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 Abbé Henri Brémond, s.j.

de l'Académie française.
 (1865-1933)

Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France depuis la Fin des Guerres de Religion jusqu'à nos Jours
Tome 3


Tome III L'ÉCOLE FRANÇAISE

PREMIÈRE PARTIE
PIERRE DE BÉRULLE

CHAPITRE PREMIER : PIERRE DE BÉRULLE

I. L'école française. — Véritable école; unanimité de tous ses maîtres. — Pourquoi française ? — École de vie intérieure. — Exceptionnelle grandeur de Bérulle. — Bossuet, François de Sales, Madeleine de Saint-Joseph. — Il ne s'impose pas à première vue. — Raisons qui invitent plutôt à lui résister. — « L'oubli et le mépris auquel il a été après sa mort. »

II. Gravité précoce. — Petit garçon et vieux docteur. — La conversion de Mlle de Raconis. — Zèle et gaucherie. — L'entêtement des hommes doux. — Autodidactisme de Bérulle. — Mme Acarie. — Bérulle et les jésuites. — La retraite de 1600. — Sera-t-il jésuite ? — « Un parfait oubli de moi-même et de tous états. » — Enchaîné à Dieu seul. — L'esprit des conseils, plutôt que la voie des conseils. — « farce que la nature est de Dieu, nous la laisserons sans la ruiner. » — Bérulle et l'humanisme dévot.

 

 

Ecole française, jusqu'ici, lorsque d'aventure on parlait de cette oubliée, on l'appelait école oratorienne, bien que plusieurs de ses représentants n'appartiennent pas à l'Oratoire. Française vaut mieux. Il va sans dire qu'en un sens elles le sont toutes, les écoles s'entend, qui font l'objet du présent travail. Mais enfin, doctrine ou méthode, on ne trouve rien chez les autres, qui paraisse proprement, spécifiquement français. Le jésuite Lallemant pouvait aussi bien nous venir d'Espagne, François de Sales d'Italie et Jean de Bernières du pays flamand. Bérulle, au contraire, est tout nôtre, et Condren, et leur disciple authentique, Jacques-Benigne Bossuet. J'avoue bien, du reste, que des vues de ce genre, toujours contestables, ont peu d'importance, et je ne m'attarderai pas à les défendre. Il nous suffit que cette école, étant sans contredit la plus originale, la plus riche et la plus féconde de celles que

 

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vit naître l'âge d'or de notre histoire religieuse, mérite assez de ce chef le beau nom sous lequel nous la désignerons désormais. Ecole française par excellence. J'ajoute que ce mot d'école, nous le prenons ici au sens rigoureux. Aucun des groupes que nous étudierons après celui-ci, ne présente une cohésion aussi parfaite, une telle unanimité. De Bérulle, né sous Henri III, à Grignion de Montfort, qui mourra sous la Régence, ils se tiennent tous, ils ne font qu'un. Il y a là les hommes les plus divers, et que l'on s'étonnerait plutôt de rencontrer sur le même sillon. Tous néanmoins, ils demeurent étroitement fidèles à la tradition première, tous ils s'appliquent uniquement à exploiter les magnifiques prémisses posées par le cardinal de Bérulle. École, mais de vie intérieure, de haute spiritualité, et non pas de théologie. Leur intellectualisme prétendu, leur apparente subtilité, s'inclinent devant l'inspiration des mystiques, et des plus simples. Madeleine de Saint-Joseph et la chétive Catherine de Jésus dirigent Bérulle ; une femme da peuple, Marie des Vallees, le P. Eudes ; Marguerite de Beaune, M. de Renty; Agnès de Langeac et Marie Rousseau, et plusieurs autres, M. Olier. École française enfin ; nous ne disons pas gallicane. L'Église universelle les approuve, les consacre ; elle a canonisé un de leurs élèves, Vincent de Paul ; béatifié deux de leurs chefs, Jean Eudes et Louis Grignion de Montfort.

Aucun doute ne semble possible sur l'exceptionnelle éminence de celui qui fut le maître de tant de saints, le docteur de tant de docteurs. De confiance et avant même de le connaître, nous devons le placer parmi les héros. « En ce temps-là, s'écrie Bossuet, dans l'oraison funèbre du P. Bourgoing, Pierre de Bérulle, homme vraiment illustre et recommandable, à la dignité duquel j'ose dire que même la pourpre romaine n'a rien ajouté, tant il était déjà relevé par le mérite de sa vertu et de sa science, commençait à faire luire à toute l'Eglise gallicane les lumières les plus pures du sacerdoce chrétien et de la vie ecclésiastique. » Et

 

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François de Sales : « C'est un homme, écrivait-il, à qui Dieu a beaucoup donné, et qu'il est impossible d'approcher sans beaucoup profiter. Il est tout tel que je saurais désirer être moi-même ; je n'ai guère vu d'esprit qui me revienne comme celui-ci, ainsi je n'en ai pas vu ni rencontré ».

Le lendemain de la mort de Bérulle, Madeleine de Saint-Joseph, Prieure du Grand Carmel, écrit aux Pères de l'Oratoire :

 

Je vous supplie très humblement de nous vouloir faire cette grâce de nous donner le coeur de Mgr l'illustrissime et révérendissime cardinal de Bérulle, notre révérend Père et Visiteur, et vous envoie un acte capitulaire, par lequel toutes mes soeurs et moi le demandons de toute la force de notre coeur et de notre esprit, étant d'une personne de qui, après Dieu, nous tenons tout ce que nous sommes.

 

 

Puis, quand elles eurent ce coeur, maintenant, dit Madeleine à ses filles,

 

maintenant que Dieu a pris ce saint homme qu'il nous avait donné pour père, cet ange qu'il avait établi pour notre garde, et qu'il l'a retiré avec lui dans le ciel, il nous faut aussi retirer à lui par une humilité plus profonde, et par une élévation plus grande et plus continuelle que jamais ; car en effet, si nous ne faisons un effort, Dieu nous retirera sa grâce avec son saint (1).

 

Citons enfin un témoignage, que certaines circonstances

 

(1) Houssaye, Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu, pp. 497, 498. Pour faire court, je désignerai par Houssaye I, Houssaye II ou III, les trois volumes de l'abbé Houssaye : M. de Bérulle et les carmélites de France, Paris, 187; Le Père de Bérulle et l'Oratoire, Paris, 1874 ; Le cardinal de Bérulle et le cardinal de Richelieu, Paris, 1875.

L'amie de sainte Chantal, Marie de la Trinité, Prieure du Carmel de Troyes, établit que a dorénavant, le 2 octobre (mort de Bérulle), on chanterait en l'honneur de M. de Bérulle, dans un oratoire dévotement orné, l’office de Jésus conversant, oeuvre du serviteur de l'Homme-Dieu » ; elle pensait « qu'un augmenterait sa joie et sa gloire accidentelle, en adorant et louant Jésus-Christ bar les mêmes paroles que son esprit et sa grâce lui avaient dictée, ». Houssaye, III, p. 5oo.

 

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rendent en quelque manière plus décisif ; je l'emprunte à un sermon du P. Lejeune :

 

Le R. P. de la Croix (jésuite)... m'a dit autrefois à Caen que, lorsqu'il était au noviciat, leur maître des novices commandait à ceux qui étaient prêtres, quand ils n'avaient point d'autre obligation, de dire la messe en action de grâces des grands biens que Dieu avait faits à son Eglise, par l'intermédiaire de M. de Bérulle (1).

 

Ces témoignages qu'il est inutile de multiplier, nous donnent le ton ; ils nous arment contre les téméraires qui essaieraient, qui ont essayé, de diminuer Bérulle ; ils nous arment au besoin contre nous-mêmes, si jamais la tentation nous venait de résister à un si grand homme. Il faut bien le reconnaître en effet, Bérulle n'est pas de ceux qui s'imposent à première vue. Il ne saisit pas l'imagination, il ne touche pas le coeur, il ne s'empare pas de nous, comme fait un François de Sales, un Pascal, un Fénelon. Sainte-Beuve a passé vingt fois près de lui sans l'apercevoir. « Le bonhomme de Bérulle », disait Cousin; je n'approuve pas cette impertinence, mais je la comprends un peu. Bonhomme d'Église et de Sorbonne, onctueux, pesant, naïf', maladroit jusque dans ses finesses, il n'a pas grand air. Nulle grâce naturelle, nul charme. Un sérieux constant et d'ailleurs sans majesté. Dans ses lettres, pas un sourire. Quand il écrit, il passe, avec une placidité irritante, du plus haut sublime à l'accablant, à l'ennuyeux. Suis-je bien sûr d'avoir lu tout entières les dix-huit cents colonnes qu'il remplit dans l'édition Migne? Ah ! qu'il nous fait payer cher les joies qu'il nous donne ! Non pas trop cher cependant. Quand son génie éclate, il dépasse tout. Avec cela, son histoire posthume est peu engageante. La doctrine s'épanouit de plus en plus, et d'une façon merveilleuse ; le docteur disparaît. Une

 

(1) Lejeune, Sermon CXXXIX

 

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vague le recouvre. « L'oubli et le mépris auquel il a été après sa mort », gémissait le P. Bourgoing, quinze ans après cette mort (1). Richelieu, dans ses Mémoires, le voue à un ridicule que l'on a pu croire immortel. Le jansénisme le tire à soi, tâche de se l'annexer. Ses élèves, Condren surtout, l'incomparable, l'unique, achèvent de l'éclipser. Son Oratoire ne donne pas tout ce qu'on en pouvait attendre. Je ne dis rien des malveillances qui poursuivront longtemps encore, et le fondateur de cet Oratoire, et le père du Carmel français. De tout cela résulte au premier abord un ensemble d'impressions fâcheuses, et comme une gène. Moi-même, plus d'une fois, quand je commençais, il y a vingt ans, à ruminer le présent chapitre; je me suis demandé si, d'aventure, je n'allais pas entreprendre l'apothéose d'un médiocre, ou, chose plus grave, la réhabilitation d'un suspect.  Le prélude que l'on vient de lire a déjà plus que démontré la sottise de ces appréhensions, et leur indécence, mais je devais candidement prévenir le lecteur que le chemin où nous entrons n'est pas tout de roses, et que nous y rencontrerons quelques défilés rocailleux.

Nous n'avons pas à raconter ici en détail une vie qui est assez connue, et qui appartient à la grande histoire (1). Il suffit à notre dessein, que la personne même de Bérulle,

 

(1) Bérulle a eu pour premier biographe, Germain Habert, abbé de Cerisy, l'un des premiers de l'Académie, homme de talent, à qui nous devons quelques très beaux vers chrétiens, la paraphrase du Domine probasti me , mille fois citée. (La vie du cardinal de Bérulle... par Germain Habert. . Paris, 1646). Ce livre est assez remarquable. On s'étonne néanmoins que l'Oratoire, où les bonnes plumes ne manquaient pas, ait confié ce travail à Germain Habert. Ce fut peut-être, en partie du moins, parce que ce personnage appartenait au chancelier Séguier, proche parent de Bérulle. Bourgoing aurait voulu Saint-Cyran, et l'avait sondé à ce sujet. Mais Saint-Cyran n'était pas homme à accepter. Pour ma part, je le regrette : un Bérulle de lui eût été curieux. Plus tard, l'exact Batterel composa une vie de Bérulle qui ne fut jamais publiée. Puis vient le sec et morne Tabaraud, tout hérissé des préjugés que l'on sait, mais bon à consulter, soit pour son érudition, soit parce qu'il représente l'esprit qui semble avoir dominé à l'Oratoire, pendant la seconde moitié du XVIII° siècle. (Histoire de Pierre de Bérulle... par M. Tabaraud, prêtre de l'Oratoire, censeur royal honoraire, Paris 1817). Ces divers ouvrages ont été dépassés, et de loin, et à presque tous les points de vue, par les trois volumes de l'abbé Houssaye, déjà mentionnés. On retrouve chez l'abbé Houssaye, la piété, la noblesse et l'éloquence de Perreyve : moins de grâce tendre, mais peut-être plus de fermeté Vicaire à la Madeleine, il excellait dans la direction. On lui a reproché assez durement de trop admirer la politique de Bérulle (cf. un article de Clément de Ris : Bulletin du Bibliophile, février 1876). Ceci n'est pas de mon ressort. Le P. Adolphe (depuis cardinal) Perraud, a longuement parlé de Bérulle dans son ouvrage : L'Oratoire de France au XVIIe et au XIXe siècle. Paris, 1866 (2e édit.).

 

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Bérulle the man, diraient les Anglais, ne soit pas pour nous une abstraction. Comme il n'a rien, me semble-t-il, de bien compliqué, et comme, du reste, sa physionomie a dit se fixer de bonne heure, quelques épisodes de sa jeunesse nous l'aurons bientôt révélé.

Né le 4 février 1575, Pierre de Bérulle a peu connu son père, Claude de Bérulle, conseiller au Parlement de Paris, qui mourut en 1582, et sur lequel nous ne savons rien. Par sa mère, Pierre était Séguier, petit-fils d'un président à mortier, neveu de quatre conseillers au Parlement, cousin du futur Chancelier. Mme de Bérulle, Louise Séguier, austère, énergique, pieuse, simple, se mettra plus tard sous la direction de son fils ; elle achèvera ses jours au Carmel Bérulle n'a jamais été jeune. Je ne le dis pas à sa louange, mais pour le peindre tel que je le vois, grave dès avant le collège, beaucoup plus précoce, et moins semblable à nous que François de Sales. On nous donne à ce sujet quelques anecdotes à peine vraisemblables, celle-ci par exemple, qui semble véridique :

« Il avait environ douze ans lorsque ceux qui étaient en droit de lui donner des ordres, lui firent un devoir d'aller visiter une fille vertueuse, qu'accablaient de grandes douleurs, réputées surnaturelles, miraculeuses même, par plusieurs docteurs. Pierre de Bérulle s'y rendit. Il trouva auprès d'elle des ecclésiastiques désireux d'éprouver et de discerner son esprit. Son tour étant venu de l'entretenir, il lui parla avec tant d'élévation..., avec tant d'onction..., qu'elle en demeura confondue. « J'admirais, ce sont ses propres paroles, la profondeur de sa science, la grâce et

 

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l'efficace de ses paroles, et j'y voyais une majesté si puissante et si humble, si grave et si douce, qu'étant entièrement portée à le regarder par l'admiration, j'avoue que j'en étais souvent empêchée par le respect (1). Quelquefois aussi j'étais retenue de cette envie par celle que j'avais de profiter de ses saintes instructions : car, quand je ne faisais que l'écouter, je croyais entendre un vieux docteur et un directeur consommé dans l'expérience, et n'avais pas alors d'autre pensée ; mais quand je levais les yeux pour le regarder, je voyais un petit garçon de douze ans, et cette surprise, partageant mon esprit, me donnait toujours quelque nouvelle distraction (2) ». C'est déjà le pli qu'il gardera jusqu'à la fin. Il ne manquera pas d'une certaine dextérité lourde, mais d'ordinaire, il va droit à son but, sans regarder ni à droite ni à gauche, entier, fermé et tendu. Nulle suffisance d'ailleurs : il se fait de lui-même l'idée la plus humble. Il restera tout petit, d'une apparence assez chétive, et très débonnaire. On s'accorde à célébrer son extrême douceur (3). Il n'avait rien, semble-t-il, de très imposant. Pour le trouver majestueux, il faut ne pas le regarder et se contenter de le lire. Le voici du reste, vers dix-huit ou vingt ans; il n'est pas encore prêtre, remarque importante, et il poursuit la conversion d'une jeune, d'une spirituelle calviniste, Mlle d'Abra de Raconis. Le vivant, touchant et très

 

(1) On a dû retoucher ce témoignage, le pousser à l'antithèse, mais il y a là un mot de femme, et charmant, « étant entièrement portée à le regarder », qui n'aurait pas, je le crois, été inventé par les premiers biographes de Bérulle. Ainsi du reste du témoignage.

(2) Habert, cité par Houssaye, 1, pp. 93.

(3) Ses biographes tendent à exagérer cette douceur. Bérulle parfois « criait » assez haut. En voici la preuve, d'ailleurs amusante. Une carmélite de Rouen, dont on voulait avoir le portrait, écrit à une de ses soeurs : « Rappelez un peu votre mémoire, s'il vous plait. ma chère Mère, et elle vous fera souvenir que le portrait de feu ma soeur Marie de Saint-Michel tut fait durant la cérémonie de son voile, par un peintre qui était dans l'église, caché a un endroit où elle ne le pouvait voir, prenant ce temps-là au-dessus des Mères, pour satisfaire le désir de feu M. de Marillac ;… si nous en avions dit le premier mot à M. l'abbé de Bérulle, il crierait comme un perdu à l'encontre ». Baudry, Les religieuses carmélites à Rouen, documents inédits, Rouen, 1877, pp. 1o5, 1o6.

 

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amusant récit, que cette dernière nous a laissé de leurs entrevues, le peint à merveille. Regardons-le bien, car il ne changera pas.

« M. de Bérulle, dit-elle, paraissait fort jeune, et comme à l'âge de dix-sept à dix-huit ans, lorsqu'il plut à la divine Providence de m'amener à Paris, où j'arrivai pleine de douleur, ayant appris que trois de mes soeurs s'étaient faites catholiques, et que mon frère unique s'était rendu capucin... Dieu, plus soigneux et plus amoureux de mon salut que je n'étais passionnée pour ma perte, m'arrêta au lit par un excès de charité envers moi, et m'envoya une maladie pleine de miséricorde, qui facilita à son serviteur l'affaire de ma conversion... Un peu après que je fus à Paris, il feignit que j'étais sa parente, pour donner prétexte à l'assiduité de ses visites, et il les continua plus de six mois sans se rebuter, quoique je lui en donnasse tous les sujets que je pouvais imaginer. Comme je connaissais sa manière de heurter à la porte, qui était de frapper de loin à loin, à cause qu'il lisait quelque livre, en attendant qu'on lui vint ouvrir, je prenais plaisir à le faire attendre longtemps à la porte. D'autres fois je feignais avoir quelque commission d'un mien oncle huguenot, et que j'étais pressée de l'exécuter; ou je me cachais en quelque coin du logis, sans que personne sût où j'étais. Et toutefois sa charité fut si forte, que rien de tout cela ne put jamais l'affaiblir, mais qu'au contraire, mes inventions et mes défaites, ma résistance et mon opiniâtreté lui donnaient de nouvelles forces. Quelque soin que je prisse de m'échapper, il me surprenait toujours. Lorsque j'y témoignais plus de résistance, il se jetait à mes pieds, et me conjurait de la part de Dieu d'écouter ce qu'il avait à me dire, et tant s'en faut qu'il fût lassé de tous les exercices que je donnais à sa patience, qu'assez souvent il me venait voir soir et matin, quoique son logis fût fort éloigné ».

C'est le bon pasteur à la recherche de sa brebis perdue. Il nous gêne un peu néanmoins par un je ne sais quoi de

 

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gauche, de trop gravement tenace. Que nous avons l'esprit mal fait! La malicieuse brebis nous paraît plus attachante. Mais continuons ce piquant récit. Bérulle, sans nous charmer, je le crains, finira bien par nous attendrir.

«J'eus recours à mes ministres, comme à des anges tutélaires, les suppliant de venir à mon secours, et de me fortifier de leurs raisons contre les siennes ; et, non contente de me défendre de lui, j'entrepris de ramener mes soeurs au bercail... Pour cet effet, je priai les ministres de faire une dispute où nous serions toutes, et proposai aussi à M. de Bérulle de s'y trouver. Je me souviens à ce propos que je lui demandai s'il ne se rangerait pas de notre côté, au cas oit les ministres eussent l'avantage, et qu'il me répondit en ces termes : « Quand ils m'auraient vaincu, ils « n'auraient vaincu qu'un pauvre petit écolier, mais l'Église « ne laisserait pas de demeurer ferme, et moi avec elle. »

Sur quoi, je remarque, d'une part l'humilité naïve de Bérulle, et de l'antre, l'extrême familiarité de ses entretiens avec Mlle de Raconis. Pour un jeune docteur, et que l'on croirait plein d'assurance, comme il l'intimide peu ! Elle aurait été moins libre, moins sans-façon, avec François de Sales. Étrange renversement des perspectives ! De loin, ce dernier nous paraîtrait moins solennel que l'autre. Il l'était certainement beaucoup plus. On révère Bérulle, on ne le craint pas. Chétif, je le répète, malgré ses panégyristes et la magnificence de ses écrits. Mais il était aussi pressant, vif et subtil dans la discussion théologique. Si jeune, il avait déjà remporté d'insignes avantages contre les huguenots, puisque les ministres, conviés à cette dispute par Mlle de Raconis, dès qu'ils aperçoivent Bérulle, se hâtent de disparaître.

« Le ministre, qui n'avait pas su à qui il avait affaire, demeura si bien renfermé dans son appartement, quand il l'eût aperçu par une fenêtre, qu'il ne voulut jamais ouvrir, quoique je fusse plus d'une demi-heure à sa porte à

 

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heurter. Ce ministre faible et fuyard... me rencontra le lendemain, et feignant de n'avoir pas vu M. de Bérulle, me demanda qui était ce jeune homme, qu'on avait vu avec moi dans le jardin; à quoi ayant répondu que c'était M. de Bérulle, il commença à invectiver, et à dire que c'était un petit mangeur de crucifix, et qu'il ne bougeait pas des églises, ne trouvant autre chose à blâmer en lui que la rare piété qu'il y devait honorer.

« Enfin Notre-Seigneur m'arrêta par cette maladie, et ce fut alors que M. de Bérulle redoubla sa charité et ses soins, et me pressa plus que jamais de me rendre à la claire vérité de l'Église, que je ne pouvais plus désavouer, tant ses raisons étaient manifestes et convaincantes! Il ne bougeait presque plus du chevet de mon lit, et presque toujours à genoux, sans qu'on le pût faire asseoir. »

Dans la candeur et l'intensité de son zèle, il ne craint pas d'importuner la jeune malade; il ne s'aperçoit même pas qu'il l'encombre un peu. C'est le bel entêtement paisible des hommes doux et volontaires. Il veut ce qu'il veut. Ainsi plus tard, en Espagne, comme nous l'a montré le volume précédent. 11 est allé là-bas pour en ramener des carmélites, et les meilleures de tout le pays. Plus faible et plus humain, Quintanadoine, envoyé avant lui pour le même objet, avait bientôt lâché prise. Rien ne rebutera Bérulle. Il tiendra bon jusqu'au plein succès. « De mon côté, je persévérais toujours à vouloir cette dispute, craignant, comme fille ignorante, d'être trompée ; et les ministres persistaient à n'en vouloir point ouïr parler... Il se présenta toutefois un surveillant qui était en réputation parmi les frères, qui eut l'assurance d'entrer en lice avec M. de Bérulle; mais dès la seconde réponse, il fut tellement étonné qu'il rendit les armes, et s'en alla, en l'appelant sorboniste, et mondit sieur de Bérulle demeura auprès de moi, avec autant de paix que si rien ne lui eût été dit. »

Elle se rendit enfin et, convertie, le pria de se charger de la conduite de bon âme. « Il ne le voulut pas, s'excusant

 

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sur sa jeunesse et sur ce qu'il n'était pas prêtre », et il la mit sous la direction du P. Benoit de Canfeld, puis de Mme Acarie, qui prit dans sa maison Mlle de Raconis, jusqu'au jour où l'aimable jeune fille entra chez les carmélites. Que ne puis-je citer la fin de son long récit? Voici du moins quelques maîtresses lignes, qui définissent merveilleusement l'esprit de Bérulle.

« Après que j'eus fait mon abjuration, il ne prit pas moins de soin de m'instruire pour ma confession, m'apportant de fois à autre quelques nouveaux livres, pour m'en faciliter la pratique, qu'il en avait pris pour m'enseigner la dévotion à l'avance, pendant que je trempais encore dans l'hérésie. Car il la mêlait tellement avec les controverses, qu'il m'avait encore plus gagnée par la piété chrétienne que par la foi catholique. Il me parlait des âmes consacrées à Dieu par les voeux solennels de la religion, avec tant d'onction et de grâce, que j'eusse souhaité pouvoir emporter l'un et l'autre, comme deux riches joyaux, en ma pauvre secte ; et les discours qu'il me tenait sur ces sujets, enflammaient tellement mon coeur, que j'eusse désiré, s'il eût été possible, me faire religieuse, sans me faire catholique. Aussi est-il à remarquer qu'il ne convertissait jamais de personnes à la foi sans les convertir à la piété, ou au moins à une manière de vie qui était beaucoup meilleure (1). »

Associer intimement la piété au dogme, telle parait bien en effet la grâce propre de Bérulle. Le miracle est qu'il ait discerné cette grâce de si bonne heure. A vingt ans, il a déjà choisi la voie où nous le verrons marcher jusqu'à la fin de sa carrière. Ce faisant, il a suivi, je le crois, une inspiration toute personnelle. Bérulle ne doit à son entourage que d'illustres exemples de sainteté ;

 

(1)  Oeuvres complètes de Bérulle, Paris, 1856 (Migne), pp 11-14. Cette admirable lettre a été certainement retouchée par l'académicien Habert de Cerisy, qui l'a insérée dans sa vie de Bérulle, mais l'authenticité de l'ensemble, et même des détails les plus intéressants, ne me paraît pas douteuse.

 

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pour le reste, peut-être ne dépend-il de personne, non pas même de la société mystique dans laquelle il aura vite achevé de prendre conscience de lui-même, et qui aura contribué à le mettre en évidence.

Ce petit monde, nous le connaissons déjà. C'est l'état-major spirituel, que Mme  Acarie a su grouper autour d'elle, et où se rencontrent les premiers ouvriers de la renaissance que nous racontons. Tel que nous l'avons entrevu, Bérulle serait venu là de toute façon, mais il n'avait pas besoin d'y venir. Le quartier-général était dans sa propre maison de la rue Paradis, au Marais, où Mme Acarie et ses enfants avaient été recueillis par Mme de Bérulle, depuis la fin de la Ligue et l'exil qui avait puni les imprudences de Pierre Acarie. On se trouvait là dans l'intimité la plus complète. Bérulle est tous les jours témoin des extases de Mme Acarie ; quand elle est malade, il ne quitte pas son chevet ; ils font ensemble leurs pèlerinages. Du reste, peu de discours. Ils aiment tous deux le silence. Mme Acarie a beaucoup à faire. Bérulle, qui passe d'interminables heures dans les églises, est aussi un liseur acharné. Mais ils vivent de la même vie, et comme dans un couvent. En même temps, il se lie étroitement avec les insignes visiteurs de la maison : avec le capucin Benoît de Canfeld ; avec le jésuite Coton, qui aura toujours pour lui, et très noblement, à sa manière, beaucoup d'amitié ; avec le chartreux Beaucousin, son confesseur ; avec les sorbonistes Duval et Gallemant, ses futurs associés dans le gouvernement des carmélites; avec Marillac. Présent toujours, et d'ailleurs discret, avide de sainteté, intense de coeur et d'allure, il est naturellement de toutes les confidences, de tous les projets. Gardons-nous toutefois, pour l'instant, de nous exagérer son importance. Les biographes de Bérulle le voient déjà cardinal et conseiller d'État. Sophisme innocent, que nous impose en quelque façon l'extrême gravité de ce jeune homme, mais auquel il faut résister. Il

 

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ne sera prêtre qu'en 1599, à vingt-cinq ans et, même après cette date, il demeurera quelque temps encore parmi les sous-ordre. Une femme du inonde ne pouvait pas conduire toute seule les oeuvres multiples, et souvent délicates, dont Mme Acarie prenait l'initiative. Il fallait un prêtre à côté d'elle. Ses autres amis, que nous venons de nommer, avaient leur vocation déjà décidée, leurs affaires propres. Bérulle, jeune, libre de lui-même, devint insensiblement, non pas le directeur le plus écouté du d groupe, mais le ministre le plus actif des volontés communes, le grand aumônier de Mme Acarie. C'est ainsi, nous l'avons dit, qu'on l'envoie en Espagne, pour hâter les négociations auprès des carmes ; ainsi qu'il dispose tout avec Mme Acarie, pour la première organisation du Carmel.

Son génie éclate pourtant et d'une manière bien curieuse. A un âge où l'on se façonne presque nécessairement sur les héros ou sur les maîtres de l'heure, Bérulle entouré de ce que la France mystique a de plus illustre, reste lui-même. François de Sales, non moins personnel, mais infiniment plus compréhensif et plus souple, aurait regardé de tous ses yeux ces hommes rares et cette extatique, il aurait épié leurs moindres gestes, il les aurait amenés à dire, et il aurait essayé sur lui-même le détail de leurs doctrines; ainsi a-t-il fait du reste lors de son séjour à Paris. Bérulle, qui les voit chaque jour, qui les vénère profondément, ne s'offre pas à leur influence. Il les consulte pour un cas de conscience, pour une décision à prendre. A cela près, il poursuit paisible, tenace. son propre développeraient, comme s'il vivait dans un désert. L'oraison, la Bible, les Pères, et ses cahiers de Sorbonne, il semble n'avoir pas eu d'autres maîtres.

Un beau document achèvera de nous faire réaliser l'indépendance foncière de ce grand esprit, son personnalisme aigu, et un peu farouche. En 1600, un an après son ordination, hésitant sur la carrière qu'il doit suivre, il se

 

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retire chez les jésuites de Verdun, pour y faire ce que l'on appelle une « retraite d'élection ». Resterait-il dans le clergé séculier, prendrait-il un bénéfice, ou bien lui faudrait-il entrer dans quelque ordre religieux ? Les jésuites lui voulaient du bien : les Séguier leur étaient demeurés fidèles. Bérulle lui-même, avait été un de leurs bons élèves de théologie, au collège de Clermont, et leur avait montré le plus rare dévouement dans leur grande détresse de 1595. Après l'édit qui les chassait de France, raconte M. Houssaye, « ce fut à M. de Bérulle qu'ils confièrent leurs plus chers intérêts. Et il accepta, et cela, durant le courroux d'un grand Roi sensiblement offensé ». Mais, comme il aima plus tard à s'en rendre témoignage, « il ne considéra point son indignation, nonobstant le péril, pour ne considérer que leurs besoins, et leur faire charité dans l'oppression publique, et lorsqu'ils étaient abandonnés de tous ». Il resta donc chargé de leurs affaires; il s'occupa même de leur procurer des sujets ; le P. Provincial lui avait laissé, en partant, les pouvoirs d'examiner et d'admettre ceux qui désireraient entrer en leur Société, et ceux qu'il y jugea propres y furent en effet reçus»(1). Bérulle avait à peine vingt ans lorsqu'il recevait de la Compagnie cette singulière marque de confiance. On lui devait donc beaucoup; on était donc très sûr de lui. Combien dès lors, devait-il paraître sérieux ! Les jésuites auront-ils convoité

une si précieuse recrue ? De loin et confusément, peut-être, mais pendant la retraite de Verdun, ils reconnurent bientôt que ce jeune homme d'un esprit si particulier n'était pas pour eux. Quand à lui, nous avons le résumé laborieux, massif, ruais lumineux, et parfois même, piquant de cette retraite. Dès les premières pages, il est

manifeste que Bérulle, bien que généreusement prêt à suivre toutes les inspirations de la grâce, ne se croit

 

(1) Houssaye, I, p. 121

 

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pas, ne se veut pas appelé à la vie religieuse. Après la seconde méditation, il écrit par exemple :

 

Essayant de poursuivre... quelque pensée sur l'élection de certains moyens plutôt que d'autres, et particulièrement sur le dessein d'entrer en quelque religion, et sur les motifs qui m'y pouvaient porter, je sentis mon esprit lié et obscurci (1).

 

Déjà lui sont familières les nobles pensées qui doivent animer et tous ses écrits et toute sa vie :

 

Considérant l'Incarnation de Jésus-Christ, j'ai longuement et profondément pesé au fond de mon âme, cette souveraine bonté du Verbe éternel... J'ai aussi pesé très profondément combien doit être grand l'anéantissement de soi-même (2).

 

Mais plus il médite, plus il se persuade qu'il est « appelé plutôt à un changement d'esprit — c'est-à-dire à une rénovation intérieure — que d'état ».

 

Je ressentis que... je devais entrer dans un entier oubli de moi-même et de tous états, et ne plus admettre ce souci et cette inquiétude de la nature, qui craint la rencontre tantôt d'un état, tantôt d'un autre. Il me semble que, sans y l'aire aucune différence ni réflexion, j'étais instruit et poussé à adhérer totalement à Dieu, à dépendre entièrement de lui, en un parfait oubli de moi-même et de tous états (3).

 

C'est cela, sans qu'il y paraisse d'abord, qui est piquant. Le jésuite italien, qui dirigea Bérulle pendant cette retraite, a dû le trouver avant moi. Prenez-y garde en effet. Vous avez affaire à un esprit tout ensemble candide et subtil. A le lire, vous croiriez que, fidèle aux recommandations de saint Ignace, il tâche de se mettre dans l'indifférence — facere se indifferentem, disent les Exercices — qu'il s'offre à choisir l'état — vie religieuse, clergé séculier— que la Providence a voulu pour lui. Oui, sans doute,

 

(1)  Oeuvres, p. 1290.

(2) Ib., pp. 1293, 1294.

(3) Ib., P. 1294.

 

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mais il y a autre chose. Il veut dire aussi et surtout, que pour lui, ce problème du choix d'un état n'arrive pas à l'intéresser. Ainsi faut-il entendre la jolie parabole qui va suivre :

 

Comme des passants en un royaume étranger, estiment moins les villes très fortes et les beaux châteaux qui ne leur appartiennent pas, que leurs petites demeures, auxquelles ils s'acheminent, et après lesquelles ils soupirent, ainsi, n'étant autre chose qu'étrangers, qui tendons à notre terme, nous ne devons rien priser ni estimer que l'importance de cette fin !adhérer totalement à Dieu, négligeant tout le reste, tel qu'il soit..., mais nous devons faire extrêmement état de cette lumière, qui nous conduit à cette fin... Tout ce que nous vivons, tout ce que nous faisons, tout ce que nous sommes, n'est autre chose qu'un continuel acheminement vers cette fin (1)...

 

Non pas qu'il résiste à se détacher de soi, mais il lui semble qu'il sera « plus facilement délivré du joug des sentiments du monde », par une voie de séparation intérieure, « que par voie de résistance, et par un combat et haine du monde ». Il ne veut plus s'appartenir, mais il n'aura d'autre supérieur que Dieu.

 

J'ai résolu de me dépouiller de tout usage de moi-même, tant des facultés spirituelles de l'âme que des sens, et de parvenir à ce degré, auquel l'âme ne se ressent plus, où elle n'a ni ne veut plus rien de soi-même, et où elle ne prend pas même la juridiction et l'autorité de disposer de soi pour le bien (2).

 

Il ne renonce pas le moins du monde à suivre la voie des conseils évangéliques, mais, dit-il,

 

nous devons prendre garde à suivre plutôt l'esprit des conseils de Dieu, que la même voie des conseils (la vie religieuse) : je veux dire que l'esprit de Dieu a consigné dans les Ecritures les conseils généraux, et que, outre cela, il met et imprime

 

(1) Oeuvres, p. 1295.

(2) Ib., p. 1296.

 

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dans les âmes les conseils particuliers, tellement que, quand l'esprit de Dieu, par quelque conseil particulier manifesté à l'âme, la retire de quelque conseil général contenu dans les Ecritures, alors cette âme doit plutôt suivre l'esprit des conseils que les mêmes conseils, dont elle est retirée par cet esprit de Dieu qui est imprimé en elle... J'ai ressenti une fois durant la messe un effet intérieur entièrement extraordinaire, et qui retira tout à fait l'âme de cette application particulière à la vie religieuse..., et m'appliqua fortement à quelque chose beaucoup plus difficile et plus pénible à la nature (1)...

 

Religieux, plus que religieux, mais sans être à proprement parler religieux, tel sera l'idéal, non seulement de Bérulle, mais de beaucoup d'autres pendant tout le

XVIIe siècle. Donc nulle vocation. Nous le savions bien d'avance, lui aussi du reste, et mieux que nous.

 

Je ne me ressens pas enclin à aucune religion ; au contraire, je m'en sens plutôt détourné, comme estimant devoir être plus libre pour la gloire de Dieu, et pour le salut de mon prochain, en l'état où je suis... Toutes les considérations qui s'opposent à cette conduite sont générales et non particulières, comme par exemple celle-ci, que la religion est selon soi plus parfaite, plus assurée, plus conforme à Jésus-Christ. Or il s'agit ici d'une affaire particulière (2).

 

Viennent enfin ces paroles capitales : il a pris son parti, il sera prêtre séculier.

 

L'âme ne fut pas néanmoins retirée de la religion (vie religieuse) absolument, le goût m'en demeurant toujours, mais seulement de toute religion connue de moi, parce que toutes les religions que je connais ont toutes des empêchements à mon égard, les unes pour le corps, les autres pour l'esprit; et il ne m'a pas semblé que Dieu demande que je me dépouille de cet esprit. Or ce n'est par aucune affection de la terre qu'elle est retirée de toute religion particulière, mais au contraire, ce lui est une espèce de sacrifice et de croix, de ne pouvoir

 

(1) Oeuvres, pp. 1302, 13o4.

(2) Ib., pp. 1305, 1306.

 

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satisfaire au désir qu'elle a de l'état religieux. Toutes les religions qui lui sont connues portent quelque opposition, ou à son esprit de nature, ou à son esprit de grâce. Or nous avons reçu de Dieu l'un et l'autre esprit : l'un en tant qu'hommes, l'autre en tant que chrétiens ; l'un et l'autre a ses propriétés et ses offices ; l'un et l'autre doit être pesé (1).

En vérité, le beau document ! Le style est incolore, morne, pesant ; la pensée et les sentiments d'une netteté, d'une décision, et d'une vigueur extraordinaires. Ce débonnaire qui parait si faible, comme il résiste à tout ce qui l'empêcherait d'être lui-même, à tout ce qui gênerait et sa grâce et « son esprit de nature » ! Remarquez ce dernier mot. Dès les premiers jours de sa retraite, Bérulle avait écrit : « Parce que la nature est de Dieu, nous la laisserons sans la ruiner (2) » . Axiome spéculatif et moral qu'il accepte sans réserve et qu'il ne remettra jamais en question. Si indépendant qu'il soit, et, dans une certaine mesure, si novateur, Bérulle n'en reste pas moins fidèle aux principes essentiels de l'humanisme dévot.

Comme on le voit, avant même d'achever ces quelques pages où nous ne voulions qu'ébaucher la silhouette morale de Bérulle, insensiblement, nous avons glissé vers des considérations plus générales; et de plus de prix. Ainsi le veut la logique des sentiments que Bérulle nous inspire. Nous négligeons malgré nous la personne même, dont la sainteté nous parait d'ailleurs surévidente ; saisis, fascinés par le chef d'école, par l'initiateur d'une spiritualité magnifique, nous n'avons d'yeux que pour ce dernier (3).

 

(1) Oeuvres, p. 1307.

(2) Ib., p. 1292.

(3) Voici en deux mots le curriculum vitae. Depuis sa retraite chez les jésuites (1600), jusqu'à la fondation de l'Oratoire (1611), Bérulle se donne à la direction des Ornes, continue ses controverses avec les protestants (nombreuses conversions), s'occupe d'introduire en France et de répandre le Carmel. C'est le Ier volume de l'abbé Houssaye. Nous avons raconté, de notre côté, et d'un autre point de vue, les origines du Carmel français (cf. l'Invasion mystique). Le 1er novembre 1611, les premiers oratoriens se réunissent à l'hôtel du Petit-Bourbon. Vers 1616, Bérulle commence à

 

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intervenir assez activement dans la politique. Henri IV, qui l'estimait, semble-t-il, avait jadis voulu lui confier l'éducation du Dauphin; il avait beaucoup d'influence sur Marie de Médicis. Il est mêlé aux tractations qui amènent le traité d'Angoulême (1619). En 1622, 1623, paraissent les Elévations à Jésus et à Marie et le Discours sur l'état et les grandeurs de Jésus. En 1624, Bérulle est envoyé par Richelieu à Rome pour faire approuver le projet de mariage entre Henriette de France et le prince de Galles, qui sera Charles Ier. La dispense nécessaire est accordée, et le mariage célébré (mai 1625). C'est le t. II de l'abbé Houssaye. Le t. III est surtout consacré à l'activité politique de Bérulle. En 1625, il accompagne Henriette de France eu Angleterre ; mais les intrigues de Buckingham l'obligent bientôt à repasser le détroit. Nouvelles intrigues; persécution des catholiques anglais : la petite colonie oratorienne, que Bérulle avait installée à Londres, revient en France. Négociations politiques auxquelles Bérulle prend part, et qui aboutissent au traité d'alliance avec l'Espagne mars 1627). Bérulle cardinal (août 1627). Siège de La Rochelle (1627-1623). Chef du conseil de la Reine Mère (janvier 1621). Bérulle et Gaston d'Orléans. Disgrâce. Mort de Bérulle, (2 octobre 1629).

Comme on le voit, la politique tient beaucoup de place dans cette vie, et l'on voit aussi qu'un tel sujet n'est pas de ma compétence. Quoiqu'en pense, ou que tâche d'en penser l'abbé Houssaye, Bérulle n'avait certainement pas l'étoffe d'un homme d'État ; encore moins était-il de taille à lutter avec Richelieu. Celui-ci néanmoins semble avoir fait pendant longtemps assez de cas de lui ; peut-être même l'a-t-il redouté comme un rival, connue un successeur possible? Bérulle eut-il vraiment l'ambition du pouvoir, pour ma part, j'hésite beaucoup à le croire. Une fois saisi par l'engrenage, il a pu se donner à la politique avec trop de zèle, mais je ne le vois que prêtre, et constamment guidé par les principes évangéliques. Avec cela, il parait maladroit, novice, jusqu'à la tin. Il a recours à de petites habiletés qui nous plaisent peu. Mais enfin les vaincus ont toujours tort. Le P. Joseph est manifestement doué de plus de génie, et il a le grand avantage d'être du côté de Richelieu. Mais encore un coup, ces choses-là ne me regardent point. Il me semble toutefois souverainement injuste de rendre Bérulle responsable des suites fâcheuses qu'eut en effet, et que ne pouvait manquer d'avoir, le mariage d’Henriette et de Charles Ier. «Le dit sieur de Bérulle, écrit l'auteur, quel qu'il soit, des Mémoires de Richelieu, fut destiné pour aller en Angleterre, où il eut une conduite du tout particulière, car il n'eut d'autre but que de tenir la Reine mal avec le Roi, ce qui réussit si mal que de là il s'ensuivit beaucoup de mauvais ménage, et l'éloignement des Français. » C'est la fable du Loup et de l'Agneau. Poussé par Buckingham, son Orne damnée, Charles était bien résolu à ne pas tenir la parole qu'il avait donnée à la France : il s'est indignement joué de nous. Richelieu le savait mieux que personne, mais sa politique lui imposait de fermer les yeux, et comme cette politique fut en somme un échec, il se tire de confusion en chargeant Bérulle. Que la reine, une enfant de seize ans, aie, commis plus d'une imprudence. je le croirais sans peine, mais eût-elle montré la dernière correction, cela n'eût rien changé à la suite des événements. Il me semble, à vue de pays, que les derniers historiens anglais sont de cet avis. Je crois du reste que Bérulle n'était pas l'homme d'une mission aussi délicate. Le P. Coton, auquel on avait d'abord pensé, aurait peut-être mien: conduit la jeune reine. Mais, enfin, la partie était perdue d'avance, et si Richelieu ne s'en est pas rendu compte, il fit preuve, en la circonstance, d'une candeur toute bérullienne. Quant à certains autres problèmes que soulèverait l'histoire de Bérulle, ils sont discutés et résolus, avec autant de sérénité que de clairvoyance, dans la brochure de l'abbé Houssaye, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle. Courte réponse, Paris, 1873. Il y a là notamment quelques lettres du P. Coton qui sont du plus vif intérêt.
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE II : LA DOCTRINE DE PIERRE DE BÉRULLE ET DE L'ÉCOLE FRANÇAISE

 
 

I. — LES PRINCIPES

II. — LA PRATIQUE

 

A. — Le théocentrisme. — Religio restaurata.

 

Bérulle et Copernic. — La Révolution théocentrique. — Que, pendant longtemps, le point de vue anthropocentrique avait dominé. — Dieu pour nous. — Saint Augustin, saint François, et les Frères de la Vie commune. — Théocentrisme informulé du moyen Age. — « Il faut premièrement regarder Dieu, et non pas soi-même. »— Quaerite primum. — Bérulle a « renouvelé en l'Église... l'esprit de religion ». — Bourgoing et Amelote. — « Il n'est rien de plus rare que la vertu de religion. » — « La civilité de la maison de Dieu. » — L'Oratoire et la vertu de religion. — Religion, respect, aire, mais non pas terreur. — « Le Dieu des chrétiens est grand. » — Un sublime nouveau. — Bérulle et Cibieuf. — « Un souci constant d'exalter Dieu. » La « mission » de Bérulle en Angleterre, la « mission » de l'Homme-Dieu, et la génération éternelle du Verbe. — Prestige de l'école française.

 

B. — Le Verbe incarné.

 

« La principale application de la religion chrétienne ne va pas à la Trinité, mais à l'Incarnation. » — Bérulle envoyé « pour montrer Jésus-Christ au doigt », et renouveler la dévotion au Verbe incarné. — « Le gros du christianisme... refroidi dans l'ancienne dévotion envers Jésus-Christ. » — Continuellement « occupé de Jésus-Christ ». — Don particulier de « lier » les âmes à Jésus-Christ. — Le Bienheureux Jean Eudes et Bérulle.

 

§ 1. VERBUM CARO FACTUM EST. — Jésus-Christ « lui-même, considéré en son être divinement humain ». — Réalisation intense et constante du mystère de l'Incarnation. — Les mystères « passagers », et le mystère perpétuel. — Le « divin composé ». — Vie divine et vie humaine du Verbe. — Bérulle n'est pas moins occupé « de la vie terrestre de Jésus » que du « Christ céleste ». — Plus disciple de saint Jean que de saint Paul. — Bérulle et la dévotion médiévale. — « Attentif même aux moindres circonstances » des Synoptiques. — Bérulle et les Exercices de saint Ignace. — Composition du lieu: Application des sens. — Bérulle et le Pseudo-Bonaventure. — Tendresse et gravité. — Bérulle et Lacordaire.

 

§ 2. LE PARFAIT ADORATEUR. — L'Oratoire n'a Pas le monopole de la dévotion au Verbe incarné, mais les autres écoles voient surtout le Christ en fonction des hommes, Bérulle en fonction de Dieu. — Les Exercices et la considération du « profit spirituel ». — Le Christ

 

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objet et moyen suprême de la religion ». — « Grand sacrement de piété. » —. « L'Adorateur infini. »

 

§ 3. Les « ETATS » ET L'  INTÉRIEUR » DU VERBE INCARNÉ. — Bérulle et le vocabulaire de la dévotion. — Sens nouveaux donnés aux mots ordinaires. — Actions, Etats, et excellence particulière des Dols. — Les Etats et le « fond » des mystères. — Le Christ adorant par état. — Dévotion aux commencements de Jésus. — Le mois de mars. — Les prétendues abstractions de Bérulle. — Les participes présents multipliés et déclinés. — Permanence des mystères, même passagers; « l'état... est toujours présent ». — « L'état intérieur du mystère extérieur. » — La navrure d'éternité ». — Bérulle et la dévotion au Sacré-Coeur. — Les « états » de l'homme. — Simplification de l'ascèse traditionnelle. — Chaque fidèle s'appropriant certains états de Jésus.

 

§ 4. CHRISTUS TOTUS. — « Tous ses jours et tous ses moments sont adorables. » — La dévotion bérullienne a pour objet tout le connu et tort l'inconnu de l'être et de l'histoire du Christ. — Il faisait « comme l'anatomie » de tous les mystères. — « La Fête de Jésus-Christ. » — Seule fête qui honore tout le « composé adorable de l'Homme-Dieu ». — Esprit liturgique de l'école française.

 

§ 5. VIVO EGO, JAM NON EGO, VIVIT VERO IN ME CHRISTUS. — La théologie de saint Jean et de saint Paul sur la vie du Christ en nous. — Jésus capacité divine des Ames ». — Nous-mêmes, « capacité de Dieu ». — Jésus « accomplissement de notre être ». — La perfection foncière et quasi-néant de notre être ; « vide qui a besoin d'être rempli », — « La substance de notre être... convertie en une relation pure vers » Dieu. — Mystère de mort et de vie; désappropriation et anéantissement du moi. — « Ne nous regardons pas nous-mêmes... car nous sommes morts. » — Prémisses mystiques du bérullisme.

 

§ 6. Jésus en Marie. — Jamais on n'avait lié les âmes à la Vierge « avec, un sentiment plus profond de ses droits, fondé sur Irae conception plus haute de sa dignité ». — Elévation sur « l'état de la Très Sainte Vierge avant l'Annonciation ». — Les ascensions de la Vierge. — L'Annonciation. — Adieux à l'archange Gabriel, à la dévotion médiévale. — L'état et le nouvel être de la Vierge. — Indissolublement unie aux états du Verbe. — « Pure capacité de Jésus, remplie de Jésus. » — « Parlant de vous, Marie, nous parlons de Jésus. »

 

§ 7. JÉSUS DANS LES SAINTS. — Honorer les saints « comme une portion » de Jésus. — Dévotion théocentrique. — Ils n'existent pour nous que dans la mesure où ils restent « liés » à la personne du Verbe. — Et liés à lui par ce qu'ils ont de plus personnel. — Elévation de Bérulle a vers sainte Madeleine ». —Madeleine et l'ordre de l'amour.— Le P. Coton en consultation. — L'inaliénable « principauté » de Madeleine. — Le banquet chez le pharisien. — Le Calvaire. — Résurrection. — Madeleine « la première » en tout. — Style de Bérulle.

 
A. — Le théocentrisme. — Religio restaurata.

 

Bérulle a fait dans le monde spirituel de son temps une sorte de révolution, qu'on peut appeler,d'un nom barbare, mais quasi nécessaire, théocentrique.

 

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Un excellent esprit de ce siècle —dit-il, et il ajoute en marge Nicolaus Copernicus — a voulu maintenir que le soleil est au centre du monde, et non pas la terre ; qu'il est immobile, et que la terre, proportionnément à sa figure ronde, se meut au regard du soleil... Cette opinion nouvelle, peu suivie en la science des astres, est utile et doit être suivie en la science du salut (1).

 

Dieu centre, et vers qui toute vie religieuse « doit être en un mouvement continuel », prenez-y garde, cette conception avait été jusqu'alors moins commune qu'on ne pourrait croire. En théorie, personne, sans doute, ne l'aura jamais combattue (2), mais en fait, et pendant de longs siècles, on a suivi communément une direction, je ne dis certes pas contraire, mais différente ; on s'est exprimé comme si le soleil tournait autour de la terre, comme si « faire notre salut » était notre but suprême. Qu'on me permette à ce sujet quelques précisions.

 

(1) Oeuvres, p. 161. Les oeuvres de Bérulle renferment le fameux Discours de l'état et des grandeurs de Jésus var l'union ineffable de la Divinité avec l'humanité, et de la dépendance et servitude qui lui est due et à sa très sainte Mère ; les premiers chapitres d'une Vie de Jésus; trois Elévations; les Elévations à Jésus-Christ... sur la conduite de son esprit et de sa trace vers sainte Madeleine. Tout ceci publié du vivant de l'auteur. Viennent ensuite : un nombre très considérable d'Opuscules divers de piété (Migne, pp. 909-1289) (plans de discours ou résumés de méditations, qu on recueillit après sa mort), et quelque 250 lettres, toutes dogmatiques. Je ne parle pas du Traité des énergumènes et des œuvres de controverse. Je laisse aussi de côté le Traité de l’Abnégation intérieure oeuvre de jeunesse, et qui ne présente presque rien de proprement bérullien. On doit aussi ranger parmi les oeuvres spirituelles, le Mémorial de direction pour les Supérieurs, où se trouvent de belles choses. Les Oeuvres complètes, rassemblées et préparées pour l'impression par le savant P. Gibieuf, à qui l'on doit attribuer, je crois, les précieux sommaires, ont été publiées en 1644 par le P. Bourgoing, troisième supérieur général de l'Oratoire. La longue et splendide préface de Bourgoing est un morceau capital. L'édition Migne reproduit à peu près cette édition. Houssaye donne quelques inédits, mais une édition complète et critique des lettres de Bérulle est encore à désirer.

 

(2) Je n'ai pas besoin de rappeler le theocentrisme évident des premières demandes du Pater, et de tant d'autres textes évangéliques. Saint Paul tout de même : Sive ergo manducatis… omnia in gloriam Dei…  Cf. un des premiers commentateurs des Exercices, le P. Nadal : «  Ita nos docet Christus : Primum inquit, quaerite regnum Dei…. Hoc idem expressit in oratione dominica, ubi omnia referuntur ad finem supremum supremum, ut scilicet nomen Domini sanctificetur ». Ce texte est cité par le P. Watrigant, dans la précieuse brochure dont je vais parler bientôt.

 

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« Dieu est notre fin », cette vérité fondamentale peut s'entendre de deux façons : elle veut dire, ou bien : « Nous sommes pour Dieu » ou bien : « Dieu est pour nous ». En d'autres termes, la proposition est, tout ensemble, et théocentrique, e t anthropocentrique, également juste d'ailleurs sous ces deux aspects. Ainsi comprise, resterait à suivre, à travers les âges, l'histoire de cette formule, ou plutôt des vues de l'esprit et des sentiments qui lui correspondent. Immense besogne, qui exigerait encore plus de finesse que d'érudition, et due personne encore, à ma connaissance, ne s'est jusqu'ici proposée. Du très peu que nous savons à ce sujet il semble toutefois que l'on ait le droit de conclure, provisoirement du moins, que, de préférence, la pensée chrétienne s'est placée longtemps au point de vue anthropocentrique : Dieu est pour nous, sans toutefois jamais répudier l'autre. Que l'on prenne, par exemple, saint Augustin ; l'on verra tout aussitôt que les textes de lui, qui nous viennent spontanément à la mémoire, ne sont pas théocentriques. Il dit bien : Seigneur, vous nous avez faits pour vous, Fecisti nos ad te, mais il entend par là : Vous nous avez faits pour que nous trouvions en vous notre béatitude. Vous êtes notre souverain bien. Il ajoute en effet et il conclut : et (lisez : et c'est pour cela que) notre coeur reste en détresse, aussi longtemps qu'il ne se repose pas en vous. De cette phrase fameuse, qui niera que irrequietum ne soit le mot principal? Ou encore : Ame humaine, rien ne peut te satisfaire que celui qui te créa. Tibi enim, o anima, non sufficit, nisi qui te creavit. Je ne prétends pas que de telles paroles nous livrent toute la vie intérieure de saint Augustin, mais seulement une de ses préoccupations les plus habituelles, une de celles qui ont fait la fortune des Confessions (1). Beaucoup plus tard, la scolastique, amenée à

 

 

(1) La morale d'Augustin « est franchement eudémonique, écrit le P. Rousselot,... Désirer le souverain bien, c'est bien vivre... La poursuite de Dieu, c'est l'appétit du bonheur »... La vision de la souveraine vérité, c'est le vrai bien, parce que la patrie, c'est le bonheur, c'est la récompense. Notre perfection consiste non pas à donner à Dieu, mais à en recevoir »; etc., etc. Cf. Christus, 1916, pp. 1087, 1088. On sait bien du reste que les élévations et prières de Fénelon, dans le Traité de l'existence de Dieu — livre essentiellement théocentrique — sont traduites, et souvent mot pour mot, de saint Augustin. Mais en revanche on sait le parti que Bossuet a tiré de l'anthropocentrisme augustinien, dans ses nombreux ouvrages contre l'amour désintéressé.

 

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s'expliquer en toute rigueur sur la fin de l'homme, ne pourra pas ne pas reconnaître que notre fin suprême — finis principalior, dit Bonaventure — est la glorification de Dieu, mais bien des années passeront encore avant que cette thèse philosophique ait pénétré le coeur profond, même de l'élite. Sans feuilleter les oeuvres complètes de saint Bernard, je suis assuré que cet homme extraordinaire, de qui nous vivons encore au moins autant que de saint Augustin, aura orienté la conscience chrétienne vers un théocentrisme de plus en plus décidé (1). Nul doute non plus que saint François n'ait accéléré ce progrès. Qu'on en juge sur cette comparaison chevaleresque, donnée par le franciscain Nicolas de Lyre. « Toute créature est ordonnée vers Dieu (en fonction de Dieu), comme une armée vers son général... Une armée bien en règle cherche avant tout et plus que tout la gloire

 

 

(1) Je n'ai fait que relire le court Traité de saint Bernard... de l'Amour de Dieu, traduit en français par le R. P. Antoine de Saint-Gabriel, republié par le P. Jannet pour l'Académie des bibliophiles, Paris 1867. La préface du nouvel éditeur est curieuse : « Mon attention a été attirée sur cet ouvrage par Auguste Comte, qui l'a compris dans le catalogue de la Bibliothèque positiviste. L'admission dans cette Bibliothèque, extrêmement restreinte, du Traité de l’Amour de Dieu, s'explique facilement : ce n'est pas seulement l'importance historique de l'ouvrage qui a frappé Auguste Comte, c'est surtout la hauteur d'inspiration avec laquelle saint Bernard traite son sujet,... (établissant) que l'homme doit aimer Dieu, non (seulement) pour les biens qu'il en reçoit, non pour la crainte des châtiments, mais pour Dieu lui-même, et uniquement pour Dieu. Or, c'est ce renoncement à soi-même, cet amour actif et désintéressé, ou, en d'autres ternies, la prépondérance de l'altruisme sur l’égoïsme, qui constitue le but final de la religion positive. » Je remarque toutefois que, sur la question de l'amour désintéressé, saint Bernard est beaucoup moins catégorique que les spirituels des temps modernes. Il hésite beaucoup et pour des raisons qui parfois nous étonnent. Il semble dire que « la charité fraternelle » empêche l’homme de « ne plus s'aimer que pour Dieu » (p. 16), et que seuls peut-être les martyrs ont pu atteindre ce haut degré (p. 8o). Néanmoins le théocentrisme foncier de l'opuscule ne fait aucun doute.

 

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de son général, c'est-à-dire, la victoire (1). » Noble texte et curieux à plus d'un titre. Il n'exprime encore toutefois que le sentiment d'un petit nombre. Un des livres classiques de la spiritualité du moyen âge, la Formula novitiorum du franciscain David d'Augsbourg, nous ramène presque à l'anthropocentrisme des Confessions. Il faut le citer dans son latin : Propter quod venisti ? Nonne solummodo propter Deum, ut ipse fieret merces laboris tui in vita aeterna? Pourquoi es-tu venu au couvent, sinon pour Dieu seul, je veux dire, pour que Dieu soit enfin la récompense éternelle de tes vertus ? (2) Plus limpide, l'auteur de l' Imitation : Fili, ego debeo esse finis tuas supremus et ultimatus, si vexe desideras esse beatus. Je dois être ta fin suprême, si  toutefois tu désires le vrai bonheur Il faudra bien que tombe enfin cet étrange si auquel on s'attarde encore (4). Laissez faire les Frères de la Vie commune, laissez faire les mystiques, dont le nombre et l'influence grandiront chaque jour pendant les années qui verront surgir la Contre-Réforme. Est-ce à dire qu'on ait attendu les temps modernes, pour se soumettre enfin au divin précepte de la charité parfaite ? Il serait plus que ridicule de le prétendre, et il ne s'agit pas de cela. Le progrès, dont nous indiquons à vue de pays les étapes, est plus intellectuel en quelque sorte que moral. Pendant cette longue période, des saints innombrables vivent théocentriquement, si j'ose dire, mais, pour des raisons que nous n'avons pas à chercher ici, la conception, la formule théocentrique elle-même, ne s'impose

 

(1) « Tota enim creatura ordinatur ad Deum sicut exercitus ad ducem…  Exercitus... bene ordinatus, primo et principaliter quaerit gloriam ducis, quod est victoria », cité par le P. Watrigant.

(2) Il ne dit pas comme fera saint Ignace : propter Deum,  ET ut ipse fieret… Tout est là. Je dois ajouter qu'en dehors de ces premiers mots, le texte assez long que cite Watrigant est théocentrique.

(3) L. III, ch, IX.

(4) Voici encore un texte que j'emprunte au Rosetum de Mombaer. « Propter quid entai venintus, nisi propter solum Deum, ut sit ipse merces nostra? » C'est exactement, comme on le voit, une reprise du texte de David d'Augsbourg. Il n'y a pas le si de l'auteur de l'Imitation, mais le ut a exactement la même portée.

 

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pas spontanément à leur esprit, ou plutôt, ne leur vient pas à la plume (1). Bien que plus d'un historien néglige d'en tenir compte dans ses analyses, des phénomènes de ce genre sont de tous les jours. C'est ainsi qu'avant le concile du Vatican, tels ou tels, qui ne voulaient pas entendre parler de l'infaillibilité du Pape, restaient néanmoins persuadés que le Pape ne pouvait pas se tromper. Ils avaient ce dogme dans les moelles, pour ainsi dire ; le mot seul contrariait leurs habitudes, et leur faisait peur (2). On sait

 

(1) Une des raisons de cela serait toute mécanique. Par un de ces réflexes littéraires dont tout écrivain a pu observer sur lui-même la fatale contrainte, les mots de fin dernière et les synonymes de ce mot amènent irrésistiblement le mot de béatitude.

 

(2) De cette lenteur d'assimilation dont il est parlé dans le texte, le P. Watrigant nous donne un nouvel exemple, et très singulier, dans la brochure que je n'ai pas encore fini de citer, et qui a pour titre : La méditation fondamentale avant saint Ignace (Bibliothèque des Exercices, n° 9). Enghien, 1907.

Le R. P. veut démontrer une vérité qui semblerait d'abord plus que manifeste, à savoir que saint Ignace ne fut pas le premier à proposer la méditation des fins dernières, dont il a fait, comme chacun sait, le point de départ, ou le fundamentum des Exercices. Or, chose bizarre, il prouve presque le contraire de ce qu'il s'était promis,à savoir la quasi-nouveauté de cette méditation. Il arrive bien sans doute à trouver dans les deux patrologies, et dans les ouvrages spirituels antérieurs aux Exercices, quelques textes qui, de plus ou moins loin, ressemblent au Fundamentum ; mais, il n’en trouve qu’un petit nombre, et ces derniers sont presque tous empruntés à des auteurs relativement modernes, c'est-à-dire aux Frères la vie commune. (Le R. P. avait déjà démontré dans cette littérature  qu'il fallait chercher les vraies sources des Exercices : cf. La genèse des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola; Etudes, 20 mai, 20 juillet et 20 octobre 1897). De ces remarques, il serait enfantin de conclure que les douze premiers siècles de l’Eglise ont ignoré nos fins dernières, qu'ils ont cru que l’homme était ici bas pour autre chose que pour honorer Dieu et gagner ainsi le ciel. Mais ces vérités ne se présentaient pas à eux exactement sous cette forme. Si on avait proposé le Fundamentum des Exercices  aux Pères du désert, désert, peut-être  ces derniers auraient-ils eu de la peine à le comprendre. Peut-être

même — sait-on jamais? — quelques-uns en auraient-ils été scandalisés. C’est à la brochure du R. P. que j'ai emprunté les divers textes qu'on vient de lire et qui m'eut donné le moyeu d'esquisser, très rapidement, l’histoire du théocentrisme. Le R. P. se place à un point de vue tout différent, mais il va de soi que, si le dit théocentrisme doit paraître quelque part, c'est avant tout dans les textes où il est parlé de la fin de l’homme. J’ai négligé, de propos délibéré, mie autre mine, les textes où les Pères et les anciens auteurs spirituels traitent de l'amour de Dieu. Ceci pour deux raisons : a) parce que je ne voulais pas traiter à fond un aussi vaste sujet ; b) parce que le mot amour, plus encore peut-être que celui de fin, est équivoque. A moins que l'on n'ait affaire à un traité rigoureusement dogmatique, on a beaucoup de peine à découvrir le point de vue — anthropocentrique, théocentrique ?— où se place, et peut-être à son insu, l'écrivain qui traite de l'amour de Dieu. Je crois, du reste, qu'en étudiant les anciennes définitions de l'amour, on arriverait aussi à constater 1a longue prédominance du point de vue anthropocentrique. Cf., par exemple, la doctrine de saint Thomas sur ce point paraphrasée par un jésuite du XVIe siècle : « Celui qui aime estime que la chose qu'il aime est en certaine façon à lui, comme chose qui le touche de près, d'où vient qu'il a certaine inclination à la chose aimée, comme à celle qui lui est fort proportionnée, et lui convient très bien ; par ainsi il prend plaisir en icelle, et en sou bien, comme en soi-même, et en son bien propre. C'est en quoi consiste l'union affective de l'amour... qui est le premier et le principal acte de cette sainte affection ». Traité de l'Oraison mentale,... par le P. François Arias.., mis en français par le R. P. François Solier, Rouen, 1606, p. 116.

 

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du reste, que non seulement pour se répandre, mais aussi pour acquérir toute leur force, ces vérités presque muettes, ces convictions et ces émotions latentes, ont besoin d'être affirmées, répétées, amplifiées par la parole ou par la plume, tant qu'enfin elles paraissent aussi anciennes que l'Église, ce qu'elles sont en effet, et qu'elles deviennent des lieux communs. C'est en cela que doit consister, si je ne me trompe, l'évolution de la pensée et de la conscience chrétienne. Quand nous parlons d'une révolution qu'aurait suscitée dans le monde spirituel notre pieux Copernic, Pierre de Bérulle, nous ne voulons pas dire autre chose. Avec lui et par lui, le théocentrisme, déjà cher aux mystiques, mais qui gardait, bon gré malgré, un je ne sais quoi de rare, de compliqué, d'ésotérique, se libère, s'épanouit, se simplifie, se montre au grand jour, s'offre et déjà s'impose à la prière de tous. Aux textes qu'on vient de lire comparez plutôt cette affirmation, cet axiome cent fois répété par Bérulle et toute l'école française :

 

Il faut premièrement regarder Dieu et non pas soi-même, et ne point opérer par ce regard et recherche de soi-même, mais par le regard pur de Dieu (1).

 

(1) Oeuvres, p. 1245. Si j'avais eu le droit ou le dessein de résumer ici l'histoire du théocentrisme avant Bérulle, j'aurais du citer, parmi les précurseurs directs de ce dernier, parmi ceux qui lui ont le plus efficacement préparé les voies, l'auteur des Exercices spirituels. saint Ignace de Loyola. Nous pourrions montrer, par exemple, que la fameuse contemplation des deux étendards (2e semaine) ne fait guère qu'amplifier et que dramatiser le beau texte théocentrique de Nicolas de Lyre, cité plus haut. Mais, quand il s'agit de fixer la vraie direction des Exercices, le mieux sans doute est de scruter la méditation fondamentale qui ouvre le livre. On connaît les premiers mots de cette méditation : Homo creatus est ut Dominum Deum suum laudet, ac revereatur, eique serviens tandem salvus fiat. Saint Ignace se borne-t-il ici à répéter, sous une autre forme, le Fecisti nos ad te de saint Augustin, le Si vere desideras esse beatus, de l'auteur de l'Imitation? Ou bien veut-il nous élever beaucoup plus haut, nous persuader que la dernière de nos fins dernières est, non pas précisément de faire notre salut, mais de glorifier Dieu ? Posons le problème d'une autre façon. Dans la phrase de saint Ignace quel est le mot principal ? Est-ce LAUDET ? Est-ce SALVUS FIAT : C'est LAUDET, va nous dire le P. Watrigant, et je crois qu'il a raison :

 

« Dans cette méditation (saint Ignace) part d'une idée capitale, et s'adressant à ses retraitants d'élite (ce dernier mot est important) il dit : Entrez pleinement dans les intentions d'un Dieu qui vous a faits pour que vous le glorifiiez, Deum laudet... Dans sa sagesse, il vous a faits ce que vous êtes, pour obtenir de vous une glorification digne de lui... (une) louange parfaite. » Et le R. P. ajoute en note, ces explications qu'il a jugées nécessaires : « Il pourra sembler à quelques-uns quo notre interprétation de la première phrase du Fondement est forcée, que faire du mot laudet le point central de la fin de l'homme d'après saint Ignace, est contestable. Ne parle-t-il pas de la fin de l'homme dans une phrase complexe qui demande bien d'autres actes que ceux de glorification... Creatus... ut... laudet... revereatur, eique serviens tandem salvus fiat ?

Nous répondons que saint Ignace a montré une grande sagesse dans cette phrase qui, en effet, est complexe. Tout en mettant en avant le motif de charité pure de la glorification de Dieu, et en lui donnant bien un rôle capital, dans l'ordre idéal ou intentionnel où toujours il présidera, il n'oublie pas que, dans l'ordre réel ou pratique, la glorification divine ne se fera pas, même chez des retraitants d'élite, par les seuls motifs formels de charité, mais qu'il y sera besoin du concours de vertus subsidiaires : dépendance de Dieu, culte, service de Dieu, espérance. » Ces remarques, si intéressantes sont assez embrouillées ; elles noient, eu quelque manière, le véritable objet du débat. Le R. Père pense trouver dans la « phrase complexe » de saint Ignace « bien d'autres actes que ceux de glorification ». Un peu plus loin ces actes deviennent l'objet de vertus subsidiaires ». Epluchons librement ces concepts obscurs. La « dépendance de Dieu » est-elle bien une vertu subsidiaire ?

Je ne le crois pas. « Avoir été créé pour glorifier Dieu », et dépendre de Dieu », cela ne fait qu'un. Le R. Père veut manifestement parler d'une dépendance reconnue, acceptée et qui se traduise par des actes. Mais ceux-ci, « culte », « service de Dieu », ne font qu'un avec « glorification ». Culte, service de Dieu laudant Deum. Ce ne sont donc pas là non plus des « vertus subsidiaires ». Le « revereatur » (culte) et le « eique serviens » du texte n'ont pas d'autre but que d'expliquer et développer le e laudet ». Bref, il ne reste plus ici d'autres « vertus subsidiaires » que l'espérance, « tandem salvus fiat ». D'où je conclus que la fameuse phrase est théocentrique, à l'exclusion des deux derniers mots « salvus fiat », auxquels il faut ajouter le ens de serviens qui veut dire ici « et par ce moyen ». Raffinons encore. Je dirai donc timidement que cette phrase latine est assez mal venue, mais aussi qu'elle est très heureusement, et sans doute intentionnellement mal venue. En effet l'on mérite le ciel par la « louange » que l'ou donne à Dieu, aussi bien que par n'importe quelle façon de le servir. Il faudrait donc en toute rigueur : Homo creatus est ut laudans Deum, eique cultum praebens, eique serviens, tandem  salvus fiat. Mais cette phrase, plus exacte en un sens, ou moins « complexe », aurait le tort immense de mettre l'accent sur salvus fiat : elle abdiquerait expressément le théocentrisme fondamental qu'a voulu très probablement saint Ignace, de l'aveu du P. Watrigant lui-même. Voilà pour la critique du texte. Mais quand on discute les Exercices, il faut toujours tenir compte de l'interprétation historique que les jésuites en ont donnée depuis tant de siècles. D'où se pose une seconde question : quel que soit le sens qu'ait voulu saint Ignace, de quelle façon les commentateurs autorisés ont-ils compris la première phrase du Fundamentum ? On vient de voir les deux directions possibles. D'une part : Homo cretus est ut LAUDET... et salvus fiat ; d'autre part : Homo creatus est ut laudans... SALVUS FIAT. La première traduction est théocentrique, la seconde, anthropocentrique. Or, il me parait quasi certain que la grande majorité des commentateurs jésuites penche pour cette seconde, puisqu'on vient de voir, en effet, que le P. Watrigant s'excuse de préférer la première. Aurait-il besoin de se défendre, si tous les jésuites voyaient comme lui dans le « laudet » « le point central de la fin de l homme » ? D'où viennent ces divergences ? Rien de plus simple. Saint Ignace entendait ne proposer ses Exercices qu'à des « retraitants d'élite », c'est-à-dire, capables de se conduire par « le motif de charité pure de la glorification de Dieu ». « Nous le salons, dit encore le P. Watrigant, par l'histoire de la vie du saint, les méditations des Exercices, telles qu'elles sont, ont été rédigée pour des chrétiens de choix, et tout particulièrement généreux: il a attendu assez longtemps avant d'en juger capables Pierre Le Fèvre et François Xavier. » Mais il est arrivé aussi fatalement que les disciples d'Ignace ont bientôt proposé les Exercices à tout le monde, et, par exemple, à tous les jeunes gens qui se présentaient pour entrer dans la Compagnie. Elite sans doute, mais qui, dans l'ensemble, pouvait paraître encore mal préparée à accepter le point de vue théocentrique de saint Ignace. Ayant affaire à des retraitants « moins intelligents et moins désintéressés s, les Pères qui donnaient les Exercices, en sont venus à leur « proposer surtout le salut éternel de l'âme ». On n'omettait pas le laudet : mais de fin suprême, celui-ci devenait moyen : ut salvus fiat.

Qu'on me pardonne si je souligne de nouveau l'intérêt de ces remarques. Elles vont d'autant plus loin qu'il convient de les étendre à toute la suite des Exercices. 'fout découle en effet de la méditation fondamentale. Si l'on commence, comme l'aurait voulu saint Ignace, par une conception théocentrique des choses spirituelles, il va de soi qu'on ne descendra plus à une conception anthropocentrique. Orienté, dès le début, vers le pur amour, le retraitant ne rebroussera pas chemin vers l'amour intéressé. En d'autres termes, cet admirable petit livre dont on oppose parfois la « sagesse », le caractère tout pratique, aux « rêveries » des mystiques, n'est lui-même qu'un manuel d'entraînement au mysticisme, bien qu'on puisse lui donner, et que d'ordinaire, on lui donne en effet, un autre sens.

De tout cela découlent plusieurs conséquences, celles-ci entre autres : a) Rien de plus obscur que les « sources » de Bérulle. Après bien des recherches et bien des consultations, je n'arrive pas à me satisfaire sur ce point. Mais parmi ces sources, nul doute qu'on ne doive placer les Exercices. Bérulle les a suivis à vingt-cinq ans, et lorsque sa doctrine achevait de se cristalliser, si l'on peut dire. De ce point de vue, la Retraite de M. le cardinal de Bérulle ( Migne, pp. 1289-1307) que nous avons étudiée plus haut sous un autre jour, forme un commentaire fort curieux des Exercices. Si j'étais le P. Watrigant, je la publierais dans la bibliothèque des Exercices, b) Dans notre prochain volume, quand nous étudierons les mystiques théocentristes de la Compagnie de Jésus au XVIIe siècle, nous ne nous étonnerons pas de voir les P.P. Lallemant, Rigoloue, Surin, affirmer qu'ils ne font autre chose que revenir à la pure doctrine ignatienne. c) Nous trouverons aussi tout naturel que les mêmes jésuites se recommandent expressément de Bérulle. d) Et tout naturel de rencontrer d'éminents jésuites, les P. P. Saint-Jure et Guilloré, parmi les bérulliens proprement dits.

Ayant lu cette note sur mes épreuves, un savant théologien de la Compagnie veut bien m'écrire : « Des deux interprétations possibles du Fondement l'une théocentrique, l'autre anthropocentrique. c'est la première que la suite des Exercices et les Constitutions me paraissent indiquer. C'est la pensée de Dieu qui prime tout, mais en tant qu'objet de notre louange, respect, service, — ce qui déborde le concept bérullien, plutôt qu'il ne lui est opposé ». Je ne saisis pas bien comment cette vue déborderait celle de Bérulle, mais il va de soi que la première ne saurait être opposée à la seconde. C'est pourquoi, du reste, je mentionne les Exercices parmi les sources du bérullisme, mais les Exercices, tels que les interprètent le R. P. Watrigant et le théologien que je viens de citer.

 

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Axiome, mais pleinement réalisé, et sur lequel doit se régler toute prière. Il faut, écrit le P. Bourgoing, donner et rapporter toute notre oraison,

non à notre profit et utilité spirituelle, mais à la seule gloire de Dieu, sans aucune considération de notre intérêt ou

 

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satisfaction particulière; en sorte que nous nous proposions pour but et fin de l'oraison, de révérer, de reconnaître et d'adorer la souveraine majesté de Dieu, par ce qu'il est en soi, plutôt que par ce qu'il est au regard de nous, et d'aimer plutôt sa bonté pour l'amour d'elle-même, que par un retour vers nous, ou par ce qu'elle est envers nous ; car la même pureté qui est

 

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requise en l'amour, est aussi nécessaire à l'oraison. Je dis donc que nous ne devons pas tant demander, non seulement les biens temporels, cela est clair, mais non pas même tarit, ni en premier lieu, les biens spirituels, c'est-à-dire la grâce de Dieu et les vertus, comme nous devons purement prier que Dieu soit glorifié et adoré, ou nous conjouir de ce qu'il est glorieux en soi, quand bien nous ne devrions jamais être participants de sa gloire. Hé ! que, ne demandant point de cette sorte, nous demandons beaucoup plus efficacement ! Car tout le reste nous vient comme chose accessoire : « Cherchez premièrement, nous dit Notre-Seigneur, et même uniquement, le Royaume de Dieu, et tout le reste vous sera ajouté. Et n'est-il pas meilleur de commettre tous nos affaires à Dieu, et cependant faire les siennes... D'ailleurs... nous ne disons pas qu'il ne faille demander la grâce de Dieu et les vertus ; il le faut, et le plus souvent, le plus humblement, sera toujours le meilleur ; nais que, par une pure et droite intention, il ne les faut pas demander pour l'amour d'elles-mêmes, ou parce que leur possession nous est agréable et fructueuse, ains plutôt, afin que Dieu, par

 

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l'usage que nous en ferons, soit glorifié en nous, et parce que c'est sa très sainte volonté de nous les donner (1).

 

N'est-ce pas là le théocentrisme le plus pur? Disons les choses d'une autre manière, moins expressive assurément, mais aussi moins pédantesque. François de Sales avait restauré la dévotion ; à Bérulle de remettre en faveur une vertu plus essentielle, la vertu de religion. Le sujet est délicat, je laisserai donc parler des maîtres tout à fait sûrs, le P. Bourgoing et le P. Amelote. Je veux du reste que ces deux oratoriens exagèrent peu ou prou, dans ce qu'ils écrivent à la louange du fondateur de l'Oratoire ; ils n'en paraîtraient pas moins intéressants à qui veut savoir l'idée que plusieurs se faisaient alors du génie particulier, et de la mission providentielle de Bérulle.

 

(Ce) que notre très honoré Père, écrit Bourgoing, a renouvelé en l'Eglise, autant que Dieu lui en a donné le moyen, c'est l'esprit de religion, le culte suprême d'adoration et de révérence dit à Dieu... C'est cet esprit qu'il a désiré fortement d'établir parmi nous, celui duquel il était possédé et tout transporté, celui qui parait en tous ses écrits... Car il n'y parle que d'honorer, que d'adorer et que... (des) devoirs indispensables de l'homme vers la majesté divine.

 

Or cette insistance n'était pas inutile. Plusieurs en effet, continue Bourgoing,

se portent à Dieu par le motif de sa bonté, peu par l'adoration profonde de sa grandeur et de sa sainteté. On élève plus les âmes tendres par les douceurs de la dévotion, et dans nue certaine liberté ou familiarité avec Dieu, que dans un abaissement et une sainte terreur (nous allons bientôt corriger ce mot) devant lui... Ici (à l'école de Bérulle), nous sommes enseignés à être vrais chrétiens, à être religieux de la primitive religion que nous professons au baptême; nous apprenons à adorer les grandeurs et les perfections divines, les desseins, les volontés, les jugements de Dieu, et les mystères de son Fils : ce

 

(1) Les vérités et excellences de Jésus-Christ Notre-Seigneur... Par le R. P. François Bourgoing, Paris, 1636. Avis (non paginés qui suivent la préface, V° Avis. Ces XXIV Avis forment un traité de l'oraison, d'après la méthode bérullienne. On peut, de ce chef, les comparer aux Annotations et autres prescriptions de saint Ignace. Je les citerai souvent. En effet, comme vulgarisateur pur et simple de Bérulle, personne, à mon avis, n'est comparable au P. Bourgoing.

 

 

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qui était moins en usage auparavant, et ne saurait trop y être (1).

 

Amelote n'a peut-être pas la parfaite sagesse du P. Bourgoing; on lui voudrait aussi moins d'éloquence. Très noble esprit néanmoins, et dont le témoignage est considérable. Il sait bien du reste qu'il s'engage sur un terrain brillant, et il nous avertit qu'il parle ici « avec réflexion sur ses paroles ».

 

Le respect singulier envers Dieu, écrit-il dans la vie du P. de Condren, est le premier mouvement de l'esprit de ces lévites (les oratoriens). C'est l'instinct que leur éminent fondateur leur a imprimé. C'est lui (Bérulle) qui a suscité en nos jours cette vertu ensevelie, et qui a excité notre siècle à se ressouvenir du plus ancien de tous nos devoirs (2).

 

Grave sentence, et que l'on dirait portée, il faut bien quo je l'avoue , contre l'humanisme dévot lui-même. Elle semble annoncer la Fréquente communion, qui vient de paraître, et les Provinciales. Ne nous hâtons pas de trembler. Adversaire décidé des jansénistes, Amelote ne répudie pas plus que Bérulle la philosophie profonde de nos humanistes : il en a vu les dangers possibles et les lacunes ; il la corrige ; il l'anime d'un autre esprit, mais sans faire la moindre concession de principe aux ennemis de l'humanisme. Nouvelle école, mais que des liens étroits relient à l'ancienne. Aussi bien Amelote n'ignore-t-il pas la splendeur mystique de la génération précédente :

 

(1) Bourgoing, préface des Oeuvres complètes de Bérulle, p. 102-103.

(2) « Respect singulier », cf. le « revereatur » des Exercices de saint Ignace. J'ai omis le prélude de ce passage : le voici : « Je ne sais si l'amour de mou ouvrage ne m'éblouit point, et si la joie de considérer la maison de mon père — c'est ainsi que je nomme celui (Condren) dont j'écris la vie — ne charme point ma mémoire. Je dis pourtant, avec réflexion sur mes paroles, que je n'ai point vu, en tous les siècles, de famille plus profitable à l'Église que la Congrégation de l'Oratoire ».

 

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Il est vrai, continue-t-il, qu'il n'y eut jamais tant de Nazaréens que nous en voyons ; qu'il en est de vaillants comme des Samson, d'éclairés comme des Samuel, d'austères comme des saint Jean... ; mais il est certain qu'en ce siècle, où il paraît tant de sainteté, nous voyons dans les âmes plus de familiarité avec Dieu que de révérence, et il se trouve beaucoup de chrétiens qui aiment Dieu, mais il y en a peu qui le respectent.

 

Manifestement, des diverses nuances que prend ce dernier mot, il choisit ici la plus pathétique.

 

Au milieu d'une infinité de gens de bien, chez qui toutes sortes de vertus sont en pratique, il n'est rien de plus rare que la vertu de religion; chacun se porte volontiers à la charité, il y a grand nombre de pénitents, les peuples sont excités à toutes les saintes actions ; mais qui considérera le fond des esprits, confessera sans doute que le respect envers Dieu n'est guère connu, et que ce n'est pas dans une profonde adoration de sa grandeur, mais dans la seule liberté avec lui, qu'on élève ses enfants. De là vient la négligence des saints Sacrifices, l'estime de l'austérité apparente, et le mépris des sacrificateurs.

 

Non pas, si je comprends bien, que le prêtre soit avili dans la pensée des fidèles ; mais ceux-ci ne voient plus en lui que le confesseur, que le directeur, en un mot que leur propre ministre, oubliant qu'il est avant tout l'homme voué à Dieu. Quoi de surprenant? Dieu lui-même, les chrétiens semblent faire de lui, non plus l'objet de leurs adorations, mais le « serviteur » de leur vie intérieure.

 

Si les peuples n'ont de l'eau à souhait, et si la grâce ne se répand sur eux avec abondance, il n'est rien de si prompt que les murmures, et, comme si Jésus-Christ en sa gloire était encore serviteur, nous nous plaignons de lui tout aussitôt qu'il se retire tant soit peu de nous. Ses croix, que nous devrions tenir à bonheur, sont les sujets de nos refroidissements et de nos dégoûts. Si les rayons de la grâce donnent tant soit peu sur notre coeur, nous nous jetons de nous-mêmes dans ses divines caresses, et, oubliant la qualité qu'il a de souverain, de roi et de maître, nous ne considérons que celle d'ami et de

 

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père (1). Cette licence produit mille débauches dans les esprits, elle les nourrit dans la vaine complaisance, elle émousse les aiguillons de la crainte, elle nous rend extrêmement délicats, elle étouffe l'humilité dans son principe, qui est le sentiment de la majesté de Dieu..., enfin elle détruit cette noblesse de la vie du ciel, que j'appellerais volontiers la civilité de la maison de Dieu, le défaut de laquelle nous réduit à la roture, et fait que nous traitons avec Dieu, ou en enfants ou en sauvages.

 

Voilà certes de fortes expressions, et d'une noble subtilité. La réforme de Bérulle serait donc parallèle à la propagande civilisatrice des précieuses. Dans l'ordre spirituel comme dans l'autre, se prépare le triomphe de la société polie.

 

Ç'a été l'effet d'une singulière miséricorde que nous ayons été corrigés de cette rusticité, et il ne faut point douter que ce ne soit une des grâces de la congrégation de l'Oratoire, d'avoir fait connaître ce vice, par le zèle qu'elle a de la vertu qui lui est opposée. Le nom et la vérité de ses continuelles adorations a fait rougir ceux qui vivaient. avec Dieu sans révérence, et, ce qui, au commencement, choquait les esprits comme une nouveauté, commence de remplir toutes les bouches, et d'humilier en la présence de Dieu tous les coeurs. Ce qui ne se lisait presque point il y a vingt ans, qu'il fallut adorer les perfections de Dieu, ses desseins, ses jugements et les mystères de son Fils, est maintenant le premier précepte de tous les livres de dévotion. L'on entend ce saint devoir, et par la grâce de Dieu, il n'est plus blasphémé (2)…

L'on sent maintenant que le baptême nous fait religieux, qu'il nous incorpore au Sacerdoce royal... L'on reconnaît que

 

(1) Il y a un peu de rhétorique ou beaucoup de confusion dans ce passage. Ni l'humanisme dévot, ni les mystiques de la première génération n'attachent tant de prix aux sensibles douceurs de la prière. Vie dévote, dans la pensée de François de Sales, veut dire vie parfaire, et non pas vie délicieusement unie à Dieu. Port-Royal, au contraire, comme nous  l'avons souvent répété, et comme nous le montrerons mieux dans le prochain volume.

(2) Le P. Amelote fait allusion à un épisode qui, sans doute, peut illustrer l'histoire des passions humaines, mais non pas l'histoire du sentiment religieux en France. Bérulle avait rédigé une formule de consécration totale à Dieu, contre laquelle plusieurs théologiens s'élevèrent avec violence. On avait cru le prendre en défaut, et on s'endormait à coeur joie. Nous aurons à revenir sur ce fâcheux incident.

 

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puisque Dieu est père, il faut lui rendre de l'honneur, et puisqu'il est maître, il le faut craindre. Nous avons l'obligation de cette sainte politesse des moeurs chrétiennes à ces vrais adorateurs (les disciples de Bérulle). Leurs maisons... sont la montagne et la ville de Silo, où il ne se parle que de sacrifices. Leurs prédications... embaument les auditeurs de l'odeur de la religion. Tous leurs écrits sont des encensoirs, qui exhalent une sainte ardeur de respect de Dieu et de révérence...

Ces doctes sacrificateurs voient bien que Dieu n'a rien fait que pour en tirer sa gloire, et qu'ayant laissé sur toutes ses oeuvres des vestiges de ses perfections, nous ne les devons jamais regarder sans élever nos yeux à son trône... Tout ce grand fonds de l'esprit de religion, qui est si fervent à l'Oratoire, tire son principe de son fondateur. C'était un Phinée et un Hélie en zèle et en ardeur du culte de Dieu. Et comme il est impossible de lire les traités de saint Augustin, d'un esprit tranquille, sans devenir humble, ni ceux de sainte Thérèse, sans aimer l'oraison, aussi ne saurait-on voir ceux de M. le cardinal de Bérulle, salis se rendre respectueux envers Dieu, et envers les mystères de son Fils (1).

 

Ces graves affirmations nous frapperaient encore davantage si les mots qu'emploie le P. Amelote n'étaient pas si incolores. « Religion », qui devrait tout dire, est équivoque ou banal ; « respect » ou « révérence », vague, morne et

court. Les Anglais ont beaucoup mieux. Mais comment traduire leur awe, ce frémissement de tout l'être, cette horreur sacrée, que l'on éprouve, ou que l'on devrait éprouver, à la seule pensée, et, plus encore, aux approches de Dieu (2).  Horreur, dis-je, au sens latin, et non pas terreur. Il y a un abîme entre les deux. Qui tremble devant Dieu ne pense guère qu'à soi, reste absorbé dans la contemplation de soi-même. L'âme la plus confiante, la moins

 

(1) La vie du P. Charles de Condren... Paris, 1643, pp. 78, 85.

(2) Il y a naturellement de la « acre » dans la peur de Dieu, mais toute peur n'est pas ange. Newman, dans ses incomparables serinons d'Oxford, est un de ceux qui ont le mieux interprété ce grand mot. Une description, assez particulière, mais très exacte de cet état d'esprit est donnée par  \V. Pater, dans les premiers chapitres de Marius the Epicurean. L'enfance de Marius a été pleine de awe mais d'une espèce de « pleasurable awe ». Marius the Epicurean, London, 19o1., I, p. 7.

 

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obsédée par la peur du souverain juge, peut et doit être pleine de « respect », de « religion », de « acre ». Aussi bien ce dernier mot ne rend-il pas exactement l'attitude de Bérulle et de l'école toute française qui relève de ce grand homme. Leur respect est admiration, leur prière surtout lyrique. Accablée par la splendeur et la majesté de Dieu, mais heureuse de chanter cet accablement, et de l'exalter en le chantant.

Aussi, de tous les attributs de Dieu, c'est encore la grandeur qui impressionne le plus Bérulle. « Le fruit principal de ces pensées, dit-il quelque part, est d'avouer et reconnaître que le Dieu des chrétiens est grand » (1). Confesser joyeusement, lyriquement, éperdument, la grandeur de l'Etre des Etres, toute la vie intérieure de Bérulle, toute sa direction se ramène là.

Qu'on médite par exemple cette lettre, où il tâche de faire accepter à une carmélite ce qu'il y a de plus douloureux dans la vie spirituelle, je veux dire,le silence de Dieu :

 

A la vérité, c'est une voie de rigueur que Dieu exerce sur vous ; mais c'est une voie de grâce et d'amour, et non de justice et de châtiment, comme vous pensez. C'est une voie sainte et sanctifiante, c'est une voie honorante les rigueurs du Père éternel sur son Fils unique; c'est une voie adorante l'Etre souverain de Dieu ; et cette voie adore chose si grande et sainte, non par acte, mais par état, qui est une manière bien plus solide et profonde, plus importante et plus divine.

 

Cette distinction très Wurmienne entre « acte » et « état », nous l'avons déjà rencontrée, nous la rencontrerons encore ; ici, s'offrir comme une victime aux coups de la divine justice, et cela, par une décision formelle de la volonté, voilà un « acte » ; devenir foncièrement cette victime, subir, au plus profond de soi-même, le travail crucifiant de la grâce, voilà un « état »

 

(1) Houssaye, II, p, 426.

(2) Mots impropres comme toujours. Cet « état » est beaucoup plus « actif » que n'importe quel acte; il est acte lui-même, mais continu.

 

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« Dieu est esprit et veut être adoré en esprit et en vérité », et il ne lui suffit pas d'être adoré par les actions de notre esprit vers lui. Il veut lui-même se glorifier en nous ; et son esprit veut opérer sur nos esprits choses dignes de sa puissance et majesté, et nous devons être exposés à son vouloir et opération sainte... Une des opérations de Dieu est de faire que notre âme adore la majesté divine, non seulement par ses propres pensées et affections, mais aussi par l'opération de son esprit divin, qui agit dans notre esprit, et lui fait porter et sentir la puissance et souveraineté de son être, sur tout être créé, par l'expérience de sa grandeur appliquée à notre petitesse, et de notre petitesse incapable de porter sa grandeur : car elle est infinie, et infiniment distante et disproportionnée au regard de tout être créé.

Cet Etre divin, adorable en toutes ses qualités, a des qualités apparemment contraires. Il est infiniment présent, et infiniment distant; il est infiniment élevé, et infiniment appliqué à l'être créé ; il est infiniment délicieux, et infiniment rigoureux; il est infiniment désirable, et infiniment insupportable. Et quand il lui plaît de s'appliquer à sa créature, sans se proportionner à sa créature, il ne peut être supporté de l'être créé, qui se sent englouti, accablé, ruiné par cette puissance infinie, et comme infiniment dominante, sur un être si petit et si soumis à sa puissance; mais cet accablement sera un jour converti en soulagement, et cette ruine sera la réparation de l'âme (1).

 

Amelote a raison ; bien que les éléments de cette doctrine aient été enseignés avant Bérulle, c'est bien là néanmoins un sublime nouveau. Avec François de Sales et les autres, nous pensions toucher aux limites du monde spirituel, et maintenant, apparet domus intus et atria longa patescunt. Pleins de awe, il nous semble qu'un voile tombe, et que le saint des saints s'ouvre à nos regards.

Je trouve, dans une thèse récente, la confirmation de ce qui vient d'être dit sur la pensée fondamentale de Bérulle. A la vérité, M. Gilson, que je vais citer, parle surtout de l'oratorien Gibieuf, mais Gibieuf, sur ce point du moins, reflète les sentiments de son maître. On sent

 

(1) Oeuvres, pp. 417, 1418

 

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chez lui, écrit M. Gilson, « comme chez le cardinal de Bérulle, un souci constant d'exalter Dieu, de le surélever, une sorte d'ardeur à le reculer aussi loin que possible dans l'infini. (Il y aurait d'expresses réserves à faire sur ces derniers mots, Bérulle revenant sans cesse aux «communications » que Dieu nous fait de lui-même). Gibieuf semble glacé par la tranquillité des exposés scolastiques et la calme précision de leurs analyses... Dieu est considéré comme étant la plénitude de toute réalité, et tout ce qu'on en peut dire, est qu'il nous apparaît comme une source infinie d'être, de vérité et de bonté, dans laquelle nos faibles esprits sont aveuglés, perdus, anéantis. C'est pourquoi Gibieuf élève son style à la hauteur de son enthousiasme. Les superlatifs et les majuscules ont dans son oeuvre la valeur d'une véritable méthode. Là où saint Thomas déclare tranquillement que in Deo est liberum arbitrium..., Gibieuf entonne un hymne à la divine liberté : liber est Deus, immo liberrimus, et si qui liberrimo liberius esse potest. Il n'a pas assez de mots, ni d'assez longs, ni d'assez élevés, pour célébrer la grandeur de Dieu... Ce qui anime la nouvelle théologie (entendez plutôt la spiritualité nouvelle), c'est le souci de faire sentir à l'homme, en même temps que son étroite dépendance par rapport à Dieu, toute la distance qui l'en sépare... Il faut rappeler à la créature, qu'entre le fini et l'infini, ou comme dit Gibieuf, le superinfini qu'est Dieu, il y a une irréductible différence de nature, et que cette différence doit demeurer présente à sa pensée, lorsqu'elle veut parler dignement de son créateur ».

 

(1) Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, 1913, pp. 196, 197. Dans celte thèse, d'ailleurs si remarquable, il tue semble que M. Gilson exagère l'influence qu'aurait eue Bérulle sur le développement de la pensée cartésienne. Il est certain que Bérulle a beaucoup encouragé le jeune Descartes, mais douteux qu'il l'ait Lien compris. Et quoi qu'il en soit de Gibieuf (néoplatonisant, si l'on veut, et malgré tout, foncièrement scolastique), je ne vois pas qu'on puisse comparer la métaphysique implicite de Bérulle, qui est toute chrétienne et mystique, à la métaphysique indépendante et rationaliste de Descartes. Cf. un témoignage important du P. Bourgoing (Oeuvres complètes de Bérulle, p. 83.)

 

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Une noble scène nous fait prendre comme sur le vif ce théocentrisme. Bérulle vient d'être chargé par Richelieu d'accompagner en Angleterre Henriette de France, mariée au prince de Galles. L'heure des adieux ayant sonné (2 juin 1625), il réunit ses frères dans la sacristie de l'Oratoire, et leur tient ce petit discours qui nous a été conservé par le P. Desmares — le Desmares de Saint-Roch et de Boileau :

 

Mes Pères, ni le temps ni le lieu ne nous permettent pas de vous entretenir beaucoup, et toutefois, nous ne devons pas partir sans vous dire un mot. On nous emploie à une oeuvre d'importance, et je ne pense pas que nous seulement, et ceux que nous menons... y doivent avoir part ; toute la congrégation y est intéressée, et il faut que chacun y participe. Nous devons tous aller en Angleterre par esprit, par soin, par charité ; et je ne vois point d'autre différence entre ceux qui y vont et ceux qui demeurent, sinon que ceux v vont, auront plus de travail extérieur, et sont obligés à plus de retenue et d'édification ; mais ceux qui demeurent doivent avoir autant de charité. Nous y sommes tous envoyés en un sens, car il y a double mission, l'une intérieure, et l'autre extérieure, et c'est de la mission intérieure de grâce et de piété et de charité que je dis que tous sont envoyés.

 

Cela est déjà très beau. Que l'on prenne garde à la densité de ce premier point, aux vives levons d'idéalisme qu'il renferme. Sans effort, on nous a déjà transportés au delà de l'espace, on nous a ouvert les profondeurs du inonde invisible, le seul qui mérite de nous occuper. « Je ne vois point de différence... il y a double mission... » Ce n'est là d'ailleurs qu'une prise d'élan. « Mission », lorsque l'on est habitué à la manière de Bérulle, on sent que ce mot est chargé de dogme, praegnans, gros de sublime.

 

Nous devons en tout temps adorer Dieu en lui-même, et en ses oeuvres, et surtout au plus grand de ses oeuvres, qui est l’Incarnation de son Fils; mais nous le devons faire particulièrement quand il nous emploie à quelque chose à son service.

 

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Action, contemplation, remarquez la liaison logique entre les cieux termes. Remarquez Je « donc » splendide qui va jaillir :

 

Il nous faut DONC présentement adorer Dieu, envoyant son Fils au monde, car cette mission est origine de sanctification pour toutes les autres missions, et, sans le grand mystère de l'Incarnation, par lequel le Père envoie son Fils, il n'y a rien qui puisse lui être agréable, tout étant de nous ou du diable; C'EST DE CETTE GRANDE MISSION QU'IL NOUS FAUT OCCUPER, ET NON POINT DE L'AUTRE ;

 

de l'autre, c'est-à-dire, du départ de la reine et de Bérulle, aventure chétive, anecdote vide de sens, si on ne la rattache pas à l'autre « mission ». J'emploie de pauvres capitales, mais il faudrait souligner ces mots avec des éclairs.

 

Il y a en elle beaucoup à vénérer, et comme cette mission, faite en la plénitude des temps, a néanmoins rapport à l'éternité, parce qu'elle a sa source dans la production et génération du Fils, lequel le Père a droit d'envoyer parce qu'il l'engendre, il nous faut aussi beaucoup honorer cette production du Fils, et souvent adorer Dieu engendrant son Fils de toute éternité, lequel par après il envoie dans le temps.

 

Du voyage de Bérulle à la « mission » de l'Homme-Dieu, de celle-ci à la génération éternelle du Verbe, en deux coups d'ailes, cet aigle nous enlève après lui jusqu'au plus haut des cieux. Redescendons maintenant :

 

Nous devons remercier Dieu de ce qu'il nous fait compagnons de ses anges en ce voyage, et il nous faut servir de cette pensée, pour nous porter et exciter nous-mêmes à être des anges en esprit, en conversation, en pureté, en charité, en diligence.

 

Pour finir, un dernier coup d'aile. Peut-être Bérulle a-t-il vu des larmes dans les yeux de quelques-uns do ceux qui l'écoutent, rudes géants, comme lui, tendres néanmoins

 

(1) Lorsque les deux frères, Eustache et Jean-Baptiste Gault, tous les deux oratoriens, tous les deux évêques de Marseille, vinrent apprendre la mort de Bérulle à la prieure du Carmel de Tours, «ils la surprirent tellement... qu'elle demeura quelque temps sans pouvoir parler : la douleur qu elle conçut tout d'un coup... lui avait comme lié tous les sens, ne lui laissant que l'usage et la liberté de ses larmes. Ou ne vit jamais une plus triste visite; les deux frères pleuraient d'un côté, et cette bonne Mère de l'autre; et s'ils se parlaient, ce n'était que par des mots entrecoupés de sanglots, et le plus souvent étouffés dans l'eau de leurs pleurs ». La vie de messire Jean-Baptiste Gault, évesque de Marseille, par F. Marchetty, Paris, 165o, pp. 79, 80.

 

 

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Je ne veux point qu'on s'entretienne humainement de cette mission, et que l'on se dise tant d'adieux. Domini est terra et plenitudo ejus. La terre est toute à Dieu, et elle n'est qu'un point au regard de Dieu, elle n'est rien devant la grandeur de Dieu, et elle ne nous peut séparer, si nous sommes liés à Dieu, qui la remplit toute par son immensité (1).

 

Or ils sont tous ainsi, Condren, Olier, Eudes, et jusqu'au moins mystique des écrivains de l'Oratoire, tous profondément, et comme naturellement théocentriques. De là vient chez eux le prestige particulier qu'ils exercent, leur grand air de religion. Si, comme l'autre, le monde spirituel pouvait avoir ses castes, je dirais volontiers que l'école française confère à tous ses membres des lettres de noblesse : académie, où l'on enseigne la politesse surnaturelle, comme disait le P. Amelote, où nulle « rusticité » n'est permise dans les rapports entre l'homme et Dieu.

 
B. — La dévotion au Verbe Incarné.

 

N'étant pas celle « des philosophes et des savants », cette religion a naturellement pour objet le Dieu un en trois personnes, mais elle s'adresse plus immédiatement, plus habituellement à la seconde de ces personnes divines, au Dieu fait homme, au Verbe Incarné. C'est qu'en effet, remarque à ce propos le premier des biographes de Bérulle, Germain Habert, « bien que la Sacrée Trinité soit le plus grand de tous les mystères que nous adorons, bien qu'elle soit le principe et la fin de tous, bien qu'ils ne

 

(1) Houssaye, III, pp. 12, 13.

 

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soient tous que pour l'honorer..., et enfin bien qu'une des qualités mêmes de Jésus-Christ soit d'être un de ses vassaux, de ses serviteurs et de ses adorateurs ; néanmoins j'ose dire que, pendant le temps de la vie présente, où nous cheminons par la foi, la principale application et la plus grande piété de la religion chrétienne, ne va pas à la Trinité, mais à l'Incarnation. C'est là l'esprit, c'est là la conduite de l'Église, qui, en cette dévotion, comme en toutes les autres, suit fidèlement l'esprit et la conduite même de Dieu. En effet, Dieu ne nous révèle en sa divine Parole la Trinité que par rapport à l'Incarnation, il ne nous découvre les trois personnes qu'autant qu'il est nécessaire pour nous faire bien connaître la seconde, et, pendant qu'il réserve la pleine manifestation de ce premier et plus grand mystère, pour la gloire et pour le ciel, vous diriez au contraire qu'il prend à tâche de nous dépeindre amplement, en cette même Parole, le Verbe Incarné? C'est à quoi s'étendent toutes les Écritures sacrées..., à nous donner une connaissance parfaite de ses divers états, offices et qualités ; c'est de quoi elles nous instruisent en toutes rencontres, et toutes les fois que le Père éternel nous y parle, on dirait qu'il nous le propose toujours, et nous dise, comme sur le Thabor, en nous le montrant : « Voilà mon Fils bien-aimé, écoutez-le et le regardez attentivement ». L'Église suit le même ordre de son côté (1)...

 

(1) La citation est un peu longue, mais elle intéressera plus d'un lecteur. Ces choses-là sont en effet extrêmement difficiles à dire, sinon impossibles. Et quoique la page de l'abbé de Cerisy ne satisfasse pas de tous points, elle m'a paru belle et relativement lumineuse. Voici les mêmes pensées traitées d'une autre façon : « C'est.., vers Jésus-Christ que s'oriente, depuis l’Incarnation, la vie religieuse de l'humanité. Cela se conçoit. Le Dieu du ciel nous domine de bien haut. La spiritualité de sa nature le dérobe aux prises de nos facultés sensibles, l'infinité de ses perfections déconcerte notre intelligence, et, quand nous pensons à lui, ce qui nous frappe le plus, c'est sa majesté qui nous éblouit, sa toute-puissance qui nous écrase, sa justice qui nous effraie... Le Dieu de la Crèche, du Calvaire, et de l'Autel est plus à notre poilée. u R. P. Lebrun. Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t. 1, Le Royaume de Jésus, Paris, 1905, p. 36.

 

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« Telle a été aussi la piété de ce parfait ecclésiastique (Bérulle)... Il avait comme (l'Église) une vénération extrême, et une piété toute singulière pour la Sainte Trinité, et il se retirait tous les ans, le jour de la fête, en quelque lieu solitaire, pour honorer, dans le silence et dans le repos, le repos et le silence des trois personnes sacrées dans le ciel. Tout le long de l'année, il les adorait souvent toutes trois en leurs distinctions et en leurs propriétés divines, et il avait à chacune d'elles une appartenance et une application intérieure, dont il s'était même formé des pratiques ordinaires ; mais quelque lumière, quelque piété qu'il eût pour la Sainte Trinité, regardée en elle-même, il faut avouer que dans les principales dévotions qu'il a eues pour elle, il l'a considérée comme ayant part et rapport à ce grand mystère d'amour et de miséricorde, où chacune des Personnes divines a contribué en l'Incarnation. C'est de cette sorte, et avec cette liaison,'qu'il regarde ce mystère dans cette pièce qui a pour titre : Elevation à la Sainte Trinité, et qui toutefois semble n'être faite que pour le Verbe qui a pris chair... Et l'on dirait que la Sainte Trinité était dans son coeur comme elle est sur nos autels, où elle est mise par le Sacrifice, mais avec l'Humanité, et par l'Humanité de Jésus-Christ, et en sorte qu'elle y vient pour accompagner le Verbe incarné qu'elle ne quitte point (1). »

Or, bien qu'elle paraisse commune à l'ensemble, et plus encore à l'élite des chrétiens, on a voulu faire de cette dévotion, ainsi définie, l'apanage spécial, la gloire singulière, originale, unique même, en quelque façon, du cardinal de Bérulle, appelé par Urbain VIII l'apôtre, c'est-à-dire, l'apôtre par excellence, du Verbe incarné. A-t-il mérité, comment a-t-il mérité un pareil honneur, tel est le beau problème que nous avons à résoudre. Nous écouterons d'abord les admirateurs de ce grand homme;

 

(1) Habert, op. cit., pp. 613-617.

 

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nous discuterons ensuite leurs témoignages, à la seule lumière des faits et des textes.

 

Le Fils de Dieu, écrit le P. Bourgoing, l'a envoyé devant sa face..., comme un nouveau saint Jean, pour montrer Jésus-Christ au doigt, pour le faire connaître au monde... Ç'a été, si j'ose ainsi parler, son apostolat et sa mission.

C'est l'ancienne et primitive dévotion, qui était en sa plus grande ferveur du temps des apôtres et des premiers chrétiens, lesquels ne pensaient qu'il Jésus et ne parlaient que de lui; et depuis encore plusieurs siècles... Mais il faut avouer que cette piété s'était depuis grandement refroidie, que les docteurs n'avaient pas la pratique si particulière d'enseigner Jésus-Christ, ni les chrétiens, le zèle de l'apprendre, et, qu'en ces derniers jours, par une spéciale miséricorde de Dieu, elle s'est aucunement renouvelée. On a entendu les prédicateurs prêcher plus souvent Jésus-Christ, pour le faire aimer et adorer en sa sainte humanité... (et pour le) former dans les âmes chrétiennes (1).

 

J'avoue que ces affirmations dont le P. Bourgoing réalise manifestement l'extrême gravité, surprennent d'abord. Encore une fois, nous verrons bientôt s'ils exagèrent. Laissons-les parler. Ce ne sont ni des étourdis ni des suspects.

 

Tout le monde confesse, écrit de son côté le P. Amelote, que l'on avait bien pensé à Dieu devant la congrégation de l'Oratoire, mais que c'est elle qui a renouvelé l'application !les esprits à Jésus-Christ. Je ne veux pas dire que cette dévotion essentielle lût effacée dans l'Eglise, ou qu'il n'y eût plus que cet Elie (Bérulle) qui gardât la fidélité à son Maître, Dieu se conserve toujours, parmi les plus épaisses ténèbres qui accablent le peuple d'Israël, sept mille hommes, c'est-à-dire, un nombre immense de serviteurs, qui ne tombent pas dans la négligence populaire. Il y avait des Madeleine et des saint Jean avant le Père de Bérulle, mais en vérité le gros du christianisme s'était refroidi dans l'ancienne et nécessaire dévotion envers Jésus-Christ (2),

 

(1) Oeuvres complètes de Bérulle, pp. 98, 99.

(2) Amelote, op. cit., II, pp. 88, 89. Un écrivain tout récent confirme, d'une manière assez imprévue, et d'ailleurs inacceptable, cette page d'Amclote. Racontant les origines de la dévotion au Sacré-Coeur, le R. P. Hilaire de Barenton, après avoir constaté que François de Sales, « s'il parle une fois ou deux de la plaie du côté... n’insiste pas sur la blessure du coeur », ajoute : « Nous croyons qu'il faut attribuer cette réserve au milieu protestant, où vécut le saint docteur, et qui était si hostile à la pieuse dévotion. Pour ne pas effaroucher davantage les brebis égarées, il taisait ce qui pouvait les froisser, et le gardait dans l'intime de son coeur. C'est cette même condescendance, croyons-nous, qui explique le peu de place que tient la sainte humanité de Notre-Seigneur dans la mystique du bon Docteur... La mystique de la Vie dévote et du Traité de l'amour de Dieu, par condescendance sans doute pour les erreurs de l'époque, protestantisme et humanisme, aime à mettre l'âme plus directement en relation avec Dieu. Certes... on sent partout l'intermédiaire du Christ et de la sainte humanité, mais il y est le plus souvent sous une forme si discrète et voilée, qu'il faut être attentif pour l'y découvrir. » R. P. Hilaire de Barenton, La Dévotion au Sacré-Coeur, Paris s. d. (1915), p. 214. Saint François de Sales, déiste ou chrétien honteux, et cachant son Christ, voilà une conception singulière. L'auteur oublie au moins trois choses : a) La « condescendance » qu’il prête au « bon docteur » serait criminelle. Non erubesco Evangelium. b) Elle serait maise. Les protestants, que François de Sales aurait voulu se concilier par là, ne reprochaient pas à l’Eglise de faire trop de place dans ses dévotions à la personne du Christ. Les humanistes n'étaient pas mou plus des infidèles, de beaucoup sen faut. Erasme, pour ne nommer que lui, avait une dévotion des plus tendres à la personne du Christ. c) Enfin l'auteur parait ignorer que la plupart des chapitres de l'Introduction furent d'abord de simples lettres intimes, adressées à une catholique fervente. Imagine-t-on François de Sales élaguant de ces lettres, pour les publier, tout ce qui regardait « la sainte humanité ? » La belle besogne qu'on lui petite! On sait de même que les plus beaux chapitres du Traité de l'amour de Dieu ont été écrits « pour » sainte Chantal, et les autres visitandines qui ressemblaient à la sainte. Reste pourtant que François de Sales insiste beaucoup moins que Bérulle sur la dévotion au Verbe incarné. Il n y a rien là qui permette à un écrivain catholique la moindre instruction contre ce « bon » et très grana docteur. La remarque du R. est néanmoins à retenir. Voici du reste, sur la même question, le sentiment d'un théologien érudit et prudent. « Saint François de Sales... n'a pas fait de la qualité de membre de Jésus-Christ que nous donne le baptême, la base de sa spiritualité ; mais il n'en avait pas moins à un haut degré, connue l'a dit justement Dom Mackey (Introduction au Traité de l'amour de Dieu, dans l'édition d'Annecy, p. CXI) ce que saint Paul appelle « le sens du Christ ». Seulement, tandis que le P de Bérulle et ses disciples contemplent surtout les grandeurs du Verbe incarné, saint François de Sales s'arrête de préférence à considérer son Coeur « si aimant et si amoureux de notre amour ». Le Coeur de Jésus occupe une grande place dans les ouvrages du Saint évêque ». P. Lebrun : Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t.I,  Le Royaume de Jésus, Paris, 19o5, p. 62. J'aurai des réserves à faire sur cette affirmation, quand nous en viendrons aux origines de la dévotion au Coeur de Jésus, moins étrangère à Bérulle (lue le R. P. Lebrun ne semble le croire. Mais ce qui est dit ici de la dévotion personnelle de François de Sales me parait tout à fait exact.

 

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Sans le comparer en termes exprès à ses devanciers, d'autres nous disent l'exceptionnelle ferveur de sa dévotion au Verbe incarné. Un de ses confidents les plus intimes écrit à l'abbé de Cerisy :

 

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Il était dans une si grande plénitude de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que son amour s'épandait comme un torrent sur toutes les parties de sa vie (la vie de Jésus), et que, pour me servir d'une pensée que je tiens de lui, que Jésus-Christ doit être notre plénitude, il avait dès ce monde, cet inestimable privilège qui nous est promis dans le ciel, oit Jésus-Christ doit être toutes choses en tous. Il ne voulait que Jésus-Christ, il ne goûtait que Jésus-Christ, il ne s'occupait, il ne s'entretenait que de Jésus-Christ... Sa langue ne parlait que de Jésus-Christ, sa plume ne traçait que Jésus-Christ, sa conduite ne tendait qu'à établir Jésus-Christ; et c'était à lui, qu'à l'exemple de saint Jean, il renvoyait tous les disciples que la Providence lui adressait. Il ne concevait le salut éternel que comme liaison avec Jésus-Christ, et si l'on eût pu faire une anatomie spirituelle de son coeur, au lieu du désir de se sauver, on y eût vu une forte passion d'appartenir parfaitement et inséparablement à Jésus... Pareillement vous y eussiez vu le désir de sauver les autres, mais sous cette même et divine vue de les lier étroitement et pour jamais à Jésus (1).

 

Ainsi la vénérable Madeleine de Saint-Joseph :

 

Il ne pouvait agir que pour (Notre-Seigneur), ni penser et parler que de lui et de ses mystères. II en était si plein, et si continuellement occupé, que cela serait incroyable à qui ne l'aurait point connu, et n'aurait point vu les actions grandes et saintes que... produisait... ce don si grand et si saint, que Jésus-Christ lui fit de soi-même (2).

 

La soeur Marie de Saint-Jérôme parle tout de même, mais avec une précision plus émouvante :

 

Il avait un très grand pouvoir d'imprimer Jésus-Christ dans les âmes, par ses paroles et même par ses lettres. Il avait un don particulier pour faire rendre les âmes à Dieu par Notre-Seigneur... Quelquefois même, en se ressouvenant seulement de lui, on sentait une liaison à Jésus-Christ..., en une manière qui ne se peut expliquer. J'ai reçu aide de lui par le seul souvenir diverses fois ;

 

(1) Habert, op. cit., pp. 622-624.

(2) Ib., p. 619.

 

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tout est remarquable dans cette naïve confidence;

 

et l'aide qu'il donnait faisait effet de liaison avec Jésus-Christ plus que de connaissance, bien qu'elle ne laissât pas de répandre eu l'âme quelque lumière de grâce.

 

« Une autre religieuse du même Ordre remarque que, comme il disait lui-même, qu'il y a des saints dont les âmes sont opérantes en autrui, la sienne avait ce don d'opérer et de produire en ceux qui l'approchaient une liaison amoureuse à la divine personne de Jésus-Christ, et que si la grâce de saint Jean était de préparer les voies à Jésus dans les âmes, la sienne était de l'y faire entrer, et de l'établir au milieu des coeurs. Elle ajoute même une chose, après laquelle il me semble qu'on ne peut rien ajouter : c'est que, dans une lumière qui lui fut un jour donnée de Dieu, elle vit l'amour de ce saint cardinal, si grand et si ardent envers Jésus-Christ, qu'il lui paraissait comme la marque qui le distinguait en l'ordre de la grâce d'avec les autres saints, et que la clarté qui rendait cette étoile différente des autres étoiles, ne lui venait que de l'éclat de cette sainte et divine flamme (1).»

L'on ne saurait en effet rien dire de plus. Et cependant, chose étonnante, nombre de graves auteurs, historiens ou théologiens, font de Bérulle un éloge tout pareil. Que l'on médite, par exemple, les réflexions que j'emprunte au savant éditeur des Oeuvres complètes du Bx Jean Eudes :

 

Depuis l'Incarnation, écrit-il, le centre d'attraction des âmes religieuses s'est, comme on l'a dit, déplacé, non pour s'éloigner de Dieu, mais pour nous permettre d'aller à lui par une route plus facile, et de le rencontrer dans la personne du Verbe incarné. Je ne sais si ces idées furent jamais mieux comprises qu'à l'Oratoire de France, dont le fondateur mérita d'être appelé par Urbain VIII « l'Apôtre du Verbe incarné ». On y professait une dévotion singulière pour Jésus-Christ, que l'on s'appliquait à considérer et à honorer en toutes choses. Disciple

 

(1) Habert, op. cit., pp. 620-622.

 

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fidèle du cardinal de Bérulle, le Bienheureux P. Eudes nous invite à concentrer sur la personne adorable du Sauveur tous les efforts de notre dévotion. Il veut qu'à l'exemple du Père céleste, nous mettions en Jésus « toutes nos complaisances », que nous en fassions « l'objet unique de nos pensées et de nos affections, la fin de toutes nos actions, notre centre, notre paradis, notre tout ». C'est à quoi il nous invite sans cesse dans le Royaume de Jésus. Car, comme il le dit lui-même, son livre « ne parle que de Jésus », et « ne tend qu'à l'établir dans les âmes ». Il veut « qu'on n'y voie que Jésus, qu'on n'y cherche que Jésus, qu'on n'y trouve que Jésus, et qu'on n'y apprenne qu'à aimer et à glorifier Jésus » (1).

 

A ces témoignages si catégoriques j'en aurais pu joindre beaucoup d'autres, qui ne le sont pas moins et que j'aurais demandés à Dom Guéranger, au P. Faber, à Mgr Gay, au R. P. Lhoumeau, supérieur général de la Compagnie de Marie, à M. le curé de Saint-Sulpice (2). Tous unanimement, ils font honneur à Bérulle d'une spiritualité, ou nouvelle ou renouvelée, laquelle aurait pour fondement une dévotion « singulière », autant dire, une dévotion originale au Verbe incarné. D'un autre côté, on ne peut se dissimuler que de telles affirmations étonnent à première vue, qu'elles risquent même de contrister, de scandaliser peut-être certains esprits, formés par d'autres méthodes. et qui ne permettent pas que l'on accuse leurs maîtres d'avoir ignoré le « Mystère de Jésus ». Il nous faut donc critiquer ces affirmations, les expliquer, les justifier par une étude plus détaillée et plus technique de la spiritualité bérullienne, telle que nous la présentent soit le cardinal de Bérulle lui-même, soit l'élite de ses disciples. Sauf une synthèse, facile du reste à construire, il n'y aura rien de moi dans les pages qu'on va lire, aussi puis-je

 

(1) Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t. 1. Le Royaume de Jésus, Paris, 1905, pp. 36, 37.

(2) Cf. R. P. Lhoumeau (pp. 85-1o6 de son livre sur La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L. M. Grignion de Montfort, Paris, 30 édit., 1913) ; M. Letourueau. Ecoles de spiritualité : l'école française du XVIIe  siècle. Toulouse, 1913.

 

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promettre aux vrais chrétiens qu'ils les trouveront divinement belles. Pour ceux qui n'auraient que la curiosité du christianisme, ou simplement, pour les profanes, ce Discours de la méthode spirituelle leur donnera les éléments d'une discipline philosophique, morale et littéraire qu'ils demanderaient vainement aux autres écoles. Le jeune Barrès fondait jadis son culte chu moi sur les Exercices de saint Ignace, le culte du non-moi que nous enseigne l'école française, et qui est une véritable initiation au lyrisme, ne paraîtra pas d'un moindre intérêt.

 

 
§ I. ET VERBUM CARO FACTUM EST. —

 

« Il faut donc remarquer, dit le P Bourgoing, que ce serviteur de Dieu...

regardait et adorait PRINCIPALEMENT LÀ PERSONNE DIVINE DE JÉSUS-CHRIST,... UNIE A NOTRE NATURE, C'EST-A-DIRE LUI-MÊME, CONSIDÉRÉ EN SON ÉTAT PERSONNEL, EN SON ÊTRE DIVINEMENT HUMAIN , non seulement comme Dieu, ni en tant qu'homme, ou en son humanité prise séparément, mais en tant qu'Homme-Dieu, en son état substantiel, qui comprend ses grandeurs et ses abaissements, sa filiation divine et humaine on la même personne, et les propriétés de l'une et l'autre nature, en la seule hypostase du Verbe-Dieu. » Je voudrais souligner ici tous les mots : il est impossible en effet de mieux fixer l'attitude spirituelle de Bérulle, et le principe fondamental d'où découlera tout le système. Les modernes, d'ailleurs, moins occupés de Bérulle lui-même que de tel ou tel de ses disciples, préfèrent donner pour devise à l'école française, le texte de saint Paul : c'est le Christ qui vit en moi, ou d'autres paroles analogues (1). Mais soit

 

(1) Ainsi le R. P. Lebeau, éditeur du 13. P. Eudes; le R. P. Lhoumeau, commentateur du B. Grignion de Montfortet ; M. le curé de Saint-Sulpice, disciple de M. Olier. Ces trois écrivains à qui je dois tant, me permettront de garder sur ce point et sur d'autres encore, s'il y a lieu, mon indépendance, ou plutôt, mes préjugés légitimes d'historien. Ils reconnaissent tous et la priorité et l'éminence de Bérulle, mais enfin ils ne l'étudient pas en lui-même et pour lui-même, ainsi que je dois le faire. Bérulle les intéresse dans la mesure où le P. Eudes, M. Olier, Grignion de Montfort s'inspirent de lui, le continuent et le complètent. Il me faut renverser cette perspective et demander aux trois grands disciples de m'éclairer sur leur maître. Quand nous viendrons aux disciples, nous tâcherons de discerner ce que chacun d'eux apporte d'original à l'exposition de la doctrine commune.

 

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que l'on considère l'activité intérieure de Bérulle, soit que l'on cherche le premier anneau de sa doctrine, il faut, je crois, remonter plus haut, c'est-à-dire, à cette réalisation intense et constante de la personne divine de Jésus. Chez ce grand homme, le point de vue théocentrique prédomine toujours. Il adore certes le Christ qui vit en lui, mais « principalement » le Christ « lui-même, considéré en son état personnel ». On aura bientôt montré que cela n'est pas commun, ni de peu de conséquence.

« Ce point est grand, continue le P. Bourgoing, important et très considérable, comme étant la base et le sujet de tous les autres mystères. Car nous célébrons la naissance de l'Homme-Dieu, sa manifestation au temple... et tous les autres mystères de sa vie... Ces mystères ont été passagers, et se sont écoulés quant à leur action et à leur substance ; mais l'auteur et le sujet de ces mystères, Jésus-Christ, qui en contient la grâce, la vie et l'esprit perpétuel, est permanent et demeure en l'éternité, comme dit l'Apôtre : Jesus Christus heri, et hodie, ipse et in sæcula... Il n'est pas toujours naissant ni toujours souffrant; mais il est toujours Jésus, toujours lui-même, toujours possédant les grandeurs éternelles, même comme subsistant en son humanité, quoiqu'il ne les ait pas par son humanité et toujours un Dieu anéanti en notre nature. C'était donc là son OBJET PRINCIPAL, c'était sa vie, et sa vie éternelle, de connaître, d'adorer et d'aimer Jésus en lui-même, en ses états et grandeurs ; c'était là toute sa plénitude, car Jésus AINSI CONSIDÉRÉ lui était toutes choses (1).  »

Nous étudierons plus loin les relations particulières que l'ascèse bérullienne vent établir entre le Verbe incarné et nous, mais ce qu'il faut bien comprendre d'abord, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, quand on médite

 

(1) Oeuvres, p. 98.

 

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Bérulle, c'est qu'il regarde toujours, et d'un seul regard, les deux natures du Christ, jointes ensemble « par un lien si cher, si étroit, si intime, comme est l'unité d'une même personne » ; « la vie divinement humaine et humainement

divine de l'Homme-Dieu (1) » .

 

Par cette unité si pénétrante, si puissante et si permanente, Dieu est homme vraiment, réellement et substantiellement ; et l'homme est Dieu personnellement, et Dieu et l'homme ne constituent qu'une même personne, laquelle est subsistante en deux natures si diverses, est vivante en des états si différents, et est posée en des conditions si éloignées l'une de l'autre. Et toutefois, ces natures, ces états, et ces conditions, qui ont tant de différence et d'inégalité, sont conjointes si divinement et si intimement, si inséparablement et si confusément, selon les définitions des saints conciles, que la foi reconnaît et adore son Dieu en deux natures si différentes, et que l'esprit humain et angélique se perd en l'unité et en la diversité de ce très haut mystère.

 

Thèse théologique, direz-vous, massive paraphrase du symbole de Nicée : oui, sans doute, mais aussi et plue encore, élévation, prière, extase. On va bientôt voir s'illuminer l'obscurité, et s'attendrir l'apparente sécheresse de ces lourdes répétitions :

 

Car le nom, la grandeur, la vertu, la dignité, la majesté de Dieu, en tant qu'elle est communicable à la créature, réside et repose en cette humanité. Dieu la joint à soi, la vivifie en soi, et la rend consubsistante avec sa divinité. Au moyen de quoi, quand elle est adorée, Dieu est adoré en elle, et quand elle parle, quand elle marche, Dieu est parlant et marchant: et ses pas doivent être baisés, et ses paroles écoutées, comme étant les pas et les paroles d'un Dieu. Et semblablement, quand cette humanité opère ou pâtit, Dieu est agissant et pâtissant en elle, et ses actions et passions sont divines, et, en cette qualité, ont un mérite infini...

Ainsi Dieu incompréhensible, se t'ait comprendre en cette humanité; Dieu ineffable, se fait ouïr en la voix de son Verbe incarné ; et Dieu invisible, se fait voir en la chair qu'il a unie

 

(1) Oeuvres, p. 938.

 

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avec la nature de l'éternité; et Dieu épouvantable en l'éclat de sa grandeur, se fait sentir en sa douceur, en sa bénignité et en son humanité... ô merveille ! ô grandeur ! (1)

 

De ce « divin composé », de ce « nouveau et inouï mélange », j'ose dire que tout l'intéresse, mieux encore, que tout le passionne, et non pas seulement les attributs de la Divinité, grandeur, puissance, et les autres dont, notre

néant se fait une certaine idée, mais encore les plus ineffables secrets de la vie divine, la naissance éternelle du Verbe, la procession du Saint-Esprit, mystères devant lesquels s'incline la foi de tous, mais enfin qui « occupent si peu » la piété commune (2).

 

(Le Verbe) s'appelle Orient dans les prophètes, car il est un soleil aussi bien que son Père ; et un soleil émané d'un soleil... Mais par cette émanation, il a cela de singulier, qu'étant un soleil comme son Père, il est un soleil Orient, ce que n'est pas son Père... Et nous le devons adorer comme un Orient par sa naissance première et divine..., mais comme un Orient éternel..., qui est toujours en son midi par la plénitude de sa lumière, et toujours en son Orient par la condition et perfection de sa naissance, laquelle contins toujours et ne finit jamais, comme elle ne commence jamais, et en laquelle il est tellement né, qu'il est toujours naissant en l'éternité... A raison de quoi, anciennement, les catéchumènes faisaient leur entrée en l'Eglise, au jour de leur baptême, par une cérémonie solennelle et remarquable, se tournant vers l'Orient, pour marque de leur hommage et adhérence à l'Orient éternel, qui est Jésus-Christ... Tellement que notre propre condition du christianisme... nous oblige de conserver l'honneur et la mémoire qui est due à cette naissance divine et éternelle de Jésus, source de notre renaissance en l'Eglise (3)...

 

« Je suis la fleur des champs » ; artistes et contemplatifs

 

(1)  Oeuvres, pp. 216-2,8.

(2) A une carmélite : « Adorez la vie suprême de la Divinité ; vie de connaissance et d'amour incréé, vie qui devrait occuper et ravir notre vie. Humiliez-vous d'avoir si peu d'application à cette vie divine qui.., vous occupe si peu ».  Oeuvres, pp. 1414, 1415.

(3)  Oeuvres, pp. 234, 334.

 

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appliquent d'ordinaire cette image à l'humanité de Jésus, Bérulle à sa nature divine :

 

Il s'appelle fleur et germe, c'est à savoir, fleur et germe de la divinité ; c'est le nom que la langue hébraïque lui donne dans Isaïe, qui lui est conservé en la riche et heureuse version de l'Eglise; c'est le terme dont saint Denis l'appelle en ses Noms divins, ce qui lui convient à bon droit... Car la fleur est le premier ornement que le soleil donne à la nature..., la fleur est ce que l'arbre, par sa vertu féconde, pousse et produit le premier, en l'aménité du printemps... Ainsi le Verbe est la première émanation de Dieu; il est celui que le sein du Père conçoit et produit le premier dans l'éternité. li est celui qui procède le premier de cette tige sacrée...

Je l'appelle fleur, germe et fruit tout ensemble, car ce qui est épars et divisé dans les choses créées, est réuni en Dieu. Et le Verbe est fruit, quant à la perfection et maturité de sa procession; il est fleur, quant à sa beauté, laquelle convient proprement à sa personne, et est attribuée au Verbe, non seulement par nos docteurs, mais par les platoniciens mêmes, nos imitateurs, qui ont aperçu les ombres de nos mystères dans leurs figures, et vu quelque chose de leur grandeur dans les énigmes de nos prophètes. Et il est fleur et germe, quant à sa puissance de produire une seconde personne de la divinité, d'autant que, comme de la fleur et du germe vient le fruit, ainsi du Fils vient le Saint-Esprit, qui est la seconde personne procédant dans l'éternité (1).

 

Que l'on ne croie pas néanmoins qu'absorbé par la contemplation du Verbe éternel, Bérulle néglige la vie humaine du Verbe incarné (2).

 

Nous avons un enfant Dieu, un Dieu mortel, souffrant, tremblotant, pleurant dans une crèche; un Dieu vivant et marchant sur la terre, en Egypte, en Judée... ; un Dieu souffrant et mourant en la croix.., Car celui étui a pris notre nature, par

 

(1) Oeuvres, pp. 234, 235.

(2) Bérulle dit lui-même dans son Elévation à Jésus, et après avoir rappelé le mystère des processions divines: «Ces grandeurs éblouissent nos esprits, nous ne pouvons les contempler en l'obscurité de la terre ; il faut les adorer, et non les regarder, et il faut voiler nos faces en la vue de ce divin objet » . Oeuvres, p. 5o9.

 

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le mystère de l'Incarnation, a voulu prendre tous ces états et conditions de notre nature, et les honorer de la subsistance divine... Tous ces états et mystères sont déifiés et, partant, ont une dignité divine, une puissance suprême, une opération sainte... Et le conseil de Dieu est que ces états soient honorés, soient appropriés, soient appliqués à nos âmes (1).

 

C'est là un point très important, et que n'ont assez remarqué ni les adversaires, ni même certains des fidèles de Bérulle. Trop souvent on se représente l'auteur du Discours de l'état et des grandeurs de Jésus, comme tout paulinien, entendez comme plus occupé du « Christ céleste » qu'il ne serait curieux « de la vie terrestre de Jésus » (2).

Rien ne me paraît moins exact. Pour sa dévotion même au Verbe incarné, Bérulle se conforme étroitement aux leçons et à l'exemple de saint Jean, lequel, nous disent les critiques, fait briller « d'une irrésistible clarté l'union dans la personne de Jésus, des traits de vie terrestre que les synoptiques avaient surtout décrits, et du  mystère de sa préexistence et de sa gloire, qui avait spécialement attiré saint Paul (3 ) » . Il y a mieux encore. Ce Bérulle qu'on nous

 

(1) oeuvres, p. 94o.

(2) Ainsi la dévotion de saint Paul au Verbe incarné se trouve-t-elle définie dans Christus, manuel d'histoire des Religions, Paris, 1916, p. 1010.

(3) Christus, pp. 1016, 1017. Je m'explique aisément du reste, que plusieurs aient fait de saint Paul le maître par excellence de Bérulle. Ainsi le R. P. Lebrun, op. cit., pp. 9, 10. C'est que pour eux tout le bérullisme se ramène à la doctrine du Christ notre vie, doctrine qui certes n'est pas exclusivement paulinienne, mais que saint Paul a développée plus longuement que saint Jean. Or j'ai déjà dit, que, pour moi, ce n'était pas là tout le bérullisme, quoi qu'il en soit de la spiritualité du P. Eudes, dont Le P. Lebrun s'occupe plus directement, et sur laquelle nous aurons à nous étendre plus tard. Voici à ce sujet quelques indications intéressantes. Bérulle n'explique dans ses Oeuvres qu'un très petit nombre de textes de saint Marc. Saint Luc n’est pas beaucoup plus commenté (sauf l'évangile de l'enfance). Saint Jean paraît deux fois plus souvent que saint Mathieu, et saint Paul deux fois plus souvent que saint Jean. Je m'en rapporte aux tables de la grande édition. Mais il n'y a rien à conclure de là contre la thèse que nous soutenons : a) parce que les textes doctrinaux (saint Jean, saint Paul) demandent plus d'explication que les antres ; b) parce que, de la Vie de Jésus que Bérulle avait commencée, il ne nous reste que les premiers chapitres. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas qu'on puisse mettre en doute le caractère essentiellement johannique de la dévotion bérullienne au Verbe incarné.

 

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a fait si métaphysicien, si compliqué, si abstrait, ce Bérulle, dis-je, contemple l'humanité du Verbe, « l'usage humain et l'usage divin », que le Fils de Dieu a fait de son humanité (1), avec la curiosité naïve et tendre d'un saint François, ou d'un saint Bonaventure. Le sujet de la naissance humaine de Jésus, écrit-il par exemple, est commun à tous... Il est très haut, mais il s'abaisse à tous... il est domestique à tous... Soyons donc attentifs à cet objet, et le rendons familier à nos sens et à notre esprit. Nous ne serons jamais appliqués à chose plus grande ni plus utile, plus haute, ni plus profonde et sublime, plus familière ni plus délicieuse. Et voyons que le Fils de Dieu, par le vouloir du Père, vient au monde pour le salut du monde. En ce grand et heureux voyage,... qui ne serait attentif même aux moindres circonstances? Qui tiendra rien de petit, où tout est si grand, et où chaque chose, pour petite qu'elle soit, touche de si près à la Divinité même? Qui n'observera volontiers les pas de celui qui arrive, et qui est attendu par tant de siècles? Quel sera ce lieu heureux où il fera ses premiers séjours?... C'étaient les désirs de celle qui, aux Cantiques, s'enquiert si soigneusement de l'arrivée, du séjour et des moments de son bien-aimé. Indica mihi… Elle le cherchait, elle l'attendait, en la splendeur du midi, et il voulait venir à l'aube et à l'aurore du matin (2).

 

Ou encore :

 

Contemplons, et ses grandeurs et ses abaissements ; adorons, et ses abaissements et ses grandeurs : car l'un et l'autre est divin, car l'un et l'autre est nôtre. Exerçons notre foi sur l'un, et nos sens sur l'autre ; mais exerçons nos sens, par la conduite de la foi... Voyons l'état et le progrès de cet enfantement, allons en Bethléem, allons en l'étable. Voyons Jésus enfant, voyons Marie sa mère, et Joseph, assistant et servant la Mère et l'Enfant. Voyons et l'étable, et le boeuf, et l'âne (3).

 

L'école rivale, je ne dis pas ennemie, oppose volontiers à ce théologien éperdu, les méthodes plus pratiques, plus

 

(1) Oeuvres, p. 919.

(2) Ib., pp. 990, 991.

(3) Ib., p. 986.

 

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humaines, plus populaires de saint Ignace. Mais ces méthodes, celles du moins, que la tradition franciscaine a léguées à l'auteur des Exercices spirituels, le bérullisme les accepte, les exige en quelque façon ; au besoin, il les aurait inventées. Peu de jésuites, à ma connaissance, ont mis en pratique la « composition du lieu », avec autant de ferveur, autant de bonheur, que le fondateur de l'Oratoire :

 

Il y a trois demeures principales dans lesquelles nous... devons chercher (le Verbe)... La première est dans le sein du Père. Oh ! quelle demeure ! Oh ! quel séjour ! La deuxième est en l'humanité en laquelle il a voulu habiter ; la troisième est le coeur et le sein de la Vierge. Voilà trois demeures très grandes, très dignes, mais elles sont toutes intérieures, toutes spirituelles, toutes divines. Il y en a d'autres plus sensibles (Bethléem, Nazareth, le Calvaire)... Mais, en ce temps, nous le devons chercher en Bethléem, sa demeure plus auguste, et où il est né. Nous ne devons plus demeurer en nous-mêmes, ni en nos chambres ; nous devons nous loger en Jésus-Christ, et demeurer avec lui tout ce temps de l'enfance, en Bethléem... C'est le lieu qu'il a voulu choisir pour sa première manifestation au monde, et par où il prend possession de la terre (1).

 

Ainsi de la ville trois fois sainte :

 

De tous les lieux, le plus important à Jésus vivant, et à nous en Jésus, c'est Jérusalem... C'est ce lieu que Jésus visite le premier en la terre, et qu'il va dédier lui-même et consacrer par sa présence. Cet enfant porté entre les bras de sa très sainte Mère, prenant son repas en son sein, demeurant en son sacré silence, ouvre ses veux et son esprit, en approchant de cette ville, et regarde les lieux où doivent un jour s'accomplir ses mystères : ce temple où il va s'offrir, ce Calvaire... ce mont d'Olivet... Vous voyez cette porte, ô divin Enfant, par laquelle vous entrez maintenant, en la compagnie de Joseph et de Marie, et vous la regardez comme la porte par où vous sortirez, pour aller au Calvaire, en compagnie des larrons (2).

 

(1) Oeuvres, pp. 1o16, 1017.

(2) Ib., p. 1024 ; cf. p. 1113, sur la maison de Béthanie « O villes, ô maisons, ô habitations saintes !... »

 

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Il y a là, comme on le voit, tout l'esprit du prélude ignatien, et quelque chose de plus. Chez Bérulle, la composition de lieu fait corps avec la méditation elle-même; elle est déjà élévation, prière; en même temps qu'elle fixe l'imagination, elle nourrit l'intelligence, et surtout le coeur. L'un et l'autre maître veulent qu'on se représente, qu'on voie en quelque façon, dit saint Ignace, le cadre de la scène contemplée; Bérulle veut encore que ce cadre nous émeuve. Exposant « l'état de Jésus dans le monde, et dans la loi, avant qu'il vienne au monde »,

 

dans Abraham, écrit-il, et dans le peuple juif descendant de lui, et même dans la terre que ce peuple habite, nous n'avons à y voir que le Messie... Cette terre promise est son séjour et son premier empire. En cette pensée, jetons une oeillade d'amour et de respect sur cette terre, car c'est la terre de Jésus, c'est la terre où il doit vivre et mourir.

Et du ciel même, écrit-il ailleurs, nous regarderons cette terre, puisque le fils de Dieu l'a regardée du ciel, et l'a choisie pour sa demeure. C'est honorer Jésus d'honorer cette terre (1).

 

 

C'est l'honorer à plus forte raison, que de recueillir avidement tous les gestes, toutes les paroles, en un mot toute l'histoire humaine du Verbe incarné. Sur ce point, Bérulle ne le cède ni à l'auteur, quel qu'il soit, des Méditations sur la vie de Jésus-Christ, attribuées à saint Bonaventure, ni à l'auteur des Exercices spirituels. Au seul mystère de l'Annonciation, et aux premières minutes qui suivirent l'Incarnation, il ne consacre pas moins de trente chapitres dans la Vie de Jésus qu'il n'eut malheureusement pas le loisir d'achever; à l'histoire de Jésus et de Madeleine, un volume entier, sublime et charmant. « Il y a plaisir », disait-il, de voir l'Évangile décrire les choses « par le menu » N'attendez pas de lui néanmoins cette

 

(1) Oeuvres, pp. 424; cf. p. 1117.

(2) C'est au sujet du chapitre XX de saint Jean: « Il y a plaisir de voir le bien-aimé disciple décrire ces choses par le menu. Ne les négligeons pas, puisqu'il ne les a pas négligées lui-même, ou, pour mieux dire, pensons-y volontiers, puisque le Saint-Esprit a daigné les écrire et publier à l'univers ». Oeuvres, p. 562.

 

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simplicité du moyen âge, que certains archaïsants voudraient identifier avec la tendresse chrétienne. Bérulle voit toujours grand, noble, et si l'on peut dire, divin ; également réfractaire aux curiosités puériles, et aux mièvreries romanesques de la sentimentalité dévote. Comparez par exemple aux extravagances où s'appliquait parfois le bon P. Binet, contemporain de Bérulle, cette admirable page sur la « pureté et sublimité de sainte Madeleine ».

 

Les délices de Madeleine, en la présence de Jésus, ne sont en rien semblables aux sentiments humains, qui naissent de la présence des choses bien-aimées. Jésus est un objet tout divin, tout céleste, et sa présence ne produit dans les coeurs due des effets divins, dignes de sa sainteté, dignes de sa qualité toute spirituelle et céleste. Comme ces délices ont un objet céleste, aussi leur impression est céleste, et suppose un coeur pur, un coeur saint, pour les recevoir et porter ; et il faut que ce soit une main céleste, qui forme ces impressions délicieuses et saintes dans les coeurs. La nature est incapable, et de les recevoir et de les produire. Ne concevons rien de bas, humain et terrestre en la pensée des délices de cette âme, en la présence de Jésus... C'est une impression toute sainte eu un coeur saint, toute céleste en une âme céleste, toute divine en un esprit divin. Ce coeur n'a plus rien de la terre que sa demeure, tant il est purifié dans ses flammes, insensible à soi-même et à tout (1).

 

L'auteur d'une autre Vie de sainte Madeleine, beaucoup plus fameuse que celle de  Bérulle, a-t-il constamment suivi cette saine et chaste doctrine, c'est ce que nous étudierons plus tard, quand nous en serons venus au romantisme catholique, et au Père Lacordaire.

 

(1) Oeuvres, 1110. Ainsi pour le mystère de l'Incarnation : « J'ai peine ici de voir qu'il y en ait qui parlent et pensent si bassement d'un sujet si digne, eu une oeuvre si proche de Dieu et si supérieure à la nature. Ils ne regardent presque que la nature, comme esprits bas et bien différents de cet ange (de l'Annonciation lequel ne parle que de moyens divins, de la vertu du Très-haut » Oeuvres, p. 471. On voudrait savoir exactement à qui s'en prend ici le P. de Bérulle.

 

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Le Verbe éternel est lumière, dit encore Bérulle, non seulement en son essence, mais encore en la propriété de sa personne.

 

C'est toujours le même principe ; l’école française ne le perd jamais de vue.

 

Il naît de son Père comme lumière, et il veut encore naître au monde avec lumière, comme Dieu de lumière. Or la lumière s'abaisse du plus haut des cieux jusqu'au plus bas de la terre, mais sans s'avilir ; elle pénètre tout, mais sans s'infecter ; elle s'unit à tout et s'incorpore à tout, mais sans se mêler ; la pureté, la simplicité, la netteté et la dignité de son être étant telles que dans ces conditions corporelles elle a les conditions spirituelles, et ne reçoit aucun intérêt et variété en soi-même, par la variété des choses où elle est unie... Ainsi le Verbe, dans les conditions de notre enfance, retient ses grandeurs et ses perfections... En s'abaissant, sans s'avilir, il nous élève ; en s'unissant, il nous purifie ; en s'incorporant, il nous déifie (1).

 

On entend bien, du reste, que ce ne sont pas là des vues nouvelles. Ce qui est vraiment nouveau, c'est que Bérulle les ait eues constamment présentes, et qu'il ait fondé toute sa doctrine spirituelle sur ces divines prémisses.

 
§ 2. LE PARFAIT ADORATEUR. —

 

Nos maîtres de l'école française, écrit M. le curé de Saint-Sulpice, « concentrent leur attention sur le Verbe incarné et tous ses mystères...  En ce point nos auteurs se rencontrent avec beaucoup d'écrivains franciscains et jésuites, qui ont longuement médité la vie de Jésus-Christ (2) » . Il serait en effet plus que ridicule d'attribuer aux oratoriens et à leurs disciples le monopole de la dévotion au Verbe incarné. Mais cette dévotion, on peut la comprendre et la pratiquer de bien des manières. Saint Ignace, par exemple, et pour ne prendre

 

(1) Oeuvres, pp. 994, 995, cf., entre mille textes analogues, pp. 258, 353, 368.

(2) G. Letourneau, Ecoles de spiritualité; l'école française au XVIIe siècle, p. 7.

 

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que lui, génie guerrier et pratique, voit presque toujours le Christ en fonction de l'homme, si l'on peut aussi bassement parler : je veux dire, qu'il se le représente surtout comme le Roi du inonde surnaturel, et comme le modèle achevé de notre vie morale. Il nous enrôle au service de ce Roi, il nous presse de nous façonner à son image, il établit entre nous et lui des relations de soldat à général, de serviteur à maître, d'ami à ami. Le retraitant qui suit les Exercices ne se perd jamais de vue. De tout ce que je contemple, se dit-il, « je chercherai à retirer quelque profit par les retours différents que j'en prendrai occasion de faire sur moi-même ». Ou encore : « Je m'appliquerai à moi-même toutes les réflexions que j'aurai faites sur ces différents objets ». Si je médite sur le mystère de l'Incarnation, je demanderai la grâce « de connaître comment le Fils de Dieu s'est fait homme pour moi » ; puis, « je considérerai en détail les hommes qui habitent notre univers, au moment oit s'est accompli ce grand mystère. Toutes les différences qui se rencontrent entre ces hommes m'occuperont quelque temps : je les verrai, tous ou presque, vivre en aveugles, mourir en stupides, et se précipiter dans l'enfer. Je contemplerai les trois personnes divines, regardant cette innombrable multitude, conférant sur la rédemption de l'homme, et décidant que le Verbe se fera homme pour sauver le genre humain ». « Toutes ces considérations, j'aurai soin surtout de les rapporter à mon profit spirituel », et je demanderai les grâces qui peuvent « contribuer à me faire imiter plus parfaitement Jésus-Christ, mon Seigneur (1).»

Pour Bérulle, le Verbe incarné est bien sans doute et roi et modèle, il est plus encore, ainsi que nous le verrons, et il nous touche de plus près, mais il est d'abord et surtout le parfait « religieux », l'adorateur par excellence, la religion même, la prière vivante de l'humanité. En lui et par

 

(1) Exercices, première méditation de la seconde semaine.

 

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lui, notre monde, dont il est le chef, rend à Dieu le culte que seul un Homme-Dieu peut lui rendre. En un mot, et si j'ose reprendre l'expression qui nous a servi tantôt, Bérulle considère surtout le Christ en fonction de Dieu :

 

Il est ici tout à nous, tout à nos usages. (Mais) il n'est point pour aucun usage profane, ni même sensible et humain : il n'est que pour usage saint et religieux, et pour exercice de religion. Et il est l'objet et le moyen suprême de la religion, par lequel la religion chrétienne sert à son Dieu (1).

 

Il est « le grand sacrement de piété, et le sacrement primitif de la religion chrétienne » (2).

 

Le Fils de Dieu se donne à l'homme par voie de religion, établissant en soi-même le corps et l'état d'une religion nouvelle... ; et, au lieu qu'auparavant, la religion subsistait dans les actions de l'homme vers Dieu, et tout le commerce entre Dieu et l'homme, par la voie de la religion, se faisait par le moyen de quelques accidents émanés de Dieu vers l'homme et de l'homme vers Dieu ; maintenant ce commerce consiste en un fond et en une substance divine... (Cette religion) a cette excellence, qu'elle a Dieu pour objet, et Dieu aussi pour moyen, par lequel elle tend à cet objet. C'est Dieu qu'elle adore, et c'est par un Dieu incarné, et par un Dieu mourant qu'elle adore le Dieu vivant et éternel... Ce qui passe toute excellence, est de servir son Dieu par Dieu même, ce qui est tellement propre à la religion chrétienne, qu'il ne convient qu'à elle (3).

 

Ainsi, lorsqu'un disciple de Bérulle méditera sur le mystère de l'Incarnation, négligeant d'abord, oubliant en quelque, manière, sa chétive personne propre, et son « profit spirituel », et jusqu'au bienfait de la Rédemption,

 

Vous êtes, dira-t-il, au Verbe incarné, ce serviteur choisi, qui seul servez à Dieu comme il est digne d'être servi, c'est-à-dire, d'un service infini ; et seul l'adorez d'une adoration infinie, comme il est infiniment digne d'être servi et adoré.

 

(1) Oeuvres, p. 1058.

(2) Le mot est du P. Bourgoing, Oeuvres de Bérulle, p. 98.

(3) Oeuvres, pp. 1058, 1059.

 

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Car, avant vous, cette Majesté suprême ne pouvait être servie et adorée, ni des hommes, ni des anges. de cette sorte de service par lequel elle est aimée et adorée, selon l'infinité de sa grandeur, selon la divinité de son essence, et selon la majesté de ses personnes. De toute éternité il y avait bien un Dieu infiniment adorable ; mais il n’avait pas encore un Adorateur infini ; il y avait bien un Dieu, digne d'être infiniment aimé et servi, mais il n'y avait aucun homme, ni serviteur infini, propre à rendre un service et un amour infini. Vous êtes maintenant, ô Jésus, cet Adorateur, cet homme, ce serviteur infini, en qualité, en dignité, en puissance, pour satisfaire pleinement à ce devoir, et pour rendre ce divin hommage. Vous êtes cet homme, aimant, adorant et servant la Majesté suprême, comme elle est digne d'être aimée, servie et honorée... O grandeur de Jésus, même en son état d'abaissement et de servitude, d'être seul digne de rendre un parfait hommage à la Divinité ! O grandeur du mystère de l'Incarnation, d'établir un état et une dignité infinie, dedans l'être créé! O divin usage de ce divin mystère, et de cet humble état de servitude, puisque, par son moyen, nous avons désormais un Dieu servi et adoré, sans aucune sorte de défectuosité en cette adoration, et un Dieu adorant, sans intérêt de sa divinité!

 

« Et par ainsi, conclut Bérulle, tout est divin, tout est infini, tout est adorable en l'objet, en l'état et en l'usage de ce très haut et très divin mystère (1). »

 
§ 3. LES « ÉTATS » ET L' « INTERIEUR » DU VERBE INCARNÉ. —

 

De tous nos spirituels, Bérulle est peut-être celui qui a le plus enrichi la langue de la dévotion. Il a un lexique très particulier, très intéressant, très révélateur. Non pas qu'il ait forgé beaucoup de néologismes ; le français et le latin, c'était alors même chose, lui suffisaient. Mais il a dématérialisé, délaïcisé, spiritualisé, idéalisé nombre de mots, que ses disciples ont employés à leur tour, dans le sens que leur avait donné Bérulle, et dont la plupart ont fini par s'imposer à l'ensemble des écrivains religieux. Ainsi, «élévation », devenu synonyme de prière,

 

(1) Oeuvres, pp. , 183, 184.

 

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est, je crois, de lui. Il l’aura du moins consacré chez nous. Je dirais encore, sans crainte d'exagérer, que la langue de Bossuet est foncièrement oratorienne, comme celle des jésuites Saint-Jure et Guilloré, comme le sera plus tard celle de Mg Gay. Nous aurons bientôt à étudier quelques-uns de ces mots nouveaux, adhérence, application et autres, quand nous en viendrons aux attitudes que les principes bérulliens commandent, mais la logique du système veut que nous commencions par ce mot d'état, qui, soit au singulier, soit au pluriel, se rencontre presque à chaque page dans les livres oratoriens (1).

 

Il y a en Jésus-Christ, états et actions, l'un et l'autre dignes d'un honneur singulier, et de toute l'attention et affection de nos coeurs. Mais ses états sont particulièrement à peser, tant parce qu'ils contiennent plusieurs mouvements et actions, qu'à cause que, par eux-mêmes, et en cette qualité d'états de Jésus, ils rendent un hommage infini à Dieu, et sont d'une très grande utilité aux hommes (2).

 

Saint Ignace nous fait surtout contempler les « actions » de Jésus, Bérulle, ses « états » ; celui-là, Jésus obéissant, à telle heure, de telle façon, à sa Mère ; celui-ci, Jésus « tout tourné vers Marie » (3); le premier, ce qui passe, le second, ce qui se prolonge, ce qui demeure, ce qui enfin, puisqu'il s'agit d'une personne divine, a un caractère d'éternité : Sub specie aeternitatis.

 

(1) Je parle ici bien entendu à vue de pays, espérant que ces quelques ligues, donneront à de plus érudits que moi, l'idée de préparer un lexique du français religieux et dévot. Comparer, par exemple, le lexique spirituel de Bossuet à celui de Bourdaloue; celui de François de Sales à celui de Fénelon. Pour le parallèle qui présentement nous occupe, je serais porté à croire que le français doit beaucoup moins aux Exercices de saint Ignace qu'aux écrits de Bérulle. Je trouve, chez les jésuites, peu de mots caractéristiques, peu de mots d'école. Saint. Ignace a bien voulu donner un nouveau sens à humilité, mais il n'a pas réussi (cf. 2° semaine : Trois degrés d'humilité). Ces remarques, si elles étaient confirmées par une étude sérieuse, n'enlèveraient naturellement rien à la gloire, mais elles nous aideraient à définir le génie de saint Ignace.

(2) Oeuvres, p. 1062.

(3) Ib., p. 1019.

 

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Chaque mystère du Fils de Dieu a quelque chose de propre et de particulier, non seulement en son effet, mais aussi en son état... Comme sa croix est proprement un mystère de souffrance et d'expiation, aussi sa naissance est proprement un mystère d'offrande et d'adoration. Mystère auquel nous voyons que le Père éternel acquiert, tout ensemble, un adorateur nouveau, et une hostie nouvelle; car Jésus, le parfait, le suprême, le divin adorateur, est naissant en ce mystère (1).

 

Il ne dit pas, Jésus naît, Jésus vient au monde : il préfère fixer, éterniser les bienheureuses minutes de cette naissance.

 

Le fond de ce mystère (l'état) porte la naissance d'un Dieu, d'un Roi et d'un sauveur... ; naissance seconde, humaine et temporelle, adorant la naissance première, divine et éternelle de celui qui est né, lequel est toujours né, et toujours naissant dans son éternité (2).

 

Et sans doute, le Fils de Dieu fait aussi des actes d'adoration ; lorsqu'il monte sur la montagne, pour y prier seul, ou lorsqu'il récite le Pater Noster. En cela nous lui ressemblons, mais il

 

est seul adorant par son état les personnes et les émanations divines, que les anges adoraient bien au ciel, par les actions de leur entendement et volonté, mais non pas de cette sorte d'adoration dont nous parlons, qui est bien différente. Car nous parlons d'une adoration, qui est par état et non par action ; d'une adoration, qui n'est pas simplement émanante des facultés de l'esprit et dépendante de ses pensées, mais qui est solide, permanente et indépendante des puissances et des actions, et qui est vivement imprimée dans le fond de l'être créé, et dans la condition de son état. Et ainsi nous disons qu'avant cette

 

(1) Oeuvres, p. 360.

(2) Ib., p. 992. Ainsi, p. 945, la nativité temporelle de Jésus « adore par état sa nativité ou génération éternelle. » Cf. à ce sujet quelques lignes remarquables de M. E. Mâle : « Le sculpteur allemand n'a jamais compris ce que le sculpteur français e toujours senti d'instinct, c'est que, dans le monde enchanté de l'art, un personnage ne nous intéresse pas par son action, mais par le fond même de son être. « Nous ne nous intéressons pas, a dit Ruskin, à ce qu'il fait, mais à ce qu'il est. » E. Mâle, L'art allemand et l'art français du moyen âge, Paris, 1917, pp. 195, 196.

 

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naissance nouvelle (à Bethléem), il n'y avait rien qui fût par soi-même et par sa condition, ou naturelle, ou personnelle, adorant et rendant hommage à ces divins objets, et qui portât en son origine, en son être et en son état, la relation, la marque et l'impression de chose si grande et si haute (1).

 

La vertu de religion nous « réfère » tous à Dieu, Jésus toutefois se « réfère à son père »,

 

non simplement par affection et désir..., mais par la condition et l'état de sa personne divine, qui n'est pas seulement relative, mais la relation même ; relation éternelle et nécessaire, relation immuable et invariable, subsistante et personnelle (2).

 

De là vient la dévotion particulière de Bérulle aux commencements de Jésus, si l'on peut ainsi parler, et surtout au mystère même de l'Incarnation. Son

 

royaume commence en ce mystère, qui porte l'état, et l'état éternel du Fils de Dieu fait homme... C'est l'état, l'oeuvre et le mystère ois Dieu règne, et par lequel il règne en ses créatures (3).

 

De là vient sa dévotion au mois de mars, le mois des commencements :

 

Une des paroles de Dieu à son peuple, le retirant d'Egypte, est celle-ci : Mensis iste vobis erit principium mensium... De toutes les observances judaïques, je n'en voudrais transplanter dans le christianisme que celle-ci. Nous n'avons pas pouvoir de réformer le calendrier, et de rendre ce mois le premier en nos éphémérides, mais nous avons pouvoir de régler notre piété, et de le rendre le plus remarquable en nos dévotions... C'est en ce mois que le Fils de Dieu a commencé à vivre d'une vie nouvelle..., voyagère et glorieuse tout ensemble... Miracle propre à Jésus, et miracle commencé en ce mois mystérieux, et continué toute sa vie. C'est en ce mois auquel, commençant à

 

(1) Oeuvres, p. 363. Cela n'empêche pas du reste que l'acte angélique ne soit très différent de l'acte humain.

(2) Ib., p. 1071.

(3) Ib., p.  990.

 

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vivre, il commence à mourir... Il y a encore en ce mois à honorer le commencement de la vie intérieure et spirituelle de Jésus, voyant, adorant, aimant Dieu son Père... Et nous y pouvons ajouter la vie qu'il a commencé à imprimer dans la Vierge, à laquelle il était vie, et laquelle a porté en son coeur la première impression de la vie de Jésus (1).

 

De là viennent ces prétendues abstractions, tant et si injustement reprochées à Bérulle. Un « état », étant plus « solide » qu'une action, est, par là-même, beaucoup plais concret. Ainsi le Verbe est né à Bethléem, « afin qu'il y eût une enfance divine... une enfance déifiée, qui honorât Dieu, et d'un honneur suprême (2). » Vous n'êtes pas, lira-t-il au Verbe incarné,

 

vous n'êtes pas seulement le vivant, mais vous êtes la vie vous êtes la voie..., la vérité..., la lumière, et aussi vous êtes l’hostie et l'oblation même (3).

 

Toujours pour la même raison, et parfois au mépris de la grammaire, il multipliera et déclinera les participes. Il parlera de la « naissance adorante » de Jésus (4). Il ne sait comment exorciser l'idée de l'éphémère, comment nous faire saisir, sous les actes qui s'évanouissent à peine posés, les états qui ne passent pas, ou du moins qui durent (5).

 

Il y a diverses sortes de vies, qui conviennent à la Vierge, au regard de son Fils. La première, est une vie influente en la

 

(1) Oeuvres, pp. 947, 948. Ainsi pour la fête de la Présentation de Jésus au Temple : « Cette fête est la première cérémonie et la dédicace de cette oblation que vous faites de vous-même à Dieu le Père, que vous avez commencée au jour de votre Incarnation, que vous avez continuée au ventre de la Vierge, comme au premier temple de votre gloire. Vous faites incessamment cette oblation de vous-même, mais nous ne sommes pas capables, en cette terre mortelle, de la remémorer incessamment. Ces jours, ces mystères, ces circonstances qui se trouvent en certain temps, sont des marques temporelles de votre oblation perpétuelle » Ib., pp. 1024, Io25.

(2) Oeuvres, p. 939.

(3) Ib., p. 1025.

(4) Ib., p. 992.

(5) « De tous les mystères du fils de Dieu incarné, celui qui est le plus de durée, est l'Eucharistie ». Oeuvres, p. 1056.

 

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vie de Jésus résidant en son ventre sacré ; la deuxième, est une vie conservante la vie de son Fils, en elle et hors d'elle ; la troisième, est une vie consommante et perfectionnante la vie naturelle de son Fils, en elle et hors d'elle; la quatrième, est une vie nourrissante de sa substance, de son sang, de son lait, qui est un autre sang, et de ses labeurs, la vie de son Fils, en elle et hors d'elle ; dans la cinquième, Marie est toujours mère, toujours en état, en sainteté, eu dignité, en amour de mère et de mère de Dieu, mais non toujours en office de mère; la sixième, Marie régente et régissante Jésus... O quelle régence ! ô quelle direction! ô qu'il est juste de recourir à Marie en toutes les occasions où nous avons besoin de conduite ! La septième, Marie dirigeante Jésus pendant son enfance... ; la neuvième, Marie observante et considérante et conservante en son coeur toutes les paroles et les particularités de la vie de Jésus; la dixième, Marie écoutante et suivante Jésus en ses prédications... ; la onzième, Marie pâtissante et compatissante avec Jésus attaché à la Croix ; la douzième, Marie languissante après Jésus, depuis son Ascension au ciel ; la treizième, Marie régnante avec Jésus en sa gloire (1).

 

Dira-t-on que cette métaphysique nous touche peu ? Non, si l'on a saisi le plein sens de la théorie bérullienne. En effet les états du Verbe incarné nous sont, d'une certain.; façon, plus précieux à nous-mêmes, et plus salutaires que les actes passagers de sa vie humaine. « Il est nôtre par état éternel (2) », et nôtre en tous ses états.

 

L'Incarnation est un état permanent, et permanent dans l'éternité. Sans cesse, Dieu fait don de son Fils à l'homme; sans cesse, ce Fils qui est le don de Dieu, se donne lui-même à notre humanité ; sans cesse, le Père éternel engendre son Fils dans une nouvelle nature (3).

 

A la vérité, la plupart des autres mystères « sont passagers.. sont liés à des actions qui passent, comme la Nativité, la Passion (4) » , mais on n'en a pas moins le droit

 

(1) Oeuvres, p. 1108.

(2) Ib., p. 967.

(3) Ib., p. 911.

(4) Ib., p. 921.

 

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d'affirmer, « en une certaine sorte.. la perpétuité de ces mystères ».

 

Ils sont passés en certaines circonstances, et ils durent et sont présents et perpétuels, en certaine autre manière. Ils sont passés quant à l'exécution, mais ils sont présents quant à leur vertu, et leur vertu ne passe jamais, ni l'amour ne passera jamais, avec lequel ils ont été accomplis. L'esprit donc, l'ÉTAT, la vertu, le mérite du mystère est toujours présent.

 

Ce qui suit est de toute importance dans le développement du bérullisme

 

L'esprit de Dieu, par lequel ce mystère a été opéré, l'ÉTAT INTÉRIEUR DU MYSTÈRE EXTÉRIEUR, l'efficace et la vertu qui rend ce mystère VIF ET OPÉRANT en nous, cet état et disposition vertueuse, le mérite par lequel il nous a acquis à son Père... ; même le GOÛT ACTUEL, la DISPOSITION VIVE, par laquelle Jésus a opéré ce mystère, est TOUJOURS VIF, ACTUEL ET PRÉSENT A JÉSUS... Cela nous oblige à traiter les choses et mystères de Jésus, non comme choses passées et éteintes, mais comme choses vives et présentes, et même éternelles, dont nous avons aussi à recueillir un fruit présent et éternel.

 

Chacune des lignes, chacun des mots de ce merveilleux passage, va diriger, va nourrir et féconder, pendant plus d'un siècle, la religion d'une élite. Retenons en particulier, « l'état intérieur du mystère extérieur ». C'est là déjà presque toute la spiritualité de M. Olier, qui établira la fête de l'Intérieur de Jésus et de Marie (1). C'est là déjà une autre nouveauté providentielle, et destinée au triomphe le plus mémorable. Prenez-y garde, de l'intérieur au cœur de Jésus, il n'y a qu'une imperceptible nuance. C'est de l'école française, c'est de Jean Eudes, fervent disciple de Bérulle, que l'Église universelle apprendra bientôt la

 

(1) « Nos maîtres du XVIIe siècle, écrit M. Letourneau, aiment à pénétrer l'intérieur même des mystères sensibles de Jésus. » Ecoles de spiritualité, p. 3.

 

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dévotion au Sacré-Coeur. Mais continuons à transcrire cette page glorieuse :

 

Comme en nous il y a l'âme et le corps, et tout cela ne fait qu'un, aussi dans les mystères du Fils de Dieu, il y a l'esprit opérant et pâtissant du mystère, la lumière de grâce du mystère, le dessein d'établir quelque effet du mystère, et le corps. ou l'action du mystère... Prenons un exemple : l'enfance du Fils de Dieu est un état passager, les circonstances de cette enfance sont passées, et il n'est plus enfant; mais il y a quelque chose de divin de ce mystère qui persévère dans le ciel, et qui opère une manière de grâce semblable dans les âmes qui sont en la terre, qu'il plaît à Jésus-Christ affecter et dédier à cet humble et premier état de sa personne. Nous voyons même que Jésus-Christ a trouvé l'invention d'établir une partie de sa passion dans l'état de sa gloire, y réservant ses cicatrices ; car s'il a pu conserver quelque chose de sa passion en son corps glorieux, pourquoi n'en pourra-t-il pas conserver quelque chose en son âme, dans l'état consommé de sa gloire? Mais ce qu'il conserve de sa passion et au corps et en l'âme, est vie et gloire, et il ne souffre ni en l'un ni en l'autre et c'est ce qui reste en lui de ses mystères qui forme en la terre une manière de grâce, qui y fait appartenir les âmes choisies pour la recevoir. Et c'est par cette manière de grâce que les mystères de Jésus-Christ, son enfance, sa souffrance et les autres, CONTINUENT ET VIVENT EN LA TERRE, jusqu'à la fin des siècles (1).

 

Trop abstrait encore, pensez-vous ? Essayons d'un autre passage .

 

Son coeur est éternellement ouvert, éternellement navré sa gloire n'ôte point cette plaie, car c'est une plaie d'amour cette navrure de la lance n'est que marque de la vraie et intérieure navrure de son coeur.

Cette navrure du côté est propre à Jésus, non commune ni à son supplice ni aux autres crucifiés, navrure d'éternité. C'est un supplice ou une plaie de mort, mais qui durera dans la vie éternelle; plaie commencée en la mort, mais pour durer en la vie ; ce qui ne convient aux navrés, car leurs navrures...

 

(1)  Oeuvres, pp. 1o52, 1053.

 

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ne seront point permanentes en la résurrection. Rendons grâces au Père éternel, qui.. lui a destiné cette plaie non commune à la croix, pour nous loger... en son coeur dans l'éternité (1).

 

Cette « navrure d'éternité », et plus haut ce « goût actuel », cette « disposition vive », ah ! si Bossuet avait dit cela, mais ce n'est hélas ! que Bérulle. Il compte si peu !

L'ascèse bérullienne est aussi fondée sur cette théorie des états, car nous avons nous-mêmes nos états, moins fugitifs et plus solides que nos actes :

 

(La) vie active de sainte Marthe est fondée en tous les saints devoirs et offices qu'elle a rendus à Jésus en la terre, et ces offices et saints devoirs sont les marques et les effets de sa vie active. Mais la vie active de Marthe ne consiste pas seule-ment en cela. Elle a bien un plus grand fonds et une plus grande étendue ; et il faut remarquer qu'elle adhère au Fils de Dieu, non par quelques actions et quelques services de la vie active, comme plusieurs qui l'ont servi et suivi ; mais par office et par état, par condition permanente, et par le dessein que Jésus a de lui conférer cet état et cet office en sa maison, qui est son Eglise (2).

 

Et sans doute, nul maître spirituel qui ne subordonne en définitive les actes aux états, qui ne veuille former en nous les vertus, c'est-à-dire, les habitudes chrétiennes. Mais l'ascèse commune, celle de saint Ignace par exemple,

nous propose d'abord la pratique immédiate, des actes particuliers d'humilité, d'abnégation, de charité. Chaque méditation doit amener telle résolution précise et bien étroitement définie. On tâchera de se montrer patient de telle manière, à tel moment, vis-à-vis de telle personne. D'où les prescriptions minutieuses de l'examen particulier, où plusieurs ont cru voir l'invention la pies originale de saint Ignace. A midi et le soir, on se demandera « compte à soi-même de la manière dont on

 

(1) Oeuvres, p. 1046.

(2) Ib., p. 1116 .

 

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se sera comporté... On parcourra toutes les heures du jour... autant de fois on sera tombé, autant on marquera de points sur la première ligne d'une figure » dont les Exercices donnent le modèle. « Chaque fois qu'on tombera dans le péché ou défaut qu'on s'est proposé de corriger, il faut, en mettant la main sur la poitrine, marquer

à Dieu le repentir qu'on a de ses fautes. Cela peut se faire dans les compagnies même, sans que personne s'en aperçoive. » Pareille méthode pour les vertus particulières qu'on s'est promis d'acquérir (1). C'est à peu près de la sorte que les stoïciens procédaient, je crois. Rien du reste qui soit plus raisonnable. A force de forger on devient forgeron. Quoi qu'il en soit, l'école française préfère une autre méthode : elle brûle volontiers les étapes, visant d'abord et immédiatement les états où elle entend parvenir, ou plutôt les états de Jésus qu'elle espère s'approprier.

 

Prenons vie en ce mystère de vie (Incarnation) ; prenons vie éternelle et immuable en ce mystère de vie éternelle et immuable... Et, parmi les variétés de cette vie misérable sur la terre, prenons vie constante et invariable, comme l'état de ce très haut mystère est invariable dans les variétés des temps, des lieux et des accidents auxquels le Fils de Dieu s'est trouvé sur la terre... Adorons l'être et l'état immuable de ce divin mystère. Et comme il est invariable, demandons au Fils de Dieu un esprit invariable en lui. Nous tirons vie de ce mystère de vie; tirons-donc aussi de l'état immuable de ce divin mystère, un état de grâce et de vie invariable en Dieu (2).

 

Et tout de même, tâchons de connaître quel est celui de ses états particuliers que le Verbe incarné a dessein

 

(1) On sait bien que ces pratiques vont à l'acquisition d'un « état ». Les trois degrés d'humilité, dont parlent les Exercices, sont des états. Il va sans dire que les deux méthodes peuvent aisément se concilier. Les jésuites bérulliens ne renonçaient pas à l'examen particulier de saint Ignace. Nous reviendrons du reste à ce beau sujet.

(2) Oeuvres, p. 953.

 

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de nous « appliquer », de nous « approprier à nous-mêmes.

 

Car, comme Dieu en sa gloire est lui-même notre héritage et notre partage, Jésus aussi, en ses états et en ses mystères, est lui-même notre partage, et, nous donnant une part universelle en lui, il veut que nous ayons une part singulière en ses divers états, selon la diversité de son élection sur nous, et de notre piété vers lui. Ainsi il se partage soi-même à ses enfants, les rendant participants de l'esprit et de la grâce de ses mystères, appropriant aux uns sa vie, et aux autres sa mort ; aux uns son enfance, aux autres sa puissante ; aux uns sa vie cachée, aux autres sa vie publique ; aux uns sa vie intérieure, aux autres sa vie extérieure... C'est à lui de nous approprier aux états et mystères qu'il voudra de sa divine personne, et à nous de nous y lier et d'en dépendre (1).

 

Curieuse transformation, et théocentrique, du problème moral. Dans les Exercices de saint Ignace, lorsque est venu le moment de l'élection, le retraitant se demande: Quelle décision vais-je prendre ? Dois-je rester dans le Inonde, ou le quitter ; garder ma fortune, ou la distribuer aux pauvres? et ainsi du reste. Le bérullien de son côté : Quelle est ma part de l'héritage du Christ? Quel est celui de ses « états » particuliers que je suis appelé à reproduire, auquel il faudra désormais que je m'applique et que je me lie? En fait, cela revient à peu près au même. Toutefois le point de vue a changé. Au reste, qu'on ne se hâte pas d'opposer le génie pratique de saint Ignace aux spéculations de Bérulle. Des principes de ce dernier découlent des directions positives, des règles particulières, une ascèse enfin qu'il nous faudra bientôt définir.

 
§ 4. CHRISTUS TOTUS. —

 

Mais cette concentration de nos facultés spirituelles sur les états, ne nous fera-t-elle pas négliger les actions, l'histoire même du Verbe incarné ?  Non, et tout au contraire, s'il est vrai que chacune des

 

(1) Oeuvres, pp. 94o, 941.

 

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actions que nous rapportent les Evangiles, ou bien nous invite à considérer dans le Christ des dispositions nouvelles, des commencements d'états, ou bien éclaire d'une lumière nouvelle les dispositions, les états que nous connaissions déjà. Loin de simplifier, d'appauvrir l'Évangile, les principes de Bérulle nous donnent en quelque sorte le moyen de l'enrichir, de l'étendre sans mesure.

 

Puisque celui qui a fait les jours, et qui s'appelle le Roi des siècles, a voulu se rendre sujet aux jours, tous ses jours et ses moments sont adorables en la dignité de sa personne (1).

 

Comme chacune de ses actions commence, continue, et, si j'ose dire, entretient un de ses états, ainsi, de chacun de ses états

 

peut émaner un nombre infini d'effets miraculeux, excellents t divins, dans le ciel, dans la terre, dans les hommes, et dans tics anges, et sur tous les sujets où il lui plaira d'opérer et d'employer sa puissance et sa vertu... De l'Homme-Dieu doit émaner continuellement un monde d'effets excellents de vie, de grâce, de gloire, de splendeur, dignes de la divinité, et dignes d'une humanité subsistante en la divinité et vivante de la divinité...

Le ciel n'est pas orné de tant d'étoiles, ni la terre émaillée de tant de fleurs, comme cette humanité sacrée est embellie, parsemée et diversifiée d'un nombre innombrable d'effets divins et surnaturels, que la divinité, en témoignage de sa présence et de sa subsistance, ou opérait ou suspendait en lui continuellement (2).

IL N'Y A MOMENT, IL N'Y A LIEU, IL N'Y A CIRCONSTANCE qui ne

soit illustrée ou de l'opération, ou de la suspension de quelque grâce ou effet admirable que cette humanité devait porter en elle, ou opérer hors d'elle, pour marque d'une splendeur si vive, d'une grandeur si puissante et d'une majesté si auguste,

 

(1) Oeuvres, p. 1049.

(2) « L'opération et la suspension de ces effets divins nous doit être également précieuse et également vénérable, ainsi que nous voyons en la divinité, que le produire et le non produire est également divin et adorable deus les personnes de la Trinité sainte. » Oeuvres, p. 173.

 

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également présente et permanente en tous ses états différents... Oh ! quels effets d'une divinité si présente, si puissante, si agissante, en une humanité rendue si cligne et si capable des opérations divines (1) !

 

Ainsi la dévotion de l'école française au Verbe incarné a pour objet, non pas seulement les quelques actions, si peu nombreuses, dont l'Évangile a fixé le souvenir, mais encore toutes les minutes de la vie du Christ ; elle se propose le Christ tout entier, tout le connu et tout l'inconnu de sa vie, et nous le montre enfin lui-même toujours adorable dans tous ses états, soit qu'il parle, soit qu'il se taise, soit qu'il répande les miracles, soit qu'il se renferme dans le secret de son activité intérieure. Bérulle et les premiers oratoriens, dit à ce sujet le P. Amelote,

 

nous ont donné une particulière connaissance de notre Maître, s'appliquant par une dévotion particulière à sa divine personne... Ils nous ont fait prendre garde... que nous étions sous un Pasteur de qui nous ne discernions pas assez la voix, et que nous combattions sous un capitaine de qui nous ne regardions pas assez le visage... Si nous jetions les yeux sur Jésus-Christ, ce n'était qu'au mystère de sa croix. Toutes nos dévotions étaient bornées au Jardin des Olives, chez les Juges et sur le Calvaire. Il ne se faisait plus de voyages en Bethléem ni en Nazareth; il n'était plus de Madeleine..., ni de Suzanne qui le suivissent en ses missions. Les troupes ne couraient plus après lui dans les solitudes ; il était encore inconnu de la plupart des siens. Ou enfin, si nous connaissions sa vie par les catéchismes, nous ne la formions point en nous par la conformité de nos moeurs aux siennes. Ce bien-aimé disciple (Bérulle), à qui le Maître avait fait sentir les mouvements de son coeur, ne nous a pas seulement remis tous ses âges et toutes ses actions devant les yeux ; il nous a découvert son sein, il nous a fait pénétrer dans ses sentiments, il nous a représenté ses dispositions (ses états);... il nous a averti qu'il n'y avait rien en sa personne qui ne méritât nos adorations et notre amour ; que son enfance était divine aussi bien que son immolation ; que l'humilité de son

 

(1) Oeuvres, pp. 172, 173.

 

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incarnation, la simplicité de ses premières années, l'obéissance de sa vie domestique, le silence de sa retraite, la fatigue de son métier, la pénitence de son désert, demandaient l'union de nos intentions et de nos sentiments aux siens. aussi bien que la charité de ses prédications, son zèle de la maison de Dieu, et sa patience dans ses douleurs (1).

 

Citons enfin un beau passage du P. Lejeune :

 

(Bérulle) prenait tant de plaisir à penser au Fils de Dieu, que, pour honorer ses mystères et tous les états de sa vie, en détail et en particulier, il en faisait comme l'anatomie. Voici ce qu'il nous a enseigné, et qu'il a pratiqué toute sa vie : Honorer les premiers actes de Jésus, la première élévation de son esprit à Dieu son Père, la première effusion de son coeur envers les hommes, ses premiers regards sur la Vierge, ses premiers cris enfantins, la première goutte de son sang dans la Circoncision, sa première prédication, le premier moment de sa vie glorieuse, etc. Honorer ses dernières actions, le dernier pas qu'il a fait sur la terre... le dernier moment de sa vie voyagère... Honorer tous ses âges, tous les états et les périodes de sa vie, sa divine enfance, son adolescence, sa jeunesse et son âge plus avancé, tous les battements de son coeur, tous les mouvements de son corps, et toutes les affections de son âme. L'honorer en tous les lieux où il a été (2).

 

Ainsi désireux de faire connaître, aimer et prier le Verbe incarné, « dans toute son étendue », Bérulle eut l'idée d' « instituer dans sa congrégation une fête de Jésus-Christ, qui fut générale et universelle, et qui le regardât, non en quelque mystère particulier de sa vie, mais en tout ce qu'il est en sa personne divine, et en ses deux natures inséparablement unies par l'Incarnation, et il nomma pour cette raison cette solennité absolument LA FÊTE DE JESUS ». Dévotion nouvelle sans doute, mais que

l'Église a pleinement approuvée, et que du reste on ne pouvait regarder comme superflue, puisque enfin aucune

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 87, 88.

(2) Lejeune. Sermon CXXXIX, de mon très honoré Père, l'Eminentissime cardinal de Bérulle.

 

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autre fête ne nous propose Jésus-Christ « dans la même étendue que celle-ci n. « Les autres solennités ne regardent que des mystères particuliers de sa vie, que l'Église fait honorer à peu près dans le temps qu'ils se sont accomplis pour notre salut... II n'y en a aucune qui comprenne Jésus-Christ dans tout ce qu'il est, et qui nous propose à honorer sa personne divine, et tout ce composé adorable de l'Homme-Dieu. C'est ce que fait la Fête de Jésus : car elle ne nous met pas seulement devant les yeux Jésus-Christ naissant, ou... ressuscité, ou... renfermé dans quelque circonstance particulière de sa vie, mais Jésus-Christ tout entier, qui est le sujet de tous ces mystères, et en qui ils se sont tous accomplis. Ce n'e t pas seulement quelqu'une de ses qualités ou de ses perfections que nous y adorons... mais celui, qui, dans l'unité de sa personne divine, et dans l'union des deux natures qui subsistent en elle, renferme toutes ces qualités, toutes ces perfections, et une infinité d'autres qui ne nous sont pas connues. Nous y honorons celui qui est notre souverain Prêtre, mais sans nous borner à son sacerdoce... Ceux qui nomment cette solennité, la Fête des grandeurs de Jésus n'en donnent pas une idée assez grande et assez étendue, puisqu'elle renferme aussi bien ses humiliations que ses grandeurs, et qu'elle n'est pas proprement la fête particulière ni des unes ni des autres, mais de celui qui en est le sujet et le fondement adorable. Enfin Jésus-Christ est l'objet de cette fête, dans la même étendue qu'il est l'objet de l'adoration des Anges et des Saints dans le ciel, où nous espérons célébrer un jour la fête de Jésus dans sa perfection, en y adorant, non... quelques actions particulières de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ entier, qui est consommé en Dieu son Père, et qui y consomme avec lui toute sa nature humaine, ses états, ses mystères, ses perfections et ses qualités (1). »

 

(1) Tout ce que je viens de dire de la Fête de Jésus est emprunté à la préface de l'Office de Jésus pour le jour et l'octave de sa fête qui se célèbre dans la congrégation de l'Oratoire de Jésus le XXVIII janvier, où la foi et le piété de l'Eglise envers Jésus-Christ Notre-Seigneur se trouvent expliquées par l'Ecriture et par les saints Père,, le tout dressé par l'Eminentissime cardinal Pierre de Bérulle... et traduit en français avec des réflexions de piété, Paris, 1673. — La préface, la traduction et les réflexions sont du P. Quesnel, lequel à cette époque, n'était pas encore janséniste. Quesnel possédait à fond la doctrine de Bérulle, de Condren et du premier Oratoire, et il avait d'un autre côté, le génie de la vulgarisation. — Le texte latin de l'Officium Solemnitatis Domni Jesus se trouve aussi dans Migne, pp. 1708, seq., et au supplément.

 

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Nous n'avons pas à étudier ici le très bel office que Bérulle avait dressé pour cette Fête, ou Solennité de Jésus, et qui fut adopté non seulement, comme il va de soi, par l'Oratoire, mais encore par plusieurs églises cathédrales, avec le consentement des Ordinaires'. Remarquons toutefois au passage la singularité significative d'une telle initiative. Après Bérulle, et dans le même esprit que lui, les disciples de M. Olier composeront, eux aussi, de nouveaux offices, que l'Eglise approuvera, et dont la Société de Saint-Sulpice a gardé l'usage jusqu'à ces dernières années. Ainsi fera le Bienheureux Jean Eudes. Les prêtres de ce temps-là aimaient cette voie moyenne, qui leur permettait d'insérer le présent dans l'éternel, ou, pour parler plus simplement, d'adapter aux formes traditionnelles de la liturgie les tendances nouvelles de la dévotion.

 
§ 5. VIVO EGO, JAM NON EGO, VIVIT VERO IN ME CHRISTUS. —

 

L'école française, écrit M. le curé de Saint-Sulpice, « a le courage d'étudier et d'exposer les doctrines les plus hautes et les plus belles de saint Jean et de saint Paul sur la vie de la grâce. Elle ne consent nullement (à les abandonner aux théologiens, comme matière de pure spéculation), à les

 

 (1) C'est un office avec octave. Le P. Coton le goûtait beaucoup. « Je souhaite grandement, écrivait-il à Bérulle, que vous preniez la peine de dresser (un office nouveau de sainte Madeleine)..., et tout autant d'autres que Dieu vous inspirera, à l'instar de celui de la Solennité de Jésus, qui m'a plu et ému grandement. L'Eglise en a peu de bien faits à l'égal, si ce n'est ceux du Saint-Sacrement, de la Passion, de la Transfiguration, de Notre-Dame et quelques autres ». Texte inédit publié par l'abbé Houssaye, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle, courte réponse, Paris, 1873, p. 96.

 

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atténuer ou à les dissimuler, sous prétexte de s'accommoder à la faiblesse intellectuelle de la masse des fidèles. Elle aime à contempler D'ABORD les merveilles de la vie divine dans l'âme de Jésus.., elle exalte, elle célèbre en toutes rencontres cette vie intérieure de l'âme de Jésus. Puis elle se complaît à considérer, comment cette vie divine de la grâce, découle de la tête dans les membres du Corps mystique de Jésus, comment les fidèles, depuis le saint baptême, reproduisent en eux la mort et la vie de Jésus-Christ (ou en d'autres termes comment ils s'approprient les états de Jésus). Rien ne lui est plus familier que de scruter les textes de saint Jean et de saint Paul qui exposent cette grande doctrine : En lui était la vie; je suis venu pour leur donner la vie et surabondante; je suis la vigne et vous les branches ; vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. » (1). Ou encore : Vous avez revêtu le Christ; je suis la voie, la vérité, et la vie; nous sommes entés dans le bon olivier, qui est la figure du Christ; nous avons tous reçu de sa plénitude; croissons en toutes choses dans le Christ, notre chef; c'est de lui que tout le corps (des fidèles)... reçoit... l'esprit et la vie; ou encore, ces mots du canon de la messe : Par lui, et avec lui et en lui; ou enfin, le mot de saint Paul, qui résume tout : je vis, mais non, ce n'est plus moi, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (2).

Cette doctrine que l'auteur des Exercices connaissait assurément, mais qu'il utilise peu (3), Bérulle l'avait faite

 

 

(1) Letourneau, op. cit., pp. 5, 6. Je me permets de souligner ce D'ABORD et ce PUIS qui justifient l'ordre que nous avons, nous-même, suivi dans l'exposition du bérullisme.

 

(2) Je n'avais pas à expliquer ici théologiquement cette doctrine, ce qui du reste a été fait et le mieux du monde par le R. P. Lhoumeau (La vie spirituelle à l'école du Bienheureux G. de Montfort, Paris, 1913, pp. 31-146; et par le R. P. Lebrun (Oeuvres complètes du Vénérable Jean Eudes, t. I. Le Royaume de Jésus, Paris, 1904, pp. 9-54). « La vie de Jésus dans les âmes, écrit ce dernier, c'est en somme la vie de la grâce, mais envisagée dans ses rapports avec Jésus-Christ, qui en est à la fois, et le principe et la règle vivante », Op. Cit., p. 12.

 

(3) La remarque est du R. P. Lebrun. « Saint Ignace, dit-il, ne semble pas avoir été bien frappé par les enseignements de saint Paul sur le corps mystique de Jésus-Christ. (Il s'agit naturellement ici d'Ignace, tel que les Exercices nous le révèlent). Saint François de Sales ne les met pas au premier rang dans ses ouvrages » . On peut, du reste, avait dit précédemment le même écrivain, « envisager la vie chrétienne par d'autres côtés, Saint Ignace se plaît à la considérer dans sa fin dernière, qui est la gloire de Dieu et la béatitude de l'homme, et ce point de vue domine toute se, spiritualité... Saint François de Sales se place à un point de vue différent. Il envisage surtout la vie chrétienne dans son principe interne, qui est la charité, ou plutôt dans son acte essentiel qui est l'amour de Dieu... (Ses ouvrages) sont remplis de cette pensée, que la vie chrétienne, à tous ses degrés, n'est autre chose que l’amour de Dieu et... n'ont pour but que de nous apprendre à conserver, à augmenter et à mettre en pratique la divin charité. Au reste, ces divers points de vue... ne s'excluent pas les uns les autres; ils se complètent au contraire et on ne peut, sans inconvénient, cet négliger aucun. Seulement la prédominance accordée à l'un d'eux a pour résultat de modifier sensiblement la vie intérieure, et de lui imprimer une physionomie propre ». Oeuvres du Vénérable J. Eudes, Le Royaume de Jésus, Paris, 19o5, pp. 12-14. — Ecoutons encore le B. P. Lhoumeau, au sujet de ce qu'il appelle « l'idée fondamentale », et de ce qui serait plutôt pour nous, une des idées fondamentales de l'école française. « Cette idée n'est autre... que celle exprimée par ces mots : « Le Christ vivant en nous », mais elle est ici posée comme base de tout un système, comme un centre d'où tout part, et où tout vient se rattacher... Dom Guéranger, parlant des représentants de cette école au XVII° siècle, dit qu'ils ne séparaient pas la personne du Christ de sa doctrine, qu'ils faisaient sortir de lui et y ramenaient toute la religion. Ce que l'illustre bénédictin énonce touchant la doctrine, il faut l'appliquer à la vie intérieure ; car de même que Jésus a dit: « Je suis la vérité », il a dit aussi : « Je suis la vie. ». C'est pourquoi je considérerai surtout dans la vie spirituelle, le principe d'où tout émane, et où tout va s'unifier, à savoir, le Christ vivant en moi. Dans la vertu, par exemple, il y a sans doute l'habitude infuse ou acquise, embellissant mon âme, et dans les actes des vertus, la conformité à la règle morale; mais en tout cela, je verrai principalement quelque chose de Jésus, que je fais passer en moi, des effets de sa grâce, des traits de sa ressemblance... Dans cette conception de la vie surnaturelle, on n'en sépare pas les actes et les états de la personne du Christ; et cette vie, c'est en dernière analyse, l'union à Jésus... D'aucuns objecteront peut-être que ces vues... se trouvent un peu partout. Nous ne le contestons pas (et d'autant moins, que cette diffusion prouve le succès de la propagande oratorienne) ; mais nous observons seulement que certains maîtres les proposent, pour ainsi dire, au premier plan; qu'ils s'y attachent d'une façon prédominante, habituelle et méthodique dans la conduite des âmes ». La vie spirituelle à l'école du Bienheureux G. de Grignion de Montfort, pp. 86 89.

 

 

sienne, avec cette ténacité ardente dont il nous a déjà donné tant de preuves. Il y revient sans cesse dans ses ouvrages, ses lettres et ses discours. La voici du reste formulée par lui avec une rare magnificence.

 

Jésus-Christ est une capacité divine des cimes et il leur est source d'une vie dont elles vivent en lui.

 

Il y a deux capacités admirables en Jésus, l'une par laquelle il est rendu capable de la divinité, de la plénitude de la

 

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divinité et de l'égalité de Dieu, mais avec dépendance ; l'autre, est une capacité des âmes qu'il contient en soi, en son autorité, en sa puissance. Car s'il est capacité de Dieu, combien plus de ses créatures ! Cette seconde capacité est donnée à Notre-Seigneur par la plénitude de la divinité qui est en lui... ; capacité contenante, conservante et protégeante, par laquelle les âmes et les créatures, sont en une continuelle et profonde dépendance de Jésus et de Dieu.

 

Cette dépendance est commune à tous les hommes, chrétiens ou infidèles, justes ou pécheurs, mais Jésus-Christ est de plus

 

la capacité des âmes élues, que Dieu son Père lui a données il les attire à soi, il les loge en soi, il leur y donne vie et subsistance, il les affermit et les fait croître jusqu'à leur pleine et parfaite consommation en cette unité sacrée, qui est le lien et la paix de Dieu et des hommes. Ii y a trois différentes sortes de vie :... la première, est d'avoir la vie de soi et en soi, et cela ne convient, entre tous les vivants, qu'au Père éternel la seconde, est d'avoir la vie en soi..., et c'est ce qui convient proprement au Fils, lequel dit en sa Parole : que, comme le Père a la vie en soi-même, ainsi a-t-il donné à son Fils d'avoir la vie en soi-même; et la troisième, est de ne l'avoir ni de soi, ni en soi, mais en (et de) Jésus-Christ, ce qui convient à nos âmes, qui doivent vivre en Jésus, et non en elles-mêmes... Lorsque le Père nous donne son Fils, il nous donne comme sa vie, la vie de sa propre essence..., afin que la nature qui était morte, et source de mort en Adam, soit vie et source de vie en Jésus. Ainsi donc, qui a Jésus a la vie ; et qui n'a point Jésus, est éloigné de la vie... Ainsi, accomplir toutes nos actions en Jésus et par Jésus, c'est la vraie vie, et c'est porter des fruits de vie éternelle (1).

 

D'où il suit, que nous sommes obligés

 

de nous laisser au Fils de Dieu, pour mourir en nous-mêmes, en qualité de pécheurs, et pour le laisser être et vivre en nous, selon tous ses droits (2).

 

Et nous, de notre côté, mais pour des raisons toutes

 

(1) Oeuvres, pp. 968-970.

(2) Ib., p. 949.

 

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contraires, nous sommes « capacité de Dieu ». Mieux encore, nous ne sommes guère que cela, car « il y a plus du néant que de l'être en notre être » (1). Pour donner quelque substance à cette « ombre de vie » que nous sommes, Dieu « nous a rendus capables... de vivre encore en autrui », ce qui prouve tout ensemble, et « l'imbécillité » de notre vie propre, et sa noblesse, puisque enfin cet « autrui », si nous le voulons, sera Dieu lui-même (2).

 

Lorsque Dieu nous donne la vie, c'est un don qui enclôt tous les autres dons naturels, et il nous donne le monde et nous-mêmes. Car par la vie nous jouissons du monde, par la vie nous jouissons de nous-mêmes. Or Jésus est notre vie, et nous est donné comme vie, tellement que Dieu, qui est la vie par essence, a donné a l'homme deux sortes de vies, celle que nous avons en nous-mêmes, celle que nous avons en Jésus, qui est la vraie vie...

Il est vie, et nous devons vivre en lui, vivre par lui, vivre pour lui. Il est vie, mais immense et infinie, qui enclôt toute vie, et nous devons vivre en lui... Comme Dieu nous donnant la vie nous donne ce monde et nous-mêmes; ainsi Dieu, nous donnant Jésus pour vie, il nous donne encore nous-mêmes à nous-

 

(1) Oeuvres, p. 1014.

(2) Ib., p. 916. « Et quelquefois nous vivons plus sensiblement en autrui qu'en nous-mêmes ». Ib. A ce sujet, je ne puis transcrire qu'en note un autre développement, qui nie parait très beau, mais que plus d'un trouverait subtil, et que l'on pourrait trial comprendre. « Nous devons tous désirer non pas d'être, mais ou de n'être point. ou d'être en relation vers Dieu et son fils unique, voire n'être que relation vers: lui, tout notre être devant être anéanti par la grâce (Vivo ego, jam nec ego), et n'être que relation. Bous ce monde, cette catégorie de relation est une des plus petites, tenuissimae entitatis, et c'est la catégorie la plus puissante et la plus importante dans le monde de la grâce, qui ne subsiste et ne consiste qu'en relation vers Dieu... O que cette catégorie de relation est importante dans le monde de la grâce! Ce qui provient de ce que, dans la Trinité, dont la grâce est image, les relations s'y trouvent et sont constitutives et origines des personnes divines ». Ce que je comprends ainsi: le Verbe incarné est relation, mais substantielle, subsistante, vivante. En nous référant tout entiers vers Dieu, a) nous reproduisons en nous, autant qu'il est possible à un être créé, cette relation substantielle ; b) nous ne pouvons nous référer habituellement vers Dieu que par la grâce habituelle, et le Verbe, relation substantielle, est le principe de cette grâce. « Notre grâce. continue Bérulle, consiste en relation vers (le Christ), comme étant en quelque façon les accidents de cette substance, (la substance du Verbe) qui ne sont que par lui, que pour lui et qu'en lui, et ne sont considérables que comme quelque chose de lui. » Oeuvres, pp. 1444, 1445.

 

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mêmes ; car nous étions perdus sans cette vie. Et, d'abondant, il nous donne un nouveau monde, c'est-à-dire lui-même (1).

 

            « Il nous donne à nous-mêmes », entendez par là, qu'en nous unissant au Verbe incarné, qu'en nous faisant vivre de sa vie, la grâce ne supprime pas notre quasi-néant, mais au contraire, que, le divinisant, elle l’ « accomplit ». Le développement qu'on va lire de cette doctrine est un peu long, mais d'une telle plénitude, d'une telle splendeur, que je n'ai pas le droit de l'abréger. Aussi bien n'oublions pas qu'avec Bérulle, nous entendons ici toute l'école française. Après lui, des centaines d'écrivains vont reprendre ce thème splendide, et l'approprier à la faiblesse des plus ignorants.

 

Jésus est l'accomplissement de notre être, qui ne subsiste qu'en lui, et n'a sa perfection qu'en lui, plus véritablement que le corps n'a sa vie et son accomplissement qu'en l'âme, et le membre au corps, et le cep à la vigne, et la partie en son tout. Car nous faisons partie de Jésus, et il est notre tout. Et notre bien est d'être en lui, d'être à lui, d'être, vivre et agir par lui, comme le cep est et tire vie et fruit de la vigne. Et cette vérité est plus réelle que la réalité du cep de la vigne, qui n'en est que l'ombre et la peinture.

Nous devons regarder notre être comme un être manqué et imparfait, comme un vide, qui a besoin d'être rempli, comme une partie, qui a besoin d'être accomplie, comme une table d'attente, qui attend l'accomplissement de celui qui l'a faite, comme une couche première en la main d'un excellent peintre, qui attend les vives et dernières couleurs.

Et nous devons regarder Jésus comme notre accomplissement; car il l'est et le veut être, comme le Verbe est l'accota plissement de la nature humaine qui subsiste en lui. Car, comme cette nature, considérée en son origine, est en la main du Saint-Esprit, qui la tire du néant, et qui la prive de sa subsistance, qui la donne au Verbe, afin que le Verbe l'investisse et la rende sienne, se rendant à elle et l'accomplissant de sa propre et divine subsistance ; ainsi nous sommes en la main du Saint-Esprit qui nous tire du péché, nous lie à Jésus comme

 

(1) Oeuvres  p. 967.

 

esprit de Jésus émané de lui, acquis par lui et envoyé par lui (1).

Nous devons regarder Jésus comme un être accompli, et l'accomplissement de toutes choses ; car sa divinité accomplit son humanité, et il a tout et est tout en soi. Le divin mouvement sans mouvement du l'ère produisant son Fils, est l'origine du mystère de l'Incarnation... Il est aussi l'origine de l'union de ce même Fils, selon sa double nature, à nous tous, nous appliquant à lui, nous donnant vie en lui, et nous rendant partie de lui, comme le cep est de la vigne. Notre nature, qui sent ce qui lui manque, soupire sans cesse après son accomplissement : omnis creatura ingemiscit, revelationem filiorum Dei exspectans. Ce divin mouvement, qui est la source de l'incarnation de Jésus et de notre perfection en Jésus, fait impression de quelque chose de très puissant et intime, qui... sollicite (notre nature), et la presse, et lui fait chercher son accomplissement; et elle le cherche dans les créature, c'est-à-dire, oit il n'est ni peut être. Car Jésus seul est notre accomplissement, et il nous faut lier à Jésus, comme à celui qui est le fond de notre être par sa divinité; le lien de notre être à Dieu, par son humanité ; l'esprit de notre esprit, la vie de notre vie, la plénitude de notre capacité. Notre première connaissance, doit être de notre condition manquée et imparfaite, et notre premier mouvement, doit être à Jésus, comme à notre accomplissement; et en cette recherche de Jésus, en cette adhérence à Jésus, en cette profonde et continuelle dépendance de Jésus, est notre vie, notre repos, notre force, et toute notre puissance à opérer; et jamais nous ne devons agir que comme unis à lui, dirigés par lui et tirant esprit de lui, pour penser, pour porter et pour opérer, faisant état que, sans lui, nous ne pouvons, ni être, ni agir pour le salut (2).

