. Elle engage Vipera, qui ne la connaît point (mais dont elle pressent le mérite) à entrer en correspondance avec elle. » Gagliardi ayant, j'imagine, facilité l'entrevue, Vipera vient à Milan, qui était alors plus loin de Gènes qu'aujourd'hui « et s'entretient avec Isabelle ». Une ou deux heures, moins peut-être, et il est gagné: « J'ai touché du doigt, écrit-il, comment Dieu lui avait fait connaître tout mon intérieur. Elle m'a déclaré beaucoup de choses que j'avais résolues en moi-même et qui empêchaient non seulement le progrès de l'esprit, mais faisaient encore obstacle à Dieu. »
Ne croirait-on pas qu'il a sous les yeux, en écrivant, la lettre de Gagliardi qu'on a lue plus haut? Cent ans plus tard, Fénelon ne parlera pas autrement quand il expliquera le facile mystère de ses relations avec Man Guyon. « Le résultat, conclut le P. Viller: Vipera fait les Exercices sous la direction du P. Gagliardi et il en sert tout transformé. » Que cette lettre de Vipera est précieuse, et cet épisode ! Nous y saisissons sur le fait l'action conjuguée d'Isabelle et de Gagliardi, nous y apprenons aussi qu'après tout l'aventure
 
(1) Jean, IV, 29.
 
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a tourné le mieux du monde. Religieux assez médiocre ou divisé jusque-là, Vipera, grâce à Isabelle, a fait le pas, a coupé les ponts. Le P. Viller qui n'aime pas les araignées mystiques ne sait trop que penser de ce changement. Si, accorde-t-il, Isabelle « s'était contentée de convertir des particuliers, le mal n'eût sans doute pas été bien grand - rien qu'un tout petit mal, n'est-ce pas? - encore qu'il soit difficile d'admettre qu'une femme puisse, sans illusion, exercer le rôle d'un véritable directeur (1) ». Remarquez, je vous prie, le primesaut involontairement, inconsciemment crispé de ces dernières lignes; l'odeur de soufre qu'y dégagent les piteuses syllabes de femme. Poussées jusqu'au paroxysme, des réactions de ce genre vont jouer sans relâche dans la guerre de cent ans que nous racontons. Comme il vous plaira, mais enfin puisqu'iI était bon que Vipera fût converti, voire par une femme, n'a-t-il pas fallu pour en venir à cet heureux terme, que, d'une manière ou d'une autre, cette femme l'ait « dirigé ? » Rien ne prouve, d'ailleurs, qu'Isabelle ait manqué à la discrétion qui s'impose en de pareils cas. On ne voit pas qu'elle ait revêtu ni le surplis ni l'étole. Au contraire, sa proie à peine gagnée, elle la « dirige » sur Gagliardi. Parce qu'elle n'était qu'une femme, Lacordaire n'aurait-il dû parler à Mme Swetchine que de la pluie ou du beau temps? L'histoire des âmes est pleine de ces rencontres parfois lamentables, parfois ridicules, mais aussi et le plus souvent divines. Lorsque l'on est réduit à ne pas sentir en soi-même la présence et l'action de Dieu, on cherche instinctivement autour de soi, on appelle un de ces êtres privilégiés en qui se reflète cette action, cette présence, en qui l'on puisse voir « comme au travers de quelques petites fentes, disait le P. Surin, la lumière de l'autre vie ». Il est souverainement bon de se tenir en silence auprès d'elles, de les écouter, pleines qu'elles sont d'une science que les livres n'apprennent pas, et dont les
 
(1) Viller, op. cit., p. 82.
 
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hommes n'ont pas le monopole. Un jour, écrit en ricanant l'auteur d'un pamphlet contre Fénelon,
 
un jour que la Maisonfort marquait quelque peine à croire ce que Mme Guyon lui disait sur les voies intérieures, l'abbé de Fénelon répondit : « Mme Guyon doit être crue sur cela; elle en a l'expérience. Ce n'est qu'une femme, mais Dieu révèle ses secrets à qui il veut. Si, de Paris je voulais aller à Dammartin et qu'un paysan du lieu se présentât pour me conduire, je le suivrais et me fierais en lui quoique ce ne fût qu'un paysan.
 
Riez donc aussi de sainte Thérèse :
 
Au lieu de faire les étonnés, écrit-elle, et de considérer ces choses comme impossibles, qu'ils sachent que tout est possible à Dieu et qu'ils prennent sujet de s'humilier de ce qu'il plaira à sa Majesté de donner plus de lumière à quelque bonne petite vieille que non pas à eux avec toute leur science.
 
N'allez pas croire, du reste, que, pour diriger Vipera ou Gagliardi, une sainte Thérèse soit nécessaire. Fénelon du moins ne le croyait pas.
 
Il faudrait un peu d'entretien avec quelqu'un qui eût un vrai fonds de grâce pour l'intérieur. Il ne serait pas nécessaire que ce fût une personne consommée ni qui eût une supériorité de conduite sur vous. Il suffirait de vous entretenir dans la dernière simplicité avec quelque personne bien éloignée de tout raisonnement et de toute curiosité. Vous lui ouvririez votre coeur pour vous exercer à la simplicité et pour l'élargir. Cette personne vous consolerait, vous développerait à vos propres yeux et vous dirait vos vérités.
 
C'est exactement le bien que Vipera dit avoir reçu d'Isabelle.
 
Par de tels entretiens on devient moins haut, moins sec, moins rétréci, plus maniable dans la main de Dieu (1).
 
Que tout cela paraîtrait simple si depuis la condamnation de Molinos et la panique fatale qui l'a suivie, la crainte de l'illusion n'était devenue une véritable phobie !
 
(1) Cf. mon Apologie pour Fénelon, pp. 42-45.
 
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Il est d'ailleurs assez probable que Gagliardi aura plus ou moins manqué de bon sens et de prudence. La vénération éperdue qu'il professait envers cette femme, les nombreuses visites qu'il lui faisait, les facilités qu'il offrait à ceux de ses frères qu'elle dirigeait aussi, on s'explique aisément que ces maladresses, bien que très innocentes, aient été exploitées par ceux de l'autre parti. Le P. Viller a raconté leurs nouveaux exploits avec sa franchise ordinaire, mais avec une sérénité où je ne saurais prétendre. Décidément rien ne l'irrite que la simplicité de Gagliardi. « La vertu du supérieur, écrit-il, et celle de Mme Isabelle ont beau être au-dessus de tous les soupçons ; cela n'empêcha point les gens de parler. Dès juillet 1587, le Provincial de Milan... est averti par le général Aquaviva qu'il doit modérer les visites à mina Isabelle ; les Pères y vont trop souvent. Des dénonciations dont nous ignorons la teneur - il veut dire sans doute que les autographes ne se trouvent pas dans les archives ; car, pour la teneur, elle est assez claire ; - sont venues au général qui s'inquiète. A plusieurs reprises Claude Aquaviva réitère sa monition ». Puis, en 1588, il expédie à Milan un nouvel enquêteur, le P. Maggio. « Aquaviva lui mande des instructions précises : 1° qu'on ne reçoive de Mme Isabelle aucune victuaille - pour ne plus vouloir des confitures qu'elle leur envoyait, il faut vraiment que ces bons Pères aient exterminé au moins la moitié de leur vieil homme - ; 2° que son confesseur seul aille la voir, et une ou deux fois par semaine, et pas plus. » Pour le dire encore en passant, cette dernière consigne n'est pas d'un supérieur bien sévère, ni même bien alarmé. Deux fois par semaine, et à domicile. Pourquoi une faveur qu'on réserve d'ordinaire aux princesses du sang ? Isabelle était-elle si grande dame? Ou paralysée ? Quoi qu'il en soit, tant d'égards semblent bien montrer l'estime singulière où on la tenait, même à Rome. Détail plus important, une lettre du général à l'enquêteur « nous laisse entendre que c'est toute la spiritualité d'Isabelle qui est en jeu, et que ses écrits
 
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sont incriminés (probablement notre Breve Compendio) ; que Maggio aille trouver l'archevêque de Milan, qu'il lui soumette tous les écrits d'Isabelle et qu'il le fasse juge de toute l'affaire. » A la bonne heure : enquête du P. Visiteur, procès à l'archevêché, pris entre ces deux feux, les coupables ne sauraient échapper au sort qu'ils méritent. Inutile d'ajouter que, pendant ces semaines d'ébullition, l'ennemi n'aura pas chômé. Toute l'équipe, assez puissante manifestement, aura donné. Ils en seront néanmoins, une fois de plus, si j'ose dire, pour leurs frais d'intrigues et de mensonges. « Il ne semble pas, conclut paisiblement notre historien, que l'affaire de 1588 ait le moine du monde ébranlé le crédit d'A. Gagliardi ni la renommée de sa pénitente. L'un et l'autre sortaient justifiés des calomnies répandues (1). » Comment ne voit-il donc pas, après cette double expérience, que les ennemis de notre petit groupe mystique sont disqualifiés pour toujours ? S'ils recommencent, et nous savons bien d'avance qu'ils recommenceront, ils ne feront que changer de calomnie. Mais cette fois ils choisiront mieux. A force de forger on devient forgeron. Voici donc ce qu'ils ont forgé. A en croire ces bons apôtres, si dignes de foi comme nous savons - et le R. P. Viller m'a tout l'air de les croire - Isabelle et Gagliardi préparaient de longue main une vaste réforme des Ordres religieux - les Mendiants compris - et de la Compagnie elle-même : complot scandaleux au premier chef et qu'il importait d'étouffer sans plus attendre. Le grave historien d'aujourd'hui qui nous le révèle ne s'étonne même pas qu'on ne  l'ait enfin découvert qu'après quelque dix ans d'espionnage. Il ne s'étonne pas davantage de rencontrer sur les chemins de l'histoire un
 
(1) Viller, op. cit., pp. 8o-82. Détail délicieux parmi tant de vilenies ; Aquaviva, parfaitement sûr de Gaglierdi et des autres Isabelliens, a peur qu'ils n'obéissent avec trop de scrupule à ses prescriptions. Un an après l'enquête, il demande « qu'on n'abandonne pas tout à fait Mme Isabelle et qu’on ne cesse pas complètement les visites ». Curieux souci : nouvelle preuve de l'intérêt qu'on portait en si haut lieu à cette femme. Preuve aussi que l'on prenait très au sérieux l'affiliation d'Isabelle à la Compagnie.
 
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jésuite aussi pervers, ou aussi fou. Pour moi c'est là un conte à dormir debout. « Réforme » a plusieurs sens, comme « direction (1) ». Les religieux qui venaient à elle, nul doute en effet, qu'Isabelle ne les pressât de « réformer » leur propre intérieur, et, pour cela, d'observer d'abord avec une sainte rigueur les règles de leur Institut; ainsi faisait, de son côté, le P. Gagliardi, après s'être d'abord imposé à lui-même comme il nous le disait plus haut « une rénovation sincère de la tête aux pieds »; rénovation, réforme, c'est ici la même chose. En tout cela, quoi de criminel ? Au pis aller, un certain rigorisme ou quelque exaltation de la part de Gagliardi et, chez Isabelle, des manques de tact ou de mesure. Mais qu'ils aient rêvé d'une réforme au sens anarchique du mot, c'est-à-dire qu'ils se soient concertés en vue de bouleverser, ou de fond en comble ou pour si peu que ce fût, les constitutions de saint Dominique, de saint François, de saint Ignace, rien, absolument rien ne nous permet de le croire, sinon les affirmations d'une clique haineuse que nous avons déjà prise, au moins deux fois, en flagrant délit de mensonge.
Si absurdes qu'ils nous semblent, c'étaient là pourtant les bruits qu'on faisait courir et, bien entendu, jusqu'à nome, comme le montre une lettre du général à Gagliardi :
 
On apprend que chez vous le bruit s'est répandu que Sa Sainteté s'est décidée à réformer les quatre ordres mendiants sur les instances de la Compagnie. Parce que cette rumeur peut apporter quelque dommage pour le service de Dieu, il nous a paru nécessaire que Votre Révérence déclarât notre amis là-dessus et qu'elle donnât l'assurance à tous que la Compagnie ne se mêle point de ces réformes.
 
Comme s'il eût écrit à un jésuite anglais ; dites partout que nous ne songeons pas à empoisonner votre souveraine (2).
 
(1) Comme nos conjurés, mais pertes en toute innocence, le P. Viner joue sur les mots quand il dit que nous savons «par A. Gagliardi lui-même que la mission d'Isabelle était une essieu de réformes », p. 83.
(2) L'exégèse que le R. P. Viller propose de ce document est un bel exemple d'hallucination critique. a Rien de plus sage, écrit-il que ce mot d'Aquaviva. L'eût-il adressé à Gagliardi si celui-ci n'avait pas été pour quelque chose dans ces bruits de réforme? » La phrase est peu claire ; mais si elle a un sens, elle veut dire : 1° que le P. Aquaviva est très sage de ne pas songer à réformer les Mendiants, et Gaghardi très peu sage de méditer cette réforme; 2° que le P. Aquaviva n'aurait pas écrit cette lettre s'il n'avait pas soupçonné ce pauvre Père de s'apprêter à demander au Pape la réforme des Mendiants. La pensée d'Aquaviva est pourtant assez lumineuse. D'absurdes bruits courent sur notre compte ; appliquez-vous à les démentir. Il sait bien que Gagliardi est « pour quelque chose dans ces bruits » - eh ! c'est précisément le projet que ses calomniateurs lui prêtent. Mais Aquaviva ne croit pas du tout que Gagliardi soit a pour quelque chose » dans le projet même.
 
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Aquaviva ne m'a pas fait de confidences, pas plus d'ailleurs qu'au P. Viller ; mais ni ses lettres, ni ses actes ne permettent de supposer qu'il ait donné raison aux accusateurs de Gagliardi. Il savait parfaitement que ce grand religieux - une des colonnes spirituelles de l'Ordre, un des commentateurs les plus autorisés de l'Institut - était bien incapable de comploter soit contre les Mendiants, soit contre la Compagnie elle-même (1). Assurément, il l'eut préféré
 
(1) Je laisse de côté, comme d'un intérêt plus spécial, et comme déjà résolue en principe la question de savoir si nos deux prétendus réformateurs, Isabelle et Gagliardi, songeaient sérieusement à « réformer » peu ou prou les Constitutions de la Compagnie. Sentant bien que c'était là le point le plus névralgique, les délateurs y auront insisté de préférence dans leurs lettres au général Aquaviva. Il est curieux que le P. Viller n'ait pas senti l'absurdité d'une pareille calomnie. Gagliardi écrit-il, « restait... intimement persuadé qu'on ferait bien de tenir compte des révélations d'Isabelle dans le gouvernement de la Compagnie ». Oui, sans aucun doute, mais qu'entendait-il par là? Encore une fois, a réforme a deux sens. Nous connaissons l'idée fixe de Gagliardi. Les conseils d'Isabelle l'ayant aidé lui-même à se « réformer », c'est-à-dire à se conformer de plus près à l'idéal que lui proposent les Constitutions, il trouve normal et désirable que d'autres jésuites bénéficient d'une pareille conduite. A cela se borne son illusion, car, à mon avis, c'en est une. Je suis persuadé qu'Isabelle ne donnait à ses fils spirituels que de bons conseils, mais cette consécration officielle de sa maternité mystique, si j'ose parler ainsi, risquait d'entraîner plus d'un abus et on ne s'étonne pas qu'Avaviva l'ait désapprouvée, comme l'aurait fait - et plus rondement - saint Ignace. Mais enfin les règles n'étaient pas en question. Loin d'en affranchir ses disciples, Isabelle aurait insisté plutôt avec quelque exagération sur la nécessité de les observer. Peut-être - je dis peut-être - désapprouvait-elle certains adoucissements que l'usage de ce temps-là permettait ou sur lesquels les supérieurs fermaient les yeux. De là viendrait, en partie du moins, l'exaspération de quelques-uns. De quoi va-t-elle se mêler ? La lettre de Gaghardi que cite le P. Viller à l'appui de son interprétation plus sinistre ne dit pas ce qu'il lui fait dire. « Pourquoi voit-on, écrit-il, qu'a été communiquée à cette âme (Isabelle) toute l'architecture de la Compagnie, un commerce très familier avec le P. Ignace, des remèdes excellents pour tous nos besoins... ? Et cette communication... se découvre... si conforme, si identique même à l'Institut, que l'on ne fait quasi pas doute qu'elle ne vienne de la même source (une révélation d'Ignace). Les quelques points que j'en ai écrits à Notre Père ne sont rien en comparaison de ce qu'elle sait sur la fin intime de la Compagnie)... Et j'en reviens à dire (c'est son refrain et celui de Fénelon) qu'en ceci le mode de recevoir l'avertissement est sûr, puisqu'il ne consiste qu'à le recevoir avec humilité, repos d'esprit et grande probabilité qu'il vient de Dieu ; et, que dans l'exécution, il suffit de se conformer à la règle de la raison, de la loi divine et de l'Institut »; (Viller, p. 86). Pour lire dans cette lettre l'aveu des ridicules desseins que l'on prête à Gagliardi et à Isabelle, il faut avoir des lunettes rouges. Quoi de plus simple ! On répète à Gagliardi qu'un jésuite ne doit se laisser diriger que par des spirituels à qui soient parfaitement connus l'esprit et les règles de la Compagnie. A cela il répond Bien entendu! Mais justement et notre esprit et nos règles, Isabelle les possède sur le bout du doigt, puisque c'est Ignace en personne qui les lui « communique ». Ne dites pas que cette imagination est ridicule : vous prêcheriez un converti. Mais pour l'instant la question n'est pas là. Elle est de savoir si, oui ou non, cette visionnaire veut « réformer » l'oeuvre d'Ignace. Non, répond Gagliardi, puisque toutes ses lumières sur notre Institut, elle les tient de l'auteur même des Constitutions. Quel danger y aurait-il donc à la suivre puisqu'elle ne fait autre chose que nous prêcher une conformité rigoureuse aux exigences de « l'Institut » ? Cette curieuse lettre présente, d'ailleurs, un intérêt que le R. P. Viller ne semble pas avoir soupçonné. Elle nous aide à résoudre le problème que soulève la composition du Breve Compendio elle explique et confirme tout ensemble l'hypothèse que je proposerai plus loin à ce sujet. Pour moi, toute la doctrine du Breve Compendio ce ne sont pas des révélations célestes, ce sont les entretiens de Gagliardi qui l'ont enseignée à Isabelle. Ici de même : toutes ses belles idées sur « l'architecture de la Compagnie » et sa « fin intime », pas ne fut besoin qu'Ignace descendit du ciel pour les lui souffler. Elle les tient de Gagliardi, un des jésuites qui, de l'aveu de tous, ont le mieux compris la philosophie des Constitutions. Encore une fois, et pour en revenir au sujet de cette note, un Gagliardi songeant à révolutionner l'Institut est aussi inconcevable qu'un cercle carré.
 
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moins engoué d'une visionnaire, mais, s'il l'avait tenu pour sérieusement suspect, il ne l'aurait pas laissé gouverner, pendant si longtemps et parmi tant de contradictions 1a maison professe de Milan. Un jour vint toutefois où, sentant qu'il devait mettre fin à une agitation aussi furieuse, il éloigna Gagliardi de Milan et d'Isabelle. 1594.
Entre temps l'affaire avait rebondi jusqu'au Saint-Père, lequel, du reste, ne se montra pas beaucoup plus pressé que le P. Aquaviva. Gagliardi avait, pour le défendre auprès de Clément VIII, un certain cardinal Bellarmin, canonisé depuis, mais qui dès lors ne passait pas pour illuminé. La sentence fut portée en 1601, « très bénigne » nous assure le P. Viller. « Par un vivae vocis oraculum, le pape défendait à Mme Isabelle de dicter désormais ses révélations et lui
 
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imposait silence. Le P. Jérôme Domenchi, provincial de Milan, s'empara de toutes les dictées existantes et les fit renfermer dans les archives de la province. » Prison pour prison, celle de Mm' Guyon sera plus dure. Le pauvre Gagliardi n'était pas oublié. « On le blâmait d'avoir cru à la mission réformatrice de Mme Isabelle? Défense lui était faite d'en traiter encore avec elle, fût-ce par intermédiaire. Il devait, en outre, fournir une liste de tous ceux qui avaient traité avec lui ou avec la dame con intento di reforme e pretesto di perfettione spirituate; mais aucune peine ne fut prononcée... Leur soumission à tous deux fut exemplaire. » Gagliardi n'en resta pas moins supérieur de la maison professe de Venise, où cette sentence était venue le trouver. Il mourut à Modène en 1607.
« Après 1601, Isabella Christina Bellinzaga entre à peu près complètement dans le silence... Nous ne savons presque plus rien d'elle. Son nom reparaît de loin en loin dans les lettres de missionnaires milanais, qui, du Japon ou de Macao, se recommandent à ses prières. » Comme Fénelon à Mme Guyon, ces missionnaires restent fidèles à leur ancienne « Mère spirituelle »; à celle, veux-je dire, qu'ils allaient voir jadis con intento di riforme e pretesto di perfettione spirituali (1). « Elle est morte à Milan, le 26 janvier 1624,à l'âge de soixante-douze ans... et ses funérailles ont été un triomphe. Plus de cinquante des principales dames de Milan se proposaient d'accompagner le cercueil avec des torches allumées... Une violente tempête de neige empêcha le cortège. Mais à l'église, le concours fut immense. Il fallut défendre le corps contre la vénération indiscrète de la foule qui l'aurait mis en pièces pour avoir des reliques. Quelques jésuites (sans malice) se proposaient d'écrire sa vie ; (le général) Vitelleschi ne le permit point. Mieux valait oublier le passé heureusement apaisé par la grâce du Seigneur » et non moins heureusement ressuscité par l'érudition du P. Viller.
 
(1) Viller, op. cit., pp. 87-88.
 
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III. - Il est très curieux, comme le P. Viller le fait remarquer à plusieurs reprises, que les ennemis, pourtant si avisés, si implacables de nos deux mystiques n'aient pas exploité contre eux les singularités doctrinales du Breve Compendio. N'auraient-ils donc pas su discerner le venin de ce petit livre que de plus clairvoyants le R. P. Pottier, par exemple, assimileront un jour au Moyen Court de Mme Guyon, et à d'autres oeuvres également diaboliques? Seules paraissaient alors compromettantes les révélations proprement dites d'Isabelle, avidement recueillies et maladroitement répandues par Gagliardi (1). La sentence de Clément VIII ne frappe que des paperasses de ce genre : elle ignore ou elle épargne le Breve Compendio, dont elle ne gênera d'aucune façon l'extraordinaire fortune (2).
Il ne faut demander ni à Gagliardi ni à Isabelle quelle est exactement leur part respective dans la composition de cet ouvrage. Question mal posée, diraient-ils, puisque en vérité le Breve Compendio ne leur appartient ni à l'un ni à l'autre. Ils ne sont tous deux que de simples secrétaires. Isabelle écrit ou parle sous la dictée du Saint-Esprit; Gagliardi, écrit sous la dictée d'Isabelle, conservant, autant qu'il est possible à un théologien, « les termes mêmes » de la voyante « afin de ne point altérer l'élévation du style dont elle s'est servie (3) ». C'est ainsi, du moins, qu'à tort ou à raison, mais avec la conviction la plus absolue, ils se représentent les choses, et bien que, pour ma part, je n'accepte
 
(1) Sauf quelques lignes, et qui ne figurent que dans un très petit nombre d'éditions et de traductions, le Breve Compendio, oeuvre de spéculation pure, ne renferme pas de visions. L'auteur ne se donne jamais comme inspiré.
(2) Ce petit livre se trouvait-il parmi les nombreuses dictées d'Isabelle qui avaient été examinées à Rome, bien avant la condamnation de 16o2, et où les théologiens de la Compagnie (en cela d'accord avec ceux de Milan) n'avaient rien trouvé de répréhensible ? C'est fort probable, mais le P. Viller n'ose l'affirmer (op. cit., pp. 8o-81). Il nous semble à nous que l'attention des réviseurs aurait dû s'absorber dans l'examen de cette synthèse proprement doctrinale. Mais en fait Ies révélations et lesvisions les ont retenus d'abord, et peut-être au point de leur faire négliger le Breve Compendio.
(3) Viller, op. cit., p. 77.
 
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pas leur construction ni la psychologie un peu sommaire qu'elle suppose, je ne crois pas qu'on puisse a priori la trouver ridicule sans contester du même coup la possibilité même de toute révélation particulière.
Non certes que, de mon autorité propre, j'interdise aux grâces prophétiques, ainsi que d'autres semblent le faire, l'accès de ces deux âmes foncièrement bonnes, et peut-être d'une vertu rare. Les saints eux-mêmes ne sont pas toujours à l'abri de l'illusion. Nul besoin toutefois d'attribuer une origine quasi-miraculeuse à une oeuvre qui n'apportait rien de proprement nouveau, et dont le plus grand mérite, l'unique même, est de ramasser en quelques pages lumineuses, l'enseignement commun des mystiques. Ils ont, d'ailleurs, tout à fait raison d'assurer que leur doctrine ne leur appartient ni à l'un ni à l'autre; ils l'ont apprise, non pas directement du Saint-Esprit, mais l'un de l'autre; elle est née d'une longue collaboration inconsciente, d'une sorte d'imprégnation réciproque dont ils sont excusables de n'avoir pas éclairci le mystère, plus facile pour nous, grâce aux documents que l'on vient de découvrir. Ce sont, je crois, les directions tâtonnantes de Gagliardi - et notamment les maquettes de méditations qu'il lui proposait - qui auront conduit cette femme si intelligente à réaliser puis à ordonner spéculativement une doctrine qu'elle vivait sans doute, depuis de longues années, mais qu'elle eût été jusqu'alors incapable de professer. Gagliardi, de son côté, lui a dicté les éléments, les prémisses d'une synthèse qu'il entrevoyait déjà confusément, mais qu'il ne savait pas encore ou qu'il n'osait pas construire, partagé entre les pressentiments, les attraits qu'avait éveillés chez lui la lecture des mystiques modernes et les résistances que plusieurs de la Compagnie opposaient alors à cette même littérature, considérée par eux comme chimérique et propre à faire oublier les consignes « pratiques » du combat spirituel. Par où s'explique sans peine la stupeur éblouie où le plongèrent les révélations d'Isabelle. Sa voyante lui rendait ce
 
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qu'elle avait reçu de lui, elle lui renvoyait en quelque sorte ses propres leçons, mais amplifiées, filtrées, affermies et surtout simplifiées. Quoi d'étonnant qu'il ne les ait pas reconnues, qu'elles lui aient paru toutes neuves et tombées du ciel ! Je suis d'ailleurs persuadé que Gagliardi a révisé de très près, pour ne rien dire de plus, sinon les visions d'Isabelle, au moins l'opuscule exclusivement doctrinal, et, si l'on peut dire, objectif qui seul nous intéresse. Méthodique jusqu'à l'excès, tel que noua le montrent ses propres ouvrages, façonné de longue main au style de l'école, il a fait tout ce qui était en son pouvoir pour rendre inattaquable la présentation technique d'un message dont il croyait certes la substance toute divine, mais qui déconcerterait d'abord les théologiens de métier.
 
J'espère bien, écrivait-il à un de ses frères qui se trouvait près du général, à Rome, pendant qu'on y examinait les écrits d'Isabelle, J'espère bien, à cause des rapports qui toujours ont été favorables et de la science du Père qui l'a dirigée, qu'on ne trouvera rien de faux. Voyez pourtant avec le P. Louis Mansone, si, dans ces écrits, on a corrigé quelques façons de parler qui paraîtraient nouvelles. Car, bien que quelques théologiens qui les ont vus ici aient jugé qu'il n'y avait rien qui se puisse noter d'erreur, néanmoins il nous paraît bon de supprimer quelques expressions qui peuvent paraître nouvelles (1).
 
Que le Breve Compendio ait figuré ou non parmi les écrits dont il est question dans cette lettre, comment imaginer qu'avant de répandre un ouvrage de ce caractère, Gagliardi n'en ait pas soumis tous les mots à une critique minutieuse ? Pour moi, je ne m'en tiendrais pas là et je ferais encore plus large, immédiate, personnelle, la part qui lui revient soit dans la conception, soit dans l'ordonnance, soit dans la
 
(1) Viller, op. cit., pp. 8o-81. A en croire Gagliardi, ces nouveautés litigieuses sont moins imputables à Isabelle qu'aux théologiens de Milan qui ont révisé ses écrits : « Ce sont plutôt des explications des nôtres que ses expressions personnelles ». L'engouement ne pourrait aller plus loin. Mais pour l'inquiéter ainsi, ne faut-il pas que les retouches aient été assez nombreuses.
 
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rédaction de cette somme mystique. Mais enfin, sa collaboration aurait-elle été aussi réduite qu'on nous le dit, et que sans doute il l'a cru lui-même, nul ne peut contester que Gagliardi approuve, s'approprie de tout son esprit et de tout son coeur, ensemble et détail, ligne à ligne, la doctrine du Breve Compendio. Fort de cette évidence, nous prendrons ici congé d'Isabelle Bellinzaga et, pour faire court, nous attribuerons désormais leur oeuvre commune au seul Achille Gagliardi. Au surplus, comme ces deux italiens ne sont pas de notre paroisse, nous n'aurions pas à étudier
ici leur doctrine si la haute spiritualité française ne l'avait unanimement adoptée.
IV. - Le Breve Compendio, dont les copies - sinon les éditions - se multipliaient en Italie pendant les dernières années du XVI° siècle, n'avait pas tardé à franchir les monts. L'épître dédicatoire d'une des plus anciennes traductions, - revue en 1599 - est très remarquable.
 
Très chères épouses de Jésus-Christ, il y a quelque temps que ce livret a été traduit d'italien en français par le soin et diligence de quelque gentilhomme gascon. Mais parce qu'il s'est trouvé après l'impression rempli de tant de manquements et d'omissions, d'obscurités et de tantes, qu'en plusieurs endroits on n'y entendait rien que le haut allemand, plusieurs personnages de rare vertu et heureusement versés en la théologie mystique, jugeant que c'était un grand dommage quo cet excellent trésor fut ainsi caché et obscurci de si grandes ténèbres ... - car cet oeuvre, pour petit qu'il soit, traite d'une très haute et très admirable perfection, et ne s'est rien vu de plus beau en ce misérable siècle où nous sommes... selon l'avis et jugement des plus sublimes et plus experts de cette sainte et sacrée théologie ; - quelques bons docteurs et Pères spirituels de divers ordres se sont soigneusement étudiés à le corriger, l'éclaircir et y restituer plusieurs passages mutilés et corrompus (1).
 
(1) Cf. Dagens, op. cit., pp. 32o-321. Personne encore n'a pu mettre la main sur le livre du « gentilhomme gascon », qui aurait paru vers 1589. La première édition de la traduction « corrigée » est également introuvable, on ne la connaît que par la réédition, rarissime, que cite M. Dagens.
 
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N'est-il pas curieux de voir ce petit livre s'élancer ainsi comme un géant à la conquête spirituelle de notre pays? Dès qu'ils l'ont entrevu, même défiguré par le galimatias du « gentilhomme gascon », les docteurs ès choses mystiques en ont deviné la splendeur; ils ont voulu en propager le bienfait. Débuts deux fois émouvants, si on les rapproche des chicanes sordides que nous racontions plus haut. Et voici maintenant des prêtres, des religieux, un petit concile qui travaillent de concert à rendre au Compendio sa beauté originelle. Quand j'aurai exposé la dure doctrine du traité, on avouera que cet accueil enthousiaste en dit long sur les prédispositions mystiques du XVI° siècle finissant.
L'épître dédicatoire poursuivait fort curieusement :
 
Nous vous supplions aussi.., ne prendre aucun ombrage si le nom de celui ou celle qui a composé ce discours n'est point inséré au frontispice d'iceluy.
 
comme l'eût exigé le Droit canon ;
 
car nous n'avons pu savoir jusqu'à présent le nom de celui ou celle qui l'a fait; toutefois la commune opinion est qu'il est sorti de la boutique d'une très vertueuse et très honorable Dame Milanaise, douée de grande perfection. Tout ce qui est écrit en ce livre ressent plutôt l'esprit de saint Denis ou d'une sainte Catherine de Sienne que l'entendement frêle et débile d'une simple femmelette (1).
 
Prenaient-ils donc sainte Catherine pour un homme? Lapsus amusant qui trahit leur judicieuse perplexité. Ils pensent comme nous qu'à en juger par la critique intime, l'Abrégé de la perfection ne peut avoir été conçu, ou du moins rédigé, que par un théologien blanchi sous le harnois. La femme capable d'une synthèse aussi limpide et aux articulations si vigoureuses ne se rencontre qu'une fois tous les quatre siècles. Mais enfin, ils s'en tiennent, vaille que
 
(1) Viller, op. cit., p. 66.
 
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vaille, aux affirmations des graves personnages qui ont apporté d'Italie cette œuvre merveilleuse ; c'étaient probablement des jésuites. Quoi qu'il en soit, le public n'en demanda pas plus long. Pendant longtemps on attribua l'Abrégé à la « Dame milanaise ». Ce ne sera que vers 1635 que les jésuites eux-mêmes le rendront sans plus d'embarras à Gagliardi (1).
Cette édition révisée de la première traduction était à la veille de paraître, ou venait à peine de paraître, lorsque le jeune Pierre de Bérulle publia, sans le signer de son nom, mais avec l'approbation doctorale du théologien le plus considérable de ce temps-là, André Duval, un Bref discours de l'abnégation intérieure qui n'est en vérité qu'une traduction libre du Breve Compendio; une adaptation, pour mieux dire, mais qui, le plus souvent, suit le texte de très près, sauf à en laisser délibérément et prudemment tomber les passages qui risquaient de déconcerter ou d'égarer le commun des Lecteurs. Il y a là de jolis mystères. Bérulle ignorait-il la traduction, déjà ancienne, du «gentilhomme gascon»; la jugeait-il par trop incorrecte, ou bien encore ignorait-il que d'autres avaient formé le projet de la réviser? Tout donne à croire que ce prêtre de vingt ans, génial déjà sans doute mais novice, n'aura pris cette initiative que sous l'inspiration de ceux qui le conduisaient. On nomme son directeur, le chartreux Dom Beaucousin. Celui-ci, très avide de littérature mystique, n'aura pu, en effet, que l'encourager. Mais il semble plutôt que l'idée de ce travail lui sera venue des jésuites. A cette date, il les voyait constamment. Il était de la maison et on n'avait pas de secrets pour lui. « Personne ne nous a dit, écrit le P. Viller, comment Bérulle avait découvert l'Abrégé de la perfection. Si je puis risquer une hypothèse, je croirais volontiers qu'il le tenait des jésuites du collège de Clermont. Un des Pères, en rentrant d'Italie, sera passé par Milan et aura emporté un exemplaire ou une
 
(1) Ib., p. 52.
 
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copie. » Pourquoi, se demande encore le P. Viller, ce premier intermédiaire entre la France mystique et le Breve Compendio ne serait-il pas le P. Coton, dès lors et pour toujours si intimement lié avec Bérulle, le Père Coton, dit-il, qui précisément avait fait ses études théologiques à Milan pendant que Gagliardi gouvernait la maison professe de cette ville ? Qui sait même si, dans sa jeune ferveur, Coton n'aura pas avidement suivi l'exemple de ceux de ses frères - et ce n'étaient pas les médiocres - qui recherchaient alors la direction d'Isabelle Bellinzaga ? « Je ne serais nullement surpris, avoue encore le savant P. Viller, si l'on prouvait que l'extatique qui... prédit (au futur confesseur de Henri IV) les « faveurs d'un grand roi », s'identifie avec Madame Isabelle (1) ». Mais quoi qu'il en soit de ces délectables vraisemblances, il m'est presque évident que le Bérulle de 1597 n'aurait jamais publié son adaptation du Breve Compendio, si les jésuites de Paris, ses maîtres, avaient jugé quelque peu troublante la doctrine commune de Gagliardi et d'Isabelle. Il faut bien, d'ailleurs, que les jésuites français de ce temps-là aient eu singulièrement et persévéramment à coeur la diffusion du Breve Compendio, puisque le P. Étienne Binet, plusieurs fois Provincial et un de leurs écrivains les plus fameux, se fit un devoir de le traduire à nouveau. C'est l'Abrégé de la perfection chrétienne qui figure dans le recueil de ses oeuvres spirituelles, imprimé pour la première fois à
 
(1) Viller, op. cit., p. 85. Je puis bien dire, à ma gloire et à ma honte, qu'en même temps que le P. Viller, j'étais arrivé à une conjecture presque semblable, bien que par une route moins savante et moins grave. J'avais affaire au R. P. Pottier qui venait de dénoncer triomphalement le quiétisme de Bérulle, sans se douter que ses coups tombaient d'abord sur le P. Gagliardi. Après avoir démontré que le Bref Discours de Bérulle et le Breve Compendio n'étaient que le même livre, « tout s'illumine, continuais-je ; entre 1596 et 1597, plus tôt peut-être, il y a dans Paris, vraisemblablement au Collège de Clermont, au moins un jésuite préquiétiste. » Celui qui a passé le livre de Gagliardi à Bérulle. « Ce malheureux - serait-ce, juste ciel! le Père Coton? - a reçu d'Italie le Breve Compendio de son confrère. Il le communique sous le manteau aux bonnes âmes de sa connaissance, entre autres au jeune Pierre de Bérulle, presque tout jésuite en ce temps-là et à qui on pouvait livrer les secrets de l'Ordre. » Cf. Bérulle quiétiste... ou Gagliardi? Vie sprituelle, 1er février 1931, p. 1, 69, 3.
 
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Rouen en 162o (1), Vit-on jamais pareil engouement pour un traité de mystique. Après le « gentilhomme gascon » ; après le groupe doctoral qui revisa la traduction de ce gentil-homme trop pressé ; après l'adaptation bérullienne de 1597, encore une traduction en 162o, au plus tard, et due au Père Binet! Encore n'ai-je pas dit, que le sublime Père Surin recommande cette traduction comme une des oeuvres maîtresses de la littérature mystique (2). En vérité quel poids de gloire pour ce petit livre, et quelle profusion de paratonnerres! Il ne lui manque plus que le suffrage solennel de l'école salésienne, et voici que Jean-Pierre Camus va lui donner enfin cette suprême consécration. Au moment où il intervient dans cet extraordinaire concert, le fidèle disciple de François de Sales semble ne connaître que deux traductions de Gagliardi, le Bref discours de Bérulle et l'Abrégé de la Perfection. Il ne mentionne pas la traduction de Binet, déjà vieille de dix ans, et qui, ensevelie dans un gros recueil plein d'écrits moins difficiles, avait peut-être passé presque inaperçue, en dehors de la Compagnie. Les deux autres traductions circulaient encore, stimulant et consolant certaines âmes, inquiétant plus ou moins certaines autres. Une de ces dernières, ayant confié à Camus le trouble où
 
(1) Sur cette traduction, cf. Viller, op. cit., p. 51, seq. ; et mon article déjà cité, pp. 67, seq.. Bien qu'elle n'existe plus aujourd'hui que dans le Recueil des oeuvres spirituelles de Binet, j'inclinerais à croire que cette nouvelle traduction de l'Abrégé avait été déjà publiée à part - nous ne savons naturellement pas à quelle date - comme la plupart des pièces que Binet a réunies dans son recueil. Je croirais même que cette édition séparée était plus complète. Elle contenait peut-être ces élévations - gagliardiennes, elles aussi, ou à la manière de Gagliardi dont parle P. Camus et que l'on chercherait en vain dans le recueil de Binet. Mais, encore une fois, cette bibliographie est un labyrinthe désespérant. Pourquoi par exemple, Binet ne fait-il pas la moindre allusion aux traductions antérieures ? On croirait, à le lire, qu'il vient de découvrir le Breve Compendio.
(2) La voie mystique, écrivait Surin, « a encore des pratiques de vertu plus délicates qu'on peut voir dans Blosius, et qui sont clairement expliquées par le P. Achille Gagliardi... Dans un petit livre intitulé Abrégé de la perfection chrétienne, qui a été traduit en français par le P. Etienne Binet. » Dialogues spirituels, édition d'Avignon, 1721, p. 2, p. 46. De l'insigne, P. Rigoleuc, disciple comme Surin, du P. Lallemant, nous savons qu'il estimait « beaucoup le Traité de l'Abnégation intérieure du cardinal de Bérulle ». Cf. R. P. Ramon, Histoire de la dévotion au Sacré-Coeur, III, p. 76.
 
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la mettaient ces petits livres - ce n'est là peut-être qu'une fiction - l'infatigable écrivain entreprend de la rassurer.
 
Encore un livret de lui : Le renouvellement de soi-même. Éclaircissement spirituel... Paris, 1637.
 
Je ne me fusse jamais imaginé, Zéphyrin - dit-il - que vous eussiez dû rencontrer des ténèbres dans ces deux petits traités.
 
Le Bref discours et l'Abrégé de la Perfection
 
tout pleins de lumière, et qui sont à mon avis des lampes ardentes et luisantes aux pieds de ceux qui marchent dans les voies de Dieu. Au contraire, je me persuadais que vous y trouveriez des clartés aimables... Vous m'aviez pressé de vous marquer en quel livre spirituel vous pourriez mieux apprendre non une vague théorie, mais une pratique courte et serrée de ce renoncement de soi-même auquel tout homme tant soi peu versé en la parole mystique sait bien que consiste ce haut degré de perfection tant recommandé en l'Evangile.
Je vous avais adressé à cet Abrégé de la Perfection chrétienne que la commune opinion attribue à une Dame Milanaise, fort avancée dans la vie de l'esprit; et à l'Abnégation intérieure dont on fait auteur un très grand et docte personnage de notre temps,
 
Bérulle, bien entendu,
 
mais on tient qu'il l'avait trouvé en sa jeunesse.
Il est vrai que les pensées de l'un et l'autre Traité sont fort hautes, mais elles me semblent couchées en des termes si clairs et digérées par une méthode si facile qu'à un esprit comme le vôtre, il me semble que ce doivent être des flambeaux et des éclairs, et non pas des obscurités, des énigmes et des nuages tels que vous les dépeignez (1).
 
Le livre de Camus n'est à proprement parler ni une traduction, ni même une adaptation proprement dite ; c'est, écrit le P. Viller, a un commentaire, ou pour mieux dire, une apologie détaillée » des deux traités jumeaux, perpétuellement rapprochés l'un de l'autre (2). Au demeurant, cette
 
(1) Le renoncement, pp. 1, 2.
(2) Viller, op. cit., pp. 54-56. Bien qu'il se gouverne comme si c'étaient là deux ouvrages différents et indépendants, Camus a fort bien vu qu'ils se ressemblaient plus que deux frères. Pour lui, l'Abrégé n'est « quasi que la répétition » du Bref Discours. Nous renverserions aujourd'hui les termes ; c'est le Bref Discours qui répète l'Abrégé. Camus trouve ce dernier plus lumineux que l'autre. Je ne vois pas à quelles enseignes. Mais il avoue implicitement par là que les passages supprimés par Bérulle ne le déconcertaient lui-même d'aucune façon.
 
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intervention de Camus n'est qu'un épisode stratégique dans la campagne que le vieil évêque menait alors contre les ennemis du pur amour; campagne qui fera l'objet d'un autre chapitre. A cette date, en effet (1637), on devait s'intéresser de moins en moins à la « Dame milanaise ». Après un demi-siècle de vogue, les beaux jours de cet opuscule étaient passés; l'automne venait pour lui. La France mystique se l'était assimilé si profondément qu'elle n'avait plus besoin de le lire. D'autres livres l'éclipsaient qui, d'ailleurs, ne faisaient que le répéter, ou que le recommencer. Nous les connaissons déjà et nous savons que, bien ou mal, ils enseignent tous, chacun à sa façon, la même doctrine (1).
Cette oeuvre, peu ordinaire, cette oeuvre protée, si nous la lisions, en regardant tantôt du côté Bérulle, tantôt du côté Binet ?
Traduisant le même original, exprimant la même philosophie, il n'est pas sans intérêt de comparer les deux styles. Parfois aussi, du côté Camus (2). Pour le titre, Bérulle l'emporte... Abrégé de la Perfection est vague et promet ce que le livre ne donnera pas. Le Breve Compendio n'est pas un Rodriguez de poche, mais un bref discours de l'abnégation intérieure, ou, comme préfère Camus, un traité du renoncement de soi-même. Je donne aussi la palme à l'avant-propos de Bérulle. « Nous avons deux natures, l'une corporelle et spirituelle ; l'autre spirituelle et raisonnable. La perfection consiste à perfectionner l'une et l'autre en l'amour de Dieu et à en chasser l'amour-propre
 
(1) Sur l'histoire postérieure du Breve Compendio, qui ne serait plus de mon sujet, on trouvera quelques détails dans l'article de P. Viller.
(2) Je cite Bérulle d'après l'édition Bourgoing des Oeuvres complètes et le Recueil de Binet d'après l'édition de 1637. Mais, comme ces traités sont très courts, je ne donne pas les références.
 
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qui y est profondément enraciné. » L'amour-propre, voilà l'ennemi ; le seul ennemi. Tout l'opuscule veut nous façonner à le dépister et à lui donner la chasse. a) Il est perpétuellement en nous, Philistin que Dieu a laissé, non aux environs, mais au coeur même du pays. b) Il y est partout. Aucune de nos actions, voire la plus intime, qu'il ne guette, prêt à l'infecter « de son venin, soit la corrompant du tout, soit en diminuant sa force et sa vertu... Il n'y a chose si sainte... qu'il ne convertisse en son goût et en ses propres délices ; il n'y a grâce de Dieu, tant pure et efficace, qu'il ne s'en serve comme d'un moyen et empêchement pour nous divertir et éloigner d'icelui ». Bref, « il n'y a état de l'âme si élevé, où il n'entre et ne dispose l'âme par ses artifices et propriétés à une chute fort préjudiciable ». Remarquez, en passant, apprenez peut-être la genèse de ce mot : propriété, cher aux quiétistes de toute robe, et même aux mystiques. Propriété, propriétaire, pas de mots qui reviennent plus souvent dans cette littérature. Il vient tout bonnement d'amour-propre. c) Enfin, si l'amour-propre est toujours là, et dans tous les coins, il y fait si peu de bruit qu'on ne s'aperçoit ni de son action ni de sa présence. Dieu seul est « plus intime en nous-même » et plus agissant que «l'amour-propre », seul il peut nous aider à le maîtriser.
Deux sentiments qu'il nous faut renouveler en nous sans relâche : d'abord « une très basse estime de toutes choses créées et de soi-même », puis,
 
BÉRULLE
 
Une très haute estime de Dieu, non par une pénétration sublime des attributs de la Divinité, qui n'est pas nécessaire, et si est de peu de personnes, mais par une totale soumission de soi à Dieu (1), pour l'adorer et lui donner tout pouvoir sur nous et ce qui est nôtre, sans réserve d'aucun intérêt particulier, tant saint soit-il. A quoi suffit que l'âme avec la lumière de la foi appréhende Dieu sous les concepts du Symbole, comme de Tout-Puissant.
 
BINET
 
Un grandissime compte de Dieu..., non pas en pénétrant la sublimité de sa divinité par des conceptions puisées dans la Théologie, mais plutôt par une grande promptitude et soumission de notre volonté.., à la divine Majesté, pour l'adorer et faire tout ce qu'il peut prétendre de nous pour sa grande gloire, sans avoir égard à aucun intérêt nôtre, quelque apparence de ,sainteté qu'il puisse avoir...; (il suffit de concevoir Dieu) à la façon que le symbole nous le donne à entendre... Tout-Puissant...
 
 
 
(1) Plus loin : « une démission de son être », p. 429.
 
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Soit trois chefs principaux, « conformément aux trois degrés de pauvreté » ou d'abnégation, ou de désappropriation, où ce livre veut nous conduire : I. « Pauvreté par où nous sommes dénués des choses en soi indifférentes à la vie de l'esprit » ; II. « Des choses très utiles à cette vie de l'esprit » ; III. « De ce qui semble le plus nécessaire à l'établissement et à la conservation de la vie de l'esprit. »
 
I° DEGRÉ. Parfait renoncement « aux choses extérieures et corporelles, de soi indifférentes à l'état de la vie de l'esprit, comme les dignités ou les honneurs, les richesses ou pauvreté, la santé ou maladie, la vie ou la mort; bref toutes commodité, goûts et intérêts des choses créées (1). » Aucune difficulté sur ce point. J'entends pour les candidats à la perfection. Car c'est à eux, à eux seuls, que l'opuscule s'adresse, comme d'ailleurs tous les traités de mystique.
 
II° DEGRÉ. Désappropriation « des choses saintes et spirituelles », celles, explique Binet, « qui nous unissent à Dieu et font la liaison de Dieu et de nos esprits ». Et il ajoute excellemment : « Non pas pourtant en les retranchant d'autant qu'elles sont telles, mais d'autant que, sous
 
(1) Gagliardi emprunte manifestement au Fundamentum ignatien la notion d'indifférence et les exemples de choses indifférentes ; mais la vertu où il veut ici nous conduire n'est pas à proprement parler l'indifférence ignatienne qui est expectante ; c'est le renoncement actif et donc déjà décidé aux choses indifférentes.
 
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couleur de sainteté, l'amour-propre et notre intérêt particulier s'y glisse et s'y met à couvert ». Non, insiste Bérulle, « par une résistance intérieure ou par le contraire de telle grâce particulière..., mais par une démission totale de soi et de telle grâce et abnégation de l'un et de l'autre ».
a) De ces grâces de liaison, les unes ne pénètrent que l'étage inférieur de l'âme; les autres atteignent directement, et occupent uniquement la partie supérieure. Rentrent dans la première catégorie les grâces actuelles que l'on appelle communément consolations sensibles, goûts, suavités de la prière. Notre austère trio, Gagliardi, Bérulle, Binet, fait peu de cas de ces « friandises »; « choses basses, très infirmes et puériles... Objet fort proportionné à l'amour-propre, lequel se nourrit du propre contentement et plaisir, et par une gloutonnerie spirituelle et abus déplorable des choses saintes, les convertit en ses propres délices » traduit Bérulle : « vrai gibier d'amour-propre » traduit Binet ».
Ce mépris est très remarquable puisqu'il semble devoir logiquement s'étendre, sinon à toutes, du moins à la plupart de ces consolations que saint Ignace, dans ses Exercices, nous invite à désirer, à rechercher et à demander. Petere id quod volo... lacrymas. Il semble, du reste, que, de très bonne heure, les spirituels de la Compagnie aient senti la nécessité de réduire le prix que saint Ignace attachait à ces «goûts sensibles. » Souci dont l'on s'explique aisément les raisons, et qui se trahit à toutes les pages d'un autre opuscule où Gagliardi soumet à une critique subtile les règles ignatiennes du Discernement des Esprits. J'ai l'impression que cet opuscule, très embarrassé par endroits, est antérieur à notre Breve Compendio, beaucoup plus ferme et décidé, comme on vient de voir (1).
 
(1) S. P. Ignatii de Loyola de Discretione spirituum regulae explanatae P. A. Gagliardi : oeuvre très souvent réimprimée. L'édition où je viens de la relire a paru à Naples en 1851. Pour la manière et le style, la parenté entre le De Discretione et le Breve Compendio est frappante.
 
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De son côté, le prudent Camus, tout salésien, je le répète, estime que ces contempteurs des goûts sensibles vont, si j'ose dire, un peu fort. Ces pieuses délectations, écrit-il, peuvent venir de trois sources : Dieu, les tempéraments, le diable ; et la difficulté est grande de les discerner.
 
Dans l'incertitude de cette reconnaissance, que fera une bonne âme ? Je ne sais point de meilleur avis, sans s'amuser (mot salésien) à un long discernement..., en quoi, outre la perte de temps, il y a beaucoup de tromperies et d'incertitudes, que de renvoyer indifféremment toutes ces consolations à la gloire de Dieu, sans en faire ni mise ni recette, c'est-à-dire, sans en faire aucune propriété. C'est ici qu'il faut certes pratiquer la sainte indifférence, ne les priser ni mépriser, ne les louer ni blâmer, ne s'y amuser ni les rejeter, mais, telles qu'elles sont, les présenter au trône de Dieu, à la façon du canal par où l'eau passe sans s'y arrêter, et de la poule qui donne le grain à ses petits sans le goûter.
 
Par où l'on voit, soit dit en passant, que la littérature est utile à tout, notamment à désespérer la malveillance des critiques prévenus. Cette poule est ici un paratonnerre, si j'ose ainsi m'exprimer... Philosophe pur et trop pur, c'est pour n'avoir pas su parler quelquefois de poules que le très orthodoxe Gagliardi a paru dangereux à certains critiques peu bienveillants.
 
Je ne suis pas en ce lieu, Zéphirin, de l'avis de nos deux traités (Bérulle et l'anonyme) qui conseillent absolument de les rejeter. Car pourquoi rejeter les présents de Dieu? Quelle injustice de rejeter le précieux à cause du vil, et le bon métal à raison de la marcassite et de l'écume? Mais je dis que, sans s'y arrêter et sans les savourer avec une complaisance propriétaire, nous en devons faire un sacrifice à la gloire de Dieu, en quoi consiste leur légitime usage, de quelque part qu'elles procèdent..., nous privant en elles de toute propriété et les appliquant à la gloire (de Dieu) (1).
 
(1) Le renoncement de soi-même, pp. 69-73. On a bien reconnu la pensée et jusqu'aux expressions de François de Sales.
 
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C'est le bon sens même. Il y a bien là un peu de poudre aux yeux, mais bienfaisante. Pour un moraliste, la vraie difficulté demeure, qui est de savoir précisément où commence et par où se traduit cette « complaisance propriétaire ». Encore un nid à scrupules ! Plus habile que Gagliardi - ici du moins -, Camus tourne si bien les choses qu'on les voit plus simples qu'elles ne le sont. Et c'est justement comme il faut les voir, quand on n'est pas docteur ès choses mystiques. Nul doute, du reste, que Gagliardi n'eût pleinement approuvé ces réserves de Camus. Sa pire maladresse est d'avoir pris pour devise : Intelligenti pauca. On lui apprendra qu'il faut toujours tout expliquer, même les truismes.
b) Jusqu'ici nous voguions sur une mer d'huile, et à la clarté de midi. Brusquement, trop brusquement sans doute, on nous fait passer dans la région des orages, au plus épais de la divine ténèbre. Il s'agit, en effet, maintenant de fermer à l'amour-propre les issues du « donjon» comme dit Camus; de disputer à cet insatiable les délectations de la partie supérieure. Celles-ci diffèrent des goûts sensibles en ce qu'elles viennent directement, immédiatement et uniquement de Dieu, procédant écrit Bérulle, « d'une grâce particulièrement infuse » : « lumières et affections », où la chair et le sang n'ont aucune part, ni le « discours » ; toutes surnaturelles, toutes mystiques au sens extrême du mot.
Témoin émerveillé et déjà frétillant de ce divin travail qui se fait en nous sans nous, l'amour-propre ne se résignera pas volontiers à perdre une aussi belle proie. Il cherche à la rendre sienne et de deux façons. D'abord en la recevant « avec satisfaction et occulte complaisance de soi en icelle » ; puis, en secondant et prolongeant à sa façon, vraie mouche du coche, les opérations de la grâce. Qu'on le laisse faire, et tout est perdu. Ces lumières, ces affections, il ne faut pas, dit Bérulle,
 
les étendre par discours et allumer par effort de ses fonctions et
 
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affections naturelles, dont il semble faussement que les premières lumières et affections soient accrues et dilatées intérieurement. Car cet effet ne procède ni de Dieu ni d'une vraie augmentation d'icelles. Ains seulement d'une pure réflexion de l'âme occasionnée d'amour-propre, et d'une vaine affection de telles grâces, qui, au lieu de les accroître, comme elle pense, a fait cesser l'infusion de Dieu par cet empêchement qu'elle y a mis, et rester seule en elle l'effort naturel et raisonnable.
 
Prenez la peine de relire, de peser mot à mot ces lignes si denses, trop denses. A elle seules, elles prouveraient que le Bref Discours ne peut être l'oeuvre d'un théologien de vingt ans.
Non pas que toutes nos activités doivent cesser dès que s'amorce le travail divin. Gagliardi condamne seulement ici comme très dangereux, ou plutôt comme absurdes, ceux de nos pauvres efforts qui tendraient directement à prolonger
et à amplifier ces « infusions » de grâces. Qu'y pouvons-nous en effet? Mais aussi longtemps que nous est laissée « une pleine liberté d'user des fonctions naturelles » - et c'est le cas du plus grand nombre - l'âme « ne doit faire difficulté de coopérer... par étendue de discours en l'entendement et dilatation des mouvements en la volonté ». Sans quoi, elle se priverait « du fruit de vertu qu'elle devait recueillir, tandis qu'elle y était plus habile et disposée par telles lumières et affections célestes ». Il en va autrement de certaines âmes très avancées qui reçoivent les « lumières
et affections divines en telle abondance qu'elles la possèdent toute fort intimement et efficacement, sans liberté d'opérer et user de ses puissances intérieures ». Dans ces cas, très rares, je le répète,
 
il faut exclure les puissances raisonnables et supérieures... ; n'y permettre aucune activité que celle qui procède, non plus du coeur, ni de l'entendement et volonté, mais de la partie suprême et plus intime de l'esprit (apex)..., laquelle, par actes simples et uniformes, les rend (ces lumières, ces affections divines) et convertit à Dieu, et les emploie à fonder les solides vertus, en
 
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une manière fort secrète, spirituelle et efficace, tandis que les autres fonctions, tant inférieures que supérieures, demeureront assoupies, accoisées et dénuées de leurs opérations. J'ajoute d'abondant que, selon que s'augmente l'affluence des bénédictions de Dieu, elle doit même quelquefois se dénuer de l'activité de cette partie suprême, et ne permettre qu'elle exerce autre industrie que recevoir avec soumission, indifférence et patience d'esprit, l'infusion divine, sans qu'elle lève la pointe de son activité vers icelle, pour la pénétrer avec soudaineté et vitesse, autrement elle la détruirait et encourrait les effets déjà condamnés de propriété et affectation de telles grâces, et les peines d'aveuglement intérieur et autres, qui l'émeuvent (1).
 
Ce sont là, du reste, et on l'avoue expressément, des états extraordinaires. On ne doit pas « présumer faussement avoir » cette grâce, et il ne faut se comporter, « comme si on l'avait acquise, qu'après qu'un très expérimenté directeur eu aurait donné conseil (2) ». Il ne faut pas « s'élever par
 
(1) Si l'on veut bien excuser mon impertinence, je dirai qu'il y a là peut-être quelque confusion. On semble croire que, dans ces hauts états, la partie suprême est réduite, comme la partie inférieure, à une sorte d'inertie, puisque, dit-on, elle n'exerce plus « autre industrie que recevoir ». N'est-il pas plus exact - et combien plus beau ! - de dire que cette activité de réception est l'activité propre de la partie suprême - et non une activité diminuée - et que recevoir ainsi, ou se laisser faire et combler par Dieu, est la plus parfaite, la plus active de toutes les activités humaines ? On semble croire aussi que cette partie suprême est par elle-même capable de « soudaineté et de vitesse », au lieu que, selon moi, dès que se manifestent tee troubles de ce genre, empressement, inquiétude, c'est un signe certain que les facultés inférieures viennent de rentrer en scène.
(2) Nous avons déjà rencontré Gagliardi dans un de nos volumes et pour le classer parmi ceux des mystiques ignatiens qui tâchent désespérément de sauver à la fois la primauté de la contemplation et la primauté de l'ascèse. (Introduction à la Philosophie de la Prière, pp. 159 seq.) C'est à lui que l'ascétisme contemporain emprunte la meilleure définition que l'on puisse donner, je veux dire la plus spécieuse, de ce qu'ils appellent « l'oraison pratique », entendant par là une oraison qui aurait pour fin première le perfectionnement moral de celui qui prie : oraison qui, de ce chef, l'emporterait de beaucoup sur la pure contemplation « stérile », disent-ils, puisque d'elle-même elle n'est pas féconde en fruits de vertu. D'où encore, pour eux, la nécessité et la supériorité de l'oraison discursive, la seule où il nous soit possible de travailler directement à l'acquisition des vertus. Dans le Breve Compendio, Gagliardi revient à la tradition commune des mystiques. Il ne cesse pas de vouloir, avec les ignatiens, et avec le bon sens, que la prière soit féconde en fruits de vertu, mais il montre excellemment que, dans les oraisons même les plus passives - celles donc où le discours est impossible -, l'âme se perfectionne moralement « en une manière fort secrète, spirituelle et efficace ».
 
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dessus ses opérations» avant que Dieu n'y attire ; il ne faut pas vouloir « se perpétuer » en ces hauts degrés, « après que l'infusion divine est cessée » ; mais au contraire,
 
retourner à l'usage de nos fonctions sitôt que la liberté nous en est rendue; et derechef, s'en dépouiller quand Dieu survient avec nouvelle infraction ; conservant ainsi la vie de l'esprit par un perpétuel flux et reflux de notre âme à Dieu par nos actions, et de Dieu en notre âme par ses infusions, jusqu'à ce qu'il lui plaise disposer l'âme à une telle perfection de vertu... qu'il en ait pris totale possession à perpétuité..., sans jamais plus lui rendre la faculté d'agir par elle-même;
 
grâce rarissime, du reste, on tient à le répéter: « Que d'elle-même, et sauf avis du directeur, elle se contienne fort longuement en la mortification des passions et exercices de vertu. »
 
III° DEGRÉ. Renoncement à la vertu. Pour achever la ruine de l'amour-propre, Dieu, bien qu'il nous laisse l'habitude foncière et les effets extérieurs des vertus, opère en nous quatre soustractions.
 
§ 1. - Il nous enlève le souhait de la vertu par une réformation de l'excès qui « peut se mêler aux désirs des choses saintes et vertueuses ». Il s'agit ici, dit Camus, « de renoncer aux désirs agréables et angoisseux des vertus solides et des biens véritables, non pour autant qu'ils sont bons et utiles pour nous avancer au service de Dieu..., mais en tant que, sous cette angoisse et agrément, il y a de l'inquiétude cachée, inquiétude qui n'est jamais sans la fièvre de l'amour-propre ». Renoncer, non pas au désir, pris en lui-même, lequel « demeure pur et entier en son énergie et efficace », reprend Bérulle, mais à la « propriété par laquelle l'âme est attachée à ce qu'elle désire ». Ou bien, dit-il encore, « on fait échange d'une vertu créée au vouloir divin » ; ou, plus clairement avec Binet, « au lieu d'une vertu créée », on ne
désire plus que « la volonté de Dieu qui est incréée et infiniment plus excellente ».
 
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BÉRULLE
 
Ce qui la fait résigner entre les mains de Dieu, et de tout bien contente n'y penser plus (à l'acquisition des vertus particulières), ains, avec une perte entière de ses souhaits et volontés en Dieu, opérer et travailler à la même vertu comme hors de soi, laissant à Notre-Seigneur tout le soin et pensée de tout avec une tranquillité vraiment divine.
 
BINET
 
Ne mettant en ligne de compte tout l'effet de ses diligences, l'homme conçoit une certaine confiance.., que ce même Dieu qui a donné la première pointe de nos désirs, quand il lui plaira, il donnera aussi l'accomplissement et la perfection. Partant, il s'abandonne entièrement et se jette comme un petit enfant à corps perdu entre les bras de Dieu, et content de tout ce qui écherra, il ne s'en donne nulle peine... Il opère désormais comme s'il n'avait plus de jugement... Il laisse tout le soin de sa personne à Dieu, ni plus ni moins que si c'était un petit enfant.
 
 
C'est déjà le cantique enfantin que Mme Guyon doit apprendre un jour à Fénelon. Binet, du reste, a laissé tomber ici un précieux détail, tout Gaillardin, et dont Bérulle a bien senti l'importance. Dans cet état de renoncement, disent-ils, et d'insouciance apparente, on ne cesse pas de travailler aux diverses vertus qu'on se prive de désirer, on y travaille au contraire, et très efficacement, « comme hors de soi ». C'est la « manière fort secrète, spirituelle et efficace » dont Gagliardi a déjà parlé.
 
§ 2. - Dieu nous enlève le désir « de la gloire éternelle ». Affreux dépouillement que prêcheront tous les mystiques du XVII° siècle, et qui ne cessera pas de scandaliser leur adversaire. Mais ni Bérulle, ni Binet lui-même n'ont reculé devant cette extrémité :
 
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BÉRULLE
 
(le désir) de la gloire éternelle, lequel elle doit purifier en la façon susdite, quand elle est différée, estimant beaucoup plus la volonté divine, qui se plaît à ne la lui donner encore, que la même gloire; et quand bien mêmement il lui plairait ne lui donner jamais, sans aucune offense de son côté, choisissant plus de se reposer, et contenter d'un tel vouloir divin que la même gloire..,
 
BINET
Le désir de la gloire éternelle, de laquelle il se faut dépouiller comme (des autres désirs)... et faire beaucoup plus de cas de la volonté de Dieu que de la gloire même. Voire même devrait passer jusques à un si haut point de conformité, de se contenter et reposer en la divine volonté, quand bien il ne voudrait jamais donner cette gloire, à la charge pourtant que ce fût sans péché, afin de se pouvoir tout entier dénuer de tout amour-propre, et ce où il est question du bien du monde le plus éminent.
 
 
 
Ici encore le plus décidé, ou, si l'on préfère, le plus étourdi n'est pas le jeune Bérulle. Qu'à vingt ans il ait préféré purifier à dépouiller, cela mérite un bon point! Mais c'est bien chez l'un et chez l'autre, la même doctrine. Camus lui aussi, l'a faite sienne, avec son originalité coutumière. Car enfin nous n'avons pas affaire à des perroquets.
 
O que de gens se trompent ici...! Le bien souverain qui n'est autre chose que Dieu, au lieu d'être souverainement aimé pour lui-même, est aussitôt aimé et désiré par cette pauvre abusée volonté humaine pour le bien qu'elle en espère pour soi..., adhérant à ce bien et jetant en lui, non son amour d'amour, mais son amour d'espérance...
Renonçons donc... au désir intéressé du Paradis ; au désir qui le fait souhaiter par amour de concupiscence, désir aveugle, puisqu'il nous fait chercher dans le Paradis ce que la foi nous enseigne n'y être pas, savoir notre propre intérêt, celui de Dieu y régnant seul.
 
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Nous montrerons plus loin que Bossuet ne pensait pas autrement.
 
§ 3. - Dieu nous enlève le sentiment de la vertu et, pour cela, il permet que l'âme soit assiégée par des tentations abominables. Épreuve critique, du reste, puisque, si d'une part, elle a pour fin providentielle de détruire la self-consciousness, d'un autre côté, elle risque de ressusciter et d'exaspérer l'amour-propre.
 
Cette purgation d'esprit.., agace et réveille en son esprit auparavant accoisé et recolligé... (un besoin de) rechercher désordonnément la source et les circonstances de son mal; une présomption à s'élever, aigrir, ennuyer et impatienter de la privation du sentiment...; une affectation propriétaire d'un certain repos sensible.
 
Il faut donc pour tirer de cette épreuve, tout le bien et la désappropriation que Dieu veut qu'elle nous apporte,
 
a) s'occuper « beaucoup plus, à tirer fruit de ses tentations qu'à les éplucher et discuter» ;
b) s'abaisser « intérieurement comme une chose de néant... et reconnaissant être bien raisonnable que Dieu la mette en l'échelle de Satan par tentations, puisqu'elle a si peu profité en l'échelle de Dieu par ses consolations, puis les acceptant avec patience » ;
c) « en renonçant volontairement au repos intérieur qu'elle ressentait avant la privation et la tentation, et s'accoutumant à ne les (le) fonder plus ès sentiments, mais au vouloir de Dieu qui ne s'accomplit pas moins en cet état qu'en l'autre ».
 
Non moins exact, Binet est peut-être plus tapageur :
 
Il faut trouver bonne la soustraction que Dieu fait et s'y porter avec grande joie et promptitude, étant bien aise qu'il ne veuille pas que la partie supérieure secoure l'inférieure... Il ne se faut pas mettre en peine de chasser les tentations avec de grosses pénitences..., comme on faisait en son noviciat, parce que les tentations s'augmentent plutôt, comme on lit ès vies des Saints. Mais il se faut soumettre à Notre-Seigneur avec grande humilité,
 
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endurer fort volontiers, et du reste les mépriser et ne s'en soucier nullement.
 
Il est trop évident que l'allégresse où nous  invite ici le P. Binet, comme le fera plus tard Mlle Guyon, est aux antipodes de la délectation morose. On endure « fort
volontiers », non pas du tout les mala gaudia qui accompagnent nécessairement la tentation, mais bien au contraire, et comme voulue de Dieu, l'étrange peine que ce plaisir involontaire apporte à une âme qui ne craint rien davantage que le péché.
 
§ 4. - Dieu enlève à l'âme le pouvoir de réfléchir sur son intérieur.
 
Forcé de quitter le sentiment (de vertu) par la privation d'icelui et la tentation de sa partie inférieure, (l'amour-propre) a bien su trouver un autre Bite pour se musser et un autre sujet pour se divertir de Dieu et s'arrêter en soi-même... Le point auquel l'amour-propre s'est réfugié... est une assurance intérieure que l'âme prend en ses actions internes de vertu par une réflexion qu'elle exerce en icelle, et appuie en elle-même et en sa vertu, et non en Dieu. (Cette assurance, Dieu) la veut ébranler et renverser de fond en comble; et afin que ce soit sans préjudice de la vertu interne et actuelle, qui toutefois sert de fondement et entretien à cette perverse et fausse assurance, Dieu ne permet en rien son efficace être diminuée, ains seulement il la cache à l'âme... Il soustrait la réflexion par laquelle elle venait à discerner et ressentir la vertu actuelle, d'où vient qu'elle ne paraît non plus que si elle n'y était point, et que ce néanmoins elle n'est en rien diminuée, vu que sentir et reconnaître les opérations n'est point vertu proprement, aies seulement satisfaction et contentement de vertu.
 
Ainsi Bérulle, usais comme c'est ici un point de grande conséquence, j'ajoute la version de Binet, qui doit serrer de plus près le texte de Gagliardi:
 
 
Dieu ne soustrait pas les vertus, ni aussi peu les dons; car cela demeure en son entier; non pas même les actions des
 
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vertus, de façon que l'âme en soit tout à fait dégarnie... En nos actions intérieures et spirituelles, il y a deux sortes d'actes. L'un est droit, qui est celui qui sort de la vertu, qui désire jouir de son objet (atteindre son objet irait mieux)... L'autre est un acte réfléchi sur le premier, qui se fait à l'heure que la personne prend garde et fait réflexion qu'elle fait un acte d'amour, de tempérance, etc., qu'elle y prend plaisir à le faire..., qu'elle remarque le courage qu'elle a, faisant cet acte, qu'elle se voit victorieuse de la tentation avec un repos d'esprit qui est très grand.
Au reste, le premier de ces deux actes est le vrai et pur acte de vertu; le second n'est que le fruit qui en revient à l'âme... Or il est bien aisé de voir que l'acte de la tempérance ne consiste pas au plaisir qu'on y prend..., mais à le vouloir et à le faire. Dieu donc concourt au premier acte, et partant on ne laisse pas de faire de beaux actes de vertu en cet état-là, mais il retire son concours au second acte, c'est-à-dire à notre réflexion, jugement, connaissance et plaisir d'avoir fait cette action de tempérance. De là vient que nous la faisons et si nous semble pourtant que nous ne la faisons pas. La vertu ne consiste pas au contentement que nous en tirons, ni à nos réflexions. C'est pourquoi Notre-Seigneur, - lequel a entrepris de nous dénuer de tout intérêt et contentement nôtre, comme d'un obstacle qui s'interpose entre lui et nous - prend plaisir à nous laisser ce qui est de pur et net en la vertu, c'est-à-dire la vouloir et la pratiquer, et nous sèvre et prive du second, qui est un certain amour-propre, bien plus fin que les autres susdits, et un propre intérêt, duquel l'âme s'engraissait et se divertissait d'une plus grande union avec son Dieu... (Ainsi) par un merveilleux artifice de Dieu, l'âme est épurée en l'exercice de la vertu, et purgée de toute propriété et intérêt le plus occulte qui puisse être.
 
Que tout cela paraît lumineux!
 
§ 5. - Dieu dépouille l'âme des actes mêmes de vertu.
 
Qui penserait jamais - s'écrie le P. Binet au paroxysme de l'émerveillement - qu'après tant de retranchements, il y eût encore quelque chose dans l'âme dont on la pût et dût dépouiller? Et nommément, voyant l'âme réduite à ce point qu'elle ne saurait faire que le seul et pur acte de vertu, et l'acte droit
 
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auquel ne semble pas qu'il y puisse avoir aucun intérêt et amour-propre ains une pure vertu et entièrement dénuée. Toutefois, si nous considérons que cet acte, quoique épuré et bien affiné, ne laisse pas pourtant de sortir de notre volonté et libre élection, qui peut avec sa vertu active oeuvrer et commander aux puissances inférieures de faire leur devoir..., on ne peut bonnement nier qu'il y ait encore de la propre volonté, et de notre intérêt, quoique très épuré ; partant il y a encore quelque chose qui se peut purifier davantage et dont il se faut dépouiller.
 
Notre-Seigneur a donc de coutume ,trouvant une âme... à laquelle il n'a laissé autre pouvoir que de faire ces actes (droits ou directs) de vertu (pure) - de se retirer petit à petit, et ôter la puissance de faire ces actes de vertu, la privant tantôt de l'un, tantôt de l'autre, jusques à tant qu'il les ait ôtés trestous, hormis la conformité avec sa divine volonté. L'expérience montre assez que quelquefois l'âme se trouve tellement accablée d'ennuis..., assiégée de tant de distractions et assaillie de tant de misères que, se voulant contraindre, il n'est pas en sa puissance d'arracher aucun acte ni de remerciement à Dieu, ni de courage, ni de patience, ni d'autre vertu quelle qu'elle soit, si ce n'est de vouloir ce que Dieu veut, et, au reste, pâtir... Elles n'ont point aucune vertu active, ni puissance de faire aucun acte de vertu, puisque Dieu se retire, mais peuvent seulement endurer tout ce que Dieu permet, et pour l'amour de lui, s'en contenter.
 
Remarquez, je vous prie, ces mots, vingt fois répétés : plus de vertu possible « si ce n'est de vouloir ce que Dieu veut ». Quelques formules très claires de Bérulle sont ici à retenir :
 
Et en dernier lieu, (Dieu enlève à l'âme) ce même acte intérieur de vertu, non toutefois pour la dégarnir de la vertu, mais pour l'élever à une manière de l'opérer plus simple et plus parfaite, et non tant procédante des actes et affections internes de chaque vertu particulière, comme d'une simple refusion d'amour de Dieu.
 
L'action que Gagliardi prête ici à Dieu serait donc, si je comprends bien, plutôt simplifiante que dépouillante. Ce qui est soustrait à l'âme, ce n'est pas à proprement parler son activité, mais le pouvoir d'appliquer cette activité « à
 
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chaque vertu particulière » : soustraction qui, non seule ment laisse entière, mais encore redouble, exalte en la libérant, notre activité la plus haute, à savoir celle qui adhère amoureusement à la volonté divine. Nous verrons plus loin que cette adhésion elle-même, Gagliardi veut encore qu'elle se laisse paralyser par la grâce; mais au degré où nous sommes présentement, elle reste sauve. Il distingue donc dans notre activité, comme deux étages, deux foyers; l'étage où sont produits un à un les actes de différentes vertus ; l'étage où seule se manifeste « une manière d'opérer plus simple et plus parfaite », c'est-à-dire, toujours si je comprends bien, le foyer d'un amour qui serait si intensément et par suite si exclusivement amour que nul autre objet, même excellent - humilité, patience -, ne pourrait plus occuper le vouloir profond, le distraire, le colorer, le nuancer, le diversifier. De ce point de vue, l'amour lui-même ne serait plus vertu particulière, mais quintessence globale de toutes les vertus ; doctrine chère à saint Augustin. Plus encore : le mot même d'acte, impliquant un je ne sais quoi de particularisé, de morcelé, d'évanescent, ne conviendrait plus que faute de mieux aux manifestations de cette activité essentielle. Et d'autant moins qu'ici tout l'agir est un pâtir ; une dilatation de toute l'âme se donnant au Dieu présent qui se donne à elle ; Dieu voulu en même temps que reçu, et parce que reçu. Que cette psychologie nous déconcerte d'abord, je le sais mieux que personne. Mais puisque les saints agissent plus parfaitement que nous, faut-il s'étonner que ceux d'entre eux à qui la spéculation est familière se fassent de l'activité pure une idée où notre expérience propre a quelque peine à se reconnaître ? Car enfin, j'admets comme un axiome que nous avons affaire ici à plus fort, à plus éclairé, à plus expérimenté que nous: Gagliardi n'est pas un bateleur. Et puis que fait-il autre chose que dire, à sa manière, ce que nous ont enseigné déjà les maîtres de la métaphysique des Saints, et notamment le P. Piny ?
Mais il n'en est pas moins remarquable qu'au seuil du
 
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degré suréminent où nous arrivons, le jeune Bérulle soit pris de vertige. Ce n'était pas l'intrépide fanfaron que nous disent ses ennemis. Il n'a retenu de ces pages difficiles que ce qu'il en a pu s'assimiler, beaucoup plus, hélas! qu'il n'en faut pour que j'aie moi aussi le vertige. Mais, par bonheur, Binet nous reste. A celui-ci rien ne parait trop
sublime ni trop subtil. S'il ne comprend pas, ou pour mieux dire, s'il ne réalise qu'à moitié la pensée de Gagliardi, du moins il la traduit et en virtuose (1). En route donc avec lui pour les derniers degrés du dépouillement mystique.
 
§ 6. - Dieu dépouille l'âme de l'acte même de conformité ou d'amour.
 
(Dieu) passe encore plus outre, et nous ôte voire même cet acte ici de conformité..., de façon que l'âme, non seulement ne s'aperçoit pas de le faire, mais ne le peut faire (du) tout, puisque Dieu se retire tout exprès et à l'heure la pauvre âme demeure en un certain repos et vie passive, laissant faire à Dieu tout ce qu'il lui plaira d'elle, comme ferait un pauvre petit agnelet entre les mains d'un qui lui tond sa laine...
Et ceci est soustraire à l'âme toute sa vertu active, c'est-à-dire que Dieu retire réellement son concours et sa divine assistance : que, pour l'heure, l'âme ne peut nullement eu sa partie supérieure faire aucune action, pour sainte et excellente qu'elle puisse être, puisqu'elle seule ne le peut et Dieu ne veut point y porter la main de son aide. Tout ce qu'elle peut est de supporter volontiers tout ce qu'il plaira à Dieu de permettre.
 
Si j'avais le droit d'écouter ici les réactions de mon incompétence, je dirais à Gagliardi qu'il me semble piétiner. « Supporter volontiers », l'inaction où Dieu condamne ces hautes âmes, n'est-ce pas agir? Que peut-on concevoir de
plus héroïque, et par suite, de plus actif? Fort de l'expérience
 
(1) Binet n'entend pas, du reste, que le premier venu s'aventure sur de tels sommets. Il nous prévient à ce sujet dans son avis au lecteur : « Je dispenserai beaucoup de personnes de lire le dernier chapitre et le 3e degré. Car, de vrai, il est trop relevé pour le vulgaire, je dis le vulgaire des personnes spirituelles, et, pour les gens du monde, ils n'y entendront goutte. »
 
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des saints, il me répondrait qu'on peut imaginer un dépouillement plus radical.
 
(Il faut donc), reprend Binet, avec une grande libéralité renoncer et se dépouiller de tout acte de vertu et de tout ce qui peut agir en nous.
 
Formules extrêmes peut-être, mais qui s'atténueront ou s'expliqueront, chemin faisant. Ce « repos passif » où l'âme se trouve ainsi réduite, donne de grandes forces, non pas pour opérer, mais pour s'abandonner à Dieu ». C'est toujours la même contradiction apparente ; « s'abandonner » n'est-ce pas « opérer » ? Eh ? sans doute, mais d'une manière toute divine, et qui n'en est, pour cela, que plus humainement, plus vraiment, plus activement active. Il y a là, pour nous, un mystère, non pas une absurdité.
 
Ce repos est suivi d'une conformité avec la divine volonté, mais une conformité passive et bien plus excellente que la susdite; item une déification plus ineffable, non pas comme les autres qui font des donations, oblations, dédicaces, sacrifices et holocaustes, mais se donnant en proie à Dieu de façon que nous ne sachions rien faire, sinon permettre que Dieu dispose absolument de nous tout comme il lui plaira (1).
 
Il met donc très certainement une différence entre les actes qu'il vient de désigner, oblation, donation... et cette permission, cet abandon total par où toute l'âme se donne en proie à Dieu.
Doctrine commode, gémit le chœur des anti-mystiques. Cette belle passivité vous dispense, en effet, de vous conduire, au dehors, comme les simples chrétiens ; vous permet tous les scandales. L'objection est plus stupide encore que venimeuse ; car,
 
jamais on ne perd les actes extérieurs de vertu;
 
(1) On le remarquera, au fond de cette passivité se cache ce qu'il y a de plus vivant et de plus actuel dans l'amour : l'adhésion à Dieu.
 
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il y a loin, très loin, de la passivité mystique à la paralysie générale :
 
Ains, avec plus de vigueur que jamais, l'homme a la puissance de mettre en oeuvre les parties de son corps et ses facultés pour parler, penser..., faisant actes de tempérance, patience et autres... La volonté a encore l'acte de commandement et ménage tous les actes qui sont commandas... Quand on parle ici de soustraction, cela s'entend en l'entendement et en la volonté, selon leurs propres actes intérieurs de volition, intention, fruition...
 
Tout ce que nous appelons - et très improprement sans doute - opérer, agir, lui est soustrait. Elle se voit, ou plutôt, sans le voir distinctement, elle se trouve « réduite
au fond, et dans le sein le plus profond - que les théologiens mystiques appellent apex animae, -le pouvoir d'opérer lui étant ôté » et « sans pouvoir produire aucun acte, hormis que pour l'amour de Dieu » elle veut se laisser faire par lui. Mais, « à l'heure où elle se soumet » ainsi, Dieu opère au dedans d'elle « des actes très sublimes, avec le consentement passif et libre d'icelle, comme de remerciement, d'amour, d'union avec lui..., sans que l'âme se sente de faire ces actions, mais seulement les recevant et y coopérant de tout son coeur », entendez, de son coeur profond, de sa fine pointe.
 
Tout ainsi que l'esprit étant ravi en extase, et les sens étant assoupis, ne peut entendre par ses forces naturelles..., mais il reçoit une lumière divine qui lui fait voir des choses très hautes, et on opère en lui des choses merveilleuses, ce que les théologiens mystiques appellent pati divina...
 
passion active, puisque enfin ces « choses merveilleuses », l'esprit les « voit » ;
 
tout ainsi, dis-je, que Notre-Seigneur opère en l'esprit ravi, par-dessus ses forces naturelles, ces choses si étranges, aussi le pourra-t-il bien faire, et à plus forte raison, dans la volonté, quand elle est dépouillée de toute sa vertu active, et y renonce tout-à-fait.
 
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Dépouillement relatif, ne cessons de le redire, et qui laisse à la volonté profonde tout son élan, puisque ce dépouillement de son activité ordinaire, l'âme l'accepte.
 
Aussi, est-ce l'heure que Dieu l'élève en une extase non spéculative, mais extase en pratique et très vertueuse...; et ceci est vraiment un pati divina, (puisque on y reçoit) les impressions divines en une façon bien plus relevée; parce que les extases de l'entendement sont bien plus dangereuses... (beaucoup plus rares), pleines d'occasions de curiosité et de propriété... Au reste, tout le inonde est capable de cette extase-ci, quoiqu'elle soit plus excellente que l'autre.
 
Page infiniment remarquable, s'il est vrai, comme je le crois, que tout l'effort - inconscient d'abord peut-être, mais de plus en plus délibéré - de la mystique moderne se ramène à substituer en quelque sorte, et à préférer, l'ancien pati divina de l'intelligence avec ses contre-coups physiologiques, au pati divina de la volonté. « Extase pratique », dit Gagliardi ; « extase des oeuvres », va bientôt dire François de Sales. Et - ce que l'on s'obstine à ne pas comprendre -, extase non pas métaphorique, mais proprement dite. Qui ne voit que Gagliardi - et certes, il n'est pas le seul! - ouvre ici, non pas en poète dévot, mais en philosophe, la brèche qu'élargiront triomphalement nos maîtres de la métaphysique des Saints . Dans la page qu'on vient de lire, qui ne reconnaît la formule même de notre pan-mysticisme? « Tout le monde est capable de cette extase-ci. » Une lacune toutefois, et béante, que François de Sales, que Bérulle et les bérulliens, que Chardon et que Piny combleront bientôt et après eux Fénelon lui-même : Gagliardi n'a pas senti la nécessité métaphysique de fonder expressément sa doctrine sur le dogme de la grâce sanctifiante.
 
§ 7. - Dieu dépouille l'âme de sa volonté elle-même.
 
Devant ce degré suprême de renoncement, ni Binet, toujours intrépide, ni Camus toujours sensé, ne reculent.
 
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Voyez-vous, écrit celui-ci, en cette passiveté ou souffrance de l'action de la grâce en nous..., il y a encore de nous et du nôtre..., et c'est à ce petit filet que se prend ou se pend l'amour-propre. Car ne voyez-vous pas que nous ne pâtissons cette opération divine que parce qu'il nous plaît de la souffrir, ayant une pleine puissance de la rejeter et repousser ? Or c'est sous cette pierre de liberté que se cache le scorpion de l'amour-propre.
 
Image parfaite. Cet extraordinaire Camus ferait comprendre le calcul infinitésimal à un enfant de huit ans ! Ah! si tous les mystiques savaient écrire, que de catastrophes n'aurait-on pas évitées !
 
C'est en jetant dans l'âme une secrète et presque imperceptible, complaisance de laisser agir la grâce.
 
Le dernier effort du renoncement sera donc « de trancher la tête à la volition propre », c'est-à-dire de « ne vouloir plus rien de soi-même comme de soi ». Dieu, par ces ultimes épreuves, fait que librement la volonté « détruit son être moral et malin qui consiste à vouloir par principe d'elle-même, et par une propriété qui en veut être indépendante ». Ainsi, traduit de son côté le P. Binet, l'âme se trouve privée « non seulement de pouvoir agir et de sa vertu active, mais aussi de la passive » que lui laissait encore le degré précédent. « Notre volonté a un si grand empire sur sa liberté qu'elle peut renoncer » à cette liberté elle-même. Elle se gouverne alors « tout ainsi que si elle n'en avait point ». « La volonté se rend comme sans volonté..., quitte tous ses droits et se résigne entre les mains d'une autre volonté. »
 
Tout ce qu'elle fait, elle ne le fait pas parce qu'elle le veut, ni parce que en cela sa volonté se trouve entièrement conforme à la volonté de Dieu, mais, quant à soi, elle renonce absolument à tout ce qui lui appartient.
 
Au dedans, comme au dehors, ce sont toujours les mêmes gestes ;
 
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elle fait voirement tout ce qu'elle faisait auparavant, mais purement et simplement parce que Dieu le veut ainsi..., et non pas comme de soi-même, faisant son compte de n'être quasi plus au monde, et laissant absolument tout pouvoir... à la volonté divine.
 
Jusqu'ici « ma volonté voulait voirement endurer la croix, parce qu'elle se voyait en cela conforme avec la vôtre ». Mais elle dit maintenant à Dieu : Je porterai ma croix, « non pas parce que je le veux et que ma volonté en cela sera très sainte, mais purement et simplement parce que c'est votre volonté ».
 
Que votre volonté soit au lieu de la mienne... C'est en ce point que l'annihilation, expropriation, substraction, reluisent très parfaitement. Il n'y a point de conformité ; mais une chose bien (plus) relevée, parce que la volonté, avec cette renonciation, se lie, s'enfonce et s'abîme en Dieu; et, heureusement perdue, gît en celle de Dieu, et est souverainement déifiée et totalement identifiée en icelle (1). Et ce qui est à considérer est que tout ceci se peut pratiquer réellement, aisément, et possible plus aisément qu'il ne se peut dire, quoique j'aie tâché de le dire le plus intelligemment qu'il m'a été possible.
 
Il se peut fort bien que le Sume... voluntatem de saint Ignace aille aussi loin, mais, quoi qu'il en soit, il est bien évident que saint François de Sales ne recule pas plus que ne l'ont fait Binet et Camus devant cette abnégation suprême. Ne lisons-nous pas dans le Traité de l’Amour de Dieu :
 
Et lors, le coeur ne dit plus « Votre volonté soit faite et non la mienne », car il n'a plus aucune volonté à renoncer?... Ce n'est pas proprement comme les serviteurs suivent leurs maîtres (car)            la volonté du maître et celle du serviteur sont deux... ; (au lieu que) la volonté qui est morte à soi-même..., elle est sans
 
(1) Je ne suis pas sûr que Gagliardi entende la déification dont il parle eu fonction, si l'on peut dire, de la grâce sanctifiante. N'est-il pas ici plus philosophe que théologien? En tout cas, l'accent est sur la suppression du moi, plus que sur l'infusion divine.
 
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aucun vouloir particulier, demeurant, non seulement conforme et , sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en celle de Dieu (1).
 
C'est exactement, et presque dans les mêmes termes, le texte de Gagliardi que nous venons de lire. Je n'oserais affirmer qu'en écrivant de la sorte, le saint a sous les yeux la traduction française du Compendio (l'Abrégé de la perfection) qu'il connaissait bien, mais je crois la chose fort probable. Quoi qu'il en soit, l'important est pour nous que le saint docteur nous invite aussi au plus haut degré de l'échelle gagliardienne.
Après quoi, je ne me donnerai pas le ridicule de défendre l'orthodoxie de ce grand jésuite, Achille Gagliardi. Au surplus, me semble-t-il de taille à se défendre tout seul. Bien malin qui trouvera le défaut de sa cuirasse. Rompu à l'argumentation et aux précisions scolastiques, lucide et ferme, plus maître de sa pensée et de sa plume que tel ou tel parmi les mystiques de son Ordre, le P. Guilloré, par exemple, il ne manque pas d'une certaine ferveur massive, mais avant tout il est philosophe. Les objections que pourraient lui faire les étourdis ou les malveillants, il les a prévues. Celles qu'il n'écarte pas d'un revers de main, c'est qu'il les juge par trop futiles. Avec cela, il est légion. Pour peu que l'on soit familier avec les grands mystiques de l'âge moderne, il saute aux yeux que le Breve Compendio n'apporte rien de nouveau. A chaque paragraphe de cet opuscule, je pourrais épingler vingt textes, empruntés aux maîtres les plus vénérés, et qui affirmeraient, presque dans les mêmes termes, ce qu'affirme Gagliardi. Ses défauts, s'il en a, n'intéressent pas la doctrine. Croyez-en plutôt saint François de Sales, dans sa lettre du 2 novembre 16o7, à Mme de Chantal
 
Vous pourrez utilement lire les livres de la Mère Thérèse..., la Méthode de servir Dieu, l'Abrégé de la Perfection Chrétienne
 
(1) J’ai cité et commenté ce grand texte de saint François de Sales et d'autres semblables au t. VII de mon Histoire littéraire, pp. 71 seq.
 
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(Breve Compendio), la Perle évangélique; mais ne vous empressez point à la pratique de ce que vous y verrez de beau, mais allez tout doucement aspirant après ces beaux enseignements... La Méthode, la Perfection, la Perle, sont des livres fort obscurs et qui cheminent par la cime des montagnes; il ne s'y faut pas amuser (1).
 
Remarquez son premier mouvement, qui est de conseiller en vrac, si l'on peut dire, ou de mettre sur la même ligne les livres de sainte Thérèse et l'opuscule de Gagliardi. Sur l'orthodoxie foncière de ce dernier, un tel rapprochement en dit assez long. Mais aussitôt, il se ravise. Il songe à la générosité impétueuse de Mme de Chantal, encore novice, pressée de brûler toutes les étapes sur le chemin de la perfection. Ces enseignements, quoique « beaux », ou plutôt parce qu'ils sont beaux, ne menacent-ils pas ou de l'éblouir ou de l'accabler? Qu'elle se résigne donc pour l'instant au train-train des « basses vallées ». Qu'elle s'en tienne à un autre petit livre qui n'a jamais tourné la tête à personne, et que François de Sales a toujours dans sa pochette, le Combat spirituel. C'est le bon sens même, direz-vous ! Oui, sans doute, et peut-être non. Écoutez plutôt un autre Spirituel qui n'a jamais passé pour un exalté, le P. Binet achevant sa traduction du Breve Compendio :
 
Ce petit livre est la parfaite anatomie de la vertu et de la perfection. Je ne crains qu'en voulant faire un présent à la France, je ne fasse monter la couleur au visage de ceux qui se donneront la patience de le lire. Certes si la vertu n'est bien fine et de vingt-quatre carats, en la portant à ce parangon, elle se trouvera de bas or. On dit que l'empereur Aurelian attacha au temple de
 
(1) Oeuvres complètes, XIII, pp. 334, 335. Je ne crois pas, du reste, que sa lettre de 1607 sur Gagliardi, saint François de Sales, dix ou quinze ans plus tard, l'eût écrite à nouveau sans y rien changer. Comme il l'avoue expressément lui-même dans la préface du Traité en 1607 il avait encore beaucoup à apprendre. J'ai suivi ailleurs la patiente et sûre évolution qui l'a conduit de la Philothée au Théothime, et nous venons de voir que, dans ce dernier livre, ou bien il fait sien ou bien il rejoint sans hésiter cc qui jadis lui avait paru trop beau ou trop compliqué dans l'Abrégé de la perfection.
 
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Jupiter un lambeau de fine écarlate qu'on lui avait envoyé des Indes. Tous ces seigneurs romains et ces dames y allaient confronter leurs habillements, et s'en retournaient honteux, trouvant toute sorte d'écarlate si blafarde et si basse en couleur au prix de celle des Indes qu'il n'y avait d'apparence de faire aucun état de l'écarlate romaine... Ou je me trompe fort ou beaucoup de personnes qui se tiennent au rang des plus spirituelles, lisant ce livre, auront pitié de leur vertu et se jugeront être seulement à l'apprentissage de la perfection.
 
Va-t-il conclure de là, comme saint François de Sales, que cette écarlate mystique du Breve Compendio, plus elle est éblouissante, moins il est sage d'inviter les commençants à la contempler? Va-t-il dire lui aussi : « Ne vous amusez pas à essayer de mettre en pratique ces beaux enseignements ; mieux vaut pour vous le blafard de l'ascèse commune, telle qu'elle se déploie dans les cinquante volumes de mes propres oeuvres complètes, à moi Étienne Binet »? Non, pas du tout.
 
Pour moi, écrit-il, je confesse franchement qu'en le traduisant, j'ai été tout étonné, voyant les belles lumières qui y éclatent et des maximes de vie parfaite très hautes et, ce qui est admirable, TRÈS AISÉE A PRATIQUER ET A ENTENDRE... Si vous avez envie d'être parfait, et EN PEU DE TEMPS ET BIEN SOLIDEMENT, jetez les yeux sur ce petit livre.
 
Nul besoin de souligner l'importance d'une pareille approbation, aussi entière, aussi chaleureuse. Le vieux Binet, ce vétéran de la littérature ascétique et dévote, ce Rodriguez amusant, vient de découvrir, et avec un enthousiasme qu'on n'eût pas attendu de ses cheveux blancs, l'Atlantide mystique. Lui qui a tant lu et tant écrit sur la vie parfaite, il n'avait jamais rien rêvé de si beau. Aussi, dare-dare, a-t-il voulu faire de ce trésor inouï « un présent à la France ». Comme, d'ailleurs, il est très intelligent, d'une part il a balayé à sa vive façon les objections puériles qui n'ont pu manquer de s'offrir d'abord à lui, et de l'autre, balayant du
 
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même coup les préjugés, assez fortement ancrés chez lui, de l'ascéticisme, il a clairement compris que de tels ouvrages, bien loin de compromettre, voire de paralyser tout à fait les solides progrès de l'âme, offraient, au contraire, le moyen le plus sûr, le plus court, un moyen infiniment simple, d'arriver à la perfection.
Voilà donc, résumé aussi brièvement que possible, ce prodigieux opuscule. Pour moi, parmi les sentiments divers que j'éprouve à le manier, la stupeur domine. Que Gagliardi, sous la dictée d'Isabelle, ou qu'Isabelle sous l'inspiration de Gagliardi inspiré lui-même par les mystiques antérieurs, aient poussé les exigences de l'amour à de tels degrés d'anéantissement, cela n'aurait pas de quoi nous surprendre ; mais que cette synthèse aussi dépouillée d'onction, de poésie, d'éloquence; que cette géométrie morne et glaciale ait séduit, ait comblé, pendant si longtemps, non pas seulement une poignée de contemplatifs, mais une foule d'âmes dévotes, en Italie d'abord, puis, et plus nombreuses semble-t-il, chez nous, voilà qui dépasse l'imagination! Les faits sont là néanmoins, et les témoignages. Quelle leçon pour l'historien, au début du présent volume, quelle lumière sur l'invincible attrait qu'exercera dans tous les milieux et jusqu'à la fin du XVII° siècle cette charte de l'amour anéantissant. A la fin du siècle, lorsque sous l'inspiration d'une seconde Isabelle, un second Gagliardi enseignera une doctrine semblable, chacun les, appréciera comme il l'entendra, mais ils ne feront figure de novateurs qu'aux yeux de ceux qui ne connaissent pas l'histoire antérieure de la spiritualité française. Discuter l'orthodoxie de Gagliardi n'est pas non plus mon affaire et je ne me donnerais pas le ridicule de défendre ce grand jésuite. Au surplus, un docteur de l'Église, saint François de Sales et, sur ses traces, son interprète, son vulgarisateur, si j'ose dire, le plus autorisé, Jean-Pierre Camus; le chef de l'École française, Pierre de Bérulle ; l'école du P. Lallemand représentée par deux de ses maîtres les plus glorieux,
 
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Surin et Rigoleuc ; l'autre courant spirituel de la Compagnie, représenté par Etienne Binet..., en présence d'une telle unanimité, ne faut-il pas avouer que si Gagliardi et Isabelle, et derrière eux leurs unanimes, Fénelon et Mme Guyon, sont quiétistes, toute la France mystique d'Henri IV et de Louis XIII l'est également.
J'entends bien que cette conclusion étonnera plus d'un lecteur et j'avoue que les textes que j'ai apportés jusqu'ici ne l'imposent pas assez. Mais qu'on veuille bien considérer que le présent chapitre n'est qu'un prélude, qu'une première prise de contact avec le sujet. De ces deux aventures spirituelles qui me semblent se répéter, à un siècle de distance, nous ne connaissons pour l'instant que la plus ancienne ; l'autre nous occupera plus loin. Aussi bien le rapprochement que je viens d'indiquer, à la manière des prophètes, n'est-il pas de mon invention, j'en dois l'idée au R. P. A. Pottier, de la Compagnie de Jésus. Sans lui, ma candeur n'eût jamais flairé le venin quiétiste que distille l'opuscule de Gagliardi et d'Isabelle. Il est vrai que ce docte critique n'a pu mettre à profit les travaux tout récents qui ont éclairci le mystère de cet opusculeu. Quoi qu'il en soit de l'auteur du traité, écrit-il, la spiritualité qui s'y développe est aux antipodes de la spiritualité de la Compagnie ». Évidemment, c'est là un peu se hâter d'excommunier en bloc le P. Gagliardi, les jésuites milanais qui ne juraient comme lui que par Isabelle, les PP. Binet, Surin, Rigoleuc et d'autres encore. N'ayant eu, d'ailleurs, sous les yeux ni l'édition italienne du Breve Compendio, ni les nombreuses traductions qui en ont été faites chez nous, pas même celle de Binet, le R. P. Pottier n'a étudié l'oeuvre gagliardienne que dans l'adaptation qu'en a donnée Pierre de Bérulle, à savoir le Bref Discours de l'Abnégation intérieure. Et c'est tant mieux pour nous qui savons que Bérulle a expulsé du texte original les passages les plus troublants. Si le texte ainsi delphinissé parait encore tout guyonien au R. P. Pottier, combien plus le Breve Compendio lui-même ou la traduction plus
 
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complète de Binet. In arido quid fiet (1) ? Au demeurant, il a bien raison et je me rends allègrement à sa clairvoyance. Peut-être même irais-je plus loin que lui, avouant sans barguigner que des deux Moyen Court - celui de Gagliardi, celui de Mme Guyon -, le premier parait d'abord plus que le second, « contaminé de quiétisme » ; moins précautionné et plus dangereux (2). C'est bien, de part et d'autre, exactement point par point la même philosophie de l'amour anéantissant, la même consigne impitoyable de dépouillement, d'oubli de soi, de sacrifice ; mais il y a, chez Mme Guyon, plus d'esprit
 
(1) L'étude comparée du Breve Compendio italien et du Brief Discours montrerait chez le jeune Pierre de Bérulle une sûreté doctrinale et une prudence deux fois remarquables. Cf. à ce sujet les remarques pénétrantes de M. Dagens, réponse implicite mais décisive aux après critiques du R. P. Pottier Dagens, op. cit., passim et plus expressément, pp. 343, seq., M. Dagens incline à croire - et c'est en effet très vraisemblable - que le mérite principal de cette adaptation atténuée reviendrait à Dom Beaucousin. A quoi je dois ajouter d'un mot qu'en écrivant les Maximes des Saints, Fénelon se proposait aussi de corriger le Moyen Court de Mme Guyon, un peu comme Bérulle le Breve Compendio. C'est que, différant en cela de Gagliardi, Fénelon n'a jamais cru que sa « mère spirituelle » fut directement inspirée d'en haut.
(2) R. P. Aloys Pottier, S. J. Essai de théologie mystique comparée. Le P. Louis Lallemand et les grands spirituels de son temps, III, La spiritualité bérullienne..., Paris, 1929, pp. 1o5 seq. Ce chapitre est des plus curieux. Pour montrer, par exemple, que la spiritualité du Brief Discours est « aux antipodes de la spiritualité de la Compagnie », le Révérend Père se fonde sur « le pessimisme augustinien » qui assombrirait, pense-t-il, cet opucule : « La spiritualité de la Compagnie, écrit-il, n'a rien de ce pessimisme ; elle est ouverte à l'humanisme dévot. « Vraiment c'est là jouer de malheur, puisque l'une des traductions du Breve Compendio est dûe à un des chefs de l'humanisme dévot, le P. Binet. Aussi bien la base philosophique du Breve Compendio n'est-elle pas le dogme du péché originel, mais le dogme de la création. Plus loin, ayant cité un long passage du texte, le Révérend Père conclut : « Mme Guyon ne parlait guère autrement... et Benoit de Canfeld disait-il donc autre chose ? », p. 19. Inutile d'ajouter que pour le R. P. Canfeld est quiétiste. N'a-t-il pas été mis à l'index, « en même temps que des ouvrages plus ou moins quiétistes de Jean Falconi, de M'"° Guyon? », p. roi. Pourquoi ne pas ajouter : du P. Surin? Comment Bérulle ne serait-il pas quiétiste? N'a-t-il pas pour directeur Dom Beaucousin, et celui-ci ne figure-t-il pas parmi les approbateurs de Canfeld? « Nulle part, à ma connaissance, dit-il encore, le quiétisme n'a poussé sa pointe aussi loin dans les oeuvres de Bérulle », pp. 107, 108. D'où l'on peut conclure que si le Brief Discours est le plus quiétiste des ouvrages bérulliens, il n'est pas le seul, etc., etc. La thèse générale du R. P. est d'ailleurs fort simple : tout ce qu'il y a d'excellent dans la doctrine bérullienne, Bérulle l'a emprunté à la « tradition ignatienne » ; tout ce qui ne vient pas de là est plus ou moins suspect. C'est ainsi que, dans l'entourage de Corneille, on jugeait Racine.
 
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de finesse, une méthode moins accablante ou moins inhumaine. On n'attend pas de moi sans doute que j'entre ici dans le détail de ce parallèle. Aux spécialistes de comparer page à page ces deux livres. Ou je me trompe fort, ou l'expérience tournera comme je dis. Sans compter qu'un théologien de métier est moins excusable qu'une femme de ne pas peser tous ses mots. Le Moyen Court de Gagliardi ne peut même se flatter d'avoir échappé aux condamnations de l'Église. Il a été mis à l'index en 17o3; pris dans le sillage des Maximes des Saints, il avait alors plus de cent ans. On sait bien, du reste, que les sentences des congrégations romaines n'atteignent pas nécessairement la substance doctrinale d'une oeuvre. Le R. P. Pottier lui-même donnerait aujourd'hui son imprimatur doctoral à tel livre également condamné du P. Surin. Sans doute aussi aurait-il montré plus d'indulgence au Breve Compendio, s'il avait su que ce livre était l'oeuvre d'un jésuite, s'il avait été moins pressé de prendre le fondateur de l'Oratoire en flagrant délit de guyonisme. Chétif épisode et sur lequel je n'appuierais pas si lourdement s'il n'éclairait d'une lumière crue la guerre de cent ans que nous allons raconter. Qui veut noyer son chien le dit enragé. Au XVI° siècle, quand on veut se défaire de quelqu'un, on l'accuse d'illuminisme ; la Compagnie naissante en a su quelque chose; au XVII° siècle, de jansénisme et de quiétisme. Au XX° siècle, pour exterminer Bérulle, on l'accuse de guyonisme.
A l'origine de presque tous ces procès, pas n'est besoin d'ausculter longtemps la conscience des accusateurs, pour y découvrir la passion, extra-doctrinale, si l'on peut dire, où s'est allumé leur zèle.
 
 
 
 

CHAPITRE II : LES ILLUMINÉS DE SÉVILLE (1823)
 
 

Dans le courant de 1624, la France catholique apprit avec une horreur qui ne devait se dissiper de longtemps qu'une nouvelle hérésie venait de naître de l'autre côté des Pyrénées, si abominable qu'il avait fallu pour l'étouffer recourir aux moyens violents. On pouvait lire en effet dans « le neuvième tome du Mercure français ou suite de l'histoire de notre temps, sous le règne du très chrétien roi de France et de Navarre, Louis XIII », les nouvelles suivantes :
 
Arthur écrit en son Mercurius Gallo-Belgicus qu'en ce temps il se forma une nouvelle hérésie en Espagne, les sept premiers auteurs de laquelle furent brûlés, et leur hérésie condamnée par édit... Voici l'édit :
« Edit de grâce avec terme de trente jours concédé aux coupables des Frères de la Confraternité de los Alumbrados ou Illuminés de l'archevêché de Séville et évêché de Cadix...; Dom André Pacheco..., Inquisiteur apostolique général, avons été informés par diverses personnes..., craignant Dieu et jalouses de notre sainte foi catholique » qu' « un grand nombre de gens, portés d'un courage dépravé, qui se disent Congrégés, Illuminés, Bienheureux et Parfaits »
 
enseignaient, et qui plus est vivaient les pires erreurs. Cet « Edit », auquel nous allons bientôt revenir, est pour nous d'une importance majeure. Un des très rares flambeaux qui jettent quelque lumière parmi les ténèbres qui nous attendent. Dès ce temps-là, en effet, on répétera communément chez nous que, chassés d'Espagne, les survivants du procès de Séville s'étaient réfugiés dans les Flandres, d'où
 
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ils avaient infecté bientôt, d'abord la Picardie, Paris ensuite et toute la France.
A la vérité, cette secte, ou confrérie des Alumbrados était beaucoup moins jeune que ne le croyaient le Mercure. Cent ans plus tôt l'Espagne les brûlait déjà. Nous les avons rencontrés, du reste, sur notre chemin, quand il nous a fallu expliquer le coup de barre anti-mystique, si j'ose ainsi dire, que crurent devoir donner les jésuites de la seconde et de la troisième génération, soupçonnés eux-mêmes d'appartenir à la secte ou d'en favoriser les tendances (1). Mais, pour les raisons que je viens de rappeler, on ne saurait trop s'arrêter à ces origines, vraies ou fantaisistes, de l'illuminisme et du quiétisme français.
« Comment dire en peu de mots ce que furent les Alumbrados de Nouvelle Castille, se demande un de nos meilleurs hispanisants, M. Marcel Bataillon? Les chemins en ce difficile sujet ne sont pas frayés... Rien ne serait plus faux que de considérer les Illuminés comme une secte et de chercher à l'origine un hérésiarque. On voit apparaître des cas sporadiques d'illumination dans les premières décades du siècle. N'en trouverait-on pas d'autres en remontant plus haut encore?... Vers 151o, l'état général des consciences est tel qu'une contagion est possible... Illumination est un terme trop vague pour ne pas recouvrir les inspirations et les contagions spirituelles de la qualité la plus inégale (2) ».
Tendances plus que systèmes. Quand il s'agit de définir ce mouvement ou ces mouvements, les théologiens qui le ou les combattent paraissent aussi embarrassés que nous, plus peut-être. « Le trait qui ressort le plus nettement du procès d'Alcaraz, continue M. Bataillon, celui qui domine les quarante-huit propositions « hérétiques », «périlleuses» « injurieuses » OU « folles » que l'Inquisition en dégage pour fulminer son Edit de 1525 contre les soi-disant
 
(1) Cf. mon tome VIII, La métaphysique des saints, XX, p. 193, seq.
(2) Juan de Valdes, Dialogo de Doctrina cristiana, introduction et notes de Marcel Bataillon, Coïmbre, 1925, pp. 32-34.
 
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« Alumbrados, dexedos e perfectos », c'est l'abandon, dejamiento (1). Qu'était-ce à dire? Dejamiento ne parait pas moins vague qu'Alumbrados; il peut signifier l’ « indifférence » toute sainte qu'ont prêchée Ignace et François de Sales et que les spirituels les plus orthodoxes, Caussade, par exemple, appelleront « abandon » ; ou, au contraire, la non résistance aux tentations charnelles. Ou bien le « laissez-vous faire à Dieu » tant répété par François de Sales, ou bien le « laissez-vous faire au diable » qui sera, on l'assure du moins, une des consignes de Molinos. Pour M. Bataillon, la question ne se pose même pas. Dire que la religion des Alumbrados « n'est faite que pour couvrir le désordre moral, ce serait ne pas comprendre ». Certains, Menendes y Pelayo, par exemple, et son disciple Cejador, les accusent d'avoir essayé d'acclimater dans la saine, robuste et pratique Espagne, les « nebulosidades... de Taulero » et les rêveries panthéistes de Ruysbroek, de Suso, de Herp ou de Denis le Chartreux. A nos yeux ce ne serait pas là des ancêtres bien déshonorants. Mais, quoi qu'il en soit, des savants, mieux informés que l'historien des Heterodoxos espagnols, ont prouvé récemment que cette construction n'est pas sérieuse (3). Tout ce que nous savons du mouvement nous invite à croire qu'il ne présentait d'abord rien de « mystique » ni au sens noble, ni au sens trouble de ce mot. Il ressemblait plutôt à tant de nobles initiatives, tumultueuses certes, mais foncièrement saines et orthodoxes, qui devançaient alors par toute l'Europe, et la Contre-Réforme officielle ou Tridentine qu'elles ont rendue facile, et même la réforme luthérienne dont elles prévoyaient les prochains ravages et qu'elles auraient voulu étouffer dans l'oeuf. Révolte contre des abus qui avilissaient l'Église ; retour au sérieux de la vie chrétienne.
 
(1) Ib., p. 34.
(2) Ib., p. 36.
(3) Cf. Pierre Groult, Les Mystiques des Pays-Bas et la littérature espagnole du XVI° siècle, Louvain, 1927, p. 146 seq. Trop peu connu encore chez nous, c'est là un ouvrage capital.
 
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Ainsi Morus et Colet en Angleterre; l'évangélisme français; les érasmiens de la Philosophia Christi. Ni visionnaires, ni prophètes; peu de contemplatifs ; pas d'illuminés proprement dits. A l'origine de toutes ces agitations particulières, on retrouve presque toujours l'influence immédiate, et toujours l'esprit d'Erasme, le moins frénétique des réformateurs. En Espagne notamment, comme M. Bataillon l'a fort bien vu. Dans la pensée de ces divers groupes « l'évangile de l'abandon rend leur vrai sens aux antiques évangiles... ; il leur semble vivre maintenant le mystère de régénération proclamé par saint Paul. La relation n'est pas douteuse entre cette contagion de l'abandon à Dieu et l'avidité qui accueille - quoi donc ? les livres de Ruyesbroch ou de Tauler? Non, mais - l'Enchiridion militis christiani... » ; livre qui les a tous pétris et auquel l'auteur des Exercices lui-même - suspect d'ailleurs, lui aussi, d'illuminisme - n'a pas craint d'emprunter la méditation fondamentale qui ouvre son livre (1). « L'Inquisition le sent si bien que, lorsqu'elle se décide à ;endiguer l'influence d'Erasme, devenu le symbole de la liberté intérieure, elle reproche aux érasmisants les erreurs luthériennes (2) ». - Que propagé au soleil des Espagnes, le calme message d'Erasme - moins froid qu'on ne l'a dit, mais si loin de l'exaltation -, se soit chargé d'une électricité nouvelle, comment ne pas s'y attendre? De Rotterdam à Pampelune, le Miles christianus sera devenu le chevalier des Exercices. Que, parmi cette fermentation où la vraie ferveur domine, quelques cervelles mal faites aient quelque peu chaviré, quoi encore de plus naturel? C'est le climat où les visions naissent d'elles-
 
(1) Cf. La Vie spirituelle, juin 1929, pp. I48-15o. Il s'agit d'une des vues fondamentales d'Ignace, à savoir de « l'indifférence ». L'identité entre la 4° règle des Miles Christianus et la conclusion du Fundamentum ignatien n'est Eas contestable. Mais l' « abandon » prêché par Erasme, est déjà quasi tout bérullien et ceci encore est remarquable : « La vie religieuse selon Erasme consiste essentiellement à s'incorporer au Christ seul vainqueur du démon... L'accent est mis sur l'adhésion de l'homme à la volonté divine, sur l'assimilation qui la fait membre du Christ. » Bataillon, op. cit., p. 131.
(2) Bataillon, op. cit., pp. 4o, 41.
 
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mêmes, où toutes les formes de la névrose religieuse tendent à s'épanouir. Sans compter les pêcheurs en eau trouble et les tartufes professionnels, comme il s'en glisse partout.
Suivre du XVI° siècle commençant au XVII° l'évolution de ces mouvements serait d'un extrême intérêt. De ces « illuminations » sporadiques s'est-il insensiblement formé une vaste école, consciente, organisée qui aurait eu ses chefs, sa doctrine, sa littérature ? Nous n'en savons rien. Plusieurs écoles peut-être et aussi distinctes les unes des autres que Zwingle l'est de Luther. Sauf pour quelques épisodes plus éclatants - le procès de Carranza, par exemple - nous n'avons pour nous éclairer que les sentences successives de l'Inquisition. Ni des condamnés, ni des suspects, ni des avocats, la voix n'est parvenue jusqu'à nous. Nous n'entendons qu'une cloche, le tocsin. Tout au plus pouvons-nous conjecturer que dans la vie souterraine où la peur du bûcher les avait réduits, l'Illuminisme espagnol aura fait de plus en plus figure de petite église, de secte. Ainsi plus tard, aux premières générations jansénistes succéderont les convulsionnaires. Encore une fois, c'est en de tels milieux que se développent fatalement les faux mysticismes et il me paraît fort probable que l'Illuminisme de Séville, qui seul présentement nous intéresse, n'aura pas échappé à cette loi.
L'Edit de 1623, qui va fixer pour longtemps dans l'imagination populaire l'image de l'Illuminisme pur - ou de ce qu'on appellera bientôt le quiétisme - est une pièce aussi décevante que tantalisante, si l'on peut s'exprimer ainsi. « Edit de Grâce », notez-le bien, adressé aux affiliés de la secte qui ont échappé jusque-là aux perquisitions. Plainte contre inconnus, qui invite ces inconnus à se dénoncer eux-mêmes en dénonçant leurs complices. Nous vous mandons
 
que, dedans trente jours, après la publication des présentes.... vous vous présentiez dans le Saint-Office de Séville et son ressort... et là dire et déclarer ponctuellement
 
ce qui pèse sur votre propre conscience,
 
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et toutes les personnes qui peuvent avoir dit, fait, tenu et cru la moindre des erreurs de la mauvaise doctrine mentionnée
 
dans le présent Édit,
 
et, par conséquent, manifestant ainsi vos péchés ou de ceux que vous saurez d'autres personnes, nous vous offrons et assurons, au nom de Sa Majesté, qu'il ne se procédera contre aucun par prison, ni pénitence publique, ni confiscation de biens, ni autre peine qui infâme vos successeurs; au contraire, l'on vous expédiera secrètement et bénignement, sans marque aucune, vous absolvant et vous donnant des pénitences spirituelles.
 