 

Et sans doute, ce que l'on admire dans cette page, ce n'est pas une perfection classique, l'harmonieuse maîtrise de l'écrivain qui domine sa matière et qui l'ordonne à son gré; c'est une familiarité passionnée avec le mystère, c'est l'incomparable noblesse des idées, leur flot pressé et heurté, mais triomphant de tous les obstacles, leur tumulte

 

(1) Bérulle s'adresse ici, vraisemblablement, aux pères de l'Oratoire. Il n'a donc pas besoin de rappeler à un tel auditoire, que notre union avec Dieu par le Christ n'est pas hypostatique.

(2) Oeuvres, pp. 118o, 1181.

 

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même. D'autres viendront, plus limpides, plus populaires, plus constamment exacts peut-être, le P. Eudes par exemple, qu'un enfant pourrait comprendre, ou Grignion

de Montfort. Mais enfin, pour bien connaître l'école française dans sa beauté originale et dans toute son ampleur, il faut remonter jusqu'au cardinal de Bérulle. Si parfaite que nous paraissent quelques-uns des disciples, nul d'entre eux ne dépassera ce grand oublié. Rappelons-nous du reste qu'il ne s'adresse pas à la foule, mais à l'élite chrétienne, je veux dire, aux Pères de l'Oratoire et aux Carmels.

 

Mes soeurs, écrivait-il un jour à ses carmélites,... vous devez toutes regarder Jésus incessamment, et le regarder comme celui qui est tout, qui vous doit être tout, et qui s'appelle lui-même la vie et votre vie. Et vous ne devez vous regarder vous-mêmes que comme chose qui n'est rien, qui n'était rien, il y a peu d'années, et qui n'est rien encore à présent, que par la grande miséricorde de Jésus ; qui n'est rien en effet, si vous n'êtes à Jésus, et qui êtes en danger d'être éternellement pis que rien. En vous considérant ainsi, et vous abaissant devant Jésus, vous devez vous offrir et vous donner à lui ; n'être et ne vivre qu'en lui et pour lui; vous devez n'être qu'une pure capacité de lui, tendante à lui et remplie de lui ; vous devez n'aspirer qu'à lui et ne respirer que sa grâce et son esprit (1).

 

Il ne sait à quelle image recourir pour mieux rendre la réalité de ce mystère :

 

Si dans les profanes, ces amours fabuleux transmuaient les personnes en des substances étrangères, beaucoup plus devons-nous désirer, que la puissance de celui qui transmue vraiment la nature des choses, soit employée sur nous, etque, par la vertu de son amour puissant, la substance de notre être change d'état et condition, pour être heureusement convertie en une relation pure vers lui, en hommage, en amour et en imitation de sa substance, de sa vie et de sa subsistance personnelle, qui est toute relative vers le l'ère éternel (2).

 

(1) Oeuvres, p. 1358.

(2) Ib., p. 239. Ce passage est emprunté au Discours sur la grandeur de Jésus. Ce livre non plus, n'est pas pour les commençants.

 

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Mystère du passage d'une vie à une autre vie, et par conséquent, mystère de mort avant d'être mystère de vie :

 

C'est un mystère, séparant l'homme du péché par la grâce, et de soi-même, par une grâce secrète, suprême et propre à ce mystère. Et il se faut séparer de soi-même, et de tout es qui nous rend subsista ut en nous-mêmes, en Adam, et non en Jésus, qui est notre Adam et notre tout...

Chaque homme ne fait que partie, dont Jésus est le tout ; et il ne suffit à l'homme d'être subordonné, mais il doit être désapproprié et anéanti, et approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en Jésus, opérant en Jésus (1).

 

Cette « sorte d'être et de vie », que Dieu nous avait donnée par la création,

 

il la veut détruire par sa vie propre, il veut que nous en sortions pour entrer en sa vie,... que nous mourions en nous ; et, en attendant que la mort arrive, il veut que nous mourions en esprit, que nous soyons dans cet esprit de mort, au regard de nous-mêmes et du siècle présent. C'est une parole bientôt dite mais elle n'est pas sitôt entendue ; et bien qu'elle soit comprise elle n'est pas sitôt ni si bien établie que l'orgueil d'Adam meurt en nous, que l'impatience d'Adam,... que le mésusage des créatures meure en nous (2).

 

Anéantir le vieil homme, et pour en finir plus vite avec lui, faire comme s'il n'était déjà plus, lui tourner le dos, l'oublier, jeter la pelletée de terre sur ses restes encombrants.

 

Ne nous regardons pas nous-mêmes; regarderions-nous une chose morte? Car nous sommes morts, et nous n'avons de vraie vie qu'avec Jésus-Christ en Dieu (3).

 

Cette « mort » ébauche et commence le suprême anéantissement dont nous parlent les contemplatifs. Bérulle

 

(1) Oeuvres, p. 914.

(2) Ib., p. 1182.

(3) Ib., p. 96o.

 

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l'entend bien ainsi. Elle aussi, fondée sur le dogme de l'Incarnation, la théologie mystique, tend, écrit-il,

 

à nous tirer, à nous unir, à nous abîmer en Dieu. Elle fait le premier, par la grandeur de Dieu, le second, par son unité, le troisième, par sa plénitude ; car la grandeur de Dieu nous sépare de nous-mêmes et des choses créées, et nous tire en Dieu; son unité nous reçoit et nous unit en lui ; et sa plénitude nous perd, nous anéantit et nous abîme dans l'océan immense de ses perfections, comme nous voyons que la mer perd et abîme une goutte d'eau (1).

 

Mais ces hautes considérations nous distrairaient de notre tâche présente ; nous les retrouverons plus tard, quand nous demanderons au P. de Condren, à M. Olier et au jésuite François Guilloré, de nous éclairer sur l'orientation mystique de la spiritualité bérullienne.

 
§ 6. JÉSUS EN MARIE. —

 

« De ce culte (ainsi compris) pour le Verbe incarné, dit excellemment l'abbé Houssaye, découle, par une bienheureuse et inévitable conséquence, le culte pour sa Mère, la Vierge Marie... Le P. de Bérulle y revient sans cesse, et jamais avant lui la langue française n'avait célébré dans un style si précis, avec une telle ampleur (j'ajoute, avec plus de tendresse) les grandeurs incompréhensibles de la Mère de Dieu. Jamais on n'avait lié les âmes à elle avec un sentiment plus profond de ses droits, fondé sur une conception plus haute de sa dignité, et cela, non plus simplement dans des effusions du coeur, mais dans des discours pleins de raison, de doctrine, et dont l'hérésie elle-même ne pouvait ébranler les bases, sans nier ses propres principes, car avec une inexorable logique, il ramenait toujours tout à l'unique fondement du Verbe incarné » (2)… Il faut aller encore plus loin et dire hardiment, avec Charles Flachaire, que le P. de Bérulle

 

(1) Oeuvres, p. 918.

(2) Houssaye, II, pp. 253, 254.

 

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a renouvelé la dévotion à la Sainte Vierge (1). Un mot, du reste, suffirait à le prouver : c'est de Bérulle que s'inspirent directement les plus insignes propagateurs de cette dévotion dans les temps modernes, M. Olier, le bienheureux Jean Eudes, le bienheureux Grignion de Montfort.

Dans toute notre littérature mariale, je ne connais rien qui mérite d'être préféré aux élévations de Bérulle sur la sainte Vierge. Ces pages, que l'on croirait écrites d'hier, sont parfaites, et je me demande s'il est possible d'unir

plus harmonieusement la tendresse à la gravité, la théologie à la dévotion, la doctrine à la poésie, la naïveté à la grandeur. Ecoutez plutôt :

 

Cette âme sainte et divine est en l'Eglise ce que l'aurore est au firmament, et elle précède immédiatement le soleil. Mais elle est plus que l'aurore... Elle naît à petit bruit, sans que le monde en parle, et sans qu'Israël même y pense, bien qu'elle soit la fleur d'Israël et la plus éminente de la terre. Mais si la terre n'y pense pas, le ciel la regarde et la vénère couine celle que Dieu a fait naître pour un si grand sujet, et pour rendre un si grand service à sa propre personne, c'est-à-dire pour la revêtir un jour d'une nouvelle nature. Et ce Dieu même, qui veut naître d'elle, l'aime et le regarde en cette qualité. Son regard n'est pas lors sur les grands, sur les monarques que la terre adore, mais le premier et le plus doux regard de Dieu en la terre, est vers cette humble Vierge, que le monde ne connaît pas : c'est lors la plus haute pensée que le Très-Haut ait sur tout ce qui est créé.

 

Auprès de ces deux dernières lignes, simples, mais sublimes, combien paraissent mesquines les dévotes imaginations du moyen âge!

 

Il la regarde, la chérit, la conduit, comme celle à qui il veut se donner soi-même, et se donner à elle en qualité de Fils, et la rendre sa mère. Il la comble de grâces... dès sa

 

(1) La dévotion à la Vierge dans la littérature catholique au commencement du XVIIe siècle par Charles Flachaire, Paris, 1916. L'auteur de ce mémoire est mort au champ d'honneur, le 10 septembre 1914.

 

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conception, il la sanctifie dès son enfance; il la séquestre du monde et la consacre à son temple, pour marque et figure qu'elle sera bientôt consacrée au service d'un temple plus auguste et sacré que celui-ci. Là, en sa solitude, il la garde, il l'environne de sa puissance, il l'anime de son esprit, il l'entretient de sa parole, il l'élève de sa grâce, il l'éclaire de ses lumières, il l'embrase de ses ardeurs, il la visite par ses anges, en attendant que lui-même la visite par sa propre personne; et il rend sa solitude si occupée, sa contemplation si élevée, sa conversation si céleste, que les anges l'admirent et la révèrent, comme une personne plus divine qu'humaine. Aussi Dieu est et agit en elle plus qu'elle-même. Elle n'a aucune pensée que par sa grâce, aucun mouvement que par son esprit, aucune action que pour son amour. Le cours de sa vie est un mouvement perpétuel qui, sans intermission, sans relaxation, tend à celui... qui sera bientôt sa vie... Ce terme approche, et le Seigneur est avec elle, la remplit de soi-même, et l'établit en une grâce si rare, qu'elle ne convient qu'à elle, car cette Vierge cachée en un coin de la Judée, inconnue à l'univers, fiancée à Joseph, fait un choeur à part dans l'ordre de la grâce, tant elle est singulière !

Les années coulent, les grâces augmentent... Elle entre de jour en jour en un élèvement admirable, et elle y entre par infusion spéciale et par coopération parfaite... Si celte humble Vierge doit concevoir et enfanter, ce doit être un Dieu, tant elle est divine... Elle est en la terre un paradis céleste, que Dieu a planté de sa main, et que son ange garde pour le second Adam... Mais cela est caché à ses yeux, et son esprit, abîmé dans le profond de son humilité, ne voit pas le conseil très haut de Dieu sur elle.

 

On préférerait peut-être les strophes subtiles et fleuries d'un Adam de Saint-Victor, les brûlants cantiques d'un saint François. Non, cette prose auguste, simple et suavement traînante, vaut mieux ; elle suit de plus près la paisible ascension de la Vierge, elle nous apprivoise plus sûrement, si j'ose dire, avec le mystère qui se prépare, et dont elle nous impose, en quelque sorte, la divine vérité.

 

 

Quoi! votre bonheur approche et l'accomplissement de votre

 

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grandeur suprême, ô Vierge sainte, et vous l'ignorez. Vous approchez et vous appartenez de si près à la divinité, et vous traitez si assidûment, si saintement, et si familièrement avec elle, et le dessein de la divinité sur vous vous est caché! Les ténèbres qui ont ce privilège d'être le premier séjour du monde, et même le premier état de toutes les âmes qui entrent au monde, n'ont jamais eu de part avec vous, et vous êtes en lumière dès le premier instant de votre être, toujours croissant en grâce et en lumière. Et au plus fort du jour, en un plein midi, dans l'excès de vos lumières, ô âme divine, vous ne connaissez pas la part que vous allez avoir avec celui qui est la vraie lumière, la splendeur du Père et le soleil vivant de l'univers! Vous portez en l'Ecriture le nom d'Alma, c'est-à-dire cachée, et vous le portez à bon droit. C'est un de vos titres particuliers, et comme un chiffre, qui en peu dit beaucoup. Entre autres choses rares et grandes, ce mot nous exprime la secrète conduite de Dieu sur vous, qui mérite bien d'être considérée comme un des principaux linéaments de votre vie, et un des traits plus rares de la sapience éternelle (1).

 

Je le demande aux personnes pieuses qui me lisent : parmi tant et tant de livres sur la Sainte Vierge, ont-ils jamais rencontré rien de pareil? Hélas ! tous les médiocres s'en mêlent. Ils nous ont gâté les plus magnifiques sujets. Que de fadeurs et que de fadaises! que de vulgarités ! que de bavardages!

Plus beau encore, s'il est possible, le chapitre sur « l'état (de Marie) et son occupation à l'arrivée de l'ange ».

 

Permettez, ô sainte Vierge, que je prévienne la parole de l'ange qui vous veut annoncer cette vérité. Permettez que je vous dise ce peu de mots en toute humilité : Vous voilà, ô Vierge sacrée, au quinzième an de votre âge, âge rempli de grâce en tous moments, vous voilà au vingt-cinquième de mars, le jour des jours... Voici le plus beau de vos jours, jour auquel vous entrez en un état qui doit bénir et régir le ciel et la terre; en un état qui enclôt Dieu même, et en un état qui rend Dieu votre fils et vous rend sa mère. Ce jour porte la plénitude des

 

(1) Oeuvres, pp. 43o-432

 

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temps, tant célébrée ès Ecritures; et ce qui est beaucoup plus, il porte la plénitude de la divinité dans l'humanité, et la plénitude de Jésus dans vous-même...

En ce jour donc, saint et sacré, tandis que le rond de la terre est en oubli et offense de Dieu..., l'humble Vierge, inconnue en la terre et admirée au ciel, est dans son Nazareth... Elle est en sa petite cellule, elle est en son oratoire; elle est en un état et élévation admirable, et Dieu est avec elle, qui la dispose sans qu'elle le sache, à ce qui est inconnu à son humilité. Ce Dieu qui est en elle, est aussi dans le ciel, et y traite d'accomplir en la Vierge le chef-d'oeuvre de ses miséricordes. Quittons la terre et nous élevons au ciel pour contempler ce qui s'y passe,

 

c'est-à-dire, Dieu, « en un sacré conseil », décidant de donner son Fils à la Vierge.

 

Il choisit un de ses anges... (Gabriel) sort du ciel et descend en la terre..., ayant en sa main la plus grande commission qui sera jamais émanée... de Dieu aux hommes. Suivons cet ange pas à pas, et voyons comme il va, non à Rome la triomphante, ni à Athènes la savante, ni à Babylone la superbe, ni même à Jérusalem la sainte. Il va en un coin de la Galilée, à une bourgade inconnue, à un Nazareth... Mais dans ce Nazareth, il y a une maisonnette, qui enclot le trésor du ciel et de la terre, et le secret amour du Père éternel au monde; et dans ce petit lieu, il y a une Vierge plus grande que le ciel et la terre ensemble, Vierge choisie de Dieu pour comprendre l'incompréhensible... C'est cette Vierge que Dieu regarde, et elle regarde Dieu aussi, et est en occupation et élévation vers lui. C'est cette Vierge, à laquelle Dieu envoie son ange. Mais...

 

A ce « mais », éclate, pour ainsi dire, le génie spirituel, le théocentrisme de Bérulle. Dans cette scène dont les traits visibles enchantent l'imagination des poètes et des peintres (1), et qu'il sait bien évoquer lui-même, en

 

(1) « Ce mystère, dira-t-il plus loin, ce colloque, ces personnes sont divinement représentés par le pinceau du Saint-Esprit, dans le tableau de l'Evangile... Saint Luc donc nous apprend (ne laissons tomber à terre une seule de ses paroles, car elles sont toutes d'or et dignes du poids du sanctuaire)... » Oeuvres, p. 438.

 

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peintre et en poète, Bérulle contemple surtout l'invisible, l'action même de Dieu, et non pas seulement l'intervention nécessaire de la Sainte Trinité, mais encore le divin travail, qui achève la préparation de la Vierge :

 

Mais Dieu qui est au ciel dans son Conseil, et est en cet ange par son envoi, prévient cet ange... au coeur de cette Vierge par sa grâce et puissance.

 

 

Le voilà donc « prévenu », et comme effacé, presque inutile, en quelque manière, le bel auge du moyen âge et des mystères, le papillon céleste d'Angelico, le diacre chamarré, étincelant, éblouissant de la peinture flamande (1).

 

Il est tout, il est partout, il fait tout... dignement, puissamment, et suavement. Il correspond à soi-même dans ses oeuvres. Comme donc il est au ciel, il est en la terre; comme il agit au ciel, il agit en la terre ; comme il agit en l'ange, il agit en

la Vierge, et AGIT PLUS EN LA VIERGE QU'EN L'ANGE, Il remplit

son esprit, il conduit sa contemplation, il prépare et dispose cette âme à ce qu'il veut accomplir en elle, et à ce que son ange lui doit bientôt annoncer. II l'attire, il l'élève, il la ravit, il lui donne des pensées, des mouvements, des dispositions propres à l'oeuvre qui se doit accomplir. Là, elle gémit sur les péchés de l'univers, esquels elle n'a aucune part. Là, elle languit après la venue du Messie, auquel elle a une si grande part, mais si cachée à son esprit. Là, elle se joint aux voeux des justes, et soupire après la présence du Messie sur la terre. Là, elle se sent éprise d'un désir merveilleux de le voir et servir en ses jours. Là, elle entre en espérance de le voir, l'adorer, et servir au monde. Là, Dieu lui répand une nouvelle grâce, une qualité divine, une infusion céleste. Cette grâce est

 

(1) L'idée n'est évidemment pas, ne pouvait pas être de Bérulle. Ainsi le pseudo-Bonaventure : « Surgens igitur Gabriel, jucundus et gaudens, volitavit ab altis et... in momento fuit coram. Virgine Maria in thalamo domunculae manente. Sed nec cito sic volavit quin praeveniretur a Deo et sanctam ibi Trinitatem invenit quae praevenit nuntium suum. » (Méditations sur la vie de Jésus-Christ... traduites par Dom Fr. Le Batelier... Arras, 1883, p. 12). Quelque charme qu'ait pour nous ce vieux livre, comment ne pas trouver plus « spirituelle » dans son ensemble, l'interprétation de Bérulle ?

 

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la dernière disposition, à l'instant de laquelle, cette forme parfaite, cet être divin, ce Verbe éternel, sera introduit au monde (1).

 

Paraisse donc l'ange Gabriel ; qu'il s'acquitte de son message, et que, sans plus tarder, il disparaisse.

 

L'Ecriture marque notamment comme, aussitôt qu'il a fini son propos, il s'en retire. Et discessit ab illa... C'est la seule dureté que je trouve en un sujet si délicieux, et dureté pratiquée au regard d'un si grand ange, et d'un ange qui a si grande part à ce mystère. Mais la dignité de l'oeuvre de Dieu, et la grandeur suprême de la Trinité qui l'opère, le porte ainsi (2).

 

Avec ces paroles, plus profondes encore que naïves, je dirais volontiers que l'école française fait ses adieux au moyen âge, qui l'a formée elle-même, dont elle gardera le meilleur, mais qu'elle doit enfin dépasser. Elle montre bien ici-même qu'elle ne méprise pas le lait des enfants, mais elle lui préfère le vin nouveau d'une pleine et rigoureuse doctrine. C'est ainsi que, divinement conduits, Bérulle et ses disciples font à leur tour progresser la religion du monde, mais d'un tel progrès que depuis trois siècles, nous ne les avons pas encore dépassés (3).

 

(1) Oeuvres, p. 436-438. Cette élévation semble calquée sur les chapitres du pseudo-Bonaventure que je rappelais plus haut. Bérulle avait-il ce livre sons la main, ou Ludolphe le Chartreux ? je l'ignore. Mais il n'était pas inutile de rappeler que, par un intermédiaire ou par un autre, il est en communication avec les mystiques du moyen âge. Ainsi donc, Lorsque le P. Eudes viendra puiser à la même source, il ne fera que continuer Bérulle. Il me paraît aussi très probable qu'en écrivant cette même élévation, Bérulle s'est souvenu des Exercices de saint Ignace. L'originalité du morceau n'en reste pas moins entière, Bérulle a une manière qui est bien à lui de spiritualiser toute la scène.

(2) Oeuvres, p. 466. Ch. Flachaire disait de ces « pages exquises » : « C'est... une élude. dont les éléments sont évidemment fournis à Bérulle par ses entretiens pieux avec les saintes recluses du Carmel et par les confidences que lui font en abondance ces âmes de femmes, éprises elles aussi de Jésus. » Op. cit., p. 53. Aimable intuition, mais qui me parait peu vraisemblable. En fait, nous ignorons encore les sources du bérullisme, mais je ne crois pas que, pour l'essentiel de sa doctrine, Bérulle doive beaucoup aux carmélites. Celles-ci auront plus revu de lui qu'elles ne lui auront donné.

(3) Le moyen âge lui aussi avait été un magnifique progrès. Après avoir cité dans Christus un cantique de ce temps-là, le P. Rousselot remarque : « Il n'est pas besoin d'insister pour faire entendre que c'est là un cantique nouveau. On n'est pas moins loin, ici, de Prudence et de saint Ambroise, que de Virgile même ». Christus, p. 1121. Je n'oserais pour ma part aller jusque-là, mais, quoi qu'il en soit, le progrès dans la dévotion au Christ est un fait indéniable.

 

 

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Revenons à l'oratoire de Nazareth où. docile au Fiat de Marie, le Verbe vient de s'incarner.

 

Si jamais j'ai révéré la Vierge, dans le cours précédent de sa vie de ses pensées et de ses désirs, je la révère beaucoup plus en ce moment, en cette élévation, en cette disposition, en laquelle elle profère cette parole. Lorsqu'elle la prononce, elle entre en un ÉTAT NOUVEAU opéré en elle, et non par elle... (Elle) est lors... non en un mouvement, mais en un repos, car elle est tranquille; non en un repos, mais en un mouvement, car elle tend à Dieu, et y tend par une vigueur et vivacité admirables. Elle est en un mouvement céleste, en un repos divin : en un mouvement qui est repos, et en un repos qui est mouvement...

 

Pour ceux qui le trouveraient ici trop subtil, il n'y a qu'à les plaindre. Nous ne perdrons pas notre temps à leur répondre, à excuser Bérulle d'être sublime.

 

Je dis qu'elle est, non en une action, mais en un état : car son occupation est permanente et non passagère. Elle est, non en un état, mais en une action : car ce qui se passe en elle, est vif et pénétrant jusqu'aux moelles de son âme. Elle est non en une action, non en un état, mais en un nouvel être : car ce qui est en elle est vif, comme la vie même, et est chose substantielle, intime et profonde comme l'être. Elle est donc en un nouvel être, mais en un être qui porte être et non-être tout ensemble. Et la Vierge est comme en un non-être de soi-même, pour faire place à l'Eire de Dieu et à son opération ; car Dieu veut être en elle et y opérer le chef de ses oeuvres. Ainsi elle n'est pas, elle ne vit pas, elle n'opère pas : Dieu est, Dieu vit, Dieu opère en elle. Et ce qui est plus, il est, il vit, il opère, pour prendre lui-même un nouvel être, une nouvelle vie, et faire en la Vierge une opération semblable à celle [luit opère de toute éternité en soi-même; opération la plus approchante qui puisse être jamais des émanations divines.

 

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Or... quel sera ce nouvel être communiqué à la Vierge, qui se rapporte à une opération si grande? Quelle sera cette vie, source de vie, et source d'une telle vie? Quelle sera la puissance, la plénitude et l'actualité de cette vie, qui doit coopérer dignement avec la Trinité sainte, à former un nouveau principe de vie et de grâce au monde? Il n'y a alors, après la divinité même, rien de plus grand et excellent en l'univers... Elle est en l'orient d'un état nouveau... Elle est une créature nouvelle du nouveau monde, et même, la première créature de ce monde nouveau (1).

 

Elle est Mère de Dieu « par état »

 

En ce mystère, et par ce mystère... elle entre en puissance de donner son Fils au monde..., puissance qui lui demeure pour jamais, et qui ne lui est point ôtée (2).

 

« État » qui l'unit indissolublement aux opérations, aux « états », à l'être du Verbe :

 

Elle est, non en sa (propre) lumière ni en son amour, mais en la lumière, en l'amour et en l'opération de Jésus, qui la tire en unité avec lui, et la tire aussi hors d'elle-même et de ses actions intérieures, pour être vivante en lui, et portant ses opérations saintes, par une sorte d'impression douce, élevée, puissante, et ravissante la Mère en son Fils, la Vierge en Jésus... Et le propre de la Vierge (parfait modèle en cela de la spiritualité bérullienne) est d'être attentive à la vie intérieure et spirituelle de son Fils, et d'être UNE PURE CAPACITÉ DE JÉSUS REMPLIE DE JÉSUS (3).

 

D'où il suit enfin que,

 

PARLANT DE VOUS, MARIE, NOUS PARLONS DE JÉSUS; parlant de vos dispositions, nous parlons de celles dans lesquelles il doit être conçu... Vous êtes à lui, et vous êtes par lui, et vous êtes pour lui. Et, comme les personnes divines n'ont subsistance en la Trinité que dans leurs relations mutuelles, vous aussi, ô Vierge sainte, ô personne divine et humaine tout ensemble,

 

(1) Oeuvres, pp, 462, 463.

(2) Ib., p 995.

(3) Ib., p. 501.

 

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divine en grâce et humaine en nature, vous n'avez subsistance en l'être de la grâce que par relation à Jésus ; vous ne vivez que par sa grâce, avant qu'il vive à vous par la nature, vous ne respirez que par son esprit, et vos grâces et vos grandeurs sont siennes (1).

 

Ainsi, pendant sa visite à Elisabeth,

 

elle va, elle vient, elle parle, et parle plus qu'en aucun lieu de l'Écriture, et en aucun état de sa vie (2), et la Parole éternelle du Père qui veut être sans parole, comme enfant, la fait parler... Jésus donc est en la Vierge, et la Vierge est en Jésus, et cette parole de la Vierge me semble être la parole de Jésus et de la Vierge tout ensemble ; et c'est pourquoi cette parole tire et ravit à Jésus et à la Vierge conjointement (3).

 

C'est ainsi que, pour l'école française, la dévotion à la Vierge, ne fait qu'un avec la dévotion au Verbe incarné, et que la grâce de l'Incarnation « ne nous donne pas à connaître le Fils de Dieu seul, mais le Fils de Dieu avec sa Mère ; ne nous lie pas au Fils de Dieu seul, mais Au FILS DE DIEU ET A SA MÈRE TOUT ENSEMBLE » Invenerunt puerum cum Maria matre ejus. Voilà pourquoi le nom de Marie figure à côté de celui de Jésus dans le blason de l'Oratoire; voilà pourquoi l'ouvrage où Bérulle a voulu résumer tout son système a pour titre : Discours de l'état et des grandeurs de Jésus, par l'union ineffable de la

 

(1) Oeuvres, p. 1105.

(2) Cf. Ib., pp. 988. 989, la magnifique élévation sur le silence de la Vierge. Pour mieux apprécier l'excellence du génie et du style de Bérulle. cf. la méditation du P. Eudes « sur le silence de la Bienheureuse Vierge dans sa sainte enfance ». L'enfance admirable de la T. S. Mère de Dieu, t. V des Oeuvres complètes, Vannes, 1907, pp. 459-464.

(3) Oeuvres, p. 978. Je pourrais citer une foule de textes analogues. Ainsi : « Les Mages regardaient d'un même regard Jésus et Marie, ils ne pouvaient voir Jésus enfant, qu'aussitôt ils ne vissent Marie sa mère, et c'est une des grandeurs et des bénédictions de la sainte Mère de Dieu, que son Fils se soit voulu manifester en un âge et en un état qu'il était obligé de la manifester avec lui, parce que l'enfant n'est subsistant que par sa mère, et par une dépendance continuelle des bras et du sein de sa mère ». Ib., 1019.

(4) Oeuvres, p. 1o19.

 

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divinité avec l'humanité, et de la dépendance et servitude qui lui est due et à sa très sainte Mère, ensuite de cet état admirable. Comme « le Fils a été toujours et inséparablement uni à sa sainte Mère, ils n'ont aussi l'un et l'autre jamais été séparés en l'objet de dévotion de ce bon et fidèle serviteur. Il a renouvelé par un esprit puissant cette piété. Il adorait continuellement Jésus en Marie ». Bref, tout ce que nous dirons bientôt de la méthode bérullienne, « se doit aussi étendre, avec la proportion convenable, à la même piété envers la Très Sainte Vierge, considérée en ses états et en ses grandeurs » (1). « Avec la proportion convenable », il en faut dire autant de la dévotion aux saints.

 
§ 7. JÉSUS DANS LES SAINTS (2). —

 

C'est ici encore un des principes essentiels de l'école française :

 

Nous devons avoir dévotion à tous les saints et anges, écrit le P. Eudes... Nous les devons honorer, parce que Jésus les aime et les honore..., comme aussi parce qu'ils aiment

 

(1) (P. Bourgoing). Oeuvres complètes de Bérulle, p. 99. C'est ainsi que vient ou directement de Bérulle lui-même, ou indirectement, par l’intermédiaire de Condren la prière de M. Olier, répétée depuis près de trois siècles par les prêtres innombrables qui out reçu la formation de saint Sulpice : « O Jesu, vivens in Maria, veni et vive in famulo tuo, in spiritu sanctitatis tua, in plenitudine virtutis tuae, in perfectione viarum tuarum, in veritate virtutum tuarum, in communicatione mysteriorum tuorum, dominare omni adversae potestati, in spiritu tuo, ad gloriam Patris ». Comme tessera de l'école française, il serait difficile d'imaginer rien de plus parfait.

(2) La dévotion de Bérulle, et eu général de l'école française, va de préférence aux saints et aux anges qui ont été mêlés plus immédiatement au mystère de l'Incarnation, ou « liés » plus étroitement à la personne même de Jésus. Ainsi : l'ange Gabriel, le vieillard Siméon, Anne la prophétesse, saint Joseph d'Arimathie, enfin et surtout, sainte Madeleine. Bérulle avait fait insérer dans le propre de l'Oratoire un office particulier pour la fête de saint Gabriel. (Oeuvres. p. 174o, seq.) Il avait aussi projeté, mais il ne put achever d'autres offices. Dans le même propre de l'Oratoire figurent la fête de saint Lazare et celle de saint Joseph d'Arimathie. Il est d'ailleurs bien curieux que, malgré ses relations avec le Carmel, Bérulle ne se soit pas intéressé davantage à saint Joseph, lequel, en revanche, est spécialement cher aux mystiques de la Compagnie de Jésus, héritiers plus directs, me semble-t-il, de l'esprit thérésien. M. Olier réparera cet oubli. Cf. la Table alphabétique (insuffisante), des Oeuvres de Bérulle, dans l'édition Migne.

 

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et honorent Jésus, et qu'ils sont ses amis, ses serviteurs, ses enfants, ses membres, et comme UNE PORTION DE LUI-MÊME... À raison de quoi, nous devons regarder et honorer les reliques de leurs corps, comme une portion de Jésus et une partie de ses membres... Nous devons adorer Jésus en eux, car il est tout en eux..., leur être, leur vie, leur sainteté, leur félicité et leur gloire. Nous devons le remercier de la gloire et des louanges qu'il s'est rendues à soi-même, en eux et par eux, et l'en remercier davantage que pour les grâces qu'il leur a communiquées, et qu'il nous a communiquées par eux, parce que l'intérêt de Dieu nous doit être plus cher que le nôtre.

 

Et comme il s'adresse au commun des fidèles, le P. Eudes, toujours simple et lucide, montre par une série de formules comment l'on doit prier les saints :

 

Conformément à cela, lorsqu'on fait quelque voyage, ou qu'on communie... ou qu'on fait quelque autre action en l'honneur de quelque saint, il faut l'offrir à Jésus en cette manière :

 

O Jésus, je vous offre ce voyage, cette communion... en l'honneur de tout ce que vous êtes dans ce saint ; en action de grâces, pour toute la gloire que vous vous êtes rendue à vous-même, dedans lui et par lui; pour l'augmentation de sa gloire, ou plutôt de la vôtre en lui ; pour l'accomplissement de tous les desseins que vous avec au regard de lui; et afin que vous me donniez, par vos prières, votre saint amour (2).

 

Ainsi, et pour reprendre ce terme si commode, le culte des saints, tel que le comprend l'école française, est essentiellement théocentrique; loin de nous distraire du Verbe incarné, il doit nous conduire à lui. En effet, dit le P. Bourgoing,

 

ainsi que le rayon est émané du soleil, et que la voix est une

 

(1) Oeuvres complètes du Vénérable J. Eudes, t. I. Le Royaume de Jésus, Paris, 1905, pp. 345-349.

 

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expression du verbe intérieur ; comme l'image, qui paraît dans un miroir, dépend de la chose qu'elle représente, et... tire toute sa beauté d'elle et se rapporte toute à elle,

 

 

 

de même les saints dépendent de Jésus, ils reçoivent leurs grandeurs et leurs grâces de sa plénitude, et ils les réfèrent toutes à lui; bref, ils ne sont rien, « sinon un pur regard d'honneur et d'amour pour Jésus » (1). Aussi la dévotion qu'ils nous inspirent, non seulement les affligerait, mais encore les diminuerait, les détruirait même, en quelque manière, si elle se tournait d'abord, et toute entière, vers leur être propre, si elle se fixait sur eux, si elle s'absorbait et s'épuisait en eux. Comme saints, ils n'existent pour nous que dans la mesure où ils restent « liés » à la personne du Verbe. Et qu'on ne se figure pas qu'à les envisager de la sorte, on risque de perdre de vue les mérites individuels qui les distinguent les uns des autres. C'est au contraire par ce qu'ils ont de plus caractéristique, de plus original, qu'ils représentent leur multiforme modèle, c'est par leur être profond qu'ils s'unissent à lui, qu'ils vivent de lui. Plus ils se perdent en celui qui les accomplit, et plus ils se trouvent. Nous, de notre côté, plus nous les perdons, pour ne chercher en eux que le Christ, et plus nous les trouvons eux-mêmes. A ceux qui ne verraient dans ces nobles idées qu'une philosophie subtile et froide, je propose de parcourir un des plus beaux poèmes que l'on ait jamais composés à la louange des saints, les Elévations de Bérulle à Jésus-Christ Notre Seigneur sur la conduite de son esprit et de sa grâce vers sainte Madeleine.

 

(1) Les Vérités et excellences..., p. 217. Cf. du même Bourgoing Les Vérités... de Jésus-Christ... communiquées à sa Sainte Mère et aux saints, disposées par méditations sur les mystères de la Sainte Vierge et des saints, Paris, 1634. A l'imitation de cet ouvrage, le jésuite Nouet écrira plus tard ses méditations sur la Vie de Jésus dans les saints. Encore un mot de Bourgoing : « O être et état de saint Jean, tout RELATIF à Jésus. »

(2) Oeuvres, pp. 531-595. Ce livre a été écrit pour la consolation de la jeune reine d'Angleterre, pendant la première année de son mariage.

Bérulle, comme on le sait, était alors auprès d'elle, dans « ce désert de grâce et de religion », dans ce « repaire de serpents » que l'Angleterre était devenue. e Ce désert affreux, dans lequel je vous voyais habiter, porta ma pensée à un désert heureux que vous avez quitté en quittant la France. C'est le désert qui relève, qui honore, qui bénit les belles côtes de Provence ». Ainsi dans la dédicace du livre. (La Sainte Madeleine de Lacordaire commence de même par un éloge de la Provence). « Je vous parlai donc, continue-t-il, de cette âme vraiment grande et vraiment nôtre, puisqu'après la mort de celui qu'elle aimait..., le ciel nous l'a donnée, et lui a fait choisir la France, pour y parfaire le cours de sa vie... Et vous voulûtes que je misse par écrit ce discours, et votre piété vous incita à l’écrire même de votre propre main. pour honorer cette sainte par une action royale. Ce petit discours était toujours entre vos mains ; c'était votre soulas en vos ennuis, votre entretien en votre solitude. Il vous semblait, en le lisant, que vous entriez en conversation avec cette âme rare... C'est le discours que je mets sous la presse ». Oeuvres, pp. 533, 534. Telle est l'histoire, vraiment royale, de ce petit livre. Ajoutons que la préface en est d'une hardiesse inouïe, qui dut faire trembler les diplomates, et gêner passablement Henriette elle-même. « Je vous voyais en cette terre, comme un lis entre les épines, et non entre les roses, ainsi que nous avions pensé. Les roses autrefois étaient les armoiries de l'Angleterre... Nous leur avons porté des lis, mais nous avons trouvé leurs roses ou cueillies par la persécution, ou fanées par l'irréligion... J'ai regret que les seules armes qui leur restent soient les lions et les léopards, et j'ai crainte que quelques-uns ne disent que c'est pour marque de leur férocité contre l'Eglise de Dieu », pp. 531-532. Cette préface est de 1627. Quant à l'ouvrage lui-même, il avait été écrit en quelques jours. Cf. Houssaye, III, pp. 31, 32.

 

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Lorsque vous cheminiez sur la terre, opérant vos merveilles, vous avez, ô Seigneur, regardé plusieurs âmes ; mais vos regards plus doux, ô soleil de justice, et vos rayons plus puissants, ont été sur (Madeleine).

 

Dans le vocabulaire bérullien, « regarder » est presque synonyme de « rayonner » ; « regard », de « rayon ». Regarder, de la part de Jésus, c'est communiquer sa grâce, son esprit, ses états, sa vie ; de notre part, s'offrir à ces divines communications.

 

Vous lui donnez en un moment une grâce si abondante, qu'elle commence où à peine les autres finissent, et, dès le premier pas de sa conversion, ( « conversion », un autre synonyme de « regard  ) » ; elle est au sommet de la perfection, établie en un amour si haut, qu'il est cligne de recevoir louanges de votre bouche sacrée, lorsque vous la daignez défendre de ses émulateurs, et clore sa justification par cette douce parole : Elle a beaucoup aimé.

 

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« Parole grande », et qui nous annonce l'inauguration d'un ordre nouveau, l'ordre « plus que séraphique », l'ordre de l'amour.

 

Amour singulier et nouveau; amour qui commence en la terre, et non au ciel... Amour qui se forme à vos pieds, et fait désormais une nouvelle différence dans l'ordre de la grâce, et dans l'ordre de l'amour, et d'un amour plus que séraphique. Il y a en vous un nouvel être, qui fait un nouvel état dans les choses créées... Vous êtes un nouveau vivant en l'univers, et vous êtes aussi une nouvelle source de grâce et un nouvel objet d'amour.

 

Madeleine aura les prémices de cette grâce, et elle en aura la plénitude.

 

Vous voulez lui donner principauté en cet ordre et en cet amour, qui « n'est point encore dans le ciel », et déjà « est en la terre ».

 

Il n'est point dans les séraphins, et il est dans le coeur (le cette humble et prosternée pénitente. C'est qu'elle est à vos pieds, et ces pieds sont plus dignes que le plus haut des cieux (1).

 

Ce n'est pas là chez Bérulle un à-peu-près de poète, mais une conviction longuement méditée, et dont il réalisait lui-même la hardiesse. Il s'en était ouvert à son ami, le P. Coton :

 

O que cette âme me semble grande, lui écrivait-il. Que je souhaiterais savoir quelque chose de sa vie ! Que je trouve petit ce qui en est rapporté, hors son amour et son adhérence à Jésus ! Il me semblerait que ç'a été une des raretés et

 

 

(1) Oeuvres., pp. 536, 537. « Je ne parle point ici de la Vierge, dira plus loin Bérulle; son amour et sa grâce ne reçoivent point de comparaison ; sa dignité la rend trop proche du Créateur... Elle a suréminente sur toutes les créatures, et de la terre et du ciel. En cet excès d'amour, de grandeur, de dignité qui lui appartient..., il ne la faut jamais comprendre dans les propositions du péché ni de la grâce ; partout elle a ses exceptions, si elle n'est nommément exprimée; partout elle a ses privilèges ».

Ib., pp. 539, 540.

 

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excellences de la terre, et un des plus grands effets du Fils de Dieu en icelle, qui a voulu avoir cette âme à ses pieds, et là, réparer en elle cet amour séraphique, perdu dedans le ciel et perdu aux premiers séraphins. J'en conçois beaucoup plus qu'il ne m'est permis de mettre sur le papier... Si j'excède en la pensée proposée, je le soumets à votre censure (1).

 

Et le jésuite, dans une lettre où il ne se contente pas de répondre à cette question particulière, mais où il se donne la joie de définir magnifiquement l'oeuvre entière, la doctrine, la grandeur de son ami :

 

Touchant le premier (point), répond-il, qui concerne la bienheureuse amie de Jésus-Christ, j'adore, loue et remercie l'éternelle Providence de ce qu'il lui a plu vous choisir, selon la prédiction que m'en avait fait plusieurs années auparavant la sainte âme de Soeur Marie de l'Incarnation (Mme Acarie , pour établir un Ordre (l'Oratoire), qui manquait à l'Eglise, et de ce que vous insinuez en icelui, et dans la famille de la bienheureuse Thérèse, la particulière dévotion, qu'il est très juste de se trouver en une partie de l'Eglise militante, envers les mystères de l'économie en chair du Verbe divin, mystères qui comprennent en premier chef l'union incomparable de l'humanité à la divinité, en second lieu, les prééminences de la très sainte Vierge-Mère, et en troisième, la spirituelle alliance de Jésus avec Marie-Madeleine...

 

Puis, venant au problème spécial que lui avait proposé Bérulle,

 

Et je ne vois point d'absurdité pourquoi l'on ne puisse dire, que l'amour séraphique qui s'était perdu au ciel, a commencé d'être réparé sur terre en cette âme bien-aimante, chef-d'oeuvre de la miséricorde, comme Marie l'innocente, l'est de la grâce de Dieu. Séraphiques sont appelés à moindre sujet, selon le sens commun de l'Eglise, saint François, saint Bonaventure et sainte Catherine de Sienne (2).

 

(1) Oeuvres, p. 1576.

(2) Ce beau texte a été publié par M. Houssaye dans sa brochure, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle, courte réponse..., Paris, 1873, pp. 95, 96. La lettre du P. Coton est du 6 août 1618, ce qui date à peu près la lettre de Bérulle que nous venons de citer. Les Elévation sur sainte Madeleine, ont été composées dans le courant de juillet 1625. Le rapprochement de ces dates, 1618, 1625 nous rend sensible une fois de plus la méthode tenace et approfondissante de Bérulle. Quand il a une idée, il ne la quitte plus. Celle qui nous intéresse présentement — la principauté de Madeleine dans l'ordre de l'amour nouveau — a dû se préciser chez lui, aux environs de la fête de Madeleine, juillet 1618. En 1625, il la développe à course de plume, tant elle lui est devenue familière. Quant à la doctrine de ce passage, il ne faudrait pas la prendre au pied de la lettre.  L'amour,  « a commencé d'être réparé sur terre » bien avant la naissance de Madeleine.

 

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Ainsi encouragé, Bérulle reprend :

 

Au ciel s'est perdu le plus haut degré d'amour qui avait été créé, et ce, par la perte du premier ange... Et c'est en la terre que se doit réparer cet amour perdu dans le ciel ; c'est aux pieds de Jésus que cet amour doit être réparé ; et il doit être réparé en un degré plus haut, en une manière plus excellente, pour faire hommage au mystère d'amour, qui est l'Incarnation, et pour rendre honneur au triomphe d'amour, qui est Jésus.

 

Ce ne sont pas là vérités de foi, mais vues pieuses, fondées sur la foi.

 

Je reçois volontiers cette pensée qui honore... le sacré mystère de l'Incarnation..., le mystère des mystères. Sa grandeur et sa dignité nous persuadent aisément, que la grâce qui en découle surpasse celle qui a été avant son efficace, soit au paradis de la terre, soit au paradis du ciel... L'amour fondé en cette grâce nouvelle, et dépendante de l'Homme-Dieu, surpasse l'amour infus aux anges dedans le ciel, et rallume en la terre un plus grand feu d'amour que celui qui s'est éteint au ciel... C'est dignité à cet amour qu'il soit réparé par Jésus, et c'est honneur à Jésus qu'il soit réparé par lui-même, en la terre, au jour de ses bassesses... C'est à ses pieds divins que se doit faire ce divin ouvrage... Mais sur qui tombera ce sort heureux ?... (Sur Madeleine)... Partout nous la voyons aux pieds sacrés de Jésus. C'est son séjour et son partage, c'est son amour et sa conversation ; c'est sa marque et sa différence dans la grâce. Et c'est elle aussi qui recueille à ces pieds sacrés la rosée céleste et le divin amour perdu dedans le ciel, et Jésus est

 

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celui qui le répare et le répand dedans son coeur, lorsqu'elle est à ses pieds (1).

 

Cet « ordre nouveau », et avec lui, cette inaliénable « principauté » de Madeleine, ont commencé dans la maison de Simon, à la minute même, où le coeur de la pécheresse vint se « fondre » (2), aux pieds de Jésus, « comme la neige

au soleil » Ce fut là un des « moments » les plus mémorables dans l'histoire de Jésus, et, par suite, dans l'histoire universelle de l'humanité. Jamais le Verbe incarné n'opéra, « en aucune âme particulière » choses plus grandes, plus dignes de ses propres grandeurs « et divines et humaines » ; jamais « aucune âme particulière » ne se livra plus docilement, plus entièrement aux « opérations » du Verbe incarné.

 

Heureux moment de votre vie, ô source de la vie, et la vie même! Heureux moment, qui produit hors de vous une grâce si éminente et origine de tant de grâces! Comme du haut des cieux, où vous êtes maintenant, vous opérez ici-bas en terre en nos âmes, quand il vous plaît, ainsi, du lieu où vous êtes lors, conversant avec le pharisien et vos disciples, vous opérez en Madeleine, retirée en son palais. Vous la considérez, vous la navrez, vous l'attirez, vous la ravissez au monde et à elle-même. En cet excès et fureur sainte d'un amour saint, je la contemple et la suis pas à pas, observant ses actions, admirant ses mouvements. Elle sort de son palais, et plus encore hors d'elle-même ; elle vous cherche en votre maison, et ne vous y trouve pas ; mais elle vous porte et possède en son coeur sans le connaître. Vous n'êtes pas chez vous, et vous êtes chez elle, c'est-à-dire en son coeur et en son esprit; et ce n'est pas merveille si elle ne vous connaît pas, puisque, après les années entières de votre sainte présence et conversation, vous voyant, vous parlant au sépulcre, elle ne vous connaît pas ; sou amour, et au commencement et à la fin, ayant plus de ferveur et sentiment que de discernements (3)...

 

(1) Oeuvres, pp. 539, 54o.

(2) p. 545.

(3) Il en va de même pour tous les contemplatifs, comme nous aurons tant

de fois l'occasion de le remarquer. Par là, s'affirme et se manifeste, une fois de plus, la « principauté » de Madeleine aluns l'ordre mystique. Bérulle revient souvent à cette pensée. Ainsi pour le banquet de Béthanie : « Là, elle prévient, ce dites-vous, par cette onction, votre sépulture; là, elle vous ensevelit tout vivant, ne sachant ce qu'elle faisait : mais vous le savez pour elle, et vous nous l'apprenez en votre Evangile, et son amour est plus opérant que discernant ; et, par son humble et sainte ignorance, elle nous apprend à suivre fidèlement les mouvements du Saint-Esprit, sans voir, sans discerner les causes et les fins pour lesquelles ils nous sont donnés... Cela est caché à son coeur, et elle ne le sait pas : mais vous le savez, Seigneur, et vous le savez pour elle, car votre esprit et le sien n'est qu'un, et elle opère saintement dans votre connaissance, sans sa connaissance; et son esprit n'étant qu'un avec le vôtre, la connaissance de l'un conduit l'amour de l'autre, et son amour étant destitué d'intelligence, est rempli de puissance ». Ib., p, 548. Et plus loin, à propos de l'apparition au tombeau : « Cette ignorance (de Madeleine) vient de Dieu et conduit à Dieu, et aussi elle est... entretenue de Jésus-Christ même, qui se déguise sous la forme de jardinier, pour être présent et inconnu tout ensemble à l'amour de cette âme... Après avoir révéré cette sainte et divine ignorance en une âme si digne de lumière.... apprenons à rechercher plus d'amour que de lumière dans les choses divines ». Ib., p. 561.

 

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Elle vous cherche donc, et elle apprend que vous n'êtes pas chez vous, mais chez le pharisien, mais en un banquet, mais au milieu de personnes incapables de sa douleur, de son secret, et de son amour... Vous lui êtes tout et tout être lui est rien... Elle s'en va donc, et elle entre chez le pharisien; mais elle ne pense qu'à vous, elle ne voit que vous, en cette salle, en ce banquet, et elle fond à vos pieds... Et vous êtes eu elle, ô mon Seigneur Jésus, plus qu'en cette salle et plus qu'en ce banquet..., opérant en cette âme, attirant et consommant son coeur dans votre amour, et consacrant cette nouvelle hostie à vous-même (1).

 

Elle ne fait que d'arriver aux pieds de Jésus; « c'est la première heure de sa vie en la grâce »,

 

et toutefois, ô Jésus... vous ne dites pas qu'elle aime, mais qu'elle a aimé, et qu'elle a beaucoup aimé, comme si déjà elle y avait employé plusieurs jours, plusieurs mois, et plusieurs années. Mais c'est qu'un moment de cette âme vaut un siècle, tant elle a de vie et de vigueur en la grâce, et de ferveur en l'amour... Plût à Dieu que le cours de ma vie fût équivalent à un de ses moments, et qu'après tous les ans d'une vie longue et laborieuse, je puisse avoir quelque part à ce degré d'amour, par lequel elle a commencé... 0 âme! 0 amour!

 

(1) Oeuvres..., pp. 541-543.

 

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O pécheresse! O pénitente ! 0 Jésus, source de pénitence, de grâce, et d'amour (1) !

 

« O âme..., ô Jésus », Bérulle ne sépare jamais ces deux termes, il les fond, pour ainsi dire, l'un dans l'autre. En Madeleine il voit Jésus, et en Jésus Madeleine. « Ce sont là, écrit-il encore, grâces et faveurs faites à Madeleine mais ce sont mérites et grandeurs en Jésus, et aux pieds de Jésus » (2). Ou bien : « Voilà les traits de l'amour de cette âme vers vous, et de vous vers cette âme, ô Jésus... Car si c'est elle qui fait ces choses, c'est votre esprit qui les fait en elle, et qui ne les fait qu'en elle, par un privilège d'amour réservé à Marie-Madeleine » (3). Le Pharisien

 

ne connaît ni Jésus ni Madeleine... Il ne sait pas ce que Jésus est à Madeleine, et ce que Madeleine est à Jésus; il ne sait pas que Jésus lave Madeleine, comme Madeleine lave Jésus; que Jésus répand ses odeurs sur Madeleine, comme Madeleine répand ses odeurs sur Jésus ; que Jésus honore Madeleine, comme Madeleine honore Jésus... Il ne' sait pas que c'est l'esprit même de Jésus qui est dans le coeur de Madeleine, et que c'est par la conduite et ferveur de cet esprit, quelle emploie envers Jésus, ses yeux et ses mains, sa bouche et ses larmes, ses cheveux et ses liqueurs, son coeur, son esprit, son amour, ce qu'elle est, ce qu'elle a... Je me réjouis de vous voir, ô Jésus... opérant entre les hommes choses si divines (4)

 

Ainsi et plus encore sur le Calvaire :

 

(Ces) ténèbres ne peuvent couvrir Jésus à Madeleine. Ce soleil qui s'est éclipsé, n'est pas le soleil de cette âme... Jésus est le soleil de Madeleine... Il est lors plus lumineux en elle qu'il ne fut jamais... Mourant en la croix, il demeure vivant pour elle, et il opère comme vivant en elle, même dedans sa

 

(1) Oeuvres, pp. 537, 538.

(2) Ib., p. 543.

(3) Ib., p. 546.

(4) Ib., pp. 543, 544.

 

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mort... Moins il opère lors dans la Judée, plus il est opérant dans l'esprit de Madeleine (1).

Elle est collée et attachée à Jésus en sa croix, et ce sang ruisselant de Jésus est le ciment qui joint le coeur de Jésus et de Madeleine ensemble... Jésus donc voit Madeleine à ses pieds, et Madeleine contemple Jésus en sa croix. Ces regards sont mutuels et réciproques... Qui verrait le coeur de Jésus y verrait Madeleine empreinte; qui verrait le coeur de Madeleine y verrait Jésus, et Jésus souffrant, vivement imprimé (2).

 

Ame véritablement « principale », et qui fut toujours la première sur toutes les routes, à tous les rendez-vous de l'amour divin

 

Durant le cours de votre vie voyagère et publique en Judée, elle est la première qui vous a cherché par amour. Vous avez cherché les uns, et les autres vous cherchaient, pour leurs besoins particuliers, pour leurs nécessités extrêmes, recherchant plus vos miracles que vous-même. Mais Madeleine ne cherche que vous, elle ne cherche que le miracle de votre amour... Les disciples et apôtres vous ont fidèlement suivi, mais ayant été appelés, et appelés sans qu'ils pensassent à vous. Celle-ci vous cherche, vous suit, vous court, sans être appelée de vous, par aucune parole qui l'attire et s'adresse à elle... Et maintenant, (ressuscité) vous voulez qu'elle soit la première qui entende votre voix (3).

 

La première enfin, à connaître les rigueurs de cet «amour séparant », silencieux, insensible, qui va devenir le partage de tous les mystiques :

Vous ne permettez à cette divine amante d'être à vos pieds qu'un seul moment, vous ne lui permettez qu'une seule parole : Rabboni. Et au même instant, vous la séparez, vous l'envoyez, vous rentrez dans le secret de votre lumière inaccessible... Et elle ne vous voit plus, ne vous trouve plus, ne vous possède plus, ce semble. Vous êtes la vie, laissez-la vivre en

 

(1) Oeuvres, p. 552.

(2) Ib., p. 551.

(3) Ib., p. 560.

 

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vous; vous êtes sa vie, laissez-la vivre de vous. An moins donnez lui autant d'heures et de moments qu'il y a qu'elle vous pleure, qu'elle vous cherche, et qu'elle vous imprime en son coeur. Mais il en arrive bien autrement. Au même instant qu'elle vous trouve, elle trouve en vous une pierre plus dure que celle du sépulcre, que vos anges lui ont ôtée. Vous lui êtes une pierre... de séparation... Je trouverais ce coup insupportable, s'il n'était de vous, et s'il n'était par amour, et... même pour un plus grand amour. Car tout ce qui est de vous donne vie, force et amour, et, dans votre amour, privant cette âme du fruit de son amour, vous lui donnez une nouvelle puissance, et puissance d'amour, pour porter cette privation, cette rigueur et cette séparation; séparation secrètement et insensiblement unissant son âme à vous en une nouvelle manière. O amour pur, céleste et divin ! Amour, qui n'a besoin d'entretien et sentiment aucun ; amour qui subsiste par voie d'être, et non par voie d'entretien d'exercice et d'opération; amour qui, comme ces feux célestes, se conserve en son âme, comme en son élément, sans mouvement et sans pâture ; au lieu que les feux terrestres sont en mouvement perpétuel, et ont besoin d'aliment pour être conservés et entretenus ici-bas, comme en un lieu qui leur est étranger (1).

 

Où donc avait-il appris le français, je dis notre français moderne courant, celui dont on fait communément remonter la naissance au Discours de la méthode, ou même aux Provinciales? En vérité, plus on étudie Bérulle, plus on le trouve étonnant. N'oublions pas qu'il est né en 1575, et qu'il avait achevé sa formation soit religieuse, soit littéraire, bien avant l'avènement de Louis XIII. Idées, sentiments, rythme, style, qui le croirait contemporain de François de Sales? Avec cela beaucoup plus naïf, beaucoup moins conscient, et moins artiste que Balzac (2). La plupart des pages qu'on vient de citer ont été écrites à course de plume, nous le savons. Il aura créé cette langue,

 

(1) Oeuvres, p. 567.

(2) Quand il s'applique, il est embarrassé, redondant, sorbonique, et pour nous, hommes d'aujourd'hui, presque intolérable. Ainsi, trop souvent, dans le fameux Discours. Remarquons néanmoins que de cet ouvrage les contemporains ont tout admiré, même le style.

 

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sans même s'en apercevoir. « Créé » ne me parait pas trop fort. Des écrivains qui l'ont précédé, un seul aurait pu, à la rigueur, lui servir de modèle, Calvin, si étrangement moderne, lui aussi. Mais trouverez-vous chez Calvin cet unique mélange de sérieux et de tendresse, cet « esprit des enfants », enfin ce lyrisme religieux, dont pour ma part j'ai cru longtemps que Bossuet nous avait donné les premiers modèles. C'est Bérulle qui a fixé chez nous, et pour de longs siècles, le style de la méditation, de l’ « élévation » religieuse et de la prière

 

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II. — LA PRATIQUE

 

L'école de saint Ignace et celle de Bérulle, comparées au point de vue de la méthode. — Que Bérulle, à proprement parler, ne nous propose aucune méthode.

 

A. — Elévation ou adoration lyrique.

 

Les deux éléments de l'adoration; la part de l'intelligence et celle de la volonté. — Se soumettre « volontiers à tout ce que Dieu est ». — Les calomniateurs de l'adoration bérullienne. — Que cette adoration est « un recueil des principales vertus chrétiennes ». — Admiration, louange, amour, joie. — Caractère lyrique de cette religion. — Les O de Bérulle et de Bossuet.

 

B. — Adhérence.

 

De l'adoration à l'adhérence. — « Se rendre », « se laisser » ; « application », « liaison », « adhérence ». — Adhérence à ''être divin en lui-même, et aux états du Verbe incarné. — « Donnez-vous tout à l'esprit de Jésus. » — Adhérer à l'inconnu de Jésus. — Cettie adhérence, programme complet de vie chrétienne : tirant « l'âme hors de soi-même », elle « l'établit et lente en Jésus-Christ ». —  Originalité de ces directions; l'ascèse traditionnelle et la bérullienne. — Critique de l'ascèse traditionnelle et des moralistes chrétiens. — Rechercher la vertu « selon l'esprit des philosophes païens ». — Rodriguez et Jean Eudes. — Aimer la vertu « plus par relation et hommage à Jésus-Christ que par désir de la mène vertu en soi-même ». — Vertus « chrétiennes », et vertus « morales ». — Professeurs d'énergie, et professeurs d'abaissement. — « Plus on mêle de soi, moins on est avancé dans les oeuvres de la grâce. » — Caractère pratique de l'ascèse bérullienne : actes qu'elle commande.

?. Désir et demande. — « Ouvrons la bouche de notre cour. » — J. Eudes et la formule-type de cette demande. — ?. Ratification. — Vouloir ce que le Verbe a voulu pour nous, et à notre place. — « Vous avez fait un très saint usage de mou être. » — ?. Exposition. — S'exposer aux « influences », aux « impressions » de l'esprit de Dieu. — Galvanoplastie spirituelle. — « Les vertus divines sont opératives. » — Les mystères et les états de Jésus envoient d'eux-mêmes leurs rayons. — Les vertus du Christ imprimées en nous, « quoique nous ne nous efforcions point d'en produire des actes ». —  ?. L'état de servitude. — L'ascèse bérullienne exige des actes, mais de moins en moins nombreux ; elle tend à établir des états. — Que ces états sont actifs, mais d'une activité particulière. — L'état de servitude, fin suprême de cette ascèse. —  Donation parfaite de l'intime de l'âme. — Le Suscipe de saint Ignace. Que nulle ascèse n'a de prise sur le fond de l'être, et par suite ne peut nous fixer dans un état quelconque. — Orientation nettement mystique de l'ascèse bérullienne. — Conclusion : Bérulle et le bérullisme.

 

«Pratique », disons-nous, et non pas «méthode ». Ce der-nier mot, bien qu'il ait dît nous échapper plus d'une fois dans les pages précédentes, éveillerait ici des idées fausses; il promettrait plus que Bérulle ne peut et ne veut donner. D après les dictionnaires, une « méthode » est une « marche raisonnée pour arriver à un but ». Or, j'ai beau chercher parmi les textes fondamentaux de l'école française, je ne trouve rien qui réponde à cette définition. Ils nous enseignent le « but », ils se taisent sur la « marche raisonnée ». De cette dernière, ils n'ont cure et, comme on se l'expliquera bientôt, ils n'ont pas à s'occuper. Saint Ignace, au contraire, s'occupe surtout de cela. Il nous propose une méthode, au sens technique du mot, une « marche raisonnée », des exercices d'assouplissement et d'entraînement, un ensemble de règles et de recettes, une gymnastique spirituelle, une rhétorique sainte enfin, un art de prier. Non pas certes que l'école des jésuites réduise toute la vie intérieure à la pratique de cet art. Ils ont trop die sens pour transformer en « fin » ce qui ne doit, ce qui, bon gré mal gré, ne peut être qu'un « moyen ». Mais, quoi qu'il en soit, ils font de ce moyen une étude particulière, et à laquelle ils attachent beaucoup d'importance. C'est même en cela que consiste leur originalité propre, c'est là ce qu'ils ont introduit de vraiment nouveau dans le monde religieux (2). Leur méthode, écrit le P. Faber,

 

(1) Rhétorique, disons-nous. mais au sens d Aristote. Ainsi entendu, le mot n'offre rien à l'esprit de plus ridicule que le mot : logique.

(2) « L'ordre méthodique, la déduction irrésistible, c’est par là que les Exercices se distinguent d'une foule d'ouvrages de spiritualité... Le mérite propre de saint Ignace est... d'avoir résumé scientifiquement et groupé méthodiquement les principes du progrès dans la vertu... « Ce qui donne (écrit Janssen) au petit livre son caractère. son originalité, c'est... la mise en oeuvre psychologique de tout ce qu'avait conseillé jusque-là l'ascétisme chrétien de tous les siècles... Ils nous offrent un système pratique (ce mot-là n'est pas le mot propre : l'école française n'est pas moins pratique)..., un manuel complet d tactique spirituelle pour parvenir à la conquête de soi-même »... Mais ce qui fait surtout l'originalité de saint Ignace, c'est le soin de joindre aux matières de méditation et aux principes d'ascétisme, des conseils minutieux... Il y a dans les Annotations du début, dans les Notes semées çà et là, dans les Règles du discernement des esprits, une véritable pédagogie spirituelle et comme une manuductio incessante... Cet art de mesurer l'enseignement spirituel aux forces de l'âme et aux grâces divines est vraiment nouveau, du moins sous la forme précise et méthodique que lui donne saint Ignace Paul Debuchy, Introduction à l'étude des Exercices spirituels de saint Ignace, Collection de la bibliothèque des Exercices, n° 6, Enghien, 1906, pp. 25. 26. Donc méthode pédagogique , (Annotations et le reste), et c'est en cela que consiste surtout l'originalité de saint Ignace; mais aussi méthode déductive, syllogistique, appliquée à la vie intérieure (méditation fondamentale, etc-C'est par ce dernier aspect surtout que les Exercices avaient sédui l'intelligence de Mgr d'Hulst. (Cf. Mgr d’Hulst et les Exercices de saint Ignace, Bibliothèque des Exercices, n° 20, Enghien, 1909.)

J'ai tenu à citer le texte du P. Debuchy, et à le résumer en deux mots parce qu'implicitement il nous rappelle qu'on trouve dans les Exercices, non pas une méthode, mais tout un ensemble de méthodes. «  On parle de méthode ignatienne d'oraison. En réalité, il y en a plusieurs » (F. Cavallera, Ascétisme et Liturgie, Paris, 1924, pp. 57, 58). Le P. Brou eu compte jusqu'à huit (A. Brou, La spiritualité de saint Ignace, Paris, 1914, p. 42). Mais on peut aussi, me semble-t-il, faire comme un bloc de ces diverses méthodes, et parler tout uniment de méthode ignatienne. Le P. Bron dit que c'est « en vérité la méthode de tout le monde », puisque enfin ces diverses méthodes « ne sont que l'application à des matières surnaturelles des procédés les plus élémentaires de l'esprit ». Ib. pp. 444, 45. Rien de plus juste en un sens. Mais on pourrait dire aussi bien que la logique aristotélicienne est « de tout le monde ». Aristote eut le mérite de la formuler, de la codifier, etc. Et tout de même, saint Ignace a eu le mérite de cette « application » dont parle le P. Brou. Saint Ignace, nous dit encore le même écrivain, s'est trouvé « à point pour coordonner et... exploiter avec méthode... divers organes de la vie spirituelle, longtemps engagés les uns dans les autres. » Brou, Ib. p. 138.

 

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« peut s'enseigner comme un art » (1). Curieuse, fâcheuse tautologie. Mieux vaut dire qu'ils ont une méthode, au sens rigoureux du mot, et qu'ils se distinguent par là des autres spirituels, notamment des bérulliens.

Pour saint Ignace, la vie intérieure est avant tout une des formes de l'ascèse, au sens ancien de ce mot. Son intense personnalisme se révèle dès le titre de son petit livre : « Exercices spirituels pour instruire l'homme à se vaincre et à régler sa vie sans se laisser influencer par aucune affection désordonnée ». Dans sa pensée, la prière doit avant tout nous perfectionner nous-mêmes, nous rapprocher de

 

(1) Cité par M. Letourneau, La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice, Paris, Igo3, p. 286. Je reviendrai bientôt à cette remarque du P. Falier, et à l'ouvrage de M. Letourneau.

 

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notre fin, qui est bien sans doute la gloire divine, mais activement, laborieusement, héroïquement procurée par nous. Un « exercice » ; il lui faut donc une discipline. D'oit la nécessité de démonter, si j'ose dire, le mécanisme humain de la prière, en vue de stimuler et d'aplanir le jeu naturel des facultés qu'elle met en branle. D'où enfin la savante méthode que l'on connaît. L'école française se place à un point de vue différent. Pour elle, la vie intérieure est toute « référée » à Dieu. Elle s'attachera donc surtout à connaître la nature profonde, l'objet essentiel, et le mécanisme divin de la prière. Saint Ignace forme surtout des moralistes, des ascètes; Bérulle, des adorateurs. La vertu maîtresse du jésuite, c'est l'énergie ; du bérullien, c'est la religion

(1). Or, cette dernière vertu, il n'y

 

(1) Voici au sujet de ce parallèle quelques textes intéressants :
Les Exercices nous proposent une « méthode pour éliminer les affections désordonnées et, cela fait, chercher, trouver la volonté divine, dans la disposition de sa vie, en vue du salut de son âme v. (Exercices spirituels. Annotation La prière mentale du jésuite « est essentiellement agissante, pratique, conquérante des vertus. Dans un certain sens, elle est Marthe plus que Marie, ou plutôt, c'est une contemplation efficace pour obtenir et acquérir la vertu. Elle est active, parce que. ces vertus elle les atteint... (non seulement, en les demandant) mais en en posant les actes » (Gagliardi cité par le P. Brou, La spiritualité de saint Ignace. pp. 29, 3o.) Et le P. Brou : «On ne comprend rien à l'oraison selon saint Ignace, si on ne la considère pas comme essentiellement orientée vers Faction ». Ib., p. 45. Il y a là une légère équivoque. Toute spiritualité est essentiellement orientée vers l'action, et nous verrons bientôt que dans les élévations bérulliennes, la volonté ne demeure pas oisive. L'action dont parlent les P. P. Gagliardi et Brou est l'action « conquérante des vertus ». On a remarqué peut-être avec une pointe d'ironie, que « l'expression id quod volo, qui sonne tout le long des Exercices, comme les éperons d'un cavalier sonnent sur le pavé, en dit long ». (Dom Festugière, La Liturgie catholique, essai de synthèse....Maredsous, 1913, p. 44). Oui certes, elle en dit long, elle dit ce que nous lui faisons dire, après les PP. Gagliardi et Brou, mais elle ne dit rien de pélagien, rien d'inquiétant, ni de très nouveau. « C'est l'écho de l'Evangile : Si vis, perfectus esse ; si vis ad vitam ingredi... Contendite intrare per angustam portam, etc. Que dans la liturgie, ce volo retentisse moins, c'est tout naturel, puisque la liturgie est la prière demandant la grâce. C est l'autre pôle. Mais qu'ou le remarque bien, cet id quod volo n'a qu'une raison d'être : nous faire trouver et vouloir la volonté de Dieu ». Cavallera, Ascétisme et Liturgie, p. 108). Et nous dirons de même : que dans les élévations bérulliennes, ce volo retentisse moins, c'est tout naturel, puisque les élévations sont avant tout adoration, admiration, louange. C'est l'autre pôle.

Voici maintenant du côté de l'école française, des textes qui nous feront mieux sentir la nuance que j'ai tâché d indiquer. Lorsqu'on en viendra aux conséquences pratiques de la méditation, un jésuite parlera spontanément l'émeut de résolutions à prendre ; id quod volo. Un bérullien, de « coopération ».

« Quelle différence mettez-vous entre la coopération et les résolutions » ? demande M. Olier, et il répond : « C'est la même chose, mais ce mot de coopération marque plus expressément la vertu du Saint-Esprit, duquel nous dépendons bien plus dans les bonnes oeuvres que de notre volonté..., et au contraire, le mot de résolution marque plus expressément la détermination de notre volonté, et semble moins donner à la vertu et au pouvoir efficace de l'Esprit » (cf. Letourneau. Les origines historiques de la méthode de Saint-Sulpice, p. 9). Par où l'on voit que l'école française sait parfaitement qu'elle diffère de l'école ignatienne, et qu'elle veut cette différence. Il en va de même pour l'opposition que j'ai marquée dans le texte entre le « mécanisme humain » et le « mécanisme divin de la prière. « L'oraison, écrit le P. Bourgoing, n'est pas un bien de la nature, mais un don de la grâce... Ce n'est pas une invention de l'esprit humain, mais une infusion du Saint-Esprit ; d'où vient que nous ne devons pas penser l'acquérir à force de bras, c'est-à-dire, par l'étude e1 par l'élévation de notre entendement..., ni aussi par l'industrie humaine el par un art composé, mais plutôt la demander à Dieu en humilité, la recevoir avec action de grâces, et en user et y coopérer avec fidélité. Et comme il ne faut pas en éloigner toute méthode (au sens large du mot), aussi je conseillerai d'en user sobrement et avec grande retenue, de l'assujettir à la grâce ». Avis I, en tête des méditations que nous avons déjà citées. Il va sans dire que saint Ignace veut aussi que l'on subordonne son « art composé », aux opérations de la grâce. Cf. à ce sujet un texte décisif du P. Roothaau. « Le premier principe à poser, c'est que l'art de méditer relève de la science des saints, etc., etc. » cité par le P. Brou, La spiritualité de saint Ignace, p. 55. Comment en serait-il autrement ? Mais enfin Ignace met l'accent, en quelque manière, sur l'industrie humaine. Ce sont là, encore un coup, des nuances, mais révélatrices. « Quant à la pratique, continue Bourgoing, crois-moi, chère âme, que nous n'apprenons jamais si bien à prier qu'en priant, et que l'oraison est une bonne méthode et pratique pour elle-même…                J'avoue que l'étoile de la direction nous doit guider comme les Mages, mais après cela, mettons-nous en chemin et travaillons, sans nous arrêter à philosopher sur le cours de cette étoile, et vouloir trop discerner, et penser réduire toute la conduite spirituelle en art ou en science... Peut-être que ceci paraîtra à plusieurs un paradoxe, et que c'est vouloir faire rebrousser le courant de l'eau que d'opposer cet avis au torrent de la voie populaire et commune, mais, ami lecteur, si tu as quelque expérience des choses intérieures, j'espère que tu m'entendras aisément ». IIIe Avis. (Par où l'on voit) qu'à cette époque, ou s'était rallié de presque tous les côtés à la méthode ignatienne. Il n'est pas douteux en effet, que cette remarque de Bourgoing vise la dite méthode. L'école française voulait réagir contre le courant. D'autres avec elle, ainsi Camus. A Port-Royal, Saint-Cyran, Singlin et Lancelot pensaient à peu près comme les maîtres de l'école française ; Nicole et ses innombrables disciples sont au contraire, et décidément, pour la méthode, comme nous le montrerons dans notre prochain volume. Il y aurait lieu d'étudier en détail cette réaction. Elle explique sans doute en partie le conflit qui ne tarda pas à s'élever entre la Compagnie de Jésus et l'Oratoire.

 

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a pas de méthode qui nous y façonne, pas de « marche raisonnée » qui nous y conduise. Elle est trop simple pour cela, trop spontanée, trop naturelle à l'homme, et plus encore, infiniment plus, au chrétien porté par la grâce ; elle est enfin d'une pratique trop immédiate et trop facile. Il suffit qu'on nous la montre, qu'on nous décrive les quelques actes qu'elle nous commande. La

 

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montrer, la décrire, chose étrange et presque incroyable, c'est là justement ce qu'avaient négligé la plupart des spirituels modernes, et quoi qu'il en soit, c'est là ce que le cardinal de Bérulle a su faire mieux que personne. Doctor religiosissimus, on devrait lui donner ce beau titre. Je supplie le lecteur de ne pas me trouver trop long. Le sujet où nous entrons est un des plus beaux que l'on puisse imaginer, et des moins connus (1).

 

(1) La discussion d'un texte important et en quelque sorte classique du P. Faber, me donnera le moyen d'expliquer, d'atténuer, s'il y a lieu, et, somme toute, de justifier ce qu'on vient de dire . « Si nous examinons attentivement les diverses méthodes de prière que les écrivains approuvés nous donnent, nous verrons qu'elles peuvent se réduire à deus, que nous désignerons sous les noms de méthodes de saint Ignace et de Saint-Sulpice. La méthode de saint Ignace... s'adapte mieux aux habitudes de l'esprit contemporain (ceci qui était peut être vrai, à l'époque où le P. Falier écrivait, le serait peut-être moins aujourd'hui). Elle convient à un plus grand nombre de personnes (autre affirmation qui ne rallierait pas tous les suffrages), elle peut s'enseigner congrue un art... Ou ne saurait donner à lune la supériorité sur l'autre, parce que toutes deux sont saintes, et ont formé des saints, et que le choix à faire de l'une ou de l'autre est une affaire d'attrait ou de vocation. » Corrigeons d'abord une légère inexactitude. Il n'y a pas à proprement parler, de spiritualité sulpicienne, le fondateur de Saint-Sulpice, M. Olier, n'ayant pas modifié d'une manière appréciable les leçons qu'il a reçues de sou maître, Charles de Condren, disciple lui-même, et très fidèle, de Bérulle. Aucun doute n'est possible à ce sujet ; (cf. un précieux appendice de M. le curé de Saint-Sulpice : Les origines historiques de la méthode de Saint-Sulpice, dans La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice..., ouvrage édité par G. Letourneau, Paris. 19o3, pp. 321,  322). Ceci posé, rappelons que des principaux chefs de Fécule française, M. Olier est le seul qui nous propose en termes exprès « la méthode de l'oraison» (Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, leç. VIII. Cf. Letourneau, op cit., pp. 6 seq). Cette méthode divise l'oraison en trois parties : adoration; communion; coopération. Fort bien, et, comme on le verra bientôt, il serait difficile, de mieux classer, de mieux sérier, si l'on peut dire, les actes, les attitudes qu'exige Bérulle. C'est là un bon résumé de la doctrine bérullienne, ce n'est pas une méthode au sens technique du mot. On nous dit quel doit être l'objet de nos actes, l'esprit de nos attitudes, on ne nous enseigne pas un moyen pratique de produire les uns, et de prendre les autres ; on n'exerce pas nos différentes facultés, on ne leur fixe pas les étapes d'une « marche raisonnée » ; bref, on ne nous donne pas, comme l'avait fait saint Ignace, un art de prier. C'est là, du reste, ce qu'avait fort bien vu le P. Faber, puisque, voulant caractériser la méthode ignatienne, il nous dit que cette méthode a sur les autres l'avantage de pouvoir « s'enseigner comme un art ». veux-je insinuer par là la moindre critique contre ce que l'on appelle « méthode de Saint-Sulpice » ? Pas le moins du monde, et tout au contraire. Pour cette « adoration », pour cette « communion », dont nous parle M. Olier, pas n'est besoin d'une méthode. Il suffit qu'on nous définisse ces divers objets, et nous produisons aussitôt les actes qui leur correspondent. Après M. Olier est venu M. Tronson. Celui-ci commente et développe, avec sa lucidité ordinaire, les conseils de M. Olier. Pour ce qui est de l'essentiel de l'oraison, l'oraison même, il n'ajoute rien à son maître (cf. M. Letourneau, op cit., pp. 73-144). Mais il emprunte à la tradition ignatienne tout un long chapitre sur la préparation, lointaine ou prochaine, de l'oraison. ,Cf. Letourneau, op cit., pp. 73-144). Chapitre qu'un jésuite aurait pu écrire, et qui ne présente rien de proprement sulpicien ou bérullien. Ainsi a été élaboré peu à peu le corps de doctrine que l'ou appelle communément ; méthode de Saint-Sulpice. Il n'y a pas le moindre inconvénient à maintenir ce nom. Mais enfin, il est important de rappeler que la dite méthode n'est pas une méthode au sens technique du mot, mais bien plutôt un programme. Pour s'assurer de la justesse de cette remarque, on fera bien de comparer aux pages de M. Tronson, que je viens de dire, l'opuscule du R. P. Roothaan sur la méthode ignatienne. Bref, de l'école des jésuites à l'école sulpicienne, il y a bien eu quelques contaminations, mais de peu d'importance, et qui n'altèrent pas le bérullisme fondamental de Saint-Sulpice. (Cf. à ce sujet une foule d'observations curieuses dans l'ouvrage de M. Letourneau, notamment, p. 434 seq.). La remarque du P. Faber d'ailleurs est très intéressante, et, en somme, très juste. Seulement, elle pose final le problème. Il ne faut pas comparer l'école des jésuites à l'école bérullienne du point de vue de la méthode, puisque à proprement parler la première seule a une méthode. Autant comparer grammaire à poésie. Mais il faut comparer esprit à esprit, tendance à tendance, et c'est ce que nous essayons de faire.

 

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Le voici d'ailleurs excellemment résumé. « Notre vie au regard de Dieu », écrit le P. Bourgoing, ou, ce qui revient au même, notre religion, doit être « une vie d'élévation et de société intérieure ». Soit deux séries d'actes et d'états qui ont pour objet, les uns, Dieu en lui-même, les autres, Dieu en nous. Pour désigner les premiers, nous garderons ce mot d' « élévation » ; mais, pour les seconds, au lieu de « société intérieure », nous mettrons « adhérence », qui est plus familier aux écrivains de l'école française et qui traduit plus exactement la pensée bérullienne.

 
A. — Elévation ou adoration lyrique.

 

Ils entendent par « élévation », cette « sorte d'oraison... qui se fait par voie d'admiration, d'adoration, de révérence, d'humble regard, d'hommage et d'honneur, et d'autres semblables pratiques, qui tendent purement et

 

 

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simplement à honorer et glorifier Dieu, sans aucun retour vers nous, sans rien désirer ni demander » pour nous (1). Par là nous réalisons « la première fin de la piété, qui est de rendre honneur et gloire à Dieu, en sa grandeur infinie » (2).

« Pour accomplir ce devoir, il faut savoir... ce que c'est qu'adorer ».

 

Adorer est avoir une très haute pensée de la chose que nous adorons, et une volonté rendue, soumise, et abaissée, à l'excellence et dignité que nous croyons ou savons être en elle. Cette estime très grande en l'esprit, et ce consentement de la volonté, qui se rend toute à cette dignité suprême... font l'adoration ; car elle requiert, non la seule pensée, mais aussi l'affection, qui soumet la personne adorante à la chose adorée, par l'usage et correspondance des deux facultés de l'âme, l'entendement et la volonté, également employées et appliquées, au regard du sujet que nous voulons... adorer (3).

 

Qu'on veuille bien remarquer ces précisions. Elles nous rappelleraient au besoin que l'école française ne se borne pas à spéculer platoniquement sur de hauts sujets. Sa contemplation est action, et l'on aurait tort de l'opposer de

 

(1) P. Bourgoing, op. cit., Ve Avis. Cf. Ib. : Le but de l'oraison est « de révérer, de reconnaître, et d'adorer la souveraine majesté de Dieu, parce qu'il est en soi, plutôt que parce qu'il est au regard de nous ».

(2) Ib., XIVe Avis. — La liturgie de l'Église a pour but de remplir ce premier devoir. Elle est en effet consacrée, sinon exclusivement, du moins, avant tout, à cette adoration lyrique, dont nous allons parler dans le présent paragraphe. Mais justement, c'est une des originalités de Bérulle d'avoir voulu que la dévotion privée, que l'oraison, en un mot que toute la vie intérieure, fût occupée à ce même office, dont insensiblement on avait laissé le monopole à la liturgie publique, à la prière officielle de l'Église. Un des maîtres de l'école française, le sulpicien de Lantages, a fort bien unis ce point en lumière : « Puisqu'on rend à Dieu tous ces devoirs (adoration, louange, etc.), dans l'office divin, et dans le très saint Sacrifice, qu'est-il besoin de les lui rendre dans l'oraison mentale ? Réponse 1° Nous les lui rendons dans l'oraison mentale, avec plus de connaissance, d'attention et d'affection pour l'ordinaire, qu'en les exprimant par des paroles extérieures ; 2°  ceux qui adorent Dieu et le louent dans leur intérieur, d'un coeur embrasé par la méditation, sont ceux qui portent à l'office divin et au très saint Sacrifice, le recueillement, la dévotion et la modestie que Dieu désire ». La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice... par Letourneau, Paris, 1903, p. 63.

(3) Oeuvres complètes de Bérulle, p. 1210

 

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ce chef à l'école de saint Ignace, comme on l'a rait trop souvent. La première n'est pas moins pratique, pas moins active que la seconde ; elle ne fait pas moins de place à la volonté dans les exercices de la vie intérieure. Mais au lieu d'appliquer cette faculté d'abord et surtout a la culture du moi, les bérulliens exigent d'elle qu'elle se

mette et se maintienne en posture d'adoration, qu'elle « se rende toute » aux souveraines perfections de Dieu. Ecoutons un des plus lucides, parmi les premiers oratoriens, le P. Hugues Quarré :

 

Le premier acte de piété intérieure envers Jésus-Christ, écrit-il, et celui que l'on doit pratiquer, non seulement une fois, mais plusieurs fois le jour, c'est un acte d'honneur et d'adoration. Je le mets le premier, d'autant que c'est le premier usage de notre âme, et le premier devoir de la créature, laquelle est obligée d'honorer et adorer son Dieu ; obligée, dis-je, avec tant de nécessité, que nous y pouvons même contraindre les démons et les damnés. Et c'est le premier acte que la religion chrétienne nous propose et nous enseigne. Or, pour former l'acte d'adoration dont nous parlons, nous devons reconnaître Jésus-Christ comme Fils de Dieu, Homme et Dieu tout ensemble..., comme notre souverain Seigneur..., puis, nous devons nous anéantir devant lui, et nous abaisser jusques au fond de notre âme, sous SOUMETTANT VOLONTIERS A TOUT CE QU'IL EST. On appelle cet honneur un acte d'adoration, lequel, si on le considère, contient en soi deux effets des puissances de l'âme : l'un est de l'entendement, qui s'occupe à considérer et reconnaître Jésus-Christ en ses grandeurs et en sa souveraineté ;... puis par un effet de sa volonté, il s'abaisse devant lui, il le reçoit et l'ACCEPTE comme son Dieu, son Roi et son tout, et de toute la force de son âme, il se soumet à sa puissance et à ses grandeurs, et cela tout ensemble, en un acte d'adoration.

Et d'ici l'on peut remarquer, que l'adoration ne consiste pas seulement en l'estime et en la pensée qu'on a de Dieu, quelque haute et élevée qu'elle soit, mais elle demande encore une soumission volontaire de notre âme, avec des témoignages d'honneur, soit intérieurs, soit extérieurs (1)

 

(1) Thrésor spirituel contenant les obligations que nous avons d'être à Dieu et les vertus qui nous sont nécessaires pour vivre en chrétiens parfaits, par le P. Jean Hugues Quarré, 7e édition..., Paris, 1GGo, pp. 5oG, 5o7. Ce livre, qui eut un grand succès, est tout à fait remarquable. J'emprunte à un bérullien qui n'appartient pas à l'âge d'or de l'Oratoire, mais qui n'est pas pour cela moins éminent, à Duguet, une autre définition qui résume admirablement la doctrine de Bérulle, y compris cet « état de servitude » dont nous parlerons plus loin, et qui n'est, si l'on peut dire, qu'un état d'adoration : « L'adoration n'est pas un simple aveu que Dieu est tout et que la créature n'est que ce qu'il lui a plu qu'elle fût. Ce n'est point une simple admiration de ses perfections infinies, ni même eu simple respectueux tremblement (awe) devant la suprême Majesté. Tout cela fait partie de l'adoration, mais n'en remplit pas toute l'idée ni tous les devoirs. Son essence consiste principalement à assujettir à Dieu la créature intelligente, comme à son Dieu, comme à son bien souverain, comme à son unique fin, comme au principe dont elle dépend en tout, et comme au centre vers lequel tout ce qu'elle a reçu doit retourner . » Traité des principes de la foi chrétienne, Paris, 1737 I, pp. 2, 3.

 

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Bourgoing définit tout de même l'objet le plus ordinaire des élévations bérulliennes :

 

Honorer, c'est regarder et estimer quelque perfection et excellence en autrui, avec un respect et un abaissement de soi-même, à proportion du degré de cette excellence. Or, comme toutes les excellences sont divines et infinies en Dieu, et sont divinement humaines et d'une dignité infinie en Jésus-Christ.,, à raison de sa divine personne, elles sont dignes d'une estime, d'une révérence et d'une soumission pareilles. Nous leur devons cela, non seulement à toutes en général, mais aussi à chacune en particulier, et à tout ce qui en procède, jusqu'aux moindres choses. Ses souffrances mêmes, et ses passions méritent un semblable honneur... Il n'y a rien (dans le Verbe incarné) qui ne mérite hommage, honneur, révérence profonde, et la soumission de toutes les créatures, qui sont au ciel, en la terre et aux enfers. Ut in nomine Iesu omne genu flectatur ... C'est l'acte et l'exercice le plus essentiel de la religion.

 

Ces vérités qui nous paraissent au-dessus de toute discussion, l'école française eut néanmoins à les défendre, et contre des adversaires redoutables. C'est que, si prodigieuse que la chose nous paraisse, les spirituels d'avant Bérulle, parlaient à peine de « l'exercice le plus essentiel de la religion » (1). Des deux fins que Tertullien assignait

 

1. Oeuvres complètes de Bérulle, p. 86.

Saint Ignace rappelle bien que notre première fin est de louer et d'honorer Dieu, laudet, revereatur, mais, la chose une fois dite, il n'y revient plus, son grand souci étant, comme nous l'avons déjà remarqué, de nous décider à nous vaincre nous-mêmes.

 

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jadis à toute prière, —  veneratio Dei ; petitio hominis — on ne s'intéressait plus guère qu'à la seconde  (1). Aussi, pour avoir répété avec insistance que louer Dieu était le premier, le plus urgent de tous les devoirs, pour avoir fondé sa propre doctrine spirituelle sur cet axiome, Bérulle se vit-il raillé comme un songe-creux, ou même dénoncé comme un dangereux novateur. Plus une calomnie est sotte, plus elle a chance de réussir. Un demi-siècle après la mort du saint cardinal, l'Oratoire devait encore s'expliquer à ce

 

(1) Ceux qui penseraient que j'exagère, je me permets de les renvoyer au moins exagérateur des hommes, à M. Tronson, la sagesse, la modération, la pondération même. Le « corps de l'oraison, écrit-il, est composé de trois points. Le premier, que nous appelons adoration ; le second, communion ; le troisième, coopération ». Et après avoir dit « ce qu'il faut faire dans ce premier point », il ajoute : « Or, parce que nous le tenons d'une très grande importance..., et comme il ne se trouve point dans les livres, ni dans les méthodes que l’on donne ordinairement, je crois qu'il est nécessaire, avant de passer au second point, de vous faire connaître pourquoi nous ajoutons ce premier, et ensuite le moyeu de l'ajouter dans les sujets d'oraison que nous pouvons prendre dans les livres ». Cf. G. Letourneau, La méthode d'oraison mentale, pp. 125, 131, 132. Au moment même où je rédige cette note, le hasard nie fait tomber sur un vieux texte qui confirme la remarque de Tronson. C'est le premier formulaire du ardue dans le diocèse de Troyes, imprimé eu 153o : « Bonnes gens, nous ferons la prière accoutumée en notre mère sainte Eglise. Et premièrement, nous prierons pour la paix et union » de l’Eglise; ensuite pour le pape et le clergé; pour le roi, la reine et les princes du sang ; pour les « autres seigneurs terriens » ; « pour nous-mêmes » ; « pour les fruits de dessus la terre » ; pour ceux qui font ou feront la charité du pain bénit ; « pour tous loyaux laboureurs, et loyaux marchands » ; « pour tous les habitants et parrochians de cette paroisse » ; pour les femmes enceintes ; pour les pèlerins: pour les captifs « ès-mains les Sarrasins »; pour les chrétiens en Met de grâce; pour les âmes de purgatoire. Belle formule, mais d'un anthropocentrisme décidé. (Cf. Mélanges liturgiques relatifs au diocèse de Troyes, par M. Ch. Lalore, 2e série, Troyes, 1893, pp. 29, 3o.). Aux innombrables textes de ce genre, il serait intéressant de comparer le théocentrisme des anciennes acclamationes, établies dans l'Eglise latine dès le Xe siècle, et en pleine vigueur dans les cathédrales de France, pendant tout le moyen-âge. Ainsi, à l'occasion de l'ordination d'Eraclius par saint Augustin : «A populo acclamatum est trigesies sexies : Deo gratias ! Christo laudes ! Exaudi Christe ! Augustine vita ». Ou sait que le texte définitif des acclamations liturgiques commençait par le splendide : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. Venaient ensuite diverses impétrations, mais coupées par le Christus vincit, comme par un refrain. Cf. dans la 1ère série des Mélanges liturgiques de Lalore (Troyes, 1891) le chapitre sur les acclamations à la messe pontificale dans l'ancienne liturgie troyenne. Cf. aussi une foule de pièces théocentriques ap. Léon Gautier, Histoire de la poésie liturgique au moyen âge. Les Tropes, Paris, 1888.

 

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sujet. Qu'on lise en effet cette curieuse page du P. Amelote, dans sa vie de Charles de Condren :

 

Le fond de son esprit était une continuelle adoration de la majesté de Dieu... La grâce l'y avait toujours nourri par ses instincts, et la congrégation de l'Oratoire l'y avait confirmé par ses règlements et par ses pratiques. C'était donc avec cette vertu de religion qu'il se présentait devant Dieu, et, quelque grâce qu'il reçût, il ne sortait jamais de ce profond et religieux respect.

 

 

Encore une fois, quoi de moins imprévu chez un saint, j'allais dire, quoi de plus banal ? Est-il concevable qu'on s'étonne de cela, qu'on y trouve matière à scandale? Écoutez encore :

 

Cette disposition n'est pas un état de paresse et de nonchalance, comme quelques-uns se sont imaginé. C'est UN RECUEIL DES PRINCIPALES VERTUS CHRÉTIENNES. Pour s'y bien mettre, il faut de nécessité concevoir une souveraine estime de Dieu... De cette pensée, qui remplit l'esprit d'une auguste majesté, il en naît facilement une autre, qui nous le représente digne de tout amour. Enfin, dans la vue d'une grandeur si aimable, il n'y a point d'abaissement auquel on ne se voulût réduire en sa présence. On lui offrirait volontiers tout l'être créé, en l'honneur du sien, et l'on se tient soi-même devant lui en esprit d'anéantissement. Si bien que ce seul acte, qui semblait si nu et si inutile, se trouve rempli de richesses; et il n'est pas un simple respect, c'est une louange de l'infinité de Dieu, c'est une charité, c'est une humilité, c'est un sacrifice. Son abondance condamne les calomniateurs, et l'accusation dont on le charge, convainc ses auteurs d'incivilité chrétienne, pour ne pas dire d'irréligion et d'irrévérence...

... Ce me serait une joie bien sensible de combattre pour une vertu si maltraitée par quelques-uns, et je ne cloute point que ce ne fût un martyre de mourir pour sa défense (1).

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 18.1-186. M. Letourneau, qui cite ce texte dans son bel ouvrage sur la méthode sulpicienne (pp. 327, seq.), ajoute en note deux observations très intéressantes : a) Disciple de Condren et, d'un autre côté, grand ami de M. Olier, Amelote qui publie la vie de Condren en 1657, connaissait la doctrine spirituelle d'Olier, et très probablement le Catéchisme chrétien de ce dernier, publié en 1656. Mieux que personne, il savait que la doctrine de l'un ne différait pas de celle de l'autre. « Il se trouve donc que cet éminent oratorien, en faisant l'apologie de la méthode du second Général de l'Oratoire, fait aussi l'apologie de la méthode du fondateur de Saint-Sulpice. » Et ceci est évident. Remarquons toutefois que la Ire édition de la Vie de Condren est de 1613, et non de 1657. Mais b) « Il résulte de ce passage, ajoute M. Letourneau, que le P. de Condren avait manifesté au public sa méthode d'oraison. Les pratiques de ce grand homme n'eussent pas été ainsi combattues, si elles fussent demeurées secrètes et purement personnelles... Le Catéchisme de M. Olier avait publié cette méthode en 1656, et il est possible que l'auteur vise ici précisément des controverses que cet écrit aurait produites ». Ib., p. 329. Oui, sans doute, cela est possible. Mais, pour ma part, je ne crois pas que les pratiques de Condren aient été directement combattues par qui que ce soit ; celles de M. Olier, à cette époque du moins, pas davantage. Il me semble beaucoup plus probable que le P. Amelote veut ici défendre Bérulle lui-même. Et certes, Condren ne fait qu'un avec Bérulle. Il n'a pas d'autres idées que lui. Mais, si j'ose dire, Condren ut sic, était persona sacra. On n'osait pas y toucher. On continuait à s'en prendre directement aux idées de Bérulle. Comment cette vieille hostilité s'est-elle manifestée pendant la vie de Condren, nous l'ignorons. Ainsi le texte d'Amelote a l'avantage de nous renseigner sur l'une au moins des accusations que l'on portait contre la doctrine de Bérulle.

 

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Le grave Tronson, si peu suspect d'illuminisme ou de quiétisme, nous montre, de son côté, l'infinie richesse de ce « seul acte », qui est, tour à tour et tout à la fois, adoration, au sens étroit du mot, admiration, louange, amour, joie.

 

1° Adoration, qui est un acte par lequel, dans la vue de l'excellence et des perfections de Notre-Seigneur, nous nous abaissons, nous nous anéantissons...

2° Admiration ; c'est un acte ou un état de l'âme, surprise par la vue des grandeurs de Dieu qu'elle contemple ; elle demeure comme en suspens ; Elle est toute hors d'elle-même..., elle ne sait que dire, tant elle est remplie, offusquée, éblouie par l'éclat et la beauté des choses qu'elle envisage.

 

L'admiration, avait déjà dit Bérulle, « qui est une occupation sublime, rare et ravissante » (1).

 

3° Ensuite, revenant à elle-même, elle s'épanche en mille louanges et bénédictions, et, se trouvant même trop faible pour

 

(1) Oeuvres, p. 96.1. Ces choses si simples, — et peut-être parce qu'elles étaient simples, — Hello ne les a pas comprises. Parlant de M. Olier et de son groupe, « ils vivaient, dit-il, assez haut dans la familiarité des choses divines pour être garantis contre l'étonnement par la profondeur habituelle de leurs pensées. Une vue extérieure et superficielle du christianisme permet encore, en face des choses divines, l'étonnement. Une vue intérieure et profonde ne s'étonne pas, car elle adore ». E. Hello, Le Siècle, 7e édit., Paris, 1913, pp. 4o8, 4o9. L'église s'en tiendrait donc à une vue « superficielle du christianisme » quand elle chante : « O res mirabilis! manducat Dominum... » ou encore Bossuet dans ces vers fameux :

 

Je t'adore en tremblant, lumière inaccessible

Par un vol étonné je m'agite à l'entour?

 

Disons-le en passant, de tels exemples de faux sublime abondent, me

semble-t-il, dans l'oeuvre d'E. Hello. Nous le montrerons plus eu détail quand il nous faudra étudier ce petit prophète.

 

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louer Dieu autant qu'elle le désire, elle convie toutes les créatures de se joindre à elle, et de lui aider à satisfaire à ce devoir : Benedicite omnia opera Domini Domino; Magnifiante Dominum mecum, et exalterons nomen ejus...

4° Après quoi, son coeur s'épanche et s'écoule aisément dans l'amour : Diligam te Domine...; amour divin, qui fait qu'elle désire que tout le monde connaisse les perfections de celui qu'elle aime...

5° Son coeur, dans ces désirs, s'épanouit et se dilate, et, comme elle ne souhaite que le bien de celui qu'elle aime, elle ne peut qu'elle ne se laisse aller à des sentiments extraordinaires de joie, de ce que celui qu'elle aime est si parfait (1).

 

Ainsi, bien que très profonde et très auguste, la religion des bérulliens ne tremble pas, comme celle des Hébreux au pied du Sinaï (2). A la vérité, elle les prosterne, elle aussi, devant la Majesté divine, mais sans les accabler, mais, pour les redresser aussitôt, oublieux d'eux-mêmes, ravis, absorbés par l'Être divin, encore plus admirable que terrible (3). De là vient le caractère proprement lyrique de leur dévotion personnelle, et de leurs écrits. Saint Ignace nous propose. le plus souvent des sujets de méditation ;

 

(1) Letourneau, op. cit., pp. 129-131. Tronson ajoute la « gratitude ». « Et enfin elle lui rend grâce de toutes ses bontés ». Rien de mieux certes, mais ceci ne me semble pas mis en sa place. Ce premier point de l'oraison sulpicienne que nous venons de résumer est, ou doit être, exclusivement théocentrique. Pour que l'action de grâces soit « adoration », il faut qu'elle ait pour objet les perfections divines prises en elle-même « Gratius agimus tibi propter magnam gloriam tuam ».

(2) Voilà en effet qui atténue d'une singulière façon le pessimisme, vrai ou prétendu, des bérulliens.

(3) Il va sans dire que, d'eux-mêmes, ces actes d'une adoration totale, joyeuse, amoureuse, nous « justifient », comme un acte de contrition parfaite, de pur amour. Mais au moment où l'on adore de la sorte, on ne songe pas à ce résultat.

 

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Bérulle toujours des sujets d'élévation (1) : ils raisonnent tous les deux, mais pour en venir sans retard, le premier à une conclusion pratique : quaepropter oportet facere nos indifferentes... ; le second à un cantique d'admiration et de louange :

 

O Trinité, je vous adore, et en vous-même et en vos oeuvres, et en cet oeuvre de vos oeuvres ! Je vous adore dans les cieux, et dans Nazareth... 0 Père ! ô Vierge ! ô Fils! ô Mère ! ô sein du Père! ô sein de la Vierge (2).

 

Et, comme Bérulle, le P. Bourgoing dont les méditations, vingt fois rééditées, ont servi de modèle à des chrétiens innombrables. Mais, au lieu que chez Bérulle ces exclamations suivent, et tout ensemble interrompent, pour une seconde, le développement de la pensée, Bourgoing préfère donner un tour lyrique à ce développement lui-même : il raisonne, si j'ose dire, en s'écriant, en chantant :

 

O état de cette divine union, source et substance de toute grâce, à laquelle nous devons adhérer et nous unir, de laquelle nous devons dépendre et recevoir influence d'esprit, ainsi que... le ruisseau découle de sa fontaine!. . 0 très singulière communication de la propre personne du Verbe (3) !

 

Remarquons en passant qu'à ces « O » de Bérulle et de Bourgoing, répondront un jour les « O » beaucoup plus fameux de Bossuet. Telle prière, tel style. Bourgoing, du reste, nous avertit lui-même, et non sans une pointe d'humour, des avantages et des menus inconvénients que présente l'emploi de ces formules admiratives :

 

Quelques-uns, écrit-il, pourront trouver à redire sur les fréquentes élévations qui terminent toutes les vérités, et sont

 

(1) La contemplatio ad Amorem qui termine les Exercices, est également lyrique.

(2) Oeuvres, pp. 466, 467.

(3) Les vérités et excellences de Jésus-Christ..., p. 9.

 

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souvent et presque toujours exprimées par des « ô » d'admiration, cela ne sonnant pas assez doucement à leurs oreilles ; mais, je vous prie ne vous point amuser à ces résonnances, car nous ne chantons pas et ne faisons pas un écho, mais nous donnons des sujets d'élévation aux âmes. Et j'ai choisi ces manières d'admiration pour trois raisons... : elles sont brèves et concises ; elles sont grandement affectives ; elles contiennent beaucoup tic choses en peu de paroles, et des profondes vérités en deux mots (1).

 

Les « ô » de l'école française ne nous apprennent pas le lyrisme — il n'y a pas de méthode pour cela, et il n'en est pas besoin — mais ils nous apprennent, ou nous rappellent que le chrétien doit être lyrique dans sa prière et ses rapports avec Dieu. Leçon toujours nécessaire. Beaucoup ne voient en effet qu'une parure facultative, qu'un je ne sais quel supplément de luxe dans le cantique d'admiration et de louange, lequel est néanmoins l'essentiel de la religion (2)

 

1) Bourgoing, op. cit. Avis XXIII.

(2) Sur l'adoration lyrique des bérulliens on trouvera d'abondantes indications dans le livre de M. Letourneau : La méthode d'oraison mentale du séminaire de Saint-Sulpice. C'est qu'en effet les maîtres de la spiritualité sulpicienne, M. Olier, M. de Lautages et M. Tronson, ont codifié, si l'on peut dire, les principes de Bérulle en cette matière. De l'Adoration telle que Bérulle la comprend, ils ont fait le premier point de l'oraison sulpicienne. « Ne vous étonnez pas d'abord, dit M. Tronson, quoique peut-être les mots vous surprennent; écoutez seulement l'explication que nous vous en donnerons, et vous verrez qu'il n'y a rien d'extraordinaire, et rien qui ne soit aussi facile que dans toutes les autres méthodes » (Op. cit., p. 1.75. M. Olier avait déjà dit l'essentiel (op. cit., pp. 1-14). Puis était venu M. de Lantages (1616-1694). Voici quelques mots de lui:

 

Pourquoi appelez-vous ce premier point... l'adoration?

C'est que l'adoration, telle que la pratiquent les bons chrétiens, comprend l'amour, les louanges et les autres devoirs...

Estimez-vous beaucoup cette occupation dans l'oraison ?

Oui, c'en est la première et la principale, et QUAND ELLE Y SERAIT SEULE, Ce serait notre obligation, et tout ensemble un très grand bonheur pour nous d'aller à l'oraison pour nous en acquitter...

Pourquoi faut-il que celte adoration soit la première des trois occupations que vous avez dans l'oraison?

Quand nous abordons quelque grand personnage qui nous a fait du bien, l'honnêteté veut que nous lui rendions nos respects... avant (toute autre chose) (Op. cit., pp. 63, 64).

 

C'était déjà l'idée du P. Amelote, accusant de rusticité les adversaires du bérullisme. Cf. Renan, sur la politesse de Saint-Sulpice. Mais c'est M. Tronson qui a présenté l'oraison sulpicienne « avec toute son évolution et le développement complet de tout son organisme », Op. cit., p. 73. Il dit notamment « tout ce qui est à dire sur ce point de l'Adoration qui est l'un des traits les plus caractéristiques de la méthode sulpicienne », Op. cit., p. 135.

 

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B. — Adhérence.

 

« Quelque plénitude de biens qui se trouve dans l'adoration, et quoiqu'elle peut suffire toute seule pour accomplir une oraison excellente, et bien que les âmes qui ne peuvent pas passer plus avant pour rendre à Dieu leurs autres devoirs ne perdent pas leur temps quand elles la mettent en usage avec fidélité » (1), l'école française nous propose néanmoins d'autres occupations, je ne dirai pas plus actives, car rien ne l'est plus que l'adoration lyrique, mais plus immédiatement destinées à notre sanctification personnelle. Ces occupations, Bérulle les désigne par plusieurs mots presque synonymes : appartenance, liaison, application, servitude, adhérence. Sans négliger les autres, nous retiendrons surtout : adhérence, qui nous parait tout ensemble et plus expressif et plus exact. Adhérer, soit à Dieu lui-même, soit à l'Homme-Dieu, c'est « se joindre » activement à Dieu, ou à l'Homme-Dieu, résidant, agissant en nous ; se présenter, s'ouvrir, se rendre — mot tout à fait bérullien — se donner, s'assujettir à cette présence et à cette action divine.

« Adoration » et « Adhérence » ont exactement le même

 

(1) Amelote, op. cit. II, pp. 185, 186.

(2) En effet, appartenance et liaison ne disent pas tout. Bon gré mal gré, nous appartenons, nous restons liés à Dieu et dépendants de lui. Bérulle veut parler d'une appartenance, d'une liaison consentie, aimée, et si l'on peut dire, spirituellement exploitée. Application a un autre sens qui se présente d'abord à l'esprit. On s'applique à une étude. Bérulle veut parler d'une application de personne à personne. Servitude désigne un degré plus parfait d'adhérence. M. Olier et avec lui les sulpiciens préfèrent le mot : communion. Ils appellent adoration le premier point de leur méditation et « le second, communion, parce que, dans ce second point, nous attirons dans notre coeur et faisons passer en nous ce que nous avons adoré en Notre-Seigneur ». Cf. La méthode d'oraison mentale du séminaire Saint-Sulpice, p. 125. Rien de mieux. Tel n'est pas néanmoins pour le chrétien, le sens le plus immédiat de communion. J'avoue d'ailleurs qu'adhérence peut d'abord surprendre. Quoi qu'il en soit, l'adhérence des bérulliens et la communion des sulpiciens sont exactement la même chose. Nouvelle preuve du bérullisme foncier de Saint-Sulpice.

 

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objet. Par l'adoration, nous reconnaissons l'infinie grandeur de cet objet, nous nous abaissons et abîmons lyriquement devant lui ; par l'adhérence, nous essayons de nous unir à lui et de nous l'approprier. Nous commençons par adorer, dit un des maîtres de l'école française; puis « nous attirons dans notre coeur et faisons passer en nous ce que nous avons adoré » (1).

Bérulle a fort bien marqué ce beau rythme :

 

Adorons Dieu, toujours créant, toujours référant le monde à soi, et régissant ce monde, et le créant par une création continuelle, en sorte que l'être créé est toujours émanant de Dieu et n'a subsistance qu'en cette émanation continuée et perpétuelle... Révérons cette émanation,

 

révérons-là, et admirons-là en elle-même, pour sa beauté propre; ensuite, faisons un retour sur nous-mêmes, et de ces vérités, qui viennent de nous ravir,

 

concluons la dépendance continuelle que l'être créé a de l'Etre incréé. Regardons cette relation, et aspirons à icelle, par une relation nouvelle et particulière (et qu'il dépend de nous d'établir) que nous ferons du monde et de nous-même à Dieu, correspondant par notre volonté libre à la condition nécessaire, primitive et essentielle de notre être, qui n'est qu'une ombre, un ; dépendance, une capacité de l'Erre incréé à proprement parler. O ombre ! O dépendance ! 0 capacité ! Oh ! quel abaissement! Oh! quelle aspiration !... Oh! quelle adhérence doit l'être créé à l'Etre incréé (2).

 

Dieu nous a créés pour lui. Nous recevons incessamment de lui le peu d'être que nous sommes, et qui est nécessairement «référé » à lui. Saints ou mécréants, bon gré malgré, nous lui« appartenons» ; en nous créant, en nous conservant

 

(1) Explication de la méthode sulpicienne par M. Tronson, cf. l'ouvrage déjà cité de M. Letourneau, p. 125.

(2) Oeuvres, p. 1190.

 

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l'être, il nous « lie » à lui, mais ces relations essentielles, que l'homme n'a pas établies et auxquelles il ne saurait échapper, les uns, ou les ignorent ou les maudissent, les autres, au contraire, les acceptent, les veillent, si j'ose dire, les sanctionnent, les ratifient, les acclament, en un mot ils y adhèrent de tout leur esprit et de tout leur

coeur. Ils ne croient pas seulement, ils chantent, que Dieu est notre vie, notre âme, notre être : In Ipso vivimus et movemur et sumus.

 

C'est le droit usage de l'âme qui se lie volontairement à Dieu par l'exercice de la piété, comme elle est liée nécessairement à Dieu par la condition de son être, et par les effets de la puissance que Dieu exerce sur elle incessamment. O combien est-il juste qu'il v ait un lien réciproque entre Dieu et l'âme..., et que, comme Dieu est toujours de sa part lié à l'âme, aussi l'âme soit de sa part liée à son Dieu ; et que, comme nous sommes toujours liés à Dieu par le lien de sa puissance et de notre dépendance, nous soyons aussi toujours liés à lui, par le devoir de notre piété, et par le lien de nos regards pensées et affections vers lui... !

Ce doit être un de nos contentements, en recevant l'être de la main de Dieu, de recevoir aussi cette impression et qualité d'être à Dieu. Ce doit être un de nos soins, de joindre notre mouvement propre et particulier au mouvement naturel et universel que Dieu imprime dans la nature ; de tendre à Dieu, et conduire l'usage de notre être selon le vouloir de celui qui nous a donné l'être : étant à lui, vivant à lui, pensant à lui et référant notre vie, notre puissance, nos desseins, nos emplois, nos actions à lui. Bénissons Dieu qui nous a donné l'être, et un tel être qui a rapport à lui et mouvement vers lui (2).

 

Par cette « adhérence », notre volonté s'applique donc à des réalités qui ne dépendent aucunement de notre libre choix. Il ne s'agit pas immédiatement de nous faire saints, et pour cela de nous « vaincre », comme saint Ignace

nous le propose dès le début de ses Exercices, mais bien

 

(1) Rappelons que « regard » est, au sens bérullien, une relation voulue acceptée.

(2) Oeuvres, pp. 1154, 1155.

 

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de vouloir avec application, avec force, avec joie, être ce que nous sommes déjà, c'est-à-dire une dépendance de Dieu. Il est notre vie : à nous de transposer pour ainsi dire cette vérité métaphysique dans l'ordre moral; à nous, comme dit Bérulle, de prendre vie de Dieu (1). Travail trop simple à la fois et trop profond pour qu’on puisse le définir autrement que par les mots de Bérulle : application, liaison, adhérence ; mais ces mots en disent assez.

 

Persévérez en l'application de votre âme à la divine essence et à la Trinité sainte, et ce, plus par révérence que par intelligence, et par simplicité que par art et conduite. Car cet objet incréé est si distant et élevé par dessus tout être créé, que nous avons plus à nous perdre et abîmer en lui que non pas à le connaître, et nous avons plus â lui appartenir par ses propres opérations secrètes que par nos pensées et conceptions particulières. Désirez d'être et d'appartenir à cette divine essence, si intime, si présente, si opérante, par les voies qu'il lui plaira ordonner sur votre âme, sans votre connaissance, et sans vous contenter ni limiter à celles que vous pourriez penser et former en vous (2).

 

Il en va naturellement de même pour l'adhérence, non plus aux divines personnes, mais aux « états » divinement humains du Verbe incarné. Ici encore Bérulle part d'une vérité de fait que l'Église nous enseigne, et à laquelle nous ne pouvons rien changer : Dieu est dans le Christ, se réconciliant et travaillant à sanctifier le monde ; est, et non pas était. L'activité rédemptrice n'est pas un sou-

venir historique, mais une réalité d'aujourd'hui et de demain. Le mystère de l'Incarnation

 

est divin, et il le faut adorer; il est efficace et opérant, et il en faut porter et recevoir les fruits et les opérations. C'est un mystère liant  Dieu à l'homme et l'homme à Dieu, et il se faut

 

(1) « Prenez vie de Dieu », Oeuvres, p. 1431.

(2) Oeuvres, pp. 1383. 1384. Le même fragment de lettre a été par mégarde imprimé deux fois dans les Oeuvres, cf. p. 145o.

 

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lier à ce mystère ; c'est un mystère séparant l'homme du péché par la grâce, et de soi-même par une grâce secrète, suprême et propre à ce mystère ; et il se faut séparer de soi-même et de tout ce qui nous rend subsistant en nous-même, en Adam, et non en Jésus, qui est notre Adam et notre tout...

L'homme à présent est sanctifié hors de lui-même; il est sanctifié en Jésus-Christ. Et secundum mensuram donationis Christi... Chaque homme... doit être désapproprié et anéanti, et approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en Jésus, opérant en Jésus, fructifiant en Jésus (1).

 

Tout cela dépasse infiniment ce que l'ascèse la plus énergique pourrait obtenir ; mais tout cela, le Verbe incarné est prêt à l'accomplir en nous ; il l'a déjà commencé dès l'heure de notre baptême; pour qu'il le continue, qu'il l'achève, nous n'avons qu'à nous prêter, qu'à nous « rendre », qu'à nous « ouvrir » à lui. Il faut, mais il suffit

que notre chétive activité adhère à la sienne.

 

Donnez-vous tout à l'esprit de Jésus, et à cet esprit de Jésus, comme opérant et comme imprimant lui-même dans les âmes une image vive et une parfaite ressemblance de ses états et de ses conditions sur la terre. Il y est inconnu, abaissé et humilié ; il y est captif, pâtissant et dépendant; et il sait bien, par l'efficace de son esprit, opérer en nous... un état de vie souffrante et assujettie, de vie captive et dépendante, et ainsi honorer ses états, dans les états où il lui plaît de nous réduire, et s'honorer lui-même dedans nous-mêmes. Ouvrez votre âme à ses opérations, et l'abandonnez toute à ses intentions, et jugeant vos propres actions trop peu de chose pour l'honorer, exposez-vous à la puissance et efficace de son esprit, afin qu'il daigne vous disposer à l'honorer par ses influences et opérations (2)

 

Avec l'adoration lyrique, — Magnificat — cette adhérence est toute l'occupation de la Vierge, « pure capacité de Jésus, remplie de Jésus par une adhérence totale à

 

(1) Oeuvres, p. 914.

(2) Ib., p. 1054.

 

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Jésus » (1). Avec elle, « offrez-vous à Jésus, donnez-vous à

son esprit » (2), ou encore, comme Bérulle aime à le répéter, « laissez-vous au Fils de Dieu » (3), et à lui tout entier, à tout ce qu'il est, à toutes ses pensées, à toutes ses attitudes, à tous ses gestes, à tous ses états. Soit telle parole du Christ rapportée par l'Évangile :

 

Adorons (d'abord,...) admirons le Fils de Dieu, daignant parler aux hommes... (Puis), adhérons à Jésus prononçant ces paroles (4).

 

Adhérez aussi à tout l'inconnu de Jésus:

 

En particulier, sachez et supposez qu'outre que Jésus est votre vie, il y a en lui quelque mystère particulier, dont il veut que vous receviez quelque sorte de vie plus particulière, que vous honoriez singulièrement, et dont vous dépendiez continuellement. Et encore que peut-être cela vous soit inconnu, offrez votre état et votre vie en l'honneur de ce sujet qu'il lui plaît de choisir et établir sur vous, sans le connaître et sans désirer le connaître, sinon au temps qu'il lui plaira. Liez-vous humblement, et en simplicité intérieure, à cet objet inconnu (5).

 

Ce n'est pas là seulement une dévote pratique, mais bien un programme complet de vie chrétienne. Bérulle ne connaît pas d'autre ascèse.

 

L'usage parfait de Jésus doit être l'excellence et la perfection de notre vie. Combien devons-nous désirer que l'esprit de Jésus nous conduise, nous régisse et nous possède, et use de nous selon sa puissance et sa volonté ! Et en ce mutuel usage que Jésus fait, nous appropriant et assujettissant à lui; que nous faisons de Jésus, nous livrant et nous abandonnant à lui,

 

(1) Oeuvres, p. 142o.

(2) Ib., p. 501.

(3) Ib., P. 949.

(4) Ib., pp. 1220, 1221

(5) Ib., p. 1431. Le P. Bourgoing va plus loin encore : « Nous devons toujours nous porter davantage aux mystères inconnus, parce qu'ils sont des trésors de Dieu cachés, et qu'ils sont plus grands (?), plus dignes d'honneur, et moins honorés sur la terre ». Avis XXe.

 

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consiste l'usage et l'exercice de la vie de la grâce, de laquelle nous avons à vivre sur la terre (1).

Rien de plus logique. Nous avons vu, en effet, que «Jésus est l'accomplissement de notre être, qui ne subsiste qu'en lui ». D'où la nécessité de nous

 

lier à Jésus, comme à celui qui est le fond de notre être par sa divinité ; le lien de notre être à Dieu par son humanité ; l'esprit de notre esprit, la vie de notre vie, la plénitude de notre capacité. Notre première connaissance doit être de notre condition manquée et imparfaite; et notre premier mouvement. doit être à Jésus comme à notre accomplissement. Et en cette recherche de Jésus, eu cette adhérence à Jésus, en cette profonde et continuelle dépendance de Jésus, est notre vie, notre repos, notre force et toute notre puissance à opérer ; et jamais nous ne devons agir que comme unis à lui, dirigés par lui, et tirant esprit de lui, pour penser, pour porter et pour opérer (2)

 

Toute l'économie de notre sanctification personnelle se ramène à cette règle unique : se prêter, s'ouvrir, s'abandonner à la grâce,

 

qui tire l'âme hors de soi-même par une sorte d'anéantissement et la transporte, l'établit, et l'ente en Jésus-Christ (3).

 

Or c'était là, du temps de Bérulle, une manière nouvelle et assez paradoxale, d'entendre l'ascèse. Une mystique, au lieu d'une science des moeurs; une adhérence au Verbe incarné, une « appropriation » de ses divins états, au lieu de ces laborieux exercices qui avaient tant occupé les Pères du désert, et que le jésuite Alphonse Rodriguez venait de populariser dans son beau traité de la Perfection chrétienne: il y avait là de quoi déconcerter les meilleurs esprits.

 

J'avoue, écrit le P. Amelote, que cette théologie surprend

 

(1) Oeuvres, pp. 1358, 1359.

(2) Ib., p. 1181.

(3) Ib., p. 1166.

 

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beaucoup de personnes, mais elle ravit ceux qui étudient les Apôtres et l'Evangile. Je sais bien que plusieurs s'offensent, quand on leur parle d'entrer dans les dispositions de Jésus-Christ et qu'ils accusent l'Oratoire d'avoir un langage et une dévotion nouvelle (1).

Mais quoi ! Ce qu'il y avait là de nouveau, c'était précisément de fonder l'ascèse chrétienne, et de la fonder uniquement sur la théologie de saint Jean et de saint Paul. Depuis Cassien jusqu'à Rodriguez, le torrent de nos moralistes suivait une autre méthode, moins théologique, moins directement surnaturelle. A Dieu ne plaise que je les accuse de naturalisme! Comme Bérulle, ils admettent que l'homme ne peut rien sans la grâce ; comme lui, ils proposent à nos efforts un idéal tout divin, imiter ce même Christ que Bérulle nous invite à revêtir. Mais enfin, à cela près, ils ressemblent aux moralistes profanes, aux stoïciens par exemple. Cela est si vrai, que leurs ouvrages peuvent contribuer efficacement à la formation morale d'un incrédule; tandis qu'à cet incrédule la morte de Bérulle ou du P. Eudes, paraîtra aussi décevante, aussi ridicule qu'un rituel magique ou bien qu'un manuel d'astrologie. « Si le Christ n'est pas ressuscité, disait saint Paul, tout l'édifice de notre foi s'écroule ». Bérulle pourrait dire tout de même : si le Verbe n'a pas revêtu notre nature, il ne reste rien de toute ma morale. Bref il y a là deux écoles, qui sans doute voisinent souvent et qui tendent au même but suprême, mais enfin qui ne s'accordent, ni sur la définition, ni sur la pratique de l'ascèse. Les premiers maîtres de l'école française ont très bien senti cette différence, et ils l'ont délibérément voulue : peut-être tendent-ils parfois à l'exagérer. Attaqués, ils se défendent, et par l'offensive.

« Pour ne pas entrer dans l'esprit de la grâce », c'est-à-dire pour ne pas s'occuper avant tout et uniquement d'adhérer aux dispositions du Verbe incarné,

 

(1) Amelote, op. cit. II, pp. 91, 91.

 

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ne voyons-nous pas, écrit le P. Quarré, plusieurs âmes, qui gardent des constitutions très saintes et des règles fort bonnes ; d'autres, qui font des actes fréquents de vertus, et plusieurs qui... s'obligent à beaucoup d'exercices et de pratiques qu'on appelle spirituelles, qui néanmoins n'avancent point du tout en la perfection, et même n'ont aucune vertu solide... Or... d'où vient qu'elles ne profitent rien parmi tant de soin et de travail? Chacun en dira sa pensée... ; pour moi, je vois que le mal vient de ce que telles âmes n'ont pas assez de recours et de soumission à la grâce ; elles ne sont pas liées à Jésus-Christ... Elles n'ont pas de défiance d'elles-mêmes... elles s'appuient sur leur courage, sur leur travail et exercice (1).

 

 

Quarré incline plus ou moins au jansénisme : on peut donc à la rigueur récuser son témoignage, mais, chose très significative, le Bienheureux Jean Eudes parle tout comme lui, et même plus durement :

 

Il se trouve plusieurs personnes qui estiment la vertu, qui la désirent, la recherchent, et emploient beaucoup de soin et de travail pour l'acquérir, et néanmoins, on en voit fort peu qui soient ornées des vraies et solides vertus chrétiennes. Une des principales causes de cela est parce qu'ils se conduisent en la voie et en la recherche de la vertu, non pas tant selon l'esprit du christianisme, comme selon l'esprit des philosophes païens, des hérétiques et des politiques ; c'est-à-dire, non pas tant selon l'esprit de Jésus-Christ et de la grâce divine qu'il nous a acquise par son sang, comme selon l'esprit de la nature et de la raison humaine.

 

Il insiste et montre « la différence qu'il y a entre ces deux esprits, en ce qui regarde l'exercice des vertus ».

 

Ceux qui recherchent la vertu à la mode des philosophes païens..., la regardent avec les yeux de la raison humaine simplement, l'estiment comme une chose très excellente d'elle-

 

(1) Quarré, op. cit., pp. 189, 19o. « A grand peine pensent-elles s'il y a un Jésus-Christ ». Je n'ai pas transcrit dans le texte cette ligne, par trop excessive, à laquelle néanmoins certaines apparences sembleraient donner raison. Ainsi dans ses réflexions morales,Tillemont, adepte fervent de l'ascèse traditionnelle, ne fait presque aucune mention de la personne du Christ. Cf. le t. IV du présent ouvrage, au chapitre Tillemont.

 

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même, qui est fort conforme à la raison et nécessaire à la perfection d'un homme, pour le distinguer d'avec les bêtes... ; et par ces considérations plus humaines que chrétiennes, ils s'animent à la désirer et acquérir.

 

Non, il n'y a pas « simplement » que cela ; il y a néanmoins beaucoup de cela chez les maîtres de l'ascèse traditionnelle, chez Rodriguez, par exemple, Sénèque chrétien certes, mais enfin, Sénèque. Au contraire, les moralistes bérulliens regardent la vertu, non pas en elle-même seulement, mais en son principe et en sa source, c'est-à-dire en Jésus-Christ, qui est la source de toute grâce, qui contient en éminence et en souverain degré toute sorte de vertus, et dans lequel la vertu a une excellence infinie. Car... la vertu est sanctifiée et déifiée en lui... A raison de quoi, si nous considérons la vertu en Jésus-Christ, cette considération sera infiniment plus puissante pour nous porter à l'estimer, aimer et rechercher.

 

Bérulle nous avait déjà conseillé d' « accomplir » nos « actions de vertu »,

 

plus par relation et hommage à Jésus-Christ, que par désir de la même vertu en soi-même. Car aussi est-elle plus aimable, plus souhaitable et plus divine, parce qu'elle est à Jésus et par le rapport et conformité qu'elle nous y donne, que parce qu'elle est en soi-même... Nous devons plus aimer la patience et la débonnaireté, parce qu'elle nous conforme à Jésus-Christ doux et patient, que parce qu'elle nous rend doux et patients (1).

 

D'où il suit naturellement, continue le P. Eudes, que les premiers,

 

aiment la vertu et s'efforcent de l'acquérir, non pas tant pour Dieu... que pour eux-mêmes... pour leur propre mérite, intérêt et satisfaction, et pour se rendre plus excellents et accomplis,

 

au lieu que les seconds cherchent, plus que tout, e le contentement et intérêt de Dieu » ; ils veulent

 

(1) Oeuvres, p. 1457.

 

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se rendre semblables à leur chef qui est Jésus, pour le glorifier et pour continuer l'exercice des vertus qu'il a pratiquées sur la terre ; qui est ce en quoi consiste proprement la vertu chrétienne. Car comme la vie chrétienne, n'est autre chose qu'une continuation de la vie de Jésus-Christ, aussi les vertus chrétiennes sont une continuation et accomplissement des vertus de Jésus-Christ... Jugez de là combien les vertus chrétiennes sont plus saintes et excellentes que les vertus qu'on appelle morales, qui sont proprement les vertus des païens, des hérétiques et des faux catholiques (1). Les vertus chrétiennes... sont les vertus mêmes de Jésus-Christ, desquelles nous devons être revêtus, et lesquelles il va communiquant à ceux qui adhèrent à lui.

 

Enfin, les moralistes de l'ascèse naturelle, « se persuadent » qu'ils pourront acquérir la vertu,

 

par leurs propres efforts, à force de soin, de vigilance, de considérations, de résolutions et de pratiques, en quoi ils se trompent extrêmement,

 

au lieu que les autres, bien qu'ils apportent,

 

de leur côté tout le soin, la vigilance et le travail qu'il leur est possible..., toutefois, ils prennent bien garde à ne se confier aucunement sur leurs soins et vigilances, sur leurs exercices et pratiques... Mais ils attendent tout de la pure bonté de Dieu,

 

et de leur « adhérence » aux vertus du Verbe incarné (2). Bref, l'ascèse traditionnelle est anthropocentrique, la bérullienne

 

(1) L'éditeur du P. Eudes, le R. P. Lebrun, explique, dans une note, se nom de vertus morales. Il nous avertit, qu'il ne faut pas entendre par là les vertus morales que les théologiens opposent aux vertus théologales. Il ajoute : « Au temps du P. Eudes, on réservait communément la dénomination de vertus morales, aux vertus naturelles que l'on opposait » ainsi aux surnaturelles ou chrétiennes. Sans doute, mais il faut bien entendre que cette distinction ne s'appuie pas sur l'objet même de la vertu Ainsi par exemple, l'humilité sera simplement vertu morale, ou bien elle méritera d'être nommée chrétienne, suivant l'esprit de celui qui la pratique. Au reste, pour que cette humilité devienne vraiment chrétienne et surnaturelle, il n'est pas absolument nécessaire que l'on se place — explicitement et consciemment — au point de vue bérullien. En fait, toutes les vertus d'un bon chrétien, sont la continuation des vertus du Christ.

(2) Oeuvres complètes du Vénérable P. Eudes, t. I. Le Royaume de Jésus, pp. 2o4-2o3. Le P. Lebrun nous dit que le P. Eudes s'est inspiré dans ce chapitre du Traité de François de Sales sur l'Amour de Dieu. Oui, mais missi, mais d'abord de Bérulle.

 

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théocentrique; celle-là pourrait s'appeler l'ascèse de l'affirmation, celle-ci, de la suppression du moi; la première, ascèse personnelle et en quelque manière séparée, la seconde, ascèse unitive.

Non, encore une fois, ni Cassien, ni Rodriguez, ni personne, parmi les moralistes chrétiens, ne songe à se passer de la grâce. Ils font tous une grande place à la prière, avouant par là que, sans le secours du ciel, aucune ascèse naturelle ne peut arriver à nous rendre surnaturellement vertueux. Ou bien ils rappellent expressément, ou bien ils supposent connus ces principes premiers du christianisme. Il n'en est pas moins vrai qu'ils ont immédiatement pour but de développer, d'assouplir et de discipliner la volonté. Ils savent que nous ne sommes pas seuls, mais, quand ils en viennent à l'action, ils se gouvernent comme s'ils étaient seuls, comme si le succès ne dépendait que de leur effort; c'est là du reste une des maximes de saint Ignace. Ils sont des professeurs d'énergie; les bérulliens, de soumission, d'anéantissement. Ils demandent de nous une activité intense ; les bérulliens, une adhésion intense à l'activité divine. Les premiers s'affirment encore, même lorsqu'ils se renoncent; ils atteignent ainsi à une plus complète maîtrise d'eux-mêmes; les autres se mortifient, s'effacent pour «se rendre» , « se laisser au Christ ».

 

Plus on mêle de soi, écrivait M. Olier, moins on est avancé dans les oeuvres de la grâce. C'est pourquoi il faut être soigneux d'être toujours en renoncement à nous-mêmes... Qui vult venire post me, abneget semetipsum. Car ce nous-mêmes est une source d'imperfections, et une abondance de tous maux (1).

 

Enfin, et ce mot dit tout : pour les premiers, le Christ est notre modèle, pour les seconds, notre vie, « notre force et toute notre puissance à opérer » (2).

 

(1) Lettres de M. Olier, Paris, 1885, II, p. 514.

(2) Oeuvres de Bérulle, p. 1181.

 

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La vertu chrétienne, dit encore le P. Quarré, n'est pas une imitation de la vie et des vertus d'un homme parfait, ni d'Adam même, considéré en son innocence et en la justice originelle; car ce serait peu d'avoir les vertus en cette sorte, mais c'est une vive image de la vertu de Jésus Homme-Dieu; où, pour mieux dire, c'est la vie et la vertu même de Jésus qui est en l'homme (1).

 

Quoiqu'on ait pensé et répété le contraire, cette doctrine n'est pas plus inerte que l'autre, pas moins pratique. En effet, bien que Dieu concoure beaucoup plus que nous, à l'oeuvre de notre « accomplissement » moral, son activité ne suffit pas. Il faut la « tirer » à soi, répète Bérulle, « se joindre à elle », se « l'approprier », toutes choses, qui ne se font pas sans nous. Ainsi pour l'exploitation des forces naturelles. Abandonné à ses propres ressources, l'homme n'atteindrait jamais aux résultats prodigieux qu'une chute d'eau, qu'une pile électrique lui rend faciles; mais inversement, ces forces resteraient inopérantes si l'industrie humaine n'arrivait pas à les capter, à les actionner, à les conduire. L'originalité de l'école française, est précisément de réaliser l'existence de l'électricité divine, si j'ose dire, que la Providence met à nos ordres, puis de vouloir et de savoir l'exploiter.

Et rien n'est plus simple, quoique l'on éprouve une certaine difficulté à donner un tour pratique aux mystiques formules de l'école française. Je sais bien qu'on a raillé ces formules, mais en quoi les trouve-t-on plus obscures que les textes correspondants de l'Évangile ou de saint Paul : « Demeurez en moi » ; « Je suis la vie », je suis « le chef» ou « la vigne ». « Essayez de reproduire en vous-mêmes les sentiments de Jésus » ; « Mes enfants, vous que je ne cesse d'enfanter, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous »? Tout chrétien peut comprendre cela, assez du moins pour essayer de le vivre.

 

(1) Quarré, op. cit., p. 181.

 

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Nous trouvons du reste, chez nos maîtres bérulliens des directions précises, des consignes nettement définies, et comme presque un art d'adhérer aux états du Verbe incarné. Si je les ai bien compris, on s'exerce à cette adhérence, on la mérite, on l'obtient par quatre occupations principales : demande, ratification, exposition, assujettissement.

 

?) Désir et demande. — « Désirer d'appartenir à Jésus-Christ, enseigne le P. Bourgoing, c'est déjà commencer de lui appartenir, comme le désir d'aimer Dieu est déjà un amour commencé » t. La demande suit naturellement ce désir. Laissons parler M. Tronson.. Comment, interroge-t-il, c'est-à-dire, par quels « actes », pouvons-nous « faire passer en nous... la vertu » du Verbe? Il répond avec une simplicité un peu archaïque, mais pleine de sens :

 

Cela doit se faire particulièrement par la demande. Car, comme nous communions au corps de Notre-Seigneur, lorsque nous ouvrons la bouche, et que nous le recevons, ainsi nous communions à ses vertus et à son esprit, lorsque, ouvrant la bouche de notre coeur, nous le recevons dans notre coeur... ; or la bouche de notre coeur est le désir et la demande (2).

 

A chacun d'exprimer cette demande comme il l'entend. Voici néanmoins, paraphrasée par le P. Eudes, la formule-type qu'avait rédigée, semble-t-il, le P. Charles de Condren (3).

 

(1) Oeuvres complètes de Bérulle, p. 87.

(2) Letourneau, op. cit., pp. 136, 137.

(3) Veni, Domine Jesu, et vive in hoc servo tua, in plenitudine virtutis tuæ, in perfectione viarum tuarum, in sanctitate Spiritus, et dominare omni adversae potestati, in Spiritu tuo, ad gloria in Patris. Amen.  Au cours d’une retraite qu'il faisait (1036) sous la direction de Condren,  M. Olier apprit de lui cette formule, qu'il devait ensuite légèrement modifier, et qui est devenue la belle prière sulpicienne : O Jesu, vivens in Maria. Cf. plus haut, p. 98. Le P. Eudes donne une formule presque identique : Veni, Domine Jesu, veni in plenitudine virtutis tuae, in sanctitate spiritus tui, in perfectione mysteriorum tuorum, et in puritate viarum tuarum. Veni, Domine Jesu. Le Royaume de Jésus, p. 44o. Les variantes ne sont pas sans intérêt. Cette formule toute bérullienne est-elle de Bérulle lui-même, ou de Condren, ou d'un autre ? aucun document ne nous éclaire sur ce point. Il semble qu'elle a dû être adoptée de très bonne heure par l'Oratoire.

 

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Venez, Seigneur Jésus, venez dedans moi, en la plénitude de votre vertu, pour y détruire tout ce qui vous déplaît et pour y opérer tout ce que vous désirez ou votre gloire. Venez en la sainteté de votre Esprit, pour me détacher entièrement de tout ce qui n'est point vous, pour m'unir parfaitement avec vous, et pour me conduire saintement en toutes mes actions. Venez en la perfection de vos mystères, c'est-à-dire, pour opérer parfaitement en moi ce que vous désirez y opérer par vos mystères ; pour nie gouverner, selon l'esprit et la grâce de vos mystères, et pour glorifier, accomplir et consommez en moi vos mystères. Venez en la pureté de vos voies, c'est-à-dire, pour accomplir sur moi, à quelque prix que ce soit, et sans m'épargner aucunement, tous les desseins de votre pur amour, et pour me conduire dans les droites voies de ce même pur amour (1).

 

?) Ratification. — La demande est tournée vers l'avenir : la ratification, comme son nom l'indique, vers le passé, mais vers un passé divin, qui est tout aussi bien le présent. Le Verbe ayant versé telle goutte de sang pour nous, nous ayant destiné et mérité telle grâce particulière, nous ayant suppléés d'avance dans tels offices auxquels depuis nous avons manqué, nous devons nous efforcer à vouloir, nous voulons, mais d'une volonté aussi efficace que possible, ce qu'il a voulu pour nous ou à notre place. Ainsi le P. Eudes :

 

O mon divin Chef, vous avez fait un très saint usage de mon être et de tout l'état de ma vie; vous avez rendu pour moi à votre Père, en votre naissance temporaire, tous les devoirs que j'aurais dit lui rendre en la mienne, et vous avez pratiqué tous les actes et exercices que j'aurais dît pratiquer. Qu'à jamais en soyez-vous béni! Oh! que de bon coeur, je consens et adhère à tout ce que vous avez fait pour moi! Certes, je le ratifie et approuve de toute ma volonté, et je le voudrais signer de la dernière goutte de mon sang; comme aussi tout ce que vous avez fait pour moi en tous les autres états et actions de votre vie, pour suppléer aux défauts que

 

(1) Eudes, op. cit., p. 44o.

 

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vous saviez que je devais commettre, dans les divers états et actions de ma vie (1).

 

?) Exposition. — Nous prenons les mots que nous pouvons. On pourrait dire presque aussi bien : présentation. C'est ici du reste un des traits les plus caractéristiques des directions bérulliennes :

 

Ouvrez votre âme (aux)... opérations (du Verbe incarné), et l'abandonnez toute à ses intentions;

 

Qu'est-ce à dire, et comment cela se fait-il ?

 

et, jugeant vos propres actions trop peu de chose pour l'honorer, EXPOSEZ-VOUS à la puissance et efficace de son esprit, afin qu'il daigne vous disposer à l'honorer par ses INFLUENCES et opérations... Il lui plait IMPRIMER dans les âmes ses états et ses effets, ses mystères et ses souffrances (2).

 

L'âme s'expose, et par de mystérieuses influences, par une sorte de galvanoplastie spirituelle, le Verbe s'imprime en elle :

 

Nous voici au temps que Jésus-Christ vient à nous. Le voulons-nous recevoir ? Allons par le chemin qu'il vient. Il vient par humilité, charité, bénignité. Allons par là au-devant de lui...

 

L'ascèse ignatienne pourrait aussi bien tenir ce langage. Mais, après avoir nommé ces diverses vertus, elle nous apprendrait à les pratiquer. Bérulle, non.

Présentons nous à son humilité, sa charité, sa bénignité : ouvrons-y nos coeurs, afin qu'elles s'y impriment.

 

Sont-ce là de pieuses imaginations, et plus ou moins décevantes ? Non certes :

Les vertus divines sont OPÉRATIVES et veulent toutes agir et produire une semblance d'elles-mêmes, hors d'elles-mêmes,

 

(1) Eudes, op. cit., p. 501.

(2) Oeuvres, p. 1054.

 

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dans les sujets préparés, et où elles se plaisent. La lumière incréée produit une lumière créée, l'amour incréé produit un amour créé. Il est de même des qualités et vertus de Dieu incarné. Son humilité divinement humaine se veut imprimer dans nos âmes; sa douceur tend à nous rendre doux. Et c'est ce que signifient ces belles paroles : Discite a me quia mitis sum et humilis corde, car en Jésus, le parler est faire, et enseigner c'est donner (1).

 

Décidément, cet homme prodigieux a tout dit; il n'a presque rien laissé à l'initiative intellectuelle de ses disciples. Ceux-ci ne feront que le répéter. Par cet « exercice », écrit le P. Quarré, l'âme,

 

demeurant unie et attachée à Dieu, ne manque pas de recevoir les rayons de cette divine lumière, qui est la vie et la voie de nos âmes; et assurément, si elle persévère avec fidélité, il ne peut être qu'enfin elle ne se trouve blessée des traits de cet amour qu'elle contemple, et, entrant par ce moyen en la jouissance de l'amour divin, qui est toujours libéral en ses communications, elle recevra infailliblement les vertus qui lui sont nécessaires (2).

 

Voulons-nous «obtenir quelque grâce ou quelque vertu en particulier », demande le P. Bourgoing,

 

regardons-les attentivement, honorons-les humblement, et attendons « avec silence le salutaire de Dieu » ; demandons quelque influence et participation de ces admirables et divines vertus de Jésus, et des pratiques qu'il en a faites, supplions-le qu'il étende le bras de sa toute-puissance pour nous les imprimer... Cela peut-être nous sera plus efficace que de s'efforcer trop à en produire les actes, quoiqu'il ne faille pas les omettre; mais, à la vérité, j'y voudrais en la pratique plus d'onction que d'action, et plus d'effets de grâce que d'efforts de la nature (3).

 

(1) Oeuvres, pp. 1393, 1394. Bérulle dit encore souvent : liez-vous à Dieu a par regards fréquents e, et par là, il veut dire : exposez-vous, présentez-vous. Bourgoing appelle cette manière de prier : Oraison par voie de regard et d'honneur. Avis XII°.

(2) Quarré, op. cit., pp. 168, 169.

(3) Bourgoing, op. cit., Avis XIV°.

 

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Par où l'on voit que, si elles se distinguent, les deux ascèses ne se contrarient point. Chacun, suivant son propre tempérament et l'attrait de la grâce, donne sans doute plus à l'une qu'à l'autre, mais enfin l'on passe aisément de l'une à l'autre. Et Bourgoing encore :

 

Tous les mystères de Jésus-Christ..., ses paroles, ses désirs, ses pensées, ses mouvements et toutes ses saintes opérations, tant intérieures, qu'extérieures (Christus totus)... ; bref tout ce qui est en lui, ou qui procède de lui, toutes ces choses, dis-je, envoient d'elles-mêmes leurs rayons, portent leurs influences et produisent leurs effets en nous, si elles sont regardées et contemplées d'un oeil plein d'estime, d'honneur et de révérence, et elles répandent leurs grâces particulières et impriment leurs vertus, SANS AUTRE EFFORT DE NOTRE PART, et SANS AUCUNS ACTES, DES VERTUS FORMELLEMENT PRODUITS.

 

Et c'est pour cela, soit dit en passant, qu'ils enseignent qu'après tout, l'adoration suffirait . Que l'on y pense ou non, elle nous « expose » à ce qu'elle adore.

 

La raison et le fondement de ce principe est qu'il n'y a rien au Fils de Dieu que de saint et de sanctifiant, rien que d'efficace, et qui ne soit pour nous une source perpétuelle de grâce, comme chaque vertu en lui est cause de la même vertu en nous, et elle va toujours s'imprimant dans les coeurs disposés; ainsi que le soleil ne cesse jamais de luire, d'influer ou d'opérer; ou comme un baume va toujours répandant ses suaves odeurs ; de même Jésus, qui est le vrai soleil de nos âmes, et qui est appelé l'huile ou l'onguent précieux épanché, oleum effusem. De façon que la sainteté de Jésus est sanctifiante, son humilité humiliante, sa pureté purifiante. Ainsi son obéissance..., et toutes ses autres vertus se répandent et produisent en nous leurs effets, quoique nous ne nous efforcions point à en produire les actes, mais seulement, portant vers elles simplement et fixement notre regard, en toute humilité et respect, et attendant ainsi leurs influences... Or je dis ceci, non pour abolir l'exercice et la pratique des actes intérieurs, et la recherche et l'humble demande des vertus, car tout cet oeuvre (son livre de méditations) en est plein ; mais... afin de porter et introduire les âmes en une voie intérieure de faire oraison, par manière

 

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de regard (ou d'exposition), d'estime, d'honneur, de révérence, d'admiration et d'adoration de Jésus (1).

Trouvez-vous ces oratoriens trop quiétistes et voulez-vous enfin un jésuite? En voici un, très bérullien certes, comme les meilleurs de son Ordre, mais aussi très fidèle à l'esprit de saint Ignace :

 

Il suffit, écrit le P. Rigoleuc, de regarder Jésus et de contempler ses perfections et ses vertus. Cette vue seule est capable de produire par elle-même de merveilleux effets sur l'âme ; de même qu'un simple regard vers le serpent d'airain... suffisait pour guérir de la morsure des serpents. Car non seulement, tout ce qu'il y a en Jésus est saint, mais encore sanctifiant et de nature à s'imprimer dans les âmes qui s'appliquent à la considérer avec de bonnes dispositions. Son humilité nous rend humbles, sa pureté nous purifie, sa pauvreté, sa patience, sa douceur et ses autres vertus s'impriment en ceux qui le contemplent. Cela peut se faire même sans que nous réfléchissions eu aucune façon sur nous-mêmes, mais simplement par le seul fait que nous considérons ces vertus en Jésus avec estime, admiration, respect, autour et complaisance (2).

 

Il a lu vraisemblablement le P. Bourgoing, il le copie même, peut-être, et il est encore plus affirmatif que lui (1),

 

(1) Bourgoing, op. cit., Avis XIIe.

(2) Cité par le R. P. Lhourneau, La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L. M. G. de Montfort, Paris, 1913, pp. 95, 96. Nous retrouverons le P. Rigoleuc dans le tome V. Nous avons parlé de galvanoplastie spirituelle. M. Tronson préfère une autre image :

« Lorsque, dit-il, on veut teindre une étoffe et lui donner une couleur qu'elle n'avait point auparavant, use étoffe blanche que l'on veut mettre en écarlate, on le peut faire en deux façons : ou en appliquant dessus cette couleur, et cela se ferait avec beaucoup de temps, de travail et de peine ; (c'est l'ascèse ignatienne), ou eu la mettant dans la teinture, ce qui se ferait sans peine (ascèse bérullienne) ; car après l'avoir laissée seulement tremper pendant quelques jours, ou la retirerait toute teinte d'écarlate et plus solidement que si l'écarlate y avait été extérieurement appliquée. Il en est de même des vertus ; c'est une teinture renfermée dans le coeur de Jésus-Christ, et lorsqu'une âme s'y plonge par amour, par adoration, et par les autres devoirs de religion, elle prend aisément cette teinture ». Letourneau, op. cit., pp. 133, 134. On aura remarqué ce mot « devoirs de religion », Ainsi toute l'ascèse bérullienne vise uniquement la pratique de cette vertu. Non pas qu'elle se désintéresse des autres vertus. Simplement la vertu de religion lui parait un « moyen court » d'acquérir toutes les autres.

(3) Voici à ce sujet un admirable texte que j'emprunte à La vie de messire Antoine Roussier (1595-1639) prêtre, cathéchiste, missionnaire des provinces du Lyonnais, Foretz et Auvergne, par Gabriel Palerne, sieur du Sardon, Paris, 1645. Il disait quelquefois à ces compagnies religieuses : « Mes chères soeurs, si, par malheur ou mégarde, vous avez fait quelque mauvais pas, ne le repassez pas trop dans votre esprit. Vous irez, par fréquentes réflexions sur vous-mêmes, presque à l'oubli de Jésus-Christ, qui doit être votre vie et votre voie. Aussi Satan tâche de vous arrêter aux revues de vos propres défauts pour vous faire chopper davantage...

GARDEZ BIEN DE VOUS TROP REGARDER. Allez toujours bien humblement..., sans amusement sur vous-mêmes ; NE REGARDEZ RIEN, JE VOUS PRIE, QUE CE QUI EST BEAU; nous sommes sans doute bien laids, et Jésus TOUT EXPRÈS EST SI BEAU QU'IL DOIT HEUREUSEMENT RAVIR NOTRE VIE. » pp. 71, 72. Puisque

je cite ce livre, voici encore quelques lignes, mais du biographe, qui nous font saisir sur le vif l'étrange mélange d'idéalisme et de grossièreté qui est une des caractéristiques de cette singulière époque : « Il ne pouvait souffrir ces montreuses de gorge, ou égorgées, qui ne font regorger de leur plus belle vanité sinon des pelotes ramassées et pressées d'un fumier couvert de neige, lesquelles ne peuvent servir qu'à faire des fondrières de lubricité » p. 158.

Pour revenir au sujet du présent paragraphe, voici encore les paroles, un peu vagues, mais fort belles, de l'avant dernier archevêque de Cantorberv, Temple 1821-1902). Il était alors évêque d'Exeter, et il s'adresse à ses ordinands :

« We come now to the third aspect of spiritual life : FORGETTING OURSELVES ALTOGETHER, AND LOSING OURSELVES IN CONTEMPLATION OF GOD. « I have prayed and striven long, said it penitent, and yet I have failed. How can I pray better?— Go home, was the saint’s reply, and pray for God's glory. » — There is in such prayer a wonderful power to elevate the spirit... The majesty and love of God are something more bright and glorious than we can conceive. How can we cast down, how rise above some of these things that so vex us? We find the thought and contemplation of Him something that lifts us above them; we find that ideal which must be ever before our eyes. What is the moral standard but a reflection of God ? And  «Holiness», which we substitute for «Morality » comes front God.

In striving, there is the pain of effort, failure, anxiety, grief, humiliation, sadness... In the thought of God there in peace. His Eternal Majesty! The thought of it brings perpetual calm... What is life but « to know Thee and Jesus-Christ » ?...  Elsewhere we are all astray — at other times we are giving out; BUT IN CONTEMPLATION AND PRAISE WE ARE RECEIVING ; AND SO IT MOULDS OUR CHARACTER. « Now me see as in a mirror» and yet, WHILE SO BEHOLDING, THERE IS PERPETUAL TRANSFORMATION. We are « changed into the same image ». The power of such study SINKS unconsciously into life... In prayer, there is often irrepressible emotion which seems to throw us off our balance; but here there is calm ». Memoirs of Archbishop Temple by seven friends, edited by E. G. Sandford, London, 1906, I, pp. 446, 447. C'est un très beau livre.

 

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?) L'état de servitude. — Demande, Ratification, Exposition, tout cela suppose un certain nombre d'actes particuliers définis, conscients, que la réflexion peut saisir et analyser. On aura toutefois remarqué qu'à mesure que nous avançons dans cette curieuse ascèse, nous nous éloignons de plus en plus de la zone des actes proprement dits, pour nous engager dans celle des états.

 

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Ce que nous appelons volonté intervient beaucoup plus dans la demande ou dans la ratification que dans cette mystérieuse exposition dont nous venons de parler. Celle-ci est plutôt une attitude, une posture, un état. Etat, du reste, n'est pas synonyme de sommeil, d'inertie, de passivité pure. Pour s'exposer, s'ouvrir, s'épanouir aux influences divines, il faut agir. Mais cette activité ne ressemble pas à celles qui produisent le désir ou la prière ; elle est plus profonde ; elle tâche d'atteindre tout l'être et le fond de l'être. Pendant que nos facultés, c'est-à-dire, pendant que la surface de l'âme, paraît à peu près immobile, ce qu'il y a chez nous de plus nous-mêmes, de plus vivant, agit avec une intensité d'autant plus grande qu'elle est plus paisible. Les quelques actes qui restent nécessaires — et qui relèvent de l'ascèse, — ont uniquement pour but de mettre en branle, d'entraîner, puis d'entretenir et au besoin de renouveler ces activités meilleures. Ainsi l'exigent ces influences mêmes auxquelles on nous conseille de nous exposer. Le Verbe incarné rayonne beaucoup plus par ses états que par ses actes, et ses états opèrent, impriment en nous des états correspondants, — humilité, patience, douceur — tous états particuliers, qui nous revêtent peu à peu des « dispositions » du Christ, et nous acheminent vers l'état de servitude totale, but suprême des directions bérulliennes.

 

L'état de servitude, écrit le P. Bourgoing, est une manière spéciale d'appartenance, qui ne consiste pas tant à vouloir, à désirer, à protester cette servitude (actes distincts), qu'en une qualité et disposition permanente que Notre-Seigneur imprime et met en l'âme, afin de la rendre toute sienne par ce titre. Au moyen de quoi, l'âme renonce à toute propriété et au droit qu'elle a sur ses actions, même à sa propre liberté, pour se livrer à la puissance et à la souveraineté de Dieu, qui opère cela en elle, et se l'approprie en sou être et en toutes ses opérations. Il faut remarquer, que, par cette disposition, l'on ne donne pas seulement les fruits, mais le fonds; non seulement les accidents, mais la substance; non seulement les

 

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actions, les paroles et les souffrances, mais aussi l'être, l'essence et l'intime de l'âme; que ce n'est pas une oblation préparatoire, mais une donation parfaite et entière (1).

 

Il se pourrait bien que le P. Bourgoing voulût opposer ici la donation parfaite que nous enseigne l'école française à la simple oblation préparatoire, au fameux Suscipe par où se terminent les Exercices de saint Ignace. Mais, pour ma part, je n'arrive pas à distinguer ces deux actes. Car, bon gré mal gré, de part et d'autre, ce ne sont là que des actes, des désirs, des volitions, actes distincts, conscients, qui s'expriment par de claires formules, actes passagers, fuyants, toujours révocables par des actes contraires (2). « On ne donne pas seulement les fruits, mais le

 

(1) Oeuvres complètes de Bérulle, pp. 87, 88.

(2) En fait d’ «actes » l'école ignatienne connaît surtout les décisions, les résolutions. D'où chez les adeptes de cette école peu de formules. Il y en a bien quelques-unes dans les Exercices : En O Rex supreme ; Sume et Suscipe; mais en petit nombre. En revanche les formules abondent chez les bérulliens. En effet, de quelle autre manière pourraient-ils traduire les activités que leur ascèse cherche à développer : Demande, Ratification, Exposition? Mais ces formules sont des actes, peuvent du moins et doivent être des actes. Ne dit-on pas un acte de foi ? J'ai pensé qu'on ne serait pas fâché de trouver ici quelques échantillons de ces formules.

 

Oblation à l'enfance.

 

Je regarde, je révère, j'adore Jésus en son enfance : je m'applique à lui en cet état, comme en un état auquel je m'offre, je me voue, je me dédie, pour lui rendre un hommage particulier, pour en tirer grâce, direction, protection. influence et opération singulière, et être comme un état fondamental à l'état de mon âme, tirant vie, dépendance, subsistance et fonction de cette conduite, de cette enfance divine, comme de l'état de mon état, comme de la vie de ma vie.

(Oeuvres de Bérulle, p. 1015.)

 

Oblation en état de servitude au Père éternel.

 

O Père éternel..., je vous offre mon désir et ma volonté d'entrer, à présent et pour jamais, en l'état de soumission, servitude et dépendance perpétuelle de votre essence et paternité... Je vous offre... tout ce que je suis...; pour être tout à vous en cet état de soumission, servitude et dépendance ; et pour ne me mouvoir ni agir que par vous et pour vous...; et en cet état, je me rends et établis l'esclave de Jésus et de Marie... et je fais voeu de ne jamais révoquer cet état et servitude par aucun acte formel...

(Oeuvres de Bérulle, pp. 1201, 1202.)

 

Voici une formule très intéressante, proposée par le P. Quarré :

 

Aspirations et affections de l'âme dévote qui s'abandonne à Jésus-Christ.

 

... 0 Jésus, je donne mon être à votre être, ma vie à votre vie, ma pensée à votre pensée, ma parole à votre parole, mon amour à votre amour, mon âme à votre âme sainte, ma puissance à votre puissance, afin que, quand j'opérerai par moi, ce ne soit plus moi, et que je n'aie plus de liberté de faire aucun usage de tout ce que je suis, puisque je vous ai tout donné. Je m'offre à vous, ô mon Dieu, pour porter tous les états de souffrances, tant intérieures qu'extérieures, afin que ma vie dans iceux, honore la vôtre, et que je n'aie point la vie pour moi, mais pour vous.

(Trésor spirituel, p. 609.)

 

Toute la littérature oratorienne est pleine de pages semblables. Ainsi les livres de M. Olier, et plus encore ceux du P. Eudes. Le Royaume de Jésus est tout en formules. L'éditeur du P. Eudes fait à ce propos d'utiles remarques. « La doctrine qu'il enseigne paraît d'abord un peu élevée, et les chrétiens peu instruits auraient pu être embarrassés pour la mettre en pratique. Il voulut leur faciliter la tâche..., et..., il formula lui-même dans des élévations pleines d'onction, les actes et les exercices dont il recommande l'usage »... « Au point de vue littéraire, son livre y a peut-être perdu », Est-ce la faute du genre, ou celle de l'écrivain ? Bossuet n'a pas une autre méthode, et les Elévations n'en sont pas moins un chef-d'oeuvre. « Mais le vénérable... ne cherchait qu'à faire du bien... Cependant l'usage des prières qu'on trouve toutes faites dans un livre n'est pas sans inconvénients. On prend vite l'habitude de les réciter machinalement... Le Vénérable P. Eudes a soin de nous prémunir contre ce danger. « Si vous désirez faire un saint usage de ce livre, dit-il... lisez-le, non pas... en courant, mais avec attention et application d'esprit et de coeur aux choses que vous lisez, spécialement à celles qui sont par manière d'élévation... » Du reste, il ne tient pas aux formules. Ce qui importe à ses yeux, ce sont les sentiments qu'elles expriment. Il ne demande pas que l'on prononce « de bouche les paroles », ruais seulement que l'on tâche d'entrer dans les instructions que ces formules expriment ». Cf Eudes, op. cit., pp. 55, 57. Enfin je donnerai quelques élévations et actes de Catherine de Jésus (cf. L'invasion mystique, pp. 333, seq).

 

Dans les travaux que porte mon âme, je dois honorer avec soin et persévérance la très sainte enfance de Jésus, qui veut vivre en moi et y établir son trône et sa puissance, même dans les effets pénibles que je souffre.

J'honore les voies et les volontés de Jésus sur mon Aune, et m'abandonne à son ordonnance sur moi. Je me rends toute à l'anéantissement intérieur que cette sainte et divine enfance de Jésus daigne et veut opérer en moi. Je suis contente qu'elle m'anéantisse, et je désire n'être plus qu'UNE CAPACITÉ DE L’ENFANCE DE JÉSUS, remplir, possédée et vivifiée par elle; afin que je puisse dire vraiment: je vis, non moi, mais l'enfance de Jésus en moi. Je réfère à l'hommage et à la vie de celle enfance tout ce que je suis en l'ordre de nature et de grâce, tout ce que j'opère, porte et souffre en quelque manière que ce soit, et de quelque part que ce soit, et je m'applique toute à cette enfance, pour être toute à elle, et en elle, et pour participer à toutes ses qualités...

J'honore la part que la Sainte Vierge a eue en cette sainte enfance...

Je m'humilie devant vous, ô Jésus, en hommage à votre enfance, à votre pureté, à votre sainteté, et à tout ce qu'il vous plaît que j'honore. Je vous prie, que, par miséricorde, vous daigniez m'appliquer l'état et l'esprit de votre très sainte et très divine enfance. J'adore la pureté, la simplicité, la sainteté de la divine essence unie à votre humanité sacrée d'une manière ineffable, et j'ouvre mon âme à toutes les opérations que cette sainte humanité daignera faire en moi: et en ce désir, je me sépare toute de l'esprit malin et de ses effets, et ENCORE PLUS DE MOI-MÊME, pour n'être à jamais qu'une capacité de Jésus et de Marie...

 

Voici encore d'elle quelques « actes intérieurs » plus ramassés et plus saisissants :

O Jésus, soyez la mort et soyez la vie de mou âme, 0 Jésus, vivez en mon âme et qu'elle soit entée en vous, comme vous tirez votre vie, ô Jésus, de la divinité. O Jésus, que je sois toute anéantie en moi-même, et que JE N'AIE D'ÊTRE NI DE SUBSISTANCE. QUE PAR VOUS ET EN VOUS.

O Jésus, qui êtes le principe de mon âme, ôtez-moi la puissance d'opérer par moi-même, et opérez vous-même en moi et par moi, s'il vous plait.

O Jésus, défiez-moi des liens qui me retardent d'être et d'aller à vous; et

ANÉANTISSEZ EN MOI TOUT CE QUI A RAPPORT ET CORRESPONDANCE A MOI-MÉME, et est de ma nature corrompue; et faites que je n'aie application qu'à vous.

O Jésus, tournez-moi vers vous, afin que je reçoive toutes vos saintes opérations, comme vous voudrez, et que je ne m'en puisse détourner.

O Jésus, daignez selon votre pouvoir, me lier à vous et à vos voies et desseins, en l'honneur de la liaison ineffable de votre divinité à notre humanité, et de votre humanité à votre divinité.

Appliquez-moi toute à vous, 0 Jésus, et à votre sainte Mère, en l'union de l'application que vous avez eue vers elle, et elle vers vous, et de celle de sainte Madeleine vers vous et vers votre suinte Mère... (La vie de Soeur Catherine de Jésus... composée par la Bienheureuse Marie Madeleine de Saint-Joseph.. 4° édition, Paris, 1656, pp. 191-199)

 

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fonds », dit le P. Bourgoing. Hélas ! nous ne donnons

 

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jamais que des fruits. Saint Ignace ne se réserve pas le fonds, mais comment ferait-il pour en disposer ? Nous ne sommes maîtres que de nos actes (1). Le fond de notre être nous échappe. Dieu seul peut l'atteindre directement, le manier, le fixer. En d'autres termes, aucune ascèse n'a pour fin immédiate d'établir l'homme dans un état quelconque, l'ascèse bérullienne, pas plus que celle de saint Ignace : elles nous imposent toutes des actes déterminés, successifs, transitoires et ne peuvent nous imposer que cela. Mais par la nature même des actes qu'elle nous impose, l'ascèse bérullienne nous subordonne plus expressément, nous soumet plus entièrement, nous lie plus étroitement à la grâce divine, seule puissance qui ait prise sur le fond de notre être. Pourquoi chercher d'autres mots : les uns imitent le Christ, les autres s'exposent, se laissent à lui, opèrent, se meuvent en lui. Ascèse à demi-passive, où l'activité humaine n'a pas d'autre rôle que de « se joindre » à l'activité divine et de s'effacer devant elle. Enfin ascèse improprement dite et qu'on nommerait plus justement : apprentissage, initiation mystique. Les mystiques de l'école française nous donneront bientôt l'occasion de revenir sur ce point (2).

 

(1) Nous pouvons bien enchaîner nos facultés par une promesse, par un voeu : mais promesse et voeu ont pour objet des actes déterminés : je ferai ceci, je ne ferai pas cela.

(2) Pour ceux qui voulaient, à son exemple, s'engager dans l'état d'esclavage, par une promesse irrévocable, Bérulle avait rédigé, sous forme d'élévations, deux formules de voeux. Deux, parce qu'il entend que l'on soit tout ensemble l’esclave du Verbe incarné et l'esclave de la Vierge. Ou trouvera dans les Oeuvres (pp. 626-632), ces deux formules : 1° Voeu A Dieu sur le mystère de l'Incarnation, pour s'offrir à Jésus, en l'état de servitude qui lui est due, ensuite de l'union ineffable de la divinité avec l'humanité ; 2° Voeu A MARIE, pour s'offrir à la très sainte Vierge, en l'état de dépendance et servitude que nous lui devons en qualité de Mère de Dieu, comme ayant une puissance spéciale sur nous ensuite de cette qualité admirable . Des copies de ces deux textes circulaient parmi les personnes que dirigeait le P. de Bérulle, et notamment dans les Carmels. Les adversaires du fondateur de l'Oratoire ayant mis la main sur une de ces copies, jugèrent qu'ils tenaient enfin le moyeu d'eu finir avec ce grand homme. Et ce fut, savamment organisée, une campagne d'une violence inouïe. Je n'ai pas à m'étendre sur cet incident qui certes n'appartient pas à l'histoire du sentiment religieux en France, mais, ce qui est assez différent, à l'histoire des guerres de religion. Bérulle, du reste, a raconté tout cela, cf. dans les Oeuvres complètes, pp. 595-626. Cf. aussi Houssaye, III, pp. 400-416, 582-586. En vérité, nous ne comprenons même plus aujourd'hui qu'ils aient osé porter la discussion sur ce point. En tous cas, l'on peut dire que l'Eglise a pris soin de venger l'honneur de Bérulle. En effet elle a béatifié — et non sans avoir examiné ligne à ligne tous leurs écrits — et le P. Eudes, et Grignion de Montfort. Le premier de ces deux Bienheureux écrit dans la préface du Royaume de Jésus. « Et, ce même jour vous m'avez accordé la grâce de faire le voeu de servitude perpétuelle à vous et votre très sainte Mère ». (Cf. Boulay. Vie du Vénérable Jean Eudes, Paris, 19o5, I. p. 123 : Le P. Boulay dit en note, et le P. Bourgoing Oeuvres de Bérulle. p. 87) l'avait dit avant lui, que le premier de ces voeux « n'est que la ratification, ou mieux la confirmation aussi efficace que possible des promesses baptismales ». Quant au voeu par lequel on s'engage à vivre en esclave de la sainte Vierge. on ne pourrait guère le condamner sans condamner du même coup G. de Montfort, puisque enfin ce bienheureux a écrit tout un livre pour répandre la dévotion de l'esclavage, qui, dit-il lui-même « consiste à se donner tout entier à la Sainte Vierge pour être tout entier à Jésus-Christ par elle La formalité du voeu n'ajoute aucun élément suspect à cette dévotion, car on peut toujours s'engager par voeu à ce qui est bon (cf. R. P. Lhoumeau. La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort, Paris, 1915. Ire partie, ch. IV. Le saint esclavage, pp. 106 146 Le P. Lhoumeau fait observer fort justement que le Suscipe de saint Ignace est aussi une formule d'esclavage « Recevez, Seigneur, toute ma liberté ». (Ib., p. 139.)

 

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Ceux qui ont bien voulu me suivre jusqu'ici, me pardonneront, je l'espère, d'avoir donné si peu de place à la personne même de Bérulle. Le fondateur de l'Oratoire, le chef de l'école française est pour moi une doctrine, une sorte de théorème, et non pas un homme. Qu'il ait vécu semblable à nous, qu'il ait eu ses peines, ses joies, ses passions, nous le savons, mais tout ce détail nous laisse froids. La curiosité ne nous vient pas de le confesser. On est jaloux, moi du moins, de cet abbé Ledieu, qui eut le

 

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privilège de passer vingt-quatre heures sous le même toit que Fénelon. Mais, pour voir Bérulle, on ne ferait pas le voyage de Meaux à Paris. On ne lui dit pas : Bienheureux ceux qui ont vécu près de vous, mais simplement, ceux qui vous ont lu. De cette impression, toute personnelle, et certes fort discutable, que je devais livrer ainsi toute nue, il n'y a rien à conclure de sérieusement dommageable à la mémoire de ce très grand homme. Après tout, ces métaphysiciens lyriques s'éclipsent eux-mêmes, si l'on peut ainsi parler. Ils nous détournent de nous attacher à eux. Dès qu'ils cessent de prophétiser, leur lumière paraît s'éteindre ; ils ne rayonnent que sur leur sommet.

Si élevée d'ailleurs qu'elle nous semble, et si compliquée, je crois que la doctrine que nous venons d'exposer s'est cristallisée de bonne heure dans la pensée de Bérulle, et sans que celui-ci ait eu nettement conscience du travail intérieur qui la préparait en lui. On imagine assez aisément ce travail, quand on connaît la ferveur de Bérulle, la noblesse et l'unité massive de son génie. Un don premier de nature et de grâce — élément qui échappe à l'analyse — l'a fait profondément religieux. Ce n'est pas la fraîche et tendre piété d'un François de Sales enfant; ce n'est pas non plus, comme chez un Pascal, la conviction aiguë du péché et de ses suites, le besoin passionné d'un Rédempteur. Mais quelque chose de plus auguste, qui lui rend tout à fait sensible, soit le néant de la créature, soit la grandeur de Dieu, et qui l'incline à l'adoration. Rien toutefois de vague, rien d'abstrait. Élevé par une mère chrétienne, dirigé par les capucins et par les jésuites, sa religion s'oriente d'elle-même vers la personne du Christ. Avec cela un sérieux précoce, peu de tentations, un vif désir d'arriver à la sainteté.

Ainsi fait, l'heure décisive dans l'histoire de son développement, aura sonné bientôt. Pénétré de l'esprit que l'on vient de dire, il aborde les études théologiques, la lecture

 

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savante du Nouveau Testament et des Pères. Et du coup, se fait la soudure entre les hautes spéculations chrétiennes et sa dévotion personnelle. Intense, avons-nous répété, incapable de se disperser, peu curieux de l'homme et des hommes (1), un seul objet, Dieu dans le Christ, continue à l'absorber. La théologie de saint Jean et de saint Paul enchante son esprit naturellement porté au sublime, et tout ensemble nourrit sa prière. De là est née, me semble-t-il, la doctrine que nous avons essayé de ramener à ses principes essentiels. Pour nia part, je n'en connais pas de plus religieuse, pas de plus chrétienne. Depuis trois siècles, la littérature religieuse n'a rien ajouté de vraiment nouveau à ce magnifique système, aussi ancien que l'Évangile, aussi et plus moderne que le Discours de la méthode (2) .

 

(1) Il ne nous parle que le moins possible de nous pas de portraits, pas d'analyses morales. Le siècle de Louis XIII, et non celui de Louis XIV, où les moralistes vont pulluler. Qu'est-ce donc que l'homme? se demande Bérulle, et il répond : « C'est un ange, c'est un animal, c'est un néant, c'est un miracle, c'est un centre, c'est un monde, c'est un Dieu, c'est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu, et rempli de Dieu, s'il veut ». Oeuvres, p. 1137. Définition magnifique, mais il s'en tient là : il ne s'occupe de nous que dans la mesure où nous sommes capables de Dieu, de posséder Dieu, de vivre de lui : vie profonde qui n'intéresse pas — malheureusement! — les simples psychologues, qui échappe presque aux historiens.

(2) Il va sans dire que, pour mettre pleinement en lumière l'originalité de Bérulle, j'aurais à là suivre, à travers les âges, le développement de la dévotion au Verbe incarné ; mais il n'est pas moins évident que cette histoire du prébérullisme n'était pas de ma compétence. Il y faudrait, non seulement une érudition infinie, hais encore une critique des plus subtiles. Il ne suffit pas, en effet — pour ne donner que cet unique exemple — qu'un ancien docteur ait paraphrasé magnifiquement les paroles de Notre-Seigneur : « Je suis la vigne... », pour que l'on ait le droit de compter cet écrivain parmi les précurseurs authentiques de l'école française. D'après le P. Faber, la doctrine de cette école ne serait qu’un retour à la spiritualité des anciens. Il semble, dit-il, que « cette méthode d'oraison soit celle qui était en usage parmi les Pères du désert, et il est surprenant de voir combien de fragments d'anciennes traditions s'y rapportent. La conformité avec les saints Pères est le trait caractéristique de la méthode » oratorienne. (Cf. Progrès de l'âme, chap. XV : De la prière.). Oui et non. Non plus que oui. En fait, la pensée du Verbe incarné, la dévotion à la personne du Christ, tient beaucoup moins de place qu'on ne le croirait dans la vie intérieure de ces « anciens Pères ». « Rien (chez les Pères apostoliques, ne rappelle les hautes spéculations de l'Epître aux Romains; ils ne développent pas non plus la théologie du Verbe ». Christus, p. 1049. Le Christ n'était certainement pas pour les Pères du désert, il n'était pas pour Cassien, ce qu'il est aujourd'hui, grâce en partie aux bérulliens, pour d'innombrables fidèles. Les savants nous apprennent aussi que, chez Augustin lui-même, « l'humanité du Christ reste un peu à l'arrière plan ». Christus, p. 1119. Chose curieuse, c'est dans la littérature religieuse des Celtes que l'on trouverait, peut-être, l'ébauche la plus nette de la dévotion bérullienne. Soit, par exemple, cette adjuration, empruntée au Livre de Cerne. « Par l'étroitesse de ta crèche et par ta circoncision, fais que soient en moi circoncis les vices du corps et du coeur. Par toute ton humanité très humble et très douce, et par tes membres très purs, aie pitié de mes propres membres très immondes ». Bérullienne aussi, jusqu'à un certain point, cette lorica de saint Patrice : « Le Christ avec moi! — Le Christ devant moi! — Le Christ derrière moi ! — Le Christ en moi ! — Le Christ à ma droite ! — Le Christ à ma gauche !— Le Christ en largeur ! — Le Christ en longueur ! — Le Christ dans le coeur de tout homme qui pense à moi! — Le Christ dans le coeur de tout homme qui parle de moi !— Le Christ dans tout oeil qui me voit ! » (Dom Gougaud, Les loricae celtiques, Bulletin d'anc. litt. relig., 15 octob. 1911, 15 janv. et 15 avril 1912). Ici encore toutefois, ne nous laissons pas prendre aux apparences. La religion qu'expriment ces diverses pièces est plus extérieure, peut-être, qu'intérieure ; peut-être même voisine-t-elle avec la magie. Quoi qu'il en soit, l'originalité de Bérulle semble incontestable. Regrettons à ce sujet que les auteurs de Christus n'aient consacré que si peu de lignes à cette grande école. Ils se bornent à dire que « Olier, Bérulle, Condren ont eu une grande intelligence et un grand goût du Verbe fait chair, du mystère de son abaissement ». (p. 1209). Ce n'est vraiment pas assez, et il aurait du reste fallu mettre Olier après les deux autres. Dit-on : Xénophon, Socrate... ? J'aurais eu plaisir aussi à recueillir dans la littérature anglicane, et même puritaine, de nombreuses traces de bérullisme. Mais encore une fois, je ne pouvais tout dire, ni ne le devais.

On me signale à ce sujet un très beau livre qui vient de paraître : En lisant les Pères, par M. G. Bardy, Tourcoing, 1921. « Vous y trouverez, me dit-on, un chapitre sur Jésus-Christ, qui vous aurait fourni matière à une note intéressante, et d'autres textes qui feraient remonter le théocentrisme bien plus haut. »

 

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On l'a jadis beaucoup attaqué, mais sans prendre garde qu'on atteignait aussi par là-même les maîtres des maîtres. Bérulle est-il le seul à ne « savoir que Jésus ? » Permettez lui donc de tout ramener aux divines leçons de saint Jean et de saint Paul, ou bien déclarez, si vous en avez le courage, que les textes dogmatiques du Nouveau Testament, destinés à nourrir la curiosité de quelques théologiens, n'intéressent point la vie intérieure de toute l'Église.
 
 

CHAPITRE III : L'ORATOIRE

 
 
 
 

I. La fondation de l'Oratoire, point culminant de la Contre-réforme en France. — Renouvellement de « l'état de prêtrise ». — Il ne s'agissait pas de réformer, mais de sanctifier le clergé. — Une congrégation qui, « par un état perpétuel », honorera « le souverain sacerdoce de Jésus-Christ ». — Le prêtre, en tant que prêtre, voué à une perfection au moins aussi haute que le religieux. — Condren et la véritable mission de l'Oratoire. — Témoignage du P. Amelote.

II. L'Oratoire rend « un hommage particulier » au Verbe incarné. — Il a pour mission de vivre et de répandre la doctrine spirituelle de Bérulle. — Le P. Coton et l’ « Ordre qui manquait à l'Église ». — Que la fin principale de l'Oratoire n'est pas « l'éducation » du clergé. — L'Oratoire et « la vertu de religion ». — « Sans exception, toutes les fonctions du sacerdoce ». — La sainte Vierge, l'Église, l'Ecriture sainte. — Ferveur liturgique de l'Oratoire.

III. L'esprit et les constitutions dans les Ordres religieux. — Saint Ignace et Bérulle.— Constitutions sommaires de l'Oratoire. — Netteté du type oratorien. — La distinction oratorienne. — Simplicité et sérieux. — Indépendance : le P. François de Saint-Pé et la duchesse d'Orléans. —

IV. Les trois facteurs qui ont contribué à fixer le type oratorien. 1) Les Hautes études. — Goût pour les sciences et les belles-lettres. — Les conciles. — Avantages et inconvénients possibles de ce développement que Bérulle n'avait pas prévu. — Leur humanisme n'a jamais été un humanisme « séparé ». —Thomassin et Bouhours. 2) L'antijésuitisme. Qui a commencé ? — Bérulle et la Compagnie de Jésus ; services rendus; premières hostilités. — Ce n'est pas la spiritualité bérullienne qui explique les premières antipathies des jésuites à l'endroit de l'Oratoire. — Ils ont cru que l'Oratoire méditait leur ruine. — Le mémoire des Jésuites à Richelieu contre Bérulle. — Violence des premiers conflits. — Les paroles irréparables. — Les maladresses de Bérulle. — « Iste homo natus est ad pessima ».— Trop long silence ; défense trop impétueuse. — Le Discours sur les grandeurs de Jésus et le branle-bas des Approbations. — L'offensive contre les jésuites; epicurae turbae; avant goût des Provinciales. — La querelle éternisée dans un livre de dévotion, dans la somme officielle du bérullisme. — L'Oratoire et le jansénisme ; les ennemis de nos ennemis sont nos amis. — Que le véritable esprit de l'Oratoire résiste invinciblement au jansénisme : Gibieuf, Bourgoing et Saint-Pé. 3) La tradition bérullienne. — Dévotion particulière de l'Oratoire au Verbe incarné. — Batterel et la tradition oratorienne. —

 

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Lejeune. — Malebranche. — Quesnel. — « Nous aimions mieux Jésus-Christ ».

 

 

I. La fondation de l'Oratoire et des filiales oratoriennes —Saint-Sulpice ; la Mission ; les Eudistes — qui, à l'exemple, ou sous l'inspiration directe de M. de Bérulle, travailleront à « relever l'état de prêtrise », cette fondation, dis-je, conséquence nécessaire du mystique mouvement que nous racontons, marque le point culminant de la Contre-réforme française (1). Écoutons à ce sujet M. de Bérulle dans un de ses discours aux premiers oratoriens.

 

(1) — Sur l'esprit de l'Oratoire, il faut naturellement se rapporter d'abord aux Oeuvres complètes de Bérulle, à la lettre du P. Bourgoing qui leur sert de préface et aux « Oeuvres  complètes du P. Charles de Condren : ses lettre .... par les soins de l'Abbé l'in, Paris, 1837. Dans ce chapitre, je me servirai de cette édition, parce que l'éditeur a joint aux Lettres de Condren, plusieurs documents sur les origines oratoriennes. Quand, plus tard, nous étudierons la personne même de Condren, je me servirai d'une autre édition. Viennent ensuite ; La ve du P. Ch. de Condren (Amelote), II, ch. V, VI, VII, et VIII ; les Entretiens sur les sciences..., par le P. Bernard Lamy, Lyon, 1748, V° Entretien ; c'est un texte capital, d'une beauté rare et dont le cardinal Perraud n'a cité que des extraits ; histoire de Pierre de Bérulle... par M. Tabaraud, Paris, 1817 ; L'Oratoire de France au XVII° et au XIX° siècle, par le P. Adolphe Perraud (depuis cardinal), 2° édit., Paris, 1866 ; les tomes II et III de l'abbé Houssaye ; Vie du P. Jean Eudes... par le P. D. Boulay, t. I, Paris, 19o5, chap. V, L'Oratoire de Jésus, et chap. XIX, Le jansénisme et l'Oratoire. Pour l'histoire de la Congrégation, voici un bref résumé : Le 10 novembre 1611 Bérulle s'installe avec ses jeunes compagnons (Jean Bence ; Jacques Gastaud ; Paul Métezeau ; François Bourgoing) dans une maison de la rue Saint-Jacques (le Petit-Bourbon), presque en face du Grand Carmel. Sur l'emplacement de cette maison s'élèvera bientôt le Val-de-Grâce. Dans le courant de 1613, le Mercure français disait à ce sujet : « Sous le nom de prêtres de l'Oratoire, s'est établie au faubourg Saint-Jacques, une nouvelle congrégation. Ce sont tous prêtres ayant des commodités, et gens doctes qui vivent en communauté comme religieux. La plus grande partie du jour, ils sont en prières et méditations. Ils portent la soutane comme les prêtres romains (chose alors peu commune chez nous). Ils out aussi un large manteau et le collet rabattu et non haussé comme celui des jésuites. Plusieurs ont loué cette congrégation, comme aussi elle est louable, et d'autres (l'Université et les Doctrinaires) lui ont été contraires » cf. Tabaraud, I, p. 174. En 1629, l'Oratoire comptait quarante-quatre murons. Je dounerai quelques indications sur les maisons de Paris. Lu 1616, ils quittent le Petit-Bourbon pour se fixer au quartier Saint-Honoré (hôtel du Bouchage, rue du Coq, à deux pas du Louvre). C'est là que résidera le général jusqu'à la Révolution française. Leur église existe encore, mais affectée, comme l'on sait, au culte réformé. En 1624, ils prirent possession de l'abbaye de Saint-Magloire, contiguë à l'église de Saint-Jacques du Haut-Pas, et ils y établirent une sorte de séminaire, où, comme le dira Bossuet, a dans l'air le plus pur et le plus serein de la ville, tant d'ecclésiastiques devaient respirer l'air encore plus pur de la discipline cléricale» (Oraison funèbre du P. Bourgoing). On trouve dans les Registres de l'Oratoire, à la date du 28 octobre 1641 : « Notre confrère de la Fontaine, l'aîné (Jean. Son frère Claude avait été recula même année que lui) se rendra à Saint-Magloire, pour y étudier en théologie, à quoi il doit être convié et pressé. » Ce qui suppose, remarque judicieusement le P. Batterel, qu'il en avait du dégoût ». (Batterel, II, p. 599). Plus tard(1654-1658), Nicolas Pinette, trésorier de Gaston d'Oréans, lit construire pour eux, dans le faubourg Saint-Jacques, une maison de campagne et un noviciat. C'est l'Institution (aujourd'hui hospice des Enfants Assistés, rue Denfert-Rochereau). L'Eglise est encore debout avec l'enfant Jésus du fronton et la dédicace : Sanctimae Trinitati et Infantiæ Jesu sacrum. Là, des pénitents célèbres, Conti, Rancé, etc., vinrent achever leur conversion. L'endroit est plein de souvenirs pieux et piquants. (cf. Marcel Fosseyeux : Les solitaires de l'Oratoire. Revue des Et. hist., janvier 1914). Il nous manque une histoire complète de l'Oratoire. En attendant cet ouvrage nécessaire, on trouvera une feule de renseignements dans les Mémoires domestiques pour servir à l’histoire de l'Oratoire... parle P. L. Batterel, publiés parle P. Ingold, Paris, 19o3, sq. ; cf. aussi les notices du P. Cloyseault, publiées par le P. Ingold ; Grandet. Les Saints Prêtres Français du XVIIe siècle (éd. Letourneau) Paris, 1897, II, pp. 1-149. On trouvera à la fin du deuxième volume de Tabaraud l'histoire sommaire des généraux de l'Oratoire après Bérulle : (Condren, 1629-1644 ; François Bourgoing, 1664-1662 ; Jean-François Senault, 1662-1672 ; Abel Louis de Sainte-Marthe, nommé en 1672, démissionnaire en 1696. mort en 1697 ; Pierre-François de la Tour, 1696-1735 ; Louis de Thomas de la Valette, 1735-1772 ; Denis de Muly, 1773-1779 ; Sauvé Moisset, 1779-179o, « époque à laquelle, il ne fut plus possible de lui donner un successeur ». Sur l'éducation à l'Oratoire, cf. la thèse du P Lallernant : histoire de l'éducation dans l'ancien Oratoire de France, Paris, 1880. Je ne peux naturellement pas songer à mentionner ici les monographies des oratoriens célèbres, le Malebranche si curieux du P. André, le Massillon de Blampignon, etc., etc. ; encore moins les nombreuses études sur Daunou, le Fouché de M. Madelin. La moins connue de ces monographies, et non pas la moins précieuse, est le Tabaraud de M. Dubédat, Bulletin de la Soc. arch. et hist. du Limousin, tome XX, 1872. Beaucoup semblent ignorer que Tabaraud (1744-1832) eut une conduite héroïque, pendant toute la Révolution, et que, malgré son indomptable gallicanisme et sa dévotion à Port-Royal, il n'a pas cessé de vivre dans la communion de l'Église.

 

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Le même Dieu qui a rétabli en nos jours, en plusieurs familles religieuses, l'esprit et la ferveur de leur première institution, semble vouloir aussi départir la même grâce et faveur à l'état de prêtrise, qui est le premier, le plus essentiel et nécessaire à son Eglise, et renouveler en icelui l'état et la perfection qui lui convient selon son ancien usage et sa première institution. Et c'est pour recueillir cette grâce du ciel, pour recevoir cet esprit de Notre Seigneur Jésus-Christ, notre grand-prêtre, pour vivre et opérer sous sa conduite, et pour la conserver à la postérité que nous sommes assemblés en ce lieu et en cette forme de vie qui commence (1).

 

(1) Oeuvres, 1270.

 

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On répète communément qu'en fondant l'Oratoire, Bérulle a eu pour but principal la réforme du clergé séculier. Cette façon de parler peut se défendre, mais elle me semble équivoque et assez fâcheuse. Je dirais plus volontiers que la mission originale de Bérulle est, non pas de réformer, mais de sanctifier le clergé. Sanctification, réforme, il y a plus qu'une nuance entre ces deux mots. Le second évoque naturellement le souvenir de Grégoire VII, et je ne vois pas que l'oeuvre de ce grand pape ressemble à celle du fondateur de l'Oratoire, pas plus que l'Église du  XIe  siècle ne ressemble à l'Église du temps de Louis XIII. Entre ces deux époques, la face du monde spirituel a changé : on n'a plus à corriger les mêmes abus, on ne respire plus la même atmosphère. Aussi voyons-nous les réformateurs bérulliens demander beaucoup à la moyenne du clergé français. La réforme de Grégoire VII est toute disciplinaire et morale, celle de Bérulle, toute mystique. Le premier tâche de ramener le clergé à un minimum de régularité et de décence, le second à un maximum de vertu; l'un insiste sur l'observation des préceptes, l'autre ne parle guère que des conseils; celui-ci exige un clergé honnête, celui-là des prêtres séculiers qui ne le cèdent en rien aux réguliers, et qui, en raison de leur sacerdoce, uniquement parce qu'ils sont prêtres, et en tant que prêtres, visent à la perfection la plus haute : « On ne peut exprimer, écrit le P. Bourgoing, en quelle haute estime et vénération » M. de Bérulle a eu toujours la prêtrise. Elle « était son vrai élément..., mais il fallait que son esprit sacerdotal se répandit hors de lui et se communiquât à l'Église... Et afin de n'y contribuer pas seulement par lui-même, il a institué la congrégation de l'Oratoire, pour adorer et rendre hommage par un état perpétuel, au souverain sacerdoce de Jésus-Christ, comme seul instituteur de la prêtrise, pour tendre à la perfection sacerdotale, pour en pratiquer et exercer toutes les fonctions sans exception, et encore pour former dans la piété et dans les devoirs ecclésiastiques

 

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ceux qui y aspirent et se dédient à l'Eglise pour cela » (1). On avouera que ce n'est pas là un programme de réforme, au sens ordinaire de ce mot, mais bien d'initiation à la vie parfaite.

L'Oratoire a une mission essentiellement doctrinale : il doit restaurer et glorifier l'idée même du sacerdoce catholique. Au cours des siècles, cette idée s'était insensiblement appauvrie et comme avilie ; le clergé séculier, « l'Ordre du Christ », se désintéressant peu à peu du plus noble de ses privilèges ; — sa vocation à la sainteté — avait en quelque manière cédé ce droit d'aînesse au clergé régulier, aux ordres de saint Benoît, de saint Dominique, de saint François et de saint Ignace. C'est du moins le système que Bérulle nous propose dans un de ses courts aperçus historiques, dont les détails ne paraissent pas toujours de la dernière exactitude, mais qu'affectionnent les esprits sublimes :

 

Il faut donc savoir que l'Eglise est divisée en deux parties, toutes deux saintes, si nous considérons son institution et son origine : l'une est le peuple, l'autre le clergé; l'une reçoit la sainteté, et l'autre l'influe. Et dans les temps les plus proches de sa naissance, de ces deux parties sortaient les troupes des vierges, des confesseurs, des martyrs, qui bénissaient l'Eglise, remplissaient la terre, peuplaient le ciel et répandaient en tout lieu l'odeur de la sainteté de Jésus. Ce corps saint, animé d'un esprit saint, policé de lois saintes, se relâchant et diminuant en sainteté par la corruption des siècles, a commencé son relâchement par le peuple, comme par la partie la plus faible, et lors, d'entre le peuple, quelques-uns se sont retirés pour conserver à eux-mêmes la sainteté propre à tout le corps, et ç'ont été les moines, lesquels. selon saint Denis, sont la partie du peuple la plus haute et la plus parfaite, qui étaient régis par les prêtres en la primitive Eglise, recevant d'eux la direction et perfection de la sainteté à laquelle ils aspiraient par-dessus le commun.

Lors la sainteté résidait au clergé comme en son fort, et abattait

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 107.

 

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les idoles et les impiétés de la terre. Lors le clergé, composé des prélats et des prêtres,

 

mais dont les religieux ne faisaient pas encore partie,

 

ne respirait que choses saintes, ne traitait que de choses saintes, laissant les choses profanes aux profanes. Lors le clergé portait hautement gravées en soi-même l'autorité de Dieu, la sainteté de Dieu, la lumière de Dieu : trois beaux fleurons de la couronne sacerdotale, joints ensemble par le conseil de Dieu sur ses oints, sur ses prêtres et sur son Eglise, tellement que les premiers prêtres étaient et les saints et les docteurs de l'Eglise; Dieu conservant en un même ordre, autorité, sainteté et doctrine, et unissant ces trois perfections en l'ordre sacerdotal, en l'honneur et imitation de la Sainte Trinité où nous adorons l'autorité du Père, la lumière du Fils et la sainteté du Saint-Esprit, divinement liés en unité d'essence.

 

Il ne faut pas dire seulement que cela est beau, mais aussi que cela est vrai et vrai parce qu'il est beau. Que si, du reste, l'histoire ne confirme pas de point en point ce magnifique tableau, tant pis pour l'histoire, laquelle défigure toujours plus ou moins les pensées de Dieu, qu'elle a mission de réaliser !

 

Mais le temps, qui corrompt toutes choses, ayant mis la relâche en la plus grande partie du clergé, et ces trois qualités, autorité, sainteté, doctrine que l'Esprit de Dieu avait jointes ensemble, étant divisées par l'esprit de l'homme et l'esprit du siècle, l'autorité est demeurée aux prélats, la sainteté aux religieux, et la doctrine aux académies, Dieu, en ce divorce, conservant en diverses parties de son Eglise, ce qu'il avait uni en l'état ecclésiastique (1).

 

Aux prélats, le gouvernement; aux universités, la culture théologique; aux ordres religieux, le monopole de la haute vertu ; je traduis Bérulle sans le discuter, bien

 

(1) Bérulle ne veut pas insinuer qu'avant cette décadence, les prélats partageaient leur autorité avec les prêtres du second ordre; il veut dire : l'autorité, mais sans la sainteté, sans les lumières, est demeurée désormais aux prélats.

 

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assuré, du reste, que nul homme d'esprit n'ira prendre de telles généralisations au pied de la lettre. Il suffit que d'une certaine manière le faisceau primitif ait été rompu,

chacun des trois fleurons détaché des autres, et la couronne sacerdotale brisée.

 

Hélas.... ! la malignité du monde, dans lequel nous vivons, nous a dégradés de cette dignité. Elle est passée en mains étrangères,

 

entendez, chez les réguliers ;

 

et nous nous pouvons justement servir de ces paroles de plainte : Haerereditas nostra versa est ad alienos; car combien qu'ils (les ordres religieux) soient naturels dans la grâce, et dans l'unité du corps de Jésus, ils sont étrangers au ministère, et Dieu, en son premier et principal conseil, ne les a pas choisis pour cela.

 

« Ce sont les prélats et les prêtres » qui sont d'abord, et du droit de leur sacerdoce, appelés soit à la sainteté, soit à la science.

Ce droit ne sera jamais prescrit et nous devons

 

louer la bonté de Dieu, qui nous donne le moyen de rejoindre la sainteté et la doctrine, à l'autorité ecclésiastique, sans intérêt (dommage) de ceux (les réguliers) qui l'ont reçue (sainteté et doctrine) et employée si saintement et si utilement à notre défaut.

 

« C'est le vouloir et le conseil de Dieu » sur la congrégation séculière de l'Oratoire.

 

Nous sommes rassemblés pour reprendre notre héritage,

 

l'héritage de la tribu de Lévi, la vocation à la sainteté,

 

pour rentrer en nos droits, pour jouir de notre succession légitime, pour avoir le Fils de Dieu en partage, pour avoir part à son esprit, et, en son esprit, à sa lumière, à sa sainteté et à son autorité, communiquée aux prélats par Jésus-Christ, et par eux aux prêtres (1).

 

(1) Oeuvres, pp, 1473-1475.

 

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Ce n'étaient pas là des vues proprement nouvelles. Le Docteur angélique, lui-même une des plus grandes gloires u clergé régulier, enseignait déjà que l'état de prêtrise exige encore plus de sainteté que ne fait la vocation religieuse. Requiritur major sanctitas interior quant requirit etiam religionis status (1). Il parait d'ailleurs assez évident « que le sacerdoce, de sa nature, est une condition de vie supérieure même à la profession religieuse » (2). Mais, dans la pratique, on oubliait cette vérité, ou du moins on ne la réalisait plus. Pour vingt raisons, que nous n'avons pas à rapporter, il semblait, non pas que les ordres religieux eussent l'absolu monopole de la perfection, mais que, celle-ci dût s'épanouir plus spontanément, et, si j'ose dire, plus naturellement, dans les cloîtres que partout ailleurs. La médiocrité du clergé séculier avait en quelque façon rejailli sur la grâce même du sacerdoce, et les aspirants à la voie étroite n'hésitaient qu'entre les divers ordres religieux qui pourraient s'offrir à leur choix. De ces directions que la conscience chrétienne a providentiellement suivies pendant de longs siècles, le fondateur de l'Oratoire a délibérément et, lui aussi, providentiellement voulu s'écarter. Il ne dresse pas autel contre autel, il n'entend déprécier en quoi que ce soit la vie religieuse, mais seulement rivaliser de sainteté avec les ordres religieux. Les oratoriens ne seraient que prêtres, et, en tant que prêtres, ils se considéreraient comme voués à une perfection au moins aussi haute que les réguliers.

 

Aaron, écrit à ce sujet le P. de Condren, portait sur son front ce titre : Sanctum Domino, sanctifié au Seigneur, ou consacré au Seigneur, sur une lame d'or; mais les prêtres du Nouveau Testament portent ce titre de sainteté ou de consécration au Seigneur au fond de leurs âmes, par le caractère

 

(1) Sum. Theol, 2-2 q. 184, a 6.

(2) Ribet, L'ascétique chrétienne, ch. VIII, n°4. J'emprunte ces dernières citations au R. P. Lebrun, Oeuvres complètes du V. Jean Eudes, III, Vannes, 1906, pp. XXXVI, XXXVII.

 

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de la prêtrise, qui les met dans une obligation temporelle et éternelle d'être les saints du Seigneur, que le feu même de l'enfer ne saurait effacer.

 

Et c'est pour attester cette vérité par l'existence même et le caractère de leur Institut, que les oratoriens ne s'engagent à la perfection que par les seuls voeux du sacerdoce. Il est dit expressément dans la bulle de fondation, continue Condren, que l'Oratoire,

 

n'étant qu'une assemblée de prêtres (séculiers) ou aspirants a la prêtrise, elle ne s'engage pas par des voeux à observer la pauvreté, la charité, l'obéissance et les conseils évangéliques, mais elle embrasse toutes ces vertus en s'engageant à ce sublime état (du sacerdoce), qui doit sanctifier et perfectionner tous les autres états de l'Eglise, et qui par conséquent suppose la perfection de tous...

Cela n'ôte rien à l'estime que cette congrégation fait des saints vœux..., et tant s'en faut que (l’) intention (de Paul V) ait été d'exiger par là de nous une moindre perfection que celle des religieux qu'au contraire il nous a imposé une étroite obligation de nous appliquer uniquement, et de tendre de toutes nos forces à la perfection sacerdotale, laquelle, sans doute, dans les religieux mêmes, ajoute quelque chose s la sainteté de leurs voeux.

Tous les prêtres de l'Eglise, et particulièrement les pasteurs, sont à la vérité dans ces mêmes obligations : mais les prêtres de l'Oratoire en l'ont une profession expresse et particulière,

 

renonçant, par exemple, « aux cupidités du siècle, à toutes les choses séculières, et même à l'ambition des bénéfices ».

 

Ainsi les maisons de l'Oratoire de Jésus doivent être, à l'égard des autres prêtres, ce que les monastères sont à l'égard des laïques : car, comme dans la décadence et le refroidissement de la première ferveur du christianisme, Dieu inspira à plusieurs laïques l'esprit de retraite et de solitude, d'où se for, nièrent les monastères..., de même l'ordre sacerdotal étant déchu en plusieurs endroits de sa première perfection, Dieu a

 

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excité saint Philippe de Néri en Italie, et l'éminentissime cardinal de Bérulle en France, pour former une congrégation de prêtres qui, non seulement font profession de tendre à la perfection sacerdotale, mais qui se séparent de tout ce qui les en peut détourner..., pour s'attacher, par une profession ouverte, à en rechercher les moyens et en acquérir les vertus, et enfin qui s'unissent en corps pour être à l'égard des autres ecclésiastiques ce que les religieux sont à l'égard des laïques.

Il s'ensuit de là que l'intention de Dieu, comme elle nous est exprimée par son oracle, notre saint Père le Pape en (la) première partie de la Bulle de notre institution, est que nous soyons autant élevés en pureté, en pauvreté, en humilité, en obéissance..., en sainteté de vie, par-dessus le commun des ecclésiastiques, que les plus saints religieux sont élevés par-dessus le commun des laïques ; de telle sorte que la seule présence d'un prêtre ou d'un confrère de l'Oratoire doive exciter la tiédeur des ecclésiastiques relâchés, et confondre le vice de ceux qui sont corrompus, comme Tertullien dit que les chrétiens séparés du monde confondaient par leur rencontre les vices du monde : De occursu meo vitia confundo (1)

 

(1) Lettres de Condren (édit. Pin) pp. 169-171. Cf. Bourgoing : Bérulle « a institué la congrégation de l'Oratoire pour... tendre à la perfection sacerdotale. Il a voulu qu'elle subsistât en cette profession sans aucun voeu, et qu'elle demeurât toujours dans l'état pur et primitif du sacerdoce, tel que N. S. J-C. l'a établi en son Eglise, sans y rien ajouter ni diminuer. Cette exclusion de voeux ne marque pas un défaut de volonté et de zèle à la perfection, mais le dessein d'honorer et d'imiter Jésus-Christ en son souverain sacerdoce par le nôtre, lequel nous appelle et nous élève à une plus haute perfection, et nous unit à Dieu par un plus fort et plus puissant lieu que celui du voeu, savoir par la consécration ». Oeuvres de Bérulle. p. 108 ; cf. aussi, pp. 1o9, 110 : et Tabaraud, op. cit. pp. 168, 169 Ce dernier nous apprend que certains de leurs adversaires appelaient les oratoriens antivotistes. Sur le rapprochement établi par Condren entre l'Oratoire italien et l'Oratoire français, cf. A. Perraud, L'Oratoire de France, pp. 1-28. Je dois ajouter que le dernier biographe du bienheureux Jean Eudes, le R. P. Boulay, n'approuve pas ce rapprochement. Et il est en cela parfaitement logique avec lui-même, car, dans sa pensée, que nous discuterons bientôt, et que nous ne pouvons admettre, l'Oratoire bérullien avait pour fin principale l'éducation du clergé dans les séminaires, fin que l'Oratoire italien ne se proposait certainement pas. Le but de l'Oratoire français, écrit-il, « était avant tout la restauration de l'idée et des vertus du sacerdoce en France (oui, mais il faut entendre cette restauration au sens que Bérulle et Condren viennent de nous expliquer) et par là (l'Oratoire français) se distingue nettement de l'Oratoire de saint Philippe, voué spécialement à l'apostolat des âmes et à l'apostolat de la science » Vie du P. Eudes I, pp. 96, 97. Oui encore, l'Oratoire italien est voué à ces deux apostolats, mais ce n'est pas là ce qui le distingue des autres ordres, des jésuites par exemple. L'innovation de saint Philippe est d'avoir fondé une association de prêtres réguliers qui tendent à la même perfection que les religieux sans pour cela s'engager à cette perfection par les voeux ordinaires de religion. Ipso facto, saint Philippe travaillait à « la restauration de l'idée et, des vertus du sacerdoce ». De ce point de vue, son oeuvre est identique à celle de Bérulle, avec cette différence toutefois que Bérulle a dégagé et formulé plus nettement la philosophie, si l'on peut dire, de cette innovation mémorable. Et voilà pourquoi, quand on se contente de dire que l'Oratoire français a pour mission de restaurer l'idée et les vertus du sacerdoce, on ne définit pas complètement cet Institut. Il faut ajouter que, pour atteindre à ce but qui lui est commun avec l'Oratoire italien, l'Oratoire français fait profession de vivre et de propager la doctrine spirituelle de son fondateur, laquelle n'est pas la doctrine de Philippe de Néri. D'où le second paragraphe du présent chapitre.

 

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N'eût-il fait que rêver cette réhabilitation, cette apothéose ne « l'état de prêtrise », ce serait assez pour la gloire de Bérulle. Mais, chose quasi-miraculeuse, il a réussi. Tant il est vrai que les hommes de doctrine, les prétendus subtils, ou, comme on dit encore, les théoriciens s'entendent mieux que les hommes d'action à transformer insensiblement le monde spirituel. Grâce à Bérulle, ou, ce qui revient au même, grâce à l'Oratoire, au P. de Condren, à Vincent de Paul, à m. Olier, au P. Eudes, le clergé de France a repris son héritage, et, semble-t-il, pour ne plus le perdre. Le P. Amelote a là-dessus une page qui ne satisfait pleinement ni l'historien, ni l'homme de goût, mais qui mérite néanmoins d'être retenue, et qui résumera, non sans un peu de fracas, ce que nous venons de dire. Avant Bérulle et l'Oratoire, écrit-il, « le nom de lévite... et celui de prêtre » avaient perdu tout prestige. « Leur noblesse était tombée en roture » ;

 

Les personnages de qualité aspiraient bien par ambition aux dignités ecclésiastiques, mais il ne s'en voyait point qui se portassent à la prêtrise par piété. S'il y avait un homme d'honneur dans le clergé, ou il fuyait les saints ordres, ou il les cachait sous le nom d'une charge ou d'un bénéfice, ou il ne les exerçait qu'avec une pompe séculière. Il se dérobait soi-même la plus noble de ses qualités et n'en pouvait souffrir la bassesse.

 

Il y a bien quelque exagération dans tout cela, mais laissons-le dire.

 

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Être pasteur des hommes et des troupeaux, c'était une chose égale dans les esprits. Les grands tenaient leurs prêtres parmi leurs plus petits serviteurs. C'étaient les valets de leurs maisons; et ceux qui rendaient les hommes participant de la table de Dieu n'étaient pas clignes d'être conviés à la leur. Ce n'étaient plus les pères et les gouverneurs des princes et des magistrats, c'étaient leurs solliciteurs ou leurs jardiniers. L'on tenait leur conversation à déshonneur, on ne les voyait que dans les boutiques de leurs voisins, ils ne savaient ce que c'était que la propreté, ils étaient les exemples de toutes les incivilités. Leurs couronnes étaient effacées, ils craignaient de porter leurs habits...

 

Les premiers oratoriens, qui tous venaient de bonne maison, portaient la soutane, à la grande surprise du public.

 

On leur donnait des noms ridicules... Ils étaient le sujet des fables et des proverbes; les buveurs en faisaient leurs chansons et psalmodies. Ils étaient le jouet des hérétiques, les enfants les sifflaient et leur faisaient des huées par les

rues.

Nous avons l'obligation à l'Oratoire d'avoir relevé la prêtrise de la boue et de la poussière. Ces Josués ont rebâti l'autel et l'ont appuyé sur ses bases et ses fondements... Ces Ezéchias ont remis les départements des prêtres et des lévites. Leurs exemples, leurs livres, et leurs paroles ont si religieusement honoré le sacerdoce de Jésus Christ, ils ont publié si hautement sa dignité et ses avantages, ils ont tant loué sa grâce et on caractère, que le Clergé s'est réveillé de son assoupissement, il a commencé d'ouvrir les yeux et de reconnaître la pourpre du ciel dont il était revêtu. Les prêtres... ont étudié leur Lévitique. Les conciles ont été retirés de la cendre ; l'un a considéré les saints canons. Les laïques ont été éblouis de la splendeur des robes sacrées ; l'inclination qu'a la grâce des chrétiens envers les prêtres, comme envers leurs pères, s'est excitée. Les grands et les sages ont été ravis du sacerdoce. Cette sainte famille de Jésus s'est vue en moins de rien illustre par l'affluence des grands personnages qui se sont jetés entre ses bras. Le siècle a commencé de voir les gens de considération à l'autel. Le nom de prêtre ne s'est plus caché sous le titre d'abbé, de prieur, de chanoine. Enfin l'amour du sacrifice

 

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et l'honneur de sanctifier l'Eglise avec Jésus-Christ l'a emporté sur le bénéfice; ç'a été la grâce que les clercs ont cherchée aux saints ordres. Les seigneurs et les sénateurs se glorifient maintenant d'avoir en Jésus-Christ une charge infiniment plus noble que ne sont les plus illustres de l'Etat. Chacun confesse que de rendre la vie aux âmes, c'est plus que de faire grâce à des criminels qui ont mérité les punitions corporelles ; que de ruiner l'empire du démon avec trois paroles, et mettre les esprits en repos, c'est une puissance qui surpasse celle des généraux et de leurs armées ; que de produire le corps de Jésus-Christ, et d'en faire à Dieu un véritable présent pour la paix des consciences..., que de pouvoir donner aux hommes le Dieu vivant..., c'est le chef-d'œuvre des miracles de l'Eglise..., c'est le sujet du ravissement des chrétiens. L'Oratoire des prêtres de Jésus n'a pas seulement prêché ces vérités, il a eu la grâce de les imprimer dans les coeurs (1).

 

Il n'y a presque plus rien que de parfaitement exact dans la seconde partie de cette prophétie de Joad. Et cependant, lorsque le P. Amelote publiait son livre (1643) , la propagande oratorienne n'avait pas encore donné tous ses fruits. Que n'eût-il pas dit, vingt ans plus tard, après le plein succès des séminaires, tous bérulliens, du P. Eudes et de Saint-Sulpice (2) !

 

(1) La vie du P. Ch. de Condren, II, pp. 96-100.

(2) Cf. quelques remarques et citations intéressantes du P. Lebrun, dans l'introduction au Mémorial du P. Eudes. Les vues de celui-ci sur le sacerdoce catholique « sont bien grandes et bien belles... Dans ce qu'elles ont d'essentiel, elles ne sont que l'écho de la tradition catholique. On les retrouve chez tous les réformateurs du clergé français au XVIIe siècle... Il serait bien intéressant de les étudier avec leur nuances diverses, chez le P. de Bérulle, le P. de Condren, saint Vincent de Paul, le vénérable Olier... Quel beau livre il y aurait à écrire sous ce titre : Le sacerdoce d'après les réformateurs du clergé français au XVIIe siècle! » lieus la pensée du P. Eudes, « Si grands et si illustres que soient les ordre, religieux, leur gloire pâlit devant celle du sacerdoce, dont Jésus-Christ est, répète-t-il souvent (après Bérulle), « l'Instituteur », « le Fondateur », et « le Chef », et qui est, dit-il encore, « le premier et le plus saint de tous les ordres » et celui « qui sanctifie tous les autres »... « C'est là ce que les réformateurs du clergé français au XVIIe siècle ne cessaient de proclamer. Jaloux de rendre tout son lustre au sacerdoce, qui est l'Ordre de Jésus-Christ, ils appuyaient fortement sur ce principe que nul n'est plus tenu que le prêtre à la perfection, et que nul, non plus, n'est tenu à une plus haute perfection ». Suivent de nombreux textes du P. Eudes qui d'ailleurs reproduisent tous et la pensée et même souvent les mots de Bérulle. Oeuvres complètes du V. Jean Eudes, III, Vannes, 1906, pp. XXI-XLIV. Cette doctrine, de nouveau présentée au XIX° siècle, notamment par le P. Giraud, supérieur général des missionnaires de N.-D. de la Salette (Prêtre et Hostie. N. S. J.-C. et son prêtre considérés dans l'éminente dignité du sacerdoce..., 3° édit., Paris, 1914), cette doctrine, disons-nous, fit une impression profonde sur le cardinal Manning ; c'est même par là qu'il faut expliquer, en partie du moins, l'orientation nouvelle suivie par lui pendant les dernières années de sa vie, et certaines outrances que nous ont fait connaître les indiscrétions de son biographe, M. Purcell. Voici, il ce sujet, quelques extraits récemment publiés, de sa correspondance avec le sage Ullathorne, lequel, soit dit en passant, appartenait au clergé régulier, avant d'être nommé évêque de Birmingham : I know there is a prejudicium against me (i. e. qu'on me croit hostile aux réguliers) and I will tell you my whole mind : 1° Before I was in the Church, all my sympathies were with the regulars. 2° For the first four years after, I was strongly drawn to the passionists and to the jesuits ; 3° The strong desire for rule and community life look me to Bayswater (où il avait formé une sorte de congrégation) ; 4° BUT I CAME TO SEE THE DIVINE INSTITUTION OF THE. PASTORAL OFFICE, AND THAT NO REGULAR ORDER CAN MEET THIS. (Et cela, je le répète, ce sont nos bérulliens français qui le lui ont appris). 5° I also saw the pastoral clergy was at a disadvantage, depressed and lightly esteemed; but I saw that THEY WERE OUR LORD'S OWN ORDER ». Et encore : « I feel that our humble, hard-worked, hard-working, self-denying, unpretending, self-depressing pastoral clergy need to be encouraged, cheered and told of their HIGH and happy state ». Et plus explicitement : « They (le clergé séculier) seem to be cowed, discouraged, depressed, weakened by a tradition of later ages THAT THET NEED NOT BE PERFECT; that they cannot be perfect; and that it is unreal, and a sign of opposition to the, « Religious» TO SPEAK OF PERFECTION anywhere outside of an « Order ». Il écrivait ainsi vers 1883. Manning a exposé, ex professo, et avec plus de sérénité, ces mêmes vues dans son livre tout bérullien sur le Sacerdoce. Et voici, pour notre école française, une assez noble recrue. (Some Birmingham Bygones, illustrated from the correspondence of Manning and Ullathorne, par M. Shane Leslie, Dublin Review, avril-juin 192o.)

 

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II. « L'étai de prêtrise, disait Bérulle, requiert de soi-même deux points. Premièrement une très grande perfection et même sainteté » — c'est là ce que nous venons de rappeler ;

 

secondement, il requiert une liaison particulière à Jésus-Christ..., auquel nous sommes conjoints par ce ministère en une manière spéciale.

 

C'est pourquoi l'oratorien doit « tendre continuellement à la perfection, et à une très grande liaison d'honneur, d'amour et de dépendance à Jésus-Christ ».

 

Comme il a plu à Dieu d'inspirer à chaque famille religieuse le soin et la profession de quelque vertu particulière, en sorte

 

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que, les possédant toutes, elle se rend éminente et singulière en l'exercice et la profession de quelqu'une entre les autres, qui de la pauvreté, comme les capucins, qui de la solitude, comme les chartreux, qui de l'obéissance, comme les jésuites, nous devons reconnaître que le soin particulier d'aimer et d'honorer intimement et singulièrement Jésus-Christ..., outre l'affection continu ne qui lui est due par tous les chrétiens, et qui lui est rendue par tous les ordres religieux, doit être le point auquel cette petite congrégation se doit rendre éminente et singulière entre toutes les autres (1).

 

Qu'on y prenne garde, c'est là une définition au sens le plus technique du mot. Bérulle la répète avec plus d'émotion dans son livre sur les Grandeurs de Jésus, livre de combat, ainsi que nous le montrerons bientôt, et où il s'agissait de réduire une bonne fois au silence les adversaires de l'Oratoire.

 

Faites-nous cette grâce, ô Jésus..., que cette société naissante, et un peu pâtissante, soit de plus en plus établie, fondée et enracinée en vous, et qu'elle tire vie, influence et conduite de vous ; qu'elle n'ait mouvement, sentiment et puissance que pour vous; qu'elle vous rende un hommage particulier, et à votre humanité sacrée... ; qu'elle porte la marque, l'impression, le caractère de votre servitude.,.; qu'elle soit esclave de votre grandeur et de votre puissance, de votre amour, de votre esprit et de votre croix..., et soit uniquement dépendante de votre sacré mystère de l'Incarnation. Et, comme en ce mystère est votre état, votre vie, votre différence dedans l'être créé et incréé..., ainsi je vous requiers que notre vie, notre état, notre différence... soit dérivée de vous et de votre humanité sacrée, et qu'en cette piété, dévotion et servitude spéciale au mystère de votre... divinité humanisée et humanité déifiée soit notre... esprit et notre différence particulière d'entre les autres sociétés saintes... qui sont en votre Eglise, lesquelles semblent avoir voulu saintement partager la robe que vous avez laissée, montant en croix, en partageant entre elles la variété de vos vertus et perfections... Nous choisissons pour notre marque et différence principale cette particulière piété et dévotion vers vous...,

 

(1) Oeuvres, p. 1270.

 

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et généralement vers tous vos mystères... C'est ce que le diable ennemi de Jésus et de la servitude qu'on doit et qu'on voue Jésus, regarde, craint et persécute. C'est ce que des esprits, à mon avis peu considérés, sans le vouloir et sans l'entendre, blâment et calomnient. C'est ce que nous devons et voulons conserver et augmenter en ces orages et tempêtes (1).

 

Plus clairvoyant, plus noble, plus chrétien que ces premiers adversaires de l'Oratoire, le jésuite Coton se félicite au contraire de voir naître cette congrégation nouvelle, qui aura précisément pour objet de répandre une dévotion spéciale et « particulière », au Verbe incarné :

 

Monsieur et Révérend Père, écrit-il à M. de Bérulle..., j'adore, loue et remercie l'éternelle Providence de ce qu'il lui a plu vous choisir (selon la prédiction que m'en avait faite plusieurs années auparavant la sainte âme de Soeur Marie de l'Incarnation), pour établir un ordre qui manquait à l'Eglise. et de ce que vous insinuez en icelui... la particulière dévotion, qu'il est très juste de se trouver en une partie de l'Eglise militante, envers les mystères de l'économie en chair du Verbe divin (2).

 

Nous disions plus haut : l'Oratoire a pour but de restaurer et de glorifier l'état de prêtrise ; il faut ajouter maintenant due, pour atteindre ce but, les oratoriens se proposent, en premier lieu de vivre, et ensuite de répandre au dehors la doctrine spirituelle de M. de Bérulle, telle que nous l'avons décrite dans le chapitre précédent.

Au reste, les deux éléments de cette définition n'en font qu'un (3). C'est en effet la grâce même de leur sacerdoce

 

(1) Oeuvres, pp. 314-315.

(2) Lettre inédite publiée par M. Houssaye, Les Carmélites de France et le cardinal de Bérulle. Courte réponse, Paris. 1873, p. 95.

(3) De ces deux éléments :a) L'Oratoire fondé pour la glorification de l'état de prêtrise; b) pour incarner, vivre, répandre la doctrine bérullienne sur l'union au Verbe incarné — de ces deux éléments, dis-je, le premier est le corollaire du second. J'ajoute que le second est plus continuellement présent à la pensée de Bérulle que le premier. Souvent même il parait oublier celui-ci quand il parle de l'Oratoire. Cette seule remarque suffirait à réfuter les historiens d'aujourd'hui, qui veulent que, la première et principale fin de Bérulle ait été l'éducation du clergé, la fondation des séminaires. Nous reviendrons bientôt sur ce point.

 

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qui oblige les oratoriens à une liaison plus intime, plus étroite avec la personne du Verbe incarné. Il faut, écrivait le second général de l'Oratoire,

 

que nous soyons tout-autrement que le commun des chrétiens, dévoués, consacrés, liés et unis à Jésus-Christ, comme à notre chef et souverain prêtre, avec qui nous ne ferons qu'un même prêtre, n'étant oints que par une participation de l'onction de Jésus-Christ comme prêtre. Et cette participation à son onction divine, cette appartenance et cette liaison à son humanité ainsi consacrée nous        approprie à la personne du Verbe, et nous consacre par elle, avec la sainte humanité, à la gloire de Dieu (1).

 

De là vient le caractère théocentrique de l'Oratoire, et le grand air de religion qu'on remarque chez ses écrivains.

 

De toutes les qualités et grandeurs que le Fils de Dieu a acquises en notre nature, la plus haute et la plus relevée, écrit le P. Bourgoing, est la dignité de prêtre souverain selon l'ordre de Melchisedech; car en celles de Sauveur, de Roi, de Pasteur, de Juge et autres, il nous regarde, il pense à son Eglise, et il s'applique à nos âmes, pour les sauver, les régir, les nourrir, les juger; mais en la qualité de prêtre, il regarde Dieu son père, il l'adore et lui rend un souverain hommage, par l'état et l'office de son sacerdoce éternel  (2).

 

Formé sur le modèle, uni aux sentiments, à la vie du souverain Prêtre, l'oratorien est donc voué à la vertu de religion et à la louange divine, avant de l'être au salut des âmes. Leur vocation diffère beaucoup moins de celle du chartreux ou de celle du bénédictin qu'on ne l'imagine. Croyez-en plutôt l'oratorien modèle, le P. Charles de Condren. Voici comme il écrit à ses frères qui venaient de lui notifier son élection au généralat :

 

L'inclination présente que Dieu me donne à la retraite, à

 

(1) Lettres de Condren, pp. 172-173.

(2) Oeuvres de Bérulle, pp. 1o3, 1o4.

 

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laquelle je m'étais particulièrement disposé depuis le décès de notre révérend Père (Berulle), ayant l'intention, sous le bon plaisir de la congrégation, de passer le reste de ma vie aux pieds du Fils de Dieu; l'amour même que je ressens pour la congrégation, tout en moi me portait à lui désirer un autre supérieur (1).

 

Et de son côté, le P. François de Saint-Pé, l'un des premiers de la congrégation, et sans contredit, l'un des plus saints :

 

Si vous étiez en ma place, écrivait-il à une personne de piété, vous vous trouveriez grandement heureux et vous pourriez y faire dix ou douze heures d'oraison. Si j'aimais autant la prière que l'étude, ce qui devrait être, puisque je suis prêtre, et que je suis prêtre de l'Oratoire, j'emploierais tout mon temps à adorer Dieu et à converser avec lui..., mais je suis un misérable de ne pouvoir m'appliquer que peu de temps à ce devoir principal. Tout prêtre doit être un homme d'oraison, mais un prêtre de l'Oratoire doit être un homme d'une oraison continuelle. Il ne doit agir que par le mouvement de la prière... Il doit se considérer hors de la prière comme un poisson hors de l'eau. Il doit aimer l'étude, mais beaucoup plus l'oraison. Je vous prie de demander pour moi cette grâce à Dieu, de préférer l'oraison à l'étude. Je la préfère dans l'esprit, et cependant j'agis comme si je préférais l'étude : si bien que quand je dis que je préfère l'oraison, je crains de me tromper moi-même, car rates actions font mieux voir quel je suis que mes pensées, qui ne sont peut-être que dans la superficie de mon imagination. Il est vrai que je n'étudie que des choses saintes, et que je tâche parfois d'adorer Dieu en étudiant, mais, après tout, cette étude est beaucoup au-dessous de l'oraison (2).

 

Ce n'est pas que tous les oratoriens doivent mener une vie contemplative. A chacun son attrait, sa grâce ; à chacun de reproduire en lui-même tel ou tel des « états » du Verbe incarné. Aussi bien, comme le dit expressément le P. Bourgoing, l'Oratoire a-t-il droit à exercer « sans exception…

 

(1) Lettres, p. 134.

(2) La vie du P. François de Saint Pé... par le P. Ch. Cloyseault, Paris, 1711, pp. 27o-173 ; cf. Oeuvres de Bérulle, p. 1273 . « L'oraison doit-être un des principaux exercices d'un prêtre, et lequel même nous est représenté par le nom de l'Oratoire, que nous portons ».

 

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toutes les fonctions du sacerdoce » (1). Aucune de ces fonctions ne lui est propre, aucune ne lui est contraire,

 

La congrégation de l'Oratoire est merveilleuse, écrit le P. Amelote, en ce qu'il n'y a point de fruits sur tous les autres arbres d'Eden qu'elle ne produise. Elle fait retentir les trompettes d'argent de la parole de Dieu, comme font la plupart des saints ordres... Elle prononce comme les autres prêtres sur la lèpre... Elle apprend aux petits Moyse et aux Daniel..., la sagesse d'Egypte et de Chaldée, aussi bien que les enfants de saint Ignace... Ils ont des maîtres de la grammaire et des lettres humaines, de l'éloquence, de la philosophie, de la théologie et des saintes Ecritures... Outre ces biens, qui sont communs à la plupart des réguliers, et ceux qui sont particuliers aux enfants de saint Ignace (l'éducation de la jeunesse), cette congrégation possède presque tous ceux des saintes communautés. Elle a des solitaires et des reclus... Il se trouve de ses missionnaires si puissants qu'ils émeuvent les provinces entières, et l'on voit renaître en eux la force des saint Vincent Ferrier. Elle n'est pas moins attachée à l'obéissance de la Sainte Vierge que la famille de ses servants (les services)... Enfin il n'y a point de fonction ecclésiastique qu'elle n'embrasse; son esprit n'exclut aucune grâce... On ne la quitte point pour être évêque. Etes-vous capable des grandes études, elle vous donnera du repos, des livres et des chaires même pour enseigner. Aimez-vous la retraite, elle a des maisons de silence et de solitude. Vous sentez-vous porté à la pénitence, vous trouverez chez elle des exemples de l'abstinence des chartreux. Le zèle de la maison de Dieu vous dévore-t-il le coeur..., elle vous donnera le choix des missions et des cures... Aimez-vous le chant et les cérémonies, elle vous donnera un ministère de chantre dans un chapitre. Enfin sa charité fait qu'elle est toute sorte de communautés (2),

 

parce qu'elle n'a pas d'autre esprit que l'esprit même du Christ, source de toutes les grâces, modèle de toutes les perfections (3).

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 107.

(2) Vie du P. Ch. de Condren, II, pp. 103-108.

(3) Aucun ministère, disons-nous dans le texte, n'est spécialement propre c l'Oratoire ; aucun ne lui est contraire; toutes les fonctions que peut remplir un prêtre, l'oratorien peut les remplir. — Cette affirmation, vingt fois répétée et constamment sous-entendue, soit parle fondateur lui-même, soit par ses successeurs immédiats, Condren et Bourgoing, est vivement contredite par plusieurs historiens. Ceux-ci prétendent : a) qu'en acceptant des collèges, l'Oratoire a manqué à sa vocation ; b) que la fin principale de l’Oratoire est l'éducation des jeunes clercs dans les séminaires. Je vais discuter ces deux points.

 

a) L'Oratoire et les collèges.

 

Il est très vrai que, dans sa pensée première, Bérulle ne voulait pas que l'Oratoire se chargeât de l'éducation des enfants. Il le dit expressément dans le projet, très vague d'ailleurs, qu'il soumet à l'approbation tenu compte de cette exclusion. Eu fait., du vivant même de Bérulle, l'Oratoire a accepté de diriger plusieurs collèges. Bérulle donne à ce sujet des instructions spéciales, cf. sa lettres « aux Pères... de l'Oratoire de Jésus sont employés dans les collèges ». Oeuvres, pp. 1234, seq. Le P. de Condren dit à ce sujet : « Notre fondateur désirait extrêmement.., que, puisqu'il avait plu à Dieu de donner des collèges à la famille de son Fils, on y étudiât par l'esprit de son Fils ». Lettres, p. 33. La Bulle Sacrosanctae de 1613 permet à l'Oratoire d'ouvrir des collèges; le bref d'Innocent X, Ex romani, confirme les Constitutions de l'Oratoire à une époque où la congrégation dirigeait plusieurs collèges (1654). Au point de vue canonique, le seul qui importe en vérité, le droit de l'Oratoire à se charger dune pareille fonction est donc assuré. Ajoutez à cela l'argument de convenance présenté par le P. Lamy. Si nous n'avions pas de collèges, dit-il « le temps de notre jeunesse passerait inutilement... Ceux qui ont été appliqués à l'instruction de la jeunesse, ont plus de disposition pour tous les emplois de l'Eglise, où la connaissance des lettres humaines est d'un très grand usage. » (Entretiens sur les sciences, p. 194). A quoi l'on oppose une difficulté, qui vraiment n'est pas sérieuse. En ouvrant leurs collèges, les oratoriens « faisaient de la peine aux jésuites », et c'est pour cela du reste qu'ils ont ouvert leurs collèges. Autant dire que les premiers compagnons de saint Ignace, quand ils commencèrent à prêcher, voulaient faire de la peine aux Frères Prêcheurs. Les oratoriens, écrit M. Schoenher « s'adonnent.., à l'instruction secondaire, au grand et peut-être juste dépit des jésuites ». (Histoire du séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, Paris, 19o9, I, p. 52). C'est la prêter et gratuitement non pas beaucoup de malice à l'Oratoire, mais beaucoup de bassesse à la Compagnie de Jésus. Les jésuites n'ont ni plus ni moins de droit que les oratoriens à ouvrir des collèges. Plus ils en ouvriront les uns et les autres, mieux ce sera.

 

b) L'Oratoire et les séminaires.

 

Le reproche que l'on fait à l'Oratoire au sujet des séminaires a été formulé pour la première fois, en 1625, par un ex-oratorien, le P. Hersent, et plus récemment par M. Faillou, dans la Vie de M. Olier, et par le R. P. Boulay, dans la Vie du P. Eudes. « M. de Bérulle, écrit ce dernier, commençait à former une élite où revivraient dans toute leur pureté l'esprit et les moeurs du Souverain Prêtre, pour se répandre ensuite sur le clergé des paroisses, soit par l'exemple, soit par lit parole, soit SURTOUT par la création des séminaires ». Surtout par les séminaires, telle est la légende, presque universellement acceptée par les modernes, et souvent même dramatisée. De bonne heure, les oratoriens auraient trahi leur premier devoir, qui était d'ouvrir des grands séminaires. Dieu les appelant à l'obscur et monotone dévouement des sulpiciens, ils ont préféré des occupations plus glorieuses et divertissantes, la chaire, la direction, les collèges. Le faible Bérulle, d'ailleurs distrait par la politique, a laissé faire. Condren, désespérant de convertir l'Oratoire, s'est désintéressé de la congrégation, et a cherché en dehors d'elle les quelques prêtres qui fonderont Saint Sulpice, c'est-à-dire, qui feront ce que l'Oratoire devait faire et n'a pas fait. Je n'invente rien, j'adoucis plutôt les textes que je résume.

Or qui ne voit l'invraisemblance d'un pareil système ? A priori, est-il admissible que, dès les premiers jours de son âge héroïque, une congrégation, où les saints ne se comptent pas, ignore ainsi pratiquement jusqu'à sa raison d'être, oublie allègrement, unanimement la lin essentielle que la Providence lui a marquée ? Et personne pour les rappeler à l'ordre, ni Bérulle, leur saint fondateur; ni Condren; ni Mme Acarie, qui les a connus et annoncés dès avant leur naissance (cf. Houssaye. Les carmélites et le cardinal de Bérulle, p. 95-97) ; ni le P. Coton, que je viens de citer, et qui, en 1618, trouve que l'Oratoire va le mieux du monde; ni les évêques; ni le Saint-Siège, qui après les avoir approuvés en 1613, renouvelle cette approbation en 1634. Au reste, nous avons une foule de pièces officielles relatives à la vocation et aux emplois du nouvel Institut. Dans ces documents, jamais un mot sur les séminaires.

Bien mieux, dans le plus ancien, dans celui où Bérulle lui-même dessine pour le soumettre à l'approbation de Rome un premier crayon de sou Oratoire, dans cette pièce, dis-je, le fondateur affirme aussi catégoriquement que possible qu'il ne songe pas, mais pas du tout, à fonder des séminaires. « Ainsi, écrit-il, l'institution, non de la jeunesse, comme aux jésuites, mais des prêtres seulement, serait une des fonctions de cette congrégation. Et cette institution des prêtres serait, NON EN LA SCIENCE, COMME AUX SÉMINAIRES, mais en l'usage de la science, que l'école et les livres n'apprennent pas, et aux vertus purement ecclésiastiques, et en la forme d'exercer... les fonctions ecclésiastiques ». (Cf. Boulay, op. cit, Appendice, p. 2o). Ainsi, dans la pensée encore très incertaine du fondateur, use des fonctions du nouvel Institut serait de réunir, d'une façon ou de l'autre, et de former, soit à la piété, soit aux devoirs paroissiaux, non pas les jeunes clercs, aspirants au sacerdoce, ruais les jeunes prêtres. Il rêvait peut-être de quelque institution plus ou moins semblable à la seconde probation des jésuites. C'est là même ce qui fut essayé, mais timidement, à Saint-Magloire. Je n'ai pas besoin de faire remarquer les difficultés sans nombre que présentait l'exécution d'un pareil projet. Il doit nous suffire ici? que loin d'inclure l'oeuvre des séminaires dans son programme primitif,: Bérulle l'en avait formellement écartée. Nous avons d'autres documents, et « chose singulière », c'est le R. P. Boulay lui-même qui nous les fournit. « Chose singulière, dit-il, nous trouvons, M. 215, une pièce de 1618, sur la congrégation de l'Oratoire, où, dans l'exposé de la vie de ses membres et des fonctions qu'ils remplissent, il n'est question ni des séminaires, ni d'autres maisons de formation ecclésiastique » (op. cit., p. 21). La chose serait en effet plus que déconcertante si l'Oratoire avait eu la « fin principale » qu'on lui prête ; imaginez une pièce officielle où les franciscains, rendant compte de leur vocation particulière, ne diraient pas un mot de la pauvreté! Mais à quoi bon insister? On n'apporte aucune preuve à l'appui de cette légende. Implicitement ou explicitement, tous nos textes officiels la combattent. Reste à savoir comment elle a pu se former, comment peuvent lui faire crédit des historiens aussi consciencieux que le R. P. Boulay.

Si l'on ose parler de la sorte, c'est la faute du Saint-Père. Fort curieusement, c'est la bulle de Paul V qui a orienté les esprits vers une mauvaise piste. Curieusement, dis-je, parce que cette bulle — comme, bon gré malgré,il faut l'avouer — « ne désignait les séminaires que d'une façon assez vague » (Monier, Vie de M. Olier, Paris, 1914, p. 136), ou plutôt, parce que, loin de les désigner, elle les exclut. La dite bulle s'inspire manifeste ment de l'écrit de Bérulle auquel nous venons de faire allusion, mais elle ajoute à ce texte une demi-ligne fatale :

 

Projet de Bérulle.

 

L'institution DES PRÊTRES SEULEMENT serait une des fonctions de cette congrégation; et cette institution des prêtres, non en la science, comme aux séminaires, mais en l'usage de la science..., et aux vertus purement ecclésiastiques.

 
 

Texte de la bulle.

 

Sacerdotum insuper ET ALIORUM AD SA CROS ORDINES ADSPIRANTIUM instructioni, non circa scientiam, sed circa usum scientiæ, ritus et mores proprie ecclesiasticos se addicere.

 

Ainsi, le Pape approuve tout à fait l'idée qu'a eue Bérulle de travailler — entre antres ministères — à la formation religieuse des prêtres, mais accordant au fondateur ce que celui-ci n'avait pas demandé, il veut encore que l'Oratoire ait le droit de travailler, non pas certes à la formation théologique, non circa scientiam, mais à la formation religieuse des aspirants au sacerdoce.

Pour conclure de là que le Saint-Siège invite l'Oratoire à fonder des séminaires, il faut une souplesse de dialectique dont je me trouve pour ma part tout à fait dépourvu, mais, d'un autre côté, comment ne pas reconnaître que le projet initial de Bérulle (formation religieuse des prêtres), déjà difficile à exécuter, le devient plus encore après les retouches de Paul V ? C'est qu'en réalité, ni d'un côté ni de l'autre, on ne trace un vrai programme d'action. Bérulle soumet au Saint-Siège les lins principales et l'esprit de l'Oratoire. Quant aux réalisations pratiques, il demande une sorte de blanc-seing que la bulle lui octroie.

Il n'en reste pas moins que Rome accordait à l'Oratoire « les aspirants au sacerdoce ». D'où les oratoriens ont conclu qu'une de leurs missions était de s'occuper des jeunes clercs. De jour où ils essaieront de s'acquitter de cette mission, la force même des choses les amènera à fonder de séminaires proprement dits, et voici les trois états du projet de Bérulle.

 

Projet primitif (1611)

 

L’institution des prêtres seulement, non en la science, comme aux séminaires, mais aux vertus…
 

Texte de la bulle (1613).

 

Une des fonctions de l’Oratoire sera de former et les prêtres et les candidats au sacerdoce, non à la science, mais aux vertus ecclésiastiques. ( Cf. Une interprétation déjà plus large de ce texte dans les lettres  de Condren p. 173)
 

Décret de la 7e assemblée générale de l'Oratoire (1654).

 

L'institution des prêtres.., et jeunes clercs destinés à l’Eglise serait une des principales l'onctions de cette congrégation, pour les instruire et former en toute l'étendue du sacré ministère, SOIT EN LA SCIENCE COMME AUX SEMINAIRES, soit en l'usage de la science. (Cf. Monier. Vie de M. Olier, p. 137.

 

 

 

L'opposition entre ces divers textes est assez flagrante. Bérulle et Paul V disaient « non circa scientiam, » pas de séminaires. L'assemblée, « et circa scientiam, comme aux séminaires ». On voit du reste que la dite assemblée ne songe aucunement à dissimuler la modification qu'elle apporte aux textes primitifs. Elle a tout l'air de dire : la formation théologique des jeunes clercs ne fut pas d'abord, mais désormais elle sera regardée comme une des fonctions propres de notre Institut. Que penser de cette évolution ? Je la crois parfaitement légitime, et conforme aux intentions de Paul V. Celui-ci en effet n'avait pas voulu donner un sens prohibitif à la réserve « non circa scientiam », réserve que Bérulle lui avait en quelque sorte dictée. A la demande de Bérulle, Rome répondait « juxta preces ». Mais, de l'ensemble de la bulle, il ressort à l'évidence qu'on permet aux oratoriens tontes les fonctions qui, de près ou de loin, pourront contribuer à restaurer en France l'état de prêtrise, c'est-à-dire, et sans exception, toutes les fonctions sacerdotales. Bref, l'oeuvre des séminaires est tout à fait conforme à la vocation de l'Oratoire, mais on ne peut pas dire qu'elle soit la fin première et principale de cet Institut. — Sur tout ceci, cf. La mission de J. J. Olier et la fondation des grands séminaires en France, par G. Letourneau, Paris 1906 p. 31, seq. Le savant curé de Saint-Sulpice corrige délicatement les affirmations de M. Faillou (Vie de M. Olier, I, p. 138), reprises parle R. P. Boulay, mais ne nous parait pas s'expliquer assez nettement sur ce point. En revanche, il montre fort bien comment l'Oratoire a préparé « doucement la fondation définitive des séminaires». Dans son Histoire des séminaires français, Paris, 1919, I, pp. 134, 135, M. Degert, montre excellemment qu'il est tout à fait injuste de reprocher à l'Oratoire s de ne pas s'être absorbé dans la fondation des séminaires ». En revanche, il est très bizarre que l'érudit M. Schoenher ait accepté, les yeux quasi-fermés la légende que nous combattons (cf. Histoire du séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, Paris, 1909). Ce livre est des plus intéressants, mais pourquoi l'auteur prend-t-il un air chagrin toutes les fois qu'il traite de l'Oratoire ?

 

 

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Les « dévotions principales » de l'Oratoire, dit encore le P. de Condren sont, « après Dieu », « la Mère de Jésus-Christ, son Église » et « l'Écriture sainte ».

 

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a) Parce que la très sainte Vierge a, par la vertu du Très-Haut, formé le corps que Jésus-Christ nous a laissé par testament,

 

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et a été la première à recevoir le Saint-Esprit pour le

 

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produire au monde..., la congrégation veut que tous les siens la servent, l'honorent et l'aiment..., non seulement par l'obligation qui est commune à tous les enfants de Dieu, mais encore par l'alliance spéciale que les prêtres contractent avec elle dans la production du corps de Jésus-Christ, qu'ils doivent apprendre d'elle à traiter saintement, et par la ressemblance et la liaison de la grâce sacerdotale avec celle de Mère de Dieu, en ce que l'une et l'autre regardent le même corps de Jésus-Christ (1)...

 

(1) Le P. Eudes, écrit le R. P. Lebrun « aimait à rapprocher le prêtre de la sainte Vierge... Il voyait, dans les rapports du prêtre avec Jésus-Christ et avec les âmes, une participation à la double maternité de Marie, et c'est pourquoi il se plaisait à l'appeler la « Mère », et parfois la « Reine » et la « Soeur » des prêtres, et à saluer en ceux-ci une « image de la Vierge Mère ». Il écrit par exemple dans la prose de la messe du Sacerdoce : Horum (sacerdotum) matrem te Mariam. — Et sororem et reginam — Omnis laudet spiritus. » Et voilà bien, semble-t-il, une étape nouvelle dans le développement de la dévotion mariale. Mais ici encore, c'est Bérulle, c'est Condren qui ont la première initiative. Le P. Eudes ne fait que répéter ses maîtres. Cf. l'hymne : Quam pulchre graditur, dont on se sert à Saint-Sulpice pour les vêpres de la Présentation : Quid nos illaqueant iusproba gaudia? — Cur nos jans pigeat vincula rumpere? —Dux est Virgo sacerdos — Fas sit que properat sequi. — Pie IX s'est fait le défenseur de cette expression dans un bref en date du 25 août 1873. « Adeo arcte (Maria) se junxit divini Filii sui sacrificio ut Virgo sacerdos appellata fuerit ab Ecclesiae Patribus ». A quel Père de l’Eglise ce bref fait-il allusion, je l'ignore. Mais, ancienne ou non, cette association, Virgo sacerdos n'a été, je le crois du moins, pleinement réalisée qu'au XVIIe siècle, et, encore une fois, grâce à Bérulle. Cf. Oeuvres du P. Eudes, III, pp. XXIV, XXV.

 

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b) Et parce que Dieu choisit les prêtres parmi ses enfants, et les donne à l'Eglise pour la servir comme sa fille aînée et l'épouse de son Fils, la congrégation oblige les siens à un amour spécial envers elle et à une offrande quotidienne et habituelle d'eux-mêmes à Jésus-Christ pour la servir...

La congrégation veut que les siens honorent l'Eglise, non seulement dans son ensemble, mais encore dans toutes ses parties... Elle soumet sa doctrine et sa conduite intérieure et extérieure, non seulement au Saint-Père, mais à tous les évêques, et même aux docteurs, sachant bien qu'elle ne peut trop se soumettre à l'Eglise, après laquelle elle regarde les facultés de théologie comme les oracles de la religion chrétienne, desquelles elle veut apprendre la science du salut, et particulièrement celle de Paris, dont elle a beaucoup reçu, et qu'elle veut pour cela toujours honorer.

 

Et comme s'il eût prévu la révolte prochaine des jansénistes, Condren ajoutait :

 

et parce que nous vivons dans un siècle où plusieurs se sont scandalisés des Ecritures saintes et des monuments de doctrine qui nous restent des premiers siècles de l'Eglise,

 

c'est-à-dire, scandalisés des différences que l'on croit remarquer entre l'Eglise primitive et « l'Église présente »,

 

notre congrégation enseigne aux siens que l'obéissance que Dieu nous commande de rendre à son Eglise est rendu à l'Eglise présente, qui nous baptise et nous prêche, et non pas à l'Eglise primitive directement, que nous honorons néanmoins ; car elle sait et enseigne que l'Eglise est sainte dans tous ses âges et qu'elle est sans erreur; tuais nous devons l'écouter par la bouche de celle qui nous parle et qui nous instruit ; car c'est à elle à nous donner la vraie intelligence de ses premiers sentiments, aussi bien qu'à nous exposer les Ecritures saintes et les premières instructions de Jésus-Christ (1).

 

(1) A propos de cette pleine soumission à l'Eglise, voici encore un passage très curieux que j'emprunte à la même lettre du P. de Condren. Les constitutions de l'Oratoire ne lui permettent « de s'arrêter à aucun esprit particulier, ni de s'attacher à une doctrine à elle » ; elles ne lui laissent pas même « la faculté de donner aux siens des instructions cachées, ni de désirer d'eux aucun secret touchant son esprit, sa conduite ou sa doctrine ; puisqu'elle doit toujours être exposée à toute l'Eglise, et que tous les évêques peuvent l'obliger à leur en rendre compte... C'est pourquoi la congrégation fait profession de ne rien avoir de caché en son cœur, et, de nécessité aussi bien que de volonté, il faut qu'elle dise avec Jésus-Christ : Ego palam locutus sum mundo, et in occulto locutus sum nihil ». Lettres, p. 97.

 

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Il importait de souligner ces déclarations capitales, d'ailleurs si heureusement formulées, et par là de rappeler que l'Oratoire ne répugne pas moins au schisme que les autres congrégations religieuses (1).

De là venait aussi la ferveur liturgique du jeune Oratoire. « Les hautes et sublimes idées que Dieu donnait à M. de Bérulle sur tous les mystères de la religion, lui inspiraient pour l'église et pour le choeur qui en est la partie la plus excellente, une vénération qu'il avait communiquée à ses disciples. Aussitôt que la cloche s'était fait entendre, ils quittaient leur chambre, passaient en silence dans la sacristie, où M. de Bérulle ne permettait pas qu'on parlât, l'appelant « l'antichambre du Seigneur », et, disposés par le recueillement aux saintes fonctions qu'ils allaient remplir, ils se rendaient à leur stalle. Revêtus de leurs surplis à larges manches, immobiles, abîmés en Dieu, ils éprouvaient une joie que trahissait leur visage à passer des heures dans ce lieu, « le plus saint, le plus doux, le plus auguste de leur maison, le lieu du séjour de Dieu avec les hommes, de la conversation des hommes avec Dieu ». A la manière dont ils psalmodiaient et chantaient, il était facile de reconnaître que, dociles aux enseignements de leur supérieur, ils entendaient s'acquitter divinement d'un

 

(1) L'esprit de l'Oratoire, écrit le P. de Condren « consiste à fuir tout esprit propre et particulier, pour n'en avoir point d'autre que celui que (le Christ) a donné à son Eglise. Car, étant une société de prêtres, elle est obligée à la vie commune, dans laquelle le Fils de Dieu a établi le sacerdoce. Elle doit élever les sujets que Dieu lui donne dans les lois communes de l'Église... Elle leur apprend que leur première soumission... est à l'Eglise et au Souverain Pontife », Lettres, pp. 96, 97.

 

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ministère qu'ils estimaient divin. Non seulement en effet, ils se regardaient dans cette auguste fonction comme députés par toute la création pour rendre à Dieu les adorations auxquelles il a droit, mais encore, dans un sentiment où on ne sait ce qui domine, de la conviction de leur néant ou de la joie de leur grandeur sacerdotale, ils ne se voyaient que comme les instruments de Jésus-Christ. Depuis l'Incarnation, se disaient-ils, pour s'abaisser et se grandir à la fois, toute la religion est renfermée en un Dieu adoré et un Dieu adorant, et nul hommage n'est agréé du Père s'il n'a son origine au coeur de son Fils, et s'il n'est formé par lui sur les lèvres de ses prêtres, par lesquels c'est encore lui et lui seul qui adore » (1). C'est ainsi qu'à l'origine de presque toutes les grandes initiatives qui ont renouvelé le catholicisme moderne, nous retrouvons M. de Bérulle. Ce prétendu rêveur devance le très peu spéculatif' Dom Guéranger. Rappelons en passant que, pendant de longues années, les cérémonies de l'Oratoire parisien seront dirigés, et le mieux du monde, par un autre rêveur qui s'appellera Malebranche (2).

c) Enfin la Congrégation de l'Oratoire porte « les siens... à l'amour des Écritures saintes, et principalement des Évangiles, où reluit davantage la doctrine de Jésus-Christ, où ses paroles nous ont été conservées, où nous avons ses mystères qu'elle honore singulièrement » (3). Ainsi

 

(1) Houssaye, II, pp. 131, 132. Sur la musique religieuse à l'Oratoire, cf. ib., pp. 133, 134. Sur le B. P. Eudes et l'office divin, cf. Oeuvres complètes du V. P. Eudes, III, pp. XLVI, seq.

(2) Autre initiative pieuse dont je n'ai pas le temps de parler, mais dont il y aurait grand intérêt à suivre le progrès et la décadence. L'Oratoire fut le premier à remettre en honneur ce qu'on peut appeler la dévotion au sacrement de baptême — dévotion que Port-Royal s'assimilera plus tard. Cf. Dialogue sur le baptême, ou la vie de Jésus communiquée aux chrétiens dans ce sacrement (ce titre dit tout), avec l'explication de ses cérémonies et de ses obligations, composé par le R. P. F. D. S. P. (François de Saint-Pé), Paris, 1667. Le livre fut très goûté en son temps et eut plusieurs éditions.

(3) Lettres de Condren. Lettre XXVI : De l'esprit de la Congrégation de l'Oratoire, pp. 96-1o3.

 

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toujours le P. de Condren; soixante ans plus tard, le fameux P. Bernard Lamy parle tout de même :

 

Comme notre esprit est celui de Jésus-Christ, les pensées, les maximes de Jésus-Christ qui sont dans l'Évangile, sont notre règle. Aussi la lecture de ce divin livre nous est fort recommandée. Nous le devons porter avec nous, comme la relique la plus précieuse et la plus belle marque de notre Religion : nous en devons lire un chapitre, tous les jours, à genoux et tête nue(1).

 

III. Un Ordre religieux ne sort pas en un jour tout achevé du cerveau de son fondateur. Avant d'être une organisation, il est un esprit, et un esprit ne se laisse pas formuler comme les articles du code. L'ambition du fondateur et celle des recrues qui se joignent à lui parait d'abord assez indéterminée. Ils se proposent une vie héroïque, mais dont ils ne se hâtent pas de fixer le cadre. Ils voient même plus nettement ce qu'ils ne veulent pas être que ce qu'ils seront. Leur instinct, ou plutôt leur grâce les détourne, souvent malgré eux, des ordres déjà connus, les pousse à tenter des routes nouvelles. Ils font crédit à cette grâce, et. comme eux, l'Église elle-même. Les bulles de fondation sanctionnent des promesses, des espérances ; elles approuvent, si j'ose dire, un germe, dont le développement futur demeure le secret de Dieu. Ainsi, quand ils descendirent de Montmartre, saint Ignace et ses compagnons ne se formaient qu'une idée extrêmement vague du rôle précis qui les attendait. Ils se dévoueraient au service du Roi éternel, qui, dans la fameuse méditation des Exercices, les appelait à une croisade nouvelle. D'eux-mêmes, et en attendant les consignes célestes, ils s'orientaient du côté de la Palestine. Un contretemps providentiel leur fit prendre d'autres chemins. Quant à établir dès leurs débuts tout un système de règles, cela pressait moins encore.

 

(1) Entretiens sur les sciences... par le R. P. Bernard Lamy... dernière édition. Lyon, 1768, p. 181.

 

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Ignace hésitera longtemps avant de se décider à écrire ses constitutions. Pourquoi, disait-il, ne pas se fier à la loi intérieure, aux directions de l'Esprit ? Bérulle et l'Oratoire naissant ne se sont pas gouvernés d'une autre façon. D'une seule chose ils étaient sûrs : la grâce ne les appelait, ni à la Compagnie de Jésus, ni à aucune autre des anciennes familles religieuses, mais à une forme de vie encore à peu près inédite, à une sorte de compromis entre le clergé régulier et le séculier. Ils avaient déjà un « esprit », et nième, chose moins commune, une doctrine particulière, doctrine immobile et très arrêtée. Pour le reste, ils auraient dit volontiers, en traduisant fata par le mot chrétien qui lui correspond : fata viam invenient. Ce qu'ils préparaient, ce qu'ils étaient mente déjà, ils le soupçonnaient à peine, ils n'auraient pu le mettre sur le papier, mais Dieu le savait (1).

Lorsque Bérulle mourut en 1629, l'Oratoire fondé en 1611, et qui déjà couvrait toute la France, n'avait pas encor de constitutions (2) et il n'en aura jamais que de très sommaires.

 

(1) Des remarques analogues ont été faites sur les origines de la Visitation par un historien qu'il est inutile de nommer. « Saint François de Sales n'était pas homme à emprisonner dès le début dans un plan (mieux vaudrait un moule, un cadre) rigide et définitif, l'oeuvre vivante qu'il se proposait de fonder... Il savait qu'une oeuvre de ce genre échappe toujours en quelque façon aux mains de son créateur, que, plus elle doit réussir et se propager, plus aussi l'on doit s'attendre à la voir s'adapter aux circonstances imprévues que rencontrera ou due provoquera cette expansion elle-même... La grâce, la vie, ces deux impérieuses maîtresses qui refaçonnent à leur gré les plans du génie lui-même — du génie surtout —... « Je n'ai pas fait ce que j'avais voulu faire, a-t-il répété plusieurs fois » .. Une fois sortie de ses mains, sou œuvre lui a révélé ce qu'il avait voulu faire, ou plutôt ce que Dieu avait voulu faire par lui ». Cette comparaison entre la Visitation et l'Oratoire est deux fois intéressante a) L'Oratoire, historique, celui de Condren, de Bourgoing, etc., diffère beaucoup moins de l'Oratoire idéal, d'abord conçu par M. de Bérulle, en diffère moins, dis-je, que la Visitation historique, ne diffère de l'idéale que François de Sales avait très certainement voulue. b) Les deux ordres ont subi un développement analogue : la Visitation, d'abord destinée à d'autres buts, a fini par ne presque plus avoir d'autre raison d'être que de vivre le Traité de l'amour de Dieu, et tout de même, l'Oratoire est devenu uni peinent une congrégation sacerdotale appelée à vivre la doctrine spirituelle de Bérulle.

(2) Cf. Quatre lettres inédites du P. de Condren... par le P. Ingold, Paris, 1880. Dans celle du 28 octobre 1629, Coudras émet le voeu que cette lacune soit bientôt comblée. En fait, il ne semble pas que ce désir ait été réalisé. On codifia les traditions et les habitudes des premiers oratoriens, les exercices qui se pratiquaient du temps de Bérulle. On prescrivit une certaine unité, on régla les élections du général et de ses assistants ; on fixa les attributions des divers supérieurs ; mais en somme les constitutions de l'Oratoire sont restées assez rudimentaires.

 

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maires. « Nos règlements sont en petit nombre, écrira le P. Lamy vers la fin du XVII° siècle, ils ne sont faits que pour entretenir l'uniformité parmi nous » (1).

On leur a beaucoup reproché ce que l'on considère comme une grave lacune, et l'on a voulu expliquer par là ces faiblesses, ces déviations dont nous aurons à parler bientôt. Pour ma part, j'ai beaucoup de peine à partager cette conjecture, et je crois que, même soumis à une organisation plus savante et plus rigide, l'Oratoire n'aurait

pas été beaucoup mieux armé contre les tentations qui l'attendaient. Le mal ne vient pas de là. Après tout, si Bérulle n'avait pu dresser qu'un petit nombre de règlements, aucun doute n'était possible sur la direction spirituelle que devait suivre sa congrégation :

 

Le saint homme dont Dieu s'est servi pour jeter les premiers fondements de cette maison, écrit le P. Bernard Lamy, nous a laissé plusieurs mémoires qui font connaître de quel esprit il était animé, et quel est celui qu'il a inspiré à ses enfants. Toute sa doctrine se réduit à n'agir que par l'esprit de Jésus-Christ... (II) n'a rien oublié pour nous faire entrer dans ces sentiments. Il a établi des exercices propres pour nous lier à Jésus-Christ et à la très sainte Trinité. Il a destiné des temps et des jours à l'adoration de chaque mystère..., et il nous a enseigné par plusieurs écrits comment nous pouvons faire toutes nos actions dans les dispositions de Jésus-Christ adorant son Père (2).

 

Une doctrine, un esprit, au dire même de saint Ignace,

 

(1) Entretiens sur les sciences, p. 181.

(2) Entretiens sur les sciences, pp. 179, 180.  Même depuis sa promotion au cardinalat, Bérulle continuait ses exhortations aux oratoriens. II s intéressait aussi à la formation des novices. Ainsi le P. de Sain-Pé eut la consolation « d'assister souvent aux conférences de piété de M. le cardinal de Bérulle, de lui servir la messe, et de réciter le bréviaire en particulier avec lui. Ce grand homme... répandait de sa plénitude en abondance sur ses disciples ». La vie du P. F. de Saint-Pé, p. 39.

 

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génie organisateur s'il en fut jamais, voilà qui importe beaucoup plus en ces matières que des prescriptions positives, qu'un engrenage de règlements. C'est là ce qui fait l'armature d'une congrégation religieuse. Les jésuites eux-mêmes n'attachent pas à leurs constitutions l'importance, ou plutôt, ils n'attendent pas d'elles les services que l'on pourrait croire. De cette grande œuvre, les jeunes religieux ne connaissent qu'un sommaire de quelques pages, où, comme dans les écrits de Bérulle, il est uniquement question des principes de la vie spirituelle  (1). Quid leges sine moribus ? Le jour où ces chartes spirituelles ne suffiront pas à stimuler la ferveur du religieux et à diriger sa conduite, les plus beaux règlements du monde ne serviront plus qu'à dissimuler pour quelque temps une décadence inévitable. Notre Compagnie, écrit le fameux oratorien que j'ai tant de plaisir à citer,

 

a cet avantage que quand, par nos tiédeurs et nos péchés, nous obligerons Dieu à se retirer de nous, elle disparaîtra tout à coup, sans qu'il en reste aucun vestige. Il n'y a que le lien de la charité qui nous lie ; ce lien étant rompu, nous ne serons plus. Nous ne subsisterons que par la piété (2)

 

(1) On en pourrait dire autant de la règle de saint Benoît qui est moins nu code napoléonien qu'un traité spirituel. Je n'ai pas étudié de près tous les grands ordres, je crois néanmoins qu'en général ils n'ont qu'un petit nombre de règles, à moins toutefois que l'on ne donne ce nom à de simples directions morales ou mystiques, telles que sont par exemple la plupart, et certainement les plus importantes des règles que renferme le Sommaire des Constitutions des jésuites. Dans toutes les congrégations, ce que l'on appelle règle au sens technique ou juridique du mot a surtout pour but d'assurer celle uniformité sans laquelle il n'est pas de vie commune. Ces règles là sont-elles beaucoup moins nombreuses chez les oratoriens que chez les réguliers, je ne le crois pas. Rappelons du reste que l'Oratoire, congrégation séculière et vouée à la perfection de la vie sacerdotale, se considère comme plus étroitement lié par les règles de cette vie. « Les supérieurs, dit le P. Lamy, ont soin de nous mettre devant les yeux les Règles ecclésiastiques (aussi nombreuses pour le moins que celles des réguliers). Nous les étudions comme les religieux celles de leurs patriarches. Or il n'y a rien qui ne soit réglé dans les Conciles, dans les Synodes, dans les Bulles des Papes ». Entretiens, p. 183.

(2) Entretiens sur les sciences, p. 178. Le P. Lamy avait dit plus haut : « Je ne surs plus étonné de ce que j'ai entendu dire à un saint évêque, qu'il arrivait souvent que les communautés, après avoir servi quelque temps l'Eglise, lui faisaient ensuite la guerre ; que, dans les commencements, elles étaient ferventes et animées par la piété, qu'ensuite elles perdaient leur première ferveur ; qu'elles n'agissaient plus que par les ressorts d'une conduite purement humaine, comme les os d'un squelette qui, n'ayant plus de liaison naturelle, sont liés les uns avec les autres par artifice. Ne vaudrait-il pas mieux, disait-il, qu'après que l'Esprit de Dieu (qui est la vie des communautés vraiment régulières) s'est retiré, on en cachât les os ? » Ib., p. 178. Cette métaphore si bien « filée » fera plaisir au lecteur délicat. Mais cet évêque est un peu sévère. Ne croyons-nous pas à la résurrection des morts, et de tous les morts ?— Fili hominis, putasne vivent ossa ista ? — Domine mi, tu scis.

 

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Mais, quoi qu'il en soit de son droit constitutionnel, et de la police intérieure qui le régit, l'Oratoire forme certainement une congrégation très unie, très homogène et qui se distingue aisément des autres. On y trouve sans doute, comme partout, des excentriques et des médiocres, également réfractaires à l'empreinte commune, mais dans l'ensemble ils ont bien le même visage, aux traits nettement accusés. On les reconnaît sans peine, et nul ne fut jamais tenté de prendre le P. Massillon pour un Frère prêcheur, le P. Bernard Lamy pour un capucin, ou le P. Malebranche pour un jésuite. Et sans doute l'on n'arrivera jamais à donner une définition géométrique du type oratorien, mais il en va de même pour toute personne morale, et de celle-ci, on peut, sans trop de « littérature », dégager les traits principaux.

Ils sont en général de bonne maison, d'ailleurs aussi peu mondains que possible, graves plutôt, austères même et très simples. Le sérieux, mais non pas les bizarreries de Port-Royal. Si le mot n'était pas trop laïque, je dirais volontiers qu'ils ont une distinction particulière. Leur naissance le veut ainsi, et leur formation intellectuelle, et plus encore la sublimité de leur doctrine spirituelle. Dans le cours de leur longue histoire, il y a eu chez eux plus d'une cabale, d'âpres divisions ; mais, en règle ordinaire, ils ont une vraie affection les uns pour les autres, et ils aiment beaucoup l'Oratoire. Fouché, Fouché lui-même n'avait presque rien gardé d'humain que ce sentiment, mais il l'a gardé. Ses anciens confrères en ont souvent fait l'expérience. Dans son délicieux entretien — une

 

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visite à l'Oratoire — le P. Lamy fait dire à l'un des personnages :

 

Une des choses qui me charme dans votre maison, c'est l'union qui règne entre ceux qui la composent. Je m'imagine voir cette première assemblée de chrétiens qui n'avaient tous qu'un même coeur. C'est sans doute vos manières polies, et cette ouverture de cour que vous avez les uns pour les autres, qui vous lient si fort.

 

Et l'oratorien qui fait visiter sa maison :

 

La politesse, dit ce bon prêtre, est le noeud de la société civile, car enfin, qui peut vivre avec ceux dont il n'est pas aimé, ou qui ont peur lui du mépris? Au contraire, nous nous rendons facilement aux bonnes manières, et aux marques d'estime et d'honneur dont les autres nous préviennent. Tout ce qu'on appelle civilité et politesse ne consiste que dans un sage discernement de ce qui peut plaire ou blesser ceux avec qui nous vivons et de ce que l'ordre et la bienséance approuvent ou condamnent... Ceux qui ont en partage cette vertu, sont appelés gens d'honneur ; mais il y en a peu dans le monde qui la pratiquent parfaitement, se contentant de la seule apparence... Mais les personnes d'une piété reconnue ne savent ce que c'est que dissimuler, et les marques d'honneur dont elles se préviennent ne sont point équivoques...

 

Il est certainement caractéristique de le voir s'arrêter aussi longuement à cette vertu :

 

Lorsque nous recevons des jeunes enfants, nous leur faisons lire les excellents Traités de la Civilité qui ont été composés, mais nous évitons ce que les civilités du monde ont d'ennuyeux. J'ai appris parmi nous que la civilité bien entendue n'est autre chose que la charité chrétienne, qui est ingénieuse à trouver les occasions d'obliger ses frères, de les consoler dans leurs maux, de les secourir dans leurs besoins, de se réjouir avec eux du bien qui leur arrive..., qui supporte avec patience leurs défauts, les cache..., leur en épargne la honte.

Nous méprisons souverainement ceux qui veulent s'élever au-dessus des autres, qui se laissent aller à leur mauvaise humeur, et qui ne craignent point d'incommoder. La charité règne parmi nous.

 

Civilité, affabilité, mais, encore une fois sérieux. Nul patelinage ; rien de musqué.

 

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On nous apprend aussi qu'un esprit bien fait aime l'ordre, qu'il n'agit point par caprice ni par fantaisie, que la raison est son seul guide, et qu'en toute occasion il a égard à ce que la bienséance exige, c'est-à-dire à ce qui est suivant l'ordre et à ce que la sagesse prescrit. Nous ne pouvons souffrir parmi nous certains esprits dissipés, et qui ne mènent pas une vie exemplaire; ce qui est opposé à l'esprit de Dieu, qui a fait toutes choses avec poids et avec mesure. Nous vivons ici avec une honnête liberté, mais on n'y aime pas le libertinage... Nous avons des heures de silence.

 

Peu de distractions au dehors, peu de visites :

 

Pour cloître, on nous apprend à aimer la solitude et à nous détacher du monde, et on ne peut souffrir qu'on sorte de la maison si ce n'est la charité qui nous y oblige. Nous ne mangeons que rarement chez les séculiers. C'est une maxime que nous faisons en sorte d'observer, afin due le peuple ne nous puisse voir qu'à l'autel, et dans les exercices de notre ministère. Cette solitude n'est ni difficile, ni pénible. Nous aimons la vérité, les jours ne suffisent point pour la consulter aussi longtemps que nous souhaiterions, ou peur mieux dire, on ne s'ennuie jamais de la douceur qu'il y a à l'étudier.

 

A le lire, on sent bien que le P. Lamy est lui-même tout pénétré de l'esprit qu'il tâche de peindre, et l'on n'a pas de peine à comprendre que Jean-Jacques Rousseau ait fait ses délices de ces Entretiens.

Ils ont leur franc-parler, une allure assez indépendante vis-à-vis du pouvoir laïque. Complaisants et flexibles parfois, mais au service des vaincus. Ainsi Bérulle auprès de la Reine-mère, Condren auprès de Gaston. La duchesse d'Orléans s'étant une fois confessée au P. de Saint-Pé, « elle ne voulut plus le quitter. Il s'enfuit pourtant. Au retour de son voyage, il écrivit... ce qui suit : « Il faut que je vous dise que je suis de retour de la Cour de Monsieur. Je crois n'y avoir été guère agréable, aussi y ai-je senti qu'elle ne m'était guère utile. Tout au moins on y perd beaucoup de temps, et il y a encore pis à craindre. Dieu ne m'a pas donné grâce pour ce pays »... Monsieur

 

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et Madame demandèrent qu'on le fit revenir. Le très révérend Père général, pour obéir à leurs Altesses royales et (en même temps) contenter l'inclination du serviteur de Dieu, lui envoya ordre (les supérieurs de l'Oratoire donnaient donc des ordres), de se rendre à Orléans, pour prendre la conduite de la cure de Saint-Pierre. Il crut que Madame, qui demeurait presque toujours à Blois, serait satisfaite qu'il ne fût éloigné d'elle que de quinze ou seize lieues, puisqu'elle pourrait l'avoir auprès de son Altesse, quand elle le souhaiterait, et qu'il lui était impossible de le mettre plus proche, n'y ayant point de maison de l'Oratoire à Blois. Cependant elle voulut qu'il demeurât dan

cette ville. La première règle qu'il se prescrivit quand il se vit contraint d'accepter la charge de confesseur de Madame, fut de ne se mêler en aucune manière des affaires qui ne regardaient point son ministère, et de vivre dans la plus grande retraite... Cela ne put empêcher qu'il ne sût que cette grande princesse était sujette an défaut presque général de tous les princes, et de tous les grands seigneurs, qui est de ne point payer leurs dettes... Il l'en avertit plusieurs fois, et... elle lui promit toujours d'y satisfaire au plus tôt, mais... il arrivait d'ordinaire que toutes ces promesses n'avaient pas d'autre effet qu'un bon désir... (Cependant), Mme la duchesse de Savoie étant morte sans enfants, on fut obligé de lui rendre sa dot. Le bon Père crut pour lors que son Altesse, ayant touché une somme d'argent considérable, elle emploierait pour le moins une partie à acquitter ses dettes. II prit la liberté de lui en parler..., et ayant remarqué que cela n'avait produit aucun effet, il n'hésita plus à se résoudre de quitter et de prendre son congé... Elle l'en estima encore davantage. « Je suis, dit-il, entièrement dégagé de Madame, sans avoir perdu sa bienveillance, dont je bénis Dieu » (1).

 

(1) La vie du P. François de Saint-Pé (op. cit.), pp. 142-17o, passim. François de Saint-Pé (1599-1678) est à mon avis un des oratoriens les plu représentatifs. Gentilhomme et officier chez le roi, chef du gobelet , il avait fait la campagne de Hollande. Converti par le P. de Condren vers 1627, Louis XIII, qui l'aimait, ne lui permit de vendre sa charge et sa compagnie au régiment de Navarre, qu'après le siège de la Rochelle. Son histoire, par le P. Cloyseault, est un des livres qui nous font le mieux connaître la vie des premiers oratoriens. Citons un détail curieux. Fr. de Saint-Pé entre à l'Oratoire le 2 février 1629, immédiatement après avoir vendu sa charge, et il est ordonné prêtre le 23 février 163o.

 

 

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Ils fréquentent peu la Cour où on les respecte, où parfois on les craint, plus qu'on ne les aime. Déplaire au Roi n'est pas pour eux, comme pour les Arnauld, une douleur incurable. Ils ne tremblent pas devant lui. Persécuté, injustement selon moi, comme janséniste, le P. Abel de Saint-Marthe a très grand air dans ses démêlés avec Louis XIV.

L'Oratoire, je le crois, n'a jamais été riche, ni cherché à le devenir. Par là s'explique peut-être un certain manque d'initiative, que l'on remarque chez eux (1). Quoi qu'il en soit, le désintéressement parait une de leurs vertus maîtresses.

 

Notre intention est de gagner des âmes à Dieu, et nous n'entreprenons rien qui nous engage à de grandes dépenses, comme des bâtiments superbes et de riches peintures. C'est pourquoi, en bornant nos désirs, nous avons abondamment le nécessaire... C'est un crime parmi nous de s'ingérer dans les affaires de famille, ou de se mêler de mariages et de procès.

 

Aussi bien ne doivent-ils « avoir aucun empressement pour l'agrandissement et la gloire » de leur Institut :

 

Notre politique est de n'en avoir point, et nous ne nous unissons pas ensemble pour faire un corps brillant, et qui se fasse distinguer d'avec les autres membres de l'Église... Je vous représente notre Compagnie telle qu'elle devrait être, par rapport à l'esprit que Dieu a inspiré à nos premiers Pères... « Il n'y a, disaient-ils, que l'Eglise d'immortelle ».

 

 

Du reste,

 

ces grandeurs démesurées où les corps particuliers de l'Église

 

(1) D'où les lenteurs, et le peu de succès de leur entreprise à Saint-Magloire.

 

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parviennent sont regardées par les sages comme une espèce de tumeur qui, en rendant une partie plus grosse que son état naturel ne l'exige, fait que tout est difforme. Il est nécessaire. dans les communautés, de faire de pareilles réflexions, car l'amour-propre cherche toujours quelques appuis. Après avoir quitté la maison de nos parents, nous nous appuyons sur notre Communauté... et nous concevons pour elle les mêmes affections terrestres et charnelles que nous avions pour nos familles. Si nous n'y résistons pas, nous sommes toujours prêts à sacrifier l'honneur de l'Église pour conserver le nôtre, au lieu que comme elle n'en est qu'un membre, nous devrions l'exposer pour le salut de son chef.

 

Dans la chapelle oratorienne que nous fait visiter le P. Lamy, l'on ne voyait

 

ni marbre, ni or, ni azur, ni rien qui fût capable de fixer les yeux et détourner l'esprit de l'application qu'il doit à la prière. Il n'y avait aucun de ces ornements que la vanité a nouvellement inventés, et qui rendent la maison de Dieu conforme à celle des gens du monde, où règne le luxe. Théodore (un des visiteurs), qui sait les règles de l'Eglise et qui les aime, était ravi que toutes choses y fussent observées selon ce que les canons prescrivent... Ils entrèrent dans la maison, où régnait le même esprit d'ordre et de simplicité ; il n'y avait rien qui fût riche par sa matière; la seule disposition en faisait la beauté. Le règlement de ceux qui composaient cette maison rejaillissait et se répandait sur toutes choses ; on y voyait comme des vestiges de l'innocence et de l'ordre des moeurs de ces ecclésiastiques.

 

Ceux-ci

 

ne font pas consister la piété dans une exactitude scrupuleuse de quelques pratiques extérieures. Ils sont persuadés qu'un esprit raisonnable ne s'éloigne jamais du bon ordre et que, lorsqu'il n'y a rien de meilleur à faire, il s'assujettit aux règles qui ont été établies, afin que ce soit toujours un principe de vertu et de sagesse qui le fasse agir. C'est là ce qui les attache à leurs règlements ; car enfin ils vivent dans une liberté très honnête, et on voit assez qu'ils font toutes leurs actions par amour.

 

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IV. Cet Oratoire que nous essayons de décrire, en suivant d'aussi près que possible, les impressions personnelles d'un témoin de premier ordre, le P. Lamy, cet

Oratoire, nous l'avons jusqu'ici regardé « par le bon côté ». Mais n'est-ce pas à ce point de vue qu'il faut se placer d'abord quand on veut étudier une grande oeuvre? Aussi bien, tout ce que nous avons dit, nous pourrions l'appuyer sur des faits indiscutables, s'il nous était permis de parcourir ici les beaux documents que nous possédons, je veux dire la chronique dorée du P. Cloyseault et les Mémoires domestiques du P. Batterel. Mieux vaut, semble-t-il, indiquer les influences diverses, bonnes et mauvaises, enrichissantes et appauvrissantes qui ont contribué à fixer

le type oratorien. Je ramènerai ces facteurs à trois principaux : les hautes études, l'antijésuitisme et la tradition bérullienne.

 

1° Les hautes études. — Je continue à citer le P. Lamy.

 

Il n'y avait rien de plus agréable et de plus utile que la conversation de ces ecclésiastiques. Ils y traitent pour l'ordinaire quelque point de doctrine ; ils ont du goût pour les sciences, et connaissent les excellents livres, ce qui vient... de ce qu'on ne lit dans leurs assemblées que de bons ouvrages ; qu'ils parlent souvent des personnes qui ont excellé dans les sciences, et que ceux qui commencent à étudier prennent insensiblement dans ces conversations du goût et de l'estime pour les bonnes choses... La vérité réside depuis longtemps dans cette maison ; elle s'y apprend d'une manière naturelle, et s'y conserve comme par tradition, et par la seule conversation on y devient homme de bien et savant.

 

Et encore, car il y tient :

 

On a toujours eu en cette maison de l'amour pour les belles lettres. Ceux qui l'ont gouvernée ont eu un soin particulier de l'y entretenir. C'est pourquoi on a une attention extraordinaire que nos jeunes gens s'y adonnent. On leur donne d'habiles maîtres qui règlent leurs études, leur font aimer les livres... Lorsqu'il se trouve quelque esprit pénétrant et étendu, qui ait de grands talents pour les sciences, on ne l'occupe à rien

 

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autre, et l'on ne croit pas qu'il puisse rendre de services plus utiles à l'Église qu'en étudiant... On nous laisse suivre les attraits particuliers que nous avons pour certaines études, mais la principale est la discipline de l'Église, l'Écriture, les Conciles et les Pères.

 

Les conciles surtout semblent les avoir passionnés. Ainsi le P. de Monchy d'Hocquincourt « lisait sans cesse l'Évangile et le Concile de Trente, qu'il savait presque par coeur» (1).

Habitués que nous sommes à rencontrer nombre d'oratoriens parmi les hautes gloires de la science et des lettres françaises, la charmante page que l'on vient de lire nous paraît toute naturelle. Bérulle néanmoins et ses premiers compagnons auraient été fort surpris d'apprendre que leur Institut dût bientôt devenir une pépinière de savants et d'écrivains. Telle n'était certainement pas leur ambition. Ils ne rêvaient que de sainteté. Absorbés par le ministère paroissial et les missions, le peu de loisirs qui leur restait, ils le donnaient aux exercices de la vie intérieure. Ils ne méprisaient pas la science, mais ils la distinguaient à peine de la prière. Quant aux belles-lettres, ils s'en désintéressaient tout à fait et de parti pris. Bérulle les estimait fort divertissantes, et c'est pour cela qu'il n'aurait pas voulu d'abord que l'Oratoire se chargeât de l'éducation des enfants. Mais, si l'homme propose, Dieu et la vie disposent. Dès ses débuts, l'Oratoire fut amené, par les circonstances, à accepter plusieurs collèges. D'un autre côté, on voyait affluer des recrues exceptionnellement brillantes, et dont la vocation littéraire était manifeste. Les Jean Morin, les Charles Lecointe, les Jean-François Senault, les Louis Thomassin, les Nicolas Malebranche, et tant d'autres, comment n'auraient-ils pas écrit (2)? Lui

 

(1) J. Grandet, Les saints Prêtres français, II, p. 14o. Le P. de Monchy (1610-1686), très saint homme, un peu singulier, eut beaucoup de part à la conversion de Rancé et à celle de l'abbé (depuis cardinal) Le Camus; cf. Batterel, III.

(2) Je n'ai pas à célébrer ici les illustres de l'Oratoire. Cf. sur eux les quelques biographies données par le cardinal Pergaud dans son livre sur L'Oratoire de France, et surtout, surtout la bio-bibliographie du P. Batterel, si précieuse, si curieuse et, je puis bien dire, si amusante. Batterel n'est peut-être pas toujours de la dernière orthodoxie. Il manque parfois de sérénité, mais, à l état calme, il a le jugement sûr, la critique exigeante et, par tous les temps, beaucoup d'esprit. Je n'ai pas besoin de dire qu'il goûte peu les jésuites, mais en revanche on ne lui reprochera pas d'exalter indistinctement et de parti pris tous ses confrères. Voici par exemple ce qu'il dit de l'un d'entre eux : « Il se soutient fort bien dans sa qualité d'un des plus plats, des plus minces et des plus frivoles auteurs que l'on puisse lire, et il m'en a beaucoup passé par les mains de cette espèce ». Mémoires domestiques, I, p. 152.

 

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non plus, saint Benoît n'avait pas prévu Mabillon, ce bénédictin modèle, et saint Ignace ne songeait guère aux bollandistes, qu'on ne regarde pas néanmoins comme des jésuites manqués.

De quelle façon, dans quelle mesure, cette évolution nécessaire a-t-elle affecté et modifié l'Oratoire idéal d'abord conçu par Bérulle, c'est là un problème difficile et dont nous n'irons pas demander la solution au terrible abbé de Rancé. Sans toutefois approuver le moins du monde les exagérations manifestes de ce grand réformateur — savant lui-même, et qui ne souffrait que modérément des louanges que l'on donnait à son beau style — il faut bien reconnaître qu'un très grand amour pour les sciences, gêne plus ou moins la ferveur mystique. Cette noble page du P. Lamy que je viens de transcrire avec délices, peut-être un saint authentique ne l'aurait-il pas signée Il y a là un je ne sais quoi de trop humain, un partage trop égal, si j'ose dire, entre Cicéron et l'Évangile. Ce n'est pas tout à fait Bérulle, c'est presque Richard Simon. Non que- je me permette d'excommunier ce dernier. Quoi qu'en ait dit celui qu'il appelait peut-être sans ironie « l'illustre censeur », Richard Simon aimait l'Église, il entendait la servir, et il Pa servie en effet, presque aussi redoutable aux protestants que M. de Meaux, et beaucoup plus que lui redoutable aux jansénistes. Il avouerait néanmoins lui-même qu'il préfère Sixte de Sienne ou Maldonat aux dévots écrits

 

(1) Je ne veux certes pas élever le moindre doute sur la haute vertu et sur la piété du P. Lamy: cf. Pergaud, L'Oratoire de France, pp. 28o, 251.

 

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de Bérulle. Critique orthodoxe ou qui veut l'être, mais critique séparé, que la science enchante par elle-même, et qu'elle possède. Il nous montre le point extrême où peut conduire une vie toute consacrée à l'érudition. Mais le P. Lamy ne le suit pas jusque-là. De beaucoup s'en faut ; et de plusieurs (le leurs confrères on peut se demander s'ils ne sont pas encore plus saints que savants. Le P. Gibieuf, cligne de se mesurer avec Descartes, qui l'estime tant, laisse Platon pour les carmélites ; il relit sans fin et prépare pour l'impression les manuscrits de Bérulle ; il publie un grand ouvrage sur la dévotion à la Sainte Vierge. Le P. Thomassin recommence le jésuite Denis Petau, mais en oratorien, mais en bérullien. « Le grand monument élevé par Thomassin à la gloire de la religion et de la philosophie, écrit le cardinal Perraud, c'est son ouvrage sur les Dogmes théologiques. Le P. Petau venait de publier son livre des Dogmes. Il avait écrit leur histoire suivant les règles de l'érudition la plus étendue et la plus exacte. Le P. Thomassin se proposa, non pas de refaire sur le même plan ce que le savant jésuite avait si bien exécuté, mais, en joignant la méthode philosophique (ou plutôt mystique) à la méthode historique, de pénétrer par la méditation dans la connaissance intime de ces mêmes dogmes.  (1)»

Et leur humanisme non plus n'est pas un humanisme séparé. Comme l'a curieusement remarqué le P. Amelote, s'ils ont

 

des maîtres de la grammaire, des lettres humaines, de l'éloquence, de la philosophie, de la théologie, et des saintes Ecritures, il n'y a que les (deux) derniers qui enseignent par inclination. Tous ceux qui sont employés à l'étude des lettres et des sciences du siècle, les regardent comme une des croix des enfants de Dieu.

 

(1) L'Oratoire de France, p. 320. Il est bien curieux que le saint cardinal n'ait pas remarqué, ou du moins qu'il n'ait pas dit que, ce faisant, le P. Thomassin a bérullisé — sit venia ! — le P. Petau.

 

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Il ne met pas l'accent sur les mêmes points que le P. Lamy, mais au fond ils sentent presque de même. On voit bien du reste que, pour la circonstance, le bon P. Amelote s'applique à cicéroniser de son mieux :

 

Ils considèrent le grec et le latin comme des fruits de la confusion de Babylone, et des engeances du péché, qui périront avec le père qui les a produites. Ils reconnaissent même avec Salomon que la contemplation des oeuvres de Dieu..., depuis l'hysope jusqu'aux cèdres du Liban, n'est que vanité et affliction d'esprit. Ils vivent dans une conduite qui ne souffre pas qu'ils s'appliquent à ces doctes oisivetés des païens par complaisance... Mais bien qu'ils soient humiliés de leur engagement aux lettres profanes, ils le portent néanmoins avec patience (1).

 

Il y a fardeaux plus pesants. Toutefois, je le répète, le P. Amelote ne fait ici qu'amplifier, avec un peu de tapage, la doctrine commune des oratoriens. L'humaniste pur, du type Rapin ou Bouhours, est rare chez eux. Ils laissent le prix de vers latins aux jésuites, quoiqu'ils aient réussi, je ne sais comment, à s'adjoindre le plus insigne poète de l'époque pré-santolienne, Nicolas Bourbon.

Je n'ai pas besoin de dire que les humanistes de l'ordre rival ne cherchent en définitive que la plus grande gloire de Dieu : rectam in studiis intentionem servare scolastici nostri conentur; mais, leur intention une fois dressée et dûment renouvelée, il ne voient plus dans le grec et dans le latin que deux langues magnifiques, dignes d'une admiration éternelle. Ils n'oublient pas la tour de Babel, mais son ombre les distrait et les effraie moins qu'elle ne fait les humanistes de l'Oratoire. Un de ces derniers, le P. Thomassin a publié une « Méthode d'étudier et d'enseigner chrétiennement et solidement les poètes ». L'inquiétude que ces deux adverbes trahissent n'est certes pas inconnue aux jésuites, mais elle ne les tourmente pas

 

(1) La vie du P. Ch. de Condren, II, p. 104, 105.

 

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autant. Qu'on lise plutôt les essais presque tout profanes du P. Rapin, du P. Bouhours. Pendant le XVII° siècle du moins, je ne vois qu'un seul oratorien écrire d'une manière aussi dégagée; c'est Richard Simon Il y aurait aussi à comparer les principes de l'une et de l'autre école sur la formation littéraire, et, par exemple, l'art de parler du P. Lamy à la rhétorique du jésuite de Colonia. Celle-ci est exclusivement technique et pratique, d'ailleurs superstitieusement fidèle à la tradition aristotélicienne ; celle-là toute spéculative et philosophique. Malebranche l'estimait fort, et Bayle, et, qui plus est, Mascaron s. Ainsi pour le style. L'oratorien est plus spontané et plus près de l'atticisme ; le jésuite, plus artiste et plus latin. Les premiers songent moins à bien écrire, et c'est peut-être pour cela ,qu'ils écrivent si bien. On ne saurait trop pratiquer ce délicieux Bouhours ; je lui préfère néanmoins le P. Lamy et, à plus forte raison Malebranche. Aussi bien ne devons-nous pas pousser plus avant ce parallèle littéraire. L'Oratoire nous reprocherait notre « complaisance » pour de telles « oisivetés » (3). Une autre discussion nous appelle, beaucoup moins délectable, mais que nous n'avons pas le droit d'éviter.

 

(1) Pour Bouhours, qui avait la tête moins bonne que Rapin, et qui était, je crois, moins sérieusement religieux, « dégagé » n'est peut-être pas assez dire : il donne parfois dans le « cavalier ». On l'en accuse à plusieurs reprises dans les Sentiments de Cléante sur les Entretiens d'Ariste..., et c'est là peut être ce qu'il y a de plus juste dans ce petit pamphlet. Bouhours manquait un peu de goût eu matière de religion, peut-être même en matière de poésie. Mais quel écrivain!

(2) Cf. Perraud, L'Oratoire de France, pp. 281,282 et la notice Lamy dans les Mémoires de Batterel, IV.

(3) Il va sans dire que ce sont là des vues très générales, et qui ne se vérifient pas dans tous les cas particuliers. Ainsi l'on ne saurait parler de l'atticisme du P. Senault — (lequel d'ailleurs faisait corriger ses phrases par Conrart), et d'un autre côté le style, charmant à mon gré, du P. Rapin ressemble beaucoup moins à celui de Bouhours qu'à celui du P. Lamy. Et de même, j'écarte de la discussion les écrivains qui n'écrivent ni bien ni mal, qui n'écrivent pas : ainsi le P. Bourgoing, du côté de l'Oratoire ; et le P. Guilloré, du côté jésuite. Sur les méthodes littéraires de l'Oratoire comparées à celle de la Compagnie de Jésus, cf. P. Lallemant : Histoire de l'éducation dans l'ancien Oratoire de France, Paris. 1880.

«  D'ailleurs il est autant de styles qu'il est d'engagements. « L'on trouve même certaines gens dans la République des Lettres, dit M. Baillet, qui poussent assez loin le raffinement de la critique, pour deviner à la manière d'écrire les auteurs de la Compagnie de Jésus d'avec ceux de l'Oratoire de Jésus ». Essai historique et philosophique sur le goût (Cartaud de la Vilate). Amsterdam, 1;36, p. 233, 239, Lu vérité, il n'y faut pas tant de raffinement. » On m'excusera de n'avoir pas cherché à identifier les citations de Baillet.

 

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2. L'antijésuitisme. — Je ne crois pas que l'Oratoire ait commencé. Une congrégation naissante est presque toute sainte, et les saints n'ont pas coutume de manquer délibérément à la charité. I1 suffit pour les pacifier de se mettre en oraison, et ils le font plus d'une fois par jour. Ils avaient un adversaire commun, la Sorbonne, hostile depuis toujours à la Compagnie de Jésus, et irritée contre M. de Bérulle, qui lui enlevait de brillants docteurs. Duval se résignera difficilement à la vocation du meilleur de ses élèves, Charles de Condren. Dans l'ordre politique, on ne voit rien non plus qui fût de nature à les diviser. Ni les uns ni les autres ne sont très chauds pour M. le cardinal, à moins que l'on ne dise que M. le cardinal n'a de tendresse, ni pour les uns, ni pour les autres. L'Oratoire et la Compagnie penchent assez ouvertement — comme d'ailleurs presque tous les mystiques de cette époque — du côté de la Reine mère. Au surplus, Bérulle voulait du bien aux jésuites; il le leur avait assez montré, lors de l'attentat de Châtel, et au risque de se compromettre en s'affichant: leur ami. Supérieur de l'Oratoire, il les avait obligés à plusieurs reprises, un peu lourdement, j'imagine, mais de grand coeur. Plus tard, quand les hostilités auront commencé, pour ne plus finir, sa main gauche se rappellera les bons offices de sa droite ; il en dressera la liste. Car il a presque autant de gaucherie que de noblesse. Il écrit à Richelieu

 

Je ne veux pas spécifier que j'ai fait appliquer d'aumônes qui étaient en ma disposition,

 

et il spécifie aussitôt :

 

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à un de leurs collèges mille écus, n'ayant pas voulu en appliquer à aucune de nos maisons.

 

A Rouen, il a refusé un collège que la ville lui offrait,

 

 

pour nous loger, écrit-il, et ce pour satisfaire à leurs désirs, et les délivrer de l'ombre qu'ils avaient que la ville ne s'affectionnât à nous pour la régence plus qu'à eux... A Orléans, nous avons travaillé à les introduire, et refusé le collège qui nous était offert..., et ce, pour ne les pas exclure de cette ville, en laquelle ils n'avaient prétexte d'entrer que par cette voie..., A Troyes... A Alençon..., un d'entre nous, seul curé de la ville, a disposé ses paroissiens à demander les jésuites... Le P. de Sancy, depuis qu'il est de l'Oratoire, leur a fait don de douze mille francs... (1)

 

Je tenais à citer ce papier débile, un peu ridicule. Il éclaire le drame qui se prépare, et nous aide à comprendre ce paradoxe éternel : de bons chrétiens qui se déchirent entre eux. Bérulle n'a pas commencé ; il ne suivra pas non plus, mais, faute d'un certain génie, il se donnera l'air de suivre ; il ne saura pas noyer le mal dans le bien.

Y aurait-il eu incompatibilité manifeste entre la spiritualité de la Compagnie de Jésus et celle des oratoriens ? L'abbé Houssaye paraît le croire. « La multiplicité des ordres religieux, écrit-il avec sa noblesse et sa pénétration habituelle... a sa raison d'être dans les besoins multiples des âmes. Or, parmi les âmes, les unes, portées vers Dieu par un vol puissant, aiment à le contempler en lui-même, ou dans l'oeuvre de ses oeuvres, qui est Jésus-Christ, et ne le voient que dans cette lumière; les autres, inclinées à se regarder elles-mêmes, cherchent surtout à connaître les défauts et les vices qui les déparent, et les vertus dont elles se doivent orner. De là deux écoles de

 

(1) Houssaye, II, pp. 588, 589. Vers la fin de 1623, Richelieu, dans l'espoir d'arriver à un accommodement entre les deux sociétés, avait demandé à Bérulle de lui exposer par écrit les reproches qu'il croyait devoir adresser aux jésuites. Le mémoire serait montré à ceux-ci qui s'expliqueraient à leur tour. Nous avons ces deux pièces (Houssaye, II, pp. 588-6o3).

 

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spiritualité, l'une plus théologique que morale.. » Le lecteur connaît déjà ce parallèle qui nous a longuement occupés plus haut. « Venus dans le monde, continue M. Houssaye, à une heure où le vieil édifice catholique était battu en brèche par les réformés, les Pères jésuites, non contents de se fortifier contre les assauts de l'ennemi, firent contre lui d'incessantes et victorieuses sorties. Sur toute la ligne, ils opposèrent à leur négation une affirmation. Les réformés niaient l'autorité du Pape; les jésuites lui firent un voeu spécial d'obéissance; les réformés exaltaient la grâce jusqu'à imputer à Dieu les péchés des hommes; les jésuites maintinrent les droits du libre-arbitre jusqu'à les exagérer peut-être (?); les réformés supprimaient les touchantes et fécondes pratiques de la dévotion catholique; les jésuites multiplièrent les prières vocales, les associations et les voeux. C'est ainsi qu'à l'époque du P. de Bérulle, jusque dans leur piété, se révélait leur mission belliqueuse (je dirais plutôt leur réalisme pratique)... Les origines et la vocation de l'Oratoire étaient tout autres : le P. de Bérulle n'avait jamais porté l'armure..., sa jeunesse s'était passée dans le silence et l'étude.. Condamné à la lutte (contre les protestants)..., on sentait, jusqu'au ton de sa polémique, l'homme habitué à contempler les mystères dans leur foyer le plus intime... Comme leur fondateur, sortis de la Sorbonne, nourris des Pères, vivant dans une étude continuelle des états, de la vie et de la personne du Verbe incarné, les disciples du P. de Bérulle offraient à la piété des fidèles un aliment différent de celui que leur dispensaient les Pères jésuites. Il eût été sage et chrétien de laisser chacun suivre en liberté son attrait..., (mais enfin) la dévotion toute dogmatique de l'Oratoire fut combattue par les partisans de la dévotion toute pratique de la Compagnie » (1).

 

(1) Houssaye. II, pp. 432. 433. Après ce que nous avons dit plus haut, et ce qui nous reste à dire, je n'ai pas besoin de montrer que Fauteur accuse plus que de raison le contraste entre les deux écoles. Nous savons en effet : a) que la doctrine bérullienne se concilie sans peine avec les Exercices spirituels ; b) que les plus grands spirituels de la Compagnie au XVII° siècle se sont ralliés à Bérulle.

 

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J'aimerais qu'il en fût ainsi : car il y a toujours de la grandeur à se battre pour des principes. Je crains toutefois qu'en expliquant de la sorte le conflit qui nous intéresse, le magnanime biographe de Bérulle n'ait pris la cause pour l'effet. Ce ne sont pas les principes qui ont divisé les deux partis; c'est leur division elle-même qui leur a montré qu'ils ne s'accordaient pas de tous points sur les principes, ou plutôt sur la méthode, Ayant d'abord cédé à une antipathie instinctive, ils en sont venus peu à peu à réaliser plus nettement les quelques divergences doctrinales qui semblaient justifier cette même antipathie, divergences beaucoup moins sérieuses d'ailleurs qu'on ne veut le dire, et qui n'étaient certainement pas de nature à provoquer un tel branle-bas. Aussi bien, lorsque les hostilités ont commencé, l'Oratoire ne faisait-il que de naître; il n'avait alors que neuf ou dix ans d'existence, moins peut-être. Sa psychologie, si je puis dire, était encore assez mal définie. Saints et savants, on les demandait partout : il prenaient les premières occasions venues d'exercer leur zèle, suppléances des curés, missions dans les villages, collèges. Quant à leur doctrine spirituelle, bien que déjà très arrêtée dans la pensée de Bérulle, aucun livre ne la présentait au public, et très peu de personnes se trouvaient en mesure de la discuter.

Ce qui a mis en branle cette fâcheuse aventure, je crois bien que c'est la peur. Ces jésuites, que Bérulle aurait volontiers comparés au loup de la fable, se voyaient au contraire dans la même situation que l'agneau. Le jeune Oratoire était pour eux comme un louveteau, déjà menaçant. Comme ils l'expliquent eux-mêmes dans un mémoire à Richelieu, le nouvel Institut ne vivait que pour les détruire :

 

Un conseiller d'un des Parlements de France qui honore la

 

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Compagnie de son amitié, en a donné l'avis, l'ayant appris de l'un des chefs de l'entreprise... Ce sont les prêtres de l'Oratoire qui, en un conseil tenu à Paris entre les principaux de leur congrégation, ont résolu, poussés à cela par quelques-uns du Parlement de Paris et par quelques prélats, de prendre la charge d'enseigner en toutes les villes qu'ils pourront pour contrecarrer les jésuites...

Ils enseignent déjà en six ou sept endroits, pressant, avec des artifices admirables, d'avoir le collège de Chalon-sur-Saône, nonobstant les patentes du Roi qu'ont les jésuites pour ce collège-là. On tient qu'ils poussent la roue des premiers à Troyes pour empêcher que les jésuites n'y enseignent...

 

Les plaignants connaissent leur cardinal et le servent en conséquence:

 

Au comté de Bourgogne, ils font tout leur possible pour avoir le collège de Salins et, en Flandres, celui de Mons... pour se faire planche en Flandres. Tout fraîchement, ils ont passé en Espagne, avec force lettres de recommandation, afin de s'établir en ce royaume-là, par le moyen de la Reine... Il y a de l'apparence qu'ils feront de même en Savoie et Piémont, par le moyen de Mme la Princesse. Un évêque, qui est de leur parti, dit naguère à un Recteur de la Compagnie que bientôt on entendrait de terribles mouvements en Italie, où ces Messieurs tâchent aussi de s'avancer...

 

L'Oratoire compte bien du reste, ruiner « par deçà les monts, l'autorité du Saint-Siège » et c'est pour cela sans doute qu'ils ont juré d'exterminer les jésuites.

 

Un des premiers et plus apparents d'entre eux dit, il y a quelque temps, en présence de bonne compagnie.., que les jésuites avaient bien eu des affaires en France, qui leur avaient donné tout plein d'exercice, mais qu'ils leur en préparaient un duquel ils auraient bien de la peine à se démêler.

Ce n'est plus maintenant sous main, mais tout à découvert qu'ils en veulent aux jésuites, qui, pour ce respect, doivent être sur leurs gardes..., et surmonter avec prudence, patience et charité, le pouvoir et les desseins de leur adversaire.

 

Les malheureux ! De vagues propos, d'invraisemblables

 

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conjectures, des faits controuvés, ils n'apportent pas la moindre preuve, et pour cause, à l'appui de dénonciations aussi graves. Et comme si ce n'était pas assez de candeur inconsciente, en terminant, ils conseillent aux oratoriens de « ne pas croire aisément les rapports » ! (1) Tout, du reste, commandait l'inquiétude et le soupçon aux affolés qui ont rédigé ce piteux mémoire. Depuis tant d'années, les jésuites avaient affaire chez nous à tant de persécuteurs. Hier encore (1595), après l'attentat de Châtel, un de leurs Pères avait été pendu, et la Compagnie chassée de France. Ils se feront peu à peu à ce régime; pour l'instant, ils ont peur, ils vivent l'oreille au guet, dans une alarme incessante. Non pas tous, ni même la plupart. Mais la médiocrité est contagieuse, même quand elle se glisse parmi les élites, et elle s'y glisse toujours. Quelques Pères de peu d'esprit, ou de peu de coeur auront crié au danger (2). On aura fini par

 

(1) Houssaye, II, pp. 682, 683. L'authenticité de cette pièce ne paraît pas douteuse; j'ai toutefois peine à comprendre que la Compagnie ait confié l'expression de ses doléances à un scribe aussi lamentablement vulgaire.

(2) L'histoire vraie des premières années de cette guerre reste pour nous très obscure. Ce que dit à ce sujet l'abbé Houssaye (II, passim), me paraît, au moins dans l'ensemble, tout à fait juste, mais on voudrait plus de précisions. Il faudrait aussi une bonne bibliographie des pamphlets qui furent publiés à cette occasion. Il faudrait surtout une critique minutieuse des deux mémoires remis à Richelieu. Ils ne sont beaux ni l'un ni 1 autre, mais si, dans celui de Bérulle, il y a plus d'une accusation purement tendancieuse, il y a aussi des faits précis, graves, et qui paraissent indiscutables. D'après ce mémoire, on peut distinguer trois épisodes principaux : a) Les attaques doctrinales. Où se prendre, avant la publication du Discours sur les grandeurs, premier ouvrage où la doctrine spirituelle de Bérulle soit présentée ex professo ? On s'empara d'une formule manuscrite — les voeux de servitude au Verbe incarné et à la Vierge — rédigée par lui à l'usage des carmélites. Ou crut, ou l'on feignit de croire qu'il s'agissait là d'un quatrième voeu de religion. J'ignore d'où partirent les premiers coups, mais la lutte fut très chaude ; elle affecta profondément, j'allais dire qu'elle démoralisa M. de Bérulle. La participation de plusieurs jésuites à cette campagne n'est pas douteuse. Mais enfin, et grâce en particulier à Philippe Cospeau — bon théologien, coeur loyal, admirable ami — la campagne fit long feu ; cf. le Narré (publié par Bérulle en 1623) de ce qui s'est passé au sujet d'un papier de dévotion dressé en l'honneur de J.-C. N.-S., et du mystère de l'Incarnation (Migne, pp. 595-626) ; Houssaye, II, 433, et Appendice V.) Je ne crois pas que l'on ait pu attaquer de front le Dis-cours sur les grandeurs. On avait annoncé une réfutation de ce livre par le P. Garasse, mais si cette rumeur était fondée, les supérieurs de la Compagnie eurent la sagesse d'arrêter la publication du pamphlet. b) Attaques contre les moeurs de Bérulle. M. Houssaye, II, pp. 448-452 a raconté cet  abominable incident avec beaucoup de tact. Je n'y reviens pas. c) L'affaire des carmélites. Sur les faits, nulle contestation possible. Il est certain que de nombreux jésuites ont encouragé et soutenu les Carmels français révoltés contre Bérulle, autant dire, contre le Saint-Siège. Toute cette aventure, féconde en incidents lamentables, passe l'imagination. Le P. Coton n'en revenait pas, le très noble P. Coton qui fut toujours l'ami et le défenseur de Bérulle. Les lettres qu'il écrit à ce sujet sont des plus curieuses, et montrent, chez quelques jésuites de ce temps, un esprit d'indépendance et d'insubordination bien étranges. Il écrit le 26 mars 1622 à Marillac (?) « L'affaire des Mères carmélites est un orage que quelque archidémon a excité en vengeance des victoires que tant de bonnes âmes ont remportées sur lui... Car, pour vrai, il y a plus que de l'ordinaire, in genere tentationum ita ut in errorem inducantur etiam, si fieri possit, electi, et l'illusion est si forte qu'elle fait faction soudain qu'elle s'est emparée d'un esprit, et faction presque irrémédiable qui est un signe évident de l'opération du malin. Non enim in turbine aut commotione Dominus, et quand ou veut ramener les esprits seulement à modération ou indifférence, on est suspect et, si dire se peut, mal voulu... J'ai fait ce que j'ai pu à Bordeaux (auprès des jésuites)... et ce avec plus de danger de rupture que d'amendement ». Le 12 août 1623: « L'inconvertibilité des âmes rebelles montre l'impression du malin et en exprime la félonie, et ce qui est épouvantable, attingit cedros Libani, gens d'ailleurs fort spirituels, et en ceci totalement indociles et si peu mortifiés qu'ils bondissent quand on parle seulement de les ramener. Hors l'hérésie, je n'ai rien vu de semblable en acariâtrise. Or, mon r. et tr. ch. Père, (Bérulle) charitas omnia suffert... » Et le 13 juin 1624, de Bordeaux : « Je verrai en qui l'on se peut confier... Le P. J.. Lespaulard, recteur de ce collège, va bien maintenant, mais il me semble qu'il suit un peu le temps. Le Michel Camain est fort assuré, mais il est absent. A. son retour, les bonnes Mères (les carmélites fidèles) pourront prendre confiance en lui. Présent je n'en spécifierai point d'autres, afin d'y mieux penser »... (L'abbé Houssaye a eu le tort de ne publier cette précieuse correspondance que dans sa courte réponse : Les Carmélites de France et le tard. de Bérulle, Paris, 1873, pp. 94-114. La place naturelle de ces inédits était dans la vie mène de Bérulle). — Ces textes seuls suffiraient à prouver que Bérulle n'exagère pas lorsqu'il reproche aux jésuites d'avoir fomenté la dite révolte. « Ils ont maintenu cette division et l'ont portée dans les extrémités qui sont connues..., et les Pères carmes se retirant pour obéir au Pape, eux qui était auparavant cachés sous leurs manteaux ont paru lors publiquement, soutenant seuls les excès et les violences de cette cause tant de fois condamnée par le Saint-Siège ». (Houssaye, II, p..392). Resterait à discuter les mobiles qui leur ont fait prendre cette attitude ? L'affaire ne les regardait pas. La question de droit était résolue par les décisions du Pape. Le seul intérêt des PP. carmes les aurait-il mis en mouvement ? L'historien ne peut juger des intentions secrètes, mais il ne parait pas téméraire de croire qu'ils auront assez volontiers saisi une belle occasion de contrarier Bérulle. Cf. sur toute cette aventure, Houssaye, II, passim; Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l'observance des carmélites déchaussées..., Reims, 1894; dans sa Courte réponse, M. Houssaye indique les ouvrages récents qui soutiennent la cause des carmélites révoltées.

Quant aux griefs des jésuites, on les trouvera énumérés dans leur Mémoire. Un Oratorien aurait dit — et c'est fort possible — « que les jésuites devaient être tous mis en un navire et envoyés en Canada, étant pernicieux à la religion et à l'Etat ». Un autre, « qu'il n'y avait que ceux de l'Oratoire qui sussent prêcher ». Un autre, dont malheureusement on n'a pas conservé le nom, « qu'ils aimaient bien les vieux jésuites, mais qu'il n'y en avait plus ». « Un d'eux a dit à Bourges qu'il voudrait lui avoir coûté dix mille écus, et qu'un jésuite, le P. Rabardeau, fût envoyé aux galères », etc. Ils les ont empêchés d'avoir tel collège, ils leur ont fait perdre l'amitié de cinq Prélats. Il est probable en effet qu'une fois la guerre entamée, les moins vertueux des oratoriens auront pris les armes. De part et d'autre, on se sera conduit comme si l'on n'avait jamais lu l'Evangile.

 

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les croire. Fallait-il attendre que, de l'autre côté, l'on commençât? Non, mais au contraire, écraser la conspiration dans l'oeuf, tirer les premiers Ils visèrent bien. La doctrine et jusqu'aux moeurs de Bérulle, tout y passa. — Ainsi jadis les ennemis de la Compagnie naissante : Ignace couvait une hérésie nouvelle; François-Xavier avait des mai tresses. —Alors furent prononcées, non pas du tout par les représentants officiels de la Compagnie, mais par un petit nombre de brouillons, que du reste on n'eut pas le courage de désavouer assez hautement, prononcées,

 

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dis-je, des paroles irréparables que pour son malheur l'Oratoire n'oubliera jamais.

Qu'aurait dû faire Bérulle ? Deux chemins s'ouvraient à lui. En 1538, écrit M. Bellessort, dans son admirable histoire de saint François-Xavier, la Compagnie de Jésus avait eu à « subir un grave assaut. L'apparition sur la scène de Rome de ce petit groupe d'hommes, qui osaient s'approprier un nom donné par saint Paul à l'Eglise tout entière, avait indisposé les autres ordres et soulevé bien des animosités... On travailla à les discréditer; on ramassa toutes les calomnies qui avaient traîné dans les villes où ils avaient passé... C'était l'anéantissement de tout ce qu' (Ignace) avait déjà fait, si en l'absence du Pape, qui était alors à Nice, il ne portait l'affaire devant le Légat et le gouverneur de Rome, et s'il n'obtenait, à sa décharge, une sentence solennelle. Il l'obtint aussi éclatante qu'il pouvait la désirer » (1). C'était une méthode. Le P. Coton en conseillait une autre, plus exclusivement surnaturelle, et peut-être aussi plus habile : « Charitas omnia suffert, écrivait-il à Berulle, omnia sustinet, et praestabilis est super

 

(1) André Bellessort, L'apôtre des Indes et du Japon, saint François-Xavier, Paris, 1917, pp. 62, 63.

 

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iniquitate. Ne permettons donc pas qu'elle se perde pour cela.. C'est à cette heure qu'il faudrait rendre plus de témoignages à la charité » (1). Ne rien voir, ne rien entendre, tout supporter en silence et tout pardonner. Entre ces deux systèmes, Bérulle ne savait pas se décider. Il passait tour à tour de l'un à l'autre, sans énergie du reste, et d'assez mauvaise grâce. Il était homme à comprendre les nobles conseils du P. Coton, et au fond il penchait de ce côté-là. Lorsqu'il fut odieusement attaqué dans son honneur de prêtre, le docteur Duval le pressait de poursuivre les diffamateurs. Il ne voulut pas. Son premier mouvement est presque toujours d'un saint. Il écrit, par exemple, à une carmélite de Tours qui avait eu vent de ces bruits abominables :

 

Je vous remercie du soin que vous avez pris de nous avertir de la calomnie qui court contre nous en vos quartiers,

 

et qui en peu de jours était allée jusqu'à Rome.

 

Je dois plus louer Dieu en ses miséricordes sur nous de nous avoir préservé par sa grâce du mal dont on nous accuse que me mettre en peine de l'accusation qu'on en fait. Il a par sa bonté dissipé les calomnies précédentes; en son temps il dissipera celle-ci qui a peu de fondement, si ce n'est en la malignité de l'esprit qui depuis quelques années a permission de Dieu de susciter ces divisions...

 

Mais en même temps, il rumine cette vilenie qui le consterne, qui l'accable. Il présente ingénument sa défense. Je ne connais pas cette femme ; une petite cousine, à la vérité, « mais d'une branche fort éloignée ». «Ne l'ai jamais vue, ni elle moi, que je sache ». Et, comme il est Bérulle, il insiste :

 

Il y a plus de vingt ans que je n'ai vu monsieur son père, n madame sa mère. Si je la voyais, je ne la reconnaîtrais nullement

 

(1) Inédit publié par Houssaye, Courte réponse, p. 107.

 

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Je n'ai jamais parlé à elle... Par la grâce de Dieu, je n'ai pas vécu de telle sorte que messieurs de Tours doivent aisément croire de moi chose semblable (1).

 

A Dieu ne plaise que je raille cet embarras, cette stupeur douloureuse! Rien ne doit être plus dur à un prêtre que la haine d'un prêtre. C'est comme si l'Eglise elle-même, et Dieu avec elle, nous abandonnait. Mais, à un si grand homme on peut demander plus d'allégresse dans le martyre, une allure plus décidée. L'Evangile nous

montre le Christ traversant la meute de ses calomniateurs, et continuant droit son chemin, comme s'il n'avait rien entendu. Transiens per medium illorum ibat! Que de choses dans cet imparfait tranquille; ibat. Bérulle ne s'arrête pas, mais il tourne la tête en arrière et laisse trop voir sa détresse (2).

 

Un des principaux d'entre eux a dit à des personnes de qualité en leur parlant de moi : Iste homo natus est ad pessima (3).

 

(1) Houssaye, II, PP. 449, 45o.

(2) Je dois citer ici une pièce qui nous rend sensible la détresse dont je parle. C'est une lettre adressée par Bérulle à un prêtre de l'Oratoire, sur la fondation du collège de Nantes : « La rencontre et la nécessité nous ont mis à Nantes près du collège, plutôt qu'aucun dessein prémédité... J'ai considéré que si (ce collège)... tombait en d'autres mains que les nôtres, ou nous serions contraints de changer. de demeure, ou nous serions exposés à beaucoup de contestations... J'ai refusé des collèges en plusieurs bonnes villes du royaume, nommément à Troyes et à Orléans, et je l'ai fait pour les conserver à ces Pères, par le seul désir de les servir. Mais je vous puis dire en confiance que nos services passés et nos affections présentes ont été peu considérés... Il y a quatre ans que je suis persécuté criminellement, et aux moeurs et à la doctrine, par ceux-là même qui me devaient, ce me semble, quelque défense... Je vous dirai confidemment qu'il y a quinze ans qu'une âme de Dieu, qui est encore vivante (peut-être Madeleine de Saint-Joseph), m'annonça cette persécution dans les mêmes termes que je la vois... Ceux qui vous disent que je suis irréconciliable se trompent..., mais je suis résolu depuis longtemps de ne pas faire attention à tout cela et seulement de n'être pas facile à me laisser tromper par eux... Eu même temps que ceux que vous avez en vue ne parlent que de réconciliation..., on nous accuse en France et à Rome d'être schismatiques, dans des écrits que j'ai entre les mains et que je vous ferai voir. Croyez-moi, mon Père, ce n'est pas Dieu qui a suscité cet orage; et si je ne l'avais éprouvé, je n'aurais jamais cru devoir trouver tant de l'homme, tant d'activité, tant d'excès, si persévéramment et si universellement, dans des hommes que leur état oblige à des procédés bien contraires ». Oeuvres, p. 160.

(3) Houssaye, II, p. 591.

 

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Que de réflexions n'aura-t-il pas faites sur cette boutade ! Comme elle lui est restée sur le coeur! Manet alta mente repostum. Il s'avoue, et très sincèrement, digne des pires injures. Il pardonne, mais, faute d'esprit ou de noblesse, il ne sait pas oublier.

Cela parut plus encore et d'une manière plus désastreuse, lorsque Bérulle voulut enfin s'expliquer sur sa doctrine spirituelle. Dans une circonstance analogue, saint Ignace avait conduit l'affaire tambour battant. Il avait demandé des juges. En prison, si Rome nous croit hérétiques ; sinon qu'elle proclame hautement notre innocence. Et puis, qu'on n'en parle plus. Ayant eu gain de cause, il se garde « bien d'abuser de sa victoire et de poursuivre ses accusateurs au delà de leur simple confusion » (1). Bérulle est plus embrouillé. Il s'agite d'abord dans un silence accablé. Puis une idée de génie lui vient : il exposera ses principes dans un grand ouvrage de doctrine et de dévotion. Fort bien. Une exposition toute sereine aurait édifié les indifférents, confondu les accusateurs. Mais il n'est maître ni de son coeur ni de sa plume. Dans ce livre au titre somptueux et pacifique — Discours de l'État et des grandeurs de Jésus — bon gré, malgré, per fas et nefas, il glisse — non, glisser n'est pas bérullien — il déploie un véritable réquisitoire. Il harcèle, il écrase l'ennemi. Ce n'est pas assez. 11 veut associer à ses représailles la Sorbonne et l'épiscopat. D'ordinaire, on se contente de deux approbateurs,

 

mais, dit-il, les oppositions passées et les dérèglements présents, assez connus au public, sans qu'il soit besoin de les renouveler davantage en ce lieu, ont donné sujet à plusieurs de mes amis de juger qu'il était à propos que ces discours portassent l'approbation d'un plus grand nombre de personnes, afin que ceux que la modestie et la solidité de la doctrine ne contiendraient pas dedans leurs bornes, y fussent contenus

 

(1) A Bellessort, op. cit., p. 63.

 

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par le poids, le nombre et l'autorité de ceux qui l'approuveraient (1).

 

Deux suffisent; il en aura vingt-trois : un cardinal (Richelieu); huit évêques; un général d'ordre (Feuillants, Dom Sans) ; dix docteurs ; un prédicateur du Roi et deux capucins, bref un vrai concile : plus deux poètes latins. Je ne m'en plains pas. La plupart de ces approbations s'élèvent au-dessus de la banalité courante, elle montrent que ces hommes considérables ont très bien saisi l'originalité et l'excellence de la doctrine bérullienne (2); mais elles sont vraiment par trop belliqueuses.

 

Voici un livre, dit l'une d'elles, où la calomnie, toute imprudente qu'elle soit, ne pourra mordre. Qu'ils y viennent d'ailleurs. Ils apprendront que, elle aussi, la piété sait trouver des armes, et qu'on n'attaque pas toujours impunément les amis de Dieu (3).

 

C'est le doux évêque Philippe Cospeau qui parle ainsi. Nous ne lui reprochons pas de se passionner pour la juste cause d'un ami; Bérulle toutefois n'aurait-il pas dû le

 

(1) Oeuvres, p. 134.

(2) Celle de Richelieu, par exemple : « Veritas exigit ut profiteamur, imbelles hic columbas aquilarum alimento refici, sensusque abstrusioris mysteria usque ad eo mitigari, plana fieri… ut quod in cibum fortium reserratum est, in puerulorum convertatur. Quod singulare est, dum mens instruitur, movetur affectus. » L'évêque de Poitiers, la Roche-Posay : « Outre que la naïve et solide dévotion, et la netteté du langage s'y rencontrent jointes avec la pure et profonde théologie, il n'a rien paru de semblable jusqu'à présent sur ce sujet. Et faut avouer que, sans une fréquente et vive méditation, accompagnée d'une pureté intérieure, il était impossible de pénétrer si avant eu ce sacré mystère ». Zamet et Dom Sans comparent l'auteur à saint Denis. Hardivillier : « Nec mentibus tantum doctrinae lucem, sed imis visceribus ac pracordiis amoris flammas inserit ». Le prédicateur capucin, Henri de La Grange : « Bien ai-je trouvé son sujet traité d'une façon très excellente... tant pour la doctrine théologique, comme pour la piété mystique ». L'approbation de Frogier, curé de Saint-Nicolas, est compliquée et amusante. Il joue surla ressemblance entre Bérulle et béryl. « Beryllus ille noster ». Enfin Eustache de Saint-Paul, dont on connaît la grande autorité en ces matières, estime que « ce rare traité » ne le cède en rien « aux plus rares écrits des plus doctes et anciens Pères de l'Eglise ». Oeuvres, pp. 133-146, soit onze colonnes de Migne

(3) « Non arbitror id sibi permissurum spiritum calumniae, licet sit impudentissimus, ut in eo quidiquam mordeat. Si fecerit, intelliget, et pietati sua esse arma, nec semper impune Christi servos ab ejus hostibus provocari ».

 

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calmer. Pour M. Grillié, attaquer le livre ce serait « dire anathème à l'Ecole, à tous les théologiens, aux Pères, au Verbe lui-même ». Le capucin Joseph de Paris, à qui en veut-il, lorsqu'il dénonce «l'abus d'une dévotion bâtarde» qui a « beaucoup effacé et rabaissé l'estime avec laquelle l'Eglise primitive... révérait les mystères du Verbi» incarné » ? Et Nicolas Bourbon, lorsqu'il conjure ce «grand livre » de ne pas se laisser intimider par le « murmure importun » d'une « jalouse faction ».

 

Non epicureae cures ludibria turbae,

Non nasos...

 

« Epicureæ» ! Les poètes ont, de droit, toutes les audaces,. mais Bérulle n'aurait-il pas dû se contenter d'être défendu en prose ? En ligne aussi, Jean-Pierre Camus, sur le rempart lui aussi, lui qui pourtant ne veut pas de mal aux jésuites, sans venin d'ailleurs, mais enfant terrible et amusant comme toujours :

 

La petite source de Mardochée, dilatée en sa course, après avoir traversé beaucoup d'amertumes sans troubler ses claires eaux, vient enfin aboutir en la lumière du jour, et apporter au jour une clarté nouvelle. Les Aman la verront et en frémiront, mais leur désir périra, si eux-mêmes ne veulent périr en la contradiction de Coré. La nuit est passée, l'aurore venue. Que la lutte cesse, que la bénédiction arrive, qu'Achan rende gloire à Dieu, qu'on fasse de l'équipage d'Holopherne un anathème d'oubli.

 

C'est là proprement « prendre une catapulte pour lancer le rameau d'olivier », comme dira Newman à propos de l'Eirenicon de Pusey.

 

Celui qui... peut changer en feu de pure et simple justification la boue de la calomnie, a fait paraître ce livre aux yeux du monde, conduisant son auteur par sa main droite, en la vérité, en la douceur (?) et en l'équité, pour remplir d'une respectueuse crainte, ou, s'ils n'en sont capables, de confusion, ceux qui ont prononcé des paroles de malignité contre la sincérité de sa créance... Ainsi la même verge qui a fait sortir de

 

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leurs marais ces grenouilles médisantes, les fera taire (1). Au moins si ces censeurs veulent faire connaître par leur résipiscence qu'il leur reste quelque goutte de bon sang, et quelque bluette de bon sens, ils cesseront de se corrompre en ce qu'ils savent, et de blasphémer en ce beaucoup qu'ils ignorent, attendant en ce silence le salutaire de Dieu, qui leur sera montré par ce livre.

 

On ne nomme pas les jésuites, mais tout le monde savait qu'ils étaient visés. Aux « grenouilles » de moindre importance nul ne pensait; et c'est ainsi qu'après avoir tant dit qu'il s'en remettait à Dieu de sa vengeance, Bérulle menait à l'assaut les trois cents de Gédéon. Il a sa victoire, mais qui lui coûtera cher. Il n'a voulu que le bien, car, pour moi, je ne saurais mettre en doute la sainteté foncière de ce grand homme ; mais, entraîné par une inconsciente et sourde rancune, mais, une fois de plus victime de sa maladresse native, au lieu d'assurer la paix, il vient d'envenimer la querelle. Il a couvert l'ennemi d'une honte au moins inutile, et chose plus grave, il a déposé au coeur même de son oeuvre une semence funeste. Son livre, agressif en trop d'endroits et flanqué des approbations foudroyantes que nous avons dites, son livre, dont il a voulu faire, et qui en effet restera la charte spirituelle de l'Oratoire, va rappeler sans fin aux oratoriens la crise douloureuse qui avait menacé l'honneur de leur Père, et jusqu'à l'existence de leur Institut. On avait vu d'autres guerres de moines, mais c'était la première fois que le fondateur d'une congrégation religieuse éternisait ainsi dans un texte officiel et sacré le souvenir frémissant de ses propres injures. « Tu sais l'affront... Venge-moi », voilà ce qu'une ardente jeunesse pourra lire entre les lignes du pieux manuel qui doit l'initier à la spiritualité bérullienne. La charité des plus saints

 

(1) Je ne veux pas excuser ces « grenouilles », mais je dois rappeler que le lexique des adversaires n'était pas beaucoup plus élégant. D’après Bérulle, les oratoriens se voyaient appelés : « antipapes, génevois, huguenots couverts, ânes brayants, corbeaux croassants, etc. » Oeuvres, p. 612.

 

en deviendra moins sereine ; les autres, et parmi ceux-ci, le P. Quesnel, y perdront bien davantage.

Après ce que nous venons de dire — et c'est uniquement pour cela du reste que nous l'avons dit — la collusion lamentable entre les jansénistes et un trop grand nombre d'oratoriens ne doit plus étonner personne. Les ennemis de nos ennemis sont nos amis; ainsi l'exige du moins la logique, non de la raison ou de l'Evangile, mais de la passion. En dehors de là, rien, absolument rien ne prédestinait l'Oratoire à lier partie avec les troupes du grand Arnauld. On peut scruter à fond leur doctrine spirituelle et leur esprit même, tels que nous les présentent les écrits de Bérulle et des premiers Pères; on n'y découvrira pas le moindre germe d'hérésie, pas l'ombre d'un ferment sectaire (1). La « première soumission (des oratoriens) écrivait le P. de Condren, et leur principale obéissance est à l'Eglise et au souverain Pontife (2) ». Le P. Bourgoing n'est pas moins catégorique (3).

 

(1) Mentionnons ici, mais seulement pour la mépriser comme elle le mérite, l'invraisemblable, l'impardonnable calomnie qu'ont pu se permettre les éditeurs des Mémoires de Rapin. Condren, osent-ils dire, s'opposa toute sa vie à la propagation dans l'Oratoire des doctrines jansénistes, dont Bérulle, par animosité contre les jésuites, avait laissé introduire et peut-être même favorisé les germes dans sa congrégation ». Mémoires du P. Rapin, Paris, 1865, 1, p, 103. Bérulle qui est mort en 1629 aurait été bien empêché de favoriser en quoi que ce soit la diffusion des idées jansénistes. Condrenne s'est jamais opposé, et pour la même raison. à la diffusion de ces mêmes idées, Condren qui du reste, au moment de la mort de Bérulle, était lui aussi intimement lié avec Saint-Cyran.

(2) Lettres, pp. 96, 97.

(3) Le P. Bourgoing, supérieur général de l'Oratoire « était aux eaux de Bourbon lorsqu'il apprit les déclarations de l'Assemblée du clergé de France pour recevoir la nouvelle bulle d'Alexandre VII, du 16 octobre 1656. Aussitôt, oubliant ses infirmités, il mit la main à la plume (et après avoir transcrit, dans une lettre circulaire du 26 avril 1657, le formulaire proposé par l'Assemblée s) il ajoutait : « Ayant envoyé cette lettre à toutes nos maisons, j'ai vu dès lors, comme aussi depuis, une si grande conformité et soumission de toutes nos maisons et de tous les particuliers, que je n'ai pas cru qu'il fût besoin de faire nouvelle instance sur ce sujet... Qu'il ne nous reste que la seule gloire d'être parfaitement obéissants au Saint-Siège, à Nos Seigneurs les prélats et, à l'Eglise, et comme nous ne pouvons être ni nous estimer vrais enfants de la congrégation que nous ne soyons enfants de l'Eglise, nous ne pouvons aussi permettre en conscience qu'aucun de la congrégation soutienne de parole ou par écrit aucune des propositions condamnées... ni doute désormais du contenu de la dite bulle, ni souffrir les interprétations ou divers sens que l'on y voudrait donner ». Batterel, II., p. 315. Cf. Ib.,, 316, 317, d'autres textes semblables Amelote dira plus tard que e ce serait dégénérer de l'esprit de l'Oratoire et démentir sa profession que de se relâcher du zèle, si recommandé par M. de Bérulle, envers le sacré trésor de la grâce de Jésus-Christ, et l'auguste dépositaire de son autorité, de ses droits et de son empire, qui est le Pape ». Batterel, II, p. 561. Il veut dire par là qu'un véritable oratorien ne peut se permettre ni l'ombre d'une concession aux molinistes, ni l'ombre d'une révolte contre le Pape.

 

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Sur la matière de la grâce, les oratoriens suivent pour la plupart saint Augustin et saint Thomas, et si, dès avant leur querelle avec les jésuites, ils paraissent généralement très décidés contre le molinisme, ils n'enseignent pour

cela ni de près ni de loin les propositions condamnées de l'Augustinus. En 1648, le fameux P. Gibieuf, un des oratoriens les plus considérables, et, si l'on peut dire, les plus représentatifs, défend aux Carmels français dont il était le supérieur, tout commerce avec Port-Royal :

 

Maintenant, leur dit-il, que je vois que ces disputes sont plus échauffées que jamais, et que le parti de ceux qui se vantent d'avoir saint Augustin et la vérité pour eux, en la matière de la grâce — combien que je n'en tombe point d'accord en plusieurs points — grossit à vue d'oeil tous les jours, il est nécessaire de vous prévenir contre les dangers que portent leurs livres et leurs entretiens.

J'ai donc à vous dire que ces gens se piquent de la pureté de l'Evangile..., et de zèle pour la doctrine de saint Augustin, et toutefois ils sont fort éloignés de l'humble disposition d'esprit qui a rendu ce saint éminent entre les Docteurs de l'Eglise..., car saint Augustin a soumis toute sa doctrine à l'Eglise, et au chef de l'Eglise, et ces messieurs, voyant un de leurs livres censuré par le Pape, non seulement ne s'y sont pas soumis..., mais ont eu la hardiesse d'écrire contre...

Tout leur fait s'en va en parade et à un extérieur spécieux, qui n'est bon qu'à les tromper eux-mêmes. Ces gens-là ne s'étudient nullement à mettre leurs disciples dans la défiance de leur propre sens : tout leur soin est de les rendre savants, et les styler à la dispute, sans que j'aie remarqué parmi eux, combien que j'y aie pris garde à loisir, qu'ils les instituent dans l'abnégation intérieure... Ils semblent avoir pratiqué la

 

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même chose que les hérétiques, qui d'abord mirent l'Ecriture sainte entre les mains des femmes et des gens non lettrés, pour les rendre juges des controverses.

On dit que quelques-uns d'entre eux renoncent à leurs biens, dont jusqu'à présent je n'ai eu aucune preuve péremptoire, mais, si cela est, en récompense de la pauvreté à laquelle ils se condamnent volontairement, ils se rendent abondants en leur sens, même au préjudice de l'Eglise et du Saint-Siège.

Vous ne lirez donc point leurs livres, ni leurs apologies... J'ajoute à cette défense leur catéchisme ou théologie familière, leurs livrets de dévotion, leurs lettres, la vie de saint Bernard avec leurs réflexions, etc., car tout cela est marqué à leur marque et insinue insensiblement à ceux qui les lisent sans dessein la singularité de leur esprit, et le mépris qu'ils ont pour l'Eglise présente (1).

 

C'est en deux mots tout le procès du jansénisme, et il me paraît difficile de juger la secte avec plus de modération, plus de fermeté, plus de clairvoyance. Je rappelle que cette lettre a été écrite en 1648, c'est-à-dire à une époque où de bons esprits gardaient plus d'une illusion sur le jansénisme. Je veux encore citer un autre oratorien de ces premiers temps, et, lui aussi, une des gloires de son Institut, le P. François de Saint-Pé :

 

Il y a maintenant deux partis et deux sociétés dans l'Eglise, l'un des jansénistes, l'autre des non-jansénistes. Lesquels sont la vraie Eglise ? (2) Sont-ce les jansénistes ? Mais cela ne se peu t, car l'Eglise a Jésus-Christ pour chef invisible, et le Souverain Pontife pour chef visible. Or ils sont séparés de ce chef visible : donc ils ne sont pas l'Eglise.

De plus l'Eglise est catholique, c'est-à-dire répandue par toute la terre. Or est-il que la société des jansénistes n'est point telle. Donc elle n'est point l'Eglise. Il faut donc qu'il se rejoignent à la vraie Eglise, qu'ils cessent de se séparer du chef, qu'ils reviennent à l'unité, qu'ils conservent la paix et la charité, qu'ils cessent de faire bande à part, de conseiller à

 

(1) Cf. Houssaye. Courte réponse, pp. 115-117.

(2) « La vraie réponse serait de dire tous deux, mais ce n'est pas là la sienne », remarque le peu orthodoxe P. Batterel qui a publié cette note da Saint-Pé.

 

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des religieuses de ne pas obéir au Pape et à leur évêque, et qu'ils condamnent ce que le Pape condamne. Or le pape condamne les cinq propositions au sens de Jansénius.

En troisième lieu, l'Eglise est sainte. Or sont-ils saints ? Les saints déchirent-ils par des injures atroces ceux qui leur sont contraires, et qui les persécutent (1).

 

Les polémistes de la Compagnie, le P. Daniel, le P. Bouhours ne parleront pas autrement. Joseph de Maistre non plus. C'est donc bien à tort que l'on imaginerait une sorte d'harmonie préétablie entre l'Oratoire et le jansénisme. L'esprit du premier résiste naturellement à l'esprit du second, et ceux des oratoriens qui ont lutté pour la secte n'ont pas moins combattu l'Oratoire que l'Eglise. Je n'ai pas du reste à examiner ici le caractère de cette défection lamentable. Un petit nombre, le P. Quesnel par exemple, a passé à l'ennemi; une fraction, beaucoup plus importante a pactisé avec lui, et, ce faisant, les uns et les autres, ont cédé beaucoup moins à l'attrait du schisme ou de la révolte qu'aux mauvais sentiments qu'ils nourrissaient contre les jésuites'. Un témoin impartial, trop dégagé

 

(1) Balterel, Mémoires, II, pp. 208-51o. « En tout cela, veut bien noter le digne homme, on ne peut... refuser (au P. de Saint-Pé) la justice de croire qu'il y allait de très bonne foi, et qu'il prétendait même ne faire que suivre, sur les disputes du jansénisme, les sentiments qui lui avaient été tracés par ses pères, le cardinal de Bérulle et les Pères de Coudren et Bourgoing ».

(2) Il y aurait beaucoup à dire sur la jansénisation de l'Oratoire (comme, du reste, sur celle des bénédictins de Saint-Maur et de Saint-Vanne). Le sujet est beaucoup moins simple que certains historiens ne semblent le croire. Rappelons : a) que cette jansénisation fut beaucoup plus lente qu'on ne l'a dit. En 1657, sur 425 prêtres qui composent l'Oratoire, près de 400 souscrivent le formulaire, tout d’obéissance au Saint-Siège, que leur propose le P. Bourgoing; b) qu'elle ne s'étendit jamais à tout l'Oratoire; c) que le jansénisme oratorien n'est pas du tout le jansénisme intégral. Comme type moyen, on peut étudier le P. Batterel, qui, dans ses quatre volumes, a cent fois l'occasion de se confessera nous. Pour la doctrine, il n'est pas plus janséniste que les thomistes, autant dire qu'il ne l'est pan du tout. Cf. pour l'histoire et la critique de cette jansénisation, les ouvrages du cardinal Perraud et du P. Ingold ; cf. aussi le R. P. Boulay. Vie du V. Jean Eudes, I, Paris 1905, 487-530. Je dois dire qu'il m'est impossible d'admettre les principales conclusions de ce dernier travail. Manifestement cet historien n'a pas étudié de première main les origines du jansénisme. A u reste, le R. P. dit excellemment: « Où le mal est, dès cette époque (1643), incontestable et sans remède (un remède est toujours possible) c’est dans  l'opposition qui s'est établie entre l'Oratoire et la Compagnie de Jésus » (p. 527). Oui, là est le grand mal et le principe de tous les autres. Mais le H. P. semble croire que ce conflit aurait été évité si, au lieu d'accepter des collèges, l'Oratoire avait uniquement créé des séminaires. Qu'il veuille bien lire le mémoire des jésuites contre Bérulle ; il y verra entre autres griefs, celui-ci : « Leur intention (aux oratoriens), est, pour s'unir davantage avec les prélats, de prendre charge de tous les séminaires de France tant qu'ils pourront; ils ont eu celui de Mâcon, ils sont après celui de Chalon et ils se tiennent comme assurés de celui de Langres » cf. Houssaye, II, p. 602.

 

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même, un grand critique, Richard Simon (1), l'a dit avant nous, vers 1666: «l'Oratoire devint partagé entre deux factions. Celle qu'on nommait des Jansénistes y était beaucoup plus forte que l'autre parti, qu'on appelait des molinistes. Ces deux partis ont toujours continué depuis dans l'Oratoire, et le premier y a tellement prévalu qu'il y règne presque tout présentement. Mais j'appellerais plutôt ce parti anti-jésuites que jansénistes. Car tous les Pères de l'Oratoire ont signé le Formulaire, et seraient bien fâchés qu'on les traitât de jansénistes. Tout le monde est rempli aujourd'hui de ces anti-jésuites (2). »

 

 

(1) R. Simon. Bibliothèque critique (Sainjore), Amsterdam, 1708, pp. 33o, 331.

(2) Quand on étudie cette pénible histoire, une des premières questions que se pose l'historien est celle-ci : comment les supérieurs ont-ils laissé cette querelle d'abord se déchaîner, puis s'envenimer à ce point' Ou répond que, du côté oratorien, la discipline étant mal définie et subordonnée à la libre acceptation de chacun, les supérieurs n'avaient plus, en cas de crise. qu'une ombre d'autorité. L'explication, d'ailleurs unilatérale, ne manque pas de vraisemblance. Nous savons en effet que le P. Bourgoing, supérieur général de l'Oratoire, eut un gouvernement des plus difficiles, et que, sous le généralat du P. de Sainte-Marthe (16-2-1696, l'Oratoire fut livré à une anarchie complète (cf. Perraud, op. cit., p. 220 .) Mais quoi s'ils n'obéissent plus, c'est donc que l'ancienne ferveur a diminué — diminution que j'attribuerais volontiers, en grande partie du moins à la surexcitation causée par cette campagne contre les jésuites. En se battant, ils désobéissent, mais c’est parce qu'ils ont commencé à se battre que l'obéissance leur est devenue difficile. Et nous voilà au rouet. Sans prétendre tout expliquer, je voudrais attirer l'attention sur un phénomène moral qui n'a peut-être pas été assez remarqué. Je crois bien que, d'un côté comme de l'autre, les supérieurs n'out pas toujours montré assez de fermeté, et surtout pas assez d'esprit de foi. Les oratoriens, lisons-nous dans le mémoire déjà cité, « disent qu'à Bordeaux et Limoges, les jésuites soutiennent les rebelles des carmelines. A la vérité, s'ils le fout, ils font très mal ; mais on ne trouve pas que tout ce qu'on en dit soit bien véritable » (Houssaye, II, pp. 598-599) , Or le P. Coton lui-même avoue qu'ils « le font », et il avoue aussi que pour éviter de plus grands maux, ou les laisse taire (cf. plus haut, p. 203). Mais enfin, il leur était beaucoup plus difficile qu'on ne le croit, de démobiliser leurs troupes. L'obéissance n'était certainement pas la vertu maîtresse de cette époque. Trop rudes, et même parfois trop grossiers pendant la première moitié du siècle, trop peu surnaturels pendant la seconde, ces religieux ne se laissaient pas gouverner aussi docilement que ceux d'aujourd'hui. Plus d'un prédicateur avait conservé l'invraisemblable liberté du temps de la Ligue, et cette liberté était à peine moindre pour les écrits. On répète à satiété que les jésuites ne peuvent rien imprimer que leurs supérieurs n'aient solennellement approuvé. Mais il en est de cette règle comme des autres. Il est très simple de l'éluder. On a toujours un ami qui se charge de traiter avec l'imprimeur. Au besoin, l'on ira jusqu'en Hollande. Citons encore le mémoire des jésuites. « Pour l'écrit (un pamphlet du P. Bauny je crois), jamais (le P. Provincial) n'a commandé ni consenti qu' (il) ait été communiqué ni imprimé, ains l'a défendu vigoureusement, et repris fort aigrement ceux qui en avaient donné la vue du manuscrit, qui par malheur a été imprimé par des séculiers au grand regret de la Compagnie » (Houssaye, II, p. 601). Au grand regret des supérieurs, j'en suis convaincu, mais du P. Baunv, jeu doute fart. Ainsi plus tard, certains ouvrages du P. Surin, que la censure de la Compagnie aurait arrêtés, seront imprimés par les soins du prince de Conti, mais, cette fois, outre le gré du pieux auteur. Nous savons du reste et nous le montrerons mieux dans le prochain volume que, si les jésuites français avaient écouté, sinon les ordres formels, du moins les exhortations très nettes de leurs généraux, ils auraient écrit avec beaucoup moins d'animosité contre les jansénistes. Mais Rome. en ce temps là, était beaucoup plus loin de Paris qu'elle ne l'est aujourd'hui. Cf. ce que dit G. Doncieux à propos des innocentes distractions que se permettaient le P. Bouhours, le P. Rapin et d'autres : a Allées et venues incessantes, un aimable train de promenades de voyages, de séjours champêtres, qui les déshabituait agréablement des étroites chambres nues et des grands murs maussades de leur Collège d, Clermont ». D'après des renseignements tirés des Archives du Gesù ce communiqués à Doncieux par le P. Lauras, les supérieurs romains front raient ces commodités « excessives ». On ne s'en privait pas néanmoins, Cf. G. Doncieux, Un jésuite homme de lettres au XVIIe siècle, le Père Bouhours, Paris, pp. 74, 75. Ancien élève des jésuites, et d'ailleurs, esprit très fin, Doncieux note ces traits de mœurs sans la moindre pharisaïsme. En vérité, rien de plus mais que de crier au scandale, lorsqu'on voit le P. Rapin envoyer à Mme de Sablé quelque gourmande recette. Sous savons aussi que, dans leurs rapports avec leurs propres confrères les religieux de ce temps là entendaient parfois d'une façon assez large les lois de la charité fraternelle. On vit plusieurs jésuites, dit encore Doucieux, « prendre d'étranges licences de se molester entre eux, et, pour une pique de vanité, pour une dispute de régent, eu venir publiquement aux mains sous les yeux des supérieurs tolérants ou distraits ». (Ib., pp. 7o, 71.) Et il donne des exemples. Tolérants ou distraits, non, mais bien plutôt impuissants.

 

 

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c) La tradition bérullienne. — Reste un dernier facteur, sur lequel nous n'avons pas à nous étendre, bien qu'il ait concouru plus efficacement que tous les autres à façonner et à maintenir le type oratorien — je veux parler de cette dévotion particulière au Verbe incarné, que nous avons décrite dans le chapitre précédent, et que l'Oratoire a chèrement gardée jusqu'au dernier jour de son existence. A les considérer de ce point

 

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de vue, qui pour l'historien de la littérature religieuse reste le seul important, on peut affirmer que les oratoriens ont fidèlement rempli leur mission providentielle. Je ne connais pas de première main tous leurs auteurs spirituels — ils sont trop nombreux et ne méritent pas tous une étude spéciale ; mais, à les juger par les excellentes notices que leur consacre la bibliographie de l'Oratoire, je crois pouvoir assurer que, dans l'ensemble, ils ne s'écartent pas de la tradition si nettement formulée par Bérulle et par ses premiers commentateurs, les Pères de Condren, Bourgoing, de Saint-Pé, Amelote, Métezeau, et tant et tant d'autres. Le P. Batterel lui-même nous est une vivante preuve de cette fidélité. Peu mystique, et, dirait-on, à peine dévot, très difficile en matière de goût, critique acéré, il devient grave, il a presque de l'onction dès qu'il touche à la spiritualité oratorienne. Il dira par exemple à propos du Pain cuit sous la cendre, oeuvre gothique du P. Foucault :

 

Ce saint prêtre, qui respire dans ce livre l'esprit de piété et de religion, dont nos premiers Pères étaient presque tous animés, et surtout un grand désir d'unir à Jésus-Christ les âmes qui lui étaient confiées, se sert de la conjoncture de la contagion qui enlevait alors (Orléans, 1631) bien du monde, pour exciter ses paroissiens, et surtout ceux qui étaient de la Confrérie des agonisants, à sauver du moins les âmes de leurs frères, par les secours de leurs prières, et les leurs propres par l'exercice de la charité, s'ils ne peuvent sauver leurs corps de la mort dont la peste les menaçait. Or, c'est dans cette vue qu'il leur fournit des prières ou élévations à N.-S. Jésus-Christ sur tous les mystères de sa vie, par lesquelles les confrères, dès qu'ils entendront sonner une cloche de la paroisse, en signe qu'il y a quelqu'un de la Confrérie à l'extrémité, prieront Jésus-Christ par les mérites d'une telle et telle action de su vie ou de tel mystère qu'il a opéré, de vouloir bien lui donner le soulagement dont il a besoin... Et tout cela est assez bien exécuté pour le fond, car pour le style il se ressent du vieil et du mauvais goût d'alors, comme on a pu voir par le titre (1).

 

(1) Mémoires domestiques, II, pp. 14o, 141. Voici le titre : Le pain cuit sous la cendre, apporté par un ange au saint prophète Elie pour conforter les moribonds et les aider à gagner le niait Oreb, par le P. F. Foucault, prètre de... l'Oratoire, et curé à Orléans, Orléans, 1631.

 

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Bien qu'il n'aime pas le P. Eudes, et qu'il le critique sans mesure, il tient à dire que l'auteur de la vie de Jésus dans les âmes

 

se ressentait de l'éducation qu'il avait reçue dans l'Oratoire, pour faire connaître et aimer N.-S. Jésus-Christ (1).

 

Il trouve le Jésus-Christ dans les Écritures du P. Dorron

 

digne d'un prêtre de l'oratoire, destiné par état à faire connaître Jésus-Christ (2).

 

Dans le Trésor spirituel du P. Quarré, dit-il encore,

 

on sent un digne prêtre de Jésus-Christ, qui parle de la plénitude de son coeur de l'objet dont il est rempli, et un vrai enfant de N. T. H. Père, qui a puisé dans son sein cet ardent désir de faire connaître et aimer Jésus-Christ, et cette force à faire voir que la piété ne consiste qu'à lui être uni (3).

 

Et qu'on ne croie pas que les écrivains spirituels aient seuls travaillé à cette sainte propagande. Même dans leurs sermons, les oratoriens restent pleins de Bérulle. Cette théologie que d'autres ont jugée trop subtile, il n'est pas jusqu'aux missionnaires qui ne se fassent un devoir et une joie de la proposer aux foules. Le merveilleux sermon du P. Lejeune sur les trois naissances du Verbe suit presque de mot à mot le chapitre des Grandeurs qui porte le même titre. On s'accorde à reconnaître que le P. Senault — « le maître et le capitaine de tout homme qui doit prophétiser »,

 

 (1) Mémoires domestiques, p. 263.

(2) Ib., II, p. 5o5.

(3) Ib., pp. 425, 426. Il ajoutait : « Sans le style, qui en est un peu diffus, d'ailleurs, à quelques mots près, pur et noble, je dirais que je n'ai point encore vu de meilleur ouvrage des nôtres en ce genre ». Il estime aussi particulièrement le P. Bourgoing : « Je ne feins point de dire que c'était un des plus dignes disciples que notre saint instituteur se soit formés, excepté pour l'élégance et la pureté de l'élocution ». Ib., p. 3o7.

 

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comme disait Fromentières, — a contribué plus que personne à restaurer chez nous l'éloquence de la chaire. Mais il faut ajouter, me semble-t-il, que cette réforme fut, en quelque manière, moins littéraire que mystique. Senault lui-même dépend de Bérulle. Disons plutôt, si l'on veut, que la piété est utile à tout, même à la formation ou à l'épuration du goût. En leur apprenant à fixer leur esprit et leur coeur sur de hauts mystères, le fondateur de l'Oratoire a déshabitué ses disciples de la grossièreté et de la boursouflure; il les a conduits aux vraies sources du sublime chrétien. Donnez de l'éloquence à Bérulle, et vous aurez Bossuet.

Et tout de même, la philosophie de Malebranche, propagera, bien qu'en la déformant plus ou moins, la doctrine spirituelle de Bérulle. Ce n'est certainement pas en vain que l'auteur de la Recherche de la vérité a respiré pendant toute sa vie l'atmosphère bérullienne, qu'il a lu et médité les maîtres spirituels de son Institut. « La religion, disait-il, c'est la vraie philosophie », en quoi il diffère essentiellement de Descartes. Par religion, il entend le christianisme certes, mais enseigné par saint Augustin, et par les augustiniens de l'Oratoire.

 

N'estimons rien, disait-il, que par rapport à Jésus-Christ ; ne nous regardons qu'en Jésus-Christ; n'agissons et ne souffrons que dans l'esprit de Jésus-Christ. Considérons que Jésus-Christ est le commencement et la fin de toute chose, que c'est le premier-né de toutes les créatures, et qu'elles subsistent toutes en lui. (2).

 

Nous devons, « comme chrétiens », et comme philosophes, pour lui c'est tout un, adorer Jésus-Christ dans tous ses états... tâcher de nous

 

(1) Cf., Perraud, op. cit., pp. 33o, 331.

(2) Méditation pour se disposer à l'humilité et à la pénitence avec quelques considérations de piété pour tous les jours de la semaine (rééditées par A. M. P. Ingold), Paris, 1915, p. 53.

 

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former à lui selon toutes les manières possibles, car nous ne pouvons être agréables à Dieu qu'autant que nous sommes des expressions de son Fils.

Communions au sacrifice de Jésus, vides de nous-mêmes, et avec des désirs ardents de nous remplir de son esprit (1).

 

Pour lui, dit Maurice Blondel, « la philosophie, c'est la vraie religion, « culte spirituel » ; non pas qu'il naturalise le surnaturel, mais il surnaturalise le rationnel, parce que, pour lui, les dogmes les plus spéculatifs du Christianisme expriment la nécessaire relation du fini avec l'infini ; parce que le Verbe incarné est la seule explication intelligible, parce qu'absolument parlant, il n'y a de vérité qu'en lui, de Vérité que lui, et parce que nous ne pouvons être qu'en étant en lui, ni être en lui que s'il est en nous » (2).

Ajoutons enfin que, semblables à ceux de leurs frères qui sont restés pleinement soumis à l'Eglise, les oratoriens jansénistes ou jansénisants ont aussi beaucoup et bien travaillé à maintenir la tradition bérullienne. Exilés volontaires, ils ont continué à chanter sur les bords de l'Euphrate les cantiques de Sion. Et c'est pourquoi, malgré les erreurs qui les séparent des vrais catholiques, nous aurons plus tard à parler des deux grands missionnaires de l'école française, in partibus schismaticorum, Quesnel et Duguet.

« Lorsque l'Oratoire de France fut reconstitué en 1852, quelques membres de l'ancienne congrégation vivaient encore. L'un d'eux, le confrère H. Lefèvre, dernier professeur

 

(1) Méditation pour se disposer à l'humilité, p. 5o, 6o.

(2) M. Blondel, L'anti-cartésianisme de Malebranche. Revue de métaphysique et de Morale, 1916, n° 1. Le premier, je crois, l'éminent Recteur de l'Institut catholique de Toulouse, Mgr Breton a montré ce que Malebranche devait à Bérulle (Les origines de la philosophie de Malebranche, Bulletin... de Toulouse, mai 1912). Au lieu de ces quelques lignes, c'est tout un chapitre que j'aurais dû consacrer à ce grand spirituel, chapitre d'autant plus nécessaire qu'on est moins habitué à considérer Malebranche sous ce jour. Mais, d'une part, je ne crois pas qu'il ait beaucoup agi sur la pensée proprement religieuse du sine siècle, et, d'un autre côté, il faut pour traiter de ce philosophe une compétence qui me manque.

 

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de rhétorique à Juilly, venait fréquemment, aux jours de fête, dîner avec les nouveaux oratoriens… C'était un grand vieillard, sec et maigre, devenu un peu sourd avec l'âge, et qui répondait invariablement de travers aux prières du Benedicite, ce qui amusait les jeunes Pères. Ceux-ci le pressaient de questions sur l'ancien Oratoire. Un jour, l'un d'eux, le P. Mariote, de sainte mémoire, s'enhardit à lui dire : « Expliquez-nous donc ce qu'il y avait au fond entre les jésuites et l'Oratoire, et dites-nous qui des deux, à votre avis, rendit plus de services à l'Eglise.» Après avoir réfléchi un instant, le P. Lefèvre fit cette réponse : « Eh! bien, il faut en convenir, comme éducateurs, les jésuites valaient mieux que nous », mais, ajouta-t-il, en se redressant de toute sa haute stature, mais nous aimions mieux Jésus-Christ » (1).

 

(1) Je dois cette piquante et émouvante communication au R. P Ingold, qui tient le fait du P. Mariole lui-même.
 

CHAPITRE IV : BÉRULLE ET VINCENT DE PAUL

 
 
 
 

I. Le portrait et la légende de Vincent de Paul — Son prétendu « gros bon sens». — Aussi complexe, aussi peu « simple » que Fénelon. — Le paysan landais. — « Port grave, front majestueux ». — La mimique du paysan. — Extrême délicatesse. — « Entrer dans les sentiments » du prochain — Vains essais de rusticité. — Son prestige sur les femmes ; la Grecque de Tunis ; Mme de Gondi ; Mme Le Gras ; Mlle de Chantal. — Impressionnabilité presque féminine. — « M. Bourdaise, êtes-vous encore en vie ? » — Souplesse de sensibilité : les prières de la messe. — Haute raison ; « profondeur de son esprit ». — Magnanimité : Vincent de Paul et les protestants : « Qu'on ne défie point les ministres en chaire ». — Les censures. — Réalisation des maximes évangéliques. — Pas moins d'esprit que de coeur. — Le mépris constant et naturel de soi. — La prophétie de saint Vincent Ferrier. — « Il disait trop de mal de lui-même ». — Les jansénistes aidant, on a fini par le croire sur parole et par le prendre pour un « esprit borné ». — Ses Oeuvres complètes.

 

II. La conversion de Vincent de Paul. — Ce n'est pas sa charité qui a fait de lui un saint, mais sa sainteté qui l'a rendu vraiment charitable. — Détachement quasi naturel des choses d'ici-bas. — Converti par l'exemple des mystiques bérulliens. — Vincent de Paul et François de Sales. — Le mimétisme chez le paysan landais et la conversion de Vincent de Paul. — Il essaiera de reproduire en lui-même M. de Bérulle. — « Un des plus saints hommes que j'ai connus ». — Théocentrisme. — Pessimisme augustinien. — « Tous les états » du Verbe incarné. — « L'état inconnu du Fils de Dieu » et « sa modération dans l'agir ». — « Honorer l'état de son divin intérieur ». — Vincent de Paul et le lexique bérullien. — Vincent de Paul et la providence particulière de Dieu. — Les oeuvres de Dieu s se font d'elles-mêmes ». — Si l'on manque de vie intérieure « on manque de tout ». — Vincent de Paul et les mystiques de l'école française.

 

I. L'une soutenant l'autre, et sa légende et l'image quasi officielle qu'on nous a laissée de lui, ont fâcheusement simplifié, vulgarisé, appauvri saint Vincent de Paul.

 

(1) Lettres de saint Vincent de Paul, Paris, 188o (4 vol.) ; Avis et conférences spirituelles de saint Vincent de Paul aux membres de la Congrégation, Paris, 1581 (1 vol.) ; Conférences de saint Vincent de Paul aux Filles de la Charité, Paris, 1881 (2 vol.) ; Saint Vincent de Paul, Lettres choisies oubliées d’après les manuscrits, introduction et notes par P. Coste, Paris, 1911 ; Bibliothèque française, XVII° siècle. Saint Vincent de Paul, Textes choisis et commentés, par J. Calvet, Paris, s. d., (1913) ; La vie du vénérable serviteur de Dieu, Vincent de Paul..., par messire Louis Abelly. évêque de Rodez; P. B. Boudignon, Saint Vincent de Paul, modèle des hommes d'action et d'oeuvres, Paris, s. d. (1886). Le présent chapitre était déjà chez l’imprimeur, lorsque M. l'abbé C. Peyroux nous a donné son excellent recueil : Saint Vincent de Paul. Elévations et Prières, Paris, s. d. (1920). V. Brenier de Montmorand, Saint Vincent de Paul, Montligeon, 1909.

 

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Aujourd'hui, qui ne le croit laid? Ceux néanmoins qui ont vécu près de lui ne le voyaient pas ainsi. « M. Vincent, écrit Abelly, le premier et le meilleur de ses biographes, était d'une taille moyenne bien proportionnée ». Il n'avait pas toujours eu quatre-vingts ans; à soixante, il se tenait droit. « Il avait la tête un peu charnue et assez grosse, mais bien faite par une juste proportion au reste du corps, le front large et majestueux, le visage ni trop plein ni trop maigre, son regard était doux, sa vue pénétrante, son ouïe subtile, son port grave et sa gravité bénigne » (1). L'esprit et le cœur à l'avenant. Ce n'était pas le brave homme de saint, le paysan finaud, le frère quêteur branlant et vulgaire qu'on nous a montré. Vincent de Paul ne paraît pas beaucoup plus simple que Fénelon. Divers, au contraire, souple, riche en nuances, curieux et prenant. Qu'on n'oppose donc pas, comme a priori, son prétendu « gros bon sens » aux mystiques rêveries d'un Bérulle. Après avoir essayé de l'imaginer, dans sa vérité si complexe, nous trouverons moins étrange que l'on puisse ranger ce prétendu simple parmi les subtils de notre école française (2).

 

(1) Abelly, op. cit., I. p. 114. Je cite l'édition moderne, publiée par les lazaristes en même temps que les Lettres et les Conférences.

(2) Né à Pouy, près de Dax, en 1581 (et non pas en 1576), élevé par les cordeliers de Dax, précepteur chez M. de Comet, se mit bientôt à courir le monde pour étudier la théologie. Saragosse, Toulouse ; ordonné prêtre en 1600. (Trop jeune, ont pensé les premiers biographes de Vincent, et c'est pour cela qu'ils l'ont vieilli de cinq ans, le faisant naître en 1576) ; curieux voyage d'affaires à Marseille ; au retour, il est pris par les corsaires (cf. la lettre à jamais mémorable, où il raconte sa captivité; Calvet, op. cit., pp. 5-15) ; puis Rome et la mission dont le Pape le charge auprès d'Henri IV. Le singulier paysan! De 1610 à 1612, aumônier de la reine Marguerite. Bien que dramatiquement racontée par Sainte-Beuve (Port-Royal, I, p. 9) et, après lui, par d'autres écrivains, la fameuse retraite de M. Vincent et de M. Bourdoise chez Bérulle, qui se placerait vers 1611, n'est qu'une légende. Curé de Clichy en 1611. Presque en même temps, il entre chez les Gondi, confesseur de Madame, précepteur du futur cardinal de Retz. Premiers essais de mission en 1617. Fonde la Mission en 1625. Dès la mort de Louis VIII, membre du Conseil de Conscience. Fonde les Filles de la Charité ; meurt le 27 septembre 166o.

 

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Il a dit assez, trop peut-être, qu'il n'était qu'un paysan. Ainsi le bon Rollin, envoyant des couteaux à ses amis, en guise d'étrennes, pour rappeler que « c'est de l'antre des Cyclopes qu'il a commencé à diriger ses pas vers le Parnasse », en d'autres termes, qu'avant d'atteindre le rectorat, il avait été coutelier (1). Ainsi encore Charles Péguy. Un paysan, mais à le voir, tout le monde ne l'aurait pas deviné. A l'entendre et à le lire plutôt ; car il aimera toujours à se faire tout chétif. Naïf, du reste, et myope qui le croirait sur parole. Dans ses Landes natales, les humbles ont bien de la finesse ; ils ont surtout une facilité extrême à prendre le ton et les manières des milieux qu'ils traversent, même des plus hauts. C'est là, soit dit en passant, une des clefs de cette âme, ambitieuse et flexible ; par là s'expliquent en partie les surprises que nous réserve son développement singulier. De son origine modeste et de la vivacité méridionale de son intelligence lui vient aussi une certaine difficulté de parole, d'ailleurs très heureusement compensée par une mimique expressive, dont il s'amusait lui-même et dont, au besoin, il savait jouer. Voici, par exemple, un de ses derniers discours, pris au vol, paroles et gestes, avec un rare bonheur. Il s'adresse aux Pères de la Mission :

 

Avant que je vous quitte, je vous en avertis dans l'esprit que Moyse avertissait les enfants d'Israël. Je m'en vas, vous ne me verrez plus... Il se trouvera parmi vous (moi parti)... des carcasses de missionnaires qui tâcheront d'insinuer de fausses maximes... Ce seront des esprits lâches et immortifiés, qui ne

 

(1) Anecdotes littéraires, Paris, 1752, t. III.

 

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demanderont qu'à se divertir, et pourvu qu'il y ait à dîner, ne se mettront en peine d'autre chose, Qui encore? Ce seront... Il vaut mieux que je ne le dise pas... Ce seront des gens mitonnés — il disait cela en mettant ses mains sous ses aisselles — des gens qui n'ont qu'une petite périphérie, qui bornent leurs vues, leurs desseins à certaines circonférences... S'ils s'en approchent pour la considérer (une périphérie plus vaste), aussitôt ils se retirent dans leur centre comme des limaçons dans leur coquille. — En disant cela, il faisait certains gestes de mains et mouvements de tête, et avec une certaine inflexion de voix dédaigneuse, en sorte que cela exprimait mieux ce qu'il voulait dire que ce qu'il disait. — Moi, je suis capable de cela. — Et en se recorrigeant, il se dit à lui-même : — O misérable ! Tu es un vieillard semblable à ces gens-là; les petites choses te semblent grandes et les difficiles te resserrent. Oui, messieurs, il n'y a pas jusqu'au lever du matin qui ne me paraisse une grande affaire... Ce seront donc de petits esprits, des gens comme moi, qui voudront retrancher des pratiques et des occupations de la Compagnie. Donnons-nous à Dieu, messieurs, à ce qu'il nous fasse la grâce de nous tenir fermes. Tenons bon..., travaillons à nous rendre intérieurs, à concevoir de grandes et saintes affections pour le service de Dieu (1).

 

Si le geste achève les mots, la hauteur des pensées, la délicatesse des sentiments — « des gens comme moi » — corrigent, dévulgarisent le geste. Mais enfin tout parle chez lui, même le silence :

 

On demanda — ce sont là toujours les résumés de ses conférences — s'il y aurait du mérite de nous abstenir de mettre des senteurs parmi notre linge et nos habits. M. Vincent, ne pouvant s'imaginer comment nous pourrions nous laisser aller à une si grande vanité, en fut dans un si grand étonnement que son étonnement fut presque son unique réponse (2).

 

Ou bien, et toujours à la paysanne, après quelques secondes d'hésitation — mais d'hésitation voulue —, c'est

 

(1) Avis et conférences, pp. 321-323.

(2) Conférences, II, 23.

 

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une avalanche de mots, plus savoureux les uns que les autres.

 

Faut-il que nous menions une vie, je ne sais comment je dois dire, lautior ; si l'on pouvait faire un mot français de ce latin ; plus commode, ce mot ne dit pas assez, plus voluptueuse, plus délicieuse, à gogo, à l'aise, plus large que les gens du monde (1)?

 

« A gogo », mais aussi, lautior, comme tantôt « périphérie », vocabulaire inconnu au Pierrot de Don Juan. Il joue au paysan, mais comme peut se le permettre un homme au « port grave » et au « front majestueux », un homme fort distingué. Vincent de Paul gentilhomme, il n'y a pas de paradoxe à le voir ainsi. On n'imagine pas jusqu'où allait sa délicatesse, vertu peu commune au lendemain de la Ligue. C'est là peut être ce qui me frappe le plus, soit dans ses lettres, soit dans ses propos. « Le mot de chasteté même était trop expressif pour lui; il le prononçait rarement pour ne pas faire penser à son contraire; il se servait de celui de pureté qui est plus

étendu (2). »

Plus de réserve, beaucoup plus chez cet humble Landais que chez le Savoisien François de Sales, plus que chez le P. Binet. « Il se tenait toujours présent à lui-même et attentif à ne rien dire ni écrire de mal digéré, ou qui témoignât aucune aigreur, mésestime, ou défaut de respect et de charité envers qui que ce fût» (3). C'est presque la définition que Newman a donné du gentleman. Or, pour être vraiment charitable, il ne suffit pas d'un bon coeur ; il faut encore une imagination vive et précise. Comment prévenir et soulager des souffrances dont l'on ne se fait pas la moindre idée? Vincent de Paul réalisait, devinait, et par le menu, les besoins particuliers, les faiblesses, grandes

 

(1) Conférences, I, 90.

(2) Abelly, op. cit., III, p. 416.

(3) Ib., I, p. 115.

 

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ou petites, du prochain. On avait confié aux Filles de la Charité la direction d'un hôpital, où devaient rester quelque temps encore les religieuses moins capables qu'elles devaient remplacer. De telles substitutions ne se font pas d'ordinaire sans amener bien des froissements. Vous vous rappelez la fable :

 

O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître,

Dit l'animal, chassé du paternel logis?

 

La belette abusera volontiers de sa victoire, le lapin se vengera comme il pourra. Aussi vivement que le poète, Vincent de Paul entre dans les sentiments des deux partis, mais avec des attentions spéciales pour le pauvre lapin :

 

Il y a des filles maintenant qui y sont pour le gouvernement des enfants. Si vous y êtes aussi et qu'elles demeurent pour vous être soumises..., il les faut traiter avec grande douceur, grande cordialité, souffrir. Oh ! oui, mes filles, il faudra souffrir. Car ce sont personnes qui sont là, il y a peut-être du temps, et qui avaient espérance d'y demeurer ; il semble que ce soit un déshonneur pour elles et pour les parents qu'elles en sortent, ou qu'il en vienne d'autres les réformer. CELA EST CONSIDÉRABLE, mes filles, et il FAUT ENTRER DANS LEURS SENTIMENTS, et croire que si leur coeur n'est point dans le dépit, du moins il est affligé. C'est pourquoi il faudra souffrir tout ce que le ressentiment ou la douleur leur pourra faire dire et faire contre vous. Où l'on va, il y a toujours quelque chose d'amer à boire (1).

 

(1) Conférences, II, 3o4-3o5. Du point de vue qui nous intéresse présentement, toute cette conférence est remarquable. On venait de décider l'envoi de la Soeur Anne pour une fondation qu'avait demandée le comte de la Noie. « Mais, mon Père, dit Mademoiselle (Legras), une chose pourra arriver: M. le comte est extrêmement franc et libre, qui se communiquerait à un enfant ; il dira facilement ses sentiments à nos soeurs. Et comme cela fait paraître confiance, nous nous laissons facilement aller de notre côté à prendre aussi confiance, et sans considérer la grande différence qu'il y a de la condition de ces personnes à la nôtre, nous nous éloignons parfois du respect par la trop grande liberté que nous prenons facilement avec elles ». — On voit comme elle s'est façonnée sur Vincent de Paul; mais celui-ci a plus d'imagination que Mlle Legras. La suite le montre bien : « Or, dit-il, la question est fort bonne. Il était nécessaire de dire cela. Car, ma soeur, c'est le meilleur homme du monde ; s'il trouve tant soit peu son compte auprès de vous, il vous déboutonnera son coeur et vous dira tout... Ne lui faites jamais plainte de votre soeur. Qu'il voie toujours une bonne intelligence entre vous. Car il est extrêmement prompt ; vous ne lui auriez pas sitôt parlé de votre soeur qu'il la voudrait voir à son tour; et ce qui arriverait de cela, c'est qu'ainsi il l'obligerait à lui parler. Car c'est ce qui arrive, quand on communique ses affaires aux gens du inonde. Et puis, il viendrait à se dégoûter, à se plaindre aux uns et aux autres, à M. P.-L., à M. le curé. Il dirait librement : « Ce n'est pas ce que je pensais de ces filles. L'esprit de Dieu n'est pas là. Elles ne s'accordent pas. Il n'y a pas d'union entre elles. Oh! il le dirait hautement » (Conférences, II, pp. 3o3-3o5). Comme il connaît son monde ! Dès avant qu'ils parlent, il sait tout ce qu'ils diront.

 

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Le prêtre réussit quelquefois par une certaine simplicité hirsute et bourrue qu'on appelle, je ne sais pourquoi, apostolique. Le grand siècle a goûté les bouffonneries du petit Père André et plus tard, à la Cour même de Louis XIV, l'éloquente rudesse du Père Séraphin. Le clergé de ce temps-là se laissait volontiers bousculer par l'excentrique M. Bourdoise. On se fatigue d'ailleurs assez vite de ce charme à rebours, si je puis ainsi parler, et, d'ordinaire, on ne le souffre pas dans la vie commune. Cela est bon tout au plus pour le confessionnal et pour la chaire. -Quoi qu'il en soit, Vincent de Paul n'a jamais affecté cette rusticité danubienne. Et son instinct naturel et sa grâce le voulaient poli. Obséquieux même, si une je ne sais quelle dignité assez imposante n'avait corrigé chez lui ce menu travers. En effet, l'on sent très bien que sa modestie est condescendance, et l'on ne se familiarise pas avec lui. « Quoique sa présence portât un grand respect, ce respect néanmoins au lieu de resserrer les coeurs, les ouvrait, et il n'y avait personne qui donnât plus de confiance que lui à lui manifester les pensées les plus secrètes et les faiblesses les plus difficiles à dire (1) »

Avant de se convertir, il avait eu certainement le désir et le moyen de plaire à qui pouvait aider sa propre fortune. Son premier protecteur, M. de Cornet, le renégat d'Alger qui l'eut pour esclave, le pape, Henri IV, les Gondi, on lui témoigne de tous les côtés de la sympathie et des égards. Une fois saint, il ne changera pas de manière.

 

(1) Abelly, op. cit., II, p. 413.

 

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On sait d'ailleurs qu'il s'attirait sans effort la confiance du sexe le plus délicat. Jeune prêtre, une bonne femme de Toulouse lui laisse, en mourant, son petit avoir. Pris par les corsaires..., mais qu'il nous dise lui-même cette belle aventure, ce dernier chapitre des Mille et une nuits.

 

Un renégat de Nice en Savoie, ennemi de nature, m'acheta et m'emmena en son temat (ainsi s'appelle le bien que l'on tient comme métayer du Grand Seigneur : car le peuple n'a rien, tout est au sultan). Le temat de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L'une des trois femmes qu'il avait, comme Grecque et chrétienne, mais schismatique, avait un bel esprit et 'n'affectionnait fort, et plus, à la fin, une naturellement Turque qui servit d'instrument à l'immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l'apostasie..., et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu'elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs où je fossoyais, et, après tout, me commanda de chanter louanges à mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodo cantabimus in terra aliena des enfants d'Israël captifs en Babylone me fit commencer, avec la larme à l'oeil, le psaume Super flumina Babylonis, et puis le Salve regina, et plusieurs autres choses, en quoi elle prit autant de plaisir que la merveille en fut plus grande. Elle ne manqua point de dire à son mari, le soir, qu'il avait eu tort de quitter sa religion,. qu'elle estimait extrêmement bonne..., ne croyant point que le paradis de ses pères... fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie que le plaisir qu'elle avait pendant que je louais mon Dieu... Son mari me dit le lendemain qu'il ne tenait qu'à commodité que nous ne nous sauvassions en France, mais qu'il y donnerait tel remède, dans peu de temps, que Dieu y serait loué. Ce peu de jours furent dix mois qu'il m'entretint en ces vaines, mais à la fin exécutées espérances, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendîmes le 28 juin à Aigues-Mortes, et, aussitôt après, en Avignon (1).

 

A quelque temps de là, nous le retrouvons chez la rein. Marguerite, qui dut sans doute le voir d'un assez bon oeil, puisqu'elle le garda pendant deux ans auprès d'elle en

 

(1) Calvet, op. cit., p. 13

 

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qualité d'aumônier (1610-1612). Puis « Bérulle... qui semble avoir eu à ce moment tout pouvoir sur Vincent de Paul », lui confia « l'éducation des enfants de M. de Gondi, général ,des galères... La famille de Gondi était à ce moment-là une des plus importantes du royaume. Vincent de Paul y rencontra les daines les plus illustres qu'attiraient l'esprit et la piété de la générale des galères, Marguerite de Silly ». Loin d'étonner ou de choquer ce beau monde, « il s'imposa à elles par sa sainteté », par sa gentillesse, «et plus tard, quand il tenta ses grandes entreprises, il les retrouva auprès de lui, confiantes, prêtes à l'aider de leur bourse et de leur crédit ».

« L'éducation des enfants de Gondi — au nombre desquels se trouvait le futur cardinal, qui fut peut-être le seul échec de notre saint — n'absorbait pas toute l'activité de Vincent... Il dirigeait Mme de Gondi », et, «cette femme scrupuleuse qui n'osait pas faire un compliment dans une lettre sans consulter son directeur ; cette mystique tournée vers la contemplation », cette sensitive, l'opposé en tout de la reine Margot, bientôt ne pourra plus se passer de lui (1). Mais les chaînes, même les plus douces, lui pèsent. Jusqu'à sa pleine conversion, Vincent de Paul, qui, par là, ressemble à beaucoup d'autres mystiques, éprouve un curieux besoin de changer de placez. Un beau matin, il quitte la maison de Gondi et s'en va gouverner une petite paroisse des Dombes. Vif émoi chez les Gondi. La générale en détresse lui écrit lettres sur lettres. Elle a sous la main, si l'on peut dire, les prêtres les plus éminents, Bérulle entre autres, elle ne veut que M. Vincent.

L'angoisse où je suis, lui écrit-elle, m'est insupportable sans

 

(1) Cf. Calvet, op. cit., p. 22.

(2) Même inquiétude, par exemple, chez la bonne Armelle dont nous parlons dans notre prochain volume, ou encore chez M. Ragot (16og-1683), le Vincent de Paul du Mans cf. La vie de Monsieur Ragot prêtre, curé du Crucifix au Mans... Nouvelle édition (en tout conforme à la première, si curieuse, de 1685) Paris, 1853.

 

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une grâce de Dieu tout extraordinaire que je ne mérite pas. Si ce n'était que pour un temps, je n'aurais pas tant de peine ; mais quand je regarde toutes les occasions où j'aurais besoin d'être assistée par direction et par conseil, soit en la mort, soit en la vie, mes douleurs se renouvellent.

Jugez donc si mon esprit et mon corps peuvent longtemps porter ces peines. Je suis en état de ne rechercher ni recevoir assistance d'ailleurs, parce que vous savez bien que je n'ai pas la liberté pour les besoins de mon âme avec beaucoup

de gens.

M. de Bérulle m'a promis de vous écrire, et j'invoque Dieu et la sainte Vierge de vous redonner notre maison, pour le salut de toute notre famille et de beaucoup d'autres, vers qui vous pourrez exercer votre charité. Je vous supplie encore une fois, pratiquez-la envers nous pour l'amour que vous portez à Notre-Seigneur, à la volonté duquel je me remets en cette occasion, bien qu'avec grande crainte de ne pas pouvoir persévérer. Si après cela vous me refusez, je vous chargerai devant Dieu de tout ce qui n'arrivera, et de tout le bien que je manquerai à faire, faute d'être aidée (1).

 

Comme il continue à faire le mort, on lui envoie un ambassadeur, M. Du Fresne, un de ses amis, qui non sans peine finit par le décider. Et le revoilà pour longtemps encore dans la maison de Gondi.

Egalement scrupuleuse, inquiète de tout, également délicate et difficile, Mlle Le Gras — la fondatrice des Filles de la Charité — à qui Vincent de Paul écrivait un jour :

 

Je ne vous prie point de vous ressouvenir de moi en vos prières, pour ce que je ne fais point de doute qu'après le petit Le Gras (son fils), vous ne me mettiez au premier rang (2).

 

Il faut aussi qu'il n'ait rien eu de trop rustique, rien de hérissé, pour que François de Sales lui ait en quelque manière légué l'exquise et douloureuse Jeanne de Chantal. Dès cette époque —vers 1619 — avait commencé pour la noble femme cette série d'épreuves extraordinaires qui

 

(1) Ib., op. cit,. p. 24.

(2) Calvet, p. 47.

 

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devaient l'accabler jusqu'à son dernier jour. Pour la guider, pour la soutenir dans cette nuit obscure et cruelle, il semble que l'auteur du Traité de l'Amour de Dieu aurait du faire appel à un mystique éminent, à un véritable saint. Vincent de Paul n'était encore ni l'un ni l'autre, ainsi que nous le rappellerons bientôt. Mais il avait ces dons premiers de nature qui manquent parfois aux spirituels les plus élevés, et sans lesquels il n'est pas de bon directeur, un jugement très sûr, un coeur très humain, l'art de manier les âmes sans les meurtrir, et pour répéter ce mot nécessaire, une rare délicatesse. Bien qu'il plaçât M. de Bérulle au-dessus de tout, peut-être François de Sales aurait-il hésité à lui confier M11e de Chantal. A plus forte raison n'aurait-il pas voulu d'un M. Bourdoise. Qu'après de brèves entre-vues, il ait préféré Vincent de Paul, on ne sait vraiment auquel des deux ce choix fait le plus d'honneur. Je ne crois pas du reste que Vincent ait pleinement réussi auprès de la sainte. Celle-ci, Dieu seul aurait pu la rassénérer, et Dieu ne le voulait pas. Un jour, ne sachant plus où se prendre, elle en viendra jusqu'à se mettre sous la direction de l'abbé de Saint-Cyran, « ce grand serviteur de Dieu », comme elle disait. Vincent du moins n'ajoutera pas à son martyre intérieur. L'amitié de ce paysan fut bonne et ne fut que bonne à Mme de Chantal. Avec sa merveilleuse souplesse d'assimilation, il avait comme revêtu auprès d'elle la personne même de François de Sales, cette fermeté suave où d'ailleurs il atteignait sans aucune peine. On ne le dit pas, mais je suis bien assuré que, pour mieux se façonner sur le modèle qu'il avait à reproduire, il aura longuement étudié

les lettres du saint à la sainte. Il lui a pris jusqu'au style. On ne peut croire assurément qu'il ait préféré Mme de Chantal à Mlle Le Gras, et cependant les lettres qu'il écrit à la première sont beaucoup plus affectueuses que celles qu'a reçues de lui la fondatrice des Filles de la Charité.

 

Ma digne Mère, lui écrivait-il par exemple, qui est tellement

 

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ma digne mère qu'elle est la mienne unique, que j'honore et chéris plus tendrement que jamais enfant ait aimé et honoré sa mère après Notre-Seigneur, et qui semble que cela va à un tel point que j'ai assez d'estime et d'amour pour en donner à tout un monde, et cela certainement sans exagération (1).

 

Ou encore :

 

Non, cela est à un tel point qu'il n'y a point de parole qui vous le puisse exprimer (2).

Ma très digne et plus aimable et aimée mère que je ne puis exprimer (3).

 

Non, il n'exagère pas quand il parle ainsi. Il avait en effet « le coeur fort tendre, noble, généreux, libéral et facile à concevoir de l'affection pour ce qu'il voyait être vraiment bon et selon Dieu » (4), tendre surtout et d'une sensibilité extrêmement vive. « Il nous disait que, faisant lecture des lettres que MM. Bourdet et Tholart (missionnaires à Annecy) ont écrites, les mouvements de son coeur étaient de venir dans le séminaire et de crier à tous nos Pères qu'ils sortissent pour aller travailler à la campagne... Je ne puis vous exprimer avec quelle effusion... cela se disait, avec quel feu, avec quelle violence » (5).

On trouve chez beaucoup d'autres le même zèle surnaturel, mais non pas le même frisson. « L'impressionnabilité dans toute sa personne est plus qu'ordinaire. Il ne peut entendre parler d'un malheureux sans soupirer, et sans qu'aussitôt la compassion et la douleur se peignent sur son visage » (6).

 

Il me souvient, disait-il un jour, qu'autrefois, lorsque je revenais de la mission, il me semblait que, revenant à Paris,

 

(1) Lettres, I, p. 337.

(2) Ib., I, p. 341.

(3) Ib., I, p. 341.

(4) Abelly, op. cit., 1. 116.

(5) Avis et Conférences, p. 13.

(6) Boudignon, op. cit., p. 450.

 

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les portes de la ville devaient tomber sur moi et m'écraser... Je considérais en moi-même : Tu t'en vas à Paris, et voilà d'autres villages qui attendent (1).

 

Une autre fois :

 

Or, je vous donne à penser, mes frères, en quel danger est maintenant notre pauvre frère, le consul d'Alger. Et de plus, tant de pauvres chrétiens esclaves français... 0 Sauveur, ô mon Sauveur, que deviendront ces pauvres gens? Mais que fera notre pauvre frère? Cet homme qui a quitté son pays, ses parents, le lieu de sa naissance, où il pouvait vivre doucement! Et cependant, il a quitté tout cela pour Dieu..., pour assister le prochain en la personne de ces pauvres esclaves. M. Bourdaise, mon frère, M. Bourdaise, qui est si loin et tout seul, et qui, comme vous avez su, a engendré à Jésus-Christ avec tant de peine et de soin, grand nombre de ces pauvres gens...! Prions aussi pour lui. M. Bourdaise, êtes-vous encore en vie, ou non ? Si vous l'êtes, plaise à Dieu de vous y vouloir conserver ; si vous êtes au ciel, priez pour nous (2).

 

Un tel passage que j'aurai peut-être révélé à plus d'un lecteur, ne devrait-il pas nous être familier à tous et dès nos années de collège? N'est-il pas digne d'être comparé aux trois merveilles du genre : David pleurant Jonathas ; Montes Gelboë...; Virgile; Heu si qua fata, et saint Bernard dans l'oraison funèbre de son frère ? On remarque la même vivacité d'impression dans sa prière, que nous étudierons bientôt

sous un autre jour. Chez lui, la sensibilité est toujours prête, si je puis dire, curieusement flexible comme celle d'un enfant ou d'une femme. «Il prononçait toutes les paroles de la sainte messe fort intelligiblement, et d'une façon si dévote et si affectueuse que l'on voyait bien que son coeur parlait par sa bouche,.. C'était d'un ton de voix médiocre et agréable, d'un air libre et dévot... On voyait pour lors particulièrement en lui deux choses, qui se trouvent rarement

 

(1) Avis et Conférences, pp. 259-26o.

(2) Ib., p. 301

 

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dans un même sujet, à savoir une profonde humilité et un port grave et majestueux (humble, mais imposant, qu'on remarque une fois de plus ce rare mélange). Ainsi entrait-il dans l'esprit de Jésus-Christ, qui porte à ce sacrifice deux qualités fort différentes, l'une d'hostie et l'autre de sacrificateur. Dans la vue de la première, M. Vincent s'abaissait intérieurement comme un criminel coupable de mort devant son juge, et, comme tout saisi de crainte, il prononçait le Confiteor et ces autres paroles... Nobis quoque peccatoribus..., Domine, non sum dignus, avec un très grand sentiment de contrition et d'humilité. » Puis c'était la certitude, l'allégresse, l'amour, toute la gamme des émotions que le drame liturgique nous fait parcourir en si peu de temps. Pour bien dire la messe, le prêtre devrait redevenir jeune ou souple; ad Deum qui laetificat juventutem meam. Car il faut courir, et l'on n'a pas le droit de s'appesantir sur telle ou telle impression, comme dans la prière privée (1). « Un des plus anciens de sa Compagnie a observé que la dévotion de M. Vincent était toute singulière en la célébration de la messe, et qu'elle paraissait particulièrement lorsqu'il récitait le saint Evangile. D'autres ont remarqué que, lorsqu'il rencontrait quelques paroles que Notre-Seigneur avait proférées, il les prononçait d'un ton de voix plus tendre et plus affectueux. Lorsqu'il lisait au saint Évangile quelque passage où Notre-Seigneur avait dit : amen amen, dico vobis, c'est-à-dire : en vérité, je vous le dis, il se rendait très attentif aux paroles qui suivaient, comme étonné de cette double affirmation que le Dieu même de vérité employait ; et, reconnaissant qu'il y avait du mystère, et que la chose était de grande importance, il témoignait, par un ton de voix encore plus affectif et dévot, la prompte soumission de son coeur. Il semblait sucer le sens des passages de l'Ecriture, comme un enfant le lait de sa mère, et

 

(1) Newman l'a remarqué dans un beau chapitre de Callista. Cf. H. Bremond, Newman, essai de biographie psychologique, p. 378..

 

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en tirait la moelle et la substance pour en sustenter et nourrir son âme » (1). Sensibilité, prompte à s'émouvoir et qui se donne librement carrière sous la surveillance à peine sensible d'une très haute raison qui la règle sans la gêner.

Haute raison, disons-nous, et non pas simple bon sens. Bien que les jansénistes le traitent communément d'incapable, il n'était pas moins intelligent que le grand Arnauld. Moins livresque, sans doute, et moins docteur de Sorbonne, mais plus sérieux, plus fin, plus large et plus élevé. « Il avait l'esprit grand, posé, circonspect, capable de grandes choses et difficile à surprendre. Il n'entrait pas légèrement dans la connaissance des affaires, mais, lorsqu'il s'y appliquait sérieusement, il les pénétrait jusqu'à la moelle, il en découvrait toutes les circonstances petites et grandes, il en prévoyait les inconvénients et les suites ; et néanmoins, de peur de se tromper, il n'en portait pas jugement d'abord, s'il n'était pressé de le faire, et il ne déterminait rien qu'il n'eût balancé les raisons pour et contre, étant bien aise d'en concerter encore avec d'autres. Lorsqu'il lui fallait dire son avis,... il développait la question avec tant d'ordre et de clarté qu'il étonnait les plus experts » (2). Ainsi parle Abelly, docteur lui-même, mais que n'égare pas le préjugé sorbonique. « Pour moi, dit une visitandine, j'ai admiré souvent la profondeur de son esprit. Je ne sortais guère d'avec lui qu'avec un sentiment de la petitesse du mien, qui ne pouvait pénétrer jusqu'où il me semblait que le sien allait ; et ainsi, par la grandeur des lumières que j'apercevais en lui, sans qu'il les découvrit tout à fait — comme cela est bien vu ! — il me semblait que j'étais la plus pauvre et la plus incapable du monde » (3). Et qu'on ne dise pas que, resserré dans

 

(1) Abelly, op. cit., III, pp. 102-104.

(2) Ib., I, pp. 114-115.

(3) Ib., II. p. 414.

 

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l'étroit domaine des choses pratiques, la spéculation lui reste fermée. Qu'on lise plutôt sa lettre contre la Fréquente communion d'Arnauld. On a écrit des volumes sur ce sujet. Les cinq pages de Vincent de Paul disent tout, et avec une

vigueur de logique, une clairvoyance, une ironie tout à fait remarquables. Avec cela, une intelligence personnelle, généreuse, et pour ainsi dire, d'avant-garde. Quelque sujet qu'il aborde, il voit tout ensemble juste et grand. Ainsi, par exemple, dans son attitude envers les protestants. Ce qu'il pense à leur sujet, écrit un de ses récents biographes, « est original et touchant. Ce sont les abus de l'Eglise catholique qui ont servi de prétexte à la diffusion du protestantisme ; réformer l'Eglise, la rétablir dans sa sainteté, c'est enlever aux protestants leur raison d'être ; quand il n'y aura plus d'abus, théoriquement, il n'y aura plus de protestants. En attendant, il faut leur donner l'exemple de la vraie charité. Ce n'est pas en disputant contre quelqu'un qu'on arrive à le convertir, c'est en l'aimant et en lui faisant du bien. Il faut donner aussi l'exemple de la justice : les protestants la méritent comme les autres hommes... » (1). Voilà ce à quoi les Arnauld pensent rarement. C'est peut-être que, pour réaliser ces principes, il faut plus d'esprit que pour démontrer la Perpétuité de la foi. Il écrivait un jour à un de ses missionnaires, M. Grimal, qu'il avait envoyé dans une ville plus qu'à moitié protestante, et qui se trouvait de ce fait aux prises avec des difficultés particulières :

 

Il n'est pas expédient, monsieur, que nous nous mêlions des affaires séculières, quelque rapport qu'elles aient aux choses spirituelles... Ce dont nous nous mêlerons regardera les catholiques seulement, ou ceux de la religion seulement, ou le fait d'un catholique contre un huguenot. Or, de se mêler du fait d'un catholique contre un autre catholique, comme de solliciter M. le gouverneur (de Sedan ; c'était Fabert), ou les officiers de la justice, il semble qu'un coeur paternel ne peut pas en user de la

 

(1) Calvet, op. cit., p. 95.

 

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sorte à l'égard de ses enfants. Si c'est à l'égard de deux pers sonnes de la religion prétendue : Quid tibi et filiis Belial ? Et si c'est pour un catholique contre un religionnaire, que savez-vous si le catholique est bien fondé à demander en justice ce qu'il demande ? Il y a bien de la différence entre être catholique et être juste.

 

Axiome indiscutable, mais, pour se rallier pleinement à de semblables truismes, il faut parfois plus que du bon sens.

 

Quatrièmement, quand bien vous seriez assuré qu'il serait bien fondé en justice, pourquoi n'estimerez-vous pas que M. le gouverneur et les magistrats jugeront la chose en leur conscience, notamment quand elle ne regarde pas la religion ?... O monsieur Grimal, mon cher frère, que vous et moi serions de grands missionnaires, si nous savions animer les âmes de l'esprit de l'Evangile !... Je vous promets que c'est là le plus efficace moyen de sanctifier les catholiques, et de convertir les hérétiques..., et que rien ne peut tant les obstiner dans l'erreur et dans le vice que de faire le contraire...

 

Il sent bien toutefois que M. Grimal n'est pas encore convaincu :

 

Mais quoi ! me direz-vous, pourrai-je voir un catholique oppressé par un de la religion , sans m'employer pour lui ? Je réponds que cette oppression ne sera pas sans quelque sujet, et qu'elle se fera, ou pour quelque chose que le catholique devra au huguenot, ou pour quelque injure ou quelque dommage qu'il lui aura fait ; or, l'un de ces cas posé, n'est-il pas juste que le huguenot en demande raison en justice ? Le catholique est-il moins justiciable pour être catholique ?.., Oui, mais les juges sont de la religion. — Il est vrai, mais ils sont aussi jurisconsultes et jugent selon les lois, les coutumes et les ordonnances ; et, outre leur conscience, ils font profession d'honneur !... M. le gouverneur est plus clairvoyant en sa charge que vous et moi (1).

 

Arnauld aurait admis difficilement la bonne foi de ses adversaires catholiques ; Vincent de Paul, au contraire,

 

(1) Lettres, I, pp. 468-471

 

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s'en rapporte loyalement à la « conscience » de magistrats huguenots, et, ce faisant, il ne montre pas seulement plus de noblesse que le docteur, mais encore plus d'intelligence, au sens élevé de ce mot. Cette admirable, cette unique lettre n'a rien non plus qui rappelle la courte sagesse du paysan. On voit bien du reste que Vincent ne suit pas aveuglément les généreux instincts de son coeur : il pèse mûrement tout ce qu'il dit, et il donne ses raisons. C'est un casuiste, mais magnanime, un bon esprit et un grand esprit. Ainsi encore, dans le beau passage qu'on va lire, et où, sous une forme très simple, se trouvent habilement ramassés des arguments décisifs :

 

Travaillons humblement et respectueusement. Qu'on ne défie point les ministres en chaire ; qu'on ne dise point qu'ils ne sauraient montrer aucun passage de leurs articles de foi dans la sainte Ecriture, si ce n'est rarement et dans l'esprit d'humilité et de compassion ; car autrement Dieu ne bénira point notre travail. L'on éloignera les pauvres gens de nous ; ils jugeront qu'il y a eu de la vanité en notre fait et ne nous croiront pas. L'on ne croit point un homme pour être bien savant, mais parce que nous l'estimons bon et l'aimons. Le diable est très savant, et nous ne croyons pourtant rien de ce qu'il dit, parce que nous ne l'aimons pas. Il a fallu que Notre-. Seigneur ait prévenu de son amour ceux qu'il a voulu faire croire en lui. Faisons ce que nous voudrons ; l'on ne croira jamais en nous si nous ne témoignons de l'amour et de la compassion à ceux que nous voulons qui croient en nous...

 

et toujours attentif à ménager les susceptibilités du prochain,

 

Je ne vous dis pas ceci, monsieur, pour ce que j'ai su que vous ayez fait le mal que je dis, mais afin que vous vous en gardiez (1).

 

Aujourd'hui même, si elles ne portaient pas la signature d'un saint, ces lettres paraîtraient hardies à quelques-uns et d'un libéralisme inquiétant (2). A combien plus forte raison,

 

(1) Ceste, op. cit., p. 17.

(2) Je n’ai pas besoin de dire que son libéralisme n'empêchait aucunement Vincent de Paul de veiller avec la plus vive sollicitude sur les intérêts de la foi et de la discipline. Son attitude en présence du jansénisme le montre bien. Il s'agissait là d'une faction commençante, et que l'on pouvait encore espérer de réduire. Principiis obsta. Qu'on remarque bien aussi que, pour cette croisade coutre les jansénistes, il ne propose pas de mesures violentes. Il recommande seulement aux évêques la vigilance, la fermeté, l'union. Il n'approuvait certainement pas ceux des polémistes orthodoxes qui envenimèrent si fâcheusement la querelle. « Faut-il que les missionnaires prêchent contre les opinions du temps..., qu'ils s'entretiennent, qu'ils disputent, attaquent et défendent à cor et à cri les anciennes opinions ? Ah! Jésus, Monsieur, nenni ! Voilà comme nous en usons : jamais nous ne disputons de ces matières, jamais nous n'en prêchons...  Quoi donc ! me direz-vous, défendez-vous qu'on dispute sur ces matières ? Je réponds que oui » (Calvet, op. cit., p. 128). Au reste, le prochain volume nous donnera l'occasion de revenir sur ce point et sur les relations entre Vincent de Paul et Saint-Cyran. Il est pour moi quasi certain que si l'on avait laissé au saint, et à lui seul, la conduite de l'affaire, cette fronde religieuse n'aurait pas duré plus longtemps que l'autre. Dans les récentes études sur la Cabale des dévots, il a été beaucoup parlé de notre saint, que plusieurs ont regardé comme l'homme à tout faire, de la Compagnie. On trouvera sur ce point tous les éclaircissements désirables dans un excellent travail de M. P. Coste, Saint Vincent de Paul et la Compagnie du Saint-Sacrement, Bulletin de... l'Institut catholique de Toulouse, octobre, 1917.

 

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auraient-elles scandalisé les controversistes de ce temps-là (1635)? Si humble et si défiant de lui-même, comment ose-t-il se dresser ainsi contre les maîtres de l'heure ? Son excuse est toute trouvée. Il tient que l'Evangile juge les docteurs eux-mêmes, et que les docteurs eux-mêmes doivent se régler sur l'Évangile. Cela, dit-il, « vous paraîtra rude, mais que voulez-vous ? » On l'avait consulté sur la conduite que devait suivre un évêque vis-à-vis des réguliers de son diocèse :

 

Je pense, répond-il, qu'on ferait bien de traiter avec eux, comme Notre-Seigneur avec ceux de son temps, qui est de leur montrer d'abord comme lui, par exemple, comment ils doivent vivre; car un prêtre doit être beaucoup plus parfait qu'un religieux comme tel, et beaucoup plus un évêque...

 

Saluons au passage cette doctrine bérullienne (1).

 

 

(1) Cf. à ce sujet, une observation intéressante de sainte J. de Chantal. Vincent de Paul avait naturellement parlé à la sainte de l'Institut qu'il venait de fonder. Elle avait dû lui écrire là-dessus. Il répond : « Votre charité me dit que nous aspirons à joindre la perfection ecclésiastique et la religieuse ensemble » (Lettres, I, p. 341). C'était bien cela en effet, mais, ce faisant, Vincent de Paul imitait Bérulle.

 

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Notre-Seigneur leur parla ce langage (de l'exemple) trente ans durant; après cela, il leur parla doucement et charitablement, et enfin fermement, sans pourtant user contre eux de suspension, d'interdiction, d'excommunication.. Or, j'ai une parfaite confiance qu'un prélat qui en usera de la sorte profitera plus à ces sortes de personnes que toutes les censures catholiques ensemble... Ce que je vous dis, monsieur, vous paraîtra rude, mais, que voulez-vous? J'ai de si grands sentiments des vérités que Notre-Seigneur nous a enseignées de parole et d'exemple, que je ne puis que je ne voie que tout ce qu'on fait selon cela réussit toujours parfaitement bien, et les pratiques contraires, tout au contraire...

On fera bien des règlements, on usera de censures, on privera de confesser, de prêcher et de quêter, mais, pour tout cela, on ne s'amendera jamais, et jamais l'empire de Jésus-Christ ne s'étendra ni ne se conservera dans les lunes par là. Dieu a d'autres fois armé le ciel et la terre contre l'homme. Hélas ! qu'y a-t-il avancé? Eh ! n'a-t-il pas fallu enfin qu'il se soit abaissé et humilié devant l'homme, pour lui faire agréer le doux joug de son empire et de sa conduite? Et ce qu'un Dieu n'a pu l'aire avec sa toute-puissance, comment le fera un prélat avec la sienne (1)?

 

On répétera qu'il est infiniment bon. Je le sais bien, mais je voudrais qu'il fût permis de dire qu'il a aussi l'intelligence de sa bonté, entendant par là qu'il n'a pas moins d'esprit que de coeur, ou, si l'on veut, que le coeur, cher lui, élève l'esprit, comme aussi bien l'esprit élève le coeur. Parmi les prélats dont Vincent de Paul condamne la méthode, il s'en trouve qui ne manquent pas de bonté, mais seulement d'imagination et d'intelligence. Lorsqu'il leur arrive de laisser la houlette du bon pasteur et de prendre la verge d'airain, ils ne comprennent pas toujours ce qu'ils

font.

 

Je viens enfin au trait le plus subtil d'une physionomie déjà si complexe, à la singulière nuance qui se mêle à

 

(1) Lettres, 1, pp. 278-279. La lettre est adressée à Abelly, et le prélat qu'il s'agissait d'éclairer est Me Fouquet, alors évêque de Bayonne, un des grands amis de Vincent de Paul.

 

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tant de nuances, et qui les rehausse tout en paraissant Ies voiler. Malheureusement les termes qui nous seraient ici nécessaires nous manquent (1). Essayons l'anglais. Nos voisins appellent humbug les diverses formes du mensonge inconscient, et notamment l'état d'esprit d'un homme qui prend au sérieux et au solennel ce qui ne l'est pas ; le mot se dit aussi des attitudes et des phrases par où se manifeste cet état d'esprit. Aussi bien que M. Prudhomme, un homme de génie peut être, à certains moments, un humbug, et si la décence me le permettait, j'en citerais plusieurs qui donnent peu ou prou dans ce ridicule. Or Vincent de Paul est exactement le contraire d'un humbug, il l'est même deux fois, et par vertu, comme les saints authentiques, et par un don premier de nature qui n'a pas été accordé à tous les saints. Les panégyristes vantent son humilité ; ils ont raison, mais ils devraient ajouter que cette vertu lui était comme naturelle, plus encore que la tendresse du coeur. Humble et jusqu'à l'héroïsme, le P. Lacordaire, qui, sentant les fumées de l'orgueil lui monter au cerveau, se traîne dans la poussière sous les pieds d'un frère convers. Il avait besoin qu'on lui rappelât son néant. Vincent de Paul au contraire, même avant de se convertir : son premier, son vingtième et son dernier mouvement est de se moquer de lui-même. Je ne lui en fais pas un mérite. Se regarder comme un être au-dessus du commun, attacher une importance quelconque à ce qui lui appartient en propre, lui paraîtrait simplement bouffon. Voici, entre vingt exemples qui s'offrent à nous, cette disposition, prise sur le vif. Dans un de ses extraordinaires serinons, saint Vincent Ferrier avait assuré que Dieu, pour la fin des temps, préparait à l'Eglise une congrégation nouvelle qui éblouirait et transformerait le monde. Capucins, jésuites, oratoriens, on ne sait pas au juste. D'après quelques-uns, l'ange

 

(1) Les expressions qui pouvaient nous aider ne sont pas du beau langage, ainsi : « croire que c'est arrivé » ; « se monter le... », etc., etc.

 

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annoncé par le grand thaumaturge, serait Grignion de Montfort. Et pourquoi pas notre M. Vincent et ses missionnaires? Le bruit en avait couru, accueilli sans doute par de jeunes lazaristes avec un empressement excusable, tant qu'enfin, M. Vincent estimant nécessaire de couper court à cette illusion, déclara bien haut« que celui-là serait fou qui s'imaginerait que la Compagnie était celle dont a prophétisé saint Vincent Ferrier » (1). « Fou » en dit assez long déjà, mais que n'étions-nous là pour savourer la mimique narquoise, horrifiée et amusée à la fois qui accompagna ce mot; les sourcils, les yeux, les bras, tout le corps amplifiant, bafouant l'absurdité d'une semblable hypothèse ?

Dans une des conférences de la Mission,

 

un frère clerc qui répétait son oraison vint à dire qu'il s'était un peu plus tenu coi, pour écouter Dieu qui lui parlait au coeur. M. Vincent le reprit... « Ce mot que vous venez de dire : «J'ai écouté Dieu », est un peu rude. Mais il faut dire : je me suis tenu en la présence de Dieu, pour écouter s'il plairait à Dieu de m'inspirer quelque bonne pensée (2).

 

En d'autres termes, il faut éviter jusqu'à l'apparence du humbug dévot, fuir tout ce qui pourrait, de près ou de loin, donner aux autres une haute idée de nous-mêmes; que l'on parle ou que l'on se taise, que l'on prêche ou que l'on écrive, seul ou en public, se mépriser avec allégresse (3). Et c'est pour cela, j'imagine, qu'oubliant son indulgence habituelle, il a traité le grand Arnauld avec une sévérité agacée, presque méprisante. De tout son bon sens, de tout son humour, de tous ses nerfs, il se dresse contre la suffisance solennelle et tranquille, contre le humbug du personnage :

 

(1) Avis et Conférences, 10.

(2) Avis et Conférences, p. 78.

(3) Cf., à ce sujet, les idées de Vincent de Paul sur l'éloquence de la chaire. « Bien prêcher, c'est se prêcher soi-même et non pas Jésus-Christ». Cf. Montmorand, op. cit., pp. 10, seq. et l'Abrégé de la méthode de prêcher, ap. Calvet, op. cit., pp. 237-264.

 

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Et quand on fermerait les yeux à toute considération, pour remarquer seulement ce qu'il dit, en plusieurs endroits, des dispositions admirables sans lesquelles il ne veut pas qu'on communie, se trouvera-t-il homme sur la terre qui ait si bonne opinion de sa vertu, qu'il se croie en état de pouvoir communier dignement ? CELA N'APPARTIENT QU'A M . ARNAULD, qui, après avoir mis ces dispositions à un si haut point qu'un saint Paul eût appréhendé de communier, ne laisse pas de se vanter par plusieurs fois, dans son apologie, qu'il dit la messe tous les jours (1).

 

De là venait citez lui le besoin, la manie de se déprécier à outrance. « Il aurait pu sembler à quelques esprits, écrit son biographe..., qu'il disait trop de mal de lui-même et trop de bien d'autrui. Il est vrai qu'il a paru un peu singulier » en cela (2). Singulier, eh ! je le crois bien; mais lorsqu'il se donne du pauvre homme, du misérable, de l'ignorant ou du paysan, Vincent de Paul est absolument sincère. Quant au ridicule qu'il peut y avoir à parler ainsi de soi, il le réalise pleinement, et il le veut. II sait que plusieurs qui se croient de lins psychologues le jugeront affecté. Ainsi d'un homme d'esprit, déconcertant ou irritant ceux qui l'écoutent par des assertions qui paraissent invraisemblables et qui livrent néanmoins toute sa pensée. Qu'on le prenne ou non au mot, il atteint son but. Les uns penseront qu'après tout, M. Vincent se rend justice à lui-même, et regretteront qu'un si brave homme n'ait pas fait de meilleures études ; les autres lui reprocheront ses grimaces d'humilité. Notez-bien d'ailleurs que, lorsque l'on médit de soi, on risque toujours d'être cru sur parole. J'ai déjà rappelé que, par la gravité et la distinction de son allure, par la puissance de son esprit, et par le noble rayonnement de toute sa personne, il était de ces hommes qui s'imposent en dépit

 

(1) Calvet, op. cit., p. 236. Nous retrouverons ce texte quand nous étudierons la psychologie d'Arnauld. Cf. L'Ecole de Port-Royal, pp. 291, 2.

(2) Abelly, op. cit., 1, p, 117.

 

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d'eux-mêmes, qui forcent le respect et l'admiration. Pour ne l'estimer ni médiocre, ni vulgaire, ni chétif, il suffisait de le voir. Mais une fois mort, le souvenir bientôt légendaire de ce qu'il avait fait ou dit pour ruiner son propre prestige a servi de caution « à ceux qui, pour des motifs que nous ne voulons pas examiner, se sont efforcés de le représenter comme un esprit borné, un homme plus dévot qu'éclairé, qui mit, dans sa conduite et dans ses vues, plus de zèle que de lumière » (1). Sa Compagnie elle-même a cédé à la contagion. Ils exaltent sa charité et ses vertus; ils n'osent parler de son génie. Les oeuvres complètes de Vincent de Paul — lettres, conférences aux P. P. de la Mission et aux Filles de la Charité — huit gros volumes, riches de doctrine, pétillants d'humour, et où je n'ai pas rencontré une seule ligne banale — chose unique dans une collection de ce genre — aujourd'hui encore, ces oeuvres complètes ne se trouvent pas dans le commerce. On les communique aimablement, je le sais, aux étrangers qui poussent la curiosité jusqu'à vouloir en prendre connaissance, mais le grand public les ignore. En vérité, certaines congrégations religieuses ont une bizarre façon d'honorer leurs fondateurs. Les eudistes ont laissé dormir pendant deux siècles la plupart des ouvrages du P. Eudes ; le chef-d'oeuvre de Grignion de Montfort, une merveille, comme nous verrons, a été trouvé, manuscrit, dans un grenier, sous le règne de Louis-Philippe; en 1918, Vincent de Paul circule sous le manteau. Le trouve-t-on si inférieur à tant d'écrivains lamentables qui encombrent la librairie catholique? Ce n'est pas qu'on veuille le placer au rang des Docteurs et des chefs d'école. En matière proprement religieuse, il n'est que le disciple de François de Sales, et plus encore de Bérulle ; mais quelle gloire pour ce dernier d'avoir façonné la vie

 

(1) Les siècles chrétiens ou Histoire du Christianisme... par M. l'Abbé X (Ducreux), Paris, 1777, IX, pp. 3o3, 3o4.

 

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intérieure d'un si grand homme, et, pour l'école française, de compter Vincent de Paul parmi ses représentants les plus authentiques ! (1).

II. Pendant les premières années qui ont suivi son ordination sacerdotale, saint Vincent de Paul est un prêtre assez ordinaire. Une foi très vive, semble-t-il, une piété convenable ; rien de plus (2). Sa conversion à la sainteté à dû s'ébaucher vers 161o; en 162o, elle paraît achevée. Nous ne connaissons malheureusement ni les étapes, ni, si l'on peut dire, le mécanisme de cette transformation mémorable. On inclinerait volontiers à croire que son bon coeur aura contribué plus que tout le reste à le détacher de son intérêt propre, à lui faire accepter une existence de dévoûment et de sacrifice. Gardons-nous néanmoins de prendre la cause pour l'effet. Ce n'est pas l'amour des hommes qui l'a conduit à la sainteté ; c'est plutôt la sainteté qui l'a rendu vraiment et efficacement charitable ; ce ne sont pas les pauvres qui l'ont donné à Dieu, mais Dieu, au contraire, qui l'a donné aux pauvres. Qui le voit plus philanthrope que mystique, qui ne le voit pas avant tout mystique, se représente un Vincent de Paul qui ne fut jamais.