Au collège, il y a longtemps, impliqué dans quelque complot dont l'autorité avait eu vent - il ne s'agissait certainement pas d'oraison mentale - je me rappelle la question foudroyante que me posa, les yeux dans les yeux, notre surveillant : Henri, je sais tout, dites-moi le reste ! Elle aussi, l'Inquisition de Séville, aurait bien voulu savoir « le reste », et non seulement les ravages, mais peut-être la vraie nature du fléau qu'on lui avait dénoncé. Evidemment ils croient avoir affaire à de très dangereux hérétiques, puisqu'ils viennent d'en brûler sept, à des possédés, mais de quel démon, ou de quels ? Ils semblent se le demander encore. Ce n'est pas que les pistes leur manquent, mais il y en a trop et le recoupement en est si difficile qu'ils ne l'ont même pas tenté. L'étrange questionnaire auquel auront à répondre ceux qui tremblent pour leur vie ne compte pas moins de « septante-six erreurs ». Voici la première :
 
Si aucun sait ou a entendu dire à quelques personnes vives ou défuntes que la secte des Alumbrados et Bienheureux soit très bonne, spécialement que l'oraison mentale est de précepte divin et qu'avec icelle tout s'accomplit.
 
C'est la somme bariolée des premières enquêtes, je veux dire des délations qui ont donné l'éveil aux inquisiteurs, et des aveux que l'on a obtenus par les moyens ordinaires : enquête vaguement conduite, comme a priori, par l'idée
 
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préalable qu'on se faisait alors, non seulement des Alumbrados du XVI° siècle, mais des ancêtres sans nombre qu'on leur donnait : albigeois, béguards, hésycastes, béguomilles, carpocratiens, gnostiques, etc., etc. Dans un beau désordre qui frise l'incohérence, le greffier du Saint-Office a transcrit les dépositions, à mesure qu'on les arrachait aux accusés ou aux témoins, presque tous de très petites gens, semble-t-il.
Aucune de ces réponses - dont l'Edit a fait autant de questions - ne nous renseigne clairement sur l'organisation de la secte. Un des suspects aurait avoué q qu'ils ont des assemblées et conventicules au détriment de la République, avec sermons de nuit, devisant de choses spirituelles à la même heure » (67). Réunions fort rares sans doute, puisqu'on semble ne les avoir connues que par les dépositions des accusés (1).
Des prêtres de l'endroit dirigeaient et jalousement ce petit monde. « Généralement » on ne pouvait se confesser qu'à eux (7) ; car « nul ne peut obtenir le secret de la vertu s'il n'est disciple des maîtres qui enseignent la dite mauvaise doctrine » (5). Même si l'évêque les excommunie, ils n'ont pas à s'abstenir « de célébrer et d'administrer les autres sacrements » (55, 56). Un de ces malheureux avoue « qu'ils
 
(1) Tout cela est bien mystérieux. Les conclusions de l'Edit donneraient en effet à penser que les faits et gestes des Alumbrados étaient connus de tout le monde : « Et pour ce que noms avons avis certain qu'en icelle ville de Séville et son ressort, y a beaucoup de personnes, qui, sans cause ni raison..., s'habillent en habits de dévotes et de béates, de divers ordres de religions, au grand déshonneur.... d'icelles, et sous cette hypocrisie trompent le peuple chrétien, s'assemblent et font des congrégations de jour et de nuit, d'où résultent plusieurs scandales... ; mandons, sur peine d'excommunication majeure, que les dites dévote» ni les dits confrères illuminés, n'aient plus à s'assembler, ni de jour ni de nuit, ni faire congrégation, pratiques spirituelles, ni sermons, ni. de traiter de leurs règles de doctrine. » Comment concilier ces affirmations avec la teneur même de l'Edit : « Si aucun sait ou a entendu dire... qu'ils font des assemblées... de nuit » (I, 67), qu'il se hâte de nous le faire connaître. Tant d'affiliés, tant de réunions, et même diurnes, tant de délations soit avant soit pendant le procès, tant d'interrogations et de « questions », puis, la sentence rendue, les Inquisiteurs en sont encore à demander au « peuple chrétien » de les renseigner sur la nature et le détail d'un délit aussi public. N'oubliez pas que l'édit est un questionnaire, et qu'en tête de chacun des articles, il faut ajouter les premières lignes du premier : Savez-vous directement ou avez-vous entendu dire que..., que...?
 
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donnent obédience à des femmes, lesquelles ils tiennent pour maîtresses d'esprit et de doctrine » (20). J'imagine une sorte de tiers ordre féminin qui servait d'agent de liaison entre les chefs et le commun des initiés. Elles faisaient voeu de ne se confesser qu'à eux (22) ; elles les appelaient « leurs pères » et ne possédaient rien sans leur permission (26) ; après quoi ils leurs donnaient ce qu'ils appellent « l'obédience » et leur déléguaient certains de leurs pouvoirs (26). S'il en faut croire l'article 26, « les confesseurs révèlent les confessions à la personne à qui ils ont donné obédience, et les uns aux autres et disent qu'il est licite de le faire. » Évidemment ce serait là une énormité ; mais, au sujet de ce chef d'accusation, comme aussi bien de tous les autres, nous devons nous demander d'abord si le témoin a bien compris les propos qu'il rapporte ; puis s'il ne les travestit pas plus ou moins délibérément, en vue de s'attirer l'indulgence du tribunal; enfin si de tels propos reflètent la doctrine commune de la confrérie, ou simplement les extravagances de quelques-uns. Au demeurant est-il extrêmement difficile de se reconnaître dans ce pot-pourri de délations. Il y en a que je n'arrive pas à comprendre (44) (1) ; c'est peut-être la faute du traducteur. Mais il y en a aussi que nous ne nous expliquons pas qu'on ait pu trouver scandaleuses. Ainsi l'anathème porté contre les modes : « Que les braveries répugnent à la vertu et à la salvation » (36) ; ainsi l'article 43 : « Que les actes sont plus mr;toires tant moins il y a de dévotion sensible ». Ne sont-ce pas là des truismes? J'ai peine à croire, du reste, qu'ils aient communément permis de battre leurs mères aux filles qui reconnaissaient en elles « quelques défauts et légèretés » (24). Quand ils enseignent qu' « au temps qu'on élève le sanctissime sacrement... on doit fermer les yeux » (12), au lieu de courir à l'autel et de s'écarquiller les yeux pour ne pas perdre la vue de l'hostie, ils font écho, non seulement à Erasme, mais à Gerson et à
 
(1) « Que seulement on doit entendre ce que Dieu entend qui est de soi-même et en soi-même et aux choses de soi-même ».
 
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nombre de spirituels orthodoxes, justement désireux de mettre fin à une pratique devenue nettement superstitieuse (1). Qui voyait l'hostie chaque matin, pensait-on, n'aurait jamais d'ophtalmie. Qu'on l'approuve ou non, l'état d'esprit que révèle l'article sur l'élévation, s'accorderait mal avec la théologie abracadabrante qu'on leur prête sur les « formes » de l'Eucharistie, c'est-à-dire sur les parcelles consacrées :
 
Quelques personnes au temps qu'ils reçoivent le Saint-Sacrement dans la communion, s'ils ont reçu beaucoup de formes ensemble, disent qu'ils reçoivent plus de grâce et plus de goût et même assurent qu'avec pain cuit ils peuvent communier. Que, quand ils communient, ils disent qu'il est besoin avoir beaucoup de foi, parce que, avec peu de formes, ils reçoivent peu Dieu (3o)... Que ceux qui communient avec plus de formes, sont plus parfaits (32).
 
Trois articles consacrés à ces niaiseries. Et c'est là ce que trois témoins, dûment harcelés par le tribunal, ont trouvé ou imaginé de plus sinistre, parmi les souvenirs de leur commerce avec les Alumbrados! Ne faut-il pas d'ailleurs que l'Inquisition ait pris ces « erreurs » très au sérieux, puisqu'elle leur a fait une telle place dans son Edit?
L'article 31 paraîtrait plus inquiétant : « Permis aux parfaits de communier encore qu'ils ne soient pas à jeun »; et le 28 : « Qu'ils disent et prêchent qu'ils ont autorité d'absoudre de toutes sortes de péchés réservés au Saint-Siège... et à la sainte Inquisition ». Mais aussitôt vient le 29 qui a trait au même sujet et qui, s'il ne contredit pas le 28, n'a rien du moins qui respire l'Illuminisme. Il y est question d'une
matière délicate, denunciatio complicis (sacerdotis) sur laquelle je n'ai pas à m'arrêter. Leurs idées sur le mariage seraient plus intéressantes.
 
Qui disent des paroles qui offensent le mariage (-6)... Que les maîtres de la dite méchante doctrine de los Alumbrados
 
(1) Cf., t. IX, p.
 
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conseillent et commandent généralement que tous leurs disciples fassent voeu de ne se marier, leur persuadant (d'un autre côté) de n'entrer en religion, d'autant qu'ils ne les tiennent bonnes, leur disant que les serviteurs de Dieu doivent reluire vivant dans le monde, hors de religion (14)... Qu'ils obligent les filles à faire voeu de chasteté et de n'être religieuses (21).,. Qu'ils persuadent aux femmes mariées qui se confessent à eux de n'obéir à leurs maris, leur refusant le devoir (24).
 
Ni le mariage, ni le couvent. A la bonne heure! Voici du moins, veux-je dire, une piste moins douteuse que la plupart des précédentes, peu fraîche, d'ailleurs, puisque l'Église a toujours eu à défendre le mariage. Par quelles infiltrations cet ascétisme morbide s'était-il insinué parmi les alumbrados de Séville? Les savants nous le diront. Aussi bien ignorons-nous si l'ensemble de leurs maîtres auraient reconnu leur propre doctrine dans les propositions qu'on vient de lire,
Avec cela ce qu'ils reprochent surtout à la vie conventuelle, et, de même, à la vie conjugale, c'est de gêner la contemplation des parfaits : « Que, dans les couvents, à cause des occupations et offices on n'y peut acquérir perfection » (34). Je donnerais la même portée, assez nettement quiétiste, celle-ci, à l'article 19 : « Et qu'étant en oraison ou en l'église, ils doivent oublier toutes les obligations que chacun a de sa
maison et état », proposition, à laquelle, du reste, on trouverait sans peine un sens innocent. La troisième paraît moins équivoque : « Les serviteurs de Dieu ne doivent travailler ni s'occuper en exercices corporels ». Était-ce donc une congrégation de rentiers? Cela parait fort peu vraisemblable. Cette condamnation du travail manuel, ajoutée à d'autres indices, nous ferait croire plutôt que les Alumbrados authentiques, bien qu'en communion avec la foule, ne formaient, qu'un petit troupeau de Parfaits, comme on les appelait dans d'autres sectes, ou de Bienheureux, comme on disait à Séville, ou de contemplatifs pour parler chrétien.
De cette élite d'initiés - et ici, manifestement, nous tenons, si j'ose dire, le vrai filon - l'oraison mentale est le
 
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gros souci, l'occupation dominante et qu'ils voudraient exclusive. « Elle est de précepte divin et... avec icelle tout s'accomplit » (1). « L'oraison est un sacrement» ; la mentale seule, car « la vocale importe peu » (2). « Faisant l'oraison mentale, ils se peuvent passer d'ouïr messe, encore que ce fût un jour de fête » (18). De quelque manière qu'ils les interprètent, ils ont reçu - serait-ce par Thérèse ou Jean de la Croix? - les consignes que donnait alors l'unanimité des mystiques orthodoxes.
 
Que pour se retirer dans l'oraison, il n'est nullement besoin d'images, car ce ne sont qu'attraits et allèchements (66).
Qu'en l'oraison ils se retirent en la présence de Dieu, et disent que là ne se doivent faire discours, ni méditer, encore que ce fût en la Passion de N.-S. J.-C., ni moins s'arrêter en pensées, touchant la Sainte Humanité (17).
 
Il y aurait là de quoi inquiéter des juges moins prévenus que Bossuet. Mais ce ne sont aussi peut-être que des propos ou mal compris ou mal retenus. Il arrive que tel article en corrige un autre. Si le 37 veut que « dans les extases et ravissements de joie divine, qu'ils appellent entre eux raptos, ils voient Dieu clairement comme il se voit en sa gloire », le 61 nous fait prendre garde que « cela est demi-vue entre foi et gloire ». Une ou deux fois le quiétisme pur étincelle :
 
Que la vue claire de Dieu communiquée une fois en cette vie à l'âme, demeure à perpétuité en icelle, à la volonté de la personne à qui elle a été (58). A toutes heures, ce qu'il a une fois vu, quand il le voudra, il le verra toujours (59).
 
En revanche, si l'article 8 nous assure que « les parfaits n'ont besoin de faire oeuvres vertueuses », le 6o enseigne, au contraire, « que pour acquérir l'union en cette vie avec Dieu, il faut la même pureté que pour voir Dieu », dans le
ciel.
En général, les nerfs tenaient bon, ce qui prouverait peut-être qu'on ne les surexcitait pas à l'excès. Quelques
 
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flamboiements névropathiques, sans doute, mais, chose extrêmement curieuse! au lieu de faire sonner ces expériences, comme on l'aurait fait cent ans plus tôt, on dirait qu'ils éprouvent le besoin de les excuser : « Que certaines ardeurs, tremblements et pamoisons qu'ils souffrent sont signe d'être en grâce et d'avoir le Saint-Esprit. » (8) Ils avaient, au milieu d'eux, une stigmatisée; bien loin de l'arborer, pour ainsi dire, comme un signe éclatant des prédilections divines, ils la cachaient sous le boisseau. C'était un de leurs secrets; lorsqu'il filtra au cours des interrogations, le tribunal s'en montra fort choqué. D'où l'article 68 : « Que certaine personne tient imprimées les plaies de N.-S. J.-C., et sue sang et se sustente seulement avec le Saint-Sacrement,
et parle avec Dieu le Père. » On se serait bien passé de ces faveurs épuisantes, et on faisait le nécessaire pour y mettre le holà. Aujourd'hui ils doucheraient leurs extatiques ; en 1623, ils les suralimentaient.
 
Que l'oraison et l'abstinence ne peuvent subsister ensemble longtemps, si ce n'est par miracle, pour ce que l'oraison et l'amour de Dieu atténuent beaucoup et par ainsi il est besoin manger de bonnes viandes afin que l'on soit mieux disposé pour l'oraison (16).
 
Sous ce régime succulent, si les Inquisiteurs ont flairé de l'illuminisme, leur esprit n'était pas fait comme le nôtre. Du thélémisme plutôt. J'ai gardé pour la fin les propositions formellement quiétistes au sens le plus odieux, qui va devenir le sens le plus populaire de ce mot. Les « propositions », disons-nous, car notre interrogatoire ne roule que sur les principes. L'Édit de 1623 somme les intéressés de dénoncer devant l'Inquisition non pas les attentats contre les moeurs qu'on pourrait reprocher à tel ou tel de la confrérie, mais, parmi tout un faisceau d' « erreurs », les leçons théoriques d'immoralité qu'auraient données, soit en public, soit en particulier, soit explicitement, soit implicitement les dirigeants de la secte. Distinction capitale, que
 
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les historiens perdent trop souvent de vue, et quelquefois les tribunaux eux-mêmes. Il n'est pas juste d'interpréter un enseignement quelconque par la conduite privée de celui qui le propose. « Faites comme ils vous disent, ne faites pas comme ils font. » Des pires dévergondages de Mme Guyon, même si, par impossible, ils étaient prouvés, on n'aurait pas le droit de conclure que le Moyen Court est un manuel d'impudicité. Quelle que soit, d'ailleurs, sa conduite, est quiétiste, au sens qui nous occupe, celui-là seul qui professe en termes exprès ou qui insinue délibérément que, dans certains états prétendus parfaits, on n'est plus soumis aux obligations de la morale commune; quiétistes, par exemple, l'illuminé, ou les illuminés, de Séville qui aurait, ou qui auraient, soutenu l'article 32 de l'Édit : « Que certains, par une grâce particulière, peuvent tout se permettre sans jamais pécher. »
Était-ce là vraiment la doctrine, je ne dis pas de tel mauvais berger comme on en peut rencontrer partout, mais de la confrérie elle-même ? Je n'en sais naturellement rien, mais j'inclinerais fort à croire que non. A lui seul, le nombre relativement petit des monstruosités qu'on leur prête inviterait un tribunal d'aujourd'hui à suspendre son jugement. Il n'y en a que douze sur soixante-seize ; douze dénonciations qui vraisemblablement auront été suivies de douze aveux. C'est beaucoup trop, certes, mais, pour bien des raisons qui sautent aux yeux, on pouvait s'attendre à plus de quarante. C'est en effet sur ce point que l'enquête aura été poussée avec le plus de vigueur; et le moins de peine. Les scrupuleuses qu'obsèdent les tentations charnelles, retrouveront spontanément quelques paroles extrêmes, impatientes, par où le confesseur aura tâché de les rassurer, et qui parfois n'auront fait que redoubler leur tourment : « Allons ! allons ! ces misères «ne sont que babioles pourvu qu'on n'en vienne peu à l'effet » (52). D'autres, plus malins, pour bien montrer qu'ils ne cachent rien et pour s'attirer l'indulgence des juges, grossiront, envenimeront à plaisir, s'ils ne les
 
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inventent de toutes pièces, des gestes, des propos que, loin du tribunal, ils auraient trouvés sans conséquence. Il y a là, sans doute, quelques maximes (33, 46, 49, 5o), deux fois troublantes, puisque, non contentes d'excuser ou d'innocenter, elles vont jusqu'à sanctifier en quelque sorte d'immondes pratiques. Une autre néanmoins paraît bientôt, celle, par exemple, que je viens de citer (52) qui enlève à ces prétendues maximes le plus clair de leur poison. Au demeurant, ces Espagnols, criminels peut-être, mais peut-être aussi victimes d'une erreur judiciaire, ne sont pas mes clients. J'en ai assez d'autres chez nous de 163o à 1699. Si je me suis étendu si longuement sur l'Édit qui les stigmatise, c'est qu'une fois traduite et répandue de ce côté-ci des Pyrénées, cette bizarre pièce, fumeuse, mais fulgurante, va présider, pour ainsi dire, à toute l'histoire de l'illuminisme, ou du quiétisme, ou du semi-quiétisme français, pendant tout le XVII° siècle, comme du reste, le souvenir toujours présent de Clément et de Ravaillac passionnera et détraquera, pendant cette même période, les théologiens du gallicanisme. La notion abstraite de quiétisme va se réaliser en un mannequin puant, barbouillé de soufre, épouvantail aux gestes obscènes, que les furieux tireront de sa boite quand ils voudront perdre un homme d'Église ou une dévote, et que les Docteurs eux-mêmes inviteront gravement à leurs discussions sur l' « abandon » ou sur l'oraison de simple regard.
 
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE III : LES PREMIÈRES PANIQUES (1632)
 
 

I.- Au tocsin de Séville fait écho, de ce côté-ci des Pyrénées, mais un écho tintamarresque, le livre du P. Archange Ripault, gardien des capucins de la rue Saint-Jacques, publié en 1632 - donc neuf ans après l'Édit de 1623 - et qui a pour titre : Abomination des abominations des fausses dévotions de ce temps. Deux volumes. Le monde est petit. Nous avons déjà rencontré, au début de nos recherches, dans un roman do Camus - la Pieuse Julie, où presque tout, sauf les noms est de l'histoire - le propre frère du P. Archange, le baron Piralte (Ripault = Piralte), un très honnête homme, certes, mais qui serait mort fou tout à fait, si des voisins de campagne ne l'avaient assassiné à temps (1). D'où je n'entends pas conclure que le P. Archange eût lui aussi le cerveau fêlé. Seulement un peu agité. Comme beaucoup d'autres à cette époque, l'Édit de Séville, qu'il savait par coeur et qu'il ruminait sans relâche, le remplissait d'épouvante. Il l'avait lu d'abord et in extenso dans le Mercure de 1624, puis résumé en traits de feu par Gaspard dans l'Histoire de notre temps et par le jésuite Gautier dans sa Chronologie : histoire de l'Église, qui se trouvait alors dans toutes les bibliothèques. Il renvoie lui-même expressément à ces trois sources documentaires, l'Édit de Séville lui ayant donné, pense-t-il, la clef des graves désordres qu'il voit se multiplier dans sot, propre pays. Archange, en effet, bien que plus exalté qu'on ne voudrait, n'est pas un simple visionnaire. Des faits réels que sa propre expérience de
 
(1) Cf. L’Humanisme dévot, p. 376, sq.
 
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confesseur l'a mis à même de connaître, ou que lui ont rapportés des témoins qu'il croit sérieux peuvent justifier en gros ses alarmes. Mais, sans qu'il s'en doute, une contamination perpétuelle le pousse à identifier les abominations de chez nous avec celles d'Espagne ; ici et là, un seul et même complot contre la foi et les moeurs, la même doctrine infâme, les mêmes pratiques.
 
II. -Puisqu'il se décide à entrer dans la mêlée, il fera d'une pierre trois coups, exterminant tour à tour trois catégories d'abominables : dans son premier volume - dont il ne conseille la lecture qu'aux prêtres - les Illuminés proprement dits et les Adamites ; dans le second, ce qu'il appelle les « Spirituels à la mode », autrement dit les faux dévots. Saluons d'abord ce dernier groupe : il n'est pas sans intérêt de le voir au pilori quelque trente ans avant le Tartufe. Déjà le grand vers alexandrin est de la fête. Colletet – le Colletet de la jolie chanson de La Fontaine : les Oracles ont cessé...-ayant pondu, pour la circonstance un sonnet liminaire de haut goût :
 
Nouveaux réformateurs de la dévotion,
Si votre humilité ne se pait que de gloire,
Si vos fronts pâlissants couvrent une âme noire,
Si toute votre vie est une fiction ;
 
Si votre piété crève d'ambition,
Si vaincus, de vos sens vous chantez la victoire,
Si vous parlez du ciel et de Dieu sans y croire,
Comment peut-on louer votre direction?
 
Ces adoucissements de voix entrecoupées,
De soupirs suspendus, de plaintes échappées,
Ces élans, ces langueurs ne servent plus de rien;
 
Voici ce qui confond l'orgueil qui vous enivre ;
Vantez-vous désormais d'être cause d'un bien :
Puisque votre péché produit un si beau livre (1).
 
(1) En tête du premier volume, il y a aussi un sonnet, mais anonyme, qui vise plus directement l'illuminisme, et qui pourrait bien être de la même main. C'est comme un premier brouillon des dialogues de La Bruyère e t du poème de Fléchier sur le quiétisme.
 
Souhaiter l'union de la divine essence,
Le doux ravissement des esprits glorieux,
S'assurer sans souffrir de la porte des cieux,
Jésus l'ayant ouverte avec tant de souffrance ;
 
Penser que l'on se vêt de l'habit d'innocence
Et fournir à ses sens plus d'objets spécieux
Que le traître serpent n'en découvrit aux yeux
De nos premiers parents pour tomber dans l'offense;
 
N'user de l'intellect et de la volonté,
Se voir dans l'oraison en extase porté
Et tout rempli de Dieu dans le fond d'un nuage;
 
J'ai crainte que le Verbe avec le Saint-Esprit,
Ne trouvant sur ces coeurs les traits de leur image
Qu'un démon n'en soit père et non pas Jésus-Christ.
 
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Il n'est que trop vrai : « La véritable dévotion n'a jamais été si profanée qu'en ce temps, où quantité de personnes font mine et parade de dévotion, qui, en effet, mènent une vie toute contraire (1). » Je vous fais grâce du développement.
C'est là un lieu commun, périodiquement repris par d'innombrables rhéteurs, et de nul intérêt pour l'historien. Je cueille quelques traits plus amusants.
 
Vous saurez que, comme il y a à Paris le Cours des Dames, qui est une petite promenade gentille hors les portes, où roulent les carosses dorés en quantité qui font nager l'or dans la fange, aussi y a-t-il un Cours de dévotes à la mode, d'un bel éclat de piété, remontées qu'elles sont de dévotions apparentes qui scandalisent la vraie spiritualité par l'impiété de leur hypocrisie.
 
Vanité : désir d'être vues et estimées; sensualité ; « dessein de donner de l'amour et d'en recevoir ».
 
Si vous me demandez quels sont ces signais d'impureté, je réponds que ce sont plusieurs noeuds de rubans de soie, dans la couleur dont ils conviennent, qui ont chacun leur nom, leur lieu et leur signification. L'un s'appelle le Mignon et se place sur le coeur; l'autre, au-dessous, proche le Mignon, et se nomme le Favori ; le troisième sur le haut de la tête et se dit le Galand;
 
(1) Abomination... II, pp. 3o1-3o3.
 
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avec le petit dizain de perles, de nusc ou de diamants sur le sein, et c'est l'Assassin des Dames, dont elles se parent et se vantent, disant : C'est là mon Assassin... Sans oublier le noeud pendant en l'éventail, qu'on nomme le Badin, et le petit livret de prière, le Bijou, et je me suis laissé dire qu'il y en a qui, pour toute dévotion n'ont dedans que des figures et des discours déshonnêtes... Elles ont des cheveux sur le front à double étage, dont je tais le nom par modestie, comme aussi celui du peigne qui les dresse..., qui sont horribles. Les cheveux frisés sur leurs tempes ont nom les Cavaliers... Les moustaches pendantes et les cheveux bavolant le long du visage s'appellent les Garçons. Les mouches sur le visage, sur le sein, et même sur la mamelle aux plus libertines, portent parfois le nom d'Assassins, quand elles sont plus grandes que les autres, en forme longue comme pour couvrir une plaie. Mais particulièrement sur le visage des hommes auxquelles ils donnent le nom d'Assassins et mettent le Galand à la moustache (1)...
 
On pensera peut-être que je perds mon temps à copier cette page de la Mode illustrée, comme le P. Archange a perdu son temps à l'écrire. Détrompez-vous, car elle a son prix. A elle seule elle prouverait d'abord que nous avons affaire ici à un dialecticien plus que débile. Y a-t-il là un seul trait qui soit propre aux fausses dévotes du temps de Louis XIII ? Non, manifestement. Ce ne sont pas ces dames qui font la mode; leur unique tort serait de la suivre. Et puis, les directeurs qu'il flagelle dans ses livres, comme il les aurait soupçonnés de délectation morose s'il les avait vus s'intéresser avec tant de minutie à ces « signais d'impureté! » Je suis bien sûr qu'il est plus blanc que l'hermine, mais il a des parties de niais. Ce n'est rien encore. Ces frivoles précisions, pense-t-on que notre capucin les ait puisées dans saint Bonaventure ? Non encore. Une de ses filles spirituelles les lui a dictées une à une, soit au confessionnal, soit au parloir. Initiation compliquée, et qui aura pris plusieurs séances. Songez aussi que cette fille s'appelle légion. Elle, ou ses cousines, elles jouent un rôle de premier plan,
 
(1) Ib., pp. 785-791.
 
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souvent même le grand rôle - Deus ex machina - dans l'histoire du quiétisme français, pour ne pas parler des autres Cherchez la dévote ; elle est toujours là qui mène le jeu. Prudentes limaces qu'on peut suivre au ruban de leur écume. La page que nous venons de lire en est toute mouillée, et, particulièrement, le passage sur les livrets de prières suspendus à l'éventail de ces dames. « Je me suis laissé dire » - et par qui donc, mon révérend? - « qu'il y en a qui n'ont dedans que des figures... déshonnêtes ». Cela est signé. Non que je conteste l'exactitude de ce potin. Ces femmes-là ont de très bons yeux, qui, d'ailleurs, ne voient jamais que le pire. Mais à qui fera-t-on croire qu'une telle « abomination » fût alors commune et qu'il y eût urgence à la dénoncer (1) ? Au lieu de tant se fatiguer à dépister les fausses dévotes, le P. Archange n'aurait eu qu'à prendre la plus dangereuse de toutes, celle-là même qui le documentait, verte de haine, entre deux extases.
 
Nos dévots à la mode, écrit-il plus loin, passent bientôt des jugements téméraires aux médisances atroces; car il n'y a point de personne plus sujette à condamner les actions des autres... Ils se persuadent que l'estime que l'on fait de la vertu des autres dérobe quelque chose du lustre de la leur... C'est aussi ce qui délie leurs langues serpentines, pour, en piquant, couler le venin de leurs passions enragées, et envies diaboliques, pour empoisonner toutes les actions des autres, les noircir et rendre criminelles... Ils tordent les actions bonnes des autres en des interprétations sinistres, et publient l'imperfection de quelques autres, ou bien inventent des calomnies pour amoindrir ou dénigrer leurs oeuvres les plus saines (2).
 
(1) Ce renseignement n'est pas néanmoins sans intérêt. La pratique dont parle le P. Archange n'est certainement pas un mythe et il est curieux d'apprendre que le temps de Louis VIII connaissait déjà ces recueils gaillards camouflés en livres de messe. L'écosse puritaine du XVIII° siècle les connaissait aussi. Cf. la description que donne Walter Scott d'un de ces livres : Ce volume était relié en marocain noir et l'extérieur aurait parfaitement convenu à un psautier. Mais quel fut l'étonnement d'Alan, en jetant les yeux sur le titre, d'y lire les mots suivant : Pensées joyeuses...! Et, en tournant rapidement quelques feuillets, il vit que c'était un recueil de contes licencieux..., orné de gravures dignes du texte. » Redgauntlet, ch. XIII.
Ib., pp. 841-842.
 
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Il a tracé là peut-être, bien à son insu, le vrai portrait de son informatrice. Conjecture, certes, mais très plausible. Sur les « abominations » qui affolent le P. Archange, l'ensemble des contemporains garde le silence. Force nous est de crossexaminer impitoyablement les très rares témoins qui nous les ont rapportées.
Il avait sans doute moins besoin de son informatrice pour se renseigner sur ses bêtes noires, les mauvais bergers d'en face, confesseurs et directeurs qu'il stigmatise sans relâche. Mais elle aura bien trouvé le moyen de corser, pour ainsi dire, l'image assez odieuse déjà qu'il se formait d'eux. Leur métier l'exige. Avant de harponner le prêtre naïf qui les gobera éperdument, elles ont espionné, un à un, tous les confessionnaux de l'endroit.
 
Nos directeurs à la mode, qui n'ont que de belles paroles sur les lèvres et point de bous effets..., qui demandent beaucoup plus de perfection des autres que d'eux-mêmes...
 
Ailleurs on nous dira qu'ils dispensent leurs disciples de tout effort vers la perfection ;
 
qui font des torticolis, qui n'ont rien de droit en leurs âmes, en leurs intentions et en leurs oeuvres : qui font mine d'être chastes, et Dieu sait ce qui en est, et quelques autres avec eux.
 
Même signature que tantôt :
 
qui sont de vraies harpies, ravissant la substance des filles et des femmes, mais principalement des veuves dévotieuses qu'ils charment par leurs hypocrisies et dévotions artificielles...; pires que les pharisiens par leur superbe et singeries dévotes (1).
 
Tartufe déjà, et qui plus est, prêtre. En 1632, Molière n'avait que dix ans. Eh! ne vous plaît-il pas qu'avant d'amuser le théâtre et d'enfler les pamphlets anti-religieux, le personnage ait été cliché par des hommes d'Église? Au demeurant,
 
(1) Ib., pp. 375-375.
 
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cliché est le mot. Car c'est encore là, comme la diatribe contre les dévotes, un de ces lieux communs que la rhétorique sacrée se transmet de génération en génération, et où l'histoire cherche en vain le seul gibier qui l'intéresse, des faits et des chiffres. Combien de ces mauvais prêtres le P. Archange a-t-il connus dans le Paris de 1632, et combien dans les provinces? Lorsqu'il déclame de la sorte, peut-être n'a-t-il en vue, revêtus de chair et d'os, affublés d'un état-civil, qu'une vingtaine de malheureux : plusieurs de ceux-ci, la plupart peut-être, sont-ils innocents. Archange affirme bien qu'il pourrait apporter « beaucoup d'exemples » - dix seraient déjà beaucoup - mais qu'il les taira « pour n'offenser personne (1)» ; peut-être aussi parce qu'il est moins sûr de son fait qu'il ne parait l'être. Car enfin, il avoue lui-même qu'il n'a souvent d'autres preuves que des inductions manifestement fallacieuses. Pour lui, tant vaut telle pécore, tant vaut son confesseur : « les soupçons que l'on conçoit, écrit-il, contre... l'intégrité » d'une dévote « sont cause que l'on préjuge de l'abus en la vie et doctrine » de qui la dirige (2). Tout prêt d'ailleurs à reconnaître, quand d'aventure il s'arrête de crier, qu'après tout ces écoles de corruption n'ont que peu d'élèves et que « ceux qui usent bien de la dévotion... sont incomparablement plus en nombre que
ceux qui en abusent (3) ». Sauf à constater aussi avec la même assurance, car il ne se pique pas d'être cohérent, que
 
cette mauvaise et contagieuse doctrine commence tellement à se répandre... qu'il est à craindre que, de sa corruption, l'on ne voie bientôt les rues aussi pleines de troupes de ces dévotes que l'air en été d'escadrons de mouches (4).
 
Franchement, tout ceci vous semble-t-il bien sérieux? Je n'ai pas du reste à juger l'étrange étourderie que trahissent
 
(1) Ib., p. 817.
(2) Ib., p. 8o4.
(3) Ib., p. 817.
(4) Ib., p. 482.
 
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la violence habituelle et la crudité fréquente de ces propos. Livrer au public les hontes du sacerdoce, est-ce là une besogne que le premier agité venu doive entreprendre de gaîté de coeur, et avant de communiquer ses informations aux autorités compétentes (1). Die Ecclesiae lui eut conseillé l'Évangile. Mais, simple historien que nous sommes, nous n'avons ici qu'à peser la valeur d'un témoignage, presque unique, et qu'on aurait pu croire précieux. Jusqu'ici rien que des phrases et combien prévues ! « La piété sert maintenant de couverture à toutes les abominations (2) ». Le trouverons-nous moins décevant dans la chasse que donne son autre volume aux abominations des Adamites et à celles des Illuminés ?
 
III. - Comme leur nom l'indiquerait au besoin, et comme nous l'apprend le savant Dictionnaire des hérésies (Pluquet, Claris), les Adamites sont des « hérétiques qui, dans leurs assemblées (cultuelles) se mettaient nus comme Adam et Eve l'étaient dans l'état d'innocence ». Ils seraient presque aussi anciens que leurs deux patrons. Dès le temps d'Epiphane, qui a pris quelques instantanés de leurs assemblées, ils étaient si connus qu'on ne les connaissait plus. Si bien que ce mauvais sujet de Beausobre veut qu'ils n'aient jamais existé que dans la féconde imagination d'Epiphane. Plus clairvoyant sans doute, le bon Pluquet estime au contraire qu'une telle hérésie ne pouvait guère ne pas naître. Saint Paul ayant loué les Grecs de prier la tête découverte, d'intrépides logiciens en auraient conclu qu'il vaudrait encore mieux pousser jusqu'au bout ce dépouillement.
 
(1) Comme s'il éprouvait enfin le besoin de s'excuser, je me contente, dit-il « de donner cet avis, aux femmes et aux filles que, dès qu'elles s'apercevront que, sous prétexte de dévotion et de confiance spirituelle, on leur tiendra des discours libres avec des privautés indécentes, qu'a cet appeau elles reconnaissent l'oiseleur et le pipeur », p. 817. Elevées chrétiennement, si peu qu'on leur suppose de bon sens, elles n'ont vraiment pas besoin de cet avis. A tant leur faire prévoir le mal, on habitue les consciences - ou légères ou effervescentes - à le voir partout.
 
(2) Ib., p. 663.
 
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D'ailleurs, continue Pluquet, nous apprenant par là qu'on ne doit jamais croire au mal que lorsqu'on ne peut faire autrement, « d'ailleurs c'était ainsi qu'Adam et Eve innocents avaient prié dans le paradis terrestre. On conçoit aisément qu'avec une imagination vive et un esprit faible, on pût faire de la nudité dans la prière un devoir, ou du moins la regarder comme la manière de prier la plus agréable à Dieu »..., encore plus dans les climats froids (1).
 
Nous n'avons pas à débrouiller ici le mystère de leur longue histoire. Un de nos maîtres en ces délicates matières, M. Alphandery, ne croit pas que les Adamites du bas Moyen Age, pas plus du reste que les autres sectes gnostiques de cette époque, « aient fait de la débauche un article de leur liturgie ni de leur éthique. » Soit par exemple, écrit-il, « les Adamites de Bohème (début du XV° siècle) et les Turlupins découverts et brûlés à Paris en 1372. Les uns et les autres avaient enseigné comme nécessaire une sorte de nudité rituelle, qui symbolisait l'état d'innocence où vivaient les sectaires libérés des liens du péché. Mais notre documentation sur ces deux groupes est pour le moins incertaine. Gerson lui-même se montre fort réservé quant aux accusations d'impudeur portées contre les Turlupins, et rien ne prouve que les Adamites n'aient pas été victimes d'une confusion calomnieuse répandue dans le peuple : leur doctrine comportait un système d'émanation, dans lequel figurait un aeon Adam (incarné dans le chef de la secte) ; il se peut que du nom d'Adamites qu'eux-mêmes se donnaient, la foule ait inféré qu'ils reproduisaient entre eux l'état d'ingénuité qui était celui d'Adam au Paradis Terrestre. » Et il ajoute une remarque assez obvie certes, mais que nombre d'historiens prétendus graves ne font jamais : « L'incertitude, les contradictions que révèlent nos documents sur ce groupe de sectes - et les documents du même genre qui
 
(1) Dictionnaire des hérésies (réédition de Migne), Paris, 1847, I, p. 31o-311.
 
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paraîtront plus tard, comme notre Édit de Séville –tiennent souvent au fait que les interrogatoires d'Inquisition s'adressaient fréquemment à des sujets peu qualifiés pour exposer la doctrine de leur secte (1). »
 
S'il faut en croire le P. Archange, la France de Louis XIII aurait eu ses Adamites comme celle de Charles VI. Mais chemin faisant, ils se seraient délestés de leurs aeons, sans rien, d'ailleurs abandonner de leurs abominations traditionnelles. Il nous donne sur eux des détails horrifiants et qu'il sait, nous assure-t-il,
 
de certaine science, et par mes propres expériences, ayant autrefois donné la chasse à telle sorte de gens, écouté plusieurs de cette cabale, éventé leurs mines et dissipé une bonne partie de ces nuages.
 
En aurait-il fait brûler quelques-uns? Dans les documents qui nous restent, nulle trace de cette croisade, à laquelle on dirait que le P. Archange a renoncé bientôt, soit que d'autres soucis l'aient absorbé, soit que les autorités ne l'aient que mollement secondé. En 1632, tout serait à recommencer:
 
Si j'avais plus de loisir, je ne voudrais sortir de Paris pour découvrir plusieurs de cette secte. En effet, depuis peu, il s'adressa encore à nous une jeune damoiselle mariée, qui nous assura que cette vie est toute commune à Paris et que ses pratiques y sont fort fréquentes, qui répandent leur venin en beaucoup de lieux, de provinces et de royaumes,
 
et, sans doute, de continents. Ceci me rappelle une curieuse expérience, toute voisine de celle-ci, et qui, voici bien longtemps, m'ouvrit de fâcheuses perspectives sur la valeur historique du témoignage. Le beau collège où j'enseignais alors les Belles-Lettres, se trouve dans la banlieue de
 
(1) Paul Alphandery, Le Gnosticisme dans les sectes médéviales latines parmi les mémoires du Congrès d'histoire du Christianisme, III, p. 68, seq. Paris, 1928.
 
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Villefranche-sur-Saône, ville ouvrière et où il poussait moins de lys que d'églantines. C'était le jour de la fête de Jeanne d'Arc, une des premières manifestations de ce genre au moins dans cette région. Nous pensions tous que la fête aurait peu d'éclat. Cependant aux premières heures de l'après-midi, comme nous devisions dans la salle commune, entre en coup de vent et ne se tenant pas de joie, un des Pères de la maison, excellent homme, bien incapable du plus léger mensonge. Il venait d'arpenter d'un bout à l'autre l'interminable grande rue de Villefranche et, sauf une dizaine, il avait vu toutes les fenêtres copieusement pavoisées. Dix minutes après, nous étions là nous aussi pressés de constater ce miracle. Hélas ! plus un seul drapeau, ou si peu que rien. Y avait-il, sous Louis XIII, beaucoup plus d'Adamites dans Paris, dans les provinces et dans les autres royaumes ?
 
Et encore depuis peu de temps, reprend le P. Archange, j'eus un pourparler avec une jeune damoiselle des plus modestes et des plus spirituelles en apparence, qui disputa fort et ferme contre moi, soutenant hardiment et sans rougir, tant elle était éhontée et bien instruite en cette école ! qu'il n'y avait point de mal en toutes ces choses-là; m'alléguant que toute notre perfection était de retourner dans l'état de notre création et que nous ne pouvions nous rendre plus parfaits que Dieu nous avait faits. Qu'il nous avait formés rudes, sans honte et qu'en cela consistait notre innocence première (1).
 
On dirait qu'il n'a mis à la question que des filles d'Eve. Les fils d'Adam qui se rappelaient le bûcher des Turlupins, étaient peut-être plus discrets. Peut-être aussi moins malicieux ou plus pitoyables. Gardien des capucins de la rue Saint-Jacques, ce grand chasseur d'Adamites n'aurait-il pas fait la joie du quartier latin? Quelques jeunes parisiennes, harcelées, d'ailleurs, par ses interrogations, ne se seraient-elles pas amusées à le faire monter à l'échelle, si j'ose
 
(1) Ib., pp. 228-229.
 
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ainsi m'exprimer, lui confessant mille abominations dont l'idée, sans lui, ne leur serait jamais venue? Je ne prétends naturellement pas que tout soit mystification dans cette aventure. Mais comment dégager les parcelles d'histoire vraie qui, sans justifier, semble-t-il, de si chaudes alarmes, les auraient amorcées dans cette cervelle dont nous connaissons la température inquiétante? Je sais bien que la folie humaine est insondable, mais la crédulité l'est à peine moins. Attendons pour croire le pire ou l'absurde qu'ils nous soient affirmés par de sûrs témoins (1).
IV. - C'est aux Illuminés qu'il en veut surtout. C'est pour mieux leur « donner la chasse » qu'il s'est désintéressé bientôt de ses premières bêtes noires, les Adamites, qu'il laissera désormais grelotter dans leurs Assemblées. Aquila non tapit muscas. Exterminer un nouveau fléau, plus abominable que l'autre, est devenu l'idée fixe du P. Archange, depuis le jour, me semble-t-il, où, grâce aux 76 articles de Séville, le signalement de l'Illuminé type s'est cristallisé dans son esprit. Non qu'il poursuive de purs fantômes : les Illuminés français de son livre sont des personnages très réels - d'ailleurs en petit nombre, si je ne me trompe. Il pourrait ,les nommer, et nous-même bientôt nous les identifierons sans trop de peine. Mais ces abominables, tout proche desquels il avait vécu et dont il avait flairé d'abord
 
(1) Un curieux détail, que le P. Archange n'a certainement pas inventé, nous, ferait prendre sur le vif la modernisation, si l'on peut dire, de ces Adamites. Les dames de la secte auraient fait consister la perfection « à se dépouiller... pour imiter Jésus-Christ nid à la colonne », p. 249. Celles-ci ne se réclamaient donc plus, ou du moins plus uniquement, de leur premier père. Il y aurait là un exemple intéressant de contamination. Il se pourrait aussi que la secte - si elle a existé - ait subi l'influence des mystiques modernes, s'appropriant, par exemple, et tournant à leur folie mère, l'exhortation, alors si fréquente, au dépouillement total, à la nudité spirituelle. A l'origine ou de tel désordre, ou de telle calomnie, il y a souvent un calembour. C'est ainsi qu'on accuse parfois les mystiques d'être iconolastes, pour la belle raison qu'ils goûtent peu le recours aux « imagés » dans la prière. La secte quelle qu'ait été sous Louis XIII, gardait-elle le nom d'Adamites, l’arborait-elle volontiers ; ou bien l'aurait-elle reçu de ses adversaires avec la généalogie infamante qui découlait de ce nom? Aux savants de répondre.
 
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la malice, l'Édit de Séville lés luis expliqués et définis à lui-même, lui en a donné le signalement aussi copieux que limpide, lui a permis de plaquer sur leur dos une étiquette flamboyante qui les désigne à l'horreur du peuple chrétien et aux vengeances de l'Église. Non pas davantage que le P. Archange ne fasse aucune différence entre ceux de Séville et ceux de Paris. Ils continuent, certes, à distiller le
même venin, mais non sans l'avoir raffiné, en quelque sorte, au contact des mystiques plus subtils qu'ils ont rencontrés dans leur exode de Séville aux Pays-Bas et des
Pays-Bas en France. Le bagage, assez lourd déjà quand ils passaient la frontière, s'est enrichi. A leur doctrine foncière ne varietur ils ont amalgamé, sinon des dogmes
nouveaux, du moins certaines interprétations moins grossières en apparence, des anciens dogmes. Ils se sont approprié avec plus de finesse « Taulère, un de leurs docteurs » principaux (1). Au reste, les moeurs plus avancées de chez nous et plus prudes, la vigilance plus attentive qu'y exercent fraternellement la police de l'État et celle de l'Église, les ont obligés à étoffer davantage le velours de leur masque, à surveiller leurs discours de plus près, à pateliner avec plus d'onction.
Aussi retrouvons-nous un à un dans le réquisitoire du P. Archange tous les articles de Séville, mais aggravés un à un par de vives additions qui en généralisent ou en maximent la portée, et qui en décuplent l'infamie.
 
Qu'ils ne doivent obéir à aucun prélat... au préjudice de la contemplation. Que les parfaits n'ont besoin de faire aucunes oeuvres vertueuses... (Qu'ils) ne sont obligés d'ouïr la messe... Qu'il ne fallait point méditer la Passion de Jésus-Christ (ni même) penser à sa sainte Humanité... Condamnent les abstinences, les jeûnes, les pèlerinages, les voeux, la clôture des religieuses et autres macérations de la chair, comme aussi toutes les disciplines ecclésiastiques et régulières, et tiennent que la seule foi est suffisante à salut... Ils tiennent que les sacrements ne sont pas
 
(1) Ib., p. 198.
 
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nécessaires... Ne font aucune conscience de mourir sans confession(1).
La méthode est transparente, d'ailleurs, parfaitement légitime, une fois admis les deux postulats fondamentaux du P. Archange, à savoir que Paris ressemble à Séville comme la fille à la mère, et que la fille a beaucoup ajouté aux abominations de la mère. Si l'on compare attentivement les deux syllabus, celui de Séville, et celui qu'a dressé le P. Archange, on ne peut qu'admirer l'habileté, inconsciente, j'en suis persuadé, mais d'autant plus redoutable, des perpétuels coups de pouce par où le second pousse au paroxysme les accusations du premier. J'en veux citer un exemple, assez insignifiant ou inoffensif, mais particulièrement limpide
 
 
 
SÉVILLE
 
Qu'au temps qu'on élève le Sanctissime Sacrement, par coutume et cérémonie nécessaire, on doit fermer les yeux (12)
PARIS
 
Pour le regard du très auguste sacrement de l'Autel, ils enseignent de le cacher quand on le lève à la messe, de peur de le regarder.
 
 
Il est fort peu vraisemblable que les Illuminés de France, qu'on nous dit si précautionnés, aient commis l'imprudence de désobéir, et d'une manière aussi éclatante, à la rubrique de l'Élévation. Ici, comme toujours, Archange n'aura fait que leur attribuer, mais tirée à un sens plus scandaleux, la proposition de l'Édit. L'obscurité, l'incohérence même de la formule parisienne, indiqueraient aussi que le P. Archange se réfère au texte espagnol, qu'il a d'ailleurs mal compris. Ou bien sa plume l'aura trahi. Elle voulait dire, non pas que le prêtre cache l'hostie en l'élevant - ce qui n'est pas le plus sûr moyen de la cacher - mais qu'au lieu de l'élever, il la cache.
J'ose à peine rapporter - mais il le faut bien - un autre exemple de ces déformations, tranchons le mot de ces
 
(1) Ib., pp. 86-89; 176, seq.
 
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falsifications enragées, et qu'il faudrait appeler diaboliques, si le P. Archange n'avait pas des parties d'hurluberlu. Ils ne se servent des sacrements, affirme-t-il,
 
que par bienséance et particulièrement de la confession que pour savoir les ordures les plus secrètes et les plus sales, tant ils sont spirituels en chair.
Cet arrière-désir indécent, qui donc a pu le révéler au P. Archange? Pense-t-on que, même à leurs plus intimes, ces prêtres aient risqué de pareilles confidences ? Notez bien qu'il ne s'agit pas simplement ici d'un ou deux cas de délectation morose, comme il peut s'en produire dans les milieux les plus orthodoxes, mais d'une attitude qui serait commune à tout ce clergé sectaire, et qu'ils n'essaieraient même pas de cacher. Reportez-vous donc à l'Édit de Séville, et vous comprendrez aussitôt comment a pu se former, dans l'esprit du P. Archange, cette calomnie encore plus absurde que venimeuse.
 
29. Et quand ils confessent, ils demandent avec un grand soin (aux pénitentes) si elles ont été sollicitées en leurs confessions... et celles esquelles ils trouvent quelque chose de cela, ils ne les veulent absoudre jusqu'à ce qu'elles aient déclaré devant quelques confesseurs, nommés pour cette fin,
 
le nom de ces mauvais prêtres. Quels, que soient les motifs qu'a eus l'Inquisition espagnole de réprouver cette proposition, la parenté entre les deux textes éclate assez, et plus encore la violence qu'il a fallu faire subir au plus ancien des deux pour en tirer le second (1). Soit deux
 
(1) Dans cette proposition - mal traduite peut-être - et aux incises multiples, quelle est précisément l'erreur qu'ont voulu condamner les Inquisiteurs de Séville? Je n'en sais trop rien. Mais plus vraisemblablement l'obligation imposée au pénitent de livrer le nom du confesseur coupable ; ils s'intéressent ici uniquement, me semble-t-il, à la technique de la discipline pénitentielle, laissant, comme ils le doivent, au jugement de Dieu, les dispositions secrètes où peut se trouver le ministre du Sacrement. Leur en prêter de malsaines serait un jugement téméraire qu'il ne parait pas que l'Inquisition se soit permis.
 
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calomnies enchevêtrées l'une dans l'autre ; imputer aux Illuminés de France toutes les abominations des Espagnols; imputer aux Espagnols eux-mêmes des abominations dont l'Édit de Séville ne les charge point, et dont rien ne prouve que leur intime conscience ait été souillée.
Pour lui d'ailleurs, plus sévère en cela encore et plus affirmatif que l'Inquisition espagnole, toute l'idéologie, soi-disant mystique, des chefs français de la secte est, si l'on peut dire, en fonction et au service de leurs débauches : « Le refrain de la ballade (est) qu'en faisant des actes déshonnêtes avec... il n'y a point de péché, mais plutôt vertu et piété (1) ». Et encore :
 
Voici enfin le centre où aboutissent toutes les lignes de nos pauvres illuminés, qui toutes tendent là, comme à la fin dernière de tous leurs dogmes et pratiques, en suite de quoi ils donnent plénière indulgence à faire toutes sortes d'...ordures,
 
qu'ils disent « licites, pourvu qu'elles se fassent en charité avec Dieu (2) ». On pense bien qu'ils
 
ne s'ouvrent de ces choses à ceux qui ne sont de leur secte..., voire même devant les leurs qui ne font que de commencer..., auxquels ils se montrent fort mortifiés et austères..., avec des discours ravissants (3).
 
Mais aux naïfs qu'ont enfin éblouis ces dehors de sainteté, ils
 
 
enseignent leur maudite doctrine,., en secret.. avec des serments exécrables et inviolables de plutôt mourir que d'en rien révéler, et de céler aux autres qui ne sont pas de leur cabale... Envoient des hommes, et des femmes missionnaires pour étendre leur secte, en toutes les provinces de France, comme d'Anjou, de Beauce, de Normandie et de Picardie et d'Ile-de-France, jusque même dans les Pays-Bas..., et ce nonobstant les défenses expresses,
 
(1) Ib., pp. 87-88.
(2) Ib., p. 214.
(3) Ib., pp. 222-223.
 
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à peine de la hart qui en ont été faites par les Magistrats, lesquels en ont fait châtier quelques-uns exemplairement; et toutefois ne laissent de continuer secrètement avec des intelligences et des correspondances merveilleuses (1).
 
Enfin, enfin ! Des nuages de l'abstrait, nous voici ramenés, espérons-le du moins, sur la terre ferme. Laissant l'illuminé ou le quiétiste en soi, coupable par définition de toutes les infamies qu'on vient de dire, et qui répond naturellement de point en point au signalement que, bien avant l'Édit de Séville on donnait déjà de lui, on nous fait entrevoir des êtres de chair et d'os, « qui font des conventicules », que la justice du roi menace de la hart, et qu'elle châtie exemplairement - sans aller semble-t-il, jusqu'à la hart - quand, par aventure, elle les prend au collet; avec cela si obstinés, si malins, qu'au nez de la police ils continuent comme si de rien n'était, étendant chaque jour leurs infernales propagandes. De tout cela, répète le P. Archange, nous avons « de bonnes preuves ».
 
Pour vous montrer que je ne parle point en l'air, je prends pour garants leurs propres faits et paroles dont sont chargées
 
avec l'Édit de Séville,
 
les informations qui bientôt sortiront au jour (2).
 
A la bonne heure ! Des faits, des propos réels, particuliers, munis de leurs dates, flanqués des circonstances qui nous aident à en saisir le caractère et à en mesurer la portée, dûment contrôlés par une expertise vigilante, enfin consignés en des pièces authentiques, c'est là ce que nous vous demandons, nous qui ne voulons que la lumière et qui enregistrerions ici docilement, impassiblement, pourvu qu'on nous en apporte de « bonnes preuves », les scandales les plus invraisemblables, serait-ce, par impossible, l'inconduite
 
(1) Ib., pp. 172-174.
(2) Ib., p. 172.
 
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de Fénelon. Le malheur est que ces «informations» qu'on nous annonçait comme imminentes en 1632, trois cents ans après nous les attendons encore. Qu'à cela néanmoins ne tienne. Quand il assure solennellement qu'il ne parle pas en l'air, Archange ne bluffe pas, si j'ose ainsi m'exprimer. Halluciné? pas davantage. Ces papiers, il les a vus de ses yeux, caressés de ses mains, promenés dans Paris aux bons endroits, je veux dire chez M. le Cardinal et à la Préfecture de police; bref, il en peut parler avec plus de certitude que personne, puisque c'est lui-même qui les a rassemblés, revisés, codifiés, lui et tels autres capucins de son entourage. Peut-être dorment-ils aujourd'hui encore dans quelque dépôt d'archives, mais ils me sont presque aussi connus que si je les y avais déchiffrés. En tout cas, il faut bien qu'ils aient existé puisqu'ils ont agi, puisque, rien qu'à les voir, la porte de Vincennes s'est refermée sur de nouveaux pensionnaires. Entrons dans cette prison. Ce ne sera pas la seule visite que nous aurons à faire à des hôtelleries de ce genre. Avant de franchir le pont-levis, je dois avertir le lecteur que, dans la reconstitution que je vais tenter, je ne me flatte pas d'arriver à des certitudes, simplement à de très sérieuses probabilités, et d'une cohérence parfaite.
 
V. -Nous partons néanmoins d'une donnée indiscutable, à savoir le ,rôle de premier plan joué par le P. Joseph dans cette aventure. Eclairé, poussé peut-être, si tant est qu'il ait besoin qu'on le pousse, par le P. Archange et d'autres capucins de Paris, de Chartres et de Montdidier, c'est lui qui a tout mené, et comme il sait faire, je veux dire rondement. Aussi bien ses historiens d'aujourd'hui, Fagniez et Dedouvres, s'accordent-ils à le louer d'avoir étouffé la secte naissante. Voici la version officielle. Chassés d'Espagne en 1623, raconte Dedouvres, les Illuminés « se répandirent secrètement en France... Ce monstre de nouveauté fut produit par quelques religieux et religieuses d'un Ordre que la piété et l'austérité rendaient également recommandables ».
 
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Par cette pudique périphrase, il désigne les Capucins. « Cela commença d'abord par deux malheureux moines, qui, lassés de la vie régulière, abandonnèrent leur couvent. Ils avaient vécu quelque temps ensemble, entretenant de secrètes pratiques pour répandre leurs erreurs. Ils apostasièrent enfin et se mirent à dogmatiser, non seulement en secret, mais en public. Ils débitèrent au commencement leur fausse doctrine par des manuscrits qu'ils eurent bientôt la hardiesse de faire imprimer... ; si bien qu'en peu de temps plusieurs se trouvèrent enveloppés dans le même filet, séduits par les faux dehors d'une sublime doctrine. Mais le P. Joseph fut informé de divers endroits de ces nouveautés. Des capucins l'assurèrent que cette herbe envenimée croissait particulièrement à Chartres et en Picardie... Le P. Joseph ayant fait ses diligences pour connaître si Paris en était exempt trouva que deux religieux de son ordre, l'un appelé Rodolphe et l'autre de Troyes, gens d'esprit, très sages en apparence, mais fort hypocrites en effet, abusaient le peuple... Il les fit arrêter par ordre du Roi et conduire pendant la nuit à la Bastille, avec un troisième, natif de Chartres, qui servait à l'impression de leurs livres » Après quoi la France est sauvée, pour un demi-siècle, du péril quiétiste. Quel homme que le P. Joseph !
 
Il parle et dans la poudre il les fait tous rentrer.
 
Hélas ! non pas tous ! A suivre en effet ces vertigineuses péripéties, qui ne s'est aperçu qu'au beau milieu de l'aventure, et la police de Richelieu, et le P. Joseph et Dedouvres lui-même ont laissé fuir les deux chefs de la bande, ces « deux malheureux moines », ces apostats qui avaient déjà ramassé dans leurs filets tant de candides poissons? Il est vrai qu'en leur place on a mis à l'ombre deux capucins de douteuse mine. La belle affaire ! puisque les deux autres,
 
(1) Dedouvres, Le P. Joseph et le quiétisme. Revue des Facultés catholiques d'Angers, février 1894, pp. 33o-334.
 
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bien plus redoutables, courent encore. Rassurez-vous toutefois. Bien que Dedouvres ne s'en doute guère, ils sont pris et de longtemps ils ne quitteront la Bastille. Apprenons-le donc à ce panégyriste étourdi : les deux « moines » de son début, lés deux capucins de son dénouement, cela ne fait pas quatre personnages ; deux seulement dont l'un s'appelle Laurent de Troyes et l'autre Rodolphe de je ne sais plus où. L'identité des deux couples saute aux yeux ; nos documents nous l'imposent. Après quoi, nous ne nous attarderons pas souligner les autres infirmités de la version qu'on vient de lire : la plus grave est qu'elle bouleverse de fond en comble l'ordre chronologique des faits, scandale que Dedouvres nous aurait épargné s'il avait connu notre P. Archange. Celui-ci aidant et le simple bon sens, je vais essayer de dire comment les choses ont dû se passer.
Le premier acte du drame se déroule chez les capucins de la région parisienne, très probablement au couvent de la rue Saint-Jacques. L'action a dû se nouer peu avant ou peu après l'Édit de Séville (1623).
Laissons le P. Rodolphe, simple disciple, lieutenant ou confident, j'imagine, sur lequel nous ne savons rien, et contentons-nous du P. Laurent, à coup sûr bien plus important. On nous l'a dit : c'est un homme d'esprit, et très sage, mais naturellement rien qu'en apparence. En réalité, et puisque le P. Joseph lui tordra le cou au dernier acte, ce ne pouvait être qu'un démon. Je le verrais moins noir, mais enfin je n'ai pas eu, comme Dedouvres, le moyen de le confesser. Beau prédicateur et chose plus grave, directeur des plus à la mode. Son confessionnal ne désemplit pas. A chacun de presser ou de négliger, comme il l'entendra, ces menus indices. Notre imprudent a aussi le tort - je ne cache rien - d'aimer la mystique et de la faire aimer autour de lui. Il en parle trop peut-être, et peut-être sans assez d'exactitude. Quelque rescapé de Séville l'aura-t-il initié comme on l'affirmera plus tard lorsqu'il faudra le montrer infâme? Non, c'est là une pure calomnie, et qui plus est, un enfantillage.
 
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Pour faire connaissance avec la mer, un Breton n'a pas besoin de descendre jusqu'à Marseille. Sa doctrine proprement mystique - nous la connaissons par le P. Archange - Laurent l'avait reçue directement de la grande tradition harphienne qui, grâce à l'enseignement de Canfeld et de quelques autres, comptait alors de nombreux adeptes dans les milieux capucins de France. Qu'il ait mal interprété ces maîtres, c'est fort possible, mais non pas du tout prouvé. Je le soupçonnerais plutôt d'un peu d'outrance dans sa direction. On lui aura reproché, et peut-être fort justement, de faire tourner les têtes, non seulement de ses dévotes, mais encore de quelques jeunes pères qui s'étaient engoués de lui. Bref une agitation que les supérieurs, mieux informés que nous, jugèrent assez grave. Pour en finir, on dut se résigner aux mesures énergiques et donner à Laurent le choix ou de s'amender ou de s'en aller. Il choisit de reprendre sa liberté, et il partit, suivi du P. Rodolphe. La date de leur exode ne m'est pas connue : je la fixerais volontiers aux environs de 163o, peut-être plus tôt.
Annexés au clergé séculier, nos deux prêtres exerceront désormais leur ministère à Chartres d'abord, semble-t-il. puis à Montdidier. On nous disait tantôt qu'ils avaient empoisonné la Beauce et la Picardie. A nos justes délicatesses d'aujourd'hui, le choix de ces résidences successives parait un manque et de tact et de prudence. Chacune de ces deux villes avait, en effet, son couvent de capucins. Chaire contre chaire, confessionnal contre confessionnal. Ce voisinage, qui pouvait avoir l'air d'un défi, n'était pas pour réchauffer le souvenir plus que tiède qu'avaient conservé d'eux leurs anciens confrères, l'exaspérerait plutôt, et d'autant plus que Laurent n'aura sans doute pas essayé de mettre son prestige en veilleuse. A peine installé à Montdidier, il y fait figure de grand directeur, en plein accord, du reste, avec les spirituels éminents, et sans reproche, qui gouvernaient alors l'élite dévote de cette ville : trois ou quatre prêtres et la supérieure des Augustins. Nous retrouverons plus loin
 
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ce petit monde mystique qui sera bientôt persécuté lui aussi par le P. Joseph, et dont tout le crime fut sans doute l'amitié confiante qu'ils avaient témoignée au P. Laurent. Le succès de celui-ci croissant chaque jour, sa morgue peut-être ou son zèle à débiter sous le manteau une méchante doctrine, les capucins de Montdidier qui le guettent depuis le premier jour et qui ne sont pas de force à le bâillonner, alertent leurs confrères de Paris qui dénoncent le suspect au bras demi-séculier, je veux dire au P. Joseph. Les signaux d'alarme, au moins les plus désespérés, ont dû être lancés dans le courant de 1631. Le livre du P. Archange, publié en 1632, et qui sonne le branle-bas contre Laurent, annonce en effet comme prochaines, non pas les « informations » qui sont déjà faites, mais leur suite naturelle, à savoir l'embastillage imminent de nos Illuminés. Tout me fait croire que l'événement aura suivi de près la prophétie et que, dès avant la fin de 1632, Laurent et Rodolphe étaient en prison (1). Encore une fois, je ne les ai pas vus passer dans leur charrette, mais pour l'essentiel et la suite des faits la version que je propose ne saurait s'écarter sensiblement de la vérité. Persuadé comme je le suis, après une critique assez anxieuse des documents, que ce procès est à reviser, assurément je ne me suis pas privé de souligner, au passage, les nombreux indices qui plaident en faveur des accusés, mais je n'ai pas caché davantage les indices de sens contraire. Avec son « monstre de nouveauté », son « mauvais grain », ses « herbes envenimées », ses : apostats » et ses « hypocrites », le panégyriste du P. Joseph vous parait-il moins passionné que moi et plus équitable ?
N'importe quel historien sérieux reconnaîtra, sans hésiter,
 
(1) D'après Lancelot, à qui nous allons revenir, la Bastille les aurait gardés « douze ans ». Comme on leur rendit leur liberté en 1642 à la mort de Richelieu, leur arrestation aurait donc eu lieu en 163o. Non, me semble-t-il, et après tout c'est bien assez de dix ans. - A la Bastille dès 163o, le P. Archange, qui publie son livre en 1632, n'aurait pas manqué de nous le dire. Qui sait même s'il eût publié son livre, les chefs de la secte se trouvant dès lors, et depuis deux ans, dans l'impossibilité de nuire; ne semble-t-il pas vouloir activer et justifier les poursuites?
 
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qu'une révision s'impose. On ne nous apporte pas l'ombre d'une preuve. De toutes les pièces du procès, il ne nous reste que le réquisitoire du P. Archange deux fois suspect et par l'exaltation qu'il respire et par l'intolérable postulat qui en commande toutes les lignes, à savoir la nécessité métaphysique où se trouve l'illuminé parisien, puisqu'il est illuminé, de reproduire, trait par trait, soit dans sa doctrine, soit dans ses moeurs la description de l'illuminé en soi, fixée une fois pour toutes par l'Édit de Séville. On nous répète que leur conduite était exemplaire, que rien ne paraissait des infamies qui fermentaient sous ces beaux dehors; « très sages en apparence », hypocrites fieffés en réalité. L'hypocrisie, suprême ressource du délateur mis au pied du mur. Seductor Ille. Pour moi, je veux bien, mais enfin ni la justice ni l'histoire n'ont à connaître que des « apparences ». On ne peut même pas invoquer l'autorité de la chose jugée, car il est fort probable qu'on s'en est tenu aux premières « informations » et qu'il n'y a pas eu de jugement. Coffrons-les d'abord, nous verrons ensuite, c'était la méthode de Richelieu. En tout cas, il est certain - je vais y venir - qu'on ne les a convaincus de rien de grave. Je ne prétends pas du tout qu'ils soient innocents ; j'affirme seulement qu'on n'a pas démontré qu'ils fussent coupables. Il paraît bien, du reste, que de ce temps-là on ne croyait guère au sérieux de ce procès. « Le capucin - c'est-à-dire le P. Joseph -, écrit Levassor, s'était fait comme inquisiteur général en France, et, sous prétexte de réprimer ceux qui répandaient ou embrassaient de nouvelles doctrines, il se vengeait des gens qu'il n'aimait pas. On dit qu'il fut l'auteur de la découverte de certains illuminés, gens à peu près semblables à ceux qu'on appelle à présent quiétistes. Le P. Joseph enveloppa deux religieux de son Ordre, dont l'un était son propre parent, parmi les illuminés et fit mettre l'un et l'autre à la Bastille. Quelqu'un rapporte que la grande hérésie du parent de Joseph était de lui avoir fait une forte réprimande en plein chapitre sur ce que, non
 
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content de se répandre trop dans le monde, il s'intriguait encore dans les affaires de la cour (1)». Levassor est un partisan et venimeux. Mais peut-être une bribe de vérité se cache-t-elle à l'origine du potin qu'il rapporte. Sans croire chez le P. Joseph à une rancune personnelle ni même mesquine, on peut se demander si le désir de venger les injures de son Ordre n'ajoute rien à la passion plus noble qui l'animerait en la circonstance. Laurent a du reste peur lui un plus honnête homme que Levassor et mieux informé. C'est le grand Arnaud qui parle de lui, à maintes reprises, et toujours pour affirmer, sans la moindre hésitation, l'entière innocence de ce malheureux, enfermé à la Bastille u pour faire plaisir à quelques capucins qui lui en voulaient (1) ».
Mais qu'avons-nous besoin de tant raisonner ? Le dénouement de cette affaire ne suffit-il pas pour montrer avec quel sans-façon on l'a conduite et qu'elle ne fut, en vérité qu'une longue, qu'une . très longue injustice ? « Après avoir été douze ans en prison - non : rien que dix ans, me semble-t-il (1632-1642) -, écrit l'honnête Lancelot, sous prétexte qu'il était hérétique et illuminé... (l')innocence (du P. Laurent de Troyes) fut reconnue et le Roi lui rendit la liberté après la mort du cardinal de Richelieu (2) ». Juridiquement convaincu de fautes graves contre la doctrine ou contre les moeurs, la disparition de Richelieu ne l'eût pas rendu moins dangereux. Mais l'enquête de levée d'écrou n'aura pris à la justice du Roi qu'une dizaine de secondes. Dans le léger dossier de cet innocent on ne trouve qu'une seule pièce et manifestement illusoire : l'Édit de Séville.
 
(1) Oeuvres complètes d'Arnauld, t. XXIX, pp. 196, 199, 399, 310. Pour expliquer cette intervention d'Arnauld, il faut se rappeler que les ennemis de Saint-Cyran avaient imaginé de le mêler à l'aime de l'illuminisme. Encore une calomnie. Notre chemin en est pavé. Saint-Cyran avait rencontré le P. Laurent et l'estimait fort. Voilà tout. Je voudrais savoir exactement où ils se sont rencontrés. C'était, semble-t-on dire, au cours du procès de Vincennes. Mais de Vincennes, où Saint-Cyran est emprisonné, à la Bastille, où était le P. Lassent, les communications n'étaient pas faciles.
(2) Mémoires de Lancelot.
 
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VI. - Je n'ai mis en relief jusqu'ici, dans le récit de cette première campagne contre les quiétistes, que les nombreux traits par où tant d'autres campagnes, plus ou moins prochaines, vont lui ressembler. L'histoire qui manque d'imagination se répète volontiers. Il serait injuste néanmoins de ne pas montrer aussi, à la plus grande gloire du P. Archange et de ses frères, le mérite particulier qui distingue leur polémique de celles, de toutes celles, hélas ! qui la rallumeront périodiquement jusqu'à la fin du XVII° siècle. Si exalté, si téméraire dans ses jugements sur le fond des coeurs, si injuste même que nous paraisse le P. Archange, il y a quelque chose qui le passionne plus encore que le péril quiétiste, et à quoi il ne permet pas qu'on touche : c'est la tradition même des mystiques, et la plus sublime. S'il arrive plus tard à Bossuet de mettre in tuto, comme il dira, les grands contemplatifs modernes, Ruysbroek, Tauler, Harphius, Jean de la Croix, on sent bien à le lire, et sa Correspondance intime nous apprendrait au besoin, que ce n'est là de sa part qu'une précaution stratégique. L'Église décadente du XVIIe siècle s'étant engouée de ces songes creux, il faut bien les disputer à m. de Cambrai, et leur tirer, en passant, quelques révérences ? Ainsi avaient déjà fait le P. Chéron, que nous rencontrerons plus loin, Nicole et d'autres encore. Cette parcimonieuse condescendance eût profondément scandalisé le fougueux Archange, mystique lui-même et rompu de longue date à la subtile psychologie qui devait un jour paraître si biscornue au rationalisme congénital de Nicole et intermittent de M. de Meaux. Je ne relis pas sans un sourire les vieilles notes, par moi griffonnées il y a longtemps, lorsque je dépouillais, à Sainte-Geneviève, l'Abomination des Abominations des fausses dévotions de ce temps. « Surtout, surtout, me criais-je à moi-même, ne pas ranger Ripault (Archange) parmi les anti-mystiques. » Certes, non !
D'après lui, nous l'avons déjà dit, le néo-illuminisme français justifiait, aggravait l'individualisme anarchique et
 
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l'immoralité de l'illuminisme espagnol par une théorie plus explicite, plus technique de l'état passif. A la synthèse chaotique de Séville, ils ajouteraient « l'exclusion de tout acte d'entendement (dans la prière) pour s'y comporter passivement, sans aucune coopération de leur part (1)? » C'est là, j'en suis presque certain, ce qui l'avait d'abord inquiété, et non peut-être sans raison, dans l'enseignement du P. Laurent. Puis, les condamnations de Séville l'ayant aidé à réaliser les conséquences abominables que l'on peut tirer de cette fausse mystique, il s'était peu à peu persuadé que son confrère ne reculait devant aucune de ces conséquences et qu'il accordait cette « indulgence plénière à tout ce que désire le corps sous prétexte d'une parfaite » passivité (2). Il est fort possible, en effet, non pas que le P. Laurent ait tenu école de débauche - puisqu'enfin on ne l'a convaincu d'aucune infamie - mais qu'il ait plus ou moins confondu, dans ses propos, ou semblé confondre quiétude et inertie. Archange débrouille à merveille cette confusion. Dans la prière sublime, écrit-il,
 
l'âme est plus occupée que jamais, mais d'une action si simple, si nue, mais si vive, si coye et si suave qu'il semble qu'elle ne fasse rien (3)... Il semble à l'âme qu'elle est sans penser à Dieu, quoique ce soit tout le contraire, car c'est lorsque sa vue de Dieu est plus vive qu'elle est plus paisible, moins active, moins réflexe.
 
Il ne lésine pas, si j'ose dire, sur « la cessation de tout acte » et même de ceux « qui se font en l'objet de Dieu, parmi le tumulte des fantômes et des discours de l'intellect, qui ne bruissent ni ne raisonnent dans cette vraie oisiveté de l'esprit, qui ne souffre pas même les actes simples de la suprême portion de l'âme » ; ceux, veut-il dire, « qui se font industrieusement avec propre recherche et trop
 
(1) L'Abomination, pp. 7, 86, 89.
(2) Ib., p. 215.
(3) Ib., p. 100.
 
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d'activité... Toutes lesquelles choses vaquent et cessent dans la sainte oisiveté, mais ni ne vaquent ni ne cessent
 
les actes d'une intelligence simple, qui sont plus agis de l'Esprit de Dieu qu'agissants par le propre esprit naturel, les propriétés duquel sont d'être industrieux, sec, laborieux, multipliant, violent, inquiet, impétueux et tumultueux, où le mouvement de l'Esprit est simple, doux, paisible, facile, suave et onctueux.
Partout le silence intérieur et la parfaite oisiveté de l'esprit, consiste en la cessation de toutes ces manières d'agir..., et non absolument en la privation des actes simples d'entendement et de volonté, qui sont d'autant plus vifs qu'ils sont plus épurés de toutes ces imperfections et particulièrement de celles de la multiplicité, pétillement et vivacité de l'esprit; le quittement desquelles manières imparfaites d'agir fait la sainte oisiveté et le parfait silence... qui ne sont point tous deux sans une simple vue et souvenir de Dieu, suivi d'un pur et paisible amour, qui est souvent plus cru que ressenti et aperçu de l'esprit, et parfois plus passif qu'actif, c'est-à-dire plus mu et agi de Dieu qu'agissant par lui et de sa propre industrie (1).
 
Laurent se réclamait sans doute de Tauler et de la « docte ignorance ». Bien entendu pourvu que l'on prenne cette ignorance« pour une non-considération d'aucune perfection particulière et distincte ; d'autant que Dieu est un bien universel, souverain et surexcellent à tous les biens et perfections particulières que nous pouvons concevoir (2) ». II
 
(1) Ib., pp. 134-136. Il revient plus loin et le mieux du monde à ces distinctions essentielles, banales pour nous, certes, mais qu'on n'a jamais pu faire entrer dans la cervelle de Nicole et que Bossuet, poète mystique tour à tour et cartésien, tantôt s'assimile avec une merveilleuse aisance, tantôt déclare de la dernière absurdité : « Il y a deux sortes d'actes d'entendement : les uns directs et les autres réflexes. Les directs sont ceux qui pointent droit sur leur objet, et se brisent là sans retour et sans connaître qu'ils connaissent; où les réflexes se replient sur eux-mêmes, faisant connaître que l'on entend... Que si le réflexe, quoique moins noble, est de l'entendement; à plus forte raison l'acte direct de la connaissance de Dieu... puisqu'il est plus parfait... Le même en est de la volonté qui a son sentiment spirituel parfois si fort absorbé en Dieu par amour qu'on n'y fait point de réflexion. Sentiment qui est d'autant plus épuré qu'il est moins reconnu, et plus excellent qu'il est plus extasié et aliéné de tous ces discernements. De sorte qu'il est (d'autant plus volontaire) qu'il est moins ressenti », pp. 372-373.
(2) Ib., p. 132.
 
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en va de même pour les autres consignes traditionnelles dont se paraient et se couvraient tout ensemble les illuminés, vrais ou prétendus. Au lieu de les discréditer, ces consignes, ou de les tourner comme feront plus tard Nicole et Bossuet, le P. Archange les arbore constamment, les fait sonner avec une conviction intrépide. Parce que certains les comprennent de travers ou les empoisonnent, faut-il que nous abandonnions les maximes inoffensives, toutes bonnes et d'une souveraine justesse que nous a léguées l'expérience des saints. Ainsi pour le dépouillement total que prêchaient les nouveaux mystiques - on se rappelle le manuel anéantissant de Gagliardi - :
 
Leur videment serait bon et purgatif, s'ils ne vidaient que l'imperfection des actions, à savoir leurs propres recherches, propres satisfactions, propres complaisances ou propre attribution, et non les actions d'entendement et de volonté. Ce que la Théologie germanique appelle Egoité, Ipsité, c'est-à-dire, moi, mien, soi, sien, qui sont autant de termes expressifs de cette proche attribution que l'on se donne de ses propres actions, à laquelle il faut mourir, pour vivre du moi de Dieu, lequel croît autant en nous que notre propre moi, ou mien y décroît et y meurt (1). Il faut vuider... la propriété de toutes nos actions (1)...
 
Mme Guyon en demandera-t-elle, le P. Laurent en demandait-il davantage ? Et le P. Archange est-il bien sur que son adversaire ait compris les choses d'une autre façon? Laurent professait-il par exemple qu'il fallait se dépouiller, non pas seulement du moi propriétaire, mais de ce moi plus profond qui seul peut « vivre du moi de Dieu »? « La sainte ignorance », telle qu'il l'entendait, excluait-elle avec le discours l'appréhension indistincte de l'Être divin ? La
 
(1) Il ajoute curieusement : « VU même que Dieu ne s'aime pas soi-même, comme soi, mais entamé ben, tant cette Égoité du appropriation de son acte d'amour est éloignée de Dieu! Tellement que s'il y avait quelque chose de meilleur que Dieu, il l'aimerait et non pas soi. » L'Abomination, pp. 581-582. Je connais plus d'un prétendu quiétiste qui n'eût pas signé ces dernières lignes ou, du moins, à qui aurait déplu cette forme extrême de « suppositions impossibles ».
 
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« sainte oisiveté », était-ce pour lui une inertie totale? Oui, peut-être, mais il est infiniment plus probable que toutes les précisions ou distinctions du P. Archange, le P. Laurent, sans hésiter, les eût faites siennes. De quel droit lui en contester le bénéfice, s'il ne les a pas répudiées en termes exprès? Je veux que ses dévotes, ou dans leurs libres bavardages ou dans les interrogatoires dont on les a fatiguées, aient présenté sa doctrine sous le jour le plus extrême. Pense-t-on qu'aux mêmes questions les dévotes du P. Archange eussent répondu d'une manière beaucoup plus satisfaisante? Quant aux manuscrits ou aux imprimés de ce malheureux, je veux bien encore qu'ils aient paru d'ici de là susceptibles des mauvais sens qu'on leur prête - d'ailleurs pourquoi ne jamais les citer ? Mais je doute fort qu'ils aient exclu, par des affirmations formelles, les sens orthodoxes dont ils étaient également susceptibles? Cet homme qu'on nous dit si intelligent, comment, de gaieté de coeur, eût-il enseigné de telles absurdités ? A quoi bon, du reste? Réflexion qu'on ne fait jamais et qui néanmoins a son poids. Supposez le P. Laurent aussi libidineux qu'on le voudra, quel besoin avait-il, pour innocenter ses débauches, de recourir à une théorie insoutenable de l'état passif? La théorie traditionnelle, si bien définie et limitée par le P. Archange, n'aurait-elle pas rendu exactement les mêmes honteux services. Désireux d'apaiser les derniers scrupules de ses dupes, et de s'affranchir lui-même avec eux de toute contrainte morale, il lui aurait suffi d'emprunter les distinctions classiques, et de dire par exemple que, lorsque la fine pointe, établie dans une sainte « oisiveté », se laisse faire à l'agir divin, les désordres de la partie inférieure n'ont plus la moindre importance. Corruptio, non pas seulement optimi, mais encore optimae doctrinae pessima faut-il le répéter? De cette perversion toute pratique et non pas spéculative - entendant par là que, sans fausser les principes, elle se borne à les salir -, rien ne prouve que nos illuminés aient été coupables.
 
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Si donc la justice et la charité ont été constamment blessées au cours. de ces polémiques, la haute mystique du moins n'y a pas reçu d'atteinte. Aussi bien la rare maîtrise dont fait preuve le P. Archange dans l'exposition de ces matières délicates, explique-t-elle sans doute en partie, si elle ne les justifie pas, les violences trop confuses tour à tour ou trop précises de ces anathèmes. Qu'il s'agisse de mystique ou de poésie, les initiés souffrent impatiemment l'épaisse désinvolture avec laquelle les médiocres s'aventurent, s'installent, pérorent dans les jardins secrets de l'esprit. Nous n'en savons rien, mais on peut croire, sans témérité, que le P. Laurent était de ceux-là. Archange, non certes. Son livre ne nous permet pas d'en douter. Ce n'était du reste pas son coup d'essai. Un an avant son Abomination des abominations, il avait publié un traité de doctrine pure, qui me paraît des plus remarquables : La divine naissance,
enfance et progrès admirable de l'âme au saint amour de Jésus et de Marie (1). Il y greffe, si l'on peut dire, ingénument, délicieusement, l'esprit bérullien sur la mystique franciscaine. Nous devons, écrit-il,
 
faire l'enfant auprès de Dieu, bégayant en enfants et parlant leur ramage, aussi court qu'affectif, et d'autant plus expressif qu'il est bref et concis; et d'autant plus dans l'intelligence qu'il tient plus du silence, qui est le langage des anges. Et comme les petits enfants parlent à leurs pères et mères par monosyllabes, disant pa, man et ainsi du reste..., ainsi font les petits enfants de Jésus et de Marie en leur oraison..., qui est d'autant meilleure, plus substantieuse, recueillante et efficace qu'elle est plus courte en paroles vocales ou mentales, comme plus conforme à celle des anges et à celle de Dieu même, ouvrière de toutes choses, quoique la plus simple de toutes (1).
 
Une dizaine de monosyllabes suffiraient: vous... ; seul... ; tout... pardon..., amour..., grand..., confus... (3). La fameuse
 
(1) Paris, 1631. Rare sans doute, l'Arsenal en possède un exemplaire.
(2) La Divine naissance..., pp. 21-22.
(3) Ib., pp. 419-421
 
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chanson de Fénelon parait moins ridicule, moins nouvelle aussi et moins uniquement guyonienne, quand on lit le P. Archange.
 
Il faut donc cheminer en aveugle et en enfant que l'on tient par les cordons... sans aucun souci... ; il faut travailler 'en pauvre homme, qui va du jour à la journée, sans se mettre en peine du lendemain... Car autrement, nous obligerions Dieu par notre très grand soin de nous laisser à nous-même... Trêve donc de toutes sortes d'inquiétudes et soins superflus de savoir si l'on est bien ou mal, si on avance ou si on recule... Dieu demande... que nous soyons des enfants sans souci et sans yeux pour voir le passé et l'avenir (1).
 
Insouciance, indifférence, sainte oisiveté, cessation des actes, il manie tous ces épouvantails, qui vont tant servir dans les prochaines controverses, avec la sérénité de l'enfant qui joue avec une arme chargée.
 
Paix... sur toutes sortes de pensées égarées, imaginations extravagantes, mouvements et sentiments déréglés.
 
Les contemplatifs s'enfoncent dans cette paix
 
par un recueillement et ralliement de toutes les forces et puissances de leurs âmes dans le centre de leurs esprits qui pacifient et accordent même toute sorte de mouvements, bons ou mauvais, se faisant quittes de toute autre pensée, désir, affection... Cela se fait par une seule et simple vue ou souvenir de Dieu... Lequel souvenir, chute et repos font éclipser tout autre objet importun de l'esprit, et rasseoir tout mouvement et sentiment de quoi que ce soit, tout autre objet faisant hommage à celui-ci, et donnant, dans le néant, comme si sourdement ils avouaient qu'il n'y a que le seul Dieu qui est et qui mérite d'être, dompter et remplir leur esprit, et ainsi cèdent la place à l'immense... Ce nu, simple, silencieux, amoureux, doux et gracieux souvenir de Dieu, contient éminemment tous les autres actes qu'on pourrait produire (2).
 
(1) Ib., p. 325.
(2) La divine naissance, pp. 297-400. Cf. p. 355, seq., d'admirables pages sur l'exercice de la mort mystique; et p. 342, seq. contre les faux zèles.
 
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Laurent de Troyes n'eût pas si bien dit sans doute, ni avec une telle onction. Mais c'est bien là ce qu'il voulait dire. Tout cela et rien que cela. - Qu'en savez-vous? - Eh! demandez plutôt au P. Archange à quelles enseignes il peut affirmer le contraire. Mais que nous font le p. Laurent, son ami le P. Rodolphe qu'on voulut exterminer avec lui? Même si l'on admettait le pire sur leur compte, quelle conclusion tirer de leurs crimes sinon qu'il y avait alors de mauvais prêtres? Cet épisode néanmoins, bien que très insignifiant en lui-même, est pour nous d'une importance majeure, parce que le souvenir de ces « abominations », ou imaginaires ou exagérées sans mesure, va répandre l'alarme par toute la France chrétienne, et nourrir pendant longtemps la phobie anti-mystique. Étouffée si vite, cette rougeole prendra de plus en plus les proportions d'une peste. Le chapitre suivant racontera l'affreux incendie qui s'est allumé à ce feu de paille.
 
 
 
 
 

CHAPITRE IV : LES ILLUMINÉS DE PICARDIE
 
 

I. - LES GUERINETS
2. MADELEINE DE FLERS
 
 

S'il faut en croire le torrent des historiens, deux seuls exceptés, les seuls du reste, qui aient étudié la question, à savoir l'abbé Corblet en 1868, et le R. P. de Salinis, S. J., en 1918, la secte des Illuminés, condamnée à Séville en 1625, aurait envahi, vers le même temps, notre Picardie (1) : « Cette province, raconte Moreri, en fut d'abord infectée, parce que Pierre Guérin, curé de Saint-Georges de Roye, commença à y semer ses hérésies, et on nomma Guérinets ses sectateurs ; mais quelques nouveaux spirituels qui étaient de la même province et qu'on appelait Illuminés, s'étant joints à eux, les noms et les sectes se confondirent et se répandirent depuis dans la Flandre sous le nom d'Illuminés. Ils furent découverts en 1634. Le Roi Louis XIII, plein de zèle pour la religion, voulut qu'on procédât contre eux avec toute la sévérité imaginable. Les juges de Roye et le Montdidier furent commis pour en informer et les priions furent remplies de ces hérétiques : ce qui causa tant l'épouvante aux chefs du parti qu'ils se cachèrent... Cette malheureuse secte fut entièrement détruite en 1635. u Peu après les condamnations de Séville, écrit de son côté l'auteur des Siècles chrétiens, le très estimable abbé Ducreux,
 
(1) Abbé J. Corblet, Origines moyennes de l'Institut des Filles de la Croix, Paris 1869. Extrait de l'Art Chrétien, octobre 1868 ; A. de Salinis, S. J., Madame de Villeneuve... fondatrice et institutrice de la Société de la Croix, Paris, 1918. Sur le point qui nous intéresse, le P. de Salinis ne fait guère que transcrire Corblet. Mais il a manifestement étudié le sujet de première main, et il apporte certains documents que nous ne trouvons pas chez Corblet.
 
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« on découvrit en France une secte naissante de fanatiques assez ressemblants par leur doctrine et par leurs moeurs aux Illuminés d'Espagne, et qui, probablement, tiraient d'eux leur origine. Ils parurent en Picardie, province voisine des Pays-Bas espagnols, où les Alumbrados avaient pénétré. Leur chef était... Pierre Guérin... Découverts en 1634, ils n'existaient déjà plus en 1635, par un effet des ordres sévères que Louis XIII donna contre eux (1) ».
« Les deux principaux disciples de Pierre Guérin, ajoute Corblet, auraient été Claude Buquet, curé de Saint-Pierre de (Roye), et son frère, Antoine Buquet, prêtre administrateur de l'Hôtel-Dieu de Montdidier. Ce dernier aurait joué le rôle de révélateur inspiré. » « Les Guérinets, dit Bergier - encore une autorité et de poids! - prétendaient que Dieu avait révélé à l'un d'entre eux, nommé Frère Antoine Buquet, une pratique de foi et de vie suréminente... ; qu'avec cette méthode on pouvait parvenir en peu de temps au même degré de perfection que les saints... Par cette voie, l'on arrivait à une telle union avec Dieu que toutes les actions des hommes en étaient déifiées... ; quand on était parvenu à cette union, il fallait laisser agir Dieu seul en nous, sans produire aucun acte... ; qu'il fallait que dans dix ans leur doctrine fût reçue par tout le monde et qu'alors on n'aurait plus besoin de prêtres... d'évêques... » Les Mémoires de Trévoux, dont presque tous les rédacteurs ont été professeurs de rhétorique, ajoutent que « parmi ces illuminés on n'entendait plus la messe et on négligeait l'usage des sacrements, pour ne point se distraire de la contemplation ». Quand on prend du galon... Pourquoi ne pas les accuser tout aussi bien d'anthropophagie ?
« Hermant, dans son Histoire des Hérésies, nous dit qu'on comptait en Picardie soixante mille partisans de ces étranges doctrines, qui devaient en partie être renouvelées par Molinos. Il ajoute que les chefs de la secte propageaient
 
(1) Les Siècles chrétiens ou Histoire du christianisme, t. IX, pp. 211-212.
 
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leurs erreurs à l'aide de leurs livres (livres, interrompt Corblet, dont il nous laisse malheureusement ignorer les titres), et qu'ils permettaient aux filles de prêcher... ; se servant d'elles principalement pour donner plus de cours à leurs pratiques ». Sur quoi, le malin P. d'Avrigny, qui a toujours le mot pour rire : « Les hommes font les hérésies, et les femmes leur donnent cours et les rendent immortelles (1) ». Ainsi parlent beaucoup d'autres qu'il serait inutile de citer, et hier encore, un historien qu'on aurait cru moins étourdi, M. Fagniez. Heureuse unanimité, et très significative, dans l'erreur ; car c'en est une, à n'en pas douter. Il est bon, en effet, que l'histoire jusqu'ici ne varietur de l'illuminisme - ou du quiétisme - français au XVII° siècle commence par une véritable mystification. Crédulité ou mensonge, on ne s'arrêtera pas en si beau chemin.
Cet illuminisme aurait donc eu deux foyers principaux : Roye et Montdidier. Pour le premier, c'est-à-dire pour Guérin et son état-major, je laisse la parole à M. Corblet; pour Montdidier, où cet excellent chercheur, faute peut-être de documents, s'arrête à peine, je volerai, si l'on veut bien, de mes propres ailes (2).
 
I. - LES GUERINETS
 
« En 1622, l'instituteur qui tenait à Roye l'école des garçons et des filles abusa d'une de ses écolières. Le scandale fut étouffé cette fois ; mais le même attentat s'étant reproduit en 1624, l'instituteur fut obligé de se dérober pendant quelque temps à l'animadversion publique, pour échapper au châtiment qui le menaçait. » Retenez, je vous prie, ce répugnant personnage. Un précurseur, un symbole ! « La ville de Roye resta quelque temps sans école.
 
(1) Mémoires chronologiques, I, p. 341. D'Avrigny renvoie à Vittorio Siri. C'est bien ce dernier, en effet, qui a, le premier, propagé cet extraordinaire roman. Sur l'autorité de Siri, cf. Corblet, pp. 14-15. Du reste, ils reproduisent tous, chacun l'embellissant à sa guise, le même cliché.
(2) Je répète qu'après une enquête personnelle, le P. de Salirais arrive aux mêmes certitudes que Corblet.
 
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C'est alors que Christophe Bellot, doyen de l'église collégiale de Saint-Florent... songea à la nécessité de fonder une école spéciale de filles. Il en conférait souvent avec les autres curés de la ville. Guérin, curé de Saint-George,-les-Roye.,. lui annonça un jour qu'il avait déterminé quelques-unes de ses pénitentes à se consacrer à cette bonne oeuvre, avec l'autorisation de leurs parents. Dès le lendemain il présentait au doyen Françoise Wallet et Marie Sanier ; cette dernière était chargée d'exprimer le consentement de deux de ses cousines, Charlotte et Anne de Lancy. Cette demande fut accueillie avec joie par Christophe Bellot et par Claude Buquet, curé de Saint-Pierre. » Dès le mois d'août 1625, ces quatre généreuses filles se mettaient à l'oeuvre, préludant ainsi à la fondation prochaine d'une congrégation nouvelle, les Filles de la Croix, dont la ferveur, depuis plus de trois siècles, ne parait pas refroidie encore. Cependant « le maître d'école, qui s'était enfui de Roye, était revenu dans cette ville, sans pouvoir y reprendre ses fonctions. Il mit dans son parti quelques jeunes gens licencieux, dont l'influence des soeurs gênait les plaisirs. Ils essayèrent de semer d'habiles calomnies sur les rapports des Filles dévotes - c'était le nom qu'on leur donnait au début de la fondation - avec leur directeur. » D'où le sobriquet de guérinettes que la grande histoire doit un jour solennellement consacrer. Il y a là, du reste, des dessous qui nous échappent. Associés à l'instituteur et à la jeunesse libertine de Roye, on entrevoit des personnages plus considérables qui haïssent mortellement Guérin et Baquet, et à qui ne manquent pas les moyens de satisfaire leur haine.
Guérin et Buquet furent dénoncés au Parlement en 1627, emprisonnés à Paris, examinés par les commissaires du roi et remis entre les mains de Vincent de Paul... Celui-ci interrogea longuement les accusés, les trouva irréprochables de moeurs et de doctrine ; la cour s'en rapporta à sen jugement et ordonna que les deux pasteurs, faussement accusés, iraient reprendre leurs fonctions. » Quant aux
 
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Filles de la Croix, lorsqu'elles virent que la calomnie ne se taisait pas et « faisait des dupes jusque parmi les parents de leurs élèves, elles rédigèrent un mémoire justificatif de leur conduite et le firent porter en Sorbonne » par deux d'entre elles. « L'écrit fut examiné par dix-sept docteurs qui déclarèrent unanimement qu'ils n'avaient trouvé rien dans l'exposé qui ne fût bon, utile, digne d'être reçu, approuvé et autorisé par les pasteurs et magistrats du lieu où résident les filles y mentionnées. »
« Les adversaires des Filles de la Croix ne se tinrent point pour battus. Ils continuèrent leurs calomnies et, sans doute en haine de Claude Buquet, ils s'attaquèrent à son frère Antoine Buquet, religieux augustin, et aux Soeurs de l'Hôtel-Dieu de Montdidier, dont il était le directeur (1). Ces bonnes religieuses adressèrent à la Sorbonne une longue profession de foi... pour démontrer leur complète innocence. André Duval et douze autres docteurs de la Sorbonne déclarent le 26 juillet 1629, qu'il n'y avait rien dans cet exposé qui fût contraire à la doctrine catholique et ajoutent « qu'au lieu de réprimander les personnes qui enseignent et pratiquent telle doctrine, il les faut louer... » Innocentés par la Sorbonne, protégés par le cardinal de la Rochefoucauld et par leur évêque, Lefebvre de Caumartin, il semble qu'on devrait enfin les laisser en paix. Non. La bande mystérieuse qui s'acharne à leur perte fait appel à Richelieu et au P. Joseph. Est-ce alors seulement que ce dernier intervient dans cette affaire qu'il va désormais mener tambour battant? Je croirais plutôt que c'est lui qui, dès le début, mène tout, excité lui-même, d'ailleurs, je le crois encore, par les capucins de Montdidier. Quoi qu'il en soit, Riche-lieu « chargea l'évêque d'A miens de procéder contre Guérin, Claude Buquet, Antoine Buquet, Madeleine de Flers,
 
(1) Corblet tranche ici, timidement d'ailleurs, un problème dont les éléments nous échappent. II est possible, au contraire, et peut-être probable que les puissants qui se sont ralliés aux ennemis de Guérin en aient d'abord voulu à Antoine Buquet et aux augustines de Montdidier.
 
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religieuse de l'Hôtel-Dieu de Montdidier, et contre tous ceux qui seraient suspectés de faire partie de la secte des guérinets. L'évêque ne pouvait qu'obéir. Les accusés furent emprisonnés à Roye et transférés dans les prisons de l'officialité d'Amiens ». Nouvelle comparution devant les docteurs de Sorbonne, qui se termine, selon toute vraisemblance, par un nouveau non-lieu, puisque les accusés sont remis en liberté.
Quelques mois après, octobre 1634, cent trente paroissiens de Saint-Pierre et soixante-trois de Saint-Georges - c'est-à-dire une infime minorité, mais puissante - rédigent une pétition à l'évêque d'Amiens pour demander que Claude Baquet et Pierre Guérin soient révoqués de leurs fonctions. Les principaux accusés sont conduits à la Bastille. Mais, en 1635, on les relâche, et chacun d'eux reprend ses fonctions. Quatre fois jugés, quatre fois acquittés, et une fois au moins, malgré la pression du P. Joseph, cela ne crie-t-il pas assez haut leur innocence. « S'ils avaient été coupables de la centième partie de ce dont on les accusait, on aurait obtenu contre eux une condamnation judiciaire; ce n'est que l'évidence absolue de leur innocence qui a pu contraindre Richelieu à avouer par cette libération qu'il avait été induit en erreur. Si l'évêque d'Amiens avait pu garder le moindre doute sur l'orthodoxie de Guérin, de Claude Buquet et de son frère, il n'aurait certes point permis qu'ils reprissent leurs fonctions sacerdotales. » Ainsi parle M. Corblet et avec lui le R. P. de Salinis, et avec eux la justice, le simple bon sens.
M. Fagniez toutefois ne pense pas comme nous. C'est qu'il part de cet axiome que son héros, le P. Joseph, n'a pu se tromper. De cet autre axiome, sans doute, qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Beaucoup de fumée aussi autour du procès de Jeanne d'Arc, et même du feu. Mais qui a mis l'allumette? Fagniez a lu les pièces du procès, les seules qui restent, à savoir l'accusation. Où sont allés les écrits de la défense? Demandez-le à ceux qui avaient intérêt à les détruire. Parmi ces charges « il y en a d'insignifiantes,
 
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écrit M. Fagniez qui en était, j'imagine, à son premier procès canonique ; il y en a qui sont susceptibles d'une interprétation favorable ; mais il en est aussi de fort graves, non seulement au point de vue de la doctrine, mais... des moeurs ». Il en est tout éberlué; il ignore donc que lorsqu'on veut perdre un prêtre, c'est toujours par là qu'il faut commencer. « On reconnaît le quiétisme avec ses caractères distinctifs : le dédain et l'abstention des oeuvres, la passivité, l'irresponsabilité morale, la curiosité pour les sujets indécents, enfin le mystère et le culte de l'inspiration individuelle. » Mais, bien entendu ! Puisqu'ils sont dénoncés et poursuivis comme quiétistes, il va de soi qu'on égrènera devant leur juge, et sans en oublier un seul point, la somme déjà clichée - et tout récemment dans l'Édit de Séville - de toutes les abominations qu'on veut que les quiétistes se permettent. « Il est fort possible, poursuit Fagniez, que tous ceux qui furent impliqués dans les poursuites n'aient pas adhéré à toutes ces perversions. » Relaxons donc quelques naïves religieuses qui n'auront même pas compris les horreurs qu'enseignaient leurs aumôniers. Mais « les charges établies (!) par la procédure ne permettent pas... de ranger Pierre Guérin, Claude et Pierre Buquet dans cette catégorie. Leur position prépondérante dans la secte résulte des informations et du nom même de « guérinets » donné à leurs disciples ». Avec des arguments de cette force, Fagniez eût tout aussi bien condamné Jeanne d'Arc. Comment cet homme de sens ne voit-il pas que la première question est ici de savoir s'il y eut « secte », et secte immonde. Que prouve un sobriquet, sinon, le plus souvent, la haine de ceux qui le font courir? Jeanne d'Arc est appelée « sorcière » ; et « athées » les premiers martyrs.
Et, pensant répondre à Corblet : « L'issue de l'affaire poursuit Fagniez, peut, il est vrai, faire supposer qu'ils ne furent pas convaincus ; emprisonnés (quatre fois!) mais non condamnés, ils finirent par être mis en liberté et par rentrer dans le ministère sacré. N'est-ce pas la preuve péremptoire,
 
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disent leurs apologistes, que les imputations dirigées contre eux étaient calomnieuses ? » Non, pas du tout, répond notre grave historien ; cela prouve seulement qu'ils auront confessé leurs ignominies, et rétracté leurs erreurs ; « réhabilitation achetée sans doute par un désaveu »: De ce désaveu, nulle trace dans le dossier. Et pour cause. Mais il est trois fois certain que si, par impossible, et à la barbe, si j'ose dire, du P. Joseph, on avait rendu leur liberté à des prêtres qui se seraient avoués coupables de tous les crimes dont on vient de nous réciter le catalogue, jamais l'évêque d'Amiens n'aurait permis à ces rescapés de reprendre leur ministère pastoral, comme si de rien n'avait été. Que si encore, et toujours par impossible, l'évêque avait oublié à ce point un de ses devoirs les plus sacrés, le P. Joseph aurait bientôt mis fin à un tel scandale.
Et encore : « Cette épidémie morale a fait bien plus de ravages que les quelques documents qui nous sont restés sur elle ne permettent de le constater. » Qu'en sait-il, puisque, de son propre aveu, les documents se taisent? « On estimait à plus de soixante mille le nombre de ceux qu'elle aurait atteints... Si les poursuites ne furent pas suivies de condamnations, ce n'est pas parce que l'innocence des inculpés fut reconnue, mais parce que ces poursuites les intimidèrent, les forcèrent de se disperser, de se cacher, de désavouer leurs erreurs. » Soixante-mille guérinets, conçoit. on qu'un historien de métier avale, si j'ose dire, de pareilles bourdes? que l'idée ne lui vienne pas de s'étonner, que, du jour au lendemain, dans un pays catholique, et lorsque déjà la contre-réforme a triomphé, l'ignoble propagande de trois prêtres libidineux ait pu infecter soixante mille fidèles ; puis, qu'il trouve vraisemblable que, du jour au lendemain, sans qu'une seule condamnation ait été portée, une telle multitude soit rentrée sous terre? Aussi bien; et quoi qu'il en dise, les chefs de la secte se cachèrent-ils si peu que, jusqu'à leur mort, nous pouvons suivre pas à pas leurs traces?
Il conclut plus intrépide que jamais : « L'hérésie s'éteignit. »
 
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Et d'autant plus vite, sans doute, qu'elle ne s'était jamais allumée. « Elle devait nécessairement renaître un jour, car l'exagération de la spiritualité et le sensualisme grossier qui en est souvent la suite, sont trop conformes aux éternels instincts de l'humanité pour ne pas se reproduire d'une façon en quelque sorte périodique. » Le métier de prophète est plus facile que celui d'historien. Au lieu de prédire, et à coup sûr, l'avenir, Fagniez aurait mieux fait d'appliquer une critique plus sérieuse à la tranche de passé dont il avait à connaître. La dent d'or de Fontenelle. Il ne rue déplaît pas, du reste, que dès le début de l'histoire de l'illuminisme en France éclate déjà la fanfare que l'on vient d'entendre, Ce disque va servir longtemps. Non, il n'est pas vrai que l'exploitation lubrique des choses spirituelles soit un de ces phénomènes naturels qui doivent fatalement, périodiquement reparaître dans l'évolution des milieux dévots et des couvents. Une monstruosité au contraire, et beaucoup moins conforme que la haine aux « éternels instincts de l'humanité ». Pour une poignée de quiétistes authentiques - et encore ! - l'histoire religieuse du XVII° siècle nous présente des calomniateurs par centaines de mille et des millions de gobeurs, automatiquement prêts à croire tout ce qu'on leur raconte de leur prochain, et surtout le pire.
Il nous reste quelques ouvrages de Guérin, mais devenus forts rares. « A l'époque où il était le plus attaqué, en 1633, écrit M. Corblet, il venait de publier un ouvrage intitulé : La sainte économie de la famille de Jésus... Puisqu'on a accusé Guérin d'avoir propagé de monstrueuses hérésies, à l'aide de ses livres, nous en devons trouver les traces dans La sainte Économie. Eh bien ! c'est un ouvrage d'une doctrine irréprochable. » Approuvé, da reste, par sept docteurs de Sorbonne, dont aucun ne pouvait ignorer la violente campagne menée contre le curé de Roye. Cette oeuvre a « quelque analogie avec l'Introduction à la vie dévote. Les principes en sont solides, sages et modérés. Nous avons cherché en vain ce qui aurait pu donner naissance, non pas à de légitimes
 
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accusations, mais à des prétextes de griefs, et nous n'avons trouvé qu'un seul passage qui, mal interprété, pouvait fournir des armes aux ennemis de Guérin. C'est le chapitre intitulé : Que la macération seule, sans autre règle, ne suffit pas. Il s'élève, et avec raison, contre la mortification du corps, quand elle reste isolée de celle du coeur. C'est là, vraisemblablement, ce qui a donné lieu à une calomnie qui est formulée dans les Mémoires de Trévoux : « Ces nouveaux docteurs, y est-il dit, défendaient à leurs confidentes l'usage de la pénitence, surtout de jeûner, sous prétexte qu'en affaiblissant le corps, on empêchait l'âme de s'élever à Dieu dans l'oraison. »
Non, me semble-t-il, les Pères de Trévoux n'ont pas pris la peine de lire ce livre. Les erreurs de Guérin, ils les ont dénichées dans l'Édit de Séville.
« Nous avons constaté la même pureté de doctrine dans un autre ouvrage que Guérin publia en 1641, sous ce titre : Le Dévot consultant ou adresse familière pour retirer profit des conférences spirituelles... Si Guérin avait eu les moindres tendances de rébellion contre l'Église, elles se seraient assurément fait jour dans les lettres intimes qu'il adressait aux Filles de la Croix. Nous avons lu attentivement cinquante-sept de ces lettres (inédites) et nous n'y avons trouvé qu'un perpétuel sujet d'édification. Ce qui nous a surtout frappé, c'est de n'y voir aucune récrimination contre les persécutions qu'endura Guérin. Quand il y fait allusion, c'est avec une discrétion qui nous parait un des caractères les plus héroïques de la charité chrétienne. »
Sans doute, mais il faut avouer aussi que, même chez de moins saints personnages, on remarque, en ce temps-là, et pendant tout le XVII° siècle, des trésors de résignation. Ils se laissent conduire en prison, aussi peu révoltés que nous quand nous allons payer nos impôts. Chez ceux-là même qui les savent innocents, pas d'indignation non plus, du moins qui se fasse entendre (1).
 
(1) Que la première responsabilité de ces étranges et, pour moi, de ces iniques procédures, pèse sur le P. Joseph, et que celui-ci, en persécutant les guérinets, ait voulu punir les amis du P. Laurent, aucun doute ne paraît possible là-dessus. C'est bien la pensée de Corblet, mais il se borne à l'insinuer, ce problème n'étant pas, croyait-il, de son sujet. « Ne pourrait-on pas, se demande-t-il, expliquer toute cette procédure par quelques vengeances mystérieuses du P. Joseph auquel Richelieu prêtait souvent une oreille trop complaisante? En l'absence de documente positifs, nous n'osons pas nous prononcer sur ce point, pas plus que sur la réalité de véritables illuminés (les Pères Laurent et Rodolphe) qui auraient répandu leurs erreurs à Roye, à Montdidier, à Noyon et dans quelques autres parties de la Picardie. Faut-il croire qu'il y eut véritablement des sectaires dans notre province en 1634, et qu'on eut l'art d'en faire une arme contre Guérin en leur donnant son nom ? Faut-il admettre sur le témoignage suspect de Vittorio Siri (car c'est lui qui a lancé la légende des illuminés de Picardie [cf. Corblet, Ib., pp. 14-15]) qu'ils s'élevaient au nombre de 6o.ooo, alors que les chroniqueurs du temps de Louis XIII restent à nec près muets sur toute cette affaire ? Après avoir démontré la parfaite innocence des prétendus promoteurs de cette hérésie quiétiste, faut-il étendre le verdict d'acquittement à tous ceux qu'or s'est habitué à désigner sous le nom de Guérinets ? A toutes ces questions, je crois prudent de répondre ce que le poète Malherbe disait de l'affaire des religieuses de Loudun, qui eut lieu à peu près à la même époque, en 1633: « Je ne sais certainement pas à quoi me résoudre là-dessus. Il y a des intrigues en cette matière qui ne se démêleront jamais que nous ne soyons en lieu où le jour soit plus clair qu'il n'est en ce monde. » Ainsi Corblét. On voit parfaitement ce qu'il pense, et qu'il ne croit pas aux 6o.ooo. Mais pourquoi hésiter ainsi ? Qu'il y ait là-dessous une foule de mystères, c'est bien évident. Où n'y en a-t-il pas ? Mais pour moi un accusé est innocent aussi longtemps qu'on n'apporte pas la preuve de ses crimes. Laurent de Troyes était peut-être moins saint que P. Guérin, mais rien ne prouve qu'il ait été quiétiste.
 
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Guérin se démit « de ses fonctions de curé de Saint-Georges en 1636, pour s'adonner tout entier à la direction des Filles de la Croix qui s'étaient réfugiées à Paris », après la prise et le pillage de Roye par les Impériaux en 1636. « Il se retira sur la paroisse Saint-Georges dont il devint prêtre habitué et où il faisait le catéchisme. Le commandant de Sillery... lui aurait fait obtenir une pension, réparation bien tardive de longues injustices. Jusqu'à sa mort (entre 1654 et 1658), il resta le directeur des maisons des Filles de la Croix qui avaient gardé la règle primitive ». Claude Buquet resta curé de Saint-Pierre et mourut paisiblement à Roye en 1645. Quant à son frère Antoine, « il mourut de la peste en 1635, victime de son zèle en remplissant les fonctions d'administrateur à l'Hôtel-Dieu de Montdidier ». Telle fut la fin bienheureuse de ces trois prêtres « qu'on accuse d'avoir mis en péril l'antique foi de la Picardie (1)».
 
(1) Corblet, op. cit., passim.
 
2. MADELEINE DE FLERS
 
I. - Dans ce groupe de persécutés figure une curieuse personne, plus inquiétante peut-être que ses prétendus complices, ou qui, du moins, paraît telle à première vue. C'est la Mère Madeleine de Flers, religieuse augustine, en résidence pendant de longues années à l'Hôtel-Dieu de Montdidier. Elle a tâté elle aussi de la prison, ayant été enveloppée avec Guérin et les deux Buquet dans la rafle de 1634, dont Corblet nous parlait plus haut, et qui aboutit à un non-lieu. Cela seul montrerait qu'on attachait alors une importance particulière à la Mère Madeleine. Une fois rendue à la liberté, Corblet se désintéresse d'elle pour ne plus s'occuper que des trois chefs de la secte prétendue. Comment ce bon chercheur a-t-il pu ignorer les nouvelles et prochaines aventures qui attendaient Madeleine, ou plutôt, comment n'a-t-il pas été tenté de suivre la piste, pourtant pleine de promesses, que lui ouvraient deux lignes de Racine dans l'Histoire de Port-Royal? Racine, dit Corblet, s'est fait l'écho des injustices dont furent abreuvés pendant leur vie, et plus encore après leur mort, les prétendus illuminés de Picardie. Parlant en effet de leurs religieuses de Montdidier qui auraient été introduites à Maubuisson par un des visiteurs de l'Ordre : « Elles étaient, dit-il, de la secte de ces illuminés de Roye, qu'on nommait les Guérinets, dont le cardinal de Richelieu fit faire une si exacte perquisition (1). » Exemple amusant des hasards capricieux qui nous mènent tous dans nos recherches. Pour moi qui ne me souciais aucunement des Guérinets, ce sont ces deux lignes de Racine qui m'ont mis, pour ainsi dire, la puce à l'oreille, averti que je suis, par une longue expérience, qu'il faut toujours faire faire quarantaine à une accusation de quiétisme lorsqu'on la rencontre dans un livre quel qu'il soit. Racine
 
(1) Corblet, op. cit., p. 13.
 
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aidant, les deux guérinettes dont il parle m'ont conduit chez Pierre Guérin où M. Corblet m'attendait. Deux quiétistes donc, et qui « auraient été introduites à Maubuisson », le bel épisode! Pourquoi d'ailleurs ce conditionnel défiant? Elles y sont si bien venues qu'il n'a pas fallu moins de six mois pour les en déloger. L'une, et de beaucoup la plus redoutable, était Madeleine de Flers; l'autre, une Mère Antoinette, simple confidente de tragédie. Mieux encore: l'histoire de leur séjour à Maubuisson nous a été racontée, et par le menu - plus de trente pages serrées -, dans le livre le plus folâtre ou le seul de toute la littérature port-royaliste : Modèle de foi et de patience dans toutes les traverses de la vie et dans les grandes persécutions ou Vie de la Mère de Marie des Anges (Suireau) abbesse de Maubuisson et de Port-Royal (1). Ajoutons, car ce détail a son intérêt : «et tante de M. Nicole. » « Cette vie a été écrite par une religieuse de Port-Royal appelée la Soeur Eustochie, fille de Mme de Brégis (la précieuse bien connue), sur les mémoires qui lui ont été fournis par la soeur de Sainte-Candide le Cerf, religieuse de Maubuisson, qui les avait dressés à la sollicitation de la Mère Angélique, à mesure que les choses arrivaient. » Nous avons donc ici, dressé par un témoin, à. qui nous ne pouvons refuser a priori notre confiance, la soeur Candide, le journal de ce qui s'est passé à Maubuisson pendant les six mois qui nous intéressent. Aubaine trop rare pour que nous perdions une parcelle de ce qu'elle nous offre sous la dent. Dans presque tous nos autres chapitres, nos documents ne sont guère que des exercices de rhétorique, ou d'éloquence. Ici des faits, des entretiens minutieusement rapportés et par une fine mouche qui ne gardait, si j'ose dire, ni ses yeux, ni ses oreilles dans sa poche. Au demeurant la bagatelle littéraire n'y perd rien.
Savourez plutôt une de leurs historiettes, et la plus inoffensive.
 
(1) Ce livre achevé en 1685 n'a été imprimé qu'en 1754. Racine très probablement l'aura lu en manuscrit. En tous cas, l'histoire de la Mère Madeleine à Maubuisson était bien connue de tous les amis de Port-Royal.
 
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Est en scène Dom Bénin, le bien nominé, confesseur de l'Abbaye, fort brave homme, mais d'une niaiserie à toute épreuve. Il se croyait doué pour la controverse et s'était promis de déjanséniser Maubuisson. Aussi
 
ne pouvait-il s'empêcher de brouiller toutes les filles sur les contestations du temps, en leur donnant l'impression que la Mère (des Anges) était infectée d'hérésie... (Un jour) la Mère s'entretenant bonnement avec la soeur Candide et quelques autres s'avisa que, pour empêcher Dom Bénin de parler, il le fallait prier de faire quelques écrits. La soeur Damour la jeune, prenant cette petite délibération au pied levé, fut voir le bonhomme, et lui dit qu'étant capable comme il l'était, il ferait bien mieux de composer que de s'amuser de parler à des filles des matières de controverse, à quoi elles n'entendaient rien. Aussitôt, avec grande gaieté, Dom Bénin lui dit : « Hé bien que souhaitez-vous de moi?... Vous n'avez qu'à dire. Quoi, que voulez-vous? Vous vous appelez Marie. » La soeur Damour qui ne s'attendait pas à un consentement si prompt, fut surprise et lui voulant donner un sujet éloigné des controverses et en même temps fort stérile, afin qu'il eût lieu d'y rêver plus longtemps, elle lui dit en riant : « Mon Père, il est vrai que je m'appelle Marie. Voulez-vous me faire un discours sur les trois Maries ? Vous m'obligerez. » Le bonhomme l'accepte aussitôt sans difficulté. La soeur Damour mourait d'envie de rire; c'est pourquoi elle s'en alla promptement et vint conter tout à la Mère qui ne put s'empêcher d'en rire un peu.
Dom Bénin s'appliqua donc à ce livre, où il joignit le voyage de la Vierge en Bethléem aux trois Maries. Il y fit faire de grands et amples dialogues à ses saintes femmes..., si plaisants qu'il était impossible d'en lire trois lignes sans mourir de rire, et la Mère même, quoique grave et recueillie au dernier point, ne pouvait s'en empêcher. La soeur Candide ne se souvient plus de rien de particulier de ce livre, sinon qu'on n'avait jamais rien vu de plus mal fait et de plus risible. Cependant Dom Bénin n'en portait pas le même jugement; il le jugeait fort digne d'être imprimé. C'est pourquoi, l'ayant fort bien écrit en cahiers, il le passa à la soeur Damour avec grand agrément, afin qu'étant célérière elle le fit imprimer aux dépens de la maison...
Mais ce livre coûta plus cher à la Soeur Damour qu'à Maubuisson. Car les Pères (de Cîteaux) soutenaient beaucoup Dom Bénin, parce qu'abusant de. sa simplicité, ils lui faisaient dire et faire tout ce qui leur plaisait, ce que par honneur et politique ils n'auraient
 
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osé faire. C'est pourquoi M. de Prières (Dom Jouaust), grand directeur de la Soeur Damour, ayant su, on ne sait par qui, ce qui s'était passé, et les petites railleries qu'elle avait faites du livre de Dom Bénin, il en parla fort sérieusement à la Mère et l'engagea d'en faire faire à la fille une pénitence en plein chapitre : ce que la Mère fit par quelques vues particulières, quoiqu'elle crût la faute de la Soeur Damour fort excusable, ce livre étant aussi ridicule qu'il était (1).
 