Il était d'ailleurs beaucoup moins réfractaire que plusieurs ne semblent le croire à l'initiation mystique. Sensé,

 

(1) On m'assure que le savant M. Ceste nous donnera prochainement une édition complète et critique des oeuvres du saint.

(2) M. de Montmorand l'a fort bien vu : « Il ne faudrait pas, écrit-il, s'imaginer Vincent comme un de ces saints de vitrail, la tête, dès le berceau, nimbée d'une auréole... Vincent est un être en chair et en os, qui n'a cessé d'évoluer... On ne lui voit, au début, que des vues étroites et des ambitions bornées ; c'était, suivant sa propre expression, un homme de «petitepériphérie ». Quand, en 1605, il hérite de cette bonne dame de Toulouse et qu'il poursuit jusqu'à Marseille un débiteur récalcitrant, on s'étonne de le trouver si ardent à défendre son droit ; mais il n'avait alors d'autre souci que de payer de petites dettes. Plus tard, quand, après sa captivité à Tunis, il est emmené à Rome (16o7) par le cardinal Montorio, il ne se préoccupe guère que de se maintenir en faveur auprès du prélat — fût-ce à titre de montreur de curiosités— et d'obtenir par sa protection, « quelque honnête bénéfice qui lui assurera l'indépendance ». Il n'y a rien, à coup sûr, de répréhensible dans cette attitude, mais rien non plus qui annonce et fasse prévoir le saint ». Op. cit., pp. 13, 14.

 

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positif, et si l'on veut, assez terre à terre, ce paysan landais se faisait peu d'illusions sur les choses d'ici-bas. La malice, tout ensemble affectueuse et narquoise, de son regard est d'un homme qui n'a pas dû attendre la vieillesse pour sentir le néant de tout. Nous avons déjà dit que de bonne heure, il se moquait de lui-même. Les autres hommes ne lui en imposaient pas davantage. Sa vie, longtemps vagabonde, lui avait donné l'occasion de beaucoup voir, et il avait de bons yeux qui ne s'arrêtaient pas à la surface des âmes. Les théologiens de Salamanque ou de Toulouse, le vieux magicien fanatique de Tunis qui possédait et qui lui avait appris l'art de transmuer les métaux, puis la Rome des papes, puis, à Paris, une reine retraitée — et quelle reine —, vingt nobles familles, et le roi lui-même, aucune de ces grandeurs d'esprit ou de chair n'avait réussi à l'éblouir. S'il en eût été besoin, elles l'auraient plutôt confirmé dans ce pessimisme tranquille et souriant qui faisait dès lors sa philosophie. Profondément respectueux envers les puissances établies, comme l'est tout paysan, et comme il faut l'être pour arriver, il salue très bas, trop bas peut-être, la robe des docteurs et les insignes des autres principautés, mais, pour la sottise, la bassesse et les misères que voilent souvent ces oripeaux magnifiques, il les connaît toutes à fond. Aussi ne désire-t-il pour lui-même aucune des dignités auxquelles il aurait pu prétendre. Une modeste prébende, qui lui permette de vivre en paix dans son pays natal, d'assister ses parents, d'élever ses neveux et nièces, de secourir les malheureux de la paroisse, il n'attend guère que cela de sa diplomatie déférente et caressante. Parfois même l'ennui le prend et il quitte les Gondi pour un pauvre village, où il retrouvera sans doute l'universelle vanité, mais non pas fardée et grandiloquente comme dans les villes. Je ne prétends pas du tout qu'il poursuive déjà l'unique réalité ; mais enfin il tourne le dos aux ombres et aux images. La route est libre entre lui et Dieu.

 

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C'est à Paris néanmoins que se fera l'heureuse rencontre, à Paris qui, dès ce temps-là, commençait, ou plutôt continuait à se peupler de saints. Vincent de Paul ne

se convertira pas dans la solitude, qui peut-être lui aurait seulement prêché une sérénité égoïste. Très humain, très impressionnable à tout ce que disent, font ou souffrent ses frères humains, il a besoin du commerce des hommes pour

s'épanouir, même à la vertu. Ainsi du reste saint François de Sales, et peut-être saint Augustin, mais non pas l'auteur de l'Imitation. Des natures comme la sienne

s'émeuvent tour à tour de dégoût et d'admiration avec une vivacité prodigieuse.

 

Ah! si vous aviez vu, dira-t-il un jour (1659), la diversité des cérémonies de la messe, il y a quarante ans, elles vous auraient fait honte... Il n'y avait rien de si laid au monde... Quelques-uns commençaient la messe par le Pater noster, d'autres prenaient la chasuble entre les mains et disaient : Introïbo, puis ils mettaient sur eux cette chasuble. J'étais une fois à Saint-Germain, où je remarquai sept à huit prêtres qui dirent la messe tout différemment.

 

Il n'avait alors qu'une ferveur assez commune ; mais une messe dite vaille que vaille, est une laideur qui le fait souffrir. Les bons exemples ne le touchent pas moins : Si vous voyiez messieurs de la Sorbonne, comme ils font leur récréation ensemble! Cela est si beau ! Ils ont une allée où ils se promènent trois à trois, et s'entretiennent ainsi..., cordialement, doucement, et respectueusement (2).

 

Ou encore, et avec plus d'émotion :

 

Ah! Sauveur de mon âme, nous voyons les Chapitres qui n'ont pas leurs maisons proches de l'Eglise comme nous, qui vont à matines, puis retournent chez eux; vont ensuite aux petites heures, à la grand'messe, vont et retournent

 

(1) Avis et Conférences, p. 453.

(2) Ib., p. 109.

 

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incessamment... Dirai-je, à notre confusion, qu'il y a onze ou douze des chanoines de Notre-Dame qui vont toujours à matines à minuit; et ils n'y manquent jamais, s'ils ne sont malades. Des chanoines de Notre-Dame, des premiers dans un Chapitre qui est composé de personnes de très grande condition, se lèvent à minuit ! M. de Ventadour ! le duc de Ventadour ! est toujours levé pour aller à minuit à matines! Un prêtre anglais, il se nomme... Je ne me souviens pas bien de son nom... Enfin, il y en a douze qui ne manquent jamais, excepté quand ils sont incommodés (1).

 

Il devenait Parisien au moment même où la renaissance religieuse que nous racontons, s'amorçait, s'annonçait déjà de bien des côtés, émouvante révélation pour un homme qui ne connaissait encore le monde spirituel que par le dehors, et qui n'en soupçonnait pas les merveilleuses beautés. Ici encore, on peut être assuré qu'il aura regardé de tous ses yeux, écouté de toutes ses oreilles, discernant le snobisme dévot des uns, le sérieux intense des autres. Vers ce même temps (1611, 1612), François de Sales se mettait aussi à la même école, curieux et avide comme Vincent, mais bien plus avancé que lui dans les voies spirituelles, au reste, moins disciple, plus original et plus puissant. Ni son génie ni sa grâce ne lui permettaient de se modeler avec une entière docilité sur l'âme d'autrui. Les mystiques Parisiens l'ont stimulé plutôt que formé, ils l'ont aidé à se découvrir enfin lui-même, à prendre conscience de sa doctrine et de sa mission. Vincent de Paul leur doit beaucoup plus. Il avait presque tout à apprendre, et, d'un autre côté, une facilité étonnante à revêtir soit les manières, soit la doctrine, soit enfin les dispositions intérieures des modèles qu'il se choisissait. Ce qu'il admet, ce qu'il sent devoir lui être bon, il le reproduit en lui-même, avec cette souplesse et cette exactitude d'assimilation que nous avons déjà remarquées chez lui, et qu'on retrouve aujourd'hui encore chez le

 

(1) Avis et Conférences, p. 602.

 

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paysan des Landes. Si l'on ne prend pas garde à cette curieuse puissance de mimétisme, on s'expliquera difficilement le développement religieux de Vincent de Paul.

Il s'est très certainement façonné, du mieux qu'il a pu, sur François de Sales, qu'il a connu de près, qu'il a compris aussi bien que personne, et que Mme de Chantal acheva de lui révéler. Mais, de tous ses modèles spirituels, c'est bien, je crois, M. de Bérulle qui a fait sur lui l'impression la plus profonde. « Un des plus saints hommes que j'ai connus, disait-il, c'est M. le cardinal de Bérulle » (1). Il s'arme souvent de son autorité ou de son exemple :

 

Il faut étudier en sorte que l'amour corresponde à la connaissance, particulièrement pour ceux qui étudient en théologie, et à la manière de M. le cardinal de Bérulle, lequel, aussitôt qu'il avait conçu une vérité, se donnait à Dieu, ou pour pratiquer telle chose, ou pour entrer dans tels sentiments... Et par ce moyen, il acquit une sainteté et une science si solides qu'à peine en pouvait-on trouver une semblable (2).

 

Un autre jour :

 

Il y a deux manières de connaître la vérité : 1° par simple élévation à Dieu; 2° par raisonnement. Deux raisons ou trois font à la nature de la chose ; les autres embrouillent. M. de Bérulle, entre ses résolutions, avait (celle de chercher la lumière)... par élévation à Dieu. Autrement, on perd beaucoup de temps (3)...

 

Il va droit au Bérulle le plus profond, ruais sans négliger l'autre, sur lequel il nous a conservé des détails charmants :

 

Il est naturel de prier ; nous voyons que les petits enfants le font avec joie, et Dieu prend un singulier plaisir dans leurs petites prières. M. le cardinal de Bérulle en faisait tant d'estime

 

(1) Avis et Conférences, p. 35.

(2) Ib., p. 25.

(3) Conférences, II, pp. 269-27o

 

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que, quand il trouvait des enfants, il leur conduisait la main, afin qu'ils lui donnassent leur bénédiction (1).

 

Mais, qu'il le cite ou non, il est plein de lui. Cela se voit à chaque page des lettres ou des conférences. Ainsi pour le théocentrisme bérullien :

 

 

Voilà quel était l'esprit de Notre-Seigneur, duquel nous devons être revêtus, et qui consiste, pour le dire en un mot, à avoir toujours une grande estime et un grand amour pour Dieu... Cette estime doit nous faire anéantir en sa présence, et nous faire parler de sa suprême majesté avec de grands sentiments d'humilité, de respect et de soumission ; et à mesure que nous l'estimerons, nous l'aimerons (2).

 

Aux Filles de la Charité :

 

Il y a beaucoup de communautés qui ne regardent que l'intérêt de la communauté, car cela est si grand qu'il enserre avec soi celui de Dieu ; mais, pour moi, mes filles, j'estime que l'intérêt de Dieu mérite bien d'être regardé avant tout autre; et il me semble que de là, on aura une connaissance plus claire du reste (3).

 

Ici, comme on le voit, l'homme d'oeuvres, le grand organisateur, confirme, par son expérience, les principes tout mystiques du maître. Même dans l'ordre pratique,

le théocentrisme devient ainsi la règle suprême de la méthode : « De là, on aura une connaissance plus claire du reste ». C'est pour la même raison que, travaillant à for-

mer les Filles de la Charité, il leur montrera, non pas seulement les malheureux qui les appellent, mais encore et avant tout les « rapports » qu'elles doivent avoir à la

Sainte-Trinité » :

 

Car, voyez-vous, mes filles, qui dit charité, dit Dieu : vous

 

(1) Conférences, II, p. 362.

(2) Avis et Conférences, pp. 335-336.

(3) Conférences, II, p. 297.

 

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êtes filles de la Charité, donc vous devez... vous former à l'image de Dieu (1).

 

Naturellement porté au mépris de soi, il n'a pas eu non plus la moindre peine à s'assimiler le pessimisme augustinien, non pas, comme on l'a dit, des jansénistes, mais bien de Bérulle. Avec la même conviction que son maître, mais avec beaucoup plus d'humour, il ne trouve dans l'homme « que péché, ordure et vilenie » :

 

Oui, disait-il à ses missionnaires, après que chacun se sera bien examiné sur la corruption de sa nature, sur la légèreté de son esprit, les ténèbres de son entendement, le désordre de sa volonté, et l'impureté de ses affections ; après que nous aurons pesé, au poids du sanctuaire, nos oeuvres et nos productions, nous trouverons que tout cela est digne de mépris... Que peut-on attendre de la faiblesse de l'homme? Le néant. Que peut-il produire ? Le péché. Que peut-il faire et que sommes-nous autre chose ? (2)

 

 

D'où il suit qu'il n'y a de salut pour nous que dans une adhérence constante aux états, à la vie même du Verbe incarné : « La grandeur de son amour envers ce divin objet, écrit Abelly... s'étendait à tous les états de sa vie mortelle et glorieuse, pour lui rendre en chacun de particuliers hommages, et surtout pour tâcher d'exprimer en soi-même les traits de ses admirables vertus » (3). « Tous

les états » du Christ, y compris les plus mystiques, les plus intérieurs, je veux dire ceux qui ont un rapport moins immédiat à l'action :

 

Honorez toujours Notre-Seigneur à l'état inconnu de Fils

 

(1) Conférences, Il, p. 3o1. Il va sans dire que Vincent de Paul. comme Bérulle et tous les mystiques, est pour l'amour désintéressé : « Aimer Dieu est vouloir du bien à Dieu, pour l'amour de lui-même » Ib., p. 25o.

(2) Textes cités par M. de Montmorand, op. cit., pp. 19-21. « Voilà, conclut l'auteur, un pessimisme qui rappelle, d'assez près le pessimisme janséniste ». Non. Logiquement et du reste chronologiquement, c'est bien plutôt le pessimisme janséniste qui rappelle, en l'exagérant, celui de Bérulle et de Vincent de Paul. Nous traitons cette question au commencement de notre volume sur Port-Royal,

(3) Abelly, op. cit., III, p. 116.

 

253.

 

de Dieu (1)... C'est là notre centre... Honorons particulièrement le divin Maître dans la modération de son agir. Non, il n'a pas voulu faire toujours tout ce qu'il a pu, pour nous apprendre à nous contenter, lorsqu'il n'est pas expédient de faire tout ce

nous pourrions faire (2).

 

Et même dans le Christ agissant, prêchant, semant les miracles, c'est encore et avant tout le Christ intérieur qui doit vous occuper :

 

Il faut nous souvenir de la grande multitude qui suivait Notre-Seigneur, et du petit nombre qui persévéra auprès de lui. Je dis qu'il nous en faut souvenir, pour honorer l'état de son divin intérieur en ces rencontres (3).

 

C'est pourquoi,

 

les prêtres de la Mission qui sont à l'armée... honoreront le silence de Notre-Seigneur aux heures accoutumées (4).

 

Il avait, nous dit-on, une dévotion particulière à «Jésus-Christ anéanti » (5), ou encore à la « tranquillité » de Jésus.

 

Pour Dieu, mademoiselle, que votre coeur honore la tranquillité de celui de Notre-Seigneur, et il sera en état de le servir (6).

 

Ces mêmes vues mystiques l'inspirent et le soutiennent dans la pratique des oeuvres :

 

Ne sommes-nous pas bien heureux, mes frères, d'exprimer au naïf la vocation de Jésus-Christ ? Car qui est-ce qui exprime mieux la vie que Jésus a tenue sur la terre que les missionnaires (7)?

 

(1) Lettres, I, p. 121.

(2) Abelly, op. cit., III,pp. 118-119.

(3) Lettres, I, p. 418.

(4) Abelly, op. cit., I, p. 231.

(5) Collet, cité par l'abbé Boudignon, op. cit., p. 169.

(6) Lettres, I, p. 169, cf. la très belle lettre à Mlle Le Gras, Calvet, op. cit., pp. 42-43.  « Honorez-donc la tranquillité de la sainte Vierge ».

(7) Avis et Conférences, p. o.3

 

254

 

Ou encore :

 

Le dessein de Dieu sur vous est grand, tendant à vous faire exercer,

 

quoi donc ? La philanthropie ? Non, mais

 

l'office de Jésus-Christ sur la terre (1).

 

Lors donc que vous allez visiter un malade, ce doit être en union, et pour honorer semblable action que Notre-Seigneur a faite sur la terre (2).

 

D'où lui viennent ces dispositions, d'où ce lexique très particulier, sinon de Bérulle ? Et si nous ne le trouvions en toutes lettres dans les oeuvres de Vincent de Paul, qui n'attribuerait au chef de l'école française le beau texte subtil que je vais citer? Il s'agit d'un missionnaire qui s'ouvre avec peine à son supérieur :

 

Quant à la difficulté que vous faites de vous communiquer à M. Watebled, il est à propos que vous fassiez effort pour vous surmonter...,

 

parce que votre supérieur doit vous représenter Dieu lui-même, dirait un jésuite. Oui, ajoute l'école française, mais aussi,

 

en vue de la communication que le Fils de Dieu a eue avec la sainte Vierge et saint Joseph, et, depuis, avec les apôtres, même avec les scribes (3).

 

On ne saurait pousser le mimétisme plus loin. Si je ne m'abuse, il y a même dans ce dernier texte une je ne sais quelle gaucherie qui trahit l'esprit disciple. Condren et M. Olier se sont assimilé la doctrine de leur maître avec plus d'indépendance, et sans manquer jamais à leur propre grâce. Mais cet excès même montrerait avec quelle

 

(1) Lettres, II, p. 233.

(2) Conférences, I, p. 194.

(3) Lettres, V, p. 233.

 

255

 

rigidité d'obéissance, Vincent de Paul a voulu soumettre sa vie intérieure à la direction de Bérulle. Bien que très profondément marquée, elle aussi, par le théocentrisme bérullien, sa dévotion de fond, si je puis dire, serait peut-être d'admirer les voies particulières de la Providence, et de s'abandonner, les yeux fermés, à la divine conduite. Dans la plupart des textes que je viens de citer, il répète une leçon, d'ailleurs admirablement apprise; le voici maintenant, quand il n'écoute plus que lui-même :

 

Eh! qui eût jamais pensé qu'il y eût des Filles de la Charité, lorsque les premières vinrent pour servir les pauvres dans quelques paroisses de Paris ? O mes filles, je n'y pensais pas ; votre soeur servante (Mlle Legras) n'y pensait pas non plus, ni M. Portail. C'est donc Dieu qui y pensait pour vous (1).

 

C'est là son refrain constant, et tout lui est une occasion de le répéter :

 

Notre petite soeur Marguerite Laurence, qui alors servait les pauvres de Saint-Laurent, dit qu'ayant envie de regarder quelques jeux et sottises, en passant par la foire pour aller voir ses malades, elle prit la croix de son chapelet et se mit à dire : O mon Dieu, il vaut bien mieux vous regarder que les folies du monde!

— Oh! Dieu vous bénisse, ma fille! C'est ainsi qu'il faut faire. Pensez-vous, mes chères soeurs, que cette action soit peu de chose?

 

Vivement ému et transporté par les quelques paroles de la petite soeur, qu'on suive les bonds lyriques de sa pensée :

 

Elle a pénétré jusque dans les cieux, elle est allée jusqu'à Dieu... Cela ne vous touche-t-il pas le coeur lorsque vous avez ces pensés? Quoi! moi qui ne suis qu'une pauvre fille des champs, Dieu m'a choisie pour une oeuvre si sainte, et il a laissé passer ma mère, tous mes autres parents, et tant de personnes

 

(1) Conférences, I, pp. 48, 49.

 

256

 

du même village, et il a voulu que Jeanne, Geneviève, Marie, et d'autres qu'il a choisies, lussent les pierres fondamentales de cet Institut ! Oh! grande grâce ! Oh! conduite de la divine Providence, soyez à jamais bénie (1) !

 

Mais, chez lui, si riche, si complet, lyrisme et méthode, contemplation et action, théorie et pratique, se tiennent, se pénètrent, semblent se confondre. Naturellement sage et posé, il le sera plus encore pour mieux s'adapter à la marche ordinaire de la Providence : « M. Vincent était lent et tardif dans les affaires, et par nature, et par maxime de vertu : par nature, à cause que son grand entendement lui fournissait diverses lumières sur un même sujet, qui le tenaient quelque temps en suspens et comme irrésolu ; par maxime de vertu, d'autant qu'il ne voulait pas, pour user de son mot ordinaire en cette matière, enjamber sur la conduite de la providence divine » (2).

 

Les choses de Dieu, disait-il se font peu à peu et quasi-imperceptiblement (3).

Dieu s'honore beaucoup du temps qu'on prend pour considérer mûrement les choses qui regardent son service (4). Qui s'empresse, recule aux choses de Dieu (5).

Vous ne devez aller si vite; les oeuvres de Dieu ne marchent pas de la sorte : elles se font d'elles-mêmes... Je n'ai point de plus grande consolation en l'oeuvre de notre vocation que celle de penser que nous avons suivi l'ordre de la sainte Providence, qui veut du temps pour la production de ses oeuvres (6).

 

(1) Conférences, I. pp. 36, 37.

(2) Abelly, op. cit., I, p. 117.

(3) Lettres, I, p. 397.

(4) Ib., I, p. 382.

(5) Ib., I, P. 479

(6) Ib., I, p. 476. « Je n'ai jamais vu encore aucune affaire gâtée par mon retardement... Repassant par-dessus les choses principales qui se sont passées en cette Compagnie, il me semble... que, si elles se fussent faites avant qu'elles l'ont été, qu'elles n'auraient pas été bien. Je dis cela de toutes, sans en excepter une seule. C'est pourquoi j'ai une dévotion particulière de suivre pas à pas l'adorable Providence de Dieu ; et l'unique consolation que j'ai, c'est qu'il me semble que c'est Notre-Seigneur seul qui a fait et fait incessamment les choses de cette petite Compagnie », ib.,  IV, p. 382.

 

257

 

C'est ainsi que tout chez lui, et le bon sens et la charité, s'appuie sur de hautes vues mystiques.

 

Il faut la vie intérieure ; il faut tendre là. Si on y manque, on manque à tout (1).

S'il n'y a pas manqué lui-même, il le doit, après Dieu, aux exemples et aux leçons de son premier modèle, de son premier maître, M. de Bérulle. Le plus grand de nos hommes d'oeuvres, c'est le mysticisme qui nous l'a donné (2).

 

(1) Avis et Conférences, p. 355.

(2) Sur Vincent de Paul, voici quelques détails intéressants, et qui ont échappé, me semble-t-il, à ta plupart de ses biographes. Je les ai rencontrés dans une des Réponses de Desmarets de Saint-Sorlin aux jansénistes : « Ceux qui gouvernent la maison de Saint-Lazare savent que M. Vincent était mon bon père spirituel ; que je le consultais souvent; qu'il a eu longtemps le livre des Délices de l'esprit ( le fameux in-folio de Desmarets tant raillé par l'auteur des Visionnaires), avant qu'il fût imprimé; qu'il en lut beaucoup, bien qu'il fuit si occupé, et qu'il en donna le reste à voir à l'un des plus savants de sa maison. M. Alméras, maintenant supérieur général de la Mission, peut témoigner qu'il l'eut aussi longtemps, et l'estime qu'il en fit... Et pour faire voir encore le soin charitable que M. Vincent prenait de moi, il voulut alors me porter à l'état ecclésiastique, croyant que cela donnerait plus de poids à ce livre ; mais je lui répondis que j'en étais trop indigne... Depuis il ne m'en parla plus, mais il m'exhorta à détromper le monde de ses fausses maximes... Il une donnait souvent de bons avis, et je remarquais qu'il ne donnait jamais conseil qu'après s'être un moment recueilli en Dieu, le consultant plutôt que son propre esprit et que sa science ». Quatrième partie de la réponse aux insolentes apologies de Port-Royal... par le sieur de Saint-Sorlin Des Marets, 1668, pp. 262, 263.

Je profite du blanc qui me reste pour rétracter la sainte colère qui se fait jour à la page 245. Voici, en effet, qu'au moment même où je vais donner le bon à tirer de ce chapitre paraît le premier volume des oeuvres complètes de Vincent de Paul : Saint Vincent de Paul. Correspondance, entretiens, documents. I, Correspondances, tome I (1607-1639), édition publiée et annotée (splendidement) par Pierre Coste, prêtre de la Mission, Paris, Lecoffre-abalda. — Et voici déjà le second (164o-1646).
 
 

CHAPITRE V : JÉSUITES BÉRULLIENS
 

I. Le Père J.-P. Saint-Jure et son autorité dans la Compagnie. — Humaniste dévot. — « Connais qui tu es... Igneus est ollis... » — Les lectures de Saint-Jure. — « Le Fils d'Aben Zomar est encore dehors » — Sébastianus Brant et sa Narragonia ». — Ralliement de Saint-Jure au bérullisme. — Gaston de Renty. — Axiomes bérulliens. — « Singulièrement », saint Jean et saint Paul. — La raison n'est pas la règle de nos actions, en tant que nous sommes chrétiens. — Saint Ignace et Saint-Jure sur « l'indifférence ». — L'exercice de l'union.

 

II. Le testament spirituel de Saint-Jure, — Filioli quos iterum parturio. — Le Concile de Trente, Bérulle et Saint-Jure. — L'esprit et le corps des mystères. — « L'air spirituel et divin qui est Jésus-Christ ». — Originalité de Saint-Jure.

 

I. Dans le présent chapitre, le point délicat n'est pas celui que l'on pourrait croire. Qu'un jésuite se rallie à la doctrine spirituelle de saint Jean et de Bérulle, la chose doit paraître assez naturelle. On se demandera bien plutôt si, au lieu de se mettre à son école, les jésuites n'auraient pas devancé Bérulle. Il me semble néanmoins qu'ils l'ont attendu et qu'ils l'on suivi. L'histoire du P. Jean-Baptiste Saint-Jure (1588-16577) va, je crois, nous donner raison (1).

Nous le choisissons de préférence à plusieurs autres, parce qu'il en est peu d'aussi représentatifs, parce que sa lente ascension vers le bérullisme me semble très significative, et parce que sa conversation a beaucoup de

 

(1) Né à Metz ; jésuite en 16o4 ; quelque temps à la cour d'Angleterre; mort en 1657. De la connaissance et de l’amour du Fils de Dieu (1634) Méditations (1642) ; Livre des élus (1643) ; L'Homme spirituel (1646) ; La vie de M. de Renty (1651) ; L'union, 1653. Cf. Sommervogel, naturellement, mais aussi, à propos de la Vie de M. de Renty, Quétif-Echard, II, p. 848.

 

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charme. Il écrit mieux que la plupart de nos spirituels ; il n'a presque pas vieilli, et il n'est presque pas ennuyeux. La Compagnie le tient pour un de ses maîtres les plus éminents. Après son Rodriguez, il n'en est peut-être pas un qu'elle lui égale. Ses novices, quand ils ont lu six ou huit fois la Perfection chrétienne du jésuite espagnol, quand ils la savent par coeur, prennent Saint-Jure. Soit dit en passant, ils ne perdent pas au change, car le Français, aussi pratique que l'autre, a l'intelligence plus haute. Quoi qu'il en soit, nul ne lui reprocha jamais de n'avoir pas l'esprit de la Compagnie. Aussi bien aurions-nous pu le célébrer déjà parmi tes humanistes dévots. Il est certainement de leur famille. Qu'en en juge sur ce prélude d'un de ses meilleurs ouvrages, l'Homme spirituel ou la vie spirituelle traitée par ses principes

 

Excellence de l'Homme.

 

Notre dessein est de parler à fond de l'homme spirituel. Mais, pour donner ouverture à un sujet si important et si riche, il est nécessaire que nous montrions auparavant ce que c'est que l'homme, et ce que c'est que l'homme chrétien. En effet, l'homme spirituel comprend trois choses : l'être de l'homme, l'être du chrétien, et celui du spirituel. Or la troisième suppose la seconde, car l'homme spirituel n'est qu'un chrétien excellent ; et la seconde repose sur la première, le chrétien étant un homme parlait, et quelque chose de plus. Avant donc de traiter de la nature et des qualités de l'homme spirituel, ouvrons la carrière, et que notre premier pas soit de considérer la nature de l'homme,

 

Tous n'accepteraient pas cette théorie des trois étages. Port-Royal, par exemple, supprime le premier, qui lui paraît sordide et ruineux. Mais, comme on le voit, Saint-Jure ne met pas en question, et tient pour un axiome la thèse maîtresse de l'humanisme dévot.

 

Le Sage s'écrie avec admiration : « L'homme est une chose grande! » Si la fameuse inscription, gravée sur le frontispice

 

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du temple de Delphes, Connais qui tu es, doit s'entendre de la connaissance qu'il faut que nous ayons de notre néant et de notre misère, afin de nous retenir dans les termes de... l'humilité, pourquoi ne l'entendrait-on pas aussi de la connaissance de notre dignité et de notre véritable grandeur? Cette connaissance n'est pas moins nécessaire pour nous inspirer du courage, pour nourrir nos esprits dans un air généreux, et pour nous préserver de tout abaissement qui serait au-dessous de notre noblesse...

Les Hébreux, selon la remarque qu'en fait Eusèbe, appellent l'homme d'un nom pris de celui du feu. Et la connaissance de tout ce que nous disons ici n'a pas même échappé aux païens, témoin le poète latin qui dit que « l'homme a une vigueur toute de feu, et que son origine est céleste ». Igneus est ollis (1)...

 

Le Sage et l'oracle de Delphes, Eusèbe et Virgile, on aura remarqué chez lui cette juxtaposition symétrique du sacré et du profane. Saint-Jure a tout lu, et en humaniste. Son érudition, beaucoup plus vaste que celle d'un Rodriguez, est aussi plus « élégante »; il aime ce mot. Chacun des vieux textes, presque toujours curieux, imprévus, qu'il cite, il les a savourés d'abord, et il les développe avec la plus heureuse abondance.

 

Un certain docteur hébreu donne une belle et ingénieuse instruction qui fait bien à (mon) propos ; il dit : « Sache, mon fils, que tandis que tu n'étudieras qu'aux sciences humaines, tu seras toujours semblable à ceux qui rôdent à l'entour du palais du Roi, cherchant la porte pour y entrer, comme ont dit nos Maîtres en ce proverbe : Le Fils d'Aben Zomar est encore dehors. Quand tu auras compris les choses corporelles, tu es seulement entré dans la porte du palais, au porche, et tu ne fais que te promener en la basse-cour. Que si tu entends lei spirituelles, tu es alors monté à la maison du Roi, et tu demeures avec lui en même lieu, mais tu n'as pas encore vu sa face. Et

 

(1) L'Homme spirituel, Paris, 1901, I, pp. 1, n, 13. Cette édition moderne n'est pas de tous points conforme au texte primitif. J'ai comparé autrefois les deux textes et pris quelques notes à ce sujet. En général, les modifications, d'ailleurs assez ridicules, ont peu d'importance. Quoi qu'il en soit, je n'ai actuellement le moyen de recourir au texte primitif que pour les passages principaux que je citerai.

 

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c'est ici où les doctes du monde s'arrêtent, à la seule considération de la nature, sans passer outre. Mais celui qui rapporte toutes ses études à Dieu, et qui, de la connaissance des créatures ne prétend que de s'élever à la connaissance et à l'amour du Créateur, celui-là est du nombre de ceux qui sont toujours avec le Roi et qui voient la beauté de son visage. » Voilà ce qu'il dit (1). Ainsi, quand... vous auriez tout seul autant de Science qu'en ont tous les hommes savants, si vous n'avez la science de Jésus-Christ, vous n'avez pas encore vu la face du Roi, vous n'êtes encore qu'à la porte de son palais. C'est pourquoi cherchez cette face et demandez cette science (2).

 

Il a goûté la poésie orientale de ce proverbe : Le fils d'Aben Zomar est encore dehors, et, tout de même, il goûtera les fantaisies septentrionales d'un « Sebastianus Brant in sua Narragonia » :

 

L'Homme... s'embarrasse l'esprit d'une infinité de choses inutiles. Folie extrême, qu'un auteur du siècle passé a fort bien représentée dans un bel emblème, où il fait voir un homme qui porte sur son dos le globe de l'univers..., et qui, chargé de ce fardeau très lourd et insupportable, marche courbé, s'appuyant des deux mains sur ses deux genoux, et suant à grosses gouttes, mais au reste, habillé en fou au milieu de ce travail, avec une robe et un chaperon de fou et avec de grandes oreilles d'âne (3).

 

Bien qu'il les applique très ingénieusement aux fins toutes saintes qu'il se propose, Saint-Jure aime ces jolies choses un peu aussi pour elles-mêmes. Humani nihil...

Sans rien de mondain, il est honnête homme. Avec cela, l'esprit le plus ouvert, le plus généreux. II ne croit pas que la spiritualité ait commencé avec les Exercices de saint

Ignace. Il possède à fond Ruysbroek, Suso, Tauler,

 

(1) N'en croyez rien. Je n'ai pas lu ce docteur hébreu, Rab. Moyse in Ductore dubitantium, mais je suis quasi sûr que le P. Saint-Jure, en le citant, le paraphrase. Il fait toujours ainsi, et excellemment,

(2) De la Connaissance et de l'amour du Fils de Dieu... Paris, 1633, I, p. 69.

(3) L'Homme spirituel, II, p. 61.

 

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Gerson, et il les cite constamment. Il s'est assimilé tout ce qu'il y a de plus excellent dans les écoles du passé. Chacune d'elles pourrait le revendiquer. L'école française comme les autres, plus que les autres, du jour où il l'aura rencontrée.

Il ne la soupçonnait pas encore, je le crois du moins, et dans tous les cas, il n'en professait pas encore explicitement la doctrine lorsqu'il publia, en 1633, son fameux ouvrage : De la connaissance et de l'amour du Fils de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est là sans doute un des chefs-d'oeuvre de notre littérature religieuse, mais on y chercherait en vain les principes de l'école française. L'auteur fait une grande place à la personne du Christ, il ramène tout à lui, mais à la façon de saint Ignace (1). Saint-Jure avait alors quarante-cinq ans. Vingt ans plus tard, nous le retrouvons clairement et, pour ainsi dire, triomphalement acquis à la spiritualité bérullienne. Son Homme spirituel (1646), Sa vie de M. de Renty (1651), enfin son Union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ (1653) relèvent manifestement de Bérulle.

Il faut donc distinguer dans son développement deux périodes, la première tout ignatienne, l'autre toujours ignatienne

 

(1) Ainsi font d'ailleurs tous les jésuites et, entre mille, le célèbre P. J. Hayneufve. Je m'étais d'abord demandé s'il n'y aurait pas lieu d'annexer ce dernier à l'école française, tout aussi bien que Saint-Jure. Soit par exemple ces ligues de lui : «Avant-propos qui montre que la vie de Jésus dans nos âmes est la fin de ces méditations, et qui donne quelque adresse générale et des avis particuliers pour les bien faire à cette fin». Méditations sur la vie de Jésus-Christ. Partie première... Paris, 165o (3e édit.) p. 33. Mais non, pour être pleinement bérullien, il ne suffit pas de croire à la vie de Jésus dans les cimes : il faut quelque chose de plus, et ce quelque chose je ne le trouve pas dans les Méditations tout ignatiennes d'Hayneufve. C'est le cas de rappeler la remarque de Pascal : «Je sais combien il y a de différence entre écrire un mot... sans y faire une réflexion plus longue..., et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences... » Pensées et opuscules, (Brunschvieg), p. 193. Pour éviter des discussions inutiles, qu'on veuille bien appliquer aux premiers ouvrages de Saint-Jure ce que je viens de dire du P. Hayneufve : Il peut, il doit arriver que, dans la Connaissance et l'amour du Fils de Dieu, Saint-Jure s’exprime parfois comme les bérulliens, mais il me parait presque évident que le système, que la « suite admirable de conséquences » n'y est pas.

 

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sans doute, mais également bérullienne : la seconde seule nous intéresse, et le travail intérieur qui l'a préparée.

Nous avons dit qu'en 1633, Saint-Jure ne connaissait pas encore l'école française. Cela n'a rien de trop surprenant. A cette date, en effet, la spiritualité nouvelle, bien que déjà familière aux oratoriens, aux carmélites et à quelques initiés, restait un mystère pour le grand public. En dehors de la tradition orale, on n'avait à ce sujet qu'un seul livre, le Discours de Bérulle sur les grandeurs de Jésus (1623) ; mais ce livre, agressif, mal composé, plus spéculatif en apparence que vraiment dévot, Saint-Jure, s'il l'avait lu, était assez excusable de n'en avoir pas saisi la véritable portée. Or justement, c'est presque aussitôt après la Connaissance et l'Amour du Fils de Dieu (1633), que paraissent coup sur coup, les premiers monuments de la spiritualité bérullienne, à savoir les Méditations du P. Bourgoing en 1633, la Vie du P. Charles de Condren par Amelote en 1643, et les Oeuvres complètes de Bérulle en 1644. Quoiqu'il cite peu les auteurs contemporains, il me parait impossible que Saint-Jure n'ait pas au moins feuilleté des ouvrages de cette importance. Mais à quoi bon cette conjecture ? Il n'avait même pas besoin de les lire. Vers ce même temps, en effet, il fait connaissance avec le bérullisme vivant et vécu : un des fils spirituels de Ch. de Condren, Gaston de Renly se met sous la direction du jésuite, et lui révèle tous les secrets de la grande école (1). Ce fut un enchantement. Saint-Jure n'avait

 

 

 

(1) Que Saint-Jure n'ait pas construit de lui-même, proprio marte, la doctrine bérullienne, qu'il l'ait reçue d'ailleurs, et notamment de M. de Renty, enfin que l'ayant reçue, il l'ait pleinement adoptée, et qu il ait consacré à la répandre les dernières années de sa vie, tout cela me parait certain. Au reste je n'ai pas cru devoir me livrer là-dessus à une étude proprement critique qui m'aurait pris de longs mois et que je dois abandonner aux spécialistes. Il aurait fallu, par exemple, un lexique comparé de Saint-Jure, avant et après son adhésion au bérullisme. On sait en effet que l'école française a un vocabulaire spécial, et on verra bientôt que Saint-Jure s'était approprié ce vocabulaire. Mais étant donné le caractère et l'objet du présent travail, je n'étais pas tenu à des recherches si minutieuses. On me demandera comment il se fait que Saint-Jure ne cite jamais — ou presque jamais, — les maîtres auxquels je prétends qu'il est rallié, Bérulle, Bourgoinn, Condren, Amelote. Je réponds : a) pour affirmer qu'il ne les cite pas, je devrais avoir lu, ligne à ligne, tous les ouvrages de Saint-Jure, ce que je n'ai pas fait. Réunies, elles formeraient 3 in-folio. b) Certaines raisons d'opportunité ont pu le décider à ne pas mentionner ces oratoriens dont le nom seul aurait offusqué plusieurs de ceux qu'il s'agissait précisément de gagner à la spiritualité oratorienne. c) Il mentionne Condren et d'une manière très significative dans la Vie de M. de Renty, p. 37, seq. d) Enfin et surtout il a fait, ou du moins revu et publié tout un livre sur M. de Renty, c'est-à-dire, sur un des principaux disciples des premiers oratoriens.

 

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certes rien à rétracter de sa première doctrine, il avait à l'épanouir, et à l'achever. C'est ce qu'il fera désormais, se consacrant sans relâche à la propagande bérullienne, avec l'enthousiasme d'un néophyte et l'autorité d'un vieux maître. Laissons-le parler :

Tout le secret de la vie spirituelle, dit-il, est contenu dans ces paroles mystérieuses : « Le Verbe s'est fait chair »; la Divinité s'est unie personnellement à l'humanité, qui, par cette union ineffable, est devenue parfaitement spirituelle et infiniment sainte (1).

Un jésuite formé par la seule tradition ignatienne aurait dit : le secret de la vie spirituelle est de suivre le Christ-roi et de l'imiter ; ou encore, de vouloir être saint, ou de se vaincre; pour Bérulle, tout revient à réaliser le mystère de l'Incarnation. D'un côté, une consigne pratique, de l'autre, une affirmation dogmatique. Nulle opposition, je le répète, entre les deux points de vue, mais ils se distinguent. C'est du reste pour la même raison que saint Ignace s'attache de préférence aux synoptiques, les bénit. liens à saint Jean.

Il faut se rendre familier le Nouveau Testament, écrit Saint-Jure, et singulièrement l'Evangile de saint Jean et les Epîtres de saint Paul (2).

 

Nous rappelions plus haut les critiques, un peu trop

 

(1) L'homme spirituel, I, p. 214.

(2) Ib., édition de 1652, p. 19. Toutes les fois que mes notes me le permettent, je cite naturellement l'ancienne édition.

 

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sévères, formulées par le B. P. Eudes contre ceux des ascètes chrétiens qui « recherchent la vertu à la mode des philosophes païens (et qui) la regardent avec les yeux de la raison humaine » (1). C'est plus ou moins le fait de Cassien, du P. Rodriguez, et de Saint-Jure lui-même, dans sa première manière. Voici la seconde :

 

Pour qu'une action soit chrétienne, il est nécessaire que Jésus-Christ en soit le principe, qu'elle se fasse par son impulsion, et qu'elle soit marquée de son caractère... Toutes les actions que nous faisons..., ne sont pas chrétiennes, quelque élévation qu'elles aient d'ailleurs, et de quelque perfection qu'elles soient ornées. Pour qu'elles aient cette auguste qualité, il faut qu'elles soient entreprises selon les ordres de Jésus. Christ, animées de son esprit, et opérées par ses mouvements.

Cette doctrine est fondée principalement sur ce principe, à savoir, que la raison n'est point la règle de nos actions, en tant que nous sommes chrétiens... C'est Jésus-Christ seul qui est notre niveau et notre loi. C'est pour cela qu'établissant le commandement de la charité du prochain, il l'appelle un précepte nouveau. Sans doute il n'est pas nouveau en lui-même, puisqu'il est né avec le monde, puisque la nature a écrit de sa propre main dans le fond des coeurs : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu'on te fît ».

 

Toujours l'humaniste dévot, inflexible sur ses positions.

 

Mais Jésus-Christ l'appelle nouveau, parce qu'il l'est réellement par la façon d'aimer, attendu que le chrétien doit aimer son prochain dans l'esprit de Jésus-Christ, et comme Jésus-Christ l'a aimé (2).

 

L'âme raisonnable est la forme du corps humain, elle « le rend participant de sa vie » ;

 

de même, ce qui constitue le chrétien est l'esprit de Jésus, Christ, lequel est comme son âme et sa forme. C'est cet esprit divin qui anime son âme et son corps, et qui les fait vivre de

 

(1) Cf. plus haut, p. 137.

(2) L’Homme spirituel, I, pp. 145, 146.

 

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sa vie... Voilà ce qui fait le chrétien; voilà ce qui lui confère son être, et lui donne de la différence d'avec tous ceux qui ne le sont pas. Or, il en faut inférer cette vérité remarquable qu'il y a fort peu de véritables chrétiens au monde, parce qu'il y a fort peu d'hommes qui ont l'esprit de Jésus-Christ bien épuré (1).

 

Tel doit être à plus forte raison le caractère du « spirituel » :

 

L'homme spirituel, pour le représenter en un trait, et le jeter comme en un moule, n'est autre qu'un chrétien excellent, et qui, par conséquent, possède plus abondamment et plus parfaitement que les autres ce que nous avons dit ci-dessus qui constitue le chrétien, à savoir l'esprit de Jésus-Christ (2).

 

Ou encore, et d'une manière plus décidément bérullienne :

 

L'homme spirituel est celui qui a le Saint-Esprit, l'esprit de Jésus-Christ présent en lui, par une présence de grâce et une union de charité, animant son âme et lui conférant sa vie de pureté et de sainteté, lui fournissant les secours nécessaires pour en bien faire les fonctions, remuant ses facultés spirituelles et corporelles, son entendement, sa volonté, son imagination, ses passions, ses yeux, sa langue et les autres, et leur faisant produire leurs opérations sur le modèle de celles de Jésus-Christ (3).

 

Ne nous lassons pas de le répéter : saint Ignace n'élèverait pas la moindre objection contre ces principes ; bien plus, il les admet implicitement, il les vit, si l'on peut ainsi parler; mais enfin il ne les formule pas sans cesse, mais il n'en fait par l'unique fondement de sa propre spiritualité. Et quand je parle de saint Ignace, on entend bien. que je parle aussi bien et plus encore de ses disciples. Comparez par exemple l'idée que l'on se l'ait de l'indifférence dans les deux écoles.

 

(1) L'Homme spirituel, I, pp. 32-36. Cf. pp. 34, 35 une excellente définition de « l'esprit de Jésus-Christ ».

(2) L’Homme spirituel, I, p. 187.

(3) Ib., 2° édit. 1652, I, pp. 129, 13o.

 

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EXERCICES DE SAINT IGNACE

 

Principe ou fondement.

 

Toutes les autres créatures, qui sont sur la terre, n'existent que pour l'homme même, afin de le conduire à la fin de sa création. Il s'ensuit que nous ne devons en user ou nous en abstenir qu'autant qu'elles nous conduisent en effet à notre fin, ou qu'elles nous en détournent.

Quant aux choses qui ne nous sont point interdites, et dont l'usage est en quelque sorte à la discrétion de notre libre arbitre, il faut à leur égard nous fixer dans une indifférence parfaite ; en sorte que, par rapport à nous-mêmes, nous ne désirions pas plus la santé que la maladie, les richesses que la pauvreté... la vie même que

la mort, L'ORDRE DE LA DROITE RAISON veut, qu'en toutes choses, nous choisissions toujours, par préférence, ce qui nous mène plus sûrement à notre fin (1).

(Il est à peine besoin d'ajouter que la pensée de saint Ignace sur nos relations avec Jésus-Christ se trouve exposée ex professo dans la suite des Exercices.)

 
 

 

SAINT JURE

De l'Indifférence.., que nous devons apporter aux mouvements de Notre-Seigneur.

 

            Nous devons être indifférents à tous les usages que Notre-Seigneur veut faire de nous, soit pour les richesses ou pour la pauvreté..., pour la santé ou pour la maladie, pour la vie ou pour la mort... De sorte que, sans aucune résistance de notre part..., il puisse disposer de nous, de notre corps, de notre âme, de nos pensées, de nos affections... Nous devons avoir à son égard l'indifférence d'un membre sous la conduite de la tête ;... l'indifférence d'un instrument qui, sans opposition, se laisse prendre, manier et appliquer par sa cause à tout ce dont il est capable... Il faut que nous ne tenions à rien, afin que Notre-Seigneur ait tout pouvoir de nous remuer et de se servir de nous..., et que nous n'ayons d'autre liaison avec les choses que celle que son application nous y donnera.

Nous devons encore considérer et imiter la parfaite indifférence que l'humanité de Notre-Seigneur a montrée à toutes les dispositions de la divinité. En effet, ne s'est-elle pas abandonnée entièrement à sa conduite... ? C'est à cela que l'esprit de Jésus-Christ incline les âmes, et c'est pour ce sujet qu'il est comparé à l'eau vive... Comme l'eau n'a point de figure qui lui soit propre, mais qu'elle prend toutes celles du vase qui la renferme, de même la grâce porte les âmes à être indifférentes à toutes choses : elles ne sont liées à celles-ci plutôt qu'à celles-là que par le mouvement de Notre-Seigneur. C'est pourquoi l'Epouse dit au Cantique : « Mon âme s'est liquéfiée à la parole de mon bien-aimé », c'est-à-dire pour recevoir toutes les formes et prendre tous les états qu'il lui plaira (2).

 

 

 

 (1) Exercices spirituels, 1ère semaine. Je suis en la corrigeant à peine, la vieille traduction de Clément.

(2) L'homme spirituel I, pp. 129-133.

 

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Le seul rapprochement de ces deux textes parle assez haut. Le second est exclusivement chrétien, il ne paraîtrait plus qu'un vain assemblage de mots, si, par impossible, le Verbe ne s'est pas fait chair. Le premier au contraire, un juste de l'ancienne loi, Epictète même l'aurait signé. Je sais bien que le Christ n'est pas absent des Exercices, je constate simplement que, dans la méditation fondamentale, on se passe de l'Incarnation. Remarquez une fois de plus le volontarisme, l'activisme et ce que nous avons appelé le personnalisme de saint Ignace. Il admet certes la grâce, mais il ne parle pas d'elle, uniquement occupé à éclairer et à stimuler le libre arbitre : facere nos indifferentes; au lieu que, dans la pensée de Saint-Jure et des bérulliens, le Verbe reste l'agent principal : « se laisser prendre, manier, appliquer ». Ignace demande à nos énergies de se tendre, Saint-Jure de se « liquéfier » (1).

Et tout de même, Saint-Jure, depuis son ralliement au bérullisme, insistera beaucoup plus sur l'union au Verbe incarné que sur l'imitation du Verbe incarné. Ce n'est là,

 

(1) On pourrait établir une comparaison analogue entre le Suscipe de saint Ignace (Contemplatio ad amorem, dans laquelle il n'est pas non plus fait mention expresse du Verbe incarné) et le Suscipe de Saint-Jure. « Je renonce entièrement à toutes mes inclinations et à toutes mes dispositions naturelles..., je m'abandonne à vous dans un assujettissement parfait et une dépendance entière..., pour me laisser mouvoir et régler par votre esprit, pour prendre vos pensées, vos opinions, vos jugements, vos affections... » L’Homme spirituel, I, pp. 164, 165.

 

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si l'on veut, qu'une question de nuances ; l'imitation entraîne l'union et inversement, mais enfin les deux concepts restent différents, et chacun d'eux implique une philosophie particulière, comme nous l'avons assez montré.

 

Nous devons prendre cet exercice de l'union avec Notre-Seigneur par-dessus tous les autres et en faire le capital de nos dévotions. Il arrive souvent et trop souvent en la vie spirituelle, que plusieurs partagent leurs efforts en de petites pratiques, et divisent leurs soins en quantité de choses différentes Ce procédé n'est point bon, mais plutôt embarrassant, et plus propre pour faire reculer une âme dans le chemin de la perfection que pour l'y faire avancer. C'est s'amuser aux branches et quitter le tronc et la racine. Il faut, pour une bonne conduite, se réduire tant que l'on peut à l'unité, et s'arrêter à peu de choses, mais grandes et, solides, et qui en tiennent plusieurs autres dépendantes et enchaînées.

Or je trouve que (l'exercice), qui a uniquement tous ces avantages, est l'exercice de l'union avec Notre-Seigneur..., lequel, pour cette cause, nous devons entreprendre et embrasser de toute notre affection, sans nous tourmenter ni soucier beaucoup des autres, tâchant seulement de cultiver et de perfectionner par tous les moyens... cette union, de l'étreindre tous les jours de plus en plus et serrer davantage le noeud qui nous lie à lui. Parce que, après tout, Notre Seigneur est la cause unique de notre prédestination, de notre salut et de tout notre bien, de sorte que nous serons prédestinés, sauvés et comblés de biens, selon la liaison et l'union que nous aurons avec lui, les degrés de cette liaison et de cette union devant être la règle et la mesure de tous nos biens...

IL FAUT SEULEMENT EMPLOYER TOUS NOS SOINS ET TOUS NOS EFFORTS POUR NOUS APPLIQUER ET NOUS UNIR INTIMEMENT A LUI, SANS NOUS INQUIÉTER DE TOUT LE RESTE ; CAR APRÈS IL NOUS APPLIQUERA LUI-MÉME, ENCORE QUE NOUS N'Y PENSIONS PAS, A TOUT CE QUI REGARDE LE DÉTAIL DE NOTRE SALUT, et particulièrement à quatre choses auxquelles toutes les autres et l'économie entière d'une conduite spirituelle se réduisent :

1° Aux mystères de sa vie et de sa mort... par les connaissances et par les affections qui leur sont propres, par LA COMMUNICATION DE LEUR ESPRIT... par une haute estime... qu'il nous en donnera, et singulièrement par l'imitation des vertus qu'il a exercées.

 

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2° Il nous appliquera à ses vertus, à soli humilité... à sa conversation (1)..

3° Notre-Seigneur nous appliquera à toutes les choses qui se présenteront, et à tous les accidents.

4° Et enfin, et pour la dernière chose, qui POURTANT EST LA PRINCIPALE,

 

car tout bérullien est théocentriste,

 

il nous appliquera et nous unira à Dieu par proportion comme il était appliqué et uni à la Divinité, il nous appliquera et nous liera à Dieu, comme à notre principe et à notre fin dernière, comme à la souveraine bonté (2)...

Voilà où Notre-Seigneur nous baillera l'entrée et de quoi il nous donnera la communication si nous sommes unis à lui. C'est pourquoi ne pensons et ne travaillons qu'à acquérir cette union... Martha, Martha, sollicita es... Vous vous adonnez à beaucoup de pratiques différentes, qui d'ailleurs sont bonnes ; vous vous répandez en plusieurs exercices divers de piété avec soin et souvent avec empressement, et peut-être avec trouble. Mais il y en a un nécessaire par-dessus tout, c'est de vous bien unir à Jésus-Christ (3).

 

Il parait difficile de s'assimiler avec plus d'intelligence, et d'exposer avec plus de ferveur la doctrine oratorienne. Saint-Jure estime néanmoins qu'il n'en a pas encore assez dit, et il compose un livre entier — son dernier livre, son testament spirituel, le résumé et l'achèvement de toute son oeuvre — sur l'Union avec Notre-Seigneur Jésus-Christ dans ses principaux mystères pour tout le temps de l'année (1653) (4).

 

(1) L'éditeur — ou le traducteur — moderne de Saint-Jure, ne connaissant pas la dévotion bérullienne à Jésus conversant parmi les hommes, a supprimé comme archaïque ce mot de conversation.

(2) Dans la méditation fondamentale de saint Ignace, c'est à la suite d'un syllogisme dont un simple déiste sentirait la force, c'est par un acte spontané et direct de sa volonté que l'homme se lie à sa fin dernière le système bérullien nous conduit droit au Christ, nous lie à lui, et par lui, à Dieu, fin dernière, suprême beauté, etc.

(3) L'Homme spirituel (1652) II, pp. 128-131.

(4) Je n'ai pu me procurer le texte original, devenu très rare, et je dois me contenter de la réédition publiée eu 1853, puis en 1859 par le P. de Guilhermy. (Je suis l'édition de 1858, Paris). Saint-Jure a bien voulu que ce livre fût comme la synthèse de tout ce qu'il avait écrit jusque-là. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à examiner les lectures qu'il indique à la fin de chaque chapitre, et qui toutes sont prises soit dans la Connaissance et l'amour, soit dans le Livre des élus, soit dans ses autres ouvrages. Il renvoie bien souvent à sa Vie de M. de Renty : et c'est là encore un indice très intéressant. L'auteur avoue par là que, dans sa pensée, cette vie a un caractère doctrinal, si l'on peut dire, aussi bien que les pures expositions de principes, comme la Connaissance et l'Homme spirituel.

 

 

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Le plus noble dessein que Dieu ait, et le plus grand ouvrage qu'il fasse au ciel et en terre, est de former et représenter son fils Jésus-Christ en nous (1).

 

Et c'est là aussi l'unique préoccupation de l'Église :

 

L'Eglise notre mère ne travaille avec tous ses soins à autre chose qu'à élaborer en nous la figure de Jésus-Christ, et à nous rendre semblables à lui; et elle dit avec saint Paul, lorsqu'elle nous voit dissemblables à lui en nos moeurs : Filioli mei, quos iterum parturio, donec formetur in vobis Christus.

 

Ici, une de ces admirables paraphrases où Saint-Jure excelle, à mon avis, plus que personne, et dont il nous faut citer au moins un exemple :

 

Mes petits enfants, qui portiez autrefois glorieusement la figure de Jésus-Christ votre père et mon époux, et qui aviez beaucoup de rapport avec lui par l'innocence de votre vie, maintenant que le dérèglement de vos moeurs a effacé en vous les traits de cette divine figure, je suis contrainte de vous concevoir et de vous enfanter de nouveau à Jésus-Christ, de retracer en vous ses traits et d'y regraver sa ligure, jusqu'à ce que vous lui ressembliez parfaitement. Voilà où tous les desseins de Dieu et de l'Eglise aboutissent.

 

Abondance, et il le faut bien, puisque les trois lignes de saint Paul qu'on veut expliquer renferment un inonde d'idées, abondance, mais aussi densité. Pas un mot de trop. Même quand ils écrivent, on sent que la plupart des spirituels ont beaucoup prêché. Saint-Jure non, et c'est là sans doute, une des raisons de son durable succès.

Le Concile de Trente avait mis en pleine lumière la

 

(1) L'union, p. 3.

 

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riche théologie que renfermaient le donec formetur de saint Paul, et les textes analogues de saint Jean (1). Toute l'originalité de Bérulle avait donc été, comme nous l'avons déjà rappelé, de fonder sur ces hautes spéculations une spiritualité proprement dite, la spiritualité de l'union au Christ. Pour arriver à cette union, continue Saint-Jure, toujours étroitement fidèle aux directions hérulliennes,

 

nous devons nous lier et nous unir à ses mystères, parce que ces mystères sont ses actions principales et, qui plus est, ils ne sont autre chose que lui-même ; car l'Incarnation, la Nativité, la Passion... sont Notre Seigneur incarné, nouveau-né, souffrant... C'est pourquoi, se lier et s'unir à ses mystères, c'est se lier et s'unir à lui, et par cette liaison et cette union, prendre sa ressemblance (2).

 

 

Le Verbe incarné

 

veut exprimer et consommer en nous son incarnation, sa naissance, sa passion..., s'incarnant d'une certaine façon en nous de nouveau, naissant dans nos âmes, nous faisant porter les traits de ces mystères, et pratiquer les vertus qu'il y a exercées... Nous nous présentons à ces mystères divins comme des miroirs, purs et nets, nous recevons leurs rayons et leurs lumières avec lesquelles ils expriment eu nous leurs ressemblances, et nous nous transformons en leur image. Ainsi nous allons de clarté en clarté, je veux dire de mystère en mystère..., pour représenter et figurer en nous, en nos âmes et en nos corps, Jésus-Christ, émus et poussés que nous sommes par le mouvement du Saint-Esprit.

 

 

Il faut distinguer l'esprit et le corps du mystère :

 

L'esprit et l'intérieur du mystère est ce qui s'est passé en

 

(1) « Christus Jesus, dit le sacré concile de Trente, tanquam caput in membra et tanquam vitis in palmites, in justifcatis jugiter virtutem infinit; quæ virtus bona opera eorum semper antecedit et comitatur et subsequitur et sine qua nulle pacte Deo grata et meritoria esse possunt ». L’Homme spirituel, I, pp. 62-64.

(2) Saint-Jure prend le mot mystères de Jésus dans une acception plus étroite que ne le fait Bérulle ; il semble ne s'intéresser qu'aux mystères principaux. Cf. ce que nous avons dit plus haut sur le Christus totus de Bérulle.

 

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l'âme de Notre-Seigneur, lorsqu'il a opéré ce mystère... (Chacun d'eux) est rempli d'une grâce spéciale et... fait une impression particulière..., tout ainsi que le soleil produit des effets dissemblables, selon qu'il parcourt les différentes parties de sa carrière... Chaque mystère a sa lumière et sa chaleur, ses connaissances et ses sentiments, ses affections et ses vertus; ce qui est l'esprit propre du mystère, et ce qui en lui est le principal et comme l'âme, et par conséquent ce qu'il faut bien tâcher de prendre.

 

Le corps est « tout ce qui s'est fait extérieurement dans le mystère ». Ainsi pour la naissance, « la nudité, le froid, la crèche et le reste ». Cet extérieur du mystère

 

sert de dispositif et d'ouverture pour recevoir et pour goûter l'intérieur, et il faut pour cela qu'il marche devant... (car) Notre-Seigneur ne produit point l'esprit et l'intérieur... dans un homme qui n'est pas préparé par les actes extérieurs de ces mystères.

 

On voit ici reparaître les tendances rigoureusement et immédiatement pratiques de la spiritualité ignatienne. Marthe vient prêter main forte à Marie, Rodriguez à Bérulle.

 

Il faut donc, à qui veut participer à la grâce et recevoir l'esprit d'un mystère, de la naissance de Notre-Seigneur par exemple, s'y disposer par quelque action de pauvreté, avec la souffrance du froid et avec des mésaises ; car qui penserait le faire avec l'affection des richesses et avec les plaisirs, s'abuserait lourdement, puisque les dispositions doivent toujours avoir du rapport avec la forme, et il ferait autant que celui qui tournerait le dos au lieu où il prétend aller (1).

 

C'est ainsi que les cieux écoles se rejoignent, se fondent harmonieusement l'une dans l'autre. Saint-Jure parle tour à tour la langue des jésuites et celle des oratoriens : il appartient également aux uns et aux autres. Nul doute néanmoins que son bérullisme n'ait achevé de faire de

 

(1) L'Union... pp. 13-19, passim.

 

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lui un maître complet. Je ne citerai plus de ce grand homme qu'un seul chapitre, mais décisif et d'une rare beauté.

 

Spiritus oris nostri Christus Dominus. Notre Seigneur Jésus-Christ est l'haleine de notre bouche, et l'air que notre âme doit respirer; de sorte que, comme nous avons absolument besoin de l'air élémentaire pour la vie naturelle de nos corps, de même, et encore incomparablement davantage, l'air spirituel et divin, qui est Jésus-Christ, nous est nécessaire pour la vie surnaturelle de nos âmes... ; tellement que, comme nous mourrions bientôt sans l'air, et pour y remédier, nous l'aspirons et l'attirons.., à chaque minute… ainsi nous avons un besoin extrême et indispensable de Jésus-Christ pour toutes les choses de notre salut, et notre âme ne peut pas être sans lui un moment en vie et en état de grâce : c'est pourquoi nous devons incessamment l'aspirer et attirer en nous.

 

Comment cela ? question qu'un jésuite n'a pas le droit d'oublier :

 

1° Il faut l'aspirer et attirer en nous selon les fonctions salutaires qu'il exerce sur nous, comme de sauveur, de rédempteur, de souverain prêtre...

2° Dans ses vertus, l'attirant tantôt humble, tantôt patient...

3° Dans ses mystères, aspirant Notre-Seigneur incarné, ou nouveau-né... ou conversant avec les hommes.

 

Et cela, par des actes de foi, par « les désirs », par les demande .

 

Car, comme les poumons et le coeur par leur dilatation attirent l'air, ainsi l'âme attire Notre-Seigneur, quand elle s'ouvre et s'élargit avec ses désirs et avec ses demandes. Os meum aperui et attraxi spiritum. J'ai ouvert la bouche de mon âme et j'ai attiré mon air spirituel, qui est Notre-Seigneur ; lequel par lui-même lui avait dit : Dilata os tuum, et implebo illud, Ouvre ta bouche, et beaucoup, et avec de grands désirs, et je la remplirai.

 

Quemadmodum desiderat cervus... Disons-lui :

 

O mon Seigneur, que je vous souhaite dans le mystère de votre vie cachée, dans votre vertu de patience... comme le

 

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cerf, poursuivi de la meute et tout haletant de soif, court de tonte sa puissance aux fontaines pour s'y rafraîchir, mon âme de même... s'en va et s'en court vers vous. Oh ! que je suis altéré de Jésus-Christ..., retiré pour moi dans le désert, souffrant pour moi..., afin qu'il entre en moi et qu'il imprime sur moi les traits de ses vertus et de ses mystères...

Voilà donc quelle doit être notre occupation continuelle, et notre plus cher exercice : c'est une respiration perpétuelle de Jésus-Christ, comme notre air spirituel, et puis une expiration et un renvoi de lui-même à Dieu (1).

 

Comment ne pas reconnaître que Bérulle, ou les siens ont passé par là? Non pas que le disciple tard venu ait abdiqué son originalité propre ; il reste lui-même et

très différent de Bérulle, je veux dire, moins profond, moins sublime, mais en revanche plus lumineux, plus simple, plus élégant, plus « pratique », et mieux doué pour la propagande. Presque tous les maîtres de l'école française ont un je ne sais quoi de rude et de tendu, plusieurs même une certaine rusticité. Sans affadir leur doctrine, ce jésuite l'humanise. Que sont néanmoins les services qu'il a pu rendre à la cause commune, que sont-ils auprès de ce qu'il a reçu lui-même (2) ?

 

(1) L'Union .. pp. 20-26.

(2) Je ne saurais songer à rechercher ici les spirituels de la Compagnie — très nombreux sans doute — qui, de près ou de loin, directement ou indirectement, ont subi l'influence de Bérulle. Comme la spiritualité de François de Sales, celle de l'école française s'est répandue très rapidement ; beaucoup la professent et la vivent qui n'en soupçonnent pas la source première. Aussi bien, l'école du P. Lallemant et des mystiques de la Compagnie, que nous étudierons dans un prochain volume, se rattache-t-elle d'aussi près que possible à l'école bérullienne ; les deux écoles ne diffèrent que par de simples nuances, les bérulliens prêchant surtout l'adhérence au Verbe incarné, les jésuites, la liaison au Saint-Esprit. Mais, parmi ces mystiques d' la Compagnie, il en est un qui me semble particulièrement redevable à Bérulle : c'est le fameux Père F. Guilloré, tant maudit par les jansénistes. Nous aurons maintes fois l'occasion de parler de lui, dans la suite de nos études, mais voici, d'ores et déjà, quelques preuves de son bérullisme.

A. Théocentrisme : Cf. dans ses Conférences spirituelles pour bien mourir à soi-même... Lyon, 1850, — admirable ouvrage — la première conférence, qui a pour titre « De la consomption de tout notre être pour la gloire de Dieu » (pp. 1-17). « Et pour l'intérieur, il importe encore davantage,

 

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Théonée, que vous sachiez comment il faut le laisser consumer sous les opérations de Dieu, qui montre en cela, bien plus qu'en toute chose, à quel point il est notre souverain. Il le consume par des pertes douloureuses ; il le consume par l'aveuglement..., par l'impuissance d'agir où il le réduit. C'est ce qu'il faut laisser faire à Dieu, aimant à se voir détruit dans son opération, pour rendre hommage à la grandeur et à la gloire de notre souverain par la destruction totale de notre intérieur... Parce que (l'âme) pourrait s'élever par quelque effort, il lui ôte, pour achever de la consumer, toute la capacité de le faire, portant la destruction jusque dans le fond de sa substance » (pp. 78). Guilloré montre aussi et beaucoup plus explicitement que ne l'avait fait Bérulle, les connotations mystiques du théocentrisme. « Afin de se consumer incessamment..., il ne faudrait point d'autre considération... que Dieu tout pur, regardé selon ce qu'il est en lui-même... Ne faut-il pas que cet infini absorbe et engloutisse un petit point d’être ? » (p. 9). « Je voudrais que vous eussiez toujours dans l'esprit un rayon qui, partout et sans cesse, vous montrât un Dieu principe et un Dieu souverain; car cette vue du grand domaine de Dieu.., serait pour vous inspirer un esprit de continuel sacrifice, étant tout broyé devant un objet si grand... Comme nous sommes assez misérables pour n'être guère conduits que par des raisons d'intérêt dans le service de Dieu, je le veux maintenant prendre de ce côté-là... » pp. 11, 12. « Oh ! plût à Dieu... que ce mot seul, Dieu, remplît tellement notre entendement et toute la substance de notre âme, que toutes nos actions roulassent sur cette haute idée. que ce seul et grand mot nous emportât partout » (p. 17). Cf. aussi, Ib., Livre II, Confér. II : « De l'adoration devant la grandeur de Dieu » ; Livre VIII, Confér. I : « Des anéantissements intérieurs de Jésus devant la grandeur de Dieu » (pp. 472-483) ; Les progrès de la vie spirituelle, Lyon, 1687, Livre III. Etat de l'âme unie à Dieu, pp. 485-585.

B. Adhérence au Verbe incarné. Entre plusieurs autres passages de Guilloré, cf. le Livre III des Maximes spirituelles pour la conduite des âmes, Lyon. 1853. L'ascension de la spiritualité ignatienne vers le bérullisme, ou, si l'on veut, l'épanouissement bérullien de la spiritualité ignatienne y sont comme palpables. La maxime X, déjà presque toute bérulienne: « Nous sommes obligés de faire régner Jésus eu nous », conduit aux maximes XII et XIII : « Il faut se revêtir des opérations de Jésus ; tout chrétien doit être animé de l'esprit de Jésus en toutes ses actions ».

Comme interprétation bérullienne de la Contemplation ignatienne du Règne: « Les autres rois de la terre font bien voir qu'ils sontimpuissants, parce qu'ils n'en auraient ni le nom, ni la couronne, si leurs sujets étaient détruits... Faiblesse de cette royauté !... Mais vous, ô mon Roi Jésus... , vous avez bien une autre manière de régner, car l'éminence de votre royauté s'établit et s'exerce sur le rien... Jésus règne dans la destruction de ses sujets... Il donne des marques de (sa royauté),non pas en s'enrichissant de nos biens, mais en détruisant tout en nous... Cela ne veut pas dire que nous demeurions dans une oisiveté fainéante, mais il veut dire que nos sens et que nos puissances étant vides, purifiés et anéantis, Jésus alors s'en sert pour faire des merveilles de grâce... Jésus se plaît ainsi à régner en Dieu, parce que, dans ce grand vide et dans ce rien de la nature, il ne trouve point d'obstacle à ses opérations divines » (Maximes.... pp. 285-286). Ainsi encore de la « sainte captivité », où le Christ-roi veut réduire les âmes. « En vérité le pouvoir de Jésus sur nous s'étend jusqu'à ne pas remuer la main, tourner l'oeil, faire un pas..., qu'on n'en reçoive le mouvement de son esprit et de son empire » (pp. 287, 288). Passons aux Maximes XII et XIII. Le premier paragraphe est de toute importance. « § 1 La différence qu'il a entre imiter Notre-Seigneur (Ignace) et se revêtir de Notre-Seigneur (Bérulle. « Imiter N.-S. et s'en revêtir n'est pas une même chose. Nous imitons N.-S. quand nous faisons quelque action, par ressemblance de celles qu'il a opérées, et quand, par notre opération

 

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propre, nous exprimons en nous ce qu'il a fait intérieurement ou extérieurement, de sorte que notre opération... soit une expression et une image de la sienne. Mais se revêtir de N.-S. n'est autre chose qu'une APPROPRIATION et une APPLICATION de ses actions; de manière que ce n'est pas tant moi qui agis que je m'applique les opérations de Jésus; et alors, il ne reste autre chose à l'âme que d'offrir au Père éternel ces opérations adorables pour supplément des siennes » (p. 302). « Il faut vous oublier totalement vous-même..., n'ayant que deux regards, l'un vers ces divines opérations de Jésus que vous tenez en main comme un présent, et l'autre vers son Père, à qui vous les offrez. Cela s'appelle se revêtir de Jésus ». e Dans ces dispositions, Jésus lui est comme un tombeau, parce qu'elle y est tellement ensevelie et perdue que Jésus seul se voyant (c'est-à-dire paraissant) qui la revêt et l'environne, elle n'est vue de sa part, non plus que ce qui est renfermé dans les ombres... d'un tombeau. L'on peut encore... concevoir assez bien ce revêtement de l'âme de la part de Jésus-Christ, par comparaison de son humanité adorable à l'égard de son Père » (p. 3o3).

« Vous venez de voir les obligations amoureuses que vous avez de vous revêtir de Jésus, afin que vous appreniez par là à vous quitter vous-même comme un fonds misérable et tout perdu » (p. 3o6).

« Tout ce que nous faisons de saintes actions pour le prochain et pour nous-mêmes... n'est pas ce qu'il faut se proposer ni la fin dernière que Jésus a eue, mais c'est de vivre de sa divine vie ; sans cela nous sommes des corps inanimés, et avec cela nous sommes en quelque manière divinisés » (p. 7o3).

« Vous êtes animé de l'esprit de Jésus, lorsque son esprit saint influe en toutes vos opérations et que seul il leur donne le mouvement... Nous sommes animés de l'esprit de Jésus, lorsque intérieurement nous nous tenons toujours proches de lui PAR ADHÉRENCE ET PAR UNION.... sans nous multiplier en cent pensées, quoique très bonnes... ; et cette ADHÉRENCE intérieure... fait qu'alors son esprit saint donne la vie à tout ce que nous faisons, et, s'insinuant dans nos plus petites actions, les règle, les anime et les divinise » (pp. 3o8, 309).

Il nous a rachetés, il a un droit souverain sur nos âmes. Or « en vain, aurait-il ce droit... s'il ne l'avait généralement sur toutes nos actions ; car celui qui ne peut rien prétendre sur le fruit, ne peut aussi avoir que des prétentions inutiles sur l'arbre. Il faut donc dire que si le droit qu'il a sur nos actions est un droit absolu et souverain, il ne peut néanmoins l'exercer qu'en leur donnant la vie et les animant ; et de notre part, nous ne nous soumettons au droit de cet aimable vainqueur, et nous ne le rendons capable d'exercer son empire, qu'en lui ADHÉRANT... Il faut que l'esprit de Jésus donne la naissance et le mouvement à toutes nos pensées..., desseins... et actions... L'esprit de Jésus doit animer en nous ce qu'il y a de plus petit dans l'extérieur et dans l'intérieur, n'étant rien de léger qui ne doive être mu par cet esprit de grâce... (Comme) l'âme se retrouve dans toutes les actions..., sans que l'empêchement des occupations l'étouffe ou la bannisse du corps, pareillement l'esprit de Jésus doit toujours surnager dans toutes nos actions, où nous devons tellement être que notre coeur soit toujours plus occupé de Jésus que de la chose même que nous faisons » (pp. 31o, 311).

« Pour comprendre parfaitement combien nous sommes obligés de n'agir que dans l'esprit de Jésus-Christ, par UNION ET ADHÉRENCE CONTINUELLE… avec lui, je vous prie de bien considérer... que nous sommes proprement chrétiens par la communication de son esprit » (p. 312).

La discussion ne serait pas possible avec celui qui ne verrait aucune différence entre cette doctrine et celle de saint Ignace, avec celui qui ne reconnaîtrait pas dans ces beaux passages et la pensée et jusqu'aux expressions de Bérulle. Remarquez aussi que Guilloré, comme du reste les

 

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autres mystiques de l'école Lallemant, tend, comme Bérulle, à exagérer la corruption et l'impuissance de l'homme déchu. « Une âme qui vraiment ressent, connaît et pénètre son indignité, à peine ose-t-elle offrir à Dieu rien de son fonds, parce que le plus ordinairement ce qui vient de notre part est impur. Il en est à peu près comme d'un bourbier qui a pris au-dessus une croûte ; pendant que rien ne s'y remue, vous n'en sentez pas la mauvaise odeur, mais nous ne l'avez pas plus tôt remué, qu'aussitôt une exhalaison s'en élève... De même notre conscience n'est que pourriture et infection; ce qui se voit en ce qu'elle ne se remue pas plus tôt par ses opérations propres qu'il en sort pour l'ordinaire, des actes si corrompue et si pleins d'amour de nous-mêmes, qu'ils ne peuvent guère être à Dieu que de très mauvaise odeur. C'est pourquoi un coeur persuadé de sa corruption... a peine de parler devant Dieu, et d'offrir rien de son fonds, mais tout son refuge est aux opérations de Jésus » (p. 3o5).

« L'esprit de vie divine n'est que dans Jésus-Christ..., et l'esprit de corruption n'est que dans nous. Nous pouvons... concevoir par ces deux principes l'infection et l'horreur de tout ce qui part de nous et la nécessité de cette LIAISON... avec Jésus. C'est une première vérité (?) que notre esprit est essentiellement corrompu, qu'il a une tendance continuelle à la corruption, que partout il est intéressé et charnel, et qu'il n'a point de soi d'autre capacité que d'opérer incessament notre perte; c'est d'ailleurs une seconde vérité que nous ne pouvons agir absolument, qu'au même temps quelque esprit ne règne dans nos actions. Et de ces deux principes, il faut conclure que si l'esprit de Jésus ne règne pas dans nos actions, le nôtre s'y retrouve et les anime et qu'ainsi tout ce que nous faisons est empoisonné » (p. 314).

Ce qui suit est très important : « Nous remarquons que, plus une personne s'approche de Dieu, moins elle fait et opère de sou côté ; c'est la nature des voies de Dieu... Nous n'avons qu'à consulter là-dessus l'expérience des cœurs. Car en est-il aucun qui ne confesse... que, lorsqu'il est visité et consolé de Dieu intérieurement, il parle moins, il fait moins d'actes, et il tombe insensiblement dans le silence, se trouvant lié et comme impuissant de rien opérer ? D'où vient à votre avis cette cessation d'agir à laquelle les âmes les plus communes se sentent attirées dans ces visites ? Elles vient de ce que, d'une part, toutes nos opérations... étant d'elles-mêmes grandement impures, et, de l'autre, l'esprit de Dieu entrant dans l'âme à dessein de s'y communiquer, il détruit peu à peu ce qu'elle fait et en suspend tous les actes, afin de substituer son opération divine... Cet esprit divin agit quelquefois eu des personnes d'une manière étonnante, puisqu'il y fait tout absolument, car nous ne devons pas lui accorder moins dans de certaines âmes qu'au démon dans les énergumènes... La fin de l'esprit de Dieu en nous... est de détruire toutes nos opérations pour faire place à la sienne. Et de là, passant plus avant, nous devons inférer l'extrême obligation que nous avons d'agir toujours dans l'esprit de Jésus par ADHÉRENCE ET PAR UNION CONTINUELLE AVEC LUI » (pp. 315, 316).

Citons encore de lui une image que nous avons déjà rencontrée chez M. Tronson. Cf. plus haut, p. 145) (?) « Représentez-vous que son divin esprit est comme une teinture universelle dont toutes les actions des chrétiens doivent être colorées, empourprées et divinisées. Plus la soie et la laine demeurent dans la teinture, plus elles en prennent la couleur, de même, demeurant dans Jésus par union et par adhérence continuelle, etc... » (pp. 317, 318). Cf. Conférences spirituelles, Livre VI. conf. I, Livre VII, conf. I. II et III. Cf. aussi de beaux textes sur l'intérieur de Jésus.. « Tout le monde considère assez les actions extérieures  ( du Christ) sou sang et sa mort; et tous en rendent leurs hommages par imitation (saint Ignace), par paroles et par les sentiments de leurs coeurs. Il y eu a peu qui passent jusqu'à la contemplation des mystères cachés de son âme, mais il

 

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y en a bien moins qui se revêtent des opérations adorables de son cœur ».  (Remarquez l'opposition : leurs coeurs, son coeur; remarquez aussi l'idée toute bérullienne que Guilloré se fait de la dévotion au Sacré-Coeur). Maximes, p. 3o7. Cf. Conférences spirituelles, Livre V, Conf. III. « Le portrait de l'intérieur de Jésus, chap. Ier . Les cinq traits de l'intérieur de Jésus ; chap. II. L'Obligation d'entrer dans l'intérieur de Jésus). Si Guilloré n'est pas bérullien, qui le fut jamais ? Au reste, là liste des jésuites bérulliens serait longue : j'indiquerai seulement, parmi nos contemporains, le R. P. Plus, et, parmi les spirituels du siècle dernier, le P. Henry Ramière, Le coeur de Jésus et la divinisation du chrétien, Toulouse, 1891.
 

DEUXIÈME PARTIE
CHARLES DE CONDREN
 

CHAPITRE PREMIER : CHARLES DE CONDREN (1)

 

I. Le disciple préféré et le biographe de Condren. — Doctrine littéraire d'Amelote ; le nombre oratoire. — Amelote et la biographie psychologique ; « L'âme » et « le corps » d'une vie. — « L'intérieur » et la « source même ». — Ferveur communicative d'Amelote. — « L'incroyable beauté » de son héros. — Témoignages concordants des contemporains : sainte J. de Chantal, Rapin, Bérulle, Richelieu. — « Jamais la religion chrétienne ne parut si belle que dans sa bouche ». « La plus grande lumière sans contredit de notre siècle et même de plusieurs autres ». — Témoignages de M. Olier.

II. La famille de Condren. — Sa formation toute militaire. — Rudesse apparente. — Le portrait criblé de flèches. — Le collège d'Harcourt —La période critique, 1608-1611 : prêtre ou soldat? —Indécision apparente. — L'attente paisible du signal divin. — One step enough for me — La croisade contre les Turcs. — L'étude : Condren et Cicéron. — Sciences militaires. — La chasse et l'oraison. — Années de lumière. — La vocation au sacerdoce.

III. Gamache et Duval. — Argumentations scolastiques. — Curriculum universitaire. — Condren et les possédés. — « Le diable méprisé ». « Tais-toi et sors ». — Un exorciste de cinq ans. — Nouvelle période d'attente. — Condren essayant sur lui-même la « grâce » des différents ordres. — « Jamais en peine sur sa condition ». — Brusque décision pourquoi l'Oratoire ?

IV. Curriculum vitæ depuis l'entrée à l'Oratoire. — Condren et Saint-Cyran. — Amitié de quinze ans et très confiante des deux côtés. — Note critique sur leurs relations. — Derniers sentiments de Condren à l'endroit de Saint-Cyran. — Pour pied n'a-t-il rien fait pour démasquer le « novateur » ? — L'étrange inactivité de Condren.

V. Goût du siècle de Louis XIV pour les « démonstrations » de piété. — Grimaces dévotes du jeune abbé de Gondrin. — Modération très originale de Condren. — Prestige réel, mais seulement aux yeux de l'élite.

 

(1) En dehors du grand ouvrage d'Amelote que je vais citer constamment, et de la notice, longue, excellente de Batterel, je ne vois quasi rien à mentionner comme sources du présent chapitre. L'histoire critique de Condren est encore à faire. On trouvera de nombreux documents aux Archives nationales, parmi les papiers de l'Oratoire. Pour les ouvrages de Condren. je Ies indiquerai plus tard, quand nous étudierons sa doctrine.

 

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— « Pendant sa vie, il n'a jamais passé pour rien ». — Le franc parler de Condren et ses boutades. —Les « délices » de sa conversation: « En la parole... consistait la force de ses talents ». — De l'enjouement au sublime. — Image très peu ressemblante que l'on se ferait de Condren si l'on ne le jugeait que d'après ses écrits.

 

 

I. Denis Amelote (1609-1679), alors tout jeune docteur de Sorbonne, faisait partie de cette petite compagnie de prêtres séculiers, qui s'étaient donnés au P. Charles de Condren, comme se donneront plus tard à Lamennais et à Newman, les solitaires de la Chesnaie et de Littlemore (1). Le second général de l'Oratoire façonnait de longue main cette jeunesse, en vue de quelque grande oeuvre dont il gardait le secret — ce devait être la fondation des séminaires ; il les envoyait missionner où bon lui sentblait, et au besoin il refusait pour eux les mitres dont ils étaient menacés. Là, rivalisaient de docilité enthousiaste, de zèle et de sainteté M. de Caulet, abbé de Foix, le futur évêque de Pamiers ; Jean du Ferrier, bizarre personnage qu'attend la Bastille; Philibert Brandon et son frère Balthazar (M. de Bassancourt) : le premier, ancien maître des requêtes, le second, ancien maître des comptes; M. Meyster, le Bridaine de l'époque, et M. Olier. Amelote, qui entrera longtemps après à l'Oratoire, semble avoir été le préféré de Condren.

 

J'ai honte, écrit-il de parler moi-même de la charité qu'il me témoignait, mais... (enfin) je puis dire, qu'entre ceux qu'il a élevés hors de l'Oratoire, il m'a appelé quelquefois son fils aîné. Ce n'est pas que je ne fusse en toutes façons le cadet, mais les derniers enfants tiennent bien souvent la première place dans la tendresse de leur père, et les Benonis, c'est-à-dire, les fruits de douleur, deviennent des Benjamins, et sont placés à la main droite. C'était dans l'abondance de cette bonté

 

(1) Sur Amelote cf. la notice de Batterel (Mémoires domestiques, II, pp. 555-58o) et celle de Féret (La faculté de théologie de Paris, V, pp. 36o-372). La plupart et, même les sulpiciens, v. g. MM. Monier et Levesque, écrivent Amelotte. Il me semble bien cependant que, dans les lettres autographes de lui qui sont conservées à Saint-Sulpice, il signe Amelote. Ainsi pour ses livres (cf. Féret, op. cit., p. 36o).

 

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qu'il me découvrait son coeur, et m'y montrait des secrets qui m'ont toujours été des images de la vie du ciel. Enfin, comme l'amitié ne se cache point, celle qu'il avait pour moi a été si connue de tout le monde, que chacun m'a dit après sa mort, que c'était moi qui devais écrire sa vie (1).

 

Heureuse pensée, et qui nous a valu un chef-d'oeuvre. A la mort de son maître (1641), Amelote n'avait que trente-deux ans. Comme à d'autres docteurs de Sorbonne, je crois bien que le latin, le grec et l'hébreu lui étaient plus familiers que le français. Je crois aussi que, pour se mettre en état d'écrire dignement l'ouvrage qu'on lui demandait, il recommença, mais d'assez bon coeur, ses humanités. Il relut Sénèque, il fit connaissance avec le Socrate chrétien, qui dut le ravir. Au reste, il ne veut pas qu'on le sache ; on le trouverait mondain.

 

J'ai eu dessein, nous dit-il, d'écrire d'un style ecclésiastique... La foi me paraît si abondante, et les mystères de Jésus-Christ, si pleins de trésors, que je ne me pare jamais des richesses étrangères... A un citoyen naturel de Sion, je trouve qu'il ne tant point sortir du temple de Salomon, pour voir tout ce qui se peut souhaiter de beau et de précieux.

 

Ils en disent tous autant, et cela ne les empêche pas d'apprendre, à la sueur de leur front, la rhétorique des « incirconcis ». Amelote l'avoue du reste :

 

Si j'eusse eu autant de passion pour la mesure du style que j'en ai pour la parole de Dieu, j'avoue que je n'eusse jamais exposé au jour la première partie de cet ouvrage (un rapide résumé de la vie extérieure de Condren). Il y a tant de phrases qui blessent l'oreille, tant de bassesse en une infinité d'expressions, tant de défauts à la cadence et aux nombres, que je ne sais pas mauvais gré à ceux qui m'accuseront d'ignorance... Je me suis corrigé lorsque j'ai reconnu mes manquements, et si je m'en fusse

 

(1) La vie du Père Charles de Condren, second supérieur général de la Congrégation de l'Oratoire de Jésus..., composée par un prêtre. Paris, 1643. Préface non paginée.

 

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aperçu plutôt, il y aurait en tout le livre plus d'égalité qu'il n'y en a. J'y eusse pu apporter quelque remède avec un peu d travail, mais j'aime mieux que l'on reconnaisse à la différence des deux parties le progrès qui se fait par l'exercice, que de  reprendre tout mon bâtiment par le pied. D'ailleurs, si un prêtre écrit avec quelque netteté, ce n'est pas tant le soin comme l'habitude qui la doit produire (1). Je ne l'ai pas négligée quand je l'ai connue, parce que je fais état de toutes les bonnes choses..., mais je n'ai pas cru que, pour arranger des mots ou pour les changer, je me dusse rendre fort scrupuleux.

 

Après l'acte de contrition qui précède, ce dédain affecté est assez piquant. J'avoue du reste que les confidences littéraires du P. Amelote n'ont rien à voir avec la mystique. J'ai voulu néanmoins attirer l'attention des amateurs sur l'idée que l'on se faisait jadis du métier d'écrire. Chaque âge a ses voluptés, celles de l'oreille primaient alors toutes les autres ; on savait les lois subtiles du nombre et l'on n'y manquait pas sans rougir. Nous avons changé tout cela (2).

 

(1) Paralogisme innocent. Le « soin » a dû nécessairement précéder, former l'habitude. Il faut bien que je l'avoue, Amelote n'a pas toujours l'esprit tout à fait juste.

(2) A cela près, Amelote ne se flatte pas quand il nous assure que son « éloquence... ne tient point du fard de la terre. Jésus-Christ, considéré en lui-même, ou en ses images, est tout son monde, tout son langage ». Ce qui veut dire : 1° que le biographe de Condren ne cite que très rarement les philosophes païens : scrupule digne de remarque, à cette époque,  et très méritoire chez un débutant; 2° qu'il fait passer dans la trame de son style une quantité vraiment prodigieuse d'expressions, d'images, de réminiscences et d'allusions bibliques. Ainsi faisaient de leur côté, à cette heure même, les théologiens anglicans. Tout cela, très délibérément, et avec un désir très conscient d'innover. « J'eusse voulu, écrit-il, suivre l'exemple des Saints Pères, et faire de l'Ancien et du Nouveau Testament, des figures et de la vérité, tout mon discours, mais voyant bien que ces livres sacrés ne nous sont pas aussi familiers qu'ils étaient aux saints, je me suis abstenu de les employer à tout propos. (Parfois néanmoins) ; j'ai pris à tâche de montrer que tout se peut dire par la parole de Dieu... C'est un essai... que j'ai fait... Ailleurs, s'il se rencontre moins de ces expressions figurées, mais s'il s'en trouve qui arrêtent le lecteur, qu'ils regrettent de ne pas savoir la sainte Ecriture, et qu'ils apprennent que c'est pour ceux qui l'honorent que ce livre a été composé ». Préface. Soit, par exemple, ce parallèle entre le clergé séculier et l'autre. Clergé séculier. « C'est de ce mont des Olives et de ce Liban que vient notre chrême ; c'est dans son Jourdain que la Colombe est descendue sur nos têtes; c'est de ce champ qu'est sorti notre froment des élus; c'est dans ce vignoble d'Engadi qu'a été produit notre raisin de Cypre ; c'est de cet Orient que s'est levé le doux vent de l'Esprit... Laissons la verge florissante à Aaron, laissons-lui la couronne sur la tète et la lame d'or sur le front... etc., etc. ». Réguliers. « Je dis que les ordres religieux sont comme l'éclat des yeux de l'Epouse; c'est le vermillon de ses lèvres; c'est le feu de l'écorce de grenades qui reluit sur ses joues; c'est le lambris du Temple tout vermeil doré, et relevé en figures de palmes et de chérubins... C'est la robe de la Sulamite brodée d'or et environnée de toute sorte de variété ». La vie du P. Ch. de Condren, II, pp. 44-46. Et ainsi pendant des pages entières. Cela tourne au centon biblique, mais la méthode, prise en soi, est excellente. Newman et Racine, pour ne citer que ceux-là, ne nous ont-ils pas montré que « tout se peut dire par la parole de Dieu » ?

 

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D'un écrivain qui surveille ainsi la musique de ses périodes, on petit se promettre que, pour le reste, il n'écrira pas à l'aventure. Bien que la réflexion n'éteigne jamais chez Amelote ce bel entrain, cette allégresse qui ne sont pas les moindres qualités d'un historien, le biographe de Condren reste constamment fidèle à la méthode rigoureuse qu'il s'était fixée, et qu'il ne tenait certes ni de Sainte-Beuve ni de Newman. Son livre est, à ma connaissance, le premier modèle de ce que nous appelons aujourd'hui une biographie psychologique. Dans cette vie qu'il a mission de nous exposer, il distingue excellemment « l'âme » et le «corps », du reste bien décidé à n'étudier celui-ci qu'en fonction, si j'ose dire, de celle-là :

 

Je ne laisse pas... de m'attendre à l'incrédulité de force lecteurs, qui, ne prenant le P. de Condren que pour une personne commune, seront surpris de ses grâces extraordinaires. Ils s'imagineront que ma plume l'aura flatté, et que je ne l'aurai pas tiré après le naturel... Mais, outre qu'il est difficile d'inventer une sainteté si haute que celle que j'ai décrite, j'ai entre les mains des mémoires si authentiques de toutes les particularités, qu'il n'y en a point que je ne puisse justifier. Je ne dis rien que je n'aie appris de lui-même, ou de témoins oculaires... Sa sueur et son précepteur, deux personnes très dignes de foi, l'une religieuse carmélite, et l'autre personnage de grande vertu, m'ont dit et écrit ce qu'ils ont vu dans son enfance et dans sa jeunesse ; ses compagnons du collège, ses maîtres et ses disciples de philosophie m'ont parlé de ses études ; et les prêtres de l'Oratoire de ce qu'il a fait dans leur congrégation. Mais tout cela ne m'ayant presque servi qu'à connaître

 

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le corps de sa vie, ç'a été par une conversation particulière avec lui, l'espace de plusieurs années, que j'en ai su l'âme et l'esprit.

 

Sur tout l'extérieur de cette vie il a donc mené son enquête, selon les règles du temps, et, je le croirais du moins volontiers, avec assez de scrupule. Mais encore une fois, là n'est pas ce qui l'intéresse :

 

S'il n'y eût eu rien à faire que l'histoire de ses actions, ce n'était que l'ouvrage de peu de jours, mais je n'ai jamais pu comprendre qu'il FALLÛT S'ARRÊTER A AUTRE CHOSE QU'A SON INTÉRIEUR. Un homme si mort que lui selon les sens, et si caché en Dieu, ne devait être considéré que selon l'esprit. C'était son coeur qui m'avait charmé, et non pas ce qui paraissait de lui au dehors, et je n'étais pas si ravi de ses actions que du fonds de l'âme qui les produisait. Mais plus j'admirais ses dispositions, plus je voyais de difficulté à les exprimer ; plus je le connaissais, plus je craignais de parler de lui... Je disais en moi-même que cet homme était trop du ciel pour être découvert en la terre, et, qu'ayant à traiter une matière d'une si incroyable beauté, j'étais malheureux par l'excès de mon bonheur (1).

 

Et il continue avec une claire conscience de ce qu'il veut et doit faire :

 

Il ne faut donc pas que l'on s'étonne si je traite une vie extraordinaire d'un air qui n'est pas commun, et si, en parlant d'un sage par excellence, je me sers plutôt du caractère des philosophes que de celui des historiens... Le plus souvent, mes chapitres ne sont pas des narrations, ce sont des traités. Je ne me contente pas d'y exposer le visage des vertus ; je les découvre jusqu'au coeur, et encore ne me suffit-il pas de pénétrer leur affection et leur zèle ; j'entre dans la source même de leur vie, et, avec le tranchant de la parole de Dieu, je sépare l'âme de l'esprit.

 

Beaucoup sans doute préféreraient un « récit » limpide,

 

(1) Tout se tient, je n'ai pas besoin de faire remarquer que cette altitude, « ne s'arrêter qu'à l'intérieur s, était commandée au P. Amelote par les directions bérulliennes. Encore fallait-il y songer.

 

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pittoresque, des aventures, ou au moins des anecdotes. Mais quoi !

 

s'il ne fallait rien écrire de sublime, toutes les Epîtres de saint Paul seraient censurées... Si j'ai trouvé dans l'âme du P. de Condren de hautes pensées..., était-ce à moi, ou à les abaisser pour les faire voir à des enfants, ou, les supprimant, à les dérober à ceux qui étaient capables de les connaître? Devais-je refuser quelque étendue de discours pour montrer les richesses de ses dispositions; et si Ies hommes font bien de longues traites pour voir des reliques, devais-je m'épargner d'en faire quelque petite, pour découvrir une âme plus sacrée que tous les corps saints (1) ?

 

 

« Petite » est une façon de parler ; la biographie psychologique de Condren n'a pas moins de sept cents pages, grand in-8°. Voilà « pour ceux qui demandent le fond de la piété et l'esprit de la vertu ». Mais, en tête du livre, se trouve un « abrégé » d'une soixantaine de pages, lequel suffira largement à « ceux qui ne cherchent qu'une histoire », et qui n'aiment pas les « interruptions ».

Malgré l'assurance un peu castillane que semble trahir par endroits cette curieuse préface, Amelote sent très vivement les difficultés de sa tâche, et il « rougit... d'avoir été si hardi que de l'entreprendre »

 

Ce ne sont pas seulement les défauts que j'aperçois (dans mon livre) qui me causent cette honte, c'est la résolution que j'ai prise de le faire... Plus je considère le P. de Condren, plus je suis convaincu que je n'étais pas capable d'écrire sa vie.

 

(1) Encore une page curieuse. « Il est aisé d'avancer toutes sortes de merveilles touchant les saints: l'on a bientôt dit aux simples et aux admirateurs qu'ils ont fait des miracles, que Dieu leur a donné une science infuse..., et l'on a raison de tout croire de la libéralité de Dieu envers ses amis. Mais la prudence de la foi, qui prend garde que Dieu atteint d'une extrémité à l'autre puissamment, et qu'il dispose toutes choses doucement..., qu'il use pour le moins d'autant de sagesse en la production et la conduite de sa nouvelle créature qu'en celle de l'ancienne, ne se persuade pas facilement que le récit de la vie d'un saint ne doive être que comme un portrait; c'est la peinture de l’âme qu'elle cherche..., c'est l'économie des actions qu'elle désire voir, et non de simples mémoires. Il ne suffit donc vas de dire que notre théologien a été enseigné de Dieu, il faut faire voir la façon... de cette conduite ». Op. cit., I, p. 102.

 

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C'est un aigle que je perds de vue dans les nues, et un chérubin qui éblouit mon esprit de ses lumières. Les extrêmes obligations que je lui avais, m'ont fait désirer avec ardeur de parler de lui..., mais, y ayant fait réflexion, je me suis trouvé saisi de crainte et d'étonnement. De sorte, qu autant que je m'étais promis de découvrir ses secrets..., autant l'ai-je appréhendé, quand il a fallu mettre la main à l'oeuvre...

 

Et maintenant que, bon gré malgré, je publie mon livre,

 

ma conscience m'accuse... de témérité, et il ne me paraît qu'un songe au prix de la vérité que j'ai conçue (1).

 

On ne saurait mieux nous faire pressentir « l'incroyable beauté » du modèle qu'on veut peindre. C'est ainsi, d'ailleurs, qu'en vingt endroits de son livre, Amelote nous rappelle, que, pour « tirer au naturel » la ressemblance du P. de Condren, il faudrait plus que du génie.

 

Pour moi, écrit-il par exemple, je ne doute point que plusieurs saints n'aient eu de plus grandes richesses que les siennes, mais je n'en connais point en qui je remarque cette lumière si éclatante, ni si étendue que celle qui m'a paru en sa personne. Cette comparaison pourra être odieuse à quelques esprits, mais je sais bien qu'elle ne le sera pas aux hommes doctes qui ont joui de ses entretiens (2).

 

Elle ne le sera pas non plus, je pense, à ceux qui auront médité l'ouvrage même d'Amelote, et les lettres de Condren.

 

Il semblait, dit-il encore, que cet homme vît, de la cime d'une montagne, ce que nous ne voyons que dans une plaine, ou qu'il fût éclairé du soleil, tandis que nous ne marchons qu'à la lueur des étoiles (3).

 

Il vivait « dans un air plus pur que le commun des saints », et Dieu lui donnait « des espèces plus vives et

 

(1) Préface, passim.

(2) Amelote, op. cit., II, pp. 179, 180.

(3) Ib., II; p. 129.

 

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plus nobles de ses vérités, que les ordinaires » (1). « Il vivait en esprit dans un autre air que celui-ci, et sa vie ne paraissait point à nos yeux » (2). Ou encore, et avec une érudite subtilité qui n'est pas sans charme :

 

Il y a des hommes que vous disiez qu'ils sont d'une espèce particulière. Et l'on pourrait dire que ç'a été un bonheur pour les origénistes que celui-ci ne soit pas né dans leur siècle. Ils l'eussent pris pour une grande preuve que les âmes des hommes avaient été autrefois des anges (3).

 

Mme de Chantal avait dit mieux encore : « Il me semble 1que Dieu avait donné notre bienheureux Père, (François ide Sales), pour instruire les hommes, mais qu'il a rendu celui-ci capable d'instruire les anges» (4).

 

Un ange et mieux que cela :

 

Quand je me le remets devant les yeux, il semble que... (la) vie de Jésus-Christ ne lui était pas simplement une grâce, mais qu'elle lui était comme tournée en nature... A considérer la bonté, la franchise, la modestie, la liberté d'esprit du disciple, on eût conçu à peu près quelle était la personne de son Maître... Et ce lui était une nécessité d'accomplir en lui ce que dit saint Paul, que le Fils de Dieu doit être toutes choses en nous (5)... Quand je considère ses dispositions, il me paraît comme moulé sur le coeur de Dieu, et comme une image animée par son prototype (6).

 

Mais pourquoi essayer ainsi de définir l'indéfinissable?

 

Il me semble, quand je me remets sa lumière devant les yeux, que ma plume n'a fait qu'un essai, et qu'elle n'a pas eu la force de produire ce que mon esprit avait conçu (7).

 

(1) Ib., op. cit., I, p. 103.

(2) Ib., op. cit., II, p. 339.

(3) Ib., op. cit., II, pp. 115, 116.

(4) Ib., op. cit. Abrégé de la vie, h. iij.

(5) Amelote, op. cit., II, pp. 344-347.

(6) Ib., op. cit., II, p. 193.

(7) Ib., op. cit., I, p. 294.

 

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« Saint Vincent de Paul se plaisait à dire qu'il ne s'était point trouvé un homme semblable à lui ; non est inventus similis illi » (1). « Quand M. de Bérulle l'eût mis près de sa personne, quoi qu'il fût un des plus jeunes prêtres de sa maison, le saint cardinal faisait tant d'estime de sa piété, qu'il se mit lui-même sous sa direction, et il avait pour lui un si religieux respect qu'il lui est souvent arrivé, quand il passait devant la chambre de son nouveau directeur, de se jeter par terre pour baiser la trace des pas d'un si saint prêtre, et que, l'ayant d'autres fois consulté sur l'intelligence de quelque texte de l'Ecriture, il écrivait tête nue et à genoux le sens que le P. de Condren y donnait » (2), Richelieu, bon juge, après tout, même en ces matières, et

d'ailleurs plus près d'être superstitieux que rationaliste, Richelieu le vénérait. Au lendemain de la mort de Condren, « il parut sur lui une ode française », dont Batterel nous a conservé la dernière strophe :

 

Mais puisque son mérite est tel,

Que, pour lui donner des louanges,

Il faut être plus qu'un mortel,

Et discourir comme les anges,

Empruntons-en d'un demi-dieu,

C'est-à-dire de Richelieu,

Disant après son Eminence :

Aujourd'hui la mort a détruit

Le plus grand homme que la France

Depuis deux siècles ait produit (3).

 

Depuis Gerson, peut-être, le grand Gerson. Et ce ne serait pas trop dire. Après Richelieu, l'abbé de Saint-Cyran, le plus difficile des hommes, fasciné, lui aussi, par

le P. de Condren, comme nous le montrerons bientôt. Et de son côté, le jésuite Rapin :

 

(1) Penaud, op. cit., II, pp. 199, 200.

(2) BattereI, op. cit., II, p. 15.

(3) Ib., op. cit., Il, 65. « Le cardinal partagea avec nous la douleur de cette perte... Il avait intérêt de le conserver », à cause de son ascendant sur Gaston. Batt., ib.

 

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Un grand serviteur de Dieu... le Père Charles de Condren, l'homme peut-être le plus éclairé de ces lumières d'en haut qui font les saints, qui ait paru en ce siècle. Comme il avait un don rare pour les choses spirituelles, il avait aussi un discernement des esprits admirable, et il était si savant dans la religion qu'il était hors des atteintes de ce qu'on appelle surprise en ces matières-là, ne pouvant pas même être trompé (1).

 

Et tout de même, les «honnêtes gens », la Mothe-Goulas par exemple, gentilhomme de la chambre de Gaston :

 

Imaginez-vous, écrit-il dans ses Mémoires, le plus bel esprit, et l'âme la plus noble de tout le monde ; il possédait tous les arts et toutes les sciences ; il en savait les secrets les plus cachés, et des mystères de la nature ; il n'ignorait rien de ce qui peut tomber en la connaissance des hommes... Sa conversation était si douce et si agréable, qu'on ne s'en séparait que charmé. Il aimait à rire durant la récréation, et, si ses discours alors ne portaient pas si droit à Dieu, ils détachaient toujours de la terre.

 

Qu'on veuille bien méditer ces derniers mots, car ils disent tout.

 

Mais, quand il tombait sur des affaires de piété, il semblait avoir été instruit par les anges. JAMAIS LA RELIGION CHRÉTIENNE NE FUT SI BELLE QUE DANS SA BOUCHE. Il lui donnait des grâces à ravir les plus impies (2).

 

Enfin, et pour couronner cette gerbe de témoignages, laissons parler le disciple le plus éminent du P. de Condren

 

(1) Histoire du jansénisme (édit. Domenech, mais corrigée sur le mss.), p. 93. Rapin dit encore, dans ses Mémoires : « On fit part de ce dessein encore tout informe (la Compagnie du Saint-Sacrement) au Père de Condren et au P. Suffren, les deux hommes de la plus grande réputation pour la vertu qui fussent alors en France..., et dont le seul nom pouvait donner du crédit à quelque affaire que ce fût, dès qu'ils y entraient ». Mémoires du P. René Rapin (Aubineau), Paris, 1865, II, p. 325.

(2) Cf. Batterel, op. cit., II, p. 63. A ce témoignage d'un contemporain, et qui a vécu, pendant des mois et des mois dans l'intimité de Condren, opposons les paroles, encore plus sottes qu'indécentes, de Rabbe. « Ennemi de toute science, esprit étroit, malgré sa réputation de sainteté..., et en outre hostile aux congrégations de femmes (!) ». Revue historique, nov.— déc. 1889. Pourquoi se risquer à parler, et dans une Revue savante, de ce que l'on ignore tout à fait ?

 

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son « double », comme nous verrons ; c'est M. Olier. « Il n'y a rien de pareil à cet homme dans le monde », récrivait-il deux ans avant la mort de son maître ; et, quinze

ans après : « La plus grande lumière de notre siècle sans contredit, et même de plusieurs autres » (2). Ou encore :

 

C'est toute ma vie et ma joie, dans cet exil de misères, que le souvenir de sa personne, et sa lumière me sert continuellement de désir à participer au saint esprit qu'il a laissé en ses disciples, que je rechercherai continuellement. Je ne vous puis dire combien j'honore ce qui appartient à notre Père. Ce me sont tout autant de reliques que les personnes qui lui succèdent (3).

 

Il écrivait cela au P. Bourgoing, troisième général de l'Oratoire. On aura du reste remarqué chez ces divers témoins, un curieux mélange d'admiration, de tendresse et de dévotion. De Condren tout leur semble inestimable, unique, la personne aussi bien que la doctrine; et d'un autre côté, dans cette personne, dans cette doctrine, les moins élevés pressentent, les plus clairvoyants reconnaissent une vive image du Christ. Amelote nous en avait avertis déjà ; M. Olier le dit splendidement dans ses Mémoires.

 

Il n'était qu'une apparence et écorce de ce qu'il paraissait être, étant au dedans tout un autre lui-même, étant vraiment l'intérieur de Jésus-Christ en sa vie cachée ; en sorte que c'était plutôt Jésus-Christ vivant dans le P. de Condren, que le P. de Condren vivant en lui-même. Il était comme une hostie de nos autels; au dehors, on voit les accidents et les apparences du pain, mais au dedans, c'est Jésus-Christ. De même en était-il de ce grand serviteur de Notre-Seigneur, tant aimé de Dieu. Notre-Seigneur, qui résidait en sa personne, le préparait à prêcher le christianisme, à renouveler la première pureté et piété de l'Église; et c'est ce que ce grand personnage a voulu faire dans le coeur de ses disciples, pendant son séjour sur la terre, qui a été inconnu, comme le séjour de Notre-Seigneur dans le

 

(1) Lettres de M. Olier, Paris, 1885, I, p. 333.

(2) Ib., II, p. 145.

(3) Ib., I, p, 495.

 

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monde (1). La divine providence avait suscité ce grand homme... dans ce temps de renouvellement ;

 

Par où l'on voit. soit dit en passant, que les clairvoyants de cette époque réalisaient fort bien la renaissance religieuse à laquelle ils assistaient;

 

pour qu'il fût un modèle parfait de Notre-Seigneur Jésus-Christ... Il a converti quantité d'âmes ; il en a éclairé une infinité, et celles qu'il n'a pas achevé d'instruire (Olier lui-même, entre autres) pendant l'infirmité de la chair, il les perfectionne maintenant qu'il est dans le ciel, agissant dans la vertu, la splendeur et l'efficace des saints... Je dis ceci avec reconnaissance à la divine Majesté, de m'avoir mis entre les mains de ce grand homme, d'un homme si divin, d'un homme tout apostolique, d'un homme qui était vraiment eu son intérieur un autre Jésus-Christ (2).

 

On ne trouverait pas, je crois, l'équivalent de cette page étonnante dans tout ce qui a été écrit au XVIIe siècle sur les autres saints de ce temps-là, Bérulle, François de Sales, Vincent de Paul, Lallemant et les autres. Nul peut-être n'aura reçu des louanges si ferventes, si raisonnées, si précises. Celui-là, du moins, «les siens l'ont connu. » Je ne parlerais pas ainsi de lui, si je ne croyais à mon tour, qu' «il n'y a rien de pareil à cet homme dans le monde », et, si j'étais moins sûr de lui, je n'aurais pas commis la maladresse de réciter, au début, de ce chapitre, la prodigieuse litanie que l'on vient de lire. Je sais bien, d'ailleurs, que tout me conseille de répéter après le P. Amelote : « Plus je considère le P. de Condren et plus je suis convaincu que je n'étais pas capable » de parler de lui. Mais justement c'est lui seul que nous laisserons parler, mon rôle devant se borner ici à choisir et à mettre en ordre les passages

 

(1) « Inconnu », non pas des élites (la Sorbonne ; la Cour ; l'Oratoire ; le clergé fervent, les âmes saintes), mais bien, de la foule, avec laquelle les circonstances ne lui ont pas donné l'occasion de prendre contact. Olier lui-même ajoute presque aussitôt que le P. de Condren a « éclairé une infinité » d'âmes.

(2) Cf. Perraud, op. cit., pp. 200, 201.

I

296     L'ÉCOLE FRANÇAISE

 

 

sages les plus révélateurs de ses lettres. Auparavant, toutefois, nous essaierons une esquisse de sa personne. Condren n'était sans doute, comme l'a si bien vu M. Olier, « qu'une apparence et écorce de ce qu'il paraissait être » , mais cette apparence — ou cette écorce — est d'ailleurs très réelle, très humaine, et il nous importe de la connaître. De Bérulle the man, nous n'avons donné qu'un léger crayon. Mais l'homme, chez Condren, n'est pas un moindre prodige que le docteur; le Père Amelote aidant, nous pouvons, je crois, nous faire de lui une image assez ressemblante.

II. Charles du Bois de Condren est né en 1588, à Vaubuin, près de Soissons, « d'une ancienne famille do Picardie, noble de plus de cinq cents ans, dont plusieurs personnes s'étaient distinguées par les armes » (1). Sa mère paraît avoir été bonne catholique et même fort pieuse; le père, « tout martial, nourri toute sa vie en l'hérésie, au temps qu'elle était en sa vigueur, et converti depuis peu d'années » (2), « Il était gouverneur du château de Monceaux, maison royale, où il y avait garnison, et où Henri IV se plaisait à faire quelque séjour », en joyeuse compagnie parfois, comme nous verrons. Longtemps après ( 11 septembre 1628), Marie de Médicis écrivait à Richelieu :

 

J'envoie exprès ce gentilhomme, frère du bon Père de Condren. Vous savez, je crois, qu'ils sont enfants du feu sieur du Bois, qui était à moi, ayant été longtemps capitaine de Monceaux. Outre la prière de son frère (Charles), mon cousin le cardinal de Bérulle me l'a recommandé (3).

 

D'un commun accord, son père et sa mère l'avaient

 

(1) Batterel, op. cit., II, 1. « Sa mère étant allée à Vaubuin,... faire visite à Mme de Chamarin, tante du maréchal d'Estrées, elle fut surprise des douleurs de l'enfantement, et y accoucha. L'enfant fut deux heures sans donner signe de vie ». On le baptisa deux fois sous condition, et une troisième fois à l'église, « ce qui lui faisait dire agréablement, qu'il était bien plus obligé qu'un autre d'être bon chrétien, puisqu'il avait été baptisé trois fois », Batterel, Ib.

(2) Amelote, op. cit., I, 66.

(3) Batterel, op. cit., II, p. 3.

 

297

 

voué à Dieu, dès avant sa naissance, « pour lui appartenir comme les premiers nés d'Israël ». L'idée était venue de la mère, la formule du père, qui ne « connaissait point d'autre façon de donner les enfants à Dieu que celle qu'autrefois il avait lue dans sa Bible ». Puisqu'il suivait ainsi docilement les suggestions de sa femme, il faut que le capitaine ait eu le coeur assez tendre. Au reste, je n'ai pas besoin de rappeler la scène analogue, très belle aussi, mais moins significative, qui ouvre l'histoire d'une autre vie. Condren sera l'homme, le saint de la Bible, plus que Bossuet.

Ce qui suit est bien étrange, et « si je ne l'avais appris de lui-même..., avoue Amelote, j'aurais peine à me le figurer. C'est que, non seulement Dieu avait obligé ses parents à le lui vouer dès qu'il fut conçu, et à l'offrir de nouveau à sa naissance, mais il lui fit ratifier à lui-même cette offrande, aussitôt que son esprit en fut capable. «       Dieu, disait-il, m'avança l'usage de la raison afin que je m'acquittasse de ce devoir, et il me fit la grâce de le connaître et de me donner à lui à l'âge de deux ans et demi ». Je lui ai ouï dire une autre particularité, qui confirme celle-ci, c'est qu'il se ressouvenait de tout ce qui s'était passé en lui depuis l'âge d'un an et demi, et toutes ses paroles et actions, les lieux et les personnes qu'il avait vues alors lui étaient toujours présentes » (1).

Son père, qui avait une moins bonne mémoire, « et qui n'avait fait son voeu que dans un mouvement extraordinaire de dévotion, l'oublia bientôt, et destina son fils aux armes dès son enfance. Il n'omettait rien de ce qui pouvait contribuer à le rendre généreux, et croyant que les premières caresses et les chansons des femmes fussent capables de lui amollir le courage, il ne voulait jamais qu'il fût porté que par des hommes, et le plus souvent par des soldats » (2).

 

(1) Amelote, op. cit., Abrégé (qui sert d'introduction), dij, diiij.

(2) Ib., dij, diij.

 

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« On le tirait de la mamelle pour le mener leur voir faire l'exercice, on l'accoutumait au bruit des tambours, on ne songeait qu'à lui inspirer des inclinations martiales, et on y réussit si bien que, non seulement dès l'âge de sept ans il ne respirait que les armes, mais il eut peine, dans la suite, à se défaire de ce penchant, si jamais il s'en défit (1).»

Sur les prouesses de cet enfant, et sa soeur et son gouverneur, le chanoine Masson, ont raconté au P. Amelote des choses bien extraordinaires, qu'à eux trois ils doivent bien un peu romancer, mais qu'ils n'ont certainement pas inventées de toutes pièces. « L'on nourrissait des buffles dans le... parc (de Monceaux), l'un desquels étant devenu furieux, attaquait les hommes, et en tuait quelques-uns. Le roi commanda qu'on le prit, ce qui s'étant fait avec adresse, on le lia dans la cour du château à une grosse poutre pour l'assommer. Cet animal, se voyant lié, se mit dans ses fougues, et fit tant d'efforts qu'il traînait tout seul ce bois d'une extrême grosseur. Son regard était épouvantable à voir, et il n'y avait personne qui ne tremblât d'ouïr son mugissement. Il fallut se hâter de le tuer... Comme chacun craignait de s'en approcher, le petit de Condren fut si hardi que, prenant un maillet, il lui en donna le premier coup sur le front, ce qui plut au roi, et fit concevoir quelque chose de grand de son courage. Une âme bien faite jette toujours des rayons de sa noblesse (2) ». Peut-être n'aura-t-il donné que le second coup, mais cela ne fait rien à l'affaire ; le beau est d'avoir regardé le monstre bien en face, et de si près. Aune bien faite, oui, mais aussi corps bien fait, et qui restera souple, svelte, agile, tout à l'image de ce vif esprit. On nous le montre encore s'amusant sous les yeux de son père ravi, « à tout ce qui tenait de la hardiesse », comme de courir sur le faîte d'une haute muraille qui menaçait ruine (3). Chez lui, rien jamais de pesant, ni l'intelligence, ni le

 

(1) Batterel, op. cit., p. 1.

(2) Amelote, op. cit., Abrégé, diij.

(3) Ib., op. cit., Abrégé, diij.

 

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coeur, ni la démarche.  Vers dix-huit ou vingt ans, il écrira cette prière :

 

O ! que vous avez été prompt, mon Sauveur, h sortir du sein de votre Père, pour me venir chercher... Que vous avez marché avec diligence à la croix et aux tourments, et que le délai vous en a été ennuyeux ! O mon âme, pourquoi ne cours-tu pas à ton souverain bien, qui s'est hâté de souffrir pour toi ?... Que ma vie ne soit qu'une course ET UN VOL TRÈS LÉGER VERS vous (1)...

 

Cette formation virile, militaire, un peu fauve, explique sans doute l'apparence de rudesse que l'on a pu remarquer chez le petit Condren, et où ses biographes n'ont voulu voir que la première vivacité d'une jeune vertu. « Son père lui voulant faire apprendre à danser..., cet enfant en devient malade. Ayant été forcé un jour à demeurer dans un bal, il en eut la fièvre continue durant huit jours, et d'entendre seulement des violons, cette image de vanité lui donnait une telle aversion qu'il s'en trouvait mal. Ce n'était pas faute d'adresse ni de gaîté, car, d'ailleurs, il faisait bien des armes et était fort bien à cheval », mais une musique trop molle l'énervait. «La main de Dieu n'était pas moins remarquable sur lui dans les compagnies que dans la danse ; car, encore qu'il eût l'esprit agréable et fort ouvert, si est-ce qu'il ne pouvait dire mot parmi les femmes, et s'il en survenait quelqu'une inopinément là où il était, tout d'un coup, il se trouvait interdit... Cette contrainte avait paru dès son enfance, car, comme il était très joli, une grande dame, mais dont la vie n'était pas de bonne odeur, — Batterel la nommera tout rondement, c'était « la fameuse Gabrielle d'Estrées » — s'efforçant de lui faire des caresses, il ne la pouvait supporter ; plus elle le baisait, plus il se frottait le visage, et, se plaignant qu'il ne l'aimât point. « Non, disait-il, je ne saurais vous aimer », et se retirait de la sorte tout en colère.

L'esprit de Dieu avait imprimé dans son âme l'horreur

 

(1) Amelote, op. cit., 1, p. 113.

 

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de l'impureté » (1). Il est possible, mais sans chercher si loin, retenons l'impressionnabilité nerveuse de cet enfant, d'ailleurs très affectueux, et qui n'aime pas les caresses. Tout le sensible lui paraît grossier. On a vu qu'un violon le rendait malade. Il préfère le tambour, non pas qu'il en trouve le bruit plus harmonieux, mais comme symbole et signal d'héroïsme.

« C'est une merveille.. que la beauté, qui se fait aimer à tout le monde, lui faisait peine, même en sa personne L'on avait tiré son portrait à l'âge de cinq à six ans, et chacun le trouvait fort joli. Il était blond, et il avait les traits du visage fort bien faits; avec cela on lisait en ses yeux une certaine générosité et une douceur qui contraignait à l'aimer; et on ne le pouvait regarder sans louer sa beauté et sa bonne grâce. Les louanges étaient autant de blessures au coeur de ce saint enfant », soit, comme le veut le P. Amelote, que, dès lors il ne pût « estimer que ce qui était rené de Jésus-Christ », ou bien que, nourri parmi les soldats et jaloux de leur beauté martiale, il lui fût désagréable de mériter les mêmes compliments qu'une fille (2). Bref, « il lui fâchait quand on s'amusait à son tableau, Enfin il résolut de le supprimer, et, ayant essayé plusieurs fois avec des bâtons à le faire choir..., (il) prit un arc et des flèches, et perça de plusieurs coups son portrait

 

(1) Amelote, op. cit., Abrégé, e.

(2) Chez un enfant et surtout de noble race, rien de plus naturel que ce sentiment. Le duc de Bourgogne l'éprouvera plus tard, ou du moins les poètes le lui prêteront.

Pour Mgr le duc de Bourgogne faisant l'exercice avec les mousquetaires devant le roi :

 

Quel est ce petit mousquetaire,

Si savant en l'art militaire,

Et plus encore en l'art de plaire ?

L'énigme n'est pas malaisé :

C'est l'Amour sans autre mystère,

Qui, pour divertir Mars, s'est ainsi déguisé.

Sur ce que ce jeune prince ne trouva pas bon qu'on l'eût comparé à l'Amour :

 

Prince, consolez-vous d'être un petit Amour,

Imitez bien Louis, vous serez Mars un jour.

(Recueil de vers choisis (Bouhours), Paris, 17o1, p. 232.)

 

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auquel il ne pouvait autrement atteindre. J'ai vu le tableau rapiécé aux endroits qu'il avait déchirés, et il avait été si adroit que, de trois coups, il y en avait un qui donnait dans la tête. Pour moi, je ne puis que je n'adore l'Esprit qui lui donnait de si saintes pensées, et qui le faisait combattre de cette sorte contre lui-même... N'ai-je pas raison de dire.. que ce bienheureux enfanta commencé par l'âge de la plénitude    ? Jésus-Christ » (1) se passe en effet dans P. Amelote. Et pourquoi pas ? Il se passe en effet dans l'âme des petits baptisés bien des choses merveilleuses, et qu'il nous arrive parfois d'entrevoir, si nous avons de bons yeux. Beaucoup achèvent peut-être une longue carrière — explevit tempora multa — pendant ces quelques années qui précèdent ou qui suivent immédiatement ce que nous appelons, d'une manière si impropre, l'âge de raison; après quoi, beaucoup retiennent encore le nom de vivants — nomen habes quod vivas — mais ne vivent plus. Quoi qu'il en soit, l'anecdote du tableau percé de flèches reste au moins pour nous un symbole, et en quelque manière une prophétie. Se détruire, cesser d'être, toute la doctrine de Condren se ramène là, comme nous le montrerons dans les chapitres suivants.

« De fréquentes infirmités ne permirent pas de le faire étudier avant l'âge de douze ans. Quoiqu'elles ne le quittassent point alors, sa facilité lui fit apprendre en un an et demi à écrire et assez de latin pour être envoyé en troisième à Paris, au collège d'Harcourt, où il demeura jusqu'à l'âge de dix-sept ans » (2).

Alors s'ouvre pour lui une période assez longue (16o8 (?)-1611), assez obscure, mais capitale. Il a de dix-sept à dix-huit ans. Sa carrière semble tout indiquée. « Ses parents désirent le pousser dans les armes ; c'est l'espérance de leur famille. Ils voient leur fils naturellement généreux

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 26-28.

(2) Batterel, op. cit., II, p. 3.

 

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et adroit à toute sorte d'exercices ; il a de grandes inclinations à l'état militaire; son esprit est ouvert aux ruses et aux secrets de cette profession. Le roi a promis à son père qu'il aura soin de ce fils.. Toutes choses contribuent à ce dessein ; l'on n'attend que l'âge (?) et des forces un peu raisonnables, car il avait toujours été faible et malsain. Sa condition, son naturel, l'humeur de son père, sa faveur demandent qu'il aille faire un nouveau cours dans l'Université la plus florissante de la milice, que l'on tenait alors être la Hollande » (comme plus tard, l'Algérie pour nous). C'est une chose réglée, et jusque dans les détails. Dès que sa santé le lui permettra, il ira faire un premier. stage à Calais, sous la direction d'un savant homme de guerre, M. de Vicq. Après quoi, il passera en Hollande. « Voilà ce que ses parents projettent pour lui » (1), mais lui-même, que pense-t-il?

La question est peut-être moins facile à résoudre que ne le croit le P. Amelote. Pour celui-ci, en effet, Condren sait déjà, et depuis cinq ou six ans, que Dieu le veut prêtre; il n'a déjà plus d'autre désir que de répondre à l'appel divin. Telle n'est pas néanmoins l'impression que nous donne son attitude, pendant ces trois années décisives. Qu'il songe dès lors très sérieusement à quitter le monde, cela me paraît certain : mais je ne vois pas qu'il ait encore fait son choix d'une façon positive et irrévocable. Bonne occasion du reste d'approfondir cette nature si peu banale. Qu'on m'entende bien, je ne dis pas du tout qu'il se dispute à la grâce, qu'il hésite, mais simplement qu'il reste sur l'expectative. Condren n'est jamais pressé, ni d'agir, ni de vouloir. Il ne vit pas dans le temps. Non qu'il ait l'esprit ou le coeur plus lents que le commun des hommes. Beaucoup de vivacité au contraire — comme le capitaine, son père — mais toute employée à s'éteindre elle-même. Il trouve tant d'insignifiance et de

 

(1) Amelote, op. cit., p. 61.

 

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malice dans ses initiatives personnelles, il admire tant les conduites de Dieu sur chacun de nous, qu'il réduit autant que possible le champ et le nombre de ses propres décidions. Ainsi, plus tard, général de l'Oratoire et accablé d'affaires multiples, il écoutera, « depuis sept heures du matin jusqu'à quatre heures après-midi, des personnes dévotes, mais indiscrètes », attendant paisiblement qu'il leur plût de se retirer (1). Perte de temps, lui reprochait-on, et de quel temps ! Pour lui, ce mot n'a presque pas de sens. Toujours dans le même esprit, il attendra le dernier jour de sa vie pour fixer à ses disciples — Du Ferrier, Olier et les autres — la besogne précise à laquelle il semblait les préparer depuis des années. Donner aux autres, ou se donner à lui-même le signal d'agir, il ne le fait jamais qu'à l'extrémité (2). Indécision, si l'on veut, puisque nous n'avons pas d'autre mot, mais indécision très particulière, voulue, active, systématique, et le contraire nième de ['inertie, comme nous l'expliquerons bientôt quand nous étudierons la philosophie religieuse de Condren. C'est là du reste une disposition toute biblique, si l'on peut dire, et que doit faire naître assez naturellement la méditation assidue des livres saints. Newman nous en est un très curieux exemple. Il ne paraît jamais prompt à se décider, et il ne se convertit que longtemps après avoir clairement senti qu'il devait se convertir. Pour se résoudre à la suprême démarche, il attend un signe, un omen qui lui fasse connaître que l'heure fixée parla Providence va bientôt sonner. « Lead kindly light, dit-il dans son merveilleux cantique ; je ne demande pas à voir les paysages d'après-demain ; un pas me suffit par journée, et même, si tu le veux, par

 

(1) Cf. Batterel, op. cit., II, 63.

(2) « Cette maxime... lui était familière, que, lorsque nous ne voyons point d'ouverture pour un nouveau dessein, il faut demeurer en l'état où nous nous trouvons et y servir Dieu le plus parfaitement qu'il nous est possible jusqu'à ce qu'il nous impose (ou qu'il nous donne la facilité de suivre) une nouvelle obligation ». Amelote, op. cit., I, p. 261. Les mots soulignés ne sont pas d'Amelote, mais, ni lui ni Condren, je crois, ne les eussent désavoués.

 

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année. S'il me prenait fantaisie de regarder plus loin, de marcher plus vite, Keep thou my feet, empêche-moi d'avancer. Ah! je n'ai pas toujours été ainsi, et jadis je ne te demandais pas de me conduire toi-même; choisir, embrasser par la pensée tout un long ruban de route, c'était mon orgueil. Mais désormais les yeux bandés, je vais pas à pas où tu me pousses : one step enough for me (1).

Condren a passé « à la campagne » la plus grande partie de ces trois années d'attente. Où? Je ne sais exactement, mais assez près de Paris, puisqu'il faisait à la Cour de fréquentes visites, lesquelles d'ailleurs, et, « quelque faveur qu'il reçût du Roi » avaient bientôt fini de lui plaire. « Il y avait grande aversion, jusqu'à en être malade », lisons-nous dans un papier écrit de sa main (2).

Mais il fallait bien obéir au pressantes invitations du capitaine du Bois, qui n'eût pas admis que son fils aîné se laissât perdre de vue. Ici encore une obscurité. Quelle était au juste l'attitude de Condren à l'endroit de son père? La crainte dominait-elle, ou la tendresse? Ne serait-ce pas plutôt l'idée très haute, très religieuse même qu'il se faisait de l'autorité paternelle. Quelque timidité néanmoins, et de part et d'autre. On n'ose pas aborder de front les sujets sérieux. « Comme il voyait son fils dans une dévotion qui ne sentait point son soldat, il le fit sonder par un de ses cousins, chevalier de Saint-Jean de

 

(1) Dans mon recueil de cantiques anglicans (Hymns anciens and modern for use in the services of the Church... under the musical ediorship of  W. H. Monk, London, Clowes, s. d.), à côté du Lead kindly light, je trouve cette sorte de doublet :

 

Thy way, not mine, o Lord...

Choose out the putti for me...

I dare not Choose my lot,

I would not, if I might,

Choose thou for me, my God,

So shall I walk aright.

 

J'ai étudié ailleurs l'application au watching évangélique, et l'importance des omnia dans la vie intérieure de Newman. Cf. Newman, essai de biographie psychologique, pp. 33o-364.

(2) Amelote, op. cit., Abrégé, p. eiiij. — Cette nervosité persistante est digne de remarque.

 

 

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Jérusalem, nommé de Criqueville, avec lequel il vivait en brande confidence, comme étant un homme fort vertueux », mais qui, lui non plus, ne savait rien des projets de Charles. Voici toutefois plus curieux et plus grave. A Criqueville, qui lui proposait le programme que nous avons dit plus haut, — l'apprentissage de la guerre en Hollande — Condren repartit, non pas qu'il songeait à se faire prêtre, mais « qu'il le suppliait de faire en sorte que le voyage de Hollande fût changé en celui de Hongrie; qu'il avait de la peine à aller chez des hérétiques, et qu'il combattrait mien plus volontiers contre les Turcs que contre des catholiques. Son père ayant appris sa réponse, se mit en colère et ne le voulut plus voir de longtemps » (1). Guerroyer contre le Croissant! Aurait-il donc renoncé à une vocation plus sainte? Non, pas le moins du inonde. Mais, encore un coup, il n'est pas pressé. Il pare, comme il le peut, à la difficulté du moment : obligé de prendre une décision, il accepte allègrement celle qui lui permet tout ensemble, et de satisfaire aux justes exigences de l'ambition paternelle, et d'éviter une campagne qu'il désapprouve. Dans la proposition de son père, il aura vu sans doute un de ces signes providentiels qui doivent lui dicter, heure par heure, son devoir immédiat. S'il revient de Hongrie, un autre signe lui montrera que Dieu l'autorise à faire un nouveau pas. One step enough for me. Au reste cette proposition n'aura pas de suite. Comme le capitaine du Bois continuait à ne vouloir rien entendre, « Dieu suscita une fièvre continue à son fils, qui le réduisit à l'extrémité. Les médecins désespèrent de sa guérison; le père même le vit si bas que, n'ayant pas le courage d'assister à sa mort, il lui dit le dernier adieu et se retira. Sur ces entrefaites..., le malade..., manda à son père que, puisque la nécessité l'obligeait à faire de lui un sacrifice à Dieu, il le suppliait de le dédier à l'Eglise, et que, par ce moyen, il espérait

 

(1) Amelote, op. cit., Abrégé, f.

 

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que Dieu lui rendrait la santé. Son père, qui n'en attendait que la mort, consentit volontiers..., et entrant dans la chambre se jeta sur son col pour l'en assurer. Dès l'heure même, il commença à se mieux porter, et, s'étant remis en peu de jours, il ne se voulut jamais relever, qu'il ne fût vêtu d'un habit ecclésiastique » (1). Demain, nous le retrouverons en Sorbonne, mais auparavant il nous faut étudier de plus près l'activité et l'intérieur de Condren pendant ces années d'attente que je viens de résumer, et dont j'ai déjà dit l'extrême importance.

Ainsi placé entre la Cour et l'Eglise, à moitié novice, à moitié soldat, cette situation aurait paru fausse et gênante à beaucoup d'autres. Condren la trouve simple, lumineuse et facile. Aucune impatience, nous ne saurions trop le répéter, mais, au contraire, une sérénité parfaite. Je crois même, à de certains indices, que ce furent là les années les plus heureuses de sa vie. Il en gardait un souvenir enchanté. « Je lui ai ouï dire, écrit le P. Amelote, que jamais il n'avait été si homme de bien, ni n'avait tant appris qu'en ces deux années » (2). Trois, me semble-t-il, plutôt que deux. Il n'avait à s'inquiéter que de lui-même, lui, à qui la direction des autres pèsera toujours, lui, qui ne se résignera jamais à gouverner l'Oratoire. Il avait là tout ce qu'il aimait, la retraite, l'étude, le grand air, les sports, si j'ose ainsi parler, et cette présence presque sensible de Dieu que, dans la suite, il ne retrouvera presque plus. Au collège d'Harcourt, il n'avait certes pas perdu son temps, mais il n'avait pas pu se faire à l'émiettement des matières, au goutte-à-goutte des leçons, à la pesante lenteur des maîtres. De ses années de collège, « son intelligence était si vive que, dans son cours de philosophie, il concevait mieux de lui-même le sens des auteurs que par l'explication de ses maîtres; et il prévenait d'ordinaire

 

(1) Amelote, op. cit., Abrégé, pp. f. Si. Remarquons encore que cette suprême demande, Condren ne la fit pas directement.

(2) Amelote, op. cit., I, p. 69.

 

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par la vitesse de son esprit leurs écrits et leurs traités. Dieu lui avait donné, comme à saint Augustin, un esprit qui courait avec agilité par les sciences : ingenium per doctrinas agile »  (1).

Seul à seul maintenant avec les grands textes, ce furent d'abord des lectures sans fin, et comme d'un homme, qui, avant de s'abandonner presque uniquement aux lumières surnaturelles, veut faire passionnément le tour des connaissances humaines. « La science, qu'il n'avait regardée au commencement que comme un ornement de l'esprit, lui parut, depuis sa vocation (2), comme un instrument de la foi, et comme des armes pour combattre les erreurs du péché et du monde. De sorte qu'il étudiait avec un double contentement : celui que la beauté de son esprit lui donnait, et celui de l'espérance de servir Dieu par la doctrine. Les poètes qu'il aimait fort, et surtout les héroïques, comme les plus ingénieux et les plus chastes, lui servirent à connaître, par l'idolâtrie qui paraît chez eux dans son trône, la puissance du Prince du monde, et à quelle malédiction le jugement de Dieu a réduit les enfants de Dieu ».

Sans doute, mais les classiques l'intéressaient moins par la preuve qu'ils nous donnent de la déchéance originelle que par le souvenir qu'ils ont gardé de la religion primitive. Amelote n'a pu négliger une remarque aussi importante. « Il s'adonna, écrit-il plus loin, à la poésie, et lut les meilleurs auteurs avec tant de fruit que je n'ai jamais vu de professeur des lettres humaines qui sût tant

 

(1) Amelote, op. cit., I, 58.

(2) Notez cet aveu qui nous permet de rectifier une autre affirmation d'Amelote. D'après celui-ci en effet, Condren aurait connu et pleinement accepté sa vocation, dès l'âge de treize ou de quatorze ans, c'est-à-dire, lorsqu'il commençait à étudier. Cela est fort possible, vraisemblable mène. Mais l'acceptation ne fut pas aussitôt parfaite. Pendant quelque temps encore, il n'aura demandé à la science que ce que lui demandait un jeune homme de noble naissance, désireux de briller à la Cour et dans la carrière des armes.

(3) Amelote, op. cit., I, pp. 57-58.

 

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de vers qu'il en savait. Ce fut par cette lecture des poètes qu'il se rendit si intelligent aux cérémonies et à la religion des païens, qu'il en remarquait les moindres particularités, et il employait tout à l'éclaircissement de l'Ecriture sainte et des vérités catholiques » (1). De là vient aussi l'espèce de culte qu'il voua dès lors à Cicéron : dévotion d'humaniste et de philosophe chrétien. Il vénérait en lui, non seulement l'écrivain incomparable, mais encore le plus honnête homme de l'antiquité, et l'un des plus religieux. Ainsi fera plus tard un juge assez difficile, le cardinal Newman. Nous avons là-dessus un beau témoignage, et non pas du premier venu. « Lorsque j'enseignais les humanités, raconte l'insigne Thomassin, dans la préface de ses Dogmata theologica, Condren, cet homme unique, d'une intelligence, d'une sainteté et d'une doctrine célestes, Condren, vir, inquam, ille mihi… me dit un jour, à sa discrète et insinuante manière, insusurravit, qu'il n'était personne, à qui la lecture de Cicéron ne dût être et délicieuse, et familière, et d'une utilité infinie; et, il ajouta que lui-même il se promettait cette fête : relire une fois encore avant de mourir, tout ce que Cicéron avait écrit... (il devait mourir, l'année suivante)... Et il me disait encore que pour atteindre aux plus hauts sommets de la théologie naturelle, summum apicem naturalis de Deo theologiae, on ne saurait prendre d'autre guide que Cicéron (2) » .

Les sciences ne l'attiraient pas moins : toutes les sciences : « Il se rencontra par une providence de Dieu qu'il passa une partie de ce temps-là auprès d'un gentilhomme de ses parents, qui était fort entendu aux secrets de la nature. Il apprit dans sa conversation la chimie, l'astrologie et les mathématiques : auxquelles... il se rendit si excellent qu'il était admiré de ceux qui en faisaient une particulière

 

(1) Amelote, op. cit., II, p. 172.

(2) L. Thomassini Dogmata theologica, 1864, I, p. v., cité par Houssaye, III, 371.

 

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profession » (1). Richelieu lui demandera plus tard un mémoire sur l'astrologie judiciaire (2). Chose plus curieuse, il voulut apprendre les langues, à commencer par la plus difficile. Il s'était procuré « un laquais allemand qui lui était fort fidèle. C'était une autre de ses inventions que ce serviteur étranger : il faisait état d'apprendre par ce moyen les langues; mais enfin il méprisa cette curiosité, comme apportant, disait-il, plus de vanité que de profit » (3). Je ne dis rien de ses études plus directement religieuses : on verra bientôt que les in-folio scolastiques ne l'effrayaient pas. « Je recommençai, écrit-il lui-même, à étudier en philosophie, à laquelle je me portais avec un désir si insatiable, que j'y passais les jours et les nuits » (4).

En même temps, et avec une même passion, « il apprit mille secrets pour les armes, soit pour la façon, soit pour la matière, ou pour la trempe, pour la légèreté, pour leurs divers usages. Il s'étudia aux adresses de faire commodément un équipage, à celles de camper, de passer les rivières, et enfin il acquit toute la science de la guerre, et cela... plutôt par divertissement que par étude »  (5). Peu de visites. « Se trouvant chargé de celles qu'il recevait, pour les éviter, il s'adonnait à la chasse », que d'ailleurs il aimait fort, « et, comme il était extrêmement ingénieux, il découvrait tous les jours de nouvelles inventions, qui enrichissaient cet exercice... Il préférait... la chasse de l'arquebuse à toute autre, parce qu'elle lui donnait plus de liberté, et le dégageait davantage de toute compagnie ». Aussi bien, une fois loin du château, pouvait-il se livrer sans crainte d'être découvert et à ses études théologiques et à l'oraison. « Pour n'être pas surpris sur la Somme de

 

(1) Amelote, op. cit., abrégé, p. eiiij.

(2) Les soixante-dix premières pages de ce Mémoire resté inachevé ont été publiées après la mort de Condren. Cf. Batterel, op. cit., II, pp. 72-74.

(3) Amelote, op. cit., I, p. 67.

(4) Ib., II, p. 172.

(5) Ib., II, p. 172.

 

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saint Thomas, et sur les livres de saint Augustin, il en cachait des volumes sous le même bras sous lequel il portait son arquebuse à la campagne. (?) Par cette nouvelle invention, bien différente de celle de Rébecca, il couvrait Jacob sous l'apparence d'Esaü, et au lieu de la chasse des bêtes, il allait à la quête de la sagesse. Il côtoyait les rives du Jourdain, et non celles du Nil..., et faisait sa proie des colombes, et non pas de ces oiseaux marécageux qui sont déclarés immondes dans les saintes Ecritures, Il se retirait au bois de Bersabée et sur la montagne d'Oreb..., et après y avoir conversé avec Dieu les quatre et cinq heures, il chargeait en peu de temps, par une merveilleuse providence, ses mains du gibier qu'il avait méprisé ». Ces broderies bibliques sont du P. Amelote, mais tous les détails viennent assurément de Condren lui-même, entre autres cette gibecière remplie à la hâte, après de longues heures d'oraison (1). « Il a dit quelquefois qu'il n'avait presque point lu saint Thomas que par cette adresse, et Dieu l'avait si agréable qu'il lui faisait l'office de docteur, et, sans commentaire, lui donnait une très claire intelligence de ce pressis de la doctrine des anges. « Je me réjouirai en vos paroles et en votre entretien, disait le Prophète, comme ceux qui ont fait bonne chasse et ont trouvé de riches dépouilles » (2). En vérité, imagine-t-on une plus curieuse manière, et plus sainte, d'écrire la vie des saints ?

La nuit venue, et n'ayant plus à craindre la surveillance

 

(1) Amelote l'avait déjà dit dans l'Abrégé : « Au retour, la Providence divine lui faisait toujours rencontrer quelque proie, par le moyen de laquelle il couvrait le loisir de sa retraite ». Amelote, op. cit., p. eiij. Mais comment s'y prenait-il pour dissimuler ces gros livres ? N'oublions pas qu'il était fertile en « inventions ». Peut-être se faisait-il accompagner par son laquais allemand, qui lui rendait d'autres services analogues, l'aidant, par exemple, à cacher « dans sa paillasse » ces mêmes livres de théologie. (C.f. Amelote, op. cit., I, p. 67. « Il avait vidé à demi la paillasse de son lit pour en faire sa bibliothèque ».)

(2) Amelote, op. cit.. I, pp. 65-66. L'argument de ce passage est très amusant : il porte en effet, § 1 : « Ceux qui se cachent pour faire une action la font avec plus de plaisir ».

 

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paternelle, il se remettait à l'étude et à l'oraison. « Les saintes Écritures étaient ses chastes délices, comme à saint Augustin, et sa nuit, comme à saint Laurent, n'avait pas d'obscurité. Il ressemblait à son père du ciel, de qui les ténèbres sont comme la lumière, et qui ne trouve point d'épaisseur en la nuit... Quand le soleil du siècle s'était couché, celui de l'éternité continuait sa lumière. C'était en cette chère solitude, qu'il conversait avec la Sapience éternelle, sans peine, et qu'il voyait ses rayons toujours vifs et jamais flétris, comme parle Salomon. Il ne manquait point à la rencontrer à l'heure assignée, soit dans le bois, soit au cabinet; elle prévenait même son amant, et se trouvait toujours la première. Elle l'attendait à la porte, elle se présentait à lui sur les chemins, toute gaie et contente. Il n'allait nulle part où elle ne vint au-devant de lui... C'était surtout dans ces nuits éclatantes, et dans ces larcins qu'il faisait de lui-même au inonde, à son père, à sa chair, et à son repos, pour se rendre le fils, le disciple et l'ami de la Sagesse, qu'elle lui découvrait ses secrets, et qu'elle lui amassait un trésor de science et d'intelligence de la justice (1). »

Encore un beau passage et que je n'avais pas le droit d'écourter, mais beau parce qu'il est rigoureusement vrai, parce qu'on y retrouve, comme dans un écho joyeux, les confidences de Condren au plus avide et au plus aimé de ses disciples. Nonne cor nostrum ardens erac in via ? Que de fois, n'a-t-il pas évoqué devant le P. Amelote ces années de lumière, où tout lui é!ait facile et délicieux, même la prière, lui qui ne devait bientôt plus sentir de Dieu que « la rigueur de sa sainteté ». Passée la courte saison de ses fiançailles avec la Sagesse, Condren n'avancera plus en effet que par le chemin de « la foi nue », parmi les sécheresses, les terreurs, les doutes, les ténèbres, la désolation infinie qu'entraîne le silence et la « retraite de Dieu » (2).

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 68-69.

(2) Cf. un rythme presque tout semblable dans l'histoire intérieure du P. Rigoleuc (T. V, L'école du P. Lallemant).

 

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III. Dans «cette célèbre maison de Sorbonne, où se conservent toutes les armures des vaillants, et où se trouvent ,mille boucliers pour la garde du vrai Salomon » (1), Charles de Condren « eut pour ses régents, ces deux grandes lumières de notre siècle, en science et en sainteté, M. de Gamache et M. du Val, dont le premier ne parlait presque jamais que le langage du Saint-Esprit, exprimant toutes choses par des sentences de la sainte Ecriture », Amelote, son élève, lui aussi, a de qui tenir. « C'était un oracle, qui ne disait rien que de divin, et qui, dans sa dernière maladie, comme il fut une fois dans une longue extase, quelqu'un lui ayant demandé... à quoi il avait pensé durant ce transport : « Je pensais, dit-il, aux anciens jours, et j'avais en esprit les années éternelles. » L'autre a été recommandable par un insigne zèle pour la défense du Siège apostolique. C'était un des plus illustres jurisconsultes sacrés de son temps... Je parle dans la piété du disciple quand je rends de l'honneur à ces maîtres, et il me semble qu'il n'y a point de plume de théologien qui ne doive quelque trait à la louange de ces deux grands hommes (2).» L'un et l'autre, ils ont apprécié à sa valeur le jeune Condren, si édifiant, si recueilli, mais si peu disciple. « Je lui ai ouï dire plusieurs fois, racontait le P. Amelote, qu'il ne lisait que les titres des questions, pour en avoir l'intelligence (3).» Ainsi faisait-il sans doute pour les cours de ses professeurs. Les trois premières phrases lui suffisaient. Quoi qu'il en soit, lorsque ce brillant docteur quittera la Sorbonne pour l'Oratoire, Duval, le pieux Duval en éprouvera une telle amertume que peu s'en faudra qu'il ne rompe avec Bérulle (4).

 

(1) Soulignons une fois de plus la haute idée que l'on se faisait alors de la Sorbonne. Amelote dira plus loin : « C'est l'aire des aigles que cette illustre famille de la Sorbonne ; il n'y a pas une de ses licences (promotions) qui n'embellisse de plusieurs étoiles le firmament de l'Église », I, p. 264. Cf. plus haut, p. 178.

(2) Amelote, op. cit., I, pp. 100-101.

(3) Ib., Abrégé, p. f.

(4) Cf. Houssaye, III, p. 25o, seq.

 

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« Pourrai-je dérober aux lecteurs une pratique qu'il gardait en ses disputes, dont le récit qu'il m'en a fait — il lui disait tout — me remplit d'autant plus d'admiration qu'il n'y avait pas longtemps que j'étais sorti de ces mêmes exercices des saintes Écoles, où je n'avais jamais vu nulle ombre de ce que je m'en vais rapporter. Comme il n'y a point de plus innocents combats que ceux qui se font par les sages pour l'éclaircissement de la vérité, que c'est à la lutte des esprits que l'on s'y aiguise pour trancher en pièces les hérétiques, que l'émulation qui y règne, l'adresse, la vivacité, la ferveur, la dissection qui s'y fait des opinions est comme un labourage... qu'on donne à la terre de l'Église; aussi est-il certain que l'ambition, la vanité, le désir de vaincre s'y glissent bien avant, et qu'il y en a eu beaucoup qui ne rapportent de leur licence qu'une bonne opinion d'eux-mêmes, et une grande suffisance. » Précieuse observation, et que l'on ne méditera jamais trop, si l'on veut comprendre soit la formation, soit la déformation intellectuelle et morale de tant d'illustres personnages façonnés, en Sorbonne ou ailleurs, par l'argumentation scolastique. Rien ne nous éclaire davantage sur la psychologie du grand Arnauld et de plusieurs autres. « Le P. de Condren prenait un grand soin, en poursuivant ses degrés, d'éviter deux écueils où il remarquait que beaucoup d'esprits brisaient la grâce : la vaine contention en argumentant, et la présomption de tout savoir. Le premier désordre est commun aux esprits vifs et Pressants, et qui emportent aisément l'avantage sur leur adversaire; et le second se coule insensiblement dans l'âme de ceux qui parviennent au rang de docteur (1). Il s'étudiait à répondre avec grande douceur et modestie, honorant toujours les oppositions qui lui étaient faites ; et quand c'était à lui d'argumenter, il ne poursuivait

 

(1) Il cite, à la marge, un texte deux fois curieux de saint Jérôme, parlant, il est vrai, non pas de lui-même, mais de Népotien : « Libenter audire, respondere verecunde, prava non acriter confutare, disputantem contra se magis docere quam vincere... »

 

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jamais sa pointe jusqu'au bout, ni ne pressait de toute sa force son argument. « Je craignais disait-il de faire de la « peine au répondant et j'aimais mieux qu'il eût la gloire de « se Lien défendre, que moi celle de bien attaquer. » Pour le second vice, il avait trop de lumière pour y tomber (1). »

« Durant sa licence, il fit un cours de philosophie au collège du Plessis » (2), « mais il était si infirme (après une grave maladie, fièvre, convulsions)' que ne pouvant composer, il le dicta par coeur, et néanmoins c'est une des pièces des plus nettes et des plus élevées qui se puissent voir » (3). « Il fut reçu en 1613 dans la maison et société de Sorbonne. Il prit ensuite un an pour se préparer à la prêtrise, dans sa campagne, où il mena une vie plus angélique qu'humaine. Il fut ordonné prêtre le 17 septembre 1614, et prit jusqu'à la Saint Denis pour se préparer à dire sa première messe, qu'il célébra à la campagne pour être plus recueilli. » Je n'ai pas besoin d'attirer l'attention du lecteur sur ces deux retours à la campagne, à la solitude. « De retour à Paris, il reçut à Pâques de l'an 1615, le bonnet de docteur, et, brûlant d'un nouveau zèle, il se mit à confesser et à prêcher, comme l'avent, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le carême au chapitre Saint-Honoré, l'octave du Saint-Sacrement à Saint-Médard » et à catéchiser les enfants dans les villages voisins de Paris

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 106-107.

(2) Batterel, op. cit., II, p. 5.

(3) En 1609, d'après Batterel.

(4) Amelote, op. cit., Abrégé, p. fij. Tous ses élèves du collège du Plessis ayant dû écrire le cours, sous la dictée de Condren, il ne serait pas absolument impossible que l'on retrouvât quelque jour un de ces cahiers.

(5) Batterel, op. cit., II, pp. 5-6. Mentionnons encore deux singularités intéressantes : « Etant prêtre et docteur, il fit deux actions très remarquables : la première fut un acte qu'il passa par devant notaire, par lequel il déclara qu'il renonçait à son droit d'aînesse et à tous ]es biens de ses parents ;... il envoya cet acte à son père, lui témoignant que s'il lui plaisait de lui donner une pension, il la recevrait comme une aumône » ; qu'en tous cas, Dieu pourvoirait à ses besoins. Son père lui donna une « honnête pension », et s'engagea de plus, détail charmant de la part de ce vieux soldat, « à lui fournir toutes sortes de bons livres ». Par malheur, Condren vendait ses livres pour en donner le prix aux pauvres. « L'autre action fut, qu'honorant l'ancienne discipline de l'Eglise, il s'alla jeter aux pieds de son évêque (Soissons), pour servir à ce qu'il lui plairait dans son diocèse ; et bien que ce prélat (assez étonné) prit cela pour une civilité, et ne lui répondit que par compliment, si est-ce qu'il était disposé à être vicaire à la campagne, s'il lui eût commandé d'y aller, et c'était même à ce ministère qu'il s'était dédié lorsqu'il alla offrir son obéissance ». Amelote, op. cit., Abrégé, pp. fij, liij.

 

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« Tandis qu'il faisait séjour en cette florissante maison de Sorbonne, il se présenta deux occasions d'exorciser des possédés », et l'on eut recours pour cela au ministère de Condren. Ici, continue Amelote, « que les lecteurs remarquent, s'il leur plaît, soigneusement la conduite de ce grand serviteur de Dieu ». Oui, certes, et d'autant plus soigneusement, que cette conduite diffère davantage de celle que suivaient alors, que devaient suivre encore trop longtemps, même les meilleurs. Dans un prochain volume, nous verrons à l'oeuvre d'autres exorcistes : voici la manière de

Condren (1) :

Il s'agissait, dans le premier cas, « d'un garçon qui demeurait au faubourg Saint-Jacques, et à la guérison duquel » beaucoup d'autres avaient inutilement travaillé. Après donc s'être muni des armes de la foi, notre jeune docteur, « prenait le malade dans sa plus grande liberté — en dehors des grandes crises— et s'il était agité pendant son entretien, il ne s'amusait pas à l'esprit malin; il se mettait en prière et faisait avec humilité quelques exorcismes, sans aucun éclat..., (estimant) que le diable méprisé se retirait de lui-même, et que, s'il ne pouvait amuser les assistants et leur imprimer par ce moyen quelque malignité, il demeurait confus. Pour lui ôter cet avantage, il ne voulait point de témoins, et ne gardait pendant son ministère (lue ceux qu'il ne pouvait congédier ». Comme point de départ : le mépris du démon, et non pas la crainte. C'est là une des

 

(1) Ce rapprochement que j'indique entre les exorcismes de Condren et ceux du P. Surin à Loudun, je suis presque sûr que le P. Amelote entend bien nous inviter discrètement à le faire. D'où je conjecture que Condren lui-même aura critiqué devant ses disciples les exorcismes de Loudun.

 

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consignes habituelles de Condren. Nous lisons par exemple dans un petit recueil de maximes qu'il a dû écrire vers ce même temps :

 

Je me tente plus et me fais plus de mal que le diable et que le monde ; je me dois donc haïr (et craindre) davantage...

L'Enfer exercerait sur moi l'exécution de cette haine que je devrais avoir. Et moi, tout au contraire, je me loue, je m'aime, je me donne ce qui me convient ; je me dois donc plus haïr que l'enfer...

O mon Seigneur, laissez-moi plutôt entre les mains du malin esprit pour me tourmenter, et abandonnez-moi plutôt à sa volonté qu'à la mienne. Il ne fera rien que me punir et exercer votre justice, et moi, tout injuste et méchant que je suis, je m'adore moi-même (1).

 

Quant au secret des exorcismes, rappelons simplement qu'aux exhibitions de Loudun toute une ville sera conviée.

« Que si parfois le diable parlait, soit en confessant son impuissance, et l'efficace de son conjurateur et de son juge..., soit en raillant, comme il fait d'ordinaire, pour dis. simuler son tourment, et pour insinuer dans les esprits son instinct malin de bouffonner parmi les choses les plus sérieuses..., soit en disant des choses rares et sublimes, pour exciter la curiosité qui est un autre venin des enfants d'Adam, — un crime abondant et fertile, un mal inquiet et hypocrite..., et l'occupation solitaire de tous les enfants du siècle — ou pour dérober à Jésus-Christ la qualité qu'il a d'unique docteur..., (Condren) prévenait tous ces desseins en lui imposant silence. » A Loudun, on recueillera les moindres propos du démon, on fera de lui, non pas seulement un docteur, mais encore un directeur de conscience.

« Nous devons, disait-il, regarder le diable comme un excommunié, avec lequel il ne faut jamais avoir de commerce; la charité veut bien que nous rendions quelques services aux chrétiens.., retranchés de la société de l'Église,

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 190-191.

 

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mais les mauvais anges ne sont que des sujets d'indignation et de haine ; ce ne sont pas des frères libertins, ce sont des ennemis irréconciliables. Leur prison n'est pas une médecine, comme la captivité des enfants de Dieu, c'est un supplice éternel. C'est donc un péché de les écouter, et un désordre inexcusable de les consulter, et de se rendre leur disciple...L'esprit angélique de M. De Condren n'ignorait pas les ruses, l'ignominie et l'orgueil de Satan. Il tenait... que ses embûches étaient pires que ses violences, et son souffle plus mortel que ses dents et que ses griffes... Il disait que devant Dieu l'état de sa damnation le rendait si infâme que nous le devions avoir en parfait mépris..., qu'il était néanmoins si superbe dans sa pauvreté, qu'il voudrait occuper de lui-même tous les hommes..., et que son orgueil montait... jusqu'à être satisfait que l'on s'amusât à parler de lui, bien que ce fût avec des injures... Il ne souffrait (donc) point qu'il parlât; IL N'ARRETAIT POINT SUR LUI SON ESPRIT,

mais sur la justice et la providence divine... et sur la personne possédée, pour laquelle il entrait dans la charité de Jésus-Christ.

« Après avoir fait quelques exorcismes, pendant lesquels, quoi que le diable dit, il ne lui répliquait jamais que ces mots : Tais-toi et sors, il se mettait en oraison ; et tantôt il rendait à Dieu les devoirs du malade ; tantôt il adorait sa justice et son jugement sur le démon; tantôt il aimait Dieu de la façon dont ce mauvais ange l'eût dû aimer..., tantôt il se soumettait à Jésus-Christ... ; et ces pratiques donnaient de plus vives atteintes à l'esprit ennemi que toutes les conjurations... Avec ce mépris de Satan, cet éloignement de toute curiosité, son esprit ordinaire de pénitence, d'anéantissement et d'oraison, il mit en peu de jours son captif en liberté et délivra son corps et son âme de la servitude» (1).

Ce qui suit est encore plus pur, plus sain et plus beau : « En ce même temps qu'il était en la Sorbonne, jeune

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 264-276.

 

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prêtre et jeune docteur, mais avancé en l'âge de Jésus-Christ, il se trouva un autre possédé, après lequel diverses personnes ayant travaillé, on s'avisa d'en commettre tout le soin à M. de Condren. Les rayons de sa piété donnaient dans les yeux et dans le coeur de toute la maison..., et l'expérience de l'autre exorcisme lui avait acquis la réputation d'un homme qui avait grâce pour cet emploi. Il obéit..., mais avec dessein de ne point exorciser lui-même. Il est vrai que c'est proprement l'office d'un clerc, et non pas d'un sacrificateur (d'un prêtre). Il eût fait trop d'honneur à la plus maudite de toutes les créatures de s'appliquer à elle, et quoique son humilité fût bien éloignée de ces sentiments..., il est pourtant vrai que ce n'est pas... traiter (les démons) avec assez de mépris que de les faire conjurer par un prêtre. (Je garde cette piquante digression pour montrer une fois de plus à quel point Amelote s'était assimilé l'esprit de son maître). Il crut que, si l'esprit malin était condamné par une âme qui fût sans péché..., il ne ferait aucune résistance à la vertu de Jésus-Christ qui habiterait en elle... C'est pourquoi il choisit un enfant le cinq à six ans, à qui il fit prononcer les exorcismes sans s'amuser aux furies du démon. » Qu'on l'approuve ou non, il me parait difficile de ne pas admirer la hardiesse, et si j'ose dire, l'élégance de cette « invention ». A Loudun, Laubardemont réunira les plus grands spirituels de l'époque : ici, un enfant. Je ne sais pas du reste ce qu'en penseraient les médecins ; mais il se pourrait bien que la contagion d'un pareil spectacle fût moins redoutable à un tout jeune enfant qu'aux adultes. Ici, l'enfant était blotti dans la robe du prêtre. S'il entendait le possédé — ce qui eût été fâcheux — il le voyait à peine, tout absorbé qu'il était à épeler l'exorcisme, et tout fier de jouer un rôle qu'il devinait important (1). Rappelons-nous aussi la sécurité absolue que donne à l'enfant sa main dans la main de l'homme. Ce

 

(1) Parmi les enfants de choeur, aux enterrements, il en est peu qui réalisent l'horreur de la scène.

 

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jour-là, quoi qu'il en soit, « la petitesse de l'innocence fit crever l'orgueil du serpent. » Le malade fut délivré presque aussitôt, et « ce fut l'accomplissement de ce qu'Isaïe avait prédit des siècles de l'Église : « L'enfant qui pend à la mamelle se jouera sur le trou de l'aspic, et celui qui ne fait que d'être sevré fourrera sa main dans la caverne du crocodile ». « C'est, dit saint Jérôme, la puissance que les enfants doivent avoir sur les dénions : ce qui donne d'extrêmes peines aux sages n'est qu'un jeu et un divertissement aux petits (1) ». Condren n'avait donc fait qu'appliquer les principes de l'Écriture et des Pères : mais ces vieux textes que tout le monde connaissait depuis tant de siècles, on eût dit que personne avant lui n'était arrivé à les comprendre.

            La disposition habituelle de Condren, pendant la période qui présentement nous intéresse, ressemble de tous points à celle que nous avons étudiée plus haut. fl a le pressentiment que Dieu l'appelle, non plus seulement au sacerdoce comme tantôt, mais à la vie religieuse, et il attend, sans inquiétude, sans impatience, le clair signal qui lui fixera la voie particulière que la Providence a choisie pour lui. Attente paisible, mais très active, et — je dois bien répéter ce mot — très originale. Que l'on me permette à ce sujet un rapprochement profane. Qui ne se rappelle le jeune Sainte-Beuve, curieux, inquiet, avide, allant de cénacle en cénacle, et tour à tour se prêtant à l'esprit des milieux divers qu'il traverse. Ainsi notre Condren, mais avec un détachement complet de lui-même. C'était une de ses maximes qu' « il y a beaucoup de fonctions dans la maison de Dieu, auxquelles il veut que ses serviteurs se disposent, bien qu'il n'ait pas l'intention de les y engager » (2). Tout en restant affilié à la Sorbonne, il essaiera donc successivement sur lui-même l'esprit, « la grâce » des

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 285-a86.

(2) Ib., I, p. 261.

 

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différents ordres : il se fera, en quelque manière, chartreux, franciscain, jésuite. Ainsi l'avons nous vu tantôt dans sa longue retraite à la campagne, tour à tour contemplatif, théologien, chimiste, stratège. Et tout cela, par une application pénétrante, par une adhésion cordiale à la grâce propre de chacune de ces vocations. A prendre les choses au point de vue naturel, on avouera qu'il est difficile d'imaginer une « méthode d'élection » (1) plus intelligente, plus scientifique même. Je viens de nommer Sainte-Beuve, mais Condren me fait aussi penser à Bacon : les incrédules eux-mêmes ne l'étudieraient pas sans profit.

S'il n'eût consulté que son goût et ses dispositions personnelles, son choix eût été bientôt fait. « Son esprit de retraite et d'oraison lui faisait aimer très particulièrement l'ordre des chartreux ; il les visitait souvent. (De la Sorbonne au jardin actuel du Luxembourg, la route n'était pas longue.) Quand il entrait dans leur maison, il était incontinent épris d'un désir d'y demeurer. Il lui venait dans l'âme une lumière qui lui découvrait l'esprit de cette communauté. Il n'y a point de beautés approchantes de celles que Dieu » lui faisait alors paraître. Il voyait « des merveilles en cet ordre, desquelles ceux qui l'admirent ordinairement ne voient que des ombres ». « Leur silence continuel représentait celui de l'éternité. On les doit regarder comme des gens que Dieu a choisis pour exprimer le plus naïvement qu'il se peut aux enfants d'Adam l'état de ceux de la résurrection. Il n'y a point de nuit pour eux, point de part avec le monde, point de visites, point d'amitié humaine, point de vie de la chair ». Mais comment se borner sur un sujet « dont M. (le Condren ne se pouvait taire...? Tant y a qu'il entrait dans une chartreuse comme dans le ciel... C'était la vie du monde dont

 

(1) Dans les Exercices de saint Ignace, il est beaucoup parlé des méthodes ou des règles de « l'élection ». Au reste, Condren eût préféré un autre mot, « élection » semblant faire trop grande la part de l'homme dans le choix d'un état de vie. De ce point de vue encore, il y aurait un parallèle intéressant à instituer entre les deux maîtres.

 

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il était le plus vivement touché ; il s'offrait donc à Dieu de toutes ses forces pour entrer en cet Eden..., mais il ne recevait autre réponse que des sentiments intérieurs de son indignité... ; si bien qu'il se retirait avec autant d'humilité et de mépris de soi-même qu'il avait eu d'estime de cette admirable communauté...

« Après qu'il eut connu que Dieu ne le voulait pas chartreux, il n'y osa jamais plus penser ; il se tint en repos et continua ses exercices. Quelque temps après, considérant saint François, qu'il honorait particulièrement..., et le regardant comme le vrai portrait de Jésus-Christ..., il était charmé de la sainteté de son ordre. Il s'en allait incontinent à l'église des capucins, il s'offrait au Fils de Dieu pour porter sa croix parmi eux..., et après..., il s'en revenait encore avec même réponse dans l'âme, qu'il n'était pas ligne de cette bénédiction. Il a visité de la sorte la plupart des communautés réformées et toujours avec le même succès. Ce n'est pas — redisons-le sans nous lasser — que l'inquiétude de son esprit lui fit chercher une retraite; il n'était jamais en peine sur sa condition, mais c'est que tout aussitôt qu'il voyait de bons religieux.., il lui venait un désir pressant de les imiter »

C'est qu'il avait le coeur et l'esprit larges, universels comme l'Église. Quæcumque bona... Il comprenait toutes les grandeurs de l'esprit, et il les aimait.

Il aurait pu continuer de la sorte, et sans plus de hâte, pendant vingt ans : ainsi jadis, au seuil même du sacerdoce, il s'offrait, d'une âme sereine et patiente, à partir pour la Hongrie. Vous étonne-t-il encore? Avez-vous oublié qu'il n'est pas fait comme tout le inonde, qu'il ne respire pas le même air que nous? Le curieux, pour moi, n'est pas qu'il attende sans mesure, mais plutôt qu'il se décide à un nouveau pas, et si brusquement. « Sa réputation était si grande que le P. de Bérulle, de qui la

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 291-197.

 

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congrégation naissait alors, fit faire, l'espace de trois ans, des prières pour le demander à Dieu ; et enfin elles furent si puissantes que M. de Condren alla faire une retraite sous sa conduite. Là, il fut sept jours dans une extrême sécheresse, de laquelle néanmoins il ne se rebuta point ; et enfin, le huitième jour lui fut un temps de résurrection et de lumière, et Dieu lui dit manifestement, et par une parole intérieure et convaincante, qu'il voulait qu'il fût de l'Oratoire. Il obéit promptement à cette voix et après un petit voyage qu'il avait à faire, il se rendit à cette congrégation » (1), « où il fut admis le 17 juin 1617, âgé de vingt-neuf ans » (2).

Pourquoi lOratoire ? ou plutôt comment? Je sais bien en effet qu'il était fait pour l'Oratoire, et l'Oratoire pour lui, comme il paraît assez par la description que nous avons déjà donnée de l'insigne fondation bérullienne. C'est là du reste la grandeur et la faiblesse de cette dernière ; elle ne s'accommode pas des médiocres; elle ne veut que l'exquis ; du jour où lui manqueront les saints et les hommes de génie, elle pourra bien garder encore quelque apparence, elle ne sera plus l'Oratoire. Je ne m'étonne donc pas que, pour la gloire éternelle de cet Institut, Dieu lui ait réservé Condren, mais je voudrais en savoir plus long sur « la parole intérieure et convaincante », qui détermina en si peu de temps un homme si difficile à convaincre. « Il ne prenait jamais de résolution absolue, mais se tenait toujours prêt à changer de dessein, et il disait que Dieu ne permettait point qu'il suivît ses inclinations » (3). Qu'on n'imagine rien d'éclatant. S'il y eut alors une sorte de miracle, Bérulle l'aura fortement aidé. Disons mieux, le miracle, le tolle, lege, ce fut ici aux yeux de Condren, l'intervention imprévue de Bérulle.

 

(1) Amelote, op. cit., Abrégé, p. fiiij.

(2) Batterel, op. ct., II, p. 819. La date n'est pas d'une certitude absolue.

(3) Amelote, op. cit., I. 29o.

 

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Celui-ci, nous le connaissons ; nous l'avons vu à l'oeuvre, avec son énergie tenace, lorsqu'il fallut enlever, ver fas et nefas, aux carmes espagnols, les fondatrices du Carmel français. Paisible et têtu, indécourageable, tendu de tout son être massif et passionné sur la plus belle des proies, il aura répondu sans fin aux silences, aux lenteurs, aux difficultés de son retraitant. Bonnes ou mauvaises, ces-réponses? En vérité, il importe peu. Pour Condren, il ne s'agissait pas de faire un choix, de peser les pour et les contre. Il eût vraisemblablement cédé tout de même au chartreux ou au capucin qui l'eussent pressé de les joindre ; mais justement, et Dieu sans doute disposant ainsi les choses, ni le chartreux ni le capucin n'avaient insisté auprès de lui. Comprenez-le bien du reste, ce ne fut pas ici, mais pas du tout, la pression que l'on imagine volontiers en de pareils cas. Malgré son désir assez manifeste de le gagner, Bérulle, à proprement parler, n'a pas agi sur Condren : mais, docile comme toujours aux infiniment petits qui mous manifestent d'ordinaire la volonté divine, Condren aura reconnu cette volonté dans l'insistance mente de Bérulle. C'était le signe attendu. N'attachant presque pas d'importance à ses aventures personnelles, Condren est tout ensemble le plus immobile et le plus flexible des hommes; sourd à toutes les voix que peuvent prendre la chair et le sang, souple, comme une feuille, aux moindres haleines dit ciel.

Comme il achevait sa retraite, un des oratoriens de la première heure, qui le visitait, « pour contribuer à l'accomplissement de ce qui manquait à sa foi, vint à lui parler du bonheur que c'était de vivre... séparé des pécheurs ; il lui rapporta les paroles de saint Bernard, qui dit que, dans une communauté, l'on tombe plus rarement que dans le siècle, et que l'on se relève plus facilement de ses chutes. Là dessus il s'étendit sur l'horreur du péché, sur le glissant du monde, et sur l'avantage de la vie

 

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retirée, qui passe le Rhône sur un pont, tandis quo les autres le traversent à la nage. Que, quand il n'y aurait point d'autre profit dans une communauté que celui d'avoir évité toute sa vie un seul péché véniel, c'était un abri qui valait toujours mieux que les couronnes et les empires. Ce « bon Père, nous a-t-il dit, pensa tout gâter. Je ne trouvais point que le monde me fût un empêchement à servir Dieu, et si je n'eusse regardé la vie régulière que comme un asile, je ne l'eusse point estimée » (1).

IV. Qu'on me permette de le rappeler : ayant réservé pour d'autres chapitres l'intérieur même de Condren, son esprit, sa grâce et sa doctrine, nous essayons pour l'heure de retenir uniquement de lui ce qui d'abord frappe le regard, ce que tout le monde en pouvait connaître, son allure, sa manière, ses dispositions apparentes. Nous n'avons donc pas encore à rechercher ce que son développement profond a pu devoir à l'influence de Bérulle et des premiers oratoriens. Du point de vue qui est présentement le nôtre, il nous suffit de savoir que Bérulle et l'Oratoire ont mis le jeune docteur en évidence, l'ont imposé à l'attention du grand public, beaucoup mieux et beaucoup plus vite que n'auraient pu le faire M. Duval et la Société de Sorbonne. A peine eut-il été un an à l'Oratoire que Bérulle lui confia plusieurs missions importantes, à Langres, où Condren a bientôt conquis l'évêque Zamet, à Poitiers, où nous allons le retrouver avec M. de Saint-Cyran. En 1624, il est supérieur à Saint-Magloire, d'où il commence à rayonner sur le Paris mystique de ce temps-là; en 1627 ou 1628, Bérulle le désigne à la Reine-Mère comme confesseur de Gaston d'Orléans; le premier général de l'Oratoire étant mort en 1629, Condren lui succède : enfin il se donne peu après à la compagnie du Saint-Sacrement, organisée par le duc de Ventadour en 1631.

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 20, 21.

 

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Condren et Monsieur, frère du roi (1) ; Condren et l'Oratoire; Condren et la Cabale des dévots, autant de chapitres que nous n'avons pas le droit de disputer aux historiens : nous ne garderons pour nous qu'un seul épisode : Condren et l'abbé de Saint-Cyran.

Ils s'étaient donc rencontrés à Poitiers, vers 162o, et cette première rencontre, écrit le P. Rapin, « donna à l'un et à l'autre une estime réciproque pour les qualités qu'ils se trouvèrent mutuellement. Le P. de Condren découvrit du feu, de la Vivacité, de la pénétration, bien de l'esprit enfin dans du Vergier, et du Vergier trouva une éminente vertu avec un grand discernement dans le

 

(1) Batterel a fort bien traité ce chapitre qu'Amelote, qui écrivait bien avant la mort de Gaston, n'a pu qu'effleurer. Voici, racontée par lui, l'histoire de la pauvre Louison. « Il apprit, en 1638, que Monsieur était devenu amoureux à Tours d'une demoiselle (Louise Testu le Roger de la Mardelière) qu'il nommait sa Louison, et il en eut un enfant (le comte de Charny). La première pensée du P. de Condren à cette nouvelle fut de renoncer à sa direction ; aussi, en conséquence de cette résolution, il refusa de toucher ses appointements de confesseur de son Altesse. Lorsque le trésorier de sa maison vint... lui apporter son quartier, il déclara qu'il ne l'était plus, et. qu'il n'avait plus droit à ces gages. Monsieur... ne laissa pas... de le faire prier de lui continuer ses soins charitables. Le roi et le cardinal, qui appréhendaient que, s'il venait à abandonner tout à fait ce prince, il ne se jetât dans des écarts plus considérables, lui commandèrent de reprendre sa direction. Il hésita quelque temps, mais il se rendit... Il fut donc trouver son Altesse, lui parla fortement jusqu'à le faire pleurer, le lit confesser plusieurs fois avant de l'absoudre, et le tint près d'une année sans l'admettre à la communion. Il lui lit promettre, sur toutes choses, qu'au scandale déjà donné, il n'en ajouterait pas un nouveau, en perpétuant et honorant la mémoire de son péché ; qu'ainsi il ne donnerait à la demoiselle qu'une pension suffisante pour lui faciliter l'entrée en quelque couvent..., et pour l'enfant..., qu'il se garderait bien de le reconnaître et de le faire légitimer; et Monsieur fut si convaincu.. (de ses) raisons... qu'on ne put jamais lui persuader le contraire, même après la mort du P. de Condren, lorsque, ayant perdu le comte de Blois, son fils unique, plusieurs personnes s'employèrent pour le porter à légitimer cet enfant..., le seul qui lui restât pour perpétuer son nom. Quant à la mère, par les exhortations du P. de Condren. elle se lit religieuse dans un couvent fort réglé..., y donna de grands exemples... et mérita... d'y être plusieurs fois élevée à la charge de supérieure ». Batterel, op. cit., II, pp. 48, 49. Le couvent était la Visitation de Tours, fondée par Mgr Le Bouthillier, l'oncle de Rancé. Quand ce dernier fut sur le point de se convertir, il s'adressa d'abord à la Mère Louise. D'après D. Gervaise, qui exagère peut-être, il ne lui aurait pas écrit moins de deux cents lettres. Ce fut la Mère Louise qui lui indiqua l'homme qu'elle croyait lui convenir pour directeur, à savoir le P. Seguenot, un des intimes de Condren. Cf. Dubois, Histoire de l'abbé de Rancé, Paris, 1866, I, p. 123.

 

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P. de Condren ». « Jamais, dit encore le P. Rapin, Saint-Cyran n'a conservé tant de modération qu'avec le P. de Condren, l'écoutant avec respect, et après qu'il l'eut perdu, car ce Père mourut quelque temps avant lui, on remarqua qu'il n'y avait plus personne au monde pour qui il eût de la déférence » (1). Ils s'aimèrent donc et leur amitié a duré longtemps, ce qui ne doit aucunement nous surprendre, puisque, des principaux spirituels de ce temps-là, Bérulle, Vincent de Paul entre autres, nous n'en connaissons pas un qui ait échappé à la fascination de Saint-Cyran. Il y aurait du reste beaucoup à dire sur le détail des relations qui se nouèrent alors (162o) entre ces deux illustres, et sur la lin, si vraiment elle prit fin, de leur amitié. Mais comme nous consacrerons plus tard de longs chapitres à Saint-Cyran, et comme d'ailleurs l'histoire des origines du jansénisme nous distrairait trop du grand objet qui doit pour l'heure nous absorber, nous retiendrons uniquement de cet épisode mal connu les indications qu'il nous fournit sur Condren lui-même, et sur l'étrange inactivité que nous avons déjà plusieurs fois constatée citez lui.

Bien qu'il eût peut-être remarqué, et d'assez bonne heure, chez son ami, des singularités inquiétantes, Condren fut longtemps avant de suspecter, soit les intentions, soit l'orthodoxie foncière de Saint-Cyran. C'est ainsi que, dans une lettre non datée, mais certainement postérieure à 1635, il avoue son « désir de le servir », de lui faire « office », et de s'employer pour sa « défense ». Il a même entrepris de laborieuses démarches pour « tirer M. d'Auxerre de l'opinion que cette personne (Saint-Cyran) fût hérétique » (2).

 

(1) Rapin, Histoire du jansénisme, pp. 93-95. A en juger, d'après ces dernières lignes, l'amitié qui unissait les deux hommes n'aurait donc cessé qu'avec la mort de Condren. En d'autres endroits, Rapin dit le contraire. Mais il lui arrive assez fréquemment de se contredire. Je croirais volontiers, pour ma part, qu'il n'y eut jamais rupture complète.

(2) Cf. une lettre de Condren à l'évêque de Commines, Donnadieu de Griet, heureusement conservée par Batterel (op. cit., 11, 34-36; . C'est un document de première importance, et dont l'authenticité me paraît inattaquable. A la vérité, il n'est pas daté, mais il se date de lui-même, an moins d'une manière approximative. Condren y parle en effet de la «nouvelle bulle e, qui vient de faire l'évêque de Paris, « seul supérieur » de l'ordre du Saint-Sacrement, à l'exclusion de Zamet et de Bellegarde (Langres et Sens), qui jusque-là partageaient avec Paris la haute direction de l'ordre. La bulle étant postérieure à 1636, cette lettre de Condren renverse toute une partie du système que propose Rapin dans son histoire. Rapin. veut en effet que la rupture entre Condren et Saint-Cyran ait suivi de près leur première rencontre à Poitiers en 1620. On sent bien pourquoi il le veut Il tient en effet que, dès 1620, Saiut-Cyran préparait délibérément le schisme janséniste, et la ruine de l'Eglise. Ainsi tolus malus, sou iniquité et sa perfidie ont dû sauter aux yeux d'un homme aussi clairvoyant que Condren. Et puis la belle occasion de mettre Bérulle en assez piteuse posture ! Ce fut à Poitiers, écrit Rapin, que Condren, fit connaître à Bérulle « l'abbé de Saint-Cyran pour lequel il conçut de l'estime et de l'affection. Il est  vrai que ce Père était d'un caractère d'esprit bien moins solide et d'un discernement moins subtil que le P. de Condren, qui vit d'abord tout ce qu'il y avait d'exagéré et de faux dans l'esprit de Saint-Cyran; car le P. de Bérulle n'y vit rien que de beau et s'y laissa aller, ainsi la liaison qui se fit entre eux fut prompte et dura presque toujours... ». (histoire..., p. 103). On voit le roman. Or, sur la vertu et la doctrine de Saint-Cyran, Condren a eu, pendant quinze ans, les mêmes sentiments que Bérulle. Moins d'admiration peut-être, mais autant de confiance. Quant à la date précise de la bulle (un bref peut-être) plus haut mentionnée, je n'arrive pas à la trouver. M. Prunel ne semble pas la connaître, mais il nous montre la Mère Angélique, travaillant, en 1636, à faire nommer M. de Paris « seul supérieur ». Prunel, Sébastien Zamet, Paris, 1913, pp. 255, 256.

 

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Un jour vint toutefois où Condren sentit décroître cette confiance. A quelle date précise, à quelles enseignes, dans quelle mesure, nous l'ignorons, mais le moins, je crois, que l'on puisse dire, est que, dans les dernières années de sa vie (1638 ?-1641). il a tenu Saint-Cyran pour un novateur assez redoutable t. Cependant, chose étonnante, et à

 

 

 (1) Que le P. de Condren ait eu, vers la fin de sa vie, plus que des doutes sur l'orthodoxie de Saint-Cyran, et, qu'au lit de mort, il ait soient nettement dénoncé ce dangereux novateur, c'est là un fait que les historiens catholiques tiennent pour certain, et que nos controversistes ont opposé cent fois aux premiers jansénistes, comme une preuve des plus accablantes. Ce fait néanmoins, ardemment nié par les jansénistes, n'a pas encore été étudié d'une manière vraiment critique, et me parait soulever un certain nombre de difficultés. Pour moi, j'accepte saris hésiter sur ce point la substance même, mais non pas le bloc de la tradition. Il y a là, me semble-t-il, une part de légende qu'il est du reste fort difficile de déterminer. Voici quelques indications qui pourront n'être pas inutiles aux futurs historiens de Saint-Cyran.

a. La version janséniste : « Il n'y a point de Père de l'Oratoire qui ne reconnaisse combien c'est une horrible fausseté, que ce général (Condren) ait fait aucune déclaration à sa mort à toute sa congrégation contre M. l'abbé de Saint-Cyran,.. Le Père de Condren avait eu quelque froideur envers M. de Saint-Cyran, l'ayant trouvé d'un avis contraire au sien en deux affaires importantes, l'une publique, qui était le mariage de son Altesse royale (Gaston), que M. de Saint-Cyran approuvait (comme légitime et donc indissoluble); l'autre particulière, qui regardait deux personnes de condition qu'il ne jugeait pas devoir entrer si tôt dans le sacerdoce... Quand il serait échappé à ce Père, dans ses discours familiers avec ses amis, quelques paroles désavantageuses à la réputation de M. de Saint-Cyran, cela pourrait être attribué à quelque ressentiment imperceptible... Il vous a plu de travestir cela en quelque déclaration authentique donnée parle P. de Condren à sa congrégation, à la décharge de sa conscience... » Arnauld, cité par Batterel, op. cit., Il, p. 37. Même version dans les Mémoires de Lancelot. C'est la thèse officielle du parti. On y reconnaît du reste l'empreinte de la maison, et la stratégie qu'ils ont suivie dans l'affaire des derniers sentiments de Pascal. 1° Pour mieux le réfuter, ils grossissent, ils dénaturent le fait qu'on leur oppose. Et non, sans doute, il n'y a pas eu, de la part de Condren, une déclaration ex cathedra, Urbi et Orbi. Mourant, il n'a pas fait tant de façons : il n'a pas dicté une encyclique suprême. Mais qui a soutenu le contraire? On dit simplement, qu'à plusieurs oratoriens, il a manifesté, et non sans angoisse, les très graves inquiétudes que lui donnaient les hardiesses doctrinales de Saint-Cyran. 2° Ils avouent le refroidissement, et ils l'expliquent. Ils apportent pour cela des faits. (Ainsi quand il s'agira des dissensions de Pascal avec les chefs jansénistes). Mais le refroidissement n'a-t-il pas eu d'autres causes ! Toute la question est là. Ainsi, et si j'ose dire, la réponse des jansénistes a quelque peu l'air d'un escamotage. Cependant, elle impressionne fort Batterel, prévenu sans doute, mais d'un sens critique assez aiguisé. Il sent fort bien du reste, que la réponse ne dit pas tout. « M. Hermant, continue-t-il, rapporte... que M. de Saint-Cyran dit dans sa prison à M. Lescot qui l'interrogeait juridiquement, que, s'il avait à se plaindre de quelqu'un, ce serait du Père de Condren qu'il voudrait le faire, plus même que du Père Joseph... Ce qui résulte de tout cela, c'est la certitude de la brouillerie, et qu'elle ne se fit pas sans éclat. Il est encore certain qu'elle alla toujours augmentant et pour d'autres sujets que le mariage (de Gaston). » Batterel, op. cit., Il, pp. 36-38.

b. Version traditionnelle. — 1. Les lettres de M. Olier. Je cite l'une d'elles. Sur le fond même de la question, il va sans dire que c'est là un témoignage irrécusable. Mais M. Olier, écrivant dix ans après la mort de Condren, et constatant de ses yeux les ravages causés par les disciples de Saint-Cyran, n'aurait-il pas, bien innocemment, et quasi fatalement, ajouté des couleurs de son cru aux paroles de Condren ? Celui-ci a-t-il appelé Saint-Cyran un loup ravissant ? J'ai peine à le croire.

2. Le mémoire du P. Gibieuf. Malheureusement perdu, et que nous ne connaissons que par le résumé, plus ou moins romancé, qu'en a fait le P. Rapin. a Devenu général de l'Oratoire... (Condren) ouvrit son coeur (au P. Gibieuf) et le fit en quelque façon dépositaire des sentiments qu'il avait pris de du Vergier. » Dès ces premières lignes de Rapin, comment la critique ne dresserait-elle pas l'oreille ? Condren a été élu général en 1629. Six ou sept ans après, il s'employait encore, nous l'avons dit, à défendre l'orthodoxie de Saint-Cyran. D'ailleurs, pourquoi Condren aurait-il attendu son élection pour ouvrir son coeur à Gibieuf, et sur un tel sujet? Si du Vergier l'inquiète, pourquoi ne l'aurait-il pas dit à Bérulle ? En tout cas, c'est maintenant que, général, il a la responsabilité de toute sa congrégation, maintenant qu'il doit parler clair ? Mais continuons :

« Le P. Gibieuf eut soin que cela ne fût pas perdu ; il ajouta ce qu'il en avait appris par lui-même; mais, comme il ne put le continuer (?),Il le mit entre les mains du marquis de Renty, pour le donner au P. Amelote, qui en prit copie, et renvoya au marquis l'original, qui fut perdu. Il ne resta que la copie du P. Amelote, dont il fit part longtemps après à Messieurs... de Saint-Sulpice..., qui me la communiquèrent » (Histoire..., pp, 97-98). Rapin n'a pas dû inventer cette histoire; il a eu ladite copie entre les mains. Que ne l'a-t-il publiée ? Au lieu de cela, il l'utilise à sa manière, ajoutant plus ou moins, j'en suis persuadé, aux paroles de Condren et de Gibieuf, prêtant libéralement à l'un ou à l'autre l'image qu'il s'était faite lui-même de Saint-Cyran, et qui, certainement, n'est pas, de tous points, ressemblante.

1. Témoignage de l'oratorien Pierre. Très important, très digne de foi dans l'ensemble, mais rapporté par le P. Pinthereau S. J., lequel ne peut inspirer qu'une confiance relative. (Cf. mon Ecole de Port-Royal, chap. IV, note critique.) Le P. Pierre dit « s'être trouvé présent à la mort du P. de Condren, et avoir reçu commission de sa bouche d'aller trouver de sa part quelques personnes de qualité qu'il a nommées, pour leur dire qu'il les priait de se départir entièrement de l'habitude qu'elles avaient avec l'abbé de Saint-Cyran, dont il reconnaissait que les maximes ne valaient rien, et prévoyait devoir dans peu de temps causer de grands désordres parmi les fidèles ». (Cf. Prunel, Sébastien Zamet, Paris, 1912, p. 278.)

2. Témoignage des oratoriens Saint-Pé et Desmares. Capital et d'autant plus qu'il nous est attesté par Des Lyons, longtemps au mieux avec les jansénistes. Je cite M. Faillon, Vie de M. Olier, 1, p. 263. « L'abbé de Saint-Cyran prétendait que le Saint-Esprit n'avait point présidé au concile de Trente... Des Lions... assure que le P. de Saint-Pé... tenait (ce propos) de la propre bouche du P. de Condren... Il dit enfin tenir du P. Desmares lui-même que, quinze jours avant sa mort, le P. de Condren l'avait exhorté à ne point s'attacher à cet abbé, qu'il estimait dangereux. eo quod crederet concilium Tridentinum non fuisse nisi caetum scholasticorum. »

3. Témoignages équivalents et de source oratorienne, recueillis par Lesassor (Histoire de Louis XIII, livre XXXVIII). Très intéressants, et qui présentent les faits sous leur jour le plus vraisemblable. « Levassor prétend qu'il (Condren) eut de grandes contestations avec cet abbé (Saint-Cyran) sur le sujet du mariage (de Gaston) ; que, dans le cours de cette dispute, lui ayant eu occasion de lui citer le saint concile de Trente, M. de Saint-Cyran rejeta avec mépris l'autorité du concile, disant qu'il n'avait été composé que de moines ignorants...: que, scandalisé d'un pareil discours, le P. de Condren regarda toujours depuis cet abbé comme un franc hérétique (???), en sorte que, quand celui-ci fut mis à la Bastille, trois ans après, le P. de Condren dit en pleine communauté que, si on avait jugé à propos de lui faire son procès juridiquement, il se serait vu obligé d'aller déposer contre lui, et que ce discours dans la bouche d'un homme tenu pour un saint par les siens, fit une telle impression sur l'esprit de plusieurs d'entre eux, que Saint-Cyran et ses disciples ne leur devinrent guère moins suspects et moins odieux que les protestants ». Batterel, op. cit., p. 36. Non, je ne crois pas que trois ans avant l'emprisonnement de Saint-Cyran (1638), Condren ait tenu celui-ci pour un franc hérétique, puisqu'il le défendait, après 1636, de l'accusation d'hérésie. Ce texte n'en est pas moins précieux : a) il nous donne la version probablement exacte d'un fait que la légende a travesti. D'après Rapin, et d'autres auteurs, Condren mourant aurait déclaré au P. Lambert « le scrupule qu'il avait de n'avoir pas répondu aux juges séculiers établis pour examiner » Saint-Cyran (Histoire du jansénisme, p. 379). Remords peu vraisemblable. La procédure instituée contre Saint-Cyran n'ayant pas été canonique, Condren n'avait pas à regretter sou abstention; b) il confirme la théorie que nous proposons au sujet de l'inactivité de Condren pendant cette affaire. Il n'attendait, pour se décider à agir, qu'une indication de la Providence. Si Saint-Cyran avait été jugé selon les règles canoniques, Condren aurait déposé contre lui; c) très intéressante enfin, et, à mon avis, très juste, la dernière remarque : voyant Condren scandalisé par tel propos de Saint-Cyran, les disciples du premier auront été amenés naturellement à juger le second avec plus de sévérité que leur maître ne l'avait fait.

c. Conclusion. — De tout ceci on peut conclure, je crois, mais sans hésiter, que sauf une ou deux parcelles de vérité qu'elle contient, la version janséniste est inadmissible ; et que, du moins sur le fond des choses, la version traditionnelle est inattaquable. (leste à serrer la vérité d'un peu plus près, ce que nous allons essayer de faire en suivant l'ordre chronologique, et eu utilisant certains éléments que nous n'avons pas encore mentionnés.

1620-1635. Amitié, vénération, confiance réciproque.

1635. Affaire du mariage de Gaston avec Marguerite de Lorraine. Interrogé là-dessus par l'Assemblée du Clergé, Condren estime ce mariage nul « par le défaut de consentement de la part du Roi » (cf. Batterel, op. cit., pp. 33, 34). Saint-Cyran tenait pour la validité. D'où discussion, mais amicale, au cours de laquelle Saint-Cyran aura tenu peut-être son fameux — et très authentique — propos sur le concile de Trente. Ce propos a-t-il sur l'heure scandalisé profondément le P. de Condren? Non. Il était habitué aux extravagances de son ami, et vers ce temps-là, ni lui, ni Vincent de Paul, ni Zamet ne prenaient au tragique ces folles boutades, bientôt rétractées, ou du moins expliquées, soit par leur contexte immédiat, soit par la doctrine habituelle de Saint-Cyran calme, Plus tard, et lorsque le P. de Condren se trouvera mieux préparé à accueillir sur le compte du « novateur » de sérieux soupçons, il attachera plus d'importance au dit propos.

1635, 1636. Années importantes, pendant lesquelles s'aggrave le conflit, d'ailleurs connu, entre Zamet et Saint-Cyran (cf. Prunel, Sébastien Zamet, pp. 228-a84). La rupture s'achève en juillet 1636. Nul doute que Condren n'ait suivi de près ces incidents, puisqu'il dirigeait Zamet. A-t-il donné tout à fait raison à ce dernier? Nous n'en savons rien, mais assurément il a dû pencher de ce côté-là beaucoup plus que de l'autre. On peut croire que dès cette époque, Saint-Cyran commence à l'inquiéter.

1636, 1637. Rien de trop grave néanmoins. Nous avons mentionné la lettre de Condren à l'évêque de Comminges. Saint Cyran est soupçonné d'hérésie, Condren se déclare prêt à le servir, et il prend sa « défense ». Il s'agissait, non pas certes des cinq propositions de Jansénius (!), mai, de la théorie, fort embrouillée, de Saint-Cyran sur le sacrement de Pénitence. Condren n'approuve pas cette théorie, mais il dit qu'il l'a vue exposée par Saint-Cyran, « dans un écrit qui respectait le concile de Trente et n'avait rien qui sentit l'hérésie » (Batterel, op. cit., p.35).

1638. C'est l'année climatérique.

Janvier ou février. Richelieu, exaspéré contre Saint-Cyran pour des Causes que nous ignorons, cherche une raison ou un prétexte d'ordre religieux, qui autorise la mise en accusation et l'emprisonnement du personnage. Sur la demande du cardinal, Zamet rédige une dénonciation motivée (cf. le texte apud Prunel, op. cit., p. 265, seq, et la critique du texte dans mon Ecole de Port-Royal, pp. 9o-93). Condren a-t-il a approuvé la mesure prise par Zamet ? Nous l'ignorons. Quoi qu'il en soit, le Mémoire ne lui apprenait rien tous les faits dénoncés lui étaient connus, et depuis longtemps.

Première moitié de 1638. Publication du livre de l'oratorien Seguenot : De la sainte virginité. Condamnation du livre par la Sorbonne, désaveu officiel publié par Condren (16 juin). Cf. l'incident longuement discuté apud. Richard Simon (Bibliothèque critique, Amsterdam, 1708, II, p.324-341 et ap. Batterel, op. cit., II, 158-193). Il semble certain que le P. Seguenot avait écrit son livre sous l'inspiration de Saint-Cyran, et il est infiniment probable que cet incident aura fait faire à Goudron de nouvelles réflexions peu avantageuses au novateur. Plaidant auprès de Richelieu la cause de Seguenot, Condren aura-t-il chargé Saint-Cyran ? Cela est fort possible, sinon probable. Quoi qu'il en soit, le siège de Richelieu était déjà fait. Seguenot est conduit à la Bastille, et Saint-Cyran à Vincennes, le 4 mai.

De mai 1638 au 7 janvier 1641 (mort de Condren). Puisque Condren mourant s'est accusé de n'avoir pas assez fait connaître Saint-Cyran, c'est donc que pendant ces deux dernières années, il aura fort peu parlé de lui. Seulement, d'ici de là, et seulement avec les intimes, quelques invitations à la défiance. A-t-il eu de nouvelles lumières sur le novateur, et par exemple, a-t-il observé chez plusieurs les fâcheuses conséquences de la. propagande Saint-Cyranienne? On bien, méditant sur les incidents qu'on vient de rappeler, a-t-il été amené à examiner de nouveau les anciennes confidences qu'il avait reçues et à les trouver beaucoup plus inquiétante, qu'il ne l'avait cru d'abord ? Mystères. Mystère également, la teneur authentique des suprêmes avertissements qu'on assure qu'il a donnés soit aux oratoriens, soit à ses disciples du dehors, et qu'il leur a certainement donnés. A-t-il dit, par exemple, comme le veut Rapin, qu' « il lui avait trouvé plusieurs opinions très pernicieuses, et conformes à la plupart des dernières hérésies qui avaient été condamnées ». Pour ma part, je ne le crois pas. Rapin a lu le livre de Jansénius que Condren n'a pu connaître: Papin a vu naître et se développer le jansénisme, et comme il voit en Saint-Cyran un parfait janséniste, il veut que Condren l'ait vu tout de même. D'où ce mot sur les dernières hérésies, entendez : le baïanisme. Je ne crois même pas que Condren ait présenté Saint-Cyran comme un hérétique : il aura dit : « Je regrette de ne pas vous avoir assez mis eu garde contre Saint-Cyran; c'est un esprit faux, singulier et fort dangereux». A l'appui de cette déclaration, Condren aura cité les paroles de Saint-Cyran sur le concile de Trente et d'autres semblables. S'il a mentionné telle erreur particulière de Saint-Cyran, — ce que, pour ma part, je ne crois pas — cette erreur ne touchait pas à la matière de la grâce ; (cf. à ce sujet un témoignage important du P. Desmares. Batterel, II, p. 56). On me dira qu'après cette grande parade critique, j'aboutis à fort peu de chose. Il est vrai, mais l'histoire des origines du jansénisme reste aujourd'hui encore si obscure qu'en une telle matière les moindres éclaircissements ont leur prix.

 

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laquelle j'en voulais enfin venir, ainsi éclairé, ainsi disposé, Condren ne fait rien pour empêcher Saint-Cyran de nuire, pour combattre une séduction dont il sait mieux que

 

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personne l'extraordinaire puissance, pour entraver une propagande qu'il juge néfaste. Rien ou presque rien ; lui, la grande autorité religieuse du moment, et la plus indiscutée.

 

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Il confie à quelques intimes son inquiétude grandissante ; il met ses troupes, Olier, Amelote, sur le qui-vive, mais il n'agit pas, et il attend d'être au lit de mort

 

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pour ordonner à ceux qui dépendent de lui « qu'on n'eût point de liaison avec un si dangereux homme » (1). « Il s'en était expliqué — nous dit, sur de bons mémoires, le P. Rapin — au P. Gibieuf, et à quelques autres de sa

 

(1) Rapin. Histoire du jansénisme, p. 379.

 

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congrégation, afin que, si Dieu le retirait de ce monde, ils pussent rendre témoignage de l'opinion qu'il avait de lui et de sa doctrine, pour en empêcher le cours (1). » Pourquoi cette offensive posthume? Pourquoi ne pas donner lui-même de sa personne? Comment expliquer cette inaction ? Était-ce de sa part tolérance, au sens laïque du mot ? Non, puisqu'il arme ses disciples pour le combat. Gardait-il quelque doute ? Oui peut-être sur la culpabilité même de Saint-Cyran, mais non pas sur le danger que celui-ci faisait courir à l'Église. Pourquoi chercher? Nous tenons déjà le mot de l'énigme. Qu'il s'agisse d'entreprendre une campagne contre les novateurs, ou d'organiser l'oeuvre des séminaires, ou de se résoudre à une initiative quelconque, le P. de Condren est toujours le même, aussi peu pressé de passer de l'intention aux actes, que s'il avait l'éternité devant lui. Ce n'est pas l'à quoi bon? du sceptique, du découragé, de ceux enfin qui réalisent l'insignifiance ridicule ou l'impureté des gestes humains ; c'est la tranquillité du croyant, qui sait que l'histoire se fait presque sans nous, et qu'il est à peine besoin que l'homme s'agite pour que Dieu continue dans le Christ à se réconcilier le monde. Il se peut du reste que les mystiques raisons qui justifient aux yeux de Condren cette curieuse lenteur couvrent aussi chez lui une certaine indécision, ou timidité ou indolence naturelle. Nous n'avons pas dit qu'il fût sans défauts. Et lui-même, il semble s'être reproché, à la fin de sa vie, d'avoir si peu fait pour réduire Saint-Cyran. « II est mort avec douleur, écrit M. Olier, pour n'avoir pas assez fait connaître cette cabale dans son origine, et, devant que de mourir, il nous donna ces marques pour discerner les faux prophètes d'avec les gens apostoliques... « Ils viendront à vous sous des vêtements de brebis, et ils sont au dedans des loups ravissants (2). »

 

(1) Rapin. Histoire du jansénisme, p. 379.