On a le ton. Et non pas seulement du livre de Candide - la mal nommée, celle-ci -; mais de l'abbaye, avant, pendant et après le passage de la Mère Madeleine. Pour la vive évocation d'une ruche conventuelle en rupture de solennité, Vert-Vert n'est pas comparable à ces Provinciales du cloître. Mais ici, beaucoup plus de guêpes qu'à Nevers et combien perfides ! Qu'elles s'amusent follement du fantoche qu'on leur a donné pour confesseur, et qui les assomme, puisque la tante de Nicole le leur pardonne, moi aussi. Mais elles ne s'en tiennent pas là. Leur joli rire sonne
 
(1) Modèle, pp. 315, 317. De Dom Quinet, leur bête noire principale, et qui va bientôt nous occuper, voici le portrait, digne du Lutrin : « La manière de vivre de cet abbé - confesseur à Maubuisson pendant deux ans - avait de la conformité à sa délicieuse dévotion. Il avait un soin extrême de sa santé, très peu convenable à sa naissance, qui était très basse, n'étant que fils d'un laboureur, et à sa profession de moine. Au commencement qu'il fut à Maubuisson, il se trouva incommodé... ; il fut obligé de quitter l'abstinence et de se mettre dans les remèdes. Mais, sans juger témérairement, on peut dire qu'il passa bien les bornes. Il n'était nourri que d'excellents bouillons, oeufs frais tous les matins, bons poulets, lapins, chapons... ; ne mangeant presque jamais de viande commune. Son estomac, affaibli par le mal et par les saignées, avait besoin que certaines choses fussent accommodées de sucre, mais il en faisait mettre généralement à tout ce qui le pouvait porter, et avec excès. » Tout Maubuisson comptait les morceaux. Ces grandes dames sont très généreuses, mais leur main gauche n'ignore pas ce que donne leur main droite. « Vers le printemps il eut une fièvre tierce, qui lui laissa des chaleurs et des intempéries de sang qui l'obligèrent à passer l'été dans les remèdes. Il se baigna en chambre, prit des eaux, du petit lait clarifié, des apozèmes gelées (l'apozème, c'est une décoction faite et préparée avec des racines et autres simples - Richelet le fait masculin), sirops battus dans sa boisson ordinaire, bouillons drogués tous les matins. Mais il joignit à ces remèdes, dont l'infirmité peut user, des délicatesses, confitures sèches, noix confites, écorce de citron et d'orange, conserves, pâtes... On n'y voyait nulle nécessité, mais une mauvaise accoutumance, peu convenable à un religieux. Sa délicatesse dans ses habits allait de pair... Par petits intervalles néanmoins il faisait l'abstinence. » - C'est le mot de la fin : « Mais sa délicatesse n'en était pas moindre, car il lui fallait d'excellent poisson... » (Modèle, p. 218-219).
 
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faux, dès que, par derrière Dom Bénin, elles voient se dresser, ou plutôt se cacher, de beaucoup plus hauts personnages, les supérieurs cisterciens de qui relève l'abbaye et qui ont recours, disent-elles, aux manoeuvres les plus subtiles pour y maintenir leur domination.
 
II. - On sait que la Mère Angélique Arnauld avait travaillé la première, et de maîtresse main, à la réforme de Maubuisson. Peut-être avec moins de succès que ne le veut la légende de Port-Royal, puisque cinq ans après son départ tout était, parait-il, à recommencer. L'abbesse qui lui avait succédé, Mme de Soissons, soeur naturelle de Mlle de Longueville, « quoique bonne personne », austère même, et, qui plus est, adorée de ses filles comme une « idole », n'avait pas, nous dit-on encore, le génie du gouvernement.
A sa mort, il ne restait pas un sou dans les coffres, pas même de quoi acheter une chandelle. Le spirituel ne battait pas moins de l'aile. On nous donne là-dessus des détails qui font frémir : « Elle avait reçu plus d'une douzaine de filles de Paris, qui n'avaient que peu ou point de vocation. Toute leur dévotion allait à des exercices d'une piété molle et agréable aux sens. Elles chantaient fort bien la musique, faisaient des processions dans les jardins, têtes nues, les cheveux épars, couronnés d'épines, chantant des hymnes et autres choses (1)... » Ce que voyant, la surabbesse, Mme de Longueville, sentit bien qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'enrayer une telle décadence, que de confier à nouveau l'abbaye à une fille de Port-Royal. Le choix tomba sur Marie des Anges, excellente religieuse à tous égards, moins intelligente que son neveu, M. Nicole, mais comme lui sérieuse, un peu terne, et languissamment tenace. Comme les tantes de nos amis sont nos tantes, qu'il soit entendu que, dans tout ce qui va
 
(1) Op. cit., p. 17.
 
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suivre, Marie des Anges ne sera jamais par moi tourmentée. On se proposait donc de la donner pour coadjutrice à Mme de Soissons, qui, sur ces entrefaites, eut le bon esprit de mourir. Marie des Anges, accompagnée de la Mère Agnès, qui devait la guider pendant quelques mois, quitta Port-Royal en janvier 1627, pour prendre possession de son abbaye (1). Elle s'y débattra douloureusement, piteusement, pendant vingt-deux ans, parmi des difficultés sans nombre, trop faible et trop seule pour remplir le programme qu'elle s'était fixé, c'est-à-dire pour faire de Maubuisson un autre Port-Royal; trop rigide pour se résigner à réduire d'une ligne les exigences de ce programme. Nos soeurs n'essaient pas de dissimuler cette défaite, sauf à en rendre uniquement responsables les supérieurs de l'abbaye.
 
Il est visible, disent-elles, que la Mère des Anges était une religieuse et une abbesse selon le coeur de Dieu - c'est bien mon avis - mais dès qu'il s'est introduit dans l'abbaye de Maubuisson des gens sans expérience et qui y ont apporté un esprit prévenu de fausses maximes sur la conduite des monastères de filles, ou sur la spiritualité, alors une abbesse et un gouvernement qui faisaient la consolation et l'admiration de l'Ordre de Cîteaux sont devenus des sujets d'inquiétude, de peine, de traverse, et de contradiction continuelles. C'est ce qu'on va voir (2).
 
Ainsi deux sources principales de conflit - sans compter les mille petites passions, jalousie surtout, que l'on voit s'exaspérer, comme derrière une vitre, dans cette abbaye en ébullition. Deux conflits et qui s'enchevêtrent. Ni sur la doctrine spirituelle ni sur les « maximes du gouvernement », les cisterciens réformés, de qui relève Maubuisson, ne peuvent s'entendre avec cette abbesse très bonne, très
 
(1) Eugénie Arnauld était aussi de la partie et elle resta plus longtemps à Maubuisson que la Mère Agnès. On voit très bien la communauté hostile d'instinct à ces étrangères ; on n'y eut de cesse qu'on ne se fût débarrassé d'Eugénie, éminence grise de Marie des Anges et plus inflexible.
(2) Op. cit., p. 188.
 
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sainte, mais aveuglément docile aux exemples de la Mère Angélique, et aux directions de M. de Saint-Cyran.
En lui disant adieu, la Mère Angélique lui avait donné par écrit quelques avis dont voici le troisième : « De ne pas s'engager avec tous les religieux de Pontoise, tant jésuites que capucins, et de ne les laisser pas entretenir les religieuses. » En fait et pour les personnes, rien à craindre de ce côté-là. Ni les capucins ni les jésuites ne paraissent dans les coulisses du drame qui s'annonce. Mais, quoi qu'il en soit de la lettre, l'esprit de cette consigne nous est assez clair. C'est une résistance acharnée à ce que nous avons appelé l'Humanisme dévot, comme aux directions essentielles de la mystique renaissance qui se poursuivait alors. Retour à l'antiquité et retour passionné par la manie Saint-cyranienne et Port-royaliste de tout dénigrer dans le pré-sent. L'ennemi de fond, qu'on ne nomme pas parce qu'on le vénère, et parce qu'on voudrait tant se couvrir de lui, c'est François de Sales. D'où une habileté souveraine à dénicher, à amplifier les excès, plus ou moins dangereux, mais assurément regrettables, que font naître les directions nouvelles quand elles sont appliquées par des maladroits. Imaginez que Dom Bénin se mêle de commenter saint Jean de la Croix! De ces maladroits, il yen a eu plus d'un, si je ne me trompe, parmi les directeurs spirituels de Maubuisson. N'oubliez pas toutefois que nous ne les connaissons que par les impitoyables caricatures qu'en a dessinées la vipérine Sainte-Candide.
Il y aurait donc eu à Maubuisson, pendant les premières années de la Mère des Anges, et avant la propagande prétendue quiétiste de Madeleine de Flers, une épidémie de mysticité. Un jeune moine, Louis Quinet, aurait enseigné aux moniales une spiritualité plus sublime que pratique, en même temps qu'il se serait efforcé par divers moyens, et non sans succès, de battre en brèche l'autorité de l'abbesse. Il aurait même en très peu de temps « gagné à lui presque toutes les filles..., celles-là précisément dont on espérait le
 
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plus, parce que c'étaient de bons esprits..., que la Mère avait toujours regardées comme propres à établir la réforme. » Au bout de trois mois les plus intelligentes étaient gagnées et les plus ferventes. Ainsi la maîtresse des novices, « qui était l'esprit le plus capable et le plus judicieux de la maison, fille spirituelle et zélée que la Mère Angélique même regardait comme un grand sujet ». Mais, bien entendu, ambitieuse et intrigante. La Mère Angélique aurait dû le deviner. Une autre - et ceci est encore plus douloureux - « était une fille que M. de Saint-Cyran avait donnée à la Mère et qu'elle avait reçue par charité ». Dom Quinet aurait entouré de plus de soins la soeur Euphémie, « parce qu'elle faisait la spirituelle et avait l'esprit fort curieux et fervent... Elle s'évaporait à force de spiritualités. Il lui communiquait ses lumières qu'elle recevait avec grand goût. Elle (s'y) plaisait tellement... qu'elle en était presque toujours en ravissement et hors d'elle-même. Elle méprisait tout autre chose, tant elle était transcendante, et elle dédaignait la conduite de la Mère, qui était toute solide et n'avait rien de ces imaginations ». Il lui arrivait de « tomber en pâmoison », ce qui, en effet, ne saurait être la preuve d'une solidité parfaite.
 
Il est vrai qu'elle était austère et régulière au dernier point - tiens! tiens! - et c'est ce qui fit que la Mère consentit qu'elle parlât quelquefois à quelques-unes des novices, voulant voir si elle leur communiquerait quelque chose de son extrême ardeur pour les observances.
 
Comment Candide n'a-t-elle pas senti que ces quatre mots justifiaient surabondamment « la conduite » de Dom Quinet ?
 
La première à qui elle parla était une novice fort affective et d'un esprit faible. Mais cela réussit mal et l'on eut grand'peine à réparer l'indisposition où elle s'était mise en suivant la conduite de ce confesseur, lequel, quand on lui parlait de ces désordres,
 
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les attribuait à la faiblesse de leur esprit, qui ne pouvait, disait-il, porter les opérations divines.
 
Cette spiritualité prétendue nouvelle
 
consistait dans des pensées d'une dévotion fort délicieuse... On n'y parlait point de la crainte des jugements de Dieu, de ses péchés, des peines qu'ils méritent, mais de vérités de théorie sur l'essence de Dieu et sujets semblables.
 
Directions pratiques. a) « L'abnégation spirituelle des soustractions des sentiments de Dieu dans tous les exercices spirituels. » Est-ce là ce qu'on appelle une « dévotion délicieuse » ? - b) « Des actes d'amour entremêlés de pensées excellentes sur la grandeur de Dieu et de ses attributs. » - c) « Un certain anéantissement spirituel imaginaire et difficile à comprendre. »
 
Tout ce mystère se passait dans l'intelligence, et il y avait peu de filles à Maubuisson qui l'entendissent, ce qui lui faisait dire très souvent à la soeur Candide qu'il avait grand regret de voir que l'on était si peu spirituel, qu'il n'en trouvait point de pareilles aux Carmélites... Et il disait que ce peu de spiritualité venait du défaut de la conduite de la Mère. Mais, parmi ces spiritualités, ce Père inspirait toujours l'esprit de division et d'indépendance de la Mère.
 
Il avait le plus grand tort si cela est vrai. Mais est-ce vrai ?
 
Pour la correction et la réformation de leurs moeurs, c'est à quoi il ne s'appliqua pas. Quelque grande que fût leur faute, elles en étaient quittes pour une douce exhortation, plus propre à les satisfaire qu'à les corriger... Il ne parlait jamais de pénitence ni de mortification, et comme la soeur Candide en était fort surprise..., il lui disait qu'il n'en parlait point, parce qu'il supposait parler à des personnes mortifiées, parlant à des religieuses (1).
 
(1) Op. cit., p. 185-2o1.
 
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Ce qui n'était pas si ridicule. Il aurait pu ajouter qu'il ne parlait pas de cela, mortification, réforme des moeurs, parce que la Mère ne leur parlait que de cela. Rien, du reste, ne me paraît inquiétant dans cette doctrine que l'on veut et que l'on croit nous présenter sous le jour le plus douteux. Ce sont là des lieux communs, et je crains bien que la soeur Candide n'eût pas trouvé beaucoup plus solide la direction de François de Sales. Nous connaissons Dom Quinet par ailleurs. Richelieu l'estimait fort et lui donnera bientôt l'abbaye de Barbery, dans le diocèse de Lisieux. Il a beaucoup écrit sur les choses spirituelles et n'a jamais passé pour extravagant (1). Peut-être manquait-il encore d'expérience et doit-on lui reprocher, sinon d'avoir combattu l'abbesse, au moins de s'être gouverné comme si elle ne comptait pas.
Je ne m'attarde pas sans raison à cet épisode qui, sous une forme ou sous une autre, va se renouveler constamment tout le long du XVII° siècle, et bientôt, à Maubuisson même, lorsque Madeleine de Flers entrera en scène. Avec des variantes insignifiantes, ce sera toujours le heurt de deux. spiritualités qui se croiertt et se veulent ennemies, et qui, d'ailleurs, se réconcilieraient sans peine si de mesquines querelles n'épaississaient et ne prolongeaient à plaisir, de part et d'autre, de simples malentendus. Mais enfin ce n'est là qu'un épisode. Quinet ne confessera Maubuisson que pendant deux ans, et rien ne prouve que les Pères de l'Ordre qui lui ont succédé se soient fait des choses spirituelles les mêmes idées que lui. Plusieurs, je le crois, mais non pas tous. Confesseurs, visiteurs ou supérieurs, tous en revanche, ils se trouvent unanimes à s'attribuer sur la conduite et spirituelle et même temporelle de Maubuisson une sorte de monopole, contre lequel Marie des Anges, fidèle au principe de Port-Royal, luttera, le plus doucement qu'il lui sera possible, mais sans défaillance. Là est vraiment l'enjeu de ce long débat.
 
 
(1) Cf. son article, dans Féret : La Faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres, t. V, p. 292 et suiv.
 
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Ils tiennent que les abbesses, les religieux et les religieuses mêmes ne peuvent pas être conduits à la perfection de leur état par des prêtres séculiers ou par des religieux d'un autre ordre, quelque parfaits qu'ils puissent être... C'est sur cette maxime qu'ils ont fait à la Mère depuis son entrée, jusqu'à sa sortie de Maubuisson, leurs plus grandes persécutions, ne pouvant admettre qu'elle fît venir aucun ecclésiastique séculier ou régulier pour elle ou pour les religieuses. C'est par cette maxime qu'ils ont persécuté tous ceux qui sont venus à Maubuisson;
 
il en venait donc ;
 
et les ont enfin chassés tous. Ils ont tâché par toutes sortes de voies de persuader cette maxime à toutes les filles, et ils l'ont fait effectivement à celles qui étaient particulièrement dans leur confidence. Mais comme les autres n'ont pu s'en persuader..., cela a causé le trouble et la désunion des esprits. Suivant ce principe, M. de Barbery a fait chasser de Maubuisson le P. Benoît et le P. Vincent de l'Oratoire; M. de Prières et M. de la Charité ont fait bannir M. d'Us (séculier) et peiné beaucoup de filles à ce sujet. M. de la Charité et Dom Quinet, Prieur de Royaumont, ont décrié un bon P. Barnabite, pour l'obliger de ne plus revenir à Maubuisson faire des confessions extraordinaires, et ils ont troublé étrangement la maison deux ans durant à ce sujet.
 
D'autres, d'autres charrettes encore. Mais, avant de nous émouvoir, rappelons-nous, une fois de plus, que nous n'entendons ici qu'une cloche. Non que ces plaintes me paraissent toutes imaginaires. Je crois plutôt que les Pères de l'Ordre ont souvent déployé à défendre leur monopole plus d'acharnement qu'il n'aurait fallu. Après tout, le Droit canon d'aujourd'hui donne raison à Marie des Anges, tout en condamnant du même coup - nos soeurs, m'ont bien l'air de l'oublier -, les exclusives qu'on a vu que la Mère Angélique ne se privait pas de prononcer. De bons prêtres séculiers? Rien de mieux. L'Église l'approuve ainsi. Mais de quel droit proscrire en bloc tous les capucins et tous les jésuites? J'ai aussi le sentiment, à lire les innombrables détails et si curieux qu'on nous donne, que les Pères
 
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regardaient trop Maubuisson comme leur chose, et l'abbesse comme un mannequin muni d'une crosse.
Mais, de l'autre côté des grilles, il semble aussi que l'on incline trop à prendre les supérieurs ou les confesseurs pour des machines à donner l'absolution et à parapher les contrats de vente. Si large qu'ils doivent ouvrir la porte de leurs confessionnaux à des prêtres de bon renom, leur devoir strict est aussi de barrer le chemin aux brouillons et aux messagers d'une doctrine, ou toute mauvaise, ou même simplement douteuse. Dans la liste rouge dont nous avons donné plus haut quelques fragments se glisse une phrase qui en dit assez long là-dessus.
 
M. de Prières, les deux abbés de Chatillon... et les autres abbés ont tous ensemble usé de tous les moyens pour éloigner M. de Saint-Cyran et les autres personnes de piété, dont la Mère et les Soeurs prenaient des avis de conscience (1).
 
Telle n'est certainement pas la moins irritée ni, d'ailleurs, la plus imaginaire de leurs plaintes. Marie des Anges avait une confiance illimitée en Saint-Cyran. Elle l'appelait à Maubuisson, où il faisait parfois d'assez longs séjours, passant des heures entières, sinon au confessionnal - car il avait peu de goût pour ce ministère - du moins au parloir, où la Mère lui envoyait les consciences en détresse. Si étrange, si excessif dans ses propos, comment veut-on que les Pères de Cîteaux aient vu sans inquiétude un tel homme dans la place? (2). Mais venons enfin à Madeleine de
 
(1) Op. cit., p. 191.
(2) Sur l'abbé de Saint-Cyran à Maubuisson, cf. le P. Rapin, Histoire du Jansénisme, p. 3o4 sq. Il y a là de précieux détails, que Rapin tenait de son ami Dom Jouaux, abbé de Prières - un peu romancés, je crois, c'est-à-dire tirés au noir et par l'un et par l'autre, mais vrais dans l'ensemble. Dom Jouaux, débarquant à Maubuisson (juillet 1635), « apprit que l'abbé de Saint-Cyran venait de Paris pour y passer quelques jours auprès de deux ou trois religieuses qu'il dirigeait en cette maison. Le commerce qui avait été autrefois entre Port-Royal et Maubuisson... avait donné lieu aux habitudes qu'avait cet abbé en ce monastère, que Madeleine Suyreau... gouvernait alors en qualité d'abbesse. C'était une bonne et vertueuse fille. » Dom Jouaux parlait donc de Marie des Anges estes aucune amertume personnelle. Ce fut lors de cette rencontre mémorable que Saint-Cyran, pris d'un de ces vertiges coutumiers, développa les plus extravagantes de ses idées, devant l'abbé de Prières, qu'il voyait pour la première fois et qui manquait tout à fait d'humour, « Ce qui contribua à faire connaître l'esprit du docteur à l'abbé de Prières, (qui) comprit dès lors combien il serait capable de faire mal avec de si terribles maximes. Cela l'obligea d'en avertir l'abbesse de Maubuisson pour interdire le commerce d'un homme si dangereux dans sa maison où l'esprit des filles, naturellement faible et curieux, serait capable de recevoir toutes les impressions qu'un homme de ce caractère pourrait leur donner. Mais ayant su qu'on n'avait nullement profité de ses avis et que cet abbé fréquentait toujours ce monastère, il ne voulut plus y retourner ». Ceci met au point les accusations trop sommaires portées plus haut par Candide. Il n'est donc pas vrai que les Pères de l'Ordre aient usé de tous les moyens pour éloigner M. de Saint-Cyran. Ils auraient pu lui interdire l'accès de l'abbaye. Soit manque de courage, soit condescendance, ils ne l'ont pas fait. Au demeurant peut-être n'a-t-on pas assez dit l'importance de cet épisode dans l'histoire si obscure de Saint-Cyran. C'est, je crois, cet entretien avec Dom Jouaux qui l'a perdu. L'abbé de Prières avait l'oreille de Richelieu. Son intervention, plus que tout le reste, aura décidé le cardinal à faire conduire Saint-Cyran à Vincennes.
 
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Flers et aux six mois orageux qu'elle a passés dans cette abbaye effervescente.
 
III. - On se rappelle Dom Quinet et le succès de sa propagande à Maubuisson ; le prestige qu'il avait acquis sur une élite nombreuse et fervente de moniales, la résistance que lui opposaient certaines autres. Une fois congédié sur les instances, peut-être justifiées, peut-être non, de la Mère des Anges, la guerre civile continue de plus belle. D'un côté, celles qui entendent rester fidèles aux leçons et à l'esprit de Quinet; l'abbesse, de l'autre, et ses troupes, qui voudraient rallier toute la maison à une spiritualité qu'elles disent plus solide et qui n'est peut-être que plus desséchante. Pour alléger le récit qui ne sera que trop encombré, je baptise les unes Spirituelles et les autres Port-Royalistes : deux simples chiffres que ne sous-entendent dans ma pensée aucun « jugement de valeur ». Port-Royaliste ne veut pas dire janséniste ; spirituelles n'est synonyme ni d'illuminées, ni de véritables mystiques. Bien qu'on insinue perfidement le contraire, la personne même du confesseur pèse peu dans le conflit. On pense bien que les plus agitées des Port-Royalistes en voulaient
 
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à Quinet d'avoir trop laissé voir où allaient ses préférences, et que, de leur côté, ses élues n'étaient pas insensibles à l'aménité de son commerce. Inévitables  passionnettes que nous n'avons certes pas le droit d'ignorer tout à fait, mais que l'historien doit laisser grignoter aux amateurs de potins. En fait, les spirituelles ne se sont pas attardées à gémir sur le départ de Quinet ; elles se passeraient, elles
se passent de lui sans peine. Et c'est là une bonne note. Ce qu'elles veulent surtout, et avec une ténacité non moins amusante que significative, c'est que la spiritualité ennemie ne triomphe pas dans la maison. Parvenir à cela ne serait pas commode, malgré l'appui assez efficace du confesseur, Dom Catois, qu'elles avaient, Dieu sait comment, gagné à leur cause. Maubuisson avait alors pour supérieur l'abbé de La Charmoye, Dom Mangier, le seul des Pères de l'Ordre que les mémoires de Candide ne déchirent pas. Un brave homme, indulgent, pacifique, ami de tout le monde, lié avec la Mère Angélique et avec Saint-Cyran, plein d'amitié et de déférence pour Marie des Anges. Grâce à lui la timide Mère avait réussi non seulement à se défaire de Dom Quinet, mais encore à déposer de leurs charges l'état-major des Spirituelles, notamment la Maîtresse des novices, et à les remplacer par de mieux pensantes. Revenir sur tout cela était impossible. Ce que voyant,
 
elles s'avisèrent d'une autre chose qui fut de... solliciter puissamment (le supérieur) d'agréer que l'on fît venir des religieuses étrangères pour la conduite et l'instruction des novices et jeunes professes, espérant par là en ôter la direction à la nouvelle maîtresse,
 
ou tout au moins paralyser l'influence de celle-ci et, du même coup, celle de Marie des Anges. Bizarre complot, mais ce que femme veut...
 
Il n'y eut point de moyen dont le confesseur et ces filles ne se servirent pour faire entrer ce bon supérieur dans leur dessein ;
 
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elles furent assez hardies, aussi bien que Dom Catois, pour lui vouloir prouver que la conduite de la Mère n'était pas assez intérieure et spirituelle. Elles intéressent tous les abbés dans cette proposition..., les assurant que le peu d'avancement des filles ne venait que faute d'instruction et de conduite ; que ce n'était que par là que les carmélites rendaient les filles si spirituelles, selon M. de Barbery.
 
Ah ! Dom Quinet leur avait porté un maître coup le jour où pour stimuler les Spirituelles et pour convaincre les autres, il leur avait dit que leur Maubuisson vermoulu et tiède n'était qu'une pauvre chose auprès des Carmels; contraste d'autant plus humiliant que Maubuisson est comme un faubourg de Pontoise, et que le Carmel de cette ville, où Mme Acarie était morte en odeur de sainteté, flambait alors comme un buisson ardent. Enfin
 
que n'y ayant dans Maubuisson que trois ou quatre filles capables de conduire et d'instruire, desquelles la Mère ne se voulait point servir, il était absolument nécessaire d'en faire venir d'autres.
Ils furent deux ans à poursuivre ce dessein auprès de M. de La Charmoye ; tous les abbés et les religieux de l'Ordre, qui passaient à Maubuisson, entrant dans leur dessein, en parlaient à ce bon supérieur comme fort utile; en sorte que ce bon Vicaire en parlait à la Mère toutes les fois qu'il venait à Maubuisson. Mais la Mère y sentait une telle opposition qu'elle lui disait n'y pouvoir aucunement consentir ; parce que les religieuses (sur qui on avait jeté les yeux) étaient des Hospitalières de Montdidier, dont l'une était en grande réputation de sainteté et dans des voies sublimes d'extase, de ravissement et de doctrine..., de quoi la Mère avait de l'éloignement, ne trouvant de sûreté que dans la charité et la simplicité de l'Evangile.
 
Nos guêpes jouent serré, comme on le voit. Tout leur réquisitoire, du reste, est dressé de maîtresse main. Quoi que néanmoins on doive penser de Madeleine de Flers, il saute aux yeux, aux miens veux-je dire, que l'abbesse avait ici tout à fait raison. On ne conçoit même pas que tant d'hommes sages aient prêté les mains à une conspiration
 
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aussi maladroite. Confier une mission que les circonstances. rendaient trois fois délicate, à une religieuse étrangère, à une augustine mal informée sans doute des traditions cisterciennes, et qui plus est, à une extatique, il me semble que le bon. sens de François de Sales n'aurait pas accepté, pas même discuté, une idée aussi extraordinaire. Et, qui plus est, ceci devait se passer vers 1635, c'est-à-dire après la
rafle des guérinets parmi lesquels se trouvait Madeleine après l'emprisonnement et le procès de 1634 De tels événements avaient fait du bruit et l'on n'imagine pas que tous les Pères de l'Ordre les aient ignorés. D'où je conclus que, dans ce milieu de Réformés en relation constante avec les autorités spirituelles de ce temps-là, on ne prenait
pas au sérieux les accusations qui pesaient sur Guérin, sur les deux Buquet et sur Madeleine. Ils n'ignoraient pas davantage que Madeleine avait déjà rempli, dans d'autres couvents plus ou moins déréglés, des missions toutes pareilles, et j'imagine à la satisfaction générale, sans quoi, l'aurait-on invitée à évangéliser Maubuisson? Mais d'où je crois qu'il faut aussi conclure que la crise de Maubuisson traversait alors était beaucoup plus grave que les mémoires de Candide ne le feraient croire. Je veux que nos spirituelles n'aient obéi, en cette affaire, qu'à de méchantes passions, et  que Dom Catois ait été le fourbe mielleux qu'on nous dit, uniquement désireux de capter la faveur du parti qui lui semblait le plus fort. Mais l'insistance prolongée et pressante des autres Pères de l'Ordre; mais la capitulation où, très à contre-coeur, M. de la Charmoye va se résigner, tout cela ne donne-t-il pas à réfléchir et ne doit-il pas nous mettre d'ores et déjà en garde contre le récit de Candide ?
 
Enfin, après deux ans de refus et de résistance, le bon M. de la Charmoye ne pouvant plus résister aux instantes sollicitations de tous les Pères de l'Ordre, pria la Mère de condescendre en cela à leur désir, l'assurant qu'il prendrait lui-même toutes les précautions pour discerner l'esprit de ces filles, qu'il irait lui-même à
 
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Montdidier pour en reconnaître la vérité... Aussitôt après le consentement donné, M. de la Charmoye fut à Montdidier. Il y vit celle dont on faisait tant de mentions, qui depuis vingt ans était maîtresse des novices (1). Il fut huit jours en ce monastère, et pour mieux discerner l'esprit de ces filles il voulut faire les exercices sous cette grande mère... Il lui parlait tous les jours fort longuement; il y remarqua des choses surprenantes ; elle parlait admirablement de Dieu, de son essence, de ses perfections.
 
Vous ne vous en douteriez peut-être pas mais c'est là pour Candide, et en général pour tous les anti-mystiques, un très mauvais signe. Une spiritualité solide ne souffre pas qu'on s'occupe tant de Dieu. Cela est bon pour le ciel.
 
Elle avait de grands ravissements et, un jour, pendant qu'elle était en oraison, il la vit élevée de terre de quatre pieds. Tout cela lui fit croire que c'était des effets de l'esprit de Dieu,
 
et avec d'autant moins de peine que la très sérieuse enquête, menée par lui, n'avait rien révélé de compromettant. Mais
 
elle avait une adresse terrible pour cacher. sa malice. Sur cela il revint à Maubuisson trouver la mère et l'assurer qu'il n'y avait rien à craindre... Il lui conseilla de lui commettre toutes les jeunes professes et toutes les autres qui voulaient prendre ses instructions et sa conduite... Il entra donc à Maubuisson deux religieuses de Montdidier, une nommée la Mère Madeleine, qui... passait pour une personne rare et miraculeuse, mais qui était en vérité possédée du démon... ; l'autre appelée Soeur Antoinette, qui n'était trompée qu'en ce qu'elle croyait sa compagne sainte et pleine de Dieu... ; mais elle n'entrait pas dans ses illusions, ayant l'esprit trop libre pour se gêner la tête de ces sortes de spiritualités... L'autre s'en servait pour connaître la portée des esprits qui venaient se soumettre à sa direction et l'assurer si elle pouvait leur dire le mystère de l'illumination. Car, étant presque toujours absorbée et comme toute hors d'elle, elle était incapable d'en porter jugement. Ce fut ainsi qu'elle en usa à l'occasion de la Soeur Candide, à qui elle ne
 
(1) Les dates nous manquent. On peut conjecturer que, vers 1636, Madeleine avait au moins quarante ans.
 
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se découvrit qu'après que la Soeur. Antoinette l'eût assurée qu'elle le pourrait faire.
 
Tout cela vous paraît-il bien cohérent? Si Madeleine n'est que simulation et diabolique malice, d'où vient cette abstraction perpétuelle, qui ne lui permet pas d'ausculter par elle-même les religieuses qu'elle veut séduire et qui l'oblige à recourir pour cela à la pénétration d'Antoinette? Quant à celle-ci, on ne lui veut manifestement que du bien ; fille de vertu. et à qui on attribue un jugement sain. Mais quel rôle lui fait-on jouer? complice d'une propagande au, sérieux de laquelle elle ne croit pas, sergent recruteur d'une coterie dont elle se désintéresse.
Pour moi, telle que je tâche de la deviner, Antoinette ne m'inspire que sympathie. Je suis persuadé que Soeur Candide la calomnie, comme elle fait tout le monde, même ceux qu'elle aime, à commencer par Marie des Anges. Cette venimeuse, du reste, bien qu'elle fausse les traits qu'elle rapporte, je ne crois pas qu'à proprement parler elle en invente aucun. Il me paraît donc très vraisemblable qu'Antoinette, ronde, gaie et franche, aura plus d'une fois laissé voir que certaines sublimités et qu'à plus forte raison les transes de Madeleine la touchaient médiocrement. Bonne fille et qui a soigné à Montdidier beaucoup de malades. Je la vois fort bien jetant du côté de Candide un regard malicieux, se tapotant du doigt le front ou haussant doucement les épaules quand Madeleine monte, si j'ose dire, sur ses grands chevaux, ou quand elle tombe en pâmoison. Mais je la crois foncièrement dévouée à Madeleine ; elle veille sur elle qu'elle sent menacée parmi tant de complots ; elle l'aide de son mieux à remplir son ministère, la mettant en garde contre l'un, lui disant qu'elle n'a pas à se gêner avec tel autre. Et puis, fermant les yeux sur plusieurs choses qui ne sont pas de son goût. De ce chef très représentative pour nous, en même temps qu'attrayante: amans ce. drame touffu, tragédie et comédie tout ensemble et toujours
 
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le même qui se joue autour des mystiques sensationnelles - Mme Guyon par exemple -, le choeur se divise en trois groupes : il y a les admirateurs éperdus, qui gobent tout, si j'ose dire, ici Dom Duchemin qu'on va bientôt nous présenter; il y a la meute jalouse, ici Candide; il y a enfin les personnes de sens rassis qui voient l'héroïne telle qu'elle est, avec ses vertus et ses ridicules, ici Antoinette. Elle n'a pas l'ombre d'un doute sur la droiture, pas même sur les mérites éminents d'une femme qu'elle voit tous les jours depuis longtemps; assurément elle ignore tout des abominations que médite Madeleine et que Candide va nous exposer.
 
IV. - Beaux débuts, semble-t-il; au bout de peu de jours Madeleine ne compte déjà plus ses conquêtes ; déjà,
 
les Pères de l'Ordre espéraient voir revenir à Maubuisson l'heureux temps de l'innocence sous une si belle conduite, mais surtout Dom Duchemin, qui était plongé dans ces illusions, et que la Mère Madeleine appelait l'Aigle de l'État.
 
Que de Pères dans cette abbaye ! il en sort de tous les côtés. En dehors de ceux que leur fonction y appelle, Maubuisson est comme un sanatorium pour les uns, un relai pour les autres, un délectable caravansérail pour tous. Bien qu'il bénéficiât lui-même largement de cette hospitalité généreuse, M. de Saint-Cyran aura dû penser, et dire, que ces bons Pères eussent mieux fait de rester chez eux.
 
Plusieurs des jeunes professes, à la persuasion de ces Pères, se mirent avec ardeur dans ces voies éminentes, mais quelques-unes, dont la soeur Candide fut la principale, agirent plus sagement et voulurent tout connaître avant d'y entrer. Elles apprirent néanmoins à leurs dépens qu'il y a des occasions où il est meilleur d'ignorer entièrement que de connaître et qu'il est souvent dangereux d'éclairer l'esprit sur les matières où il ne pourrait entrer sans un péril dont toutes les suites seraient funestes.
 
Refrain connu, déjà stéréotypé et qui ne peut émouvoir
 
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que les naïfs. Mais l'aveu rougissant que ces lignes enveloppent n'est peut-être qu'une nouvelle feinte. A l'en croire donc, trop sensée et trop sérieusement pieuse pour ne pas résister de tout son instinct à cep qu'elle devinait des leçons de Madeleine, Candide aurait voulu - péché de curiosité, et par suite d'imprudence - connaître à fond les derniers dessous de cette doctrine et bientôt elle aurait reculé d'horreur devant. les mystères d'iniquité qui lui étaient révélés. Ce disant, divers indices m'inclinent à croire qu'elle se calomnie elle-même, tant est grande la force de l'habitude! Elle expose, de-ci de-là, cette spiritualité ennemie avec tant d'intelligence qu'il est difficile de. croire qu'elle n'en ait pas senti la séduction.
Candide - telle du moins que je la vois - n'a pas la sérénité, la saine simplicité d'Antoinette. D'un esprit extrêmement vif et pénétrant, inquiète; scrupuleuse même peut-être, les solides leçons, mais pour elles trop accablantes, de Marie des Anges ne lui avaient pas. donné la paix. Elle sentait confusément qu'elle avait besoin d'autre chose. Dom Quinet, qu'elle n'avait pas jugé d'abord aussi malfaisant qu'elle le peindra plus tard, lui avait été bon ; il avait commencé à la libérer, à l'épanouir ; puis son goût de l'intrigue avait repris le dessus et elle avait passé, oh ! sans tambour ni trompette, au camp ennemi. Mais c'était une de ces âmes que les joies mauvaises ne remplissent pas. La vue et les entretiens de Madeleine l'auront de nouveau doucement troublée. Séduite d'abord comme les autres, plus que les autres peut-être, elle se sera mise à cette école de paix avec une avidité sincère, sauf à se décourager bientôt en s'apercevant que cette paix ne s'achète qu'au prix d'une abnégation perpétuelle. Et elle aura recommencé à suivre sa pente, à intriguer, à espionner, à trahir. Ne brûle-t-elle pas maintenant, ou, pour mieux dire, n'empoisonne-t-elle pas ce que d'abord elle avait adoré ? Sur la mystique, ou, si vous voulez sur l'illuminée, qu'elle déchire avec une exquise férocité, ne flagellerait-elle pas ses propres rêves de jadis,
 
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un idéal dont elle a entrevu la splendeur, mais qu'elle n'a pas eu le courage de suivre? Ce n'est là, bien entendu, qu'une conjecture, et qui, d'ailleurs, n'intéresse pas directement l'histoire même de Madeleine de Flers, mais qui ne laisse pas d'éclairer toute l'histoire spirituelle du XVII° siècle. Cette Candide raffinée et trouble ne serait-elle pas la soeur aînée de Mme de Maintenon?
En tout cas, le métier qu'elle va faire sous nos yeux n'est pas beau. Oiseau et souris tour à tour, flattant et bénissant tout le monde, colportant d'un clan à l'autre les secrets qu'on lui livre des deux côtés avec une égale confiance. Même si l'on nous démontrait par impossible l'infamie de Madeleine, l'agent provocateur qui la file en paraîtrait à peine moins méprisable. Comment Port-Royal qui a canonisé soeur Candide - car le livre que nous étudions faisait leurs chères délices -, comment la Mère de Brégy qui a mis ce livre au point, n'ont-ils pas senti cela? Ai-je eu tort d'écrire, jadis, que, malgré tant de vertus, Port-Royal n'était pas une école de noblesse ?
Soit que la soeur Candide ait montré plus d'empressement et de docilité que les autres, soit que, si avenante, si populaire dans l'abbaye et si bien vue de Marie des Anges, on l'ait jugée plus apte à seconder la mystique propagande sur laquelle on avait fondé tant d'espoirs,
 
la Mère Madeleine s'appliquait à elle avec un admirable soin. Elles avaient ensemble de fréquents entretiens et la Soeur Candide, qui fut assez curieuse pour les écouter, fut assez favorisée de Dieu pour se tenir en suspens, et pour découvrir ensuite les illusions et les artifices qui commençaient par des spiritualités si subtiles qu'elles évaporaient l'esprit..., mais qui se terminaient à la plus grande folie ou à la dernière corruption.
 
A la bonne heure ! cette vipère sait fort bien où elle doit mordre. Nous sommes donc prévenus qu'à tout ce que lui dira Madeleine, même aux axiomes de la littérature spirituelle, Candide attachera un sens immonde.
 
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La Mère Madeleine instruisait donc avec grand soin la Soeur Candide de son état de nudité parfaite...
 
On devine les horreurs qui vont se greffer sur ce mot,
 
car c'était le terme dont elle se servait toujours. Cette nudité était quelque chose de bien admirable : car, du moment qu'on s'était ainsi dépouillé de tout, on ne pouvait plus pécher, suivant ces illuminées; parce que l'oeil étant simple ne voyait plus le mal en rien, et on jouissait de Dieu pleinement et continuellement... Nous nous amusons à toujours réfléchir, et à toujours chercher, au lieu qu'il n'y a qu'à jouir... Un jour, comme elle entrait dans le transport..., elle lui offrit de la conduire aussi haut que saint Paul... Il n'y avait qu'à tirer un rideau pour entrer dans lé ciel, y voir Dieu et 'être toute remplie de son essence; et ce rideau n'était riss que l'arrêt de son propre jugement et de l'attache à soi-même, qui nous porte à vouloir réfléchir et à chercher divers moyens d'aller à Dieu, au lieu de s'abandonner en simple nudité.
 
Rien jusqu'ici que les mystiques les plus sûrs n'aient répété mille fois, le P. Gagliardi entre autres. Quant aux scènes bouffonnes qui vont suivre, même si Candide ne les pousse pas à la charge, elles ne prouvent pas davantage contre la doctrine foncière et contre les intentions de Madeleine. Un jour qu'elle entretenait
 
la Mère des Anges, en présence de Mme l'Abbesse d'Argensoles, de la soeur Candide et de quelques autres, de ce mystérieux rideau, de la manière de le tirer et de l'excellence où rentre l'âme après ce tirement, Mme d'Argensoles fit un secouement de tête, qui marquait du mépris... Cela la piqua jusqu'au coeur; il lui prit un transport violent de zèle ou d'orgueil ; je laisse à le qualifier. Elle se mit à marcher à pas de géant, car elle était fort grande ; ,les bras étendus, avec des yeux roulants et étincelants; et elle criait en marchant : « O amour, on te résiste ! Tout le monde résiste à Dieu ! » Mais la terreur que cela imprima dans les personnes qui la virent était une preuve que ce n'était pas le Dieu de la paix qui la possédait. Mme d'Argensoles.., en eut plus de frayeur que les autres; elle s'enfuit à la ruelle d'un lit, et se glissa enfin dessous pour se mieux cacher.
 
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Quel dommage que ce livre n'ait pas été illustré, comme le Lutrin !
 
La Mère Marie des Anges, au contraire, regardait sérieusement et avec un gémissement de coeur vers Dieu ce spectacle si surprenant.
 
Candide n'en dit rien, mais soyez sûr qu'elle n'était pas sous le lit. Cependant la pauvre sybille se démenait de plus en plus, magnum si pectore possit...
 
et déclamait contre les directeurs, les docteurs, les évêques qui perdent les âmes, les amusent, et les empêchent de jouir de Dieu, en voulant qu'elles s'appliquent à des exercices de vertu non nécessaires, à des recherches inutiles et à de vaines réflexions. Cependant Dom Duchemin, qui était au dehors, dans l'appartement des Pères, vint en grande hâte frapper au parloir, et demanda ce qu'avait la Mère; qu'il avait senti le trait et avait connu qu'elle était en transport. Aussitôt la soeur Antoinette prit sa Mère entre les bras pour la conduire au parloir, à cet Aigle de l'état illuminé... Il tâcha de la faire revenir.
 
Je livre tout, et le ridicule avec le reste ; le criminel aussi bien, si on me l'offrait. Mais il tarde bien à paraître. Nous rencontrons des scènes plus ou moins semblables dans la vie des mystiques les plus orthodoxes. Cela ne prouve ni leur sainteté, certes ! ni le contraire, simplement la défaillance de leur machine. Il y a du reste, peu d'apparence que cette scène ait été jouée. Une malade, peut-être, mais non une simulatrice. Elle était souvent « toute aliénée et toute interdite »; ici, plus particulièrement, obsédée par la méfiance sournoise et moqueuse dont elle se sentait entourée. Un mot d'elle qu'on nous a très heureusement conservé est bien significatif : « Elle ne découvrait ses mystères qu'à très peu de personnes d'élite ; et, quand elle n'en trouvait pas de la sorte, elle disait qu'elle avait barre et qu'elle ne savait parler. »
 
Mais la soeur Candide... lui paraissait une âme choisie, et ainsi
 
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elle disait qu'elle n'avait point barre pour elle; c'est pourquoi elle lui parlait fort confidemment. Elle disait que (Dieu) faisait passer les âmes par des déserts effroyables, par de grandes tentations, et enfin par la possession du démon. Elle lui parlait plus souvent de cette dernière épreuve..., et elle s'efforçait de lui persuader qu'on ne devait pas du tout la craindre... Elle lui rapportait plusieurs exemples... Surtout elle l'entretenait de l'éminente vertu de sept de ses novices de Montdidier qui, après être entrées en simple nudité..., étaient devenues possédées; et une d'elles s'était enfin tuée elle-même, tant elle avait été fidèle à suivre en liberté l'impression de l'Esprit de Dieu; c'est pourquoi elle l'estimait bienheureuse.
 
Ici, comment doser les gouttes de venin qui se mêlent aux atroces confidences qu'on nous rapporte? De quelque manière qu'on les explique, les possessions n'étaient en ce temps-là que trop fréquentes ! Qu'il y ait eu - et peut-être, en fonction, si j'ose dire, des événements de Loudun plusieurs cas de ce genre parmi les novices de Montdidier, et même un suicide, cela n'est pas impossible., Candide romance plus qu'elle n'invente. D'un autre côté, comment concevoir qu'on ait fait confiance, pendant si longtemps, à Madeleine, à une telle détraquée, et qu'après la sérieuse enquête que nous savons, M. de la Charmoye, au courant de tout, lui ait confié la réforme de Maubuisson? Mais, dans ce domaine, il ne faut jamais s'étonner de rien. Jeanne des Anges, la sinistre héroïne de Loudun, aujourd'hui encore, a des partisans.
Nous ayant préparés, et avec un art merveilleux, non seulement à croire le pire, mais à le trouver naturel et comme nécessaire, Candide pourra désormais se permettre les plus francs mensonges.
 
La Mère Madeleine n'avait pas de plus grand soin que de donner aux âmes cet oeil simple qui exclut toute réflexion, tout scrupule... Ainsi, pourvu qu'on ne réfléchisse pas, on est chaste dans les plus horribles impuretés, sobre dans les plus grands excès de bouche..., et enfin moins on craint Dieu, plus on doit se croire abîmé en lui.
 
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Ce n'est rien encore, mais voici le trait mortel :
 
Aussi est-il à remarquer qu'on n'entrait dans la parfaite nudité que par un péché volontaire de corps et d'esprit, fait librement, franchement, et volontairement, par lequel on s'affranchissait dés réflexions et des remords de conscience.
 
Elle est encore plus forte que je ne croyais : plus méchante, c'est impossible. Un péché grave, pleinement délibéré, « de corps et d'esprit », condition préalable et
indispensable de l'ascension mystique .; premier degré de l'échelle qui mène à la perfection : cette formule est si parfaite, elle ramasse en si peu de mots et si bien choisis une telle quintessence de calomnie que je n'y reconnais plus la plume, bien que déjà si experte, de Candide. Nicole, qui a corrigé le livre, a peut-être passé par là : ce mémé Nicole qui rangeait le P. Guilloré parmi les écrivains obscènes. Ce qui suit est presque aussi beau.
 
Un autre grand point de leur morale... est de suivre en tout la première pensée... parce qu'elle vient de Dieu... Ainsi, selon cette doctrine, plus on est criminel, plus on est saint; plus on fait d'extravagances, plus on a l'oeil simple... On est assurément mal logé avec des gens de cette sorte, car il en peut sans grand bruit coûter la vie à soi ou aux autres, si la première pensée de cette bonne nature va à détruire la nature dans soi 'ou dans les autres... Elle ne payait que de... termes généraux les personnes avec qui elle n'était pas libre, lorsqu'elles lui proposaient plusieurs mauvaises actions, pour savoir d'elle si, en cas qu'il vînt en première pensée de les suivre, il les fallait faire. Mais elle parlait avec confiance avec la soeur Candide, et en vint un jour en un tel comble d'impudence qu'elle lui dit qu'il fallait tellement suivre sa première pensée que, s'il lui venait d'aller toute nue dans l'église, elle le devait faire en liberté. La soeur Candide ne put sans changer de couleur ouïr une telle extravagance. Cette illuminée s'en aperçut, et lui dit avec étonnement : « Quoi! vous changez pour cela de couleur ! » et lui fit voir que cela marquait bien qu'elle n'avait pas l'oeil simple.
 
Un « comble » dit Candide ? Oui, peut-être, mais de niaiserie
 
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et non de malice. Ou encore et plutôt d'énervement. Comprenez bien ce qui se passe. A Maubuisson, pas plus qu'ailleurs, Madeleine ne déraisonne tout le long du jour. Ses conférences régulières doivent ressembler fort à celles de Dom Quinet. Mais, en dehors de là, ces jeunes moniales, qui ne sont pas de son monde, futées, railleuses, assez énervées elles-mêmes par la guerre sourde qui se continue autour d'elles et dont elles sont l'enjeu, ces moniales, dis-je, la harcèlent de leurs questions saugrenues, et ont bientôt fait de l'exaspérer - les abeilles s'unissant pour une minute avec les guêpes, contre l'étrangère. C'est ainsi que plus tard, et sans penser à mal, la jeunesse de Saint-Cyr prêtera des énormités à mine Guyon. N'est-ce pas, d'ailleurs, Candide en personne qui aura posé cette question dont elle était seule à vouloir la perfidie : puisqu'il faut obéir aux inspirations célestes, que feriez-vous si Dieu vous ordonnait de vous promener sans voiles ?... Elle ne ment plus qu'à moitié, elle doit nous révéler peu ou prou de ses propres détresses, quand elle tourne et retourne - méchante ou affolée, on ne sait plus, elle ne le sait plus elle-même - ou bien ce mot de nudité, familier à Madeleine et d'une innocence manifeste, ou bien telle maxime sur l'abandon qui est d'un usage commun, mais qu'il est si facile de tordre à un sens impur.
 
V. - Pour mieux nous convaincre de l'action malfaisante qu'exerçait Madeleine, on nous expose toute une série de tentations par où passa, vers ce même temps, une religieuse de Maubuisson. Son nom? J'inclinerais fort à l'appeler Candide. Qui, en dehors d'elle, aurait connu de tels secrets ? Qui aurait le droit de les révéler ?
 
On ne pouvait tant soit peu entrer dans ces voies d'illumination et écouter la Mère Madeleine qu'on ne se sentît violemment attaqué par l'orgueil, ou l'impureté... L'esprit s'enflait, soit qu'on le voulût ou qu'on ne le voulût pas; l'âme se remplissait de vaines et de superbes complaisances ; les sens s'évaporaient et
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devenaient dissolus et le corps même ressentait des impressions très fâcheuses.
 
Nous rapporterons, à ce sujet, « une chose étrange, mais très véritable et que nous savons d'original. » Je rappelle que c'est la soeur Eustochie de Brégy qui tient la plume et qu'elle écrit sous la dictée de Candide :
 
Une religieuse qui écoutait attentivement les discours de la Mère Madeleine, dans le désir trop curieux d'en discerner la vérité ou la fausseté...
 
On reconnaît les dispositions qu'elle a déjà plusieurs fois confessées devant nous. Si ce n'est là Candide, c'est quelqu'un qui lui ressemble. Étant donc un jour « occupée à son obéissance, son esprit se trouva tout d'un coup frappé de la présence invisible d'un esprit plus lumineux que tout ce qu'on peut se figurer. Cet esprit la pressait... d'entrer en discours avec lui, et il l'en sollicitait si puissamment qu'il ne lui fut plus possible de lui refuser au moins son attention ». Tout en s'accusant, voyez comme elle s'excuse. Encore un indice. C'était le diable, comme bien vous pensez, et un diable qui ne manquait pas de lecture puisqu'il lui promit - que, si elle lui obéissait, il la rendrait semblable à Dieu. Entre nous, ce vieux serpent ferait bien de rajeunir un peu son répertoire. Au demeurant il en fut pour ses frais. Mais voyant
 
que, par le secours de Jésus-Christ, cette fille avait découvert sa malice, et l'avait vaincu, il lui fit sentir sa rage. Il excita dans son esprit de si violentes peines, et dans son corps une si furieuse agitation et oppression qu'il lui semblait qu'elle allait étouffer.
Elle était contrainte d'aller chercher de l'air dans les plus grands et vastes lieux de la maison, afin de respirer. Mais cela ne lui apportait aucun soulagement. Elle avait besoin, d'un air plus spirituel et il fallait qu'elle sentît la douceur du zéphir à la fraîcheur duquel Dieu se promenait, selon le langage figuré de
 
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l'Ecriture, après la chute de nos premiers pères, et dans lequel il se montra au saint prophète Elie.
 
Elle fut un an dans cet effroyable état... ; elle était des moments qu'elle se croyait perdue... Elle voulut en conférer avec M. de Barbery (Quinet) et les autres. Mais elle ne reçut aucun soulagement de leur entretien, parce que leur lumière bornée ne leur donnait pas de quoi entrer dans le fond des choses.
 
Si ce n'est pas là, en filigrane mais de feu, la signature de Candide, je renonce pour la vie, à la critique interne. Au surplus, Candide ou non, châtiment ou épreuve, comment nous prouvera-t-on que de cette longue détresse, et qui ne présente rien de si rare, Madeleine est responsable ? D'ailleurs, on veut bien reconnaître que celle-ci ne fit pas à Maubuisson tout le mal qu'elle aurait pu, ou pour mieux dire que, normalement, elle aurait dû faire. Car « on voit assez dans quel excès de dérèglement et de libertinage » conduisent « naturellement » les principes de cette illuminée. Mais « Dieu préserva les religieuses de Maubuisson de (ces) grands désordres ». Rien de trop grave, nous assure Candide, et on entend bien ;ce qu'elle veut dire, sauf « une altération terrible de la discipline, chacune s'en dispensant librement quand sa première pensée l'y portait ». Ne croirait-on pas à les entendre, qu'avant le passage de Madeleine, toutes les vertus fleurissaient à Maubuisson? Pourquoi donc est-on allé la chercher? Une des moniales était si bien entrée dans ces « extravagantes maximes »
 
qu'elle ne respirait plus que le spirituel et le divin. En sorte qu'elle ne voulait plus même manger, car c'était une action trop basse et trop humaine. Et de fait elle fut vingt jours sans vouloir prendre aucune nourriture solide, et il fallait lui faire des consommés et des essences dont à force on lui faisait avaler quelque peu. Cependant sa sublime spiritualité qui l'empêchait de se nourrir comme les hommes, ne l'empêchait pas de badiner toujours, même en priant Dieu, et de dire son office avec beaucoup d'indécence. Et quand on l'en avertissait charitablement (ou aigrement; qui le dira?) elle en était quitte pour répondre avec
 
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une légèreté et une évaporation pitoyables : « J'ai liberté, ma soeur, vous n'avez rien à me dire, j'ai liberté. »
 
La charmante fille ! D'abord je tremblais pour elle en la voyant rester vingt jours sans rien avaler que des essences. Puisqu'elle rit, elle est sauvée. Il y a si longtemps que la pauvre Candide ne sait plus rire !
 
D'autres étaient en de continuelles pâmoisons ; d'autres dans une humeur gaie, et un épanchement qui rendait leurs esprits susceptibles de toute impression. Ainsi, on voyait les soeurs toutes changées, et le bon ordre de la maison tout renversé.
 
Ma foi, si elle continue de ce train. elle finira par me rendre quiétiste. Et mentita est iniquitas sibi. Car enfin, elle nous fait toucher du doigt les progrès constants de Madeleine elle-même. A Montdidier, sept novices possédées ; à Maubuisson, tout le monde gai, même les anciennes ; une seule possédé : Candide. Des légèretés, dés enfantillages sans doute, une jeune tête qui se tourne pendant l'office, de jeunes lèvres qui préfèrent le sucre aux plats plus résistants du réfectoire. Pour que la Mère abbesse ne nous accuse pas de manquer, nous aussi, de solidité, nous gronderons, s'il y a vraiment lieu, à portes fermées, ces innocentes. Mais quelle sainteté ne peut-on pas se promettre d'un couvent si épanoui !
Tantôt nous pensions tenir le « comble » promis. Non, il y a plus atroce et si atroce même que la pudique mémoire de Candide s'est refusée à le retenir :
 
La Mère Madeleine apprit encore à la soeur Candide un secret de la secte, qu'ils appelaient le Credo, et sur lequel roulaient tous les mystères de leur doctrine. La soeur Candide l'a entièrement oublié à présent.
Mais, lorsqu'elle le dit à M. de Saint-Cyran, il en fut effrayé et il dit avec exclamation, et en frappant sur la grille du parloir : « Voilà qui sort du fond de l'enfer. »
 
Ce devait être quelque chose de presque aussi énorme
 
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que les canons de Trente, lesquels M. de Saint-Cyran vous le dira, en frappant du poing et du pied, sortent également « du fond de l'enfer ».
Quand ses propres démons la laissent respirer, Candide n'est pas sotte. Elle a fort bien senti la difficulté qu'on ne manquerait pas de lui faire: si Madeleine était l'abominable que vous dites, d'autres que vous s'en seraient aperçus, les théologiens notamment, qui, déjà et copieusement renseignés sur elle, ou par vous-même, ou par d'autres Candides - car c'est une race innombrable - l'ont examinée à maintes reprises, longuement, laborieusement, agressivement parfois, et dans les règles ; examinée, dis-je sur le point essentiel qui est ici le sens orthodoxe ou pervers qu'elle donne aux propos extrêmes que l'accusation a retenus? Toujours sûre d'elle-même Candide répond :
 
Il ne fallait que converser avec la Mère Madeleine pour y reconnaître le caractère du démon, qui est d'être fourbe... Animaux qui échappent au moment qu'on croit mieux les tenir. Car cette fille, qui en était possédée depuis longtemps, et qui n'opérait et ne parlait plus. que par son impression, avait des détours perpétuels et, du moment qu'elle voyait qu'on réfléchissait sur un principe... qu'elle avait avancé, elle lui donnait si subtilement un tour différent que l'esprit avait peine à suivre un si rapide changement. C'est assurément ce qui a fait que tant de gens habiles s'y sont trompés..., parce qu'elle prenait, comme le caméléon, toutes sortes de couleurs, et éludait ainsi leurs recherches. De sorte que l'on ne pouvait reconnaître ses illusions déplorables que lorsque l'on feignait d'y entrer sans répugnance... Ainsi elle instruisait les soeurs de Maubuisson, et surtout la soeur Candide, des diaboliques maximes que nous avons rapportées ; mais elle n'eut garde de les découvrir aux docteurs et personnes habiles que la Mère des Anges fit assembler à Maubuisson pour l'examiner.
 
et qui, ajoutons ce grêle détail, avertis au préalable, et, si j'ose parler ainsi, cuisinés par la Mère abbesse, autant dire par Candide, n'ignoraient aucune de « ces diaboliques maximes ».
 
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Elle esquivait leur censure en répondant peu, avec des paroles doubles. Ainsi, quand ils voulaient l'examiner sur cet abandon à Dieu, dont elle parlait sans cesse, au lieu de répondre catégoriquement, elle s'échappait en disant à paroles comptées : « Si c'était un voleur à qui on s'abandonnât, il y aurait à craindre et à examiner; mais quel péril court-on en s'abandonnant à Dieu ? - Quand le P. Joseph,
 
et ce détail, c'est très vraisemblablement Madeleine qui l'a fait connaître à Candide,
 
longtemps avant qu'elle vînt à Maubuisson, la fit examiner sur son mystérieux Credo, qui était le poison de la secte des Illuminés, elle esquiva le malheur où elle était dès lors prête à tomber, en répondant en deux mots : « Y a-t-il du mal à croire en ,Dieu, et qu'il est tout-puissant? C'est ce que je crois. » Et ainsi de tout le reste.
 
C'était là peut-être une échappatoire ; mais qu'en savons-nous ; peut-être aussi une réponse à la Jeanne d'Arc... Harcelée par des théologiens implacables et dont elle ne parle pas la langue, comment veut-on qu'elle trouve à brûle-pourpoint, et comme ferait un argumentateur de métier, les distinctions non pas nécessairement sophistiques, mais nécessairement subtiles, qui la sauveraient? Au demeurant, ce réquisitoire, si habile qu'il soit, manque tout. à fait de cohérence. Il ne s'accorde ni avec lui-même, ni avec ce que nous savons de Madeleine. Si elle s'embarrasse quand on l'interroge, un observateur non prévenu attribuera cette hésitation, ces réserves apparentes, bien moins à un artifice concerté qu'à un vertige de l'esprit. Ailleurs, on nous la montre, sinon perdue en Dieu, du moins « tout aliénée », abstraite, peu maîtresse d'elle-même, abandonnée, pour ce qui est de la vie réelle, à la vigilance d'Antoinette. Combien plus lorsqu'elle se sent traquée ! Et puis, et surtout, qu'a-t-elle donc à cacher? Ses maximes? Au sens au moins anodin qu'elles présentent, Madeleine ne les affiche que trop. Novices, professes, tout Maubuisson
 
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les connaît, se passionne pour ou contre elles, ou, plus simplement, s'en amuse. Un divertissement, comme le perroquet de Nevers, mais combien plus délectable, puisqu'il satisfait davantage le besoin qu'elles ont de se quereller! Bref, les voici toutes à discuter la casuistique de l'abandon, les unes folâtres, les autres désespérément graves, parce qu'elles sentent confusément qu'il y va de tout. Pas ombre de mystère, en tout cela. Quant au sens ésotérique et infâme que, per fas et ne fas, on peut donner à ces maximes innocentes, où voit-on que Madeleine l'ait un seul instant, je ne dis pas accueilli et caressé, .mais même entrevu? Autant l'accuser d'avoir partie liée avec les Huguenots ou de méditer l'incendie de Maubuisson. Ces projets monstrueux qu'on la soupçonne de couver, encore faudrait-il que, peu ou prou, pendant les six mois où elle avait carte blanche, elle eût tenté de les mettre à exécution. En ce domaine, j'avoue, certes, que le témoignage de Candide aurait plus de poids que celui de trente théologiens. A ceux-ci la doctrine, à Candide la police du couvent. Or, nul doute qu'elle n'ait battu, et de tous ses yeux, et dans les derniers recoins de l'abbaye, les mille pistes, d'ailleurs cataloguées depuis longtemps, où la calomnie a chance de trouver sa pâture ; eh bien, Candide n'a rien trouvé, sauf les niaiseries qu'on se rappelle. Rien même de véniel, pas une de ces défaillances que, pour ma part, j'attendais et où se laissent surprendre les moniales les plus ferventes. N'étaient les crises de nerfs et les pâmoisons, nous prendrions cette prétendue infâme pour un pur esprit.
Il ne faut demander l'impossible à personne, pas même à un concile d'abbés cisterciens, tous persuadés de l'innocence, et peut-être de la sainteté de Madeleine, mais « gens sans expérience » et qui s'obstineraient en vain à lutter contre Candide.
 
M. de Barbery et les autres furent assez longtemps sans se pouvoir détromper... Ne comprenant nullement la malignité de
 
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ces principes qu'elle ne leur découvrait point, ils voulaient défendre par des raisons de théologie le peu qu'elle leur en disait et qui, en effet, était toujours par la surface marqué du sceau de l'Ecriture et de la vérité.
 
Elle n'a garde d'ajouter que ces mêmes Abbés ne se contentaient pas de spéculer dans la lune, et que les consciences de Maubuisson leur étant ouvertes, ils pouvaient étudier sur le vif la conduite de Madeleine. Ils jugeaient l'arbre sur ses fruits, qui manifestement ne leur semblaient pas vénéneux.
 
Mais enfin, la Mère des Anges voyant que la discipline s'altérait de plus en plus, et ayant connaissance (par qui, grand Dieu?) des effroyables illusions de la Mère Madeleine, et que le démon régnait dans toutes ces spiritualités, et s'en couvrait d'une manière effroyable, elle se résolut absolument de faire sortir au plus tôt les religieuses de Montdidier. Elle fut trouver les Pères au parloir, et leur en parla fortement, et enfin ce qu'elle leur dit, et ce qu'ils apprirent de la soeur Candide, qu'ils firent venir, les fit consentir à la prompte sortie de ces illuminées.
 
C'est là, pour le dire en passant, un des nombreux indices qui semblent nous inviter à identifier Candide avec la religieuse détraquée dont il a été parlé plus haut. Si la Mère des Anges avait eu sous la main un autre exemple vivant des « effroyables » effets que pouvaient avoir les leçons de Madeleine, elle en aurait parlé aux Pères de l'Ordre, et ceux-ci n'eussent pas manqué d'examiner cette autre victime (1). Non seulement Candide mène tout, mais encore, lorsqu'il en faut venir aux témoignages, on n'a que le sien. Pour décider Madeleine à sortir sans fracas, on imagina de lui faire croire
 
qu'on avait eu nouvelle qu'on la devait venir prendre le lendemain
 
(1) On ne peut alléguer contre cette conjecture le secret professionnel que l'Abbesse n'avait pas le droit de trahir. Nous savons, en effet, que les Pères étaient au courant de l'épisode auquel nous faisons allusion.
 
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du matin. Il était alors minuit... On dit cette nouvelle à la Mère Madeleine. Comme elle avait déjà été une fois prise et en grande peine lorsque le P. Joseph l'examina, elle craignit fort de tomber une seconde fois dans ce malheur. C'est pourquoi elle se pressa elle-même de sortir dès le matin.
 
Tout cela est assez piteux, y compris le dernier mensonge, qui aurait dû scandaliser ces dames - elles n'avaient donc pas lu les Provinciales! Mais que vais-je dire? Pascal n'avait alors que douze ans. - Encore trois mots, mais qui valent leur pesant d'or, et Candide aura fini.
 
Mais ce n'était pas assez d'avoir fait sortir ces illuminées, il fallait guérir les maux qu'elles avaient causés aux religieuses, et travailler à les faire sortir des illusions ou des troubles, où plusieurs d'elles étaient. Pour le faire, les Pères, ne se sentant pas assez habiles, eurent recours à M. de Saint-Cyran, qu'ils firent venir. Il passa trois semaines à Maubuisson et préféra la charité à sa santé qu'il avait résolu d'aIler réparer aux eaux.
 
Il rendit « la paix et la lumière à toutes, surtout à la soeur Candide »,,la seule vraiment troublée peut-être. Ainsi tout est pour le mieux, comme dit saint Paul
 
Car le règne de Dieu se trouva d'autant plus affermi dans le mur des religieuses de Maubuisson par là lumière et la charité de ce grand serviteur de Dieu qu'il a été plus ébranlé par les illusions de la Mère Madeleine qui était l'organe du démon (1).
 
Mais, chassé par la porté, le susdit démon rentra bientôt par les fenêtres. Cette fois, au lieu d'un, il y en eut toute une légion, à savoir les abbés de l'ordre, furieusement jaloux contre le, thaumaturge qui, en un tournemain, avait fait de Maubuisson un paradis, et résolus à l'exterminer (2).
 
(1) Vie de la Mère Marie des Anges, pp. 234-264, passim.
(2) Nous savons par Rapin que Saint-Cyran passa plusieurs jours à Maubuisson, verste mois de juillet 1635 - restant « à la grille des journées presque entières» (Hist. du Jans., p. 304). Ceci nous permettrait peut-être de fixer la date des événements qu'on vient de raconter. Les six mois de Madeleine à Maubuisson auraient été les six premiers mois de 2635. Mais ce n'est là, bien entendu, qu'une conjecture, Saint-Cyran ayant fait d'autres séjours à Maubuisson. Il serait d'ailleurs intéressant que la conjecture se trouvât fondée. On se rappelle, en effet, que c'est au mois de mai 1634 que Madeleine est mise en prison. Six mois après le non-lieu - et non en 1636, ou en 1637 comme je l'aurais cru d'abord, - on aurait déjà eu en elle une telle confiance qu'on aurait insisté pour l'avoir à Maubuisson. Voici encore quelques détails que je n'ai pas cru devoir conserver dans le texte, mais qui ont leur intérêt. « Le coadjuteur de Chatillon, Arnolfini, apprit à son retour de Rome ce qui se passait à Maubuisson - l'expulsion de Madeleine - et il y vint aussitôt. Comme il avait naturellement un étrange éloignement de ces voies extraordinaires, et que son aversion s'était accrue par les choses étranges qu'il avait apprises à Rome de ces illuminées [il y aurait donc eu dès 1635 en Italie une agitation anti ou pro-quiétiste? Vers 165o, nous le savions (Cf. Dudon, Michel Molinos, Paris, 1931, p, 45), mais avant cette date, c'est un point à étudier. N'oublions pas, du reste, que la vie de Marie des Anges a été écrite longtemps _ après les événements de 1635. Quelque contamination aura pu se faire, soit dans la pensée d'Eustochie de Brégy ou plus vraisemblablement dans celle de Nicole qui a revu de très près le livre], il (Arnolfini) voulait qu'on fit faire le procès de la Mère Madeleine [en quoi il avait raison, puisqu'il la croyait coupable des crimes que nous savons, et capable de continuer en d'autres lieux son infâme propagande]. Cela ne se pouvait faire sans décrier la maison en général et les filles en particulier... M. de Saint-Cyran s'opposa à ce dessein. Il crut au contraire qu'il fallait tout étouffer, et faire en sorte que rien n'éclatât, et que l'on oubliât que les illuminées eussent été à Maubuisson. » Port-Royal fera plus tard le nécessaire pour que l'on n'oublie pas ce scandale. Mais enfin si l'on avait contre Madeleine des preuves accablantes, coûte que coûte, il fallait « faire informer » contre elle. Belle occasion pour Saint-Cyran - et à ce coup justifiée - de crier au feu.
 
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Ces dernières indications ne faciliteront pas la besogne de qui voudra décider, en pleine connaissance de cause, entre Candide et Madeleine. Il parait assez, en effet, que le procès de celle-ci est comme noyé dans un autre, plus important, et Madeleine elle-même enchaînée, comme un vivant trophée, au char triomphal de Saint-Cyran. En 1685, un demi-siècle après les événements, lorsque fut composée la vie de Marie des Anges, la chétive augustine était oubliée. M. Nicole aiguisait déjà sa plume contre des illuminés d'une autre envergure, Bernières, Guilloré, bientôt Mme Guyon. Assez effacée déjà de son vivant, on n'eût pas non plus consacré un si gros volume à la grise Marie des Anges ; quatre pages auraient suffi à cette persécutée dans le martyrologe de Port-Royal. Non, ce livre n'est en vérité qu'un long, qu'un très habile panégyrique; on s'y propose beaucoup moins de déshonorer Madeleine que d'exalter, une fois de plus, le prophète incomparable, qui seul avait vu
 
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clair dans cette affaire ténébreuse et qui avait relevé si vite les ruines morales de Maubuisson. L'exalter, et le venger aussi en publiant l'étourderie, la jalousie, l'injustice de tous ces Abbés si longtemps séduits par l'illuminée, si impitoyablement ligués contre Saint-Cyran. Aux savants de débrouiller cet écheveau d'intrigues qui n'est pas de mon sujet. Pour moi je n'ai voulu ici que peindre sur le vif, dans sa confusion inextricable, une de ces agitations antiquiétistes qui vont se renouveler sans trêve pendant tout le siècle. Quelques-uns trouveront peut-être que j'ai fait la part trop belle à Candide. C'est qu'en effet elle me paraît beaucoup plus intéressante que Madeleine. Celle-ci du reste m'échappe. Je n'arrive pas à la voir. Muet fantôme sur lequel nous n'avons rencontré jusqu'ici qu'une diatribe, peut-être effrontément menteuse, certainement enragée. Mon souci perpétuel, au cours de. nos présentes recherches, est de montrer que, dans tous les procès de ce genre, nous n'avons presque jamais le moyen, ni par suite, le droit de conclure; puisque après tout il s'agit moins de juger une doctrine explicite que les arrière-pensées, que les intentions secrètes de ceux qui l'ont propagée. Comme Madeleine, dans les mêmes termes que Madeleine, François de Sales prêche l'abandon, le laisser-faire. Qui peut affirmer avec certitude que de ces deux abandons si l'un est évidemment tout céleste, l'autre est diabolique?
Heureux du moins quand nos documents nous permettent d'intervertir les rôles et de mettre sur la sellette, non plus l'accusé, mais l'accusateur. Celui-ci, le plus sauvent, reste insaisissable ; murmure presque toujours anonyme, puis rumeur aux mille voix, puis cyclone.
Quelque Candide illuminerait ce chaos. Mais où la prendre? Ici nous l'avons. Elle se livre à nous. Eh! j'entends bien qu'elle aussi, comme Madeleine, Dieu seul a le droit de la juger. Colombe peut-être à ses yeux quand les nôtres la voient vipère. Sainte même peut-être et Madeleine tout infâme. Je ne repousse absolument ni l'une ni l'autre de ces
 
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hypothèses, nos pauvres méthodes ne nous conduisant jamais qu'au seuil de l'âme profonde. Mais enfin, s'il faut parier, et dans la mesure où il le faut, je parie pour Madeleine.
 
VI. - Et voici qu'à peine échappée aux griffes de Candide, Madeleine tombe dans celle d'un autre accusateur, moins prévenu, assez indulgent même, mais dont le témoignage qu'il rendra contre elle n'en paraîtra d'abord que plus inquiétant. C'est l'abbé du Ferrier, moins connu que célèbre, quelque peu déséquilibré lui aussi, mais assurément très honnête homme. La pauvre Madeleine n'a pas de chance. Parmi tous ses avocats, il y en a eu sans doute de très persuasifs puisqu'ils ont anéanti à plusieurs reprises les charges qui pesaient sur leur cliente ; mais pas un n'a survécu. Soeur Candide, au contraire, solidement imprimée sur un papier indestructible et confiée à la vigilance de Port-Royal qui n'abandonne jamais les siens, Pour du Ferrier, il est encore inédit mais tout le monde peut lire ses Mémoires à Sainte-Geneviève ou à la Bibliothèque Nationale.
Jean du Ferrier faisait partie de l'équipe de missionnaires que le P. de Condren avait réunis, et qui évangélisaient avec un grand succès diverses provinces du royaume, notamment la Picardie (1). Après la mission d'Amiens - janvier-septembre 1639 - l'évêque, Lefèvre de Caumartin, obtint de garder, pendant quelque deux ans, M. du Ferrier dans le diocèse. Entre autres ministères, il lui confia la direction de nos augustines de Montdidier que l'évêque estimait grandement, mais qui, à tort ou à raison, et malgré le non-lieu de 1634, restaient encore aux yeux de certains, suspectes d'illuminisme. Les dénonciations crépitaient. Après, comme sans doute avant les aventures qu'on vient de dire, Madeleine tenait école de haute mysticité ; ce qui montre bien que son échec de Maubuisson, si échec il y
 
(1) Cf. La vie de M. Olier, par M. Monier; passim.
 
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avait eu, ne l'avait discréditée ni auprès de ses fidèles ni auprès des supérieurs ecclésiastiques. Elle faisait, écrit du Ferrier, « des conférences aux personnes de son sexe qu'elle attirait à l'oraison, et elle leur donnait des principes d'une voie purement passive », et « indifférente », « les tenant dans un abandon à la prescience de Dieu sans faire aucun acte ». Reconnaissez-là, je vous prie, le refrain de Candide, mais sans les broderies venimeuses que nous savons ; la même ,accusation foncière, mais présentée d'une façon plus technique.
 
Etant revenue (de Maubuisson) à Montdidier, augmentée en elle-même et au dehors de la réputation de ses voyages, (elle) gouvernait toute la dévotion à Montdidier. Comme elle voulait établir sa voie passive, et faire que l'âme ne s'occupât point, mais qu'elle se laissât occuper de Dieu, et jouît du don de la contemplation avant que l'avoir, elle disait qu'il fallait rejeter toutes les images que l'esprit se figurait et qui lui servaient d'appui en la prière ; quelqu'un, mal informé de ce qu'elle voulait dire, en ayant fait rapport aux capucins, leur zèle les porta à prêcher ouvertement contre ces filles, comme des ennemies des saints et de leurs images.
 
Faire de Jean de la Croix un iconoclaste ! Encore un calembour! Il en pleut, si j'ose dire, dans toutes ces controverses.
 
M. l'Évêque fâché de cette saillie scandaleuse, fit citer le prédicateur à comparoir devant lui et rendre compte de son sermon. Le P. Joseph... ne pouvant souffrir que M. d'Amiens citât un des siens, fit donner ordre à M. le Grand-Prévôt de mener des carrosses à Montdidier et d'enlever toutes les religieuses hospitalières' et de les conduire à Paris, ce qu'il fit. M. d'Amiens, blessé de cette conduite violente, demanda raison de l'attentat et obtint que des commissaires examineraient les propositions que l'on imputait aux filles et leurs sentiments.
 
Ceci manque de clarté. A la fin de 1639, lorsque du Ferrier se trouve directement mêlé à l'histoire de Madeleine, le P. Joseph, mort en 1638, serait bien empêché de mobiliser
 
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ses gendarmes. D'où un nouveau mystère. La descente de police, dont parle du Ferrier, aurait-elle eu lieu, comme il semble le supposer, après l'expédition de Maubuisson, c'est-à-dire entre 1635 et 1638 ? J'incline à croire qu'il brouille les dates, et qu'il n'y a eu, du vivant du P. Joseph, qu'une seule prise d'armes contre les hospitalières de Montdidier, celle de 1634. Mais à nous qui n'étions pas de cette, ou de ces promenades, il importe peu. Un peu plus loin, le bonhomme nous donne, et sans doute des mêmes événements, une version quelque peu différente, mais plus pittoresque. Les filles de Montdidier, dit-il, « servaient un ancien hôpital de malades. Deux devinrent à demi folles et firent des excentricités : un des capucins parla contre elles et l'évêque le blâma. Le P. Joseph se fâcha de cette réprimande ». Ce doit être le même incident. D'après cette version, que je croirais plus vraisemblable, le sermon du capucin, qui mit le feu aux poudres, aurait stigmatisé, non pas précisément ou immédiatement la doctrine spirituelle de Madeleine, mais certaines « excentricités » dont le couvent aurait donné le spectacle. Aussi bien, en ces « deux demi-folles » n'aurez-vous pas manqué de reconnaître les « sept possédées » dont il est question dans la diatribe de Candide. Comme celle-ci dicte sa déposition cinquante ans après avoir reçu les confidences de Madeleine, elle a eu le temps de faire toutes multiplications utiles. De deux à sept, la distance n'est pas si grande. Avec cela, du Ferrier, plus proche des événements, ne semble pas avoir entendu parler de cette suicidée que Madeleine aurait déclarée « bienheureuse ». Mais, d'un accès de fièvre chaude à un suicide, il n'y a pas non plus si loin.
Disciple de Condren, du Ferrier n'avait pas plus de goût que son maître pour les voies extraordinaires. Ce n'est pas moi qui l'en blâmerai. Très certainement la propagande de Madeleine lui a fort déplu. Aussi n'eut-il rien de plus pressé que de leur enlever « tous les livres de (haute) spiritualité, comme Harphius, Taulère, Rusbroche » - toujours
 
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nos grands trois - et qui plus est « le P. Jean de la Croix ». Il eut aussi de longs entretiens avec Madeleine tour à tour ou tout ensemble docile et obstinée, comme il arrive souvent. En tout cela, du reste, il ne faisait lui-même que se conformer aux directions que le P. de Condren lui avait données. Il me faut bien avouer que ce grand homme, dont l'autorité en de telles matières est si grande, ne faisait pas confiance à Madeleine. Ce serait même à Maubuisson, d'après du Ferrier, que, après l'avoir examinée, il aurait reconnu son « illusion (1) ». Mais voici beaucoup plus grave. Lorsqu'on informa canoniquement sur le cas de Madeleine - en 1634, très probablement, ou plus tard, s'il y eut deux informations - l'évêque d'Amiens ayant invité le P. de Condren à faire partie de la commission, celui-ci, poursuit du Ferrier,
 
m'a raconté qu'il avait prié M. d'Amiens de lui faire connaître s'il avait plus d'inclination pour que ces religieuses fussent condamnées que renvoyées justifiées. Il (Caumartin) lui dit souhaiter avec passion qu'on les déclarât innocentes, les croyant telles. « Puisque cela est ainsi, lui dit (Condren), je crois, Monsieur, qu'il vaut mieux que je ne sois pas commissaire, car, si je l'étais, je ferais aviser les autres commissaires de choses qui les feraient condamner, et moi n'y étant pas, on n'y songera pas. »
 
Ne vous paraissent-ils pas, lui et l'évêque, lui surtout, délicieux de bonhomie, de franchise, et bien amusants ? Mais, pour Madeleine, penserez-vous, quelle sentence accablante ! Non, pas le moins du monde, et bien au contraire.
Puisqu'il se refuse à la juger, lui qui pourrait la perdre d'un mot, c'est qu'il ne croit pas urgent de la perdre. L'accusateur, qu'il ne veut pas être, du coup se transforme en avocat. Cette charge qu'il garde par devers lui, et dont, après l'examen le plus sérieux, nul des commissaires ne s'apercevra, si elle paraissait vraiment mortelle, Condren, l'homme
 
(1) Candide, qui n'en dit mot, aurait-elle oublié ce précieux détail? Oui, peut-être; mais peut-être aussi, pour le taire, ne manquait-elle pas de raisons. Condren ne ligure pas au calendrier de Port-Royal.
 
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du devoir et qui, d'ailleurs, n'a rien d'un sentimental, ne se verrait-il pas vigoureusement tenu à la découvrir? imaginez qu'il sache Madeleine, et pervertie elle-même, et appliquée à pervertir ses nombreux disciples, Condren, anxieusement pressé de la réduire à l'impuissance, eût pris les devants et l'eût dénoncée le premier. Juge, du reste, qu'il le veuille ou non, puisque l'évêque l'interroge, laisserait-il dans une illusion funeste ce prélat de bonne volonté, auquel il parle si librement et qu'il aurait si peu de peine à désabuser? D'où je conclus que ce qu'il reproche à Madeleine, bien qu'assez grave pour lui, ne rejoint ni de près ni de loin. les terribles insinuations de Candide. Je l'ai déjà dit : Condren se défie de ce que j'ai appelé jadis la mystique flamboyante : extases, révélations, visions, prophéties, rage d'enseigner ou d'écrire. On se rappelle que l'abbé de la Charmoye venu à Montdidier pour enquêter sur la doctrine et la personne de Madeleine, tous ses doutes, s'il en avait jamais eu, s'évanouirent, lorsqu'il la vit, pendant sou oraison, soulevée de terre. Ce même spectacle, bien loin de rassurer Condren, l'aurait à lui seul convaincu, sinon qu'il avait affaire à une simulatrice, du moins que tout apostolat devait lui étre défendu. Pour la doctrine même, sans doute aura-t-il pris Madeleine en flagrant délit d'exaltation ou d'incohérence dans ses propos, d'autant plus sévère en cela peut-être, que si vraiment c'est à Maubuisson qu'il a examiné l'extatique, Soeur Candide n'aura pas manqué de le travailler, et, pour ainsi dire, de le suggestionner au préalable, comme elle faisait tout le monde. Il en aura certes beaucoup rabattu et tout le venin, mais, comme dit l'autre : mentez, mentez, il en reste toujours quelque chose. Aucun doute chez lui sur l'honnêteté foncière et sur les moeurs de Madeleine, mais le sentiment qu'elle n'avait ni assez d'intelligence, ni assez de bon sens; ni assez de santé pour qu'on lui, confiât la formation spirituelle d'une abbaye en révolution.
Du Ferrier, lui aussi, de témoin à charge devient avocat. Mais, pour que l'on comprenne à quel point son intervention
 
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est ici décisive, il me faudrait vous peindre le bonhomme au naturel, et entrer pour cela dans un détail que le latin même ne souffrirait pas. Tout vertueux, certes,
rigide même, il n'avait jamais eu la tête bien solide. Après. la mort de Cendren sa conduite - notamment dans les affaires du jansénisme - paraîtrait assez louche parfois si elle n'était manifestement d'un agité. Entre autres indices de détraquement, le premier tiers de ses Mémoires – ils furent écrits en prison - nous le montre poursuivi par une phobie que les médecins ont cataloguée, je crois, et que les confesseurs connaissent bien. Où qu'il aille, mais surtout dans les couvents de femmes, il trouve quelque démon cynique à exorciser. Or, la merveille est ici précisément qu'il ait pu diriger pendant deux ans les hospitalières de Montdidier sans que cette phobie y ait jamais trouvé de quoi se nourrir. Il n'en croyait pas ses yeux, habitués à des spectacles bien différents, sur quoi il ne nous a rien laissé à deviner. Mais laissons-le parler, puisqu'ici, enfin, le latin ne sera presque plus nécessaire. Il écrit donc, après avoir reçu la confession générale de tout le couvent, de ce couvent ou sévit depuis longtemps comme maîtresse des novices, puis comme supérieure, la possédée que vous savez :
 
Je puis dire que je n'ai point trouvé d'âmes plus pures et innocentes ni guère plus spirituelles. J'avais estimé -. ah ! le voici bien ! - que le service des hommes malades, les exposant à des regards et des fonctions capables de produire de mauvaises pensées, elles en pourraient être travaillées; mais je changeai de sentiment.
 
Le guérir provisoirement de son obsession, lui persuader qu'il y a encore ici-bas des anges, et même dans les couvents, elles ont fait ce miracle. Quant à Madeleine, après l'avoir tant de fois examinée et harcelée sans pitié :
 
Bonne fille pour les moeurs, déclare-t-il, mais extrêmement remplie de ses sentiments et de la croyance qu'elle ne faisait rien que par l'ordre exprès de Dieu.
 
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Illuminée donc, si l'on veut, au sens bénin, et comme il s'en rencontre fatalement, à un degré quelconque, dans tous les milieux d'intense ferveur ; mais non pas illuminée au sens abominable - le sens de Candide - que l'on donne communément à ce mot, quand on déclame, le rouge au front, contre les Illuminés de Picardie, Pierre Guérin, les deux Buquet, Madeleine et leurs soixante mille victimes (1).
 
1.Les inédits étant pour mes pauvres yeux un fruit défendu, je n'ai lu que les soixante-dix premières pages des Mémoires de Du Ferrier, dans la copie qu'en garde la bibliothèque Sainte-Geneviève. Je n'ai pas confronté cette copie avec l'autre... Quoique Du Ferrier semble dire le contraire, Madeleine ne peut être rangée parmi les disciples de Labadie. Celui-ci n'est venu en Picardie qu'en 1639, à une époque donc où les principes de Madeleine étaient arrêtés depuis longtemps. Labadie, très en faveur auprès de l'évêque d'Amiens, aura été reçu chez les Hospitalières de Montdidier avec sympathie et confiance, comme il l'était dans tant d'autres maisons religieuses du pays. - Resterait à savoir comment s'est formée la spiritualité de Madeleine. Autodidacte ? Non, me semble-t-il, bien que je n'en sache rien. Mais on ne saurait trop répéter que, dès les premières années du XVII° siècle, ces idées-là sont partout. Quelles étaient au juste les relations spirituelles entreRoye et Montdidier? Mystère. L'agent de liaison nous est connu, c'est Antoine Buquet, aumônier de Montdidier et frère de l'autre Buquet, le voisin et l'unanime de Guérin. Les rapports d'amitié entre les deux groupes s'expliquent sans peine, et la persécution commune les aura resserrés. Faut-il aller plus loin et attribuer à Guérin une influence décisive sur la formation de Madeleine; ou inversement, à Madeleine sur la spiritualité de Guérin et du Buquet de Roye ? Agent de liaison, il est possible qu'Antoine ait été aussi l'inspirateur principal des deux groupes, mais il est également possible que, plein d'admiration pour son extatique, il ait fait partager ses sentiments à son frère et à Guérin.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE V : NOUVELLE PANIQUE : LES DIABLERIES DE LOUVIERS
 
 
 

I - Je l'ai déjà dit : la panique amorcée par l'affaire des deux ex-capucins et propagée par fe livre du P. Ripault, amorcera fatalement et justifiera, en apparence du moins, de nouvelles paniques. Qu'un scandale éclate quelque part dans le monde religieux, aussitôt, et sans plus d'examen, la « secte des Illuminés » en sera rendue responsable, et on la persécutera en conséquence. C'est ainsi que, huit ou dix ans après la facile victoire du P. Joseph sur les Illuminés de Paris et de Montdidier, une épidémie de possession, plus virulente que celle de Loudun en 1635, ayant ravagé un couvent de Louviers, deux prêtres, innocents peut-être, Mathurin Picard et Thomas Boullé, seront « l'un brûlé vif et l'autre mort »; coupables, assurait-on, assurait le diable en personne, d'avoir détraqué ce couvent en l'initiant aux « abominations » quiétistes (1) Après le livre, assez
 
(1) On n'aura pas oublié j'espère, ce numéro du Mercure de France pour 1623, où nous renvoyait tantôt le P. Archange; numéro si important dans l'histoire que nous racontons, puisqu'il publiait in extenso l'Edit de Séville, c'est-à-dire, le portrait avant la lettre, le signalement ne varietur de tous les Illuminés ou quiétistes français, présents et, futurs, vrais ou prétendus. Par une rencontre funeste, ce même fascicule apprenait aussi ou rappelait à ses lecteurs d'autres histoires contemporaines, encore plus propres que celle de Séville à bouleverser les esprits. Après quinze pages sur les Rose-Croix de Paris (Compagnie des Invisibles), on passait aux diableries : « Nous avons rapporté au tome du Mercure, année 1611 (l'affaire Gaufridyl... ; on vient (1623) d'imprimer l'histoire véritable et mémorable de ce qui s'était passé, l'an 1613, en l'exorcisme que firent le Père Domptius et Frère Michaelis d'une Marie de Sains, religieuse du monastère Sainte-Brigide de l'Isle-les-Flandres, soi-disant Princesse de la Magie. u Heureusement la procédure fut cassée par les commissaires du Nonce à Bruxelles, et Marie sauvée du bûcher. On se contenta de l'enfermer pour le reste de ses jours. Richelieu et Laurbardemont montreront bientôt plus de zèle). Suivent mille détails d'une bouffonnerie tragique qui fermenteront demain dans les imaginations dévotes avec d'autant plus de virulence que le rédacteur du Mercure, en bon journaliste, ne manquait pas l'occasion d'évoquer, autour de Marie de Sains, un long cortège de magiciennes et de possédées : Nicole Aubry, de Laon, Marthe Brossier, Barbe Buvée, d'Auxerre, Denise de la Cailles de Beauvais; elles semblent inviter Jeanne des Anges et Madeleine Bavent à les suivre ; elles leur apprennent le protocole des possessions. L'Antéchrist, paraît-il, venait de naître « l'an 16o6 d'une juive et d'un incube au pays de Judée »; après une courte villégiature en Provence, chez Gaufridy, il avait transporté son quartier général dans les Flandres (de Lille à Montdidier, où le P. Joseph le retrouvera bientôt, il n'y a qu'un pas). Il a pour agents Adocucq, Acucq, Antiocucq, personnages dent l'immonde naissance nous est également racontée en termes crus. On ne comprend pas que la censure de ce temps-là ait à ce point perdu le sens, dat veniam corvis...
 
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féroce déjà du P. Archange, nous en aurons un autre, encore plus affolant, et d'ailleurs, plus absurde : La Piété affligée ou discours historique et théologique de la possession des religieuses dites de Sainte-Élisabeth de Louviers... par le R. P. Esprit du Bosroger, provincial des RR. PP. Capucins de la Province de Normandie, Rouen, 1632 ; plus toute une série de brochures, riches en détails horrifiques ou obscènes et dont plusieurs ont été rééditées de notre temps pour l'amusement des bibliophiles (1). A Dieu ne plaise que je remue ce fumier. Mais comme c'est ici un des épisodes les plus significatifs dans le développement de l'agitation anti-mystique au XVIIe siècle, je dois retenir de cette
 
(1) On trouvera la bibliographie du sujet dans les ouvrages spéciaux. J'indiquerai uniquement les ouvrages que j'ai consultés : Histoire de Magdeleine Bavent... avec sa confession générale et testamentaire, où elle déclare les abominations, impiétés et sacrilèges qu'elle a pratiqués et vu pratiquer tant dans le dit monastère (de Sainte-Elisabeth) qu'au Sabbat, et les personnes qu'elle y a remarquées. Ensemble l'arrêt donné contre Mathurin Picard, Thomas , Boulle et la dite Bavent, tous convaincus du crime de Magie (par le P. Desmarets, de l'Oratoire, sous-pénitencier de Rouen), Paris, 1632. Il a paru de ce livre une réimpression textuelle, à Rouen, chez Lemonnyer en 1878. - Vie de la Mère Françoise de la Croix, institutrice des religieuses hospitalières de la Charité de Notre-Dame..., Paris, 1745. Une réimpression des principales pièces relatives à cette affaire, fût faite en 1879. Recueil devenu très rare. Un exemplaire en est conservé à la bibliothèque de Rouen. J'ai en mains la seconde partie de ce recueil, sans lieu ni date, et j'en ai tiré quelques citations. Cf. aussi Alex Féron : Le Dr Pierre Maignart : une controverse médicale au XVIIe siècle, à Rouen chez l'auteur. Controverse d'une extrême violence entre Pierre Maignart (neveu de Charles M. de Beruières) et Yvelin. Maignart faisait partie de la commission d'enquête et croyait, dur comme fer, à la possession. Yvelin plus sceptique.
 
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épouvantable aventure quelques détails qui nous intéressent directement et que, du reste, la « littérature. » du sujet a jusqu'ici négligés.
Aussi bien, la possession de Louviers en 1643, prise en elle-même, n'offre-t-elle rien d'imprévu: C'est une seconde édition, un plagiat de Loudun (1635), qui, du reste, copiait servilement les diableries précédentes. J'imagine que de la Salpêtrière à Nancy, le spectacle ne change guère. Les scènes de Loudun étant dans toutes les mémoires, la moindre crise d'hystérie, fouettée par ces brûlants souvenirs, tournait à la possession. Mais au lieu qu'à Loudun presque tout le couvent avait été secoué par la contagion; il semble qu'à. Louviers. cinq ou six exceptées, le gros dé la communauté, une cinquantaine de religieuses, ait tenu bon, et Dieu sait pourtant que les exorcistes firent ce qu'il fallait, et même davantage, pour les détraquer. C'est là, même pour moi, une sorte de miracle, et une assez grave raison de croire, sinon à la parfaite innocence de Picard et de Boullé, du moins à la solidité foncière et à la saine orthodoxie de leur direction. Combien de fois devrai-je répéter qu'un prêtre corrompu et corrupteur n'est pas nécessairement quiétiste ; pas plus qu'Urbain Grandier, malgré son inconduite notoire, n'était magicien ! Je laisse Boullé plus louche peut-être, mais qui ne serait intéressant pour nous que dans la mesure très problématique où Picard l'aurait d'abord infecté de son propre venin, Picard en qui l'on s'accorde à voir le personnage principal de cette tragi-comédie. Autre indice, et dont je n'ai pas besoin de souligner l'importance : longtemps confesseur des religieuses, et, par suite, observé longtemps avec dés yeux à qui rien n'échappe, nul que je sache rie soupçonnait encore ni sa doctrine ni ses moeurs, lorsque les commissaires, envoyés en août 1643 « par sa Majesté pour prendre connaissance de l'état des religieuses qui paraissent agitées (charmant euphémisme!) au monastère de Louviers », commencèrent leur enquête. Il était mort depuis quelques mois en réputation de vertu, mais,
 
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au cours des exorcismes, les démons révélèrent son infamie. C'est une des hontes, ou plutôt un des paradoxes de ce temps-là. Encore faut-il les comprendre. Suivez donc le raisonnement de la commission d'enquête; deux évêques; je vous prie, Montchal de Toulouse, Péricard d'Evreux, deux docteurs de Sorbonne, l'un et l'autre chanoines de Notre-Dame; M. de Morangis, conseiller du Roi, et, dans leurs bagages, trois médecins. Les mouvements et agitations que nous avons remarqués, disent-ils, surpassent « la force et le naturel » de ces filles. Car elles courbent « leur corps en derrière en forme d'arc sans s'appuyer des mains, ne touchant la terre que des talons et du front ». Les savants et longs propos qu'elles tiennent ne surpassent pas moins « leurs capacités naturelles (1)» . Si violentes, du reste, qu'aient été leurs agitations pendant les quatre ou cinq heures que dure l'exorcisme, la séance finie, elles ne laissent pas voir la moindre trace de lassitude. Mieux encore, si abominables qu'aient été leurs gestes et leurs discours, elles ne sont plus, la crise finie, que douceur, modestie et dévotion. D'où il suit enfin que tout ce qu'elles font et, chose plus grave, tout ce qu'elles disent, c'est le diable qui le fait, qui
 
(1) Ces acrobaties qui aujourd'hui n'étonnent plus personne, ont fait perdre le sens à la commission, et au P. Esprit : « Les plus subtils de ce temps, écrit ce dernier, se trouveront, je m'assure, bien embarrassés en leur discernement à la seconde preuve que nous allons produire, parce qu'ils auront peine de concevoir tant de postures et de souplesses en de simples filles, et que, malgré eux, ils apercevront quelques marques infaillibles de la possession. Eh ! que pourront-ils dire, je vous prie, parlant avec sens, lorsque mille personnes leur auront fait savoir qu'ordinairement les démons après leurs contorsions et agitations mettent ces filles ainsi tourmentées en un arc parfait » p. 246). Autre phénomène, moins banal, mais non plus diabolique : « Putiphar agitant la Sœur M. du Saint-Sacrement, la fit monter d'une grande impétuosité sur un mûrier..., la (poussant) si avant qu'il la fit approcher du sommet des plus petites branches et lui fit faire presque tout le tour du mûrier sur ces faibles branches » (p. 25o). Du reste, aussi excellents prédicateurs et théologiens que gymnastes : « Vrai Dieu ! combien de fois avons-nous été ravis par les beaux discours que cet esprit de rébellion a proférés par la bouche de cette pauvre fille touchant... la hiérarchie des anges » (p. 3o3). La rhétorique d'Aristote n'avait pas de secrets pour le diable Grongad. « Marie Chéron..., si jeune qu'elle n avait pas encore le voile. Grongad la possédait et un jour elle ravit en un discours plein des plus hautes et plus nobles figures tous les assistants » (p. 310). Nombreux détails sur les charmes ou maléfices, retrouvés sur les indications du diable.
 
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le dit par elles. On sait bien que le mensonge lui coûte peu, mais prenez donc garde : il ne se décide à parler qu'après des sommations pressantes et il ne le fait qu'avec une extrême répugnance. Aussi averti, aussi véridique, nous pouvons, nous devons le croire. Les infâmes qu'il dénonce, n'aurait-on contre eux que son témoignage, sont dignes du feu (1).
 
II.- Entre les cinq hystériques de Louviers que le diable s'était choisies comme truchements, il en est une qui parait avoir eu toutes ses complaisances. Prédilection que justifient d'ailleurs la prodigieuse volubilité, et peut être plus encore la moralité, apparemment fort suspecte, de cette odieuse créature. C'est Madeleine Bavent, dite de la Résurrection. Une folle et une sotte, mais assez madrée. Elle mène, si j'ose dire, par le bout du nez les graves commissaires avides et haletants. Ils l'écoutent le plus sérieusement du inonde lorsqu'elle leur raconte que son plus intime,
 
le diable Dagon était venu à elle en une forme bien horrible, savoir la moitié du corps de la partie d'en haut en homme, ayant les cheveux levés comme des cornes et étincelants, le visage fort noir, et aux deux coudes deux couettes de poil noir, environ un demi-pied de long chacun, et tout nu, et la partie d'en bas du dit Diable était d'une bête comme d'un serpent tors et fort noir..., lequel lui dit qu'elle était la bienvenue (2)...
 
Encore si elle se bornait à les entretenir de ses relations avec ces croquemitaines, les commissaires qui la gobent, bouche bée, ne paraîtraient que ridicules ; mais ils ne lui feront pas un moindre crédit lorsqu'elle dénoncera ses inspirateurs et ses complices, les deux prêtres qui l'ont pervertie. Nous ignorons les raisons de la haine qu'elle semble avoir vouée à l'un et à l'autre, à Picard surtout (3). Satisfait-
 
 
(1) Attestation de messieurs les commissaires, réédition moderne s. l. n. d.
(2) Procès-verbal du Pénitencier d'Evreux.
(3) Les convulsions avaient commencé, je crois, sur la tombe de Picard.
 
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elle en les chargeant quelque vieille rancune; se promet-elle de se concilier des juges qui, même si elle était plus ou moins coupable, lui sauraient le plus grand gré d'avoir démasqué de tels imposteurs ; ou simplement veut-elle libérer par là sa propre conscience? Qui le dira? Quoiqu'il en soit, voici comment sous la dictée de Madeleine et du diable, on a reconstitué pièce par pièce, la carrière et les manoeuvres de Mathurin Picard. A l'origine de tout le désordre, raconte le P. Esprit du Bosroger, nous découvrons
 
un malheureux séducteur (Picard) qui s'était acquis l'estime, à Paris et en d'autres lieux, d'être fort spirituel. Etant consulté sur l'établissement de cette maison (le monastère de Sainte-Elisabeth), il s'en institue adroitement le directeur, promettant que, par ses soins..., ce monastère surpassera tous les autres en sainteté. Ce misérable homme qui, environ ce temps-là, avait eu grande habitude avec une certaine secte d’Illuminés qui vint alors en notre connaissance, sut si bien composer ses gestes qu'on le regardait comme un ange envoyé du ciel.
 
Ce n'est sans doute pas la seule Madeleine qui les aura mis sur cette dernière piste. Il se pourrait, en effet, que Picard, déjà suspect auprès de certains par ses relations avec les prétendus Illuminés de Montdidier que nous connaissons déjà, se trouvait depuis quelques vingt ans sur la liste noire dressée par le P. Joseph. Il se peut également qu'on n'ait appris ces mêmes relations que pendant les enquêtes que déclanchèrent les exorcismes de Louviers sur la vie antérieure du personnage.
 
Comme il les voit ardentes pour l'acquisition des vertus, il leur élève insensiblement le coeur par des discours remplis de présomption.
 
Ces discours, le P. Esprit ne les a pas entendus, mais il les devine, l'Édit de Séville et le livre de son confrère, le P. Archange, lui donnant la clé des révélations probablement
 
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moins précises, qui ont été faites pendant les exorcismes.
 
« Il ne faut plus ramper, leur dit-il souvent, comme le vulgaire, en l'exercice de tant d'examens, de réflexions, de discernements sur ses actions ; il faut voler avec les aigles, laisser les tonnerres et les brouillards des passions et des dérèglements humains se dissiper, et consommer d'eux-mêmes en la basse région de l'âme ». Il ne leur parlait que de contemplation, inaction, lumière, extase et union de transformation et adhésion (1).
 
Lieux communs que tout cela, et répétés à satiété par l'unanimité des mystiques. Mais Picard étant une fois pour toutes baptisé quiétiste, il ne peut que tirer à un sens immonde les maximes traditionnelles qu'il lui arrive de débiter. Car enfin, poursuit le P. Esprit,
 
je ne doute pas que ce pipeur n'eut dessein de ressusciter la honteuse secte des Valentiniens.
 
Comment en douterait-il? Ne sait-il pas, de science certaine, que Madeleine Bavent allait au Sabbat en compagnie de Picard ? « Sa façon d'agir était le train de la Magie et du Sabbat ». Deux fois infâme, il a deux besaces : dans celle de devant, tous les crimes dont l'Édit de Séville d'abord, le P. Ripault ensuite, ont publié le catalogue et qu'il n'est pas vraisemblable que ce quiétiste n'ait pas commis un à un ; dans celle de derrière, tous les crimes fraternels mais différents que les magiciens font profession de commettre. Ajoutez à cela une nécessité intrinsèque, et pour ainsi dire doctrinale.
 
Cette spiritualité qui prenait l'essor si haut qu'elle élevait ces créatures mortelles entre les chœurs des anges, devait pour réussir selon les sales désirs de cet impudique directeur, s'achever par la sensualité (2).
 
Après quoi, le bras séculier, en l'espèce le Parlement de Rouen, n'avait plus qu'une chose à faire : brûler vif ce
 
(1) La Piété affligée, pp. 43-48.
(2) Ib., pp. 49-50.
 
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misérable. On ne pouvait pas, puisqu'il était mort. Qu'à cela ne tienne, on le sort de terre, on fait une place à ce débris dans la charrette qui conduisait Thomas Boullé au bûcher, et ils sont brûlés de compagnie, le mort et le vif, « au vieil marché de Rouen le vingt-unième août 1647 ». L'endroit était bien choisi.
Deux, c'est beaucoup. Madeleine néanmoins s'était promis davantage. Comme elle n'était pas tout à fait sûre d'échapper elle-même au bûcher, il lui aurait moins déplu d'y aller en procession. A l'en croire, plusieurs autres religieuses de Louviers auraient suivi, de gaîté de coeur, les immondes consignes de Picard et de Boullé. Chose curieuse, ces autres habituées du Sabbat, le P. Esprit les veut parfaitement innocentes. Redevenu menteur pour la circonstance, le diable aurait calomnié ces pieuses filles. Pourquoi pas de même Picard et Boullé ? A ces deux prêtres, l'insatiable Madeleine en aurait volontiers ajouté un troisième à savoir le fondateur même du monastère, Pierre David, mort depuis longtemps sans doute, mais qui dirigeait encore le couvent lorsqu'elle avait pris le voile. Dans les premières années du règne de Louis XIII, ce David faisait partie d'un petit groupe de mystiques parisiens qui se réunissait, dans « l'hôtel de M. Mangot, Garde des sceaux, rue de la Verrerie, paroisse de Saint-Jean-en-Grève »... maison d'honneur et de piété fréquentée par plusieurs ecclésiastiques vertueux et par quelques personnes laïques appliquées à la plus haute dévotion. « Pierre David, nous dit-on encore e confessait toutes les femmes de qualité de ce quartier » : une sainte veuve « Catherine le Bis, veuve de M. Jean Rennequin, procureur à la Chambre des Comptes de Rouen... (l') avait pris pour directeur de sa conscience ». Vers 1617, il avait fondé, avec Mme Rennequin, une congrégation d'hospitalières, qui fut d'abord chargée de l'hôpital de Louviers (1). Et depuis lors, il était resté dans cette ville,
 
(1) Vie de la V. Mère Françoise de la Croix, passim.
 
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uniquement occupé, semble-t-il, de diriger ce couvent. Ni sa doctrine spirituelle ne semble avoir été soupçonnée de son vivant, ni sa vertu. On s'explique mal que, pour mettre en question l'une et l'autre, on ait dû attendre les exorcismes de 1643 et les dénonciations de Madeleine (1).
 
David qui nous conduisait toutes, dit-elle, était un horrible prêtre. Il nous lisait le livre de la Volonté de Dieu composé par un religieux capucin (Benoit de Canfeld), qui servait quasi de seule et unique règle en ce temps-là dans la maison. Mais il l'expliquait d'une façon étrange, approuvée néanmoins et suivie par les Mères qui nous gouvernaient. Ce mauvais homme..., sous prétexte d'introduire la parfaite obéissance, qui doit aller jusqu'aux choses plus... répugnantes à la nature, introduisait des pratiques abominables. Les religieuses passaient pour les plus saintes
 
qui se permettaient en public, et jusque dans le choeur, les extravagances les plus indécentes.
Les commissaires ne se trompaient qu'à moitié. Oui, en effet, dans cette savante macédoine de réminiscences véridiques et d'évocations beaucoup plus douteuses, se laissent deviner soit une perversité d'esprit qui dépasse la « capacité naturelle » de Madeleine, soit une connaissance assez approfondie de la controverse anti-quiétiste. Si pleine qu'elle soit de venin, cette fine mouche n'aurait pas songé d'elle-même à établir un rapprochement aussi nécessaire entre les lectures qu'on faisait jadis à Louviers et les pratiques abominables qu'auraient canonisées ces lectures. D'une manière ou d'une autre, les commissaires lui auront suggéré, bien à leur insu, ce moyen d'atténuer l'invraisemblance flagrante de ses calomnies, tant de ferventes religieuses se pliant, sans résistance, aux monstruosités qu'on nous dit. Avec ou sans Canfeld, du reste, l'édifice ne tient pas debout. A qui fera-t-on croire, en effet, que de David à
 
(1) Il se peut que David ait été en relations avec les prétendus Illuminés de Picardie.
 
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Picard, puis à Boullé, c'est-à-dire pendant quelque trente ans, une tradition aussi infâme, et d'une infamie aussi peu secrète, se soit perpétuée dans une communauté aussi nombreuse, sans que les supérieurs ecclésiastiques, les parents de ces filles, les voisins, en aient eu la moindre nouvelle. Aussi bien Madeleine varie-t-elle étrangement sur le nombre de ces magiciennes ; tantôt presque toute la maison, tantôt quatre ou cinq; et celles-ci, le P. Esprit de Boiroger les voit plus blanches que l'hermine. Avec cela, pas l'ombre d'une preuve, en dehors des déclarations que l'on a obtenues de ces hystériques au plus fort de leurs crises. En vérité, les abominables ne sont pas ici du côté où on nous les montre, ou du moins les abominations (1). Mais encore une fois, il ne saurait être ici question de soumettre à une critique minutieuse l'ensemble de ces procédures. J'ai seulement voulu montrer le degré de virulence que pouvait atteindre le préjugé anti-mystique dans les milieux surchauffés de cette époque ; la facilité désastreuse avec laquelle d'excellents esprits associaient alors, dans une même épouvante, la contemplation et la magie, le diable et Canfeld. La plupart des lecteurs ne s'embarrassaient pas des justes réserves, des subtiles distinctions que ne pouvaient manquer de faire le confrère de Canfeld qu'était le P. Esprit et le contemplatif éminent, canfeldien lui-même, qu'était le P. Archange Ripault. On ne retenait qu'un seul trait : ces prêtres, qui ont toujours Canfeld à la bouche, ces prêtres vont au sabbat. Post hoc ergo propter hoc ; d'où l'on concluait sans hésiter que la théologie mystique elle-même est une invention du diable. Croyez-en plutôt ces quelques lignes encore moins absurdes que malfaisantes. Picard
 
(1) Les parents et les amis de Picard ont protesté contre la sentence. D'après le recueil cité plus haut, la Bibliothèque de Louviers posséderait une apologie manuscrite de ce malheureux : L'innocence opprimée ou défense de Mathurin Picard, curé du Ménil-Jourdain, par le successeur immédiat du dit Picard. Je n'ai pas lu cet ouvrage. David, mort depuis longtemps, ne semble pas avoir eu de défenseur. Boullé non plus, soit qu'on n'ait vu en lui qu'un simple comparse, soit qu'on ait eu, par ailleurs, la preuve de son inconduite.
 
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préparait les religieuses à ses impurs et enivrants discours par de mauvais livres qu'il leur faisait lire en cachette;
 
ce détail aggravant est d'ailleurs formellement nié par Madeleine elle-même.
 
affreux ouvrages, cachant la sensualité sous le mysticisme. Citons entre autres : la Perle évangélique, la Théologie germanique, et le plus pernicieux de tous, le livre de la Volonté de Dieu.
 
de Canfeld (1). On ajouterait avec autant de raison à ce cortège de corrupteurs, le maître de Canfeld, Harphius ; l'auteur de la Perle, qui fut un des maîtres de Bérulle : avec eux, et sans exception, tous les mystiques. Puisqu'il y a des messes noires et des confesseurs impudiques, condamnons au feu, comme encore plus pernicieux que la Volonté de Dieu, tous les livres qui traitent de la confession et du Saint-Sacrifice.
 
III. - Le dernier acte de ce long drame n'en est pas le moins douloureux. La scène est à Paris maintenant. On se rappelle la fondation des hospitalières de Louviers en 1617. Après la mort de la fondatrice, Mme Hennequin, en 1622, plusieurs de ces religieuses, qui avaient à leur tête Françoise de la Croix, revinrent à Paris, où on leur confia l'hôpital de la Place Royale, à quelques pas des Minimes. Les lettres patentes sont de 1625. David était resté à Louviers, avec plusieurs religieux de la communauté primitive. Celle de Paris ne relevait plus de lui. Entre les deux, pour des raisons que nous ignorons, tous les ponts étaient coupés, et, je le répète, depuis 1625, c'est-à-dire plus de vingt ans avant les scènes de Louviers (1625-1643) (2). Mais cet alibi éblouissant
 
(1) Histoire de Madeleine Bavent, réédition de 1878, notice par l'éditeur, p. 8.
(2) Ici une question se pose que je n'ai pas le droit d'éluder. Si la Mère Françoise, dont le haut mérite nous est parfaitement connu, a ainsi décidé, après la mort de sa cofondatrice, Mme Hennequin, de quitter Louviers pour Paris - elle et un assez grand nombre de ses soeurs - ne serait-ce pas, demandera-t-on, qu'il lui déplaisait de rester sous la direction de David ? Oui, sans doute, mais bien que nous ignorions ce qu'elle reprochait exactement à son ancien directeur, je suis comme assuré qu'elle ne le soupçonnait pas des abominations dont, vingt ans après, Madeleine Bavent le dira coupable. Sans cela, elle eut rompu beaucoup plus tôt avec lui - et avec elle Mme Hennequin et tant d'autres religieuses exemplaires. La communauté se trouvait assez divisée, et, je le croirais volontiers, par la faute de David, assez tyrannique peut-être, ou peut-être aussi quelque peu visionnaire. Dès le début de la fondation, on s'était heurté à certaines difficultés qui provenaient de la mésentente entre David, d'un côté, et de l'autre, un P. Vincent de Paris qui gouvernait l'hôpital des hommes, mais qui n'aurait peut-être pas été fâché de gouverner aussi nos hospitalières. Il leur avait adjoint deux jeunes religieuses de ses dirigées, espérant, peut-être, s'insinuer par elles dans la place. David, en cela d'accord, si je ne me trompe, avec Mme Hennequin et avec Françoise, congédia au bout de peu de temps les deux étrangères. Colère du P. Vincent qui intente de ce chef un procès à David et à la communauté de Louviers. Enquêtes et ce qui s'en suit de 1619 à 1621 ; Vincent débouté, à tort ou à raison, de son appel. Il est possible que cette agitation ait plus ou moins désorganisé la communauté, et que, David victorieux ait fait sonner avec trop de rigueur l'autorité qu'il avait failli perdre. Possible aussi que sa tête ait chaviré. Mais enfin nous ne savons rien des circonstances qui expliquent cet exode, et les ponts rompus entre Louviers et Paris.
 
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ne sauvera pas « la petite Mère Françoise », comme on l'appelait alors, du supplice que nous allons dire. Après, longtemps après, le départ de nos Parisiennes, raconte le biographe de Françoise, il se passa au couvent de Louviers « des événements tristes et douloureux qui le déshonorèrent extrêmement. Soit que le sieur David ait eu le malheur, après avoir commencé avec zèle, de s'en départir dans la suite, quoiqu'il y ait plus d'apparence qu'il a été calomnié après sa mort; soit plutôt que le désordre soit arrivé immédiatement après sa direction, pendant la supériorité de ses successeurs (Picard et Boullé)..., la nouvelle communauté de Louviers, en tout ou en partie, dégénéra absolument des devoirs les plus communs des filles chrétiennes et religieuses, et le dérèglement y vint à un point que le mal transpira au dehors (1) ». Comme on le voit, ce biographe s'en tient à la chose jugée, et à la version reçue de son temps (1745, cent ans après), non sans laisser voir du reste que l'affaire lui paraît obscure. La vérité sur Picard, Boullé et les religieuses lui importe peu, et d'autant moins que son unique souci est précisément de montrer que Françoise n'a été mêlée ni de près ni de loin aux scandales
 
(1) Vie de la V. Mère Françoise... pp. 13o-131.
 
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de Louviers. Et en vérité on se demande par quelle aberration ils ont bien pu l'y mêler. Madeleine Bavent nous l'expliquerait, si nous pouvions l'aborder. C'est elle, en effet, - elle ou le démon; mais ils ne font qu'un - qui nomma son ancienne soeur, d'avant 1625, parmi les autres malheureuses que David avait séduites. Ceci, au cours d'une nouvelle information ordonnée par le Parlement de Rouen en 1647. En suite de quoi, « la vénérable Mère (Françoise) fut... obligée, le 23 mars 1648, de comparaître au prétoire de l'officialité (parisienne), comme accusée des crimes les plus horribles, pour y répondre à l'interrogatoire le plus humiliant où jamais une fille religieuse ait pu être exposée. Le 28 mars, on ordonna contre elle la visite des médecins. » A notre dégoût, mesurez le sien. La cervelle de ces gens-là, nous ne la connaissons que trop; mais comment avaient-ils le coeur fait? L'enquête durera plus de trois ans.
« L'enlève-t-on de son monastère pour la faire comparaître devant ses juges, une foule de peuple accourt de toutes parts pour la voir. Chacun la montre au doigt comme une sorcière et une magicienne. Les huées et les clameurs recommencent lorsqu'après les interrogatoires... on la reconduit à son monastère. Les ennemis de sa maison non contents de faire à ses religieuses un détail des crimes les plus atroces, dont ils noircissaient la réputation de l'Institutrice (fondatrice), donnaient à des colporteurs des libelles contre elle, et ne manquaient pas de les envoyer crier aux portes du monastère (1) ». Chose incroyable; ils finirent par l'acquitter (1653). A quoi pensaient-ils? Innocente, cette femme que le diable lui-même déclarait avoir conduite au sabbat, et qui, du reste, ne pouvait pas ne pas y être allée, puisque son directeur lui faisait lire Canfeld ! Aussi faut-il espérer que, malgré la sentence d'acquittement, les bons esprits ne voulurent pas croire à son innocence. Après tout, il n'y a pas de fumée sans feu (2) !
 
(1) Ib., pp. 163-164.
(2)Françoise mourut en 1657. Elle avait environ soixante-six ans. J'ai déjà cité, dans mon tome VI, une lettre de Marie de l'Incarnation où il est parlé de cette horrible affaire. En 1648, à son fils, Dom Claude Martin, qui était alors à Séez : « Il n'y a rien que nous devions tant appréhender que les dévotions écartées... L'on m'en écrit de France des exemples épouvantables, arrivés à quelques personnes religieuses qui ne sont pas loin de vous L. Louviers, manifestement. Puis, en 1649: « Vous m'avez obligée de me dire des nouvelles des religieuses de Louviers, surtout de la petite Mère Françoise (qui n'était plus à Louviers, depuis 1625). Nous avons céans une de nos soeurs converses qui a été novice dans une maison qu'elle (Françoise) a fondée... Elle nous a fait une si grande estime de cette Mère qu'ayant appris qu'elle avait été accusée de magie et de sortilège nous en avons été toutes effrayées... C'est une chose horrible de voir les abus qui se sont glissés depuis quelques années parmi plusieurs personnes spirituelles. Non que je voulusse avoir du soupçon de celle-ci. » Lettres, édition Richaudeau, I, p. 412. C'est ainsi que de Paris au Canada se propagent les paniques. Forte du témoignage rendu par une de ses anciennes novices à la Mère Françoise, Marie de l'Incarnation se défend de croire à l'infamie de celle-ci. Mais elle résiste moins à la rumeur publique, lorsqu'il s'agit en bloc de « plusieurs personnes » soupçonnées également, et peut-être avec la même injustice.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE VI : LES JÉSUITES ET LA DIFFUSION DU QUIÉTISME AU TEMPS DE LOUIS XIII
 
 

Nous avons raconté dans nos chapitres précédents la grande peur qui fut déchaînée en France au lendemain de l'Édit de Séville et dont l'écho nous est parvenu encore tout vibrant, dans le livre du P. Archange Ripault. C'est là, si l'on peut dire, la panique type, d'heureuses rencontres documentaires : l'alarme donnée par l'Édit de Séville ; les poursuites contre Laurent de Troyes d'abord, puis contre les Illuminés de Picardie ; le séjour de Madeleine de Flers à Maubuisson nous ayant permis de soumettre ce mouvement à une critique pressante dont les conclusions tendent à nous persuader que le péril quiétiste, dénoncé avec tant de fracas au cours de ces multiples affaires, ne présentait
 
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rien de si menaçant. D'autres paniques, dont le détail nous est moins connu, ont continué ou ressuscité celles-ci, maintenant chez nous, jusqu'à la majorité de Louis XIV, une défiance diffuse, endémique, toujours prête à exploser, à l'égard de la mystique propagande dont nos précédents volumes ont étudié le progrès constant. Ne pouvant ici, faute d'érudition et de place, rechercher toutes les traces littéraires qui sont restées de cette défiance, je me bornerai à l'explorer, et très sommairement, dans un des milieux spirituels où elle paraît de plus de conséquence, et où il nous est plus facile de la prendre sur le fait, je veux dire, chez les spirituels de la Compagnie de Jésus.
 
I. - Le témoignage du P. Lejeune, par où je commence, doit nous paraître d'autant plus impressionnant que ce grand, ce très grand spirituel ne pactise, ni de près, ni de loin avec ceux de son Ordre, à qui la contemplation parait plus ou moins stérile - pene sterilis, disait l'un d'entre eux - et dont la philosophie, expresse ou implicite, peu importe ramènerait le principal de la vie intérieure au culte ascétique du moi. Les plus hauts mystiques - un Lallemant, un Surin - n'inspirant à cette école qu'une compassion dédaigneuse et mêlée d'effroi, nous sommes bien sûrs qu'avant tout examen ils inclineront à soupçonner d'illusion, d'illuminisme, voire de quiétisme - au sens le plus rigoureux du mot - des personnages d'un génie moins éclatant et d'une vertu moins éprouvée. Combien plus significatives pour nous, les défiances que manifesterait un P. Lejeune en de pareils cas. Or, de fait sa correspondance nous apprend que, sans se porter aux outrances du P. Archange Ripault, il ne tenait pas le péril quiétiste pour imaginaire. A une supérieure de couvent qui lui avait soumis les écritures soi-disant mystiques d'une de ses filles.
 
Il y a des âmes, écrivait-il, qui n'ont rien que de commun, et qui cependant expliquent ce qui se passe en elles avec des termes assez sublimes ; elles se mettent en grand danger si elles
 
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trouvent des personnes qui semblent approuver, louer ou admirer ce qu'elles disent...
J'ai connu quelques personnes qui ont passé plusieurs années... dans l'innocence. Elles expliquaient leurs états par des termes bien plus relevés que cet écrit : un petit appui sur leurs lumières et sur leurs sentiments les a surpris. L'estime s'y est mise par leur propre applaudissement intérieur et par l'applaudissement des autres; elles sont tombées si lourdement qu'elles m'ont donné une grande épouvante.
 
Puis, venant à la conduite qu'il faudra tenir envers l'auteur de ces papiers transcendants :
 
Si je communiquais cette âme, continue-t-il, je ferais peu d'état des paroles qu'elle me dirait de son état passif, de sa solitude... ; mais je prendrais garde pour moi-même et pour les autres, si elle passe entre les lumières et les ténèbres pour aller à Jésus-Christ crucifié, et pour être crucifiée avec lui. Mon entretien serait court, notamment des choses qui paraissent sublimes ou extraordinaires, mais je prendrais garde au but où elle doit aller, au solide et à ce que Dieu veut d'une âme. Je le dis encore une fois j'ai été épouvanté par la chute, non pas d'une personne, mais de plusieurs dont les premiers commencements étaient admirables (1).
 
Et non moins expressément dans une autre letttre :
 
J'en ai vu autrefois qu'on tenait pour des sublimes et qui, en effet, avaient très bien commencé, mais, venant à perdre la déférence aux pensées des autres, sont tombées dans des abominations épouvantables (2).
 
Il faudrait être bien préoccupé ou bien sot pour ne pas sentir le poids d'un pareil témoignage, d'autant plus grave qu'il s'offre à nous dans une correspondance intime et non, comme les dénonciations du P. Archange, dans un ouvrage
 
(1) Epîtres spirituelles écrites à plusieurs personnes de piété... par une personne fort expérimentée dans la conduite des âmes (P. Lejeune), Paris, 1665, pp. 445-449
(2) Ib., p. 537.
 
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de polémique. Reste à en mesurer l'exacte portée. De son propre aveu, les « chutes » dont le P. Lejeune a gardé un si poignant souvenir, sont déjà anciennes. «J'en ai vu autrefois... » Si elles s'étaient renouvelées jusqu'à l'heure où il écrit sa lettre, et s'il voulait faire allusion à une épidémie persistante de scandales, il s'expliquerait d'une autre façon. Il ajoute bien qu'il a dans la pensée plus d'un illuminé, mais si plusieurs était pour lui synonyme de très nombreux, il ne manquerait pas de souligner une circonstance aussi aggravante. Bref, il se borne à mentionner quelques cas sporadiques de quiétisme, comme tous les siècles en ont vu se produire ; nous n'entendons pas ici le cri d'alarme de la sentinelle qui voit s'allumer de tous côtés et se propager un vaste incendie.
Au demeurant nous sommes en possession, je crois, d'identifier au moins la principale, et à coup sûr, la plus lamentable de ces chutes, Lejeune devant songer ici, ou uniquement, ou d'abord, à deux de ses anciens confrères, le trop fameux Jean Labadie, passé au protestantisme en 165r, et André Dabillon, son disciple, trop longtemps séduit (1).
D'où je conclurais, si la conjecture est exacte, que ces « abominations » proprement quiétistes, dont il est question, c'est-à-dire ces débauches, Lejeune ne les a connues que par la légende, accablante certes, mais peut-être aussi calomnieuse, qui s'est peu à peu développée autour de ce personnage. Tant que Labadie a vécu parmi eux, les jésuites dont plusieurs avaient été fascinés par ses dons éblouissants et par sa ferveur, n'ont vu en lui qu'un illuminé au sens bénin du mot; un visionnaire, qui tranchait volontiers
 
(1) Peut-être aussi fait-il allusion à tels autres incidents du même genre sur lesquels nous sommes mal renseignés. Celui, par exemple, de Pont-à-Mousson. « Depuis quelque temps (vers 164o-1645) la paix intérieure de notre maison avait été troublée par la faiblesse de quelques-uns des Nôtres qui s'entêtèrent dans une affaire de fausse spiritualité. Mais leur cause ayant été déférée au tribunal du Saint-Siège qui les condamna, ils furent chassés de la Compagnie ». L'Université de Pont-à-Mousson, histoire extraite des manuscrits du P. Nicolas Abram..., publiée par le P. A. Carayon, Paris, 187o, p. 532.
 
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du prophète et qui se flattait d'avoir reçu directement d'en haut mission de réformer l'Église. Il annonçait la fin du monde pour l'an 1666. Un déséquilibré, non un tartufe ni un débauché. Soit pitié, soit amitié, ils l'ont supporté longtemps, et n'auraient, semble-t-il, demandé qu'à le garder, espérant toujours qu'il guérirait de sa folie. Quant aux désordres qu'on lui prête, et qui, de toute façon, n'auraient éclaté qu'à la veille ou plutôt qu'au lendemain de son apostasie - dix ans après qu'il eut quitté la Compagnie (1639-165o) ; dix ans d'un vagabondage extravagant; - quant à ces désordres, sur lesquels, je le répète, le P. Lejeune n'a pu être renseigné immédiatement, j'attends, pour y croire qu'une critique sérieuse l'en ait décidément convaincu. Au demeurant il ne parait pas que ses premiers disciples l'aient suivi dans son exode, ce qui donne à croire qu'il ne les avait pas rendus quiétistes, ni même très sérieusement détraqués (1). D'où il suit enfin que, s'il l'a traversée, Labadie n'appartient pas à l'histoire que nous racontons présentement. Aussi ne le nommerais-je même pas s'il n'allait pas servir pendant longtemps - comme déjà nos deux ex-capucins, auxquels d'ailleurs je n'ai garde de l'assimiler - d'épouvantail, de leçon de choses. Voyez, aura-t-on souvent répété, voyez où peut conduire le mirage mystique. On commence par s'engouer de l'état passif et on finit par Genève (2).
 
(1) André Dabillon « entièrement revenu de ses erreurs » mourra curé de Magné, en Saintonge. Il est souvent question de lui dans le livre de M...
(2) Je n'ai pas à m'occuper plus longuement de Labadie : je donnerai ici néanmoins, puisque je ne la trouve nulle part, bien qu'elle saute aux yeux, la raison qui me déciderait, si nous n'en avions pas d'autres, à mettre en quarantaine la légende infâme de ce louche personnage. Il faut savoir qu'après avoir quitté les jésuites et vainement tenté de se faire agréer par l'Oratoire - le P. de Condren d'abord séduit vit bientôt qu'il avait affaire à un fou - Labadie se tourna du côté de Port-Royal, qui d'abord ne se montra pas insensible à ses avances. Grand prédicateur, d'une séduction extraordinaire et qui avait au moins les apparences d'une haute vertu. Un simple flirt, plus ou moins long, mais dont ces Messieurs n'auraient aucunement à rougir. Mais lorsque, plus tard - entre temps Labadie s'était fait carme - ce malheureux eût enfin passé au protestantisme, les ennemis de Port-Royal ne manquèrent pas d'exploiter - et avec le bruit que l'on imagine - la preuve vivante qu'ils pensaient tenir par là d'une liaison nécessaire entre le jansénisme et le calvinisme. De nombreux pamphlets orchestrent ce beau raisonnement. Autant dire en effet que la Compagnie de Jésus elle-même, qui avait façonné Labadie pendant quinze ans, était une école de calvinisme. Or, pour répondre, puisqu'il le fallait, à une accusation aussi inique, les jansénistes ne trouvèrent rien de mieux que d'attribuer l'apostasie de Labadie, non pas aux idées que celui-ci pouvait avoir sur la grâce, mais au scandale de sa conduite. C'est ainsi que Hermant composa tout un livre : Défense de la piété et de la foi de l'Eglise contre les impiétés de Jean Labadie, apostat, par le sieur de Saint-Julien, Paris, 1651, « pour convaincre cet apostat d'avoir quitté l'Eglise non à cause de la foi, mais par esprit de fanatisme et de débauche » (Mémoires de Peydau, p. 38). Voici donc tout un parti aux mille voix, aux mille plumes, intéressé à la honte de Labadie. Prenez par exemple - cent ans après l'événement - le dictionnaire du jansénisant Chaudon à l'article Labadie : vous y trouverez, et présentées comme des faits certains, les anecdotes les plus immondes. - De l'autre côté de la barricade, il n'y a pas d'apparence non plus qu'on se soit fait faute de s'approprier un moyen si facile de confondre les correligionnaires de Labadie et d'expliquer l'apostasie de leur chef. Aussi bien la pièce maîtresse du procès Labadie, je veux dire la lettre que lui adressa, pour tenter de l'arrêter au bord de l'abîme, le P. Sabré - bonhomme d'anachorète qui l'avait suivi au Carmel de La Gravelle, où il avait pu l'observer à loisir - cette lettre, dis je, n'apporte rien d'inquiétant sur le point particulier qui est présentement en question. Nous avons fini par nous convaincre, lui dit Sabré, « que ce que vous aviez entrepris était en beaucoup de chefs insoutenable, contraire aux ordres et aux usages de l'Eglise, à la discipline régulière, voire même aux bonnes moeurs. » Par où manifestement il veut dire, non pas du tout qu'ils ont pris Labadie en flagrant délit de débauche (car il ne faut pas beaucoup de temps ni de réflexion pour se convaincre de ces choses-là), mais que, sa fumeuse doctrine, d'une part, et de l'autre les extravagances de son allure, conduisaient logiquement au quiétisme. Il s'explique, du reste, fort bien à ce sujet : nous nous sommes peu à peu convaincus, dit-il en finissant, « que plusieurs de vos principes en matière de conduite étaient suspects et dangereux, tendant sous prétexte de spiritualité au libertinage, et fort approchants pour ne pas dire les mêmes que (ceux) des Adamites et des Illuminés ». Il n'accuse pas Labadie de libertinage, mais d'enseigner une doctrine qui logiquement doit conduire au libertinage ; et ce disant, le bon P. Sabré ne fait que répéter ce qu'on lui a dit pour l'amener lui-même à rompre avec Labadie. Mais ces désordres, il ne les a certainement pas constatés de ses yeux : rien n'étant plus transparent que les pratiques des Adamites, si Labadie les avait propagées autour de lui, le P. Sabré s'en serait aperçu, et il le lui reprocherait sans ambages. Le texte de ce document (qui, d'ailleurs, ne permet aucun doute sur la folie de Labadie), a été publié par A. de Lantenay (M. Bertrand), à l'appendice de sa brochure : Labadie et le Carmel de la Gravelle près de Bazas, Bordeaux, 1886 (tiré à 5o exemplaires). Brochure très érudite, mais d'une critique au-dessous du médiocre. On trouvera aussi des détails intéressants, et peu connus, dans les Mémoires de Feydeau, publiés par M. Jovy (Société des Sciences et des Arts de Vitry-le-class="SpellE"François, Vitry, 19436). Feydeau, a dirigé une des anciennes dévotes de Labadie. « Je ne trouvai en elle, écrit-il, aucune des méchantes maximes, ni la mauvaise doctrine dont il s'est rendu depuis le partisan par son apostasie. Tout ce que je remarquai de lui par ce qu'elle me dit c'est qu'il avait un grand attrait pour se faire suivre et une grande autorité pour se faire obéir. Son talent pour prêcher et se faire aimer des femmes était surprenant, comme me le raconta M. de Caumartin, évêque d'Amiens. Il me dit que le cardinal de Richelieu, étant dans son diocèse... avait fait prêcher Labadie tous les jours, en ne l'avertissant que de jour à autre, et que tout le monde était ravi de t'entendre ; qu'il était vrai néanmoins, qu'on ne remportait rien de ses prédications et qu'on ne pouvait lire ce qu'il avait prêché. Après quelques années, cette fille me vint dire que son P. Labadie la demandait, qu'il était à Toulouse avec des filles qu'il conduisait et qu'elle espérait profiter beaucoup sous la conduite d'un homme si spirituel. Je lui défendis d'y aller... (elle obéit). L'hiver suivant nous apprîmes l'apostasie de Labadie. Elle me dit, lorsque je lui en parlai, que cette chute la ferait mourir. En effet, depuis ce temps-là elle n'eut plus de santé. Elle me dit à la mort qu'elle m'était.., obligée... surtout pour deux choses, la première de l'avoir empêchée de suivre Labadie, la seconde de lui avoir donné un grand respect pour les cérémonies de l'Eglise contre lesquelles Labadie l'avait prévenue. Ce fut par elle que nous eûmes des mémoires contre lui, et M. Hermant s'en servit très utilement dans le beau livre » dont j'ai parlé plus haut (p. 26 27). Très bien, mais ce n'est certainement pas cette pieuse fille qui a révélé à Hermant les « abominations s, j'entends les débauches de Labadie. Très certainement, elle n'avait rien soupçonné de tel. Comme ses amis les jansénistes, et comme beaucoup d'autres, Feydeau le voit quiétiste, et dès avant l'apostasie. M. de Caumartin, dit-il, « qui le fit chanoine d'une collégiale d'Amiens, découvrit qu'il était fort corrompu et le chassa » p. 37. Resterait à savoir si Feydeau tient ce détail de Caumartin lui-même ; ce qui, en effet, serait accablant. (Cf. là-dessus la brochure de Bertrand, pp. 26, seq.). Mais dans ce cas, on s'explique mal que l'évêque d'Amiens n'ait pas mis en garde l'évêque de Bazas qui, longtemps encore, gardera toute son estime à Labadie. Ajoutons à cela, qu'avant de l'accueillir parmi eux, les Protestants ont dû se renseigner sur son compte. La fidélité enthousiaste que lui garda jusqu'au bout Mlle Sehurmann donne aussi à réfléchir. C'est à elle, je crois, que sont adressées les quatre lettres sur l'Oraison et la Contemplation chrétienne, 2e édit., Amsterdam, 1688. Oeuvre médiocre et qui n'a même pas le mérite d'extravaguer.
 
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II. - Un autre jésuite, moins éminent que le P. Lejeune, mais assez considérable et qui ne doit pas être beaucoup
 
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plus prévenu que lui contre la . véritable mystique, le P. Nicolas Du Sault, nous retiendra plus longtemps. Un de ses livres : Caractères du vice et de la vertu pour faire un fidèle discernement de l'un et de l'autre, Paris, 1655, semble en effet nous promettre, à vue de pays, des renseignements moins vagues et surtout plus copieux sur le sujet qui nous intéresse. Trois longs chapitres : Caractère du faux spirituel; Caractère des Illuminés; Caractère de quelques autres Illuminés; soit quelque cent pages et comme une suite aux Abominations foudroyées vingt ans plus tôt par le P. Archange (1632-1655).
Ce qu'il y a de plus inquiétant - ou, qui sait? de plus rassurant - dans ce livre,, c'est le millésime, relativement tardif, qu'il arbore : 1655. Une foule d'autres indices m'eussent fait croire, en effet, qu'à cette date, chez nous, j'entends dans les milieux catholiques, le quiétisme ne
 
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battait plus que d'une aile, si tant est qu'il en eut jamais eu deux, et d'épervier. Il est vrai que, deux ans plus tard, éclatera la bombe du P. Chéron contre les mystiques ; mais Chéron, qui retarde un peu lui aussi, ne nous montre plus les « abominations » quiétistes qu'au dernier plan de son tableau. Les mystiques du P. Chéron sont plus brouillés avec le bon sens qu'avec la morale. Non que, à l'heure où écrit Du Sault, l'antimysticisme ait désarmé. Nous ne sommes plus au temps des miracles. Il s'apaise toutefois ; chacun des deux partis commence à mettre de l'eau dans son vin, si je puis m'exprimer ainsi; une entente, assez maussade encore, mais effective, se dessine. C'est ainsi, du moins, que je vois les choses, tout prêt d'ailleurs à changer d'avis si les dénonciations du P. Du Sault m'y obligent. Je me heurte néanmoins, dès ses premiers chapitres, à, de curieux paragraphes, assez enflammés déjà et qui m'ont tout l'air de partir en guerre contre des moulins à vent.
 
Il se fait, écrit-il, comme une espèce de cabale entre les faux spirituels, ou par sympathie d'humeur, ou par conformité de doctrine, ou par une certaine présomption d'eux-mêmes et mépris des autres, en quoi ils s'accordent tous... Ils se recommandent réciproquement les uns les autres avec des éloges souvent aussi contraires à la vérité par des amplifications excessives qu'à la charité par de manifestes médisances. Demandez-leur par exemple quel jugement ils font d'un tel et d'un tel avec lequel ils sont liés ; et ils vous répondront aussitôt que ce sont des personnes d'une haute vertu..., qui entendent éminemment le secret de la conduite des âmes... Que si vous leur demandez ensuite ce qu'ils pensent de quelques autres,
 
pour descendre dans le concret, mettons : de quelques Pères de la Compagnie,
 
qui font état de s'employer en cette même fonction de la conduite des âmes, et qui semblent le faire avec fruit, ou pour le moins avec réputation,
 
la jolie phrase, et d'un goût parfait!
 
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ils vous diront que ce n'est pas leur fait, qu'ils ne sont pas capables de se conduire eux-mêmes..., et que la première faute qu'ils font c'est de ne s'adresser pas à eux pour être désabusés. Qu'ils sont bons philosophes, passables théologiens, prédicateurs, docteurs et tout ce qu'il vous plaira, mais non pas directeurs et que c'est un métier où ils n'entendent rien. Qu'ils ne savent pas les voies de Dieu dans ses créatures, les divers dons d'oraison et de contemplation, les élévations, transformations, unions, concentrations..., dont à peine seulement ont-ils ouï parler. Que ce sont au reste des hommes politiques, grossiers, charnels, pleins de l'esprit du monde... Et après mille médisances de ces personnes, ils concluent que c'est vouloir se perdre que de les choisir ou de les consulter pour sa direction (1).
 
En faut-il davantage pour que nous soient révélées les raisons de derrière la tête qui ont dicté son livre au P. Du Sault. Manifestement il veut confondre certains calomniateurs qui ont blessé la Compagnie, mais au point le plus sensible de ses oeuvres vives; c'est la direction des âmes. En 1655, les Provinciales ne circulent pas encore, mais la Fréquente d'Arnauld a déjà sonné la charge, non pas comme je l'ai montré dans un volume précédent, contre la communion elle-même, mais contre les confesseurs et les directeurs jésuites. Pas n'est besoin de lire deux fois les lignes que je viens de transcrire pour voir que ce « caractère du faux spirituel » est aussi et d'abord le portrait du janséniste. Il y a là, sans doute, quelques traits qui d'abord ne semblent pas répondre à l'original, Port-Royal n'ayant jamais accusé les jésuites de mépriser les « transformations, unions, concentrations et autres opérations semblables ». On peut donc croire que Du Sault fait ici d'une pierre deux coups, réunissant dans une seule et même prosopopée deux écoles très différentes l'une de l'autre et qui ne se rejoignent que par une commune animosité contre les jésuites, Port-Royal d'un côté et certains hypermystiques de l'autre. Mais il me semble plutôt que Du Sault ne songe pas à ces différences.
 
(1) Caractères du vice et de la vertu, pp. 203-207.
 
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Nous savons, en effet, que dans la confusion du premier branle-bas contre Port-Royal, on allait jusqu'à soupçonner Saint-Cyran et les autres de connivence avec les fauteurs des spiritualistes nouvelles, avec le P. Laurent par exemple, voire avec Jean Labadie. Ils sentaient, pour ainsi dire, tous les fagots : pourquoi pas ceux de Séville? Pour d'assez nombreux polémistes, illuminé a été pendant assez longtemps synonyme de janséniste. Tel que je viens de le retracer, conclut le P. Du Sault, ce caractère des faux spirituels, ou des jansénistes
 
n'est qu'une disposition à celui des Illuminés dont nous (allons traiter)..., pour ce que ceux-là semblent finir par où ceux-ci commencent (1).
 
Ces dernières lignes nous livrent la clef de tout l'ouvrage. C'est bien sans doute au quiétisme que s'attaque le P. Du Sault dans les chapitres qui vont suivre, mais c'est aussi, et peut-être plus encore au jansénisme lui-même, et très logiquement puisque ce jansénisme est pour lui comme le fourrier du quiétisme. Principiis obsta... D'où chez lui peut-être une tendance à exagérer la menace présente, les progrès persistants du second de ces fléaux. Plus grave sera le péril quiétiste, plus malfaisants devront nous paraître les disciples de Saint-Cyran et du grand Arnauld.
 
III. - Rien ou peu de chose à retenir de ses vues générales sur l'illuminisme, le Caractère de l'Illuminé en soi, par où le P. Du Sault entre en matière. Léon X, Gerson, Cajetan, lui ont dicté un à un tous les traits de ce tableau, d'ailleurs fort bien présenté, et, comme nous devions nous y attendre, l'Edit de Séville (2). Rien là, veux-je dire, sur la situation présente de l'illuminisme chez nous. D'ici de là néanmoins,
 
(1) Caractère, p. 2o8.
(2) On nous renvoie, pour le texte de l'Edit, non plus au Mercure de France, comme avait fait le P. Archange, mais à Sponde, année 1623, et au Mercure gallo-belge de la même année. On se souvient peut-être que le Mercure de France avait emprunté ce texte à son frère, le gallo-belge.
 
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quelques évocations moins lointaines, mais par trop insuffisantes. On nous avertit, par exemple, que la « semence » de l'illuminisme espagnol ne fut pas « tellement éteinte » par la condamnation de 1623,
 
qu'elle n'ait produit depuis de nouveaux germes et qu'elle ne pousse encore tous les jours des rejetons qui se provignent insensiblement en divers endroits sous couleur de dévotion et de perfection (1).
 
Nous voilà bien avancés. « Je pourrais ici », dit-il encore,
 
découvrir d'étranges mystères, mais je n'oserais passer plus avant, ni parler plus clairement en une matière de cette nature. Ce que j'en dis et que j'indique plus que je ne déclare, n'est que pour faire voir les ruses de Satan aux âmes qui s'y laissent surprendre..., même des plus saintes et des plus innocentes (2).
 
Il a bien « entre les mains », nous assure-t-il encore, « une infinité d'histoires mémorables, soit des siècles passés, soit même de notre temps (3) », qui prouveraient qu'il
ne parle pas en l'air, mais de cette infinité il ne rapporte qu'une seule, et qui, par malheur nous était déjà bien
connue. La voici, du reste :
 
Je ne me souviens jamais sans frémir de ce que j'ai vu d'autre-fois sur ce sujet, considérant d'une part des commencements merveilleux, et de l'autre des issues déplorables et épouvantables,
Ou je me trompe fort, ou il songe ici à son ancien confrère, Jean Labadie.
 
Un prophète décrit l'un et l'autre ingénieusement en ces trois ou quatre mots. Qui nutriebantur in croceis amplexati sunt stercora. Ceux qui se nourrissaient dans la pourpre se sont couchés comme des pourceaux dans l'ordure... Saurait-on rien
 
(1) Ib., p. 225.
(2) Ib., p. 23o.
(3) p. 233.
 
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dire de plus efficace, pour faire concevoir aux fidèles l'horreur qu'ils doivent avoir de la vie et de la doctrine des Illuminés ?
 
Nous voulons bien, mais comment ne pas songer, d'une part, qu'en 1655 il y a déjà quinze ans que Labadie a quitté la Compagnie et que, par suite, le P. Du Sault ne peut connaître l'inconduite de cet apostat que par la rumeur publique; d'autre part, que cette aventure déjà vieille a toutes les apparences d'une exception. Si l'on avait « sous la main » des exemples tout ensemble, plus récents et plus significatifs d'une propagande et d'une contagion quiétiste plus alarmantes, on les verserait au débat. Mais, sans doute, le P. Du Sault nous donnera-t-il enfin ses preuves dans le chapitre qu'il a consacré à « quelques autres nouveaux Illuminés ». Hélas, non !
 
IV. - Ceux-ci, du reste, il avoue qu'il ne les a pas rencontrés sur son chemin ; et qu'il ne les connaît que par des on-dit.
 
J'ai souvent ouï parler, depuis quelques années, d'une autre espèce d'Illuminés qui ont commencé de s'élever en divers lieux et à diverses reprises, sous la conduite de trois ou quatre jeunes hommes, assez bien faits en apparence, dont Satan se servait comme de pigeons masqués pour en attirer d'autres. C'étaient de petits prophètes et de petits saints, qui ne manquaient pas de bonnes qualités naturelles, et prétendaient en avoir de surnaturelles en beaucoup plus grand nombre, et fort éminentes au-dessus du commun ; mais ils n'avaient pas assurément la soumission et l'humilité qui sont les principales de toutes.
 
Bien entendu, mais si on avait à leur reprocher les « abominations » quiétistes, Du Sault le dirait. Non, rien de pareil. Simplement une petite épidémie de snobisme
pseudo-mystique, plus ridicule que vraiment dangereuse.
 
Ces petits Jérémies... déploraient.., l'illusion, disaient-ils, de
 
(1) Caractères, pp. 246-247.
 
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quantité de bonnes âmes, qui font profession de la vie spirituelle et néanmoins n'ont jamais su que c'est des fonctions de cette vie... On ne les entendait parler... que de visions... de simplifications, langueurs, sommeils... élévations, nuits, rayons, anéantissements de l'âme et de mille extravagances... Ils écrivaient en beaux termes tous les mouvements et toutes les lumières qu'ils disaient avoir reçues en leur haute contemplation et les faisaient courir de main en main comme des nouvelles du ciel. Toute la cabale les lisait avec vénération et parlait... de faire des informations pour canoniser ces nouveaux saints... S'ils savaient à dix lieues loin une personne... qui se mêlât de prédire les choses à venir, sans jamais l'avoir ni vue, ni ouïe, ils recevaient ses songes comme des prophéties, ils l'envoyaient visiter comme un ange du ciel... Enfin, ils avaient mille autres illusions que je serais trop long à déduire (1).
 
C'est là, ce qu'on appelle, je crois, une histoire à dormir debout. Nous ne pouvons naturellement pas identifier les « trois ou quatre jeunes hommes » qui dirigent cette confrérie : mais j'ai beaucoup de peine à les prendre au sérieux et plus encore au tragique. Au demeurant, et pour comble de déception, on nous a prévenus dès le début qu'en 1655, ces néo-illuminés, semblables de ce chef à ceux de Séville et à Labadie, ne sont plus qu'un souvenir.
 
Je crois bien qu'il ne reste rien ou presque rien plus, par la grâce de Dieu, de ces mauvais rejetons; néanmoins puisqu'on les a vus déjà repousser deux ou trois fois par le passé, et qu'ils pourraient encore renaître à l'avenir, j'ai cru qu'il ne serait pas hors de propos d'en dire ici quelque chose qui serve de marque pour les reconnaître, et de précaution pour s'en prendre garde, s'ils paraissaient derechef. Un averti en vaut deux (2).
 
Bien entendu. Et, après tout, il n'est pas non plus tout à fait inutile de mettre le public en garde contre les panthères qui, d'aventure, sortiraient de leurs cages et se promèneraient sur le trottoir. Que ne disait-il plus tôt qu'il
 
(1) Caractères, pp. 247-255.
(2) Ib., p. 248.
 
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parlait ici en prédicateur ou en moraliste et que les historiens perdraient leur temps à le lire? Mais non, ce n'est pas du temps perdu, si nous avons appris, une fois encore sur un exemple aussi transparent, comment naissent le plus souvent et se propagent ces dangereuses paniques. Sur la foi de vagues racontars qu'il n'a pas pris la peine de contrôler, un homme grave publie tout un livre où il dénonce les abominations du quiétisme contemporain, comptant bien du reste par là qu'il fera coup double et qu'avec les Illuminés il terrassera les jansénistes. Un vieux spirituel, justement vénéré de tous. Qui ne le croira ? Demain quarante prédicateurs l'amplifieront du haut de la chaire, au gré des passions inférieures qui, à leur insu, redoublent leur zèle. Après-demain, la France entière sera quiétiste.
 
 
 
 
 

CHAPITRE VII : LES PREMIERS ASSAUTS CONTRE LE PUR AMOUR
 
 

Nous ignorions communément jusqu'ici que; dans la querelle du quiétisme, Pascal s'était prononcé contre Bossuet. Si on l'avait su, qui ne voit que, sur un des trois ou quatre problèmes fondamentaux, la face de la critique - religieuse, morale et littéraire - eût été changée. Le nez de Cléopâtre... Brunetière, par exemple, s'il avait soupçonné que, par delà Fénelon, ses coups étourdis atteignaient Pascal, n'aurait sans doute pas traité de fou dangereux l'impertinent qui s'était permis de tenir tête à Bossuet. De l'autre côté, quelle fortune pour les rares indépendants qui demandent depuis quelques vingt années qu'on applique enfin à la révision de ce vieux procès les règles ordinaires du droit et de la méthode ! J'entends certes bien que l'autorité inopinément conjuguée de Pascal et de Fénelon ne suffirait pis à trancher un débat de cette nature. Que Bossuet raisonne mieux que ses adversaires, quels qu'ils soient, et nous conviendrons avec lui que l'amour désintéressé n'est qu'une vision. Mais désormais son prestige n'affolera plus les balances de l'histoire, comme il l'a fait trop longtemps. Et du coup la partie est presque gagnée.
Il va, du reste, sans dire que l'accord de ces deux mystiques, bien que réel et profond, n'a rien d'une alliance consciente et concertée. Pascal naturellement ne s'en est pas douté, puisqu'il avait cessé de vivre plus de trente ans avant l'apparition des Maximes des Saints. Pour Fénelon, il n'en souffle mot ; peut-être ne s'est-il pas avisé de cette unanimité foncière, ou bien il l'aura jugée compromettante,
 
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Quoi qu'il en soit, nous affirmons simplement - et c'est assez beau déjà - que Pascal a vigoureusement défendu contre les pré-Bossuet de son temps, une doctrine toute semblable à celle que devait un jour foudroyer le vrai Bossuet. Nous l'aurons bientôt démontré.
Nous partons de trois lignes de Fénelon qui ont passé jusqu'ici presque inaperçues et qui cependant auraient dû enflammer la curiosité de l'historien le plus novice. Dans le mémoire où il justifie « les principales propositions » des Maximes, « par des expressions plus fortes des saints auteurs », « on sait, écrit-il, qu'en 1639... le disciple bien-aimé de saint François de Sales (Camus) fut attaqué sur les mêmes raisons qu'on allègue contre moi et qu'après une longue controverse sa doctrine prévalut (1) ». Vous lisez bien : une préquerelle du quiétisme, qui s'allume chez nous vers la fin du règne de Louis XIII, qui sévit longtemps et qui s'achève par la victoire du pur amour. Ne sommes-nous pas aussi infortunés qu'impardonnables d'avoir ignoré un événement de cette importance et si clairement rappelé dans un texte qui est à la portée de toutes les mains ? Il est vrai que Fénelon a oublié ou qu'il a volontairement négligé de nommer le pré-Bossuet qui avait alors déclaré la guerre
au disciple chéri de François de Sales. Qu'à cela ne tienne. Tous les contemporains de Camus savaient le nom de ce personnage ou un de ces noms. C'est le jésuite Antoine Sirmond. Et nous revoici en pays connu, je veux dire au beau milieu des Provinciales.
 
Je vois bien, répondit le Père..., que vous avez besoin de savoir la doctrine de nos Pères touchant l'amour de Dieu. C'est le dernier trait de leur morale. Notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière, dans son admirable livre de la Défense de la vertu...
 
et le reste qui est dans toutes les mémoires. Encore un pas et
 
(1) Oeuvres de Fénelon, III, p. 292.
 
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nous touchons au but. Il se trouve, en effet, que ce livre du P. Sirmond, La défense de la vertu, est une réponse au livre de Camus qui a pour titre : La défense du pur amour. Camus, Pascal, M. de Cambrai, ils se tiennent donc tous les trois comme se tiennent, dans la tranchée d'en face, Antoine Sirmond et M. de Meaux. Qu'on veuille bien prendre ces conclusions pour ce qu'elles sont : une géométrie anguleuse et desséchée. Chemin faisant, à mesure qu'elles reprendront les couleurs de la vie, j'espère qu'on les trouvera aussi peu troublantes, aussi attrayantes même qu'elles me paraissent justes. Aussi bien, le duel final entre Bossuet et Fénelon, quoique je ne le perde jamais de vue, ne fait-il pas l'objet immédiat du chapitre où nous entrons. Seule va nous occuper ici la controverse antérieure qui mit aux prises Camus et Sirmond et dont nous avons assez fait pressentir déjà l'extrême intérêt. En vérité les premiers actes de ce long drame méritent plus, beaucoup plus, que le dernier de passionner l'historien, je ne dis pas des humaines faiblesses, mais du sentiment religieux.
 
I. - Il y a deux Sirmond : Jacques (1559-1631) et Antoine (1592-1643) ; l'oncle et le neveu ; le géant et le nain (1). Moins parfaitement sot peut-être qu'on ne l'a dit, celui-ci aurait été oublié dès avant sa mort, si Camus en 1641, Pascal ensuite en 1656, enfin Boileau en 1695, ne lui avaient conféré, en le bafouant, une sorte d'immortalité. Ajoutez à ce poids de gloire tant de théologiens, qui, soit en réfutant le P. Antoine, soit en se hasardant à le défendre, lui ont conservé, pendant si longtemps, une apparence de survie. Aujourd'hui, il
 
(1) Il y en a bien un troisième, et à proprement parler le seul ou le plus immortel des trois, puisqu'il fut de l'Académie. Neveu du grand Jacques, frère du petit Antoine. Mort en 1649. Il avait proposé à ses confrères de « s'engager chaque année par serment à n'employer jamais que les mots approuvés par l'Académie ». Avec cela, poète latin de quelque mérite. Flatteur éperdu de Richelieu. Il n'est pas impossible qu'Antoine aussi ait été aux gages du Cardinal. En tous cas, il est certain, comme nous verrons, que dans cette première querelle du quiétisme, le pré-Bossuet de 1641, avait la police à ses ordres. Jean servait peut-être d'agent de liaison entre son frère et Richelieu.
 
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n'existe plus qu'en vertu des chiquenaudes rituelles que lui décochent les gardiens expirants de l'orthodoxie janséniste. Ses frères eux-mêmes semblent l'avoir oublié comme tout le monde, si bien que je n'entreprends pas sans quelque remords de retourner ce pâle martyr sur son gril et de le rendre à l'histoire (1).
Il le faut pourtant. Si insignifiant qu'il paraisse aussi longtemps qu'il ne représente que lui-même, Antoine Sirmond devient assez considérable dès qu'on le replonge dans la mêlée spirituelle de son époque. D'autant plus digne d'attention qu'il est plus médiocre, plus incapable de penser tout seul, il a pour nous le mérite d'amplifier, d'épaissir, jusqu'à la rendre odieuse ou absurde, mais aussi moins insaisissable, la philosophie religieuse de plus intelligents que lui, de plus sages et de plus fervents. Non pas du tout, ce qu'à Dieu ne plaise, la doctrine foncière de l'Ordre qui l'a formé, ni de saint Ignace. Les théories d'Antoine Sirmond, nous le montrerons plus loin, ne choquent pas moins les grands spirituels et les grands théologiens de la Compagnie qu'elles n'ont scandalisé Camus, Pascal ou Boileau. Mieux encore, il gêne visiblement ceux-là mêmes de ses frères qui éprouvent moins de répugnance à le lire et qui se sont fatigués à le blanchir. Reste néanmoins qu'avec l'outrance dialectique des pense-petit cet enfant terrible n'a guère fait que transporter dans l'ordre spéculatif les tendances informulées qui fermentaient depuis trois ou quatre générations chez un certain nombre de jésuites. J'ai déjà tenté à maintes reprises de démêler les causes lointaines et de suivre les manifestations diverses de ce mouvement que, faute d'un meilleur mot, j'ai baptisé : ascéticisme (2). Le. R. P. Doncoeur
 
(1) Dans sa grande histoire de la Compagnie de Jésus en France, le R. P. Fouqueray n'a pas cru devoir consacrer une seule ligne au pauvre Antoine ; le R. P. Brucker non plus.
(2) Cf. La métaphysique des Saints, IVe partie, L'angoisse de Bourdaloue, et mon petit mémoire : Ascèse et prière, dans l'Introduction à la philosophie de la prière. Une des misères d'ascéticisme est que ce mot existe déjà en anglais où il est exactement synonyme d'ascétisme. Pleinement d'accord avec moi sur le fond des choses M. K. Kirk dans les Bampton Lectures de 1928 (The vision of God, 1931) me reproche très justement ce néologisme qui n'en est un que pour nous.
 
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préférerait : moralisme religieux ou moralisme tout court. Pourquoi pas : semi-stoïcisme ou stoïcisme-chrétien? Quoi qu'il en soit, les sévères syllabes d'ascéticisme ont du moins l'avantage de fixer, pour ainsi parler, l'atmosphère de noble sérénité qui seule convient à ces controverses délicates et d'exorciser déjà, par leur seule vertu, les tenaces calomnies qui planent, depuis les Provinciales, sur l'école du P. Sirmond. Que l'on comprenne donc enfin que, dans la présente querelle, il ne s'agit pas de morale, mais de religion pure. Pour la règle des moeurs, Sirmond ne parait ni plus relâché ni moins exigeant que ses adversaires. Il pense même l'être davantage, en quoi, du reste, il se trompe de tout en tout. Nulle opposition de ce chef entre les deux écoles ; elles ne se heurtent que sur le plan religieux, l'une soutenant la primauté des vertus morales et de l'ascèse, l'autre des théologales et de la prière. Cette opposition, du reste, éclatera bientôt d'elle-même, avec une netteté saisissante, dans ce beau débat où vont s'affronter deux philosophies de la religion : l'anthropocentrisme ascétique d'Antoine Sirmond et le théocentrisme mystique de l'évêque de Belley (1).
 
(1) Et non pas, comme les commentateurs des Provinciales le donneraient à croire, deux théologies de la grâce. N'oublions donc pas que la Xe Provinciale (1656) est postérieure de quinze ans à notre débat (1639-1642). Aussi bien l'Augustinus vient-il à peine de paraître, en 164o. Il n'y a encore de jansénistes qu'en puissance. Il est vrai que, dès 1641, Port-Royal, en la personne d'Arnauld, réfuta le P. Sirmond. (Extrait de quelques erreurs... Oeuvres d'Arnauld, XXIX, pp. 1 à 15). Mais lorsque parut cette plaquette, qui, d'ailleurs, n'est pas janséniste, Camus était déjà et depuis plus d'un an, sur la brèche. Arnauld reviendra plus tard à ce sujet, mais, en 1656, et pour soutenir la Xe Provinciale (Dissertation théologique sur le commandement d'aimer Dieu, Oeuvres, ib., pp. 16-17 ». Nicole Wendrock s'appropriera ce dernier travail, qui reste une des pièces principales du dossier Sirmond (Cf. le Wendrock traduit en français, Amsterdam, II, pp. 252-335). C'est donc brouiller les dates que de rattacher la bataille pour ou contre Sirmond à l'agitation pour ou contre Jansénius. Quelques lignes de G. Hermant auraient dû mettre les pascalisants en garde contre cette confusion (Mémoires, I, p. 35) où est mentionnée l'intervention de Camus. Même du reste quand il se trouve d'accord avec eux, les jansénistes n'aiment pas Camus et ils l'escamotent volontiers; ayant pour cela d'excellentes raisons, car il n'est certainement pas des leurs. Plus libre d'esprit et mieux informé que les éditeurs des Provinciales (Grands Ecrivains, M. Strowski a signalé brièvement l'importance de l'affaire Sirmond (Cf Pascal et son temps, Paris, 1908, III, p. 1o6).
 
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De ces deux philosophies, celle que défend Camus est seule digne de ce nom : doctrine positive, qu'ont toujours supposée ou qu'ont lentement élaborée, soit les Pères de l'Église, soit les Docteurs du moyen âge; qu'ont creusée plus avant, sublimée, raffinée même peut-être à l'excès, les mystiques des XIV°, XV° et XVI° siècles, et qu'ont enfin plus rigoureusement construite, en la simplifiant du reste, nos maîtres du XVII° siècle, François de Sales, Bérulle, Chardon, Lallemant, tant d'autres. Nous avons longuement présenté leur synthèse dans nos volumes sur la Métaphysique des Saints (1).
« Tout a été fait pour l'oraison », disait saint François de Sales. Primum regnum Dei ; religion d'abord, amour et prière. Ainsi ramené à ses axiomes fondamentaux, cette doctrine spirituelle ne se distingue pas du christianisme lui-même. On imagine donc mal qu'à ce théocentrisme absolu se soit jamais opposé, dans l'histoire de la pensée chrétienne, un anthropocentrisme également absolu, conscient, systématique. D'où vient l'extrême difficulté où, pour mieux dire, l'heureuse impossibilité où nous nous trouvons de définir la doctrine contraire. Elle ne peut être qu'un esprit, qu'un amalgame plus ou moins cohérent de tendances ou de répugnances confuses. Elle nie plutôt qu'elle n'affirme ; elle critique plus qu'elle n'édifie. Sans mettre en question la primauté du divin, ils tendent à l'atténuer, ou à l'exiler parmi les pures spéculations. Ils pensent qu'à faire sonner trop haut cette primauté et avec une insistance trop exclusive, on risque, ou bien d'accabler les âmes communes, ou bien de faire oublier aux âmes d'élite les exigences multiformes du devoir moral. Ils ne diront jamais : quis ut homo ! mais ils demandent qu'au lieu de tant s'occuper de
 
(1) Dans ses Bampton Lectures de 1928, que j'ai déjà mentionnées. M. K. Kirck décrit longuement l'évolution que je viens de résumer en une phrase.
 
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Dieu, de ses attributs, et de son lointain mystère, on se voue tout entier au rude travail, plus clair, et qu'ils jugent plus pressant, de la perfection. Ils ressemblent un peu à ces députés de l'ancienne opposition qui rognaient sur la liste civile : aucun d'eux ne rêve de détrôner le monarque, mais ils ont l'air de trouver qu'il tient trop de place. Comparaison ridicule, je le sais bien, mais qui vient spontanément à l'esprit, quand on médite les élucubrations de Sirmond et de ses continuateurs. Obligés qu'ils sont de se passer de métaphysique, ils ne sauraient former une école au sens propre de ce mot. Rien chez eux qui réponde à l'unanimité constante du bloc théocentriste. Il y a infiniment plus loin, par exemple, de Sirmond à Bourdaloue que du P. Lallemant à Bérulle (1). Mais l'unité de leur front redevient sensible dans l'offensive, qui est naturellement leur partie forte et où s'absorbe volontiers leur activité littéraire. Ils excellent à embarrasser l'adversaire, à stigmatiser ses expressions mal venues, ses obscurités, des outrances (2). Simples chicanes parfois, mais parfois critiques très justes : parfois superflues, parfois nécessaires, et qui leur assurent un triomphe d'autant plus facile qu'elles les dispensent d'arborer leurs propres couleurs (3).
 
(1) Dans le Sermon sur l'Amour de Dieu, Bourdaloue ne nomme pas Sirmoud, mais je crois bien qu'il se propose expressément de le jeter à la mer. Cf. B. Griselle, Les sermons de Bourdaloue sur l'Amour de Dieu, Lille, 1901. Cf. l'Excursus A.
(2) Le P. Surin lui-même, bien que d'un sublime quelque peu troublant, dénonce comme suspect le sublime de Bérulle. Quis tulent Gra hos... Cf. un texte de lui, sine ictu, commenté avec une complaisance trop solennelle par le R. P. Harent, Recherches de Science religieuse, mai-août 1924, pp. 297-298.
(3) « The skill of a disputant mainly consist in securing an offensive position, fastening on the weaker points of his adversary's systen, and no t relaxing his hold till the later sinks under his impetuosity, without having, the opportunity to display the strength of his own cause and to bring it to bear upon his opponent ». Newman explique par là les prodigieux succès de l'arianisme. « It owed them to the circumstance of its being (in its original form) a sceptical rather than a dogmatic system ; to its proposing to inquire into and reform the received creed, rather than to hazard one of its own ». Newman, The Arians of the fourth century, Londres, 1854, pp. 15-16. Ai-je besoin d'ajouter que le rapprochement ne porte ici que sur le procédé - également négatif et critique de hart et d'autre – et qu'on ne songe pas à soupçonner d'arianisme les adversaires du théocentrisme mystique.
 
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II. - Ce n'est pas le P. Sirmond qui a mis le feu aux poudres, mais ce n'est pas non plus du côté de Camus que sont partis les premiers coups. Lorsque paraît en 1641 le livre de Sirmond : La défense de la vertu, il y a déjà quelque trente ans que se poursuivent de violentes campagnes contre les modérés du front mystique - je veux dire contre l'École bérullienne - pendant que, sous la poussée de réactions toutes voisines, se poursuivent aussi contre des mystiques plus avancés, voire moins équilibrés, les campagnes que nous rappelions tantôt. Mais nous avons déjà raconté, dans notre troisième volume, les assauts qu'eurent à subir, de 161o à 1625, le « voeu de servitude » dressé par Bérulle à l'usage de ses carmélites, et le Discours sur les grandeurs de Jésus qui fut écrit d'abord pour répondre à ces assauts (1). Nous connaissons aussi déjà les dénonciations passionnées et calomnieuses par où l'on tenta, vers 1633 et 1634, d'exterminer le Chapelet du Saint-Sacrement, pratique de dévotion, éperdûment théocentriste, qu'avait imaginée la Mère Agnès Arnauld, sous l'inspiration directe, voire sous la dictée de Condren (2). Le théâtre des opérations change peu ou prou,
 
(1) Quelques maladroits à qui déplaît, semble-t-il, le prestige croissant de l'Ecole française, et persuadés, semble-t-il aussi, qu'il importe au bien des âmes que Bérulle soit disqualifié, n'importe du reste par quels moyens, des maladroits, disons-nous, ont essayé récemment de renouveler ces attaques lamentables, sur lesquelles j'avais, moi-même, passé aussi légèrement que possible, dans mon tome III (Ecole française, pp. 191, seq.). Je trouve, fort à propos, dans un très beau livre qui vient de paraître, quelques lignes excellentes sur le « voeu de servitude » et sur « la dévotion du saint esclavage ». « On se passait alors dans les milieux dévots une formule de consécration à Jésus et à Marie qui était de sa main (Bérulle). Aussitôt les libelles diffamatoires de pleuvoir sur le saint religieux qui venait de lancer « un nouveau voeu de religion ». Dix ans Bérulle ne répondit rien aux attaques... Enfin, le moment venu, il n'eut pas de peine à se justifier. Bérulle légitime tout d'abord la dévotion du saint esclavage... par les obligations de nos voeux de baptême, le voeu de servitude n'étant que la ratification de ces voeux ». R. P. Clément Dillenschneider : La mariologie de saint Alphonse de Liguori, Fribourg, 1931, pp. 233-234. On sait, du reste, que ce voeu bérullien a été canonisé, si l'on peut dire, en la personne du bérullien, Grignion de Montfort. Cf. La vie chrétienne sous l'ancien régime, pp. 266, seq.
(2) Ecole de Port-Royal, pp. 197, seq.
 
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mais c'est bien toujours la même guerre. Enfin, et pour rentrer dans notre présent sujet, peu de temps après la bataille du Chapelet, les premières lignes de l'ascéticisme élargissent leur champ de tir. Vers 1638, ou 1639, au plus tard, leurs balles commencent à pleuvoir sur le bon Camus, autant dire sur le théocentrisme salésien ainsi confondu avec le bérullien par l'instinctive mais très sûre clairvoyance des assaillants.
Le premier obus ascéticiste qui ait éclaté devant la tente du vieil Achille - le premier du moins dont nos documents nous permettent de suivre la parabole - n'était, me semble-t-il, qu'une plaquette assez courte et relativement décente, mais déjà chargée de mitraille : « cinquante-deux objections ! » Nous n'en connaissons ni l'auteur - un jésuite certainement - ni le titre. Camus, qui ne dort jamais que d'un oeil et dont l'arsenal est toujours plein, riposta du tac au tac par une grenade de quelque six cents pages : « La défense du pur amour contre les attaques de l'amour-propre » (164o), et non pas encore des Jésuites. A ceux-ci, et pour cette unique fois, Camus fait la grâce de ne pas les appeler par leur nom. « Le grand parti qui s'est élevé contre l'auteur, lisons-nous dans l'Avis du libraire, montre assez de quel côté vient ce vent d'orage...; néanmoins, par modération, il s'est contenté d'attaquer l'Amour-propre, pour épargner la réputation de ses adversaires ». Modération relative, intermittente et à la Camus. Chemin faisant, elle subira plus d'une éclipse. Il dose toutefois sa malice, plus désireux d'intimider que de terrasser des ennemis qui lui restent chers. Le titre est, d'ailleurs, excellent ; il résume en deux mots toute la querelle.
« Défense du Pur Amour », ou pour parler avec plus de rigueur, défense du théocentrisme. Camus est bien excusable d'ignorer notre jargon, cruellement mais nécessairement pédantesque. Autant que nous le sachions en effet, le jésuite inconnu qui ouvrait ainsi Ies hostilités, ne s'attaquait pas encore au devoir d'aimer Dieu par-dessus tout,
 
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comme le fera demain Antoine Sirmond, mais, ce qui du reste, revient presque au même pour un philosophe - et Camus est philosophe - au devoir primordial d'adorer Dieu. C'est une critique, sinon directement de l'adoration, au moins de certaines formules adorantes que plusieurs spirituels proposaient à la religion des fidèles. Camus notamment. Ce sont, écrit-il, « deux petits exercices spirituels de la gloire
de Dieu qui ont donné sujet à l'Amour-propre - entendez, je le répète au u grand parti », que Camus a sur les bras - de s'alarmer (1) ». Ces attaques, dit-il encore, sont
 
nées du dessein d'égratigner deux petits exercices de piété, dressés par points d'oraison à des âmes fort lumineuses dans les voies de Dieu... Ces deux petits écrits sont de cinq ou six feuilles (2)...
 
A la bonne heure ! Ils ne se battront pas dans les nuages, comme ils font presque toujours, mais pour ou contre quelques formules religieuses qui enchantent les mystiques et que l'ascéticisme juge insupportables : en cela, d'ailleurs, très intelligent puisque toute la philosophie du théocentrisme se trouve parfaitement réalisée dans cette dizaine de prières. C'est dire l'intérêt de l'épisode où nous entrons. J'en ai rarement reconstitué de plus savoureux. C'est aussi, par endroits, un imbroglio assez difficile à démêler, et, qui plus est, une vraie boîte à surprises dont la première, et non la moins piquante, nous replonge dans une aventure, plus significative encore et moins inconnue. Nous avons rappelé, au début du présent volume, la vogue extraordinaire et durable qu'avait alors un ouvrage de très haute mystique - l'Abrégé de la perfection - traduit de l'italien en français par le jeune Pierre de Bérulle en 1595, plus récemment par le P. Etienne Binet, par d'autres encore. Nous savons aussi qu'avant de franchir les monts et
 
(1) La Défense du Pur Amour, p. 24.
(2) Ib., p. 274.
 
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de commencer chez nous une si belle carrière, ce livre avait été soigneusement revu, répandu même, en tout cas chaudement approuvé par un insigne jésuite, le P. Achille Gagliardi. Comme cet Abrégé, bien que très beau, et, selon moi, très orthodoxe, n'est pas néanmoins aussi limpide que les fables d'Esope, il embarrassait quelque peu de bonnes eues, que, d'ailleurs, il fascinait. Les spirituels, ainsi qu'il arrive presque toujours, së divisaient à sin sujet. Exalté par les uns, décrié par les autres, vous ne voudriez pas que Jean-Pierre Camus eût manqué cette occasion d'écrire un ou deux volumes. Prodigieux bonhomme, que passionnent tous les problèmes de l'heure et qui les aborde tous avec une maîtrise vertigineuse. Si j'avais été là, au début de ce conflit, et qu'on m'eût demandé, de quel parti se rangerait l'évêque de Belley, sachant l'horreur que lui inspiraient les quintessences du jargon mystique, j'aurais prédit, j'imagine, qu'il poursuivrait de toute sa verve gauloise les surenchères difficultueuses de Gagliardi (1). Eh bien, non! il n'hésita pas à défendre, à s'approprier même ce petit livre, «merveilleusement spirituel, écrit-il..., duquel M. le cardinal de Bérulle faisait grand état. » De tant d'autres preuves qu'il nous a données de sa pénétration géniale, c'est ici, je crois, la plus surprenante. La preuve aussi du bel équilibre que menacent parfois de nous cacher le primesaut de son humeur et les carambolages de ses calembours. Si j'en juge par mes propres réactions, beaucoup plus paisibles que les siennes, nul doute qu'une première lecture de l'Abrégé gagliardien ne l'ait agacé. Le coeur et l'esprit constamment tendus, la morne géométrie du jésuite milanais n'ont certes rien qui rappelle ni le bon sens, ni l'humanité de François de Sales. Pour qu'on ait accueilli ce livre avec une telle et si longue faveur, il faut même que les nerfs dévots du temps de Louis XIII aient été de plomb. Mais ceux de Camus, quoique plus semblables aux nôtres, ne le mènent
 
(1) Cf. dans la Métaphysique des Saints, t. 1, p. 145 séq. ses épigrammes contre ta littérature mystique.
 
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pas. Sous l'écorce raboteuse, voire ascéticiste de l'Abrégé, il a bientôt retrouvé la philosophie profonde, le théocentrisme absolu du Traité de l’Amour de Dieu - comme il retrouvait la philosophie ennemie sous les critiques plus ou moins spécieuses qui dénonçaient alors l'Abrégé, et par où l'on travaillait, non sans quelque succès, à en dégoûter le petit monde spirituel. L'idée, très ingénieuse et camusienne, lui vint aussitôt de retoucher dextrement ce petit livre, d'en libérer, d'en épanouir la doctrine, bref de le mettre au point salésien; si l'on peut ainsi parler.
 
Une âme, écrit-il, trouvant dans cet Abrégé des difficultés, on
 
On, c'est lui, bien entendu.
 
lui donna des éclaircissements sous le titre : Du renoncement de soi-même, où sont expliqués la plupart des passages moins intelligibles de ce livre.
 
Ce premier travail, dont nous avons déjà parlé; ne lui suffit pas. Aux traductions ou adaptations du tette Même, on ajoutait souvent des « méditations fort belles », également traduites de l'italien, et où se trouvait réduite en prières proprement dites la philosophie du livre (1). Et, poursuit Camus,
 
parce que ces méditations sont couchées en termes qui ne sont pas tant usités et familiers, quoiqu'ils ne marquent que des choses communes, on désira pareille intelligence (ou explication) sur quoi l'on (Camus toujours) dressa des points d'oraison plais intelligibles et couchés en paroles claires et ordinaires.
 
Ce sont là précisément les « petits exercices » qu'avait « égratignés » l'auteur de l'opuscule. Exercices pour une
 
(1) D'après Camus, le P. Binet aurait « rendu de l'italien en notre langue s ces points de méditation, qu'il attribuait « à un docte et fort pieux personnage de son ordre, appelé Achille Gaillardi ». Dans la seule édition que j'aie pu me procurer de l'Abrégé traduit par Binet (réimprimée en 1635) ces méditations ne se trouvent pas.
 
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retraite de dix jours; et à chaque jour son degré : adhésion à Dieu, désappropriation, conformité à la volonté de Dieu, uniformité, déiformité, résignation, indifférence;
suspension, anéantissement, transformation. Et ce lexique, et :la mystique doctrine qu'il suppose , - l'un portant l'autre - avaient paru du dernier ridicule à l'ascéticisme pétulant de notre jésuite inconnu. L'étourdi n'avait donc rien lu. Il ne s'était même pas aperçu que sur les dix barreaux de cette échelle, sept seulement se trouvent mentionnés dans l'Abrégé gagliardien, Camus ayant demandé les trois autres - résignation, indifférence, « suspension ou pendement de l'esprit, » - à François de Sales « lequel nul, s'il n'est aveugle volontaire, ne peut accuser d'obscurité, ni d'inventer des termes nouveaux, car ils lui étaient en horreur ».
Aussi bien Camus n'éprouvera-t-il aucune peine à venger chacun de ces mots, c'est-à-dire, à montrer que, sublimes ou non, « ils ne marquent que des choses assez communes ». Adhésion, par exemple : « David s'en sert à tout propos ». Et saint Paul.
 
Est-ce une haute théologie ou spéculation de dire qu'il faut adhérer à Dieu par amour et charité ? Aucun fidèle peut-il être sauvé sans cela et sans le savoir? N'est-ce pas là un principe de foi nécessaire à salut? « Qui demeure en la charité, dit saint Jean, demeure en Dieu, et Dieu en lui. » N'est-ce pas là adhérer à Dieu ?
Désappropriation est dans tous les anciens Pères... C'est ce renoncement de soi-même, inculqué à tout propos dans l'Évangile.
 
Conformité va tout seul. Uniformité n'est pas plus abracadabrant:
 
Aux Actes, les fidèles « n'avaient qu'un cœur et qu'une âme » ; qu'est-ce que cela, sinon uniformité ?
 
Est-ce déiformité qui vous gêne? Il n'y a vraiment pas de quoi :
 
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Avoir le Saint-Esprit... c'est être déiforme. Ne voilà- (t-il) pas une haute spéculation ?
 
Indifférence « est en la bouche et en la connaissance d'un chacun » ; il est aussi à la première page des Exercices.
 
Celui d'Anéantissement est aussi souvent. en l'Ecriture que le mot de rien ou néant, c'est-à-dire une infinité de fois... Il faut être étranger en France pour n'entendre ce mot et être néophyte spirituel pour en ignorer la signification mystique (1).
 
Après quoi, déjà plus que vainqueur, il passe à l'offensive exagérant de son côté, comme il sait faire, et sans le moindre souci des nuances, le proton pseudos de la spiritualité ennemie : c'est-à-dire le culte de Dieu subordonné, sinon en théorie, du moins en pratique, au culte du moi. Dans vos exercices dévots, leur dit-il,
 
de l'intérêt de Dieu, qui est sa gloire, peu de nouvelles : c'est un cas réservé pour les avancés. Après que la crainte servile, avec sa servilité, a bien rempli un pauvre cerveau de son propre intérêt et qu'il a si belle peur, pour l'amour qu'il se porte, qu'il ne sait où se mettre... ; on lui propose l'horreur des péchés..., les grands dommages qu'ils apportent à l'âme, au corps, aux biens de fortune, tous intérêts humains. De celui de Dieu, qui est son amour, son honneur, sa gloire, petite mention.
 
Comment s'étonner que les formules de la prière théocentriste leur paraissent d'une ambition ou d'une grandiloquence ridicules ?
 
D'adhésion à Dieu par grâce, qui est un amour désintéressé, oh! cet Achab est trop humble! Il n'aspire pas à ces hautes spéculations; il n'a garde de tenter le Seigneur. De désappropriation intérieure, il n'en faut pas parler, puisqu'il fait propriété de tous les biens qu'il contemple, soit de nature, de grâce et de gloire, sans les rapporter à l'honneur de Dieu : car cette spéculation est trop sublime !
 
(1) Défense du Pur Amour, pp. 488-492 passim.
 
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De conformité, uniformité, déiformité, oh ! cela est trop relevé ! Il ne vise pas si haut! Il est trop amoureux des motifs sensibles et intéressés pour les quitter. Il est comme ces oiseaux domestiques qui ont des ailes, mais non pas pour s'élever de terre. Son âme adhère au pavé. Il a si peur de s'élever qu'il a de la peine à dire ces mots de la patenôtre : Que votre volonté soit faite en la terre comme au ciel; sachant qu'au ciel on n'a aucun égard à ses intérêts. Car de dire avec Jésus-Christ... Non comme je le veux, mais comme vous le voulez, il n'oserait, tant il est humble et indigne de faire essor dans une si sublime contemplation... Il craint de remplir son cerveau de ces imaginations qui lui semblent sans raison, et le vrai amour qu'il se porte lui fait appréhender de remplir son coeur de ces présomptueux désirs qui transporteraient son amour en Dieu.
 
Dépouillées de l'ironie éphémère dont elles vibrent, le lecteur d'aujourd'hui ne pensera pas que ces lignes aient rien perdu de leur force éternelle; les dernières, notamment, qui mettraient fin à la querelle du pur amour, si, dans les guerres de dévotion, l'on acceptait plus docilement que dans les autres, l'arbitrage de la raison. Comme je crois le devoir, je laisse tomber, dans mes citations, les passages qui ne tendent qu'à mortifier l'adversaire. Il y en a d'assez durs qui devancent déjà (164o), s'ils ne la dépassent, la malice des Provinciales, bien que parsemés de ces bouffonneries innocentes qui en volatilisent le venin. Ainsi à propos des séculiers maladroitement réduits à un régime spirituel de famine par l'auteur de l'opuscule :
 
Mais voici un petit mot où l'amour-propre découvre son jeu et nous fait voir du poil de l'animal. Il ne faut pas, dit-il, commettre cette doctrine (du pur amour) à des séculiers. Ce terme dédaigneux sent le régularisme à pleine gorge. Et certes il est à croire que le Pur Amour se sera fait séculariser et que le Propre sera demeuré en régularité.
 
Sérieux néanmoins et même, sinon surtout quand il s'amuse. Explicite ou non, la philosophie qui escamote le Pauperes evangelisantur de l'Evangile blesse Camus à la
 
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prunelle de l'oeil. Il ne souffre pas qu'on réserve, comme le faisait l'auteur de l'opuscule et comme on n'a pas encore cessé de le faire, qu'on réserve dis-je, à une caste de raffinés, aux quelques mandarins de la contemplation, le privilège d'aimer Dieu pour lui-même : une prière de luxe pour les uns ; une religion au rabais pour les autres. Il ne faut pas, nous dit-on « donner cette haute pratique » (les petits exercices que nous savons)
 
indifféremment entre les mains de toute sorte de personnes, sans faire un bon et grand discernement d'esprits...
Réponse : Que l'on ne puisse indifféremment, sans distinction de personnes ni d'âge, ni de sexe, ni de capacité, conseiller à tous les fidèles et les instruire à dresser toutes leurs bonnes actions à l'amour et à la gloire de Dieu en fin dernière, et leur apprendre les exercices de la foi, espérance et charité, trois vertus divines et surnaturelles qui leur ont été infusées en leur baptême : c'est non seulement renverser la dévotion et toute la vie spirituelle, mais abolir le catéchisme, et empêcher que l'on ne rompe le pain de la doctrine chrétienne aux petits (1).
 
(1) La défense du Pur Amour, pp. 5oo-522. Un insigne jésuite contemporain, le R. P. Doncoeur, qui très certainement n'a pas lu le passage de Camus que je viens de citer, s'en approprie néanmoins et la doctrine et presque les termes. C'est à propos d'un ouvrage récent où l'ascéticisme intégral est exposé et célébré avec une candeur éperdue. « Je crains, écrit le R. P. que le souci dominateur de la culture du moi fasse oublier ce qui est premier dans le christianisme... L'éducation de la volonté est certes très opportune, mais ne fûmes-nous pas d'abord baptisés pour vivre de notre vie divine de fils... Des intérêts plus graves sont engagés. Trop d'âmes ont étouffé dans la prison du moralisme religieux; nous avons trop peiné, depuis vingt ans, à réapprendre de saint Paul, de saint Jean et de tous les grands chrétiens (Bérulle, entre autres, et François de Sales) le fond vivant du christianisme, pour ne pas nous émouvoir lorsque cette délivrance semblerait de nouveau mise en cause ». Etudes, se juin 1923, pp. 701-708. Cf. mon Introduction à la Philosophie de la Prière, pp. 178 seq. Au cours du paragraphe qui s'achève, je n'ai pas abordé une difficulté qui a dû pourtant se présenter pins d'une fois à l'esprit du lecteur, mais que je ne vois pas le moyen de résoudre : comment s'expliquer que l'auteur inconnu de l'opuscule; un jésuite certainement, ne semble pas s'être aperçu que tous ses coups, bien que destinés par lui au seul. Camps, tombaient également sur au moins deux de ses frères, à savoir Gagliardi dont Camus s'était borné à remanier les Méditations, et Binet qui les avait déjà traduites ? Il est vrai que, pour rendre plus limpides ces « petits exercices », Camus y avait amalgamé François de Sales à Gagliardi. Mais ces additions, si conformes à l'esprit du texte original, bien loin d'irriter l'auteur de l'opuscule, auraient dû plutôt l'apaiser; et d'autant plus qu'une des trois méditations insérées par Camus dans la trame gagliardienne - celle sur l'Indifférence, - n'est pas moins ignatienne que salésienne. Faut-il supposer que ce polémiste un peu agité ait ignoré tout ensemble et Gagliardi, et Binet, et François de Sales, et Ignace ? C'est difficile, Camus s'étant réclamé des trois premiers. Bref, il y a là un petit mystère, mais qui ressemble peut-être à la dent d'or de Fontenelle. Je me demande en effet si, d'aventure, cet opuscule, que malheureusement nous ne pouvons lire, Camus ne l'aurait pas lu tout de travers. Il est certain que le jésuite inconnu est parti en guerre contre un petit écrit dévot dont le théocentrisme l'exaspérait. Mais quel écrit ? Là est le problème. Il n'est pas défendu de croire que le jésuite ne pensait pas aux deux « petits exercices » de Camus, bien que celui-ci, avantageux à rebours, se soit persuadé que cette machine de guerre ne visait que lui. Mais encore, le mandera-t-on, si ce n'est pas aux exercices de Camus (et par conséquent de Gagliardi et de Binet) qu'en veut le jésuite inconnu, à quelles autres formules dévotes avait-il dessein de combattre ? Peut-être, répondrai-je, le Chapelet du Saint-Sacrement contre lequel plusieurs de ses frères, s'acharnaient depuis 1634. Simple conjecture, répétons-le, et où n'est pas intéressée la philosophie de cette querelle. C'est qu'en effet, ces deux groupes d'exercices, d'un côté le Chapelet de la Mère Agnès, et de l'autre les méditations gagliardiennes ne diffèrent que par des nuances. Ils impliquent l'un et l'autre, ils réalisent la même doctrine spirituelle, et, de ce chef, ils doivent provoquer dans le camp ascéticiste, des réactions à peu près semblables. l'ar où s'expliquerait fort bien la méprise de Camus. Songez en effet que si, comme je l'ai prouvé jadis jusqu'à l'évidence, le Chapelet de la Mère Agnès est tout bérullien, le théocentrisme bérullien se rattache lui-même très étroitement à l'abrégé de Gagliardi que Bérulle a traduit dans sa prime jeunesse et que les méditations gagliardiennes d'où sont nés les petits exercices camusiens ne font que réduire en formules dévotes. Bref, c'est toujours le beau Iront unique dont nous avons déjà tant parlé, théocentrisme salésien, gagliardien, bérullien, et contre cet unique front les attaques répétées de l'ascétisme.
 
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Paroles vraiment mémorables, que je ne cite pas sans une double allégresse, puisqu'enfin elles résument splendidement la philosophie salésienne et bérullienne, disons mieux la philosophie évangélique de la prière que veulent illustrer, rajeunir, hélas! et défendre, mes propres écrits.
 
III. - Il semble qu'après cette volée de bois vert, l'auteur anonyme de l'opuscule se soit tenu coi. Assez courbaturé sans doute, s'il est allé - un peu tard, soit dit en passant - s'ouvrir à ses supérieurs, ceux-ci lui auront conseillé une cure de repos. Toutefois, pendant qu'on le raccommode clans une clinique, la campagne contre Camus et son théocentrisme continue, redouble même. Peu d'écrits, je suppose, au moins jusqu'à la grande offensive sirmondienne, qui ne sera déclanchée qu'en 1641. C'est de vive voix qu'on harcèle le bonhomme et son pur amour, soit du haut de la
 
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chaire, soit clans les parloirs. Lui et une dame qu'il ne quitte pas. Oh ! plusieurs fois centenaire, puisqu'elle vivait déjà au temps de saint Louis, mais éternellement jeune. Camus l'avait rencontrée chez le sire de Joinville, portant de la main droite une cruche d'eau et de l'autre une torche ardente.
 
Avec ce flambeau, disait-elle, je désire mettre le feu au paradis et le réduire tellement en cendres qu'il n'en soit plus parlé ; et, répandant cette eau sur les flammes de l'enfer, je prétends les éteindre ; afin que désormais Dieu soit aimé et servi pour l'amour de lui-même..., et d'une manière si pure et si désintéressée que ce ne soit plus la crainte de l'enfer qui nous retire principalement en fin dernière du péché, mais son amour, et parce que la coulpe l'offense, et que nous nous adonnions aux bonnes oeuvres, sans mettre notre dernière et souveraine visée dans la récompense, mais en la délection et en la gloire de Dieu qui en est honoré, et à raison qu'elles lui plaisent.
 
Elle n'en disait pas si long chez Joinville, mais il ne lui déplaît certainement pas qu'on traduise en formules ses très limpides symboles. Anonyme jusqu'à sa rencontre avec Camus, il ne lui déplaît pas non plus d'être appelée Caritée.
Ainsi rajeunie, ainsi baptisée par lui, Camus la promenait partout. Cette merveilleuse histoire, écrit-il, « je l'ai prêchée en divers endroits et ne me lasse jamais de la dire et redire », d'autant plus ravi de l'afficher, voire de la brandir, que certains faisaient plus grise mine à sa Caritée.
 
Ce qui me la fait encore savourer davantage c'est la sauce piquante des contradictions que son récit m'a excitées en divers lieux.
 
Qu'il est facile, en effet,
 
de donner de mauvais biais à une petite histoire et de la regarder de côté, comme Balaam l'armée d'Israël, pour avoir sujet de la maudire et d'en médire !
 
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Mais on l'accueillait à bras ouverts dans les milieux simples et fervents.
 
En quelques maisons de sanctimoniales... Ma leur fit prendre goût à ce fameux exercice de la pureté d'intention... Par fortune, étant en l'un (de ces) monastères, je me trouvai entre les mains un petit livre de la Droite intention, fait par un jésuite, appelé Jérémie Drexelius (1). A l'entrée, était représenté le portrait de notre Caritée... Par rencontre, il y avait lors un peintre dans cette maison..., qui travaillait à l'ornement de l'église,. Ces saintes filles, ayant vu l'image du livre de Drexelius..., désirèrent que ce peintre en fit un tableau..., lequel fut mis à leur parloir, avec cette suscription qui est au bas de l'image du livre de Drexelius : Servir Dieu pour Dieu.
 
Or, il advint peu après - et n'en doutez pas, à la grande joie de Camus que, de « bons personnages » passant par là,
 
ce tableau de Caritée tomba aussitôt sous leur aspect, duquel jugeant à boule vue et sur l'étiquette, ils l'accusèrent aussitôt de sacrilège et d'impiété, comme abolissant tous les fondements de religion, anéantissant l'enfer et le paradis dans la foi et le souvenir des chrétiens...; et en cette créance... s'en allèrent publier... par tout le voisinage, à plusieurs lieues aux environs, que je prêchais, non seulement l'hérésie mais même l'impiété et l'athéisme, non plus à la sourdine, mais à camp ouvert et à masque levé.
 
Cette rage n'était pas pour l'émouvoir beaucoup. Il en avait vu bien d'autres. Soit, par exemple, ces prédicateurs agités qui « après avoir secoué devant leurs auditoires, la poudre de leur chaussure, lacéraient et déchiraient» la Philothée de François de Sales. Hier encore, le chef-d'oeuvre de M. de Bérulle, « ouvrage qui durera tant que la piété sera reconnue », n'avait-il pas été « assailli par des gens qui s'imaginent que c'est entreprendre sur leurs droits de
 
(1) Jésuite d'Augsbourg, mort eu 1638, auteur spirituel alors très répandu. Quand je racontai jadis ce même épisode (Humanisme dévot, pp. 271-274, j'étais loin d'en soupçonner la véritable portée.
 
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parler de la piété autrement qu'à leur mode (1) ? » Quoi qu'il en fût, raison de plus pensèrent ses amis pour qu'il prêchât de plus belle sa Caritée, « publiquement et avec ornement et apparat » :
 
Ce que je fis devant une assez grande affluence d'auditeurs, et avec tant de succès que, comme un signe de croix fait disparaître en un instant tout un sabbat de sorciers, tous les prestiges dont la calomnie avait fasciné les esprits, furent dissipés.
 
Au moins pendant quelques mois. Mais, pendant l'Avent de 1639 qu'il prêchait à Paris, Camus s'étant avisé de « proposer et d'étaler bien au large » une fois de plus, l'exemple de sa Caritée, les chaires ennemies se déchaînèrent, elles aussi une fois de plus, contre la sainte du théocentrisme et avec tant d'éclat, parait-il, que, sans attendre pour leur répondre les sermons du prochain carême, Camus lança dare-dare dans la mêlée tout un livre et qui n'est pas petit : La Caritée ou le pourtraict de la vraie charité : 164o (2). Au frontispice, gravé par Abraham de Bosse, une amazone cornélienne, Caritée en personne, met le feu au ciel, verse l'eau de sa cruche dans la gueule enflammée de l'enfer et attend d'un pied plus que ferme celui qui sera demain le porte-parole des ennemis du. pur, amour, à savoir le P. Antoine Sirmond. N'oublions pas, en effet, que c'est à l'occasion de la Caritée camusienne, et pour l'étrangler, que le P. Sirmond a écrit son livre, bien qu'il en veuille aussi à d'autres personnages.
 
Voici un coup de bec de plume, écrira plus tard Camus, dans une de ses réponses au P. Sirmond, une égratignure du livre de
 
(1) La Caritée, pp. 61o-64o, passim.
(2) Nous savons déjà que lors des grandes offensives contre Bérulle, Camus, s'était jeté avec assez de fracas dans la bagarre et nous avons cité l'approbation belliqueuse qu'il avait donnée au Discours des Grandeurs de Jésus (Cf. Ecole française, p. 209). Ceux qui maintenant le combattent ne veulent-ils pas, au moins dans leur inconscient, le punir de cette première intervention ?
 
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la Caritée ... contre lequel, comme contre son but et son blanc principal, visent tous ses traits. Mais Dieu gardera la lune des loups et de l'aboi des chiens (1).
 
Les maladresses de Sirmond ne se comptent pas. Une d'entre elles, et la plus gratuitement sotte, sera de contester l'existence même de Caritée : « Leur dame inconnue » dira-t-il.
 
Il donne un coup de griffe pour apocrypher s'il peut une histoire pieuse, qui est bien autrement appuyée que ne sont une infinité de doctes fables et de belles fadaises dont on repurge sans cesse les Légendes dorées; et à peine en peut-on venir à bout, quoique sans cesse on batte à la pompe. La Fleur des vies des saints faite par Pierre Ribadeneyre ignatien, est une des bonnes légendes que nous ayions, et cependant il y a tant et tant de choses à racler que j'en ai vu en des communautés, où ce livre se lit durant les repas, une infinité de pages et de passages effacés capables de faire rire la compagnie et de lui donner plus d'indignation que d'édification.
 
Ces lignes, bien qu'elles nous écartent de notre présent sujet, méritaient néanmoins d'être retenues. Aussi bien ai-je déjà, et plus d'une fois attiré l'attention sur le curieux phénomène qu'elles décrivent. Nous y assistons, pour ainsi dire, à la naissance, aux premiers progrès de l'inquiétude critique, non pas, bien entendu, parmi les historiens de profession, mais dans le monde pieux. Mettre en question les mystères de la foi et les miracles de l'Evangile, on n'y pense même pas, on ne s'y hasardera que longtemps après ; mais dès 164o, au plus tard, on ne se fait pas le moindre scrupule de railler et de « racler » les légendes hagiographiques.
 
Pour le fond de l'histoire, continue Camus, toute la certitude que l'on peut avoir d'un fait se trouve en celui-ci. Le bon
 
(1) Animadversions sur la préface d'un livre intitulé Défense de la vertu par J.-P.-C. de Belley, Paris, 1642, p. 293.
 
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Seigneur, Jean sire de Joinville, en est premier écrivain. Cent bons auteurs l'ont redit après lui, entre lesquels il y a près d'une douzaine d'ignatiens, tous de bonne marque, Jacque Alvarez de Paz, Arias, du Pont, Rodriguez, Montantes; Drexelius, Cresolius, Saint-Jure et, depuis peu, Jean Suffren, grand et saint prédicateur, qui en faisait épée et bouclier en chaire, l'a couchée dans son Année Chrétienne. Cette Dame leur était-elle une Urgande ?
 
Encore une fois, et quoi qu'il en soit de la philosophie qu'il entend défendre, ne faut-il pas que Sirmond ait été bien malavisé pour oser s'en prendre à une histoire pieuse qui était devenue un des lieux communs de la littérature dévote, et que ses propres frères prêchaient alors comme tout le monde ! Qu'importe, ici du reste, la vérité historique : Supposons que ce ne soit qu'une parabole, y a-t-il rien qui ne soit juste, saint, droit et ajusté au niveau de l'Evangile ? Qu'y a-t-il à reprendre et à mordre en tout cela? Quoi à regratter du livre de la Caritée (1) ?
 
Que ne va-t-il au fond des choses, ou plutôt des esprits. Nous que passionne avant tout l'histoire des idées, loin d'en être surpris ou navrés, nous sommes ravis au contraire et nous trouvons naturel, quasi nécessaire, qu'il se trouve des philosophes religieux qui n'aient pas pour Caritée les yeux de Camus, de Saint-Jure, de Suffren... ou de Fénelon.
Pour moi, disait Camus, il faut que j'avoue, et tous les mystiques parleraient de même,
 
que j'ai trouvé en elle le maître le plus fidèle en la science des saints et en la doctrine de salut qui se soit jamais présenté à moi,
 
(1) Animadversions, pp. 292-294. On cherchait dès lors une autre querelle à Caritée. « Si notre protoplaste eut mieux fait de fermer les oreilles à notre première mère qui avait ouvert les siennes à la sifflade du serpent, ce n'est pas à dire qu'il ne faille jamais écouter les femmes. » La Caritée, p. 79. On sait que cette objection ridicule, que Camus réfute en passant, aura la vie longue.
 
206
 
après l'Ecriture sainte, dans la lecture de tous les livres de piété (1).
 
Ce disant, oublierait-il, pour la première fois de sa vie, celui qui est pour lui le maître des tnaitres ? Non, certes. Caritée n'est pour lui, si l'on peut dire, qu'un double de François de Sales. Presque pas une page de son livre où ne soit ou rappelé ou cité le Traité de l’Amour de Dieu. Camus, qui du reste, ne prenait pas le temps de corriger ses épreuves, n'use des guillemets que très modérément. Avant de le prendre en faute, et si l'on ne veut censurer que lui, il faut y regarder à deux fois.
 
IV. - Il doit se rencontrer des malheureux que bouleverse le premier vers de La Fontaine. Les cigales ne parlent pas, grondent-ils ; où nous mène-t-on ? Les paraboles de l'Evangile scandaliseraient de même un esprit pointu. Comme si une parabole devait, pouvait avoir la plénitude et la précision d'un traité dogmatique.
 
Combien il est facile, disait Camus, de donner de mauvais biais à une petite histoire, et de la regarder de côté comme Balaam l'armée d'Israël, pour avoir sujet de la maudire ou d'eu médire (2) !
 
Sirmond, dira plus tard Camus, déclame
 
tragiquement contre une sainte et innocente femme. Où est un Daniel pour défendre cette Suzanne contre ce faux accusateur ? Pense-t-elle à ôter la crainte chaste et l'espérance vive? Rien moins. Elles sont inséparables de la charité. Non, pas matte d'ôter la crainte servile ni l'espoir mercenaire, qui sont compatibles avec la charité, et dont la charité se peut très utilement servit, comme de servantes... Seulement elle prétend ôter la rouille et la crasse vicieuse de la servilité de la crainte et de la mercenaireté de l'espérance (3).
 
(1) La Caritée, p. 604.
(2) La Caritée, p. 613.
(3) Animadversions, pp. 295-296.
 
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Un enfant de moyenne intelligence, mais d'un coeur droit, comprendrait qu'il n'est pas ici, qu'il ne peut pas être question d'anéantir le ciel et l'enfer.
 
L'intérêt de notre Caritée n'est pas d'effacer les peines de l'enfer ni les félicités du paradis de la mémoire des fidèles... Elle désire seulement que l'on n'abuse pas d'un si bon remède, d'empêcher que la crainte servile ne dégénère en servilité vicieuse, lorsque l'on préfère la peine à la coulpe et que l'on ne quitte le péché que de peur d'être damné, sans se soucier aucunement si Dieu en est offensé. Et que l'espérance mercenaire ne tombe dans une mercenaireté coupable, ce qui advient lorsque l'ou préfère le paradis de Dieu au Dieu du paradis,
 
vous reconnaissez François de Sales,
 
et le salaire à celui qui salarie. Elle prétend faire en sorte que la crainte servile et l'espérance mercenaire... ne servent que de moyens ou de fins prochaines..., pour parvenir à la dernière, qui est la gloire de Dieu, sans que l'on s'arrête à ces motifs en dernière instance, ce qui empêche les bonnes oeuvres d'arriver au terme de leur consommation et perfection, qui est la gloire de Dieu, à laquelle elles doivent viser pour lui être agréables et porter la qualité de méritoires du ciel. Son but est de nous apprendre à craindre Dieu pour Dieu, et à espérer en Dieu pour Dieu, non pas le craindre et à espérer en lui pour l'amour de nous-même (1).
 
Nous avons déjà remarqué la curieuse application, plus ou moins consciente, qu'apportent les jansénistes d'autrefois et d'hier à escamoter, si l'on peut dire, l'intervention, pourtant mémorable, de Camus, dans un débat, ou bien avant Pascal, le disciple de François de Sales avait foncé, et avec quelle vivacité pascalienne, sur les unanimes de Sirmond. La savante édition des Provinciales - celle des « Grands écrivains » - ignore Camus et sa Caritée. Rien là de trop surprenant. Ils se rendent compte que ces
 
(1) La Caritée, pp. 579-581.
 
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ressemblances de surface cachent une opposition foncière. La théologie de Camus n'est pas celle de. Jansénius. Pour celui-ci et pour ses disciples, la crainte est irréductiblement mauvaise, comme les vertus des païens sont péchés, et, plus généralement, tout amour de soi. En vraie salésienne, au contraire, Caritée
 
n'ignore pas que la crainte servile et l'espoir mercenaire sont choses bonnes en soi, tant devant qu'après la justification, tant aux âmes non régénérées qu'aux régénérées ; et qu'ils en peuvent faire un bon usage (1).
 
Pascal n'était pas de cet avis. Il n'eût pas écrit non plus que
 
quiconque fait le bien moral pour une fin humaine honnête ne fait pas mal, quoiqu'il manque d'atteindre la fin dernière, pourvu que ce soit sans la mépriser (2).
 
Et encore :
 
Il arrive quelquefois qu'un pécheur, qui est sans charité, s'abstient de péché, de peur de perdre les faveurs temporelles que Dieu fait à ceux qui vivent moralement bien, et se garde dans cette vue de commettre des crimes notables. Qui pourrait blâmer ce frein, quoiqu'il soit assez bas et imparfait, puisque c'est toujours bien fait de retirer ses pas des mauvaises voies pour quelque motif que ce puisse être ? Il y en a d'autres qui s'exercent à la vertu sans autre vue que des salaires ou temporels ou éternels que Dieu lui promet, n'ayant point de plus haute visée ; et font cela par inadvertance et sans aucun mépris de la fin dernière qui est la gloire de Dieu. Il faudrait être bien vigoureux pour blâmer les actions honnêtes de telles personnes, quoiqu'elles n'arrivent pas au dernier et souverain bien (3).
 
 
S'aimer soi-même, quoi de plus naturel, de plus inévitable même, et par suite de plus innocent? N'est-ce pas
 
(1) La Caritée, p. 581.
(2) Ib., p. 198.
(3) La Caritée, pp. 196-197.
 
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aussi rendre une sorte d'hommage, au moins implicite, à celui qui nous a donné cet être que nous aimons et de qui cet être est l'image? Mais nous devons nous aimer « simplement pour ce que nous sommes » et « sans mettre... en exclusion » l'amour que nous devons à Dieu (1). Sans quoi cet amour change de nature et de nom, devient « amour-propre ».
 
Il leur faut charitablement ouvrir les yeux sur la différence qui est entre l'amour-propre et l'amour de nous-mêmes, d'autant que l'ignorance de ce secret est le principe de beaucoup d'erreurs celui-là étant un arrêt volontaire et délibéré sur la fin prochaine, exclusif de la dernière, soit implicitement, soit explicitement.
Qui dit amour-propre, dit un amour défectueux, qui s'arrête délibérément, volontairement, expressément à la fin prochaine, sans pouvoir ni vouloir se référer à la dernière (2).
 
En 164o, ces magnifiques adverbes semblent défier le jansénisme qui va naître. Non seulement l'amour de nous-même n'est pas mauvais, mais encore, il tend, de son mouvement naturel, à plus haut que nous. De tout son poids, il nous rapporte à Dieu, aussi longtemps, du moins que par un acte délibéré, nous ne répudions pas ce rapport; répudiation ou refus qui n'est autre chose que le péché même.
 
Qui dit amour-propre dit la source de tous les défauts, car il n'y a point de défaut sans amour-propre, ni d'amour-propre sans défaut... L'un est la description de l'autre, comme l'amour-propre est le même défaut et ce qu'on appelle défaut est le même amour-propre (3).
 
Et inversement, les actes proprement humains, soit du chrétien pécheur soit de l'incroyant,
 
ne sont pas péchés, pourvu que celui qui les produit en cet état
 
(1) Ib., pp. 1o6-107.
(2) La Défense, pp. 12-173, 280-281.
(3) La Caritée, p. 172.
 
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de disgrâce n'exclue pas volontairement l'intérêt de la divine gloire (1) ;
 
en d'autres termes pourvu que celui qui les produit ne se préfère pas à Dieu. Cette préférence positive, cette volonté expresse par où on refuse de se référer à Dieu, le XVII° siècle l'appelle « propriété »; c'est par là, en effet, que l'amour de soi devient « amour-propre ».
 
 
Entre nos intérêts, et nos intérêts propres, est la même différence qu'entre l'amour de nous-même et notre amour-propre. Nous pouvons bien rapporter nos intérêts à Dieu quand ils sont justes, mais ils cessent d'être justes, pour honnêtes qu'ils paraissent, quand par propriété déterminée, nous les arrêtons en nous, sans les vouloir rapporter à Dieu.
 
D'un autre côté,
 
en même temps que nous faisons ce rapport, disparaît la propriété, comme Ies étoiles devant le soleil.
 
C'est donc « ineptement parler », poursuit-il,
 
de dire que nous puissions rapporter à la gloire de Dieu nos propres intérêts, au lieu de dire : nos intérêts, puisque, par ce rapport, la propriété leur est ôtée, ne nous étant plus propres, mais communs avec Dieu, quand nous les soumettons et consacrons à sa gloire (2).
 
Il passe, comme on voit, du rapport implicite, indélibéré, ou, si l'on peut dire, non exclu, au rapport voulu; ou, ce qui revient au même, du plan de la moralité pure au plan religieux. Si, en effet, et quoi qu'en disent les jansénistes, pour qu'un acte ne mérite pas l'enfer, il suffit que cet acte ne se refuse pas délibérément à la fin dernière, qui est la gloire de Dieu, pour qu'un acte devienne proprement religieux
 
(1) Ib., 500.
(2) La Défense, p. 33-34.
 
 
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 - et, par suite, méritoire du ciel - il faut encore que nous y soumettions et consacrions, que nous y préférions expressément notre intérêt à celui de Dieu, ou, en d'autres termes, pour qu'un acte soit innocent, il suffit que la « propriété » en soit absente ; pour qu'un acte soit religieux, il faut de plus que la « propriété » en soit exclue ; l'acte religieux n'étant pas autre chose que cette préférence actuelle, délibérée, exclusive que nous donnons à Dieu sur nous; pas autre chose que cette cession de propriété.
Par là se trouve compliqué et tout ensemble justifié, canonisé même, le geste symbolique de Caritée. Elle ne poursuit la crainte de l'enfer et le désir du ciel que dans la mesure oit la « propriété » insinue son venin au coeur de cette crainte et de ce désir.
 
Parce que ces motifs sont intéressés, ils ont beaucoup plus d'affinité avec l'amour-propre qu'avec celui de Dieu. Et c'est le voisinage de ce précipice qui fait que leur usage, quoique bon en sa substance,
 
peut-être aisément vicié. Il s'en faut donc
 
servir avec beaucoup de circonspection, de peur de tomber de l'intérêt nôtre légitime dans le propriétaire et injuste (1).
 
Sous la feuille de l'intérêt nôtre, qui est juste et raisonnable, se cache le serpent de l'intérêt propre et se glisse sous l'herbe, sans que les plus rusés s'en aperçoivent... Le persil est une plante qui ressemble à la ciguë... L'amour juste de nous-même est un persil bien sain, mais le propre est une ciguë venimeuse.
 
Et Caritée ne fait mine d'arracher le persil que pour nous mettre en garde contre le poison de la ciguë.
 
Il n'y a que le pur qui fasse connaître le pur. Le pur amour de Dieu est un flambeau qui nous fait discerner entre le juste amour de nous-même et le propriétaire qui est toujours injuste (2).
 
(1) La Caritée, pp. 564-565.
(2) La Caritée, p. 556.
 
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Que si, d'ailleurs, le fracas des gestes sublimes ne lui déplaît pas, comme elle est fille de l'Évangile, et qu'un long séjour auprès de M. de Genève l'a quelque peu détendue, rendue plus humaine, elle atténue volontiers la rigueur apparente de sa doctrine.
 
Que si nous nous trouvons sensiblement plus émus soit à quitter le mal, soit à faire le bien par la considération de notre intérêt... que par le motif de la gloire de Dieu, nous ne devons pas pourtant nous décourager, pourvu qu'en la faculté de notre raison, il y ait une lumière qui nous dicte que l'intérêt de Dieu est sans comparaison plus estimable que le nôtre (3) ;
 
et pourvu que la fine pointe de notre volonté désire obéir à cette lumière. N'avais-je pas raison de dire tantôt qu'en lisant la Caritée il n'est pas toujours facile de reconnaître où finit Camus, où commence François de Sales. L'est-il beaucoup plus de discerner où finissent François de Sales et Camus, où commence. Fénelon? Mais que vais-je dire ? N'oublions donc pas que nous sommes encore au temps de Louis XIII.
 
V. - Depuis qu'elle nous est revenue de Palestine avec le sire de Joinville, Caritée a beaucoup appris. La scolastique d'abord, dont la pauvrette aurait un jour grand besoin, ne serait-ce que pour confondre le P. Sirmond et pour échapper aux arguties de M. de Meaux. Elle a aussi rassemblé, dans le chalet qu'elle habite entre Annecy et Belloy, une belle collection d'ouvrages mystiques : Thérèse, Jean de la Croix, bien entendu, mais aussi un étrange petit livre qu'on attribue à une Caritée d'outre-mont - la Dame milanaise; encore une dame! - et qu'a soigneusement revu un frère du P. Sirmond, Achille Gagliardi. Elle s'est assimilé parfaitement l'axiome fondamental où se cristallise la mystique moderne, parvenue, sous le règne de Louis XIII, au terme
 
(3) Ib., p. 208.
 
213
 
de sa longue évolution. Elle sait et elle répète que toute la vie spirituelle se ramène à une lutte incessante et impitoyable contre la « Propriété ». C'est ainsi que la courte parabole de Joinville est devenue, Camus aidant, une adaptation salésienne et bérullienne tout ensemble du traité de Gagliardi. On nous y enseigne quelques recettes particulièrement efficace, qui peuvent nous aider à « extirper l'amour-propre ». Qui veut la fin, veut les moyens.
Le premier de ces moyens
 
et le plus âpre de ces remèdes, et dont l'essai est le plus rude est... d'acquiescer à sa damnation, la grâce de Dieu toujours sauve, au cas que Dieu le voudrait.
 
Qui donc tantôt nous parlait de Fénelon? Il n'est pas encore de ce monde. Camus du reste avait déjà fait voir, « par les propres paroles du Bienheureux François de Sales », que l'auteur du Traité de l’Amour de Dieu,
 
va plus avant que cette proposition, disant qu'une âme vraiment indifférente, de cette indifférence chrétienne qui est le plus haut point de la charité, quitterait sa salvation pour courir à sa damnation si, par imagination d'une chose impossible, elle voyait un peu plus de la volonté de Dieu en celle-ci qu'en celle-là.
 
Et combien d'autres, bien avant François de Sales, n'avaient-ils pas enseigné la même chose. Saint Augustin, sainte Catherine de Sienne :
 
Ce n'est pas pourtant que j'estime que cette sainte voulût être parmi les ténèbres extérieures, privée de la grâce de Dieu, car c'est une chose qui ne peut être sans horreur désirée ni acceptée d'une âme vraiment chrétienne. Aussi parlait-elle d'y aimer Dieu parmi les flammes, ce qui ne peut être fait sans grâce (1).
 
Quoi qu'il en soit, on ne saurait imaginer « d'industrie »
 
(1) La Caritée, pp. 335-338.
 
211
 
plus efficace « pour déraciner, démolir, extirper, arracher, détruire en nous tout amour-propre ».
 
Ce coup tranche d'un seul revers toutes les excrescences de l'amour-propre, étouffe tous les renardeaux dans leur tanière... (ruine de fond en comble) les fondements de l'édifice du propre intérêt. Car, je vous prie, quelle prise peut avoir l'amour-propre dans une si haute résignation ? N'est-ce pas là un creuset capable de purifier l'amour de Dieu jusques au dernier carat (1) ?
 
Que des jésuites anonymes, que demain le P. Sirmond se hérissent contre cette doctrine, voilà, du reste, qui passe l'imagination. D'où sortent-ils donc? Ignorent-ils ce que disait saint Ignace, que lorsque
 
il saurait de certaine assurance qu'il n'irait jamais au ciel, il était résolu d'aimer Dieu jusqu'à la dernière période de sa vie, par cette seule considération qu'il est digne d'être aimé ?
 
La règle 17e du Sommaire des Constitutions - « servir Dieu plutôt pour l'amour de lui-même que par la crainte des châtiments ou l'espoir de la récompense » -, n'est-ce pas Caritée qui l'a dictée au fondateur de la Compagnie, comme elle lui a dicté sa devise : Ad majorem Dei gloriam ?
 
Ce grand et excellent motif est comme le vrai caractère qui distingue les vrais sectateurs et zélateurs de cet Institut de ceux qui ne le suivent que froidement et imparfaitement. Car, pour être vrai ignatien, il faut être allumé de ce zèle et de ce feu de pur et désintéressé amour que Jésus est venu apporter en terre (2).
 
La « seconde industrie » n'est en somme que le revers, si l'on peut dire, de la première : c'est encore un exercice d'entraînement :
 
Voir si l'on pourrait bien digérer cette autre amère pensée d'être privé pour jamais des joies du paradis, si telle était la
 
(1) La Caritée, pp. 343-345.
(2) Ib., pp. 358-359.
 
115
 
volonté de Dieu sur nous, sa grâce et son amour toujours sauve en nos âmes.
 
La troisième :
 
se résoudre à demeurer dans le purgatoire jusqu'à la fin du monde (1).
 
Une autre moins subtile et
 
bien plus facile à pratiquer que les précédentes sera de vouloir aller en paradis (d'abord) parce que Dieu le veut... Notre intérêt certes y est conjoint à celui de Dieu, mais conjoint comme suivant, non comme précédent, non comme principal, mais comme simple accessoire, et accessoirement référé à son principal.
 
Que de rides scolastiques sur le front de Caritée ! un sourire les effacera. Notre intérêt y est
 
attaché à celui de Dieu par forme de suite, ainsi que Jacob tenait Esaü par le pied en naissant.
 
Nous verrons ailleurs que Bossuet, harcelé par Fénelon, finit lui aussi par camusiner, je veux dire par noyer l'espérance elle-même dans le pur amour; j'espère le ciel, d'abord et surtout parce que Dieu veut que j'y tende ; non pas d'abord pour mon bonheur, mais pour sa gloire. Disposition aussi héroïque, plus peut-être, que l'acceptation hypothétique de l'enfer. C'est qu'en effet, continue Camus,
 
il est plus aisé de purifier son intention dans la vue de l'enfer accepté pour se conformer à la seule volonté de Dieu... D'autant que, dans l'enfer, il n'y peut rien avoir d'aimable que ce vouloir
 
(1) La Caritée, pp. 361-363.
(2) Ib., pp. 373-376. Camus était scolastique dans les moelles. Voici encore une jolie distinction; que « au lieu que le but de ces menaces et de ces promesses (enfer et ciel) est de nous conduire à l'intérêt du menaçant et du promettant, qui n'est autre que sa gloire, nous nous arrêtons au nôtre ». Caritée, p. 15.
 
216
 
que nous supposons nous y reléguer; mais dans le paradis, il y a tant d'autres choses agréables, outre la volonté de Dieu... qu'il est malaisé de séparer nos avantages de cette divine volonté (1).
 
Se façonner de même à ne « vouloir éviter l'enfer » que parce que Dieu veut que nous l'évitions. Aussi bien devons-nous
 
dans la vue de l'enfer détester davantage la coulpe que la peine; la cause que l'effet. Et, à dire le vrai, le péché est incomparablement pire que l'enfer, car c'est ce néant qui a été fait sans Dieu et que Dieu ne peut faire... Mais pour l'enfer, Dieu l'a fait et c'est la geôle et le théâtre de sa justice, et ainsi bon de sa nature, car Dieu n'a rien fait que de bon.
 
Encore une « industrie » pour finir :
 
Refuser généreusement le paradis si, par supposition d'impossible, il était offert sans l'amour de Dieu (2).
 
Tels sont les exercices d'assouplissement où Caritée nous invite. Seraient-ce là de célestes marivaudages, pourquoi défendrait-on à l'amour divin les jeux habituels de l'autre amour ? Mais, en vérité, la subtilité de ces variations n'est qu'apparente. Pour y trouver du raffinement, il faut n'avoir jamais lu, je ne dis pas seulement les écrits des saints, mais encore la formule de cet « acte de charité » que les chrétiens les plus débiles trouvent dans leur livre de prières, qu'ils peuvent, qu'ils doivent même réciter chaque matin. Qui aime Dieu « par-dessus toutes choses » l'aime plus qu'il ne s'aime soi-même, plus qu'il ne craint l'enfer et qu'il ne désire le paradis.
 
Mais dira-t-on, ne se peut-on sauver sans avoir de si hautes volées..., sans savoir toutes ces distinctions, et sans cet amour pur et désintéressé?
 
(1) La Caritée, pp. 383-384.
(2) Ib., pp. 394-395.
 
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La réponse, nous la connaissons déjà :
 
Il n'est pas toujours nécessaire que cette science soit explicite, pourvu qu'elle soit implicite, et, lorsqu'elle est proposée, qu'on n'y fasse point de résistance (1).
 
Un amour néanmoins ne serait pas digne de ce nom qui ne s'expliciterait jamais. Encore une fois accuser Caritée de vouloir « abolir tous les motifs seconds » est une « insigne fausseté ».
 
Ce n'est pas ôter les étoiles ni la lune de dire que le soleil a plus de lumière... Et quand même on les dédaignerait..., y aurait-il à votre avis une si grande perte, si ces âmes de grâce n'agissaient plus qu'à la façon des bienheureux (2) ?
 
Et, en effet, le geste de Caritée serait-il plus imprudent ou plus excessif qu'il ne l'est vraiment, on a peine à comprendre qu'il provoque chez certains de telles alarmes. Avez-vous donc peur que Dieu soit trop aimé ?
 
Prenons les choses au pis, et imaginez-vous un prédicateur ou un écrivain... qui exhortât le monde à quitter l'esprit de crainte servile (même bonne) et d'espoir mercenaire, pour se revêtir du filial, auquel on crie Abba père, et qui dit avec l'Apôtre. La nuit est passée, le jour est venu, mettons donc bas les œuvres de ténèbres (non seulement du péché mais les imparfaites) et nous revêtons des armes de lumière de l'esprit filial... à votre avis serait-ce là une doctrine de diable, une doctrine préparant les voies à l'Antéchrist,
 
comme le répétaient sans plus de façon les adversaires de Camus ?
 
 
Serait-ce un péché exécrable... et qu'il fallût détester avec des déclamations tragiques, de tâcher de mettre l'esprit filial en la place du servile et du mercenaire ? Tout serait-il perdu, Hannibal serait-il aux portes, la fin du monde serait-elle proche, tous
 
(1) La Caritée, p. 423.
(2) La Défense, p. 617.
 
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les démons seraient-ils déchaînés, le vice déborderait-il partout, si Dieu était aimé filialement, et non point craint servilement, et aimé mercenairement (1) ?
 
Quoi de plus décisif, semble-t-il, et tout ensemble de plus raisonnable? Camus savait bien toutefois que les sept cents pages de sa Caritée ne mettraient pas fin au débat. Ou  les amis qui lui restaient fidèles dans l'autre camp, ou le bruit public lui avaient appris qu'une offensive de grand style se préparait contre lui. Si, disait-il, à la fin du livre,
 
si, de la langue, ces bons censeurs passent à la plume et trouvent quelque chose à regratter dans le narré ou la doctrine de cette histoire c'est où nous les attendons ; pourvu que, par leurs artifices secrets, il ne nous soit point défendu de nous défendre; comme nous leur permettons franchement de nous reprendre avec miséricorde ou de nous corriger avec justesse, aussi leur promettons-nous de leur cueillir en diligence, une salade de réponses et de les assaisonner d'huile, de vinaigre ou de sel, selon que leur écrit nous fera connaître leur appétit et leur goût (2).
 
Cet écrit, il l'aura bientôt sous les yeux. C'est le fameux traité du P. Antoine Sirmond (1641). Libre de répondre à cette réponse, Camus n'en aurait fait qu'une bouchée. Mais, comme il l'annonçait assez clairement dans les lignes qu'on
vient de lire, on allait tâcher par tous les moyens de le forcer au silence. Le P. Sirmond ne descendait pas seul dans l'arène. Son maître, Richelieu, l'avait flanqué d'une bonne escorte. Si Caritée fait mine de se défendre, ordre a été donné à la police de la conduire en prison.
 
VI. - Cette aventure policière intéresse plus directement les historiens du jansénisme, mais elle doit nous retenir un instant. Elle est, d'ailleurs, pleine de mystères. Sachez néanmoins que si Caritée avait été mise à la Bastille et son
 
(1) Notes, pp. 3o2-3o5.
(2) La Caritée, p. 647.
 
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Camus avec elle, ils y auraient rencontré l'oratorien Claude Séguenot, qui habitait là depuis trois ans (1638). Que si l'on eût préféré Vincennes, ils y auraient eu l'abbé de Saint-Cyran pour voisin de cage. Entre nous, je regrette fort que Richelieu lui ait fait grâce. Une fois rendu à la liberté, Camus n'eût pas manqué de publier ses souvenirs de prison. C'eût été bien amusant et nous aurions là, sur les origines encore si obscures du mouvement janséniste, plus d'une indication précieuse. Contentons-nous de ce qui nous reste. Saint-Cyran, Séguenot, Camus enveloppés dans une même persécution, c'est déjà beaucoup.
Le crime de Séguenot était un petit livre qui, en des temps moins agités, eût passé inaperçu : De la sainte Virginité. Discours de saint Augustin, avec quelques remarques (1638). Certaines de ces remarques semblaient tendre à déprécier les voeux de religion, certaines autres, l'attrition et ce furent les plus fatales. Séguenot estimait en effet e qu'un acte de charité parfaite, c'est-à-dire ce qu'on appelle vraie contrition, (est) absolument nécessaire pour obtenir la grâce du sacrement de pénitence (1) ». Caritée n'avait jamais rien pensé de pareil, trop bonne théologienne pour égratigner le concile de Trente. Mais on voit bien par où ces deux théologies voisinent, elles exaltent l'une et l'autre la primauté de l'amour. Ce n'étaient, d'ailleurs, que de courtes notes. Il y avait là toutefois plus qu'il n'en fallait pour mériter les censures de la Sorbonne, mais non pas, semble-t-il, cinq ans de Bastille. Ici commence le mystère. Richelieu, nous dit-on, qui avait insisté jadis, dans un livre de piété, sur la suffisance de « l'attrition de crainte », ne pardonnait
 
(1) Il va de soi que Séguenot ne se bornait pas à exiger du pénitent un « commencement de charité ». La charité qu'il exige est d'une telle perfection qu'elle « réconcilie l'homme avec Dieu avant qu'il ait reçu le sacrement ». Et il reculait à peine devant les conséquences logiques de sa thèse : « Que reste-t-il donc à faire à l'absolution ? », se demandait-il ; et il répondait : « Qui dirait que l'absolution n'est antre chose qu'un acte judiciaire a serait d'accord soit avec le concile de Trente, soit avec l'ancienne théologie. Même sous cette forme hésitante, l'affirmation n'était pas défendable. Cf. Batterel, pp. 167-168.
 
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pas à Séguenot de soutenir la nécessité de « l'attrition d'amour ». Je veux bien, mais ce malheureux ayant été condamné dare-dare par la Sorbonne et s'étant soumis sans la moindre hésitation, la théologie pure n'était-elle pas assez vengée? Il parait trop évident que des raisons d'un autre ordre, ont exaspéré la fureur doctorale du cardinal. Ces raisons qui nous les dira ? De celles qu'on apporte, une seule me paraît sérieuse, à savoir que, par delà Séguenot, Richelieu a voulu frapper Saint-Cyran. Il voulait en finir avec cet inquiétant personnage contre lequel on ne trouvait que des présomptions que nul tribunal honnête n'aurait jugées concluantes. Des boutades, des « catachrèses », comme il disait lui-même; pas une ligne imprimée ou manuscrite qui permît de le prendre en flagrant délit d'hérésie  (1).
Le livre de Séguenot, dûment censuré, les tirerait d'emb,arras. En effet, pour sauver son confrère et le prestige de l'Oratoire, Condren laissa entendre à Richelieu que ce livre fatal n'était pas de Séguenot, qu'il avait été écrit sous l'inspiration immédiate, et même sous la dictée de Saint-Cyran. Etait-ce bien vrai? Pour ma part, j'en doute fort. Séguenot n'est pas un enfant. Tout ce qu'il soutient dans ses remarques - ou, pour mieux dire, ce qu'il propose à l'examen des théologiens - il le croit vrai ou probable. Que Saint-Cyran, qu'il a dû rencontrer plus d'une fois à Port-Royal, ait caressé les mêmes vues, c'est fort possible. Elles lui vont, si j'ose dire, comme un gant. Mais puisqu'il n'a rien écrit là-dessus, nous ne pouvons affirmer qu'il ait approuvé la doctrine de Séguenot, dans ce qu'elle avait de plus extrême et d'indéfendable. Aussi bien l'échappatoire imaginée par Condren n'eut-elle pas le succès qu'on s'était promis. Richelieu, qui ressemblait moins à Salomon qu'à un certain chat de La Fontaine, jugea que le plus simple était de coffrer sans plus d'examen, et le véritable auteur du livre et le prête-nom. Malgré les supplications de Condren,
 
(1) J'ai déjà longuement discuté ce point. Cf. Ecole de Port-Royal, pp. 85-98.
 
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Séguenot fut donc « mis à la Bastille, dans le même temps qu'on logeait M. de Saint-Cyran à Vincennes, deux martyrs de la contrition » ou de l'amour. Le mot est de Sainte-Beuve et Camus l'aurait approuvé. Au demeurant, personne alors ne se trompa sur les vraies causes de cette double iniquité. On voyait bien - et c'est pour nous plus clair que le jour - que les intérêts de l'attrition n'étaient qu'un pré-texte et que Séguenot lui-même, auteur responsable du livre ou prête-nom, n'était qu'un simple comparse. Aussi l'oublia-t-on presque aussitôt pour ne plus penser qu'aux deux vrais protagonistes, Richelieu et Saint-Cyran. Ainsi finit la première phase des longues hostilités que nous racontons. Dans la seconde, beaucoup moins connue, ce ne sont plus, en apparence du moins, les mêmes protagonistes ; hier Richelieu contre Saint-Cyran ; maintenant Sir-moud contre Camus. Mais, si fort que cela puisse nous étonner, les deux affaires se tiennent étroitement ; c'est bien toujours le même conflit (1).
 