(2) Lettres de M. Olier, Paris, 1885, II, p. 145. Considérée du point de vue surnaturel, cette disposition de Condren implique et traduit toute une philosophie religieuse, que nous aurons plusieurs fois l'occasion d'exposer, soit, par exemple, dans le chapitre suivant du présent volume, soit dans un prochain volume, à propos du jésuite Lallemant et de sa critique de l'action. Voici à ce sujet, un des articles d'Issy commenté par Fénelon : Article XXVI: « lors les cas et les moments d'inspiration prophétique ou extraordinaire, la véritable soumission que toute âme chrétienne, même parfaite, doit à Dieu, est de se servir des lumières naturelles et surnaturelles qu'elle en reçoit et des règles de la prudence chrétienne, en présupposant toujours que Dieu dirige tout par sa Providence et qu'il est l'auteur de tout bon conseil ». C'est bien ainsi que le P. de Condren l'entendait. Pour se décider à l'action. il n'attendait pas, comme fout les illuminés, une inspiration prophétique, un signe plus ou moins miraculeux ; mais, dans certaines rencontres, toutes naturelles en elles-mêmes, il se plaisait à reconnaître comme une divine invitation à agir. Ainsi, plus haut, la grave maladie qui manqua l'emporter fut pour lui un signe : l'heure était venue de plaider auprès de sou père la cause de sa propre vocation ; ainsi des instances de Bérulle qui le déterminèrent à choisir l'Oratoire. Passons au commentaire de Fénelon. « Dieu est toujours auteur de tous bons conseils. La grâce nous donne sans cesse en chaque moment une lumière aussi bien qu'une force prévenante, mais... cette lumière prévient bien plus fortement les âmes qui la reçoivent sans y mettre rien du leur, c'est-à-dire qui y coopèrent avec une fidélité tranquille, que celles qui y coopèrent avec l'inquiétude et l'empressement d'un amour intéressé. Les âmes simples et désappropriées d'elles-mêmes par le pur amour, sans être attachées à leur propre prudence, sont plus prudentes que les autres dans leur simplicité. On n'est jamais si sage que quand ou ne l'est plus à ses propres yeux, et qu'on l'est sans intérêt propre. On a moins de prévoyance et d'arrangement éloignés, suivant ce que dit J.-C. : « à chaque jour suffit son mal.» Fénelon. Explication des articles d'Issy, publiées par Albert Chérel, Paris, 1915, pp. 1o4, 1o5. On ne saurait mieux décrire les dispositions de Condren. Ajoutons que les mêmes dispositions expliquent aussi ce que les promptes et subites décisions de certains spirituels présentent parfois d'un peu d'impulsif ou qui semble tel. Ainsi Condren choisissant l'Oratoire, dans les conditions mentionnées plus haut ; ainsi le pieux George Herbert, le poète du Temple. se déterminant brusquement à entrer dans les ordres après de longues hésitations.

 

My sudden thought caught at the place,

And made her youth and fierceness seek thy face

 

Il se peut aussi du reste que dans ces décisions impulsives la nature ait encore sa part. C'est ainsi que l'un de ses biographes, M. Palmier, explique la soudaine résolution de G. Herbert. « He hesitated to act, because he knew how prone he was to rashness; but he finally acted rashly, in order to escape his besetting sin of delay ». A force de combattre une certaine fougue naturelle, on tombe dans l'excès contraire, et pour se guérir de l'excès contraire, on eu vient à suivre l'impulsion du moment. Raisons d'ordre mystique, réactions, et contre-réactions naturelles, il y a de tout cela chez Condren.

 

 

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V. Pour se représenter le P. de Condren au naturel, il faut écarter, mais résolument, le préjugé, ou plutôt la pré-imagination qui lui prêterait la figure, la démarche et les attributs extérieurs du saint en soi. Le trop séraphique

 

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frontispice, que fit graver le P. Amelote et que nous avons reproduit, n'est pas un portrait. Quand on rencontrait le général de l'Oratoire, on sentait bien confusément qu'il n'était pas comme tout le monde, mais l'on ne s'attendait pas à le voir tomber en extase, ou faire quelque miracle. Original en tout, il se distinguait, même par son apparence, des autres spirituels de ce temps-là. Nous avons déjà dit que, sur ce point, le grand siècle manquait un peu de simplicité. Il aimait les démonstrations, les parades, non seulement de politesse, mais de sainteté (1). Les plus éminents, les plus humbles donnent parfois dans ce travers et à plus forte raison la foule dévote. C'était là du reste, et bien avant la conversion de Louis XIV, un moyen de se pousser. Demandez plutôt au jeune abbé de Gondi, habile à jouer de la grimace dévote. Ou encore, au jeune abbé de Gondrin. « Son ambition, raconte le P. Rapin, lui fait faire d'abord un personnage bien contraire à son humeur... Son oncle (l'archevêque de Sens, O. de Bellegarde), l'ayant un jour amené avec lui au Lys, célèbre abbaye de religieuses..., l'on vit ce jeune abbé, après avoir passé une partie du matin à prier dans un grand recueillement au bas de l'église, s'attacher l'après-dînée à frotter le marches pied du grand autel, avec une ferveur de novice. Mais il parut quelque chose de si affecté en cette action d'humilité que l'archevêque et les religieuses (toutes ? est-ce bien sûr?) la regardèrent comme une grande hypocrisie. Bien d'autres y furent pris ; une conduite si artificieuse passa pour une vraie piété, le bruit en fut porté à la Cour; ses amis et ses parents le firent valoir auprès de la reine, et l'on fit tant de bruit de sa dévotion, vraie ou fausse, qu'il

 

(1) Molière ne l'ignorait pas, et c'est là ce qui explique les simagrées de Tartufe, lesquelles ont moins étonné le parterre qu'elles ne feraient aujourd'hui. Il semble du reste que, vers la tin du siècle, cette manie de démonstration ait passé de mode. a L'usage des cérémonies est presque aboli v, écrivait en 1696 l'abbé de Bellegarde dans ses Réflexions sur le ridicule et sur les moyens de l’éviter (4° édit., Paris, 1699). Sur la diminution des marques de respect à celte époque, les témoignages abondent, cf. v. g Lavisse, Histoire de France, 8, I, p. 448.

 

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fut fait coadjuteur (de Sens, 1644) » (1). Mais laissons les intrigants, Condren, qui ne l'était d'aucune façon, fuyait, de tout son naturel, jusqu'aux formes les plus innocentes de l'affectation dévote. « Il parut toujours fort modéra, », remarque le P. Amelote, entendez, « qu'il ne fit pas voir en son extérieur cette ferveur qui anime de temps en temps les gens de bien (2). » Bien compris, ces deux mots en disent plus long sur l'extérieur de Condren qu'un portrait fait dans les règles.

Cela seul nous expliquerait de très curieux textes qui nous donnent à entendre que, de son vivant, le P. de Condren ne fut apprécié que d'une élite, et assez peu nombreuse. Il était de ceux qui, pour s'effacer, pour disparaître, n'ont pas besoin

de se cacher. Jugez-en sur une lettre amusante de Bérulle au P. Gibieuf, lequel, gouvernant l'Oratoire pendant une absence dit général, avait formé le dessein d'assigner à Condren, comme résidence, la capitale de la Normandie.

 

Je vous laisse le soin de disposer du P. de Condren, mais j'appréhende pour sa disposition l'air de Rouen, et avec un fondement particulier. Son esprit est trop doux, simple, et modeste pour ce pays-là. Je crois qu'il n'y réussirait pas tant qu'ailleurs. Son humilité le rabaisse et le domine devant les yeux de ceux qui ne sont pas clairvoyants, au lieu que je l'en honore et estime bien davantage (3).

 

Dans une autre lettre, il redoutait également pour Condren « l'air et les esprits » (4), de Langres, qui n'est pas, que l'on sache, en pays normand. Crainte assez plaisante d'ailleurs, pour qui les connaît l'un et l'autre. Bien qu'il se piquât de diplomatie, Pierre de Bérulle était en vérité beaucoup plus naïf que le P. de Condren, qui ne l'était pas du tout (5). Il n'en reste pas moins vrai qu'il devrait paraître

 

(1) Rapin, Mémoires, I, pp. 49, 5o.

(2) Amelote, op. cit., II, 193.

(3) Batterel, op. cit., II, p. 10.

(4) Ib., II, p. 10.

(5) Peut-être même pas assez, du moins s'il en faut croire le dernier biographe de M. Olier. M. Monier nous montre en effet le P. de Condren, employant dans telle circonstance, « toute l'habileté, on pourrait presque dire toutes les habiletés de son esprit si souple et si délié » (Vie de M. Olier, I, p. 225). Ni souple ni délié ne me gênent, nais j'avoue que habiletés, au pluriel, m'étonne un peu. M. Mortier n'est certes pas un homme à prendre un mot pour un autre ; je n'arrive pas néanmoins à rien trouver dans les documents qui justifie une telle façon de parler. Pour juger du tact et de la dextérité diplomatiques de Condren, il suffit d'étudier le chapitre de ses relations avec Monsieur. Dans les circonstances délicates que l'on sait, il a forcé l'admiration et la reconnaissance de Richelieu, sans perdre l'affection confiante du très soupçonneux Gaston.

 

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dénué de majesté. Il n'avait le port, ni d'un chef ni d'un prophète. Aucune rusticité, pas même voulue; une rare distinction au contraire, mais subtile et lumineuse, j'allais dire aérienne. Rien de ce qu'on appelle imposant, ni encore moins certes d'avantageux. Il est si peu occupé de lui-même, qu'on trouve tout simple de ne pas le remarquer. Les « clairvoyants » seuls ne s'y trompent pas.

« Le séjour du P. de Condren sur la terre, écrivait M. Olier, a été inconnu, comme celui de Notre-Seigneur pendant sa vie ; il n'a jamais passé pour rien ; souvent M. Vincent en a parlé en des termes incroyables, et toutefois on ne l'a pas ouï. Mais, à sa mort, il est devenu tout à coup célèbre. Son none était dans toutes les bouches..., jusque-là que M. Vincent, se jetant à genoux et se frappant la poitrine s'accusait, les larmes aux yeux, de ne l'avoir pas autant honoré qu'il méritait de l'être (1). » Il y là sans doute quelque exagération. Un inconnu, qui « n'a jamais passé pour rien », n'est pas choisi, par les politiques pour diriger la conscience du frère du roi, et de quel frère ! il n'est pas choisi, et à quarante ans, et par le vote unanime de l'Oratoire, pour succéder au cardinal de Bérulle. Quand M. Bernard, « le pauvre prêtre », vint à l'Oratoire de la rue Saint-Honoré, pressé de se convertir, et qu'il demanda le Père le plus savant de la maison, sans hésiter, le frère portier lui amena le P. de Condren (2). Rapproché néanmoins des curieuses lettres de Bérulle que nous

 

(1) Cité par Faillon, Vie de M. Olier, Paris, 1873, 1, p. 294.

2) Batterel, op. cit., II, p, 12.

 

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venons de citer, le témoignage de M. Olier est d'une valeur indiscutable, et d'un intérêt extrême. Si parfaitement simple, si peu soucieux de s'attirer l'estime publique et de prendre pour cela les dehors de la sainteté, si peu solennel, ou, comme disent les Anglais, si peu dignified, Condren a du passer, aux yeux de la plupart, pour un prêtre assez ordinaire, et les happy few qui le mettaient au-dessus de tout, pour des êtres fort singuliers.

Avec cela, son franc-parler jusqu'à la boutade. Car, pour moi, je ne vois aucune raison de contester l'authenticité de certains propos qu'on lui prête, pourvu qu'on n'en fasse pas autant d'oracles. Soit, par exemple, son petit discours, en trois points, sur l'histoire universelle des Chanoines. « 1° Que d'abord ils avaient été donnés aux évêques pour les aider à faire le bien. 2° Qu'ensuite, les évêques s'étant relâchés, les chapitres avaient servi à les empêcher à faire tout le mal qu'ils auraient pu faire sans leur résistance. 3° Et que, dans ces derniers temps, les chapitres ne servaient plus aux évêques, que d'empêcher à faire le bien qu'ils avaient envie de faire (1). »

 

(1) Batterel, op. cit., II, p. 53. « On rapporte encore de lui qu'il eut le courage de ne vouloir jamais se charger de faire l'oraison funèbre du P. Joseph..., et de dire à des personnes considérables qui l'en pressaient, qu'il ne pouvait se résoudre à louer un homme qui avait été l'instrument des passions de Son Eminence, et que toute la France haïssait. » Batterel, Ib., p. 49. Comment dégager la parcelle de vérité que peut contenir ce propos? J'en dis autant de la lettre que l'on affirme que Godeau aurait écrite à d'Andilly, et dont Batterel nous a conservé ce curieux fragment. « J'ai grand peur que cette conduite des jésuites (une thèse en 1661), ne soit le commencement de la prophétie du boa Père de Condren, à qui j'ai ouï dire plus d'une fois qu'il craignait fort que ces bons Pères ne fissent enfin quelque schisme dans l'Église. » (Batterel, Ib., p. 57) . Godeau est un des convertis de Condren: celui-ci était certainement très opposé au molinisme. D'un autre côté, bien que très attaché à l'Oratoire, il vénérait et il servait au besoin tous les ordres religieux. Nul doute que l'on n'ait insensiblement amplifié toutes ces boutades, qu'il y aurait du reste intérêt à réunir à titre d'Ana. Le frère qui le servait a écrit sur lui un Méritoire dont Batterel nous a conservé de trop courts fragments. « Un jour, étant en voyage sur le chemin d'Orléans, ce frère se plaignit à lui de ce que, sur la route, il donnait aux pauvres tout son argent, et s'exposait à n'avoir bientôt plus de quoi fournir à sa propre dépense. Le P. de Condren lui étala d'abord les plus beaux motifs que la foi suggère, pour donner abondamment et sans crainte ; mais comme il était trop spirituel pour ce frère qui l'importunait en revenant à la charge, il lui ajouta en riant : « Consolez-vous, notre frère, l'herbe sera bien courte si nous ne broutons ». Un autre jour, ayant rencontré dans le cloître de Saint-Germain une redoutable dévote « dont personne autre n'avait voulu se charger », et celle-ci... l'ayant retenu au confessionnal de midi à deux heures, comme le frère lui faisait là-dessus « de grandes plaintes, même peu respectueuses » « Eh ! notre frère, lui dit enfin Condren, n'achevez pas de m'assommer, je me meurs déjà. » Et, dans une circonstance analogue : « Ne voyez-vous pas bien que c'est une occasion que Dieu m'a envoyée, et qu'il fallait que je fis son oeuvre, quand j'aurais dû y crever. » (Batterel, op. cit., pp. 53, 59). Rien n'est petit de ce qui nous aide à prendre sur le vif un si grand homme, si peu banal.

 

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Je ne l'en loue ni ne l'en blâme, mais il n'était pas de ceux qui pèsent leurs mots (1). Admirable causeur, du reste, amusant, attachant, et qui, peu à peu, on ne sait par quelle espèce de charme, introduisait ceux qui l'écoutaient dans un monde tout divin. « Dieu ne lui avait pas seulement donné les lumières pour lui-même, il les lui avait données avec la facilité d'en épandre les rayons, de sorte que c'était un de ses plus riches talents que celui de la parole. Sa langue avait tant d'attraits et de délices qu'elle vous eût tenu tout le jour suspendu sans vous ennuyer. » Là est, je crois, son trait dominant. A son extérieur, on peut, on doit se méprendre, ou encore à ses premiers mots. Mais, dès qu'il s'abandonne, dans une conversation un peu longue, son génie éclate, et sa sainteté.

« Il n'y avait personne plus modeste ni plus gai que lui ; il divertissait toute la compagnie, et sa douceur et les grâces de son esprit attiraient à l'entour de lui tout le monde. Avec cette abondance d'entretiens, il tâchait toujours de donner quelques bons mouvements à ses compagnons, et il ménageait de telle sorte son discours qu'il se terminait à édification. Les paroles du Sage sont la grâce même ; il se fait aimer à ceux qui l'entendent. L'âme d'un saint nous dit quelquefois, même en se jouant, de plus importantes vérités que ne feraient sept sentinelles posées en un lieu élevé »       « Il avait la grâce de l'expression et,

 

(1) D'ailleurs scrupuleusement charitable : « Une des lois qu'il s'imposait le plus sévèrement... c'était de ne parler mal de personne » (Amelote, op. cit., p. 175). Très libre néanmoins sur les choses.

(2) Amelote, op. cit., I, pp. 175-176.

 

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à dire la vérité, c'était en sa parole que consistait la force de ses talents. La doctrine lui croissait dans la bouche... Il y a eu des temps qu'il eût voulu parler de Dieu nuit et jour » « Il avait l'esprit si agréable, continue le P. Amelote, qu'il n'était rien de si attrayant que sa conversation. Il savait mille choses divertissantes... II se jouait d'ordinaire dans ses entretiens familiers, mais il le faisait avec une telle innocence, que son esprit, ni celui des personnes à qui il parlait n'en étaient jamais dissipés ». Si l'on insiste, c'est, je crois, pour répondre au scandale des pharisiens. Plus d'un a dû trouver que le P. de Condren manquait de sérieux. « Au contraire, cette gaîté toute simple et toute naïve, et semblable à celle des enfants ouvrait l'esprit à tous ceux qui le voyaient, et les disposait insensiblement à la piété... Quand il en venait sur un mystère ou sur une vérité chrétienne, il prenait les choses d'un air si sublime et si naïf tout ensemble, que chacun croyait entendre un homme du ciel ». Simple, mais non pas vulgaire. « Les moindres sujets prenaient une si excellente teinture dans sa bouche que tout ce qui en sortait paraissait noble et relevé. Mais outre l'ornement qu'il donnait par son esprit et par ses paroles, et outre ce visage et ce caractère particulier que les vérités recevaient par son discours, il est certain qu'il avait des lumières si riches et si singulières que chacun disait communément de lui, qu'il n'avait jamais ouï d'homme qui parlât de cette sorte. Il avait cet avantage que toute sa science lui était présente — rare privilège en effet — et il voyait tout d'un coup, comme du Nebo, toutes les beautés de la terre promise... Mais ce qui faisait le plus grand effet sur les esprits, c'était une grâce admirable d'imprimer Jésus-Christ dans les coeurs, à mesure qu'il en parlait, et l'on se trouvait peu à peu changé par la force de son entretien » (2) . « C'était à

 

(1) Amelote, op. cit., II, p. 180.

(2) Ib., II, pp. 2o5-2o6.

 

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qui témoignerais de plus grandes admirations après l'avoir ouï. Qui les faisait paraître par des soupirs ; qui, par une joie extraordinaire, laquelle se lisait sur les visages ; qui, par un silence nécessaire et par une impuissance d'en dire ses sentiments » (1). « Silence nécessaire » était assez beau, il n'eût pas fallu l'expliquer.

Le style n'est pas toujours l'homme même. Dans les rares écrits que l'on nous a conservés de Condren, — des lettres surtout — on ne trouve aucune trace de l'enjouement, de l'aimable liberté que nous venons de dire. Non pas que, la plume à la main, il devienne apprêté ou solennel. Pas même éloquent; grâce à Dieu, nul ne le fut moins que lui ; mais uniquement grave, au point de paraître quelque peu tendu, et parfois d'un sublime presque effrayant. C'est que, pour de profondes raisons qu'il nous développera bientôt, il écrivait toujours à contre-coeur, et le plus brièvement possible. Et voilà pourquoi avant d'étudier sa doctrine, j'ai essayé d'évoquer une image vraie de Condren lui-même, si peu docteur, et qui néanmoins, comme disait un des gentilshommes de la cour de Blois, détachait toujours de la terre, même quand « ses discours ne portaient pas droit à Dieu ». Au reste, et comme on le voit, je n'ai pas eu l'intention d'écrire ici l'histoire de Condren, je m'en suis tenu à quelques épisodes qui m'ont paru plus révélateurs, et que j'ai choisis de préférence dans la première moitié de sa vie. Une fois oratorien, sa formation s'achève rapidement et dès lors ses démarches ne sont presque plus que l'expression de sa doctrine. Exposer cette doctrine, ainsi que nous allons le faire, c'est encore le raconter.

 

(1) Amelote, op. cit., Abrégé, p. gij. Ainsi encore, l'archevêque de Bourges, Pierre de Hardivilliers, dans son « approbation » des Lettres et Discours : « L'excellence de ses pensées et l'adresse inimitable de ses raisonnements ont rappelé devant mes yeux la douce force de ses entretiens de vive voix, dont nous sommes privés par le malheur de sa mort ». Lettres et Discours du R. P. Ch. de Condren, Paris, 1668.
 

CHAPITRE II : VERS LE BÉRULLISME

 

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Étonnante précocité. — Le ravissement présenté par Amelote. — Invraisemblances apparentes et vraisemblances divines. — « L'âge de douze ans ». — Nécessité d'une critique plus rigoureuse. — Quatre phases principales dans le développement de Condren.

§ 1. LE RAVISSEMENT. — a) Prélude : Réalisation extrêmement vive de la vérité fondamentale : Dieu est tout, je ne suis rien. — b) L'éblouissement : De l'adoration au sacrifice. — L'adoration-cantique de Bérulle et l'adoration-sacrifice de Condren. — Sources lointaines de cette doctrine dans l'intelligence de Condren. — c) Le crépuscule : Pauvreté du sacrifice humain. — De l'autel des holocaustes à l'autel du calvaire.

§ 2. LES ANNÉES DE SOLITUDE. — Les leçons du ravissement et le travail constant de ces années. — « L'intérieur du Fils de Dieu lui fut ouvert ». — Orientation de plus en plus nette vers le bérullisme.

§ 3. LA SORBONNE. — Notes intimes de Condren, analysées par le P. Amelote. — Théocentrisme encore imparfait. — Tous les éléments du bérullisme, mais non pas encore la synthèse.

§ 4. LES LECONS DE BÉRULLE. — Quelques mots auront suffi. — Le maître et le disciple. — Dans quel sens on pourrait soutenir que Condren fut plus bérullien que Bérulle. — Pleine maîtrise de Condren .

 

 

Charles de Condren était aussi bérullien que Bérulle, et il l'était bien avant d'avoir rencontré Bérulle. Amelote le compare de ce chef, et fort heureusement, à saint Paul, qui ne reçut pas son évangile des apôtres, mais du Christ même. Bérullien, et dès le berceau, je veux dire, dès l'âge de douze ans, comme le plus intime, le plus sûr de ses confidents nous l'affirme dans une page étonnante, qui appelle sans doute quelques atténuations de détail, mais qui, dans l'ensemble, me paraît inattaquable. Nous commencerons donc par citer cette pièce unique, digne assurément d'être au moins égalée, soit au récit que saint Augustin nous a laissé de sa propre conversion, soit au

 

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parchemin « trouvé dans l'habit de M. Pascal après sa mort » :

 

Ce fut donc vers cet âge-là (douze ans), qu'étudiant un jour..., il se trouva tout en un moment l'esprit environné d'une admirable lumière, dans la clarté de laquelle LA DIVINE MAJESTÉ LUI PARUT SI IMMENSE ET SI INFINIE QU'IL LUI SEMBLA N'Y AVOIR QUE CE PUR ÊTRE QUI DUT SUBSISTER, ET QUE TOUT L'UNIVERS DEVAIT ÊTRE DÉTRUIT A SA GLOIRE. Il vit que Dieu n'avait besoin d'aucune créature; que son propre fils, qui était toute sa complaisance, lui avait dû offrir sa vie ; que la seule disposition d'offrande de soi-même et de toutes choses avec Jésus-hostie était digne de sa grandeur, et que ce n'était pas assez l'aimer, si l'on ne voulait se perdre soi-même avec son fils pour son amour.

Cette lumière était si pure et si puissante qu'ELLE FIT UNE IMPRESSION DE MORT EN SON AME, qui ne s'est jamais effacée. Il se donna de tout son coeur à Dieu, pour être réduit au néant en son honneur, et pour ne vivre jamais qu'en cette disposition. Alors il connut que tout ce monde devait être brûlé pour les péchés des hommes, que la divine pureté, sainteté et justice en avaient une extrême aversion, et qu'elles ne regardaient avec plaisir que Jésus-Christ et ce qui était dans son esprit... Que (Dieu) chérissait uniquement (au vieux sens de ce mot) les âmes qui sacrifiaient l'état présent à sa sainteté et à sa justice... Il se sentit vivement attiré à ce genre de vie, qui est une parfaite mort aux choses présentes, et qui n'adhère qu'à Jésus-Christ. Et la force de cette divine lumière fit un si puissant effet sur lui qu'il eût SOUHAITÉ D'ÊTRE IMMOLÉ A L'HEURE MÊME DEVANT LA MAJESTÉ QUI REMPLISSAIT SON ESPRIT. Son humilité fut très profonde, et il fut attiré à un si ardent amour de la sainteté et pureté de Dieu, que cette grâce lui a été présente toute sa vie.

 

Voilà certes des « grâces bien singulières pour un enfant ». Ce n'est pourtant là que la première phase de cette expérience mémorable.

 

CAR, COMME IL ÉTAIT DANS L'ABÎME DE SON NÉANT DEVANT LA DIVINE SAINTETÉ. ET DANS UN ARDENT DÉSIR D'ÊTRE SACRIFIÉ A SA

GLOIRE, il lui vint une joie particulière de voir que le FILS de DIEU FUT TOUJOURS HOSTIE DE SON PÈRE… Il Connut QUE LE SACRIFICE DE JÉSUS-CHRIST ÉTAIT L'ACCOMPLISSEMENT DU ZÈLE DE TOUS CEUX QUI SOUHAITAIENT EUX-MÊMES D'ÊTRE IMMOLÉS, mais qui se trouvent

 

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incapables d'honorer Dieu dignement par leur sacrifice. Que c'était louer infiniment la divine sainteté, justice, suffisance à soi-même, et en un mot toute l'infinité du Père éternel, que de lui présenter son fils mort, en lui confessant que, non seulement l'univers, mais lui-même avait dû être détruit en sa présence. Il voyait que rien n'était digne de Dieu que cet unique sacrifice de Jésus-Christ...

Dans cette vue, et dans cet amour de la beauté du sacrifice de Jésus-Christ, Dieu mit dans son esprit deux dispositions bien différentes... : une estime incomparable de la prêtrise..., et une claire lumière par laquelle il connut évidemment que Dieu lui en voulait faire la grâce (1).

 

Je le reconnais sans détours : à première vue, il paraît difficile d'admettre qu'un enfant de douze ans ait conçu et réalisé clairement les hautes idées, le système si cohérent que l'on vient de dire. Mais, pour moi, d'un autre côté, j'aurais encore plus de peine à contester ici le témoignage formel d'Amelote. Manifestement sincère, celui-ci est de plus un esprit critique ; il nous avertit à maintes reprises qu'ils voulu rompre avec la méthode simpliste que suivaient les hagiographes de son temps ; il a les mêmes curiosités que nous: il se propose de suivre pas à pas, autant que possible, le développement spirituel, la croissance de son héros. Ce qui nous surprend dans les confidences qu'il a reçues et qu'il nous rapporte, l'a surpris d'abord lui aussi, comme il l'avoue en propres termes. Bref, il parle à bon escient, et après avoir demandé à son maître les confirmations et les précisions nécessaires. Aussi bien Condren lui-même ne trouvait-il rien d'anormal dans une pareille précocité. Le récit évangélique de l'invention de Jésus au Temple » nous apprend, écrivait-il un jour, que l'âge de

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp 41-.46. Cf. ap W. James, une expérience, beaucoup moins haute, et que l'on peut soupçonner d'illuminisme, mais enfin, qui présente une certaine analogie avec celle-ci. « Vers le milieu du jour, je me mis à genoux devant Dieu, et lui lis ma première prière depuis vingt ans... Je me remis entre ses mains, avec l'intime conviction que ma personne allait être détruite, que Dieu me prendrait tout. J'acceptai cette destruction totale. C’est dans cet abandon que gît tout le secret d'une vie sainte ». L'expérience religieuse (Trad. Abanzit) Paris, 1908, p. 189.

 

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douze ans, aux personnes que Dieu choisit, doit donner quelque témoignage de leur élection » (1). « Sa propre expérience « l'ayant rendu savant pour autrui » (2), il estime donc que l'âme s'oriente de très bonne heure vers la grâce particulière où Dieu l'appelle. Précieuse remarque, et dont la psychologie religieuse fera peut-être quelque jour une de ses lois fondamentales. La foi de l'enfant, disait James Martineau, «est si ouverte au sens du divin, qu'il n'est presque pas besoin de lui parler de Dieu, et qu'elle semble le deviner par une sympathie intuitive ». Si cela est vrai de presque tous, à combien plus forte raison d'un enfant aussi exceptionnel que celui-ci. Et, mieux encore Newman : « La première enfance, dans les années qui suivent immédiatement le baptême, n'a aucune peine à discerner le monde invisible derrière le voile des choses visibles, à réaliser la perfection souveraine, à ne pas croire à ce qui passe, à ce qui change » (3). La plénitude infinie de Dieu, l'insignifiance de tout le reste, ne dirait-on pas que Newman a voulu résumer en ces deux mots le ravissement du jeune Condren (4).

Non pas néanmoins que l'on doive tout retenir de la page savante où cette expérience nous est décrite. Nous n'avons là que la traduction d'une traduction. Orateur et théologien, Amelote a rédigé à sa manière les confidences qu'il a reçues de son maître, et Condren lui-même, dans

 

(1) Amelote, op. cit., I, p. 41.

(2) « Il semble, ajoute le P. Amelote, après avoir cité ce fragment de lettre, qu'il ait écrit ceci pour lui-même, ou que l’expérience de ses grâces l'ait rendu savant pour autrui ».

(3) Cf. H. Bremond, L'enfant et la vie, Paris, 1902, pp. 176-127. Et Martineau et Newman dépendent ici de Wordsworth, et de son ode fameuse sur les Intimations of Immortality from recollections of early childhood.

(4) Il est certain du reste qu'aux intelligences bien liées, l'inquiétude soit religieuse, soit morale, soit métaphysique n'attend pas le nombre des années. J'en pourrais donner vingt exemples. Ainsi un des philosophes auxquels j'ai soumis le cas de Condren, après m'avoir écouté sans le moindre signe de scandale, m'a répondu que lui morue, vers onze ou douze ans, il allait, chaque semaine, fatiguer son confesseur des angoisses que lui causait le mystère de la prescience divine. J'en appelle du reste aux observateurs, et plus encore aux confesseurs clairvoyants.

 

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ses entretiens avec Amelote, avait dû par moments, sans y prendre garde, enrichir plus ou moins, compléter, organiser les vives intuitions de l'enfant dont il évoquait le souvenir. On peut donc ne pas les suivre, s'ils nous montrent, ou plutôt s'ils paraissent nous montrer — car telle n'était pas leur pensée — le petit Condren en possession d'une doctrine parfaitement liée, d'un système proprement dit, et qui serait déjà presque tout le bérullisme. A moins d'un miracle que rien ne prouve, les choses n'ont pas pu se passer ainsi. De cette doctrine, il n'aura conçu dès lors que les éléments — disjecta membra — à savoir, les hautes idées que nous avons soulignées, et sur lesquelles nous aurons à revenir. Pour le système, il s'est élaboré peu à peu. C'est ce développement que nous allons suivre, et dont, grâce au P. Amelote, nous pouvons déterminer les étapes avec une sorte de certitude. Dans cette histoire unique, tout est merveilleux, et même les origines; en voici, me semble-t-il, les quatre phases principales : 1° Le premier ravissement (vers 1600) ; 2° Les trois années de solitude; 3° La Sorbonne; 4° La rencontre de Bérulle (1657).

 
§ 1. — Le ravissement.

 

Reprenons la page d'Amelote, et sans nous attarder, plus qu'il ne l'a fait, aux curiosités inutiles. Y a-t-il eu vision proprement dite, extase ? nous n'en savons rien. Seules nous importent les vérités qui se présentèrent alors, dans une « lumière admirable », à ce jeune esprit; qui le ravirent, qui le pénétrèrent tout entier. Procédons par ordre et distinguons pour cela trois degrés ou trois moments : a) le prélude; b) l'éblouissement, la grande révélation ; c) le crépuscule.

a) Ce fut d'abord un rappel, une réalisation extrêmement vive de la vérité fondamentale : Dieu est tout, et je ne suis rien, et le monde entier n'est rien. Ces vérités, le

 

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petit Condren n'avait plus à les apprendre : il n'eût peut-être pas été capable de les formuler, mais il les vivait déjà. Les voici néanmoins qui se représentent à lui avec une évidence fulgurante. Il voit, il sent, il touche son insignifiance absolue et l'infinité de Dieu.

b) De cette constatation et de cette opposition ainsi contemplées, jaillit soudain à ses yeux une vérité nouvelle, imprévue sans doute, et encore plus éblouissante que les prémisses qui la contenaient, à savoir, que, pour rendre gloire à celui qui est tout, il faut que la créature lui offre en sacrifice, détruise en quelque manière le semblant d'être dont elle dispose. Adoration et sacrifice, ou plutôt adoration, par le sacrifice, avoir clairement et ardemment saisi que la première de ces idées appelait la seconde. c'est tout le ravissement de Condren, c'en est du moins l'élément essentiel, celui qui prépare ou d'où rayonne tout le reste.

Et c'est aussi par là que les cieux grands chefs de l'école française se distinguent l'un de l'autre. Ils professeront Lien la. même doctrine, laquelle, chez l'un et chez l'autre, a eu pour point de départ une facilité merveilleuse à la vertu de religion, un désir, un besoin intense d'exalter la grandeur divine; mais le théocentrisme de Bérulle s'oriente spontanément vers l'adoration-cantique, celui de Condren, vers le sacrifice d'adoration. Simple nuance, à la vérité, mais caractéristique, et que je prie le lecteur de ne pas perdre de vue. Que si l'on demande comment cette notion de sacrifice a pu germer et s'épanouir dans une intelligence d'enfant, je répondrai, comme tantôt, que la curiosité des enfants est beaucoup plus active et subtile que ne le croient d'ordinaire les grandes personnes. Le petit Condren savait sans doute l'histoire d'Abraham et d'Isaac, peut-être celle de Melchisédech. Il avait peut-être regardé de tous ses yeux dans quelque Bible à images, la représentation d'un holocauste, peut-être encore ses devoirs d'écolier l'avaient-ils mis en présence

 

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de ces rites du paganisme, qui plus tard l'intéresseront à un si haut point, et toujours à cause de leur ressemblance, lointaine, mais impressionnante, avec nos propres mystères. Il se mêle tant d'images, et si parlantes, à cette notion de sacrifice, que nombre d'enfants l'entendent sans peine. Le miracle serait bien plutôt d'avoir pleinement et cordialement saisi le sens religieux, la fin supérieure et sublime du sacrifice ; mais, la grâce aidant, ce miracle, un enfant de génie a pu l'accomplir.

c) Là se termine, me semble-t-il le ravissement ou du moins ses minutes éclatantes, sa phase de feu. Ce qui suit tiendra plutôt et de plus en plus de la méditation que de l'inspiration proprement dite. Non que celle-ci ait cessé brusquement comme d'un seul coup; elle s'évanouit peu à peu et ses dernières lueurs se confondent presque avec les intuitions d'un autre ordre, plus laborieuses, plus mêlées de raisonnements, qu'elle a pour ainsi dire amorcées. Il en va toujours ainsi dans les expériences de ce genre, mais ici, comme nous avons affaire à un dialecticien déjà très-vigoureux, nous distinguons avec moins de peine le moment précis où l'intelligence, comblée des lumières d'en haut, reprend avec une vivacité nouvelle, son travail humain.

Comme donc « il était dans l'abîme de son néant devant la divine sainteté, et dans un ardent désir d'être sacrifié à sa gloire » — c'est là, je le répète, le point central et décisif, l'essentiel du ravissement qui nous occupe — « il lui vint une joie particulière de voir que le Fils de Dieu fût toujours hostie à son père ». Nouvelle phase; nouvelle « vue ». Jusqu'ici en effet, aucune mention de l'Homme-Dieu. Le voici, mais remarquez bien la raison de sa venue, et, si j'ose dire, le moyen terme qui l'impose enfin à ce philosophe de douze ans. Il ne se présente pas à lui comme « notre » Christ, « notre » Pâque, « notre » hostie, mais comme « hostie à son Père ». On ne saurait procéder avec plus de logique. Cette conviction de

 

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notre néant, qui d'abord l'a conduit à comprendre, à désirer, à vouloir le sacrifice, lui fait maintenant réaliser la pauvreté, l'inefficace du sacrifice lui-même, quand celui-ci n'est offert que par une simple créature : d'où la recherche d'une immolation plus digne de Dieu, d'où le recours facile, et comme nécessaire, au Christ s'immolant pour la gloire de son Père. Ecce ignis et ligna ; ubi est victima holocausti? C'est la question d'Isaac, et le petit Condren pouvait y répondre. On peut supposer aussi un mouvement parallèle dans cette imagination d'enfant : de l'autel des holocaustes, encore chaud de la cendre insignifiante des victimes, il aura passé à l'autel du Calvaire, lourd du sacrifice d'un Dieu, et de là encore, peut-être, à l'autel de nos églises. Je dis peut-être, car je crois sentir que cet enfant est arrivé à l'extrême limite de ses forces, même surnaturelles. Ne lui demandons pas de poursuivre plus avant ses déductions, et de construire dès lors tout le bérullisme. Antelote le veut trop savant. La grâce, plus indulgente, plus humaine le rend aux dévotions et aux jeux de son âge. Je le vois déjà courir à sa petite arquebuse. Laissons le croître, et avec lui l'incomparable semence qui vient d'être déposée dans cette terre choisie (1).

 

(1) Je ne pouvais pas, faute de place, indiquer un à un les menus indices qui m'ont aidé à reconstituer le ravissement de Condren, et qui m'ont permis de corriger librement sur quelques points les affirmations d'Amelote, c'est-à-dire, l'unique témoignage que nous possédions sur ce merveilleux épisode. Il s'agissait ici de retrouver dans cette relation les propres impressions et expressions de Condren quinquagénaire, et dans celles-ci, il fallait retrouver le texte original. Nous n'y arriverons certainement pas : 1° parce qu'un enfant ne se représente pas les choses comme un homme ; 2° parce qu'un homme même ne peut nous donner d'une expérience de ce genre qu'une description approximative. Qu'est-ce, à proprement parler, que ce « feu » dont il est parlé dans le Mémorial de Pascal ? D'un autre côté, il va de soi que les souvenirs de Condren seront d'autant plus exacts, authentiques, sûrs, qu'ils seront plus vifs, plus nets et plus imagés. Tel est, avant tous autres, le criterium que j'ai employé. Or, ou n'a qu'à prendre la peine de relire la relation d'Amelote, et l'on aura bientôt reconnu que la partie centrale et lumineuse du ravissement, celle dont Condren n'a pu rien oublier, est bien celle que j'ai dite. Prenez au contraire les idées qui auraient été manifestées à cet enfant dans la phase du ravissement que j'ai appelée crépusculaire. Voici les mots essentiels « Il connut que le sacrifice de J.-C. était l'accomplissement du zèle de tous ceux qui souhaitaient eux-mêmes d'être immolés ». Doctrine parfaitement juste. mais exprimée ici d'une manière tout abstraite. D'où la question que je pose : Amelote ou Condren, quand ils parlent de la sorte, ne prêtent-ils pas du leur au petit Condren ? Autre indice, ou, si l'on veut, autre amorce à conjectures. Ravissement ou non, nous savons que Condren a eu, pendant ses années de solitude, une expérience plus ou moins semblable à celle que nous discutons présentement ; expérience qui reprenait, pour ainsi dire, la première, et qui en précisait les leçons. D'où une question nouvelle : n'y a-t-il pas eu confusion et substitution de souvenirs ?

 
§ 2. — Les années de solitude.

 

Nous connaissons déjà, au moins par le dehors, ces années un peu singulières pendant lesquelles la philosophie religieuse de Condren achève, non pas encore de se construire, mais bien de se dessiner. Répétons ces mots précieux d'Amelote : « Ce fut alors, ainsi qu'il me l'a dit une fois, qu'il eut l'esprit ouvert à toutes les sublimes connaissances qui nous l'ont fait admirer (1). »

Par où l'on voit que nous obéissions au P. Amelote lui-même, lorsque tantôt, un peu malgré lui, nous nous refusions à faire trop pleines, trop précises, trop systématiques les leçons du premier ravissement. Cette expérience, dont nous savons qu'il ne perdra jamais le souvenir, et, cette « impression de mort » lui avaient appris qu'il n'y a pas d'adoration plus parfaite que le sacrifice total de soi-même en l'honneur de Dieu. Il était donc — qu'on me passe encore le mot— théocentrisé pour toujours, et à sa manière propre, qui n'est pas exactement celle de Bérulle ; mais sur l'autre doctrine fondamentale du bérullisme, je veux dire sur l'union et soumission aux mystères de l'Homme-Dieu, il avait encore presque tout à apprendre, et ce fut précisément de ce côté-là que la grâce paraît l'avoir dirigé pendant ses années de solitude (2).

 

(1) Amelote, op. cit., I. p. 7o.

(2) Avant d'en venir à ce point précis, Amelote parle, mais trop vaguement, de certaines communications qui auraient « en ce temps là » fait connaître à Condren « la grâce de la mission qu'il allait répandre sur l'Eglise ». « Je passe sous silence, continue Amelote, les particularités qu'il connut de cette grâce ; peut-être que Dieu fera naître quelque jour une occasion de les publier. Il suffit à cette heure de dire qu'il lui en donna l'esprit et le zèle avec plénitude et fécondité ». Amelote, op. cit., I, p. 77. De quoi peut-il être question dans ces lignes dont manifestement chaque mot a été pesé ? Ne serait-ce pas de la fondation des séminaires ? Lorsque Amelote publia son livre, M. Olier et ses compagnons commençaient à peine cette grande oeuvre, pour laquelle Condren les avait si longuement et si mystérieusement préparés. Peut-être aura-t-il eu peur de contrister les oratoriens en parlant trop expressément des desseins que leur général avait formés à ce sujet, et pour l'exécution desquels il avait cherché des ouvriers en dehors de l'Oratoire.

 

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« Ce fut en ce même temps que l'intérieur du Fils de Dieu lui fut ouvert, et qu'il y aperçut, avec des admirations incroyables, l'étendue de ses divines dispositions (je souligne les mots bérulliens), celles de la très sainte Vierge et de plusieurs saints, dans lesquelles il se trouva obligé d'entrer en esprit, et de n'en rien omettre dont il ne fût participant. Ce fut alors que Dieu le conduisit dans les voies inconnues (et moins familières au P. de Bérulle qu'au P. de Condren) du sacrifice de Jésus-Christ, et qu'une divine clarté le guida parmi les ombrages de l'ancienne loi, (sans doute à la recherche de tout ce qui annonce et préfigure le sacrifice du Christ). Alors il aperçut les trésors des mystères du Fils de Dieu..., leur vertu continuelle, leur secret et leur beauté. Alors Dieu même lui dévoila sa face, et, sans le voir tel qu'il est, ce qui n'est pas un don des enfants d'Adam, mais de ceux de la Résurrection, il pénétra son sein par une très pure lumière, qui le rendit savant en ses divines perfections ». Toutefois, ajoute le P. Amelote, et cette restriction est capitale, « toutes ces connaissances, quoique vastes et très efficaces, ne furent pas néanmoins si claires ni si achevées que celles qu'il a reçues depuis ; mais, de la façon qu'il m'en a parlé, car c'est de lui que Dieu a voulu que j'apprisse tout ce que je dis de son intérieur, celles-ci étaient les semences des autres, et si elles n'étaient pas si développées, elles n'avaient pas moins de suc et de vertu ». Pour faire en ce temps-là de telles remarques, il

 

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n'y avait peut-être que deux hommes, Condren et Amelote « C'était dans ces premières sources, qu'il puisait les vérités admirables qu'il déduisait sur chaque matière imprévue, et qui faisaient confesser aux plus doctes..., qu'ils n'avaient jamais rien ouï de si rare ni de si universel. Quand il fallait parler de quelque nouveau sujet, il n'avait qu'à regarder, comme cet ancien ami de Dieu, le patron qui lui avait été montré sur la montagne », pendant ses années de solitude ou il se demandait encore sil serait soldat ou prêtre (1).

 
§ 3 La Sorbonne.

 

Amelote prélude à ce nouveau chapitre par des vues si belles et d'un intérêt si général que je dois encore le citer. « Dieu, écrit-il, qui a créé 1 homme à son image, et lui a donné l'inclination naturelle de former sa vie sur le modèle de ses divines perfections, lui conserve après son péché le mouvement continuel d'imiter ce qu'il aperçoit en autrui. De là vient que toutes les conditions se gouvernent par les exemples ». C'est là, comme on le voit, une des idées maîtresses de Tarde, mais appliquée à la psychologie religieuse par un disciple de Condren, qui peut-être ne fait ici que reproduire une des mille intuitions de son maître. « Dieu qui a donné cet instinct aux hommes, et qui les a faits tous relatifs, et tous portés à regarder autrui, ne nous a pas seulement donné son Fils pour être ridée de notre vie : il nous le représente en une infinité de façons, sous divers visages des saints, afin que, si nous ne sommes touchés d'une de ses formes, nous le soyons au moins de l'autre, et que, le voyant revêtu de toutes les humeurs, ou toutes les humeurs revêtues des siennes, il n'y ait aucun esprit, qui ne trouve en lui divers attraits et plusieurs semonces à la grâce. C'est pour cela qu'il prend

 

(1) Amelote, op. cit., 1, pp. 77-78.

 

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un soin manifeste de conserver à l'Église, comme l'un de ses héritages, les choses les plus secrètes des saints... L'intérieur du P. de Condren a été des plus inconnus, mais la bonté divine, qui l'avait rendu un excellent modèle des âmes épurées, nous a donné des moyens de le voir au jour. L'on a trouvé, parmi des papiers écrits de sa main, les règlements qu'il s'était prescrits pendant qu'il enseignait la philosophie (durant sa licence au Collège du Plessis, vers 1612) » (1). Il avait alors de vingt-quatre à vingt-cinq ans.

Des papiers de lui ! c'est tout ce que nous demandons. Nous le savons en effet, non seulement très lucide, mais encore incapable d'éloquence, ou d'unreal words, comme dirait le cardinal Newman. En examinant ce que ces écrits contiennent, et ce qu'ils omettent persévéramment de mentionner, nous serons à même de déterminer le point exact qu'il avait atteint à cette date, et de mesurer le chemin qu'il avait encore à parcourir. Nous n'aurons du reste qu'à nous laisser conduire par le P. Amelote, qui a étudié ces précieux papiers avec la curiosité critique d'un moderne a. Je me borne à deux exemples, et je prends le premier parmi les formules que le jeune professeur de Sorbonne s'était prescrites pour ses exercices du matin.

 

(1) Amelote, op. cit., p. 110.

(2) Je brûle à sa gloire mon meilleur encens, parce que la reconnaissance intellectuelle doit être un de nos premiers devoirs. Il me faut ajouter néanmoins que, jusque dans ces chapitres (Ire, partie, ch. XVI-XXII) où il gagne si brillamment ses éperons de critique, le bon P. Amelote sommeille parfois. S'agit-il par exemple de la sainte messe, Amelote ne trouvant presque rien sur ce sujet dans les papiers que Condren rédigeait à cette époque pour son usage particulier, Amelote, dis-je, supplée à ce qui manque par ce qu'il a appris d'ailleurs, et enseigne « tout ensemble de quelle sorte il faut se disposer à ouïr et à dire la sainte messe ». Soit un long traité, extrêmement précieux, où nous sont fidèlement rapportées les vues de Condren sur les saints mystères, mais de Condren en possession de toute sa doctrine. Ainsi des autres exercices. Sauf dans les passages si remarquables que je mentionne dans le texte, Amelote fait ici comme faisaient ses contemporains. Il y a pourtant entre lui et eux cette différence très caractéristique, qu'il célèbre la bonne méthode, an moment même où il la trahit. Il nous dit en effet ou à peu près : prenez-y garde ; je vous présente ici les idées de Condren quinquagénaire. Vingt-cinq ans plus tôt, sa doctrine n'était encore ni si nette ni si riche.

 

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« Ces exercices... étaient des adorations de la grandeur incompréhensible de Dieu..., de la suffisance qu'il a de soi-même, et de toutes les autres perfections qui demandent le sacrifice. C'était une offrande de lui-même, un pur amour de Dieu... C'était une soumission à la très sainte Vierge, et une vénération qu'il rendait aux saints, et surtout à quelques-uns à qui il avait une particulière dévotion (1)... Ces devoirs rendus, il faisait par avance l'examen de sa journée... Il prenait résolution de se corriger de ses défauts, jetait même les yeux sur les occasions qu'il pouvait avoir de tomber, ou de mériter, et demandait instamment la grâce d'éviter les chutes et d'embrasser ce que Dieu avait agréable... »

Ici, un coup de théâtre critique, si j'ose dire; ici, une fraude innocente du P. Amelote, et qu'il va confesser lui-même, sans d'ailleurs se douter du rare plaisir qu'il nous prépare. Pour résumer fidèlement l'autographe de Condren, il aurait dû ajouter aux derniers mots qu'on vient de lire, « et de s'enrichir de nombreux MÉRITES » ; ou cela précisément, ou quelque formule analogue. Mais Amelote n'en a pas voulu. « Je m'abstiens à dessein, continue-t-il, de redire le mot mérite, parce que, bien qu'alors il l'eût écrit dans son papier, et qu'il fût emporté par le torrent du langage et de la pratique ordinaire de se le proposer (le mérite) pour motif des bonnes oeuvres, IL A DEPUIS CHANGÉ DE DISCOURS, et, conservant la doctrine du mérite, IL EN A SUPPRIMÉ LA CONSIDÉRATION dans le service qu'il rendait à Dieu. Ce n'est pas que le mérite exquis, comme on parle en latin, ne soit désintéressé (2), mais l'intention de ceux

 

(1) Amelote donne ici une liste fort curieuse, que malheureusement il néglige de nous expliquer. « A saint Michel, à saint Gabriel, à saint Jean-Baptiste, à saint Mathias, à saint Salamanus, à saint Scocelin, à sainte Madeleine, et à beaucoup d'autres. Les motifs de sa dévotion envers ces saints étaient excellents, mais ils seraient trop longs à déduire ». Amelote, op. cit., I, p. lai. Dans ce calendrier que Condren s'était façonné avant de connaître Berulle, remarquez plusieurs saints du calendrier bérullien, les deux anges et Madeleine.

(2) Le mérite est exquis, lorsque nous le désirons, non pour notre propre intérêt, mais pour la gloire de Dieu.

 

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qui le cherchent tant ne l'est pas ; et, aux actions vertueuses, l'amour-propre prend souvent la place de Dieu (1), » Entendez qu'à cette date le théocentrisme de Condren, bien que déjà très sublime, avait encore à se purifier. Dans ce sens toutefois, la ligne de son développement était nettement dessinée, son élan était pris, et depuis presque toujours. Le second exemple est encore plus intéressant, puisqu'il nous montre que, vers ce même temps, Condren ne faisait encore qu'entrevoir, et d'assez loin, la doctrine intégrale de l'école française.

C'est une « petite oraison » composée par lui, et « qui lui servait de préparation à son Office ».

 

O Monseigneur, les Bienheureux vous louent, et vous rendent gloire à jamais dans les cieux, par le Verbe, votre fils unique, et par votre essence surinfinie (2), qui est votre propre gloire et votre propre louange. Pour moi, je suis un néant, et ne suis point capable de vous louer. Mais, quoique très indigne, je ne laisserai pas de vous rendre ce devoir, puisque vous méritez que dans mes ténèbres mêmes, dans mon néant, et au fond de ma malice, je vous loue et vous glorifie par votre parole écrite et donnée par votre tradition, ainsi que vous me l'avez commandé par votre Eglise.

 

Belle prière, certes, mais incomplète, inachevée. Que lui manque-t-il donc? De faire à l'Homme-Dieu sa juste place, la place que Charles de Condren lui fera demain, c'est-à-dire dès qu'il aura pris contact avec Bérulle Et qu'on ne pense pas que je tire les textes à quelque système de ma façon. Habemus confitentes, grâce à l'inestimable Amelote. « Depuis que sa lumière fut en son midi, reprend

 

(1) Puisque, soit Condren lui-même, soit Amelote « conservent » expressément « la doctrine du mérite », la simple logique les oblige à reconnaître qu'il n'y a pas d'imperfection proprement dite à se proposer le mérite « pour motif des bonnes oeuvres »,

(2) Cette épithète nous rappelle ce que nous avons déjà remarqué plus haut (p. 4o), avec M. Gilson, au sujet des hypersuperlatifs bérulliens.

(3) Pour mieux saisir ce qui manque à cette formule, on n'a qu'à la comparer avec celle que M. Olier nous propose pour la même circonstance. Cf., pp. 463, seq.

 

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ce rare critique, — c'est-à-dire, depuis qu'il eut rencontré le chef de l'école française, — il eût désiré d'ajouter quelque chose à cette prière, et d'y exprimer que la clarté de Jésus-Christ, luisant dans ses propres ténèbres, et sa vérité et sa sainteté S'ÉTANT BIEN VOULU INTRODUIRE DANS SON NÉANT et PRENDRE LA PLACE DE SA MALICE, il offrirait avec confiance en cette VRAIE HOSTIE le sacrifice de louange (1). » En d'autres termes, Condren, au point où nous venons de le prendre, a bien sans doute une vive dévotion à la personne du Christ, mais cette dévotion, il ne l'a pas encore intégrée, si l'on peut dire, dans la doctrine spirituelle qui s'organisait en lui depuis le premier ravissement. A cette époque, lorsqu'il se mettait en oraison, son premier mouvement, son instinct de grâce, le « jetait » d'abord « aux deux extrémités où la pente de son esprit d'hostie le portait, du zèle de la gloire de Dieu et de l'amour du néant ». Et ce faisant, chrétien qu'il était, il n'oubliait pas le Christ, il le priait au contraire de tout son coeur, mais enfin il ne le voyait encore que d'une manière confuse comblant la distance infinie qui sépare ces « deux extrémités», Dieu et nous.

Sa vie intérieure, image vive de sa doctrine, se partageait en quelque sorte, entre deux tendances distinctes ; se manifestait par des démarches successives : tantôt l'immolation de son propre néant à l'infinité de Dieu, tantôt le recours au Fils de Dieu. D'une part, un théocentrisme tel qu'aurait pu à la rigueur l'enseigner et le vivre un sage de l'antiquité ; d'autre part, le mystère de Jésus. J'exagère certainement, je sépare plus que de raison, mais c'est pour me faire entendre. Paraisse maintenant

Bérulle et l'unité se fera.

 
§ 4. — Les leçons de Bérulle.

 

Il était mûr pour cette synthèse, que déjà sans doute, il avait entrevue plus d'une fois. Aussi l'étincelle lui sera-t-elle

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 122-123.

 

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venue, j'imagine, dès cette retraite qu'il fit à l'Oratoire en 1617, et qui décida de sa vocation. Quelques mots Fie Bérulle auront suffi. D'un tel maître à un tel disciple il n'en fallait pas davantage. Et qu'on ne dise pas que le P. de Condren aurait pu trouver à lui tout seul dans saint Paul et dans saint Jean la lumière décisive. Qui en doute? « Si est-ce pourtant, répondrait le P. Amelote, que ce Paul, bien qu'il eût été instruit par les Gamaliels (de la Sorbonne), et qu'il eût vu pendant sa retraite en Arabie (les deux ou trois ans de solitude) les visions de Dieu, profita encore par la conférence qu'il eut avec le saint Pierre de cette petite église (l'Oratoire). Sa religion fut enflammée par le feu de ce séraphin, ses connaissances furent affermies (et plus encore unifiées) par la lumière qu'il lui donna : son union avec Jésus-Christ et avec la très sainte Vierge fut plus étreinte qu'elle n'était, et son sacerdoce reprit comme une nouvelle consécration »

Au reste, ce que Charles de Condren doit à Bérulle, un seul homme a pu l'ignorer, et c'est Bérulle lui-même. « Cet éminent cardinal était si surpris des paroles qu'il voyait dire au P. de Condren que bien souvent il lui commandait de les lui dicter, et cet Abraham, s'estimant heureux d'apprendre de son Isaac les secrets du ciel, les écrivait à genoux et la tête découverte » On ne nous dit pas ce qui étonnait et ravissait le maître dans les pensées du disciple. C'était peut-être ces explications des figures et des symboles bibliques dans lesquelles Condren excellait; ou encore ces vues sur le sacrifice, qui donnaient à son

 

(1) Amelote, op. cit., II, p. 113. « Etreinte », n'est sans doute qu'une heureuse « coquille », mais je n'ai pas eu le courage de le remplacer par « étroite ».

(2) Amelote, op. cit., II, pp. 18o-181. Condren n'aurait donc pas été sans influencer peu ou prou la pensée de Bérulle, et par suite, les écrits de celui-ci qui sont postérieurs à 1617, soit par exemple le Discours sur les grandeurs de Jésus. On comprend du reste que, simple vulgarisateur comme je le suis, je n'aie pas à rechercher dans les écrits de Bérulle les traces, probablement assez légères, de cette influence.

 

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théocentrisme le caractère particulier que nous avons dits ou bien c'était simplement la propre doctrine bérullienne,. mais présentée avec une force, un éclat, une profondeur qui la rendaient en quelque sorte nouvelle aux yeux de Bérulle. N'arrive-t-il pas que le disciple explique. le maître au maître lui-même? Bien que la formule me tente fort, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il ait été plus bérullien que Bérulle ; encore moins voudrais-je enlever si peu que ce fût à l'immense gloire qui reste à celui-ci, d'avoir achevé l'épanouissement mystique de celui-là. Mais enfin, tout ce que Charles de Condren recevait d'autrui, il le faisait sien, à force de génie, et plus encore de vertu. Il n'est pas jusqu'aux leçons du catéchisme que cet homme-unique n'ait réalisées d'une manière surprenante. Au dire de Lamotte-Goulas, il parlait de nos mystères « si claire meut, qu'il n'y avait rien d'obscur, et qu'il réduisait ses auditeurs presque à l'état heureux où il m'a souvent protesté que Dieu l'avait mis, c'est-à-dire à n'avoir pas besoin de la foi, voyant distinctement toutes les merveilles de notre croyance » (1). Et Amelote, qu'il faut bien citer encore au terme de cette analyse qu'il nous a dictée: « On discernait en lui une différence d'avec les autres, pareille à celle qu'on trouve aux personnes qui racontent quelque chose qu'ils ont vue, et ceux qui ne savent que par ouï-dire. Il semblait que cet homme fût du pays des vérités, et qu'il touchât du doigt ce qu'il proposait à croire. Il est bien vrai qu'il a dit en riant qu'il ne savait s'il avait la foi ; que la doctrine de Jésus-Christ lui était si évidente, qu'il lui semblait la voir de ses yeux, et que, si Notre-Seigneur l'eût appelé à son conseil, il lui eût dit de lui-même, que c'était par le néant, par la croix, par la pauvreté, et enfin par les voies qu'il a choisies qu'il fallait mener les hommes à Dieu. C'étaient des jeux que ces paroles, mais des jeux qui faisaient paraître qu'il était extrêmement établi sur le

 

(1) Cf. Perraud, op. cit., p. 202.

 

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fondements de l'humilité chrétienne », ajoutons, et de l'école française (1).

Et voilà pourquoi, après avoir déjà exposé longuement le bérullisme de Bérulle, nous devons, me semble-t-il, consacrer presque autant de pages au bérullisme de Condren. Ce sera bien toujours la même doctrine, mais réalisée avec une puissance et une ferveur particulière par le plus haut génie religieux des temps modernes (2).

 

(1) Amelote, op. cit., p. 207.

(2) Condren n'a rien publié de son vivant, il n'a même écrit que le moins possible. Il nous reste cependant de lui une centaine de Lettres, qui seront naturellement notre droite balle. Je citerai le plus souvent l'édition de 1668: Lettres et discours du R. P. Ch. de Condren. J'utiliserai aussi les lettres ajoutées par l'abbé Pin à celles des anciennes éditions : Oeuvres complètes du P. Ch. de Condren; ses lettres... Paris, 1857. (Le volume de la Biblioth. orator. qui a pour titre : Lettres du P. de Condren ne se distingue du recueil Pin que par la couverture). Cf. aussi : Quatre lettres inédites du P. de Condren, publiées par le P. Ingold, Paris, 188o, et quelques fragments de lettres inédites publiées par le même P. Ingold dans l'introduction des Considérations sur les mystères de J.-C. A ces lettres nous ajouterons un certain nombre de pièces où la critique la plus exigeante nous permet de reconnaître et la doctrine authentique et parfois jusqu'aux propres paroles du maître. Ce sont : a) un entretien sur l’idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ, lequel forme la seconde partie du fameux livre publié sous ce titre par le P. Quesnel. L'idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ donnée par le R. P. de Condren.. avec quelques éclaircissements... par un prêtre de l'Oratoire, 3° édit., Paris, 1697. La Ière édition est de 1677 et porte les approbations nécessaires. Cette 3° édition, dédiée au cardinal Le Camus, a été revue et augmentée parle P. Quesnel, mais non pas jansénisée, je le crois du moins. La Ière  partie du livre est d'un des premiers oratoriens, dont on ne nous dit pas le nom ; la 3° et la 4° sont de Quesnel ; b) une trentaine de conférences spirituelles données par Condren à divers auditoires et qui paraissent avoir été recueillies avec beaucoup d'exactitude. Le P. Ingold les a publiées récemment ; Considérations sur les mystères de J.-C. , Paris, 1882 ; c) le livre du P. Amelote. Il me paraît en effet certain que dans la moitié au moins de ce gros volume, c'est Condren lui-même que nous entendrons; d) les Lettres, la Journée chrétienne et le Catéchisme de M. Olier. Il  écrit souvent lui aussi, comme sous la dictée de Condren ; Lettres de M. Olier, Paris, 1885 ; La Journée chrétienne par M. Olier, Paris, 1657 ; Catéchisme chrétien pour la vie intérieure  par M. Olier, Paris, 1679.
 
 
 
 

CHAPITRE III : LA DOCTRINE

 
 
 
 

§ 1. — Les principes.

 

I « Cet esprit de pureté qui ne peut souffrir que rien vive que Dieu».

Le devoir essentiel de toute créature : « que Dieu soit en nous comme Dieu plus que nous-mêmes ». — Que la doctrine de Condren repose sur le fait de la création, non, comme la doctrine de Port-Royal, sur le dogme de la chute. — Le sacrifice dans la religion naturelle. — Les sacrifices païens et ceux de l'ancienne loi : « Dieu entrant en communion des sacrifices ».

II. Le sacrifice d'un néant n'est lui aussi que néant. — L'Incarnation seule a rendu possible un sacrifice digne de Dieu. — Felix culpa. — L'unique victime ; l'unique adorateur, devenu notre sacrifice, notre adoration. — Adhérence au sacrifice du Christ. — Bérulle et Condren.

III. L'anéantissement du moi par adhérence à l'anéantissement du Christ. — Il est en nous tout ce que nous avons de Dieu. — Consignes de mort : se démettre de soi-même ; perdre « tout désir de vivre et d'être ». — Par là même, en même temps, et du même coup, s'offrir à l'appropriation divine. — « Que l'Ame ne doit rien être, afin que Jésus-Christ soit tout en elle ». — « En s'appliquant aux hommes, il les anéantit dans son application même ». — « Seul vivant et opérant dessous l'écorce de la vieille créature ».

IV. « Il ne s'agit ni de sentir cela, ni de le comprendre. » — « Prendre la foi... pour la règle de notre vie ». — Luther, Calvin et l'obsession d'expérimenter notre régénération. — « Aucune expérience intérieure». — On ne « ressent » pas le divin : « nous ne ressentons que ce qui est nôtre ». — Anti-intellectualisme foncier de cette doctrine ; ne changeons pas » « la volonté en esprit ». — Rôle de l'intelligence. — Des concepts aux réalités. — « Il adorait Dieu et ses mystères, comme ils étaient en eux-mêmes, et non pas comme il les comprenait ». — Impureté foncière de tous les concepts que nous nous formons des choses divines. — « Entrer, en Dieu, dans les choses proposées ». — « Par-dessus ma connaissance et mon affection ». — « J'adore tout ce que Dieu est; je me retire dans l'être inconnu de Dieu. » — Nul quiétisme, nul dilettantisme dans cette doctrine, mais au contraire, un volontarisme aussi décidé que celui de saint Ignace. — « Il faut que cet état soit libre en vous ».

 

§ 2. — Applications.

 

A. Formules d'élévation et d'adhérence. — « Prenez de l'eau bénite ». — « L'automate » : « Il faut prononcer de parole les choses, quand notre esprit les refuse par impuissance ». « Loquere ut velis ». — Formule du voeu de servitude.

 

36o

 

B. L'examen de conscience. — Saint Ignace et l'examen particulier. — Grâce et nature résistant nécessairement chez Condren aux méthodes ignatiennes. — « Ce César et ce Pompée ». — Objet premier de l'assèse de Condren. — Via, veritas, vita. — S'examiner sur « l'usage » que l'on a fait de Jésus-Christ et de ses mystères. — Contre l'examen particulier. — Contre l'examen « de nos bonnes oeuvres en particulier ». — « Psychologies » différentes. — « Ne faites rien avec effort ». — Etre à Dieu, sans élection d'aucun moyen pour l'honorer ». Fausseté des jugements que nous portons sur nous-mêmes. — « Fuyez comme un enfer la considération de vous-même ».

C. Dévotion à la sainte Trinité. — Dévotion difficile d'abord à imaginer, et peu commune. — « Tout l'inconnu de Dieu ». — Choix de ce mystère parce qu'il est « le plus séparé de la créature ». — » Rien... du nôtre ». — « Jésus-Christ aime mieux la sainte Trinité que son Eglise ».

D. Dévotion au second avènement du Verbe. — Dévotion théocentrique. — « Adorez le Jugement... quand bien il devrait être de condamnation » pour vous. — Triomphe de l'école française au dernier jour.

E. La communion fréquente. — Que notre « utilité spirituelle » ne doit pas être « notre première intention ». — Comment nous « faisons tort » à Jésus-Christ en ne communiant pas fréquemment.

F. Le prêtre à l'autel. — « Nous ne saurions dire assez simplement : Hoc est corpus meum ».

G. La direction. — Que Jésus-Christ seul soit écouté. — « Il ne s'attribuait jamais la qualité de directeur ». — Jamais la moindre pression. — Lenteur de Condren.

H. La mystique. — Que les défaillances des extatiques n'ont rien de céleste. — Que nous recevons toujours plus ou moins « impurement » le don de Dieu.

I. L'anéantissement posthume ou « de la manière de faire son testament ». — « Vouloir être dans l'oubli de la mort ». — « C'est mieux fait de se cacher en Dieu ».

Conclusion. Les dernières heures de Condren.

 
§ 1. — Les principes.

 

I. Tout l'apostolat de Condren a pour objet de faire naître, ou plutôt, de réveiller et de développer dans les âmes « cet esprit de pureté », qui est proprement l'esprit de religion et « qui ne peut souffrir que rien vive que Dieu » (1). Nous disons de réveiller, car cette « religion envers Dieu est une obligation que la créature spirituelle porte gravée dans le fond de son coeur » (2). Il n'y a point

 

(1) Lettres, pp. 149-15o.

(2) L'idée du sacerdoce, p. 16.

 

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d'opération qui soit propre et essentielle aux créatures comme celle de rendre un hommage de profonde adoration à celui qui est au-dessus d'elles... Portez les yeux jusqu'au plus haut du ciel, et vous verrez qu'il n'y a rien qui n'adore la grandeur de Dieu par un continuel exercice d'anéantissement » (1). Ainsi le jésuite François Guilloré qui me paraît avoir beaucoup médité les premiers écrivains de l'Oratoire. Et Condren, plus profond et plus précis :

 

(Les) droits divins nous obligent à consentir que Dieu (soit) en nous comme Dieu plus que nous-mêmes ;

 

admirable définition, qui déjà explique tout ;

 

et non seulement à être ses serviteurs..., mais aussi ses créatures ; et à lui rendre, non seulement les devoirs de servitude (qui sont l'obéissance à ses volontés, la pratique de la loi morale) mais aussi les devoirs de créature, qui sont l'adoration et le sacrifice de nous-mêmes (2).

 

En effet, explique le P. Ainelote, « il faut nécessairement avouer que le Père éternel a un souverain domaine sur la créature ; la production qu'il en a faite le lui a acquis, et la nécessité continuelle qu'elle a de son soutien le renouvelle en tous les moments. Ce n'est pas assez, pour en témoigner la reconnaissance, de lui rendre les fruits de l'être qu'il nous a donné, et. de lui en consacrer l'usage. Il n'est pas seulement le maître, mais encore l'auteur de notre essence. Et après que nous lui avons offert toutes nos pensées et nos affections, et mis toutes nos puissances en l'exercice de l'honorer, nous nous sentons encore ses obligés. C'est le fonds même que nous lui devons et non

 

(1) Guilloré, Conférences spirituelles pour bien mourir à soi-même. Paris, 185o, p. 103. Cf. Thomassin : « Debetur Deo sacrificium. Id lex aeterna edicit, naturae vox clamat, conscientia suadet » ; et S. E. le cardinal Billot : « Jure naturae praescribitur aliquis actus cultus publici, specialiter significans honorent debitum soli Deo... Hujusmodi autem cultus dicitur sacrificium ». J'emprunte ces deux textes au livre du R. P. Grimal ; Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1911,

p. 24.

(2) Lettres, p. 117.

 

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pas seulement le revenu ; nos obligations ne sont point acquittées que nous n'ayons payé jusqu'à l'être et à la substance. Il faut que nous nous offrions nous-mêmes en sacrifice, afin de déclarer par notre mort que tout droit lui appartient et que, devant lui, nous ne devons réserver aucune puissance sur nous » (1). « C'est une vérité, reprend Guilloré, qu'il n'est point de créature qui ne dût s'anéantir, si elle pouvait, pour glorifier Dieu, et témoigner par son anéantissement qu'il n'est que lui seul qui ait et qui mérite le nom d'être; c'est pour cela que les plus hautes intelligences s'abaissent devant lui comme des néants, par de profondes adorations ; c'est pour cela qu'on lui égorgeait autrefois tant de victimes » (2).

Et cela est vrai de « toute créature, intellectuelle (angélique) ou raisonnable, soit innocente ou déchue, soit dans la voie du mérite ou dans le terme de la jouissance. Car, en tout état, elle doit rendre hommage de son être à son Créateur » (3). Par où l'on voit que la doctrine de Condren, comme celle de saint Ignace, repose, en dernière analyse, non pas sur le dogme de la chute, mais sur le fait de la création.

Ce sacrifice d'adoration auquel il ramène tout, il l'aurait prêché tout aussi bien à l'homme dans l'état de nature pure, ou aux habitants du paradis terrestre. Non qu'il ignore la blessure du vieil Adam ; il en exagérerait plutôt le venin ; mais enfin il a clairement senti que cette blessure accidentelle nous est moins profonde, qu'elle est moins nous que notre néant. Avant et plus que tout, c'est ce néant même qui forge, pour ainsi parler, les liens de la religion.

 

Le sacrifice répond... à tout ce que Dieu est. Il le regarde

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 138-139.

(2) Guilloré, op. cit., p. 12.

(3) L'idée du sacerdoce, p. 38. Sur le sacrifice angélique, Cf. Ib., pp. 38 39.

 

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comme le souverain être, auquel tout être est dû en sacrifice. Il le regarde dans sa propre et incompréhensible grandeur et perfection, comme étant lui-même au-dessus de tout nom, de toute lumière, de toute pensée, et au-dessus de toute adoration, de tout amour... En offrant tout à Dieu, nous professons qu'il est tout ; en détruisant tout devant Dieu, nous protestons qu'il n'est rien de tout ce qui est dans l'univers, et que tout n'est rien de lui. Car il faut remarquer que toute hostie étant sacrifiée en la place de toute créature, à laquelle elle est substituée et qu'elle représente, est en quelque façon toutes choses, et toutes choses sont censées être sacrifiées dans l'hostie (1).

 

Le sacrifice exigerait donc la « consomption et la destruction entière » de la victime ? Oui, sans doute. « Que si, dans les sacrifices (quels qu'ils soient), tout n'est pas détruit et consommé par la mort des hosties et des victimes, cela vient de l'imperfection du culte humain, et de l'impuissance de l'homme », car il nous est aussi impossible d'anéantir que de créer. Aussi, dans les sacrifices sanglants, la mort n'est-elle « proprement qu'une représentation de cette entière destruction de l'être qui devrai: se faire en hommage de l'Être divin », et sans laquelle destruction nous ne pouvons offrir qu'un semblant de sacrifice. La destruction, mais non pas la mort. « Dans l'état d'innocence, il y aurait eu des sacrifices, puisqu'il y aurait eu une religion », mais des sacrifices, dont les victimes, bien que détruites, n'eussent pas « été consumées par la mort, puisque la mort n'est entrée dans le monde que par le péché » (2). Il est vrai que l'homme naturel aurait peine à concevoir distinctement une victime immolée, détruite, et pourtant vivante. Il y a là une antinomie apparente, que seule peut résoudre la philosophie du sacrifice chrétien, philosophie qu'au point où

nous sommes, nous n'avons pas encore le droit d'invoquer. Il semble toutefois qu'en dehors même de toute révélation,

 

(1) L'idée du sacerdoce, pp. 53-54.

(2) Ib., pp. 42-43.

 

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un vague pressentiment, reflet incertain de la lumière du Verbe, puisse nous faire entrevoir que l’immolation d'une créature à Dieu doit avoir aussi pour résultat d'augmenter en quelque sorte la vie de cette victime, et d'autant plus que l'on aura porté plus avant la flamme ou le couteau du sacrifice. Par là s'expliquerait peut-être, et s'atténuerait l'horreur des vieux rites païens. Au blasphème de Lucrèce on aurait opposé une je ne sais quelle certitude : expirer sur l'autel avait été bon à Iphigénie elle-même, devenue la chose de Dieu. Ainsi, et beaucoup mieux encore, des « Juifs spirituels ». Peut-être devinaient-ils quelque chose du rare symbolisme qui a tant occupé l'imagination de Condren.

 

Une des raisons, disait ce dernier, pour laquelle on brûlait les victimes, était pour marquer la nature et la vertu du vrai sacrifice, qui est de nous unir à Dieu d'une union si intime que Jésus-Christ même lui donne le nom d'unité. Car nous devenons par le sacrifice comme le pain de Dieu, étant reçus dans son sein pour y vivre de sa vie. Or, comme la victime tenait la place de l'homme dans les sacrifices figuratifs, le feu y tenait aussi, pour ainsi dire, la place de Dieu, et le représentait. Et soit que le feu descendit du ciel pour consumer la victime, soit qu'il y fût mis au nom et de l'autorité de Dieu par ses ministres, qui tenaient aussi sa place, il semblait par là que Dieu entrât en communion des sacrifices qui lui étaient offerts. Car Dieu se faisait connaître sous le symbole du feu dans l'ancienne loi... Dominus Deus tuus ignis consumens est... Lors donc que le feu consumait les victimes, Dieu, qu'il figurait et représentait, paraissait s'unir à ces victimes... Et, ne pouvant donner leurs victimes à Dieu pour être changées en lui, il les donnaient au feu, et les changeaient en la représentation de Dieu, qui est le feu, comme le plus pur et le plus noble de tous les éléments (1).

 

Il n'y aurait donc pas contradiction absolue entre l'instinct naturel qui nous fait désirer de persévérer dans l'être, et cette autre tendance, également naturelle, « qui ne peut souffrir que rien vive que Dieu ». Ainsi, Dieu lui-

 

(1) L'idée du sacerdoce, pp. 51-52.

 

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même dénouerait l'antinomie : la victime survivrait à sa propre destruction, et, en consentant que « Dieu soit en nous, comme Dieu, plus que nous-mêmes » — définition parfaite du sacrifice — nous obtiendrions, sans l'avoir cherché, le suprême épanouissement de notre être.

 

Que Dieu, s'écriait M. Olier, est adorable en ses desseins, qu'il veuille former avec soin et avec plaisir une sienne créature, et qu'il veuille pourtant après qu'elle périsse, et qu'elle s'anéantisse en tout ce qu'elle aura reçu de lui! Ma fille, ce n'est pas périr, c'est entrer dans un nouvel être, c'est s'établir dès la vie présente dedans sa fin dernière (1).

 

Mais ces hautes considérations que je devais indiquer d'un mot pour éclairer le terme lointain de notre route, présentement nous dépassent. Si l'homme, avant d'avoir connu la pleine révélation du Christ, pouvait à la rigueur entrevoir cette philosophie du sacrifice, il ne recevrait d'elle qu'une lumière stérile et décevante. Loin de Dieu, et désespérant de lui offrir jamais une victime « acceptable », cornaient rêverait-il d'unir son néant à l'être parfait?

II. Pour peu qu'il y réfléchisse en effet, il ne tarde pas à sentir que le sacrifice du néant n'est lui aussi que néant. « Qu'est-ce que la perte de notre être peut contribuer à la gloire d'une grandeur infinie ? Quand nous aurions détruit l'univers, pour lui dire par ce religieux langage que la puissance, le domaine et la seigneurie de l'être lui est due, ce ne serait que comme une goutte de rosée qui aurait été bue par le soleil » Ou encore : « Cet abîme de majesté épuise en un moment toutes mes louanges, et mes adorations ne paraissent rien devant son essence. Je sens bien que je dois donner mon être, pour honorer cet être des êtres, mais..., quand je me serais mille fois détruit en sa présence, ce ne serait rien de considérable pour sa

 

(1) Lettres de M. Olier, I, p. 426.

(2) Amelote, op. cit., I, p. 139.

 

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grandeur » (1). Impuissance radicale, mais que l'Homme-Dieu est venu combler. Heureuse la faute de nos premiers pères, non pas uniquement parce qu'elle nous a valu un tel Rédempteur, mais aussi et surtout parce qu'elle a valu en quelque sorte à Dieu lui-même une adoration et un sacrifice dignes de lui. C'est le théocentrique felix culpa de l'école française ; nous le connaissons déjà, mais Condren nous oblige à le méditer de nouveau. Jésus-Christ est donc

 

le véritable holocauste, et le parfum continuel de l'encensoir d'or de qui l'odeur est extrêmement douce devant Dieu Ce que je ne puis témoigner de respect et de louange qui convienne à l'infinité de Dieu par mon être, et par celui de tour, les créatures, je le vois compensé en lui, qui seul est plu; grand que l'univers, et de qui la personne est égale au principe qui l'engendre. Il est le repos de tous mes désirs, EN LUI TOUTE MA RELIGION EST CONTENTE. Je m'acquitte par lui de ce que mérite l'Infini, et j'accomplis le désir sans mesure que j'ai de l'honorer, puisqu'en le donnant, je donne une hostie qui est infinie.

Ce nous est un grand sujet de joie, de penser à cette infinité de Dieu notre père, et de voir que le sacrifice de tout l'être créé n'est pas suffisant pour en exprimer les louanges. Il lui faut donc présenter une personne qui surpasse toute créature. Et encore, après qu'elle a été trente-quatre ans à l'adorer et à l'aimer, ce n'est point trop qu'elle soit à la fin détruite, et qu'elle meure plus que d'amour. Non, il n'y a qu'un Dieu qui puisse être de soi digne de Dieu ; il n'y a que la personne du Verbe et de la Sagesse, qui le connaisse assez pour lui rendre les respects qui lui sont dus. La vie de Jésus-Christ est sa complaisance et ses délices, mais il a voulu qu'il la détruisît, en confessant que sa grandeur incompréhensible le surpasse, et qu'il n'y a rien de trop grand pour être immolé à une si grande gloire... Si l'incarnation est appelée par son Esprit un anéantissement de la forme de Dieu, parce que le Fils de l'homme n'en faisait pas paraître tous les avantages au jour de sa chair, qu'était-ce donc que le néant où il s'est réduit, quand il est mort à la croix ?... Il a fait connaître dans son supplice que la majesté de celui qui l'envoyait était surinfinie. Ni les créatures,

 

(1) Amelote, op. cit , I, p. 134.

 

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ni la vie, ni la mort ne lui rendaient pas toute la révérence possible ; et il a uni le créateur à son ouvrage, l'infini au fini, la mort à la vie, la gloire à la confusion, et a mis les iniquités sur l'innocence, afin que de la composition de la nature humaine et de la divine, de l'être et du non-être, du tout et du néant, il résultât une espèce d'honneur admirablement inventé, et que de la société de tant d'extrémités opposées, IL SE FIT UN COMBLE TOUT PARTICULIER DE CULTE ET DE RELIGION. Le sacrifice de Jésus-Christ est... le dernier effort qu'a fait la divine Sagesse pour former l'artifice de toute la gloire qui se peut donner à l'être infini (1).

 

Et puisque ce parfait, cet unique adorateur est des nôtres, nous appartient, il sera notre prière, notre adoration, notre sacrifice.

 

La religion première, écrit M. Olier, est en Jésus-Christ, et réside en sa plénitude au fond de son âme divine, qui est l'unique véritable religieux de Dieu son père; et fondateur auguste de la religion chrétienne, il fonde sa religion en terre en participation de la sienne; et s'il y a (parmi les hommes), un vrai adorateur, c'est en la participation de son adoration et de sa louange propres ; s'il y a un vrai priant, c'est en la participation et communion de sa prière; si bien que le chef-d'oeuvre de notre perfection et de notre religion, c'est d'entrer en la communion de Jésus-Christ, qui fait de son intérieur et de notre âme même chose par participation (2).

 

« Participation », « communion », qui fait de « l'intérieur » de Jésus et de notre âme une « même chose », on a reconnu l' « adhérence » bérullienne. C'est bien toujours en effet la même doctrine, mais liée plus expressément, plus étroitement et constamment à la doctrine du « sacrifice d'adoration ». Des « états » du Christ  auxquels il s'agit d' « adhérer », Condren et ses disciples directs retiendront de préférence l'état de victime et d'adorateur parfait ; ou plutôt, ce même état, ils le retrouveront dans tous les « états » du Christ, victime toujours prête dans

 

(1) Amelote, op. cit., I, pp. 134-136.

(2) Olier, Lettres, II, p. 158.

 

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tous ses mystères. Adhérence qui ne s'arrêtera pas au Christ immolé, mais qui, si j'ose dire, à travers la divine victime, atteindra Dieu lui-même, acceptant, « consommant » l'immolation de son Fils. Enfin, et par une conséquence nécessaire, cette union au Christ anéanti sera toujours anéantissante, c'est-à-dire, exigera de notre part un dépouillement complet de nous-mêmes :

 

Laissez-vous à Dieu dedans la consommation qu'il a faite de Jésus-Christ, et à Jésus-Christ dedans la perte qu'il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui (1) ; et, perdant pour vous tout désir de vivre et d'être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous (2).

 

Sur quoi le P. Guilloré nous rappelle très à propos qu'il ne s'agit pas ici de cet anéantissement du moi que nous prêcherait une philosophie désabusée, et dans lequel s'insinuent « très souvent », soit « un orgueil fin et secret », soit la peur ou le dégoût de vivre ; il ne s'agit pas non plus d'imiter, à notre manière, le sacrifice du Christ, mais de se servir « de Jésus anéanti », « qui fait mieux que » nous, « qui fait tout pour » nous. Encore une fois que serait l'hommage de notre rien, aussi longtemps que nous ne l'unirions pas à « l'oblation du rien, de l'impuissance, de la dépendance et de la petitesse anéantie de Jésus » (3) ?

 

Le Fils de Dieu s'est offert à son Père, dit encore Condren,, pour être consommé en Dieu. Et, pour entendre ceci, il faut jeter les yeux sur les sacrifices de l'ancienne loi, lesquels étaient offerts à Dieu dans la perte et destruction de leur être; de cette sorte étaient les holocaustes..., brûlés et consommés dans le feu, en sorte qu'il n'en restait chose quelconque, en témoignage de le grandeur de Dieu. Or les holocaustes tout consommés n'étaient que la figure de Jésus-Christ, et n'honoraient

 

(1) Remarquez, chez Condren, ce rappel fréquent du contre-coup enrichissant du sacrifice.

(2) Lettres, p. 1o5.

(3) Guilloré. Conférences spirituelles pour bien mourir à soi-même, Livre VIII, Conférence I : Des anéantissements intérieurs de Jésus devant la grandeur de Dieu, pp. 486-487.

 

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Dieu qu'en ce qu'ils représentaient le grand et adorable sacrifice qu'il a fait de lui-même et de toutes choses à son Père... Les holocaustes... représentaient mieux sa consommation en Dieu, car c'est lui qui s'est vraiment offert à Dieux comme un entier et parfait holocauste, duquel il n'est rien resté qui ne lût consommé dans la fournaise ardente de la divinité (1).

Or nous devons être... à Dieu dans cette intention de Jésus-Christ, afin qu'il nous consomme tout à fait en lui, et avec dessein de perdre tout ce que nous sommes, mais singulièrement tout ce qui est du vieil Adam;

 

« Singulièrement » et d'abord, mais non pas uniquement ; ne nous lassons pas de montrer que la philosophie de Condren n'est pas celle de Port-Royal.

 

en l'honneur de Dieu, de sa grandeur et de sa sainteté,. comme il a perdu en Dieu sa personne et ses qualités humaines. (Exinanivit) . Il n'était pas raisonnable que le Fils de la Vierge, ayant été sacrifié à Dieu, fût consommé d'un autre feu que de Dieu même..., et ce doit être aussi Dieu même qui réduise et consomme tout ce que nous sommes, nos vies, nos qualités, nos esprits...

 

Au reste, Jésus-Christ s'est aussi offert à son Père,

 

pour être consommé en nous, c'est-à-dire pour être tout en nous comme un autre nous-même, pour y tenir la place que nous y tenons, pour y perfectionner et consommer sa grâce, son esprit et ses mystères; pour s'approprier les qualités de la créature, et en même temps les réduire et consommer dans les qualités et propriétés divines.

 

On voit ici très nettement la nuance entre Bérulle et Condren : le premier prêche surtout « une adhérence » qui permette à l'Homme-Dieu de « s'approprier » nos « états» ; Condren, une adhérence à l'anéantissement, à la « consommation » de l'Homme-Dieu, qui nous « réduit » et « consomme » dans le sacrifice même de l'Incarnation et du Calvaire.

 

(1) Sur le sacrifice de l'Homme-Dieu cf. L'idée du sacerdoce pp. 44-114.

 

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En cette façon, il n'est pas seulement consommé en Dieu, comme notre chef, mais il l'est aussi en ses membres, en qui il s'établit pour être de nouveau consommé en eux, l'étant déjà en sa propre personne. C'est à cela que nous devons tendre encore avec lui ; car nous devons lui céder de bon cœur tout ce que nous sommes, afin qu'il y effectue le dessein qu'il a d'y être tout au lieu de nous-mêmes... Nous devons, dis-je, porter ces dépouillements opérés par le Fils de Dieu, jusqu'à ce qu'il soit tout seul vivant et régnant en nous, et occupant la place que nous tenons en nous-mêmes, et qu'en un mot il soit tout en toutes choses selon la parole de saint Paul : omnia in omnibus (1).

 

« Le Christ est notre vie » répétait Bérulle ; Condren ajoute, ou plutôt, non, il n'ajoute pas, mais il explique : le Christ est notre prêtre, et « c'est par la vertu de son sacerdoce, qu'il nous sacrifie tous à son Père, dans la sainteté même de son sacrifice », nous dépouillant par là de notre vie à nous, insignifiante ou mauvaise, vie de néant, pour « insinuer en nous sa vie propre, laquelle, consommée en Dieu par le sacrifice de l'Incarnation et du Calvaire, est la vie même de Dieu. Sur quoi, M. Olier magnifiquement :

 

Jésus-Christ, pour avoir sacrifié sa vie humaine à Dieu son Père, a reçu de lui ce privilège d'être dans l'Eglise une source de vie divine... C'est pourquoi le Saint-Esprit... fait entendre à tous les chrétiens, qui sont les membres de Jésus-Christ, qu'ils ont reçu la grâce de vivre de cette première plénitude, et qu'ils n'ont rien en eux de la vie de Dieu que ce qu'ils en reçoivent de Jésus-Christ... Il est en eux toute leur vie, leur grâce et leur vertu, IL EST EN EUX TOUT CE QU'ILS ONT DE DIEU,

 

formule parfaite

 

lequel est en Jésus le tout en toutes choses, consommant en soi toute sa créature (2),

 

pourvu toutefois que cette créature s'offre tout entière à son unique Prêtre, s'unissant à son sacrifice et s'anéantissant

 

(1) Considérations sur les mystères, pp. 74-77.

(2) Lettres de M. Olier, I, p. 575

 

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avec lui. Mais cette idée d'anéantissement peut encore paraître obscure ; demandons à Condren et à son école de nous l'éclaircir.

III. Qu'il soit d'abord entendu que le P. de Condren, lorsqu'il emploie ces termes d'anéantissement, de mort, ou autres semblables, veut être pris au pied de la lettre Ce ne sont pas là chez lui de simples figures ou exagérations de style, comme s'en permet volontiers l'ascèse commune. Celle-ci nous prêche bien aussi de mourir à nous-mêmes, mais par métaphore, et d'une mort qui, loin de mettre en péril notre vie propre, l'enrichit, l'assure. Les directions des moralistes, même négatives, même mortifiantes, tendent toujours à un résultat positif, au perfectionnement de notre être moral. On ne meurt pas de s'être refusé tel plaisir au moins inutile, de s'être imposé telle souffrance ; on y gagne au contraire de vivre mieux et davantage, si je peux ainsi parler. La mort que nous prêche Condren est beaucoup plus réelle, ou, pour mieux dire, ce mot de mort ne figure-t-il ici que d'une manière très imparfaite l'anéantissement total que poursuit logiquement l'ascèse du sacrifice. Une victime, en tant que victime, en tant que « dévouée » à la gloire de Dieu, ne songe pas à perfectionner son être propre, mais à le détruire. Il est vrai, comme nous l'avons déjà entrevu, et comme nous le comprendrons mieux tout à l'heure, il est vrai que de cette destruction même, doit naître pour la victime une vie nouvelle très supérieure à celle qu'elle a perdue; mais justement, vie nouvelle et supérieure, qu'est-ce à dire, sinon vie différente de l'ancienne, Vivo ego, jans non ego? Qu'est-ce à dire encore, sinon que l'ascèse de Condren découle uniquement de principes inconnus à Epictète et à Sénèque? Initiation plutôt qu'ascèse, elle fonde toute, oui toute, la vie morale du chrétien sur l'incomparable théologie de saint Jean et de saint Paul.

L'anéantissement, auquel se ramène cette ascèse singulière et chargée de dogmes, a donc pour terme l'être

 

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lui-même, autant que cela est possible, et non pas seulement ses activités successives (ascèse classique) ; l'arbre, la racine, et non pas seulement les fruits ; le fonds, comme disait tantôt le P. Amelote, et non pas seulement le revenu. Mais dans ce fonds, Condren, qui n'est pas de Port-Royal, distingue comme deux couches, à savoir : le vieil Adam, et la nature humaine profonde, celle que la blessure originelle a plus ou moins entamée, mais qu'elle n'a pas totalement gangrenée. Au-dessus, l'homme de péché, l'esclave ; plus bas, l'homme-créature, l'homme de néant. Distinction essentielle, et que je tenais à rappeler, mais qui, pour la pratique, nous importe peu. Car tout cela, en bloc, et dans la mesure où nous en pouvons disposer, tout cela doit être livré au feu du sacrifice, se consommer, disparaître, quitter la place. Méditez plutôt ces énergiques formules que je rencontre à chaque page des Lettres spirituelles : «Sortant de nous-mêmes et de tout ce qui est nôtre » (1). « Ayez intention de vous démettre de tout ce que vous êtes », « de vous déposséder de votre nature » (2); « Perdant pour vous tout désir de vivre et d'être» ; (3) « Sans vous regarder et sans écouter vos dispositions ni votre état, et sans désir d'être ou d'avoir » (4); « Que les âmes ne se veuillent souffrir vivantes dans aucune chose » (5). Et ainsi toujours. Amelote, Olier, Guilloré parlent tous do même, regrettant de ne pas trouver dans le dictionnaire des expressions plus fortes, et, qu'on me pardonne, plus exterminantes.

C'est qu'en effet ils peuvent tout dire, sachant bien que cette consigne de destruction n'a rien que de facile, rien que d'aimable, quand on a une fois saisi le divin ressort qu'elle fait jouer. A cet effort d'anéantissement Dieu

 

(1) Lettres, p. 23.

(2) Ib., pp. 24, 23.

(3) Ib., p. 1o5.

(4) Ib., p. 1o3.

(5) Ib., p. 74.

 

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répond, comme automatiquement, par une infusion de sa plénitude; le vide se trouve aussitôt comblé; « cette mort... laisse vivre Dieu en nous... ce néant..., donne lieu en nous à son être » (1). Il n'y a même pas là deux phases distinctes, deux moments, et, entre le premier et le second, un affreux chaos, une mort; on ne commence pas par se détruire, pour recevoir ensuite un être nouveau. Non, s'anéantir n'est en vérité autre chose que se « soumettre à la puissance » (2) et s'« assujettir » (3) à l'esprit de l'Homme-Dieu ; qu'adhérer à son état (4); que le laisser « s'approprier» tout ce que nous sommes, et « en prendre l'usage » (5) ; que se perdre et se retrouver en lui. Si bien que de ces deux séries de formules, la première toute négative, en apparence et annihilante --« se détruire » — ; la seconde, positive et enrichissante — « s'offrir à l'appropriation divine » — on peut librement commencer par la première ou parla seconde, l'une et l'autre n'exprimant en effet qu'une même chose. Amelote dira par exemple du P. de Condren qu' « il entrait dans les sentiments de Dieu et des saints, et, par ce moyen, mourait parfaitement à soi-même, et ne vivait qu'à Jésus-Christ » (6). On ne s'anéantit pas pour renaître ; en s'anéantissant on renaît, car on s' « anéantit dans ce que (Dieu) est » (7). S'anéantir, mais en Dieu, et que ne puis-je dire en tout Dieu? Laissons parler le P. de Condren, dans une de ses lettres sublimes que maintenant, je crois, nous pouvons entendre.

 

Lettre XXI. Que l'âme ne doit rien être,

afin que Jésus-Christ soit tout en elle.

 

 

(1) Lettres, p. 74. Remarquez le mot « laisse » : Condren n'a garde de dire « fait » vivre. Dieu est déjà là : in ipso enim vivimus et movenur et sumus.

(2) Lettres, p. 3o.

(3) Ib., p. 61.

(4) Ib., p. 37.

(5) Ib., p. 23.

(6) Amelote, op. cit., II, p. 190.

(7) Lettres, p. 1o8.

 

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Souffrez que Dieu soit lui-même en toutes choses, et que, demeurant pour vous dans le zèle de sa sainteté, il ne puisse rien souffrir que lui...

Laissez-vous à Dieu, dans la consommation qu'il a faite de Jésus-Christ; et à Jésus-Christ, dedans la perle qu'il a faite de soi en Dieu, afin que Dieu fût tout en lui ; et, perdant pour vous tout désir de vivre et d'être, que toute votre disposition soit que Dieu soit en vous et qu'il y vive selon tout ce qu'il est envers toutes choses. Je vous donne,

 

entendez : je vous sacrifie. Car le directeur, lui aussi, est prêtre; le dirigé, hostie ; la direction, sacrifice;

 

à sa sainteté, par laquelle il est propre à lui-même ; à sa fécondité, par laquelle il engendre son Fils ; à sa plénitude et abondance d'être et de bonté, par laquelle il produit le Saint-Esprit... Je vous donne aussi à son unité... Je vous donne à la subsistance du Verbe, et à la puissance personnelle qu'elle a de soutenir et faire vivre et faire être la nature humaine, convenablement à ce que Dieu est, et d'en faire un usage divin en quelque état d'extrémité qu'elle puisse être. Soyez-lui donnée et laissée par la puissance de Dieu, qui vous a créée et qui vous peut attribuer et approprier à ce qu'il lui plaît par-dessus vos forces et vous-même. Et je désire que cette appropriation de vous à lui soit par la puissance de l'Incarnation, j'entends cette puissance qui a créé, dans le Verbe et pour le Verbe, l'humanité de Jésus-Christ ; que ce soit sous la puissance maternelle de la très sainte Mère de Dieu, qui a donné avec Dieu au Verbe son humanité sainte.

Je vous donne aussi à la mission du Verbe, par laquelle il prend vie hors de Dieu en la nature humaine... ; et à la mission du Saint-Esprit, par laquelle cette divine personne, sans changement et sans mouvement quelconque, et sans autre chose que ce qu'elle est éternellement, elle s'approprie les hommes, et en fait usage pour Dieu, et fait vivre en eux tous les mystères de Dieu ;

 

Ce qui suit est d'une telle importance que je n'ai pas le droit de le supprimer bien qu'un peu long.

 

et toutefois, dans cette possession que cet Esprit divin prend des hommes, qui sont membres de Jésus-Christ (et bien entendu

 

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en tant ou parce qu'ils sont membres de Jésus-Christ), il demeure si saintement et si purement lui, qu'il demeure parfaitement dans le Père, dans le Verbe et dans soi-même, sans en sortir aucunement, sans addition à ce qu'il est, sans distraction de ce qu'il est,

 

évidences théologiques, mais qu'il fallait affirmer ici pour qu'il fia bien clair que la philosophie et que la psychologie du sacrifice chrétien, du sacrifice mystique repose sur elles :

 

PARCE QU'EN S'APPLIQUANT AUX HOMMES IL LES ANÉANTIT DANS SON APPLICATION MÊME, ET AINSI, SON APPLICATION CONSOMME L'APPLICATION MLME, TANT ELLE EST SAINTE, ET TANT ELLE NE PEUT RIEN SOUFFRIR DE CRÉÉ, NI RIEN ENDURER QUE SA PROPRE PURETÉ (1)...

 

 

Conclusion pratique :

 

Dedans cet état, votre occupation doit tout être pour Dieu; vous ne devez rien être pour la créature et moins encore pour vous-même, mais vous devez être consommé dans tout ce qu'est Jésus-Christ, dans tout ce que le Saint-Esprit est, et en un mot dans ce que Dieu est, produisant ses oeuvres, dirigeant ses oeuvres, perfectionnant ses oeuvres, opérant dans ses œuvres, et consommant ses créatures en soi sans être autre chose que soi. Et vous ne devez, pour lui coopérer, que vous perdre et anéantir dans ce qu'il est, et vouloir qu'il soit et vive selon tout ce qu'il est, et à la gloire de tout ce qu'il est, en attendant que cette gloire même ait tiré les choses mêmes dans nos unité (2).

 

Aussi bien, cet anéantissement, nous devons y travailler sans doute, mais c'est, beaucoup plus activement que nous, Dieu lui-même qui l'opère. Condren vient de le dire expressément : le Saint-Esprit, « en s'appliquant aux

 

(1) J'achève la citation pour les philosophes. « Et non seulement les créatures, mais les opérations mêmes dans la nature humaine (unie, adhérente à Dieu) lui sont si parfaitement rien, combien qu'elles soient choses grandes en elles-mêmes, que, quoi qu'il opère, il ne déroge point à la sainteté divine, qui le rend propre à lui-même (exclusivement), le renferme dedans soi, et le sépare de toute autre chose que lui, d'uns séparation infinie comme lui.

(2) Lettres, pp. 1o4-1o8.

 

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hommes, les anéantit » dans la mesure où les hommes se prêtent à cette application et cessent de lui faire obstacle. Ou encore : « Jésus-Christ est continuellement appliqué à nous, pour nous rendre vivants », et par suite appliqué à nous dépouiller de notre vie propre, seul obstacle à sa vie en nous. M. Olier l'explique fort bien : « Comme dit saint Paul, il ne faut pas monter aux cieux pour le chercher; mais le Verbe est auprès de vous, il est en vous, et y est établi par le baptême, pour être l'homme universel et le nouvel Adam, agissant en tous ses enfants » (1). Et le Saint-Esprit tout de même, qui, « sans contrainte » de sa part et «sans effort de la nôtre, opère toujours» en nous « deux choses : l'une est la vue » de notre impureté et de notre néant ; « l'autre est la retraite » de cette impureté, et l'anéantissement de ce néant (2).

 

Ce grand tout qui chérit avec excès les siens ne souffre pas qu'ils attendent après la mort à se consommer en lui ; il commence dès à présent à les abîmer en lui-même, autant que l'état de la chair et de la vie présente le peut permettre... Soyez (donc) toujours eu Jésus-Christ ; (laissez) qu'il soit en vous principe de toute votre lumière et votre opération extérieure, qu'il vous occupe en tout vous-même, et qu'il soit seul vivant et opérant en vous, dessous l'écorce de la vieille créature (3).

 

(1) Olier, La journée chrétienne, p. 29. Ailleurs, M. Olier se demande : Quelle grâce opère en nous le mystère de l’Incarnation ? et il répond : « Ce mystère, à proprement parler, opère en nous un dépouillement et renoncement à tout nous-mêmes ; il opère de plus un revêtement de Notre-Seigneur par une consécration totale à Dieu ». Et par l'effet de ces deux opérations, qui n'en sont qu'une, ou mieux encore, par ces deux opérations elles-mêmes (dépouillement, revêtement), ce mystère nous associe à l'unique sacrifice : « Notre-Seigneur en sa personne divine est un autel, sur qui tous les hommes sont offerts à Dieu, avec toutes leurs actions et souffrances : c'est cet autel d'or, sur qui se consomme tout parfait sacrifice. La nature humaine de Jésus-Christ et celle de tous les fidèles en est l'hostie son Esprit en est le feu (Jésus-Christ lui-même en est le prêtre) ; et Dieu le Père est celui à qui on l’offre et qui y est adoré en esprit et eu vérité ». Catéchisme chrétien, pp. 113-114

(2) La journée chrétienne, p 29.

(3) Lettres de M. Olier, I, pp 426-:471. Plus confus et embarrassé que son maître, augustinien plus étroit, Olier a une tendance trop marquée à ne voir en l'homme que « la vieille créature ». Il néglige et semble parfois ignorer la couche plus profonde que nous mentionnons plus haut. Ainsi, dans le texte que je viens de citer, il ne parle que de « la vue de notre impureté » et moi, pour être fidèle à Condren, j'ai ajouté « de notre néant ».

 

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« L'écorce », M. Olier affectionne cette image qu'il applique d'ailleurs à son maître, comme nous l'avons dit plus haut, et que probablement il tenait de lui. Ainsi l'opération mystérieuse dans laquelle Dieu nous « abîme en lui-même », ressemblerait au travail de la sève dans l'arbre. Ils ont aussi recours à une autre comparaison, qu'il ne faut sans doute pas prendre d'une façon trop littérale, mais qui, bien entendu, est encore plus lumineuse. Représentez-vous, nous dit Condren, la manière

 

en laquelle Jésus demeure aux espèces sacramentelles... Il  y est soutenant les accidents du pain, du vin, sans leur substance..., en sorte que c'est le Fils de Dieu qui est le soutien de ces accidents et qui empêche qu'ils ne défaillent. De même Jésus-Christ doit être notre substance.

 

Cette substitution manifestement ne saurait dépendre de notre industrie ; mais Jésus, s'offrant, commençant à nous déposséder de nous-mêmes, nous devons nous perdre (plus justement : nous laisser perdre) heureusement en lui, qui doit être notre appui et notre tout... nous devons être (et par lui) tout changés en lui, consommés et abîmés en lui; et il doit nous soutenir dans la vie de Dieu. Car si ce n'est lui qui nous soutient, nous détaillerons indubitablement de la vie de la grâce... Et nous devons nous laisser en ses mains, comme les mêmes accidents (du pain et du vin), avec intention de n'être rien en nous-mêmes, mais qu'il soit tout en nous (1).

 

(1) Voici la même comparaison reprise et exprimée avec une étrange force par le P. Guilloré : « L'union de l'âme avec Dieu perd tout de l'extérieur, parce que l'âme extérieurement n'a plus rien d'humain et qui se fasse d'une manière naturelle, les dehors, c'est-à-dire tous les mouvements du corps et toutes les actions ne se faisant plus par un principe de nature, mais par un principe de grâce, et n'étant plus soutenus que par un esprit supérieur. Car on peut dire que l'extérieur d'une personne tout unie à Dieu n'est plus en quelque sorte qu'à la façon de pures espèces, comme au Saint-Sacrement de l'autel. Dans ce sacrement adorable, les espèces n'agissent plus d'une manière humaine et naturelle, étant uniquement soutenues de Dieu par un miracle continuel ; de même, dans une âme parfaitement unie à Dieu, les dehors ne sont plus que comme des espèces et des apparences, toutes les actions n'étant plus soutenues et animées que du pur esprit de la grâce.

« Mais cette union ne perd pas moins tout l'intérieur que l'extérieur. Car..., comme le pain au Saint-Sacrement est tout détruit quant à sa substance..., nous pouvons dire de même, avec quelque juste rapport, qu'une personne qui entre dans une parfaite union avec Dieu est toute détruite intérieurement par quelque substitution de Dieu même ». Conférences spirituelles, p. 217.

 

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Intention inefficace, chimérique, folle, si, pour la remplir, nous comptions sur notre propre force. Cette vie nouvelle que le Verbe incarné a « insinuée » en nous, c'est

encore à lui de la vivre. Principe d'un nouvel être, il le sera tout de même des activités de cet être.

 

Une autre chose encore à remarquer, touchant le Fils de Dieu au regard de ces accidents, C'EST L'USAGE DIVIN qu'il en fait dans les âmes ; car, par eux, IL OPÈRE des effets de sainteté merveilleux... De même, si nous nous donnons en vérité à Jésus-Christ, IL FERA PAR Nous des effets de grâce et de sainteté très grands; car, au lieu que, si nous usons de nous-mêmes, nous en usons mal..., si nous nous laissons au Fils de Dieu, il usera de nous divinement... Il opérera par nous des oeuvres et actions contraires au vieil Adam et à la vie terrestre. I1 opérera encore des effets de grâce vers le prochain, à la sanctification duquel nous servirons, quand nous demeurerons comme simples instruments entre ses mains. C'est pourquoi nous devons nous laisser à lui entièrement dans sa disposition et dépendance totale, comme ces accidents qui ne peuvent rien (ni être, ni agir) que par sa divine puissance (1).

 

Le P. de Condren, dit Amelote, « avait appris de saint Paul que les chrétiens sont la plénitude de Jésus-Christ ; qu'étant parfait en sa personne, il s'accroissait en ses membres, et, comme l'âme, achevée dès son premier moment, s'augmente dans un enfant par la capacité qu'elle a d'animer, de se mouvoir, de sentir et enfin de raisonner, ainsi Jésus-Christ... s'étend en nous et y accomplit les facultés qu'il a d'aimer, d'être humilié, de souffrir, et enfin d'y pratiquer toutes les vertus » (2). A nous seulement de ne

 

(1) Considérations sur les mystères, pp. 196, 197.

(2) Amelote, op. cit., I, pp. 162, 163.

 

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pas le gêner, de le laisser faire, de nous laisser à son action comme nous nous sommes laissés à son être; à nous de nous donner « à celui qui ressuscite les morts,

pour ENTRER dans sa divine vertu » (1).

Qu'il soit question pour nous d'être, ou d'agir, Jésus-Christ, « suffit à tout » (2). « C'est là tout notre besoin que Notre-Seigneur » (3).

IV. Il ne faut pas dire : cela est trop beau. Ou bien dites aussi que c'est la révélation chrétienne elle-même qui est trop belle. Car enfin, il ne s'agit ici ni de sentir, ni de comprendre : il suffit de croire, « d'entrer dans la foi et d'y vivre. » (4).

 

Nous devons nous convertir en esprit à Jésus-Christ, en remémorant ses paroles...: Vos vocatis me magister... Sum etenim. Et en nous confirmant en la foi de cette vérité, lui répondre ce qu'autrefois le bon Nicodème lui dit : Scimus quia a Deo venisti magister, et le recevoir pour maître; faire profession de sa doctrine, et s'établir... en la résolution constante de régler entièrement nos actions, former nos inclinations et nos moeurs, et toutes les dispositions intérieures de notre âme, selon ses enseignements ; prendre la foi que nous lui devons et sa doctrine pour la règle de notre vie, de notre amour, de notre raison (5).

 

L'Evangile nous assure qu'une « divine vertu nous est donnée, pour tout ce qui est de la vie et de la piété. » D'où il suit nécessairement que

 

nous devons nous donner à Dieu pour entrer en cette vertu... avec confiance ; et en quelque puissance ou ferveur d'esprit que nous nous sentions, nous nous devons souvenir de l'avertissement de saint Pierre : Nolite peregrinari in fervore, mais

 

(1) Lettres, pp. 139, 14o.

(2) Ib., pp. 33o-34o. (Lettre 76 : Que toute notre suffisance est en Jésus-Christ).

(3) Lettres de M. Olier, II, p. 31.

(4) Lettres, p. 171.

(5) Ibi., pp. 169, 17o.

 

38o

 

bien en la foi qui nous assure que nous pouvons tout en celui qui nous conforte (1).

 

Luther, et Calvin plus encore, ont ruiné cet esprit de foi, déchaînant dans le monde chrétien la passion de sentir, d'expérimenter la vie nouvelle de l'homme converti et régénéré. Pascal lui-même n'échappera pas toujours à cette obsession, comme nous le montrerons plus tard. Rien, absolument rien chez Condren d'une pareille tendance, et tout au contraire :

 

Laissez-vous à Jésus-Christ et à ses conduites saintes, dans un esprit de foi, et détaché de toute adhérence à vos sentiments et à vos pensées, sans vous arrêter à rien de ce qui se passe en vous... Si nous sommes faciles à croire ce que nous voyons ou sentons en nous, nous croirons facilement être remplis de Dieu et de sa grâce, lorsque nous serons en vérité remplis de nous-mêmes et de nos propres lumières. Nous ne pouvons pas voir ni connaître la vie naturelle et animale dont nous vivons dans nos corps, et nous voulons bien souvent voir et connaître la vie spirituelle et incompréhensible dont Dieu vit par sa grâce dans nos âmes : ce que nous devons éviter, en ne cherchant point, PAII AUCUNE EXPÉRIENCE INTÉRIEURE, les mouvements de la vie de la grâce dans nos âmes... Beatus qui non judicat se in eo quod probat. Nous devons tâcher de vivre de la seule vie de la foi (2).

 

Cette vie nouvelle, toute spirituelle, toute divine, comment du reste pourrions-nous l'expérimenter en nous? Faisons au contraire

 

abnégation... de toute notre vertu et de notre esprit, pour entrer en celui de Jésus, et pour faire son oeuvre par son esprit, et par sa vertu même, qui seule en est capable. Et cela, nous le devons faire avec une grande foi, qui nous assure que Dieu nous la veut donner (cette vertu), et que Jésus-Christ est continuellement appliqué à nous, pour nous rendre vivants et agissants dans cette vertu. Et nous ne nous devons pas étonner

 

(1) Lettres, p. 139.

(2) Ib, pp. 234, 235.

 

de ne la pas ressentir, puisqu'elle est divine et incompréhensible, et que la foi seule la peut comprendre ou discerner (1).

 

Aussi ne voulait-il pas « que l'on fit état des sentiments de joie et des goûts de dévotion ; il voulait qu'on les reçût avec humilité. » « Ce sont (disait-il), les marques d'une petite vertu et le soutien de notre faiblesse. C'est du miel que Dieu donne à notre enfance, et c'est une délicatesse de s'y amuser. Il est dangereux de s'appliquer à

l'oraison hors des heures ordinaires, sous prétexte de ces douceurs ; l'on y prodigue ses forces, et cet exercice devient ennuyeux. C'est donc par le principe du devoir, et sur le fondement immuable de la foi, qu'il faut faire oraison, et non par mouvement et sous ombre du plaisir que nous y prenons. »

Allons plus à fond, et découvrons avec lui l'insignifiance foncière de ces prétendus « signes », la misère, « l'impureté » nécessaire des « sentiments » que nous pouvons avoir de Dieu.

 

Encore que nous ne sentions pas en nous cette vertu (et présence de Dieu), nous ne devons pas laisser d'en être assurés, puisque la foi nous en assure. Nous ne sentons non plus la vertu que nous avons (il écrit à un prêtre) de produire au Saint-Sacrement le corps de Jésus-Christ, et nous ne laissons pas pourtant d'en user en la foi qui nous oblige de l'offrir à Dieu. Plus la vertu de Dieu est pure dans les âmes et moins elles la sentent; car Dieu, et tout ce qui est vraiment divin, est insensible et incompréhensible, et sous NE RESSENTONS QUE CE QUI EST NÔTRE, OU CONFORME A NOUS, ET A NOS PUISSANCES SENSUELLES OU INTELLECTUELLES, et nous n'avons point de sens qui nous fasse connaître les choses de Dieu que la foi (qui), sans nous les faire voir ou ressentir, nous en assure et ne nous trompe jamais (2).

 

« Il désapprouvait de la même façon, le sentiment de ceux qui ne croient pas avoir bien prié Dieu, s'ils n'ont

 

(1) Lettres, p. 3o1.

(2) Ib., pp. 189, 190.

 

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reçu de nouvelles connaissances. « Cela, disait-il, n'est pas dévotion, mais curiosité ; et il n'y a rien de plus déréglé en matière d'oraison que cette maxime. C'est changer la volonté en esprit, la prière en étude, la charité en amour-propre, et l'humilité en vanité. La dévotion ne consiste pas en la joie que nous donnent les belles pensées; elle consiste à s'abandonner humblement à l'ordre de Dieu. » (1) Mais quoi ! ces « belles pensées », ne semble-t-il pas leur attacher lui-même beaucoup d'importance, lui qui ne cesse de proposer à ses disciples, dans ses Lettres, dans ses exhortations, les spéculations les plus hautes — plusieurs diraient volontiers les plus ésotériques de la philosophie chrétienne? Détrompez-vous. Nul ne fait moins de cas de l'intelligence humaine que ce métaphysicien sublime. S'il parle de cette vie du Christ en nous, s'il se hasarde à écrire sur elle, c'est à contre-coeur.

 

De penser que l'étude et les écrits soient si nécessaires pour se conserver les dons de Dieu, c'est un reste de l'infidélité du vieil homme, qui ne se veut fier qu'à lui-même, à ce qu'il tient et à ce qu'il touche,

 

au lieu de se fier à la pure foi;

 

et qui ne croit pas assez, ni la nécessité qu'il a de Dieu, ni le secours qu'il en doit attendre, ni la dépendance de son application, en laquelle il doit vivre,

 

parce que cette application est sa vie même.

 

Le nouvel homme au contraire a plus de volonté que d'esprit, et de cœur que de mémoire, et d'amour que de science. Il se commet plus à Dieu qu'il n'a dessein de s'approprier (par l'intelligence) les choses qu'il apprend. Cette voie est la meilleure et la plus sainte. Dieu tolère l'autre, mais il désire celle-ci et la bénit davantage (2).

 

Imaginez en effet, par impossible, un philosophe arrivé

 

(1) Amelote, II, pp. 199, 200.

(2) Lettres, pp. 5, 6.

 

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à concevoir le mystère de la vie surnaturelle, en serait-il plus avancé, la vivrait-il pour cela ? 11 faut bien sans cloute que, d'une manière ou d'une autre, l'intelligence nous propose les vérités de foi que nous devons tâcher de réaliser, ou pour mieux dire, dont nous devons accepter la réalisation en nous; mais, ce rôle une fois rempli, l'activité de l'esprit doit s'effacer devant une activité infiniment plus profonde. Aux représentations, d'ailleurs toujours imparfaites et nécessairement dégradantes, doit succéder la réalité même. « Les enfants de Dieu, écrit à ce sujet le P. Amelote, se gouvernent par la foi; c'est par elle qu'ils adorent leur Père, et qu'ils sont sanctifiés en vérité ; c'est d'elle que vivent les justes... Le Père de Condren n'en suivait pas seulement les règles dans toutes ses oeuvres, il la prenait toujours pour la lumière de son oraison. Dieu lui avait donné de très grandes connaissances sur toute sorte de sujets; son esprit était fort capable de faire des discours sur les matières où il s'appliquait; mais, dans la prière, il ne s'arrêtait ni à sa science, ni à son raisonnement. IL ADORAIT DIEU ET SES MYSTÈRES COMME ILS ÉTAIENT EN EUX-MÊMES, ET NON PAS COMME IL LES COMPRENAIT. » Cette formule si pleine, et qui dit en si peu de mots tant de choses, doit venir de Condren lui-même. Amelote, qui en a senti le prix, va la répéter. « Il disait que la conception humaine, quoiqu'elle s'appliquât aux vérités que Dieu nous propose, et qu'elle fût bien éclairée en quelques-uns, si est-ce qu'elle abaisse les choses divines, et qu'elle les fait dégénérer de leur, propre dignité. Il faut nécessairement que leur grandeur soit diminuée pour être compris par notre âme, et que leur éclat soit obscurci, afin que nos yeux les puissent apercevoir. IL S'ÉLEVAIT DONC TOUJOURS AU-DESSUS DE SA SCIENCE... et, PÉNÉTRANT PAR LA FOI dans le cœur de Dieu, il rendait ses devoirs de respect et de charité AUX CHOSES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÊMES, et non dans la bassesse de son imagination. Cela faisait qu'il n'était jamais stérile

 

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dans l'oraison, car, soit qu'il fût savant ou peu éclairé sur son sujet, il avait toujours la science des saints, ayant la foi; — science non pas spéculative, conceptuelle, mais réelle, si l'on peut dire, et substantielle, mais possédante, mais unissante — et il ne se mettait pas en peine de l'obscurité, puisqu'il ne désirait jamais la lumière» intellectuelle (1).

Mais laissons parler Condren lui-même; la lettre que je vais citer de lui — Que la communication que nous avons ici-bas... des choses de Dieu tient de la faiblesse de l'esprit humain — ravira les philosophes, et, entre tous, les disciples de M. Blondel :

 

J'aimerais beaucoup mieux vous laisser Dieu pour répondre à vos lettres et le supplier instamment de remplir en votre âme de sa propre vérité l'attente qu'elle pouvait avoir de quelque éclaircissement de ma part… (beaucoup mieux) que d'entrer dans la faiblesse du discours humain, qui ne parle jamais des choses de Dieu qu'en ténèbres; qui ne les exprime jamais qu'en les tirant de leur propre lumière, pour en traiter dedans celle qu'il plaît à Dieu de nous donner, et qui ne peut jamais les éclaircir à l'esprit de l'homme, qu'en les anéantissant en elles-mêmes, pour les couvrir et revêtir une autre fois de l'humanité et bassesse de l'esprit humain. Les saints ont ce bonheur au ciel de n'avoir rien à dire ni entendre entre eux que Dieu, dans lequel et par lequel ils expriment toutes choses. Car, comme il est leur être, leur vie, leur amour, leur puissance, leur occupation, leur repos et leur tout…, il est aussi leur heureuse parole, leur communication sainte, leur entretien

 

(1) Amelole, II, pp. 195, 196 Puisque, d'une part, la vie chrétienne est infiniment supérieure aux concepts que nous pouvons nous en former, et que. d'autre part, adhérer par l'intelligence à ces concepts. les appréhender ne nous procure cette vie d'aucune façon, il suit que, dans l’exercice même de cette vie, nous n'avons pas à désirer les lumières conceptuelles de l’intelligence. Celles-ci ont leur valeur . « Quand Dieu nous donne de la clarté..., c'est pour nous exciter » (Am., II, p. 201), mais dans leur ordre qui n'est pas celui de la vie Dissipons à ce sujet une équivoque. Il va sans dire que les concepts jouent leur rôle dans l’acte de foi, lequel, de ce chef, reste dans l'ordre intellectuel ; mais la foi, dont nous parle ici Condren. est uniquement considérée sous un autre aspect, elle est, pour lui cet acte de volonté par lequel on adhère aux vérités révélées. Sachant d’ailleurs que Dieu vit en moi, j'accepte, je veux cette vie, et, du coup, je commence à la vivre.

 

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éternel, par lequel ils se parlent et satisfont l'un l'autre en Dieu, en se disant Dieu l'un à l'autre, et exprimant en lui, par son infinie vérité, tout ce que ces âmes saintes peuvent désirer de s'entre-communiquer.

Ainsi ils s'entretiennent dans la vérité de Dieu ; s'entretiennent et s'entretient dans sa lumière ; s'entre-expriment sa sapience, sans variété de paroles et de réponses, dans la même simplicité, vérité et sainteté de Dieu...

Nous ne pouvons, en la terre, entrer en une communication si heureuse... Nous avons pourtant et pouvons, dans la lumière et vérité de la foi, ce qu'eux peuvent et possèdent en celle de la gloire... et la foi nous peut et nous doit même donner, dans la vérité de l'esprit de Dieu, cette communication en Dieu, sans jouissance, à la vérité et satisfaction présente,

 

puisque, de cette vérité, de cette réalité, ici-bas nous n'avons pas conscience ;

 

si nous VOULONS vivre en la vérité pure et simple de cet esprit de foi ; et sortir entièrement des voies de la chair et de l'homme extérieur, né d'Adam et ennemi de Dieu, qu'un jour Dieu détruira tout à fait par la mort, et que maintenant il veut détruire en esprit dans nos âmes, par la vérité de son esprit (1).

Donc, pour me faire entendre clairement..., dans les communications que nous pouvons avoir des choses de Dieu ensemble, vous n'y trouverez que trois choses à considérer. La première, les sujets dont on parle, qui doivent être quelques vérités de Dieu. La seconde, le discours humain, avec lequel on les exprime. La troisième, l'effet de ces vérités dans les âmes qui s'en entretiennent... L'entretien humain et extérieur nous propose les choses de Dieu afin que nous y entrions; mais, en nous les proposant, il les dégrade de leur dignité, les avilit et les abaisse pour les rendre compréhensibles à la créature qui est revêtue de l'homme extérieur,

voire même les tire de leur propre vérité. LES CHOSES DE DIEU DONC, NE SONT PAS DANS LES DISCOURS HUMAINS EN UNE MANIÈRE

 

(1) Ici, comme presque toujours, il met d'abord l'accent sur l'impuissance redoublée de l'homme déchu ; mais, très certainement, il reconnaît que notre impuissance foncière a surtout pour cause notre nature elle-même. Tout ce qu'il dit s'applique à « l'homme extérieur », à l'animal raisonnable, déchu ou non.

 

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QUI NOUS PUISSE SANCTIFIER, MAIS EN DIEU SEULEMENT, ET DANS

L'ESPRIT DE LA FOI, car il est Dieu. Et si nous voulons entrer en vérité dans les choses proposées (c'est-à-dire, les vivre), il nous faut séparer de notre sens et des paroles de celui qui nous parle, de son sens, et de son esprit propre, pour ADHÉRER, dans l'esprit de Dieu et par ce même esprit, A DIEU, et ENTRER EN LUI DANS LES CHOSES PROPOSÉES, VOUS voyez donc que nous AVONS DÉJÀ l'esprit de la foi sans discours (raisonnement) humain (1).

 

Ce « discours humain », inefficace par lui-même, et souvent nuisible, ne sert en somme qu'à nous rappeler que, ce qu'il propose à notre intelligence, à savoir la vie de Jésus et nous, nous « l'avons déjà » au plus profond de nous, dans cette région où nos concepts ne pénètrent pas ; à nous rappeler que, pour « entrer » dans cet ordre supérieur et tout divin, il nous suffit d'accepter, de couloir « Dieu et ses mystères, comme ils sont en eux-mêmes ». Qu'on me pardonne ces lourds bégaiements. L'exquise transparence d'un Berkeley, l'imagination d'un Bergson. parviendraient-elles à traduire ces idées qui ne sont pas de la terre ? « Puisque ce serait bien peu, disait encor le P. de Condren, d'aimer Dieu tel que je le sentirais ou le concevrais; et qu'avec tous les plus grands sentiments de clarté et de tendresse, je le devrais toujours aimer par-dessus ma connaissance et mon affection, je ne dois pas fort me soucier de rechercher des grâces dont il me faudrait détacher et avec lesquelles je devrais agir, comme si je ne les avais jamais reçues (2)». Une de ses filles spirituelles « l'envoya prier, en la dernière maladie qu'elle eut, de la vouloir visiter... (3) Il y alla, et s'étant informé d'abord de l'état

 

(1) Lettres, pp. 108-112.

(2) Amelote, op. cit., II, p. 196.

(3) C'était une Mlle de la Roche. Amelote nous a raconté les premières rencontres de cette pieuse personne et de Condren : épisode extrêmement curieux, et qui éclaire à merveille la doctrine que nous venons de résumer : « Il lui était impossible de se confesser... Sa peine était que ses péchés lui paraissaient plus grands qu'elle ne les pouvait dire... Ses fautes... n'étaient pas notables, et néanmoins elle ne les pouvait, disait-elle, jamais exprimer. Si le confesseur lui témoignait être content de son accusation, elle lui répliquait qu'elle n'en était point satisfaite, et que, ne disant pas la vérité, il ne lui pouvait donner l'absolution. S'il la pressait de dire donc la vérité, elle se sent ait dans l'impuissance de le faire... Les plus habiles confesseurs tombaient en défaut sur ce sujet, et, ne sachant comment la traiter, la faisaient passer pour une folle ». En effet, rien n'est plus commode. « Enfin Dieu l'adressa au P. de Condren, qui, reconnaissant son mal du premier coup, trouva tout ensemble, et qu'elle avait raison, et que, lui accordant ses propositions, il y avait moyen de la convaincre... « II est vrai, dit-il, que vous... n'avez pas bien exprimé (vos péchés), mais c'est qu'il est impossible en cette vie de les représenter dans toute leur laideur; nous ne les connaîtrons jamais tels qu'ils sont que dans la lumière de Dieu... Dieu vous donne une impression de la déformité du péché, par laquelle il vous le fait sentir sans comparaison plus grand qu'il ne vous parait... (D'où vos justes angoisses). Il en est de même de tous les autres objets de la foi. Dieu met bien en nous certaines lumières (conceptuelles) qui nous persuadent leur grandeur, mais il ne nous laisse que notre langage ordinaire pour en parler. Il faut donc que vous conceviez vos péchés tels que la foi vous les propose (tels qu'ils sont en eux-mêmes), mais il faut vous contenter de les dire avec les paroles que votre bouche peut former. Il suffit que je comprenne aussi bien que vous qu'ils surpassent tout ce que vous m'en pouvez dire. JE LES JUGE PAR LA FOI TELS QU'ILS SONT DEVANT DIEU. Ainsi l'accusation que vous en faites est dans la forme que Jésus-Christ a prescrite, et le jugement que j'en porte est dans la vérité »... La netteté de ces lumières dissipa ses peines, et elle reçut de ce bon Père, dès le premier jour, l'absolution, qui, l'espace d’un an, lui avait toujours été refusée ». Amelote, op. cit., II, pp. 257, 261. Après cela, renoncera-t-on à les trouver trop peu pratiques ? Notez que le cas de Mlle de la Roche est des moins rares. Nous l'avons tous rencontré au confessionnal. Comment le résoudre, si l'on ne sait pas recourir aux subtilités de Condren ?

 

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de son âme : « Je sens, dit-elle, Dieu fort rigoureux. ». Il lui demanda en quelle disposition elle était. « J'entre, dit-elle, dans sa rigueur contre moi-même. » Sur cela, il lui parla quelque temps de la sainteté de Dieu et de l'aversion qu'il a de la corruption de la chair, dans laquelle nous sommes en cette vie. A quoi elle répondit : J'ADORE TOUT CE QUE DIEU EST. » et, quelque temps après, « JE ME SÉPARE dit-elle, de L'ÊTRE PRÉSENT, ET ME RETIRE DANS L'ÊTRE INCONNU DE DIEU, et, en finissant ces paroles, rendit l'esprit. Le Père de Condren honorait tellement la mémoire de cette fille qu'il a eu toute sa vie le désir de lui faire faire un tombeau, et de lui composer une épitaphe qui contînt ses dernières paroles. Il croyait que c'était ainsi que la Sainte Vierge était morte, et qu'il ne se pouvait rien concevoir de plus saint qu'était la pensée de cette âme. Je

 

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sais bien qu'il a recommandé en mourant que cette tombe et cette inscription fussent faites. (1)»

Nous ne saurions donc trop le redire, au risque de fatiguer les plus clairvoyants de nos lecteurs :dans l'esprit du P. de Condren et de tous les maîtres de l'école française, métaphysique et morale, contemplation et action, spéculation et pratique ne peuvent se séparer, ni même, à bien prendre les choses, se distinguer. La disposition où veut nous mettre Condren « n'est pas un état de paresse et de nonchalance, comme quelques-uns se le sont imaginé, disait déjà le P. Amelote, c'est un recueil des principales vertus chrétiennes (2) » ; non pas seulement des principales, mais de toutes. Rien de plus inintelligent que de les soupçonner de quiétisme, ou de je ne sais quel dilettantisme religieux. Egalement sot qui reproche leur pélagianisme aux disciples de saint Ignace. Dans l'une et dans l'autre de ces deux grandes écoles spirituelles, si différentes d'ailleurs, on donne le pas à la volonté sur l'intelligence, on ne demande à celle-ci que d'exciter et que de guider celle-là. « Laissez être le Fils de Dieu en

 

(1) Amelote, op. cit., Il, pp. 261, 262. Peut-être aurais-je chi ajouter ici un paragraphe sur Condren et la doctrine du pur amour. J'y avais d'abord songé; mais à quoi bon enfoncer une porte ouverte. Voici néanmoins quelques textes que M. de Cambrai, s'il avait connu l'école française, aurait pu opposer à M. de Meaux : « Nous devons adorer... La dignité souveraine du Fils de Dieu nous oblige à ce premier devoir, quand bien nous n'y profiterions de rien ». (Lettres, p. 3o).

« Jésus-Christ nous doit être mille fois plus cher que nous-mêmes. » (Lettres, p. 105). — « Vous ne devez rien être pour la créature, et moins encore pour vous-même. » (Lettres, pp. 107, 1o8). — « Rechercher de tout notre coeur la satisfaction de Dieu, et non pas la nôtre. » (Lettres, p. 115). — Et ainsi, à chaque page des Lettres. Venons au P. Amelote : « C'était sa pratique inviolable de s'oublier soi-même, pour entrer dans l'intérêt de Dieu; il répétait sans cesse qu'il ne voulait être qu'un néant, et qu'il ne vivait que pour la gloire de son auteur ». Am., op. cit., I, p. 157. — « Il ne se proposait point d'être plus ou moins parfait, ni d'être quelque chose; il désirait seulement que Dieu fût servi. » Ib., I, p. 1o8, etc. Aussi bien les actes d'une victime, en tant que victime, ne peuvent avoir d'autre objet que Dieu lui-même. Directement, immédiatement, elle ne cherche pas sa perfection personnelle, l'augmentation de son être moral. Son activité exclusivement théocentrique est toute d'adoration et d'adoration par le sacrifice ; toute d'union à Jésus-Christ, prêtre et victime.

(2) Amelote, op. cit., II, p. 185

 

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vous ». Laisser, encore une fois, est un verbe actif, et, pour que nul n'en ignore, Condren ajoute : « Il faut que cet état soit libre en vous » (1). Au lieu en effet que la substance du pain et du vin eucharistiques n'oppose aucune résistance à l'être divin qui se substitue à elle, l'homme a le pouvoir de refuser la transformation que Dieu veut produire en lui, ou d'interrompre les effets de cette grâce d'abord acceptée. Il s'agit ici d'une victime spirituelle et libre, qui doit consentir incessamment aux flammes du sacrifice, et qui pourrait à son gré renaître de ses propres cendres. Volo, sonne le clairon des Exercices, appelant l'homme à se travailler, à se mortifier, à se vaincre, à promouvoir le règne de Dieu, tout cela, comme si le succès de nos efforts dépendait uniquement de notre énergie; le volontarisme de Condren n'est pas moins intense, mais il se propose un autre objet : vouloir que Dieu soit ce qu'il est ; vouloir l'adoration et le sacrifice du souverain prêtre, et les vouloir pour nous; vouloir enfin que le travail anéantissant de la grâce se poursuive en nous.

 
§ 2. — Applications (2).

 
A. — Formules d'élévation et d'adhérence.

 

Nous avons déjà remarqué et commencé à expliquer cette abondance de formules religieuses, qui est un des traits caractéristiques de la littérature bérullienne, et non pas toujours l'un des plus aimables; mais Condren ayant approfondi à sa manière, qui ne ressemble à aucune autre, ce très

 

(1) Lettres, p. 1o4.

(2) Pour ne pas multiplier inutilement les divisions, nous étudierons ici, avec les applications proprement dites de la doctrine à tels cas particuliers, quelques-unes des directions générales données par Condren. (Formules; Examens de conscience). Inutile de consacrer un chapitre spécial à ces directions, l'ascèse de Condren ne différant pas de cette ascèse, commune à toute l'école française, que nous avons analysée plus haut. (pp. 112, seq.). N'en différant pas, et pour cause. Si, en effet, M. Olier, et, après lui, M. Tronson, out soumis à un ordre plus rigoureux les diverses activités qui doivent intervenir dans la prière, nul doute crue leur méthode — si méthode il y a — ne vienne de Condren en droite ligue. Cf. Lettres, Ve et Xe ; Amelote, op. cit., II, chap. XVII, De son oraison.

 

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curieux sujet; il n'est pas inutile de le reprendre avec lui.

On peut comparer ces formules aux gestes extérieurs et muets que nous recommande l'ascèse commune : « Prenez de l'eau bénite » et vous finirez par croire; visitez les malades, et vous deviendrez charitables. Le jeu de ce mécanisme est bien connu. « L'automate, dit Pascal,... entraîne l'esprit sans qu'il y pense. » Or, quand il s'agit de symboliser, de mimer, et, par là même d'ébaucher les volitions plus sublimes que nous propose l'école française, — acceptation de l'anéantissement propre ; vouloir que Dieu soit tout ce qu'il est — les autres gestes extérieurs font défaut. Même s'étendre sur une croix n'imiterait que très vaguement et grossièrement les dispositions requises. Restent les formules. Pourquoi non ? Dire : je veux, c'est déjà commencer presque à vouloir, par suite d'une mystérieuse relation entre la formule intérieure — qui est proprement l'acte volontaire — et l'extérieure (1). Quoi qu'il en soit, Condren tenait beaucoup à ces exercices : « Combien, disait-il, que vous ne puissiez pas faire avec satisfaction ce que je vous propose, ne laissez pas de le faire. Il faut prononcer de parole les choses, quand notre esprit les refuse par impuissance »). La pleine vérité qui manquerait encore à ces paroles, le Christ, vivant en nous, l'achèvera de lui-même, comme il le fait toujours plus ou moins, et souvent à notre insu. « Age ut velis, disait Guillaume de Saint-Thierry (3), et Coudren : « Loquere ut velis ». Au fond, ces deux consignes paraissent identiques. Et je sais bien

 

(1) A première vue, telle résolution que l'ascèse commune nous fait prendre semble plus simple. Je veux me donner la discipline; entrer au couvent ; me refuser tel plaisir. Mais enfin, en dernier ressort, il faut bien obtenir de la volonté une adhésion plus difficile, et plus subtile, au bien en soi, à la volonté de Dieu. C'est là, du reste, un sujet fort délicat, et sur lequel, il nous manque, me semble-t-il, un ouvrage semblable à la Grammar of assent, une grammaire newmanienne de l'adhésion volontaire, où seraient distingués l'unveal et le real assent de la volonté, si tant est que la volonté que joue pas elle aussi un rôle décisif dans le real assent, dans la réalisation de l'assentiment.

(2) Lettres, p. 43.

(3) Cf. Martin, l'Apologétique traditionnelle, Paris, s. d.; III. pp. 648.

 

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que ces formules, nous ne les réciterons parfois que du bout des lèvres. Mais quoi ! pense-t-on que notre volonté de fond intervienne toujours dans ce que nous appelons « agir » ? Il y a plus d'une manière de psittaciser (1).

 
B. — L'examen de conscience.

 

Ce serait ici une belle occasion de reprendre, sous un nouveau jour, le parallèle qui nous a déjà tant occupés

 

(1) On trouvera dans les Lettres et dans les exhortations de Condren nombre de ces formules ; v. g. Lettres, pp. 61, 62; Considérations, p. XXXI-XXXV. On en trouvera plus encore dans les ouvrages de son disciple, M. Olier, comme nous le montrerons bientôt. Je me contenterai de citer le voeu de servitude, trouvé par Amelote dans les papiers de Condren :

« I. Je vous adore, mon Dieu et mon sauveur Jésus, et j'adore tout ce qui s'est passé ou se passera en vous, depuis le moment de votre conception, jusques à toute éternité. J'adore vos pensées, vos affections..., j'adore tout ce qu'il y a de Dieu en vous.... je l'honore tout, et par les fonctions, et par l'état de ma vie.

« II. Je me donne tout à vous, à dessein de vous appartenir en telle

sorte que je ne puisse jamais révoquer ma parole. Je m'engage à vous si absolument, à cette heure et à jamais, que je ne veux plus qu'il soit en ma liberté de disposer eu aucune chose de moi sans vous, soit qu'il vous plaise de me faire connaître votre sainte volonté, soit que vous me la teniez cachée. (Et voilà, soit dit en passant, pour nous expliquer l'étrange lenteur de Condren à prendre une décision). J'adhère en toutes façons à vos desseins connus et inconnus...

« III. Je le fais, dans la condition de votre créature, et selon l'étendue de ses devoirs envers vous, puisque vous êtes un seul Dieu avec votre Père, et qu'avec lui vous avez sur moi les droits divins.

« IV. Je le fais dans l'esprit et selon la loi d'un esclave et d'une hostie, et, si vous me le permettez, je le fais encore comme l'un de vos membres.

« V. En toutes ces qualités, je me soumets à vous, selon toute la puissance, que vous m'avez donnée de disposer de moi-même; et je vous assujettis mon âme et toutes ses facultés..., et tout ce qui dépend de mon pouvoir.

« VI. Je vous fais ce don de moi-même pour Dieu, pour la gloire et pour les intérêts duquel je veux être tout ce que je viens de proposer. Je ne veux donc que vivre que pour lui à jamais, pour adorer ses perfections, pour me conformer à ses moeurs.

«  VII. Je me donne à vous en cette sorte, mon Seigneur Jésus, pour être dans toute la dépendance où je puis être de vous, comme Verbe de Dieu, comme son Fils, comme son Christ, et selon toutes vos dignités.

« VIII. Je me voue dans tous ces mêmes termes pour l'Eglise votre épouse...

« IX. Je me voue aussi, et de tout mon coeur, pour la congrégation de l'Oratoire...

« X. Enfin, je me donne à Dieu dans ces mêmes conditions, pour être à toutes les personnes qui s'adresseront à moi, et pour toutes les affaires de piété qui se présenteront »... (Amelote, op. cit., II, pp. 3o1-3o3. Suit un voeu de servitude à la Sainte Vierge. p. 3o4).

 

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entre la spiritualité de la Compagnie de Jésus et celle de l'école française ; mais, la place me faisant défaut, et l'autorité, je me bornerai à marquer par quelques traits décisifs la différence profonde que nous avons dite. Il y a là deux esprits, deux grâces, qui certes n'ont aucune raison de se combattre, mais qu'on ne peut pas ne pas distinguer.

Saint Ignace, génie méthodique, ennemi de l'abstrait, se représente la vie spirituelle comme une guerre d'extermination et de conquête: lutte précise, limitée, successive contre des ennemis nombreux et divers — l'orgueil, la sensualité, et le reste ; occupation également limitée, successive, progressive de contrées distinctes, — l'humilité, la charité, par exemple. On ne se propose pas de renoncer en bloc au péché, mais à tel péché; on ne se contente pas de vouloir être parfait, on tâche à le devenir par l'exercice de telle ou telle vertu. De son point de vue — « Aide-toi, prends de la peine comme si le succès ne dépendait que de toi. » — rien de plus sage. C'est là d'ailleurs la méthode de tous les professeurs de morale, — Épictète, Marc-Aurèle, Rodriguez, Nicole, — et même de La Fontaine. « Arrachez brin à brin ce qu'a produit ce maudit grain ». De là vient ce que l'on appelle : examen particulier et dont l'on a voulu faire — à tort ou à raison — la maîtresse invention de saint Ignace, la plus caractéristique, la plus bienfaisante, celle enfin qui aurait concouru le plus efficacement à la formation du type jésuite, si l'on peut ainsi parler. Cet examen particulier, dont l'on trouvera dans les Exercices le programme très détaillé, a donc pour but de nous faire atteindre deux résultats : l'extirpation de tel défaut, l'acquisition de telle vertu. Pendant un mois, un an, s'il est nécessaire, je m'examinerai, à midi et le soir, sur le succès, heureux ou malheureux, de mes efforts continus contre l'impatience; tout de même, et aussi longtemps qu'il le faudra, sur les progrès que j'aurai faits, heure

 

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par heure, minute par minute, dans la poursuite de la vertu de silence. L'examen terminé, Ignace veut encore que, dans un petit cahier à cet usage, j'en consigne, à un centime près, les résultats : ainsi fait un commerçant, la nuit venue, pour ses profits et ses pertes. On conserve, je crois — reliques deux fois émouvantes — quelques chiffons de papier, où les jésuites, enfermés à la Tour de Londres sous Élisabeth, établissaient de la sorte le bilan spirituel de leur journée, en se servant pour cela, d'une épingle trempée dans le jus d'un citron. Voilà, pour une discipline morale, d'assez bons garants. Celle de saint Ignace en a beaucoup d'autres; mais notre Condren, fidèle aux principes que nous lui connaissons, ne pouvait que médiocrement la goûter. Caractère, métaphysique, théologie, pychologie naturelle et surnaturelle, tout le sépare d'Ignace. Ils n'ont de commun que la sainteté. Qui a raison de l'un ou de l'autre? Les deux peut-être. C'est là d'ailleurs, comme disait Fontenelle de Leibniz et de Newton, un problème qu' « il n'appartient pas à un historien de décider, et encore moins à moi. Atticus se serait bien gardé de prendre parti entre ce César et ce Pompée » (1).

Condren entend bien lui aussi que toute personne pieuse fasse, et trois fois par jour, un examen de conscience, mais d'une manière à laquelle Marc-Aurèle n'eût rien compris. Il n'est plus question, en effet, dans l'ascèse bérullienne, de travailler directement, immédiatement, exclusivement à l'extermination de tel vice ou à l'acquisition de telle vertu, mais, plus simplement, de s'appliquer à soi-même les vertus, les états de celui qui est tout ensemble notre raccourci vers le bien, notre vérité morale, notre vie morale. Via, veritas, vita. On s'examinera donc

 

sur le mésusage des dispositions des vertus que Jésus-Christ

 

(1) Eloge de Leibniz.

 

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nous a données, rejetant ses inspirations, et empêchant ses opérations et mouvements.

 

Ce n'est plus : aide-toi, comme si tu étais seul. Que tu y penses ou non, tu n'es pas seul. L'Homme-Dieu a devancé, il prolonge et multiplie, il divinise, il achève tes propres efforts. Travail mystérieux, mais dont l'Evangile ne te permet pas de douter, et auquel il suffit que tu adhères, et qu'il suffit que tu veuilles t'appliquer à toi-même.

 

Sur le mésusage due nous avons fait de ses mystères, ne les ayant pas honorés, comme nous devons, étant obligés de nous y appliquer, pour en dériver en nous les grâces, et imiter (leurs vertus).

 

Tu veux devenir patient : laisse donc les subtils volumes où se trouvent définis les visages abstraits de cette vertu, distingués les divers degrés qui nous mènent jusqu'à elle, énumérés les avantages qu'elle nous procure. Longue méthode, sèche, froide, toujours plus ou moins décevante. Offre-toi au Christ patient, soumets-toi au rayonnement de sa patience, accepte qu'il fasse de toi une vive image de sa propre patience. Enfin,

 

en ne faisant pas usage assez grand et assez digne de Jésus-Christ. Car nous devons vivre en lui et par lui, par-dessus notre nature et nos forces (1).

 

« Faire usage de Jésus-Christ », dira-t-on encore que cela est bien mystique ? Sans aucune espèce de doute. Mais qu'importe, si cela est vrai ? Ego sum via et veritas et vita. Bien difficile? Mais où a-t-on vu qu'il fût si facile d'arriver à la perfection ? Moins difficile en tout cas, infiniment moins que la méthode ignatienne. Celle-ci, un enfant la pourrait comprendre — : « Arrachez brin à brin ce qu'a produit ce maudit grain : » — mais à qui veut la suivre sérieusement, sans défaillance et pendant toute une vie, elle impose un héroïsme presque surhumain.

 

(1) Lettres, p. 334.

 

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Venant au détail de l'examen, Condren résiste discrètement, mais résolument, à la méthode ignatienne dans ce qu'elle présente de plus nouveau. Il veut bien d'un examen de conscience, mais non d'un examen particulier :

 

 

Nous ferons une revue sur les actions de la journée, non tant en particulier qu'en général; et porterons jugement de nos défauts, non tant selon notre sentiment, comme selon celui du Fils de Dieu, parce que les nôtres nous trompent.

 

Il ne veut pas davantage que,

 

dans notre dite revue..., nous... nous arrêtions... à considérer nos bonnes oeuvres en particulier, (même) pour en remercier Dieu spécialement, parce qu'il y a toujours quelques défauts en icelles. Ce n'est pas à nous à les juger bonnes absolument, l'Eglise même n'ayant pas seulement pouvoir de faire des jugements d'approbation en particulier (1).

 

En dehors de la théologie qui les inspire, on devine

 

sous chacune de ces lignes, une psychologie qui n'est pas celle de saint Ignace, moins despotique, plus souple, moins simple surtout. Même s'il n'était que moraliste, Condren n'approuverait pas que l'on s'absorbât dans la contemplation de soi-même, spectacle morne, toujours désolant pour les âmes bien faites, plein d'illusions pour les autres, et qui paraît aussi propre à paralyser ou à vicier l'action qu'à la stimuler. Tout de même trop de contrainte lui paraît stérile, dangereux, opposé à la liberté et à l'allégresse des enfants de Dieu. « Ne faites rien avec effort de vos sens ou de votre esprit, disait-il, mais avec une vraie foi que vous pouvez avec Jésus-Christ, en la vertu de son Esprit, tout ce qui est utile à la gloire de Dieu, et au bien de votre âme» (2). Ou encore :

 

(1) Lettres, pp. 313, 329. Qu’il ait bien connu tous les Exercices, lui, si curieux de la « grâce » propre à chaque famille religieuse, et qu'il les vise directement dans les lignes que je viens de citer, cela me paraît assez vraisemblable. En tout cas, ces lignes seules montreraient assez que je n'exagère pas en  opposant l'un à l’autre ces deux génies.

(2) Lettres, p. 189.

 

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Fuyez toute inquiétude d'esprit, et toute contrainte dans les choses spirituelles... O ! que c'est un grand secret en la vie chrétienne d'être à Dieu sans attachement à aucune chose, et sans élection d'aucun moyen pour l'honorer, mais bien en une parfaite volonté d'user à sa gloire de toutes les choses que sa Providence nous fera rencontrer, et d'être à lui dans son esprit pour cela (1) !

 

Aux disciplines morales d'avant l'Évangile il oppose triomphalement une sorte de kantisme, si j'ose dire, ou bien un agnosticisme, mais dont l'orthodoxie n'est pas douteuse (2). Pour lui, le « connais-toi toi-même » du vieil oracle, jugé à la lumière de la foi, est une absurdité manifeste. Ce qui fait notre vérité, même morale, notre vie, à savoir Jésus-Christ lui-même, aucune analyse ne nous le fera jamais connaître ici-bas. Que de jugements téméraires ne faisons-nous pas, quand nous examinons nos intentions ou nos actes,

 

tantôt nous jugeant meilleurs ; quelquefois aussi... ignorant les grâces que Dieu nous a faites, nous nous estimons en pire état que nous ne sommes : c'est chose si inconnue que les faussetés de nos sentiments (3).

 

Il ne veut pas dire seulement, de nos impressions, mais encore et surtout des jugements que nous portons sur nous-mêmes. Pour nous, chrétiens, il ne saurait plus y avoir de psychologie séparée ou naturelle : que nous le sachions ou non, le surnaturel nous baigne de toutes parts, nous pénètre dans nos plus intimes profondeurs, un surnaturel, dis-je, qui échappe fatalement à la conscience,

Contentons-nous donc de marcher par la voie de la foi, la plus facile et la plus douce.

 

(1) Lettres, pp. 136, 137.

(2) Ai-je besoin d'ajouter qu'il ne met pas en question, comme Kant, les principes premiers de toute connaissance ? L'agnosticisme dont je parle est exclusivement limité à la connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes. Qui a lu l'Evangile et les décrets de Trente sur la justification, avouera, je pense, qu'il est impossible à l'observation psychologique de découvrir en nous le principe surnaturel qui nous fait vivre vraiment.

(3) Lettres, p. 130.

 

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Vous avez tant de fois expérimenté qu'il n'y a rien qui vous tire plutôt de votre mal que la communication de quelque personne affectionnée à votre bien ; parce que ce vous est un DIVERTISSEMENT QUI VOUS ÉLOIGNE DE LA CONSIDÉRATION DE VOUS-MÉME, et, PAR CONSÉQUENT DE CE QUI VOUS NUIT. Or, il est bien vrai que personne n'aime le bien de votre âme en comparaison de Notre-Seigneur. Il est seul tout-puissant pour vous secourir; personne ne vous peut aider sans lui, mais lui le peut sans personne. Et ne doutez point que, si vous conversez et vous entretenez avec lui, vous n'en receviez un grand soulagement. Je ne doute point qu'au commencement vous n'y ayez quelque peu de difficulté, et que votre esprit ne retombe souvent dans les pensées qui lui ont été les plus fréquentes... C'est une accoutumance que vous avez prise, et un mauvais pli que vous avez donné à votre esprit, que vous ne pouvez pas détruire tout à la fois ; mais petit à petit, en vous inclinant au contraire, par la grâce de Notre-Seigneur, qui prendra sur soi la plupart de la peine, et vous tirera à lui, avec un esprit de douceur, pourvu que vous vous y laissiez aller ; et que, quand vous vous sentirez tombée en vos troubles ordinaires,. vous essayiez courageusement de vous en divertir par quelque bonne pensée de lui, le regardant comme tout votre support, vous tendant les bras, vous présentant son assistance, vous appelant à sa sainte conversation, et désirant plus que vous ne pouvez penser de vivre en vous, et que vous viviez en lui.

FUYEZ COMME UN ENFER LA CONSIDERATION DE VOUS-MÊME, et de

vos offenses. Personne n'y doit jamais penser que pour s'humilier, et aimer Notre-Seigneur... Il suffit EN GÉNÉRAL de vous tenir pour pécheresse, ainsi qu'il y a bien des saintes au ciel qui l'ont aussi été (1).

 

De guerre lasse, tout vrai directeur finira bien par en venir là, et les fils de saint Ignace, aussi allègrement que les autres. Condren seulement, et avec lui toute l'école française, estiment qu'il faut commencer par là.

 
C. — Dévotion à la sainte Trinité.

 

Le titre que l'on vient de lire devrait à première vue surprendre qui ne se paie pas de mots. Nous concevons

 

(1) Lettres, pp. 115-134. C'est une des plus importantes de tout le recueil. Ln général », ne s'applique pas à « il suffit » mais à « vous tenir ».

 

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en effet sans peine une dévotion spéciale à l'Homme-Dieu, enfant ou souffrant ; à la sainte Vierge; à l'ange gardien ; ou encore à chacune des trois personnes divines isolées, en quelque sorte, les unes des autres, par cette dévotion même; — Te aeternum Patrem ; Verbum supernum prodiens; Veni lumen cordium. — Mais nous concevons beaucoup plus difficilement une vraie prière d'homme, sérieuse, tendre, passionnée, qui s'adresserait d'abord et uniquement au mystère même du Dieu un et trine. Croire aveuglément ce que l'Eglise nous enseigne à ce sujet, affirmer cette foi en faisant le signe de la croix, chanter le credo à la messe du dimanche, pour l'immense majorité des fidèles, la dévotion explicite à la Trinité ne va pas plus loin, je dis la dévotion explicite et consciente, car, encore une fois, nos adorations profondes, unies à celles du Christ, notre vie et notre prière, s'élevant « au-dessus de notre connaissance et de notre affection », atteignent « Dieu et ses mystères comme ils sont en eux-mêmes », tout l'inconnu de Dieu », « tout ce que Dieu est ».

Mais, puisque notre prière à nous sera d'autant plus sainte, vraie, réelle qu'elle s'unira davantage à la prière du Christ en nous, qu'elle adhérera plus intimement à ses propres adorations, qui ne voit que « nous devons user fidèlement d'un si digne moyen, comme est le Fils de Dieu même, pour une si haute fin qui est d'honorer dignement le mystère de la sainte Trinité », puisant « en Jésus-Christ seul... toute la capacité pour adorer un si adorable mystère »

Ce qui nous oblige d'abord et surtout à « révérer ce mystère » est précisément ce qui d'abord semblerait nous permettre ou nous excuser de le négliger :

 

C'est qu'il est le plus séparé de la créature, et le plus propre à Dieu. Les autres mystères du Fils de Dieu, desquels celui-ci est la source... (Incarnation; Nativité; Vie cachée ; Résurrection même et... Ascension) sont tous mystères opérés pour notre bien et utilité, ou pour la gloire (qui est aussi nôtre)

 

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de l'humanité sainte de Jésus-Christ Mais au reste ce sont tous mystères qui n'ajoutent rien à Dieu, qui ne le rendent point plus grand, plus saint, ni plus glorieux. Car Dieu est toujours un et de même... Mais la génération de son Verbe en son sein, et la production de son Saint-Esprit... c'est ce qui fait qu'il est Dieu. En un mot, c'est en cela que sont comprises toutes ses divines et infinies perfections; c'est en ce mystère que sa divinité est enclose...

(Et cela) nous oblige à des devoirs inexplicables et infinis vers ce mystère. Car nous devons être entièrement dans les intérêts de Dieu, et non dans les nôtres. Que si nous reconnaissons les obligations que nous avons à Dieu pour les mystères de Jésus-Christ qui nous glorifient, quelle reconnaissance ne devons-nous pas avoir vers celui-ci..., qui est la gloire et la félicité de Dieu même.. ? Nous sommes plus obligés à Dieu de ce qu'il est sa propre félicité et complaisance, que non pas à cause qu'il nous rend bienheureux en soi.

 

Mais que faire pour « marcher en cette voie de Dieu si relevée » ? Seule l'école française a réponse à cette question.

 

Nous devons regarder notre chef Jésus-Christ..., afin que, dans son esprit, nous soyons vraiment dévots à ce mystère, et d'une dévotion digne de ce mystère, car tout ce qui procède de nous n'est pas digne de Dieu, et nous ne saurions lui rendre un seul devoir digne de lui ; ET SA MAJESTÉ NE PEUT ACCEPTER NULLE CHOSE QUI PROCÈDE DE NOTRE ESPRIT.

 

Ce qui est du reste vrai de toutes les autres dévotions, même de celles qui nous sembleraient plus proportionnées, soit à notre « connaissance », soit à nos « affections ».

 

C'est pourquoi, nous devons nous retirer dans son esprit, dans ses dispositions, et dans les devoirs qu'il rend à cet adorable mystère, pour nous y consacrer et appliquer dans ces choses si saintes. Nous ne devons rien être au regard de ce mystère que ce que Jésus-Christ y est; IL N'Y DOIT BIEN AVOIR DU NÔTRE

 

que notre « application » même aux dispositions de Jésus-Christ.

 

400

 

Et encore, dans cette retraite en Jésus-Christ, nous n'y devons, entrer que par soumission à Dieu, et par zèle de sa gloire.

 

Tout nous porte à croire que la conférence que je viens de citer était adressée à des religieuses. Condren la termine par une affirmation assez imprévue peut-être, mais surévidente.

 

Jésus-Christ aime mieux la Sainte Trinité que son Eglise (1).

 

Magnifique truisme, mais qui aurait surpris d'abord, scandalisé même peut-être l'anthropocentrisme de Pascal. Condren et Pascal, ma première pensée, longuement caressée, eût été de les étudier ici l'un à côté de l'autre, pensée qui ne pouvait manquer de s'imposer tout spontanément à un disciple de Sainte-Beuve. Mais, pour ne pas encombrer le présent volume, déjà trop lourd, j'ai dû me refuser cette joie. Aussi bien l'opposition entre ces deux génies parait-elle assez d'elle-môme. Pascal est certes plus émouvant. Quoi de plus simple ! Il prend les choses, non pas « telles qu'elles sont en elles-mêmes », mais telles qu'elles sont par rapport à nous. Non pas « tout l'inconnu de Dieu », le Dieu un et trine, mais le « réparateur de notre misère », mais le « Dieu sensible au coeur ». Il veut désespérément « sentir » Dieu ; il demande un « signe » et se persuade qu'il l'a obtenu. « Feu !... joie, larmes de joie !... J'ai versé telle goutte de sang pour toi. » Condren cherche Dieu «au-dessus de sa connaissance » propre, et de ses propres sentiments. Le cherchant ainsi, la pure lumière de la foi lui permet de le trouver. « J'aime mieux, disait-il, savoir par sa promesse que son secours m'est toujours présent... que de voir la main dont il me soutient. Mes sons et mes expériences me peuvent tromper, — serait-ce un signe de feu — mais sa parole est infaillible… Plus sa vertu est pure, moins elle se mêle avec notre chair, et plus elle est divine, moins nous pouvons la comprendre.

 

(1) Considérations sur la foi et les mystères, pp. 176-189.

 

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Il nous suffit donc de la croire, et nous devons agir par elle, sans la ressentir (1) ».

« Le Père de Condren n'avait point de visions dans ses prières, ni de ces joies qui transportent et ravissent de certaines âmes. Toutes ses grâces produisaient une admiration de la grandeur et de la sainteté de Dieu, et le laissaient dans l'esprit de sacrifice » (2). Qu'il se soit fait une idée plus haute de la « religion », qu'il soit plus religieux, cela ne peut faire aucun doute à qui réalise le sens de ces mots augustes. Pense-t-on qu'en revanche il soit moins « chrétien », je veux dire qu'il ait fait moins que Pascal « usage de Jésus-Christ » ?

 
D. — Dévotion au second avènement du Verbe.

 

Je pensais vous écrire samedi au soir ( fin de décembre), mais je n'en trouvai point de voie ; c'était pour vous convier à honorer cette semaine le second avènement du Fils de Dieu et son dernier jugement sur le monde. Il y a longtemps que je désire que vous y ayez dévotion (3).

 

Quoi donc ? Avions-nous besoin de ce rappel? Ne récitons-nous pas chaque jour : « Et il est monté au ciel... d'où il viendra juger les vivants et les morts » ? Ne lui disons-nous pas et avec une émotion assez profonde : « Judex crederis esse venturus » ? Sans doute, et il est également vrai que la dévotion à ce mystère nous paraît plus facile que la dévotion à la Trinité. N'est-ce pas nous en effet qu'il viendra juger? Mais il s'agit bien de nous !

 

Nous avons bien du sujet de le craindre, puisqu'il portera la condamnation des pécheurs ; mais nous en avons encore plus de l'honorer, de l'aimer, de le désirer (même pécheurs), puisqu'il portera aussi l'établissement parfait de la gloire et du règne de Dieu dedans ses oeuvres, et l'accomplissement de

 

 

(1) Amelote, op. cit, II, p. 177.

(2) Ib., II, p. 201.

(3) Il ajoute que les derniers jours de l'année seraient particulièrement propres aux exercices de cette dévotion.

 

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tous les désirs que nous pouvons avoir selon lui... Eu ce second avènement..., il se présente à la vue de tout l'univers, non plus... en l'infirmité de cette chair, mais parfaitement vivant et régnant, dedans la propre majesté, gloire, puissance et autorité de Dieu son Père; parfaitement triomphant de tous les ennemis de Dieu, du péché et de la mort... Ce n'est pas pour les hommes qu'il viendra lors, mais pour Dieu, pour lui faire justice des outrages commis par les hommes... Or, comme nous devons aimer Dieu plus que nous-mêmes..., nous devons aimer ce second avènement d'un amour tout particulier.

 

Suit une méditation en cinq points que je n'ai pas le droit de trop abréger, puisque aussi bien elle résume splendidement la doctrine de Condren :

 

Adorez en premier lieu le Fils de Dieu et la puissance qu'il a de détruire l'empire du diable..., le ciel et la terre et tout le monde d'Adam, cette vie et cet être présent, dans lequel nous sommes à cette heure. Renoncez à toutes ces choses que le Fils de Dieu veut détruire, et le suppliez qu'il n'attende pas au jour du Jugement à le détruire eu vous, mais de le faire dès maintenant, et d'abolir en votre âme tout le monde d'Adam.

Donnez-vous à lui, pour entrer en la sainteté de son zèle à l'encontre du monde, afin que vous soyez avec lui dans l'inclination de le détruire, et que vous n'y puissiez adhérer.

En second lieu, vous adorerez Jésus-Christ et l'abondance et plénitude de vie qui est en lui... ; et cette puissance de vie par laquelle il retire tout l'univers de la mort, et le renouvelle eu une meilleure vie... Donnez-vous à Notre-Seigueur, pour entrer dès maintenant en quelques effets de cette nouvelle vie...

 

Dédions le troisième point à la mémoire de Bossuet et de Fénelon, à la défense de tous les mystiques.

 

En troisième lieu, adorez le Jugement que Jésus-Christ fera de toutes choses. Nous le devons maintenant adorer d'autant plus soigneusement, que nous ne sommes pas assurés d'être en état alors d'en rendre à Dieu l'honneur, l'amour et la gloire qui lui en sera due, puisque nous ne sommes pas assurés de notre salut. Adorez particulièrement le Jugement qu'il fera de vous, quel qu'il soit; quand bien il devrait être de condamnation,

 

1o3

 

nous le devons... Donnez-vous à Notre-Seigneur pour entrer présentement en la vérité de son Jugement, pour n'estimer jamais les choses que comme il les estime...

En quatrième lieu, Jésus-Christ, par son Jugement, se rendra la justice à lui-même, et à tous ses mystères : il établira lors son Incarnation, son enfance, sa sainte vie cachée, à laquelle vous devez avoir dévotion... sur toutes créatures. Il obligera tous les anges, les hommes et les démons... à leur rendre tout ce qui leur est dû, et à porter éternellement à leur honneur et gloire des effets de ce qu'ils sont...

 

Et ce sera pareillement le triomphe de l'école française, la condamnation de qui l'aura trouvée paresseuse ou trop subtile.

 

En cinquième lieu, nous devons nous donner au Saint-Esprit, pour entrer dans le désir qu'il inspire à l'Eglise de Dieu du second avènement de Jésus Christ. Car le désir et l'amour qu'elle a pour ce second avènement est très grand... « L'Esprit et l'Epouse disent continuellement : Venez », et quiconque les écoute, doit dire aussi : Venez. »... « Jésus dit : Oui, je viens bientôt. Ainsi soit-il. Venez, mon Seigneur Jésus. »... (Saint Paul) « comprend tous les fidèles sous ces paroles: « Ceux qui aiment l'avènement de Jésus »... (Enfin) « Notre-Seigneur a voulu que ce fut notre ardent désir, Araks LA SANCTIFICATION DE DIEU, et notre seconde prière ; car, après nous avoir obligés à demander à Dieu la sanctification de son nom, il veut que nous lui demandions l'avènement de son règne (1).

 

Réalisez les sentiments qu'inspirait aux premiers chrétiens l'attente de la parousie, comparez-les à cette lettre du temps de Louis XIII, et ce rapprochement vous fera, pour ainsi dire, toucher du doigt l'évolution, le progrès de la prière chrétienne.

 
E. — La communion fréquente.

 

« Je suis plein, plein jusqu'à la gorge ! » Nous citerons plus loin ce cri du célèbre Père Desmares, ébloui, accablé, comblé après deux heures de conversation avec Condren.

 

(1) Lettres, pp. 44-53

 

4o4

 

Rassasié lui aussi de sublime, le lecteur va-t-il me demander grâce ? Non, je l'espère, s'il veut bien se rappeler que cet avant-dernier des Pères est comme inédit. Vieille bientôt de trois siècles, sa vie par le P. Amelote ne paraît que très rarement dans les catalogues, et ses Lettres elles-mêmes, bien que réimprimées en 1857, ne se trouvent pas sans peine. Si les pensées de Pascal fussent restées manuscrites, les bons esprits disputeraient-ils le droit de les citer largement au chartiste fortuné qui les aurait découvertes? Ou faut-il que je répète que, dansa l'ordre de la charité », de la religion, Condren égale Pascal?

 

Nous devons aller à la sainte communion pour que Jésus-Christ soit en nous tout ce qu'il y doit être, et que nous cessions d'y être tout ce que nous y sommes, à dessein de nous perdre en lui, et nous priver de nous-mêmes.

En second lieu, pour qu'il vienne y détruire tout ce qui est contraire à Dieu..., y faisant une exacte justice, crucifiant le vieil homme, et y établissant le règne de Dieu. Et ainsi nos imperfections nous doivent faire désirer la communion...

En troisième lieu, les dons et grâces qu'il plaît à Dieu de nous communiquer nous doivent induire à communier, afin qu'il plaise à Notre-Seigneur de venir en nous prendre possession de ses dons..., et que, par notre malignité, nous ne venions pas à en usurper le domaine, et nous en approprier l'usage.

Nous devons aller à la communion par obéissance au désir qu'a Jésus-Christ de nous recevoir en lui, dans sa vie et dans son être, détruisant l'être et la vie présente, et nous faisant être ce qu'il est, à savoir : vie, amour, vérité, vertu pour Dieu; et aussi par obéissance à la volonté qu'il a de nous avoir pour membres, dans lesquels il soit vivant pour son Père...

Combien que notre utilité spirituelle nous puisse convier à la communion fréquente, elle ne doit pas être pourtant notre première intention, comme elle n'est pas aussi la meilleure, ni la plus obligeante que nous devions avoir. Nous devons premièrement obéissance au désir que Jésus-Christ a de nous recevoir et posséder.

Saint Paul nous fait savoir que nous sommes la plénitude de Jésus-Christ, qui se remplit de nous, et croît en nous, comme en ses membres spirituels. Nous pouvons nous servir de la

 

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comparaison d'un enfant, qui ne croît point en sa substance, qui est immortelle et invariable, mais bien en son actuelle perfection et accomplissement parfait, lorsque le corps de l'enfant, par la nourriture ordinaire, vient à croître et à remplir la capacité qu'a l'âme de (le) vivifier, et posséder et contenir dedans sa vie et être propre. Ainsi par la communion, Jésus-Christ se remplit de nous, et nous lui faisons tort quand nous ne communions pas, comme celui qui ôterait la nourriture à l'enfant... ferait tort à l'âme..., empêchant la plénitude de sa capacité.

Le Fils de Dieu ne se contente pas d'être offert à son Père en un lieu, mais son désir est de lui être offert en plusieurs; et encore que ce soit un même sacrifice, non seulement le sacrifice, mais l'étendue du sacrifice honore Dieu. Or l'âme, qui l'a reçu par la communion, est vraiment un autel, qui contient Jésus-Christ, et l'offre à Dieu continuellement, non seulement d'intention ou de pensée, comme on peut l'offrir sans le recevoir, mais réellement et en vérité... Or c'est à Jésus-Christ contentement et à Dieu gloire d'être offert ainsi en toutes les âmes...

Il y a plusieurs autres sujets qui nous obligent à communier pour la pure gloire de Dieu, que Jésus-Christ a eue en intention plus que notre salut, quand il a établi la communion (1).

 

On a beaucoup écrit sur la fréquente communion, notamment dans ces dernières années, depuis les décrets du pape Pie X. Trouvera-t-on dans cette littérature abondante et facile beaucoup de pages qui rappellent, même d'assez loin, la distinction, la noblesse et la religion de

Condren (2) ?

 
F. — Le prêtre à l'autel.

 

Donnez-vous à Jésus-Christ,

 

non seulement pour le sacrifier en son intention, et en son

 

(1) Lettres, pp. 96-99.

(2) Sur la confession, je dois au moins citer de lui ces quelques lignes que je voudrais voir affichées, en gros caractères, sur tous les confessionnaux : « Quand vous vous confesserez, dites simplement et peu : car les longues expressions et la mémoire de telles fautes servent de disposition mauvaise à l'esprit pour les recevoir une autre fois... Ce que vous me dites en votre lettre que vous ne pouvez vous en souvenir en confession, c'est que la grâce de Dieu, assistant au sacrement, en sépare votre esprit, qui y veut trop penser. Soyez sincère et simple en la confession. et quand elle est faite, ne pensez plus comment elle a été faite. » Lettres, pp. 177, 178.

 

4o6

 

esprit, mais aussi en son nom et en sa personne. Car nous devons NOUS ANÉANTIR en cette action, et y être de purs membres de Jésus-Christ ; offrant et faisant ce qu'il offre et ce qu'il fait, COMME SI NOUS N'ÉTIONS PAS NOUS-MÉMES. NOUS ne saurions nous oublier assez en ce saint ministère, NI DIRE ASSEZ SIMPLEMENT EN JÉSUS-CHRIST : HOC est corpus MEUM...

 

C'est moi qui souligne ce réalisme, constamment, rigoureusement, passionnément réalisé, l'idée fixe de Condren, et la plus féconde peut-être, la plus nécessaire des leçons qu'il nous ait données.

 

Vous devez vous souvenir que le sacrifice que vous offrez n'est pas seulement le sacrifice du Fils de Dieu, mais du chef et des membres, de Jésus-Christ accompli, qui contient son Eglise, à laquelle il communique sa prêtrise, et elle l'offre avec lui, et lui s'offre avec elle. Vous n'êtes donc pas à l'autel membre de Jésus-Christ seulement, mais aussi de la sainte Vierge, de tous les saints et saintes qui sont au ciel, et de tous les fidèles qui sont en la terre. Vous devez donc vous oublier vous-même, pour être ce qu'ils sont, et offrir en leur nom et en leur personne, aussi bien qu'en leur intention et en esprit; et être à l'autel en esprit ce qu'ils sont, et CESSER D'Y ÊTRE VOUS-MÊME (1).

 
G. — La direction.

 

« Il n'avait pas sitôt parlé à quelqu'un qu'il connaissait sa capacité, et marquait précisément le caractère de chaque humeur et de chaque naturel. Avec la facilité de ce jugement, il avait celle de conformer sa doctrine à 'a disposition de son auditeur, et il mesurait son entretien avec tant de proportion qu'il n'y avait personne qui ne fût capable de l'entendre. Il usait d'une langue pour les doctes, et d'une autre pour les simples; il servait une viande aux forts, et une autre aux faibles ». Peut-être néanmoins oubliait-il quelquefois qu'à certaines heures les doctes eux-mêmes doivent être traités comme les simples. Lucide toujours et d'une merveilleuse transparence, mais d'une

 

(1) Lettres, pp. 17, 18.

 

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fécondité impitoyable, si l'on peut ainsi parler. Ceci paraîtra mieux du reste quand nous étudierons sa conduite à l'égard de M. Olier. « Il avait une particulière charité pour les gens de petite condition, et entretenait plus volontiers un pauvre serviteur qu'il n'eût fait une personne de grande qualité. Mais il n'y avait point de sorte d'esprits, même des plus grossiers, qui ne comprissent sa doctrine, et si quelqu'un y trouvait d'abord quelque difficulté, c'est qu'il était prévenu d'une instruction particulière... Lorsque Dieu lui avait donné le soin de quelqu'un, il était extrêmement assidu à l'instruire, il y travaillait avec autant de diligence que s'il n'y eût eu rien que cela à faire au monde; et, ayant un zèle universel dans son âme, il avait une charité pour celui-là seul, comme pour tons les hommes ensemble. Cette bonté, qui paraissait très évidente, donnait une grande confiance en lui, et, quand on considérait la lumière qu'il avait dans les choses de Dieu, la netteté avec laquelle il éclaircissait les doutes et pénétrait dans les coeurs pour expliquer les difficultés, l'on se trouvait dans un si parfait repos sous sa conduite, qu'il n'y a jamais eu aucun de ses enfants qui n'ait compté entre les plus grandes grâces qu'il ait reçues celle de la connaissance d'un si bon père (1)». Jusqu'ici rien qui ne soit commun à toute bonne direction, chose d'ailleurs peu commune ; venons vite aux principes de l'école française appliqués à la conduite des âmes, comme aussi bien aux autres fonctions de

l'apostolat.

 

La parole de Dieu, écrivait-il à un de ses missionnaires, est toujours sainte, même en la bouche d'un pécheur, et elle n'y doit pas perdre son efficace. Elle doit néanmoins produire de plus grands effets, quand ceux qui la portent aux autres s'anéantissent en eux-mêmes, et ne parlent qu'en lui et en son esprit. Malheur à l'ouvrier évangélique qui veut être écouté lui-même ! La couronne et la gloire de l'Evangile ne sont que pour ceux

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 207-2o5.

 

409

 

qui veulent que Jésus-Christ soit écouté en sa parole, et qui s'anéantissent eux-mêmes dans leur mission (1).

 

Anéantissement bien plus solide, profond, durable que cet oubli et perte de soi, que cet abandon — surveillé du reste — sans lesquels il n'est pas de grand écrivain, ni, encore moins, de véritable orateur. Chose singulière, sur ce point comme sur tant d'autres, les consignes évangéliques et bérulliennes rejoignent les règles premières de l'art d'écrire ou de parler.

« La première intention qu'il avait c'était de donner les âmes à Dieu. Son esprit d'hostie le portait toujours à ce dessein .. Il les lui offrait donc, comme prêtre; et, comme hostie; il souhaitait d'être avec eux un seul sacrifice. II ne s'attribuait jamais à soi-même la qualité de directeur; il disait qu'elle appartenait à Jésus-Christ... Il ne se voulait jamais conserver d'autorité, et il avait toujours de la joie quand on le quittait» pour s'adresser à un autre. « Ce n'est pas à moi, disait-il, de rien mettre du mien dans une âme. C'est le sanctuaire où Dieu habite; tout ce qui y entre sans son ordre le déshonore et le profane... C'est au Chef à communiquer le mouvement à ses membres, et c'est contre la nature du christianisme, s'ils reçoivent des impressions étrangères (2) ».

« C'était sa pratique de laisser ses enfants un temps notable sans leur dire mot, afin de leur donner loisir de profiter de sa doctrine (3)».

 

Dieu, écrivait-il encore, a conduit ainsi ses plus chers disciples, et les a laissés même au Saint-Esprit, pour apprendre de lui ses principales instructions, après les y avoir disposés... Je crois que vous devez à son exemple lui laisser pour un temps les âmes qui vous écoutent, après leur avoir ouvert l'esprit, afin qu'elles s'accoutument à trouver en Dieu ce que vous

 

(1) Lettres, pp. 255, 256.

(2) Amelote, op. cit, II. pp. 211, 218.

(3) Ib., II, p. 228.

 

leur avez enseigné. Celui qui plante ou qui arrose n'est pas considérable en l'oeuvre de Dieu, mais Dieu même qui donne l'avancement et la perfection (1).

 

« Encore qu'il jugeât bien que vous dussiez travailler à certaines oeuvres, si est-ce qu'il ne vous en pressait point, qu'autant qu'il vous jugeait capable de les accepter (2). Il avait cela de merveilleux — le mot n'est pas trop fort — qu'il ne vous faisait jamais aucune instance. Cette façon tient d'ordinaire, ou d'une espèce d'empire — genus dictatorium — ou d'une familiarité. Il était si humble qu'il ne prenait lamais les choses d'un air de puissance, et si respectueux qu'il ne se donnait jamais aucune liberté avec vous. Il  se regardait toujours comme une chose de néant, par son esprit d'hostie et de sacrifice» (3).

Par là s'expliquent du reste, et, sans doute, se justifient cette lenteur extrême, cette indécision apparente dont nous avons déjà parlé. « Il faut, disait-il, donner à Dieu le temps que désire la suavité de sa conduite »). Grâce et nature, si l'on veut bien se le rappeler, c'est là aussi un des traits caractéristiques de Vincent de Paul. Lorsqu'on venait proposer au P. de Condren « quelque nouveau dessein, il ne rebutait jamais les personnes ; il prenait du temps, pour les faire prier Dieu, et pour le prier aussi lui-même ; et enfin, selon les dispositions où Dieu les avait mises, il décidait leurs difficultés. Il n'avait pas égard en cela à ses dévotions, il considérait les instincts particuliers que Dieu mettait dans leurs esprits, il examinait la conformité qu'avaient ces instincts avec leur vocation, et, s'ils se trouvaient justes, il les portait à y obéir. Sur quoi je découvre le tort qu'avaient quelques-uns, qui se plaignaient

 

(1) Lettres, pp. 33, 34.

(2) Amelote ici, comme toujours, parle d'expérience : Cf. dans l'édition Pin, les lettres qu'il recevait de Condren, son supérieur, pendant ses propres missions.

(3) Amelote, op. cit., II, pp. 228, 229.

(4) Lettres, p. 215.

 

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de ce grand homme, lorsqu'il ne satisfaisait pas tout d'un coup à leurs demandes. Il est vrai que l'impatience et la curiosité avaient à souffrir auprès de lui, car, comme il n'arrêtait rien par son esprit, et qu'il désirait de la lumière pour connaître la volonté de Dieu, il tenait les esprits en suspens, jusqu'à ce qu'ils eussent assez prié Dieu pour en obtenir de l'éclaircissement. Cependant la paix où ils le voyaient irritait parfois leur inquiétude, mais, quelques instances qu'ils lui fissent, ils ne tiraient jamais de sa bouche de résolution à laquelle Dieu ne les eût premièrement disposés, et il fallait qu'ils fussent sollicités dans leur conscience, avant que d'être convaincus par ses paroles. Il aimait mieux souffrir l'importunité, en attendant les heures de Jésus-Christ, que de lui être infidèle, et il ne croyait pas qu'il fût besoin de résoudre ce que Dieu ne témoignait pas désirer. Il voulait donc savoir d'eux en quelle disposition Dieu les mettait, et il laissait toujours prononcer Jésus-Christ dans leur coeur, sans usurper son autorité. Ce n'est pas ainsi que se comportent plusieurs prophètes d'Israël ; il n'y en a que trop qui parlent de leur propre mouvement, et qui courent où ils ne sont pas envoyés. Celui-ci étudiait les impressions que Dieu faisait dans les âmes, il s'enquérait des paroles secrètes qu'il disait en elles, il prenait garde à son silence aussi bien qu'à son langage, et enfin il suivait la grâce, et se rendait religieux à ne la point prévenir (1)». Alors comme aujourd'hui, beaucoup ne demandaient à leur directeur que de les dispenser de vouloir, en d'autres termes, que de vouloir pour eux. Lâche prétention, mais deux fois déraisonnable quand on se place au point de vue de l'école française. Comment veut-on que le directeur, qui, lui-même, doit « cesser d'être », aille s'encombrer de l'être d'autrui ? Et comment ce redoublement de son moi servirait-il à entretenir, à parfaire la vie du Christ dans les âmes ?

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 220-221.

 

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Filioli quos iterum parturio, cloner formetur Christus in vobis.

 
H. — La mystique.

 

Chose infiniment rare de son temps, et peut-être encore du nôtre, dans les états mystiques, le P. de Condren n'admirait que ce qui est proprement mystique, à savoir la rencontre entre Dieu et nous au plus intime de l'âme ; rencontre ineffable et qui, par sa définition même ne doit ni ne peut tomber sous le sens. Le jugement qu'il a porté sur les extases de Barbe de Compiègne est à ce point de vue d'une extrême importance. Nous avons déjà parlé de cette contemplative et nous la retrouverons bientôt dans le chapitre d'Antoinette de Jésus (1). « Le P. de Condren, qui avait sa confiance, l'estimait très haut. Il m'a dit, rapporte le P. Amelote, « qu'il n'avait jamais vu personne qui eût tant de connaissance qu'elle de Jésus-Christ crucifié ». Elle était en effet « si puissamment retirée dans l'intérieur de Jésus-Christ souffrant, et avait tant de société avec son état d'hostie pour les péchés, qu'elle était souvent, deux ou trois heures, comme morte de douleur (2)» . Or, justement, cette extase accablée, qui ravissait les pieuses personnes de Compiègne, plaisait beaucoup moins au P. de Condren.

Il eût voulu que Barbe luttât de son mieux contre une défaillance toute physiologique, ou du moins que ni elle, ni son entourage n'attachassent d'importance à des phénomènes qui, par eux-mêmes, n'ont rien de céleste. C'est dans cet esprit qu'il écrivait un jour au P. Marin, confesseur ordinaire de l'extatique :

 

Je désirerais seulement, s'il m'est permis de désirer quelque chose dans les oeuvres de Dieu, qu'il plut à Notre-Seigneur de la soutenir davantage dedans sa souffrance, afin qu'elle ne succombât pas tant par infirmité, et que cet état pénible et crucifié quelle porte fût plus caché dans la force de Jésus-

 

(1) Cf. Invasion mystique, pp. 67-69,

(2) Amelote, op. cit., II, p. 264.

 

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Christ, qui portait tout un monde de douleur et une extrémité incompréhensible de souffrance, sans cesser de rendre à Dieu et aux hommes ses devoirs;

 

sans perdre l'usage de ses sens.

 

Il sera bon qu'elle communie tous les mois une fois en l'honneur de la force et sainteté de Jésus souffrant. Par sa force il soutient sa peine, quoique extrême, sans y succomber et la manifester par infirmité.

 

Et il ajoute cette remarque, infiniment précieuse pour nous, historien des mystiques, puisqu'elle nous apprend et nous invite à discerner, dans l'expérience même des saints les plus authentiques, ce qui est de Dieu, ce qui est proprement de l'homme :

 

Je souhaite aussi beaucoup qu'il plaise à Notre-Seigneur... de consommer dans sou esprit très saint ce qui reste encore en son âme et eu ses sens, principalement intérieurs, d'amour et complaisance propre, et impureté de la nature ; afin qu'elle ne reçoive pas les effets de Dieu et ses communications saintes si animalement et si charnellement ; car il me semble que sa nature et ses sens y tiennent trop de part, et en une manière qui tient encore trop de la chair et du sang, combien qu'elle soit fort pénible et par l'Esprit de Dieu.

 

Et, revenant à un de ses axiomes familiers :

 

Nous ne recevons jamais les dons de Dieu purement comme il nous les donne ; et lors même qu'en nous les donnant. il nous les fait aussi recevoir par son Esprit, souvent notre nature s'y mêle, et nous fait recevoir impurement ce que Dieu nous donne très saintement... Et elle doit désirer de n'avoir aucune part à ses dons, qui ne doivent être que pour lui et à sa gloire, et qui la doivent ôter et ravir à elle-même, plutôt que de lui donner, pour la faire être à Dieu. Nous devons désirer avec Dieu de tout perdre, afin qu'il ait tout ; de ne rien être en nous, afin qu'il y soit tout ; d'y mourir toujours et à toutes choses, voire même à celles qu'il lui plaît de nous donner, afin que lui-même soit vivant en nous dedans ses propres dons... ; et qu'il ne souffre jamais que nous sortions de cette mort qui

 

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laisse vivre Dieu en nous, de ce néant qui donne lieu en nous à son être (1).

 

Ainsi nous ne ferons qu'obéir à Condren, lorsque bientôt nous critiquerons, avec une respectueuse liberté, et Marie des Vallées, et M. Olier, et d'autres encore. Si je connaissais un guide plus lumineux et plus sûr, je l'aurais suivi.

 
I. — L'anéantissement posthume ou de « la manière de faire son testament ».

 

A une personne riche qui l'avait consulté sur ce sujet, et notamment sur les fondations pieuses qu'elle songeait à faire, des fondations, oui certes, répond le P. de Condren,

 

car il est juste que notre sentiment passe au delà de nous, que nous souhaitions de survivre à nous-mêmes, pour adorer une si grande bonté, et que notre reconnaissance ne soit pas ensevelie en notre cercueil ;

 

mais des fondations qui respirent « un esprit de mort, et non pas un esprit de vie en la mémoire des hommes ». Puis, venant au concret et au détail, voici, continue-t-il, deux projets

 

qui me viennent en l'esprit, qui pourront vous servir d'exemple. Il v a deux maisons religieuses, que je sais que vous aimez avec une grande charité, auxquelles vous vous sentez porté de faire du bien, comme je crois que Dieu l'aura bien agréable : l'une est nue maison d'amour, d'honneur et de louange, de cordialité et de reconnaissance pour Dieu ;

 

peut-être un des Carmels de Paris.

 

je voudrais, entre les autres intentions que vous pouvez avoir, fonder une place en celle-là, à dessein d'établir à perpétuité une âme en la terre, pour aimer et louer Dieu, et qui vous soit un perpétuel sacrifice eucharistique, c'est-à-dire de gratitude

et d'action de grâces.

Non que je veuille vous porter à désirer que cette personne

 

(1) Lettres, pp. 71-74.

 

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vous connaisse, et qu'elle soit spécialement désignée pour remplir votre fondation, et pour satisfaire à votre désir, ou qu'elle soit obligée à s'occuper de vous et de vos intentions... Vous ferez mieux de la commettre entièrement à l'esprit de sa vocation, en la donnant toute à Dieu, et la lui laissant régir en la pureté de sa voie.

Et d'ailleurs, il nous est communément meilleur de vouloir être dans l'oubli de la mort, afin que Dieu seul remplisse les pensées et les affections des hommes. Nous nous sommes trop occupés de nous-mêmes, et avons trop pris de place dans les esprits des autres, que Dieu seul devait remplir. Il les lui faut laisser entièrement vides de nous, comme ils le doivent être d'eux-mêmes... Les âmes consacrées à Dieu sont des temples que sa seule Majesté doit remplir ; et les coeurs qui lui sont voués... sont des autels qui doivent brûler de son seul amour, dans lequel toute autre chose doit être immolée à sa sainteté, et parfaitement consommée. Ce serait autrement vouloir être une idole en son temple... C'est mieux fait de se cacher en Dieu, comme cet ange, qui donna la Loi au peuple, sur le Mont Sinaï, qui s'anéantit dans sa mission en la personne qui l'envoie, et parle en sou nom, afin que Dieu seul paraisse et soit adoré, et lui ignoré.

 

Cet ange du Sinaï était aussi une de ses dévotions. Suivent, appliquées à cette circonstance particulière, toutes les considérations que nous connaissons déjà, et un magnifique modèle de testament bérullien, dont je veux au moins citer quelques articles : je fais mon testament, et dès aujourd'hui,

 

pour honorer et imiter Jésus-Christ mon Seigneur, qui n'attendit pas la dernière heure pour sceller sa dernière volonté, mais ayant assemblé les siens, auparavant qu'il y eût aucune apparence de sa mort, il enferma tous ses biens et soi-même dans la très sainte Eucharistie, et ainsi se laissa par testament en sacrifice à Dieu, et en communion éternelle à son Eglise... Pour mon corps, qui est terre, et qui doit retourner en terre, je n'en puis faire un meilleur usage, ni lui désirer une plus grande bénédiction, que la principale que puisse avoir la terre, qui est de servir de marche-pied aux enfants de Dieu, et porter ceux qui le servent; je désire pour cet effet qu'il se

 

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consomme sous le pavé de l'Eglise N., où je choisis ma sépulture (1).

 

Je devrais et je voudrais le citer encore, mais ces derniers textes nous invitent d'eux-mêmes à mettre fin à notre discours. Nous connaissons maintenant cet homme divin, ses moeurs, sa doctrine ; il est temps de le voir mourir.

« Il demanda l'extrême-onction, avant qu'il fût entièrement affaibli, et il la reçut dans l'esprit de Jésus-Christ mourant. Alors, il se donna à lui pour entrer dans toutes ses dernières dispositions, et pour achever par sa grâce ce qui manquait à ses fidélités. Il se sépara plus que jamais du monde présent, et, avec Jésus-Christ, désira très fortement de passer à Dieu. Il demanda pardon... à tous les Pères, et leur donna en ces termes sa bénédiction... : « Venez, mon Seigneur Jésus, et vivez en vos serviteurs avec la plénitude de votre vertu; et dominez sur la puissance qui vous est contraire, vous qui vivez et régnez aux siècles des siècles....

« Un médecin, qui le voyait sensiblement affaibli, lui dit qu'il allait mourir. Tout incontinent, il se mit en trois dispositions pour s'y préparer. La première fut de respect et d'adoration de la parfaite obéissance que Jésus-Christ avait rendue à son Père jusqu'à la mort; et il accepta la sienne par soumission à l'ordre de Dieu. La seconde fut d'union à Jésus-Christ, pour adorer avec lui la justice divine, et pour en porter tous les effets ; il se confessa criminel en mourant, et regarda son lit comme l'échafaud de son supplice. La troisième fut d'offrande de lui-même à Jésus-Christ, pour entrer, par sa vertu, dans l'usage de toutes les lumières qu'il lui avait données, lorsqu'il assistait des personnes mourantes...

« Quant à l'attache à soi-même, sa profession d'hostie l'en avait tellement éloigné qu'il dit en cette maladie ces paroles : « Il me semble que j'ai aimé, toute ma vie, la

 

(1) Lettres, pp. 3o2-316.

 

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gloire de Dieu plus que mon salut ; mais je n'ai rien fait qui vaille ». En effet, la veille même de sa mort, il oublia pour l'amour de Dieu ses propres intérêts, lorsqu'ils devaient être les plus sensibles. Car, comme un des Pères, le voyant défaillir, s'offrit d'aller (lire à son intention la messe des agonisants, il répondit qu'il ne devait pas être considéré, et le pria (le célébrer la messe du jour des Rois, en l'honneur du règne de Jésus-Christ.... Le jour d'auparavant, il avait recommandé à un autre, qui allait offrir pour lui le saint Sacrifice, en l'honneur de la Sainte Vierge : « Demandez-lui qu'elle m'obtienne miséricorde, à sa façon, et non point à la nôtre, et que Dieu soit purement glorifié, et son ordre suivi... » (Et à un autre) : « Demandez à Dieu qu'il ne croie point ni les uns ni les autres ; qu'il se croie soi-même... »

« J'espère, disait-il encore, que Dieu, à cause de sa miséricorde infinie, et pour le respect du sang de son Fils, ne me damnera pas. Je pense qu'il se contentera de m'envoyer en purgatoire jusqu'à la fin du monde ; et, au jour du Jugement, je servirai à exalter sa miséricorde et à confondre Judas et l'Antéchrist. Car, puisque je me suis bien sauvé par la confiance que j'ai eue en Jésus-Christ, je les convaincrai d'infidélité de ne s'être pas convertis »...

« Il souffrait.., d'étranges angoisses d'esprit.. C'était une participation de la tristesse et de l'abandon de Jésus-Christ... Il avait toujours les yeux de son esprit appliqués à la divine sainteté, pureté et justice, et c'étaient ces divines perfections qui faisaient en son âme cette impression si pénible... Cette hostie ne mourut pas seulement parla faiblesse de la nature ; elle se consuma par un effet de la divine sainteté. Aussi était-ce par la force de cette vertu, qu'il dit alors ces paroles, qu'il avait toujours estimées les plus saintes qui eussent jamais été dites : « Qui est-ce qui me donnera que ma prière soit accomplie, et que Dieu m'accorde ce que j'attends ? Que celui qui a commencé à m'écraser m'achève, qu'il lâche sa main,

 

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et qu'il me détruise, et que j'aie cette consolation qu'il ne m'épargne point dans mes douleurs, et que je ne contredise point aux arrêts et à la volonté du Saint» (1) .

« Achevant ces paroles, ce qui fut demi-quart d'heure avant sa mort, comme l'on assemblait encore la communauté pour le voir passer, un des Pères, priant devant le Saint-Sacrement par son ordre, et y adorant en son none l'agonie de Jésus-Christ, et le jugement qu'il ferait de lui à l'heure de sa mort, lequel il adora lui-même de son côté, et l'accepta par avance; comme les dernières douleurs le prenaient : « Or ça, mon Père, dit-il à celui qu'il avait nominé pour l'assister, il faut bien employer le temps qui nous reste. Donnez-vous bien à Dieu pour me dire les choses qui seront nécessaires. » Et, à même temps, « voilà, dit-il, une nouvelle affliction d'esprit ! » Dieu, comme saint, faisait porter à son âme ses derniers effets, et la remplissait d'un tel sentiment de la divine pureté, qu'il ne le pouvait plus supporter. C'était la vraie image de Jésus-Christ attaché à la croix... Le bon Père qui lui servait d'ange confortant, fut inspiré de lui dire : « Mon Père, abandonnez-vous à Dieu » : à quoi, tout d'un coup, d'une voix nette, et avec un courage extraordinaire, levant les yeux au ciel, d'un coeur plein de confiance et d'amour : « Eh bien, dit-il, je m'y abandonne », et, avec ces paroles rendit l'esprit, semblable à Jésus-Christ en ce point, qui, dans son délaissement, cria de toute sa force à son Père : Je vous recommande mon esprit, et le mets entre vos mains (2) »

« Il y eut des personnes qui, n'ayant pas mis en pratique les instructions qu'il leur avait données durant sa vie, furent changées en un moment à sa mort, et alors Dieu fit tellement revivre dans leurs esprits tous les entretiens de ce bon Père, que ses discours, même effacés de leur

 

(1) Job, VI, 2o.

(2) Amelote, op. cit., pp. 387-395.

 

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mémoire, y furent clairement représentés. Mais, ce qui est plus puissant, c'est que le coeur suivit l'esprit...

« Il y a aussi diverses âmes... à qui il s'est communiqué. Il en a instruit une de la vie chrétienne, et lui a fait voir combien la plupart des enfants de Dieu s'éloignent de Jésus-Christ. Ce bon Père paraissait, enseignant deux vierges, qui, bien que chastes et dévotes, ne vivaient pas néanmoins dans l'esprit de Jésus-Christ « Vous n'êtes chrétiennes, leur disait-il, que par les sacrements ; vous ne l'êtes point par votre vie. Quoi que vous fassiez, vous êtes comme un corps mort, si vous ne travaillez à animer votre baptême.. Il faut renoncer à tout ce que vous êtes, et entrer dans tout ce qui est en Jésus-Christ ». Une autre fois, il appliqua toute son âme à celle de cette même personne, et, s'imprimant en elle, lui fit connaître tout son état. Elle vit comme il avait été rempli de toutes les dispositions de Jésus-Christ, que ses défauts avaient été réparés par la perfection de Jésus-Christ, qu'il avait toujours été dans un esprit de sacrifice, et qu'il eût voulu détruire toutes choses à la gloire de Dieu. Il lui témoigna que toutes les lumières qu'il avait eues n'étaient que des ténèbres au prix de ce qu'il voyait. Il répéta plusieurs fois que Dieu est saint, que Dieu est saint, que Dieu est saint, et se retira, comme se cachant, et faisant paraître qu'alors même il avait répugnance à être connu, et qu'il eût voulu se perdre et s'anéantir devant Dieu.

« Pour moi, je crois avoir vu en sa personne la plus grande merveille que je puisse comprendre en la terre. Je me le représente toujours comme une vive image de Jésus-Christ, et, lorsque je veux concevoir la majesté et l'étendue de la grâce chrétienne, je me figure l'intérieur de ce grand homme... C'est un des plus grands ornements de tous les siècles chrétiens (1) ».

 

(1) Amelote, op. cit., II, pp. 399-4o4.
 
 
 
 
 

CHAPITRE IV : L'INITIATION DE JEAN-JACQUES OLIER

 
 
 

I. Les vrais héritiers de Condren d'après la légende sulpicienne : Condren, prévoyant la jansénisation prochaine de ses confrères, n'aurait laissé à l'Oratoire « que son corps ». — Sainte a indifférence » de Condren. — Ce qu'il a pu reprocher à l'Oratoire : les « communautés » et « l'esprit de corps ». — La méthode des grands initiateurs et les entretiens de Condren. — Le P. Desmares, « plein jusqu'à la gorge ». — L'Oratoire héritier de Condren. — Que son héritier par excellence est M. Olier.

II. Origines de Jean-Jacques Olier. — François de Sales. — Étrange attitude de Mme Olier à l'endroit de Jean-Jacques. — Etourderies de jeunesse. — Conversion. — De saint Vincent de Paul au P. de Condren.

III. La grande crise de neurasthénie. — Les saints, « ont des nerfs » comme  nous, « et peuvent partant avoir des névroses ». — Héroïsme de M. Olier pendant la crise. — Que celle-ci n'a eu de soudain que son extrême violence. — Les entretiens de Condren et la névrose de M. Olier. — Qu'il ne s'agit point d'une crise morale. — Détresse purement physiologique amenant, par une réaction naturelle, des accès de mégalomanie morbide. — Complications métaphysiques, suite des leçons de Condren. — « Vous diriez qu'il soit devenu hébété ». — « Me sentant retirer de tout moi-même, de ce qui me faisait subsister ». — Il continue malgré tout sa vie de missionnaire. — Les tentations de désespoir : un second Judas. — « Le mépris universel... la fable de tout Paris ». — Condren lui-même le délaisse.

IV. Le paroxysme et les premiers symptômes de guérison. — Vox turturis. — De la contemplation éperdue de lui-même, il passe à contempler la modestie de la sainte Vierge adolescente. — Les cloches de Chartres — Ses compagnons ne le reconnaissent plus. — De l'horreur morbide de la superbe aux joies de l'humilité véritable. — Chef incontesté de la petite compagnie formée par Condren.

V. Plus qu'une guérison. — Travail souterrain d'initiation pendant la crise. — Il retrouve, comprend, et s’assimile sans peine toutes les leçons de Condren. — Que la crise elle-même l'a aidé à réaliser plus profondément la doctrine oratorienne sur la dépossession du moi. — L'Esprit de Dieu « répandu par tout moi-même, comme s'il y tenait la place de mon âme ».— L'effondrement du malade et l'anéantissement libre, joyeux, épanouissant du mystique. — La crise lui a de même appris que les goûts sensibles ne sont pas le principal de la dévotion.

 

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I. Les Messieurs de Saint-Sulpice, écrivait avec plus d'ironie que d'amertume, l'oratorien Batterel « se vantent d'avoir l'esprit du P. de Condren, disant que nous n'avons que son corps» (1). Telle est bien en effet la pieuse et paradoxale prétention de cette compagnie, d'ailleurs si modeste. Ils l'ont héritée de M. Olier (2). Quand celui-ci

 

(1) Batterel, op. cit., II, p. 54.

(2) Jean-Jacques Olier (1608-1657). Pour la bibliographie, cf. L. Bertrand, Bibliothèque sulpicienne ou Histoire littéraire de la Compagnie de Saint-Sulpice, Paris, 19oo, I.). Les oeuvres complètes se trouvent réunies, en un volume, dans la collection Migne, (1856). J'indiquerai seulement les ouvrages et les éditions auxquels je renvoie : Catéchisme chrétien pour la vie intérieure.., dernière édition, Paris, 1679; La journée chrétienne, par M. Olier... Paris, 1657; (sauf la couverture, où le nom de M. Olier parait pour la première fois, c'est, je crois, une réimpression pure et simple de la 1ère édition, publiée du vivant de M. Olier, en 1655); Lettres de M. Olier... nouvelle édition (par M. Gamon), Paris, 1885. Quand il y a lieu, il est intéressant de comparer cette édition avec celle, beaucoup moins riche et plus ou moins expurgée, qu'a donnée M. Tronson : Lettres spirituelles de M. Olier... Paris, 1672. Soit à cause de leur longueur, soit pour d'autres raisons, les Mémoires de M. Olier n'ont jamais été publiées dans leur entier. Je n'ai pas cru devoir en demander communication, et je me suis contenté des copieux extraits qui se trouvent dans la vie de M. Olier par M. Faillon; (ils ont été souvent et assez fortement retouchés; pour un certain nombre, le texte authentique a été donné par M. Monier, dans la vie de M. Olier); dans la compilation de M. Faillon qui a pour titre : Vie intérieure de la très Sainte Vierge, ouvrage recueilli des écrits de M. Olier, Rome, 1866. (les approbations sont importantes), et dans les deux mémoires justificatifs : Doctrine de M. Olier expliquée par sa vie et par ses écrits, par M H. I. Icard, supérieur de la Compagnie de Saint-Sulpice; Paris. Séminaire de Saint-Sulpice, 1889; Explication de quelques passages des Mémoires de M. Olier sur Marie Rousseau, (par le même M. Icard) Paris, 1892. J'ignore si ces deux ouvrages sont dans le commerce; je dois de les connaître à un collectionneur de mes amis. Tout récemment M. Letoureau a tiré des Mémoires, un certain nombre de Pensées choisies sur le culte de Notre-Seigneur, etc., Paris 1916. On doit aussi consulter sur la doctrine de M. Olier, un précieux opuscule de lui, édité et commenté par un docte sulpicien : Pietas Seminarii Sancti Sulpicii, auctore Joanne-Jacobo Olier... opusculum ad fidem Autographi Oleriani restituit explanatione perpetua et notes auxit Ferd. Labbe de Cbampgrand, Paris, 1885.