(1) Sur ces événements, si gros de conséquences, si mal étudiés jusqu'ici et que je ne pouvais présentement qu'effleurer, nous avons trois versions : la janséniste, que Sainte-Beuve accepte et qu'il expose à merveille (Port-Royal, I, p. 379, seq.) ; l'oratorienne, représentée par Richard Simon et le P. Batterel (article Séguenot) ; celle enfin de ceux pour qui Saint-Cyran est un nouveau Luther; le P. Brucker par exemple pour ne citer que les plus récents, et le R. P. Fouqueray (Hist. de la C. de T. en France, t. V, passim.). Pour moi, aux réserves près qu'on va lire, je me rallie à Sainte-Beuve, comme je l'avais déjà fait plus timidement dans mon Ecole de Port-Royal, pp. 98 seq.
1° J'hésiterais beaucoup, malgré Sainte-Beuve, à voir dans la persécution contre Séguenot une suite de la persécution contre le P. Caussiu : Louis XIII lisant le petit livre de Séguenot, y retrouvant avec joie la doctrine du confesseur qu'on lui avait odieusement confisqué ; Richelieu craignant que cette doctrine - nécessité de la contrition - n'encourageât le scrupuleux Louis XIII à secouer le joug qui pesait sur lui, et à se réconcilier avec la Reine Mère ; j'ai beau faire, tout cela me paraît une histoire à dormir debout. Il est très vrai que le P. Caussiu répétait au roi que le Décalogue ne lui permettait ni de se brouiller avec sa mère, ni de faire alliance avec des protestants ; mais la crainte de l'enfer aurait suffi à inquiéter la conscience de Louis XIII. Tout au plus Richelieu aurait-il profité de la condamnation de Séguenot pour montrer au roi qu'il lui avait rendu un fameux service en le sauvant d'un confesseur qui ne pouvait qu'être hérétique, puisqu'il avait sur la contrition les idées de Séguenot ;
2° Je crois moins encore - et sur ce point je suis pleinement d'accord avec Sainte-Beuve - que Séguenot n'ait fait que prêter à Saint Cyran son none et sa plume, comme l'affirment Richard Simon et Batterel. La conduite de Condren, en cette circonstance, ne me parait pas tout à fait belle et d'autant moins qu'aux exagérations près, il n'était pas loin de penser comme Séguenot. S'il jugeait Saint-Cyran dangereux, je m'explique très bien qu'il ait encouragé Richelieu à le mettre à l'ombre, mais le charger pour sauver Séguenot, ce n'était pas bien. C'est là, du reste, un des mystères où se heurte l'historien du jansénisme. Les soupçons qu'il aurait donné à Condren sont, à mon sens, une des présomptions les plus graves qui pèsent sur lui. Mais ces soupçons perdraient beaucoup de leur gravité s'il était avéré que Condren n'a douté de l'orthodoxie de Saint-Cyran que lorsque son plus gros souci était de sauver Séguenot.
3° Mais je me sépare décidément de Sainte-Beuve lorsqu'il soutient que la seule critique interne prouverait que le livre de Séguenot ne peut être de Saint-Cyran. Bien que cela n'ait l'air de rien, c'est peut-être l'erreur la plus sérieuse, voire le péché originel de tout Port-Royal. « On n'hésita pas, écrit-il, à attribuer à Saint-Cyran la suggestion d'un livre qui, à part un ou deux hasards de rencontre, dans son ensemble bizarre et semi-gnostique (1) répugnait plus que tout à la doctrine mâle et chaste de Port-Royal » (p. 489). A-t-il vraiment lu Séguenot? Rien de bizarre, encore moins d'efféminé dans la doctrine de ce livre, rien qui ne s'accorde, pour le fond, aux tendances du premier Port-Royal et de Saint-Cyran. Ne pas vouloir que l'attrition de crainte suffise, est-ce là une doctrine de mollesse ? Je le répète, si on ne pouvait, sans témérité, accuser, Saint-Cyran d'accepter jusqu'aux dernières conséquences les idées de Séguenot, on avait mille bonnes raisons de croire que, sur l'ensemble de la doctrine, ils s'entendaient à merveille. Sur les voeux, par exemple. Sainte-Beuve aurait-il oublié d'aventure quels étaient les sentiments de Saint-Cyran à l'endroit des réguliers ? Cette opinion plus que singulière s'explique, du reste, aisément si l'on se rappelle l'idée encore plus singulière que Sainte-Beuve se faisait de Saint-Cyran : le suprême directeur de ce temps-là, le seul profondément chrétien, l'unique. Pour nous, qui avons frappé à d'autres portes, nous savons bien que Saint-Cyran ne se distingue que par ses extravagances morbides des grands directeurs de ce temps-là. Un Bérulle manqué, ai-je dit souvent. Très beau génie religieux, certes, mais dont la philosophie ne se distingue pas du théocentrisme bérullien. Sainte-Beuve a fâcheusement ignoré la phase oratorienne du premier Port-Royal. Il a cru que la direction que les religieux avaient d'abord reçue était puérile, et que Saint-Cyran vint enfin leur apprendre le sérieux de la religion. J'ose affirmer que cette construction ne tient pas debout. Sainte-Beuve n'a pas compris, par exemple, l'épisode, pourtant capital, du Chapelet du Saint-Sacrement, pratique foncièrement bérullienne, approuvée du reste, et défendue par Saint-Cyran et par Jansénius.
4° J'ai parlé d'iniquités, et je ne m'en dédis pas. Il saute aux yeux que Séguenot ne méritait pas cinq ans de prison. Voir là-dessus les détails odieux que rapporte Batterel. Je persiste de même à croire qu'os n'avait pas le droit d'emprisonner Saint-Cyran. On n'a rien trouvé contre lui. Tel n'est pas l'avis des RR. PP. Brucker et Fouqueray ; mais ils n'apportent pas l'ombre d'une preuve, se bornant à nous assurer qu'en la circonstance Richelieu s'est montré s bénin ». Evidemment, puisqu'il aurait pu tout aussi bien et avec autant de raisons le faire brûler eu place de Grève.
5° Pourquoi Richelieu veut-il perdre Saint-Cyran, qu'il avait d'abord admiré ? Pour moi, c'est le plus noir de nos présents mystères. Je tendrais à croire que le P. Joseph l'aura travaillé le premier. Puis Dom Jouaust, qui se plaignait justement de l'opposition sourde, mais toute puissante, par où Saint-Cyran ruinait l'autorité des Cisterciens sur la maison de Maubuisson. Mais ces diverses pressions n'auraient pas suffi selon moi. Il y a autre chose. Quoi qu'il en soit, iniquité ou non, la persécution contre Saint-Cyran fut une énorme « faute ». L'exaspération janséniste vient de là, et la France catholique déchirée pendant deux siècles. Si Richelieu m'avait écouté, il aurait mis Saint-Cyran dans une maison de santé.
 
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A lui seul, le livre de Sirmond nous imposerait ce raccord. Si, en effet, comme nous l'avons dit, cette défense de
 
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la vertu veut répondre à la Défense camusienne de l'Amour, elle a également pour objet de confondre à nouveau les deux vaincus de la veille, Séguenot et Saint-Cyran, ce dernier surtout. Je croirais même assez volontiers qu'ici encore, comme tantôt l'attrition, ce problème de l'amour n'était guère qu'un prétexte. Persuadés que l'auteur de Caritée s'était rallié à leurs adversaires, c'est-à-dire, au bloc bérullien et au bloc saint-cyranien, Sirmond et ses amis cherchaient eux aussi par où prendre en faute l'orthodoxie de Camus. Assurément sa théologie de l'amour désintéressé provoquait chez quelques-uns d'entre eux des résistances proprement doctrinales, mais ils auraient combattu ces hautes spéculations avec moins d'acharnement, s'ils n'avaient pas vu dans la Caritée une machine de guerre contre la Compagnie.
En cela, je croirais encore qu'ils ne se trompaient qu'à moitié. Camus n'était certainement pas leur ennemi. En mainte circonstance, il s'était porté à leur secours, seul de tout l'épiscopat, avec son courage et son fracas ordinaires. Un de ses frères, plusieurs de ses cousins étaient jésuites; parmi les hauts personnages de l'Ordre, beaucoup, Suffren entre autres, lui restaient reconnaissants des services qu'il leur avait rendus; ils savaient bien qu'on n'avait rien de sérieux à craindre de lui. Nul doute néanmoins, me semble-t-il encore, que ses premiers sentiments envers la Compagnie ne soient allés se refroidissant. Les hostilités contre Bérulle, qu'il vénérait, l'avaient indigné, comme le prouve assez l'approbation foudroyante qu'il avait donnée au Discours sur les grandeurs de Jésus (1). La persécution contre Saint-Cyran ne l'indignait pas moins. Camus admire
 
(1) Cf. École française, p. 209-210.
 
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le génie et la vertu où il les rencontre, d'ailleurs trop indépendant pour se mettre à la suite de qui que ce soit, François de Sales excepté. Il ne sera janséniste que lorsque les fleuves remonteront vers leur source : mais, loin de prendre au tragique les premières menaces, encore si confuses, des révoltes prochaines, il tiendra la balance égale entre les défenseurs et les adversaires de la Fréquente Communion. Quoi qu'il en soit, au point où nous le prenons, c'est-à-dire au moment où paraît la Défense du P. Sirmond, Camus accepte fort bien qu'on le solidarise avec Saint-Cyran, qu'il défend du reste avant de se défendre lui-même. Il paraît même et si généreux et si naïf qu'il ne pardonne pas à Sirmond de poursuivre si violemment un ennemi qui ne peut pas se défendre.
 
En son premier traité, dit-il par exemple (Sirmond) traite en lion contre un coq qui lui ferait de belles affres s'il n'était point en cage.
 
Il fait manifestement allusion, non pas à Séguenot qui n'avait rien d'un lion, mais à Saint-Cyran ; Sirmond ne nomme pas ce dernier, mais
 
il désigne si clairement celui à qui il en veut qu'il faudrait être bien étranger en France, et fort ignorant en l'histoire du temps pour ne savoir de qui il parle... Mais si ce Samson n'était point attaché à la colonne, il ferait bien connaître à ce philistin qui le brave que sa vertu et la lumière de ses yeux ne l'ont pas délaissé. Toutefois, il est aisé au lapin d'arracher les moustaches d'un lion mort et aux pygmées de s'attaquer à Hercule dormant, qui les écraserait comme des mouches s'il venait à se réveiller.
 
Qu'il soit amusant, nous le savions déjà, mais quel n'était pas le courage de l'homme qui osait ainsi braver Richelieu ? Car il le brave, et il lui dit assez haut que sa tyrannie ne durera qu'un temps.
 
Possible que le dégel des langues et des plumes arrivera quelque jour, comme celui des voix après cette bataille d'Aristophane ;
 
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et alors ceux qui ont été cachés dans l'ombre du silence et ensevelis dans la poussière, pousseront des voix du milieu des pierres ; et ceux qui, comme des blessés, dorment dans des sépulcres,
 
Vincennes, comme on voit bien,
 
se relèveront... Ce sera quand il plaira à Dieu que cet oiseau sortira de sa cage et que, son ramage se faisant ouïr, sa juste défense ne lui sera point imputée à crime.
 
En attendant cette délivrance, puisque Saint-Cyran est bâillonné, Camus le défendra, non content de se défendre lui-même.
 
Cependant je dirai ici hardiment pour lui - car il est honteux de renoncer et abandonner un ami parmi ses passions et ses souffrances ; l'amitié qui peut finir, selon le dire de saint Jérôme, n'ayant jamais été véritable - que, dans toutes les remarques qu'il a faites sur la virginité de saint Augustin (les censures desquelles je révère avec lui), on ne lira nullement
 
 
 
telle proposition, que lui reprochait Sirmond et
 
qu'on ne lui peut attribuer que par calomnie (1).
 
Camus répond ici au premier des trois traités sirmondiens où il était question des vues de Séguenot - ou de Saint-Cyran - sur les voeux de religion (2). Comme
 
 
(1) Animadversions, pp. 65-69.
(2) Je laisse de côté la question des voeux qui n'a rien à voir avec la critique de l'amour pur. Mais Camus qui ne traite ce sujet qu'ad abundantiam et pour ne rien laisser subsister des attaques de Sirmond contre ses amis, Camus, dis je, montre joliment la difficulté de ce problème. Sirmond, exagérant la pensée de Séguenot, lui reprochait de soutenir qu'il est « meilleur de faire le bien sans voeu que par voeu ». Séguenot avait dit seulement que « le voeu n'ajoute rien à la perfection chrétienne... sinon quant à l'extérieur, en quoi la perfection ne consiste pas ». C'est là es qu'avait censuré, et fort justement, la Sorbonne. On voit la nuance. Camus, sans s'écarter, sur ce point, de l'orthodoxie, cherche à montrer qu'il n'est pas si facile de montrer exactement ce que le voeu ajoute à la perfection. Ce qu'il dit à ce sujet amusera les théologiens qui me lisent. C'est entendu, le voeu ajoute à la perfection de nos actes « une gloire accidentelle » ; c'est ici où est le devinoir et sans la génisse de Samson, il est malaisé de pénétrer ces énigmes. Nos maîtres sont ici fort embarrassés... Quand on les serre de près pour savoir ce que c'est, ou ils ne disent rien, ou ils disent ce qui ne vaut guère mieux, savoir que c'est une certaine joie. Est-ce au corps, est-ce en l'âme ? Ils répondent comme saint Paul de son ravissement, qu'ils ne savent. Un moins habile en dirait bien autant... Ils ajoutent que cette certaine joie provient en je ne sais quelle manière et est ajoutée je ne sais comment à la gloire essentielle. Où vous remarquerez que ce mot de certaine veut dire incertaine, comme quand on dit un certain homme, un quidam, un certain endroit... ; tout cela veut dire incertain et chose dont l'on doute ; après, ces mots de je ne sais quelle, je ne sais comment, ne démontrent pas grande connaissance... Il en prend ici comme à ce malade, lequel, enquis du médecin de ce qui lui faisait mal, lui disant qu'il sentait je ne sais quelle douleur, en je ne sais quel endroit, eut pour récipé de prendre je ne sais quelles herbes et de les appliquer je ne sais où... Après tout, ils nous renvoient à la doctrine des Auréoles, laquelle je tiens pour bonne, probable, utile, recevable, sainte, vénérable, à raison des grands personnages qui l'ont avancée. Mais qu'elle soit débitée comme doctrine de la foi, c'est ce que je n’ai point encore appris... C’est pourquoi, par intérim, j'en cris ce que l’Eglise en croit ». Animadversions, pp. 77-78
 
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s'il disait : j'avoue bien qu'ils se sont trompés toms les deux, et je n'entends pas protester contre la censure qui les a frappés ; mais je ne permets pas à Sirmond de leur faire dire ce qu'ils n'ont pas dit. Par où l'on voit qu'il reconnaît, lui aussi, que Séguenot et Saint-Cyran ne font qu'un. A quelles enseignes, je l'ignore tout à fait; c'était la version du gouvernement et elle avait prévalu.
On s'explique maintenant sans peine l'étrange prière qui se mêle aux provocations finales de la Caritée. Voici ma doctrine sur l'amour, disait Camus à l'adversaire encore anonyme qui ne manquerait pas de lui répondre; voici exactement délimité le terrain doctrinal où je vous attends de pied ferme. Mais ne paralysez pas, de grâce, par des « artifices secrets », c'est-à-dire en vous faisant accompagner de la force armée, une discussion où je suis bien sûr de vaincre aussi longtemps que la raison seule y présidera. Ce disant il ne gardait d'ailleurs aucune illusion sur le succès de cette juste demande. Quel que dut être le jésuite qui allait descendre dans l'arène, Camus savait bien que Richelieu serait de la fête. Ici encore un mystère; le dernier pour cette fois. Celui des tractations qui n'ont pas pu ne pas s'engager entre Richelieu et Sirmond. Ce dernier a-t-il écrit par ordre du cardinal? Non, me semble-t-il.
 
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Richelieu aurait mieux choisi. Mais, averti de l'offensive qui allait se déclancher de ce coté-là, et contre Saint-Cyran et contre Camus, il aura promis qu'il ferait le nécessaire pour obvier aux hasards de la bataille. Le frère de Sirmond - Jean, l'académicien - étant un des agents du cardinal, l'alliance entre la police et l'a théologie se sera nouée le plus facilement du monde. Dites au P. Antoine qu'il est sûr de vaincre, puisque je ne permettrai pas à son adversaire de se défendre (1).
 
Quoi qu'il en soit, la collusion ne hisse aucun doute. Richelieu, par bonheur, n'avait pas le don des miracles, et il en aurait fallu plusieurs pour forcer l'intarissable évêque à un silence absolu. Du moins, la police le réduisit-elle à ne se défendre qu'entre chien et loup. Deux contre-attaques, mais dans l'ombre, et la seconde fois sous le masque. On ne gagnera rien du reste à le gêner de la sorte. Ces deux écrits sont de véritables pamphlets et d'une verdeur inouïe. Près de ce diable d'évêque, Pascal paraîtra presque bénin. Il était hors de ses gonds.
 
Quel moyen, écrit-il, de me persuader des attaques de la part d'un Institut à qui... j'ai rendu de si fidèles services et 'a la défense duquel j'ai tant de fois employé st nia voix et ma plume, pour lequel je me suis immolé et sacrifié à la colère de ceux qui le voulaient opprimer ! Néanmoins, quand je fais réflexion sur ce que j'ai autrefois ouï de la bouche d'un saint personnage... que l'ingratitude n'est pas tant un vice des communautés que leur nature..., j'ai pensé qu'encore que j'eusse dans cet Institut un frère selon la chair, qui m'est fort cher selon l'esprit...
 
même à ce point de surexcitation, il n'est pas homme à se refuser un jeu de mots;
 
et encore plusieurs autres qui me touchent de consanguinité, tous néanmoins n'auraient pas pour moi des sentiments si
 
(1) Nous savons du reste que les approbations doctorales ont été données au livre de Sirmond dans des conditions assez louches. Mats ce détail anecdotique exigerait des recherches qui ne sont pas de ma compétence.
 
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tendres, plusieurs de cette robe s'étant portés en pleine chaire en plusieurs paroles de précipitation contre moi, quoique je ne leur aie rendu que des bénédictions
 
d'ailleurs assez acidulées,
 
pour leurs malédictions, et révéré comme compagnons de Jésus ceux qui, de leur grâce, me traitaient de précurseur de l'antéchrist, comme fait encore l'auteur (1).
 
C'est-à-dire Antoine Sirmond, et il faut bien avouer qu'une telle violence est impardonnable même contre un ami de Saint-Cyran.
Distribué peu après la Défense de la Vertu, le premier de ces pamphlets clandestins a pour titre : Animadversions sur la préface d'un livre intitulé : Défense de la vertu, par J. P. Camus, évêque de Belley, Paris, 1642. Peu d'exemplaires
sans doute, et qui ne se vendaient pas. Que cette copie, écrit-il drôlement, ne vienne pas à la connaissance des libraires,
 
qui chassent de haut vent après un tel gibier. Ce n'est pas maintenant le temps de publier des apologies, quoniam dies mali sunt. Quand il est défendu de se défendre, n'est-il pas commandé d'endurer? Possible quelque jour me permettra-t-on avec autant d'équité la défensive qu'il est à présent permis à mes contrariants de m'attaquer avec impunité (2).
 
Plus de quatre cents pages contre la seule préface du jésuite. Que voulez-vous, disait-il, « il y a une certaine chaleur à écrire, aussi bien qu'à parler et il est malaisé de se retenir quand on est sur la pente (3) ». Que serait-ce, grand Dieu, si on ne le contraignait pas à se retenir! Vous voyez, disait-il, encore,
 
comme ma plume vole plutôt qu'elle ne court en une si belle
 
(1) Animadversions, pp. 18-19.
(2) Ib., p. 209.
(3) Ib., p. 206.
 
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esplanade et que mon style parle de l'abondance de mon coeur. Quand j'entre dans ces matières, j'ai de la peine à m'en tirer; j'y suis comme le poisson dans l'eau et l'oiseau dans l'air, surtout quand il faut dégainer contre les demi-pélagiens de notre âge (1).
 
Sous sa plume, ce dernier lapsus est encore plus significatif que lamentable. Manifestement, il ne se possède plus. J'entends lorsqu'il « dégaine ». Car, dès qu'il se contente soit d'exposer, soit de défendre ses belles idées, il redevient sage. N'entendez par morne. Comme feu d'artifice théologique, je ne connais rien de plus éblouissant que ces deux écrits, si ce n'est la Caritée elle-même.
Cependant les jours continuaient à être mauvais et Camus à s'impatienter de n'avoir réfuté encore - du moins ex professo - que la Préface de Sirmond. Il eut donc recours à un subterfuge qui a été d'usage courant pendant tout l'ancien régime et que les mystiques eux-mêmes, le P. Surin par exemple, se permettaient volontiers. Lisez
plutôt l'avis de. l'éditeur anonyme offrant aux curieux quelques Notes sur un livre intitulé : La Défense de la vertu, extraites de plus amples animadversions :
 
Je n'ai pu tirer des mains de l'auteur la réponse entière (au livre de Sirmond) sur la préface duquel je vous ai fait voir, lecteur, des Animadversions... J'ai appris
 
que la réponse complète
 
était faite et qu'elle contenait trois petits tomes ;
 
un pour chacun des trois traités sirmondiens. « Petit » est une façon de parler.
 
Je ne sais pas ce qui en retarde la publication ! mais ils me sont demandés de plusieurs endroits avec grande instance. Pendant cette attente, voici que... un de mes amis m'a promis de me faire voir un abrégé de ces trois volumes, fait secrètement
 
(1) Ib., p. 184.
 
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et promptement par un homme qui en aurait en la communication...
 
Camus aurait donc perlais qu'on fit un rapide résumé de sa réponse intégrale, mais non qu'on la copiât de mot à mot. Tout cela parait cousu de fil blanc, et ce prétendu résumé, qui a bel et bien plus de cinq cents pages, ne doit pas différer beaucoup du texte original. Bien que, d'ailleurs, ces Notes portent le millésime de 1643, elles ont dû être imprimées dans les derniers mois de 1642. Nul ne prévoyait alors que l'heure de la délivrance allait sonner, et pour le prisonnier de Vincennes et pour le défenseur du Pur Amour. Richelieu meurt le 4 décembre 1642. Si la cause de Sirmond n'avait pas été perdue d'avance, les Notes de Camus lui auraient donné le dernier coup (1).
 
VII. - En vérité, le P. Antoine Sirmond ne peut se plaindre de moi. Il m'aurait trouvé peut-être un peu tiède à son égard, mais il ne me reprocherait pas d'avoir diminué ou méconnu l'importance de son livre. J'avoue bien que de ce livre, pris en lui-même, nous n'avons encore rien dit, mais pouvait-on l'annoncer avec plus de tapage, éveiller chez les moins Curieux un plus vif appétit de le connaître ? Cinquante pages de fanfare pour préluder à l'entrée en scène de ce personnage oublié, que lui faut-il davantage ? Ainsi préparés, nous ne risquons pas de perdre un seul de ses mots. Qu'il paraisse donc enfin, dans sa vérité entière, cet homme étonnant, Caritée à rebours, de qui l'on a répété pendant plus de deux siècles, Pascal aidant et Nicole et Boileau, qu'il rayait I'amour de la liste des vertus chrétiennes. Nescio quid majus nascitur... Evangelio.
Pour entrer, à ce coup, et après de si longs préliminaires,
 
(1) Voici, eu un court tableau, le bilan de la campagne camusienne pour le pur amour. En 164o, la Défense du Pur Amour ; en 1641, la Caritée ; en 1642, les Animadversions ; en 1643, les Notes. C'est beaucoup sans doute, mais à peine trop. Fénelon n'en écrira pas beaucoup plus long. Les deux livres clandestins sont naturellement devenus très rares. On les trouve néanmoins à la Bibliothèque Nationale.
 
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in medias res, voici, d'abord, le livre de Sirmond tel que Pascal l'a compris et résumé. Les corrections, et il est assez probable que nous en devrons faire, viendront ensuite.
 
« Je vois bien, répondit le Père, par ce que vous me dites, que vous avez besoin de savoir la doctrine de nos Pères touchant l'amour de Dieu. C'est le dernier trait de leur morale et le plus important de tous... Ecoutez Escobar... » Je laissai passer tout ce badinage où l'esprit de l'homme se joue si insolemment de l'amour de Dieu. « Mais, poursuivit-il, notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière, dans son admirable livre de la Défense de la vertu... discourt ainsi au second traité.
 
Nous l'avons déjà dit, le premier des trois traités est consacré à la défense des voeux, les deux derniers à la casuistique de l'amour. Ecoutons du reste, avec confiance ; les citations qu'en apporte Pascal sont exactes.
 
« Saint Thomas, écrit donc le P. Antoine, dit qu'on est obligé à aimer Dieu aussitôt après l'usage de raison.
 
Splendide système, et qui suffirait à la gloire d'un philosophe chrétien, d'un philosophe tout court. Mais non, déclare Sirmond,
 
« c’est un peu bientôt. Scotus, chaque dimanche. Sur quoi fondé?
 
Eh! ne serait-ce que sur l'obligation d'assister à la messe, et de participer au plus parfait des actes d'amour? Mais « ne m'interrompez donc pas », avait déjà dit Sirmond.
 
D'autres, quand on est grièvement tenté. Oui, en cas qu'il n'y eût que cette voie de fuir la tentation. Scotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu. Bon pour l'en remercier. D'autres à la mort. C'est bien tard. Je ne crois pas non plus que ce soit à chaque réception de quelque sacrement; l'attrition y suffit avec la confession, si on en a la commodité. Suarez dit qu'on y est obligé en un temps. Mais en quel temps ? Il vous en fait juge. Or ce que ce Docteur n'a pas su, je ne sais qui le sait ».
 
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Remarquez, je vous prie, cette gradation descendante, de saint Thomas au XVI° siècle. Qu'elle est pathétique ! Osera-t-on bien reprocher à François de Sales, à Bérulle, à Séguenot, à Fénelon, voire au grand Arnauld et à Saint-Cyran, d'avoir voulu remonter le courant!
 
Et il conclut enfin, reprend en son nom l'interlocuteur de Pascal, qu'on n'est obligé à autre chose à la rigueur qu'à observer les autres commandements, sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre coeur soit à lui, pourvu qu'on ne le haïsse pas.
 
Encore une fois mesurez la distance. Pour saint Thomas, le commandement d'aimer Dieu est obligatoire dès l'âge de raison. Pour Sirmond, il n'est jamais obligatoire. Pour remplir toute la loi, il suffit d'observer « les autres commandements ». Peu importe qu'en les observant on songe ou on ne songe pas à aimer Dieu.
 
Vous le verrez à chaque page, et entre autres, aux 16, 19, 24, 28, où il dit ces mots : « Dieu en nous commandant de l'aimer, se contente que nous lui obéissions en ses autres commandements. » Si Dieu eût dit : « Je vous perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de plus votre coeur n'est à moi : ce motif, à votre avis, eût-il été bien proportionné à la fin que Dieu a dû et pu avoir? »
 
La phrase est embarrassée. Nous aurons bientôt l'occasion de l'expliquer. 11 est donc dit, plus humainement et raisonnablement,
 
« que nous aimerons Dieu en faisant sa volonté »
 
c'est-à-dire en observant les « autres » commandements.
 
C'est ainsi que nos Pères ont déchargé les hommes de l'obligation pénible d'aimer Dieu actuellement.
Et cette doctrine est si avantageuse que nos Pères Annat, Pintereau, Lemoyne, l'ont défendue vigoureusement,
 
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quand on a voulu la combattre chez Antoine Sirmond. Pour ne citer que celle-ci, la réponse du P. Pintereau
 
vous fera juger de la valeur de cette dispense par le prix qu'il dit qu'elle a coûté, qui est le sang de Jésus-Christ. Vous y verrez donc que cette dispense de l'obligation fâcheuse d'aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique, par-dessus la judaïque ».
O mon Père, lui dis-je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout... On viole le grand commandement qui comprend la Loi et les Prophètes, on attaque la piété dans le coeur; on en ôte l'esprit qui donne la vie, et on va même jusqu'à prétendre que « cette dispense d'aimer Dieu est l'avantage que Jésus-Christ a apporté au monde ». C'est le comble de l'impiété. Le prix du sang de Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l'aimer (1) !
 
Tel est, dressé de maîtresse main, et, cliché, pour ainsi dire, en naissant, le terrible réquisitoire, que l'épître de Boileau sur l'Amour de Dieu traduira quelque jour en prose presque pure, et que reprendront sans fin les ennemis des jésuites, sans même se demander, les bons apôtres, si telle est bien la doctrine officielle de toute la Compagnie. Non qu'après tout, à la surexcitation près et à l'éloquence, je sois très éloigné de donner raison à Pascal sur plus d'un point; et d'autant moins que tout ce qu'on vient de lire, le salésien Camus l'avait écrit déjà, quatorze ans plus tôt. Mais l'historien a mieux à faire que de stigmatiser une fois de plus ce « comble d'impiété ». Comprendre, comprendre que le bonhomme Sirmond, un religieux, un prêtre, ait pu soutenir, d'une plume si placide, un tel ramas d'absurdités ; comprendre que plusieurs jésuites, Annat, Pintereau et autres aient ahanné à le défendre, voilà où doit tendre notre unique effort, et j'espère qu'il sera largement récompensé. Je no m'en tiendrai donc pas à la solution paresseuse du P. Daniel, dans ses Entretiens d'Eudoxe et de Cléandre, réponse tardive aux Provinciales. Puisque vous n'avez rien
 
(1) Xe Provinciale.
 
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à vous mettre sous la dent, mangez Sirmond et laissez-nous tranquille.
 
Homme fort peu connu et de peu de conséquence... Eudoxe et moi nous ne voulons ni bien ni mal aux mânes de ce bon Père... « Ce particulier, pour nie servir des termes poétiques du P. Lemoyne, ne fut ni un géant, ni un homme à plusieurs corps, comme le Géryon de la fable, pour faire dire, sur l'autorité de son petit livre, de tous les jésuites ensemble...
 
ce qu'en a dit Pascal (1). Bien entendu, mais ce n'est là, me semble-t-il, qu'une échappatoire. Pour moi, j'ai peine à trouver Sirmond aussi insignifiant. Au contraire, il me passionne. Un hanneton sans doute, mais aussi peut-être une façon de philosophe. Sous ses élytres étourdies, se cache une métaphysique profonde. Son bourdonnement s'adapte, vaille que vaille, aux plus hautes musiques de l'esprit. Il
ne sait pas où il va, mais les idées qui l'agitent le savent. Chose amusante, Pascal n'y voit pas beaucoup plus clair. D'un côté comme de l'autre, ce mémorable duel se poursuit dans la zone des instincts, presque de l'inconscient. Ni d'un côté, ni de l'autre, l'esprit géométrique n'est de la partie, et l'on sait bien que lorsqu'il n'intervient pas, l'esprit de finesse fait l'école buissonnière. De tout son être, Pascal se révolte ici contre une doctrine dont il ne soupçonne ni la portée ni la force. J'ai déjà dit, qu'il juge Sirmond du point de vue de la morale et que, de ce point de vue, Sirmond me parait inattaquable. Il est temps de nous expliquer.
Au point de départ, s'offre à nous la distinction classique entre les préceptes affirmatifs : Tu aimeras le Seigneur... ; et les négatifs : Tu ne rendras pas de faux témoignage. L'obligation du second est perpétuelle ; il n'est jamais permis de se parjurer; au lieu qu'à l'obligation d'aimer Dieu - c'est Bossuet qui parle,
 
(1) Extraits des Entretiens d'Eudoxe et de Cléandre, ap. Documents historiques, critiques, apologétiques, concernant la Compagnie de Jésus, Paris, 1828, II, pp. 1o3-106.
 
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hors des cas forts rares, on ne petit jamais assigner des moments certains. Qu'on m'entende bien
 
c'est-à-dire qu'on ne me fasse pas sirmondiser ;
 
je ne dis pas que l'obligation de pratiquer les préceptes affirmatifs sait rare. A Dieu ne plaise ! Je parie des moments certains et précis de l'obligation. Car qui peut déterminer l'heure précise à laquelle il faille satisfaire au précepte intérieur de croire, d'espérer, d'aimer (1) ».
 
Suarez, quoi qu'en dise Pascal, est au fond du même avis.
 
 
Il est difficile, enseigne-t-il, de déterminer le temps de l'obligation.. Mais l'acte de l'amour de Dieu ne saurait être différé longtemps après le premier usage de la raison.
 
C'est presque la doctrine de saint Thomas.
 
De plus il doit être réitéré quelquefois dans la vie
 
Ce « quelquefois » ne paraît pas très heureux.
 
Car il est évident qu'il ne suffit pas à l'homme d'aimer Dieu une fois ou deux dans sen existence. Il y aurait péché à passer longtemps sans faire un acte d'amour. Mais quel doit être ce temps. C'est à la prudence de le déterminer (2).
 
Il veut dire, si je le comprends bien, à la prudence, non pas des simples chrétiens,-mais à celle, parfais très imprudente, voire un peu folle, des casuistes. Déterminer, dans le temps et dans l'espace, « les moments précis et. certains » où l'acte d'amour est obligatoire, « l'heure précise » de croire ou de prier, Bossuet estime que cela ne se peut ; Suarez, simplement que c'est peu commode. C'est là néanmoins une curiosité comme une autre, comme de savoir si
 
(1) Préface sur une instruction pastorale de M. de Cambrai : cité par Maynard, dans son édition des Provinciales, p. 7.
(2) Cité par Maynard, ib., p. 35.
 
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les anges sont en nombre pair ou impair; curiosité d'école - « badinage » disait cruellement Pascal - dont j'avoue ne pas saisir l'intérêt, mais enfin qui ne tire pas à conséquence chez un théologien bien équilibré. Or Sirmond ne l'était pas. Dans presque toute cette discussion il s'emprisonne, portes et fenêtres fermées, dans la casuistique pure, au risque non seulement d'ahurir les profanes, mais aussi « d'attaquer la piété dans le coeur », d'en ôter « l'esprit qui donne la vie ». Non, certes, que la casuistique soit d'elle-même une école de pharisaïsme et de sottise, comme Pascal l'a cru dans une heure d'étourderie. Discipline parfaitement raisonnable, voire nécessaire, et que saint Thomas n'aurait eu garde de mépriser. Ce grand Docteur s'est posé lui aussi le même problème ; mais pour le transporter aussitôt, d'un vol soudain et magnifique, dans la région des vérités éternelles. Il ne cherche à fixer ni le nombre ni les dates des actes d'amour commandés par le Décalogue. Mais il veut qu'un acte d'amour suive sans retard le premier éveil de la conscience. Règle plus métaphysique et psychologique, en quelque sorte, que morale. Comme s'il disait : aimer Dieu, et vivre, soit humainement, soit, à plus forte raison, chrétiennement, c'est la même chose. Quand faut-il qu'un enfant commence à respirer? Eh! dès qu'il est sorti du sein de sa mère. Puis jusqu'à la mort. A quoi Sirmond répond d'un air malin : Pas si vite. Oseriez-vous affirmer qu'on soit obligé d'aimer Dieu, le 1er janvier? De quel droit? Et le 2, et le 3 ? Ainsi jusqu'au 31 décembre. La date précise, rien ne vous permet de la fixer. D'où il conclut pharisaïquement que l'acte de charité n'est jamais obligatoire.
N'oublions pas, du reste, qu'il en veut d'abord à Camus qu'il soupçonne de méditer la ruine des « ignatiens ». C'est pour torpiller la Caritée qu'il s'est lancé à pleines voiles sur l'océan des sophismes. « Son dessein, écrit le P. Daniel, est d'examiner principalement ce point : « S'il est permis d'agir par crainte ou par espérance, ou pour autre motif que celui
 
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du pur amour de Dieu, » comme il parle dans sa Préface (1) ». Autant dire que son point de départ est un contresens. Cette question-là, répond Camus, ne me touche ni de près ni de loin :
 
Car je vous prie, de quel de mes ouvrages.., peut-il tirer qu'il soit défendu de craindre Dieu et d'espérer en lui? Quelle âme si impie et si désespérée a jamais conçu une si horrible imagination? Ne faut-il pas être plus calomniateur que celui-là même qui en porte le nom, et qui est appelé l'Accusateur de ses frères, pour attacher de telles propositions à quelque chrétien que ce soit, fût-il schismatique, fût-il hérétique (2) ?
 
Calomniateur est un peu gros. Simplement, Sirmond n'a pas compris, et d'autant moins qu'il ne voulait pas comprendre. Ainsi fera plus tard Bossuet, adressant à Fénelon ces mêmes reproches que, d'après Camus, on devrait épargner « à quelque chrétien que ce soit ». Sirmond néanmoins a mieux vu que Bossuet que, si l'amour est intéressé, il n'est plus l'amour, et que, pour exterminer Caritée, il n'y a pas d'autre moyen que d'exterminer avec elle le premier commandement ; car il l'extermine avec une conviction intrépide, n'en déplaise aux sauveteurs qui tentent de l'arracher à la juste indignation de Pascal. Je le répète : Sirmond n'est qu'à moitié sot. Il ne conçoit qu'à raz de terre, mais le peu qu'il conçoit, il l'exprime avec une limpidité merveilleuse,
 
et les mots pour le dire arrivent aisément.
 
S'il lui arrive d'employer des termes équivoques - ainsi dans sa distinction fondamentale entre l'amour effectif et affectif - il souligne aussitôt le sens que, pour sa part, il attache à ces termes, décourageant d'avance les interprétations bénignes par où on tentera plus tard de lui faire dire
 
(1) Daniel, op. cit., p. 112.
(2) Animadversions, p. 79.
 
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ce qu'il n'a pas dit. Avant de se jeter à l'eau, il a mis de si lourdes pierres dans ses poches, il s'est ligoté les bras si solidement, que nulle bouée ne le tirerait de l'abîme.
 
Il distingue donc amour effectif et amour affectif, et il soutient que le premier seul est d'obligation. Distinction et doctrine classique, et que nul ne reprocherait au P. Sirmond s'il donnait à ces deux épithètes le sens que tout le monde leur donne.
 
La divine dilection, écrit saint François de Sales, a deux actes issus proprement et extraits d'elle-même, dont l'un est l'amour effectif qui, comme un antre Joseph, usant de la plénitude de l'autorité royale, soumet et range tout le peuple de nos facultés, puissances, passions et affections à la volonté de Dieu, afin qu'il soit aimé, obéi et servi sur toutes choses, rendant par ce moyen exécuté de grand commandement céleste : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur.
 
Ou, en d'autres termes, de toute ta volonté, le véritable amour n'étant autre  chose « qu'un poids qui porte la volonté vers la chose aimée ».
 
L'autre, est l'amour affectif ou affectueux, qui, comme un petit Benjamin, est grandement délicat, tendre, agréable et aimable (1).
 
De ces deux, il est bien évident que Dieu ne pouvait pas nous commander le second, puisqu'il ne dépend pas de nous de sentir que nous aimons Dieu. Nous ne disposons que de notre volonté. Vouloir aimer Dieu, c'est l'aimer, c'est obéir au premier commandement. Eh bien ! si invraisemblable que cela semble, c'est précisément de cet acte ide volonté pure que nous dispense le P. Sirmond. Avec tout le monde, il enseigne que l'amour effectif est seul de précepte,
 
(1) Cité par Arnauld dans sa dissertation sur l'amour de Dieu que Nicole Wendrock a reproduite dans son édition des Provinciales. Note sur la Xe Lettre. Edition d'Amsterdam, 1735, pp. 252, seq.
 
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mais il appelle amour effectif l a volonté d'observer tous les commandements à l'exception du premier. Il a imaginé ce beau cercle carré : un amour qui ne veut aucun bien à celui qu'il aime; qui ne songe même pas à celui qu'il aime.
 
Qui fait du bien, dit-il, à un autre sans intention ou affection pour lui ne l'aime qu'en effet, et non d'affection qui avec intention fait du bien à un autre, a de l'amour pour lui et effectif et affectif.
 
Prenons un exemple : je dors sous un palmier au milieu du Sahara. Une troupe de lions s'apprête à fondre sur moi. Un chasseur qui passait par là, tue ces fauves ou les met en fuite : non pas du tout qu'il me veuille le moindre bien. Il ne m'avait même pas aperçu. Mais enfin ce bien qu'il ne me voulait pas, il me l'a fait. Il m'a donc aimé effectivement, il s'est gouverné exactement comme il eût fait s'il m'avait aimé d'intention et d'affection. Ainsi de nous, quand nous obéissons aux règles de la loi morale, sans penser d'ailleurs que cette obéissance fait plaisir à Dieu.
 
Il est donc dit, écrit-il encore, que nous aimerons Dieu, mais effectivement, opere et veritate, faisant sa volonté COMME si nous l'aimions effectivement... ; COMME si le motif de la charité nous y portait.
 
Il serait « encore mieux » sans doute que ce motif nous y portât. Mais enfin,
 
s'il ne le fait, nous ne laisserons pas pourtant d'obéir en rigueur au commandement d'amour, en ayant les oeuvres. De façon que, voyez la bonté de Dieu ! il ne nous est pas tant commandé d'aimer que de ne le point haïr soit formellement, par haine actuelle, ce qui serait bien diabolique, soit matériellement, par transgression de la loi (1).
 
Autant dire, conclut Camus, que pour être en règle avec les devoirs essentiels, il suffit d'observer les neuf commandements
 
(1) Cité dans l'édition Brunschwig des Provinciales, pp. 226-227.
 
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« sans se mettre en peine du premier (1) ». Sur quoi les apologistes de Sirmond essaient vainement de nous faire prendre le change, l'abbé Maynard par exemple :
 
La doctrine de Sirmond, écrit-il, bien que certainement fausse, a été dénaturée et calomniée par Pascal. A. Sirmond distingue dans le commandement de l'amour le précepte effectif et le précepte affectif.. Le premier, ayant pour objet la fidélité à toute la loi, serait obligatoire sous peine de damnation ; le second, consistant dans les actes affectueux du coeur, n'aurait pas une sanction si terrible et ne serait qu'une paternelle invitation que nous ferait Dieu de l'aimer (2).
 
Si j'étais Pascal, je lui dirais qu'il ment. Contentons-nous d'affirmer qu'il dénature, du tout au tout, la pensée de Sirmond. J'ai souligné ses deux tours de passe-passe. Remarquez d'abord le second : « actes affectueux du coeur », par où il veut nous faire croire que le seul amour dont Sirmond nous dispense est l'amour sensible et tendre : en quoi, il rejoindrait saint François de Sales. Rien de moins exact : affectif, dans le lexique de Sirmond, est synonyme non pas d'affectueux, mais d'intérieur. « Sans intention ou affection », écrit-il, ou plus brièvement sans « intention ». L'amour effectif de François de Sales soumet directement, immédiatement toutes nos puissances à la volonté de Dieu ; l'amour effectif de Sirmond, bien qu'en fait il obéisse à Dieu, n'a pas l'intention de lui obéir ; il peut même ignorer Dieu tout à fait.
La première prestidigitation, si l'on peut dire, n'est pas moins flagrante. Sirmond exigerait, nous assure-t-on, « la fidélité à toute la loi ». Pas le moins du monde, puisque de cette loi, il supprime le premier commandement, à savoir l'obligation d'aimer Dieu. Comment s'y tromper ? Sa pensée, quoique fausse, est tout ce qu'on peut imaginer de plus limpide. S'il conserve « le nom d'amour et de commandement... ;
 
(1) Annotations; p. 119.
(2) Maynard, op. cit., p. 37.
 
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il ruine en effet l'obligation où nous sommes d'aimer Dieu ». Car enfin, continue Arnauld,
 
qu'est-ce qu'aimer, sinon avoir une inclination et une affection intérieure pour la chose qu'on aime ? L'amour et l'affection (volontaire) n'étant donc qu'une même chose, un amour sans affection, tel qu'est cet amour effectif du P. Sirmond, n'est point un amour, mais un fantôme et une pure illusion... (Il) détruit en effet l'amour, n'en laisse que l'apparence ; ou, pour mieux dire, il n'en laisse que le nom, et un nom qui ne signifie plus rien.
 
Aussi pour justifier le jeu de mots à quoi se ramène toute sa doctrine,
 
les effets, dit-il, prennent souvent le nom de leur cause ordinaire, comme les signes des choses signifiées. De là est qu'on peut donner celui d'amour aux effets extérieurs, sans avoir égard si l'intérieur y est.
 
C'est le grand Arnauld qui souligne, et fort opportunément. Quand on aime Dieu d'un amour véritable, pourrait dire Sirmond, on observe les autres commandements. Cette obéissance aux règles de la morale est un effet nécessaire de l'amour proprement dit, que l'on porte au souverain législateur. D'où il suit, que celui qui, sans d'ailleurs penser à Dieu, observe les autres commandements, se gouverne exactement COMME font ceux qui aiment Dieu, ou, en d'autres termes, comme s'il l'aimait lui-même. Ce comme si, qui lui appartient, est quelque chose d'admirable. Qu'importe que l'on aime Dieu, si on fait comme si on l'aimait ! Cet ersatz de l'amour pourquoi ne pas l'appeler amour? Ce n'est là sans doute qu'une figure de style, mais puisque je vous la présente comme telle, pourquoi tant crier? Eh! répondrait le grand Arnauld, je ne puis penser qu'en criant.
 
Bien loin que cette distinction le justifie, elle ne fait que le rendre plus criminel. Car, qui avait jamais pensé dans l'Eglise... que le premier commandement n'est qu'un commandement figuratif et que Dieu, en nous ordonnant de l'aimer, ne demande de nous en rigueur que le signe et la figure de l'amour ;
 
que de nous conduire, comme si nous l'aimions.
 
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Le seul terme d'aimer suffit... pour réfuter le P. Sirmond. Et il y a autant d'impiété de le détourner de sa signification naturelle, pour lui faire signifier un amour métaphorique et imaginaire, qu'il y en a d'interpréter ces paroles : Ceci est mon corps, de la figure du corps de Jésus-Christ (1).
 
Tous ces gros mots sont de trop; mais pour être venimeuse, la logique d'Arnauld n'en est pas moins invincible. Il est certain que Sirmond n'est pas ici la franchise même. S'il conserve le nom d'amour, u il ruine, en effet, l'obligation où nous sommes d'aimer Dieu (1) ».
 
VIII. - Il semble atténuer, mais en vérité il confirme, il redouble, pour ainsi dire, sa doctrine par une nouvelle distinction, que je regrette infiniment que Pascal n'ait pas remarquée ; d'ailleurs prodigieusement intéressante, et dont Sirmond n'aura sans doute pas soupçonné la vaste portée. La voici tragiquement présentée par le grand Arnauld.
 
Le P. Sirmond, craignant d'exciter trop de scandale, a eu soin de conserver le terme de précepte, comme nous venons de voir qu'il a eu soin de conserver celui d'amour; mais il détruit aussitôt la chose que ce terme signifie, par la distinction qu'il fait de deux commandements, l'un de rigueur, l'autre de douceur. Il avoue que l'amour affectif (avec intention, ou intérieur, on proprement dit) est de commandement. Voilà comme il conserve le nom de précepte. Mais il nie que ce soit un commandement de rigueur, en sorte que celui qui, pendant toute sa vie, n'aurait jamais fait un acte d'amour de Dieu fût damné pour cela. Et par là il détruit la chose signifiée par le terme de précepte.
 
Sans aucune espèce de doute, Arnauld est ici l'interprète de la tradition, violer un précepte proprement dit - tu ne tueras pas... - c'est commettre un péché mortel : et, de soi, tout péché mortel mérite l'enfer.
 
Cependant il n'est pas toujours tellement sur ses gardes, qu'il
 
­(1) Nicole, op. cit., pp. 263-267, passim.
 
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ne mette quelquefois le commandement d'aimer Dieu d'un amour intérieur au nombre des conseils.
 
Et c'est là très certainement sa vraie pensée ; une fois encore, il joue sur les mots, soit qu'il veuille délibérément jeter de la poudre aux yeux de l'adversaire - ce que pour ma part, je ne crois pas - soit qu'il perde la tète dès qu'il s'aventure dans ces profondeurs ; assez intelligent pour les entrevoir, trop hanneton pour s'y reconnaître.
 
Comme quand il dit : « Qu'aimer Dieu actuellement... c'est le propre des parfaits, qui tâchent, selon le conseil qui leur en est donné, de s'actuer le plus qu'ils peuvent en la sacrée dilection ; et, ne pouvant le faire sans cesse, c'est beaucoup, ajoute-t-il, qu'ils le fassent de temps en temps, et ne serait pas peu, quand ils n'en viendraient à bout qu'une fois en leur vie;
 
c'est Arnauld qui souligne, et il y a certes de quoi;
 
« ce qui irait même au delà du précepte en rigueur ». Et un peu après : « le grand commandement nous ordonne de conserver l'habitude de l'amour,
 
variante pour les « effets » de l'amour
 
par l'observation du décalogue, et il nous avertit, par manière de conseil, de produire des actes d'amour le plus fréquemment qu'il nous est possible (1) ».
 
Avertissement assez platonique, du reste, ou de pure forme, puisqu'il n'est pas sûr que les parfaits eux-mêmes puissent produire, dans toute leur vie, deux actes d'amour.
Tout cela, du reste, est beaucoup moins simple qu'il ne paraît au grand Arnauld, et Sirmond beaucoup moins absurde. Il soulève maladroitement un très gros problème, mais enfin
 
(1) Nicole, op. cit., pp. 269-270. La réponse de Sirmond à laquelle Arnauld se réfère ici était introuvable, dès avant la fin du XVII° siècle. Il n'est pas téméraire de supposer et qu'elle avait paru sans l'approbation des supérieurs, et que ceux-ci en auront voulu détruire tous les exemplaires Les jansénistes, en cela bien maladroits, n'eu ont pas sauvé un seul du naufrage.
 
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il le soulève; celui de savoir si l'amour véritable peut se commander, ou, ce qui revient au même, si la seule peur de l'enfer peut l'allumer dans une âme. Voici, dit-il,
comme Dieu et a dû et a pu nous commander son saint amour. Il a dû nous le commander quant à l'effet avec rigueur :
 
tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, et le reste. Mais
 
la douceur y a été plus propre pour presser l'affection cordiale. S'il eût dit : je vous perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de plus votre coeur n'est à moi, ce motif, à votre avis, eût-il été bien proportionné à cette fin? Certes, difficilement, est-ce aimer d'amour - ou je me trompe - de dire : je vous aime, parce que je crains que vous ne me fassiez du mal.
 
Ce disant Sirmond ne s'aperçoit pas qu'il ajoute de l'eau à la cruche de Caritée. N'aimer Dieu que pour éviter l'enfer ce n'est pas l'aimer. Le premier commandement exige tout autre chose, à savoir que nous aimions Dieu parce qu'il est aimable. Nous ne pouvons l'aimer ainsi que s'il nous parait aimable, que si, dès avant qu'il nous fasse un commandement de l'aimer, la pente de notre coeur nous porte à l'aimer. Pourquoi ne concéderait-on pas à Sirmond que ce n'est pas là un commandement comme les autres, bien qu'il nous oblige en toute rigueur, et d'autant plus rigoureusement qu'en le violant c'est notre être lui-même, notre nature profonde que nous détruisons? Un surcommandement pourrait-on dire, comme les vertus théologales sont des survertus (1). Certaines obligations - aimer Dieu, aimer sa famille, sa patrie, - le coeur humain tend à les accepter, avant même qu'elles lui soient juridiquement imposées, et elles ne revêtent le caractère d'une contrainte que par accident. Quoi qu'il en soit la subtile pensée de Sirmond a tout l'air de se heurter à vingt affirmations des Ecritures : « Anathème
 
(1) Daniel le remarque fort bien. Les « actes d'amour, écrit-il, sont de leur espèce tout différents des actes des autres vertus par lesquels on observe les autres préceptes ». Op. cit., p. 108.
 
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contre celui qui n'aime pas le Seigneur »... « Celui qui n'aime point demeure dans la mort »... « Maître, que faut-il faire pour posséder la vie éternelle ?... Vous aimerez le Seigneur de tout votre coeur ». Comment donc Sirmond ose-t-il promettre le ciel « à ceux qui n'ont jamais fait ce que Jésus-Christ enseigne... qu'il faut faire pour le mériter (1)? » Il pousse néanmoins sa pointe :
 
 

Chap. VIII. - Que nous avons d'autant plus d'obligation à la loi d'amour que moins elle a de contrainte...
 
c'est-à-dire que moins elle oblige. Si c'est là encore un jeu de mots, il a de quoi ravir Caritée.
 
Je l'ai déjà dit bien des fois et je ne me lasserai point de redire, de peur que quelqu'un ne s'imagine que nous devons aimer Dieu plus froidement s'il ne nous presse de ses effroyables menaces, que pour l'effet de l'amour qu'il recherche de nous... Tant s'en faut, cela nous doit plus échauffer de dire qu'un Dieu si amoureux et si aimable, nous commandant de l'aimer, se contente enfin que nous lui obéissions,
 
sans l'aimer.
 
Ce n'est pas qu'il ne soit jaloux de notre amour, autant que de notre obéissance, mais il ne veut gagner notre coeur que par le sien (2).
 
Tout cela n'est pas si mal raisonné, si manifestement scandaleux. Si je ne me retenais, le bon Père commencerait à m'attendrir; ou plutôt continuerait, car, en vérité, j'ai beaucoup d'amitié pour lui : ses erreurs mêmes m'enchantent. Peut-être ne serait-il coupable après tout que d'avoir manqué de goût. L'esprit de cet insigne maladroit
 
(1) Nicole, op. cit., p. 272.
(2) Cité dans la grande édition Brunschwig, aux notes de la Xe Provinciale. Et c'est très bien fait de citer ces textes si remarquables, mais je ne vois pas comment on les rattache - ce qu'on semble faire - au texte même de Pascal. Un des torts les plus graves de celui-ci est, en effet, de n'avoir retenu du livre de Sirmond que ce qui mettait ce bonhomme en piteuse posture.
 
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ne serait-il pas beaucoup moins épais que sa plume? Bref, il me plairait assez - et je ne me refuserai pas ce plaisir - de le défendre contre Pascal, Arnauld, Nicole et même Boileau; ou du moins de montrer à ces Messieurs que leur théologie ne leur permet pas d'attaquer Sirmond. Mais je ne le défendrai certes pas contre Camus. Nous allons les voir aux prises. Faut-il m'excuser encore de m'appesantir sur un épisode dont un volume entier n'épuiserait pas la richesse? Non, car en vérité, il y va de tout, comme on l'aura bientôt vu.
 
IX. - Sirmond ne serait-il qu'absurdité, on n'a pas le droit de le calomnier. Or, on ne s'en est guère privé jusqu'ici.
 
Il croit - c'est encore le grand Arnauld qui déclame - qu'il n'est pas nécessaire de diminuer par la moindre affection que nous aurions pour Dieu, ce torrent d'amour qui nous entraîne vers la créature. Il NOUS PERMET D'AIMER LE MONDE DE TOUT NOTRE COEUR, de toute notre âme et de toutes nos forces, et il se contente qu'on obéisse froidement aux commandements de Dieu SANS INTENTION ET SANS AFFECTION (1).
 
Si j'avais écrit cela, je me tiendrais pour un imbécile, ou pour un malhonnête homme, ou pour les deux, qui vont bien ensemble. Remarquez d'abord la transposition vipérine par où cette diatribe s'achève. Froide ou non, peu importe, mais l'obéissance que Sirmond exige de nous est totale. S'il nous dispense, par exemple, de faire l'aumône pour l'amour de Dieu, ou de résister, pour l'amour de Dieu, à une tentation criminelle, il entend que nos actes vertueux soient vraiment « intérieurs ». Sans « affection » actuelle pour Dieu, oui, sans doute, mais non pas sans « intention ». Quant à nous permettre « d'aimer le monde de tout notre coeur » et par suite de violer la loi morale, comme il nous plaira, pas une syllabe de Sirmond ne permet au grand Arnauld de lui prêter une pareille monstruosité. Les
 
(1) Nicole, loc. cit., p. 2o9.
 
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acrobaties de sa casuistique ne vont qu'à volatiliser le premier commandement. C'est beaucoup trop, mais elles s'arrêtent là et n'en respectent qu'avec plus de scrupule les obligations rigoureuses des autres articles de la Loi. Des deux règles essentielles qui fixent le devoir humain, je veux dire la religion et la morale, s'il fait assez bon marché de la première, il n'en insiste qu'avec plus de vigueur sur la sainteté de la seconde.
Sirmond est un stoïcien qui s'ignore. Comme l'a bien vu Camus, on retrouve dans son livre « la vaine philosophie naturelle qui a toujours fait la guerre à la foi (1) ».
 
Il est très favorable à la vertu morale, acquise, humaine, à la vertu pélagienne, à la vertu qui sort des forces ou plutôt de la faiblesse de la nature corrompue, mais désavantageux à la gloire de la reine des vertus, la sainte Charité, de l'honneur de laquelle il y va que nulle vertu morale acquise ne soit méritoire du ciel, si elle ne participe de son influence et ne part du mouvement actuel de la grâce surnaturelle et céleste (2).
 
Non pas, encore une fois, que Sirmond accepte les conséquences de sa doctrine mais elles s'en déduisent logiquement.
 
Qui ne se sent pénétré, écrivait-il, de ce feu divin, et néanmoins, sous quelque autre bonne considération se tient si sujet à son devoir qu'il n'a d'affection au coeur, pensée en l'esprit, passion en l'âme, dont il ne quitte les intérêts pour accomplir en toutes choses toutes les volontés principales de Dieu..., pour se régler à ce que la raison lui dicte..., qui en est là, obéit à la rigueur de ce grand commandement (3).
 
N'est-ce pas là, comme dit encore Camus,
 
mettre le mérite des bonnes oeuvres dans le seul motif naturel des vertus morales humaines et acquises, sans que le motif de
 
(1) Animadversions, p. 171.
(2) Ib., p. 196.
(3) Cité par le P. Daniel, op. cit., p. 113.
 
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la charité y soit requis, étant assez, à son dire, que celui qui produit ces oeuvres naturelles, sans motif surnaturel, soit en état de grâce. Il appelle vertu,
 
ce qui n'est pas un péché, quoi qu'en disent les jansénistes, mais
 
ce qui n'est pas, selon saint Thomas, une vraie vertu, étant dépourvu du mouvement de la grâce (1),
 
le premier effet de ce mouvement étant de ramener notre « intention » à Dieu.
 
D'influence de grâce actuelle, ni même de la grâce habituelle dans l'acte naturel, nulles nouvelles ; que cet acte de vertu morale, acquise humaine, petite, soit ni élicité, ni commandé par la charité, nulles nouvelles.
 
Comment s'expliquer un pareil état d'esprit? Camus passionne étourdiment et injustement le débat,- lorsque, faisant siennes pour un moment les diatribes de l'antijésuitisme, il leur attribue une « haine de la grâce actuelle, de laquelle, s'ils pouvaient, ils suffoqueraient l'esprit, tant ils sont amoureux de la bonne nature (2) ». Eh! tout au contraire, cette prétendue « bonne nature » leur paraît si misérable qu'ils croient l'amour de Dieu au-dessus de ses forces. C'est là, si je ne me trompe, le point tragique, et infiniment douloureux de tout le débat. Si le P. Sirmond rogne éperdument sur l'obligation d'aimer Dieu, s'il a e si peur d'en trop dire en faveur de la grâce et de la charité (3)», c'est qu'à son grand désespoir, la charité lui paraît une vertu chimérique, pratiquement impossible à l'immense majorité des humains.
 
Aimer Dieu purement et pour l'amour de lui, d'un amour de charité désintéressé, c'est pour lui un fantôme, une chimère, un
 
(1) Animadversions, p. 43.
(2) Ib., p. 133.
(3) Ib., p. 177.
 
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monstre, un sujet de raillerie, une baliverne ; encore c'est quand il est en belle humeur. Car, quand la bile prédomine, il l'appelle doctrine de l'antéchrist, et ceux qui la prêchent
 
à savoir Camus lui-Même,
 
précurseurs de ce beau Messie.
 
Laissons toutes ces exagérations ; là est vraiment le point névralgique. L'amour leur paraît au-dessus des forces humaines; l'amour, autant dire la religion. Car enfin, écrit le grand Arnauld, amplifiant deux lignes de la Xe Provinciale,
 
c'est détruire toute la religion chrétienne que de nier qu'il y ait un précepte qui oblige indispensablement les Chrétiens à aimer Dieu d'un amour véritable et intérieur. Car on détruit une religion, lorsqu'on nie que le culte en quoi elle consiste soit nécessaire pour être sauvé, et qu'on promet le salut éternel à ceux qui ne se sont jamais acquittés du devoir le plus essentiel de cette religion. Or ceux qui n'aiment point Dieu manquent au devoir le plus essentiel, ou plutôt ils manquent à tous les devoirs de la religion chrétienne. Car c'est dans l'amour qu'est renfermée cette adoration et ce culte véritable et spirituel, dont Jésus-Christ a dit, en expliquant.., la différence de la loi judaïque de la loi Evangélique : L'heure vient... Car on adore Dieu en esprit quand on l'aime... « La piété (dit saint Augustin) consiste à rendre à Dieu le culte que nous lui devons. Or, nous ne lui rendons ce culte véritable qu'en l'aimant (1) ».
 
J'avoue ne pas voir le moyen d'éluder ces conséquences, mais il est trop évident que Sirmond ne les voulait pas. Trois fois plus dément ou moins chrétien qui l'accuse d'avoir médité la ruine du christianisme. Il nous faut donc chercher une explication moins ridicule; c'est ce que nous ferons bientôt, quand nous aurons constaté que des Jésuites plus considérables que Sirmond ne sont pas loin de penser
comme lui, au moins sur le fond des choses.
 
(1) Nicole, op. cit., p. 173.
 
25o
 
Sa doctrine reposerait donc, non sur quelque principe dogmatique, mais sur une vérité de fait que Sirmond déplore assurément de tout son coeur, mais qui lui parait évidente, à savoir qu'il est presque aussi impossible d'aimer Dieu - ce qui s'appelle aimer - que de ressusciter les morts. Dans une pareille conviction, on s'explique aisément que l'auteur de Caritée, invitant, comme il faisait, au pur
amour les fidèles les moins parfaits, n'ait été pour eux qu'un dangereux maniaque. Au lieu de tant insister sur le premier commandement, que ne prêchait-il les autres, beaucoup plus pressants. Morale d'abord, quand tous les chrétiens observeront les autres articles du Décalogue, il sera temps de les initier aux mystiques rêveries de l'amour. C'est bien là ce que veut dire le titre même de Sirmond. A la Défense camusienne de l'Amour, s'oppose la Défense sirmondienne de la Vertu. Comme si, lui répond Camus, la victoire de l'amour n'entraînait 'pas nécessairement la victoire de la vertu.
 
Et qui sont ceux, dit-il splendidement, qui s'attachent à la vertu, sinon ceux qui aiment (1)?
 
Qui ne voit, écrit-il encore,
 
que celui qui jeûne pour le pur amour de Dieu dompte plus puissamment la tentation de gourmandise que celui qui jeûne par le seul motif naturel de l'honnêteté qui est en la vertu de tempérance ? Et que celui qui donne l'aumône aux nécessiteux pour le pur amour de Dieu, surmonte bien plus fortement la tentation d'avarice que celui qui la fait par la seule pitié que la nature lui donne du misérable, ou pour la beauté qui est dans la vertu morale de libéralité (2).
 
Chimères, chimères, reprenait-on. C'est là « remplir les cerveaux faibles plutôt d'imaginations que de raisons ».
 
(1) Notes, p. 317.
(2) La Caritée, p. 54. - La Défense, p. 454.
 
251
 
Comme qui dirait, répond Camus, que c'est une haute spéculation que donner un denier à un pauvre, en état de grâce et pour l'amour de Dieu (1).
 
Quand saint Paul
 
nous invite de faire toutes nos actions à la louange de Dieu, conseille-t-il des témérités icariennes et phaétontiques (2)?
 
Evidemment ce sont là des vues mystiques, au sens large du mot, mais qui n'ont rien de commun avec l'ésotérisme de certains contemplatifs.
 
C'est à ces excellents spirituels qui nous promettent des vies essentielles et superéminentes, des applications essentielles de nos âmes à l'essence de Dieu..., par des extases, visions et révélations creuses et fantastiques..., qu'il faudrait adresser ces reproches, non à celui qui n'est point sage en choses hautes et qui, mettant sa bouche dans la poussière, s'accommode aux plus humbles et ne pense qu'à leur faire appliquer leurs plus simples actions.., à la fin pour laquelle Dieu a créé toutes choses (3).
 
« O certes, disent-ils encore, littéralement possédés par leur idée fixe,
 
il se faut bien garder de jeter le saint aux chiens, ni les perles devant les pourceaux, ni d'enseigner ce secret de haute spéculation aux séculiers... ce que c'est que de charité, ni ce que c'est que de grâce (4).
 
 
A merveille, mais pour être conséquents, vous devrez interdire aux séculiers la plupart des livres spirituels qui ont été écrits pour eux. Défendez-leur aussi de réciter le Pater.
 
Que si quelques esprits inégaux en leur balance... estiment ce
 
(1) La Défense, pp. 461-462.
(2) La Défense, p. 448.
(3) La Défense, p. 449.
(4) La Défense, pp. 529-63o.
 
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ton trop haut et s'imaginent que ce diapason ne puisse être chanté en cette vie, mais qu'il soit réservé à ces célestes esprits qui entonnent le Trisagion... dans le ciel, ils seront suppliés de faire donc en sorte que les trois premières demandes de l'oraison dominicale, qui battent toutes à ce point que Dieu soit aimé et servi purement pour sa seule et unique gloire, soient défendues aux fidèles qui sont en terre puisque, à leur avis, elles ne sont praticables que par les élus (1).
 
Que dis-je les trois premiers? toute l'oraison dominicale devrait y passer.
 
Regardez en quel ordre (l'intérêt) de Dieu y est inculqué trois fois aux trois premières demandes ; et aux quatre dernières, ce que nous demandons à Dieu retourne aussitôt à son honneur. Car c'est la gloire de sa libéralité de nous nourrir... ; c'est la gloire de sa clémence de nous pardonner nos offenses ; c'est la gloire de sa puissance de nous protéger dans les tentations, et la gloire de sa bonté de nous délivrer de tout mal (2).
 
Comment concevoir en effet une prière qui ne serait qu'anthropocentriste, et dont les demandes, même intéressées, n'impliqueraient pas une soumission de toute l'âme à l'être et à la volonté de Dieu ? Terminons par un paragraphe incomparable dont nous connaissons déjà le début, mais dont j'ai réservé pour la fin les dernières lignes.
 
Mais dira-t-on, ne se peut-on sauver sans avoir de si hautes volées ?- Il n'est pas nécessaire que cette science soit explicite, pourvu qu'elle soit implicite et, lorsqu'elle est proposée, qu'on n'y fasse point de résistance.
 
Mais ces vues, encore plus simples que sublimes, il faut les proposer sans relâche aux plus humbles des fidèles. Du fait de leur baptême, ils y ont droit; elles ne leur sembleront ni trop hautes ni trop décourageantes. Au contraire
 
ce qui les étonne davantage, c'est de découvrir en eux-mêmes
 
(1) La Caritée, p. 576.
(2) La Caritée, p. 552.
 
253
 
des semences qui leur étaient inconnues, et qui en sortent comme les herbes et les fleurs du sein de la terre où l'hiver les tenait enfoncées... Quand on vient à leur déclarer la nature et l'essence de la vraie charité, dont l'habitude par le Saint-Esprit est répandue dans leurs âmes, sans qu'ils la connaissent, ils sont ravis... 0 Dieu, quelle joie de voir cette lumière cachée (jusque-là) sous leur boisseau, cette drachme retrouvée, cette brebis recouvrée (1)
 
La sublimité de ces directions et de la philosophie qu'elle supposent, n'échappe, j'en suis bien sûr, à personne. On s'explique sans peine qu'un moraliste pur les trouve irréelles, inefficaces, trop belles pour être pratiques. Un chrétien, on ne comprend pas. Moins encore un chrétien qui a lu saint Paul, saint Augustin, saint Thomas, saint François de Sales. Ajoutez que nombre des passages camusiens que je viens de citer, le dernier notamment, Sirmond les avait sous les yeux, lorsqu'il écrivait sa réponse. Non seulement il les connaît, mais encore il se propose expressément de les réfuter, et qui plus est, comme abominables. Res miranda ! Je sais bien que, dans la fureur de ces batailles, on n'y regarde pas toujours de si près. Sirmond en veut
aussi, et peut-être d'abord à la personne même de Camus, coupable à ses yeux de sympathiser avec les ennemis de la Compagnie. Mais je n'admets pas un instant que la vengeance l'anime seule. Pour lui, comme pour Camus, il y va
 
(1) La Caritée, p. 432. Voici quelques textes qui intéresseront les hommes du métier. « On m'a souvent demandé s'il est nécessaire, pour rendre une oeuvre, faite en grâce, méritoire de la vie éternelle, de la rapporter toujours actuellement au motif de la charité... ; et j'ai répondu que cette actualité continuelle et attention perpétuelle n'était pas du ressort de cette vie ». Caritée, p. 451. On demande encore « s'il ne suffit pas d'être en la charité habituelle pour faire que nos oeuvres moralement bonnes, faites en cet état, soient méritoires de l'éternité, sans avoir toutes ces attentions actuelles de les référer à la fin dernière ». Il répond en se ralliant à la doctrine de ceux ni tiennent « que pour rendre une bonne action, faite en grâce, méritoire lu ciel, il était besoin qu'elle fût faite pour Dieu au moins virtuellement ». « Celui-là est dit faire toutes ses bonnes oeuvres virtuellement pour la gloire de Dieu qui les ferait dans ce motif actuel, s'il venait en son souvenir, quand il fait quelque bonne action. » Caritée, pp. 451-457. Je m'en suis tenu du reste, dans le résumé, déjà si loin, que j'ai donné de ce débat, à ce qui nous permet de réaliser l'opposition foncière des deux doctrines, laissant de côté plusieurs questions intéressantes, mais plus techniques.
 
254
 
de tout. Je sais bien encore que Sirmond est fort peu de chose, mais s'il ne représentait que ses propres confuses tendances, nous ne l'aurions pas écouté si longuement.
 
X. - Les saints, en ce temps-là, n'étaient pas invités aux disputes dogmatiques ; ceux du moins qui, de leur vivant, n'avaient pas enseigné ex cathedra et en latin la théologie. L'oratorien Le Porcq parut quelque peu ridicule lorsque l'idée lui vint - pourtant géniale - de réfuter les jansénistes par leur propres livres de dévotion. N'oublions pas - car l'aventure est d'un symbolisme bouleversant - n'oublions pas que Bossuet tomba de son haut, si l'on peut dire, lorsque Fénelon eut la naïveté d'en appeler à saint François de Sales, comme à une autorité décisive. Chacun son
métier : aux théologiens d'instruire, aux spirituels d'édifier. Il est donc plus que possible que, tout le long de sa campagne, Sirmond ne se soit jamais demandé ce que l'auteur des Exercices spirituels aurait pensé de sa Défense de la Vertu. Théocentriste avec saint Ignace pendant sa méditation de chaque matin; ivre de moralisme ou d'ascéticisme quand sonnait pour lui l'heure de philosopher. Camus n'admet pas ce discontinu.
 
Est-il possible, écrit-il, qu'un soldat enrôlé dans une Compagnie qui arbore pour enseigne la plus grande gloire de Dieu, combatte avec tant d'ardeur pour la moindre? Mériterait-il pas de manger de la casse, d'être congédié de ces bandes d'élite, et d'être renvoyé ad Triarios ou ad Tertiarios comme un dégénéré Néoptolème  (1)?
 
 
Il y revient dans ses Notes; nous savons qu'il aime à se répéter ; mais le mot de la fin en est si joli que je dois citer ce doublet.
 
Que celui qui est enrôlé dans une Compagnie, qui a pour son étendard A. M, D. G..., conseille, par sublimité de perfection, de
 
(1) Animadversions, p. 387.
 
255
 
faire ses actions sans charité actuelle et par les moindres motifs des vertus morales acquises et naturelles,
 
et qu'après, il ose se dire
 
enfant du grand saint Ignace, ce géant spirituel,
 
c'est à n'y pas croire.
 
Peut-il lire, sans quelque sorte de dépit ou de honte, ces paroles de la règle 17 du Sommaire : Que tous s'étudient
 
à servir la divine majesté pour l'amour d'elle-même ?
 
O Traiteur ! Audi disciplinam Patris tui. A cela Te Pater Aeneas et a vunculus excitat Hector (1).
 
Enée, est saint Ignace ; Hector, le grand Sirmond, l'oncle du petit. Avouez qu'il est charmant, et Sirmond excusable presque de l'avoir fait bâillonner.
Les grandes sociétés religieuses devraient demander chaque jour au ciel de les sauver de leurs amis. Pour leurs ennemis, elles s'en chargent. Aussi plus d'un jésuite aura-t-il regretté sans doute qu'on n'eût pas commencé par bâillonner le P. Sirmond. Ceux-là même qui partageaient peut-être le principal de ses vues déploraient qu'un écrivain aussi désespérément brouillé avec les nuances et de la pensée et du style, et, pour dire le mot, français ou non, qu'un aussi redoutable gaffeur, intervînt de tout son poids clans une controverse aussi délicate, à un moment aussi critique pour la Compagnie, je veux dire, à la veille de la Fréquente Communion et de la Morale pratique des jésuites, à l'avant-veille des Provinciales. D'un autre côté il était
assez difficile aux supérieurs d'imposer silence à un protégé, qui plus est, à un agent de Richelieu. Quoi qu'il en soit, une armée bien ordonnée n'abandonne pas ses morts
sur le champ de bataille. Aussi essayèrent-ils, per fas et
 
(1) Notes, pp. 203-204.
 
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nefas, de défendre l'indéfendable. Ils ne l'approuvent ni ne le condamnent tout à fait. Ainsi dans les Dialogues du P. Daniel, si remarquables quoi qu'on en ait dit.
 
Hé bien, reprit Timandre, voulez-vous soutenir cette doctrine ? - Je ne dis pas cela, répondit l'abbé. Je suis, avec cette multitude de jésuites que je vous ai cités, d'un sentiment contraire... Mais, sans défendre la doctrine, on peut quelquefois défendre l'auteur (1).
 
Les variations et les progrès de la polémique leur offraient d'ailleurs le moyen d'éluder la vraie difficulté, de jouer sur le velours. Oubliant peut-être ou feignant
d'ignorer la première phase de la bataille et la plus critique, je veux dire les terribles réquisitoires de Camus, ils se gouvernent comme si le P. Sirmond n'avait jamais eu affaire qu'aux jansénistes, au grand Arnauld d'ab9rd, puis à Pascal et à Nicole. Ainsi limitée, et plus ou moins déplacée, la partie devenait belle. Quis tulerit Gracchos... Leurs discours, écrit le P. Annat dans sa réponse à un libelle d'Arnauld, leurs discours
 
sont si absurdes qu'il n'en pourrait faire une comédie, s'il ne valait mieux pleurer que rire de l'aveuglement des Illuminés. Ils demandent des rétractations aux jésuites, eux qui, par une opiniâtreté indomptable, après que le Pape a condamné huit fois une doctrine, soutiennent qu'il n'en est rien, et qu'elle est fort bonne (2).
 
Remarquons-le en passant : pour le P. Annat, et pour les premiers adversaires de Port-Royal, illuminé est synonyme de janséniste. En dehors de quelques bizarreries parasitaires qui ne tiraient pas à conséquence, la doctrine de Sirrnond serait celle de l'Église. C'est assez, disait très habilement Daniel,
 
(1) Daniel, op. cit., p. 113.
(2) Le Libelle intitulé Théologie morale des jésuites contredit et convaincu en tous ses chefs par un Père théologien de la C. de J., 1645, pp. 157-158.
 
257
 
d'appeler cela une méprise ; un vain raffinement théologique... et une fausse subtilité... Sirmond pouvait fort bien sans cela,
 
et au fond c'est tout ce qu'il voulait,
 
soutenir la doctrine du Concile de Trente contre ceux qui ont enseigné que toute action qui n'a point pour motif le pur amour de Dieu est péché (1).
 
Voilà, en effet, qui gênera fort les disciples de Jansénius, mais l'auteur de la Caritée n'avait rien de commun avec eux. Il exorcise vingt fois cette même erreur. Peut-on oublier à ce point que la Défense de la Vertu est une riposte à la Caritée?
Ayant ainsi restreint le débat, rien ne leur sera plus facile que de prendre les critiques jansénistes de Sirmond en flagrant délit de « témérité » ou de « mensonge ». Ils ont passé, osait écrire Arnauld, que Pascal croira sur parole, « ils ont passé jusqu'à ce point d'impiété de soutenir ouvertement que l'acte intérieur d'amour de Dieu n'était que conseillé et non point commandé ». Ils, c'est-à-dire, non pas seulement Antoine Sirmond, mais tous les jésuites. Or c'est là une contre-vérité flagrante, une calomnie pure et simple.
 
N'a-t-il pas honte, répond le P. Annat ? Si tous les livres des jésuites qui assurent l'acte intérieur d'amour de Dieu être d'obligation étroite lui tombaient dessus, il y en aurait assez pour l'ensevelir (2).
 
Daniel reprendra, textes en mains, cette facile démonstration.
 
 
Nous en aurions pour longtemps, dit l'abbé, dans les Entretiens d'Eudoxe et de Cléanthe, si nous voulions lire... tous les écrivains de la Société qui disent en termes formels que l'amour de Dieu est nécessaire au salut. Je ne parle point,
 
et pourquoi donc, je vous prie ?
 
(2) Daniel, op. cit., p. 117.
(1) Annat, op. cit., pp. i6-17.
 
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des livres de méditations, des exercices spirituels, des pratiques chrétiennes, et d'une infinité d'autres ouvrages de dévotion, où les jésuites ne prêchent rien tant que l'amour de Dieu. Je laisse les Rodriguez, les Saint-Jure, les Hayneuve, les Suffren, les Du Pont et mille autres, cela se voit à l'ouverture du livre. Je me borne à leurs théologiens (1).
 
Pourquoi se borner aux théologiens, comme s'ils étaient seuls à représenter et l'esprit et l'influence de l'Institut? C'est l'invraisemblable aberration que nous déplorions tantôt, et c'est aussi, d'un autre côté, me semble-t-il, le paralogisme fondamental des Provinciales. Ne fait-on pas le jeu de Pascal en acceptant de maintenir le débat dans le huis-clos des in-folio latins et d'une littérature ésotérique?
Puisqu'on vous accuse d'attaquer « la piété dans le coeur ». non pas , j'imagine, de quelques spécialistes, mais des foules chrétiennes, le plus sûr moyen de vous défendre n'est-il pas d'en appeler à ceux de vos écrivains qui ont précisément pour objet l'éducation des foules chrétiennes? Pour un exemplaire d'Escobar ou de Sirmond, il s'en vend quatre mille de Rodriguez ou de Saint-Jure, sur le sens desquels nul ne peut se méprendre. Nul doute, d'ailleurs, que Sirmond n'ait contre lui, avec l'unanimité des écrivains dévots, tout ce qui compte parmi les théologiens de son Ordre,
 
(1) Daniel, op. cit., p. 97. Sur la quasi unanimité des théologiens de la Compagnie, non seulement à maintenir contre Sirmond l'obligation stricte d'obéir au premier commandement, mais encore à mettre l'amour pur ou de bienveillance au-dessus de l'amour intéressé, cf. des textes intéressants rassemblés par le R. P. Harent dans ses articles sur Fénelon et la question de l'amour pur. Etudes, 20style=""  mai, 1911, p. 490, seq. ; et notamment la réfutation de Bolgeni par Herrera : Bolgeni, ancien membre de la Compagnie, alors supprimée, ayant voulu prouver que la charité n'est qu'un amour de concupiscence, son ancien confrère, le P. Herrera, lui rappelle le cantique de François Xavier (Vienne à cesser la peine de l'enfer...), la règle d'Ignace que Camus opposait plus haut à Sirmond, et il ajoute : « Cette règle, Bolgeni, tu l'as apprise dès ta jeunesse, tu l'as comprise et pratiquée... ; je ne puis la croire disparue de ta pensée et de ta vie. Et pourtant quoi de plus clair en faveur de cet amour de bienveillance dont tu contestes la valeur. « Le beau texte, et d'une vibration qu'on ne rencontre pas souvent dans la littérature théologique. Mais pour la doctrine seule, on en citerait nombre d'autres et antérieurs à Pascal. Pourquoi n'en trouve-t-on pas au moins quelques-uns dans les éditions dites critiques des Provinciales ?
 
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Nous lui avons déjà opposé Suarez qu'il avait lu de travers. Bellarmin n'est pas moins catégorique.
 
Le précepte d'aimer Dieu, enseigne Lugo, est absolument du droit de nature ; quand il n'y aurait point d'ordre positif de Dieu,
 
 
point de Décalogue
 
ce précepte nous y obligerait, ainsi que tous les théologiens en conviennent.
 
Ils réfutent même, point par point, et prophétiquement pour ainsi dire, le paradoxe de Sirmond.  Becan par exemple :
 
Il y a un double précepte d'aimer Dieu ; le premier est un précepte général qui nous oblige à garder la loi de Dieu,
 
c'est l'amour effectif dont Sirmond se contente ;
 
Le second est particulier et positif, qui nous oblige à produire l'acte de charité.
 
Et ainsi des autres (1). Après en avoir manié plusieurs,
 
(1) Il semble à notre candeur que, sous une telle avalanche de textes, le grand Arnauld aurait dû battre en retraite. Vous ne le connaissez pas. On nous rapporte « fort inutilement, écrit-il, un grand nombre de passages d'autres jésuites que Montalte n'attaque point, si ce n'est peut-être en leur attribuant en général la doctrine du P. Sirmond comme il avait le droit de le faire. » Il ne les attaque point, lui qui leur reproche, en bloc, le « renversement entier de la Loi de Dieu ! » Ils enseignent exactement le contraire de ce qu'enseigne Sirmond, et Pascal a « le droit de leur attribuer la doctrine de Sirmond!» Arnauld continue: « Car il pouvait la regarder comme la doctrine de toute la Société, puisque quatre jésuites l'ont louée publiquement, et que les Apologistes des jésuites l'ont soutenue avec la dernière hardiesse. Mais quoi qu'en ce sens, on puisse l'attribuer à tous les particuliers de la Société, à moins qu'ils ne la rejettent et ne la condamnent expressément (et c'est ce qu'ont fait expressément les théologiens les plus représentatifs de l'Ordre) c'est néanmoins du P. Sirmond seul dont il s'agit proprement ici. » Allons donc ! « Et pour justifier... et ces particuliers et la Société des erreurs que ce Père a enseignées sur l'amour de Dieu, il fallait ou montrer que la Société condamne le P. Sirmond, on avouer qu'elle doit porter avec lui la confusion que méritent de telles, erreurs ». (Nicole, op. cit., pp. 326-327). N'a-t-on pas montré surabondamment que la Société refuse de faire sienne la doctrine de Sirmond en montrant qu'à l'exception d'une poignée de casuistes, tous ses grands théologiens, tous ses écrivains dévots enseignent l'obligation de produire des actes d'amour de Dieu ? Arnauld, à qui tout ce qui est humain est étranger, aurait encore voulu qu'en pleine bataille, la Compagnie condamnât, exorcisât, anathématisât publiquement le P. Sirmond, « ce pelé, ce galeux d'où venait tout le mal ». C'est trop demander. Je crois, en effet, que les premiers apologistes de Sirmond, tout en essayant d'atténuer ses méfaits, eussent été mieux inspirés de déclarer, à pleine bouche, que, sur le point précis du débat, ils se refusaient à le suivre. Mais enfin, ces apologistes eux-mêmes, un P. Pintereau, voire un Père Annat, que pèsent-ils, si on les compare à Suarez, à Lugo, à Bécan, à Tanner, et à tant d'autres maîtres ? Quoi qu'il en soit, le P. Daniel a fini par où l'on aurait dû commencer. Il avoue, le plus suavement possible, mais enfin il avoue que Sirmond n'est pas défendable : « Une méprise..., un vain raffinement théologique, une fausse subtilité. »
 
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comme il n'y a plus de place sur la table pour tous ces in-folio, n'en voilà-t-il pas assez, demande Eudoxe,
 
pour convaincre Pascal ou de mensonge ou de témérité? De mensonge s'il a consulté ces auteurs, comme il a dû le faire ; de témérité, s'il a avancé sur la foi d'autrui que les jésuites enseignent que l'amour de Dieu n'est point nécessaire au salut. Ce sont ici leurs plus fameux et leurs plus habiles théologiens, et la plupart des autres n'en sont que les abréviateurs ou les copistes. Qu'avez-vous à répondre à tous ces faits (1) ?
 
Rien du tout, s'il est uniquement question de décider sur ce point particulier - un point de fait - entre les jésuites et les jansénistes. Menteurs ou téméraires, qu'on juge ces derniers comme on le voudra, il est quatre fois certain qu'ils affirment le contraire de la vérité. Mais, en revanche, il n'est pas moins certain que cette démonstration, si accablante contre les jansénistes, ne peut rien contre Camus.
Elle ne l'effleure même pas, car il ne rêva jamais d'attribuer à la Compagnie elle-même, à ses théologiens, à ses écrivains dévots, les étranges nouveautés d'Antoine Sirmond. Au contraire, un de ses refrains est d'opposer l'auteur de la Défense de la Vertu aux « oracles » de son Ordre. Nous l'avons déjà vu qui se réclamait des spirituels, Drexelius, Du Pont, Suffren, et tant d'autres. Pour les théologiens ils viennent tour à tour, dans ces quatre volumes, jeter la pierre aux ennemis de l'amour. Les mêmes, naturellement,
 
(1) Daniel, op. cit., pp. 97-101.
 
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que sur la table aux in-folio du P. Daniel, mais de plus joviale apparence.
 
Le vaste Suarez, le subtil Vasquez, Becan le raccourci... Comme si ces gens-là faisaient un concile,
 
pour foudroyer leur indigne frère (1). Bellarmin est sa droite balle.
 
Son Bellarmin (j'ai tort de l'appeler sien puisqu'il le renie) avec sa main belle et armée lui empaume le soufflet le mieux asséné, et un sic respondes Pontifici, aussi vert qu'il s'en puisse donner, dans le chapitre XV du livre V de la Justification. Mais, sans l'accabler de l'autorité de cet héroïque personnage, duquel il ne mérite pas de délier la courroie des souliers,
 
passons à un autre argument (2).
Non qu'aux yeux de Camus, Antoine Sirmond ne représentât que lui-même. Un jésuite isolé, perdu, excentrique, d'ailleurs aussi insignifiant, l'aurait moins largement irrité et occupé. Deux chiquenaudes l'auraient replongé dans son
néant. Mais Sirmond est pour lui le porte-parole de ceux de la Compagnie, nombreux, croyait-il, qui depuis quatre ou cinq ans harcelaient dans l'ombre l'apôtre du pur amour. Son « parti » l'avait chargé, on avait accepté qu'il se chargeât de commencer « la guerre de plume », par cette Défense de la Vertu qui riposterait à la Caritée. Il est vrai que, pour aller plus vite en besogne, le bonhomme avait imaginé le bizarre système qui n'allait à rien de moins qu'à escamoter le premier commandement. Mais ce n'était là qu'un accident stratégique, fausse manoeuvre qui avait consterné ses propres amis, et à laquelle Camus lui-même n'attachait qu'une médiocre importance. Il n'est pas homme à se priver de bafouer les chinoiseries de la casuistique sirmondienne, mais loin de s'en tenir à cette besogne trop facile, il tourne le plus vif de son effort à dégager les
 
(1) Animadversions, p. 1o5.
(2) Ib., pp. 98-99.
 
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causes profondes des résistances imprévues qu'il a rencontrées de ce côté-là, restituant ainsi à cette mémorable controverse le sérieux, l'extrême gravité que les divagations personnelles de Sirmond risquaient de faire oublier. Laissons à Antonin Sirmond, semble-t-il dire, ce qui n'est qu'à lui ; allons droit à la philosophie implicite dont s'inspire tout son parti.
Cette philosophie, ai-je besoin de rappeler une fois de plus qu'elle ne répugne pas moins à saint Ignace et à nombre de jésuites qu'elle ne fait à l'auteur de la Caritée? Nous avons distingué jadis, dans le second volume de la Métaphysique des Saints, les deux courants spirituels qui se partagent ce grand Ordre, le théocentrisme absolu des uns, l'ascéticisme anthropocentriste des autres. Camus avait dressé, bien avant nous, la même carte, mais en l'enjolivant à sa manière bouffonne. Je vous ferai voir, écrivait-il,
 
l'entre-choc de la troupe ignatienne, et comme ils s'entre-entendent, environ comme les bâtisseurs de la tour de Nembroth. Le maçon demande du mortier, son aide dresse une grue. Vous verrez qu'ils s'entre-déferont et s'entre-déféreront l'un l'autre, comme les soldats qui naquirent des dents du serpent Python, semées par Cadmus ; et un certain Camus sera le spectateur de cette agréable bataille. Mais reprenons ces dents et les plantons sur le reste de cette préface (1).
 
La préface de Sirmond.
Nous avons déjà vu briller, sur le rempart sirmondien, la plus blanche et la plus aiguë de ces dents. Comment résister à cette débauche de métaphores ? Pour Camus, le vrai venin de Sirmond est d'ordre spéculatif, si l'on peut ainsi parler. Si, pense-t-il, ce bon Père nous tient quittes d'aimer Dieu pourvu que nous nous soumettions aux autres préceptes de la Loi, c'est, d'une part que la morale naturelle
lui est plus précieuse que la religion, et que, d'autre part,
 
(1) Animadversions, pp. 110-111.
 
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l'amour divin lui paraît une vertu chimérique. Telle serait aussi d'après lui, sinon la doctrine expresse, du moins les tendances de tous ceux des ignatiens qu'il a « sur les bras ». Il me semble que sur tous ces points les textes donnent raison à Camus. Pour Sirmond aucun doute n'est possible ; pour ses apologistes bien qu'ils reculent devant les conséquences pratiques et extrêmes de la philosophie sirmondienne, ils laissent voir assez clairement que cette philosophie elle-même ne leur déplaît pas. Ils ne se séparent de ce maladroit que pour le rejoindre aussitôt par quelque sentier de traverse. Même sous leurs désaveux perce une sympathie qui ne s'arrête pas à la seule personne de leur frère. Pascal l'avait bien remarqué
 
O mon Père.., on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre. - Ce n'est pas de moi-même, dit-il. - Je le sais bien, mon Père, mais vous n'en avez point d'aversion (1).
 
Ruminez, par exemple, ces curieuses lignes du P. Annat répondant au grand Arnauld.
 
 
Objection : Ils ne peuvent souffrir qu'on enseigne aux chrétiens l'obligation qu'ils ont de rapporter toutes leurs actions à Dieu.
 
 
A cela, il n'y avait qu'à répondre : Mentiris impudentissime, car c'est manifestement un mensonge. Et c'est bien ce qu'Annat répondra plus loin. Mais son premier mouvement est de biaiser.
 
Rép. Les jésuites n'ont garde de faire rien contre la devise de saint Ignace. Mais ils ne peuvent souffrir que, suivant l'esprit de Luther..., on ne distingue point les conseils de perfection d'avec les commandements qui sont étroitement nécessaires (2).
 
Ne semble-t-il pas sirmondiser avec allégresse, reconnaître veux-je dire, que seules nous obligent en rigueur les lois de
 
(1) Xe Provinciale.
(2) Le Libelle, 1645, p. 15.
 
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la morale naturelle, et que le commandement d'aimer Dieu par-dessus toutes choses n'est qu'un « conseil de perfection? » Il excuse de même une des pires maladresses de Sirmond.
 
Puisqu'il n'est jamais licite de haïr Dieu, et qu'il n'est pas nécessaire d'être toujours dans l'exercice du même amour, quel grand blasphème sera-ce de dire « que nous ne sommes pas tant obligés de l'aimer que de ne le point haïr » (1) ?
 
Qu'une semblable proposition le choque si peu, n'est-ce pas déjà très grave, je veux dire très révélateur de l'esprit que Camus cherche à définir et qui ne s'ajuste pas sans effort à l'esprit de l'Évangile ?
Sirmond s'était dépassé lui-même, en enseignant qu'un des privilèges de la loi d'Amour sur la loi de Crainte était justement d'atténuer, de détendre les obligations de l'amour. A force d'être absurde, c'est presque innocent. Pour moi. si j'avais eu à le défendre, je m'en serais tiré sans la moindre peine. Je l'aurais fait examiner par un médecin, et nous aurions constaté qu'à la suite de quelque maladie enfantine
le cerveau du bonhomme était resté quelque peu brouillé. Caussin a préféré lui donner raison. Puisque, dit-il,
 
la loi du Nouveau Testament est une loi de grâce, n'est-il pas convenable qu'elle exige moins de (la) part (de l'homme) et que Dieu, de son côté, y donne davantage ? Il a donc été raisonnable qu'il levât l'obligation fâcheuse et difficile qui était en la loi de rigueur d'exercer un acte de parfaite contrition pour être justifié et qu'il instituât des sacrements qui pussent suppléer à son défaut,
 
au défaut de l'amour
 
à l'aide d'une disposition plus facile ; autrement certes les enfants n'auraient pas maintenant plus de facilité de se remettre aux bonnes grâces de leur Père qu'avaient jadis les esclaves d'être reçus à merci, et d'obtenir miséricorde de leur Seigneur (2).
 
(1) Ib., pp. 16-17.
(2) Cité dans l'édition Brunschwig des Provinciales, II, p. 239.
 
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Il s'agit de l'attrition. Sujet difficile, dans lequel je n'irai pas m'embarquer. Nous savons tous qu'il est de foi « qu'elle suffit avec le sacrement de pénitence pour justifier le pécheur » ; mais outre que cette contrition imparfaite doit impliquer elle-même un « commencement d'amour », il n'est pas de foi que l'obligation d'aimer Dieu soit tellement difficile », encore moins tellement « fâcheuse ». Quoi qu'il en soit de là doctrine en elle-même, on aura beau dire, ces deux mots sonnent mal à une oreille chrétienne. Eh quoi, le bienfait essentiel de la Loi d'Amour, n'est-il pas au contraire d'avoir rendu l'amour de Dieu plus facile qu'autrefois et plus suave ? Qu'on m'entende bien : l'exactitude proprement dogmatique de ces diverses formules n'est pas ici en question. Je ne me gouverne pas en théologien et pour cause, mais en historien du sentiment religieux. Critique littéraire, morale, philosophique et non doctrinale. Ces textes, je les regarde, pour ainsi dire, à l'envers, comme on peut faire pour les tapisseries des Gobelins. Je m'occupe moins de leur contenu didactique, formel, explicite, que du travail intérieur, à peine conscient, qui en a préparé, et qui9 par suite, en a dû colorer la rédaction. Je tâche de recréer l'atmosphère morale qui les enveloppe, leur rayonnement indéfinissable. Savoir s'il est difficile ou non d'aimer Dieu n'est pas mon affaire ; on peut, d'ailleurs, soutenir à ce sujet le pour et le contre. Mais si je remarque, dans un même groupe d'esprit, une tendance commune à mettre l'accent sur cette difficulté, voilà mon gibier ; ou encore une tendance à exalter le devoir moral aux dépens du devoir religieux. N'avons-nous pas assez dit que ce moralisme religieux, cet ascéticisme, que la controverse entre Camus et Sirmond nous offre une si belle occasion de décrire, n'est pas une doctrine proprement dite, mais seulement un « esprit?»
Cet esprit, peu de pages m'auront plus aidé à le saisir que celles du P. Daniel qu'on va lire. Pour n'en perdre ni le suc ni la pointe, qu'on veuille bien se rappeler que, dans le lexique sirmondien, « amour affectif » n'est pas synonyme
 
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d'amour affectueux, ou sensible, mais d'amour intérieur et réel. Son « amour effectif» n'est que l'ersatz que nous avons dit, il se conduit pratiquement comme s'il aimait, mais en vérité il n'aime pas. Rappelons aussi que, du point de vue théologique, Daniel n'accepte pas la doctrine de Sirmond, il la juge « fausse »; il veut simplement qu'elle ne soit pas l'abomination que dénoncent les jansénistes, en quoi je suis presque d'accord avec lui. Mais il n'a pour elle aucune « aversion », quelque tendresse plutôt.
 
Trève d'hyperbole et d'exagération... Cela n'est bon que pour éblouir les gens qui ne réfléchissent pas. Regardons les choses un peu de près. Croyez-vous que ce qui embarrasse le commun des chrétiens et ce qui leur fait de la peine dans la voie du salut, ce soit cet amour affectif? Non, certes, c'est l'amour que Sirmond appelle effectif, c'est cet accomplissement exact des commandements de Dieu,
 
le premier toujours excepté,
 
qui dompte et qui rebute la nature. Supposons au contraire qu'il n'y ait point de commandement d'amour affectif, mais que celui de l'amour effectif subsiste, et qu'il s'accomplisse. Voilà le monde réformé. Il n'y a plus ni injustice, ni envie, ni jalousie, ni dissensions, ni impuretés, ni débauches,
 
ni amour de Dieu, ni adoration non plus,
 
puisque cette réformation,
 
exclusivement morale,
 
l'exercice de l'amour effectif et l'observation du précepte qui le commande ne sont qu'une même chose. Que cette doctrine de Sirmond soit donc fausse tant qu'il vous plaira; c'est donner au monde une fausse alarme que de dire qu'elle va au relâchement et à la corruption des moeurs.
 
Oui, certainement, et nous avons assez protesté nous-mêmes contre cette calomnie chère aux jansénistes; mais est-ce donner au monde une fausse alarme que de dire, avec
 
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Camus, que cette doctrine va droit à volatiliser non pas, encore une fois, la morale, mais la religion ?
 
Descendons un peu plus en détail, et proposons un cas en cette matière dans les principes de Sirmond. Un homme observe exactement tous les commandements de Dieu,
 
à l'exception du premier.
 
Par quelques bons motifs d'une vertu différente de la charité... (il s'interdit) de jurer, de blasphémer, d'être immodeste dans l'église. Il honore son père et sa mère...; il est parfaitement soumis à ses autres supérieurs par le motif de l'obéissance qu'il leur doit. Il fait l'aumône aux pauvres par miséricorde; il jeûne par mortification, et pour obéir à l'Eglise ; en un mot, tantôt par un de ces motifs, et tantôt par un autre,
 
celui de l'amour toujours excepté,
 
il s'abstient d'offenser Dieu; ou, s'il l'offense, il retourne aussitôt à lui et déteste son péché dans le sacrement de Pénitence, animé du motif de quelqu'une de ces vertus dont je viens de parler. En se comportant de la sorte il observe le précepte négatif de la charité et accomplit le commandement de l'amour effectif.
On demande si un homme vivant de la sorte, sans faire d'ailleurs d'autre acte formel de pur amour de Dieu, violerait le commandement de la charité et pécherait mortellement : c'est là la question que se propose le P. Sirmond (1).
 
Daniel écrivait à la fin du XVII° siècle. Camus était mort depuis longtemps. Combien je déplore qu'il n'ait pas connu cette page extraordinaire, ou qu'il ne m'ait pas légué son génie. Un pareil chrétien n'exista jamais, ne peut même se concevoir. Non seulement, il n'a jamais fait un acte d'amour de Dieu, mais encore il s'est appliqué scrupuleusement à n'en pas faire, ce qui est, pour un baptisé, encore plus difficile que d'en faire. Songez à quoi l'entraîne sa gageure. Le Pater même lui serait scabreux, qui l'obligerait à désirer
 
(1) Daniel, op. cit., pp. 110-111.
 
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que le règne de Dieu arrivât, c'est-à-dire à vouloir du bien à Dieu, en d'autres termes à l'aimer. Mieux vaut qu'il s'en passe, comme il se passe des actes de charité ou de contrition, même quand il se confesse. Il peut à la rigueur n'accrocher aux mornes murs de sa demeure que les deux tables de la Loi - l'une d'elle délestée, comme il va de soi, par un ciseau pudibond, de ses premières lignes, - mais à l'église, il devra fermer les yeux, crainte d'y rencontrer quelque image un crucifix, l'enfant de la crèche, qui l'induirait, sait-on jamais? en tentation d'amour. De sa bibliothèque, il aura banni toute la littérature chrétienne, à commencer par l'Évangile, remplacé par les quatrains de Pibrac. J'allais oublier le plus rare de ses tours de force. Cet impossible chrétien, « entend la messe fort dévotement... il communie souvent » et sans que se mêle à sa prière le moindre mouvement d'amour. Après quoi, le P. Daniel lui ouvre le ciel. Moi aussi. Mais qu'y fera-t-il? L'enfer ne lui irait-il pas mieux, où il se trouverait enfin dans une impossibilité absolue d'aimer? Au surplus, que nous importe le salut ou la damnation de ce personnage? C'est un être de raison, un mythe scolaire, la quintessence héroïque et glacée de l'ascéticisme.
Cette construction allégorique du P. Daniel, notre Camus l'aurait accablée d'injures. Nous la bénissons plutôt : d'abord, parce qu'elle prouverait à elle seule que l'ascéticisme n'est pas, quoi qu'on en ait dit, une création de ma propre cervelle ; ensuite et surtout parce qu'elle nous aide à découvrir, à magnifier aussi la mystérieuse genèse de ce même ascéticisme.
Voici donc devant nous, la main dans la main, des prêtres, des religieux non médiocres, façonnés par des maîtres éminents et par le livre même de leur fondateur, à la pratique assidue, fervente, non seulement des vertus morales, mais des théologales et de celle surtout qui les contient, qui les couronne toutes. Comment s'expliquer chez eux cette application, concertée et obstinée, à réduire, autant que possible,
 
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le précepte qui oblige tous les chrétiens à des actes positifs de charité ? Comment expliquer que la Caritée de Camus - où rien ne se trouve que les auteurs spirituels de leur Ordre n'aient enseigné déjà et avec autant de force et qui ne s'adapte, de point en point, aux Exercices de saint Ignace - les ait mis si fort en colère? J'entends bien que chez Sirmond cet acharnement tourne à la manie, mais on a bien vu qu'après cent détours, un homme aussi intelligent, aussi équilibré que le P. Daniel, bien loin de trouver insupportables les théories de Sirmond, arrive presque à les partager. C'est l'énigme qu'il nous faut enfin résoudre.
Nous avons écarté, comme plus stupide encore qu'odieuse, l'explication janséniste. L'étrange façon de mettre des coussins sous les coudes des pécheurs que de ne leur faire grâce d'aucune des obligations de la loi morale ! Ils ne cherchent d'accommodements qu'avec les exigences du théocentrisme. Intransigeants sur tout ce qui touche au devoir moral ; indulgents et détendus, lorsqu'il n'est plus question que du devoir proprement religieux, celui-ci ne nous obligeant en toute rigueur, pensent-ils, et sous peine de péché mortel, qu'à l'observation du devoir moral.
Car enfin, et quoi qu'il en soit de la distinction que font les théologiens entre la vertu de charité et la vertu de religion, amour et adoration ont ici la même fortune. Le P. Sirmond ne parle pas de cette dernière, mais s'il en avait parlé, la logique de sa théorie l'eût conduit nécessairement à nous dispenser de l'adoration comme il a fait de l'amour; en d'autres termes, à se contenter aussi pour nous d'une adoration effective ; l'affective, c'est-à-dire l'acte intérieur et positif de la vertu de religion, n'étant ni plus ni moins difficile que l'amour affectif (1).
 
(1) J'ai renvoyé jusqu'au présent passage une critique assez désobligeante et qui me peine, mais que je dois faire au P. Daniel, faute de quoi ceux de mes lecteurs qui recourent aux textes pourraient m'accuser de jongler avec la pensée d'autrui. Il est vrai, en effet, que dans la page capitale de Daniel qu'on vient de lire, j'ai fait sauter plusieurs lignes : celles que voici. Oseriez-vous bien damner, écrit Daniel « un homme (qui) observe exactement tous les commandements de Dieu; soit par cette crainte salutaire, pieuse, surnaturelle, dont parle le concile de Trente... soit par quelques autres bons motifs d'une vertu différente de la charité ». J'ai fait sauter les mots soulignés, parce qu'ils ne reproduisent pas la pensée de Sirmond. Dans cette crainte « salutaire, pieuse, surnaturelle », il y a déjà au moins un commencement d'amour. Mais voici beaucoup plus habile et surtout plus grave : « Par exemple, un chrétien, entend la messe... et il l'entend var le motif de la vertu de religion, qui l'oblige à honorer celui dont l'excellence infinie mérite les hommages de tout ce qu'il y a de créatures... ; il communie souvent, dans cette vue, persuadé qu'il est que cette action, à raison de la victime immolée dans le Saint-Sacrifice, honore infiniment Dieu... En se comportant de la sorte, il observe le précepte négatif de la charité, et accomplit le commandement de l'amour effectif » (Daniel, op. cit., p. III). On voit l'habileté, si transparente qu'elle en devient maladresse. Soyons donc de bonne foi et prenons Sirmond tel qu'il est. Nul ne lui reprocha jamais de voiler ses courtes pensées. Voyons ! Voyons ! assister à la messe et communier pour honorer Dieu, est-ce là observer uniquement le précepte négatif, ou, en d'autres termes, est-ce là se borner à ne pas haïr Dieu, et sans l'aimer, se conduire comme si on l'aimait ? Si le P. Sirmond n'avait pas enseigné autre chose, il n'aurait scandalisé personne. Son erreur - car pour moi c'en serait une - serait de croire qu'un acte formel d'adoration n'implique pas un acte d'amour, n'équivaut pas à un acte d'amour. Bref, entre amour et religion, il creuserait un petit fossé métaphysique ; subtilité qui ne serait certes pas du goût de saint Augustin, mais qui ne tirerait pas à conséquence. Dans ce cas, recommencerait sur un autre plan la comédie où tantôt nous assistions : un chrétien s'appliquant à ne pas laisser pénétrer l'amour dans ses actes d'adoration ! Saint Pierre par exemple : Est-ce que tu m'aimes ? Oh ! non, Seigneur, pas du tout. Docile sirmondien que je suis, je n'oserais m'aventurer jusque-là. Je me contente de vous adorer. -J'ai l'air de m'amuser; mais que faire dans les notes si on ne s'y amuse pas ? Au surplus, je n'invente rien. Hier encore un ardélion ne reprochait-il pas à Bérulle de sacrifier l'amour à l'adoration ! Pourquoi s'arrêter en si beau chemin et ne pas reprocher aussi à l'oraison dominicale, au Gloria in excelsis, au Te Deum, d'oublier l'amour. Si l'Eglise n'avait pas si fâcheusement prébérullianisé après Adoramus te, Benedicimus te, elle aurait mis : Amamus te. Il y a, du reste plus désolant, Ignace lui-même escamotant l'amour dans la méditation fondamentale. Je ne m'arrêterais pas à de telles niaiseries, mais elles expliquent peut-être, en partie du moins, que le paradoxe de Sirmond ait enchanté certains casuistes. Il s'agissait moins pour eux de savoir si nous étions obligés à aimer Dieu que de savoir si, pour remplir cette obligation, il était absolument nécessaire de réciter l'acte de charité qui se trouve dans les livres de prières. Il est difficile de pousser plus à l'absurde le littéralisme pharisaïque, mais quelques indices me donnent à croire que pour plusieurs, l'affaire Sirmond se ramenait à ce problème ridicule. Or, il est trop évident que la formule n'a pas ici l'importance qu'elle prend dans le sacrement du baptême. L'apôtre de l'Amour ne récitait pas notre acte de charité. Il y a mille façons de dire à Dieu qu'on l'aime par-dessus toutes choses ; le Pater, le Te Deum, le Credo lui-même, les neuf dixièmes des oraisons jaculatoires, sans compter les prières sans paroles.
Pour en revenir à la mutilation que j'ai fait subir à Daniel, elle me parait non seulement innocente, puisque je la proclame sur les toits, mais encore inoffensive, entendant par là qu'elle laisse intacte la description de l'ascéticisme que je crois trouver dans la page que j'ai citée. C'est une mosaïque où, sans crier gare, Daniel, a glissé une philosophie qui non seulement n'est pas celle qu'il prétend venger, mais qui est précisément le contraire de celle-ci. Or, Daniel ne nous intéresse présentement que dans la mesure où il veut montrer que la philosophie de Sirmond après tout n'a rien de choquant.
 
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Bref c'est ici une philosophie théocentriste et une philosophie anthropocentriste de la vie qui se trouvent en conflit :
 
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d'un côté la primauté donnée aux actes de vertu - amour, adoration, louange - qui, si l'on peut dire, se terminent directement à Dieu, de l'autre, aux actes de vertu qui ont d'abord pour fin la perfection proprement morale de l'homme. La question est donc de savoir comment il a pu se faire que, dans une Compagnie vouée par son fondateur, par sa devise, par ses règles, au théocentrisme le plus exigeant, et qui, du reste n'a rien perdu de sa ferveur primitive, l'anthropocentrisme ait poussé de si vigoureuses racines que, dès avant le milieu du XVII° siècle, plusieurs de ses membres aient accueilli le moralisme extravagant de Sirmond avec moins de répugnance que la Caritée de Camus. Laissant les explications basses à qui les aime, voici comme il me semble qu'ont dû se passer les choses.
Leur fondateur a fixé les jésuites dans l'ordre mystique de la charité, mais un autre maître, sur lequel ils doivent aussi régler leur activité, à savoir l'expérience intime des âmes, les a fixés dans l'ordre des réalités concrètes et du possible. Ils prennent le monde non pas tel qu'ils le voudraient, mais tel qu'il est. Ils doivent le bien connaître, car on ne leur a jamais reproché d'en fuir le contact. Collèges, palais des rois, Universités, villes et villages, ils sont partout, si bien que, mieux que les anciennes équipes, ils se sont trouvés à même de tâter, si j'ose dire, le pouls de la chrétienté, jour par jour, pendant la période critique où le moyen âge achevait de s'effondrer. Passés les jeunes enthousiasmes de leurs foudroyantes conquêtes, j'imagine donc qu'a dû se former chez les plus clairvoyants d'entre eux une sourde angoisse qu'ils ne s'avouaient pas à eux-mêmes, mais dont les infiltrations croissantes auront insensiblement contaminé la conscience collective et modifié plus ou moins les premières directions de leur Institut. Malgré le succès de
 
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la contre-réforme, le fleuve ne remontait pas vers sa source; au contraire, les dernières retraites de l'âme nouvelle semblaient se fermer à l'Esprit de Dieu. Ce qui les épouvantait n'était pas, comme la prodigieuse myopie des historiens nous inviterait à le croire, le désordre persistant des moeurs ; elles ont toujours été, elles seront toujours vacillantes. La foi allait-elle s'affaiblissant ? Non, pas encore. Le mal était plus profond. Cette foi encore presque intacte, ils se demandaient si d'aventure elle ne survivait pas, en quelque manière, à la religion elle-même ; si le sens du divin, vivace malgré tout, depuis le commencement du monde, ne menaçait pas de s'éteindre au coeur de l'humanité. A l'appui de ces conjectures, qu'on ne me somme pas d'apporter des textes, les éléments d'un pré-essai sur l'indifférence. Ce n'étaient là que de vagues conclusions, aussi vite rétractées qu'entrevues, mais auxquelles ils ne laissaient pas d'adapter confusément leurs travaux apostoliques, s'appliquant de préférence à sauver, non ce qui était à leurs yeux le principal, mais ce qu'ils avaient le plus de chances de sauver, c'est-à-dire les principes de la morale. Par où ils préparaient, bien à leur insu, l'explosion du moralisme sirmondien. Nul d'entre eux ne mettait en question la primauté de l'amour, mais déjà ils tendaient à se gouverner comme si le seul amour qu'on pût exiger désormais de l'humanité moyenne, était cet « amour effectif » que définira Sirmond, et qui de l'amour n'a plus que le nom. Sirmond a révélé, à pleine bouche, leur secret tragique. De là vient que tout en répudiant les enfantillages de sa casuistique, ils ne peuvent désavouer les prémisses, non pas doctrinales, mais expérimentales, d'où il est parti. Bien avant lui, et plus douloureusement que lui, ils ont cru constater autour d'eux l'atrophie désespérée du sentiment religieux. Plus de place dans le monde moderne pour l'ancien amour de Dieu. C'est ainsi du moins que je les comprends : vagues intuitions que je livre à l'état brut, laissant aux spécialistes le soin de les  creuser plus à fond et de les présenter, si elles leur agréent
 
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sous une forme plus nuancée, moins géométrique. Je veux surtout qu'on réalise enfin la gravité pathétique de cet épisode, ou plutôt de la longue crise silencieuse qui a préparé le fracas de cet épisode, où l'on vit la Caritée de Joinville et de Saint-Louis, qui était devenue grâce à Camus la vive incarnation du théocentrisme ignatien, salésien et bérullien, traitée de folle, raillée, exilée dans ses nuages, non pas seulement par Antoine Sirmond, mais par ceux de ses frères dont ce maladroit a formulé brutalement la pensée. Ce nain prendrait ainsi les proportions d'un Titan. Il peut regarder Pascal en face et le défier. Vous attaquez « la piété dans le coeur », lui criait la Xe Provinciale; vous en arrachez « l'esprit qui donne la vie » : calomnie et contre-sens, aurait répondu Sirmond, s'il s'était bien compris lui-même. Je n'attaque rien, je n'arrache rien. Simplement, cette piété, je constate qu'elle n'est plus dans les coeurs ; cet esprit qui donnait jadis la vie, je constate qu'il agonise. Mon « amour effectif » vous fait horreur. Eh ! vous-même, êtes-vous bien sûr que votre vie intérieure se nourrisse d'autre chose que d'un ersatz de religion et d'amour. Votre Mystère de Jésus et vos autres prières respirent la dévotion la plus intense, mais j'y cherche en vain la religion véritable, cet amour qui oublie l'intérêt propre de l'homme pour ne vouloir que le bien de Dieu. Rien de commun entre vous et Caritée; de sa religion à votre dévotion il y a aussi loin que du ciel à la terre. Pourquoi tant m'injurier? Remerciez-moi plutôt de vous avoir ouvert le ciel à vous-même, en vous dispensant d'aimer Dieu comme l'aime Caritée.
 
XI. - Nous ne le répéterons jamais assez : l'affaire Sirmond n'est plus qu'une anecdote presque insignifiante, voire assez vile, si, comme on l'a fait jusqu'ici, on la fourvoie, pour ainsi parler, dans l'histoire du mouvement janséniste, ou, en d'autres termes, si l'on attend, pour s'y intéresser, qu'ait éclaté, quatorze ans après le livre de Sirmond, la Xe Provinciale. C'est là prendre la queue pour la tête, ou,
 
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si l'on veut, c'est là fondre en une seule les deux phases, si profondément différentes, de cet insigne épisode. Première phase : assaut des sirmondiens contre Camus et ses unanimes; deuxième phase : assaut des jansénistes contre les sirmondiens. Dès 1638, pendant que commence à se dérouler la première phase, il n'y a pas encore de jansénistes. Eh! quoi! demandera-t-on, dans ses réponses à Sirmond, Camus n'a-t-il pas associé sa propre cause à celle de son ami, Saint-Cyran? Oui sans doute, mais à un Saint-Cyran qui ne pense pas, ou qui ne parle pas autrement que l'évêque de Belley sur la philosophie de l'amour. Quoi, dira-t-on encore, presque en même temps que Camus, le grand Arnauld n'a-t-il pas dénoncé à la Sorbonne la doctrine de Sirmond? Oui encore, mais au nom de la tradition commune, et non pas au nom de la philosophie janséniste de l'amour, qu'à cette date Arnauld ne connaissait pas encore, ou qu'il n'avait pas eu le temps de s'assimiler. Quels qu'aient été les paradoxes que Saint-Cyran ait pu caresser dès lors, parmi les bégaiements tumultueux de ses méditations solitaires; quelle que doive être un jour l'adhésion d'Arnauld à l'Augustinus, pour l'instant ils appartiennent encore tous les deux au front théocentriste, où ils donnent la main, d'un côté au salésien Camus, de l'autre au bérullien Séguenot; et c'est contre ce front unique, le front, pour ainsi parler, du « premier commandement », qu'est dirigée l'offensive de Sirmond et de Richelieu. Aussi bien la face des choses changera-t-elle bientôt. Du jour où Arnauld, et Pascal derrière lui, auront substitué la philosophie janséniste de l'amour à la philosophie traditionnelle, ce front unique se disloquera de lui-même, sous nos yeux : les théocentristes resteront sur leurs positions, ainsi que les sirmondiens, pendant que les jansénistes iront se fortifier sur un autre point du champ de bataille. Ici nous attend un coup de théâtre assez amusant et qui ouvre à la réflexion des perspectives infinies : c'est la rencontre presque fraternelle des
 
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sirmondiens et de la nouvelle formation hyper-augustinienne dans l'hinterland souterrain de leurs tranchées respectives. Cette fraternité rugueuse, je ne l'ai pas inventée ; elle saute aux yeux; nous n'aurons qu'à la construire et qu'à l'orchestrer. Frères, disons-nous, puisque, en dépit des théologies ennemies qui les dressent les uns contre les autres, ils affirment d'une même voix contre saint Thomas et saint François de Sales, voire contre saint Augustin, que, même dans la loi de grâce, aimer Dieu dépasse de beaucoup les forces humaines.
Non pas certes que Jansénius ait pour Caritée les yeux de Sirmond, qui veut qu'on interne cette folle dans une maison de santé. Au contraire, elle n'est encore pour lui que trop humainement sage. S'il avait lu Camus, il l'aurait trouvé non pas, comme a fait Sirmond, chimérique, mais pélagien, voire impie. Croyez-en plutôt un insigne théologien de nos jours. Si l'on connaissait, écrit le R. P. Harent,
 
ce que Jansénius a dit dans son fameux Augustinius, évangile de tous ses disciples, on ne regarderait pas,
 
avec les théologiens de la moderne Sorbonne,
 
la continuelle pratique de l'Amour pur comme une invention nouvelle et stupéfiante de Fénelon, ou de Mme Guyon ou de Molinos... La pensée de Jansénius est très claire... (Il impose) le motif désintéressé de la charité théologale... à tous les fidèles ; pour chaque instant : l'acte de charité envers Dieu
 
doit « se mêler à tous leurs actes » ; faute de quoi ces actes sont foncièrement mauvais, méritent l'enfer. « Toute la carrière du chrétien, disait-il, depuis la première inspiration de l'amour divin jusqu'au dernier soupir, n'est qu'une carrière d'amour, c'est-à-dire de charité (théologale) dont il doit vouloir vivre et mourir ».
 
Quand non seulement il propose, continue le P. Harent, mais il impose comme le devoir de tout chrétien un tel idéal, Jansénius n'a pas le sens de la réalité. Avec une intelligence faible
 
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comme la nôtre, dans les choses spirituelles et divines, qui voit tout par fragments successifs, qui ne peut sans cesse penser à Dieu, et qui, lorsqu'elle pense à lui, le considère tantôt à un point de vue, tantôt à un autre également vrai, n'est-ce pas une nécessité que le chrétien, à certains moments, voie Dieu comme son bien personnel... et l'aime alors d'un amour intéressé... Et quel inconvénient peut-il y avoir à cela, si, d'ailleurs, à un autre moment de son existence, il tâche d'aimer Dieu d'un amour désintéressé et plus parfait qui, finalement, complètera tout, et rapportera tout l'homme, avec toute sa vie, à celui qui est le premier principe et la dernière fin?
 
Plus souple à manier la psychologie surnaturelle, plus salésien, je veux dire, plus mystique et par là plus optimiste, Camus aurait ajouté que l'amour pur est moins héroïque, moins rare qu'on ne semble ici le croire et qu'il se glisse aisément dans les actes mêmes qui ne semblent qu'intéressés. Mais, quoi qu'il en soit, conclut le P. Harent,
 
le jansénisme est outrancier, et l'on n'a pas assez remarqué que ses exigences sur l'amour pur dépassent de beaucoup celles du quiétisme. Les quiétistes, et Molinos lui-même, s'ils voulaient à l'égard de Dieu une continuelle pratique de l'amour désintéressé, ne la proposaient qu'à une rare élite, à des âmes aspirant aux sommets de la mystique, et ayant déjà subi un long entraînement... Mais c'était à tous les chrétiens... que Jansénius, sous peine d'éternelle damnation, imposait son rêve d'une continuelle subordination de soi-même à la gloire de Dieu. Il y a un abîme entre les deux exigences (1).
 
Serait-ce donc que, rallié à l'optimisme des mystiques, Jansénius croirait l'humanité moyenne capable de s'élever, de se maintenir à un tel degré d'amour? Non, il enseigne expressément le contraire, à savoir que, faute d'une grâce
 
 
(1) R. P. Harent : A propos de Fénelon. La question de l'Amour Pur, Etudes, 5 mai 1911, pp. 356-359. Cf. les remarques toutes semblables d'Ellies du Pin, Traité philosophique et théologique sur l'Amour de Dieu, Paris, 1717, pp. 194-199. Cf. également, sur la genèse des idées de Jansénius, Raïus et le Baïanisme, par T. A. Jansen, s. j. Louvain, 1927, pp. 59-62; sur les fameux textes d'Augustin dont se réclament Baïus et Jansénius, cf. E. Gilson, Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, 1929, p. 170, seq.
 
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prodigieusement efficace, et qui n'est donnée qu'à un petit nombre, il nous est moralement impossible d'aimer Dieu comme le premier commandement nous ordonne de l'aimer. Rien n'est plus difficile, disait-il par exemple, qu'un acte de contrition parfaite (1). Et c'est par là que Sirmond et Jansénius fraternisent, à cela près que, de cette difficulté qu'ils paroxysent également l'un et l'autre, Sirmond conclut que Dieu, qui ne commande pas l'impossible, n'a pu nous faire un devoir strict de l'aimer. Aussi bien suis-je loin d'affirmer que, ceux que à tort ou à raison nous appelons jansénistes, se soient ralliés, dès la première heure, à cette philosophie jansénienne de l'amour. Je voulais seulement rappeler - et en deux mots - que cette philosophie, dans la mesure où ils la réalisaient, les conduisait logiquement à déserter ce front théocentriste et mystique où leur premier maître, Saint-Cyran, se trouvait encore, si j'ose dire, chez lui. Cinquante ans plus tard, la rupture semblera complète. Sans même prendre garde que, si Fénelon est quiétiste, Jansénius l'est cent fois davantage, ils feront bloc, presque tous du moins, contre Fénelon (2).
 
(1) Unum ex difficillimis quae charitas praestare possit. Cf. la réponse du P. Annat, citée plus haut, pp. 56-57.
(2) Sur ce revirement, cf. l'article déjà cité, du P. Harent, p. 359. J'ai esquissé déjà, maintes fois, cette évolution bizarre, notamment dans les chapitres de mon Ecole de Port-Royal sur la prière de Pascal et sur l'antimysticisme de Nicole. Guidé par M. Baudin, j'ai montré aussi dans le tome I de la Métaphysique des Saints, pp. 16-26, comment ils avaient été conduits par la logique même de l'Augustinus (impossibilité de l'amour ; délectation victorieuse, qui seule peut vaincre cette impossibilité) à un panhédonisme qui est tout ce qu'on peut imaginer de plus contraire à la commune doctrine des mystiques. Mais je ne prétends pas du tout que lorsqu'ils traitent ex professo et directement de l'amour, ils suivent docilement les principes de l'Augustinus. Ainsi, dans la longue dissertation d'Arnauld sur l'Amour et contre Sirmond, retouchée peut-être par Nicole, et insérée par lui dans sa traduction des Provinciales, la quasi impossibilité d'aimer Dieu n'est jamais ni affirmée, ni même insinuée. Je ne prétends pas davantage que leur vie intérieure se soit vraiment façonnée sur cette philosophie. J'ai montré expressément le contraire, au sujet de la Mère Agnès.
 
 
 
 
 
 
 

ÉPILOGUE
 
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On n'aura pas oublié, j'espère, les graves affirmations de Fénelon qui ont amorcé le présent chapitre et que, pour ma part, je n'ai pas perdues de vue un seul instant. « On sait », écrivait-il dans une de ses premières défenses, « qu'en 1639 » - plus exactement de 1638 à 1642, « le disciple bien-aimé de saint François de Sales... fut attaqué sur les mêmes raisons qu'on allègue contre moi, et qu'après une longue controverse sa doctrine prévalut (1) ». Il est certain, en effet, que l'auteur de la Caritée eut le dernier mot. Condamné plusieurs fois par la Sorbonne et par le Clergé, éclaboussé, pour ne rien dire de plus, par les décrets romains contre les erreurs des casuistes (Alexandre VII, Innocent XI), Sirmond restera voué, jusqu'à la fin de l'Ancien régime, à une réprobation presque universelle. Ai-je besoin d'ajouter que, s'il n'avait pas été jésuite, on l'aurait oublié plus tôt! Je ne sais d'ailleurs pourquoi son nom parait moins souvent que celui d'Escobar dans les éternelles polémiques de ce temps-là ; mais son fâcheux paradoxe y est constamment stigmatisé. La poésie elle-même se mettra de la partie : féroce dans l'Épître de Boileau sur l'Amour de Dieu, plus suave dans les choeurs d'Athalie.
 
Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile
Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer?
Est-il donc à vos coeurs, est-il si difficile
Et si pénible de l'aimer?
 
On ne saurait mieux comprendre la philosophie même de Sirmond, ni mieux la combattre. Il est d'ailleurs charmant, qu'à l'insu de Racine, ces deux derniers vers réprouvent également la philosophie de Jansénius. Pour Boileau, quand il se travaille à réfléchir, on doit naturellement s'attendre à tout. Mais, à cette fois, il s'est vraiment dépassé. Son
 
(1) Oeuvres, III, p. 292.
 
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épître, dont il croyait naïvement qu'elle ajouterait à la Xe Provinciale, n'est en vérité qu'une glorification du sirmondisme.
 
Voulez-vous donc savoir si la foi dans votre âme
Allume les ardeurs d'une sincère flamme?
 
C'est-à-dire : voulez-vous savoir à quoi vous oblige précisément,  rigoureusement, le premier précepte de la Loi? A des actes d'un amour affectif? Non, l'effectif suffit largement.
 
Consultez-vous vous-même. A ses règles soumis,
Pardonnez-vous sans peine à tous vos ennemis
Combattez-vous vos sens? Domptez-vous vos faiblesses?
Dieu dans le pauvre est-il l'objet de vos largesses?
Enfin, dans tous ses points pratiquez-vous la Loi ?
- Oui, dites-vous. - Allez, vous l'aimez, croyez-moi.
« Qui fait exactement ce que ma loi commande,
« A pour moi, dit ce Dieu, l'amour que je demande. »
 
Le rustique Sirmond écrivait d'une plume moins grossière, mais au style près, c'est bien là toute son hérésie, et la prompte et inconsciente conversion au sirmondisme du peu mystique Boileau montre assez que cette hérésie n'a rien qui révolte le gros bon sens du vieil homme. Cela est si vrai que plus d'un de mes lecteurs, se réveillant tout sirmondien, aura de la peine à comprendre que le livre de Sirmond ait tant scandalisé nos pères. Tandis que, pour l'ancien régime, façonné par seize siècles de christianisme et par les spirituels que nous connaissons à une vue théocentriste du monde, l'amour de Dieu, l'adoration, la prière étaient le plus impérieux des devoirs. Et de là vient, encore une fois, le prodigieux intérêt que présente l'affaire Sirmond à l'historien du sentiment religieux (1).
 
 
(1) Pour la critique théologique de cette Epître, cf. un curieux manuscrit du musée Calvet, ms. 2734, attribué à M. Brun, doyen de Saint-Agricol (1767), et qui a pour titre : Nouvelles remarques sur différents articles du dictionnaire de Moreri. Voici comment l'auteur s'explique sur les vers que je viens de citer : « On me dira peut-être que quelques théologiens, voulant raffiner mal à propos... ont cru que ce précepte n'était pas un commandement spécial, qui obligeât à faire des actes intérieurs et exprès d'amour de Dieu. Ils ont dit qu'en accomplissant tous les autres commandements..., on satisfaisait à celui d'aimer Dieu. C'est une des propositions condamnées par l'Assemblée du Clergé de 1700. Voilà, me dira-t-on, la doctrine que M. Despréaux entreprend de combattre... Il ne déclame donc pas contre une erreur imaginaire. A cela, je réponds qu'il n'y a nulle apparence, car enfin, il l'enseigne lui-même aussi expressément que jamais aucun casuiste l'ait fait, et pour les mêmes raisons qui les a portés à la soutenir » (c'est-à-dire l'extrême difficulté de l'amour). C'est la thèse du P. Antoine Sirmond, « un de ceux qui ont outré le plus la mauvaise théologie qui enseigne que le précepte de la charité n'oblige point à en faire des actes particuliers »... Bref, M. D... « a écrit sur une matière qu'il n'entendait point et s'est cru en droit de traiter comme des Pradon... ceux qui lui étaient opposés, sans même savoir qui ils étaient ».
 
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C'est ainsi encore que, pour peu qu'on se penche sur « les ordures des casuistes », comme parlait Bossuet, on voit d'abord surnager dans cette mare, ou dans cette poubelle, le piteux bonnet carré d'Antoine Sirmond, bien que ce bon Père n'ait jamais abordé le chapitre le plus délicat de la morale. Bossuet est encore plus impitoyable au sirmondisme que ne l'avaient été Camus et Pascal. De ses trois antéchrists, - Simon, Sirmond, Fénelon, - si on lui eût demandé lequel était le plus abominable, je crois que, même au beau milieu de la controverse quiétiste, il n'eût pas hésité à choisir Sirmond. Qu'on lise plutôt ses lettres, son livre contre l'attrition de crainte, et, plus encore, le journal de Ledieu (1).
 
(1) A Germigny, à Meaux, à Versailles, Bossuet ne se lasse pas d'exorciser le fantôme du pauvre jésuite. On sait qu'entre deux vols planés, il arrivait à cet aigle de picorer les plus ineptes potins. Celui-ci entre autres. N'ayant pas sous la main son confesseur ordinaire, un jésuite naturellement, la duchesse de Bourgogne, assez gravement malade à Marly, avait dit ses péchés au curé de l'endroit. Et le bruit courait que ce bon prêtre, en quelques minutes d'entretien, lui avait enfin appris la vraie religion. Le parallèle, esquissé par la princesse, entre son jésuite et le curé de Marly, enchantait M. de Meaux. « Avant la promenade, raconte Ledieu... sur ce qu'en rapporta le grand contentement que Mme la duchesse de Bourgogne avait eu de M. le prieur de Marly dans sa confession, « c'est ainsi, dit-on, que les jésuites les conduisent, en leur laissant ignorer les premiers éléments de la religion et les laissant dans une routine de petites dévotions e. J'en ai, ajouta M. de Meaux, une belle preuve. Je donnai autrefois au roi une instruction par écrit (nous l'avons encore) où le précepte de l'Amour de Dieu était expliqué comme le fondement de la vie chrétienne. Le roi l'ayant lu, dit : « Je n'ai jamais ouï parler de cela ; on ne m'en a rien dit. » (Ledieu, édit. Urbain, I, p. 21o).
C'était au mois de mai 1675, lorsque Bossuet tentait, avec le succès que nous a dit Mme de Caylus, de décider Louis XIV à quitter Mani de Montespan. Quel fut alors, dans les exhortations de l'évêque, le point précis, qui parut au roi d'une telle nouveauté (d'ailleurs si peu efficace), ce quelque chose dont ne l'auraient jamais entretenu ses innombrables prédicateurs, ni ses confesseurs, les uns et les autres ignorant également leur religion ? Nous l'ignorons et peu importe. On n'a d'ailleurs que le choix. Louis XIV a fort bien pu ne rien comprendre par exemple à ce passage de l'Instruction : « La véritable prière du roi, c'est de se faire peu à peu une douce et sainte habitude de tourner un regard secret du côté de Dieu » (Correspondance de Bossuet, I, p. 359) . « Un regard secret ? Qu'est-ce à dire ? On ne m'a jamais parlé de cela ! » N'oublions pas, du reste, que dans cette comédie, le jeu de Louis XIV est de brouiller les pistes. Reste, et cela seul est intéressant, que Bossuet croit dur comme fer et va répétant partout, le sourcil en feu, que tous les jésuites se font une loi de ne jamais prêcher l'obligation du premier commandement, en d'autres termes, que tous les jésuites se rallient, non pas seulement dans le huit clos des écoles, mais dans la pratique du ministère, à la doctrine de Sirmond. Conviction absurde, et qui fait encore moins d'honneur peut-être à l'intelligence qu'à la conscience de M. de Meaux. Comment, du reste, ne voit-il pas, que, dans ce cas particulier, Sirmond serait plus qu'excusable d'oublier le devoir de l'amour affectif et de se limiter à prêcher à Louis XIV l'amour effectif, c'est-à-dire le renvoi de Mme de Montespan ? Sur le mémoire même de Bossuet, j'aurais bien voulu consulter Pascal. Bon gré, mal gré, la casuistique n'en est pas absente. Insister sur la primauté de l'amour divin ou sur « le regard secret » en soi, rien de mieux, mais n'est-ce pas aussi une façon d'éviter le coup droit que, bon gré, mal gré, il fallait porter. Si vous ne, rompez avec cette femme, je vous refuse l'absolution.
 
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Bref, qui l'aurait accusé de sirmondiser lui aussi, à ses heures, n'aurait pu lui faire une plus sanglante injure. Ce n'eût pas été néanmoins une calomnie. Comment Fénelon n'y a-t-il pas songé? Il se contente de lui rappeler la victoire de Camus, mais il ne mentionne pas le nom du vaincu, ignorant peut-être lui-même que le Bossuet de ce temps-là s'appelait Sirmond. Que ne lui disait-il : qui l'aurait cru, Monseigneur, que la passion de me détruire vous réconcilierait un jour avec ce jésuite que vous avez tant maudit, que vous maudissez encore! A ce rapprochement redoutable, Fénelon a préféré une confrontation aussi accablante, à laquelle Bossuet n'avait aucun moyen de se dérober et qui relie étroitement l'affaire Sirmond à la querelle du quiétisme :
 
Si vous voulez encore, Monseigneur, que le motif de la béatitude soit essentiel en tout acte d'amour, rappelez, je vous supplie, les instructions que vous donniez autrefois à Monseigneur le Dauphin. Les voici tirées de celles de saint Louis à
 
 
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sa fille Isabelle. « Ayez toujours, disait-il, l'intention de faire purement la volonté de Dieu par amour, quand même vous n'attendriez ni punition, ni récompense. » Vous ajoutiez Monseigneur : « C'est ainsi qu'il instruisait ses enfants et qu'il vivait lui-même. L'amour de Dieu animait toutes ses actions; il louait beaucoup les paroles d'une femme qu'on trouva dans la Terre Sainte, tenant dans sa main un flambeau allumé, et de l'autre un vase plein d'eau. Comme on lui demanda ce qu'elle voulait faire, elle répondit qu'elle voulait brûler le paradis et éteindre l'enfer, afin que les hommes ne servissent plus Dieu que par le seul amour. C'est par cet amour qu'un si grand roi s'est élevé à un si haut degré de sainteté qu'il a mérité d'être canonisé et d'être proposé pour modèle à tous les princes. C'est pourquoi je me suis plus étendu sur ces paroles, qu'il a laissées à ses descendants comme un héritage plus précieux que la royauté ».
 
Ici finit la citation de M. de Meaux empruntée à son Histoire de France donnée en thèmes à Monseigneur le Dauphin. A Fénelon maintenant :
 
Vouloir brûler le paradis, c'est-à-dire anéantir la béatitude promise, et noyer l'enfer avec ses flammes, c'est-à-dire anéantir la peine éternelle, est-ce un amour qui ait la béatitude pour motif essentiel? Ne vent-on qu'être heureux; veut-on tout pour cela, ne veut-on rien que pour cela, quand on voudrait vouloir brûler le paradis, et anéantir la béatitude céleste, pour ne servir plus Dieu que par le seul amour? Voilà néanmoins l'amour que vous avez enseigné à Monseigneur le Dauphin, comme étant plus précieux que la couronne de saint Louis. Lui enseigniez-vous alors l'erreur fondamentale du quiétisme; vous perdiez-vous en lui enseignant cette erreur ? Pour moi, je n'ai jamais proposé ce pur amour à Monseigneur le duc de Bourgogne (1).
 
Ou, pour résumer cette noble page en un français moins courtois : votre philosophie de l'amour est à la merci de votre humeur. Vous canonisez Caritée, quand vous êtes calme, mais, quand souffle votre colère, vous demandez qu'on l'enferme, non pas, moins clément que Sirmond, dans une maison d'aliénés, mais à la Bastille avec Mme Guyon.
 
(1) Troisième lettre en réponse à celle de M. de Meaux, II, p. 666.
 
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Camus toutefois n'aurait pas approuvé la dernière ligne de Fénelon, encore trop sirmondienne à son goût. Pourquoi ne pas mettre le duc de Bourgogne à l'école de Caritée ? Comme si la grâce du baptême ne rendait pas le plus pur amour facile à un enfant de douze ans ! Mais si nous invitons Camus à dire son mot, le néo-Sirmond de la fin du siècle passerait un mauvais quart d'heure, et le présent chapitre ne finirait pas. Qu'on nous pardonne toutefois de l'avoir fait si long. C'est tant de pris sur notre dernière partie. Qui a suivi d'un peu près le duel entre Sirmond et Camus n'a plus grand chose à apprendre sur le duel entre Bossuet et Fénelon.
 
 
 

EXCURSUS
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§ 1. - RICOCHETS INDÉFINIS DE L'AFFAIRE SIRMOND
§ 2. - UN FRÈRE AÎNÉ DE CARITÉE
§ 3. - PROBLÈME DE L'ATTRITION DANS LA LITTÉRATURE SPIRITUELLE DE L'ANCIEN RÉGIME.
Saint François de Sales.
Jean de Neercassel.
Bossuet.
Boileau.
Bourdaloue.
Fénelon.
Malebranche.
La bombe Chéron.
 
§ 1. - RICOCHETS INDÉFINIS DE L'AFFAIRE SIRMOND
 
Non, l'on ne saurait exagérer l'importance de cet épisode. J'ai dit, dans le texte, que le paradoxe du P. Sirmond avait pesé, comme un cauchemar, sur les spirituels des XVII° et XVIII° siècles. Si l'on ne s'est pas encore aperçu de cette obsession, c'est que, pour ne pas avoir l'air de faire cause commune avec les ennemis des Jésuites, on s'abstient le plus souvent de prendre Sirmond lui-même à partie. On le réfute sans le nommer. Il est toujours présent néanmoins. Je ne crois pas, du reste, qu'on ait saisi, comme nous pouvons le saisir aujourd'hui, le point le plus névralgique, à savoir l'aveu, prodigieusement grave, qui se dégageait du sirmondisme - ou encore ce que j'ai appelé les prémisses expérimentales de tout le système : l'amour de Dieu devenu, à la fin des temps, si difficile qu'on ne peut plus imaginer que Dieu nous ait fait un précepte rigoureux de l'aimer. D'où la nécessité de chercher un ersatz d'amour - autant dire de religion - : l'observance des autres commandements. La part du feu : puisque le sentiment religieux décline, sauvons du moins la morale.
Nul besoin de redire l'intérêt passionnant que présente la théorie sirmondienne ainsi ramenée à ses causes profondes. Mais à l'exception de Camus et de Dom François Lamy, que nous citerons bientôt, on s'est arrêté communément à l'écorce casuistique, si j'ose dire, du problème. Si bien qu'historiquement, l'horreur provoquée par la solution de Sirmond ne nous fait prendre, immédiatement, sur le vif que le théocentrisme invincible de l'Ancien Régime. C'est déjà beaucoup.
 
a) Dans son Abrégé de la Théologie ou des principales vérités de la religion, Paris, 1675, le disciple et le biographe de Condren, Amelote, consacre un long chapitre à cette question : De la Charité, chapitre VI : Si toutes les actions qui ne procèdent pas
 
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de l'amour de Dieu par-dessus toutes choses sont des offenses - et s'il y a des rencontres où le précepte d'aimer Dieu en effet, nous oblige sur peine de péché (p. 544-536) . En guerre lui-même avec les jansénistes, c'est à eux qu'Amelote en veut d'abord, comme on le voit; et c'est contre eux qu'il affirme que « les vertus distinctes de la Charité » et qui ne sont pas « expressément » rapportées à la charité, ne sont pas des péchés. Sur le second point - qui, d'ailleurs, l'intéresse presque uniquement - il atténue, autant que possible, la théorie de Sirmond (qu'il se garde bien de nommer). Mais tant s'en faut qu'il y souscrive. La solution de Scot, « homme de grand esprit et de grande piété », lui sourit assez : « Il y a un temps, d'après Scot, auquel (l'homme est obligé) à produire un acte (d'amour); mais de savoir quand c'est, peut-être, que ce commandement de Dieu : « Sanctifiez le sabbat » l'a déterminé, et que l'Eglise l'a spécifié par l'assistance à la messe, le dimanche. Suarez rejette trop sèchement (ah! le bel adverbe!) ce doute même, comme la plupart des autres sentiments des théologiens sur ce sujet, et il les qualifie d'erreur, quoiqu'il soit à craindre qu'il n'erre plutôt lui-même, en disant que l'on peut observer la fête et offrir le sacrifice sans aimer Dieu. Car il est certain que l'on ne peut sanctifier le sabbat, sans reconnaître Dieu pour auteur de tout l'être et surtout du nôtre, et sans te lui rendre tout entier avec ses fruits, et, par conséquent, sans lui offrir notre amour. Les personnes instruites le doivent faire expressément; les autres confusément, en se joignant à leur pasteur, qui le fait pour eux. Le dimanche ajoute à la création le nouvel être en Jésus-Christ, qui demande avec plus de droit l'offrande de tout l'être régénéré, ce qui ne se peut accomplir sans charité. Le sacrifice aussi ne se peut bien offrir sans être accompagné du sacrifice intérieur, qui n'est point véritable sans la charité... Les simples... l'offrent virtuellement, en ne faisant rien de contraire, et en se joignant à l'intention du prêtre, qui leur est expliquée dans le prône.
« Le même auteur (Suarez) traite avec dédain (et ce dédain est gros, si j'ose encore dire, d'anthropocentrisme ou d'ascéticisme) le sentiment de saint Thomas qui, avec ses plus doctes disciples, enseigne que, lorsque la raison est assez mûre pour avoir l'usage de la liberté, et pour entendre la voix de Dieu, qui nous dit par la syndérèse qu'il faut vivre selon la raison et pour celui qui est le principe et la fin de l'univers, nous pêchons si nous ne nous offrons pas à Dieu » (p. 55o, 551).
 
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Puis, laissant le summum jus dans lequel s'emprisonnent les casuistes, Amelote se place (toujours avec saint Thomas) au point de vue des relations que la grâce a nouées entre Dieu et nous. A quoi nous oblige, demande-t-il, l'amitié que nous témoignent les « grands » ? « Ce n'est pas mal régler nos obligations envers Dieu que de les mesurer au sentiment général des hommes, et la condamnation que tous les sages font de la froideur d'une personne obscure envers un prince qui la chérit, est un grand préjugé » contre Sirmond. « Si donc les lois de l'amitié ordinaire ne souffrent pas de retardement, ni de lenteur dans la correspondance..., pouvons-nous croire que le précepte de l'amour souffre de longues interruptions, ni qu'il puisse être accompli, en les séparant de nos autres offices...? Les distinctions que notre pensée met entre l'objet de chaque commandement ou de chaque vertu et celui du pur amour, sont réunies (et donc abolies) par les liens d'une si forte et si pressante amitié, lorsque Dieu ajoute à la grâce de son adoption, à sa demeure en nous, à la communion de l'Eucharistie..., le commandement de rapporter toutes nos actions à sa gloire, et de les faire toutes par charité. Le transport et comme le ravissement de son amitié ne permet pas que notre coeur s'endorme et se relâche dans son amour, ou du moins il n'en excuse pas une longue cessation » (p. 552, 553). N'est-ce pas très beau!
 
b) Les sermons de Bourdaloue sur l'amour de Dieu. C'est le titre d'une brochure de Griselle que j'ai plusieurs fois citée. Mais Griselle ne semble pas avoir vu que, dans ces sermons, (doublets du sermon du lundi de la cinquième semaine quadragésimale), Bourdaloue songe constamment au paradoxe de Sirmond. Naturellement, il ne nomme pas son confrère, mais il ne cesse pas de lui résister. Ainsi, dans le 3e point : « Dans le christianisme, le précepte de l'amour oblige l'homme à des choses bien plus graves, etc., etc. » (Griselle, p. 44-45). Ceci est manifestement, je ne dis pas si vous voulez contre Sirmond, mais contre l'idée qu'on se faisait alors de Sirmond. J'avoue d'ailleurs, à ma honte, que la philosophie de Bourdaloue me paraît extrêmement confuse, voire assez peu cohérente et que je n'arrive pas à la construire.
 
c) Dom François Lamy : De la connaissance et de l'amour de Dieu, Paris, 1712 (posthume) - très beau livre -. Voici quelques titres : « Le seul amour de Dieu peut détruire et bannir
 
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le péché ». « Les vraies vertus morales dans un chrétien sont ce même amour diversifié... Que la voie de l'amour est la plus facile, la plus courte, la plus sûre et la plus efficace pour aller à la perfection ». Que « cette voie est proportionnée à la portée de tout le monde ». - Critique perpétuelle non seulement du sirmondisme, mais de toute la philosophie que nous avons appelée ascéticiste.
« La méthode ordinaire de perfection est d'y conduire les âmes par le détail des vertus morales et par leur pratique. Dans ce détail, on charge une âme de plusieurs vues différentes de divers objets matériels et formels, et de plusieurs autres conditions et dispositions embarrassantes pour l'esprit, et qui lui donnent beaucoup plus de part à cet exercice de vertu qu'au coeur, qui néanmoins est l'unique siège de la vertu. Mais qu'il en est bien autrement de la voie de l'amour de Dieu et de la méthode qui fait travailler à l'acquisition des vertus en allant directement à la fin ! » (p. 212-213).
Et voici qui vise plus immédiatement le sirmondisme : « Le grand obstacle dont on prétend traverser cette voie est son élévation et son éminence. L'amour, dit-on, est trop noble et trop parfait. Il n'est que pour les grandes âmes et non pas pour les faibles. C'est le partage des parfaits et non pas celui des commençants. Il faut à ceux-ci des pratiques plus basses... Que tout cela est pitoyable? L'amour.., ne convient ni aux faibles, ni aux commençants. D'où vient donc que Dieu l'a prescrit indifféremment à tout le monde? » (p. 219).
 
d) Explication des qualités et des caractères que saint Paul donne à la charité. Je cite l'édition d'Amsterdam, 1727. C'est là, comme on le sait, un des chefs-d'oeuvre de Duguet. Pas plus que les auteurs déjà cités, il ne nomme le P. Sirmond, mais très certainement il le vise dans tout le dernier chapitre. Plus nettement que personne, Duguet montre qu'autant que l'amour, ou plutôt qu'en même temps que l'amour, c'est bien le christianisme lui-même qui est ici en cause.
« Jésus-Christ est venu pour établir le culte sincère et spirituel que nous devons à Dieu... Qu'on marque, si l'on peut, en quoi Dieu sera véritablement adoré, et comment il aurait trouvé par son Fils les véritables adorateurs qu'il cherchait, si l'on refuse d'avouer que c'est par l'amour qu'on l'adore, et que c'est le culte qui lui rend la charité en le préférant à tout, en
 
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lui sacrifiant tout, en lui rapportant tout, qui est véritablement digne de lui? » (textes de saint Augustin, p. 243, 244).
« Quel est donc le culte que Jésus-Christ nous a appris à rendre à Dieu, s'il n'a pas fait le capital de la piété et de la religion du précepte de l'amour? Que nous a-t-il enseigné d'utile et de salutaire, s'il ne nous a pas appris à l'aimer? En quoi nous a-t-il rendus plus religieux, s'il nous a laissés dans l'indifférence et même dans le dégoût, à l'égard du Souverain Bien, s'il nous a simplement exhortés à l'aimer », comme veut le P. Sirmond ? (p. 245).
Duguet a beaucoup étudié saint Thomas, et je crois même qu'une critique attentive le montrerait plus thomiste que jansénisant. « Ce n'est point, écrit-il, en vertu d'une loi nouvelle, qui ait pu n'être pas établie, que nous devons aimer Dieu par-dessus toutes choses. Cette loi est la base de la loi naturelle.... et Dieu... ne peut pas en suspendre, ni en changer l'obligation parce qu'il est... incapable de se renoncer soi-même, en abolissant un devoir dont il est nécessairement la source et la règle. Il faut donc avouer que Jésus-Christ, qui est venu pour accomplir la loi donnée par Moïse..., aurait laissé la loi naturelle, et dans le point le plus essentiel, sans accomplissement., s'il n'avait pas inspiré à l'homme un amour de Dieu dominant ;
ou, ce qui est encore plus étrange, s'il l'en avait dispensé » (p. 249-250).
Le P. Grou est excellent sur ce point.
« Le chrétien est obligé non seulement de conserver l'habitude de la charité, mais de faire en sorte qu'elle s'accroisse... Et il est certain qu'une habitude quelconque ne se conserve (ni ne s'accroît) que par ses actes... Au surplus, de ce qu'il n'est pas possible de marquer au juste combien de fois on doit en produire d'exprès et de formels dans un temps donné, comme un an, un mois, une semaine..., ce qu'il faut conclure de là, c'est qu'on ne saurait en faire trop souvent... Car où il est question d'un si grand précepte, il est clair qu'on doit plutôt aller au delà de l'obligation étroite qui ne peut être fixée, que de rester en arrière... Ceci va beaucoup plus loin qu'on ne pense... »
Il avait averti, au préalable, « les âmes simples et timorées, qu'il y a beaucoup d'actes d'amour conçus en d'autres paroles que celles-ci : Mon Dieu, je vous aime. Quand je dis avec attention et affection : Notre Père, qui êtes aux cieux... je fais autant d'actes d'amour, produits par le motif le plus excellent
 
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(Méditations en forme de retraite sur l'amour de Dieu... » Paris, 1867,
p. 4o-43).
Après la chute de l'Ancien Régime, j'imagine que le sirmondisme pur n'est plus qu'une pièce de musée, comme les folies des préadamites. Il y est fait encore une allusion (sans doute une des dernières) dans un livre de l'Abbé Mérault : Enseignement de la religion, publié en 1827. Mais ce prêtre éminent - ci-devant de l'Oratoire - gardien fidèle de la tradition bérullienne, appartient plus au XVIII° qu'au XIX° siècle. Dans son chapitre sur « la nécessité de l'amour de Dieu », après avoir montré que le précepte en lui-même n'a rien d'impossible, rien que de suave, il cite, non sans habileté, un jésuite, le fameux P. de Neuville : « une religion qui ne commanderait pas l'amour de Dieu, ne serait qu'un vain fantôme de religion... L'homme n'est point à Dieu, s'il n'est à Dieu par le coeur, » etc. Et Mérault conclut : « Qu'on lise le sermon de Bourdaloue sur le même sujet, et l'on regardera avec raison comme une calomnie les reproches faits à une société entière pour le délire de quelques particuliers » (III, p. 194-106). Sur ce mot, notre littérature religieuse fait ses adieux pour longtemps au P. Sirmond.
Le sirmondisme néanmoins n'est pas mort tout entier. Sous la forme atténuée et pleinement orthodoxe où il va de plus en plus se fixer, il était destiné à la plus éclatante fortune. L'attritionnisme, dont nous allons parler, n'est en effet qu'une sorte de demi-sirmondisme. Après un sommeil humilié de plus de deux siècles, le sirmondisme pur vient enfin de se réveiller, plus fringant que jamais. C'est là même un des phénomènes les plus curieux que nous présente l'histoire des idées religieuses. Assurément M. l'abbé Vincent, auteur d'une thèse remarquable sur Saint François de Sales, directeur d'âmes (Paris, 1923), ne peut être soupçonné d'avoir plagié le P. Sirmond; il le recommence néanmoins de point en point et pour l'aggraver. Sirmondus redivivus.
M'étant déjà et plus d'une fois expliqué sur la philosophie de M. Vincent, je me borne à indiquer ce rapprochement qui saute aux yeux (La métaphysique de Saints, I, p. 26, seq. Introduction à la philosophie de la prière, p. 178, seq.). De son côté,
M. Diebolt rattache M. Vincent aux théologiens allemands du XVIII° siècle qui, « selon l'esprit du temps », n'appréciaient « la religion qu'en fonction de son utilité morale » (Cf. La Théologie morale catholique en Allemagne au temps du philosophisme et de la Restauration, Strasbourg, 1926, pp. 23-24; 35o).
 
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§ 2. - UN FRÈRE AÎNÉ DE CARITÉE
 
Extrait du P. Du SAULT, Oeuvres spirituelles, D 7465, pp. 569 à 573. - « Conclusion de cette seconde partie, par les sentiments et la disposition admirable d'un saint Anachorète.
« Je mets fin à ces douces et dévotes considérations, par les belles paroles d'un serviteur de Dieu, sur la fausse nouvelle de la réprobation, dont le diable le voulait alarmer : mais je ne puis les produire qu'en racontant toute l'histoire, qui servira d'un agréable divertissement. La voici en son entier.
« Deux saints personnages vivaient dans la solitude avec une douceur incroyable, et une paix si ferme et si bien établie que tous les accidents imaginables au monde n'eussent pas semblé capables de l'ébranler. L'un était assez jeune, l'autre chargé d'années mais dans cette inégalité d'âge, ils se montraient tous deux également avancés en toutes les vertus, et s'entre-regardaient avec une admiration réciproque, comme deux astres qui sont en un aspect favorable, pour se communiquer leurs lumières ; ou comme deux fines glaces de cristal qui jettent leur éclat à l'envie l'une de l'autre.
« Satan ébloui d'une si grande splendeur, tâcha de l'obscurcir par ses plus noirs artifices; et s'étant transfiguré en Ange de lumière, il vint trouver un jour le saint vieillard pour lui manifester, (lisait-il, de profonds secrets de la sagesse de Dieu, en la disposition de sa personne, et de celle de son compagnon. Par cette ruse il lui persuada d'abord qu'il était véritablement un Ange du Paradis, qui venait pour l'entretenir sur quelque point de sa prédestination et de celle de son disciple. Peut-être n'était-ce pas une chose extraordinaire à ce saint homme de recevoir de semblables faveurs dans ses hautes contemplations, qui le faisaient converser au ciel plus que sur la terre.
« Le démon, ayant eu cet avantage sur lui, ne perdit point son temps, et lui fit croire ensuite que Dieu se plaisait merveilleusement en l'innocence de sa vie et en l'exercice de ses vertus; qu'il l'avait mis au nombre de ses élus et de ses favoris ; et qu'en cette considération, ses plus légères actions étaient d'un très grand mérite : de sorte qu'il ne devait nullement se mettre en peine de sou salut, d'autant que c'était une affaire conclue très heureusement pour lui. Mais que, quant à ce jeune Anachorète, qui était compagnon de sa vie, il ne le serait pas de sa gloire ; que c'était un arbre de mort, réprouvé de Dieu et destiné à la pâture
 
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des flammes éternelles; que toutes ses grandes pénitences, mortifications et oraisons, lui seraient absolument inutiles, et ne feraient jamais changer la sentence de condamnation qui était écrite et préparée contre lui.
« Ces dernières paroles furent comme autant de flèches acérées ou de glaives tranchants, qui percèrent le coeur de ce saint personnage ; et le malin, après avoir frappé un si rude coup, disparut à l'instant, tout glorieux de la victoire qu'il pensait avoir remportée sur le Saint, avec espérance que le contre-coup causerait la ruine de l'autre Saint, et les ferait tous deux tomber dessous son joug, pour être à jamais ses esclaves.
« Le bon vieillard ayant le coeur outré d'une si funeste nouvelle, ne vivait plus que de soupirs et de larmes dont il jetait abondance à toutes occasions ; mais ses plaies se renouvelaient encore plus sensiblement, toutes les fois qu'il rencontrait son cher disciple, témoignant d'autant plus de regret et de compassion de son malheur, qu'il avait plus d'affection et d'admiration pour ses vertus.
« Hé, bonté souveraine! disait-il quelquefois avec une parole sanglotante et à demi étouffée; aurez-vous bien le coeur d'affliger de peines éternelles une si grande innocence? et de chasser d'auprès de vous une personne qui n'est qu'amour pour vous, et qui se sacrifie et se consume tous les jours pour votre service ? Est-il croyable qu'il ne se trouvera point de place dans le ciel, pour une âme qui ne respire que le ciel sur la terre? que le vice et la vertu seront logés ensemble, et que l'enfer brûlera l'un et l'autre d'un même feu? O Dieu! accordez-moi, s'il est possible, que celui que vous m'avez donné pour compagnon de mes veilles et de mes travaux, partage avec moi la récompense et la gloire que vous m'avez destinée, et que je sois moins heureux, pourvu qu'il ne soit point damné.
            « Le jeune Anachorète qui voyait l'extrême désolation de son bon maître, et n'en savait pas le sujet, l'importunait à toute heure de le lui découvrir. Mais il n'en tirait autre chose que des sanglots et des larmes. Hé! qui est-ce, disait-il, ô mon bon père, qui vous a si soudainement changé et enseveli dans une si profonde mélancolie ? D'où vient que vous ne me voyez plus sans pleurer? Dites-le moi, je vous supplie : qu'ai-je fait, et qu'y a-t-il en moi qui vous blesse le coeur, et qui vous cause cette mortelle agonie?
« A toutes ces instances le saint vieillard ne répondait que par ses yeux, grossissant ses larmes, et poussant quelquefois des
 
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soupirs jusqu'au ciel. Hé, mon père ! ajoutait le saint jeune homme, ne m'affligez pas davantage par un si obstiné silence, découvrez-moi, je vous en conjure, les causes de votre déplaisir, peut-être vous y pourrai-je donner quelque soulagement.
« Enfin le serviteur de Dieu ne pouvant plus longtemps résister à de si ardentes prières, lui dit avec beaucoup de peine, que ce qui lui faisait fendre le coeur de douleur, c'était qu'ils ne seraient pas ensemble dans le Paradis, et que l'Ange de Dieu lui avait déclaré que son nom était bien écrit dans le livre de vie, mais que celui de son compagnon ne s'y trouvait pas. Sur quoi voulant s'entretenir plus au long, ses ennuis redoublèrent et novèrent son discours dans un déluge de larmes.
« Alors le jeune Anachorète prit la parole, et après lui avoir demandé pardon d'avoir servi d'occasion à sa douleur, il lui représenta tout doucement, que cette disposition ne lui faisait aucune peine, qu'il n'avait point servi Dieu en vue de son Paradis, et qu'il ne laisserait pas de le servir quand il verrait l'Enfer ouvert pour l'engloutir : que tous les feux des damnés n'arracheraient pas une parole de sa bouche contre l'ordre et la volonté de Dieu, et que toutes les eaux de l'abîme ne sauraient non plus éteindre ni refroidir en lui son saint amour; qu'il était plus que récompensé de ses services, en ce que la divine bonté les avait acceptés; et que, quoi qu'il lui pût arriver après sa mort, il s'estimerait toujours trop heureux d'avoir porté durant sa vie le nom de serviteur de Dieu.
«Au reste, mon bon père, poursuivait cette sainte âme, n'est-il pas mon créateur, et moi sa créature? et en cette qualité, ne dois-je pas être entre ses mains comme un peu d'argile en celles d'un potier, pour prendre fidèlement le pli et la forme qu'il a destiné de me donner, et pour lui servir de vaisseau d'honneur ou d'opprobre selon qu'il m'employera ? S'il lui plaît m'élever de mon néant à la participation de sa gloire et de son trône, et faire rejaillir sur ma misère quelques rayons de ces ineffables lumières qui l'environnent, qu'il soit béni et glorifié à jamais; que s'il ne lui plaît pas, et qu'il me veuille jeter dans les Enfers, pour y être le jouet des démons et la nourriture des feux éternels, n'est-il pas le maître ? Qu'il fasse absolument de moi tout ce qui lui plaira, il n'y trouvera jamais aucune résistance à suivre ses mouvements, mais une obéissance parfaite et une très douce complaisance.
« Ces paroles prononcées avec une merveilleuse tranquillité d'esprit, ne servirent pas seulement de lénitif au saint vieillard,
 
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pour apaiser ses inquiétudes et pour adoucir les amertumes de son coeur, mais encore d'instruction pour lui faire pénétrer une sublime et admirable théologie qu'il n'avait jamais bien conçue. Il se retira tout consolé de voir la vertu de son compagnon beaucoup plus éminente qu'il ne se l'était figuré, et tout confus d'avoir appris sa leçon de celui à qui il eut dû l'enseigner.
« La nuit suivante, un Ange lui fut envoyé de Dieu pour le désabuser et pour l'assurer que toutes les pénitences, mortifications et dévotions de ce saint jeune homme ne lui avaient pas tant acquis de grâce, que le seul acte du pur et du fidèle amour de Dieu qu'il venait de pratiquer dans les fausses alarmes qu'on lui voulait donner d'une prétendue réprobation. »
 
 
 
 

§ 3. - PROBLÈME DE L'ATTRITION DANS LA LITTÉRATURE SPIRITUELLE DE L'ANCIEN RÉGIME.
 
Comme appendice à notre chapitre sur le sirmondisme et les premiers assauts contre l'amour, je donnerai ici quelques notes sur les assauts parallèles - plus fréquents, plus obstinés et, en définitive, plus triomphants - qui ont été livrés, pendant tout l'ancien régime, à ce que les théologiens appellent l'amour commençant, « initium amoris. » Malebranche l'appellerait intermittent, sporadique, fugitif , bégayant; Térence dirait : un amour de dernière zone : extrema linea amore haud nihil est. Cette sorte d'amour, dis-je, que les mêmes théologiens ont aussi à décrire lorsqu'ils étudient les dispositions où doivent se trouver les pécheurs, pour que l'absolution sacramentelle produise en eux ses effets de grâce. Pour être absous, est-il nécessaire d'avoir déjà « commencé » à aimer Dieu; ne suffirait-il pas de craindre l'enfer? La difficulté est ici de déterminer les éléments psychologiques de la « contrition imparfaite », ou de « l'attrition ». « La contrition parfaite par la charité, qui inclut le voeu du Sacrement de pénitence, je cite un théologien d'aujourd'hui, le R. P. Lavaud, réconcilie le pécheur à Dieu, avant même qu'il n'ait reçu l'absolution sacramentelle. La contrition imparfaite (ou) l'attrition ne peut pas de soi conduire jusqu'à la justification; cependant elle dispose à obtenir la grâce de Dieu dans le sacrement de Pénitence. Ce sont là deux points certains, (et) comme de foi... Mais qu'est-ce au juste que cette attrition? Quel motif surnaturel doit l'inspirer (nous dirions d'une manière plus profane : quels mouvements psychologiques doivent-ils s'y dessiner)
 
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pour qu'elle soit, non seulement utile et bonne (ceci est contre Luther et le jansénisme extrême), mais suffisante, avec l'absolution, pour justifier le pécheur? Suffit-il de regretter ses péchés en raison de leur laideur et par crainte des peines de l'enfer? Ne faut-il pas en outre un certain amour de Dieu et, dans ce cas, l'amour de convoitise, dont la crainte de l'enfer n'est, semble-t-il, qu'une autre face, est-il un motif assez noble? Ne faut-il pas, au contraire, de toute nécessité, un véritable amour de bienveillance et même un amour souverain de Dieu pour lui-même? Si oui, comment cet amour de souveraine bienveillance se distingue-t-il de la charité (contrition parfaite) qui justifie indépendamment de la réception effective du sacrement de Pénitence? Autant de questions dont la connexion est évidente et qu'il suffit de poser pour en manifester l'intérêt doctrinal et la vitale importance. » (Attrition d'amour et Charité, Vie spirituelle, supplément de décembre 1927, pp. [1o6-1o7]. Magnifique problème, en effet, plus vaste, plus angoissant qu'on ne saurait dire, s'il est vrai, comme je le pense, et comme je l'ai répété vingt fois au cours du dernier chapitre, que la notion même de religion ou de sentiment religieux s'y trouve engagée. C'est par là du reste qu'il nous appartient, et non pas seulement à l'histoire des controverses théologiques sur le sacrement de Pénitence.
Ces problèmes qui sommeillaient un peu depuis quelque cent ans ou qu'on semblait ne plus traiter que pour la forme (une des deux solutions ayant presque partout prévalu), mais qui, je crois, sont à la veille de rebondir (l'article déjà cité du R. P. Lavaud et d'autres études récentes en sont la preuve), ces problèmes, dis-je, ont littéralement passionné notre ancien régime. Après l'offensive si vite refoulée de Sirmond, c'est autour de l'attrition que vont se poursuivre sans relâche les hostilités entre les défenseurs de l'amour et ses adversaires. Sur un terrain plus spécial et limité, l'affaire Sirmond continue. Entendons-nous bien. Du point de vue technique, les deux thèses - celle de Sirmond, d'ailleurs attritioniste lui-même - et celle de l'attritionisme restent nettement distinctes. Comme le remarque très justement le R. P. d'Alès,on peut n'exiger du pénitent qu'une attrition de pure crainte sans contester pour cela, avec Sirmond, l'obligation où se trouve tout chrétien de produire, sa vie durant, quelques actes d'amour de Dieu. Deux questions : « unam de contritione necessaria ad justificationem in Sacramento; alteram de praecepto charitatis. Qui ad justificationem in sacramento
 
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sufficere asserebant attritionem formidolosam, non ideo negabant satisfaciendum esse praecepto charitatis in Deum; quaestiones dividendae sunt, ut fert rerum natura. » (R. P. d'Alès, De Sacramento Paenitentiae, Paris, 1926, p. 67). L'heureux homme, qui peut se contenter du latin. Oui et non, répondrai-je; il y a bien là une distinction formelle, mais elle s'arrête à la surface et des idées et des choses. Attritionisme et Sirmondisme, cela fait bien deux sans doute, puisque l'immense majorité des attritionistes refuse de souscrire au paradoxe de Sirmond; mais dès qu'on cherche à s'expliquer la genèse de ces deux théories, on s'aperçoit vite qu'elles sont commandées l'une et l'autre par la même philosophie religieuse. Ce n'est pas de gaîté de coeur, ni pour s'amuser aux subtilités des casuistes que de part et d'autre on lésine sur les droits de l'amour, Sirmond soutenant que le premier commandement n'est pas rigoureusement impératif, et les attritionistes qu'on ne doit exiger du pénitent qu'une attrition sans amour ou de crainte pure; c'est qu'ils sont plus ou moins persuadés, les uns et les autres, que l'amour, quel qu'il soit, celui des commençants aussi bien que celui des parfaits, dépasse les forces moyennes du peuple chrétien. Voilà par où ils se rejoignent; quant à la nuance qui semble les diviser, elle s'évanouit bientôt d'elle-même, puisque si les attritionistes maintiennent contre Sirmond le caractère obligatoire du premier commandement, ils dispensent expressément de cette obligation ceux-là même qui ont le plus besoin, ou pour mieux dire qui ont seuls besoin qu'on la leur inculque, à savoir les chrétiens qui, avec l'état de grâce, ont perdu l'amitié divine. Tant qu'enfin l'attritionisme, ramené à ses éléments essentiels parait bien n'être qu'un sirmondisme timide et prudent. Différence de stratégie et non de principe : au lieu de l'offensive directe, brusquée et brutale de Sirmond, une attaque perlée, et si j’ose dire, grignotante. Mais, de part et d'autre, il s'agit également non pas, juste ciel, de discréditer l'amour, qu'on ne saurait au contraire trop exalter, mais, puisque l'expérience a prouvé qu'il était devenu pratiquement impossible, de lui substituer quelque succédané moins inaccessible au commun des chrétiens. Pour les pécheurs qui veulent se convertir, ce succédané sera l'attrition.
Un savant dominicain, le R. P. Périnelle, a raconté récemment la préhistoire de l'attrition et les débuts de son histoire (L'attrition d'après le Concile de Trente et d'après saint Thomas d'Aquin, Kain, 1927). Pour l'histoire même du sentiment religieux dont le R. P. Périnelle n'avait pas à s'occuper directement, rien
 
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de plus intéressant que ce livre. Un conte de fées. Dans les coulisses du Concile de Trente, on voyait donc rôder, vers 1539, une pauvresse qui d'abord avait honte de se montrer. Elle boite si fort qu'elle n'avance qu'appuyée sur des potences. Louche qui plus est, et le strabisme fait femme. Un de ses yeux, le plus terne, semble regarder parfois du côté de Dieu; l'autre, beaucoup plus vif se fixe perpétuellement sur le diable. D'habiles oculistes, les théologiens modernes, la guériront de ce strabisme : aujourd'hui, de ses deux yeux, elle ne regarde que l'enfer. Mais cela prendra beaucoup de temps. A Trente néanmoins, bien que généralement méprisée, elle s'est gagné quelques amis. Un jeune moine s'est même voué à son service, comme plus tard Camus au service de Caritée. Il la promène partout, et, si elle a froid, il la couvre de son manteau noir. Ce n'est pas le premier venu, puisqu'il s'appelle Melchior Cano. Ici devrait s'ouvrir une parenthèse, mais qui remplirait un in-folio. Pourquoi cette faveur imprévue, presque paradoxale et si peu thomiste, que témoigne ce thomiste à une intruse aussi peu séduisante? Cano estimerait-il lui aussi, bien avant Sirmond, que l'amour agonise et avec l'amour la religion proprement dite? Cano serait-il le précurseur des ascéticistes modernes? A cette perspective, l'imagination de l'historien s'enflamme. Eteignons-là pour qu'elle ne batte pas la campagne; mais rappelons auparavant que ce même Cano a fait voeu d'exterminer les mystiques, et jusqu'à ceux de son Ordre. Car pour Ignace et les ignatiens, Cano ne s'apaisera que lorsqu'il n'en restera plus qu'un tas de cendres. (Cf. Métaphysique des Saints, II, 197, seq.). Tout doit se tenir dans une tête aussi puissante, et il n'est pas indifférent que le plus farouche adversaire des Alumbrados ait été aussi le parrain de l'attrition. Que si, parmi les Pères de Trente, beaucoup n'auraient pas demandé mieux que d'exorciser, de congédier la filleule de Cano, certaines graves raisons les inclinaient aussi à plus d'indulgence. Il leur fallait exterminer d'abord les sophismes de Luther et venger contre ce novateur les vertus de crainte et d'espérance. Il fallait sauver plus encore l'efficacité des sacrements. S'il n'est de contrition que parfaite, l'absolution n'est plus qu'une assez vaine cérémonie. La théologie de la Pénitence est très étroitement liée à la fortune de l'attrition; on peut suivre, dans le livre du P. Périnelle, les oscillations de ce beau débat entre l'amour et la crainte; on s'arrêta, comme chacun sait, à un compromis, qui d'on côté ne laissait aucune échappatoire à Luther, et qui permettait de l'autre aux théologiens catholiques de rester sur
 
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leurs positions respectives. Quoi qu'il en soit, de ce Concile où elle était entrée quasi nue et par l'escalier de service, l'attrition sortait par la grande porte et fort décemment vêtue. Reine pas encore, mais bourgeoise et assez cossue. C'est ici où le P. Périnelle, après une poignée de main assez froide, l'abandonne à sa destinée. Et c'est ici que nous la prenons, le présent excursus - qui n'est qu'un appendice au livre du P. Périnelle - ayant pour objet les rapports du catholicisme français avec l'attrition pendant les XVII° et XVIII° siècles. Je me bornerai à rassembler un certain nombre de textes que j'emprunterai, non pas aux théologiens de métier - car la théologie pure n'est pas mon affaire - mais à une littérature moins ésotérique. Le problème de l'attrition déborde, en effet, et de tous les côtés, les discussions proprement techniques. Tout le monde en ce temps-là s'y intéressait.
 
Saint style=""François de Sales.
 
Je ne crois pas que le saint Docteur ait étudié ex professo le problème de l'attrition. Dans les chapitres XVIII, XIX et XX du Traité où il parle de la « repentance », dans ses relations avec l'amour, il se gouverne en philosophe et en psychologue plus qu'en théologien pur. De ces chapitres néanmoins - comme de tout le Traité, comme des Oeuvres complètes, - on peut, on doit conclure, sans le moindre doute, me semble-t-il, que François de Sales n'eût pas jugé suffisante la simple « attrition de crainte ». Ces trois chapitres ont pour objet de montrer « que l'amour se pratique en la pénitence » (titre du ch. XVIII), ou que, sans amour, il n'est pas de vraie pénitence.
La pénitence même des païens « procède de la connaissance naturelle que l'on a d'avoir offensé Dieu en péchant ». Epictète « connaissait que le péché offensait Dieu... et par conséquent, il voulait qu'on s'en repentît » (I, p. 748). A plus forte raison la pénitence chrétienne sera-t-elle d'abord théocentriste.
« Voici une briève description du progrès de cette vertu : Nous entrons (d'abord) en une profonde appréhension de quoi... nous offensons Dieu par nos péchés, le méprisant et déshonorant... De cette véritable appréhension naissent plusieurs motifs qui... nous peuvent porter à la repentance, à savoir la crainte de l'enfer, le désir du ciel, la laideur du péché, etc., » pp. 749, 15o. Ainsi le premier mouvement de repentance n'est pas un mouvement de crainte : d'abord une vive appréhension du péché
 
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considéré comme une injure faite à Dieu, puis une réaction de crainte si je l'ai offensé, il me punira.
Par où l'on voit, une fois de plus, qu'il n'y a rien de plus opposé à la doctrine salésienne que le moralisme anthropocentriste ou ascéticiste que l'on a prêté à l'auteur du Traité. Pour lui, a-t-on dit, Dieu « n'est offensé de nos péchés que dans la mesure où ces péchés nous blessent... Dieu hait le péché pour le mal qu'il nous fait à nous, non pour le mal qu'il lui fait à Lui... Par le péché..., nous nous dégradons..., voilà par où nous blessons Dieu en le commettant... C'est à nous seuls... que à son attention (de François de Sales) dans ce propos sur la malice du péché. C'est parce que le péché est le virus corrupteur de nos âmes qu'il est proposé à notre haine... Tout ici encore se doit juger du point de vue de l'utile pour l'homme... Le péché est le mal de Dieu parce qu'il est d'abord le mal de l'homme ». (Francis Vincent, Saint François de Sales directeur d'âmes, Paris, 1923, pp. 125-129. Ajoutons cette ligne prodigieuse : « Oui, sans doute, saint François de Sales semble prendre assez allègrement son parti du péché, pourvu... » Non, mille fois non. Pour saint François de Sales, comme d'ailleurs pour toute la tradition chrétienne, le péché est d'abord le mal de Dieu, et il n'est le mal de l'homme que parce qu'il est d'abord le mal de Dieu.
Ainsi donc, à la racine même de tout mouvement de repentance, une appréhension confuse du mal fait à Dieu. Les autres motifs, la crainte par exemple « naissent » de là ; mais comme ils nous touchent de plus près, il est naturel que ces motifs tendent à devenir dominants. S'ils le deviennent, et dans la mesure où ils le deviennent, la pénitence « est imparfaite ». « Tous ces motifs nous sont enseignés par la foi... et partant la pénitence qui en provient est grandement louable (contre Luther) quoique imparfaite... d'autant que l'amour divin n'y entre encore point. Hé, ne voyez-vous pas, Théotime, que toutes ces repentances se FONT POUR L'INTÉRÈT DE NOTRE AME, de sa félicité, de sa beauté intérieure, de son honneur..., en un mot, pour l'amour de nous-mêmes, mais amour néanmoins légitime ». Ou les mots n'ont plus de sens, ou saint François de Sales, juge, légitime certes, mais « imparfait » tout ce que nous faisons « pour l'amour de nous-mêmes », tout acte qui n'est pas commandé d'abord par l'amour de Dieu.
Seule est d'ailleurs légitime une crainte de l'enfer qui, sans comprendre l'amour de Dieu, ne le repousse pas. « La repentance
 
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qui forclôt l'amour de Dieu est infernale... ; la repentance qui ne rejette pas l'amour de Dieu, quoiqu'elle soit encore sans iceluy, est une bonne et désirable repentance, mais imparfaite, et qui ne peut nous donner le salut jusques à ce qu'elle ait atteint à l'amour et qu'elle se soit mêlée avec iceluy ». De ce « mêlée » on peut conjecturer qu'il songe ici à l'attrition, puisque dans la contrition parfaite la crainte ne se mêle pas à l'amour. « Quand notre pénitence serait si grande que sa douleur fît fondre nos yeux en larmes..., si nous n'avons pas le saint amour de Dieu, tout cela ne nous servirait de rien pour la vie éternelle » (pp. 152, 153).
Non que François de Sales identifie absolument contrition et amour. Au contraire, il s'applique dans le chapitre XX à les distinguer : « Comme le mélange d'amour et de douleur se fait en la contrition. » « La parfaite pénitence a deux effets différents; car, en vertu de sa douleur et détestation, elle nous sépare du péché... ; mais en vertu du motif de l'amour d'où elle prend son origine, elle nous... réunit à Dieu... ; à même qu'elle nous retire du péché, en qualité de repentance, elle nous rejoint à Dieu en qualité d'amour ». Esaü et Jacob. « Le repentir, rude et âpre... naît le premier, comme un autre Esaü, et l'amour, doux et gracieux comme Jacob, le tient par le pied et s'attache tellement à lui qu'ils n'ont qu'une seule origine, puisque la fin de la naissance du repentir est le commencement de celle du parfait amour » (p. 15o). Toutefois si la contrition « ne contient pas en soi la propre action de l'amour », elle en contient « la vertu et propriété ». En effet « le motif de la parfaite repentance, c'est la bonté de Dieu laquelle il nous déplaît d'avoir offensée ; or ce motif n'est motif sinon parce qu'il émeut et donne le mouvement; mais le mouvement que la bonté divine donne au coeur qui la considère ne peut être que le mouvement d'amour, c'est-à-dire d'union ; c'est pourquoi la vraie repentance (bien qu'elle soit un mouvement de fuite, de détestation, etc.), reçoit néanmoins toujours le mouvement de l'amour, et la qualité naissante d'iceluy par laquelle elle nous réunit et rejoint à la divine bonté » (pp. 155, 156).
De tout ceci, est-il imprudent de conclure que, pour François de Sales, le problème de l'attrition de pure crainte ne se pose même pas? Voici encore plus lumineux : « Ni ne faut pas non plus s'étonner que la force de l'amour naisse dedans la repentance avant que l'amour y soit formé; puisque nous voyons que par la réflexion des rayons du soleil, battant sur la glace d'un
 
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miroir, la chaleur, qui est la vertu et propre qualité du feu, s'augmente petit à petit si fort qu'elle commence à brûler avant qu'elle ait bonnement produit le feu, ou, au moins, avant que nous l'ayons aperçu. Car ainsi, le Saint-Esprit, jetant dans notre entendement la considération de la grandeur de nos péchés, EN TANT QUE PAR ICEUX NOUS AVONS OFFENSÉ UNE SI SOUVERAINE BONTÉ, et notre volonté recevant la réflexion de cette connaissance, le repentir croît petit à petit si fort, avec une certaine chaleur affective.!., qu'enfin ce mouvement arrive à tel signe qu'il BRULE ET UNIT AVANT MIME QUE L'AMOUR SOIT DU TOUT FORMÉ... »
(P. 157).
 
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Ordonnance de Jacques Boonen, archevêque de Malines (1573- 1655, évêque de Gand en 1617; transféré à Malines en 1621), sur la manière dont les confesseurs doivent se gouverner « pendant que les disputes touchant l'attrition qui ne vient que de la crainte, ne sont pas encore décidées ».
« ... De peur que, dans cette diversité d'avis on ne mette en danger le salut des pénitents, nous vous mandons à tous... que vous apportiez tout le soin possible, afin de porter, d'exhorter et de disposer tous ceux qui s'approchent de ce sacrement à avoir une véritable douleur de leurs péchés, qui ne vienne pas tant de la crainte des châtiments que de l'amour de Dieu... Car si autrefois, dans l'ancienne Loi, ce peuple grossier, qui n'avait reçu qu'un esprit d'esclave et de crainte, ne pouvait dans cette grande rareté de la grâce qui était alors, être justifié que par une vraie et parfaite contrition, ni sauvé qu'en aimant Dieu plus que toutes choses : combien plus nous qui sommes les enfants de la Nouvelle Alliance... devons-nous maintenant, dans une si grande plénitude de la grâce que Dieu a répandue sur nous..., détester les péchés plus que tous les autres maux, non comme des esclaves et seulement par la crainte des supplices, mais comme des enfants, et pour l'amour de Celui qui nous a aimés... Et... nous vous enjoignons... de rechercher souvent l'occasion de parler à fond de la nature, des motifs et des effets de la contrition, comme aussi de l'amour de Dieu, sans lequel on ne peut avoir de véritable contrition... Donné à Bruxelles le 26 mars... 1637 » (Ordonnance renouvelée en 1667 et en 1668). Ce document est cité par M. Antoine Le Felou dans : La conversion du pécheur ou la manière ordinaire dont un pécheur
 
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doit se relever... pour servir de défense au livre intitulé : Conduite à la Pénitence, publié depuis peu en flamand et en français, Paris, 1676 (livre d'un vif intérêt). Ce document appelle quelques remarques :
 
1° Publié en 1637, c'est-à-dire trois ou quatre ans avant le livre du P. Sirmond, il réfute déjà un des arguments sur lesquels Sirmond fondait sa doctrine. Si dans l'ancienne Loi « combien plus » dans la Nouvelle. Sirmond disait exactement le contraire.
2° Sinon quant à la lettre, au moins quant à l'esprit, les directions de Malines diffèrent profondément de celles que donne le Dictionnaire de théologie catholique : « Que les prêtres évitent dans leurs sermons, leurs catéchismes, leurs exhortations au saint tribunal, d'affirmer que l'attrition est insuffisante par elle-même, si elle ne renferme pas un commencement d'amour de Dieu. Dire cela serait vouloir être plus sage que la sainte Eglise, et jeter inutilement des inquiétudes, peut être de grandes tentations de découragement, dans l'âme des pénitents ». Article : Attrition, I, col. 2256. Très certainement, il n'est pas permis de « dire cela », puisque le décret d'Alexandre VII le défend; mais, en dehors de cette exagération technique, pense-t-on sérieusement qu'un confesseur qui se bornerait à inculquer à son pénitent la crainte de l'enfer, remplirait tout son devoir?
3° Ami intime de Jansénius, Jacques Boonen eut la faiblesse de se refuser à publier la condamnation de l'Augustinus. Aussi fut-il suspendu de ses fonctions et le Chapitre nomma-t-il, en sa place, un administrateur du diocèse,  1er août 1653. Mais dès le 20 du même mois, l'archevêque fit sa soumission et fut absous. Sa doctrine propre n'en reste pas moins d'une orthodoxie parfaite.
 
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D'Abra de Raconis, évêque de Lavaur, dans son Examen.., de la Fréquente Communion, Paris, 1644, II, 401.
« Celui qui commence d'aimer Dieu par amour de concupiscence..., jugeant ensuite de sa bonté infiniment aimable par ses bienfaits, se porte aisément à l'aimer pour l'amour de lui-même, et serait prêt, comme cette jeune fille dont parle le Sire de Joinville..., de porter d'une main l'eau pour éteindre l'enfer et de l'autre le feu pour brûler le Paradis, se résolvant d'aimer Dieu.... non pour la crainte... et pour l'espérance... mais simplement pour l'amour de sa Majesté adorable. »
 
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Gilbert de Choiseul-Praslin, évêque de Tournai. Éclaircissement
touchant le légitime usage de toutes les parties du Sacrement de Pénitence adressé aux pasteurs et autres confesseurs... du diocèse de Tournai, Lille, 168o.
Ce bon évêque n'est pas un aigle ; mais Sirmond non plus qu'il réfute. Il est naturellement pour l'attrition d'amour. On objecte «   que si l'amour de Dieu était nécessaire pour la justification du pécheur dans le Sacrement, il s'ensuivrait que la Loi de Jésus-Christ serait plus pesante que celle de Moyse. C'est donc un joug que d'aimer Dieu... Plus la loi de Jésus-Christ nous porte à aimer, plus elle est commode ». L'objection serait moins débile « si Dieu nous commandait de l'aimer de tout notre coeur... par nos forces naturelles, et en nous abandonnant à nous-mêmes. Mais comme » sa grâce est là pour nous aider à « accomplir ce grand commandement », l'objection s'évanouit... « Il est très faux qu'il soit difficile d'aimer Dieu. » « C'est l'amour qu'on trouve qui rend le joug (de la confession) pesant. Car, pourvu qu'on veuille exempter le pénitent d'aimer Dieu, on ne trouve pas que la loi de là confession... soit plus fâcheuse que la loi de Moyse... Ce n'est pas contre la confession en soi qu'on se récrie, ce n'est que contre l'alliance de l'amour de Dieu avec la confession » (pp. 96-99). Voir à la fin du volume sa curieuse correspondance avec tels de ses prêtres que ses éclaircissements n'avaient pas convaincus.
Il disait aussi : « Nulle disputé n'est plus inutile dans l'Ecole que celle de la contrition et de l'attrition. Puisque, encore qu'on puisse croire dans le fond et spéculativement que l'attrition suffit, l'Eglise n'ayant rien déterminé, il ne peut néanmoins jamais être permis de prendre dans la pratique (du confessionnal) le parti de la crainte » (p. 116). Il pense donc, avec l'archevêque de Malines, que, pratiquement, le confesseur doit faire le possible pour obtenir du pénitent un acte d'amour. Aurions-nous vraiment changé tout cela ?
 
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Jean de Neercassel.
 
Amor paenitens seu de divini amoris ad paenitentiam necessitate...
auctore Joanne, episcopo Castoriensi, Embricae, 1672. Un des ouvrages les plus considérables dans l'histoire de cette
 
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controverse. Bien qu'il ait été d'accord avec Arnauld et Quesnel sur la nécessité de l'attrition d'amour, Neercassel n'est pas janséniste. « Cet ouvrage, dit la Bibliothèque janséniste, favorise ouvertement l'erreur condamnée par le Concile de Trente, que la crainte des peines de l'enfer est mauvaise et nous rend encore plus méchants » (I, p. 48). Sans l'ombre d'un texte - et pour cause - à l'appui de cette affirmation. Cf. la notice de Batterel dans le tome III des Mémoires. Cf. aussi l'index de la Correspondance de Bossuet. En dehors de saint Augustin, qu'il cite constamment, Neercassel se réclame de plusieurs théologiens de la Compagnie. Grand texte de Maldonat où est fort bien résumé un des arguments principaux des contritionnistes : « Eadem via necesse est ut ad Deum convertamur qua ab eo discessimus. Discessimus autem ab eo quia illi anteposuimus res creatas. Ergo , debemus ad illum redire, dolendo quod ipsum offenderimus plus quam Joleremus propter res omnes creatas ». Amor poenitens, p. 214.
Comme beaucoup d'autres, Neercassel distingue plusieurs degrés d'intensité dans l'amour. Bien que véritable, l'amour qu'il exige du pénitent n'est pas un acte héroïque : « Per amorem... praedominantem intelligimus amorem quo quis hic et nunc nihil magis aut aeque amat ac Deum saura amat et veneratur; non vero intelligimus talem amorem qui tam fortis sit ut, crescentibus per illatas illecebras, minas caque tormenta concupiscentis, nihilominus ipse vinceret. » Il ne demande que l'amour qu'avait saint Pierre avant la chute. « Nullatenus... dicere intendimus quod Creatoris amor, ut hominem in Sacramento Deo reconciliet, ad apicem suae perfectionis debeat esse provectus ». Comme le demandera plus tard l'abbé Boileau (le frère du poète). Tout ceci dans la préface. Encore un mot de lui que je ne donne pas comme génial, mais qui me paraît plein de force, et qui, du reste, est déjà dans saint Augustin : La crainte de l'enfer « non opponitur voluntati peccandi, sed cruciatui gehennae; unde is metus malum opus, malive operis a ffectum, tanquam sua contraria excludere non potest, sicut frigus calorem ». Cf. le développement, pp. 101-102. « Qui gehennas metuit, disait Augustin, non peccare metuit sed ardere », cité, p. 85. J'avoue humblement que mon petit cerveau n'arrive pas à voir ce qu'on peut répondre à cet argument.
Sur ces degrés inférieurs de l'amour, voici quelques précisions de Duguet. C'est principalement « dans (le) détachement de nous-mêmes, et dans (l’) union chaste avec Dieu.., que consiste la Charité. Car son effet propre est de rapporter à Dieu tout ce
 
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que nous recevons de lui, ou plutôt, elle est elle-même ce rapport qui conserve à Dieu tous ses dons... Le MOINDRE COMMENCEMENT DE CET AMOUR Si pur, Si fidèle.. , est un COMMENCEMENT DE CHARITÉ; car ce sont deux noms d'une même chose... Tout mouvement d'amour de Dieu, quand il est chaste et sincère, est un mouvement de charité ; elle est quelquefois pleine et dominante, et quelquefois imparfaite; mais lors même qu'elle est faible, et dans sa naissance, ELLE A TOUTE LA VÉRITÉ DE SON ÊTRE, quoiqu'elle n'en ait pas toute la valeur, ni tout le poids, comme la plus petite partie de l'or en a les qualités essentielles ». Explication des qualités ou des caractères que saint Paul donne à la Charité, Amsterdam, 1727, pp. 251-252. Qu'on veuille bien y prendre garde, cette distinction est tout ce qu'on peut concevoir de moins janséniste. Cf. ce que nous dirons plus loin sur les « éclairs de quiétude », ou d'amour vrai, qui traversent la prière commune et en font une véritable prière.
 
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Bossuet.
 
Inutile de le citer. Ou sait bien que l'attrition de crainte est une de ses bêtes noires. Il a écrit tout un livre pour l'exterminer. Il revient souvent à ce sujet et dans ses lettres et dans ses entre-tiens avec Ledieu. Cf. les index de la Correspondance et du journal de Ledieu (édit. Urbain). Je ne dis pas qu'il se soit fait de l'amour commençant une idée très nette, ni très cohérente. Cf. sur ses variations, le P. Bernard d'Arras : Le ministère primitif de la Pénitence enseigné dans toute l'Église gallicane, Paris, 1752, voir l'index; cf. aussi dans l'article du R. P. Lavaud sur l'Attrition d'amour et de charité (Vie spirituelle, supplément de décembre 1927), les pages 109-113 sur : La thèse de l'attrition d'amour selon Bossuet.
 
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Boileau.
 
Dans son épître saugrenue sur l'Amour de Dieu, Boileau se flatte d'exterminer tour à tour, et tout ensemble, le paradoxe de Sirmond sur l'amour, et l'attrition de crainte. Pour Sirmond, il se borne à amplifier la péroraison de la Xe Provinciale; pour l'attrition, il met en vers la théologie de son frère le chanoine, contritionniste farouche, qui exigeait des pénitents, non pas
 
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comme presque tout le monde alors un « commencement d'amour» véritable, mais une contrition parfaite. D'où la difficulté qui saute aux yeux, qui, d'ailleurs, est partout, mais que Boileau a du moins le mérite d'avoir formulée plus mal que personne :
 
Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver
De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
Sa vertu n'est donc plus qu'une vertu frivole.
 
Ou, comme dira plus tard Fénelon : un acte de contrition parfaite « est toujours justifiant »; si donc cet acte est nécessaire « pour le sacrement, il s'ensuit qu'il faut être juste avant que d'approcher du sacrement destiné à la justification; que le sacrement ne l'opère point, mais qu'il la suppose, ce qui est manifestement opposé à la doctrine de toute l'Eglise » (Oeuvres, II, p. 202). Cette difficulté qui a donné beaucoup de fil à retordre à de moindres génies, n'en est pas une pour Boileau.
 
Oh! le bel argument digne de leur école !
Quoi! dans l'amour divin en nos coeurs allumé,
Le voeu du sacrement n'est-il pas renfermé?
Un païen converti qui croit au Dieu suprême,
Peut-il être chrétien qu'il n'aspire au baptême?
Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché
Qu'il ne veuille à l'église avouer son péché?
 
Que vient faire ici le « voeu du sacrement? » Tout le monde reconnaît que, même après avoir été justifié par un acte de contrition parfaite, le pécheur doit encore, du moins s'il le peut, avouer son péché au prêtre. L'unique difficulté est donc ici de savoir quelle sera « la vertu » de l'absolution que le prêtre lui donnera. Ego te absolvo, lui dira-t il. N'est-ce pas là une simple déclaration protocolaire et sans efficace, puisque ce pénitent est déjà en état de grâce? Supposons que Notre-Seigneur ait donné à ses apôtres le pouvoir de ressusciter les morts, et que saint Pierre arrivant à Béthanie après la miracle de Jésus, crie à Lazare ressuscité : veni foras..., quelle pourrait bien être la vertu de cette parole? On a honte de piétiner si lourdement, mais aussi de quoi Boileau va-t-il se mêler ?
 
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*  *
 
Bourdaloue.
 
Sermon sur le jugement dernier (I, p. 163) « IL NE VOUS EST POINT PERMIS DE CRAINDRE DIEU SANS L'AIMER ».
 
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Pensées sur divers sujets... Sacrement de pénitence; dispositions qu'il y faut apporter... Oeuvres (Cattier), V, pp. 537-5o1.
Quatre articles principaux : contrition, résolution, confession et satisfaction. Le premier seul nous intéresse présentement.
«  Je n'ai rien à dire là-dessus de singulier et de nouveau, mais ce que je dirai.., n'est que trop inconnu à bien des gens.
« Contrition, c'est-à-dire douleur du péché, mais une douleur conçue en vue de Dieu, par le mouvement de la grâce, et supérieure à toute autre douleur. Voilà, en trois mots, déjà bien des choses d'un devoir indispensable et d'une telle nécessité que de là dépend toute l'efficace... du sacrement...
« Les prophètes... ne se contentaient pas de dire : convertissez-vous..., ils ajoutaient : convertissez-vous au Seigneur. Par où ils leur faisaient entendre que, si ce rapport à Dieu manquait, que si, dans leur retour, ils n'envisageaient pas Dieu, que s'ils se proposaient tout autre objet que Dieu, ils ne devaient plus être, dans l'estime de Dieu, censés pénitents.
«... Au-dessus de toute autre douleur, c'est-à-dire qu'il n'y a point de revers... de quelque nature qu'il soit, dont il puisse m'être permis de concevoir une douleur supérieure, ou même égale à celle que doit me causer l'offense de Dieu et la perte de la grâce... Si mon regret ne va pas jusque-là, il ne peut être suffisant, et dès lors je ne suis point dans l'état d'une vraie contrition, ni même de cette ATTRITION PARFAITE, nécessaire au sacrement de pénitence. »
Evidemment il évite, on dirait même qu'il affecte d'éviter la discussion technique du problème. Mais enfin si l'attrition parfaite qu'il exige n'est pas une attrition d'amour, il parle pour ne rien dire.
« On me dira que cela serait capable de troubler les consciences, et de les jeter dans le désespoir. » C'est l'objection que fera le Dictionnaire de théologie catholique. « Il est vrai : cela peut désespérer; mais qui? des âmes mondaines » ; mais non pas « une âme remplie de l'esprit du christianisme, une âme telle que nous devons tous être. » Une âme ainsi faite « je demande si… elle aura de la peine à porter son regret au degré que je marque. »
Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'une douleur sensible. « Il suffit d'avoir cette haine du péché que les théologiens... nomment appréciative, parce qu'elle MAINTIENT TOUS LES DROITS DE DIEU, et qu'elle lui donne dans notre estime UNE PRÉFÉRENCE ENTIÈRE ET ABSOLUE. Or voilà qui ne doit désespérer personne, puisqu'il n'y
 
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a personne qui ne puisse, avec l'assistance divine, former au fond de son âme une telle douleur. »
« Il faut que, par la force et la supériorité de cette douleur, le coeur haïsse ce qu'il aimait, et qu'il aime ce qu'il haïssait. »
Pas un mot sur l'attrition de crainte; pas un mot qui n'appelle ou n'implique l'attrition d'amour. « N'est-il pas étrange » qu'une telle contrition nous semble difficile? « Comment oublions-nous si aisément un Dieu créateur..., rédempteur; un maître si grand, un père si tendre...? QUE MANQUE-T-IL DONC A NOTRE DIEU POUR DEVENIR AIMABLE?... N'EST-IL PAS ASSEZ BON? »
On objecte : si l'attrition parfaite, la seule qui suffise, est telle que vous la décrivez, « il y a donc bien des confessions nulles? » Va-t-il répondre que la crainte de l'enfer sauvera ces confessions d'être nulles? Non. « J'en conviens, dit-il, et là-dessus je n'oserais presque déclarer tout ce que je pense. »
Et je demande, à mon tour, entre cette doctrine et celle de l'Amor poenitens, où donc est la différence? Le plus rigide, j'allais presque dire le plus décourageant, mais enfin le plus découragé de ces deux spirituels, ce n'est pas l'évêque de Castorie. Si l'on s'accorde à ce point sur le fond des choses, pourquoi, d'un côté comme de l'autre, continuer à se déchirer? Et je reviens au refrain que m'impose chaque jour avec plus de force une intimité de cinquante ans avec le XVII° siècle religieux : un Locarno de quelques heures, un entretien pacifique, objectif et tout religieux, entre les maréchaux des deux camps eût mis fin à ces batailles éternelles qui ont fait tant de mal au catholicisme français.
 
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Je rapprocherai de Bourdaloue un jésuite éminent que personne ne connaît, le P. Jean Jégou, de l'équipe des grands missionnaires bretons. Jégou a publié en 1697 à Rennes - malheureusement! - un livre très remarquable : L'usage du sacrement de pénitence, pour servir d'instruction aux pécheurs qui veulent se convertir et aux confesseurs qui les conduisent. Appel constant - et c'est là une des originalités du livre - à son expérience des missions. Il ne traite que fort sommairement la question controversée et pour se rallier, sans hésiter, à la suffisance de l'attrition de crainte. Ainsi aurait fait Bourdaloue. Mais tout le livre n'en respire pas moins contre cette doctrine, telle du moins qu'elle a fini par prévaloir et que l'expose aujourd'hui
 
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le Dictionnaire de théologie catholique. L'image qu'il présente des
dispositions requises, est celle-là même qu'en présente Bourdaloue. - Longue paraphrase du texte tridentin : dolor animi et detestatio de peccato. Haine d'abomination; haine d'inimitié. « En avoir une telle aversion qu'on ne puisse ni le voir, ni s'en représenter l'image... sans horreur...; ensuite de cette haine, en concevoir un regret et une douleur si violente qu'il n'y ait rien au monde qu'on ne voulût avoir souffert plutôt que de l'avoir commis. Désabusons-nous donc, chrétiens, si nous croyons que la vraie contrition soit si aisée. » « Ils pleurent aux pieds d'un confesseur; vous diriez qu'ils sont véritablement repentants...; et néanmoins ils ne sont rien moins... Semblables en cela à Esaü, à Antiocheus... dont la pénitence fut réprouvée de Dieu, parce qu'ils étaient particulièrement touchés de la peine qu'ils enduraient, et non pas de l'énormité de leurs crimes... Il faut que la haine et la douleur TOMBENT DIRECTEMENT ET IMMÉDIATEMENT SUR L'INJURE FAITE A DIEU, et qu'elle soit le motif de notre douleur, et non pas le mal que nous souffrons en punition de nos péchés. » Que ce mal soit un châtiment immédiat, ou futur; une maladie, ou l'enfer, cela ne change rien au raisonnement de Jégou. « La Pénitence est une douleur et une haine, non pas de quelque mal et de quelque peine que ce soit qu'on endure, mais du péché qu'on a commis » (pp. 1-16). D'où il conclut avec Bourdaloue, « qu'il y a peu de véritables contritions » (pp. 64-68). Reste un problème psychologique : la seule crainte de l'enfer peut-elle produire cette haine du péché telle que la comprend Jégou? Cf. à ce sujet W. G. Ward : « The question is often discussed whether an act which contains no element of inchoate love... can be a sufficient disposition for the sacrament of Penance? Myself, I cannot but think THAT THE CASE SUPPOSED IS PSYCHOLOGICALLY IMPOSSIBLE. » Five Lectures on attrition, contrition and sovereign love (privateley printed). Encore une fois, c'est presque malgré lui, et certes, sans le moindre enthousiasme, que Jégou se rallie à l'attrition de crainte.
« J'ajoute seulement qu'encore bien qu'il semble qu'on ne doive point douter de cette doctrine, il ne faut pas laisser de s'efforcer, autant qu'on peut, de former des actes d'une parfaite contrition dans le sacrement de pénitence. Il est bon de redouter les supplices éternels..., car la crainte de la peine a une puissante force pour nous éloigner du mal; il est bon de soupirer après le paradis... » Mais « que penser d'un pécheur qui ne serait sensible qu'à de telles réflexions... (et qui) pourrait se contenter de
 
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redouter les supplices éternels... sans s'efforcer de reconnaître par une douleur amoureuse cette grande miséricorde? La bonté et la miséricorde de Dieu... N'EST-ELLE PAS AUSSI PUISSANTE SUR LE CŒUR POUR S'EN FAIRE AIMER, que les menaces de la justice pour donner de la crainte? L'AMOUR N'EST-IL PAS AUSSI NATUREL, et bien plus doux à l'homme que le tremblement et la frayeur? NON, JE VOUS AVOUE QU'UN SENTIMENT CONTRAIRE N'ENTRE PAS DANS MON ESPRIT?... » Et toujours en opposition avec l'article du Dictionnaire de théologie que nous avons cité plus haut, « il faut », conclut Jégou, « qu'un confesseur tâche par ses remontrances d'aider son pénitent à former l'un et l'autre sentiment... Maledictus
qui facit opus Dei negligenter » (p. 58, 59).
 
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Je citerai encore un autre jésuite de ce temps-là, le P. Judde. Tant qu'il n'est question que d'affirmer, in abstracto, la suffisance de l'attrition sans amour, il parle comme les modernes. Mais il se hâte d'ajouter : ne regardons pas l'attrition, « comme un acte simple ». Composé au contraire. Il y entre : a) « De la foi aux vérités révélées » ; or pas de foi « que déjà on n'ait pour Dieu une disposition affectueuse » ; b) De « la confiance aux miséricordes de Dieu et aux mérites de Jésus-Christ »; confiance qui est « une espèce d'hommage volontaire » rendu à Dieu ; c) « Le désir d'être justifié, et pour cela de renoncer à toute attache criminelle, suppose beaucoup plus encore qu'on regarde Dieu comme son souverain bien... » ; d) « Enfin la détermination à garder tous les commandements renferme une résolution de garder au moins en son temps, le précepte même de la parfaite charité » (V, pp. 18-21). C'est ainsi, oserai-je dire, que les spirituels de ce temps-là, après avoir donné, comme pour la forme, une sorte de congé aux éléments théocentristes de l'attrition, les font aussitôt rentrer par la fenêtre. Cette oscillation est très curieuse à suivre chez le P. Judde, mystique né. Voici de lui, un texte plus que remarquable, et qui met fin aux oscillations :
« D. Que faut-il répondre quand il nous vient quelquefois cette pensée : S'il n'y avait point d'enfer, consentirais-je à offenser Dieu ?
« Répondre : Hélas! je suis si méchant et si faible que je n'ose assurer ce que je ferais ; mais il y a certainement un enfer, et la supposition du contraire est chimérique. Bénissons Dieu, cependant, de nous avoir donné ce frein et supposons, si
 
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nous n'avions pas celui-là, qu'il voudrait bien nous en donner quelque autre... qui nous porterait aussi efficacement à le servir... »
C'est là, en effet, tout ce que peut trouver un attritionniste pur, et, entre nous, ce n'est pas très fort. Mais Judde n'est pas de cette école.
« Voilà ce qu'on peut répondre d'abord, poursuit-il, pour dis-traire et pour dissiper la tentation ; réponse bien imparfaite et bien peu digne d'un vrai chrétien, s'il ne s'élève à quelque chose de grand, en ajoutant : Oui, mon Dieu, QUAND MÊME IL N'Y AURAIT POINT D'ENFER, JE VOUDRAIS VOUS SERVIR, NON PLUS PAR CRAINTE, MAIS PAR AMOUR... et c'est là que doit tendre un bon coeur, un coeur reconnaissant, un coeur chrétien » (p. 33).
 
Et voilà comment, presque toutes les avenues qui s'ouvrent à nous, dans les jardins du grand siècle, nous conduisent à Fénelon.
 
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Cf. dans les Essais de Nicole, t. VIII***, p. 185, seq., la lettre XXIX : Qu'il est difficile d'écrire sur la question de l'amour de Dieu justifiant ; et dans les Lettres de Duguet VII, p. 400, seq., quelques remarques sur le sujet.
 
Fénelon.
 
Notes pour un sermon sur la confession, V, pp. 7o7-7o8.
« Attrition. Je ne veux que le concile de Trente : cum spe veniae, voluntatem peccandi de caetero excludens : amour suprême d'espérance est requis ; amour suprême de charité est requis, sinon en commençant, du moins en finissant : ce n'est que différence d'un quart d'heure ». C'est là un des plus jolis mots qui aient été écrits  au cours de cette controverse où l'on a noirci tant de pages; et il va très loin.
« Nécessité de se préparer et de désirer cet amour. Il ne s'agit pas d'un acte formel, mais d'une disposition habituelle comme d'amour pour un père...
« Mais, dites-vous, vous demandez trop? - Quoi? trop : amour, bonne foi. - Vous nous jetez au désespoir? - Quoi de moins désespérant que la consolation d'aimer? »
 
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« Sur le commencement d'amour nécessaire au pécheur dans le sacrement de Pénitence », t. II, pp. 202-2o3.
Deux extrémités à éviter : « D'un côté, il est scandaleux de dire que, pour se réconcilier avec Dieu, il suffit de le craindre, comme un criminel craindrait un juge rigoureux... ; d'un autre côté, il n'est pas moins dangereux d'exiger du pénitent un amour pur et de préférence qu'on nomme dominant; car cet amour dominant, à quelque degré que vous le mettiez, est toujours justifiant », d'où il suivrait « qu'il faut être juste avant que d'approcher du sacrement destiné à la justification ».
Un certain amour est nécessaire. « La difficulté est de dire en quoi il consiste et de le distinguer nettement de cet amour de préférence qui, du plus bas degré où on puisse le mettre, justifie l'âme ». Voici l'explication où Fénelon s'arrête :
« 1° Il est certain que notre volonté est capable d'avoir en même temps plusieurs amours contraires : j'aime le fruit, mais il me fait mal ; j'aime encore plus ma santé.
« 2° Souvent deux amours contraires se trouvent égaux en nous ; et alors nous sommes en suspens... ; j'hésite entre l'honneur et le danger.
« 3° Un amour peut croître ou décroître, et son contraire de même en proportion ; comme Ies deux plats d'une balance...
« Cela posé, je dis qu'il y a souvent, dans les fidèles pécheurs, un amour de Dieu qui n'est pas encore un amour de préférence. Ce sont des désirs faibles et naissants; ils voudraient servir Dieu, mais d'autres désirs plus violents les entraînent. Cet amour n'est point justifiant ; j'ajoute qu'il n'est pas même suffisant pour la pénitence... ; ces pécheurs sont encore esclaves du mal.
« Mais il vient ensuite un autre état, où l'amour du péché cesse de dominer, et où l'amour de Dieu croissant fait l'équilibre, en sorte qu'il est précisément au dernier degré après lequel il emportera la balance et sera dominant. Je dis que c'est cet état où il ne reste plus à cet amour de Dieu qu'un seul degré à acquérir pour ressusciter l'âme..., dans lequel le sacrement peut lui être salutaire. Ce qui est réservé à la grâce du sacrement, c'est de donner à cet amour le seul degré qui lui manque pour être dominant et pour emporter le coeur comme une balance.
« Si vous êtes scandalisé de ce que je demande si peu, et que je me contente d'un amour qui laisse l'âme en équilibre entre Dieu et les créatures, souvenez-vous que l'âme ne doit pas être encore dans la justice ni par conséquent dans l'amour dominant... Puis-je moins laisser à la grâce du sacrement que de lui laisser
 
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à opérer ce dernier degré d'amour, qui fait la justice et la vie? Cet amour d'équilibre.., est la disposition prochainement prochaine, comme parlent les scolastiques... »
Comme on le voit, toute cette construction est commandée par la préoccupation, certes plus que légitime, de sauver, pour ainsi dire, l'efficacité de l'absolution. Retenons que, pour Fénelon, l'attrition de pure crainte ne suffit pas. Un certain amour de Dieu est nécessaire. Plus d'un aura été surpris « de ce que (il) demande si peu ». C'est qu'on persiste à le voir avec les yeux de Bossuet. Comparez ce petit mémoire au livre où Bossuet traite la même question. Le moins excessif ou exigeant des deux, ou, si l'on veut, le moins chimérique, le moins quiétiste, c'est Fénelon.
 
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Malebranche.
 
Méditations chrétiennes, XVIe Méditation... De la contrition et de l'attrition. Edit. H. Gouhier, Paris, 1928, pp. 328-, sq. (La 1ère édition est de 1683).
« Le pécheur, dont l'amour habituel des faux biens est plus grand que l'amour habituel de l'ordre et de la justice, peut... par le secours de la grâce, qui excite l'amour, habituel quoique faible qu'il a pour l'ordre, préférer actuellement Dieu à toutes choses. Or, comme un acte d'amour de Dieu ne change pas d'ordinaire l'état de l'âme, elle demeure encore habituellement disposée, par une habitude acquise avec liberté, à préférer l'objet de sa passion à tout autre. Le pécheur qui a formé cet acte d'amour ne devient pas pour cela juste devant Dieu, puisqu'il n'a pas encore la charité. Mais si ce pécheur qui forme, ou qui a formé.., un acte d'amour de Dieu sur toutes choses, s'approche du sacrement de Pénitence, dans ce mouvement actuel, sache, mon Fils, qu'il reçoit par l'efficace de ce sacrement la charité dominante ou la grâce justifiante. Ainsi la préparation nécessaire au sacrement de Pénitence renferme quelque amour de Dieu sur toutes choses, et néanmoins ce sacrement n'est pas inutile à la justification...
« Il y a, mon Fils, cette différence entre un acte de contrition et un acte d'attrition que le premier renferme un acte d'amour de Dieu assez fort pour changer la disposition habituelle de l'âme, car les actes forment et changent les habitudes; et que le
 
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second renferme bien quelque amour de Dieu, mais trop imparfait et trop faible pour vaincre l'habitude qui lui est contraire. Après un acte de contrition, le pécheur devient juste, puisqu'il se trouve habituellement disposé à préférer Dieu à toutes choses... Mais après un acte d'attrition, le pécheur demeure encore pécheur. Quoiqu'actuellement il préfère le Créateur à la créature, il est toujours habituellement disposé à préférer la créature au Créateur...
« Viens donc dans le mouvement d'amour que je t'inspire..., te prosterner à mes pieds en la personne du prêtre, et me con-fesser tes désordres... SERS-TOI DU MOUVEMENT ACTUEL QUE JE TE DONNE, POUR OBTENIR, PAR L'EFFICACE DU SACREMENT, LA CHARITÉ JUSTIFIANTE, L'AMOUR DOMINANT DE L'ORDRE ET DE LA JUSTICE QUE TU AS PERDU ».
Je me demande si l'on a jamais rien écrit de plus beau sur la confession que ces quelques pages. En dehors néanmoins des philosophes professionnels, qui les connaît? Négligeant l'ordre chronologique, j'ai cité Malebranche après Fénelon. Ces deux génies aux prises avec le même problème, quel sujet de comparaison! Et qui ne sent la supériorité de Malebranche ! Après cela, je me permets de renvoyer les grands curieux à l'article de la Vie spirituelle (déc. 1927) : Attrition d'amour et de charité, où le R. P. Lavaud expose et fait sienne, avec un rare bonheur, la doctrine de saint Thomas et de Billuart sur l'attrition. Il me semble qu'en dépit des divergences de surface, c'est bien, des deux côtés, la même doctrine.
 
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Le P. d'Avrigny, au t. III de ses Mémoires chronologiques et dogmatiques, 172o.
C'est à propos du décret d'Alexandre VII, 5 mai 1667. On ne lit plus d'Avrigny, et c'est grand dommage. Il a infiniment d'esprit, et jusqu'à paraître flippant, je prends le mot anglais pour ne pas dire gamin. Un petit cousin - croyant, bien entendu! - de Voltaire. Est-ce pour cela qu'on l'a mis à l'index? Ou bien pour les outrances de son anti-jansénisme? Une véritable haine. Dès qu'il rencontre nos Messieurs, il voit rouge. Ou bien pour ses tendances gallicanes? Cf. à ce sujet, dans l'article même que nous citons, son jugement d'ensemble sur le pontificat d'Alexandre VII. « Dès qu'il fut (pape), il fit mettre dans sa chambre un cercueil, pour se rappeler incessamment ce qu'il
 
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deviendrait un jour ; mais on s'accoutume à voir une bière comme tout autre chose, et ce n'est guère par les yeux qu'on devient plus homme de bien. La vue du cercueil n'empêcha pas Alexandre de succomber enfin à la tentation de faire du bien à ses neveux » (111,P. 35) . Voir aussi plus loin, à propos de l'affaire des Corses : « Une des plus grandes insultes qui aient été faites à l'ambassadeur d'une tête couronnée. La réparation (la pyramide) fut grande en effet, mais non pas volontaire » (pp. 36-37). La fantaisie lui est venue de s'étendre plus longuement qu'il ne le fait d'ordinaire, sur le problème de l'attrition. « Ce que je vais dire pourra paraître plus propre d'un livre de piété que d'un ouvrage historique et dogmatique, mais toutes sortes de réflexions entrent dans celui-ci, et celle que je vais faire convient naturellement au sujet ». Il croit facile le passage de l'attrition à la contrition, ou celle-ci moins héroïque, plus commune qu'on ne le dit. « Je sais que ce qui frappe communément d'abord un pécheur, c'est la crainte de la peine... Il n'est encore qu'attrit..., mais qu'il fasse encore un pas avec les Ninivites, et il touche à la contrition. Ce pas, loin d'être fort difficile, est une suite naturelle du premier... Loin donc que la frayeur du jugement futur soit un obstacle à l'amour pur et désintéressé, elle en est le prélude et y conduit directement. Qu'un confesseur habile ouvre l'enfer à un pécheur, mais que ce ne soit que pour le faire entrer dans la vue de l'enfer mérité... Il pouvait (me damner), mais il ne l'a pas fait. Bonté de mon Dieu, que vous êtes grande! Non, ce n'est plus la considération des peines que j'ai méritées, qui m'arrache les pleurs que je répands en votre présence, c'est le regret d'avoir offensé un Maître... si miséricordieux. Si vous étiez moins bon, j'ose le dire, ma douleur serait beaucoup moins vive. Telle est l'impression que fait la pensée de l'enfer sur le coeur de l'homme à qui il reste quelque sentiment de religion. Il est donc bon de demander au pécheur qui approche du sacrement de Pénitence, un amour de Dieu aimé pour lui-même..., et il n'est pas si difficile de l'y conduire » (III, pp. 31-33).
Il avait déjà dit plus haut : « Tout le monde sait que le sentiment qui exige un acte d'amour pour la validité du sacrement a prévalu en France... et il faut convenir que c'est le plus sûr » ( p. 28).
 
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Le P. de La Borde : Conférences familières sur les dispositions
 
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nécessaires pour recevoir avec fruit le sacrement de Pénitence, Paris, 1747.
Encore un livre excellent. Vivien de La Borde, 168o-1748, prêtre de l'Oratoire. Envoyé par Noailles à -Rome pour « les affaires de la Constitution » ; mais n'est pas mort appelant. Ce volume renferme ses conférences quadragésimales de 1739, à l'église de la rue Saint-Honoré. Grand succès; Le duc d'Orléans (le fils du régent) était un de ses auditeurs les plus assidus. On a gardé « l'original d'une lettre qu'il lui écrivit en sortant d'une de ses conférences, dans laquelle il s'exprime ainsi : « Je suis aussi content de vous pour le moins que je le fus mardi dernier. Même exactitude de doctrine, même justesse, même précision, même modération dans les décisions de morale, et plus de facilité dans l'élocution et le choix des mots ». « Ce témoignage, lisons-nous encore dans la préface, est. précieux et décisif. Le prince qui le rend se connaissait d'autant mieux en bonne morale qu'il la pratiquait avec plus d'exactitude et même d'austérité ». Après Boileau, il ne manquait guère plus à notre symposium qu'un prince du sang. Le voici, pleinement d'accord avec le P. de la Borde.
Les deux mots de Notre-Seigneur sur Madeleine remittuntur illi... quia dilexi.., nous apprennent quelle est « la condition essentielle de l'absolution », « Quoique la crainte, comme l'a défini le concile de Trente, prépare le pécheur..., gardons-nous bien de supposer qu'elle seule... puisse nous obtenir la rémission des péchés ». « Je n'ajoute (rai) pas un mot à ce que dit le Concile ». - Il renvoie à la doctrine du Concile sur le baptême, puis à saint Thomas. « Et quand saint Thomas ne l'aurait pas dit, le bon sens le dit tout seul... » - « Mais les sentiments, dites-vous, sont partagés sur ce point. Vous serez donc bien-surpris, mes Frères, si je vous prouve qu'ils ne le sont pas, et qu'ils ne sauraient l'être, quand on prend la peine de définir et de s'entendre. De quoi s'agit-il? De savoir si la contrition renferme quelque amour de Dieu? Non, car tout le monde en convient. (Ceci a été dit en 1739) ; et toute la question se réduit à savoir si cet amour est un amour d'espérance ou un amour de charité. Quelles subtilités, dites-vous ici... ! Aimer est-ce donc autre chose qu'aimer, et ne faut-il pas être d'un grand loisir pour subtiliser là-dessus? J'en dis autant que vous, mes Frères. En effet, si cet amour qu'on appellera comme on voudra, d'espérance ou de charité, est au fond une seule et même chose, que devient la dispute ? Prouvons que c'est une seule et même chose »
 
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(pp. 299-300). Que recevrez-vous avec l'absolution ? « L'esprit de Dieu, sa justice, sa charité; et non seulement quelques dispositions de cette charité, mais son habitude elle-même ». Or, cette justice, cette charité « la recevrons-nous sans la désirer... et autant qu'elle doit être désirée, c'est-à-dire... par préférence à tout? » « Dans la religion de Jésus-Christ, on n'a jamais qu'une réponse à nous faire... fiat tibi sic ut vis... Mais je demande..., la désirerons-nous sans l'aimer et... par-dessus toutes choses? La juste mesure du désir que nous en aurons n'est-elle pas l'amour même que nous en aurons conçu? Hé! donnez donc à cet amour tel nom qu'il vous plaira, que m'importe ! N'est-il pas de la dernière évidence qu'il doit avoir directement pour objet la justice et la charité proprement dite, puisque c'est elle qu'il s'agit de recevoir... ; et si, pour des raisons que j'ignore, vous ne voulez pas appeler cet amour un amour de charité, n'est-il pas au moins à la rigueur un amour de la charité proprement dite, puisqu'il se la propose directement pour objet? Cela n'empêchera pas que je n'appelle en même temps cet amour un amour d'espérance, parce qu'il l'est aussi : car je ne puis aimer et désirer la justice et la charité comme mon unique bien, sans faire consister mon plaisir et mon bonheur à les aimer éternellement » (pp. Sot-3o4). - Ici, le coup de patte rituel aux quiétistes.
« Qu'est-ce qu'un pénitent?... » Un homme à qui le confesseur dit : « La terre où nous sommes, vous et moi, mon Frère, est une terre sainte. Déliez vos souliers et déposez ici toute pensée humaine. Voyez-vous cette croix : tenez-vous là et collez-y votre âme, afin qu'elle reçoive l'aspersion du sang adorable... Il n'est point ici question de vous effrayer. Votre Dieu ne s'est pas mis dans cet état pour vous perdre... Et nous disputerions là, mes Frères, sur le plus ou moins d'amour que nous lui devons, et si, dispensés de l'aimes (toujours Sirmond), il ne suffirait pas de le craindre !... C'est au pied de la croix... que nous l'exciterions et que nous la soutiendrions, cette indécente dispute? Oh ! qu'on ne me parle plus ici de distinctions et de vaines subtilités : douleur, confusion, louange, admiration, reconnaissance, espérance, confiance, charité, traits aimables de la justice, et d'autant plus aimables que vous me pénétrez plus vivement, déchargez-vous sur moi tous à la fois ! NE ME DONNEZ PLUS LE TEMPS DE VOUS DÉMÊLER, et ne me laissez plus de liberté que pour m'abandonner sans réserve à l'immense charité de mon Dieu : et nos credidimus charitati... L'anathème est sur celui qui n'aime pas le Seigneur
 
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Jésus, dit l'Apôtre ; et dans quel temps le mériterions-nous mieux cet anathème que dans le temps où tout couverts de plaies..., et sur le point de recevoir encore l'application de son sang..., nous pourrions nous croire dispensés de l'aimer » (pp. 3o7-312). « Tout est cloné renfermé dans la sage déclaration du Clergé de France, quand il a défini que ceux-là ne suivent pas une voie sûre, qui, dans le Sacrement de Pénitence, ne demandent pas le même amour de Dieu que le concile de Trente a demandé pour le baptême. Tout est là mes Frères... Ainsi... nulle dispute..., ou, s'il y en a quelqu'une, nous ne devons la regarder, vous et moi, que comme une de ces disputes que les théologiens avancent quelquefois afin de donner occasion de mettre la vérité dans un plus grand jour » (pp. 311-313). Amen! Amen!
Par où l'on voit, pour le dire en passant, s'il est vrai, comme on le répète à satiété, que les sermonnaires du XVIII° siècle aient négligé tout à fait le dogme pour ne prêcher que la morale.
 
 
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M. Mérault, vicaire général d'Orléans, ci-devant de l'Oratoire : Enseignement de la religion, V, Orléans, 1827, pp. 72-85.
Je cite ce prêtre éminent pour montrer que la tradition quasi unanime de l'ancien régime ne s'est pas éteinte brusquement chez nous au commencement du XIX° siècle. Si Dieu me prête vie, je me promets bien de revenir quelque jour à M. Méranlt. On goûtera fort, du reste, le premier de ses arguments.
« La foi de l'Eglise, ainsi que son voeu le plus cher, se connaît dans ces livres élémentaires qu'elle met entre les mains de ses enfants; mais dans tous les temps, mais dans les deux mondes, dans tous les catéchismes épars dans l'univers, il n'en est pas un qui ne renferme un acte de contrition, et pas un où l'on donne à cette contrition un autre motif que celui d'un Dieu que l'on a un souverain regret d'avoir offensé, parce qu'il est infiniment bon et infiniment aimable. L'Eglise ne discute point; elle va droit au but, et sans écouter les froids controversistes, elle donne pour
motif à notre contrition celui dont fut touché David, ce vrai pénitent », et l'enfant prodigue (p. 73).
« Selon les plus grands docteurs... et particulièrement saint Thomas et saint Bonaventure, c'est surtout au pied de la crèche et de la croix qu'il faut étudier la religion ». Serait-ce donc au pied de la croix « que l'on ne rougirait pas de disserter
 
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laborieusement sur le degré de l'amour qui est dû à Dieu ? Ah ! abandonnons sans regret de telles écoles » (p. 74).
« D'un avis général, l'amour du prochain... est nécessaire pour être justifié dans le sacrement... Un seul homme excepté de l'amour qui est dû à tous, on n'aura pas la charité. L'aurez-vous, lorsque tout sera aimé de vous, Dieu excepté? » Autorités : François de Sales, le P. Lejeune, Bossuet. « Oter de la pénitence le commencement d'amour... ce n'est point en adoucir le joug, c'est au contraire le rendre intolérable » (p. 78).
« Extrême injustice de ceux qui veulent persuader que, lorsque nous développons la nécessité et les avantages de l'amour de Dieu comme motif essentiel de la contrition, nous excluons la crainte » (p. 83).
 
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Je pourrais apporter encore une foule de textes qui rendraient le même son. A quoi bon? et qui n'avouera qu'il est difficile d'imaginer une plus constante, une plus ferme, une plus chaude unanimité? Dira-t-on que la chaleur même de plusieurs de ces affirmations donne assez à entendre que l'attrition de pure crainte avait alors des partisans et nombreux et redoutables ? Et de ceux-ci me reprochera-t-on de ne pas avoir rassemblé les témoignages ? Je n'avais pas à le faire, car, autant que je sache, ces témoignages ne se trouveraient guère que dans ces écrits proprement techniques dont je n'ai pas à m'occuper. Encore une fois, cette controverse ne m'appartient que dans la mesure où elle nous rend sensibles les réactions religieuses les plus spontanées de l'Ancien Régime. Peu nous importent les disputes d'écoles si elles n'ont pas trouvé d'échos dans les consciences? Il me semble, d'ailleurs, à vue de pays, que, parmi les théologiens de métier, les attritionnaires eux-mêmes, qui n'étaient certes pas en majorité, n'étaient pas loin de se rallier, pour l'essentiel, à la doctrine de Bossuet et du Clergé de France. Cf. là-dessus le P. Bernard d'Arras : Le ministère public de la pénitence enseigné clans toute l'église gallicane ou l'administration de ce sacrement selon les principes de la plus ancienne discipline suivis unanimement par le Clergé de France, Paris, 1752. Il est vrai que, soit pour empêcher la prescription et ménager l'avenir, soit pour narguer l'ennemi héréditaire, les jeunes théologiens de la Compagnie s'amusaient périodiquement à soutenir, dans leurs « thèses » - ces thèses qui empêchaient Bossuet de dormir -
 
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l'attritionnisme le plus extrême. Mais dans les balances toutes religieuses qui sont les nôtres, que pèsent ces ballons d'essai auprès des témoignages tout opposés que nous avons empruntés à un Bourdaloue, à un P. Jégou, à un P. Judde ? Quant à l'orthodoxie foncière de la tradition que je viens d'exposer, un plus compétent que moi ne la met pas en doute. A la lumière de la psychologie thomiste de l'amour, écrit le R. P. Lavaud, « la doctrine de Bossuet, et de l'Assemblée du Clergé de France de 1700, condamnant la suffisance de l'attrition de crainte, prend ainsi tout son sens et se trouve théologiquement justifiée ». (Op. cit., p. [126]).
Il n'est pas douteux davantage que, depuis longtemps, cette doctrine ne règne plus dans les écoles, et que, si le sirmondisme intégral est aujourd'hui réprouvé de tous, le semi-sirmondisme - je forge ce nouveau nom pour consoler les mânes du P. Sirmond - triomphe presque partout. Cf. l'article Attrition dans le Dictionnaire de théologie catholique; le De Paenitentia du R. P. d'Alès que nous avons déjà cité, et le De Paenitentia du R. P. Galtier, Paris, 1923. A la vérité, il se peut bien que, dans ce vieux débat où crépitent les équivoques, j'allais presque dire les jeux de mots, l'opposition entre les deux camps soit moins irréductible, moins sérieuse même qu'on ne le croirait d'abord. Prenez par exemple cette élégante formule du
R. P. d'Alès : « Statuimus tanquam sententiam jan communem et moraliter certam ac practice tutam, ad attritionem in sacramento nullum ex necessitate requiri motum amoris Dei PRAETER ILLUM quo sincere adhaeretur virtuti et voluntas peccandi excluditur : quo discernitur timor simpliciter servais a serviliter servili. (D'Alès, op. cit., p. 60). « Pas d'autre mouvement d'amour sauf celui qui... ». N'est-ce pas là garder au moins une petite place à l'amour? Est-on bien sûr du reste qu'elle soit petite? Est-on sûr qu'un chrétien puisse adhérer sincèrement, et qui plus est assez chaudement à la « vertu » sans adhérer du même coup, ou ipso facto, à Dieu lui-même? Qu'on relise à ce sujet le sermon du P. de Laborde. J'ai parfois l'impression, en lisant ces livres, que leurs auteurs se font de l'amour une idée quelque peu singulière, étriquée ou formaliste. Ne confondraient-ils pas l'amour véritable - qui est un acte de la volonté - soit avec les mouvements sensibles qui parfois l'accompagnent, ou bien avec la récitation consciente, littérale d'un acte de charité. Ne peut-on pas aimer Dieu, et par-dessus toute chose, sans lui dire qu'on l'aime? Mais pourquoi discuterais-je au P. Sirmond la revanche
 
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éclatante - et pour moi, je l'avoue, déconcertante - que l'évolution théologique lui réservait. Qu'est-ce en effet que le semi-sirmondisme, sinon une disposition à voir dans l'amour un je ne sais quoi de si difficile, de si rare qu'on a peine à concevoir que Dieu l'exige du commun des hommes ? Le mot lui-même paraît troublant. Analysant le livre du R. P. Périnelle, « j'avouerai, écrit encore le R. P. d'Alès, que la formule dans laquelle l'auteur enferme sa conclusion tue paraît médiocrement heureuse... Il nous dit que le Concile requiert « l'attrition d'amour ». A première vue, cette formule étonne et déconcerte, car on n'est pas accoutumé à voir dans l'attrition une affaire d'amour, cette caractéristique convenant à la seule contrition parfaite. (Eh, c'est là précisément la question même sur laquelle on se divise). La formule ne me paraît adéquate ni à la réalité psychologique, ni aux arguments produits par l'auteur ». Pour moi, au contraire, et quoi qu'il en soit des arguments du P. Périnelle, le mérite de cette formule serait précisément qu'elle serre de plus près la « réalité psychologique ». Bourdaloue qui veut dire la même chose est plus vague quand il parle d'une « attrition parfaite ». Le P. d'Alès n'est pas un petit esprit : il ne s'arrêterait pas à des querelles de mots. Il faut donc que cette apparition imprévue de l'amour le gêne, provoque chez lui les mêmes résistances qu'elle provoquait jadis chez le P. Sirmond. Et il insiste : « La formule « attrition d'amour », « attrition par amour », me semble plutôt décevante, propre à suggérer des précisions que les Pères de Trente ont persévéramment repoussées... Mieux vaudrait écarter ce paradoxe inutile », Recherches de science religieuse, octobre 1928, pp. 545-546. Ce « paradoxe » prétendu, - qui n'est qu'une vieille nouveauté - le R. P. Périnelle ne l'écarterait qu'en supprimant tout son livre, ce qui serait grand dommage. Ce livre en effet - comme aussi bien l'article déjà cité du R. P. Lavaud et comme la thèse plus avancée du R. P. Vooght, également critiquée par le R. P. d'Alès - nous rappellerait au besoin que « l'attrition d'amour » a encore de chauds amis. Son éclipse momentanée n'est peut-être que passagère. Bien qu'aujourd'hui triomphante, rien ne promet à la formidolosa une prospérité d'éternelle durée. Qu'est-ce qu'un siècle dans l'histoire des idées? Multa renascentur... Puisque l'Église nous permet de choisir entre les deux doctrines, on peut bien dire que celle de saint Thomas, splendidement modernisée par le R. P. Lavaud - et qui est, au fond, celle de Bossuet, de Fénelon, de Malebranche, de Bourdaloue,
 
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de tous les mystiques - répond mieux que l'autre à l'idée que nous nous faisons, et de la noblesse chrétienne, et de la droiture morale. Rappelez-vous ce mot de Fénelon : « II est scandaleux de dire que, pour se réconcilier avec Dieu, il suffit de le craindre ». Si l'autre doctrine ne dit pas cela expressément, du moins paraît-elle le dire. J'ajoute qu'aujourd'hui, où les primaires eux-mêmes se mêlent de « religion comparée », une de nos préoccupations doit être d'empêcher que l'on ne prenne la vertu des sacrements pour une sorte de magie. De quelque manière qu'on l'explique, cette action restera toujours mystérieuse ; mais le miracle est beaucoup plus déconcertant d'une crainte métamorphosée en amour par les paroles de l'absolution, que d'un amour commençant épanoui en un amour parfait ou, comme le veut saint Thomas, d'un amour de bienveillance s'achevant, grâce à ces mêmes paroles, en une amitié proprement dite. On peut souhaiter enfin que bientôt décline une théologie qui, bon gré, mal gré, se fonde implicitement sur le paradoxe de Sirmond, et qui, par là même, semble avouer, avec la quasi-impossibilité de l'amour, la faillite presque universelle du sentiment religieux lui-même. Encore une fois, ce n'est pas, si j'ose parler ainsi, pour ses beaux yeux qu'on exalte l'attrition de crainte, c'est uniquement parce qu'on ne croit pas les foules chrétiennes capables de s'élever jusqu'à l'amour, autant dire, jusqu'à la véritable prière.
Tout se ramène à un problème de psychologie et dont il faut demander la solution à l'expérience chrétienne. Celle-ci, dûment consultée, donne-t-elle raison ou tort aux jeunes filles d'Athalie :
 
Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile
Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer:
Est-il donc à vos coeurs, est-il si difficile,
Et si pénible de l'aimer ?
 