Sur l’histoire de M. Olier : Mémoire sur la vie de M. Olier... par M. Baudrand, curé de Saint-Sulpice, écrit en 1682, et publié, avec de savantes notes de M Monier, dans le tome III, de la Bibliothèque sulpicienne; Vie de M. Olier, fondateur du Séminaire de Saint-Sulpice, par M. Faillon... 4° édition (indispensable) revue et considérablement augmentée, Paris, 1873. Ouvrage capital et prodigieusement riche en renseignements de tout genre sur l'histoire religieuse du XVII° siècle; Vie de Jean-Jacques Olier... par Frédéric Mouier, P. S. S., tome Ier, Paris, 1914 ; ouvrage posthume, publié par le savant M. Levesque, qui a presque promis de le mener à bonne fin. C'est une oeuvre toute proche de la perfection. Humaniste de race, esprit très judicieux, mais incapable d'écrire une ligne banale, pieux certes, mais sans fadeur, consciencieux jusqu'au scrupule, M. Monier n'a eu que le tort de mourir trop tôt. Je critiquerai librement, comme je le dois, certaines de ses appréciations, mais je serai plus maladroit que nature, si, en le critiquant, je ne laisse pas assez paraître la très affectueuse vénération qu'il m'inspire. — G. M. de Venges, J.-J. Olier..., essai d'histoire religieuse sur le XVII° siècle, Paris, s. d. (19o4); G. Letourneau, Le ministère pastoral de Jean-Jacques Olier Paris, 19o4; La mission de Jean-Jacques Olier et la fondation des grands séminaires de France, Paris, 19o3. Sur la doctrine de M. Olier (notamment sur le Sacerdoce) on peut consulter l'ouvrage tout bérullien du P. Giraud : Prêtre et hostie, 3e édition, Paris, 1914; et J. Grimai, Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Paris, 1911 . Cf. aussi un chapitre sur M. Olier dans l'étude posthume du regretté Charles Flachaire : La dévotion à la Sainte Vierge dans la littérature catholique au commencement du XVII°  siècle, Paris, 1916, et un chapitre important sur les débuts du Séminaire de Saint-Sulpice dans l'ouvrage du R. P. de Salinis : Madame de Villeneuve... fondatrice et institutrice des soeurs de la Croix, Paris, 1918.

 

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mentionne en bloc les disciples, « tous les disciples » (1) de Condren, il entend désigner par là un nombre infime de personnes, lui-même d'abord et surtout, M. Amelote, Gaston de Renty et quelques autres, généreusement ajoutés par lui à la liste un peu trop grêle que Gondren lui aurait fixée dans une vision. D'après une vieille chronique sulpicienne, le Père « s'était apparu à M. Olier, le lendemain de sa mort, élevé dans une gloire et dans une lumière immense, et lui avait dit qu'il l'avait laissé héritier de son esprit, avec deux autres qu'il lui nomma» (1). Un de ces deux était M. Amelote, qui, à cette époque, n'appartenait pas encore à l'Oratoire ; M. Olier a négligé de dire le nom de l'autre, Renty peut-être, ou le Père de Saint-Pé. Brodant là-dessus, les historiens de Saint-Sulpice ont imaginé le bizarre système que voici : le second général de l'Oratoire, averti par une inspiration céleste que sa congrégation passerait bientôt au jansénisme, se serait progressivement détaché d'elle, pour se consacrer tout entier ce petit groupe de prêtres particuliers qui vivait sous sa direction, et qui, dans sa pensée, devait entreprendre un jour la grande oeuvre des séminaires. Légende plus que bizarre, je le répète, et que néanmoins

 

(1) Faillon, op. cit., I, pp. 353, 354.

(2) Bertrand, op. cit., III (Mémoire de Baudrand), p. 39o.

 

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la plupart des historiens ont acceptée de confiance. On oublie que deux de ces prêtres — l'abbé de Foix, Caulet, plus tard évêque de Pamiers, et Jean du Ferrier — ont donné au jansénisme plus de gages que beaucoup d'oratoriens, et que, du reste, le petit groupe s'étant disloqué peu après la mort de Condren, trois seulement de ses membres ont travaillé efficacement à la fondation de Saint-Sulpice : détail insignifiant, si l'on veut, mais qui ferait peu d'honneur à cette clairvoyance prophétique que l'on prête à Condren, et dont lui-même ne se flattait point. On oublie plusieurs autres choses et les faits les plus constants.

Non, il n'est pas vraisemblable, il n'est pas vrai que Charles de Condren, l'homme du devoir présent, ait jamais relégué au second ou au troisième rang de ses affections une famille religieuse où les saints abondaient, et que la volonté divine lui avait expressément confiée. Non pas qu'il ait cru l'Oratoire indispensable à l'Eglise. La ruine totale de cette congrégation, encore si riche de promesses, l'aurait affligé sans doute, mais ne l'aurait pas accablé. « Quels seraient vos sentiments, demandait-on à Ignace de Loyola, si le Pape supprimait votre Compagnie?» « Un quart d'heure d'oraison, répondit-il, et je n'y penserais plus ». A Condren la moitié d'un quart d'heure aurait suffi. Mais pense-t-on qu'il eût été impressionné davantage s'il eût prévu que ses chers disciples, M. Olier et les autres, n'auraient aucune part à la fondation des séminaires? Or, ce n'était pas là seulement chez lui cette vertu d'indifférence que saint Ignace nous prêche dans les Exercices, mais encore une autre sorte de détachement. En vérité, la congrégation oratorienne ne répondait pas tout à fait à l'idéal qu'il s'en était formé. Il s'était donné à elle de tout son coeur, et il n'a jamais rétracté ni regretté ce don total de lui-même. Il ne mettait rien au-dessus d'elle, pas même la future communauté de Saint-Sulpice, et cependant je suis presque sûr que l'Oratoire l'aura parfois déçu et désenchanté, non pas du tout parce qu'il était

 

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l'Oratoire, mais bien plutôt parce qu'il n'était pas assez l'Oratoire, c'est-à-dire la réunion idéale qu'avait rêvée ce platonicien, et qui ne pouvait exister, si l'on peut dire, que sur le papier. Encore un coup, aucune réunion semblable ne l'eût satisfait davantage. Qu'on permette à l'historien et au peintre d'utiliser librement les indications dont il dispose. Je ne fais pas le panégyrique de Condren ; je taché seulement de pénétrer ce génie subtil et cette conscience raffinée.

Parlant un jour au Père Desmares « des différentes communautés qui sont dans l'Eglise, et gémissant de ce que la plupart sacrifient — le mot n'est pas juste, mais on voit l'idée — toutes choses à l'amour du corps; « Mon petit Père, poursuivit-il, remarquez ce que je vais vous dire : quand l'Antéchrist viendra, ce ne seront point les communautés qui s'opposeront à lui, mais des prêtres particuliers, sans intérêts, nourris de l'Evangile et persécutés du monde (1). » D'où un esprit dépourvu de finesse conclurait lourdement que, semblables à la République française, belle sous l'Empire, les communautés religieuses, — et Saint-Sulpice comme les autres, — ne sont parfaites qu'avant de naître. Qu'en pensent les historiens de M. Olier? Pour moi, n'ayant pas à souligner ce qu'il y a d'excessif et. de chimérique en de telles vues, il me suffit qu'elles nous aident à prendre sur le vif, une fois de plus, la curieuse psychologie de Condren, et qu'en même temps elles noué expliquent comment il a pu se faire qu'à certaines heures, où il parlait sans peser ses mots, le général de l'Oratoire ait paru plus détaché de son Institut qu'il ne l'était en réalité. Ainsi il aura dit à la petite confrérie dont M. Olier faisait partie qu'il comptait sur leur ferveur « pour éveiller le zèle » de l'Oratoire, ou encore, que les soins qu'il leur donnait lui apparaissaient « comme sa principale vocation (2)». Simple, boutades caressantes, encourageantes,

 

(1) Batterel, op. cit., I, p. 414.

(2) Monier, op. cit., p. 139. L'Oratoire comptait alors des missionaires comme le P. Eudes, comme le P. de Saint-Pé et tant d'autres. Exemple suffisant, nous semble-t-il. M. Monier, qui avait beaucoup d'esprit, avoue lui-même que ces paroles de Condren, prises littéralement. seraient Lizarres. a Phénomène étrange », dit-il. On comprend du reste que lui-même, il ait cru devoir prendre à la lettre les affirmations de M. Olier.

 

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que M. Olier a prises au pied de la lettre, mais qui, dans la pensée de Condren, très certainement ne tiraient pas à conséquence.

Et puis, c'est décidément le mal connaître que de se l'imaginer si avare de lui-même. Il était de ces grands initiateurs ou inspirateurs — autrefois Socrate ; hier, Coleridge — chez qui l'intelligence fermente sans relâche, et qui donnent au premier venu de leur plénitude. Ecrire leur serait un tourment : la page, à peine séchée, déjà les irrite; elle a faussé, en la figeant, une pensée encore jaillissante, et qui veut s'épancher en de nouvelles formules. Ils savent trop que tous les mots humains sont misérables, sinon menteurs ; mais, à tort ou à raison, ils se figurent qu'en parlant ces mots on atténue leur mensonge, et qu'on enrichit leur misère. Questions socratiques, réponses à la Johnson, monologues à la Coleridge, communiquer de vive voix leur doctrine les stimule et tout ensemble les repose. Curieux génies, incomplets dit-on, mais parce qu'ils débordent. Nous en avons presque tous rencontré de tels, soit dans les cénacles littéraires, soit dans les communautés religieuses. Ecrivains, philosophes même, notre fortune, grande ou médiocre, vient souvent des aumônes quotidiennes que nous ont faites ces prodigues intarissables. Que de noms je pourrais citer ! Ils ont pensé pour nous et nous écrivons pour eux. Ce n'est pas ici une digression, mais au contraire un prélude indispensable à l'histoire posthume de Condren.

« Il est certain, écrit encore Batterel, que le P. Desmares — celui de Saint-Roch et de Boileau — avait une estime singulière du P. de Condren, qu'il était fort assidu auprès de lui, qu'il recueillait avec soin tout ce qu'il lui entendait dire, et qu'au sortir de ces entretiens si lumineux qu'il

 

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avait fort souvent avec lui, il courait à la chambre du P. Seguenot, son ami, lui dire : Je suis plein, plein jusqu'à la gorge ». Desmares est un théologien de métier, un esprit naturellement rassis et déjà formé. Il a connu d'autres excitateurs, Bérulle et Saint-Cyran. Condren cependant lui révèle des mondes nouveaux, le met hors de lui, l'enivre. Après une heure de conversation, il est plein, il n'y peut tenir. Quel sera donc l'effet de ces monologues vertigineux, sur un novice, sur un génie très supérieur à Desmares, mais en pleine crise d'épanouissement, sur un malade, enfin sur M. Olier? Retenons ce trait ; il nous servira bientôt. Desmares, continue Batterel « disait souvent du P. de Condren que c'était le plus bel esprit d'homme que Dieu eût créé après saint Augustin, qu'il se faisait jour avec une étonnante facilité dans toutes les sciences, dès qu'il s'y appliquait; capable, à lui seul, de rétablir toutes les sciences, quand on n'aurait pas eu d'autres secours. » Ayant ainsi le privilège de vivre dans la familiarité de cet homme extraordinaire, comment veut-on que l'élite des oratoriens n'ait pas su profiter d'une telle grâce? Pour le croire, il faut ne rien connaître d'une association religieuse vouée au service des âmes. Je songe à ma propre jeunesse. Une obscurité de conscience, un sermon à faire, un livre à mettre sur pied, au lieu de parcourir un dormi secure, une somme des prédicateurs, quelque livre mort, quelle joie, quelle sécurité, d'aller feuilleter, dans sa lumineuse cellule, l'oracle vivant ! « Ce

que le P. Desmares retira d'avantages de sa liaison avec un homme de ce mérite, fut la connaissance sublime qu'il avait du mystère de Jésus-Christ, auquel il réduisait toutes choses. C'est cette lumière qui donna dans la suite tant de lumière et tant d'onction à ses sermons, et qui lui acquit la réputation du meilleur prédicateur de son temps» (1).

 

(1) Batterel, op. cit., I, pp. 415, 416. Quoi qu'en dise la légende qu'on luis faite, je ne crois pas, pour ma part, que le P. Desmares ait été janséniste. Sur la question de droit, il est thomiste, comme Condren; sur la question de fait, il s'en tient aux principes que Bossuet développera plus tard dans ses lettres aux religieuses de Port-Royal. Le long chapitre que lui a consacré Batterel, très intéressant d'ailleurs, est à lire, et corrige ou contrebalance le jugement trop rigoureux porté sur Desmares par les historiens de M. Olier. Quand il partit avec MM. Hallier, Saint-Amour. Lalane et les autres pour le fameux voyage de Rome, le P. Bourgoing peu  suspect de jansénisme, « lui donna sa bénédiction en lui recommandant de soutenir généreusement la cause de saint Augustin », et le P. de Saint-Pé lui dit : « Allez, mon petit Père, défendre la grâce de J.-C. ». Batterel, I, p. 451. Je m'en rapporte à Batterel, que je tiens pour un historien consciencieux.

 

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Voici donc, en dehors de M. Olier et des premiers sulpiciens, un personnage important qui mérite de figurer parmi les « héritiers » de Condren. Il n'est pas le seul. Avec lui, combien de ses confrères, chacun selon ses propres moyens et dans la zone de son influence, n'auront-ils pas également propagé la doctrine de leur commun maître? C'est la tradition qu'ils ont le plus à coeur de défendre, moins attachés, semble-t-il, au premier qu'au second de leurs généraux, fidèles sans doute aux enseignements de Bérulle, mais tels que le P. de Condren les leur a transmis. Après sa mort, au moins autant que pendant sa vie, il les anime de son esprit : on a conservé pieusement ses manuscrits et les souvenirs de ses entretiens, on a réuni ses lettres ; les oratoriens du xvne siècle disposent de ce trésor familial comme de leur bien propre, soit pour leurs besoins personnels, soit en vue de leur ministère. Ecoutez encore Batterel : « Dans la première retraite que le P. de Saint-Pé, encore laïque, fit parmi nous, le P. de Condren l'entretint ales voeux du baptême et des obligations du chrétien... d'une manière si lumineuse, et qui fit tant d'impression sur son néophyte, qu'en étant longtemps depuis encore pénétré, et y faisant des réflexions plus sérieuses, il résolut d'en Taire part au public et en composa son Nouvel Adam », un des meilleurs livres de l'école française, et qui fut « bien goûté en son temps (1) ». De la même source nous est venu un ouvrage plus important, plus fameux, vraiment capital,

 

(1) Batterel, op. cit., II, pp. 217-219.

 

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l'Idée du sacerdoce et du sacrifice de Jésus-Christ, publié  par le P. Quesnel en 1677.

Or il va de soi que, si nous avions entrepris de traiter ex professo et selon les règles de la critique, cette histoire posthume de Condren dont nous parlions tout à l'heure, nous aurions à interroger, l'un après l'autre, chacun de ceux — oratoriens, sulpiciens, religieux et religieuses de toute robe, laïques enfin — qui ont, en quelque manière, continué cet inspirateur, soit dans leur vie intérieure, soit dans leurs ouvrages. Godeau, par exemple, qui a tant écrit : comme il ne manque pas d'une certaine originalité, et comme il a eu d'autres maîtres, il nous faudrait rechercher dans ses oeuvres complètes — prose ou vers — ce qui porte manifestement l'empreinte de l'école française. Ainsi pour les autres et pins particulièrement pour les nombreux écrivains mentionnés dans la bibliographie de l'Oratoire. Utile travail, mais que l'on ne saurait attendre de nous. Parmi tant d'échos, il doit nous suffire d'écouter le plus fidèle et le plus sonore ; de tant de disciples, celui-là seul qui nous semblera le plus représentatif et le plus complet doit nous occuper. Qui choisirons-nous ? Les initiés de la première heure, nous proposent deux noms qui déjà nous sont familiers. Un an après la mort du P. de Condren, le P. François de Saint-Pé, écrivait à Mme Tronson : « Je rends grâces à Dieu de ce qu'en votre très grand besoin, il vous a consolée de la visite de M. Amelote, qui est celui qui, à mon jugement, a plus reçu de notre très bon Père ». En finissant, il a un mot sur M. Olier, « un très grand serviteur de Dieu et des plus zélés disciples de notre très bon Père (1) ». On voit la différence entre les deux notes. Pour lui, le disciple principal de Condren, ce n'est pas M. Olier, c'est M. Amelote. Mais à ce dernier, la tradition oratorienne, préfère le P. de

Saint-Pé lui-même. Condren aurait hésité, je crois, entre

 

(1) Lettres de M. Olier, I, pp. 257, 258. (Lettre du 20 décembre 1642).

 

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les deux, inclinant tour à tour vers l'un ou vers l'autre. Quant à leur égaler, de ce point de vue, M. Olier, quant à voir en lui l'homme de sa droite, cette idée ne lui est jamais venue, pas plus du reste qu'aux meilleurs amis du futur fondateur de Saint-Sulpice. Nous reviendrons bientôt sur ce point, que je crois de la dernière évidence. Ils se trompaient cependant, et Condren non moins lourdement que les autres. Ils avaient toutefois raison de se tromper, ils ne pouvaient pas ne pas se tromper, M. Olier n'étant devenu qu'après la mort de Condren, le disciple, le témoin, l'héritier parfait, idéal, unique presque. Je ne connais pas dans l'histoire des saints et des chefs d'école, une seule aventure aussi curieuse : nous devons en suivre avec une extrême attention les troublants prodromes, en méditer religieusement l'issue qui tient du miracle.

II. Jean-Jacques Olier est né à Paris, le 8 septembre 1908, dans un bel hôtel de la rue du Roi-de-Sicile Sa famille appartenait, depuis quelque cinquante ans, à la noblesse de robe : le bisaïeul marchand drapier à Chartres ; le grand-père, conseiller-secrétaire du roi en 1556, et allié aux Molé ; le père, grand audiencier de France. En 1617, Jacques Olier, le père du nôtre, est nominé intendant (le justice à Lyon, charge qu'il occupera pendant sept ans, avec intelligence et fermeté, sachant à l'occasion rappeler que « Dieu l'avait fait naître de maison », mettre en conséquence « chacun à sa place et se maintenir lui-même à la sienne ». Le roi l'ayant envoyé, disait-il, « pour rendre la justice et empêcher les émotions qui troublaient la ville », il n'était ni gouverneur ni lieutenant qui pussent l'empêcher de remplir sa mission; et au reproche que certains lui adressaient d'aller trop vite dans la répression, et d'avoir en cinq jours fait juger et exécuter un gentilhomme révolté, il répondait bravement qu'il n'avait autrefois mis que deux jours à faire juger, prendre et briller un espion étranger; que le roi l'avait trouvé bon

 

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et que, quand il le faudrait, il continuerait de même (1) ».

Notre Olier n'aura pas ces grands airs et cette raideur cassante, soit que la nature l'eût créé débonnaire, soit que la grâce l'ait transformé. Il doit ressembler davantage à sa mère, qui n'était certes ni l'humilité même, ni la tendresse, mais de qui lui viennent peut-être d'autres faiblesses, plutôt féminines. La famille était d'ailleurs sérieusement chrétienne, mais non jusqu'au détachement des biens de ce monde. Ils ont fait Jean-Jacques d'Eglise, et les bénéfices ne lui manqueront pas.

Prieur de Bazainville (diocèse de Chartres) à douze ans; prieur de Clisson (Nantes) et abbé de Pébrac (Saint-Flour) à dix-sept ; élève en Sorbonne, et bon élève d'André Duval, d'Hennequin, de Lescot, d'Alphonse Lemoyne, on nous montre Jean-Jacques Olier qui s'abandonne, en justaucorps et en bas violets, « aux vanités du siècle et aux amusements quelque peu désordonnés d'une jeunesse encore exubérante» (2). Accompagné de quelques jeunes abbés, parmi lesquels celui qui sera un jour l'austère Gaillet, il fait les cent pas dans les allées de la Foire Saint-Germain, le Montmartre de ce temps-là. S'il faut l'en croire, il aurait été le « pire » de ses compagnons de plaisir. Mais avec les saints, on ne sait jamais; avec lui surtout, qui gardera longtemps le goût des superlatifs. Pieux quand même, et peut-être plus encore, facile aux remords, très déterminé, comme ses amis du reste, à se ranger dès qu'il sera prêtre, en tous cas, moins joyeux vivant que le futur cardinal Le Camus ou que le futur abbé de Rancé. Quoi qu'il en soit, la grâce le talonne; il cesse bientôt de lui résister; il se met sous la direction de M. Vincent, qui le prépare à l'ordination sacerdotale (1633) et qui, presque aussitôt, le voudrait évêque. Bon signe assurément. Par bonheur, la dernière décision se trouve dépendre

 

(1) Mortier, op. cit., pp. 13, 14.

(2) Ib., p. 44.

 

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de Condren. Celui-ci fait venir le jeune abbé, l'ausculte à fond et conclut, quasi sur-le-champ, que, pour une fois, M. Vincent est allé trop vite. La scène est jolie de toute façon. Le P. de Condren, raconte M. Olier, « estima.., à cause des grands défauts qu'il remarquait en moi, que la volonté de Dieu devait être exprimée avec un peu plus de lumière qu'à l'ordinaire. I1 jugeait que la vocation n'était pas assez expresse pour passer par-dessus les empêchements qu'il reconnaissait en moi (1) ». On examinera, on priera. Eu attendant que le ciel se déclare, M. Olier restera sous la direction de Condren, (1635-1641). Bientôt d'ailleurs commencera pour lui l'affreuse crise qui ne se dénouera qu'après la mort de Condren, et qui, en achevant de le dépouiller de lui-même, l'initiera plus efficacement, plus réellement à la doctrine du maître que n'eût fait la parole même d'un ange.

III. Avant de commencer le récit de cette crise, les historiens de M Olier croient devoir nous préparer aux pénibles révélations qu'ils ont à nous faire, et qui, mal comprises, nous induiraient, craignent-ils, soit à critiquer les voies mystérieuses de la Providence, soit à porter sur la personne même de M. Olier quelque jugement défavorable. Il  va être furieusement tenté, disent-ils, mais ne vous en étonnez pas : ce n'est pas la première fois que Dieu s'appliquerait ainsi « à éprouver les âmes qui lui sont les plus chères. Il n'est pas de nature si bien équilibrée qui puisse toujours s'en croire à l'abri. Saint Vincent de Paul, l'homme le mieux pondéré qu'on ait jamais vu, fut pendant plusieurs années de sa vie tellement assiégé par des tentations contre la foi que, dans son impuissance à les rejeter directement, il en avait été réduit à prier Dieu d'agréer, comme désaveu de l'importune suggestion, le geste de sa main se portant sur le Credo qu'il conservait

 

(1) Il s'agissait de donner à M. Olier la succession de Zamet, évêque de Langres, lequel voulait quitter son évêché pour entrer à l'Oratoire. Zamet était dirigé par Condren, qui n'approuvait pas cette démission.

 

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par-dessous ses vêtements, appliqué sur son coeur (1) ». Ainsi parle, et très habilement M. Monier, mais, si j'ose dire, en pure perte. Eh! nous savions déjà que la tentation n'est pas un péché, pas même une imperfection, mais nous avons peine à comprendre que l'on puisse comparer les épreuves de Vincent de Paul à celles de M. Olier. Les premières ne nous surprennent, ne nous gênent d'aucune façon ; notre expérience propre suffit à nous les expliquer, tandis que le martyre de M. Olier a un caractère singulier et déconcertant. On est plus avisé quand on nous renvoie à tels autres personnages, unanimement vénérés malgré les étrangetés de leurs expériences. « Ceux, écrit M. Faillon, qui n'ont jamais considéré la conduite (le Dieu à l'égard de quelques âmes choisies, qu'il a voulu élever à une grande perfection, auront lieu d'être surpris, peut-être même scandalisés du genre d'épreuves extraordinaires n qui furent imposées à M. Olier. « Les autres n'y verront rien qu'ils n'aient déjà lu dans plusieurs bons auteurs, entre autres dans le Père Surin... (lequel) a passé par des états bien plus extraordinaires que ceux de M. Olier» (2).

Cette dernière observation est fort juste, mais elle aggraverait plutôt la difficulté, d'ailleurs illusoire qui obsède nos biographes. Au lieu d'une surprise, au lieu d'un «scandale, o nous en aurions deux et davantage, M. Olier, le P. Surin, d'autres encore, réduits par une opération directe de Dieu à paraître privés de raison. Car, après tout et à parler clair, c'est bien là ce que veulent dire ces phrases embarrassées. Mais, encore un coup, la difficulté s'évanouit, et le scandale avec elle, si l'on a le courage de regarder les choses en face et de les appeler par leur nom. M. Olier et le P. Surin ne sont pas seulement d'insignes contemplatifs, de vrais saints, ils sont encore, ou ils ont été,

 

(1) Monier, op. cit., p. 233.

(2) Faillon, op. cit., I, pp. 269, 27o.

 

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pendant quelque temps, des malades. Leur sublime grâce ne les a pas voulus et rendus malades, en vue de faciliter leur initiation mystique ; elle les a trouvés tels, s'accommodant de leurs misères physiologiques, et tendant plutôt à les atténuer peu à peu. Nous parlerions autrement s'il était ici question, soit de l'extase proprement dite, soit de telles autres épreuves qu'ont à subir d'ordinaire les mystiques les plus normaux, les plus sains. On s'explique sans peine que, chez ces derniers, l'organisme résiste d'abord, puis défaille, à mesure que la vie se retire et se concentre au plus profond de l'âme. Simple « tribut payé par les mystiques à la fragilité humaine » (1), ces défaillances, bien que Dieu ne se les propose pas comme une fin, on petit dire néanmoins qu'il les a voulues et en quelque manière causées. Mais il n'en va pas de même pour les cas d'ailleurs et fort heureusement plus rares qui nous occupent ici. Les extravagances dont l'histoire du P. Surin nous fait connaître le détail pénible, et celles que nous révèlent à mots plus couverts les biographes de M. Olier, ne ressemblent ni aux angoisses communes des mystiques, ni à l'extase. Ce sont là bonnement des phénomènes morbides, qui, ni de près ni de loin, n'ont rien de mystique, rien non plus d'infamant, et que Dieu permet, pour des fins à lui connues, comme il permet à la foudre d'incendier une église. Que si, par exemple,le P. Surin se précipite d'une fenêtre, et en tombant se casse la jambe, on ne nous persuadera jamais qu'une providence particulière, qu'une prédilection divine ait présidé à cet accident?

Au reste, il n'est plus personne aujourd'hui, parmi nos savants, qui prenne peur, comme par le passé, à ces mots inoffensifs d'hystérie et de névrose. Le biographe même que nous venons de citer, le pieux M. Monier avoue sans la moindre hésitation qu'en principe « il n'y aurait pas d'inconvénient à reconnaître » que le cas de M. Olier

 

(1) R. P. de Grandmaison, Cf. L'invasion mystique, p. 591.

 

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relève de la médecine. « Les saints, continue-t-il, sont de chair et d'os comme le commun des hommes ; ils ont des nerfs, et peuvent partant avoir des névroses ». Seulement, il ne croit pas que les nerfs de M. Olier aient été malades. Il en appelle aux « physionomistes », leur soumettant avec confiance le curieux et vivant portrait que M. Baudrand nous a laissé du fondateur de Saint-Sulpice : « Il avait le port libre, dégagé, avantageux. Sa complexion était sanguine, délicate, quoique forte et robuste, s'il ne l'eût point altérée par... ses rigoureuses pénitences. Son teint était blanc, mêlé de vermeil ; son front large et serein ; il avait les yeux vifs, remplis d'un feu doux et engageant, le visage beau, agréable et bien proportionné, accompagné d'un air rempli de tant de grâce, de modestie et de majesté qu'il était impossible de l'approcher sans en concevoir de l'estime et du respect, et sans en être élevé à Dieu ». « De bonne foi, reprend M. Monier, qui pourrait dans ce portrait, que confirment les estampes du temps, reconnaître le type d'un névrosé ? » Qui ? Mais tout le monde et personne. Aucun de ces traits n'indique, mais aucun ne dément la névrose. M. Monier s'imagine, et plusieurs du reste avec lui, qu'un névropathe, en dehors de ses crises, ne saurait paraître « avantageux, vermeil, rempli de grâce et de majesté » Il les veut tous sombres, décharnés comme Dante, jaunes comme Napoléon. Ils ne sont pas tous ainsi. Je pourrais aussi répondre que le M. Olier de ce beau portrait n'est pas du tout celui qui présentement nous inquiète. Pendant sa longue crise de neurasthénie, il inspirait aux saints eux-mêmes, non pas de l'estime et du respect, mais une répugnance instinctive, faite de crainte et presque de mépris, à peine tempérée quelquefois par la compassion.

On poursuit, et avec plus d'apparence : « Mais ce qui le peint encore mieux, c'est la façon dont nous le voyons, au cours même de la terrible crise,... continuer d'agir avec une résignation et un courage surhumains, et, malgré

 

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(les) rigueurs de Dieu, malgré les mépris du monde et les dédains de ses meilleurs amis, s'acharner au travail, d'au tant plus fidèle qu'il était plus tourmenté, et persistant ainsi, sans une seule défaillance, pendant deux ans ... ; si c'est là un névrosé, bénie soit la névrose qui inspire un tel héroïsme !» (1) Autant dire et avec la même ironie : Bénie soit la pierre qui inspire à Bossuet les magnifiques écrits de sa vieillesse! M. Olier est alors un neurasthénique, mais il n'est pas que cela, en quoi il ressemble du reste à tous ceux qui souffrent du même mal. Au milieu même de cette détresse physiologique, son héroïque vertu paraît encore ; nous ne bénissons pas la première, qui n'est en soi ni pire ni meilleure qu'une rage de dents, :nais bien la seconde, qui souvent maîtrise l'autre, ou qui du moins ne capitule jamais devant elle.

Cette affection ne présente pas le caractère soudain, foudroyant, quasi-surnaturel et sacré que lui a donné la tradition sulpicienne. A peine converti, on l'avait vu se précipiter dans la vertu avec une fougue peut-être excessive. « L'intempérance... était au fond de son caractère » avoue M. Monier, le plus autorisé et le plus précautionné de ses biographes (2). Non pas de son caractère, dirais-je. Quand ses nerfs ne prennent pas le dessus, M. Olier ne manque pas de mesure. Sa correspondance notamment me parait merveilleuse de bon sens. Rappelons-nous qu'il ne semble pas avoir inquiété saint Vincent de Paul. Pas assez, peut-être. Mais avec lui, souple comme il l'était et par suite de ce mimétisme, facile aux grands nerveux, M. Olier aura pris le ton : il aura paru la sagesse même. Pendant cette période des débuts, on aurait dû; je crois, le surveiller, le modérer davantage. Dès qu'il n'a plus opposé d'obstacles aux grâces extraordinaires qui le sollicitaient depuis son enfance, il s'est acclimaté,

 

(1) Monier, op. cit., pp. 237-239.

(2) Ib., op. cit., p. 76. On trouvera là le détail de ces « excès ».

 

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comme d'emblée, dans les plus hautes régions du monde surnaturel. Déjà il traite d'égal à égal avec les mystiques, il les dirige, et, chose plus grave, il accueille avec une avidité frémissante, leurs moindres paroles. On lui dit, on lui dit trop qu'il est appelé à de grandes choses. Oui, bénie soit la névrose qui le guette et les terribles humiliations qu'elle lui réserve. Sans elle, peut-être M. Olier aurait-il tourné au visionnaire. Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.

Le voici entre les mains de Condren, justement après une période de surexcitation, et sous la menace d'une réaction déprimante. Remarquez toutefois ce bel élan de vigueur morale et de raison :M. Olier sait déjà que la direction de Condren sera pour lui moins indulgente, plus exigeante que celle de Vincent de Paul. Cependant il n'hésite pas à quitter le second pour le premier. Il veut aller à la perfection, et à la plus haute, et par le plus court chemin. Ce maître nouveau l'enchante, l'éblouit. Ne va-t-il pas aussi l'accabler ?

« Je suis plein, plein jusqu'à la gorge », on se rappelle le P. Desmares, rassasié de sublime après une ou deux heures de conversation avec Condren, et n'y pouvant plus tenir. Eblouissement, rien de plus : Desmares est un homme bien équilibré, plutôt pesant. Chez d'autres, plus jeunes ou moins initiés, une véritable fatigue se mêlait à l'enthousiasme. « Dans ses Conférences, écrit un des compagnons de M. Olier, M. du Ferrier, il nous abreuvait aqua sapientiæ salutaris, s'appliquant à nous donner les principes de l'esprit chrétien et à nous expliquer, selon saint Paul, la nécessité de mourir à nous-mêmes, pour ne plus vivre que de la vie de Jésus-Christ. Comme je m'étais nourri des maximes du siècle, je ne comprenais rien de ce qu'il nous disait, et ce ne fut qu'au bout de six mois que je commençai à y voir un peu de jour (1)... »

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 267.

 

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Ainsi pour M. Olier ; mais celui-ci, plus impétueux, plus agité, a dû souffrir davantage. Ce programme de sainteté, si magnifique et à première vue si compliqué, avant même de l'avoir clairement conçu, il était fiévreusement pressé d'y conformer sa propre vie. Et je ne crois pas me tromper en voyant là une des causes qui auront ou précipité ou aggravé la crise d'ailleurs imminente. « M. Olier, dit M. Faillon, avoue aussi qu'il avait peine à comprendre cette doctrine, tant elle lui paraissait élevée ; et ce fut pour lui en donner une connaissance parfaite, et le mettre réellement dans cet état de mort à soi-même et de vie nouvelle que Dieu le fit passer par les peines extraordinaires et les humiliations accablantes dont nous allons faire le récit. Elles l'instruisirent beaucoup plus que n'avaient fait jusqu'alors tous les docteurs et tous les livres, et lui fournirent même en grande partie— je dirai plutôt qu'elles l'aidèrent à réaliser comme par une terrible leçon de choses — la doctrine renfermée dans ses ouvrages, dont le récit de ses peines est la clef nécessaire et comme l'introduction.

« Lorsque le P. de Condren l'associa à la compagnie dont nous avons parlé, M. Olier était entouré de l'estime et de la vénération universelles. Le bruit de ses travaux apostoliques, la sainteté de sa vie, le refus qu'il fit sur ces entrefaites de la coadjutorerie de Châlons, sa naissance même, qui semblait donner un nouveau lustre à ses vertus, lui avaient attiré une estime si grande, qu'elle était pour lui une sorte de martyre. Sans cesse il avait à combattre la vanité et toutes les saillies de l'orgueil, dont Dieu permettait qu'il sentît plus vivement alors les atteintes (1). »

La crise, d'abord toute morale, aurait donc commencé par des tentations d'orgueil extrêmement violentes. Ainsi l'expliquent M. Olier et ses biographes. Mais ils ne prennent

 

(1) Faillon, op. cit., p, 267.

 

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pas garde que, ces tentations elles-mêmes, c'est la neurasthénie commençante qui les a fait naître, ou du moins qui leur a donné une acuité aussi imprévue. Elles sont un effet bien plus qu'une cause. En proie à l'obscure détresse d'une pensée et d'un organisme qui se voient sur le point de chavirer, M. Olier s'accroche désespérément à toutes les raisons qu'il peut trouver de se magnifier à ses propres yeux. Aux menaces, aux premiers indices de la dissolution qui le guette et déjà l'entame, il oppose l'insigne réputation que lui ont méritée ses premières prouesses de jeune converti, il oppose l'avenir glorieux que lui ont promis, de la part de Dieu, plusieurs extatiques. Arcbouté, si j'ose dire, contre ces souvenirs réconfortants, il semble défier l'obsession qui de plus en plus le paralyse. Il n'y a pas jusqu'à son attitude extérieure qui ne proteste. Lui, si humble, si effacé jusque-là, il se redresse, il renverse fièrement la tête, il parle haut, il prend des airs avantageux. Pauvre orgueil que celui-là ! Encore, s'il pouvait s'abandonner librement, comme font les autres neurasthéniques, à ces poussées inconscientes d'égotisme. Mais non, la doctrine mortifiante et dépouillante de Condren l'obsède également d'un autre côté ; elle l'invite à redouter et à condamner cette même résistance qu'il tente malgré lui contre les progrès du mal. Plus il éprouve le besoin de s'affirmer, plus il s'entraîne à des mouvements tout contraires. Soit deux exaltations également morbides, et qui, en se combattant l'une l'autre, achèvent de l'épuiser.

« Dans un passage de ses Mémoires, en marge duquel il a écrit lui-même, la date du 4e trimestre de 1639, le fond de sa conscience se découvre avec candeur : « Cela était étrange, dit-il, l'effet que la chair, ou autrement la nature corrompue (ajoutons, ou la maladie), opérait dedans moi, quand le Saint-Esprit se retirait sensiblement ; car il semblait alors que j'étais comme possédé par le démon de superbe et d'amour-propre, ce que je craignais

 

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toujours. Mais mon directeur me dit que c'était simplement des effets de la chair... ; cela se faisait de soi-même dans moi, sans y participer en rien. J'avais bien parfois de légères pensées de faire de grandes choses, car on m'avait dit que Dieu voulait faire par moi des choses grandes en son Église, et pourtant je ne m'y arrêtais pas (1) ». Ou du moins il ne voulait pas s'y arrêter, s'y complaire. Et, pour en finir plus rapidement avec ces tentations, il demandait à Dieu « d'ôter de l'esprit des hommes la bonne estime qu'ils avaient conçue de lui sans fondement, et de la leur donner aussi mauvaise qu'elle avait été bonne jusqu'alors. Peu de temps après, il plut à Dieu » d'exaucer cette prière (2). D'autres saints ont fait la même prière, mais en pleine santé intellectuelle. A ce désir héroïque se mêlent chez M. Olier, des pressentiments douloureux. Divers accidents lui font prévoir que bientôt ses amis eux-mêmes le mépriseront.

« Par un phénomène assez rare, dit excellemment M. Monier, la métaphysique se joignait, comme pour accroître les transes de son âme, aux vivacités de la foi. — Condren est un grand métaphysicien et il forme ses disciples à son image — Dieu, en effet, qui est la cause première de tous les êtres créés, est par là même le soutien et le support continuel de leur existence, en même temps que le premier moteur de leurs diverses activités. D'où il suit qu'être séparé de cet Être souverain, en qui nous avons, non seulement l'être, mais la vie et le mouvement, c'est pour une créature la fin virtuelle de toute existence et de toute activité.

« M. Olier éprouvait ce tourment. Se croyant séparé de Celui qui était, comme il aimait à dire, son Tout, il se trouvait comme tin oiseau qui, privé d'air respirable, agite en vain ses ailes dans le vide. Il lui semblait parfois que

 

(1) Monier, op. cit., p. 234.

(2) Paillon, op. cit., I, p. 269.

 

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son âme n'existait plus, ou du moins, « qu'elle ne faisait plus ses fonctions et qu'elle était comme interdite en ses puissances ».

« Il éprouvait cela dans les actions publiques, où sa parole, auparavant si vive et si franche d'allure, hésitait incohérente et mourait sur ses lèvres. « Même en chaire, écrit-il, cela m'arrivait : la pensée se présentait, et puis se retirait, sitôt que je commençais à l'exprimer : les mots et la voix me manquant tout d'un coup, et ne sachant plus où j'en étais, je servais de jouet à tout le monde. »

Ainsi, dans ses relations ordinaires avec les hommes. « J'y étais tellement entrepris, nous dit-il, ..., que je ne pouvais dire un mot. J'étais tout interdit, et l'esprit suspendu, tellement que ma mère disait : « Vous diriez qu'il soit devenu hébété. » Et je ne pouvais faire autrement. J'admirais le monde parler, et ne savais comment il pouvait si bien dire, je croyais même ... être réduit pour tout jamais à cet état, et souvent me suis offert à Dieu de bon coeur pour perdre, s'il voulait, tout l'esprit et devenir fou. »

« La logique divine alla plus loin... Avec une précision d'analyse désespérante, le pauvre patient poursuit jusque dans les opérations de la vie physique, où l'on est plus exposé à méconnaître la nécessité du divin concours, les conséquences de cette séparation. « Cette influence, dit-il, n'y est point sensible, et il semble qu'il en soit de nous, au sortir des mains de Dieu, comme du reste des ouvrages au sortir des mains des ouvriers, quine dépendent plus d'eux après avoir été formés une fois par leurs mains. » Pour lui faire sentir cette dépendance, Dieu lui retira donc son concours, non pas d'une façon absolue, c'eût été pour lui le néant, mais en en paralysant jusqu'à un certain point les effets sensibles : épreuve singulière, dont on ose à peine citer la description qu'il nous en laisse dans ses Mémoires. « Si je mettais un pied devant l'autre,

 

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nous dit-il, je ne savais par quelle vertu c'était, à cause que je sentais la vertu ordinaire qui m'était retirée. Je ne savais même comment me soutenir, et admirais comme je subsistais, me sentant retirer de tout moi-même ce qui me faisait subsister et mouvoir : si bien que j'étais toujours prêt à choir, et étais comme ces pauvres ivrognes, qui ont des forces, et ne savent comment s'en servir. Lors j'admirais comme les autres subsistaient avec tant d'assurance et de fermeté, ayant la liberté et le maniement de leur corps en leur disposition. Je ne savais comment manger : j'en perdais quasi l'usage, et il me semble que je donnais un aliment comme à un corps mort (1). »

Cette épreuve me laissait, dit-il encore, « dans des langueurs, des stupidités et des hébétements, qui ne peuvent se comprendre que par ceux qui les ont éprouvés... Mon esprit était ... enveloppé d'une telle obscurité que je ne me ressouvenais de rien ; je ne pouvais rien apprendre... ; je ne savais même ce que je disais , j'entendais parler le monde, comme ferait un sourd, sans rien retenir ni rien comprendre ... Je me souviens encore que j'étais réduit à une telle extrémité que je ne pouvais écrire ; m'efforçant parfois de le faire, je demeurais des heures entières à écrire deux ou trois lignes, et encore, était-ce tout de travers... Si je faisais visite pour moi, ou pour la compagnie que nous formions avec mes amis, je manquais les personnes que j'allais voir, ou bien je réussissais si mal que chacun avait sujet de croire que Notre-Seigneur n'était pas avec moi... J'étais surtout alors obligé de me faire conduire avec mon domestique dans les rues, ayant toujours le malheur d'oublier mon chemin (2). »

Cependant, il continuait sa vie de missionnaire, comme si de rien n'était. Malgré les appréhensions constantes où il les tenait, ni ses compagnons ni le P. de Condren

 

(1) Monier, op. cit., pp. 235-237.

(2) Paillon, op. cit., I, pp. 272, 273.

 

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n'osèrent, pendant longtemps, lui imposer le repos. C'était une rude époque. Un autre de la compagnie fut pris, en pleine chaire, d'un accès de folie furieuse. On allait quand même. Et puis tout le détail que l'on vient de lire, nous ne le connaissons que par M. Olier, qui, tout ensemble, l'exagère et l'atténue. Ses crises ne lui venaient que par intervalles. Nous le savons par telles lettres de lui qui datent de cette époque et qui ne sont pas d'un impuissant. D'un autre côté, il ne dit pas le pire ; non qu'il songe le moins du monde à nous le cacher, mais parce que, au moment même, il n'en a pas eu conscience. Quoi qu'il en soit, il prêche, il confesse, il a son tour de parole dans les conférences intimes des missionnaires. « Lorsque j'avais à parler à la compagnie sur quelque passage de l'Écriture..., je le faisais avec tant de confusion et de si mauvaise grâce, avec des termes et un sens si impertinents, qu'il n'y avait en moi ombre quelconque de la sagesse de Dieu. Entendant les pénitents en confession, je n'avais rien à leur dire : j'étais là délaissé, comme un pauvre réprouvé de Dieu. J'estimais les personnes qui s'adressaient à moi si malheureuses que je ne pouvais m'empêcher de dire en moi-même : Eh, pauvre viens-tu? ... tu ne sais à qui tu t'adresses ; le plus grand malheur qui puisse t'arriver, c'est celui-ci. Durant ce temps, je ne pouvais point monter en chaire, et, si nos Messieurs m'ordonnaient de prêcher, je ne savais que

dire ... Je me souviens cependant qu'un jour, pour mon soulagement, Dieu permit que, dans une mission, je fisse devant un grand auditoire un sermon avec ma première facilité, et même avec une facilité plus grande : ce fut pour m'empêcher de me trop décourager, ..., car je croyais tout perdu.

« L'Écriture sainte me condamnait partout. Toutes les fois que je l'ouvrais, je n'y voyais rien autre chose que le reproche de mes vices et de mon endurcissement; comme, par exemple, dans l'Évangile où il est parlé du

 

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grain qui tombe sur la pierre... Je tombais souvent sur ces endroits..., presque toujours sur ceux où il est parlé de Judas. La comparaison de moi-même avec ce perfide me poursuivait partout; et je disais à nos Messieurs : On pense qu'il n'est parlé de Judas qu'en quatre ou cinq endroits de l'Écriture; il en est fait mention plus de vingt fois... Une fois entre autres, disant extraordinairement la messe au maître-autel, et, à l'Évangile, tombant sur ce nom affreux, je sentis une douleur aussi vive que si l'on m'eût percé le coeur d'outre en outre... Si l'on parlait des marques de réprobation, je les voyais toutes en moi... Quand on parlait de Dieu, je n'en concevais rien que comme d'un être fâcheux, rigoureux, très cruel... Je me complaisais dans la pensée de l'enfer, et la description m'en plaisait, comme du lieu qui m'était destiné... Quoique je fusse assidu à l'oraison durant ce temps, je n'y recevais rien, pas un sentiment, pas le moindre rayon de lumière... Ce qui me faisait le plus de peine, était de voir intérieurement mon Dieu, qui me rebutait et me dédaignait... Cette vue du dédain de Dieu se présentait à moi sous l'image d'une personne qui dirait avec mépris à un homme de néant, en remuant la main... : allez, allez !... Une fois, je crus voir en songe Soeur Agnès, cette âme bienheureuse, qui m'aimait tant... ; elle paraissait être à la grille de son monastère, et, comme je me préparais pour faire quelque entretien spirituel, elle me rebuta et me dit : Vous êtes un orgueilleux, vous ne prêcherez pas... Je me souviens,... (ô mon Dieu) qu'un jour vous me dites un mot dans le coeur, qui m'étonna plus que n'aurait pu faire le tonnerre... « Vous êtes superbe » ... J'en demeurai tout tremblant, et..., m'en étant allé pour me confesser à l'Église, je frissonnais encore...

« A toutes ces peines intérieures, se joignaient encore le rebut des gens de bien, le mépris universel de tout le monde, parents, amis, serviteurs, grands et petits. Ce fut surtout vers la fin des fêtes de Noël 164o, que je

 

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reçus plus d'affronts. Je fus alors la fable de tout Paris : le Roi, le cardinal de Richelieu, messeigneurs les évêques, surtout le chancelier (Pierre Séguier), tous mes parents... commencèrent à faire (sur mon refus de la coadjutorerie de Châlons), des pièces étranges. » Était-ce bien là la raison de ces moqueries (1) ? Même dans les milieux les plus mondains, on ne rit pas d'un prêtre qui, par abnégation, refuse les honneurs de l'épiscopat. Très certainement, il y a autre chose, mais dont notre malade n'aura pas eu une claire conscience (2). Ce qui suit le montre bien. « La compagnie à laquelle j'étais attaché, prévenue alors contre moi, augmenta encore cette tempête... (Dieu) ôta de l'esprit de nos Messieurs toute l'estime qu'ils avaient conçue de moi... Ils prirent la résolution de m'interdire tous les emplois extérieurs..., et ne me permirent de confesser qu'en cas de nécessité absolue. Dans mes humiliations, ils voyaient de grandes faiblesses d'esprit..., et laissaient croire aux autres tout ce qu'ils voulaient de plus désavantageux, sans m'excuser » (3). N'oublions pas que la compagnie n'aura rien décidé sans avoir soumis le cas au P. de Condren. De nouveaux accidents, sans doute plus graves que les autres, avaient lassé leur patience. On renonçait à le défendre. Qu'y avait-il donc ? Je ne sais, mais peut-être des explosions plus retentissantes de cette mégalomanie que nous avons annoncée plus haut. La crise qui déclinera bientôt, atteignait son paroxysme. « Outre ces faiblesses d'esprit, ils remarquaient quelquefois en moi un port et une contenance arrogante ; et jugeant, à de telles marques,

 

(1) Les derniers mots entre parenthèses ne se trouvent pas dans le texte authentique, Cf. Monier, op. cit. p. 266. Il est curieux que M. Monier accepte sans résistance la version de M. Olier.

(2) Il dit ailleurs :  « Un jour, pendant la semaine sainte, je vis plusieurs personnes se moquer de moi, dans une action publique de religion. » Paillon, op. cit., p. 312. On pense bien que sa susceptibilité morbide aura grossi à plaisir et le nombre des moqueurs et l'éclat des moqueries.

(3) Ici encore, très innocemment, il exagère. Lui absent, on a dû bien des fois l'excuser.

 

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que l'Esprit de Dieu ne pouvait résider en moi, ni se plaire à opérer par mon ministère, ils ne m'exposaient qu'avec peine, même à la confession (1) ». Aujourd'hui, nous agirions tous de même; nous nous garderions néanmoins d'attribuer à quelque malice secrète ce qui n'était, en réalité, que « faiblesse d'esprit » ; et dans cette faiblesse nous n'irions pas voir un châtiment du ciel, comme on faisait alors trop communément. « D'ailleurs ils croyaient que mes grandes tristesses venaient de ce que je n'étais plus dans les grandeurs du monde ni dans le faste... Le Supérieur de notre compagnie, M. Amelote..., me demandait, de temps en temps, si je n'avais point la pensée de prendre un carrosse et une suite dans Paris ». C'était mettre avec une cruelle maladresse le doigt sur la plaie. Un autre jour, on lui dit plus rondement : « Pour vous, allez vous-en où vous voudrez ; nous n'avons que faire de vous ». « Il me conseillait de quitter mes bénéfices et de m'en aller cacher dans un trou ; et encore, qu'il craignait bien pour moi, tant j'étais faible... Je trouvais toutes ces paroles trop véritables... II me semblait, on ce temps-là, que je fusse comme une bête morte..., immolée à la gloire de Dieu. Je me souviens qu'étant beaucoup persécuté et moqué par notre compagnie et par des étrangers de condition, je prenais un grand plaisir à dire à Dieu, me mettant devant lui en esprit d'hostie : « Ah ! mon Dieu, que ceci serve à mon sacrifice : il faut mettre en pièces la victime ; il faut retrancher de moi tout l'honneur de ce monde (2) ».

Ainsi, au plus affreux de son martyre, il garde assez do clairvoyance et de générosité pour s'appliquer à lui-même

 

(1) « Etant avec ces Messieurs, je me sentais quelquefois tout enflé de superbe et d'arrogance ; il me semble qu'il en paraissait quelque chose dans mon extérieur et dans la posture de mon corps : ce que je n’avais pas éprouvé avant ces peines intérieures... Cela se faisait de soi-même, sans que j'y participasse en rien. » Faillon, op. cit., p. 313. L'analyse est d'une justesse parfaite.

(2) Faillon, op. cit., I, pp. 275-283.

 

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la doctrine de son maître. Et cependant le maître lui-même se conduisait « comme s'il n'eût plus fait aucune estime de M. Olier (1)» . « Dans leurs entrevues..., fréquentes, il ne lui montrait plus qu'un visage sévère ; et c'est avec une humilité attristée que celui-ci, s'imputant à lui-même la cause de ce changement, écrivait dans ses mémoires : « Les rapports qu'on lui faisait de mes déportements l'obligèrent à me délaisser et ne faire plus compte de moi (2) ». Ce dernier trait, le plus douloureux de tous, nous en dit long sur la gravité de cette crise mystérieuse. Condren lui-même désespère de M. Olier (3).

IV. Condren meurt le 7 janvier 1641, après avoir plus ou moins clairement fait connaître, non pas certes à M. Olier, mais à d'autres, ses vues sur la fondation des séminaires et sur la part que ses disciples devaient avoir à cette oeuvre. « Ne voyant.... pour le moment aucune ouverture à la réalisation immédiate du projet..., la compagnie se décida..., à reprendre le travail des missions » (4). Le pauvre M. Olier les suivait d'aussi près qu'on voulait bien le lui permettre. « De plus en plus il avait dans la compagnie une situation effacée, et lui-même nous avertit que le carême où l'on venait d'entrer fut pour lui la période la plus aiguë de ses souffrances. Tous, Dieu et les hommes, semblaient y conspirer ; car, tandis que Dieu lui faisait sentir avec un redoublement d'effroi le désordre de ces sentiments d'amour-propre qui renaissaient en lui, au point de lui laisser croire qu'il était

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 285. D'après M. Faillon, et d'après la tradition sulpicienne, le P. de Condren aurait regardé les épreuves de M. Olier « comme une faveur privilégiée et une préparation aux grâces les plus insignes » C'est possible, mais rien ne le prouve; mais tout semble prouver le contraire.

(2) Monier, op. cit., p. 267.

(3) Les accès que nous venons d'étudier ont dû frapper d'autant plus la s petite compagnie » qu'ils avaient connu jadis un M. Olier plus débonnaire et plus modeste. Pour se convaincre de sa bonhomie naturelle, il suffit de lire ses lettres à son valet de chambre. (Lettres I, pp. 99-102.) Elles sont charmantes. Pas un atome de morgue.

(4) Monter, op. cit., p. 278.

 

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« abandonné et comme possédé par le démon de superbe »... ses confrères, par une recrudescence de préventions malignes, semblaient s'appliquer à le poursuivre, à le harceler continuellement de leurs sarcasmes ». L'épreuve « se prolongea pendant tout le carême, et.. elle parait avoir atteint son plus haut degré d'acuité dans les derniers jours de la semaine sainte, où le serviteur de Dieu fut, pour prendre son expression, « moqué d'importance ». Mais l'excès même de la peine en annonçait le terme. En somme, sous une forme ou sous une autre, il y avait cieux années que l'épreuve durait », deux années, pendant lesquelles Dieu avait voulu, dit-il, « que je sentisse ensemble quasi toutes les peines intérieures, peines de sa réprobation et de son dédain, privation de toute élévation vers lui, continuel ressentiment de la superbe et de l'amour-propre, obscurité d'esprit, embrouillement de l'âme et environnement du démon. Au cours de cette douloureuse épreuve, il semble à chaque instant, quand on en lit dans ses mémoires le récit tout frémissant encore d'émotion, que l'infortuné va perdre pied et succomber corps et âme sous l'étreinte du divin (?) lutteur.

« Mais on ne tarde pas à le voir se ressaisir, et, au milieu même de cette réprobation dont il se croit l'objet, pousser vers Dieu ce cri d'abandonnement que les théologiens sont bien obligés d'envelopper dans l'absolution, ou plutôt dans l'admiration dont le jeune François de Sales recueillait autrefois le bénéfice : « Eh ! plût à Dieu que ce ne fussent que des peines et qu'elles pussent durer... toute l'éternité, pourvu que je ne fusse haï de Dieu ! Je ne m'en soucierais pas ». Mors et vita duello conflixere mirando. Oui, certes le duel est admirable entre le malade, toujours à la veille de sombrer dans les pires ténèbres, et le saint, qui profite de toutes les lueurs,

 

(1) Monier, op. cit., pp. 281-285.

 

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de toutes les énergies qui lui restent pour faire tourner sa détresse même à la plus grande gloire de Dieu.

Cependant la guérison allait venir. Après cet hiver redoublé, voici les approches timides, mais délicieuses du printemps. Vox turturis audita est... C'est en effet dans le sanctuaire de Chartres « que Dieu fit luire à son esprit la « première lumière », nous dit-il, qui commença à le délivrer de ses peines, en lui révélant ce que c'était que la superbe », et par là, j'imagine, en l'acheminant à comprendre que, dans cette sorte de mégalomanie dont il avait tant souffert, il n'y avait pas de péché. « Mais c'était une lumière brillant dans les ténèbres et ne les éclairant que par intermittence ; car, après cette première ouverture..., son pauvre esprit ne tarda pas à se « reboucher » pour un temps. La Providence ayant permis, en ce temps-là même, que sa personne fût exposée, dans une action publique de religion, aux risées de quelques libertins, il ne put se défendre d'une émotion intérieure à laquelle le démon joignit ses suggestions perverses, et qui lui faisait écrire, quelques jours après, le 13 avril, à la Mère de Bressand (1). « Puisque je puis à coeur ouvert vous dire le fond de mon âme, il s'est découvert que je ne suis qu'un hypocrite, superbe, dissimulé et incapable de rien faire de bien ».

«Par de nouvelles grâces, quelques-unes d'une familiarité toute maternelle, la sainte Vierge continuait de l'aider dans son effort vers la lumière : « Je me souviens, ma bénite princesse, lui dit-il, du bien que vous me fîtes, de former en mon esprit votre sainte présence, telle que vous étiez à l'âge de quinze ans. Je vous voyais si modeste, si douce, si simple, si humble, si agréable ; bref, si admirable dans votre pose et maintien, qu'un des Messieurs de notre Compagnie, qui vous honore extrêmement, venant à me parler de votre sainte personne,

 

(1) Sainte visitandine qui fut une des intimes confidentes de M. Olier

 

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je vous décrivis à lui si naïvement et puissamment qu'il en fut tout touché et moi encore plus ».

Trait charmant, mais qui ne prend toute sa valeur que si on le met en opposition avec les scènes qui viennent de nous attrister. Voyez, en effet, comment le

poète en lui, non seulement se réveille, mais encore se dresse triomphant contre le neurasthénique. Il savait bien, on le lui avait assez dit, que ce qui l'avait surtout rendu ridicule et suspect, c'étaient justement les excentricités, les exaltations, 'pailleurs tout à fait innocentes, de sa « pose » et de son « maintien ». Depuis deux ans, la peur affolée de tomber dans le péché de superbe le conduisait à se donner les apparences de la superbe ; plus il se sentait déprimé et défaillant, plus il devait obéir au besoin de s'affirmer, de s'imposer coûte que coûte, par tous les moyens, soit à lui-même, soit aux autres. Maintenant que ces hantises commencent à se détendre, au lieu de s'emprisonner dans la contemplation éperdue de son moi, il s'enchante et il s'apaise à évoquer une autre « pose », un autre « maintien ». D'où, chez lui, de nouvelles réactions en opposition directe avec les réflexes lamentables qui le faisaient, hier encore, prendre pour un maniaque. L'oeil et le coeur remplis de l'aimable tableau que l'on vient de voir, tout naturellement il se façonne sur la grâce modeste de la Vierge adolescente, et déjà, ses compagnons étonnés ne le reconnaissent plus.

« Ces grâces familières ne s'arrêtaient pas là; mais, avec une ardeur toujours plus vive, elles le poussaient à l'action, où il retrouvait, non pas son zèle (le zèle, même dans ses plus mauvais jours, ne lui avait jamais fait défaut), mais son aisance et sa facilité d'autrefois. «Je me suis vu, écrit-il encore dans ses Mémoires de 1642, l'année passée, entre Pâques et la fête du très saint Sacrement, un mois entier monter deux fois par jour en chaire, et confesser quasi tout le jour, et cela, par un secours particulier de l'Esprit auquel j'étais abandonné. »

 

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« Une nouvelle vie recommençait pour lui. La compagnie.. ne pouvait pas ne pas s'apercevoir de ce changement ; et l'étonnement qu'elle en ressentait (car la cause lui en échappait, remarque naïvement M. Olier) allait s'accroître de jour en jour, surtout après cette fête du très saint Sacrement..., qui marque le stade final de la longue crise. » Demain, en effet, les cloches de Chartres sonneront cette résurrection, ce nouveau printemps, annoncés, il y a quelques semaines parla « voix de la tourterelle. »

 

C'était l'année passée (1641), dans Chartres, au jour de la petite Fête-Dieu, jour de l'octave du très saint Sacrement. Vous m'éveillâtes, ô mon Dieu, le matin, une heure ou deux plus tôt qu'il ne fallait se lever; et, entendant ce doux bruit et ce célèbre résonnement des cloches de Notre-Dame, vous me faisiez voir en esprit la grande gloire qu'on vous rendait partout en ce jour-là, et les grandes louanges que vous rendait votre Fils, cette sainte hostie, par tout le monde. Car il vous loue dans le saint Sacrement comme dedans le ciel,...; et cela remplissait mon esprit de grande joie. Mais ce qui le comblait, c'est qu'il me semblait que mon coeur avait part à tout cela, louant Dieu partout et étant répandu partout. Et plût à Dieu que cela fût comme j'en avais le sentiment, un sentiment qui me faisait répandre des larmes... Et je passai cette heure avec grande vitesse.

 

L'horreur de la superbe le possède encore, mais ne l'affole plus. L'humilité à laquelle il s'appliquera désormais, n'aura « plus rien de commun avec le sentiment de terreur où le jetait naguère la vue des jugements de Dieu; c'était l'humilité amoureuse et reconnaissante, et opérant dans son âme... « une paix nonpareille sur la peine qu'il sentait de n'avoir point les vraies vertus, et l'humilité même. » Au lieu qu'autrefois, en ouvrant la Bible, son oeil y cherchait instinctivement les pages où le Juge se montre à nous dans l'appareil terrifiant de sa colère, aujourd'hui, sous le Juge irrité, son coeur reconnaissait

 

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le Père compatissant. Aussi, revenant sur les heures douloureuses qu'il vient de traverser, il se laisse aller à dire à Dieu avec une grâce charmante : « C'est chose admirable, ô mon Dieu, comme vous savez feindre votre colère et contrefaire le fâché, ou bien comme vous changez aisément vos sentiments; car, à peu de temps de là, vous m'embrassâtes en la manière que le père de l'enfant prodigue l'embrassa, mais avec un amour et une tendresse incomparables. »

« Du changement accompli dans ses dispositions intérieures son ministère ne tarda pas à se ressentir. Traversant une ville des environs de Chartres..., et étant pressé, un peu à l'improviste, d'y monter en chaire, c'est le récit de l'enfant prodigue, dont l'histoire vient de se renouveler en sa personne, qu'il développe à la foule accourue pour l'entendre, et il le fait avec tant de force e t d'émotion, que ses auditeurs, sans tenir compte de la distance, le suivent à Chartres, et assiègent la résidence des missionnaires pour y faire des confessions générales (1).» La crise était bien finie et pour ne plus recommencer jamais. Il se peut que, dans le secret de sa vie intérieure, M. Olier ait gardé quelque chose d'un peu trépidant, et qui parfois semble toucher à l'exaltation. Mais ces légères fumées ne troubleront que par instants la sagesse de ses initiatives apostoliques, et notamment de ce qu'il écrira pour le public. Dès la fin de 1641, il est le chef incontesté de la petite compagnie qui, la veille encore, rougissait de lui. De six qu'ils étaient au début, deux seulement resteront auprès de lui, M. de Foix, M. du Ferrier; mais de précieuses recrues leur étaient déjà venues, d'autres leur viendront bientôt. En décembre 1641, ils fondent leur premier séminaire dans une maison de Vaugirard ; un an après, ils s'installent dans le quartier Saint-Sulpice, prenant aussi la charge de cette paroisse, alors méprisée,

 

(1) Monier, op. cit., pp. 286-293.

 

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mais qui, grâce à eux, va devenir, pour toujours peut-être, la paroisse modèle, un des foyers les plus rayonnants du catholicisme français.

 

V. C'était mieux qu'une guérison. Le J.-J. Olier qui reparaissait au sortir de cette longue éclipse, était, en vérité, un homme nouveau, très supérieur au J.-J. Olier d'avant la crise, et deux fois méconnaissable. A l'insu de tous et de lui-même, il n'avait cessé de croître, s'initiant avec une énergie d'assimilation qui tient du miracle, à la pensée et à la vie de son maître, Charles de Condren. Travail souterrain et sans joie, où la grâce divine aura eu sans doute une large part, mais qui nous révèle aussi les plus rares dons de nature. Regardez-le, au milieu de ses compagnons, assistant, l'oreille tendue, le regard vide, la figure contractée, à ces entretiens sublimes que ni les uns ni les autres ne doivent enfin comprendre qu'après la mort de Condren. Bon gré, mal gré, comme il a voulu rester, on n'a pas eu le courage de le congédier tout à fait; on le tolère, mais comme un néant, on ne lui adresse la parole que pour la forme. Il est là, masse tour à tour inerte ou bruyante, mais également pitoyable. Qui donc alors eût imaginé que pas un atome de la précieuse semence n'était perdu pour lui, et que cette agonie sans nom préparait à l'Eglise un second Condren ?

M. Olier a décrit lui-même, avec sa naïveté ordinaire, un peu gênante parfois, cette merveilleuse métamorphose et l'effet qu'elle produisit d'abord dans ce petit monde : « Les lumières, écrit-il, que le Père de Condren a si souvent exposées à... ses disciples ont fait en tous les mêmes effets depuis sa mort. Au moins pour moi, je sais bien que j'ai connu un grand nombre de choses qu'il m'avait proposées et que je n'avais pu comprendre en ce temps... Alors, ces lumières n'avaient point fait d'impression sur mon esprit, bouché aux choses saintes ; depuis sa mort, elles y sont entrées vivement..., et me font maintenant

 

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concevoir sans peine ce que je ne croyais être que fables et inventions de l'esprit humain. (1) » Peu après la guérison que nous avons dite, « un de nos Messieurs, écrit-il encore, qui avait été neuf ou dix ans avec le défunt Père de Condren et avec M. Amelote, son disciple, fut vivement touché, ainsi que toute la Compagnie, en m'entendant parler à un saint prêtre, qu'on m'avait adressé pour l'affermir dans sa vocation..., jusque-là qu'il ne put s'empêcher de me dire... qu'il avait été étonné... de la beauté, de la grandeur et de la sainteté des choses que j'avais dites, et qui étaient tout à fait les mêmes que celtes que disait le P. de Condren ; qu'enfin je les expliquais mieux que M. Amelote. Cela me confond..., sachant bien mon ignorance et ma stupidité, et ayant été convaincu tant d'années.., de ma nullité entière... Je vois maintenant s'accomplir la promesse que m'avait faite le défunt P. général, que je serais un jour un des héritiers de son esprit; je ne puis pas en douter : toutes les choses que je lui ai ouï-dire autrefois, et qu'alors je ne pouvais concevoir, me sont expliquées maintenant avec une netteté qui surpasse la clarté du soleil. » (2)

C'est qu'aussi bien, après la terrible expérience de ces deux années, M. Olier se trouvait tout préparé à réaliser avec plus de clarté, à accepter avec moins d'effroi, la doctrine essentielle de Condren sur le devoir où nous sommes de nous effacer, de nous sacrifier et de nous anéantir nous-mêmes, pour faire place en nous à l'esprit de Dieu.

Leçon de choses, disions-nous plus haut. En suspendant le jeu régulier de ses puissances, en le réduisant à la figure d'une « bête morte », son épreuve l'avait façonné aux attitudes, aux sentiments que tâche de former en nous la discipline ascétique de l'école française.

Il s'était en quelque sorte et malgré lui familiarisé avec

 

(1) Faillon, op. cit., I, p. 372.

(2) 16., pp. 352, 353.

 

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le « néant », avec « l'état d'enfance », ou «l'état d'hostie ». En cela semblable à d'autres malades, il ne vivait presque plus de sa vie propre, conduit par des forces obscures et désordonnées. Le mal n'était pas dans cette sorte de mort, mais dans ce désordre et dans ses causes, bien qu'innocentes. Rendu à la santé, il accepterait librement, joyeusement cette dépossession de lui-même ; il continuerait à ne pas vivre — vivo ego, jam non ego — mais désormais avec la pleine allégresse de sentir que Jésus vivait en lui.

 

Depuis mes grandes désolations, écrit-il, je ne puis douter que l'esprit de mon maître (Notre-Seigneur) n'habite en moi... J'expérimente sa conduite dans l'usage de mes facultés naturelles, et même jusqu'à la composition du corps, qui, autrefois, était si déréglée. Je sens maintenant cet esprit qui me compose et me dirige dans mon port, ma démarche et même mes paroles...

Lorsque je veux m'occuper à écrire, je sens que ce divin Esprit veut conduire et régler tous les mouvements de ma main (1). Je me prête et me donne à lui comme un instrument qui n'a point d'action propre et personnelle... Il est répandu par tout moi-même, comme s'il y tenait la place de mon âme. Je le sens comme une seconde âme qui m'anime et me porte, et qui se sert de tout mon être, comme l'âme dispose des mouvements du corps, mais avec bien plus de douceur et d'empire. Dernièrement une personne qui prend grand soin de nous, me parlant de quelque chose qu'il y avait à faire, je lui répondis naïvement... : « J'ai une infirmité qui m'empêche de faire ce que je veux ; je ne puis que ce que l'on me permet, et ne puis en aucune façon m'affranchir de cette dépendance. »

 

Je n'ai pas besoin de souligner l'intérêt de ces confidences, où la psychologie de la possession divine est dessinée avec tant de justesse et de séduction.

 

J'éprouve le même changement par rapport aux facultés de mon âme et aux dons surnaturels. Pour des ténèbres si

 

(1) Il y a un peu de littéralisme, un peu d'illusion dans ce sentiment. M. Olier en conviendrait lui-même, je crois. Mais ici nous nous en tenons à l'essentiel de l'expérience.

 

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épaisses, j'ai maintenant tant de lumières; pour la confusion de mon esprit, tant de netteté dans mes pensées; pour mes bégaiements précédents, tant de liberté de parler; pour les sécheresses désolantes que j'éprouvais et que je causais aux autres, tant de bons effets de la parole ; pour cette maudite... occupation de moi-même, tant de sentiments d'amour et d'élévation vers Dieu!  Je suis contraint de le confesser : c'est le divin Esprit qui me remplit ainsi et me possède.

 

Et voilà, merveilleusement expliqué, le lien logique par où cette plénitude présente se greffe, si j'ose dire, sur le vide et la détresse des années d'épreuve :

Et voici encore, de quelle manière, au plus fort de cette épreuve elle-même, l'activité persévérante du saint dominait les défaillances du neurasthénique :

 

Je me souviens que c'était là le sujet de ma consolation dans mes peines, Dans l'impuissance totale où je nie voyais, je me disais à moi-même : si jamais le bon Dieu voulait se servir de moi, ce que je ne pouvais croire, au moins on connaîtrait visiblement alors celui qui agirait en moi. Mes délaissements passés m'ont appris que ces biens sont de Dieu seul, et que leur privation est mon fonds propre. Ce que je possède maintenant n'est point un bien personnel, et qui soit attaché à mon âme : c'est une grâce, une miséricorde... J'étais alors délaissé de tout conseil intérieur et presque extérieur pour ma conduite ; maintenant la bonté de Dieu nie donne.., tous les conseils que je puis souhaiter. Si deux choses se présentaient à faire, je ne savais pas prendre la moindre résolution ; je n'avais aucun mouvement pour nie déterminer ; maintenant je ne suis presque jamais en peine. Intérieurement je suis guidé comme un enfant, qui en tout serait conduit par un père très sage et d'une bonté parfaite. Cela se lait dans le fond de l'âme, par une opération divine extrêmement délicate, et que le démon ne peut contrefaire. Quelquefois c'est un mouvement, d'autres fois un sentiment sans parole, qui se fait entendre bien plus distinctement que la parole. Car Dieu, qui est parole, se rend bien plus sensible à nos âmes que les hommes par la parole articulée. Divine substance qui êtes

 

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parole, lumière, puissance, amour ; Etre divin, soyez loué, exalté et béni pour jamais (1).

 

L'effondrement de tout son être, contre lequel le malade oppose ce qu'il lui reste d'énergie, semblable au naufragé qui se cramponne à une épave décevante ; l'anéantissement mystique du saint qui renonce à ses propres activités misérables pour se revêtir d'une activité meilleure : ce lumineux parallélisme entre les deux états éclaire M. Olier sur les secrets de la vie intérieure, lui qui a passé par ces deux états, passé de l'un à l'autre, lui qui, encore torturé par les angoisses du premier, éprouvait déjà, au plus profond de son âme, les grâces ineffables du second :

 

Ma fille, écrira-t-il plus tard à la marquise de Portes, soyez toujours anéantie en votre coeur, appartenant à Jésus-Christ par-dessus vous-même, pour être à lui tout ce qu'il veut que vous lui soyez... Après, il vous fera connaître ce qu'il veut et vous y établira sûrement, vous conduisant petit à petit en sa vertu cachée... Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation... ; il ne s'établit point en nos règles, ni par la conduite d'une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu'il chérit ; il tient son oeuvre invisible en leur fond, et, s'il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, il l'arrache sensiblement, il trouble, il renverse, il dessèche, il aveugle, enfin il met son âme en un état où elle ne sait plus ce qu'elle est, ni ce qu'elle doit devenir; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine, pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l'oeuvre invisible et insensible de l'esprit, qui n'a point part en sa pureté avec nos expériences.

Oh! que l'esprit est pur! Oh ! que la sagesse de Dieu est grande sur la sanctification de nos âmes, qui élève en notre nuit, par l'assurance de notre humilité et pureté de nos esprits, l'oeuvre admirable de sa main ! Au nom de Dieu, ma fille, soyez morte à vos vues... Il n'y a rien que l'abandon

 

(1) Faillon, op. cit., I. pp. 343-345.

 

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entre ses mains..., ayant toujours le coeur anéanti en tout vous-même, le vidant toujours de tous propres désirs, et votre esprit de tout propre discernement et toute propre lumière, pour vous mettre en état d'être remplie de la lumière du Fils de Dieu (1).

 

A cette mort, l'amour-propre voudrait au moins disputer les goûts sensibles de la dévotion. Il ne le faut pas, et c'est encore là un des points essentiels de la doctrine bérullienne, que M. Olier a pu expérimenter sur lui-même, pendant ses deux années de famine spirituelle. Au lendemain de sa guérison (juillet 1641), il écrivait à la mère de Bressand :

 

Votre âme est toute dénuée et dépouillée de tout., même de Dieu dedans ses dons, hors de ceux de la foi, je la vois,

 

et pour la voir, il n'avait qu'à se rappeler ses propres impressions de la veille.

 

je la vois, comme une nuit cachée, obscure, basse, dégagée, séparée de tout et de Dieu même, qui désire qu'on ne se répande point en ses dons, et qu'on ne s'appuie en autre qu'en lui seul et sa propre substance. C'est en lui qu'il faut subsister, vivre et se mouvoir. C'est cette essence vivifiante, soutenante, éclairante en la foi ténébreuse et obscure (quand elle éclaire purement et sans les nuages grossiers de la lumière épaisse) qui alors est resplendissante et se fait apercevoir à l'âme par son impureté. Une foi vive, obscure, nourrissante en pureté, soutenante en simplicité, c'est tout, est-il pas vrai ? C'est Dieu même répandu dedans nous, et qui ne souffre plus, par la jalousie qu'il a pour nous, que nous aimions et embrassions quoi que ce soit hors de lui-même. Il est jaloux jusqu'au point de l'être de ses propres dons, et, craignant qu'on ne les aime et qu'on s'y attache, il les retire de nous et nous en prive, pour nous obliger d'avoir recours à lui unique, à lui pur et simple, sans autre vue, autre détour, et autre amour que lui seul (2).

 

(1) Lettres, I, pp. 461-463.

(2) Ib., I, pp. 214, 215.

 

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Comme nous le montrons dans un prochain volume, Port-Royal n'a jamais pu souffrir cette doctrine, si dure et apparence, mais en vérité si nécessaire et si bienfaisante à une foule d'âmes (1). Et M. Olier lui-même, si, de vive force, il ne s'était vu « dépouiller de tout, même de Dieu dedans ses dons », peut-être n'eût-il jamais pleinement réalisé ce qui s'attache, d' « épais », de « grossier », d' « impur » aux lumières et aux délices de la dévotion sensible. Il était en effet de ces « personnes sanguines et affectives», auxquelles un sage directeur doit recommander de ne point faire tant d'efforts pour s'exciter et pour s'échauffer dans la prière, « car l'extrême facilité qu'elles ont à être aussitôt émues ferait qu'ordinairement cette chaleur ne serait plus que l'effet d'une opération purement naturelle », et assez « grossière ». « C'est pourquoi, dit encore le jésuite Guilloré, il ne leur faut pas... moins recommander de se défier grandement de toute sensibilité intérieure, et de la tenir toujours pour fort suspecte, afin de n'y appuyer jamais ; n'en étant point, qui en cela soient plus capables qu'elles de tomber dans l'illusion, à cause qu'il n'y en a point qui soient faciles, comme elles, à être touchées d'un mouvement sensible. Par une même conséquence, il les faut bien convaincre de ne faire jamais grand cas de toutes leurs tendresses et de toutes leurs larmes, mais leur montrer qu'elles doivent plutôt les regarder comme des faiblesses de leur nature et de leur tempérament, qui se fond incontinent, et qui s'attendrit de peu de chose (2). » Si péniblement sevré et pendant longtemps, de ces pieuses tendresses, M. Olier avait enfin compris qu'elles ne sont pas le principal de la dévotion. Quand il les aura retrouvées, loin de jouir de ces grâces légères ou douteuses avec une complaisance éperdue, il

 

(1) Cf. tome IV, L'école de Port-Royal, pp. 565-571.

(2) La manière de conduire les âmes dans la vie spirituelle. De la conduite des sanguins. Je cite d'après le recueil in. folio. Les Oeuvres spirituelles du R. P. F. Guilloré, Paris, 1684, pp. 846, 847.

 

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les méprisera plutôt : « Que les suavités et les recueillements dira-t-il, me sont à charge, importuns, suspects, qui abîment la chair dans la paix et la joie! » (1)

Le P. de Condren ne pensait pas autrement, mais il faut que rien n'ait manqué à l'initiation dont nous avons suivi la courbe héroïque, pour que M. Olier en soit venu à professer, à vivre, et avec une telle intensité, celle des leçons de son maître, qui jadis, je veux dire avant le crise, l'aurait le plus révolté  (2).

 

(1) Lettres, I, p. 486.

(2) Avant de passer à l’ « excellence » de M. Olier, j'aurais voulu, j'aurais dû peut-être m'étendre sur quelques-unes des critiques — spécieuses ou fondées — que l'on adresse parfois à ce grand homme. Mais qui ne sait se borner ne sait pas écrire. Et puis le présent volume e pour objet l'école française. Ce n'est pas ici le disciple de Marie Rousseau, pas davantage le fondateur de Saint-Sulpice qui nous intéresse, mais uniquement l'héritier et le continuateur de Condren.
 
 
 
 

CHAPITRE V : L'EXCELLENCE DE M. OLIER

 
 
 

I. Eminence de M. Olier comparé aux autres maîtres de l'école française. — En lui, l'on entend toute l'école. — Ses dons d'écrivain. — Il a vulgarisé le bérullisme, mais en poète. — Sa Journée chrétienne ou Le génie du bérullisme. — Les « Actes pour le saint office », et les préludes ignatiens. — « Que l'Eglise dilate ce que vous renfermez en vous seul ». — Sero te amavi. — Le rythme des élévations de M. Olier et le rythme de la prière ignatienne. — « Actes pour faire avant la conversation ». — « Que je ne laisse aucun reste de moi dans la compagnie ». — « Sur l'usage du feu ». — « De l'esprit de sacrifice eu plusieurs occupations de la journée ».

 

II. Le catéchisme chrétien pour la vie intérieure. — Jésus-Christ e médiateur de religion », et non pas seulement rédempteur. — La psalmodie en latin. — « tin fleure est un chemin animé ». — Propagande bérullienne par l’image : M. Olier et les peintres de son temps. — Lettre sur le chant de l'Egliee. — Le symbolisme des orgues.

 

III. Les lettres de direction. — « Que toute propriété soit éteinte ». — Qu'il faut renoncer à l'appropriation sensible de Dieu. — « Ce qui se mêle d'impur dans le divin ». — Les délices de la pure foi. — La passion du miroir. — « Dieu est le supplément de tout ». — Règles pour « l'extérieur du prêtre» ; ni la politesse de l'honnête homme, ni les grimaces de sainteté. — A une grande dame attirée vers le jansénisme.

 

IV. Le plus conscient des maîtres bérulliens. — Ses vues sur le développement de la vie intérieure et sur les origines de l'école française. — La place qu'il se fixe à lui-même dans l'histoire de cette école. — Première période : « état de faiblesse » avec Bérulle et Condren ; apogée : avec M. Olier. — Contribution personnelle de M. Olier au développement de l'école. § I. LA DÉVOTION AU SAINT-SACREMENT. — Le dogme eucharistique, confirmation souveraine des principes bérulliens. — Caractère théocentrique de cette dévotion, telle que M. Olier la présente. § 2. LA DÉVOTION A L'INTÉRIEUR DE MARIE ET DES SAINTS. — Les deux volumes publiés par M. Faillon sur la Vie intérieure de la très sainte Vierge. — Interprétation bérullienne du dogme de la communion des saints. — § 3 PASSAGE DU BÉRULLISME AU MYSTICISME PROPREMENT DIT. — Lettre sur « le centre de l'âme ». — La « sainte oisiveté ». — Que l'âme cherche Dieu « comme un bien qu'elle possède ». — Le vrai caractère de la connaissance mystique. — Ne pas « s'amuser » aux révélations, aux prophéties. — Apparences quiétistes ; M. Olier et Fénelon. —

 

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Lettre à une contemplative qui ne goûtait pas sainte Gertrude. — « Les tableaux s, l'esprit d'enfance et l'union au Christ intérieur. — Contre le romanesque dans la dévotion.

 

I. L'excellence, ou plutôt l'éminence, car, en dehors des deux fondateurs, Bérulle et Condren, aucun des principaux maîtres de l'école française n'égale M. Olier. Nous avons déjà fait au P. Saint-Jure sa juste part de louanges; nous célébrerons bientôt M. de Renty et le P. Eudes; plus tard Grignion de Montfort ; Olier les dépasse tous. D'abord, parce que, seul, il nous présente la commune doctrine dans toute l'étendue de ses principes et de ses applications. Supposez, un instant que, par malheur, rien ne nous soit resté de Bérulle ni de Condren, nous trouverions chez M. Olier, pour le fond des choses s'entend, l'équivalent de l'un et de l'autre. Ses écrits forment un commentaire perpétuel de leurs propres écrits. Pas un paragraphe de quelque importance dans les gros livres de Bérulle ou dans les lettres de Condren que M. Olier n'ait reproduit, d'une manière originale, résumant tour à tour ou amplifiant, avec une compréhension parfaite, I'enseignement de ses devanciers. Bref, à qui me demanderait une somme de l'école française, je ne dirais pas : lisez Saint-Jure, le P. Eudes, Montfort, lesquels n'ont illustré que certains aspects du bérullisme, mais lisez la Journée chrétienne de M. Olier, lisez son petit Catéchisme chrétien pour la vie chrétienne, lisez surtout les deux volumes de ses Lettres. Ajoutez à cela, que, pour les dons naturels de l'intelligence et du style, pour le génie, il l'emporte aisément sur tous ses rivaux : plus personnel, moins redondant et plus élevé que Saint-Jure ; plus distingué et plus profond que le P. Eudes ; plus riche et plus divers que Montfort. Telle est, du moins, mon impression. Les curieux profanes la partageraient, je crois. De tous les écrivains que j'ai nommés, Bérulle et Condren toujours exceptés, et jusqu'à un certain point, Saint-Jure, M. Olier,

 

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malgré ses défauts, est le seul qui me donne un plaisir d'ordre littéraire; le seul aussi qui me dédommage, en quelque façon, de ne pouvoir lire de Condren qu'un si petit nombre de pages. Non, vraiment, il ne se vante pas, lorsqu'il s'offre à nous comme l'héritier légitime de l'incomparable. Il est vraiment un autre Condren, moins pur esprit, moins transparent, plus épais — eh! qui ne le serait? — mais en revanche, plus ardent, plus tendre, plus prenant, en un mot plus homme, et, par là même, plus poète. Heureuse rançon, revers bienfaisant et glorieux des faiblesses que nous n'avons pas craint d'exposer dans le chapitre précédent.

Sa grâce particulière, sa mission est, je ne dis pas de vulgariser le bérullisme mais de le présenter avec une telle limpidité, une telle richesse d'imagination et une telle ferveur que cette métaphysique d'apparence un peu difficile devienne accessible et séduisante à la moyenne des lecteurs. Il le vulgarise, si l'on veut, mais au plus noble sens de ce mot, c'est-à-dire à la manière des poètes, en homme pour qui le monde extérieur existe, et qui ne sépare jamais sentir de comprendre. « Les notions générales, professe-t-il lui-même dans la préface du plus exquis de ses livres, ne suffisent point : il faut descendre dans le particulier, pour tirer du fruit de ce qu'on voit et de ce qu'on lit. » Il n'aurait pu mieux définir son excellence particulière et la valeur unique de son oeuvre. Bérulle n'est certes pas un génie abstrait : il réalise lui aussi et passionne tout; mais, lent et massif, il manque de variété, de souplesse. Condren ne paraît pas plus abstrait que Platon, mais le « particulier » où il descend est encore si haut qu'à essayer de l'y rejoindre, beaucoup ne rencontreront que des abstractions. Nul enfin ne reprocherait au P. Saint-Jure ou au P. Eudes de faire trop de place à la spéculation pure ; ils auraient même, je crois, l'intelligence moins curieuse et moins sublime que M. 01ier ; mais c'est plutôt l'amplification oratoire qui domine

 

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communément chez l'un et chez l'autre, et celle-ci, malgré ses avantages incontestables, le cède en définitive à la poésie. Qu'on me pardonne de tant répéter ce mot. Puisque l'on persévère à l'ignorer, je ne saurais trop redire que M. Olier s le droit de figurer dans ce cortège royal où ne donne pas accès la seule éloquence, chez nous si commune. Plus cultivé, et surtout plus discipliné, il eût marché l'égal de ses insignes contemporains, les anglicans George Herbert, Henry Vaughan et Thomas Traherne; l'égal d'Adam de Saint-Victor et de Prudence.

Dictée par lui dans les dernières années de sa vie, il publia, de son vivant, 1655,sous le nom d' « un prêtre du clergé », la Journée chrétienne, qu'on appellerait aussi bien le Génie du bérullisme, et qui a pour objet d'appliquer les principes de l'école française à « tout ce qu'on peut faire de plus considérable dans la journée ». La première partie comprend « les actions de piété qui nous appliquent particulièrement à Dieu ». Prières du matin ; Angelus; sainte messe; confession; communion; visites au Saint-Sacrement; chapelet; prières du soir. La seconde renferme «les actions communes qui sont pour la nécessité ou pour le soulagement de la vie », et qui ne doivent pas moins que les autres nous « appliquer particulièrement à Dieu ». Le réveil; l'étude; les repas; la conversation; l'usage du feu; « le saint temps des maladies » ; « le temps périlleux du retour à la santé » ; la promenade. Pour une raison qui saute aux yeux, je m'arrêterai de préférence à la seconde partie, ne retenant de la première que l'admirable prélude à la récitation de l'office divin. Je supplie les incroyants qui veulent bien me lire de ne pas mépriser ces formules dévotes ; faute de mieux, ils y apprendraient les dispositions dans lesquelles il faut se mettre avant d'aborder la lecture ou la méditation des grandes oeuvres.

 

Actes pour le saint office.

 

Esprit divin qui régnez dans les Anges et dans les Saints

 

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du ciel, je vous adore de tout mon coeur. Je vous révère dans les louanges et dans les témoignages d'amour que vous rendez à Dieu dans leurs coeurs. J'adore l'immense religion et la multiplicité des sentiments amoureux dans lesquels ils se consomment en vous.

Souffrez, Esprit divin, que je m'unisse à vous et que j'entre en la vie divine dont vous animez les Saints; que je me perde en vous, et qu'avec vous je me dilate dans tous les Bienheureux qui adorent et qui louent en vous la majesté de Dieu.

 

« Se dilater », mais « dans autrui », mais en se perdant, on a reconnu les principes bérulliens sur l'anéantissement du moi. La courte élévation que saint Ignace nous fait faire au début de chaque exercice implique, au contraire, une

affirmation, une expansion du moi, volontaire et conquérante. « Dans l'oraison préparatoire, dit-il, je demanderai à Dieu... que, par sa grâce, toutes mes intentions, actions et opérations aillent droit au service et à la louange de sa divine Majesté»). Autre différence, et qui a son intérêt : les préludes ignatiens ne doivent durer que pendant quelque secondes ; l'exercitant est pressé d'agir, de déployer ses « puissances ». Le bérullien a moins de hâte; il peut s'attarder longuement au dépouillement de lui-même, puisque, en recevant « le coup heureux de cette mort spirituelle », il commence « à opérer en Jésus-Christ qui est en tous les chrétiens principe d'agir à la gloire de Dieu» (2).

 

Que si je ne suis pas assez heureux pour me perdre tout en vous, et pour entrer, par l'intime union de mon âme avec vous, en part de l'honneur que vous rendez à Dieu dans les saints, souffrez au moins, Esprit divin, que je me réjouisse du grand honneur qu'ils lui rendent en vous. Mon âme est satisfaite de vous voir honorer par votre Esprit, si elle ne peut pas voue honorer par elle-même.

 

(1) Premier exercice de la première semaine.

(2) Journée chrétienne, I, pp. 11o, 12o.

 

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Les torpeurs de la prière, les résistances de la chair et du sang, l'ignatien doit les combattre par un redoublement d'efforts : il gourmands, il secoue, il entraîne — trahere — ses facultés paresseuses ; coûte que coûte il veut discourir, — discurrendo — il veut se rappeler, comprendre, sentir, — volendo totum illud memorari et intelligere, ut magis erubescam (1) ; le bérullien trouve dans son infirmité elle-

même un nouveau motif de joyeux oubli de soi : incapable de louer Dieu, il s'unira du moins à la louange des saints. Et sans doute cela non plus ne va pas sans effort ; mais l'accent n'est pas placé sur l'effort.

 

Mon Dieu, j'adore cet Esprit répandu dans vos prophètes qui ont écrit ces psaumes et ces cantiques si aimables que l'on chante. La pureté de leur état et la sublimité de leurs pensées et de leurs sentiments me confond et m'anéantit en votre présence. Leurs transports amoureux, leurs dispositions saintes et la diversité des mouvements qui les remplit ne peuvent être compris par une âme terrestre comme la mienne, je les adore sans les comprendre, et j'ADHÈRE A L'ESPRIT QUI LES A PRODUITS DANS LEUR COEUR.

Esprit de Dieu, qui prenez vos délices à continuer dans l'Eglise ce que vous avez commencé dans vos saints, je vous offre mon âme, afin que vous le répandiez en elle ; EXPRIMEZ-Y CE QUE VOUS AVEZ EXPRIMÉ EN EUX; DILATEZ EN MOI ET EN TOUTE L'EGLISE CE QUE VOUS RENDEZ A DIEU DANS LE CŒUR DE JÉSUS, LE CHEF, LA VIE ET L'ESPRIT DE TOUS LES PROPHÈTES.

 

Dans cette métaphysique redoublée, si j'ose dire, quelle plénitude, quelle splendeur! Imaginez une strophe semblable illuminant quelque homélie de saint Augustin, on se récrierait d'admiration. Ce n'est, hélas ! que M. Olier.

 

Que l'Eglise, ô mon Seigneur Jésus, dilate,

 

quand nous aurons trouvé mieux, plus expressif, plus

 

(1) Premier exercice de la première semaine : le triple péché.

 

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lourd de sens, nous lui reprocherons de répéter ce mot magnifique ;

 

dilate ce que vous renfermez en vous seul, et qu'ELLE EXPRIME AU DEHORS D'ELLE-MÊME CETTE RELIGION DIVINE QUE VOUS AVEZ POUR VOTRE PÈRE dans le secret de votre coeur, dans le ciel et sur nos autels. O quel ciel, quelle musique, quelle sainte harmonie dans ces lieux saints ! O que la foi me fait entendre, au travers de ces tabernacles, de merveilleux cantiques, que l'âme de Jésus-Christ rend à Dieu avec tous les anges et les saints qui l'y accompagnent !

Donc, ô mon Dieu, que toutes ces louanges, et tous ces cantiques, ces psaumes et ces hymnes, que nous allons chanter à votre honneur, ne SOIENT QUE L'EXPRESSION DE L'INTÉRIEUR DE JÉSUS-CHRIST; et que ma bouche ne vous dise que ce que l'âme de mon Sauveur vous dit en elle-même !

ADHÉRANT donc à votre Esprit, ô mon Seigneur Jésus, qui êtes la vie de notre religion, je désire de rendre à votre Père tous les hommages et tous les devoirs qui lui sont dus, que vous seul comprenez, et que vous seul lui rendez dans votre sanctuaire.

Anéanti, mon Dieu, en tout moi-même, qui suis un misérable et infâme pécheur, j'adore votre Fils l'UNIQUE ET LE PARFAIT RELIGIEUX de votre nom et je m'unis à votre Esprit, par la plus pure portion de mon âme, pour vous glorifier en

lui (1).

 

Ici, veut-on me permettre un souvenir, trop personnel sans doute, mais qui prêtera peut-être à d'utiles réflexions. Cette page que j'achève de citer, je la copiais déjà, il y a trente ans, l'ayant rencontrée par hasard, avec quelle joie et quelle surprise ! en furetant parmi des livres de rebut, dans une bibliothèque de couvent. Depuis lors, cent et cent fois relus, ces quatre feuillets d'une jeune écriture, appliquée, enthousiaste, n'ont plus quitté mon bréviaire. L'encre a bien pâli, le papier s'effrite. Mais, ni le temps, ni ce qu'il traîne après lui n'ont refroidi mon admiration pour cet auguste prélude. Je songe néanmoins avec une certaine

 

(1) Journée Chrétienne, 1, pp 65-69.

 

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mélancolie qu'en ce temps-là, ignorant tout de l'école spirituelle où s'est nourri M. Olier, c'est à peine si j'entrevoyais confusément le sens, la richesse de cette poésie magnifique. Sero te amavi! Bien que théologien novice, j'en savais déjà long sur nos querelles intérieures : jansénistes, gallicans, libéraux n'avaient plus qu'à bien se tenir. Non tacebo, audivit anima mea clamorem praelii. Mais de l'histoire de la piété chrétienne, c'est-à-dire, de l'histoire même de l'Eglise ; mais du développement de la vie intérieure dans la France catholique, nul de nos maîtres ne nous avait jamais parlé. Parvuli petierunt panem, et non erat qui frangeret eis (1).

Une autre élévation, que j'emprunte à la seconde partie de la Journée chrétienne, et que je citerai presque tout entière, achèvera de nous faire connaître, non la doctrine essentielle du livre, qui doit nous être déjà familière, mais le rythme des pièces qui le composent. Ce rythme est fait de deux gradations, l'une descendante, l'autre ascendante, l'une appelant l'autre, l'une alternant avec l'autre, selon l'inspiration du moment. C'est un va-et-vient du ciel à la terre, de la terre au ciel. On descend des

 

(1) On me dira que la théologie est une chose et que la spiritualité en est une autre. Eh ! c'est toute la question. Ce que je viens de me permettre de déplorer, ce qui me parait un paradoxe mortel, c'est précisément cette idée même d'une théologie exclusivement spéculative, d'une théologie séparée. Nos professeurs, nos livres de classe ne nous enseignent qu'une theologia mentis, obstinément rebelles aux quelques docteurs du XVII° siècle — l'oratorien Thomassin, Contenson, Bail — qui voulaient d'une theologia mentis et cordis. On dira encore que, parallèlement aux leçons dogmatiques, des conférences particulières initient la jeunesse cléricale aux principes et à la pratique de la vie intérieure. D'un côté le De verbo incarnato abstrait, morne et sec, de l’autre, des entretiens sur le Sacré-Coeur. Je le sais bien, mais je sais aussi que, d'ordinaire, peur cette jeunesse, le vrai, l'unique maître est le professeur de théologie, reduplicative ut sic. Un père spirituel qui ait un prestige égal ou supérieur à celui de ses collègues enseignants, cela se voit — je l'ai vu moi-même — mais très rarement. Que si, du reste, ou veut se placer à un point de vue scientifique et technique, je demande encore si, dans l'enseignement d'une science traditionnelle et vivante, il est décent, il est raisonnable de négliger systématiquement, je ne dis plus la ferveur et la poésie, mais bien l'autorité doctrinale des spirituels et des mystiques. Pense-t-on, par exemple, que, pour la seule intelligence du de Deo uno et trino ou du de Verbo incarnato, un Bérulle, un Condren, un J.-J. Olier soient inutiles.

 

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trois personnes divines au Verbe incarné, du Verbe à l'Eglise, de l'Eglise à nous-mêmes, et l'on remonte de nous à l'Église, de l'Eglise au Verbe, du Verbe à la sainte Trinité. La courbe, décrite par la prière ignatienne, paraît tout ensemble plus tendue et moins compliquée. Plus de circuit, une progression constante : le regard fixé en haut vers les perfections de l'Homme Dieu, on s'entraîne à les imiter. Rythme ascétique ou tragique, au lieu que le bérullien serait plutôt mystique et lyrique. Ainsi encore pour les activités que ces deux écoles mettent en branle ; Ignace ramène tout à l'effort ; défiant les puissances du mal, il s'élance à la conquête du bien :

 

Me voici, ô Roi éternel... je m'offre à vous tout entier, attestant ma résolution bien décidée — determinatio deliberata — de vous suivre (et de vous rejoindre), et de supporter, pour arriver à cette fin, les pires injures, le dénûment le plus

absolu (1).

 

Même rythme chez Corneille :

 

Paraissez Navarrais, Maures et Castillans...

Je suis maître de moi comme de l'univers,

Je le suis, je VEUX l'être.

 

Id quod volo, répète saint Ignace. Tout cela naturellement, sur le ton majeur, si l'on me permet cette métaphore musicale. Dans les petits poèmes de M . Olier, le mineur alterne avec le majeur, l'anéantissement avec la dilatation du moi : alternance qui se retrouve aussi dans les gradations que nous avons dites. Du simple point de vue littéraire, ces multiples complexités sont d'un grand effet ; du point de vue de la vie intérieure, je ne vois rien de plus bienfaisant, de plus riche, de plus conforme au véritable esprit du christianisme. Essayons de suivre ces divers mouvements sur un bel exemple.

 

(1) Contemplation du règne.

 

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Actes pour faire avant la conversation.

 

Mon Dieu, qui subsistez en trois personnes, j'adore les entretiens qu'elles ont ensemble de toute éternité.

J'adore la communication d'esprit et l'ouverture du coeur que vos trois divines personnes ont l'une avec l'autre, s'expliquant ensemble de toutes choses, et se découvrant tous leurs secrets, dans l'unité de leurs amours et dans la simplicité de leurs pensées.

J'adore les entretiens que vous avez eus de toute éternité pour nous et pour notre salut, préparant les moyens et les voies de vous glorifier en nous.

 

Coelo tonantem..., Prélude grandiose, comme tantôt, et vers la fin duquel s'amorce, mais pour s'interrompre aussitôt, la même gradation descendante : Pour nous, ton mineur; vous glorifier en nous, majeur

 

J'adore Notre-Seigneur Jésus-Christ, conversant en terre avec sa sainte Mère et saint Joseph,

 

brusque retour au majeur,

 

en l'honneur de la conversation des trois personnes adorables de la très sainte Trinité.

 

Puis, il reprend la gradation descendante, mais pour remonter aussitôt :

 

J'adore la conversation de Jésus-Christ.., avec ses disciples qu'il remplissait de soi — comme il avait été auparavant rempli de l'abondance de son Père, en conversant avec lui.

 

Adoration, louange d'abord et toujours oubli de soi; dépouillement certes, mais, en quelque sorte négatif, par prétérition. Après quoi l'on passe naturellement une mort plus active, et en même temps plus dilatante :

 

Je vous consacre, ô mon Jésus, toute la conversation que je vas faire, AVEC DESSEIN DE ME LAISSER REMPLIR DE VOUS, ET AVEC DÉSIR QUE VOUS-MEME EN MOI REMPLISSIEZ TOUS MES FRÈRES.

Donnez-moi votre Esprit, qui les occupe pleinement de

 

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votre connaissance et de votre amour. Que la vertu de ce divin Esprit écarte le démon de nous tous, et bannisse la vanité et l'inutilité séculière qui s'y pourrait glisser pour dessécher nos âmes.

Faites, je vous conjure, que, de mon côté, JE NE LAISSE AUCUN RESTE DE MOI DANS LA COMPAGNIE, qui, s'arrêtant à m'estimer et à m'aimer, s'amuserait à quelque autre chose qu'à vous (1).

 

Tel est le mouvement habituel, le rythme, le dessin général de tous ces petits poèmes. Leur poésie essentielle une fois mise en lumière, laissons-nous prendre à ces beautés particulières par où se manifeste le génie original d'un écrivain.

La formule que je viens de citer, Condren aurait pu l'écrire, lui qui professait une dévotion spéciale à « Jésus conversant parmi les hommes », mais, moins imaginatif que M. Olier, moins concret, ou plutôt, si j'ose dire, d'un concret plus spirituel, peut-être n'aurait-il pas eu l'idée de proposer aussitôt après une élévation sur « l'usage du feu ». On saisit du reste sans peine la transition de l'un de ces deux exercices à l'autre.

Cette page sur la conversation, M. Olier l'aura dictée pendant l'hiver, et en se représentant, à sa vive manière, la salle plus ou moins chauffée où ses confrères prenaient leur récréation.

 

Je vous adore, mon Dieu, qui êtes, qui vivez et qui opérez en toutes choses...

Je vous adore, feu immense, feu vivant, feu consumant. Je vous adore en votre infinité, en votre ardeur et en votre activité...

Tout ce que nous voyons ici-bas..., tout ce qui nous exprime le feu de votre essence, tout cela n'est rien... auprès de ce que vous êtes...

Je vous adore, ô mon amour, qui faites voir, sous cet élément, quelle est votre charité. Vous nous voyez ici défaillants... ; le froid nous ruine..., et aussitôt vous paraissez pour nous soulager...

 

(1) Journée chrétienne, II, pp. 73, 75.

 

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Avant que nous eussions besoin de ce soulagement, vous étiez caché dans ce bois sous une autre forme. Aussitôt, ô mon Dieu, qu'on vous a demandé, vous avez paru comme feu; vous avez découvert le rideau où vous étiez caché, vous avez fait sentir la vertu de votre être (1)...

 

D'un tel homme, si vivant, si impressionnable, la monotonie n'est pas à craindre. Parcourez plutôt l'admirable pièce qui a pour titre : De l'esprit de sacrifice en plusieurs occupations de la journée :

 

Lorsque le chrétien se considère défaillant en son être à tous moments, par le temps qui s'écoule, avec lequel son corps et sa vie dépérissent, il SE. DOIT LAISSER ÉLEVER A DIEU LE PÈRE PAR JÉSUS-CHRIST, surtout quand l'horloge sonne, et qu'elle marque quelque portion de notre vie déchue, disant :

Mon Dieu, je vous adore, j'adore votre être éternel, JE SUIS RAVI QUE MON ÉTRE PÉRISSE A TOUT MOMENT, AFIN QU'A TOUT MOMENT IL RENDE HOMMAGE A VOTRE ÉTERNITÉ.

Demeurez en vous-même ce que vous êtes, et que toute la créature en périssant, AUSSI BIEN QUE VOTRE FILS EN MOURANT, fasse voir que vous êtes le seul Eternel...

 

Tournons la page. A force de suivre e dans le détail », le déchet universel de la substance humaine », il lui arrivera de manquer de goût, mais comme il se redressera vite !

 

Vous êtes celui qui vit incessamment sans déchet et sans accroissement de votre être. Tout périt, tout se change, tout se corrompt, et ne demeure pas un seul moment en même consistance.

Demeurez en vous-même, mon Dieu, considérant tout votre ouvrage, qui est en révérence... de votre état permanent.

Que dans l'Esprit universel de votre Fils, qui est présent à tout le monde, je puisse vous offrir toute la créature présente, pour vivre dans l'hommage de votre état éternel et divin.

 

(1) Journée chrétienne, II, pp. 79-82. Même pensée dans les Exercices de saint Ignace, mais plus générale, mais proposée seulement dans la dernière contemplation «  Attendere quomodo Deus habitat in creaturis…, in plantis, dans vegetare », etc., Contemplatio ad amorem spiritualem. Encore une fois, les deux méthodes se rejoignent, ne peuvent pas ne pas se rejoindre.

 

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Je devrais, et je voudrais l'interrompre, mais je ne puis pas.

 

C'est ainsi même que, dans les temps d'automne et d'hiver, voyant, à la campagne les arbres dépouillés de leurs fruits et dénués de leurs feuilles, il doit être en vénération pour Dieu, et lui dire :

O Dieu ! que votre créature honore, par ses états changeants, stériles et mourants, la beauté immortelle de votre fécondité.

Ces arbres, si gais et si verts en leur printemps, faisaient voir votre beauté divine..., qui ne finit jamais par la révolution des années.

Vous êtes toujours, mon Dieu, dans votre printemps ; vous n'avez point d'automne ni d'hiver, qui ternissent votre être.

 

Et comme un vrai bérullien ne peut regarder longtemps ni du côté de la créature, ni du côté de Dieu, sans évoquer le divin trait d'union entre l'un et l'autre,

 

Votre fécondité, mon Dieu, demeure toujours la même, et VOTRE FRUIT EST TOUJOURS ATTACHE A VOUS.

 

Rappelez-vous qu'il médite sur des arbres dépouillés, et dites-moi si cette évocation soudaine du plus haut de nos mystères n'est pas d'un poète.

 

Si votre Fils parait parmi nous, il demeure en vous. Il n'y a point en vous de déchet de substance et de vie, pour nous l'avoir donné sur la terre.

La terre, en le portant, nous a donné son fruit... Il a eu son printemps en la nature humaine; il y a eu son automne, son hiver, son été. Mais c'était, ô mon Dieu, pour être dans l'hommage universel que les créatures vous doivent, et pour sanctifier, par sa présence et par ses états, le sacrifice et la religion de tout l'univers.

Soyez donc, ô mon Dieu, le seul éternel et sans fin. Soyez le seul immortel et immuable. Que toute la créature se réjouisse en sa perte et en son anéantissement, pour vous rehausser par sa ruine, et pour vous glorifier par sa mort et par son néant (1).

 

Que ne puis-je citer aussi la méditation à faire « quand

 

(1) Journée chrétienne, II, pp. 38-41.

 

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on est obligé de sortir en carrosse », ou les « actes quand on va aux champs », ou « en découvrant les beautés de la campagne en général », ou «quand on voit le soleil » ; l'« autre occupation sur le soleil », ou encore « quand on voit la terre, les herbes, les fleurs, les fruits »,OU « entendant chanter les oiseaux. » Non pas que tout me paraisse d'une même beauté dans ce petit livre. Il y a là des inégalités sans doute, quelques répétitions inutiles, mais, dans l'ensemble, quelle aisance à manier les idées les plus hautes, les plus profondes, les plus nourrissantes; quelle suavité et quelle force, quelle transparence de style, et quelle musique ! Et tout cela dicté sans effort par un infirme qui ne pouvait plus quitter son lit. Ce chef-d'oeuvre que rien ne remplace, comment n'est-il pas familier à tous les prêtres de France ? A quoi pensent donc les ,Messieurs de Saint-Sulpice? Faudra-t-il que nous leur reprochions ou de méconnaître leur Père — et sui eum non cognoverunt — ou de le garder pour eux seuls? De leur M. Hamon, un excellent homme, certes, mais comme il y en a tant, ils ont répandu les méditations à plus de cent mille exemplaires. De la journée chrétienne, combien? Hamon a le grand mérite d'être moins « mystique ». A trop méditer Bérulle, Condren, Olier, notre jeune clergé, toujours enclin, comme l'on sait, vers le quiétisme, ne risquerait-il pas d'oublier le sérieux de la vie chrétienne ?

II. Plus didactique, mais non pas plus sec, le Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, n'est pas un moindre chef-d'oeuvre. Aussi bien les deux livres n'en font ils qu'un, la Journée chrétienne n'ayant d'autre objet que d'appliquer la doctrine du Catéchisme aux occupations ordinaires et aux rencontres de la vie. Reliés ensemble, comme il le faudrait, ces deux petits volumes auraient la même utilité, la même importance, le même prix que les Exercices de saint Ignace, avec cette différence toutefois que les exercices de l'école française, ainsi rédigés par M. Olier, se passeraient plus aisément de commentaires, la doctrine

 

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particulière de cette école étant si étroitement liée avec la méthode que, pour exposer celle-ci, l'on doit de toute nécessité, développer celle-là.

Catéchisme, passons-lui ce titre modeste, mais catéchisme original, vivant, émouvant, plein d'imprévu. Le catéchumène dans la tête duquel il s'agit de faire entrer les principes du bérullisme, a bien sans doute la complaisance qu'exige son personnage ; il ne demande qu'à se laisser convaincre, mais il y met le temps voulu. Ce n'est pas un figurant, un nigaud, mais un esprit curieux, inquiet, et surtout qui entend bien ne pas se payer de mots : « Qu'est-ce à dire, le vieil homme? » — ou bien : « D. Et quoi? notre âme en nous et notre esprit, sont-ils chair avant que nous soyons baptisés ? — R. Oui — D. Mais pourquoi appelez-vous notre âme chair? » — « J'ai bien ouï dire que nous étions pécheurs, mais non pas que nous étions péché ». Ou encore : « Jésus-Christ et ses apôtres ont-ils parlé aux premiers chrétiens de la dévotion à la très sainte Vierge?» Avec cela, sans cesse et au bon endroit des : « Comment entendez-vous cela?» des « Donnez-moi éclaircissement». Ainsi pour l'un des articles essentiels du bérullisme :

 

D. Permettez-moi que je vous interrompe. Vous m'avez dit là (comme en passant, comme une chose toute simple) un mot que je n'avais jamais ouï-dire, que Notre-Seigneur était le Médiateur de notre religion.

R. Il est vrai, comme l'on dit ordinairement, Notre-Seigneur est le Médiateur de notre rédemption, (mais cela ne suffit pas ; même rachetés; nous étions reliquataires à Dieu d'un million de devoirs religieux que nous étions incapables de lui rendre par nous-mêmes, comme de l'adorer, de l'aimer et de le prier... Nous avions (donc) besoin que le grand Maître... servit encore de supplément à nos devoirs, et qu'il fût le médiateur de notre religion (1).

 

Bref, tout l'entretien est mené par un pédagogue da première force. Ceux qui ne veulent voir en M. Olier qu'une

 

(1) Catéchisme, pp. 203, 2o5.

 

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cervelle embrouillée, manifestement ne l'ont jamais lu. Encore un exemple, emprunté à ce même chapitre sur le Christ « Médiateur de religion »; on y prendra sur le vif la souplesse, l'élégance et l'élévation de ce rare esprit;

 

Vous voyez par là la résolution d'une difficulté des hérétiques, qui se moquent du commun du peuple et des saintes religieuses..., qui chantent en latin, comme s'ils psalmodiaient sans fruit dans un langage qu'ils n'entendent pas.

Car l'âme, allant à la prière, n'a autre chose à faire qu'à s'unir à Jésus-Christ, qui est la prière et la louange de toute l'Eglise. Si bien que, l'âme..., consentant de coeur à toute la louange qu'il rend à son Père, et à toutes les demandes qu'il lui fait, elle n'est pas sans fruit ; au contraire, elle fait bien davantage que si elle priait en son esprit propre, et qu'elle voulût se mêler d'adorer... Dieu par elle-même et par ses propres actes. L'âme, par cette union, devient plus étendue que la mer ; elle devient étendue comme l'âme et comme l'esprit de Jésus-Christ, qui prie dans toute l'Eglise. Et c'est le genre de prière qui se pratique au ciel, ainsi qu'on voit dans l'Apocalypse, où les saints ne font que dire Amen aux prières de l'Agneau ; ce qui exprime l'union de leur coeur à Jésus-Christ leur prière, et que, confessant leur incapacité pour louer Dieu en eux-mêmes, ils se perdent en Jésus-Christ, pour dire à Dieu tout ce que Jésus-Christ lui dit, et, en même temps, tout ce que dit l'Eglise en lui (1).

 

Exposée par lui, qui ne comprendrait cette philosophie qu'on nous dit si compliquée? Les ouvrages de ce genre donnent souvent dans la platitude, ou, ce qui ne vaut guère mieux, dans la rhétorique. Ici, une limpide simplicité, mais qui reste noble et anoblissante ; une poésie somptueuse, mais qui nous émeut et nous enchante d'autant plus qu'elle s'ignore elle-même.

 

Ce que je vous conseille donc est de vous unir sans cesse au saint Esprit, pour faire vos actions en sainteté, et dans les sentiments mêmes de Jésus-Christ ; vous contentant de vous unir à lui... pour trouver l'aide à vos infirmités et la ferveur

 

(1) Catéchisme, pp. 211, 212.

 

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de la charité, dans ce fleuve de feu dont parle l'Ecriture, qui sortait de la face de Dieu, qui est Jésus-Christ même. Le fleuve signifie deux choses, la voie et la vie; car un fleuve est un chemin animé et vivant ; étant rapide et vivant, il est la figure de l'impétuosité de l'amour, avec lequel nous devons nous porter à Dieu, et de la vertu de l'esprit qui sort de Jésus-Christ pour entrer en nous, afin d'y être notre voie, notre vérité et notre vie... Ubi erat impetus Spiritus, illuc gradiebantur (1).

 

Vulgariser de la sorte, n'est-ce pas créer? (2)

 

(1) Catéchisme, pp. 235. M. Olier ne connaissait pas, et pour cause, le mot de Pascal. « Les rivières sont des chemins qui marchent ».

(2) Non content d'être le poète de l'école française, M. Olier aurait encore voulu en être le peintre. Et de fait, nous le voyons suggérer des idées de tableaux au jeune Le Brun, dont il semble avoir deviné et dont il a certainement aidé le génie. Il lui donne, par exemple, le plan d'une estampe sur la récitation de l'Office divin, traduction pittoresque du beau chapitre de la Journée chrétienne que nous avons cité. (Cf. Paillon, op. cit., II, p. 79, où l'on trouvera une reproduction de cette image devenue rare). Il fit de même « graver par le célèbre Claude Mellah..., sur les dessins de Le Brun, une estampe... (où) sa piété ingénieuse a su rendre sensibles, les occupations intérieures de Jésus-Christ au très Saint-Sacrement ». (Faillon, Ib., II, p. 83). Une autre image traduit la fameuse prière de Condren, popularisée par M. Olier : O Jesu vivens in Maria. (Paillon, I. p. 161). Ainsi encore, il « voulut que le tableau principal de la chapelle (du Séminaire) représentât l'auguste Reine du clergé, remplie de la grâce de l'ordre ecclésiastique, et établie comme le canal qui la répand sur tous les ministres sacrés. Dans cette grande et sublime composition, l'un des plus beaux ouvrages de Le Brun, la Sainte Vierge, élevée sur un lieu éminent (gradation descendante)... semble recevoir en effet la plénitude de l'Esprit-Saint, qui se divise ensuite par portions sur les Apôtres et sur le reste de l'Assemblée. Le Brun se proposait de peindre encore pour la chapelle du séminaire, et d'après les idées que M. Olier lui avait communiquées par écrit, dix autres tableaux, tous destinés à montrer que Marie est l'instrument universel de toutes les grâces dans l'Eglise ; mais il n'en exécuta qu'un seul, celui de la Visitation. » (Faillon, III, p. 73). Il a dû faire travailler d'autres artistes. Je croirai, volontiers, par exemple, que le charmant frontispice de la Journée chrétienne (on le trouvera reproduit à la première page des Pensées choisies, publiées par M. Letourncau, Paris, 1916) a été inspiré par M. Olier. Vers la fin de sa vie, M. Faillon le montre dictant « plusieurs emblèmes que lui suggérait sa tendre piété envers la très sainte Vierge et des dessins qu'il avait imaginés pour représenter ses différents mystères » (Paillon, III, p. 459). Il  y aurait là un chapitre fort intéressant pour l'histoire du grand art chrétien et de l'imagerie religieuse au XVIIe siècle, chapitre qui confirmerait et continuerait les conclusions de M. E. Mâle. Peut-être cette idée de la propagande par l'image a-t-elle été inspirée à M. Olier par le Père de Condren. Du moins savons nous qu'un des disciples préférés de ce grand homme, l'Arlésien René Barrème + 1685 « avait plusieurs tableaux où étaient dépeints tous les mystères de notre religion, entre autres les sept sacrements fameux peintre Pousdu fsin, qu'il exposait dans les églises pour mieux faire entendre aux peuples ce qu'il leur enseignait ». Cloyseault-Ingold, op. cit., I, p. 246.

 

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A ces deux petits livres que nous venons de parcourir et qui forment, je le répète, non seulement la somme la plus achevée, mais encore le véritable génie du bérullisme, un rapsode intelligent et d'un goût délicat devrait ajouter, en guise de glose perpétuelle et de supplément, un certain nombre de pages empruntées aux Mémoires et à la correspondance de M. Olier (1). Cela ferait un ouvrage exquis, On ajouterait, par exemple, au chapitre de la Journée chrétienne sur l'office divin, la merveilleuse lettre où M. Olier « explique la signification du chant de l'Eglise » à « un ecclésiastique attaché à un choeur »

 

Le chant dans l'Eglise, est une expression des louanges que, dans le secret de notre coeur, nous rendons à Dieu en l'esprit intérieur de Jésus-Christ. Le Fils de Dieu est la véritable hostie de louange... Cependant il est muet sur nos autels, et dans le sein du Père, au moins à notre égard ; car nous n'entendons rien de sa voix, et l'Eglise n'en est pas secourue extérieurement et d'une manière sensible. C'est de quoi même elle se plaint amoureusement dans les Cantiques... Sonet vox tua in auribus meis. Votre Père, et les âmes mêmes favorisées de votre amour et de vos visites intérieures, entendent assez le son intérieur de votre voix dont vous parlez au milieu du silence ; mais les peuples grossiers, qui ne peuvent entendre que la voix extérieure et sensible, et qui n'ont pas ces oreilles du coeur ouvertes pour les paroles de l'Esprit, et pour entendre quid Spiritus dicat Ecclesiis, ont besoin d'une antre voix que de celle qui ne parle qu'au coeur. C'est pour cela que le Fils de Dieu anime de son esprit les prêtres, pour publier en eux les louanges de son Père ; et on entend sa voix comme la voix d'une multitude, tanquam vox multitudinis.

Jésus-Christ, unique dans sa religion et dans les hommages qu'il rend à Dieu..., se sert des anges dans le ciel pour dilater spirituellement sa religion, et il se sert sur la terre de l'organe des hommes pour la dilater corporellement, faisant ainsi, en

 

 

(1) Je me permettrai de préférer cette méthode à celle qu'a suivie M. Letourneau dans le charmant petit volume, Pensées choisies, indiqué plus haut. Un tel recueil n'a son vrai sens que pour ceux à qui la Journée et le Catéchisme sont déjà familiers. Beaucoup néanmoins liront les Pensées choisies qui n'ont jamais ouvert ni la Journée et le Catéchisme.

 

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la terre et au ciel, un concert perpétuel de louanges. Ce doit être là la consolation de ceux qui chantent le plain-chant, qui, dans ses mesures et dans ses pauses, est réglé sur la méthode et sur la règle ordinaire de Dieu. Car, comme il fait tout avec poids et mesure, et avec société et unité dans l'Eglise du ciel et de la terre, il fait aussi que le chant se trouve tellement réglé que, de plusieurs, il ne s'en fait qu'une voix, ou plutôt qu'une seule harmonie.

Ces âmes appliquées au chant sont assurées qu'elles ont une des fonctions des plus pures et des plus éminentes... Elles sont comme les anges des plus hautes hiérarchies.

 

Lieu commun, je le sais, mais aussitôt débanalisé, si l'on peut dire, par le bérullisme :

 

Et elles ont non seulement société avec toute l'Eglise..., mais elles sont encore en société avec tous les anges du ciel, qui ne sont appliqués à Dieu qu'en Jésus-Christ ; et elles sont de plus en société avec Jésus-Christ même, à qui elles servent de supplément, pour être entendu de l'Eglise par leur organe. Ainsi elles sont l'achèvement et la plénitude de Jésus-Christ, qui dilate et multiplie par eux les louanges de son Père ; et elles font la fonction même du Verbe en l'Eternité, qui est la louange universelle et parfaite de Dieu. C'est pourquoi, que tous les chantres se perdent en Jésus-Christ, et qu'ils s'y tiennent incessamment unis, pour être animés... d'une parfaite religion en leurs louanges (1).

 

Après quoi, me rappelant qu' « il est nécessaire que dans un festin il y ait diversité de viandes, afin que chacun en puisse trouver selon son appétit, » je transcrirais sans hésiter cette lettre sur les orgues que ni Adam de Saint-Victor, ni George Herbert n'auraient trouvée d'un symbolisme trop compliqué :

 

Il me semble que les orgues, dans leur arrangement, représentent l'harmonie réglée et ordonnée du ciel. La multiplicité des tuyaux représente la multiplicité des saints, qui chantent tous les louanges divines selon leur rang. Et cette harmonie se fait par le moyen du vent, qui exprime le Saint-Esprit, qui

 

(1) Lettres, II, pp. 587-589.

 

 

remplit chaque saint selon sa capacité, et qui le fait ainsi résonner à proportion de sa portée, et louer Dieu selon la mesure de sa grandeur et de sa grâce. Le vent est porté par le secours de l'homme qui le pousse, qui signifie Jésus-Christ... Car, soit en la terre, soit au ciel, c'est Jésus-Christ en nous qui pousse les souffles de l'Esprit. « Je vous donnerai l'Esprit, dit-il, qui vous distribuera ses dons selon la mesure que je jugerai à propos. »

Celui qui joue représente le Père, qui ne remue rien que conformément à l'idée qu'il a conçue en son Esprit, et qui, après avoir préparé et forgé lui-même les instruments de sa louange et de sa gloire, selon son bon plaisir, s'en sert après selon ce qu'il lui plaît, pour composer cette divine musique et cette admirable harmonie de ses louanges...

Les anges sont encore exprimés par les orgues (1)...

 

Songeons qu'il n'y a là que la schéma d'un poème, qu'une maquette fiévreusement ébauchée. En la soumettant à une revision attentive, on atténuerait sans peine le littéralisme peut-être excessif de cette composition symbolique. Mais, quoi qu'il en soit de ce menu défaut et de quelques autres, auxquels j'aurais honte de m'arrêter, j'admire sans réserve les étonnantes ressources qui permettent à M. Olier d'illustrer, d'enrichir, de renouveler infiniment une seule et même pensée. La Bible, les Pères, la nature, l'art, tout ce qu'il lit, tout ce qu'il voit, tout ce qu'il fait le ramène à Berulle et à Condren, les lui explique, les lui commente. C'est encore à eux, à eux seuls en définitive, qu'il a recours lorsqu'il lui faut résoudre les cas de conscience, les difficultés particulières qu'il rencontre dans la direction des âmes.

III. Direction dépouillante, anéantissante, cela va de soi. Vivo ego, jam non ego. Que « toute propriété soit éteinte

 

(1) Lettres, I, pp. a6g-27o. Comparer Notre-Seigneur à l'homme qui, etc..., peut sembler une faute de goût. Et c'en est une peut-être, mais vénielle, comme il s'en glisse fatalement dans toute représentation symbolique des personnes divines. Après tout, Dieu lui-même se compare au potier, et le geste de ce dernier n'est pas plus noble en soi que celui du souffleur. On remarquera que M. Olier a su éviter ce mot. Traduites en latin, et par un Adam de Saint-Victor, ces images nous raviraient.

 

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et morte entièrement », afin que « tout soit vivant de l'Esprit saint de la nouvelle vie».

 

Quand je vous parle de toute propriété, je n'entends pas cette propriété grossière des choses extérieures, je parle de toute propriété intérieure et cachée, comme toute propriété d'esprit, de raison, de jugement, de volonté, qui sont les principaux obstacles à l'Esprit et à sa vie ; car, comme son siège est en ce fond caché, cette demeure doit être pure, sainte, vide de tout soi-même, pour laisser à l'Esprit de remplir tout (1).

 

Renoncer même et d'abord à la seule propriété dont les saints puissent être jaloux, je veux dire, à l'appropriation sensible de Dieu, ou, en d'autres termes, aux suavités de la prière, à la joie de sentir que Dieu nous aime et que nous l'aimons :

 

Il y a bien longtemps que je vous ai dit, et que Dieu même vous a fait voir l'état des âmes pures en l'Eglise, qui vous paraissaient élevées et séparées de tout l'humain, qui semblaient vivre en l'air, et n'être soutenues, environnées, ni possédées que de l'être divin. C'est cet état de foi qui retire et dégage l'esprit de tout, qui va toujours purifiant et consommant en la vertu de la charité, tout ce qui n'est pas Dieu dans l'âme, et qui la met dans une telle sainteté que Dieu la trouve en état d'être toute abîmée en lui. Ce divin Tout ne peut rien souffrir en soi qui ne soit trois fois saint..., parfaitement purifié... même de ce qui se mêle d'impur dans le divin. C'est pourquoi, après s'être séparé de tout ce qui est de grossier, il reste encore à S'ABSTENIR DES RECHERCHES DE SOI EN DIEU, et des sentiments qui accompagnent ses premières faveurs. Car ces recherches et ces sentiments tenant du grossier et du sensible, ils revêtent et environnent l'âme comme d'une robe et d'un vêtement qui l'empêchent d'être, dans son fond, unie si intimement et si purement à Dieu.

 

(1) Lettres, I, p. 588. Lorsque plus tard, Fénelon et MDe Guyon attaqueront, et dans les mêmes termes, « l'esprit propriétaire », plusieurs crieront au scandale. C'est là néanmoins un lieu commun également familier, soit à l'école française, soit aux mystiques, et qui n'a rien de quiétiste.

 

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Dure doctrine, pense Nicole et avec lui tout Port-Royal (1). Dites plutôt libératrice et béatifiante :

 

Je pourrais craindre de vous blesser, si je ne savais bien que le glaive de l'esprit a ses suavités et ses charmes. Il a le baume dont il guérit ses plaies ; et quelque retranchement qu'il fasse dans une âme, il lui fait éprouver tant de soulagement et tant d'agilité, pour avoir déposé le sensible, qu'elle est ravie d'avoir... porté le tranchant du rasoir, qui l'a délivrée d'un fardeau si pesant.

 

Prenez garde néanmoins que le dédommagement dont il parle n'a rien de sensible, — ce sensible toujours impur et grossier :

 

La foi a ses délices et ses joies au fond de l'âme, qui sont d'autant plus vigoureuses, plus puissantes et plus étendues, qu'elles sont en nous et dans le fond de l'âme, par l'opération de Dieu immédiate. Car alors, COMME IL NE SE COMMUNIQUE POINT PAR SENTIMENTS, il ne se communique point avec faiblesse , mais il fait porter à l'âme ce qu'il est; il lui fait goûter quelque chose de sa béatitude (2).

 

Il l'épanouit, il la maintient dans une allégresse au moins négative — cette « agilité » dont vient de parler M. Olier. S'examiner indéfiniment pour savoir où l'on en est avec Dieu, si l'on avance ou si l'on recule, il n'est pire cauchemar, plus affolant, plus paralysant. Nous devons «nous désoccuper de nous (3) ».

 

Quel monstre que l'amour de soi-même, qui veut se voir en tout, et qui ne peut souffrir qu'avec grande peine les exercices et les conduites du pur amour, qui tend toujours à Dieu, et nous dérobe à nous-mêmes... suspendant ainsi tout aliment à

 

(1) Cf. le dernier chapitre de notre tome IV.

(2) Lettres, II, pp. 374-377. Je me permets d'attirer l'attention sur cette distinction essentielle, à laquelle nombre d'auteurs, même excellents, ne prennent pas assez garde. Force est bien aux mystiques d'employer nos mots humains, mais les délices dont ils nous parlent diffèrent profondément des « consolations » sensibles de la prière commune. Cf. notre tome IV, pp. 565-573.

(3) Lettres, Il, p. 4o2.

 

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l'amour-propre... Quand on fait quelque acte de pur amour, il ne faut pas s'amuser à réfléchir sur ce qu'on a fait.

 

C'est encore là de l'orgueil, encore la passion du miroir. « Dieu est le supplément de tout », même du miroir !

 

et il fait trouver en son pur amour, et dans ses regards amoureux et religieux, tout ce qui semblerait utile en se regardant soi-même fixement et volontairement. 0 le saint et parfait miroir que Dieu !...

 

et bienfaisant, parce qu'il ne nous renvoie pas notre propre image.

 

Ainsi je vous conseille de ne point faire tant de réflexions sur vous. Car quoique ce soit pour le prétexte de vous purifier, et de vous sanctifier que vous vous regardiez, ce n'est pas néanmoins... (sans y rechercher, à votre insu, quelque) satisfaction de vous-même en vous. Il faut être tout à notre Tout, qui est la source de toute sainteté et de toute lumière (1).

 

Cette conduite n'a rien qui surprenne un directeur intelligent et humain, et moins encore si celui-ci a été formé à la conduite des âmes par les grands jésuites ou par saint François de Sales. Au besoin, le seul bon sens, la seule expérience nous montreraient la sagesse, la nécessité de ces' conseils. Mais quelle force nouvelle de conviction et de persuasion ne prennent-ils pas, quand on les rattache, comme fait M. Olier, à la philosophie de toute religion véritable, aux principes premiers de la doctrine bérullienne !.

Ecoutons-le maintenant répondre à un prêtre qui lui a « demandé quelque règle pour son extérieur ». La lettre est d'ailleurs fort curieuse. Elle pourrait trouver sa place ou bien dans une étude sur la « société polie », et sur « l'honnête homme au XVIIe siècle », ou dans une édition annotée du Tartufe.

 

Ceux qui paraissent le plus ne sont pas pour cela les plus

 

(1) Lettres, I, pp. 296-297.

 

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saints. Ainsi n'affectez point d'avoir un extérieur qui marque une sainteté particulière,...

Il y a deux extérieurs dommageables (pour un prêtre) : l'un qui porte les marques de l'extérieur du monde, qui est encore dans la composition, dans la règle et dans l'afféterie du siècle, et qui fait. . qu'on acquiert le titre d'honnête homme, comme de bien faire la révérence..., pour être estimé courtois, poli, civil, honnête...

Je vous donne particulièrement cet avis, parce que j'ai remarqué..., et avec douleur, une grande affectation en des personnes retirées, et qui, devant par leur état faire hautement profession de la mort au siècle et de la folie de l'Évangile, se laissaient néanmoins aller aveuglément à cette illusion du monde, s'imaginant par là faire merveille...

 

Puis il revient à

 

ce mot d'honnête homme, qu'on donne maintenant à des personnes pieuses, et que plusieurs recherchent avec affectation. On dit : C'est un honnête homme, il est bien fait, il a bonne mine, il sait son inonde; et on prend ce mot d'honnête pour une personne qui est dans la civilité, qui sait le compliment, qui a le bon mot, et en qui on voit mille autres petites justesses mondaines, qui sont autant d'imitations du siècle...

 

Il traîne, il cherche ses mots, il n'arrive pas à sortir des généralités, à faire vivant. On sent bien que la peinture du vieil Adam n'est pas son fait, ni, ce qui revient au même,

la curiosité psychologique. Mais voyez sa facilité de style, sa noblesse, son allégresse dès qu'il aborde enfin, après cette navigation pénible, aux rives bérulliennes, sa terre ferme, sa vraie patrie.

 

Le second extérieur qu'il faut éviter est un extérieur d'hypocrite, qui marque plus de piété au dehors qu'il n'en a au dedans. C'est là une grimace hypocrite ; il faut que votre recueillement extérieur et votre modestie viennent du dedans. Il faut que ce soit l'esprit intérieur qui recueille l'extérieur, et qui donne une composition douce, modeste et très suave, comme il la donnait à Notre-Seigneur. Autrement (la modestie)

 

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n'est pas purement de l'Esprit, mais de l'étude et du travail propre... TOUT CE QUI EST CHRÉTIEN EST NÉ DU SAINT-ESPRIT, et  non pas de la chair, et tout ce qui est ainsi affecté pour plaire au monde et composé par artifice et par effort, est de nous et de la chair. C'est pourquoi il faut chercher une autre voie, qui, dominant en nos âmes et sur nos corps, les compose avec une douceur, une suavité et une modestie non pareilles; comme on le voit tous les jours en de bonnes âmes qui, plus elles sont avancées dans la pureté de l'esprit, plus elles sont réglées dans leur extérieur, mais sans étude et sans aucune affectation, parce que c'est Dieu même qui compose leurs actions, et qui conduit leurs mouvements; et comme il ne fait rien dans le monde qu'avec nombre, poids et mesure, ces mouvements ne peuvent être que bien composés, qui suivent la cadence, le branle et le mouvement de ce divin Esprit. C'est un mouvement doux et suave, un mouvement fort et efficace, un mouvement libre et simple, grave et posé, honnête et charmant, sans contrainte, sans affectation et sans étude ; toujours néanmoins égal et composé, toujours pieux et sans fard, qui porte continuellement à Dieu, qui ne distrait personne, qui ne donne point de peine ni de tentation, mais qui au contraire édifie et recueille beaucoup; enfin c'est un mouvement qui se ressent toujours de la sainteté de son principe (1).

 

« Honnête », il reprend le mot, mais après l'avoir chargé d'un sens tout divin.

Veut-on voir la même philosophie appliquée à un sujet assez différent ? Que l'on prenne l'admirable lettre oit M. Olier tâche de maintenir dans le droit chemin la jeune marquise de Portes, dont les jansénistes faisaient le siège. Je la choisis, entre vingt autres également remarquables, parce que l'homme s'y laisse voir plus naïvement. Je crois y entendre le son même de sa voix. Et puis je suis heureux

d'opposer la sensibilité normale de M. Olier, vive toujours, mais saine, délicate, discrète aux impétuosités simplement morbides qui le dominaient parfois, et dont nous pourrions donner des exemples.

 

(1) Lettres, II, PP. 58o-583.

 

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Je sais, ma fille, que votre esprit aspire à la pureté et sainteté; mais il faut le faire en Jésus-Christ et non pas en vous-même ; il faut y parvenir par les voies de Dieu, et non par les vues

 

qu'une simple ambition spirituelle vous ferait former.

 

Ma fille, une chose que je vous demande avec Jésus-Christ Notre-Seigneur parlant à la Madeleine : soyez toujours anéantie en votre coeur, appartenant à Jésus-Christ par-dessus vous-même... Le royaume de Dieu ne vient point avec éclat ni observation...; il ne s'établit point en nos règles, ni par la conduite d'une sagesse qui prétend, comme les architectes, établir par ordre une pierre après pierre. Dieu renverse toujours ses vues aux âmes qu'il chérit; il tient son oeuvre invisible en leur fond et, s'il leur a laissé pour un moment la vue de quelque établissement de vertu dedans elles, il l'arrache sensiblement, il trouble, il renverse, il dessèche, il aveugle, enfin il met une âme en un état qu'elle ne sait plus ce qu'elle est, ni ce qu'elle doit devenir ; et cela est une marche assurée et un degré certain, mais contraire à la sagesse humaine, pour élever, avancer, purifier, sanctifier, polir, fortifier l'oeuvre invisible et insensible de l'esprit.

Oh! que l'esprit est pur ! Oh! que la sagesse de Dieu est grande sur la sanctification de nos âmes, qui élève en notre nuit, pour l'assurance de notre humilité et pureté de nos esprits, l'oeuvre admirable de ses mains. Au nom de Dieu, ma fille, soyez morte à vos vues et vos règles, et aux manières que vous imaginez... Ma fille, ma très chère fille, marchons par les voies simples, humbles, inconnus à tout le monde. Notre-Seigneur fonde ainsi son royaume. Ses démarches, ma fille, ne sont pas, comme quantité de personnes le croient en ce temps (1649), qui font de gros livres et éloquents pour dire qu'il faut marcher par telles et telles voies (1)...

 

Port-Royal n'est pas nommé, à peine indiqué. C'est bien lui que M. Olier met en cause, mais de haut, et sans la moindre rudesse. Nous avons affaire, non pas à un polémiste, mais à un directeur, aussi clairvoyant du reste, aussi tendre que François de Sales lui-même. Je ne sais pas de plus bel éloge.

 

(1) Qu'on me pardonne mon étourderie! Je m'aperçois trop tard que les deux premiers paragraphes de cette lettre ont été cités plus haut, p.455 .

 

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Ne vous remplissez point l'esprit, ma chère fille, des questions débattues, ne vous embrouillez point de PART NI D'AUTRE.

 

Si tous les directeurs de cette époque avaient tenu les mêmes propos, que de malheurs n'aurait-on pas évités !

 

Cela n'est que débat, et, selon saint Paul, des questions qui n'engendrent que des querelles et l'altération de charité, pour une matière défendue de l'Eglise et de Dieu même, qui nous veut cacher des choses que nous voulons connaître. Il vaut bien mieux faire un sacrifice entier et parfait de cela, adorant le mystère inconnu de la grâce... Ma fille, vous ne sauriez croire comme le silence de ces choses est profitable, et combien il tient l'âme en liberté, en humilité et simplicité ; combien, tout au contraire, on s'embarrasse, on se dessèche et on s'élève le coeur secrètement par la curiosité, la recherche et l'entretien qui n'est pas de notre ressort, et pour lequel nous n'avons point grâce pour traiter.

 

Psychologie surnaturelle, et très sûre, mais fondée sur la théologie de Bérulle et de Condren.

 

Vous savez, ma fille, qu'il faut que Jésus soit en tout ; il faut qu'il soit en nos paroles comme en nos pensées et nos oeuvres ; s'il n'est l'auteur de tout, il n'y a rien qu'un effet malin de notre chair, et de notre propre opération, qui n'est que vanité, superbe et amour-propre, et laquelle nous embrouille et infecte toujours. Il ne faut souffrir en nous que l'opération de la grâce et lui adhérer intimement; et vous verrez, par expérience, que, dans le temps de la plus intime union de votre coeur et la plus profonde recollection avec Dieu, il vous anéantira toujours toute vue semblable, et ne vous portera qu'à l'amour de lui-même...

 

Vous vous rappelez la fameuse lettre de Bossuet aux religieuses de Port-Royal. De bonne foi, celle-ci ne vous semble-t-elle pas et plus forte et plus émouvante ? C'est le style inimitable des saints.

 

Ma soeur, que je vous veux sainte en Jésus, notre tout et notre amour, et qui le doit être de tout le monde ! Que je vous désire vivante en charité et en l'opération du seul esprit!

 

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Que j'ai de haine contre l'esprit propre, comme ennemi juré de la foi et ensuite de la charité: ! Que je vous désire vivante en foi comme le juste selon saint Paul et le prophète !.,. Ma fille, la foi pour tout. C'est le bandeau de l'esprit propre, c'est ce qui empêche ses productions inutiles, vaines et déréglées… Hors de Jésus, ma fille, hors de sa foi et son amour, ne vous arrêtez et amusez à rien. Lisez tous les jours, avec profond respect et dégagement de votre esprit et de votre raison humaine, les saints Evangiles de Jésus-Christ. Laissez-vous nourrir, imbiber et pénétrer aux vertus chrétiennes. Lisez sainte Thérèse, M. de Genève, Gerson, tous ces livres de bénédiction et que l'Eglise universelle approuve, où rien n'est contesté.

 

Autant dire, ne lisez plus la Fréquente Communion de M. Arnauld.

 

Je désire que tout le superflu vous soit été ; je désire que le vil soit séparé du précieux, comme Notre-Seigneur le veut..., qui ne peut souffrir aucun mélange avec son esprit de pureté.

 

Enfin, et au bout de la sixième page, un nom propre, la messagère de Port-Royal auprès de la marquise de Portes : deux mots seulement, et sans venin :

 

J'ai cru expédient de vous envoyer (cette lettre) pour prévenir votre esprit, de peur que Mme de Luynes (1), qui vous va voir en passant, qui est toujours dans les embarras des opinions, ne vous aille embrouiller l'esprit et vous le tirer de la netteté dans laquelle Notre-Seigneur vous l'avait mis... Je vous prie..., ne songez point a une perfection élevée et extraordinaire; laissez faire à l'Esprit qui a commencé et qui achèvera. Votre pauvre serviteur, qui a sa foi en Jésus-Christ, vous dira la vérité.,. Ne vous mettez en peine si vous ne voyez des austérités affreuses, excessives... Oh ! qu'il est sûr pour l'humilité et pour un esprit de votre trempe de marcher bassement et simplement..., ma fille, faites-moi le plaisir et me donnez la joie en Notre-Seigneur de me mander, en simplicité et confiance, votre coeur et ses étals depuis votre départ (2).

 

(1) Marie-Louise Séguier, (1626-1651), femme de Louis-Charles d'Albert, duc de Luynes, mère du duc de Chevreuse, l'ami de Fénelon.

(2) Lettres, I, pp. 46o- 163. Sur les aventures spirituelles de la marquise, cf. Lettres, II, p. 282.

 

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D'autres à qui nul ne reproche un excès de subtilité ou de sublime, et qui de ce chef, se croient plus pratiques, auraient dit à la marquise que les femmes n'ont pas à se mêler de controverse. Pour être plus noble, juge-t-on moins efficace la direction de M. Olier (1) ?

 

IV. M. Olier n'est pas seulement le plus limpide, le

 

(1) Même à ne voir dans la direction spirituelle qu'une simple thérapeutique morale, l'efficacité de la méthode bérullienne paraîtrait assez évidente. Désoccuper d'elle-même une âme inquiète, l'amener à s'absorber dans une contemplation noble, quoi de plus apaisant et, tout ensemble, de plus stimulant ? Cf. à ce propos la déposition si curieuse d'une des pénitentes de M. Olier, Barbe Le Roguée : « Il y avait cinq ou six mois que je souffrais des peines intérieures les plus sensibles..., opposition à Dieu, pensées contre la foi, tentations de toute espèce. J'en étais venue au point de croire que Dieu m'avait abandonnée ». Une de ses amies, Marie-Marthe de Vignerod (nièce de Richelieu) la présente à M. Olier. « Dès que je fus (seule) avec ce saint homme, il se mit à me parler de l'intérieur de la très-sainte Vierge et des moyens de l'honorer. Les choses qu'il me disait étaient si ravissantes que toutes nies peines s'en allaient à mesure qu'il me parlait, à peu près comme si on me les avait ôtées avec la main, et que l'on eût mis à la place la pais et la joie des bienheureuse. J'oubliai entièrement mes peines, et ne lui en dis pas un mot. Je restai même plusieurs mois sans me souvenir de ce qui m'avait si étrangement tourmentée... La chose qui m'a paru le plus extraordinaire, c'est que notre bienheureux Père (M. Olier) ne m'ait rien dit touchant mes peines et que cependant j'en ai été délivrée. » Faillon, op. cit., III, II, pp. 288-291. Au reste, j'ai dû, bien malgré moi, abréger ce paragraphe et me contenter de fixer en quelques traits, le caractère particulier d'une direction bérullienne. Si

jamais l'ou écrit une histoire critique de la direction, il y faudra faire une large place à la correspondance spirituelle de M. Olier. Pour les principes, il est au moins comparable à François de Sales et à Fénelon, mais il n'a pas la clairvoyance géniale de l'un et de l'autre lorsqu'il s'agit de connaître à fond le fort et le Faible d'une âme particulière. Cf. la bonne petite brochure : L'esprit d'un directeur des aines ou maximes et pratiques de J. J. Olier touchant la direction, recueillies par M. de Bretonvilliers et M. Tronson, 4° édition, Paris, 1906. Il y a là de très précieux avis sur l'anéantissement où duit tacher de se mettre le directeur lui-même. « Il faut toujours se cacher autant que l'on peut et ne vouloir paraître que pour la nécessité de notre ministère ; encore ne le faut-il faire alors qu'en Jésus-Christ, afin que les fidèles ne s'occupent que de lui seul, et point du tout de nous. Les directeurs doivent être comme l'étoile qui apparut aux Mages ; elle ne leur apparut que pour leur faire connaître Notre-Seigneur, pour les conduire à lui, et aussitôt elle disparut ». L'esprit, p. 59. Ceci contre l'esprit propriétaire, pour parler comme les mystiques. Il condamne également l'esprit de tyrannie, et si j'ose dire, l'esprit oraculaire. Les deux vont ensemble. Cf. ces deux lignes, très remarquables, d'une de ses lettres à Mlle de Saujon. « Je vous demande surtout... de consulter votre intérieur et me mander en simplicité ce qui s'y passe... CAR VOUS DEVEZ ÊTRE EN PART DE VOTRE VOCATION, ET LA PREMIÈRE MANIFESTATION S'EN DOIT FAIRE A VOTRE COEUR ». Lettres, II, p. 132. On aurait pu rappeler ce beau texte dans la controverse récente qui a eu lieu au sujet de la vocation.

 

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plus complet, le plus poète et, à mon avis, le plus accessible, le plus noblement pratique, il est encore le plus conscient de tous les maîtres bérulliens. — Qu'on me pardonne cette avalanche, elle aussi très consciente, si j'ose dire, de superlatifs. — Conscient, je veux indiquer par là que, mieux que personne, il connaît l'objet précis, la richesse, la nouveauté relative du message qu'il a reçu de Condren. Intelligence un peu tumultueuse, mais vive et pénétrante, il réalise excellemment cet ensemble de particularités, d'originalités qui font de l'école française une école au sens propre du mot; imaginatif, enthousiaste, il se passionne pour elle comme il ferait pour une personne vivante : il la voit naître et grandir, il en suit le développement magnifique. Ce gros livre que nous écrivons, cette histoire de leur école à tous aurait plus ou moins surpris M. de Bérulle, le P. Eudes, le P. Saint-Jure, M. de Renty, et Condren lui-même, non pas M. Olier. Ecoutons-le nous dire, à sa grande manière toujours un peu hasardeuse, les origines providentielles de ce mouvement, et la place que lui-même il y doit remplir :

 

Notre-Seigneur, voulant attirer les hommes à son Père, s'est donné deux fois à eux : une fois, dans l'infirmité de la chair, par son incarnation; l'autre, dans la force de sa vie divine, par le très Saint Sacrement (1). Par le premier état, il est venu pour établir son Eglise, et mériter sa grâce ; l'autre, pour la renouveler et la perfectionner. Le premier était un état de faiblesse, et, par conséquent, ne comportait pas qu'il usât sur les homme de sa puissance absolue. Voilà pourquoi il n'agissait alors que faiblement, se servant de raisonnements, de miracles, de prophéties, pour tâcher de les convaincre, sans faire usage de la vertu toute-puissante du Saint-Esprit, qui eût converti en un moment les coeurs les plus endurcis du monde. Pour triompher ainsi, il attendait le jour de son Ascension, qui devait l'établir dans le trône de sa dignité royale. Alors il commença

 

(1) Il y a pas mal d'à peu près dans ce raccourci, mais, pour l'instant, peu nous importe. La fin à laquelle M. Olier veut en venir, c'est-à-dire la détermination de son rôle propre dans le mouvement bérullien, explique se début. C'est à lui-même qu'il pense dès les premiers mots.

 

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à se donner une seconde fois aux hommes dans le très Saint Sacrement.

 

Laissons-le dire, les poètes n'y regardent pas de si près.

 

Il leur communiqua par ce moyen sa vie divine et les rendit semblables à lui. Cette transformation commence par le Baptême, elle s'augmente par la Confirmation ; mais elle s'achève par la très sainte Eucharistie, l'aliment divin, qui nous donne réellement sa propre vie et ses sentiments, nous met en participation de son intérieur adorable, et nous fait une même chose avec lui (1) ... Ainsi le Fils de Dieu s'est mis au très Saint Sacrement, pour continuer sa mission jusqu'à la fin du monde... Voulant donc en ce siècle, non plus établir son Eglise, mais la renouveler, il doit agir d'une manière qui soit en rapport avec ce second état.

 

Comme on le voit, tout ceci n'est qu'un prélude à l'histoire de l'école française ; deux phases, deux « états » dans le progrès de ce mouvement: Un « état de faiblesse », correspondant à la vie terrestre du Christ ; c'est la période des origines : Bérulle et Condren. Un état de plénitude, d'épanouissement définitif : c'est l'apogée du mouvement sous M. Olier.

 

Toutefois, comme (le Christ) ne peut plus apparaître sensiblement pour réchauffer la piété quand elle est refroidie, il suscite de siècle en siècle des hommes qu'il remplit plus singulièrement de la grâce des mystères qu'il veut répandre de nouveau par eux dans les coeurs. Tel fut saint François d'Assise, qui reçut si pleinement l'esprit de sa passion, que cet esprit rejaillissant sur sa chair, et se faisant voir par ses sacrés stigmates, renouvela dans l'Eglise l'amour de la croix, et apprit aux hommes charnels l'obligation qu'ils avaient de ressembler dans leurs moeurs à Jésus-Christ crucifié.

 

L'histoire universelle de la vie du Christ dans l'Église,

 

(1) D'un point de vue rigoureusement dogmatique, et rigoureusement bérullien le « réellement » de M. Olier ne paraît pas tout à fait exact. Rien certes n'entretient mieux la vie divine en nous que la réception de l'Eucharistie : mais dès le baptême, la participation du chrétien à la vie du Christ est déjà réelle.

 

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ainsi résumée et expliquée d'après la doctrine bérullienne, n'est-ce pas très beau ?

 

Ainsi Notre-Seigneur m'a fait voir que, voulant renouveler de nos jours l'esprit primitif de l'Eglise,

 

à savoir l'esprit de religion, le théocentrisme,

 

il avait suscité deux personnes pour commencer ce dessein , Monseigneur de Bérulle, pour se faire honorer dans son incarnation,

 

comme le « religieux » par excellence

 

le Père de Condren, dans toute sa vie, sa mort,

 

comme l'hostie, par excellence, et l'hostie d'adoration, et surtout (?) sa résurrection; mais qu'il restait à le faire honorer après sa résurrection et son ascension, tel qu'il est au très auguste sacrement de l'Eucharistie, et à renouveler par là les sentiments de sa vie divine,

 

surtout de sa vie religieuse.

 

dans les coeurs. Hélas ! je ne le dis qu'à la gloire de Dieu, et de ses desseins sur la plus chétive et la plus misérable créature qui soit au monde : Il a voulu me donner à moi-même, comme succédant au Père de Condren, la grâce et l'esprit de ce mystère adorable, afin que j'apprisse aux âmes à vivre conformément à cet état.

 

Tous les trois, Bérulle, Condren, Olier, ils sont remplis « plus singulièrement de la grâce des mystères » ; ils ont pour mission de revivre et de prêcher les anéantissements du Verbe, du « parfait religieux » et ainsi, de restaurer l'esprit de religion dans l'Eglise : Bérulle, par une «adhérence », plus générale, en quelque sorte à la personne du Verbe incarné ; Condren, par une adhérence, déjà plus spéciale, au Christ mort et ressuscité; M. Olier enfin par une adhérence à l'anéantissement le plus profond, le plus

 

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religieux, le plus persévérant, et par suite, le plus « réellement » actif, efficace, du même Verbe :

 

Est-il possible que Dieu désire faire de son esclave, d'un de ses ennemis, tel que je suis, une image de son Fils unique, de son Fils, hostie au très Saint-Sacrement, en me faisant éprouver les sentiments de ce divin intérieur, pour les communiquer

par moi sensiblement aux âmes (1) ?

 

Il eût peut-être mieux fait de nous laisser le soin d'établir cette progression glorieuse, mais enfin tout cela me paraît assez juste. Loin de lui contester la part triomphale qu'il veut que Dieu lui ait assignée, je croirais plutôt qu'il

n'en a pas assez dit. Les poètes sont ainsi faits, les vrais s'entend : modestes dans leur orgueil, — quand ils ont de l'orgueil, et M. Olier n'en a pas — même quand ils chantent à pleine voix l'exegi monumentum, ils ne soupçonnent, en vérité, ni l'étendue de leur génie, ni les multiples perfections de leur art. Paul Lejay, M. Plessis, M. Belles-sort en savent plus long que Virgile sur les mille beautés des Géorgiques. A nous donc de déterminer plus nettement l'apport personnel de M. Olier, les déductions originales qu'il a tirées des principes bérulliens, les routes nouvelles qu'il a ouvertes à l'école française. La matière serait infinie : je m'en tiendrai à quelques chefs-principaux, m'attachant de préférence à ceux que mes devanciers n'ont pas mis en lumière.

 

§ 1 . — La dévotion au Saint-Sacrement.

 

Il va de soi que l'école française n'a pas le monopole de cette dévotion. Qui ne voit néanmoins que la vie eucharistique de Jésus, immolé, anéanti sur l'autel et se donnant aux fidèles dans la communion, que cette vie, dis-je, est la traduction la plus littérale, l'image la plus parlante, la réalisation la plus complète, bref la confirmation souveraine des principes bérulliens : Vivit vero in me Christus (2).

 

(1) Faillon, op. cit., II, pp. 207-209.

(2) Répétons-le néanmoins, la vérité dogmatique du bérullisme ne suppose pas nécessairement le mystère de l'Eucharistie. Alors même que Notre-Seigneur n'aurait pas institué ce sacrement, il nous faudrait encore cous dépouiller de notre vie propre — jam non ego — et nous aurions encore le moyen de nous revêtir de la vie, de la religion du Verbe incarné.

 

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Delà vient la dévotion particulièrement fervente de M. Olier au saint Sacrement, mais de là vient aussi la couleur strictement bérullienne que prend chez lui cette dévotion.

 

Une des raisons, écrit-il, qui me porta à la fondation du séminaire fut une lumière dont je fut éclairé dans l'oraison. Je voyais qu'il fallait former des prêtres pleins de zèle pour inspirer partout la dévotion au Saint-Sacrement. Il me fut mis devant les yeux un homme qui serait aux pieds de Notre-Seigneur, pendant que des prêtres, formés et instruits par lui, iraient partout répandre cette dévotion. Je voyais un homme devant Dieu et des prêtres de feu grimpant sur les montagnes, et portant jusque dans les lieux les plus pauvres la piété envers la sainte Eucharistie. Le Père de Condren me recommandait d'avoir une grande dévotion à cet ange de l'Apocalypse qui, vers les derniers temps de l’Eglise, prend sur l'autel le feu du ciel avec son encensoir et le répand sur la terre. Il croyait voir en cet ange la figure d'un prêtre qui donnerait à l'Eglise l'amour du très Saint-Sacrement, et il souhaitait beaucoup que je travaillasse à répandre cette dévotion (1).

 

Condren et l'Ange de l'apocalypse, M. Olier et ses « prêtres de feu », du maître ou du disciple, qui faut-il le plus admirer ? Gigantes autem erant super terram (2).

 

 

Quant au caractère bérullien que, dans sa pensée, devait avoir cette dévotion, les textes abondent. Nous avons même de lui, à ce sujet, quelques pauvres vers qui ne valent pas sa prose, mais qui du moins disent clairement ce qu'ils veulent dire. On les trouve au bas d'une pieuse estampe, dessinée par Le Brun sous l'inspiration de M.Olier, gravée par Claude Mellan, et destinée à la confrérie du Saint-Sacrement. Dans cette image, nous dit M. Faillon,

 

(1) Jean Olier, Pensées choisies, publiées par G. Letourneau, p. 89.

(2) On peut comparer celte sublime page à la fameuse prière de G. de Montfort, demandant à Dieu des missionnaires. Cf. Anthologie des écrivains catholiques prosateurs français da XVII° siècle, recueillie et publiée par H. Bremond et Ch. Grolleau, Paris, 1919, pp. 436-44.

 

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« M. Olier a su… exprimer... les occupations de Jésus-Christ dans cet adorable sacrement. (Je souligne les mots bérulliens.) Il paraît sous la forme d'un agneau consumé dans des flammes, symbole de l'amour dont le Saint-Esprit l'embrase. Dans cet état, il s'immole à Dieu son Père, et lui rend les devoirs de la religion la plus parfaite, exprimés par des rayons qui s'échappent de toutes parts. Le Père éternel contemple son fils ainsi immolé à sa gloire... La très sainte Vierge, la plus parfaite adoratrice de Jésus-Christ, y parait à genoux... S'UNISSANT A. TOUS LES DEVOIRS QUE SON FILS REND A DIEU POUR TOUTE L'ÉGLISE. Enfin, saint Jean l'Évangéliste, à l'autre côté, exprime les mêmes sentiments, pour montrer que tous les chrétiens, représentés par lui, doivent adorer aussi l'intérieur de Jésus-Christ, et offrir à Dieu le Père pour toutes les créatures les hommages que son Fils lui offre sans cesse ». Image théocentrique s'il en fut jamais. Voici les vers :

 

Reconnaissez en ces rayons

Les saintes occupations

De Jésus-Christ, dans ce mystère ;

Qui veut vivre en ce sacrement

Comme l'unique supplément

De nos devoirs envers son Père

 

 *

* *

 

Unissez-vous à Jésus-Christ,

Et donnez-vous à cet Esprit

Qui le consomme dans ces flammes,

Et le rend TOUT RELIGIEUX

DE DIEU son Père, dans les cieux,

Sur nos autels et dans nos âmes (1)...

 

Si je voulais être complet, je devrais encore analyser ici deux précieux ouvrages de M. Olier; son Explication des cérémonies de la grand'messe, et son Traité des saints ordres ; mais ce chapitre est déjà trop long (2).

 

(1) Faillon, op. cit., II, pp. 124, 125.

(2) Sur tout ce qu'a imaginé M. Olier pour répandre la dévotion (bérullienne) au saint-Sacrement, sur la place très importante qu'il faudrait lui faire dans nue histoire du culte eucharistique en France, cf. les trois volumes de M. Paillon. (Voir à la Table générale, le mot : Saint Sacrement). Si la place ne me manquait, j'aurais voulu insister au moins sur le prix qu'il attachait aux Visites au Saint Sacrement, dévotion que l'antiquité a peu connue, et qui s'ajuste si bien à l'ascèse bérullienne. Qu'on médite à ce sujet l'admirable chapitre de la Journée chrétienne ; Des grandeurs et des avantages du très Saint Sacrement qui nous obligent à le visiter. Il commence par ces mots : « Les saints, parlant du très adorable sacrement de l'Autel, disent que c'est une dilatation du saint mystère de l'Incarnation ». Pour ces quelques pages, je donneras allègrement les Visites beaucoup plus répandues de saint A. de Liguori. Quand nous tenons l'exquis, à portée de la main, pourquoi aller chercher le moins rare, le moins exquis, au delà des monts. Il va sans dire que je vénère la sainteté de saint Alphonse, comme tout catholique doit faire ; mais comme écrivain dévot, il m'est impossible de l'égaler à M. Olier. J'en dirais autant des écrits de l'un et de l'autre sur la sainte Vierge.

 

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§ 2. — La dévotion à l'Intérieur de Marie et des saints.

 

De cette dévotion, relativement nouvelle, et qui répond excellemment aux meilleures aspirations du catholicisme post-tridentin, l'idée première n'appartient pas à M. Olier, mais à m. de Bérulle, et, plus encore, à Charles de Condren, comme nous l'avons rappelé plus haut (1). Nul néanmoins, avant Grignion de Montfort, n'a plus travaillé à la répandre que le fondateur de Saint-Sulpice, notamment parmi le clergé français. Et il la présente avec une telle insistance, — j'allais dire avec une telle véhémence — avec une si vive tendresse et si noble, avec une telle richesse d'images et de symboles qu'il l'a vraiment faite sienne. On peut lire à ce sujet les deux volumes que M. Faillon a tirés des inédits de M. Olier, et qui ont pour titre : Vie intérieure de la très sainte Vierge (2). L'oeuvre est inégale, assez

 

(1) Cf. plus haut, pp. 64, seq. Dans le lexique de l'école française, intérieur de Marie ou vie de Jésus en Marie sont formules identiques. Tout ce que M. Olier a écrit sur la dévotion à l'intérieur de Marie n'est que le développement de la piété de Condren, O Jesu vivens in Maria, etc.

(2) Ce livre, publié d'abord à Rome en 1866, et muni d'approbations imposantes, fut mal accueilli de quelques théologiens. Pour le sauver de l'Index, il fallut retirer l'ouvrage. M Icard en a donné, en 1875, une nouvelle édition, considérablement diminuée. Les vrais amateurs doivent tâcher de se procurer la première. Cf. sur ce pénible incident la Bibliothèque sulpicienne de M. Bertrand, articles Olier, Faillon, Icard. ( Remarquons en passant que les trois approbateurs de la Ière édition parmi lesquels le cardinal Villecourt et Mgr Baillès, faisaient partie de la Congrégation de l'Index.) Cf. aussi le mémoire de M. Icard, Doctrine de M. Olier, pp. 237-303.

 

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mal agencée du reste par l'éditeur, mais enfin d'une inspiration uniquement religieuse — au sens rigide de ce mot — et d'une poésie peu commune. J'en puis dire autant de ce que M. Olier a écrit dans ses lettres et dans ses mémoires sur la dévotion à l'intérieur des saints. La courte lettre que je vais citer donnera une idée suffisante et de sa doctrine et de sa manière.

 

Ma très chère fille, ce serait une chose bien sainte pour vous, et que je souhaiterais fort pour votre âme, que, dans les jours des saints, votre coeur s'ouvrît à eux, afin que vous fussiez en communion avec eux de leur dévotion et de leur vie intérieure et divine. Ne savez-vous pas qu'après la jouissance de Dieu en Jésus-Christ, la communion des saints est le plus grand bonheur que l'on puisse posséder dans le ciel, et que Dieu veut bien que les siens commencent cette communion sur la terre? Qu'il est doux, pendant le cours de l'année, d'aller se plonger de saint en saint, dans ces douces et heureuses fontaines de grâce !

Que c'est une chose sainte de goûter en chacun leur esprit et leur vie, d'entrer en leurs opérations intérieures, et dans leur occupation envers Dieu, envers Jésus, envers Marie et envers tous les saints, et d'entrer dans tous les devoirs de sainteté qu'ils rendent à Dieu, et dans tous les actes de piété qu'ils exercent envers l'Église (1).

 

La fête de tous les saints est « une des fêtes de Jésus-Christ ». « En ce jour..., son intérieur se manifeste, il s'explique en toute son étendue, il se découvre et dilate en eux Elle est aussi « la fête de Dieu le Père, car elle manifeste la beauté de sa vie, qu'il a premièrement répandue en secret en son Fils au saint jour de l'éternité, et en celui de l'incarnation, et qu'il a ensuite expliquée au saint jour de la résurrection, et dilatée au jour de tous les saints ».

 

Si bien que, comme Dieu, pour faire voir la vie immense

 

 (1) Lettres, I, pp. 571, 572. Cf. la même doctrine, plus longuement et magnifiquement exposée, Ib., pp. 257-261. « Les saints étant comme abîmés dans la personne de Jésus-Christ », etc., etc.

 

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qui est cachée en lui, cette vie fontale et originelle, cette vie universelle de toutes choses, a formé un monde, et a produit tant de millions et de millions de créatures vivantes, qui font voir par la diversité de leurs vies l'immensité de cette première vie qui est en lui ; de même ce grand Tout, voulant manifester non seulement les vies communes qui sont comprises en lui, comme sont toutes les vies grossières et animales, et même les vies naturelles les plus épurées, comme sont celles des esprits angéliques, mais encore sa vie suréminente et divine, sa vie sainte et glorieuse, il a produit ce monde nouveau, le beau monde de l'Eglise triomphante, qui n'est qu'une émanation de lui-même, sortant en ses saints, se répandant en eux et leur communiquant sa vie glorieuse et divine (1).

 

Théocentrisme encore et toujours ! Faute d'en venir là, on ne saisira point la suprême originalité de l'école française. Doctor religiosissimus, disions-nous plus haut de Bérulle. L'un après l'autre, ses grands disciples, Condren, Olier nous donnent raison (2).

 

§ 3. — Passage du bérullisme au mysticisme proprement dit.

 

Sur la vie mystique, au sens rigoureux que les théologiens donnent à ce mot, je ne connais rien non plus, dans toute la littérature bérullienne, d'aussi lumineux, d'aussi

 

(1) Lettres, II, pp. 475-.481. Sur la dévotion bérullienne de M. Olier aux saints bérulliens et aux sulpiciens, — saint Joseph, saint Jean l'évangéliste, saint Pierre, saint Pau., saint Ambroise, saint Martin, etc., etc. Cf. M. Icard, Doctrine de M. Olier, pp. 301-371 ; la table générale de M. Faillon et le recueil de M. Letourneau, Pensées choisies, pp. 175-229.

(2) Comme corollaire à la doctrine que je viens de rappeler, j'aurais bien voulu, mais, faute de place, je ne puis exposer les vues de M. Olier sur la communion des saints et sur les unions spirituelles : « Qui communie au plus, communie au moins ; qui communie à la cause, communie aux effets. Puis donc que nous communions au Saint-Esprit, nous communions aux opérations de Jésus-Christ » dans les âmes, ou, eu d'autres termes, à la vie même de ces âmes, puisque enfin celles-ci ne vivent que de la vie de Jésus-Christ. D'où ces unions d'âme à âme dont l'histoire des saints offre tant d'exemples et qui ont tenu une telle place dans la vie de M. Olier. Cf. à ce sujet, une foule de textes lumineux, sublimes, parfois un peu gauches et plus ou moins viciés par le littéralisme passionné de ce métaphysicien poète : Lettres, I, pp. 79, 151, 378, 422, 483 ; II, p. 3o9. La doctrine de M. Olier, pp. 2o9-219.

 

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complet que les enseignements de M. Olier Aussi bien

 

(1) On voudra bien me permettre à ce sujet quelques observations un

peu techniques, mais qui, tôt ou tard, devaient trouver place dans ce

volume.

A. La vie, plus religieuse que morale, la vie, purement et spécifique-

ment chrétienne à laquelle nous façonnent les maîtres de l'école française, n'est pas une vie proprement mystique. Le vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus, tout chrétien peut et doit se l'approprier. En fait, tout chrétien le réalise, en tant qu'il vit chrétiennement. Que le Christ vive en nous, que nous vivions de lui et par lui, c'est là un des axiomes du christianisme, là notre privilège essentiel, et le bérullisme n'a pas d'autre originalité que de vouloir nous rendre plus conscients de ce privilège. Cette vie du Christ en nous peut sans doute être appelée mystique, mais enfin elle est commune, ou, du moins, offerte à tous les baptisés et, par suite, elle se distingue de cette grâce particulière que les théologiens mystiques essaient de définir, et qui n'est donnée qu'à une élite, d'ailleurs plus nombreuse qu'on ne le croit d'ordinaire.

B. La plupart des spirituels du XVIIe siècle, et, parmi eux notamment, les maîtres de l'école française, s'inquiètent d'ordinaire fort peu de distinguer nettement, rigoureusement, connue plusieurs aujourd'hui aiment à le faire, entre ces deux vies. On peut critiquer cette méthode, mais elle a l'avantage d'éviter aux âmes des réflexions souvent dangereuses, toujours inutiles sur leur état propre, sur le degré précis de leur avancement dans les voies de Dieu. Une seule chose est nécessaire : répondre, sans résistance, aux sollicitations de la grâce, quelles qu'elles soient. Aux directeurs d'en savoir plus long. C'est à eux surtout que les traités de théologie mystique s'adressent, ou plutôt devraient s'adresser, comme les ouvrages de médecine, aux médecins. Qui d'ailleurs nous dira exactement où finit la simple dévotion, où commence l'oraison sublime ? De la perfection de celle-là aux commencements de celle-ci, la distance est vite franchie, la transition presque imperceptible pour nous. D'où vient que le dévot et le mystique, bien qu'ils ne parlent pas le même langage, ou, pour mieux dire, bien qu'ils ne donnant pas aux mêmes mots tout à fait le même sens, n'ont aucune peine à s'entendre. Si l'un ne la pénètre pas aussi profondément que l'autre, une même réalité les occupe également, à savoir Dieu lui-même ; une même route les conduit à cet unique objet, je veux dire, le dépouillement de soi. D'où vient encore que le même ouvrage, l'Imitation, par exemple, paraîtra simplement dévot aux uns, proprement mystique aux autres, les premiers et les seconds y trouvant également la nourriture, les directions dont ils ont besoin. Cf. L'Invasion mystique, pp. 604, 6o5.

C. Or ceci me parait encore plus vrai, s'il est possible, des ouvrages bérulliens. L'anéantissement où nous invitent sans cesse les maîtres de l'école française, creuse, commence déjà cet autre anéantissement plus profond que décrivent les mystiques. Que l'on prenne les termes les plus significatifs du vocabulaire bérullien, — adhérence ; s'appliquer ; se perdre ; se LAISSER à Dieu — et l'on verra aussitôt combien ils ressemblent aux termes du vocabulaire mystique. Il n'en va pas de même pour la grande école rivale. Exercices, application volontaire, activissime, persistante, des puissances de l'âme; raisonner, vouloir et encore vouloir, tous ces mots évoquent l'idée d'une ascèse, non pas indépendante, mais infiniment personnelle ; ils sonnent l'allégresse de l'effort humain. Est-ce à dire que la discipline ignatienne soit incompatible avec une oraison de quiétude, qu'elle paralyse, ou, simplement, qu'elle retarde l'action mystique de Dieu ? Certes non, comme nous le montrons assez dans notre gros volume sur le P. Lallemant et le « mysticisme moral » du P. Surin. Rien n'est plus facile que d'adapter les Exercices à l'initiation mystique, et je crois même, pour ma part, que si on ne les dirige pas vers cette fin, on s'écarte de la vraie pensée de saint Ignace. Après tout, les Exercices veulent former des saints, et dans l'ordre providentiel, tous les saints paraissent appelés à la grâce mystique. C'est du moins la conviction de sainte Thérèse. Ces réserves faites, il me parait difficile de contester que, du bérullisme au mysticisme, l'ascension soit plus facile, plus courte, plus directe; la transition plus immédiate. On eu peut dire autant de l'école franciscaine, d'ailleurs si voisine du bérullisme.

 

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sa rare maîtrise en ces matières ne doit-elle pas nous surprendre, nous qui savons son avidité à demander les confidences de tant de saintes âmes, la curiosité passionnée qu'il apportait à s'observer lui-même, les multiples leçons que de pénibles expériences lui avaient apprises, enfin la limpidité et la richesse de son style.

Voici entre autres, une lettre de lui (juin 1845?) où il rend compte de ses expériences personnelles à M. Picoté, son directeur (1).

 

Il a plu à la divine bonté de me faire entendre par expérience ce passage... dont l'Eglise se sert dans l'office du Saint Sacrement : Frumenti adipe satiat nos Dominus: le Seigneur nous nourrit et nous rassasie de la graisse et de la moelle du froment. Car le divin Maître m'a fait ressentir, dans le fond de mon âme, et dans la plus intime portion de moi-même, sa divine présence, dans une délicatesse très grande, et plus grande que je ne l'avais jamais ressentie... En effet, ces opérations sont maintenant si pures, si délicates, si intimes, si pénétrantes et si efficaces, qu'il n'y a point de rasoir qui tranche... et qui pénètre si vivement (2)..,

 

(1) D'après l'éditeur de la correspondance, cette date de 1645 serait remarquable. « C'est, nous dit-on, en 1645, que M. Olier fut parfaitement établi dans l'état de la foi pure et dans ce dégagement des sens dont il fait ici la description ». Lettres, I, p. 281. Je conjecturerais volontiers que vers cette époque, les Mémoires, si différents des Lettres, se font plus calmes une modération, une sagesse de plus en plus sereine succéderaient à la surexcitation morbide que l'on y remarque. Il y aurait lieu de décrire, point par point, cette courbe significative et rassurante, mais il va sans dire que ce travail ne sera possible que lorsqu'on aura mis à la disposition des savants tous les inédits de M. Olier. Hélas! pourquoi faut-il que M. Mortier, ce bon esprit si ouvert à nos curiosités modernes, soit mort au seuil de la terre promise, je veux dire avant d'avoir étudié la seconde moitié de la vie de M. Olier ?

(2) Je supprime un développement un peu trop appuyé. Continuant la métaphore biblique, M. Olier compare la dévotion commune et sensible au son ou à la « grosse farine » ; la moelle du froment à la divine présence, mystiquement perçue au centre de l’âme. Mais ici, chose très remarquable, il semble confondre l'union bérullienne au Verbe incarné avec l'union mystique proprement dite. Dieu « est un si bon père qu'il ne veut pas charger l'estomac de ses enfants si délicats... d'une viande moins exquise... (les consolations sensibles)... Il veut que ce soit son propre Verbe... qui devienne leur aliment. Et j'ai vu que cela s'accomplissait non seulement dans la communion sacramentelle, mais encore dans la spirituelle, par laquelle il se t'ait l'époux intérieur des âmes, se tenant toujours présent à elle, les rassasiant en sa sainte union de sa pure substance, et sa vie divine » . Il y a là un peu de flottement. Car enfin cette vie du Christ en nous, commune à tous les chrétiens, diffère sans doute de la consolation sensible, comme ce texte le rappelle fort justement, mais elle diffère aussi de la vie proprement mystique, laquelle est une très particulière union à Dieu même. En d'autres endroits M. Olier fait très bien cette distinction, et au point de l'exagérer. Cf. Icard, Doctrine de M. Olier, pp. 223-236.

 

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En cet état, le divin Maître m'a appris par une expérience intérieure de mes facultés qui voulaient agir auprès de lui, que je devais alors demeurer en silence, et dans la sainte oisiveté de... Madeleine... Il  m'a fait remarquer que mes facultés allaient chercher bien loin ce que je possédais dans le fond de ma substance, et que le saint Epoux était bien plus intime dans le fond de mon âme, que toutes mes facultés qui se mêlaient de le chercher.

 

Expérience et leçon deux fois intéressantes et convaincantes, lorsque l'on connaît l'effervescence naturelle de M. Olier, son besoin de sentir, de voir, de comprendre.

 

Et il me semble que, pour me faire entendre cela sensiblement, il me donnait la comparaison d'une tour, au milieu de laquelle il y aurait une belle chambre, et qui serait environnée de murailles, auxquelles seraient attachées plusieurs guérites, par où on pourrait voir ce qui se passe au dehors.

Il me faisait comprendre que notre âme, dont la substance est très profonde au dedans de nous et le fond très caché, était comme cette chambre qui servait de retraite à Jésus-Christ, et que les facultés opérantes en nous, étaient comme des saillies ou des guérites qui se poussent au dehors. De là j'apprenais encore une autre chose, qui est que l'âme en cet état, quand elle se veut recueillir, ne doit point faire d'effort pour aller chercher Jésus-Christ ni dans le ciel, ni sur la terre. Il n'est point nécessaire qu'elle aille dans le sein de Dieu, ni dans les coeurs des justes de ce monde, où il se rend si souvent sensible... Il suffit pour le trouver qu'elle le cherche en elle-même,

 

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ET QU'ELLE LE CHERCHE COMME UN BIEN QU'ELLE POSSÉDE, et non

pas comme une chose qui serait éloignée...

Il faut donc que l'âme, assurée de son bien, retienne en respect et en silence ses facultés, qui alors parleraient inutilement, et par leur indiscrétion obligeraient l'Epoux à se taire. C'est la faute de la maîtresse de ne pas faire taire les enfants de la maison, aussi bien que les serviteurs qui font du bruit, pendant que l'Epoux lui veut parler à l'oreille (1).

 

A le lire, on a l'impression de voir se dessiner les rivages de cette mystérieuse région que les mystiques nomment le centre de l'âme. Illusion sans doute, mais utile, aimable et stimulante. L'expérience elle-même nous demeure incompréhensible, mais nous sentons que, sous les images qui nous la décrivent, se cache la plus vivante des réalités.

Il n'est pas moins lumineux sur le vrai caractère de la connaissance mystique. Ni visions, ni prophéties, ni révélations :

 

Les révélations sont des égarements de la foi, écrit-il dans ..es mémoires ; c'est un amusement qui ôte la simplicité vers Dieu, qui embarrasse l'âme et la fait gauchir de la droiture vers Dieu. Elle distrait et occupe d'autre chose. Les lumières particulières, les paroles, les prophéties et autres sont marques de faiblesse en une âme qui ne peut souffrir ou l'assaut de la tentation, ou l'inquiétude de l'avenir et du jugement de Dieu sur elle. Les prophéties sont encore des marques de la curiosité de la créature, à laquelle Dieu est indulgent, et donne, comme un père à un enfant qui l'importune quelques petites friandises pour apaiser sort appétit ...

Alors l'âme, étant détrompée de ses faiblesses, étant désabusée de ces amusements est plus libre, plus dégagée ; elle est pauvre d'esprit et dénuée de tout, elle entre en l'union intime et l'unité avec Dieu.

 

(1) Lettres, I, pp. 281-284. Il va sans dire que ces réflexions sur la quiétude mystique n'ont rien de mystique. Elles ont suivi l'expérience qu'elles essaient de décrire. On voit bien du reste qu'enfants et servit leurs, l'imagination surtout, ont retrouvé leur voix.

 

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Pauvreté d'esprit, e unité avec Dieu », imagine-t-on quelque chose de plus dense que ce raccourci ?

 

Elle reçoit moins de choses éclatantes et extraordinaires, mais elle est plus solide et... bien plus purement unie à Dieu,: elle est instruite de lui-même directement en tout,

 

non pas certes par l'intermédiaire de notions intellectuelles, mais par sa présence même,

 

et ses instructions portent coup et vigueur dans l'âme (1).

 

 

(1) Icard, La doctrine de M. Olier, pp. 219, 220. Pour éviter des explications que nous avons cent fois données, et sur lesquelles l'occasion ne nous manquera pas d'insister encore, j'arrête là ce beau texte. M. Icard en a transcrit la suite à cause des difficultés qu'il présente. Poursuivant en effet son ascension vers un amour de plus en plus « dénué » et pur, M. Olier en vient à parler comme fera plus tard Fénelon dans les Maximes des Saints. Soit deux passages d'apparence quiétiste. a) « La pureté d'amour qui naît de ces lumières est extrême. Elle met l'âme dans le dégagement et la séparation de tout intérêt, et au dessus de l'amour de soie salut propre. En sorte que l'âme est contente de tout de ce qu'elle adviendra, parce qu'elle sait bien que, quoi qu'il arrive d'elle, ce sera pour la gloire de Dieu. La justice sera glorifiée et (ou) l'amour l'une et l'autre est aimable et adorable. L'âme en cet état, trouve sa paix à vénérer et adorer les jugements et justice de Dieu... auxquels elle s'abandonne sans retour sur elle-même ». Très loyalement, M. Icard rapproche de ce texte assez explicite, une prière de M. Olier, encore plus formelle : « Je disais à mon amour : Contentez-vous... par la perte de ma vie..., et même contentez-vous dessus mon âme; car si c'est votre plaisir, votre joie et votre gloire que ma damnation, tout à cette heure réjouissez-vous sur ma perte. JE NE M'EN SOUCIE PAS, car c'est votre joie et votre satisfaction que je cherche, et rien de plus. Il me semblait alors que l'enfer était aimable, quand je croyais qu'il était au contentement et à l'honneur de Dieu. » (La doctrine, pp. 22o, 226.). M. Tronson arbitre officieux, choisi par Bossuet et Fénelon dans la fameuse controverse, connaissait très certainement ces textes, alors inédits. Pourquoi ne les a t-il pas fait lire à M. de Meaux, à M. de Meaux, dis-je. qui, pour mieux écraser M. de Cambrai, s'armait coutre lui des textes imprimés de M . Olier. Audi Olerium, etc. ? Mystère. Au reste, je n'éprouve pas la moindre difficulté à les expliquer à  l’un et l'autre dans un sens orthodoxe, quoi qu'il en soit du sens fâcheux que leurs paroles, à l'un et à l'autre peuvent présenter d'abord, sens que, de ce chef, Rome a très justement condamné, s'il est permis de parler ainsi. Avec cela, qui ne sait que plusieurs saints ont fait exactement la même prière que M. Olier? Pour l'interprétation orthodoxe de ce dernier, je renvoie à M. Icard (op. cit., pp. 224 à 228).

b) « La sainte lumière de la foi est si pure, continue M. Olier, que les lumières particulières sont impureté auprès d elle; et même les idées des saints, de la très sainte Vierge, ou la vue de Jésus-Christ en soi: humanité, sont des empêchements à la vue de Dieu pur. Les idées rétrécissent et offusquent. Elles brouillent et ravissent l'étendue de la vue de Dieu par la foi. » (La Doctrine, p. 221). Fénelon, et, avant et après lui, de très hauts mystiques ont enseigné une doctrine toute semblable, pour le fond, à celle de M. Olier, mais sans employer des expressions aussi excessives. (Cf. par exemple les autorités par nous opposées à Pascal (tome IV, pp. 387, seq.) ; mais ici encore, et quoi qu'il en soit des principes élémentaires de la justice, il paraît que Fénelon seul est coupable. Voici les explications de M. Icard « Peut-être... M. Olier avait-il en vue l'état de quelques âmes qui, amenées par les mystères de N.-S. à la contemplation de Dieu, se trouvent tellement absorbées dans cette pensée (mot impropre), qu'elles troubleraient les opérations du Saint-Esprit en elles, si elles voulaient s'appliquer en même temps à l'idée réfléchie des saints, de la Sainte Vierge, ou même de la sainte humanité du Sauveur. » Eh ! sans doute, mais comment M. Icard ne voit-il pas que l'expérience mystique, aussi longtemps qu'elle dure, rend impossible toute application à quelque idée réfléchie que ce soit. C'est là un truisme, et M. Olier ne veut pas dire autre chose. M. Icard poursuit : « Or, mises sous l'action du Saint-Esprit en la présence de Dieu, les âmes intérieures, habituées à la contemplation, ne peuvent-elles pas n'être quelquefois occupées que par Dieu seul, sans aucune idée actuelle de rien de créé, pas même de la sainte humanité de Notre-Seigneur ? Rien ne nous dit que cela soit impossible ; cette supposition ne blesse aucun principe. » (La Doctrine, pp. 229, 23o). Certes non, et tout au contraire, cette supposition est la seule qui s'accorde avec les principes, je veux dire avec la définition de la haute expérience mystique, telle que nous l'imposent les grands contemplatifs. Le malentendu vient de ce qu'on ne prend pas garde à ces définitions essentielles. On s'imagine : a) que la connaissance mystique se fait par l'intermédiaire des concepts, semblable en cela à la connaissance rationnelle ; b) que les mystiques, en proie à une sorte de perversité ou de folie, excluent, par un acte positif et formel de leur volonté, les concepts qui représentent N.-S., la Vierge, etc. Soit deux absurdités. Dans la connaissance mystique, connaissance « confuse », « indistincte », répète saint Jean de la Croix, on n'appréhende, on n'atteint aucune « idée » — pas plus celle de Dieu que celle de l'Homme-Dieu ; mais, dune façon mystérieuse, on, jouit de la présence même, de l'être même de Dieu, du Dieu un et trine, rendu sensible au centre de l'âme. Ce sentiment de présence, nous autres, profanes, nous ne pouvons pas le réaliser; nous comprenons néanmoins que toute activité, proprement intellectuelle et sensible (comme serait, non pas seulement l'évocation pittoresque et émouvante du Calvaire, mais encore toute considération distincte sur les attributs divins) doit le gêner, ou, comme dit M. Olier, le rétrécir, l'offusquer. Ainsi le plaisir esthétique , que doit produire en nous la vue d'un tableau, est rétréci, offusqué, effacé par des recherches curieuses, anecdotiques sur le sujet du tableau. Ainsi le plaisir musical, gêné, étouffé par tout essai de transposition intellectuelle. Ceci rappelé, qui ne voit l'inefficacité dangereuse de l'explication timidement proposée par M. Icard ? Il est vrai, semble-t-il avouer, que tout ce que dit à ce sujet M. Olier a l'air bien étrange : monstrueux, ajouterais-je, si un autre que M. Olier l'avait dit. Mais enfin, mais après tout, Dieu ne peut-il pas permettre, une fois tous les dix siècles, des choses que notre premier mouvement serait de trouver absurdes ? Débile défense, et dont M. Olier ne voudrait pas, lui qui n'a cru dire qu'un truisme, en parlant comme il l'a fait. Au reste, ces définitions communes de l'expérience mystique ne contredisent d'aucune façon un autre axiome, plus certain encore, et plus saint, à savoir que Jésus-Christ est la seule voie, la seule vérité, la seule vie. Comment supposer qu'un maître de l'école française oublie ce principe essentiel ? Reste à le concilier avec la définition de l'expérience mystique, « connaissance confuse », et c'est bien facile. § 1 . Cette connaissance est une grâce. Pas de grâces que Dieu ne nous donne en vue des mérites du Christ. § 2. Cette connaissance, nous mettant en contact avec l'être même de Dieu, nous unit par le fait même à la seconde aussi bien qu'aux deux autres personnes de la Trinité. § 3. Et puis, une fois passée l'expérience proprement mystique, dès que le contemplatif retrouve l'usage, un instant suspendu, de ses facultés intellectuelles, imaginatives, il revient aussitôt, mais par la voie des concepts, à cet Etre divin qui tantôt l'occupait d'une autre manière. De nouveau il se fait de cet être, des trois divines personnes, de leurs attributs, de l'Homme-Dieu enfin, des idées distinctes que passionnent le souvenir et la chaleur du contact récent. (Sur tous ces points, cf. l'Invasion mystique, Appendice, notamment, pp. 6o3, seq.; et le long chapitre du tome IV sur l'anti-mysticisme de Nicole). Reste néanmoins que les paroles de M. Olier, que nous discutons, et celles, toutes semblables de Fénelon, risquent de scandaliser les fidèles qui ne sont pas au courant des choses mystiques. Elles tendent, en effet, à laisser croire que les parfaits n'ont pour toute religion qu'un vague déisme. On s'explique donc fort bien que l'Eglise ait cru devoir condamner les secondes, comme elle aurait pu tout aussi bien condamner les premières, celles-là n'étant ni plus ni moins hétérodoxes, ni moins ni plus susceptibles de recevoir un sens orthodoxe, que celles-ci. Telle n'est pas néanmoins l'opinion de l'auteur d'une thèse récente sur Fénelon au XVIIIe siècle. « Le pur amour de M. Olier n'est point le pur amour de Fénelon », écrit M. Cherel; il est « mâle et généreux... nous porte avec la même force et la même fidélité à la pratique des vertus les plus solides ». (Fénelon; explication des articles d'Issy publiés... par Albert Cherel, Paris, 1915, p. XIV). Entendez que le pur amour de Fénelon est féminin et lâche, qu'il ne porte pas à la pratique des vertus solides. Sans relever ces insinuations que rien ne justifie, je rue permettrai de répondre à M. Cherel qu'il ne paraît pas avoir saisi l'état de la question. Pur amour veut dire amour désintéressé. Ceux qui reprochent à Fénelon son pur amour, lui reprochent d'en avoir fait un sentiment, non pas trop mou, mais au contraire, trop chimériquement généreux. A vous entendre, lui disent-ils, il faudrait aimer Dieu sans aucun retour sur soi-même, et au point de ne plus se soucier de son propre salut. Or, sur ce point, nous avons assez montré que le pur amour de M. Olier était exactement le même que celui de Fénelon. Autre aspect du pur amour : Vous voulez, dit-on encore à Fénelon, que l'on s'absorbe tellement dans la pensée de Dieu-même que l'on en vienne à négliger « les idées des saints, de la très sainte Vierge, de la vue de Jésus-Christ » ? Sur ce point encore, M. Olier que je viens immédiatement de citer, parle tout comme Fénelon.

 

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Je finirai ce paragraphe par une autre lettre, assurément fort belle, mais surtout curieuse, en ce qu'elle nous

 

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fait comme toucher du doigt la fermentation religieuse qui travaillait alors certaines âmes très élevées, et qui imposait aux spirituels un redoublement de prudence. Nous ne savons pas le nom de la très pieuse femme à qui s'adresse M. Olier, mais ses dispositions nous seront bientôt connues.

 

Ma très chère fille, — Je me sens obligé de vous écrire sur la lecture de sainte Gertrude dont vous me parlez dans votre lettre. Je suis consolé de voir que vous la continuez, nonobstant quelque petit dégoût que vous y ressentez, et dont je ne

 

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m'étonne pas ; car, pour n'en point avoir, il y faut quelque précaution. Quand vous aurez été instruite de quelques fondements et principes spirituels dont vous devez être prévenue, vous la trouverez, s'il plaît à Notre-Seigneur, plus profitable.

 

Ce début est déjà parfait. Un autre moins intelligent, moins humain, lui aurait répondu que c'était bien à elle de faire ainsi la dédaigneuse. Mais le vrai directeur doit tout comprendre, et ne s'étonner de rien.

 

Il faut donc que vous sachiez que Notre-Seigneur Jésus-Christ est très riche dans les voies d'amour et de communication qu'il tient sur les âmes, et qu'elles méritent toutes d'être adorées. Il ne faut pas seulement examiner les voies extérieures qu'il tient sur chacun, mais... les grands trésors de grâces, les richesses secrètes et les vertus cachées qu'il communique sous ces voiles. Sainte Gertrude, à cause de sa simplicité et de sa profonde humilité, a porté Notre-Seigneur à la traiter d'une manière singulière, sous laquelle il l'a pleinement enrichie. Mais ce n'est pas l'extérieur des voies de Jésus-Christ sur elle qui l'a sanctifiée, c'est le fond de son amour.

 

Il se peut donc que le détail, un peu « singulier » de ses visions vous surprenne, vous gène, n'aide pas votre religion. Aucune faute en cela, pas même d'orgueil. Seulement ne la jugez pas sur cette écorce. S'il ne vous édifie pas, laissez le symbole, allez au fond de sa grâce.

 

Il a traité sainte Thérèse autrement que cette sainte ; sainte Catherine de Gênes autrement que sainte Thérèse... Et cependant il les a toutes traitées selon le fond de leurs dispositions intérieures. Honorez beaucoup dans la foi l'esprit d'enfance, qui régnait en cette grande sainte, et qui a obligé Notre-Seigneur à traiter avec elle avec tant de familiarité et de simplicité. C'était une colombe tout enfantine que cette âme, de laquelle Dieu s'est voulu servir pour éclairer son ordre, qu'il désirait être appliqué à l'intérieur de son Fils, qui, dans ce siècle-là, n'était pas fort découvert. C'est pour cela qu'il lui a donné des instructions sensibles, pour les rendre plus intelligibles à tous.

 

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J'ai déjà dit qu'il avait admirablement saisi l'importance historique de l'école française, et, par là même, entrevu la grande loi qui préside au progrès constant de la vie intérieure dans l'Église. La tentation dont sa correspondante lui a fait confidence est une nouvelle preuve de ce progrès.

 

Je ne doute pas que, comme vous avez été instruite à fond, dans la lumière de la foi, de la vie intérieure de Jésus-Christ, à laquelle il faut communier pour toutes choses, ces instructions particulières, ne vous paraissent, dans ses oeuvres, moins étendues que ce que vous en avez appris. Mais il faut adorer le fond de Jésus-Christ, qui se communique comme il lui plaît... Il y en a à qui il ne semble donner que des tableaux, lorsque, sous les moindres paroles, et sous les apparences et les signes les plus faibles, il daigne visiter ces chères âmes.

 

« Que des tableaux », c'est bien là en effet, ce qui paraît d'abord dans les écrits de sainte Gertrude. Or il n'est pas du tout nécessaire que vous vous intéressiez, pour elles-mêmes, au pittoresque naïf de tant de visions ; il suffit de vous lier « souvent à cette âme divine, pour entrer en son esprit d'enfance et de simplicité chrétienne ». Ne l'admirez-vous pas ainsi, arbitre paternel entre la jeunesse et l'âge mûr, la grâce du XIII° siècle et le sérieux du XVII°, les comprenant, les aimant et les justifiant l'un et l'autre ? Remarquez encore ce ton délicieusement protecteur à l'égard de sainte Gertrude, ce mélange charmant de vénération et de tendresse.

 

Permettez que j'ajoute ici une raison, quoique vous n'en avez pas besoin, pour laquelle je vous ai donné cette lecture. C'est que, vous voyant attirée au dénûment intérieur et à la vie de la pure foi, je désirais vous précautionner contre la lecture de plusieurs livres spirituels qu'on a écrits depuis quelque temps, dans lesquels il y a quelque chose de solide à désirer, et qui ne doivent être lus qu'avec quelque précaution, sans quoi les âmes courent grand risque de tomber dans l'oisiveté et l'inutilité, et même dans l'illusion... Tels sont quelques livres contemplatifs qui vont à tirer l'âme de l'occupation et de la liaison de l'humanité sainte de Jésus-Christ, pour se

 

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jeter en la Divinité sans aucune vue et sans aucun soutien. Or, comme je vois que la lecture de sainte Gertrude tend toujours à lier l'âme à Jésus-Christ, j'étais bien aise de vous y fortifier (1).

 

A quels livres fait-il allusion ? Je ne sais; il y en avait tant, et il n'en reste qu'un si petit nombre ! Parmi les auteurs contemporains de quelque mérite qui ont survécu, je n'en connais pas qui me paraissent mériter ce grave reproche. Ou plutôt j'en connais un, mais c'est M. Olier lui-même. En effet, vers le même temps n'écrivait-il pas dans ses Mémoires : « La sainte lumière de la foi est si pure que les lumières particulières sont impureté auprès d'elles; et même les idées des saints, de la très sainte Vierge, ou la vue de Jésus-Christ en son humanité, sont des empêchements à la vue de Dieu pur. (2)» Il est d'ailleurs vraisemblable que M. Olier n'aura pas gardé ces vues pour lui seul. Je ne dis pas cela pour me donner le sot plaisir de l'opposer lui-même à lui-même, mais bien pour montrer qu'il y faut regarder à plus d'une fois avant d'accuser de quiétisme un homme sérieux. En revanche, on ne saurait trop recommander aux écrivains mystiques de peser leurs mots. Traitant d'une matière infiniment délicate, ils risquent souvent d'être mal compris. Revenons à sainte Gertrude. La pieuse personne — mystique elle-même — à qui est adressée la présente lettre, trouvait aussi, non pas trop affectueuse, mais trop humainement affectueuse la dévotion de notre sainte à la personne de l'Homme-Dieu. En cela elle se trompait de nouveau ; son erreur toutefois part d'un naturel profondément et purement religieux. Notre-Seigneur, pensait-elle, veut sans doute que nous l'aimions plus que tout le reste, mais enfin autrement que

 

(1) Qu'on me permette de souligner en passant l'excellence de cette direction. Il est trois fois sûr qu'en fait de mystique le dernier mot reste aux grands modernes, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, saint François de Sales, etc., etc. Néanmoins il ne faut pas négliger les autres. Leur simplicité même peut en effet servir de contre-poids au sublime un peu écrasant des modernes.

(2) Icard, La Doctrine de M. Olier, p. 221, Cf. la note I de la p. 501.

 

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tout le reste. Et M. Olier lui donne raison, sans pour cela donner tort à sainte Gertrude :

 

Quand je vous parle de l'union et de la liaison du Fils de Dieu, je ne veux pas contredire à la conduite de Notre-Seigneur Jésus-Christ sur sainte Madeleine, dont vous me parlez dans votre lettre. Il la rebuta des embrassements qu'elle voulait lui donner, et de la liaison qu'elle voulait prendre avec lui, lui disant de ne pas le toucher, à cause qu'il n'était pas encore monté à son Père. Mais, pour bien entendre ce passage, il faut savoir que Notre-Seigneur était présent à sainte Madeleine dans une forme humaine et corporelle ; et il l'avertit qu'il remettait ses unions et ses liaisons plus intimes au temps... où il serait dans son état spirituel, et parfaitement divinisé (1). Cette union à Jésus-Christ en son état spirituel est l'unique voie pour entrer en Dieu... ; c'est lui qui doit être toute votre oraison (2).

 

Voilà ce que j'aurais voulu faire lire à Sainte-Beuve. « M. Olier, disait-il, de plus de zèle et de charité que d'étendue et de fermeté d'intelligence, plein de cérémonies et d'images, mystique jusqu'à la vision. » Nous disons, au contraire, et textes en mains, mystique, précisément parce qu'il ne s'arrête pas à la vision

 

(1) L'expression est impropre, comme il arrive parfois à M. Olier.

(2) Lettres, pp. 481-484

(3) Je n'avais pas à discuter ici les écrits de sainte Gertrude, que. pour ma part, j'admire fort, mais seulement à noter, eu historien, l'impression d'ailleurs hésitante, à peine avouée) produite par ces mêmes écrits sur une mystique du grand siècle, impression admirablement comprise, et. en somme, approuvée par M. Olier, impression qu'il serait non seulement injuste, mais puéril. d'attribuer à une réaction janséniste. C'est, au fond le procès de la sentimentalité religieuse, du romanesque en matière de dévotion ; et, par suite, le procès de toute une littérature, soi-disant religieuse que nous voyons commencer, chez nous, vers la fin du XVII°; se développer, encore très discrètement, pendant le XVIII°, et très indiscrètement, pendant les XIX° et XX° siècles, bien qu'elle répugne profondément à notre génie. Bon gré mal gré, il tant ranger parmi les chefs-d'oeuvres du genre, certain livre de Renan et la Madeleine de Massenet. Voilà où l'on tend et où l'on arrive. Une des excellences de l'école française est justement de nous préserver de cet abus détestable. Mais, encore une fois, dans les écrits de Gertrude, étudiés, interprétés comme ils doivent l'être, c'est-à-dire à la manière de M. Olier, on ne trouve pas la moindre trace d'un pareil esprit. Indépendamment de sa haute vertu, elle avait un goût exquis et la délicatesse la plus sûre. Cf. à ce sujet, le récit de sa conversion que nous comparons, dans notre IV° volume, à la conversion de Pascal.
 

TROISIÈME PARTIE
L'ÉCOLE FRANÇAISE ET
LES DÉVOTIONS CATHOLIQUES

 
 

CHAPITRE PREMIER  : « ESPRIT D'ENFANCE » ET LA DÉVOTION DU XVII° SIÈCLE A L'ENFANT JÉSUS

 
 
 

I. Difficultés que doit rencontrer l'école française — Son action sur les différentes dévotions catholiques. — Résistance de ces mêmes dévotions.

II. Progrès de la dévotion à l'Enfant Jésus depuis les premiers siècles jusqu'à Bérulle, et originalité de la dévotion bérullienne. — « Le sens où elle conduit est fort et sévère ». — L'enfance, « l'état le plus vil de la nature humaine, après celui de la mort ». — Condren et les quatre bassesses de l'enfance. — Les extravagances de Jean Garat. — Critique de la doctrine bérullienne. — Les attraits de l'enfance.

III. L'école française et « l'esprit d'enfance ». — Nisi efficiamini sicut parvuli. — Esprit d'anéantissement. — Les docteurs de l'esprit d'enfance ; M. de Renty; Saint-Jure ; M. Blanlo. — « N'être plus le propriétaire de soi-même ». — Un bérullisme attendri et plus humain. — La simplicité. — Le vœu de M. de Renty. — Que pour devenir populaire, la dévotion à l'enfant Jésus devait s'écarter quelque peu de l'austérité bérullienne.

IV. Marguerite de Beaune et son dernier biographe. — Les maladies de Marguerite; les médecins et la prieure de Beaune. — De la Passion à l'Enfance de Jésus. — « Voici ma petite personne ». — Catherine de Jésus prototype et inspiratrice de Marguerite. — Parallèle entre les deux voyantes. — Marguerite née pour l'action, l'organisation et la propagande.

V. Premières visions de Marguerite. — Les « promesses » de l'Enfant Jésus et l'orientation nouvelle que prend la dévotion bérullienne. — La « famille du Saint Enfant Jésus » et les premiers succès de la propagande. — Marguerite, Anne d'Autriche et la naissance du Dauphin. — Nouvelle transformation de la dévotion bérullienne : la royauté de l'Enfant Jésus. — Les deux images de Beaune. — « Le Petit Roi de grâce » et les diamants de la couronne. — La dévotion populaire et le Petit Roi.

VI. L'école française fait sienne la dévotion de Beaune et tâche d'en sauver les éléments bérulliens. — De Beaune à l'abbaye de Chancelade : le P. Jean Garat. — Tous les mystères du Verbe incarné ramenés au mystère de l'Enfance. — Diffusion de l'esprit d'enfance : de Jean Garat au marquis de Fénelon, et du marquis à M. de Cambrai.