Non, répondait saint Thomas, il n'est pas difficile, - même à un païen, infiniment moins encore à un chrétien que des grâces actuelles sollicitent à le faire - il n'est pas difficile d'aimer d'un amour de bienveillance la Bonté suprême et la suprême Beauté. Ce qui est plus rare, est de l'aimer d'un amour d'amitié stable, fervent, dominant et d'ordinaire assez fort pour paralyser la séduction des beautés créées. (Cf. l'article du P. Lavaud qui roule tout entier sur cette distinction essentielle que le P. Périnelle avait déjà rappelée et dont le P. d'Alès a bien pressenti l'extrême intérêt). « J'apprécie sans réserve les
 
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considérations qu'à la suite de saint Thomas (le P. Périnelle) développe sur « l'amour de bienveillance » et sa distinction d'avec l'amour d'amitié, ou charité. Ces pages délicates et fortes éclairent vivement l'aspect positif (et psychologique, ajouterais-je) de la question, et l'unité des voies divines dans la réconciliation du pécheur » (Recherches, pp. 546-547. On ne saurait mieux dire, mais pourquoi s'arrêter en si beau chemin et ne pas reconnaître que cette même distinction canonise, pour ainsi dire, l'attrition d'amour? Même distinction chez Malebranche : d'un côté les mouvements successifs et passagers d'un amour actuel; de l'autre le « poids » d'un « amour habituel » : d'un côté « une inclination, une disposition à se mouvoir »; de l'autre un état. « Ecoute-moi donc, et consulte en même temps le sentiment intérieur que tu as de ce qui se passe en toi » (Méditation chrétienne, p. 328). Est-il donc si rare qu'en toi se produisent des mouvements tout à fait désintéressés d'amour, d'admiration, de sympathie? Une fleur, un enfant qui joue, la souffrance d'autrui, le geste d'un héros, un poème, un psaume, une page de l'Evangile. Pourquoi te calomnier? te voir plus constamment et invinciblement égoïste que tu ne l'es en vérité? N'arrive-t-il donc jamais au coeur le plus médiocre de s'oublier lui-même, au moins pour un instant; de se donner, de se perdre? Il suffit pour cela que s'offre à toi un objet digne d'amour. Dieu ne l'est-il pas ?... Intelligenti pauca. Ce ne sont là sans doute que des aspirations, que des élévations qui s'évanouissent aussi promptement qu'elles se dessinent; ce ne sont que des « actes » et encore à peine dignes de ce nom ; aussi évanescents qu'imperceptibles, ils ne font de celui qui les produit - on pourrait presque dire qui les subit - ni un poète, ni un héros, ni un saint. Pour que se noue, par des mouvements de ce genre, entre Dieu et l'homme, une amitié véritable, il faut qu'à force de se renouveler ces ébauches de bienveillance cristallisante, amorcent ainsi peu à peu un commencement d'habitude. Mais enfin ni l'intérêt propre ni la crainte n'ont semé ces germes chétifs, qu'une grâce actuelle a fait naître au fond de l'âme. Les épines de l'amour-propre qui les étouffent bientôt n'en altèrent pas immédiatement la pureté originelle. Au P. Sirmond qui se demande confusément s'il est bien possible, même aux parfaits, d'aimer Dieu par dessus toutes choses, Malebranche répond magnifiquement : « Le pécheur, dont l'amour habituel des faux biens est plus grand que l'amour habituel de l'ordre et de la justice (autrement dit que l'amour habituel de Dieu), peut... par le secours de la grâce, qui excite l'amour
 
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habituel quoique faible qu'il a pour l'ordre, PRÉFÉRER ACTUELLEMENT DIEU A TOUTES CHOSES. »
Avec combien plus de facilité un pécheur résolu à se convertir et qui déclare ses péchés au prêtre, bref qui se trouve en cet état, déjà bien moins imparfait, où, comme dit Fénelon, « l'amour du péché cesse de dominer et où l'amour de Dieu croissant fait l'équilibre, en sorte qu'il est précisément au dernier degré après lequel (grâce à la vertu de l'absolution sacramentelle) il emportera la balance et sera dominant ». Ils n'identifient l'attrition ni avec la contrition parfaite ou charité justifiante ou charité proprement dite, ni avec la crainte. Du juste au pécheur repentant, la différence n'est pas dans l'objet où ils tendent l'un et l'autre, Dieu préféré à tout; ce n'est pas même, nécessairement, une différence d'intensité, mais de solidité et de durée; c'est la différence entre une habitude et un acte, entre un « mouvement » et un « état ».
L'attrition n'est pas commandée par la seule crainte, puisqu'elle fait déjà les gestes de l'amour; elle n'est pas commandée non plus par la charité parfaite, puisque ces gestes ne traduisent pas encore une disposition foncière et souveraine, une attitude stable de l'âme.
Qu'on veuille bien me permettre un dernier éclaircissement, que me dicte saint François de Sales. A plusieurs reprises, le saint Docteur fait suivre « pénitence » d'une épithète qui, certes ne suggère rien de subversif, mais qui, je ne sais pourquoi, ne paraît que très rarement dans la controverse éternelle sur l'attrition. « Il y a encore, écrit-il, une autre pénitence qui est voirement morale, mais RELIGIEUSE pourtant. » (Traité, I, p. 147). (Remarquons une fois de plus qu'il ne perd pas une occasion de répudier le moralisme qu'on devait lui prêter un jour, et d'affirmer par là son théocentrisme invincible). Il écrit encore : « Bien que la PÉNITENCE RELIGIEUSE ait en quelque façon été reconnue par les philosophes païens... » (I, p. 149). Nous savons d'ailleurs, à n'en pas douter, qu'il n'appellerait pas « religieuse » une attrition qui ne serait que formidolosa. Pour lui « amoureuse » et « religieuse » sont presque synonymes. Pour nous aussi, comme nous l'avons assez répété. Ceci posé, ne semble-t-il pas que le problème de l'attrition s'évanouirait, si au lieu de se demander, si, pour être suffisante dans le sacrement, elle doit être amoureuse, on se demandait si elle doit être religieuse, si elle peut ne pas être un acte proprement religieux? Qui peut en douter? Et n'ai-je pas raison de dire qu'ainsi formulé le problème n'en est plus un. Avec cela qu'on se rappelle
 
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le double souci qui a présidé à la rédaction des canons tridentins sur le sacrement de Pénitence; d'une part on veut défendre l'efficace de l'absolution sacramentelle; d'autre part réhabiliter la crainte de Dieu, décriée par Luther. Or de quelle crainte peuvent-ils s'occuper sinon d'une crainte proprement religieuse? La crainte de l'enfer, reduplicative ut sic, si j'ose dire, n'intéresse pas plus le Concile que la crainte de la peste. Il ne veut sauver que la crainte de Dieu, crainte spécifiquement religieuse. Comme est spécifiquement religieux l'amour de Dieu, ou encore l'adoration. Pourquoi donc ne substituerait-on pas à la vieille distinction un peu subtile entre crainte servilement servile et crainte simplement servile, celle où François de Sales nous invite : entre une crainte qui ne serait que la peur anthropocentriste d'un mal, et une autre qui serait proprement religieuse, ou théocentriste; crainte qui est une des manifestations élémentaires du sentiment religieux, un commencement de prière et d'adoration? Par elle, si la volonté y adhère, l'homme reconnaît, accepte déjà le souverain domaine de Dieu. C'est le sentiment de awe comme disent les anglais; ou encore cette émotion numénale, longuement décrite par M. Otto (Das Heilige) et interprétée avec plus de pénétration par le R. P. W. Schmidt. (Cf. l'excellente traduction du R. P. Lemonnyer. Origine et évolution de la religion. Les théories et les faits, Paris, 1931.)
Si la crainte religieuse du primitif est déjà un hommage rendu à Dieu, et par suite un commencement d'amour, à combien plus forte raison la crainte religieuse du chrétien : chez nous la crainte de Dieu est presque nécessairement la crainte du « bon Dieu ». Déjà elle « goûte Dieu », écrit saint Bernard : Times Dei justitiam, times potentiam? Sapit tibi justus et potens Deus, quia timon sapor est. » Serm. 23 du Cant. cité par le P. Saint-Jure, L'Homme spirituel, Paris, 1901, I, p. 43o. Dans ce sapor pour l'adoration qui leur est commune à l'une et à l'autre, se rejoindraient ainsi la crainte et l'amour.
Cf. un nouvel article du R. P. Lavaud dont je n'ai eu connaissance que lorsque l'excursus qu'on vient de lire était déjà imprimé. Enseignement et prédication de la morale au clergé et au peuple fidèle. Vie spirituelle, 1er décembre 1932.
 
 
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La bombe Chéron.
 
Cette bombe a, si j'ose dire, pour titre : Examen de la théologie mystique; qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la Perfection, de celui qui est parsemé de dangers et infecté d'illusions; et qui montre qu'il n'est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l'âme, l'ôtant à la raison et à la doctrine, par le R. P. Jean Citéron... ex-provincial des RR. PP. Carmes de la Province de Gascogne, Paris, 1637. L'approbation du Docteur est de 1654. Le livre n'est pas sans intérêt, mais il n'a pas selon moi l'importance que semble lui attribuer M. Pourrat (La spiritualité chrétienne, IV. Les temps modernes, 2e partie, Paris, 1928, pp. 1o3, seq.). C'est dans son chapitre sur le P. Surin, que M. Pourrat parle de Chéron. « Bien malgré lui, écrit-il, et sans s'en douter, le P. Surin provoqua une réaction assez sérieuse contre la mystique » (p. 102). Cette réaction n'avait pas attendu le P. Surin pour se dessiner. Nos précédents chapitres l'ont assez montré. Au surplus, rien ne prouve que le P. Chéron en veuille au P. Surin. Que celui-ci d'ailleurs si prompt à s'émouvoir, ait été « ému », qu'il ait cru devoir répondre « point par point » à cette « examination des mystiques » (dans son Guide spirituel pour la perfection (oeuvre posthume), cela prouve simplement que les mystiques se tiennent tous, pour la bonne raison qu'ils disent tous les mêmes choses. La bombe vise d'abord et directement, si je ne me trompe, les propres frères de Chéron, à savoir Jean de Saint-Samson, le P. Léon et plus directement encore le P. Maur de l'Enfant-Jésus. (Théologie chrétienne et mystique... par le R. P. Maur... prieur des Carmes réformés du grand couvent de Bordeaux,... Bordeaux, 1631; Entrée à la divine sagesse... Bordeaux, 1652. Cf. Hauréau, Hist. litt. du Maine. Dom Maur était manceau). M. Pourrat, qui prend Chéron plus au sérieux que je ne saurais le faire, nous rappelle que cet ennemi des mystiques fut « provincial » de son Ordre. Ce galon impressionnerait moins le docte sulpicien, s'il avait lu dans les Mélanges de son confrère, M. Bertrand, l'article consacré au Père Chéron. On trouve là d'étranges détails. Pris par les corsaires en 1648, prisonnier à l'unis, racheté en 165o, quand le P. Chéron revint en France,
 
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il y trouvera prise sa place de Provincial. En son absence on avait donné la charge à un autre. - Holà, madame la belette... - Plus mystique et simplement religieux moins médiocre, Chéron se fût résigné sans peine à cette mésaventure. Mais il ne l'entendait pas de cette oreille, et pour ravoir sa charge, il mit en feu la province de Gascogne. Or, il se trouve qu'en cette affaire, Maur de l'Enfant-Jésus fut un de ses adversaires les plus redoutables. (Cf. Mélanges de biographie et d'histoire par Ant. de Lantenay [M. Bertrand], Bordeaux, 1885, pp. 315, seq.). Un autre érudit, M. Saltet, a pris le P. Chéron en flagrant délit de faux. (Un faussaire bordelais, Bulletin de Toulouse, janvier 1911). Cet ensemble de détails ne donne pas une très haute idée du personnage. Quant au mérite intrinsèque de son livre, il me paraît mince. Chéron n'a manifestement rien compris au problème mystique. Il revient sans relâche à « l'obscurité du langage métaphorique des auteurs mystiques », et il répète, également sans relâche que ces ouvrages doivent être soumis au contrôle de l'Eglise. Qui le nie? Aussi, je n'ai pas cru nécessaire de lui consacrer un chapitre, et d'autant moins que selon toutes les apparences, la bombe Chéron fit long feu. Au moment où elle éclate, ces vieilles querelles commencent à s'apaiser, comme nous allons bientôt le dire. Cinquante ans plus tard, quand la guerre éclatera de nouveau, Chéron s'appellera Nicole, et son Examen deviendra la Réfutation des principales erreurs des quiétistes, Paris, 1695. Cf. mon Ecole de Port-Royal.
 
 
 
 
 

DEUXIÈME PARTIE DE LA QUIÉTUDE
 
 
 

CHAPITRE PREMIER : LE PROBLÈME DE LA QUIÉTUDE
 
 
 

I. - DÉFINITION NÉGATIVE DE LA QUIÉTUDE
II. - L'EXPÉRIENCE FONDAMENTALE
III. - LE SCANDALE OU LE PARADOXE DE LA QUIÉTUDE
IV. - ACTIVITÉ DE LA QUIÉTUDE
V. - PASSIVETÉ DE LA QUIÉTUDE
 
Les Romains, dit saint Augustin, que je traduis librement, ont multiplié dans leur Panthéon les déesses de l'activité : Agenoria, qui excite à l'action ; Stimula, qui la fouette; Strenua, Murcia... Autant de mouvements, autant d'idoles. Mais pour la Quiétude, ils l'ont reléguée dans une chapelle minuscule, hors de la Porte Colline, montrant bien par là qu'ils ne désiraient pas que cette divinité eût beaucoup de fidèles. Pourquoi lésiner ainsi avec elle? Voulaient-ils donc que leur Rome païenne ne fût qu'inquiétude? Ou bien les centaines de démons qui les possédaient, tous agités, comme il convient à des démons, leurs rendaient-ils impossible cette quiétude où nous invite le vrai Médecin quand il dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur et vous trouverez le repos (1) »? Quoi qu'il en soit, comment ne pas déplorer, en méditant ce beau texte, que, depuis trois siècles, ce mot de repos, quies, un des plus saints de la langue chrétienne, ait perdu son excellence originelle et qu'une des pires injures que l'on puisse adresser à un spirituel soit aujourd'hui de l'appeler quiétiste? Le jour où, par impossible, la quiétude mystique partagerait cette disgrâce, le jour, veux-je dire, où l'oraison de quiétude serait unanimement réprouvée comme ridicule, chimérique et dangereuse, ce ne seraient pas seulement les « quiétistes » de l'histoire, vrais ou prétendus, qui se
 
(1) Cité de Dieu, IV, p. 146.
 
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trouveraient disqualifiés, mais, avec eux, tous les contemplatifs canonisés par l'Église et avec eux les plus nobles activités de l'âme, la poésie, l'amour, la prière.
L'oraison de quiétude est aussi ancienne que la prière. Le XVII° siècle ne l'a donc pas inventée, mais il s'est appliqué à la propager avec un zèle qu'on n'avait pas encore égalé, avec une insistance qui d'abord semblerait tenir de l'idée fixe et avec un succès qui passe l'imagination. A la propager, mais aussi à la raisonner, à la construire et à la défendre. On peut dire que toute la haute littérature spirituelle de ce temps-là, dès avant la naissance de Fénelon et sans en excepter les écrits de Bossuet, gravite autour de la notion et de la pratique de la quiétude. Et c'est contre la quiétude que se concentrera peu à peu l'effort intellectuel des anti-mystiques, du P. Segneri par exemple et de Nicole, pour ne citer que les plus sérieux. Avant de raconter ces navrantes controverses, je crois donc nécessaire de consacrer un premier chapitre à exposer la philosophie de la quiétude telle que la comprennent les maîtres de tous les temps. Cette philosophie, puisque je la crois éternelle, je n'ai pas à me priver de l'adapter à nos catégories intellectuelles ni de lui prêter notre lexique d'aujourd'hui. Mais en la repensant, je la soumettrai sans cesse au contrôle de nos anciens maîtres. Je les citerai si abondamment qu'on ne me reprochera pas, j'espère, d'avoir essayé de donner le change sur la doctrine, d'ailleurs très simple, qu'ils professent unanimement.
 
I. - DÉFINITION NÉGATIVE DE LA QUIÉTUDE
 
« Le repos, écrit le jésuite Rigoleuc, est un désistement ou une cessation d'un ouvrage, ou de quelque mouvement qui nous travaillait ou qui nous tenait dans l'inquiétude. » La première idée qu'évoque le mot de quiétude est donc négative. Cessation, suspension, arrêt d'une activité particulière, regardée comme plus ou moins fatigante. De quel
 
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travail se repose-t-on dans la quiétude mystique ? On s'y repose, on y cesse de former des concepts, de réfléchir, de raisonner, de produire des affections, de prendre des résolutions, en un mot de « discourir » comme parlent les philosophes, ou de « méditer » comme parlent les spirituels. Quiescens dicitur quia non discurrit, écrit le P. Le Gaudier. « On dit que l'âme est en quiétude, quand elle cesse de discourir (1). » On n'y cesse pas de prier, puisque cette quiétude peut devenir une « oraison », mais d'emprunter au discours l'armature de la prière. Cette oraison où les ressorts discursifs ne fonctionnent plus, l'usage veut qu'on l'appelle mystique. « L'absence des mouvements discursifs, écrit M. Howley, est le caractère distinctif, de toute expérience mystique (2). » « Le mysticisme écrit M. Delacroix, commence lorsque cesse le discours, la pensée logique et réfléchie, l'action raisonnée (3). »
L'état mystique, dit l'auteur de je ne sais plus quel manuel
 
est un état de suspension et ligature des puissances ou facultés intellectuelles, où l'âme demeure impuissante à produire des actes discursifs... Il y a là un grand changement. Car l'âme accoutumée au raisonnement, et à exciter elle-même ses affections par la considération de certains motifs, tout d'un coup (??) comme poussée d'une main souveraine, non seulement ne discourt plus, mais encore ne peut plus discourir.
 
« Ligature » est un mot savant et sinistre, à connotations chirurgicales. « Inhibition » irait mieux peut-être. Je garde quiétude plus humain, plus bénin et qui dit l'essentiel.
 
(1) Le Gaudier, I, p. 369.
(2) « The key-note », J. Howley, Psychology and Mystical experience, Londres, 1930, p. 19.
(3) Études d'histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908, p. 36o et p. 396. « Dans cette oraison qui marque le début de la vie mystique, déjà, bien que dans une faible et imperceptible mesure, la lumière de la foi a commencé à se libérer » du discours. » P. de la Taille, Recherches de Science religieuse, juin 1928, p. 3oo.
 
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« Si nous ne voulons pas sombrer dans un abîme de confusion, écrit le R. P. Browne, S. J., admettons une fois pour toutes que dès qu'on cesse de discourir dans la prière, on entre dans la voie mystique (1). »
J'ai déjà rappelé que la quiétude est aussi ancienne que l'oraison. Mais, pour en venir à la définition - ou à la quasi définition - simple et lumineuse qu'on vient de lire : Quiescens dicitur quia non discurrit, il a fallu de longs siècles de tâtonnements, d'à peu près et de métaphores. Notre quiétude est la fille française, voire cartésienne du pseudo-Denis, de Tauler et de Cusa, enfin de Jean de la Croix. L'expérience que nos maîtres veulent signifier par ce mot, on l'appelait avant eux « divine ténèbre », « nuage de l'inconnaissance », « docte ignorance », « nuit de l'esprit ». A ces images vertigineuses, à ces jeux de mots sublimes qui avaient ébloui ou étourdi le bas moyen âge et la Renaissance, nos mystiques substituent une notion parfaitement claire, qui ne présente plus rien ni de poétique ni d'ésotérique. La plus ignorante des soeurs converses entend ce que veut dire : ne pas méditer, et la quiétude n'est pas autre chose qu'une prière où l'on ne peut pas méditer. Il ne s'agit pas d'égaler, encore moins de préférer nos humbles théoriciens de la quiétude - un Bernières, un Malaval, un Epiphane, aux génies qui leur ont transmis le flambeau et dont ils ont pour mission de vulgariser la doctrine. Quand on passe, non seulement de Ruysbroeck ou de Tauler, mais de Jean de la Croix, à François de Sales, à Malaval ou à Fénelon -, c'est comme si l'on passait de la Somme théologique au petit catéchisme diocésain. Nos prétendus novateurs sont, en vérité, moins ambitieux que
 
(1) Cité par Dom Butler, Western mysticism, Londres, 1927 (2e édit.), p. XLIII. Je donne le texte : « In theory it is necessary, unless we want to be lost in hopeless confusion to state firmly chat, as soon as one ceases to use discourse of the faculties, so soon one's prayer begins to be passive and one is really entering on the mystic road ». A la bonne heure, ajoute Dom Butler, voilà un moyen sûr et facile de délimiter la frontière de la pièce mystique ! Suivant cette règle (et quoi que prétende le P. Poulain), l'oraison de simplicité is rudimentary mystical prayer.
 
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leurs devanciers, voire moins troublants. Ils ne peuvent naturellement pas se passer d'images, mais ils choisissent les plus faciles, les moins équivoques. C'est qu'aussi bien - on ne le sait pas assez - ils n'enseignent les uns et les autres, que les rudiments. Leur quiétude n'est que la forme la plus élémentaire, le plus bas degré de l'oraison mystique. Leur nuit est moins noire que celle de Jean de la Croix. Ils ne dépassent pas l'humble phase crépusculaire où, le discours cessant, la contemplation s'éveille. De là est venu, du reste, le succès de leur propagande.
Le présent chapitre est exclusivement didactique. Quand nous en viendrons, dans notre prochain volume, au procès même de la quiétude, nous prendrons s'il y a lieu la défense de nos maîtres ; mais du peu que nous venons de dire, découle déjà un corollaire capital que je me contente de résumer en trois mots. A savoir que la quiétude, c'est-à-dire qu'une prière où cesse le discours ne peut nourrir d'aucune façon les illusions ou les folies des Illuminés. Au point où nous en sommes, on a parfaitement le droit strict d'identifier quiétude et paresse, mais non pas quiétude et illuminisme. Visions, révélations, vues sur l'avenir, toutes les grâces qu'ont en effet reçues nombre de mystiques et que se flattent d'avoir reçues les illuminés sont, pour ainsi parler, des grâces discursives ; entendant par là qu'elles s'offrent immédiatement, comme une dictée, à l'activité discursive. Vraies ou fausses, elles ont un contenu poétique limpide et distinct. Elles enrichissent de connaissances nouvelles, conscientes, et si j'ose dire, formulables, l'entendement ou l'imagination du voyant ou du visionnaire. L'illuminé, en tant que tel, se meut uniquement dans la zone du discours, au lieu que l'oraison de quiétude commence, se poursuit et s'achève en dehors de cette zone. Les vrais mystiques peuvent bien avoir des visions, mais non pas en tant quo mystiques. C'est l'évidence même. Dieu sait pourtant qu'il n'est pas inutile de la rappeler.
 
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Rappelons aussi que nombre de philosophes donnent au mot discours un sens plus étroit que ne fait l'unanimité des spirituels. Plusieurs désignent uniquement par ce mot les activités proprement et immédiatement rationnelles : formation des concepts ou des images, jugements, réflexions, raisonnements, etc... C'est le sens étymologique. Mais chez nos spirituels, le mot étant exactement synonyme de méditation, et la méditation étant un exercice au cours duquel s'exercent toutes les puissances, discours prend un sens beaucoup plus large. Pour eux, s'épancher en effusions pieuses, faire des actes distincts et délibérés d'amour de Dieu, prendre une résolution particulière, c'est encore discourir.
 
II. - L'EXPÉRIENCE FONDAMENTALE
 
Avant d'exposer plus en détail leur philosophie, il nous faut la replonger dans le milieu où elle est née, et connaître les circonstances particulières qui ont amené tant d'écrivains spirituels à insister plus qu'on ne l'avait fait jusque-là sur la quiétude. Ce ne sont pas des idéologues, pas même des spéculatifs de profession, mais des directeurs, uniquement curieux de l'action de Dieu sur les âmes, uniquement soucieux de seconder ce divin travail et d'écarter ce qui menacerait de le gêner. Critique ou constructive, leur doctrine ne fait que transposer dans l'ordre théorique, ou que maximer les leçons du confessionnal. Il se peut sans doute qu'ils aient mal interprété l'expérience fondamentale où nous allons les suivre et d'où ils ont dégagé leur philosophie de la quiétude ; mais il ne s'agit pas encore de les juger. Simplement de les comprendre.
Une mystérieuse contagion sévissait alors parmi les âmes ferventes, dans les couvents surtout, et troublait profondément non pas l'élite même extrêmement clairsemée, mais la moyenne des confesseurs. Nombre de fidèles qui avaient déjà franchi les premières étapes de la vie parfaite,
 
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et que nul ne pouvait soupçonner de tiédeur, dès qu'ils s'appliquaient à méditer, semblaient frappés d'une paralysie presque totale et de l'esprit et du coeur. On verra bientôt par de clairs exemples que je n'exagère rien. Ce n'était plus, ou cela ne paraissait plus être, l'ancienne Acedia des Pères du désert et du haut moyen âge : bouffées de dégoût, périodes intermittentes de sécheresse, toutes misères cataloguées depuis longtemps et pour le traitement desquelles on croyait disposer d'une thérapeutique assez efficace. Mais une impuissance prolongée, chronique, inguérissable et d'autant plus déconcertante qu'elle allait croissant à mesure que l'âme semblait devenir plus sainte. A la vérité ce phénomène n'était pas nouveau (1). Inquiétant, pas davantage. Mais jusque-là il avait passé inaperçu, ou à peu près, au lieu que, pendant notre période, la paralysie dont nous parlons se manifeste de tous les côtés et avec un tel éclat que nul ne peut l'ignorer de ceux qui ont le devoir de guetter les vicissitudes de la vie intérieure.
Cette manifestation, j'allais dire cette éruption tardive, ce fait nouveau, était la conséquence inévitable des disciplines nouvelles qui depuis la contre-réforme, s'étaient acclimatées par tout le monde chrétien. Je veux parler de cette méditation discursive dont les Pères de la vie commune avaient esquissé le premier programme, dont les Exercices de saint Ignace avaient fixé les méthodes et dont les jésuites avaient propagé la pratique avec un succès miraculeux. Ordres anciens et nouveaux, clercs et laïques, chaque matin une demi-heure ou une heure consacrée à discourir sur les vérités religieuses ; chaque jour, deux longs examens de conscience ; chaque année, voire chaque mois, des récollections, des retraites, où la machine discursive jouait à plein rendement..., tant qu'enfin toute la vie
 
(1) Il est certain que les Pères et les Docteurs de l'Église qui ont traité de la contemplation demandent tous une élévation d'esprit au-dessus de tous les fantômes, de tous les discours et de toutes les conceptions les plus pures ». Grasset, Considérations sur les principales actions de la vie, Paris, 1675, p. 322.
 
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chrétienne allait se développant sous le signe du discours. Qui ne sent la gravité d'une telle innovation? Qu'on m'entende bien : la prière et le discours avaient toujours fait bon ménage, si j'ose m'exprimer ainsi. Autant de psaumes ou de cantiques, autant de « discours ». La prière liturgique, si elle rompait ses attaches naturelles avec le discours, ne serait le plus souvent que le psittacisme. Mais jusqu'à l'époque moderne, l'idée ne venait pas de distinguer les unes des autres les activités diverses qui normalement collaborent à la prière. Ni les Pères de la vie commune, ni saint Ignace n'ont inventé la méditation, mais ils l'ont dissociée, isolée, pour la soumettre à une culture intensive. Ainsi de la logique ou de la rhétorique avant et après Aristote ; rapprochement d'autant moins fantaisiste que la méthode ignatienne de l'application des puissances est tout ensemble une logique et une rhétorique. Pour peu, du reste, qu'on y réfléchisse, on verra qu'elle ne pouvait pas être autre chose, puisque la méditation discursive se trouve contrainte, par définition, à évoluer dans les cadres du discours. On incline aujourd'hui, de bien des côtés, à juger assez rudement ces promoteurs de la méditation savante. Mais il faut songer que ce régime nouveau n'aurait pas été accepté si unanimement ni si vite, si le catholicisme d'après la Réforme ne l'avait appelé de tous ses voeux inconscients. Ce régime répondait manifestement aux besoins profonds d'une société bouleversée, critique, volontaire, hyperconsciente et déjà passionnée pour la méthode (1). C'était le temps où pullulaient les traités de poétique et de rhétorique, où couvaient déjà les aspirations confuses que Bacon et Descartes combleraient bientôt. Ils attendaient aussi un « art de prier » et ils crurent le trouver dans l'art de méditer que
 
(1) Autre temps, autres directions. Les jésuites d'aujourd'hui, écrit un jésuite anglais, le P. Henry Browne, a sont au premier rang des spirituels qui travaillent à une renaissance du mysticisme. Ils ont jeté par-dessus bord et ne désirent pas que surnage that mecanical spirit of meditation, cette machine discursive que jadis les circonstances rendaient peut-être bienfaisante, mais qui ne s'adapte plus au besoins spirituels de notre temps. » Cité par Dom Butler, Western Mysticism, pp. II, III.
 
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leur offrait saint Ignace. D'où le succès rapide et universel de la méditation méthodique, devenue, dès avant la fin du XVI° siècle, un des exercices essentiels de la vie chrétienne. Ajoutons, pour revenir au sujet du présent chapitre, qu'ainsi fut préparée l'expérience mémorable que nous avons dite, et qui allait permettre aux spirituels d'approfondir la philosophie de la prière, comme on ne l'avait pu faire avant eux. Voici donc, en effet, de la fin du XVI° siècle à la fin du XVII° siècle, chaque matin, et partout, des fidèles sans nombre et de toute condition, qui appliquent laborieusement, méthodiquement à un sujet donné leurs activités discursives. Beau spectacle, une des gloires de la civilisation chrétienne, de la civilisation tout court. Encore plus émouvant si l'on prend garde qu'ils ne « discourent » de la sorte que pour se mettre en posture de prière et se préparer à la rencontre de Dieu.
C'était là une occasion unique de prendre comme sur le fait, dans leur double élan, les forces invisibles, les unes divines, les autres humaines qui président à la genèse de la prière. Autant qu'il est possible lorsqu'il s'agit d'un complexe aussi chargé de mystère, on avouera que toutes les conditions d'une expérience proprement scientifique se trouvaient ici réunies, et pour la première fois. Libre, naïve et spontanée, la prière des âges antérieurs se prêtait mal à une observation rigoureuse, qui, d'ailleurs, ne fut pas tentée. Mais l'exercice de, la méditation méthodique, en dégageant, comme nous l'avons dit, et en intensifiant l'activité discursive, donnait le moyen facile de suivre, pas à pas, sinon les démarches de Dieu vers l'âme, du moins le travail de l'âme à la recherche de Dieu. Il est vrai que nos activités discursives échappent, le plus souvent, à la réflexion, à la conscience, mais ici la méthode même oblige celui qui médite à une vigilance introspective de tous les instants. Entre les automatismes naturels du discours et la self-consciousness de la méditation ignatienne, il y a la même différence qu'entre une promenade en barque,
 
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au fil du courant, et une heure de gymnastique suédoise. « Il faut savoir où l'on va, écrit un panégyriste des méthodes, et vouloir y aller, et être prêt à prendre les bons moyens ; donc, à examiner ceux qui se présenteront, les peser. » L'oraison est « une de ces choses graves qu'on prépare, qu'on défend, qu'on surveille ». La méditation achevée, on la recommencera dans une « revue » courte mais sévère, examen d'ensemble où l'on ne se pardonne aucune des fautes que l'on a commises contre la méthode, où' l'on fixe par écrit les « lumières » reçues et où l'on renouvelle à froid les résolutions prises. Bref, il est difficile d'imaginer un exercice où l'introspection tienne plus de place et qui, par suite, prépare une telle abondance d'indications précises au diagnostic des directeurs de conscience. Aussi bien, du jour où elle est entrée dans les moeurs, reconnue de tous comme une pratique essentielle, voire comme la prière par excellence, la méditation quotidienne est-elle devenue le souci dominant des personnes ferventes, et le sujet le plus ordinaire des confidences qu'elles font à leurs directeurs. Si donc jamais forme de prière a pu être jugée par les spirituels en pleine connaissance de cause, c'est bien celle-ci. D'où la fièvre de curiosité avec laquelle nous devons attendre les leçons d'une expérience aussi privilégiée, les conclusions d'une enquête qui s'est poursuivie sans relâche, en tant de lieux, pendant si longtemps, passionnant jusqu'à l'obséder l'attention de tant de maîtres. Les philosophes purs ne sont pas moins intéressés que nous à l'issue de cette aventure. Plus même peut-être. Car ils sentent bien que fut alors mis en question, non pas seulement le paroxysme discursif de la méditation méthodique, mais encore le discours lui-même en tant que discours.
La conclusion de cette enquête, la sentence dont il reste bien entendu qu'on peut appeler, est de la dernière netteté. Dans ce concile permanent, où se rencontrent et se succèdent des spirituels innombrables, on reconnut que la
 
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pratique de la méditation discursive avait été un immense progrès, et tout ensemble, une faillite manifeste. Un progrès, parce que, au lendemain du schisme protestant, cette pratique avait contribué avec une efficacité merveilleuse, à la réforme des moeurs et au renouvellement de la vie spirituelle ; une faillite, parce que ces mêmes méthodes paraissaient contrarier le parfait développement de la prière. Excellente, et, sous une forme ou sous une autre, presque indispensable aux commençants; à ceux qui viennent de s'engager dans la « voie purgative » ; insuffisante, nocive même pour ceux que la grâce invite à monter plus haut. A la veille et aux premiers lendemains de la conversion, l'oraison discursive comblait, et au delà, les espérances qu'elle avait fait naître, justifiant ainsi le zèle de ses promoteurs. Après quoi, la savante machine commençait à grincer, elle fumait, en quelque sorte, de toutes ses ouvertures, elle patinait désespérément et bientôt cessait tout à fait de marcher. Telles sont, non pas encore une fois, les systèmes a priori de nos maîtres, mais les certitudes expérimentales où les ont conduits des observations cent fois répétées. Bien avant la fin du XVI° siècle, l'élite des spirituels accepte, sans barguigner, ces conclusions, et ceux-là mêmes qu'on ne pouvait soupçonner d'être prévenus contre les nouvelles méthodes, en Espagne les jésuites Balthazar Alvarez et Dupont, en Italie, le jésuite Gagliardi. Plus grand que tous ceux-là, Jean de la Croix, éclairé lui aussi par l'expérience, je veux dire, par la crise qu'avait fait éclater la diffusion des méthodes discursives. Jean de la Croix fondait vers la même époque toute sa doctrine sur la critique la plus impitoyable que l'on ait jamais tentée du discours. La brèche est ouverte par où passeront, mais avec quelle humilité, quelles précautions timides, nos mystiques français du XVII° siècle (1).
 
(1) Sainte Thérèse paraît moins décidée. Scrupule, prudence, on dirait qu'elle hésite entre ces deux écoles qui s'affrontaient déjà et qui, l'une et l'autre, l'avaient marquée. Au demeurant, je ne la comprends pas très bien. Mais, quoi qu'il en soit, il importe de rappeler que son « oraison de quiétude » n'est pas celle, beaucoup plus élémentaire, qui présentement nous occupe.
 
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II. - le même scandale apparent s'offrait chaque jour à leurs réflexions : ce ralentissement, et bientôt cette paralysie des activités discursives dans la prière des personnes les moins suspectes d'imbécilité ou de paresse. Prenons, entre mille exemples, au lendemain de la Ligue, le cas de Jeanne Absolu (1575?-1637) vive, très vive parisienne, parfaitement saine et vraie, « une des mieux disantes de son temps », et que nous eussions crue d'abord aussi peu prédestinée à la quiétude que Mme Sévigné ou que Mme de Maintenon. Elle aurait eu sa place marquée dans mon volume sur l'Invasion mystique, mais je viens à peine de découvrir cette charmante merveille (1).
S'étant mise de bonne heure à la dévotion, autant dire à la méditation méthodique, Dieu, nous dit-on, « ne la laissera pas longtemps en cet état, et, lui ôtant bientôt le pouvoir de faire ces exercices, la dépouilla de telle sorte qu'elle n'était pas capable de faire aucun acte, ni de connaître même ses intentions. Jusque-là qu'elle dit à une Soeur qu'elle n'avait pas le pouvoir de rendre grâces à Dieu, quoi qu'il lui donnât, ni même de rien accepter, demeurant seulement passive devant Dieu et laissant retourner ces dons en lui-même, sans se les approprier (2) ».
Ce qui est plus extraordinaire, nous dit-on encore, c'est qu'(elle) ait été attirée si tôt à cette façon de prier. En effet, son premier directeur, qui était un homme fort entendu en ces matières, comme il parait par ses écrits (3), la voyant si tôt dans
 
(1) Modèle de perfection religieuse en la vie de la vénérable Mère Jeanne Absolu, dite de Saint-Sauveur, religieuse de Hautes-Bruyères de l'Ordre de Fontevrault, par M. Auvray, prêtre, Paris, 164o. « Fille de Nicolas Absolu, issu d'une maison noble du comté de Dreux e, mariée très jeune à Antoine Hetman, avocat général au Parlement, homme d'étude et fort lié avec les savants. A la mort de celui-ci elle reste quelque vingt ans (?) dans le monde pour veiller sur l'éducation de ses enfants, puis elle prend le voile à Hautes-Bruyères. Sur l'auteur, fort remarquable, de cette biographie, Jean Auvray, prêtre, natif de Montfort-l'Amaury, cf. Les Nouveaux mémoires d'Histoire... par M. l'abbé d'Artigny, VII, Paris, 1756, p. 266, seq. Cf. aussi ma Vie Chrétienne sous l'Ancien Régime, p. 55.
(2) Modèle de perfection, pp. 72-73.
(3) Je n'arrive pas à identifier ce personnage, qu'il faut chercher, je crois, dans l'entourage de Mme Acarie, grande amie elle-même de Jeanne Absolu. Peut-être le P. Eustache de Saint-Paul (Asseline). Cf. L'invasion mystique.
 
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l'état de Madeleine et craignant que, devenant trop intérieure, elle se rendît inutile aux actions extérieures, il s'efforça, pour divertir ces traits, de la réduire aux emplois de Marthe, par des actes multipliés de l'entendement et de la volonté.
 
Remarquez, en passant, car il en dit long, ce rapprochement entre Marthe et le « discours ».
 
Cette bonne Damoiselle, car elle était encore au monde, faisait de sa part son possible pour se laisser conduire par ce chemin et se détourner de l'autre. Mais Dieu, qui la voulait en cet état, l'attirait toujours à l'écouter plutôt qu'à lui parler. Elle a dit depuis que, lorsqu'il plut à Dieu de la dépouiller des images des choses extérieures, elle sentit un si grand changement en son intérieur qu'elle ne se connaissait plus, et ceux qui la dirigeaient lui demandant quelque comparaison qui leur fit connaître son état, elle leur répondit qu'il lui semblait être comme en un lieu vaste et vide, que les puissances de son âme ne pouvaient plus être occupées que de Dieu et qu'elle ne pouvait plus agir.
 
Cette impuissance ne choque pas, à peine surprend-elle le biographe de Jeanne.
 
Il y a bien de l'apparence, poursuit-il, que sa manière d'oraison était une oraison qu'on appelle passive, de quiétude ou de silence, qui se fait par la cessation des facultés de l'âme... En cet état, l'âme est tellement occupée de Dieu, selon toute sa capacité de nature et de grâce, qu'elle ne peut dire ni discerner où ni comment cela se fait; et cette voie est plus par puissance et opération de Dieu en l'âme que par actes de l'âme vers Dieu... C'est cette oraison dont parle Du Pont en la vie d'Alvarez, qui n'est pas méditation, mais qui en est la fin, le but et le terme. D'autant que, tirant l'âme de la multitude des actes de l'imagination et du raisonnement, et liant ses trois facultés ensemble, elle les unit en Dieu, pour en être remplies et pleinement possédées. En cet état, il ne faut qu'écouter et recevoir (1).
 
(1) Modèle de perfection, pp. 18o-182.
 
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A cette date, 164o, on parle donc couramment de la quiétude comme d'une oraison classée et qui ne présente rien d'anormal. Le premier directeur de Jeanne s'étonne d'abord, non pas du tout qu'elle ait cessé de discourir dans son oraison, mais qu'elle ait franchi l'étape discursive plus rapidement qu'à l'ordinaire. Aussi la met-il en observation, pour bien s'assurer de l'esprit qui la travaille. Après quoi, il ne
l'interroge même plus et il l'abandonne à sa grâce.
Longtemps après, et lorsque sur ses vieux jours elle eût pris le voile des soeurs converses à Hautes-Bruyères, « quelques personnes » jugèrent qu'elle était hérétique et « illuminée (1)».
 
Pour la mettre en repos de ce côté là, on fut à Paris pour faire voir cet exercice et le consulter en la Faculté de Théologie. L'avis des Docteurs fut tel : cet exercice est approuvé, mais il faut que la personne qui s'en sert ne se jette pas d'elle-même dans le dépouillement, et, si Dieu ne l'attire pas, qu'elle s'occupe en des actes doucement et simplement sans faire d'efforts (2).
 
Furent également consultés à plusieurs reprises, le D' André Duval, acquis de longue date à la mystique ; « le P. de la Bretesche, jésuite, qui est mort en odeur de sainteté » et le P. Ripault, capucin, celui-là même qu'obsédaient alors les « abominations » de l'Illuminisme. Tous furent d'avis qu'elle n'avait rien à changer dans son oraison. Un autre jésuite, le P. Jacquinot pensait de même, tant qu'enfin, comme il était assez manifeste que « Dieu l'attirait », les ardélions eux-mêmes cessèrent de la tourmenter.
 
Je disais tantôt, reprend son biographe, comme je l'ai appris de ceux qui ont écrit sur des matières si délicates, que l'âme (clans ces états) ne peut dire ni discerner où ni comment le tout se passe. En effet, quand la Mère de Saint-Sauveur, dans la
 
(1) La pierre, ou une des pierres de scandale, aurait été « un certain exercice de dévotion qu'on lui avait donné, étant au monde ». Seraient-ce, d'aventure, les formules anéantissantes de Gagliardi ?
(2) Modèle de perfection, pp. 292-293.
 
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crainte d'être trompée voulait consulter les gens doctes et spirituels, elle avait une peine incroyable à dire ce qui se passait en elle, et à retenir les résolutions qu'on lui donnait. Si bien qu'il lui fallut avoir recours à une religieuse de la maison..., qui conservait le souvenir des choses qu'elle pouvait lui en dire et lui représentait dans son besoin les conseils qui lui avaient été donnés; « Fille, disait-elle, retenez bien ce qu'on vous dit...; car je suis tellement accoutumée à ne m'arrêter à rien que j'ai besoin de tout secours. » Cela est cause qu'on a su peu de chose des grâces que Dieu lui a faites;
 
grâces, d'ailleurs, tout à fait distinctes de la quiétude -« paroles intérieures » par exemple,
 
parce qu'elle négligeait tout ce qui se passait d'extraordinaire dans sou oraison... La Soeur qui recevait son secret... pour n'en rien perdre, écrivait ce qu'elle avait entendu d'elle. Or, comme un jour, elles étaient toutes deux devant leur confesseur, la Soeur lui dit ce qu'elle avait écrit, qui étaient choses fort particulières. Sur quoi la Mère, demeurant toute confuse, lui répondit : « Vous ai-je dit cela, fille? je ne m'en souviens plus. Où I'avez-vous pris? Je ne puis croire vous l'avoir dit. » Ce qui est souvent arrivé (1).
 
Cette direction à trois, n'est-ce pas charmant? Et le symbolique dédoublement qu'elle suppose. Jeanne, d'un côté, qui ne discourt que par éclairs bien vite oubliés, et de l'autre, son Antigone, devenue son discours vivant.
Toute l'abbaye s'intéressait aux singularités innocentes de cette oraison. Aveugle vers la fin de sa vie, Jeanne « se faisait lire les livres qui traitent de l'état où elle était, et particulièrement des marques par lesquelles on reconnaît l'esprit de Dieu. La soeur qui lui faisait la lecture lui (disait) un jour : « Ma Mère, voilà votre état (1). » Cela encore est délicieux. Aux premières défiances avait succédé une vénération un peu amusée. Moniale de la dernière heure, cette parisienne qui s'était pliée héroïquement aux pires
 
(1) Modèle de perfection, pp. 183-185.
(2) Ib., p. 323.
 
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mortifications de la vie conventuelle, avait gardé néanmoins, dans son allure et plus encore dans ses propos, un je ne sais quoi de prime-sautier, de direct, d'humain pour tout dire qu'on ne s'attend pas à rencontrer de l'autre côté des grilles. On ne l'en aimait que davantage. Celles du moins qui avaient le coeur et l'esprit bien faits. On guettait les saillies de son vif esprit, on se plaisait à les provoquer, et on les transcrivait aussitôt, ce qui fait que sa biographie, d'ailleurs si remarquable comme document spirituel, est une des moins compassées que je connaisse. Je regrette fort de ne pouvoir m'y attarder. Encore un trait néanmoins où nous prenons sur le fait ses libres manières, son bon sens, et le pathétique enjoué de sa quiétude.
 
Quand elle entendait prêcher de tout ce qu'il faut faire pour tendre à la perfection et de tant de sortes de moyens qu'on en donne, elle était souvent en de grandes craintes d'être hors de la grâce, et s'en allait incontinent trouver son confesseur, tout éplorée, lui disant : « Mon père, je ne sais où j'en suis. Etiez-vous à la prédication? Avez-vous remarqué ce qu'a dit le prédicateur qu'il faut faire telle et telle chose qu'il spécifiait, comme qu'il faut faire tant d'actes à l'oraison; des actes de contrition; et je ne sais bonnement ce que c'est que contrition, sinon que je me repens d'avoir offensé Dieu, et il n'y a rien que je ne voulusse faire pour pénitence de mes péchés. Je crois que si l'on me commandait par obédience de me jeter dans un feu ardent, je m'y jetterais. Et, pour l'avenir, oh Dieu! je proteste que j'aimerais mieux mourir de dix mille morts que d'avoir fait la moindre chose qui lui fût désagréable. Oui, mon Dieu, je le dis et je le signerais de mon sang. » Et puis, réfléchissant sur ses pensées, elle ajoutait : Je dis cela, mais n'est-ce point hypocrisie? Car, en vous parlant de la sorte, je suis comme une bûche, je n'ai pas plus de sentiment. Néanmoins, je ne voudrais pas être autre et, pourvu que Dieu soit content, je suis contente (1).
 
Quelle grâce Dieu ne fait-il pas à ces âmes, en les fixant dans la quiétude et en les sauvant par là des tortures de
 
(1) Modèle de perfection, pp. 22o-211.
 
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l'introspection ! Elle disait « que le diable se sert de ce trop grand examen..., pour nous décourager de l'oraison, nous faisant voir que nous n'y faisons rien que perdre le temps (1) ».
III. - Mais après tout, si originale et attachante que nous la trouvions, ce qui doit nous frapper le plus chez Jeanne Absolu, c'est la banalité foncière de son aventure spirituelle. A côté de cette paralysée du discours, j'en pourrais évoquer une foule d'autres, qui, de l'unique point de vue où nous nous plaçons présentement, lui ressemblent de point en point. Une seule nous suffira, que nous avons déjà rencontrée, Charlotte Le Sergent (16o4-1677), plus jeune que Jeanne de quelque trente ans, parisienne comme elle, encore plus vive, et qu'on aurait crue encore plus rebelle à la quiétude (2) .
Novice bénédictine à Montmartre, Charlotte essaie en vain de se plier à « l'oraison par méthode ». « C'était pour elle de l'arabe », écrit l'auteur de sa biographie, la Mère de Blémur, et « son année de noviciat se passa... dans des tempêtes épouvantables ». Non, certes, que « son esprit naturel » eût le moindre attrait pour une prière toute passive. Au contraire, elle n'aimait que trop le discours. « Ne rien faire, disait-elle, ni considérations, ni affections; renoncer à toute connaissance ; marcher à l'aveugle », quoi de plus mortifiant ? Mais, d'un autre côté,
 
l'intime de son âme trouvait des délices ineffables en ce dénuement, pendant que les sens y avaient une répugnance extrême. Dans ce combat une heure d'oraison lui était plus pénible que six ou sept en autre temps... Elle était plus tranquille hors de l'oraison, quoiqu'elle s'y sentît attirée par un mouvement de grâce très puissant. Un certain directeur lui ayant dit qu'elle
 
(1) Ib., p. 432. Je recommande aux spécialistes un très beau chapitre qui a pour titre : « Des sujets particuliers qu'elle eut de craindre qu'elle tilt trompée en son oraison par le diable. »
(2) Cf. L'Invasion mystique, p. 46, seq.
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devait fort prendre garde à ne pas demeurer inutile dans le temps précieux de l'oraison, il pensa tout gâter, parce que, voulant obéir, elle essayait de multiplier les actes, et Dieu, de son côté, lui faisait voir la beauté d'une âme qui ne veut être autre chose qu'une pure capacité de sa divine opération. Elle souffrit bien des peines en cet état et les découvrit à un Père capucin, qui lui fit voir que Dieu l'appelait à l'oraison de simple regard, mais qu'elle y commettait de grandes fautes, opposant l'impureté des actes humains à l'opération divine (1).
 
Elle comprit et ne lutta plus. « Son esprit n'avait nulle application distincte... ; elle n'avait ni appui, ni connaissance de ce qui se passait en son intérieur (2). »
 
Quelques personnes, qui passaient pour spirituelles... la traitèrent comme une créature trompée, et du rang de celles qui étaient dans l'erreur des Illuminés.
 
Naturellement !
 
Le plus échauffé de ceux-ci déclama publiquement contre la servante de Dieu et la mit dans un état pitoyable... Elle déclara enfin sa disposition à un Père jésuite qui en demeura satisfait, quoique auparavant il eût donné bien de la défiance de son esprit à ses supérieurs et à toute la communauté. (Les) entretiens si innocents
 
qu'elle avait eus avec les jeunes sœurs dont la formation lui était confiée,
 
furent comme les songes de Joseph. Ils mirent l'alarme dans le monastère, en sorte que toute une visite fut consacrée à cette affaire. Pendant cet orage, on tenait la servante de Dieu dans une chambre des malades, sous la conduite de la Mère infirmière qui avait ordre que personne ne lui parlât (3).
 
(1) Abrégé de la vie de la vénérable Mère Charlotte Le Sergent, dite de Saint-Jean l'Évangéliste, religieuse de l'abbaye royale de Montmartre (par la Mère B. de Blémur), Paris, 1685, pp. 3o,-31, 71-73.
(2) Abrégé, p. 93.
(3) Ib., p. 66-7o.
 
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Vers ce temps-là, néanmoins, les préjugés contre la quiétude perdaient chaque jour de leur force. L'heure de Segneri et de Nicole n'avait pas sonné. On cessa bientôt de harceler la Mère Charlotte et on lui donna même « un pouvoir absolu pour la direction de la communauté (1) ». « Une multitude de personnes (séculières) s'adressaient aussi à elle », tant qu'enfin, l'abbaye de Montmartre fut pendant plus de trente ans, un foyer et une école de quiétude. « L'entende qui pourra, écrivait Charlotte, c'est une vérité que (dans l'oraison) l'âme est comme perdue, sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle.... Nulle connaissance distincte... Elle n'ose même pas remuer (2) ». L'âme, non pas seulement de Charlotte Le Sergent, mais de beaucoup d'autres, chez qui les activités discursives se trouvent plus ou moins suspendues pendant l'oraison. C'est là« une vérité » non de spéculation, mais de fait, ici attestée par trois témoins d'importance. Charlotte elle-même, la Mère de Blémur, sa biographe, et la Mère Mechtilde du Saint-Sacrement qui a demandé à la Mère de Blémur de publier cette vie. Telle est l'expérience fondamentale qui a conduit les spirituels du XVII° siècle à tant réfléchir sur la nature et à tant insister sur les bienfaits de la quiétude (3).
 
III. - LE SCANDALE OU LE PARADOXE DE LA QUIÉTUDE
 
« L'entende qui pourra », disait Charlotte Le Sergent. Et, en effet, l'intelligence résiste d'abord, non pas au fait qui est constant, mais à la sainteté de la quiétude. Scandale ou
 
(1) Abrégé, p. 110, 93.
(2) Ib., p. 105.
(3) Cette expérience fondamentale se poursuit aujourd'hui encore, comme le fait remarquer le P. L. de Grandmaison : « L'expérience semble établir que, pour des âmes qui ont commencé de goûter Dieu, cette oraison très simple et presque dénuée reste souvent et longtemps la seule bonnement possible. L'introduction volontaire, artificielle, nécessairement un peu violente d'actes distincts d'intelligence ou même de volonté risque, en effet, d'abolir s la vigilance d'amour et d'affection à Dieu a sans lui substituer qu'un état de tension pénible, dépourvu de fruits spirituels appréciables ». Revue d'Ascétisme et de Mystique, janvier 1920, p. 49.
 
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simplement paradoxe? Nous verrons bien. Mais au préalable nous devons fixer nettement les limites de l'un ou de l'autre.
Qu'un stupide ne puisse pas discourir dans son oraison, rien de surprenant puisqu'il le peut à peine davantage hors de l'oraison; qu'une intelligence impétueuse s'affole, s'épuise ou s'exaspère en vain à essayer de méditer selon la méthode ignatienne, rien de surprenant non plus, puisque cette intelligence battrait également la campagne si elle tentait de plier son essor aux consignes de la logique formelle; enfin qu'une volonté molle capitule vite devant les rudes efforts qu'exige l'exercice de la méditation discursive, rien de surprenant, puisque cette volonté se refuserait de même à n'importe quelle autre mortification, et, par exemple, à prendre la discipline jusqu'au sang. Mais la quiétude dont on nous parle est ou scandale ou paradoxe, d'abord, parce qu'elle ne parait, ou ne sévit, d'ordinaire, sensiblement du moins, que pendant les heures où l'on s'entraîne le plus énergiquement à discourir; - que dirait-on d'un pur sang qui s'endormirait sur le champ de course ? ensuite, et beaucoup plus encore, parce que, s'il en faut croire les maîtres, cette paralysie des activités discursives laisse leur libre jeu aux activités de prière. En d'autres termes la quiétude n'est déconcertante que si on la tient pour une véritable prière, et très excellente, et plus excellente que la méditation discursive. D'où le facile scandale et les ricanements de certains. Cessation du discours, oui, disent-ils, puisque c'est là un fait d'expérience que nous ne songeons pas à discuter; peut-être même un fait surnaturel et que seule expliquerait une intervention diabolique ; mais prière, jamais de la vie! Une prière qui se passe du discours, qui ne « pense pas » est pour eux quelque chose d'inconcevable, un cercle carré. Appelez cette paralysie comme il vous plaira, mais ne l'appelez pas « oraison de quiétude. »
Ne croyez pas, du reste, que d'un tel paradoxe, les mystiques s'accommodent avec moins de répugnance que leurs
 
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adversaires. Pour concevoir l'horreur du vide où ils sombrent, ils n'ont pas attendu les moqueries de Nicole ou de Segneri : « Tes facultés vagabondes te presseront de délaisser cette oeuvre (work ; l'oraison de quiétude), écrit un mystique du XIV° siècle, car elles ne voient rien qui vaille dans ce que tu fais (1). » « Ce qui est à craindre dans cet heureux état, écrit le P. Alexandrin de la Ciotat, c'est que, bien souvent, le démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu'elles perdent leur temps en cette occupation toute divine et qu'elles sont oisives durant cet anéantissement (2). » Oraison de stupidité, ricane Nicole, mais, bien entendu, répond Dom Chapman : « It is an idiotic state (3). »
Il faut bien, d'ailleurs, que cette doctrine semble d'abord défier le sens commun, puisque beaucoup de ceux qui nous la proposent se donnent l'air d'en rougir. Ils l'atténuent le plus qu'ils peuvent. N'allez pas croire, disent-ils, que cette paralysie soit totale. Sauf en de certains cas extrêmes et fort rares, les trois puissances ne cessent pas tout à fait d'agir. Courbature plutôt que paralysie. Ralentissement et non suspension. « La passiveté (ou quiétude), écrit Fénelon, prise dans le sens d'une entière inaction de la volonté - j'ajouterais et même de l'entendement - serait une hérésie. » Aussi bien « cette impossibilité se réduit-(elle souvent) à un simple dégoût, une aridité, une cessation des sucs ordinaires pour nourrir l'âme ; une répugnance pour une action devenue insipide (4). » Et même lorsque ce dégoût semble tourner à l'impuissance, « il ne faut nier, dit Guilloré, qu'il ne se fasse en l'âme des actes confus et imperceptibles, qui, à cause de leurs délicatesses, ne sont pas facilement.
 
(1) Le Nuage de l'inconnaissance, traduit par Dom M. Noetinger, Tours, 1925, p. 342.
(2) Le parfait dénuement de l'âme contemplative par le P. Alexandrin de la Ciotat, Marseille, 1681, p. 456.
(3) Contemplative Prayer. A few simple rules; (article publié dans la Revue Pax), p. 4 au tiré à part, qui n'a pas été mis dans le commerce.
(4) Oeuvres de Fénelon, III, pp. 19o-198.
 
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distingués (1). » A merveille, tout cela est si vrai, et, d'ailleurs si important, que nous devrons consacrer plus loin tout un paragraphe à la persistance du discours dans la quiétude. Mais on se trompe du tout au tout si l'on prétend diminuer par là, voire escamoter si j'ose dire, le paradoxe ou le scandale d'une prière, au cours de laquelle nos activités de surface jouent si languissamment qu'on les croirait inertes. Et, pour comble d'invraisemblance, on veut que cette courbature soit non seulement une prière digne de ce nom, mais encore qu'elle soit d'autant plus prière, d'autant plus parfaite que les actes distincts et conscients y seront plus rares. Voilà qui renverse toutes les idées reçues. Qu'on me permette une comparaison vulgaire. Un chien qui voit s'élever l'une et l'autre dans l'air une alouette et une poule, s'il raisonnait son ébahissement, celle-ci ne lui paraîtrait pas moins paradoxale que celle-là. Ainsi de nous, pas n'est besoin pour nous ébahir que la quiétude, devenue extase, suspende totalement l'énergie des puissances ; il suffit qu'elle les diminue, les mette en veilleuse, commence à les endormir. Ce n'est certes pas ce demi-sommeil qui nous étonne. Peu d'expériences qui nous soient plus familières. Mais, persuadés qu'il n'est de vraie prière que pleinement éveillée, active, énergique, nous nous hérissons d'abord contre une psychologie qui donne à ce demi-sommeil un nom d'éminence - oraison de quiétude ; qui le vante comme une insigne grâce, comme le premier degré des oraisons sublimes. Notre mouvement instinctif serait, au contraire, avec Segneri et Nicole, de voir dans la moindre ébauche de quiétude, une stupidité commençante, ou, pour parler poliment, une activité diminuée. C'est bien le cas de rappeler le trop joli mot de la future Mme du Deffand au catéchiste qui lui racontait la légende de saint Denis. Tant de lieues qu'aurait parcourues, la tête entre les mains, le martyr décapité. « Oh ! dans une promenade de ce genre, il
 
(1) Conférences, pp. 154-155.
 
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n'y a que le premier pas qui coûte. » Pour le philosophe qui discute le problème mystique, il n'y a que le premier pas qui compte, le pas de la quiétude, le passage du discours distinct à l'imperceptible et au confus, d'une pleine maîtrise de soi aux syncopes du vouloir délibéré. « Ainsi, disait comiquement le P. Poulain, la partie difficile, de la mystique descriptive se réduit à très peu de chose. Sur cette route, il y a, au départ, un petit tunnel. Une fois qu'il est franchi, on se retrouve pour toujours en pleine lumière (1). » Quoi qu'il en soit de cette naïve promesse, l'image a du bon. Tunnel ou paradoxe, c'est ici la même chose. Sur la route où nous nous engageons, on se heurte, dès le premier pas, au paradoxe de la quiétude. Ce paradoxe n'est-il pas aussi un scandale ? C'est là toute la question mystique ; j'entends la seule question qu'il nous soit possible de discuter. Quoi qu'en dise le P. Poulain, le reste est mystère.
 
IV. - ACTIVITÉ DE LA QUIÉTUDE
 
Il n'y a scandale ou absurdité que si l'on se laisse hynoptiser sur l'aspect négatif de la quiétude. Une « cessation », une paralysie, ou, du moins un ralentissement notable et chronique du discours pendant l'oraison ; c'est bien par là, du reste, que cette expérience imprévue frappe d'abord ceux chez qui la quiétude commence à se dessiner. Tout ce qu'ils peuvent confier aux directeurs qui les interroge est qu'ils souffrent de ne plus pouvoir « appliquer leurs puissances », comme la méthode le commande et comme ils faisaient auparavant. Il y a quarante ans, le villageois qui venait d'apercevoir pour la première fois une automobile, n'aurait pu d'abord expliquer la nouveauté de ce monstre que par un certain nombre de négations. Ni le véhicule d'antan, ni la bicyclette. Une locomotive plutôt, mais si bizarre. Bref
 
(1) Les grâces d'oraison, p. 97.
 
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un je ne sais quoi, mais enfin quelque chose de très réel et de très puissant. Il y a si loin du je ne sais quoi au néant ! Disons mieux : le je ne sais quoi est le contraire du néant. J'entends bien que des comparaisons aussi médiocres conviendraient mieux à une classe enfantine. Mais les ennemis de la quiétude se forgent des difficultés qui n'arrêteraient pas un huron et qui, pour être d'une sottise insondable, n'ont que plus de chance d'intimider les étourdis. Comme les paralysés du discours ont moins de peine à décrire ce que la quiétude n'est pas que ce qu'elle est, ce qu'on n'y fait pas que ce qu'on y fait, Segneri, Nicole, tant d'autres concluent bonnement qu'elle n'est rien et qu'on n'y fait rien. Après quoi, des cris d'horreur. Personne, leur répond Fénelon, n'a jamais cru que, dans cette oraison, l'âme fut entièrement inactive. Nous l'opposons, non pas à toute espèce d'activités, mais « à quelque espèce d'activité particulière (1) ». On quitte « sa manière d'agir ordinaire », dit Rigoleuc (2). Une oisiveté, sans doute, puisqu'on cesse de discourir, dit Guilloré, mais « une oisiveté agissante (3) » ; on ne cesse pas de prier et comment prier sans agir? Aussi plusieurs et notamment l'auteur de Cloud of unknowing, appellent-ils la quiétude « du nom de work (oeuvre, besogne), mot que l'on pourrait peut-être rapprocher de la poiesis de Plotin (4) ». La quiétude n'est pas une grâce d'inertie, mais d'action : elle fait passer d'un mode d'agir à un autre, elle substitue une activité particulière à une autre activité particulière. « Un silence des puissances, écrit le P. Grasset, qui facilite l'entrée à quelque chose de plus noble (5) », laquelle chose n'est pas silence. D'un côté, léthargie ou mort du discours; mais, de l'autre, commencement d'une
 
(1) Oeuvres de Fénelon, III, p. 19o.
(2) La vie du P. S. Rigoleuc avec ses traités (Champion), Paris, 1686, p. 18o.
(3) Maximes spirituelles, édition de 1858, p. 334.
(4) Le Nuage de l'Inconnaissance, p. 47.
(5) Cf. mon École du P. Lallemant, p. 334.
 
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vie nouvelle, qui, pour ne plus dépendre du discours, n'en est, prétendent-ils, que plus vivante. L'âme, écrit le P. de la Taille, « n'est plus la même qu'auparavant, elle est diminuée du côté de l'exercice naturel de ses facultés (1). » Mais, en revanche, elle est exaltée par l'infusion d'une activité supérieure. « Création d'un être nouveau », va jusqu'à dire M. Baruzi (2). Libération plutôt d'un être qui jusque-là était engourdi. Ils admettent donc deux modes, et par suite deux foyers d'activités. Les unes discursives qu'endort la quiétude; les autres supra discursives qu'elle déclanche. Le moins que l'on puisse dire est que l'absurdité de cette psychologie ne saute pas d'abord aux yeux, comme ferait l'absurdité d'une prière totalement inerte. Cette distinction ne nous fait pas sortir du tunnel. Au contraire, elle nous y engouffre et pour longtemps. A Segneri et à Nicole de prouver qu'il n'est d'activité proprement humaine que discursive.
 
V. - PASSIVETÉ DE LA QUIÉTUDE
 
Encore une de ces notions que l'on a réussi, de droite et de gauche, à rendre sinistres. Rien néanmoins de plus simple. Le sage Camus aurait voulu qu'à passiveté on substituât infusion, mot de l'école qu'on peut traduire par don. Quand je reçois un don quelconque et en tant que je le reçois, je suis passif. Passiveté du mendiant, bien qu'il tende les mains pour demander et pour recevoir l'aumône; de l'élève pendant la classe, bien qu'il écoute de toutes ses oreilles la leçon du maître. Tout ce qui entre en nous sans que nous l'y ayons fait entrer nous-même de vive force, tout ce qui nous « arrive », nous modifie, soit pour nous enrichir, soit pour nous appauvrir, nous met en posture de passiveté.
 
(1) Article déjà cité des Recherches, p. 301.
(2) Saint Jean de la Croix, p. 330.
 
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Pour les mystiques, écrit M. Blondel, « le caractère essentiel de leurs états, c'est qu'ils sont une afférente, un apport, et, comme ils disent, une passiveté, au point que l'idée seule de s'ingérer, ou de s'entraîner soi-même en de tels états suffit à les faire condamner comme illusoires et contrefaits (1) ». Tel est, en effet, l'enseignement unanime de nos maîtres, et même, sinon surtout, de ceux que l'on a soupçonnés de quiétisme, M. Berthod, par exemple, qui fut le directeur de Mme Guyon.
 
L'âme, affirme-t-il, ne doit point se mettre activement dans un vide naturel et infructueux. Mourez, mourez, et mourez un million de fois, mais ce dont vous devez vous donner de garde dans cette mort est de ne vous la procurer. Un malade qui se meurt ne meurt-il pas assez de son mal, sans qu'il se procure encore des douleurs (2).
 
« Il faut que Dieu seul opère » et la quiétude, et dans la quiétude, répète M. de Bernières. « Le seul conseil que nous vous donnions est que vous vous mêliez le moins possible de votre anéantissement (3) ». Ces âmes se trompent, écrit le P. Alexandrin,
 
qui se portent d'elles-mêmes à la contemplation passive, et qui, voulant entrer par leurs efforts dans un état où il n'y a que Dieu seul qui les puisse introduire, s'efforcent pour ne pas agir et suspendent elles-mêmes toutes sortes d'images et de pensées, pour se mettre dans l'oisiveté; car elles demeurent dans une certaine abstraction naturelle qui n'est à proprement parler qu'un repos dangereux et qu'une fausse oisiveté.
 
Pas d'effort, du reste, qui ne soit discursif, commandé par le discours, orienté vers le discours. Ces contrefaçons de
 
(1) Qu'est-ce que la mystique? troisième Cahier de la Nouvelle journée, Paris, 1925, p. 14.
(2) Lettres de M. Berthod, IV, p. 169.
(3) Lettre à la Mère Elisabeth, cf. La Vie de la V. M. Elisabeth, Paris, 168o, p. 348.
 
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quiétude bien loin de paralyser l'activité discursive, la redoublent :
 
Elles s'impriment autant de nouvelles images qu'elles s'efforcent d'en suspendre, puisque... agissant naturellement, il faut qu'elles forment autant de pensées qu'elles en veulent anéantir, et qu'elles produisent autant d'actes différents qu'elles tâchent d'en suspendre. Et ainsi, au lieu de se recueillir elles se dissipent ; au lieu de se réunir en unité d'essence, elles multiplient leurs actes et leurs puissances (1).
 
Vouloir éteindre le discours, c'est l'allumer. La quiétude est un don de Dieu. Tous les mimétismes par où l'on jouerait la passiveté ne feraient pas que ce don soit donné s'il ne l'est pas. Un mendiant, tendant la main vers un passant imaginaire. Pour les mêmes raisons, il est aussi vain de s'appliquer à prolonger ou à amplifier la quiétude que de s'appliquer à la faire naître. « Quand ces âmes sont touchées divinement (par une grâce de quiétude), écrit Guilloré, elles agissent aussitôt (et par un effort qui ne peut être que discursif), pour seconder ou pour augmenter le sentiment où elles sont.., voulant accroître l'opération divine par des efforts naturels et faire plus dans leur conscience que la grâce n'y veut opérer (2) ». Ainsi ferait un ignorant qui approcherait une allumette de l'ampoule où ne passe plus le courant.
Il n'y a donc pas de discipline, pas de recettes, pas de méthodes pour introduire l'âme dans l'état de quiétude. Si l'on a prêté à certains mystiques une doctrine contraire, c'est très certainement qu'on les a compris de travers. L'auteur du Nuage a bien écrit par exemple : « Lorsque tu veux te recueillir... laisse de côté toutes pensées. » Mais il ajoute bientôt : « Si je t'invite à aborder cette oeuvre (l'oraison de quiétude) en toute simplicité et hardiesse, je me rends bien compte que la grâce du Tout-Puissant peut seule mettre en
 
(1) Alexandrin de la Ciotat, p. III, pp. 359-36o.
(2) Maximes, p. 243.
 
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branle tes activités supra-discursives... Pour toi, tu ne peux que consentir et être passif (1). » On peut bien s'entraîner à recevoir cette grâce, comme nous le montrerons plus loin, mais non pas s'entraîner à cette grâce elle-même, puisque nul effort ne suffit à la procurer (2).
En dehors de l'ordre mystique ou passif, la littérature ascétique invite aussi à une certaine quiétude, improprement dite, à une sorte de « repos » actif et procuré par un effort persévérant de la volonté. La consigne de cette quiétude est clairement donnée par saint Ignace dans les Exercices. Lorsque, méditant, une bonne pensée vous a frappé davantage, arrêtez-vous à la ruminer; savourez-la aussi longtemps que vous la trouverez nourrissante. Faites de même pour les affections pieuses; ce sont des « consolations », des grâces discursives que Dieu vous envoie. Pressez-les jusqu'à la dernière goutte. Ibi quiescam. C'est bien là, si l'on veut, un arrêt, un repos, eu un certain sens, une cessation, mais foncièrement active, puisqu'il dépend de nous de nous y fixer. On ne quitte pas la zone du discours. Ignace ne dit pas : cessez de penser ou de sentir, mais : ne courez plus d'une pensée à une autre, d'un sentiment à un autre. Concentration et non suspension. Bien loin de décroître, l'activité discursive, ainsi maintenue sur un point unique, se fait au contraire plus intense. Il est vrai, du reste, que plus le discours a d'intensité spéculative ou affective, plus il tend vers sa fin normale qui est de s'évanouir pour faire
 
(1) Nuage, p. 374.
(2). C'est ici un point très délicat, et sur lequel il arrive aux commentateurs les plus éminents, non pas de prendre, mais de donner le change. Dom Butler écrit, par exemple, que the active emptying of the mind and the silencing of the faculties is the burden de tout le livre III de la Montée. Western Mysticism, p. XXVI. Pas précisément, si je ne me trompe, car enfin, il faut bien que Jean de la Croix soit d'accord avec lui-même. Le IIIe livre ne nous façonne pas à vider notre esprit, à faire taire nos facultés discursives, mais, ce qui est tout différent, il nous prépare et nous façonne à l'acceptation de ce vide et de ce silence. On ne crée pas eu soi le vide - et comment s'y prendrait-on pour cela qu'en faisant le plein? mais on se laisse vider, ou ne s'oppose pas au travail évacuant ou paralysant de la grâce. « Suscitant cette obscurité », écrit M. Baruzi, op. cit., p. 315. Je dirais plutôt : ne s'opposant pas au travail divin qui la suscite .
 
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place à la véritable quiétude. Mais enfin, pris en eux-mêmes, ces deux repos diffèrent du tout au tout. Saint François de Sales explique cette distinction avec une limpidité merveilleuse.
 
Je ne parle pas ici, Théotime, du recueillement par lequel ceux qui veulent prier se mettent en la présence de Dieu, rentrant en eux-mêmes, et retirant, par manière de dire, leur âme dedans leur coeur pour parler à Dieu ; car ce recueillement se fait par le commandement de l'amour (discursif), qui, nous provoquant à l'oraison, nous fait prendre ce moyen de la bien faire, de sorte que nous faisons nous-mêmes ce retirement de notre esprit. Mais le recueillement duquel j'entends parler - à savoir la quiétude mystique - ne se fait pas par le commandement de l'amour, ains par l'amour même ; c'est-à-dire, nous ne le faisons pas nous-même par élection (rien de plus discursif qu'une élection) d'autant qu'il n'est pas en notre pouvoir de l'avoir quand nous voulons et ne dépend pas de notre soin, mais Dieu le fait en nous, quand il lui plaît, par sa très sainte grâce. Celui, dit la Bienheureuse Mère Thérèse de Jésus, qui a laissé par écrit que l'oraison de recueillement se fait comme quand un hérisson ou une tortue se retire au dedans de soi, l'entendait bien ; hormis que ces bêtes se retirent au dedans d'elles-mêmes quand elles veulent, mais le recueillement ne gît pas en notre volonté, ains il nous advient quand il plaît à Dieu de nous faire cette grâce (1).
 
Un enfant le comprendrait. Sur quoi vous me demanderez sans doute comment il se fait que des hommes d'âge mûr, très intelligents, s'obstinent à ne pas comprendre. Cruelle énigme et que, pour ma part, j'ai renoncé à résoudre. Quelque diable doit frétiller là-dessous.
De cette distinction est née une des particularités les plus significatives du langage mystique. Dans la quiétude ascétique ou active, on se recueille ; dans la quiétude passive, la seule qui présentement nous occupe, on ne se
recueille pas, mais on est recueilli par Dieu. Encore une
 
(1) Traité de l’Amour de Dieu, I, p. 326.
 
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fois, pour se préparer à être recueilli par Dieu, il n'est pas de meilleur moyen que de se recueillir soi-même, le recueillement actif mimant en quelque sorte le recueillement passif ; mais enfin ce sont là deux expériences profondément, essentiellement différentes. Achevons sur un beau mot du P. Crasset, essayant de décrire la quiétude passive de Mme Hélyot : « Dieu liait toutes ses puissances..., ramassant toutes ses puissances intellectuelles autour de son âme, comme un berger, d'un coup de sifflet ramasse toutes ses brebis autour de soi (1) ».
 
(1) Cité par Le problème de la mystique, 1931, p. 49.
 
 
 
 
 

CHAPITRE II : DIEU ET L'HOMME DANS LA QUIÉTUDE
 
 
 

I. - L'OPÉRATION DIVINE DANS LA QUIÉTUDE
II. - DE L'ACTIVITÉ HUMAINE DANS LA QUIÉTUDE
III. - DES ÉCLAIRS DISCURSIFS DANS L'ORAISON DE LA QUIÉTUDE
 
I. - L'OPÉRATION DIVINE DANS LA QUIÉTUDE
 
Considérée sous son aspect positif, de beaucoup le plus important, à vrai dire le seul important, la quiétude, c'est Dieu qui se donne, au sens propre du mot donner. La quiétude au sens négatif, c'est-à-dire la cessation ou la paralysie du discours n'est que la conséquence, automatique ou mécanique, si j'ose dire, de ce don.
A prendre à la lettre certaines images des mystiques, on risque de croire que l'intervention divine dans la quiétude est d'abord suspensive ou paralysante. Dieu s'appliquerait à empêcher l'âme de discourir, et quand il la trouverait assez dépouillée de ses activités normales, qui sont discursives, il lui communiquerait une vie nouvelle. Tauler disait par exemple : « Le Saint-Esprit fait en nous deux choses : il nous vide, puis il remplit le vide qu'il a fait (1).» Il parut à Charlotte Le Sergent « que Dieu fit (d'abord) un vide dans son âme (2) ». «Un vaisseau qu'on vide, écrit le P. Crasset et qu'on remplit aussitôt d'une autre liqueur (3) ».
Ce ne sont là que des à peu près, me semble-t-il. La «ligature » des puissances n'est pas l'objet direct, immédiat de l'opération divine dans la quiétude. La grâce n'a pas pour objet immédiat de vider l'âme, mais uniquement de la
 
(1) Abrégé de la perfection, p. 75.
(2) Ecole du P. Lallemant, p. 334.
(3) Cf. Ecole du P. Lallemant, p. 323.
 
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remplir. La quiétude ne commence pas par un « vuidement », mais par l'infusion d'une « autre liqueur » qui, pour ainsi parler, refoule mécaniquement la liqueur discursive, ou la stérilise. On raisonne souvent, des deux côtés de la barricade, comme si la « cessation du discours » était un bien en soi, et par suite, l'activité du discours, un mal en soi. Non, pas du tout, puisque, dans les plus hauts états mystiques, le discours garde la pleine liberté de ses mouvements. Je crois même que, pour l'homme tel qu'il est, l'impossibilité de discourir est, en soi, une défaillance, non pas certes morale, mais psychologique. Or on ne conçoit pas que Dieu procure directement, et à titre de grâce, une imperfection quelconque. Il permettra, par exemple, que le pécheur s'aveugle lui-même ; il ne l'aveuglera pas. Ainsi dans la quiétude. « L'action de Dieu, écrit Fénelon, ne peut être uniquement destinée à opérer l'impuissance pour les actes qu'on ne fait pas... Un empêchement n'est pas une grâce, s'il n'est qu'un simple empêchement pour des actes qui sont eux-mêmes très bons (1) ». Il est certain par exemple, qu'à une âme très avancée dans la quiétude, l'évocation distincte de la Crèche ou du Calvaire devient provisoirement impossible. Pense-t-on que d'elle-même la grâce mystique travaille alors à voiler ces images saintes? Non, elle ne crée aucun empêchement de ce genre, mais elle donne un tel branle aux activités plus profondes que l'âme n'a plus ni le goût ni même le pouvoir de seconder les mouvements de l'imagination ou des autres facultés de surface (2). Saint François de Sales démonte parfaitement ce mécanisme :
 
(1) Oeuvres de Fénelon, III, p. 190.
(2) Cf. là-dessus Dom Chapman, à propos de Sainte Thérèse qui veut que la ligature cesse dans la septième Demeure, et du P. Poulain qui s'est approprié cette vue de la Sainte. « Le P. Poulain ne veut pas comprendre que la ligature est le résultat naturel de l'attention portée aux choses spirituelles et que l'extase même n'est que l'effet naturel d'une concentration mentale extraordinaire. Il tend à voir dans la ligature une opération divine qui scellerait les portes de la conscience, afin que l'âme ne fût pas distraite de ses visions célestes. S'il en était ainsi, pourquoi cesserait-elle dans la septième demeure »? Article Mysticism dans le Dictionnaire de Hastings.
 
361
 
Notre-Seigneur, dit-il, répand imperceptiblement au fond du coeur une certaine douce suavité qui témoigne sa présence, et lors les puissances, voire même les sens extérieurs de l'âme, par un certain secret consentement, se retournent du côté de cette intime partie où est le très aimable et très cher Epoux.
 
Occupant ainsi de son intime présence le fond de l'être, ce qui est proprement le don mystique,
 
Il retire à soi toutes les facultés de notre âme, lesquelles se ramassent autour de lui et s'arrêtent en lui
 
suspendant, par cet arrêt, leur activité ordinaire. Comme des aiguilles attirées par l'aimant,
 
toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là, pour se venir joindre à cette incomparable
 
présence (1). La quiétude, écrit de son côté, le P. Ripault fait
 
éclipser tout autre objet importun de l'esprit, et rasseoir tout mouvement et sentiment de quoi que ce soit, tout autre objet faisant hommage à celui-ci,
 
à Dieu lui-même, pénétrant l'âme,
 
et donnant dans le néant, comme si sourdement ils avouaient qu'il n'y a que le seul Dieu qui est et qui mérite d'être, dompter et remplir leur esprit, et AINSI CÈDENT LA PLACE A L'IMMENSE (2).
 
Et la Mère Elizabeth de l'Enfant-Jésus :
 
Cette grâce n'est point un écoulement de Dieu dans les sens ni dans les puissances, mais c'est, selon que je le comprends, une réelle possession
 
(1) Amour de Dieu, VI, ch. VII.
(2) Divine naissance, cf. Mus. 395.
 
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retenez ces deux mots qui disent tout,
 
de tout ce que Dieu est, qui, faisant tomber la créature,
 
l'être de surface et les puissances discursives,
 
dans le néant, fait que ce Dieu de bonté est tout en elle et qu'elle est toute en lui; ou, pour mieux dire, qu'elle n'est plus du tout ; étant trop peu, ce me semble, de dire avec saint Paul que sa vie est cachée avec Jésus-Christ, en Dieu... ; mais qu'elle est toute perdue et abîmée en lui, où elle voit sans voir, veut sans vouloir, opère sans opérer, ne voulant plus rien voir, vouloir ni faire que par Dieu même qui est sa vie, mais vie opérante et vivifiante, quoique assez souvent elle ne soit point aperçue de l'âme (1).
 
Lignes incomparables et que je ne transcris pas sans rougir de ma verbosité piétinante. Mais si nous piétinons, ressassant, épaississant des explications mille fois données par les maîtres du XVII° siècle et qui, pour ainsi dire, couraient alors les rues, à qui la faute sinon à l'incompréhension miraculeuse des Nicole, des Segneri et de leur progéniture ? Un livre récent vous conseillera, par exemple, de mettre en quarantaine, comme un préquiétiste dangereux, le saint M. de Bernières, tour à tour le disciple et le conseiller de la Mère Elizabeth, et, de toute manière, son unanime.
Ainsi « réelle possession » d'abord, puis anéantissement du discours, suite immédiate et automatique, envers négatif de cette possession positive. Nous ne dirions donc pas avec M. Baruzi: « Au fond de notre être anéanti, Dieu surgit », puisque - et M. Baruzi le sait mieux que moi - c'est en surgissant dans l'âme profonde que Dieu anéantit les activités de surface. a Lorsqu'il nous trouve dénués de tout ce qui n'est pas à Dieu, écrit encore le même philosophe, se produisent les touches (2) ». Non, ce sont les touches qui
 
(1) La Vie de la Vénérable Mère Elisabeth de l'Enfant Jésus, Paris, 168o, p. 341.
(2) Saint Jean de la Croix, 1ère édit. Paris, 1924, p. 687.
 
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dénuent. « Le progressif envahissement de l'âme par Dieu, écrit M. Delacroix, la déification qui se fait peu à peu à mesure que le moi s'anéantit (1) ». J'aimerais mieux dire que l'anéantissement du moi progresse à mesure que progresse l'envahissement de l'âme par Dieu. L'anéantissement de notre ego, dit le P. Barré, « fait venir l'Ego de Dieu (2) ». Non encore, c'est en venant que l'Ego de Dieu anéantit notre ego. J'intervertirais de même les facteurs dans ces lignes du R. P. Hugueny: « Libération des activités profondes due à l'affaiblissement et à l'inaction graduelle des activités communes (3). » « Cette présence qui va démolissant tout », disait M. Berthod (4). Et le P. Guilloré : « Plus on s'approche de Dieu (ou, pour mieux dire, plus Dieu s'ap-
proche de nous) plus on sent un poids secret qui porte à ce qu'on appelle inaction et au silence intérieur (5) ».
Enfin, et splendidement le P. de la Taille :
 
Selon les divers tempéraments et les circonstances diverses, l'un est plus sensible à l'aspect du vide et l'autre à la plénitude ; mais la plénitude est dans le vide et le vide la remplit. Car une seule chose creuse et une seule chose comble les cavernes de l'intelligence ; l'amour, l'amour précipité dans l'âme par le Dieu qui l'habite ; et mieux encore, dans la retraite où il se cache, l'union du divin Amour avec l'âme épousée (6).
 
Nous anticipons fatalement sur les éclaircissements qui vont suivre. Mais il importait de rappeler sans plus tarder et d'orchestrer vigoureusement une certitude qui échappe aux ennemis des mystiques et sur laquelle les mystiques eux-mêmes donneraient parfois le change : à savoir que, de quelque côté qu'on l'envisage, soit du côté de Dieu qui l'opère, soit du côté de l'âme qui s'y ouvre, la quiétude
 
(1) Etudes, p. 347.
(2) Lettres spirituelles du R. P. Nicolas Barré, Paris, 1697.
(3 ) Vie spirituelle, janvier 1932.
(4) Lettres, IV, p. 212.
(5) Maximes, p. 245.
(6) Article cité des Recherches, p. 317.
 
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n'est une négation qu'en apparence. Dans quelque ordre que ce soit, ascétique ou mystique, discursif ou supradiscursif, l'alliance de ces deux mots : voie négative, constitue un parfait non sens. Une voie, j'imagine, est faite pour qu'on y marche, et l'ou ne peut tout ensemble y marcher et n'y marcher pas. Mais enfin, comparées aux activités supradiscursives qu'exalte et comble la quiétude, ce seraient bien plutôt les activités discursives qui tendraient à rejoindre le néant.
 
II. - DE L'ACTIVITÉ HUMAINE DANS LA QUIÉTUDE
 
Nous l'avons dit et c'est une de nos certitudes essentielles : l'oraison de quiétude est prière au plein sens du mot. Or, une prière totalement passive ou inerte ne se conçoit pas. Non mortui laudabunt te, puisque, d'une part, qui dit prière dit connaissance et amour, et que d'autre part il n'est pas de connaissance ni d'amour qui ne soient action - la plus active des actions. Il s'agit ici néanmoins d'une activité spéciale qui ne ressemble pas à l'activité normale de nos puissances et qu'a longtemps ignorée la psychologie classique. Essayons, par des approximations successives, de nous faire une idée aussi claire que possible de cette activité singulière, de cette « oisiveté agissante (1)» ; sans oublier toutefois qu'elle est proprement indéfinissable.
 
I. - Imaginez une harpe vivante, aveuglément, cordialement docile, aux inspirations et aux volontés de son maître. Qu'il la transporte d'un endroit à un autre, qu'il la revête ou la dépouille de sa housse, elle est contente. Mais à ces divers mouvements, on voit bien qu'elle ne collabore pas
 
(1) « Oisiveté », cher aux mystiques, ne peut plus s'entendre aujourd'hui qu'en un sens péjoratif. Il n'en a pas toujours été ainsi, et Balzac distinguait expressément oisiveté de paresse. « L'assoupissement de la paresse n'a rien de commun avec les délices de l'oisiveté. Celle-ci réveille, aiguise, purifie les sens ; celle-là les endort, les émousse et les épaissit. L'une nous laisse notre liberté ; nous sommes en la puissance de l'autre. On est possédé de la paresse et non point de l'oisiveté ». Entretiens, I, cités par Guillaume, J.-L. Guez de Balzac et la Prose française, Paris, 1927, p. 276.
 
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d'une façon active. Vienne maintenant l'heure où l'artiste la fera sonner. Son attitude intime n'est plus la même. Encore passive, puisque d'elle-même elle ne sonnerait pas ; active, puisque, vivante qu'elle est, elle se prête de toutes ses vibrations aux mélodies qu'on lui demande. C'est ainsi qu'au plus noir, au plus passif de la quiétude, l'âme, non contente de ne pas résister à l'action divine, se mêle, participe de toute son activité profonde à cette action. Disons mieux, pour elle, puisqu'elle est âme, ne pas résister, c'est participer. Rappelons-nous, puisqu'on s'acharne à l'oublier, que l'action de Dieu est ici toute positive et créatrice, qu'elle ne travaille pas directement à suspendre l'activité des puissances, mais à communiquer à l'âme ses propres vibrations divines. Pourquoi l'envahirait-elle, la possèderait-elle, sinon pour la faire vivre de lui, en lui et par lui. Une force, écrit excellemment M. Delacroix, « qui apparaît d'abord comme étrangère au moi, et qui, progressivement, l'envahit et se substitue aux formes d'action et de pensée qui constituaient la conscience personnelle... ; énergie substantielle qui après s'être opposée au moi, le pénètre en se l'assimilant et crée une vie nouvelle (1) ».
Cette comparaison de la harpe nous aide à dissiper une confusion, où, pour ma part, je me suis enlisé longtemps. Pour fermer la bouche à leurs adversaires, les mystiques disent souvent que l'on n'est pas inerte dans la quiétude puisque l'on y accepte d'être envahi par Dieu, puisque on ne fait rien qui puisse ralentir le progrès ou pour éluder les conséquences de cet envahissement. Accepter c'est vouloir, et vouloir c'est agir. A merveille. Mais prenez garde qu'il y a deux façons d'accepter, d'acquiescer, de « se laisser faire » : l'une toute discursive, l'autre mystique. Exclusivement discursif, bien qu'excellent, l'acte distinct, réfléchi,
 
(1) Etudes..., p. 366. J'ai souligné après qui peut être équivoque. Il n'est juste que dans l'ordre cognitif et conscient où se place, je crois, M. Delacroix. Mais, dans l'ordre des réalités, c'est parce qu'elle pénètre le moi profond que l'activité divine s'oppose au moi de surface, l'expulse, pour ainsi dire ou le paralyse.
 
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délibéré qui accepte, comme du dehors, la quiétude ; c'est l'acquiescement de la harpe vivante aux gestes de son maître qui la promène d'une place à l'autre. Accepter délibérément la grâce qui m'empêche de discourir, c'est encore discourir. Non que cet acquiescement raisonné ait toujours à se produire et qu'il n'y ait de quiétude que délibérément acceptée. En fait, un commencement de quiétude précède cet acquiescement. C'est parce que les premières touches divines l'ont surprise et alarmée, qu'un contemplatif qui s'ignore, ayant pris conseil de son directeur, consent, par un acte proprement discursif, à l'inaction où il se trouve engagé déjà. Si l'envahissement n'était pas ébauché, on ne se demanderait pas comment il faut se gouverner dans cette conjoncture étrange, si le devoir est de résister à la quiétude ou de s'y abandonner. Mais c'est leur oisiveté, en tant qu'oisive ou passive, que les mystiques veulent agissante ; c'est elle qui acquiesce, et d'une acceptation qui ne se produit donc pas dans les cadres du discours. Dans « laisser faire » faire à deux sens. Il peut signifier : laisser Dieu et lui seul faire ce qu'il voudra de vous ; laisser faire de la harpe transportée d'un endroit à l'autre ; résignation discursive de Job. Mais il veut dire aussi : laissez Dieu vous faire faire à vous-même activement, ce qu'il voudra non pas que vous subissiez, mais que vous fassiez. Laissez-le, non plus seulement agir en vous; mais vous « agir » Si l'on peut ainsi parler. « Je crois, ma fille, écrit le P. Epiphane, que c'est mal raisonner de dire selon l'Apôtre: nous sommes agis ; donc nous n'agissons pas. Disons plutôt... Nous sommes agis et nous agissons, et, qui plus est, nous ne sommes agis qu'afin que nous agissions (1) ». Mieux encore : nous ne sommes agis que dans la mesure où nous agissons. Non est Deus mortuorum.
 
II. - L'action divine par où l'on est agi et tout ensemble
 
(1) Conférences mystiques sur le recueillement de l'âme, Paris, 1684, pp. 393-394.
 
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par où l'on agit échappe à l'expérience intime. Mais, pour nous aider à l'imaginer en quelque manière et à ne pas la trouver contradictoire, on nous dit que cette passivité agissante a pour foyer la fine pointe ou la substance de l'âme. Ce n'est là, bien entendu, qu'une allégorie. Deux zones : la surface où se forment les concepts, où se lient les raisonnements, où se déterminent les volitions distinctes, où s'épanchent les émotions ; puis les profondeurs où circule, pour nous agir, la réalité présente de Dieu. Avec sa parabole d'Animus et d'Anima, Paul Claudel a donné un regain de jeunesse à ces vieilles imaginations. « La souveraine partie de l'âme... une si haute région », disait Guez de Balzac. Ou encore : « La volupté qui monte plus haut que les sens, celle qui va chercher la partie supérieure (1). »
De l'une à l'autre de ces deux zones, le ponts ne sont pas coupés; il se fait, au contraire, des échanges constants sur lesquels nous aurons à revenir. Qu'il nous suffise de rappeler ici qu'au moins dans les formes élémentaires de la vie mystique, la quiétude ne se rencontre jamais à l'état pur. Par mille fissures souterraines, le flot supra-discursif rentre dans les canaux du discours.
Pour, l'auteur du Nuage, le foyer de l'activité mystique serait la « substance » de l'âme. Il veut prouver - et c'est assez hardi, mais peu nous importe, - que l'oraison de quiétude est prescrite par les saints Livres.
 
Honora Dominum de tua substantia... Que ta substance même honore le Seigneur. Dans ce texte, Salomon parlait à son fils, selon le sens littéral; mais, pour l'appliquer à ton intelligence, je l'interpréterai au. sens spirituel et je te dirai en son nom : Ami en Dieu, veille à laisser de côté toute l'activité de tes facultés naturelles;
 
entendez, lorsque les touches divines ont déjà commencé l'investissement de l'âme,
 
(1) Op., Guillaume, J.-L. Guez de Balzac et la Prose française, Paris, 1927, p. 381.
 
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et à rendre à ton Seigneur Dieu un culte plénier au moyen de ta substance. Offre-lui en toute simplicité ton être tout entier... Mais offre-le comme un tout, sans le morceler, c'est-à-dire sans considérer en détail ce que tu es,
 
et sans t'efforcer à produire, un à un, les actes de tes puissances discursives.
 
Par là ton regard ne sera pas dispersé, tes impressions resteront pures, et il n'y aura plus d'obstacle à ton unité intérieure avec Dieu, dans la pureté du coeur (1).
 
Remarquez, en passant, le petit salut d'amitié que le génial anonyme du XV° siècle envoie à M. Bergson. Lui non plus il ne veut aucun mal au discours. Il constate seulement que les actes discursifs, plus ils sont achevés, plus ils morcellent le réel, et que, plus ils le morcellent, plus ils sont incapables d'établir le contact entre le tout de Dieu et le tout de l'homme.
Nos curiosités d'aujourd'hui seraient peut-être moins insatisfaites si, à la notion de substance on substituait celle de personne. L'activité propre de la quiétude, son oisiveté agissante, se développerait, et parfois jusqu'à s'y perdre, au coeur même de la personne en tant que personne. Songez que plus le discours se rapproche de son idéal, moins la personne discourante s'y trouve engagée. Une idée pleinement et uniquement lumineuse, un raisonnement exclusivement logique, une volition qu'aurait exclusivement commandée la pesée objective des motifs pour et contre, ce
complexe d'actes humains, tend à rentrer dans l'universel et à se détacher de la personne vivante qui l'a produit, comme un fruit trop mûr qui ne tient plus que par des fibres desséchées à la branche qui le porte.
Au lieu de personne, les scotistes disaient, je crois haeccéité. « Intimement liée à la nature, écrit l'un d'eux, l'haeccéité n'aura garde de contrecarrer son opération » ;
 
(1) Le Nuage..., p. 343.
 
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c'est-à-dire, si je comprends bien, que notre activité substantielle, ou personnelle, va d'elle-même à déclancher, et, par suite, à personnaliser l'activité discursive. « Mais elle l'endiguera, elle lui évitera une dissipation, qui, en l'extériorisant », atrophierait les délicates radicelles qui la relient au centre de l'âme. « Il lui est évidemment impossible de substituer totalement et pour longtemps son opération (isolée) à celle de l'entendement, mais bien souvent sa réaction apporte à celle-ci (à l'activité discursive) un heureux tempérament... Le principe individuel de mon être ( haeccéité, personne, pointe de l'âme, anima) tend à me dégager de tout ce qui n'est pas moi (et de tout ce qui n'est pas Dieu en moi), pour me concentrer, me ramener vers mon intérieur, vers ce grand vide creusé par mon haeccéité au plus intérieur de mon être réel; et là, il ne dépend que de moi seul de retrouver Dieu. » (Mieux encore, ajouterais-je, pour peu que la quiétude se prolonge, il m'est impossible de ne pas retrouver Dieu; restant, d'ailleurs bien entendu, que c'est Dieu qui prend les devants, qui fait sentir le vide en le remplissant.) « La volonté alors, car c'est toujours par la volonté qu'opère l'haeccéité, » (Eh! c'est la volonté elle-même, les volitions exclusivement discursives, n'étant que des velléités, comme nous le dirons plus loin), « la volonté n'a plus qu'à se laisser aller vers son inclination naturelle (et surnaturelle, dans l'ordre présent), vers l'Amour souverain du Bien infini, auprès duquel elle se trouve seule (eh ! parce qu'en l'envahissant, il a fait le vide en elle). L'opération dissolvante (et dépersonnalisante) de l'entendement (pur) bien suspendue, la volonté agira dans une intimité complète avec Dieu ; son opération s'effacera même bientôt pour céder toute la place à l'opération divine; et alors, assimilée à son divin objet. transformée en lui (agie par lui), l'haeccéité pourra dire : il y a en niai une vie, un mouvement, un être; tout cela se trouve en moi sans être mien; c'est la vie, c'est l'opération, c'est l'être de Dieu. » Haeccéité « porte ouverte et la voie (unique) vers
 
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tout mysticisme digne de ce nom ». Tel serait le foyer de la quiétude, son activité propre : elle dégage (l'homme) de l'encombrement de ce qui en lui n'est pas personnel ; elle creuse « au plus intime de son être un grand sanctuaire réservé à Dieu (1) ».
Cette explication, encore plus éblouissante que technique, a aussi l'avantage de rendre à l'unité foncière de l'âme dans la quiétude, ce que d'abord la philosophie des mystiques semblerait lui disputer. Car enfin cette haeccéité, ce moi personnel, en ce qu'il présente d'unique, c'est aussi le moi tout entier; centre et surface, âme et corps.
 
Quand j'ai dit, écrit François de Sales, que la volonté avait une si grande convenance avec le bien que, soudain qu'elle l'aperçoit, elle se tourne de son côté..., je n'ai pas... voulu dire, que la volonté reçoive et agisse toute seule aucune chose, car c'est l'homme et la personne qui agit et reçoit à proprement parler. La convenance au bien, de laquelle la volonté reçoit complaisance, n'est pas une convenance de la seule volonté, mais de l'homme même avec le bien. Encore que la volonté soit la faculté de notre âme qui tend et nous porte au bien, c'est toutefois nous, à proprement parler, qui, par icelle, nous émouvons au bien et qui nous y complaisons,
 
en nous unissant à lui de tout notre être (2). D'où il suit que la quiétude en même temps qu'elle semble nous amenuiser, nous dilate ; et que tout le spéculatif, comme tout le sensible de la vie religieuse - dogmes et rites - bien loin de lui nuire, s'ordonne aisément à elle, la seconde et la nourrit. « L'homme tout entier, écrit le P. Gardeil, corps et âme..., est appelé à recevoir communication de la vie divine apportée sur terre par Notre-Seigneur Jésus-Christ... Un
 
(1) Osuna et Duns Scot, par le R. P. Michel-Ange, Etudes franciscaines, 1910, pp. 4o3-4o5.
(2) Traité de l'Amour de Dieu, II, pp. 355-356. Ce n'est pas le texte définitif, mais un précieux brouillon qu'a publié Dom Mackey.
 
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chrétien, ce n'est pas une âme (pas non plus une fine pointe) c'est un homme (1)».
 
IV. - Le mystère d'une « oisiveté agissante » est de lui-même assez ténébreux. N'y ajoutons pas des obscurités absurdes, et ne faisons pas de ce paradoxe une monstruosité. Comprenons donc bien qu'il n'est pas question de munir l'âme profonde d'une activité surhumaine, inouïe et impensable. Non, il n'y a là de singulier que le mécanisme psychologique de ces actes, mais, pour l'activité elle-même, elle est tout ce qu'elle peut être, tout ce que ne peut pas ne pas être une activité spirituelle : elle est connaissance et elle est amour. Quand on dit que Dieu « agit » l'âme dans la quiétude, on veut dire simplement qu'il la met de sa grâce en posture de connaître et d'aimer. Le P. Epiphane est excellent sur ce point. On me permettra de le citer longuement. Ne nous est-il pas signalé, d'ailleurs, par Nicole et par M. Pourrat, comme un dangereux détraqué?
 
Les mystiques, dit-il, prennent pour une même chose non opérer, pâtir, être agi, quiétude, paix, repos, évanouissement d'images, anéantissement d'espèces; mais parce que tout ce qui se passe alors dans l'esprit vient originairement d'une infusion fort extraordinaire,
 
infusion, non pas de vues distinctes, de vérités, de lumières sur Dieu, mais de Dieu lui-même. J'aime mieux donc : pénétration et avec M. Delacroix « envahissement ».
 
Il est dans une admirable suspension de toute sorte d'actes réfléchis.
 
Entendez que, d'elle-même, la quiétude tend à procurer
 
(1) R. P. Gardeil, La structure de l'âme, Paris, 1927, I, p. 4. Pour M. Inge la foi est «an act of the whole personality ». « Not feeling, dit-il encore, but the heart of reason », c'est-à-dire «the whole personality acting in concord ». Mysticism, pp. 5o, 53. Cf. aussi M. Blondel, Qu'est-ce que le mysticisme, p. 47, le P. Rousselot, Mélanges Grandmaison, p. ioi ; le R. P. Maréchal, Réflexions, p. 78.
 
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cette suspension; mais n'entendez pas que l'activité discursive est totalement et longuement suspendue pendant « l'oraison de quiétude ». Notre Epiphane enseigne expressément le contraire.
 
Avec un acquiescement très résigné à se laisser pénétrer, posséder et vaincre de la lumière divine,
 
de la lumière, au singulier, et non des lumières ou des vérités divines;
 
sans qu'il se sente mouvoir ou être agi, ou qu'il fasse réflexion sur aucune espèce, image, ou sur quoi que ce soit. C'est ce qui fait dire à quelques mystiques que l'esprit n'opère pas et qu'il ne fait que recevoir...
Et pourtant il est trop vrai que l'esprit ne peut avoir aucune connaissance que par un acte qui lui est propre; et s'il connaît, il agit. De même la volonté ne peut avoir d'amour que par son propre acte, et si elle aime, elle opère. Il est vrai que, dans cette infusion merveilleuse, les puissances de l'âme n'agissent que par manière de repos. L'entendement
 
ou pour mieux dire, l'intelligence
 
entend, il ne sait comment et ne peut comprendre ce qu'il entend; la volonté aime, l'âme ne sait comment et ne peut comprendre ni l'objet qu'elle aime, ni l'acte de son amour. Et pourtant, en ne comprenant point de la sorte, l'âme en est bien plus élevée que si elle comprenait;
 
et plus connaissante, comme nous dirons tantôt, et plus aimante. On remarquera que le P. Epiphane ne fait pas intervenir ici, comme plusieurs l'attendraient, la distinction
classique entre la fine pointe et la surface, entre Anima et Animus. Ce n'est là en effet, qu'un artifice pédagogique; une façon pittoresque de dramatiser la quiétude, mais qui
n'enrichit d'aucune façon la définition de celle-ci. Dire que la fine pointe agit seule pendant que dorment les puissances, ou dire que les puissances gardent leur activité,
 
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sans toutefois que le mécanisme discursif soit mis en branle, ce sont là deux façons de décrire une seule et même expérience. L'unique nécessaire est ici de se cramponner à la maxime fondamentale de la quiétude : bien qu'agie par Dieu, ou plutôt parce qu'elle est agie par Dieu, « l'âme est continuellement en action » mais « d'une manière différente », et le P. Epiphane cite M. de Bernières :
« Ce qui fait plus de mal, c'est qu'on en parle (de cette oraison) quelquefois à des doctes, et encore si crûment que ces doctes s'emportent » persuadés qu'ils sont, et fort justement, qu'on ne peut faire oraison « sans faire d'actes ».
 
« Mais si elles leur disaient : Dieu opère en mon âme; et, afin de donner lieu à son opération, je veux me tenir en repos, de peur de la troubler par ma trop grande activité, soit d'entendement ou de volonté, on n'aurait pas de peine à comprendre comment on n'y est pas oisif, d'autant que l'opération de Dieu est amour et connaissance. »
 
Et comme il n'est pas possible, reprend le P. Epiphane, que
 
notre esprit connaisse par la connaissance incréée et divine, ni que notre volonté aime par un amour incréé et divin, il faut nécessairement que notre esprit et notre volonté connaissent et aiment par nos propres actes, élevés extraordinairement par un secours très spécial de Dieu.
 
Qu'on cesse donc de répéter que les mystiques
 
établissent leurs maximes et leur état sur des impossibilités, des chimères et des extravagances. L'âme, dans son plus grand repos..., dans son plus parfait silence, opère et elle parle. Ce n'est pas un tronc d'arbre... Sa parole et son opération sont la connaissance et l'amour.
 
Comme néanmoins ces opérations sont « infiniment au-dessus de la capacité naturelle de l'entendement et de la volonté », il est assez naturel que l'on (lise, sans plus de
 
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précision que « l'âme ne connaît et n'aime pas ». Car il est vrai tout ensemble que, « dans cette quiétude, l'esprit et la volonté agissent et n'agissent pas; l'entendement (l'intelligence) connaît (d'une connaissance supra-discursive) et ne connaît pas » d'une connaissance discursive.
 
Ce ne sont pas ces puissances qui opèrent, c'est Dieu qui opère. Il n'opère pas pourtant tout seul... Il opère dans les puissances et par les puissances de l'âme. Et comme il est le principal agent, à cause de la communication extraordinaire par laquelle il s'unit à l'âme, noua disons qu'il agit seul; quoique, en vérité, il y agisse par l'entendement (intelligence) qui produit une connaissance réelle et actuelle; comme il agit par la volonté qui produit un acte d'amour (1).
 
Un des théologiens contemporains qui a élucidé avec le plus de bonheur ces délicates matières, le R. P. de la Taille, ne fait guère ici que répéter le P. Epiphane, que d'ailleurs, autant que je sache, il ne connaît pas. Le mystique, résume-t-il en deux mots, « a conscience de recevoir de Dieu un amour tout fait, si l'on pouvait dire ainsi », et donc aussi une connaissance toute faite. « Et c'est pourquoi il se dit passif, bien que tout amour soit un acte, mais il y a passivité néanmoins, et passivité consciente, en ce que l'âme se sait, se sent investie par Dieu de cet amour » et de cette connaissance, laquelle, du reste, ne distingue pas de l'amour (2).
On comprend qu'une activité de ce genre surprenne d'abord l'arrière-garde des psychologues indépendants ; mais non pas qu'elle scandalise les théologiens à qui devrait être familier le dogme de la grâce sanctifiante. Car enfin, toute connaissance de foi n'est-elle pas infuse et passive ; tout amour et même celui des commençants n'est-il pas infus et passif (3)? Et, même en dehors de l'ordre surnaturel, ne savons-nous pas que in eo movemur, comme
 
(1) Conférences mystiques, Conf. XIX, pp. 382-393.
(2) L'oraison contemplative, p. 23.
(2) Ib., p. 22.
 
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l'affirme saint Paul, et que cette motion mous laisse la propriété de nos actes. Je difficile ne serait pas, semble-t-il, d'admettre le fait de ces « infusions » et «l'oisiveté agissante » qu'elles ne peuvent manquer de procurer, mais bien plutôt de comprendre que les mystiques s'en réclament comme d'un privilège à eux réservé. A cette difficulté, qui seule est sérieuse, on répond, avec le P. de la Taille, que « la charité, chez les mystiques, n'est pas seulement infuse », comme chez tout chrétien en état de grâce, « mais est consciemment infuse (1) ». Nous reviendrons plus loin à cette conscience qu'aurait l'âme de cette « infusion (2) ».
 
III. - DES ÉCLAIRS DISCURSIFS DANS L'ORAISON DE LA QUIÉTUDE
 
Quoique foncièrement distincts dans l'abstrait, la quiétude et le discours ne sont pas sur le pied de guerre. Au contraire, ils s'aiment bien et le prouvent, en se faisant l'un à l'autre, des visites nécessairement courtes, mais fréquentes et cordiales. Il est vrai, - et de là sont venues, comme nous verrons, les pires catastrophes - que certains mystiques, parmi les plus grands, se donnent parfois l'air de décrier le discours, la méditation en soi. Assurément telle n'est pas leur intention et ils tombent de leur haut quand on les accuse de vouloir ruiner une discipline dont ils savent mieux que personne la nécessité et le bienfait.
 
(1) L'oraison contemplative, p. 16.
(2) Comme on l'a vu plus haut, Gagliardi, et avec lui plusieurs théoriciens de marque, enseigne que la caractéristique de cette « oisiveté agissante » est que la quiétude produit des « actes directs » entendant par là que, dans cet état, l'âme saisit le réel directement, au lieu que la connaissance normale ne saisit directement que des notions. Rien de mieux, pourvu qu'on n'attache pas à cette épithète une valeur proprement définissante. « Direct » n'en dit pas plus long que « supradiscursif ». Les deux mots ont ici le même sens. De cette connaissance mystique que nous savons positive, nous ne pouvons nous faire que des idées négatives. Il faut toujours en revenir à dire qu'elle n'est pas discursive. Il en va de même pour les mots, beaucoup plus répandus, de « simple vue », « simple regard ».
 
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S'ils ne prônent pas la méditation, c'est qu'ils ont mieux à faire que d'enfoncer une porte ouverte. Eh! qui peut douter de son excellence ! Ils s'adressent à des lecteurs qui ont médité pendant longtemps et qui estiment si fort cet exercice qu'ils seraient portés à le confondre avec la prière ellemême, c'est-à-dire à croire que si l'on cesse de méditer, on cesse également et aussitôt de prier ; fâcheuse illusion qui risque de les arrêter au seuil de la vie meilleure. Et de là vient qu'uniquement soucieux de décrire et de défendre la quiétude, les mystiques à leur. tour semblent parfois l'exalter comme si elle se confondait avec la prière et comme si le discours ne pouvait que paralyser l'essor des activités contemplatives. Mais ce n'est là qu'une apparence. Ils enseignent tous, plus ou moins expressément, que l'activité discursive, non seulement n'est jamais tout à fait suspendue dans l'oraison de quiétude, mais encore que, si elle est bien gouvernée, elle collabore efficacement à cette oraison. La quiétude pure est un mythe, ou un diable de carton peinturluré de rouge par les Segneri et les Nicole. Nous le rappelions tantôt, entre la contemplation et la méditation les ponts ne sont pas coupés et il se fait de l'une à l'autre des échanges constants. C'est ce qu'il nous faut expliquer; à quoi nous aideront, mieux encore que Jean de la Croix, nos prétendus quiétistes, ou pré ou semi-quiétistes du XVII° siècle.
 
I. - Il peut se faire que les premières manifestations de la vie religieuse chez le primitif et chez l'enfant soient de l'ordre intuitif et déjà quasi-mystique. Nihil in Animo quod Arius non fuerit in Anima. Splendide système qui me sourit fort, mais que je laisse à de plus compétents le souci de discuter. Quoi qu'il en soit, cet acquiescement confus et supra-discursif à l'Être mystérieux qui les touche et qui s'offre à les envahir ne s'appellerait que très improprement quiétude. Chez l'enfant surtout. La quiétude est cessation du discours et, dans cette hypothèse, il n'y aurait
 
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pas encore de discours. De quoi se reposerait qui n'a pas encore travaillé ?
La quiétude suppose donc l'antériorité du discours. Méditation et travail d'abord; repos ou contemplation ensuite. Plus que cela. Il ne s'agit pas ici d'une simple juxtaposition ou d'une succession dans le temps. La méditation, si on n'en fausse pas la nature, plus elle devient parfaite, plus elle dispose à la contemplation. Elle ne peut certes pas mettre en branle à son gré l'appareil contemplatif, mais elle tendrait d'elle-même à en assouplir les ressorts. Son élan normal veut qu'elle s'évanouisse pour s'épanouir en contemplation. Malaval a là-dessus quelques lignes très remarquables. « On peut... se jeter en Dieu », écrit-il (c'est-à-dire passer du plan discursif au plan mystique, de la réflexion à l'intuition) par la considération d'un attribut (la bonté de Dieu, par exemple) et d'un mystère (la Crèche) », ou du ciel étoilé, ou d'une fleur. « Si, en commençant à nous élever par sa bonté et par sa puissance (c'est-à-dire par la considération distincte d'un de ces attributs particuliers), nous nous abîmons tout à coup en lui, en perdant la pensée particulière qui nous avait élevés (1). » Remarquez, je vous prie, la parabole qu'il trace dans l'histoire de cette « pensée particulière » qui a précédé la quiétude. Cette perte finale, le discours l'a en quelque sorte appelée, voulue. Il s'y est précipité de tout son poids. Aussi bien, avant et après cette perte, c'est un seul et même objet qui occupe l'âme : la quiétude ne substitue pas un objet tout à fait nouveau à celui que méditait le discours. Il n'y a de changé que l'occupation même, la quiétude nous mettant en état de saisir la réalité même du Dieu - très bon, ou très sage, Père ou Sauveur - dont la méditation ne nous présentait que l'idée.
« Nous nous abîmons tout d'un coup », écrit Malaval. Cela n'est vrai que pour des contemplatifs habitués à la
 
(1) Pratique facile, II, p. 117.
 
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quiétude. Dans les commencements, le passage d'un plan à l'autre, ne se fait pas toujours d'une façon foudroyante. Rien au contraire de plus lent, de plus imperceptible. On contemple déjà que l'on croit méditer encore ; on continue à méditer et on croirait qu'on a cessé de le faire. « La pensée particulière » qui amorcera l'intuition, ne s'éclipse pas soudain comme s'éteint une lampe électrique, lorsque l'on coupe le courant. Elle ne se dépouille que peu à peu de son contenu notionel et distinct. Ses contours ne se noient que peu à peu dans la brume de l'intuition. Mourante, elle garde quelque chose de son rayonnement naturel, et de sa richesse. Crépuscule de plus en plus sombre, mais qui n'est pas encore la nuit. Et si enfin, la « pensée particulière » du début s'efface, se perd, l'entendement lui-même qui l'a formée ne s'éteint jamais tout à fait. D'où une certaine action qu'exerce confusément sur la quiétude elle-même tout le bagage discursif qu'ont amassé des années de méditation. La quiétude de saint Thomas n'est pas identique à celle d'un ignorant, bien que, dans l'une comme dans l'autre, l'activité discursive semble également paralysée. C'est ainsi qu'à égalité de génie, il doit y avoir entre la quiétude poétique de Virgile et celle d'un paysan de subtiles différences qui, pour défier l'analyse, n'en seraient pas moins réelles. Aussi bien de cette paralysie elle-même, le discours a-t-il une certaine conscience. II s'étonne, au début surtout, et parfois s'inquiète de ne plus penser : surprise qui est elle-même une pensée. Il sait qu'il est en veilleuse et il voudrait bien s'expliquer cette obscurité grandissante. Curieux dédoublement que nous révèlent les écrits de plusieurs mystiques. Pendant que l'union s'ébauche dans les profondeurs, les facultés de surface gardent encore assez d'activité pour s'intéresser à ce mystère de plus en plus lointain. Tant il est vrai que, sauf dans les cas, extrêmes, l'activité discursive n'est jamais complètement suspendue, ou presque jamais. Nul besoin, d'ailleurs, qu'elle le soit. Le discours ainsi comprimé et agonisant ne
 
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gêne la quiétude que s'il lui résiste, Il est souvent tenté de le faire, mais il ne le fait pas nécessairement. Nous savons, du reste, que dans les plus hauts états, les deux connaissances peuvent s'exercer parallèlement sans que l'activité de l'une diminue celle de l'autre.
II. - Il y a plus encore. La contemplation n'est pas un état fixe, immuable. Elle a ses hauts et ses bas. Tantôt l'étreinte mystique se resserre jusqu'à paralyser presque tout à fait le discours ; tantôt elle se détend jusqu'à lui rendre peu ou prou de sa liberté et de son intensité normales. Des éclairs discursifs - pensées distinctes, images, affections, - traversent la « divine ténèbre », d'autant plus
lumineux et chauds, d'autant mains fugitifs surtout que l'intuition souterraine se relâche davantage.
 
Dans la contemplation, écrit Tauler, l'esprit est transporté au-dessus de toutes les puissances, dans une sorte de vaste solitude. C'est la mystérieuse ténèbre où se cache le bien sans bornes. On est admis et absorbé dans quelque chose d'un, de simple, de divin, d'illimité, tellement que, semble-t-il, on ne s'en distingue plus.
 
Mais « quand ensuite ces hommes reviennent à eux-mêmes ils retrouvent une connaissance (discursive) des choses plus lumineuse et plus parfaite. » Revanche du discours, ou plutôt récompense de l'inaction douloureuse à laquelle il a généreusement consenti, et qui, tôt ou tard, soit pendant l'oraison elle-même, soit dans les heures qui la suivent, l'élève, l'enrichit, dans l'ordre des connaissances claires et distinctes, beaucoup plus que la seule méditation n'aurait pu le faire (1). La connaissance mystique serait donc
 
(1) Sur les enrichissements d'ordre discursif que procure la quiétude, cf. mon petit livre Prière et Poésie, pp. 156, seq. On l'a dit récemment avec beaucoup de force : « Dans sa ténèbre, le mystique s'émerveille encore de la lumière du monde : n'est-ce pas l'intelligence discursive) qui lui formule ses dogmes, où l'enveloppe conceptuelle, si fragile qu'elle soit, fait corps avec la réalité religieuse qu'elle exprime !... Ce n'est, d'ailleurs, pas, prenons-y garde, par la seule défense extérieure, par son apologétique, que l'Eglise tient à la rationalité de sa foi, C'est que la lumière de le foi elle-même est « grosse de rationalité ». Grec ou Chrétien, Vie intellectuelle, 25 janvier 1933, pp. 243-244. Qu'il s'agisse du primitif le l'enfant, ou du contemplatif, l'intuition religieuse est « grosse n de rationalité. Celle du contemplatif l'est deux f ois, puisque avant de contempler, il a médité.
 
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comme un rideau ténébreux qui, en tombant découvrirait à la connaissance discursive des perspectives merveilleuses. A mesure que se détend la possession réelle, mais obscure, par où l'âme profonde étreignait l'Être des êtres, les puissances de surface reçoivent une vigueur nouvelle ; elles reprennent leur vol, elles assiègent de plus près que jamais et à leur manière discursive ce même Être dont tantôt la présence les paralysait. En cette quiétude, qui leur semblait inertie, elles ont pris un élan nouveau ; à cette nuit, elles ont rallumé leur propre flambeau. Réfléchir, comprendre, raisonner, sentir, elles ne le pouvaient plus tantôt; maintenant que s'atténue l'étreinte profonde, le moyen leur est donné de transposer sur le plan discursif quelque chose de ce que l'âme a reçu dans cette nuit de la raison et du coeur. C'est ainsi que le discours et la quiétude s'enchevêtrent si intimement, j'allais dire s'entre-illuminent, qu'on a d'abord assez de peine à ne pas les confondre. Mais ce chapitre des éclairs discursifs, bien que nos maîtres du XVII° siècle ne l'aient qu'effleuré, est si curieux, si important, et, d'ailleurs si peu connu, qu'on me permettra de lui consacrer encore quelques pages.
 
III. - Il est extrêmement remarquable que les mystiques du passé - les Pères et le haut moyen âge - aient attaché, en apparence du moins, beaucoup plus de prix à ces éclairs discursifs que les mystiques modernes, saint Jean de la Croix par exemple. Le savant Dom Butler se fonde sur cette différence pour fixer comme une ligne de partage des eaux dans l'histoire de la mystique.
Deux écoles ou traditions bien tranchées : jadis les mystiques de la lumière - Augustin, Grégoire, Bernard - puis les mystiques de la nuit : Tauler, Ruysbroeck, Jean de
 
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la Croix, tous nos maîtres du XVII° siècle, unanimement séduits, envoûtés, par le caliginisme, si j'ose dire, du pseudo-Denis. Ce serait là pour Dom Butler une décadence; j'y verrais, au contraire, un incontestable progrès et logiquement nécessaire, une libération infiniment bienfaisante (1). C'est d'ailleurs très simple. Ce qui est ici en question, c'est la quiétude foncière, telle que nous l'avons présentée jusqu'ici et telle que Dom Butler l'expose lui-même, mais avec une exceptionnelle maîtrise dans son livre classique sur le Mysticisme occidental. Si d'une part, comme il est constant et comme Dom Butler l'affirme en vingt endroits, expérience mystique et quiétude, en dehors de certains états sublimes, sont synonymes; et si, d'autre part, la quiétude a pour effet nécessaire de paralyser le discours, il suit évidemment que l'expérience mystique, en tant que telle, se poursuit dans la « divine ténèbre » et qu'il ne peut y avoir, à proprement parler, de mystiques de la lumière. Non certes que l'on fasse fi de ces éclairs discursifs, qui, par moments, illuminent la nuit de la quiétude ; on veut seulement que ces éclairs, puisqu'ils sont discursifs, ne soient perçus que par la connaissance discursive, ou, en d'autres termes, que cette perception, prise en elle-même, ne soit pas directement et foncièrement mystique. Notez que ce n'est pas ici un problème de pure spéculation : la direction et la consolation des âmes y est intéressée au premier chef.
Saint Augustin, la contemplation la plus fulgurante qui fut jamais, parle divinement de ces illuminations soudaines et fugitives. « J'ai vu tin je ne sais quoi qui m'a si fort ébloui que je n'ai pu longtemps en souffrir l'éclat. Raptim quasi
 
(1) Dom Butler, qui est anglais, a son parler franc. Beaucoup d'autres pensent comme lui qui n'osent pas le dire, ou du moins penseraient comme lui s'ils allaient jusqu'au bout de leurs idées. De là est venue, en partie, la vénération plus que froide avec laquelle on traite, depuis quelques années, le pseudo-Denis. Sous les critiques, justifiées ou non, qu'on lui prodigue, perce une sourde résistance à la ténèbre elle-même, et, par suite, qu'on le veuille ou non, aux nuits de Jean de la Croix, et à la quiétude essentielle, Chassé par la grande porte, le discours rentre par la fenêtre.
 