VII. Beaune et les autres foyers de la dévotion nouvelle. — Dom Martianay

 

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et sa cousine, Madeleine de Saint-Sever. — Les mauristes et la vie des saints d'aujourd'hui. — Excellences de Mme Martianay, née Jeanne d'Embidonnes. — Madeleine expulsée du Carmel de Bordeaux. — Dix années d'exil. — Le retour au couvent. — Tante, prieure et bourreau. — Madeleine et la dévotion_ à l'Enfant Jésus. — La persécution et les enfantillages qui l'expliquent, sans l'excuser. — Une machine à rendre les oracles. — Réhabilitation et prestige de Madeleine.

VIII. Bourgogne et Provence. — Marguerite de Beaune supplantée à Aix par Jeanne Perraud. — La Provence, un des fiefs principaux de l'école française. — Triomphe du a Petit Roi de grâce a à Aix et à Marseille. — Que Jeanne Perraud n'a pas pu ne pas connaître la dévotion de Beaune. — Mérites et défauts de Jeanne, mystique et visionnaire tout ensemble. — La grande vision de 1658: un enfant de trois ans, et chargé des instruments de la Passion. — Genèse naturelle de cette vision : critique de la dévotion de Beaune. — L'instinct qui porte les âmes pieuses à associer aux mystères de l'Enfance les mystères de la Passion. — Jeanne et les artistes provençaux. — Triomphe de la dévotion provençale. — Progrès spirituel et nouvelle orientation de Jeanne. —  Vers la dévotion au Sacré-Coeur. — La vision de Jeanne et les visions postérieures de Marguerite-Marie. — La « grande plaie » du côté, qui « pénètre tout l'intérieur ». — Les premiers tableaux du Sacré-Coeur. — Déjà tout l'esprit de la dévotion de Paray.

 

I. Nous étudierons maintenant, sur des exemples concrets, l'évolution historique de l'école française, sa place et son rôle dans le développement de la piété catholique au XVIe siècle, l'efficacité surprenante et les limites de son action sur les fidèles, enfin, résistances que lui opposeront fatalement, soit l'enseignement des autres écoles, soit la médiocrité intellectuelle, morale ou religieuse des milieux qu'elle voudra conquérir. N'oublions pas en effet que la sublimité de son programme heurte de front les tendances profondes, les instincts dominateurs de l'humanité commune. Par quel miracle l'anthropocentrisme invincible, presque tous, céderait-il aisément la place à un théocentrisme absolu? Plus heureux que les autres prédicateurs du véritable Évangile, par quel autre miracle, les disciples de Bérulle et de Condren réussiraient-ils à fixer la pensée des foules chrétiennes sur « le royaume de Dieu

qui est en chacun de nous » ? Regnum Dei quod intra vos est.  Comment rendraient-ils jamais populaires la « religion

 

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de l'intérieur », le « culte en esprit et en vérité », l’ « adhérence » de « pure foi » à Dieu et au Christ, au delà des formes et des pratiques, d'ailleurs nécessaires, au delà des images, des concepts et des sentiments? Ils connaissaient du reste fort bien les difficultés de l'entreprise. Condren les en avait prévenus, modérant leur zèle,

et leur recommandant une réserve presque ésotérique :

 

Encore, leur disait-il, que tous les chrétiens soient obligés par leur baptême à la communion de Jésus-Christ, de laquelle ils ne se peuvent plus dispenser ; (encore) qu'ils soient dans la nécessité de vivre en lui, et en la sainteté de l'Esprit qu'il leur a donné, s'ils veulent être ses membres vraiment vivants de sa vie ; et que même ils doivent faire en sorte qu'il soit vivant en eux plus queux... ; la plupart le tiendront captif du vieil homme, et même l'étoufferont en eux sans l'écouter, au lieu de recevoir sa vie. Et l'injustice qu'ils exercent en cela envers Jésus-Christ et son esprit, les rend indignes de la lumière de SA RELIGION ; et ce serait donner des perles aux pourceaux, contre la défense de notre Maître, et faire quelque injure à sa parole de la leur adresser, si vous n'avez quelque indice que Dieu la leur fera recevoir... Il faut même se conformer à lui, et ne donner aux âmes ses enseignements que par degrés (1).

 

Ainsi menacée, ainsi combattue, et non seulement du dehors, mais encore au coeur même de ses fidèles, l'école française, son âge d'or une fois passé, peut-elle se promettre un plein succès, de longues victoires que ne réduise aucune concession aux écoles rivales, et qui ne soient suivies d'aucune revanche ? Quelque réponse qu'apporte la suite des événements à cette question passionnante, l'honneur de l'école française restera sauf. Même vaincue, ce qu'à Dieu ne plaise, nous dirions d'elle, avec le poète, qu'elle succomba « poursuivant une belle aventure » ; mais elle ne sera ni complètement, ni toujours vaincue. Jusque dans ses défaites passagères, elle se soumettra l'élite de ses adversaires : Graecia capta ferum

 

(1) Lettres, p. 32, 33.

 

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victorem… Que s'il arrive enfin que, parfois, souvent même, le présent semble lui échapper, l'avenir lui appartient. « Si en ce siècle, disait encore le P. de Condren, où l'iniquité règne beaucoup, et où les ténèbres du péché aveuglent les enfants du monde, et leur cachent les conseils de Dieu, elle est ignorée ou oubliée de plusieurs, nous devons d'autant plus coopérer à Jésus-Christ et à son Esprit, qui ne la veut pas laisser périr, car ELLE EST COÉTERNELLE À SON ÉGLISE ; mais, de siècle en siècle, il cherche des âmes, qui en veuillent souffrir la sainteté, pour la conserver par elles entre les siens (1). »

Nous ne pouvons songer à parcourir ici, une à une, les principales dévotions catholiques, pour examiner de quelle manière chacune d'elles fut affectée par la propagande bérullienne; dans quelle mesure chacune d'elles s'est laissé contaminer, si j'ose dire, par les principes essentiels de l'école française : théocentrisme ; primauté de l'intérieur; anéantissement du moi ; « adhérence » au Verbe incarné. Deux nous suffiront. La première sera la dévotion à l'Enfant Jésus ; dévotion ancienne déjà, mais que Bérulle a rajeunie et transformée, qu'il a vraiment faite sienne. Elle commence ou recommence avec lui, et clans les milieux les plus accessibles à l'action de ce grand homme : l'Oratoire, les Carmels : pendant les soixante premières années du XVII° siècle, elle se propage, avec un succès prodigieux, par toute la France ; mais plus elle devient populaire, plus aussi elle échappe aux directions de l'école française, reprenant insensiblement sa figure d'autrefois. La seconde sera la dévotion au Sacré-Coeur, que nous verrons naître, grandir obscurément dans le jardin fermé de l'école française, jusqu'au jour où, transplantée sous d'autres cieux, arrosée par d'autres mains elle promet d'étendre bientôt ses rameaux triomphants sur toute l'Eglise

 

(1) Lettre., p. 32.

(2) L'histoire critique des autres dévotions dans leurs rapports avec les influences bérulliennes confirmerait, me semble-t-il, le schéma que je viens de tracer pour les deux que nous retenons ici. Dévotion au Saint Sacrement, à la sainte -Vierge, à saint Joseph, aux saints aux anges, il n'en est pas une qui n'ait subi plus ou moins l'influence théocentrisante, interiorisante de l'école française ; pas une, je le crois, non plus, qui n'ait plus ou moins résisté à cette influence. N'oublions pas que, depuis 165o jusqu'à nos jours, la paroisse foncièrement bérullienne de Saint-Sulpice, a été un des foyers les plus actifs de nos diverses dévotions, le modèle sur lequel des paroisses innombrables se sont façonnées. N'oublions pas davantage que toute propagande paroissiale s'adresse à la foule et que la foule n'accepte pas sans difficulté le point de vue théocentrique

 

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II. Comme feront plus tard les premiers apôtres de la dévotion au Sacré-Coeur, les oratoriens du XVIe siècle ont essayé de prouver que leur dévotion aux « Mystères

de l'Enfance » était aussi ancienne que l'Eglise:

 

Quels respects et quelles tendresses, écrivait en 1658 le P. Amelote, les plus savants et les plus saints Docteurs de l'Église n'ont-ils point fait paraître envers ce « divin Enfant », et envers les choses qu'il a sanctifiées par son usage ? « Révérons, dit le grand saint Augustin, Jésus-Christ dans la crèche... Adorons les langes de l'enfance »... Est-ce aujourd'hui que saint Léon commence à nous dire : « Que le Seigneur soit respecté dans son enfance, et que l'on ne tienne point pour déshonneur de la Divinité, les commencements et les progrès de l'humanité »? Est-ce de notre temps, que sainte Paule jurait à saint Jérôme qu'étant dans l'étable de Bethléem, elle avait vu des yeux de la foi l'Enfant emmaillotté, le Seigneur qui jetait des cris doux dans la crèche, les Mages à ses pieds, l'étoile brillante sur sa tète, la Mère vierge, le soigneux nourricier, les pasteurs entrant en pleine nuit; et que, mêlant ses larmes avec sa joie, elle avait proféré ces paroles : « Je te salue, Bethléem, maison de paix, dans laquelle est né le pain qui est descendu du ciel... Est-il donc vrai, misérable et pécheresse que je suis, que j'aie été jugée digne de baiser la crèche où le Seigneur enfant a crié ; et de pleurer dans la grotte où la vierge a mis au monde le Verbe enfant : C'est ici mon repos, parce que c'est le pays de mon Sauveur...j'ai préparé une lampe à mon Christ. Mon âme vivra pour lui, et ma lignée le servira » (1). ?

 

(1) Discours sur l'enfance de Fils de Dieu, (en tète du) Petit office de saint Enfant Jésus, Paris, 1658, pp. CV, CVI. A lui seul toutefois, le texte de saint Léon laisserait assez entendre que les moqueries païennes à l'adresse du Dieu-Enfant n'avaient pas été sans impressionner les croyants eux-mêmes. Amelote rappelle aussi que Jean Chrysostome eut à défendre la fête, alors nouvelle et très attaquée, de la Nativité du Verbe incarné. Sur le mouvement franciscain et le progrès de la dévotion à la personne de Jésus, cf. Christus, cité plus haut, pp. 94, 95.

 

 

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Non, sans doute, rien de tout cela n'est, à proprement parler, nouveau; ni certes la foi à la divinité de Jésus enfant, ni même la délicieuse tendresse que, dès les premiers temps de l'Eglise, l'Evangile de l'Enfance n'a pu manquer d'inspirer à l'élite des âmes pieuses. Nil innovetur nisi quod traditum est. Quoi qu'il en soit néanmoins, et sans entrer ici dans le détail infini que demanderait un pareil sujet, il reste assuré que cette dévotion, telle que nous la concevons et la pratiquons aujourd'hui, est le terme d'une très lente évolution, qui, si l'on veut, a commencé avec ou avant sainte Paule, mais qui ne s'est pleinement achevée qu'avec saint François d'Assise.

Plus moderne encore, et plus imprévue, la dévotion bérullienne qui nous occupe, bien que naturellement, elle se soit greffée sur la dévotion franciscaine; plus nouvelle, et, en même temps, plus antique, puisque, en vérité, elle remonte à saint Jean et à saint Paul. Pour la comprendre, il faut, si dur que cela paraisse, écarter d'abord les images affectueuses, riantes qu'évoque d'abord le souvenir du premier Noël, et de ceux qui l'ont suivi. La dévotion très particulière où nous invite Bérulle n'a rien qui flatte le sens ou qui attendrisse le coeur. Nue, austère, impitoyable, elle ne nous parle que d'humiliation et de mort. Non que Bérulle se refuse à sourire devant la crèche, mais, dit-il, si la pensée que nous donne cette aimable vision « est douce..., le sens où elle conduit est fort et sévère, l'effet en est puissant, et la fin semble étrange». La dure réalité, cachée sous « la grâce et la bénignité » qui nous sont apparues avec cet enfant, c'est l'anéantissement du Verbe incarné : « mystère de naissance et de vie ; mystère de vie souffrante et mourante, car, en icelui, Jésus prend

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1522. A vrai dire, il parle ici de l'enfant caressé par Notre-Seigneur ( Marc, IX ; Luc, IX), mais il en dirait autant du mystère de Noël.

 

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vie pour mourir, au lieu qu'en sa naissance divine et éternelle, il reçoit vie pour vivre d'une vie éternelle et impassible» (1). Nous avons dit sa prédilection pour les mystères de commencement, si l'on peut ainsi parler, et pour ceux qui nous fixent, non pas sur un des actes, mais sur un des « états » du Verbe incarné. « Orle premier état auquel nous trouvons le Fils de Dieu au monde, c'est son enfance : le premier état aussi auquel nous le devons contempler et révérer, c'est celui-là. Et ce, d'autant plus qu'il est de durée... ce qui ne convient pas à ses autres mystères (2) « Etat, dit-il encore, qui comporte en soi un très grand abaissement à une dignité si haute comme celle du Verbe (3).» Cet anéantissement, sainte Paule et saint François d'Assise y croyaient tout aussi bien que Bérulle, mais ils s'en laissaient plus ou moins distraire, s'abandonnant sans résistance aux sentiments naturels qu'inspire au commun des hommes — et des saints — la rencontre d'un petit enfant. Invenerunt infantem. Bérulle éprouverait bien les mêmes impressions, mais farouche philosophe et, qui plus est, augustinien, il s'efforce de résister à de trop charmantes apparences. L'état de l'enfance, n'est-il pas « dans la nature le plus opposé à celui de sapience ? (4)» N'est-il pas l’ « état le plus vil et le plus abject de la nature humaine, après celui de la mort (5) »? C'est pour cela du reste que le Verbe divin l'a choisi, n'en pouvant trouver de plus « humble », ni de plus « abject », s'abaissant à un tel point, « dans l'état propre de ce mystère, que nulle sorte d'abaissement semble ne le pouvoir égaler (6) ».

Il y a vie naturelle, mais incapable de plusieurs effets de vie

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1385.

(2) Ib., p. 1oo8

(3) Ib., Ib.

(4) Ib., 1009.

(5) Ib., p. 1007.

(6) Ib., p. 1007.

 

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et végétante et sensitive... II y a humanité, mais incapable de société et communication avec les hommes. Il y a esprit, mais incapable d'action d'esprit. Il y a grâce, mais incapable de vie de grâce, d'usage de grâce, de mouvement de grâce... Il y a principe de vie, de mouvement et de repos ; mais il n'y a ni mouvement vers Dieu, ni repos en Dieu (1).

 

Et sans doute, l'Enfant Jésus n'a-t-il revêtu que les dehors de ces incapacités communes aux autres enfants. C'est pour cela que nous l'adorons. Mais enfin l'enfance, prise en soi, n'est pas attrayante, lugubre plutôt, enlaidie, mule chez les baptisés, par les cicatrices ineffaçables du péché originel, spectacle à peine moins désolant que les impuissances et que la corruption de la mort.

Condren ne juge pas autrement. On se rappelle du reste que, dans ses premières années, il souffrait impatiemment les flatteries et les caresses que l'on prodigue à cet âge. Il écrit au sujet d'une toute jeune fille qui venait d'entrer au couvent :

 

Son âge la tire maintenant de l'enfance d'Adam, qui est une enfance d'infirmité et d'incapacité, où l'esprit est. enseveli dans la faiblesse, où les sens de la nature corrompue règnent par dessus la raison. La grâce même de notre adoption divine et l'Esprit de Jésus Fils de Dieu, que, comme les enfants de Dieu, nous recevons au baptême, sont captifs de l'impuissance humaine, et en une EXINANATION QUI HONORE CELLE DU VERBE ETERNEL EN SON INCARNATION.

 

C'est ici, en deux mots, toute la dévotion bérullienne à Jésus enfant :

 

Car cet esprit de notre sanctification le (le Verbe) regarde comme son principe qu'il veut accomplir et glorifier en nous, tant en cet état qu'en tout autre. Tout cela n'empêche pas pourtant l'extrême misère de l'enfance..., où Jésus est caché et captif en nous, et Adam vivant et régnant ; où le Saint-Esprit est en silence, et le péché opérant, (les suites du péché). Elle

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1013.

 

 

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n'a rien pour tout avantage en son imperfection que l'innocence dans ces désordres mêmes, qui provient de son incapacité, et non pas d'aucun bien qui soit en elle. C'est pourquoi nous en devons sortir volontiers, et nous réjouir avec les anges et les saints eu la présence de Dieu, que (parvenant enfin à l'âge de raison), Jésus et son esprit soient dégagés (1).

 

Les conférences qui nous restent de lui sur « la naissance » et sur « la sainte enfance de Jésus » rendent exactement le même son. Célébrant, par exemple, les « trois retraites ». du Fils de Dieu, « la première, dira-t-il, est le sein de son Père ; celle-là est adorable et digne de lui ; la seconde est le sein de la Vierge, pendant les neuf mois, et celle-là est douce et vénérable ; la troisième est la crèche..., et celle-là est humble et austère (2) ». Pourquoi cette différence entre la seconde et la troisième de ces retraites ? Parce que la vue de la crèche retient notre attention sur les infirmités de l'enfance. Vagit intima inter, arcta conditus praesepia, au lieu que le mystère des neuf mois éveille d'abord en nous des sentiments d'un autre ordre, où se mêlent très harmonieusement la gravité et la tendresse, mais où la honte n'a point de part : « vénération » profonde pour le fait même de l'Incarnation, pris dans son ensemble auguste ; exquise tendresse pour celle qui, à ce moment plus que jamais, nous paraît étroitement associée à la réalisation de ce haut mystère. Logiques ou non en cela, nos bérulliens attendrissent leur religion, et la sévérité de leur style, dès qu'ils rencontrent la sainte Vierge.

 

 

O séjour admirable, chante Bérulle, de cet enfant au sein de sort Père, par la filiation divine ! O séjour délicieux de cet enfant au sein de sa mère, par sa filiation humaine... séjour qui est le premier séjour.., du Fils de Dieu tait homme entre les hommes. Ce point est si tendre et si sensible qu'il doit être plutôt célébré par le coeur que par la langue. Aussi est-ce

 

(1) Lettres, pp. 39-4o

(2) Considération p. 55.

 

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un mystère de coeur, et la langue ne peut exprimer ces douceurs et tendresses. C'est un mystère de deux coeurs les plus nobles et les plus conjoints qui seront à jamais. Lors Jésus est vivant en Marie..., et le coeur de Jésus est tout proche du cœur de Marie. Lors Marie est vivante en Jésus et Jésus est son tout (1).

 

Eh quoi ? Le « coeur de Jésus », n'est-il pas ici aussi « impuissant », et Jésus lui-même, aussi « abaissé », aussi peu « homme parfait » que dans la crèche de Bethléem ? Oui, sans doute, mais, pour le moment, on ne voit que Marie. La crèche, ne nous montre qu'une chétive créature, laquelle, répète Condren, « ne paraît pas plus qu'un enfant ». Un enfant, c'est-à-dire, un composé de « quatre bassesses » : «

petitesse du corps; indigence et dépendance d'autrui; assujettissement; inutilité (2) ». Aussi Condren attend-t-il avec une sorte d'impatience, et célèbre-t-il avec une joie singulière, l'heureuse saison où le Verbe incarné dépouille enfin l'extérieur honteux de « l'état d'enfance ». Au mystère de Noël, peut-être allait-il jusqu'à préférer, la précoce maturité de Jésus, allant de sa propre initiative au Temple, conférant avec les docteurs, et dès sa douzième année, faisant figure d'homme parfait (3).

Certains de leurs disciples ne s'en tiendront pas à ces vues, qui nous étonnent, mais dans lesquelles nous pouvons entrer sans colère. On trouve à ce sujet des révélations passablement irritantes clans la vie de l'un d'entre eux, et non des moindres, le P. Jean Garat, abbé de Chancelade, que nous retrouverons bientôt parmi les membres de la Confrérie de l'Enfant Jésus, établie, sous la direction des oratoriens, par Marguerite de Beaune. « Il n'a jamais pu se résoudre, nous dit son biographe, à imiter ces saints qui caressaient les petits enfants, à cause de

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1002.

(2) Considérations, pp. 58-62

(3) Cf. sa belle lettre sur les excellences du mystère de Jésus au Temple, Lettres, pp. 375-332.

 

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leur innocence et de leur simplicité, quoi qu'il crût qu'ils l'avaient fait pour de bons motifs. Il aimait mieux considérer ces vertus de Dieu dans la sainte Ecriture, et dans les exemples des saints (adultes), où elles paraissent toutes pures, sans aucun danger, que non pas dans ces miroirs fort sombres, où elles ne se montrent que sous le voile de la chair, qui exhale toujours des qualités si malignes qu'il y a danger d'en être infecté, si on n'est fortement prévenu contre (1). » Fort de ces rares principes, qu'il n'avait certes pas puisés dans l'Evangile, — Advocans parvulum... Complexus eum  — « une fois qu'il était à Limoges, on lui présenta un de ses neveux, qui était au berceau, qu'on découvrit pour lui montrer qu'il était en bon état; mais il quitta brusquement la chambre, et s'enfuit dans une autre, avec autant de vitesse que si on eût lâché contre lui une bête féroce (2) ». Bérulle et Condren auraient eu plus de bravoure. Ils n'auraient pas approuvé davantage ce niais fanatisme, qui, d'ailleurs, frôle l'hérésie. Ils savent en effet que les petits baptisés sont le temple du Saint-Esprit, et que de tout leur être une grâce divine rayonne. Sans les tenir le moins du monde pour des monstres de luxure, ils estiment simplement que leur innocence même doit nous rappeler l'incapacité humiliante où ils se trouvent de faire des actes proprement

 

(1) Le portrait fidèle des abbés ou autres supérieurs réguliers et de leurs religieux dans la vie du révérend Père Jean Carat, abbé de Chancelade, par un chanoine régulier de l'abbaye de Notre-Dame de Chancelade (Léonard Roche), Paris, 1691, p. 148.

(2) Le portrait..., pp. 45o, 451. A ce trait, ceux qui seraient tentés de ranger Carat parmi les jansénistes feront bien de relire dans le Port-Royal, les chapitres sur Hamon et sur Tillemont. Remarquez, du reste, que de ces affreux sentiments, on trouverait plus d'un exemple dans l'antiquité chrétienne et dans les temps modernes. L'antiquité, dis-je, mais celle seulement qui a suivi saint Augustin. Vous n'aimez pas la théologie des Pères grecs; François de Sales et l'humanisme dévot vous scandalisent. Comme il vous plaira ! mais prenez garde, et voyez, sur cet exemple, où peut conduire le pessimisme de l'école opposée. Choisissez donc entre le P. Carat, fuyant comme la peste la vue d'un petit baptisé, et le père d'Origène, découvrant avec une tendre vénération la poitrine de son fils endormi, et adorant le Saint-Esprit qui repose dans cet enfant. Il se peut d'ailleurs que la sottise d'un panégyriste éperdu nit plus ou moins romancé les vrais sentiments de Garat.

 

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humains. Quoi qu'il en soit, les extravagances que l'on vient de dire nous aident à mettre le doigt sur le point faible d'une doctrine qui ne met en relief qu'un seul des aspects de la pleine vérité. Nul ne conteste les misères de l'enfance; mais pourquoi laisser tristement dans l'ombre les excellences réelles, la séduction bienfaisante de cet âge? Les fleurs des champs, que le Fils de Dieu nous invite à contempler, à aimer, sont-elles donc moins « basses » qu'un petit enfant, et d'une beauté plus touchante ?

Il est vrai que le Verbe incarné aurait pu « se dispenser, comme dit Bérulle, des sujétions, abaissements, indigences que porte cette enfance (1)»; il aurait pu se montrer d'abord revêtu de la force, de l'éloquence, du prestige d'un homme accompli. En choisissant la voie commune, il s'est, en quelque sorte, anéanti deux fois ; mais il n'est pas moins vrai que cet excès même d'humiliation, que ce redoublement d'impuissance nous l'ont rendu moins redoutable et plus attrayant. Exinavit : on ne saurait trop rappeler que c'est là le « fond du mystère » ; mais aussi Puer datus est nobis... Apparuit gratia et benignitas. Mystère accablant et attendrissant tout ensemble. Défions-nous de l'esprit de système et d'abstraction, qui nous amènerait à négliger l'un ou l'autre de ces deux aspects. Laissez faire du reste et la grâce et la nature : vous verrez les maîtres de l'école française atténuer joyeusement la rigueur de leur doctrine, sauf à eu contrarier quelque peu le développement logique. La douceur, nous dit l'un d'eux, « c'est comme un enfant au milieu d'une compagnie, que tous veulent prendre pour le baiser, tant il est aimable (2) ». Nous voici bien loin du P. Garat! Un autre, un sulpicien, comme celui que je

 

(1) Oeuvres de Bérulle, p. 1007.

(2) Blando, L'enfance chrétienne, Paris, Lethielleux, s.d., p. 85. Ouvrage posthume, sur lequel nous reviendrons, et qui a été publié pour la première fois en 1665.

 

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viens de citer : « Ce qui fait principalement qu'on aime tendrement les enfants, c'est la douceur qui paraît sur leur visage et dans leurs petites façons de faire. C'est qu'ils... ne savent ce que c'est que de vouloir mal à personne. (1)» Enfin an oratorien de l'âge d'or, le P. Pierre Floeur :

 

Si l'enfance des hommes à des appas qui nous attirent, l'enfance d'un homme Dieu n'en aura-t-elle point?... N'accorderons-nous pas les avantages de l'enfance humaine à cette enfance divine ? Si les enfants dont l'origine est souillée, ont quelque empire sur notre coeur, ne donnerons-nous point de pouvoir sur nous à cet Enfant divin, dont la conception est si pure ? Et si nous avons quelque sorte de vénération pour ceux qui ont été les esclaves de ce prince des ténèbres, n'en aurons-nous point pour celui-ci qui triomphe de toutes les puissances de l'enfer (2)?

 

Appas, empire, vénération, remarquez cette gradation ascendante. Bon gré, mal gré, ils ont laissé leur augustinisme au seuil de la crèche. Invenerunt infantem, et, entre ses petites mains, ils ont fait profession d'humanisme dévot. C'est ainsi que, dès l'origine, un principe étranger se glisse dans la dévotion bérullienne à Jésus Enfant, promet, ou, comme il vous plaira, menace de la transformer.

III. Aussi bien Bérulle et Condren se sont-ils moins proposé de fonder une « dévotion » particulière à Jésus enfant, que de répandre un « esprit » particulier, « l'esprit de l'enfance chrétienne », ou, comme ils disent plus habituellement, « l'esprit d'enfance ». L'idée première de cet

 

(1) Auteur inconnu, dont l'opuscule sur l'enfance chrétienne est ordinairement publié avec celui de Blanlo. Blanlo, op. cit. p. 192. Voici encore, du même écrivain, une « pratique » pour honorer l'enfance de Jésus : « Il faudra conserver dans le coeur une tendresse particulière pour les petits enfants, qui sont dans l'innocence baptismale les images vivantes du Saint Enfant Jésus. On peut à son honneur faire l'aumône à quelque petit pauvre ». Ib., p. 153.

(2) L'adorateur de l’enfant Jésus, par le R. P. Pierre Floeur. Aix, 1616. Sauf la dédicace qui lui paraissait un peu « capucinale », le sévère Batterel goûtait fort ce petit livre. Mémoires domestiques, II, p. 5oo.

 

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« esprit » vient de Bérulle, excitateur magnifique; mais elle a été reprise, approfondie et précisée par Condren, lequel, à son tour, l'a léguée à ses disciples, Amelote, Olier, Renty. La « dévotion », au sens propre du mot, c'est-à-dire un ensemble de pratiques pieuses destinées à honorer l'enfance de Jésus, ne prendra corps, ne s'organisera qu'après la mort de Bérulle, et sans beaucoup intéresser Condren lui-même. Elle aura pour centre et pour foyer le carmel de Beaune, où nous la retrouverons bientôt. C'est là, du reste, le rythme normal de l'école française : d'abord un « esprit », un « état », un ensemble de dispositions « intérieures » ; ensuite « l'extérieur », des formules, des images pieuses, des règlements, des confréries.

On saisira mieux la distinction que je viens de faire, si l'on se rappelle que, dans la pensée première de Bérulle et de Condren, l'enfant dont il nous faut reproduire en nous les dispositions, n'est pas l'enfant Jésus lui-même, mais l'un quelconque des petits Galiléens, caressé par Notre-Seigneur et donné par lui comme modèle à ses apôtres. Nisi efficiamini sicut parvuli...

Alors même que nous ne connaîtrions pas l'Evangile de l'Enfance, nous serions encore tenus à revêtir l' « esprit d'enfance ». Il va, du reste, sans dire que, pour l'école française surtout, la transition est facile et nécessaire, du petit Galiléen anonyme — l'enfant en soi — à l'enfant divin. Le Christ, voie et vérité unique de notre perfection, ayant pris sur lui tous les caractères de l'enfance, le « nisi efficiamini » évangélique, traduit en langue bérullienne, devient : « Si vous n'adhérez pas à mon état d'enfance, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux ». De là une certaine et curieuse complexité dans les divers propos des bérulliens sur « l'esprit d'enfance ». Ils ont tantôt devant les yeux l'impuissance absolue, les quatre bassesses de l'enfant de Bethléem ; tantôt l'activité encore puérile, mais déjà humaine du petit Galiléen, son ingénuité, sa candeur souriante et confiante. La première de ces

 

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vues exalte, la seconde adoucit l'austérité essentielle de l'esprit d'enfance. Confusion charmante, qui se retrouve aussi bien, du reste. quoique d'une autre façon, dans la dévotion commune (1). Peu de personnes pieuses, et, depuis le moyen âge, peu d'artistes se résignent à ne voir qu'un nouveau-né dans l'enfant de Bethléem. Par là, bien qu'à leur insu, ils se rallient à la dure philosophie de Bérulle et de Condren, qui tantôt nous scandalisait : « l'état le plus vil et le plus abject de la nature humaine, après celui de la mort (2) ».

C'est avant tout un esprit d'anéantissement, comme le répètent les docteurs de « l'esprit d'enfance », je veux dire Gaston de Renty, son biographe le jésuite Saint-Jure, le P. Amelote, et le sulpicien Blanlo, disciple immédiat de M. Olier, les uns et les autres, simples échos du maître commun, Charles de Condren. « L'enfance de Notre-Seigneur nous enseigne l'anéantissement de nous-mêmes » ; l' « esprit d'enfance », est « un état où il faut mourir à tout », écrit M. de Renty (3).

 

J'ai vu mon âme, écrit-il encore, dans un rempart d'innocence, et sur le fondement de la mort, du néant et de la nudité, pour vivre en pureté divine avec le saint enfant Jésus..., dans la purgation et le vide d'elle même et de tout ce qui est créé (4).

 

Mort à l'activité propre et aux instincts dominateurs qu'elle flatte :

 

C'est une chose bien étrange, dit M. Blanlo, que nous aimions mieux bâtir toujours que de nous démolir nous-mêmes; et néanmoins c'est par où il faudrait commencer. Nous ne voulons pas nous dévêtir, niais nous revêtir. Il faut se dépouiller d'un

 

(1) On dira qu'ils auraient pu facilement dénouer cette antinomie apparente, en nous proposant d'imiter l'Enfant Jésus, âgé de quatre à cinq ans. Ils le font bien.

(2) Oeuvres de Bérulle, p. 1007.

(3) La vie de M. de Renty par le P. Jean-Baptiste Saint-Jure... 2e édit., Paris, 1652, pp. 288, 29o.

(4) Ib., P. 291.

 

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vieil habit avant que d'en prendre un nouveau... Mais, parce que nous croyons qu'il n'y a pas d'honneur à démolir, mais h édifier, nous aimons mieux parler que de nous taire, marcher et courir ça et là que de demeurer arrêtés dans la solitude; composer, écrire et forger de nouvelles inventions que de lire simplement et écouter ce que les autres disent; en un mot, nous aimons mieux agir que céder à l'action d'autrui, parce qu'il y a plus de nous dans l'un que dans l'autre. La nature est toute activité, et ainsi elle ne peut souffrir d'être arrêtée dans son propre mouvement par un autre principe qu'elle-même... Et néanmoins c'est en cela que consiste le principal exercice du chrétien, d'empêcher les mouvements et les saillies continuelles de sa nature corrompue, et se laisser brider, pour ainsi dire, comme un cheval fougueux, au doux frein de l'Esprit de Dieu... C'est par là qu'il faut commencer à être enfant de l'enfance chrétienne, cesser de se conduire par son propre esprit, et se laisser mouvoir et régir par l'Esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1).

 

Et, de son côté, M. de Renty :

 

Il m'est... montré très souvent, et c'est mon fond, selon que je le peux dire, avec toutes mes infidélités, que je ne devais plus agir que par la conduite de l'enfant Jésus... (2)

 

Ainsi le P. Saint-Jure :

 

Tout ainsi qu'un enfant n'opère que par nature, tellement que, s'il regarde, s'il bégaie, s'il écoute, s'il mange, s'il dort, il fait tout cela par principe de nature pure, comme cause opérante des actions, et comme cause finale..., ainsi un curant de grâce.. produit toutes ses oeuvres par mouvement de grâce, et pour une fin de grâce... (3)

 

« Perdre entièrement l'usage propre » de son esprit, de sa volonté, « n'être plus le... propriétaire de soi-même (4) », on a reconnu les dures consignes auxquelles se ramène

 

(1) Blanlo, op. cit., pp. 56, 57.

(2) Vie de Renty, p. 291.

(3) Ib., p. 294.

(4) Blanlo, op. cit., p. 43.

 

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toute l'ascèse de l'école française. Esprit d'enfance, esprit bérullien, en vérité, cela ne fait qu'un. Prenez garde néanmoins — la remarque est si intéressante que je ne crains pas de la répéter — prenez garde que, présentée sous ce nouveau jour, la commune philosophie de l'école française nous paraît tout ensemble et plus exigeante et

plus attrayante. Elle s'adoucit, au moment même où elle atteint son maximum de rigueur. S'il n'est pas, en effet, pour un vivant d'anéantissement plus complet que celui de l'enfance, il n'en est pas dont la pensée et la vue nous charme davantage. C'est bien toujours la mort, chère aux bérulliens, l'abneget semetipsum, cher à saint Ignace, mais ici, l'un et l'autre veulent être appelés d'un autre nom, moins effrayant et plus tendre : ce n'est plus la mort, ni l'abnégation, c'est « l'abandon », et d'un enfant dans les bras de sa mère.

 

L'enfance de Notre-Seigneur... nous enseigne l'anéantissement de nous-mêmes, la docilité à Dieu, le silence, et l'innocence sans regard ni prétention sur nous, mais avec l'abandon d'un enfant de grâce... L'âme ne s'élève à rien de soi-même, mais au contraire s'anéantit et se laisse mener en petitesse avec... (la) simplicité d'un regard pur et abandonné (1).

 

Ainsi M. de Renty, et plus explicitement, M. Blanlo :

 

Cette perte de l'esprit propre... est suivie (distinction inexacte) d'un abandon total de soi-même et de tous ses intérêts entre les mains de Dieu et de ceux qui nous tiennent sa place..., sans attache particulière à quoi que ce soit, ni aucun soin ou sollicitude empressée de ce qui peut nous arriver. Cette condition est encore propre à l'enfance chrétienne, et on en voit la figure dans l'enfance naturelle des petits enfants, qui ne se mettent en peine de rien, se confiant entièrement au soin que leurs parents ont d'eux. De là vient qu'ils sont aussi contents dans les misères et adversités publiques que dans les prospérités, comme si rien ne les touchait, espérant toujours, quel, que malheur qui puisse arriver, que leurs parents y donneront

 

(1) Vie de Renty, pp. 288, 285.

 

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ordre. Ce que ces petits font par instinct de nature, qui bien souvent est mal fondé dans leurs prétentions imaginaires, les enfants de Dieu le font par le mouvement de la grâce, et par la conduite de l'Esprit de l'Enfant Jésus, qui ne trompe jamais ceux qui se confient en lui (1).

 

Comme on le voit, il suffit d'introduire dans l'exposé du bérullisme les images et les pensées riantes qu'évoque naturellement la vue d'un enfant, pour qu'aussitôt l'austérité de la doctrine se change en douceur. Abandon, au lieu d'anéantissement, ou encore « simplicité », au lieu d'oubli de soi.

 

La simplicité, écrit Saint-Jure paraphrasant les notes spirituelles de M. de Renty, bannit toutes les multiplicités embarrassantes, imparfaites et vicieuses, pour ne faire aucun retour de propre recherche, de vanité, de complaisance, de déplaisir ni de tristesse, sur ce que l'on a fait, sur ce que l'on a dit, sur ce que l'on a négocié, sur les louanges ni sur les blâmes qu'on a reçus, ni aussi sur les péchés que l'on a vus ou appris, pour regratter après et remuer ces saletés ; tout ainsi qu'un enfant ne fait aucune réflexion sur les pompes qui ont passé devant ses yeux, ni sur les maux qu'il a vus, mais tout cela s'efface de son esprit et rien n'y demeure (2).

 

L'esprit d'enfance étouffe donc dans leur germe tout scrupule, toute inquiétude ; il nous établit dans cette joyeuse ignorance, qui ne soupçonne pas veut pas le connaître, et qui, si elle le are rencontre, se défend do le ruminer — non pas seulement le mal d'autrui, mais plus encore nos propres fautes passées et nos

misères présentes. L'innocence de cet état, dit encore M. de Renty, m'est

 

comme un cristal lumineux, au travers duquel on me dit que je devais voir les choses innocemment, c'est-à-dire sans m'appliquer au mai, et sans que les vices et les désordres des hommes m'arrêtassent et me fissent impression, ni qu'il en

 

(1) Blanlo, op. cit., pp. 58, 59.

(2) Vie de Renty, p. 295.

 

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demeurât rien dans mon esprit. Cette innocence porte à une grande bénignité et à une grande douceur envers le prochain (1),

 

et envers soi-même. Je finirai par deux définitions qui s'éclairent l'une l'autre, et qui se complètent. La première, donnée par M. Blanlo; la seconde, par M. de Renty.

 

C'est un certain état et disposition de l'âme, dans laquelle, étant éclairée de la lumière de la grâce, elle connaît clairement et reconnaît humblement qu'elle n'a ni esprit ni jugement pour se conduire dans les voies du salut ; et ensuite s'abandonne en toute simplicité à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour vivre en la foi, et se laisse conduire à son esprit, pour connaître sa volonté; et cela, sans murmurer, ni trop raisonner, et réfléchir sur elle-même, ni sur ceux qui la conduisent, ni sur les moyens dont ils se servent : n'ayant point d'autre intention que de plaire à Dieu seul en faisant sa volonté, qui lui est notifiée, ou intérieurement par inspiration, ou extérieurement par la déclaration de ceux qui la conduisent (2).

 

C'est fort bien, mais tiède, terne, un peu mou et sur la pente du banal. Ainsi l'exigeait du reste l'humilité sulpicienne, la timidité qui paralyse un peu ces Messieurs, leur tendance à suivre une voie moyenne entre les sublimités de l'école bérullienne et le moralisme des jésuites. Bien qu'aussi pratique, me semble-t-il, combien la définition donnée par M. de Renty n'est-elle pas plus lumineuse, plus stimulante, plus digne de Condren, et plus étroitement chrétienne ? Ce n'est pas, du reste, une définition en forme, mais, ce qui revient au même, une formule de voeu :

 

En l'honneur de mon Roi, le saint Enfant Jésus, je me suis consacré ce jour de Noël de l'an mil six cent quarante-trois au saint Enfant Jésus, lui référant tout mon être, mon âme, mon corps, mon franc-arbitre, ma femme, mes enfants, ma famille, les biens qu'il m'a donnés, enfin tout ce qui peut me

 

(1) Vie de Renty, p. 292.

(2) Blanlo, op. cit., pp. 37, 38.

 

 

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concerner; l'ayant supplié d'entrer en possession et en propriété totale et foncière de tout ce que je suis, pour ne plus jamais vivre qu'en lui et pour lui, en qualité de sa victime séparée de tout ce qui est de ce siècle, n'y prenant plus de part que selon les applications qu'il m'en donnera et me permettra.

 

A cette langue ferme, généreuse, tonique, ne sentez-vous pas que nous avons changé d'altitude ? Avec M. Blanlo, la plaine, sinon le marais ; avec M. de Renty, les cimes.

 

Tellement que dorénavant je me dois regarder comme un instrument en la main du saint Enfant Jésus, pour faire tout ce qu'il lui plaira, dans une grande innocence, pureté et simplicité, sans réflexion, ni retour sur quoi que ce soit, sans prendre part à aucune oeuvre 1, sans avoir joie ni tristesse de ce qui arrive, ne regardant point les choses en elles-mêmes, mais dans sa volonté et dans sa conduite, laquelle nous tâcherons de suivre par la présence que nous rendrons à sa crèche et aux états divins de son enfance. Je perds donc aujourd'hui mon être propre pour devenir totalement l'esclave subsistant sur le saint enfant Jésus à la gloire du Père et du Saint Esprit.

 

Qui ne sent que la considération de la crèche est ici presque secondaire, simple moyen entre vingt autres également efficaces d'expliquer et d'appliquer les principes universels de l'école française ; anéantissement du moi ; théocentrisme; adhérence au Verbe dans tous ses états, et, par suite, dans son état d'enfance ? II en va de même

pour la définition donnée par M. Blanlo. D'où je conclus que, laissée à la seule direction des purs bérulliens ou des sulpiciens, la dévotion à l'Enfant Jésus ne pouvait se promettre le splendide avenir que la Providence lui avait marqué. Encore une fois, un esprit n'est pas une dévotion, au sens étroit et populaire du mot. L'école française

 

(1) Entendez : sans y prendre part, comme à une oeuvre qui m'intéresse personnellement, qui tende à mon épanouissement propre. Et du coup, voici nettement défini l'esprit dans lequel M. de Renty s'est affilié à la Compagnie du Saint Sacrement. Ni M. Allier, ni M. Rébelliau, historiens de la cabale des dévots, n'avaient à se mettre à ce point de vue, qui est proprement le nôtre, à nous qui étudions, non pas les oeuvres, mais le « sentiment religieux » qui leur a donné naissance.

 

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a orienté la ferveur d'une élite vers les états du Verbe nouveau-né et du Verbe enfant. Disciple elle-même de cette école dont le sublime ne l'effraie point, mais en même temps plus tendre et plus simple que ses maîtres, c'est une femme, un enfant plutôt, Marguerite de Beaune, qui réussira chez nous, et mieux que personne, à renouveler, à répandre la dévotion proprement dite à l'Enfant Jésus (1).

 

(1) On peut aussi consulter sur « l'esprit d'enfance » la Vie et les Lettres de M. Olier. ( Voir aux deux Index le mot : enfance) ; la Pietas seminarii S. Sulpitii, oeuvre d'Olier, publiée et commentée par M. Labbe de Champ-grand, Paris, 1885, pp. 142-159 ; les ouvrages cités plus haut du P. Amelote et du P. Fleur ; la vie de Marguerite de Beaune, par Amelote, etc... Si la place ne m'eût pas fait défaut, j'aurais dû naturellement recueillir dans les diverses Patrologies, rapprocher, comparer les passages sans nombre où sont expliquées les paroles de N.-S.: Nisi efficiamini sicut parvuli. Car il va sans dire que cet esprit d'enfance, bien que systématisé par l'école française, n'est pas une nouveauté. Je ne dis rien des commentaires modernes, et des ouvrages particuliers sur la dévotion à Jésus Enfant. J'indiquerai seulement quelques pages très intéressantes du regretté P. Clérissac O. P. (La Bienheureuse Jeanne d'Arc, Triduum monastique. Précieux opuscule, non dans le commerce, et que m'a fait connaître un des disciples de cet éminent religieux, J. Maritain). Au lieu « d'esprit d'enfance », le P. Clérissac dit ingénuité, et il n'a pas de peine à montrer que cette vertu est un des traits distinctifs de Jeanne d'Arc. n Un des signes incontestables de la sainteté, c'est l'absence de retour sur soi. L'absence de retour dont je parle est tout un état d'âme, un état d âme d'enfant, si l'on veut, mais lumineux et fort, et qui réalise pleinement le Nisi efficiamini. 1° Absence du moi haïssable..., déchu et pécheur; 2° Du moi simplement humain, effacement d'une personnalité... dominatrice, ou... brillante. 3° A ce moi humain effacé... substitution habituelle de l'Esprit de Dieu. Voilà l'ingénuité chrétienne, fleur ou fruit de la grâce de Jésus exclusivement, car il n'y a que la grâce de Jésus pour vider l'homme de soi-même. Il semble que, depuis les Apôtres, ce qui marque les diverses époques de l’histoire des âmes, ce soit, hormis chez les saints, une décrois sauce Je cette ingénuité chrétienne. L'ère apostolique en est l'apogée ; le moyen âge demeure aussi un âge le spontanéité. Il garde le sens de l'ingénuité chrétienne, telle que (saint Benoit) la décrit (Rég. VII) sous les traits de l'humilité. Mais déjà le XV° siècle annonce l'âge du sens critique et du jugement privé, par le fait seul que, au moins chez les doctes, la routine a tué la spontanéité et la vie. (C’est pourtant l'âge où commence à se répandre partout le plus haut mysticisme). Plus tard le jansénisme ne représentera qu'un raffinement excessif dans la réflexion appliquée à la spiritualité, une tension sèche (??) de l'âme individuelle, un stoïcisme renchéri, en réalité un retour au culte du moi. Enfin le kantisme (amènera) le déchaînement définitif du même esprit. individuel et réflexe... » (pp. 8-10). Pour ma part, je ne voudrais pas souscrire à tous ces à peu près. — Qu'est-ce que le moyen âge ? Celui de saint Benoit et celui de François d'Assise aurait-il donc ignoré la routine du siècle de Gerson ? — Mais ils sont intéressants ; une âme de vérité les habite, j'allais dire les excuse. En tout cas, on voit comment ces vues se rapportent à notre sujet, et qu'elles seraient plus précises, plus profondes, si le P. Clérissac avait étudié aussi — bien que toute moderne — l'école française. Surtout quand il s'agit de spiritualité, fas est a recentioribus doceri.

 

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IV. La vie de Marguerite de Beaune a fait récemment l'objet d'une monographie savante et pieuse, où se rencontrent, sans trop se quereller, ces deux choses, jadis ennemies, l'onction et l'esprit critique. Sur l'histoire même de soeur Marguerite, et sur les étapes de sa vie intérieure, il semble bien que le biographe, M. Deberre, ait tout ensemble renouvelé et épuisé le sujet; mais sur les origines et le caractère propre de la mission que la jeune carmélite a cru recevoir d'en haut ; sur le progrès du mouvement (le dévotion qui, parti de Beaune, s'est propagé rapidement par tout le pays ; sur les mouvements analogues qui se sont produits vers le même temps, et qui ne relèvent pas tous directement de celui de Beaune, pourquoi faut-il que l'on ait négligé de nous renseigner? Le livre de M. Deberre en appelle un autre, délicieux à écrire, et qui tentera, bientôt je l'espère, un jeune chercheur, mieux façonné à nos curiosités d'aujourd'hui. Car, pour moi, je dois me borner ici à résumer le plus brièvement possible, l'excellente biographie que nous possédons, et à indiquer, en courant aussi, quelques-unes des pistes qu'il faudrait suivre, si l'on voulait enfin traiter clans toute son ampleur, l'histoire de la dévotion à l'Enfant Jésus pendant le siècle de Louis XIV (1).

Marguerite Parigot, qui prendra en religion le nom de Marguerite du Saint-Sacrement, est née à Beaune, le 7 février 1619 ; elle mourra, au Carmel de cette ville, le 26 mai 1648. En patois bourguignon, « les pois ridés se

 

(1) Histoire de la vénérable Marguerite du Saint-Sacrement, carmélite de Beaune, par M. l'abbé Deberre, Paris, 19o7. On trouvera dans ce livre l'indication des autres ouvrages — en général au-dessous du médiocre — consacrés au même sujet. Un seul est à retenir ici, lequel, bien que d'une lecture plus que difficile, n'est pas, ne saurait être médiocre, puisqu'il a pour auteur notre vieil ami, le P. Amelote : La vie de Soeur Marguerite du Saint-Sacrement... composée par un prêtre de la congrégation de l'Oratoire... Docteur en théologie, Paris, 1654. Il y a là de beaux passages, mais cette vie, dans son ensemble, est très inférieur à la vie de Condren, oeuvre bien autrement passionnante, et pour laquelle le P. Amelote se trouvait admirablement préparé par une longue intimité avec le héros. Mais il y a plus. Sur toute la Vie de Soeur Marguerite plane une sorte de gêne qui se trahit, comme il arrive souvent, par des propos doucement agressifs et une attitude de défi. Que nombre d'esprits aient accueilli avec assez de répugnance la légende naissante de Soeur Marguerite, (Voir à ce sujet la préface d'Amelote, les Approbations, et un mot de Saint-Jure dans la Vie de Renty, op. cit., p. 28o) le fait est déjà intéressant ; mais plus curieuse encore me paraît l'opposition indéniable de plusieurs Carmels, et notamment du grand Carmel de Paris. Je néglige celle des Minimes de Beaune lesquels ont fait disparaître le procès de béatification, car, disaient-ils, « si la Soeur Marguerite était béatifiée, on y courrait, et les dévotions étrangères seraient ralenties ». (Deberre, op. cit., pp. 348-353). Mais le grand Carmel ?? Ce dernier, très désireux, dit M. Deberre, d'obtenir la béatification de Madeleine de Saint-Joseph, aurait craint la concurrence de Beaune (Ib. , p. 354). Je veux bien, mais cela n'explique pas tout. Pour justifier leur froideur à l'endroit de Marguerite, les carmélites parisiennes en appelaient à l'autorité de leur supérieur, le fameux P. Gibieuf. Celui-ci, disaient-elles, aurait blâmé la propagande venue de Beaune, aurait mème trouvé le cas de la jeune voyante plus ou moins suspect. Ce témoignage, que M. Deberre parait ignorer, serait en effet des plus troublants, le P. Gibieuf ayant lui-même examiné Marguerite. Mais, pour comble de complication, M. Deberre nous apporte des lettres, certainement authentiques, où le P. Gibieuf semble tout approuver de ce qui s'est passé à Beaune. D'où je conclus à la nécessité d'une nouvelle enquête. La question n'est pas de savoir si, oui ou non, Gibieuf a tenu Marguerite pour une simple illuminée. Les lettres publiées par M. Deberre répondent péremptoirement à cette question. Mais, comme le dit expressément Gibieuf, et à propos de Marguerite, une personne « peut être dans la voie de Dieu, sans que tout ce qu'elle fait et dit vienne de Dieu e. Quoi qu'il en soit, les critiques diverses qu'il a formulées, et que Batterel semble résumer fidèlement, ne sauraient être négligées, venant d'un tel homme. Gibieuf blâmait notamment « les louanges excessives qu'elle (Marguerite) rapporte que Jésus-Christ lui donnait, comme quand il lui fut dit que tout ce qu'elle bénirait sur la terre serait béni dans le ciel ; soutenant que l'humilité et la modestie devraient la porter à dissimuler ces faveurs, quand elles seraient véritables ». Voir aussi, à ce sujet, les remarques de Batterel, dans sa notice sur Amelote, II, pp. 553, 554.

 

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nommaient des pâs rigots. » D'où la tige de pois d'argent qui figure dans les armes de la famille. Celle-ci appartient à la bonne bourgeoisie du pays. Presque pas d'enfance. Dès son bas-âge, dit une de ses maîtresses, « je l'ai vue..., des premières à l'église le matin..., devant l'image de Notre-Dame..., ou bien devant le Dieu de Pitié..,, et je prenais garde qu'elle ne tournait jamais la tête et ne se remuait non plus que si elle eût été immobile, et demeurait ainsi plusieurs heures (?) en ses dévotions, et même en hiver..., les mains nues, jointes ensemble... ; et,

 

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comme je l'observais curieusement, je remarquais qu'elle disait fort peu de paroles vocales, et qu'ayant dit une ou deux dizaines de son chapelet, elle jetait et tenait sa vue fixe sur l'image du Dieu de Pitié, avec une telle attention d'esprit qu'il était aisé de connaître que son coeur y était attaché comme ses yeux ». Déjà contemplative, dit son biographe (1). Débile et concentrée, gracieuse et douce, d'une intelligence et d'une fermeté peu communes, avant même d'avoir atteint sa douzième année, elle entre au Carmel de Beaune.

Mais bientôt (1631) se déclare, avec une violence extraordinaire, le mal terrible qui la travaillait depuis sa naissance (2) : un assoupissement de dix à douze jours, et que rien n'est capable de secouer ; puis des convulsions effrayantes ; d'atroces visions ; « une contraction des pieds et des mains si forte que les ongles lui entraient dans la chair, sans qu'on pût en aucune façon lui ouvrir les mains, ni lever ses pieds de terre » ; et le reste, qui est familier aux médecins d'aujourd'hui. Ceux de ce temps-là lui appliquèrent à trois reprises « le bouton de feu », après quoi ils imaginèrent de la trépaner, pour avouer enfin à bout de tortures, que la cause de ce mal leur était inconnue. Plus raisonnable, la Mère Prieure, qui la traita de son côté en lui ordonnant d'être guérie, et en lui faisant toucher une relique du P. de Bérulle. Elle l'écrit

elle-même à la Prieure de Paris, Madeleine de Saint-Joseph :

 

Il semble que Dieu a rendu cette petite créature-là impeccable... Les médecins ont pris plaisir, comme ce n'est qu'une enfant, et qu'ils l'ont vue si stable au milieu de tant de tourments, de faire ce qu'ils ont pu pour l'émouvoir à impatience.

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 6, 7.

(2) Maladie toute surnaturelle, affirme, je ne sais à quelles enseignes, M. Deberre. Furieux de ne pouvoir la décider à quitter le couvent, les dénions auraient « soumis son corps à des tortures incroyables. » Deberre, op. cit., p. 53.

 

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Cet exemple de pieuse cruauté n'est pas unique.

 

Mais... elle a porté son bouton de feu et son trépan comme des roses... Elle a été deux mois sans prendre rien qu'avec un tuyau de plume, avec un dégoût épouvantable, sans que jamais elle ait fait une façon de visage..., quoiqu'il fallût être plus d'une grande heure pour lui faire prendre un peu de bouillon... Toujours... parfaitement obéissante. Son corps même a toujours obéi à tout ce que je lui ai commandé, de telle sorte que lorsqu'elle a été aveugle, et que je lui ai commandé que, par obéissance..., elle vît clair, que tout aussitôt sa vue lui a été rendue. Ca été ce qui a occasionné de se servir des saintes reliques de notre bienheureux Père (Bérulle).

 

Charmante reprise : elle-même d'abord a obtenu le miracle : puis, se ravisant, elle veut passer l'honneur à son Bienheureux.

 

Je résistai à cette pensée quatre jours, ne la voyant que comme impertinente ; néanmoins la voyant à la mort..., je me sentis forcée intérieurement de le faire... Un soir qu'elle était comme dans les convulsions de la mort, tout son corps comme une pierre, parfaitement aveugle, et tous les nerfs retirés dans un état pitoyable, il était bien neuf heures du soir, j'avais honte de ma pensée que je voyais aussi facile que de ressusciter un mort ;

 

Jadis le prophète s'était couché sur le petit cadavre; elle fera mieux :

 

je fis sortir les soeurs, et je pris cette sainte relique du camail de notre saint Père, et la lui mis sur la vue et lui dis : « Ma soeur. par obéissance à notre Bienheureux Père, que votre vue revienne ». La vue revint aussitôt... Je la lui mis sur ses mains et sur son corps, sur ses pieds, sur ses genoux, et lui dis : « Par obéissance à notre bienheureux Père, rendez vos mains et vos pieds aussi souples qu'un petit enfant ». Chose admirable, elle revint en une parfaite santé. Je lui dis que, par cette même obéissance, elle ne devint pas malade jusqu'au lendemain, et qu'elle dormit bien, ce qu'elle fit. Le lendemain matin elle retombe en cet accident ; je me sers encore de ce

 

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remède dont elle fut parfaitement guérie... Elle fut guérie (ainsi) plus de cinquante fois... (1).

 

D'un côté, les pieux bourreaux, rivalisant de cruauté pour mettre à l'épreuve la patience de leur victime ; de l'autre, une douce femme, humble et croyante; entre les deux, l'héroïque sourire d'une toute jeune fille : ce triptyque, suave et sanglant tour à tour, résumerait assez bien, splendeurs et misères, les divers aspects d'un siècle de loi.

« Avant de la quitter, l'un d'eux, le docteur Brunet, lui demanda : « Quel est le plus pesant du trépan ou de la couronne d'épines ? — Elle répondit : « La moindre douleur du Fils de Dieu surpasse infiniment les nôtres, à cause de la dignité de sa personne, et parce que ses sens étaient de beaucoup plus vifs que les nôtres, étant d'un tempérament très exquis..., outre qu'il y a très grande différence entre une couronne qui avait fait cent plaies dans son chef adorable... et entre deux coups de rasoir qui avaient été donnés en un instant ; car, pour le trépan, je n'en ai eu aucune autre incommodité qu'un peu de bruit » Cette longue épreuve, et peut-être sa grâce première l'inclinaient de préférence vers la contemplation de Jésus souffrant. Bientôt néanmoins, et déjà peut-être, se dessine chez elle un attrait différent, qu'elle va suivre avec sa docilité ordinaire, et qui la fixera peu à peu sur les « mystères de l'Enfance », Laissant à Dieu l'ultime secret de ses desseins, il n'est pas défendu aux historiens de scruter à leur manière cette curieuse évolution, dont l'extrême intérêt semble avoir échappé jusqu'ici aux biographes de Marguerite.

Vers l'âge de douze ans, la croissance de notre novice s'était définitivement arrêtée. Marguerite restera « petite et menue de corps » S. Deux fois délicate, deux fois enfant.,

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 6o-63.

(2) Ib., pp. 57-58.

(3) On trouvera des traits significatifs, dans le curieux portrait que son confesseur, l'oratorien Parisot, a tracé de Marguerite, et que M. Deberre estime « charmant ». Pour moi, je le voudrais d'un crayon plus discret. « Sa face était couverte d'une blancheur admirable, qui tenait de celle du lys, son front large et bien proportionné, son nez était aquilin, et un peu élevé au milieu, bien fait à merveille. Sa bouche riante, pleine de grâce et d'innocence. Sou visage était plutôt long que rond, bien fait... ; pas possible de la voir sans être touché de joie et de respect. Je le sais par une longue expérience... Il était rond en haut et en bas, son menton était beau à ravir, plus blanc qu'un lys, et couvert de petites veines bleues qui se perdaient au coin de sa bouche. Elle en avait de semblables aux deux tempes du front. Les yeux étaient longs, bien ouverts, bien proportionnés, doux, si agréables, si majestueux... Ses cheveux étaient de couleur de châtaigne, un peu cendrins. Enfin ses mains étaient pleines, belles et très adroites à tout ce qu'on lui donnait à faire ». Deberre, op. cit., pp. 44-47.

 

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comment n'en serait-elle pas venue assez vite à prêter aux anges, à la Sainte Vierge, à Notre-Seigneur, qui la visitent souvent, qui lui parlent, les sentiments que cette double faiblesse inspirait à ses compagnes du Carmel? « Cette petite créature-là », avons-nous vu dans la lettre de la Prieure. Le Roi du ciel prendra naturellement le même langage. Un jour, montrant Marguerite à la Cour céleste, « C'est elle, dit-il, que j'ai choisie pour faire connaître au monde combien les pécheurs m'ont fait souffrir, et combien j'ai aimé les hommes» (1). Mystères de la Passion. Puis, « il écrit de son doigt divin, sur le front de son épouse : « Voici ma petite personne » (2). De sa propre petitesse, ainsi remarquée et rappelée, une association presque nécessaire d'idées et d'images la conduira, tôt ou tard, à la petitesse de Jésus Enfant. « Ma petite épouse, lui dira-t-il bientôt, je t'ai choisie pour l'épouse de ma crèche, et pour ma petite personne que j'ai appliquée à tous mes états (3) ». Que si, pour hâter cette transition facile, on demande un autre facteur, plus apparent et plus agissant, le voici au coeur même de la place.

 

 

(1) Comment ne pas songer ici aux paroles qu'entendra plus tard Marguerite-Marie « Voilà ce Coeur qui a tant aimé les hommes »

(2) Deberre, op. cit., p. 84.

(3) Ib., p. 95. Ce dernier mot « mes états », un peu singulier dans le vocabulaire d'un enfant, aurait dû surprendre M. Deberre. Pour nous, au contraire, nous l'attendions. Le Carmel de Beaune est dirigé par des Oratoriens, il est gouverné de Paris par le P. Gibieuf. La Prieure, Elisabeth de la Trinité (de Quatrebarbes) a été formée à Tours par une des disciples les plus éclairées de Bérulle, Marguerite Acarie.

 

 

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Pendant le noviciat de Marguerite et ses premières années de religion, les Carmels de l'observance bérullienne lisent, relisent, savent par coeur la vie d'une autre « petite personne », Catherine de Jésus, morte en 1627 au second Carmel de Paris. Ce livre, que déjà nous connaissons, a pour auteur l'illustre et sainte Mère Madeleine de Saint-Joseph, celle-là même à qui est adressée la lettre de la Prieure de Beaune sur la guérison de Marguerite; il est présenté et préfacé longuement, magnifiquement, par le cardinal de Bérulle; c'est enfin un des plus délicieux qui se puissent voir. Deux éditions enlevées en deux ans, 1628, 1629; une troisième parait en 163o. Dans ces conditions, qui supposera que Marguerite ait ignoré cet ouvrage, le premier qui ait été consacré à la gloire du Carmel français, ou que, l'ayant lu ou entendu lire, l'idée ne lui soit pas venue maintes fois de s'appliquer à elle-même tant de beaux passages, qui l'intéressaient plus immédiatement que personne, qui semblaient lui indiquer sa propre grâce et lui imposer sa voie? « Le Grand des grands a fait les grands et les petits, entonnait Bérulle dans sa dédicace à Marie de Médicis... Je parle à Votre Majesté de la petitesse, en l'honneur de cette petite âme, dont la vie vous est dédiée (1) ». Imaginez — quoi de moins conjectural? — ces lignes et le reste de la vie lus au réfectoire du Carmel de Beaune. N'est-il pas évident que plus d'un regard, amusé et attendri, se sera tourné vers la très petite soeur qui se trouvait là, et que l'on savait l'objet de grâces toutes semblables à celles qu'avait reçues Catherine de Jésus ? Et Marguerite elle-même, comment n'aurait-elle pas senti que ce modèle charmant s'adressait d'abord à sa « petite personne » et qu'elle aurait à s'y conformer. On y lisait par exemple :

 

Je dirai donc qu'en ce temps; Jésus-Christ l'attira à soi, et prit possession d'elle, la marquant de sa marque..., et ce que je

 

(1) Cf. l'Invasion mystique. pp. 332 seq.

 

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dis qu'elle fut marquée de sa marque, ce sont les propres termes qu'elle me dit...

 

Ce seront aussi bientôt les propres termes de Marguerite : « Il écrit de son doigt divin sur le front de son épouse : Voici ma petite personne. »

 

Et cet effet fut opéré par Jésus comme enfant, lequel la prit à lui pour appartenir au mystère de son enfance… (1)

 

Et Marguerite, docile à une invitation aussi claire, dira bientôt : « Le saint Enfant Jésus me tient toujours appliquée au moment de sa sainte Nativité, et il m'a tellement enfermée dans les douze années de son enfance, qu'il me les a données pour m'être un mur et un avant-mur dont il ne me permet pas de sortir (2)». A quoi bon chercher des pièces d'archives, ou regretter leur absence, quand les faits eux-mêmes parlent si haut? Je ne prétends naturellement pas que Marguerite, si, par miracle, elle avait ignoré la Vie de Catherine de Jésus, aurait continué à s'absorber dans le mystère de la Passion. Celui qui l'a choisie pour renouveler la dévotion à la divine enfance, aurait eu sans doute vingt autres moyens pour la gagner à une vocation plus douce. Mais le moyen qu'il a pris ne paraît-il pas le plus simple, le plus harmonieux, et le plus conforme aux voies ordinaires de la Providence? Catherine de Jésus ébauche, prépare dans l'ombre, Marguerite du Saint-Sacrement; la seconde n'est, si j'ose dire, qu'un double de la première. Une fois de plus, la critique, avec ses curiosités, ses méthodes, qui sont, elles aussi, un rayon de la lumière du Verbe, confirme, éclaire le dogme de la communion des Saints.

Cette influence décisive de l'une sur l'autre une fois établie, il y aurait encore un vif intérêt à poursuivre le parallèle entre ces deux jeunes carmélites. Bien que

 

(1) Invasion mystique, p. 335.

(2) Deberre, op. cit., p. 5o.

 

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parties du même point, la nature, la grâce et le hasard des rencontres conspirent à leur faire prendre des routes différentes. Plus chétive d'âme que de corps, la première

n'a aucune peine à s'effacer, à disparaître, à s'anéantir. Silencieuse, incapable souvent d'achever la phrase qu'elle a commencée, elle ne tient pas de place dans son couvent.

Marguerite, à la petitesse, au sourire près et à la douceur, n'a d'un enfant que l'apparence. Energique, personnelle, épanouie, féconde à concevoir et habile à promouvoir des initiatives nouvelles, Marthe au moins autant que Marie, restée dans le monde, elle aurait bientôt pris la tête des organisations pieuses ou charitables. Au glorieux Carmel de Paris, Catherine se remarque à peine, malgré l'éminence de ses dons, éclipsée d'avance par l'incomparable prestige de sa prieure, Madeleine de Saint-Joseph. La Prieure de Beaune, Elisabeth de Quatrebarbes, timide, scrupuleuse, ne se croit pas digne de dénouer les sandales de Marguerite; elle met toute son autorité au service de la petite voyante, elle ne vit que pour son triomphe. Ajoutez que, dans le Paris de ce temps-là, les mystiques ne se comptent plus; Beaune, moins riche, sera plus frappée par les extases de Marguerite, accueillera plus avidement ses propos, suivra plus docilement ses directions.

Bref, autant de raisons qui nous préparent à comprendre qu'elles n'aient pas reçu du ciel la même mission. La carmélite de Paris ne peut être comprise et goûtée que d'une élite; la carmélite de Beaune atteindra aisément jusqu'à la foule. De la dévotion rigoureusement, exclusivement bérullienne, dont Catherine reste un modèle achevé, Marguerite fera une dévotion populaire, moins sublime, moins intérieure, moins exigeante, mais plus accessible, plus immédiatement pratique et plus humainement tendre. Avec elle, par elle, l'école française, qui néanmoins l'a formée, cédera peu à peu le pas à d'autres écoles; Bérulle à François d'Assise ; le siècle de Louis XIV au moyen âge

 

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V. La voici donc vouée au mystère de l'enfance. « Le Père Chaduc, son confesseur, eut un jour avec elle le dialogue suivant : « Le saint Enfant Jésus est-il avec vous? — Oui, mon père. — Le voyez-vous. — Oui. — Est-ce des yeux du corps ou de ceux de l'âme ?— Quelquefois des uns, autrefois des autres. — Le voyez-vous aussi distinctement des yeux de l'âme que ceux du corps? — Encore plus distinctement (1) ». Avec cela, un nombre incroyable de prodiges. Le jour de ses voeux (21 novembre 1631), plusieurs religieuses la voient s'élever de terre, monter, monter, s'arrêter enfin un peu au-dessus d'un autel fragile que « le moindre poids aurait fait effondrer (2) ».

Six mois après, « la puissance divine de l'Enfant Jésus dans la crèche s'appliquera sur elle de telle sorte qu'en un instant elle fut réduite comme le Saint Enfant Jésus a été dans la crèche... Elle demeura plusieurs jours couchée par terre, sans se pouvoir lever, faisant entendre par instants un petit cri enfantin, ayant sa face et tous Ies traits de son visage changés et entièrement conformes à la face d'un petit enfant qui vient de naître... Elle demeura comme cela plusieurs jours... Chaque soeur qui la voyait demeurait unie et liée à ce mystère (de l'enfance) par l'état que portait cette petite âme... Quoiqu'elle ne parlât point pendant tout ce temps, la grâce qui était en elle se ressentait, et était vivement imprimée dans les coeurs, et un grand désir de la perfection était mis en toute la communauté ». Si la vie de Catherine présenta des expériences analogues, nous ne le saurons jamais, la Mère Madeleine de Saint-Joseph, infiniment sage et délicate, estimant que tout « cela ne se doit ni ne se peut dire ». On nous a caché soigneusement ses extases, on les a cachées même à la communauté de Paris, et,plus encore, les accidents qui

 

 

(1) Deberre, op. cit., p. 76.

(2) Ib.. p. 78. Une des religieuses assure qu' « elle prit la précaution de passer la main sous les genoux de l'enfant pour s'assurer qu'ils ne reposaient pas sur l'autel ». Ib., ib.

 

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les accompagnaient. A Beaune, au contraire : c’est par là que s'accrédite d'abord la mission de Marguerite, et que s'établit la suave royauté qu'elle exercera bientôt sur tout le couvent, sur toute la ville. Et, fort curieusement, des préoccupations d'ordre royal, si l'on peut dire, se mêlent déjà (1632) à la prière de cette enfant. « Son bien-aimé lui dit qu'il voulait qu'elle assistât le Roi et qu'il la chargeait de tous les besoins du royaume. Il lui fit voir l'amour qu'il portait au Roi, et lui dit que son amour était sur lui à cause qu'il avait sa crainte, et qu'il voulait qu'elle le priât pour lui obtenir un dauphin, qu'elle l'obtiendrait par son Enfance, qu'il serait l'oeuvre de son Enfance. » Et derechef, elle passe « plusieurs jours sans prendre aucune nourriture. Elle était dans une si grande beauté, et une aussi vive clarté paraissait sur sa face, qu'à peine les soeurs pouvaient-elles la reconnaître ».  « Ma Soeur, lui disait l'une d'elles, je ne crois pas que ce soit vous (1). » Je laisse une foule de détails plus ou moins semblables, que je ne tiens pas du tout pour imaginaires, mais à la plupart desquels, n'étant pas médecin, je ne puis trouver le moindre intérêt. Soit, par exemple, ce témoignage trop précis de la Soeur Françoise de Saint-Joseph : J'étais son infirmière les quatorze mois et vingt-cinq jours où elle n'a pris aucune nourriture qu'un peu de lait... Elle se faisait un si grand effort pour en avaler quelques petites gouttes que tout son corps en était violet. L'on entendait craquer ses os ; elle avait un mouvement si grand aux pieds qu'il fallait que je les tinsse séparés avec un petit chenet, comme le médecin l'avait ordonné, pour empêcher qu'ils ne s'écorchassent… Les soeurs qui la voyaient pleuraient de compassion et de dévotion (2). » Animé, dirait-on, des mêmes sentiments, le dernier biographe de Marguerite nous donne à entendre

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 108-110.

(2) Id., pp. 128-127.

 

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que tous ces effets lui semblent également surnaturels. Nous ne le suivrons pas jusque-là.

« C'est en ce temps-là qu'elle fit profession… Les soeurs espérant que Dieu les comblerait (à cette occasion) de grâces singulières, la chargèrent de chapelets, de médailles et d'images avec la permission de la Prieure », permission, je tiens à le répéter, que la Mère Madeleine aurait certainement refusée. Facies non omnibus una. «Le 15e jour de juin 1634..., lorsqu'elle fut prosternée sur le tapis, le saint Enfant Jésus qui... ne la quittait point pendant cette action, la bénit de sa sainte main, et bénit tout ce qu'elle portait sur elle... « Tous ceux et celles (lui dit-il), qui me demanderont quelque chose pour l'amour de toi seront exaucés; tous ceux et celles qui t'auront dévotion seront assistés par toi en leurs besoins ; tous ceux et celles qui porteront sur soi par dévotion quelqu'une des choses que tu as sur toi aujourd'hui seront délivrés de tous maux. » Puis, bénissant de nouveau plusieurs chapelets, croix, images, médailles..., il lui dit : « Toutes ces choses auront vertu contre toutes sortes de tentations..., tentations impures..., contre la foi ou de désespoir... Si l'on se trouve en péril sur l'eau..., portant quelqu'un de ces grains... qui sont sur toi à présent, on sera délivré... Quiconque en portera révéremment sur soi, sera préservé de la foudre..., du feu, des inondations..., de la peste et de tout malheur... Et. je ne permettrai point qu'aucun de ceux ou celles qui porteront sur soi avec confiance et révérence quelqu'une des susdites choses fasse mauvaise fin... » . Puis, se tournant vers les saints Innocents qui étaient proches d'elle, il leur dit : « Quels biens ne ferai-je point à l'épouse de ma crèche ! » La soeur Marguerite était à ce moment couchée sur un tapis, les bras en croix, devant tout le chapitre assemblé ; son corps devint lumineux, et les Soeurs, témoins de ce prodige, jugèrent que Dieu opérait dans l'âme de sa servante des merveilles dont elles se réservèrent d'éprouver la vertu... (La cérémonie

 

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terminée), la Mère prieure l'engagea à lui dévoiler les grâces dont elle avait été comblée. Le récit lui en parut tellement grave qu'elle n'hésita pas à en demander une

nouvelle et authentique confirmation ; elle le fixa sur un papier qu'elle confia à la Soeur Marguerite, la priant de demander à Dieu si tout ce qui s'y trouvait noté était l'expression exacte de la vérité. Après la sainte Communion, la Soeur écrivit de sa main au bas du récit ces simples mots : « Le saint Enfant Jésus a béni ceci et l'a confirmé de nouveau (1). » Je n'ai pas besoin de souligner l'importance de cette scène et de la charte qui en fixe le souvenir. L'apôtre de la nouvelle dévotion vient de recevoir son investiture, et les premières ondes du vaste mouvement qui se prépare se sont gonflées sous nos yeux. Dès ce début triomphal, nos prévisions de tantôt se réalisent. A l'anéantissement de Catherine s'oppose l'apothéose de Marguerite, et dans le céleste message confié à la carmélite de Beaune, déjà plus rien ne rappelle le théocentrisme absolu de la dévotion bérullienne à Jésus Enfant.

Bientôt la dévotion s'organise. Notre Seigneur enseigna la manière de l'honorer dans tous les états de son enfance, et lui en prescrivit l'ordre et les règles, qu'elle dicta sur-le-champ à une de ses soeurs. Il voulut que la dévotion nouvelle portât le titre de « la famille du Saint Enfant Jésus », et s'engagea à protéger tout le royaume, s'il entrait dans cette dévotion… Rien n'était plus aisé que de (s'y) ranger... Il fallait honorer le vingt-

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 128-133. Cette seconde confirmation n'était point nécessaire, nul ne pouvant mettre en doute la parfaite sincérité de la voyante. Il reste vrai, du reste, que l'illusion menace toujours de se glisser dans une expérience de ce genre — surtout quand l'expérience a duré pendant plusieurs heures. Mais n'ayant pas à juger ici les visions de Marguerite, il nous suffira de dire que les paroles qu'elle prête à l'enfant Jésus ne contrarient pas les données certaines de la foi. Il y aurait grand intérêt à rapprocher ces paroles de celles qui seront dites plus tard à sainte Marguerite-Marie. Il y a des promesses de part et d'autre, mais, dans son ensemble, le message de Paray est, en quelque sorte, plus religieux et plus noble. Il n'y est question ni de peste, ni de naufrages. Les perspectives ouvertes devant la visitandine ne l'intéressent elle-même, ne la flattent d'ordinaire qu'indirectement.

 

 

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cinquième jour de chaque mois, en mémoire de la naissance du Saint Enfant, et réciter un petit chapelet de quinze grains, que la Soeur Marguerite appelait la couronne du Saint Enfant. Il fallait surtout se pénétrer de l'esprit de Jésus Enfant, et pratiquer son humilité, sa simplicité..., en un mot épurer et transformer sa vie en faisant fleurir dans l'âge mûr les vertus de l'enfance, et en prolongeant dans l'intérieur de la famille l'esprit qui animait... la pauvre maison de Nazareth..., en particulier, l'esprit de charité envers les enfants abandonnés... On établit, sur le désir de la Soeur Marguerite, dans l'intérieur du couvent, un petit oratoire, qu'elle appela son Nazareth... Cette dévotion ne fut pas plustôt annoncée et connue que l'on s'empressa d'y entrer, et de réciter la petite couronne. Le P. Gibieuf fut des premiers à s'inscrire, ainsi que le commandeur de Sillery..., le chancelier Séguier, sa femme et Mme la duchesse de Sully, leur fille, le baron de Renty, Mme de la Châtre, la comtesse de Guébriant..., le Président Brûlard, M. Seguin, médecin du roi. A Beaune, les premiers fidèles se recrutèrent parmi la noblesse... ; à Dijon, parmi la noblesse et les gens de robe..., « M. Bossuet, conseiller au Parlement et Mlle sa femme. »..., et ailleurs... »... C'était le temps où les Espagnols menaçaient la frontière de Bourgogne (1636-1637). La terreur et la peste sévissaient à Dijon, à Beaune. Marguerite prêchait la confiance et le courage. Un jour, où l'appréhension était à son comble, elle prit « un brin de paille de la crèche », et dit en souriant : « Une paille de la crèche, une bandelette de ses langes suffit pour mettre tous les ennemis en déroute. N'appréhendez point, l'Enfant qui peut tout m'a promis de conserver la ville et la province ». Tout arriva comme elle l'avait prédit (1) ».

Marguerite n'a pas encore vingt ans, et déjà son influence rayonne sur plusieurs milieux bourguignons,

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 141-15o.

 

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Demain (:638) une nouvelle merveille fera « éclater la puissance de cette humble servante du Christ », gagnera la Cour « à la dévotion naissante, et, par la Cour, la France entière ».

« Le 15 décembre 16637, écrit son confesseur, elle connut de Dieu que la reine était enceinte d'un dauphin, selon la promesse qui lui en avait été faite par le Saint Enfant Jésus, le 25 décembre 1635. Mais, comme la grossesse de la reine ne paraissait encore point, et que personne n'en parlait, ni ne le savait, non pas même la reine, à ce que Sa Majesté me dit, comme elle était à Dijon, la (Prieure de Beaune)..., qui était très prudente, tint la chose sous le secret ». « Il est à supposer, reprend M. Deberre, qu'elle ne garda pas aussi complètement un secret qui devait contribuer à faire naître tant d'espérances, et que le grand Couvent ( 1er Carmel de Paris), et par lut la reine, fut informé de cet heureux événement; c'est ce que permet d'affirmer la vénération profonde que la reine professa dès lors pour la Soeur Marguerite... Le 26 août (1638), l'accouchement d'Anne d'Autriche étant proche, la Soeur Marguerite fit faire une belle couronne pour l'offrir au Saint Enfant Jésus. Dix jours après, le 5 septembre, à deux heures du matin, la reine accoucha d'un fils qui devait être Louis XIV... La Soeur connut cette nuit même la délivrance de la reine et la naissance du Dauphin. « Elle fit briller d'excellentes pastilles de musc et répandit des eaux de senteurs devant l'image du Saint Enfant Jésus.., et passa le reste du jour en oraison dans un ermitage, priant pour la reine et pour le dauphin ». Peu de temps après, par le premier courrier, arrivait la joyeuse nouvelle, qui fut fêtée au Carmel par un solennel Te Deum. Pendant le chant de la prière liturgique, la Soeur s'approcha d'une statue du Saint Enfant Jésus, qu'on avait mise au choeur sur un autel, (et) lui plaça sur la tête la couronne qu'elle avait préparée... En souvenir... de la protection manifeste du ciel, Anne d'Autriche envoya en ex-voto au

 

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Carmel de Beaune une petite statue représentant son fils. On l'appela « le petit Louis XIV » ; la Soeur Marguerite, qui se souvenait., disait : « L'oeuvre du Saint Enfant Jésus (1) ».

Et voici que,toujours présente à Marguerite, la pensée du petit dauphin va introduire un nouveau changement dans la dévotion bérullienne. Ce ne sera plus la dévotion aux anéantissements, mais bien à la royauté du Verbe incarné. « La nuit de Noël 1638, le Saint Enfant Jésus lui découvrit, non plus ses abaissements, mais sa grandeur, et lui rappela le mot de Pilate qui le força à affirmer hautement sa royauté : « Divin Enfant, répondit-elle, que pouvons-nous faire pour vous faire régner, et pour nous soumettre à votre règne ? ». — Remarquez une fois encore, l'extrême activité de cette abeille, Apis argumentosa, et la flexibilité de la grâce divine, qui s'ajuste aux divers mouvements de ce vif esprit, plus peut-être qu'elle ne les prévient; qui s'ajuste aussi au loyalisme monarchique du siècle de Louis XIV. « Il lui fit comprendre qu'il aurait pour

 

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 15g. 162. On sait, du reste, avec quelle intensité de ferveur le monde mystique de ce temps-là demandait à Dieu la naissance d'un dauphin. Marguerite n'est pas la seule voyante qui ait annoncé, plusieurs mois à l'avance, cet heureux événement. Il y aurait un long et curieux chapitre d'ensemble à consacrer à ce sujet. Nous aurons l'occasion d'y revenir, à propos du Frère Fiacre, à propos de Jeanne de Matel. M. Deberre rappelle ce joli trait relaté par M. Paillon : M. Picoté traversait un jour la cour du Louvre, en revenant de visiter la reine-mère; le jeune roi, qui l'aperçut, le fit appeler, et se recommanda à ses prières, sachant la haute estime que la reine faisait de sa vertu. Mais, pour faire comprendre au roi que cette recommandation n'était pas nécessaire, M. Picoté lui répondit avec simplicité : « Sire, vous nous avez coûté bien des coups de discipline, à M. Olier et à moi » (Vie de M. Olier, I, p. 125). Avec (et si je me trompe, après) la prophétie du F. Fiacre, ce fat, semble-t-il, la prophétie de Marguerite de Beaune qui fit le plus d'impression sur le public. « Notre-Seigneur, écrit encore M. Deberre, a associé la dévotion à la Sainte Enfance aux révélations qu'il fit à la Bienheureuse Marguerite Marie..., quand il lui donna l'ordre suivant : « Fais savoir au fils aîné de mon Sacré-Coeur (Louis XIV), que, comme sa naissance temporelle a été obtenue par la dévotion aux mérites de ma Sainte Enfance, de même il obtiendra sa naissance de grâce et de gloire éternelle parla consécration qu'il fera de lui-même à mon Coeur adorable ». (Deberre, op. cit., p. 131). Il est vraisemblable que la visitandine de Paray a connu Marguerite par le livre du P. Amelote. Au reste, Paray-le-Monial n'est pas loin de Beaune.

 

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agréable qu'elle lui consacrât un lieu où il fût reconnu et honoré comme roi. Cette pieuse servante fit la promesse solennelle qu'elle s'emploierait avec zèle à réaliser ce dessein ; ses prières n'eurent plus d'autre but... Elle ne cessa de recommander à Dieu la construction de ce temple modeste, où sa royauté enfantine pût être adorée ». « Sa requête fut appointée sur-le-champ, disent nos chroniques... Aussitôt des personnes même éloignées..., sans qu'on leur en eût parlé (?), s’offrirent à y contribuer, et les moins libérales furent celles qui pressèrent le plus (1) »

             « La première pierre fut posée le samedi 7 mai 1639 », et posée par Marguerite même. « Ma petite épouse, lui dit Jésus, je fonde ce petit temple pour toi et pour l'amour de toi. Je m'y rendrai toujours présent et exaucerai les prières qui m'y seront faites. Je l'aimerai et m'y délecterai, parce que c'est le lieu où ton corps reposera après ta mort (2) ». La chapelle fut achevée et dédiée peu de. mois après. Elle se trouvait dans l'intérieur du cloître. Le public n'y avait point accès, sinon « par une fenêtre qu'on a faite dans la muraille de l'église, qu'il a fallu enfin accorder à la dévotion publique, sans préjudice pourtant de la clôture du couvent, moyennant des barreaux de fer qui en empêchent l'entrée (3) ».

Une dévotion populaire ne peut se passer d'images. Marguerite l'entendait bien ainsi, mais elle semble avoir hésité, ou du moins curieusement varié sur le choix de l'image qui conviendrait le mieux à la fin et au succès de sa dévote propagande. Elle avait eu ses premières visions

 

(1) Marguerite ne parlait â personne du dehors; — et cela est tout à l'honneur de la prieure de Beaune, mais, entre la voyante et le monde. les intermédiaires ne manquaient pas. Non sunt multiplicanda miracula sine necessitate. Au reste, Marguerite écrivait beaucoup aux personne, du dehors, au chancelier Séguier, entre autres, cf. Deberre, op. cit., pp . 166, 167.

(2) Deberre, op. cit., pp. 163-165.

(3) Ib., op. cit., p. 167.

 

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devant une statue de la Vierge tenant l'enfant dans ses bras, et ce fut à un modèle de ce genre qu'elle s'arrêta d'abord. Elle écrivait, en effet, peu après l'achèvement da la petite chapelle :

 

Ma chère Soeur, je m'adresse à vous pour l'image de ma sainte Vierge, qu'il faut nécessairement avoir dans six semaines, pour la faire peindre ; nous n'avons de temps que pour la pure nécessité. Je vous supplie... de faire en sorte que cette sainte image soit bien faite. Il faut qu'elle représente la Vierge en l'âge de quinze ans, qu'elle soit belle à merveille, que ses yeux soient tout divins, sa douceur admirable. Pour le petit Jésus, il le faut beau en toute perfection, et ses mains bien faites, ses doigts de bonne grosseur, et bien proportionné en tout son petit corps. (oct 1639) (1).

 

 

L'idée lui vint cependant, nous ne savons à quelle date, d'un autre modèle, plus parlant, plus conforme aux visions qui avaient suivi la naissance du dauphin, et surtout plus étroitement approprié à la dévotion nouvelle. Nous lisons, en effet, dans nos documents, qu'au sortir de la petite chapelle, Marguerite « allait visiter une autre image du même Saint Enfant Jésus, qui est au cloître, que les religieuses appellent le Roi de grâce, et, entrant dans une nouvelle ferveur, lui faisait des caresses». Après la mort de Marguerite on l'appellera plus communément, « le Petit Roi de gloire» (2). Cet enfant n'est plus dans les bras de sa mère. Seul, debout sur un coussin que des

 

(1) Deberre, op. cit., p. 166. Il semble, du reste, que le projet dont nous entretient cette précieuse lettre n'ait pas été exécuté. « Il est probable que la statue n'arriva pas au temps marqué, car, le 15 décembre. (Marguerite) fit transporter du choeur dans la chapelle l'image de la Sainte Vierge qui tient le petit Jésus entre ses bras, et la fit mettre suc un trône qu'elle y avait elle-même dressé. « Elle y est encore à présent, (1665) dit le Père Parisot, l'objet du culte.., d'une infinité de personnes ». Ib., p. 167. Cf. d'autres détails intéressants, pp. 234-235.

(2) Deberre, op. cit., p. 234.

(3) « C'est sous ce dernier titre (Roi de gloire), ressuscité depuis peu, qu'ou vénère aujourd'hui l'Enfant Jésus du Carmel de Beaune ; l'autre était cependant plus ancien, plus significatif et, pour tout dire, plus théologique; on y reviendra ». Deberre, op. cit., p. 240.

 

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anges soutiennent, un diadème le couronne ; il est« emmaillotté, les bras dehors » ; il tient un sceptre de la main gauche. « Les doigts de bonne grosseur » ; les cheveux, les yeux, les traits déjà nettement accusés. Nous avons déjà dit que la piété moderne, rebelle à l’exinanivit cher à l'école française, se refusait à le voir semblable à un nouveau-né. La statue de Beaune, sculptée, dit-on par M. de Renty, et les premières reproductions sont de bois, parfois de cuivre. Plusieurs cachent d'ingénieux ressorts qui peuvent mettre les bras en mouvement. A certains jours, on expose aux pieds de la statue, « la crèche et la croix ». Ce dernier détail a son intérêt, sur lequel bientôt nous aurons à revenir. Je ne dis rien des riches ornements envoyés de tous les côtés à ces deux images. Pour celle de la petite chapelle, Anne d'Autriche avait donné le « collier de l'Ordre que le roi son fils avait en son sacre ». La chancelière Séguier envoie « une robe violette pour l'Avent ». M. Séguin, médecin du roi, fait faire « un petit dais.., pour le Roi de Grâce ». Amelote a là-dessus un chapitre éblouissant, qu'il aurait dû intituler « Les diamants de la couronne ». Le premier Carmel de Paris envoie « une grande croix d'or, de la forme de celle des Chevaliers du Saint-Esprit » et, tous les ans « de très riche toile d'or et d'argent pour faire la robe de l'image du Saint Enfant Jésus ». Telle autre maison, « un grand coeur d'argent sur lequel était ciselé un Bon Pasteur, avec autant d'agneaux autour de lui qu'il y avait de religieuses dans ce monastère ». Telle autre, « un coeur d'or contenant autant d'autres coeurs qu'il y avait de filles dans la maison qui faisait l'offrande ». Les laïques ne se montrent pas moins généreux. « Un coeur d'or au bout d'une chaîne de cornalines » ; « une impériale de velours rouge; avec des rideaux de damas cramoisi, du passement et des crépines d'or pour la garniture »; « une robe de velours violet toute brodée d'or, avec un sceptre d'argent dont la fleur de lis est d'or » ; « force pastilles et

 

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autres senteurs. — Il y eut même une personne qui fit une fondation pour brûler à perpétuité des parfums dans la chapelle ». Une fondation perpétuelle, en France, quelle chimère ! Plusieurs personnes de qualité envoient leur « bague de noces ». Un encore pour finir, mais « dont le nom est marqué dans l'Écriture de la maison d'Israël, comme parle le Prophète... M. Grozelier, chanoine de Beaune..., qui est mort en saint prêtre, comme l'aîné de sa maison, avait eu dessein de se marier ; mais Dieu l'ayant appelé tout à coup à la prêtrise, il apporta au monastère un fort beau diamant et une belle rose de rubis qu'il avait destinés pour la personne qu'il pensait épouser. Il pria la Mère de mettre ces bagues entre les mains de Soeur Marguerite pour les présenter au Fils de Dieu, et, en même temps, se consacra lui-même au mystère adorable de l'Enfance... Il assurait que souvent il sentait l'odeur de ce divin Enfant dans l'église du monastère, où il allait faire oraison tous les jours plusieurs fois» (1). Ne méprisons pas ces humbles détails, poteaux bariolés qui nous marquent le terme prochain de notre route, et qui nous aident à mesurer la distance parcourue depuis les réflexions toutes spirituelles que nous faisions, au début de ce chapitre, en compagnie de Bérulle et de Condren.

Pour nous, qui voudrions nous rendre compte de tout, il y aurait plaisir et profil à étudier l'innocente rivalité des deux images que nous avons dites, et à prophétiser, chose facile, la victoire de la seconde sur la première. Malgré ses fréquentes visites au « Petit Roi » du cloître, Marguerite préférait, je crois, la statue de la chapelle neuve, l'enfant aux bras de la Vierge. Moins fermée aux pèlerins, glorifiée déjà par de nombreux miracles, nul doute que, dans la pensée de la voyante, le petit temple,

 

 

(1) Amelote. La vie de soeur Marguerite, pp. 385-3go. Pour les autres détails, cf. une longue note — un peu confuse— de M. Deberre, op. cit., PP. 234-238.

 

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édifié par ses soins, et on bientôt elle viendrait dormir son dernier sommeil, ne dût être le foyer principal, le centre du mouvement qu'elle avait eu mission de répandre. Mais elle ne prenait pas garde à la logique simpliste et directe des foules, plus sûre parfois peut-être que celle des élites; elle ignorait, et nous comme elle, du reste, les derniers secrets de la Providence, et les lois qui président, sinon au progrès, du moins au développement des dévotions populaires. Douze ans après la mort de Marguerite,  je veux dire, « aux environs de 166o, et, pour un motif inconnu (?), c'est le « Roi de grâce » tenu jusque-là dans une ombre discrète, qui apparaît et se maintiendra au premier plan; l'autre image sera à peu près oubliées ».

VI. Une autre rivalité, également pacifique, ou, pour mieux dire, un autre dualisme, et de plus de portée, devrait aussi nous retenir, si nous pouvions le décrire sans entrer dans un détail infini. Ne croyez pas en effet que l'école française ait abandonné passivement aux impulsions et aux simplifications de la foule pieuse, le progrès d'une dévotion qui pouvait si utilement s'adapter et servir à la propagande bérullienne. M. Olier, le P. Amelote, M. de Renty ont-ils réalisé bien nettement la transformation que Marguerite, sans le vouloir certes, misait subir à la pensée originale de Bérulle et de Condren ? je n'oserais l'affirmer. Plus vraisemblablement, ils auront prêté à la voyante leur propre doctrine, ils l'auront vue telle qu'ils souhaitaient la voir, acceptant du reste fort volontiers et ramenant aisément au bérullisme les charmantes innovations que l'Enfant Jésus lui-même semblait

 

(1) Deberre, op. cit., p. 236. Il me semble que le docte biographe s'égare en voulant chercher le « motif» de cette sorte de translation. Il n'y a pas eu de motif, je veux dire qu'on n'a pas décidé un beau matin, que le « Roi de grâce » passerait au premier plan. Les phénomènes de ce genre ont leur raison profonde, et la raison de celui-ci n'est pas difficile à découvrir. Mais ils ne supposent pas nécessairement une intervention positive, motivée, officielle des autorités. On vénérait d'abord deux images, et fort différentes : il faudrait tôt ou tard choisir entre l'une et l'autre ; il me semble que le choix n'était pas douteux.

 

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dicter à cette « petite créature », frêle en apparence et passive, en réalité si active, si féconde en initiatives, si doucement volontaire. Bientôt vénérée de toute la France, Marguerite n'aura pas de dévots plus enthousiastes que nos bérulliens. Ceux-ci toutefois, notamment M. Olier, M. de Renty, dans tout ce qu'ils ont fait ou écrit pour répandre la dévotion de Beaune, resteront scrupuleusement fidèles aux directions de Bérulle. Aussi intelligent, mais sans doute moins spirituel, moins intérieur que ces deux maîtres, avec cela écrivain de profession et, par suite, beaucoup plus flexible aux variations de la mode, le P. Amelote, biographe de Marguerite, essaie inconsciemment une sorte de compromis. Il fait en quelque sorte la part du feu ; son livre qui s'inspire constamment des principes bérulliens, permet aussi de les oublier. Même partage chez les autres bérulliens qui ont continué cet apostolat, chez ceux du moins que j'ai lus. Quelques-uns néanmoins maintiennent avec plus de rigueur la tradition primitive, soit, par exemple, le saint moine que nous avons un peu taquiné au début de ce chapitre, le Père Garat. Malgré les travers qui nous ont assez refroidi à son endroit, il mérite d'être connu, et pour ses relations avec l'école de Beaune, et pour l'influence qu'il a exercée dans le propre pays de Fénelon, et pour sa « religiosité », qui parait des plus « accomplies ». Son biographe, lui aussi chanoine régulier de Chancelade, affectionne ce curieux mot qui a depuis changé de sens et que, pour ma

part, je n'aurais pas cru si ancien (1691) (1).

Né à Limoges en 1617 — son père, Nicolas, sera « secrétaire de la Reine » — Jean Garat entre fort jeune à l'abbaye de Chancelade (diocèse de Périgueux), où sa ferveur, lui assure bientôt l'estime et l'amitié du Père Abbé — le

 

(1) Ce biographe avait pourtant des goûts assez archaïques, entre autres celui de l'anagramme. Dans le nom de Joannes Garatus, il trouve : Agnus erat bonis — Sanat igne sacro — Res vanas ignorat. — Le portrait fidèle, p. 246.

 

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saint et rigide Alain de Solminihac. Celui-ci, nommé évêque de Cahors en 1633, l'emmène à Paris pour son sacre (1), puis le garde auprès de lui comme secrétaire, jusqu'au jour où, ayant enfin donné sa démission d'abbé de Chancelade, on lui choisit pour successeur le Père Garat (1652). Très humble, il n'eût pas voulu de cet honneur. C'est Vincent de Paul — toujours lui ! — qui le décide à l'accepter (2). Et justement, voici que cette élection ravive chez le jeune Abbé une dévotion déjà ancienne à l’ « Enfance ». En 1658, il demande au P. Amelote de l'inscrire dans « la famille du Saint Enfant Jésus. »

« Il ne savait, nous dit-on, que Jésus Enfant; ses retraites roulaient sur cette enfance, et les lettres qu'il écrivait... étaient toutes remplies de la douceur qu'il y trouvait (3). » Cette dévotion respirait chez lui le plus pur esprit bérullien. « Nous adorerons, écrivait-il par exemple, et remercierons la très sainte Trinité de la faveur singulière qu'elle a faite au monde par le mystère de l'Incarnation, par lequel elle s'est établi une adoration et un Adorateur éternel, dignes de Sa Majesté (4). » L'attachement qu'il avait à l'Enfance du Verbe incarné « la lui faisait trouver par tous les états de sa très sainte vie. Comme elle consistait principalement à se remplir de l'esprit de son enfance, et à acquérir les rares vertus qu'il y fait paraître, aussi il faisait une extension admirable de ce même esprit et de ces mêmes vertus, considérant Jésus comme enfant en esprit, non seulement dans ses tendres années, mais durant toute sa vie, et même après sa mort, sa résurrection et son ascension. Tous les mystères du Sauveur étaient pour lui des optiques miraculeuses —

 

(1) Alain de Solminihac a été sacré à Paris, par Montchal, archevêque de Toulouse.

(2) La lettre du saint est reproduite à la page 86 du Portrait fidèle des abbés.

(3) Le portrait fidèle, p. 108. La lettre d'Amelote est du 7 décembre 1658.

(4) Ib., p. 108.

 

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décidément notre biographe n'aime pas le déjà dit — qui lui représentaient les vertus différentes, selon qu'il les voulait pratiquer, et que l'esprit de Dieu l'y poussait, mais parce qu'il était plus passionné pour la pureté, la simplicité, l'innocence, la candeur, le mépris de soi-même, et autres semblables vertus qui sont les perfections des enfants de la grâce, aussi sa dévotion les lui faisait regarder dans le Sauveur de nos âmes, soit qu'il le considérât parmi les apôtres, ou parmi les juifs... Il lui donnait dans tous ses états, le nom si tendre de divin enfant, parce que, quoiqu'il le vît éloigné des années et de la conduite extérieure de l'enfance, il découvrait néanmoins dans son âme les perfections qui lui rendaient si charmant ce premier état de sa sainte vie. (1)»

Peut-être ne connaissait-il d'original ni Bérulle, ni Condren, mais il avait médité et bien compris la Vie de M. de Renty par le Père Saint-Jure, et ce livre en dit assez long. Dans une conférence à ses chanoines, il leur cite M. de Renty, lequel « ne pouvait rien goûter de la perfection où il ne trouvait pas l'esprit de Jésus-Christ », « Et de peur qu'on ne lui dit qu'il donnait pour moyen la chose même pour laquelle on le demandait (cet esprit), en disant que, pour obtenir de Dieu dans une grande plénitude l'esprit du Sauveur, on devait se laisser conduire à cet esprit et n'agir que par lui, ce qu'on ne peut si on ne l'a déjà ; il répondait par la comparaison qu'apporte saint François de Sales, des oiseaux qu'on nomme apodes. parce qu'ils n'ont pas de pieds. Quand ils sont une fois contre terre, disait-il, ils n'ont pas une entière liberté de se servir de l'air pour voler avec vitesse, comme ils feraient s'ils étaient bien élevés, mais néanmoins ils ont toujours besoin de se laisser aller à son mouvement, afin de s'élever peu à peu par son secours. Et ce qu'ils font au commencement avec beaucoup de peine et de lenteur, ils le font

 

(1) Le portrait fidèle..., p. 113.

 

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ensuite avec grande facilité et grande vitesse. De même, disait-il, quand je vous donne pour moyen de vous remplir de l'esprit de Jésus-Christ, d'entrer en lui et de nous unir intimement à lui, je veux dire que nous devons, comme ces apodes, correspondre à cet élan que le vent du Saint-Esprit nous fait faire insensiblement, nous éveillant, nous éclairant, et nous appliquant à la vertu, et, par ce moyen, à nous unir parfaitement à lui, et à le posséder dans une grande liberté et plénitude, si nous coopérons de la sorte au désir qu'il a de nous élever, et si nous nous laissons emporter aux mouvements qu'il nous donne, nous continuerons ce vol délicieux vers cette adorable personne, regardant les choses en Dieu, et suivant les mouvements de cet Esprit céleste et divin. (1)» Style d'apode, mais qui, peu à peu, lui aussi, retrouve ses ailes. Ajoutez à cela un théocentrisme si impérieux qu'il a paru excessif — à qui, juste ciel? — à l'oncle même de M. de Cambrai. « M. de La Motte Fénelon, parlant un jour de ses manières à porter les gens à la pratique du bien, dit, avec quelque sorte d'étonnement, à m. de Saint-Pierre de Chateyrac, premier supérieur de la Mission de Périgueux, que M. l'abbé de Chancelade n'avait jamais que la gloire de Dieu en la bouche..., comme si tout le inonde était capable de se conduire par cette unique vue (2). » En citant ce beau nom et ce curieux propos, le biographe de Garat nous ouvre la porte des rêves. Un autre Fénelon — l'unique — est né, a grandi tout près do Chancelade, et lorsque la mémoire de Garat était encore toute fraîche. Son père, sa mère, les voisins, les serviteurs, personne, dans son entourage, n'aurait-il reçu la tradition du saint homme qui ne voulait connaître que Jésus Enfant? A-t-il lu la vie

 

(1) Le parfait modèle, p. 128.

(2) Ib., p. 385. Les Fénelon, oncle et neveu, out la critique facile, juste d'ailleurs la plupart du temps. Lié aussi avec le grand mystique Surin, le marquis lui faisait des objections. Gf. notre tome V, L'école du P. Lallemant, p. 268.

 

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de Garat? Non, semble-t-il; en 1691, il avait d'autres soucis. A-t-il entendu son oncle parler de lui? Pourquoi pas ? Nul en tout cas, parmi les spirituels de sa génération, n'aura plus insisté que M. de Cambrai sur « l'esprit d'enfance ». Une légende, vraie comme toutes les légendes, lui attribue les « litanies de l'Enfant Jésus », qui sont en réalité plus anciennes, et qui viennent de l'Oratoire. Bref, l'apôtre du pur amour rejoindrait ainsi, par la succursale périgourdine de Beaune, l'école française et le théocentrisme bérullien. Si le docte biographe de Marguerite avait moins cruellement mortifié sa curiosité et la nôtre, combien d'autres succursales ne pourrions-nous pas signaler encore  (1) !

 

(1) Comme cette vie de Garat ne se trouve pas partout, voici encore En 1663, la veille de l'Exaltation de la Croix, il écrit à un religieux « Mon révérend Père, il ne faut point s'étendre en paroles où le coeur parle ; le mien vous sollicite plusieurs fois chaque jour, et se flatte d'être écouté du vôtre par une mutuelle correspondance. Il ne respire que pour votre sanctification... » (Le parfait modèle... 189). « C'était un des points particuliers du détachement de son esprit, de n'avoir aucune attention à ce que nous appelons pensées brillantes. Il évitait, dans sa lecture, de se divertir dans les allégories ou anagogies, dans les métaphores ou autres ornements du langage ». (Ib., p. 232). Il ne voulait pas que l'on s'embrouillât dans le mystère de la prédestination. « Sentite de Domino in bonitate, disait-il, jugez toujours en faveur de la bouté de Dieu ». « Il voulait qu'on s'éloignât tellement de la vue de soi-même qu'on s'interdît absolument l'usage des miroirs, de peur de se voir au visage; qu'on cachât ses mains à ses propres yeux ». (Ib. p. 148). Oserai-je dire qu'il me semble que l'esprit d'enfance permettrait plus de simplicité ? Et puis, tous les chanoines de Chancelade avaient-ils donc de si belles mains ? Une religieuse ayant envoyé à l'abbaye une boite de confitures, l'Abbé répond « Les religieux de la réforme de Chancelade n'ont pas accoutumé d'user de confitures ni de conserves..., ruais de se repaître de la nourriture des vérités chrétiennes... C'est pourquoi Mme de N... trouvera bon et de justice qu'on lui renvoie sa boîte, au même état, sans en avoir rien pris. Elle agréera aussi qu'on lui dise qu'on peut autant manquer contre la pauvreté par la dépense qu'on fait pour la composition de ces choses exquises, comme par la propriété, qui est directement opposée à ce voeu, dont un seul degré sera plus précieux, plus agréable et de meilleure odeur que le contenu en la boite. Pour les petits ouvrages de piété qui servent à attirer les peuples à se faire instruire..., ils seront très bien reçus et rendus fidèlement à leur adresse ».  « On m'a assuré, ajoute le biographe, que cette religieuse n'eut pas plustôt reçu sa boite avec cet avertissement qu'elle en pâma de déplaisir e. (Ib, pp. 146, 147). On voudra bien m'excuser, si, deux ou trois fois; je n'ai pas donné la référence exacte des passages cités. Je travaille sur de vieilles notes, prises avant la guerre dans la bibliothèque des Bollandistes, et que je n'ai pas le moyen de collationner à nouveau. Garat est mort eu 1674.

Quant aux autres succursales de Peaune, en dehors des provençales, dont nous parlerons plus tard, je puis citer celle de Rennes. Cf. Le petit office du saint Enfant Jésus et l'institution de sa famille par soeur Marguerite du Saint Sacrement..., seconde édition... Rennes, 1671. En tète du livre, un mandement de l'évêque de Rennes — Henry de la Motte Houdancourt — établissant « en la chapelle des Filles religieuses de la Miséricorde de Jésus, l'Association de la famille du Saint Enfant Jésus » — « Tous les 25 des mois, la messe est chantée (dans cette chapelle) ; l'après-disnée le Saint Sacrement est exposé pendant vêpres, et la Litanie en l'honneur de la Sainte Lnfance, et le Salut ». Cf. aussi, pp. 1, 2, les indulgences accordées par Alexandre VII à la dite association.

 

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VII. Il a également dédaigné les autres voyantes qui, peu après Marguerite, et sans dépendre au moins directement de Beaune, ont aussi propagé la dévotion à l'Enfant Jésus.

Nombreuses peut-être, puisque deux d'entre elles, et que je ne cherchais presque pas, sont venues d'elles-mêmes me rappeler que Marguerite de Beaune n'était pas la seule. L'une est Landaise, l'autre Provençale. Après Paris, la Bourgogne, le Périgord, nous continuons ainsi notre tour de France. Rencontre curieuse, la première, Madeleine du Saint-Sacrement, tout comme la sainte de Beaune, a eu pour biographe une façon de docteur ès-lettres, ou bien, d'agrégé d'histoire, enfin un bénédictin de Saint-Maur, Dom Martianay, l'éditeur de saint Jérôme. Bonne aubaine pour nous et très rare. Ce chartiste a le goût du détail précis, et, si l'on peut dire, le courage de ses documents. Une ligne de lui suffit à nous rassurer. « Les lois de l'histoire, écrit-il avec majesté, ne nous ont pas permis d'en interrompre la liaison et la suite, pour nous arrêter à faire de fréquentes réflexions sur les vertus de notre sainte (1). » «Les lois de l'histoire » ainsi invoquées au sujet d'une chétive carmélite, et, qui plus est, d'une soeur converse, voilà qui parait assez imprévu, Saint-Maur limitant scrupuleusement sa curiosité et sa critique aux saints du vieux temps. Tout s'explique néanmoins : Dom Martianay est proche parent de Madeleine. Ce cousinage lui a mis la plume à la main, sans toutefois lui faire oublier

 

(1) La vie de soeur Madeleine du Saint Sacrement, religieuse carmélite du voile blanc... Paris, 1711, p. 180.

 

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ses disciplines d'érudit, et puis, bien qu'assez parcheminé, il a gardé quelque chose d'humain, une certaine tendresse de coeur et une ombre de vanité. Il ne veut pas que nous ignorions que sa propre mère portait un nom moins roturier que celui, joli pourtant, de Martianay. Elle s'appelait Jeanne d'Embidonnes, et les d'Embidonnes sont les Montmorency de Saint-Sever. Avec cela très liée avec sa cousine, la carmélite, qui parlait d'elle comme d'une sainte. « S'il m'était permis, dit-il, de joindre l'éloge de ma mère à l'histoire d'une carmélite, peut-être trouverais-je bien des rapports entre leurs vertus. » Si on le lui permet! Mais qu'il prenne garde : il a la main lourde et le sujet est délicat. « Plusieurs lui ont porté envie — allusion aigrelette à des drames que nous ignorons — mais personne ne lui a jamais osé disputer d'être la femme de Saint-Sever la plus propre, et dans sa personne, et dans celle de son mari et de ses enfants, » Pour sa personne, nous n'en doutons pas ; pour ses enfants, l'un au moins d'entre eux n'a hérité qu'à moitié de la délicatesse maternelle ; quant au mari, nous savons de bonne source que son inguérissable rusticité a coûté plus d'un soupir à noble dame Jeanne d'Embidonnes. « Quoiqu'elle eût épousé un mari qui n'était pas d'égale condition, ni d'une famille aussi ancienne que celle des Embidonnes, elle pratiquait néanmoins à son égard tout ce que saint Pierre demande des femmes chrétiennes, et supportait BIEN DES CHOSES que des femmes peu sages et peu vertueuses ne sauraient supporter dans leurs maris. » A merveille ! Nous avons compris, mais de ces deux martyrs, c'est peut-être encore le mari qui nous semble le plus aimable. Il termine enfin : « Je ne doute point que ce que je viens de dire en première personne ne choque la prudence mondaine et l'humilité apparente de l'esprit du siècle; mais ceux qui ont lu les Confessions de saint Augustin me pardonneront aisément les louanges que je viens de donner à ma propre mère », aux dépens de mon

 

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propre père (1). Il choisit bien son temps pour combattre l'orgueil du siècle. Mais enfin qui lui reprocherait de manquer « aux lois de l'histoire » ? Le bon et le moins bon, de l'histoire de sa cousine, nous sommes sûrs qu'il nous dira tout (2).

Madeleine est née en 1617, dans « la petite ville de la véritable Gascogne » qu'on appelle « Saint-Sever Cap. » Plus heureuse que le fils de Jeanne d'Embidonnes, ni son père, Christophe Lucat, ni sa mère, Marie de Marrein n'étaient roturiers. Celle-ci a pour frère un « fameux jacobin », le R. P. de Marrein, pour soeur la Mère de Marrein, longtemps prieure — trop longtemps — des petites carmélites, c'est-à-dire du Carmel non-bérullien de Bordeaux. L'oncle dominicain s'intéressera toujours à Madeleine, et au besoin il la défendra. Pour la tante carmélite, nous verrons bien. Dom Martianay ne l'aime pas ; moi, non plus, et ni lui ni moi ne sommes d'humeur à lui faire grâce. Quasi nobles, les Lucat de Saint-Sever Cap ont peu de fortune. Aussi Madeleine, qui veut être carmélite, « voyant.., qu'elle ne pouvait s'attendre à être dotée par ses parents, à cause du trop grand nombre de frères et de soeurs », n'hésitera point « à se déterminer d'être soeur du voile blanc (3) ». A cette nouvelle, on devine l'indignation des Lucat, des de Marrein et, sans doute aussi, des d'Embidonnes. L'orage fini, on cède pourtant. L'oncle jacobin a la gentillesse de conduire la petite au Carmel de Bordeaux. Ainsi couverte de son grand manteau noir et de son prestige; il espère qu'on aura plus d'égards pour

 

(1) La vie, pp. 205-211.

(2) Sur Dom Martianay (1647-1717), on trouvera une foule de détails piquants dans la Bibliothèque hist. et crit. des auteurs de la C. de Saint-Maur, par Dom le Cerf, La Haye, 1726. D'après ce peu charitable confrère, on ne peut disconvenir que son édition de saint Jérôme « ne soit la plus défectueuse de toutes celles qu'ont données au publie les Bénédictins. C'est là ce qui peut le caractériser ». Il eut maille à partir avec le terrible Richard Simon et d'autres critiques, et il fit preuve, dans ces diverses controverses, d'une irritabilité extrême. Enfin l'humilité n'aurait pas été sa vertu maîtresse. Je m'en rapporte.

(3) La vie... p. 16.

 

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elle. — Il n'y a que le premier pas qui coûte. Un des jeunes frères de Madeleine entrera comme frère-lai chez les capucins ; deux de ses nièces comme converses, l'une au Carmel de Lectoure, l'autre chez les ursulines de Saint-Sever, celle-ci, j'imagine, après la mort de sa grand' tante d'Embidonnes. — Madeleine avait alors quinze ans. Mais ni sa jeunesse, ni l'autorité du Père de Marrein ne suffirent à la protéger. Dès son arrivée, on sent que la Prieure, sa tante, la prend en grippe, le couvent aussi. Pourquoi? Jalousie, je pense. La sainteté, déjà manifeste, de cette enfant les gênait. De bons juges, son oncle, et, comme nous verrons bientôt, d'autres encore, la « remarquaient ». En faut-il davantage ? Quand une religieuse est médiocre, et, qui plus est, sotte, on n'imagine pas où peut aller sa bassesse. Corruptio optimi... Bref, on saisit le premier prétexte venu, et le plus stupide, pour renvoyer la petite à Saint-Sever. L'inique et l'absurde ont toujours fait bon ménage. N'allons clone pas nous étonner de ce qui va suivre. Un mauriste, l'éditeur de saint Jérôme, nous en est garant. « On l'avait toujours vue, écrit-il, avec un visage rouge et enflammé, et de là on jugea que la postulante pouvait devenir infirme... On ferme donc les yeux à toutes les excellentes qualités de cette fille, pour ne s'apercevoir que de la rougeur de son visage, et cela seul suffit pour lui faire donner son congé (1)». Qui veut noyer son chien l'accuse de rage. Dom Martianay est moins brutal que moi, mais on sent bien qu'il a peine à se contenir. Il compte, et il a raison, sur l'éloquence naïve de ses chartes, qu'il sortira, le moment venu, c'est-à-dire cent cinquante pages plus loin. Voici la charte, une lettre délicieuse et vengeresse, de sa propre sœur (2). « Dans le temps qu'elle était encore postulante, leur visiteur fit la visite, et y remarqua ma tante (ah ! le

 

(1) La vie... p. 28.

(2) Il le dit du moins, si mes notes sont exactes (car je n'ai pu retrouver ce livre). Le contexte indiquerait plutôt que la lettre a été écrite par une nièce de Madeleine.

 

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maladroit !). Quelque temps après, les carmélites lui firent un hoquet, lui disant qu'elle était trop rouge, qu'il fallait une couleur plus basse pour une religieuse. La prieure, qui était sa tante, lui était contraire, comme les autres. Enfin elles la renvoyèrent. Mon grand-père (Lucat) jeta feu et flammes contre la prieure, sa belle-soeur. Sa fille le consolait, en lui disant que, malgré tout, elle mourrait carmélite. Il lui répondit qu'il la tuerait plutôt que de l'y jamais renvoyer. Elle se riait de tout ce qu'on pouvait lui dire. Elle resta dix ans dans la maison, faisant la règle de carmélite fort régulièrement. Les dix années finies, le Visiteur revint pour faire sa visite. Après avoir tout examiné, il s'aperçut qu'il manquait une fille qu'il avait vue dans la communauté dans une autre visite. Il la demanda, et les soeurs toutes confuses lui dirent qu'elle était chez ses parents... Il leur en demanda la raison. C'était sa trop vive couleur. Il appela là-dessus son secrétaire, et lui donna ordre de partir incessamment pour Saint-Sever, et d'aller demander cette fille à ses parents, sans leur parler d'aucune dot ni de quoi que ce fût pour les frais de son voyage. Quelque temps après, feu mon père alla la voir, et lui demanda si elle n'avait pas besoin de quelque chose. Elle lui répondit que non, si ce n'est qu'il ne voulût lui donner quelque chose pour faire une petite collation aux Soeurs qui ne s'étaient pas encore ressenties de son entrée. Mon père lui donna une double pistole. Elle lui dit alors : « Je suis trop riche ». Voilà ce qu'elle a jamais coûté à la famille» (1). Quelle lettre! On passe de la colère à l'amusement et on finit en essuyant une larme. L'aigre sanhédrin qui, ayant vainement cherché un juste sujet de plainte, se rabat sur la couleur de ces bonnes joues ; le bonhomme Lucat recevant la pauvrette et pacifié par elle ; le Visiteur miraculeux

 

(1) La vie, pp. 176-179.

 

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qui revient au bout de dix ans : en présence de la communauté rassemblée, il sent confusément une absence douloureuse ; il frotte ses lunettes, il secoue sa vieille mémoire ; il retrouvé enfin l'image presque oubliée de la postulante. Serait-elle morte? Non, mais congédiée, parce qu'elle n'avait pas le teint assez blême. Dépit, embarras des coupables. Stupeur, indignation fulgurante de ce vrai religieux. Vite, vite un cheval pour le secrétaire, et que la famille n'ait pas un liard à dépenser ! Il aurait vendu les vases sacrés du monastère pour la subsistance de cette enfant. Mais la voici, arc-en-ciel qui chasse bien loin ces lourds brouillards. Paisible, joyeuse, un enfant qui reprend son jeu interrompu par quelque bagarre. Elle n'a qu'un seul chagrin, elle est trop pauvre pour fêter ce retour en offrant quelques friandises à ses compagnes, — et quelles compagnes ! mais elle ne les voit pas de nos yeux. — Deux pistoles : une meringue, une orange pour chacune, et elle sera plus riche que le roi ! Et son teint couleur de pomme d'api ? Les dix ans d'exil l'auront effacé peut-être, mais sans éteindre la grâce de Madeleine. Autant dire que les ennemis de cette grâce n'ont pas désarmé.

Quel était donc le rayon qui auréolait cette simple Soeur converse, et qui offusquait les puissances du couvent? Peut-être sa vertu seule et l'estime qu'en auront trop laissé paraître certains personnages considérables, le Visiteur par exemple. Peut-être aussi avait-elle des extases. Mais enfin l'unique originalité qu'on nous signale chez elle est une dévotion toute spéciale à l'Enfant Jésus, « Elle s'est toujours distinguée par cet endroit, et du commun des chrétiens, et même de toutes les servantes de Dieu ». De toutes? Singulière affirmation et grave manquement aux «lois de l'histoire ». Le docte mauriste n'a donc jamais entendu parler, ni de Bérulle, ni de Condren, ni d'Olier, ni de M. de Renty, ni de Marguerite de Beaune ? Utile ignorance néanmoins, puisqu'elle nous laisse entendre que,

 

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dès avant la fin du XVIIe siècle, la foule pieuse se désintéressait déjà, plus ou moins, de la dévotion à l'Enfant Jésus, si florissante quarante ans plus tôt. Utile aussi, parce qu'elle nous invite à n'accepter pas sans réserve les autres affirmations qui vont suivre : « On peut avancer hardiment, continue Dom Martianay, qu'elle n'eut point d'autre maître que le Saint-Esprit dans cette pratique singulière de dévotion... Les hommes eurent si peu de part à former Soeur Madeleine dans cette sainte pratique qu'ils firent au contraire des efforts pour la lui faire abandonner » (1). Ceci me paraît aventureux ou mal déduit; les défenseurs n'ayant pas manqué à Madeleine, et, d'un autre côté, rien ne prouvant qu'elle n'ait jamais eu de rapports avec des personnes initiées, de près ou de loin, à la dévotion de Beaune. Saint-Sever n'était pas l'ultima Thule. Quoi qu'il en soit, « cette dévotion la rendait... très attentive à tous les mystères du Verbe fait chair et du fils des Dieu devenu enfant. Tous les jours étaient pour elle de fêtes de l'Annonciation, de la Nativité, de la Circoncision, de la Fuite en Egypte, du retour à Nazareth... La crèche (surtout) était si présente aux yeux de sa foi qu'elle ne pouvait presque pas la quitter... Mais ces considérations n'étaient pas en elle de pures pensées de l'esprit, ou des affections stériles du coeur, elle pensait aux anéantissements du Verbe pour entrer dans la même disposition (2) ». Et bientôt, chose merveilleuse, mais qui ne doit plus nous surprendre, Bordeaux tonnait le nom de cette humble converse. Un parti se dessine en sa faveur, et l'aide à propager la dévotion nouvelle : un jacobin, le P. de Malrein, un jésuite, le P. Blanchard, un gentilhomme au nom depuis romanesque, « M. de Batz, autrefois lieutenant particulier du Sénéchal de Saint-Sever, et qui, bien que le monde s'en moque », fait souvent le voyage de Bordeaux

 

(1) La vie..., p. 65.

(2) Ib., p. 212.

 

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pour voir Madeleine (1). Elle reçoit donc des visites, et, nous le savons, elle écrit des lettres. A quoi songe la dure Prieure? Ce que nous pouvons de plus charitable est d'imaginer que, pour un temps, elle aura cédé au charme de Madeleine. Mais déjà aussi, du dehors, on crie au scandale. « Un supérieur d'une communauté de Bordeaux, homme savant et grand directeur — Martianay l'appelle ailleurs « grand casuiste » — se laissa prévenir contre la Soeur Madeleine, et il crut rendre un service signalé à Jésus-Christ, s'il pouvait décrier la dévotion de cette carmélite à l'Enfant Jésus, et la faire passer pour une visionnaire et une fausse illuminée. Il employa tous les moyens dont une telle persuasion se peut servir pour venir à bout de son entreprise. D'abord il parla avec mépris de la Soeur converse, et en fit des railleries dans les compagnies des personnes de piété; il donna ensuite des avis au supérieur et à la supérieure des Petites Carmélites, et leur conseilla de prendre garde au grand scandale que causait dans toute la ville la dévotion chimérique et puérile de leur religieuse. Dieu permit qu'on écoutât ce dangereux censeur... On ne permit donc plus que personne parlât à Soeur Madeleine..., ni qu'elle écrivît ou reçût des lettres à son ordinaire. Condamnée à un silence éternel, et séparée de la compagnie de ses propres soeurs, elle vivait en excommuniée, et était regardée comme une pauvre prophétesse, comme une folle », et cela dura plusieurs années (2).

Qu'il est difficile, en ces matières, de ne broncher ni à droite ni à gauche ! Sans éprouver certes la moindre sympathie pour ce nouveau persécuteur de Madeleine, on est cependant bien obligé de lui donner quelque peu raison. Pris en lui-même, le mouvement de Bordeaux ne parait pas moins providentiel que celui de Beaune, mais, pour qualifier

 

(1) La vie..., p. 212.

(2) Ib., pp. 99-101.

 

 

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telle ou telle des bizarres manifestations où se complaisait le petit groupe, « puéril » est presque trop doux. Ils en étaient venus en effet à transformer la voyante en une sorte de machine à oracles, si l'on peut ainsi parler. Qu'on en juge sur cet exemple, d'ailleurs assez émouvant, et dont notre mauriste s'émerveille : « Un religieux mendiant fut accusé de suivre une doctrine nouvelle et de soutenir des dogmes dangereux... Ses confrères et ses supérieurs..., par un faux zèle, auraient poussé les choses jusqu'aux derniers excès (jusqu'à la Bastille, je pense). Ils prirent tous d'un commun consentement Sœur Madeleine... pour juge de leur différend et du soupçon qu'on avait conçu peut-être trop légèrement. La supérieure des carmélites ordonna donc à notre sainte de supplier l'Enfant Jésus de vouloir faire connaître la vérité... Il lui fut dit fort distinctement que la foi et la doctrine du religieux accusé étaient orthodoxes. Mais, comme elle n'entendait point la signification de ce mot, elle ne savait si l'Enfant Jésus avait absous l'accusé... Elle répondit donc fort simplement que la doctrine du religieux était une doctrine orthodoxe, et demanda ce que cela voulait dire. Cette réponse arrêta tous les soupçons et mit à couvert de la persécution celui dont la foi n'était pas au gré de ses maîtres (1). » Qu'en pensent les doctes? Pour moi, et n'en déplaise à Dom Martianay, cette consultation me paraît superstitieuse au premier chef. Que d'un commun accord on ait choisi pour arbitre une sainte personne, que l'on croyait, et non sans raison, éclairée d'en haut, cela se conçoit ; mais il est inadmissible que cet arbitre lui-même, simple machine, je le répète, n'ait pas eu à comprendre sa propre sentence. Autant revenir au sortes virgilianae ou biblicae, ouvrir au hasard les saints Livres, condamner ou acquitter le suspect, selon que les premiers mots sur lesquels on tombera parleront de vengeance ou de miséricorde. Les puritains

 

(1) La vie..., pp. 110-112. Cette consultation n'a eu lieu que dans les dernières années de Marguerite, et lorsqu'elle n'avait plus d'ennemis.

 

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d'Ecosse ne procédaient pas autrement. Entre Dieu et nous, nous voulons bien des intermédiaires, ruais conscients, qui sachent qui nous sommes, et qui donnent un sens aux messages dont le ciel les charge pour nous. Nous ne voulons pas de mediums. Mais enfin ces enfantillages, si fort qu'ils aient déplu à l'âpre censeur de Madeleine, n'auraient pas dû fermer les yeux d'un théologien, je veux dire d'un homme dont la profession est de distinguer, sur l'excellence foncière de la dévotion que propageait cette naïve converse. La passion, hélas ! ne distingue pas : elle ne connaît que le système du tout ou rien. Puisque Madeleine n'est pas une nouvelle Thérèse, elle ne peut être qu'une intrigante ou qu'une folle. Il faut l'enfermer, dût s'éteindre la dévotion de Bordeaux à l'Enfant Jésus.

On pense bien que la Prieure ne dit pas non. C'était sa revanche. Elle la prit à coeur joie. Une Prieure, par bonheur, n'est pas inamovible. Férule et sceptre, celle-ci dépose enfin ses pouvoirs. On la remplace par une de ces bonnes âmes que le triomphe de l'iniquité fait cruellement souffrir, mais qui s'inclinent prudemment devant elle. Je n'en sais rien, mais j'imagine que, d'abord peut-être, incrédule sinon hostile, elle avait fini par s'affilier sans bruit à la petite confrérie persécutée. Souvent, la nuit venue, elle était allée consoler l'excommuniée dans les oubliettes, se recommander à ses oraisons. Je la vois même, bien seule dans sa cellule, bien sûre que la Prieure est endormie, sortir d'une cachette quelque relique de la voyante, une mèche de cheveux, une image de l'Enfant Jésus qu'elle a reçue d'elle. Prieure à son tour, un nouveau régime lentement s'ébauche ; la prison de Madeleine s'entr'ouvre; la pauvre converse a la permission de reprendre les moins apparentes de ses besognes d'autrefois. N'allons pas trop vite. Même déposée, une Prieure ne rentre pas dans le rang. Elle garde quelque chose de son prestige d'hier, un parti, des chances d'être réélue. Elle peut garder ses rancunes, et elle a le moyen de les satisfaire. Madeleine,

 

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Madeleine, que votre tante ne vous voie pas trop ! Que faire pourtant? Un Carmel est si petit ! La pauvrette écrit à son oncle, le bon jacobin, son recours habituel, sa providence. « Mon esprit est insupportable à la Mère Anne (sa tante), et quand elle sait qu'on m'a employée à quelque chose, ou que j'ai parlé à quelqu'un, elle dévore notre Mère (la nouvelle Prieure), parce que, dit-elle, je n'ai ni esprit, ni sens, ni jugement .» — Courage, Mère Prieure, ne vous laissez pas dévorer. C'est votre timidité seule qui fait la force de cette femme. Dès qu'elle aura senti que ses commérages ne changeront rien à vos décisions, elle lâchera sa proie. Aussi mien, vous n'êtes pas seule : le bon jacobin, un jésuite, le P. Blanchard, un capucin, le Père Constantin de Rhodes, qui déjà, si je ne me trompe, a commencé d'écrire la vie de notre voyante (1) ; le meilleur du couvent est avec vous, sans compter l'Enfant Jésus. En effet, tout finira bien, presque trop bien. Les arrêts de Madeleine cessent, tout le monde l'aime, « on lui permet... de consulter à l'ordinaire l'Enfant Jésus, et de répondre de sa part» (2), et elle achève ses derniers jours, vénérée, obéie comme la petite reine du Carmel de Beaune. Malheureusement le détail et les résultats de cette apothéose tardive nous sont peu connus. Continent s'est organisée la dévotion bordelaise à l'Enfant Jésus, et autour de quelle image ; par quelles phases a-t-elle passé avant de décroître, de quelle manière a-t-elle modifié la vie religieuse d'une aussi grande ville ? autant de problèmes que Dom Martianay nous laisse résoudre, pressé, j'imagine, de revenir à son édition de saint Jérôme. Des quelques lettres de Madeleine qu'il nous a conservées, je ne garderai qu'une ligne : « Tous, écrit-elle, ne se veulent pas donner, l'âme voulant faire seule, et le coeur et la volonté (3). » Comme elle aurait compris l'école française ! Dom Martianay ne nous renseigne pas davantage

 

(1) La vie... pp. 174-175.

(2) Ib., p. 110.

(3) Ib., pp. 222-223.

 

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sur les dernières années de la Mère Anne de Marrein. Croyons qu'elle a bien fini, plus dévouée que nulle autre à la dévotion triomphante, et à la personne de Madeleine. On me dira que cette ombre grinçante ne méritait pas de tant nous occuper. Je le sais bien, mais, très insignifiante en elle-même, la prieure de Bordeaux doit être pour nous un symbole ; elle nous aide à connaître les conditions, presque toujours difficiles, dans lesquelles se poursuit ici-bas l'oeuvre de Dieu. Pour une Marguerite de Beaune victorieuse sans lutte, combien de Madeleines persécutées (1).

VIII. Bordeaux ne connaissait qu'une dévotion à l'Entant Jésus, critiquée par les uns, louée par les autres ; à Aix, il y en aura deux, celle de Marguerite de Beaune, celle de la provençale Jeanne Penaud. Bourgogne et Provence, celle-ci vaincra celle-là.

Défaite imprévue et d'autant plus significative. La Provence est en effet un des fiefs principaux de l'école française. L'Oratoire y compte plusieurs maisons florissantes, y recrute de nombreuses vocations, et d'élite, y exerce une très grande influence, l'Oratoire qui, malgré les transformations que nous avons dites, s'est approprié la dévotion de Beaune, et travaille à la répandre avec une ardeur extrême. Le P. Parisot en personne, c'est-à-dire, l'intime confident, le dévot passionné de Marguerite, a commencé cette propagande. Par ses soins et peu après la mort de Marguerite, la Famille du Saint Enfant Jésus est établie à Aix, à Marseille où le Petit Roi de gloire devient aussitôt l'objet d' « une dévotion enthousiaste ». Qu'on en juge sur cette lettre de l'oratorien Butler, datée de Marseille, le 29 octobre 1656 : « L'autel de l'Enfant Jésus... est (ici) fort magnifique; les vingt-cinquième y sont solennisés avec l'exposition du Saint-Sacrement. Ce grand concours du peuple qui communie, et le nombre des associés de la

 

(1) Songeons avec cela que la Mère Anne n'a pas été entendue. Audi alteram partem. Qui sait ? Elle aussi, peut-être, elle a eu son biographe, et qui lui aura trouvé toutes les vertus.

 

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Sainte Famille est, comme je pense, au delà de trois mille, de sorte que cette dévotion est déjà presque la plus solennelle de Marseille... Je n'ai pas été moins étonné de ces épanchements dans les lieux que j'ai vus pendant mon voyage, et particulièrement en cette ville, où la dévotion de la Sainte Enfance, dès son commencement, semble

déjà avoir atteint le but de sa dernière perfection»). Même succès dans la capitale de la Provence. En 1652, le P. Parisot publie à Aix son Explication de la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus-Christ Notre-Seigneur, deux forts volumes qu'appréciera le P. Faber. Cette même année 1657, nous dit encore le biographe de Marguerite, « le P. Parisot faisait établir par le cardinal Grimaldi, archevêque d'Aix, le petit Bethléem du Saint Enfant Jésus, « pour y recevoir des enfants mâles, pauvres et abandonnés, qui soient légitimes, lesquels seront soignés par un seul homme et une seule femme de prudence et de vertu connues », car, disait la requête, « les domestiques du Saint Enfant Jésus ont pensé le secourir par effet, et non par une dévotion idéale seulement, en la personne des petits enfants pauvres et abandonnés (1) ». Or tout ce développement a commencé, je le répète, peu après la mort de Marguerite (1648), et il touche à son apogée en 1657, c'est-à-dire, un an avant la première apparition de l'Enfant Jésus à Jeanne Perraud. Sur quoi je raisonne ainsi : une association nombreuse et fervente, dont le siège se trouve au centre même de la ville d'Aix, dans la chapelle de l'Oratoire, à quelques pas de la cathédrale;

 

(1) Deberre, op. cit., pp. 319-320.

(2) Deberre, op. cit., p. 144. Sur le Père Joseph Parisot et ses relations avec Marguerite, cf. Deberre, op. cit, et l'excellente notice de Batterel, II, pp. 539, sq. Le P. Bourgoing le nomma en 1652, supérieur de la maison d'Aix, « poste qui convenait fort à un homme de sa piété. A peine y fut-il que, prêchant partout à son ordinaire la dévotion à la Sainte Enfance, il eut la consolation de la voir établie, je ne dis vas dans la maison, où elle était déjà, mais parmi les plus honnêtes gens de la ville, à titre d'association ou de confrérie érigée dans les formes, dans notre église en 1653 d'abord,... et puis par deux bulles ou brefs d'Innocent X de la même année. »

 

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une image miraculeuse dont les reproductions se distribuent de tous les côtés ; des livres et des brochures destinés à propager la dévotion nouvelle ; un bureau de bienfaisance administré par la même confrérie, est-il vraisemblable qu'une dévote, que nous savons d'ailleurs très répandue et très éveillée, ait tout ignoré de ces manifestations diverses ? Je sais qu'elle n'y fait aucune allusion dans ses propres ouvrages, entendant bien ne relever que d'elle-même et du Saint-Esprit ; mais quoi qu'il en soit, il ne me paraît pas douteux qu'elle ait connu le mouvement de Beaune. Elle a voulu faire autre chose et mieux : c'était son droit, le droit aussi de la grâce. Aussi bien garde-t-elle son originalité propre, d'ailleurs très intéressante, et que nous allons définir; mais enfin elle continue Marguerite de Beaune, sauf à la corriger, comme Marguerite elle-même continue et corrige Catherine de Jésus. C'est ainsi que pour découvrir les véritables origines de la dévotion dont nous résumons l'histoire, il faut remonter à la chétive carmélite que Bérulle a dirigée, et à Bérulle lui-même. Tant il est vrai qu'on ne saurait donner trop d'attention à cette littérature pieuse dont semblent faire si peu de cas les historiens, même religieux! La Vie de Catherine de Jésus, le chef-d'oeuvre de Madeleine de Saint-Joseph, préfacé par Bérulle, et dédié à Marie de Médicis, commande toute l'histoire de la dévotion à l'Enfant Jésus pendant le XVIIe siècle.

Jeanne Perraud est née à Martigues en 1631, et elle est morte à Aix, en 1676 (1). Véritable mystique, ou simplement

 

(1) La vie et les vertus de la Soeur Jeanne Perraud, dite de l'Enfant Jésus, religieuse du Tiers-ordre de saint Augustin, par un religieux augustin déchaussé, Marseille 168o ; Les oeuvres spirituelles de la Soeur Jeanne Perraud, Marseille, 1682. Voici le curriculum vitae : il justifierait à lui seul mes défiances. A l'en croire, sa famille serait presque noble. Assurément peu fortunée. De 14 à 20 ans, elle « fréquente les maisons où l'on apprend à coudre ». A 19 ans, elle se convertit, quel que soit le sens qu'elle attache à ce mot. Elle entre chez les ursulines de Lambesc, mais pour les quitter bientôt ; puis, chez les ursulines de Barjols, où elle reste trois mois; puis, neuf mois chez les dominicaines de Saint-Maximin (1654) La vie de communauté n'étant décidément pas son fait, elle tâte du désert (?). Lasse enfin de ces tentatives, elle se fixe à Aix, où elle vit d'aumônes, et peut-être de son métier (le couturière. Du point de vue de l'histoire provençale, sa vie n'est pas à dédaigner. Dans le premier de ces deux volumes, ou cite une lettre pleinement approbative du saint aveugle de Marseille, Malaval, Le jugement de ce dernier a beaucoup de prix à mes yeux ; j'hésite néanmoins à m'y rallier.

 

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visionnaire ? Si je ne me trompe, l'un et l'autre, comme il arrive souvent. Trop vulgaire, trop occupée d'elle-même, trop suffisante, trop puérile pour qu'on puisse l'admirer sans réserve; très pieuse néanmoins, très vers tueuse, et peut-être élevée parfois à la contemplation proprement dite. Nous avons d'elle un gros volume d'oeuvres spirituelles, publiées après sa mort par son directeur. La doctrine en est pure, m'a-t-il semblé, le ton assez déplaisant. Bien qu'on ne sache jamais si elle parle vraiment d'expérience, elle développe certains sujets de haute mystique avec une lucidité, une profondeur, et une conviction qui d'abord surprennent. Avec cela beaucoup de verbiage, une rhétorique bien creuse et bien essoufflée. Elle a lu d'excellents livres, elle a dit entendre pas mal de sermons, et il se pourrait que sa mémoire fût tout son génie (1) .

 

(1) Voici d'elle une page, d'ailleurs pittoresque par endroits et qui donnera une idée de sa manière. laquelle n'est pas tout à fait celle des saints. Elle vient de s'étendre indéfiniment sur les maladies qui la tourmentent, et elle passe à des détails plus intéressants.

« Le médecin s'enquêtait fort soigneusement de mon mal, quoiqu'il le fit avec précaution, pour ne pas me déplaire; car il croyait que tous ces maux extérieurs n'étaient pas des effets ordinaires de la nature, mais il ne savait quel jugement il en pourrait faire... Sa conclusion fut que la trop longue et trop grande occupation que j'avais faite en la contemplation m'avait altéré le corps... ; qu'ainsi j'avais besoin de soulager mon esprit de cette contention. C'était la paraphrase que l'apothicaire me faisait ordinairement, et que je devais demeurer un long temps sans... oraison, si je voulais guérir. Le chirurgien me disait la même chose, me querellant sévèrement, car, comme il pratiquait la vertu, il me mesurait à sa disposition, et me disait toujours que je voulais me rechercher dans mes occupations à Dieu; croyant que les violentes ardeurs de mon sang procédaient de ce que je voulais goûter les dons de Dieu, comme si cela était eu notre pouvoir. Il se persuadait qu'en s'altérant l'extérieur, on pouvait s'attirer le goût et la consolation de Dieu... Je pourrais bien parler à présent, après un si long temps que j'ai gardé le silence, (Est-ce bien sûr?), tandis qu'il m'a pressée, et qu'il croyait... que c'était la faiblesse d'un sexe opiniâtre qui nous fait massacrer, ainsi qu'il me tançait vulgairement. Je pourrais bien vous répondre à présent, et vous dire qu'il semble que vous êtes entré dans le cabinet du secret éternel, pour juger des causes qui dépendent de Dieu seul et de sa conduite adorable sur les créatures. Ignorez-vous que le Tout-puissant a choisi de tout temps des victimes pour en faire un holocauste, et pour être les figures de son unique fils ? Ne savez-vous pas qu'en l'Ancien Testament, il y avait des victimes continuelles...? Sachez qu'il en veut encore à présent... Apprenez à adorer avec soumission la Majesté divine en de semblables rencontres, et ne considérez pas le sexe comme le refuge de l'impuissance. Il ne faut jamais régler les dispositions des autres selon la nôtre... ». — J'assure, pour l’honneur de ma petite patrie, que les Provençales d'aujourd'hui. quand elles se fâchent, trouvent des images plus savoureuses et des tours plus imprévus. — Mais revenons au médecin, car, pour le chirurgien, il a eu son compte. a Le médecin... ne m'a jamais ordonné que très peu de remèdes et fort légers. 11 une pressa fort un jour

que je lui fisse l'explication de la manière que je m'occupais de Dieu, me témoignant qu'il était bien aise de savoir si mes dispositions intérieures coopéraient à la destruction de mon corps, et que peut-être tous mes maux ne venaient pas de la grâce. J'avais granite peine, à vous dire le vrai, de lui découvrir mon état et mes dispositions intérieures. Vous savez que ce n'est pas mon humeur ». — Ici encore, je dois l'interrompre. Hélas! c'est tout le contraire qui est le vrai. Cf. les pages 184, 191, 192, 263 des Œuvres spirituelles. Son directeur lui avait recommande plus de discrétion, et il fallait certes qu'elle en manquât pour que cet excellent homme, qui ne jurait que par elle, se fùt risqué à lui faire l'ombre d'un reproche. Mais elle le manoeuvre si dextrement qu'il finit par rétracter ce conseil. — « Je n'osai pas lui parler de cet esprit qui s'influait dans moi ni des peines effroyables de la mort qu'il me faisait souffrir ; car il eût pu comprendre par là que Dieu était l’auteur de mes maux ». — La pensée de Jeanne n'est pas toujours très cohérente, comme on a pu déjà s'en apercevoir. Ne nous attardons pas à l'expliquer. — « Il me disait souvent que j'étais plus malade d'esprit que de corps ; mais lorsque je lui dis de la manière que mon âme s'occupait de Dieu, et qu'elle agissait en sa présence. lui expliquant quelques dispositions dont Dieu la rend participante, il me répondit : « Nous ne savons donc pas prier Dieu ; car je croyais que, par un seul acte de foi, Dieu était présent à nos âmes ». — Il veut dire sans doute . je croyais qu'ici bas, la foi seule nous rend Dieu présent, en d'autres termes, il n'avait jamais entendu parler de cette présence sensible de Dieu ou de ce quasi-contact avec Dieu, qui constitue proprement l'expérience mystique — « et qu'il suffisait de taire nos œuvres et nos prières dans cette disposition... » Mais je lui fis voir que Dieu se produisait quelquefois dans les âmes, et les favorisait de sa présence... Je ne m'expliquai pas davantage, mais cet homme fut fort surpris... de cet état d'oraison dont je l'entretins... Quand il me rencontrait, il se plaisait que je lui fisse le discernement de la nature et de la grâce dans leurs diverses coopérations... Je me servais pourtant de beaucoup de précautions en lui parlant de la sorte, lui avouant que j'étais téméraire de parler en ces termes. Mais il me répondit quoiqu'à ma confusion (?), que je parlais très bien, et me pressait de continuer mon discours. La chose lui parut étrange, selon son humeur, qui le porte à un grand méprit pour le sexe, comme il en avait pour mes maux, qu'il ne connaissait pat dans les commencements qu'il me fit les visites, les négligeant et i.e me faisant point de remèdes. Mais après, les ayant connus, il conclut ce que je viens de dire, et ne m'en ordonna aucun, par un sentiment opposé..., ne tenant pas compte de mes ,eaux, parce qu'il n'en avait pas la connaissance. C'est en effet à celui qui donne le mal de le guérir quand il lui plaît... (IL) me conseilla d'aller à l'église aussitôt que je le pourrais, quoiqu'il eût tombé une grande quantité de neige ». (Les Oeuvres spirituelles, pp. 219, 221).

 

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A vrai dire néanmoins, tout cela n'a pour nous que peu d'importance. Du point de vue historique — et non pas théologique — où nous nous plaçons, quand Jeanne Perraud ne serait qu'une visionnaire — et je ne vais pas jusque-là — nous n'aurions pas le droit de la dédaigner. Vraies ou fausses, — aux théologiens de décider — les visions dont elle nous a laissé le récit fort détaillé ont au moins la valeur d'un document. Elles nous

 

 

 

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révèlent, non pas seulement le travail d'une imagination plus active que personnelle, mais encore et surtout les tendances confuses, les attraits providentiels des milieux dévots, qui, sans doute, auront façonné la voyante d'Aix à leur propre image. et qui doivent accueillir avec tant de spontanéité enthousiaste la dévotion particulière enseignée par Jeanne. En présence de phénomènes de ce genre, hausser les épaules ne me paraît pas d'un bon esprit. La défiance est certes permise : l'Église elle-même nous la conseille, mais accompagnée de curiosité, si l'on n'est qu'historien, et de respect, si l'on est chrétien. Affirmer sans plus avec le biographe de Jeanne que « l'Enfant Jésus » a « dicté » à cette « fille simple et inconnue... tout ce qu'elle a écrit »; que sans elle, « nous n'aurions jamais appris tant de belles choses », nous ne le pouvons absolument pas : mais pouvons-nous davantage assurer que rien ne soit de Dieu, ni dans les origines ni dans le progrès de la dévotion provençale à l'Enfant Jésus? Venons enfin à la vision mémorable qui a fixé l'objet précis de cette dévotion nouvelle.

Le 15 juin 1658, Jeanne priait à son ordinaire dans l'église des augustins déchaussés, lorsque soudain le divin Enfant lui apparut. « Je le vis, écrit-elle, des yeux du corps, en l'air, qui se penchait vers moi avec un visage riant et une joie extrême ; il me regardait comme si nous eussions été pareils en âge ; il ÉTAIT AGÉ A PEU PRÈS DE TROIS ANS. Sa

 

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beauté était sans exemple; ses cheveux blonds qui venaient battre sur l'épaule avec trois anneaux, l'un plus long que l'autre; les pieds nus; la robe blanche toute ondée comme de la moire, sans aucune ceinture qui le ceignît. IL PORTAIT A SON BRAS GAUCHE UNE CROIX d'une longueur et d'une grosseur disproportionnées à sa petitesse, comme celle sur laquelle il est mort, pour marque que, dès son enfance, il a autant souffert que lorsqu'il est mort sur la croix (?). Elle tombait de son bras avec ses instruments, comme s'il ne pouvait pas la supporter ; car tous LES INSTRUMENTS DE SA PASSION ÉTAIENT JOINTS ENSEMBLE, et liés avec la croix par une grosse corde. Il n'y avait point de clous, mais, à la réserve de cela, tous les instruments y étaient, jusques même à la colonne. Il me tendit son bras droit en me regardant et tenant la croix en l'autre, en façon qu'il semblait qu'elle allait tomber (1). »

« Trois ans » ; une grande croix ; les instruments de la Passion, tels sont les traits caractéristiques de cette vision, laquelle ne présente rien, dans son ensemble, de tout à fait imprévu, rien non plus qui heurte l'esprit du dogme chrétien. J'ai relevé par un point d'interrogation ce qui est affirmé, gratuitement selon moi, des souffrances de Jésus enfant. Dès son entrée en ce monde, le Verbe incarné a prévu et accepté les supplices de sa Passion, il ne les a pas subis. Remarquez aussi une autre nouveauté qu'on peut trouver quelque peu suspecte, et qui, du reste, s'explique fort bien, l'absence des clous. Absorbée par l'énorme croix et par la colonne, Jeanne aura d'abord oublié de voir les clous ; elle aura omis de les mentionner dans ses premières confidences, et comme, j'imagine, on lui aura fait remarquer cet oubli, sûre d'elle-même, tenace comme elle était, elle l'aura aussitôt maintenu, défendu, canonisé en le prêtant à l'Enfant Jésus. Conjecture, direz-vous ? Oui, mais certainement plus

 

(1). La vie..., pp. 96, 97.

 

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raisonnable que l'exclusion systématique des trois clous vénérés par toute l'Église. Plus fidèles à la tradition, la piété et l'iconographie provençales corrigeront peu à peu cette distraction très excusable de Jeanne, et ce caprice qui l'est un peu moins.

D'autres conjectures également fort plausibles, expliqueraient la genèse naturelle, ou du moins, si l'on préfère, les préludes tout humains de cette vision. Cette nouvelle représentation de l'Enfant Jésus est en fonction, si j'ose dire, de l'image de Beaune, vénérée dans la chapelle des oratoriens, et que toute la ville d'Aix connaissait. Pour une raison ou pour une autre, cette image n'aura pas satisfait Jeanne Perraud, qui fréquentait plus assidûment la chapelle voisine des augustins. La bienveillance n'était pas la vertu maîtresse de notre Martegalloise — ainsi appelle-t-on les filles de Martigues. Peut-être, critiquant sans aménité les dévotes du Petit Roi de gloire, sa logique de femme aura-t-elle conclu que l'image de ce Petit Roi avait aussi des défauts. Peut-être aussi, ou d'elle-même, ou sous l'inspiration de quelque docte personne, car elle a l'oreille fine, peut-être aura-t-elle décidé que les insignes d'une royauté exclusivement. glorieuse — le diadème, le sceptre, la robe d'or — voilaient fâcheusement l'avenir douloureux de celui qui, sans cloute, doit régner un jour, mais dont le premier trône sera une croix.  Regnabit a ligno. Et voyez comme tout s'enchevêtre, l'humain et le divin, les critiques d'une femmelette, et l'instinct des âmes saintes, mystérieusement conduites par les lumières d'En-Haut. Par ces divers sentiers, qui ne sont pas tous d'une rectitude absolue, Jeanne rejoint les mystiques en si grand nombre qui inclinent à rapprocher de l’Enfance de Jésus le souvenir de la Passion. Pour l'école française, l'Enfance est avant tout mystère d'anéantissement et de sacrifice. Marguerite de Beaune elle-même oscille entre les deux mystères, et bien que de plus en plus attirée parla grâce triomphale du Petit Roi,

 

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elle ne se désintéresse jamais des souffrances qui achèteront sa gloire. Ainsi M. de Renty, ainsi tous les autres. Aussi bien la dévotion du XVIIe siècle a-t-elle suivi les oscillations de Marguerite ; mais avec cette différence, qu'après s'être attachée à Jésus Enfant, elle finira par se fixer ou directement sur la Passion elle-même, ou sur les mystères qui s'y rapportent. Et c'est pour cela que Jeanne Perraud me paraît si digne d'intérêt. Assez insignifiante par elle-même, inférieure à quantité de mystiques dont je ne parlerai pas aussi longuement, mais très impressionnable, très réceptive, elle représente à merveille les vues et les aspirations religieuses des milieux dévots qui l'entourent.

Très active aussi et fort bien douée pour la propagande. Marguerite de Beaune a eu ses artistes, Jeanne aura les siens, — Aix n'en manque pas — et sa vision lui reste si présente, si minutieusement nette que le premier peintre venu la reproduira sans peine.

 

Pour peindre le portrait conforme à son original, écrit-elle, il faut qu'il soit au-devant d'un soleil, où l'on expose le Saint-Sacrement, et qu'il soit proportionné à l'âge de trois ans (1) : qu'il ne soit pas gros, ni fort plein, mais d'une constitution médiocre : que la posture soit comme en l'air et à la volée;

 

excellente indication, et dont l'artiste n'a pas manqué de s'inspirer ;

 

que, depuis la ceinture en haut, son corps soit fort courbé, se tournant vers la droite, et que sa main soit étendue en bas, à proportion du corps. Que le pied soit tourné par côté, et le gauche comme s'il était éloigné d'un pas, assez modestement, et, le reste, qu'il soit tourné vers la droite. Que son bras gauche ait et embrasse les instruments de la Passion en confusion, et

 

(1) Dans une autre vision, il lui était apparu « de l'âge environ de douze ans » (Vie, p. 112), mais, réflexion faite, elle a préféré l'age de trois ans. Et son biographe, manifestement désireux de montrer que la dévotion nouvelle n'est pas un succédané de celle de l'Oratoire, « il est certain, écrit-il, que c'est elle qui a établi la dévotion à la Sainte Enfance de Jésus, considérée dans les trois premières années de sa vie ». (Ib., p. 166).

 

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le bras presque étendu; la colonne qui traverse tous les instruments se tournant comme sur le bout du bras, où une corde qui lie tous ces instruments doit terminer, penchant en bas, et le reste en haut. Il faut que tous les instruments de sa Passion soient longs et disproportionnés à l'âge du saint Enfant : que son visage soit extrêmement blanc, et d'autant plus éclatant que son éclat n'est pas emprunté par des rayons du dehors. L'air de son visage doit être extrêmement riant, et qu'il épanche ses regards et ses traits amoureux vers un objet du côté où il se tourne, distant de lui de deux cannes, ou environ. Ainsi sa vue doit être à proportion de l'épanchement de son corps, qu'on doit représenter trois pans sur terre. Son vêtement extrêmement blanc, sans aucun pli, et qu'il soit un peu gaufré ;

 

n'oublions pas que, de son métier, elle est couturière;

 

ses cheveux peu éclatants, ni abattus, ni frisés,

 

ceux du Petit Roi de gloire frisent;

 

qu'ils fassent un tour vers la tête, comme un anneau ; qu'ils restent un doigt court sur le muscle ; qu'ils soient bien rangés, et qu'il y en ait suffisamment. Les pieds nus, et que tous ses traits soient bien ordonnés.

 

On lui fit d'abord « un petit et simple crayon sur du vélin, qu'elle mit dans ses heures, et, quelque temps après, elle en fit faire un tableau d'un peu plus de deux pieds de hauteur, qui a été l'original d'une infinité d'autres, et le principe de la dévotion qu'on voit encore fleurir dans Aix et dans quelques autres lieux de la Province. Ce portrait fut achevé le jour de la Transfiguration (1661) ; elle le reçut avec une extrême joie, l'orna d'un beau cadre doré, et le mit sur un petit autel qu'elle dressa expressément dans un cabinet qui était à un coin de sa chambre... Elle appelait tous les habitants du logis pour y venir faire leurs prières (2) ».

Ce même tableau — ou une de ses copies — fut placé

 

(1) Oeuvres spirituelles, pp. 6o, 61.

(2) La vie, p. 156.

 

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peu après, dans l'église des augustins (1), devenue, dès avant la mort de notre voyante, le siège principal d'une nouvelle confrérie de l'Enfant Jésus, que le Saint-Siège approuvera en 1665, et qui, j'imagine, aura éclipsé assez vite la confrérie oratorienne des « familiers » ou des « domestiques » de l'Enfant Jésus. La capitale de la Provence ne connaîtra plus bientôt d'autre Enfant Jésus que celui de Jeanne, l'enfant de trois ans qu'environnent les instruments de la Passion. Aujourd'hui encore, il est vénéré sous cette forme dans la cathédrale d'Aix. Nos artistes provençaux ont aimé ce modèle plus riche et plus subtil que le Petit Roi de gloire. Ils l'ont représenté maintes fois, chacun au gré de sa fantaisie propre, mais en suivant toujours d'assez près les indications de Jeanne. On trouvera ici même, avec le dessin original, deux de ces représentations, l'une du XVII° siècle finissant, l'autre du milieu du XIX° (1). Il est d'ailleurs possible, sinon vraisemblable que la vision de Jeanne ait emprunté ses traits essentiels à quelque image flamande, inspirée elle-même, directement ou indirectement, par les mystiques d'Espagne. Pour l'Italie, plus simple, plus franciscaine, l'Enfant Jésus est tout bonnement un petit enfant : la paille, les langes ; ni sceptre, ni couronne d'or ou d'épines ; un vrai nourrisson, mais qui ouvre les yeux, et qui sourit. Mais ce détail n'est pas de mon sujet. On sait bien, du reste, que l'évolution de l'iconographie, depuis la Réforme, attend encore son historien.

Mais nous n'en avons pas fini avec les rares prouesses de notre couturière provençale. Voici, en effet, qu'après avoir supplanté Marguerite de Beaune, elle devance une

 

(1) Exactement, dans la chapelle de la famille Thomassin.

(2) La plus originale et la plus belle, mais aussi la plus libre, est celle de Vanloo, conservée dans l'église de la Madeleine, à Aix-en-Provence. C'est un ex-voto peint par l'artiste en souvenir de la guérison d'un de ses enfants, guérison par lui demandée à l'Enfant Jésus des augustin Dans ce tableau, un ange présente à l'Enfant Jésus les instruments de la Passion.

 

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autre Bourguignonne, la voyante de Paray-le-Monial, sainte Marguerite-Marie. Je ne sais du reste la date exacte de la vision si importante qu'elle va nous dire : je la place approximativement vers 1665 ; mais, de toute façon, elle a précédé les apparitions de Paray (1673). Elle écrit à son directeur :

 

J'avais communié pour honorer cette grande fête que nous célébrions à la gloire du très saint Enfant Jésus ; et comme c'était l'heure à peu près qu'il m'avait favorisée de son apparition (celle du 15 juin 1658), je connus que vous y feriez réflexion, et que vous m'offririez à ce divin enfant.

 

Ce prélude est fort remarquable. Tout occupée de la dévotion qu'elle a fondée, toute au souvenir de sa première vision, Jeanne semble attendre une nouvelle visite de l'Enfant divin chargé de sa croix; ruais non, ce n'est pas lui cette fois qui paraîtra devant elle, c'est le Christ sanglant, et à peu près tel que Marguerite-Marie le verra bientôt.

 

Tandis que j'étais occupée de ces pensées, Jésus-Christ se découvrit à mon âme dans son éternité. Il n'était pas assis, ni droit, mais tout prosterné et comme suspendu au-dessus de votre maître-autel. Il était d'un âge comme lorsqu'il mourut et souffrit sa Passion; son corps était formé d'une très belle plénitude : ses pieds et ses mains étaient percés ; son côté droit était ouvert d'une grande plaie, qui tenait presque toute sa poitrine ; et cette plaie était si intérieure et si profonde qu'elle pénétrait tout son intérieur.

 

Remarquez ce dernier trait si curieux chez Jeanne, que nous avons vue plus haut presque trop attentive à tant de menus détails extérieurs, cheveux frisés, robe gaufrée, par exemple. La grâce divine l'aura spiritualisée peu à peu.

 

Elle était tout empourprée d'un sang si vif et si vermeil qu'il semblait sortir seulement de la plaie, bien qu'il ne parût pas un sang matériel. Pendant que je contemplais cette plaie, qui toujours s'élargissait, il faisait de nouvelles coopérations, ses

 

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plaies et ses mains furent comme à demi couvertes de nuées, mais le tout était céleste.

 

Ceci encore est fort beau. Passons-lui son goût de primaire pour les mots abstraits et savants, « coopération » ; mais quel mouvement, quelle vie dans les scènes qui s'offrent à elle ! Tantôt : « que la posture soit en l'air et à la volée » ; maintenant, cette plaie qui bouillonne et va toujours s'élargissant, ces nuées qui recouvrent insensiblement tout le reste, pour ne plus laisser voir que la poitrine ouverte et que l'intérieur enflammé. Je ne voudrais pas la surfaire, mais il me semble que, de ce point de vue, elle dépasse Marguerite-Marie et les autres voyantes du Sacré-Coeur.

 

Jésus-Christ me fit voir qu'il présidait à cette fête (de l'Enfant Jésus), et qu'il l'avait destinée pour son honneur particulier, y paraissant avec ses cicatrices, et m'ouvrant toujours la plaie de son côté.

 

Transition du mystère de l'Enfance, tel qu'elle l'avait compris, au mystère du Sacré-Coeur. Elle a bien compris cela, mais elle ne soupçonne pas que la dévotion à Jésus Enfant n'aura été, dans l'ordre providentiel, qu'une sorte d'acheminement à la dévotion de Paray.

 

Il me témoignait l'extrême amour qu'il avait pour tout le monde, par cette tendresse avec laquelle ouvrait sa poitrine. Je voyais que le pardon était donné à tous, et que ce divin Rédempteur était pour tous.

 

Elle voit aussi, et peut-être assez nettement, que la dévotion qui se prépare sera la réfutation la plus décisive du jansénisme.

 

J'eusse bien voulu m'arrêter là, comme vous pouvez croire, mais je fus obligée de quitter, pour aller donner ordre à la chapelle, et satisfaire des personnes qui me demandaient (1).

 

(1) Oeuvres spirituelles, pp. 63, 64.

 

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Et, sans tarder, « elle fit faire un crayon de ce divin Rédempteur qu'elle se mit sur le coeur » ; mieux encore : « elle fit elle-même à la plume plusieurs autres crayons semblables, qu'elle donna à son confesseur pour les distribuer », — ainsi fera bientôt Marguerite-Marie. — Enfin elle commande « un grand tableau à l'huile », disant à son peintre « que Jésus-Christ est notre Rédempteur; que ses plaies et son sang ont fait notre rédemption ; que nous devons avoir toujours cet objet devant les yeux, pour reconnaître sa bonté et avoir confiance en sa miséricorde ; qu'elle prétendait que son tableau représentât bien ce mystère, et qu'il ne fallait que peindre le Sauveur avec ses plaies ouvertes et celle du coeur fort grande et pleine d'un sang bouillonnant d'amour pour les pécheurs ». « Je le montrerai, disait-elle encore, à M. N., qui est si alarmé de la crainte de son salut. Voilà votre rédempteur, lui dirai-je, que craignez-vous tant? Voyez ce sang, cette poitrine ouverte, ce grand amour (1). » Et peu après, Marguerite-Marie : « Voilà ce coeur qui a tant aimé les hommes... ! » Aix-en-Provence, Paray-le-Monial, c'est bien, de part et d'autre, la môme vision, ou à peu près ; c'est le même esprit. La Providence n'a pas voulu que ce fût le même succès. La vision de Jeanne Perraud eut si peu de suites que le nom de notre voyante provençale est resté jusqu'à ce jour, si je ne me trompe, ignoré de tous les historiens de la dévotion au Sacré-Coeur.

 

(1) La vie, pp. 273, 274. Qu'est devenu ce tableau ?
 
 
 
 

CHAPITRE II : LE PÈRE EUDES ET MARIE DES VALLÉES

 

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I. Le P. Eudes ressuscité par la critique moderne. — Sa biographie. — Ses oeuvres complètes. — Le P. Eudes, premier apôtre, premier docteur de la dévotion au Sacré-Coeur; « auteur du culte liturgique » du Sacré-Coeur. — Léon XIII et Pie X. — Retour des eudistes contemporains à la doctrine bérullienne du P. Eudes.

II. Moins séduisant ou moins fascinant que d'autres saints. — Rusticité ou rudesse? — Mme de Camilly. — Le mariage de « Fanfan ». — Outrance, littéralisme et manque d'humour. — Une lettre de consolation. — La vraie tendresse du P. Eudes. — Adieux à une mourante. — Jean-Jacques de Camilly et la vocation de Fanfan.

III L'initiation au bérullisme. — 1641, date critique dans la vie du P. Eudes; rencontre de Marie des Vallées. — Les docteurs et les parvuli. — Difficultés particulières que présente le cas de cette mystique. — Jeunesse de Marie ; sa première crise. — Possession ou névrose ? — « Fi de la bête à dix cornes » — Sur le chemin de l'union mystique. — La prière du P. Coton. — Marie renonce à sa volonté propre. — Précisions inutiles et dangereuses. — Marie accepte de ne plus communier. — De l'idée fixe à l'idée force; de l'auto-suggestion initiale à l'impossibilité absolue de communier. — Erreur des directeurs de Marie. — Le traitement et la guérison.

IV. La différence entre vrais et faux mystiques. — Génie propre de la Soeur Marie. — Rien de banal. — « Je cherche mes frères qui sont perdus. » — La « divine Esther ». — Les « jardins du Saint-Sacrement ». — Le prestige de Marie. — « Appui,... conseillère,... inspiratrice » du P. Eudes. Qu'il ne lui doit ni sa propre doctrine spirituelle. ni le dessein de ses propres fondations. — Elles été la décision du P. Eudes. « In verbo tuo laxabo rete. » Encouragé par elle, le P. Eudes quitte l'Oratoire.

 

I. La critique moderne, cette prétendue «dénicheuse » de saints, vient de ressusciter, sous nos yeux, un personnage assez illustre jadis, mais que, depuis longtemps, les historiens avaient oublié, et dont, hier encore, ceux-là même qui le connaissaient ne soupçonnaient pas la

 

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véritable grandeur : c'est encore un disciple de Bérulle, c'est le P. Jean Eudes, récemment béatifié par le Souverain Pontife Pie X (1909) (1).

Pour des raisons qui nous échappent, les eudistes des XVII et XVIII° siècles n'avaient publié que d'insuffisantes brochures sur la carrière, pourtant si remplie, de leur fondateur. Peut-être craignaient-ils l'opposition des jansénistes, qui n'ont jamais pardonné au P. Eudes de les avoir combattus. Vivant, le parti l'a diminué par tous les moyens ; mort, ils auraient difficilement permis que justice lui fût rendue. Ne l'oublions pas, leur impitoyable censure, d'ailleurs si bien organisée, a veillé, pendant plus de deux siècles, sur toutes les avenues de notre histoire religieuse. Ils avaient leur Inquisition, leur Index et leurs Veuillots. A peine commençons-nous aujourd'hui à reviser librement les décisions innombrables qu'ils ont imposées, même aux plus orthodoxes de nos pères. Quoi qu'il en soit, nous tenons enfin (1905-1908) une vie complète du P. Eudes — près de trois milles pages, que nul bon esprit

 

(1) Né en 16o1, au petit village de Ri, diocèse de Séez, mort à Caen, en 1680. Oeuvres complètes, Vannes et Paris, 1905-1911, avec d'excellentes introductions critiques; dues, pour la plupart, au R. P. Lebrun; Vie du vénérable Jean Eudes... par le R. P. D. Boulay, Paris, 1903-1908 ; Henri Joly, Le vénérable Jean Eudes, Paris, 1907; Baron Angot des Rotours, Un saint normand, le P. Eudes... ; Batterel, Mémoires domestiques, II, pp. 234-267 (prévenu, mais à lire). Sur Marie des Vallées, cf. plus bas. Sur le P. Eudes et la dévotion au Sacré-Coeur, R. P. Bainvel : La dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, 4e édition, revue et augmentée, Paris, 1917; R. P. Lebrun : Le Bienheureux Jean Eudes et le culte public du Cœur de Jésus, Paris, 1917.

« La gloire du P. Eudes a cheminé avec quelque lenteur. Elle avait contre elle l'humilité de ce grand homme de bien, tout à fait dénué de -vanité littéraire, son attachement à la province natale, à laquelle il a gardé la meilleure part de son activité, l'hostilité très vive et très tenace des jansénistes, qui ne sont pas sans crédit dans la république des lettres, mais elle a tenu bon. De plus en plus, elle se dégage et s'impose (j'ai mieux aimé dire qu'elle ressuscite) ; elle doit profiter de notre goût d'histoire plus approfondie et plus consciencieuse, du souci que nous avons de recueillir tout ce qui a formé l'âme française, du sens plus vif qui se réveille de la vie de nos provinces et de leur apport à la grande patrie. » Ainsi le baron des Rotours, dans l'exquise brochure dont j'ai déjà donné le titre, et que j'aurais pu substituer purement et simplement au présent chapitre. Pour M. des Rotours, orfèvre, je crois, ou Normand, le P. Eudes est « un saint normand ». Oui, mais il y a tant de saints normands. à cette époque, et si différents les uns des autres !

 

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ne s'avisera de trouver trop longues, et qui font honneur soit à la formation littéraire. soit à la critique des eudistes contemporains. Des biographies plus sommaires accompagnent ou suivent de près le travail presque 1'éfinitif de B. P. Boulay. Séduit par ce noble sujet, Brunetière s'était promis d'écrire une vie du P. Eudes. La mystique après l'éloquence, le P. Eudes après Bossuet, on s'amuse tristement à imaginer les surprises qui attendaient ce curieux et loyal esprit, essayant de s'orienter dans les souterrains de la vraie vie intérieure. Cependant d'autres chercheurs, les RR. PP. Dauphin et Lebrun se mettaient à rassembler les nombreux écrits du P. Eudes, sauvés, comme par miracle, de la destruction presque totale à laquelle les avait exposés l'incroyable négligence des anciens eudistes. Et coup sur coup, dans l'espace de quelques années (1905-1911) nous avons vu paraître douze forts volumes, tout à fait dignes de prendre place entre le François de Sales d'Annecy et les publications des jésuites espagnols. Faut-il ajouter que ces gigantesques travaux ont pour auteurs des religieux proscrits, pauvres, et voués au provisoire. Mais ils avaient foi en leur étoile, et ils allaient, avec allégresse, à la conquête d'un monde nouveau.

Il y a mieux encore et plus imprévu. Jusqu'ici l'on croyait assez communément que la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus avait eu pour origine les révélations de Paray-le-Monial, pour premiers apôtres, sainte Marguerite-Marie Alacoque, la Visitation, et la Compagnie de Jésus. Et sans doute, l'Église n'accepte le nouveau que s'il est ancien : nil innovetur nisi quod traditum est. On admettait donc que cette nouveauté, plus ou moins enveloppée et confuse, avait nourri la foi, l'imagination et la ferveur des siècles passés. L'humble visitandine de Paray avait eu de nombreux précurseurs, soit par exemple, Gertrude et Mecthilde, les franciscains dans leur ensemble, plusieurs jésuites, François de Sales enfin et le P. Eudes. Mais les

 

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effusions pieuses de ces mystiques n'avaient pas éveillé d'écho bien précis dans le monde catholique; mais ces piétés incertaines et toutes privées, n'avaient pas modifié la prière officielle de l'Église. A la visitandine et à ses premiers auxiliaires revenait la gloire d'avoir dégagé nettement la théologie de cette dévotion, d'avoir conçu, organisé et fait triompher le culte public du Sacré-Coeur de Jésus. Telle était, hier encore, la croyance universelle, telle, plutôt, la légende qui, grâce à la critique moderne, vient enfin de céder à la vérité. Ce que l'on affirmait de Marguerite-Marie, c'est du P. Eudes qu'il faut dorénavant l'affirmer. Le Saint-Siège lui-même l'a solennellement reconnu. Laissant de côté le détail d'une trop longue controverse, je me borne à citer là-dessus les conclusions d'un éminent théologien, le R. P. Lebrun.

« Dans le décret sur l'héroïcité des vertus (du P. Eudes), Léon XIII le proclame « auteur du culte liturgique des Sacrés Coeurs de Jésus et de Marie» ; titre glorieux qui précise avec cette justesse admirable dont la cour romaine a le secret, la place qui revient au Bienheureux parmi les apôtres des Sacrés Coeurs. Il semblait que sur ce point, on ne pouvait ni plus, ni mieux dire. Et pourtant, dans le décret de béatification, Pie X a trouvé moyen de le faire », justifiant du reste, « chacun des titres qu'il donne au Bienheureux ».

« On doit, dit-il, le regarder comme le Père du culte des Sacrés Coeurs, car dès l'institution de sa congrégation de prêtres, il fit célébrer par les siens des fêtes solennelles en leur honneur. » Et de fait, commente le P. Lebrun,

dès 1643, le Bienheureux fit célébrer dans la congrégation de Jésus et de Marie (eudistes), la fête du Coeur de Marie, dans laquelle une place était faite au Coeur de Jésus. Puis, quand cette fête fut solidement établie, et qu'...on l'eut adoptée en beaucoup d'endroits, il institua, en 1672, une fête spéciale du Coeur de Jésus, qu'il fit célébrer dans

 

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toutes ses maisons avec la plus grande solennité, et qu'il enrichit d'une octave.

« Le Bienheureux, continue Pie X, doit être regardé comme le Docteur de la. dévotion aux Sacrés Coeurs, car il composa en leur honneur une messe et des offices propres. » La composition d'une messe et d'un office propres suppose en effet une idée très nette du culte dont ils sont l'ex-pression. (Au reste), le P. Eudes ne s'est pas borné à organiser le culte des Sacrés Coeurs, il s'est appliqué à en définir l'objet précis, à en rechercher les fondements dans l'Écriture et la tradition, à en établir la légitimité et à indiquer la manière de le réduire en pratique. Et bien qu'il fût le premier à traiter ce sujet délicat, il l'a fait avec une telle maîtrise que, même après deux siècles de discussions théologiques, on ne voit pas qu'il y ait rien de notable à modifier dans sa théorie de la dévotion aux Sacrés Coeurs », théorie qui relève directement de la doctrine bérullienne, comme nous le montrerons bientôt.

« Enfin, dit Pie X, le Bienheureux mérite d'être appelé l'apôtre de cette dévotion, car il fit tous ses efforts pour la répandre en tous lieux. » Le P. Eudes en effet travailla de toutes ses forces à propager les deux fêtes établies par lui. Il réussit à implanter dans beaucoup d'instituts religieux, et dans plusieurs paroisses, la fête du Coeur de Marie. Quant à celle du Coeur de Jésus, il eut la consolation de la voir adoptée par les bénédictines de Montmartre et celles du Saint-Sacrement, et s'il n'eut pas le bonheur de lui procurer une diffusion plus grande, c'est que, lorsqu'il l'établit, ses forces commençaient à décliner, et que, d'autre part, la persécution dont il fut l'objet (de la part des jansénistes) dans les dernières années de sa vie, paralysa les efforts de son zèle ».

Aussi bien, conclut le P. Lebrun, « en ce qui touche le Coeur de Jésus..., ni Léon XIII, ni Pie X ne distinguent le culte organisé par le Bienheureux de celui qui doit son origine aux révélations de Paray-le-Monial.

 

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Ils ne connaissent l'un et l'autre qu'un culte du Coeur de Jésus, celui que l'Église a sanctionné de son approbation. Ils n'ignorent pas que Dieu a suscité dans son Église toute une série d'apôtres qui ont concouru, chacun à sa manière, à lui donner la splendeur dont il jouit de nos jours; ils reconnaissent tout ce dont cette dévotion est redevable aux révélations de Paray-le-Monial (j'ajoute et à la Compagnie de Jésus ; le R. P. Lebrun l'entend bien ainsi). Mais après un mûr examen des faits, c'est au Bienheureux Jean Eudes qu'ils attribuent l'établissement du culte public du Coeur de Jésus, aussi bien que du Coeur de Marie (1) ».

 

(1) Ch. Lebrun, Le bienheureux Jean Eudes et le culte public du Coeur de Jésus, Paris, 1917, Pp. 259-264. L'initiative du beau mouvement qui vient d'aboutir à ces décrets de Léon XIII et de Pie X, appartient au général des eudistes, le R. P. Ange le Doré. Ce grand religieux, docte, fougueux, entraînant, une des figures les plus originales du clergé contemporain, a beaucoup écrit pour le triomphe de cette cause. Son premier ouvrage à ce sujet est de 187o. Et bientôt ce fut toute une littérature pour et contre, dont on trouvera la bibliographie soit dans l'ouvrage du P. Lebrun, soit chez le R. P. Bainvel : La Dévotion au Coeur de Jésus, 4° édit., Paris, 1917. Après une longue, timide et habile résistance, le B. P. Bainvel a fini par accepter, autant du moins que cela lui était possible, les conclusions des eudistes. Nous donnerons ici les passages principaux de la lettre, si curieuse, que S. E. le cardinal Billot a envoyée au R. P. Lebrun pour féliciter celui-ci de l'ouvrage décisif que nous venons de citer : « Votre démonstration est aussi convaincante que possible, et tout homme de bonne foi devra forcément se rendre à vos raisons et à vos documents. D'autre part, c'est un acte de piété filiale que vous avez accompli : c'est également une oeuvre de justice, si tant est que la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient. Mais en vous lisant, j'étais frappé d'une autre chose encore : c'est que votre thèse si solidement établie pourra servir à rectifier les idées de beaucoup sur un point qui certes en vaut la peine. COMBIEN EN EFFET QUI CROIENT QUE LA DÉVOTION AU SACRÉ-COEUR EST TOUT ENTIÈRE FONDÉE SUR LES RÉVÉLATIONS DE LA B. M.ARGUERITE-MARIE, ET QUE METTRE EN DOUTE, POUR SI PEU QUE CE SOIT, TEL OU TEL POINT DE CES RÉVÉLATIONS, C'est ébranler pour autant la dévotion elle-même, c'est remettre en doute la légitimité du culte établi dans l'Eglise ! Tout cela sent le fagot, n'est-il pas vrai, et n'a d'excuse que dans la grande ignorance de ceux qui pensent et parlent de la sorte, car JAMAIS LE CULTE DE l’EGLISE NE PEUT AVOIR POUR FONDEMENT DES RÉVÉLATIONS PRIVÉES. Le culte de l'Eglise ne s'appuie que sur le dépôt de la foi, ce dépôt depuis longtemps scellé, que lui ont légué les Apôtres, et qui est contenu dans l'Ecriture et la Tradition. Si donc quelque révélation privée a aussi sa part dans l'établissement d'un culte public, d'une fête liturgique, d'une dévotion catholique, ce ne sera, ce ne pourra être qu'à titre de cause purement occasionnelle. D'un autre côté, ce n'est pas du bien fondé d'une cause purement occasionnelle que peut dépendre la légitimité de la chose à laquelle elle a donné occasion. Voilà ce que beaucoup ont oublié, ou n'ont peut-être jamais su ; voilà ce qu'il serait urgent de leur rappeler et de leur faire bien comprendre. Or votre livre servira merveilleusement à cet effet. Le culte du Sacré-Coeur repose si peu, comme sur son fondement, sur les révélations de la Bienheureuse, qu'il existait déjà, approuvé et béni par l'Église, avant les révélations de Paray-le-Monial. Le P. Eudes l'avait établi, et l'avait trouvé, non dans une révélation privée faite à lui-même ou à d'autres, mais dans les plus belles pages de l'Évangile et les plus pures sources de la théologie ». — Oui, certes, mais de la théologie bérullienne, mais de l'Évangile commenté par Bérulle, Condren et les premiers oratoriens, maîtres spirituels du P. Eudes. »

 

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On pense bien, du reste, qu'en travaillant, comme ils l'ont fait et avec tant de succès à la glorification de leur fondateur, les eudistes d'aujourd'hui ne bornaient pas leur ambition à rétablir la vérité sur un ou deux points d'histoire. Ce qu'ils poursuivaient avant tout était de rendre à l'Église une force trop longtemps perdue pour elle, de ressusciter, non pas seulement la personne du P. Eudes, mais encore son apostolat et sa doctrine spirituelle. Jusqu'à ces dernières années, dit encore le R. P. Lebrun, « les enfants du Bienheureux J. Eudes — entendez par là et les eudistes eux-mêmes, et les séminaires qu'ils dirigent, et la congrégation du Bon-Pasteur, une des plus florissantes qui soient aujourd'hui — n'eurent pour les initier à la doctrine de leur bien-aimé fondateur que des ressources assez restreintes. Ses ouvrages étaient si rares, que seuls quelques privilégiés se trouvaient à même de les étudier; quant aux autres, ils n'avaient la plupart sous la main que leurs Constitutions et le Royaume de Jésus; encore ce dernier livre est-il d'un usage assez restreint. Ces deux ouvrages, certes, sont bien précieux, mais, on doit l'avouer, ils n'étaient le plus souvent compris que d'une manière imparfaite; car, pour saisir toute la portée de certains passages des Constitutions, il faut savoir y reconnaître des doctrines que le Bienheureux a largement exposées ailleurs... ; et, d'autre part, en ce qui concerne le Royaume de Jésus, à l'imperfection de l'édition qui se trouvait en librairie se joignait la difficulté d'accorder l'enseignement pourtant si beau qu'il contient avec celui de Rodriguez et d'autres auteurs du même genre, (de la

 

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même école) où tous ou à peu près tous avaient appris chercher les règles de la vie et de la perfection chrétienne. » Précieux témoignage, et qui vient à l'appui de ce que nous avons rappelé maintes fois sur la différence entre les deux grandes écoles rivales : Rodriguez, qui est, de l'aveu de tous, un des représentants les plus autorisés de l'école ignatienne, prépare mal à comprendre le P. Eudes, disciple original, mais disciple de Bérulle.

« Grâce à Dieu, maintenant il n'en est plus ainsi. Les ouvrages du Bienheureux sont désormais à la disposition de tout le monde... Aussi les résultats de cette publication commencent-ils à se faire sentir. Un peu partout, dans les divers instituts eudistes, se manifeste un retour marqué à la spiritualité du fondateur; on y comprend de plus en plus que c'est dans ses livres..., et là seulement, qu'il est possible de puiser l'esprit qu'il a légué à ses fils et à ses filles, et qui donnera à leur vie spirituelle et à leur apostolat son caractère très spécial. Avec le temps, le mouvement ira s'accentuant, et les uns et les autres vivront entièrement, quelque jour, de la doctrine et de l'esprit de leur Bienheureux Instituteur... C'est dans les oeuvres du Bienheureux que nous trouverons l'aliment véritable de notre piété, ce que nous pourrions appeler le mets de la famille, le pain de chez nous (1)». Ainsi le Père Eudes ressuscité prépare pour l'école française un renouveau plein de promesses. En même temps se développe; chez les disciples du B. Grignion de Montfort, une propagande parallèle, plus active encore peut-être, et qui gagne chaque jour du terrain. A l'historien de rappeler que, sous d'autres noms aujourd'hui plus familiers à la foule chrétienne, c'est toujours notre Bérulle qui entretient dans l'Église la spiritualité de saint Jean et de saint Paul. II. Il parait assez difficile à peindre, et, pour ma part,

j'ai peine à le voir. Ou, pour être plus sincère, je ne le

 

(1) Les Saints Coeurs de Jésus et de Marie, revue mensuelle, destinée aux amis du Bienheureux Jean Eudes, décembre 1913.

 

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vois ni séduisant, ni fascinant. François de Sales, Vincent de Paul, Condren et tant d'autres, nous ont rendus difficiles. Les dons de nature aussi bien que de grâce. nous voudrions que tout, chez les saints, fût aimable et rare. « Un rude saint » disait du père Eudes l'abbé Huvelin (1). Il faut bien entendre ce mot. Ardent, impétueux, ce prédicateur à la voix de tonnerre, ne manquait ni de bonté ni même d'une certaine tendresse. Rectiligne plutôt et tout d'une pièce, il y a des nuances qui échappent à ce rustique, et que saisissaient d'instinct les saints qu'on vient de nommer. Je m'explique sans trop de difficulté qu'en dehors des jansénistes, plusieurs l'aient jugé sans amitié. On n'aurait pu lui adresser l'éloge que Buffon s'était promis de faire à Mgr de Coëtlosquet : « Vous êtes universellement aimé » (2). Ni aimé, ni « universellement » obéi. Plusieurs de ses collaboratrices lui résistent volontiers. Il doit parfois biaiser avec elles, et, de guerre lasse, capituler           (3). Soit deux indications, qu'on peut retenir :

 

(1) Joly, op. cit., p. 1. Le « prêtre de Paris », dont parle M. Joly, « bien connu pour ses longues souffrances, et pour ses lumières surnaturelles », est certainement l'abbé Huvelin. Nous retrouverons plus tard, cet admirable mystique, dont le souvenir est pour beaucoup d'entre nous «comme une composition de parfums ». Mais, puisque je le rencontre ici, je dois ajouter qu'il m'avait beaucoup encouragé à écrire le présent volume sur l'école française. « Montrez bien, me disait-il, que le meilleur de Bossuet vient de là. »

(2) On connaît cette anecdote charmante et piquante. De ce pieux et tendre prélat, dont nous aurons à parler plus tard, l'élection académique « semblait si assurée que Buffon, directeur de l'Académie en 1760 , à la nouvelle de la mort de Vauréal et de Mirabaud, se mit aussitôt à composer son discours de l’épouse à Coëtlosquet: mais celui-ci, apprenant que La Condamine et Watelet s'étaient mis sur les rangs, ne voulut pas se laisser accuser d'avoir fait échouer l'élection de littérateurs qui avaient plus de titres que lui, et retira sa candidature. (Le bel exemple !) Voilà un coup de théâtre fort inattendu, et Bulfuu bien empêché ; mais l'illustre naturaliste n'était pas homme à perdre une page oratoire qu'il avait amoureusement ciselée, et comme il publiait alors ses oeuvres complètes, il y inséra, malgré les réclamations de Coëtlosquet, un fragment du discours déjà composé, en sorte que l'ancien évêque de Limoges fut, pour ainsi dire, reçu deux fois à l'Académie » René Kerviler. La Bretagne à l'Académie française. Jean-Gilles de Coëtlosquet... (17oo-1784). Nantes, 1885, pp. 41, 42.

(3) Sur ses relations avec la Mère Patin, visitandine, cf. Boulay, op. cit., III, pp. 102-104 ; 4o3-4o5; 417-419, etc. Parmi les personnages qui semblent avoir eu peu de sympathie polir le P. Eudes, je dois mentionner le docte Huet. Le P. Eudes, écrit celui-ci dans ses Origines de Caen, « était d'un naturel hardi et ardent... Nulle considération ne le retenait, lorsqu'il s'agissait des intérêts de Dieu ; et, se laissant emporter par son zèle, qui n'était pas toujours assez réglé, n'ayant ni droit, ni mission, ni le caractère de l'autorité, il se portait à des actions qui ont eu quelquefois de fâcheuses suites ». D'après le R. P. Boulay, Huet aurait ensuite rétracté ce portrait manifestement trop sévère. Voici néanmoins à ce sujet une note curieuse qui a échappé, je crois, aux recherches du savant biographe: « Dans un exemplaire des Origines de Caen, appartenant à la bibliothèque de Caen, on trouve les notes suivantes de la main de l'abbé de la Rue : « Cet article du P. Eudes, par M. Huet, excita les réclamations des religieuses de la Charité, que ce Père avait fondées à Caen. J'ai vu une correspondance assez vive entre la Supérieure et Mgr l'évêque d'Avranches, qui persista dans tous les points de son article. » Journal d'un bourgeois de Caen (1652-1733) publié... par G. Mancel, Caen, 1848, pp. 29, 3o.

 

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puisque des religieuses d'ailleurs ferventes, lui tiennent tête, c'est donc qu'il n'a pas le prestige d'un François de Sales, d'un Saint-Cyran ; puisqu'il ne les brise pas, c'est donc qu'il n'est pas si rude.

Malheureusement ses nombreux écrits ne nous révèlent quasi rien de ses dispositions naturelles Chez lui, comme chez Bossuet, les dons oratoires éclipsent les autres. Rien de plus irritant pour le biographe. A tout un volume de discours nous préférerions une seule de ces pages vraies, où, l'orateur se taisant, l'homme se montre, et, sans le vouloir, se confesse à nous. On a sauvé néanmoins quatre ou cinq lettres du P. Eudes, que nulle éloquence n'a, pour ainsi dire, dépersonnalisées, et qui nous font pénétrer, je crois  , au plus intime, au plus simple de son âme. Elles sont adressées à Mme de Camilly, noble chrétienne, que nous voudrions mieux connaître, mais que les sentiments qu'elle inspire à l'austère Jean Eudes, nous font deviner tendre et délicate. Soeur d'un avocat normand, converti par notre missionnaire, Anne le Haguais s'était fixée, par son mariage avec Jacques Blouet de Camilly, dans une famille entièrement dévouée au P. Eudes et à ses oeuvres. Une commune vénération pour Marie des Vallées, cette insigne voyante dont nous parlerons bientôt, les

 

(1) C'est peut-être ici encore la faute des premiers eudistes. On n'a conservé qu'un nombre relativement petit des lettres du P. Eudes ; et sans doute aura-t-on négligé de préférence les lettres les plus personnelles,

 

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rapprochait encore davantage l'un de l'autre. Bref, Mme de Camilly devint bientôt l'économe, l'intendante, et comme le bras droit du missionnaire. Il avait en elle une confiance absolue, jusqu'à lui abandonner l'examen des postulantes qui se présentaient pour entrer dans la congrégation de Notre-Dame de Charité (aujourd'hui le Bon-Pasteur). Elle fut la meilleure joie, peut-être l'unique douceur humaine de cette vie tendue, rigide et persécutée. Parfois même, bon gré mal gré, elle le force à sourire. Elle, et sa fille, que le P. Eudes lui-même appelait : Fanfan.

 

Marier Fanfan! — lui écrit-il en mars 1644 — marier le beau bouton de lys ! Oh ! si vous saviez combien cette parole, quoique vous ne la disiez qu'en riant, m'a navré le coeur ! Toutefois, je suis d'avis qu'elle soit mariée, mais à un céleste et divin Epoux... Mais faites en sorte, ma chère fille, que vous la disposiez peu à peu à ce divin mariage ; car cet adorable Epoux la regarde, mais il veut qu'elle le regarde réciproquement.

 

« Regarder », expression toute bérullienne, et que nous avons déjà rencontrée. Les armes des eudistes, dessinées par le Bienheureux portent « un coeur unique, surmonté d'une croix, encadré d'un côté d'une branche de lys et de l'autre d'une branche de rose, et renfermant à l'intérieur « un regard » de Jésus et de Marie », c'est-à-dire « les images de Jésus et de Marie se regardant » (1). Mais

continuons :

 

Il y a deux jours que l'Aigle (Marie des Vallées) m'en parlait..., et me témoignait être en soin sur son sujet, m'exhortant de vous dire que vous la préparassiez peu à peu à être épouse du divin Epoux..., et me disant qu'il (l'Aigle) craignait fort qu'elle ne regardât pas assez ce très aimable Epoux..., et qu'elle ne regardait un peu trop son ennemi, qui est le monde, et que vous y prissiez garde, lui prêchant souvent la haine du monde et de ses vanités et de ses modes, que la très sainte Vierge a en

 

(1) Lebrun. Le Bienheureux Jean Eudes, p. 16; II. de Barenton, op. cit., p. 198

 

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horreur, et contre lesquelles elle est toujours eu colère ; que vous prissiez garde même avec qui et en quelle manière elle fait ses récréations, et que vous les lui fassiez faire quelquefois avec vous. Tout cela est le discours de l'Aigle (1).

 

On le voit, nous sommes loin d'Annecy. Tout l'incident s'imagine sans peine. Marie des Vallées aura rencontré la petite de Camilly, joyeuse d'arborer quelque beau ruban, dans la compagnie d'une coquette de son âge — treize ou quatorze ans! Or il était à peu près admis que la petite irait au couvent. Mme de Camilly sentait bien déjà que Dieu lui demanderait tôt ou tard, qu'elle accepterait le sacrifice dont la perspective la déchirait, la « desentraillait ». comme elle écrivait un jour (2), mais elle aura voulu taquiner le P. Eudes par quelque plaisante équivoque sur le mariage de sa fille. Là-dessus, consternation du bon Père, alarmé déjà par les confidences de Marie des Vallées. Il revient à la charge quelques jours après :

 

Nous faisons.., une neuvaine... Je vous prie, et le beau bouton de lys aussi, de vous y joindre... L'Aigle me disait encore hier que vous tâchiez peu à peu à faire goûter les choses de Dieu à Fanfan... Il faut en prendre un soin extraordinaire, pour faire qu'elle regarde celui qui la regarde.

 

Autre drame, fort menu, mais qui nous permet de les prendre, lui et elle, sur le vif: d'un côté, l'humeur enjouée, la plume à bride abattue ; de l'autre, le sérieux intense, un peu âpre, l'inquiétude d'un esprit porté à la méfiance, et qui rumine sans fin les infiniment petits. Sachons regarder les saints, tels qu'ils sont : hommes comme nous, quand leur grâce, pour un moment, les abandonne à eux-mêmes.

Un des tout premiers eudistes, M. Manchon étant tombé gravement malade, (1656) le P. Eudes avait cru et avait dit que le pauvre homme n'en reviendrait pas. Dieu aidant,

 

(1) Oeuvres complètes, XI, p. 44, 45.

(2) Ib., pp. 47, 48.

 

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M. Manchon l'avait fait mentir, et là-dessus, Mme de Camilly, de plaisanter doucement le « faux prophète ». Celui-ci fronce le sourcil, pèse et repèse ce mot :

 

M. Manchon se porte toujours de mieux en mieux... Il est certain qu'à moins d'un miracle, il était mort; et cela est tellement vrai que les médecins assurent qu'il était impossible qu'il passât le troisième jour de sa maladie, tant elle était violente et mortelle. C'est ce que je vous dis... aux premières nouvelles que j'en eus ; mais j'ajoutais beaucoup de fois qu'à moins d'un miracle, il n'en relèverait pas, et je ne disais pas cela au hasard ni à la volée.

 

Il ne serait pas plus solennel s'il expliquait un point de doctrine.

 

Je vous dis tout ceci maintenant, ma chère Fille, lien pas afin que vous me preniez pour un prophète, car vous vous tromperiez, mais afin que l'on ne me fasse point passer pour un faux prophète, et de rendre ce témoignage à la vérité, dans l'occasion que vous m'en donnez en votre dernière lettre, laquelle, quoique en riant, me qualifie ainsi.

 

Il n'a pas fini de magnifier encore ce néant :

 

Voilà comment la plupart des calomnies se forgent.

 

De lui à elle, cornaient excuser ce gros mot qui va la meurtrir !

 

On retient une partie d'une proposition qui a été dite et on oublie l'autre ; ou bien, on y donne un autre air, un autre sens; ce qui nous apprend à être très réservés à croire les choses que l'on dit au désavantage du prochain (1).

 

L'étonnante lettre ! Imaginez François de Sales ou Vincent de Paul dans le même cas. Le faux prophète les aurait amusés, ravis. Ils n'étaient pas plus saints que le P. Eudes, mais moins exposés que lui aux maladresses du coeur, de l'esprit, ou de la plume.

 

(1) Oeuvres complètes, XI, pp. 67, 68.

 

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M. de Camilly étant mort en 1G61, on pouvait craindre que, très malade elle-même, sa veuve ne tardât pas à le suivre. Excellente occasion pour nous de guetter les réactions spontanées du P. Eudes, sous le coup de ces douloureuses nouvelles.

 

« Celui que vous aimez est malade... Cette infirmité n'est pas à la mort », avait-il écrit en apprenant le danger où se trouvait son vieil ami, quoi qu'il arrive ma très chère fille, ces paroles s'accompliront toujours au regard de notre cher malade... Il est vrai, je vous l'avoue, que quoique cela modère beaucoup ma douleur, il n'empêche pourtant pas que mon coeur ne soit très affligé de savoir notre pauvre et cher frère du coeur, M. de Camilly, en cet état, et vous, ma chère fille, avec tous les vôtres, dans l'angoisse où vous êtes, et clans le péril de tomber malade de ces dangereuses maladies (1).

 

« Le jour même où le P. Eudes écrivait cette lettre, 18 octobre 1661, M. de Camilly expirait. Il en était averti le samedi suivant, 21, en même temps que de la maladie de Mme de Camilly » (2).

 

Je ne m'arrête pas à vous dire, ma très chère fille, combien je suis affligé et angoissé, car cela est indicible ; certainement, je connais bien par l’expérience que vos douleurs et vos angoisses sont mes douleurs et mes angoisses ..

Mon Dieu, ma chère fille, que mon affliction et mon angoisse est grande, de ce que je ne suis point maintenant auprès de vous, pour pleurer avec vous, et vous assister en l'état où vous êtes.

 

Pour une première lettre, peut-être l aimerions-nous mieux de s'en tenir là. Mais bientôt l'ami s'est effacé devant le directeur, et c'est tout un discours, en dix petits chapitres numérotés, sur l'usage des souffrances. Rien de mieux, et j'ai tort d'être un peu gêne pat ces numéros. Lui-même néanmoins semble avoir éprouvé la même

 

(1) Oeuvres complètes, XI, pp 77, 78.

(2) Boulay, op. cit., III, pp. 32o, seq.

 

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impression. Après le dixième, il se ravise : le sermon cesse, la lettre reprend :

 

Ne voulez-vous pas bien toutes ces choses, ma chère fille, et vous unir aussi à ceux qui les font ou feront pour vous? Oui, sans doute, vous le voulez. Dites donc pour cette intention de tout votre coeur : Amen, amen, fiat, fiat.

 

Au reste, il a le droit et le devoir de lui parler comme à une chrétienne qui va mourir. Elle n'est pas femme à se troubler pour si peu. Suivra donc un nouveau discours, d'abord net, sec, méticuleux, froid, comme une ordonnance médicale, puis sublime de tendresse :

 

 

Si vous êtes en péril, voici plusieurs choses que je vous prie de faire pour l'extérieur et pour l'intérieur.

Pour l'extérieur : 1° Regardez si vous ne devez rien à personne, et faites payer tout ce que vous devez maintenant, s'il est possible, sans vous en remettre a d'autres après votre décès. 2° Si vous avez eu quelque différend avec quelques personnes, réconciliez-vous parfaitement, en faisant pour cela tout ce qu'il faut faire ; et même demandez pardon à tous vos domestiques.

 

Il y a un 3 et un 4, mais d'un moindre intérêt pour nous.

 

Pour l'intérieur . 1° Ne vous inquiétez point pour faire une confession générale , il n'en est pas besoin du tout.

 

Ceci encore est significatif et excellent. Je laisse les sept autres paragraphes, pressé d'en venir au beau passage que j'ai annoncé :

 

Au reste, ma très chère Fille, je désire vous faire un don de la meilleure manière qui me sera possible, et voici ce que c'est.

J'ai dit hier et aujourd'hui la sainte messe, pour supplier Notre-Seigneur de vous donner trois choses :

 

Si malade qu'elle soit, comment ne lirait-elle pas avidemment ce qui va suivre ?

 

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La première, de vous donner, en la manière qu'il connaît que cela peut se faire... toutes les grâces et tous les dons qu'il lui a plu et qu'il lui plaira de me faire en toute ma vie, toutes les messes que j'ai dites et que je dirai, toutes les missions que j'ai faites et que je ferai, et généralement tout ce qu'il m'a fait et fera la grâce de penser, de dire, de faire intérieurement et extérieurement, et de souffrir pour son service.

 

La deuxième, toutes les oeuvres, tous les mérites des eudistes passés, présents et futurs.

 

La troisième, de vous donner toutes les âmes qu'il m'a données et qu'il me donnera, par sa grande miséricorde, dans toutes les missions que j'ai faites et que je ferai, et dans les autres occasions. Et de vous donner ces trois choses pour contribuer à l'accomplissement des desseins qu'il a daigné avoir sur vous de toute éternité, et afin qu'il soit autant glorifié en vous pour jamais qu'il désire d'y être glorifié.

 

Il se dépouille donc pour l'en revêtir de tous ses trésors — bonnes oeuvres, saintes pensées, grâces reçues, pécheurs convertis — en un mot de tout son être surnaturel. Car, dit-il, « de l'autre il ne peut rien sortir de bon ». Qu'en ferait-elle du reste, si près de Dieu ? Et tout cela, par une de ces consécrations solennelles, bérulliennes, qu'il affectionne, et dont il nous a laissé, dans ses livres, tant de somptueuses formules.

 

Et afin de faire de mon côté tout ce que je puis faire pour vous mettre en possession de ces trois choses, après avoir adoré l'amour infini par lequel Notre-Seigneur a donné â sa très sainte Mère tout ce qu'il a reçu de son Père,

 

encore un trait bérullien,

 

et lui en avoir rendu grâce, je me suis donné et me donne derechef à ce divin amour de Jésus vers sa très chère Mère qui est sa mère et sa fille tout ensemble, et en union de ce même amour, je vous ai donné et vous donne pour jamais, ma très chère fille, et irrévocablement, les trois choses sus dites.

 

Telles sont les trouvailles des saints, et leur diversité

 

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infinie. Lui aussi, qui d'abord semblait ne nous promettre rien que de connu, il nous étonne, il nous émeut dès que nous commençons à le pénétrer.

Ayant donc tout donné, il peut l'aire maintenant un touchant retour sur lui-même : I, 2, 3, encore. 1. Que si elle a quelque chose à lui recommander, elle le confie à M. Dudy, un Père eudiste ;

 

et même que vous le priiez de l'écrire en votre présence, de peur qu'il n'en oublie rien.

 

2. Qu'elle lui lègue le chapelet de Marie des Vallées, « comme aussi tout ce que vous avez d'elle, jusqu'à son bâton ». Au reste, il ne veut pas la contraindre sur ce

point.

 

Laissez-moi pourtant quelque chose de vos petits meubles de dévotion, selon votre volonté.

 

Enfin, et « sitôt que vous serez au ciel », « la troisième et principale chose que je vous demande.. c'est que..., vous ayez un soin tout particulier », non pas précisément de moi-même, mais de mes deux fondations, les eudistes

et le Bon Pasteur.

 

Pour cet effet, je vous prie, ma chère fille, de trouver bon que je vous constitue et établisse dès maintenant... la procureuse et la solliciteuse de toutes nos affaires spirituelles et temporelles, pour les procurer et solliciter auprès de Dieu, de la bienheureuse Vierge... et de tous les saints. N'acceptez-vous pas cette commission, ma très chère fille (1) ?