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per transitum - Rapida cogitatione - In ictu trepidantis aspectus. Et encore ces deux mots qui disent tout pour nous : Momentum intelligentiae. Une demi-seconde de discours (1). A quoi saint Grégoire ajoute des précisions prestigieuses :
 
Et aliquando quidem vincit (animus) et reluctantes tenebras suae caecitatis exsuperat ut de incircumscripto lumine quiddam furtim et tenuiter attingat.
 
Pour que ce grand texte prenne tout son sens, il nous faut le traduire, l'expliciter et l'expliquer à la lumière des mystiques de la nuit : et il arrive parfois que le discours prenne sa revanche, qu'il secoue sa paralysie, qu'il triomphe de la divine ténèbre, si bien qu'il perçoit distinctement, oh ! à la dérobée, oh! très peu de chose, mais enfin quelque chose de cette lumière sans bornes et confuse où était noyée la pointe de l'âme.
Et il continue : « Les fentes qui laissent filtrer la lumière jusqu'à la surface discursive sont bien étroites, et bien vaste l'âme profonde où se sont emmagasinés les rayons célestes. » Nulle proportion entre la lumière diffuse de celle-ci et les lumières distinctes de la surface. Mentes contemplantium, quamvis aliquid tenuiter de vero lumine videant in semetipsis tamen magna amplitudine dilatantur. Le peu que filtre le discours de cette lumière intérieure n'est rien auprès de la connaissance indistincte qui rayonne dans les profondeurs. In semetipsis. Et, du reste, ce peu que perçoit le discours s'évanouit aussitôt. Ce qu'il perçoit distinctement de l'éternité ou de Dieu présent n'est presque rien: exiguum quippe valde est quod de aeternitate contemplantes vident. Mais enfin ce rien ouvre un passage entre la fine pointe et la surface, par où toute l'âme est comblée d'amour ;
 
(1) Tout ces textes et ceux qui vont suivre ont été rassemblés par Dom Butler, passim, pp. 66-67, seq.
 
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ex ipso exiguo laxatur sinus mentium in augmentum fervoris et amoris (1).
Bien que discursives, puisqu'elles laissent entrevoir des vérités distinctes et précises - c'est le sens assez apparent d'Augustin et de Grégoire, - ces illuminations passent trop vite pour que l'entendement ait le temps de s'y adapter et de lès manipuler à sa guise. D'où vient que, loin de l'interrompre, elles ne gênent même pas la quiétude. Mais le travail rationnel, ainsi provoqué par ces éclairs et aussitôt suspendu, les contemplatifs le reprendront tout à leur aise, quand la liberté sera rendue aux activités de surface. Saint Bernard a bien marqué ce retour des éclairs à la réflexion. Lorsque, dit-il, quelque chose de Dieu nous a été donné, lorsqu'un rayon de Dieu, rapide comme l'éclair, et aussitôt éteint qu'allumé, a ébloui l'âme, celle-ci, soit pour modérer l'éblouissement de cette lumière (soit pour s'expliquer à elle-même ce qu'elle vient d'éprouver), soit pour la communiquer au prochain, se forme (de certaines idées) de certaines images qu'elle emprunte aux choses plus basses. D'où il se fait que ce rayon très pur se voile, s'obscurcit en quelque manière, ce qui le rend tout ensemble et moins accablant et moins impossible« à projeter sur l'écran du discours.
Assurément ce sont là d'admirables descriptions. Qui ne sent néanmoins que, si on les prend à la lettre, elles laissent échapper l'essence même de la grâce mystique. Lorsque saint Bernard parle de ce quelque chose de Dieu qui lui est donné dans un de ces éclairs, il semble identifier le don et l'éclair, la présence, l'union solide et les fulgurations passagères, où,plutôt il semble voir dans ces éclairs le couronnement de l'expérience contemplative. S'il en était ainsi, la contemplation ne serait presque plus qu'une connaissance discursive, et encore assez pauvre,
 
(1) « Sinus », encore une façon de peindre la fine pointe. Laxatur sinus mentis - laxato mentis sinu; sinum coulis extendere... Laxatur montre comme se fait le passage d'anima à animus.
 
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puisqu'elle s'éteint aussi vite qu'elle s'ébauche. Dès lors, plus de différence essentielle entre méditer et contempler; du coup, toute la tradition du mysticisme moderne s'effondre. Si on donne la primauté aux mystiques du soleil, il faut abandonner décidément à leurs chimères les mystiques de la nuit. On s'explique d'ailleurs fort bien l'infériorité des premiers. Ils se sont arrêtés à ce que l'expérience mystique présente de plus sensible, de plus éclatant, et par suite de moins mystique. En effet ces éclairs paraissent d'abord plus divins que la nuit de la quiétude et on est d'abord tenté de croire que la quiétude s'ordonne vers ces éclairs, comme vers sa fin dernière. On a bien vu du reste que sur ce point la philosophie des anciens est peu cohérente. A la vérité ils exaltent ces fulgurations discursives, mais pour avouer aussitôt qu'elles ne sont rien auprès de l'ardente nuit qui règne dans les profondeurs de l'âme. Ils avouent de même que les lumières distinctes du discours voilent plus encore qu'ils ne la révèlent la lumière obscure de la quiétude. Par où ils rejoignent d'avance Jean de la Croix et nos humbles maîtres du XVII° siècle, mais sans égaler leur logique impitoyable. Au demeurant, il y va de tout. Si, grâce aux modernes, nous avons une certitude, c'est que le don mystique n'a rien qui ressemble à une infusion fulgurante ou prolongée, peu importe, d'idées et de vérités distinctes; rien qui ressemble à une révélation. La quiétude nous fait plus aimants, elle ne nous fait pas plus savants. « Vouloir savoir des choses par voie surnaturelle, affirme Jean de la Croix, est bien plus bas que de vouloir d'autres goûts spirituels dans le sens (1) ». Pour moi, écrit de son côté Fénelon (2), « je répète sans cesse que (dans la quiétude) le fidèle n'est conduit par aucune lumière que par celle de la simple révélation (le Credo de tous) et de l'autorité ». Aucune espèce d'éclairs. Ainsi nos modernes,
 
(1) Baruzi, op. cit., p. 525.
(2) Oeuvres de Fénelon, III, 593.
 
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et c'est là, me semble-t-il, dans l'évolution de la théologie mystique un progrès magnifique et très bienfaisant. La nuit leur est plus précieuse que les vues les plus sublimes et que les visions les plus tendres. Non, certes, parce qu'elle est
nuit, mais parce que Dieu ne s'unit réellement à l'âme que dans cette nuit.
 
IV. - A côté de ces fulgurations discursives dont la grâce, car c'en est une, bien que secondaire, est réservée à un Augustin, à un Grégoire, à un Bernard, à une Gertrude, il est d'autres éclairs moins éblouissants et qui, pour cela même, ont occupé davantage les maîtres ;de la quiétude. Entendez par là, écrit le P. Epiphane, « une pensée momentanée, qui passe en un instant, qui ne fait que représenter à l'esprit a des vérités déjà connues et communes, un de nos dogmes ou de nos mystères. Pâles éclairs, dignes néanmoins de ce nom, puisqu'ils traversent à l'improviste l'oraison de quiétude. Comment se gouverner lorsque jaillissent, dans la conscience claire, ces ébauches ou ces amorces de discours ? Faut-il leur prêter l'attention entière qu'elles appellent ou bien les étouffer dare-dare, dans la crainte qu'elles ne fassent cesser le simple regard ? Curieux problème qui offre au P. Epiphane l'occasion de s'expliquer, plus nettement qu'on ne le fait d'ordinaire, sur les interférences de la quiétude et du discours. Pour lui, aucun élément discursif - une pensée, une image, un mouvement pieux - n'est de soi contraire à la contemplation; ce qui risque de compromettre celle-ci, de la troubler, de la détruire, c'est uniquement le retour délibéré à la méditation proprement dite.
 
Il y a, écrit-il, une pensée simple, directe, momentanée, qui n'est pas réfléchie, qui ne se fait voir que comme un éclair; il y a des considérations réfléchies, raisonnées, qui font l'entretien et l'occupation de l'esprit.
 
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Même distinction pour les images, et pour la ferveur sensible. Quelques spirituels, moins sensés que logiques
 
ont cru que l'union entre Dieu et l'âme est empêchée par quelques images que ce soient, même par celles qui nous avaient disposés à entrer dans le sein de Dieu. Il faut pourtant entendre cela avec précaution et tempérament. Car si ces mystiques veulent seulement que, quand nous reposons doucement dans le sein de Dieu et que le simple regard nous a mis dans l'union divine, il ne faut pas fortement s'attacher à la spéculation de ces images, et que nous ne devons pas nous occuper (activement) des choses qu'elles représentent, et qu'il faut alors fermer les yeux de l'esprit,
 
non pas les fermer, mais plutôt ne pas les rouvrir, mais laisser faire la grâce qui les ferme,
 
pour ne rien voir du tout, régulièrement parlant, ils disent vrai. Il n'y a rien de si sûr que la réflexion que nous ferions sur ces sortes de choses empêcherait notre union. Que s'ils veulent que ces images, toutes les fais qu'elles se présentent à celui qui est dans le simple regard et dans l'amour de Dieu, s'opposent à cette union, je crois qu'ils se trompent. L'expérience nous enseigne que, quelquefois, quand l'homme s'élève de toutes ses forces à Dieu, pour le voir lui seul, en même temps il passe dans l'esprit cette pensée en un instant : ce Dieu s'est fait homme et s'est crucifié pour moi : tant s'en faut que ces vues et images empêchent l'union qu'au contraire, elles la rendent plus vigoureuse et plus attachante. Bien plus, l'image de nos péchés, si elle ne dure qu'un moment, ne peut nuire à l'union. Par exemple, cette pensée : ce même Dieu
 
dont je sens que la présence m'envahit et me paralyse de plus en plus,
 
m'a pardonné par une miséricorde infinie tant de péchés ; il n'est pas vrai que (cette pensée distincte) trouble le repos de l'âme. Elle est capable plutôt de l'affermir, pourvu que le contemplatif ne descende pas et ne s'applique pas au particulier de ses péchés, mais qu'en même temps, à la vue simple et directe
 
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de cette image et de cette pensée, il rentre et se replonge dans les sources d'eau vive de l'éternité (1).
 
Ce ne sont donc pas les anti-intellectuels farouches, stupides que l'on a tant et si niaisement raillés. Ils maintiennent certes la distinction fondamentale que leur a imposée le fait de la quiétude; mais ils ne dressent pas un mur de granit entre l'activité discursive et l'activité mystique. La contemplation commence d'ordinaire par une pensée distincte ; et de cette vue initiale le rayonnement se prolonge crépusculaire pendant la quiétude elle-même. La pensée, l'image, le mouvement affectif qui ont comme amorcé la quiétude sont toujours là, en veilleuse, mais non pas éteints. Parfois un sursaut les ramène au plein jour de la conscience. Ces interférences loin de nuire à l'union la rendent plus vigoureuse, plus tendre, surtout moins déconcertante, en reliant, pour ainsi dire, les ténèbres de cette union aux claires certitudes de la foi. Ainsi des fugitives bouffées de lumière, entre deux tunnels qui se touchent presque; ces éclairs ne montrent pas le détail d'un paysage, mais au besoin ils rappelleraient au voyageur qu'il ne court pas à l'abîme.
 
(1) Conférences, pp. 154-156.
 
 
 
 
 

CHAPITRE III : LES NOMS DE LA QUIÉTUDE
 
 

I. - LES NOMS DE LA QUIÉTUDE
II. - QUIÉTUDE ET CONNAISSANCE
III. - QUIÉTUDE ET AMOUR
 
I. - LES NOMS DE LA QUIÉTUDE
 
Elle en a beaucoup, et tous assez mal venus, gros de contresens. On l'a déjà vu pour « quiétude », qui, des deux éléments essentiels de l'expérience mystique - envahissement de l'âme par Dieu, cessation du discours - ne désigne que le second, comme si l'expérience mystique était d'abord un repos. Néanmoins j'ai préféré quiétude, parce qu'il est d'une bonne langue; parce que la paralysie du discours est le seul indice aisément reconnaissable qui annonce le passage de la prière commune à une prière plus haute, enfin et surtout parce qu'il est plus à sa place que nul autre dans un livre où l'on raconte les querelles du « quiétisme ».
De tous ses autres noms le plus satisfaisant est tellement rébarbatif, il a une couleur ésotérique si violente qu'un mauvais respect humain me l'a interdit. Cette manière d'oraison, écrit le P. de Lagny,
 
est appelée introversion, parce que tout ainsi que le limaçon rentre dans sa coquille et se ramasse en lui-même..., de même l'âme qui est attirée par l'attouchement divin au dedans de soi, se retire (est retirée) du dehors de ses opérations sensitives, pour se recueillir (non! pour être recueillie) au plus intime de son fonds, comme si toutes ses puissances avec leurs actes étaient fondues en l'unité de son essence, afin d'avoir plus de force pour soutenir l'opération de Dieu (1).
 
(1) Paul de Lagny, Le Chemin abrégé de la perfection, 1673, p. 134.
 
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Saint François de Sales l'avait déjà dit, presque dans les mêmes termes et en rappelant une comparaison presque toute semblable de sainte Thérèse (le hérisson). Dieu, ayant fait sentir sa présence, « toutes nos facultés retournent leurs pointes de ce côté-là (1) ». Le mot d'introversion est familier à presque tous nos maîtres. Mabillon ne l'aimait pas. Il le trouvait pédantesque. Palimpseste, l'est-il beaucoup moins, et cependant le moyen de l'éviter? M. Berthod préfère « recoulement » « faire recouler l'âme en Dieu » ; « un grand effort de recoulement (2).
Pour mieux caractériser la quiétude, écrit un spirituel d'aujourd'hui qui n'aime pas les mots savants - il a certes raison,
 
je la comparerai à ce qui n'est pas elle, c'est-à-dire à la pensée ordinaire et discursive. Quand s'exerce la pensée discursive, notre esprit projette l'objet (abstrait) qu'il a conçu, ainsi que l'image, dont cet objet est comme revêtu, en dehors de nous et devant nous. Ce regard de l'esprit dirigé en avant et vers le dehors, nous le localisons dans notre tête. Dans la quiétude, les choses se passent tout autrement : le regard de l'esprit, au lieu de se diriger en avant et vers le dehors, fait, si je puis ainsi parler, machine en arrière; il se dirige vers le fond de l'âme; je parle ici le langage des apparences et ne fais point de métaphysique.
 
Bonne restriction, mais enfin, puisque tous ils en viennent à distinguer ainsi le fond de la surface de l'âme, il faut bien qu'une certaine réalité corresponde à cette distinction, et par suite la justifie.
 
Imaginons... notre esprit comme une lorgnette que nous porterions en nous ; l'orifice orienté en avant et sur le dehors est celui de la pensée discursive. Dans la quiétude, cet orifice antérieur se ferme, ou à peu près, et le regard de l'esprit sort par l'arrière de la lunette sur l'intérieur et le fond de l'âme. Cette
 
(1) Cf. plus haut, p. 351.
(2) Lettres, IV, pp. 145-146.
 
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perception à reculons et vers le dedans, si tant est qu'on la localise, on la localise dans la poitrine (1):
 
Le mot seul est évité, mais qui ne voit que « perception à reculons » et « introversion », c'est la même chose ? « Un repli, écrit le P. Maréchal, et une concentration de l'âme, qui, fuyant la vaine dispersion des actes; cherche à se ressaisir elle-même comme pure essence (2) ». Je n'aurai pas l'impertinence de redresser un tel maître, il me semble néanmoins que cette définition, psychologiquement excellente, laisse rait croire à tin lecteur pressé que c'est l'âme elle-même qui cherche à s'introvertir ; comme recueillement, introversion doit être pris au sens passif. On ne se recueille ni ne s'introvertit; c'est Dieu qui recueille ou introvertit. Non que la grâce de quiétude retourne la lorgnette ou en bouche l’orifice antérieur. Mais, en se rendant présent à l'autre orifice, Dieu paralyse en quelque sorte, les activités discursives et rend impossible toute perception qui ne serait pas à reculons (3).
On dit aussi communément « oraison de silence », étant bien entendu que « silence» est ici un doublet de quiétude. L'âme se tait parce qu'elle cesse de discourir, silence d'ailleurs passif, et qui n'est pas le résultat d'une discipline; comme le silence des quakers, ou comme les minutes de silence qui viennent d'entrer dans nos moeurs,
Pat « oraison d'abandon » ou de « remise » on met l'accent sur l'acquiescement, sur le « laisser-faire », sur la passivité acceptée. Plus répandus, et dès le avine siècle, les mots d'« oraison de simple regard », ou « de simple vue ».
 
(1) Revue d’ascétique et de mystique, octobre 1921, p. 4123. Article (anonyme) tout à fait remarquable.
(2) Réflexions sur l'étude comparée des mysticismes, Louvain; 1926; p. 67.
(3) Bien que cet affreux mot n'ait jamais souillé la plume de M. Bergson, on peut dire que tout le bergsonisme est une critique de l'extroversion, et même sa philosophie du rire. Un acte devient comique lorsqu'il est tout à fait vide d'introversion, lorsque Animus a coupé toutes les racines qui l'unissent à Anima. Dans tout acte proprement humain, il y a une ébauche d'introversion.
 
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Excellents, l'un et l'autre, pourvu qu'on n'oublie jamais - et beaucoup semblent l'oublier toujours - que ce « regard» et cette « vue » sont d'une espèce très particulière, puisqu'ils ne regardent ni ne voient, au sens discursif et normal des mots. « Que voit-on dans la quiétude? » -Pardon, répond le spirituel que nous venons de citer, le mot voir n'est pas ici entièrement exact, car il suggère trop l'idée d'un objet, d'une création intellectuelle à contour défini, comme les forme la pensée discursive (1) ». Le simple regard, écrit M. Berthod « consiste plus substantiellement dans la volonté que dans l'entendement ; c'est plus véritablement un abandon et un repos qu'un regard (2) ». Que veut dire simple? Il y a une simplicité de plénitude (celle, par exemple des vues synthétiques et parfaitement distinctes de Bossuet sur l'histoire universelle) et une simplicité de carence ou de défaillance. Dans la première l'activité discursive est encore plus intense que lorsqu'elle s'emploie à l'argumentation ou à l'analyse ; dans la seconde, cette activité n'a même plus la force de former des concepts distincts.
A tous ces noms l'ensemble des spirituels semble préférer; contemplation : augustes syllabes qui, par malheur, évoquent presque fatalement elles aussi, comme regard, comme vue, l'idée d'une activité, excellemment mais uniquement ou principalement spectaculaire et donc discursive.
 
La vraie solide et parfaite contemplation, écrit le P. Grasset, est celle qui se passe dans le coeur, où Dieu fait des opérations admirables sans que l'esprit même en ait aucune connaissance. Il est vrai qu'on la doit plutôt appeler union que contemplation ; mais on lui laisse ce nom parce qu'elle est souvent accompagnée de connaissances merveilleuses qui tiennent l'esprit dans une espèce de ravissement.
 
ce sont les éclairs discursifs dont nous parlions tantôt; la contemplation mystique est toute autre chose, à savoir :
 
(1) Revue d'ascétique et de mystique, octobre 1921, p. 4o3.
(2) Lettres, IV, pp. 210-216.
 
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une vue de Dieu sans forme et sans figure, sans bornes et sans limites, qui pénètre le coeur. Et voilà ce qui trompe le vulgaire, car il s'imagine que les contemplatifs sont des gens qui ont toujours l'esprit attaché inséparablement à un objet et dont ils ne se peuvent presque point divertir (1).
 
Le vulgaire, c'est moi, et c'est vous sans doute. Sur la foi du mot, nous nous représentons la contemplation comme le plus haut point de l'activité discursive. A l'étage inférieur, on cherche la vérité: une fois trouvée et démontrée, on la contemple, comme Paris du haut des tours Notre-Dame. Spectacle sans fatigue, mais spectacle, et qui rassasie les plus nobles curiosités de l'esprit. Lorsque Platon contemple, très peu se doutent qu'il cesse par-là même de philosopher. Une seule vérité, si l'on veut et si cela est possible, mais claire et distincte, de plus en plus riche et inépuisable à mesure
qu'on s'y enfonce davantage. C'est que dans une contemplation, dans celle d'Ostie par exemple, on ne s'arrête d'abord qu'au bloc de l'expérience et qu'on ne songe pas à démêler les phases successives, si profondément différentes, par où elle passe. D'abord un regard synthétique ou panoramique, vue simple de l'entendement, ou. pour être plus exact, agrégation, succession rapide de vues simples, de vérités claires. Ce n'est là, au fond, qu'une méditation plus facile, plus vibrante ; la méditation, non plus de qui cherche, mais de qui a trouvé une certitude. Puis, et au plus beau de cet essor ou de ce branle-bas, discursif, un étrange ralentissement, une tendance à l'arrêt, un commencement de suspension. Tantôt une clarté souveraine dessinait les
moindres contours des vérités contemplées ; un rythme harmonieux, paisible, puissant les enchaînait les unes aux autres sans jamais les confondre; une abondance qui promettait d'être inépuisable. Déjà peu de paroles, mais parce qu'il y aurait eu trop à dire. Maintenant des ailes mouillées dans le crépuscule ; des idées de moins en moins
 
(1) Considérations sur les principales actions de la vie, 1675, p. 197.
 
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nombreuses, de plus en plus vides. On ne dit rien, mais parce qu'il n'y a plus rien à dire. Enfin et lorsque l'union se desserre, les facultés discursives, nourries, exaltées par la quiétude même qu'elles viennent de subir, s'élancent avec une nouvelle vigueur vers leur objet propre, des lumières, des vérités.
Content de donner une idée globale de cette expérience complexe, Augustin ne se soucie pas encore d'en distinguer les moments. Perspicuae veritatis jucunda admiratio. Admiration délectable d'une vérité lumineuse. La contemplation a bien en effet pour point de départ les évidences du discours perspicuae veritatis, mais elle n'est contemplation que lorsqu'enfin ces vérités s'éclipsent, le distinct faisant place au confus, le clair à l'obscur, le notionnel au réel, la considération à la saisie amoureuse. Saint Bernard laisse tomber ces clartés pour ne retenir que l'immense joie qu'elles provoquent. Contemplatio est ipsa dulcedo quae jucundat et reficit. C'est là un grand pas de fait. Insuffisant toutefois, puisque ces mêmes notes conviendraient aussi bien à la méditation affective et même à certains moments de la méditation discursive. Comme le travail des abeilles, le discours est joie, Gorgias et le grand Arnauld se grisent littéralement de syllogismes. La méditation ignacienne ne tourne au supplice que par accident. Saint Bernard, du reste, ne s'en tient pas à cette définition où l'hédonisme dévot domine. Il en propose une autre qui me semble presque parfaite, en ce sens qu'elle rejoint plus aisément la doctrine moderne de la quiétude. Mentis in Deum suspensae elevatio, aeternae dulcedinis gaudia degustans. Une élévation suspensive de l'âme vers Dieu où l'on savoure une douceur de paradis. Aeternae, synonyme de céleste, nous permet de prendre joie au sens mystique; une joie qui parfois rejaillit sur le sens, mais qui d'elle-même est supra-sensible, et, de ce chef, très différente des affections pieuses. Elévation suspensive nous va tout à fait. Suspension de quoi ? Manifestement du discours. Remarquez aussi que, si le
 
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discours est suspendu, la vraie contemplation ne peut se terminer à une vérité, en tant que telle.
Saint Thomas et les scolastiques brûlent plus encore, si j'ose dire: « Une simple vue intellectuelle, accompagnée d'admiration (1) ». Ils ont bien pressenti qu'il fallait négliger le jucundum d'Augustin et la dulcedo bernardine. Mais il semble que leur simple vue Intellectuelle soit encore un acte discursif, et se termine, comme celle d'Augustin, à une claire et distincte vérité. Ainsi définie, on ne comprend pas qu'une vue simple puisse s'accompagner d'admiration, puisque l'admiration, dès qu'elle intervient, suspend le discours. Saint Thomas; qui devine tout, l'a Si bien dit. « L'admiration est une certaine crainte, une angoisse, un accablement, quidam timor, causée par la saisie d'une certaine chose qui dépassé nos puissances discursives ; quidam timor consequens apprehensionem alicujus rex excedentis facultatem nostram (1). Elle est donc bien, où elle implique une certaine connaissance, apprehensio, mais non plus discursive, puisque nos activités discursives n'en sont pas capables; excedentis facultatem: Si la contemplation avait pour objet une vérité claire, comment par cette vue, simple mais distincte, l'entendement serait-il étourdi ? Qui croira qu'ayant formé une représentation conceptuelle quelconque, il s'effondré aussitôt devant son propre ouvrage, éperdu, suffoqué et comme épouvanté? Quidam timor. Qu'y a-t-il dans la vérité la plus sublime qui soit de nature à suspendre une puissance qui a précisément pour;objet de saisir des vérités? Loin de suspendre l'entendement, la claire appréhension d'une vérité le comble au contraire. Ce qui le dépasse, et par suite, l'accable, l'invite au repos, c'est la
 
(1) On pourrait objecter que, dans la méditation discursive, les actes d'admiration peuvent être fréquents. Sans doute, mais les scolastiques prennent ici admiration à l'état fort, au point où elle commence à devenir suspensive, à faire cesser le discours ; dans la méditation son effet suspensif est si fuyant, si imperceptible qu'il ne compte pas ; éclairs de quiétude comme nous ditons plus loin.
(2) On trouvera toutes ces définitions dans un très beau chapitre du P. Le Gaudier, I, p. 160, seq.
 
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saisie du réel par l'âme profonde, la possession, l'union. Et c'est du reste précisément parce que cette saisie dépassé l'entendement, que la contemplation, cette saisie mérité, résiste fatalement à tous les essaie de définition: Jean de la Croix la définit « une attention amoureuse, simple et fixe en Dieu », et François de Sales « une amoureuse simple, permanente attention de l'esprit aux choses divines (1) ». Evidemment on ne trouvera pas mieux. Mais enfin attention reste équivoque, puisque telle-ci ne peut être pie passive et que, d'un autre côté les psychologues nous affirment « qu'une attention passive est un pur non sens (2). » «Amoureuse » lève l'équivoque, mais encore ne faut-il pas oublier qu'il ne s'agit pas ici d'une attention commandée par l'amour, et distincte de cet amour même; mais d'une attention d'amour, ou d'un amour attentif. Et de l'équivoque nous retombons dans le pléonasme comment concevoir un acte d'amour qui ne serait pas « attentif », c'est-à-dire qui ne serait pas contact avec « l'Autre », saisie de « l'Autre », possession de « l'Autre? (3) »
« Intuition » enfin synonyme de contemplation, de simple regard, de quiétude, n'est pas plus satisfaisant. Je me suis fait une loi de l'éviter autant que possible patté que lui aussi, et plus encore peut-être que « simple vue
 
(1) Cf. Lamballe, La Contemplation, Paris, 1916, pp. 47-48.
(2) Badin, Psychologie; p. 69.
(3) La contemplation de Platon serait, d'après le P. de Guibert, «  le simple repos d’une pensée purement philosophique en face de la vérité possédée. » R. A.  17 octobre 1920, p. 340. La contemplation mystique serait donc « le simple repos d'une pensée purement religieuse en face d'une vérité révélée ». Qu'est-ce qu'une « pensée » au repos ? Philosophique ou religieuse, la pensée, adhésion présente et active à des vérités claires et distinctes, ne se repose qu'en cessant son occupation normale, autant dire qu'en ne pensant plus. Dans le repos dont parle le P. de Guibert, on continue à posséder une vérité, On s'y arrête donc, on la regarde, on l'approfondit. On se repose de démontrer puisque cette vérité on la tient pour certaine, mais non de la penser distinctement, au sens fort du mot, mais non de discourir. Ainsi on retire d'une main ce qu'on accorde de l'autre. On baptisé quiétude une activité discursive. C'est qu'au fond on ne se résigne pas à Jean de la Croix. C'est là même, ce qui rend si décevants tant d'écrits théoriques sur les choses spirituelles. On y garde les noms que les mystiques ont canonisés - repos, simple vue, simple regard - mais on les vide de tout leur contenu mystique.
 
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intellectuelle », il évoque, chez beaucoup, l'idée d'une connaissance qui ne se distingue des autres connaissances discursives que par la soudaineté de ses prises. Au lieu qu'elle est tout ensemble amour et connaissance ; moins connaissance qu'amour, ou, pour mieux dire, au lieu qu'elle ne connaît que dans la mesure où elle aime. Quand on nous rappelle la fameuse intuition d'Henri Poincaré, nous nous figurons volontiers que ce grand mathématicien a vu soudain s'inscrire en lettres de feu sur un mur blanc la solution d'un problème qui le désespérait depuis des années. Une sorte de révélation, comme une dictée quasi-miraculeuse. Mais non. Son intuition n'a rien révélé du tout, rien appris à Poincaré. Elle a déclanché en lui une certaine activité supra-discursive qui ensuite a réagi, en les exaltant, sur ses activités discursives. Ainsi pour l'inspiration du poète, laquelle est, du reste, une des formes de l'intuition. La muse ne lui souffle pas à l'oreille un vers tout fait, mais grâce à un je ne sais quoi qu'elle lui apporte, elle le met en état de composer, activité purement discursive - des vers qui soient vraiment poétiques. Pour moi, écrit excellemment le P. Maréchal, intuition signifie aussi bien « toucher » ou « contact » que « vision (1) ». Au lieu de « aussi bien », je dirais « surtout » ou « d'abord ». Au sens où les mystiques le prennent, et que les philosophes ne sauraient trop méditer, l'intuition est toujours produite par un mystérieux « envahissement », par une « infusion » ou insertion du divin, ou du réel. Elle suppose nécessairement quelque sorte de contact. Mais en soi elle n'est immédiatement ni ne peut être « vision », soit imaginaire, soit intellectuelle
 
(1) Nouvelle revue théologique, février 1929, p. 127.
 
(2) « L'intuition est pensée... mais la pensée qui se donne », écrit M. Le Roy. La Pensée intuitive, Paris, 1931, pp. 183-184. A pensée, je préférerais connaissance, mais il est bien évident que, pour M. Le Roy, l'intuition est une activité supra-discursive.
 
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II. - QUIÉTUDE ET CONNAISSANCE
 
La quiétude, écrit le P. Baïole, « est vraiment, intimement et essentiellement amour... Encore que le mot de contemplation semble plutôt signifier le regard de l'Aine que l'amour, si est-ce pourtant qu'... elle tient plus de l'amour que du regard (1) ». La quiétude leur semblerait donc plus aimante que connaissante. En un sens, rien de plus vrai, mais ce comparatif, n'en est pas moins, lui aussi, gros de contresens. A la vérité, on n'aime pas plus qu'on ne connaît. On aime en connaissant et l'on connaît en aimant. Acte unique d'une activité unique. Autant l'on aime, autant l'on connaît. Elle connaît dès qu'elle aime, en tant qu'elle aime. « Amour lumineux et connaissant », dit M. Berthod (2). Il n'y a pas amour d'abord, regard ensuite. Ni inversement. Mais un amour qui regarde. « L'amour, dit le P. de la Taille, lance, porte, oriente et baigne le regard (3). » Il ne s'en distingue pas; il est tout regard ; et le regard tout amour.
Le danger de contre sens vient de l'impossibilité où nous sommes de concevoir une connaissance qui n'emprunte pas ses ressorts à la machine discursive. Bon gré, mal gré, nous associons à l'idée de connaître, l'idée de former des notions distinctes, d'atteindre des vérités précises. Nous ne concevons l'amour que mis en' mouvement par la présentation rationnelle de son objet. Peu d'objections qui reviennent plus souvent chez les adversaires de la mystique. « Votre quiétude, disent-ils, est tout ensemble union amoureuse et paralysie du discours. Or, on ne peut aimer un objet qu'on ne connaît pas, c'est-à-dire, dont on ne se fait aucune idée distincte, dont on ne sait même pas qu'il est aimable. Ignoti nulla cupido.. Nil amatum nisi prius
 
(1) De la Vie intérieure, Paris, 1649, p. 413.
(2) Lettres, III, pp. 218-219.
(3) Recherches, p. 302.
 
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cognitum. Donc la quiétude est un monstre psychologique. » Eh! bien entendu, s'il n'est de connaissance que par l'intermédiaire du discours. Mais c'est là toute la question.
La quiétude, écrit le P. Maréchal, philosophe de profession, est « une saisie immédiate de Dieu par un amour sevré de toute détermination intellectuelle (1) ». L'infirmité foncière du discours est qu'il ne saisit rien de réel, qu'il ne nous rend possesseur d'aucune réalité, qu'il ne nous donne que des représentations conceptuelles de ces réalités que pourtant nous aspirons à posséder. « La spéculation philosophique, écrit le P. de la Taille - et donc la méditation discursive - n'unit pas à Dieu; ce qu'elle nous fait étreindre est autre chose, pure spéculation de notre esprit. Qu'il y ait dans cette production une vérité, et une vérité sur Dieu, soit; mais ce n'est pas tenir la vérité incréée (c'est-à-dire la réalité suprême) que de posséder sur elle des vérités créées (2). » La gloire de l'amour est au contraire de saisir directement le réel, de nous unir à lui. Il n'y a pas néant de connaissance, écrit encore le P. de la Taille ; il y a connaissance, « sans savoir ce que c'est que l'on connaît », parce que la voie de cette connaissance n'est pas proprement intellectuelle (rationnelle), bien que ce soit tout de même l'intelligence qui connaisse, mais dans une lumière empruntée à l'amour, plus profonde encore que notre amour, parce qu'elle est une union de l'âme même à l'amour incréé. Dans une belle lumière, l'objet central n'est ni représenté, ni conçu, ni décrit, ni dessiné, ni retracé d'aucune façon, mais il est subi; il est palpé; il est possédé ou mieux encore possédant (3). Eh quoi! Saisir, posséder, s'unir, cela peut-il s'appeler connaître? Mais oui, et sans aucune espèce de doute. Et c'est même la plus parfaite
 
(1) Réflexions, p. 7o.
(2) Recherches, p. 321.
(3) Recherches, p. 316.
 
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façon de connaître. Les savants vous apprendront non seulement qu'on peut saisir Dieu sans le penser, puisque les anges ne pensent pas, mais encore qu’il faut beaucoup plus d'intelligence pour le saisir que pour le penser.
 
Connaître, écrit le P. Rousselot, c'est principalement et premièrement saisir et étreindre en soi un autre, capable aussi de vous saisir et de vous étreindre,
 
et que nous ne saisirions pas si d'abord il ne nous avait saisi.
 
C'est vivre de la vie d’un autre vivant. L'intelligence
 
au grand sens du mot, le Noùs et non pas la mens ou l'entendement ou le discours,
 
est le sens du divin pares qu'elle est capable d'étreindre Dieu en cette sorte... Son rôle est de capter des êtres, non de fabriquer des concepts ni d'ajuster des énoncés (1).
 
La quiétude, qui saisit Dieu, est donc beaucoup plus intelligente, autant dire plus connaissante que la raison qui le pense et qui le démontre. Laissons les techniciens disputer entre eux sur les mérites comparés de l'intelligence
et de l'amour. Seul nous intéresse le fait concret de la quiétude... Pour nous, cette « saisie immédiate de Dieu », est ensemble connaissance et amour. La quiétude connaît, parle que et en tant qu'elle aime; en aimant, elle connaît. Amour immanent à la connaissance ; connaissance immanente à l'amour.
 
(1) L’intellectualisme de saint Thomas, réédition, Paris, 1924, p. XI.
(2) « Amour immanent à toute intellection » écrit Rousselot, Les yeux de la foi, p. 453. Mais aussi intellection immanente à tout amour, cf. de la Taille, Recherches, p. 316. La distinction entre  « discours » et « intelligence » est un des lieux communs de la littérature mystique. Leur grande originalité – il en fallait, paraît-il, pour cette rare découverte – est de ne pas admettre que la fine pointe de l’âme soit stupide. «  Les théologiens, écrit Baïole, divisent l’entendement (mot malheureux) comme en deux facultés ou offices qui sont l’oraison (discours) et l’intelligence. L’oraison est comme les pieds, d’autant qu’elle court çà et là… L’intelligence… est comme l’œil, lequel s’arrête sur son objet avec un regard simple et constant. » Op. cit., p. 411. Brancati cite de beaux textes de saint Bonaventure « Ratio est vis animae quae rerum corporearum naturas et formas modo incorporeo percipit, abstrahens a corporeis... Intellectus est vis animae quae invisibilia percipit, sicut angelus, et illa ad contemplationem cooperatur. » Au-dessus de l'intellectus il y aurait aussi l'intelligentia : « Quaedam vis clarior, qua Deus, quantum in via fieri potest, immediate cognoscitur ». Cf. Brancati de Lauria, De oratione christiana, Montreuil, 1896, pp. 137-138. Mais ceci nous replonge dans la controverse. Cf. Dom Butler, Western mysticism, p. LXVII, seq.; Dom Chapman, What is mysticism (la connaissance mystique ressemblerait à la connaissance angélique), Downside Review, janvier 1928. R. P. Jean de Dieu. Contemplation. Cf. Contemplation acquise d'après saint Bonaventure, Etudes franciscaines, juillet 1931. M. Blondel, op. cit.
 
 
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III. - QUIÉTUDE ET AMOUR
 
Baïole vient de nous le dire : la quiétude est « vraiment intimement et essentiellement amour ». « L'amour est l'âme de la contemplation », affirme le P. Le Gaudier (1). Ainsi tous nos maîtres, et entre tous, saint François de Sales. Cette philosophie soulève néanmoins une difficulté des plus spécieuses et que je m'étonne qu'on exploite si rarement. Songez, en effet, que si les mystiques n'enseignent pas expressément, ils sous-entendent et doivent sous-entendre que, l'amour étant l'âme de la quiétude, c'est par ce caractère essentiel que la contemplation se distingue des formes communes de la prière. Il semble donc que, pour eux, non seulement toute quiétude soit amour, mais encore que tout amour soit quiétude, ou, en d'autres termes qu'en dehors de la quiétude il soit impossible d'aimer Dieu. Pour être franc, j'avouerai sans plus tarder que ce paradoxe ne me choque pas le moins du monde, m'enchante plutôt. Mais d'abord il fait jeter les hauts cris. Il n'y a déjà que trop peu d'amour en ce monde, qu'en restera-t-il, dira-t-on, si l'amour du commun des chrétiens n'est qu'une illusion? C'était bien la peine de tant s'échauffer contre le P. Antoine Sirmond. Lorsqu'il prétend que Dieu n'a pu imposer à tous l'obligation de l'aimer, qu'enseigne-t-il, que n'enseignent ou que ne doivent logiquement enseigner, tous les mystiques? Pour résoudre cette difficulté que, d'ailleurs ils n'abordent pas de front, certains proposent de distinguer
 
(1) De perfection, I, p. 361.
 
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deux amours. Au-dessous de l'amour mystique supra-discursif qui se forme dans la nuit de la quiétude, il. y aurait un amour discursif et tout lumineux qui se fonderait sur une appréhension claire et distincte de la bonté ou de la beauté divine. « Je vous aime, parce que vous êtes infiniment aimable. » Quoi de moins mystique, de moins caligineux qu'un « parce que »? Écoutez là-dessus M. Boudon.
 
Le P. Simon de Bourg eu Bresse, religieux capucin, admet en son livre de l'oraison trois sortes de connaissances. Une première faculté connaissante qui est la sensitive..., suivie de l'appétit sensitif. Une seconde faculté, qui est la raisonnable; c'est-à-dire l'entendement, en tant qu'il déduit une conséquence d'une autre ; à cette faculté correspond l'appétit raisonnable, qui est la volonté en tant qu'elle se porte au bien qui lui est représenté par la raison... La troisième faculté connaissante est appelée Intelligence, et est le même entendement, en tant qu'il connaît par une vue simple, sans discours, d'une manière angélique ;
 
c'est la contemplation, c'est la quiétude.
 
A cette faculté correspond la volonté en tant qu'elle est portée au bien par cette simple vue (1).
 
Ainsi deux volontés, comme il y a deux connaissances ; l'une « raisonnable », l'autre quasi-angélique. Deux amours, l'un discursif, l'autre mystique. Et voici qui nous sauverait de toute solidarité avec Sirmond. Car c'est uniquement de l'amour rationnel - sans doute, il n'en connaissait pas d'autres, - que cet étourdi rêvait de nous dispenser; du seul amour qui puisse être l'objet d'une obligation précise. Comme la théologie et comme tous les didactismes, la morale chrétienne est uniquement discursive ; le décalogue ne nous impose que des actes conscients, distincts, raisonnés, délibérés. L'amour discursif produit par « la volonté en tant qu'elle se porte au bien qui lui est présenté par la raison », bien loin d'être le privilège de
 
(1) Le Règne de Dieu en l'oraison mentale, 1700, p. 123.
 
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quelques rares parfaits, comme le voulait Sirmond, est à la portée de tout le monde.
Cette distinction néanmoins me gêne. Telle connaissance, disent-ils, tel amour. Est-ce vrai? Je vois bien qu'il y a plusieurs façons de connaître. Je ne vois pas qu'il y en ait plusieurs d'aimer. Par où ces deux amours se distingueraient-ils, en tant que tels, essentiellement, l'un de l'autre ? « Quoiqu'on aime Dieu avant de le contempler, écrit Baïole, si est-ce que dans l'exercice (de la quiétude) on l'aime encore davantage (1). »
C'est bientôt dit, mais ce plus ou moins se retrouve également dans la prière commune. « Contempler, écrit Mgr Hedley, est la même chose qu'aimer; aimer toutefois d'un amour plus actualisé, plus constant et plus pur (2) ». C'est encore assez vague. Saint Jean de la Croix esssaie de préciser. Ces deux amours n'auraient pas le même foyer. Il y aurait l'amour d'Animus, l'amour d'Anima.
 
Les sentiments spirituels ,sont de deux sortes. La première comprend les sentiments qui résident dans la volonté; la seconde renferme ceux qui, tout en ayant leur siège dans la volonté, sont si intenses, si élevés, si profonds et si secrets qu'ils ne semblent pas la toucher, mais se produire dans la substance même de l'âme (3).
 
Tout cela me paraît manquer de limpidité. Pourquoi ne pas admettre bravement qu'une volonté d'aimer Dieu qui serait uniquement conditionnée par le discours, emprisonnée dans les concepts distincts et le raisonnement, uniquement proportionnée aux parce que, aux raisons claires qu'elle a de vouloir, qu'une telle volonté, dis-je, bien qu'orientée vers l'amour, en réalité n'aime pas encore ? Il n'y a d'amour véritable que celui qui saisit l'aimé, qui le possède, qui s'unit à lui de substance à substance ; on
 
(1) Baïole, op. cit., pp. 412-413.
(2) Cité par Dom Butler, Western mysticism, p. XXX.
(3) Montée, livre II, ch. XXXII, cité par Lamballe, op. cit., p. 39.
 
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n'aime pas les qualités d'une personne, mais cette personne elle-même, et la personne n'échappe-t-elle pas invinciblement aux prises de la raison? Si claires que soient les raisons d'aimer, on n'aime jamais que dans la nuit du discours. Un amour exclusivement discursif serait donc impensable. Si humble soit-il, on ne conçoit pas un acte de charité où Anima n'ait aucune part. Tout acte de charité unit, plus ou moins profondément, plus ou moins solidement, mais unit réellement à la réalité même de Dieu le chrétien qui récite cette formule avec une volonté vraie de la vivre. C'est qu'en effet, me semble-t-il, l'élan volontaire dépasse toujours les représentations notionnelles et les motifs rationnels qui l'ont préparé. De Dieu pensé comme bon, et de la notion distincte de cet attribut, la volonté s'élance jusqu'à l'être même de Dieu pour s'unir à lui, et le posséder tout entier dans sa réalité obscure. Au point de départ, la lumière, à l'arrivée, la nuit du discours. Mais cela ne Veut pas dire que tout acte de charité nous fasse passer de l'ordre discursif dans l'ordre mystique. Ce qui est proprement mystique, ce n'est pas une cessation telle quelle du discours; ce n'est pas une quiétude fugitive aussitôt évanouie qu'ébauchée ; c'est l'oraison de quiétude, entendant par là une nuit qui se prolonge - « Constant » dit Mgr Hedley - et dans et par cette nuit, une saisie de Dieu assez prenante, intense et durable pour que, d'une manière ou d'une autre, la conscience du contemplatif en soit avertie. Pas un seul acte de charité qui ne se forme dans un éclair de quiétude, mais un éclair de quiétude ne fait pas la vraie quiétude, pas plus qu'un nuage évanescent ne fait la vraie nuit. Nous reviendrons bientôt à ces éclairs ténébreux.
 
 
 
 

CHAPITRE IV : LA TRACE DE DIEU DANS LA QUIÉTUDE
 
 

I. - LA TRACE DE DIEU DANS LA QUIÉTUDE
II. - QUIÉTUDE ET ANGOISSE
III. - ÉCLAIRS DE QUIÉTUDE DANS LA PRIÈRE COMMUNE
 
I. - LA TRACE DE DIEU DANS LA QUIÉTUDE
 
Rappelons d'abord un fait capital et constant : à savoir que l'oraison de quiétude commence d'ordinaire et parfois se poursuit pendant quelque temps sans que le contemplatif prenne une claire conscience de cette grâce. Et même lorsqu'un certain choc moins imperceptible, lorsqu'une paralysie du discours ou plus soudaine ou plus aiguë l'avertit qu'il se passe en lui quelque chose d'anormal, le contemplatif n'a pas aussitôt la certitude que ce je ne sais quoi soit le don de Dieu. Il hésite au contraire, s'inquiète souvent, se désole. Cette inertie ne punirait-elle pas les négligences passées et cette nuit tant de péchés contre la lumière? Ou encore ne serait-ce pas les démons qui le paralyseraient ainsi pour lui faire perdre le bénéfice évident de la méditation méthodique? D'où l'on doit conclure que la quiétude ne porte pas en soi, pour ainsi dire, ses lettres de créance, qu'elle ne donne pas nécessairement la lumière et la paix d'une certitude.
Qu'est-ce, d'ailleurs, qu'une certitude, au sens courant de ce mot, sinon une conviction consciente, réfléchie et raisonnée? Et comment la quiétude, réduite à son activité propre, c'est-à-dire privée de concepts distincts, incapable de réfléchir, serait-elle sûre d'une vérité quelconque? Si la quiétude est l'envahissement du moi profond par un « autre », seul un travail proprement discursif permettrait enfin d'identifier cet Autre et de l'appeler par son nom. Bien que cette expérience échappe, par définition, aux prises
 
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du discours, le discours seul peut l'interpréter. Comment s'y prendra-t-il pour cela?
Nous avons parlé plus haut de ces éclairs discursifs qui déchirent parfois la nuit de la quiétude. Il en est de deux sortes : les uns spéculatifs, les autres introspectifs. Qu'on me pardonne ce jargon. Les premiers projettent, pour un vif instant, les lumières de la raison sur la réalité qui s'unit obscurément à la substance de l'âme; ils évoquent l'Être divin tel que l'entendement se le représente, comme Créateur, par exemple, ou comme Rédempteur. D'autres éclairs, beaucoup plus multipliés et qui, présentement, nous intéressent davantage, semblent percer le voile épais qui dérobe à la conscience le mystère de l'union. Éclairs de conscience réflexe ou introspectifs.
La raison ressemble ici à un homme qui serait obligé de rester dans la coulisse pendant que se joue une tragédie, et qui, l'oeil ou l'oreille collés sur les fentes du décor, tâcherait de ne rien perdre du spectacle. Comparaison fautive, puisque nulle fente ne permet au contemplatif de suivre l'essentiel du spectacle, à savoir la saisie de l'âme par Dieu et de Dieu par l'âme. Si néanmoins la conscience ne peut atteindre directement ni la présence de Dieu ni la substance de l'âme envahie, certains indices qui parviennent à la surface, donnent parfois comme un pressentiment de cet insaisissable mystère. Signes négatifs d'abord : cette conscience, vive ou sourde, mais presque toujours assez claire, du malaise qu'introduit dans l'organisme spirituel l'impuissance croissante du discours. Avec cela, des signes positifs, parfois extrêmement sensibles, parfois évanescents et à peine perceptibles, révèlent à la conscience, non pas encore une fois l'envahissement divin, mais certaines résonances, psychologiques ou physiologiques de cette grâce suprasensible. « Nous avons ici un jour », disait Marie de Valence, en se touchant le front (1). Pour Canfeld « l'Esprit s'approche
 
(1) L'invasion mystique, p. 65.
 
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si près de l'âme qu'elle voit son ombre vraie (1). D'autres parlent « d'un certain parfum », d'une « odeur de paradis, qui, pénétrant les sens intérieurs et extérieurs, fait fondre l'âme (2) ». Les images tactiles abondent dans ces confidences. « Poussés par quelque chose (3) » ; « un poids secret (4) » ; « comme le vol d'un lourd oiseau dont les ailes frôlent mon visage (5) » ; « une éponge dans le grand océan (6) » ; « un toucher obscur », ou simplement des « touches ». Ce ne sont là que des métaphores sans doute, mais qui veulent exprimer un je ne sais quel ébranlement qui, de l'âme profonde, s'est communiqué à l'homme tout entier, esprit et corps. Éclairs introspectifs. disons-nous, et pour deux raisons. D'abord parce que le reflux du fond jusqu'à la surface ne devient sensible que d'une manière intermittente et presque toujours fugitive ; ensuite, parce que l'attention consciente s'émousse d'autant plus que la quiétude se resserre davantage. Au demeurant, les contemplatifs ont-ils pour consigne de ne pas céder à la curiosité, inquiète ou vaniteuse, que provoquent ces lueurs d'introspection. S'ils examinaient ce qui se passe en eux d'anormal, plus rien ne s'y passerait. Le discours réveillé a si vite fait de couper le courant mystique. Si fuyant toutefois et si crépusculaire qu'ait été leur apparition, ces éclairs restent gravés dans la mémoire - au moins les plus fulgurants - et quand l'intelligence retrouve sa liberté, elle soumet cette cendre de souvenirs à ses manipulations ordinaires - notions, réflexions, raisonnements - ce qui permet aux contemplatifs de s'expliquer, vaille que vaille, le mystère de leur oraison et de le décrire à leurs directeurs. Ceux-ci, pour peu qu'ils aient de bon sens et de lecture, auront
 
(1) L'invasion mystique, p. 164.
(2) Ib., p. 336 ; L'école du P. Lallemant, p. 323.
(3) Le Nuage, p. 158.
(4) Guilloré, Maximes, p. 245.
(5) Garrigou-Lagrange, L'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, Paris, 193o, p. 612.
(6) Conquête mystique, VI, p. 156.
 
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bientôt discerné le caractère de l'expérience qui leur est soumise, et qui ne paraît extraordinaire ou dangereux qu'aux maniaques du discours. Illusion parfois, mais le plus souvent quiétude. Et c'est ainsi que l'on arrive, de part et d'autre, non pas à une certitude absolue, mais à ce qu'il faut de vraisemblance pour que l'âme se laisse faire à la grâce.
Souvent, très souvent même, semble-t-il, aces traces psychologiques et physiologiques de l'action divine sont inexistantes, ou plutôt, presque uniquement négatives.
 
Qu'il te suffise, écrit l'auteur du Nuage, de te sentir poussé avec une complaisance intérieure
 
et qui n'apaise pas la détresse de la conscience,
 
par quelque chose dont tu ne sais rien,
 
dont tu ne sens rien,
 
sinon qu'alors tu n'as la pensée particulière d'aucune chose au-dessous de Dieu et que ton âme tend vers Dieu dans une nudité parfaite (1).
 
Elle ne sait même pas, à proprement parler qu'elle tend vers Dieu, mais, du moins, qu'elle ne tend vers aucun autre objet. « L'Ame se croit perdue, écrit Rigoleuc, et cependant, dans son fond, elle demeure tranquille en la présence de Dieu (2). » Et Guilloré : vous avez beau vous croire inerte, « un certain témoignage secret de votre conscience » vous assure « que vous ne perdez pas votre temps (3) ». Jusque dans les pires épreuves, écrit le R. P. Cayré, l'âme reste « préoccupée de Dieu, dont la réalité mystérieusement saisie
 
(1) Le Nuage, p. 158.
(2) Rigoleuc, p. 268.
(3) Conférences, p. 158.
 
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l'occupe seule et la pousse à se reposer en lui, dans une simple attention amoureuse, ou du moins lui inspire du dégoût pour toute autre occupation (1) ». « Le dégoût, écrit M. Baruzi, que nous ressentons pour tout ce qui serait un état différent de celui-là même où nous souffrons (2). »
Mais nul n'a mieux décrit que Dom Chapman la pauvreté noétique et affective, l'humilité des quelques rares lueurs qui parviennent ainsi à la conscience réflexe. Je le traduis cursivement. Un désir intense de Dieu, écrit-il, parfois un amour intense, c'est tout ce que trouveraient en eux-mêmes la majorité de ceux qui ont passé de la méditation à la contemplation, lorsqu'ils tâchent d'expliquer ce mystérieux progrès. Rares sont ceux qui répondraient qu'ils perçoivent, de quelque façon que ce soit, la présence de Dieu ou son existence. Les plus avancés diraient probablement, qu'ils ont faim de lui, plutôt qu'ils ne le perçoivent. Ils sont plus conscients de son absence que de sa présence. More conscious of his absence than his presence. La certitude qu'ils ont de Dieu, ils l'attribueraient moins à une perception directe où à une conscience immédiate qu'à une conclusion de leur raison ou qu'à un acquiescement de leur foi. Les plus hauts mystiques eux-mêmes insistent plus longuement sur les ténèbres au sein desquelles ils s'unissent à Dieu que sur une appréhension claire de celui qu'ils étreignent. Ils parlent beaucoup plus des touches divines que de celui qui les touche. - Nul besoin d'ajouter, je pense, que ces touches ne sont pas Dieu. - Peut-être même ceux qui pensent connaître immédiatement l'existence de Dieu, - ceux qui pour croire qu'Il existe n'ont besoin d'aucune preuve rationnelle - sont-ils plus nombreux chez les simples dévots que chez les contemplatifs (3).
Ces graves paroles que l'on devine si justes étonneraient
 
(1) La Contemplation Augustinienne, Paris, 1927, p. 75.
(2) Baruzi, op. cit., p. 601.
(3) Dom John Chapman, What is mysticism, pp. 15-17.
 
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moins, n'étonneraient pas du tout si l'on réalisait une bonne fois la définition de la quiétude. Mais parviendrons-nous jamais à faire comprendre aux obsédés du discours qu'en lui-même, le don mystique ne comble d'aucune façon, ni les curiosités de l'esprit, ni les désirs affectifs du coeur? Non seulement pas de visions, de révélations, de prophéties mais pas de lumières. Rien par suite, absolument rien qui puisse faire de la quiétude une école d'illuminisme. Répétons-le sans nous lasser. De toute son essence, elle se dresse contre l'illuminisme, le renie, le défie et au besoin le guérit, quoi qu'en aient pu dire les Nicole et les Segneri (1).
 
II. - QUIÉTUDE ET ANGOISSE
 
Nous croyons aveuglément, mais sans peine, les contemplatifs qui décrivent les délices de leur quiétude. Comment s'étonner en effet d'une telle surabondance de joie chez qui s'abreuve aux sources mêmes de la joie. Nous trouverions d'abord plus invraisemblable que l'union au souverain Bien,
 
(1) Par où l'on voit comme il faut entendre certaines formules que l'on rencontre chez les théoriciens de la mystique. On définit par exemple la quiétude « une connaissance expérimentale de Dieu ». J'avoue ne pouvoir lire ces quatre mots sans me hérisser. Qu'on y pense ou non, on semble prendre ici expérimental au sens propre, c'est-à-dire au sens discursif. Et qui ne voit qu'une expérience de Dieu est ici bas impossible ? Depuis quelque temps, la mode est venue d'insister sur le caractère conscient de la quiétude. Rien de mieux si on ne donne pour terme ou pour objet à cette conscience que la passivité elle-même, laquelle ne devient proprement quiétude que lorsqu'elle se prolonge assez pour que, d'une manière ou d'une autre, la conscience en soit avertie. Les éclairs introspectifs qui sillonnent la nuit de la quiétude ne présentent à la conscience que les répercussions que produit à la surface l'ébranlement mystique et insensible du moi profond. Si la conscience ne peut même atteindre le moi profond, combien moins Dieu lui-même. Bref, la connaissance de Dieu n'est pas ici, ne peut être immédiate. Elle est toujours écrit M. Baruzi, « enveloppée dans la connaissance de soi », op. cit., p. 594.  « Si bien, enseigne Jean de la Croix, que la connaissance de Dieu ne surgit que de la connaissance de soi ». « Sentiment de présence », dit-on encore, oui et non, non plutôt que oui. On ne sent pas la présence de Dieu ; on se sent touché, envahi, possédé par un je ne sais quoi qui ne peut être qu'une présence. Et cette présence, un certain raisonnement, souvent facile, mais tout discursif, permet de l'identifier. Sur tous ces points, cf. l'article déjà si souvent cité du P. de la Taille : il écrira, modifiant sans avoir l'air d'y toucher, une définition récente de la quiétude : « L'origine de la contemplation (et son tout) est dans cet amour passivement reçu, et dans la conscience de cette passivité. »
 
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pût se nouer aussi dans la souffrance. Mais c'est là néanmoins ce qu'ils affirment presque tous. Cette horrible nuit de la quiétude, écrit saint Jean de la Croix. Aquella horrenda noche de contemplacion (1). On réduirait au moins de moitié l'immense littérature mystique si l'on en retranchait le chapitre effrayant des « épreuves », Nul conflit du reste entre ces deus: séries de témoignages. Il n'est que de réaliser la philosophie des mystiques pour comprendre que la quiétude peut s'accompagner alternativement de délices ou d'angoisses. Délices, puisqu'elle donne Dieu, angoisses, puisqu'elle ne le donne que dans la nuit (2).
Rejaillissement, choc en retour du mystère supra-sensible qui ébranle la substance de l'âme, ces émotions, joie ou souffrance, ne se forment qu'à la surface consciente. Une oraison de quiétude à l'état pur, c'est-à-dire au cours de laquelle les activités rationnelles et affectives se trouveraient tout à fait suspendues, ne serait ni savoureuse ni douloureuse. Elle ne peut être l'un ou l'autre que sous l'action tour à tour déprimante ou dilatante des éclairs discursifs que nous savons et auxquels il faut toujours revenir.
Que l'on prenne par exemple le malaise, imperceptible souvent, mais aussi parfois très pénible, qu'entraîne après soi la cessation ou le ralentissement du discours. Ce malaise, nous avons rappelé déjà qu'il ne peut affecter que l'activité discursive, Si la raison et le « sens » étaient réduits à une inertie totale, on n'aurait pas conscience de cet état. Mais d'ordinaire Animus sent qu'il agonise ; il assiste à sa propre mort et bien qu'il entrevoie que cette mort est le
 
(1) Baruzi, op. cit., p. 611.
(2) Il va sans dire que la présence de Dieu au centre de l'âme est en soi béatifiante, mais d'une béatitude mystique, substantielle, et qui se confond avec la saisie obscure de cette présence. C'est, je crois, ce « goût de Dieu » dont parlent tant de mystiques, une sorte d'euphorie confuse qui résiste aux pires épreuves. Deux délectations écrit Le Gaudier ; « prima nascitur ex ipso intellectus actu...; altera... efficitur ab ipso charitatis erga Deum affecte, qui contemplationis anima dici potest... Pura est hoec delectatio ». (I, pp. 36o-361.) Mais s'il y a deux sortes de délectations, il n'y a qu'une sorte de souffrance. L'âme profonde ne jouit pas toujours, mais elle ne souffre jamais.
 
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commencement d'une vie nouvelle et meilleure, il souffre d'une pareille mortification.
 
            La manière la plus pénible de mourir à soi-même, écrit Maine de Biran, c'est de mourir à tout ce qui est le plus intime,
 
dans la zone consciente.
 
à ces facultés dont l'exercice peut nous consoler de tout, lorsque nous nous rendons le témoignage intérieur de leur activité, de leur force et de leur bon emploi;
 
ce témoignage intérieur est le suprême rempart de l'amour-propre; et voilà pourquoi, disent les mystiques, la grâce même de la quiétude semble s'appliquer à le démolir.
 
Se sentir mourir par ce en quoi réside la vie intellectuelle et morale, sentir qu'on n'a plus de pensée forte, élevée,
 
pas même distincte,
 
enfin n'avoir plus de personnalité réfléchie que ce qu'il en faut pour reconnaître
 
et pour accepter généreusement
 
la dégradation successive de ses facultés par lesquelles on s'estimait, on était content de soi...; que lui importe puisqu'il lui reste lui,
 
Anima
 
qui juge les changements et les pertes en tant qu'il reste la même personne qui se rend témoignage qu'elle meurt à tout ce qui n'est pas elle (1).
 
Texte prodigieux, et qui, à lui seul, venant d'une telle plume, ne nous permettrait pas de traiter un Malaval, un Fénelon de petits garçons ! Bientôt quand péroreront dans le vide Segneri et Nicole, vous verrez la différence. Mais
 
(1) Journal (édit., La Valette-Moubrun), II, pp. 121-122.
 
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la philosophie de nos maîtres est ensemble moins hautaine et encore plus profonde. Pour eux, la souffrance la plus cruelle d'Animus n'est pas précisément de se sentir ainsi exterminé, elle est d'entrevoir à la clarté des éclairs discursifs qui lui révèlent son agonie, d'entrevoir, dis-je, la misère insondable, la laideur, le sordide néant du moi tout entier, Anima comme Animus. « L'horrible nuit ! » En quoi horrible ? En ce qu'elle fait toucher la présence, l'être même, si peu être, du moi. « The painful perception of the presence of self », écrit Dom Chapman. « C'est un enfer que
ce nous-même quand Dieu par sa vérité... le fait voir (1). »
Seigneur, priait Moyse, cachez-vous de moi, car je mourrais sur le coup si je vous voyais face à face. Nous mourrions également de honte, de dégoût, d'épouvante si notre moi profond s'étalait à nos regards. Aussi bien les contemplatifs
eux-mêmes ne peuvent-ils avoir de ce moi qu'une conscience indirecte, sourde, intermittente. Ils n'en saisissent que l'ombre et elle suffit à les plonger dans l'angoisse. Auprès de leur philosophie, comme toutes les autres paraissent courtes ! Pascal, admirable certes ! dans ses pages sur le « divertissement », mais je ne crois pas qu'il ait compris, comme nos maîtres, que tout acte, mauvais ou bon, peu importe, nous divertît de notre vrai moi. L'homme qui s'affirme par ses actes, se croit quelque chose, oublie son néant. « Il m'est préférable, écrit l'auteur du Nuage,
d'éprouver ce douloureux sentiment de moi-même.
 
Je dis : de moi-même, et non : de mes actions. Beaucoup de personnes confondent leurs actions avec elles-mêmes, mais à tort. Autre est le moi qui agit, autres sont mes actes. Aussi... je préfère gémir, jusqu'à me rompre le coeur... de sentir le pesant fardeau de moi-même... (cela) vaut mieux pour moi que de me livrer... aux méditations (2),
 
les plus sublimes.
 
(1) Berthod, Lettres, IV, p. 223.
(2) Le Nuage, p. 381.
 
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Plusieurs âmes, même surnaturelles, écrit M. Berthod, sont toujours inclinées à amasser action sur action. D'autant que, ne se perdant pas de vue, leur joie est... de se voir toujours opérer des merveilles qu'elles croient quelque chose de grand (1).
 
Je pense, je médite, je multiplie des actes de dévotion : donc je suis. Même en s'humiliant, ils s'affirment, défiant par là leur néant, l'escamotant, pour ainsi dire. Dans la quiétude, au contraire, ces échasses discursives sont brisées : plus rien de consistant où se puisse accrocher la self consciousness; plus rien qui nous cache l'horreur essentielle de notre vrai moi.
Est-ce parce que le péché est frère du néant, est-ce parce que la formation antérieure des mystiques les oblige à identifier le mal métaphysique, source première de cette horreur, au mal moral ? Je ne sais, mais une sorte de remords vague ajoute à l'angoisse de ce face à face. « On ne peut, disent-ils, à moins de l'expérience, comprendre comment une âme qui est si dénuée, si obscure », si vide ou presque de tout souvenir précis,
 
soit cependant si clairvoyante. Cela vient de ce qu'on ne comprend pas la manière avec laquelle on voit. Mais quand cette lumière est beaucoup crue, pour lors on découvre qu'un atome de défaut ne peut échapper qu'on ne le voie (2).
 
C'est là un phénomène psychologique extrêmement curieux, mais que mille témoignages concordants ne nous permettent pas de révoquer en doute - et ce sera aussi, plus loin, une des maîtresses pièces du dossier mystique, puisqu'enfin on les accuse de ne plus faire de différence entre le bien et le mal : - à mesure que s'éteint chez eux la conscience tout court, on dirait que la conscience morale s'exalte jusqu'à l'exaspération. Cette nuit leur montre tous leurs
 
(1) Lettres, IV, p. 136.
(2) Lettres, IV, p. 152.
 
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défauts, non pas un à un, mais ce qui est pire, comme en bloc. « Le péché leur fait l'effet d'une masse pesante, ils ne savent trop quoi, qui ne se distingue pas d'eux-mêmes (1). » Leur substance la plus intimé n'est que péché. Après quoi, il serait plaisant, s'il n'était plus douloureux encore, odieux même, d'entendre les Nicole, les Segneri, leur apprendre le devoir d'humilité. Où leur vanité se prendrait-elle ? Autant mettre un aveugle en garde contre la concupiscence des yeux.
 
L'âme, dit Mme de Guyon, connaît sa misère à des profondeurs jusque-là insoupçonnées, et, par contraste, elles pressent de plus en plus l'infinie grandeur de Dieu qui lui paraît inaccessible... Je me considère comme la maison du diable, son suppôt, sa dupe et sa fille.
 
Le feu qui purifie le bois
 
lui fait répandre une mauvaise odeur... Il en est ainsi du feu divin de la contemplation. Avant d'opérer l'union, il (en) extrait toutes les vilenies, la rend noire, l'âme paraît plus abominable et laide que jamais (2).
 
D'où ces tentations d'incrédulité et de désespoir qu'on s'obstine à trouver chimériques et scandaleuses; d'où cette acceptation hypothétique de l'enfer qui a fait rouler tant de mauvaise encre. Les plus terribles des éclairs discursifs leur montrent l'enfer qui les attend et leur y marque leur place. De là vient aussi la liaison, que tous n'aperçoivent pas, entre quiétude et pur amour. Le travail de la grâce est ici « d'affamer, de deviez et de dépouiller jusqu'à ce que cette pauvre âme », n'ayant plus rien de soi qu'elle puisse trouver aimable, « aime Dieu plus qu'elle-même (3) ».
 
(1) Le Nuage, p. 247.
(2) Justification, p. 563.
(3) Berthod, IV, p. 138. Ce chapitre des épreuves que je ne pouvais ici qu'effleurer a été supérieurement traité par le R. P. Garrigou-Lagrange, l'Amour de Dieu et la Croix de Jésus, II, pp. 458-637. Cf. aussi Baruzi, op. cit., pp. 612, seq.
 
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III. - ÉCLAIRS DE QUIÉTUDE DANS LA PRIÈRE COMMUNE
 
L'expression, est, je crois nouvelle ; mais elle ne fait qu'illustrer la doctrine commune, explicite ou non, de nos maîtres. J'avoue que l'alliance de ces deux mots, éclair et quiétude, semble d'abord trop hardie. Éclair évoque une idée de lumière ; et quiétude est synonyme de nuit ; éclairs évoque aussi l'idée d'un jaillissement brusque et fugitif; quiétude, l'idée d'une continuité paisible, les eaux dormantes d'un lac. Sans doute; prenez garde toutefois que ce qui dort ou sommeille dans la quiétude, c'est uniquement le discours, et que les activités profondes qu'elle met en branle sont au contraire, ce qu'on peut imaginer de plus vif, de plus jaillissant. La quiétude est amour, donc élan ; élan, du reste, si peu agité qu'il en paraît immobile, si prolongé
qu'on le croirait en dehors du temps, mais précisément c'est par là, je veux dire par cette continuité ardente, que l'oraison de quiétude se distingue des éclairs de quiétude. Montrons que ceux-ci n'en méritent pas moins leur nom.
Camus remarquait déjà : « Plus de gens contemplent, quoique sans le penser, qu'il n'y en a qui méditent. » Ou plutôt : beaucoup de gens qui ne pensent que méditer, contemplent déjà. « A peine, disait-il encore, se peut-on imaginer la méditation sans quelque degré de contemplation, la fin de celle-là étant le commencement de celle-ci, et leurs naissances étant liées comme celles de Jacob et d'Esaü. » « On est contemplatif sans le penser être », dira plus tard Bossuet. Désormais, concluait Camus
 
ne nous étonnons plus de ces grands mots qui ne font peur qu'aux simples; oraison de quiétude; sommeil des puissances; silence intérieur; recueillement des puissances dans l'unité de l'esprit; le centre, le fond et l'essence de l'âme, et semblables puisqu'ils ne disent que des choses fort simples et qui sont au pouvoir de chacun (1).
 
(1) Métaphysique des Saints, I, pp. 156-161.
 
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Naturellement, il exagère peu ou prou. Les grâces mystiques ne sont en vérité « au pouvoir » de personne, pas même de Jean de la Croix ; mais il n'est pas de baptisé qui leur soit tout à fait imperméable; mieux que cela il n'est pas de véritable prière à qui elles soient tout à fait refusées.
« Il n'est pas d'état spirituel, absolument pas, nullus omnino, écrit Le Gaudier, dans lequel le discours, lancé jusqu'à Dieu par l'élan de l'amour - et pour peu que cet élan se prolonge - ne s'épanouisse en une simple intuition, qui, suspendant son activité normale, lui permette d'adhérer à l'être même de Dieu (1). » Simplici intuitu fixus in Deum atque suspenses. Ainsi le P. de Clorivière :
 
Le recueillement passif... que le Seigneur opère dans l'âme, sans que l'entendement et la volonté y contribuent en rien, sinon par l'acquiescement qu'ils y donnent, ce recueillement, dis-je, qui n'était que passager dans les états précédents, devient comme habituel dans l'oraison de quiétude (2).
 
Et le P. Grou :
 
Que dans de certaines oraisons où Dieu agit seul, nous nous perdions de vue, et nous n'ayons même aucun objet distinct, je le conçois sans peine, et cet état est assez ordinaire, même aux commençants (3).
 
(1) Le Gaudier, I, pp. 365-366.
(2) Considérations sur l'exercice de la Prière..., réédition, Paris, 1928, p. 98.
(3) Intérieur de Jésus et de Marie, édition Hamon, p. 163. Sur quoi le rigide éditeur estime nécessaire de protester : « Non seulement, écrit-il en note, cet état n'est pas ordinaire aux commençants, mais il est très rare dans la vie spirituelle ». C'est toujours le même hérissement, la même phobie. Malgré le torrent des docteurs mystiques, on s'obstine à tenir la quiétude pour une grâce extraordinaire et quasi-miraculeuse. Mais non, rien de plus normal, j'allais dire de plus inévitable. Il n'y a d'un peu équivoque dans ces lignes du P. Grou, que le mot état. Comprenez-le bien : il ne dit pas que l'état de quiétude soit commun; mais que, dans tous les états, la prière est normalement traversée par des éclairs de quiétude ; c'est tout différent.
 
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Comment, du reste, ne le serait-il pas, s'il reste vrai que, - parfaits ou commençants, peu importe - le Christ prie en nous et par nous toutes nos prières ? Elles sont plus de lui que de nous. Si bien que, dès qu'il cesse d'en être l'auteur principal, elles cessent d'être de véritables prières. Et, comme cette divinisation échappe toujours à la conscience de celui qui prie, il faut bien admettre que toute prière, nous introduit, pour si peu que ce soit, dans la zone ténébreuse de la quiétude. Même lorsqu'on acquiesce, par des actes discursifs distincts et délibérés, à cette élévation de l'âme, ainsi devenue la collaboratrice du Christ, on ne se fait aucune idée distincte de l'activité plus haute, par laquelle on accepte de se laisser faire. Comme tous les actes de foi, celui-ci, bien que d'abord éclairé par le discours, nous replonge bientôt dans la nuit.
 
La théologie mystique, écrit le P. de la Taille, part de l'application aux actes, qui sont communs à tous les justes, mais qui (en tous les justes) s'appuyant à la foi, non seulement actionnée par l'amour, mais par l'amour douée d'une sensibilité intérieure aux attraits de la Vérité Béatifique, se trouvent par là même contenir en germe tous les développements ultérieurs propres aux contemplatifs. Elle dépasse le niveau commun, et entre dans son propre domaine, lorsqu'elle rencontre une passivité, qui existe bien partout dans la vie de la grâce, mais qui ne se laisse apercevoir que chez certains (1).
 
Le moins parfait des actes de foi, implique déjà une passiveté commençante, mais trop grêle et trop fugitive pour que l'âme en prenne conscience. Une comparaison saugrenue nie fera peut-être mieux comprendre. Libre d'accepter ou non une opération chirurgicale, je l'ai acceptée; je me suis rendu à la clinique. Soit une foule d'actes distincts qui ont préludé à l'opération. Une fois sous le couteau, mon moi discursif entre en quiétude. Même si l'on ne m'a pas endormi, son activité persévérante - attention, réflexion,
 
(1) Recherches, juin-août 1928, p. 318. Des remarques analogues reviennent souvent dans cet admirable article qu'on ne saurait trop méditer.
 
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peur, souffrance - ne se mêleraient pas activement aux gestes mêmes du chirurgien. Il y aurait là deux activités séparées, dont la première - la mienne - se contente d'abdiquer devant la seconde et d'en suivre le progrès. Il n'en va pas de même de ma chair ainsi travaillée. Elle se prête activement à ce travail. Si elle était capable de conscience, elle seconderait de tout son effort ces gestes qu'elle saurait bienfaisants ; elle irait, pour ainsi dire, au devant d'eux. Elle y collabore si bien, quoique sourdement, que les os disloqués se remettent en leur place et qu'assez vite les tissus commencent à se reformer. Activité à deux, la chair et le chirurgien. Ainsi plus encore de nous et de l'action insensible qui divinise nos efforts délibérés - mais par eux-mêmes impuissants - vers la prière : et qui fait que cette prière, tout en restant nôtre, est aussi et plus encore la prière même du Christ. La substance de l'âme ne dit pas : je veux, puisqu'elle est muette, et qu'elle ne se fait aucune idée de ce qui se passe en elle. Mais cette divinisation incompréhensible, son élan même la veut; elle s'y prête, elle y travaille, elle la fait sienne dans la nuit.
A cette explication, plus expressément théologique, ajoutez ce que nous disions plus haut sur l'activité nécessairement supra-discursive de l'amour. On ne saisit, on n'étreint, on ne possède, on n'aime enfin qu'une personne. Celle-ci, notre entendement nous la signale comme il peut; il en esquisse une image, il nous révèle quelques-uns de ses attributs. Mais au seuil, pour ainsi dire, de la personne même, il s'arrête court, frappé d'une impuissance totale. Il en a fait le tour, mais il ne saurait y entrer. Cet autre, quel qu'il soit, à qui on se donne, en qui on se perd, cet autre, en tant que donné, reçu, possédé est toujours un inconnu. On ne le connaît que dans la mesure où connaissance est synonyme de possession. Ainsi faut-il entendre et étendre le proverbe qui veut que l'amour soit aveugle. Il ne l'est jamais plus que lorsqu'il a pour objet l'inconnaissable par excellence. On peut ne pas en savoir très long sur l'objet
 
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aimé, assez néanmoins pour savoir - et c'est bien ici le cas ou jamais - qu'en l'aimant on ne sera pas déçu. Aveugle néanmoins, non pas seulement la raison qui nous le présente, mais l'élan de tout notre être qui se porte vers lui. Aveugles, la saisie et la possession. Dès que s'ébauchent celles-ci, le discours s'éclipse nécessairement. Dès que l'amour paraît, il entraîne après soi la quiétude ; il est lui-même quiétude, c'est-à-dire cette activité vitale et substantielle, qui se déploie dans une zone où le discours ne respire plus.
Mais bien que le mécanisme naturel - et plus encore le surnaturel - de l'amour exige que le discours cesse, que l'introversion s'amorce aussitôt que vibre le vol de l'âme vers le Dieu qui l'envahit, cette quiétude est à peine digne d'un nom si auguste, lorsque, ainsi qu'il arrive dans la prière commune, l'élan se brise presque aussi vite qu'il s'est ému. Éclairs d'amour ou de quiétude qui suffisent à diviniser la prière, mais non pas à l'élever jusqu'à la contemplation proprement dite, jusqu'à l'oraison de quiétude. C'est là toute la différence essentielle entre la prière commune, - prière vocale ou méditation - et la prière proprement mystique. Dans l'une et dans l'autre se donne le même Dieu, et, par cela même qu'il se donne, il tend à « recueillir » l'âme profonde, à paralyser les activités de surface. Mais dans la première, ce recueillement n'est que « passager » ou fugitif, comme disait tantôt le P. de Clorivière, au lieu que, dans la seconde, il se prolonge, persiste, s'achève, devient « comme habituel », et par là, perceptible, en quelque façon à la conscience. Pas plus dans la seconde que dans la première, on ne perçoit directement celui qui se donne et que l'on saisit, mais dans la seconde seule, la cessation du discours, provoquée par ce don et cette saisie, se poursuit assez longtemps pour que l'âme soit avertie, ou puisse l'être, par un certain choc, souvent à peine sensible, de la transformation qui se continue en elle. Vaste différence de durée, d'intensité, non pas précisément de nature. « Ce qui est notoirement passif, écrit le P. de la Taille, c'est l'insistance
 
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du regard.... On est épris, épris d'une manière soutenue (1). »
Il n'est pas à craindre, du reste, que cette égalité foncière de grâce, atténue, si peu que ce soit, l'excellence de la contemplation. Ces recueillements fugitifs, dont tout baptisé est capable, qui rêverait de les comparer aux oraisons des mystiques ! Qui égalerait la courte fulguration d'un éclair à la lumière insistante du soleil ? Je craindrais plutôt que l'on dédaignât cette quiétude imperceptible qui palpite parmi le commun des hommes. On ne vit que si l'on aime, que dans la mesure où l'on aime, et l'on n'aime que dans la quiétude.
Fondée sur le double dogme de la présence active de Dieu en nous - in eo movemur - et de la grâce sanctifiante, cette philosophie a l'immense avantage de proclamer l'unité foncière de la vie spirituelle et des dons divins qui président aux ascensions de cette vie. Elle démolit les cloisons étanches que les faux spirituels prétendent élever entre les commençants et les « parfaits ». Elle nous rend sensible le progrès mystérieux et constant, le rythme auguste de la prière.
Discourir n'est pas prier. Voici néanmoins que, dans la méditation discursive, paraissent déjà, d'ici de là, quelques éclairs de quiétude, autant dire d'amour, autant dire de vraie prière. Mais les efforts intellectuels qu'exige la méthode, éteignent bientôt ces éclairs, ou ne permettent pas à l'âme de s'arrêter à leurs fulgurations ténébreuses. Si elle n'est pas manoeuvrée avec assez de liberté et de souplesse, la savante machine suspend d'elle-même le courant dont elle a pour unique fin d'amorcer le passage.
Aux prières vocales, et à ce qu'on appelle méditation affective, le discours préside encore, puisque toutes ces prières sont provoquées et animées par des pensées ou par des images distinctes : mais un discours où les mouvements
 
(1) Recherches, pp. 298-299.
 
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de ferveur tiennent plus de place que les considérations. Ralentissement du discours intellectuel, intensification du discours affectif. Qui ne voit que cet exercice affectueux est déjà plus proche de la vraie prière ou de l'amour, que le travail de la méditation méthodique ? Si proche même qu'on ne saurait fixer le point précis où l'activité mystique prend le dessus. Des éclairs de quiétude traversent, de plus en plus nombreux, de moins en moins fugitifs cette oraison « affective », tant qu'enfin, la simple dévotion s'épanouit en contemplation. Affectivus Dei amor in hoc ultimo statu contemplationem rudem adhuc et in aliis statibus inchoatam perficit (1). Par où l'on voit qu'il est moins exact de dire, comme nous l'avons fait avec tout le monde, que l'âme passe du discours à la quiétude ; disons plutôt qu'elle passe des éclairs ténébreux de quiétude à la nuit de l'oraison de quiétude. Inutile de rappeler que d'autres éclairs tout différents, ces éclairs discursifs dont nous parlions plus haut, traversent par moments cette quiétude commençante. Ils n'y mettent fin que si l'âme, fascinée par ces pensées distinctes, cède à la nostalgie du discours, et par là se laisse dessaisir de Dieu. Nous savons aussi que l'activité discursive sera largement récompensée des sacrifices qu'elle a dû accepter, en abdiquant ainsi devant une activité supérieure. Bientôt lui seront rendus et multipliées au centuple par cette inertie transitoire, les joies de la spéculation et de la ferveur sensible. Spéculations et ferveurs qui prépareront à leur tour de nouveaux recueillements. Ainsi le cycle ne se ferme pas, la méditation conduisant à la quiétude et la quiétude nourrissant la méditation. Rappelons enfin que la cessation du discours n'est pas le plus haut sommet ni le terme de la vie spirituelle. Une étape simplement. Dans les états sublimes, pleine liberté est rendue aux activités discursives du contemplatif. Au moment même où ils contemplent, leur méditation se poursuit.
 
(1) Le Gaudier, 1, p. 354.
 

CONCLUSION : MAINE DE BIRAN ET LA QUIÉTUDE
 
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Au cours de la synthèse sommaire que nous venons de construire, nous n'avions pas encore à défendre la philosophie de la quiétude. Nous passerons bientôt la parole à ses adversaires et nous verrons alors ce que pèsent leurs critiques. Mais avant d'assister au procès de la quiétude, il était indispensable de déterminer aussi clairement que possible l'enjeu de ce débat mémorable. Il me semble, d'ailleurs, que pour se défendre, cette philosophie n'a qu'à se montrer. Elle a certes sa part de mystère et nous n'avons pas essayé de l'atténuer. Le scandale serait plutôt qu'elle ne l'eût pas. Mais avec cela, quelle simplicité, quelle cohérence ! Même si, d'aventure, l'esprit géométrique leur résistait, le coeur voudrait qu'ils eussent raison. En guise de récapitulation, je verserai à notre inépuisable dossier une page de Maine de Biran qui, sans rien nous apprendre de nouveau sur la quiétude, en fera peut-être mieux sentir l'actualité éternelle, si j'ose ainsi m'exprimer. Elle est dans son « Journal intime », à la date du 16 mars 1820. Déjà quelques jours plus tôt, il avait noté, pour la faire sienne, cette prière de Fénelon « O mon Dieu, que votre esprit devienne le mien et que le mien soit détruit à jamais. » « Voilà, continuait-il, la véritable, l'unique paix intérieure ; on trouve en soi un autre point d'appui que soi-même (1). »
Le 16, ayant transcrit ces autres lignes de Fénelon : « Un moment de recueillement, d'amour et de présence de Dieu
 
(1) Journal intime (édit. La Valette-Monbrun), Paris, 1931, II, p. 204.
 
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fait plus voir et entendre la vérité que tous les raisonnements des hommes. »
 
La présence de Dieu, écrit-il, s'annonce par cette lucidité d'idées, cette force de conviction, ces intuitions vives, pures et spontanées auxquelles s'attache, non pas seulement la vue, mais le sentiment intime de la vérité.
 
Son vocabulaire est presque tout discursif - lucidité, vérité, etc... - mais il semble s'appliquer à rappeler qu'il ne peut s'agir ici d'une expérience discursive.
 
Ce n'est pas seulement une conception (lucide), une entente de paroles, c'est de plus une suggestion intérieure de leur sens le plus profond et le seul vrai, sans aucun mélange de sensible ou d'imaginaire...
A en juger par ce que j'éprouve, et ne considérant que le fait psychologique seulement, il me semble qu'il y a en moi un sens supérieur et comme une face de mon âme, qui se tourne par moments... vers un ordre de choses ou d'idées, supérieures à tout ce qui est relatif à la vie vulgaire.
J'ai alors le sentiment intime, la vraie suggestion de certaines vérités qui se rapportent à un ordre invisible, à un mode d'existence meilleur, et tout autre que celui où nous sommes. Mais ce sont des éclairs qui ne laissent aucune trace dans la vie commune, ou dans l'exercice des facultés qui s'y rapportent. Je retombe après m'être relevé. Or, qu'est-ce qui m'élève ? Comment le voile ordinaire qui couvre mon intelligence se trouve-t-il écarté par moments pour retomber aussitôt? D'où me vient enfin cette suggestion extraordinaire de vérités, dont les expressions sont mortes pour mon esprit, même quand il les connaît à la manière ordinaire,
 
c'est-à-dire discursive ?
 
Il est évident que ce n'est pas moi, ou ma volonté qui produit cette intuition vive et élevée d'un autre ordre de choses. Un sourd qui aurait par moments la perception des sons, un aveugle qui aurait le sentiment subit et instantané de la lumière, ne pourraient croire qu'ils se donnent à eux-mêmes de telles perception», ils attribueraient ces effets singuliers, et hors de leur mode d'existence (ou d'activité) accoutumé, à quelque cause
 
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mystérieuse ; et celui qui lirait dans leur organisation trouverait cette cause dans quelque sens obtus, altéré, que le mouvement vital dégage ou éclaircit par moments.
 
Si fugitive qu'elle soit, nul doute que la réanimation, pour ainsi dire, de ce sens obtus et altéré qui nous met en contact avec le divin, ne soit une grâce infiniment précieuse. Cette « disposition », je dirais, cette faculté de quiétude, est ce qu'il y aurait de plus essentiel à cultiver en nous si nous pouvions en connaître les moyens.
 
Les anciens philosophes, comme les premiers chrétiens et les hommes qui ont mené une vie vraiment sainte, ont plus ou moins connu et pratiqué ces moyens. Il y a un régime physique, comme un régime moral qui s'y approprie :
 
soulignons ce dernier mot qui rejoint ce que nous avons tant répété et ce que Maine de Biran vient de redire à sa manière, sur la passiveté essentielle de la quiétude. « Ce n'est pas moi, ni ma volonté qui produit cette intuition. » Sans doute, mais je puis écarter les obstacles qui l'empêcheraient de se produire : je puis me mettre en état de recevoir ce don, de capter la réalité qu'il me présente.
 
 
La prière, les exercices spirituels, la vie contemplative ouvrent ce sens supérieur
 
ou plutôt le libèrent, l'éclaircissent
 
par moments développent cette face de notre âme tournée vers les choses du ciel et ordinairement si obscurcie.
 
Et il conclut en redisant avec Fénelon,
 
alors nous avons la présence de Dieu et nous sentons ce que tous les raisonnements des hommes ne nous apprendraient pas (1).
 
(1) Journal intime, II, pp. 209-210. Je retranche les dernières lignes, d'ailleurs prodigieusement intéressantes, mais qui nous transportent dans une atmosphère intellectuelle que nos maîtres n'ont pas connue. « Est-ce parce que Dieu se rend présent par sa grâce, que nous sommes dans cet état élevé ? Ou bien la présence de Dieu n'est-elle qu'un résultat de telles dispositions intellectuelles spontanées, et des efforts que nous faisons, ou des moyens indirects que nous prenons pour nous donner ces dispositions ? Voilà un grand problème ! » Certes oui! c'est même là, pour nous du moins, tout le problème mystique. En face de ce problème se heurtent deux philosophies, celle de M. Delacroix, par exemple, et celle du R. P. Maréchal que Maine de Biran eût faite sienne. Et nous voilà bien loin des objections enfantines que nous feront bientôt Segneri et Nicole.
 
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Et voilà qui justifierait, sans plus attendre, et qui élèverait au rang des plus grands bienfaiteurs de l'humanité, nos maîtres du XVII° siècle. La philosophie toute pratique que nous venons d'exposer, où va-t-elle, en effet, sinon à cultiver en nous, ce qu'il y a « de plus essentiel à cultiver » d'après Maine de Biran, à savoir l'introversion, la grâce de la quiétude. Ces bienheureux et trop courts « moments », où se trouve écarté « le voile ordinaire qui couvre notre intelligence »; ces « éclairs » dont la nuit nous fait sentir « la présence de Dieu », nos maîtres nous apprennent les « moyens » de les prolonger et de les fixer. Si la quiétude fugitive est déjà si précieuse, combien un état, une « oraison de quiétude » ne le sera-t-elle pas davantage ?
 
 
 
 
 

EXCURSUS : DES QUIÉTUDES PROFANES
 
L'alliance de ces deux mots, quoique peu commune, paraîtra, j'en suis bien sûr, toute simple aux théologiens philosophes qui étudient aujourd'hui le problème mystique, au R. P. Maréchal par exemple; mais elle surprendra, j'en ai peur, et peut-être jusqu'à les choquer, certains autres. Ceux-ci permettraient bien à Platon de contempler, mais ils ne souffriraient pas que sa contemplation le plongeât dans la quiétude. Par cet invraisemblable refus, ils croient sauver l'hétérogénéité du don mystique. Ils ne font que vider ;de tout contenu intelligible l'idée même de contemplation. Si la contemplation de Platon n'est pas quiétude, c'est-à-dire, si elle ne fait pas cesser le discours, elle n'est qu'une méditation pure et simple.
 
Il y a, écrit le P. Baïole, une notable différence entre la contemplation philosophique et la contemplation chrétienne et
 
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religieuse ou proprement mystique. Bien entendu, et nous sommes tous d'accord sur ce point :
 
a) Pour ce que celle-là se porte sur toute sorte d'objets indifféremment et celle-ci ne considère que Dieu pour son premier et principal objet.
 
Ceci déjà ne va pas sans difficulté. Dieu étant sinon l'unique, au moins le principal objet de la contemplation philosophique, celle-ci, lorsqu'elle se porte vers Dieu, par où se distingue-t-elle de la contemplation chrétienne? Passons néanmoins puisqu'il est vrai, en effet, que l'objet, ou pour ne rien préjuger, que le point de départ, l'amorce de la contemplation profane peut être une fleur, une étoile, un principe métaphysique, une maxime morale, n'importe quelle loi naturelle. Soit, par exemple, la quasi-extase d'Archimède que le pressentiment d'une belle découverte a mis en état de transe. Nul ne dira que, pendant ce fameux siège, Archimède faisait oraison. Il contemplait néanmoins. Aussi bien entre les deux, entre Platon et sainte Thérèse, Baïole discerne-t-il, une autre différence. Ce ne serait plus seulement leur objet immédiat qui distinguerait ces deux contemplations l'une de l'autre; ce serait encore et surtout le mécanisme spirituel que chacune met en branle.
De plus, celle-là (Platon) est spéculative et s'arrête à la simple et nue connaissance de la vérité; celle-ci (Thérèse) est pratique et se porte à l'opération, ou à l'amour (De la vie intérieure, Paris, 1649, pp. 411-412). Bref ce qu'on appelle très improprement contemplation philosophique, mieux vaudrait l'appeler spéculation pure.
Fort bien : prenez garde toutefois que la spéculation pure est discours et n'est que discours, puisqu'elle s'arrête à connaître distinctement des vérités distinctes. Si donc le génie même de Platon ne peut jamais s'élever au-dessus du discours, il serait plus clair ou plus franc de dénier tout à fait l'usage d'une activité supradiscursive à qui n'a pas reçu de grâce proprement mystique. Le P. Maréchal n'admet pas cette conclusion.
« Les états mystiques, même supérieurs », écrit-il, et à plus forte raison, ajouterai-je, l'oraison de quiétude, qui est au plus bas degré de l'ascension mystique, « plongent des racines profondes dans la zone des activités psychophysiologiques générales, continuent celle-ci, les prolongent en quelque façon et en étendent la portée, bien loin de lui substituer des facultés
 
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totalement nouvelles et hétérogènes, peu intelligibles vraiment. » Sur ce principe - presque un truisme, - tout le monde peut se mettre d'accord... Entre les modes fondamentaux de l'activité psychologique humaine et les diverses réalisations mystiques, il existe des analogies de forme et des communautés de mécanisme. (Cf. Prière et Poésie, p. 89.)
 
La forme élémentaire des états mystiques, à savoir la quiétude ne serait donc pas le miracle psychologique, l'aventure inouïe jusqu'à l'absurde qui a tant scandalisé Nicole et Segneri. Le mécanisme de cette inhibition progressive, bien qu'il soit actionné, dans l'oraison de quiétude, par des grâces que nul effort humain ne peut remplacer, ce mécanisme n'a rien en soi de proprement surnaturel, pas plus que les autres mécanismes - réflexion, mémoire, imagination, sensibilité - que font jouer et auxquels s'adaptent les grâces moins hautes de la prière commune. Ce n'est pas là une doctrine nouvelle.
Comme nos mystiques flamands, écrit M. Groult, Osuna ne craint pas de remarquer ce que l'activité contemplative « a d'humain et de psychologique. Ne te deve parecer menos bueno esto ejercicio por que un filosofo y un hebreo lo pudieron usar... Denys le Chartreux, Herph, ne parlent pas différemment et Mauburnus se plaît à citer en exemple Anaxagore, Carnéade, et Archimède » (Groult, Les Mystiques des Pays-Bas et la Littérature espagnole du XVI° siècle, Louvain, 1927, p. 135).
Nous savons, d'ailleurs déjà, que l'action divine dans la quiétude mystique n'a pas pour objet direct et immédiat de suspendre le discours. Cette paralysie n'est pas en soi une grâce, mais le contre-coup d'une grâce positive : Dieu, envahissant la substance de l'âme, l'occupe d'une telle façon que l'âme - sinon dans les hauts états, n'a plus assez d'énergie pour continuer, d'un mouvement parallèle, à élaborer des concepts, à raisonner ou à produire des affections. Dieu toutefois n'est pas la seule réalité qui se donne ainsi à nous. S'il en est ainsi, comment s'étonner que le contact de l'âme profonde avec n'importe quelle réalité créée, entraîne une inhibition analogue, plus ou moins effective et perceptible, selon que cette réalité sera saisie d'une étreinte plus ou moins vigoureuse, ou qu'elle sera elle-même plus ou moins capable de nous combler ou de nous « ravir ». Nous n'avons qu'une manière d'aimer qui est de nous donner à celui que nous aimons, de nous oublier, de nous perdre et de nous transformer en lui. S'il n'est pas d'amour de Dieu qui ne
 
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produise, soit des éclairs, soit un état de quiétude, comment l'amour d'une créature, s'il est amour authentique, ne provoquerait-il pas de contre-coups plus ou moins semblables?
« En soi, écrit Dom Louismet, la contemplation est naturelle à l'homme et fait partie intégrante de sa vie rationnelle », ou, pour mieux dire, spirituelle. La quiétude, qui n'est que le revers négatif de la contemplation, nous est donc également naturelle. « Il y a, poursuit-il, un élément (ou une amorce) de contemplation au fond de chaque jouissance qui est selon la droite raison... Tout homme, pendant une partie de chaque jour, pourvu qu'il ait la jouissance de ses facultés sensibles et intellectuelles se livre, dans une certaine mesure, à la contemplation » (La Contemplation chrétienne, pp. 23, 45, 46). Je n'irais pas jusque-là. Passée la première enfance où l'on contemple plus qu'on ne comprend, je croirais plutôt que le mécanisme contemplatif se rouille chez beaucoup. Mais ce mécanisme n'en constitue pas moins un des rouages essentiels de l'organisme spirituel. Pas d'introversion, pas de vie intérieure. De qui n'est plus, mais plus du tout capable, d'aucune espèce de quiétude, on peut dire sans hésiter : nomen habes quod vivas et mortuus es.
Ce chapitre des quiétudes profanes ou naturelles n'a peut-être pas assez retenu l'attention des philosophes. On se rappelle la distinction que nous expliquions plus haut entre les mystiques de la lumière et les mystiques de la nuit. Les premiers, disions-nous, fascinés par les éclairs discursifs qui traversent la quiétude ou par le paroxysme d'activité discursive qui la suit normalement, oublient ou semblent oublier que la contemplation en soi est suspensive, c'est-à-dire qu'elle ne peut se produire que dans la nuit du discours. Ainsi font jusqu'ici la plupart des philosophes qui méditent sur le mystère, tout voisin, de l'inspiration (philosophique, scientifique, poétique, morale). Ils prennent le bloc de ces expériences complexes, et, de ce bloc, ils retiennent surtout les phosphorescences discursives, si l'on peut ainsi parler - une spéculation sublime; de beaux vers, un geste héroïque, - sans redescendre ou sans remonter jusqu'aux sources obscures et silencieuses de l'inspiration. Ainsi pour la transe d'Archimède. La magnifique découverte discursive, certes, leur cache la transe même - supra-discursive, au premier chef - d'où est née cette découverte. Non pas que le caractère suspensif de l'inspiration leur échappe tout à fait, mais beaucoup le supposent, l'impliquent, si j'ose encore dire, qui ne songent
 
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pas à le dégager en termes exprès. Il est assez évident, par exemple, et M. Bergson le sait mieux que moi - que les ressorts de « l'élan vital » baignent dans la quiétude.
Certains ne reculent pas devant le mot. M. Delacroix, par exemple, constatant « la nébulosité initiale du lyrique et du musical (1) ». C'est la « divine ténèbre » du pseudo-Denis. C'est la quiétude. Moins insaisissable peut-être dans le musical et dans le lyrique, mais non moins réelle dans le scientifique ou dans l'héroïque. Pour la « cessation du discours », qui ne veut pas dire autre chose, Diderot la connaissait bien : « Que j'aie un récit un peu pathétique à faire, il s'élève, dit-il, un je ne sais quel trouble dans mon coeur, dans ma tête, ma langue s'embarrasse; ma voix s'altère; mes idées se décomposent; mon discours se suspend (2). »
 
On trouverait une foule d'observations identiques chez ceux des grands inspirés qui ont tenté de décrire leur inspiration, chez Wordsworth entre tous peut-être, ou chez Maurice de Guérin.
 
Il arrive aussi, écrit ce dernier, que l'âme est pénétrée insensiblement d'une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l'endort dans un demi-sommeil, vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses.
 
« Guérin, constate M. d'Harcourt », se plaît... à analyser ces états d'immobilité (discursive) qui précèdent, il le sait, « les crises » de création poétique; c'est un « demi-sommeil », dit-il, « c'est comme une extase tempérée et tranquille qui ravit l'âme hors d'elle-même ». Chose curieuse, et Guérin et beaucoup d'autres insisteraient moins sur les joies fécondes que sur les angoisses de la quiétude. Ainsi nos contemplatifs comme nous l'avons assez dit. « D'autres fois, poursuit M. d'Harcourt, il s'irrite contre ce brusque arrêt de l'activité : « Une étrange stupeur me saisit, je demeure immobile, ne sentant que la fixité lourde, accablante de la vie, qui paraît s'arrêter dans un état de mal-être incompréhensible... » Mais il ne sombre pas dans un oubli total, dans
 
(1) Delacroix, La religion et la foi, p. 263.
(2) Cf. Trahard, Les maîtres de la sensibilité française au XVIII° siècle, II, Paris, 1932, p. 185.
(3) Le Cahier vert, édit. Van-Bever, Paris, 1921, p. 105.
 
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une morne hébétude; si l'activité extérieure, la vie même paraît suspendue, ce n'est point une « paralysie », c'est plus exactement, dit-il, un état de « concentration », eh! dirions-nous, c'est une concentration paralysante, suractivité d'Anima; paralysie d'Animus. « Dans cette condensation, les facultés les plus vives, les éléments les plus inquiets, les plus remuants, se trouvent pris et condamnés à l'inaction, mais sans paralysie, sans diminution de vie; toute leur fougue est renfermée et contrainte avec eux »... « Le poète éprouve dans cet engourdissement une impression moitié morale, moitié physique. » Sa curiosité est vivement intriguée au sortir de ces zones étranges, quand il fait appel à ses souvenirs et, pour définir ces expériences, il recourt à des expressions qui sortent du vocabulaire usuel : « J'étais comme un homme lié par le sommeil magnétique : ses yeux sont clos, ses membres détendus, mais sous ce voile qui couvre presque tous les phénomènes de la vie physique (bien plus encore, de la vie discursive) son âme est bien plus vive qu'à l'état de veille et d'activité naturelle (1) ».
Qu'on n'imagine pas, du reste, que de ces quiétudes profanes les génies créateurs - poètes ou savants - aient le monopole. Rien, au contraire, de plus humain ou de plus normal. Au coeur de toutes les émotions vives, une introspection rigoureuse discernerait également soit des éclairs, soit même des « états » assez prolongés de quiétude. Les psychologues de la sympathie et de l'amour, l'auront bien remarqué sans doute. Comme nous n'avons pas ici le droit de les consulter longuement, je ne citerai d'eux qu'une brève confidence, assez menue, mais très significative. « Pour moi, écrit M. Bréal, j'ai remarqué que…; lorsque je perds la notion de la grandeur d'une femme, c'est signe que le moi intérieur, qui ne raisonne pas, s'occupe d'elle. Le sens des proportions s'abolit d'une façon incroyable. Pendant tout- le temps de notre liaison je n'ai pas réussi à me faire une idée juste des dimensions de mon amie. Maintenant encore, si je pense à elle, je vois une grande femme. Elle était toute petite (2). » «Nébulosité » partielle de l'amour, dirait M. Delacroix. Pendant la quiétude elle-même, il ne voyait son amie ni petite ni grande; mais, une fois sorti de cette caligo, une association bizarre qui a dû se former chez lui entre grandeur et beauté, lui fait
 
(1) Bernard d'Harcourt, Maurice de Guérin et le Poème en prose, Paris, 1932, pp. 184-186.
(2) A. Bréal, Cheminements, Paris, 1929, pp. 169-171.
 
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croire qu'elle ne pouvait être petite. Même dans le sans-façon permis à un excursus, je n'aurais pas apporté cette citation frivole si elle ne m'avait rappelé une page, extrêmement curieuse, du P. Alexandrin de la Ciotat. Et de ce rapprochement je m'excuse aussi.
 
Quand on demande à ces âmes saintes ce qu'elles ont vu, elles en ont une assurance très constante sans qu'elles puissent s'expliquer sous quelles formes ou figures.
 
L'activité de leur rétine mentale était donc paralysée.
 
Et moi-même, interrogeant un jour... une de ces âmes d'élite, je lui disais : Si vous êtes si certaine de votre vision, dites-moi, je vous prie : était-il jeune ou vieux? Si vous l'avez bien vu, était-il beau ou laid? Si vous l'avez si bien connu, était-il blanc ou noir ? Mais elle me répondait toujours qu'elle était très assurée de ce qu'elle avait vu et qu'elle ne savait rien de ce que je lui demandais. Mais le lendemain cette même personne, qui n'avait ni lecture, ni science, que celle de la sainte oraison, me vint dire qu'on lui avait dit de me dire que cela s'appelait sentir et non pas voir (Op. cit., p. 524).
 
Cf. là-dessus les remarques, très intéressantes, de M. Santayana : « What makes true love, is not the information conveyed by acquaintance, not any circumstantial charms that may be therein discovered ; it is... a deep and dumb instinctive affinity... A poignant effluence from the object envelops him... There are some people so indirect and lumbering that they think all real affection must rest on circumstantial evidence... » Cité dans le bel ouvrage de M. Herbert Head, English Prose style, Londres, 1928, pp. 52-53.
Cf. aussi M. Delacroix, Psychologie de l'Art, Paris, 1927, tout le chapitre 11 sur « l'Animation de l'univers » par la sympathie artistique.
Mais je ne puis songer ici à rassembler les centaines de témoignages qui permettraient de fonder sur l'expérience une philosophie des quiétudes profanes. Je n'en apporterai plus qu'un, mais très circonstancié, très raisonné et infiniment suggestif. Celui du fameux naturaliste W. H. Hudson (Un flâneur en Patagonie. Collection des livres de nature, Paris Stock).
« Pendant ces journées de solitude (dans les plaines de la Patagonie), il était rare qu'une pensée quelconque passât dans
 
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mon esprit ; des formes animales ne traversaient point mon champ visuel (aucun bruit). Dans le nouvel état d'esprit où je me trouvais, la pensée était devenue impossible... Incapable de réflexion; mon esprit avait soudainement perdu sa nature de machine à penser : il s'était transformé en une machine destinée à je ne sais quelle fonction inconnue. Penser, c'était mettre en mouvement dans mon cerveau un appareil bruyant, or il y avait dans cette région quelque chose qui m'ordonnait de demeurer tranquille... J'étais en suspens et aux aguets; cependant je ne m'attendais jamais à rencontrer une aventure... Le changement qui s'était opéré en moi était.., aussi surprenant que si j'avais troqué mon identité contre celle d'un autre homme ou d'un animal; mais (au moment même) j'étais incapable de m'en étonner ou de faire des suppositions sur ce point ; l'état me semblait familier plutôt qu'étrange, et bien qu'il s'accompagnât d'une forte sensation d'épanouissement mental, je ne le savais pas. Je ne sus que quelque chose s'était passé en moi... que lorsque je l'eus perdu pour retourner à mon ancien moi, à la pensée et à la vieille existence insipide ». Grâce pour le petit nègre de la traduction. Je ne possède malheureusement pas le texte anglais.
« De tels changements en nous, si brève qu'en puisse être la durée, et, dans la plupart des cas, elle est très brève (nos éclairs de tantôt), mais qui, aussi longtemps qu'ils durent, semblent nous affecter jusqu'aux racines de notre être, et nous arrivent comme de grandes surprises - la révélation d'une nature ignorée et cachée sous celle dont nous avons conscience - ne peuvent être attribués qu'au retour d'une mentalité primitive et exclusivement sauvage. Il est probable que la plupart des hommes peuvent se rappeler des cas similaires..., mais fréquemment l'instinct ranimé est d'un caractère si purement animal et si répugnant à nos sentiments raffinés ou humanitaires qu'on le dissimule jalousement et qu'on résiste à ses inspirations (militaires, marins, coureurs d'aventures).
« Alors, l'esprit est plus clair qu'il ne l'a jamais été, les nerfs sont d'acier ; on n'éprouve rien d'autre qu'une force, une audace, une fureur merveilleuse... Une sensation inédite, une nature nouvelle...
«          C'est pendant l'enfance et l'adolescence, lorsque les instincts sont à la surface, prêts à entrer en activité, que la seconde nature possédée par voie d'héritage est à son degré le plus faible : l'habitude n'a guère encore travaillé à filer son fin réseau
 
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d'influences restrictives du tempérament primitif. Le lacis se renforce continuellement dans la vie de l'individu, et, pour finir, celui-ci se trouve renfermé, comme la chenille, dans un impénétrable cocon. (Anima étouffée par Animus.) Seulement... il se produit dans la vie des instants miraculeux où le cocon se dissout soudain ou devient transparent et où l'homme se peut voir dans sa nudité originelle. Le ravissement que les enfants éprouvent en pénétrant dans les bois...
« C'est un épanouissement joyeux de cette espèce, la sensation éprouvée en revenant à un état mental que nous avons dépassé par la croissance, que j'éprouvais dans la solitude patagone. Car j'étais sans aucun doute revenu en arrière, et cet état d'intense vigilance, ou plutôt d'agilité mentale, avec suspension des facultés intellectuelles supérieures, représentait l'état mental du sauvage pur... »
On demandera : « Si la nature produit parfois cet effet sur nous, si elle rétablit instantanément la vieille harmonie disparue entre l'organisme et son entourage, pourquoi l'éprouverait-on plus intensément dans le désert patagon ? » Parce que, « dans les bois et fourrés sub-tropicaux..., il y a mouvement et éclat; de nouvelles formes, animales et végétales, apparaissent sans cesse, la curiosité et l'attente se trouvent excitées, et l'esprit est si occupé d'objets nouveaux que l'effet intégral d'une nature sauvage se trouve diminué. En Patagonie, la monotonie des plaines..., le gris universel de toutes choses, et l'absence... d'objets nouveaux pour l'oeil, laissent l'esprit libre et ouvert pour recevoir une impression d'ensemble de la nature ». C'est ainsi qu'une méditation trop intensément discursive gêne et paralyse la contemplation, etc., etc. (pp. 208-235). On voit bien que Hudson interprète d'une manière un peu simpliste, voire primaire, et ses propres expériences et le fait même de la quiétude. Il va sans dire qu'à sa philosophie je préfère celle de nos maîtres. Un des principaux mérites de ceux-ci est de ne pas opposer le primitif au civilisé, l'enfant à l'homme mûr, le prélogique au logique, l'introversion à la réflexion. Il leur suffit de les distinguer. Nous avons montré, du reste, et dans le présent volume, et plus longuement dans Prière et Poésie par où les quiétudes profanes se distinguent aussi de la quiétude proprement mystique (Prière et Poésie, ch. XVIII. Le poète et le mystique). Sur la quiétude, non plus chez le primitif, mais chez l'enfant, cf. les profondes observations de Dom Chapman dans l'article déjà cité de la Downside Review, pp. 13-14. Cf. aussi
 
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le R. P. Maréchal, passim; et notamment dans le chapitre qui a pour titre : A propos du sentiment de présence chez les profanes et chez les mystiques. Etudes sur la psychologie des mystiques, Bruges et Paris, 1924. Sur la suspension et donc sur la quiétude que provoque le sentiment du sublime, cf. les Oxford lectures on Poetry, de M. Bradley, Londres, 1909.
Les deux « éclairs » et le « je ne sais quoi », on voudra bien permettre à l'auteur de Prière et Poésie de signaler en deux mots aux curieux d'esthétique la distinction que nous venons d'établir sur un autre plan entre les « éclairs discursifs » qui traversent la contemplation, et les « éclairs de quiétude » qui traversent la méditation. Quand on essaie de décrire l'expérience poétique, on en revient toujours, de guerre lasse, au « je ne sais quoi ». Que ce « je ne sais quoi » ressemble à un éclair, nul, je crois, ne peut en douter. Mais, le plus souvent, ceux qui parlent de ces éclairs semblent croire, qu'ils naissent dans la zone discursive, s'il en est ainsi, pourquoi les vérités qu'ils nous révèlent soudain seraient-elles intraduisibles? « Ce que l'on conçoit bien », même dans un éclair, ne saurait être un je ne sais quoi. Voici là-dessus un beau texte de saint Augustin, cité et commenté par Saint-Marc Girardin.
 
« Nous n'atteignons jamais jusqu'où nous voulons, et cependant nous atteignons plus haut que nous ne l'eussions fait sans nos efforts; le but, qui recule devant nous, nous encourage et nous anime. Nous ne pouvons un peu que parce que nous voulons beaucoup... Tant éclate partout... ce contraste de grandeur et de misère, de faiblesse et de force, qui fait le fond du coeur et de l'esprit humain ». Je dirais plutôt : ce contraste - différence et non pas opposition, - entre Animus et Anima, entre le discours et la contemplation, entre la surface et le fond de l'âme. Il continue :
 
« Je cherche un exemple de cette force qui tient à notre impuissance même. Pardonnez-moi si je le prends dans mes paroles. Croyez-vous qu'en ce moment j'exprime tout ce que je veux? Non, je lutte contre l'impuissance que je sens de vous communiquer mon idée tout entière. J'ai en moi, j'ai devant l'oeil de mon esprit, l'image vive et nette de ma pensée; je la vois pleine de clarté et de lumière, et pourtant, je ne peux pas vous la montrer telle que je la vois; elle s'obscurcit avant de vous arriver ; il y a entre vous et moi, je ne sais quel brouillard
 
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qui l'efface à moitié. Mais, si je n'avais pas cette image qui brille devant mes yeux, pourrais-je parler? pourrais-je rien exprimer de mes pensées? Non. C'est parce que je ne suis pas complètement faible que je puis montrer quelques traits de l'idée que j'ai en moi. Si j'étais complètement fort, je vous représenterais, dans toute sa clarté, ce que je ne vois pas et ce que je ne puis dire qu'à moitié. Perpétuel témoignage de la contradiction qui est dans l'homme. »
Arrêtons-le ici. D'abord pour écarter ce mot de « contradiction » qui n'est pas juste. Une photographie manquée ne contredit pas l'image qu'elle noie dans le flou. Mais c'est le tout de l'expérience elle-même qui me semble faussé. Il croit avoir devant l'oeil de son esprit une « image vive et nette » de sa « pensée », et il n'en a qu'une image indistincte et confuse sans quoi, pourquoi n'arriverait-il pas à nous la montrer telle qu'il la voit. Il dira qu'il ne l'a vue, saisie, comprise, que dans un éclair. Mais cet éclair, il dépend de vous de le rallumer. C'est votre métier de docteur. Si vous n'arrivez pas à effacer ce brouillard, ce n'est pas qu'il s'étende entre vous et nous, mais entre vous-même et ce que vous appelez votre idée, ou votre pensée. Ce que vous cherchez en vain à nous communiquer, aucune pensée distincte ne vous l'a montré à vous-même. Il reprend :
« Que de fois, dit saint Augustin, que de fois, quand je prêchais, je me déplaisais à moi-même, poursuivant sans cesse un mieux dont mon âme jouissait (à la bonne heure : votre âme et non votre entendement), et que je ne pouvais pas atteindre par mes paroles (mais bien entendu, puisque ce dont votre âme profonde jouit, n'est pas une vérité, mais une réalité, c'est-à-dire quelque chose d'indéfinissable). Je m'affligeais que ma langue ne pût pas suffire à mon coeur » (mais elle n'y suffit jamais, comme si l'on disait : je m'afflige que mon oreille ne puisse pas voir). Je voulais que mes auditeurs comprissent ce que je comprenais moi-même, et je sentais que je ne parlais pas de manière à produire cet effet. (Boileau vous dira que c'est votre faute : ce que l'on comprend bien, tôt ou tard on doit arriver à le formuler de façon à le faire comprendre). Mon idée brillait devant moi comme un éclair et pénétrait mon intelligence d'une vive clarté ; mais mon expression était lente et tardive... Quelle différence ! tandis que ma parole se déroulait péniblement, déjà l'idée rapide et vive était rentrée dans la profondeur de l'intelligence ; et pourtant, c'était à l'aide des traces lumineuses qu'elle avait laissées sur son
 
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passage, que je pouvais retrouver quelques signes et exprimer quelques pensées ». Splendide passage et qui décrit fort bien une expérience proprement mystique, une contemplation, au plein sens du mot, mais qui, en la décrivant, la réintègre, si l'on peut dire, dans la zone discursive. L'éclair qui a brillé devant lui est un éclair de quiétude, une saisie soudaine et fugitive du réel. A quoi a succédé, comme il arrive normalement, un éclair discursif; « trace lumineuse » de l'activité contemplative, sa répercussion dans l'entendement. Toutes les « pensées » distinctes que cet éclair discursif lui a montrées, Augustin les exprime le mieux du monde. Ce qu'il ne peut exprimer c'est ce qu'il croit que lui a montré l'éclair de quiétude, lequel ne lui a rien montré du tout. Je m'excuse de ce jargon. Mais, par bonheur, voici quatre lignes de Diderot que cite fort à propos l'anthologiste chez qui je viens de rencontrer cette page de Saint-Marc Girardin : « Combien de choses senties et qui ne sont pas nommées : j'avoue que je n'ai jamais su dire ce que j'ai senti dans l'Andrienne de Térence et la Vénus de Médicis... Le sentiment est difficile sur l'expression : il la cherche et cependant ou il balbutie, ou il produit d'impatience un éclair de génie. Cet éclair n'est pas la chose qu'il sent, mais on l'aperçoit (cette chose, à savoir l'éclair de quiétude qui a précédé) à la lueur. » Hatzfeld et Meunier, Les critiques littéraires du XIX° siècle, Paris, 1894, pp. 117-119. On voit bien qu'apercevoir n'est pas le mot juste. Mais l'important est que Diderot ait si bien marqué la différence entre « un éclair de génie » - lequel ne peut être qu'une pensée distincte et donc traduisible - et « la chose » que l'on sent dans la contemplation.

fin tome 11.
 
 

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