 

Si rustique, si rectiligne que nous ayons cru l'entrevoir, en vérité pouvait-il déployer plus d'ingénieuse souplesse à la consoler, à la guérir? Car elle guérit, et longtemps après, nous la retrouvons dans la cellule où le P. Eudes se préparait à mourir (168o). « Laissez-la monter, dira-t-il, c'est ma fille aînée », et, la voyant toute en larmes,

 

(1) Oeuvres complètes, XI, pp. 79-35.

 

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il ajoutera : « Si le bon Dieu me fait miséricorde, et si j'ai quelque pouvoir auprès de lui, je ne vous laisserai pas longtemps ici après moi ». Au bout de trois mois, leur désir à tous deux était exaucé. Et c'est ainsi que, presque sans plot dire, rien qu'en vivant sous nos yeux le culte discret, patient, fidèle qu'elle a voué au P. Eudes, Mme de Camilly nous aide, mieux que personne, à connaître ce prétendu « rude saint ». Avant de dire adieu à cette femme charmante, je veux, je dois «conter la belle histoire de sa fille unique, Fanfan, — « le beau bouton de lys » — et du second de ses fils, Jean-Jacques Blouët de Camilly, qui, après avoir porté quelque temps les armes, doit succéder au P. Eudes, et du vivant même de celui-ci, dans le gouvernement des eudistes. Parler de l'un et de l'autre, c'est encore parler de leur mère. Ils avaient de qui tenir.

Cette vocation que nous avons vu le P. Eudes convoiter si passionnément pour elle — «marier Fanfan ! » — Mlle de Camilly ne l'avait pas acceptée sans de vives répugnances. Sa résolution prise, comme elle se défiait de ses forces, elle s'était enfuie en secret chez les visitandines de Caen, bien assurée d'ailleurs que ni son père ni sa mère ne protesteraient contre le fait accompli. Elle avait choisi le moment où Jean-Jacques, le plus impressionnable et le plus fougueux de ses frères, n'était pas là, occupé à guerroyer, je ne sais où, et ne laissant pas « de prendre quelque part à la corruption du monde ». Il revient enfin, et ne la trouvant plus à la maison, « sa politesse l'abandonne, racontent nos biographes. Il se rend aussitôt au monastère, en la compagnie de son frère; il menace la supérieure et les autres religieuses présentes ; puis, joignant la violence aux reproches, il enfonce une des grilles, et prend un ton si haut, si impérieux qu'on lui cède, et qu'on remet entre ses mains celle qui ne demandait qu'à s'immoler au pied des autels ».

 

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Un peu vif, à la vérité, mais ne vous hâtez pas de le prendre pour un mécréant. Ils avaient donc repris leur vie de famille, comme de si de rien n'eût été, mais plus intime que jamais peut-être. « Jean-Jacques Blouët ne pensait qu'à jouir de la conversation de sa soeur bien-aimée. Dieu lui inspira de partager avec elle une partie des pratiques de piété qu'il avait conservées dans le commerce du monde, et de réciter en sa chambre le petit Office de la Sainte Vierge, ce qu'ils observaient régulièrement tous les jours. L'union des prières amena insensiblement celle des sentiments. Mlle de Camilly, toujours remplie de son premier dessein, en parlait fort librement à son frère, et lui n'osait plus la condamner, bien qu'il ne fût pas encore assez détaché de sa personne pour l'approuver ». Mais, insensiblement touché par la grâce, il finit par consentir « à se séparer de celle qu'il aimait si fort, et Mlle de Camilly, rentra en religion le 20 juin 1652 », non plus à la Visitation, encore épouvantée des prouesses de Jean-Jacques, « mais, cette fois, à Sainte-Trinité (de Caen), sous le nom de Soeur Anne de Jésus. Là, voulant réparer la perte que lui avait causée l'aveugle affection de son frère, elle s'appliqua avec tant d'ardeur à l'exacte observation de sa règle, qu'elle en mourut, le 23 août 1654 ». Un an après, Jean-Jacques se donnait au P. Eudes (1). Le suivre plus loin ne m'est pas permis

 

(1) Boulay, op. cit., III, pp. 87-89.

(2) Du P. Eudes, comme de tous nos autres personnages, nous ne devons ici retenir que l'essentiel, entendant par là ce qui rentre directement dans le sujet particulier qui nous intéresse; à savoir, pour ce qui touche à notre Bienheureux : a) ses relations avec Marie des Vallées b) sa dévotion au Sacré-Coeur. Le reste de son histoire, — mission, fondations, etc., — se trouve aisément dans les excellentes biographies que nous avons indiquées. Comme, du reste, il parait nécessaire que les écrivains religieux dont nous parlons soient pour nous autre chose que des fantômes, nous avons essayé d'évoquer la physionomie du P. Eudes, de la montrer moins simple, moins rude, plus humaine que d'abord nous ne l'aurions cru. Tel est l'objet du paragraphe beaucoup trop sommaire que l'on vient de lire. Pour compléter l'ébauche que nous ont en quelque manière dictée les lettres à Mme de Camilly, il y aurait lieu de « presser », entre autres documents, les lettres de Philippe Cospeau au P. Eudes ou sur le P. Eudes. Correspondance vraiment délicieuse, unique même, et dont le P. Boulay a cité, passim, de larges extraits. Pour nous, si nous nous laissions tenter par Cospeau, nous ne saurions plus le quitter. Qu'il nous suffise de dire que ce François de Sales flamand — le meilleur des panégyristes de Henri IV, les délices de la Cour et de quatre diocèses (Aire ; Toulouse, qu'il eut à régir pendant une vacance ; Nantes, Lisieux) ; que ce pieux, docte et suave prélat — lequel n'avait rien de hérissé — a beaucoup aimé le P. Eudes. — Autre piste, si j'ose dire, mais qui, si nous voulions la suivre, nous imposerait des digressions trop profanes. Le P. Eudes est, comme l'on sait, le propre frère de François Eudes de Mézeray, académicien, historiographe de France. Or, Mézeray nous est bien connu. Il doit y avoir entre les deux frères quelque ressemblance. II est du reste certain qu'ils out vécu en bonne amitié, et que, par suite, le P. Eudes a dû pratiquer, dans ce long commerce, plusieurs vertus qui ne brillaient guère chez l'académicien, patience, douceur et autres. Cf. la très intéressante brochure de Gustave Le Vavasseur : Monument Mézeray. Notice sur les trois frères, Jean Eudes..., François Eudes de Mézeray,... et Charles Eudes d'Houay... Paris, 1855. La bibliographie de Mézeray est partout. Voici néanmoins cieux pièces très intéressantes et qui ont pu échapper aux recherches des bibliographes : Discours prononcé pour l'inauguration du monument de Mézeray à Argentan, par M. Gustave Le Vavasseur, Alençon, 1866 ; Discours pour l'inauguration du monument de Mézeray..., par M. Patin. Patin compare très heureusement Mézeray à Ennius : Adspicite, o cives, senis Enni imagini formam !

 

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III. 1641 est la date critique dans la vie du P. Eudes. Il avait alors quarante ans, et depuis dix-huit ans il appartenait à la congrégation de l'Oratoire, où Bérulle l'avait admis en 1623. Par « une grâce très particulière », cet homme d'action, et merveilleusement doué pour l'éloquence populaire, s'était vu arrêté, sur le seuil de la carrière apostolique, par une « infirmité corporelle » qui l'avait condamné pendant deux ans (1625-1626) à un repos absolu. Halte bienheureuse qui lui permettra de s'assimiler à fond la doctrine de l'école française. Dieu, écrit-il lui-même dans son Mémorial, « me donna ces deux années, pour les employer en la retraite, et pour vaquer à l'oraison, à la lecture des livres de piété, et en d'autres exercices spirituels » (1). Plus ou moins guéri, ou l'avait appliqué au ministère des missions, où il remporta, dès ses débuts, des succès extraordinaires, soit dans sa Normandie natale qui devait être jusqu'à la fin le théâtre principal de son zèle, soit même au delà. En 164o, nommé parle P. de Condren supérieur de l'Oratoire de Caen, il continue à

 

(1) Oeuvres complètes, XII, p. 107.

 

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travailler dans celte région. En 1641, on l'invite à donner la mission de Coutances, et c'est là que l'attendait, écrit le P. Boulay « une des plus grandes grâces dont il ait eu à remercier Dieu, la rencontre de la célèbre soeur Marie des Vallées; rencontre providentielle, dans toute la vérité de l'expression, puisque cette sainte fille était destinée à l'éclairer, et à le soutenir dans la difficile » et féconde carrière où Dieu l'appelait. Mais laissons le P. Eudes nous dire lui-même l'importance de cette date :

 

En cette même année 1641, au mois d’août, Dieu me fit une des plus grandes faveurs que j'aie jamais reçues de son infinie bonté ; car ce fut en ce temps que j'eus le bonheur de commencer à connaître la Soeur Marie des Vallées, par laquelle sa divine Majesté m'a fait un très grand nombre de grâces très signalées (1).

 

« Ce n'est pas assurément d'aujourd'hui, reprend le R. P. Boulay, que Dieu honore les âmes simples de ses communications intimes, et qu'il choisit les instruments les plus humbles et les plus méprisés pour exécuter les plus grands desseins. Tout cela sans doute est sottise pour l'orgueil humain... Il n'en est pas moins vrai que tel est bien le cachet, que Dieu aime à imprimer aux oeuvres de sa sagesse. Il veut que se retrouve en toutes ce que saint Paul a si bien appelé la folie de la croix. Heureuses les âmes qui ne rencontrent pas là une cause de scandale!... (Eh !) pourquoi... s'étonner et s'indigner, comme l'ont fait les jansénistes, et comme d'aucuns pourraient le faire encore, si le P. Eudes a reçu des inspirations du ciel et jusqu'à des révélations, par l'intermédiaire d'une pieuse fille, également privilégiée de Dieu ! N'est-ce pas toujours l'admirable réalisation de la parole de Notre-Seigneur, remerciant son Père d'avoir révélé aux petits ce qu'il a caché aux sages et aux prudents? (2) »

 

(1) Oeuvres complètes, XII, pp. 111, 112.

(2) Boulay, op. cit., I, pp. 338, 339.

 

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Le ton un peu frémissant de ces dernières remarques nous fait pressentir les difficultés particulières du sujet qu'elles annoncent. A la vérité, et après avoir étudié déjà tant d'autres épisodes plus ou moins semblables, nous n'en sommes plus à nous scandaliser de voir un grand spirituel humblement docile aux directions d'une femme. Mais jamais peut-être — et sans en excepter l'histoire même de Mme Guyon et de Fénelon — ce mystique paradoxe n'aura défié, d'une manière plus aiguë, la courte sagesse de cet animalis homo qui ne comprend rien aux choses de Dieu. Marie des Vallées, l' « aigle » du P. Eudes, a passé en effet par des épreuves tellement terribles et troublantes, j'allais dire tellement scabreuses, qu'on s'explique aisément qu'en dehors des jansénistes, adversaires impitoyables du saint missionnaire, nombre de personnes impartiales n'aient vu dans cette prétendue voyante qu'une visionnaire, qu'une pauvre folle et très dangereuse. Je crois même que, si elle vivait de nos jours, la moitié au moins des juges officiels qu'on lui donnerait, éprouveraient à son endroit plus de pitié que d'admiration.

En revanche, elle a pour elle les meilleurs, les plus autorisés de ceux qui l'ont personnellement connue, le P. Coton, le P. Saint-Jure, M. de Renty, M. de Bernières, M. Boudon, et beaucoup d'autres; pour elle encore, l'acharnement, l'étourderie ou la mauvaise foi de ses détracteurs, beaucoup moins soucieux de l'accabler elle-même que d'en finir, par ce moyen, avec le P. Eudes ; pour elle, enfin et surtout, sa vertu plus que transparente, et la pureté de sa doctrine. Aussi nous rallions-nous presque sans hésiter aux dévots de la Sœur Marie. Non pas que chaque détail nous plaise dans son histoire; niais, quand tout sera dit, la voyante de Coutances restera pour nous une vraie sainte, bien que l'on n'ait pas le droit de l'égaler aux grandes mystiques de son temps (1).

 

(1) Presque tous les documents sur la Soeur Marie nous ont été conservés par les adversaires et ne méritent qu'une confiance limitée. Cf. Le mysticisme à la Renaissance  (?) ou Marie des Vallées dite la Sainte de Coutances, par l'abbé J.-L. Adam, 2e édit., Paris, 1894; R. P. Boulay, op. cit., I, II, III, passim.

 

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« Marie des Vallées, je cite le biographe du P. Eudes, naquit en la paroisse de Saint-Sauveur-Lendelin, au diocèse de Coutances, le 25 septembre de l'an 159o. Son père... et sa mère..., simples laboureurs, vivaient dans une profonde ignorance des choses du salut. Ils ne lui donnèrent donc aucune instruction religieuse, et elle n'en reçut pas d'ailleurs.

 

Car, nous dit le R. P. Eudes, ceux qui par leur condition étaient obligés de travailler au salut des âmes de cette paroisse, faisaient profession de les perdre, ou étaient en réputation de la plus haute malice et impiété qui puisse être.

 

Vraisemblablement, il exagère. Nous avons déjà dit qu'il n'avait pas le sens des nuances

 

A raison de quoi l'ignorance des choses du salut et les plus horribles vices y régnaient au dernier point. La virginité était en tel opprobre, et la chasteté si décriée que l'on avait persuadé au simple peuple qu'il y avait des supplices préparés en l'autre monde pour les filles qui ne se mariaient point, et qu'il valait mieux, pour celles qui ne trouvaient pas parti, avoir des enfants de quelque façon que ce fût que de n'en avoir point.

 

« Elle n'avait que douze ans quand la mort de son père la réduisit à une extrême pauvreté... Sa mère se remaria quelque temps après à un boucher, nommé Gilles Capolain, homme brutal, qui se plaisait à la traiter indignement, et à l'assommer de coups de bâton, quand il était las de battre sa femme. Marie souffrit longtemps avec patience ces barbares procédés; elle réussit même, par ses prières et par sa douceur, à convertir ce méchant. Néanmoins, voulant ôter à son beau-père l'occasion de pareils emportements, elle quitta la maison paternelle et chercha une place dans la paroisse de Saint-Pellerin, proche de Carentan.

 

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Pourquoi la canoniser déjà? Au lieu de lui prêter d'héroïques sentiments, que peut-être elle n'a pas eus, pourquoi ne pas diagnostiquer chez elle un peu de cette inquiétude morbide, qui a travaillé, dans leur jeunesse, tant d'autres mystiques, et qui ne présente rien de mystique? Ainsi par exemple, la bonne Annelle dont nous parlerons plus tard (1). A Dieu ne plaise que je lui reproche cette force inconsciente qui la pousse à changer de place ! Prédisposée à certains accidents nerveux, ébranlée d'ailleurs par les privations et les mauvais traitements, déjà peut-être elle nous laisse voir les premiers effets du mal affreux qui couve chez elle.

« Par malheur, la maison où elle entra était un véritable enfer. Le maître et la maîtresse, vraiment « pires que des dénions, menaient, dit le P. Eudes, une vie que je n'ose décrire sur le papier, tant elle est infâme et détestable ». Marie en sortit le plus tôt possible, pour revenir chez son tuteur, dans sa paroisse natale. Mais, là encore, il y avait souvent des dissentiments qu'elle était impuissante à apaiser; aussi alla-t-elle loger chez une femme mariée, qui habitait dans le voisinage. Nouveau déboire : celle-ci entretenait un commerce criminel avec un gentilhomme du lieu. Marie s'en aperçoit et entreprend de la convertir ». Elle v réussit. Elle « avait alors dix-neuf ans. Belle et sage, beaucoup de jeunes gens se disputaient sa main ». Un d'eux, « coutelier de profession, voyant ses avances rejetées, ourdit une cruelle vengeance. I! s'adressa à une sorcière, nommée la Grinelle, brûlée depuis à Coutances pour ses crimes, afin d'en obtenir un maléfice; et, profitant de l'assemblée de la fête de Saint-Marcouf, il le jeta à Marie des Vallées.

« Laissons notre Vénérable (le P. Eudes) narrer le fait :

 

Etant allée... en pélerinage à Saint-Marcouf..., elle y rencontra le jeune homme, lequel passant près d'elle, dans une

 

(1) Dans notre tome V. L'école du P. Lallemant

 

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foule de peuple, la poussa (1); et, au même instant, elle se sentit frappée d'un mal étrange, et s'en retourna malade chez elle. Là où étant arrivée, elle tomba comme pâmée ; et ayant la bouche ouverte d'une maçon affreuse, elle commença à jeter des cris et hurlements d'une façon effroyable... Tous les remèdes humains qui y furent employés pour la soulager, dans ces maux extrêmes qu'elle souffrait, étant sans effet, on commença de douter qu'ils ne procédassent de l'opération du diable.

 

« C'était le 2 mai 16o9, continue le R. P. Boulay, qu'elle avait été prise de ce mal étrange, et ce ne fut que dans la semaine de Pâques 1612 qu'elle fut conduite à son évêque diocésain, M. de Briroy ». Ce sage prélat la fit exorciser et l'on reconnut la réalité de la possession » (2) ; « On en fut encore plus persuadé, ajoute et conclut un autre biographe, par suite de ce qui arriva à... Rouen, où Mer de Joyeuse, qui en était archevêque, la fit exorciser de nouveau, par des personnes choisies, en 1614. Le démon répondait par sa bouche distinctement, en langue vulgaire, aux questions que les exorcistes lui proposaient en hébreu et en grec, comme il fit encore en 1641, dans l'exorcisme que le P. Eudes fit sur elle (3)... Le fait de la possession est donc indéniable. Elle a été reconnue par une multitude de témoins dignes de foi; l'archevêque de Rouen, Mgr de Joyeuse et son coadjuteur, Mgr de Harlay; les évêques de Coutances. (Briroy, Matignon, Auvry)... et un grand nombre d'ecclésiastiques et de religieux » (4).

Nous serions aujourd'hui moins pressés de conclure. La seule preuve de « possession » que l'on nous apporte ne paraît pas convaincante. J'avoue certes qu'il n'est pas

 

(1) Remarquons-le : du sort jeté, Marie ne s'est pas aperçue ; elle a senti seulement qu'on la « poussait ».

(2) Boulay, op. cit., I, pp. 34o-343.

(3) D'après une autre source, comme le reconnaît avec loyauté l'abbé Adam, « le diable ne répondait pas, mais accomplissait sur-le-champ ce qui lui était commandé dans l'exorcisme ». La nuance importe, du reste, assez peu.

(4) Adam, op. cit., pp. 53, 54.

 

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ordinaire qu'une fille des champs obéisse aux ordres qui lui sont donnés dans une langue étrangère. Mais, quoi? même quand cette possession, vraie ou prétendue, cesse de la tourmenter, Marie des Vallées ne continue-t-elle pas à nous étonner par une clairvoyance toute semblable? Elle entend, elle s'approprie à merveille le Ialin de la Vulgate. Dix-huit mois avant sa mort, lisons-nous dans des documents,

 

la Soeur Marie pria M. de Montaigu (eudiste), supérieur des missionnaires de Coutances, de lui lire le livre des lamentations de Jérémie en latin ; ce qu'il fit plusieurs fois. Durant toute cette lecture, elle pleurait amèrement, mais surtout quand on lisait certains passages (qui convenaient mieux à son état présent)... bien qu'on ne les lui expliquât pas en français... Elle fit aussi lire Job..., et pendant tout ce temps ses yeux furent des piscines de Siloë, car elle ne fit que pleurer (1).

 

Ce phénomène n'est pas moins merveilleux que l'autre, et je ne crois pas cependant qu'on doive nécessairement l'attribuer à une révélation proprement dite. Non pas que nous songions le moins du monde à contester la possibilité même des possessions diaboliques. De la part d'un catholique, ce doute serait plus que téméraire. Mais, en face des cas particuliers qui se présentent à la critique, l'Église elle-même nous conseille d'être lents à croire : ne facile credat, dit le Rituel. Quant aux graves autorités qu'invoquent les biographes de notre voyante, il faut bien reconnaître qu'en dehors de saint Vincent de Paul, de Condren et de quelques autres en petit nombre, les exorcistes de ce temps-là ne peuvent nous inspirer une confiance absolue. Ils se sont trop souvent et trop lourdement trompés. La chose, du reste, à peu d'importance. Possession ou névrose, nous ne savons et nous n'avons cure de le savoir : il nous suffit que Marie des Vallées ait été quelquefois vraiment « possédée » de Dieu.

 

(1) Adam, op. cit., p. 3o3.

 

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Pour elle, docile à la décision de ceux qui la dirigent, elle accepte paisiblement, doucement, d'être ainsi livrée aux puissances infernales :

 

Pourquoi suis-je possédée et d'où vient cela ? disait-elle. Je suis bien certaine que je ne me suis pas donnée a l'esprit malin ; je suis bien assurée que mes parents ne m'y ont pas donnée, car je ne leur en ai jamais donné sujet : c'est donc Dieu qui l'a voulu ainsi (ou plutôt permis). Oui, sans doute, il a connu de toute éternité l'état et la condition qui m'était la plus propre pour mon salut... Si ç'avait était meilleur pour moi de me faire religieuse, il m'aurait fait cette grâce, s'il avait prévu que j'eusse mieux fait mon salut, étant une grande reine, il m'aurait mise en cette condition, car il est infiniment bon, et rien ne lui est impossible. Mais puisque je suis avec les diables et en possession selon le corps, et que ni mes parents ni moi n'y avons rien contribué, c'est une marque que c'est Dieu qui a choisi pour moi cet état, comme celui qui m'est plus propre pour mon salut.

 

On voit qu'elle avait la tète bien faite. Au milieu même de ses crises, elle garde, non seulement son calme bon sens, sa foi invincible, mais encore toute la fraîcheur de son imagination, toute la verve de son humour. Rare possédée, qui assiste à sa propre possession comme à une scène ridicule :

 

Est-ce là tout ce que tu peux faire, disait-elle au piteux prestidigitateur qui la secouait? Tu n'as pas grande force. Me voilà, fais tout le pire que tu pourras. N'attends pas que Dieu te commande de me frapper, c'est assez qu'il te le permette Garde-toi bien d'omettre la moindre des peines qu'il te permet de me faire endurer. Car je le prie de tout mon coeur, que toute son ire tombe sur toi, et qu'il redouble tous tes supplices, si tu en as laissé la plus petite partie (des tourments que tu as le pouvoir de m'infliger). Mais prends bien garde à ce que tu feras. Tu es un lion, et je ne suis qu'une misérable fourmi. Quand le lion vaincrait la fourmi, on se moquerait encore de lui de s'être armé pour combattre une si faible et si chétive bête. Mais si la fourmi surmonte le lion, comme elle fera assurément, parce qu'elle est fortifiée de la grâce de Dieu, la confusion

 

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en demeurera éternellement sur le lion. N'es-tu donc pas bien insensé de faire ce que tu fais ? Fi, fi, de la bête à dix cornes (1)!

 

Charmante fourmi, et qui ne ressemble guère aux possédées lamentables d'Aix, de Loudun ou de Louviers. Avec les autres, on ferme les yeux, on se bouche les oreilles, mieux encore, on s'en va, saturé de dégoût; avec celle-ci, on oublie le détail affreux du spectacle, on reste auprès d'elle, en chant de sa limpide raison et de son joyeux courage.

Cependant, soulevée en quelque manière par les épreuves qui achevaient de libérer « la fine pointe » de son âme, elle franchissait rapidement les premières étapes de l'initiation mystique. Elle fut aidée en cela par une formule qu'elle avait trouvée dans un livre du P. Coton, et dont elle entrevoyait confusément la mystérieuse portée. C'était une de ces prières à double sens, également propres aux simples chrétiens et aux mystiques, mais que Dieu n'exauce pleinement que pour ces derniers. Fort belle d'ailleurs et de grand style :

 

Je sais à mes dépens et à mon grand dommage, dit cette prière, combien je suis préjudiciable à moi-même, et combien grande est ma fragilité : d'où j'ai toutes les occasions de craindre qu'à partir d'ici je démente mes voeux, et ne fasse le contraire de ce que je viens de promettre. O Dieu tout-puissant et immuable, ayez pitié de votre frêle ouvrage; étendez votre main forte et votre bras invincible pour secourir l'oeuvre de vos doigts.

 

Qu'on me permette d'interrompre le P. Coton par une observation profane peut-être, mais qui intéresse au plus haut point l'histoire des moeurs. Ces petits livres dévots, si dédaignés par la critique, ont façonné pendant longtemps nos ancêtres, même les plus humbles, non seulement à la vie intérieure, mais encore aux manières et

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 343, 344.

 

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au langage de la société polie. En 161o, c'est le P. Coton, puis bientôt, c'est François de Sales qui donnent la note. Plus tard, un maître des plus exquis, Pellisson, ou rédigera, ou revisera nos livres de prières : Pellisson, autant dire, l'Académie elle-même, poursuivant par là sa mission première, et y gardant le contact avec le peuple. Ce bel accord entre la religion et les bonnes lettres durera jusqu'à la fin de l'Ancien régime. Depuis, nous attendons en vain qu'il se renouvelle. Même progression descendante dans l'histoire des formules liturgiques. La musique des anciennes était un délice. Pour les modernes, mieux vaut n'en rien dire.

 

Ne permettez pas qu'une créature, dont l'acquisition vous a été si pénible, vous soit si facilement et si indignement enlevée. Si ma volonté y est requise, la voilà entre vos mains, je vous la donne et redonne irrévocablement. Et puisqu'il n'y a rien de mieux acquis que ce qui est donné, ô Dieu de mon coeur, commandez que le don qu'il vous a plu me faire de vous-même, autorise celui que je vous fais de moi-même, et que cette donation soit tellement insinuée et insérée et registrée..., que, quand je le voudrais, elle ne puisse être révoquée, car telle est, par votre grâce, la disposition de ma dernière volonté.

 

Telle fut, durant deux ans, la prière de la Soeur Marie : « Enfin, continue le P. Boulay, la divine Bonté daigna l'exaucer. Elle lui apparut d'une manière intellectuelle et sans figure, comme une vérité présente ; et elle lui déclara que, pour arriver à un si haut degré de perfection, il fallait un échange total de sa volonté avec celle de Dieu » (1). Entendez par là, que désormais Dieu substituerait en quelque manière ses propres volontés à celles de la voyante. On imagine du reste aisément le travail intérieur que termine cette dernière expérience, Pendant deux longues années, Marie, obsédée par d'horribles tentations, tâche, comme elle peut, d'immobiliser dans le bien une

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 345-346.

 

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volonté dont elle réalise avec terreur la faiblesse ; d'où la prière constamment répétée, d'où la donation que nous avons dite. D'un autre côté, la puissance de Dieu l'envahit insensiblement, et la dérobe, pour ainsi dire, à elle-même. Mais il faut qu'elle se prête, s'adapte, se joigne à cette grâce imprévue, qui vient combler, et jusqu'à l'excès, le plus intime de ses désirs; il faut qu'elle accepte délibérément les ténèbres, les détresses de l'état passif, mort apparente, que Dieu sans doute a déjà commencée en elle, mais où il ne la maintiendra pas en dépit d'elle-même. D'abord elle donnait sa volonté, mais comme nous la donnons tous, c'est-à-dire, en sachant trop que nous la garderons, et qu'elle nous gênera jusqu'au bout. Pour elle, au contraire, la donation sera, non pas totale, comme elle le croit, mais pleinement effective ; ce qu'elle offrait d'un coeur impuissant, Dieu se prépare à le prendre, et pour de bon, si toutefois elle consent à se laisser faire. C'est l'histoire de tous les contemplatifs, mais ici nous saisissons mieux les mystérieuses convenances qui font de toute véritable prière une sorte d'appel aux grâces mystiques. Dès que notre coeur s'élève vers Dieu — définition de la prière, sublime ou commune — il tend par là même à posséder, mais aussi réellement et profondément que possible, l'objet confus, et néanmoins si proche, qui l'attire. Adveniat regnum tuum : que votre règne nous arrive. Il ne régnera vraiment sur nous, en nous, qu'en nous dépossédant de nous-mêmes : et quand nous répétons : fiat voluntas tua, sans le savoir distinctement, nous désirons « un échange total de notre volonté avec celle de Dieu ».

Jusqu'ici rien que de très simple. Mais voici trop tôt paraître l'étrange brouillard que nous avons annoncé plus haut. Est-ce une de ces adorables nuées sous lesquelles se cachent souvent les opérations divines, et qui doivent entretenir ou réveiller chez les doctes la défiance de leurs propres lumières ; n'est-ce pas plutôt une de ces

 

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terrestres fumées, qui se forment parfois dans les âmes les plus saintes, une de ces illusions si fréquentes, qui font oublier à de bons esprits les principes premiers de la vie spirituelle ? Question délicate et que nous abordons

en tremblant.

Nous avons déjà pu remarquer chez Marie des Vallées un goût très vif pour la déduction. Elle prévoit, elle raisonne, comme un philosophe de métier. Peut-être lui manque-t-il, dans une certaine mesure, l'esprit des enfants. Quoi qu'il en soit, avant de sceller pour toujours cette donation totale, où Dieu semble l'inviter, elle entend savoir, et par le menu, à quoi cet acte l'engage. Quelles seraient donc, se demande-t-elle, les circonstances où l'exécution de ce mystérieux contrat lui coûterait le plus de peine? Du côté des choses créées, rien qui lui tienne au coeur : maladie, pauvreté, humiliations, rien à quoi elle ne se trouve déjà toute prête. Mais quoi ? Si, d'aventure, la divine volonté, qui désormais, à certaines heures du moins, disposera d'elle, s'avisait do lui interdire l'unique joie qu'elle connaisse, la réception de l'Eucharistie? Supposition extrême, inutilement douloureuse, et à laquelle une âme plus simple n'aurait pas songé, mais qui n'était pas tout à fait chimérique. Après tout, la Providence pouvait la reléguer dans une île déserte ; ou la mettre, de quelque autre manière, dans l'impossibilité de communier. En tout cas, Marie aurait dû comprendre, ou plutôt son directeur aurait dû lui dire, qu'on ne s'appesantit pas sans péril sur des réflexions de ce genre. Par malheur, elle s'imagine que c'est Dieu lui-même qui a choisi pour elle cette dure épreuve.

 

Vous demandez à Dieu, lui disent ses voix, qu'il vous ôte votre liberté..., et avec cela, vous désirez communier souvent; mais, si on vous ôte votre volonté, et qu'on mette celle de Dieu il la place, vous ne ferez plus ce que vous voudrez, voire même, je pourrais bien vous ôter tout à fait la sainte communion. C'est pourquoi, pensez bien à ce que vous demandez. Le chemin

 

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royal, par où tous les saints ont passé, est la sainte communion ; et celui dans lequel vous désirez entrer est très difficile et très pénible. Regardez donc ce que vous avez à faire.

 

Ce qu'elle doit faire, mais c'est avant tout d'examiner d'où viennent ces propos étranges. Sainte Thérèse aurait commencé par là. Le moyen, en effet, d'admettre sans étonnement, sans résistance que Dieu propose à qui que ce soit de désobéir au précepte formel de l'Église :

 

Ton créateur tu recevras

Au moins à Pâques humblement.

 

Car telle sera bien, nous le verrons trop, la conclusion de ce drame déconcertant. Marie néanmoins ni ne s'étonne, ni ne résiste. Non pas qu'elle cesse de raisonner. Jamais au contraire elle n'aura donné plus libre cours à la subtile activité de son esprit, mais assurée qu'elle vient d'entendre des paroles toutes divines, elle tourne son effort à tirer les conséquences qui découlent de cette certitude, et à se démontrer par de vaillants enthymèmes la sagesse du parti que fatalement elle va prendre. Qu'on me pardonne de m'attarder ainsi à ce début troublant, que les apologistes de la voyante ne semblent pas avoir assez discuté. Principiis obsta. Si Marie des Vallées s'est trompée — et pourquoi pas ? — ce fut à la minute précise, où elle accepta sans assez de discernement les prémisses que je viens de dire. La première question est donc de savoir si, oui ou non, elle a le droit de regarder comme divine l'invitation qui lui est faite, et qu'à son insu, elle se fait peut-être à elle-même. Seconde question non moins grave : l'obscure parole qu'elle croit avoir entendue, Marie l'a-t-elle bien comprise? Ne l'a-t-elle pas interprétée avec une rigueur trop littérale? En proie aux crises morbides que nous savons, et, d'un autre côté, aux atteintes de la grâce mystique, ne risque-t-elle pas de

 

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confondre les deux forces qui l'assiègent, d'attribuer à la seconde tels effets que la première suffirait à expliquer? Cette volonté qu'elle sent qui lui échappe, est-ce bien Dieu, et Dieu seul qui la lui enlève à ce point? « État passif, » nous disent ses avocats et je le dis avec eux. Mais n'y a-t-il vraiment que cela ? L'état passif entraîne-t-il d'ordinaire cette dépossession absolue et définitive, cet échange « total », dont parle Marie des Vals lées, et qui, bon gré, mal gré, ressemble d'assez près à la passiveté, à l'impeccabilité des faux mystiques ? Sommes, nous enfin téméraires d'entrevoir, dans la théologie informulée de cette femme, une tendance confuse, soit à l'illuminisme soit au quiétisme (1)? Mais revenons à notre récit.

Placée, comme nous l'avons vu, entre deux choix également redoutables, — conserver sa propre volonté et avec elle la possibilité de pécher; perdre cette même volonté, mais au risque de perdre en même temps la grâce de la communion sacramentelle, — Marie

 

commença à raisonner ainsi : La sainte volonté est Dieu ; la sainte communion est Dieu. Quand je communierais tous les jours, je puis encore pécher; si ma propre volonté est anéantie, et que celle de Dieu soit mise en la place, je ne l'offenserai plus... C'est pourquoi je renonce de tout mon coeur à ma propre volonté.

 

Ses voix reprennent :

 

Considérez bien ce que vous avez à faire. C'est un contrat qui va se passer. Auparavant, vous êtes libre ; mais après, vous ne pourrez ni penser, ni dire, ni faire, ni vouloir que ce qu'il me plaira. Si je veux, je vous ôterai la sainte communion, et je vous ferai marcher par un chemin épouvantable.

 

(1) Il va sans dire que, tout en approuvant avec une confiance que nous voudrions moins entière les paroles de la Soeur Marie, le P. Eudes repousse énergiquement l'interprétation hétérodoxe que l'on peut donner de ces paroles. Lui, du moins, « n'a parlé que d'un échange moral qui suppose la volonté naturelle en son entier... Il ne dit pas... qu'elle n'a eu aucune liberté, ni en son intérieur ni en son extérieur » (Adam, op. cit., p. 173).

 

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C'est toujours la même curiosité inutile et dangereuse, toujours la même hantise, mais de plus en plus tenace; la même idée fixe, mais qui presque fatalement deviendra une idée force, comme disent les psychologues. Pas ne sera besoin, nous semble-t-il, de faire intervenir une action surnaturelle pour expliquer l'impuissance toute morbide, où, sans le vouloir, cette pauvre femme déjà s'enchaîne elle-même, si l'on peut ainsi parler (1).

 

Comme elle persévérait dans sa première résolution de renoncer entièrement à sa propre volonté, dans le but d'éviter foute sorte de péché, la divine volonté.., s'empara tellement de la sienne que, pendant près de quarante ans, elle ne se porta à rien, et ne fit rien que par l'impulsion de cette volonté supérieure (2). Il en fut de même de la sainte communion, dont elle fut privée pendant de (très) longues années. Elle faisait tout ce que son évêque et ses directeurs lui prescrivaient pour se mettre en état de jouir de cette grâce, mais les démons l'en empêchaient, ainsi qu'ils furent forcés de l'avouer dans les exorcismes, au cours desquels ils confessèrent qu'ils ne pouvaient obéir, et qu'il y avait ordre exprès de Dieu, et qu'ils n'en savaient pas les motifs (3).

 

(1) Il y a ici un problème psychologique dont j'abandonne la solution une experts. Nous sommes en présence de deux phénomènes ; 1° les paroles entendues : « Si je veux, je vous ôterai la communion » et le reste ; 2° l'impuissance physique de communier. Quelle est la relation entre les deux ? Pour moi, je croirais plus volontiers que c'est le second qui amène et explique le premier. Marie n'aurait pas imaginé d'elle-même l'invitation invraisemblable qu'elle a cru recevoir, si déjà elle n'avait éprouvé en quelque manière cette impuissance à communier, que seule une assurance céleste pouvait lui rendre acceptable. En se rendant à la sainte table, elle aura éprouvé une certaine résistance, que peu à peu elle aura senti s'aggraver. Avec l'esprit raisonneur et subtil que tous lui connaissons, peu éclairée du reste sur la névrose qui la travaillait, elle aura insensiblement imaginé tout le système qu'elle expose avec tant de lucidité et de force.

(2) Quoi qu'en dise ici l'abbé Adam, ce n'est pas là du tout « ce que le s mystiques appelleraient l'état passif ». D'une passivité constante, et qui durerait quarante ans, l'Eglise ne veut pas entendre parler. Mais autre chose est de ne rien, ou de ne presque rien faire que « par l'impulsion » de la grâce. A force de docilité, mais aussi à force d'énergie, nombre de saints arrivent à ne commettre qu'une minimum insignifiant de fautes vénielles. Ils ne savent plus que dire à leurs confesseurs. Marie des Vallées en était là, mais cela ne prouve aucunement qu'elle ait perdu — au sens propre du mot — son libre arbitre.

(3) Adam, op. cit., pp. 69-73.

 

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Ainsi le biographe de Marie des Vallées, résumant du reste les propres écrits du P. Eudes. Mais vraiment ils nous en demandent trop. Quoique ses desseins nous demeurent insondables, nous nous faisons une plus haute idée de notre Dieu. Nous avons de la peine à le voir si désireux, si pressé d'enlever à une chrétienne le moyen de remplir le devoir pascal ; plus de peine encore à comprendre que, pour obtenir ce pauvre trophée d'une trop facile victoire, il ait recours aux offices du démon. N'oublions pas, du reste, que cette construction déplaisante n'a pas d'autre fondement que l'affirmation d'une femme, très sainte à la vérité, mais très probablement malade, et, dans tous les cas, faillible comme tout le monde. Aussi bien ses apologistes eux-mêmes commencent-ils à sentir la difficulté de leur position. « Cette privation de la communion sacramentelle, avoue l'un d'entre eux, parait vraiment étrange. Elle ne semble cependant pas incompatible avec les enseignements de la théologie catholique ». Et là-dessus, vingt subtilités, qui ne rassurent, me semble-t-il, ni le sens chrétien, ni le sens commun. On devine aisément du reste la touchante préoccupation qui les retient. Ils ont peur de livrer à ses ennemis la sainte qu'ils vénèrent, et que nous vénérons avec eux. Leur principal, leur unique souci est de montrer que notre voyante a pu, sans la moindre faute, négliger, pendant si longtemps, un précepte de l'Eglise. Mais quoi de plus évident! De ce chef, Marie des Vallées ne paraît pas moins innocente que Robinson, dans son île, où force lui était bien de manquer la messe. A l'impossible nul n'est tenu. Cette malade se met-elle en posture de recevoir la communion, aussitôt ses membres se raidissent, ses dents se resserrent, ses lèvres se ferment (2). Simple crise de nerfs, ou possession,

 

(1) Adam, op. cit., pp. 177, 178.

(2) C'est ainsi que nous devons, je crois, et même dans le cas où il y aurait là possession véritable, nous représenter l'impossibilité dont il s'agit, et sur laquelle on ne nous donne pas le moindre détail. Aujourd'hui encore, le cas est assez fréquent. Un insigne spirituel de mes amis résout la difficulté par des exorcismes, et m'assure que les démons obéissent quand on les somme de desserrer leur étreinte, ou, en d'autres termes de laisser la patiente ouvrir la bouche. Ce même spirituel me dit que, lui non plus, il ne comprend pas l'étrange attitude, la résignation inerte des directeurs de Marie des Vallées. J'ai rencontré un cas presque tout semblable, mais plus simple, Toutes les fois qu'elle se levait pour aller à la sainte table, une pieuse personne, atteinte d'une soudaine paralysie, ne pouvait plus avancer. Quoi de plus facile ! elle n'avait, me semble-t-il, qu'à rester assise à sa place, où le prêtre lui aurait porté la communion. La phobie ou le sortilège n'eussent pas résisté longtemps.

 

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ou l'un et l'autre, encore une fois, il importe peu: l'impossibilité reste la même, une impossibilité physique, absolue. Non seulement elle ne commet aucune faute, mais encore elle gagne des mérites, puisqu'elle accepte sans murmure une telle épreuve. Il n'y a pas lieu non plus de lui reprocher l'autosuggestion initiale que nous avons décrite plus haut, et qui, selon nous, a contribué à exaspérer sa névrose. La bonne foi de Marie des Vallées n'est pas douteuse, sa docilité non plus. Vraie fille de l'Eglise, ses directeurs n'auraient eu que peu de mots à lui dire pour la tirer de son illusion, et même, pour lui rendre sa liberté (1).

La suite le montre, en effet : pour mettre fin à cet inutile scandale, il aurait suffi de combattre énergiquement l'illusion première d'où était venu tout le mal. Dès que Marie cessera de croire que Dieu ne veut pas qu'elle communie, le charme se rompra de lui-même.

 

 

 

(1) Les premiers apologistes de la Soeur Marie ont bien entrevu que c'était, non pas le procès de la Soeur Marie, mais celui de ses directeurs qu i1 fallait faire. Ainsi l'un d'eux : Nos adversaires trouvent a mauvais qu'on ait dit à la Soeur Marie, intérieurement, qu'une des choses qui a été le plus agréable à Dieu durant sa vie a été la privation de la communion ; car il ne s'agit pas de savoir si cela venait de Dieu ou non : cela regardait les Supérieurs ». Et là-dessus il ne dira rien de plus. Mais justement, les adversaires avaient surtout pour but de harceler les supérieurs de Marie, et, entre tous, le P. Eudes. L'abbé Adam conclut tout de noème, lui qui néanmoins, écrivant, ex professo, l'histoire de Marie des Vallées, aurait dû, semble-t-il, nous éclairer sur le chapitre le plus ténébreux de cette histoire. Marie, nous dit-il, fit toujours preuve d'une entière obéissance à l'égard de ses directeurs. « C'est ce qui explique (?) comment tant de personnages éminents en dignité, en science et en sainteté purent penser que cette conduite extraordinaire était l'oeuvre de Dieu. Eurent-ils tort? Eurent-ils raison ? Cela regarde les supérieurs ». Op. cit., pp. 177, 178. Nous voilà bien avancés!

 

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Malheureusement, ils ont laissé couler de longues années avant de se décider à ce traitement sauveur. Le prestige de la mystique était si grand, sa vertu si manifeste qu'on ne voulait pas admettre chez elle l'ombre d'une erreur quelconque. Aussi bien la préoccupation dont ils font preuve ne doit-elle pas trop nous surprendre. En ces matières délicates, le XVII° siècle professait encore le système du tout ou rien. Convaincue d'illusion sur un seul point, Marie, pensaient-ils, ne serait plus qu'une visionnaire. Quoi qu'il en soit, ils s'avisèrent enfin de suivre une autre méthode, et ils intimèrent à la malade « l'ordre de renoncer à l'échange de sa volonté » (1), lui donnant à entendre par là, au moins d'une manière implicite, que, jusqu'alors, elle n'avait pas bien discerné peut-être les différents esprits qui la travaillaient. Et l'humble voyante, aussitôt persuadée que recevoir ou non la communion ne dépendait plus que d'elle-même, put communier avec autant de facilité qu'avant ses crises. N'aurait-il pas mieux valu commencer par là?

IV. Nous n'aurions pas voulu nous attarder à cet épisode pénible, et qui, pris en lui-même, serait de peu d'importance, mais l'occasion nous a paru bonne de montrer sur un exemple typique et longtemps fameux, que les mystiques les plus vrais peuvent accueillir parfois avec trop d'empressement des inspirations douteuses, Dieu le permettant ainsi afin de les tenir jusqu'au bout dans une humble obéissance aux décisions de leurs directeurs. C'est par cette vertu qu'ils se distinguent essentiellement des illuminés, et non pas du tout, comme on semble souvent le croire, par la sublimité, ni même par la justesse de leur esprit. Les faux mystiques n'enseignent pas nécessairement des extravagances, mais quelle que soit la doctrine qu'ils professent, ils montrent assez, par leurs prétentions orgueilleuses, que la mission qu'ils se donnent

 

(1) Adam., op.cit. p.178

 

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ne vient pas du ciel. Qu'ils aient bien ou mal commencé, ils finissent du reste assez communément et assez vite par l'absurde — soit par exemple Jeanne des Anges, ou Antoinette Bourignon, qui nous occuperont plus tard — justifiant ainsi la défiance instinctive qu'ils avaient inspirée d'abord à l'Eglise. Il en va tout autrement pour les véritables mystiques, pour notre Marie entre autres; les illusions qui ont pu les séduire, tombent peu à peu d'elles-mêmes, imperceptible semence d'amour-propre qui s'étiole faute d'aliment. Leur obéissance et leur humilité les sauvent. Ne voyons-nous pas Marie des Vallées, écoutée comme un oracle par tant d'insignes personnages, Marie, « l'aigle » du P. Eudes, abandonner enfin sur un signe de ses directeurs, la plus ancienne et la plus chère peut-être, mais non pas la plus orthodoxe, de ses convictions?

Pour le génie, elle nous étonne souvent par un rare mélange de bon sens et de poésie, de naïveté et de profondeur. Non pas que tout chez elle nous semble admirable. Il s'en faut de beaucoup, mais enfin, à lire les trop courts fragments qui nous restent de ses confidences et que le P. Eudes a écrits sous sa dictée, on s'explique sans trop de peine le prestige extraordinaire de cette « fille des champs ». Le P. Lezeau, recteur des jésuites d'Alençon, l'ayant un jour « entendue discourir sur la nécessité de l'étude et le moyen d'y acquérir la divine Sapience, il n'en parlait, plusieurs années après, qu'avec ravissement, avouant « qu'elle disait cela d'une si merveilleuse façon, et avec tant de grâce, et avec des gestes de la main si agréables, que l'impression lui en était demeurée fortement dans l'esprit » (1). Qu'on remarque ces « gestes de la main », qu'on remarque aussi, dans ce qui va suivre, certain mots, certains rythmes qui très certainement, ne sont pas du P. Eudes. Chez elle, rien jamais de banal, ni la pensée, ni l'image, ni l'expression même.

 

(1) Boulay, III, p. 13o.

 

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Je suis bien occupée dans une grande affaire, disait-elle un jour ; qu'on ne m'en divertisse point ; mais, au contraire, que tous s'efforcent de coopérer et de contribuer à ce grand ouvrage, où il s'agit de sauver toutes les âmes qui sont au monde ! Arrière tant de petites choses dont on parle, et qui ne sont rien. Je cherche nies frères qui sont perdus. Les désirs cherchent, les larmes frappent, et la nécessité réclame...

C'est la nécessité de tant de millions d'âmes qui se perdent. Mais hélas ! nous n'avons rien de nous-mêmes, nous n'avons ni désirs pour chercher, ni larmes pour frapper, et nous n'avons pas même la connaissance de notre nécessité...

Je cherche le repos, mais je ne le trouverai que lorsque toutes auront été sauvées, Que ferons-nous pour cela ? Il faudrait satisfaire pour elles ? Avons-nous de quoi payer ? Oui, et par delà, car nous avons la Passion du Sauveur, trésor si riche et si abondant, qu'après y avoir pris le suffisant pour payer les dettes de tout le genre humain, il sera encore intact. En outre, il nous faut une personne pour présenter notre requête à l'auguste Trinité... Qui sera-ce?. Ce sera la très précieuse Vierge Marie... Voici notre reine Esther, qui se doit présenter au grand Assuérus, pour lui demander la vie et le salut de son peuple. Il faut pour cela que Mardochée, qui est la nature humaine, l'en supplie par la bouche de tous les saints du ciel et de la terre. Elle est si bonne qu'elle ne saurait les repousser. Oui, c'est elle qui présentera notre requête, je veux dire, la Passion de son fils.

Oh ! qu'il fera beau voir cette divine Esther se présenter au grand roi du ciel, accompagnée de tous les saints, prosternés sur leur face, avec un merveilleux respect et un très profond silence ! Car il n'y aura qu'elle à parler, les saints ne diront mot, et elle sera exaucée infailliblement, parce que Dieu ne lui peut rien refuser. C'est alors qu'elle sera dans ses grandes délices en obtenant le salut de son peuple. Voilà la vraie Esther, belle, noble et riche. Sa beauté, c'est la grâce dont elle est ornée ; sa noblesse, la justice originelle en laquelle elle a été conçue ; ses richesses, tous les mérites de la Passion de son fils et de la sienne. Les deux filles qui la soutiennent à droite et à gauche, sont son humilité très profonde, et la crainte qu'elle a de déplaire à Dieu. Que pourrai-je donc faire de moi-même, moi qui ne suis que néant, le néant des néants ? Eh bien ! malgré cela, si le Seigneur le permet, je ferai voeu de rester en ce monde, y endurant tous les supplices pour la conversion de

 

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toutes les âmes, jusqu'à ce que la dernière en soit sortie pour aller au ciel. Alors seulement j'irai chantant après elle :

 

Soit béni éternellement

Le nom de sa gloire accomplie !

La terre universellement

Soit de ses louanges remplie !

Disons, bénissons son secours,

Ainsi soit, ainsi soit toujours  (1).

 

Théologienne, philosophe, poète, l'étonnante variété de ses dons éclate surtout dans les vastes compositions symboliques où se complaisait l'extrême activité de son esprit. Le décor printanier, la grâce fleurie de ces idylles rappelle d'assez près les charmantes imaginations de sainte Gertrude, mais il y a, semble-t-il, chez notre paysanne normande, sinon plus de profondeur, du moins une théologie plus subtile. Voici, du reste, un de ses thèmes préférés. C'est, comme toujours, ou le P. Eudes, ou un autre secrétaire qui tient la plume, et qui résume, tant bien que mal, les confidences de la voyante.

 

Le paradis terrestre qui est le Saint-Sacrement de l'autel.

 

... La porte est de fin or pour montrer... que ceux qui sont dans le Saint Sacrement sont déifiés, car on reçoit Notre-Seigneur en soi par la communion, mais on est reçu en Lui par la déification, et c'est ce qui est signifié par ce jardin, dans lequel entrent ceux qui sont déifiés. Aussi y a-t-il écrit sur la porte : Il n'entre ici que des rois, c'est-à-dire des personnes revêtues de la royauté et des divines qualités de Jésus, par une parfaite transformation et véritable déification. Près la table du jardin, il y a une table ronde de jaspe, qui représente le Coeur de Notre-Seigneur. Les anges mirent dessus un doublier, qui représente le Coeur de Notre Dame. Sur le doublier, ils mirent un beau pain blanc, qui représente la divinité de Notre-Seigneur. Autour du pain, ils mirent trois coupes d'or, qui représentent les trois puissances de son âme. Autour des trois coupes, cinq vases de cristal qui représentent les cinq

 

(1) Boulay, op. cit.,, III, pp. 131, 132.

 

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sens intérieurs. Autour des cinq vases, cinq autres de cristal, pleins de vin vermeil, qui représentent les cinq sens extérieurs. Aux deux côtés, deux vases de terre blanche, pleins de vin blanc, l'un desquels bouillonnait, qui représente l'irascible, et 1 autre le concupiscible.

Les divins attributs s'assirent à cette table. La divine justice dit, parlant à Notre-Seigneur de la Soeur Marie : Faites approcher cette enfant, et qu'on lui donne son repas. Mais l'Amour divin, dit-elle, jeûne aujourd'hui Et la Volonté divine dit à Notre-Dame , Allez la mener au jardin : on lui donnera demain son repas. Elle la mena à l'entour du jardin, dont lai clôture est de rosiers tous chargés de roses rouges et blanches. Le fond du jardin est tout semé de, fleurs odoriférantes. Dans ce jardin, il y a sept ceintures d'arbres : la première est d'un arbre fort haut et droit, les fruits duquel sont gros comme des pains d'un sou, et comme de couleur pourpre, dont le fruit est si délicieux que ceux qui en mangent meurent à tout autre goût du ciel et de la terre Dans ce fruit, il y a trois pépins qui se mangent insensiblement avec les fruits, et étant mangés, ils germent dans le coeur, y prennent racine et y fructifient. Ces trois pépins sont la force divine, la grâce divine, la patience divine. Manger ce fruit, c'est désirer ardemment les souffrances. Notre-Dame nomme cet arbre l'arbre de vie. Les quatre ceintures suivantes sont de pommiers dont les pommes sont douces et amères, pâles d'un côté et rouges de l'autre, qui signifient : mourir à soi pour vivre à Dieu. La cinquième ceinture est de palmes, qui représentent la victoire. Aux pieds de ces palmes, il y a des vignes chargées de raisins, dont on ne fait point de vin, mais qui contiennent toutes les délices du Paradis, et dont un seul grain est capable de ressusciter les morts. Les raisins représentent les communions.

La septième ceinture est de sept cèdres, lesquels représentent la divine Volonté. Au milieu du jardin, il y a une belle fontaine dont l'eau représente la Sapience divine, et de cette fontaine partent sept ruisseaux, qui sont les sept dons du Saint Esprit, et chaque ruisseau va donner à chaque cèdre, et arrose tout le jardin. A l'entour de la fontaine et des deux parts des ruisseaux, il y a des lis blancs qui représentent la pureté. Cela n'est point expliqué, mais il est aisé à conjecturer que ce n'est autre chose que l'état de la Soeur Marie qui est écrit en tout ce jardin (1).

 

(1) Boulay, op, cit., III, Appendice, pp. 16-17. Cf. ibid., pp. 17-20, un astre Jardin du Saint-Sacrement, composition plus curieuse que la première, et plus animée, mais que je ne peux reproduire ici.

 

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Ce qui me frappe le plus dans cette composition d'ailleurs si curieuse, c'est de voir que Marie elle-même n'y tienne relativement que fort peu de place. Bien que toujours présente, elle ne remplit pas la scène. Son intérêt propre l'occupe beaucoup moins que les beaux objets qui s'offrent à sa contemplation. D'où le plaisir qu'elle nous donne, quand la suite du récit l'oblige à se mettre elle-même plus en évidence : « Faites approcher cette enfant» (1).

Se diriger, se retrouver, avec une telle aisance parmi tant de symboles; évoquer d'un seul regard et ces multiples images et les spéculations diverses qui s'y rattachent par des liens plus ou moins subtils ; mener ainsi de front, pour ainsi dire, l'activité minutieuse d'un primitif, et celle d'un théologien aux vues encyclopédiques, n'est certainement pas à la portée du commun. Ajoutez à cela les vertus actives, sagesse, décision, autorité persuasive, connaissance des hommes, courage, persévérance, et, pour peu que vous connaissiez d'ailleurs l'histoire des autres mystiques, vous ne serez pas trop étonnés de voir le P. Jean Eudes vouer à cette femme une vénération profonde, écouter, provoquer ses conseils avec une avidité insatiable, enfin se laisser guider par elle, comme un enfant s'abandonne à la conduite de sa mère (2). « Durant près de quinze ans, écrit le R. P. Boulay, Marie des Vallées lui sera une précieuse

 

(1) Dans une autre pièce du même genre, on remarquera ce curieux dédoublement : « Elle demande à Notre-Seigneur qui était ce personnage qui passait. — Il répondit : « C'est votre esprit ». Cf. Boulay, op. cit., III, Appendice, p. 19.

(2) Voici en deux mots le curriculum vitae de Marie des Vallées depuis ses premières crises. De 1609 à 1614, elle est en proie à des persécutions effroyables, qu'elle attribue aux sortilèges incessants des sorciers déchaînés contre elle; de 1614 à 1616, elle se prépare à devenir la rançon de ses frères, de « tous les pécheurs» ; de 1616 à 1618, elle endure, en esprit, les supplices de l'enfer. Après quoi, trois ans d'un répit relatif lui sont accordés. Puis vient le « mal de douze ans » (1621-1633), c'est-à-dire, une intime participation,non plus aux tourments des damnés, mais à ceux de N.-S. fait péché et malédiction pour nous. A la fin de celte période, ses épreuves paraissent diminuer d'intensité. Elle avait alors quarante-trois ans. Néanmoins on la considère toujours comme possédée, et elle continue à ne pouvoir pas communier. En 1641, commence son intime liaison avec le P. Eudes. Elle collabore très activement aux oeuvres du Bienheureux. En 1649, le charme qui depuis au moins trente-quatre ans l'empêchait de communier est enfin rompu. Cesse de même en 1655 ce qu'on appelle sa « possession ». Celle-ci attrait donc duré quarante ans, ce qui paraît, non pas impossible, mais bien remarquable. Immédiatement après cette guérison totale, Marie porta, pendant quelque temps, « tous les traits de l'enfance «. Nous observerons plus tard un phénomène identique dans la vie du P. Surin. Enfin, elle meurt en 1656. Cf. Adam, op. cit.; Boulay, op. cit., notamment I, pp. 34o-357 ; III, pp. 115-127.

 

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auxiliaire, un puissant appui, parfois une divine conseillère et une sublime inspiratrice (1). » Au lieu de « parfois », c'est « incessamment » qu'il fallait dire, le P. Eudes ayant toujours été persuadé que Dieu lui-même lui parlait par la bouche de la Soeur Marie.

Non pas toutefois qu'elle ait modifié la doctrine spirituelle de sou disciple — doctrine toute bérullienne, nous l'avons remarqué plus haut, et que le P. Eudes avait déjà magistralement exposée dans son Royaume de Jésus, publié en 1632. Elle l'aura aidé sans doute à pénétrer plus profondément les principes de l'école française, elle les aura canonisés, pour ainsi dire, aux yeux du P. Eudes, en les professant elle-même et en les vivant devant lui, mais elle ne lui a rien appris d'essentiel, de vraiment nouveau (2). Pour mieux dire, elle ne lui aura rien appris que lui-même. Il ne semble pas non plus qu'elle ait eu la première idée des grandes oeuvres auxquelles le P. Eudes se consacrera désormais : fondation d'un ordre religieux destiné à la formation du jeune clergé dans les séminaires ; fondation d'une congrégation de religieuses qui aurait pour but le relèvement des femmes pénitentes. Bien avant d'avoir rencontré la Soeur Marie, il songeait confusément à ce double dessein.

 

(1) Boulay, op. cit., I, p. 351.

(2) Tel est bien, je crois, l'opinion du R. P. Boulay. Cf. notamment, op. cit., III, pp. 127, seq., mais le R. P. ne me semble pas assez reconnaître ce que Marie des Vallées elle-même doit aux entretiens — est sans doute aussi — aux ouvrages da P. Eudes. D'une manière ou d'une autre, le disciple de Bérulle, devenu disciple de Marie des Vallées, n'a pas pu ne pas communiquer à celle-ci les enseignements de son premier maître, enseignements qui du reste s'accordaient fort bien à la grâce de notre voyante. Cf. une remarque très importante du R. P. Lebrun. Oeuvres complètes du V. J. Eudes, VI, p. VII.

 

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Mais, ici encore, sa voyante l'aura révélé lui-même à lui-même, soit en précisant les vagues aspirations qui le poursuivaient, soit en l'assurant, et au nom de Dieu, qu'il devait se mettre à l'oeuvre, sans plus de retard. Il en va de même pour l'établissement du culte des Sacrés-Coeurs. Comme l'ont remarqué ses biographes, jusqu'au mois d'août 1641 (première rencontre avec Marie des Vallées), aucune des trois missions où la Providence l'appelait « ne paraît avoir pris corps dans la pensée (du P. Eudes). Tout est vague, indécis ; il y a des tendances ; aucun projet net, précis, déterminé ne paraît encore. Il sent des impulsions, mais ni le but ni le chemin ne lui sont clairement montrés... Or, viennent ses entretiens avec Marie des Vallées..., et sa vie prend une direction nouvelle ; elle s'oriente, avec une précision et une netteté de plus en plus grande, vers un triple but, dont il avait été à peine fait mention jusque-là. « En cette même année 1641, écrit-il dans son Mémorial, Dieu me fit la grâce de former le dessein de l'établissement de notre congrégation (eudistes), dans l'Octave de la Nativité de la sainte Vierge ». Or (nous savons que) dans la même octave de la Nativité 1641..., il pria la Soeur Marie de recommander cette affaire à Dieu, et qu'il en reçut cette réponse de Notre Seigneur : « Que l'établissement projeté lui était très agréable : que c'était lui-même qui le lui avait inspiré... » Quant à l'ordre de Notre-Dame de Charité, dont le V. P. Eudes avait entrevu le but et la nécessité depuis longtemps, ce fut seulement deux mois après avoir connu Marie des Vallées qu'il prit les moyens convenables pour en venir à l'exécution... Enfin, en cette même année 1641, il compose un office à neuf leçons en l'honneur du Sacré-Coeur de Marie

qui n'a qu'un même coeur avec son fils bien-aimé », et il commence ainsi à faire connaître les Sacrés Coeurs »

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 351, 352. Un des mérites du savant biographe est d'avoir nettement, et sans respect humain, mis en pleine lumière le rôle capital que Marie des Yallécs a joué dans la vie du P. Eudes.

 

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Dans tout cela, comme on le voit, Marie a été, si l'on peut dire, la volonté, la conscience, la décision du P. Eudes, beaucoup plus que sa lumière. In verbo tuo laxabo rete. « Puisque vous m'assurez que Dieu le veut, sur votre parole, je lancerai les filets. »

C'est elle enfin qui l'aura, ou invité d'elle-même, ou plutôt fortement encouragé à la grave démarche, qui de plus en plus sans doute paraissait inévitable au P. Eudes, mais qu'un homme tel que lui ne pouvait accomplir d'un coeur léger ; c'est elle qui lui aura dit, sans hésiter et toujours de la part du ciel, qu'ayant désormais besoin de toute sa liberté pour mener à bien des entreprises d'une telle ampleur, il pouvait, il devait quitter l'Oratoire (1643). Eut-il raison d'obéir, comme il l'a fait, à ce conseil, à cet ordre, ou bien, aura-t-il été mieux inspiré de rester malgré tout dans sa vocation première ? Cette question ne regarde que sa propre conscience (1). Il nous suffit de savoir qu'en agissant de la sorte, le P. Eudes a cru et voulu suivre la volonté divine ; de savoir aussi que la décision qu'il a prise n'intéresse ni de près ni de loin la gloire d'une congrégation vénérable et toujours chère à l'Eglise. Il n'a certes jamais pensé, ce qu'à Dieu ne plaise ! que l'Oratoire n'était plus assez bon pour lui, mais simplement, qu'appelé du ciel à des oeuvres nouvelles, et qui le voulaient tout à fait maître de lui-même, sa place n'était plus à l'Oratoire (2).

 

(1) En dehors de la Soeur Marie, dont l'approbation lui aurait du reste suffi, le P. Eudes avait consulté nombre d'insignes spirituels, M. de Bernières, M. de Renty et d'autres.

(2) Par ces dernières phrases, j'ai voulu me séparer, aussi doucement, mais encore aussi nettement que possible, du savant biographe du P. Eudes, qui, pour mieux innocenter la résolution de son héros — ce qui ne me parait aucunement nécessaire, car, d'après les constitutions de l'Oratoire, le P. Eudes était libre de s'en aller quand il lui plairait — pour mieux l'innocenter, dis-je, a cru devoir incriminer, et très durement, l'Oratoire de 1643, son général, le P. Bourgoing, et l'ensemble de ses membres. (Cf. Boulay, op. cit., I, chap. XV-XX). Il me serait pénible de discuter ici par le menu le très ingénieux, mais très peu vraisemblable système que le R. P. nous propose à ce sujet; je me permettrai seulement deux courtes remarques : 1° Sur les raisons qui ont déterminé le P. Eudes à quitter l'Oratoire, sur les circonstances qui ont immédiatement précédé, accompagné et suivi cette sortie, les documents nous font presque absolument défaut. 2° Le chapitre XIX du R. P., le jansénisme et l’Oratoire, peut se résumer ainsi: a) Le P. Eudes quitte l'Oratoire parce que cet institut se désintéresse de l'oeuvre des séminaires, affirmation qu'il faudrait prouver, qu'on ne prouve pas, et pour cause. (Cf. plus haut, pp. 174, seq.). b) Or ce sont les subtiles et « sataniques » manoeuvres de l'abbé de Saint-Cyran qui empêchent l'Oratoire de se consacrer à l'oeuvre des séminaires — proposition qui, non seulement, n'est pas démontrée, mais qui me paraît insoutenable, c) Donc c'est le jansénisme qui a rendu nécessaire la sortie du P. Eudes. J'avoue ne pas comprendre qu'une argumentation de ce genre ait pu satisfaire un aussi bon esprit que le R. P. Boulay. Qu'il me permette donc de le renvoyer à ces paroles du plus ancien biographe du P. Eudes, le P. Martine : « Le motif des nouveautés qui s'insinuaient alors (en 1641-1642 !!!) dans l'Oratoire, et dont on suppose que la crainte aurait obligé cet homme apostolique à se retirer, paraît plus probable (oui, quand on oublie les dates)... Cependant je puis dire avec toute la vérité que, après avoir consulté tous les mémoires touchant sa vie, je n'ai rien trouvé qui puisse autoriser ce sentiment. » Boulay, op. cit., I, p. 488.
 
 
 
 

CHAPITRE III : LE PÈRE EUDES ET LA DÉVOTION AU SACRÉ-COEUR

 

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I. Le P. Eudes écrivain et les autres maîtres de l'école française. — Style et composition médiocres. — Prédicateur plutôt qu'écrivain. — Analyse littéraire d'un de ses meilleurs chapitres. — Mérite bien supérieur de ses oeuvres latines. — L'Office du divin sacerdoce : Salvete mundi sidera. — L'Office du Coeur de Jésus. — La « messe de feu ». — Sa meilleure gloire est d'avoir inauguré le culte public du Sacré-Coeur.

 

II. Genèse de la dévotion eudistique au Coeur de Jésus. — Synthèse de l'école française et de l'humanisme dévot. — Bérullisme foncier du P. Eudes.

 

A. De la fête bérullienne de Jésus à la fête du Coeur de Jésus. Les deux fêtes définies d'une manière identique par la Congrégation des Rites. — Jésus-Christ fêté « en tout ce qu'il est en sa personne divine ». — De la personne au coeur. — Le coeur défini par le P. Eudes. — Le Coeur-personne et le Coeur-amour ; oscillations du P. Eudes entre ces deux conceptions. — Oscillations analogues chez les premiers représentants de l'école de Paray-le-Monial. — Le R. P. Bainvel et le passage du coeur à la personne. — La dévotion eudistique nécessaire à l'achèvement de la dévotion de Paray.

 

B. De l'intérieur au coeur de Jésus. Le P. Bainvel, et la dévotion à « tout l'intime de Jésus ». — Un jésuite bérullien, le P. Grou : « Le cœur de Jésus, c'est son intérieur ». — Un précurseur oublié de la dévotion au Sacré-Coeur, le P. Timothée de Raynier : six chapitres sur le Sacré-Coeur en 1662. — « L'intérieur de Jésus-Christ dans son Coeur divin. »

 

C. De Jésus vivant en nous au Coeur de Jésus, principe de notre vie spirituelle. — Doctrine bérullienne sur la vie de Jésus eu nous. — « Le coeur n'est-il pas le principe de la vie ? »

 

D. L'école française et l'école de Paray-le-Monial. Qu'il est impossible d'éviter Bérulle. — L'école française plus spéculative, moins « parlante à la foule ». — Le théocentrisme de la dévotion eudistique : le Cœur de Jésus, « moyen suprême de la religion ». — Anthropocentrisme de la dévotion de Paray : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes. » — L’école française fait plus de place « au Coeur divin », l'école de Paray, au « Coeur de chair ». — La dévotion de récole française noue intériorise davantage. — L'école de Paray regarde surtout les actes, récole française le foyer de l'amour divin. — Celle-ci plus contemplative, celle-là plus agissante. — La dévotion de l'école française orientée plus immédiatement vers la vie mystique. — Marthe et Marie. Optimam partem...

 

I. Comme écrivain, le P. Eudes, sans descendre

 

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jusqu'au banal, qu'il frôle parfois d'assez près, s'élève rarement au-dessus du médiocre. J'entends le médiocre des ouvrages dévots d'aujourd'hui, et non pas celui du XVIIe siècle qui, dans l'ensemble, reste excellent. Il est sans doute plus régulier, plus coulant, moins heurté que les premiers maîtres de l'Oratoire, Bérulle, Quarré, Bourgoing, moins impétueux que M. Olier ; mais, en revanche, on lui trouvera moins de force, moins de saveur, moins de poésie. D'un autre côté, il lui manque la distinction, l'onction sobre et pénétrante qui nous rendent singulièrement aimables la seconde et la troisième génération oratorienne — un Malebranche, un Lamy, un Duguet. Il se rapprocherait davantage du P. Quesnel, mais sans l'égaler. Il s'est parfaitement assimilé la doctrine de ses confrères ; pour le style, il n'est pas de la maison. Chose étonnante, il ignore l'art de composer qui, à cette époque, ne se distinguait pas encore de l'art d'écrire. Facile, abondant, intarissable, il veut tout dire à propos de tout. Il ne nous entraîne pas, doucement et impérieusement tout ensemble, à méditer avec lui; il ne développe pas, il égrène ses idées, lesquelles se pressent, se bousculent, se chassent les unes les autres, pour disparaître dans un grand bruit de paroles. Un ordre apparent et irritant, des divisions, des subdivisions, mais nulle dialectique intérieure ; du mouvement certes, mais factice et peu propre à seconder les rythmes naturels, soit de la réflexion, soit du sentiment. Puis cette agitation s'apaise, et fait place à des effusions, à des prières, belles quelquefois, mais plus souvent monotones, quelque peu verbeuses, et qui semblent ne devoir jamais finir. Cela vient peut-être de ce qu'il écrit toujours entre deux missions et au galop (1).

La plume à la main, il ne s'arrête pas de prêcher, d'improviser,

 

 

(1) Nul doute d'ailleurs qu'il n'ait fait passer dans son livre des pages entières de ses discours. Cf., par exemple, la préface de son opuscule sur les servants de messe, « une des plus belles et des plus fortes pages du grand missionnaire », d'après le R. P. Boulay. Cf. Boulay, op. cit., PP. 73-76.

 

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viser, et il cède éperdument à toutes les tentations de la chaire.

Que l'on prenne, par exemple, une de ses inspirations les plus heureuses, le « tableau », précieux malgré tout, « dans lequel le Coeur sacré de la très sainte Vierge est dépeint comme une harpe céleste et divine ». Le coeur de Marie, commence-t-il,

 

est la vraie harpe du véritable David, c'est-à-dire de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Car c'est lui-même qui l'a faite de sa propre main ; c'est lui seul qui la possède..., jamais elle n'a été touchée d'autres doigts que des siens, parce que ce coeur virginal n'a jamais eu aucuns sentiments, ni affections, ni mouvements, que ceux qui lui ont été donnés par le Saint-Esprit.

 

Aimable début. Dès les premiers mots, nous nous rappelons les incomparables chapitres de François de Sales dans le Traité de l'amour de Dieu; mais François de Sales est un penseur, un poète ; le P. Eudes, avant tout un prédicateur.

 

Les cordes de cette sainte harpe, ce sont toutes les vertus de Coeur de Marie, spécialement sa foi... Douze cordes sur lesquelles le divin Esprit a fait résonner aux oreilles du Père éternel une si merveilleuse harmonie..., qu'en étant tout charmé, il a oublié touries les colères qu'il avait contre les pécheurs...

 

Assez beau encore, mais prenez garde que de ces « douze cordes » péniblement énumérées, il ne sera plus question. D'où, fatigue et désarroi chez les bonnes âmes ; commencement de nervosité chez les autres.

 

Je trouve dans les saintes Ecritures que le roi David a fait usage de sa harpe en quatre grandes que le Fils de David, qui est Jésus, a employé la sienne en quatre choses incomparablement plus grandes.

 

Nouveau désarroi. De la harpe de Marie, nous passons à celle du Fils de David ». Bientôt, du reste, par « notre vrai David », il nous faudra entendre la Vierge elle-même.

 

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Mais passons à ces «quatre choses » : La harpe de David, a. chasse le démon ; b. loue Dieu ; c. loue Dieu avec joie ; d. excite les autres à louer Dieu.

Division jetée au petit bonheur, et qui ne tiendra pas les meilleures de ses promesses. Ainsi, au premier point, vous attendiez un beau développement : « Tout le genre humain qui était en la possession de Satan... délivré par le son merveilleux de cette divine harpe ». Une ligne, et on court à d'autres idées. Dans le second point, il plaît au P. Eudes de distinguer cinq sortes de cantiques à la louange de la très sainte Trinité : amour ; louange ; compassion; triomphe; cantiques prophétiques. Une seule page, en vérité, mais plus longue d'ailleurs que vingt.

 

Voici cette autre chose bien remarquable. C'est que notre adorable David a plusieurs autres harpes, que son Père éternel lui a données, pour satisfaire au désir infini qu'il a de le louer infiniment.

Sa première et souveraine harpe, c'est son propre Coeur;

 

la seconde, c'est le coeur de la sainte Vierge : « Duae citharae mysticae avait déjà dit saint Augustin, quarum una sortante, resonat altera, nullo etiam pulsante. Texte splendide. que le P. Eudes ne se donne pas le temps de goûter. Il laisse tomber cette merveille : nullo etiam pulsante... Autres « saintes harpes », les anges, les saints, nous-mêmes, si nous le voulons. Mais, juste ciel ! n'allions-nous pas oublier que Satan nous guette? Vite, vite, quittons le jardin mystique, pour venir à la mission :

 

Si, au contraire, votre coeur est une des harpes de Satan, il chantera durant cette vie, sur cette harpe infâme et maudite, les chansons malheureuses et abominables du monde, de la chair et du péché, au déshonneur de Dieu et à votre damnation ; et, en l'autre vie, il y fera résonner éternellement les chansons lugubres et effroyables de l'enfer, c'est-à-dire la rage, le désespoir et les blasphèmes des damnés (1).

 

(1) Oeuvres complètes, VI, p. 253 267.

 

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Et nous n'avons pas encore achevé le premier tiers de ce chapitre où le Coeur sacré de la sainte Vierge devait nous être, et ne nous sera pas dépeint, « comme une harpe céleste et divine ». A cette grêle de prémisses doctrinales succèdent huit pages d'exhortations et de prières, où il est parlé à peu près de tout, immense et bruyante péroraison, dont chaque fragment, mis en bonne place, aurait sa valeur, mais dont la masse chaotique nous étourdit, nous laisse accablés. Il s'en faut bien, du reste, que ce chapitre soit une exception dans les Oeuvres complètes du Bienheureux. En dehors du Royaume de Jésus, le plus médité et le plus soigné de ses livres, il fatigue vite par son abondance décousue et stérile, par son éloquence continue, et la vulgarité de son style. Il faudrait ne lire de lui que des extraits ou que des résumés fidèles. De là vient sans doute que des ouvrages de première importance, comme Le Coeur admirable de la très sainte Mère de Dieu, aient eu si peu de succès : une seule édition de 1681 à 1834 (1). « C'est un métier que de faire un livre », et le P. Eudes ne savait pas ce métier. Ajoutez à cela que, singulier en tout, parmi les écrivains de son temps, l'analyse morale l'intéresse peu. Affirmations dogmatiques ou élévations dévotes, son théocentrisme rigide ne lui permet pas de sortir de là. J'avoue qu'on peut en dire presque autant de Bérulle, mais celui-ci est un lyrique : il fait de nous ce qu'il veut et nous impose jusqu'à son beau dédain pour les chétives aventures du néant que nous sommes. Subjugués par lui, nous consentons, pour une heure, à nous oublier, tandis que nous n'écouterons jamais qu'avec ennui le prédicateur, même excellent, qui n'a pas su lire, dans son coeur trop simple, nos propres secrets.

Parmi les douze volumes des Oeuvres complètes, il en est un néanmoins qui se laisse lire et relire : c'est le recueil — tout latin, naturellement – des offices liturgiques composés

 

(1) Cf. Oeuvres complètes, VI. pp. XI, XII.

 

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par le P. Eudes pour le Propre de son Institut. Nous avons déjà parlé de cet usage curieux, très en honneur chez nous au XVII° et au XVIII° siècle, et particulièrement cher à l'école française. Foncièrement ecclésiastiques et par suite, attachés de toute leur âme aux cérémonies et à la prière publique de l'Église, ayant d'un autre côté l'attrait le plus vif pour la contemplation savante des mystères, ils conciliaient ces deux tendances, à la vérité diverses, mais non pas contraires, en insérant dans le cadre liturgique les dévotions nouvelles où leurs méditations les avaient conduits. Nous connaissons déjà par exemple cette Fête bérullienne de Jésus dont la messe et l'office propres, adoptés par la congrégation de l'Oratoire et par quelques églises particulières, traduisent en formules liturgiques la doctrine spirituelle du Discours sur les grandeurs de Jésus. A cette époque, les initiatives de ce genre obtenaient sans peine les approbations nécessaires. Pas même n'était besoin de recourir au Saint-Siège, car l'on tenait communément « que chaque évêque dans son diocèse, spécialement en France, a le même pouvoir sur ce sujet que le Souverain Pontife dans toute l'Église » (1). Et c'est ainsi que le P. Eudes, toujours prompt à suivre les exemples de son maître, rédigea lui aussi, et fit approuver par les autorités compétentes une dizaine d'offices nouveaux, qui, sans égaler les anciens chefs-d'oeuvre liturgiques, les rappellent parfois d'assez près : excellentes compositions, très supérieures à la plupart de celles que nous ont léguées les derniers siècles, et où se révèle, beaucoup mieux que dans le reste de ses ouvrages, une véritable vocation de théologien poète. Je citerai parmi les plus remarquables l'Office du saint nom de Marie (25 septembre), et l'Office du divin sacerdoce (13 novembre), où se trouvent admirablement présentées les vues du P. de

 

(1) Oeuvres complètes du P. Eudes, XI, pp. 14o, 141. On sait du reste que cette doctrine n'est plus admise aujourd'hui, et que nulle innovation liturgique n'est valable sans l'approbation de Rom.

 

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Bérulle et du P. de Condren sur le sacerdoce. Ce dernier Office, écrit le P. Lebrun, « est à la fois une magnifique glorification des héros du sacerdoce, dont il raconte avec enthousiasme les vertus et les succès, un exposé saisissant des grandeurs et des devoirs du prêtre, et une prière ardente pour obtenir de Dieu qu'il fasse participer

ses ministres à l'esprit et aux vertus de leurs aînés. Le P. Eudes a été très heureux dans le choix et l'arrangement des textes qu'il a tirés de la Sainte Écriture et des Pères ; et quant aux parties de l'Office et de la messe qui sont entièrement de lui, comme les hymnes et la prose, elles sont aussi remarquables par la vigueur et l'élan que par l'élévation de la pensée ».

 

Salvete, mundi sidera,

Genlis sacrae pars inclyta,

Cleri decus sanctissimi,

Praeclara sors Altissimi !

 

Pars vestra Jesus optima,

Pars ejus et vos intima,

Paracliti sacrarium,

Summi Parentis gaudium.

 

Imago Matris virginis,

Lucerna Christi corporis,

Capta, sinus, cor, utera ;

Quis tanta laudet munera ?

 

Ou encore, et avec un enthousiasme croissant :

 

Terra deos extollimus,

Patres deorum psallimus,

Dei patres et filios.

 

« Le Bienheureux, continue le P. Lebrun, a réussi à y faire entrer toute sa belle doctrine sur les relations du prêtre avec les trois Personnes divines, son union avec Jésus-Christ, ses rapports avec la sainte Vierge, ses

 

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devoirs personnels, et la mission qu'il a à remplir auprès du peuple. Chantées dans un grand séminaire, elles devaient produire sur les ordinands une profonde et salutaire impression et il en faut dire autant de l'office tout entier » (1).

Plus connu, plus admiré, sinon plus beau, l'Office du Coeur de Jésus, composé par le P. Eudes vers 1668, plusieurs années avant les premières révélations de Paray-le-Monial (1673), et aussitôt approuvé par nombre d'évêques (16;o-167 t). « C'est là, dit un juge deux fois difficile, le R. P. Bainvel, une oeuvre originale, qui rappelle par endroits l'incomparable office du Saint-Sacrement, pour le mélange harmonieux d'une pensée riche et profonde, de l'enthousiasme poétique, de la piété suave et solide, toute nourrie de l'Écriture et des Pères. Les thèmes de pensée sont à peu près ceux... (que le P. Eudes a développés) dans le livre XII Du Coeur Admirable; mais grâce, en partie, aux salutaires contraintes du genre liturgique et du rythme, l'expression est plus vigoureuse et plus ramassée. Quant à l'esprit général, c'est le plus pur esprit de la dévotion au Sacré-Coeur, surtout l'esprit d'amour... Les antiennes sont toutes bibliques et ne respirent qu'amour ; elles sont souvent modifiées de manière à enchâsser le mot coeur. Les leçons, soit bibliques, soit patristiques sont fort bien choisies... La messe enfin, est une messe toute d'autour, toute pleine du Sacré-Coeur, de son amour pour Dieu et pour nous, de notre amour pour lui. C'est de la grande et belle liturgie, qui étendra et prolongera l'influence du

 

(1) Oeuvres complètes du P. Eudes, XI, pp. 191-199. Cet admirable office, inséré dès le milieu du XVII° siècle au Propre de Saint-Sulpice, a donc formé et nourri pendant près de trois siècles, la dévotion du clergé de France. M. Faillon l'attribue à tort à m. de Bretonvilliers. Hélas ! presque tout a une fin, et les plus belles choses comme les plus médiocres. Depuis une récente réforme, Saint-Sulpice a dû abandonner, je crois, et la fête du Sacerdoce, et la fête de l'Intérieur de Jésus, et d'autres encore... Certes, Renia locuta est... mais cependant, Quis desiderio sit... modus ? Tout cela était si beau!... Pour l'analyse littéraire plus détaillée de l'Office du Sacerdoce, et de quelques autres, cf. Boulay, op. cit., IV. Appendice, pp. 3-26.

 

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P. Eudes jusque dans les milieux les plus imprégnés de la dévotion de Paray. Preuve évidente que les deux dévotions (celle du P. Eudes et celle de Paray) ne se présentaient pas comme distinctes — puisque l'on chantait le Sacré-Coeur révélé à la Bienheureuse Marguerite-Marie avec les formules empruntées au P. Eudes » (1).

Dans cette oeuvre, écrit de son côté un liturgiste éminent, M. Amédée Gastoué, peu enclin, lui aussi, à goûter les pièces liturgiques de l'époque moderne, — le Bienheureux Eudes, réunissant la moelle la plus suave de tout ce qu'on avait écrit sur ce sujet, arrive à une élévation de pensée et de forme rarement atteinte. Le sens liturgique, à quelques faiblesses près, a inspiré ce bel Office. Dès le début des premières Vêpres, quelle précision et quelle noblesse dans cette première antienne : Jesus, ingrediens mundum, dicit : In capite libri scriptum est de me, ut faciam voluntatem tuam ; Deus meus, volui, et legem tuam in medio cordis mei; alleluia ! »... C'est la soumission du Christ à Dieu son père, dont toute la première partie de l'Office parcourra le cycle ».

Pour le remarquer en passant, le P. Eudes pouvait-il souligner, d'une manière plus lumineuse, le caractère théocentrique que doit avoir, dans sa pensée, la dévotion au Sacré-Coeur ?

« Quel lyrisme ensuite dans toute la messe, la « messe de feu », comme on la nommait au XVII°siècle (2) ; lyrisme qui éclate surtout dans la prose admirable, où le P. Eudes sut chanter l'amour de Jésus pour nous avec des accents

 

(1) Cité par le R. P. Lebrun : Le bienheureux Jean Eudes et le culte public du Cour de Jésus, Paris, s. d. (1918), pp. 39-40. Le P. de Gallifet, S. J. auteur d'un vies premiers Offices du Sacré-Coeur, a en effet beaucoup emprunté à l'Office du P. Eudes. Cf. la mention de ces emprunts dans Oeuvres complètes du P. Eudes, XI, pp. 466, sq.; soit v. g., p. 467, la strophe bien connue : O cor, amore saucium. Aurore corda saucia.

(2) Il y a là, me semble-t-il, une légère inexactitude. Le mot n'est-il pas du P. de Curley? « Si nous avions, disait ce dernier, à donner un nom à cette messe, nous l'appellerions la Messe de feu. C'est l'éternel amour éclatant en notes suppliantes et attendries. » F. de Curley, La Mère de Saumaise et les révélations de Paray, p. 181.

 

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dignes des plus grands poètes des âges passés ( ?), sur le rythme des vieilles séquences parisiennes d'Adam de Saint-Victor.

 

Gaudeamus exultantes,

Cordis Jesu personantes

Divina praeconia

 

Cor amandum Salvatoris,

Mellis fontem et amoris,

Corda cuncta diligant.

 

Cor beatum summi Regis,

Cor et vitam novae legis

Omnes linguae concinant  (1).

 

Mais quoi que l'on puisse clive sur la richesse doctrinale et sur la poésie de ces pièces liturgiques, leur plus grande gloire est d'avoir inauguré le culte public du Coeur de Jésus ; priorité mémorable, qu'on a vainement essayé de contester et sur laquelle il n'est pas inutile de dire encore quelques mots. Dès 1729,1e fameux biographe de Marguerite-Marie, Mgr Languet, le reconnaissait lui-même (2) : « La dévotion au Coeur sacré de Notre-Seigneur, écrivait-il, était déjà authentiquement approuvée en quelques diocèses, avant qu'elle fût connue dans le monastère de Paray, et que la Mère Marguerite eût commencé à recevoir à son sujet les lumières et les grâces qui sont rapportées dans sa vie. Ce fut par les soins du P. Eudes..., que cette dévotion se répandit dès le milieu du siècle passé, et que la fête du Coeur de Notre-Seigneur fut célébrée, avec

 

(1) Amédée Gastoué, dans l'Eucharistie. 16 juin 1912 ; article reproduit dans Les Saints coeurs de Jésus et de Marie, décembre 1915.

(2) Le passage que je vais citer ne paraissait pas dans la première rédaction de Mgr Languet; celui-ci pourtant, « sur les réclamations du P. Lemoine, assistant du supérieur général des eudistes..., reconnut qu'il s'était trompé, en attribuant à l'humble visitandine la gloire d'avoir été la première à promouvoir le culte public du Coeur de Jésus, et, pour réparer sa méprise, il fit ajouter un carton à son livre ». Lebrun, op. cit., pp. 187, 188.

 

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l'approbation des évêques, dans plusieurs séminaires de Normandie » (1). Et, tout de même, le cardinal Pitra, dont l'autorité est plus grande en matière de critique, et qui, du reste, avait étudié de plus près l'apostolat du P. Eudes : « Le premier, dit-il, et pendant toute sa vie active, il propagea le nouveau culte, lui dévoua les deux congrégations dont il est le fondateur, inaugura ses fêtes, rédigea des offices, imprima des manuels, bâtit en son honneur des chapelles et des églises, érigea d'innombrables confréries ; il donna le branle à un mouvement qui a fini par envelopper l'Église tout entière... (Il est) le docteur qui donne la formule précise du nouveau culte, en expose le fondement théologique, répond aux adversaires, détermine le sens pratique et liturgique, assigne un rite, des chants, des prières, provoque des fêtes, des corporations, des ordonnances épiscopales, reçoit des brefs apostoliques destinés à propager et à perpétuer la nouvelle institution. Il en fut l'ambassadeur auprès des peuples, des princes du monde et du sanctuaire » (2). Autant de faits indiscutables comme nous l'avons déjà rappelé (3). Mais d'où sont venues au P. Eudes, et cette

 

(1) Lebrun, op. cit., p. 188. Cette note de Mgr Languet, ajoute le R. P. Lebrun, n'échappa point aux jansénistes, et l'auteur des Lettres aux cordicoles en prend occasion pour les bafouer l'un et l'autre (Eudes et Languet de la manière suivante : « C'est le P. Eudes qui a introduit la dévotion au Sacré-Coeur de Marie, et ensuite au Sacré-Coeur de Jésus... Qu'on en croie du moins Mgr Languet, qui était le P. Eudes de ce siècle-ci, comme le P. Eudes était le Languet de l'autre... C'est le nom d'Alacoquistes qui convient aux cordicoles, à moins qu'à cause de l'origine qu'ils tirent également des deux Marie, on aime mieux les appeler des marions, des manettes ou des marionnettes... Ces cieux dévotions ont eu pour institutrices deux tilles fanatiques de la plus haute extravagance... Marie des Vallées et... Marie Alacoque ». Lebrun, op. cit., p. 191.

(2) Cité par le P. Lebrun, op. cit., pp. 239, 24o.

(3) Bien que très instructive, je n'ai pas à faire l'histoire de la dévotion au Sacré-Coeur. Le R. P. Lebrun a tout dit et le mieux du monde dans le précieux ouvrage que j'ai tant de fois cité. Voici, pour mémoire, les dates principales :

1668-1669. Le P. Eudes compose la messe et l'office du Sacré-Coeur.

1670-1672. Approbations doctorales et épiscopales de la fête et de l'office (Coutances, Evreux, Rouen, Bayeux, Lisieux). — Circulaire du P. Eudes (29 juillet 1672), enjoignant aux communautés eudistes de célébrer, le 20 octobre suivant, et avec la plus grande solennité, la fête du Sacré-Coeur. — Eu ces mêmes années, Marguerite-Marie entre (1671), et fait profession (1672) à la Visitation de Paray-le-Monial.

1673. Première révélation de Paray (27 décembre).

1674 (au plus tarit. Les bénédictines de Montmartre, fort liées avec le

P. Eudes, adoptent son Office et commencent à célébrer solennellement la fête.

1685 (2o juillet). Fête du Sacré-Coeur, mais toute privée, célébrée par Marguerite-Marie et ses novices.

1689. Les visitandines de Dijon sont autorisées à célébrer publiquement la fête du Sacré-Coeur. La messe qu'elles font dire dans leur chapelle est manifestement calquée sur la messe du P. Eudes.

 

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ferveur et ces lumières, mais par quel intime travail a-t-il été amené à concevoir cette dévotion nouvelle, c'est ce qui nous reste à examiner.

II. La dévotion au Sacré-Coeur de Jésus devait naître, est née en effet de la providentielle et facile rencontre entre les deux grandes philosophies religieuses qui ont nourri la vie intérieure du catholicisme français pendant la première moitié du XVIIe siècle : d'une part l'école française, et d'autre part l'humanisme dévot. La rencontre pouvait se produire, la synthèse se réaliser de deux manières : ou bien ce serait un spirituel de formation bérullienne qui, sans rien abdiquer des principes de son école, se prêterait aussi de toute son âme à l'influence de François de Sales ; ou inversement, un salésien qui, toujours fidèle à l'esprit de la Vie dévote et du Traité de l'Amour de Dieu, accepterait avec une égale docilité les enseignements de Bérulle, et en tirerait les dernières conséquences. En fait, c'est le bérullien, c'est le P. Eudes qui a commencé, d'ailleurs bientôt suivi et de la visitandine Marguerite-Marie et des jésuites (1). On me pardonnera la symétrie géométrique de ces vues, si l'on songe que je nie borne ici à dégager les prémisses doctrinales et mystiques de la dévotion au Sacré-Coeur, et que, par suite, je dois négliger les mille facteurs naturels ou surnaturels,

 

(1) Il est vrai qu'un humaniste dévot plus ancien le P. Saint-Jure, lequel vraisemblablement ne doit rien au Royaume de Jésus, avait accepté le bérullisme vers 164o, au plus tard, c'est-à-dire à une époque où le P. Eudes commençait à peine son apostolat d'écrivain ; vrai aussi que le même Saint-Jure a plus qu'entrevu la dévotion au Sacré-Coeur, mais comme il n'a rien fait pour organiser cette dévotion nouvelle, on peut maintenir la priorité du P. Eudes.

 

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qui auront nécessairement compliqué le développement logique de ces prémisses (1).

Que le P. Eudes représente, aussi bien que personne, l'école française, nous l'avons répété cent fois, et la chose ne peut faire aucun doute. De l'aveu de tous, la doctrine spirituelle du Bienheureux se trouve déjà tout entière dans le Royaume de Jésus, que le P. Eudes a publié sous l'inspiration directe, immédiate de ses maîtres oratoriens, et lorsqu'il appartenait encore à l'Oratoire. On se tromperait fort, écrit à ce sujet le R. P. Boulay, si l'on regardait ce

 

(1) En fait, le premier livre expressément consacré à cette dévotion au Sacré-Coeur est l'oeuvre d'un Anglais, Thomas Goodwin, né près de Norfolk en 1600; membre de l'Université de Cambridge ; réfugié en Hollande, pendant la persécution de Laud ; prédicateur à Londres ; l'un des chapelains de Cromwell; mort en 1679. Voici le titre de cet ouvrage : The Heart of Christ in Heaven, towards Sinners on Earth. Or A Treatise demonstrating The gracious Disposition and tender Affection of Christ in his Humane Nature now in Glory, unto his Members under ail sorts of Infirmities, either of Sin or Misery. By Tho. Goodwin, B. D. London,... 1651. On le trouvera parmi les Oeuvres complètes de Goodwin, rééditées à Edimbourg en 1862, t. IV, pp. 95-15o. J'en citerai quelques passages : « I have chosen this text (Hebr. IV, 15) as that which above any other speaks his heart most, and sets out the frame and workings of it towards sinners; and that so sensibly that it doth, as it were, take our hands, and lay them upon Christ's breast, and let us feel how his heart beats, and his bowels yearn towards us » (p. 11). « Heart, or bowels» (per viscera) (p 114). « Bowels are a metaphor to signify tender and motherly affections and mercies » (pp. 117, 118). « As sweetly as doves do converse with dovves, sympathising and mourning each over other, so may we with Christ, for he thus sympathiseth with us » (p. 118). « His taking our nature... adds... some way or other... to his being merciful... This human nature assumed, that adds a new way of being merciful. It ... makes (his mercies) the mercies of a man..., human mercies, and so gives a naturalness and kindness unto them to our capacities... The very plot of his becoming a man was that he might be merciful unto us, and that, in a way so familiar to our apprehensions, as our own hearts give the experience of the like, and which otherwise, as God, he was not capable of » (pp. 136, 137). D'ailleurs tout l'ouvrage est à lire et me paraît fort beau. Le voici jugé par le plus éloquent et le plus humain des calvinistes modernes, mon vénérable ami, le Principal Alexander Whyte : « The Heart of Christ... is the gem of the fourth volume. And it is a gem of the purest water... It is such vages as occur again and again in this volume, that have won for Goodwin the fame of being the most philosophical theologian of all the Puritans. And every one who knows the works of the great Puritans will recognise how high Mat praise of Goodwin is. » Pr. A. Whyte, Thirteen Appreciations, Edinburgh, s. d., p. 164. Chose curieuse, la dévotion de Goodwin au Sacré-Coeur se rapprocherait plus de la dévotion de Paray que de la dévotion bérullienne. Il serait néanmoins plus que ridicule d'attribuer à Goodwin la moindre influence sur le mouvement de Paray-le-Monial. Cf. l'article du R. P. de la Bégassière sur la dévotion au Sacré-Coeur dans le Dictionnaire d'Apologétique.

 

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livre comme une oeuvre de jeunesse, dont le V. P. Eudes eùt sensiblement modifié le fond s'il l'eût écrit plus tard. On irait ainsi contre les faits. Le P. Eudes a composé cet ouvrage à trente-six ans, dans la maturité de l'âge, et il y a atteint du premier coup une telle sûreté de pensée et d'expression qu'il n'y a fait dans la suite aucune retouche. De 1637 à 16o, il en publia lui-même six à sept éditions... De suppressions, de corrections, nulle trace. 11 pensait, il recommandait en 167o ce qu'il avait pensé, ce qu'il avait recommandé en 1637, et s'il ne sentait nul besoin d'harmoniser le Royaume de Jésus avec ses dévotions nouvelles, c'est que ce livre les contient en germe » (1). Et plus qu'en germe. « La dévotion du Bienheureux envers le Coeur de Jésus, ajoute le R. P. Lebrun, semble remonter assez loin. Le Royaume de Jésus, qu'il publia en 1637, en est déjà tout imprégné, et un lecteur attentif y découvre aisément les pensées, quelquefois même les expressions dont l'auteur se servira plus tard pour chanter les louanges (et pour exposer la théologie) du Sacré-Coeur » (2).

C'est qu'en effet, dès cette époque (1637), la vie intérieure et l'apostolat du P. Eudes s'orientaient nettement vers cette synthèse, que nous avons dite, entre l'école française et l'humanisme dévot. Il était bérullien dans les moelles et avant tout, mais il l'était d'une certaine manière qui semble le distinguer, jusqu'à un certain point, des autres maîtres de cette école. Ecoutons à ce sujet le R. P. Boulay :

« L'amour, voilà le mot qui revient sans cesse sous la plume du V. P. Eudes, le sentiment qui jaillit de son coeur et anime tous ses discours. Quel que soit le sentiment qui pénètre son âme, il l'imprègne d'amour, il mêle l'amour à l'adoration, à l'humilité (bérulliennes)..., et voilà, à notre avis, ce qui fait le caractère propre du Royaume de Jésus,

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 207-20

(2) Lebrun, op. cit., p. 16.

 

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ce qui le distingue nettement des autres productions oratoriennes. Sans doute, on y rencontre ce qui constitue le fond de la doctrine du cardinal de Bérulle et du P. de Condren : se pénétrer de l'esprit, des vertus, des puissances de Jésus et Marie ; exprimer en soi leur vie et leurs moeurs... ; mourir à soi-même, et ne vivre que par eux et pour eux. Car (ou plutôt mais) ces deux saints personnages recommandaient principalement à leurs disciples et pratiquaient eux-mêmes envers Dieu et son Fils le culte d'adoration et de révérence, ne parlant guère dans leurs écrits que d'honorer, que d'adorer la majesté divine et la grandeur de Jésus, que de s'abaisser, que de s'anéantir en leur présence, et de même, à proportion, à l'égard de Marie, qu'ils envisageaient surtout dans ses excellences et sa souveraineté. Non que leur coeur ne fût embrasé d'amour pour Notre-Seigneur et sa sainte Mère ; le feu divin, qui consumait leur âme, perce à travers toutes leurs paroles ; mais l'amour n'est point l'objet sur lequel se fixe de préférence leur regard, ce n'est point par des actes, par des élans d'amour que leur dévotion se traduit. Le V. P. Eudes, au contraire, unit dans son culte l'amour au respect et à la vénération ; il l'y fait meule prédominer » (1). C'est bien à peu près cela, mais au lieu d' « amour », pris absolument, comme fait le R. P. Boulay, nous mettrions plutôt : « amour affectif », tendresse pieuse, familiarité abondante et confiante (2). Ou encore, nous dirions

 

(1) Boulay, op. cit., I, pp. 209-210.

(2) Si c'eut été ici le lieu de discuter par le menu la page si intéressante qu'on vient de lire, j'aurais proposé au R. P. Boulay les remarques suivantes : a) Ces particularités qui, d'après le R. P., distinguent le P. Eudes de Bérulle et de Condren, ne s'expliqueraient-elles pas aussi, du moins en partie, par le tempérament plus oratoire du P. Eudes ? b) Comment le R. P. saurait-il que « le feu divin consume » l'âme de Bérulle et de Condren, si « l'amour » de ces deux spirituels ne se traduisait ni par des « élans », ni par des « actes » ? c) En fait, il y a plus « d'élans » ou d'effusions, mais non pas plus d'actes d'amour, chez le P. Eudes que chez ses premiers maîtres. Pour se convaincre de cela, il suffit de se rappeler que, dans le système oratorien, l'adoration est amour, et l'amour adoration. Du point de vue théocentrique de l'école française, on comprend bien une « dévotion », mais non pas un « amour » qui se « mêle à l'adoration » et qui l'emporte sur elle. Sanctus, sanctus, sanctus, est un cantique d'amour, mais qui fatalement nous paraîtra moins lyrique, moins passionné que le cantique de l'amour anthropocentrique : Quemadmodum desiderat cervus... Deus meus et omnia). Ni le P. de Bérulle, ni encore moins le P. de Condren n'écrivent pour la foule. Le P. Eudes, au contraire, qui, même lorsqu'il prend la plume, reste un missionnaire. Force lui est donc de vulgariser la doctrine aristocratique de l'Oratoire, de la présenter d'une manière et moins haute et plus émouvante. C'est pour cela qu'il fait prédominer, non pas encore une fois « l'amour », mais la dévotion, sur le respect, la vénération, etc., etc... Dans la pensée de Bérulle, c'est l'amour, et non pas la crainte, qui doit incliner l'homme à s'anéantir devant Dieu. Mais prêchez cet anéantissement à de simples fidèles, vous risquerez de les accabler.

 

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que, d'une manière ou d'une autre, le P. Eudes rappelle davantage François de Sales, les spirituels franciscains, et même, jusqu'à un certain point, le P. Binet (1). Quoi qu'il en soit de ces nuances difficilement saisissables, et sur lesquelles, pour ma part, je ne voudrais pas appuyer, il reste à peu près certain que cet augustinien a fait plus d'une concession, non pas certes à la philosophie, mais à l'esprit de l'humanisme dévot. Pour la doctrine, encore une fois, on ne trouvera chez lui que le bérullisme le plus pur, un bérullisme pourtant, je ne dirai pas moins froid, ce qu'à Dieu ne plaise ! mais attendri, moins rigoureusement théocentrique, et par suite, plus dévot que religieux, plus humain, en quelque sorte, moins aristocratique, et plus accessible à la foule. Quoi qu'il en soit, du bérullisme pur à la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus, il n'y avait, si j'ose dire, qu'un pas. Nous n'aurons pas trop de peine à le démontrer (2).

 

(1) Sur les auteurs — notamment sur les franciscains — dont l'influence a pu sur ce point hâter le développement du P. Eudes, cf. l'introduction du R. P. Lebrun au Coeur admirable, Oeuvres complètes du P. Eudes, VI, CLI-CLVII, et a. P. Hilaire de Barenton, op. cit., pp. 197-198.

(2) On entend bien ce que signifient l'embarras voulu, les hésitations, les rétractations, et les réticences de ce dernier paragraphe. Dans tout ce que j'ai dit sur la synthèse entre humanisme dévôt et école française, synthèse d'où serait en quelque manière sortie la dévotion au Sacré-Coeur, dans tout cela, je dois l'avouer, il y aurait une part de simplification systématique, si je n'indiquais, en note et à l'usage des critiques, les distinctions nécessaires. Disons donc que cette synthèse est un fait, sinon certain, du moins fort plausible. C'est pour avoir subi plus ou moins l'influence salésienne que le P. Eudes s'est trouvé conduit à déduire, pour ainsi parler, la dévotion au Sacré-Coeur de la dévotion bérullienne au Verbe incarné. En soutenant ce système, on a l'avantage de ne pas heurter de front l'opinion reçue, de conserver, pour ainsi dire, à l'école salésienne quelque chose du monopole qu'on lui attribuait jusqu'ici; mais, logiquement, cette synthèse ne me parait pas nécessaire, la dévotion bérullienne contenant en germe tous les éléments de la dévotion eudistique au Sacré-Coeur.

 

 

 
A. De la « fête (bérullienne) de Jésus » à la fête du Sacré-Coeur de Jésus (1).

 

Si l'on veut bien se rappeler ce que nous avons dit plus haut de la première et ce que tout le monde peut connaître de la seconde, on verra que de celle-là à celle-ci, la distance est imperceptible, le passage facile, presque inévitable. Laissons parler le tableau suivant :

 

BÉRULLE ET LA FÊTE DE JÉSUS.

 

Il eut l'idée
« d'instituer dans sa Congrégation une fête de Jésus-Christ qui fût générale et universelle et qui le
 

EUDES ET LA FÊTE
DU SACRÉ-COEUR.

 

 « C'est ici la fête des fêtes, en quelque manière, d'autant que c'est la fête du Cœur admirable de Jésus, qui est le
 

LA CONGRÉGATION

DES RITES ET LA

FÊTE DU SACRÉ-COEUR.

 

« Cette fête n'a pas pour objet un mystère particulier, dont l'Eglise n'ait pas fait

 

 

 

 

(1) Dans tout ce qui va suivre, nous laisserons de côté « l'élément sensible » de la dévotion au Sacré-Coeur, je veux dire, « le coeur corporel de Jésus », son « coeur de chair ». Elément nécessaire d'ailleurs, car, « il n'y a pas de dévotion au Sacré-Coeur, à proprement parler, là où le coeur de chair n'aurait rien à faire ». (Cf. Bainvel, La Dévotion au Sacré-Coeur, Paris, 1917, p. 149. Qu'on remarque le vague voulu de l'expression : rien à faire). Ou encore : « Sans (le) contact avec le coeur de chair, il n'y a plus dévotion au Sacré-Coeur ». Ib., p. 154. Mais enfin, « la dévotion au Coeur de Jésus, tout en allant à ce coeur (de chair), n'y va pas pour s'y arrêter ; elle y va comme à un symbole de son amour, comme au signe expressif de ce qu'il a été ». Ib., p. 202. Tous les spirituels, ou à peu près tous, depuis Grégoire le Grand jusqu'à Marguerite Marie, ont parlé avec ferveur de ce « coeur de chair » et de sa blessure ; Bérulle, comme les autres, et excellemment (Cf. plus haut, p. 71). Mais cela, au point de vue où nous nous plaçons, a peu d'importance. Alors même que le mot « coeur » ne se trouverait pas une seule fois dans les oeuvres de Bérulle, nos conclusions resteraient les mêmes. Nous ne soutenons pas en effet que Bérulle ait connu et pratiqué la dévotion eudistique au Sacré-Coeur, mais simplement que la doctrine du P. Eudes sur cette dévotion est comme un corollaire de la doctrine bérullienne.

(2) Cf. plus haut, pp. 77, seq.

T

 

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regardât, non en quelque mystère particulier de sa vie, mais en tout ce qu'il est en sa personne divine et en ses deux natures, inséparablement unies par l'Incarnation, et il nomma pour cette raison, cette solennité la Fête de Jésus (1) »

 
 

principe... de tous les mystères qui sont contenus dans les autres fêtes... et la source de tout ce qu'il y a de grand, de saint et de vénérable dans les autres fêtes » (2).

 
 

mention en temps et lieu; c'est comme un résumé des autres fêtes, où l'on honore des mystères spéciaux; on y rappelle l'immense amour qui a poussé le Verbe à s'incarner... à instituer le sacrement de l'autel.., et à s'offrir en croix» (3).

 

 

 

 

L'une aussi bien que l'autre pourrait s'appeler « la fête des fêtes » : elles « résument », elles dépassent également les autres fêtes de Notre-Seigneur. Soit, par exemple, la Fête du Saint-Sacrement :

 

Si donc, écrit le P. Eudes, on célèbre une grande fête dans l'Eglise, en l'honneur de ce divin Sacrement, quelle solennité ne doit-on pas faire en l'honneur du très sacré Coeur, qui est l'origine de tout ce qu'il y a de grand, de rare et de précieux dans cet auguste sacrement (4) ?

 

Qui ne voit qu'on peut en dire autant, et avec la même justesse, de la fête de Jésus, où l'on célèbre « l'auteur et le sujet » du mystère eucharistique et de tous les autres mystères, « Jésus-Christ qui en contient la grâce, la vie et l'esprit perpétuel? » (5) De part et d'autre, on refuse de s'arrêter au contingent, au particulier, à ce qui passe,

 

(1) Bourgoing, cf. plus haut p. 77. Le P. Eudes avait une grande dévotion pour cette Fête de Jésus, « une des trois grandes solennités, disait-il, qui se font constamment dans le ciel ». Guerres complètes, XI, p. 22.

(2) Oeuvres complètes, VIII, p. 313.

(3) Cité par le R. P. Bainvel, op. cit., p. 147.

(4) Oeuvres complètes, VIII, p. 243.

(5) Cf. plus haut, p. 52.

 

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pour aller droit à la personne, à ce qui demeure, à « l'origine », au « principe », au foyer, à la «source » ; de part et d'autre, on veut atteindre le Christ lui-même, et tout entier, et au plus vrai de son être. Et sans doute, il n'est pas d'école spirituelle qui n'entende nous conduire enfin à ce même Christ profond, que célèbrent également et la fête de Jésus et la fête du Sacré-Coeur. La contemplation ignatienne, dit à ce sujet un docte jésuite, « nous force à regarder Jésus, à vivre de sa vie, à entrer clans ses sentiments, donc logiquement, à remonter des actes et des paroles à l'amour, et de l'amour au coeur » (1). Nul ne songe à contester cette évidence, mais précisément, la fête de Jésus, traduction liturgique de la doctrine bérullienne, nous épargne cet effort logique — « donc logiquement » — dont on nous parle ici, et auquel il ne parait pas que saint Ignace nous invite en ternies exprès. « Remonter des actes et des paroles » à la personne, saisir « le fond » de chaque mystère, regarder et adorer « principalement la personne divine de Jésus-Christ, unie à notre nature, c'est-à-dire, lui-même, considéré en état. personnel » (2), c'est là, au contraire, si l'on veut bien se le rappeler, une des essentielles démarches qu'exige de nous l'école française. Soulevés par Bérulle au delà « des actes et des paroles », jusqu'à la contemplation immédiate du vivant principe ; fixés par lui dans un coeur-à-coeur aussi étroit que possible avec « l'être » même du Verbe incarné, sommes-nous bien loin du Coeur de Jésus, si déjà nous ne le touchons ? Bref, entre la première et la seconde des fêtes qui nous occupent, il ne reste plus que le douteux intervalle qui sépare la « personne », du « Coeur », nuance plutôt qu'intervalle, et nuance que tous les yeux ne saisissent points.

 

(1) R. P. Brou, La spiritualité de saint Ignace, op. cit., p. 68.

(2) Cf. plus haut, p. 51

(3) Entre les textes que j'aurais pu citer, dans le précédent paragraphe, eu voici un d'autant plus intéressant pour nous qu'il a pour objet direct la dévotion au Coeur de Jésus « comparée aux autres. Il est du R. P. Bainvel. « CETTE DÉVOTION COMPARÉE AUX AUTRES. Les mystères spéciaux et le fond des mystères ; les actes et le principe d'action. — Toutes les dévotions qui ont pour objet les mystères de Jésus s'adressent à la personne de Jésus, mais elles le visent dans un état spécial ou dans un fait de sa vie. A Noël, nous adorons Jésus naissant ; dans la Passion, Jésus souffrant... (Le R. P. emploie ici la langue bérullienne ; il va droit aux « états ». Je ne lui en fais certes pas un reproche, je remarque seulement que la méthode ignatienne a pour objet premier, la naissance, les souffrances de Jésus)... La dévotion au Sacré-Coeur ne s'attache à aucun mystère spécial de Jésus, ni à aucun de ses états. Mais tous sont de son ressort, dans ce qu'ils ont de plus infime, en tant qu'elle y étudie sou coeur, son amour, ses sentiments et ses vertus. Elle va donc au FOND de chaque mystère, pour en chercher l'âme, pour en dégager l'esprit, pour en avoir l'explication dernière. « Ainsi, disait le postulateur de 1765, par la fête du Coeur de Jésus..., on ne nous représente pas seulement quelque grâce spéciale ;ou nous ouvre toute grande la source de toutes les grâces. On n'y rappelle pas un mystère particulier : on propose à méditer et à adorer le PRINCIPE DE TOUS LES MYSTÈRES. Tout ce qu'il y a de grâce et de mystères dans l'intime de Jésus, et dans les secrets de son coeur ; tous les biens qui ont découlé pour les hommes de cet amour du très aimant Rédempteur ; tout ce que la passion intérieure du Christ... offre à notre regard et à notre amour, tout cela est représenté parla fête du Sacré-Coeur de Jésus, y est rappelé, y est honoré ». Bainvel, op. cit., pp. 187-188. Je le demande, cette définition descriptive de la tète du Coeur de Jésus, ne convient-elle pas également à la fête de Jésus? A parler en toute rigueur théologique, ne convient-elle pas davantage à celle-ci qu'à celle-là ? Ou, et mieux, ne faut-il pas dire que, plus la fête du Sacré-Coeur se rapprochera de la fête de Jésus, plus aussi elle se rapprochera de l'idéal que lui propose le postulateur de 1765, et après lui, le R. P. Balaye], bérullien pour une fois, et, certes, bérullien malgré lui ?

 

 

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Ceux du P. Eudes, par exemple. A lire sa définition du « coeur », on se demande quelle différence il pouvait bien faire entre la fête de Jésus et celle du Sacré-Coeur, la seconde, telle qu'il la présente, ne paraissant en effet, si j ose dire, qu'un doublet de la première :

 

Ce nom de Coeur, écrit-il, a plusieurs significations dans l'Ecriture sainte. 1° Il signifie ce coeur matériel et corporel que nous portons dans notre poitrine... 2° (Il) est employé pour signifier la mémoire... Il dénote l'entendement, par lequel se fait la sainte méditation... 4° Il exprime la volonté libre de la partie supérieure et raisonnable de l'âne, qui est la plus noble de ses puissances..., la racine du bien ou du mal. 5° (Et ceci est très important), il donne à entendre cette partie suprême de l'âme que les théologiens appellent la pointe de l'esprit, par laquelle se fait la contemplation, qui consiste en un très unique regard et une très simple vue de Dieu, sans discours, ni raisonnement, ni multiplicité de pensée. C'est de cette partie que

 

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les saints Pères entendent ces paroles : Ego dormio et cor meum vigilat... « Car le repos et le dormir (de la Vierge) n'empêchaient point, dit saint Bernardin de Sienne..., que son coeur, c'est-à-dire la partie suprême de son esprit, ne fût toujours uni à Dieu par une très haute contemplation. » 6° Il donne à connaître quelquefois tout l'intérieur de l'homme..., tout ce qui est de l'âme et de la vie intérieure et spirituelle... 7° Il signifie le divin Esprit, qui est le coeur du Père et du Fils qu'ils nous veulent donner pour être notre esprit et notre coeur : Je vous donnerai un coeur nouveau et je mettrai un esprit  nouveau au milieu de vous (1). 8° Le Fils de Dieu est appelé le Coeur du Père éternel... et... aussi spiritus oris nostri..., c'est-à-dire l'âme de notre âme, le coeur de notre coeur.

 

Pour un même mot, voilà bien des sens. Occupé à définir le « Coeur admirable de Marie », que va faire le P. Eudes? Elaguer, choisir, se restreindre, par exemple,

à la faculté d'aimer ? Non certes, et à Dieu ne plaise!

 

(1) Le P. Eudes dit aussi que le « Coeur divin » de Jésus, « est le Saint-Esprit » et fort justement, comme l'a montré le R. P. Lebrun : « Le Saint-Esprit est le Coeur de Jésus à deux titres distincts : d'abord, parce qu'il est l'amour substantiel du Père et du Fils, et ensuite parce qu'il est le principe de toute la vie spirituelle du Verbe incarné. Dans le premier cas, le Bienheureux envisage le divin maître en tant que Dieu ; dans le second cas, il le considère dans sa nature humaine ; mais les deux idées se tiennent, car c'est parce qu'il est l'esprit et, eu un sens, le coeur du Père et du Fils, que le Saint-Esprit fut donné à l'humanité sainte de Jésus, pour être son esprit et son coeur, et la faire vivre de la vie divine. Membres de Jésus-Christ, nous ne pouvons avoir d'autre esprit que le sien. C'est pourquoi le Saint-Esprit nous est donné à nous aussi pour être notre esprit et notre coeur. On peut, et effet, comme l'explique saint Thomas, l'appeler le coeur du chrétien, puisque dans l'épanouissement de la vie que nous tenons de Jésus, son rôle est analogue à celui du coeur dans l'organisme, et que, comme celle du coeur, son action est toujours secrète et cachée. Ces vues sont bien belles. Saint Paul les a mises eu lumière... Le P. Eudes, qui (en vrai bérullien) y attachait une grande importance, a cru pouvoir les introduire dans sou office et sa messe du Coeur de Jésus », nous proposant ainsi la dévotion au Sacré-Coeur dans son acceptation la plus haute et dans toute son étendue. Lebrun, op. cit., pp. 72-73. Le R. P. Lebrun aurait pu citer, à ce propos, les paroles d'un autre grand bérullien, le P. Saint-Jure : « Le Saint-Esprit est particulièrement la vie de notre âme, et le principe de notre vie spirituelle, en tant qu'il est l'esprit de Jésus-Christ, Dieu et homme... Comme donc le Saint-Esprit est l'esprit de Jésus-Christ, il communique aux âmes qu'il possède, la vie de Jésus-Christ,... notre vie... De tout cela nous pouvons conclure la définition que nous avons posée. et dire que l'homme spirituel est celui qui a le Saint-Esprit, l'esprit de Jésus-Christ présent en lui par une présence de grâce, et une union de sainteté... remuant les facultés spirituelles... » Saint-Jure, L'homme spirituel, Paris 1901, 1, pp. 181-187

 

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Tous ces coeurs se trouvent dans la Mère d'amour et n'y font qu'un seul coeur tant parce que toutes les facultés de la partie supérieure et intérieure de son âme ont toujours été parfaitement unies ensemble, que d'autant que Jésus, qui est le Coeur de son Père, et le divin Esprit, qui est le Coeur du Père et du Fils, lui ont été donnés pour être l'esprit de son esprit, l'âme de son âme, et le coeur de son coeur (1).

 

Qu'est-ce à dire, sinon que le Bienheureux entend prendre le mot coeur, dans son acception la plus large ? Le coeur, pour lui, c'est le symbole de tout ce qu'il y a de plus excellent dans la personne, c'est tout ce qui appartient à la personne, c'est, en un mot, la personne même.

J'avoue néanmoins qu'en d'autres endroits, manifestement influencé par la tradition franciscaine (2), il semble donner au même mot une définition plus étroite ; il semble passer de la conception que j'appellerais bérullienne du coeur (3), à la conception franciscaine ou salésienne; en d'autres termes il semble identifier coeur et amour. « Ce que le P. Eudes envisage principalement dans le Coeur de Jésus, écrit le R. P. Lebrun, et ce qui, à ses yeux, constitue le Coeur spirituel du Verbe incarné, c'est son amour :

 

(1) Oeuvres complètes, VI, pp..33-36.

(2) Dans le XIIe livre du Coeur admirable de Marie, livre consacré tout entier au Coeur de Jésus, « il ne fait guère que commenter cette belle pensée de saint Bernardin de Sienne, que le Coeur du Sauveur est une fournaise de très ardente charité pour enflammer et embraser l'univers ». Cf. Lebrun, op. cit., p. 67. Ici encore, je me permettrai de remarquer la tendance oratoire du Bienheureux. Qui ne voit en effet que cette conception du Coeur de Jésus, s fournaise d'amour », offre au missionnaire un sujet plus riche, plus émouvant que 1a conception, plus philosophique, du coeur-personne ? Quand il veut philosopher et définir pour de bon, le P. Eudes s'en tient, comme on vient de le voir, à cette dernière conception. Il est bien remarquable que, dans les huit paragraphes de la définition qu'on vient de lire, l'amour ne soit nommé qu'une seule fois, et encore à propos du coeur de chair. Cf. Oeuvres complètes, VI, pp. 33-36.

(3) Et pascalienne. Dans les phrases fameuses : Le coeur a des raisons... Dieu sensible au coeur, etc., » il m'est évident que Pascal ne voit pas dans le coeur, la faculté d'aimer, mais le fond même et le tout de l'homme. C'est presque, si ce n'est tout à fait, le coeur au sens des mystiques, la fine pointe de l'esprit, la partie supérieure de l'âme, la zone profonde où se fait la rencontre entre Dieu et nous.

 

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« Le second Coeur de Jésus, dit-il, c'est son Coeur spirituel, qui est la volonté de son âme sainte, laquelle est une faculté purement spirituelle dont le propre est d'aimer ce qui est aimable et de haïr ce qui est haïssable ». C'est par conséquent son amour envisagé, non dans quelques-unes de ses manifestations, mais dans son principe et son foyer» (1). Oui, si l'on veut; je remarque néanmoins cette curieuse insistance à distinguer les « manifestations » de leur principe, à ne retenir que celui-ci, enfin à nous faire dépasser les preuves effectives de l'amour, et à nous fixer uniquement sur la personne aimante. Ainsi, la fête eudistique du

 

(1) Lebrun, op. cit., l,p. 66-67. Le R. P., que je suis avec la docilité la plus cordiale, me permettra-t-il de le prémunir contre l'imperceptible préoccupation qui le porte, ici et en quelques antres endroits, je ne dis pas à fausser, juste ciel ! mais à débérullianiser la doctrine foncière du P. Eudes, et à identifier le plus possible cette doctrine avec celle de Paray-le-Monial. Il importe certes d'affirmer qu'il n'y a pas deux dévotions au Sacré-Coeur, dont l'une, et très spéciale et très incomplète, serait celle du P. Eudes, l'autre, parfaite, celle de Marguerite-Marie. L'Eglise n'en connaît qu'une seule, qui est en même temps celle du P. Eudes et celle de Marguerite-Marie. Mais cette unité foncière n'empêche pas de multiples différences, qu'il est non seulement très intéressant, mais encore très bienfaisant de mettre en relief. Présentée par le P. Eudes, la dévotion au Sacré-Coeur peut sembler plus attrayante à certains que présentée par le P. de Gallifet, ou inversement. Quoi qu'il en soit, le R. P. Lebrun, soucieux, comme il le devait être, de montrer l'identité foncière des deux dévotions, n'aura-t-il pas été amené, très malgré lui, à effacer les nuances qui les distinguent ? Avouons, du reste, que la pensée du P. Eudes ne parait pas toujours de la dernière netteté. Qu'on en juge sur ce passage, qui semble donner tout à fait raison au R. P. Lebrun, mais dont je n'arrive pas à saisir la parfaite cohérence. « Nous avons à admirer cette sacro-sainte Vierge, non pas seulement en quelqu'un de ses mystères, ou en quelqu'une de ses actions... non pas même seulement en sa très digne personne ; mais nous avons à honorer premièrement et principalement en elle la source et l'origine de la dignité et sainteté de tous ses mystères, de toutes ses actions, de toutes ses qualités, et de sa personne même, c'est-à-dire son amour et sa charité, puisque l'amour et la charité sont la mesure du mérite et le principe de toute sainteté ». Oeuvres complètes, VI, pp. XXXII. XXXIII. Par amour, il semble entendre ici des actes d'amour, puisqu'il parle aussitôt du mérite, mais comment ces actes peuvent-ils être appelés la source et l'origine de la dignité et sainteté de tous les mystères de Marie ? C'est ce que je n'arrive pas à comprendre. Et même s'il entendait parier de la volonté de Marie, de sa faculté d'aimer, je ne comprendrais pas davantage. Il y a là, me semble-t-il, dans la pensée inconsciente du P. Eudes une sorte de combat. D'un côté, il veut retenir la définition bérullienne du coeur (source, origine, principe, personne) ; de l'autre, il est séduit par la définition, que cous avons, pour faire court, nommée franciscaine ou salésienne : coeur = fournaise d'amour. Et d'un autre côté, c'est toujours le conflit — très innocent — entre la théologie et l'éloquence.

 

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Coeur de Jésus s'appellerait bien plutôt la fête de Jésus aimant que la fête de l'amour de Jésus, nuance, ou moins subtile ou moins négligeable qu'on ne pourrait croire. Mais, quoi qu'il en soit, le P. Eudes ne s'en tient pas à cette définition ainsi restreinte. D'après lui, continue le R. P. Lebrun, « au sens large, le Coeur spirituel de Jésus, c'est donc la partie supérieur de son âme, avec toutes les perfections naturelles et surnaturelles qu'elle renferme, savoir ses facultés naturelles, la mémoire, l'intelligence et la volonté, la plénitude de grâce et de vertu dont elle a été comblée, et la vie admirable dont elle est le principe » (1) autant et mieux dire, la personne.

Je supplie le lecteur de ne pas s'impatienter, de me faire encore crédit de quelques minutes. Il ne s'étonnera bientôt plus, je l'espère, que l'on se passionne à démêler ces nuances.

Voici donc deux manières, non pas opposées et tout au contraire aisément conciliables, mais enfin quelque peu différentes d'envisager la dévotion au Sacré-Coeur : d'un côté le Christus lotus de Bérulle, de l'autre, le Christ « fournaise d'amour » qu'a prêché Bernardin de Sienne, et qui va bientôt se révéler à Marguerite-Marie : d'un côté, le coeur symbole de la personne; de l'autre, le coeur symbole de l'amour. Comme on l'a vu, le P. Eudes oscille entre ces deux conceptions, entraîné vers la première par la logique du bérullisme, vers la seconde par les exigences de sa dévotion personnelle, parles habitudes qu'à données à son esprit la prédication populaire, et surtout peut-être par les maîtres franciscains, salésiens, jésuites qu'il a pratiqués. S'il n'avait pas subi ces dernières influences, si, d'une façon ou d'une autre, il n'était pas entré en contact avec l’humanisme dévot, le Bienheureux aurait pu ne pas songer à établir la fête du Sacré-Coeur : la fête de Jésus lui aurait suffi. Mais inversement, façonné par les

 

(1) Lebrun, op. cit., p. 64.

 

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maîtres oratoriens, si l'inspiration lui vient d'établir la fête du Sacré-Coeur, cette fête devra ressembler, presque de point en point, à la fête oratorienne de Jésus. Ne regrettons donc pas les premières incertitudes, les oscillations que nous avons remarquées dans la pensée du P. Eudes, car elles nous éclairent merveilleusement sur les origines de la dévotion au Sacré-Coeur. Grâce à elles, nous voyons cette dévotion s'élaborer, naître, s'affirmer enfin devant nous. Ou, pour prendre une image plus juste, ces oscillations nous rendent sensible, palpable, comme dans une expérience de laboratoire, la rare synthèse que nous annoncions au début de ce chapitre. Nous connaissons les deux éléments du composé qui se prépare; ici, la doctrine spirituelle de l'école française; en face, la dévotion plus tendre de l'humanisme dévot. Et soudain, voici l'étincelle, je veux dire le génie du P. Eudes, rapprochant ces deux éléments et faisant jaillir de leur rencontre une dévotion nouvelle . Quelques années plus tard, à l'autre pôle, si l'on peut dire, de la pensée catholique, à Paray-le-Monial, dans un couvent de visitandines que dirigent les jésuites, s'ébauchera, s'organisera une dévotion presque toute semblable, mais gardant l'empreinte du milieu salésien qui l'a formée (1) : dévotion qui ne s'adressera pas directement au coeur-personne, mais au coeur-amour. Et par là s'expliquent, soit dit en passant, les longues résistances que l'on opposera du côté de Paray à la priorité néanmoins certaine du P. Eudes. « Il n'est pas des nôtres il n'a pas soupçonné la dévotion de Paray, répéteront les biographes et les disciples de Marguerite-Marie, exagérant, plus que de raison, une distinction d'ailleurs manifeste. En vérité, il n'y a là qu'une seule dévotion, mais que de part et d'autre on n'entend pas absolument de la même manière :

 

(1) Il ne serait pas impossible de prouver que, de part et d'autre, l'expérience a suivi le même rythme. On avoue en effet que Marguerite-Marie doit plus ou moins à la lecture du P. Saint-Jure, lequel dépend de Bérulle. D'un autre côté la Sainte a certainement connu, célébré, aimé la fête eudistique du Coeur de Marie.

 

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dans ce fleuve unique se rejoignent des courants qui ne descendent pas des mêmes sources; ce n'est enfin qu'un seul mouvement, mais assez complexe, assez riche, pour que les deux grandes écoles rivales puissent y participer.

Il  semble du reste que l'école de Paray elle-même hésite parfois entre la dévotion au coeur-amour et la dévotion au coeur-personne. C'est ainsi, remarque le P. Lebrun, que les premiers théologiens jésuites, « qui traitent de la dévotion au Sacré-Coeur, en étendent l'objet » aussi loin (que le P. Eudes)... D'après le P. de Galiffet, l'élément spirituel qui, avec le coeur de chair de l'Homme-Dieu, constitue l'objet de la dévotion au Sacré-Coeur, ce n'est pas uniquement son amour, mais encore son âme sainte, avec les dons et les grâces qu'elle renferme, les vertus et les affections dont elle est le siège et le principe. Le célèbre théologienne fait exception, ni pour les vertus intellectuelles, ni pour l'intelligence elle-, même ; au contraire, il les comprend positivement dans l'objet de la dévotion, quand il nous invite à considérer le Coeur de Jésus« plein de vie, de sentiment et d'intelligence». Et voici en quels termes (essentiellement bérulliens) il résume toute sa doctrine sur ce point : « Qu'on envisage donc ce composé admirable qui résulte du Coeur de Jésus, de l'âme et de la divinité qui lui sont unies, des dons et des grâces qu'il renferme, des vertus et des affections dont il est le principe et le siège, des douleurs intérieures dont il est le centre, de la plaie qu'il reçut sur la croix : voilà l'objet COMPLET, pour m'exprimer ainsi, qu'on propose (d'abord) à l'adoration et à l'amour des fidèles  (1)».

Et tout de même le plus récent, mais non le moins autorisé, parmi les théologiens qui ont raconté et expliqué, au point de vue de Paray, l'histoire de la dévotion au Sacré-Coeur. Dans le développement de cette dévotion, écrit le R. P. Bainvel, il s'est fait une « sorte de communication d'idiomes entre ce qui convient au coeur et ce qui convient

 

(1) Lebrun, op. cit., p. 65, C'est moi qui souligne.

 

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à la personne même de Jésus, visée dans ce qu'elle a de plus profond et de plus personnel... Ce passage du coeur à la personne (1), cette visée de la personne dans le coeur, donne à la dévotion une allure plus libre, et une PORTÉE PLUS AMPLE. Par là, le Sacré-Coeur me rappelle Jésus dans toute sa oie affective et morale. Toute la vie de Notre-Seigneur peut ainsi se concentrer dans son coeur; dans tous ses états, je puis étudier ce qu'ils ont de plus profond, de plus intime, de plus PERSONNEL. Tout Jésus se résume et s'exprime dans le Sacré-Coeur, attirant, sous ce symbole expressif, notre regard et notre coeur sur son amour et ses amabilités... Grâce à cette extension nouvelle (de la dévotion de Paray, car, dans la dévotion eudistique ce n'est pas là une extension, encore moins une nouveauté) nous pouvons décrire la dévotion au Sacré-Coeur — je n'ai pas besoin de souligner l'importance de ce qui va suivre — comme la dévotion à Jésus se montrant à nous, en nous montrant son coeur, dans sa vie intime et ses sentiments les plus personnels (2), lesquels d'ailleurs ne disent qu'amour et amabilité. ELLE NOUS OUVRE, Si je puis dire, LE FOND DE JÉSUS. Le coeur ne disparaît pas, dans cette acception nouvelle (nouvelle, je le répète, pour le R. P. Bainvel et les paraysiens) (3). Mais c'est la personne de Jésus qui nous l'ouvre elle-même, en nous disant comme à la Bienheureuse Marguerite-Marie : « Voilà ce coeur ». Et nous, en regardant le coeur qui nous est ainsi montré, nous apprenons à connaître la personne dans son fond (4). »

 

(1) Qu'on remarque ce mot passage ; il est capital et accuse nettement la distinction entre les deux écoles. Celle de Paray va du coeur à la personne ; l'autre, droit à la personne, symbolisée par le coeur. Et voilà pourquoi le R. P. Bainvel intitule ce paragraphe : « Objet par extension : la personne », ce qu'un vrai Bérullien ne fera jamais.

(2) Mot impropre, me semble-t-il, ou même inexact. Tous les sentiments de Jésus sont également personnels. D'où viendrait le plus ou le moins ? Mais cette inexactitude même rend hommage, si j'ose dire, à la thèse du coeur-personne.

(3) Il faudrait dire, je crois, parodieras, mais on comprendra que j'aie reculé devant ce mot.

(4) Bainvel, op. cit., pp. 13o-131.

 

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Ainsi, d'après le R. P. Bainvel lui-même, les révélations de Paray nous ramènent à la fête bérullienne de Jésus qui a précisément pour objet la personne de Jésus « dans son fond ».

Et, tout de même, nous montrerions sans difficultés, sans donner dans le paradoxe, que, pour obtenir pleinement la fin qu'elle doit poursuivre, la dévotion au coeur-amour, exige la dévotion au coeur-personne ; en d'autres termes, que, si l'on n'accepte, si l'on ne vit pas la théologie eudistique ou bérullienne du Sacré-Coeur, on ne peut répondre que d'une manière très imparfaite au message de Paray. « La manifestation du Sacré-Coeur à la Bienheureuse Marguerite-Marie, écrit encore le R. P. Bainvel, est la manifestation de l'amour. On peut donc ramener toute la dévotion à ceci : d'un côté, un amour qui appelle l'amour, un amour tendre et débordant qui appelle un amour proportionné ; de l'autre côté, l'amour qui répond à l'appel de l'amour, l'amour soucieux de n'être pas trop en reste avec l'amour immense qui l'a prévenu et qui le provoque. Si la dévotion au Sacré-Coeur se ramène, suivant le mot de Pie VI, à vénérer l'immense charité et l'amour prodigue... de Notre-Seigneur pour nous, il est clair que c'est pour allumer notre amour à ce foyer d'amour. La chose va de soi (1). » Nous l'entendons bien ainsi, et là-dessus nous demandons si le mouvement naturel de l'amour se borne à atteindre, dans la personne aimée, autre chose que celte personne même ?.Essentiellement unitif, quelle union pourrait-elle le satisfaire qui ne lui permettrait pas de saisir le plus intime, le plus réel, ou le « fond » de ce qu'il aime? Vouloir ce fond et n'arriver pas à le saisir, à le posséder, de là viennent les déceptions éternelles de l'amour humain, ses recommencements, ses gaspillages, ses désespoirs, sa « rage » et son « enfer » comme disait Bossuet. Plus heureux du côté de Dieu, le mystère

 

(1) Bainvel, op.cit., pp. 177-178.

 

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de l'Incarnation nous rend possible et facile l'union de toute notre âme, non pas seulement avec le coeur, mais avec toute l'âme, toute la personne du Christ. Si elle ne s'élève jusqu'à la dévotion au Coeur-personne, la dévotion au Coeur-amour ne réalisera jamais cette union.

 
B. — De « l'intérieur » au Coeur de Jésus.

 

Entre « l'intérieur » et ce « fond » dont nous venons de parler, il n'y a tout au plus qu'une très légère nuance (1). Nous pourrions en conséquence nous dispenser du développement qui va suivre. Mais la conclusion que nous voulons établira une telle importance, on l'a tellement négligée jusqu'ici, qu'il est bon d'y arriver par plusieurs chemins.

Nous l'avons dit et répété, l'école française nous enseigne à « pénétrer l'intérieur même des mystères de Jésus », « l'esprit de Dieu par lequel ces mystères ont été opérés, l'efficace et la vertu qui rend ces mystères vifs et opérants en nous, le goût actuel, la disposition vive par laquelle Jésus a opéré » les divers mystères (2). Or cette dévotion à l'intérieur, qu'est-ce autre chose, en vérité, que la dévotion au Coeur de Jésus? L'école de Paray elle-même ne résiste pas à cette évidence. « Il faut reconnaître, avoue le R. P. Bainvel, que l'idée vivante de la dévotion (la seule qui intéresse l'historien) déborde de toutes parts cette formule du coeur comme emblème d'amour; elle va chercher dans le Coeur de Jésus toute la vie intime du Dieu fait homme... et pour, parler comme les sulpiciens (lesquels font profession de suivre Bérulle) tout « l'intérieur de Jésus »... De ce chef la dévotion au Sacré-Coeur n'est plus seulement la dévotion à l'amour du Coeur de Jésus : elle devient la dévotion à tout l'intime du Sauveur » (3). Elle

 

(1) Dans le lexique bérullien, « intérieur désigne surtout les « dispositions » de Jésus on de Marie. Ce n'est donc pas, à rigoureusement parler, la personne même.

(2) Cf. plus haut, p. 70.

(3) Bainvel, op. cit., pp. 123, 124,127, 193. Le R. P. peut-il ignorer que la dévotion à l'intérieur de Jésus est formellement enseignée par M. de Bérulle? Voici, du reste, l'identification entre « intérieur » et « Coeur » nettement proposée par un sulpicien de marque, c'est M. Olier : « Le divin intérieur est la chose du monde la plus belle... O, mon Jésus, qu'on est trompé en vous voyant, et qu'on voit peu de choses de vous, quand on vous contemple seulement par le dehors. Les hommes regardent par là et vous méprisent; mais LA FOI VOUS FAIT VOIR BIEN AUTRE, PÉNÉTRANT VOTRE COEUR. ET C'EST CET INTÉRIEUR ADORABLE qu'il faut considérer incessamment, et qui donne la vertu à tout votre extérieur... Oh! béni soyez-vous, Coeur adorable » Mémoires de M. Olier, 8 juillet 1642, cités par M. Icard : La doctrine, pp. 204, 2o5.

 

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devient; logique avec lui-même, le R. P. Bainvel voit ici un développement, du reste fort heureux, une «extension » de la dévotion primitive, entendez de la dévotion de Paray. Un autre jésuite, plus indépendant, et en sympathie beaucoup plus étroite avec les bérulliens, l'admirable P. Grou n'en jugeait pas de la sorte. La dévotion au Sacré-Coeur, disait-il, « nouvelle quant à sa dénomination (est) aussi ancienne que l'Eglise quant à son principal objet; (du reste) mieux connue et mieux pratiquée vies premiers fidèles qu'elle ne l'a jamais été depuis... Le COEUR DE JÉSUS, C'EST SON INTÉRIEUR ; il n'est rien de plus intime dans l'homme que le coeur. Être solidement dévot à ce coeur adorable, c'est donc s'efforcer d'y pénétrer, à l'aide de la méditation ou de l'oraison pour en connaître les dispositions, les mouvements, les objets qu'il se proposait, les motifs qui le faisaient agir... Ce coeur est adorable en lui-même, à cause de son union avec la Divinité... Au reste, ce n'est pas au coeur matériel qu'on s'arrête, il ne sert simplement qu'à fixer l'intention de l'esprit et... l'intention expresse de l' Église est qu'on passe aux sentiments dont l'âme de Jésus a été affectée et dont son coeur est le symbole » (1). C'est ainsi du reste qu'on l'entendait et dès avant la fin du XVIIe siècle, dans les milieux paraysiens. Le manuel de la dévotion au Sacré-Coeur, publié en 1694 par les visitandines de Rouen, dit expressément : « Le Sacré-Coeur de Jésus est, à PROPREMENT

 

(1) Grou, L'intérieur de Jésus et de Marie (Hauron), Paris, 19og, pp. 366-37o. Le P. Grou appartient à l'école du P. Lallemant, toute voisine de l'école bérullienne.

 

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PARLER, L'INTÉRIEUR DE JÉSUS-CHRIST, lequel nous est donné pour l'exemplaire des actes et des dispositions de la suprême religion à l'égard de Dieu; car, sans ce culte intérieur et cette union intime à Jésus, nous n'avons que l'apparence du christianisme (1). »

Ainsi, pour s'expliquer et pour se défendre, l'école de Paray est obligée, une fois encore de recourir à l'école française ; ils remontent de l'inconnu au connu, du nouveau au traditionnel, du « Coeur de Jésus » qu'il s'agissait de définir, à l'intérieur de Jésus, que prêchaient depuis si longtemps les disciples de Bérulle. Chose curieuse, l'école française ne les avait pas attendus ; elle avait déjà fait, mais en sens inverse, le même chemin : de l’« intérieur de Jésus », elle avait passé au « Coeur de Jésus », et cela, non pas seulement, comme j'ai dit, avant les révélations de Paray, mais avant même l'initiative du P. Eudes.

En dehors de ses mérites particuliers qui ne semblent pas inférieurs à ceux de tant de spirituels moins oubliés que lui, l'auteur que je vais citer nous intéresse à un double titre : d'abord parce que, dès 1662 — la circulaire du       P. Eudes sur  le culte public           du Sacré-Coeur est de 1672 —  il a traité du Coeur de Jésus ex professo et

plus longuement que les autres précurseurs de Marguerite-Marie — six chapitres, quarante pages in-quarto, et tout d'une venue — ensuite, parce que, sans appartenir soit à l'Oratoire, soit à l'une quelconque des colonies oratoriennes, il s'inspire constamment de Bérulle. Il ne le nomme pas — Sic vos non vobis — mais il le sait par coeur. C'est un religieux minime, le P. Timothée Brianson de Raynier, né à Aix-en-Provence en 1595 (?), mort à Marseille en 1681, après avoir publié un certain nombre d'ouvrages

 

(1) Lebrun, on. cit., pp. 149-15o. La doctrine de ce manuel ne parait pas très cohérente : mais enfin, dans le passage qu'on vient de lire, — intérieur, union, — elle est nettement bérullienne.

 

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spirituels, entre autres : L'homme intérieur ou l'idée. du parfait chrétien (1662) (1).

Tout occupé de cet homme intérieur qu'il veut façonner sur le modèle du Christ intérieur, le P. Timothée est naturellement amené à parler du Coeur de Jésus, et il en parle comme d'un objet déjà saintement familier à la piété catholique.

 

(1) Dans la seconde partie de l'ouvrage, le P. Timothée après avoir montré que l'homme intérieur doit « se tenir toujours uni à Notre-Seigneur » (chap. I, XI), continue ainsi : Chap. XII : Comment l'homme intérieur fait sa retraite dans le coeur de Jésus-Christ. Chap. XIII : Des pratiques de l'homme intérieur dans le coeur de Jésus-Christ et de la première pratique au regard de ses mystères. Chap. XIV : Seconde pratique de l'homme intérieur dans le coeur de Jésus-Christ, pour le sacrement de la Pénitence. Chap. XV : Troisième pratique de l'homme intérieur dans le coeur de J.-C. pour le sacrement de la sainte Eucharistie. Chap. XVI : Quatrième pratique de l'homme intérieur dans le coeur de J.-C. pour le saint sacrifice de la messe, et pour la communion spirituelle. Chap. XVII : Cinquième pratique de l'homme intérieur dans le coeur de J.-C. pour la visite du Saint-Sacrement. — L'Homme intérieur ou l'idée du parfait chrétien, par le P. Timothée de Raynier, Aix. Charles David, 1671, pp. 147-186. L'ouvrage, rare, je le crois, est dédié au duc de Mercoeur, mais devait l'être à Mazarin, qui mourut trop tôt. On y lit ces paroles extraordinaires : « C'est une Morale où je trace l'idée du parfait chrétien, sous le titre de l'Homme intérieur. J'y représente en plusieurs endroits cet homme incomparable, l'éminentisme cardinal Mazarini, non pas au dehors, mais au dedans. Je u'y peins pas les traits de son visage, mais j'y fais voir les beautés de son lime, et les divines qualités de sou esprit... Vous y verrez les merveilles de son intérieur, qui a été un des plus parfaits que l'étude de la philosophie ait jamais formés, et vous y verrez ses vertus héroïques... véritables sources de tout ce qu'il a fait de plus merveilleux pendant sa vie ». Après quoi, il ne reste plus qu'à demander la béatification de Richelieu. Il va du resta sans dire que le P. Timothée ne tient pas sa ridicule promesse et que, dans l'image qu'il nous présente de l'Homme intérieur, nul ne sera tenté de reconnaître Mazarini. Les approbations — il y en a huit — sont intéressantes et entre autres celle du docteur Arnaud, vicaire à la Ciotat : « Certes, on peut dire à son avantage ce que disait le peuple d'Israël Eamus ad videntem. II est ce clairvoyant qui, avec des yeux d'aigle, a fait des observations admirables. Il est entré dans le sein du chrétien, dans le sein de l'Eglise, et dans le sein de Dieu lui-même. Dans le sein du chrétien, il a découvert un homme caché ; dans le sein de l'Eglise, il a appris les secrets les plus importants de la renaissance spirituelle ; dans le sein de Dieu, il a étudié tous les linéaments de cette ressemblance divine qui doit mettre le sceau à notre prédestination... L'on y apprendra ce que le dévot saint Bernard appelle si excellemment : nobile prophetandi genus, une espèce très noble de prophétie, à vivre par la foi, à se conduire par l'esprit ». Ou voit que, lorsqu'ils se mêlent de faire des compliments, tous les Provençaux ne sont pas aussi bouffons que le P. Timothée. Sur cet écrivain d'un véritable mérite, cf. Dictionnaire des hommes illustres de la Provence et du Comté Venaissin, Marseille, 1787.

 

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Nous sommes tous, écrit-il, dans le Coeur de Jésus-Christ, puisqu'il nous aime tous, et que l'amour a cette propriété de loger la personne aimée dans le coeur de la personne aimante. Le parfait chrétien est persuadé de cette vérité, aussi se considère-t-il toujours comme dans le Coeur de Jésus-Christ ; il y fait sa demeure... sans en sortir jamais ; il y fait toutes ses Oeuvres, toutes ses actions, et tous les actes de vertu, qu'il pratique même selon les dispositions de ce Coeur divin. Quel bonheur d'être uni à Jésus-Christ dans le Sacré-Coeur qui a été continuellement uni à Dieu, non seulement par l'union hypostatique, mais encore par l'union des actes de son amour... ! Celui que je représente s'y tient si recueilli que je dirai volontiers que c'est pour ce sujet qu'il mérite d'être appelé l'homme intérieur, parce qu'Il ne sort jamais des entrailles ni du coeur de Jésus-Christ (1)

 

Puis, ramassant en une page tout le bérullisme :

 

C'est dans ce Coeur divin où l'Homme intérieur s'unit à l'Esprit de Jésus-Christ, pour honorer les mystères de sa vie et de sa mort avec les saintes dispositions de ce même coeur... C'est là où le Saint-Esprit lui met devant les yeux les divers états, et les mystères adorables... de Jésus-Christ... Là il voit ces divins mystères dans leur véritable source... Le Saint-Esprit lui met devant les yeux non seulement le corps et l'extérieur de ces divins mystères, c'est-à-dire, ce qui s'y est passé extérieurement, mais il lui en découvre l'esprit et l'intérieur... Mais sur toute chose, il lui met devant les yeux tout ce qui s'est passé intérieurement dans l'âme et dans le coeur de Jésus-Christ en l'accomplissement de ces mêmes mystères. L'esprit et l'intérieur du mystère en est comme la substance ; et le corps de l'extérieur en est comme l'écorce et l'être accidentel ; l'extérieur et le corps du mystère est passager, mais l'intérieur, c'est-à-dire l'esprit et la grâce qui y réside, est éternel...

De l'extérieur il passe à l'intérieur des mêmes mystères, pour participer aux dispositions et aux sentiments intérieurs que Notre-Seigneur avait en les accomplissant, et pour y découvrir davantage l'éclat de sa divinité. Et ainsi il se remplit non seulement des dispositions générales du Coeur divin de Jésus-Christ..., mais encore des dispositions particulières que Jésus-Christ a eu dans l'accomplissement de

 

(1) L'Homme intérieur, pp. 147-148.

 

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chaque mystère (1). Ce coeur, du reste, n'est pas, pour l'homme intérieur « comme une tente de passage », mais, au contraire, « il y vit comme dans son propre élément... son propre domicile. »

 

Dans ce Coeur divin, comme dans le cabinet des merveilles de Dieu, et le sanctuaire de ses secrets adorables, il fait son oraison..., il y reçoit les sacrements ; il y confesse ses péchés; il y communie, et il y pratique toutes les vertus.

 

Le développement de ces dernières lignes me parait fort beau :

 

Le Coeur de Jésus-Christ est le véritable tribunal où le parfait chrétien s'accuse de ses péchés; et lorsqu'il est en celui de la confession, il n'y a proprement que son corps qui y soit, son esprit est tout dans le Coeur de Jésus-Christ.

Là il s'unit à l'esprit de pénitence qui a animé Jésus-Christ..., il s'unit à la haine qu'il a portée au péché, et à la contrition qu'il a eue des péchés de tout le monde...

 

Ainsi encore pour l'Eucharistie :

 

Ce qui surpasse toute douceur est de considérer comment l'homme intérieur s'unit aux saintes et divines dispositions de Jésus-Christ, quand il approche de la sainte Eucharistie ; car, en un même temps, il communie au sacré corps et au précieux sang de Jésus-Christ en la sainte table, et à l'intérieur de Jésus-Christ dans son coeur divin... Les espèces du pain et du vin sont les moyens par lesquels Notre-Seigneur lui donne son corps et son sang ; et le corps et le sang de Jésus-Christ sont ceux par lesquels il lui donne son esprit... En la sainte communion, le parfait chrétien participe tellement à Pintée rieur de Jésus-Christ et à son esprit qu'il entre non seulement en société, mais en unité d'esprit avec lui; pour rendre à Dieu toutes les adorations, toutes les louanges et tout l'amour qu'il lui rend lui-même (2).

 

Pour arriver au Coeur de Jésus, pour le découvrir, si

 

(1) L'Homme intérieur, pp. 149-152.

(2) Ib., pp. 153-154.

 

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j'ose ainsi parler, pour organiser d'après cette découverte l'ensemble et le détail de la vie chrétienne, il suffisait donc de comprendre et de vivre la doctrine oratorienne sur

l'intérieur de Jésus. Je répète que lorsque notre minime provençal écrivit son Homme intérieur, Marguerite-Marie venait à peine de naître. Parmi tant et tant de pages dont la dévotion au Sacré-Coeur a fait l'objet depuis les révélations de Paray, en connaît-on beaucoup de plus suggestives, de plus ferventes, ajoutons, de plus chrétiennes?

 
C. — De Jésus vivant en nous au Coeur de Jésus, principe de notre vie spirituelle.

 

O Jésus, disait le P. Eudes dans une de ses élévations, je vous contemple comme vivant et régnant en votre très sainte mère, et comme celui qui êtes tout ce qui faites tout en elle : car vous êtes sa vie, son âme, son coeur.

 

Le R. P. Lebrun explique fort bien ce dernier mot. « On voit pourquoi, dit-il, le Bienheureux donnait à Jésus le nom de Coeur de Marie ; c'est parce qu'il vit et règne

en sa divine Mère, qu'il est tout et fait tout en elle, qu'il est l'âme de son âme et la vie de sa vie. Il n'y avait là, en somme, qu'une application à la dévotion à la Sainte Vierge de l'idée que le P. Eudes se faisait de la vie chrétienne. (Idée qu'il avait reçue, nous le savons, de ses maîtres oratoriens. Si je le répète à satiété, c'est qu'on paraît toujours l'oublier.) Il la concevait comme la vie de Jésus dans les membres de son corps mystique. Jésus, en effet, vit en nous... Il est le principe de la vie surnaturelle dont nous jouissons, et opère en nous et par nous tout ce que nous faisons de bien. Dès lors qui ne voit... qu'(il) peut-être appelé le coeur du chrétien », et à plus forte raison, de Marie? En effet, écrit encore le P. Eudes, « le coeur n'est-il pas le principe de la vie? » Il est vrai, que,

 

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d'ordinaire, pour exprimer les rapports du Verbe incarné avec les membres de son corps mystique, on dit plutôt qu'il en est la tête. Mais rien n'empêche qu'on lui donne également le nom (ici tout synonyme) de coeur. C'est peut-être même celui qui lui convient le mieux quand on veut exprimer l'action qu'il exerce immédiatement dans les Aines, puisqu'elle est intime et cachée comme celle du coeur dans l'organisme » (1). Et voici une troisième route — bérullienne comme les deux précédente — qui, presque nécessairement, conduira le P. Eudes à la dévotion du Sacré-Coeur. Il dira donc « que le Coeur de Jésus est le principe de la vie de tous les enfants de Dieu » (2), heureuse formule, mais qui n'ajoute rien à celle des purs bérulliens : « Jésus-Christ est une capacité divine des âmes et il leur est source d'une vie dont elles vivent en

lui » (3).

 
D. — L'école française et l'école de Paray-le-Monial.

 

Bérulle et toujours Bérulle. Il n'y a pas moyen de l'éviter, si l'on veut exposer les véritables origines de la dévotion au Sacré-Coeur. Nous l'avons assez prouvé. C'est à peine cependant si vous trouverez son nom mentionné dans quelques-uns des ouvrages contemporains, même critiques, où l'on raconte ces origines (1). Comment, du reste, s'en étonner ? Hier encore, ces mêmes historiens nous laissaient ignorer l'initiative du P. Eudes, instituant, dès

 

(1) Oeuvres complètes du P. Eudes, VI, pp. XXXIX-XLI. Pour ma part, je n'oserais pas soutenir que le nom de coeur exprime mieux que le nom de chef l'action que le Verbe incarné exerce immédiatement clans les âmes. L'Eglise approuve certes le premier, mais l'Évangile et saint Paul ont préféré le second.

(2) Oeuvres complètes, VIII, p. 342. Cf. dans le XIIe livre du Coeur admirable, la 5e méditation : « Que le Coeur de Jésus est le principe de la vie de l’homme-Dieu, de la vie de la Mère de Dieu, et de la vie des enfants de Dieu ». — Cf. aussi, à ce sujet, dans Les Saints Coeurs de Jésus et de Marie, année 1894, les articles du R. P. Gauderon : Le Sacré Coeur de Jésus principe de la vie spirituelle, d'après le P. Eudes.

(3) Cf. plus haut, p. 81.

(4) Ainsi le R. P. Bainvel, op. cit., p. 326. « Le cardinal de Bérulle a quelques réflexions, subtiles mais pénétrantes, sur le coeur de Jésus ». Nous avons donné plus haut l'admirable texte que le P. Bainvel trouve subtil. La vraie question n'est pas là. Le fondateur de l'école française n'aurait-il jamais nommé le coeur de Jésus, que l'historien de la dévotion au Sacré-Coeur n'en devrait pas moins faire une grande place à l'influence de Bérulle, maître du P. Eudes. Le silence du R. P. Lebrun est encore plus étonnant. Parmi les sources de la dévotion eudistique, le R. P. mentionne expressément François de Sales, il oublie Bérulle. Sans doute aura-t-il jugé inutile de répéter ce que tout le monde doit savoir. Du moins a-t-il rapporté le précieux témoignage qu'on va lire, et qui. bien compris, dit l'essentiel. La fête du Coeur de Jésus, écrivait en 1699 l'oratorien Bourrée « fut instituée, il y a près de cinquante ans (exactement 27 : 1672-1699)... pour être célébrée dans une communauté (congrégation) de prêtres de Normandie, dont le supérieur avait été élevé de la main de l'éminentissime cardinal de Bérulle et nourri dans la piété (bérullienne) envers les mystères du Verbe incarné D. Lebrun, op. cit.. pp. 156-157.

 

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1672, le culte public du Coeur de Jésus, et devançant ainsi, de plusieurs années, le mouvement de Paray-le-Monial. Mais aujourd'hui que pleine justice est enfin rendue au P. Eudes, il faut reconnaître aussi que la dévotion eudistique au Cœur de Jésus n'est que la conséquence naturelle, l'épanouissement de la dévotion bérullienne au Verbe incarné.

Aussi longtemps d'ailleurs que l'on se refusera à cette évidence, on se trouvera clans l'impossibilité de décrire exactement la dévotion eudistique, de montrer ce qu'elle a de commun avec la dévotion de Paray, et par où elle s'en distingue. Laissons encore parler le B. P. Bainvel. « La dévotion, telle que l'expose et la chante le P. Eudes, ne diffère pas essentiellement de celle qui a rayonné de Paray, mais elle embrasse davantage et s'appuie moins sur le symbolisme du coeur. (Ceci me parait excellent et capital.) Par là même, elle est moins précise peut-être clans ses formules, moins concrète d'aspect, moins parlante à la foule » (1). Moins concrète, je dirais plutôt: moins sensible, car le Verbe divin n'est pas une abstraction ; « moins parlante à la foule », rien de plus juste : « moins précise », on me permettra, d'en douter, puisque la dévotion du P. Eudes n'est autre chose que la dévotion bérullienne au Verbe incarné, et que celle-ci a pour fondement une doctrine très

 

 (1) Bainvel, op. cit., p. 463.

 

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rigoureusement définie (1) . Le Royaume de Jésus, où le P. Eudes expose cette doctrine ex professo est-il moins clair, plus « confus » que la correspondance de Marguerite-Marie ? J'entends bien du reste la pensée du R. P. Bainvel. Il veut dire que l'enseignement du P. Eudes ne reproduit pas trait pour trait l'enseignement que les maîtres de Panay nous donnent: d'où la confusion, l'imprécision qu'il regrette. En d'autres termes, il ne veut connaître qu'une seule théologie de la dévotion au Sacré-Coeur. Or il y en a deux, au moins deux (2), celle de l'école française que nous venons de résumer, celle de Paray : deux théologies, qui certes ne sont point ennemies, qui s'éclairent et s'enrichissent l'une l'autre, mais enfin, que l'on ne saurait confondre. Rapprochons-les l'une de l'autre dans un court parallèle qui résumera le présent chapitre.

I. La théologie de Paray est moins spéculative, plus simple, plus populaire : celle de l'école française plus aristocratique, moins « parlante à la foule » comme on nous l'a déjà rappelé. « Volontiers nous dirions, remarque à ce sujet un écrivain fort pénétrant, que (la) dévotion (du

 

(1) Le R. P. tient beaucoup à cette remarque. Il dira encore, par exemple, et non sans courage : « Le culte existait donc (avant Marguerite-Marie) très net (donc, j'imagine, assez précis) pour quelques âmes privilégiées..., mais un peu confus, tel qu'il se présentait aux foules dans les livres et dans la prédication du P. Eudes et de ses disciples ». (Ib., p. 463). Ailleurs il regrette que le P. Eudes n'ait pas écrit davantage sur le Sacré-Cœur, ou qu'il n'ait pas « adapté son travail, monnayé sa doctrine » (Ib. ; ib.). A quoi bon, répéterons-nous, puisque celte doctrine se trouve abondamment, nettement formulée dans le Royaume de Jésus? J'avouerais du reste volontiers que dans ce qu'il a écrit sur le Sacré-Cœur, le P. Eudes manque parfois de précision. Nous avons déjà remarqué qu'il semble hésiter entre Bérulle et le P. de Gallifet (qu'on me pardonne cet anachronisme). D'autres, le R. P. Lebrun par exemple, ne seraient pas de cet avis. Mais, après tout, que nous importe, puisque nous savons, à n'en pas douter, où il faut aller chercher la théologie du P. Eudes à savoir dans les ouvrages de Bérulle, de Condren, d'Olier, etc, ?

(2) Par cette restriction j'entends réserver les droits de la dévotion franciscaine. Celle-ci, naturellement beaucoup plus ancienne, n'est pas sans avoir influencé d'une part le développement de Bérulle, d'autre part, celui de Marguerite-Marie. Mais c'est là une histoire que je n'avais pas à raconter. Cf. Le R. P. Hilaire de Barenton, La dévotion au Sacré-Coeur, Paris, s. d. (1914).

 

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P. Eudes) est celle des savants, à l'usage des théologiens et des âmes favorisées de grands dons surnaturels. Cela ne veut pas dire que nous refusons ces mêmes qualités à la même dévotion, telle que l'admirable fille de saint François de Sales, sous le magistère de Notre-Seigneur lui-même, nous l'a enseignée. Le sens de nos paroles est que le P. Eudes, pour préciser l'objet de sa dévotion, s'est élevé à des points de vue dignes d'un grand mystique, doublé d'un grand théologien, scrutant dans la lumière du Saint-Esprit les insondables mystères de la charité en Dieu, dans la Trinité et spécialement dans le coeur du Fils de Dieu, comme Dieu et comme homme; mystères que Notre-Seigneur a sans doute manifestés à notre Bienheureuse, mais dont elle n'a pas cru devoir parler » (1).

2. La dévotion du P. Eudes, dans la mesure où elle reste fidèle aux principes bérulliens, est « théocentrique » (2); elle « réfère » le Coeur de Jésus d'abord et surtout à Dieu lui-même. Quand elle nous fait célébrer « l'amour de Jésus », par ces mots, il faut entendre d'abord et surtout, l'amour de Jésus pour son Père. Les flammes les plus vives, les plus hautes, qui jaillissent de cette « fournaise d'amour », montent vers le ciel, et nos propres coeurs s'unissent à elles, tâchent de les suivre. En un mot, le Coeur de Jésus est ici considéré comme « le moyen suprême de la religion par lequel la religion chrétienne sert à son Dieu » (3). La dévotion de Paray, telle du moins qu'on la prêche communément, suit une direction différente.

 

(1) Baruteil, Genèse du culte du Sacré-Coeur de Jésus, Paris, s. d. (19o4), p. 95.

(2) A mon vif regret, je dois me séparer ici du R. P. Lebrun, qui assigne pour objet premier à la dévotion eudistique « l'amour de Jésus pour les hommes. » Cf. Lebrun, op. cit., pp. 68-69. J'ai déjà dit que le R. P. tendait à minimiser les différences entre la dévotion du P. Eudes et celle de Paray. Il est vrai que, sur ce point particulier, le P. Eudes ne s'est pas toujours expliqué avec toute la netteté désirable, mais encore une fois, je m'en rapporte au Royaume de Jésus, oeuvre décidément théocentrique.

(3) Cf. plus haut, p. 63.

 

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Elle ne condamne certes pas le point de vue plus étroitement religieux et désintéressé des bérulliens, elle s'y adapte même volontiers, mais elle en préfère un autre.

« L'amour que nous honorons clans ce culte, écrit le R. P. Bainvel, c'est l'amour de Jésus pour les hommes ; l'amour qui demande une réciprocité d'amour. « Voilà ce

coeur qui a tant aimé les hommes, disait Jésus à la Bienheureuse Marguerite-Marie » (1).

3. De part et d'autre, on s'adresse au « divin composé », au Verbe fait chair, au Dieu-Homme. « Les fidèles, dit le R. P. Bainvel, qui voient Jésus vivant et concret, ne séparent pas dans leurs hommages, l'homme du Dieu ». Il semble toutefois que, du côté de Paray, on tende assez naturellement, je ne dis pas à séparer l'homme du Dieu, mais à retenir de préférence, dans la dévotion au Coeur de l'Homme-Dieu, ce qui est de l'homme. Ainsi faisait Goodwin, comme nous l'avons montrée. On y fait plus de place au « coeur de chair », et moins à ce que le P. Eudes appelait le « coeur divin ». Pour l'homme intérieur, écrivait le P. Timothée de Raynier,

 

la divinité de Jésus-Christ est toujours le premier et principal objet, et l'humanité le second : si bien que, par une foi très vive, et par l'infinité et l'immensité de la Divinité comme de l'être seul existant, devant qui toutes les créatures paraissent moins que rien, il abîme et anéantit, pour ainsi dire l'humanité de Jésus-Christ dans sa divinité. Et ainsi que celui qui exposerait une chandelle allumée aux rayons du soleil, en plein

 

(1) Cf. Bainvel, op. cit., pp. 139-140. L'école de Paray n'est pas unanime sur ce point. Le P. de la Colombière écrit par exemple : «  Les principales vertus, qu'on prétend honorer dans le Coeur de Jésus, sont premièrement, un amour très ardent de Dieu, son Père ». Aussi a-t-on vivement reproché au R. P. Bainvel d'enseigner que l'amour de Jésus pour son Père n'était que par extension, l'objet de la dévotion au Sacré-Coeur. Cf. Hilaire de Barenton, op. cit., pp. 31-55. Ce conflit se règle sans peine si l'on veut bien considérer que le R. P. définit ici, non pas toute dévotion au Sacré-Coeur, mais simplement la dévotion de Paray, telle que, je le répète, on la prêche d'ordinaire. Il n'en est pas moins curieux de voir le premier apôtre de la dévotion de Paray, la Colombière, se montrer ici tout bérullien.

(2) Cf. plus haut, p. 735.

 

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midi, ne verrait presque point la lumière de la chandelle, d'autant qu'elle serait comme perdue dans la brillante clarté du soleil, de même l'image de l'humanité de Jésus et de ses mystères ne demeure en lui en les contemplant que pour exciter en son âme de plus tendres et plus saintes affections (1).

 

4. La dévotion eudistique nous fait pénétrer de plus en plus profondément dans l'intérieur de Jésus, et par suite, elle nous intériorise nous-mêmes de plus en plus (2). La dévotion de Paray vise bien, elle aussi, l'intérieur de Jésus, mais aussitôt elle le ramène, en quelque manière, à l'extérieur. Pour peu qu'on l'explique mal et grossièrement, — ce qui n'est pas assez rare, — on arrive même à l'extérioriser tout à fait. De là vient que s'adresser au Sacré-Coeur est comme une gène pour certaines personnes, d'ailleurs très pieuses, et qui n'ont rien de janséniste. « Ce qui fait pour plusieurs la difficulté, écrivait à ce sujet Mgr Dupanloup, c'est qu'on matérialise trop cette admirable dévotion» (3). Du côté des bérulliens, on n'a pas à craindre un pareil excès ; mais bien plutôt l'excès contraire, qui serait d'oublier le « coeur de chair», de négliger tout à fait le symbolisme du Coeur de Jésus, élément qui, pris en soi, reste secondaire, mais faute duquel la dévotion au Sacré-Coeur ne se distinguerait plus de la dévotion à la personne même du Verbe incarné.

5. Elles adorent, l'une et l'autre, l'amour de Jésus, mais de cet amour l'école de Paray regarde surtout les actes ; l'école française, surtout le foyer. D'où, logiquement la première se montrera plus active ; la seconde, plus contemplative ; l'une voudrait rendre actes d'amour pour actes l’amour ; l'autre s'unir par une adhérence de toute l'âme, au principe, à la substance même, si j'ose dire, de l'amour

 

(1) Timothée de Raynier, L'Homme intérieur, I, p. 15o.

(2) « Si on envisage (cette dévotion) et si on la pratique de la manière que je viens de dire (cf. p. 752), (et qui est celle des bérulliens) il n'est ais possible qu'on ne devienne intérieur. » Grou, op. cit., p. 368.

(3) Bainvel, op. cit , p. 103

 

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divin. Ici, plus (le zèle, un apostolat multiforme, de nombreuses pratiques, le souci d'étendre le rayonnement social de la dévotion, la sainte ambition de faire accepter, par des nations entières, par tout l'univers, la « royauté du Sacré-Coeur » ; là, une adoration plus intime, plus silencieuse, toute l'ascèse intérieure que nous avons exposée, dès le début du présent volume. Cette dévotion, dira-t-on, par exemple, du côté bérullien, « tend à nous lier à Jésus-Christ comme membres, à nous animer de sa vie et de son esprit, et à nous rendre un même corps avec lui, remplis de ses sentiments, régis par ses mouvements, participants à ses dispositions et à ses inclinations, et n'ayant avec lui qu'un même coeur et une même âme par la communication de ses divines influences ». Et encore : « RENFERMONS-NOUS dans ce temple de la divinité pour y contempler, adorer et imiter le sacrifice parfait que Jésus-Christ... y offre à la souveraine Majesté » (1).

 

6. D'où il suit enfin que la dévotion du P. Eudes, la dévotion au Coeur-personne, s'oriente plus directement, plus immédiatement que l'autre, vers la vie mystique. L'union mystique n'est-elle pas en effet le terme normal d'une discipline spirituelle qui nous lie aussi étroitement que possible avec ce qu'il y a de plus intime, de plus profond, de plus personnel dans la personne du Verbe incarné, avec l'âme de son âme, avec le coeur de son coeur, avec « la fine pointe de son esprit », comme disait le P. Eudes.

Par là s'explique leur histoire à toutes les deux, le développement limité, à peine sensible, de la première ; l'ex-tension universelle de la seconde, ses beaux triomphes que nous aurons plus tard à décrire. Marthe s'entend mieux à la propagande que Marie. C'est Marie néanmoins qui a choisi la meilleure part, c'est jusqu'à Marie que Marthe doit

 

(1) Ces paroles sont du pieux victoria Simon Gourdan. Cf. Lebrun, op. cit., p. 182. Cf. Eudes, VIII, 321-323.

 

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tâcher d'élever les âmes. Pour que la dévotion au Coeur-Amour reste virile, saine, sainte; pour qu'elle n'aille pas sombrer dans une religiosité courte et fade, pour qu'elle donne tous ses fruits de grâce, il faut quelle tende à ne plus se distinguer de la dévotion au Coeur-Personne , après les maîtres de Paray, il faut qu'elle prenne les leçons du P. Eudes, et mieux encore des trois grands maîtres de l'école française Berulle, Condren, Olier.
 
 

APPENDICE

 

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§1 . — LES THÉOLOGIENS ET L'ÉCOLE FRANÇAISE

§2. — L'ECOLE FRANCAISE ET L'ECOLE DE SAINT IGNACE

 

 

Les théologiens purs ou de métier ont commencé, je crois, de bonne heure, et depuis se sont parfois remis à regarder de travers les spirituels de l'école française. D'où peut venir cette demi-hostilité, ce demi-mépris que leur générosité épargne d'ordinaire à la foule des écrivains dévots, bien qu'en matière de dogme ces derniers ne fassent pas toujours preuve d'une rigoureuse exactitude? Sauf dans certains cas particuliers — ainsi un opuscule de M de Ségur mis à l'Index — on leur passe volontiers leurs à peu près et mule leurs menues incorrections. Pourquoi se montrer plus exigeant à l'endroit d'un Bérulle, d'un Condren, d'un Olier ? C'est, me semble-t-il, que leur doctrine spirituelle, se réclamant sans cesse de nos dogmes, invite par cela même les théologiens à un examen plus vigilant. C'est peut-être aussi qu'elle les étonne, les gène, en leur présentant un mélange, pour eux assez imprévu, de spéculation dogmatique et de dévotion. Non que la dévotion, prise en elle-même, soit étrangère à ces doctes, mais enfin, depuis le triomphe des méthodes scolastiques, ils ont élevé une sorte de muraille entre leur vie intérieure et leur science. Dans l'approbation qu'il a donnée à un de ces ouvrages bérulliens, Isaac Habert, lui-même théologien de métier, a fort bien montré cela. « Je soussigné, docteur de Sorbonne,... après avoir lu le livre du P. Gibieuf, De la liberté de Dieu et de celle de la créature, ai cru devoir en faire l'éloge, n'y trouvant rien dont je pets faire la censure. Il me parait plein de piété et d'érudition, aussi bien que l'auteur..., et il n'y manque rien de ce que saint Paul juge nécessaire à un écrivain ecclésiastique, qui est de posséder bien la règle de la science et de la vérité dans la loi. Sion en considère le style, sa manière d'écrire est belle et noble ; si ou examine le fond de la doctrine et les pensées de l'auteur, elles sont sublimes et élevées, et on y voit revivre

 

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partout une fidèle image des saints Pères, et le caractère des PREMIERS ÉCRIVAINS DE L'ANTIQUITÉ. IL Y A NÉANMOINS SUJET DE CRAINDRE QUE, POUR CETTE RAISON, QUELQUES ÉCRIVAINS ET THÉOLOGIENS DE CE TEMPS, PLEINS D'AUTRES IDÉES, NE TROUVENT SA MANIÈRE D'ÉCRIRE D'UN GOÛT OU TROP ANCIEN OU TROP NOUVEAU. Cependant rien ne lui échappe des subtilités de l'école ; il parait qu'il les possède parfaitement, et que, s'il en secoue la poussière, ce n'est que pour la rendre plus belle et plus aimable. Ce caractère si RARE ET SI SINGULIER lui fait jeter de toutes parts MILLE TRAITS D'UNE PIÉTÉ ÉCLAIRÉE DE LA LUMIÈRE DU CIEL et nourrie de la science des saints mystères, qui pénètrent jusques au coeur, et qui ne charment pas seulement l'esprit, mais élèvent l'âme. En un mot, c'est un travail cligne de l'éternité (1). »

Je ne crois pas néanmoins que, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, leur doctrine spirituelle ait paru sérieusement suspecte. On l'enseigne ex professo dans les hautes écoles — Thomassin par exemple — et elle anime une foule d'ouvrages pieux qui, de ce chef, ne furent jamais critiqués (2). Les hostilités ne reprendront que dans la seconde moitié du XIXee et la première du XXe siècle. La plupart du reste ignorent Berulle et sou école, ainsi que nous le prouverait au besoin le curieux document que voici. C'est une lettre de Mgr (depuis le cardinal) Bourret (successeur d'Isaac Ilabert sur le siège de Vabres) à l'éditeur de l'ouvrage posthume du P. Ramière, qui a pour titre : Le Coeur de Jésus et la divinisation du chrétien. (Toulouse, 1891). Cette lettre est d'un tour assez bizarre ; je ne la donne pas comme un modèle de style épiscopal, mais enfin elle rappelle fort opportunément que la thèse maîtresse du P. Ramière avait été enseignée, longtemps avant la naissance du savant jésuite, par nos maîtres de l'école française.

« C'est une matière fort élevée et fort difficile à toucher que l'excellent Père a su cependant traiter avec une grande rigueur théologique, qui n'exclut pas la chaleur d'une haute mysticité. » Soit dit en passant, la « mysticité » comme parle Sa

 

(1) Batterel, Mémoires domestiques, II, pp. 242, 243. Que Habert ait plus tard rétracté cette approbation, comme l'affirme l'auteur passionné de la Bibliothèque janséniste, ce détail nous importe peu. Il ne s'agit pas ici de telle ou telle doctrine propre à Gibieuf, mais de sa méthode.

(2) Par cette restriction, j'entends faire allusion aux livres profondément bérulliens de Duguet et du P. Quesnel, si populaires pendant les XVIIe et XVIIIe siècles. On condamne leurs tendances ou leurs affirmations jansénistes, mais nul théologien ne leur reproche de propager les enseignements spirituels de Bérulle ou de Condren.

 

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Grandeur, n'est pas seulement source de chaleur, mais encore de lumière.

« Lorsque je prends en mains ces sortes de traités, j'ai toujours peur de me heurter aux trois ou quatre écueils suivants, contre lesquels choppent beaucoup d'auteurs, qui ne sont pas suffisamment préparés à ces transcendantes études. Obscurité et logomachie, me dis-je, voici d'abord ce qui va se présenter ; exagérations mystiques, de façon (sic) à tomber dans une sorte de panthéisme et une manière d'illuminisme verbeux, voilà ce qui va suivre ; ontologisme incorporatif de la personnalité ou, du moins, de l'activité de l'homme dans la personne de Notre-Seigneur, troisième écueil de ces sortes de traités, s'il s'agit d'un auteur théologien... Telles sont... les préventions que j'ai ordinairement contre ces livres qui, dans ces derniers temps, ont pris une certaine extension parmi nous, par le désir de faire grand et de hausser la taille de l'homme. » Puis, sans transition d'aucune sorte : « Ce n'est pas que ces idées soient nouvelles (S.G. veut manifestement parler des idées du P. Ramière ; mais on pourrait s'y tromper). Le XVIIe siècle les a beaucoup connues ; parmi nous surtout le P. de Bérulle, le P. de Condren et M. Olier les ont beaucoup propagées et développées, non sans quelques obscurités et quelques dangers de fausses interprétations. » Des obscurités! Hélas ! on en trouve partout, et même dans la lettre que l'on vient de lire. Quant aux « fausses interprétations » que l'on a pu donner de leur pensée, Bérulle, Condren, Olier en sont-ils plus responsables que saint Augustin des écrits de Luther ou de l'hérésie janséniste ? N'est-il pas de foi que saint Paul lui-même risque d'être mal compris ? Quaedam diffcilia intellectu quae indocti depravant.

Parmi les divers développements du bérullisme, il en est un néanmoins qui a inquiété les théologiens : c'est la doctrine du « sacrifice de Jésus », telle que l'enseignent Condren surtout et, à sa suite, M. Olier. Comme cette doctrine, vraie ou fausse, n'intéresse, ni de près ni de loin, les principes essentiels de l'école, je me suis abstenu d'en faire état dans le texte, me réservant de donner ici à ce sujet quelques précisions, que j'emprunte à un excellent ouvrage contemporain : Le sacerdoce et le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ par le R. P. Grimal, mariste (1). Ne craignons pas de le citer longuement.

 

(1) Paris, (2e édit.) 1911, chez Beauchesne.

 

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« Les fondations (de mon travail).., sont prises soit de l'Epître aux Hébreux .., soit de saint Paul et de saint Jean, les deux Docteurs inspirés de notre vie surnaturelle... Nous étudierons ces Ecritures à l'école des maîtres du XVIIe siècle, (Bérulle, Condren, Vincent de Paul, Olier, Thomassin, Bossuet)... Je dois tout à ces maîtres... ; je ne les suivrai pas cependant en tout. Dans leurs livres se rencontrent beaucoup d'obscurités et de vues subtiles, hasardées (1), et même certaines théories qui pourraient bien être erronées. Cela s'explique, en partie du moins, par les imperfections de la langue française, (??) encore si indécise dans la première moitié du XVII° siècle ; par la nouveauté relative de cette théologie, sans cadres préparés, sans formules consacrées; par le goût de l'époque pour le subtil et le quintessencié, même en piété (??). Mais ces défauts, si considérables soient-ils..., ne déparent pas l'Oeuvre au point de nous faire méconnaître son pouvoir et ses effets de progrès, ou plutôt de rénovation dans l'étude du dogme sacerdotal. (Je répète que les critiques du P. Grimai visent uniquement cet aspect de la doctrine bérullienne). On reconnaît volontiers à Bérulle, Condren, Olier le titre d'apôtres de la sainteté dans le clergé. Mais ce titre en suppose un autre non moins glorieux. Ils n'ont été les promoteurs efficaces de la réforme ecclésiastique qu'en devenant les docteurs du sacerdoce éternel... Ils éclairaient avant de sanctifier ; ils éclairaient pour sanctifier. Ou plutôt, les deux Oeuvres se poursuivaient en même temps, se compénétrant comme les deux éléments d'une Oeuvre totale. Ces hommes providentiels inauguraient un mouvement de progrès doctrinal autant qu'un mouvement de sainteté ». (p. XXIV, XXV). A merveille, et l'on ne saurait mieux dire. Mais s'ils ont mérité, comme j'en suis convaincu, ces éloges magnifiques, le moyen de supposer que leur Oeuvre doctrinale présente un grand .nombre de subtilités inutiles, de vues hasardées?

Passons, du reste, au détail. Le P. Grimal, très (et, si mon jugement avait quelque valeur en cette matière, je dirais trop) rigoureux, ne trouve en somme à critiquer dans l'ensemble de cette Oeuvre doctrinale que deux théories; je continue à citer :

1° « M. Lepin, dans l'Idée du sacrifice dans la religion chrétienne, p. 87-128,..., à la suite de Bérulle, Condren et Thomassin…,

 

(1) La phrase n'est pas des mieux construites. On peut lui faire dire qu'il y a chez nos maîtres du XVII° siècle beaucoup de vues hasardées. Telle n'est vraisemblablement pas la pensée du R. P. Grimal.

 

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voudrait voir un vrai sacrifice, ou du moins un élément essentiel du sacrifice total de Jésus dans son Incarnation elle-même, et dans toute sa vie cachée ou publique. Il dit, par exemple, p. 100 : « Jésus n'est pas plus tôt prêtre et en possession de sa victime qu'il commence l'acte formel de sou sacrifice adorable... ». Condren, je crois, a été le premier à formuler complètement cette théorie. Le sacrifice se composerait de quatre éléments essentiels : oblation, immolation, consommation et communion. Dans le sacrifice de Jésus, la consommation et la communion ne s'accompliront qu'à lit Résurrection et au Ciel ; mais l'oblation et l'immolation sont déjà suffisamment réalisées par l'Incarnation, pour qu'on puisse regarder, dès lors, l'état et la vie de Jésus comme un sacrifice formel. Jésus se sacrifie en toute vérité quand, dès le premier instant, il s'offre pour l'autel, perd sa personnalité humaine et se soumet à la souffrance... Cette théorie est obscure (?), discutable et même inadmissible, en particulier sur le point qui a trait à la perte de la personnalité humaine. Nous préférons rester sur un terrain absolument ferme et ne voir le sacrifice formel que dans la mort sur la croie. S'il nous arrive de citer des textes où il est parlé de l'immolation de Jésus, dès son premier instant, du sacrifice de Bethléem ou du Temple, qu'il soit bien entendu que nous ne prenons pas ces expressions à la lettre. » (p. 143, 144). Très certainement, il est aisé de forcer la note en une matière aussi délicate, et moi-même j'ai critiqué chez Jeanne Perraud une outrance de ce genre (Cf. plus haut, p. 575). Si néanmoins j'étais appelé à défendre sur ce point le P. de Condren, le P. Giraud et d'autres, il me semble que les arguments ne me feraient pas tout à fait défaut. Mais je dois m'en rapporter, et je m'en rapporte.

2° Le « sacrifice du ciel ». Ici encore, Condren, Olier, Thomassin, Giraud, et de plus Mer Gay. « En citant ces auteurs, écrit le P. Grimal, nous ne nous portons aucunement garant de leurs théories particulières approuvées cependant et reproduites, soit dit en passant, par le docte et sage Benoît X, De sacrificio missae, l. II, ch. XI, n° 5. Olier, Condren et Thomassin ont très bien vu que le ministère céleste de Jésus s'exerçait avant tout par l'offrande des adorations de son humanité glorifiée offrande intimement rattachée à la croix. Mais ils ont eu le tort de ne pas éviter certaines expressions forcées, comme « sacrifice, immolation du ciel ». Ils ont eu le tort beaucoup plus grave d'introduire la théorie des quatre parties

 

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essentielles ou intégrantes du sacrifice formel : consécration ou oblation de la victime, réalisée dans l'Incarnation du Verbe ; immolation, déjà inaugurée à l'Incarnation, mais réalisée complètement au Calvaire ; consommation du sacrifice ou combustion, réalisée dans la Résurrection ; communion de Dieu à l'hostie, réalisée à l'Ascension. Ce que nous disions dans notre introduction s'applique particulièrement ici. Condren, Olier, Thomassin sont nos maîtres : nous leur devons d'avoir cherché et entrevu dans les adorations célestes de Jésus la consommation principale et éternelle du sacrifice de la Croix, mais nous ne les suivons pas en tout. » (p. 243). — Non certes ! pas plus que nous ne sommes obligés de suivre « en tout » saint Thomas ou saint Augustin. Encore une fois, je m'en rapporte, et d'autant plus docilement que cette savante critique ne me paraît pas moins « subtile » que les passages les plus « quintessenciés » de Condren (1).

Avant de quitter le R. P. Grimal, on me permettra de citer une belle page de lui, qui me permet d'annexer à l'humanisme dévot ce théologien si précautionné. « Serait-il permis... de chercher Jésus... jusque dans le sacrifice des Gentils ? De prime abord, la piété se révolte (à cette pensée). Et pourtant on n'oserait dire que toutes les immolations et communions, en dehors du Tabernacle ou du Temple d'Israël, n'aient été que superstition, sacrilège et orgies. Même dans le culte grec, si foncièrement idolâtrique et sensuel, nous croyons saisir par instant une ombre et plus qu'une ombre de religion vraie... Et pourquoi le sentiment religieux aurait-il été moins vivace que les autres nobles instincts, qui survécurent au sein des ténèbres et de la corruption? Le Dieu qui sonde les coeurs... dut parfois démêler, dans ces adorations égarées, dans ces purifications et communions perverties, quelque chose comme un désir et un effort d'hommage, d'expiation et de sainteté vraie, un appel vers une victime parfaite, un témoignage de l'âme naturellement chrétienne ». (p. 77, 78).

 

(1) Je laisse de côté une erreur propre à Thomassin et relevée, fort justement, me semble-t-il, par le cardinal Franzelin. D'après le grand oratorien, suivi en cela par le P. Giraud, « Ungitur Verbum cum gignitur ». En d'autres termes, « le Verbe, comme tel, et antécédemment à l'Incarnation e pourrait être appelé et serait suréminemment « le prêtre du Père ». Théorie inexacte, dit le P. Grimai, puisque « il ne peut y avoir culte et sacerdoce là où il y a égalité, identité de nature, consubstantialité. » (op. cit., pp. 1o5, 106).

 

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§2. — L'ECOLE FRANCAISE ET L'ECOLE DE SAINT IGNACE

 

Ayant soumis à quelques théologiens de la Compagnie de Jésus les chapitres où la spiritualité ignatienne se trouve comparée à celle de l'Oratoire, voici les remarques très intéressantes que j'ai reçues de l'un d'entre eux, et qu'on a bien voulu me permettre de reproduire ici.

On verra bien, du reste, au ton familier de cette lettre, qu'elle n'a pas été écrite pour le publie. D'où un je ne sais quoi de simplifié, d'incisif, comme il arrive dans une conversation intime, où l'on sait, de part et d'autre, à qui l'on a affaire, et que les parades sont inutiles. Mon correspondant est un des esprits les plus libéraux que je connaisse, et il ne voit pas en moi le suisse ou le sacristain d'une petite chapelle. Nous ne pensons aucunement, ni à mettre au-dessus de tout, ni à diminuer la spiritualité ignatienne, mais seulement à la définir.

« Votre bérullisme me parait excessif. Je trouve que vous lui sacrifiez plus que de raison la spiritualité ignatienne, à laquelle vous ne rendez qu'imparfaitement justice (1). Je m'explique.

 

 

(1) Mon correspondant suppose donc que je me rallie au bérullisme. Ce n'est pas tout à fait exact. Je ne suis, je ne dois être qu'historien. Or, pour mieux remplir ce vide, je n’ai rien trouvé de mieux que de revêtir tour à tour les pensées et les sentiments de mes héros, qu'il s'agisse de François de Sales, d'Yves de Paris, de Tillemont, de Lallemant, de n'importe qui : transformation, métamorphose provisoire qui, sans trop paralyser, je crois, mes facultés critiques, m'amène à présenter sous leur plus beau jour les diverses doctrines, les divers personnages que j'ai à étudier. De là vient qu'après avoir lu mes chapitres sur Richeome, Coton, Lallemant, et n'avoir lu que ceux-là, un dominicain des plus subtils m'a reproché de réserver « tontes mes faveurs » aux seuls « jésuites » (Revue des Sciences phil. et théol., janvier 1921). On ne peut rien cacher au R. P. Il sait même que, pour mieux faire ma cour à la Compagnie, j'ai pris l'engagement de « ne pas mettre aux premières places ceux qui en valent vraiment la peine », et de a passer sons silence les héros », il veut dire les dominicains. Après cela, comment s'étonner qu' « il la trouve mauvaise » ? Frivole que je suis, je lui répondrai par une citation de J.-J. Weiss, dans son article sur Désiré Nisard : « On est bien tenté, après avoir lu son chapitre sur Bossuet, de croire qu'il a épuisé là tout ce que la nature lui a départi de capacité admirative. Mais qui sondera jamais le mystère d'un coeur capable de bien aimer ? Il en est d'un pur amant des lettres comme de ces personnes trop sensibles qui donnent leur coeur sans réserve au premier objet dont elles sont charmées, et qui, jusqu'à trois ou quatre fois dans leur vie, après l'avoir dépensé tout entier, le retrouvent toujours intact et toujours neuf, pour le réoffrir à qui s'en montre digne. L'excès d'admiration pour Bossuet n'empêche point chez M. Nisard l'excès d'enthousiasme pour Chateaubriand... Croit-on, en effet, qu'il eût pu songer à écrire l'histoire d'une littérature, qui reste aussi variée que la nôtre dans la belle unité de son développement, s'il n'avait été un esprit libre et ouvert aux innovations fécondes ? » Essais sur l'histoire de la littérature française, Paris, 1865, pp. 44. 45.) « Un esprit libre », la belle chose, mon Révérend Père ! Si vous vouiez bien tue faire l'amitié de lire le présent volume et ceux qui suivront, vous finirez, je crois, par reconnaître que je ne suis l'esclave de personne, et pas même de mes amis. De plus pénétrants que vous, ou de moins candides, ont pu déjà s'en apercevoir. Vous, de moins, laissez-moi le temps du finir mon livre, et de rencontrer enfin quelque belle plume de chez vous qui mérite d'être célébrée. Quaecumque bona. Les jésuites, qui ont de l'esprit, ne me brilleront pas pour si peu. Quant à expier par l'éloge parallèle d'un dominicain, tout éloge donné à un jésuite, je le voudrais bien, mais cela dépend-il uniquement de moi ?

 

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D'abord pour le théocentrisme. Je ne puis admettre que l'attitude de saint Ignace soit suffisamment bien représentée. Un homme qui à fait de l'ad majorem dei gloriam sa devise et celle de son ordre — l'exécution ici n'est pas en question ; il s'agit des principes — me parait aussi théocentrique que n'importe qui (1). Puis pour l'attitude vis-à-vis de Jésus-Christ. Que l'oratorien Lefevre (pp. 220,-221) dise qu'ils « ont mieux aimé Jésus-Christ », cela lui est permis, comme à Amelote de proclamer que rien de pareil à l'Oratoire n' a jamais été vu sous le soleil ; mais que vous sembliez l'admettre, cela me parait plus étonnant (2).

Vous vous êtes laissé hypnotiser par le Fondement (des Exercices). Au lieu d'y voir seulement un point de départ, la base rationnelle sur laquelle s'édifie la vie spirituelle — c'est-à-dire Jésus-Christ en nous — vous écrivez souvent comme si cela résumait les Exercices et en contenait tout le suc (3). Ni les trois semaines, si pleines de Jésus-Christ, ni la Contemplatio ad Amorem ne me paraissent prendre dans votre exposé et

 

(1) C'est justement pour cela que je fais de saint Ignace un des précurseurs de Bérulle. Cf. la longue note, pp. 29-32. Mais, dies cette note, et plusieurs fois dans le cours du livre, j'ai soin de distinguer entre les Exercices tels que les comprenait saint Ignace, et les Exercices tels que les l' interprète, non pas l'élite mystique (Surin, v. g.) mais la moyenne des spirituels jésuites. Je crois en effet que ces derniers tendent plus ou moins à déthéocentriser la pensée d'Ignace, et, par exemple, à mettre l'accent sur le tandem salvus fiat de la méditation fondamentale. Il va du reste sans dire que les bérulliens n'ont pas le monopole du théocentrisme.

(2) Oh ! je le crois bien ! L'affirmation du P. Lefèvre me touche profondément, celle d'Amelote me ravit et m’amuse, mais je ne les fais miennes ni l'une ni l'autre. Quel est l'ordre religieux le plus accompli ? Les oratoriens ont-ils plus d'amour que les jésuites pour Notre-Seigneur ? pour moi, de telles questions n'ont aucune espèce de sens.

(3) Fine, forte et juste remarque, mais qui ne me paraît pas ruiner de fond en comble mes petites analyses. Serais-je d'ailleurs seul à me tromper, et la plupart des commentateurs n'attachent-ils pas une importance excessive à cette « base rationnelle » d'un « édifice tout surnaturel » ?

 

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vos parallèles la place à laquelle elles ont droit. A vous lire, on ne se douterait pas que Jésus-Christ occupe dans les Exercices une place capitale, ni que la Compagnie de Jésus réponde à son nom et soit constituée comme une chevalerie qui n'à d'autre objet que le culte passionné et désintéressé de Jésus. Connaître pour aimer, pour imiter Jésus : qui croirait à vous lire que c'est là l'essentiel des Exercices?...

C'est pourquoi je diffère d'avis avec vous sur les origines et l'influence de la spiritualité bérullienne, ou du moins, je suspends fortement mon jugement. Il y a un fait que vous n'expliquez guère, c'est la facilité avec laquelle les jésuites se meuvent dans le cercle des idées de l'école française. Ils s'y sentent parfaitement chez eux et ne se doutent guère d'un emprunt. Ils reconnaissent très bien la parenté de leurs idées avec celles des Olier, Bérulle, etc., mais ils reconnaissent en eux des frères ou des cousins, non des ancêtres (2).

Et de même pour la dévotion au Sacré-Coeur. Il y a eu des

 

(1) Sur un point de cette gravité, il ne peut y avoir entre mon aimable critique et moi qu'un malentendu. Le R. P. oublie, me semble-t-il, que l'objet du présent volume est d'exposer la doctrine de l'école française. Pour mieux dégager l'originalité — souvent affirmée, mais jusqu'ici assez mal définie — de cette doctrine, je la compare à celle des Exercices que je suppose déjà connue. Nul doute assurément que les trois dernières semaines de saint. Ignace ne soient remplies de Jésus-Christ. Je le rappelle du reste à maintes reprises, (v. g. p. 59), comme je l'ai rappelé dans mon volume sur l'école du P. Lallemant. De part et d'autre on ne respire que le Christ. Non est enim in alio alio salus. Mais cette dévotion au Christ, ne peut-on pas l'entendre de plusieurs façons ? Toute la question est là.

(2) En ces matières de filiations, de sources d'idées, il est très difficile d'arriver à des certitudes. N'y a-t-il pas eu, grâce à Dieu, d'innombrables molinistes avant Molina ? Saint Ignace lui-même, que ne doit-il pas à ses devanciers ? J'ai répété à satiété que l'école française n'avait fait après tout que réduire en un corps de spiritualité pratique la théologie de saint Paul et de saint Jean. S'il en est ainsi, comment s'étonner qu'un chrétien se rallie facilement à leur doctrine et, qu'il s'y trouve chez lui ? Ceci posé, plaçons-nous dans l'ordre des contingences. Voici deux faits qui me semblent dominer tout le débat. 1° Les contemporains, un Pape, et depuis un long cortège de spirituels éminents s'accordent à reconnaître l'originalité de l'école française.  2° Le premier jésuite qui ait exposé chez nous dans toute son ampleur une doctrine semblable à celle de Bérulle (je dis le premier dont l'influence ait été sensible sur le développement de la vie religieuse en France), le P. Saint-Jure, en un mot, se trouve avoir été, non pas le frère ou le cousin, mais le fils ou le petit-fils de Bérulle, comme j'ai essayé de le montrer. Ainsi, après lui, le P. Guilloré, un des maîtres les plus populaires de son temps. Je laisse de côté un autre point, qui a bien son intérêt, mais sur lequel nous sommes assez mal renseignés, à savoir l'opposition très vive, pour ne rien dire de plus, qu'a rencontrée d'abord la spiritualité de Bérulle. S'il n'avait fait que répéter saint Ignace, y aurait-il eu des jésuites pour le combattre ?

 

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précurseurs nombreux (Nouet, A. de Paz, etc.). Tout cela est le fruit des Exercices, le résultat de cette contemplation intense et prolongée de Jésus pensant, aimant et non pas seulement agissant (1). L'étude de l'intérieur de Jésus est le fruit normal des Exercices, où elle est si nettement recommandée, et je ne vois guère en quoi Bérulle et ses disciples ont innové sur ce point, ni l'originalité des états. Car saint Ignace recommandant d'insister sur les pensées ou les spectacles qui nous font du bien, il est clair que tel ou tel s'attachera de préférence à Jésus naissant, enfant, au désert, et en vivra (2).

Pour moi, la différence est surtout, sinon exclusivement, dans l'importance donnée à la vertu de religion comme telle, par la spiritualité bérullienne Loin de concéder à Lefèvre qu'on y aime mieux Jésus, je dirais : on y adore davantage.

 

(1) Oui, certes, les Exercices conduisent à cette dévotion. Je ne l'ai jamais nié ; j'affirme simplement qu'il y a d'autres voies, dont quelques unes, le bérullisme, par exemple, me paraîtraient plus directes. Ou plutôt, chacune de ces voies conduit à une dévotion particulière, et qui a sa nuance propre. Je rappelle aussi qu'en fait, c'est un bérullien, le P. Eudes, qui a pris le premier l'initiative de faire rendre au Sacré-Coeur un culte public. Je n'ai jamais prétendu non plus que la dévotion des jésuites eût pour unique objet le Christ agissant. Je crois seulement que leur dévotion est tournée, plus que d'autre, vers l'action, vers la pratique. N'est-ce pas là une façon de truisme ? Demandez à Bourdaloue.

(2) Ici, je n'ai qu'à battre ma coulpe, Si, en effet, après tant et tant de pages sur Bérulle et Goudron comparés à saint Ignace, je n'ai pu arriver à convaincre un esprit aussi lin, aussi cordialement ouvert, à le convaincre, dis-je, d'une originalité qui me parait l'évidence même, c'est tout simplement que je n'aurai pas su rendre ma pensée, ou, si l'on veut, mon impression. Pour moi, en effet, familier de longue main avec les spirituels de la Compagnie, chaque fois que j'ouvre un livre bérullien, je me trouve transporté aussitôt comme dans un monde nouveau. Ainsi quand de Calais je débarque à Douvres, ou bien quand je passe de Bourdaloue à Fénelon, de Macaulay à Coleridge. Oh ! rien qui me heurte, rien qui me force à faire un choix, à déserter saint Ignace pour me rendre à Condren, ou inversement. Je m'explique d'ailleurs fort bien qu'au R. P., qui est beaucoup plus philosophe que moi, et qui voit les choses de plus haut, les mille nuances que je crois discerner entre les deux écoles paraissent presque imperceptibles. Avec cela, je répète une fois encore que ries. n'est plus facile que d'ignatianiser le bérullisme, comme l'ont fait, à leur insu, l'élite des spirituels de la Compagnie, et avec eux, notamment, l'auteur de la présente critique. Mais enfin, je reste persuadé que, si l'on compare aux Lettres de Condren ou aux traités de M. Olier, non pas la production de cette élite, mais les livres classiques — Rodriguez, pas exemple — sur lesquels se sont modelés l'immense majorité des jésuites, il est impossible de ne pas sentir que l'on se trouve en présence de deux disciplines vraiment différentes, de deux esprits. Astitit regina a dextris tuis, circumdata varietata.

(3) Oui, c'est bien là une des différences, mais ce n'est pas la seule, n. ,la principale. Sans cela, aurais-je été le premier à la mettre en lumière:

 

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Chez nous on donne plus à la charité, à l'amour comme tel (1). »

Pour confirmer ses propres observations, le R. P. me communique une lettre des plus intéressantes, adressée, en 1861, par le saint P. Fouillot au P. Ramière :

« Vous avez bien parlé de notre union substantielle avec Jésus-Christ (2), de notre unité en lui et de ses conséquences. C'est un sujet que je voudrais vous voir quelque jour reprendre ex professo. Nul n'est plus digne de la plume d'un jésuite. C'est dans cet ordre d'idées qu'étaient nos anciens Pères, Saint-Jure, Petau, Cornelius a Lapide, etc. Le clergé de France y était entré, témoin M. Olier, le P. de Condren, le cardinal de Bérulle, le P.Thomassin, etc., quand le jansénisme est venu arrêter ce mouvement, auquel on serait aujourd'hui plus que jamais disposé par la dévotion au Sacré-Coeur, si quelqu'un reprenait la trace des anciens... Suivez la veine ouverte. Quand vous aurez fait ce travail, je vous en donnerai un autre du même genre sur la Sainte Vierge. (3) »

 

(1) Je me suis déjà expliqué sur le mot du P. Lefèvre. Il ne faut pas dire que l'Oratoire aime mieux Jésus-Christ, mais il l'aime autrement.

(2) Dans le livre auquel je fais allusion, p. 279.

(3) A merveille, mais cette lettre elle-même ne prouve-t-elle pas que la belle doctrine en question est en somme peu familière à l'ensemble de la Compagnie ? Sans cela, quel besoin si urgent de la traiter ex professo, en 1861, c'est-à-dire après tant et tant d'ouvrages — deux siècles et demi de littérature — consacrés par les jésuites à Notre-Seigneur? Après quoi je me permettrai deux ou trois remarques de moindre importance : A) « Le clergé de France étant entré dans cette doctrine ». Je le crois bien, et j'ajoute que, sur les pas de Bérulle, il y était entré le premier. B) Le jansénisme a fait beaucoup de mal, mais on ne peut lui reprocher d'avoir arrêté le développement du bérullisme. Je reviendrai sur ce point quand je parlerai de Quesnel et de Duguet, l'un et l'autre bérulliens fervents. C) Le livre que le P. Feuillet comptait demander au P. Ramière, mais il était déjà fait, admirablement fait, qui plus est, et par un bérullien, le Bienheureux Grignion de Montfort.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 

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